Scène première. §
ARIARATE, PHRADATE.
ARIARATE.
Quoy, malgré tant d’efforts pour calmer sa furie
{p. 62}
On n’a pû l’empescher de s’immoler sa vie ?
PHRADATE.
1435 Seigneur, on a tâché d’éviter ce malheur,
Mais le Peuple animé de rage et de douleur
Dans son emportement ne cherchant qu’où se prendre,
Quoy qu’ait fait Theodot s’est saisy d’Anaxandre,
Et sans vouloir soufrir qu’on le menast au Fort,
1440 Du Prince Ariarate il faut vanger la mort,
A-t’il dit, et soudain, comme seur de son crime
Sans rien examiner il l’a pris pour victime.
Anaxandre mourant fait oüir à hauts cris
Que la Reyne elle seule a fait perir son Fils,
1445 Et de ce Peuple
esmeu* l’impatiente rage
Eust pû jusques sur elle achever son ouvrage,
Si d’un faux attentat le bruit par tout semé
En le tirant d’erreur ne l’eust pas desarmé.
A voir par ses transports quel doux espoir le flate
{p. 63 F ij}
1450 Sçachant qu’il n’a pleuré qu’un feint Ariarate,
Il semble qu’il connoit déja pour son repos
Que le Ciel va pour Roy luy donner un Heros,
Qu’il n’est bonheur sous vous qu’il n’ait sujet d’attendre.
ARIARATE.
Ainsy j’ay causé seul le malheur d’Anaxandre
1455 Que par Aquilius j’avois fait arréter
Pour rompre seulement ce qu’il eust pû tenter.
Mais si d’un Ennemy sa mort m’a sceu défaire,
Que n’ay-je point toûjours à craindre de ma mere ?
Tous ses voeux n’ont pour but que de me voir perir.
PHRADATE.
1460 Le Ciel jusques au bout sçaura vous secourir,
Il s’est trop declaré contre son injustice.
Cependant de sa hayne admirez l’artifice.
Tout ce que pour un Fils sauvé des Factieux
On peut montrer de joye, éclate dans ses yeux.
1465 Avec Aquilius elle régle, elle ordonne
Qui doit d’Ariarate escorter la personne,
Les suites d’un forfait qu’elle cherche à punir.
Aucun trouble échapé ne la montre gênée
1470 De tout ce qu’a produit cette grande journée,
Ses voeux sont exaucez, le Ciel luy rend son Fils.
ARIARATE.
C’est trop soufrir l’abysme où sa hayne m’a mis,
Si mes soûmissions ne servent qu’à l’accroistre
Estonnons cette hayne en me faisant connoistre,
1475 Et voyons si ce Fils par son orgueil trahy
Connu pour ce qu’il est sera toûjours hay.
La voicy, laissez-moy sur cette ame trop dure
Faire un dernier effort pour vaincre la nature,
Le temps de ce triomphe est peut-estre arrivé.
Scène II. §
LAODICE, ARIARATE.
LAODICE.
1480 Vous l’emportez, Oronte, et mon Fils est sauvé,
{p. 64}
Contre les
fiers* projets de ma jalouse envie
Déja le Ciel deux fois a défendu sa vie,
Deux fois de ma fureur il a rompu les coups,
Mais il n’eust pu jamais en triompher sans vous.
1485 C’est vous qui sur mon coeur plus fort que le Ciel mesme
Y sçavez moderer l’ardeur du Diadême,
Et contraindre l’orgueil qu’a trop enflé mon rang
A croire la Nature, et respecter le sang.
C’en est fait, cét orgueil n’a plus rien qui m’anime,
1490 A force de vertus vous m’arrachez au crime,
Malgré tant de serments de ne rien épargner
Ariarate est seur de vivre et de régner,
Mon ambition céde, il n’a plus rien à craindre.
ARIARATE.
Je brusle de vous croire, et cherche à m’y contraindre ;
1495 Mais pardonnez, Madame, à mon coeur interdit
Un scrupule forcé que mon respect dédit.
C’est en vain que je veux empescher qu’il n’éclate.
Vous m’avez demandé le sang d’Ariarate,
Et si malgré les Dieux qui s’en montrent l’appuy
1500 La mesme ardeur encor vous armoit contre luy,
Me découvririez-vous cette funeste envie
A moy dont le refus vous a si mal servie,
Et qui tâchant à rompre un dessein trop cruel
Peut-estre auprés de vous me suis fait criminel ?
Faisant vaincre le sang luy rend enfin sa mere ?
Quel garand aura-t’il d’un si grand changement ?
LAODICE.
Le Ciel qui le protege, et mon éloignement.
Je suis juste, et vois trop à quelle défiance
1510 Le doit de mes projets porter la connoissance
Pour exiger de luy que s’asseurant sur moy
Il
soufrist* ma presence et régnast sans effroy.
J’ay conspiré sa perte, et pour m’en voir punie
Je m’impose l’exil de la Lycaonie,
1515 C’est là que le Senat m’autorise à régner,
J’y consens, et déja suis preste à m’éloigner ;
Mais dans ce qu’il me laisse et d’honneurs et de gloire
Mon coeur de vos vertus ne perd pas la memoire,
Et si ce coeur au Trône ose encor se donner
1520 C’est moins pour en joüir que pour vous couronner,
Ouy, vous ayant flaté d’un pompeux hymenée
Je ne révoque point ma parole donnée,
A vous voir mon Espoux mes voeux sont limitez.
ARIARATE.
Je sçay ce que je dois à vos rares bontez,
1525 Mais quand il vous a plû de me laisser prétendre
Aux pompes d’un Hymen qui vous faisoit descendre,
Craignant tout des Romains, dans ce pressant besoin
Vous cherchiez un appuy dont les Dieux ont pris soin,
De cét abaissement ils vous ont dégagée.
LAODICE.
1530 S’ils ont changé mon sort ils ne m’ont pas changée,
Et ce Fils, si long-temps par ma hayne opprimé,
Seroit encor haï si vous n’étiez aimé.
ARIARATE.
Si je n’étois aimé ?
LAODICE.
Si je n’étois aimé ? J’ay voulu vous le taire
{p. 66}
Tant qu’un prétexte heureux m’a permis de le faire,
1535 Et que ce qu’un beau feu pour vous m’a fait oser
Sous des raisons d’Estat pouvoit se déguiser ;
Mais par vostre vertu ma flame encor accruë
Ne peut plus se contraindre à tant de retenuë,
Et c’est peu que mon Fils trouve grace en ce jour
1540 Si je ne vous apprens qu’il la doit à l’amour.
C’est luy qui pour vous seul me contraignant de vivre
Me dérobe le sang que j’aimois à poursuivre,
Et qui malgré l’orgueil de mes desirs jaloux
M’oste à l’ambition pour me donner à vous.
1545 C’est luy, c’est cét amour dont l’ardeur me surmonte...
Mais quoy ? vous vous troublez, expliquez-vous, Oronte,
D’où viennent ces regards tremblans, mal asseurez,
Cette froide surprise ?
ARIARATE.
Cette froide surprise ? Helas !
LAODICE.
Cette froide surprise ? Helas ! Vous soûpirez ?
ARIARATE.
Il est vray, je soûpire, et plust au Ciel, Madame,
1550 Vous pouvoir déguiser ce qui trouble mon ame,
Les maux que je prévoy ne seroient pas le prix
Du funeste secret que vous m’avez appris.
Le mien va vous réduire où m’a reduit le vostre,
J’ay soûpiré de l’un, vous tremblerez de l’autre,
1555 Et plus de vostre amour vous aurez cru l’erreur,
Plus la hayne pour moy vous donnera d’horreur.
LAODICE.
Vous aimez donc ailleurs, et l’hymen d’une Reyne
Ne vaut pas que pour elle on brise une autre chaisne,
La constance en amour est digne d’un Heros.
ARIARATE.
1560 Mes voeux n’ont reüssy que trop pour mon repos.
{p. 67}
Quel dur revers, Madame, et qui l’auroit pû croire ?
Pour estre aimé de vous j’ay cherché de la gloire,
Et je me vois reduit à la necessité
De me plaindre d’un bien que j’ay tant souhaité.
1565 Haïssez un ingrat, perdez un temeraire,
J’ay trop teu ce qu’enfin il ne faut plus vous taire,
Mais quand d’amour pour moy vôtre coeur est surpris,
Comment vous advouër que je suis vôtre Fils ?
LAODICE.
Vous, mon Fils ?
ARIARATE.
Vous, mon Fils ? Si pour vous la nature muete
1570 N’ose de mon destin se faire l’interprete,
N’épargnez point mon sang, ce sang trop odieux
Qui peut-estre en coulant vous l’expliquera mieux.
C’est là qu’avec plaisir vous trouverez sans doute
Les tristes veritez que vôtre ame redoute ;
1575 Pour combler les malheurs de ce funeste jour
Satisfaites la hayne au defaut de l’amour,
Il me sera plus doux...
LAODICE.
Il me sera plus doux... N’en soyez point en peine
Je la satisferay cette invincible hayne,
Vos soûpirs font contre elle un impuissant appas,
1580 Et si vous l’étonnez vous ne l’ébranlez pas.
Quoy, par de faux devoirs vous m’aurez sceu reduire
A l’aveu de l’orgueil qui vouloit vous détruire,
Vous aurez dans mon coeur penetré mes forfaits,
Et vos voeux triomphans en feront les effets ?
1585 Non, il faut qu’entre nous cette hayne en decide,
Et du moins, si les Dieux ont trompé mon amour,
{p. 68}
Il vous en coustera l’innocence, ou le jour.
Pour vous conserver l’une, il vous faut perdre l’autre,
1590 Devenir ma victime, ou me faire la vostre,
Et vous résoudre enfin, quoy qui puisse advenir,
ARIARATE.
En vain ce vif transport s’empare de vôtre ame,
Quoy qui puisse arriver vous regnerez, Madame.
1595 Si mes voeux n’avoient eu qu’un Trône pour objet,
Je n’aurois pas deux ans paru comme Sujet,
Je n’aurois pas deux ans par un respect sincere
Tâché de meriter les bontez de ma Mere,
Les armes à la main sans craindre son couroux
1600 J’aurois osé paroistre...
LAODICE.
J’aurois osé paroistre... Ah, que ne l’osiez-vous !
Alors ma hayne libre auroit à force ouverte
Gousté l’entier plaisir de jurer vôtre perte,
Et mon coeur qui sans trouble auroit pû l’écouter
N’eust pas eu contre vous de foible à redouter,
1605 Mais en vous déguisant vous m’avez sceu contraindre
A cherir l’Ennemy que j’avois seul à craindre,
Ont pris intelligence avecque mon couroux,
Et dans ce qu’à mon coeur elles offrent d’
amorce*,
1610 Quand il veut vous haïr, il n’en a pas la force,
De tout ce qu’il resout vous l’osez détourner.
Ah, ce crime est trop grand pour vous le pardonner,
Cinq enfans immolez par mes trames secretes
Me laissent encor moins coupable que vous n’estes ;
1615 Par mille et mille soins rendus jusqu’à ce jour
Vous m’avez pour mon Fils fait naistre de l’amour,
Vous avez allumé dans le sein d’une Mere
{p. 69}
Une ardeur à la fois et detestable et chere,
Et dont j’ay d’autant plus à craindre les effets
1620 Qu’elle cherche à m’oster le fruit de mes Forfaits;
Elle a beau le prétendre, il faut que j’en joüisse,
Que je fasse du sang ce dernier sacrifice,
Et que l’ambition que j’allois étoufer,
Reprenne tout l’orgueil qui l’en fit triompher.
1625 Dûst en gemir cent fois la Nature détruite
J’ai trop bien commencé pour trembler de la suite,
Pour craindre lâchement de m’immoler vos jours.
ARIARATE.
Et bien, prenez ce fer s’il vous faut du secours,
Puisque ma mort pour vous peut estre un doux spectacle,
1630 Hastez-vous d’en joüir, je n’y mets point d’obstacle,
Frapez, percez ce coeur dont les derniers soûpirs
Furent toûjours l’objet de vos plus chers desirs,
Effacez dans mon sang ce tendre caractere...
LAODICE.
Laissez-moy donc, ingrat, le pouvoir de le faire,
1635 Et quand à vous haïr tout semble m’animer,
Arrachez-moy du coeur ce qui vous fait aimer.
Ostez-moy cette ardeur qui, quoy que je l’abhorre,
Me fait voir dans mon Fils un Amant que j’adore,
Et qui bravant l’orgueil qui voudroit son trépas
1640 Sçait corrompre ma hayne, et retenir mon bras.
En vain ma dureté de vôtre vie ordonne,
La Nature vous l’oste, et l’Amour vous la donne,
Et quand l’une du jour consent à vous priver,
L’autre vient me seduire afin de vous sauver.
1645 Dure malignité du panchant qui m’entraine !
Les crimes ont toûjours accompagné ma haine,
Et tel en est pour moy le triste enchaînement
{p. 70}
Que cessant de haïr j’en fait un en aimant.
D’un violent amour la fureur indomptable
1650 Me laisse pour mon Fils brûler d’un feu coupable,
Et mon Fils n’est sauvé que par l’indigne ardeur
Que mon aveuglement alluma dans mon coeur.
Les Dieux l’ont resolu, ma resistance est vaine,
Vivez, Ariarate, et faites une Reyne,
1655 Tandis que je me rends à la necessité
De chercher mon repos et vôtre seureté.
ARIARATE.
Où la trouverez-vous pour un Fils qui vous aime,
Qu’en daignant partager la puissance suprême ?
Soyez par vos conseils l’appuy de ses Estats,
1660 Et regnant avec luy...
LAODICE.
Et regnant avec luy... Ne vous y fiez pas.
Quoy que j’eusse promis, l’ambition peut-estre
Estouferoit l’amour qui s’en est rendu Maistre,
Et dans les bras d’autruy ce qu’on aima le mieux
Devient bien-tost pour nous un objet odieux.
1665 Contre un peril si grand asseurons vôtre vie,
Par son Ambassadeur le Senat m’y convie,
Il m’en ouvre la voye, et j’y sçauray pourvoir.
ARIARATE.
Les prieres d’un Fils auront quelque pouvoir,
Et si le temps fait tout, il m’est permis de croire…
Scène VI. §
ARIARATE, AQUILIUS, AXIANE, PHRADATE, ALCINE.
PHRADATE.
J’y cours, mais... Ah, Seigneur, la Reyne ne vit plus.
AQUILIUS.
O Ciel ! Quoy, des Mutins l’aveugle et prompte audace...
PHRADATE.
Non, Seigneur, apprenez quelle est cette
disgrace*.
Ayant sceu que le Peuple au Palais amassé
1720 Pour voir son nouveau Maistre avoit déja pressé,
Sur l’appuy d’un Balcon obstinée à paroistre
{p. 74}
La Reyne aux Factieux se fait d’abord connoistre,
Et sa veuë aussi-tost animant leur fureur,
Tous pour elle à la fois ont marqué de l’horreur.
1725 Joignant insolemment l’injure à la menace
Du plus sanglant reproche ils armoient leur audace
Quand d’un ton qui de loin pouvoit estre entendu,
Va, dit-elle, sans toy je sçay ce qui m’est deu,
Peuple lâche, et de qui les timides maximes
1730 T’ont fait jusques icy dissimuler mes crimes,
Sans moy qui contre moy te veux prester mon bras
Tu tremblerois toûjours, et ne punirois pas.
Là tirant un poignard dont elle estoit saisie
Avant qu’on l’ait pû voir elle a tombé sans vie,
1735 Un seul coup malgré nous a terminé son sort.
ARIARATE.
O Fils trop malheureux ! ô déplorable mort !
AQUILIUS.
Le Ciel est équitable, et le fait bien connoistre,
Mais le peuple, Seigneur, soûpire aprés son Maistre,
Forcez vostre douleur, et pour prix de sa foy
1740 Allons luy faire voir et sa Reyne et son Roy.
Fin du cinquiéme et dernier Acte.