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Thomas Corneille. La Mort d'Annibal. Tragédie.. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 36 sc. 369 répl. 4,1 l. 1 510 l. 1 510 l. 43 % 3 522 l. (100 %) 2,3 pers.
PRUSIAS 18 sc. 88 répl. 4,1 l. 819 l. (55 %) 364 l. (25 %) 45 % 1 807 l. (52 %) 2,2 pers.
ATTALE 11 sc. 48 répl. 4,2 l. 528 l. (35 %) 199 l. (14 %) 38 % 1 412 l. (41 %) 2,7 pers.
ANNIBAL 10 sc. 33 répl. 7,5 l. 456 l. (31 %) 247 l. (17 %) 55 % 1 188 l. (34 %) 2,6 pers.
FLAMINIUS 10 sc. 45 répl. 4,2 l. 391 l. (26 %) 188 l. (13 %) 48 % 1 006 l. (29 %) 2,6 pers.
NICOMEDE 7 sc. 44 répl. 3,5 l. 398 l. (27 %) 154 l. (11 %) 39 % 893 l. (26 %) 2,2 pers.
ELISE 17 sc. 72 répl. 3,9 l. 645 l. (43 %) 281 l. (19 %) 44 % 1 684 l. (48 %) 2,6 pers.
ALCINE 4 sc. 14 répl. 2,0 l. 85 l. (6 %) 28 l. (2 %) 33 % 254 l. (8 %) 3,0 pers.
PROCULE 2 sc. 6 répl. 1,2 l. 37 l. (3 %) 7 l. (1 %) 19 % 74 l. (3 %) 2,0 pers.
ARAXE 5 sc. 19 répl. 2,3 l. 163 l. (11 %) 43 l. (3 %) 27 % 406 l. (12 %) 2,5 pers.
Thomas Corneille. La Mort d'Annibal. Tragédie.. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
PRUSIAS 7 l. (100 %) 1 répl. 6,7 l. 1 sc. 7 l. (1 %) 1,0 pers.
PRUSIAS
ATTALE
64 l. (46 %) 22 répl. 2,9 l.
78 l. (55 %) 23 répl. 3,4 l.
4 sc. 141 l. (10 %) 2,5 pers.
PRUSIAS
ANNIBAL
30 l. (28 %) 5 répl. 5,8 l.
77 l. (73 %) 6 répl. 12,7 l.
2 sc. 105 l. (7 %) 2,0 pers.
PRUSIAS
FLAMINIUS
57 l. (47 %) 20 répl. 2,8 l.
64 l. (54 %) 18 répl. 3,5 l.
2 sc. 120 l. (8 %) 2,3 pers.
PRUSIAS
NICOMEDE
65 l. (63 %) 11 répl. 5,8 l.
39 l. (38 %) 10 répl. 3,9 l.
2 sc. 103 l. (7 %) 2,0 pers.
PRUSIAS
ELISE
51 l. (44 %) 11 répl. 4,6 l.
66 l. (57 %) 11 répl. 5,9 l.
3 sc. 116 l. (8 %) 2,2 pers.
PRUSIAS
ARAXE
94 l. (77 %) 18 répl. 5,2 l.
29 l. (24 %) 16 répl. 1,8 l.
4 sc. 122 l. (9 %) 2,0 pers.
ATTALE
ANNIBAL
25 l. (51 %) 4 répl. 6,2 l.
25 l. (50 %) 4 répl. 6,1 l.
3 sc. 49 l. (4 %) 2,9 pers.
ATTALE
FLAMINIUS
51 l. (48 %) 10 répl. 5,1 l.
58 l. (53 %) 11 répl. 5,2 l.
4 sc. 108 l. (8 %) 2,9 pers.
ATTALE
ELISE
47 l. (31 %) 11 répl. 4,2 l.
106 l. (70 %) 13 répl. 8,1 l.
5 sc. 152 l. (11 %) 2,9 pers.
ANNIBAL
FLAMINIUS
21 l. (53 %) 6 répl. 3,4 l.
19 l. (48 %) 6 répl. 3,1 l.
1 sc. 39 l. (3 %) 3,0 pers.
ANNIBAL
NICOMEDE
93 l. (66 %) 10 répl. 9,2 l.
49 l. (35 %) 10 répl. 4,8 l.
3 sc. 141 l. (10 %) 2,5 pers.
ANNIBAL
ELISE
34 l. (85 %) 7 répl. 4,8 l.
7 l. (16 %) 6 répl. 1,0 l.
4 sc. 40 l. (3 %) 3,4 pers.
FLAMINIUS
ELISE
19 l. (47 %) 5 répl. 3,7 l.
22 l. (54 %) 6 répl. 3,5 l.
3 sc. 39 l. (3 %) 2,9 pers.
FLAMINIUS
PROCULE
30 l. (82 %) 5 répl. 6,0 l.
7 l. (19 %) 6 répl. 1,2 l.
2 sc. 37 l. (3 %) 2,0 pers.
NICOMEDE
ELISE
67 l. (54 %) 22 répl. 3,0 l.
58 l. (47 %) 23 répl. 2,5 l.
4 sc. 124 l. (9 %) 2,6 pers.
NICOMEDE
ARAXE
1 l. (6 %) 2 répl. 0,4 l.
15 l. (95 %) 3 répl. 4,8 l.
1 sc. 15 l. (2 %) 4,0 pers.
ELISE
ALCINE
26 l. (52 %) 13 répl. 1,9 l.
24 l. (49 %) 13 répl. 1,8 l.
4 sc. 49 l. (4 %) 3,0 pers.

Thomas Corneille

1669

La Mort d'Annibal. Tragédie.

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Caroline Descotes
2014
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2014, license cc.
Source : Thomas Corneille. La Mort d'Annibal. Tragédie.. A Rouen, Et se vend A PARIS, Chez GUILLAUME DE LUYNES, Libraire Iuré, au Palais, en la Gallerie des Merciers, à la Justice. M. DC. LXX. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

LA MORT D’ANNIBAL,
TRAGEDIE. §

EPISTRE §

A Monseigneur le Marquis de Seignelay, Secretaire d’Estat.

Monseigneur,

Quelque ardeur que j’aye depuis long-temps de vous donner des marques publiques de l’empressement de mon Zele, je ne prendrois pas la liberté de vous presenter cet Ouvrage, si je n’esperois que la dignité de la matiere supléera auprés de vous à ce que la foiblesse de mon genie luy a dérobé d’ornements. Je sçay que vous le trouverez dénué de ces passions tumultueuses qui ébloüissent aujourd’huy la pluspart de nos Auditeurs, et qu’il sera difficile qu’il soit au goust de ceux qui n’aimant que les delicates expressions de l’amour, pretendent que l’action languit dés que la politique ou le raisonnement y ont quelque part ; mais, MONSEIGNEUR, vous avez des lumieres trop penetrantes pour ne pas voir ce que demande la justesse des caracteres, et si les Scenes de tendresse ont leurs graces pour vous quand le vray-semblable s’y rencontre, vous n’approuveriez point sans doute qu’on s’amusast à dire des douceurs dans un temps qui devroit estre employé à de plus pressants interests. Ainsi, MONSEIGNEUR, je vous offre Annibal avec d’autant plus de confiance que je sçay que vous n’y chercherez qu’Annibal, je veux dire cette inébranlable fermeté de haine pour les Ennemis de sa Patrie, qui nous le fait regarder comme un des plus grands Hommes de l’Antiquité. Ce n’est pas que je sois assez vain pour croire que les Episodes que j’y ay meslez soient tellement purgez de defauts, que vous n’y trouviez beaucoup de choses à condamner ; Mais, MONSEIGNEUR, j’espere tout de vostre indulgence, et ce ne sera pas le premier témoignage de bonté qu’il vous aura plû de me donner. Les justes remarques que vous avez faites sur ce que j’ay eu quelquefois l’honneur de vous lire, m’ont assez convaincu que c’est mettre son insuffisance en plein jour que d’exposer quelque Ouvrage à vostre jugement, mais quoy que rien ne puisse échaper à sa delicatesse, on a du moins cette consolation que vous avez toûjours plus d’égard à ce qui est supportable qu’à ce qui vous paroist defectueux ; et faut-il s’estonner qu’on trouve en vous cette favorable disposition d’esprit, en vous, dis-je, qui avez l’avantage d’estre Fils de ce grand Homme, qui dans l’accablement des emplois les plus relevez, et au milieu de toute la gloire dont il est revestu, ne dédaigne pas celle de se declarer Protecteur des beaux Arts et des plus nobles Sciences ? Il me semble, MONSEIGNEUR, que je vous vois attacher incessamment vos regards sur un si illustre Modelle, et que vous proposant pour unique exemple la solide vertu qui l’a rendu digne de son élevation, vous voyez avec une joye bien sensible que cette élevation n’ait rien qui l’égale que sa vertu. Ces rares Personnes que le Ciel fait naistre pour le soulagement des Princes qui se reposent sur leur Ministere d’une partie des soins où les engage le gouvernement de leurs Estats, ont toûjours eu une place tres-considerable dans nos Histoires, mais estre le choix de LOUIS XIV, de cet Auguste Monarque qui est l’ame de son Empire, qui en fait mouvoir le grand corps par luy-mesme, et qui ne répand sa confiance que sur le merite le plus veritablement consommé, c’est l’achevement de la gloire, et il n’y aura jamais de Ministre qui porte chez la Posterité une si éclatante recommandation. Elle ne sera pas moins forte pour vous, MONSEIGNEUR, et quand dés vos premieres années vous n’auriez point attiré nostre admiration par tout ce que l’esprit le plus solide peut faire paroistre de vivacité et de force, ce nous seroit assez pour vous mettre au dessus du plus haut éloge, d’avoir veu que le Roy qui n’a que des connoissances infiniment éclairées, a voulu prévenir les services qu’il vous a jugé capable de luy rendre, en vous honorant dans une si grande jeunesse d’une des plus importantes Charges de l’Estat. L’application merveilleuse que vous avez déjà pour les affaires, fait assez voir combien vous estiez digne d’un si glorieux privilege ; et s’il a servy à vous avancer les recompenses qu’un merite aussi veritable que le vostre avoit droit de se promettre, vous remplissez si avantageusement l’opinion qu’on a conceuë de ce merite, qu’il semble qu’on ne le pouvoit reconnoistre par un moindre rang que celuy où vous estes élevé. C’est, MONSEIGNEUR, avec un applaudissement general que nous vous le voyons occuper, et si cet heureux préjugé des honneurs qui vous attendent donne de la joye à tout le monde, vous serez aisément persuadé des vœux que je fais pour vous en haster la joüissance, si vous daignez rendre justice à la passion respectueuse avec laquelle je suis,

MONSEIGNEUR,

Vostre tres-humble et tres-obeïssant serviteur,

T. CORNEILLE

ACTEURS §

  • PRUSIAS, Roy de Bithynie.
  • ATTALE, Successeur d’Eumene crû mort, au royaume de Pergame.
  • ANNIBAL.
  • FLAMINIUS, Ambassadeur Romain.
  • NICOMEDE, Fils de Prusias.
  • ELISE, Fille d’Annibal.
  • ALCINE, Confidente d’Elise.
  • PROCULE, Tribun Romain.
  • ARAXE, Capitaine des Gardes de Prusias.
[A 1]

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

PRUSIAS, ATTALE, ARAXE.

ATTALE

Seigneur, ne croyez pas qu’un Trône m’éblouisse*
Jusqu’à rendre mon cœur capable d’injustice,
Et me faire oublier quel excez de bonté
Vous fit prendre interest à ma captivité.
5 Prisonnier d’Annibal qui triomphoit d’Eumene
Je vous vis adoucir et mes fers et ma peine,
Et vouloir que chez vous on respectast* en moy {p. 2}
Le sang infortuné de ce malheureux Roy.
Aujourd’huy que sa mort m’asseure sa Couronne,
10 Je croirois faire outrage au Ciel qui me la donne
Si dans ce nouveau rang j’avois rien de plus doux
Que chercher les moyens de m’acquiter vers vous.
Quoy qu’Eumene…

PRUSIAS

Seigneur, ne parlons plus d’Eumene.
Il eust nourry pour nous une eternelle haine,
15 Et malgré vous, l’honneur vous eust fait une loy
De suivre le destin et d’un frere, et d’un Roy.
Envain brisant vos fers je pensay le contraindre
A redouter les maux que je voyois à craindre,
Son orgueil ne luy put endurer d’autre accord
20 Que de promettre aux Dieux ma défaite ou sa mort.
Cette mort que pour nous ils creurent necessaire
Ne m’a plus laissé voir d’Ennemy dans son Frere,
Et la paix vous semblant le party le plus doux
Je suis icy venu la jurer avec vous.
25 Rome a choisi ce lieu commun à l’un et l’autre,
Il borne mon Estat comme il borne le vostre,
Et c’est là qu’avec joye on m’a veu vous ceder
Ce que Flaminius n’eust osé demander.
Quoy que m’ait pû sur vous acquerir la victoire
30 Je ne m’en suis voulu reserver* que la gloire,
Pergame est tout à vous, et je vous ay rendu
Ce qu’à droit de conqueste on sçait qui m’estoit dû.

ATTALE

Ce rare et grand effort d’une vertu* sublime
De l’Univers entier vous asseure l’estime ;
35 Mais, Seigneur, tant de biens sont pour moy superflus
Si vous devant beaucoup je n’obtiens encor plus.
Quand voulant entre nous voir la guerre finie {p. 3}
Vous brisastes mes fers dans votre Bithynie,
Déja depuis long temps charmé dans cette Cour
40 J’estois moins Prisonnier de guerre que d’Amour.
Deux beaux yeux en secret captivoient ma franchise*.
J’avois, j’avois trop veu l’incomparable Elise.

PRUSIAS

La Fille d’Annibal ?

ATTALE

Oüy, je l’aime, Seigneur,
L’absence ny le temps n’ont pû changer mon cœur,
45 Et si de vostre appuy j’ose flater mon ame
Je puis me tenir seur du succez de ma flame.
Le fameux Annibal receu dans vos Estats
Si vous estes pour moy ne vous dédira pas.
Contre ses Ennemis vous luy prestez retraite*,
50 Et dans l’incertitude* où ce besoin le jette,
Deux Rois pourront tenir son Destin affermy
S’il en a l’un pour Gendre, et l’autre pour amy.

PRUSIAS

La vertu* d’Annibal paroist si peu commune
Que sans doute il est beau d’embrasser sa fortune,
55 Et vous ne sçauriez mieux vous en faire l’appuy
Qu’en cherchant par l’hymen à vous unir à luy.
Mais quand vous m’employez à vous y rendre office,
Ouvrez les yeux, Seigneur, et me faites justice.
A seconder vos feux si je m’estois porté
60 Que croiroit Annibal de ma sincerité ?
Ne jugeroit-il pas que déja je me lasse
De luy prester la main pour ayde en sa disgrace,
Et que ce grand hymen que j’oserois presser
Ne seroit qu’un pretexte afin de le chasser ?
65 Malgré ses Envieux et la hayne de Rome
J’ay promis, j’ay donné retraite* à ce grand homme,
Et dois trop aux serments qu’il a receus de moy {p. 4}
Pour rien faire jamais qui démente ma foy*.

ATTALE

Aussi ne suis-je pas assez vain pour prétendre
70 Qu’Annibal dust me suivre en m’acceptant pour Gendre,
Content de posseder un Objet plein d’appas
Je le verray, Seigneur, vivre dans vos Estats.
Ainsi le retenant vous pouvez sans scrupule…

PRUSIAS

Seigneur, il ne faut point que je vous dissimule,
75 Je doute qu’Annibal n’imputast à mépris
Si je parlois pour vous plûtost que pour mon Fils
Vous sçavez prés de luy quel rang ce Fils possede,
Que tout jeune qu’il est…

ATTALE

Ah, Seigneur, je luy cede,
Quoy qu’Elise à mes yeux fasse briller d’appas,
80 Si le Prince y prétend…

PRUSIAS

Non, il n’y pense pas,
Mais il faut éviter, en cherchant mon suffrage
Ce qui pourroit vous nuire, ou donner de l’ombrage*.
Mes souhaits sont pour vous, n’attendez rien de plus,
Vos vœux* sans mon appuy peuvent estre receus,
85 Contre vous pour un Fils bien loin que je m’employe,
Faites-les agréer, j’en auray de la joye.
Mais laissez-moy me taire où vos feux parleront.

ATTALE

Seigneur, vous apprendrez le succez qu’ils auront.

SCENE II. §

{p. 5}
PRUSIAS, ARAXE.

ARAXE

Me trompay-je, Seigneur, dans ce que je présume ?
90 Attale craint qu’un jour la guerre se rallume,
Et de peur qu’Annibal n’ose vous secourir
En épousant sa Fille il veut se l’acquerir.

PRUSIAS

J’ignore les motifs du dessein qu’il m’explique*,
Mais enfin soit amour, Araxe, ou Politique,
95 Cet hymen… Dieux !

ARAXE

D’où vient…

PRUSIAS

Qu’il doit m’estre fatal !

ARAXE

A vous, Seigneur ?

PRUSIAS

Tu vois qu’il nous oste Annibal.

ARAXE

Pouvez-vous regreter qu’il chasse ailleurs un homme
Dont la retraite* icy vous rend suspect à Rome ?

PRUSIAS

Mais il faudra qu’Elise…

ARAXE

Eh bien, quel interest…

PRUSIAS

100 Quoy, d’Elise…

ARAXE

{p. 6}
Seigneur, je crois qu’elle vous plaist ?

PRUSIAS

A moy ? qui te l’a dit ?

ARAXE

Je l’apprens de vous-mesme,
Ce trouble…

PRUSIAS

Il me trahit, je l’avouë, oüy, je l’aime,
Et par mille combats rendus jusqu’à ce jour
J’ay tâché vainement d’étouffer cet amour.
105 Les interests d’un Fils joints à ceux de mon âge
Ont beau sur son ardeur refroidir mon courage*,
Elise a tous mes vœux*, Elise a tout mon cœur,
Et pour moy sans Elise il n’est point de bonheur*.

ARAXE

Mais en vous declarant doutez-vous qu’avec joye
110 Annibal…

PRUSIAS

Non, je sçay ce qu’il faut que j’en croye.
Mon hymen d’Annibal rempliroit tous les vœux*,
Je n’ay qu’à dire un mot, et je me rends heureux.
Mais puis-je consentir à ce que veut ma flame
Sans que Rome aussi-tost s’en indigne et m’en blâme ?
115 Je me brouille avec elle, et les malheurs d’autruy
M’apprennent ce que c’est que perdre son appuy,
Je dois le ménager ; c’est par là que sans cesse
A déguiser mon cœur j’applique mon adresse.
Annibal ne pourroit sçavoir ma passion
120 Qu’il ne s’en prévalust pour son aversion.
L’abaissement de Rome estant ce qu’il souhaite
Il formeroit contre elle une ligue secrete,
Et m’en faisant l’autheur, me mettroit hors d’estat
De ne me pas montrer Ennemy du Sénat. {p. 7}
125 Tu vois que dans la paix jurée avec Attale
Déja son amitié m’a presque esté fatale.
Rome à ce grand accord témoignant s’attacher,
Exprés pour choquer* Rome il vouloit l’empescher.
D’ailleurs Flaminius ouvertement s’explique*,
130 Qui protege Annibal blesse la Republique,
Et son éloignement qu’il presse chaque jour
Suspend mon esperance, et confond mon amour.
J’oppose pour refus ma parole donnée,
Et pour éblouir* Rome à le perdre obstinée,
135 J’affecte des froideurs dont le déguisement
Cache à Flaminius l’interest d’un Amant.
Cependant* Annibal que surprent ma conduite
De mes longues froideurs peut redouter la suite,
Et cedant aux soupçons dont je le voy gesné*
140 Accepter dans Attale un gendre couronné.
Je croy voir à ses feux déja que tout succede*
A moins que de ce mal mon Fils soit le remede.
Confident d’Annibal, s’il craint tout de ma foy*,
Par de nouveaux serments il peut… mais je le voy.

SCENE III. §

PRUSIAS, NICOMEDE, ARAXE.

PRUSIAS

145 Prince, Annibal sans doute aura quelques alarmes
De voir qu’Attale et moy nous mettions bas les armes,
Et que la paix jurée asseure à nos Estats
Un calme qui pour vous doit estre sans appas.
Ses leçons vous charmoient, et sous un si grand Maistre {p. 8}
150 Vostre jeune valeur se plaisoit à paroistre.
Rome en a pris ombrage*, et l’Accord arresté*
Est devenu pour nous une necessité.
A n’y déferer pas je rompois avec elle,
Je luy faisois d’Attale embrasser la querelle,
155 Et l’éclat d’un refus pour nous trop hazardeux
Au lieu d’un Ennemy, nous en attiroit deux.

NICOMEDE

Quelque bouillante ardeur que la guerre m’inspire,
Vous preferez la paix, c’est à moi d’y souscrire ;
Mais permettez, Seigneur, que contre les Romains
160 J’oppose vos bontez au malheur que je crains.
Je sçay que d’Annibal ils cherchent la ruine,
Que toûjours mesme haine en leurs cœurs s’enracine,
L’adroit Flaminius a beau dissimuler,
Il ne vient…

PRUSIAS

C’est surquoy je voulais vous parler.
165 Depuis que dans ces lieux Flaminius m’observe,
J’ay dû pour Annibal montrer quelque reserve*,
Et tâcher de guerir par cet amusement*
Les soupçons qu’on a pris de mon attachement.
Mais comme les froideurs qu’il est bon que j’affecte
170 Pourroient avec le temps rendre ma foy* suspecte,
Prevenez Annibal, et luy jurez pour moy
Tout ce qu’a de sacré la parole d’un Roy ;
Que le Romain party, je dois trop à ma gloire
Pour…

NICOMEDE

Il est un moyen de luy faire tout croire.
175 Si vous l’autorisez…

PRUSIAS

{p. 9}
Quel que soit ce moyen,
Offrez, promettez tout, je ne reserve* rien.

NICOMEDE

Aprés ce doux aveu*, Seigneur, j’ose vous dire
Que mon cœur en secret depuis long-temps soûpire,
Et que par un pouvoir à mon repos fatal,
180 Elise…

PRUSIAS

Vous aimez la Fille d’Annibal ?

NICOMEDE

Oüy, Seigneur, je l’adore, et ne puis plus vous taire
Que la Fille sur moy peut autant que le Pere,
Si la vertu* de l’un tient tout mon cœur charmé,
Pour la beauté de l’autre il est tout enflamé,
185 Et dans la passion où ce cœur s’abandonne…

PRUSIAS

N’avez-vous découvert cet amour à personne ?

NICOMEDE

Il est connu d’Elise, à qui j’ay crû devoir…

PRUSIAS

Vous en estes aimé  ?

NICOMEDE

Je n’ay pû le sçavoir,
Mais sans doute son choix suivra celuy d’un Pere.

PRUSIAS

190 Je pardonne à vostre âge un aveu* temeraire,
Prince, vous estes jeune, et vostre aveuglement
Presse plus ma pitié que mon ressentiment.
Ouvrez, ouvrez les yeux, et pour un fol caprice
Voyez-nous sur le bord d’un affreux precipice.
195 Sçachant l’indigne feu dont vous osez brûler
Elise peut nous perdre, elle n’a qu’à parler.
De quel œil le Senat verra-t-il l’insolence {p. 10}
Qui vous fait d’Annibal rechercher l’alliance,
Et quels nœuds vostre amour s’est-il jugé permis
200 Avec le plus mortel de tous ses ennemis ?
Cessez de vous flater, nous dépendons de Rome,
Annibal vaut beaucoup, mais ce n’est qu’un seul homme,
Et dans ce qu’à mon sceptre il faut chercher d’appuy,
L’amitié des Romains peut pour nous plus que luy,
205 C’est elle qui soustient les Trosnes qui chancellent,
Et sans cette amitié que mes soins* renouvellent,
Nous nous verrions reduits à courber sous le poids
Sous qui déja par tout gemissent tant de Rois,
Profitons de l’exemple, et craignons leur disgrace.

NICOMEDE

210 Les exemples, Seigneur, n’ont rien qui m’embarrasse,
Chacun a sa conduite, et tel peut succomber
Où tout autre apres luy craindra peu de tomber,
Non que par cét hymen qui semble vous déplaire
Je cherche à vous oster une amitié si chere ;
215 Bien loin qu’il ait dequoy faire ombrage* aux Romains
Pourroient-ils mettre Elise en de plus seures mains ?
Il n’est rien que pour eux vostre foy* ne previenne*,
Ils trouveront en elle un garand de la mienne,
Et dans le Fils d’un Roy qui les veut respecter*,
220 Le Gendre d’Annibal n’est point à redouter.
Que si de ce projet Rome se rend l’arbitre,
Seigneur, vous estes Roy, soustenez ce grand titre,
Et sans vous ebloüir* de devoirs apparents,
Negligez des amis qui se font vos Tyrans.
225 Rejettez une indigne et basse dépendance,
Cent Princes opprimez prendront votre défence,
Toute l’Asie aspire à voir briser ses fers,
Tirez-la d’esclavage, et vangez l’Univers.

PRUSIAS

{p. 11}
Voila les sentiments que l’amour vous inspire ?
230 Elise vous apprend ce que vous m’osez dire,
Et ce parfait rapport de haine et d’interest
A pour toucher son cœur le charme qui luy plaist ?
Si déja son pouvoir est si grand sur vostre ame,
Jusqu’où n’ira-t-il point avec le nom de Femme ?
235 Pour plaire à ces beaux yeux dont vous estes épris
Rome vous paroistra digne de vos mépris,
Vous armerez* contre elle, et jusqu’en Italie
Vous irez de vos feux étaler la folie.
J’y consens, perdez-vous, et sans plus m’écouter
240 Courez prendre les fers que vous voulez porter,
Cent Rois ont avant vous estimé cette gloire,
Ils vous pressent d’oser, il est beau de les croire,
Et de chercher comme eux par d’illustres desseins
A servir de triomphe aux armes des Romains.

NICOMEDE

245 Du moins, Seigneur, du moins j’auray cét avantage
Qu’ils ne pourront jamais sousmettre mon courage*,
Et si l’indignité de quelque dur revers*
Me reduit quelque jour à la honte des fers,
Je n’imiteray point l’abaissement extréme
250 Qui va les mandier jusques dans Rome mesme.

PRUSIAS

Et moy, je sçauray bien, si vous vous emportez,
Arrester* la fureur de vos temeritez ;
Non que dans un discours dont la fierté m’outrage
Je n’excuse et l’amour et la chaleur de l’aage,
255 Le temps éteindra l’une, et sçaura moderer
L’orgueil d’un mouvement trop boüillant pour durer,
Mais si dans vostre cœur vos soins* n’étoufent l’autre,
Je suis Pere du Peuple avant qu’estre le vostre,
Et les nœuds les plus doux n’ont rien qu’avec éclat {p. 12}
260 Ma justice n’immole au repos de l’Estat.    
Pensez-y meurement, allez.

NICOMEDE

Je me retire,
Mais trouvez bon, Seigneur, que j’ose encor vous dire
Que si pour plaire à Rome il faut trahir son rang
Elle peut de bonne heure ordonner de mon sang.

SCENE IV. §

PRUSIAS, ARAXE.

PRUSIAS

265 Qui jamais en aimant plus que moy fut à plaindre ?
Un Rival m’alarmoit, j’en trouve deux à craindre,
Et d’un fatal hymen les nœuds mal assortis
N’ont rien dont le peril puisse estonner* mon fils.
Les maux que je luy peins s’il obtient ce qu’il aime,
270 Ne sont point… mais helas ! m’estonnent-ils* moi-mesme ?
J’ay beau jetter les yeux sur ce que j’en prévoy,
En les ouvrant pour luy je les ferme pour moy,
Et voulant l’arracher de l’abysme qu’il s’ouvre
Je cherche à ne point voir ce que je luy découvre.
275 Quel conseil prendre, Araxe, en ces extrémitez ?

ARAXE

La raison le dira si vous l’en consultez.
L’amitié des Romains faisant vostre asseurance
Il vous faut d’Annibal éviter l’alliance.
Seigneur, servez Attale, et secondez ses feux. [B 13]

PRUSIAS

280 Quoy, je pourrois souffrir* qu’Attale fust heureux ?
Je sçay que quelques soins* que l’amour me suggere,
Mon fils ainsi qu’Attale aura plus dequoy plaire,
Tous deux jeunes, tous deux bouillants dans leurs desseins,
Et tous deux, s’il le faut, ennemis des Romains,
285 Mais n’importe, essayons à bien connoistre Elise,
Et sçachant qui des deux son amour favorise,
Attaquons ce Rival, et cherchons du repos
A détruire…

ARAXE

Seigneur, elle vient à propos.

SCENE V. §

PRUSIAS, ELISE, ARAXE, ALCINE.

PRUSIAS

Quoy, Madame, toûjours cet air melancolique*  ?

ELISE

290 Quelle joye en mes yeux voulez-vous qui s’explique*,
Seigneur, lors que par tout les Destins conjurez
A nous persecuter se montrent preparez ?
Si nous trouvons chez vous, par un doux avantage
Dequoy nous consoler de l’exil de Cartage,
295 Les Romains aussi-tost de ce bonheur* jaloux
S’opposent aux bontez que vous avez pour nous.
Avecque sa fortune errante et vagabonde
Un seul homme fait peur à ces Maistres du monde.
A nous voir vostre appuy, leur trouble est sans égal.

PRUSIAS

{p. 14}
300 Madame, je ne sçay ce qu’en juge Annibal,
Mais si j’ay le malheur qu’aprés mille asseurances
Rome le fasse entrer en quelques défiances*,
Du moins est-il le seul qui soupçonnant ma foy*
N’ait pas les sentiments qu’il doit avoir de moy,
305 Sur le tiltre d’Amy chacun me rend justice,
Et mesme on craint si peu que rien nous desunisse,
Que pour vous obtenir, vos Amants aujourd’huy
Implorent mon suffrage, et briguent mon appuy.

ELISE

Que parlez-vous d’Amants, Seigneur ? est-il croyable
310 Qu’en l’état où je suis on pust me croire aimable,
Et sur mon triste sort fermer assez les yeux
Pour s’unir au rebut des hommes et des Dieux ?
Non, non, il faut me fuir ; il n’est revers* ny peine
Qu’en tous lieux avec moy ma disgrace ne traîne,
315 Et me vouloir aimer, seroit sans aucun fruit
Livrer sa destinée au malheur qui me suit.
Aussi mon cœur n’est pas un bien où l’on aspire,
Et si me regardant quelquefois on soûpire,
La pitié que mes maux s’attirent chaque jour
320 Laisse dans ces soûpirs peu de part à l’amour.

PRUSIAS

Et ce sont ces malheurs qui vous rendent à craindre.
Pour estre tout à vous il ne faut que vous plaindre,
Et voir dans vos beaux yeux cette douce langueur
Qui surprend, émeut*, touche, et penetre le cœur.
325 Attale qui se plaist à vous rendre les armes
De ces beaux yeux peut-estre auroit bravé les charmes,
Si pour ce grand triomphe en secret emporté
Ils se fussent servis de toute leur fierté,
Mais l’adoucissement qu’y meslent vos disgraces
330 Fait briller…

ELISE

{p. 15}
Ces douceurs sont pour les ames basses,
Seigneur, et mon orgueil s’en accommode mal,
De grace, traitez mieux la Fille d’Annibal.
Mes yeux ont démenty la fierté de mon ame
S’ils la font soupçonner de quelque lâche flame,
335 Attale sort d’un sang qui peut prétendre à moy
Mais il fut dans vos fers avant que d’estre Roy,
Et l’éclat de ce Trône où je le voy qui monte
N’a pas encor assez effacé cette honte.

PRUSIAS

Ah, que cette fierté paroist digne de vous !
340 J’en conçois pour mon Fils un augure bien doux,
Pour vos charmants appas vous sçavez qu’il soûpire,
Ses respects* ont cent fois pris soin de vous le dire,
Il n’aime qu’à vous plaire ; à des feux si soumis,
Madame, expliquez*-vous, quel espoir est permis ?

ELISE

345 Quoy, vous croyez qu’Elise ait l’ame assez ingrate
Pour pouvoir consentir que cet amour la flate,
Et que pour prix des soins* qu’en eut vostre pitié
Son hymen des Romains vous couste l’amitié ?
Si déja sur l’appuy que trouve icy mon Pere
350 Nous voyons dans leur plainte éclater leur colere,
Que n’essuyerez vous point de leurs chagrins jaloux
Si des nœuds plus estroits nous unissent à vous ?
Fuyez, fuyez les maux qui suivent nos personnes,
Ces dignes Conquerants sont maistres des Couronnes,
355 Et quoy que vous fist croire un dépit genereux,
Pour regner seurement, il faut regner par eux.

PRUSIAS

De ma fidelité Rome a trop d’asseurance
Pour me laisser long temps craindre sa défiance*,
Et sur cette union, quel qu’en soit le danger {p. 16}
360 S’il nous faut son aveu*, je puis le ménager.
Pourveu que de mon Fils vous approuviez la flame,
Que ses vœux*

ELISE

Connoissez, Seigneur, toute mon ame,
Le Prince a des vertus* qu’on ne peut égaler,
Mais quelque feu pour luy dont je pusse brûler,
365 Je le dédaignerois si d’une ardeur ouverte
Des Romains que j’abhorre il ne juroit la perte,
De ma haine pour eux mon amour prend la loy,
Et c’est la seule dot que j’apporte avec moy.
Ainsi point de mary capable de me plaire
370 Qui ne vange Cartage, et l’exil de mon Pere.
L’Univers affranchy de ses cruels Tyrans
Est tout ce qui me flate, à ce prix je me rends.
Adieu, Seigneur.

SCENE VI. §

PRUSIAS, ARAXE.

PRUSIAS

Et bien, quelle preuve plus claire
Que mon Fils est aimé, que c’est luy qu’on prefere ?
375 La haine que pour Rome ils montrent tour à tour
Fait voir dans ce rapport celuy de leur amour,
Ce n’est point un soupçon, j’en voy la certitude,
Affranchissons mon cœur de cette inquietude*,
Et puisque cet obstacle à mes vœux* est fatal
380 Pour n’avoir rien à craindre éloignons ce Rival.
L’Ambassadeur de Rome icy me favorise, {p. 17}
Il faut luy découvrir que mon Fils aime Elise,
Et demain avec luy, sans en faire d’éclat,
Sous pretexte d’honneur l’envoyer au Senat.

ARAXE

385 Mais si vous regardez son amour comme un crime,
Comment rendre, Seigneur, le vostre legitime ?
Rome vous verra-t’elle impunément joüir…

PRUSIAS

Mon zele aura paru, c’est dequoy l’ébloüir*.
Peut-estre qu’elle mesme, obligée* à se rendre
390 Redoutant Annibal me voudra voir son Gendre,    
Et s’asseurer par moy de l’inquiete* ardeur,
Qui l’a toûjours rendu jaloux de sa grandeur.

ARAXE

Mais d’une et d’autre part vostre esperance est vaine,
Elise veut, Seigneur, qu’on épouse sa haine,
395 Et que…

PRUSIAS

Lors qu’il s’agit de voir nos vœux* contents,
Promettons tout, Araxe, et laissons faire au temps.

Fin du premier Acte.

{p. 18}

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

ELISE, ALCINE.

ELISE

Le Prince doit partir ! ne t’es-tu point trompée ?

ALCINE

J’ay douté de ce bruit d’abord qu’il m’a frapée,
Mais dans toute la Cour, Madame, il fait éclat.
400 Prusias sur la paix le députe au Senat,
Et luy rend cet honneur de vouloir par sa bouche
Expliquer* à quel point ce grand Accord le touche,
Flaminius l’emmene, ils partent dés demain.

ELISE

Et le Prince y consent ?

ALCINE

Son refus seroit vain.
405 Où l’ordre est absolu, que peut sa resistance ?

ELISE

Quoy, son cœur à ceder n’a point de repugnance ?

ALCINE

{p. 19}
J’ay peu l’art de connoistre un cœur comme le sien.
Mais pourquoy…

ELISE

C’est assez, je ne demande rien,
Ma curiosité sans doute est indiscrette.

ALCINE

410 Au moins vous en aviez quelque raison secrette ?

ELISE

Je ne sçay, mais enfin ce que j’aime à sçavoir
C’est que mon triste cœur n’en devroit pas avoir.

ALCINE

Ne dissimulez point. Le Prince a sçeu vous plaire.

ELISE

Moy l’aimer ?

ALCINE

Sa vertu* vous doit estre assez chere.

ELISE

415 Il est vray qu’il sçait joindre à l’éclat de son rang
Toutes les qualitez que demande un beau sang,
Jamais plus de merite avec tant d’avantage
Ne sçeut de tous les cœurs s’acquerir le suffrage,
Moy-mesme je me sents forcée à l’estimer,
420 J’admire sa vertu*, mais ce n’est pas l’aimer.

ALCINE

Avec tant de chaleur loüer ce qu’on estime,
Madame, croyez-moy, c’est l’amour qui s’exprime.

ELISE

Quoy, tu crois que je l’aime, et que pour faire cas…

ALCINE

Mais vous mesme avec moy ne le croyez-vous pas ?

ELISE

425 Je veux bien t’advouër que son depart m’afflige,
Que l’ordre qu’on luy donne à soûpirer m’oblige*,
Mais sans doute mon cœur dans cét éloignement {p. 20}
Soûpire pour un pere, et non pour un Amant.
Le Prince hors d’icy, Prusias n’est point homme
430 A resister long-temps aux poursuites de Rome,
Elle hait Annibal, et je crains que le Roy
N’ait pas la fermeté de nous garder sa foy*.
Son fils estoit pour nous un appuy necessaire.

ALCINE

J’en croiray ce motif s’il s’agit de vous plaire,
435 Le Prince peut icy vous manquer au besoin,
Mais on ne prévoit pas les malheurs de si loin,
Et lors que tant d’ardeur fait que l’on s’interesse…

ELISE

Qui te porte à vouloir joüir de ma foiblesse ?
Ne force point mon cœur à se trop declarer,
440 Et s’il aime en secret laisse-moy l’ignorer.
Voicy le Prince, ah Dieux !

ALCINE

Redoutez-vous sa veuë ?

ELISE

Je sents que tout à coup mon ame s’est émeuë*,
Mais ce trouble, inconnu pour moy jusqu’à ce jour,
Se donne à sa disgrace, et non pas à l’amour.

SCENE II. §

NICOMEDE, ELISE, ALCINE.

ELISE

445 Vous vous éloignez, Prince ?

NICOMEDE

On m’y force, Madame,
Mais dans ce déplaisir ce qui flate mon ame,
C’est que Flaminius s’éloignant avec moy {p. 21}
N’aura plus contre vous d’empire sur le Roy.
Son depart en ces lieux asseure vostre azyle.

ELISE

450 Rome pour nous troubler trouvera tout facile,
Elle a d’autres Agents dont le secret pouvoir
De vostre éloignement sçaura se prévaloir.
Quoy qu’ils vueillent oser, nous restons sans défence.

NICOMEDE

Madame, attendez tout de mon impatience*,
455 Par un retour si prompt, s’il vous faut mon secours…

ELISE

Ah Prince, vous party, vous l’estes pour toûjours.
Ne vous offencez point de ce triste presage,
Rome pour Annibal vous demande en ostage,
Et vous n’en reviendrez qu’apres que nos Tyrans
460 De sa ruine entiere auront de seurs garands.

NICOMEDE

Quoy, le Roy soufriroit…

ELISE

J’oseray plus vous dire,
A vous voir éloigné le Roy luy mesme aspire,
Et cét ordre soudain qui nous prive de vous
N’est que l’indigne effet d’un mouvement jaloux.
465 Je n’en sçaurois douter, Prince, j’ay sçeu luy plaire,
Ses regards enflamez ne me le peuvent taire,
Ma veuë est le seul bien dont il cherche à joüir,
Et souvent j’entens plus que je ne veux oüir.

NICOMEDE

Pardonnez mon desordre à ma surprise extréme.
470 Quoy, Madame, il se peut que Prusias vous aime,
Que l’ordre de partir…

ELISE

{p. 22}
Si vous obeïssez,
Prince, voyez de grace à qui vous me laissez.

NICOMEDE

Si j’osois le bien voir je craindrois de trop dire.
Adieu, Madame.

ELISE

Helas !

NICOMEDE

Quoy, vostre cœur soûpire ?
475 A quoy dois-je imputer ce tendre mouvement ?
Quand je trouve un Rival l’obtiens-je comme Amant ?
Parlez.

ELISE

Que vous diray-je ?

NICOMEDE

Expliquez* vous de grace.

ELISE

Un soûpir dit beaucoup quand le cœur s’embarasse,
Et qui peut l’arracher apres mille combats
480 Le meriteroit peu s’il ne l’entendoit pas.

NICOMEDE

O trop charmant aveu* de la plus belle flame
Dont ait pû jusqu’icy brûler une grande ame !
Que le Ciel m’abandonne à son plus vif couroux,
J’en craindray peu les traits estant aimé de vous.
485 Mon exil me plaira si dans la Bithynie
Il vous fait des Romains braver la tyrannie.
Heureux cent et cent fois de voir ma liberté
Servir d’un digne prix pour vostre seureté.
Avec la mesme ardeur qu’elle vous est offerte
490 Je voudrois de mon sang racheter vostre perte,
Et par ce sacrifice apprendre assez à tous
Que peut-estre mon cœur estoit digne de vous.

ELISE

{p. 23}
Quoy, si ce pur amour fait toute vostre gloire,
Il faut m’abandonner pour me le faire croire ?

NICOMEDE

495 Quoy, pour vostre repos je pourrois lâchement
Refuser de souscrire à mon éloignement ?
De nos jaloux destins tel est l’ordre barbare
Que l’amour qui nous joint luy mesme nous separe.
En vain pour nous unir nous ferions nos efforts,
500 Vous ne restez icy que parce que j’en sorts,
Et le coup que fuit l’un devant tomber sur l’autre,
Mon exil évité seroit l’arrest du vostre.
Cedons, cedons, Madame, à d’injustes projets.

ELISE

Ainsi vous me quittez peut-estre pour jamais ?

NICOMEDE

505 Le Ciel adoucira cette rigueur extréme.

ELISE

Que faire cependant* ?

NICOMEDE

Songer que je vous aime,
Et si le Roy vous presse, accepter de sa foy*
Ce que je ne veux pas que vous perdiez pour moy.

ELISE

Ah, Prince, songez-vous jusqu’où va cét outrage,
510 Et quand mon interest à l’exil vous engage,
Les maux que vous croyez qu’il me fasse éviter
Approchent-ils de ceux qu’il m’ofre à redouter ?
Donc, j’ayderois moy mesme au destin qui vous brave,
J’aurois le nom de Reine, et vous celuy d’esclave,
515 Et les fers que dans Rome on vous feroit traisner
Me vaudroient la douceur de me voir couronner ?

NICOMEDE

{p. 24}
Et quel repos pour moy pretendre en Bithynie
Si faute d’en partir je vous en vois bannie,
Et de nouveau reduite au funeste revers*
520 D’aller de Cour en Cour, et de passer les mers ?
En soufriray-je moins quand la main qui m’opprime
De l’orgueil des Romains vous fera la victime,
Et que vous deviendrez sous leurs indignes loix
Et le joüet des vents, et le mépris des Rois ?
525 Pour m’épargner l’horreur d’un si cruel supplice,
Madame, au nom des Dieux soufrez que j’obeïsse,
Et que jusques dans Rome affrontant vos tyrans
J’aille vous arracher à vos destins errants.
J’y porteray des fers en y portant les vostres,
530 Mais ce cœur tout à vous n’en recevra point d’autres,
Et j’y conserveray l’entiere liberté
Que du sang dont je sorts exige la fierté.
Quelque maistre des Rois que le Senat se nomme…
Mais Annibal…

SCENE III. §

ANNIBAL, NICOMEDE, ELISE.

ANNIBAL

J’apprens que vous allez à Rome,
535 Prince.

ELISE

Rompez, Seigneur, cet injuste projet.
De sa hayne par vous les Romains sont l’objet.
Laisseriez-vous ainsi détruire vostre ouvrage ?

ANNIBAL

{p. C 25}
J’ay d’asseurez moyens de rompre ce voyage,
Ne vous alarmez point.

ELISE

Ah, je le jugeois bien,
540 Que si…

ANNIBAL

Laissez-nous seuls, et n’apprehendez rien.

SCENE IV. §

ANNIBAL, NICOMEDE.

NICOMEDE

Seigneur, n’enviez point à ma reconnoissance
La gloire d’un depart qui fait vostre asseurance,
Et souffrez* qu’en aveugle obeïssant au Roy
Je cherche à m’acquiter de ce que je vous doy.
545 A moins oser pour vous, je ferois mal connoistre
L’heureux fruit des leçons de mon illustre Maistre,
Et que c’est sous luy seul que l’on peut à son choix
Apprendre les vertus* les plus dignes des Rois.

ANNIBAL

Si mes foibles avis ont eu l’heur de vous plaire,
550 Ce me doit estre, Prince, une gloire trop chere
Pour pouvoir consentir que mes fiers Ennemis
Me dérobent l’effet que je m’en suis promis.
Vous n’irez point à Rome.

NICOMEDE

Ah, Seigneur, prenez garde…

ANNIBAL

Ne vous alarmez point de ce qui me regarde,
555 Je sçay par où je puis tourner l’esprit du Roy, {p. 26}
J’en répons.

NICOMEDE

Mais, Seigneur…

ANNIBAL

De grace, écoutez-moy.
J’eus toujours pour vous, Prince, une tendresse extrême,
Et vous considerant comme un autre moy-mesme,
Je croirois démentir un zele si parfait
560 Si je vous déguisois le dessein que j’ay fait.
Mon cœur vous est connu ; vous sçavez qu’il n’aspire
Qu’à braver des Romains le fastueux empire,
Et qu’il n’est point d’efforts qu’il ne se soit permis
A luy pouvoir par tout faire des Ennemis.
565 Je n’ay pas cherché loin ; leurs dures violences
Se plaisant à choquer* les plus vastes Puissances,
Assez de Potentats ont voulu rejetter
L’odieux joug des fers qu’on les force à porter.
Mais quoy que de ce joug l’indignité les gesne*,
570 Leur courage* trop mol secondant mal leur haine,
J’ay veu ces fiers Tyrans impuissamment haïs
Triompher jusqu’icy de mes desseins trahis.
Par une défiance* et basse et trop couverte*
Antiochus luy-mesme ayant causé sa perte,
575 J’ay choisi cette Cour, et je m’estois flaté
D’y trouver moins d’ombrage*, et plus de fermeté.
L’accueil de Prusias, ses offres, mes services,
D’un fort attachement m’estoient de seurs indices,
Les plus hardis projets m’enfloient déja le cœur,
580 Mais je voy tout à coup qu’un Romain luy fait peur,
Quand il peut plus luy seul que trente Rois ensemble
Au seul nom du Senat il s’intimide, il tremble,
Il fait plus, et craignant l’effet de mes desseins {p. 27}
Pour m’empescher d’oser il vous livre aux Romains.
585 Prince, j’apprens par là ce qu’il faut que je fasse,
Je trouve une autre main quand la sienne se lasse,
Attale me reçoit ; prest à s’unir à moy
Sans craindre mes Tyrans il me donne sa foy*,
Il épouse ma Fille, et c’en est là le gage.
590 Ainsi vous n’aurez plus à leur servir d’ostage,
Et mon depart rompant un ordre rigoureux
Vous laissera paisible, et Prusias heureux.

NICOMEDE

Vous perdre est un malheur que merite mon Pere,
Mais sçavez-vous, Seigneur, ce que vous allez faire ?
595 Je meurs par cet hymen s’il se doit achever,
Et vous m’assassinez en me voulant sauver,
Ah, pourquoy si long-temps ma trop timide* flame
S’est-elle par respect* renfermée en mon ame ?
Mais quoy, mille devoirs, mille soins* empressez,
600 Mes soûpirs, mes langueurs, vous en ont dit assez,
Combien m’avez-vous veu pour la charmante Elise…

ANNIBAL

Oüy, Prince, il ne faut point que je vous le déguise,
J’ay connu vostre amour, et comme il m’a fait voir
Que ma haine pour Rome a sur vous plein pouvoir,
605 Charmé des sentiments que vous prenez contre elle
J’en voudrois de mon sang reconnoistre le zele,
Mais quoy que pour vos feux il puisse m’inspirer,
Vous me connoissez trop pour en rien esperer.

NICOMEDE

Pour en rien esperer ! Ah, Seigneur, par quel crime
610 Ay-je pû meriter de perdre vostre estime ?
A quoy que vos souhaits puissent estre attachez
N’avez-vous pas en moy tout ce que vous cherchez ?
Trouverez-vous ailleurs une ame plus fidelle ? {p. 28}
Plus de respect pour vous, plus d’ardeur, plus de zele,
615 Et si de vostre haine il faut prendre la loy,
Detester vos Tyrans, qui les hait plus que moy ?

ANNIBAL

Je dois vous l’avouër ; j’ay beau chercher une ame
Que du solide honneur l’interest seul enflame,
Ce n’est qu’abaissement dans tout ce que je vois,
620 Et quand je vous compare avec nos plus grands Rois,
Dans le foible honteux qu’ils laissent tous paroistre,
Je ne vois que vous seul qui meritiez de l’estre,
Mais pour moy ce merite est un bien imparfait,
C’est peu qu’en estre digne, il faut l’estre en effet ;
625 Vous dépendez d’un Pere ombrageux*, Politique,
Jeune encor, défiant, qui craint la Republique.
Vous avez le cœur grand, ferme, resolu, chaud,
Prompt, hardy ; cependant* c’est un Roy qu’il me faut,
Un puissant Allié qui brûlant de me suivre
630 Se serve des moments qui me restent à vivre,
Je n’en ay point à perdre, et dans l’âge où je suis
C’est à moy de presser la fin de mes ennuis*.
Perdre un jour, sans chercher à remplir ma vangeance,
Ce seroit avec Rome estre d’intelligence,
635 Je dois à sa ruine un eternel effort,
Et rien ne me pourroit consoler de ma mort,
Si j’avois negligé de tout mettre en usage
Pour luy faire sentir ce qu’a souffert Cartage.
J’aime vostre Personne, et le Ciel m’est témoin
640 Que peut-estre amitié n’alla jamais plus loin,
Mais quoy que je l’éprouve aussi tendre que forte,
Je ne puis vous cacher que ma haine l’emporte,
Et que l’une à mon cœur ne peut faire oublier
Ce qu’aux transports de l’autre il doit sacrifier.
645 Je vous aime depuis que j’ay sceu vous connoistre, {p. 29}
Mais je hay les Romains mesme avant que de naistre.
A peine au jour encor j’avois ouvert les yeux
Que j’en juray la perte en presence des Dieux.
A ces nobles serments j’ay sans reserve* aucune
650 Immolé biens, honneurs, repos, gloire, fortune,
J’ay veu, sans démentir, ce que j’avois promis,
Et ma Patrie ingrate, et les Dieux Ennemis.
Jugez si l’amitié pourroit sans infamie
Triompher d’une haine à ce point affermie,
655 Et faire negliger à ses transports mourants
L’heureuse occasion d’abaisser mes Tyrans.

NICOMEDE

Eh, pleust aux Dieux, Seigneur, que pour flater ma peine
Vous connussiez l’amour aussi-bien que la haine,
Ou que vous jugeassiez de cette passion
660 Par les brulants transports de vostre aversion !
Vous verriez une force égale en l’un et l’autre,
Que mon cœur n’est pas moins enflamé que le vostre,
Et que les tendres feux qu’il renferme au dedans,
Pour estre un peu plus doux, n’en sont pas moins ardents.
665 Vous verriez que ce cœur ne vit que pour Elise,
Qu’il immole à ses pieds repos, gloire, franchise*,
Et… pardonnez, Seigneur, à ce transport jaloux,
J’ay pensé dire encore, tout ce qu’il sent pour vous.
Non, non, quelques rigueurs dont vous payiez mon zele,
670 Ne craignez rien de moy, je vous seray fidelle,
Et periray plûtost que de rendre suspect
Ce qu’au grand Annibal j’ay juré de respect*.
Trop heureux, si mourant pour ne luy pas déplaire,
J’apprens qu’il daigne plaindre un feu qu’il desespere,
675 Et voir dans ce moment d’un regard de pitié {p. 30}
Ce que par moy l’amour immole à l’amitié.

ANNIBAL

Ah, Prince, c’en est trop, cachez-moy tant de zele,
Ma haine à vous ouïr déja presque chancelle,
Et jamais les Romains pour fléchir mon couroux
680 N’eurent un Partisan plus à craindre que vous.

NICOMEDE

Vostre haine pour eux ne peut estre assez fiere,
Je ne l’attaque point, gardez-la toute entiere,
Mais si vous ne cherchez à me priver du jour
Suspendez-en l’effet en faveur de l’amour.
685 Flaminius nous quitte, et Prusias peut-estre
N’attend que son départ pour se faire connoistre,
Pour vous laisser de Rome affranchir son Estat.

ANNIBAL

Et c’est dans ce dessein qu’il vous livre au Senat ?
Je veux bien luy parler, et d’un honteux voyage
690 Par mes soins*, s’il se peut, vous épargner l’outrage,
Je puis remettre Attale, et n’engager ma foy*
Qu’aprés que Prusias… laissez-nous, je le voy.

SCENE V. §

PRUSIAS, ANNIBAL, ARAXE.

PRUSIAS

Et bien, Seigneur, enfin me rendrez-vous justice ?
Ay-je fait aux Romains un honteux sacrifice,
695 Et leur Flaminius que j’éloigne de nous
Vous répond-il assez que mon cœur est à vous ?
Vous restez dans ma Cour, et je vous tiens parole.

ANNIBAL

{p. 31}
Je voy qu’il s’est flaté d’une attente frivole,
Et vous dois d’autant plus, Seigneur, qu’en vain par luy
700 Rome a tout employé pour m’oster vostre appuy.
Resister un moment à cette souveraine
C’est se mettre au hazard de meriter sa haine,
Et l’horreur du peril où vous courez pour moy
Avoit dequoy sans doute ébranler vostre foy*.
705 Mais quand pour Annibal vous monstrez tant de zele,
Faisant beaucoup pour luy, faites vous moins pour elle ?
Vainqueur de toutes parts, il ne faut qu’un Romain
Pour vous faire tomber les armes de la main.
Un seul mot plus puissant que foudres ny tempestes
710 Vous arrache aussi tost le fruit de vos conquestes,
Dans vos plus seurs progrez vous arreste* le bras,
Aggrandit vos voisins, resserre vos Estats,
Et vous fait renoncer au gré de ses caprices
A tout ce que pour vous avoient pû mes services,
715 Ainsi par un effort digne du sang Royal,
En dépit des Romains vous gardez Annibal,
Et par une foiblesse indigne d’un grand homme
En dépit d’Annibal vous cedez tout à Rome.
Fixez, fixez, Seigneur, cette douteuse* foy*,
720 Declarez vous entier ou pour elle, ou pour moy.
Accorder Annibal avec la Republique
Passe tous les ressorts de vostre Politique,
Jamais de tant d’amis vous ne viendrez à bout,
Et c’est n’en faire point que d’en chercher par tout.
725 Vous me tenez parole, et vous en faites gloire.
Seigneur, parlons sans feindre, ay-je lieu de le croire ?
Quand vous tremblez de rompre avec mes ennemis {p. 32}
Qu’est devenu l’orgueil que vous m’aviez promis ?
Est-ce afin de regner avec indépendance
730 Que vous mettez demain le Prince en leur puissance,
Ou par quelque dessein dont nous verrons l’éclat,
Va-t’il comme Espion amuser* le Senat ?

PRUSIAS

Jugez par là, Seigneur, si mon zele est extréme.
Je cherche à détourner vos malheurs sur moy mesme,
735 Et pour vous soustenir contre vos ennemis,
Me garder tout à vous, je leur livre mon Fils.

ANNIBAL

Et pourquoy vous sousmettre à l’affront volontaire
De recevoir la loy quand vous la pouviez faire ?
Toute l’Asie émeuë*, et presque sous vos loix
740 Craignoit en vous déja le plus grand de ses Rois.
Apres Eumene mort, et son débris* funeste
Cent mille bras armez vous promettoient le reste,
Et ce qui flateroit un cœur entreprenant,
Vous aviez Annibal pour vostre Lieutenant.
745 C’estoit, c’estoit alors que l’honneur, que la gloire
Quoy qu’il vous fist oser vous portoient à le croire,
Ces serments qu’il receut contre l’orgueil Romain
Il falloit les tenir les armes à la main.
Où pourrez vous jamais pour vanger vos outrages
750 Recouvrer à la fois de pareils avantages ?

PRUSIAS

Ils estoient grands sans doute avec un tel secours,
Mais pour esperer vaincre on ne vainc pas toûjours,
Souvent l’occasion y fait plus que le nombre.
Les plus grands corps, Seigneur, produisent le plus d’ombre.
755 Et si faisant la paix j’ay rendu des Estats,
Voyez si j’avois lieu de ne le faire pas.
Je voyois en Syrie, en Macedoine, en Grece, {p. 33}
Les Peuples abatus, tremblans, pleins de foiblesse,
Philippe estoit défait, Antiochus détruit,
760 Et par tout les Romains triomphoient à grand bruit.
De tant d’heureux succez leurs legions trop fieres
Cherchoient à leurs exploits de nouvelles matieres,
Et si j’eusse trop haut porté le nom de Roy
Toutes se ramassant alloient fondre sur moy.
765 Seul à tant d’Ennemis ne pouvant faire teste
Par une fausse paix j’écarte la tempeste ;
Pour trouver les Romains à vaincre plus aisez
J’attens par quelque guerre à les voir divisez,
Cependant* du Sénat dont je crains la puissance
770 Luy commettant* mon Fils, j’acquiers la confiance,
Pour voir Attale à moy je le rends mon égal,
Fais des Amis par tout, et retiens Annibal.

ANNIBAL

Ces projets déguisez dont vostre ame est charmée
Marquent une prudence et rare et consommée ;
775 Mais pardonnez, Seigneur, si je ne puis cacher
Qu’en vous coustant un Fils ils vous coustent trop cher.
L’envoyer au Senat, c’est luy donner un gage
Du plus injurieux et servile esclavage.
C’est vous assujettir à tout ce que de vous
780 Il plaira d’ordonner à ses soupçons jaloux.
C’est vouloir, sans que rien le rende necessaire,
Ce que tout détrôné Philippe eut peine à faire ;
Enfin, Seigneur, enfin c’est me lier les mains,
M’oster l’entier pouvoir d’attaquer les Romains,
785 Ou leur donner sur vous par où vanger sans peine
Tous les maux que sur eux doit répandre ma haine.
Et je consentirois à rester à ce prix ? {p. 34}
Non, non, je vous dois trop pour perdre vostre Fils,
Mais aussi trop d’ardeur à ma vangeance est deuë
790 Pour souffrir* qu’aucun temps en borne l’etenduë.
Je satisfais à tout en m’éloignant d’icy,
C’est par là que je puis vous tirer de soucy.
Mon depart laissera le Prince en asseurance,
Ma haine en liberté, Rome sans défiance*.
795 Ainsi souffrez*, Seigneur…

PRUSIAS

Vouloir quitter un Roy
Qui ne reserve* rien pour vous prouver sa foy*,
Qui vous fait partager la puissance suprême,
Respecter* dans sa Cour à l’égal de luy-mesme,
Et pour vostre repos…

ANNIBAL

C’est me connoistre mal.
800 Quoy, parler de repos pour moy, pour Annibal ?
Instruit de ses travaux, avez-vous lieu de croire
Qu’à s’exiler soy-mesme il auroit mis sa gloire,
Pour venir en ces lieux démentant sa fierté
Languir dans une ingrate, et lâche oysiveté ?
805 Si l’ardeur du repos eust touché mon envie,
J’aurois vescu, Seigneur, au sein de ma Patrie,
Et jouy des honneurs dont le traité de paix
Laissoit parmy les miens le choix à mes souhaits ;
Mais Rome, pour avoir triomphé de Cartage,
810 N’avoit pas d’Annibal surmonté le courage*,
L’Afrique n’osant plus lui faire d’Ennemis,
Pour l’attaquer d’ailleurs il se croit tout permis,
Et son Païs n’a point de douceur qui l’entraîne
Lors que pour les Romains il n’y voit plus de haine.
815 Voila ses sentiments, reglez-vous là dessus,
Le Prince doit partir, les ordres sont receus,
Faites les revoquer, ou sans vous en plus dire {p. 35}
Chez Attale demain, Seigneur, je me retire,
J’attens vostre réponse, et vous laisse y resver.

SCENE VI. §

PRUSIAS, ARAXE.

PRUSIAS

820 A quoy le Ciel encor me veut-il reserver* ?
Pour garder Annibal en faveur de ma flame,
J’ose exiler mon Fils, j’en accepte le blâme,
Et contre mon attente, un interest fatal,
Si j’éloigne ce Fils fait partir Annibal.
825 Voyons Flaminius, l’infortune est égale,
J’ai parlé contre un Fils, parlons-lui contre Attale,
Et ménageons si bien l’éclat de son couroux,
Qu’Annibal soit reduit à n’esperer qu’en nous.

Fin du second Acte.

{p. 36}

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

ATTALE, ELISE, ALCINE.

ATTALE

Qu’obtiendra mon respect* ? vous le voyez, Madame,
830 Je viens mettre à vos pieds mon espoir et ma flame,
Si l’une a sceu borner mon espoir le plus doux
Je ne puis consentir à l’autre malgré vous,
Et du plus heureux sort je fuirois l’asseurance
S’il coustoit à vos vœux* la moindre violence,
835 Ainsi quoi qu’Annibal m’ait permis d’esperer…

ELISE

Vous l’avez déja veu, faites-le declarer,
Seigneur, ses ordres seuls reglent ma destinée,
Et sur les interests de ce grand hymenée,
Pourveu que ses desirs vers vous puissent pancher,
840 Ma joye ou mon chagrin vous doivent peu toucher.
Voyez bien seulement avant que d’y pretendre
Si vous vous connoissez digne d’estre son Gendre.
Il n’est rien de plus fier que le sang d’Annibal,
S’il monte sur le Trône il obeïra mal,
845 Et vos Maistres du Monde à qui les Rois déferent {p. D 37}
S’ils pensent l’asservir, n’ont pas ce qu’ils esperent.
Là suivant de mon sort l’orgueilleux ascendant
Ils me verront porter un cœur indépendant,
Un cœur resolu, ferme, et capable peut-estre
850 De haïr un Epoux s’il enduroit un Maistre.
Ne vous exposez point à l’affront de me voir
Maintenir malgré vous le suprême pouvoir,
Et si vous vous sentez et l’ame et le courage*
Par de basses frayeurs tournez à l’esclavage,
855 Renoncez à des nœuds qui pourroient vous trahir
Jusqu’à vous dérober la honte d’obeïr.

ATTALE

Que Rome à sa fierté jamais m’assujetisse !
Que mon cœur se ravale à s’en faire complice,
Et qu’assis sur ce Trône où j’aspire à vous voir
860 Je m’y laisse ébloüir* d’un tiltre sans pouvoir !
Madame, jugez mieux de l’ardeur qui m’enflame,
L’orgueil d’un si beau feu répond d’une belle ame,
Et l’honneur de prétendre à vos divins appas
Dans qui vous ose aimer ne souffre* rien de bas.
865 Ainsi ne craignez point qu’aucune dépendance
Me fasse démentir les droits de ma naissance.
De l’éclat de mon rang ce cœur vrayment jaloux,
S’il doit prendre des loix, n’en prendra que de vous.
Sur lui, sur ses desirs, il vous fait souveraine,
870 C’est un Roy fier, hautain, dont vous estes la Reyne,
Mais lors qu’à vostre empire il se rend si soûmis,
De grace, quel espoir lui laissez-vous permis ?
Croira-t’il qu’une ardeur et si tendre et si forte,
Touche assez vos desirs…

ELISE

Seigneur, que vous importe ?
875 Si jamais vous avez le nom de mon Epoux, {p. 38}
Je connois mon devoir, et c’est assez pour vous.
Sans égard à l’amour, de pareils hymenées
Ne font que décider des grandes Destinées,
Et quand on voit par où bien remplir ce qu’on est,
880 Aimer ou n’aimer pas est un foible interest.
Il faut se mettre au rang des ames trop communes
Pour laisser à l’amour balancer les Fortunes,
Et les charmes secrets qui suivent ses langueurs
Sont des abaissements indignes des grands cœurs.
885 Le mien les connoit peu ; qu’Annibal vous choisisse,
Que de ma main pour vous il fasse un sacrifice,
Ce cœur fera soudain vanité d’obeïr,
Mais bien moins pour aimer qu’afin de mieux haïr,
C’est le seul interest où ma gloire m’engage,
890 Voir un Roy craindre Rome irrite mon courage*,
Et l’Espoux me plaira, dont l’intrepidité
M’offrira les moyens d’en braver la fierté.

ATTALE

Ah, que plûtost sur moy le sort le plus funeste…

ELISE

J’aperçois Annibal, vous lui direz le reste.

SCENE II. §

ANNIBAL, ATTALE. 

ATTALE

895 Seigneur, de quel espoir puis-je enfin me flater ?
Mon cœur vous est offert, venez-vous l’accepter,
Et du grand Annibal ma flame obtiendra-t’elle
Qu’une heureuse union soit le prix de mon zele ?

ANNIBAL

{p. 39}
Il doit m’estre bien doux de voir que mon malheur
900 A mes Amis pour moi laisse tant de chaleur.
D’un Prince tel que vous l’alliance m’honore,
Mais de grace, Seigneur, consultez-vous encore,
Le zele qui paroist souvent le plus parfait
Lors que Rome a parlé demeure sans effet,
905 Et si j’avois promis, je verrois avec peine
Qu’à me tenir parole on sentist quelque gesne*.
Voyez Flaminius ; sur ce qu’il vous dira
Peut-estre en vostre cœur l’amour s’allentira*.
Le grand nom d’Allié que le Senat vous donne…

ATTALE

910 Pour disposer de moy prens-je loy de personne ?
Seigneur, j’en croy ma flame, et ne consulte plus.

ANNIBAL

Vous vous expliquerez*, voicy Flaminius.

SCENE III. §

FLAMINIUS, ANNIBAL, ATTALE.

FLAMINIUS, à Attale

Seigneur, par le pouvoir qu’on m’a daigné commettre*
Jusques dans vos Estats j’aurois dû vous remettre,
915 Mais je vous voy partir trop bien accompagné
Pour ne m’en croire pas le voyage épargné,
Et sur ce que j’apprens j’aurois mauvaise grace
De vous offrir encor un secours qui vous lasse,
On vous a mis au Trône, et cela vous suffit.

ATTALE

{p. 40}
920 Je ne sçay pas, Seigneur, ce que l’on vous a dit,
Mais ce que je vous dois m’asseure trop de gloire
Pour souffrir* que jamais j’en perde la memoire,
Vous trouverez en moy toûjours un zele égal,
Et si dans mes Estats je reçois Annibal,
925 Comme j’agis par tout d’un cœur franc et sincere
Ce n’est pas un secret que je cherche à vous faire.

FLAMINIUS

Dans le sein de la guerre ayant toûjours vescu
Il vous apprendra l’art de n’estre plus vaincu,
Et quelques Ennemis qui pensent vous abatre
930 Pour triompher d’abord* vous n’aurez qu’à combatre.

ANNIBAL

S’il n’apprend pas de moy l’art de vaincre aisément,
Il apprendra celuy de fuir l’abaissement,
Et de rester toûjours par un pouvoir suprême
Maistre de son destin malgré le Destin mesme.

FLAMINIUS

935 De si grandes leçons ont dequoy faire bruit,
Le faste m’en plairoit, mais j’en craindrois le fruit,
Et si je l’ose dire, Antiochus peut-estre
Se seroit bien passé de vous avoir pour Maistre.

ANNIBAL

Pour peu qu’en mes leçons il se fust affermy
940 Il vous eust mis en teste un facheux Ennemy,
Mais son insuffisance à les mettre en usage
Vous a vendu sa gloire, et livré son courage*.

FLAMINIUS

Leur pratique est en vous ce qu’il faut admirer,
De Royaume en Royaume elle vous fait errer,
945 Et chercher dans l’exil tout ce que l’on peut croire
Que doive un grand courage* au soucy de sa gloire.

ANNIBAL

{p. 41}
Cet exil qui déja m’a fait voir tant d’Estats
Vous couste quelques soins* que vous ne dites pas,
Et pour tenir vostre ame en tous lieux alarmée,
950 C’est beaucoup d’Annibal, et mesme sans armée.

FLAMINIUS

On doit craindre en effet le bonheur* qui le suit,
A Attale.
Mais faites-moy raison, Seigneur, d’un autre bruit,
On dit que vous songez à faire Elise Reyne.

ANNIBAL, à Attale.

Que ma presence n’ait, Seigneur, rien qui vous gesne*,
955 Vous sçavez que…

ATTALE, à Annibal.

Seigneur, donnez-moy vostre aveu*,
Et l’hymen dés demain couronnera mon feu.

ANNIBAL, à Flaminius.

Vous voyez que malgré les malheurs qu’on m’oppose
L’honneur d’estre mon Gendre est encor quelque chose.

FLAMINIUS

Attale a fait sans doute un choix bien glorieux,
960 Mais s’il m’en vouloit croire il y penseroit mieux.
A Attale.
Seigneur, souvenez-vous que si vous estes Maistre
Rome hait les ingrats, et le fera connoistre,
Vous pouvez là-dessus écouter vostre amour,
Prenez pour y songer le reste de ce jour,
965 Pour ne vous perdre pas ma bonté vous le donne.

ANNIBAL

Pour moy, j’ignore l’art de contraindre personne,
Et sans m’inquieter* de ce qu’il resoudra
Je luy laisse à son choix tout le temps qu’il voudra.
Au moins suis-je asseuré que par mon alliance {p. 42}
970 Il craindra peu l’affront de trahir sa naissance,
Et que jamais l’exil d’un homme tel que moy
N’aura rien dont l’éclat fasse rougir un Roy.

FLAMINIUS

Vous avez le cœur haut, le bel orgueil y regne.

ANNIBAL

Assez pour empescher qu’aucun Roy ne vous craigne,
975 Et si de Prusias mes conseils sont suivis
Rome attendra long-temps qu’il vous livre son Fils.
Le voir trop s’abaisser sous vostre tyrannie
Est tout ce qui me peut chasser de Bithynie.

SCENE IV. §

ANNIBAL, PRUSIAS, FLAMINIUS, ATTALE, ARAXE.

ANNIBAL, à Prusias.

Parlez, Seigneur, enfin qu’avez-vous resolu ?
980 Vostre Rome aura-t’elle un pouvoir absolu ?
Obligez-vous* le Prince à faire le voyage ?

PRUSIAS

La paix qu’elle nous donne à ce devoir m’engage,
Mon Fils d’un tel honneur a lieu d’estre jaloux.

ANNIBAL

Il me suffit ;
A Attale.
Demain je parts avecque vous,
985 Seigneur, deliberez, vous avez ma réponse.

SCENE V. §

{p. 43}
FLAMINIUS, PRUSIAS, ATTALE, ARAXE.

FLAMINIUS

C’est donc ainsi qu’Attale à ses Amis renonce ?

ATTALE

Je connois mal, Seigneur, par où j’ay merité
Un reproche si dur à ma fidelité.
L’ardeur qui la soûtient le rend peu legitime,
990 Je reçois Annibal, mais ce n’est pas un crime,
Ou vers Rome par là si je noircis ma foy*,
Croirez-vous Prusias moins coupable que moy ?
D’Antiochus à peine il apprit la défaite
Qu’à ce mesme Annibal il accorda retraite*,
995 Le receut tout fumant de ce fameux débris*.
Cependant* ce qu’il fit blessa-t’il les esprits ?
Vous parut-il suspect de pratiques secretes ?

PRUSIAS

Je ne condamne rien au projet que vous faites,
Mais assez de couleurs pourroient le palier,
1000 Sans chercher mon exemple à vous justifier.
Antiochus défait, Annibal pouvoit nuire,
Trouver quelque autre Roy qui s’en laissast seduire,
J’estois maistre en ma Cour de son ressentiment,
Ainsi je le receus, mais sans attachement,
1005 Et l’on me voit pour Rome une foy* trop sincere    
Pour douter des motifs de ce que j’osay faire.

ATTALE

{p. 44}
Ce zele si vanté dont vous estes jaloux
N’est pas moins fort en moy qu’il pourroit l’estre en vous.
Et quand vers Annibal ma parole m’engage
1010 Rome n’a pas plus lieu d’en prendre de l’ombrage*.

PRUSIAS

Son azyle estoit seur, vous l’y pouviez laisser.

ATTALE

Vous voyez toutefois qu’il y veut renoncer,
Et que dans vostre foy* le vif éclat qui brille
Ne sçauroit…

PRUSIAS

Mais enfin vous épousez sa Fille ?

ATTALE

1015 Je n’avois pas préveu que contre le Senat
Disposer de mon cœur deust estre un attentat.
Pour Elise, il est vray, l’amour me sollicite,
Mais dequoy m’accuser lors que je vous imite ?

PRUSIAS

Quoy l’on me voit pretendre au nom de son Espoux ?

ATTALE

1020 Non, Seigneur, ce soupçon ne tombe point sur vous,
L’hymen vous sieroit mal, et dans l’âge où vous estes
Aux tendres passions peu d’ames sont sujettes,
Mais lors que d’Annibal vous vous fistes l’appuy
Vous vouliez seulement vous asseurer de luy,
1025 Prévenir ce qu’ailleurs il pouvoit entreprendre ?
Par un zele aussi pur je veux estre son Gendre,
Et l’empescher de mettre en de mauvaises mains
Un dépost dont la garde est utile aux Romains.

FLAMINIUS

J’ay voulu vous laisser par ces raisons frivoles
1030 Estaler vostre esprit et perdre des paroles.
Mais enfin, moy present, et sans m’en consulter, {p. 45}
On vous offre une main, vous osez l’accepter ?
Vous osez à mes yeux enflé du rang supréme
Trancher du Souverain, ordonner de vous-mesme,
1035 Et sans songer par qui Pergame est sous vos loix
Vostre amour pretend faire une Reine à son choix ?
C’est donc là le respect* que vous portez à Rome ?
Ignorez-vous qu’un Roy chez elle n’est qu’un homme,
Et que pour renverser les plus grands Potentats,
1040 Elle n’a tout à coup qu’à retirer le bras ?    
Ce Trône chancelant qu’alloit sans resistance
D’un voisin redoutable entraîner la puissance,
Vous l’a-t’elle remis et rendu son égal
Afin de couronner la Fille d’Annibal ?
1045 Le tiltre d’Allié dont elle vous honore
Ne vaut pas se priver d’un objet qu’on adore,
Et cet honneur n’a rien que ne laisse terny
Le nom rare et pompeux de Gendre d’un Banny ?
N’en croyez que l’amour, et sans inquietude*
1050 Accordez tout contre elle à vostre ingratitude,
Le temps vous apprendra s’il vous estoit permis
De vous unir contre elle avec ses ennemis.

ATTALE

Touchant quelque hauteur qui semble me confondre
Je laisse à Prusias le soin de vous répondre,
1055 Seigneur, ce qu’il dira sera d’un plus grand poids.
Il a part au mépris que vous faites des Roix,
Et comme dés longtemps il sçait ce que demande
La majesté du rang qu’il est beau qu’il défende,
Il sçaura contre vous soustenir mieux que moy
1060 Et la splendeur du Trône, et le tiltre de Roy.
Au regard d’Annibal, et de l’Hymen d’Elise,
Advoüant mon amour j’ay montré ma franchise*,
Et s’il doit m’attirer les foudres du Senat {p. 46}
Vous m’en donnez l’avis, j’en attendray l’éclat,
1065 Voyez bien seulement si j’en paroistray digne.

SCENE VI. §

FLAMINIUS, PRUSIAS, ARAXE.

PRUSIAS

N’espargnez point mon zele en ce peril insigne,
Aprés deux ans d’azyle Annibal qui me fuit
De ma fidelité me peut ravir le fruit,
Vous troubler chez Attale ; et de cette entreprise
1070 J’empescherois le coup en retenant Elise,
Parlez, et dans ma Cour je la fais arrester*.

FLAMINIUS

Vostre amitié pour nous ne peut mieux éclater,
Seigneur, et j’auray soin que Rome soit instruite
Du procédé d’Attale, et de vostre conduite.
1075 Mais vous défendrez-vous d’admirer avec moy
Jusqu’où l’orgueil du Trône enfle ce jeune Roy ?
Pour l’empescher d’aimer il n’est rien qui l’étonne*.

PRUSIAS

On s’oublie aisément avec une Couronne,
Il est jeune, et l’amour qu’anime la fierté
1080 Va plus loin quelquefois que l’on n’a projetté.
Ainsi voyez, Seigneur, ce que Rome hazarde
A souffrir* qu’Annibal…

FLAMINIUS

C’est à quoy je prens garde,
Mais aussi je ne puis voir tout à coup perdus
Les services qu’Attale au Senat a rendus.
1085 Eumene comme luy toûjours ardent, fidelle, {p. 47}
En cent occasions nous a marqué son zele,
Et Rome se plaindroit si contre ses souhaits
Je r’allumois la guerre où j’apportay la paix.
C’est par là que d’un feu que suit un peu d’audace
1090 Attale a merité que nous luy fassions grace,
Et que par trop d’aigreur nous ne l’exposions pas
A prendre contre nous des sentimens ingrats.
Son amour satisfait, sans doute il aura peine
A vouloir faire teste à la grandeur Romaine,
1095 Et sur cet hymenée où je le voy porté
Sa foy* nous répondra de sa sincerité.

PRUSIAS

Quoi, vous consentiriez à luy donner Elise ?

FLAMINIUS

C’est à quoy du Senat l’interest m’autorise.
Ne pouvant éviter qu’elle prenne un Espoux,
1100 Si je refuse Attale, où le choisirons-nous ?
Par qui mieux que par luy pouvoir s’asseurer d’elle ?

PRUSIAS

Par moy, Seigneur, par moy dont vous sçavez le zele,
Et qui tout au Senat ne puis voir sans rougir
Que je parle, et qu’un autre ait la gloire d’agir.

FLAMINIUS

1105 Que dites-vous, Seigneur ?

PRUSIAS

Que pour vous estre utile
Je voulus qu’Annibal chez moy trouvast azile,
Et qu’avec mesme ardeur, du mesme esprit poussé,
J’acheveray pour vous ce que j’ay commencé.
J’épouseray sa Fille.

FLAMINIUS

O digne effort d’un zele
1110 Qui ne cherchant que Rome immole tout pour elle !
Vous forcer à l’Hymen ! vous m’en voyez surpris. {p. 48}

PRUSIAS

Je sers la Republique, et j’en reçois le prix.

FLAMINIUS

Non, non, elle doit trop à vos rares services
Pour accepter de vous de pareils sacrifices.
1115 Quoy qu’Annibal impute à ses justes rigueurs,
Elle se connoist mal à contraindre les cœurs.

PRUSIAS

Le mien ne promet rien que ma foy* n’accomplisse.

FLAMINIUS

Un Hymen sans amour est un trop dur supplice.

PRUSIAS

Jamais je n’en auray le moindre repentir,
1120 Et pourveu…

FLAMINIUS

Non, Seigneur, je n’y puis consentir,
Aux interests de Rome Attale peut suffire.

PRUSIAS

Et bien, j’aime, Seigneur, puisqu’il faut vous le dire,
Joüissez d’un aveu* qu’il vous plaist d’arracher.

FLAMINIUS

Vous aimeriez Elise, et l’auriez pû cacher ?

PRUSIAS

1125 Jugez par cet effort si je vous suis fidelle.
Envain mes yeux cent fois m’ont dit qu’elle estoit belle,
Envain mon cœur surpris en a crû sa langueur,
J’ay fait taire mes yeux, j’ay démenty mon cœur,
Et ce m’estoit assez pour chercher à le faire
1130 De songer qu’en aimant je pouvois vous déplaire ;
Mais enfin aujourd’huy que vous me faites voir
Que cet amour n’a rien qui blesse mon devoir,
Et que par un motif que Rome favorise [E 49]
Je puis vous obliger* en épousant Elise,
1135 Je rappelle des feux dont les charmes trop doux
N’avoient esté bannis que par respect* pour vous,
Vostre interest soustient l’ardeur qui me consume,
Luy seul l’avoit éteinte, et luy seul la rallume.
Accordez donc, Seigneur, à mes brulants souhaits
1140 La gloire d’un hymen qui confirme la paix.
Quelque flateur appas que mon amour y voye,
Montrer mon zele à Rome est ma plus forte joye,
Et j’atteste les Dieux qu’en un si grand projet
Tout mon cœur est pour elle, et n’a point d’autre objet.

FLAMINIUS

1145 Apres tant de vertu* Rome seroit ingrate
Si vos feux n’obtenoient l’heureux prix qui les flatte.
Elle vous l’abandonne, et quand sans balancer
Elle fait plus pour vous que vous n’osiez penser,
Elle a quelque sujet d’esperer qu’un beau zele
1150 Vous fera faire aussi quelque chose pour elle.

PRUSIAS

Luy devant tout, Seigneur, qu’aurois-je à refuser ?

FLAMINIUS

Ainsi de vostre main vous pouvez disposer.
Rome approuve l’ardeur dont vostre ame est éprise.
Livrez nous Annibal, elle vous donne Elise.

PRUSIAS

1155 Vous livrer Annibal ! Ah, Seigneur, voulez-vous
Me mettre en bute aux Dieux, m’attirer leur courroux ?
Cent serments d’une foy* sacrée, inviolable,
De tant de trahison me laissent-ils capable ?
Souffre-t’il* que mon cœur ébloüy* de ses feux {p. 50}
1160 Ose…

FLAMINIUS

Et quoy, Prusias, vous estes scrupuleux ?
Apprenez, apprenez pour solides maximes,
Que qui sert le Senat ne peut faire de crimes,
Et que de mille horreurs un forfait revestu
Quand il est fait pour luy doit passer pour vertu* ;
1165 Que par tout cette gloire est la seule qu’on prise.

PRUSIAS

Et par où cependant* gagner le cœur d’Elise ?
Mettre en vostre pouvoir ce qu’elle a de plus cher,
Sera-ce le moyen, Seigneur, de la toucher ?
Obtiendray-je par là que son amour s’explique* ?

FLAMINIUS

1170 C’est ne voir guere loin pour un grand Politique.
Sans livrer Annibal laissez-nous l’enlever,
Envoyez apres nous comme pour le sauver,
Flattez Elise ensuite, armez* pour son offence,
Et recevez sa main pour prix de sa vangeance.

PRUSIAS

1175 Maistres de tant de Roix, soûmis, obeïssants,
Craignez-vous d’un vieillard les destins impuissants ?

FLAMINIUS

Quoy, nous vous laisserons au pouvoir d’une femme
Dont la haine à son gré sçaura tourner vostre ame ?

PRUSIAS

Si cet hymen vous porte à soupçonner ma foy*,
1180 N’aurez-vous pas mon Fils qui répondra de moy ?
Vous en puis-je donner un gage plus sincere ?

FLAMINIUS

Non, si c’estoit un Fils que vous vissiez en Pere.
Mais ce Fils aime Elise, et vos transports jaloux {p. 51}
Le livrent aux Romains moins pour eux que pour vous.
1185 J’ay les yeux bien ouverts, et sans vous en rien dire
Je voy depuis long temps à quoy vostre ame aspire.
Ainsi dans vostre Cour gardez vostre Rival,
Nous vous rendons le Prince, il nous faut Annibal,
Ce n’est qu’à ce prix seul que l’on obtient Elise.

PRUSIAS

1190 Me soüiller par l’horreur d’une telle entreprise ?

FLAMINIUS

Ces scrupules sont beaux, mais craignez que pour nous
Attale plus zelé n’en ait pas tant que vous,
Il aime, et vos refus obligeront* sa flame.

PRUSIAS

Attale, quoy qu’il aime, a trop de fierté d’ame,
1195 Et bien loin que pour luy le crime ait quelque appas…

FLAMINIUS

Son esprit m’est connu, ne vous y fiez pas,
Je ne vous ay que trop observez l’un et l’autre.
Son pouvoir en ce lieu se trouve égal au vostre,
Pareil nombre l’escorte, et pour ce grand dessein,
1200 Je voulois vostre bras, j’emprunteray sa main.
Rome aprés, entre vous fera la difference.

PRUSIAS

Adieu, Seigneur, je voy Procule qui s’avance,
Consultez avec luy si mon zele et ma foy*
Ne peuvent meriter que l’on me traite en Roy.

SCENE VII. §

{p. 52}
FLAMINIUS, PROCULE.

PROCULE

1205 Seigneur, sur un secret d’une importance extréme
Un Soldat Phrygien veut s’ouvrir à vous mesme.
A trente pas d’icy je viens de le quitter.
Il presse fort.

FLAMINIUS

Allons, il le faut écouter.

Fin du troisiéme Acte.

{p. 53}

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

FLAMINIUS, PROCULE.

PROCULE

Apres quelque chagrin que faut-il que je croye
1210 De voir sur vostre front éclater tant de joye ?
Auriez-vous pû, Seigneur, ébranler Prusias ?

FLAMINIUS

J’estois embarassé, je ne le cele pas.
Deux Rois épris d’amour me paroissoient à craindre,
Envain j’en murmurois, envain j’osois me plaindre,
1215 Sur l’un d’eux par Elise Annibal pouvant tout
De sa foy* contre nous eust pû venir à bout.
Une heureuse nouvelle a fait cesser ma peine,
J’ay sçeu du Phrygien la fausse mort d’Eumene.

PROCULE

Eumene vit encor ?

FLAMINIUS

Cette lettre est de luy,
1220 Par elle contre Attale il cherche mon appuy,
Et doutant que ce Frere aisément abandonne {p. 54}
Les flateuses douceurs qui suivent la Couronne,
Avant que de paroistre, il m’exhorte à vouloir
Essayer sur ses Chefs ce que j’ay de pouvoir.
1225 J’ay veu les plus zelés qui ravis de connoistre
Qu’un sort inesperé leur rend leur premier Maistre,
Quoy que puisse ordonner ce jeune et nouveau Roy
M’ont promis en secret de n’obeïr qu’à moy.
Ainsi tous ses projets n’ont plus rien qui me gesne*.

PROCULE

1230 Mais la mort de ce Frere avoit paru certaine ?

FLAMINIUS

Sautant de bord en bord pour animer les Siens
Dans un combat Naval contre les Rhodiens,
Il receut tant de coups qu’à force de blesseures
Son sang trouvant par tout de larges ouvertures,
1235 Il tomba de foiblesse, et dans chaque Party
Par les flots en tombant on le crut englouty.
Cependant* un Vaisseau qu’écarta la tempeste
Ravit aux Rhodiens cette illustre conqueste,
Et son bon-heur* fut tel que par un prompt secours
1240 Sans le faire connoistre on prit soin de ses jours.

PROCULE

C’est ce qu’Attale ignore ?

FLAMINIUS

Et ce qu’il faut luy taire
Jusqu’au flateur hymen que son amour espere.
Permettre qu’Annibal remplisse cet espoir
Ce sera luy donner un Gendre sans pouvoir,
1245 Qui se verra sans Trône, et dépendant d’Eumene
Ne pourra soustenir qu’une impuissante haine,
Annibal en nos mains seroit à preferer.
Mais envain jusqu’icy j’ay voulu l’esperer.
Prusias est trop mol, et son inquietude* {p. 55}
1250 Pour oser rien de ferme a trop d’incertitude*.
Attale à ce défaut d’Elise estant l’Epoux
Nous ostera…

PROCULE

Voyez qu’il s’avance vers vous.

SCENE II. §

FLAMINIUS, ATTALE, PROCULE.

FLAMINIUS

Sans doute vous aurez d’une ame plus tranquille
Examiné quel choix vous est le plus utile,
1255 Rome vaut bien…

ATTALE

Seigneur, je connois mon devoir,
Et ce que j’ay pensé…

FLAMINIUS

Je n’en veux rien sçavoir.
La fierté qui tantost soustenoit vostre flame,
M’a paru d’un cœur franc, digne d’une grande ame,
Et fait voir d’autant mieux combien vous meritiez
1260 L’honneur d’estre receu parmy nos Alliez.
Un nom si glorieux demande quelque grace,
Et comme on ne sçauroit blasmer la belle audace,
J’excuse vostre amour, et veux vous épargner
Ce qu’il vous cousteroit d’efforts à me gagner.
1265 Pour vous l’hymen d’Elise est un bien plein de charmes,
Vous craigniez mes refus, n’en prenez plus d’alarmes,
J’y consents, et vois trop qu’aprouver vos desseins {p. 56}
C’est mettre ce dépost en de fideles mains.

ATTALE

Cet heureux changement a dequoy me surprendre.
1270 Seigneur, à mon amour vous daignez donc vous rendre,
Confier Annibal et sa haine à ma foy* ?

FLAMINIUS

Rome sert qui l’honore ; elle vous a fait Roy,
Et veut par cét hymen qu’elle rend legitime
Vous marquer mieux encor jusqu’où va son estime.
1275 Demeurez luy fidelle, et n’oubliez jamais
Qu’elle a tousiours puny les ingrats qu’elle a faits.

ATTALE

Seigneur, j’aime la gloire, et c’est assez vous dire.

FLAMINIUS

Pressons cet hymenée où vostre flame aspire.
Dans le rang que je tiens c’est peu d’y consentir.
1280 J’en veux estre témoin avant que de partir.
Rome qui laissoit vivre Annibal à Cartage
Luy peut souffrir* chez vous ce paisible avantage.
Ayez soin pour demain d’en preparer l’éclat ;
Et pour vous, et pour moy j’en dois compte au Senat,
1285 Cependant* Prusias vous montre assez de zele
Pour meriter par vous d’en sçavoir la nouvelle,
Vous pourrez avec luy, Seigneur, vous declarer.

SCENE III. §

{p. 57}
PRUSIAS, ATTALE, ARAXE.

PRUSIAS

Si mon abord vous nuit je vay me retirer,
Si-tost que je parois Flaminius vous quitte.

ATTALE

1290 Veniez-vous à dessein de luy rendre visite ?
Vous n’auriez qu’à le suivre, il peut la recevoir.

PRUSIAS

Je n’ay point de secret qui m’oblige* à le voir,
Mais si vous me souffrez* un peu de confidence,
Quel estoit le sujet de vostre conference ?

ATTALE

1295 Un projet, grand, illustre, et des plus importants,
Et que je vous diray quand il en sera temps.

PRUSIAS

S’il est tel que vos feux permettent qu’on le croye,
Vous pourriez sans peril m’avancer cette joye.

ATTALE

Il est vray qu’aimant Rome au point que vous l’aimez
1300 Vous prendrez part à l’heur qui tient mes sens charmez,
Flaminius d’abord* m’a traité de rebelle,
Mais enfin le voulant convaincre de mon zele,
J’ay sceu si bien entrer dans tous ses interests
Que par l’hymen d’Elise il comble mes souhaits.

PRUSIAS

1305 Flaminius consent…

ATTALE

{p. 58}
Oüy, que j’épouse Elise,
Vous en voyez ma joye, envain je la déguise,
Mes yeux la font paroistre.

PRUSIAS

Et pour un si grand bien
Vous avez crû devoir ne luy refuser rien ?

ATTALE

Il n’est vers le Senat aucun refus sans crime,
1310 Quoy qu’il veuille exiger il rend tout legitime ;    
Et puis, pour un Objet où brillent mille appas,
Quand l’amour est pressant, que ne feroit-on pas ?

PRUSIAS

Quoy, ceder à l’amour, et s’en laisser surprendre,
Jusqu’à…

ATTALE

Que voulez-vous, Seigneur, j’ay le cœur tendre,
1315 Et n’ay pas tant vescu qu’on doive présumer
Que déja je me fasse une honte d’aimer.

PRUSIAS

C’est à fuir ce qui plaist qu’on montre son courage*.

ATTALE

Ce genre de prudence est un effet de l’âge,
Et jeune, et plein d’amour, au point où je me voy,
1320 Peut-estre seriez-vous aussi foible que moy.

PRUSIAS

Et jeune, et plein d’amour j’aurois soin de ma gloire.

ATTALE

Vous estes hors d’estat de me le faire croire,
Mais puis-je de la mienne asseurer mieux l’éclat
Qu’à ne pretendre rien sans l’adveu* du Senat ?

PRUSIAS

{p. 59}
1325 C’est dont pourtant d’abord* vous faisiez peu de compte.

ATTALE

Selon l’occasion on peut changer sans honte.

PRUSIAS

J’en penetre la cause, et j’ay quelques clartez…

ATTALE

Songez-vous bien, Seigneur, que vous vous emportez,
Et que d’autres que moy soupçonneroient peut-estre
1330 Que vostre cœur n’est pas tout ce qu’il veut paroistre.

PRUSIAS

Qu’y soupçonneroit-on qui pust répondre mal…

ATTALE

Voyez l’Ambassadeur, j’entre chez Annibal.

SCENE IV. §

PRUSIAS, ARAXE.

PRUSIAS

Va, traistre, et puisqu’enfin le crime peut te plaire
Pour obtenir la Fille assassine le Pere.
1335 Que je suis malheureux ! tout me pert, tout me nuit,
Si je forme un projet, mon Rival le détruit,
Et Rome en un moment par de lâches surprises
Fait tourner contre moy toutes mes entreprises.
Impitoyable amour, que ne t’ay-je étouffé
1340 Avant que de mon cœur ta flame eust triomphé !
Je ne me verrois pas esclave d’une haine {p. 60}
Qui veut que je m’oppose à la fierté Romaine,
Et tout à ma grandeur, sans plus rien épargner,
Aux dépens d’Annibal, j’apprendrois à regner.
1345 Mais pourquoy t’oser croire, ô grandeur importune,
Serviles interests d’estats et de fortune,
Qui pour me conserver le vain titre de Roy
M’ostez la liberté de disposer de moy,
Sans vous de l’amour seul j’écouterois la flame,
1350 Le Trône n’auroit rien qui partageast mon ame,
Au lieu que l’un et l’autre attirant tous mes vœux,
Sans ceder à pas un je cede à tous les deux.
O desirs de grandeur, fiers mouvemens de gloire,
Amour, Rome, Annibal, qui de vous dois-je croire ?
1355 Qui de vous deux mon cœur doit enfin l’emporter ?

ARAXE

Sçachant ce qui se passe avez-vous à douter !
Il faut perdre Annibal ; cette seule entreprise
Affermit vostre Trône, et vous acquiert Elise,
Par là vous gagnez tout.

PRUSIAS

Perdre Annibal ! helas !

ARAXE

1360 Estes-vous en estat de ne le perdre pas ?
Decidant de ses jours Attale…

PRUSIAS

Ah le perfide !
Mais le feray-je moins si ma flame en decide ?

ARAXE

De tels crimes au Sort doivent estre imputez.
Il a donné l’arrest, et vous l’executez.
1365 Annibal est trahy ; puisqu’il faut qu’il perisse
Attirez vous le fruit de ce grand sacrifice,
Voyez Flaminius, et sans plus differer, [F 61]
Quoy qu’Attale ait promis, faites-vous préferer.

PRUSIAS

Mais c’est flater mon feu d’un espoir inutile
1370 Si l’on voit que par moy…

ARAXE

Le remede est facile.
Employez des Romains, et par eux seulement
Faites prendre Annibal dans son appartement.
Le coup fait, plaignez-vous de cette violence,
Rendez suspect Attale, et demandez vangeance.
1375 Enfin quand le succez manqueroit à vos feux
C’est beaucoup d’empescher qu’un Rival soit heureux.

PRUSIAS

Tu dis vray, je me rends, ma passion l’ordonne.
A ces brûlants transports tout mon cœur s’abandonne ;
Dust ce que j’entreprens me devenir fatal,
1380 Je ne puis endurer le bon-heur* d’un Rival.
C’en est fait, perdons tout dans ce besoin extréme,
Attale par mon Fils, Annibal par moy mesme,
Et comme à triompher voicy nostre grand jour,
Perdons jusqu’à ce Fils s’il nuit à mon amour,
1385 Le voicy.

SCENE V. §

PRUSIAS, NICOMEDE, ARAXE.

PRUSIAS

Viens sçavoir, et venger tout ensemble
Un crime dont encor l’horreur fait que je tremble.
A l’amour d’un Perfide on s’est enfin rendu, {p. 62}
Flaminius triomphe, Annibal est vendu.
Pour prix d’une si lâche et honteuse entreprise
1390 Attale qui le vend reçoit la main d’Elise.

NICOMEDE

Attale ! Et bien, avant qu’on me livre aux Romains,
Il faut mettre, Seigneur, Elise entre vos mains.

PRUSIAS

A sauver Annibal l’honneur, tout nous convie,
Adieu, je vay luy faire un rempart de ma vie.
1395 Cependant* cherche Attale, ose, il est important,
Et si tu sçais aimer, voy le prix qui t’attend.

SCENE VI. §

ELISE, NICOMEDE.

ELISE

Que vous disoit le Roy, Prince, et d’où naist ce trouble ?

NICOMEDE

Dans mon cœur à vous voir je le sents qui redouble,
Mais, Madame, jugez s’il doit estre pressant,
1400 Aux vœux* de mon Rival Flaminius consent,
Attale vous obtient.

ELISE

C’est ce qui vous estonne* ?
Pour tirer mon adveu* la voye est assez bonne,
Et Rome à qui je porte un courage* soûmis
Peut répondre de moy quand elle aura promis.

NICOMEDE

{p. 63}
1405 Mais on livre Annibal, et c’est ce qu’on vous cache.

ELISE

Mon Pere ?

NICOMEDE

Il est le prix de l’adveu* qu’on arrache ;
Ne craignez rien pourtant de cette trahison,
Je vay trouver Attale, il m’en fera raison,
Et s’il ose…

ELISE

Arrestez*, que pretendez-vous faire ?
1410 Cet advis m’est suspect, il part de vostre Pere,
Qui craignant deux Rivaux, pour en venir à bout,
Veut perdre l’un par l’autre, et desaduoüer tout.

NICOMEDE

Ainsi donc il vous plaist que sans rien entreprendre
Je laisse à mon Rival le temps de vous surprendre,
1415 Ou si l’advis est faux, vous voulez que ma foy*
Cede à ses vœux* un cœur qui sembloit estre à moy ?

ELISE

Si l’advis n’est pas vray, je veux que vostre flame
Prenne pour seul objet la fierté de mon ame,
Je vous aime, et l’adveu* peut-estre m’en sied mal,
1420 Mais enfin je vous aime en Fille d’Annibal,
Sans ce foible honteux qui quand on l’ose croire
Couronne la tendresse aux dépens de la gloire.
Monstrez vous en pouvoir de braver le Senat,
De vostre hymen à tout je préfere l’éclat,
1425 Et je m’applaudiray de voir qu’ainsi sans peine
Mon cœur puisse accorder mon amour et ma haine,
Mais ne pretendez pas qu’un sentiment si doux
Me dérobe à mon sort pour me garder à vous,
Il est de haïr Rome, et si je puis contre elle
1430 Obtenir qu’à ma hayne Attale soit fidelle,
Malgré ce qu’en mon cœur vos feux trouvent d’appuy {p. 64}
Je feray vanité de me donner à luy.
Voila de mon orgueil quelles sont les maximes.

NICOMEDE

Ces sentiments sont grands, illustres, magnanimes,
1435 Mais quoy que l’on promette à leur noble fierté
Quel cœur de vostre haine aura la fermeté ?
Qui vous asseurera qu’Attale soit sincere ?

ELISE

N’en soyez point en peine, il entretient mon Pere,
Et s’il obtient de luy ce que vous meritez,
1440 Ma main en se donnant prendra ses seuretez.

NICOMEDE

En est-il dont la suite offre à vostre disgrace…

ELISE

Ayez soin seulement de voir ce qui se passe,
Et croyez que l’effort où s’appreste ma foy*,
Quoy qu’il ait de fâcheux, sera digne de moy.

NICOMEDE

1445 Et bien, Madame, il faut dans ce peril extréme
Oser tout, faire tout pour vous contre moi-mesme,
Rompre avec les Romains, leur ravir Annibal,
Et tout cela, peut-estre en faveur d’un Rival.
Au moins souvenez-vous, si ma mort vous arrache
1450 A l’indigne attentat qu’un Perfide vous cache,
Que qui cherche à mourir pour en rompre les coups
Pouvoit sans trop d’audace oser vivre pour vous.

ELISE

Prince, mon cœur est juste, et sçait ce qu’il doit faire.
Adieu, je vois Attale, il sort avec mon Pere,
1455 Evitez leur presence, et prenez garde à tout
Tandis que j’apprendray ce qu’Annibal resout.

SCENE VII. §

{p. 65}
ANNIBAL, ATTALE, ELISE.

ANNIBAL

C’est trop voir le Destin confondre mon attente,
Il est temps de fixer vostre fortune errante,
Ma Fille, et qu’un Epoux par le don de sa foy*
1460 Vous dérobe aux malheurs que je traisne avec moy.
Il vous faut du repos, Attale vous l’asseure,
Du sort qui me poursuit j’en craindray moins l’injure,
Et croiray triompher de ses plus rudes coups
Si j’empesche par là qu’ils n’aillent jusqu’à vous.

ELISE

1465 Qu’ils n’aillent jusqu’à moy ! s’il faut mourir ou vivre,
C’est vostre exemple seul, Seigneur, que je veux suivre.
Jusqu’icy vostre sort a reglé mon destin,
Souffrez* que sans partage il en regle la fin.
L’alliance des Rois où chacun porte envie
1470 Ne peut rien adjouster à l’éclat de ma vie,
Et Fille d’Annibal, je ne vois point de rang
Qui puisse m’élever au dessus de mon sang.
Non qu’où j’entens vostre ordre il soit rien qui m’arreste*,
Si vous voulez ma main, Seigneur, la voila preste,
1475 Mais quand je la sousmets à ce qu’elle vous doit,
Sçavez-vous à quel prix Attale la reçoit ?
Il vous livre aux Romains.

ATTALE

{p. 66}
Ah, Madame, je jure
Qu’on me fera…

ELISE, à Attale.

Seigneur, ce peut estre imposture,
Mais quand on vous accuse, à vous parler sans fard,
1480 L’apparence au soupçon vous donne grande part.

ATTALE

Quoy, me tenir suspect, moy qui…

ELISE

Sçachons, de grace,
D’où vient que du Romain la colere se passe,
Et que de vostre amour dans l’abord irrité,
Il montre tout à coup tant de facilité :
1485 Par quel charme, un hymen qu’il a traité de crime,
Peut-il en un moment devenir legitime,
Et tout à l’heure encor, que peut-on concevoir
Du secret entretien que vous venez d’avoir ?

ATTALE

Saisi d’étonnement*, je n’ay que le silence
1490 Qui puisse contre vous prouver mon innocence,
Il en devroit bien estre un témoin asseuré,
Si j’estois criminel je viendrois preparé.
Flaminius changé m’accorde ce que j’aime,
Son adveu* vous surprend, il me surprend moy-mesme,
1495 Et je penetre mal par quels soins* dés demain
Il me presse à ses yeux de vous donner la main ;
Mais ces fausses couleurs qui me peignent coupable
Sont de quelque Ennemy le trait inévitable,
Et pour me donner lieu de soupçonner sa foy*
1500 Prusias s’est assez declaré contre moy.
A Annibal.
Il ne sçauroit souffrir* que mon amour obtienne
Que vous quittiez sa Cour pour venir dans la mienne
Seigneur, et je crains bien que son chagrin jaloux {p. 67}
Feignant tout contre moy, n’ose tout contre vous.
1505 Non qu’on m’en ait rien dit, mais d’un crime semblable
Voyez qui de nous deux seroit le plus capable.
Tandis qu’au vain orgueil de ses chers Favoris
Sa lâche Politique ose immoler son Fils,
Malgré Flaminius pour vous je me declare,
1510 J’attens sans m’ébranler les foudres qu’il prépare,
Et fais que Rome enfin, toute fiere qu’elle est,
Se sousmet à ma flame, et veut ce qui me plaist.

ANNIBAL

Ouy, Seigneur, c’est envain qu’on voudroit me surprendre,
Je fais un digne choix en vous prenant pour Gendre,
1515 Et ces grands sentiments vous mettent au dessus
Des odieux soupçons que ma Fille a conçeus.
Mesme de Prusias je crains peu la surprise,
Il peut vouloir me perdre, en former l’entreprise,
Dans ce lâche projet se montrer affermy,
1520 Mais le Ciel me reserve* un plus noble Ennemy.
Il ne m’a pas sauvé des Tyrans que je brave
Pour me laisser perir aux mains de leur Esclave,
Et souffrir* qu’un Parjure au mépris de sa foy*
M’ose faire un destin si peu digne de moy.
1525 Il sçait ce qu’il me doit, et s’il avoit pû croire
Que Rome eust merité l’éclat de tant de gloire,
Il eust sçeu de ma perte honorer les grands noms,
Prendre les Fabius, choisir les Scipions.
Moy seul je puis pretendre à cet honneur supréme,
1530 Et pour perdre Annibal il faut Annibal mesme.

ATTALE

Ah, Seigneur, qui pourroit avoir le cœur si bas…

ELISE, à Attale.

Je veux bien n’accuser ny vous ny Prusias,
Mais dans ce qu’on publie, il est de la prudence {p. 68}
De ne pas s’exposer à trop de confiance.

ATTALE

1535 Dites, dites plutost que mon espoir est vain,
Que vous me soupçonnez pour m’oster vostre main,
Et que des feux plus doux l’emportant sur ma flame…

ELISE

Quoy, vous croyez en moy tant de bassesse d’ame ?
Quand j’aurois de l’amour il sçauroit m’obeïr,
1540 Mais je l’ay dit cent fois, je ne sçay que haïr,
L’art de toucher mon cœur, c’est de servir ma haine,
Et pour vous en donner une preuve certaine,
Partons, me voila preste, allons dans vos Estats ;
Contre l’orgueil de Rome armons cent mille bras,
1545 Et nous y faisant jour à force de batailles,
Montrons-nous, s’il se peut, au pied de ses murailles.
Là vous voyant contre elle un ennemy certain,
Avec pompe à ses yeux je vous donne la main,
Et pour vous et pour moy par une gloire égale,
1550 Son sang sera le sceau de la foy* conjugale ;
Mais que Flaminius, si j’accepte un Epoux,
Se mesle insolemment de me donner à vous !

SCENE VIII. §

ANNIBAL, ELISE, ATTALE, ALCINE.

ALCINE

Ah, Madame ! Ah, Seigneur, songez à vous défendre,
Sans doute les Romains cherchent à vous surprendre.
1555 De la Cour du Palais maistres en un moment {p. 69}
Ils ont presque investy tout cet apartement.
Jugez s’ils auront peine à s’y faire passage.

ELISE

Et bien, Attale, et bien, mon soupçon vous outrage ?

ATTALE

Les Romains nous surprendre !

ELISE

Et pour ce coup fatal,
1560 Tandis qu’on s’y prepare, on amuse* Annibal.

ATTALE

Madame, les effets me vont faire connoistre,
Je voy la trahison, et trouveray le traistre,
Vous verrez si mon cœur sous Rome est asservy.
Heureusement, Seigneur, ma Garde m’a suivy.
1565 Dans cet Apartement elle m’a fait escorte,
Je vay l’encourager à nous prester main forte,
Et j’atteste les Dieux qu’en ce pressant danger,
Je periray moi-mesme, ou sçauray vous vanger.

ELISE

Seigneur, vous fierez-vous à des serments frivoles ?

ANNIBAL

1570 Le temps nous est trop cher pour le perdre en paroles,    
Sans trop chercher l’Autheur de cette trahison,
Il faut malgré le Sort, nous en faire raison.
Par une belle audace, estonnons* des Perfides,
Allons au devant d’eux, les Traistres sont timides*.
1575 Et pour épouvanter leur lâche General
Peut-estre il ne faudra que montrer Annibal.
Au moins s’il faut perir, en leur vendant ma vie,
Faisons-les souvenir de Cannes, de Trebie.
Vous, demeurez, ma Fille, et retenez vos pleurs, {p. 70}
1580 C’est du sang qu’il nous faut en de pareils malheurs.
Vivez, et s’il vous peut estre honteux de vivre,
Vous aurez mon exemple, apprenez à le suivre.

ELISE

Pour vous quitter, Seigneur, je sçay trop mon devoir.
L’exemple sera grand, je vay le recevoir.

Fin du quatriéme Acte.

{p. 71}

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

ELISE, PRUSIAS, ARAXE.

ELISE

1585 Quoy, je vous voy, Seigneur, et bien que l’insolence
Dont on use envers nous vous demande vangeance,
Vostre honneur, vostre foy* sont des Fantômes vains
Lors qu’il faut s’opposer au crime des Romains ?

PRUSIAS

Pour détruire un projet à nos vœux* si contraire
1590 Je n’ay rien oublié de ce que j’ay pû faire.
A peine l’ay-je appris que ce rapport fatal
M’a fait tout indigné courir vers Annibal ;
J’ay mis autour de luy ceux des Miens dont le zele
M’a pour le seconder paru le plus fidelle,
1595 Mais voyant les Romains, malgré tous nos efforts
Contre luy, contre moy se rendre les plus forts,
J’ay crû que pour répondre à la foy* qui m’engage
Il falloit empescher qu’on ne vous fist outrage,
Voila ce qui m’amene, et je viens vous offrir
1600 Tout ce que peut un Roy qui veut vous secourir.

ELISE

{p. 72}
Ce zele est obligeant*, genereux, magnanime.

PRUSIAS

Ah, si vous connoissiez l’ardeur dont il m’anime,
Quels feux depuis long-temps dans mon cœur renfermez
Vous ont faite…

ELISE

Oüy, Seigneur, je sçay que vous m’aimez,
1605 Mais enfin il falloit, si vous me vouliez plaire,
Ne m’en venir rien dire, et mourir pour mon Pere.
J’aurois suivy ses pas, et c’est dequoy rougir
De plaindre son malheur quand je devrois agir ;
Mais envain je déploye, et promesse et priere,
1610 Dans cet appartement on me tient prisonniere,
Mes efforts pour sortir ont esté superflus,
On m’arreste*, et peut-estre Annibal ne vit plus.

PRUSIAS

Si le Ciel aujourd’huy me met dans l’impuissance
D’empescher une injuste et lâche violence,
1615 Au moins, Madame, au moins de cette trahison
Il ne tiendra qu’à vous que vous n’ayez raison.
Venez dans mes Estats, et toute à vostre haine
Acceptez mon secours avec le nom de Reyne.
Pour vanger Annibal il n’est rien qu’avec vous
1620 Contre ses Assassins ne tente mon couroux,
Rien qu’à son sang versé ma passion n’immole.

ELISE

C’est donc là comme un Roy luy doit tenir parole ?
Vous voyez qu’on l’attaque, et fuyant le danger
Vous le laissez perir afin de le vanger ?
1625 Ah, c’est m’en dire trop ; vous l’avez livré, traistre,
Ce nom de Reyne offert me le fait trop connoistre.
Ah, si le Prince au moins… mais dequoy me flater, [G 73]
Vos lâches Partisans l’auront fait arrester*,
Il ne peut rien pour nous, et tout nous abandonne.

PRUSIAS

1630 Quoy, du crime d’Attale il faut qu’on me soupçonne,
Et quand ouvertement on voit que le Romain
Pour prix de son forfait luy donne vostre main,
Cet Attale…

ELISE

Du moins il fait ce qu’il doit faire,
Il anime les siens à défendre mon Pere,
1635 Se donne pour exemple, et les enhardissant…

PRUSIAS, montrant Attale.

Voyez si c’est pour eux un exemple pressant.

SCENE II. §

ELISE, PRUSIAS, ATTALE, ARAXE.

ATTALE

Madame, craignons tout, c’est peu qu’on vous trahisse,
De ses pieges sur moy Rome étend l’artifice,
Et ma Garde seduite, au lieu de m’écouter,
1640 Me fermant le passage, a voulu m’arrester*,
Je me le suis ouvert malgré sa resistance,
J’ay rejoint Annibal, embrassé sa défence,
Mais j’ay bientost connu que contre les Romains,
Trahis de toutes parts, nos efforts estoient vains.
1645 Ceux qui l’environnoient, quoy qu’il en dust attendre,
Le livroient bien plûtost qu’ils ne l’osoient défendre,
Ils m’ont mis hors d’estat de le plus seconder, {p. 74}
Et le voyant au nombre obligé* de ceder,
Contre les noirs complots d’une jalouse envie
1650 Je suis icy venu vous apporter ma vie ;
Disposez-en, Madame, et pour vous secourir
Servons-nous des moyens qui se pourront offrir,
J’ose tout entreprendre, et puisque je vous aime…

ELISE

L’asseurance est pour moy d’une douceur extrême.
1655 Venez, venez tous deux, nobles Heros d’Amour,
Qui tandis qu’on se bat me faites vostre cour.
A couvert* du peril où le soin* de me plaire
Vous a fait sans scrupule abandonner mon Pere,
Satisfaites l’ardeur de vos tendres desirs,
1660 Epargnez vostre sang, et poussez des soûpirs.
Qu’ay-je affaire de vous, lâches, et de vos vies,
Lors que d’un cœur si bas vos offres sont suivies ?
Pour m’arracher au Sort, en braver le couroux,
S’il ne faut que mourir, je mourray bien sans vous.

ATTALE

1665 D’un reproche si dur l’injustice m’étonne*.
J’abandonne, il est vray, mais quand on m’abandonne,
Et je rendray bientost vostre esprit éclaircy,
Si c’est pour m’épargner que je parois icy.

PRUSIAS, à Attale.

Par les commencements on peut prévoir la suite,
1670 Vous trouvez, distes-vous, vostre Garde seduite,
Et le mesme interest qui retient vos Soldats
Sur le point d’oser tout retiendra vostre bras.

ATTALE

Gardez qu’à vos dépens vous le puissiez connoistre,
Si la trahison plaist on abhorre le Traistre,
1675 Et pour gouster le fruit de vos desseins jaloux,
Tout mon sang à verser est de l’employ pour vous.

PRUSIAS

{p. 75}
Nous verrons s’il sera difficile à répandre
Quand vous attaquerez ce que je viens défendre.

ATTALE

Ouy, le sang d’Annibal doit estre défendu,
1680 Mais de ses Défenseurs on sçait qui l’a vendu.

ELISE

Qu’importe qui de vous m’asseure d’un vray zele
Quand Annibal vous voit l’un et l’autre infidelle ?
C’estoit autour de luy qu’il faloit étaler
Ce beau feu qui pour moy s’offre à tout immoler.
1685 Celuy qui des Romains eust garanty mon Pere
Se fust acquis le droit de pretendre à me plaire,
Mais enfin vous l’avez tous deux abandonné,
Tous deux signé l’arrest qu’un Parjure a donné,
Et l’ardeur qu’à l’envy vous me faites paroistre
1690 Ne m’offre un Défenseur qu’en me cachant un Traistre.
Mais je veux en tous deux croire une égale foy* ;
N’ayant pû rien pour luy, que pourrez-vous pour moy ?
L’exemple d’Annibal contre un si rude orage
N’a pû vous inspirer ny vertu* ny courage*,
1695 Et dans cette honteuse et timide* langueur
Une Fille en parlant vous donnera du cœur ?
Ah, je voy ce que c’est, bien d’autres le connoissent,
Les Rois ne sont plus Rois où les Romains paroissent.
Tremblez, Princes, tremblez ; l’honneur du sang Royal
1700 Se maintenoit encore à l’ombre d’Annibal.
Depoüillé qu’il estoit il vous rendoit terribles,
Armez* de son seul nom vous estiez invincibles,
Et sa vie employée à vostre seureté
Vous mettoit à couvert* de la captivité.
1705 Le Destin des Romains n’attendoit que sa perte {p. 76}
Pour voir la terre entiere à l’esclavage offerte.
De vostre liberté luy seul estoit l’appuy,
Il la faisoit revivre, elle meurt avec luy.
Vains Fantosmes d’honneur ! impuissantes Idoles !
1710 Esclaves en effet soyez Rois en paroles,
Envain du plein pouvoir vous deviendrez jaloux,
S’il n’est plus d’Annibal, plus de Trônes pour vous.

SCENE III. §

FLAMINIUS, ELISE, PRUSIAS, ATTALE, PROCULE, ARAXE.

ELISE

Et bien, Flaminius, ton Ambassade est faite ?
Un lâche t’a vendu ce que Rome souhaite,
1715 Pour combler ton triomphe, et le voir sans égal,
Viens-tu joindre mon sang à celuy d’Annibal ?

FLAMINIUS

Moderez un transport dont j’aurois à me plaindre,
Pour le sang d’Annibal vous n’avez rien à craindre.
Entre les mains des Miens à qui je l’ay remis,
1720 Pourveu qu’il vienne à Rome, il n’a plus d’Ennemis.
De sa haine outrageante il luy doit quelque compte.
Dans la paix de Cartage il trouva de la honte,
S’en bannit pour nous nuire, et sur ce faux abus
Vint enfin contre nous armer* Antiochus,
1725 Il s’en justifiera ; pour vous, dont le seul crime
Est de croire un peu trop le sang qui vous anime,
Vous n’avez point de Rome à craindre le couroux,
Elle est juste, et vous offre un traitement plus doux.
Saisi de son pouvoir j’aime à vous faire grace, {p. 77}
1730 Recevez son appuy sans orgueil, sans audace,
Et quelques biens par là qui vous soient accordez,
Voyez toûjours la main de qui vous dépendez.

ELISE

Et bien, mes Défenseurs, me voicy donc Esclave,
Sans rien faire pour moy vous souffrez* qu’on me brave,
1735 Et malgré vos serments de ne me point trahir
Vostre Maistre a parlé, c’est à vous d’obeïr ?
Où sont-ils ces serments d’oser tout pour me plaire,
Traistres, qui me livrez aussi-bien que mon Pere,
Et quand il faut montrer qu’un de vous ne l’est pas,
1740 Que devient vostre cœur, que devient vostre bras ?

ATTALE

C’est trop, c’est trop souffrir* qu’un Perfide se cache.
Vous l’allez voir ce cœur qui vous a paru lâche,
Et juger qui de nous par son manque de foy*
Meritoit les soupçons qui sont tombez sur moy.
A Flaminius.
1745 A quel titre, à quel droit vos jalouses envies
Vous peuvent-elles rendre arbitres de nos vies,
Et qui vous fait ainsi selon vostre interest
Disposer de nos jours quand et comme il vous plaist ?
Est-ce par l’amitié que le Senat me garde
1750 Que vous avez pris soin de corrompre ma Garde,
Et les plus noirs forfaits, à vous seuls reservez*,
Deviennent-ils permis quand vous les approuvez ?
Quels droits sur ce beau sang que l’on vient de vous vendre,
Celuy qui vous le vend avoit-il à pretendre ?
1755 Ce que jamais sans vous il n’eust sacrifié,
L’a-t’il pû par l’honneur d’estre vostre allié ?
Honneur injurieux ! captieuse Alliance ! {p. 78}
J’y renonce, et d’Elise entreprens la défence,
Point d’autres loix pour moy que son ressentiment.

FLAMINIUS

1760 Pour un Roy de deux jours c’est parler hautement.

ATTALE

La Majesté des Rois toûjours brillante et pure
N’a ny vos volontez ny le temps pour mesure,
Et qui l’est un moment, doit contre vos souhaits
Prendre assez de fierté pour n’obeïr jamais.

FLAMINIUS

1765 Je plains de cet orgueil l’aveuglement extrême,
Pour me connoistre mieux connoissez-vous vous-mesme,
Et sur ce que pour vous le Trône a d’éclatant,
Retournez à Pergame, Eumene vous attend.

ATTALE

Eumene !

FLAMINIUS

Ouy, c’est par luy que le Ciel y rappelle
1770 Que vous avez trouvé vostre Garde infidelle,
Quand nous le croyions mort, la mer nous l’a rendu,
Et vous sçaurez de luy le respect* qui m’est dû.

ATTALE

Faites, faites regner un Fantosme en ma place,
Je vous fais peur au Trône, il faut que l’on m’en chasse ;
1775 Je vous l’avois bien dit, et voila de leurs coups,
Je suis trahy, Madame, et trahy plus que vous,
Mais pour vous et pour moy je vay faire connoistre
Que je sçay mieux punir que seconder un Traistre.

FLAMINIUS

Qu’on l’observe, et d’abord*, s’il ose rien tenter,
1780 Donnez ordre, Procule, à le faire arrester*.

SCENE IV. §

{p. 79}
ELISE, PRUSIAS, FLAMINIUS, ARAXE.

ELISE, à Prusias.

Seigneur, c’est donc à vous que de ce grand ouvrage
Doit enfin enfin sans debat demeurer l’avantage,
Et grace à vos bontez, tout l’honneur vous est dû
Et d’Elise trahie, et d’Annibal vendu ?

PRUSIAS

1785 Quels que soient les malheurs qui vous font plaindre un Pere,
Madame, je n’ay fait que ce que j’ay dû faire,
Et vous n’avez pas lieu de me les reprocher
Lors qu’à son mauvais sort je viens vous arracher.
Pour fuir avec honneur celuy qui vous menace,
1790 Prenez mon Trône offert, je vous y donne place.

ELISE

Vostre Trône ?

FLAMINIUS

Ouy, Madame, et si vous balancez
J’oseray contre vous plus que vous ne pensez,
J’arresteray* le cours de cette humeur altiere.

ELISE

Parles-tu de mourir ? La menace est legere.
1795 Pour qui porte en son cœur le pur sang d’Annibal,
Ce qui finit les maux ne sçauroit estre un mal.

FLAMINIUS

Si vous bravez la Mort, le triomphe peut-estre…

ELISE

Il sera beau pour toy d’avoir séduit un Traistre, {p. 80}
Et tes fourbes, dont l’art nous a mis sous tes loix,
1800 Pour annoblir ton nom sont de fameux exploits,
Tu crois donc que par là mon courage* se rende ?
Le triomphe est honteux, l’infamie en est grande,
Mais au moins, si le Ciel en ose estre d’accord,
Nous n’aurons à rougir que d’un crime du Sort,
1805 L’affront d’y succomber me fera moins d’injure
Que si je partageois le Trône d’un Parjure.
De son manque de foy* quoy qu’il se soit promis…

SCENE V. §

ELISE, FLAMINIUS, PRUSIAS, ALCINE, ARAXE.

ALCINE

Madame, esperez tout, les Dieux nous sont amis,
Au point que les Romains enlevoient vostre Pere,
1810 Le Prince…

ELISE

Et bien ?

ALCINE

A fait tout ce que l’on peut faire.
Fort d’un nombre d’Amis à la haste amassez
Jusque dans le Palais il les a repoussez,
Et tous, tremblant d’effroy dés qu’ils l’ont veu paroistre,
Negligeant Annibal, l’en ont laissé le maistre.

PRUSIAS

{p. 81}
1815 Mon Fils a l’insolence…

FLAMINIUS

Eclatez, Prusias,
L’entreprise est manquée, et je n’en doute pas.
Vous voyant l’ame foible, et jamais arrestée*,
Ma défiance* exprés l’avoit precipitée,
Et je ne voulois pas à vostre esprit leger
1820 Laisser l’occasion ny le temps de changer.
Le Prince agit par vous, son audace est la vostre.
Vous donnez d’une main, et retenez de l’autre,
Mais Rome…

PRUSIAS

Et bien, Seigneur, aux dépens de mon Fils
Vous me verrez tenir tout ce que j’ay promis.
1825 Bien loin d’en appuyer la criminelle audace,
Sur luy, sur tous les Siens je vay faire main basse,
Et ses jours immolez pourront vous faire voir
S’il est dans ce qu’il ose armé de mon pouvoir.

SCENE VI. §

ELISE, FLAMINIUS, ALCINE.

ELISE

Poursuy, Flaminius, et pour te satisfaire
1830 Contre le sang du Fils arme* le bras du Pere.
Tu vois par Annibal échapé de tes mains
Comme le Ciel par tout seconde tes desseins.

FLAMINIUS

La victoire pour vous n’est pas encore entiere,
Et je vay donner ordre à vous revoir moins fiere.

ELISE

{p. 82}
1835 Je te conseillerois de ne t’éloigner pas.
Que sçais-tu si le Prince est maistre de son bras  ?
Tu peux avoir besoin que je t’obtienne grace,
Et malgré l’attentat dont il punit l’audace,
Je te dédaigne assez pour fuir l’abaissement
1840 D’abandonner ta vie à mon ressentiment.

FLAMINIUS

Rome de ces mépris sçaura vous tenir compte.

SCENE VII. §

ELISE, ALCINE.

ALCINE

Madame, à le braver n’estes-vous point trop prompte ?
Le Prince perira plûtost que vous trahir,
Mais est-il en estat de se faire obeïr ?
1845 Prusias est le Maistre, et comme il se declare…

ELISE

Va, va, je sçay l’accueil que Rome nous prepare,
Et consents qu’elle songe à se faire valoir
Quand je seray d’humeur à l’aller recevoir.

SCENE VIII. §

{p. 83}
ANNIBAL, ELISE, NICOMEDE, ALCINE.

ELISE, à Annibal.

Ah, Seigneur, c’est donc vous ?

ANNIBAL

Ouy, que le Ciel ramene,
1850 Pour vous faire encor mieux heriter de ma haine.
De nos mauvais destins si vous venez à bout,
Voicy le bras, ma Fille, à qui vous devrez tout.

NICOMEDE

Seigneur, le Ciel peut-il favoriser un Traistre ?

ELISE

Mais ce Traistre à vos yeux ne s’est pas fait connoistre,
1855 Vous allez trembler, Prince, au nom de Prusias.

NICOMEDE

Quoy, mon Pere…

ELISE

Ouy, de luy viennent ces attentats.
L’innocence d’Attale est assez averée.

NICOMEDE

O triomphe pour moy de trop peu de durée !
N’importe, osons, Seigneur, tant que j’auray du sang
1860 J’appuyeray vostre haine, et soûtiendray mon rang.

ANNIBAL

Elle doit à vos yeux estre d’autant plus chere
Que l’on voit chaque jour que Rome degenere.
Pyrrus armant contre elle un dangereux party, {p. 84}
D’un poison préparé fut par elle adverty.
1865 Quelque animosité qu’elle se crust permise
Elle n’en voulut point triompher par surprise,
Cependant* aujourd’huy le crime est de ses droits,
Et pour perdre Annibal, elle corrompt les Rois.

SCENE IX. §

ANNIBAL, NICOMEDE, ELISE, ARAXE, ALCINE.

ARAXE, à Nicomède.

Seigneur, de Prusias plaignez la destinée.

NICOMEDE

1870 Araxe.

ARAXE

Il ne vit plus.

NICOMEDE

O funeste journée !
Mon Pere ne vit plus.

ARAXE

A peine a-t-il appris
Ce que pour Annibal vous avez entrepris,
Que saisi tout à coup d’une fureur extrême,
Pour vous couper passage, il est sorty luy-mesme.
1875 Il n’a trouvé qu’Attale, avec qui les Romains
Par un fatal rencontre estoient venus aux mains.
Aux dépens de leur sang il se faisoit connoistre,
Et remarquant le Roy, Voy si je suis un Traistre,
A-t’il dit ; à ces mots redoublant sa fierté
1880 Au milieu des Romains il s’est precipité.
C’est là que Prusias armé pour leur défence [H 85]
A voulu s’opposer à cette violence,
Il les a secondez contre Attale, et d’abord*
Sans sçavoir par quel bras on l’a veu tomber mort.
1885 Pour vanger cette perte aux Romains si fatale
Ils s’animent l’un l’autre, envelopent Attale,
L’arrestent*, et craignant quelques malheurs nouveaux,
Flaminius, dit-on, regagne ses vaisseaux.

NICOMEDE

O succez déplorable ! ô perte trop amere !
1890 Romains, qui me coustez la vertu* de mon Pere,
Vous m’en ferez raison ; pour ce noble soucy,
Donnez l’ordre, Seigneur, vous estes maistre icy.

ANNIBAL, à Elise.

C’est trop, il ne faut plus que vostre amour se cache,
Le Prince vous merite, il est enfin sans tache,
1895 Prenez-le pour Epoux, et dans tous vos desseins
Ayez pour seul objet la perte des Romains.
Aprés un trop long faste un jour viendra peut-estre
Où ces Tyrans du monde adoreront un Maistre,
Et tremblant sous le joug qu’ils m’osoient destiner
1900 Se sousmettront aux loix qu’ils n’ont pu me donner.
Puissent-ils, attendant ce honteux esclavage,
Tourner contre leur sein leur plus sanglante rage,
Se déchirer l’un l’autre, et d’un acier fatal
Eux-mesmes s’immoler aux Manes d’Annibal.

ELISE

1905 Aux Manes d’Annibal ?

ANNIBAL

Quoy, vous auriez pû croire
Que j’eusse pris si peu l’interest de ma gloire,
Qu’aux mains de mes Tyrans m’estant veu sans secours,
Je leur eusse laissé quelque droit sur mes jours ?
Cet anneau m’a fourny dequoy ne les pas craindre, {p. 86}
1910 Je meurs empoisonné.

NICOMEDE

Dieux !

ANNIBAL

Gardez de me plaindre,
Avecque trop d’éclat j’ay sçeu remplir mon sort
Pour vous donner sujet de regreter ma mort.
Vivez pour haïr Rome, et maistres de vos vies,
Si d’un jaloux destin elles sont poursuivies,
1915 Envisageant toûjours sa rigueur sans effroy,
Bravez la Tyrannie, et mourez comme moy.

ELISE

C’en est fait, il expire, ah, Seigneur !

NICOMEDE

Ah, Madame !
Que d’ennuis* à la fois s’emparent de mon ame !
Allons en Bithynie, et pour nous soulager
1920 Faisons-y tout servir au soin de nous vanger.

FIN.

Extrait du privilège du Roy §

Par grace et Privilege du Roy donné à S. Germain en Laye le 27 Février 1670. Signé d’ALENCE : Il est permis à Claude Barbin Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer la Tragedie d’Annibal de Monsieur de Corneille, pendant le temps et espace de sept années ; avec défences à tous Libraires et Imprimeurs de l’imprimer, sans l’exprés consentement dudit sieur, suivant les peines portées par lesdites Lettres.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs, suivant l’Arrest de la Cour de Parlement. Signé SOUBRON.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 12 Avril 1670. à Roüen par L. Maurry.

Et ledit Sieur Corneille a transporté ledit Privilege aux sieurs Guillaume de Luyne et Claude Barbin, Marchands Libraires au Palais, pour en joüir suivant l’accord fait entr’eux.