SCENE PREMIERE. §
ELISE, ALCINE.
ELISE
Le Prince doit partir ! ne t’es-tu point trompée ?
ALCINE
J’ay douté de ce bruit d’abord qu’il m’a frapée,
Mais dans toute la Cour, Madame, il fait éclat.
400 Prusias sur la paix le députe au Senat,
Et luy rend cet honneur de vouloir par sa bouche
Expliquer* à quel point ce grand Accord le touche,
Flaminius l’emmene, ils partent dés demain.
ELISE
Et le Prince y consent ?
ALCINE
Et le Prince y consent ? Son refus seroit vain.
405 Où l’ordre est absolu, que peut sa resistance ?
ELISE
Quoy, son cœur à ceder n’a point de repugnance ?
ALCINE
{p. 19}
J’ay peu l’art de connoistre un cœur comme le sien.
Mais pourquoy…
ELISE
Mais pourquoy… C’est assez, je ne demande rien,
Ma curiosité sans doute est indiscrette.
ALCINE
410 Au moins vous en aviez quelque raison secrette ?
ELISE
Je ne sçay, mais enfin ce que j’aime à sçavoir
C’est que mon triste cœur n’en devroit pas avoir.
ALCINE
Ne dissimulez point. Le Prince a sçeu vous plaire.
ALCINE
Moy l’aimer ? Sa
vertu* vous doit estre assez chere.
ELISE
415 Il est vray qu’il sçait joindre à l’éclat de son rang
Toutes les qualitez que demande un beau sang,
Jamais plus de merite avec tant d’avantage
Ne sçeut de tous les cœurs s’acquerir le suffrage,
Moy-mesme je me sents forcée à l’estimer,
420 J’admire sa
vertu*, mais ce n’est pas l’aimer.
ALCINE
Avec tant de chaleur loüer ce qu’on estime,
Madame, croyez-moy, c’est l’amour qui s’exprime.
ELISE
Quoy, tu crois que je l’aime, et que pour faire cas…
ALCINE
Mais vous mesme avec moy ne le croyez-vous pas ?
ELISE
425 Je veux bien t’advouër que son depart m’afflige,
Que l’ordre qu’on luy donne à soûpirer m’
oblige*,
Mais sans doute mon cœur dans cét éloignement
{p. 20}
Soûpire pour un pere, et non pour un Amant.
Le Prince hors d’icy, Prusias n’est point homme
430 A resister long-temps aux poursuites de Rome,
Elle hait Annibal, et je crains que le Roy
N’ait pas la fermeté de nous garder sa
foy*.
Son fils estoit pour nous un appuy necessaire.
ALCINE
J’en croiray ce motif s’il s’agit de vous plaire,
435 Le Prince peut icy vous manquer au besoin,
Mais on ne prévoit pas les malheurs de si loin,
Et lors que tant d’ardeur fait que l’on s’interesse…
ELISE
Qui te porte à vouloir joüir de ma foiblesse ?
Ne force point mon cœur à se trop declarer,
440 Et s’il aime en secret laisse-moy l’ignorer.
Voicy le Prince, ah Dieux !
ALCINE
Voicy le Prince, ah Dieux ! Redoutez-vous sa veuë ?
ELISE
Je sents que tout à coup mon ame s’est
émeuë*,
Mais ce trouble, inconnu pour moy jusqu’à ce jour,
Se donne à sa disgrace, et non pas à l’amour.
SCENE II. §
NICOMEDE, ELISE, ALCINE.
ELISE
445 Vous vous éloignez, Prince ?
NICOMEDE
Vous vous éloignez, Prince ? On m’y force, Madame,
Mais dans ce déplaisir ce qui flate mon ame,
C’est que Flaminius s’éloignant avec moy
{p. 21}
N’aura plus contre vous d’empire sur le Roy.
Son depart en ces lieux asseure vostre azyle.
ELISE
450 Rome pour nous troubler trouvera tout facile,
Elle a d’autres Agents dont le secret pouvoir
De vostre éloignement sçaura se prévaloir.
Quoy qu’ils vueillent oser, nous restons sans défence.
NICOMEDE
455 Par un retour si prompt, s’il vous faut mon secours…
ELISE
Ah Prince, vous party, vous l’estes pour toûjours.
Ne vous offencez point de ce triste presage,
Rome pour Annibal vous demande en ostage,
Et vous n’en reviendrez qu’apres que nos Tyrans
460 De sa ruine entiere auront de seurs garands.
NICOMEDE
Quoy, le Roy soufriroit…
ELISE
Quoy, le Roy soufriroit… J’oseray plus vous dire,
A vous voir éloigné le Roy luy mesme aspire,
Et cét ordre soudain qui nous prive de vous
N’est que l’indigne effet d’un mouvement jaloux.
465 Je n’en sçaurois douter, Prince, j’ay sçeu luy plaire,
Ses regards enflamez ne me le peuvent taire,
Ma veuë est le seul bien dont il cherche à joüir,
Et souvent j’entens plus que je ne veux oüir.
NICOMEDE
Pardonnez mon desordre à ma surprise extréme.
470 Quoy, Madame, il se peut que Prusias vous aime,
Que l’ordre de partir…
ELISE
{p. 22}
Que l’ordre de partir… Si vous obeïssez,
Prince, voyez de grace à qui vous me laissez.
NICOMEDE
Si j’osois le bien voir je craindrois de trop dire.
Adieu, Madame.
ELISE
Adieu, Madame. Helas !
NICOMEDE
Adieu, Madame. Helas ! Quoy, vostre cœur soûpire ?
475 A quoy dois-je imputer ce tendre mouvement ?
Quand je trouve un Rival l’obtiens-je comme Amant ?
Parlez.
ELISE
Parlez. Que vous diray-je ?
NICOMEDE
Parlez. Que vous diray-je ? Expliquez* vous de grace.
ELISE
Un soûpir dit beaucoup quand le cœur s’embarasse,
Et qui peut l’arracher apres mille combats
480 Le meriteroit peu s’il ne l’entendoit pas.
NICOMEDE
O trop charmant
aveu* de la plus belle flame
Dont ait pû jusqu’icy brûler une grande ame !
Que le Ciel m’abandonne à son plus vif couroux,
J’en craindray peu les traits estant aimé de vous.
485 Mon exil me plaira si dans la Bithynie
Il vous fait des Romains braver la tyrannie.
Heureux cent et cent fois de voir ma liberté
Servir d’un digne prix pour vostre seureté.
Avec la mesme ardeur qu’elle vous est offerte
490 Je voudrois de mon sang racheter vostre perte,
Et par ce sacrifice apprendre assez à tous
Que peut-estre mon cœur estoit digne de vous.
ELISE
{p. 23}
Quoy, si ce pur amour fait toute vostre gloire,
Il faut m’abandonner pour me le faire croire ?
NICOMEDE
495 Quoy, pour vostre repos je pourrois lâchement
Refuser de souscrire à mon éloignement ?
De nos jaloux destins tel est l’ordre barbare
Que l’amour qui nous joint luy mesme nous separe.
En vain pour nous unir nous ferions nos efforts,
500 Vous ne restez icy que parce que j’en sorts,
Et le coup que fuit l’un devant tomber sur l’autre,
Mon exil évité seroit l’arrest du vostre.
Cedons, cedons, Madame, à d’injustes projets.
ELISE
Ainsi vous me quittez peut-estre pour jamais ?
NICOMEDE
505 Le Ciel adoucira cette rigueur extréme.
NICOMEDE
Que faire cependant* ? Songer que je vous aime,
Et si le Roy vous presse, accepter de sa
foy*
Ce que je ne veux pas que vous perdiez pour moy.
ELISE
Ah, Prince, songez-vous jusqu’où va cét outrage,
510 Et quand mon interest à l’exil vous engage,
Les maux que vous croyez qu’il me fasse éviter
Approchent-ils de ceux qu’il m’ofre à redouter ?
Donc, j’ayderois moy mesme au destin qui vous brave,
J’aurois le nom de Reine, et vous celuy d’esclave,
515 Et les fers que dans Rome on vous feroit traisner
Me vaudroient la douceur de me voir couronner ?
NICOMEDE
{p. 24}
Et quel repos pour moy pretendre en Bithynie
Si faute d’en partir je vous en vois bannie,
Et de nouveau reduite au funeste
revers*
520 D’aller de Cour en Cour, et de passer les mers ?
En soufriray-je moins quand la main qui m’opprime
De l’orgueil des Romains vous fera la victime,
Et que vous deviendrez sous leurs indignes loix
Et le joüet des vents, et le mépris des Rois ?
525 Pour m’épargner l’horreur d’un si cruel supplice,
Madame, au nom des Dieux soufrez que j’obeïsse,
Et que jusques dans Rome affrontant vos tyrans
J’aille vous arracher à vos destins errants.
J’y porteray des fers en y portant les vostres,
530 Mais ce cœur tout à vous n’en recevra point d’autres,
Et j’y conserveray l’entiere liberté
Que du sang dont je sorts exige la fierté.
Quelque maistre des Rois que le Senat se nomme…
Mais Annibal…
SCENE IV. §
ANNIBAL, NICOMEDE.
NICOMEDE
Seigneur, n’enviez point à ma reconnoissance
La gloire d’un depart qui fait vostre asseurance,
Je cherche à m’acquiter de ce que je vous doy.
545 A moins oser pour vous, je ferois mal connoistre
L’heureux fruit des leçons de mon illustre Maistre,
Et que c’est sous luy seul que l’on peut à son choix
Apprendre les
vertus* les plus dignes des Rois.
ANNIBAL
Si mes foibles avis ont eu l’heur de vous plaire,
550 Ce me doit estre, Prince, une gloire trop chere
Pour pouvoir consentir que mes fiers Ennemis
Me dérobent l’effet que je m’en suis promis.
Vous n’irez point à Rome.
NICOMEDE
Vous n’irez point à Rome. Ah, Seigneur, prenez garde…
ANNIBAL
Ne vous alarmez point de ce qui me regarde,
555 Je sçay par où je puis tourner l’esprit du Roy,
{p. 26}
J’en répons.
NICOMEDE
J’en répons. Mais, Seigneur…
ANNIBAL
J’en répons. Mais, Seigneur… De grace, écoutez-moy.
J’eus toujours pour vous, Prince, une tendresse extrême,
Et vous considerant comme un autre moy-mesme,
Je croirois démentir un zele si parfait
560 Si je vous déguisois le dessein que j’ay fait.
Mon cœur vous est connu ; vous sçavez qu’il n’aspire
Qu’à braver des Romains le fastueux empire,
Et qu’il n’est point d’efforts qu’il ne se soit permis
A luy pouvoir par tout faire des Ennemis.
565 Je n’ay pas cherché loin ; leurs dures violences
Se plaisant à
choquer* les plus vastes Puissances,
Assez de Potentats ont voulu rejetter
L’odieux joug des fers qu’on les force à porter.
Mais quoy que de ce joug l’indignité les
gesne*,
570 Leur
courage* trop mol secondant mal leur haine,
J’ay veu ces fiers Tyrans impuissamment haïs
Triompher jusqu’icy de mes desseins trahis.
Antiochus luy-mesme ayant causé sa perte,
575 J’ay choisi cette Cour, et je m’estois flaté
D’y trouver moins d’
ombrage*, et plus de fermeté.
L’accueil de Prusias, ses offres, mes services,
D’un fort attachement m’estoient de seurs indices,
Les plus hardis projets m’enfloient déja le cœur,
580 Mais je voy tout à coup qu’un Romain luy fait peur,
Quand il peut plus luy seul que trente Rois ensemble
Au seul nom du Senat il s’intimide, il tremble,
Il fait plus, et craignant l’effet de mes desseins
{p. 27}
Pour m’empescher d’oser il vous livre aux Romains.
585 Prince, j’apprens par là ce qu’il faut que je fasse,
Je trouve une autre main quand la sienne se lasse,
Attale me reçoit ; prest à s’unir à moy
Sans craindre mes Tyrans il me donne sa
foy*,
Il épouse ma Fille, et c’en est là le gage.
590 Ainsi vous n’aurez plus à leur servir d’ostage,
Et mon depart rompant un ordre rigoureux
Vous laissera paisible, et Prusias heureux.
NICOMEDE
Vous perdre est un malheur que merite mon Pere,
Mais sçavez-vous, Seigneur, ce que vous allez faire ?
595 Je meurs par cet hymen s’il se doit achever,
Et vous m’assassinez en me voulant sauver,
Ah, pourquoy si long-temps ma trop
timide* flame
S’est-elle par
respect* renfermée en mon ame ?
Mais quoy, mille devoirs, mille
soins* empressez,
600 Mes soûpirs, mes langueurs, vous en ont dit assez,
Combien m’avez-vous veu pour la charmante Elise…
ANNIBAL
Oüy, Prince, il ne faut point que je vous le déguise,
J’ay connu vostre amour, et comme il m’a fait voir
Que ma haine pour Rome a sur vous plein pouvoir,
605 Charmé des sentiments que vous prenez contre elle
J’en voudrois de mon sang reconnoistre le zele,
Mais quoy que pour vos feux il puisse m’inspirer,
Vous me connoissez trop pour en rien esperer.
NICOMEDE
Pour en rien esperer ! Ah, Seigneur, par quel crime
610 Ay-je pû meriter de perdre vostre estime ?
A quoy que vos souhaits puissent estre attachez
N’avez-vous pas en moy tout ce que vous cherchez ?
Trouverez-vous ailleurs une ame plus fidelle ?
{p. 28}
Plus de respect pour vous, plus d’ardeur, plus de zele,
615 Et si de vostre haine il faut prendre la loy,
Detester vos Tyrans, qui les hait plus que moy ?
ANNIBAL
Je dois vous l’avouër ; j’ay beau chercher une ame
Que du solide honneur l’interest seul enflame,
Ce n’est qu’abaissement dans tout ce que je vois,
620 Et quand je vous compare avec nos plus grands Rois,
Dans le foible honteux qu’ils laissent tous paroistre,
Je ne vois que vous seul qui meritiez de l’estre,
Mais pour moy ce merite est un bien imparfait,
C’est peu qu’en estre digne, il faut l’estre en effet ;
625 Vous dépendez d’un Pere
ombrageux*, Politique,
Jeune encor, défiant, qui craint la Republique.
Vous avez le cœur grand, ferme, resolu, chaud,
Prompt, hardy ;
cependant* c’est un Roy qu’il me faut,
Un puissant Allié qui brûlant de me suivre
630 Se serve des moments qui me restent à vivre,
Je n’en ay point à perdre, et dans l’âge où je suis
C’est à moy de presser la fin de mes
ennuis*.
Perdre un jour, sans chercher à remplir ma vangeance,
Ce seroit avec Rome estre d’intelligence,
635 Je dois à sa ruine un eternel effort,
Et rien ne me pourroit consoler de ma mort,
Si j’avois negligé de tout mettre en usage
Pour luy faire sentir ce qu’a souffert Cartage.
J’aime vostre Personne, et le Ciel m’est témoin
640 Que peut-estre amitié n’alla jamais plus loin,
Mais quoy que je l’éprouve aussi tendre que forte,
Je ne puis vous cacher que ma haine l’emporte,
Et que l’une à mon cœur ne peut faire oublier
Ce qu’aux transports de l’autre il doit sacrifier.
645 Je vous aime depuis que j’ay sceu vous connoistre,
{p. 29}
Mais je hay les Romains mesme avant que de naistre.
A peine au jour encor j’avois ouvert les yeux
Que j’en juray la perte en presence des Dieux.
A ces nobles serments j’ay sans
reserve* aucune
650 Immolé biens, honneurs, repos, gloire, fortune,
J’ay veu, sans démentir, ce que j’avois promis,
Et ma Patrie ingrate, et les Dieux Ennemis.
Jugez si l’amitié pourroit sans infamie
Triompher d’une haine à ce point affermie,
655 Et faire negliger à ses transports mourants
L’heureuse occasion d’abaisser mes Tyrans.
NICOMEDE
Eh, pleust aux Dieux, Seigneur, que pour flater ma peine
Vous connussiez l’amour aussi-bien que la haine,
Ou que vous jugeassiez de cette passion
660 Par les brulants transports de vostre aversion !
Vous verriez une force égale en l’un et l’autre,
Que mon cœur n’est pas moins enflamé que le vostre,
Et que les tendres feux qu’il renferme au dedans,
Pour estre un peu plus doux, n’en sont pas moins ardents.
665 Vous verriez que ce cœur ne vit que pour Elise,
Qu’il immole à ses pieds repos, gloire,
franchise*,
Et… pardonnez, Seigneur, à ce transport jaloux,
J’ay pensé dire encore, tout ce qu’il sent pour vous.
Non, non, quelques rigueurs dont vous payiez mon zele,
670 Ne craignez rien de moy, je vous seray fidelle,
Et periray plûtost que de rendre suspect
Ce qu’au grand Annibal j’ay juré de
respect*.
Trop heureux, si mourant pour ne luy pas déplaire,
J’apprens qu’il daigne plaindre un feu qu’il desespere,
675 Et voir dans ce moment d’un regard de pitié
{p. 30}
Ce que par moy l’amour immole à l’amitié.
ANNIBAL
Ah, Prince, c’en est trop, cachez-moy tant de zele,
Ma haine à vous ouïr déja presque chancelle,
Et jamais les Romains pour fléchir mon couroux
680 N’eurent un Partisan plus à craindre que vous.
NICOMEDE
Vostre haine pour eux ne peut estre assez fiere,
Je ne l’attaque point, gardez-la toute entiere,
Mais si vous ne cherchez à me priver du jour
Suspendez-en l’effet en faveur de l’amour.
685 Flaminius nous quitte, et Prusias peut-estre
N’attend que son départ pour se faire connoistre,
Pour vous laisser de Rome affranchir son Estat.
ANNIBAL
Et c’est dans ce dessein qu’il vous livre au Senat ?
Je veux bien luy parler, et d’un honteux voyage
690 Par mes
soins*, s’il se peut, vous épargner l’outrage,
Je puis remettre Attale, et n’engager ma
foy*
Qu’aprés que Prusias… laissez-nous, je le voy.
SCENE V. §
PRUSIAS, ANNIBAL, ARAXE.
PRUSIAS
Et bien, Seigneur, enfin me rendrez-vous justice ?
Ay-je fait aux Romains un honteux sacrifice,
695 Et leur Flaminius que j’éloigne de nous
Vous répond-il assez que mon cœur est à vous ?
Vous restez dans ma Cour, et je vous tiens parole.
ANNIBAL
{p. 31}
Je voy qu’il s’est flaté d’une attente frivole,
Et vous dois d’autant plus, Seigneur, qu’en vain par luy
700 Rome a tout employé pour m’oster vostre appuy.
Resister un moment à cette souveraine
C’est se mettre au hazard de meriter sa haine,
Et l’horreur du peril où vous courez pour moy
Avoit dequoy sans doute ébranler vostre
foy*.
705 Mais quand pour Annibal vous monstrez tant de zele,
Faisant beaucoup pour luy, faites vous moins pour elle ?
Vainqueur de toutes parts, il ne faut qu’un Romain
Pour vous faire tomber les armes de la main.
Un seul mot plus puissant que foudres ny tempestes
710 Vous arrache aussi tost le fruit de vos conquestes,
Dans vos plus seurs progrez vous
arreste* le bras,
Aggrandit vos voisins, resserre vos Estats,
Et vous fait renoncer au gré de ses caprices
A tout ce que pour vous avoient pû mes services,
715 Ainsi par un effort digne du sang Royal,
En dépit des Romains vous gardez Annibal,
Et par une foiblesse indigne d’un grand homme
En dépit d’Annibal vous cedez tout à Rome.
720 Declarez vous entier ou pour elle, ou pour moy.
Accorder Annibal avec la Republique
Passe tous les ressorts de vostre Politique,
Jamais de tant d’amis vous ne viendrez à bout,
Et c’est n’en faire point que d’en chercher par tout.
725 Vous me tenez parole, et vous en faites gloire.
Seigneur, parlons sans feindre, ay-je lieu de le croire ?
Quand vous tremblez de rompre avec mes ennemis
{p. 32}
Qu’est devenu l’orgueil que vous m’aviez promis ?
Est-ce afin de regner avec indépendance
730 Que vous mettez demain le Prince en leur puissance,
Ou par quelque dessein dont nous verrons l’éclat,
Va-t’il comme Espion
amuser* le Senat ?
PRUSIAS
Jugez par là, Seigneur, si mon zele est extréme.
Je cherche à détourner vos malheurs sur moy mesme,
735 Et pour vous soustenir contre vos ennemis,
Me garder tout à vous, je leur livre mon Fils.
ANNIBAL
Et pourquoy vous sousmettre à l’affront volontaire
De recevoir la loy quand vous la pouviez faire ?
Toute l’Asie
émeuë*, et presque sous vos loix
740 Craignoit en vous déja le plus grand de ses Rois.
Apres Eumene mort, et son
débris* funeste
Cent mille bras armez vous promettoient le reste,
Et ce qui flateroit un cœur entreprenant,
Vous aviez Annibal pour vostre Lieutenant.
745 C’estoit, c’estoit alors que l’honneur, que la gloire
Quoy qu’il vous fist oser vous portoient à le croire,
Ces serments qu’il receut contre l’orgueil Romain
Il falloit les tenir les armes à la main.
Où pourrez vous jamais pour vanger vos outrages
750 Recouvrer à la fois de pareils avantages ?
PRUSIAS
Ils estoient grands sans doute avec un tel secours,
Mais pour esperer vaincre on ne vainc pas toûjours,
Souvent l’occasion y fait plus que le nombre.
Les plus grands corps, Seigneur, produisent le plus d’ombre.
755 Et si faisant la paix j’ay rendu des Estats,
Voyez si j’avois lieu de ne le faire pas.
Je voyois en Syrie, en Macedoine, en Grece,
{p. 33}
Les Peuples abatus, tremblans, pleins de foiblesse,
Philippe estoit défait, Antiochus détruit,
760 Et par tout les Romains triomphoient à grand bruit.
De tant d’heureux succez leurs legions trop fieres
Cherchoient à leurs exploits de nouvelles matieres,
Et si j’eusse trop haut porté le nom de Roy
Toutes se ramassant alloient fondre sur moy.
765 Seul à tant d’Ennemis ne pouvant faire teste
Par une fausse paix j’écarte la tempeste ;
Pour trouver les Romains à vaincre plus aisez
J’attens par quelque guerre à les voir divisez,
Pour voir Attale à moy je le rends mon égal,
Fais des Amis par tout, et retiens Annibal.
ANNIBAL
Ces projets déguisez dont vostre ame est charmée
Marquent une prudence et rare et consommée ;
775 Mais pardonnez, Seigneur, si je ne puis cacher
Qu’en vous coustant un Fils ils vous coustent trop cher.
L’envoyer au Senat, c’est luy donner un gage
Du plus injurieux et servile esclavage.
C’est vous assujettir à tout ce que de vous
780 Il plaira d’ordonner à ses soupçons jaloux.
C’est vouloir, sans que rien le rende necessaire,
Ce que tout détrôné Philippe eut peine à faire ;
Enfin, Seigneur, enfin c’est me lier les mains,
M’oster l’entier pouvoir d’attaquer les Romains,
785 Ou leur donner sur vous par où vanger sans peine
Tous les maux que sur eux doit répandre ma haine.
Et je consentirois à rester à ce prix ?
{p. 34}
Non, non, je vous dois trop pour perdre vostre Fils,
Mais aussi trop d’ardeur à ma vangeance est deuë
790 Pour
souffrir* qu’aucun temps en borne l’etenduë.
Je satisfais à tout en m’éloignant d’icy,
C’est par là que je puis vous tirer de soucy.
Mon depart laissera le Prince en asseurance,
PRUSIAS
Ainsi souffrez*, Seigneur… Vouloir quitter un Roy
Qui vous fait partager la puissance suprême,
Et pour vostre repos…
ANNIBAL
Et pour vostre repos… C’est me connoistre mal.
800 Quoy, parler de repos pour moy, pour Annibal ?
Instruit de ses travaux, avez-vous lieu de croire
Qu’à s’exiler soy-mesme il auroit mis sa gloire,
Pour venir en ces lieux démentant sa fierté
Languir dans une ingrate, et lâche oysiveté ?
805 Si l’ardeur du repos eust touché mon envie,
J’aurois vescu, Seigneur, au sein de ma Patrie,
Et jouy des honneurs dont le traité de paix
Laissoit parmy les miens le choix à mes souhaits ;
Mais Rome, pour avoir triomphé de Cartage,
810 N’avoit pas d’Annibal surmonté le
courage*,
L’Afrique n’osant plus lui faire d’Ennemis,
Pour l’attaquer d’ailleurs il se croit tout permis,
Et son Païs n’a point de douceur qui l’entraîne
Lors que pour les Romains il n’y voit plus de haine.
815 Voila ses sentiments, reglez-vous là dessus,
Le Prince doit partir, les ordres sont receus,
Faites les revoquer, ou sans vous en plus dire
{p. 35}
Chez Attale demain, Seigneur, je me retire,
J’attens vostre réponse, et vous laisse y resver.