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Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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Thomas Corneille. Les Illustres ennemis. Comédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 37 sc. 604 répl. 2,6 l. 1 571 l. 1 571 l. 41 % 3 843 l. (100 %) 2,4 pers.
D 20 sc. 149 répl. 2,7 l. 894 l. (57 %) 407 l. (26 %) 46 % 2 165 l. (57 %) 2,4 pers.
ENRIQUE 2 sc. 12 répl. 3,8 l. 89 l. (6 %) 45 l. (3 %) 51 % 200 l. (6 %) 2,3 pers.
ALONSE de Roxas 4 sc. 29 répl. 3,9 l. 198 l. (13 %) 113 l. (8 %) 58 % 395 l. (11 %) 2,0 pers.
D 8 sc. 64 répl. 2,4 l. 311 l. (20 %) 155 l. (10 %) 50 % 873 l. (23 %) 2,8 pers.
D 15 sc. 143 répl. 2,1 l. 692 l. (45 %) 304 l. (20 %) 44 % 1 925 l. (51 %) 2,8 pers.
D 1 sc. 9 répl. 2,8 l. 48 l. (4 %) 25 l. (2 %) 54 % 96 l. (3 %) 2,0 pers.
D 1 sc. 3 répl. 1,4 l. 6 l. (1 %) 4 l. (1 %) 74 % 11 l. (1 %) 2,0 pers.
CASSANDRE 13 sc. 67 répl. 3,1 l. 587 l. (38 %) 211 l. (14 %) 36 % 1 569 l. (41 %) 2,7 pers.
JACINTE 13 sc. 89 répl. 3,0 l. 610 l. (39 %) 265 l. (17 %) 44 % 1 653 l. (44 %) 2,7 pers.
BLANCHE 8 sc. 22 répl. 1,3 l. 252 l. (17 %) 28 l. (2 %) 12 % 750 l. (20 %) 3,0 pers.
FLORE 4 sc. 12 répl. 1,0 l. 137 l. (9 %) 12 l. (1 %) 9 % 409 l. (11 %) 3,0 pers.
Braves 1 sc. 5 répl. 0,4 l. 20 l. (2 %) 2 l. (1 %) 11 % 60 l. (2 %) 3,0 pers.
Thomas Corneille. Les Illustres ennemis. Comédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
D
ALONSE de Roxas
27 l. (35 %) 8 répl. 3,4 l.
51 l. (66 %) 8 répl. 6,3 l.
1 sc. 78 l. (5 %) 2,0 pers.
D
D
3 l. (19 %) 2 répl. 1,2 l.
11 l. (82 %) 3 répl. 3,4 l.
2 sc. 13 l. (1 %) 3,6 pers.
D
D
144 l. (48 %) 70 répl. 2,0 l.
157 l. (53 %) 72 répl. 2,2 l.
10 sc. 300 l. (20 %) 2,5 pers.
D
D
2 l. (27 %) 3 répl. 0,5 l.
5 l. (74 %) 3 répl. 1,4 l.
1 sc. 6 l. (1 %) 2,0 pers.
D
CASSANDRE
109 l. (77 %) 16 répl. 6,8 l.
34 l. (24 %) 13 répl. 2,6 l.
5 sc. 142 l. (10 %) 2,5 pers.
D
JACINTE
118 l. (47 %) 38 répl. 3,1 l.
134 l. (54 %) 38 répl. 3,5 l.
4 sc. 251 l. (16 %) 2,6 pers.
D
BLANCHE
5 l. (48 %) 9 répl. 0,5 l.
6 l. (53 %) 7 répl. 0,8 l.
3 sc. 10 l. (1 %) 2,8 pers.
D
Braves
3 l. (75 %) 3 répl. 0,8 l.
1 l. (26 %) 3 répl. 0,3 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 3,0 pers.
ENRIQUE
ALONSE de Roxas
42 l. (55 %) 9 répl. 4,7 l.
36 l. (46 %) 10 répl. 3,5 l.
1 sc. 77 l. (5 %) 2,0 pers.
ENRIQUE
D
4 l. (69 %) 3 répl. 1,1 l.
2 l. (32 %) 2 répl. 0,8 l.
1 sc. 5 l. (1 %) 4,0 pers.
ALONSE de Roxas
D
26 l. (64 %) 9 répl. 2,8 l.
15 l. (37 %) 10 répl. 1,5 l.
1 sc. 40 l. (3 %) 2,0 pers.
ALONSE de Roxas
BLANCHE
2 l. (52 %) 2 répl. 0,6 l.
2 l. (49 %) 1 répl. 1,1 l.
1 sc. 2 l. (1 %) 2,0 pers.
D 10 l. (100 %) 1 répl. 9,9 l. 1 sc. 10 l. (1 %) 1,0 pers.
D
D
65 l. (63 %) 29 répl. 2,2 l.
40 l. (38 %) 30 répl. 1,3 l.
4 sc. 104 l. (7 %) 3,4 pers.
D
D
23 l. (47 %) 9 répl. 2,5 l.
26 l. (54 %) 9 répl. 2,8 l.
1 sc. 48 l. (4 %) 2,0 pers.
D
JACINTE
20 l. (39 %) 11 répl. 1,7 l.
31 l. (62 %) 11 répl. 2,8 l.
3 sc. 50 l. (4 %) 3,7 pers.
D
CASSANDRE
81 l. (46 %) 30 répl. 2,7 l.
96 l. (55 %) 30 répl. 3,2 l.
5 sc. 176 l. (12 %) 3,2 pers.
D
JACINTE
11 l. (58 %) 6 répl. 1,7 l.
8 l. (43 %) 6 répl. 1,3 l.
2 sc. 18 l. (2 %) 3,6 pers.
D
BLANCHE
16 l. (83 %) 3 répl. 5,3 l.
4 l. (18 %) 3 répl. 1,1 l.
3 sc. 19 l. (2 %) 3,7 pers.
CASSANDRE
JACINTE
68 l. (67 %) 15 répl. 4,5 l.
34 l. (34 %) 14 répl. 2,4 l.
5 sc. 102 l. (7 %) 2,6 pers.
CASSANDRE
FLORE
14 l. (62 %) 9 répl. 1,5 l.
9 l. (39 %) 7 répl. 1,2 l.
3 sc. 22 l. (2 %) 3,0 pers.
JACINTE
BLANCHE
58 l. (76 %) 14 répl. 4,1 l.
19 l. (25 %) 11 répl. 1,7 l.
4 sc. 76 l. (5 %) 3,0 pers.
JACINTE
FLORE
2 l. (34 %) 6 répl. 0,3 l.
4 l. (67 %) 5 répl. 0,6 l.
1 sc. 5 l. (1 %) 3,0 pers.

Thomas Corneille

1657

Les Illustres ennemis. Comédie

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Nathalie Tunc
2014
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2014, license cc.
Source : Thomas Corneille. Les Illustres ennemis. Comédie. Imprimé à ROUEN, par L. MAURRY, Pour AUGUSTIN COURBE Marchand Libraire, à PARIS, au Palais, dans la petite Salle des Merciers, à la Palme. M. DC. LVII. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

LES ILLUSTRES ENNEMIS,
COMEDIE. §

A MADAME LA COMTESSE DE FIESQUE. §

MADAME,

L’Approbation dont il vous a plû vous montrer si liberale envers ce Poëme, m’est trop glorieuse pour la tenir plus long-temps secrete, et j’ose rendre public le remerciement que je vous en dois, afin d’apprendre au Public que vous me l’avez donnée. Ainsi je satisfais tout ensemble mon devoir et ma vanité, et je souhaiterois pouvoir faire cognoistre* à toute la terre combien je vous suis redevable, afin que toute la terre cognust combien vous m’avez estimé. Cet effet de l’amour propre ne vous surprendra* pas, vous sçavez trop qu’il est naturel à tous ceux qui se meslent d’écrire, je tâche à me purger du reste de leurs defauts, mais je ne sçaurois me défendre de celuy-cy, ny m’empescher de vous dire que j’ay toûjours dans l’esprit les douces Idées de l’heureuse représentation de cet Ouvrage qui fut faite il y a quelque temps en vostre presence, que je revoy à tous momens cette obligeante* attention que vous luy prétastes, et que je prens plaisir sans cesse à me souvenir des applaudissemens dont vous daignastes* l’honorer, et des témoignages avantageux que vous luy rendistes. Apres cela, MADAME, je ne puis que je n’aye quelque bonne opinion de moy-mesme ; y resister opiniastrement, ce seroit vous accuser d’injustice, et c’est ce que toute la France n’oseroit faire, puis qu’il est certain que vostre suffrage* y sert de regle à celuy des plus honnestes Gens de la Cour, que c’est trouver le bel art* de leur plaire que de vous avoir plû, et que l’envie n’ayant osé jusqu’icy vous disputer le Privilege de prononcer souverainement sur les plus belles choses, la moindre repugnance à s’attacher au jugement que vous en faites, passe auprès d’eux pour une marque infaillible d’une cognoissance mal éclairée. Celuy que vous avez rendu depuis peu en ma faveur, a sans doute esté au de-là de mes plus flateuses esperances ; et toutefois, MADAME, il faut que j’advoüe qu’il ne suffit point à cette insatiable soif de gloire* où vous m’avez enhardy. Ce n’est pas que je n’envoye ces ILLUSTRES ENNEMIS vous faire hommage jusques dans vostre Cabinet, qu’afin qu’ils reçoivent de vous à la lecture, ce qu’ils en ont déjà receu durant le reçit. Je n’ose douter que je n’obtienne aisément cette demande, puisque c’est vous demander seulement que vous soyez toûjours vous-mesme. Je dois sçavoir que le faux éclat de la representation n’a point encor eu le pouvoir de vous ébloüir, et que comme parmy toute sa pompe, les veritables defauts de nos plus brillantes productions n’échapent jamais aux lumieres penetrantes de vostre discernement, leurs veritables beautez ne perdent rien auprés de vous pour estre dénuées de ce dehors fastueux dont les revestent nos Theatres. Je ne parle point de tant d’autres belles qualitez, qu’il semble que le Ciel se soit plû assembler en vostre Personne, il me suffit d’en admirer la merveilleuse union, et d’estre asseuré que l’on imputera plustost mon silence à mon respect, qu’à la crainte de me faire soupçonner de ces déguisemens artificieux, qui pour eslever trop haut ceux que l’on entreprend de loüer, les font souvent perdre de veüe, et qui les cachent si bien sous les apparences trompeuses de quelques vertus empruntées, qu’il est presque impossible de les recognoistre. Ce genre de flatterie, dont la plus vaste ambition se laisse quelquefois chatoüiller, n’aura jamais de part aux éloges que vous avez droit de pretendre ; pour rien apprehender de ses industrieux mensonges, vous donnez matiere à trop de glorieuses veritez, et il sera toûjours plus difficile d’exprimer parfaitement tout ce que vous estes, que de faire paroistre avec adresse ce que les autres ne sont pas. Aussi, MADAME, n’ay-je pas la temerité de m’engager à une entreprise où les plus delicates Plumes auroient peine à reüssir, elle vous seroit trop injurieuse, et je croirois me rendre peu digne de la protection dont je prens la liberté de vous importuner pour ce Poëme que je vous presente. Vous avez toûjours témoigné tant de bonté pour moy, que j’ose me promettre que vous ne la luy refuserez pas, et que vous souffrirez* qu’en vous presentant, je prenne l’occasion de vous rendre de tres-humbles graces*, non seulement pour les faveurs que vous luy avez prodiguées, mais pour celles que vous avez répanduës sur ceux de ma façon qui l’ont precedé. Comme les sentimens d’estime que vous en avez laissé paroistre en ont fait tout le succez, il y auroit de l’ingratitude à ne pas confesser que je vous en dois toute la gloire*, et que l’ambitieuse ardeur de les meriter a plus contribüé à donner de nouvelles forces à mon foible Genie, que n’auroient fait les soins* assidus de l’Estude la plus serieuse. Cette obligation* que je vous ay, me paroist trop pressante pour differer davantage l’adveu* public que je vous en fais. Daignez* l’agréer pour recognoissance d’une partie de ce que je tiens de vous ; et puisque je ne suis pas assez considerable pour oser esperer de m’en pouvoir acquiter entierement par mes services, soyez assez genereuse pour vous contenter de la respectueuse protestation que je fais d’estre toute ma vie,

Madame,

Vostre tres-humble et tres-

obeïssant serviteur,

T. CORNEILLE.

Extrait du Privilege du Roy. §

Par grâce et Privilege du Roy, donné à Paris le 3 Avril 1656, il est permis à Guillaume de Luyne Marchand Libraire à Paris, d’imprimer une Piece de Theatre, de la composition du Sieur Corneille, intitulée Les Illustres Ennemis : et deffences sont faites à tous autres de l’imprimer, vendre, ny debiter d’autre impression que celle dudit Exposant, à peine de deux mil livres d’amende, confiscation des Exemplaires, et de tous dépens, dommages et interests, comme il est plus amplement porté par lesdites Lettres.

Et ledit de Luyne a associé audit Privilege Augustin Courbé Marchand Libraire à Paris, pour en joüir suivant l’accord fait entre eux.

Achevé d’imprimer le 30 Novembre 1656, à Roüen,

par LAURENS MAURRY.

Les Exemplaires ont esté fournis.

Registré sur le Livre de la Communauté le 15 Avril 1656,

Suivant l’Arrest du Parlement du 9 Avril 1653.

Acteurs. §

  • D. LOPE de Guzman, Amant de Jacinte.
  • ENRIQUE, Frere de D. Lope.
  • ALONSE de Roxas, Amy de D. Lope et d’Enrique.
  • D. SANCHE, Pere de D. Alvar et de Jacinte.
  • D. ALVAR, Amant de Cassandre.
  • D. RAMIRE, Amy de D. Sanche.
  • D. LOUIS, Prevost.
  • CASSANDRE, Sœur de D. Lope.
  • JACINTE, Fille de D. Sanche.
  • BLANCHE, Suivante de Jacinte.
  • FLORE, Suivante de Cassandre.
La Scene est à Madrid.
{p. 1 ; a}

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

ALONSE, ENRIQUE.

ALONSE

Quoy, sans aucun respect, pour un leger outrage
Accabler d’infamie un homme de son âge,
Et démentant par là le sang dont vous sortez,
L’avoir fait mal-traiter par des gens apostez* !
5 Quel fruit esperez-vous de cette violence ?

ENRIQUE

Quoy ! j’aurois plus long-temps souffert* son insolence,
Et qu’au sang des Guzmans on osast reprocher {p. 2}
Qu’un murmure honteux n’auroit pû les toucher !
Il publie en tous lieux, ce Vieillard temeraire,
10 Que l’artifice* seul nous acquiert un beau-frere,
Que l’hymen de Fernand est un hymen contraint,
Qu’il n’épouse ma soeur que parce qu’il nous craint,
Et qu’avec tant de bien il est hors d’apparence
Qu’un tel choix eust enfin borné son esperance.
15 Le Ciel ne souffre* point de nœuds mal assortis,
Et s’il pouvoit pretendre aux plus riches partis,
Au moins de nostre sang la gloire* est peu commune,
Et vaut bien aujourd’huy la plus haute fortune*.

ALONSE

Si la chose est ainsi, j’advoüeray qu’il eut tort,
20 Mais on vous aura fait peut-estre un faux rapport,
Et de vos sens fougeux croire le fier tumulte…

ENRIQUE

Dans ces occasions le lâche seul consulte,
Reculer sa vengeance, est trahir son honneur,
Et le plus prompt remede est toûjours le meilleur.

ALONSE

25 Mais souvent à leur gré les violens courages*,
Pour se croire un peu trop, se forment des outrages,
En vain la raison parle, ils ne l’écoutent plus,
Et vangent des affronts qu’ils n’ont jamais receus.
Enfin d’un vain discours dont vostre honneur s’offence,
30 Au moins D. Lope eust dû partager la vengeance,
Mais au deceu d’un frere…

ENRIQUE

Ah ! ne me blâmez point,
Je sçais que son honneur à mon honneur est joint,
Mais quel que soit l’affront qu’en reçoit sa famille,
Pour se vanger du pere, il aime trop la fille,
35 Et quand de cet amour j’aurois lieu de douter,
Quoy qu’il me plaise faire, ay-je à l’en consulter ?
{p. 3}

ALONSE

Vous emporter ainsi dans ce qui l’interesse,
C’est avec trop d’empire user du droit d’ainesse,
Jacinte est fille unique, et l’éclat de ses biens
40 Pour arrester un coeur a de puissans liens,
Deviez-vous ruïner sa plus douce esperance ?

ENRIQUE

Elle est basse, elle est vaine, et c’est dont je m’offence.

ALONSE

Si le nom de Guzman marque un illustre sang,
D. Sanche est estimé, D. Sanche a quelque rang,
45 Et sans se faire tort, sans trahir sa famille,
D. Lope aux yeux de tous peut épouser sa fille.

ENRIQUE

Quoy, les Lares déja, les Mendoces confus,
De ce Vieillard avare ont souffert* des refus,
Et D. Lope cedant à l’ardeur qui le dompte,
50 Osera s’exposer à cette mesme honte ?
Non, j’imagine encor un moyen plus certain
D’empescher un amour aussi lâche que vain.
Un de ceux dont l’audace a servy ma colere
S’ira dire à D. Sanche employé par mon frere,
55 Afin que par luy seul se croyant affronté,
Il détruise un espoir trop long-temps écouté.

ALONSE

Mais il aime sa fille ?

ENRIQUE

Ouy, je sçay qu’il l’adore,
Mais je l’ay déja dit, et vous le dis encore,
A quoy que cet amour pûst enfin l’obliger*
60 Ce sera le servir que de l’en dégager.
Un refus en seroit l’indigne recompense.

ALONSE

Pesez mieux un dessein* d’une telle importance,    
Car comment s’asseurer sur ces lâches esprits {p. 4}
Qui mettent et leur vie et leur honneur à prix ?
65 Leur commerce honteux, quoy que vous veüilliez croire,
Déja d’un noir reproche a soüillé vostre gloire*,
Et vos emportemens qu’on leur oyt approuver,
Me font craindre pour vous ce qui peut arriver.

ENRIQUE

Et moy, quoy qu’on murmure et quoy qu’il en puisse estre,
70 Seul de mes actions je veux estre le maistre,
Mais puisque leur appuy vous semble hazardeux,
Faites icy pour moy ce que j’obtiendrois d’eux.
D. Sanche vous estime, il vous croit, et j’espere...

ALONSE

Que me proposez-vous ? moy, trahir vostre frere ?

ENRIQUE

75 Ce murmure insolent au mépris des Guzmans
De ce Vieillard pour luy fait voir les sentimens,
Et quoy que son amour ait pû luy faire croire,
Le rendre sans espoir, c’est asseurer sa gloire*.
Enfin vous le pouvez, c’est par vous que j’attens
80 L’infaillible succez de ce que je pretens,
Et si vostre amitié s’obstine à s’en défendre,
D’autres que vous peut-estre oseront l’entreprendre.

ALONSE

Non, j’ay pû balancer*, mais puisque je cognoy
Qu’à D. Lope par là je signale ma foy*,
85 Pour abuser D. Sanche employer l’artifice*,
N’est pas, à mon advis, une grande injustice.
C’est icy qu’il demeure, et je vay de ce pas
Luy tendre un piege adroit qu’il n’évitera pas,
Adieu, laissez-moy seul, je voy sa porte ouverte.

ENRIQUE

90 Allez, ne perdons point l’occasion offerte,
Rendez suspect mon frere, et s’il en est besoin
Faites-moy de l’outrage et complice et témoin.
{p. 5}

ALONSE, seul

Ouy, lâche et faux amy, j’accuseray ton frere,
Mais plus pour le servir, que pour te satisfaire,
95 Et tu verras bien-tost par quel heureux détour
Sur tes propres conseils j’appuyeray son amour.
Feignant de t’applaudir, j’empescheray peut-estre...
Mais je voy Blanche.

SCENE II. §

ALONSE, BLANCHE.

ALONSE

Et bien, Blanche, que fait ton maistre ?

BLANCHE

Vous l’eussiez rencontré quelques momens plustost,
100 Tout à l’heure...

ALONSE

Il suffit, je le verray tantost.

SCENE III. §

JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

Qui parloit avec vous, Blanche ?

BLANCHE

Pour quelque affaire
Alonse de Roxas demandoit vostre pere.
{p. 6}

JACINTE

Je ne m’étonne point qu’en cette occasion
Ses amis prennent part à sa confusion,
105 Alonse, dont chacun estime le courage,
Venoit s’offrir sans doute à vanger son outrage,
Et contre un ennemy dont le coeur est si bas...

BLANCHE

Madame, vous pleurez ?

JACINTE

Qui ne pleureroit pas ?
Souffre* à mon déplaisir* dans d’inutiles larmes
110 La funeste douceur de chercher quelques charmes*,
Et qu’au defaut du sang qu’exigent nos malheurs,
A mes tristes ennuis* mes yeux donnent des pleurs.
Mais si je pleure, helas ! c’est le desadvantage
Que reçoit en naissant nostre sexe en partage.
115 Il semble qu’en effet la Nature en couroux*,
Mere par tout ailleurs, est marâtre pour nous,
Les plus riches presens que nous obtenions d’elle,
Sont de foibles appuis sur qui l’honneur chancelle,
On flate* nos beautez, nous croyons ce qu’on dit,
120 Et nostre front alors n’est pas seul qui rougit,
Nous en voyons la preuve, et tous les jours infame
Un pere par sa fille, un mary par sa femme.
Defaut honteux pour nous, pour eux injurieux !
L’honneur de tous les biens est le plus precieux,
125 Et par un vieil abus difficile à comprendre,
Nous le pouvons oster, et ne sçaurions le rendre.

BLANCHE

Tout le monde vous plaint, et blâme hautement
D’un ennemy caché le vil ressentiment,
On en parle par tout ; mais je voy qu’on ignore,
130 Par ces gens apostez*, quel bras vous deshonore,
On en cherche l’autheur, sans le pouvoir trouver.
{p. 7}

JACINTE

Et c’est moy-mesme à quoy je ne fais que resver* ;
Mais quoy que sur ce point mon esprit se figure,
Il dément aussi-tost sa propre conjecture ;
135 Non qu’il ne soit trop vray que mon pere en ces lieux,
S’il n’a des ennemis, a beaucoup d’envieux.
Ce grand amas de biens qui regarde sa fille
Dont un oncle en mourant enrichit sa famille...
Helas ! ce souvenir réveille mes douleurs,
140 Au sort de D. Alvar donnons icy des pleurs.
Aux Indes vers cet oncle allant faire voyage,
Ce frere infortuné perit par un naufrage,
Et ces riches tresors à luy seul destinez
Soudain à mon espoir furent abandonnez.
145 Incommodes faveurs d’une fortune* ingrate
Qui m’est le plus contraire alors qu’elle me flatte*,
Et m’élevant trop haut s’oppose au plus beau feu
Dont la vertu jamais authorisa l’adveu* !
Tu sçais, Blanche, tu sçais si D. Lope en fut digne.

BLANCHE

150 Ainsi que son amour son respect est insigne*,
Et certes vous devez d’autant plus l’estimer,
Qu’avant tant de fortune* il daigna* vous aimer,
Que vostre vertu seule est ce qui sçeut luy plaire.

JACINTE

Helas, cette raison l’est-elle pour un pere
155 Qui de ces nouveaux biens goûtant l’indigne appas*,
Ne voit presque pour moy que des partis trop bas ?
Ainsi d’un noble sang quel que soit l’advantage,
Luy proposant D. Lope on luy feroit outrage.
D’un amour si secret ne t’estonne* donc plus,
160 Il tâche à s’espargner la honte d’un refus,
Et son feu que soûtient un rayon d’esperance,
Attendant tout du temps se contraint au silence,
Mais cessons d’y penser ; aussi bien aujourd’huy {p. 8}
Mon coeur, ce triste coeur n’est plus digne de luy,
165 Pour m’aimer dans la honte il aime trop la gloire*,
Et l’affront...mais que vois-je ! ô Dieux ! le puis-je croire ?

SCENE IV. §

D. LOPE, JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

Quoy D. Lope, est-ce vous dont l’abord indiscret,
D’un amour si caché vient rompre le secret ?
Entrer ainsi chez moy sans crainte de mon pere !
170 Sont-ce là ces serments d’aimer et de se taire ?
Sont-ce là ces respects ? est-ce là cette foy* ?
Enfin D. Lope, enfin est-ce vous que je voy ?

D. LOPE

Ouy, Madame, et chez vous si j’ose ainsi paroistre,
Ne me soupçonnez point d’estre parjure ou traistre.
175 Toûjours ce grand merite est l’objet de mes feux,
Toûjours mesmes respects accompagnent mes voeux,
Et s’il m’étoit permis lors que j’ay tout à craindre...

JACINTE

Parlez, parlez, D. Lope, et sans plus vous contraindre,
Aussi bien ces respects sont pour moy superflus,
180 Et qui n’a plus d’honneur ne les merite plus.

D. LOPE

Je vous entens*, Madame, et le sort qui m’accable
Cherche dans vos malheurs à me rendre coupable,
Un vif ressentiment vous fait déja penser, {p. 9}
Que qui sçait vostre honte auroit dû l’effacer,
185 Et ce n’est pas pour plaire à vostre ame affligée
Que m’offrir à vos yeux sans vous avoir vangée.
Mais sur un bruit* confus qui m’apprend vos ennuis*,
Jugez ce que j’ay pû, jugez ce que je puis,
Car enfin si ce bruit*, si ce confus murmure
190 M’eust appris l’ennemi comme il a fait l’injure,
Son trépas ou le mien vous eust déja fait voir
Que D. Lope vous aime et qu’il sçait son devoir.
Mais ne pouvant d’ailleurs en tirer de lumiere,
C’est, Madame, de vous que j’attens grace* entiere,
195 Et qu’acceptant mon bras pour finir vos malheurs,
Vous m’apprendrez quel sang doit essuyer vos pleurs.

JACINTE

Et ne voyez-vous pas qu’en une telle offence
Vous feriez peu pour nous d’en prendre la vangeance,
Et qu’oser s’y servir d’un secours* estranger,
200 C’est en punir l’autheur et non pas se vanger.
Ce sang de l’offenseur qu’un tel affront demande
Il faut que l’offencé luy-mesme le répande,
Que le sien tout émeu d’un spectacle si doux
En le voyant couler boüillonne de couroux*,
205 Et qu’un tel mouvement dans sa source agitée,
Purge l’indignité qu’il avoit contractée.

D. LOPE

Mais quand l’âge s’oppose...

JACINTE

Ah, cessez d’y songer,
Pour vanger une injure il faut la partager,
Et l’on voit rarement qu’un vieillard qu’on affronte
210 Sur un autre qu’un fils puisse épandre sa honte.

D. LOPE

Comme un fils la partage, un fils peut l’effacer ?
{p. 10}

JACINTE

Sans doute qu’il le peut, mais que sert s’y penser,
D. Alvar n’estant plus...

D. LOPE

Ah ! permettez de grace*
Que de ce frere mort j’aille tenir la place,
215 Et que m’offrant pour fils à D. Sanche outragé,
Je tâche à rendre ainsi son malheur partagé.
Il demande du sang, et brûlant d’en répandre
J’en acquerray le droit si je deviens son gendre,
Et le mien par l’hymen dans le sien confondu
220 Devra celuy d’un lâche à son honneur perdu.
Voila ce que pour vous l’amour me porte à faire,
Et si jusques icy ma flame a dû se taire,
Je crains peu qu’un refus fasse rougir mon front
Quand je luy veux pour dot demander son affront.

JACINTE

225 Si de ces sentimens vostre ame est prevenuë*,
Apprenez qu’en m’aimant vous m’avez mal cognuë,
Et que je porte un coeur assez fier, assez haut,
Pour se dérober mesme à l’ombre d’un défaut.
Je vous aime, il est vray, mais l’auriez vous pû croire,
230 Sans croire en mesme temps que j’aime vostre gloire*,
Et que de son éclat je suis jalouse au point
De vivre sans bonheur pour n’en triompher point.
Ne vous flattez* donc plus d’une vaine esperance
Qui blesse vostre honneur, dont ma vertu s’offence.
235 Si j’eusse hier estimé le bonheur d’estre à vous,
Je vous dois aujourd’huy refuser pour époux,
Et ne pas m’exposer à ce reproche infame,
Que le manque d’honneur me rendit vostre femme.
Non, aucun n’aura droit de publier un jour
240 Que D. Lope à ce prix achepta mon amour,
Que bien qu’elle fut deuë à son merite insigne*
Je ne pûs estre à luy que quand j’en fus indigne,
Et qu’enfin il fallut pour meriter sa foy* {p. 11}
Qu’il trouvast quelque chose à suppléer en moy.

D. LOPE

245 Quoy, vous refuseriez un coeur qui vous adore ?

JACINTE

Quoy, je pourrois souffrir* ce qui me deshonore ?

D. LOPE

J’asseure vostre honneur, et c’est là vous aimer.

JACINTE

Je conserve le vostre, et c’est vous estimer.

D. LOPE

Helas ! que cette estime est contraire à ma flame !

JACINTE

Accusez-en le Ciel sans m’en donner le blâme.

D. LOPE

250 Que vous secondez bien sa funeste rigueur !

JACINTE

Assez mal, et sans doute aux dépens de mon cœur,
Mais ma raison s’égare, et ce coeur trop sincere...

BLANCHE

Madame.

JACINTE

Qu’est-ce Blanche ?

BLANCHE

Alonse et vostre pere...

JACINTE

255 Entrons icy de grace*, et sur tout gardez bien
Que de cette entreveuë on ne soupçonne rien.
{p. 12}

SCENE V. §

D. SANCHE, ALONSE.

D. SANCHE

Quel funeste conseil vous voulez que j’embrasse* !
Consentir qu’il me voye, et qu’il me satisfasse !

ALONSE

Mais enfin cent raisons vous y doivent porter,
260 Que serviroit encor de vous les repeter ?
Outre que son pouvoir égale sa noblesse...

D. SANCHE

Endurer qu’il triomphe ainsi de ma foiblesse !

ALONSE

Je vous l’ay déja dit, il est au desespoir
Que par de faux rapports on l’ait pû decevoir*.
265 D’une indigne vangeance il dûst prévoir l’issuë,
Il dûst moins s’emporter, mais l’offence est receuë.

D. SANCHE

Et de grace*, son nom ?

ALONSE

Quand vous m’aurez promis
D’accepter un accord qui vous doit rendre amis.

D. SANCHE

Quoy, mon lâche ennemy lors mesme qu’il s’accuse
270 En seroit quitte ainsi pour quelque vaine excuse,    
Et tant que je vivray l’on verroit sur mon front,
Les traits* mal effacez d’un si sanglant affront ?
{p. 13 ; b}

ALONSE

Donc s’il pouvoit s’offrir une voye assez prompte
Par où de vostre injure il partageast la honte,
275 Et qu’attirant sur luy l’affront qu’il vous a fait,
De cette violence il démentist l’effet ?

D. SANCHE

Comment la démentir, si loin de s’en defendre...

ALONSE

Ne le pourroit-il pas se faisant vostre gendre ?
Lors avec vostre honneur dans le sien interessé,
280 Confondant l’offenceur avecque l’offencé,
L’hymen ayant uny son sang avec le vostre,
La pureté de l’un rendroit l’éclat à l’autre,
Puisqu’on ne vit jamais dans un mesme sujet
Subsister d’un affront et l’autheur et l’objet.

D. SANCHE

285 Ah ! si par cette voye un sang impur se change,
Il vaut bien mieux choisir un gendre qui me vange.

ALONSE

Ne pouvant le choisir que sous de rudes loix,
A moins que de descendre, estes vous seur du choix ?
D’ailleurs cet ennemy que vous voulez cognoistre*,
290 Est d’un rang qu’on respecte et qu’on craindra peut-estre,
Et ce rang dans la Cour luy donne un tel appuy,
Que peu voudront pour vous s’engager contre luy.

D. SANCHE

Quoy donc, c’est seulement en luy donnant ma fille
Que je puis restablir l’honneur de ma famille ?

ALONSE

295 Y croyez-vous trouver un remede plus doux ?

D. SANCHE

Il est mon ennemy, j’en ferois son époux !
Ce remede est pour moy pire que le mal mesme.
{p. 14}

ALONSE

Il le faut violent quand le mal est extrême.
Mais enfin resolvez, si je n’obtiens ce point,
300 Son nom est un secret que vous ne sçaurez point.

D. SANCHE

A quelle indignité me voulez-vous contraindre ?

ALONSE

Je sçay ce que je fais, cessez de vous en plaindre.
Mais ne m’en croyez pas, et d’un esprit remis
Allez sur cet accord consulter vos amis.

D. SANCHE

305 Je veux *que leur adveu* réponde à vostre attente ;
Mais qui m’asseurera que ma fille y consente,
Que son esprit soûmis cede sans resister ?

SCENE VI. §

D. SANCHE, ALONSE, JACINTE.

JACINTE

Moy-mesme, puisqu’enfin vous en pouvez douter.
Si du Ciel en naissant je reçeus quelque outrage,
310 Au dessus de mon sexe il m’enfla le courage,
Et ce doit estre un charme* à mes tristes ennuis*
De vous vanger du moins autant que je le puis.

D. SANCHE

Quoy, sans cognoistre* à qui cet hymen te destine...

JACINTE

Ah ! jugez mieux d’une ame où la vertu domine.
315 >M’informez de son nom ce seroit balancer* {p. 15}
Sur ce grand sacrifice où je dois me forcer,
Ce seroit à mon coeur par cette cognoissance, 
Mandier lâchement un peu de complaisance
Et souffrir* qu’on doutast si m’aimant plus que vous
320 Je satisfais un pere, ou choisis un époux ;
Non non, et quel qu’il soit, je n’en suis point en peine,
Je ne puis voir en luy que l’objet de ma haine,
Et de tous les tourmens le plus affreux pour moy,
C’est sans doute celuy de recevoir sa foy*,
325 Mais vous devant le jour et le sang qui m’anime,
Je dois à vostre honneur une grande victime,
Et croy ne pouvoir mieux en restablir le cours
Qu’en luy sacrifiant le bonheur de mes jours.

D. SANCHE

C’est trop, et je m’oppose à ce devoir severe
330 Qui n’arreste tes yeux que sur l’affront d’un pere,
Voy ce goufre de maux où tu veux t’exposer,
Soûpire en le voyant, et crains de trop oser.

JACINTE

Je voy tout ce que j’ose, et ma vertu se fâche
Qu’en moy vous soupçonniez rien de bas ny de lâche,
335 L’ardeur de vous vanger remplit trop mes desirs,
Pour abaisser mon ame à de honteux soûpirs.
Si mon sexe aujourd’huy m’avoit permis les armes,
Vous auriez veu du sang où vous craignez des larmes,
Mais je feray du moins tout ce qu’il peut souffrir*,
340 Et ne pouvant tuer, je sçauray bien mourir.

D. SANCHE

Ta vertu me ravit*, vien, vien, que je t’embrasse*.

JACINTE

Croyez-vous que par là nostre honte s’efface ?
Ne perdez point de temps.
{p. 16}

D. SANCHE

Allons voir nos amis,
Et sçachons quel accord me peut estre permis.

SCENE VII. §

D. LOPE, JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

345 Prenez ce temps, D. Lope, et de peur qu’on me blâme,
Si son retour trop prompt...

D. LOPE

Je le prendray, Madame,
Adieu, mais prenez garde au serment que je fais,
Je vous quitte aujourd’huy pour ne vous voir jamais.
Vous engagez ailleurs la foy* qui m’est promise,
350 On conspire ma mort, vostre adveu* l’authorise,
J’en viens d’oüir l’arrest, et n’ay point éclaté,
Non qu’un reste d’amour m’en ait sollicité,
Non que de mes respects je garde la memoire,
Mais parce que j’ay dû cet effort à ma gloire*,
355 Et que j’eusse rougy qu’un mouvement jaloux
Eust convaincu mon coeur d’avoir brûlé pour vous.

JACINTE

Ah ! ne vous plaignez point où je suis seule à plaindre,
L’effort est grand sans doute où j’ay sçeu me contraindre,
Mais je n’ay pas jugé qu’un plus bas sentiment
360 Meritast d’avoir eu D. Lope pour amant,
Et comme vos vertus par leur éclat sublime {p. 17}
Pour gagner mon amour s’acquirent mon estime,
C’est par là seulement que j’espere à mon tour
M’acquerir vostre estime, en perdant vostre amour.

D. LOPE

365 Vous l’acquerrez, Madame, et vous le devez croire,
Si l’infidelité merite quelque gloire*.

JACINTE

Si mes feux aujourd’huy vous semblent inconstans,
Suspendez vostre plainte, et laissez faire au temps.

D. LOPE

Le temps n’adoucit point des malheurs de la sorte.

JACINTE

370 Le temps vous fera voir que vostre amour s’emporte,
Et qu’enfin quel que soit le dessein* qu’on ait fait,
Pour en blâmer la cause, il en faut voir l’effet.

D. LOPE

Helas ! et quel effet dois-je attendre du vostre,
Quand de ce qui m’est dû l’on enrichit un autre ?
375 Ouy, mon rival triomphe, et mon espoir est vain,
N’avez vous pas promis de luy donner la main ?

JACINTE

Je le feray sans doute.

D. LOPE

Et vous serez sa femme ?

JACINTE

Moy ! cette lâcheté pourroit m’entrer dans l’ame ?

D. LOPE

Que m’avez vous donc dit, ou qu’est-ce que j’apprens ?
380 Et comment accorder deux points si differents ?

JACINTE

Si pour les accorder vous manquez de lumiere,
Cognoissez* aujourd’huy mon ame toute entiere,
Et de l’heur* d’un Rival cessant d’estre jaloux,
Confessez que mon coeur estoit digne de vous.
385 L’espoir de mon hymen n’est qu’une attente vaine, {p. 18}
Sous ce trompeur adveu* je le livre à ma haine,
Et luy donnant la main, je séme un faux appas*,
Qui sans aucun soupçon l’attire dans mes bras,
Où ma main dans son sang, au gré de mon envie,
390 Vange avec mon honneur le repos de ma vie.
Estes-vous satisfait ?

D. LOPE

Helas ! si je le suis,
Vous mesme jugez-en, jugez si je le puis.
Par luy seul vostre honneur à l’outrage est en bute,
Et quoy que contre luy vostre haine execute,
395 Apres le noir effet de son lâche dessein*
Il mourra glorieux, s’il meurt de vostre main.
Non, il faut que par moy sa mort vous satisfasse,
Qu’elle soit un supplice et non pas une grace*.
Le plus rude trépas luy deviendroit trop doux
400 S’il avoit pû se dire un moment vostre époux :
Au nom de cette amour ferme, pure, sincere...

JACINTE

Brisons-là, je crains trop le retour de mon pere,
Esloignez-vous, de grace*, et recevez ma foy*
Que je me souviendray de ce que je vous doy.

D. LOPE

405 Ah, Madame, adjoûtez...

JACINTE

Je n’ay plus rien à dire.

D. LOPE

Que mon Rival...

JACINTE

Sortez, ou bien je me retire.

D. LOPE

Rigoureuse vertu que l’on doit admirer !
Helas ! à quels tourmens me viens-tu preparer !
{p. 19}

ACTE II §

SCENE PREMIERE §

D. LOPE, CASSANDRE, FLORE.

D. LOPE

C’estoit peu que toûjours son devoir trop fidelle
410 Contre ma passion eust combatu pour elle,
Quand pour la meriter je croy voir quelque jour,
Un fier motif d’honneur s’oppose à mon amour,
Et quoy qu’à mes soûpirs son coeur soit favorable,
Cet honneur, ce devoir, tout est inexorable.
415 Dures extrémitez ! qui le croiroit, ma soeur,
Que le Ciel me traitât avec autant de rigueur,
Que pouvant esperer d’avoir pour moy le pere,
La vertu de la fille à mes vœux fust contraire,
Et seule mist obstacle au plus charmant* espoir
420 Que jamais un amant eust droit de concevoir ?
Je la perds, mais helas ! perdant tout avec elle,
La façon de la perdre est pour moy si cruelle,
Que toute ma constance et fremit et s’abat
Aux menaces d’un coup dont elle craint l’éclat.
425 Ce n’est point un Rival dont l’amour preferée {p. 20}
Me dérobe une foy* si saintement jurée,
Ce n’est point un vieillard dont l’ordre imperieux
Arrache à mon espoir un bien si precieux.
Sans qu’un Rival l’y porte, ou qu’un pere l’ordonne,
430 Elle mesme s’engage, elle mesme se donne,
Et par ce sacrifice, à son honneur offert,
Veut estre digne au moins de l’amant qu’elle perd.
Rigoureuse faveur ! tyrannique maxime !

CASSANDRE

Sa resolution merite qu’on l’estime,
435 Et son coeur par l’amour vainement combattu
M’oblige en vous plaignant d’admirer sa vertu.

D. LOPE

Vous devez davantage aux troubles* de mon ame.
Vostre amitié, ma soeur, a fait naistre ma flame,
Et je n’ay pû la voir si souvent avec vous,
440 Sans voir, sans découvrir cet éclat vif et doux,
Cette vertu modeste, et ce rare merite
Dont le charme* à l’amour secrettement invite,
Et de tant de beautez voyant l’illustre appas*,
Puisque j’avois un coeur, pouvois-je n’aimer pas ?
445 Ainsi quelques ennuis* où cet amour m’expose,
M’ayant laissé la voir, vous en estes la cause,
Et pour moy vos bontez agiroient lâchement,
De pleindre en moy le frere, et negliger l’amant.
Voyez-la donc, ma soeur, cette fille adorable,
450 Montrez-luy ce respect toûjours inébranlable,
Ce feu tenu secret avecque tant de soin*,
Qu’il n’a souffert* que vous jusqu’icy de témoin ;
Mais c’est ce qui me perd, sans ce fâcheux* silence
Alonse en eust receu l’entiere confidence,
455 Et ne m’eust pas reduit par ces cruels advis
A mourir de douleur si je les voy suivis.    
C’est luy, ma soeur, c’est luy qui propose à D. Sanche {p. 21}
Cet odieux hymen où l’un et l’autre panche :
Mais si mon desespoir doit enfin éclatter,
460 Pour mon Rival peut-estre il est à redouter.

CASSANDRE

Quoy que de ses advis vous ayez à vous plaindre,    
Voyez-le, cet Alonse, avant que d’en rien craindre,
Il vous cherche par tout avec empressement.

D. LOPE

C’est à vostre priere ? advoüez franchement.

CASSANDRE

465 Vous pourrez de luy-mesme apprendre le contraire.

D. LOPE

Vostre hymen prés de luy me rend injuste frere,
Et les biens de Fernand n’ayant pû vous charmer*,
C’est moy qui vous contraints, c’est moy qu’il faut blâmer ?

CASSANDRE

S’il vous peint mon malheur comme un malheur extrême,
470 C’est sur ce que Fernand en dit tout haut luy-mesme,
Qui tenant et l’amour et l’hymen à mépris,
N’eust jamais rien conclu s’il n’eust esté surpris*.
Encor tout de nouveau j’apprens qu’il s’ose plaindre
Qu’Enrique à cet hymen luy seul l’a sçeu contraindre,
475 Et que sa violence et son emportement
L’ont forcé par surprise* à cet engagement.
Il le fait bien paroistre, on a pris la journée
Qui doit hâter ma mort par ce triste hymenée,
Dans deux jours mon malheur sous ses loix me réduit,
480 Et bien loin de me voir, il semble qu’il me fuit.
Si pour une maistresse il porte un coeur sans flâme,
Quel amour esperer quand je seray sa femme ?
N’importe, c’en est fait, ayant receu sa foy* {p. 22}
Un lâche repentir est indigne de moy,
485 Et de tous les malheurs, un coeur qui se possede
Dans sa propre vertu voit toûjours le remede.

D. LOPE

Ce sentiment, ma soeur, est bien digne de vous,
Je sçay que de tout temps vous fuyez un époux,
Et vostre aversion nous a trop fait paroistre
490 Que vous craignez en luy de ne trouver qu’un maistre.
J’ay parlé pour Fernand, mais sçachez aujourd’huy
Que vostre interest seul m’a fait parler pour luy.
Enrique est violent, et voyant qu’il vous traite,
Malgré tous mes avis, moins en soeur qu’en sujette,
495 Appuyant un hymen qu’on l’a veu rechercher,
Au pouvoir d’un tyran j’ay crû vous arracher,
Et qu’enfin dans le choix d’un sort toûjours contraire
Vous souffririez* plûtost d’un époux que d’un frere.
Je vous ay donc pressée, et je vois à regret
500 Que j’ay lieu de m’en faire un reproche secret.
La froideur de Fernand me surprend* et m’afflige,
Mais à quoy que pour vous la Nature m’oblige*,
Luy faire proposer de rompre cet accord
Seroit porter Enrique à conspirer sa mort.
505 Mais Dieux, vois-je Jacinte, ou si* mon oeil s’abuse ?

CASSANDRE

Les differens sont doux qui font naistre une excuse.
{p. 23}

SCENE II. §

D. LOPE, CASSANDRE, JACINTE, BLANCHE, FLORE.

D. LOPE

Madame, quel dessein* en ce lieu vous conduit ?
Venez-vous voir l’estat où m’avez reduit,
Et de mon desespoir joüissant sans obstacle
510 Saouler vostre vertu d’un si triste spectacle ?

CASSANDREà Jacinte

Vous voyez les transports* d’un coeur vrayment atteint,
Il n’espere qu’en trouble* et croit tout ce qu’il craint.

JACINTE

J’avois fait un dessein* dont sans doute il soûpire,
Mais il estoit injuste, et je viens m’en dédire.

D. LOPE

515 Quoy ! se pourroit-il bien qu’apres tant de rigueur,
Un reste de tendresse eust émeu vostre coeur,
Que vous eussiez cognu qu’une injustice extrême
Vous portoit à me perdre en vous perdant vous mesme,
Et que l’amour enfin vous eust fait souvenir
520 Qu’il faut vanger un pere, et non-pas vous punir ?

JACINTE

Je sçay ce que je doix aux interests d’un pere,
Pour l’oublier jamais sa gloire* m’est trop chere,
Mais au nom de l’époux qu’il m’avoit destiné,
Contre moy tout à coup mon coeur s’est mutiné,
525 Et soudain condamnant ma premiere entreprise, {p. 24}
A sa rebellion ma raison s’est soûmise.

D. LOPE

Elle a dû s’y soûmettre, et son aveuglement
Avec trop d’injustice immoloit* vostre amant,
Le Ciel qui l’a cognuë y daigne* mettre obstacle,
530 Et mon amour confus attendoit ce miracle.
Mais puis-je demander quel estoit cet époux ?

JACINTE

Le voulez-vous sçavoir ? vous, D. Lope.

D. LOPE

Moy ?

JACINTE

Vous.

D. LOPE

Helas ! à ce discours que faut-il que je pense ?

JACINTE

Que mon pere vous croit l’autheur de son offence.

D. LOPE

535 Que le perfide Alonse ait osé m’accuser    535
Du crime le plus noir qu’on me pût imposer !

JACINTE

Sur vous d’un coup si lâche il fait tomber le blâme,
Et par vostre ordre seul...

D. LOPE

Le croyez-vous, Madame ?

JACINTE

Vous voir et vous parler sans faire agir mon bras,
540 C’est vous montrer assez que je ne le croy pas.
Dequoy que vous accuse un indigne murmure,
L’amour que j’ay pour vous en convainc l’imposture,
Et répond hautement à mon coeur abatu
Et de vostre innocence et de vostre vertu.
545 Cette amour dans son choix ne s’est point emportée,
Ayant pû l’acquerir, vous l’avez meritée,    
Et l’ayant meritée, il est à presumer {p. 25 ; c}
Qu’une vertu sublime en vous me sçeut charmer*,
Que la mienne jamais ne peut m’avoir trahie,
550 Que de fausses clartez ne m’ont point ébloüie,
Et qu’enfin j’ay dû voir dedans un cœur constant
Tout ce qu’un vray merite a de plus éclattant.
Voila sur quels appuis mon amour osa naistre,
Et si vous n’estiez pas ce que je vous crois estre,
555 Si de bas sentimens vous tenoient partagé
Je me voudrois punir d’en avoir mal jugé.

D. LOPE

Pour bien juger de moy, jugez-en par vous mesme,
Ou pour dire encor plus, par ce coeur qui vous aime,
Puisqu’on ne vit jamais les belles passions
560 Sur des courages* bas former d’impressions.
Mais si vostre vertu jugeant mon innocence,
Contre la calomnie entreprend ma deffence,
Daignez* ne pas laisser vostre ouvrage imparfait,
Et de l’erreur d’un pere accordez-moy l’effet.
565 Voyez de vostre hymen ce qu’on luy fait pretendre ;
Pour effacer sa honte il vous demande un gendre,
Et puisque son honneur vous doit seul engager,
Faites tomber sur moy le droit de le vanger.
Prenez l’occasion que le Ciel vous presente
570 De remplir les devoirs et de fille et d’amante,
Et ne me perdez pas quand il vous donne jour
A satisfaire ensemble et l’honneur et l’amour.

JACINTE

D. Lope, qu’est-ce-cy ? vous oubliez sans doute
Que c’est vous qui parlez, et moy qui vous écoute ?
575 Ou voulant que j’embrasse* un projet si honteux,
La gloire* vous déplaist pour objet de nos feux ?
Ainsi donc ma vertu doublement infidelle,
Répondra lâchement à ce qu’on attend d’elle,
Et je pourray souffrir* qu’on me reproche un jour {p. 26}
580 Que l’honneur me servit de pretexte à l’amour,
Qu’abusant de l’erreur qui pût surprendre* un pere,
Je ne le satisfis que pour me satisfaire,
Et que ma passion couvrit sa lâcheté
D’un vain et faux éclat de generosité !

D. LOPE

585 Comme toûjours ma flame a demeuré secrette,
La peur d’un tel reproche en vain vous inquiete,
On ne soupçonne rien de cette noble ardeur
Qui m’acquit vostre estime en vous donnant mon coeur,
Et chacun vous croyant dans cet hymen surprise*,
590 Personne ne sçaura que l’amour l’authorise,
Qu’à des motifs d’honneur il mêle son appas*.

JACINTE

Et moy, D. Lope, et moy ne le sçauray-je pas ?
Quoy ! dans ce haut dessein* où la vertu m’engage,
Estimez-vous si peu mon propre témoignage,
595 Et ne suffit-il pas pour m’en faire une loy
Que mon coeur en secret dépose contre moy ?
Quoy qu’on cherche l’estime avec des soins* extrêmes,
Des belles actions le prix est en nous mesmes,
Ce charme* interieur qui nous sçait émouvoir,
600 Est le plus doux encens qu’on puisse recevoir.
Sans que nous dépendions de ce qu’on ose croire,
C’est par nous que s’acheve ou détruit nostre gloire*,
Et l’éclat du dehors a peine à l’aggrandir
Alors que le dedans refuse d’applaudir.
605 Un coeur qui d’un grand coeur aspire à l’avantage,
Doit s’oser dire tel par son propre suffrage*,
S’en répondre à soy-mesme, et sur un tel appuy
S’abandonner sans crainte à ce qu’on croit de luy.
{p. 27}

D. LOPE

Où me vas-tu reduire, ô vertu trop austere ?

JACINTE

610 Mais vous estes encor l’ennemy de mon pere,
On vous accuse enfin, convainquez l’imposteur,
Et de nostre disgrace allez chercher l’autheur,
Montrez-vous innocent en le faisant cognoistre*.

D. LOPE

Quoy, c’est aussi par moy que son bonheur doit naistre,
615 Par moy, qui découvrant son crime aux yeux de tous,
Luy cede mon espoir, et le fais vostre époux,
Et vous m’osez charger de cet employ funeste ?

JACINTE

Faisons nostre devoir, le Ciel fera le reste.

D. LOPE

Il faut vous obeïr, mais souvenez-vous bien
620 Que ce lâche cognû*, je ne cognois* plus rien,
Et qu’à quoy que pour vous le respect me convie,
Son bonheur est mal seur s’il me laisse la vie.
Adieu.

SCENE III. §

JACINTE, CASSANDRE, FLORE, BLANCHE.

CASSANDRE

C’est vous servir avec trop de rigueur
Du pouvoir que l’amour vous donne sur son coeur.

JACINTE

625 C’est montrer que l’amour n’est vertueux ou lâche,
Que selon les objets où* sa flame s’attache,
Et que si rarement un courage abatu {p. 28}
De cette passion se fait une vertu,
Jamais une grande ame où la gloire* préside,
630 N’en prend dans ses desseins* l’aveuglement pour guide.

CASSANDRE

Ainsi ce grand pouvoir que vous gardez sur vous,
Des plus âpres malheurs vous fait braver les coups.
Que vous estes heureuse, et que je suis à plaindre !

JACINTE

Pouvant tout esperer, vous n’avez rien à craindre,
635 Mais si vostre malheur estoit égal au mien,
Vous auriez tout à craindre, et n’espereriez rien.

CASSANDRE

En l’estat où je suis, que faut-il que j’espere ?
L’hymen rend dans deux jours mon amour necessaire,
Je le dois à Fernand, et presque au desespoir,
640 Tout mon coeur se refuse à ce triste devoir.

JACINTE

Au moins ce grand malheur qui cause vostre plainte,
Peut estre surmonté par un peu de contrainte,
Et quelque aversion qu’on ait au nom d’époux,
C’est n’en haïr aucun, que de les haïr tous.
645 Mais d’un revers si dur ma disgrace est suivie,
Qu’écoutant le projet où l’honneur me convie,
Il me faut étouffer les plus beaux sentimens
Que la gloire* jamais permit aux vrais amans.
Car enfin c’est en vain que je le voudrois taire,
650 D. Lope a des vertus dont l’éclat m’a sçeu plaire,
Et je ne puis songer sans trouble* et sans ennuy*
Que qui n’ose le perdre est indigne de luy.

CASSANDRE

Apres un tel adveu* vous oseray-je dire...
Mais que ne dit-on point lors que le coeur soûpire,
655 Et que dans ses soûpirs, interdit* et confus, {p. 29}
Il parle, il s’embarasse, et ne se comprend plus ?

JACINTE

Il n’est pas mal-aisé d’entendre* ce langage,
Je voy contre l’hymen quel motif vous engage,
Qu’on n’éteint pas sans peine un feu bien allumé,
660 Et que vous aimeriez, si vous n’aviez aimé.

CASSANDRE

Je l’advouë, et jamais une plus belle flame
Pour un plus digne objet ne regna dans une ame,
Mais las ! que la Fortune*, au moins jusqu’à ce jour,
Respecte rarement un vertueux amour !
Flore et Blanche rentrent.
665 Icy dedans Madrid, sous les loix d’une tante,
Je menois une vie et paisible et contente,
Et mes freres en Flandre, en de nobles emplois,
Laissoient à mes desirs la liberté du choix,
Alors qu’un Cavalier dans un peril extrême
670 Osa m’en dégager en s’y jettant luy-mesme,
Et par ce grand service engagea ma raison
A souffrir* de mon coeur l’aimable trahison,
Il me vit, je le vis, et trop recognoissante,
Pensant n’estre rien plus, je me sentis amante.
675 Je ne vous diray point par quels soins*, par quels voeux
Il disposa mon ame à répondre à ses feux,
Ny quel rapport d’humeurs l’une à l’autre assorties,
Forma de nos esprits les douces sympaties,
Ce seroit retracer dedans mon souvenir
680 Des traits* mal effacez qu’il tâche de bannir,
Vous sçaurez seulement que quoy que je supprime,
Rien de honteux pour moy ne m’acquit son estime,
Et que l’ayant cognû genereux* et discret,
Je ne pûs refuser de le voir en secret.
685 Mais quoy qu’il me jurast entiere obeïssance, {p. 30}
Il sçeut avec tant d’art* me cacher sa naissance,
Que m’opposant toûjours quelque obligeant* refus,
M’ayant appris son nom, je ne sçeus rien de plus,
Si ce n’est que pour vaincre un destin trop contraire,
690 Un voyage d’un an se trouvoit necessaire,
Et qu’alors plus heureux et plus digne de moy,
Il se feroit cognoistre* aussi bien que sa foy*.
Que vous diray-je enfin ? sans sçavoir davantage
Il fallut consentir à ce triste voyage,
695 Et sur un élement le plus traistre de tous,
Abandonner aux vents mon espoir le plus doux.
Il partit, et le Ciel pour comble de miseres
Fit suivre son depart du retour de mes freres,
Ah !

JACINTE

Si par ce recit...

CASSANDRE

Achevons, ce n’est rien.
700 Jugez par ce retour quel malheur fut le mien.
A me tyranniser leur amitié consiste,
Un party se presente, ils pressent, je resiste,
Ils parlent pour un autre, et par trop de rigueur
Leur gloire* s’interesse à garder une soeur.
705 Je recule toûjours, tandis* le temps se passe,
Déja mon triste coeur fremit de sa disgrace,
Et dans le sort douteux d’un amant qu’il attend,
Met son moindre supplice à le croire inconstant,
Quand sur moy la Fortune* achevant son ouvrage,
710 Par celuy d’un parent on m’apprend son naufrage,
Ils s’estoient embarquez dans le mesme vaisseau,
Et la mer de tous deux fut l’injuste tombeau.
Ah Dieux !

JACINTE

Vostre douleur semble toûjours s’accroistre.
{p. 31}

CASSANDRE

Helas ! à tous momens je croy le voir paroistre,
715 Je l’entens* qui se plaint d’avoir esté trahy,
Que quoy qu’apres deux ans j’ay trop tost obeï,
Que Fernand...juste Ciel ! pardonnez ma foiblesse,
A ce funeste nom ma constance me laisse,
Approchez-moy d’un siege, et souffrez* qu’aux abois
720 Ma flame...

JACINTE

La douleur luy suffoque la voix,
Flore vient de sortir, quel conseil* dois-je prendre ?

SCENE IV. §

JACINTE, CASSANDRE, FLORE, BLANCHE.

JACINTE

Flore, et viste.

CASSANDREcomme en pâmoyson.

Ah ! pardon, chere Ombre.

JACINTE

Voy, Cassandre...

FLORE

Ah ! Madame.

JACINTE

Qu’as-tu ?

FLORE

Son amant...

JACINTE

Qui ? Fernand ?
{p. 32}

FLORE

Non, mais par un destin tout à fait surprenant,
725 Celuy qu’elle croit mort...

JACINTE

Et bien ?

FLORE

Est là, qui presse...

JACINTE

Que dis-tu ?

FLORE

Qu’il demande à revoir sa maistresse,
Mais le voicy luy-mesme, il entre.

JACINTE

Ah, justes Dieux !
C’est mon frere.

SCENE V. §

D. ALVAR, JACINTE, CASSANDRE, FLORE, BLANCHE.

D. ALVAR

Ah, ma soeur, qui vous met en ces lieux ?
Vous trouver à Madrid, et vous croire à Tolede !

JACINTE

730 Donc apres avoir crû nos malheurs sans remede...

D. ALVAR

Je cherche icy Cassandre, excusez mon transport*.
Mais fuit-elle ma veuë, ou si* c’est qu’elle dort ?
Madame, c’est donc là cette innocente joye,
Qu’au retour d’un amant une amante déploye ?
735 Faut-il qu’apres deux ans et d’absence et de maux... {p. 33}

CASSANDREcomme en pâmoison

Laisse-moy, D. Alvar, un moment de repos.

D. ALVAR

Helas, de cet accueil que faut-il que j’augure ?

JACINTE

C’est un leger accez, ne craignez pas qu’il dure,
Il va donner relâche* à ses sens assoupis.

D. ALVAR

740 Ouvrez les yeux, Madame, et voyez que je vis.

CASSANDREen pâmoison

Songes-tu que deux ans m’ont trop justifiée,
Et que veuve de toy je me suis mariée ?

D. ALVAR

Que dit-elle, ma soeur ?

JACINTE

Elle revient à soy.

CASSANDRE

Jacinte, helas ! où suis-je, et qu’est-ce que je voy ?

JACINTE

745 Reprenez vos esprits.

CASSANDRE

Et les puis-je reprendre
Si je voy ce qu’enfin je ne sçaurois comprendre ?
D. Alvar vivroit-il ?

D. ALVAR

Apprenez-moy son sort,
Vous le sçavez vous seule, est-il vivant ou mort ?
Je sçay que sur un banc échapé du naufrage,
750 Eschapé des rigueurs d’un étroit esclavage,
Le Ciel qui l’en sauva le renvoyoit au jour,
Mais vivroit il encor s’il n’a plus vostre amour ?
Parlez, Madame.

CASSANDRE

Helas !
{p. 34}

D. ALVAR

Soûpirer et se taire ?
Ah ! ma sœur.

CASSANDRE

Que dit-il ? D. Alvar vostre frere ?

JACINTE

755 Ouy, vous voyez ce frere...

D. ALVAR

Ah ! c’est trop me géner,
Dites-moy ce qu’enfin je n’ose deviner.
J’eus tort de vous quitter, vous seriez-vous vangée,
Un autre est-il heureux, estes vous engagée ?

CASSANDRE

Vous vivant, dites-moy comment je l’advouëray ?
760 Mais le puis-je nier s’il n’est rien de plus vray ?

D. ALVAR

Quoy, plus d’espoir pour moy ?

CASSANDRE

La parole est donnée,
Et ma main dans deux jours acheve l’hymenée.

D. ALVAR

Ce terme peut encor rétablir mon bonheur.

CASSANDRE

Ce terme est peu de chose à qui cherit l’honneur.

D. ALVAR

765 Et vous m’avez aimé ?

CASSANDRE

Mon heur* seroit extrême
D’oser dire, j’aimay, sans pouvoir dire, j’aime.

D. ALVAR

Ah, s’il vous reste encor...

CASSANDRE

Ne me demandez rien,
Je sçay ce que se doit un coeur comme le mien.
Tant que vostre retour flatta* mon esperance, {p. 35}
770 En vain l’on essaya d’ébransler ma constance.
Le bruit* de vostre mort a dégagé ma foy*,
Il vous perd, il me perd, plaignez vous, plaignez moy,
Ou plûtost pour sauver l’éclat de votre gloire*,
Acheptez par l’absence une illustre victoire.
775 D’un feu jadis si beau perdez le souvenir,
Et fuyez un objet qui peut l’entretenir.
Adieu, vous me perdez si mes freres surviennent.

D. ALVAR

Que ne rompez-vous donc les noeuds qui me retiennent ?

CASSANDRE

Je les croy toûjours voir, tirez-moy de soucy*.

D. ALVAR

780 Et bien, si vous craignez de me parlez icy,
Au moins faites qu’ailleurs je puisse vous apprendre...

CASSANDRE

Ne pouvant rien pour vous, je ne dois rien entendre*,
Je ne vous verray plus.

D. ALVAR

Comment donc vous quitter ?

CASSANDRE

Le peril croist toûjours, c’est trop vous écouter,
785 Je me retire.

D. ALVAR

Helas ! ma soeur, quelle injustice !
C’est donc ainsi qu’au port il faut que je perisse.
Ah, que ne suis-je mort, ou pourquoy l’a-t’on crû ?

JACINTE

Ce faux bruit* en deux ans ne s’est que trop accrû,
Aussi me destinant le grand bien qu’il possede,
790 Mon pere sur ce bruit* voulut quitter Tolede,
Esperant qu’à Madrid... {p. 36}

D. ALVAR

Ah, puisqu’il me croit mort,
Promettez-moy, ma soeur, de luy cacher mon sort ;
Car enfin si le Ciel s’obstine à me poursuivre,
Mon espoir estant mort je ne veux point revivre.
795 Adieu, vous seule icy me pouvez secourir,
Touchez pour moy Cassandre, ou me laissez mourir.
{p. 37 ; d}

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

D. SANCHE, D. RAMIRE.

D. RAMIRE.

Enfin instruit d’un nom que vous brûliez d’apprendre,
D’un ennemy secret vous allez faire un gendre ?

D. SANCHE

Au moins suis-je ravy que contre mon espoir
800 Vos fidelles conseils m’en donnent le pouvoir.

D. RAMIRE.

Le conseil est fâcheux*, et j’ay veu l’assemblée,
Sans pouvoir que resoudre, également troublée,
Mais quoy qu’avec des yeux de juges rigoureux,
Ne regardant en vous qu’un vieillard malheureux,
805 Que la fuitte de l’âge a mis dans l’impuissance
D’effacer par le sang la honte d’une offence,
Voyant d’ailleurs* Alonse à se taire obstiné
A moins qu’à cet accord on vous eust condamné,
Et vous mesme sur tout témoigner de vous rendre...

D. SANCHE

810 Je n’en usois ainsi que pour mieux le surprendre*,
Sçachant qu’à ne me voir ébranlé qu’à demy,
Il m’eust toûjours caché quel est mon ennemy.
Il me l’a donc nommé devant ma fille mesme, {p. 38}
Et pour mieux déguiser encor le stratagême,
815 J’ay voulu devant luy ne luy donner qu’un jour
A disposer son ame à ce funeste amour,
Luy-mesme il l’en a veuë et surprise* et confuse,
Mais il est juste enfin que je la desabuse,
Et qu’elle sçache au moins que mon juste couroux*
820 Dedans mon ennemy ne peut voir son époux.

D. RAMIRE.

Quoy, vostre procedé n’estoit qu’un artifice* ?

D. SANCHE

J’ay fait ce que sans doute il falloit que je fisse.

D. RAMIRE.

Si toûjours la vangeance occupe vos esprits,
Le Ciel plus à propos n’eust pû vous rendre un fils,
825 D. Alvar est vivant.

D. SANCHE

Quoy, mon fils, D. Ramire,
Mon fils seroit vivant ?

D. RAMIRE.

Ouy, D. Alvar respire,
A deux cens pas d’icy je viens de le quitter.

D. SANCHE

Un plus foible rapport m’en laisseroit douter.
Mais qui l’empesche donc à mes yeux de paroistre ?
830 Est-ce qu’en ma disgrace il me veut mécognoistre,
Que mon honneur blessé touche peu son esprit,
Ou qu’il ignore encor mon sejour à Madrid ?

D. RAMIRE.

Il l’ignore sans doute, et j’allois l’en instruire,
Quand surpris tout à coup au nom de D. Ramire,
835 Sans me laisser parler, se tirant de mes bras :
Ah ! si l’on me croit mort, on ne s’abuse pas,
M’a t’il dit, et la mer ne m’a laissé la vie,
Qu’afin que par l’amour elle me fust ravie*,
Il a donné l’arrest, il faut l’executer. {p. 39}
840 A ces mots s’échapant, sans vouloir m’écouter,
Son pas précipité, le détour d’une ruë,
L’ont sçeu presque aussi-tost dérober à ma veuë.

D. SANCHE

Quoy, le croyant revoir, il m’est encor ravy !

D. RAMIRE.

Ne vous alarmez point, un des miens l’a suivy,
845 Mais l’ayant retrouvé, que luy pourray-je aprendre ?

D. SANCHE

Ce malheur dont le bruit* a pû si-tost s’épandre.

D. RAMIRE.

Mais ignorant l’autheur...

D. SANCHE

Il l’apprendra de moy
Quand sur un tel secret j’auray receu sa foy*.
Car enfin pour punir une action si noire,
850 Si j’employois un fils, je trahirois sa gloire*,
Mon mal veut un remede et violent et prompt,
Et je dois mesurer la vangeance à l’affront.

D. RAMIRE.

Ne pouvant avec luy m’expliquer davantage,
Il vaut mieux par vous seul qu’il apprenne l’outrage,
855 Ainsi par un billet que je feray tenir,
Sur un affront receu, pressez-le de venir.

D. SANCHE

Et bien, sans perdre temps, allons chez moy l’écrire,
Ce billet...
{p. 40}

SCENE II. §

D. SANCHE, D. RAMIRE, JACINTE, BLANCHE.

D. SANCHE

Ah ! ma fille, à la fin je respire,
Et dans l’heureux succez qui flate* mes desirs,
860 Tu peux donner relâche* à tes tristes soûpirs.
Ta vertu s’est montrée entiere, pure, pleine,
Joüis de son éclat sans en craindre la peine,
Enfin ne songe plus à l’hymen proposé,
Je le pressois moy-mesme, on m’avoit abusé,
865 J’avois presté les yeux à de fausses lumieres,
A des illusions sans doute trop grossieres,
Mais sans qu’il soit besoin de trahir ton bon-heur,
Le Ciel m’offre un moyen d’asseurer mon honneur,
Il m’est plus glorieux, et pour toy moins funeste,
870 Adieu, le temps sçaura te découvrir le reste.

SCENE III. §

JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

Que veut-il dire, Blanche, et que m’imaginer
De ce confus advis qu’il vient de me donner ?
{p. 41}

BLANCHE

S’il vous paroit confus, au moins j’en conjecture
Qu’il ne croit plus D. Lope autheur de son injure,
875 Il doit cognoistre* au vray quel est son ennemy.

JACINTE

Mais par où son honneur peut-il estre affermy* ?
Quel sera ce moyen que le temps doit m’apprendre ?

BLANCHE

C’est ce qui comme à vous me fait peine à comprendre,
Si ce n’est qu’à la Cour son malheur estant sçeu,
880 On y doive étouffer l’affront qu’il a receu,
Et par son ennemy le faisant satisfaire,
Forcer et sa vangeance et l’envie à se taire.

JACINTE

Quelque espoir que mon coeur me presse d’en former,
Une obscure frayeur vient toûjours m’alarmer.
885 Du sort de D. Alvar ayant eu cognoissance,
Peut-estre il se tient seur par luy de sa vengeance,
Et que contre D. Lope animant sa fureur...

BLANCHE

Pourquoy contre D. Lope ? il est sorty d’erreur,
Par ce qu’il vous a dit, il vous l’a fait cognoistre*.

JACINTE

890 Que n’est-ce un faux soupçon que l’amour fasse naistre ?
Mais Cassandre paroit, et s’advance vers nous.
{p. 42}

SCENE IV. §

CASSANDRE, JACINTE, BLANCHE, FLORE.

JACINTE

Et bien, qu’a sçeu D. Lope, et que m’apprendrez-vous ?
Pourra-t’il obliger* Alonse à se dédire ?

CASSANDRE

Ne l’ayant pû trouver, il se plaint, il soûpire,
895 Et croit que de luy-mesme il peut se défier
Si son meilleur amy l’ose calomnier.
Cependant pour luy plaire il faut que je vous voye,
Il m’est aisé, dit-il, de restablir sa joye,
Et de vous détourner de cet hymen fatal
900 Qui tous deux vous immole* au bon-heur d’un rival.

JACINTE

Si de ce seul malheur la crainte l’inquiete,
Qu’il se mette en repos, il a ce qu’il souhaite.

CASSANDRE

D. Sanche à cet hymen n’a donc pû consentir ?

JACINTE

Tout à l’heure en passant il m’en vient d’advertir,
905 Et si j’ay bien compris ce qu’il m’a fait entendre*,
Il sçait que pour D. Lope on l’a voulu surprendre*.

CASSANDRE

J’admire en sa fortune* un si prompt changement.

JACINTE

J’ay sçeu cette nouvelle assez confusément.
Avec luy D. Ramire estant en conference, {p. 43}
910 Luy qui de ses secrets reçoit la confidence,
J’ay dû me contenter de ce qu’il m’en a dit ;
Mais je sçay comme il faut ménager son esprit,
Et mettant le détour et l’adresse en pratique
Je n’auray pas de peine à faire qu’il s’explique.

CASSANDRE

915 Allez donc, les effets nous ont souvent fait voir
Qu’un secret sçeu trop tard ruïne un bel espoir.

SCENE V. §

CASSANDRE, FLORE.

CASSANDRE

Ainsi tout se prepare au bonheur de mon frere.

FLORE

Ainsi, si vous cessiez de vous estre contraire,
Vous n’auriez pas à craindre...

CASSANDRE

Ah Flore, que dis-tu ?

FLORE

920 Que tout vostre heur* dépend d’un peu moins de vertu.
Des mépris de Fernand la preuve est trop certaine,
Si proche de l’hymen il ne vous voit qu’à peine,
Et vous faites encor un scrupule si grand
De reprendre une foy* que sa froideur vous rend ?

CASSANDRE

925 Quand de ce changement j’aurois esté capable,
Sçachant ce que je sçay, seroit-il excusable ?
Il l’eust esté peut-estre, et du moins bien plus beau
Avant que D. Alvar fust sorty du tombeau,
Mais aujourd’huy qu’il vit, donner lieu qu’on soupçonne, {p. 44}
930 Qu’aux dépens de ma foy* mon lâche coeur se donne,
Que je romps...

FLORE

Le voicy, souffrez*-luy quelque espoir.

CASSANDRE

Non, Flore, éloignons-nous, je ne veux point le voir.

SCENE VI. §

D. ALVAR, CASSANDRE, FLORE.

D. ALVAR

Me fuyez-vous, Madame, et portez-vous envie
A ce foible bonheur, le dernier de ma vie ?
935 Dans ce qu’il fait pour moy n’ayant aucune part,
Pourquoy vous opposer aux faveurs du hazard ?
Est-ce qu’en vostre coeur l’excez de ma disgrace
Fait succeder la haine à l’amour qu’elle en chasse,
Ou que ce mesme coeur pour moy trop rigoureux,
940 Croit que s’il n’est cruel il n’est point genereux* ?

CASSANDRE

Mon coeur n’est point cruel, et ce n’est pas sans peine
Qu’il vous entend* parler et d’amour et de haine,
Car enfin quelques maux qu’il puisse ressentir,
L’une n’y peut entrer, mais l’autre en doit sortir.

D. ALVAR

945 C’est donc ce qu’à mes feux, apres deux ans d’absence
Vous reserviez pour prix de ma perseverance ?
Encor si vostre coeur moins sensible à ces feux {p. 45}
Par quelque aversion échapoit à mes voeux,
Si la haine m’ostoit ce qu’il faut que je quitte,
950 Je n’en accuserois que mon peu de merite,
Et sur mes seuls defauts jettant un oeil jaloux,
Je me plaindrois du Ciel sans me plaindre de vous :
Mais par une rigueur qu’on aura peine à croire,
M’arracher de ce coeur fait toute vostre gloire*,
955 Et ces traits* que l’amour luy-mesme y sçeut tracer,
C’est en les déchirant qu’il les faut effacer.

CASSANDRE

Dans le triste revers dont je souffre* l’atteinte,
Si ma juste conduite attire vostre plainte,
Songez qu’il est bien dur de la voir condamner
960 A qui ne peut avoir d’excuse à vous donner.

D. ALVAR

Quoy, vostre fier devoir jusques-là vous abuse,
Que vous me refusiez la douceur d’une excuse ?

CASSANDRE

C’est ce que vostre amour ne doit point exiger.
Qu’auroit-elle aussi bien qui le pûst soulager,
965 Qui pûst donner relâche* au trouble* qui l’agite,
Puisque je n’en ay qu’une, et que je vous l’ay dite ?

D. ALVAR

Ah, si cette raison vous la fait supprimer,
Que vous cognoissez* peu ce que c’est que d’aimer !
Jamais, jamais l’amour n’eut d’excuse frivole,
970 Il sçait charmer* cent fois par la mesme parole,
On a beau la redire et beau la repeter,
De nouvelles douceurs s’y font toûjours goûter,
L’appas* en est secret et le pouvoir extrême,
Et si pour qui la dit elle est toûjours la mesme,
975 Bien qu’elle semble l’estre, il est certain pourtant
Qu’elle n’est pas la mesme à celuy qui l’entend*.
Dites-la donc encor cette excuse charmante*,
Qui soulage mes maux quand elle les augmente, {p. 46}
Et meslant vos regrets à mes vives douleurs,
980 Presse mon desespoir de finir mes malheurs.

CASSANDRE

Et vous pourriez souffrir* qu’aux depens de ma gloire*
J’écoutasse une amour que je ne dois plus croire ?
Quand d’abord vostre veuë a troublé mes esprits,
L’ame toute en desordre et les sens interdits*,
985 J’ay pû m’abandonner dans ma surprise* extrême
A ce que pense un coeur quand il perd ce qu’il aime,
Et que prest de subir un redoutable sort
Il regrette vivant ce qu’il a pleuré mort.
Mais enfin à present qu’un peu mieux eclairée,
990 Ma raison sert de guide à mon ame égarée,
Et que mon coeur honteux de se voir abatu
Avec plus de vigueur rappelle sa vertu,
Loin de suivre l’erreur qui m’avoit abusée,
Si je dois m’excuser, c’est de m’estre excusée,
995 Et d’avoir fait paroistre avec quel desespoir
L’amour que j’eus pour vous s’immole* à mon devoir.

D. ALVAR

Ainsi vous détrompant du bruit* de mon naufrage,
Confessez qu’à mes feux j’oste un grand avantage,
Et qu’il vaudroit bien mieux qu’ainsi qu’auparavant,
1000 Vous m’estimassiez mort que de me voir vivant.

CASSANDRE

Au moins pourrois-je encor me dispenser sans honte
A pousser des soûpirs pour une mort trop prompte,
Et sans examiner si dans de tel malheurs
L’amour ou la pitié feroit couler mes pleurs,
1005 Pour flater* mon ennuy* je trouverois des charmes*
A me croire permis de répandre des larmes ;
Mais lors que vous vivez, des sentimens si doux {p. 47}
Sont trop pour mon devoir s’ils sont trop peu pour vous,
C’est à les étouffer qu’il faut que je m’applique,
1010 Et comme vostre veuë en est l’obstacle unique,
Je fuis un ennemy qu’en mon ennuy* secret
Je combats avec peine et ne vaincs qu’à regret.

D. ALVAR

Vous me quittez, Madame ?

CASSANDRE

Il y va de ma gloire*.

D. ALVAR

Et d’un amour si pur vous perdrez la memoire ?

CASSANDRE

1015 J’y feray mon pouvoir.

D. ALVAR

Oyez donc jusqu’au bout,
A quel point ...

CASSANDRE

Non, c’est trop.

D. ALVAR

Je vous suivray par tout,
Et si vous me quittez, il n’est respect ny crainte
Qui m’empesche chez vous d’aller porter ma plainte.

CASSANDRE

Si je dois l’écouter, sçachez auparavant
1020 Ce que s’en doit promettre un espoir decevant.
Quand celuy d’estre à vous authorisa ma flame
Je ne vous cachay point les secrets de mon ame,
Et vos feux n’ayant rien qui blessast mon devoir,
Je vous aimay sans doute et vous le pûstes voir.
1025 Par un funeste bruit* ma fortune* changée
Ayant crû vostre mort je me suis engagée,
Ce bruit* m’a fait ailleurs disposer de ma foy*,
Vous sçavez qui je suis et ce que je me doy,
Que l’honneur a ses lois que l’on ne peut enfraindre ; {p. 48}
1030 Plaignez-vous là dessus, si vous osez vous plaindre.

D. ALVAR

Ouy, je l’ose, Madame, et si vous n’esperez...
Mais las ! que puis-je dire alors que vous pleurez ?

CASSANDRE

Si mes yeux par des pleurs attentent sur ma gloire*,
Ce sont des imposteurs que l’on doit point croire.

D. ALVAR

1035 Quoy donc, vos passions sont tellement à vous
Qu’un moment peut changer la tendresse en couroux* ?
Est-il possible, helas ! qu’avec si peu de peine
Vous reduisiez l’amour aux effets de la haine,
Et qu’exposée aux coups des plus rudes combats
1040 Vous puissiez soûpirer et ne soûpirer pas ?
Ah, si jamais pour vous ma flame eut quelques charmes*,
Enseignez-moy comment vous vous servez des larmes,
De ces larmes toûjours si prestes d’obeïr,
Qui prennent loy de vous, qui n’osent vous trahir,
1045 Et que par un pouvoir que je ne puis comprendre
Je vous vois essuyer aussi-tost que répandre.

CASSANDRE

Quand de ce que je fus j’ose me souvenir,
Mon coeur comme en tribut s’appreste à m’en fournir,
Quand par ce que je suis il cognoit* qu’il s’abuse,
1050 Mon coeur ce mesme coeur soudain me les refuse,
Et par ces sentimens l’un à l’autre opposez
Deux partis se formants dans mes sens divisez,
Sans permettre aucun calme à mon ame inquiete,
La douleur les attire et l’honneur les arreste,
1055 Ne pouvant consentir qu’en un sort si nouveau
Le plus bas sentiment triomphe du plus beau.
{p. 49 ; e}

D. ALVAR

Enfin c’est à regret qu’entre les bras d’un autre...

CASSANDRE

Si l’adveu* de mon mal peut adoucir le vostre,
Ouy, je souffre* à vous perdre, et mon coeur alarmé
1060 Ne se souvient que trop de vous avoir aimé,
En vain pour l’oublier il se fait violence.

D. ALVAR

Donc je puis...

CASSANDRE

N’en tirez aucune consequence.

D. ALVAR

Esperer que peut-estre...

CASSANDRE

Injuste et vain espoir !

D. ALVAR

Mon amour...

CASSANDRE

Ne pourra corrompre mon devoir,
1065 Et plustost que...

FLORE montrant ENRIQUE qui paroist

Madame.

CASSANDRE

O disgrace impréveuë !
Empeschez qu’on me suive, ou bien je suis perduë.
{p. 50}

SCENE VII. §

ENRIQUE, D. ALVAR, CASSANDRE, FLORE.

ENRIQUE

Ne vois-je pas ma soeur ? elle me fuit en vain
Si...

D. ALVAR coupant chemin à ENRIQUE
qu’il voit se preparer à suivre Cassandre.

Vous m’obligerez* de changer de dessein*,
Cette Dame me touche.

ENRIQUE

Et plus que vous peut-estre
1070 Moy-mesme elle me touche, et je la veux cognoistre*.

D. ALVAR

J’y pourray mettre obstacle.

ENRIQUEmettant l’épée à la main.

Ah Dieu, me menacer !
Voicy, voicy par où je le sçauray forcer.

D. ALVAR

Vous reculez pourtant.

CASSANDREparoissant apres que D. ALVAR
a fait reculer ENRIQUE hors du Theatre

Helas ! que dois-je faire ?
Quel funeste combat d’un amant et d’un frere !

FLORE

1075 On les separera, ne craignez rien pour eux.

CASSANDRE

Ce quartier est desert, D. Alvar malheureux,
Et la nuit qui survient...
{p. 51}

FLORE

Retirons nous, Madame.

CASSANDRE

Que de troubles* divers s’élevent dans mon ame !
Encor si nous pouvions trouver quelque secours*.

FLORE

1080 Nous ne les voyons plus, ils s’éloignent toûjours,
Mais D. Lope…

SCENE VIII. §

D. LOPE, CASSANDRE, FLORE.

D. LOPE

Ah, ma soeur, la funeste nouvelle !

CASSANDRE

Qu’est-ce, mon frere ?

D. LOPE

Alonse est un amy fidelle,
Et cette trahison dont j’osois murmurer,
M’asseuroit le seul bien que je puis esperer ;
1085 Mais jugez quel espoir me doit rester encore
Quand Enrique me perd, quand il me deshonore,
Et qu’autheur d’un affront que je croyois vanger,
Malgré moy dans son crime il a sçeu m’engager.
Mais qui vous trouble ainsi ? vous semblez toute émeuë.

CASSANDRE

1090 Un bruit* d’armes oüy dans la prochaine ruë,
D’un effroy si subit vient de saisir mon coeur...

D. LOPE

Je l’entens* en effet, éloignez-vous, ma soeur.
Je verray ce que c’est.
{p. 52}

SCENE IX. §

D. LOPE, D. ALVAR, Trois BRAVES* le poursuivant.

1. BRAVE*

Ta mort suivra la sienne.

D. ALVAR

Que ne l’empeschiez-vous, comme je fais la mienne,
1095 Lâches ?

D. LOPE

Quoy, trois contre un ! donnons, je suis à vous,
Mon cavalier, courage.

2. BRAVE*

O Dieu, les rudes coups !

3. BRAVE*

Ah ! D. Lope...

D. LOPE

Mon nom dans la bouche d’un lâche ?

3. BRAVE*

Sçachez...

D. LOPE

J’ay déja sçeu ce qu’il faut que je sçache.

2. BRAVE*

Craignant quelque disgrace, évitons sa fureur.

D. ALVAR

1100 Vous fuyez, assassins, ce secours* vous fait peur.

D. LOPE

Laissons-les s’échapper, quoy qu’indignes de vivre,
Ils ne meritent pas qu’on daigne* les poursuivre.
{p. 53}

D. ALVAR

Cependant je dois tout à ce bras genereux*,
Sans vous ma resistance estoit vaine contre eux,
1105 Vous seul par un secours*...

D. LOPE

Espargnez-moy, de grace*,
J’ay fait ce que vous mesme eussiez fait en ma place.

D. ALVAR

Au moins j’aurois montré que je sçay mon devoir,
Mais enfin où vous puis-je entretenir ce soir ?
Il faut que je vous quitte, et ma disgrace est telle
1110 Qu’ayant tué d’abord l’autheur de la querelle,
Quoy que sa mort soit juste après sa lâcheté,
Je serois criminel si j’estois arresté.

D. LOPE

Je ne laisseray pas mon secours* inutile,
Ne craignez rien, chez moy je vous offre un azile,
1115 Allons, et soyez seur qu’au besoin* contre tous
Je sçauray vous défendre, ou perir avec vous.
Mais sans doute on vous cherche.

D. ALVAR

O malheur redoutable !

SCENE X. §

D. LOPE, D. ALVAR, D. LOUIS, Suitte d’Archers.

D. LOUIS

Voyez nos soins*, D. Lope, à trouver un coupable,
Enrique, helas !

D. LOPE

Et bien ?
{p. 54}

D. LOUIS

Vient d’estre assassiné.

D. LOPE

1120 Enrique !

D. LOUIS

Et l’assassin par icy détourné,
Tâchant de garantir sa teste par sa fuitte,
Attire sur ses pas nostre juste poursuitte,
On l’a veu reculer les armes à la main.

D. LOPE

Par vostre diligence empeschez son dessein*,
1125 Je vay pourvoir au reste.

SCENE XI. §

D. LOPE, D. ALVAR.

D. ALVAR

Et vous devant la vie,
Ce n’estoit pas assez...

D. LOPE

Brisons-là, je vous prie.
Sçavez-vous qui je suis ?

D. ALVAR

C’estoit pour le sçavoir
Que je vous demandois à vous parler ce soir.

D. LOPE

Sçavez-vous contre qui je viens de vous defendre ?

D. ALVAR

1130 Non.

D. LOPE

Sçavez-vous quel sang vous avez sçeu répandre ?
{p. 55}

D. ALVAR

Aussi peu, seulement vous répondray-je bien
Que mon coeur sur ce point ne se reproche rien,
Mais ne me cachez plus un secret qui m’importe.

D. LOPE

D. Lope de Guzman est le nom que je porte.

D. ALVAR

1135 Je cognoy ce grand nom, et le malheur m’est doux
Par qui je tiens le jour d’un homme tel que vous.

D. LOPE

Gardez bien-tost de prendre un sentiment contraire.

D. ALVAR

Pourquoy ?

D. LOPE

Si je vous dis que le mort est mon frere ?

D. ALVAR

Vostre frere !

D. LOPE

Ouy, mon frere, et vous pouvez juger
1140 Si je puis vous deffendre ayant à le vanger.

D. ALVAR

Mais vous m’avez promis...

D. LOPE

La promesse est frivole,
Jamais contre soy-mesme on ne donne parole.

D. ALVAR

Que pretendez-vous donc ?

D. LOPE

Monstrer par vostre mort
Que le devoir du sang est toûjours le plus fort.

D. ALVAR

1145 Et bien, me voicy prest à vous rendre une vie...

D. LOPE

Non, je sçay mieux à quoy la gloire* me convie,
Et ce n’est pas icy qu’au milieu du secours* {p. 56}
J’aspire sans peril à terminer vos jours.
Adieu, retirez-vous, j’ay peur qu’on vous arreste,
1150 Allez en seureté chercher une retraite,
J’ay soin* de vostre vie et l’ose conserver,
Mais sçachez qu’en effet c’est me la reserver,
Et qu’il n’est point de lieu, quoy que vous puissiez faire,
Où sur vous mon devoir n’aille vanger un frere.

D. ALVAR

1155 Croyez-vous que son sang qu’a répandu ma main
Soit l’effet criminel d’un injuste dessein* ?

D. LOPE

Par soy-mesme un grand coeur juge toûjours d’un autre,
Mais c’est le sang d’un frere et je luy dois le vostre.

D. ALVAR

Me soupçonneriez-vous le courage assez bas
1160 Pour n’oser en tous lieux affronter le trépas ?

D. LOPE

Je vous ay veu combattre, et j’advoüeray sans feindre
Que je ne puis avoir d’ennemy plus à craindre.

D. ALVAR

Donc sans plus balancer* c’est icy que je doy
Me monstrer tel pour vous que vous estes pour moy.

D. LOPE

1165 Que pensez-vous resoudre, et quelle est vostre envie ?

D. ALVAR

De fuir un ennemy qui m’a sauvé la vie,
Et faire voir qu’au moins, si le Ciel l’eust permis,
Nous n’étions pas peut-estre indignes d’estre amis.

D. LOPE

C’est ce qui ne se peut apres la mort d’un frere.
{p. 57}

D. ALVAR

1170 Aussi l’éloignement est pour moy necessaire.

D. LOPE

Quoy, vous pourriez me fuir ?

D. ALVAR

Je fuis avec éclat,
Quand j’évite en fuyant le peril d’estre ingrat.

D. LOPE

Vous me verrez pousser ma vangeance à l’extrême,
Je vous suivray par tout.

D. ALVAR

Je vous fuiray de mesme.

D. LOPE

1175 Je sçauray vous chercher.

D. ALVAR

Et moy vous éviter.

D. LOPE

Quoy, je ne tâche icy que de vous irriter,
Et je ne puis enfin forcer vostre cholere
D’accepter un combat qui me doit satisfaire ?

D. ALVAR

C’est que songeant à fuir si vous me poursuivez,
1180 Je fay ce que je doy, vous, ce que vous devez.

D. LOPE

Contentez ce devoir qui presse ma vangeance.

D. ALVAR

Il vous porte à combattre, et le mien m’en dispense.

D. LOPE

Vous m’avez offencé, je dois vous en punir.

D. ALVAR

Vous m’avez obligé*, je dois m’en souvenir.

D. LOPE

1185 Nous nous verrons pourtant.

D. ALVAR

Jamais.
{p. 58}

D. LOPE

Et ma poursuitte ?

D. ALVAR

Ne m’en mettray-je pas à couvert par la fuitte ?

D. LOPE

Peut-estre, mais enfin si nous nous rencontrons
Il faudra lors combattre.

D. ALVAR

Et bien nous combattrons.
{p. 59}

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

ALONSE, D. LOPE.

ALONSE

Je l’avois bien préveu, que tant de violence
1190 Pourroit enfin du Ciel lasser la patience,
Et qu’à suivre toûjours son seul emportement,
Enrique par ses mains creusoit son monument.
Toutefois il respire, et son reste de vie
Rend de quelque douceur sa disgrace suivie,
1195 Puisqu’il nous laisse lieu d’esperer qu’au besoin*    
Luy-mesme contre luy servira de témoin.

D. LOPE

Ah, sans me déguiser ce qu’on ne me peut taire,
Dites qu’on doit rougir d’avoüer un tel frere,
Et que sa lâcheté dans ce dernier combat
1200 N’a fait aux yeux de tous qu’un trop honteux éclat.

ALONSE

Il est vray qu’on le blâme, et qu’un noble courage
Du nombre contre un seul dédaigne l’avantage,
Cependant chacun sçait pour ménager ses jours
Qu’il a pû s’abaisser à souffrir* du secours*.
1205 C’est au milieu de trois qui luy prestoient main forte
Que ce jeune incognu l’a blessé de la sorte,
Il est tombé mourant, et de sa fausse mort {p. 60}
Tout le peuple amassé me faisoit le rapport,
Quand luy voyant encor quelques signes de vie
1210 A ne le point quitter l’amitié de convie,
On arreste son sang, il revient lors à soy,
Estant déjà tout proche on le porte chez moy,
Où vous mesme avez veu dans l’ennuy* qui l’accable
Que de tout son malheur il se tient seul coupable.

D. LOPE

1215 Helas ! et plûst au Ciel qu’en déplorant le sien
Je n’eusse pas sujet de l’accuser du mien,
Car enfin dans la loy que la fille m’impose,
La promesse d’un pere est pour moy peu de chose,
Et je n’ay plus sans doute à songer qu’à mourir,
1220 Puisque vostre amitie n’a pû me secourir.

ALONSE

J’avois crû jusqu’icy qu’il estoit impossible
Qu’avec tant de vertu l’amour fust compatible,
Et vous sçachant aimé j’apprehendois fort peu
Que Jacinte nous pust refuser son adveu*.
1225 Mais s’il faut que ma crainte avec vous s’éclaircisse,
D. Sanche m’est suspect luy-mesme d’artifice*,
Je l’ay reveu tantost, et cognu malgré luy
Que l’accord accepté redouble son ennuy*.
Luy parlant de vous voir, il n’a pû si bien faire
1230 Qu’un mouvement d’aigreur n’ait trahy sa cholere,
Elle a paru couverte et m’a trop fait juger
Que rien n’éteint en luy l’ardeur de se vanger.

D. LOPE

Qu’il se vange ; aussi bien, quoy que j’ose entreprendre,
Apres ce que je sçay je n’ay rien à pretendre,
1235 Pour paroistre innocent mon effort seroit vain ;
Si c’est le mesme sang, qu’importe quelle main ?
C’est ce malheur du sang dont je suis responsable, {p. 61 ; f}
Qui me rendra toûjours également coupable,
Puisqu’ayant à combatre un destin rigoureux,
1240 C’est estre criminel que d’estre malheureux.

ALONSE

La vertu de la fille à nos desseins* contraire,
Semble avoir commencé la vangeance du pere,
Et ce trouble* confus qu’il m’a fait remarquer,
Me fait craindre pour vous à l’oser expliquer ;
1245 Mais le meilleur remede en ce malheur extrême,
C’est de porter Enrique à s’accuser luy-mesme,
A demander D. Sanche, et ne luy point cacher
Ce que je sçay déja qu’il s’ose reprocher.
Pour peu qu’on soit sensible, il n’est rien qu’on refuse
1250 Au triste repentir d’un mourant qui s’accuse,
Et quoy qu’ait resolu ce vieillard outragé,
Par le malheur d’Enrique il se tiendra vangé,
Il croira que le Ciel, à ses voeux favorable,
Aura pris soin* pour luy de punir un coupable,
1255 Et j’ose m’asseurer du succez de vos feux
Quand cet hymen pour luy n’aura rien de honteux.

D. LOPE

Qu’Enrique obtinst sur luy cette haute victoire ?

ALONSE

Il l’obtiendra sans doute, et j’ay lieu de le croire,
Puisqu’au nom de Fernand par hazard prononcé,
1260 Si Cassandre se plaint de son hymen forcé,
(M’a-t’il dit d’une voix et languide et mourante, )
Je ne l’oblige* à rien, qu’elle vive contente.

D. LOPE

Ah, si son repentir s’étendoit jusqu’à moy.

ALONSE

Vous en verrez l’effet tel que je le prévoy.
1265 Adieu, pour vous servir je vay mettre en usage
Tout ce qui peut abatre un orgueilleux courage.
{p. 62}

D. LOPE

Cependant dans l’espoir de quelque mot d’advis,
Je vay resver une heure autour de ce logis,
Si je suis apperceu, Blanche pourra paroistre.

ALONSE

1270 Et si quelqu’autre aussi vous alloit recognoistre,
Et que la force en main le vieillard adverty,
Malgré tout nostre accord vous fist mauvais party ?

D. LOPE

Vous parlez d’un peril que mon amour méprise.

ALONSE

Ce n’est pas sans sujet que j’en crains la surprise*.
1275 Voyez, la Lune brille avec tant de clarté,
Que la nuit n’eut jamais si peu d’obscurité.
Ne vous exposez point si vous m’en voulez croire.

D. LOPE

J’auray soin* de ma vie, ayez soin* de ma gloire*,
Et puis qu’un fier destin s’oppose à mon bon-heur,
1280 Par l’adveu* du coupable asseurez mon honneur.
Seul
Enfin, Fortune*, enfin quoy que ta rage ordonne,
Mon coeur à ton caprice aujourd’huy s’abandonne,
Et de son desespoir il tire au moins ce bien,
Qu’il se trouve en estat de ne craindre plus rien.
1285 Mais si dans sa clarté la Lune m’est fidelle,
Je voy cet incognû contre qui j’ay querelle,
C’est luy-mesme, parlons, puisqu’il s’ose approcher.
{p. 63}

SCENE II. §

D. LOPE, D. ALVAR.

D. LOPE

Me recognoissez-vous ?

D. ALVAR

Je vous allois chercher,
Et quelque rigoureux que mon destin se montre,
1290 Je luy suis obligé* d’une telle rencontre.

D. LOPE

Quoy, croyez-vous ainsi pouvoir impunément
Braver et ma colere, et mon ressentiment ?
Il ne vous souvient plus que l’honneur vous convie
De fuir un ennemy dont vous tenez la vie ?

D. ALVAR

1295 Cette obligation* est dans mon souvenir,
J’en ay donné parole, et sçauray la tenir.

D. LOPE

Me chercher n’en est pas une preuve trop forte.

D. ALVAR

C’est pour mieux l’observer que j’agis de la sorte.

D. LOPE

Mais vous n’ignorez pas qu’un devoir assez fort
1300 M’oblige* sans reserve à vouloir vostre mort ?

D. ALVAR

Je cognoy ce devoir, mais qu’ay-je lieu d’en craindre
Quand je viens le suspendre et non pas le contraindre,
Et qu’à vostre couroux* j’épargne en ce projet
La honte d’éclater contre un indigne objet ?
{p. 64}

D. LOPE

1305 Ce discours est obscur.

D. ALVAR

Pour vous le faire entendre*
Oyez par un billet ce que je viens d’apprendre.
Un injuste ennemy par un noir attentat*,
Envieux de ma gloire*, en a terny l’éclat,
L’outrage par le sang ne s’efface qu’à peine,
1310 On m’en donne l’advis, voila ce qui m’améne.

D. LOPE

Et que pensez-vous faire ?

D. ALVAR

En pouvez-vous douter,
Et dans de tels malheurs a-t’on à consulter ?
Je ne balance* point, quelle que soit l’offence,
Tout mon sang indigné m’en demande vangeance,
1315 Mais ce bien le plus grand qu’on puisse concevoir,
D. Lope, c’est à vous que je le veux devoir.
Quoy que mon ennemy, j’ay peu de peine à croire
Que l’appuy de mes jours le sera de ma gloire*,
Et le moyen aussi de juger d’un grand coeur
1320 Qu’il fist tout pour ma vie, et rien pour mon honneur ?
J’ose donc vous revoir sans qu’un respect frivole
Me fasse apprehender de manquer de parole,
Puisque loin de braver vostre juste couroux*
J’en recule l’effet moins pour moy que pour vous.
1325 J’ay promis de vous fuir, mais je veux que ma fuite
D’un si grand ennemy merite la poursuitte,
Et n’auriez-vous pas lieu si je fuyois ainsi,
De dédaigner un sang par un autre noircy ?
On m’a fait un affront, j’ay tué vostre frere,
1330 La vangeance à tous deux aujourd’huy nous est chere,
Mais quoy qu’en ce rencontre elle ait pour vous d’appas*,
Si vous la differez, vous ne la perdez pas.
Devenons donc amis tant que le sang d’un lâche {p. 65}
De ma gloire* obscurcie ait effacé la tache,
1335 Et que par son trépas mon honneur affermy*,
Je puisse meriter d’estre vostre ennemy ;
Car enfin j’ay pour vous une trop pure estime
Pour vouloir abuser d’un coeur si magnanime,
Ma vangeance est la vostre, et je n’en suis jaloux
1340 Que pour rendre mon sang moins indigne de vous.

D. LOPE

Je ne sçay que répondre, et c’est par mon silence
Que vous laissant juger de tout ce que je pense,
Je croy mieux expliquer dans mon sort rigoureux
Ce que peut la vertu sur un coeur genereux*.
1345 Mais où cette vertu me va-t’elle reduire ?
Vous sçavez m’obliger* quand je cherche à vous nuire,
Et pressé d’un devoir que je n’ose trahir,
Je voy que vous m’ostez le droit de vous haïr.
Ce devoir toutefois que presse la Nature
1350 Se trahiroit soy-mesme à souffrir* vostre injure,
Il y prend interest, et dans vostre ennemy
Par un dessein* bizarre il vous donne un amy.
Je le suis, j’en fais gloire*, et d’un aveugle zele
En tous lieux, contre tous, je prens vostre querelle,
1355 A vanger vostre affront servez-vous de mon bras,
Un amy tel que moy ne vous manquera pas ;
Mais cet affront vangé, mon coeur quoy qu’avec peine
Dépoüille l’amitié pour reprendre la haine,
Et l’interest d’un frere est un respect trop fort,
1360 Pour oser voir en vous que l’autheur de sa mort.

D. ALVAR

Au moins dans cet instant, que l’amitié receuë
Tient pour moy dans ce coeur la haine suspenduë,
Souffrez* qu’impatient de m’acquitter vers vous,
D’un amy si parfait j’embrasse* les genoux.
1365 Rendrois-je un moindre hommage à qui je dois la vie ? {p. 66}
Mais on veut vous parler, ou bien l’on nous épie.

SCENE III. §

D. LOPE, D. ALVAR, BLANCHE.

D. LOPE

Ah ! Blanche.

BLANCHE

Qu’à propos je vous ay recognû !
L’on m’envoyoit chez vous.

D. LOPE

Quoy, qu’est-il survenu ?

BLANCHE

Venez, on vous attend.

D. LOPE

Moy, Blanche ?

BLANCHE

Ouy, ma maitresse
Veut resoudre avec vous une affaire qui presse.

D. LOPE

1370 Que je crains...

BLANCHE

Craignez tout d’un couroux* déguisé.

D. LOPE

Sans doute le vieillard n’est point desabusé,
C’est ce qu’on veut m’apprendre ?

BLANCHE

Il est vray qu’il s’emporte.
{p. 67}

D. LOPE

C’est assez, je te suy, va m’attendre à la porte.

SCENE IV. §

D. LOPE, D. ALVAR.

D. LOPE

Voyez que l’amitié se croit beaucoup permis.

D. ALVAR

1375 Souffre*-t’on la contrainte entre les vrais amis,
Vous m’avez obligé*, mais quel est ce message ?
D’autre que d’une fille il m’auroit fait ombrage,
Vous estes tout resveur.

D. LOPE

Peut-estre en ay-je lieu,
Mais enfin il est temps que je vous dise adieu.

D. ALVAR

1380 Quoy, sans me découvrir ce qui vous inquiéte ?
D. Lope, c’est donc là cette amitié parfaite,
Je me découvre à vous, vous vous cachez de moy.

D. LOPE

Avec peu de raison vous soupçonnez ma foy*,
Et s’il faut éclaircir le sujet de ma peine
1385 J’ay receu rendez-vous, et c’est ce qui me gesne.

D. ALVAR

La faveur vous déplaist ?

D. LOPE

J’aime et je suis aimé,
Mais un pere fâcheux* tient mon coeur alarmé,
Et contre mon espoir cette faveur offerte
Est moins faveur pour moy que l’arrest de ma perte :
1390 Il me hait, et la fille attendant son aveu* {p. 68}
D’une vertu si fiere accompagne son feu,
Que je n’en dois prévoir qu’une atteinte mortelle
Puisqu’elle se dispense* à m’appeller chez elle.
Ainsi de ce vieillard redoutant le couroux*
1395 J’accepte avec chagrin* un pareil rendez-vous,
Non, parce qu’au malheur dont ma flame est suivie,
Si je suis découvert, il y va de ma vie,
Mais parce que surpris dedans son entretien
Tout mon sang exposé n’asseure pas le sien
1400 Mais je vous quitte enfin, c’est trop la faire attendre.

D. ALVAR

Je vous escorteray.

D. LOPE

Vous ?

D. ALVAR

Quoy, vous en deffendre !
Craignez-vous que ce bras ne vous manque au besoin* ?

D. LOPE

Un amour si secret fuit un nouveau témoin,
Et je dois ce respect à l’objet de ma flame,
1405 De...

D. ALVAR

Vous abandonner c’est me couvrir de blâme,
Et mon coeur est pour vous injuste au dernier point
S’il vous souffre* un peril qu’il ne partage point.
Non, non, je vous suivray.

D. LOPE

Vous ne prenez pas garde
A ce qu’en ce projet vostre amitié hazarde,
1410 Et que dans ma disgrace oser vous engager,
C’est vous mettre en estat de ne vous point vanger,
Que devient cette ardeur d’effacer vostre injure ?
{p. 69}

D. ALVAR

Sur l’occasion seule un grand coeur se mesure.
Allons, nous perdons temps.

D. LOPE

Mais...

D. ALVAR

C’est trop contester,
1415 Sçachant ce que je sçay je ne puis vous quitter.
Sur tout, je suis discret.

D. LOPE

Je n’ay plus rien à dire,
Mais je vous devray trop, et mon coeur en soûpire,
Puisqu’apres cet accord que l’honneur rend permis,
Ce mesme honneur nous force à cesser d’estre amis.

D. ALVAR

1420 Ne songeons maintenant qu’à ce qui vous importe.

D. LOPE

Nous n’irons pas bien loin, voyez d’icy la porte,
J’y dois estre attendu.

SCENE V. §

D. LOPE, D. ALVAR, BLANCHE.

D. LOPE

Blanche.

BLANCHE

Entrez et sans bruit*,
De peur que...mais que vois-je ?

D. LOPE

Un amy qui me suit,
Ne crains rien, sa vertu dans mon sort l’interesse. {p. 70}

BLANCHE

1425 Vous me perdez, Monsieur, que dira ma maistresse ?

D. LOPE

Va, je t’excuseray, n’en sois point en soucy.
Amy, j’en use mal de vous laisser icy,
Seul, de nuit, sans clarté, mais...

D. ALVAR

Cette excuse est vaine,
Un desir curieux n’est pas ce qui m’améne,
1430 Je vous attens, allez, et ne m’oubliez pas
Si vous avez besoin du secours* de mon bras.

BLANCHE

La chambre où je vous mene ayant double sortie,
Contre toute surprise* asseure la partie,
D’ailleurs l’appartement est assez reculé.

D. ALVAR seul

1435 De quel sort plus étrange a-t’on jamais parlé ?
Quand un pere offencé dont j’ignore l’outrage,
Au soûtien de sa gloire* appelle mon courage,
Pour ne me pas monstrer genereux* à demy
Il faut que je m’engage avec mon ennemy,
1440 Et dans cet ennemy que mon malheur me laisse
Je trouve à respecter le sang d’une Maistresse.
O haine, amour, vangeance, ô doux et puissans noeuds,
Qui déchirez mon ame et confondez mes voeux,
Finissez un combat qui me rend trop à plaindre,
1445 Ou cachez-moy les maux que vous me faites craindre.
Mais j’ois marcher quelqu’un, ne sçachant où je suis,
Songer à la deffence est tout ce que je puis,
Ne nous découvrons point si l’on ne nous découvre.
Mais Dieux ! n’entens*-je pas une porte qui s’ouvre ?
1450 La lumiere paroist, enfin tout est perdu, {p. 71}
Que feray-je ?

SCENE VI. §

D. SANCHE, D. ALVAR.

D. SANCHE

Un bruit* sourd vers la porte entendu*,
Dans l’attente d’un fils à mes souhaits si chere...
Mais ne le vois-je pas ? Ah, mon fils !

D. ALVAR

Ah, mon pere.

D. SANCHE

Je puis donc te revoir ?

D. ALVAR

C’est donc vous que je voy ?

D. SANCHE

1455 Ah, qu’avecque raison tu doutes si c’est moy !
Dans l’affront que je pleure et qui me desespere,
Tu peux, tu peux, mon fils, mécognoistre ton pere.
La rougeur de mon front t’empesche d’y trouver
Ces traits* que la Nature y sçeut jadis graver,
1460 Tu les cherches en vain, mais seur de ma vangeance,
Si je dois aujourd’huy t’expliquer mon offence,
J’ay l’avantage au moins qu’en ton ressentiment
Tu n’auras de ma honte à rougir qu’un moment.

D. ALVAR

Ce moment est trop long, hastez-vous de m’apprendre
1465 Quel sang pour l’effacer il faut aller répandre.
{p. 72}

D. SANCHE

Te diray-je, mon fils, que l’affront est si bas,
Qu’il seroit trop vangé, s’il l’estoit par ton bras ?
Pour un lâche ennemy capable de surprise*
La generosité n’est pas mesme permise,
1470 Ne t’inquiéte point de mon honneur perdu,
S’il luy faut une vie, on m’en a répondu,
Il perira, le traistre.

D. ALVAR

Ah, que voulez-vous faire ?

D. SANCHE

Te remettre en estat de m’advouër pour pere.

D. ALVAR

Me reserveriez-vous à cette lâcheté,
1475 De souffrir*...

D. SANCHE

Il aura ce qu’il a merité.
Où l’offence est indigne et basse et lâche et noire
Tout ce qui la repare est toûjours plein de gloire*,
Fer, poison, tout est beau, quand il n’est point douteux,
Et pourveu qu’on se vange il n’est rien de honteux.

D. ALVAR

1480 Expliquez-vous enfin, et sçachons cette offence.

D. SANCHE

Elle est...Ah, tout mon sang en fremit quand j’y pense,
Il se trouble, il s’indigne au nom de l’offenceur,
Si tu le veux sçavoir, apprens-le de ta soeur.

D. ALVAR

Où courez vous, mon pere ?

D. SANCHE

Il faut que je l’appelle.

D. ALVAR

1485 Pensez vous...
{p. 73 ; g}

D. SANCHE

Ouy, mon fils, tu sçauras mieux tout d’elle.

D. ALVAR

Peut-estre...

D. SANCHE

Je l’améne icy dans un moment.

D. ALVAR seul

Puis-je encor me cognoistre* en cet évenement ?
D. Lope aime ma soeur, et moy-mesme à ma honte
J’asseure un rendez-vous au feu qui le surmonte.
1490 Ah, suivons...mais hélas ! ne précipitons rien,
S’il offence mon sang, j’ay répandu le sien,
Et lors qu’avecque luy ma parole m’engage,
Consentir à sa perte est manquer de courage ;
Et puis, si ce point seul nous rendoit ennemis,
1495 Que luy puis-je imputer que je n’ay point commis ?
Il brûle pour Jacinte, et j’adore Cassandre.
Mais qu’il tarde à venir ! l’auroit-on pû surprendre* ?
Si j’ay bien entendu* d’un et d’autre costé
Une porte au besoin* le met en seureté.
1500 Puisqu’il peut s’échapper, quel obstacle l’arreste ?

SCENE VII. §

D. LOPE, D. ALVAR, BLANCHE.

D. LOPE

Amy, nostre vieillard m’oblige* à la retraite,
Sortons, et vous sçaurez...

D. ALVAR

Amy, je le cognoy ;
Je viens de luy parler, ne craignez rien pour moy.
{p. 74}

D. LOPE

Vous ?

D. ALVAR

M’en voyant surpris j’ay feint sur quelque affaire
1505 Qu’une lettre de luy m’étoit fort necessaire,
Il est allé l’écrire, et dans cet embarras
Je me rendrois suspect à ne l’attendre pas.

D. LOPE

Mais...

BLANCHE

Je l’entens* déjà, le rendez vous funeste !
Sortez viste.

D. ALVAR

Demain je vous diray le reste.

SCENE VIII §

D. SANCHE, D. ALVAR, JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

1510 Quoy, sans sçavoir pourquoy je dois tant me haster ?

D. SANCHE

En croiras-tu tes yeux ? tu les peux consulter,
Recognois-tu ce fils que le Ciel me renvoye ?

JACINTE

Juste Ciel, se peut-il qu’enfin je le revoye ?
Ah, mon frere, est-ce vous ?

D. ALVAR

Mon déplaisir*, ma soeur,
1515 Me laisse de ce nom mal goûter la douceur.
Quand un pere offensé... {p. 75}
Blanche revient.

D. SANCHE

Dy-luy, dy-luy, ma fille,
Cet affront si honteux à toute ma famille,
Et si dans mes ennuis* tu veux me soulager,
Nomme-luy l’ennemy dont je dois me vanger.
1520 Quand l’outrage est mortel, qu’il va jusqu’à l’extrême,
C’est s’en faire un nouveau que l’expliquer soy-mesme.
Par ces tristes soûpirs l’un par l’autre pressez,
Epargne cette honte à qui rougit assez.
Tu te tais ; ouy ma fille, à conter mon injure
1525 Ton sang pourroit du mien contracter la soüillure,
Il est encor sans tache, et ton pere affronté
N’en corrompt pas si-tost toute la pureté.
Défens-toy, j’y consens, d’un recit qui t’outrage,
Si ton refus me gêne, il montre ton courage,
1530 Tu ne peux t’abaisser à parler d’un affront
Dont par moy l’infamie éclate sur ton front,
Mais s’il faut que moy-mesme enfin je le declare,
Mon fils, souffre* un moment que mon coeur s’y prépare.

BLANCHE

Son fils, Madame ?

JACINTE

Ouy, Blanche.

BLANCHE

O Dieu que ferons-nous !
1535 Il escortoit D. Lope, il sçait le rendez-vous.

JACINTE

Que dis-tu ? c’estoit luy qui luy servoit d’escorte ?

BLANCHE

Luy mesme.

D. ALVAR

Enfin je cede au soupçon qui m’emporte,
Parlez, ou je croiray...
{p. 76}

D. SANCHE

Croy tout ce que tu peux,
L’affront dont je rougis est encor plus honteux.
1540 Cognois*-tu les Guzmans ?

D. ALVAR

Ouy, ce nom est illustre.

D. SANCHE

L’un d’eux par mon offence en a terny le lustre,
D. Lope...enfin c’est fait, j’ay nommé l’offenseur.

D. ALVAR

Quoy, D. Lope...

D. SANCHE

Ah ! mon fils, daigne* épargner ta soeur.
Voy comme trop sensible à l’outrage d’un pere,
1545 Le nom d’un ennemy l’enflame de colere.
Voy de quels mouvemens son coeur est combatu,
Et plaignant ma disgrace, admire sa vertu.

D. ALVAR

J’en suis surpris* sans doute encor plus que vous n’étes.
D. Lope...

D. SANCHE

Voy son trouble* au nom que tu repetes,
1550 Et juge à ces effets de haine et de couroux*
Si j’ay dû consentir d’en faire son époux,
On me l’a fait promettre, et j’ay feint...

JACINTE

Ah ! mon pere.

D. SANCHE

Non, quand ce seul moyen me pourroit satisfaire,
1555 Ne croy pas, quelque éclat que mon malheur ait eu,
Que j’abuse jamais de ton trop de vertu.
Je sçay que tu le hais, je sçay que la vangeance
T’ayant mis dans le coeur toute sa violence,
Tu souffrirois* bien plus à luy donner la main,
1560 Qu’à luy plonger toy-mesme un poignard dans le sein.
A ces grands mouvemens abondonne ton ame, {p. 77}
Donne-toy toute entiere à l’ardeur qui l’enflame,
Et s’il faut...

D. ALVAR

Cet advis ne nous rend pas l’honneur,
Mon pere, et vous gênez* la vertu de ma soeur.

D. SANCHE

1565 Ah ! si tu connoissois quel noble sacrifice…

D. ALVAR

Elle sçait de nous deux qui luy rend mieux justice.

JACINTE

L’apparence, mon frere, est trop à soupçonner...

D. ALVAR

Il n’est pas temps, ma soeur, de rien examiner.

D. SANCHE

Ouy, c’est trop en effet luy dérober la joye
1570 Que luy permet le Ciel au bonheur qu’il m’envoye,
Estouffe ce chagrin* où ton coeur s’est plongé,
Encor un peu, ma fille, et ton pere est vangé.

JACINTE

Vous, mon pere, et de qui ?

D. SANCHE

De cet ennemy mesme
Dont pour toy le seul nom est un supplice extrême.
1575 Croy-le déja sans vie, et par un doux transport*
Tâche de t’advancer le plaisir de sa mort.
Peins-le-toy tout sanglant, blessure sur blessure
Par son dernier soûpir expier nostre injure,
Repais de cette image...

D. ALVAR

Elle a beaucoup d’appas*,
1580 Mais il perit en vain s’il ne vous vange pas.

D. SANCHE

S’il ne me vange pas ? apprens, apprens l’offence,
Et sçache que luy mesme a reglé ma vangeance,
Si je ne la veux perdre, il le faut imiter. {p. 78}
Par des gens apostez* il m’a fait affronter*,
1585 Et lors que pour ma gloire* il doit cesser de vivre,
Son exemple est pour moy le seul exemple à suivre.
J’ai préparé le piege, et c’est dans cette nuit
Que des Braves*

D. ALVAR

O Ciel, où me vois-je réduit ?
Et je m’arreste encor, c’est trop.

D. SANCHE

Que vas-tu faire ?

D. ALVAR

1590 Défendre un ennemy pour mieux vanger un pere.

D. SANCHE

Quoy ? tu peux condamner…

D. ALVAR

Vous m’arrestez en vain,
Son sang est mal versé si ce n’est par ma main.
Il sort

D. SANCHE

O l’indigne scrupule où son cœur s’abandonne !

JACINTE

Helas !

D. SANCHE

Ainsi que moy sa foiblesse t’étonne*,
1595 Mais quoy qu’il ose enfin, cesse d’en soûpirer,
Ma partie est bien faite, et tu peus esperer.

JACINTE

Dans un pareil malheur que veut-on que j’espere ?

D. SANCHE

Que peut-estre déjà l’on a vangé ton pere.
Vien, suy-moy, quelques maux que je puisse prévoir,
1600 Mon plus grand déplaisir* se console à te voir.
{p. 79}

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

D. LOPE, CASSANDRE.

D. LOPE

C’estoit pour m’en donner la funeste nouvelle
Que Jacinte hier au soir m’osa mander chez elle,
Il n’en faut point douter ; son trouble* à mon abord,
Ce discours preparé des caprices du Sort,
1605 Ces sermens exigez d’obeïr sans murmure,
Estoient de ma disgrace une marque trop seure,
Et quoy que du vieillard presque aussi-tost surpris,
J’eusse dû la quitter sans avoir rien appris,
Au desordre confus qu’elle me fit paroistre
1610 Devinant aisément ce qui le faisoit naistre,
J’eusse pû me soustraire à ce noir attentat*
Si pour prévoir l’orage on en fuyoit l’éclat.
Mais de tant d’assassins la troupe découverte,
Prest de rentrer chez moy marquoit déja ma perte,
1615 Et je ne combattois, asseuré de perir,
Que pour vanger ma mort avant que de mourir,
Quand une voix de loin à ce bruit* de nos armes {p. 80}
Me remplissant d’espoir et nos traistes d’alarmes,
Prens courage, D. Lope, à moy lâches, à moy,
1620 Nous dit-on, et ces mots redoublent leur effroy.
Me voyant secondé, la victoire en balance,
Ces braves* attaquans demeurent sans deffence,
Et leur fuitte aussi-tost dans ce manque de coeur
Me laisse rendre grace* à mon liberateur.

CASSANDRE

1625 Certes, je tremble encor à vous oüir redire
Avec quelle fureur contre vous on conspire ;
Croyant vous avancer, Alonse vous a nuy,
Et sa feinte à vos feux preste un mauvais appuy.

D. LOPE

C’est ainsi que le Sort par un dernier outrage,
1630 Dans un calme apparent me fait faire naufrage,
Et trompant d’un amy le zele officieux
N’éleve mon espoir que pour l’abattre mieux.

CASSANDRE

C’est le dernier des biens dont sa rigueur nous prive.

D. LOPE

Vous en jugez, ma soeur, par ce qui vous arrive,
1635 Et d’un fâcheux* hymen qui faisoit vostre mort,
Enrique avec Fernand ayant rompu l’accord,
D’un si prompt changement le revers favorable
Vous en fait pour ma flame esperer un semblable.
Mais qu’en vain jusques-là je voudrois me flatter* !
1640 D. Sanche veut ma mort, je ne puis l’éviter,
Et quoy qu’on fasse enfin, je n’ay point à pretendre
Qu’apres l’avoir jurée il m’accepte pour gendre.

CASSANDRE

Mais il vous croit coupable.

D. LOPE

Il le croira toûjours.
{p. 81}

CASSANDRE

La verité cognuë est un puissant secours*,
1645 Vous n’estes criminel que pour la vouloir taire.

D. LOPE

Chercher mon innocence en accusant un frere,
Un frere, dont l’estat trop digne de pitié,
Me feroit soupçonner d’un secours* mandié !
D’un si lâche dessein* je me sens incapable,
1650 Et puisque son adveu* ne le rend point coupable,
Qu’à s’accuser soy-mesme il n’a pû consentir,
Je ne publieray* point ce qu’il peut démentir.

CASSANDRE

Esperez tout d’Alonse, il l’observe sans cesse,
Et dans la juste ardeur qui pour vous l’interesse,
1655 Sans doute il tentera cent moyens superflus,
Ou trouvera celuy de vaincre ses refus.
S’il a pû l’obliger* touchant mon hymenée
A reprendre pour moy la parole donnée...

D. LOPE

Ah, le foible motif pour pretendre à mon tour,
1660 Qu’avec mesme succez il serve mon amour !
Que dans vos interests Enrique ait pû le croire,
Cet effort ne va point jusqu’à trahir sa gloire*,
Dégageant une soeur il oblige* un amy,
Mais s’advouër coupable à son propre ennemy,
1665 S’exposer à rougir du plus honteux reproche
Que...

CASSANDRE

Vous ne voyez pas Jacinte qui s’approche.
{p. 82}

SCENE II. §

D. LOPE, JACINTE, CASSANDRE.

D. LOPE

Apres le dur revers qui détruit mon espoir,
Pouvois-je encor pretendre au bonheur de vous voir,
Madame ? vos bontez par un effort insigne*
1670 Semblent croistre pour moy plus on m’en croit indigne,
Et j’aimeray le sort le plus injurieux,
Puisqu’il peut m’acquerir un bien si precieux.

JACINTE

Je hazarde beaucoup, mais je n’ay pû moins faire
Pour me justifier du procedé d’un pere,
1675 Qui se consultant seul, seduit par son erreur,
N’écoute contre vous qu’une aveugle fureur,
Mais le Ciel qui toûjours veille pour l’innocence,
Pour la faire avorter prit hier vostre défence,
Et monstre sa justice à qui sçait par quel bras
1680 Il sçeut vous garantir d’un attentat* si bas.

D. LOPE

Je sçay qu’aucun jamais ne luy fut redevable
D’un secours* ny plus prompt ny plus considerable,
Mais si j’en tiens le jour qu’on me vouloit ravir*,
J’ignore de quel bras il daigna* s’y servir.
1685 Ce vaillant incognu, quelque effort que je fisse,
Me refusa son nom apres ce grand service,
Et ce n’est qu’aujourd’hui que je le dois sçavoir.
{p. 83}

JACINTE

Pouvez-vous l’ignorer si vous le pustes voir ?
La nuict n’estoit pas sombre.

D. LOPE

Elle estoit assez claire
1690 Pour voir ce mesme amy qui trompa vostre pere,
Qui m’escortant chez vous, n’en sortit qu’apres moy,
Mais son visage seul est ce que j’en cognoy.

JACINTE

Et bien, quel qu’il puisse estre, obtiendray-je une grace* ?

D. LOPE

Madame...

JACINTE

A l’expliquer mon esprit s’embarrasse,
1695 Mais c’est ce qui m’améne, et ce fut hier au soir
Ce qui me fit encor souhaitter de vous voir.

D. LOPE

Parlez, et puisqu’enfin il s’agit de vous plaire,
Fallut-il me soûmettre à la fureur d’un pere,
Et perdre...

JACINTE

Ah, jugez mieux d’un coeur qui tout à vous
1700 Deteste les effets d’un injuste couroux*.
Vous voir recognoissant est toute mon envie,
Un incognu pour vous a prodigué sa vie,
Et ce qu’à vostre amour je demande aujourd’huy,
C’est que jamais ce bras ne s’arme contre luy.
1705 Me le promettez-vous ?

D. LOPE

Je puis vous le promettre,
Puisque l’honneur enfin semble me le permettre,
Et que sans lâcheté je ne puis à mon tour
Combattre un ennemy par qui je vois le jour.
Mais qui vous peut si-tost avoir dit la nouvelle {p. 84}
1710 D’une si surprenante et secrette querelle,
Et qu’un frere mourant, pour vanger son trépas
Contre cet incognu sollicite mon bras ?

JACINTE

C’est ce que j’ignorois dans le malheur d’Enrique.

D. LOPE

Pourquoy donc cette alarme et vaine et chimerique,
1715 Et par quel mouvement vous croyez-vous permis
De craindre quelque jour de nous voir ennemis ?

JACINTE

Comme l’honneur peut tout et sur l’un et sur l’autre,
Si vous n’estes le sien il peut estre le vostre,
Et par ce que j’ay sçeu je prévois à regret...
1720 Mais je le voy qui vient vous dire son secret,
Me tiendrez-vous parole et puis-je le prétendre ?

D. LOPE

Doutez-vous de mon coeur ?

JACINTE

Laissons-les seuls, Cassandre,
Et quoy qu’icy pour nous tout soit à redouter,
Sçachons leurs sentimens avant que d’éclatter.

SCENE III. §

D. LOPE, D. ALVAR.

D. ALVAR

1725 Je me rendray suspect sans doute de foiblesse
D’advouër qu’à regret je vous tiens ma promesse,
Et que s’il se pouvoit il me seroit plus doux {p. 85 ; h}
De me faire cognoistre* à tout autre qu’à vous.

D. LOPE

Il en est peu pourtant qu’avec plus d’asseurance
1730 Vous pûssiez honorer de cette confidence,
Avant que j’en abuse on me verra perir.

D. ALVAR

Enfin sommes-nous seuls, puis-je me découvrir ?
Je crains d’estre écouté.

D. LOPE

Parlez sans vous contraindre,
Quel que soit ce secret, vous n’avez rien à craindre.

D. ALVAR

1735 Apres les differens survenus entre nous,
En quelle qualité me considerez-vous ?

D. LOPE

D’amy, pour un grand coeur ce doute est un peu rude,
Si mon devoir m’est cher je hay l’ingratitude,
Je l’advoüeray par tout, sans vous j’estois perdu.

D. ALVAR

1740 Ce que je vous devois, vous l’ay-je assez rendu ?

D. LOPE

Le Ciel vous est propice autant qu’il m’est contraire,
Je meditois sur vous la vangeance d’un frere,
Et de son sang versé je voy qu’il vous absout.

D. ALVAR

Suis-je quitte envers vous ?

D. LOPE

C’est moy qui vous dois tout.
1745 Mais de ce procedé mon amitié s’offence,
Est-ce que vous doutez de ma recognoissance ?

D. ALVAR

Non, mais aucun malheur n’approcheroit du mien,
Si vous ne m’advoüiez que je ne vous dois rien.
{p. 86}

D. LOPE

Qu’a cet adveu de propre à flatter* vostre envie ?

D. ALVAR

1750 Tout, puisqu’il faut qu’enfin j’attaque vostre vie,
Et qu’un coeur genereux* doit estre au desespoir,
Quand le moindre scrupule estonne* son devoir.

D. LOPE

Tout mon sang malgré moy se trouble à vous entendre*,
Qui le défendit hier veut aujourd’huy l’épandre,
1755 Et m’enviant des jours par luy seul conservez...

D. ALVAR

Vous sçavez encor peu ce que vous me devez,
Et comme un tel secret n’a plus rien qui m’importe,
Chez qui croyez-vous hier que je vous fis escorte ?

D. LOPE

Je n’ay pas oublié si-tost qu’avec le jour
1760 Je dois à vos bontez l’appuy de mon amour,
Je craignois pour Jacinte, et vostre grand courage
Voulut ou dissiper ou partager l’orage.

D. ALVAR

Vous trouvant attaqué quand vous fustes sorty,
Sçavez-vous contre qui je pris vostre party ?

D. LOPE

1765 Contre des assassins employez par son pere.

D. ALVAR

C’est ce que je voudrois qu’ils eussent pû vous taire,
Puisque n’ayant plus lieu de vous déguiser rien,
Je dois vous advoüer que son pere est le mien.

D. LOPE

Quoy, Jacinte...

D. ALVAR

Est ma soeur, et c’est assez vous dire
1770 Quel devoir veut par moy que nostre tresve expire...

D. LOPE

Ouy, c’est me dire assez qu’une injuste rigueur
Fait un crime pour moy de l’amour d’une soeur,
Mais j’atteste le Ciel ennemy du parjure, {p. 87}
Que je brusle d’un feu dont l’ardeur est si pure,
1775 Que si...

D. ALVAR

Vous jugez mal de mon ressentiment
D’en croire cet amour l’unique fondement.
Je ne condamne point une ardeur legitime,
Et comme je cognoy qu’on peut aimer sans crime,
Jacinte estant ma soeur, j’ay lieu de presumer
1780 Que sans blesser sa gloire* elle a pû vous aimer,
Que cet amour n’a rien dont sa vertu rougisse.

D. LOPE

C’est m’obliger* ensemble et luy rendre justice,
Mais si ma passion n’arme point vostre bras,
Quelle offence incognuë expieroit mon trépas ?

D. ALVAR

1785 Ce long déguisement redouble ma colere,
Ne vous ay-je pas dit que D. Sanche est mon pere,
Et par ce seul adveu* n’avez-vous pas appris
Que je dois le vanger puisque je suis son fils ?

D. LOPE

Son malheur est de ceux dont la surprise* accable.

D. ALVAR

1790 Quoy, ne sçavez-vous pas qu’il vous en croit coupable ?

D. LOPE

Ouy, je sçay qu’il le croit, mais aussi je sçay bien,
Quoy qu’il vous en ait dit, que vous n’en croyez rien.
Vostre sang cette nuit exposé pour ma vie
M’a trop justifié de cette calomnie,
1795 Et sçachant son affront, loin de me secourir,
Qui m’en eust crû l’autheur m’auroit laissé perir.

D. ALVAR

Je l’eusse fait sans doute, et j’aurois dû le faire,
Puisqu’enfin je souscris aux sentimens d’un pere,
Apporter quelque obstable à ce qu’il a tenté,
1800 C’est l’accuser d’erreur et non de lâcheté.
Il faut, quoy que d’abord un grand coeur s’en offense, {p. 88}
Pour le dernier affront la derniere vangeance,
L’assassinat est juste où l’outrage est sanglant,
Et le meilleur remede est le plus violent.

D. LOPE

1805 Puisque vostre suffrage* en ma faveur s’explique,
Quel crime est donc le mien ?

D. ALVAR

L’opinion publique.
C’est peu pour negliger un devoir si pressant
Que mon coeur en secret vous declare innocent,
A l’erreur du public c’est peu qu’il se refuse,
1810 Vous estes criminel tant que l’on vous accuse,
Et mon honneur blessé sçait trop ce qu’il se doit
Pour ne vous pas punir de ce que l’on en croit.

D. LOPE

Quoy, sur un bruit* si faux...

D. ALVAR

Vous m’en devez répondre,
Avant que vous revoir j’ay voulu le confondre ;
1815 Mais en vain en tous lieux je me suis informé,
On ne nomme personne, ou vous estes nommé.
J’affoiblis ma vangeance à la voir differée,
Sortons.

D. LOPE

Et l’amitié que vous m’aviez jurée ?

D. ALVAR

Telle est de mon honneur l’impitoyable loy,
1820 Loin qu’un amy l’arreste, il n’a d’yeux que pour soy,
Et dans ses interests toûjours inexorable
Veut le sang le plus cher au defaut du coupable.

D. LOPE

S’il faut donner le mien, changez au moins l’arrest,
Qu’aimer soit tout mon crime, et le voici tout prest :
1825 Ouy, punissez en moy ce respect temeraire {p. 89}
Qui poussé par l’amour ose paroistre et plaire,
Et donnant sans regret ce qu’il faut m’arracher...

D. ALVAR

Ah, que je punirois un crime qui m’est cher !
Vous l’avoüeray-je enfin ? j’aime, helas ! et nos ames
1830 Avec mesme secret brûlent des mesmes flames.
Mesme objet asservit et l’un et l’autre coeur,
Si vous aimez ma soeur, j’adore vostre soeur...

SCENE IV. §

D. LOPE, D. ALVAR, CASSANDRE.

CASSANDRE

Et bien, cruel amant, decouvre mes foiblesses,
Je viens les avoüer puisque tu les confesses,
1835 Mais je demande aussi que de justes effets
Montrent ton coeur d’accord de l’aveu* que tu fais.
Ce beau feu dont l’ardeur dûst estre si certaine
Ne s’explique pas bien par des marques de haine,
Et poursuivre le frere avec tant de rigueur
1840 C’est prouver assez mal ton amour pour la soeur.
Respecte en luy mon sang si j’ay droit d’y pretendre,
Ou dy que tu me hais si tu le veux répandre,
Et dans tes sentimens un peu mieux affermy*,
Sois amant tout à fait, ou bien tout ennemy.

D. ALVAR

1845 D. Lope, c’est ainsi qu’avec toute asseurance
J’ay pû de mon secret vous faire confidence ?
{p. 90}

D. LOPE

Ne me reprochez rien quand mon coeur abatu
Soûpire du long temps que vous me l’avez teu.

CASSANDRE

Quoy, ta haine est pour luy déja si violente
1850 Qu’elle a peine à souffrir* l’obstacle d’une amante,
Et quand elle s’apreste à luy ravir* le jour,
Pour la faire trembler c’est trop peu que l’amour ?

D. ALVAR

Helas ! et plûst au Ciel qu’une si belle flame
Vous éclairast assez pour lire dans mon ame.
1855 Vous m’y verriez encor preferer hautement
Au tiltre d’ennemy la qualité d’amant,
Detester autant l’un que je respecte l’autre,
Mais enfin ma vertu se regle sur la vostre ;
Malgré tout mon amour son ordre imperieux
1860 Sur mon affreux destin vous fait fermer les yeux,
Et cette ombre de gloire* a pour vous tant de charmes*
Que ma mort vous arrache à peine quelques larmes,
Je n’en murmure point, et pour vostre interest
Sans rien tenter pour moy j’en accepte l’arrest.
1865 Contre vous pour le mien faites la mesme chose,
Et sans vous opposer à ce qu’il faut que j’ose,
Souffrez* à mes desirs le pitoyable espoir
D’expirer sans remords sous l’horreur du devoir.

CASSANDRE

Cruel, et si le mien t’a paru trop severe,
1870 Devrois-tu te vanger de la Soeur sur le frere,
Et prendre avidement une fausse couleur
Pour le faire garand de ton propre malheur ?
Car enfin je voy trop quelle offense t’anime,
C’est ma seule vertu qui fait icy son crime,
1875 Tu te le peins coupable afin d’armer ton bras,
Mais si j’avois pû l’estre, il ne le seroit pas.
{p. 91}

D. ALVAR

Ah, si vous pouviez voir avec quelle contrainte
De mon honneur blessé j’ose écouter la plainte,
Vous n’en trouveriez pas le tourment si leger,
1880 Qu’il vous dûst estre encor permis de m’outrager.
Non, je ne poursuis point D. Lope en temeraire,
Je me regarde amant pour le voir vostre frere,
Et m’accusant pour luy de sentimens ingrats,
Je luy preste mon coeur pour desarmer mon bras.
1885 Mais, helas ! c’est en vain que je le justifie
Quand je viens à revoir toute nostre infamie,
Contraint à cet objet de me desabuser
Je voy que c’est luy seul que j’entens* accuser,
Et qu’en l’obscurité d’un sort si déplorable
1890 Il me doit, ou son sang, ou le nom du coupable.

D. LOPE

Que je le sçache ou non, je cognoy mon devoir,
Et si par moy quelqu’un avoit dû le sçavoir...
Mais, ô Dieu, c’est icy que l’espoir et la crainte...

SCENE V. §

D. SANCHE, D. LOPE, D. ALVAR, CASSANDRE.

D. SANCHE

Ah ! mon fils.

D. ALVAR

Suspendez de grace* vostre plainte,
1895 Vous venez condamner ce coeur trop partagé,
Mais je mourray, mon pere, ou vous serez vangé.
Nous pourrons nous revoir, adieu D. Lope.
{p. 92}

D. SANCHE

Arreste,
Et voy le precipice où ton erreur te jette,
D. Lope est innocent.

D. ALVAR

Pour en avoir douté
1900 Le procedé d’un traistre a trop de lâcheté.
Mais enfin avec vous ayant part à l’outrage,
Si je n’en sçay l’autheur...

D. SANCHE

Tu sçauras davantage,
Puisque le Ciel propice à mon ressentiment,
Au crime qui le cause a joint le châtiment,
1905 On m’a déja vangé.

D. ALVAR

Quel bras l’auroit pû faire ?
Jamais autre qu’un fils ne vange bien un pere.

D. LOPE

Non, mais quand vous sçaurez qui l’avoit outragé,
Peut-estre advoüerez-vous qu’il est assez vangé.

D. SANCHE

Ouy, mon coeur de vangeance assez insatiable,
1910 La trouve toute entiere au remords du coupable,
Qui blessé par rencontre, et craignant de mourir,
Chez Alonse à moy-mesme a pû se découvrir.
Qui l’auroit jamais crû, que cette ame si fiere
Eust pû jusqu’au pardon abaisser sa priere,
1915 Que l’orgueilleux Enrique...

D. LOPE

Apres l’avoir nommé,
Quelque juste sujet qui vous tienne animé,
Songez qu’il est mon frere et m’épargnez la honte.

D. ALVAR

Quoy, vostre frere ! ô Ciel, que ta justice est prompte !
{p. 93}

D. SANCHE

Il nous la montre en luy.

D. ALVAR

Mais vous ne sçavez pas
1920 Que le voulant punir il l’a fait par mon bras.
Sans sçavoir vostre affront j’en ay tiré vangeance.

D. SANCHE

Quoy, mon fils auroit pû reparer mon offence ?

D. ALVAR

D. Lope en est témoin, luy dont l’heureux secours*
S’employa pour ma gloire* et conserva mes jours.
1925 Ah, si vous cognoissiez* sa vertu toute entiere !

D. LOPE

Elle offre à vostre estime une foible matiere.

D. SANCHE

De ce qui s’est passé j’ay sçeu tout le secret,
Et de cette vertu pleinement satisfait,
Ravy qu’à ma vangeance un fils ait mis obstacle,
1930 Confus de mon erreur, surpris de ce miracle,
Je venois l’asseurer qu’un regret éternel...

D. LOPE

Pourquoy tant d’indulgence envers un criminel ?
Puisque vous sçavez tout, il n’est plus temps de taire,
Et que j’aime Jacinte, et que j’ay sçeu luy plaire,
1935 Et quoy que la vertu soûtienne un si beau feu,
Il est à condamner n’ayant pas vostre adveu*.
Ce m’est beaucoup pourtant que vous puissiez cognoistre*
Que sur cet appuy seul la raison le fit naistre,
Et que mon coeur s’offrant à de si doux liens,
1940 N’y fût point engagé par l’éclat de vos biens,
C’est à quoy rarement un grand courage cede,
Le Ciel vous rend un fils, que ce fils les possede,
Aussi charmé* que vous de son heureux retour,
Un coeur me suffira pour payer mon amour.
1945 Si je demande trop, punissez mon audace, {p. 94}
La mort sans un tel prix me tiendra lieu de grace*,
Et purgé d’un soupçon qui m’eust peu diffamer,
Je mourray satisfait si je meurs pour aimer.

D. ALVAR

C’est trop, pour couronner une flame si pure,
1950 Mon pere, attendez-vous qu’un fils vous en conjure ?

D. SANCHE

Non, de ce feu secret si j’ay blâmé l’ardeur,
Alonse en a déja justifié ta soeur.
Surprise* et par mon ordre et par son stratagême,
Je sçay ce qu’elle a fait contre D. Lope mesme,
1955 Et pour ce grand effort le moins que je luy dois,
C’est d’oublier sa faute et d’approuver son choix.

SCENE VI. §

D. SANCHE, D. ALVAR, D. LOPE, JACINTE, CASSANDRE.

JACINTE

Puisque par le succez cette faute s’efface,
J’en viens benir le Ciel, et recevoir ma grace*.

D. SANCHE

Quoy, voir icy ma fille !

JACINTE

Avant que m’accuser,
1960 Songez à quoy pour vous j’ay pû me disposer,
Ne soupçonnez point ny crime ny foiblesse,
Dans une passion dont je suis la maistresse.
C’est vostre interest seul qui plus fort que le mien... {p. 95}

D. SANCHE

Va, je te ferois tort si j’examinois rien,
1965 Ta vertu me répond de l’amour qui t’engage.

D. LOPE

Dieux, que le calme est doux qui succede à l’orage !

D. ALVAR

Il est bien doux, helas ! à qui peut esperer.

D. SANCHE

Quoy, chacun est content et tu peux soûpirer ?

D. ALVAR

Ah, soûpirs indiscrets d’avoir osé paroistre !

D. LOPE

1970 Puisque j’ay sçeu par vous que ma soeur les fait naistre,
Pour les faire cesser, voulez-vous bien par moy
Recevoir tout ensemble et son coeur et sa foy* ?

D. ALVAR

Une foy* qu’à Fernand vous-mesme avez promise ?

D. LOPE

Je ne m’engage à rien que Fernand n’authorise.

D. ALVAR

1975 O Dieux, se pourroit-il ?

D. SANCHE

Tu l’aimes donc, mon fils ?

D. ALVAR

Dans mon ravissement je doute si je vis.
Mon pere...

D. SANCHE

Je t’entens*, obtiens-là d’elle-mesme.

D. ALVARà Cassandre

Consentez-vous, Madame, à mon bonheur extrême ?

CASSANDRE

Voir vos voeux tout à coup par un frere exaucez,
1980 Et n’y resister point, c’est m’expliquer assez.
{p. 96}

D. ALVAR

O favorable arrest !

D. SANCHE

C’est le Ciel qui le donne,
L’ordre de ses decrets n’est cognu de personne,
Et souvent de ses soins* l’infaillible ressort
Se plaist par le naufrage à nous conduire au port.