SCENE PREMIERE §
PHILIPE, PORCIE
PHILIPE
Non, je n’excuse point cette honteuse fuite,
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950 Et je dois à jamais en déplorer la suite :
Si je fus imprudent, au moins j’auray le coeur
De laver cette honte, et punir mon erreur.
J’aurois suivy mon Maistre, et j’en bruslois d’envie :
Mais son commandement jaloux de vostre vie,
955 A suspendu le coup d’un juste désespoir.
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PORCIE.
Comment, aprens-moy tout.
PHILIPE.
Comment, aprens-moy tout. Vous allez tout sçavoir.
Voyant Brute abatu je courus vers mon Maistre,
Mon zèle impétueux voulut soudain paroistre :
Mais tous mes sens saisis de douleur et d’effroy
960 Aveuglèrent mon zèle, et trahirent ma foy ;
Car je fais Brute mort, et ma crainte infidelle
Sème dans tout le camp cette fausse nouvelle :
Le bruit de cette mort estourdit le soldat,
Et quoy qu’enorgueilly du succez de combat,
965 Il perd à mesme temps l’espoir de sa victoire,
Et cède à la douleur tout le soin de sa gloire
PORCIE.
Que devint donc Cassie après ce grand mal-heur ?
PHILIPE
Il vint vous l’annoncer, vous vistes sa douleur.
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Enfin cherchant par tout quelque main favorable,
970 Qui borna par sa mort un dueïl inconsolable,
Il trouve des soldats, qui troublez par la peur,
Et regardant d’un oeil tout brillant de fureur
Timides, incertains, ont peine à le connoistre ;
Ils s’asseurent enfin par la voix de mon Maistre,
975 Et l’ayant reconnu, le plaisir de le voir
Mesle une courte joye avec leur désespoir.
Cassie au milieu d’eux, d’un ton constant et grave.
Compagnons (leur dit-il) puisque le sort me brave,
M’abandonnerez-vous aux désirs du vainqueur ?
980 Et pour m’en délivrer manquerez-vous de coeur ?
Immolez à ma gloire une honteuse vie,
Qu’un de vous remplissant ma généreuse envie,
Fasse foy par ma mort, qu’il brusle d’acquérir
Avec ma propre main la gloire de mourir.
985 Là voyant qu’un chacun à ce coup se prépare,
Il offre tout Cassie à leur pitié barbare,
Se met en bute à tous, et chacun de son flanc
Ouvre par quelqu’endroit une source de sang.
Ils condamnent alors le zèle, qu’il
avouë* ;
990 Luy regarde leurs coups, les admire, les louë,
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Et de peur d’estre ingrat pour un dernier effort
Sur son premier meurtrier porte le coup de mort,
Et luy rendant ainsi son bienfait et son crime,
Il succombe, et tombant embrasse sa victime.
995 Les autres, qui restoient, jaloux d’un si beau sort
Par des coups mutuels, s’entredonnent la mort,
Et toute leur pitié dans cette conjoncture,
Est de pouvoir tuer d’une seule blesseure.
Maxime cependant s’avance, et vient vers nous
1000 Voit mon Maistre mourant, considère ses coups,
Et luy découvre enfin la victoire de Brute,
Et la fatale erreur, qu’avoit causé sa cheute.
Là mon Maistre surpris, et se voyant trompé
Regarde avec dépit ceux, qui l’avoient frapé :
1005 Mais malgré sa douleur composant son visage
Il r’apelle aussi-tost sa gloire, et son courage.
Maxime (luy dit-il ) si les Dieux ont permis,
Que je meure trompé par mes propre amys.
Mon mal-heur sert à Brute, et pour remplir sa gloire
1010 Les Dieux n’ont pas voulu partager sa victoire.
Dis-luy, que si ma mort sert à ce grand bon-heur,
J’expire avec plaisir, et tombe avec honneur :
Glorieux de pouvoir l’eslever par ma cheute,
Et ravy de mourir dans le siècle de Brute.
1015 Que si j’ay du regret, c’est d’avoir trop vécu,
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S’il fallait en mourant voir l’ennemy vaincu.
Puis se tournant vers moy : va détromper Porcie ;
Va réparer l’erreur qui me couste la vie :
Dis-luy que Brute vit, et que mon amitié
1020 Tasche au moins en mourant de sauver sa moitié.
A-dieu, vit satisfait, puisque je meurs de mesme.
Et ne t’afflige point d’une faute, que j’ayme.
Là par un grand souspir il pousse vers son flanc
Le reste de sa vie avec son dernier sang.
1025 Il meurt, et si j’ay deu malgré moy le survivre,
Il vous quitte, Madame, et je parts pour le suivre.
SCENE QUATRIESME §
BRUTE, PORCIE, JULIE
Troupe de soldats
BRUTE
Madame, où courrez-vous, fuyez un misérable.
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Fuyez, fuyez ma honte, et le sort qui m’accable.
C’en est fait, et je voy tout à coup renversé
Un destin que les Dieux ont longtemps balancé.
1085 Le mal-heur de Cassie a produit nos disgraces,
Et le Ciel par sa mort a remply ses menaces,
Enfin César triomphe.
PORCIE
Enfin César triomphe. O sort trop rigoureux.
BRUTE
Hélas vostre douleur me rend plus mal-heureux :
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1090 César se peut vanter de vous avoir vaincuë.
Vous vous faites sentir avec trop de rigueur,
Grands-Dieux, si ma disgrace abat un si grand coeur.
Qu’icy vostre vertu s’excite toute entière ;
Voicy pour vostre gloire une illustre matière :
1095 Un époux mal-heureux, que la fortune abat,
Fait de vostre vertu le plus brillant éclat
Si sauvant vostre nom de sa dernière honte,
Vous sçavez triompher du coup, qui le surmonte,
Soustenez un mal-heur dont ma gloire frémit,
1100 Et méprisez un coup, soubs qui Rome gémit.
Du moins dans le regret d’une perte commune,
Monstrez, si vous pleurez ou Brute, ou sa fortune ;
Sa fortune a péry, c’est ce que vous pleurez,
Et vous aimez un bien, pour qui vous soupirez.
1105 Tout Brute reste encor dans ce mal-heur extrème ;
Brute ne peut jamais périr que par luy-mème ;
Il ne sera jamais sous le pouvoir d’autruy,
Et tout vaincu qu’il est, Brute dépend de luy.
PORCIE
Je ne feins point, Seigneur, de répandre des larmes,
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1110 Puisque mon seul mal-heur fait celuy de vos armes.
Tousjours quelque disgrace a suivy ma maison :
Je n’y voy point de mort sans fer, ou sans poison.
L’Estoile, qui luisoit au point de ma naissance
Mesla dans vostre sort sa fatale influence ?
1115 C’est par moy que sa rage a passé jusqu’à vous,
Et par vous je la voy passer jusques à tous.
C’est par moy que le Ciel eut droit sur vostre vie,
Et par là sa fureur devoit estre assouvie.
Dieux ! Faut-il qu’un Hymen ait servy d’instrument
1120 Au désordre fatal d’un si grand changement ?
Vous deviez par ma mort rompre ce mariage,
Et ne m’offrir jamais un si triste avantage.
C’est là, c’est là, Seigneur, le sujet de mes pleurs :
Je demeure insensible à mes propres mal-heurs,
1125 Et dans l’excez des maux où ma
vertu* se treuve,
Donnez-luy, s’il se peut, une plus forte épreuve ;
Vous la verrez tousjours aller d’un mesme pas,
Regarder d’un mesme oeil, la vie et le trespas,
Et bravant des vainqueurs, la fortune et la gloire,
1130 Par l’éclat de ma mort effacer leur victoire
BRUTE.
Ne m’afflige pas moins qu’a fait vostre douleur.
Je voy dans l’un et l’autre une pareille envie ;
Toutes deux à leur tour menacent vostre vie.
1135 Il est vray qu’en l’estat où le sort nous a mis
La mort est à nos maux un remède permis.
Madame il faut mourir ; c’est une gloire extrème
De pouvoir en mourant disposer de soy-mesme :
De n’avoir point de Maistre au siècle de César,
1140 Et ravir nostre gloire aux pompes de son Char.
Le seul mourir est libre en l’estat où nous sommes,
Donnons ce grand exemple au veu de tous les hommes.
Monstrons à nostre Rome en cette extrémité,
1145 Sçavons mettre à
couvert* d’un tyran inflexible,
Tout ce qui luy restoit de grand et d’invincible.
Que s’il faut espérer la grace du vainqueur,
Craignons plus que la mort cette indigne faveur.
Nous ne fusmes jamais un sujet de clémence ;
1150 Le malheur qui nous perd nous laisse l’innocence,
Et c’est pour un Romain un trop funeste don,
S’il doit de son tyran recevoir un pardon.
Sus donc, chère Porcie, excitez vostre gloire ;
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De cent braves ayeulx r’apellez la mémoire,
1155 Et retraçant sur vous tant de traits de valeur,
Peignez dans vostre mort la gloire de la leur.
PORCIE
Seigneur, tant de raisons apuyent ma constance,
Il suffit de sçavoir que je meurs avec vous :
1160 C’est par là que mon sort fera mille jaloux.
Il est vray que s’il faut qu’avec vous je périsse,
Ma mort m’est une gloire, et non pas un suplice.
Seule je dois mourir, ayant seule causé
Les maux où maintenant je vous voy exposé.
1165 J’eus soif du sang de Jule, et pour me satisfaire,
Vous sceutes l’immoler aux Manes de mon père ;
Vous portastes le coup, quand j’eus donné l’arrest.
Et si Rome à mes yeux mesla son interest
L’ingrate vous trahit en soustenant Octave,
Si doncques ma vengeance a faït tous vos travaux
Vangez-vous par ma mort du plus grand de vos maux:
Que je sois par un coup, et noble et légitime,
Des Destins irritez la dernière victime.
BRUTE
1175 C’est trop, c’est trop, Madame, en l’estat où je suis,
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Me pressez-vous de vivre au milieu des ennuis.
Brute vivra sans gloire, et tout couvert de honte ?
Et de la liberté fera si peu de conte ?
C’est sur moy, c’est sur moy que doit tomber le sort ;
1180 Puisque je suis vaincu je mérite la mort.
Si le sang de Caton me fit prendre les armes,
Je le fis par devoir autant que par vos larmes,
Et Rome à mesme temps m’y devoit engager,
Quand je n’aurois pas eu de beaupere à vanger.
1185 Si ma main a vangé la mort d’un si grand homme,
Je n’ay pas achevé la vengeance de Rome ;
Vivez donc, cependant que je cours au trespas,
Vostre père est vangé, mais Rome ne l’est pas.
J’ay par tous mes efforts soustenu sa querelle ;
1190 Maintenant c’est ma mort, qui m’acquite envers elle.
J’abandonne un destin qu’on ne peut secourir,
Ou plustost je sers Rome en me faisant mourir,
Ne la pouvant sauver dans ce commun naufrage,
Que du seul déplaisir de voir mon esclavage.
1195 Pour vous, qui méritez un destin plus heureux,
Portez, portez à Rome un coeur si
généreux* :
Présentés-luy le sang que je verse pour elle,
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Reprochez-luy ma mort, et l’ardeur de mon zèle ;
Faites enfin pour moy, ce qu’Antoine autrefois
1200 Fit pour vanger César, et soûtenir ses drois.
S’il arma les Romains contre leur propre gloire,
Armez-les maintenant pour leur propre victoire,
Aydez à renverser avec vos propres mains
Le joug, dont trois Tyrans accablent les Romains.
PORCIE
1205 Moy ! Moy ! Que j’aille à Rome, à Rome l’infidelle,
Qui fait si peu pour vous, qui fites tant pour elle ;
A Rome, qui se plaist à nous voir succomber ;
Qui couronne la main, qui nous a fait tomber !
Moy ! Seigneur, j’y verray ces illustres images,
1210 Du zèle des Catons, les sacrez témoignages,
Par des chétives mains tomber de ces hauts lieux,
Et des Tyrans placez où furent nos ayeux !
J’y verray triompher leur détestable haine !
J’y verray mettre aux fers la fortune Romaine !.
1215 Je m’y verray moy-mesme en estat de servir!
J’iray m’offrir aux mains, qui veulent m’asservir !
Car enfin pensez-vous qu’avec les seules larmes
Je puisse rétablir la gloire de nos armes ?
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Nos malheurs sont trop grands, et pour borner leurs cours,
1220 Une femme, Seigneur, est un foible secours.
Puisque Brute a péry, tout doit périr ensemble ;
Je ne puis éviter le sort, qui nous assemble.
Hé ! Quel sort puis-je attendre, et plus noble et plus dous,
Que l’éclatant honneur de mourir avec vous.
1225 Consentez à ma mort.
BRUTE
Consentez à ma mort. Hé ! Bien mourons, Madame.
Enfin vostre devoir triomphe de ma flamme :
Vostre gloire le veut, il y faut consentir :
Tendresse, amour, pitié, qui la vouliez surprendre,
1230 Servez mieux mon devoir, il est temps de se rendre.
Je ne me deffends plus contre tant de
vertu*.
Toy, qui vois son dessein y consentiras-tu.
Justes Ciel ! Pourras-tu voir périr ton ouvrage ?
Le reste des Catons, la gloire de nostre âge ?
1235 Pourras-tu voir enfin entrer dans le tombeau,
Tout ce que nostre Rome a de grand et de beau ?
Voir ces brillans appas* se couvrir des ténèbres ?
Voir changer ces clartez en des ombres funèbres ?
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Voir tomber ce beau sang et par un prompt effort
1240 Voir passer dans ce corps les horreurs de la mort?
Ah ! Madame
PORCIE
Ah ! Madame Ah ! Seigneur, espargnez ma foiblesse ;
Consommons maintenant cette indigne tendresse.
BRUTE
Vous voulez donc mourir, mais quel fer, quelle main
Osera traverser cet adorable sein ?
1245 O ! Dieux. Que veut Maxime, et qu’à-t-il à nous dire ?