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Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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BOYER, Claude. Le Comte d'Essex. Tragédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 39 sc. 282 répl. 4,3 l. 1 225 l. 1 225 l. 44 % 2 806 l. (100 %) 2,3 pers.
LE COMTE D’ESSEX 12 sc. 48 répl. 6,3 l. 586 l. (48 %) 301 l. (25 %) 52 % 1 413 l. (51 %) 2,4 pers.
ELIZABET 25 sc. 88 répl. 4,3 l. 739 l. (61 %) 379 l. (31 %) 52 % 1 615 l. (58 %) 2,2 pers.
LA DUCHESSE de Clarence 14 sc. 51 répl. 4,1 l. 466 l. (39 %) 210 l. (18 %) 46 % 1 055 l. (38 %) 2,3 pers.
COBAN 12 sc. 56 répl. 2,9 l. 447 l. (37 %) 164 l. (14 %) 37 % 1 258 l. (45 %) 2,8 pers.
RALEG 3 sc. 8 répl. 3,5 l. 141 l. (12 %) 28 l. (3 %) 21 % 510 l. (19 %) 3,6 pers.
LE COMTE de Salisbery 6 sc. 15 répl. 6,7 l. 218 l. (18 %) 100 l. (9 %) 46 % 675 l. (25 %) 3,1 pers.
POPHAM 3 sc. 7 répl. 3,7 l. 87 l. (8 %) 26 l. (3 %) 30 % 403 l. (15 %) 4,6 pers.
LEONOR 2 sc. 2 répl. 1,5 l. 72 l. (6 %) 3 l. (1 %) 5 % 264 l. (10 %) 3,7 pers.
ALIX 1 sc. 2 répl. 1,0 l. 4 l. (1 %) 2 l. (1 %) 50 % 12 l. (1 %) 3,0 pers.
VALDEN 3 sc. 5 répl. 2,2 l. 46 l. (4 %) 11 l. (1 %) 24 % 180 l. (7 %) 3,9 pers.
SUITE 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
BOYER, Claude. Le Comte d'Essex. Tragédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
LE COMTE D’ESSEX
ELIZABET
120 l. (50 %) 15 répl. 8,0 l.
121 l. (51 %) 17 répl. 7,1 l.
4 sc. 240 l. (20 %) 2,0 pers.
LE COMTE D’ESSEX
LA DUCHESSE de Clarence
68 l. (58 %) 12 répl. 5,6 l.
51 l. (43 %) 11 répl. 4,6 l.
3 sc. 118 l. (10 %) 2,1 pers.
LE COMTE D’ESSEX
COBAN
36 l. (50 %) 9 répl. 4,0 l.
37 l. (51 %) 10 répl. 3,6 l.
2 sc. 72 l. (6 %) 3,6 pers.
LE COMTE D’ESSEX
LE COMTE de Salisbery
39 l. (53 %) 8 répl. 4,8 l.
36 l. (48 %) 7 répl. 5,0 l.
3 sc. 74 l. (7 %) 3,6 pers.
LE COMTE D’ESSEX
POPHAM
35 l. (68 %) 2 répl. 17,1 l.
17 l. (33 %) 4 répl. 4,1 l.
2 sc. 51 l. (5 %) 4,7 pers.
LE COMTE D’ESSEX
VALDEN
4 l. (83 %) 1 répl. 3,7 l.
1 l. (18 %) 1 répl. 0,8 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 2,0 pers.
ELIZABET 32 l. (100 %) 6 répl. 5,2 l. 6 sc. 31 l. (3 %) 1,0 pers.
ELIZABET
LA DUCHESSE de Clarence
109 l. (51 %) 27 répl. 4,0 l.
105 l. (50 %) 26 répl. 4,0 l.
7 sc. 213 l. (18 %) 2,4 pers.
ELIZABET
COBAN
90 l. (62 %) 29 répl. 3,1 l.
57 l. (39 %) 28 répl. 2,0 l.
6 sc. 146 l. (12 %) 2,8 pers.
ELIZABET
LE COMTE de Salisbery
16 l. (24 %) 4 répl. 3,8 l.
49 l. (77 %) 3 répl. 16,1 l.
2 sc. 64 l. (6 %) 2,0 pers.
ELIZABET
LEONOR
8 l. (70 %) 1 répl. 7,0 l.
4 l. (31 %) 2 répl. 1,5 l.
2 sc. 10 l. (1 %) 3,7 pers.
ELIZABET
ALIX
2 l. (83 %) 1 répl. 1,3 l.
1 l. (18 %) 1 répl. 0,3 l.
1 sc. 2 l. (1 %) 3,0 pers.
ELIZABET
VALDEN
6 l. (38 %) 3 répl. 1,7 l.
9 l. (63 %) 3 répl. 2,9 l.
2 sc. 14 l. (2 %) 4,1 pers.
LA DUCHESSE de Clarence 10 l. (100 %) 1 répl. 9,2 l. 1 sc. 9 l. (1 %) 1,0 pers.
LA DUCHESSE de Clarence
COBAN
39 l. (65 %) 11 répl. 3,5 l.
22 l. (36 %) 9 répl. 2,3 l.
3 sc. 60 l. (5 %) 2,9 pers.
LA DUCHESSE de Clarence
ALIX
1 l. (30 %) 1 répl. 0,7 l.
2 l. (71 %) 1 répl. 1,7 l.
1 sc. 2 l. (1 %) 3,0 pers.
LA DUCHESSE de Clarence
VALDEN
8 l. (82 %) 1 répl. 7,1 l.
2 l. (19 %) 1 répl. 1,6 l.
1 sc. 9 l. (1 %) 3,0 pers.
COBAN 12 l. (100 %) 1 répl. 11,5 l. 1 sc. 11 l. (1 %) 1,0 pers.
COBAN
RALEG
39 l. (59 %) 7 répl. 5,5 l.
27 l. (42 %) 7 répl. 3,8 l.
2 sc. 65 l. (6 %) 2,0 pers.
LE COMTE de Salisbery
POPHAM
13 l. (79 %) 4 répl. 3,1 l.
4 l. (22 %) 2 répl. 1,7 l.
2 sc. 16 l. (2 %) 4,9 pers.

BOYER, Claude

1678

Le Comte d'Essex. Tragédie

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Fabienne Régnier
2013
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2013, license cc.
Source : BOYER, Claude. Le Comte d'Essex. Tragédie. A PARIS, Chez CHARLES OSMONT, dans la grande Salle du Palais, du costé de la Cour des Aydes, à l’Ecu de France. M. DC. LXXVIII. Avec Privilege du Roy.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

LE COMTE D’ESSEX TRAGEDIE. §

AU LECTEUR. §

N’ayant commencé la composition de cette piece que six semaines tout au plus avant la premiere representation de celle qui a esté joüée à l’Hostel de Bourgogne sous le mesme titre, elle n’a pû paroistre à mesme temps sur l’autre Theatre. Ainsi j’avois à craindre pour un Ouvrage qui n’avoit ny la grace de la nouveauté, ny les avantages de la concurrence. Le succés a passé mon attente. Mon dessein n’a jamais esté de suivre l’exemple de ceux qui par chagrin ou par émulation ont doublé des pieces de Theatre. Je puis dire seulement que Monsieur Corneille et moy nous avons puisé les idées d’un mesme sujet dans une mesme source : c’est à dire dans le Comte d’Essex que Monsieur de la Calprenede a fait il y a plus de trente ans. J’avoüray de bonne foy que je l’ay imité dans quelques endroits, et que mesme je me suis servi de quelques vers de sa façon. J’ay crû que puisque nos meilleurs Autheurs se picquent d’emprunter les sentimens et les vers des Anciens qui nous ont devancés de plusieurs siecles, que nous pouvions aussi emprunter quelque chose de ceux qui ne sont plus et qui nous ont precedés de quelques années, et d’ailleurs estant pressé du temps et de l’envie d’achever promptement mon Ouvrage, j’ay fait ceder mon scrupule à mon impatience.

Je ne m’amuseray point à justifier l’Episode de la Duchesse de Clarence et de Coban. Il suffit qu’elle a paru naturelle et heureuse. Je n’ay pas oublié la circonstance de la bague. Je veux croire que Monsieur Corneille le jeune a eu ses raisons pour le faire. Je la tiens historique, et d’ailleurs c’est une tradition si constante parmy tous les Anglois, que ceux de cette Nation qui ont vû le Comte d’Essex à l’Hostel de Bourgogne, ont eu quelque peine à le reconnoistre par le deffaut de cét incident.

ACTEURS. §

  • LE COMTE D’ESSEX.
  • ELIZABET, Reine d’Angleterre.
  • LA DUCHESSE de Clarence.
  • COBAN.
  • RALEG. Seigneurs Anglois.
  • LE COMTE de Salisbery.
  • POPHAM, Chancelier d’Angleterre.
  • LEONOR.
  • ALIX. Suivantes de la Reine.
  • VALDEN, Capitaine des Gardes.
  • SUITE.
La Scene est à Londres dans le Palais Royal.

ACTE I. §

LE COMTE D’ESSEX, TRAGEDIE.

SCENE PREMIERE. §

COBAN, RALEG.

COBAN.

Ah cher amy, tout flatte* et soûtient nos desseins.
Le fier Comte d’Essex va tomber dans nos mains :
Le voila de retour ; sa prompte obeïssance
Expose sa personne et trompe sa prudence.
5 Le peuple l’aime encor, mais le peuple inconstant [p. 2]
Ne le sauvera pas du malheur qui l’attend.
Le rang de General, l’Armée et la Victoire
Mettoient en seureté sa fortune et sa gloire :
Il n’a plus ces secours et nos complots heureux
10 Nous conduisent enfin aux succez de nos voeux.
Quel triomphe de voir par un coup de tempeste
Tomber d’un si haut lieu cette superbe teste !
Je le dis entre nous, ce qu’on admire en luy
Est un sujet pour moy de fureur et d’ennuy* ;
15 Sa trop vaste grandeur est un poids qui m’accable :
Son merite toûjours me fût insupportable,
Et je sens de l’horreur pour luy quand je le voy
Plus estimé, plus grand, et plus aimé que moy.

RALEG.

Ne perdons point de temps : tout conspire à sa perte,
20 Les soubçons apparens d’une ligue couverte*,
Ce qu’on doit presumer d’un cœur ambitieux
Que flattent* des succez si grands, si glorieux ;
D’un credit trop puissant les murmures, les plaintes,
Les ombrages secrets et les jalouses craintes.
25 La Reine écoute tout et de la trahison
Son ame soubçonneuse avale le poison.
Mais de Salisbery redoutons la puissance :
Fidelle amy du Comte il prendra sa deffence.
Le frere de Clarence est encor son appuy ;
30 Le peuple quoy qu’il veüille ozera tout pour luy.

COBAN.

Clarence est plus à craindre : elle a vû de mon ame
Echapper pour la Reine une secrete flame.

RALEG.

Pour la Reine, Coban ?

COBAN.

Elle peut faire un Roy :
C’est par là que la Reine a des charmes pour moy. [ Aij]
35 Le Comte n’estant plus, s’il faut qu’elle choisisse,
Je puis briguer* son choix avec quelque justice.
Par des soins empressez j’y travaille en secret
Sans laisser échapper un amour indiscret.
Mais Clarence ayant vû cette ardeur pour la Reine,
40 M’oblige pour le Comte à contraindre ma haine.

RALEG.

Mais aussi cét amour que Clarence a pour luy
Vous sert contre elle-même et devient vôtre appuy :
Vous sçavez son secret, elle a mesmes allarmes,
Vous vous craignez tous deux, vous avez mesmes armes,
45 Et parmy ce combat de zele et de courroux
Quelque fâcheux éclat est à craindre entre vous.

COBAN.

Je la crains d’autant plus que Clarence est d’un âge,
Où la prudence estant d’un difficile usage,
Elle peut s’emporter par un zele indiscret.
50 Un cœur jeune est mal propre à garder un secret.
Quel qu’en soit le succez je vay luy faire entendre
Que pour mes interests je puis tout entreprendre ;
Qu’instruit de son amour, plein d’un juste courroux,
Sans plus rien ménager.... Elle vient, laisse-nous.

SCENE II. §

CLARENCE, COBAN.

CLARENCE.

55 Tout rit à vos souhaits et vostre ame déploye
Sur ce front satisfait une maligne joye.
Le Comte va perir et par un prompt retour, {p. 4}
Se livrant tout entier aux ordres de la Cour
Il prepare un triomphe aux fureurs de l’envie,
60 Qui poursuit en secret une si belle vie.

COBAN.

Madame, si la joye éclate dans mes yeux,
C’est de voir un sujet superbe, ambitieux,
Infidelle à l’Etat et perfide à sa Reine,
L’objet de vostre amour ainsi que de ma haine,
65 Etaler à nos yeux un de ces grands revers
Dont le Ciel équitable étonne* l’Univers.

CLARENCE.

Ah Coban ! c’est donc peu qu’une haine infidelle
Porte sur l’innocent une atteinte mortelle,
Vous voulez m’accuser et me perdre avec luy.
70 Mon amitié qui veut luy prester quelque appuy
Passe pour un amour que je cache dans l’ame.

COBAN.

On ne m’abuse point, je connois vostre flâme.
J’ay vû plus d’une fois le Comte à vos genoux,
Et ce n’est plus enfin un secret entre nous.

CLARENCE.

75 Si vous entrez si bien dans les secrets des autres,
Il me sera permis de penetrer les vostres.
Si l’on traitre d’amour une tendre pitié,
Quel nom donnerez-vous à cette inimitié
Dont vous persecutez les amis de la Reine ?
80 Le Comte sous ce nom merita vostre haine.

COBAN.

Non, je hay dans le Comte un rebelle, un ingrat,
L’ennemy de la Reine et celuy de l’Etat.

CLARENCE.

Mais avant son malheur, quand il estoit à craindre
Vostre haine sçavoit se taire et se contraindre.
85 Elle éclate aujourd’huy quand il est malheureux. [p. 5 Aiij]
Ah digne Courtisan ! ennemy genereux !

COBAN.

Nommez-vous malheureux un perfide, un coupable,
Que son crime a rendu plus fier, plus redoutable ?
Qui d’un peuple mutin se veut faire un appuy.
90 Qui se fait un azile, une autre Cour chez luy ?
Luy de qui la puissance et si vaste et si pleine
Balance* les destins du Thrône et de la Reine ?

CLARENCE.

Cruel je vous entens, vous me le faites voir
Avec ce criminel et dangereux pouvoir,
95 Pour augmenter ma crainte et redoubler son crime.
Le Comte a pour la Reine un respect legitime
Et n’est armé chez luy que pour parer les coups,
De ceux qui pour le perdre osent tout comme vous.
Sans braver la Justice il craint la violence.
100 Vous le verrez bien-tost seur de son innocence
Confier à la Reine et sa gloire et ses jours.

COBAN.

Il peut tout esperer avec vostre secours.
Mais craignez que pour luy vostre ardeur inquiette
Ne rende enfin ma haine emportée, indiscrette,
105 Et découvrant enfin ce qui vous fait agir
D’un feu que vous cachez ne vous fasse rougir.

CLARENCE.

Mais vous mesme craignez qu’un jour on n’éclaircisse
De vos desseins secrets le coupable artifice,
Et qu’enfin vous n’ayez plus à rougir que moy.
110 Je suis jeune et Coban a sans doute de quoy
Confondre mes projets et tromper ma vangeance :
Vous avez plus d’adresse et plus d’experience.
Mais sans m’embarrasser de vos ruses de Cour
Elisabeth m’écoute et je sçay vostre amour.

COBAN.

{p. 6}
115 Quel amour ?

CLARENCE.

Ce n’est plus entre nous un mystere.
Coban, tremblez, je sçais et parler et me taire.
Vostre pouvoir est grand, mais je connois le mien.
Si vous hazardez tout, je n’épargneray rien.

COBAN.

Si vous parlez si haut je cesseray de feindre.
120 Voyez le sort du Comte et commencez à craindre.
Songez-y bien, craignez un pas si hazardeux :
Vous vous perdez.

CLARENCE.

Hé bien, nous perirons tous deux.
La Reine vient : qu’elle est accablée, éperduë !

SCENE III. §

LA REINE, CLARENCE, COBAN, VALDEN, LEONOR.

COBAN, bas.

Quelle affreuse pâleur sur son front répanduë.

CLARENCE, bas.

125 Iray-je en cét état combattre sa douleur ?

COBAN, bas.

Iray-je en cét état irriter sa fureur ?

LEONOR.

Madame, où courez-vous ?

LA REINE.

Monstre d’ingratitude,
Ton crime est à mon cœur la peine la plus rude, [ Aiiij]
Le plus cruel tourment que le Ciel en courroux,
130 Que l’enfer ait jamais inventé contre nous.
Le Comte a pû commettre une action si noire !
Il manque à sa Patrie, à sa Reine, à sa gloire !
Cét amy qui me fut si cher, si pretieux,
Toûjours heureux et grand, toûjours victorieux,
135 L’ame de mes Etats, l’objet de ma tendresse ;
Que dis-tu ? que fais-tu malheureuse Princesse ?
On pourroit t’écouter : parmy tes déplaisirs
Rappelle ta fierté, devore tes soupirs,
Et pour ceder sans honte au torrent qui l’entraine
140 Fais taire ton amour et fais place à ta haine.

CLARENCE.

Calmez ce desespoir.

LA REINE.

Qu’on ne m’en parle plus.

COBAN.

Faut-il pour un ingrat ?

LA REINE.

Vos soins sont superflus.
Je sçaurais bien sans vous punir sa perfidie.
à Valden.
S’est-on saisi du Comte, et seray-je obeïe ?

VALDEN.

145 Madame, il ne faut point en cette extremité
Mettre en peril l’honneur de vostre authorité.
Vous serez obeïe, et ce soin me regarde ;
Mais le Comte appuyé du peuple qui le garde....

LA REINE.

Je veux sans plus tarder.... Hé quoy, vous vous troublez.

COBAN.

[p. 8]
150 Le Comte ayant chez luy ses amis assemblez,
Madame, permettez s’il se met en deffence
Que j’aille avec les miens forcer sa resistance.

LA REINE.

Allez, Coban, allez, faites vostre devoir.
Qu’il meure si l’ingrat resiste à mon pouvoir.

SCENE IV. §

LA REINE, CLARENCE.

LA REINE.

155 Je le connois, Duchesse, il voudra se deffendre,
Son intrepide orgueil ne voudra pas se rendre.
Je le voy triompher une épée à la main,
Forcer les miens, braver mon ordre souverain,
Venir jusqu’en ces lieux m’arracher la Couronne,
160 Et porter l’attentat jusques sur ma personne.
{p. 9}

SCENE V. §

LA REINE, CLARENCE, ALIX.

ALIX.

Le Comte est là.

LA REINE.

Le Comte ! Est-ce son desespoir,
Ou sa fierté qui vient defier mon pouvoir ?

ALIX.

Et sa suite et son air sont d’un sujet fidelle.
S’il a l’air grand et fier, il n’a rien d’un rebelle.

CLARENCE.

165 Vous voyez son respect : Madame, je le voy.

SCENE VI. §

LA REINE, LE C. D’ESSEX, CLARENCE.

LE C. D’ESSEX.

On dit que vous voulez vous assurer de moy,
Madame, et que Coban craignoit ma resistance :
Qu’il ne craigne plus rien, me voicy sans deffence,
J’ay prevenu* vostre ordre.

LA REINE.

[p. 10]
Osez-vous en ces lieux
170 Avec cette fierté vous offrir à mes yeux ?

LE C. D’ESSEX.

Je parois devant vous avec quelque assurance,
Fier de vostre justice et de mon innocence.
Je viens de vostre haine et de la trahison,
Sans crainte, avec respect vous demander raison.
175 Vostre injuste courroux n’a rien que j’apprehende.
Vous me devez justice, et je vous la demande.

LA REINE à sa suite.

Oüy, je vous la rendray. Sortez.

SCENE VII. §

LA REINE, LE C. D’ESSEX.

LA REINE continuë.

Leve les yeux :
Regarde enfin ta Reine et ces augustes lieux
Où les profusions de ma main liberale,
180 Et de ton ascendant la puissance fatale
T’ont fait un sort si grand et si peu merité.
Meurs de honte en voyant ton infidelité.
Aprés t’avoir fait part de la toute-puissance,
Aprés avoir si haut relevé ta naissance,
185 Aprés t’avoir comblé de tresors et d’honneurs,
Je n’ay pû te soûler* de gloire et de grandeurs.
Il falloit de ma teste arracher la Couronne.
Respectant peu les loix que nostre sexe donne,
Tu me croyois peut-estre indigne de regner.
190 Ce sexe toutefois que tu veux dédaigner, {p. 11}
A fait souvent honneur à la grandeur supréme.
Sans porter une épée on porte un diadême,
La vertu, la raison font la grandeur des Rois,
Sans répandre du sang on peut donner des lois,
195 L’art plûtost que la force écarte la tempeste
Et le bras sur le Thrône agit moins que la teste.
Tu t’es fermé les yeux sur cette verité.
Le Comte de Tyrron ce fameux revolté,
T’a sans doute inspiré l’ambition de l’estre.
200 Tu crus que ton pays te demandoit un Maistre.
L’Espagnol, l’Ecossois ont ébranlé ta foy.
Tu t’es laissé tenter à ce grand nom de Roy.
Ah ! n’en avois-tu pas la puissance et la gloire ?
Ingrat, loin de mes yeux perdis-tu la memoire ?
205 Ta Reine t’honorant de toute sa faveur
N’estoit-ce pas assez de regner dans son cœur ?
Mon amour qui devoit te rendre plus fidelle,
Je le voy bien, c’est luy qui t’a rendu rebelle :
Luy seul à tant d’orgueil t’a fait abandonner,
210 Et c’est aussi luy seul qui te veut pardonner.
A ma confusion j’avoüeray ma foiblesse,
Mon courroux ne sçauroit dedire ma tendresse.
Si tu me vois rougir de ma facilité,
Pour ne pas rougir seule aprés tant de bonté
215 Daigne avoüer ton crime et joüir de ma grace.
Tu changes de couleur, qu’est-ce qui t’embarrasse ?
Quand je veux t’obliger toy-mesme à t’accuser
Je t’aime et m’aime trop pour vouloir t’abuser ;
Car enfin si mon cœur fait grace à ce qu’il aime,
220 Je sens bien que ce cœur se fait grace à luy-mesme.
Je te dis ma foiblesse et tu ne me dis rien.

LE C. D’ESSEX.

Vous voyez mon desordre et je le sens trop bien.
Jamais trouble pareil n’est entré dans une ame. [p. 12]
J’ay grace au Ciel encor l’honneur de vostre flâme ;
225 Et malgré cét amour qui vous parle pour moy
Vous croyez l’imposture et doutez de ma foy,
Vous jettez sur mon nom une tache si noire.
Je suis né, j’ay vécu, j’ay tout fait pour la gloire ;
Ma Reine cependant a pû me soubçonner,
230 Et déjà dans son cœur semble me condamner.
Elle croit le raport de ces esprits serviles,
Des infames Cobans, des Ralegs, des Ceciles,
Que la haine et l’envie animent contre moy,
Pestes de Cour, sans nom, sans courage et sans foy,
235 Sans vertu dans la paix, sans valeur dans la guerre,
La honte et le mépris de toute l’Angleterre,
Flatteurs interressez, Delateurs achetez.
Que dira-t’on de vous si vous les écoutez ?

LA REINE.

Par cét emportement de zele pour ta gloire
240 Crois-tu sur la Justice emporter la victoire ?
Pourquoy te déguiser par d’inutiles soins ?
Tu ne sçaurois jamais confondre mes témoins.

LE C. D’ESSEX.

Vos témoins !

LA REINE.

Oüy, perfide, et tu les dois connoistre.

LE C. D’ESSEX.

Quels que soient ces témoins oseront-ils paroistre ?

LA REINE.

245 Voy cette lettre écrite au Comte de Tyrron.
Peux-tu desavoüer tes armes et ton nom ?
Tes messagers surpris et témoins trop fidelles
D’un commerce secret avec des Chefs rebelles,
Le peuple et les soldats gagnez par tes bienfaits,
250 Tes ressorts criminels pour empescher la paix :
Tu t’émeus, tu pâlis, et le remords imprime [p. 13 B]
Sur ton coupable front la marque de ton crime.

LE C. D’ESSEX.

Quoy vous croyez de moy tant d’infidelité ?
Qu’un coup de foudre, ô Ciel ! montre la verité.
255 Brise de l’imposteur la teste criminelle,
Ou ne m’épargne pas si je suis infidelle.
Ainsi la calomnie avec impunité
Triomphe auprés de vous de ma fidelité ?
Ainsi tout ce qu’ont fait mon zele et mon courage,
260 Cét Empire sauvé d’un assuré naufrage,
Pour vous et pour l’Etat tant de sang répandu,
Mes travaux, mes exploits, mon nom, j’ay tout perdu.
Si l’on m’oste l’honneur, je renonce à la vie.
Achevez, fecondez et la haine et l’envie.
265 Regnez, menacez-moy du plus affreux trépas,
Je n’avoüeray jamais un crime qui n’est pas.
Avec ces faux écrits on voudroit me confondre ;
Il déchire la lettre.
Mais, Madame, voila comme il y faut répondre,
Et si de tels témoins font douter de ma foy,
270 Je laisse à mes exploits à répondre pour moy.

LA REINE.

C’est fort mal ménager ma gloire et mon estime :
Ce billet déchiré redouble vostre crime.
Je voulois te soustraire à la rigueur des Lois,
Ingrat, je te voulois absoudre par ma voix.
275 Ma gloire en ta faveur s’est presque dementie,
Seule j’estois icy ton juge et ta partie ;
Ton juge et ta partie alloit parler pour toy ;
D’autres Juges, ingrat, te parleront pour moy.
Gardez ce fier orgueil, prouvez vostre innocence,
280 Le temps presse, cherchez une prompte deffence.
Les témoins sont tout prests et vous n’irez pas loin, [p. 14]
Armez-vous de vertu vous en aurez besoin.
A moy Gardes, à moy. Veillez sur sa personne,
Qu’on ne le quitte point, c’est moy qui vous l’ordonne,
285 Vous ferez sa prison de cét appartement.

SCENE VIII. §

LA REINE seule.

Mais qu’est-ce que je sens ? quel lâche mouvement,
Quelle indigne pitié s’eleve dans mon ame ?

SCENE IX. §

LA REINE, CLARENCE, COBAN.

CLARENCE.

Le Comte est arresté ! qu’avez-vous fait, Madame ?

COBAN.

Le Comte est prisonnier, tout l’Etat est sauvé.

CLARENCE.

290 Apprehendez le peuple à demy soulevé.
Perdre un sujet si cher, le traiter de coupable !        [p. 15]
Ecouter, appuyer la haine qui l’accable !
Renverser avec luy tant d’illustres projets,
L’honneur de vostre Cour, l’espoir de vos sujets !

COBAN.

295 N’en croyez pas, Madame, une fausse tendresse,
Ecoutez la Justice et non pas sa foiblesse,
Punissez un rebelle ingrat à vos bien-faits,
Le tyran de l’Etat, l’ennemy de la paix.

LA REINE.

J’écoute l’un et l’autre, et j’aime vostre zele ;
300 Mais de tous vos conseils quel est le plus fidelle ?
Reunissez vos soins, je m’abandonne à vous.
Soutenez ma bonté, soutenez mon courroux.
Tous deux voyez le Comte et menagez ma gloire.
Qu’il me confesse tout, j’en perdray la memoire.
305 Ramenez s’il se peut ce courage indompté.
Flechissez son orgueil sans trahir ma fierté.
Pour l’obliger enfin à rompre le silence,
Essayez tout, colere, adresse, complaisance.
à Coban. à Clarence.
Vous, flattez, menacez, Et vous, priez, pleurez.

COBAN.

310 Est-ce ainsi qu’on ménage un Chef de conjurez ?
Je ne reconnois plus cette Reine si fiere
Qui voit presque à ses pieds l’Europe toute entiere,
Elle à qui nous voyons tous les jours tant de Rois
Demander à l’envy la gloire de son choix,
315 Elle qui de son nom remplit toute la terre,
Sur un foible sujet balance* son tonnerre,
N’ose lancer la foudre et ménage ses jours.

LA REINE.

Osteray-je à l’Etat ce glorieux secours ?

COBAN.

[p. 16]
Mille autres dans l’Etat peuvent remplir sa place.

LA REINE.

320 Faites, faites, Coban, qu’il obtienne sa grace :
Ou qu’il parle, ou qu’il meure, allez, obeïssez.

COBAN en s’en allant.

Qu’il parle ou non, le Comte est perdu, c’est assez.

Fin du premier Acte.

[p. 17 Biij]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

LE C. D’ESSEX, LE C. DE SALISBERY.

LE C. DE SALISBERY.

Ouy la Reine permet qu’icy seul je vous voye.
Mais combien de douleur se mesle à cette joye !
325 Ciel ! eussay-je preveu que de pareils malheurs
Me coûtassent jamais des soupirs et des pleurs ?

LE C. D’ESSEX.

Amy, vous me voyez, sous le coup qui m’accable,
Des caprices du sort un exemple effroyable.
Ma naissance, mon bras, l’amour et la faveur
330 Avoient au plus haut point élevé ma grandeur :
Par un fatal revers la fortune infidelle
Me renverse à ses pieds et ma chûte est mortelle.
Inconstante Maîtresse, idole des grands coeurs,
Tu me flattois fortune et voila tes faveurs.
335 Tu ne m’as point trompé, je connois ton caprice ;
Mais c’est un peu trop loin pousser ton injustice.

LE C. DE SALISBERY.

[p. 18]
Si vous avez conceu quelque injuste dessein
Confessez tout, Seigneur, le pardon est certain.
A cét aveu la Reine encore vous convie.

LE C. D’ESSEX.

340 Elle veut qu’à ce prix je conserve ma vie ?
J’ay vû sans m’ébranler sa bonté, son courroux :
Faut-il combattre encore un amy tel que vous ?
D’un indigne attentat m’avez-vous crû capable ?

LE C. DE SALISBERY.

J’ay peine, je l’avouë, à vous croire coupable.
345 Mais contre vous la Reine a vû malgré mes soins
Des indices pressans, et de puissans témoins.
Quelquefois par l’orgueil d’un merite supréme
On s’aveugle, on s’emporte au delà de soy-méme,
Quelquefois un grand crime a tenté les grands cœurs.
350 En est-il qui resiste au charme des grandeurs ?
Et dont l’ambition ne soit pas toûjours preste
D’ensanglanter sa main pour couronner sa teste ?
De pareils criminels on peut faire des Rois.
Voyant Elisabeth donner icy des Loix
355 Et ne vous pas choisir pour regner avec elle,
Vous avez crû peut-estre en glorieux rebelle
Par un noble attentat vous faire son époux,
Et vous saisir d’un rang qui n’estoit dû qu’à vous.

LE C. D’ESSEX.

Comte, vous me croyez à ce point temeraire ?
360 Voila le coup fatal qui comble ma misere.
Je ne me plaindray plus de mes fiers ennemis :
Ce nom seul contre moy leur rendoit tout permis.
Je ne me plaindray plus du courroux de la Reine :
Le soubçon suit toujours la grandeur souveraine.
365 Mais vous cher amy, vous à qui toûjours mon cœur [p. 19]
Confia ses secrets avec tant de candeur,
Vous soubçonnez ma gloire avec tant d’injustice ?
Ah ! que dès ce moment on m’envoye au supplice.
Mon crime est trop certain sans rien examiner ;
370 Mon plus fidelle amy vient de me condamner.
Malgré les imposteurs qui noircissent ma vie,
J’ay crû dans vostre cœur pouvoir braver l’envie,
Et je me contentois du bonheur pretieux
De me voir innocent et de l’estre à vos yeux.

LE C. DE SALISBERY.

375 Ah, que de ce transport j’aime la violence !
Un si beau mouvement prouve vostre innocence.
Je rougis, je me hais d’avoir pû seulement
A vous croire innocent balancer* un moment.
Je n’offenseray plus une gloire si pure.
380 Vous, dementez toûjours, confondez l’imposture,
Et loin qu’un lâche aveu vous doive secourir,
Ne vous trahissez point, mourez s’il faut mourir.

LE C. D’ESSEX.

Cher amy ce conseil est trop facile à suivre ;
Je crains peu le trépas et j’ay honte de vivre :
385 Dans l’état où je suis, accablé, malheureux,
Accusé, prisonnier, et sur tout amoureux
Avec tant de tendresse et si peu d’esperance....

LE C. DE SALISBERY.

Je sçay vos feux secrets pour l’aimable* Clarence.

LE C. D’ESSEX.

Vous voyez sa beauté, mais vous ne sçavez pas,
390 Quels tresors sont cachez sous ses jeunes appas.
Une ame grande et belle, une noble tendresse,
Une foy sans exemple, un amour sans foiblesse,
L’adorer en secret et l’aimer sans espoir,
Craindre un amour qu’enfin la Reine peut sçavoir, [p. 20]
395 Est-ce vivre ? non, non, méprisons une vie
Qui ne peut échapper aux fureurs de l’envie.

LE C. DE SALISBERY.

Ah ! vous ne mourrez point, Comte, la verité
Du mensonge toûjours perce l’obscurité,
Et de vos ennemis les honteux stratagêmes
400 Dans leurs pieges secrets les traîneront eux-mêmes.
Je vay trouver la Reine et malgré vos jaloux
Luy prouver vostre zele et vaincre son courroux.
Mais j’apperçoy Coban, hé que vous veut ce traitre ?

LE C. D’ESSEX.

Ses perfides desseins se font assez connoistre :
405 Allez ne craignez rien.

SCENE II. §

LE C. D’ESSEX, COBAN.

LE C. D’ESSEX continuë.

Est-ce vous que je voy ?
D’où me vient cét honneur ?

COBAN.

Je sçay ce que je doy.

LE C. D’ESSEX.

Vous venez insulter* au malheur qui m’accable.
C’est sans doute à vos yeux un sujet agreable.
Pour le cœur de Coban ce triomphe est bien doux.

COBAN.

410 Si vous expliquiez mieux ce que je fais pour vous
Vous pourriez imputer ma visite à mon zele. [p. 21]
Mais la haine est injuste et sa voix infidelle
Prevenant* vôtre Esprit vous fera soubçonner
Le sincere conseil que je viens vous donner.
415 Je sçay que sur un crime ou faux ou veritable
Il est toûjours honteux de s’avoüer coupable :
Mais pour sauver des jours pretieux à l’Etat,
Faites-vous un honneur un peu moins delicat.
Eussiez-vous entrepris l’attentat le plus lâche,
420 Le pardon de la Reine en lavera la tache
Et l’Etat de nouveau tremblant sous vôtre loy
N’osera plus, Seigneur, douter de vôtre foy.

LE C. D’ESSEX.

Qu’un semblable discours cache mal vôtre feinte,
Et qu’on verroit en vous de desordre et de crainte,
425 Si par un lâche aveu je daignois acheter
Le pardon des forfaits que l’on m’ose imputer !

COBAN.

D’un injuste soubçon vôtre ame prévenüe*
Répand toûjours sur moy le venin qui la tüe.
Mais dans l’affreux peril, Seigneur, où je vous voy
430 Je vous donne un conseil que je prendrois pour moy.

LE C. D’ESSEX.

Un semblable conseil seroit pour vous à suivre,
Coban, j’aime l’honneur et vous aimez à vivre.
Ce conseil qu’un grand cœur n’a jamais pardonné,
Je le laisse, Coban, à qui me l’a donné,
435 Et dans un autre temps....

COBAN.

Je crains peu la menace
Et sçay des malheureux respecter la disgrace :
Le Ciel éclaircira vos injustes soubçons.

LE C. D’ESSEX.

Le Ciel éclaircira vos noires trahisons.

COBAN.

[p. 22]
De quoy m’accusez-vous ?

LE C. D’ESSEX.

Je sçay que vôtre envie
440 Fût toûjours d’obscurcir la gloire de ma vie.
Coban se fit toûjours des projets de grandeur
Sur l’éclatant débris de toute ma faveur.
Je sçay tous ses complots et tous ses artifices,
Ses billets supposez, ses témoins, ses complices,
445 Et si je ne peris en victime d’Etat,
Je scay que par un lâche et secret attentat....
Vous m’entendez.

COBAN.

L’Etat connoît mieux mon courage.
Vous méme vous pourriez en porter témoignage,
Vous m’avez vû combattre et grace au Ciel mon bras
450 Pour perdre un ennemy ne se cacheroit pas.
Mais quittons l’un et l’autre un discours qui nous gesne*.
Que dois-je cependant raporter à la Reine ?
Vous sçavez son dessein, n’avourez-vous jamais...

LE C. D’ESSEX.

Hé bien puisqu’il le faut j’avoûray mes forfaits.
455 Vous vous troublez, Coban, est-ce crainte, est-ce joye ?

COBAN.

Vôtre aveu va charmer la Reine qui m’envoye ?

LE C. D’ESSEX.

Puisque vous le voulez, allez sans differer,
Luy dire qu’à ses pieds je vay tout declarer
Et de mes actions avoûer les plus noires,
460 Luy demander pardon de toutes mes victoires ;
Luy demander pardon du sang que j’ay versé,
D’un monde d’Ennemis à ses pieds renversé ;
Luy demander pardon d’avoir contraint l’envie
A force de vertus, d’attenter sur ma vie.
465 C’est de quoy vôtre esprit vouloit estre éclaircy ; [p. 23]
C’est tout ce que j’ay fait, je le confesse aussi,
Et je ne puis nier à toute l’Angleterre
Des crimes si connus presque à toute la Terre.

COBAN.

Est-ce là cét aveu ?

LE C. D’ESSEX.

Non, Coban, arrestez.
470 Allez luy dire encor toutes vos lâchetez.
J’ay part à vos forfaits et ce fût là mon crime
D’avoir voulu pour vous surprendre* son estime,
De vous avoir souffert ainsi que vos pareils
Infecter son esprit par vos lâches conseils,
475 D’avoir à vos amis par trop de complaisance
Pour les plus grands emplois donné la preference ;
De vous avoir enfin laissé jusqu’en ce jour
Par vôtre politique empoisonner la Cour.
J’en demande pardon à la Reine, à l’Empire.
480 C’est ce que de ma part vous avez à luy dire.

COBAN.

Je ris du vain éclat de vôtre inimitié
Et n’ay rien à repondre à qui me fait pitié.
Vos témoins parleront si vous voulez vous taire :
Et d’un crime noûveau nous sçavons le mistere,
485 Dont le remords déja se peut faire sentir    
Et qu’au moins vostre cœur ne sçauroit démentir.
[p. 24]

SCENE III. §

CLARENCE, LE C. D’ESSEX.

LE C. D’ESSEX.

Venez, venez, Duchesse, et par vostre presence
A ce cœur accablé rendez quelque esperance.
L’entretien de Coban m’a mis au desespoir.

CLARENCE.

490 Et que fera le mien si je fais mon devoir ?
Vous dois-je conseiller ou d’irriter la Reine,
Ou de perdre l’honneur pour éviter sa haine ?
L’infamie ou la mort ! quel horrible secours !
Faut-il sacrifier vôtre gloire ou vos jours ?
495 Vos jours si chers, si beaux et trop dignes d’envie ?
Vôtre gloire que j’aime autant que vôtre vie ?
Je ne voy rien qui puisse icy nous secourir
Et je viens prés de vous soupirer et mourir.

LE C. D’ESSEX.

Je vous l’avois prédit, vous le sçavez, Madame,
500 Qu’un grand malheur suivroit ma fortune et ma flame.
Dans le temps que la Reine en formant ma grandeur
M’apelloit par degrez à toute sa faveur,
Je vous aimay, Madame, et mon rang favorable
Obtint pour vous prés d’elle une place honorable.
505 Je partageay mes soins entre ma gloire et vous,
Et dans ce temps heureux, dans ce moment si doux,
La Reine par vos soins m’expliqua sa tendresse :
Mon front plus d’une fois rougit de sa foiblesse. [p. 25 C]
Je craignis cét amour et pour vous et pour moy,
510 Tant d’honneur à la fois me donna de l’effroy,
Je voulus au peril de toute ma fortune
Interrompre le cours d’une flame importune,
Je voulus éviter les yeux de nos jaloux,
Vous donner tous mes soins, ne vivre que pour vous
515 Et dans un lieu plus bas dérober à l’envie
Ma gloire, mon repos, mon amour et ma vie.
Vous rompites le coup que j’avois resolu ;
Me voila dans les fers, vous l’avez bien voulu.

CLARENCE.

Quoy pour les interests, pour le bien de ma flame,
520 Je me reprocherois dans le fond de mon ame
D’avoir à tant de gloire arraché mon amant ?
Moy, je vous aurois fait descendre lâchement
Pour jouïr en repos de ma flame secrette
Dans les obscuritez d’une indigne retraite ?
525 Je vous aime Seigneur, pour vous plus que pour moy.
Voyant qu’icy le Thrône avoit besoin d’un Roy,
Et que la Reine enfin nous devoit faire un Maistre,
Je ne voyois que vous qui fût digne de l’estre.
Je voulois vous ceder au Thrône de nos Rois.
530 Que de joye eût suivy la gloire de ce choix !
Que ne repondiez-vous à l’ardeur de mon zele ?
Peut-estre on vous verroit sur le Thrône avec elle.
Si pour vous voir régner je vous avois perdu,
Qu’ainsi vous me seriez heureusement rendu !

LE C. D’ESSEX.

535 Cependant vous voyez que la Reine elle-mesme,
Loin de me faire part de la grandeur suprême,
D’un infame destin menace ces beaux jours
Que j’avois destinez à nos tendres amours.

CLARENCE.

[p. 26]
Pour détourner un coup dont la crainte m’accable,
540 Aimez la Reine enfin d’un amour veritable.
Le perfide Coban a connu nôtre amour.
Le perfide Coban s’en va tout mettre au jour.

LE C. D’ESSEX.

Ainsi de tous côtez nostre peine est extréme.
Ainsi je crains pour vous bien plus que pour moy-mesme.
545 Abandonnez ma vie à la rigueur du sort,
Vos jours sont en peril, sauvez-vous par ma mort.
Après ma mort Coban n’aura plus rien à dire.

CLARENCE.

Non, j’atteste le Ciel si mon amant expire,
Que dans le mesme instant je suivray son trepas.

LE C. D’ESSEX.

550 J’iray donc m’accuser des plus noirs attentats,
Et me deshonorer pour racheter ma vie.
M’aimerez-vous couvert* de honte et d’infamie ?

CLARENCE.

Hà ! Seigneur, je ne crains pour vous que le trepas,
Vivez, et mon amour ne vous manquera pas.
555 Mais la Reine paroist, que je crains sa presence ;
Hà ! Seigneur, vous scavez quelle est sa violence.

LE C. D’ESSEX.

N’exigez rien de moy qui me fasse rougir.

CLARENCE.

De quelque air dont pour vous mon amour puisse agir,
Laissez-moy vous tirer d’un état si funeste.

LE C. D’ESSEX.

560 Sauvez, sauvez ma gloire et disposez du reste.
[p. 27 Cij]

SCENE IV. §

LA REINE, CLARENCE, LE C. DE SALISB. COBAN.

LA REINE.

Quoy ce fier criminel ne veut pas obeir ?
Salisbery, Coban, n’ont peu rien obtenir.

CLARENCE à part.

Que luy diray-je ? ô ! Dieu que je crains sa colere !

LA REINE.

Clarence, c’est en vous seulement que j’espere.
565 Le Comte n’eut jamais rien de secret pour vous.

CLARENCE.

Le Comte pourroit-il se défier de nous ?
Que ne puis-je vous faire un recit bien fidelle
De ce qu’il a pour vous de respect et de zele ?

LA REINE.

Il a donc avoüé.....

CLARENCE.

Le Comte m’a fait voir
570 Une douleur cruelle, un mortel desespoir,
De se voir soubçonné d’une Reine adorable.
Qu’à toute l’Angleterre il paroissse coupable,
Et qu’à tout l’Univers il devienne odieux ;
Mais qu’il paroisse au moins innocent à vos yeux.

LA REINE.

575 Vous pouvez me tout dire, en faveur de sa gloire
Je veux tout oublier et je ne veux rien croire.

CLARENCE.

[p. 28]
Je vois qu’il a pour vous un si profond respect,
Qu’il aime mieux mourir que vous estre suspect.
Si dans l’emportement d’une rage insensée,
580 Son cœur d’un seul desir vous avoit offensée,
Je le connois, sa main auroit percé son cœur,
Et noyé dans son sang son ingrate fureur.

LA REINE.

Mais enfin contentez ma juste impatience,
Le Comte veut-il rompre, ou garder le silence ?
585 Veut-il dans son orgueil toûjours perseverer ?

CLARENCE.

Il ne veut que vous plaire et que vous adorer.
De grace écoutez-moy. Si vous sçaviez, Madame,
Quel zéle pour l’Etat tyrannise son ame,
Tandis que sa prison enchaîne sa valeur,
590 Et retient dans ses fers une si belle ardeur ?
Quoy, faut-il, m’a-t’il dit, que du sort qui m’outrage
Nos cruels ennemis tirent tant d’avantage ?
Et qu’une auguste Reine aide la trahison,
A faire à leur vainqueur une injuste prison ?
595 Hélas ! que deviendront tous ces projets de gloire
Que m’avoit inspirez ma derniere victoire ?
Que deviendra ma Reine assiegée en ces lieux,
Et de ses ennemis et de mes envieux ?
Vous verriez ce Heros troublé de ces allarmes
600 Soûpirer de douleur, descendre jusqu’aux larmes.

LA REINE.

Mais parmy sa douleur, dans tout son entretien
Il cherche à m’abuser et ne confesse rien.
Vous avez avec luy concerté ces allarmes,
Ce zele, ces respects, ces douleurs et ces larmes.
605 Quel orgueil indomptable ! il aime mieux mourir....
Il mourra, vous voulez en vain le secourir.
Vostre cœur et le sien sont trop d’intelligence*.            [p. 29] [Ciij]
Il n’a pour moy qu’orgueil, faux respect, deffiance,
Il brave mon amour, ma faveur, mes bienfaits.

CLARENCE.

610 De quoy l’accusez-vous ?

LA REINE.

Ne m’en parlez jamais.
Vous ménagez fort mal l’honneur de ma tendresse,
Vous n’abuserez plus tous deux de ma foiblesse.
Je veux pour le juger qu’on s’assemble aujourd’huy.
Le sort en est jetté, plus de grace pour luy.

SCENE V. §

CLARENCE seule.

615 Ciel, qui vois les transports d’une Reine charmée,
Mon Amant en peril, ma tendresse allarmée,
Ciel qui dans cette Reine as mis tant de vertus,
Qui vois tant d’ennemis à ses pieds abbatus,
Tant de Rois amoureux ou jaloux de sa gloire,
620 Voy quelle cruauté va soüiller sa memoire.
Pour conserver au Comte et l’honneur et le jour,
Aux rigueurs de la Reine oppose son amour,
Ou du moins donne-luy dans ce peril extreme
Tout ce qui peut servir à sauver ce que j’aime.
625 Qu’il vive, c’est assez, c’est mon unique bien,
J’abandonne le reste et ne demande rien.

Fin du second Acte.

[p. 30]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

LE C. D’ESSEX, POPHAM, LE C. DE SALISB. RALEG, COBAN, VALDEN.

POPHAM.

Comte d’Essex voyez les bontez de la Reine :
Quelques Juges suspects d’interest ou de haine
Luy paroissant icy trop à craindre pour vous,
630 Son choix pour vous juger s’est arresté sur nous.
Des Juges Souverains la nombreuse assemblée
Feroit quelque embarras à vostre ame accablée.
Tout ce que les témoins viennent de déposer,
Les complots criminels qu’on ne peut déguiser,
635 Toutes ces veritez ont dequoy vous confondre ;
La Reine cependant vous invite à répondre,
Vous pouvez vous deffendre et ne rien oublier
De ce qui peut servir à vous justifier.

LE C. D’ESSEX.

[p. 31 Ciiij]
Où me voy-je reduit ! Il est donc veritable
640 Que la Reine et l’Etat me traitent de coupable.
Dequoy m’accuse-t’on ? à peine ma memoire
Que devroient occuper d’autres soins pour ma gloire
A mon ame indignée ose representer
Les crimes odieux que l’on m’ose imputer.
645 Je suis donc accusé de quelque intelligence*
Avec une ennemie et jalouse Puissance :
Les Irlandois, dit-on, ces fameux revoltez
Ont receu de ma part des lettres, des traitez,
Ont receu de ma main des secours infidelles,
650 Quand cette mesme main punissoit ces rebelles ;
Un tel soubçon peut-il estre mieux effacé
Que par leur propre sang que ma main a versé ?
On m’accuse d’oser pretendre à la Couronne.
Cependant aussi-tost que la Reine l’ordonne,
655 J’abandonne l’armée et sans autre secours
Je viens mettre à ses pieds ma fortune et mes jours.
Mais on a vû pour moy la populace armée,
La Cour en prend ombrage et paroist allarmée.
Si j’ay l’amour du peuple est-ce un crime pour moy ?
660 Son zele et sa faveur ébranlent-ils ma foy ?
On me voit au peril d’une prison certaine,
Desarmé, me livrer au pouvoir de la Reine.
Ce sont là mes forfaits ; combattre heureusement,
M’immoler pour l’Etat, obeïr promptement,
665 A tous mes ennemis me livrer sans deffence,
M’assurer* sur ma Reine et sur mon innocence :
Voila mes attentats. Mais quelle lâcheté
Semble icy me soumettre à votre authorité ?
Faudra-t’il devant vous que je me justifie ?
670 Que la Reine à son gré dispose de ma vie ;
Mon sort independant du reste des humains
Releve d’elle seule, il est tout dans ses mains. [p. 32]
Un Raleg, un Coban, auront-ils l’assurance
De vouloir sur mon sort prendre quelque puissance ?
675 Puis-je, Salisbery sans fremir de courroux
Les voir tous deux assis en mesme rang que vous ?
Ou pour ou contre moy j’abhore leur suffrage.
C’est pour mes ennemis un trop grand avantage
De voir abandonner par une injuste Loy
680 A des hommes comme eux un homme comme moy.

POPHAM.

Ne sçauriez-vous enfin vous rendre icy le maître
De cét injuste orgueil que vous faites paroistre ?
Il vous aveugle encor et vous fait outrager
Ceux que la Reine mesme oblige à vous juger.
685 Elle nous a choisis, qu’avez-vous à nous dire ?
Puis qu’elle a sur vos jours un souverain empire,
Et qu’icy sa justice emprunte nostre voix ;
Contraignez vostre orgueil et respectez son choix.

COBAN.

Je ne suis pas surpris que son discours m’offence.
690 Son crime doit icy craindre nostre presence,
Ma veuë à tout moment luy reproche aujourd’huy
Les bienfaits que la Reine a répandus sur luy.
Je l’ay veuë épuiser pour luy cette abondance
Que le Thrône fournit à sa magnificence,
695 Et trouver ses thresors un bien trop limité
Pour remplir d’un ingrat l’injuste avidité.
C’est ce qui fait icy sa douleur et sa rage.
Pour nous rendre suspects son discours nous outrage :
J’en ay senty l’affront, je ne puis le nier,
700 Mais enfin je suis Juge et veux tout oublier.

LE C. D’ESSEX.

Luy qui s’aime luy seul, qui seul se considere,
Coban tranche* du Juge équitable et sincere.

RALEG à Coban.

[p. 33]
Le Comte en offensant ses Juges souverains
Rend icy ses forfaits plus grands et plus certains.

POPHAM.

705 Tout l’Etat vous connoist et vous fera justice.

LE C. D’ESSEX.

Achevez, prononcez l’Arrest de mon suplice.
L’imposture triomphe et je n’ay plus d’espoir.
Qu’un prompt trépas m’arrache à l’horreur de les voir.

LE C. DE SALISBERY.

Seigneur, que voy-je icy ? l’éclat qu’on vient de faire
710 Dans Coban, dans Raleg marque trop de colere :
Faites-les éloigner : que leur ressentiment
Ne mesle rien d’injuste à vostre jugement.

POPHAM.

Quand il faut recuser des Juges équitables
On n’écoute jamais la fureur des coupables,
715 Et c’est mesme une loy dont l’Etat est jaloux
De ne point recuser des hommes comme nous.

LE C. DE SALISBERY.

C’est une Loy sans doute injuste et violente
Quand il faut decider d’une teste importante,
Et donner un Arrest sur qui de toutes parts
720 Le monde tout entier doit tourner ses regards.
Je descens de ma place aprés cette injustice,
En jugeant avec eux je serois leur complice,
Et je dôis m’épargner la honte et la douleur
De mesler lâchement ma voix avec la leur.
bas.
725 Cher Comte je vous plains et vay dire à la Reine
Ce que font contre vous l’injustice et la haine.
[p. 34]

SCENE II. §

LE C. D’ESSEX, POPHAM, COBAN, RALEG, etc.

POPHAM.

Je n’abuseray point, Comte, de mon pouvoir ;
J’en atteste le Ciel, je feray mon devoir :
Sans aucun interest, sans aigreur, sans foiblesse,
730 De toute passion l’ame libre ou maîtresse,
Je vous feray justice avec la mesme foy,
Que je souhaitterois qu’on en usast pour moy.
N’avez-vous rien à dire ?

LE C. D’ESSEX.

En faut-il davantage ?
Je ne changeray point de cœur et de langage.
735 Vous sçavez ce que c’est qu’un cœur comme le mien ;
Je n’ay rien à repondre à qui me connoist bien.

POPHAM.

Comte d’Essex, en vain vous bravez la justice ;
Au devoir de mon rang il faut que j’obeisse.
[p. 35]

SCENE III. §

LE C. D’ESS. LE C. DE SALISB. POPHAM, etc.

LE C. DE SALISBERY.

Ne precipitez rien,

POPHAM.

Par quel emportement....

LE C. DE SALIS.

740 Seigneur, la Reine veut sursoir le jugement.
C’est son ordre, elle vient.

SCENE IV. §

LA REINE, LE C. D’ESSEX, POPHAM, COBAN, etc.

LA REINE.

Allez, qu’on se separe.
[p. 36]

SCENE V. §

LA REINE, LE C. D’ESSEX.

LA REINE.

Ingrat pour vous encor, ma bonté se declare.
J’ay suspendu l’Arrest, j’ay vaincu mon couroux,
Que ferez-vous pour moy, quand je fais tout pour vous,
745 Vostre cruel orgueil ne veut-il pas se rendre ?
De l’aveu que je veux pourra-t’il se deffendre ?

LE C. D’ESSEX.

Que me demandez-vous, en me voulant sauver ?
Ne me faites point grace, ou daignez l’achever.
La honte, les malheurs où m’expose l’envie,
750 Me laissent-ils encor quelque amour pour la vie ?
Pour l’Etat et pour vous j’ay prodigué mes jours :
Faut-il par le desir en prolonger le cours,
Des lâches trahisons avoüer la plus noire ?
La vie est-elle un bien s’il m’en coûte ma gloire ?
755 Un cœur comme le mien qui brave le trépas,
Ne trouve rien d’aimable* où la gloire n’est pas.

LA REINE.

Un cœur comme le vostre et grand et magnanime,
Rend l’attentat illustre et consacre son crime.
Si les charmes du Thrône ont tenté vostre bras,
760 Vous me deviez punir de ne vous l’offrir pas.
Je vous l’ay déjà dit le régne d’une femme,
Vous a fait murmurer dans le fond de vostre ame,
Et vous fit presumer que vous pouviez trahir,
Celle qui vous laissoit la honte d’obeïr. [p. 37 D]

LE C. D’ESSEX.

765 Supposez un forfait encor plus honorable,
L’innocence, Madame, est toûjours plus aimable*.
Qu’est-ce qui m’a rendu digne de ces emploits,
De ce sublime rang qui m’aprochoit des Roys ?
N’est-ce pas ma vertu ? si vous m’aimiez, Madame,
770 Noircy de ces forfaits dont je fremis dans l’ame,
Je le dis hardiment, il me seroit plus doux,
D’estre digne de vous que d’estre aimé de vous.
Si vous pouvez m’aimer, quoy que chargé d’un crime,
Cet amour m’est bien cher, mais vaut-il vostre estime ?
775 Un Amant de la sorte a de foibles apas,
Et l’amour meurt bien tost où l’estime n’est pas.

LA REINE.

Aimons comme je veux, daignez enfin me croire,
Et croyez un peu moins ces scrupules de gloire.
Vostre crime ne peut échaper aux clartez,
780 Aux indices pressans qu’on void de tous costez ;
Mais ingrat, vous craignez qu’un jour vostre Princesse,
Ne vous pût reprocher un crime, une foiblesse.
Cruel, vous aimez mieux mourir que l’avoüer.
Ce sentiment est beau, je dois vous en loüer.
785 Mais songez que souvent il est beau de descendre
De ces grands sentimens à l’amour le plus tendre,
Que souvent sur un crime illustre et glorieux,
Quand il est avoüé, l’amour ferme les yeux,
Et que par cette aimable* et promte déference,
790 Des crimes avoüez valent bien l’innocence.
Vous ne vous rendez point, cruel je le voy bien,
A toutes mes bontez, Comte, n’accordez rien.
Refusez à l’amour l’aveu qu’il vous demande ;
Mais je vous parle en Reine et je vous le commande. [p. 38]

LE C. D’ESSEX.

795 Vous me le commandez, quel est vostre dessein ?
Abuse-t’on ainsi du pouvoir souverain ?
J’ay toûjours respecté la grandeur souveraine ;
Nul n’a porté si loin les ordres de ma Reine,
Je n’ay rien menagé pour les executer ;
800 Les plus affreux perils n’ont pû m’épouvanter.
Vostre voix redoubloit ma force et mon courage :
J’ay vaincu, j’ay tout fait, je ferois davantage,
Mais le sacré pouvoir que je dois adorer,
Ne sçauroit me contraindre à me deshonorer,
805 Je n’ay pas moins d’horreur, malgré vostre colere,
D’avoüer des forfaits, que j’aurois à les faire,
Et me le commander c’est me faire une loy
Trop indigne, Madame, et de vous et de moy.
Ne vous emportez point : j’oppose à vostre haine,
810 Cet aneau pretieux, ce present de ma Reine.
En vous rendant ce gage, il faudra malgré vous,
Vous me l’avez promis, forcer vostre couroux.
Mais estant innocent, je ne veux point de grace,
Et dussay-je perir du coup qui me menace,
815 On ne me verra point par ce honteux secours
Racheter lâchement le reste de mes jours.

LA REINE.

Quel orgueil !

SCENE VI.[p. 39] [Dij] §

LA REINE, LE C. D’ESSEX, COBAN.

COBAN, bas.

Quel transport agite ainsi la Reine.

LA REINE aux Gardes.

Coban qu’on se rassemble. Et vous qu’on le remene.

SCENE VII. §

LA REINE, CLARENCE.

CLARENCE.

Ah, Madame ! je viens embrasser vos genoux,
820 Pour toutes les bontez que vous avez pour nous.
Vous conservez le Comte à tout l’Etat qui l’aime ;
Au peuple qui l’adore, à Clarence, à vous mesme.
Ses propres ennemis ordonnoient de son sort.
Vous vous opposez seule à l’Arrest de sa mort.
825 Quel eût esté sans vous son secours, son refuge ?
Raleg l’alloit juger, Coban estoit son Juge ;
Sa haine triomphoit, et ce traitre aujourd’huy....

LA REINE.

[p. 40]
Ah Clarence ! le Comte est plus traitre que luy.

CLARENCE.

Quel est ce changement ? que dites-vous, Madame ?

LA REINE.

830 Vous me voyez la rage et la fureur dans l’ame.
Sans doute on vous a dit quel genereux effort
L’enleve à la Justice et l’arrache à la mort :
Cét ingrat cependant qui brave ma clemence
Plus que jamais s’obstine à garder le silence.

CLARENCE.

835 Madame, voulez-vous que la peur du trépas
Arrache de sa bouche un crime qui n’est pas ?
Eh que n’appliquez-vous toute vostre prudence
A perdre l’imposture et sauver l’innocence ?
Vostre esprit qui voit tout ne peut-il aujourd’huy
840 Deméler le coupable entre Coban et luy ?
Je ne dois plus enfin vous cacher ce mistere ;
Je tremble à vous le dire, et ne puis vous le taire.
L’aveu de ce secret me peut estre fatal.
Coban est ennemy du Comte et son Rival.

LA REINE.

845 Et son Rival ! Coban m’aimeroit ?

CLARENCE.

Oüy, Madame.

LA REINE.

J’ay remarqué souvent quelque éclat de sa flame.
Mais ou j’ay negligé ses feux audacieux,
Ou j’ay toûjours douté de la foy de mes yeux.

CLARENCE.

[p. 41 Diij]
Cependant conservant toûjours la mesme audace,
850 Il veut perdre le Comte et puis prendre sa place.

LA REINE.

Et puis prendre sa place ? il a donc presumé
Qu’aprés la mort du Comte il pourroit estre aimé.
Luy jusques là pousser un espoir temeraire ;
Pretendre aprés le Comte à l’honneur de me plaire.
855 J’aimerois mieux le Comte accusé, condamné,
Que Coban innocent, que Coban couronné.

CLARENCE.

C’est toutefois Coban, cét imposteur infame,
De qui l’ambitieuse et jalouse flame
Suppose à son Rival tant d’horribles forfaits.

LA REINE.

860 Plût au Ciel que Coban eût forgé tous ces traits
Qui font de mon amant la honte et la disgrace.
C’est alors que Coban pourroit prendre sa place,
Et que pour me vanger, sans crainte et sans douleur
J’en ferois le sujet de toute ma fureur.
865 Quel triomphe pour moy, quel spectacle agreable,
De faire à l’imposteur le destin du coupable,
Et de voir dans le sang d’un traitre et d’un jalous
En ranimant ma joye éteindre mon courroux !
Du transport que je sens je tire un bon augure.
870 Allons sans plus tarder éclaircir l’imposture.
Que l’on cherche Coban. S’il veut dissimuler,
Il aime, c’est assez nous le ferons parler.

CLARENCE.

[p. 42]
Cependant par vostre ordre on va juger le Comte.
Pour le faire perir l’envie ardente et promte.....

LA REINE.

875 Ne craignez rien, l’amour est au dessus des lois.
Allons voir s’il le faut absoudre par ma voix,
Et jetter sur Coban et la peine et le crime.
Ah, que j’aurois de joye à changer de victime !

Fin du troisiéme Acte.

[p. 43 Diiij]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

RALEG, COBAN.

RALEG.

Vous estant recusé par pure politique
880 Vous vous sauvez ainsi de la haine publique.
Le Comte est condamné par la rigueur des loix.
Nostre brigue* a plus fait que n’eût fait vostre voix :
En apprenant l’Arrest la Reine s’est émeuë
Et n’a pû dérober son desordre à ma veuë.

COBAN.

885 Cette inégalité d’une amante en courroux
Luy peut rendre bien-tôt des sentimens plus doux ;
Le Comte condamné peut toucher sa tendresse.
Je connois son amour et je sçay sa foiblesse.
Clarence est auprés d’elle observant les momens
890 Où l’amour fait agir ses tendres mouvemens.
Que ne puis-je, Raleg, dans le cœur de la Reine,
Verser tout mon chagrin avec toute ma haine,
Ou pour haster mes vœux et remplir mon espoir
Avec tant de fureur que n’ay-je son pouvoir ! [p. 44]

RALEG.

895 Quoy qu’il en soit il faut que le Comte perisse.
Coban nostre salut dépend de son supplice.
Si la Reine a pour luy des vœux trop inconstans,
L’amour parle à son tour, mais la haine a son tems.
Un moment favorable et c’est fait de sa teste,
900 La main qui doit l’abattre est déja toute preste.
Pour irriter la Reine il la faut allarmer.
La revolte est icy facile à s’allumer.

COBAN.

Elle ne l’est que trop. Le frere de Clarence
Peut beaucoup dans la Ville et je crains sa puissance.

RALEG.

905 S’il osoit de la Reine irriter la fierté....

COBAN.

Elle vient. Sonde un peuple à demy revolté.

RALEG.

Je sçay ce qu’il faut faire et j’en rendray bon compte.

SCENE II. §

LA REINE, COBAN.

LA REINE.

Je vous faisois chercher, Coban : enfin le Comte
Ne nous bravera plus, vostre fidelité
910 Nous vange heureusement de sa temerité.
Je me devois enfin un si grand sacrifice,
Et je dois à vos soins cét important service.

COBAN.

[p. 45]
Madame, quand on sert et sa Reine et l’Etat....

LA REINE.

Je veux bien l’avoüer, la mort de cét ingrat
915 Seroit pour ma Couronne une horrible disgrace
Si je n’avois en vous dequoy remplir sa place.

COBAN.

Moy, Madame ?

LA REINE.

Le Ciel vous fit pour ces emplois,
Et vos pareils sont nés pour la gloire des Roys.

COBAN.

Si le zele et la foy peuvent seuls y suffire,
920 Nul ne peut mieux servir sa Reine et son Empire.
Mais je me sçay connoistre et borner mes desirs.

LA REINE.

Je vous connois Coban, et mesme des soupirs
Qui par trop de respect n’osent se faire entendre,
Et qu’on a pris le soin de me faire comprendre....

COBAN.

925 O Ciel !

LA REINE.

Vous vous troublez, et ce trouble à mes yeux
Offre ce qu’on m’a dit et me l’explique mieux.

COBAN.

Quoy ! d’un foible sujet l’audace ambitieuse....

LA REINE.

L’audace est noble et belle alors qu’elle est heureuse.
Remettez-vous, Coban, des sujets comme vous,
930 Meslant à leurs respects un peu d’amour pour nous,
En servent mieux leur Reine ; il n’est respect ny zele,
Qui vaille les ardeurs d’un amour bien fidelle.
L’amour fait les Heros, et le plus genereux
Ne sert jamais si bien qu’un sujet amoureux.
935 L’amour de vos pareils ne peut jamais déplaire. [p. 46]

COBAN.

L’amour de mes pareils est toûjours temeraire.

LA REINE.

Non, non, souvenez-vous qu’après la mort du Roy,
En me couronnant Reine on m’imposa la loy
D’en faire un sans sortir des lieux de ma naissance :
940 Vous, meritez mon choix par vostre obeissance.
Vous vous tairez toûjours en courtisan discret,
Je sçay qu’on ne sçauroit vous surprendre* un secret,
Moins encor l’arracher d’un cœur comme le vostre.
Je ne vous presse plus ; mais dittes m’en un autre.
945 Le Comte est condamné, rien ne le peut sauver,
Sa perte est resoluë, il la faut achever.
On dresse un Echaffaut dans la place publique.
C’est icy qu’avec vous il faut que je m’explique.
Vous avez sçû du Comte éclaircir l’attentat,
950 Et sans doute en rival ou d’amour ou d’Etat :
Dans ces occasions la politique adroitte,
Mesle dans les ressors d’une intrigue secrette,
Quelque artifice heureux, quelque fausse clarté,
Des couleurs dont on sçait farder la verité.

COBAN.

955 Ce discours me surprend, que me voulez-vous dire ?

LA REINE.

Ne vous emportez pas, l’air qu’icy l’on respire,
Cét esprit qu’en naissant nous prîmes vous et moy,
Est trop incompatible avec la bonne foy :
Cette sincerité scrupuleuse et sauvage
960 Dans la cour, entre nous n’est plus guere en usage.
Je vous connois, Coban, ouvrez-moy vostre cœur,
Vous enviez au Comte une injuste faveur :
Vous devez le haïr, et vous m’avez servie
D’ajoûter au pouvoir que j’avois sur sa vie, [p. 47]
965 Le droit de le punir en criminel d’Etat,
Et de m’avoir presté l’ombre d’un attentat.
On me vante par tout l’innocence du Comte,
Vous avez trouvé l’art de le perdre sans honte,
D’employer la Justice à servir mon courroux,
970 Ma haine avoit besoin d’un homme comme vous.
Que ne vous dois-je point d’avoir fait un coupable,
D’un sujet dont l’orgueil m’estoit insuportable !
Des crimes deguisez avec quelque couleur.....

COBAN.

Qu’entens-je ? Je suis donc, Madame, un imposteur.

LA REINE.

975 Donnez un autre nom à ce fameux service.
Vostre crime me sert, je suis vostre complice,
Et pour dire encor plus vostre crime est le mien :
Parlez on m’a tout dit, ne me deguisez rien.

COBAN.

Et que vous a-t’on dit ? quelle imposture horrible.

LA REINE.

980 Vous le sçavez, Coban, un orgueil inflexible
Perd le Comte : craignez l’exemple, obeissez,
Parlez.

COBAN.

Vous m’ordonnez de parler, c’est assez.
J’avoüray que flatté* d’un espoir favorable,
En voyant dans le Comte un rebelle, un coupable,
985 J’ay jusques sur son rang osé porter les yeux.
S’il faut justifier des voeux ambitieux,
Si ce n’est pas assez pour meriter sa place,
Ecoutez et voyez jusqu’où va son audace.
Clarence aime le Comte, et le Comte charmé
990 Aime cette perfide autant qu’il est aimé.

LA REINE.

[p. 48]
Ciel ! mais quel interest.....

COBAN.

Tous deux d’intelligence**
Veulent vous enlever la supréme puissance.

LA REINE.

N’est-ce point un éclat de vos inimitiez ?

COBAN.

J’ay vû plus d’une fois son Amant à ses pieds.
995 Mais ne m’en croyez pas, faites parler Clarence.
La Jeunesse et l’amour gardent mal le silence ;
Et d’ailleurs les secrets que l’on cache le mieux,
Madame, rarement échapent à vos yeux.

LA REINE.

Croiray-je ce raport, avanture funeste ?
1000 Tous deux me trahiront ?

COBAN.

Ha, Madame ! J’atteste....

LA REINE.

Laissez-moy, je n’ay plus besoin de vos sermens.

SCENE III. §

LA REINE seule.

Ah ! je ne voy que trop ces perfides Amans.
Malgré leur artifice une ardeur empressée,
Mille soins naturels s’offrent à ma pensée.
1005 Ay-je pû m’abuser en les voyant tous deux ?
Sous la tendre amitié le secret de leurs feux,
A-t’il pû si long-temps échaper à ma veuë ?
Coban, tu m’as donné le poison qui me tuë.
Pour servir ton amour, ou plûtost ta fureur, [p. 49 E]
1010 Que ne me laissois-tu perfide mon erreur ?
Quoy des traistres par tout ? au dehors des rebelles,
Au dedans des mutins, chez moy des infidelles.
Je sens la pesanteur de ton bras tout puissant,
Grand Dieu, la voix des pleurs et du sang innocent
1015 Qu’a versé si souvent ma noire politique,
M’a fait le seul objet de la haine publique.
Mon Thrône est assiegé de soubçons, de terreurs,
De haine, digne prix de toutes mes fureurs.
A cet affreux destin il faut que je réponde,
1020 Tout le monde me hait, haïssons tout le monde.
Ou plûtost ramassons tous nos ressentimens ;
Perçons de tous nos traits deux perfides Amans.
Mon cœur à tant de haine à peine peut suffire,
Ma haine, ma douleur souffrez que je respire.

SCENE IV. §

LA REINE, CLARENCE.

CLARENCE.

1025 Le Comte est condamné tout innocent qu’il est.
Pourrez-vous avoüer un si sanglant Arrest ?
Coban l’emporte enfin sur nous et sur vous-mesme.
Le traistre impunément nous trahit et vous aime.
Lâche rival du Comte et jaloux de son sort....

LA REINE.

1030 Ce n’est pas luy, c’est vous qui luy donnez la mort.
J’allois tout oublier ; vostre ardeur mutuelle
Fait l’horreur de son crime, et luy sera mortelle.
Je ne fiois qu’à vous le nom de mon vainqueur,
A vostre seule foy j’abandonnois mon cœur, [p. 50]
1035 Je vous fis le témoin de toute ma foiblesse,
Et vous trompiez tous deux ma credule tendresse.
La force du remords, l’horreur de cet affront,
Vous fait baisser les yeux, fait pâlir vostre front.

CLARENCE.

De quoy m’accusez-vous ?

LA REINE.

Vantez vostre innocence,
1040 Au crime de vos feux ajoûtez l’impudence,
Perfide, je sçay tout, et Coban m’a tout dit.

CLARENCE.

Je pourrois démentir celuy qui me trahit,
Mais je n’imite point un imposteur infame.
Il peut nier son crime, et j’avoüray ma flame.
1045 Je vois vostre couroux tout prest à s’emporter,
Faites-vous quelque effort et daignez m’écouter.
Dés mes plus tendres ans ayant aimé le Comte,
Bien loin que mon amour me fasse quelque honte,
Et qu’il doive attirer sur moy vostre couroux,
1050 Apprenez, admirez ce qu’il a fait pour vous.
Cét amour s’élevant au dessus de tout autre,
Ce trop fidelle amour fut si fidelle au vostre,
Que voyant que le Comte honoré de vos feux,
Craignoit dans cet amour un bien trop dangereux,
1055 Mon amour malgré luy, luy fist garder sa place,
Je voulus tout risquer plûtost que sa disgrace.
Pour rompre son dessein que ne tentay-je pas !
Je l’enchaînay moy-mesme au soin de vos Etats,
Aux pieges, aux perils d’une Cour infidelle,
1060 Au funeste embarras d’une grandeur nouvelle.
Ah ! si vous aviez vû ce combat entre nous,
De son amour pour moy, de mon zele pour vous,
Mon amour à vos yeux ne seroit pas coupable.
Ce que le Comte a fait, son zele infatigable, [p. 51]
1065 Pour le bien de l’Etat tant d’illustres projets,
Une paix glorieuse acquise à vos sujets,
Le bruit de vostre nom augmenté par sa gloire,
Ses travaux, ses exploits d’éternelle memoire ;
Mon amour a tout fait, cet amour genereux
1070 Rend vostre rêgne illustre et vos peuples heureux :
Mais j’ay plus fait encor : je vous fis la maîtresse
Du sort de vostre amant, de toute sa tendresse,
Je vous ay tout cedé, son cœur, sa liberté,
Tout son sang, tous ses jours, l’amour seul m’est resté.
1075 Si je brûlois pour luy d’une ardeur insensée,
D’une inutile flame, injuste, interessée,
J’aurois gardé le Comte éloigné de la Cour,
Seul avec sa vertu, seul avec son amour,
Comparez maintenant les crimes de ma flame,
1080 A celle que Coban vous garde dans son ame.
Je vous donne le Comte, il veut vous l’enlever ;
Son amour l’a perdu, le mien le veut sauver ;
Pour vous et pour l’Etat je cede ce que j’aime,
Coban perd tout l’Empire et vous perdra vous-même.

LA REINE.

1085 Dites, dites plutost que vostre passion,
Secondant les fureurs de son ambition,
L’attacha prés de moy sous le masque infidelle.
Sous le brillant dehors d’un veritable zele.
Vous vous aimez tous deux, il ne m’aima jamais.
1090 Il vouloit seulement surprendre* mes biens faits,
Me voler lâchement toute ma confiance,
S’armer de mes faveurs, usurper ma puissance,
Et sur tout, quel malheur est comparable au mien !
Surprendre* mon amour quand un autre a le sien.
1095 C’est une trahison et si noire et si pleine....
Jamais traistre ne fut digne de tant de haîne.
Aussi jamais courroux ne fut si bien servy.
Je le verray bien-tost pleinement assouvy. [p. 52]
Je vous verray gemir et trembler l’un pour l’autre ;
1100 Je soûleray* mes yeux de son sang et du vostre,
De vostre Amant, l’Etat me va faire raison,
Et je me la feray de vostre trahison.

CLARENCE.

Sur moy seule tournez cette fureur extrême.
Perdre le Comte, helas ! c’est vous perdre vous-mesme.
1105 Craignez que vostre cœur ne se laisse trahir :
On aime quelquefois quand on pense haïr,
Et l’amour irrité qui tonne et qui menace,
Souvent au fond du cœur tremble et demande grace.
Mourra-t’il ce sujet si cher, si pretieux ?
1110 O Ciel ! je vois des pleurs qui tombent de vos yeux.

LA REINE.

Oüy, j’en donne, cruelle aux malheurs de ma vie,
Au mortel souvenir de vostre perfidie.
De l’air dont vous flattiez mes timides appas,
Je me croyois aimée et je ne l’estois pas.
1115 Peut-estre que sans vous l’ingrat m’auroit aimée.

CLARENCE.

Madame, il vous adore et son ame charmée,
Vous gardera toûjours ce qu’il vous a promis.

LA REINE.

Ah ! c’est le plus cruel de tous mes ennemis.
Il n’en faut plus douter, vous l’aimez il vous aime :
1120 Cependant vous voulez, quelle injustice extréme !
Vous voulez que je sauve un sujet revolté,
Et que ce soit pour vous qui me l’avez osté.
En vain vous pretendez me flechir par vos larmes.
Plus vous montrez pour luy de troubles et d’alarmes,
1125 Plus vous montrez d’ardeur, plus je sens que je doy
Faire perir ce traistre et pour vous et pour moy.

CLARENCE.

[p. 53 Eiij]
S’il vivoit pour vous seule en vous devant la vie,
Pourriez-vous conserver cette cruelle envie ?
Si je le ramenois soûmis à vos genoux,
1130 Si sauvé par vous seule il estoit tout pour vous....

LA REINE.

Eh, n’a-t’il pas bravé vos prieres, vos larmes ?
Mais vous esperez tout du pouvoir de vos charmes,
Je voy combien l’ingrat est soûmis à vos loix,
N’importe, parlez-luy pour la derniere fois.
1135 Qu’on le fasse venir ! lâche et foible Princesse !
Cruelle vous voyez jusqu’où va ma foiblesse.
Vous perirez tous deux si le Comte aujourd’huy
Ne me demande grace et pour vous et pour luy.

CLARENCE. seule

Faut-il pour augmenter ta disgrace cruelle,
1140 Cher Amant, t’accabler d’une douleur nouvelle ?

SCENE V. §

LE C. D’ESSEX, CLARENCE.

LE C. D’ESSEX.

Madame, on me permet encore de vous voir.
Est-ce grace ou rigueur quand je n’ay plus d’espoir ?

CLARENCE.

Il faut vous confier mes dernieres allarmes,
Et repandre à vos yeux le reste de mes larmes,
1145 J’ay pleuré vostre mort, j’ay pleuré nos malheurs,
Je dois vous annoncer d’autres sujets de pleurs.
Le sort plus loin encor pousse son injustice. [p. 54]
Coban nous a trahis et je suis sa complice.
N’imputant qu’à luy seul l’Arrest de vostre mort
1150 Le cœur plein de douleur par un soudain transport,
Je n’ay pû m’empescher    d’expliquer à la Reine,
Ce qui donne à Coban contre vous tant de haine.
L’audace de son feu vient de paroître au jour ;
Mais le traistre a fait voir par un cruel retour
1155 De nos feux mutuels le dangereux mistere.

LE C. D’ESSEX.

Ah ! vous estes perduë. O destin trop contraire !
Je pardonnois au sort sa derniere rigueur
Ses traits les plus mortels n’alloient pas jusqu’au cœur.
Je mourois innocent par les traits de l’envie,
1160 Fatigué de grandeurs, je méprisois la vie,
Pour me faire un grand nom j’avois assez vaincu,
Pour vivre après ma mort j’avois assez vêcu ;
En vivant plus long-temps mon ame embarrassée,
Avoit de quoy trembler pour ma gloire passée ;
1165 Je voy qu’un prompt trépas la met en seureté.
Mesme en perdant icy rang, espoir, liberté,
Je vous laissois auprés d’une auguste Princesse,
Le rang qui vous est dû, sa faveur, sa tendresse ;
Dans un autre moy-mesme heureux apres ma mort,
1170 Qu’avois-je à reprocher aux cruautez du sort ?
Mais hélas ! je vous perds, le coup qui vous menace,
M’oste tout ce qui peut consoler ma disgrace.
Une Reine abusée, une Amante en courroux...
Je prevois mille maux dont je tremble pour vous.

CLARENCE.

1175 Cependant vous pouvez obtenir de la Reine....

LE C. D’ESSEX.

Non, non, je la connois, nostre perte est certaine.
Dût-elle nous laisser la liberté, le jour,
Daignera-t’elle aussi nous laisser nostre amour ? [p. 55 Eiiij]
Il faut briser le noeud qui joint mon sort au vostre,
1180 Il faut que nos deux cœurs s’arrachent l’un à l’autre,
Renoncer pour jamais aux douceurs de nous voir,
Ou vivre sans amour, ou vivre sans espoir.
La vie est à ce prix un suplice effroyable.

CLARENCE.

Hélas ! nous faites-vous un sort si déplorable ?
1185 La Reine a des bontez qui font tout esperer.
Vostre gloire, Seigneur, dût-elle en murmurer,
Faites-vous quelque effort pour appaiser la Reine,
Jettez-vous à ses pieds nostre grace est certaine.
Mais, las ! vostre grand cœur ne sçauroit consentir
1190 A tout ce qui paroist ou crime ou repentir,
Au soin de vostre gloire abandonnez ma vie :
Permettez seulement qu’en mourrant je vous die,
Vous pouviez d’un seul mot, cruel, me secourir,
Vostre orgueil s’en offence et me laisse mourir.

LE C. D’ESSEX.

1195 Ah ! vous ne mourrez point : si c’est trop de bassesse,
De prier pour ma grace une injuste Princesse,
Je puis avec honneur la demander pour vous :
Je puis mesme forcer sa haine et son courroux.
Le secret dont je vay vous faire confidence,
1200 Demanderoit sans doute un eternel silence ;
Mais quelque soit enfin cét important secret,
Quand on sert ce qu’on aime on peut estre indiscret.
La Reine dont j’ay craint la faveur inégale,
Voulut par le present d’une bague fatale,
1205 M’assurer pour jamais de sa fidelité,
Contre son changement me mettre en seureté,
Et me donner enfin une pleine esperance,
De tout ce que le Ciel a mis en sa puissance.
Je me suis jusqu’icy refusé ce secours, [p. 56]
1210 J’ay ménagé ma gloire au peril de mes jours.
Mais quand il faut pour vous emporter la victoire,
Je prens soin de mes jours au peril de ma gloire.
C’est ce don pretieux....

CLARENCE.

Quel est vostre dessein ?
Vous-mesme rendez-luy ce present de sa main.

LE C. D’ESSEX.

1215 Menagez ce secours pour un autre moy-mesme,
C’est par là que je veux conserver ce que j’aime,
Sans cela point de grace....

SCENE VI. §

LE C. D’ESS. LE C. DE SALYSB. CLARENCE.

LE C. DE SALISBERY.

Ah Madame ! ah Seigneur !
Apprenez que déjà des mutins en fureur,
Renversant l’Echaffaut qu’on dressoit dans la place,
1220 Ont irrité la Reine et vous ostent sa grace.
Vostre frere à leur teste, animant leur courroux,
Marche vers le Palais.

CLARENCE.

Ciel ! que me dites-vous ?

LE C. D’ESSEX.

Ah ! ce n’est pas ainsi qu’on sauve l’innocence.
Allez vous opposez à cette violence.
1225 Vostre frere nous perd. [p. 57]

LE C. DE SALISBERY.

La Reine au desespoir
Vous impute ce trouble, et ne veut plus vous voir.
Plus le peuple pour vous se mutine contre elle,
Plus sa haine en devient inflexible et cruelle.
Vos ennemis ont part à ce grand mouvement ;
1230 Mais la Reine l’ignore, ou l’explique autrement.
Je retourne auprés d’elle amuser sa colere,
Et vous donner du temps pour gagner vostre frere.

SCENE VII. §

LE C. D’ESSEX, CLARENCE, LE CAP. DES GARDES.

LE CAP. DES GARDES.

Par l’ordre de la Reine il faut vous separer.

LE C. D’ESSEX à Clarence.

Vous voyez son courroux, allez sans differer
1235 Faire rendre à la Reine entiere obeissance.
Dittes à ces mutins que leur secours m’offence,
Et si mon bras avoit la liberté d’agir,
J’irois venger la Reine et la faire obeir.

Fin du quatriéme acte.

[p. 58]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

COBAN, seul.

Enfin je voy le Comte au bord du precipice ;
1240 Le Peuple en le servant va presser son suplice.
Fortune, c’est icy que j’ay besoin de toy.
L’ambitieux Coban s’abandonne à ta foy
Avec une intrepide et pleine confiance.
Si dans le sort du Comte on voit ton inconstance,
1245 N’importe, donne-moy ce qu’il perd aujourd’huy
Au peril de me perdre et tomber comme luy.
Mais tu trembles, Coban, quel remords t’embarrasse ?
Détourne tes regards du sort qui te menace.
Enyvré des douceurs d’un espoir glorieux,
1250 Sur la Couronne mesme ose arrester tes yeux.
Mais la Reine paroist, et ses yeux pleins de rage
Font briller les éclairs qui precedent l’orage.
Il faut prendre son temps. L’état où je la voy....
[p. 59]

SCENE II. §

LA REINE, LEONOR, RALEG, COBAN.

LA REINE.

Quoy ! pour sauver le Comte on s’arme contre moy ?
1255 Tu veux mesme avec moy, peuple ingrat et rebelle,
Elever sur le Thrône un sujet infidelle ?
Cét infame Echafaut qu’icy j’ay fait dresser,
Voila, voila le Thrône où je le veux placer :
Ou pour mieux te punir je veux avec ta Reine
1260 Faire un Roy qui partage et mon Sceptre et ta haine,
Reprendre mes fureurs, et te donner un Roy,
Qui soit digne de toy, qui soit digne de moy.

LEONOR.

Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.
S’il faut associer à la grandeur supréme,
1265 Un sujet qui soit digne, et du Thrône et de vous.
C’est le Comte....

LA REINE.

Ce nom redouble mon couroux,
Ne m’en parle jamais, son crime est veritable ;
Ce que font les mutins le rend assez coupable.
Approchez-vous, Coban, le Comte est criminel,
1270 Et je n’écoute plus ce soubçon trop cruel,
Qui m’a fait sans raison condamner vostre zele :
Le Comte est un perfide et vous este fidelle.

COBAN.

[p. 60]
Madame, vous voyez mon trouble et ma douleur.
Voyant avec quels traits, avec quelle fureur
1275 Les partisans du Comte attaquent vostre gloire....
Que ne puis-je à jamais en perdre la memoire.

LA REINE.

Je sçay tout, et ce bruit parvenu jusqu’à moy
M’aprend que ces mutins me demandent un Roy.

COBAN.

C’est peu de demander le Comte pour leur Maistre.
1280 Ils disent que l’Arrest qui condamne ce traitre,
Est un Arrest injuste, et qu’on a concerté,
Sans vouloir toutefois qu’il fût executé.

LA REINE.

Ils osent jusques-là porter leur insolence ?

COBAN.

Ils disent hautement que craignant sa puissance,
1285 Et voulant affoiblir son credit et son nom,
On a contre sa gloire armé la trahison.
Mais qu’estant trop puissant sur le peuple qui l’aime,
Ayant mesme sur vous un ascendant supréme,
Vous n’oseriez le perdre, et qu’on verra l’Etat
1290 Immolé par vous-mesme au salut d’un ingrat.
Bien plus... dispensez-moy d’en dire davantage.

LA REINE.

Dittes tout, acchevez.

COBAN.

Pour un dernier outrage,
Ils répandent par tout d’un ton un peu plus bas,
Qu’amoureux de Clarence il brave le trépas ;
1295 Qu’il la préferoit à l’Empire, à vous mesme.
Et que ne pouvant pas obtenir ce qu’il aime,
Il aime mieux descendre, obeir comme nous,
Il aime mieux perir que régner avec vous.

LA REINE.

[p. 61]
Ah Coban ! c’en est trop, un si cruel outrage,
1300 Ce dernier déplaisir accable mon courage*.
Oüy, le traistre, à Clarence ayant donné sa foy,
Aimeroit mieux mourir que régner avec moy.
Aprés un tel affront, aprés cette injustice,
Je veux pour redoubler sa honte et son suplice,
1305 Par un sanglant reproche et par mille remords,
Luy faire avant sa mort endurer mille morts.
Je veux avant sa mort vous donner sa puissance,
Vous donner ce qu’il perd, et mesme en sa presence.

COBAN.

A l’orgueil d’un ingrat ne vous exposez pas.
1310 Faites executer l’Arrest de son trépas.

LA REINE.

Je veux avant sa mort me faire mieux connoistre,
Confondre son orgueil et luy donner un Maistre :
Je veux le voir, je veux d’un objet odieux
Soûler* avant sa perte et ma haine et mes yeux.
1315 Qu’on me l’amene. Vous, prevenez* nos alarmes,
Et voyez si le Peuple est toûjours sous les armes.

SCENE III. §

LA REINE, LE C. DE SALISB.

LE C. DE SALISBERY.

Quel horrible apareil vient de frapper mes yeux ?
Est-ce pour immoler un Heros glorieux ?
Donnez-vous ce spectacle aux Cobans, aux Ceciles ?
1320 A ces lâches Sujets, à ces ames serviles ?
Verront-ils à leurs pieds ce grand Homme abbatu ? [p. 62]
La terreur des méchans, l’appuy de la vertu ?
Que de gloire immolée à la fureur du crime !
Quel indigne attentat ! quel sang ! quelle victime !
1325 Je ne demande plus sa grace à vos genoux ;
Je viens la demander pour l’Etat et pour vous.
Je le dis en tremblant, mais je dois vous le dire,
La mort de ce Heros ébranle tout l’Empire.
Qui de nous remplira ses Emplois et son rang ?
1330 Vous pleurerez sa mort avec des pleurs de sang.
Des maux qui la suivront l’image m’épouvente ;
Le crime en seureté, l’innocence tremblante,
Le fidelle Sujet muet, triste, interdit,
La Justice, les Loix, la vertu sans credit.
1335 Le desespoir affreux d’un coup irreparable
Vous va rendre à vous-même horrible, insuportable.
Vous nous haïrez tous de vous estre souffert
Dans la perte du Comte un crime qui vous perd.
Souffrez que mon exil precede son suplice ;
1340 Mes yeux ne verront point cette horrible injustice.
Voir le Comte tomber sous la main d’un bourreau,
Le voir et le souffrir, c’est un crime nouveau.
Madame, pardonnez aux fureurs de mon zele.
Si je m’emportois moins, je serois moins fidelle.
1345 Puissent tous vos Sujets pour l’Etat et pour vous,
Brûler d’un mesme zele et d’un mesme courroux.

LA REINE.

Que pour luy comme vous tout l’Etat s’interesse,
Plus il s’emportera, moins j’aurois de foiblesse.

LE C. DE SALISBERY.

Souffrez que je me jette encore à vos genoux.

LA REINE.

1350 Helas ! si vous sçaviez.... Le voicy, laissez-nous.
[p. 63 Fij]

SCENE IV. §

LA REINE, LE C. D’ESSEX.

LA REINE.

Approche, et ne crains pas que je t’offre ma grace :
Prens pour un nouveau crime une nouvelle audace.
Ce n’estoit pas assez d’un horrible attentat.
Quand pour justifier des trahisons d’Etat,
1355 Quand pour t’en épargner et la peine, et le crime,
J’en veux charger un autre, et changer de victime ;
Un crime plus affreux vient de paroître au jour.
J’apprens la trahison qu’on fait à mon amour.
Mon cœur fut pour toy seul capable de foiblesse,
1360 Sur toy seul j’arrestay, j’epuisay ma tendresse :
Une autre est cependant plus heureuse que moy,
Et tu ne m’aimois point quand je n’aimois que toy.
Aprés t’avoir comblé d’honneurs et de puissance,
J’ay demandé ton cœur à ta reconnoissance,
1365 L’amour mesme a parlé, je n’ay pû l’obtenir.
Mais, ce n’est pas assez : ah cruel souvenir !
Ce n’estoit pas assez de n’estre pas aimée :
Tu feignis de m’aimer et mon ame charmée
A passé des transports d’une si douce erreur,
1370 Au mortel desespoir d’un amour en fureur.
D’un crime si honteux te pourras-tu deffendre ?
Ce reproche sanglant, cruel, peus-tu l’entendre ?
Et puis-je t’expliquer ton crime et mon malheur,
Sans expirer tous deux de honte et de douleur ?

LE C. D’ESSEX.

[p. 64]
1375 Ce reproche sanglant et qui semble plausible,
S’il estoit bien fondé me seroit trop sensible.
Mais pourquoy vous oster si proche du trépas
Une erreur qui me perd et ne vous déplaist pas ?
Madame, je suis las d’attendre mon supplice,
1380 Daignez haster ma mort et faites-vous justice.

LA REINE.

Toûjours fier et muet mesme sur un amour
Que ton amante avouë et vient de mettre au jour ?

LE C. D’ESSEX.

Puisque vous le voulez je parleray Madame,
Je puis bien avoüer le crime de ma flame.
1385 Il est trop glorieux pour le dissimuler.

LA REINE.

C’est de ce crime seul que tu m’oses parler,
Cruel, tu ne veux pas confesser à ta Reine,
Des forfaits que l’on peut te pardonner sans peine,
Et tu veux confesser et mesme couronner,
1390 Un crime qu’on ne doit jamais te pardonner.

LE C. D’ESSEX.

Est-ce un crime d’avoir soupiré pour un autre ?
Si cét amour est né sans connoistre le vostre ?
Vous sçavez ce que c’est qu’une premiere ardeur,
Qu’un instinct invincible attache au fond du cœur .
1395 Ayant sçû vos bontez, si ma bouche discrette,
Vous a tû si long-temps ma passion secrette,
Loin de vous abuser j’ay fait paroistre au jour
Ce qu’auroit fait pour vous le plus fidelle amour.
Ne pouvant arracher ce que j’avois dans l’ame,
1400 J’ay fait aller mon zele au delà de ma flame.
Par quels puissants efforts, par quels nouveaux secours,
Ay-je presque étouffé ces premieres amours ?
Pour vous plaire, peut-estre avec trop de foiblesse, [p. 65 Fiij]
J’ay renfermé mes feux, et dompté ma tendresse.
1405 Je vous donnay mes soins, mes respects, mes desirs,
Tout mon temps, et Clarence, à peine eut mes soupirs.
Pour guerir son amour, et pour servir le vostre,
Ne pouvant l’obliger à vivre pour un autre,
Par des emploits de guerre éloigné de la Cour,
1410 Je voulus par l’absence éteindre mon amour.
Pour vous seule j’aimay, je cherchay la victoire,
J’occupay mon esprit des soins de vostre gloire,
Et Clarence surprit à peine en sa faveur
Quelque foible desir dans le fond de mon cœur.

LA REINE.

1415 Tout ce qu’a fait pour moy ton devoir et ton zele,
Perfide, valoit-il ce que tu fais pour elle ?
A toute ma tendresse as-tu bien répondu ?
Ce cœur que je voulois, ce cœur qui m’estoit dû,
Il estoit à Clarence, ingrat, oses tu croire,
1420 Que tes soins, tes travaux, ton sang et ta victoire,
Soient le prix de mon cœur quand un autre a le tien ?
Je voulois ton amour, tout le reste n’est rien.

LE C. D’ESSEX.

Si j’ay perdu mes soins quand je vous ay servie,
De ce que je vous dois payez-vous par ma vie.
1425 Permettez seulement qu’en finissant mon sort,
Pour le prix de mon sang, pour le fruit de ma mort,
Je demande à vos pieds la grace de Clarence.
Je ne vous diray point quelle est son innocence,
Avec quelle tendresse elle a parlé pour vous ;
1430 Je ne vous diray point quel genereux courroux,
Quelle ardeur, quels efforts, son courage* fidelle,
Employe en ce moment contre un frere rebelle,
Et mesme avec quels soins pour vous faire obeir,
On la voit travailler peut-estre à se trahir.                [p. 66]
1435 Si vostre amour se veut faire quelque justice,
Pour la peine du crime acceptez mon supplice.
Que si pour vous venger ma mort ne suffit pas,
Je veux bien avoüer les plus grands attentats ;
Vous demander pardon, par ce nouveau langage,
1440 Immoler à vos pieds ma gloire et mon courage,
Et pour vous épargner un horrible forfait,
Confesser, m’imputer ce que je n’ay pas fait.

LA REINE.

Aimes tu jusques-là celle qui m’a trahie ?
Tu ne ménages rien pour luy sauver la vie.
1445 Ton orgueil qui pour elle enfin s’est dementy,
A cet effort pour moy n’a jamais consenty.
Ton orgueil fut pour moy toûjours inexorable ;
Mais pour elle il n’est rien dont tu ne sois capable.
Ah ! je ne doute plus que tes noirs attentats
1450 N’ayent voulu par ma mort couronner ses appas.
Ma couronne, ma teste, et tout ce qu’on revere,
Rien n’est inviolable à l’ardeur de luy plaire.
Je sçauray prévenir* cét amour furieux.

LE C. D’ESSEX.

Expliquez-vous si mal.....

LA REINE.

Qu’on l’oste de mes yeux,

LE C. D’ESSEX.

1455 Hé bien il faut mourir. Il faudra donc, Madame,
Finir d’assés beaux jours par une main infame.
Quelque horrible que soit la rigueur de mon sort,
Pour vous plus que pour moy, je me plains de ma mort.
Vous pleurerez un jour une mort trop cruelle [p. 67 Fiiij]
1460 Qui vous oste un sujet innocent et fidelle.
Pour la gloire et pour vous j’ay vécu seulement ;
Faut-il qu’on me condamne à mourir autrement ?
au capitaine des gardes.
Faites vostre devoir, qu’on me mene au suplice,
Ciel, fais tomber sur moy toute son injustice.

SCENE V. §

LA REINE seule.

1465 Ma haine enfin triomphe et finit mes malheurs ;
C’en est fait. Mais que fais-je ? il m’échape des pleurs.
Le perfide en mourant laisse-t’il dans mon ame
Un reste mal éteint d’une honteuse flame ?
Meurs amour malheureux quand tu n’as plus d’espoir.

SCENE VI. §

LA REINE, CLARENCE.

CLARENCE.

1470 Madame, les mutins r’entrent dans leur devoir.
Mon frere de leurs mains a fait tomber les armes. [p. 68]
Mais en entrant icy j’ay vû d’autres allarmes,
Et n’ose qu’en tremblant en chercher la raison.

LA REINE.

Vous y voyez l’effet de vostre trahison
1475 Au Comte, à vostre Amant il en couste la vie.
Et vostre mort....

CLARENCE.

Sur moy contentez vostre envie.
Le Comte est à couvert*, il en a vostre foy.
Ce don de vostre main...

LA REINE.

Ciel, qu’est-ce que je voy ?

CLARENCE.

Revoquez vostre Arrest sans tarder davantage,
1480 Sa grace est attachée à ce pretieux gage.

LA REINE.

Et cependant la mort luy semble un sort bien doux,
Lors qu’il n’espere plus pouvoir vivre pour vous.
Mais n’importe, il vivra je ne puis m’en dedire.
[p. 69]

SCENE VII. §

LA REINE, CLARENCE, COBAN.

COBAN.

Je viens vous rendre grace au nom de tout l’Empire.
1485 Perdant son ennemy, son salut est certain.
Clarence se vantoit d’avoir sa grace en main,
Il descend dans la cour enflé de cette audace,
Que montre un criminel asseuré de sa grace.

LA REINE.

Oüy le Comte vivra.

COBAN.

Quel est ce changement ?

LA REINE à Leonor.

1490 Vous, portez luy sa grace, et sans perdre un moment.

COBAN en s’en allant.

O Ciel !
[p. 70]

SCENE VIII. §

LA REINE, CLARENCE.

LA REINE.

Que vostre amour me rend un bon office !
Vous avez arraché le Comte à ma justice.
L’amour estoit pour luy, mais l’amour en courroux
L’alloit sacrifier à mes transports jaloux.
1495 Le cruel que n’a-t’il plûtost par ce cher gage,
Imploré ma clemence, appaisé mon courage !
Le plaisir que me donne un si tendre retour,
Vous rend mon amitié comme à luy mon amour.
Qu’en cette extrémité vous m’avez bien servie !
1500 Si le Comte fût mort j’allois perdre la vie.

CLARENCE.

Avant que vous donner ce gage pretieux,
J’ay crû devoir calmer un peuple furieux.
Que j’ay souffert d’ennuy* par cette courte absence !
Madame, permettez à mon impatience,
1505 Que j’aille...

LA REINE.

Allons, le Comte a redoublé ses pas,
Et montré tant d’ardeur en courant au trépas,
Qu’un seul moment perdu peut trahir nostre envie.
[p. 71]

SCENE IX. §

LA REINE, CLARENCE, LE CAP. DES GARDES.

LE C. DES GARDES.

Le Comte est mort.

LA REINE.

O Ciel !

CLARENCE.

Hélas !

LA REINE.

On m’a trahie.
L’ordre de le sauver trop tard executé....

LE C. DES GARDES.

1510 Coban pour prévenir* celle qui l’a porté,
A donné, d’un Balcon, un ordre tout contraire.
Leonor cependant d’une course legere,
Porte la grace au Comte et calme nostre ennuy*,
Au moment que le coup alloit tomber sur luy.
1515 En vain pour le sauver chacun s’écrie, arreste :
Le coup prévient nos cris et fait voler la teste.

LA REINE.

Le perfide Coban est l’Autheur de sa mort.
Allez, qu’on me l’amene, et qu’un juste transport
L’immole à ma justice, à ma flame, à ma haine.

LE C. DES GARDES.

1520 On va vous l’emmener, sa fuite seroit vaine.
On le poursuit, bien-tost sa mort ou sa prison...

CLARENCE.

[p. 72]
Son sang ne sçauroit seul laver sa trahison.
Prenez le mien, ma flame injuste et temeraire,
A contre un malheureux armé vostre colere.
1525 Hélas ! qu’avez vous fait de tout vostre courroux ?
Faudra t’il vous venger et me punir sans vous ?
O Ciel ! qui vois les maux où la douleur me livre,
N’oseray-je mourir quand je ne puis plus vivre ?
Ta voix me le deffend, j’obeis à tes loix,
1530 Je vivray pour pouvoir mourir plus d’une fois.

SCENE X. §

LA REINE, LEONOR.

LA REINE.

O Heros trop aimé dont la perte m’accable !
Ah Coban, dont le crime est horrible, execrable !
Ah trop juste vangeance ! ah trop juste douleur !
A qui de vous faut il abandonner mon cœur ?
[p. 73 G]

SCENE DERNIERE. §

LA REINE, LE C. DE SALISB.

LA REINE.

1535 Venez, Comte, venez.

LE C. DE SALISBERY.

Vous me voyez Madame,
La pitié, la douleur et la fureur dans l’ame.
Vous ne sçavez que trop par quel horrible tour,
Le Comte infortuné vient de perdre le jour.
Vous ne sçavez que trop nos troubles, nos allarmes,
1540 Tout ce que son trépas a fait couler de larmes.
Dans la mort de Coban, oubliez vos douleurs,
Voyez couler son sang pour épargner vos pleurs.
Le perfide qui voit qu’on veut venger le Comte,
Cherche à se derober par une fuite prompte.
1545 Surpris de tous costez, une épée à la main,
Il se fait un passage et se le fait en vain ;
Je m’oppose à sa fuitte, il s’étonne* à ma veuë,
Il se livre à nos coups, je deffends qu’on le tuë,
Je suis mal obey, je voy percer son flanc :
1550 Il s’écrie, il chancelle et tombe dans son sang.
Tourné vers l’Echafaut de ses yeux il devore
Sa victime au milieu du sang qui fume encore,
De sa barbare joye étale le transport,
Triomphe encor du Comte, et joüit de sa mort.
1555 Ma mort, dit-il, au moins pour la souffrir sans honte
Precede mon suplice et suit celle du Comte,
Il estoit innocent, je suis un imposteur, [p. 74]
Son indigne rival d’amour et de grandeur :
Trop heureux de porter aussi loin que sa gloire,
1560 De mon nom odieux l’execrable memoire.
A ces mots il vomit son ame et son couroux.
Quel effet different ces deux morts font sur nous !
L’un attire sur luy mille voeux execrables,
L’autre attire sur luy des regrets pitoyables,
1565 Et tous les cœurs remplis de haine et d’amitié,
Répandent en tous lieux l’honneur et la pitié.

LA REINE.

Ainsi le Comte est mort et j’ay pleine asseurance,
Et de mon injustice et de son innocence.
L’imposteur a parlé, Coban par son raport
1570 M’assassine d’un coup plus cruel que la mort.
Il meurt, mais en mourant il échape aux suplices.
Comte, il te reste encor Raleg et ses complices :
Il te reste ce cœur en ce funeste jour,
Victime pitoyable et de haine et d’amour.
1575 Prens mon sang pour laver mon crime et ton offence.
Et toy peuple mutin acheve sa vengeance.
Ennemy de la Reine, et rebele à ses loix,
Vange une mort injuste et sois juste une fois.
Tu m’abandonnes lâche à ma propre justice.
1580 Hé bien ce souvenir sera seul mon suplice.             1580
A tout ce que j’aimois j’ay fait perdre le jour,
Ce que j’aimois n’est plus et j’ay tout mon amour.

FIN.

Extrait du Privilege du Roy. §

Par grace et Privilege du Roy, donné à Paris le dix-huitiéme jour de Mars 1678. signé par le Roy en son Conseil, jonquieres, et scellé, il est permis à Charles Osmont Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer, vendre et debiter une Tragedie, intitulée Le Comte d’Essex, de la composition du sieur Boyer, et ce durant le temps et espace de six années, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer pour la premiere fois, avec deffenses à tous Libraires, Imprimeurs, ou autres, d’imprimer, vendre ny debiter ledit Livre sans le consentement de l’Exposant, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de dépens, dommages et interests, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites Lettres.

Registré sur le Livre de la Communauté le 7. jour d’Avril 1678. Signé, couterot, Syndic.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 20. Avril 1678.