Cliquer un nœud pour le glisser-déposer. Clic droit pour le supprimer
Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
1
2
3

 

Urbain Chevreau. Coriolan. Tragédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 27 sc. 123 répl. 9,4 l. 1 158 l. 1 158 l. 46 % 2 530 l. (100 %) 2,2 pers.
CORIOLAN 15 sc. 38 répl. 9,0 l. 663 l. (58 %) 344 l. (30 %) 52 % 1 533 l. (61 %) 2,3 pers.
LES SENATEURS 3 sc. 7 répl. 15,7 l. 167 l. (15 %) 110 l. (10 %) 66 % 334 l. (14 %) 2,0 pers.
SICINIE 4 sc. 11 répl. 7,5 l. 277 l. (24 %) 82 l. (8 %) 30 % 554 l. (22 %) 2,0 pers.
SANCINE 8 sc. 13 répl. 7,6 l. 232 l. (21 %) 98 l. (9 %) 43 % 464 l. (19 %) 2,0 pers.
AUFIDIE 9 sc. 23 répl. 8,9 l. 298 l. (26 %) 204 l. (18 %) 69 % 641 l. (26 %) 2,2 pers.
VERGINIE 7 sc. 16 répl. 12,4 l. 414 l. (36 %) 199 l. (18 %) 48 % 1 034 l. (41 %) 2,5 pers.
VELUMNIE 3 sc. 6 répl. 12,8 l. 319 l. (28 %) 77 l. (7 %) 25 % 882 l. (35 %) 2,8 pers.
CAMILLE 2 sc. 4 répl. 5,3 l. 42 l. (4 %) 21 l. (2 %) 51 % 84 l. (4 %) 2,0 pers.
UN LIEUTENANT DES VOLSQUES 2 sc. 3 répl. 5,4 l. 60 l. (6 %) 16 l. (2 %) 28 % 179 l. (8 %) 3,0 pers.
UN AUTRE LIEUTENANT DES VOLSQUES 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
UN SOLDAT DES VOLSQUES 2 sc. 2 répl. 3,4 l. 60 l. (6 %) 7 l. (1 %) 12 % 179 l. (8 %) 3,0 pers.
Urbain Chevreau. Coriolan. Tragédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
CORIOLAN 51 l. (100 %) 2 répl. 25,2 l. 2 sc. 50 l. (5 %) 1,0 pers.
CORIOLAN
SICINIE
65 l. (75 %) 3 répl. 21,4 l.
22 l. (26 %) 4 répl. 5,4 l.
1 sc. 86 l. (8 %) 2,0 pers.
CORIOLAN
SANCINE
72 l. (51 %) 12 répl. 6,0 l.
72 l. (50 %) 9 répl. 7,9 l.
5 sc. 143 l. (13 %) 2,0 pers.
CORIOLAN
AUFIDIE
49 l. (39 %) 10 répl. 4,8 l.
77 l. (62 %) 10 répl. 7,7 l.
4 sc. 125 l. (11 %) 2,0 pers.
CORIOLAN
VERGINIE
81 l. (52 %) 6 répl. 13,4 l.
75 l. (49 %) 7 répl. 10,6 l.
2 sc. 155 l. (14 %) 3,0 pers.
CORIOLAN
VELUMNIE
29 l. (37 %) 4 répl. 7,1 l.
51 l. (64 %) 3 répl. 16,7 l.
2 sc. 78 l. (7 %) 3,0 pers.
CORIOLAN
UN SOLDAT DES VOLSQUES
1 l. (16 %) 1 répl. 0,8 l.
5 l. (85 %) 1 répl. 4,5 l.
1 sc. 5 l. (1 %) 3,0 pers.
LES SENATEURS 21 l. (100 %) 1 répl. 20,3 l. 1 sc. 20 l. (2 %) 1,0 pers.
LES SENATEURS
SICINIE
81 l. (61 %) 5 répl. 16,1 l.
53 l. (40 %) 4 répl. 13,1 l.
2 sc. 133 l. (12 %) 2,0 pers.
LES SENATEURS
VERGINIE
10 l. (66 %) 1 répl. 9,4 l.
5 l. (34 %) 1 répl. 4,8 l.
1 sc. 14 l. (2 %) 2,0 pers.
SICINIE
AUFIDIE
9 l. (22 %) 3 répl. 2,8 l.
30 l. (79 %) 3 répl. 9,9 l.
1 sc. 38 l. (4 %) 2,0 pers.
SANCINE
AUFIDIE
27 l. (31 %) 4 répl. 6,7 l.
62 l. (70 %) 6 répl. 10,3 l.
3 sc. 89 l. (8 %) 2,0 pers.
AUFIDIE
UN LIEUTENANT DES VOLSQUES
29 l. (79 %) 2 répl. 14,4 l.
8 l. (22 %) 2 répl. 3,9 l.
1 sc. 37 l. (4 %) 3,0 pers.
AUFIDIE
UN SOLDAT DES VOLSQUES
7 l. (77 %) 2 répl. 3,5 l.
3 l. (24 %) 1 répl. 2,2 l.
1 sc. 9 l. (1 %) 3,0 pers.
VERGINIE 40 l. (100 %) 1 répl. 39,6 l. 1 sc. 40 l. (4 %) 1,0 pers.
VERGINIE
VELUMNIE
60 l. (69 %) 3 répl. 19,7 l.
27 l. (32 %) 3 répl. 9,0 l.
2 sc. 86 l. (8 %) 2,8 pers.
VERGINIE
CAMILLE
21 l. (50 %) 4 répl. 5,2 l.
22 l. (51 %) 4 répl. 5,3 l.
2 sc. 42 l. (4 %) 2,0 pers.

Urbain Chevreau

1638

Coriolan. Tragédie

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Frédéric Sprogis
2013
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2013, license cc.
Source : Urbain Chevreau. Coriolan. Tragédie. A PARIS, Chez Augustin Courbe, Libraire & Imprimeur de Monsieur frere du Roy, dans la petite Salle du Palais, à la Palme. M. DC. XXXVIII. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

CORIOLAN
TRAGEDIE. §

A MONSIEUR DE BAUTRU, BARON DE SERRANT, CONSEILLER ORDINAIRE DU ROY EN SES CONSEILS DESTAT ET PRIVE, &c. §

MONSIEUR,

Je n’ay jamais crû que ce Livre deust si bien establir ma reputation, qu’il me mist au nombre des Hommes Illustres : au sentiment* que j’aurois de mon merite, je me treuverois seul de mon opinion, & dans l’amour de moy mesme je serois assuré de n’avoir jamais de rival. Je ne fais pas en me blâmant comme ceux qui méprisent les honneurs du monde par vanité, puisque j’advoue encore que j’ay la liberté d’écrire de la mesme sorte que les malades ont la fiévre chaude, qui font voir que leurs images sont troublées tout autant de fois qu’ils veulent agir ou parler, & que je ne suis pas prest de faire provision d’estime ny de renommée tant qu’elles seront à si haut prix. Ce qui me donne seulement de la hardiesse ; c’est MONSIEUR, qu’apres avoir consideré* que les plus vieux ont esté jeunes, que les anciennes habitudes ont esté nouvelles, & que l’Art & la Nature dans leurs commencemens nous estonnent* par leurs monstres, dont le temps fait des beautez que nous admirons apres : J’ay crû que l’aage me fourniroit un jour dequoy reparer toutes mes fautes. Peut-estre qu’elles ne sont pas toutes mortelles, que je tombe souvant sans me blesser que bien peu ; & que si je n’éclaire l’esprit, je ne l’eschauffe pas aussi de telle façon qu’on doive recourir à la medecine pour le remettre dans la possession de son premier estre. Toute-fois, MONSIEUR, comme la lumiere du feu empesche qu’on ne treuve à dire celle du Soleil, vous remarquerez dans cette Tragedie quelques beautez quand les plus solides vous manqueront. Si je ne devois vous presenter que de belles choses, je ne vous donnerois que l’histoire de vostre vie, & s’il falloit proportionner la grandeur de mon ofre à celle de vostre merite & de votre condition ; ma vie seroit plustost achevée que mon ouvrage, & il seroit necessaire que Dieu me ressuscitast apres plus d’une fois pour l’accomplir. On envie vos moindres actions plus aisément qu’on ne les imite, & je suis certain qu’elles serviront d’exemple aux personnes qui veulent seulement tirer leur reputation de leur vertu*, & qui sans la devoir à leurs Ancestres, se contentent de la posseder comme ils ont fait. Je n’entreprens pas icy de vous loüer, MONSIEUR, il suffit d’estre veritable sans estre eloquent, & j’ay tousjours crû qu’on ne pouvoit estre riche de gloire* qu’en participant à celle que vous acquerez avec des soins* si legitimes. Mais ce qu’on admire davantage ; c’est que vostre grandeur a treuvé des protecteurs sans avoir fait des jaloux, vous avez fait admirer en vous ce qu’on méprise dans les autres ; & la premiere cause des revolutions du monde, & de la decadence des Estats ; cette vieille querelle de la Fortune & de l’Envie, qui a duré plus de cinq mil & tant d’années, sera morte tant que vous vivrez. Si je pensois entierement connestre cette vertu* secrette, & si je la voulois considerer*, je ferois comme les yeux qui pensent tout voir & ne se voyent pas eux mesmes. C’est pourquoy, MONSIEUR, puis qu’on est quelques-fois refusé avec honte, quand on demande avec crainte ; je vous demanderay hardiment la protection de cét ouvrage sans m’arrester* plus long temps sur ce sujet ; & si je ne décris pas ce que vous estes, c’est que je me tiens à mon premier dessein, & que mon impatience me fait haster de vous protester solennellement que je suis,

MONSIEUR,

Vostre tres- humble & tres-

obeissant serviteur.

CHEVREAU.

ADVERTISSEMENT au Lecteur. §

J’ay changé dans ce sujet une chose assez connüe pour la mort de Coriolan, qui ariva chez les Volsques ; mais il faut considerer* qu’il estoit impossible de mettre la Tragedie dans la severité des regles, & dans celle qu’on tient aujourd’huy si necessaire, qui est l’unité du lieu, si je ne l’eusse fait mourir prés de Rome. Ce changement ne doit point tellement alterer l’esprit qu’on doive m’acuser d’avoir violé quelque notable incident de l’histoire, puisque Coriolan ne mourut pas autrement chez les Volsques que je le fais mourir chez les Romains. C’est un lieu que je mets pour un autre afin de n’embarrasser point la mémoire, & de ne pas faire treuver une Scene à Rome, & l’autre chez les Antiates. Pour le reste j’ay tellement suivy Plutarque & ceux qui ont parlé de Coriolan, que je ne m’en suis jamais éloigné. Voilà ce que j’avois à vous dire de peur que vous me prissiez pour autre que pour Historien, & que vous me soupçonnassiez d’avoir fait par ignorance, ce que je n’ay fait que par une subtilité* necessaire.

Extraict du Privilege du Roy. §

Par Grace & Privilege du Roy, il est permis à Augustin Courbé’, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer, vendre & distribuer un Livre intitulé, Coriolan, Tragedie, composée par Monsieur Chevreau. Faisant tres- expresses inhibitions & deffenses à tous Libraires & Imprimeurs, ou autres de nos subjets, de quelque qualité & condition qu’ils soient, d’imprimer ou faire imprimer ledit Livre, le vendre, faire vendre, ny debiter par nostre Royaume durant le temps & espace de sept ans, à conter du jour qu’il sera achevé d’imprimer, si ce n’est de ceux dudit exposant, à peine de quinze cens livres d’amende, confiscation des exemplaires, & de tous despens dommages & interests* : Comme il appert plus au long par les Lettres de Privilege. Donné à Paris le quatriesme jour de Juin, l’an de grace mil six cens trente-huict. Et de notre Regne le vingt – huictiesme : Par le Roy en son Conseil, Signé, Conrard. Et scellé du grand sceau de cire jaune.

Achevé d’imprimer le douziesme jour de Juin
mil six cens trente-huict.

Les Exemplaires ont esté fournis ainsi qu’il est plus amplement

porté par lesdites Lettres de Privilege.

LES ACTEURS. §

  • CORIOLAN.
  • LES SENATEURS.
  • SICINIE, Tribun du peuple.
  • SANCINE, amy de Coriolan.
  • AUFIDIE, Capitaine des Volsques.
  • VERGINIE, fame de Coriolan.
  • VELUMNIE, mere de Coriolan.
  • CAMILLE, suivante de Verginie.
  • UN LIEUTENANT DES VOLSQUES.
  • UN AUTRE LIEUTENANT DES VOLSQUES.
  • UN SOLDAT DES VOLSQUES.

CORIOLAN.
TRAGEDIE.

ACTE PREMIER. §

SCENE PREMIERE. §

UN SENATEUR.

Nous nous sommes punis en le voulant punir,
Nous fismes nostre perte en le pensant bannir ;
Tout le peuple Romain dans ce mal-heur extréme
En s’armant contre luy, s’arma contre soy méme ;
5 Et croyant tout d’un coup irriter* son destin {p. 2}
Il forma des projets dont la mort est la fin.
Vous avez allumé le feu qui nous consomme*,
Vous nous avez perdus pour vouloir perdre un homme :
Mais le pis que je treuve en cette extrémité,
10 C’est de prier encore un esprit irrité*.
Vous cherchâtes jadis les moyens de luy nuire,
Vous entreprîtes tout afin de le destruire.
L’avez vous pas traitté cent fois honteusement ?
Vous estes les autheurs de son banissement ;
15 Rome par cét exil, & par cette infamie*
S’est fait voir par mal-heur sa plus grande ennemie.
Cependant* vous pensez moderer son courrous,
Et recevoir des biens* qu’il n’obtint pas de vous.
Dequoy, Coriolan, n’estoit-il point capable
20 Quand vos mauvais soupçons le rendirent coupable ?
Pouvoit-il pas finir l’excez de vostre ennuy*,
Et relever l’Estat qu’il ruine aujourd’huy ?
Sa valeur esloignoit les plus fieres tempestes ;
Il n’employoit ses mains qu’à conserver vos testes,
25 Et je treuve qu’en fin vous l’avez obligé*    
De vanger un affront qu’il n’avoit pas vangé.

UN AUTRE SENATEUR.

Tout nous presse pourtant dans cét estat funeste*,
Nous sommes combatus de famine & de peste :
Ne nous arrestons* pas à repandre des pleurs, {p. 3}
30 Et n’espargnons plus rien pour finir nos mal-heurs.
Nous venons d’envoyer à cette ame cruelle
Des Sacrificateurs en pompe solennelle :
Mais quoy ce grand éclat, & cét insigne honneur
N’ont pû nous procurer* le plus simple bon-heur.
35 Il a considéré* leurs pleurs sans en répandre,
Et les a méprisez au lieu de les entendre.
Renvoyons toute-fois, & ne nous lassons pas
De chercher s’il se peut un plus noble trépas.
Allez-y Sicinie, & faites par vos larmes
40 Que pour l’amour des Dieux il mette bas les armes ;
Remontrez*-luy sur tout pour son banissement
Que nous avons pleuré ce triste* éloignement ;
Que nous sommes en dueil* ; que le peuple le prie
De cesser ses rigueurs, de sauver sa Patrie ;
45 D’apaiser aujourd’huy des Volsques triomphans,
Et de considerer* sa femme & ses enfans ;
Que dedans nos mal-heurs, sa mere le conjure
De n’avoir plus égard à cette estrange* injure*,
Et que pour tout payement de l’avoir mis au jour
50 Elle ne veut de luy que cét acte d’amour :
Qu’il entende les cris de cette pauvre ville,
Qu’il y doit rencontrer un eternel azile :
Bref, sans vous retenir, qu’il y doit commander
C’est tout ce qu’à plus prés on luy peut demander.

SICINIE.

{p. 4}
55 Dans ma commission je feray mon possible
Pour le rendre bien tost plus doux & plus sensible* ;
Je n’épargneray rien qui puisse l’émouvoir :
Bas
Dieux ! J’y vais à regret, & je crains de le voir.
Son camp pourra-t’il bien me servir de retraitte ?
60 J’ay procuré* sa honte, & conclu sa défaite.
Mais il est trop vangé de nous avoir soubmis,
Et de punir ainsi ses plus grands ennemis :
Peut-estre que nos maux ont assouvy sa rage,
Que sa triste* Patrie a touché son courage,
65 Qu’il tarira nos pleurs, & qu’en fin la pitié*
Fera plus sur son cœur que n’a fait l’amitié*.
C’est tenir trop long temps ce conseil* en balance*,
Sans doute sa fureur perdra sa violance :
A quelques accidens que m’engage le sort*,
70 Je ne puis en tout cas endurer qu’une mort.

SCENE DEUXIESME. §

{p. 5}

CORIOLAN.

Vous voyez aujourd’huy que son inquietude
Est un tragique effect de son ingratitude :
Cette lasche Patrie eut peur de mon credit,
Me releva d’un coup, & d’un coup me perdit ;
75 Moy, de vous aujourd’huy j’épreuve le contraire,
Il semble que mon mal ait produit son salaire,
Employant contre vous & le fer & le feu,
Je creu n’agir pas bien pour n’agir que trop peu.
Vous n’en eustes jadis que des marques trop amples,
80 J’ay bruslé vos maisons, j’ay prophané vos Temples :
En fin je fis beaucoup quand vous vistes ces mains
Faire vostre défaite & le bien* des Romains.
Cependant* ma misere a receu l’allegeance* {p. 6}
De ceux dont je devois attendre la vangeance.
85 Les Volsques irritez* d’un pareil traitement
Ont vangé ma querelle & mon bannissement :
Ils m’ont plaint aussi tost dans mon injuste peine,
Et pour aller contr’eux m’ont fait leur Capitaine :
Où ma Patrie ingratte apres mille bien* faits
90 A tiré vanité des maux qu’elle m’a faits,
A forgé des soupçons pour me rendre coupable,
A crû par mon exil mon destin miserable* ;
Et pour luy demander l’honneur du Consulat
M’a jugé criminel en dépit du Sénat.
95 Mais ceux qui par mal-heur souhaiterent ma perte,
Se treuvent languissans dans leur ville deserte*,
Confessent maintenant que leur espoir fut vain,
Et meurent attaquez & de peste & de faim.
Mais c’est punir trop peu leur insolente vie,
100 Quoy qu’ils soient affligez ils sont dignes d’envie,
On peut croistre aisément les maux qu’ils ont soufferts*,
Et leur faire souffrir* ce qu’on souffre* aux Enfers.
Je feray mon pouvoir pour la donner en proye ;
On en fera bien tost ce qu’on a fait de Troye ;
105 Je veux rendre par là mes exploits immortels,
Démolir leur remparts, & brizer leurs Autels,
Et faire en fin que l’air devienne si funeste*
Que mesme les corbeaux y meurent de la peste.

SANCINE.

{p. 7}
Vous n’estes pas l’autheur de tout ce qui leur nuit,
110 Eux mesmes ont causé le mal-heur qui les suit ;
Vostre vangeance est juste, & leur mal legitime,
Le Ciel qui les punit a rougi de leur crime,
Et leur fera souffrir* des tourmens eternels
Par les mesmes esprits qu’ils ont fait criminels.
115 Ils ont à vos dépens eslevé des trophées,
Rallumé par vous seul leurs flammes estoufées,
Mis à bout les desseins qu’ils avoient machinez*,
Et par vous mesme aussi seront-ils ruinez.
Le sort* fait voir souvent de ces metamorphoses,
120 Nous estonne* par fois par de pareilles choses,
Fait sortir d’un sujet deux effets differens,
Et rabat à la fin le pouvoir des Tyrans.
Mais la vangeance encor n’en peut estre assouvie,
C’est aujourd’huy trop peu que la fin de leur vie.

CORIOLAN.

125 Laissons-en pour monstrer qu’on les a sçeu punir,
Une fidelle* marque aux siecles à venir :
Rendons à nos nepveux nos vangeances visibles,
Nous nous en devons prendre aux choses insensibles*,
Ruiner leur Palais, destruire tous leurs forts,
130 Et qu’il ne reste pas un membre de ce corps :
Ou si leur Tybre en reste, il faudra par son onde {p. 8}
En declarer la perte aux yeux de tout le monde ;
Preuver que ces Tyrans ont treuvé leur tombeau,
Et que Rome a passé comme passe son eau.
135 Mais un Romain s’approche ; estrange* patience !

SANCINE.

Vous pouvez librement luy donner audience.

CORIOLAN.

Il ne trouvera pas dequoy se consoler ;
Voyons-le toute-fois, & l’entendons parler.

SCENE TROISIESME. §

[B, 9]

SICINIE.

Dans les ressentimens* d’une peine infinie,
140 Et parmy les remords…    

CORIOLAN.

C’est donc toy, Sicinie ?
Dans mes premiers regrets tu m’as abandonné,
Et dedans le dernier m’as tu pas condamné ?
Crois-tu bien me surprendre ? as-tu l’effronterie
De procurer* le bien* d’une ingratte Patrie ?
145 Et toy le plus méchant de ceux qui sont au jour,
Veux-tu tirer de moy quelque marque d’amour ?
Apres tes lâchetez doi-je benir ta peine ?
Faut-il que ma pitié* recompense ta haine !
N’espere plus de moy que de honteux refus ; {p. 10}
150 Je sçay ce que je suis, & ce que tu me fus.
Seditieux Tribun, infame*, sanguinaire,
Tu croyois justement mon trépas necessaire ;
En effect vostre sort* eust esté bien plus dous
De m’éloigner plutost du monde que de vous.
155 Mais que me veux-tu dire ? & quelle Rethorique
Me doit faire cherir la liberté publique ?
Parle, que je t’entende, & que sur tes propos
Je vous fasse esperer la mort, ou le repos.

SICINIE.

Helas ! nous confessons quand nous formons nos plaintes,
160 Que nos maux sont legers au respect de nos craintes ;
Que nous n’attendions pas de si doux traitemens,
Et que nous meritions de plus grands châtimens.
Nous avons fait vos maux, & vous faites les nôtres,
Ou nous fismes plutost & les uns & les autres :
165 Mais ne redoutez plus nostre infidelité*,
Ne considerez* point Rome à l’extremité,
Regardez vostre mere & languissante & blesme,
Regretter son païs, vostre fame, & vous mesme,
Et vos pauvres enfans que peut-estre demain
170 Vous verrez massacrez de vostre propre main.
Que si vous ne rendez nostre sort* plus prospere*,
Ayez pitié* du moins d’une innocente mere ;
Soulagez vostre fame, & dans nos maux puissans, {p. 11}
Perdant les criminels, sauvez les innocens.
175 Aussi tost que le peuple eut donné la sentence,
Le Ciel s’arma pour vous, & prit vostre défence,
Nous punit d’un exil que le Sénat craignoit,
Que nous sollicitions, & que chacun plaignoit.
Mais rentrez dedans Rome, & pour vostre salaire,
180 Regnez-y, grand Guerrier, comme un Dieu tutelaire.

CORIOLAN.

Traistres, dissimulez, pour fléchir mon courrous
Vous me venez offrir ce qui n’est plus à vous.
Où sont tous vos remparts ? qu’avez-vous à deffendre,
Que mes gens en un jour ne puissent bien vous prendre ?
185 Non, ne me parlez plus ; je veux donner des lois
A celle qui ne veut triompher que des Rois,
Qui joint l’ingratitude à ses mauvais ofices,
Et qui prend du plaisir à punir les services.
Est-ce pas de moy seul qu’elle tient tout son bien* ?
190 Pour épargner son sang j’ay prodigué le mien ;
Sur tout dans ce combat dont j’emportay la gloire*,
Avec combien d’efforts gagnay-je la victoire ?
Nous estions sur la mer, redoutant en tous lieux
Les vagues, les rochers, & la terre & les Cieux,
195 Pource que tout d’un coup une horrible tempeste {p. 12}
Esclata sous nos pieds & dessus nostre teste ;
La gresle nous attaque, & la foudre la suit,
Qui nous fait voir du jour au milieu de la nuit :
Chacun commence à craindre, & dans ce triste* orage
200 Aussi bien que la mer nous escumons de rage ;
Le desordre est par tout, par un effet nouveau,
La mer est toute en flame, & le Ciel tout en eau :
Mais c’est peu que la mer, que la foudre & la gresle,
On voit les Elemens confondus* pesle mesle ;
205 La navire eslevée, & preste d’abismer
Se treuve suspenduë entre l’air & la mer ;
Les vents ébranlent tout, excepté mon courage,
Et la foudre en tombant rompt mast, voile & cordage :
Ces Juges immortels se moquent de nos vœux,
210 Nous sommes dans les eaux, & nous craignons les feux :
Le Ciel à nos mal-heurs se rend opiniastre,
L’eau paroist à nos yeux, blanche, noire, & bleüastre,
Nous touchons un rocher, tout se perd à l’instant ;
Bref tout nostre vaisseau n’est plus qu’un ais flottant.
215 Je me sauve dessus, ma fureur endormie    
Se réveille, & poursuit nostre troupe ennemie ;
En fin j’ateins mes gens : car dans cét Element
Nous vismes tous perir mon vaisseau seulement.

SICINIE.

{p. 13}
Seigneur, je suis témoin de vostre grand courage,
220 Je vis vostre conduitte aussi bien que l’orage.

CORIOLAN.

Nous vinsmes tout d’un coup par un subit éfort
Des approches aux mains, & des mains à la mort :
Bref sans vous raconter ces funestes* batailles
La pluspart dans la mer firent leurs funerailles 
225 Ce fer vous fit douter quand il perça leur flanc
Si vous nagiez sur mer ou bien dessus du sang.
Vous fustes tous surpris d’un si triste* spectacle,
Et crûtes que les Dieux avoient fait un miracle.
Mais à quoy raconter tant de combats divers,
230 Qui les peut ignorer dans tout cét Univers ?
Dans mon premier essay pour vostre Republique
Un Dictateur m’offrit la Couronne Civique,
Quand Tarquin le superbe assisté des Latins
Employa son pouvoir pour forcer vos destins.
235 Que n’ai-je point tenté dans la plus grande guerre ?
Et que n’ai-je point fait, & sur mer & sur terre ?
Cependant* j’ay receu l’infamie* en payement,
Je me ressouviens bien de mon banissement.
Allez dire aux Romains que tout leur est funeste* ;
240 Que c’est peu que la faim, que la guerre & la peste ;
Qu’ils n’ont encore veu leur mal-heur qu’à demy ; {p. 14}
Que je suis leur plus grand, & leur pire ennemy ;
Que je boiray leur sang ; que j’auray l’esprit libre
Si j’en puis voir un fleuve aussi grand que le Tybre.

SICINIE

bas.
245 Ruiner son païs, & tuer ses parens*,
N’a rien de genereux* ; c’est le fait des Tyrans.

SCENE QUATRIESME §

{p. 15}

AUFIDIE.

Que vouloit ce Romain ?

SICINIE.

Qu’au fort de nos tempestes
Il vous plût d’écouter nos tres-humbles requestes.

AUFIDIE.

Vous estes des aigneaux : mais dans vostre courrous
250 Vous avez la coustume & la rage des loups.
Vous n’excusez jamais, vous n’exceptez personne,
Et vos sanglantes mains vont jusqu’à la Couronne.
Vous voulez triompher des plus belles vertus* ;
Les Sceptres sous vos pieds demeurent abatus ;
255 Les Romains sont subjets si les Rois ne les servent, {p. 16}
La guerre les nourrit, les crimes les conservent ;
Tous les plus noirs pensers que suggere l’Enfer,
Les meurtres, les poisons, & la flame & le fer,
Vous semblent aujourd’huy des ébats* ordinaires,
260 Et pour vous maintenir des actes necessaires.
Vostre orgueil vous déceut*, mais vous estes rangez ;
Vous nous avez punis & nous sommes vangez.
Lors que l’occasion vous fut tant oportune,
Vous usastes du temps, du lieu, de la fortune* ;
265 Vous n’épargnastes rien ; vos soldats glorieux
Ne pardonnerent pas seulement à nos Dieux ;
Et si vous leur rendez de si parfaits hommages
Vous pouviez en tout cas respecter* leurs images,
Conserver nos Saincts lieux, & du moins déferer
270 Quelque respect* à ceux qu’on devoit adorer.
Mais vos Religions vont dans l’hypocrisie ;
On voit bien que vos Dieux sont tous de fantaisie* ;
Que vous haïssez ceux dont vous n’esperez rien,
Et que vous reverez ceux qui vous font du bien*.
275 Qu’a dit Coriolan ? vous aime-t’il encore ?

SICINIE.

Nous le supplions tous, & tous il nous abhorre,
Il parle contre nous avecque passion,
C’est ce qui me confond* dans ma Commission.
Ha ! Seigneur plûst au Ciel, au point que je vous prie {p. C, 17}
280 Que mon sang épargnast celuy de ma Patrie !
Je suis bien asseuré que j’en viendrois à bout,
Je me ferois ouvrir pour le répandre tout.

AUFIDIE.

J’estime vos bontez* ; vous estes charitable,
Mais vous courez danger de mourir miserable*.
285 Qu’on ne rencontre plus de Romains dans ce lieu,
Dites nous maintenant un eternel adieu.
Nous entrerons dans Rome, & quoy qu’elle machine*,
Le moindre d’entre nous a juré sa ruine :
Ne vivez plus ainsi d’esperance & de peur,
290 Car nous voulons à tous vous arracher le cœur ;
Il faut que vous mouriez ; que Rome toute entiere,
Et pour elle & pour vous serve de cimetiere.

SICINIE.

Dieux nous sommes perdus ! n’esperons plus de bien*,
Nostre meilleure attente est de n’attendre rien.
{p. 18}

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

UN SENATEUR.

295 Sicinie est-il vray ? seroit-il bien croyable
Que l’ingrat à nos maux parust impitoyable* ?
Qu’il nous voulust vanger des maux qu’il a soufers* ?
Et nous faire souffrir* les flammes & les fers.
Ah ! quelles cruautez, dans ces nouveaux supplices,
300 Il n’en veut pas punir seulement les complices ;
Les bons & les mechans pâtissent à la fois,
Il veut en tous les lieux signaler ses exploits,
Nous apprester bien tost de mesmes funerailles,
Ou dedans nos maisons, ou dessous nos murailles,
305 Destruire son païs de l’un à l’autre bout, {p. 19}
En allumant un feu qui le consomme* tout.

SICINIE.

N’atendons jamais rien du secours de nos larmes,
Esperons tout du Ciel, & du succez des armes.

UN SECOND SENATEUR.

Nos Sacrificateurs ont senty son courous,
310 Et ne l’ont pas treuvé plus sensible* que vous.
Il est dans le dessein de vanger son injure*,
D’irriter* contre nous les Dieux, & la Nature ;
D’aigrir de plus en plus nostre mal-heureux sort*,
Et de nous procurer* une honteuse mort.
315 Rome en fit autre-fois sa meilleure esperance
Alors que sa valeur la mit en asseurance,
Et que nos ennemis treuvoient sans son secours
Le terme de sa gloire*, & celuy de nos jours :
Mais le peuple animé d’une injuste rancune
320 Bannit avecque luy nostre bonne fortune*,
Treuva par cet exil les bords de son cercueil,
Et le couvrant de honte, il nous couvrit de dueil*.
A quoy donc maintenant nous pouvons nous resoudre ?
Nous avons dessus nous attiré cette foudre,
325 Et pensant l’éloigner de l’Empire Romain, {p. 20}
Nous luy mismes d’abord les armes à la main.
Cependant* on l’acuse, & de nostre misere
Vous estes les autheurs, & la cause premiere
Il dit cecy à Sicinie.
Vostre acusation le faisant condanner
330 Acheva le dessein qu’on n’ozoit terminer ;
Et nous ne doutons pas qu’une haine ancienne
Separoit seulement vostre ame de la sienne.
Et de fait confessez pour le voir trop puissant
Que vous ne crûtes pas qu’il deust estre innocent :
335 Vos craintes, vos soupçons, vos demandes, vos termes,
Ebranlerent bien tost les esprits les plus fermes ;
Vos Conseils* dangereux où chacun s’est remis
Firent lors des boureaux de ses plus grands amis.
Exerçastes vous pas une rigueur extréme ?
340 En le croyant Tyran vous le fustes vous mesme.
Le Senat qui voyoit son innocence au jour
Ne pût à son desir luy montrer son amour.
Vous l’empeschâtes seul d’y pourvoir de bonne heure ;
Vous pensiez que l’Enfer deust estre sa demeure,
345 Ou qu’estant contre luy par un juste courous
Il perdroit son credit s’il estoit contre nous.
Vous voyez maintenant mal-heureux Sicinie
Quels fruits nous recueillons de vostre tyranie,
Et de quelle façon vous nous avez traittez
350 Par vostre jalousie, & par vos laschetez.

SICINIE.

{p. 21}
Je ne m’excuse point : je n’en suis pas capable
Je ne suis toute-fois innocent ny coupable ;
Ou si l’on me punit d’une telle action
Tous les Romains auront mesme punition.
355 Vous me confesserez que Rome toute entiere
Treuva pour le convaincre assez ample matiere ;
Ou bien si par mal-heur vous ne concevez pas
Qu’il meritast l’exil, ou plustost le trépas :
Considerez*, Seigneurs, sans blâmer Sicinie,
360 Qu’il a souvente-fois brigué la tyranie ;
Qu’il a vendu nos bleds sans nous en advertir,
Au lieu qu’il les devoit au peuple départir,
Et qu’en ces faits derniers le gain d’une victoire
Le rendoit trop cruel pour le combler de gloire*.
365 Lors que n’a-t’il point fait contre tant de Romains ?
Il pensa mille fois ensanglanter ses mains,
Et par ses cruautez il sembla nous contraindre
D’empescher les mal-heurs qu’on avoit droit de craindre,
Quand la pluspart troublez* de ses coups insolens
370 Parurent devant moy justes & violens.
On me loüa tout haut d’une telle entreprise*,
Où je n’eus d’interest* que pour nostre franchise*.

UN AUTRE SENATEUR.

{p. 22}
Mais lors qu’on veut punir un puissant ennemy,
On ne le doit choquer ny punir à demy.
375 On doit chercher sa mort alors qu’il la mérite,
Ou si l’on ne le fait, le châtiment l’irrite*,
Et l’oblige* à vanger par d’autres cruautez
Les moindres maux qu’il croit n’avoir pas meritez.
Et s’il vous obligeoit* à cette violence,
380 Pourquoy donc mettiez vous son trépas en balance* ?
Outre que le Senat n’apreuva nullement
Ny vostre procedé, ny son banissement.

SICINIE.

Il falloit recourir à cette medecine,
Puis qu’on devoit couper le mal dans sa racine.
385 Le feu qui le bruloit nous alloit consumer*,
Une juste fureur le pouvoit animer ;
Et nous voyons en fin que cét homme indocile
Treuvoit à ses souhaits un succez trop facile.
Il s’attaquoit à nous, par les mesmes efforts,
390 Il destruisoit bien tost ce venerable corps,
Et si l’on n’eust finy ses desseins par les nostres
Il nous alloit destruire, & les uns & les autres.
Brute ayant rabatu le pouvoir de nos Rois {p. 23}
Fut estimé dans Rome, & beny mille fois ;
395 Quand l’esprit des Tarquins par un sort* déplorable
Ne faisoit point de vœux sans faire un miserable*,
Qu’on souspiroit par tout ; que l’Empire abatu
Perissoit tous les jours par sa propre vertu*,
Et que ces factieux nous forçoient de nous plaindre
400 Des maux que tout un peuple avoit sujet de craindre.
Tullie à mon advis est presente à vos yeux,
Vous vous ressouvenez de son crime odieux ;
Lucresse vous en est une preuve assez ample
De qui la mort honteuse est un si bel exemple :
405 Bref ces superbes Rois furent tous abhorrez,
Et leurs persecuteurs furent presque adorez.
Qu’ay-je fait apres tout qui merite censure ?
J’ay vangé par l’exil une commune injure*,
Et contre un qui vouloit la qualité de Roy
410 J’ay tenté ce que Brute a tenté devant moy.

UN SENATEUR.

Lors qu’ils furent chassez tout estoit legitime,
Tarquin nous haïssoit, le fils commit un crime,
Et depuis leur exil qu’ils ont voulu vanger,
Coriolan sans doute a bien sçeu les ranger.
415 Quand ils furent banis, leur rage fut extréme : {p. 24}
Mais comme leur grandeur, leur pouvoir fut de mesme ;
Toute-fois nous perdons le temps à raisonner,
Eloignons le mal-heur qui nous vient talonner,
Invoquons tous nos Dieux, courons aux Sacrifices,
420 Rendons nous s’il se peut les Astres plus propices*.
Il dit cecy à Sicinie
Sur tout asseurez vous que dedans nos mal-heurs
Vous verserez du sang si nous versons des pleurs.

SCENE DEUXIESME. §

{p. D, 25}

VERGINIE.

Allons, Madame, allons, & que ce nom de mere
Nous fasse rencontrer un destin moins contraire.
425 Sortons viste de Rome, & pour notre salut
Espreuvons* desormais s’il sera ce qu’il fut.
Nous avons trop soufert* pour soufrir* davantage,
Moderons aujourd’huy l’ardeur de son courage ;
Qu’il succombe au recit de nos moindres douleurs,
430 N’épargnons ny respects*, ny prieres, ny pleurs.
Que ce devoir de mere, & cette amour de fame
Impriment vivement la pitié* dans son ame ;
Que ces pauvres enfans implorent son secours ;
Qu’il n’accourcisse pas la longueur de leurs jours :
435 Et qu’en fin sa rigueur qui seroit sans seconde {p. 26}
Ne fasse pas mourir ceux qu’il a mis au monde.
Je l’advoüe à ce coup, qu’une juste pitié*
M’anime pour le moins autant que l’amitié*,
Et que m’imaginant Rome toute deserte*
440 Je regrette à tous coups cette sensible* perte ;
Que c’est bien justement que je suis dans le dueil*
Puis qu’on met tous les jours mes parens* au cercueil,
Et que dans cette triste* & funeste* avanture
Le sang a mille fois démenty sa nature.
445 Le desir de vangeance, & sa boüillante ardeur
Ont chassé le respect*, & l’amour de son cœur.
Il croiroit faire mal s’il formoit une envie
Qui regardast un jour le bien* de notre vie,
Et qui le fist resoudre à finir son couroux
450 De peur que nostre sort* fust trop libre, & trop doux.
Avant qu’il fut bany nous n’avions rien qu’une ame,
Nos esprits en tous lieux ne sentoient qu’une flame,
Nos cœurs se répendoient ; & puis de tous les Dieux
L’amour estoit celuy que nous servions le mieux.
455 Mais vrayment la fortune* a bien changé de face,
Sa faveur seulement précedoit sa disgrace,
Ainsi qu’un temps serain précede bien souvent
Quelque grande tempeste, & quelque horrible vent.

VELUMNIE.

{p. 27}
J’advois eu cy-devant une esperance haute,
460 Mais j’ay donné la vie à celuy qui me l’oste,
Et qui dedans ce mal dont il nous peut guerir
S’obstine le premier à nous faire mourir.
A parler sainement son exil fut infame* ;
Mais le voulant vanger, il néglige sa fame,
465 Et nous traisne aujourd’huy dans le mesme mal-heur
Qui nous prive du jour, & le comble d’honneur,
S’il doit à tout le moins emporter quelque gloire*
D’une si mal-heureuse & si triste* victoire.
Helas ! s’il ne perdoit que ceux qui l’ont perdu,
470 Mais il détruit des gens qui l’avoient défendu,
Et de qui les Conseils* joints à son grand courage
Le jettoient dans le port en dépit de l’orage.
Cet Auguste Senat qui soustint sa grandeur,
Et qui benit cent fois sa genereuse* ardeur,
475 Lors que nos ennemis dans leur honteuse fuitte
Redoutoient sa valeur, & loüoient sa conduite ;
Est prest de succomber dans ces adversitez
Et de porter le dueil* de ses prosperitez.
Que diray-je de plus ? dans sa rigueur extréme
480 Attaquant son païs il s’attaque luy mesme,
Et montre clairement qu’il veut s’abandonner
A dessein de nous nuire, & de nous ruiner :
Imitant à plus prés ces fatales ruines {p. 28}
Qui tombant quelque-fois sur les places voisines
485 S’enfoncent d’ordinaire avec beaucoup de bruit
Dedans les mesmes lieux qu’elles ont tout détruit.

VERGINIE.

Il est bien vray, Madame ; & dans son entreprise*
Au point qu’il perd l’honneur nous perdons la franchise* ;
Celuy qui perd l’honneur n’a plus rien à garder,
490 Et dedans nostre mort qu’il craint de retarder
J’ay bien peur justement qu’un esprit si farouche
Nous oblige* de craindre, & de fermer la bouche,
Au moment que nos yeux luy preuveront assez
Nos plaintes à venir & nos mal-heurs passez.
495 Aussi ne veux-je point une longue harangue ;
Mes yeux noyez de pleurs feront mieux que ma langue,
Et cette eau confonduë* avecque mes souspirs
Parlera seulement de nos justes desirs.
Mais quel regret aussi me reste-t’il dans l’ame,
500 S’il perd le souvenir de sa premiere flame ?
Et si vangeant ses maux par un commun trépas
Il rougissoit le Tybre, & n’en pâlissoit pas ?
En fin se rendroit-il Tyran de sa Patrie
Qu’il devroit regarder avec idolatrie ;
505 Feroit-il ruinant ceux qui l’ont élevé {p. 29}
Ce que ses ennemis n’avoient pas achevé ?
Se serviroit-il bien dedans cette avanture
Des pierres de nos Dieux pour nostre sepulture ?
Les voudroit-il détruire ? & dans ses cruautez
510 Se pourroit-il porter à ces impietez ?
Madame, ce penser met mon ame à la geine,
Et ce point seulement renouvelle ma peine.
S’il a déja sa mere, & sa fame en horreur
Il peut jusques aux Cieux estendre sa fureur.
515 Il faut donc prevenir* un si triste* spectacle,
Nos pleurs, & nos sanglots y mettront un obstacle ;
Ou si nos propres maux ne le peuvent ranger
Nous vangerons sur nous l’afront qu’il veut vanger.

SCENE TROISIESME. §

{p. 30}

SANCINE.

Vostre gloire* sur tout trouble* sa fantaisie*,
520 Et vostre grand credit le met en jalousie.
Non, ne vous flattez point d’une si douce erreur,
Il peut la convertir desormais en fureur.
Prenez donc tousjours garde à cét ame insensée ;
Car des propos si doux démentent sa pensée,
525 Aufidie est un traistre, et le ressentiment*
De son premier mal-heur trouble* son jugement.
Les Volsques sont d’humeur* à garder une injure* ;
C’est un peuple méchant, lasche, ingrat & parjure ;
Il vous aime, il vous craint ; mais vous ne songez pas {p. 31}
530 Qu’il avoit cy-devant cherché vostre trépas :
Que cette perte en fin nous peut estre commune,
Puis qu’il peut ruiner nostre bonne fortune* ;
Et que vous craignant trop pour vous voir trop puissant
Il peut se relever en vous afoiblissant.
535 Ne méprisez donc pas les Conseils* de Sancine
Qui n’a jamais eu peur que de vostre ruine.

CORIOLAN.

Icy la prévoyance* est une lascheté
Contre un peuple qui craint ma générosité
Sancine espere tout, j’ay treuvé des delices*
540 Aux lieux où je devois attendre des suplices ;
Il est vray qu’Aufidie est cruel & jaloux,
Mais je n’ay pas sujet de craindre son couroux ;
Je suy ses interests*, & songe je te prie
Que pour les conserver je détruis ma Patrie.

SANCINE.

545 Donc si vous m’en croyez, triomphons promptement
Pour ne luy pas laisser un soupçon seulement.

CORIOLAN.

{p. 32}
J’y suis bien resolu ; la chose est déjà preste,
Mon sort* est glorieux d’une telle conqueste,
Et je meurs trop content en ce que j’ay soubmis
550 Soubmettant les Romains, mes plus grands ennemis.

SCENE QUATRIESME. §

[E, 33]

AUFIDIE.

A quoy reservons nous la force de nos armes,
Leur sang seroit-il bien épargné par leurs larmes ?
Usons viste du temps ; allons, fameux Guerriers
Parmy tant de Cyprez recueillir des Lauriers.
555 Et vous Coriolan de qui les faits celebres
Font aujourd’huy de Rome un sejour de tenebres ?
Avez-vous des remords de sa calamité ?
Qu’avez-vous à songer dans cette extremité ?
Détruisons sans rougir & les uns & les autres,
560 Ce sont mes ennemis, ils ont esté les vostres :
Cependant* vous révez sur leur prochain mal-heur,
Il semble que leur mort cause vostre douleur
Vous ont-ils pas bany ? {p. 34}

CORIOLAN.

Genereux* Aufidie,
Ne me soupçonnez point d’aucune perfidie ;
565 Je garderay ma foy*, rien ne me peut changer,
Je vous dois satisfaire, & je me doy vanger :
Scay-je pas maintenir ce qu’il faut qu’on maintienne,
Leur mort reparera vostre injure* & la mienne :
Puis qu’avec injustice ils m’ont voulu bannir,
570 Je sçay que mon exil est encore à punir.

AUFIDIE.

Digne Autheur de mon bien* & de ceste victoire ;
Combien dans ce dessein emportez vous de gloire* !
Il l’embrasse
Je vous dois embrasser, & pour tant de bienfaits
Loüer vostre constance, & benir vos éfets.
575 Sus donc, l’occasion nous est trop favorable,
Cherchons leur sur le soir une fin déplorable,
Apaisons par leur sang nos esprits irritez*,
Et ne diferons plus des tourmens meritez.

CORIOLAN.

{p. 35}
Je serois mal-heureux s’ils ne le pouvoient estre :
580 Mais dans mes cruautez je leur feray connestre
Que j’eus dés mon exil toute Rome en horreur ;
Que je la fis l’objet de toute ma fureur,
Et que le Ciel devoit me fournir une foudre
Qui dans une heure ou deux la va reduire en poudre.
{p. 36}

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

CORIOLAN

dans son Camp levant sa fame qui est à genoux.
585 Madame en cét estat je ne puis vous parler.

VERGINIE.

Mais aurai-je autrement de quoy me consoler ?

CORIOLAN.

Esperez tout de moy, considerez*, Madame,
Dans ces confusions que vous estes ma fame ?
J’ay vescu nuit & jour dans une égale ardeur, {p. 37}
590 Et dedans ma bassesse, & dedans ma grandeur.
Dans la peur que j’avois qu’on fist perir vos charmes*,
J’ay poussé des soupirs, & j’ay versé des larmes,
Et vous seule autre-fois avez pû dans ce cœur
Imprimer pour jamais, & l’amour & la peur.
595 Non, mon ame, celuy qui détruit toutes choses,
Et qui cause chez nous tant de metamorphoses ;
Le temps qui peut changer les plus fermes esprits
N’a pû changer l’ardeur dont je me sens épris.
Mon mal ne fut pas grand estant bany de Rome :
600 Mais chere Verginie, au feu qui me consome*
Je treuvay que mon sort* ne pouvoit estre dous ;
Car m’éloignant de Rome on m’éloignoit de vous.
Dans ce départ sanglant, j’eus mille fois envie
De finir par le fer ma miserable* vie,
605 Si l’amour qui console, & qui garde un Amant
Ne m’eust fait esperer quelque contentemant.
Je me flattois ainsi dans ceste douce attente
Afin qu’en ce mal-heur mon ame fust contente,
Et que mes déplaisirs fussent tous enchantez
610 Par l’espoir seulement de revoir vos beautez.
Maintenant que le Ciel soufrant* que je vous voye
Dissipe ma tristesse*, & me comble de joye ;
Je doy m’imaginer que c’est bien à propos
Que je vous dois chercher desormais du repos
615 Parlez donc librement : mais avant que j’entende [ 38]
De vostre propre bouche une telle demande,
Asseurez vous d’avoir de ma tendre amitié*
Tous les bons sentimens qu’on doit à la pitié* ;
Pourveu que l’interest* de la race Romaine
620 Ne se confonde* point avecque vostre peine.

VERGINIE.

Pour qui croyez vous donc que je puisse parler ?
Hé quoy nostre interest* doit-il pas se mesler ?
Verroi-je mes parens* prés de la sepulture
Endurer des tourmens qu’abhorre la Nature,
625 Sçachant que leur esprit est tout prest de sortir
Sans soulager leurs maux, ou sans y compâtir.
Lors qu’on fera de Rome une ville deserte*
Voulez vous que je sois insensible* à sa perte ?
Et que pour un serment fatal & solennel
630 L’innocent soit puny comme le criminel ?
O Ciel ! où treuvez vous ces injustes maximes,
Qu’il faille reparer un afront par des crimes ?
S’en prendre sur son sang, massacrer ses amis,
Et violer la foy* que l’on leur a promis :
635 Ruiner son païs, craindre de s’en distraire,
Et prendre contre nous nostre party contraire.
Mon cher Coriolan, tant de meres en dueil*
Verront-elles sans pleurs leurs maris au cercueil ?
Et les pauvres enfans qui sont dans leurs entrailles {p. 39}
640 Y doivent-ils ainsi faire leurs funerailles ?
Leur refuserez vous le moindre acte d’amour ?
Mourront-ils par vos mains sans avoir veu le jour ?
Et massacrerez vous dans cette horrible envie
Ceux qui peut-estre encore n’ont pas receu la vie ?
645 Conserverez vous bien ce penser plein d’horreur
Sans étoufer dés l’heure une telle fureur ?
Mon tout qu’est devenu ce loüable courage,
Peut-il bien demeurer où preside la rage ?
Et la raison qui fait que nous craignons les Dieux,
650 Peut-elle s’acorder avec les furieux ?
Dequoy m’acusez vous ? de quelle ingratitude
Pour me faire sentir un traitement si rude ?
Et que vous ay-je fait pour me reduire au point
De craindre tout de vous, & de n’esperer point ?
655 Peut-estre croyez vous que parmy tant de plaintes
Je pousse des soupirs qui sont meslez de feintes* ;
Que j’ay favorisé vostre banissement
Sans avoir soupiré de cét éloignement.

CORIOLAN.

Ah ! Madame, ce mot me met à la torture,
660 Vous avez soupiré dans ma triste* avanture,
Et je juge aisément par tout ce que je voy
Que vous avez soufert* du moins autant que moy.
Je plains encor vos pleurs dont le frequent usage {p. 40}
Vous a noyé les yeux, & changé le visage :
665 Et je suis si confus de causer vos douleurs
Qu’à peine devant vous retiendray-je mes pleurs.

VELUMNIE.

Sensible* cruauté, fatale destinée !
Je demande la vie à qui je l’ay donnée,
Et par un accident que je ne connois pas
670 Celuy que j’ay fait naistre avance mon trepas.

CORIOLAN.

O Dieux ! n’achevez point ; quelque chose qu’on die,
Je ne sçaurois tremper dans cette perfidie ;
La Nature & le Ciel m’imposent cette Loy
De vous rendre ce bien* puis que je vous le doy ;
675 Seroit-ce une faveur dont je deusse estre avare ?
Madame, croyez vous que je sois un Barbare ?
Et que ce cœur pour vous ne garde desormais
Les meilleurs sentiments* qu’il gardera jamais ?
Ay-je oublié les soins* qu’un fils doit à sa mere ?
680 Est-ce moy qui vous rend la fortune* contraire ?
Hé ! jugez-en, Madame, autrement s’il vous plaist,
Considerez* toujours la chose comme elle est.
Si j’ay tantost failly vous me pouvez reprendre : [F, 41]
Mais ne me blâmez pas avant que de m’entendre.
685 Voyez que mon exil est encor tout recent ;
Que par là mon païs ne peut estre inocent,
Et que me proposant une fin miserable*
Il s’est fait criminel en me rendant coupable.
Ne l’ayant point forcé de me desobliger,
690 Son mauvais traittement me force à me vanger.
En ce cas j’ay voulu chercher une retraitte
Chez ceux de qui j’avois commencé la défaitte ;
Si bien qu’ils m’ont donné pour finir mon ennuy*
Ce que dans mon mal-heur je n’obtins pas de luy.

VELUMNIE.

695 On ne vous peut loüer de ceste tyrannie
Dont l’effet vous aporte une joye infinie.
Quand vous aurez détruit tous ces lieux d’alentour ;
Que tous les Citoyens seront privez du jour,
Et qu’on aura forcé tant de Dames Romaines,
700 Serez vous plus vangé qu’en finissant nos peines ?

VERGINIE.

Comment ! verriez vous bien des Volsques triomphans,
D’un païs, d’une mere, & de vos chers enfans ?
Le soufririez* vous bien ? & qu’au-delà du Tybre {p. 42}
On me trainast esclave, & que vous fussiez libre !
705 Que je vinsse prier ces barbares esprits
Dont je serois peut-estre, & l’amour & le prix ?
Que sans considerer* mon rang ny ma naissance
Le vice par la force oprimast l’innocence ?
Et pour le dernier trait de mon mal-heureux sort*
710 Que j’eusse de Lucresse & la honte & la mort ?
Si vous restez ingrat de quoy que je vous prie,
Je ne survivray pas à ma triste* Patrie.
Ainsi j’auray moy-mesme à moy-mesme recours ;
Ils n’auront pas l’honneur de terminer mes jours,
715 Cette main préviendra* leur furieuse envie,
Je les contenteray par la fin de ma vie :
Ce fer leur aprendra que je ne fuyois pas
Les plus rudes chemins qui meinent au trépas.
Ma mort est un exemple.
Coriolan la saisit par la main, & luy oste le poignard

CORIOLAN.

Ah, Madame, je tremble !

VELUMNIE.

720 Mon fils, que de mal-heurs vous causerez ensemble !

VERGINIE.

{p. 43}
C’est par là seulement qu’il se faut secourir,
Je sçay comme on doit vivre, & comme on peut mourir,
Et je ne puis manquer dans ce dessein tragique
Vous me prestez la main pour le mettre en pratique ;
725 Ou si vous desirez qu’on sçache à l’avenir
Que vostre tendre amour m’en a pû retenir,
Voyez nostre païs sans dessein de luy nuire,
Ne le détruisez pas de peur de me détruire,
Pour ne me rien nier acordez luy ce bien,
730 Et soulagez son mal pour apaiser le mien.
Au nom de tous les Dieux, au nom de vostre fame,
Et d’une mere en pleurs dont vous arrachez l’ame,
Estoufez maintenant vostre premier projet,
Quittez cette fureur dont nous sommes l’objet ;
735 Et sans nous arrester*, prononcez de bonne heure
Qu’il faut que Rome dure, ou qu’il faut que je meure ;
Car vous devez sçavoir que mon destin est tel
Qu’on ne luy donne coup qui ne me soit mortel.

CORIOLAN.

Vos propos tout d’un coup viennent de me confondre*
740 Et dedans cét estat je ne vous puis répondre.
Mon esprit est confus dans cét estonnement* ; {p. 44}
Madame, accordez moy, s’il vous plaist un moment :
Donnez ce peu de temps à cette grande afaire ;
Car je n’ay de pensers que pour vous satisfaire,
745 Et si quelque raison me preuve desormais
Que l’injustice regne en tout ce que je fais :
Je feray mes efforts pour rendre contente,
Et contre l’aparence, & contre vostre atente.

VERGINIE.

Durant ce peu de temps je vais prier les Dieux
750 Qu’ils veuillent vous ouvrir, & l’esprit & les yeux.

SCENE DEUXIESME. §

{p. 45}

AUFIDIE.

Sancine j’ay bien peur qu’en fin tant de paroles
Ne rendent tout d’un coup mes attentes frivoles* ;
S’il se donne long temps le soin* de l’écouter,
Sçache que son pouvoir est bien à redouter.
755 Je n’ay point de party qui ne luy soit contraire
Puis qu’il a maintenant à combatre une mere ;
Sa fame en ce dessein peut si bien l’émouvoir
Que je crains de tenter ce que je veux sçavoir.
Ouy, dedans ce moment je voy tomber ses armes
760 Aussi tost qu’il verra leurs veritables larmes.
Si ce fameux Guerrier combatu de pitié*
Fait succeder la grace à son inimitié,
Nos affaires vont mal : pour moy j’en desespere, {p. 46}
Puis qu’il a maintenant à combatre une mere,
765 Et sans doute il craindra de nous voir triomphans
Se remettant aux yeux sa fame & ses enfans.
Il est pourtant encore à vanger sa querelle,
Il doit exterminer cette race infidelle* ;
Toute nostre entreprise* est proche de sa fin,
770 Nous ne sçaurions perir ny changer de destin,
Et bien tost j’en aurois tout ce que j’en espere :
Mais il a toute-fois à combattre une mere.
Il me semble la voir embrasser ses genoux,
Pousser mille sanglots pour fléchir son courroux,
775 Noyer ses yeux de pleurs, & se jetter par terre
Pour luy faire abhorrer cette derniere guerre ;
Et puis luy proposer mille conditions
Pour changer en un rien ses inclinations :
J’ay bien peur que le sort* ne nous soit pas prospere*
780 Car je voy des enfans, une fame, une mere.

SANCINE.

Non, non, dans ce dessein Rome doit succomber,
Coriolan sçait bien qu’elle est preste à tomber,
Ny païs, ny parens* ne le peuvent contraindre
De differer les maux qu’elle avoit droit de craindre.
785 Puis qu’il la doit punir avec juste raison
Ne le soupçonnez point d’aucune trahison :
Je l’ay tenté souvent pour le mettre en balance* ; {p. 47}
Mais il ne veut agir que dans la violence,
Et je croy que leurs pleurs y serviront si peu
790 Qu’il ne leur parlera que de sang & de feu.

AUFIDIE.

Contente moy Sancine, & pour m’oster la crainte
Forme luy de ma part quelque sujet de plainte :
Va le voir de ce pas, & pour tout compliment
Dy luy que je l’attens, qu’il vienne prontement ;
795 Qu’il differe long temps à vanger son outrage,
Et que tout nostre bien* dépend de son courage ;
Que je ne puis attendre, & que dans cette nuit
Il faut que son païs soit tout à fait détruit.

SCENE TROISIESME. §

{p. 48}

CORIOLAN

seul dans son Camp.
Insatiable faim de gloire*,
800 Parens* qui flattez ma mémoire
Dans l’espoir de vous soulager ;
Quand cesserez vous ces contraintes ?
Mon dessein se doit-il changer
En faveur de vos justes plaintes ?
805 Ne me doy-je jamais vanger
De peur d’entretenir vos craintes ?
Et ne sçaurois-je pas dedans un mesme jour
Conserver mon honneur ny garder mon amour ?
Traistres Tyrans de ma pensée [G, 49]
810 Qui rendez mon ame insensée
Quand vous venez m’entretenir ;
Dans cette funeste* avanture
Si je tasche à vous retenir
Je fais horreur à la Nature ;
815 Païs, honneur, ressouvenir
Qui me mettez à la torture
Sentiray-je tousjours mille nouveaux trépas
En suivant vos advis, ou ne les suivant pas ?
Je treuve une mere affligée
820 Qui ne peut estre soulagée
Que par moy qui la doy guerir :
Mais si ma rage est assouvie
Quand je croiray la secourir
Le sort* punira mon envie ;
825 Les Volsques me feront mourir
Si je luy veux donner la vie :
Et dedans ce dessein que je treuve si beau,
Je ne puis y courir qu’en courant au tombeau.
Helas ! si je me rends contraire {p. 50}
830 Aux vœux d’une si bonne mere
Je me sens indigne du jour :
Elle veut estoufant ma rage
Que je témoigne de l’amour
A qui m’a fait un tel outrage,
835 Que Rome, & les lieux d’alentour
Ne maudissent point mon courage ;
Et qu’en fin son païs apres mes maux soufers*
Meure dedans la gloire*, & son fils dans les fers.
Ce dessein est-il legitime ?
840 Et peut-elle bien par un crime
Conserver ces gens mal-heureux ?
Le mien est-il digne de blâme ?
Aujourd’huy je me vange d’eux
Pour m’avoir privé de mon ame :
845 O Ciel ! ô destins rigoureux !
Chere mere que je reclame,
Songez dans ces transports* que par tout vous suivez
Que je vous doy le jour, mais que vous m’en privez.
Maudite, & coupable Patrie {p. 51}
850 Faut-il encor que je te prie
De pardonner mes mouvemens* ?
Recouvreras-tu tes delices* ?
Et pour de rudes châtimens
Dont on doit punir tes complices,
855 Oubliray-je tous mes tourmens ?
Retarderay-je tes suplices ?
Et crois-tu depuis peu m’avoir fait tant de biens*
Que pour brizer tes fers j’aille forger les miens ?
Race ingratte & dénaturée
860 Qui n’as qu’un moment de durée,
La mort finira ta douleur ;
Ta ville doit estre deserte*
Aussi bien apres ce mal-heur
Et la peine que j’ay souferte*,
865 L’honneur oblige* ma valeur
De ne plus diferer ta perte,
Puis qu’il me ressouvient que tu m’as pû banir
Je te rendray l’horreur des siecles à venir.

Sancine vient icy, que luy pourray-je dire ! {p. 52}

SCENE QUATRIESME. §

CORIOLAN.

870 S’il se peut cher amy, soulage mon martire
Et tasche à consoler mon esprit abatu
Ou bien par tes bontez*, ou bien par ta vertu*.
Je ne le puis celer, il faut que je te die
Qu’une mere, une fame, & sur tout Aufidie
875 Livrent à mon esprit de si puissans combats
Que je n’oze accorder ny finir leur débats.

SANCINE.

Quoy, vous suivez encore une route incertaine ?
Ce dernier procedé nous a tous mis en peine ;
Nous avons contre nous de puissans ennemis {p. 53}
880 Si nous ne leur tenons ce qu’on leur a promis.
Ils parlent déja mal voyant bien qu’on retarde :
Mais ne balancez* plus, la chose vous regarde.
N’allez plus oposer, ny païs ny parens*,
Vous estes obligé* de punir ces Tyrans ;
885 Il y va de la vie, & sur tout d’une gloire*    
Qui fera quelque jour l’ornement de l’histoire ;
Que pouvez vous réver ?

CORIOLAN.

Non, je ne réve plus ;
Car ces empeschemens seront tous superflus,
Je suivrois de bon cœur leur legitime envie :
890 Mais je doy conserver mon honneur & ma vie.
Allons, je veux user d’un pouvoir absolu,
Les Romains periront j’y suis trop resolu.
{p. 54}

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

AUFIDIE.

C’est ainsi qu’il faut prendre un si bel avantage,
Pour nous faire loüer vostre noble courage.
895 Ne vous laissez donc pas emporter à leurs pleurs ;
Conservez vostre gloire*, & plaignez leurs malheurs.
Quittez ces mouvements*, combatez ces chimeres*
Et songez que l’honneur nous est plus que nos meres.
Les Romains n’ont qu’une heure à respirer le jour,
900 Et nous leur produirions quelques marques d’amour ?
Est-ce pour les biens-faits qu’ils ont voulu vous rendre, {p. 55}
Qu’aujourd’huy vos bontez* taschent de les défendre ?
Et leur devez vous tant, que vous soyez contraint
De soulager les maux dont ce peuple se plaint ?
905 A quoy nous serviroit d’esperer dans nos armes
Si nous ne les jugions à l’espreuve des larmes ?
La gloire* nous suivroit desormais rarement
S’il falloit contre nous des fames seulement.
Balancez* vous encor cette entreprise* aisée ?
910 Vostre juste fureur doit-elle estre apaisée ?
On péche à pardonner aussi bien qu’à punir,
Consultez la raison ; car il faut s’en munir.
Oposez à leurs pleurs vostre premiere honte,
De crainte qu’à la fin la pitié* vous surmonte*
915 Et leur representez vostre banissement
Puis qu’elles n’en sçauroient blâmer le châtiment.

CORIOLAN.

Je vous dois confesser que leur triste* visage
Avoit pour quelque temps suspendu mon courage,
Une tendre pitié* par un éfort soudain
920 Combatit mon esprit, & me retint la main.
Mais apres tant de pleurs qu’elles ont sçeu répandre
Ce cœur trop glorieux n’a point voulu se rendre ;
Si bien que leurs torrens dont je restay vainqueur {p. 56}
Me moüillerent les yeux sans m’atendrir le cœur.

AUFIDIE.

925 Ne les tenez donc plus si long temps en haleine
Vostre retardement les pourroit mettre en peine ;
Allez leur asseurer que Rome doit perir,
Et qu’en differant trop vous me faites mourir.

CORIOLAN

en s’en allant.
Allons, Coriolan, treuvons toutes nos forces,
930 Ne nous laissons pas vaincre à leurs douces amorces* ;
Il dit cecy bas
Artifice, courage, honneur, vangeance, foy*,
Ne m’abandonnez pas, & combatez pour moy.

SCENE DEUXIESME. §

[H, 57]

AUFIDIE.

Sancine tout va bien, je voy l’afaire preste.

SANCINE.

Je m’en tiens assuré, j’en répons de ma teste,
935 Je l’y voy disposé par ces derniers propos,
Il regarde de prés nostre commun repos
Mais il seroit cruel autant que temeraire
S’il refusoit d’entendre une fame, une mere,
Et des enfans si beaux que leurs moindres regars
940 Font fendre de pitié* son cœur de toute pars.
Et je croy sans mentir qu’il seroit impossible
Qu’il les vist endurer, & rester insensible* :
Et si pour son delay cét Estat n’est pery
Songez bien qu’il est fils, qu’il est père, & mary,
945 Et qu’il doit afliger comme il nous fait parestre {p. 58}
Celle qui l’a fait vivre, & ceux qu’il a fait naître :
Son dessein ne peut nuire, il craint d’abandonner
Ce qu’on n’a jamais eu dessein de ruiner,
Et son esprit subtil* les flate en aparence,
950 Ou de quelque plaisir, ou de quelque esperance.

AUFIDIE.

Je l’en estime plus en ce qu’il va les voir,
Afin de se soubmettre à ce dernier devoir.
La cruauté me plaist quand elle est legitime ;
Mais lors qu’elle est injuste, elle tient lieu de crime.
955 Coriolan fait bien de rendre à ses parens*
De veritables biens* ou du moins aparens.
Ils ne cognoissent pas qu’en tout il dissimule,
Qu’il flatte doucement leur esprit trop credule ;
Que dans l’état present il peut leur commander,
960 Et qu’il promet beaucoup pour ne rien acorder.
Il conserve tousjours une si forte envie
D’oster à tout ce peuple, & l’honneur & la vie ;
D’abatre ses maisons, de ruiner ses fors,
D’y voir en un moment ensevelir leurs corps ;
965 D’afliger ce païs d’un châtiment extréme,
Et de le brusler tout, que j’en brusle moy-mesme.
Je ne me connois plus songeant à la rigueur
Dont il nous punissoit quand il estoit vainqueur.
Nous avons veu souvent nos maisons embrazées, {p. 59}
970 Nos temples abatus, & nos villes razées,
Nos meilleurs soldats morts à nos pieds estendus ;
Nos enfans estoufez, & tous nos biens* perdus.
Maintenant que le sort* nous donne l’advantage,
Sçache que la raison doit ceder à la rage ;
975 Que je me veux vanger des maux que j’ay soufers* ;
Qu’ils sentiront les feux ; qu’ils seront dans les fers ;
Et que de tous les maux dont on punit une ame,
Le moindre qu’ils auront est le fer & la flame.

SCENE TROISIESME. §

{p. 60}

CORIOLAN.

J’y résve bien encore, & je ne puis treuver
980 Que je me doive perdre afin de les sauver :
Je sçay quelle est leur peine, elle est assez visible,
Et ce n’est pas aussi que j’y sois insensible*.
Mais connoissez vous pas qu’on me contraint en tout ?
Qu’on veut que mes desseins aillent jusques au bout ?
985 Et qu’en fin pour conclurre, en cette Tragedie,
Le premier personnage est celuy d’Aufidie ?

VERGINIE.

Vous vous estes acquis par vos soins* diligens,
Et par vos actions du pouvoir sur ses gens,
Et les ayant tous mis dans l’estat de vous craindre, {p. 61}
990 Malgré tout autre advis vous les pouvez contraindre.
Ils leveront le siege, & resteront vangez ;
Cependant* nous verront les Romains soulagez,
Vous serez satisfait, & je seray contente
D’avoir mis en vous seul une si douce attente.

VELUMNIE.

995 Vous pouvez irriter* le mal & le guerir ;
Forcez nous donc de vivre, ou nous faites mourir.
Deux mots y suffiront, prononcez-les sans crainte,
Finissez prontement, ou ma vie ou ma plainte.

CORIOLAN.

Certes mal-aisément vous puis-je consoler ;
1000 C’est pourquoy je soupire, & je crains de parler.
Mon ame en ces transports* est assez irritée* :
Mais Rome doit perir, la chose est arrestée*.

VELUMNIE.

Quoy, Rome doit perir ! tu veux donc triompher ?
Toy que dés le berceau je devois étoufer ?
1005 Aurois-tu bien préveu* dedans cette victoire {p. 62}
Que la honte des tiens deust servir à ta gloire*,
Enfant dénaturé, dont l’aveugle fureur
Va jusques à ta mere, & la remplit d’horreur ?
Ingrat Coriolan t’ay-je donné la vie
1010 Afin que par toy-mesme elle me soit ravie ?
Et ne t’ay-je eslevé dans ce comble d’honneur
Qu’afin de me priver de tout autre bon-heur ?
Insatiable fils, dangereuse vipere ;
Execrable serpent qui fais mourir ta mere ;
1015 Miserable vautour dont la seule rigueur
Vient m’afliger sans cesse & me percer le cœur.
Quand est-ce que les Dieux par un soin* necessaire
Changeront pour mon bien* ton humeur* sanguinaire ?
Tu veux donc seulement finir le triste* cours
1020 De si pressens ennuis*, par celuy de mes jours ?
Helas ! ay-je autre-fois failly de telle sorte
Que je deusse endurer une chaisne si forte.
Ouy, car si c’est faillir que d’aimer par excez
J’en devois seulement atendre ce succez,
1025 Tu punis ton païs d’un châtiment si rude
Qu’il a beaucoup d’horreur de son ingratitude,
Et ceux dont tu faisois nagueres tant de cas
Ne sont persecutez que comme des ingrats,
Puis qu’apres les bontez* que tu luy fis parestre
1030 On ne t’a pû garder ny moins te reconnestre.
Cependant* tout d’un coup je te voy succomber, {p. 63}
Tu veux punir un crime, & je t’y vois tomber.
Que ne t’ay-je point fait dans tes tendres années ?
J’ay tant soufert* pour toy de peines obstinées ;
1035 Et dans le seul regret de ne te suivre pas,
J’ay pleuré, j’ay pâty, j’ay senty le trépas.
Et tu restes ingrat à ma juste priere,
Tu défends à mes yeux le bien* de la lumiere. 
T’ay-je pas eslevé ? t’ay-je pas mis au jour ?
1040 Et peux-tu justement douter de mon amour ?
Lors que nostre ennemy dans ces dernieres guerres
Vint creuser son cercueil dessus nos propres terres,
Un chacun benissoit la force de tes mains
Pource qu’on te croyoit le suport des Romains.
1045 L’Estat en esperoit des choses nompareilles,
J’en avois atendu moy-mesme des merveilles,
Tes seules actions nous sembloient enseigner
L’art de nous bien conduire, & celuy de regner.
Cependant* ton esprit trop subtil* à nous nuire,
1050 Cherche nos ennemis afin de nous détruire,
Fait son party du leur, & se joint avec eux,
Excite leur vangeance, & rallume leurs feux.
Mon fils, s’il m’est permis dedans ma crainte extréme
De traiter avec vous, & de parler de mesme :
1055 Helas ! je vous suplie à genoux humblement
D’oublier comme moy vostre banissement ;
De laisser les Romains dans un Estat paisible, {p. 64}
Et de finir mes maux si vous estes sensible*.
Il veut la lever
Non, non, je veux mourir embrassant vos genoux,
1060 Je mourray doucement si je meurs prés de vous.

CORIOLAN.

Ah ! mere trop credule, aurez vous quelque gloire*
De remporter ainsi cette triste* victoire ?
Victoire mal-heureuse, & pour vous & pour moy,
Triomphe sans combat qui me remplit d’éfroy.
1065 Où voy-je maintenant ma fortune* soubmise ?
Vous avez étoufé ma plus noble entreprise* :
Mais vous aurez regret de m’avoir combatu ;
Vous en acuserez vostre propre vertu*,
Et vous condamnerez tous les jours vostre langue
1070 Qui n’a seduit mon cœur que par cette harangue ;
Puis vous me blâmerez n’ayant pas resisté
A ces derniers soupirs qui m’ont si bien tenté.
Vos pleurs vous ont trahie, & par la mesme voye
Que je finis vos maux, vous finissez ma joye ;
1075 Je l’aprehende au moins ; car peut-estre d’abord    
Tous les Volsques troublez* arresteront* ma mort.
Ils vangeront sur moy cette injure* commune
Eux qui m’ont crû l’autheur de toute leur fortune* ;
Les ay-je pas deceuz*, j’ay trahy leur dessein,
1080 Ils m’ont donné le fer qui leur ouvre le sein,
Et je ne me sers plus que de leur industrie {p. I, 65}
Pour les perdre d’un coup en sauvant ma Patrie.
Mais n’importe, Madame, étoufez vostre peur,
Puis que vous le voulez je me pers de bon cœur.
1085 Il faut lever le siege à dessein de vous plaire,
Et je veux desormais obeïr & me taire ;
Je ne rendray jamais ce mouvement* secret
Si l’on me fait mourir je mourray sans regret ;
Et de quelque rigueur qu’on menasse ma vie
1090 Parmy tous les tourmens j’auray la mesme envie ;
Je vous en fais, Madame, un serment solennel
Quand tous mes ennemis me tiendroient criminel ;
Quand je serois l’horreur parmy tous les grands hommes,
Et du temps à venir, & du siecle où nous sommes ;
1095 Et qu’en fin l’ennemy me perceroit de coups
Pour assouvir sur moy son plus juste courroux.

VERGINIE.

Mon cher Coriolan que faut-il que je fasse ?
Soufrez* que je vous baise, & que je vous embrasse ?
Et qu’apres les mal-heurs dont vous bornez le cours
1100 Je m’exprime en faveur de mes chastes amours.
Mais puis que maintenant vous voulez que je vive, {p. 66}
Permettez moy du moins que par tout je vous suive,
Et que nous partagions dans nos ardens desirs,
Et les mesmes douleurs, & les mesmes plaisirs.
1105 Les chemins, les combats, & les horreurs des armes
Auront alors pour moy d’inévitables charmes* ;
Je vous verray tousjours dans un dessein si beau,
J’iray mesme avec vous jusques dans le tombeau,
Si par un coup fatal les tristes* destinées
1110 N’estendent pas plus loin le cours de vos années :
Et je treuve aussi bien que dans ce meme jour
Mon courage s’acorde avecque mon amour.

CORIOLAN.

Ouy, je vous le permets, & je vous le demande :
Mais je treuve pour vous cette entreprise* grande.
1115 Songez-y bien, Madame, & croyez s’il vous plaist
Que je ne vivray plus que pour vostre interest* ;
Et que puis que nos cœurs s’unissent de la sorte
Dans cét effet d’amour dont l’excez les transporte*,
Nous gousterons des biens* si fermes & si doux
1120 Que les plus fortunez* en deviendront jaloux.
Mais sans plus arrester* publiez dedans Rome {p. 67}
Que j’esteindray bien tost le feu qui la consome*.
Faites leur esperer des traitemens meilleurs,
Dites que ma fureur se convertit ailleurs
1125 Que je leve le siege en faveur de vos larmes
Et qu’elles m’ont forcé de mettre bas les armes.

VERGINIE.

Elles s’en vont.
Ouy, j’y vais de bon cœur, & demain du matin
Je vous suivray par tout où voudra mon destin.

SCENE QUATRIESME. §

{p. 68}

AUFIDIE.

J’ay bien peur qu’à la fin la pitié* ne le tente,
1130 Sancine, il est long temps, ce delay me tourmente ;
Qui le peut retenir de la sorte en ce lieu ?
Il n’estoit question que de leur dire adieu,
Et de leur faire voir que toutes leurs amorces*
Nous devoient irriter*, & ceder à nos forces.
1135 Cependant* je languis dedans ce souvenir,
Il me semble à tous coups qu’il craint de revenir ;
Sancine, qu’en crois-tu ?

SANCINE.

Qu’il vous fera parestre
Qu’il hait ce peuple ingrat, & qu’il n’est pas un traistre
Qu’il sçait executer tout ce qu’il a promis, {p. 69}
1140 Et qu’il voit les Romains comme ses ennemis.

AUFIDIE.

C’est prester du secours à mon ame abatuë,
Je voy tousjours sa mere, & c’est ce qui me tuë ;
Sa fame, ses enfans, leurs souspirs & leurs pleurs
Me font par fois soufrir de sensibles* douleurs.

SANCINE.

1145 Aprenez donc aussi que vostre crainte est vaine,
Je connois dés long temps ce vaillant Capitaine,
Dans ce qu’il entreprend rien ne le peut changer,
Outre que son humeur* le porte à se vanger.

SCENE CINQUIESME. §

{p. 70}

CORIOLAN

à Aufidie.
Elles rentrent dans Rome, & sans aucune envie
1150 De me solliciter de leur donner la vie,
Et ma mere & ma fame auront le mesme sort*
De ce peuple obstiné, s’il doit soufrir* la mort.
N’aprehendez plus tant, mon ame est satisfaite,
Je feray là dedans ma plus douce retraite ;
1155 Les Romains me verront un esprit resolu,
Je me tiens dés cette heure à ce que j’ay conclu :
Ma fame en portera la premiere nouvelle,
Et vous verrez par là si je leur suis fidelle*.

AUFIDIE.

{p. 71}
O Dieux ! Coriolan, je meurs dans ces transports*,
1160 Je ne redoute plus tous les plus grands éforts.
Si vous avez pû vaincre une fame, une mere,
Je voy bien que ma crainte est moins qu’une chimere*,
Et dedans cét espoir dont je me sens flater,
Je m’en vais donner ordre à ce qu’il faut tenter.

SCENE SIXIESME. §

{p. 72}

CORIOLAN

avec Sancine.
1165 Il n’a pas bien compris ce que je viens de dire,
Il veut les ruiner, cette perte l’attire :
Mais j’ay perdu pourtant le soin* de me vanger,
Ma parole est donnée, il n’y faut plus songer :
Je pardonne aux Romains.

SANCINE.

Ce pardon m’épouvante,
1170 Gardez bien que le sort* ne trompe vostre attente ;
Ne nous abusez pas de semblables propos,
S’ils sont en liberté, vous serez sans repos
Remarquez, Aufidie, & dessus toutes choses… [K, 73]

CORIOLAN.

Je ne m’attache pas à ce que tu proposes.
1175 L’afaire est déja faite, il ne peut l’empescher.

SANCINE.

Non, non, son interest* vous doit estre plus cher.

CORIOLAN.

Ayant mal commencé, je doy finir de mesme :
Mais suy moy seulement si tu veux que je t’aime.

SCENE SEPTIESME. §

{p. 74}

VERGINIE.

Ouy, je vous en asseure, il pardonne aux Romains,
1180 Mes pleurs ont fait tomber les armes de ses mains.
Vous ne pouvez tenir son amitié* suspecte ;
Car malgré son exil, sçachez qu’il vous respecte*
Et qu’avant que le jour vienne fraper nos yeux,
Il doit lever le siege, & sortir de ces lieux.

UN SENATEUR.

1185 Nos Sacrificateurs ont moins fait que vous autres,
Et vos pleurs en éfet ont essuyé les nostres.
Madame, vous pouvez vous vanter desormais
Puisque Rome vous doit ce qu’elle aura jamais ;
Que nostre liberté sans vous estoit ravie, {p. 75}
1190 Et qu’avec ce thresor vous nous rendez la vie.
Venez donc prontement en recevoir l’honneur
D’un peuple qui n’atend que ce dernier bon-heur.
Il vous doit honorer, car vous pouvez bien croire,
Que le triomphe au moins suivra cette victoire,
1195 Et que tous les Romains vous restent obligez*
Apres tant de tourmens dont vous les soulagez.
{p. 76}

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

AUFIDIE.

Quoy ! le siege est levé ? voulez vous qu’Aufidie
Trempe si lâchement dans cette perfidie ?
Qu’il accorde sa haine avec vostre pitié* ?
1200 Que nous bornions le cours de nostre inimitié ?
Et qu’enfin les Romains dedans nostre advantage
Nous acusent de crainte & de peu de courage.
Les Volsques vous avoient acordé du secours
Lors que vous en faisiez vostre dernier recours :
1205 Ils avoient méprisé les plus fortes alarmes
Afin de seconder la force de vos armes,
Et le moindre de nous s’aprestoit à punir {p. 77}
Ceux de qui l’insolence avoit pû vous banir.
Et puis vous relaschez au point qu’on doit combatre,
1210 Lors qu’on doit triompher vous vous laissez abatre ;
Et dedans le moment que vous estes vainqueur
Il ne faut qu’une fame à vous gaigner le cœur.
Songez que depuis peu Rome est vostre ennemie ;
Qu’elle vous a bany ; mais avec infamie*,
1215 Et que les ennemis qu’on vous voit negliger
Vous ont presté leur bras afin de vous vanger.
Cependant* vous tremblez alors qu’on vous reclame,
Et pour vous retenir il ne faut qu’une fame !

CORIOLAN.

Ouy, dites contre moy tout ce que vous pensez.
1220 Je demeure muet lors que vous m’ofensez :
Mais ne vous troublez* pas, ou mon cœur vous conjure,
Si vous parlez de moy de parler sans injure*.

AUFIDIE.

Dedans cette action, lors qu’on parle de vous
Il est bien mal-aisé de parler sans courous.
1225 Vous nous avez trahy, vous nous faites connestre
Que vous estes ingrat, & que vous estes traistre.

CORIOLAN.

{p. 78}
Ne vous emportez plus, ces mots injurieux
Treuveroient contre vous un esprit furieux
J’eusse rendu bien tost vostre sort* plus prospere* :
1230 Mais doi-je m’obstiner à combatre une mere ?
Ma fureur à ses pleurs a décreu de moitié,
Et je n’ay pû la voir sans en avoir pitié*.
Contr’elle j’ay tenté ce qui m’estoit possible :
Mais pouvois-je la vaincre & rester insensible* ?
1235 Et voir dedans ce jour ma fame & mes enfans
Suivre les volontez des Volsques triomphans ?
Vous m’avez obligé* de vanger ma querelle :
Mais Rome est mon païs, luy pui-je estre infidelle* ?

AUFIDIE.

Vous nous engagiez tous dans ce triste* party,
1240 Et j’en voy maintenant vostre esprit diverty :
Nous avons secondé vos desseins & vos armes,
Et pour vous surmonter* il ne faut que des larmes !
On sçaura qu’une femme a sauvé les Romains ;
On dira que ses yeux ont plus fait que vos mains,
1245 Et qu’il ne falloit plus pour finir leur tristesse*,
Et pour nous ruiner que la mesme foiblesse ;
Voyez à quel estat vostre honneur est soubmis {p. 79}
D’avoir ainsi traité vos plus forts ennemis.

CORIOLAN.

Vous direz, s’il vous plaist quelque chose de pire :
1250 Mais je vois à plus prés ce qu’on en poura dire :
Vous me reprocherez que je vous ay trahis ;
Mais j’avois une mere, une fame, un païs ;
Et l’on ne peut blâmer ma pitié* naturelle
Qui veut que je sois lâche en leur estant fidelle*.

AUFIDIE.

1255 Ne vous excusez plus ; cette fidelité*
Est un visible éfet de vostre lâcheté ;
Une fame a gagné l’honneur d’une victoire
Qui vangeoit vostre honte & nous combloit de gloire*.
Il ne vous restoit plus pour marquer vos douleurs,
1260 Et pour bien l’imiter que de verser des pleurs.

CORIOLAN.

Et pour vous bien vanger d’un si sensible* outrage,
Il ne vous reste plus qu’à tenter mon courage :
N’allez pas plus avant. {p. 80}

AUFIDIE.

Peut-estre que les Dieux
Reconnétront bien tost vos soins* officieux.
Il s’en va

CORIOLAN.

1265 Je poursuy mes desseins, & mal-gré tous les vostres
Je me puis bien sauver si je sauve les autres.

SCENE DEUXIESME. §

[L, 81]

VERGINIE.

Apres tous ces honneurs il faut le visiter,
Camille c’est en vain que tu veux m’arrester* ;
Nous nous sommes jurez une foy* mutuelle,
1270 Et si je ne le suy je me treuve infidelle*.

CAMILLE.

Les guerres desormais seront donc vos ébats* ?
Vous irez avec luy dans les plus grands combats ?
Et suivant tous les jours les ardeurs de vostre ame
Vous serez dans le sang, vous serez dans la flame.
1275 Tous les dangers pour vous auront quelques apas ;
En fin vostre valeur bravera le trépas ;
Vous l’acompagnerez en quelque lieu qu’il aille, [ 82]
Sans vous, Coriolan ne peut voir de bataille ;
Pource que c’est en vous que son cœur s’est remis,
1280 Vous donnerez la fuitte à tous ses ennemis ;
Vous le suivrez par tout : hé songez vous, Madame,
Que le peril est grand, & que vous estes fame,
Et que par vos atraits vous pourez surmonter*
Tous ceux que par la force on ne sçauroit donter ?
1285 Madame, je sçay bien que vos yeux ont des charmes*
Capables de forcer & les cœurs & les armes ;
Mais vous remarquerez…

VERGINIE.

Camille tout va bien,
Avec Coriolan je n’aprehende rien.
Ce point seul me soulage, & je suis assurée
1290 De gouster des plaisirs d’une longue durée.

CAMILLE.

Non, non, vous n’aurez pas ce que vous en pensez,
L’esperance vous flatte, & vous vous ofensez.
Proposez vous encore une fin plus facile
A combatre une armée, à forcer une ville :
1295 Mais nostre sexe est foible, & vous ne songez pas
Qu’un peril l’épouvante, & qu’il craint le trépas

VERGINIE.

{p. 83}
Sçache que de bon cœur je m’éloigne de Rome ;
J’ay les mains d’une fame, & j’ay le cœur d’un homme ;
Je ne puis estre lâche en voyant devant moy
1300 Un mary qui m’anime, & qui combat pour soy :
Et quand je ne serois jamais victorieuse
Je treuve que ma mort doit estre glorieuse,
Puis qu’on ne me sçauroit justement reprocher
De ce que j’ay suivy ce que je tiens si cher.
1305 J’espere avecque luy de faire des miracles ;
Je forceray pour luy toutes sortes d’obstacles,
Et si dans les combats je le voyois perir
Ayant si bien vescu je sçaurois bien mourir.
Mais ne me quitte point, si tu veux que je vive ;
1310 Dy moy qu’il faut le voir quelque mal qui m’arive,
Que je le dois aimer, & que malgré le sort*
Nous devons partager une semblable mort.

CAMILLE.

Madame, je le veux, je vous suy sans contrainte :
Mais pourtant ce dessein me fait trembler de crainte.

SCENE TROISIESME. §

{p. 84}

AUFIDIE.

1315 Observez mes amis le tout de point en point,
Cherchez-le sans tarder, & ne me trompez point.
Punissez prontement cette ame criminelle,
Je vous en sollicite, & c’est vostre querelle ;
Vous estes obligez* de marcher & d’agir
1320 Contre un de qui la peur nous force de rougir,
Et vous ne sçauriez plus suspendre vostre rage
Si vous considerez* jusqu’où va cét outrage.
Nous l’avons soulagé dans ses maux infinis,
Afin de le vanger nous nous sommes unis ;
1325 Nous avons hazardé nos thresors & nos vies,
Nos armes cependant* luy seront asservies ;
Et lors que vous deviez vous vanger des Romains, {p. 85}
Cét esprit criminel a retenu vos mains,
Il ne pouvoit treuver un destin favorable,
1330 Et sans vostre assistance il estoit miserable*.
Nagueres les Romains l’avoient-ils pas puny ?
Vous vint-il pas prier apres qu’il fut banny ?
Et moy malgré le Ciel qui luy fut si contraire,
L’avois-je pas traité comme mon propre frere ?
1335 Et l’ingrat apres tout ne vint s’abandonner
Qu’à fin de nous surprendre & de nous ruiner.
Détruisons ses desseins avecque sa fortune*,
Cette injure* me touche, elle vous est commune,
Et nous ne devons pas aujourd’huy negliger
1340 Le temps de le convaincre & de nous bien vanger.

LIEUTENANT DES VOLSQUES.

De tant de lâchetez ce sera la derniere.
Pour nous avoir trahis, il perdra la lumiere.
Nous suivrons vos conseils*, car nous les apreuvons ;
Nous ne soupçonnions pas ce que nous épreuvons,
1345 Le traistre perira, sa perte est conjurée,
Et malgré son pouvoir sa mort est assurée.

AUFIDIE.

Je seray satisfait si vous executez
Apres un tel afront, ce que vous prométez
Je ne vous retiens plus, allez-y de bonne heure, {p. 86}
1350 Ne l’entretenez point, sur tout faites qu’il meure ;
Et jamais rien de vous ne me sera suspect
Si vous n’avez pour luy ny pitié* ny respect*.
Ne luy donnez donc pas loisir de vous entendre,
Il auroit des raisons qui vous pouroient surprendre.
1355 Il vous engageroit dans un party nouveau
Que son esprit subtil* vous feroit trouver beau ;
Et par des trahisons qu’il sçait mettre en pratique,
Il pouroit eviter une fin si tragique.

UN AUTRE LIEUTENANT des Volsques.

Apres sa trahison il peut bien s’excuser :
1360 Mais il est mal-aisé* qu’il nous puisse abuser :
Outre que pour vanger nos douleurs sans pareilles,
Nous preparons nos mains, & non pas nos oreilles.

AUFIDIE.

Vangez nous donc sans peur de tant de maux passez,
L’afaire est importante, & nous sommes pressez. 
1365 Courez-y sans regret, rien ne vous épouvante.

UN SOLDAT DES VOLSQUES.

Vostre ame en un moment se treuvera contente.
Nous nous pouvons vanger avec juste raison {p. 87}
Puis qu’on ne le punit que de sa trahison
Ils s’en vont

AUFIDIE.

Ne desesperons plus puis qu’on vange Aufidie
1370 Du lâche & traistre autheur de cette perfidie.
Tant de Volsques unis ne l’épargneront pas,
Il ne peut desormais eviter le trépas ;
Et je m’en vais le voir avec fort peu de conte
Aussi couvert de sang qu’il nous couvre de honte.

SCENE QUATRIESME. §

{p. 88}

CORIOLAN.

1375 Fais ce que je te dis si tu veux m’obliger*,
C’est toy seul desormais qui me dois soulager :
N’y recule plus tant, va querir Verginie,
Son absence me cause une peine infinie ;
Jure luy de ma part que son éloignement
1380 Retarde mon départ & mon contentement.

SANCINE.

Que son éloignement aujourd’huy vous retarde :
Mais voyez s’il vous plaist un point qui vous regarde ;
Les Volsques sont trahis, & vous ne voyez plus {p. M, 89}
Qu’apres avoir rendu leurs desseins superflus,
1385 De quelque faux espoir que l’on les entretienne,
Ils pouront procurer* vostre mort & la mienne.
Apres tous leurs biens-faits vous leur estes soumis,
Et vous en avez fait vos plus grands ennemis.
Vous voulez que le sort* ne vous soit plus propice* ;
1390 Car vous vous endormez au bord d’un precipice,
Et méprisant leur feinte* avecque leur pouvoir,
Vous vous rendez aveugle afin de ne pas voir.
Considerez* un peu qu’Aufidie est un traistre,
Ou s’il ne le fut pas, qu’il le fera paraistre,
1395 Et qu’il est obligé* de vanger dessus nous
Un afront qui nous perd, & qui les touche tous.
Que si vostre pitié* se treuve legitime,
Executant si peu vous avez fait un crime.
Dans leurs premiers projets leurs combats furent vains
1400 Lors que vous sousteniez le party des Romains :
Mais dedans ce dernier afin de vous défendre,
Vostre necessité leur fit tout entreprendre.
Ils ont abandonné leurs villes & leurs forts,
Et pour vous soustenir ils ont fait tant d’éforts ;
1405 Cependant* vostre feu n’est plus qu’une fumée,
Vous demeurez ingrat, vous laissez leur armée,
Et bien loin de leur plaire & de les contenter
Les Romains avec vous les ont pû surmonter*
Estes vous ennemy de vostre propre gloire* ? {p. 90}
1410 Je le voy neantmoins, & je ne le puis croire.
Avec vous j’ay couru les païs estrangers,
Et je vous ay suivy dans les plus grands dangers.
Rome fut mon païs, mais apres vostre perte
Je crû qu’on en feroit une ville deserte*,
1415 Et qu’enpruntant les bras de tous nos ennemis
Vous feriez pour le moins ce qui leur fut promis,

CORIOLAN.

Va, cours, parle à ma fame, & si tu me l’ameines
Tu te pouras vanter d’avoir finy mes peines.
Si tu veux m’obliger* tu n’as rien qu’à courir,
1420 Et tu n’as qu’à tarder pour me faire mourir.

SANCINE.

J’ay suivy vos desseins sans regret & sans crainte,
Et je vous obeïs encore sans contrainte.

SCENE CINQUIESME. §

{p. 91}

CORIOLAN.

Il est vray que j’ay tort, & je dois l’advouër,
Obligeant* des ingrats on ne m’en peut loüer.
1425 Ce peuple m’a bany, je soustiens sa querelle ;
Il fut impitoyable*, & je luy suis fidelle* :
Mais pourtant une mere engageoit par ses pleurs
Mon esprit furieux à finir ses mal-heurs.
Ma fame & mes enfans estoient-ils pas capables
1430 De procurer* le bien* de ces ames coupables ?
Et pouvois-je à bon droit refuser la pitié*,
A celle dont mon cœur honore l’amitié* ?
Non, je n’ay point regret de ce bien-fait estrange*,
Cette faveur sans doute est digne de loüange,
1435 Et je seray trop cher à la posterité
D’avoir servy des gens qui m’avoient irrité*.

SCENE SIXIESME. §

{p. 92}

UN LIEUTENANT des Volsques.

Il est tout à propos, nostre entreprise* est belle
Suivez moy seulement je vous seray fidelle*,
Allons executer nostre dernier dessein,
1440 Enfonçons luy d’abord nos poignards dans le sein.
Prenons-le prontement ; mais d’une telle sorte
Qu’il ne puisse aporter de resistance forte :
Autrement sa valeur se déferoit de nous,
Et luy seul suffiroit contre les bras de tous.
1445 Cependant qu’il médite usons de l’avantage,
Ne luy donnons pas lieu d’épreuver son courage.
Ah traistre ! tu mourras, c’est un arrest* du sort*.

CORIOLAN

en tombant.
Ils se jettent sür Coriolan
O Dieux ! je suis blessé, je tombe, je suis mort !

UN VOLSQUE.

{p. 93}
Encore un coup, perfide ; il est mort l’infidelle*,
1450 L’Enfer va recevoir son ame criminelle.
Mais ne demeurons pas davantage en ces lieux
De peur de voir tousjours cét objet odieux ;
Aufidie en doit estre adverty de bonne heure,
Et la fuitte pour nous est icy la meilleure.

SCENE SEPTIESME. §

VERGINIE.

1455 Camille attens moy là, je reviens prontement,
Afin de luy parler je ne veux qu’un moment ;
Et lors tu connétras jusqu’où va ma franchise*,
Et jusqu’où peut aller toute nostre entreprise*.

CAMILLE.

{p. 94}
Je vous attens, Madame, il faut vous obeïr :
1460 Mais songez apres tout à ne vous pas trahir.
Camille rentre derriere le Theatre

SCENE DERNIERE. §

VERGINIE.

L’amour, Coriolan, me force de te suivre,
Puisque le Ciel sans toy ne me peut faire vivre.
Mon cœur, déja ma joye est sans comparaison,
Et mon impatience ofense ma raison.
Elle voit icy Coriolan estendu
1465 Mais sont-ce encore icy les restes de la guerre,
Quelques goutes de sang paroissent sur la terre ;
Un corps mort estendu me vient d’épouvanter :
Justes Dieux, c’est luy mesme on n’en sçauroit douter ?
Ouy, ouy, tout est perdu, mes douleurs sont trop vrayes ;
1470 Quelle barbare main a fait ces larges playes ?
Et qui s’est pû porter sans crainte & sans éfroy                    [95]
A massacrer un cœur que je croyois à moy ?
Mon cher Coriolan, si tu n’as rendu l’ame,
Pousse au moins pour me plaire un petit trait de flame ;
1475 Reprens un peu tes sens, ah ! discours superflus,
La vie est une mer qui n’a point de reflus ;
Nos jours sont des ruisseaux que les Parques retiennent,
Qui s’écoulent tousjours & jamais ne reviennent,
Et depuis que la mort en arreste* le cours
1480 Tous les Dieux n’y sçauroient aporter du secours.
Coriolan est mort ! la cause de ma vie
Sans qu’on m’ait fait mourir, m’a donc esté ravie ?
Quoy donc, on a détruit ce miracle d’amour,
Et je me plais encore à respirer le jour ?
1485 Mon cœur est massacré par un coup trop funeste*
Pour tascher desormais d’en conserver le reste.
J’aurois mauvaise grace en sçachant son trepas
De ménager un corps où l’esprit ne vit pas.
Meurs donc subitement ingratte Verginie ;
1490 Ton esperance est morte, & ta joye est finie.
N’atens plus rien du sort*, voy que tout est pery,
Et que tu n’as plus rien n’ayant plus de mary.
Ha ! ne t’arreste* plus à ces discours frivoles*,
Pour mourir apres luy faut-il tant de paroles ?
1495 Ton extréme douleur ne veut rien t’acorder,
Mais tes mains au besoin te peuvent seconder.
Ne recule donc plus à ta fin mal-heureuse ; {p. 96}
Va chercher à mourir en fame genereuse* ;
Ne prens point les conseils* d’un foible jugement,
1500 N’entend plus ta raison, suy ton aveuglement,
Execute sans peur ce qu’inspire la rage,
Mets le feu, les poisons, & le fer en usage.
Sans le secours des Dieux tu peux treuver la mort,
Ta main t’y servira, meurs en dépit du sort* ;
1505 Fais-toy dans ce dessein toutes choses propices*,
Invoque les fureurs, cherche les precipices,
Va chercher un poignard qui te perce le flanc,
Qui tire de ton corps ce qui reste de sang,
Ou si tu peux treuver une mort plus cruelle
1510 souffrir1Soufre*-la sans horreur, tu la dois treuver belle.

FIN.