SCENE PREMIERE §
TITE, VITELLE, TIBERE.
TITE.
Ouy Rome est inflexible, et cette criminelle
[A, 1]
Joint le titre d’injuste à celuy de
rebelle*,
Elle ne rend jamais ce qu’elle a devoré,
Ce
Monstre insatiable est toujours alteré :
5 Enfin son interest la rend inexorable.
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VITELLE.
Où rencontreras-tu quelque fidelle appuy,
Si tes meilleurs amis te quittent aujourd’huy ?
Rome
monstre formé de tant d’ames changeantes,
10 Qui fais à nostre Estat cent faces differentes,
Et t’osant dispenser de nos premieres
lois* :
Esleves l’insolence, et dethrônes lés Roys.
Nous fait voir maintenant la Royauté bannie,
15 Rend au moins, rend les biens aux Roys que tu bannis,
Et ne fais pas contr’eux le mal que tu punis.
Contre nos Souverains fasse esclater sa
hayne* ?
Par des crimes plus grands et plus noirs mille fois,
20 Que ceux dont sa
malice* ose charger nos Roys.
Quel pretexte, quel droict peut avoir sa
manie*,
D’estendre sur leurs biens sa lâche
tyrannie* ?
Ce n’est plus l’interest de nostre liberté,
Qui doit servir d’excuse à cette cruauté*.
25 Romains, Tarquin n’est plus sur ce thrône
adorable*,
Mais quel droict avez-vous de retenir son bien ?
En cessant de regner, il devient citoyen.
Vous, si vous prenez part aux sentimens de Rome,
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30 Ne considerez plus ce que fut ce grand homme :
Et si regner en luy n’est plus qu’un titre vain,
Abandonnez un Ro ; mais servez un Romain.
Cét orgueil insolent qui chasse nos Monarques,
Laisse de la
fureur* d’assez sanglantes marques :
35 Après avoir chassé les Tarquins de leur rang,
Banny tous leurs parens, versé son plus beau sang,
Doit borner ses
horreurs*, et sauver sa personne.
Quoy Princes verrons-nous un Roy précipité
40 D’un thrône si
superbe* à la mendicité ?
Verrons-nous ce Heros plus craint que le tonerre,
Le favory des Dieux, et le Dieu de la terre,
Le sang de tant de Rois, et de vos Fondateurs,
Tout seul abandonné de ses adorateurs,
45 Profanant mal-gré luy sa majesté de Prince,
Mandier du secours, de Province en Province ?
Et peut-estre privé d’un si honteux secours,
Romains si vos rigueurs qui vont jusqu’à l’
extréme*,
50 Refusent à ce Roy jusqu’à la pitié méme,
Armera mes amis, et touchera vos coeurs.
TIBERE.
Ceux à qui vous parlez, ne sont pas inflexibles,
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Nos coeurs pour les Tarquins ne sont que trop sensibles.
De n’avoir pour leurs maux qu’une vaine pitié.
Car quoy qu’il soit nouveau que les Enfans de Brute,
Travaîllent pour Tarquin et relevent sa cheute :
Et que voyant en Brute une main qui les perd,
60 On rencontre en ses fils une autre qui les sert,
Toutesfois pour son bien, et pour vous satisfaire,
Les fils ont combattu les sentimens du Pere ;
Si le seul nom de Roy luy donne tant d’
horreur* ?
65 Nous avons recognujusqu’où va cette
hayne*.
Ce grand adorateur de la
vertu* romaine,
S’arracheroit le
coeur* s’il avoit consenty
A servir un
tyran*, et prendre son party,
TITE.
70 Seigneur, pour confirmer tout ce qu’a dit mon frere,
Et que, ce qu’ont d’horreur les plus noirs assassins,
Brute le trouve tout au seul nom des Tarquins ;
Eust parlé pour Tarquin, et fait Rome infidelle,
Interrompt mon discours, et blâme mon dessein :
Quoy, dit-il, mes enfans osent accuser Rome ?
Mes enfans ont parlé pour un si méchant homme ?
Me forcent-ils d’aymer le
tyran* des Romains,
80 Et d’élever son thrône avec mes propres mains ?
Treuvez-vous la pitié d’un si facile usage,
Qui ne sçauroit servir qu’à son desavantage,
Qui ne fait des presens que pour s’empoisonner,
Qui presse l’instrument pour nous assassiner,
85 Et qui piquant nos coeurs d’une fausse clemence,
Enrichit l’ennemy dont on craind la puissance ?
Qu’on ne m’en parle plus, et qu’on sçache aujourd’huy,
Que qui sert un
tyran*, ne l’est pas moins que luy.
Vitelle, j’obëis à ce devoir severe,
90 Qui soûmet les enfans aux volontez du Pere ;
Mais s’il faut obeir à ses commandemens,
S’il faut suivre les
lois*, mal-gré vos sentimens,
Nous suivrons pour le moins Tarquin et sa fortune,
Ne la pouvant changer nous la rendrons commune.
95 Il nous sera permis, ne l’osant secourir,
De partager un mal que l’on ne peut guerir.
VITELLE.
Ah ! Princes ces
raisons* que Brute vous oppose,
Ce
zele* du public dont il soustient la cause,
Plus loing que sur le thrône estalant ses
horreurs*,
Dans le sang de Tullie a saoulé ses
fureurs*,
105 Et tranchant tout l’espoir d’une
illustre* famille,
En bannissant le Pere, a faict mourir la fille ?
Voulez-vous maintenant pour comble de ses maux,
Abandonner son Pere, et
flatter* ses bourreaux ?
VITELLE.
Helas ! Espargnez-vous ces inutiles larmes*.
110 Ayez, ayez recours à de plus fortes armes,
Et changeant vos douleurs en un juste courroux,
Vangez* d’un mesme
coup* Tarquin, Tullie, et vous.
Belle ombre de Tullie,
amante* infortunée,
De tes plus chers
amans* Princesse abandonnée !
115 Ah ! Ce ne sont pas là ces efforts
genereux*,
Que ta bouche en mourant demandoit à tous deux !
Fille d’un malheureux, soeur d’une malheureuse !
Toy qu’un peuple mutin par un
cruel* effort
120 T’arrachant de mes bras, mit dans ceux de la mort !
Ne me reproche plus que j’ay pû te survivre,
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La soif de te venger m’empescha de te suivre.
Me voyant maintenant sans secours, sans espoir,
Tu me dispenseras d’un si juste
devoir*.
125 Le
desespoir* d’un bien qui bornoit mon envie,
Precipite mon sort, et m’arrache à la vie.
Princes, je vay mourir, et puis qu’il faut quitter
Le glorieux espoir dont j’osois me
flatter*,
Puis qu’à cette vengeance on ne peut vous resoudre,
130 Je l’abandonne au ciel, je la remets au
foudre*,
Je cours joindre Tullie, et flattant son courroux,
Tascher de destourner ses yeux de dessus vous,
Pour luy cacher l’horreur de vostre perfidie.
TIBERE.
Pourquoy me parlez-vous du malheur de Tullie ?
135 Que vous avons-nous fait pour nous entretenir
D’un object si
cruel* à nostre souvenir ?
TITE.
Frere ingrat à Tullie autant qu’à vostre
gloire*,
Que vous a-t-elle fait pour bannir sa memoire ?
Aymons un souvenir qui nous doit affliger,
140 Et qui met dans nos coeurs l’
ardeur* de nous vanger.
TIBERE.
Ah ! que de vostre part ce reproche me touche !
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Qu’un soupçon m’est
cruel* venant de vostre bouche,
Vous que j’ay fait tesmoin de ma fidelité !
M’osez-vous soupçonner de quelque lascheté ?
145 Je bannis de mon ame un souvenir que j’ayme,
Et Tullie a voulu s’en bannir elle-mesme,
Sçachant que cet object n’esleve dans mon coeur,
Qu’un effroyable amas de tristesse, et d’horreur*,
Qu’un
desordre* impuissant, qu’une inutile rage
150 Indigne de Tullie, et de nostre
courage*.
Oseray-je penser à ce funeste jour,
Qui fit évanoüyr l’espoir de nostre
amour*,
Où mille factieux, où Rome toute en armes,
Remplist tout le Palais et de sang et des larmes* ;
155 Et jusques sur Tullie eslevant son courroux,
Porta dedans nos coeurs le plus grand de ses
coups* ?
Quand cette belle morte à mes yeux se presente,
Pouvons-nous voir coüler le sang d’une innocente,
Sans qu’un amour
outréluy fasse à mesme temps,
160 Un sacrifice entier du reste des vivans ;
Et qu’entre les bourreaux rencontrant nostre Pere,
Son aveugle fureur tâche à se satisfaire ?
Puisqu’un tel souvenir nous rend criminels,
Mon frere, épargnons-nous des remords eternels :
165 Et sans soüiller nos mains de crimes execrables,
{p. 9}
Mourons.
TITE.
Mourons. Mourons Tibere, et qu’un beau
desespoir* :
Fasse sans plus tarder nostre premier
devoir* ;
La vengeance nous plaist, mais l’
amour* est plus forte,
170 Laissons le thrône à bas puisque Tullie est morte :
En vain, et contre Rome, et mal-gré les destins,
Je voudrois restablir la grandeur des Tarquins :
Car quand avec mes mains je l’aurois restablie,
Je
hayrois* un bien qui n’est pas pour Tullie ;
175 Et je ne pourrois voir qu’avec la larme à l’oeil,
Le Pere sur le thrône, et la fille au cercueil.
Mourons.
SCENE II §
TULLIE, TITE, TIBERE, VITELLE.
TULLIE.
Mourons. Ah vous vivrés Princes, si vostre vie
Par ma mort seulemen vous peut estre ravie.
TITE.
Ah ! mon frère ! ah Seigneur.
[B, 10]
TIBERE.
Ah ! mon frère ! ah Seigneur. Mon frère ! justes Dieux !
TULLIE.
180 Me méconnoissez-vous ?
TITE.
Me méconnoissez-vous ? Que voyez-vous mes yeux ?
TIBERE.
Est-ce nostre Princesse ?
VITELLE.
Est-ce nostre Princesse ? Oüy, Princes ; c’est Tullie,
Et c’est ce qui me reste encor de Servilie.
Dans l’effroyable nuict du crime des Romains,
C’est tout ce que je peus arracher à leurs mains ;
185 Encore fallut-il qu’une esclave en sa place,
Arrestast les
fureurs* de cette populace.
TULLIE.
Oüy, c’est vostre Tullie, elle que son bon-heur,
Et Vitelle ont sauvé du destin de sa soeur.
190 Si vostre souvenir ne l’eust forcée à vivre ;
Et si pouvant par vous surmonter son mal-heur,
Elle eust pû* sans rougir escouter sa douleur.
Mais vous vous estonnez* ! d’où vient ce grand silence ?
Quoy ? cette belle
ardeur* s’esteint en ma presence !
195 Estes-vous sans
amour* ou bien sans souvenir ?
Rompez-vous vostre
foy* quand il la faut tenir ?
Et ne me monstrez-vous cette ingratte foiblesse,
Qu’alors qu’il faut remplir une
illustre* promesse ?
200 Et n’ay-je vostre
amour* que quand je ne suis plus ?
Allez, delivrez-vous du
soin* de ma vengeance ;
N’y prenez plus de part, ma mort vous en dispense,
Je puis estre mourant ce qu’autresfois je fus,
Cruels* ! vous m’aymerez quand je ne seray plus.
TIBERE.
205 Avecque trop d’
ardeur* vous blasmez un silence :
Qui vient de nostre joye, et de vostre presence,
Un esprit qu’a surpris un si grand changement ?
Est-ce vous ma Princesse ? et si je l’ose croire,
210 Me considerez-vous sans coeur, et sans memoire ?
Si vostre feinte mort a bien eu le pouvoir
Avecque plus d’
ardeur* ressaisissent nos ames ?
Redouble son effort par celuy de vos yeux.
Quel coeur, quel bras Madame auroient tant de foiblesse,
Pour moy je sens desja qu’une pressante
ardeur*,
220 Vient insensiblement s’emparer de mon coeur.
Je brusle de servir et le Pere, et la fille.
Sus, mon frere, vangeons cette auguste famille !
Et servans à Tarquin de victime ou d’apuy,
Relevons sa fortune, ou tombons avec luy.
TITE.
225 Vangeons-les : mais Madame en cette conjoncture,
Et se laissans conduire à la seule
fureur*,
Pour servir vostre Pere, abandonnent le leur ?
Avant qu’on entreprenne, avant qu’on execute,
230 S’il faut servir Tarquin, jettons les yeux sur Brute,
S’il le faut rendre au thrône, et lui servir d’apuy,
Considerons un Pere entre le thrône, et luy.
Pardonnez, ma Princesse, un sentiment
rebelle*,
Je ne manque envers vous ny de coeur ny de
zele* ?
235 Mais.
TULLIE.
Pour vouloir par sa perte achepter mon bon-heur.
Et je n’accepterois qu’avec un oeil
timide*,
Le bien que m’offriroit une main parricide.
Espargnez vostre Pere, et dans tous vos desseins,
240 Princes, n’entreprenez que contre les Romains.
Ayant banny Tarquin, et brisé sa couronne,
Vous voyez que leur rage attente à sa personne,
Et que l’avidité de leur brutale faim
Jette dans l’indigence un Monarque Romain.
245 Quoy que de son exil Brute ayt esté complice,
Il n’avoüera jamais une telle injustice ;
Et desja son remords blasme secrettement
Les violens effects de son ressentiment.
Car enfin pensez-vous qu’en ce besoin
extréme*,
250 On abandonne ainsi l’
honneur* du diadéme ?
Cent Roys pour
prevenir* un semblable revers,
Viendrons jusques icy du bout de l’univers,
Porter avec fureur le flambeau* de la guerre,
Contre une seule ville armer toute la terre ;
255 Et remettant Tarquin dedans son premier rang,
Par des degrez couverts de carnage, et de sang,
Apprendre le respect aux sujets infidelles,
Et les faire trembler du destin des
rebelles*.
Quand nous verrons nos champs couverts de pavillons :
{p. 14}
260 Et fumer sous les pas de mille bataillons,
Que fera Brute alors ? et pour sauver sa teste,
Quel port trouvera-t-il contre cette tempeste ?
Vangez-vous des Romains en combattant pour eux,
265 Et par un
soin* utile au salut d’un seul homme,
Sauvez à mesme temps
Brute, Tullie, et Rome.
TIBERE.
Je n’y
balance* point, le sort en est jetté,
TITE.
270 Qui rendent nos
ardeurs* et nos mains innocentes,
Et qui sçachant unir l’
amour* de nos parens,
Destruisent le motif de tous nos differens.
Belle, et sage Tullie, en l’estat où nous sommes,
Nous n’avons plus besoin que du secours des hommes.
275 La
vertu* que les Dieux font éclater en vous,
Nous persuade assez qu’ils combatront pour nous.
VITELLE.
Les hommes, et les Dieux tous conspirent de méme :
A remettre en vos mains la puissance supréme,
Et Rome envers nous-méme au moins juste une fois :
[ 15]
280 Nous preste assez de mains pour secourir nos Roys.
Cent illustres Romains pleins de coeur, et de
zele*,
Qui s’offrent à vanger cette juste querele,
Ayants par mille exploits signalé leur pouvoir,
Soustiennent nos desseins d’un legitime espoir.
285 Tout ce que l’Italie a de brave jeunesse,
Cependant au sénat pour la derniere fois,
On propose aujourd’huy la demande des Roys.
Collatin nous y doit servir avec adresse,
290 Mais pour vaincre sa
hayne*, il a trop de foiblesse.
Quoy qui puisse arriver, allons écrire au Roy,
Et qu’au moins nos écrits luy marquent nostre
foy*.
Grands Dieux vangeurs des Rois conduisez cette trame
Voyons les conjurez, vous cachez-vous Madame ;
295 La
hayne* des Romains nous pourroit soupçonner.
TULLIE.
Au point d’avoir le thrône, ou de l’abandonner,
TITE.
Non, ne paroissez plus qu’avec le diadéme.
Bien-tost, si ce grand
coup* ne depend que de nous,
300 Vous pourrez sans rougir paroistre aux yeux de tous.
TIBERE.
Bien-tost si le succez repond à nostre attente :
{p. 16}
Tarquin sera remis, et vous serez contente,
Vous verrés toute Rome, et la
hayne* des Roys
Venir d’un pas tremblant se soûmettre à vos
loix*.