SCÈNE V. Ésope, Cléon. §
CLÉON.
C’est le sort le plus doux. Eh ! Bonjour, mon patron.
Ils s’embrassent.
1680 Baisez-moi, je vous prie... encore une fois... bon.
Les yeux vifs, le teint frais, la face rubiconde :
Vous ferez, j’en suis sûr, l’épitaphe du monde.
Jamais homme, à mon gré, ne se porta si bien.
ÉSOPE.
Ma santé, par malheur, ne vous est bonne à rien.
CLÉON.
1685 Puis-je compter sur vous pour me rendre un service ?
ÉSOPE.
Pouvez-vous en douter, et me rendre justice ?
M’en offrir un moyen, c’est flatter mon désir :
Le plaisir d’obliger est mon plus grand plaisir.
Quand il faut à quelqu’un refuser quelque chose,
1690 J’en ai plus de chagrin que ceux à qui j’en cause.
Rien ne m’est plus sensible et ne me touche tant
Que lorsque d’avec moi l’on s’en va mécontent.
CLÉON.
J’ai tablé là-dessus, et viens vous mettre en oeuvre.
Je suis homme de guerre, et j’en sais la manoeuvre.
1695 Expert en ce métier, je distingue d’abord
D’une armée ennemie et le faible et le fort.
Chagrin contre Ariston, qui ne fait rien qui vaille,
À le couler à fond sourdement je travaille ;
Et pour m’aider, sous main, à le rendre odieux,
1700 C’est sur vous, mon patron, que je jette les yeux.
Je vous préfère à tous, tant je vous crois fidèle.
ÉSOPE.
Pour le couler à fond ? La préférence est belle !
Pourquoi chercher à nuire à ce brigadier-là ?
CLÉON.
Pour mettre un habile homme en la place qu’il a.
1705 J’en sais un (avec vous je m’explique sans feindre)
Qu’on ne ferait pas mieux, quand on le ferait peindre ;
Fier, sans être orgueilleux ; doux sans être soumis ;
Estimé des soldats, et craint des ennemis ;
Enfin ce qu’on appelle un des plus jolis hommes
1710 Qu’on ait vu de longtemps à la cour où nous sommes :
C’est le meilleur présent qu’on puisse faire au roi.
ÉSOPE.
Eh ! Quel est, s’il vous plaît, cet habile homme ?
CLÉON.
Moi. Vous ? Oui. Je vous surprends de ce que je me nomme ?
Eh ! Qui sait mieux que moi que je suis habile homme ?
1715 La modestie est belle enchâssée à propos ;
Mais hors de son endroit, c’est la vertu des sots.
Fiez-vous-en à moi ; je sais un peu la carte :
Quand on a mes talents, rarement on s’écarte.
Me proposer au roi ce sera le ravir.
ÉSOPE.
1720 Du meilleur de mon coeur je voudrais vous servir.
Vous ne pouvez jamais me causer plus de joie
Que de m’en procurer une équitable voie ;
Mais quel tort, dites-moi, m’a fait cet officier,
Pour obliger Crésus à le disgracier ?
1725 Parlez-moi d’élever, et non pas de détruire.
Je n’ai point de pouvoir, quand il s’agit de nuire.
Ne me demandez point ce qui n’est pas permis.
CLÉON.
Il est permis, parbleu ! D’obliger ses amis,
Et je vous crois le mien, comme je suis le vôtre.
ÉSOPE.
1730 Pour en obliger un faut-il en perdre un autre ?
Il n’est rien de si beau que d’être généreux.
Vous auriez du scrupule à faire un malheureux.
CLÉON.
Bon ! C’est bien à la cour que l’on a du scrupule ?
On cherche à s’avancer, sans voir qui l’on recule.
1735 Il n’est point de moment où l’on ne soit au guet,
Pour y mettre à profit les faux pas qu’on y fait ;
Et pourvu qu’à son but un courtisan arrive,
On l’applaudit toujours, quelque route qu’il suive.
Aller à la fortune est mon unique fin.
ÉSOPE.
1740 Allez-y, croyez-moi, par un autre chemin.
Crésus, des potentats l’un des plus équitables,
À qui, depuis un an, j’ai dédié mes fables,
Se fait lire avec soin, le matin et le soir,
Celles que sans faiblesse un grand roi peut savoir ;
1745 Et le plus lâche crime étant la calomnie,
Pour ne pas un moment la laisser impunie,
Il s’est fait un devoir d’apprendre celle-ci.
Quel bonheur, si les rois en usaient tous ainsi !
L’envie, au désespoir honteusement réduite,
1750 De leurs paisibles cours prendrait bientôt la fuite.
Écoutez.
LE LION DECREPIT
Le lion, accablé par les ans,
Et n’ayant presque plus de chaleur naturelle,
Avait autour de lui nombre de courtisans,
1755 Qui par grimace ou non lui témoignaient leur zèle.
Le loup, qui ne peut faire une bonne action,
Voyant que le renard n’était pas de la bande,
Le fit remarquer au lion,
Qui jura de punir une audace si grande.
1760 Mais le rusé renard, plus adroit que le loup,
Averti de son insolence,
Non content de parer le coup,
Résolut d’en tirer vengeance.
Il va rendre visite au roi des animaux,
1765 Et d’un ton assuré : vous voyez, dit-il, sire,
Des sujets de votre empire
Le plus sensible à vos maux.
Pendant qu’on vous faisait des compliments stériles,
Qui ne partent souvent que d’un zèle affecté,
1770 Je cherchais des secrets utiles
Pour le soulagement de votre majesté.
Elle est hors de péril, et l’état hors de crainte.
La peau d’un loup, écorché vif,
Est un remède aussi prompt qu’effectif
1775 Pour ranimer votre chaleur éteinte.
Son attente eut un plein effet.
On écorche le loup, on en couvre le sire ;
Et ceux qui du renard l’avaient ouï médire,
Dirent tous que c’était bien fait.
1780 Messieurs les courtisans, qui cherchez à vous nuire,
Quel plaisir prenez-vous à vous entre-détruire ?
Si par la calomnie un homme a réussi,
Cent pour un, tout au moins, s’y sont perdus aussi.
Je sais bien qu’à la cour, au milieu des caresses,
1785 La jalousie immole amis, parents, maîtresses :
À qui veut s’agrandir, le cas n’est pas nouveau ;
Mais je sais bien aussi que cela n’est pas beau.
Quand d’une bonne race on a l’honneur de naître,
On cherche à mériter le poste où l’on veut être ;
1790 Et si de vos aïeux vous avez les vertus,
Vous irez par leur route aux emplois qu’ils ont eus.
C’est la plus juste voie et la plus raisonnable.
CLÉON.
N’avez-vous autre chose à m’offrir qu’une fable,
Le bon ami ?
ÉSOPE.
Le bon ami ? Meilleur que vous ne le croyez.
1795 C’est moi qui me dois plaindre, et c’est vous qui criez.
Je ne murmure point que pour votre service,
Vous me sollicitiez à faire une injustice ;
Et vous murmurez, vous, qui me la proposez,
De ce qu’à vos désirs les miens sont opposés !
1800 Qui de vous ou de moi mérite qu’on l’excuse,
Vous qui la demandez, ou moi qui la refuse ?
CLÉON.
Vous ne voulez donc pas me servir ?
ÉSOPE.
Vous ne voulez donc pas me servir ? J’y suis prêt,
Et même, s’il le faut, contre mon intérêt.
Ne me proposez rien dont pour vous je rougisse,
1805 Et vous verrez alors si je rends bien service.
Vous seriez mal paré des dépouilles d’autrui.
CLÉON.
Savez-vous de quel sang j’eus l’honneur de naître ?
ÉSOPE.
Savez-vous de quel sang j’eus l’honneur de naître ? Oui.
Vous avez des aïeux dont la gloire est insigne.
Héritier de leur nom, tâchez d’en être digne ;
1810 Tâchez...
CLÉON.
Tâchez... Point de leçons. Je suis, grâces aux dieux,
Plus habile que vous, quoique je sois moins vieux.
ÉSOPE.
Je le crois. J’ai de l’âge et n’ai point de science ;
Mais j’ai du train du monde un peu d’expérience.
À la guerre, et partout, la générosité
1815 Est ce qui sied le mieux aux gens de qualité ;
Et quiconque est formé d’un sang comme le vôtre,
Doit naturellement en avoir plus qu’un autre.
CLÉON.
Parlons net. Mon dessein est de perdre Ariston :
Voulez-vous m’y servir ?
ÉSOPE.
Voulez-vous m’y servir ? Pour cela, monsieur, non.
1820 Si c’est le seul motif qui vers moi vous amène,
C’est, à vous parler net, une visite vaine.
CLÉON.
Eh ! Vous figurez-vous, mon cher petit monsieur,
Qu’un ministre inutile ait un vrai serviteur ?
Lorsqu’à vous encenser tant de monde travaille,
1825 Est-ce pour vos beaux yeux ou votre belle taille ?
Le présumez-vous ?
ÉSOPE.
Le présumez-vous ? Non ; qui ferait ce projet
Aurait assurément grand tort sur mon sujet.
Autant que je l’ai pu pendant une heure entière,
Je vous ai combattu d’une honnête manière ;
1830 Mais les coups éloignés ne vous émeuvent point :
Il faut vous les tirer plus à brûle pourpoint.
Puis donc qu’à votre insulte il faut que je réponde,
Je n’ai pas en laideur mon pareil dans le monde :
Je le sais ; mais le ciel, propice en mon endroit,
1835 Dans un corps de travers a mis un esprit droit.
Quelque hommage forcé que la crainte leur rende,
Je méconnais les grands qui n’ont pas l’âme grande ;
Et je n’ai du respect pour l’éclat de leur sang
Que lorsque leur mérite est égal à leur rang.
1840 Les grands et les petits viennent par même voie ;
Et souvent la naissance est comme la monnaie :
On ne peut l’altérer sans y faire du mal,
Et le moindre alliage en corrompt le métal.
Un soldat comme vous s’imagine peut-être.
CLÉON.
1845 Je ne suis point soldat, et nul ne m’a vu l’être.
Je suis bon colonel, et qui sert bien l’État.
ÉSOPE.
Monsieur le colonel, qui n’êtes point soldat,
Je ne sais ce que c’est que de rendre service
Contre la bienséance et contre la justice.
CLÉON.
1850 Adieu, monsieur. Bientôt... je ne m’explique pas.
Il sort.
SCÈNE VII. Ésope, M. Griffet. §
M. GRIFFET.
Vous voyez un vieillard d’une assez bonne pâte,
Qui va voir ses aïeux, sans pourtant avoir hâte,
Et qui souhaiterait être assez fortuné
Pour vous entretenir, sans être détourné.
1860 C’est pour le bien public que je vous rends visite.
ÉSOPE.
Ah ! Pour le bien public il n’est rien qu’on ne
Quitte...
À Licas, en dehors.
Quitte... Holà ! S’il vient quelqu’un, on ne me parle point...
À M. Griffet.
J’agirai de concert avec vous sur ce point.
Allons d’abord au fait : point d’inutiles termes.
M. GRIFFET.
1865 On doit le mois prochain renouveler les fermes ;
Et si par votre appui j’y pouvais avoir part,
Jamais homme pour vous n’aurait eu plus d’égard.
Pour me voir élever à cette place exquise,
Je me crois le mérite et la vertu requise :
1870 Il ne me manque rien qu’un patron obligeant.
ÉSOPE.
Et quelle est la vertu d’un fermier ?
M. GRIFFET.
Et quelle est la vertu d’un fermier ? De l’argent.
Il ne fait point de cas des vertus inutiles,
Des soins infructueux et des veilles stériles.
D’une voix unanime et d’un commun accord,
1875 Les vertus d’un fermier sont dans son coffre-fort ;
Et son zèle est si grand pour des vertus si belles
Qu’il en veut tous les jours acquérir de nouvelles.
La vertu toute nue a l’air trop indigent ;
Et c’est n’en point avoir que n’avoir point d’argent.
ÉSOPE.
1880 Fort bien. Mais croyez-vous y trouver votre compte ?
Avez-vous calculé jusques où cela monte ?
Toute charge payée, y voyez-vous du bon ?
Parlez en conscience.
M. GRIFFET.
Parlez en conscience. En conscience, non.
Mais un homme d’esprit versé dans la finance,
1885 Pour n’avoir rien à faire avec sa conscience,
Fait son principal soin, pour le bien du travail,
D’être sourd à sa voix, tant que dure le bail.
Quand il est expiré, tout le passé s’oublie :
Avec sa conscience il se réconcilie,
1890 Et libre de tous soins, il n’a plus que celui
De vivre en honnête homme, avec le bien d’autrui.
Si vous me choisissez, et que le roi me nomme,
Je doute que la ferme ait un plus habile homme.
J’ai du bien, du crédit et de l’argent comptant.
1895 Quant au tour du bâton, vous en serez content :
Votre peine pour moi ne sera point perdue ;
Je sais trop quelle offrande à cette grâce est due.
Quoi que vous ordonniez, tout me semblera bon.
ÉSOPE.
Qu’est-ce que c’est encor que le tour du bâton ?
1900 Je trouve cette phrase assez particulière.
M. GRIFFET.
Vous voulez m’avertir qu’elle est trop familière :
J’ai regret avec vous de m’en être servi.
ÉSOPE.
Vous en avez regret, et moi j’en suis ravi.
Pour familière, non ; je vous en justifie.
1905 Dites-moi seulement ce qu’elle signifie.
M. GRIFFET.
Le tour du bâton ?
ÉSOPE.
Le tour du bâton ? Oui.
M. GRIFFET.
Le tour du bâton ? Oui. C’est un certain appas...
Un profit clandestin... vous ne l’ignorez pas !
ÉSOPE.
J’ai là-dessus, vous dis-je, une ignorance extrême.
M. GRIFFET.
Pardonnez-moi.
ÉSOPE.
Pardonnez-moi. Vraiment, pardonnez-moi vous-même.
1910 C’est peut-être un jargon qu’on n’entend qu’en ces lieux ?
M. GRIFFET.
C’est par tout l’univers ce qu’on entend le mieux.
Que l’on aille d’un grand implorer une grâce,
Sans le tour du bâton je doute qu’il la fasse ;
Pour avoir un emploi de quelque financier,
1915 C’est le tour du bâton qui marche le premier ;
On ne veut rien prêter, quelque gage qu’on offre,
Si le tour du bâton ne fait ouvrir le coffre ;
Il n’est point de coupable un peu riche et puissant,
Dont le tour du bâton ne fasse un innocent ;
1920 Point de femme qui joue, et s’en fasse une affaire,
Que le tour du bâton ne dispose à pis faire ;
Ministres de Thémis et prêtres d’Apollon
Ne font quoi que ce soit sans le tour du bâton ;
Et tel paraît du roi le serviteur fidèle
1925 Dont le tour du bâton fait les trois quarts du zèle.
Vous êtes dans un poste à le savoir fort bien.
ÉSOPE.
Je vous jure pourtant que je n’en savais rien.
Je vois, par ses effets et ses métamorphoses,
Que le tour du bâton est propre à bien des choses ;
1930 Mais je ne conçois point où l’on peut l’appliquer.
M. GRIFFET.
Pour vous faire plaisir, je vais vous l’expliquer.
Rien n’est plus nécessaire au commerce des hommes ;
Et pour ne point sortir de la ferme où nous sommes,
Lorsque l’on offre au roi la somme qu’il lui faut,
1935 On ne biaise point, et l’on parle tout haut :
Cent millions, dit-on, plus ou moins, il n’importe.
On ajoute à cela ; mais d’une voix moins forte,
D’un ton beaucoup plus bas, qu’on entend bien pourtant,
Et pour notre patron une somme de tant,
1940 Soit par reconnaissance, ou soit par politique :
C’est l’usage commun qui partout se pratique.
Il n’est point d’intendant en de grandes maisons
Qui n’ait le même usage et les mêmes raisons.
Quand on y fait un bail, de quoi que ce puisse être,
1945 Et qu’on ait dit tout haut ce que l’on offre au maître,
On prend un ton plus bas pour le revenant-bon,
Et voilà ce que c’est que le tour du bâton.
Son étymologie est sensible, palpable.
ÉSOPE.
Ce n’est pas le seul tour dont vous soyez capable.
1950 Peu de fermiers, je crois, sont plus intelligents.
M. GRIFFET.
J’en connais quelques-uns assez habiles gens ;
Mais qui ne feront point, tant ils sont débonnaires,
Ni le bien de l’État, ni leurs propres affaires.
Pour faire aller le peuple il faut être plus dur.
ÉSOPE.
1955 Il est vrai : vous voulez le bien public, tout pur.
Vous avez l’appétit toujours bon ?
M. GRIFFET.
Vous avez l’appétit toujours bon ? Je dévore.
ÉSOPE.
Quel âge avez-vous bien pour travailler encore ?
Ne mentez point.
M. GRIFFET.
Ne mentez point. Lundi j’eus quatre-vingt-deux ans.
ÉSOPE.
Vous avez des enfants et des petits-enfants ?
M. GRIFFET.
1960 Aucun : je suis garçon. Le ciel m’a fait la grâce,
De même qu’au Phénix, d’être seul de ma race.
Avec économie ayant toujours vécu,
J’ai depuis soixante ans mis écu sur écu ;
Si bien que ce matin, en consultant mes livres,
1965 J’ai trouvé de bien clair quinze cent mille livres,
Sans avoir un parent à qui laisser un sou.
ÉSOPE.
Vous ? Moi. Point d’enfanTs ?
M. GRIFFET.
Vous ? Moi. Point d’enfanTs ? Non.
ÉSOPE, à part.
Vous ? Moi. Point d’enfanTs ? Non. Peste soit du vieux fou !
Un homme de bon sens travaille en sa jeunesse,
Pour passer en repos une heureuse vieillesse ;
1970 Mais c’est un insensé qu’un voyageur bien las,
Qui peut se reposer, et qui ne le fait pas.
Quel indigne plaisir peut avoir l’avarice ?
Et que sert d’amasser, à moins qu’on ne jouisse ?
C’est bien être ennemi de son propre bonheur.
M. GRIFFET.
1975 Je veux, si je le puis, mourir au lit d’honneur.
Quelque vieux que je sois, je me sens les pieds fermes.
J’ai rempli dignement tous les emplois des fermes.
Directeur, réviseur, caissier, et coetera ;
Et je prétends aller jusqu’au non plus ultra ,
1980 Être fermier.
ÉSOPE.
Être fermier. Eh quoi ! N’avez-vous rien à faire,
Et de plus sérieux, et de plus nécessaire ?
La mort toujours au guet avec son attirail,
Est-elle caution que vous passiez le bail ?
Ne l’entendez-vous pas qui vous dit de l’attendre,
1985 Et que demain peut-être elle viendra vous prendre ?
Il faudra tout quitter quand elle arrivera ;
Et vous ne songez point à ce non plus ultra.
Quel âge attendez-vous pour être raisonnable ?
Voulez-vous là-dessus écouter une fable ?
M. GRIFFET.
1990 Volontiers.
ÉSOPE.
Volontiers. Elle est longue ; aurez-vous le loisir ?
M. GRIFFET.
Plus elle durera, plus j’aurai de plaisir.
Une fable un peu longue est une double grâce.
ÉSOPE.
Vous y verrez des fous dont vous suivez la trace,
Et vous en verrez tant de toutes qualités,
1995 Que vous réfléchirez sur vous-même. Écoutez.
L’ENFER
À l’exemple d’Hercule, un certain téméraire,
S’étant fait jour jusque dans les enfers,
Voulut voir des damnés les supplices divers.
Ce n’était pas une petite affaire.
2000 Un jeune diable, à qui Pluton
Permit ce jour-là d’être bon,
(sans tirer à conséquence)
Conduisit l’homme partout,
Et, de l’un à l’autre bout,
2005 L’honora de sa présence.
Il trouva là des gens de toutes les façons.
Hommes, femmes, filles, garçons,
Grands, petits, jeunes, vieux, de tout rang, de tout âge :
Il n’est profession, art, négoce, métier
2010 Qui n’ait là-dedans son quartier,
Et qui n’y joue un personnage.
Combien trouva-t-il dans les fers
De gros marchands drapiers, le teint livide et jaune,
Qui, par le calcul des enfers,
2015 De trois quarts et demi faisaient toujours une aune !
Combien de merciers du palais,
Tourmentés d’autant de méthodes
Que pour flatter le luxe ils lui prêtent d’attraits
Par la multitude des modes !
2020 Que de coiffeuses en lieu chaud
Pour avoir, au temps où nous sommes,
Coiffé les femmes aussi haut
Que les femmes coiffent les hommes !
Que de cabaretiers, cafetiers et traiteurs !
2025 Ces premiers corrupteurs de la vie innocente
Sont dans une chambre ardente
Au rang des empoisonneurs.
Combien de financiers et de teneurs de banque,
Voulant compter le temps qu’ils seront encor là,
2030 Trouvent que le chiffre leur manque,
Et ne peuvent nombrer cela !
Combien de grands seigneurs, qui d’un devoir austère,
D’une dette du jeu s’acquittaient sur le champ,
Et qui sont morts sans satisfaire
2035 Ni l’ouvrier, ni le marchand !
Combien de magistrats, l’un bourru, l’autre avare,
Que jamais la main vide on n’osait approcher,
Voyant que dans leur temps la justice était rare,
Prenaient occasion de la vendre bien cher !
2040 Combien d’avocats célèbres,
Qui rendaient noir le blanc par leurs subtilités,
Maudissent dans les ténèbres
Leurs malheureuses clartés !
Si je voulais nommer les fragiles notaires
2045 Les dangereux greffiers, les subtils procureurs,
Les avides secrétaires
Des nonchalants rapporteurs,
Et certains curieux, galopeurs d’inventaires,
Qui séduisent l’huissier pour tromper les mineurs :
2050 Si je voulais parler de tant de commissaires,
Qui font, comme il leur plaît, avoir raison ou tort,
Des médecins sanguinaires,
Et précurseurs de la mort ;
Enfin, si je faisais une liste fidèle
2055 De tous les réprouvés que Pluton a chez lui,
Ce serait une kyrielle
Qui ne finirait d’aujourd’hui.
Voici pour vous. Le jeune diable et l’homme,
Qui voyaient de l’enfer tous les bijoux gratis :
2060 Après s’être bien divertis
À voir les damnés que je nomme,
Entendirent hurler des vieillards langoureux.
Qui sont ceux-là, dit l’homme, et quel soin les agite ?
Nous sommes, répond l’un d’entre eux,
2065 Les affligés de mort subite.
Taisez-vous imposteur, ou parlez autrement,
Dit le jeune habitant du pays des ténèbres ;
Vous mentez aussi hardiment
Qu’un faiseur d’oraisons funèbres.
2070 Le plus jeune de vous a quatre-vingt-dix ans,
Et vous avez eu tout ce temps
Pour penser à la mort, sans y donner une heure.
Vieux, cassé, décrépit, la mort vient et vous prend :
Après un terme si grand
2075 Est-il étonnant qu’on meure ?
Dans le moment que la mort vous surprit,
Une vétille, un rien occupait votre esprit ;
Vous aviez l’oeil à tout, jusqu’à la moindre rente ;
Et vous faisiez, quant au surplus,
2080 L’affaire la moins importante
De celle qui l’était le plus.
Allez, pour jamais, misérable !
Pleurer d’un temps si cher l’usage si fatal.
Ne m’avouerez-vous pas que, pour un jeune diable,
2085 Il ne raisonnait pas trop mal ?
Examinons un peu, vous et moi, quel usage
Vous avez fait du temps pendant un si grand âge.
Vos quatre-vingt-deux ans contiennent dans leur cours
Le nombre, ou peu s’en faut, de trente mille jours ;
2090 Et de ces jours usés pour bien finir le terme,
Près d’entrer au tombeau, vous entrez dans la ferme !
Et pourquoi pour du bien vous donner tant de soin,
Vous qui dans quatre jours n’en aurez plus besoin ?
Pour vous ouvrir les yeux j’ai dit ce qu’on peut dire :
2095 Adieu. Quoique ma fable ait su vous faire rire,
Faites réflexion, en homme prévoyant
Que c’est la vérité que je dis en riant.