SCÈNE PREMIÈRE. Bérénice, Philoxène, Clitie. §
BÉRÉNICE.
Quoi, ma flamme, peut-être à s’expliquer trop prompte,
830 D’un si sensible outrage, a mérité la honte,
Et d’un fatal revers l’indispensable loi
Vous souffre une vertu dont vous doutez en moi !
Est-ce ainsi qu’en m’aimant vous m’avez dû connaître ?
PHILOXÈNE.
Mon trouble est assez grand sans chercher à l’accroître,
835 Et ce reproche injuste accable un malheureux
Qui craint d’être cru lâche étant trop généreux.
Au moins dans ce revers à mes voeux si contraire
Ne jugez pas si mal de ce que j’ai dû faire.
Du sort le plus cruel je me vois combattu,
840 Pour en parer l’assaut je n’ai que ma vertu,
Et dans ce dur combat où mon âme étonnée
À ses seules clartés craint d’être abandonnée,
Est-ce trop peu répondre à ce que je vous dois
Que de vous faire arbitre entre le sort et moi ?
BÉRÉNICE.
845 Oui, puisque les grands coeurs jugeant par eux d’un autre,
Vous avez dû régler ma vertu sur la vôtre,
Et ne me croire pas si facile à changer,
Que du parti du sort je pusse me ranger.
En vous offrant un Sceptre il vous fait injustice,
850 Mais je la connais trop pour m’en rendre complice,
Et souffrir qu’on impute à mon coeur enflammé,
Que sans l’espoir d’un trône il n’aurait pas aimé.
Non, non, ces faux brillants d’une grandeur pompeuse
N’éblouissent jamais une âme généreuse ;
855 Et de ce vain éclat le fastueux dehors
Emploie à l’ébranler d’inutiles efforts.
Comme elle en tient l’appas suspect de perfidie,
Elle ne résout rien qu’elle ne s’étudie,
Et que de sa vertu l’intérêt scrupuleux
860 Ne lui semble en secret justifier ses voeux.
Par là vous pouvez voir si mon amour sans peine
A su du Prince en vous séparer Philoxène,
Et si jamais le Prince eût dégagé ma foi
S’il n’eût eu Philoxène à répondre pour soi
865 C’est lui seul que j’aimai, c’est encor lui que j’aime.
Si malgré sa disgrâce il est toujours lui-même,
Et si bravant du sort l’indigne trahison,
Son grand coeur lui suffit à s’en faire raison.
PHILOXÈNE.
Quoi, d’un amour si cher, vous lui souffrez de croire
870 Qu’au Prince de Lydie il doit si peu de gloire,
Que lorsque son destin le rend à Cléophis
Vous avouez sans peine un amant dans son fils ?
BÉRÉNICE.
Si d’un bas sentiment j’étais assez pressée
Pour croire en cet aveu ma gloire intéressée,
875 Sans doute on aurait lieu de juger qu’aujourd’hui
Son abaissement seul me rend digne de lui,
Et qu’avant son malheur l’éclat de sa naissance
D’aucun mérite en moi ne souffrait la balance.
Est-ce à quoi Philoxène oserait consentir ?
PHILOXÈNE.
880 Non, madame, un beau feu ne se peut démentir,
Et quand les doux transports qu’en nos coeurs il excite
S’y trouvent appuyés d’un rare et plein mérite,
Tout le faste des Rois ne peut rien étaler
Qu’avec cet avantage il ne puisse égaler.
BÉRÉNICE.
885 C’est aussi par lui seul que l’ardeur qui vous presse
S’attira de mon coeur la première tendresse.
Je vous l’ai déjà dit, qu’un amant couronné
Ne m’en fit point souffrir l’effort passionné,
Et qu’éloignant de vous la grandeur Souveraine
890 Je ne voulus y voir que le seul Philoxène.
Mais enfin aujourd’hui, si j’ose m’emporter,
Vous en êtes indigne en ayant pu douter.
PHILOXÈNE.
Je l’avouerai ; j’ai tort de l’avoir fait paraître.
Votre amour jusqu’ici s’est fait assez connaître,
895 Et j’en garde, Madame, un souvenir trop cher
Pour céder au soupçon où je semble pencher.
Mais pardonnez au mien, dans un sort peu propice,
De ce doute affecté l’innocent artifice.
L’avantage d’un trône où je vous croyais voir,
900 Flattait ma passion d’un glorieux espoir,
Mon âme à ce doux charme à peine s’abandonne
Que je n’ai plus pour vous ni Sceptre ni Couronne,
Vous demeurez Sujette, hélas ! quand je les perds,
Et pour me consoler d’un si rude revers,
905 Quoi que sûr d’être aimé lorsqu’il m’ôte un Empire,
Est-ce trop de chercher à vous l’ouïr redire,
Et voir céder par là dans ce funeste jour,
L’aigreur de la Fortune aux douceurs de l’amour ?
BÉRÉNICE.
Quoi que de ces douceurs le vôtre puisse croire,
910 N’en cherchez plus l’appas aux dépens de ma gloire,
Et songez que c’est faire un outrage à ma foi ;
Que me laisser penser que vous doutiez de moi.
Dans votre abaissement si quelque appas vous flatte,
C’est de voir que par lui tout mon amour éclate,
915 Et que quand la Phrygie ose s’en défier,
Le Destin prenne soin de le justifier.
Jusqu’ici votre flamme ardente, noble et pure,
D’un soupçon d’intérêt m’a fait souffrir l’injure,
Mais je puis aujourd’hui faire voir à mon tour
920 Que l’amour ne veut point d’autre prix que l’amour.
PHILOXÈNE.
Trop heureux Philoxène ! Ah, Madame, de grâce,
D’un vain emportement épargnez-moi l’audace,
Et par tant de bontés dont je reste confus,
Cessez d’enfler un coeur qui ne se connaît plus.
925 En vain d’un peu d’orgueil il tâche à se défendre
Quand de votre vertu l’éclat le vient surprendre,
Et qu’il est convaincu par un charme si doux,
Qu’il faut tout mériter pour être aimé de vous.
Je le suis, je le sais ; jugez dans cette gloire
930 Ce que la vanité m’autorise de croire,
Et sur quels sentiments, quoi qu’au dessus de moi,
Pour vous faire justice, elle soutient ma foi.
BÉRÉNICE.
Malgré le sort jaloux vous conserver la mienne
C’est ne vous rien donner qui ne vous appartienne ;
935 Mais enfin pour ôter tout scrupule à mon feu,
De nouveau de mon père obtenez-en l’aveu.
Quoi que son ordre seul vous ait ouvert mon âme,
Mille soins empressés à soutenir ma flamme,
Quand je n’attendais rien de votre passion,
940 Me l’ont rendu suspect de quelque ambition,
Et j’en crains les effets après votre disgrâce.
PHILOXÈNE.
Ne me déguisez rien de tout ce qui se passe.
Sans doute son conseil vous porte à me trahir,
Et votre devoir tremble à ne pas obéir ?
BÉRÉNICE.
945 Ah, c’est un peu trop loin pousser la défiance.
Antaléon au fort le tient en conférence,
Où loin que sa rigueur étonne mon devoir,
De votre chute encor il n’a pu rien savoir.
Mais l’ardeur dont je sens l’heureuse et douce atteinte,
950 Vous fait voir ma tendresse en vous montrant ma crainte,
Et l’obstacle d’un père à vos yeux exposé
N’en est qu’un prompt effet que l’amour a causé.
PHILOXÈNE.
Puisqu’il ignore encor ce que je me vois être...
BÉRÉNICE.
Je me retire, adieu, je crois le voir paraître,
955 Et l’espoir qui vous flatte après l’aveu du Roi,
Ne se doit pas d’abord expliquer devant moi.
Il est mieux sans témoins que votre flamme agisse.
SCÈNE II. Philoxène, Araxe. §
ARAXE.
Quoi, Seigneur, ma présence a chassé Bérénice !
En craint-elle un obstacle à ces doux entretiens
960 Où vos voeux tant de fois ont mérité les siens ?
PHILOXÈNE.
Plût au Ciel que toujours Araxe m’en crût digne !
ARAXE.
Vous faites un souhait dont ma vertu s’indigne,
Et mon zèle pour vous la devrait garantir
De l’injuste soupçon d’un lâche repentir.
PHILOXÈNE.
965 Mon amour est timide, et craint d’en trop attendre.
ARAXE.
Ce zèle est toujours ferme, et peut tout entreprendre.
PHILOXÈNE.
Un revers imprévu peut le voir chanceler.
ARAXE.
Il n’en est point, Seigneur, qui le pût ébranler.
PHILOXÈNE.
Si toute la Lydie ordonnait ma disgrâce ?
ARAXE.
970 Sans en craindre l’effet j’en verrais la menace.
PHILOXÈNE.
Mais si d’un noir destin l’implacable rigueur
Par la perte d’un trône achevait mon malheur ?
Si le Roi, si l’État...
ARAXE.
Si le Roi, si l’État... Perdez Sceptre, Couronne,
Les Dieux étant pour vous, il n’est rien qui m’étonne.
975 Que le sort à son gré cherche à vous éprouver,
Quoi qu’il ose aujourd’hui, j’ai de quoi le braver,
Et vous devez enfin connaître par ma joie
Le surprenant bonheur que le Ciel vous envoie.
PHILOXÈNE.
Quel bonheur ?
ARAXE.
Quel bonheur ? Il est tel, qu’on n’eût osé prévoir
980 Qu’à vos voeux sa justice en pût souffrir l’espoir.
PHILOXÈNE.
Ce discours est obscur, faites qu’il s’éclaircisse.
ARAXE, lui donnant un billet.
En croiriez-vous, Seigneur, ce billet de Phénice ?
PHILOXÈNE.
Phénice, dites-vous ? Quoi, celle à qui le Roi,
Avant qu’il fût au trône, avait donné sa foi,
985 Et dont l’hymen à peine autorisait la flamme,
Que gagnant un Empire, il perdit une Femme ?
ARAXE.
Oui, cette Infortunée entre tous ses Sujets
Qu’Antaléon trois ans tint captive au Palais,
Et qui Femme du Roi, sans se voir jamais Reine,
990 Finit dans sa prison et sa vie et sa peine.
PHILOXÈNE lit.
"Ne craignez plus enfin le nom d’Usurpateur.
La mort du jeune Atis vous acquiert la Phrygie.
Le bruit qui le fait vivre est un bruit imposteur,
Puisque par un naufrage il a perdu la vie.
995 Araxe en est témoin, ce fidèle Sujet,
Qui vous l’est d’autant plus, qu’il feint d’être infidèle,
Et qui pour mieux détruire un coupable projet,
Du traître Antaléon suit le parti rebelle.
Jugez de mon malheur sans son heureux secours,
1000 Quand je me connu grosse aussitôt que captive,
Son soin d’un fruit si cher a conservé les jours,
Et vous garde un trésor dont son malheur le prive.
Sa Femme en même jour accouchant d’un fils mort,
Pour sienne aux yeux de tous prit ma fille naissante,
1005 Et sans qu’Antaléon en connaisse le sort ;
Comme fille d’Araxe il la souffre vivante.
Je meurs après trois ans de prison et d’ennui,
Et laisse entre ses mains ce billet pour indice.
Par lui l’État saura qu’il s’est fait son appui,
1010 Que ma fille est la vôtre, et son nom Bérénice."
PHÉNICE.
Et son nom Bérénice ? Ah ! Que m’apprenez-vous ?
ARAXE.
Que le Ciel vous prépare un destin assez doux,
Et qu’ôtant tout obstacle à l’amour qui vous presse,
Il montre en Bérénice une illustre Princesse.
1015 Mais quoi ? Dans un bonheur qui comble vos désirs
Il semble qu’en secret vous poussiez des soupirs ?
Est-ce que votre amour ne souffre qu’avec peine,
Que sans lui Bérénice ait le titre de Reine,
Et que sa pureté se doive soupçonner,
1020 Lorsque d’elle il reçoit ce qu’il croyait donner ?
PHILOXÈNE.
Que sa fille est la vôtre, et son nom, Bérénice !
Dieux ! Mais jamais le Roi n’eut d’enfants de Phénice.
ARAXE.
Il ne l’a jamais su du moins, et jusqu’ici
Ce secret à garder a fait tout mon souci.
1025 Mais, Seigneur, si votre âme en veut être éclaircie,
Souffrez-moi le récit des troubles de Phrygie,
Lorsque le jeune Atis, dès l’âge de six mois,
Par le droit de naissance y dispensa ses lois.
PHILOXÈNE.
Je sais que votre Roi, qui n’était que Léarque,
1030 Fut élu pour Tuteur à ce jeune Monarque,
Et qu’héritier d’un trône à son zèle commis,
Il eut à soutenir de puissants Ennemis,
Que l’Armée, au sortir d’une entière victoire,
Par sa rébellion en obscurcit la gloire,
1035 Et lasse d’obéir aux ordres d’un Enfant,
Aima mieux pour son Maître un Prince triomphant ;
Que de ce titre en vain s’étant voulu défendre,
Léarque incontinent fut contraint de le prendre,
Lorsque déclaré traître et criminel d’État,
1040 Il vit qu’Antaléon le forçait au combat,
Et que dans la fureur de cette âpre tempête
Il fallait, ou se perdre, ou couronner sa tête ;
Que quoi qu’apparemment sa Femme entre vos mains
Lui pût servir d’obstacle à d’injustes desseins,
1045 Dans ces confusions craignant pour votre Maître,
Avec le jeune Atis vous sûtes disparaître,
Et cherchant à le mettre en lieu de sûreté,
Vous vîtes dans les flots son sort précipité ;
Mais je ne comprends point par quel secret mystère
1050 Bérénice vingt ans a mal connu son père.
ARAXE.
Hélas ! Mon zèle seul par un trop prompt effroi
Perdit le jeune Atis, cet enfant déjà Roi,
Et pour mettre ses jours à l’abri de l’orage,
Je les précipitai dans un cruel naufrage.
1055 Notre Vaisseau brisé fut englouti des flots,
D’où poussé par hasard aux rives de Lesbos,
Sans savoir quel secours m’avait sauvé la vie,
Le coeur outré d’ennuis, je repasse en Phrygie,
Où fort du nom d’Atis contre le nouveau Roi,
1060 Celui d’Antaléon jetait partout l’effroi.
Ce fut en ce temps-là qu’apprenant le naufrage,
Qui du trône à Léarque assurait l’avantage,
Ce coeur ambitieux ne sut plus me cacher
Que l’éclat de ce trône avait su le toucher ;
1065 Que feignant qu’en lieu sûr le jeune Atis respire,
Je m’acquerrais un titre à partager l’Empire,
Et qu’il était permis, sans blesser son honneur,
D’en usurper les droits sur un Usurpateur.
Le voyant trop puissant, voyant dans Apamée
1070 Phénice avec ma Femme au Palais enfermée,
Je crus qu’il valait mieux, pour bien servir mon Roi,
Le laisser quelque temps en doute de ma foi.
Je dissimulai donc une mort trop certaine,
Atis fait cru vivant, excepté de la Reine,
1075 À qui de mes desseins ne déguisant plus rien,
Mon secret confié, je méritai le sien.
De cette déplorable et captive Princesse,
Jugez avec quel soin je cachai la grossesse,
Sachant qu’Antaléon, dans la soif de régner,
1080 Pour en perdre le fruit n’eût pu rien épargner.
Par ce billet, Seigneur, Vous avez su le reste,
Notre échange suivi d’un malheur trop funeste,
Puisqu’on sait que ma Femme étant morte d’abord,
Deux ans après, la Reine éprouva même sort.
1085 Je ne vous parle pas de mes secrètes brigues,
Qui contre Antaléon formant de lourdes ligues,
Me mirent en état, après quatre ans d’appui,
De m’oser pour le Roi déclarer contre lui.
Vous savez que d’Atis la perte déclarée
1090 Rendit des plus mutins la défaite assurée,
Et que dans Apamée, avecque peu d’effort,
Par ce bruit répandu je me vis le plus fort ;
Qu’Antaléon contraint de quitter la Phrygie
Nous a brouillés quinze ans avec la Mysie,
1095 Qu’il l’arma contre nous, et que sa prise enfin
Par vous seul aujourd’hui nous soumet son destin.
PHILOXÈNE.
Mais pendant ces quinze ans, par quel trait de prudence
De Bérénice au Roi déguiser la naissance ?
ARAXE.
N’ayant plus ce billet quand je pus voir le Roi,
1100 Mon rapport aurait-il mérité quelque foi ?
Tandis que j’apaisais quelques mutineries,
Je le perdis, Seigneur, avec mes pierreries,
Qu’au château d’Apamée on me sut enlever
Avant qu’en cette place on le vît arriver ;
1105 Et comme enfin ce Prince, en quittant la Princesse,
Avait aussi bien qu’elle ignoré sa grossesse,
N’eût-il pas présumé que l’espoir de son rang
Eût fait à mon orgueil désavouer mon sang,
Et que l’ambition séduisant la Nature,
1110 Pour couronner ma fille, eût admis l’imposture ?
J’allais m’ouvrir pourtant d’un secret trop caché,
Quand d’un juste remords Antaléon touché,
Maître de ce billet qu’on m’avait pu surprendre,
Avant que d’expirer, a voulu me le rendre.
PHILOXÈNE.
1115 Je vous le rends moi-même ; allez, Araxe, enfin,
Allez de Bérénice éclaircir le destin.
Elle est digne du trône où ce revers l’appelle ;
Courez porter au Roi cette heureuse nouvelle.
C’est trop lui dérober...
SCÈNE III. Philoclée, Philoxène, Araxe, Hésione. §
PHILOCLÉE.
C’est trop lui dérober... Enfin l’aveu du Roi
1120 D’un succès assez doux doit flatter votre foi.
Vous sembler soupirer ? Se pourrait-il bien faire
Qu’Araxe à vos désirs voulût être contraire,
Et que de votre flamme il condamnât l’effort,
Quand il voit la Lydie abaisser votre sort
PHILOXÈNE.
1125 Au contraire, Madame, il m’est trop favorable,
Il surpasse mes voeux, et c’est ce qui m’accable.
PHILOCLÉE.
S’il eût pu se lasser d’en obtenir l’espoir,
Je vous aurais offert ce que j’ai de pouvoir,
Et n’aurais refusé ni mes soins ni ma peine.
ARAXE.
1130 Ah, Madame, épargnez l’illustre Philoxène.
Quoi qu’ose la Lydie, ou qu’elle ait pu tenter,
Un Héros tel que lui n’a rien à redouter,
Et toujours sa vertu dans le plus fort orage
Répond à son grand coeur du destin qui l’outrage.
PHILOCLÉE.
1135 Je sais que la vertu par un secret effort
Rend toujours un grand coeur arbitre de son sort,
Que c’est sans s’abaisser qu’il quitte une Couronne ;
Mais il est peu d’Amis que sa chute n’étonne,
Et lorsqu’on perd un trône où l’on crût s’élever,
1140 Il faut bien du mérite à se les conserver.
PHILOXÈNE.
Quand par ces sentiments d’une âme trop commune
Sans peser le mérite ils suivent la fortune,
Le malheur, qui leur rend le changement permis,
Nous ôte des flatteurs, et non pas des Amis.
PHILOCLÉE.
1145 Vous exigeriez d’eux une ardeur bien parfaite !
PHILOXÈNE.
Je les demande tels que je vous les souhaite.
PHILOCLÉE.
La grandeur les attire, et lorsqu’on en jouit...
PHILOXÈNE.
C’est le malheur des Rois qu’un faux zèle éblouit,
Et qui ne cherchent point, dans l’encens qu’on leur donne,
1150 Quelle part leur mérite en doit à leur Couronne.
PHILOCLÉE.
Pour pénétrer ce zèle il faudrait de bons yeux.
PHILOXÈNE.
Ils le pénétreraient s’ils se connaissaient mieux.
Mais le moyen qu’un Roi se puisse bien connaître
S’il voit plus ce qu’il est que ce qu’il devrait être ?
PHILOCLÉE.
1155 Le Ciel pour le conduire en ces obscurités
Aime à lui prodiguer ses plus vives clartés,
Et loin qu’à ce qu’il peut il le laisse séduire,
Dès qu’il le place au trône, il prend soin de l’instruire.
PHILOXÈNE.
Souvent un faux pouvoir sous son nom se prévaut
1160 Du respect que l’on a pour ces leçons d’en haut,
Et la crainte d’un rang que venge le tonnerre,
Fait imputer au Ciel ce qui vient de la terre.
PHILOCLÉE.
Si son ordre eût soumis la Lydie à vos lois
Vous auriez effacé la splendeur de ses Rois ;
1165 Mais je vous tiens heureux de céder sans faiblesse
À ce revers indigne où chacun s’intéresse,
Et de trouver Araxe aussi zélé pour vous,
Que si vous éprouviez le destin le plus doux.
Le Roi pour votre amour craignait sa résistance,
1170 Mais je vais l’assurer de son obéissance,
Et que dans Philoxène ayant fait choix d’un fils,
Il n’y dédaigne pas le sang de Cléophis.
SCÈNE IV. Philoxène, Araxe. §
ARAXE.
Que dit-elle, Seigneur ?
PHILOXÈNE.
Que dit-elle, Seigneur ? Ce qu’on ne saurait taire,
Qu’en vain cru fils de Roi, j’ai Cléophis pour père.
ARAXE.
1175 Cléophis votre père !
PHILOXÈNE.
Cléophis votre père ! Il n’est rien plus certain,
Mais l’intérêt du Roi presse un juste dessein.
Allez, et l’assurez que pour dernier service
Je lui rends un aveu qui perdait Bérénice.
ARAXE.
Non, je me souviens trop de ce que je vous dois
1180 Pour faire moins pour vous que vous fîtes pour moi.
Philoxène cru Prince, en son amour extrême,
À la fille d’Araxe offrit un Diadème,
Et par elle aujourd’hui je me tiens glorieux
De pouvoir réparer l’injustice des Dieux.
1185 C’est par ce billet seul qu’on la peut reconnaître.
Pour m’acquitter vers vous je vous en fais le maître ;
Gardez ce grand secret, et sans vous étonner
Achevez un hymen qui vous doit couronner.
Vous êtes digne d’elle, et sans trop d’injustice...
PHILOXÈNE.
1190 Ah, c’est blesser ma gloire autant que Bérénice.
Quand elle a droit au trône, un intérêt honteux
Pourrait porter ma flamme à le rendre douteux ?
Non, si fille d’Araxe elle y monte sans peine,
On la désavouerait Femme de Philoxène,
1195 Et les Grands indignés d’un trop injuste choix,
Croiraient trahir l’État d’en recevoir des lois.
ARAXE.
J’assure sa grandeur à vous en faire Maître.
PHILOXÈNE.
C’est ce que la Phrygie aurait peine à connaître.
ARAXE.
Ôtons-lui le pouvoir de refuser son bien.
PHILOXÈNE.
1200 Couronnons Bérénice, et ne hasardons rien.
ARAXE.
Mais étant Étranger, si l’on sait sa naissance,
Quoi qu’elle ose pour vous, quelle est votre espérance ?
PHILOXÈNE.
La douceur d’un destin qu’à tort vous m’enviez,
La voir au trône, Araxe, et mourir à ses pieds.
ARAXE.
1205 Quoi, je consentirais...
PHILOXÈNE.
Quoi, je consentirais... C’est trop vous en défendre.
Adieu ; moi-même au Roi je saurai tout apprendre,
Et mettre le secret hors de votre pouvoir.
ARAXE.
Hélas ! À quel aveu forcez-vous mon devoir !