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Thomas Corneille. Le Charme de la voix. Comédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 39 sc. 673 répl. 2,2 l. 1 475 l. 1 475 l. 33 % 4 472 l. (100 %) 3,0 pers.
LE DUC 22 sc. 183 répl. 2,0 l. 814 l. (56 %) 358 l. (25 %) 45 % 2 882 l. (65 %) 3,5 pers.
LA DUCHESSE 11 sc. 79 répl. 2,6 l. 552 l. (38 %) 209 l. (15 %) 38 % 2 169 l. (49 %) 3,9 pers.
FEDERIC 7 sc. 36 répl. 2,8 l. 192 l. (14 %) 100 l. (7 %) 52 % 615 l. (14 %) 3,2 pers.
CARLOS 12 sc. 54 répl. 3,0 l. 365 l. (25 %) 164 l. (12 %) 45 % 1 093 l. (25 %) 3,0 pers.
FENISE 19 sc. 136 répl. 2,7 l. 993 l. (68 %) 364 l. (25 %) 37 % 3 232 l. (73 %) 3,3 pers.
LAURE 12 sc. 61 répl. 1,4 l. 664 l. (46 %) 85 l. (6 %) 13 % 2 201 l. (50 %) 3,3 pers.
FABRICE 19 sc. 97 répl. 1,7 l. 709 l. (49 %) 160 l. (11 %) 23 % 2 618 l. (59 %) 3,7 pers.
CAMILLE 7 sc. 27 répl. 1,3 l. 181 l. (13 %) 34 l. (3 %) 19 % 545 l. (13 %) 3,0 pers.
Thomas Corneille. Le Charme de la voix. Comédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
LE DUC
LA DUCHESSE
84 l. (45 %) 40 répl. 2,1 l.
107 l. (56 %) 41 répl. 2,6 l.
8 sc. 190 l. (13 %) 4,4 pers.
LE DUC
FEDERIC
46 l. (54 %) 18 répl. 2,5 l.
41 l. (47 %) 18 répl. 2,2 l.
3 sc. 86 l. (6 %) 3,9 pers.
LE DUC
CARLOS
32 l. (42 %) 13 répl. 2,5 l.
45 l. (59 %) 14 répl. 3,2 l.
5 sc. 76 l. (6 %) 3,9 pers.
LE DUC
FENISE
100 l. (54 %) 47 répl. 2,1 l.
87 l. (47 %) 42 répl. 2,0 l.
8 sc. 185 l. (13 %) 4,1 pers.
LE DUC
LAURE
4 l. (33 %) 3 répl. 1,3 l.
9 l. (68 %) 6 répl. 1,4 l.
3 sc. 12 l. (1 %) 4,6 pers.
LE DUC
FABRICE
89 l. (45 %) 58 répl. 1,5 l.
109 l. (56 %) 59 répl. 1,8 l.
15 sc. 197 l. (14 %) 3,8 pers.
LE DUC
CAMILLE
6 l. (74 %) 4 répl. 1,3 l.
2 l. (27 %) 4 répl. 0,5 l.
2 sc. 7 l. (1 %) 3,8 pers.
LA DUCHESSE
CARLOS
25 l. (44 %) 10 répl. 2,4 l.
32 l. (57 %) 9 répl. 3,5 l.
2 sc. 56 l. (4 %) 3,5 pers.
LA DUCHESSE
FENISE
79 l. (53 %) 27 répl. 2,9 l.
72 l. (48 %) 25 répl. 2,8 l.
4 sc. 150 l. (11 %) 3,9 pers.
LA DUCHESSE
LAURE
1 l. (10 %) 1 répl. 0,2 l.
2 l. (91 %) 3 répl. 0,5 l.
3 sc. 2 l. (1 %) 4,3 pers.
FEDERIC
CARLOS
21 l. (86 %) 6 répl. 3,4 l.
4 l. (15 %) 4 répl. 0,8 l.
3 sc. 24 l. (2 %) 4,6 pers.
FEDERIC
FENISE
37 l. (66 %) 11 répl. 3,3 l.
20 l. (35 %) 8 répl. 2,4 l.
3 sc. 56 l. (4 %) 2,3 pers.
CARLOS
FENISE
53 l. (66 %) 11 répl. 4,8 l.
29 l. (35 %) 10 répl. 2,8 l.
1 sc. 81 l. (6 %) 2,0 pers.
CARLOS
FABRICE
9 l. (98 %) 1 répl. 9,0 l.
1 l. (3 %) 1 répl. 0,2 l.
1 sc. 9 l. (1 %) 3,0 pers.
CARLOS
CAMILLE
24 l. (48 %) 15 répl. 1,5 l.
26 l. (53 %) 16 répl. 1,6 l.
5 sc. 49 l. (4 %) 3,0 pers.
FENISE
LAURE
137 l. (71 %) 34 répl. 4,0 l.
58 l. (30 %) 29 répl. 2,0 l.
9 sc. 195 l. (14 %) 3,4 pers.
FENISE
FABRICE
21 l. (49 %) 14 répl. 1,5 l.
23 l. (52 %) 14 répl. 1,6 l.
5 sc. 43 l. (3 %) 3,9 pers.
FENISE
CAMILLE
2 l. (52 %) 3 répl. 0,6 l.
2 l. (49 %) 2 répl. 0,8 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 3,0 pers.
LAURE
FABRICE
13 l. (31 %) 20 répl. 0,6 l.
28 l. (70 %) 21 répl. 1,3 l.
3 sc. 40 l. (3 %) 3,5 pers.
LAURE
CAMILLE
5 l. (53 %) 3 répl. 1,7 l.
5 l. (48 %) 4 répl. 1,1 l.
1 sc. 9 l. (1 %) 3,0 pers.
FABRICE 1 l. (100 %) 1 répl. 0,6 l. 1 sc. 1 l. (1 %) 1,0 pers.

Thomas Corneille

1658

Le Charme de la voix. Comédie

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Coline Piot
2014
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2014, license cc.
Source : Thomas Corneille. Le Charme de la voix. Comédie. Imprimé à ROUEN, Et se vend A PARIS, Chez AUGUSTIN COURBE, au Palais, en la Gallerie des Merciers, à la Palme, Et GUILLAUME DE LUYNE, Libraire Juré, dans la mesme Gallerie, à la Justice. M. DC. LVIII. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

LE CHARME DE LA VOIX,
COMÉDIE. §

Monsieur, §

Je n’appelleray point du jugement du Public sur cette Comédie, pour tâcher à vous faire estimer davantage le présent que je vous en fais. Il peut se laisser surprendre dans les approbations qu’il donne, et ces tumultueux applaudissements qu’une première émotion luy fait quelquefois accorder d’abord à ce qu’il n’a pas bien examiné, ne sont pas toûjours d’infaillibles garands de la veritable beauté de nos Poëmes ; mais il arrive rarement qu’il condamne ce qui merite d’être approuvé, et puis qu’il s’est déclaré contre celui-cy, je dois être persuadé qu’il a eu raison de le faire. On m’accusera sans doute d’une franchise peu judicieuse d’en demeurer d’accord avec vous, lors que je prens la liberté de vous l’offrir, et j’aurois lieu d’appréhender que vous n’entrassiez dans ce sentiment, si je n’étois asseuré que vous ne m’imputerez pas ce qu’il a de plus defecteux, et que séparant ce que vous y cognoistrez de moy d’avec ce qui n’en n’est pas, vous serez assez équitable, pour trouver de l’injustice à me vouloir faire répondre des fautes d’autruy. J’ay rendu si religieusement jusqu’icy ce que j’ay creu devoir aux Auteurs Espagnols qui m’ont servy de guides dans les sujets Comiques qui ont paru de moy sur la Scene avec quelque succez, qu’on ne doit pas trouver estrange, si leur en ayant fait partager la gloire, je refuse de me charger de touste la honte qui a suivy le malheur de ce dernier, puisqu’en effet j’eusse peut-être moins failly, si je ne me fusse pas attaché si étroitement à la conduite de D. Augustin Moreto, qui l’a traité dans sa langue, sous le titre de Lo que puede la apprehension. Si vous voulez vous souvenir de la lecture que nous fismes ensemble de cet Original, avant que j’en commençasse la Copie, vous vous souviendrez en même temps que j’en combattis opiniastrement tous les caractères, et soustins que quelque soin que l’on apportast à les justifier pour le faire paroistre avec quelque grace sur nôtre Theatre, il seroit impossible d’en venir à bout, sans faire voir tousjours ceux qui sont intéressez dans cette intrigue plus capricieux que raisonables ; néantmoins cet excellent Ami qui me portoit à ce dessein, appuya si fortement devant vous le conseil qu’il m’avoit déjà donné d’y travailler, que vous vous en laissâtes vous-même persuader, et creustes que puisque la bizarrerie des motifs, qui font agir tous les personnages de cette Comédie, avoit été reçeuë en Espagne avec acclamation, il y avoit lieu d’esperer, que pour peu que j’employasse d’adresse à les rendre plus justes, ils ne déplairoient pas en France. Il n’en falut point davantage pour me forcer à me rendre, je ne voulus plus opposer que le goût des deux Nations est fort différent, que ces entretiens de Valet de Bouffons avec des Princesses et des Souverains, que l’une souffre tousjours avec plaisir dans les actions les plus sérieuses, ne sont jamais supportables à l’autre, dans les moins importantes, et que les plus ingénieuses nouveautez deviennent rarement capables de nous divertir quand elles semblent en quelque sorte opposées à la raison. L’évenement a fait voir que je n’en avois pas mal jugé, je ne sçaurois toutefois me repentir entierement de m’estre exposé à cette petite disgrace contre mes sentimens, puis qu’elle vous doit convaincre de la déférence que j’ai pour les vostres, et de la passion avec laquelle je suis,

MONSIEUR,

Vostre très-humble serviteur,

T. CORNEILLE

Acteurs. §

  • LE DUC, de Milan.
  • LA DUCHESSE, de Parme.
  • FEDERIC, Gouverneur du Duc.
  • CARLOS, Fils de Federic.
  • FENISE, Fille de Federic.
  • LAURE, Confidente de Fenise.
  • FABRICE, Boufon du Duc.
  • CAMILLE, Suivant de Carlos.
La Scene est à Milan.

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

FENISE, LAURE.

LAURE.

Quoy , lors que dans ces lieux tout le monde s’appreste
Au spectacle pompeux* d’une superbe feste,
Et que pour augmenter l’éclat d’un si beau jour,
Nous vous voyons enfin rappellée à la Cour,
5 Vous soûpirez, Madame, et vostre âme inquiete** {p. 2}
Semble n’en recevoir qu’une joye imparfaite ?

FENISE.

Apres douze ans d’exil te faut-il estonner
Si l’ordre qui m’en tire a dequoy me gesner* ?
Quand on a tant vescu dedans la solitude
10 On n’y renonce pas sans quelque inquietude*,
Et dans le changement qui me vient d’arriver
Les plus fermes esprits se plairaient à resver*.

LAURE.

Vostre humeur au chagrin fut tousjours si contraire,
Qu’il parle malgré vous quand vous voulez vous taire,
15 Le Lut dont vous faisiez vostre plus cher soucy*,
A peine encor pour vous a quelque charme icy,
Et cette belle voix, le comble favorable
De tant de qualitez qui vous rendent aymable*

FENISE.

Ah, don de la nature à mon repos fatal !

LAURE.

20 Quoy donc sans y penser j’ay touché* vostre mal ?

FENISE.

Ouy, Laure, et c’est en vain qu’un obstiné silence
Voudrait t’en dérober l’entiere cognoissance,
J’en sens par cét effort redoubler la rigueur,
Et te le découvrir c’est soûlager mon coeur.
25 Mais pour le concevoir, remets en ta memoire
De nos malheurs passez la pitoyable histoire,
Lors que le Duc de Parme, injuste en ses projets,
Nous priva si long-temps des douceurs de la paix.

LAURE.

Je scay que de Milan pretendant quelque hommage,
30 Il en tint le refus pour un sanglant outrage, {p. 3}
Et qu’il fit par la guerre éclater en ces lieux
Tout ce que la vangeance a de plus furieux,
Qu’apres plusieurs combats aux deux partys funestes
On chercha par l’hymen d’en conserver les restes,
35 Que les Ducs ennemis s’en faisant une loy,
Deslors pour leurs enfans se donnerent la foy*,
Et qu’ainsi par l’accord où l’obligea son pere,
Le nostre doit de Parme espouser l’Héritiere.

FENISE.

Helas ! je vins au jour dans ce temps malheureux,
40 Qui fit naistre un Accord pour moy si rigoureux,
Puisque j’entrois à peine en ma cinquiesme année
Que Milan de son Duc pleure la destinée,
Il meurt, et par un choix qui nous comble d’honneur,
Mon pere de son fils est declaré tuteur.
45 Sa prudence cognuë, et son rang et son âge
Acquierent à sa foy* cét illustre avantage,
Et chacun s’asseurant sur sa fidélité,
On luy laisse le soin de l’Hymen arresté*.
Comme par une rude et triste experience*,
50 Pour l’un et l’autre Estat il en sçait l’importance,
Auprés de la Duchesse, heritiere à son tour,
A Parme pour son Maistre il fait tousjours sa cour,
Et craignant de laisser un pretexte à l’envie
Qui pûst mesler quelque ombre à l’éclat de sa vie,
55 Pour monstrer qu’[à] l’Estat il est bien plus qu’à soy,
Par mon bannissement il veut marquer sa foy.
Ce que sur mon visage il pense voir de charmes
Pour le rendre suspect a d’assez fortes armes ,
Avec le jeune Duc m’élever au Palais
60 C’est vouloir l’asservir au peu que j’ay d’attraits,
Et rompant un Traité qui finit nostre peine*,
M’asseurer en secret le rang de Souveraine.
Voyla sur quels motifs ce pere sans amour {p. 4}
Dés l’âge de cinq ans m’esloigna de la Cour.
65 Compagne de mon sort, tu scais à quelle estude
J’ay tâché d’employer* ma longue solitude,
Et que sans estre veuë, ou du moins rarement,
J’ay pris pour la Musique assez d’attachement.

LAURE.

C’est ce qui me confond*, qu’au mal qui vous possede*
70 Elle manque* aujourd’huy d’apporter le remede*.

FENISE.

Ah, s’il faut éclaircir ton esprit abusé*,
Comment gueriroit-elle un mal qu’elle a causé ?
Pour les nopces du Duc à Milan revenuë,
A ce Prince tousjours je demeure incognuë,
75 Et l’on ne me permet de paroistre à ses yeux,
Qu’avecque la Duchesse attenduë en ces lieux.
Mon Frere l’est allé recevoir à Pavie,
Et de tant de malheur ma fortune est suivie,
Que contre mes souhaits, sans en rien esperer*,
80 Je romps son hyménée, ou le fais differer.

LAURE.

Vous ?

FENISE.

Si de cét adveu ton ame est estonnée*
Songe depuis huit jours quelle est ma destinée,
Et qu’affranchie enfin d’un long banissement,
Dans le Palais du Duc j’ay cét appartement,
85 Qu’ayant sur ce jardin une secrette* veuë,
C’est de là qu’aisément, sans en estre apperçeuë,
J’ay pù, quelque ordre exprés* qui m’en ostast l’espoir,
Et voir ce jeune Prince, et suivre mon devoir.
Helas ! par cette veuë où me vois-je reduite* ?
90 Ma raison en desordre en fut d’abord* seduite,
Et pour le dissiper je cherchay dans ma voix {p. 5}
Ce charme qu’à mes maux elle offrait autrefois,
Mais qu’indiscretement* je rompis le silence !
Le Duc en est surpris, il s’approche, il s’avance,
95 Je me pers, je me trouble à le considerer,
Interdit et confus, je l’entens soûpirer,
Et l’un et l’autre atteints de blesseures pareilles,
S’il m’ébloüit les yeux, je touche* ses oreilles.

LAURE.

Sçeut-il qui vous estiez ?

FENISE.

Il l’apprit aisément,
100 Et son inquietude* égalant mon tourment*
Dans la pressante ardeur* qu’il a de me cognoistre
Chaque jour en ce lieu je le voy seul paroistre,
Je chante, et ne pouvant obtenir rien de plus,
Il soûpire, il se plaint d’un injuste refus,
105 Jamais, s’il l’en faut croire, une si vive flame
Avec tant de respect ne s’empara d’une ame.
Ce que luy peint de moy la douceur de ma voix
Par un charme incognu l’asservit à mes loix*,
Et ce rare* tableau qu’en luy-mesme il s’en trace
110 Ne souffre dans son cœur aucun trait qu’il n’efface,
Un vieil accord à Parme engage en vain sa foy*,
S’il me voit, s’il me parle, il le rompra pour moy,
Et sur quelque pretexte arrestant la Duchesse,
Son amour de Milan me fera la maistresse

LAURE.

115 Il est de certains nœuds dont le secret pouvoir
Attache un cœur à l’autre avant que de se voir,
Et cette simpatie* a souvent tant de force…

FENISE.

O de mon fol espoir trompeuse et vaine amorce* !
Après tant de sermens* dont mon esprit flaté*
120 Par trop de confiance enfla ma vanité,
Je crûs que me montrant sans me faire cognoistre*, {p. 6}
Si par l’ordre du Ciel sa flame avoit pû naistre,
Le Duc seroit contraint de la faire éclater
Aussi-tost à me voir qu’à m’entendre chanter.
125 Ainsi pour m’asseurer du secret de son ame,
Ayant adroitement pratiqué quelque Dame,
La curiosité me servant de couleur
Je la suivis au bal, helas ! pour mon malheur.
Ce fut pour mon orgueil dequoy se satisfaire
130 D’y meriter le nom de la belle Estrangere,
Chacun m’offrit des vœux*, chacun me fit sa cour,
Et le Duc seul m’y vit sans me parler d’amour.
Ce qu’il oüit vanter d’attraits sur mon visage
Ne pût forcer son cœur au plus leger hommage,
135 Mes yeux, dont les regards en cherchaient les moyens
N’eurent qu’un faible éclat pour arrester les siens,
Et ce fatal essay* de son indifference
Sans finir mon amour finit mon esperance.
Voy par là si ce cœur a droit de soûpirer.

LAURE.

140 Au moins ne l’a-t’il pas de ne point esperer*.

FENISE.

Quoy, sans sentir ce trouble* aux amans ordinaire,
Il me voit, il m’escoute, et tu veux que j’espere ?

LAURE.

Cette indigne froideur dont vous vous irritez
Vient de n’avoir pas sçeu que c’est vous qui chantez.

FENISE.

145 Quand l’Amour dans nos cœurs se coule* avec empire,
Le Ciel qui le permet prend soin de les instruire.
Un desordre secret qu’on ne peut reprimer
Nous fait cognoistre assez ce qu’il nous fait aimer ;
En vain on dissimule, en vain on se déguise,
150 Un beau feu n’a jamais à craindre de surprise,
Et comme en ses effets il est toûjours égal, {p. 7}
Il ne brûle pas bien quand il éclaire mal.

LAURE .

Mais il faudra qu’enfin le secret s’eclaircisse*.

FENISE.

Mais tu vois que le Duc n’aime que par caprice*,
155 Et ma voix de sa flame estant le seul appuy*,
Voudrois-tu que mon cœur se declarast pour luy ?

LAURE.

C’est l’unique moyen de vous faire Duchesse.

FENISE.

Où je hazarde* trop, mon ambition cesse.

LAURE.

Et que hazardez*-vous à souffrir* son amour ?

SCENE II. §

FEDERIC, FENISE, LAURE.

FEDERIC.

160 Il faut vous retirer*, le Duc est de retour,
Ma Fille, et son chagrin, qu’aucun plaisir n’efface
N’a pû ceder long-temps à celuy de la chasse.
Pour resver* solitaire il doit entrer icy.

FENISE.

Mais encor jusqu’à quand me renfermer ainsi ?
165 Ay-je à vivre toûjours exilée ou captive ?    

FEDERIC.

Ma fille, c’est demain que la Duchesse arrive,
Et l’Estat par mes soins jusqu’icy defendu
Vous remettra par elle au rang qui vous est dû.

FENISE.

Jusqu’icy mon respect vous a trop fait cognoistre… {p. 8}

FEDERIC.

170 Hastez-vous de rentrer, le Duc s’en va paroistre.

FENISE à Laure.

C’est ma voix qui l’attire.

LAURE.

Et sans vous laisser voir
Vous chercherez toûjours à flater* son espoir ?

FENISE.

Sans doute.

LAURE.

Mais par là que pouvez-vous prétendre* ?

FENISE.

Perdre quelques soûpirs sans qu’il les puisse entendre,
175 Et de ce faux appas* soulager mon ennuy*
Qu’il souffrira pour moi si je souffre pour luy.

SCENE III. §

LE DUC, FEDERIC , FABRICE .

LE DUC à Fabrice.

Si tu peux à mon mal trouver quelque remede*
Mais verray-je en tous lieux que Federic m’obsede*,
Et faut-il, pour surcroist de gesne* et de chagrin
180 Qu’aujourd’huy mon malheur l’améne en ce jardin ?

FEDERIC.

Seigneur, si prés de voir arriver la Duchesse
Vous conservez encor cette morne tristesse ?
Un espoir si charmant vous en dûst retirer. {p. 9}

LE DUC.

Quelque bien* qu’il m’asseure, il faut le differer,
185 Comme dans mon chagrin je ne puis me contraindre*,
De mon accueil peut-estre elle pourroit se plaindre,
Et je trouve à propos*, pour la mieux recevoir
De me priver encor du plaisir de la voir.

FEDERIC.

Quoy, comme aux autres lieux l’arrester à Pavie !
190 Seigneur…

LE DUC.

Mais, Federic, il y va de ma vie,
Qu’on ait soin seulement de bien l’y divertir
Tant qu’un ordre nouveau l’oblige d’en partir.

FEDERIC.

Ce long retardement ouvrant sa défiance
Convaincra vostre amour de peu d’impatience,
195 Et je crains que par là son esprit irrité…

LE DUC.

Enfin, n’en parlons plus, le sort en est jetté !

FEDERIC.

Au point que cét hymen à vostre Estat importe…

LE DUC.

La raison est pour vous, mais elle est la moins forte,
Et quand la passion tâche de l’estoufer
200 Ce n’est qu’en luy cedant qu’on en peut triompher.

FEDERIC.

Puisqu’aujourd’huy sur vous la vostre a tant d’empire,
De peur de l’irriter*, Seigneur, je me retire.

SCENE IV. §

{p. 10}
LE DUC, FABRICE .

LE DUC.

Enfin il est party, Fabrice, c’est à toy
A me donner icy des preuves de ta foy*.

FABRICE.

205 Elle a de tous vos maux la guerison certaine, 
Vous en avez douté, vous en souffrez la peine.
Si vous eussiez plustost imploré mon secours…

LE DUC.

Je tâchois à me vaincre, et l’esperois tousjours.

FABRICE.

C’estoit mal esperer*, rien n’est gasté, n’importe,
210 Vous m’allez voir pour vous agir de bonne sorte.

LE DUC.

Si tu peux m’acquerir le bien* que je prétens…

FABRICE.

Je bats bien du pays, Seigneur, en peu de temps,
Et veux à boufonner n’estre jamais de mise
Si devant qu’il soit nuict vous ne voyez Fenise.
215 Mais vaudroit-il pas mieux, sans chercher ce destour,
Aller à Féderic descouvrir* vostre amour ?
Dans l’espoir de se voir Ducalement beau-père…

LE DUC.

Non non, il faut aymer, et souffrir, et me taire,
Attendant que sa fille avecque nous d’accord
220 Du malheur que je crains m’ayde à braver l’effort.
Je sçay de Federic la fiere politique, {p. 11}
Au seul bien de l’Estat tout son zele s’applique,
Et luy laisser enfin soupçonner mon amour
C’est bannir de nouveau Fenise de la Cour.
225 Voy si je dois songer à rompre le silence.

FABRICE.

Mais vous luy pourriez faire un peu de violence,
Et si de l’esloigner il prenait le dessein
Malgré ses dents et luy, parler en Souverain.
Un, je veux, bien poussé, de loin se fait entendre.

LE DUC.

230 Mais enfin sans adveu* dois-je rien entreprendre ?
Si pour trop escouter un scrupuleux devoir
Fenise a jusqu’icy refusé de me voir,
Puis-je sans estre seur de ne luy pas déplaire
Permettre à mon amour d’agir contre son pere ?

FABRICE.

235 Sans plus moraliser il faut donc promptement
Vous donner l’accez libre à son appartement,
Ce sera lors à vous d’avancer vos affaires.

LE DUC.

Tu m’y verras donner les ordres nécessaires.
Mais comment ton adresse en viendra-t’elle à bout ?

FABRICE.

240 Sçachez que ma folie est mon passe-par-tout,
Et que vieux harangueur qu’avec vous on voit rire
J’entre par privilege en tous lieux sans rien dire.
Mais quel son musical…
On entend quelques accords de Tuorbe.

LE DUC.

Fenise va chanter,
C’est le signal, approche, il la faut escouter.

FENISE. Chante derriere le Theatre .

245 Si dans l’ennuy* dont mon ame est atteinte
Mes soûpirs chaque jour vous adressent ma plainte,
Cessez ruisseaux, d’en murmurer ; {p. 12}
Quand d’un Astre fâcheux la fatale influence
Nous défend l’esperance,
250 Il est permis de soûpirer.

FABRICE.

Peste, quels roulements !

LE DUC.

Ils enlevent mon ame,
Et bien, Fabrice, et bien, condamnes-tu ma flâme,
Et d’un plus rare* objet* puis-je suivre la loy ?

FABRICE.

Vous en croyez l’amour, et cela sur sa foy* ?
255 Mais s’il falloit qu’enfin cette rare* personne
Eust le nez perroquet ou la face guenonne ?

LE DUC.

Quoy, tu pourrois penser qu’elle manquast d’appas*,
Et que chantant si bien…

FABRICE.

Ne vous y trompez pas.
J’en ay veu telle, moy témoin irreprochable,
260 Qui chantant comme un Ange auroit fait peur au diable
Et qui, quoy que sa voix semblast venir des Cieux,
Avoit un œil en terre et l’autre chassieux.

LE DUC.

Non, Fenise tousjours eut le bruit d’estre belle.

FABRICE.

Si ce bruit n’est point faux, que ne se montre-t’elle ?

LE DUC.

265 Peut-estre…mais je crois ouyr encor sa voix,
Escoute.

FABRICE, à Fenise.

Un peu plus haut que la premiere fois.

FENISE continuë à chanter.

Je cognoy bien qu’au mal qui me possede*
Je n’applique par là qu’un impuissant remede*,
Qui n’estoufe point mes desirs . {p. 13}
270 Mais en vain en fuyant vostre onde s’en offence.
Quand on perd l’esperance,
On peut bien perdre des soûpirs.

LE DUC. à Fenise.

Ah, si d’un cœur soûmis vous estimez l’hommage,
Perdrez-vous des soûpirs que mon amour partage,
275 Et lors que par l’espoir le sort se peut braver,
Vous le defendrez-vous afin de m’en priver ?
Fabrice, c’en est fait , il faut avec adresse
A Parme dés demain renvoyer la Duchesse.
Dûst se perdre Milan, on verra mon amour…
280 Mais que vois-je ? Carlos est desja de retour.

SCENE V. §

LE DUC, CARLOS, FABRICE, CAMILLE.

CARLOS.

Seigneur, vous me verrez sans doute avecque joye,
Apprenant que vers vous la Duchesse m’envoye,
Et que de son amour l’impatiente ardeur*,
Vous explique par là les secrets de son cœur.
285 Ces superbes apprest dont la magnificence
Par vostre ordre à Pavie honore sa presence,
N’ont point d’appas* en eux qu’elle daigne gouster*,
Lors que pour en joüir il s’y faut arrester.
C’est ce que de sa part j’ay charge de vous dire,
290 Vous voir est le seul bien* où son désir aspire,
Et l’ennuy* qu’elle sent* des honneurs qu’on luy fait {p. 14}
D’une agréable cause est le charmant effet.
A ce retardement où leur pompe* l’engage,
Un aymable* courroux a saisi son courage,
295 En vain à le cacher elle a fait quelque effort,
Dans l’éclat de ses yeux il a paru d’abord* ;
A songer au bonheur dont ce delay la prive,
On les a veu briller d’une clarté plus vive,
Son teint dont la blancheur eust les lys effacez,
300 Souffrant un doux mélange a paru…

LE DUC.

C’est assez.

SCENE VI. §

CARLOS, CAMILLE, FABRICE

CAMILLE.

La réponce est bien courte.

CARLOS.

O l’estrange caprice* !
D’où luy vient cette humeur ? Arreste, un mot, Fabrice.
Toy qui souvent du Duc partage le soucy*,
Apprens moi qui l’oblige à me traiter ainsi.
305 Sans daigner me parler je voy qu’il se retire.
Pour l’aigrir contre moy qu’aurois-je pu luy dire ?
Car enfin je n’ay fait qu’applaudir* à ce feu
Dont luy mesme avec joye il a signé l’adveu*.
Par ce retardement qui gesne* la Duhesse
310 J’ay donné plus de jour à l’ardeur* qui la presse,    
J’en ay peint tout exprés* ses desirs traversez, {p. 15}
J’ay parlé de ses yeux, de son teint…

FABRICE.

C’est assez.

SCENE VII. §

CARLOS, CAMILLE.

CAMILLE.

Entendez-vous l’Echo ?

CARLOS.

Tout sert à me confondre*.
Quoy, le Duc tout à coup s’en va sans me répondre,
315 Et quand je croy venir soûlager son amour
Un silence affecté condamne mon retour ?
Quelle enigme est-ce-cy ? Dieux, qu’est-ce qui se passe ?

CAMILLE.

Est-ce là seulement ce qui vous embarrasse ?

CARLOS.

Mille pensers divers me tiennent divisé*.
320 Qui le devineroit ?

CAMILLE.

Il n’est rien plus aisé.
Nous arrivons tous deux, et sans qu’on vous en presse
Vostre langue s’exerce à loüer la Duchesse.
Le Duc à la harangue ayant les yeux baissez
Vous la fait accourcir par un grand, c’est assez,
325 Et sourcilleusement, nous laissant seuls ensemble,
Sans plus longue replique il tourne où bon luy semble.

CARLOS.

Mais enfin le sujet, quel est-il ? {p. 16}

CAMILLE.

Pour ce point,
Il est bien evident que je ne le sçay point,
Mais du reste, si c’est ce qui vous embarrasse,
330 Sans y rien alterer*, voilà ce qui se passe.

CARLOS.

Ah, cesse de railler quand mon sort rigoureux
Dans un trouble confus laisse flotter mes vœux.
Si pour quelque autre objet* l’ame d’amour atteinte
Le Duc pour son hymen sentoit quelque contrainte,
335 Et qu’il vist à regret…mais, ô frivole espoir
Qu’un feu trop écouté me laisse concevoir !
C’est plustost que ce cœur, à loüer la Duchesse
A trop fait éclater* quel motif* l’interesse,
Et que mes sentiments par un zele* indiscret*
340 D’un amour que je cache ont trahy le secret.
Ah, Dieux, s’il est ainsi…

CAMILLE.

Non, cela ne peut estre.
C’est plustost que le Duc cherchant à se cognoistre,
De peur de trop donner à son temperament*…

CARLOS.

Et bien ?

CAMILLE.

Ma foy, brisons sur le raisonnement,
345 Il vaudra mieux peut-estre à divers reprises.

CARLOS.

Je pers temps en effet d’écouter tes sottises,
Allons trouver mon Pere, et tâchons de sçavoir
Si j’ay plus de sujet de crainte que d’espoir.

Fin du premier Acte.

[B17]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

LE DUC, FABRICE.

FABRICE.

C’est n’avoir pas peu fait avec mon badinage
350 D’avoir à votre amour asseuré ce passage.
Tandis que de sa voix jamais rassasiez
Vos sens à l’écouter estoient extasiez,
M’estant coulé* sans peine avec un domestique,
J’ay mis avec tant d’art le bouffon en pratique,
355 Que sans donner soupçon d’aucun secret complot
Je me suis esquivé soudain sans dire mot,
Et laissant au besoin* cette porte entr’ouverte,
J’ay ménagé pour vous l’occasion offerte,
C’est à vous maintenant à vous en bien servir.

LE DUC.

360 Mon cœur dans son transport se sent presque ravir*,
Mais un fâcheux soucy* vient traverser ma joye.

FABRICE.

Quel, Seigneur ?

LE DUC.

De Carlos qu’il faut que l’on renvoye.

FABRICE.

{p. 18}
On l’est allé chercher, il partira soudain
Lors qu’il en verra l’ordre écrit de vostre main.

LE DUC.

365 Il restera surpris d’y trouver charge expresse*
De ramener à Parme au plûtost la Duchesse.

FABRICE.

Que dira Federic ?

LE DUC.

C’est ce que je crains peu
Si j’obtiens de sa fille un favorable adveu*.
Enfin je la verray, cette aimable* incognuë.

FABRICE

370 Ce poste bien gardé vous asseure sa veuë.

LE DUC.

Mais es-tu bien certain qu’elle doive passer ?

FABRICE.

Vous prenez grand plaisir à vous embarrasser,
Ne chantoit-elle pas dans cette galerie* ?

LE DUC.

Si l’on s’estoit douté de ta supercherie ?

FABRICE.

375 Pour peu que vous donniez sur les si, sur les mais,
Vous trouverez matière à ne finir jamais.
L’amour est ombrageux*.

LE DUC.

Et Fenise trop belle
Pour ne pas craindre tout alors qu’il s’agit d’elle.

FABRICE.

Dans ce que vostre esprit s’en figure d’appas*,
380 Elle peut estre belle, et ne vous plaire pas,
Car la plus belle enfin, quelques traits qu’elle assemble,
N’est pas celle qui l’est, mais celle qui le semble.

LE DUC.

{p. 19}
Qui t’a fait si sçavant en matière d’amour ?

FABRICE.

On est en bonne escole alors qu’on suit la Cour.
385 Et le plus ignorant, pour grossier qu’il puisse estre,
Aux leçons qu’on y prend y devient bien-tost maistre.
Mais enfin en aimant que croyez-vous aimer ?

LE DUC.

L’objet* seul dont l’empire a droit de me charmer,
Je m’en forme une idée et si noble et si belle,
390 Que je ne sçache rien qui puisse approcher d’elle.

FABRICE.

Tant pis, car ce portrait dans vostre cœur gravé
Y doit avoir déja son autel eslevé,
Et si l’original estoit fort dissemblable ?

LE DUC.

Tel qu’il soit, à mes yeux il faut qu’il soit aimable*,
395 De sa divine voix j’en crois le doux effet,
Le Ciel ne laisse point son ouvrage imparfait,
Et l’amour sans succez* entre peu dans une ame,
Lors que la simpatie* en fait naistre la flame.

FABRICE.

Pour moy, qui n’y sçais point tant de rafinement,
400 J’aimerois mieux aimer moins simpatiquement.
Deux yeux un peu fripons aidez d’un sousris tendre
Sont beaux à regarder avant que de se rendre,
Les blessures qu’ils font sont de meilleur aloy,
Et s’il faut en mourir, au moins sçait-on pourquoy.

LE DUC.

405 Tay-toi, j’entens marcher, on vient à nous, écoute.

FABRICE.

Retirons-nous icy, c’est Fenise sans doute,
Sans nous montrer si tost, laissons-la s’avancer.

LE DUC.

{p. 20}
Je crains…

FABRICE.

Quoy ? les regards qu’elle va vous lancer ?
Pour les tendres de cœur la blessure est mal saine.

SCENE II. §

LE DUC, FENISE, LAURE, FABRICE.

FENISE, à Laure.

410 As-tu remis ce Lut ?

LAURE.

N’en soyez point en peine.

LE DUC.

Regarde, admire, voy, Fabrice, quel éclat !
Qui n’en seroit charmé ?

FABRICE.

Tastez*, le cœur vous bat ?

LE DUC.

Mais as-tu veu jamais beauté plus surprenante ?

FABRICE.

Ma foy, je n’en sçay rien, j’œillade la suivante,
415 Comme elle est plus mon fait, elle est plus à mon gré.

FENISE. A Laure

Dieux, comment jusqu’icy le Duc est-il entré ?
Feignons grande surprise.

LE DUC. A Fenise.

Enfin, je puis, Madame…

FENISE

{p. 21}
Ah Laure, où sommes-nous ?

FABRICE. Au Duc

Couchez viste de flame.

LE DUC.

Ne vous offensez pas…

FENISE.

Allons, Laure.

FABRICE, l’arrestant.

Ah ! tout doux.
420 La belle, c’est le Duc.

FENISE.

Que voudroit-il de nous ?

LE DUC.

En pouvez-vous douter si vous estes Fenise ?

FENISE.

L'erreur qui vous abuse* augmente ma surprise.
Moy, Fenise ? Ah, Seigneur, j’ay quelque vanité
De voir à cette erreur vostre esprit emporté,
425 Et je puis desormais me vanter d’estre belle
Puis qu’au moins à vos yeux j’ay pû passer pour elle.

LE DUC.

Quoy, vous ne l’estes point ?

FENISE.

Non, Seigneur.

LE DUC. A Fabrice

Qu’est-ce-cy ?
Que tousjours le malheur me persecute ainsi !

FABRICE. Au Duc.

Ma foy, nous allions mal adresser nos fleurettes*.

LAURE à Fenise

430 Mais de grace, à quoy bon luy cacher qui vous estes ?

FENISE.

{p. 22}
Pour voir si mon visage a pour luy quelque appas*,
Et ne rien hazarder si je ne luy plais pas.

LE DUC.

Vous estes de sa suite à ce que je puis croire ?

FENISE.

Ouy, Seigneur, la servir fait toute nostre gloire.

LAURE.

435 Ce soin de l’une et l’autre est le plus cher employ,
Mais Celie est d’un rang plus eslevé que moy,
Comme Dame d’honneur, il faut que je lui cede*.

LE DUC, A Fenise

Vous estes donc la Dame ?

LAURE.

Et moy, je suis son ayde.

FABRICE.

Si l’on trouvait moyen de s’en accomoder,
440 L’ayde à l’air assez drôle, on pourrait s’en ayder.

LE DUC.

Et Fenise ?

FENISE.

Pour moy, je ne la quitte guere
Que lors qu’elle reçoit visite de son pere.
Ils ont quelque secret tousjours à consulter.

LE DUC.

Mais icy tout à l’heure elle vient de chanter ?

FENISE.

445 Ouy, dedans ce lieu mesme, et j’estois avec elle,
Quand de cette visite ayant sçeu la nouvelle,
Par cét autre escalier nous quittant promptement,
Elle a couru le joindre en son appartement.

LE DUC. A Fabrice

O succez impreveu d’une heureuse entreprise !
450 Que je trouve Celie où je dois voir Fenise !

FABRICE.

{p. 23}
Mais si pour celle-cy vous vous sentez piqué,
Que perdra vostre amour à s’estre équivoqué ?
Après tout, c’est hazard si l’autre n’est plus laide.

LE DUC.

Ah, non Fabrice, non, mon mal est sans remede*,
455 J’ay beau voir dans Celie esclater* mille appas*,
C’est en manquer pour moy que de ne chanter pas.

FENISE a Laure

Eh bien ? quoy qu’à ma voix il semble rendre hommage,
Veux-tu d’un plein mépris un plus clair témoignage,
Et crois-tu que mes yeux, pour en faire un captif,
460 Puissent jamais briller d’un éclat assez vif ?
A peine il me regarde.

LAURE.

Et c’est là ma surprise.

LE DUC. A Fenise

Voudriez-vous pour moy dire un mot à Fenise ?

FENISE.

Vous pouvez m’employer, Seigne[u] r, seur qu’il n’est rien
Que Fenise de moy ne reçoive fort bien,
465 Qu’elle prend mes advis, les estime, les ayme,
Et qu’enfin je luy suis comme une autre elle[-] mesme.

LE DUC.

Ainsi je vous pourrois confier mon secret ?

FENISE.

Vous ne sçauriez choisir un esprit plus discret.

LE DUC.

Et vous luy direz tout ?

LAURE.

Celie est ponctuelle*,
470 Quoy que vous luy disiez, je vous respons pour elle,
Qu’avecque tant de soin elle vous servira {p. 24}
Que dans le mesme instant Fenise le sçaura.

LE DUC.

Daignez donc l’asseurer que mon ame soûmise
Au charme de sa voix a voüé sa franchise*,
475 Que malgré ses refus, le bon-heur de la voir
De ce cœur amoureux sait le plus doux espoir,
Et qu’enfin si le sien dans mes vœux s’interesse,
Milan verra ma mort ou la verra Duchesse.

FENISE.

Quoy, vous aymez Fenise ?

LE DUC.

Ah, c’est dire trop peu,
480 La plus pressante ardeur* n’égale point mon feu,
Et sa rare* beauté, pour qui ce cœur souspire,
Est la seule conqueste où mon espoir aspire.

FENISE.

Vous la croyez donc belle ?

LE DUC.

A former son beau corps
Le Ciel a desployé ses plus riches tresors,
485 Jamais de tant d’appas* beauté ne fut pourveuë.    

FENISE.

Comment la loüer tant sans l’avoir jamais veuë ?

LE DUC.

C’est assez que l’amour par un merveilleux trait
A mon ame enflamée en ait fait le portrait,
Et s’il m’a sçeu causer de si douces alarmes*,
490 Jugez ce que sa veuë aura pour moy de charmes.

FENISE.

Quoy que vous presumiez de ce rare* portrait,
L’imagination fait en vous trop d’effet,
Et Fenise apres tout ne peut estre si belle
Que vous n’en ayez veu qui vaillent autant qu’elle.

LE DUC.

{p. C25}
495 Non, tout ce que jamais j’ay veu de plus charmant
N’a pû faire à mon cœur de surprise un moment,
Ce sont fades beautez indignes qu’on leur cede.

FENISE. Bas à Laure.

Qu’ose-t-il dire, Laure, il me trouve donc laide ?

LE DUC.

Mais cette belle voix dont les divins accents
500 M’ont enchanté l’oreille et captivé les sens,
C’est là des plus grands cœurs le charme inevitable,
C’est par elle qu’au mien Fenise est adorable,
Et que j’estime autant cét objet* incognu
Que je sens de mépris pour tout ce que j’ay veu.

FENISE,A Laure

505 Helas ! Que de mon sort le caprice* est extréme,
Si l’on me desoblige* à me dire qu’on m’ayme !
Il faut pourtant pousser la chose encor plus loin.

LE DUC.

Mais de vostre secours mon amour a besoin,
Mon secret déclaré, me le puis-je promettre ?

FENISE.

510 En de plus seures mains l’eussiez vous pû remettre ?
Je prevoy toutefois un obstacle fâcheux.

LE DUC.

Quel ? Fenise auroit-elle accepté d’autres vœux ?
Si le Ciel l’a permis ma mort est infaillible.

FENISE.

Non, son cœur jusqu’icy s’est montré peu sensible,
515 Mais j’ay sçeu découvrir depuis nostre retour
Qu’une Dame assez belle a pour vous de l’amour,
Et prenant quelque soin d’observer cette amante*,
J’ay cognu que Fenise en estoit confidente,
Et je tiens asseuré, comme elle en fait grand cas,
520 Qu’elle vous voudra mal de n’y respondre pas. {p. 26}

LE DUC.

Et quelle est cette Dame à qui le Ciel m’engage ?

FENISE.

Celle que ma maistresse estime davantage,
Dont, quoy qu’elle entreprenne, elle trouve tout bon.

LE DUC.

Faites-moy grace entiere en m’apprenant son nom.

FENISE.

525 Je vous le dirois bien, mais je ne sçaurois croire
Que vous eussiez si-tost pû manquer de mémoire,
Apres ce que desja vous avez sçeu de moy…

FABRICE au Duc

Oyez-vous la friponne ? Elle parle pour soy.

LE DUC.

Je viens de me remettre*, et sçay qui ce peut estre.

FENISE.

530 Vous la cognoissez donc ?

LE DUC.

Ouy, je croy la cognoistre.

FENISE.

Et bien ? la trouvez-vous indigne qu’un grand cœur
Pour prix de son amour en partage l’ardeur* ?
Qui verroit et Fenise, et celle que je pense,
N’y trouveroit peut-estre aucune difference,
535 Le merite de l’une à l’autre est fort égal.    

FABRICE.

Bon, qui l’entendra mieux ne l’entendra pas mal.

LE DUC.

Ce qui presse le plus c’est qu’auprés de Fenise
Vous daigniez de ma flame appuyer l’entreprise.
Asseurez-la d’un cœur respectueux, soûmis, {p. 27}
540 Je l’espere de vous, vous me l’avez promis.
Et quant à cette Dame, à qui le Ciel fait prendre
Des sentiments plus doux que je n’en dois pretendre,
Dites-luy qu’à la voir si j’osois presumer
Que je fusse jamais capable de l’aymer,
545 D’une autre passion contraire à son attente
Je ne la voudrois pas choisir pour confidente.
Le Duc et Fabrice s’en vont.

FENISE.

Ah, Laure ! à sa froideur voy quel mépris est joint !
Que mon malheur est grand !

FABRICE.revenant

Ne vous affligez point.
Si par hazard vostre ame estoit embarrassée
550 De quelque trait d’amour dont elle fust pressée,
Advisez et comment, et pour combien, et quand,
Vostre fait est trouvé, je suis tousjours vacant.

LAURE.

Maraut, si de railler tu prens jamais l’audace…

SCENE III. §

FENISE, LAURE.

FENISE.

{p. 28}
Soufrons, je n’ay que trop merité ma disgrace*.
555 Qu’à ce mespris le Duc ait pû s’abandonner ?

LAURE.

Je ne voy point encor dequoy vous estonner*.

FENISE.

Non, sa façon d’agir est sans doute obligeante  ?

LAURE.

S’il s’est mis dans l’esprit d’aymer celle qui chante,
Il ne doit pas trouver grands charmes à vous voir
560 Lors que vous luy cachez ce qu’il devroit sçavoir.
Avec quelques appas* que le Ciel l’ait formée,
L’amour fait la beauté de la personne aymée,
A vostre seule voix le sien est attaché,
Et tant que le secret luy restera caché,
565 Tous vos attraits pour luy n’auront qu’un éclat sombre,
Et comme l’ame y manque*, il n’en verra que l’ombre.

FENISE.

Et bien, qu’il continuë à s’aveugler ainsi,
S’il est capricieux je la veux estre aussi,
Et de ce que je suis il n’aura cognaissance
570 Qu’en cessant de me voir avec indifference.
Aussi bien de ce cœur l’espoir ambitieux,
Pour arrester le sien, doit esblouyr ses yeux,
Et sans un fort amour, ce n’est qu’une faiblesse {p. 29}
De croire qu’il rompra l’hymen de la Duchesse.

SCENE IV. §

FENISE, LAURE, CAMILLE.

CAMILLE.

575 Adieu, Laure.

LAURE.

Ah ! c’est-toy, qui t’amène en ce lieu ?

CAMILLE.

Tu n’escoutes donc pas ? je viens te dire adieu.
Touche.

LAURE.

Tu me le dis avec beaucoup de joye.
Où vas-tu donc ?

CAMILLE.

A Parme, où le Duc nous renvoye,
Nous avons ordre exprés* de le démarier.

FENISE.

580 Et Carlos ?

CAMILLE.

Il y va sans se faire prier.

FENISE.

Quoy, d’un pareil employ ne craint-il point la honte ?

CAMILLE.

A le voir on diroit qu’il y trouve son conte .
Pour le moins il prétend*…mais il vous dira tout. {p. 30}

LAURE à Fenise.

Voyez-vous que le Duc pousse l’affaire à bout ?

FENISE.

585 Je crains de Federic l’humeur inexorable.

CAMILLE.

C’est fort bien craindre à vous, il peste comme un diable,
Carlos est avec luy qui ne peut l’appaiser.

LAURE.

N’en doutez point, Madame, il veut vous épouser,
En levant un obstacle à ses desseins* contraire
590 Il va pour vous fléchir employer vostre frere,
C’est par là que Carlos sans contrainte obeït.
Mais il entre.

SCENE V. §

CARLOS, FENISE, LAURE, CAMILLE.

CARLOS.

Ma sœur, la fortune nous rit,
Et sur nous desormais sa faveur se déploye,
Voyez dans ce billet la cause de ma joye.

FENISE. Lit

595 Carlos, sans trop abatre* ou flater* son espoir,
Jusques dans ses Estats ramenez la Duchesse,
A trouver un prétexte employez vostre adresse,
Je ne suis point encor en estat de la voir.
LE DUC.

CARLOS.

{p. 31}
Que dites-vous, de l’ordre qu’il me donne ?

FENISE.

600 Sçachant ce qui se passe il n’a rien qui m’estonne,
Mais aprés les bontez que vous avez pour moy,
Je me dois accuser…

CARLOS.

Vous, ma sœur, et dequoy ?

FENISE.

De vous avoir caché ce qu’avaient sçeu m’apprendre
Mille souspirs qu’en vain j’ay refusé d’entendre.

CARLOS.

605 Ils sont les seuls à craindre à qui se voit forcé
De déguiser sa peine aux yeux qui l’ont blessé.

FENISE.

Il n’est point toutefois de flâmes si secrettes,
Qu’on ne les authorise à s’en rendre interpretes.

CARLOS.

Le respect quelquefois a lieu de prévaloir.

FENISE.

610 Je ne voy pas pour qui le Duc en dûst avoir.

CARLOS.

Je sçay qu’on lui doit tout, aussi j’ose vous dire
Que sentant dans mon cœur ce que l’amour inspire,
Ma raison dont mes sens tâchoient de triompher
S’employa toute entiere afin de l’estoufer,
615 Et si de cette ardeur*, à toute autre incognuë
Mes soûpirs malgré moy vous ont entretenuë,
C’est que contraint ailleurs à les trop resserrer,
Ce cœur aupres de vous cherchoit à respirer.

FENISE. A Laure

Où m’alloit engager mon imprudence extrême,
620 Sans sçavoir mon secret il parle pour luy mesme,
Pour nous entendre mal j’ay pensé me trahir. {p. 32}

CARLOS.

Mais qu’à ce nouvel ordre il m’est doux d’obéïr,
Quand le Duc rejettant l’hymen de la Duchesse
Oste à ma passion toute ombre de foiblesse,
625 Car c’en est une enfin qu’on ne peut trop blâmer
Que d’aymer sans espoir qui ne peut nous aymer.
J’ay vescu cependant dans ce cruel martyre,
J’aymois, et le respect m’empeschoit de le dire,
Et mes vœux incertains, dans mon cœur renfermez,
630 Y mouroient languissans, aussi-tost que formez,
Helas ! combien de fois sans le faire paroistre
Me suis-je plaint du rang où le Ciel m’a fait naistre,
Puisque son vain esclat faisoit tomber sur moy
Le redoutable honneur d’un glorieux employ,
635 Qui pour servir le Duc me reduisoit sans cesse
A m’arrester à Parme auprés de la Duchesse !
C’est-là qu’à ses regards ce cœur trop exposé
Prit l’amorce* du feu dont il s’est embrasé,
C’est-là que le devoir m’attachant à luy plaire
640 Produisit un effet à soy-mesme contraire,
Et que de mes respects les soins trop assidus
Dans l’hommage du Duc se virent confondus,
Mais enfin ennuyé* de contraindre* ma flame,
Le Ciel daigne à mes vœux abandonner mon ame,
645 Et cét heureux revers que je n’osois prevoir
Permet à mon amour les douceurs de l’espoir.

FENISE.

Cét espoir qui si-tost croit avoir lieu de naistre,
Vous fait voir plus heureux que vous ne feignez* d’estre,
Puisque dans la Duchesse il suppose pour vous
650 Des sentiments d’estime et glorieux et doux.

CARLOS.

{p. 33}
Je l’advoüray, ma sœur, si l’ardeur* qui m’enflame
Esclaire assez mon cœur pour lire dans son ame,
L’estime que tousjours la Duchesse eut pour moy
Trouve quelque contrainte au respect de sa foy*,
655 Et ce qu’elle se plait à m’en faire paroistre
Desadvouë à regret l’amour qui le fait naistre.
Cent fois j’ay veu sa peine égale à mon ennuy*,
A m’oüir expliquer la passion d’autruy,
Et nos cœurs interdits ne se pouvoit défendre
660 De pousser des souspirs que nous n’osions entendre.
Ainsi comme l’Hymen que l’on voit arresté*
A pour unique appuy* la foy d’un vieux traité,
Que bien loin que son cœur dans ce choix s’interesse*,
Le seul bien de l’Estat y porte la Duchesse,
665 Et que mesme elle tient pour un mépris secret
Que le Duc n’ait jamais demandé son portrait,
Jugez si d’un retour où son ordre m’engage,
Mon adresse pourra dissimuler l’outrage,
Et si prenant mon temps à parler de mon feu
670 Il doit m’estre permis d’en esperer* l’adveu*.

FENISE.

Vous l’esperez, mon frere, avec trop de justice,
Prenez l’occasion puisqu’elle est si propice ;
Parlez, priez, pressez, et ne negligez rien.

CARLOS.

L’ordre que je reçois m’en offre le moyen.
675 Federic toutefois m’en donne un tout contraire,
Aupres de la Duchesse il m’engage à me [t] aire,
Tandis que de sa part il fera son effort
A remettre le Duc aux termes de l’accord.

FENISE.

Ah, ne l’en croyez pas c’est un abus extréme
680 Quand on peut tout pour soy, d’agir contre soy-mesme,
Le Duc vous authorise à ne rien déguiser, {p. 34}
Irritez la Duchesse au lieu de l’appaiser,
Inventez, adjoutez, une couronne est belle,
Et quoy qu’on fasse enfin, tout est permis pour elle.

CARLOS.

685 A ces hauts sentiments je voy toute ma sœur.
Que pour mes interests elle montre d’ardeur !

FENISE.

Le Ciel sçait à quel point cette ardeur* est syncere,
Mais en pourrois-je moins témoigner pour un frere,
Qui pendant mon exil m’a montré tant de fois
690 Qu’il en desapprouvoit les tyranniques loix ?
Aussi ce doux espoir de vous voir Duc de Parme,
Pour la mienne à son tour est un si puissant charme,
Qu’à peine, m’acquitant de ce que je vous doy,
Celuy d’estre Duchesse en auroit plus pour moy.

CARLOS.

695 Certes, je suis confus de voir qu’à tant de zele…

SCENE VI. §

FEDERIC, CARLOS, FENISE, LAURE, CAMILLE.

FEDERIC.

{p. 35}
Je viens vous apporter une estrange* nouvelle.
De ton départ, Carlos, ne sois plus en soucy*,
La Duchesse en secret vient d’arriver icy.

CARLOS.

Que dites-vous, Seigneur ?

FEDERIC.

Moy-mesme je l’ay veuë,
700 Elle veut à Milan demeurer inconnuë,
Et tenant de son rang le secret déguisé,
Entretenir le Duc sous un nom supposé.

CARLOS.

La resolution me semble si nouvelle…

FEDERIC.

Ma Fille, cependant courez au devant d’elle,
705 Et dans son entreprise offrez-luy tous vos soins.

FENISE.

Je sçay ce que je dois.

FEDERIC.

Allez, je vous rejoins.

SCENE VII. §

FEDERIC, CARLOS, CAMILLE.

FEDERIC.

{p. 36}
Carlos, sans penetrer son dessein* davantage,
Pour servir la Duchesse il faut feindre un voyage,
Et demeurant caché le reste de ce jour,
710 D’un ordre de sa part appuyer ton retour.
Prens bien garde sur tout de ne luy rien apprendre
Du dessein* que le Duc contre elle avoit sçeu prendre,
Pour l’interest public il faut dissimuler*.

CARLOS.

Mais sans se découvrir elle veut luy parler ?
715 Quel en est vostre espoir ?

FEDERIC.

Qu’esbloüy de ses charmes
Le Duc à sa beauté rendra soudain les armes,
Et que de son chagrin l’effort capricieux
Cedera* sans contrainte à l’esclat de ses yeux.
J’en viens d’estre surpris ; on lit sur son visage
720 Une fierté si noble et d’ame et de courage,
Sa taille avantageuse a tant de majesté,
Son teint tant de douceur et de vivacité,
Qu’aupres tant de beautez il est presque impossible
D’en voir briller l’appas*, et n’estre point sensible*.

CARLOS.

{p. D37}
725 Mais enfin sous quel nom le pretend-elle voir ?
En quelle qualité ?

FEDERIC.

C’est ce qu’il faut sçavoir.
Comme à l’entretenir le devoir nous appelle,
Allons sans differer en resoudre avec elle.

Fin du second Acte.

{p. 38}

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

LA DUCHESSE, FENISE, LAURE.

LA DUCHESSE.

Celles qui comme nous naissent dans ce haut rang
730 Doivent ce sacrifice à l’éclat de leur sang.
Ces hommages profonds, et ces honneurs suprêmes
Ne servent qu’à les rendre esclaves d’elles[-] mesmes,
Et leur propre grandeur estale un joug pompeux*
Qui pour estre éclatant n’est pas moins rigoureux.
735 Sur tout pour leur hymen quoy qu’elles se proposent
Elles sont aux Estats, les Estats en disposent,
Et de leurs interests faisant d’injustes loix 
Pour regler leurs desirs n’attendent pas leur choix.
C’est par là que ce cœur, sans aucun autre charme,
740 Agréa l’union de Milan et de Parme,
Mais au premier soupçon qui m’a fait pressentir,
Qu’à cet accord le Duc eust peine à consentir,
Ayant sçeu m’echaper de Pavie incognuë,
Pour m’en éclaircir mieux je suis icy venuë,
745 Où l’ordre de Carlos ne m’a que trop appris, {p. 39}
Ce qu’il faut que j’oppose à de lâches mépris.

FENISE.

Madame, pour le Duc je demeure confuse
De voir qu’à son bonheur luy-mesme il se refuse,
Mais quand vous ne cherchez qu’à vous desabuser*,
750 J’aurois crû faire un crime à vous rien déguiser*.
La raison peut sur luy bien moins que son caprice*.

LA DUCHESSE.

Quoy qui le fasse agir, le Ciel me rend justice,
D’une indigne contrainte il dégage ma foy*,
Et me laisse en estat de disposer de moy,
755 Car enfin j’advoüeray ce qu’en faveur d’un frere
Vous m’avez sçeu déja forcer à ne plus taire,
Ce beau feu dont pour luy je me sentois brûler,
Et que l’honneur toûjours me fit dissimuler.
Je rougis toutefois, et crains un juste blâme
760 D avoir si-tost receu l’hommage de sa flame,
Et doute si Carlos, dans un trop prompt aveu
Peut estimer un bien* qui luy coute si peu.

FENISE.

Douter qu’il ne l’estime ! ah, c’est luy faire injure,
Madame, il a pour vous une flame si pure,
765 Il trouve tant de gloire à s’en voir consumer
Qu’il semble que luy seul ait sçeu jamais aimer.
Ravy* de vostre adveu*, vous l’avez veu vous[-] mesme
Témoigner à vos pieds sa passion extrême,
Mais si je vous disois à quels secrets efforts
770 Le respect devant vous contraignoit ses transports,
Si son feu tel qu’il est s’osoit faire paroistre…

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas d’aujourd’huy que je l’ay sçeu cognoistre,
Mais à vous en oüir exaggerer l’ardeur*,
Carlos auprés de vous n’a que de la froideur,
775 Jamais sœur ne prit tant les interests d’un frere. {p. 40}

FENISE.

Le sang fait dans nos cœurs un profond caractere*.
D’ailleurs, pendant douze ans et d’ennuy*,
N’ayant veu que luy seul, que puis-je aimer que luy ?
Luy seul avoit accez dedans ma solitude.

LA DUCHESSE.

780 D’un pareil traitement l’exemple est assez rude.

FENISE.

Federic crût devoir cet exemple à sa foy*.

LA DUCHESSE.

Vous m’en devez haïr puisque ce fut pour moy.

FENISE.

Dîtes plûtost le Duc, dont le fâcheux caprice*
Justifia depuis une telle injustice.

LA DUCHESSE.

785 Il a l’air d’un bizarre*, et tantost à le voir
J’ay lû dedans ses yeux ce qu’on m’en fait sçavoir,
Mais c’est peu d’en juger par ce qu’ils font paroistre,
Je veux l’entretenir sans me faire cognoistre,
Il est juste aussi bien qu’il me voye à son tour.

FENISE.

790 Madame, et s’il venoit à vous parler d’amour ?

LA DUCHESSE.

Que la vangeance alors auroit pour moy de charmes !

FENISE.

Il est pour attendrir des soûpirs et des larmes,
S’il s’en servoit, Madame ?

LA DUCHESSE.

Il n’en feroit pas mieux.

FENISE.

Mais l’amour quelquefois se glisse par les yeux,
795 S’il vous plaisoit enfin ?

LA DUCHESSE.

Le Duc pourroit me plaire ?

FENISE.

{p. 41}
Madame, excusez-moy, je parle pour un frere
Dont l’amour inquiet* semble ne craindre rien
A l’égal du péril d’un semblable entretien ;
Car enfin si le Duc est la mesme inconstance,
800 Il s’attache sur l’heure, au moins en apparence,
Toutes les nouveautez ont pour luy tant d’appas*
Qu’il estime toûjours ce qu’il ne cognoit pas.
Moy-mesme, à me sçavoir hors de ma solitude,
J’ay mis dans son esprit un peu d’inquietude*,
805 Et pour me laisser voir, si je veux l’écouter,
Peut-estre qu’il ira jusqu’à me protester*.

LA DUCHESSE.

Flattant son feu d’espoir, faites qu’il continuë.

FENISE.

Il s’évanoüiroit à la premiere veuë,
Et ce n’est apres tout que la difficulté
810 Qui chatoüille aujourd’huy sa curiosité,
Ayant oüy ma voix il s’est pris par l’oreille.

LA DUCHESSE.

On publie* en effet que c’est une merveille*,
Et j’ay sçeu de Carlos, luy qui ne farde* rien…

FENISE.

Il prend mon interest comme je fais le sien,
815 Madame, on est suspect parlant de ce qu’on aime.

LA DUCHESSE.

Je voudrois avoir lieu de m’en croire moy-mesme.

FENISE.

Mes vœux ont à vous plaire et leur gloire et leur but,
Je vais vous détromper, Qu’on apporte mon lut.
Laure sort.

LA DUCHESSE.

Les accords en sont doux quand la voix les anime,
820 Ce talent est aimable*.

FENISE.

{p. 42}
Il vaut ce qu’on l’estime,
Pendant ma solitude il flattoit* mon soucy*.
Donne.

LAURE Rentrant.

Le Duc, Madame…

LA DUCHESSE.

Et bien ?

LAURE.

Il vient icy.

FENISE.

Le Duc ?

LA DUCHESSE.

Pour me cacher usons de stratagème.

FENISE.

Appelez-moy Celie, et passez pour moy-mesme,
825 Vous n’aurez rien à craindre ; attiré par ma voix
Le Duc icy déja m’a surprise une fois,
J’ay feint lors si bien que trompant son attente
Sous ce nom emprunté j’ay passé pour suivante.

LA DUCHESSE.

Ce jeu de vostre esprit ne se peut trop priser.

FENISE, luy donnant son lut.

830 Servez-vous de ce Lut pour le mieux abuser*.

SCENE II. §

{p. 43}
LE DUC, LA DUCHESSE, FENISE, LAURE, FABRICE.

LE DUC.

Voyons sans estre veus.

FABRICE.

Ah, Seigneur, qu’elle est belle !

LE DUC.

Celie avec raison s’estimoit autant qu’elle,
Et je doute en effet si jamais sans sa voix
La beauté de Fenise eust arresté mon choix,
835 Mais elle est belle enfin, et ce charme l’emporte.
Elle accorde son lut, demeurons-là.

FABRICE.

Qu’importe ?

LE DUC.

Si tu sçais que ma joye est à l’oüir chanter…

FABRICE.

Oyez-donc, mais gardez de vous en dégouster,
Si vous fermiez les yeux ?

LE DUC.

Le conseil ridicule !

FABRICE.

840 J’apprehende pour vous qu’elle ne gesticule.
Est-elle la premiere à qui sans y penser
L’estude d’un passage apprend à grimasser,
Et qui pour l’adoucir, croyant faire merveille {p. 44}
Le commence à la bouche, et finit à l’oreille ?

LE DUC.

845 Ton sens de la folie a toûjours le support,
Tay-toy.

FABRICE.

Son instrument est d’un fâcheux accord.

FENISE à la Duchesse.

Il ne s’avance point.

LA DUCHESSE.

La rencontre est plaisante,
Comme il me prend pour vous, il attend que je chante.
J’y vais remedier. Julie est-elle icy ?
850 Cherchez, Laure, mais Dieux ! qui nous observe ainsi ?

FENISE.

Madame, c’est le Duc.

LE DUC, à la Duchesse.

Enfin, belle Fenise,
Le Ciel par son adveu* soustient mon entreprise,
Puisque malgré vos soins à vous cacher de moy
Il daigne consentir au bien* que je reçoy.
855 Mais Dieux, quelle rigueur, et qui le pourroit croire
Qu’au plaisir de vous voir lors que je mets ma gloire,
Vos vœux dans mes désirs prissent si peu de part
Que s’ils sont satisfaits je le dois au hazard ?

LA DUCHESSE.

Seigneur, je l’advoüeray, ce reproche m’estonne,
860 Quand on vit sans desirs on n’en cause à personne,
Et je me cognois trop pour oser concevoir
Qu’on se laissast surprendre à celuy de me voir.

LE DUC.

Vous desadvoüerez donc cette voix adorable
Qui d’un si beau desir m’a sçu rendre capable,
865 Ce charme qui des-ja m’a surpris tant de fois ? {p. 45}

LA DUCHESSE.

Si bien que vos desirs sont l’effet de ma voix ?

LE DUC.

Il est vrai qu’elle seule a sceu les faire naistre ,
Mais comment les borner quand on vous peut cognoistre,
Et qu’on admire en vous ces merveilleux accords
870 Des charmes de la voix et des beautez du corps ?

FENISE à Laure.

Que luy parois-je donc s’il la trouve charmante* ?

LAURE.

Vous luy laissez penser que c’est elle qui chante,
C’est par là qu’il se prend.

FENISE.

Qu’il est capricieux* !

LAURE.

Vos reserves pour luy ne valent guere mieux.

LA DUCHESSE.

875 J’examine*, Seigneur, quand je vous pourrois croire,
Comment vous accordez vos desirs et ma gloire,
Et je ne vois pas bien de quel espoir flaté*
Vous admirez ma voix, ou loüez ma beauté.

LE DUC.

Comme tous mes desirs sont éloignez du crime
880 Je croy m’estre flaté* d’un espoir legitime,
Et que vous agréerez qu’en ce bien-heureux jour
Mon cœur vous soit donné par les mains de l’amour.
Que dis-je ? il est à vous, et la gloire où j’aspire
N’est que d’estre avoüé* quand j’ose vous le dire.

LA DUCHESSE, à Fenise

885 Voyez qu’à ma vangeance il se livre à propos*.

FENISE à la Duchesse

Mais n’oublierez-vous point le malheureux Carlos ?

LA DUCHESSE au Duc.

{p. 46}
Si c’est-là de la Cour le langage ordinaire*,
Il faudra que j’apprenne à n’estre plus sincere.

LE DUC.

Quoy, doutez-vous d’un feu qu’ont tant justifié*…

LA DUCHESSE.

890 Quoy, l’on parle d’amour quand on est marié ?
Est-ce que vous croyez m’acquerir pour Maistresse ?

LE DUC.

Moy marié, Madame ?

LA DUCHESSE.

Avecque la Duchesse.

LE DUC.

Et ne sçavez-vous pas qu’afin de l’irriter,
En tous lieux à dessein je l’ay fait s’arrester,
895 Et qu’à ma passion craignant qu’elle pûst nuire
Carlos jusques à Parme est allé la conduire ?
J’en hay jusques au nom, et trouverois plus doux
De vivre sans Estats que de vivre sans vous.

FENISE, à Laure.

Quelle asseurance, Laure, et qu’il la trouve aymable* !

LA DUCHESSE.

900 Un tel adveu*, Seigneur, m’est assez favorable*,
Mais c’est un peu trop tost m’engager vostre foy*,
Peut-estre la Duchesse est plus belle que moy,
Et je m’exposerois…

LE DUC.

Pensez-en mieux de grace,
Est-il quelque beauté que la vostre n’efface ?

LA DUCHESSE, à Fenise.

905 J’obtiens sous vostre nom un accueil assez doux,
Voyez ce que je puis luy promettre pour vous,
Respondray-je en cruelle, ou seray-je propice* ? {p. 47}

FENISE.

Je n’ay point d’interest à flater* son caprice*,
Comme vostre beauté fait vivre son désir,
910 Sans me considerer* c’est à vous à choisir.

LA DUCHESSE.

Mais c’est pour vostre voix que ce desir esclate.

FENISE.

Qu’importe, si vos yeux ont l’appas*qui le flate ?

LA DUCHESSE.

Où l’on voit à la plainte un cœur abandonné,
L’amour naistra bien-tost s’il n’est pas desja né.

LE DUC.

915 Helas, lors qu’il s’agit du repos de ma vie,
Au lieu de mon amour consultez-vous Celie ?

LA DUCHESSE.

Outre que son advis est le seul qui me plaist,
Peut-estre a-t’elle icy quelque peu d’interest,
Je le dois conserver.

LE DUC.

Voy Fabrice.

FABRICE.

Ah j’enrage,
920 Elles sont toutes d’eux d’accord du filoutage.

LE DUC.

Mais que resolvez-vous ?

LA DUCHESSE.

De prendre vostre amour
Pour un feu qui peut naistre et mourir en un jour,
Pour un aveugle effort d’une premiere idée
Dont sans reflexion vostre ame est possedée,
925 Ou si vous m’en voulez pleinement asseurer,
Il faut voir la Duchesse, et puis me preferer.

LE DUC.

{p. 48}
Ah, si vous en doutez, que vostre crainte cesse,
Quelque esclat de beauté qu’estale la Duchesse,
Eust-elle mille attraits capables de charmer,
930 N’ayant point vostre voix, je ne la puis aymer.

LAURE à Fenise.

Cela va bien pour vous.

LE DUC.

D’ailleurs les miens l’ont veuë,
Et sa beauté par eux ne m’est que trop cognuë ;
Ce sont charmes communs, ce sont mornes appas*
Qui des plus foibles cœurs ne triompheroient pas.

FABRICE.

935 Et mesme…

LE DUC.

Que dis-tu ?

FABRICE.

Que vous estes modeste.
Elle a, vous a-t’on dit, quelque os icy de reste,
Qui n’a jamais voulu se mettre à la raison,
Qu’on ne l’ait mis aux fers et son corps en prison.

LE DUC.

Vous ne respondez point ! seroit-il bien possible
940 Qu’un si parfait amour vous trouvast insensible,
Et que vous trahissiez mon espoir le plus doux,
Quand j’ose mespriser la Duchesse pour vous ?

LA DUCHESSE.

En vain de ce mespris qui si tost vous desgage,
Vostre legereté tire quelque avantage,
945 Puisque dans cét amour qui presse mon adveu*
Ma voix merite trop, et ma beauté trop peu.
Si pour avoir oüy cette voix qui vous blesse,
Sans scrupule aujourd’huy vous quittez la Duchesse,
Pour me rendre le change, et m’oster vostre foy*,
950 Il ne faudroit demain que chanter mieux que moy,
L’exemple me fait peur, et sur cette asseurance {p. 49}
Vous pouvez adresser ailleurs vostre inconstance.
Adieu.

LE DUC.

Quoy ? me quitter ! Madame, encor deux mots.

LA DUCHESSE, à Fenise.

Allons, il faut donner mes ordres à Carlos.

SCENE III. §

LE DUC, FENISE, LAURE, FABRIC.

LE DUC.

955 Et de grace, un moment ; arrestez-là, Celie.

FENISE.

Moy, Seigneur ?

LE DUC.

Quel mépris !

FABRICE.

Dîtes quelle folie.
Mais pour luy donner lieu de s’en mordre les doigts,
Espousons la Duchesse, et nargue* de sa voix.

LE DUC.

Ah, ne m’en parle point ; quoy qu’elle me méprise,
960 Ce cœur ne brûlera jamais que pour Fenise,
Elle a seule pour luy tout ce qui peut charmer.

FENISE.

Donc sa seule beauté vous pouvoit enflamer,
Et toute autre aujourd’huy vous est indifferente ?

LE DUC.

{p. 50}
J’en sens dedans mon cœur l’impression* charmante.
965 Ah, si Celie eust eu quelque bonté pour moy…

FENISE.

Je prens vos interests autant que je le doy,
Et quoy qu’à m’accuser vostre plainte s’attache,
Vous ne m’avez rien dit que Fenise ne sçache.

LE DUC.

Auriez-vous exprimé ces doux empressemens…

FENISE.

970 Avec la mesme ardeur*, les mesmes sentimens,
Mais j’ay trouvé toûjours obstacle à vostre flame.

LE DUC.

Et c’est ?

FENISE.

Vous le sçavez, l’amour de cette Dame,
Qui dans sa confidence* eut tousjours tant de part.

LE DUC.

Mais me dites-vous vray ?

FENISE.

Je vous parle sans fard*.
975 Est-ce avec vous, Seigneur, qu’il est permis de feindre ?

LE DUC, à Fabrice.

Qu’elle est folle ! entens-tu ?

FABRICE.

J’ay peine à me contraindre*.
Quoy, ce petit extrait d’original humain,
Pour aspirer à vous a le cœur assez vain ?

LE DUC.

Tu vois.

FABRICE.

Pour la payer de tous ses badinages,
980 Mariez-là, Seigneur, à quelqu’un de vos pages.

FENISE, au Duc.

{p. 51}
Enfin sur cet amour il faut vous declarer.

LE DUC.

Mais cette Dame encore que peut-elle esperer* ?

FENISE.

Si pour elle, Seigneur, vous avez quelque estime,
Ignorez-vous le prix d’une amour légitime ?

LE DUC.

985 Mais me cognoissez-vous ?

FENISE.

En vous vantant son feu,
Au seul Duc de Milan j’en croy faire l’adveu.
Si vous ne l’estes pas, permettez que j’espere
Qu’il apprendra de vous ce que je n’ay pû taire.

LE DUC.

Pour obliger Fenise à recevoir ma foy*,
990 Continuez, de grace, à luy parler de moy,
Et pour reconnoissance, asseurez cette Dame
Qu’au Duc mesme aujourd’huy j’expliqueray sa flame,
Et qu’en vostre faveur il peut estre qu’un jour
Le Duc se montrera sensible à son amour.

FENISE.

995 Dites vous[-] mesme au Duc, que quoy qu’il pense d’elle,
Elle eut l’ame toûjours aussi fiere que belle,
Et qu’il peut arriver, quand le Duc l’aimera,
Qu’elle verra sa peine, et la méprisera.

SCENE IV . §

{p. 52}
LE DUC, FABRICE.

LE DUC.

Fabrice, qu’en dis-tu ?

FABRICE.

J’admire la harangue,
1000 Elle a le Diable au corps, ou du moins à la langue,
Comme elle tranche net !

LE DUC.

J’aime cette fierté
Qui releve à mes yeux l’éclat de sa beauté,
Elle est belle après tout.

FABRICE.

Mais Fenise plus qu’elle ?

LE DUC.

Elle chante, il suffit pour estre la plus belle.

FABRICE.

1005 C’est par-là seulement que vous la preferez* ?

LE DUC.

Ouy, par sa seule voix mes vœux sont attirez,
Elle seule à mon cœur livre une douce guerre.

FABRICE.

Vous aurez un amour bien sujet au caterre*,
Il ne faut qu’une toux, un rheume, adieu la voix,
1010 C'est-à-dire, à l’amour adieu pour quelques mois.
Mais voicy Federic.

SCENE V. §

{p. 53}
LE DUC, FEDERIC, FABRICE.

FEDERIC.

Seigneur, quelle surprise !
Vous rencontrer icy ?

LE DUC .

Vous me cachiez Fenise,
Mais enfin malgré vous j’ay veu ce rare* objet*.

FEDERIC.

Je n’ay jamais agy qu’en fidelle sujet.
1015 En l’esloignant de vous si j’ay pû vous déplaire,
Pour le bien de l’Estat j’ay crû le devoir faire.

LE DUC.

Aussi jusques icy renonçeant à mon choix,
De son seul interest je me suis fait des loix,
J’ay contraint ma raison sur un triste hymenée
1020 Qui l’avoit asservie avant qu’elle fust née,
Et pour l’y mieux forcer par un dernier effort,
Sans voir, sans estre veu, j’en ay signé l’accord,
Mais aujourd’huy le Ciel autrement en ordonne.

FEDERIC.

Que dites-vous, Seigneur ?

LE DUC.

Ce discours vous estonne*.
1025 La surprise pourtant n’aura rien que de doux
Si je partage enfin ma couronne avec vous,
J’en veux mettre le droit dedans vostre famille.

FEDERIC.

{p. 54}
Quoy, Seigneur, vous voulez ?

LE DUC.

Espouser vostre fille.
Sa beauté sur mon cœur usant de tous ses droits
1030 Vient d’achever en moy le charme de sa voix.

FEDERIC.

Ah, dissipez ce charme, et rentrez en vous [-] mesme.
Vous, l’amant* de ma fille ?

LE DUC.

Ouy, Federic, je l’ayme,
Et rien ne peut changer ce que j’ay resolu.

FEDERIC.

Servez-vous mieux, Seigneur, du pouvoir absolu.

LE DUC.

1035 Non, mon dessein* est juste.

FEDERIC.

Il ne le faut pas croire,
Puisqu’il blesse l’Estat, il blesse vostre gloire.

LE DUC.

Quoy, lors que vostre sang prend sa source du mien,
Ne vous en rend-il pas le plus ferme soustien,
Et dans ce rang illustre où vostre gloire monte,
1040 Ce qui vous fait honneur, me peut-il faire honte ?

FEDERIC.

Ouy, Seigneur, si l’Estat à qui vous vous devez
Voit que ses interests en soient mal conservez,
Nous sommes tous à luy, mais vous plus que tout autre,
Ce qui n’est point son bien ne peut estre le vostre,
1045 Et comme à tous vos soins il doit servir d’objet,
S’il vous fait nostre maistre, il vous rend son sujet.

LE DUC.

Je n’ay que trop suivi cette injuste maxime,
Il faut m’en affranchir.

FEDERIC.

{p. 55}
Le pouvez-vous sans crime,
Et songez-vous assez de quel sanglant affront
1050 La Duchesse par là verroit rougir son front ?
Après qu’en vos Estats on l’a desja reçeuë…

LE DUC.

Enfin de ce dessein* je prens sur moy l’issuë,
Quoy qu’il puisse arriver, je le veux, il suffit.

FEDERIC.

Et je suivray les loix que le Ciel me prescrit.

LE DUC.

1055 Qu’est-ce-cy, Federic, et qu’osez-vous me dire ?
Quoy donc, ma volonté ne peut icy suffire ?

FEDERIC.

Non, quand j’en voy sur moy la honte rejaillir,
C’est assez pour bien faire, et non pas pour faillir,
Comme vostre tuteur j’ay droit de vous l’apprendre.

FABRICE.

1060 Ce beau-père futur craint bien qu’on ne l’engendre.

LE DUC.

Je force ma cholere à ne pas esclater*,
Mais à ma passion cessez de resister.
Aussi bien si pour moy la Duchesse est à craindre,
L’affront est desja fait, il n’est plus temps de feindre,
1065 Et par un ordre exprés que j’ay sçeu lui donner,
Carlos dans ses Estats l’est allé remener.

FEDERIC.

Pour ne pas vous aigrir je cede et me retire,
Je ne puis toutefois m’empescher de vous dire,
Que peut-estre pour voir vos desseins* traversez,
1070 La Duchesse n’est pas si loin que vous pensez.

SCENE VI. §

{p. 56}
LE DUC, FABRICE.

LE DUC.

Quelle est cette menace ?

FABRICE.

Ah, je rentre en mémoire.
Apprenez un secret que je n’avois pû croire,
Mais par cette menace il est trop esclaircy,
Le bruit court que Carlos n’a point party d’icy.

LE DUC.

1075 Ainsi donc la Duchesse est encore à Pavie ?

FABRICE.

Il n’en faut point douter.

LE DUC.

Dieux, quelle perfidie !
Helas ! fut-il jamais amant* plus interdit* ?
Je me fie à Carlos, et l’ingrat me trahit.
Mais ne le vois-je pas ? ah, Dieu, quelle est ma peine ?

SCENE VII. §

{p. 57}
LE DUC, CARLOS, FABRICE, CAMILLE.

LE DUC.

1080 Quoy, de retour encor, Carlos ? qui vous ramene ?

CARLOS.

L’ordre de la Duchesse, à qui pour inspirer
Le dessein* de partir et de se retirer,
J’ay sçeu feindre d’abord qu’une attente impreveuë
Vous priveroit encor quelque temps de se veuë,
1085 Et que d’un mal trop prompt les violens accez
Nous en faisoient desja redouter le succez.
Lors que m’interrompant ; je voy ce qu’il espere,
Carlos, m’a-t-elle dit, il faut le satisfaire,
Pour soulager son mal retournez de ce pas
1090 L’asseurer que demain je sorts de ses Estats,
Et que tenant ma foy* par contrainte engagée,
Pourveu qu’il me la rende, il m’aura trop vangée.

LE DUC.

Vous venez donc, Carlos, reprendre cette foy ?

CARLOS.

C’est ce que la Duchesse a souhaité de moy,
1095 Et j’ay crû vous servir…

LE DUC.

J’estime vostre zele,
Je n’aspirois, Carlos, qu’à me dégager d’elle,
Et ce seul embarras* causoit tout mon chagrin.

CARLOS.

{p. 58}
Consentez-donc, Seigneur, à mon heureux destin,
La Duchesse a pour moy quelques bontez secrettes
1100 Dont ses yeux aujourd’huy m’ont servy d’interpretes,
Et si par vostre adveu* j’osois me declarer,
Apres vostre refus, j’aurois droit d’esperer*.

LE DUC.

Quoy, vous pretendriez espouser la Duchesse ?

CARLOS.

Seigneur, lors que je voy que vostre flame cesse,
1105 Estant de vostre sang, quel autre mieux que moy
Peut pretendre à l’honneur de meriter sa foy* ?

LE DUC.

Vous le sçauriez, Carlos, si vous sçaviez cognoistre
Quel respect un Vassal doit avoir pour son maistre.
Si-tost que vous aymez, esperer* d’estre aymé
1110 Marque un feu dans vos cœurs desja tout allumé,
Et ce retour si prompt offre à ma défiance
L’entier et plein adveu de vostre intelligence*.

CARLOS.

Seigneur…

LE DUC.

Non, non, j’en croy ce que vous m’avez dit,
Vous voulez estre Duc, Carlos, il me suffit.
1115 Allez remplir à Parme une si noble envie,
Vous y pourrez aller de mesme qu’à Pavie.
Suivez-moy.

CARLOS.

Mon mal-heur me reduit*-il au point
De…

LE DUC.

Suivez-moy, vous dis-je, et ne repliquez point.

Fin du troisième Acte.

{p. 59}

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

FEDERIC, FENISE, LAURE.

FEDERIC.

Je vous blâmois à tort, si par cette surprise
1120 Le Duc vous a pû voir sans cognoistre Fenise,
Et j’en trouve à mes vœux le succez assez doux
Puisqu’elle a fait passer la Duchesse pour vous.

FENISE.

Sans pouvoir m’en défendre, à luy parler reduite*,
J’ay sçu sous ce faux nom éviter sa poursuite*,
1125 Et cette erreur déjà l’ayant trompé deux fois
Le rend dans la Duchesse amoureux de ma voix.

FEDERIC.

Pour le bien de l’Estat empeschons qu’il n’en sorte.
Il faudra qu’à la fin la Duchesse l’emporte,
Et nous verrons ceder avec facilité
1130 Les charmes de la voix à ceux de la beauté.
On n’éteint point un feu qu’un vray merite allume ,
A la voir seulement faisons qu’il s’accoustume,
Et n’apprehendons point, s’il s’en laisse charmer,
Que pour la mieux cognoistre il cesse de l’aimer.
1135 Quoy que sur son esprit son caprice* ait de force, {p. 60}
L’éclat d’une Couronne est une douce amorce*,
Et le droit d’un Estat où dispenser ses loix,
Fait bien-tost oublier la douceur d’une voix.

FENISE.

Mais lors qu’en cette voix pour qui son cœur soûpire
1140 Il trouve seulement le charme qui l’attire,
Croyez-vous qu’en effet la Duchesse aujourd’huy
Se resolve en amour d’estre l’Echo d’autruy ?

FEDERIC.

S’il faut à nos desseins* que la fierté s’oppose,
Pour gagner son esprit vous pourrez quelque chose,
1145 Déja sur vos conseils je la voy se regler.

FENISE.

Moy, que jusqu’à ce point je pûsse m’aveugler,
Que peut-estre au hazard d’attirer sa colere,
Je songeasse à trahir les interests d’un frere !
Pour eslever Carlos au rang de Souverain
1150 La Duchesse a promis de luy donner la main,
Et quand en sa faveur sa vangeance s’explique,
Je dois plus à mon sang qu’à vostre politique.

FEDERIC.

Par les ordres du Duc vostre frere arresté
Reçoit le juste prix de sa temerité,
1155 Et si sans mon adveu* son espoir osa naistre,
Je sçauray desormais l’empescher de paraistre.

FENISE.

Quoy, l’esclat d’un tel choix peut-il si peu sur vous,
Que loin de l’appuyer vous en soyez jaloux* ?

FEDERIC.

Si d’un commun accord le Duc et la Duchesse
1160 Rompoient cette union où l’Estat s’interesse,
Et qu’un nouveau traité propice à leurs souhaits
En dégageant leur foy* nous assurast la paix,
Alors ce cœur jaloux, comme vous l’osez croire, [F61]
De la grandeur d’un fils feroit toute sa gloire,
1165 Et je n’ay point de sang que pour le couronner
Ma juste ambition ne fust preste à donner.

FENISE.

Mais si le Duc renonce à l’Empire de Parme,
Milan pour la Duchesse est un bien foible charme,
Et tous deux possedez* d’une autre passion
1170 Montrent pour leur hymen esgale aversion.

FEDERIC.

Non non, la passion que le Duc fait paroistre
S’attache au seul objet* qui l’a dû faire naistre,
Et lors que tout l’Estat se repose sur moy,
Je sçay de son erreur quel conte je luy doy.
1175 Tâchez à la nourrir*, tandis qu’avec adresse
Je sçauray mesnager l’esprit de la Duchesse.

SCENE II. §

FENISE, LAURE.

FENISE.

Un père eut-il jamais de pareils sentiments ?

LAURE.

Voilà ce qu’ont produit tous vos déguisements.

FENISE.

Ah, cruel souvenir d’un mépris qui me tuë !

LAURE.

1180 Vous n’en seriez pas là si j’avais été cruë ,
Car vous aymez enfin ?

FENISE.

{p. 62}
Que te diray-je, helas ?
Je sens des mouvements que je ne comprens pas.
Dans mon cœur indigné l’interest de ma gloire
A mes ressentiments dispute la victoire ,
1185 A songer que le Duc s’obstine à me trahir
Pour me vanger de luy je voudrois le haïr,
Et jalouse qu’une autre ait son ame enflamée,
Pour ne luy point ceder, j’en voudrois estre aimée.
Ainsi lors qu’à ma hayne il semble donner jour,
1190 Mon cœur à mon orgeuil croit devoir son amour,
Et pour l’oser pretendre, oppose à ma colere,
Le reproche honteux de n’avoir sçeu luy plaire.

LAURE.

Quoy qu’en presume un cœur de colere animé,
On est loin de haïr quand on veut estre aymé,
1195 Et ce faux sentiment, qu’un vain orgeuil inspire,
S’il déguise l’amour, n’en détruit pas l’empire.
Vos feintes apres tout ne vous advancent pas.

FENISE.

La Duchesse en ces lieux m’en cause l’embarras*,
Et tel est mon malheur, qu’au point de sa retraite
1200 Pour delivrer Carlos sa passion l’arreste,
Il n’est rien que le Duc luy voulust refuser.

LAURE.

Non, si vous consentez encore à l’abuser*,
Mais si vous vous aymez, quittez le stratageme,
Montrez Fenise au Duc et parlez pour vous-mesme.
1205 Si soudain pour vous plaire on ne luy voit quitter…

FENISE.

O frivole espoir dont tu m’oses flatter* !
Après que la Duchesse a sur moy l’avantage
D’avoir par sa beauté merité son hommage,
Tu veux que m’exposant à de nouveaux mépris,
1210 J’asseure un plein triomphe aux yeux qui l’ont surpris ?

LAURE.

{p. 63}
Mais c’est par vostre voix qu’il la trouve charmante ,
C’est elle qui luy plaist, c’est elle qui l’enchante,
Et ce charme innocent, tousjours victorieux,
Par un secret pouvoir fait celuy de ses yeux.

FENISE.

1215 Ton zele à son amour impute ce caprice*.

LAURE.

Pour vous en éclaircir il faut sonder Fabrice,
Il vient.

FENISE.

Que voudrois-tu que ce fou nous apprist ?

LAURE .

Dans son extravagance* il sçait bien ce qu’il dit ,
Comme le duc l’écoute, il en sçait des nouvelles.

SCENE III. §

FENISE , LAURE, FABRICE.

LAURE.

1220 Ne vois-je pas Fabrice ?

FABRICE.

Ah, Dieu vous gard, les belles.

LAURE.

Qui t’a permis d’entrer ?

FABRICE.

Moy[-] mesme.

LAURE.

Et sans refus ?

FABRICE.

{p. 64}
Les ordres sont changez, on ne vous cache plus.

LAURE.

D’où vient donc que le Duc…

FABRICE.

Le Duc n’est pas trop sage.
Ne m’en demande rien.

FENISE.

Que fait-il ?

FABRICE.

Il enrage.
1225 L’amour luy bouleverse et l’esprit et les sens.

FENISE.

Fenise a donc pour luy des charmes bien puissants ?

FABRICE.

Il en est possedé, son démon* est Fenise ,
Fenise cependant s’en moque et le mesprise,
Mais s’il m’en vouloit croire, avant qu’il fust un jour,
1230 Fenise pourroit bien enrager à son tour.
J’en sçay bien le secret.

FENISE.

Tu vas un peu bien viste,
Peut-estre que Fenise…

FABRICE.

O la bonne hypocrite* !
Je parle librement, mais aussi sçait-on bien,
Que vostre langue…

LAURE.

Et bien ? sa langue ?

FABRICE.

Ne vaut rien.

FENISE.

1235 Je souffre tout de toy.

FABRICE.

Croyez que je boufonne,
Mais le Duc vous cognoit, et vous la garde bonne*.
C’est vous qui destournez Fenise de l’aimer. {p. 65}

FENISE.

Le Duc sur l’apparence a pû le presumer,
Mais Fenise à dessein, pour esprouver sa flame,
1240 Me faisoit luy parler de l’amour d’une Dame ;
J’agissois par son ordre.

FABRICE.

Il n’en estoit donc rien ?

FENISE.

Son feu tâchois par là de s’asseurer du sien.

FABRICE.

Donc après cette espreuve il en peut tout attendre ?

FENISE

Ouy, s’il l’aime en effet.

FABRICE.

Il ne faut que l’entendre,
1245 Il perd l’esprit pour elle.

FENISE.

Elle craint toutefois
Que feignant de l’aimer il n’aime que sa voix,
Et ne croit son amour qu’une amour imparfaite,
Si sa seule beauté n’est pas ce qui l’arreste.

FABRICE.

Sa beauté ! j’en répons si c’est ce qui la tient,
1250 C’est d’elle à tous moments que le Duc s’entretient.
Sa voix ayant servy d’abord à l’introduire,
Il la loüera toûjours de peur de se détruire,
Mais quoy que par adresse il cherche à la flater*,
Pour peu qu’elle fust laide, elle auroit beau chanter.
1255 Ebloüy d’un amas de beautez entassées,
Dont chacune à son tour promene ses pensées,
Il trouve dans ses yeux, dans sa taille, en son port
Tous les charmes…Bon soir.
Fenise rentre.

SCENE IV. §

{p. 66}
FABRICE, LAURE.

FABRICE.

D’où vient donc qu’elle sort ?

LAURE.

C’est que tu jases trop.

FABRICE.

Chacun sçait son affaire.
1260 Qu’elle s’en fâche ou non, il ne m’importe guere,
Elle me fait plaisir me laissant avec toy.

LAURE.

D’où vient ta belle humeur ?

FABRICE.

De ce que je te voy,
Friponne, sçais-tu bien lors que tu me regardes…

LAURE.

Quoy, je te tiens au cœur ?

FABRICE.

Ma foy, tu le petardes,
1265 Jusqu’au moindre recoin tes yeux vont ravager.

LAURE.

Je te plais donc ?

FABRICE.

Assez pour me faire enrager.

LAURE.

Déja jusqu’à la rage ?

FABRICE.

Et plus qu’il ne te semble ,
Mais le plaisir d’amour c’est d’enrager ensemble,
Ainsi si tu voulois enrager tant soit peu… {p. 67}

LAURE.

1270 Il y faudra songer.

FABRICE.

Tu te ris de mon feu.

LAURE.

M’en rire ? je t’en voy la face toute blême.
Mais enfin tout de bon, m’aimes-tu ?

FABRICE.

Si je t’aime ?
J’ai déja depuis hier, pour preuve de ma foy,
Tâché plus de six fois à soûpirer pour toy.

LAURE.

1275 C’est d’abord en amour le chemin qu’il faut prendre.

FABRICE.

Va, j’en cognois le fin, le délicat, le tendre.

FABRICE.

Tu n’as fait que tâcher cependant ?

FABRICE.

N’est-ce rien ?
Pactisons seulement, et le reste ira bien.
Es-tu traitable ?

LAURE.

Moy ? Cela s’en va sans dire.

FABRICE.

1280 Combien de temps faut-il que pour toy l’on soûpire ?

LAURE.

Que t’importe combien ?

FABRICE.

C’est là la question.
Je crains en soûpirant quelque indigestion,
Il faut s’enfler le cœur, et l’excez est à craindre !

LAURE.

Ton feu n’iroit pas loin avant que de s’éteindre,
1285 Tu me plains de soûpirs ?

FABRICE.

{p. 68}
Je sçay bien qu’il t’en faut,
Mais j’en voudrois avoir ma quittance au plûtost,
Et pour n’en recevoir ny reproche ny honte,
N’estre obligé qu’à tant et les fournir par conte.

LAURE.

Tu les ferois reduire avant que les fournir.

FABRICE.

1290 Va, si je promets peu, c’est afin de tenir,
Vois-tu bien, je suis franc.

LAURE.

Donc en toute franchise
Dy moy quels sentimens le Duc a pour Fenise.
N’est-ce plus pour sa voix…

FABRICE.

Que tu le bailles doux !
Mais les voici tous deux qui s’en viennent à nous,
1295 Dispose ta Maistresse à mieux traiter sa flame.

SCENE V. §

LE DUC, LA DUCHESSE, LAURE, FABRICE.

LA DUCHESSE.

Quoy, Seigneur, jusqu’icy ?

LE DUC.

Me fuyez-vous, Madame,
Et gardez-vous un cœur assez indifferent
Pour refuser mes soins quand l’amour vous les rend ?

LA DUCHESSE.

{p. 69}
Mon procédé n’a rien qui vous doive desplaire,
1300 Je ne tâche à vous fuïr que pour vous satisfaire,
Et comme on souffre à voir un objet* odieux,
J’en voudrois espargner la contrainte à vos yeux.

LE DUC.

Où me réduisez-vous, si d’un pareil outrage
Vos mespris de mes vœux osent payer l’hommage ?
1305 Depuis que vostre voix m’a contraint aux soûpirs,
Le desir de vous plaire a fait tous mes désirs,
Et quand il vous fait voir jusqu’au fonds de mon ame,
Une injuste rigueur est le prix de ma flame.
Helas !

FABRICE, au Duc.

Si vous voulez reüssir cette fois,
1310 Parlez de la beauté plustost que de la voix,
J’ay bien menty pour vous.

LE DUC.

Enfin que dois-je attendre ?
Mes plus profonds respects n’ont-ils rien à prétendre* ,
Et mon sceptre et mon coeur à vostre empire offerts
Me laissent-ils toûjours indigne de vos fers ?

LA DUCHESSE.

1315 Quand pour moy par l’effet vostre hayne s’exprime,
Ce reproche, Seigneur, est bien peu legitime,
Ou sans doute vos sens par quelque erreur seduits
Ayent mal sçu jusqu’icy penetrer qui je suis.
Mais si vous l’ignorez je veux bien vous apprendre
1320 Qu’en vain d’aimer Carlos je voudrois me defendre,
Et que la juste ardeur* d’un zele assez parfait
M’oblige à partager l’outrage qu’on luy fait.

LE DUC.

{p. 70}
Madame, c’est assez que sa prison vous gêne*,
Je n’examine rien, Fabrice, qu’on l’amene.

SCENE VI. §

LE DUC, LA DUCHESSE, LAURE.

LE DUC.

1325 A quoy qu’ait pû son crime aujourd’huy me forcer,
Le bon-heur de son sang suffit pour l’effacer.

LA DUCHESSE.

Quel crime aupres de vous auroit soüillé sa gloire ?

LE DUC.

Une infidelité qu’on aura peine à croire.
Il ayme la Duchesse, et sans respect pour moy
1330 Ayant surpris son cœur, il aspire à sa foy*.

LA DUCHESSE.

C’est ainsi que j’ay dû me tenir asseurée
D’effacer la Duchesse et d’estre préferée ?

LE DUC.

Quoy, tousjours la Duchesse arme vostre rigueur ?
Elle à qui ma raison a refusé mon cœur,
1335 Elle dont le nom seul m’est un supplice extréme,
Elle enfin que je hay parce que je vous ayme,
Et pour qui d’un beau feu mes sentimens jaloux
Ont autant de mespris que de respect pour vous.

LA DUCHESSE.

{p. 71}
Si ce mépris est tel que vous me l’osez peindre,
1340 Qu’a l’amour de Carlos dont vous puissiez vous plaindre ?
Avec peu de raison vous vous en offencez,
Est-ce un crime d’aymer ce que vous haïssez ?

LE DUC.

Non, et comme le sang pour Carlos m’interesse
Je le verrois sans peine aymé de la Duchesse,
1345 S’il avoit attendu, pour s’en faire un soustien,
Que mon amour esteint authorisast le sien,
Mais quoy que j’y renonce, avant que de l’apprendre,
Oser porter ses vœux où l’on me voit pretendre,
Estoufer un respect qui le dûst retenir,
1350 C’est ce qui fait son crime, et que j’ay dû punir.

LA DUCHESSE.

Par vostre dernier ordre il n’a donc pû cognoistre
Que vostre amour cessant son espoir pouvoit naistre ?

LE DUC.

C’est faire assez pour luy que de me desguiser*
Par quelle intelligence* il a pû m’abuser*,
1355 Et seur que la Duchesse appuyeroit son envie,
Sans sortir de Milan luy parler à Pavie.

LA DUCHESSE.

Doutez-vous qu’à sa foy* vostre ordre confié…

LE DUC.

N’en parlons plus, Madame, il est justifié ;
Le voicy qui paroist.

SCENE VII. §

{p. 72}
LE DUC, LA DUCHESSE, CARLOS, FABRICE, CAMILLE.

CARLOS, à Camille.

Que voy-je ? la Duchesse ?
1360 Ah, le Duc la cognoit, et tout espoir me laisse.

LE DUC.

Approchez-vous, Carlos, et venez recevoir
L’asseurance d’un bien* qui passe* vostre espoir,
Puisque l’amour le veut, ne parlons plus de crime,
Sans rien craindre de moy, rentrez dans mon estime,
1365 Je vous la rends entiere avec la liberté.

CAMILLE, à Carlos.

Le vent pour estre Duc soufle du bon costé.

CARLOS.

Ah, pour un bien* si grand permettez que j’embrasse…

LE DUC.

Non, ce n’est pas à moy qu’il en faut rendre grace,
S’il peut remplir l’espoir que vous en concevez,
1370 Vous voyez devant vous à qui vous le devez.
Ravy par mes respects de trouver à luy plaire,
Mon cœur à ses desirs immole ma colere,
Et pour elle avec joye il perd le souvenir
De ce qu’en vostre audace il trouvoit à punir.

CARLOS.

1375 Dieux, que viens-je d’oüir ? l’aymeroit-il Camille ?

CAMILLE.

[G73]
Vous n’estes pas trop Duc s’il change de stile*.

LE DUC.

Cette froideur, Carlos, ou plustost ce mespris,
De son zele pour vous doit-il estre le prix ?

LA DUCHESSE.

Il suffit que je sçache expliquer son silence.

CARLOS.

1380 Un bonheur qui surprend porte à la défiance,
Et l’on en voit si peu qui ressemblent au mien,
Qu’il me force à douter si je le conçois bien.

LE DUC.

Non, puisqu’elle est pour vous, que rien ne vous alarme,
Je resistois, Carlos, à vous voir Duc de Parme,
1385 Mais les soins qu’elle prend d’appuyer vostre feu
Enfin pour vostre Hymen obtiennent mon adveu* ,
J’oublie en sa faveur tout ce que j’ay pû croire.

CARLOS.

O favorable adveu* qui me comble de gloire !
Madame, tout mon sang pour la vostre espandu*
1390 Pourroit-il m’acquiter de ce qui vous est dû ?
Ce haut rang de Duchesse à qui ce cœur apporte…

LA DUCHESSE.

Il n’est pas temps, Carlos, de parler de la sorte.

LE DUC, à la Duchesse.

Quoy, de vostre rigueur l’excez est-il si grand
Que vous desadvoüiez l’hommage qu’il vous rend ?
1395 Et lors que seur d’un feu qui s’augmente sans cesse,
Il veut vous applaudir sur le rang de Duchesse…

LA DUCHESSE.

Et qui m’asseurera que ce n’est pas en vain
S’il faut que Federic s’oppose à ce dessein* ?
Sur nos premiers traitez à voir comme il s’explique,
1400 Ce changement d’Hymen blesse sa politique.

LE DUC.

{p. 74}
Mais si de sa rigueur je puis venir à bout ?

LA DUCHESSE.

Jugez de moy par vous quand je vous devray tout.

CARLOS.

Seigneur, à cét adveu qui pour moy vous engage,
Joindre de vos bontez ce nouveau tesmoignage !

LE DUC.

1405 Madame, je vous quitte, et vay sur cét accord
Pour gagner Federic, faire un dernier effort ,
Heureux si le succez vous donne lieu de croire
Que l’heur de vous servir fait ma plus haute gloire.

LA DUCHESSE.

A de tels sentimens je sçay ce que je doy.

LE DUC.

1410 Je vous laisse Carlos qui répondra pour moy.

CARLOS.

En quoy puis-je, Seigneur, vous témoigner mon zele ?

LE DUC.

A luy bien exprimer l’amour que j’ay pour elle,
Et chasser de son cœur certaine impression
Qui seule a pû d’abord nuire à ma passion.
1415 Car enfin je l’adore, et ma flame est si pure,
Que tout ce que de grand mon esprit se figure,
N’a point d’appas* pour moy ny si fort, ny si doux,
Qui ne cede à l’espoir de me voir son espoux.

SCENE VIII. §

{p. 75}
LA DUCHESSE, CARLOS, CAMILLE.

CARLOS.

Ah, Dieux !

CAMILLE.

Voilà que c’est de conter sans son hoste.

CARLOS.

1420 Il la veut épouser, Camille !

CAMILLE.

Est-ce ma faute ?

CARLOS.

O malheur !

LA DUCHESSE.

Quoy, Carlos, je t’entens souspirer,
Quand par l’adveu du Duc tu peux tout esperer ?

CARLOS.

Si vous me condamnez alors que je soûpire,
Que m’a-t’il dit, Madame, ou qu’osez-vous me dire ?

LA DUCHESSE.

1425 Va, sans t’inquieter*, apprens par quelle erreur
Il m’adresse des vœux qu’il forme pour ta sœur,
Et qu’espris de sa voix, dont la douceur l’appelle,
Il croit aimer en moy ce qui le charme en elle.
Mais puis qu’à ton amour il a pû consentir,
1430 Ne perdons point de temps, et songeons à partir,
Quoy que par ses mépris je me sente outragée,
M’en estant fait aimer, je suis assez vangée,
Et ma beauté du moins s’applaudit* en secret {p. 76}
De l’avoir mis au point de me perdre à regret.

CARLOS.

1435 Ah, que m’apprenez-vous ?

LA DUCHESSE.

Cette froideur m’estonne*,
Parle enfin, que faut-il, Carlos que j’en soupçonne ?

CARLOS.

Que le sort qui se plaist à me tyranniser
M’offre en vain un bonheur que je dois refuser.

LA DUCHESSE.

C’est donc ce que de toy, pour t’avoir osé croire,
1440 Mon amour…

CARLOS.

Ah, Madame, il fait toute ma gloire,
Mais aussi, s’il fut trop pour le peu que je vaux,
Je puis dire qu’il fait le plus grand de mes maux.
Car lors que par le temps l’amour ne peut s’éteindre,
Si le manque d’espoir rend un amant* à plaindre,
1445 Jugez dans quelle horreur il se voit abysmé,
A ceder cét espoir quand il se voit aimé.

LA DUCHESSE.

Quoy, tu cedes le tien ?

CARLOS.

Ma peine en est extréme,
Mais je dois tout au Duc, et je voy qu’il vous aime.

LA DUCHESSE.

S’il me prend pour Fenise, il n’aime qu’elle en moy.

CARLOS.

1450 L’abus du nom fait peu pour dispenser ma foy* ;
Il suffit que c’est vous dont la beauté l’engage,
Vous à qui de son cœur il adresse l’hommage,
Et que sans lâcheté je ne puis aujourd’huy,
Cognoissant son erreur, m’en servir contre luy,
1455 Je sçay que cet effort où l’honneur me convie {p. 77}
Ne peut avoir d’effet sans me coûter la vie,
Mais à la trahison on doit peu recourir,
Quand pour sauver sa gloire il ne faut que mourir :
Des grands cœurs affligez c’est la plus douce attente ,
1460 Je mourray donc, Madame, et vous vivrez contente,
Et mon feu cachera si bien tous ses desirs
Qu’il ne paroistra plus qu’en mes derniers soûpirs ;
Ainsi le Duc pour vous ayant l’ame enflamée,
Ne vous offencez point de vous en voir aimée,
1465 Souffrez que par l’espoir ses vœux soient animez,
Et s’il se peut, helas ! j’ay pensé dire, aimez.
Mais pour marquer ma foy*, c’est peut-estre assez faire
De luy sacrifier une flame si chere,
Sans que je vous conseille en ce malheureux jour
1470 Ce qui rend vostre perte affreuse à mon amour.

LA DUCHESSE.

Tu peux m’avoir aimée et parler de la sorte ?

CARLOS.

Cet amour m’est bien cher mais mon devoir l’emporte,
Et le respect du Duc…

LA DUCHESSE.

Le glorieux projet,
D’estre mauvais amant* pour estre bon sujet !
1475 Va, rends à me trahir ta foy* brillante et pure,
Acheptes-en l’éclat aux dépens d’un parjure,
C’est de ta lâcheté me vanger pleinement
Que de t’abandonner à ton aveuglement.
Je ne te dis plus rien, fay gloire de ton crime,
1480 Ainsi qu’à mon amour renonce à mon estime,
Tandis que par un droit jusqu’icy suspendu
Mes armes poursuivront l’hommage qui m’est dû,
Et que pour égaler le supplice à l’offence
Le Ciel sur tout Milan estendra ma vangeance,
1485 Je vais y donner ordre, adieu.

SCENE IX. §

{p. 78}
CARLOS, CAMILLE.

CAMILLE.

Nous voilà bien.

CARLOS.

O rigueur de mon sort ! que dois-je faire ?

CAMILLE.

Rien.
Il n’est fidelle preux que vostre foy* redoute,
Vous avez assez fait .

CARLOS.

Que cet effort me coûte !

CAMILLE.

Ne vous en plaignez point ; ceder une Duché,
1490 Pour se montrer loyal, c’est avoir bon marché.
Vous serez dans l’histoire.

CARLOS.

Ah, crains de me déplaire.

CAMILLE.

Quoy, lors que l’on enrage, il faut encor se taire,
Et sans qu’il soit permis de s’en estomaquer*,
D’une foy* du vieux temps vous pourrez vous piquer ?

CARLOS.

1495 J’ay fait ce qu’a voulu l’interest de ma gloire.

CAMILLE.

Chacun sur cet article a liberté de croire,
Pour moy, si j’en osois dire mon sentiment, {p. 79}
Je vous condamnerois tres-authentiquement,
Car enfin loin d’avoir quelque excuse valable,
1500 Qu’auroit pû faire pis un Heretique, un Diable ?
Une belle Duchesse, et tout ce qui la suit,
Sceptre, Couronne…

CARLOS.

Helas ! où me vois-je réduit ?
Perdre un objet* si cher !

CAMILLE.

Le remede* est facile,
Revoyez-la.

CARLOS.

Non non, n’en parlons point, Camile ;
1505 Dans le pressant malheur où me plonge le sort,
Si quelque espoir me reste il n’est plus qu’en la mort.

Fin du quatrieme Acte.

{p. 80}

ACTE V . §

SCENE PREMIERE. §

LA DUCHESSE, FENISE, LAURE.

LA DUCHESSE.

Quoy que vous me disiez de l’ennuy* qui l’accable,
L’ayant pû meriter il est assez coupable,
Et toute ma rigueur vange mal ma fierté
1510 De l’outrageant refus dont il fait vanité ;    
Mais en vain contre luy je me sens animée
Si je songe tousjours qu’il peut m’avoir aimée,
Et si mon feu sans cesse oppose à mon couroux
Ce qu’un tel souvenir a pour moy de plus doux.

FENISE.

1515 Madame, plûst au Ciel que vous vissiez vous-mesme
Où l’a déjà porté son desespoir extrême,
Je sçay que vostre cœur, sensible à ses ennuis*
Plaindroit le triste estat où ses jours sont réduits,
Et ne pourroit souffrir* que la mort qu’il souhaite
1520 Fust le funeste prix d’une amour si parfaite.

LA DUCHESSE.

Quoy que pour luy mon cœur me presse d’accorder,
Puis-je oublier si-tost qu’il m’a voulu ceder ?

FENISE.

{p. 81}
Vous en souviendrez-vous sans songer que son crime
Est l’effet éclatant d’une vertu sublime,
1525 Et qu’affranchy par luy d’un reproche eternel,
S’il estait moins coupable, il seroit criminel ?
Quelque ressentiment que vous fassiez paroistre,
Qu’en auriez-vous jugé s’il eust trahi son maistre,
Et s’il vous eust par là forcée à soupçonner
1530 Une foy* que sans crime il n’eust pû vous donner ?
Rendez, rendez justice à cette grandeur d’ame,
Qui veut que pour sa gloire il trahisse sa flame,
Et vous ressouvenez que jamais on n’eut droit
De haïr un amant* de faire ce qu’il doit.

LA DUCHESSE.

1535 C’en est trop, et des-ja ma colere s’efface,
Au seul nom de Carlos mon cœur obtient sa grace,
Il y rentre, ou plustost il n’en n’a pû sortir.
Mais enfin il ne peut se résoudre à partir !

FENISE.

Soit qu’à vostre beauté le Duc s’assujettisse,
1540 Soit que ma seule voix soustienne son caprice*,
Pour fuir avecque vous, ce frere malheureux
A-t’il droit d’abuser de l’erreur de ses vœux ?
Il doit, il doit au Duc ce qu’il ose lui rendre,
Et si passant pour moy vous l’avez pû surprendre,
1545 C’est pour vous qu’aujourd’huy ce sercet descouvert
Doit sauver son amour d’un devoir qui le perd.

LA DUCHESSE.

Pour finir cette erreur que ma feinte a fait naistre
Je vois bien qu’il est temps de me faire cognoistre ;
Mais les mépris du Duc que j’ay voulu braver
1550 Abatent mon espoir au lieu de l’eslever ;    
Mon orgueil s’en plaignoit, et pour le satisfaire,
J’advouay ma beauté de chercher à luy plaire,
Et j’ai trop reconnu que ses foibles attraits {p. 82}
Ont obtenu sur luy l’effet de mes souhaits.

FENISE.

1555 Helas !

LA DUCHESSE.

Ainsi je crains que son cœur trop sensible
N’apporte à nos projets un obstacle invincible,
Et que me cognoissant, il n’ose avec esclat
Faire agir pour sa flame un interest d’Estat.

FENISE.

C’est à vous à juger si vous seriez capable
1560 D’abandonner Carlos au malheur qui l’accable ;
Et si Milan pour vous seroit d’un si haut prix,
Qu’il pust du Duc alors racheter les mespris.
Pour moy qui de mon rang soûtiendrois l’avantage
Si d’un pareil refus j’avois receu l’outrage,
1565 Il n’est serments ny vœux qui pûssent obtenir
Que j’aimasse jamais quand je devrois punir.

LA DUCHESSE.

Ce sont les sentimens dont ma colere s’arme,
Et si l’amour du Duc me cause quelque alarme,
C’est pour prevoir qu’en vain j’ose me desguiser
1570 Qu’au bon-heur de Carlos il voudra s’opposer.
Cependant, si je sçay penetrer dans vostre ame,
D’un lâche abaissement vous soupçonnez ma flame,
Et croyez que Carlos auroit en vain ma foy*,
Si le Duc s’obstinoit à soûpirer pour moy.
1575 Pour guerir vostre esprit de cét abus ex[t] réme
Je veux de son amour que vous jugiez vous[-] mesme,
Et qu’en voyant l’effort, vous puissiez tesmoigner
Quels nobles sentimens me le font desdaigner.
Je l’apperçois qui vient.

FENISE, à Laure.

Qu’une épreuve si rude
1580 A mon cœur alarmé cause d’inquietude* !
Ah, Laure. {p. 83}

LAURE.

Voila bien dequoy vous tourmenter.
Quand vous n’en pourrez plus vous n’aurez qu’à chanter.
Forcez vous un moment à garder le silence.

SCENE II. §

LE DUC, LA DUCHESSE, FENISE, LAURE, FABRICE.

LE DUC, à la Duchesse.

Madame, le succez passe mon esperance,
1585 Mes vœux par Federic jusqu’icy condamnez
D’aucun crime d’Estat ne sont plus soupçonnez,
Et c’est par son adveu* que mon ame charmée
Vient vous rendre ma foy* pleinement confirmée,
Recevez-en pour gage et mon cœur et ma main.

FENISE, à Laure.

1590 Dieux, quelle offre !

LAURE.

Attendez l’effet de ce dessein.

LA DUCHESSE.

Seigneur, si Federic de surprise incapable
A vostre passion se montre favorable,
Dans tout ce que l’honneur fait dépendre de moy,
Soyez seur que Fenise agréera vostre foy*,
1595 Pourveu que cette foy* par mes vœux couronnée
Me tienne pour Carlos la parole donnée.

LE DUC.

{p. 84}
N’en doutez point, Madame, il se peut asseurer
De tout ce que l’amour luy permet d’esperer*;
Mon cœur avec plaisir lui cede la Duchesse.

LA DUCHESSE.

1600 Quelquefois on oublie une juste promesse.

LE DUC.

L’effet suivra la mienne, et je le jure icy
Par ce cœur que mes soins ont enfin adoucy,
Par ces yeux vifs et doux, le charme de mon ame,
Par cette belle voix, la source de ma flâme,
1605 Cette voix que me fit connoistre le hazard.

FABRICE, au Duc.

Pour ne vous point broüiller laissez la voix à part,
Oubliez-vous ainsi ?

LA DUCHESSE.

J’ay donc sujet de croire
Qu’à ma voix de vos feux je dois toute la gloire ?

LE DUC.

Je vous ay desja dit que son divin pouvoir
1610 Fit naistre en moy d’abord le desir de vous voir ;    
Mais sur mon ame enfin vos beautez sans obstacle
Ont d’un charme si doux achevé le miracle.
De leur brillant esclat l’imperieux effort
A trouvé ma raison avec mes sens d’accord,
1615 Et cedant à vos yeux une pleine victoire,
Mon cœur par sa défaite a signalé leur gloire.

FENISE, à Laure.

C’en est fait, sa beauté l’emporte sur ma voix.
Qu’a-t’elle plus que moy qui merite son choix ?
Ah, je perds patience.

LAURE.

Il n’est pas temps encore.
1620 C’est vostre seule voix, vous dis-je, qu’il adore,
Quoy qu’il proteste* icy, l’espreuve en fera foy.

LE DUC

[H85]
Oserois-je expliquer ce silence pour moy ?

LA DUCHESSE.

N’en soyez point surpris, l’adveu* que vous me faites
Pour l’orgueil de mes vœux a des douceurs secrettes,
1625 Dont vous comprendriez l’appas* misterieux
S’il vous estoit permis de me cognoitre mieux.

LE DUC.

Ce discours est obscur, mais quoy qu’il en puisse estre,
Si je vous cognois mal, faites-vous mieux cognoistre,
Et de mes sens charmez dissipant le faux jour,
1630 Souffrez à vos beaux yeux d’esclairer mon amour.

LA DUCHESSE.

Vos soins et vos respects semblent assez me dire
Qu’en effet vostre amour en recognoit l’empire,
Mais de grace, sans fard* esclaircissons un point,
Me pouriez-vous aimer si je ne chantois point ?

LE DUC à Fabrice.

1635 Elle veut m’éprouver. Que dites-vous, Madame ?

LA DUCHESSE.

Cette atteinte impreveuë estonne* vostre flame ;
Mais enfin pourriez-vous me garder vostre foy*
Si jusqu’icy quelque autre avoit chanté pour moy ?

LE DUC.

Sans vostre belle voix j’advoüeray que peut-estre
1640 Je n’aurois pas cherché si-tost à vous cognoistre,
Et que pour ce bon-heur mes vœux moins empressez
D’un soin si redoublé se seroient dispensez,
Mais quand de mille attaits le Ciel vous a pourveüe,
Songer à la revolte* après vous avoir veuë,
1645 C’est une trahison dont le crime honteux
Ne soüillera jamais la gloire de mes feux.

FENISE à Laure.

Je n’en puis plus souffrir*, le dépit* me surmonte,
Tu vas voir ma vangeance, ou ma dernière honte.
Elle sort

SCENE III. §

{p. 86}
LE DUC, LA DUCHESSE, FABRICE, LAURE.

LA DUCHESSE.

Ce fort attachement, quoy que peu merité,
1650 D’une fierté nouvelle enfle ma vanité,
Qui peut-estre abusant de vostre ame enflammée
Vous fera repentir de m’avoir trop aimée.

LE DUC.

Comment en abuser, si mes vœux les plus doux
Se bornent sans reserve à prendre loy de vous ?

LA DUCHESSE.

1655 Un amour si soûmis est mauvais Politique.
Car enfin nostre empire est un peu tyrannique,
Et comme nostre orgueil soustient ce qu’il résout,
Une femme est à craindre alors qu’elle peut tout.

LE DUC

On entend quelques accords de Lut.
Ce pouvoir…mais, ô Dieux ?

LA DUCHESSE.

Quelle est cette surprise ?

LE DUC.

1660 J’entens toucher* un Lut.

LA DUCHESSE bas se destournant.

Je ne voy plus Fenise.
Haut
Mes filles quelquefois voulant me divertir…

LE DUC.

Leur dessein* est trop juste, et j’y dois consentir,
Il faut les escouter. Dieux ! {p. 87}

FABRICE au Duc.

Vostre amour s’alarme ?

LE DUC.

C’est le mesme signal de la voix qui me charme.

LA DUCHESSE, bas.

1665 O Ciel ! se pourroit-il, m’ayant tant protesté*,
Qu’une voix dans son cœur effaçast ma beauté ?

FENISE, chante derriere le Theatre.

En vain de mes souspirs laissez sans esperance
Vous croiriez reparer l’offence
En souspirant à vostre tour ;
1670 L’amour est doux, mais la vangeance
Est aussi douce que l’amour.

LE DUC.

Dieux ! eust-il rien d’esgal au trouble de mon ame ?
C’est cette mesme voix qui fit naistre ma flame.
Mais non, la ressemblance a pû me decevoir*.

LA DUCHESSE, bas.

1675 Qu’il ose de mes yeux balancer le pouvoir,
Et d’un lâche caprice* appuyant l’imposture
Joindre au premier outrage une seconde injure !
S’il s’en laisse surprendre, il faut pour m’en vanger
Que de nouveaux appas* m’aident à l’engager.
1680 Quoy, Seigneur, la Musique à ce point vous transporte,
Qu’elle vous authorise à réver* de la sorte ?
Son charme pour vos sens peut-il estre si doux,
Qu’il vous fasse oublier que je suis avec vous ?

LE DUC.

J’y failly, je l’advouë, et mon ame estonnée*
1685 A son transport secret s’est trop abandonnée,
Mais sur moy la Musique eut tousjours ce pouvoir.

LA DUCHESSE.

De grace, seyez-vous, que je puisse me seoir.

LE DUC, bas.

{p. 88}
Qui croiroit que mon cœur, malgré sa foy* promise,
Dans Fenise desja ne trouvast plus Fenise ?
1690 M’auroit-on pû tromper ?

LA DUCHESSE.

Il faut que sur nos sens
L’empire du devoir ait des droits bien puissants,
Car enfin, quelque esclat qui brille dans vostre ame,
Avant que Federic approuvast vostre flame,
Je n’y remarquois point ces rares* qualitez
1695 Dont soudain son adveu* m’a fourny les clartez,    
Et qui dans un instant par un pouvoir extréme
Vous rendent à mes yeux different de vous-mesme.

LE DUC, bas

A quel fâcheux tourment me va-t’elle exposer,
S’il faut qu’elle s’obstine à me favoriser ?

LA DUCHESSE.

1700 Vous ne répondez point ?

LE DUC.

Que puis-je vous répondre,
Sinon que vos bontez servent à me confondre*,
On entend encor le lut
Et que…mais malgré moy je me sens emporter.

LA DUCHESSE, bas

C’en est trop, pour ma gloire il est temps d’éclater*.

FENISE, chante.

En vain vous me diriez que vostre ame charmée
1705 D’un feu si pur est consumée,
Que je la devrois soulager :
Il est doux de se voir aimée ,
Mais il est doux de se vanger.

LE DUC.

On m’a trompé sans doute, ah, c’est trop me contraindre*.

LA DUCHESSE.

1710 Levons le masque, Duc, enfin c’est assez feindre. {p. 89}
Je vous rends vostre amour, qui pour en bien parler
Ne cherchant qu’une voix, n’est qu’un amour en l’air.
Si l’espoir de ma main a pû flater* vostre ame,
Le Ciel a pris plaisir d’abuser* vostre flame,
1715 Et n’a sur ce faux bien* arresté* vostre choix
Qu’afin de trouver lieu de vous l’oster deux fois,
Et vous faire advoüer, trompant vostre esperance,
Que vous n’en meritiez l’effet, ny l’apparence,
C’est ainsi qu’il se rit d’un feu capricieux,
1720 Adieu, vous répondrez quand vous m’entendrez* mieux.

SCENE IV. §

LE DUC, FABRICE.

FABRICE.

Vous voilà bien payé.

LE DUC.

N’importe, elle m’oblige,
Son mépris me fait grace et n’a rien qui m’afflige,
Puisqu’enfin sa beauté, quelques charmes qu’elle eust,
Sans celuy de sa voix n’avoit rien qui me plûst.

FABRICE.

1725 Mais que deviendrez-vous si vostre amour l’oublie ?
Car la chanteuse enfin n’est autre que Celie.

LE DUC.

Que Celie ?

FABRICE.

Ouy, mes yeux en sont de bons garands,
Eux qui viennent de voir ce que je vous apprens.

LE DUC.

{p. 90}
Quoy qu’en beauté peut-estre elle cede à Fenise,
1730 Elle a je ne sçay quoy dont mon ame est éprise,
Et d’un secret instinct l’invincible pouvoir,
Quand je la pris pour elle, avoit sçeu m’émouvoir.
Mais qu’en vain sa beauté, qu’en vain sa voix m’enflame,
Si ce que je me dois tyrannise mon ame,
1735 Et si par ce qu’elle est tout mon esprit détruit
Ne découvre…

SCENE V. §

LE DUC, FENISE, FABRICE, LAURE.

LE DUC.

Ah, Celie, où m’avez-vous réduit ?

FENISE.

De quoy vous plaignez-vous ?

LE DUC.

D’un amour qui m’accable.

FENISE.

Vostre malheur est grand.

LE DUC.

Vous en estes coupable.

FENISE.

Quoy, s’il vous traite mal, m’en faut-il accuser ?

LE DUC.

1740 Ouy, puisque c’est par vous qu’il a sçeu m’abuser*.
Vous m’avez fait aimer vostre voix en Fenise,
Vous avez à son charme engagé ma franchise*.
Satisfait de son rang, helas ! je l’ay souffert, {p. 91}
J’ay cedé sans contrainte, et c’est ce qui me perd.

FENISE.

1745 Qui dûst mieux que Fenise avoir charmé vostre ame ?

LE DUC.

Mais c’estoit vostre voix qui soustenoit ma flame.

FENISE.

Il se peut qu’en effet elle ait eu le pouvoir
De vous porter d’abord au desir de la voir,
Mais quand de mille attraits ses beautez sont pourveuës,
1750 Songer à la revolte* après les avoir veuës,
C’est une trahison dont le crime honteux
Ne doit jamais soüiller la gloire de vos feux.

LE DUC.

C’est ce que mon erreur m’engageoit à luy dire,
Mais enfin sur mon ame elle n’a plus d’empire,
1755 Et sur moy vostre voix en a pris un si doux,
Que je me sens forcé de l’adorer en vous.
Ah, si vous n’estiez pas ce que je vous vois estre…

FENISE.

Quelle estime pour moy feriez-vous plus paroistre ?

LE DUC.

Je vivrois pour vous seule, et tiendrois à bonheur
1760 D’adjouster ma Couronne à l’offre de mon cœur.
Qu’avec joye à vos pieds on me la verroit mettre,
Si l’éclat de mon rang me le pouvoit permettre !

FENISE.

Et si je vous disois que celuy que je tiens
Laisse à peine égaler vos sentimens aux miens,
1765 Et que dans la fierté que ma vertu me donne,
Je renonce à ce cœur, comme à vostre Couronne ?
Quoy que vostre sujette, il n’est ny Duc, ny Roy,
A qui son choix suffist pour m’obtenir de moy,
Il faut d’autres devoirs à l’orgueil qui m’enflame ,
1770 C’est pourquoi gardez bien l’empire de vostre ame.
A quoy qu’un peu d’éclat fasse monter ce bien*, {p. 92}
Il rempliroit trop mal un cœur comme le mien.
Non, que par ce refus j’aye assez de foiblesse
Pour vouloir vous porter à me faire Duchesse,
1775 Ce bonheur, tel qu’il soit, n’est pas d’un si haut prix,
Qu’il valust la douceur d’un semblable mépris.
Adieu, souvenez-vous que contre son attente
Celle que de vos feux vous fiste confidente,
Quand vous la méprisiez, se vantoit qu’à son tour
1780 Peut-estre elle auroit lieu de braver vostre amour.

SCENE VI. §

{p. 93}
LE DUC, FABRICE.

FABRICE.

Elle a l’esprit perdu !

LE DUC.

Qu’en toute son audace
Elle sçait conserver et d’attraits et de grace !
Bien loin de m’irriter, sa fierté me ravit*.

FABRICE.

Vous aimez son orgueil, sa voix vous asservit,
1785 Mesme pour sa beauté vostre cœur s’interesse*,
Voilà bien de l’amour, et bien peu de Maistresse.

LE DUC.

Tel est de mon destin l’aspre fatalité ;
Mais enfin que resoudre en cette extremité ?

FABRICE.

De n’aimer que vous seul, et narguer les cruelles,
1790 Aussi bien…

SCENE VII. §

LE DUC, CAMILLE, FABRICE.

CAMILLE.

Ah, Seigneur, voicy bien des nouvelles.

LE DUC.

Quoy, qu’est-il survenu ? tire-moy de soucy*.

CAMILLE.

La Duchesse…

LE DUC.

Et bien parle.

CAMILLE.

Est arrivée icy.

LE DUC. 

Que dis-tu ? la Duchesse ?

CAMILLE.

Elle[-] mesme en personne.

FABRICE.

Tout le sexe aujourd’huy d’assez prés vous talonne.
1795 Voilà pour bien encor exercer vos esprits.

LE DUC, à Camille.

Fay venir Federic, le conseil en est pris.

FABRICE.

Qu’avez-vous resolu ?

LE DUC.

Rien ne m’en peut distraire,
L’effort est violent, mais il est nécessaire.
Puisque Fenise enfin m’a sceu rendre ma foy*,
1800 Que par son rang Celie est indigne de moy,
Il faut qu’à ma vertu soûmettant ma foiblesse {p. 94}
Je rende en l’espousant justice à la Duchesse.

FABRICE.

Fort bien, si vostre amour peut faire un si beau saut,
Fenise et la chanteuse auront ce qu’il leur faut,
1805 Voicy l’une desja que Carlos vous amene.

LE DUC.

Si c’est pour l’excuser, leur esperance est vaine.

SCENE VIII. §

LE DUC, LA DUCHESSE , CARLOS, FABRICE.

LE DUC.

Madame, enfin cessez de craindre desormais
Que mes vœux importuns contraignent vos souhaits,
Ils cedent, et mon cœur par un respect indigne
1810 Abandonne un espoir dont il n’estoit pas digne.

CARLOS.

Seigneur, souffrez qu’icy j’ose vous éclaircir…

LE DUC.

Vous n’y pourriez, Carlos, que fort mal reüssir.
Non que voyant vos feux appuyez l’un par l’autre,
Quand j’esteins mon amour je ne plaigne le vostre :
1815 Mais quelques droits sur moy qu’on luy vist usurper,
Je n’ay pû rien promettre à qui m’ose tromper,
Et comme à la Duchesse un vieil accord m’engage,
Puisqu’elle est à Milan, je lui rends mon hommage.

LA DUCHESSE.

{p. 95}
Vous pensez me braver, Duc, mais par cét adveu
1820 Vostre aveugle mespris ne m’oblige pas peu,
Puis qu’à changer d’objet* vostre ame un peu trop prompte
Sur vous d’un fier refus fait retomber la honte :
Car enfin de sa part je viens vous asseurer
Qu’en vain à son Hymen vous osez aspirer,
1825 Et que ce qui l’amene est une ardeur* sincere
D’asseurer à Carlos le bon-heur qu’il espere.

LE DUC.

Je l’empescheray bien, ce temeraire amour.

FABRICE, au Duc

Faites-vous promptement chanter un air de Cour,
Contre tous accidents c’est un puissant remede*.

SCENE IX. §

LE DUC, LA DUCHESSE , CARLOS, FENISE, FEDERIC, LAURE, FABRICE, CAMILLE.

FEDERIC.

1830 Quel chagrin importun de nouveau vous possede* ?
Seigneur, vous paroissez l’esprit tout inquiet*.

LE DUC.

J’ay quelque lieu de l’estre, et le suis en effet.
Pour payer vostre foy*, dont par tout l’esclat brille,
Je m’estois engagé d’épouser vostre fille,
1835 Mais sorty d’une erreur qu’à la fin je cognoy, {p. 96}
Il ne m’est plus permis de disposer de moy.
Vous sçavez, Federic, que tout Milan me presse
D’estouffer ses malheurs espousant la Duchesse,
Et puis qu’elle est icy, ce seroit le trahir,
1840 Qu’[à] la loy qu’il m’en fait refuser d’obeïr.

FEDERIC.

Ouy, Seigneur, et tantost si j’ay pû pour Fenise
De vostre amour seduit approuver l’entreprise,
Apprenez que desja de vostre erreur instruit
Mon cœur à la Duchesse en asseuroit le fruit.
1845 En vain pour mes enfans le sang me sollicite,
Pour esbranler ma foy* sa force est trop petite,
Et je ne me souviens de ce que je leur doy
Qu’apres que mon païs n’attend plus rien de moy.
Ainsi sans balancer espousez la Duchesse,
1850 Qu’aujourd’huy de Milan elle soit la maistresse,
Rendez cette justice à l’esclat de son sang,
A celuy qu’elle en tient joignez ce nouveau rang,
Je le verray sans peine, et je fais davantage
Si j’ose l’asseurer par mon premier hommage.
1855 Recevez-le, Madame, et souffrez qu’à genoux…

LE DUC.

Qu’est-ce-cy, Federic ? ô Dieux que faites vous ?

FEDERIC.

Ce que d’un bon sujet vous avez droit d’attendre.

CARLOS.

Je voy dans ce discours ce qui vous peut surprendre,
Mais, Seigneur, si d’abord vous m’eussiez escouté,
1860 Il n’auroit eu pour vous aucune obscurité,
Et vous auriez déjà cognu par quelle adresse,
Où vous croyez ma sœur, vous croyez la Duchesse.

LE DUC.

La Duchesse !

LA DUCHESSE.

{p. I97}
Ouy, c’est moy, vous en doutez en vain.

LE DUC.

O Dieux !

FABRICE.

Il va crier, ô Dieux ! jusqu’à demain.

LE DUC, à la Duchesse.

1865 Pardonnez mon silence à ma juste surprise,
Mais si l’on m’a dit vray, qui peut estre Fenise ?

FENISE.

Dans un pareil succez à vostre espoir si doux,
Si vous sçaviez aimer, le demanderiez-vous ?

LE DUC.

Quoy, c’est donc vous, Madame ? ô bonheur, ô miracle !

LA DUCHESSE, au Duc

1870 A l’amour de Carlos voudrez-vous mettre obstacle ?

LE DUC, à la Duchesse.

Puis-je assez m’excuser, Madame…

FABRICE, montrant l’assemblée

Arrestez-là,
Laissez ce monde en paix puisque vous y voila,
L’éclaircir plus avant seroit pure sottise.
Voit-il pas que le Duc espousera Fenise,
1875 La Duchesse, Carlos, et si le cœur m’en dit
Qu’avec Laure demain je ne feray qu’un lit ?
A quoy bon l’estourdir de vos qui l’eust pû croire ?
C’estoit vous qui chantiez ? que j’ay d’heur et de gloire !
Tout cela c’est fadaise ; ainsi jusqu’au revoir,    
1880 Sans autre compliment donnons-luy le bon-soir.

FIN

Extrait du Privilege du Roy. §

Le Roy par ses Lettres Patentes données à Paris le 28 Decembre 1657 a permis à AUGUSTIN COVRBE Marchand Librairie à Paris, de faire imprimer, vendre et debiter en tous lieux de son obeïssance deux pieces de Theatre intitulées, Timocrate et le Charme de la Voix, du Sr. THOMAS CORNEILLE, en telles marges, et en tels caracteres, et autant de fois que bon luy semble durant vingt ans, à compter du jour que chaque piece sera achevée d’imprimer pour la premiere fois ; avec défences à toutes personnes, de quelque condition et qualité qu’elles soient, d’imprimer, vendre, ni débiter aucunes desdites piece de Theatre, sans le consentement dudit exposant, ou de ceux qui auront son droit, à peine de deux mille livres d’amende, et de tous dépens, dommages et interests envers les supliants ; A condition qu’il sera mis deux Exemplaires de chaque piece en Bibliotheque publique de sa Majesté, et en celle de Monseigneur Seguier, Chevalier, Chancelier de France, avant que de les exposer en vente, et de registrer sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de la Ville de Paris, à peine de nullité. Veut sadite Majesté qu’en mettant au commencement ou à la fin desdites pieces un Extrait desdites lettres, elles soient tenuës pour devënant signifiées, et aux Copies d’icelles collationnées par un des Conseillers Secretaires de sadite Majesté, soy y soit adjoutée comme à l’Original, nonobstant oppositions et appellation quelconques, et sans prejudice d’icelles, comme il est porté plus au long par lesdites Lettres, Signées par le Roy en son Conseil, CONRART, Et scellées du grand Sceaude cire jaune sur simple queuë.

Registré sur le Livre de la Communauté des Marchands Libraires de Paris, le vingt-huictiesme Decembre mil six cens cinquante sept.

Ledit Courbé a associé Guillaume de Luyne aussi Marchand Libraire, suivant l’accord fait entr’eux le vingt-cinquiesme Decembre 1657.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le quatrieme Janvier 1658. A ROUEN, par L.MAUVRY.

Les Exemplaires ont esté fournis.