SCÈNE PREMIÈRE. Isabelle, Flore. §
ISABELLE.
Mais n’admires-tu point cette âme peu commune
Qui semble être au-dessus des coups de la Fortune,
1095 Ce port majestueux, cet air et noble et grand
Dont il fait éclater tout ce qu’il entreprend ?
FLORE.
Cet amas de vertus en ses pareils m’étonne.
ISABELLE.
Qu’il a de gravité dans les ordres qu’il donne !
FLORE.
Comme il fallait ici nommer un Gouverneur,
1100 Ses rares qualités méritaient cet honneur.
ISABELLE.
Que ne dis-tu plutôt qu’une âme si bien née
N’avait point mérité sa basse destinée,
Et qu’un Sceptre en ses mains par un échange heureux
Ne remplirait qu’à peine un coeur si généreux !
1105 Ne m’avoueras-tu pas que même dans sa plainte...
FLORE.
Je vous avouerai tout, Madame, et sans contrainte,
Pourvu qu’à votre tour vous daigniez m’avouer
Que vous prenez plaisir à l’entendre louer.
ISABELLE.
Peut-on à la vertu refuser son estime ?
FLORE.
1110 Non, ce n’est que lui rendre un tribut légitime,
Mais on peut s’y tromper, et dans le même jour
Quelquefois de l’estime on va jusqu’à l’amour.
C’est sous cette couleur que surprenant une âme,
Ce tyran par adresse y fait glisser sa flamme ;
1115 Il ne fait pas sentir ses chaînes tout d’un coup,
Mais c’est aimer un peu que d’estimer beaucoup.
ISABELLE.
Quoi ! Pour cet Étranger j’aurais l’âme blessée ?
FLORE.
Son mérite du moins flatte votre pensée ?
ISABELLE.
Je ne le puis celer ; à toute heure, en tous lieux
1120 L’éclat de ses vertus vient s’offrir à mes yeux,
Toujours en sa faveur il me parle, il me presse,
Mon coeur semble s’entendre avecque ma faiblesse.
Loin de s’armer contre elle, il goûte avec plaisir
L’amorce d’un appas qui flatte son désir ;
1125 Je n’ai point de repos, et toute mon étude
C’est de me conserver ma douce inquiétude.
Tu peux juger par là de l’état où je suis,
Je tâche à fuir l’amour autant que je le puis :
Mais trouver dans ce trouble une douceur extrême :
1130 Flore, si c’est aimer, je le confesse, j’aime.
FLORE.
Mais lorsqu’à cet amour vous-même vous courez,
Songez-vous aux ennuis que vous vous préparez ?
ISABELLE.
À quoi puis-je songer, si telle est ma misère,
Qu’à peine il me souvient qu’il faut venger un Frère ?
1135 Bizarre effet du Sort qui cause mes malheurs !
Je conçois de l’amour quand je lui dois des pleurs.
FLORE.
Il vous traita si mal qu’on verra sans murmure
Que d’un simple soupir vous payiez la Nature ;
Mais ce qui me confond dans cet événement,
1140 C’est de vous voir aimer avec abaissement.
Léonard vaut beaucoup, mais enfin sa naissance...
ISABELLE.
Elle m’est inconnue, et basse en apparence,
Mais ne se peut-il pas qu’un secret intérêt
L’oblige parmi nous à cacher ce qu’il est ?
1145 Sais-tu ce que j’en crois ? Sais-tu que je soupçonne
Qu’au moins, s’il ne la porte, il touche une Couronne ?
Il favorise Octave, et n’épargne aucuns soins
Pour lui pouvoir parler, me dis-tu, sans témoins.
D’ailleurs, pour Fédéric je vois qu’il s’intéresse
1150 Jusqu’à briguer pour lui l’hymen de la Princesse.
Aurait-il entrepris avecque tant d’ardeur
D’aller auprès du Roi faire l’Ambassadeur,
Proposer une paix aux deux États utile,
S’il n’était allié du Prince de Sicile ?
1155 Ce peut-être l’Infant.
FLORE.
Ce peut-être l’Infant. Son frère ?
ISABELLE.
Ce peut-être l’Infant. Son frère ? Je le crois.
FLORE.
Quel qu’il puisse être enfin, il a gagné le Roi ;
Il consent à l’hymen, on vient de me l’apprendre.
ISABELLE.
Et le sang de Rodolphe ?
FLORE.
Et le sang de Rodolphe ? Il n’a pu s’en défendre,
L’ennemi n’est pas loin, le péril fait éclat,
1160 Et tout intérêt cède à celui de l’État.
Mais la Princesse vient.
SCÈNE II. Laure, Isabelle, Julie, Flore. §
ISABELLE.
Mais la Princesse vient. Qu’ai-je entendu, Madame,
Le Roi vous fait brûler d’une honteuse flamme,
Et sa vertu tremblante à l’ombre du danger
Plaint le sort de Rodolphe, et n’ose le venger ?
LAURE.
1165 Il est vrai que le Roi témoigne en apparence
Du Prince Fédéric approuver l’alliance,
Et par son ordre exprès, je le dois assurer
Qu’il n’est rien que ses feux ne puissent espérer ;
Mais comme avecque moi son âme s’est ouverte
1170 Ce favorable aveu n’est qu’un piège à sa perte,
Et j’ai trop remarqué, quoi qu’il fasse aujourd’hui,
Qu’il cherche sa ruine, et non pas son appui.
ISABELLE.
Pourquoi donc l’écouter ?
LAURE.
Pourquoi donc l’écouter ? Ce traitement est rude.
Mais c’est pour le connaître avecque certitude,
1175 Car comme Fédéric s’est obstiné d’abord
À cacher sa naissance, à déguiser son sort,
Que même il ne l’avoue encor qu’avec contrainte,
Le Roi ne peut démêler cette feinte,
Il est toujours en doute, il craint d’être abusé,
1180 De perdre au lieu d’un Prince, un Prince supposé,
Et croit s’en éclaircir avec pleine assurance
Par l’espoir de la paix et de son alliance ;
C’est sous ce faux appas qu’il cache son courroux.
ISABELLE.
J’ose m’en réjouir moins pour moi que pour vous.
1185 Il me serait fâcheux de voir le sang d’un Frère
Être aujourd’hui le sceau d’un accord si contraire ;
Mais quelle indignité si de vos plus beaux jours
Un hymen si honteux déshonorait le cours !
LAURE.
Et si ce feu caché d’une invincible haine,
1190 Ce courroux déguisé faisait toute ma peine ?
ISABELLE.
Quelle indigne pitié séduirait votre coeur ?
LAURE.
Celle de voir trahir un illustre Vainqueur.
Enfin sur votre esprit si j’ai quelque puissance,
Quoique Soeur de Rodolphe, imposez-vous silence.
ISABELLE.
1195 Vous pouvez tout sur moi, mais...
LAURE.
Vous pouvez tout sur moi, mais... Mais ne sait-on pas
Qu’un si pressant devoir venge trop son trépas ?
Vous ne trouviez en lui qu’un cruel adversaire.
ISABELLE.
Dois-je être lâche Soeur s’il fut injuste Frère ?
LAURE.
Non, mais si vous m’aimez, par quelle dure loi
1200 Vous sera-t-il permis de le venger sur moi ?
ISABELLE.
Ce discours me surprend.
LAURE.
Ce discours me surprend. En faut-il davantage ?
Le sort d’un malheureux touche un noble courage.
Déjà la Renommée avait peint à mes yeux
Le Prince Fédéric illustre et glorieux,
1205 Mais si ses grands exploits m’avaient préoccupée,
Mon estime pour lui n’a point été trompée.
Il montre en son malheur, dont il brave l’assaut,
Une vertu si pure, un courage si haut,
Que ma raison sur moi n’a point assez d’empire,
1210 Pour m’empêcher d’aimer ce que mon coeur admire.
ISABELLE.
Vous me parlez de lui si favorablement
Que je soupçonnerais mon propre jugement,
N’était qu’aux yeux de tous il s’est fait trop paraître
Indigne du haut rang où le Ciel l’a fait naître.
1215 Chacun remarque en lui des sentiments si bas...
LAURE.
Chacun croit le connaître, et ne le connaît pas.
On s’arrête souvent aux écorces grossières,
Mais les yeux d’une Amante ont bien d’autres lumières
L’Amour qui les conduit, pour peu qu’il soit constant,
1220 Leur fait voir dans sa source un mérite éclatant.
C’est alors, que sans honte une âme s’autorise
À vouloir de ses sens avouer la surprise ;
Mais sans coeur conduite, un oeil mal éclairé
Voit le mérite en trouble, et n’est point assuré.
1225 Ainsi ce Fédéric qu’on traite avec outrage,
N’est qu’un faux Fédéric caché sous un nuage ;
Mais celui dont mon coeur éprouve le pouvoir,
C’est le vrai Fédéric que l’amour me fait voir.
ISABELLE.
Cette subtilité de votre amour m’étonne,
1230 Qui met deux Fédérics dans la même personne.
Mais sans examiner un mystère si haut,
Disons que ce qui plaît, est toujours sans défaut,
Qu’on trouve rarement imparfait ce qu’on aime,
Et...
LAURE.
Et... D’où vient ce soupir ?
ISABELLE.
Et... D’où vient ce soupir ? Je l’éprouve moi-même.
LAURE.
1235 Quoi ! Vous pourriez aimer ?
ISABELLE.
Quoi ! Vous pourriez aimer ? Voyez que ma rougeur
Condamne la révolte où s’obstine mon coeur,
Non pas que j’aime encor, mais mon âme surprise,
À trop de complaisance engage ma franchise,
Et dans l’appas flatteur qu’elle craint de bannir,
1240 Ce qui n’est point amour le pourra devenir.
ISABELLE.
Vous devriez... Ah ! Je sais ce que je devrais faire,
Ne parler que de pleurs lorsque je perds un Frère,
Ou si ma passion a pour moi quelque appas,
En rougir en secret, et ne l’avouer pas ;
1245 Mais enfin plus mon feu se contraint au silence,
Plus j’en sens dans mon coeur croître la violence,
Et l’amour en Tyran s’y voulant établir,
Je le pousse au-dehors afin de l’affaiblir.
LAURE.
Je vous blâmais d’abord de n’avoir su l’éteindre,
1250 Mais ce que vous souffrez me force de vous plaindre.
ISABELLE.
Ah ! Si vous me plaignez de souffrir pour aimer,
Oyez pour qui je souffre, et vous m’allez blâmer.
Ce nouveau Gouverneur, c’est lui qui m’a su plaire.
LAURE.
Ô Ciel ! Que dites-vous ?
ISABELLE.
Ô Ciel ! Que dites-vous ? Ce que je ne puis taire.
LAURE.
1255 Quoi, celui que vous-même avez fait Gouverneur ?
Celui dont l’infortune a causé le bonheur,
Dont vous m’avez conté la disgrâce fatale ?
LAURE.
Lui-même. Et votre coeur jusques là se ravale ?
Croyez-vous que le Roi, de ses sujets jaloux,
1260 Puisse approuver un choix si peu digne de vous ?
Espérer son aveu, c’est un abus extrême.
ISABELLE.
Vous pouvez là-dessus vous répondre vous-même.
Croyez-vous que le Roi, dans sa haine affermi,
Puisse approuver en vous le choix d’un Ennemi ?
LAURE.
1265 Ce sont fortes raisons qu’un fort amour surmonte,
Mais je voudrais du moins pouvoir l’aimer sans honte.
ISABELLE.
Il a trop de vertus pour ne pas présumer
Qu’il soit d’une naissance à pouvoir m’enflammer,
Que son rang déguisé... Mais je le vois paraître.
LAURE.
1270 Pourrais-je l’obliger à se faire connaître ?
Je vous offre mes soins.
ISABELLE.
Je vous offre mes soins. Ah ! Madame.
LAURE.
Je vous offre mes soins. Ah ! Madame. Il suffit,
Laissez-moi seule ici ménager son esprit.
SCÈNE IV. Fédéric, Laure, Jodelet, Julie, Octave, Gardes. §
JODELET, se curant les dents, et parlant à ses Gardes.
Ces ragoûts m’ont semblé friands et délicats.
1300 Qu’on m’en prépare encor pour le premier repas.
À Laure.
Je suis un peu rondin ; aussi, Reine future,
J’ai fait chère de Prince, et trinque de mesure,
J’en sens encor pour vous mes désirs plus ardents.
J’y rêvais, Dieu me sauve, en me curant les dents.
1305 J’aurais bien pour cela quelque Officier en charge,
Mais il faudrait ouvrir la bouche un peu trop large.
Ainsi je me résous moi-même à les curer.
Qu’en dites-vous ?
LAURE.
Qu’en dites-vous ? Qu’en tout il vous faut admirer.
JODELET.
Ce cure-dent ? Voyez.
LAURE.
Ce cure-dent ? Voyez. J’en admire l’ouvrage.
JODELET.
1310 Je vous en fais présent au nom de mariage.
Quoi ! Vous le refusez ! Ah ! Ma foi, je prétends
Qu’en commun désormais nous nous curions les dents
Si près du sacré joug c’est bien la moindre chose.
LAURE.
Je me soumets aux lois que mon devoir m’impose,
1315 Et puisqu’il m’est permis d’en faire ici l’aveu.
Je croirais faire un crime à vous cacher mon feu,
Ce projet de la paix où votre amour s’applique
Me charme tellement...
JODELET.
Me charme tellement... Je suis fort pacifique,
Quoiqu’un foudre de guerre, elle ne me plaît pas.
1320 Voyez, j’ai bientôt mis toute l’armure bas ;
Ces maudits serrements eussent rempli d’alarmes
Tous ces amours follets voltigeant dans vos charmes.
Qu’ils voltigent en paix, ces larrons de mon coeur.
Il montre Fédéric.
Mais que dit-on en Cour de mon ambassadeur ?
LAURE.
1325 Ce qu’il a fait pour vous rend sa gloire infinie.
JODELET.
Aussi je lui promets une chambellanie.
Mon Écuyer.
OCTAVE.
Mon Écuyer. Seigneur.
JODELET.
Mon Écuyer. Seigneur. Que peut valoir par an
La charge de petit, ou de grand Chambellan ?
FÉDÉRIC.
L’honneur de vous servir rend mon âme assez vaine.
JODELET.
1330 Non, je vous ferai Grand, ou j’y perdrai ma peine.
D’avance, je vous loue. Il est vrai que souvent
La louange des Grands ne produit que du vent,
La récompense est creuse, et non pas si solide
Qu’elle puisse empêcher de bien mâcher à vuide ;
1335 Mais si mon trésorier était là, comme non,
Allez, je vous louerais de la même façon.
À Laure.
N’avais-je pas fait choix d’un agent bien fidèle ?
LAURE.
Tout autre aurait eu peine à montrer même zèle.
FÉDÉRIC.
Aussi puis-je assurer que chacun ne sait pas
1340 Combien pour Fédéric vos vertus ont d’appas,
Braver d’un fier destin les plus rudes menaces,
S’exposer pour vous plaire aux plus hautes disgrâces,
C’est dont il fait sa gloire, et par où son ardeur
Cherche une illustre voie à toucher votre coeur.
JODELET.
1345 Il est vrai.
LAURE.
Il est vrai. Pour payer une si belle flamme,
Je puis à Fédéric ouvrir toute mon âme,
Et l’assurer ici qu’il n’est point de danger
Qu’avec lui mon amour n’aspire à partager ;
Que ma foi...
JODELET.
Que ma foi... C’est assez, vous m’enchantez l’oreille.
FÉDÉRIC.
1350 Oui, Fédéric à peine ose croire qu’il veille,
Et de tant de bontés et surpris et confus,
Dans l’excès de sa joie, il ne se connaît plus.
JODELET.
C’est ce que j’eusse dit, si mon âme extatique
N’eût pas...
FÉDÉRIC.
N’eût pas... Ainsi, Madame, il faut...
JODELET, à Fédéric.
N’eût pas... Ainsi, Madame, il faut... Quand je réplique,
1355 Sachez que c’est à vous à tenir le tacet.
À Laure.
Donc Beauté...
LAURE, à Fédéric.
Donc Beauté... Votre esprit doit être satisfait.
Des voeux de Fédéric si j’ai sa foi pour gage,
Il possède mon coeur, que veut-il davantage ?
FÉDÉRIC.
Que bientôt... Ah ! Madame...
JODELET.
Que bientôt... Ah ! Madame... Et quoi, plaisant falot,
1360 Vous jaseriez toujours, et je ne dirais mot ?
FÉDÉRIC.
C’est pour vous que je parle.
JODELET.
C’est pour vous que je parle. Il n’est pas nécessaire ?
Qui veut parler pour moi, pour moi voudrait plus faire
FÉDÉRIC, à Laure.
Enfin si son amour s’était mal expliqué,
Fédéric...
JODELET.
Fédéric... Arrêtez, c’est trop Fédériqué.
1365 Oublierai-je mon nom ?
FÉDÉRIC.
Oublierai-je mon nom ? Madame, il vous adore,
Cet heureux Fédéric.
JODELET.
Cet heureux Fédéric. Quoi, Fédéric encore ?
FÉDÉRIC, à Jodelet.
Je dis que vous l’aimez, et crois vous obliger.
JODELET.
Moi, je la veux haïr pour te faire enrager.
Au diable le parleur !
FÉDÉRIC.
Au diable le parleur ! Les dons qu’elle possède,
1370 Tant de grâces...
JODELET.
Tant de grâces... Et bien, je la veux trouver laide,
Elle est sotte, elle est grue, elle a l’esprit bourru,
La taille déhanchée ; et le corps malotru,
Elle a l’oeil chassieux, le nez fait en citrouille,
La bouche... Pardonnez si je vous chante pouille,
1375 Ma Reine, ce Faquin m’a tout colérisé.
Il en sera, ma foi, déchambellanisé ;
Vous me plaisez pourtant, et je vous trouve belle.
FÉDÉRIC.
Souffrez que je vous parle en serviteur fidèle.
Un Prince tel que vous, sans trahir sa grandeur,
1380 Ne peut traiter l’amour que par Ambassadeur.
JODELET.
Est-ce que je m’abaisse en contant des fleurettes ?
FÉDÉRIC.
Sans doute, et c’est à vous à montrer qui vous êtes,
Vous tirez du commun, toujours grave...
JODELET.
Vous tirez du commun, toujours grave... En ce cas,
Faites pour moi l’amour, je n’y résiste pas,
1385 S’entend pour le parler, car pour fuir tout conteste,
Dès lors ma gravité fait arrêt sur le reste.
Mais plus de Fédéric, car je hais le détour.
FÉDÉRIC, à Laure.
Je vous puis donc enfin parler de mon amour,
Princesse, mais hélas ! Quelque ardeur qui m’inspire,
1390 Je vous aime, et c’est tout ce que je vous puis dire.
Je sens naître en mon coeur un désordre profond,
Et dans ses propres voeux lui-même il se confond.
N’en soyez pas surprise ; aussi bien le silence
Fut toujours des amants la plus vive éloquence ;
1395 C’est par là qu’un beau feu se fait mieux remarquer,
Et l’on a peu d’amour quand on peut l’expliquer.
LAURE.
Je sais trop qu’un grand coeur croit faire peu de chose.
Si pour l’objet aimé sa flamme...
JODELET.
Si pour l’objet aimé sa flamme... Halte, et pour cause.
À Laure.
S’il est vrai, comme il l’est, qu’il soit de ma grandeur
1400 Que je vous parle ici par un Ambassadeur,
J’entends que de tout point ma grandeur s’accomplisse,
Et que vous répondiez par une ambassadrice.
Tandis qu’ils jaseront, les poings sur nos côtés,
Nous ferons guerre à l’oeil sur nos deux gravités.
1405 Reculez donc d’un pas.
À Julie.
Reculez donc d’un pas. Vous, jouez de la langue.
JODELET.
Quoi, Seigneur... Parlez, sotte, enfilez la harangue.
JODELET.
Mais, Seigneur... Savez-vous que qui me contredit...
Parlez, sotte, vous dis-je. Ah ! La coquine rit.
À Laure.
Et vous aussi, ma foi, loin d’en être en colère.
1410 Vous riez, ô Beauté plénipotentiaire !
J’aime cette douceur, et j’en augure bien
Dans la proximité du conjugal lien.
Vous, n’ayant point de fiel ; et moi n’en ayant guères,
Les Princes nos enfants seront fort débonnaires.
1415 Et si de père en fils ils suivaient nos leçons,
Nos arrière-neveux seraient de vrais moutons.
Pour nous leurs Trisaïeuls la gloire en serait grande.
SCÈNE V. Fédéric, Laure, Enrique, Jodelet, Octave, Julie, Gardes. §
ENRIQUE.
Le Roi veut vous parler, Madame.
JODELET.
Le Roi veut vous parler, Madame. Qu’il attende,
Et voyez-moi traiter l’amour avec splendeur,
1420 Je tiens ma gravité.
À Fédéric.
Je tiens ma gravité. Parlez Ambassadeur.
ENRIQUE.
Prince, c’est trop enfin, il n’est plus temps de feindre,
Craignez du moins pour vous, si vous nous faites craindre.
LAURE.
Enrique, quel malheur nous faut il redouter ?
ENRIQUE.
C’est ce qu’avec vous le Roi veut consulter ;
1425 Mais en vain j’en tiendrais la nouvelle secrète.
L’ennemi par surprise est entré dans Gaïette,
Il s’en est rendu Maître, et déjà plein d’effroi
Les nôtres du Vainqueur semblent prendre la loi.
LAURE.
Un malheur si pressant demande un prompt remède,
1430 Je vais trouver le Roi.
FÉDÉRIC.
Je vais trouver le Roi. Vois que tout me succède,
Octave.
JODELET.
Octave. Son départ me suffoque la voix.
Fi de la guerre, fi jusqu’à plus de cent fois.
L’ennemi, quel qu’il soit, n’est qu’un sot malhabile.
ENRIQUE.
Quoi, vous méconnaissez les Troupes de Sicile,
1435 Et feignez d’ignorer, affectant ce courroux,
Que vos propres Sujets sont armés contre nous ?
JODELET.
Mes Sujets ! Les marauds, que peuvent-ils prétendre ?
ENRIQUE.
Rompre une paix conclue.
JODELET.
Rompre une paix conclue. Ô ! Que j’en ferai pendre !
ENRIQUE.
Forcez votre Prison.
JODELET.
Forcez votre Prison. Ah ! Cela ne vaut rien ;
1440 De quoi se mêlent-ils ? Je m’y trouve fort bien.
Soit ma table toujours comme aujourd’hui servie,
Et dure ma prison tout le temps de ma vie.
ENRIQUE.
Prince, enfin songez-y ; votre sang répondra
De celui qu’en ces lieux leur fureur répandra.
1445 Comme votre ordre seul excite la tempête,
Si vous ne la calmez, apprêtez votre tête,
Je parle au nom du Roi.
JODELET.
Je parle au nom du Roi. Ma tête ? Quel abus !
Soit Prince qui voudra, mais je ne le suis plus.
ENRIQUE.
Quoi ! Vous n’êtes plus Prince, et votre propre gloire...
JODELET.
1450 Prince tant qu’on voudra pour bien manger et boire ;
Mais dès lors qu’il s’agit d’un saut mal apprêté,
Trêve de Seigneurie, et de Principauté.
FÉDÉRIC, à Jodelet.
Si du courroux du Roi votre âme est alarmée,
Prince, envoyez Octave aux Chefs de votre armée.
JODELET.
1455 Ah ! Je n’ai point d’armée, et n’en aurai jamais.
ENRIQUE.
Il faut prendre parti, votre tête, ou la paix.
JODELET.
La paix, et Dieu vous gard.
Il rentre.
FÉDÉRIC, à Octave.
La paix, et Dieu vous gard. Pour finir ses alarmes,
Allez trouvez vos chefs, qu’ils mettent bas les armes.
Votre retour pourra dissiper son effroi.
ENRIQUE, à Octave.
1460 Venez donc prendre escorte, et les ordres du Roi.