SELEUCUS, MILON.
SCENE PREMIERE §
SELEUCUS.
Ou peut-on voir jamais avecque tant de zele
Depuis six mois du Thrône Alexandre exilé
360 Semble le negliger quand il est rapelé,
Et de ses Alliez refusant l’assistance,
Il prend de son Rival toute son esperance.
Voyez comme il revient ; il n’entre que la nuit,
Craignant que son retour dans la pompe ; le bruit
365 Fust à Demetrius ou suspect ou funeste,
Il vient comme un amy genereux ; modeste ;
Il se dérobe au peuple, ; sans aucun secours
Il fie à son amy sa fortune ; ses jours.
Voir des amis Rivaux en Grandeur, en Maistresse !
MILON.
370 Amis pour la Couronne, ; non pour la Princesse,
De ses maux Alexandre ignore la moitié.
J’admire cependant ce que peut l’amitié,
Blesse d’un coup mortel toute mon esperance.
375 Tout ce qu’a l’amitié de pressant ; de fort
A paru pour nous perdre à ce premier abord ;
En les voyant tous deux se donner tous en proye
A ces ardens transports de tendresse ; de joye,
D’un froid ; triste amas de crainte ; de douleur
380 Ce spectacle odieux a transi tout mon coeur.
SELEUCUS.
Il n’en faut plus douter ; trahy par sa tendresse,
Voulant toucher par là le coeur de la Princesse,
Demetrius rendra le Sceptre à son Rival,
Et nous sommes perdus par cet accord fatal.
385 Il me l’a dit cent fois, qu’il n’estoit Roy d’Epire
Que pour servir sa flâme en cedant un Empire ;
Si son Rival charmé d’un zele si parfait
Oubliant son amour se rend à ce bien-fait,
Partisans d’Artaban, nous restons seuls en bute.
MILON.
390 Plus je suis prés du Thrône, ; plus je crains ma chûte.
Seleucus, ce malheur m’est commun avec toy ;
Mais j’en ay de plus grands qui ne sont que pour moy.
Je perdrois sans regret ma fortune ; ma vie,
Mais mon amour ne peut luy quiter Ismenie.
SELEUCUS.
395 L’aimez-vous ?
MILON.
L’aimez-vous ? Ouy, je l’aime, ; je sens que mon coeur
Par trop de retenüe a conceu plus d’ardeur.
Comme un brazier caché, ma passion secrete
Est d’autant plus pressante, importune, inquiete,
Que pour m’en soulager je n’ay que des soûpirs
400 Contre l’embrazement qu’allument mes desirs :
Au point que je le sens, je n’en suis plus le maistre ;
{p. 19}
Auprés d’un grand Rival il commença de naistre,
Il brûle prés d’un autre encor plus dangereux,
Et redouble sa force à triompher de deux.
SELEUCUS.
405 Vous, l’apuy d’Artaban ; de sa tirannie,
Vous osez aspirer à l’amour d’Ismenie ?
D’elle, qui vous regarde avec tout le courroux
Que tant de maux soufferts luy font naistre pour vous ?
Quel est donc vostre espoir ?
MILON.
Quel est donc vostre espoir ? Dans ma fureur extrême
410 Je feray tout perir, ; la Princesse mesme.
MILON.
O Dieux ! Ton coeur
s’étonne*, ; tremble à ce discours.
Mais sçais-tu l’ascendant des jalouses amours ?
J’adore un autre Dieu, que ce Dieu de tendresse
Qui remplit tous les coeurs de crainte ; de foiblesse,
415 Qui forcé de laisser son bien aux mains d’autruy,
Le quitte, ou l’aime encor quand il n’est plus à luy,
Et n’a d’autre secours dans toutes ses alarmes
Que des soûpirs perdus ; de honteuses larmes.
Je brûle d’une amour qui porte dans mon sein
420 Contre un objet ingrat des foudres à la main.
Il vaut mieux, quand un coeur a refusé le nostre,
Le voir perir pour tous, que vivre pour un autre,
Et suivant les fureurs d’un jaloux desespoir,
Il faut aneantir ce qu’on ne peut avoir ;
425 Mais je suis encor loin de ce malheur extrême,
J’ay du pouvoir assez pour avoir ce que j’aime.
SELEUCUS.
{p. 20}
Milon, n’en croyez pas un desespoir jaloux ;
Servez le vray Monarque, ; travaillez pour vous.
Pour faire nostre paix relevons sa puissance,
430 N’accablez pas de soins* toute vostre prudence.
Quel remede avez-vous contre de si grands maux ?
MILON.
Malgré leur amitié, l’amour de deux Rivaux.
Quelques beaux sentimens qu’ils nous ayent fait paroistre,
Ils aiment, c’est assez, ; l’Amour est leur maistre,
435 Et si l’ambition y mesle un peu ses feux,
Je les crois assez forts pour les perdre tous deux.
C’est à quoy mon amour éleve ma pensée :
D’un revers ma Grandeur peut estre renversée,
Si je veux l’affermir, je sçay trop que je doy
440 La placer sur le Thrône, ; m’y couronner Roy.
Juge si mes desseins sont sans quelque
apparence*,
Tu vois nos deux Rivaux negliger leur puissance,
Tous deux la negligeant comme un bien sans apas
Attachent tous leurs voeux à celuy qu’ils n’ont pas,
445 Chacun pour Ismenie également soûpire ;
Si pour la meriter il leur faut un Empire,
Tous deux peuvent pretendre au pouvoir Souverain,
Alexandre est aimé, l’autre a le Sceptre en main,
Le Thrône soûtient l’un, ; l’autre peut l’abatre,
450 Et tous deux ont ma flâme ; ma haine à combatre.
Voy d’un autre costé nostre Reyne en fureur :
Entre elle ; son époux j’ay semé tant d’
aigreur*,
Qu’imprimant dans son coeur toute l’horreur d’un traistre,
J’ay mis enfin sa haine au point qu’elle doit estre.
455 Artaban qui craignoit un gendre trop ingrat
A laissé dans nos mains le pouvoir de l’Estat,
Fort de ces passions, d’ambition, de haine,
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D’amour, de desespoir, ma victoire est certaine.
Semons divisions, troubles, soupçons, fureurs,
460 Tout mon espoir ne luit que parmy ces horreurs ;
Toy, va-t’en voir la Reyne, ; pressant sa furie...
SELEUCUS.
Ah ! craignez...
MILON.
Ah ! craignez... Qu’ay-je à craindre en perdant Ismenie ?
De grace, laisse moy mon
conseil* : aujourd’huy
Mon trouble est trop puissant pour en prendre d’autruy.
465 Mais voicy nos Rivaux. Triste ; jalouse flâme,
Cache ton desespoir dans le fons de mon ame.
SCENE II. §
DEMETRIUS, ALEXANDRE,
MILON.
DEMETRIUS à Alexandre.
Souffrez que l’amitié vous dérobe un moment
Aux tendres entretiens d’un objet si charmant.
Mais j’aperçoy Milon. Viens, cher Milon, aproche ;
470 Ne crains de ce grand Roy ny froideur ny reproche,
Cet amy genereux pardonne à mes amis.
MILON.
Il n’a point de Sujet qui luy soit plus soûmis :
C’est ce qu’avec le temps je luy feray connoistre.
ALEXANDRE.
Ces respects de Sujet sont deus à vostre Maistre,
475 Je vous pardonne en Prince, ; ce n’est pas à moy
{p. 22}
A recevoir de vous ce qui n’est dû qu’au Roy.
DEMETRIUS.
Vous obstinerez-vous dans cet aveugle zele ?
Je rougis d’une ardeur à vous mesme infidelle,
Cette tendre amitié me comble de plaisirs,
480 Mais enfin vous devez vous rendre à mes desirs.
Quand j’acceptay le Sceptre, avant que de le prendre
Ma parfaite amitié fit voeu de vous le rendre,
Et puisqu’enfin les Dieux m’en laissent le pouvoir,
J’acquitte avec honneur mes voeux ; mon devoir.
ALEXANDRE.
485 Moy, que j’oste le Sceptre à qui je doy la vie,
A vous, à qui je dois le salut d’Ismenie ?
C’est peu de vous ceder l’Empire de ces lieux,
Cher Prince, c’est un bien qui fut à vos Ayeux ;
Je fais en vous laissant la supréme Puissance
490 Un acte d’équité, non de reconnoissance,
Et ma juste amitié doit rechercher ailleurs
D’autres occasions à montrer ses chaleurs.
DEMETRIUS.
Il est vrai, mes Ayeux ont porté la Couronne,
Mais ce droit ne va pas jusques à ma personne.
495 Ptolomée autrefois l’acquit par trahison,
Quand un de vos Ayeux pour se faire raison
D’un ennemy voisin, ayant quité l’Epire,
Mon Ayeul Ptolomée envahit cet Empire.
Seul vous estes le sang des legitimes Roys.
ALEXANDRE.
500 Vous ne pouvez sans honte abandonner vos droits.
DEMETRIUS.
On cede avec honneur ce qu’on a par le crime.
ALEXANDRE.
La Fortune vous rend un Thrône legitime.
DEMETRIUS.
Je ne le tiens du Sort qu’à titre de Tyran.
{p. 23}
ALEXANDRE.
Le Ciel se sert pour vous du crime d’Artaban.
DEMETRIUS.
505 Tremblez à ce seul nom d’horreur ; de colere,
Voyez Arsinoé, digne sang de son pere,
Ce Monstre couronné triompher dans un rang
Qu’un pere ambitieux acquit par tant de sang.
Quoy, vous voudriez laisser le Sceptre à sa famille ?
510 Je vous déthrônerois pour couronner sa fille ?
Me reserveriez-vous à des crimes si grands ?
Tombe plûtost sur moy tout le sort des Tyrans.
Cessez de resister, ; plus juste à vous mesme,
Recevez de ma main la puissance suprême,
515 Seur que l’offre du Thrône est beaucoup au dessous
De ce que l’amitié voudroit faire pour vous.
ALEXANDRE.
Ce qu’elle fait pour moy va jusques à l’offence ;
Me presser d’accepter la suprême puissance,
C’est m’appeller ingrat, lâche, ; me reprocher
520 Que je ne suis venu que pour vous l’arracher.
Ah ! pour me dérober à ce reproche infame,
Bien plus que de ceder le Sceptre à vostre femme
Je verrois sans murmure ; sans ressentiment
Artaban à mes yeux regner impunément.
525 Mon coeur ne conçoit point de suplice si rude
Que de vivre un moment suspect d’ingratitude,
Et ce Monstre adoré des coeurs ambitieux,
D’une invincible horreur frape toûjours mes yeux.
Doncques si vous m’aimez...
DEMETRIUS.
Doncques si vous m’aimez... Helas ! si je vous aime ?
530 Dois-je enfin m’expliquer, ; me trahir moy-mesme ?
Je tremble, je fremis, ; mon coeur interdit...
{p. 24}
ALEXANDRE.
Que me dit cette peur, ce desordre ?
DEMETRIUS.
Que me dit cette peur, ce desordre ? Il vous dit,
Que cet amy si cher dont vous vantez le zele,
Est un amy sans coeur, un lâche, un infidelle,
535 Qui sous un faux éclat couvrant ses lâchetez...
ALEXANDRE.
Que vous reprochez-vous aprés tant de bontez ?
DEMETRIUS.
J’aime ; ma passion a trop de violence
Pour pouvoir plus long-temps se contraindre au silence :
Ouy, j’aime ; à ce seul mot vostre amour alarmé
540 Ne vous apprend que trop l’objet qui m’a charmé.
ALEXANDRE.
Ah, Prince... c’est donc là ce malheur, ma Princesse,
Dont vous avez tantost menacé ma tendresse.
Ah ! Destins ennemis !
DEMETRIUS.
Ah ! Destins ennemis ! Je ne vous diray pas
Combien pour n’aimer plus j’ay rendu de combats.
545 J’aurois par mes efforts brisé la tyrannie
De toute autre beauté que celle d’Ismenie,
Et j’aurois veu ce coeur libre ; victorieux,
Si l’on pouvoit guerir du mal que font ses yeux ;
Mais tout ce que j’ai fait croissant sa violence,
550 Mes feux ont consumé toute ma resistance.
Je ne veux point icy toucher vostre pitié ;
Mon amour est un crime envers nostre amitié :
Je devois étouffer tous les
voeux* de mon ame ;
Je devois arracher ou mon coeur ou ma flame.
555 Cependant (disons tout, ; par ce souvenir
Commence, ingrat amy, commence à te punir)
Cependant loin d’en faire une juste vangeance,
{p. 25}
J’ay poussé jusqu’au bout mon ingrate constance.
Par vostre éloignement, par le rang que je tiens,
560 Par mes voeux qu’un divorce alloit rendre tous siens,
J’ay crû pouvoir fléchir l’adorable Ismenie,
Et prest d’abandonner tout l’espoir de ma vie,
Je me sers de vous mesme ; de vostre retour
Pour un dernier secours que j’offre à mon amour ;
565 Je tâche à vous tenter par l’offre d’un Empire,
Et contre vostre amour tout mon amour conspire.
Voila ce digne amy, cet amy si parfait ;
Mais n’en soûpirez plus, vous serez satisfait,
Je quitte tout pour vous, ; voilà la vangeance
570 Que tire l’amitié d’une amour qui l’offence.
Si c’est assez pour elle, ; si c’est vous cherir
Que vous quitter le Sceptre, Ismenie, ; mourir,
Pour le prix du bonheur que je vous abandonne
Daignez sans plus tarder accepter la Couronne,
575 Et faisant qu’Ismenie excuse mon transport,
Avec elle donnez quelques pleurs à ma mort.
Adieu.
MILON bas.
Adieu. Peut-on regner avec tant de foiblesse ?
à Alexandre.
Seigneur, souffrirez-vous...
ALEXANDRE.
Seigneur, souffrirez-vous... Suy ton Maistre, ; me laisse.
{p. 26}
SCENE III. §
ALEXANDRE seul.
Amy, cruel autant qu’on peut l’imaginer,
580 Ne m’as-tu rappellé que pour m’assassiner ?
Où me reduisez-vous, desordre de mon ame,
Pensers précipitez de devoir ; de flame,
Sentimens d’amitié, de confiance, ; de foy,
Tendresse, honneur, pitié, que voulez-vous de moy ?
585 Sans foule expliquez-moy quel dessein est levostre ;
Laissez-vous discerner ; parlez l’un apres l’autre ;
Appaisez un tumulte, un trouble où je ne puis
Ny sçavoir, ny souffrir, ny vaincre mes
ennuis*.
Mourra-t’il ce grand Prince à qui je doy la vie ?
590 Mais m’ose-t’il parler de ceder Ismenie ?
Car enfin je voy bien où s’attache son choix.
Qu’il garde ma Grandeur, je luy cede mes droits ;
Je donne à ses desirs tout, horsmis ma Princesse.
Ciel, par l’amour du Thrône affoiblis sa tendresse.
595 Puissans Maistres des coeurs, rendez-le, justes Dieux,
Un peu moins amoureux ; plus ambitieux,
Cher ; cruel amy, regne, ; souffre que j’aime.
Dieux ! qu’est-ce que je voy ? ma Princesse, elle mesme.
{p. 27}
SCENE IV. §
ALEXANDRE, ISMENIE,
LAODICE.
ALEXANDRE.
Rendez-vous cet honneur au rang que je n’ay plus ?
600 Ces excés de bonté me rendent tout confus.
ISMENIE.
Aprés les longs ennuis d’une cruelle absence,
J’oublie une legere ; foible bien-seance.
ALEXANDRE.
Sçavez-vous le
succez* d’un funeste retour ?
ISMENIE.
Helas ! Demetrius vous a dit son amour.
ALEXANDRE.
605 Ouy, ce cruel amy m’en a fait confidence,
Et j’apprens des malheurs pires que mon absence :
Mais, ma chere Princesse, estre amis ; Rivaux,
Helas ! ce n’est pas là le plus grand de mes maux.
ISMENIE.
Par quels autres malheurs la Fortune ennemie
610 Peut-elle encor troubler une si belle vie ?
Le Tyran préferant sa flame à son devoir,
Menace, ; veut sans doute user de son pouvoir ?
ALEXANDRE.
Que je serois heureux s’il prenoit cette voye !
Ma constance verroit sa menace avec joye,
615 Et ce coeur genereux pourroit mieux s’attacher
Aux biens que sa fureur me voudroit arracher.
Mais il me rend le Thrône, ; me cede Ismenie,
{p. 28}
Et quand il veut quitter Thrône, Maistresse, ; vie,
Vous pouvez bien juger par ce grand desespoir,
620 Qu’il me demande tout, ; qu’il veut tout avoir ;
Il m’arrache en mourant à tout ce qu’il me donne,
Et met par là si haut les biens qu’il m’abandonne,
Que pour m’en rendre digne il faut y renoncer,
Et que ma seule mort le peut recompenser.
ISMENIE.
625 Ah ! Seigneur, moderez l’excés de ce grand zele,
Imitez les ardeurs de cet amy fidelle :
Mais voyez jusqu’où va sa generosité ;
Il a choisi, cher Prince, ; n’a pas tout quitté.
Il m’a plûtost qu’à vous ouvert toute son ame,
630 Et bornant son espoir aux douceurs de sa flame,
Il choisit de deux biens ce qui plaist à ses yeux,
Et vous rend le plus grand, ; le plus glorieux.
ALEXANDRE.
Que dites-vous, Princesse ? Ismenie, elle mesme
Me condamneroit-elle à perdre ce que j’aime ?
635 Elle mesme à ma flame imposer cette loy ?
ISMENIE.
Prince, vous ne pouvez disposer que de moy.
Vous croyez-vous permis de ceder la Couronne ?
Vous devez la reprendre, ; l’honneur vous l’ordonne,
Tout l’Empire aujourd’huy vous presse par ma voix
640 De luy rendre le sang des legitimes Roys.
Voyez quels sentimens vostre devoir m’inspire ;
Malgré tout mon amour je vous cede à l’Empire.
Par cet effort mortel que je fais sur mon coeur,
Pour payer vostre amy sans trahir vostre honneur ;
645 Par ces larmes qu’arrache un si grand sacrifice ;
Par cet amy si cher ; si plein d’injustice,
Escoutés un devoir de vostre rang jaloux :
{p. 29}
Cedez vostre Ismenie, elle dépend de vous.
J’immole tout mon coeur aux soins de vostre gloire ;
650 Ne me dérobez pas cette grande victoire,
Et qu’on dise par tout aprés un si beau choix,
Ismenie a sauvé le plus grand de nos Roys,
Et pour le couronner cedant tout ce qu’elle aime,
Son amour s’est fait voir plus grand que l’amour mesme.
ALEXANDRE.
655 Helas ! à quelle gloire aspire vostre coeur !
Puis-je regner sans vous, ; vivre avec honneur ?
Si vous avez dessein de sauver l’un ; l’autre,
Et de justifier son amour ; le vostre,
Montez dessus le Thrône, ; par ce doux espoir
660 Consolez mon amour, ; servez mon devoir.
ISMENIE.
Vous vivriez donc sans moy, si j’étois couronnée ?
ALEXANDRE.
Regnez sans éclaircir ma triste destinée.
ISMENIE.
Pour la remplir, Seigneur, vous devez estre Roy.
ALEXANDRE.
Regneray-je sans vous, ; vivrez-vous sans moy ?
665 Non, non, connoissez mieux toute ma destinée ;
D’un costé regardez l’amour infortunée ;
Et puis jettez les yeux sur la triste amitié.
Où peut-on voir un sort si digne de pitié ?
Ce cher Demetrius qui m’a sauvé la vie,
670 Luy qui seul m’a sauvé mon aimable Ismenie,
Perdra-t’il tout son bien, vous, l’Empire, ; le jour ?
ISMENIE.
Prince, connoissez mieux le but de son amour.
Il ne me cede pas en cedant la Couronne,
Et si vous méprisez ce qu’il vous abandonne,
675 Voyez que cet amy par un faux desespoir
{p. 30}
Ainsi que vostre amour trompe vostre devoir.
ALEXANDRE.
Quel que soit son motif, n’ostons rien à sa gloire :
Quand je pourrois douter de ce que j’en dois croire,
Puis-je sans estre indigne ; de vous ; du jour,
680 Perdre un amy si cher, ; trahir son amour ?
Dans l’estat malheureux où ma flame est reduite,
Mon honneur ne se peut sauver que par la fuite ;
Je ne puis vous ceder, ny regner qu’avec vous :
Tout party m’est
fatal* ou peu digne de nous ;
685 Et de peur de choisir je fuis vostre presence.
Seule reglez mon sort ; ; sur cette asseurance
Je prens congé de vous, ; vay dans ce moment
Revoir les tristes lieux de mon bannissement :
De là, si de deux biens que pour luy j’abandonne,
690 Mon Rival veut choisir, ; garder la Couronne,
Vostre Amant viendra passer à vos genoux
Des jours, que par vostre ordre il gardera pour vous.
ISMENIE.
Quoy, me quitter si tost ?
ALEXANDRE.
Quoy, me quitter si tost ? Peu sçachant ma venuë,
Ma fuite cette nuit en sera moins connuë :
695 Un prompt depart faisant douter de mon retour,
Peut épargner un peu de honte à mon amour.
ISMENIE.
Ah ! devoir trop cruel !
ALEXANDRE.
Ah ! devoir trop cruel ! Quoy, vous pleurez, Princesse ?
Adieu, je fuis des pleurs qui tentent ma tendresse,
Et vay dans mon exil attendre un sort plus doux,
700 Et du temps, ; des Dieux, ; plus encor de vous.
{p. 31}
SCENE V. §
ISMENIE, LAODICE.
LAODICE.
Quoy, le Prince s’enfuit, ; cet ingrat vous quitte ?
ISMENIE.
Il fuit, ; cette fuite est d’un si grand merite,
Que si son coeur eust pû se rendre à d’autres soins,
Peut-estre mon amour l’en estimeroit moins.
LAODICE.
705 Est-il rien à ce Roy si cher que sa Maistresse ?
ISMENIE.
Peut-il vivre en ces lieux sans honte ; sans foiblesse ?
Trahira-t’il l’espoir de son liberateur ?
Regnera-t’il sans moy ? vivra-t’il sans honneur ?
Tu sçais mal les devoirs d’une ame delicate :
710 Pour fuir le nom d’injuste, ; le titre d’ingrate,
Elle peut negliger ce qu’elle aime le mieux ;
Et dans l’ordre des biens qui luy sont precieux,
Quelque amere douleur qu’en souffre sa tendresse,
L’honneur est un degré plus haut que la Maistresse.
715 Il ne se dément point, tu sçais avec quel coeur
Il souffrit sa disgrace en quittant sa Grandeur :
Le Roy toûjours fidelle à sa reconnoissance,
Semble avoir oublié son Thrône ; sa vangeance,
Et de ses Alliez negligeant le secours,
720 Sa vertu fait partout la gloire de ses jours.
Cependant qu’il est dur de voir fuir ce qu’on aime !
Je ne sçay quoy m’entraine, ; m’arrache à moy mesme.
Allons suivre le Prince, ; dans les mesmes lieux
{p. 32}
Attendre un meilleur sort ; du temps ; des Dieux.
LAODICE.
725 Vous le suivre ? vous fuir ?
ISMENIE.
Vous le suivre ? vous fuir ? Excuse ma foiblesse,
Voy les biens que je suis, ; les maux que je laisse.
Un Roy m’aime en ces lieux, un Roy peut tout oser,
Et cette seule crainte a de quoy m’excuser ;
Mais je crains plus encor de mon amour extrême ;
730 Puis-je aimer, puis-je vivre, ; perdre ce que j’aime ?
LAODICE.
Madame, oubliez-vous ce que vous vous devez ?
ISMENIE.
Ou la fuite, ou la mort.
LAODICE.
Ou la fuite, ou la mort. Fuyez donc, ; vivez.
Fin du second Acte.