SCENE PREMIERE. §
ACHILLE, ALCIME.
ALCIME.
SEIGNEUR, jamais Traité ne causa tant de joye,
1050 Nous entendons du Camp les cris qu’en pousse Troye,
Où chacun à l’envy d’un bien si précieux
Court au pied des Autels rendre graces aux Dieux.
Paris, le seul Paris se plaint, se desespere,
Helene à son amour a toûjours droit de plaire,
1055 Et la paix n’offre rien qui le puisse toucher
Quand il perd malgré luy ce qu’il a de plus cher.
ALCIME.
Et nos Grecs ? Diomede, Ulysse, Idomenée
Mais sans y mettre obstacle ; Agamemnon
charmé*
1060 De nouveau s’abandonne à l’espoir d’estre aimé,
Et croyant qu’à ses voeux Briseis est acquise,
Il aime en ce projet ce qui le favorise.
Tout est calme par tout.
ACHILLE.
Tout est calme par tout. Alcime, quel bonheur
Si ce calme empeschoit le trouble de mon coeur !
1065 Il a beau se livrer aux
charmes* qui l’attirent,
Briseis & Pyrrhus tour à tour le déchirent,
Et de leurs
feux* trahis le remords accablant
Est un bourreau secret qu’il ne voit qu’en tremblant.
Quand l’amour malgré nous l’emporte sur la gloire,
1070 Qu’un grand coeur est géné d’une telle victoire,
Et qu’il est malaisé que ce honteux
appas*
Luy couste une foiblesse, & qu’il n’en souffre pas !
Que j’assassine un Fils, accable une Maîtresse,
1075 Polixene elle mesme, à qui j’immole tout
Met ma
flame* en desordre, & ma constance à bout.
A toute heure, en tous lieux, je l’entens qui s’écrie,
SongesongeTyranquelle est ta barbarie,
Abusant du pouvoir qu’on te donne sur moy,
1080 Tu m’arraches un coeur qui ne peut estre à toy.
Tant que Pyrrhus vivra, quoy que tu te proposes,
Ce coeur sera le prix des maux que tu luy causes,
Sera pour toy d’horreur, & de pitié pour luy.
ALCIME.
1085 Si de ses voeux contraints vous vous faites un crime,
Il est, il est, Seigneur, encor temps...
ACHILLE.
Il est, il est, Seigneur, encor temps... Non, Alcime ;
J’ay beau voir quels malheurs en peuvent arriver,
J’adore Polixene, & ne puis m’en priver.
C’est mon destin. J’en suis le decret immuable.
1090 Les Dieux m’ont fait un corps au fer impénétrable,
Falloit-il que mon coeur fust facile à blesser,
Et qu’à mes passions mon ame abandonnée,
Par leurs moindres efforts fust toûjours entraisnée.
ALCIME.
1095 Elle peut s’apprester à de nouveaux combats,
Polixene paroist, Seigneur.
ACHILLE.
Polixene paroist, Seigneur. Qu’elle a d’
appas* !
SCENE II. §
ACHILLE, POLIXENE, ALCIME, ILIONE.
ACHILLE.
Madame, dans vos yeux je lis ce qui se passe,
D’Achille trop à vous l’amour vous embarasse,
1100 Ne peut en ma
faveur* obeïr qu’à regret.
Je luy voudrois sans doute épargner ce supplice,
Tout ce qui fut jamais d’engageant & de doux,
Tout ce qui peut
charmer*, le Ciel l’a mis en vous.
1105 J’ay des yeux, c’est assez pour n’aimer qu’à vous plaire.
D’un si noble dessein rien ne me peut distraire,
J’y mettray tous mes soins, & si vostre froideur
S’obstine de mes voeux à combatre l’ardeur,
Tant de respect suivra le beau
feu* qui m’anime,
1110 Que vous croirez au moins me devoir vostre estime,
Et peut-estre à la fin souffrirez-vous qu’un jour
Cette estime enhardie aille jusqu’à l’amour.
POLIXENE.
De l’Univers entier l’estime vous est deuë,
Seigneur, & quand de vous la mienne est attenduë,
1115 Vos bontez m’en ont fait un si pressant devoir,
Que vous la refuser n’est pas en mon pouvoir.
Mais je vous l’avoüeray, quelque rang où m’éleve
Cet
Hymen* dont l’accord joint la paix à la trefve,
Je n’y sçaurois penser que mes sens
étonnez*
1120 Ne rejettent l’honneur que vous me destinez.
Je ne vous diray point que vostre
main* offerte
D’Hector tombé sous vous me reproche la perte,
Mon Pere & mon Pays ont des droits absolus,
Ils parlent, c’est assez, je ne m’en souviens plus ;
1125 Mais puis-je également oster de ma memoire
Qu’en demandant ma
main* vous soüillez vostre gloire ?
Je sçay que Briseis a receu vostre foy,
Je luy dois les bontez que vous eustes pour moy,
Et sur elle avec vous porter un
coup* si rude
1130 C’est à la trahison joindre l’ingratitude.
Montrez ce qu’est Achille, & songez que sur vous
Ne luy donnez pas lieu de dire, à vostre honte,
Que le Vainqueur d’Hector souffre qu’on le surmonte,
{p. 46}
1135 Et que toute la gloire où je le voy monté,
N’a pû le derober à l’infidélité.
Le triomphe est
facheux*, il est dur, difficile,
Je le croy, mais enfin il est digne d’Achille,
Et le nom de Heros à vos vertus acquis,
1140 Des efforts qu’il éxige est un assez haut prix.
ACHILLE.
Le conseil paroist beau,
genereux*, magnanime,
Mais, Madame, je voy quel intérest l’anime.
Bien qu’expliqué pour moy, ne regarde que vous.
1145 Vostre coeur qui ne peut me souffrir infidelle,
Appuyant Briseis, court où l’amour l’appelle,
Et ne me peint ses
feux* injustement deceus,
Qu’afin de se pouvoir conserver à Pyrrhus.
POLIXENE.
Pyrrhus, je le confesse, avoit dequoy me plaire,
1150 Vous en avez trop sceu pour vouloir vous le taire.
Si le Ciel nous eust veus d’un oeil moins rigoureux,
Mon bonheur dépendoit de voir Pyrrhus heureux.
Priam qui m’ordonna de répondre à sa
flame*
Me fit prendre plaisir à régner sur son ame,
1155 Patrocle estoit vivant, & l’espoir de la paix
Par une douce amorce engageoit mes souhaits.
De ses voeux empressez l’hommage trop sensible
Méritoit que mon coeur ne fust pas infléxible,
Et faut-il s’étonner s’il s’en trouva
charmé* ?
1160 C’étoit un jeune coeur qui n’avoit rien aimé,
La conqueste pouvoit en estre plus facile,
Pyrrhus le valoit bien, il estoit fils d’Achille,
1165 Je ne sçay si l’amour doit passer pour un crime
Quand l’honneur, le devoir, le rendent légitime,
Aux volontez d’un Pere ils ont sceu m’attacher,
{p. 47}
Le defaut n’est pas grand pour me le reprocher.
ACHILLE.
Mais vous l’aimez encor ce Pyrrhus, & vostre ame
1170 Malgré mes voeux offerts est sensible à sa
flame*.
POLIXENE.
Quand ce soûpir, helas ! n’en seroit pas l’adveu,
Un moment suffit-il pour éteindre un beau
feu*,
Et pourrois-je si-tost, malgré vostre espérance,
Vous
répondre* pour luy de mon indifference ?
1175 Je puis avoir trop creu le panchant de mon coeur,
Mais des
soins* de Pyrrhus quand j’ay chery l’ardeur,
Je ne prévoyois pas que trop prompt à vous rendre
Vous deussiez condamner l’amour qu’il m’a fait prendre,
Que vous pussiez vouloir en combatre l’
appas*,
1180 Et peut-estre, Seigneur, ne le voudrez vous pas.
Vous vous reprocherez la barbare injustice
De séparer deux coeurs que tout veut qu’on unisse,
Et que l’amour exprés l’un pour l’autre a formez.
1185 Vous vous reprocherez de vouloir...
ACHILLE.
Vous vous reprocherez de vouloir... Non, Madame,
Si j’avois de Pyrrhus authorisé la
flame*
Je me reprocherois la barbare rigueur
De m’estre fait pour luy l’ennemy de mon coeur.
Il ne sçauroit souffrir, ce coeur qui vous adore,
1190 Que vous ayez aimé, que vous aimiez encore,
Cette
image* le tuë, & vous croyez envain
Qu’il céde à mon Rival le don de vostre
main*.
POLIXENE.
Et bien, Seigneur, & bien, j’oublieray que je l’aime,
Ne faites rien pour luy, faites tout pour vous-mesme.
Luy souffrent un amour à ses desirs trop doux,
Un autre de ce crime auroit voulu l’absoudre,
Vous voulez qu’il l’expie, il faudra l’y resoudre.
Mais enfin vos serments, le don de vôtre foy,
1200 Tout est pour Briseis, vous la voyez en moy.
Sauvez-la des
ennuys* dont je tremble pour elle,
Sauvez-vous de l’affront d’estre lâche, infidelle.
Vostre seul intérest fait naistre mes refus,
C’en est fait, pour jamais je renonce à Pyrrhus,
1205 Qu’il parte avecque vous. Eloignez l’un de l’autre,
Il plaindra son amour étouffé par le vôtre.
Pour moy, qui de mon coeur essayeray d’obtenir
Qu’il immole à ma gloire un si doux souvenir,
Je me contenteray de l’innocente joye
1210 De voir régner Priam sur les restes de Troye.
ACHILLE.
N’écouter mon amour que pour le dédaigner,
Madame ce n’est pas le moyen de regner.
Vous gardez trop longtemps un espoir inutile,
Plus de Trône pour vous qu’en épousant Achille,
1215 Resolvez, le destin est assez glorieux.
POLIXENE.
Faites donc, inhumain, faites plus que les Dieux.
Jusqu’icy quelque sort dont la rigueur me brave,
Ils n’ont pû me forcer à prendre un coeur d’esclave,
Et c’est un juste orgueil que ce coeur va trahir,
1220 Si quand vous commandez, il me laisse obeïr.
ACHILLE.
De cet illustre orgueil donnez un
fier* exemple,
Qu’il
éclate*. Ce soir j’ay promis d’estre au Temple,
Madame, vous pouvez ne vous y rendre pas.
1225 Je n’iray point sur vous dans ma juste colere
Mandier lâchement l’authorité d’un Pere,
Un coeur tel que le vostre a droit de tout oser.
Cependant de mon bras je pourray disposer,
Et quand sur vos remparts le carnage & la flame
{p. 49}
1230 Aux dernieres horreurs exposeront vôtre ame,
Vous n’aurez pas sujet dans vos cris superflus
De m’imputer des maux que vous aurez voulus.
POLIXENE.
Non, cruel, vos
fureurs* n’auront pas l’avantage
De me rendre témoin de cet affreux carnage,
1235 C’est assez qu’aujourd’huy je le puis racheter
Par le dur sacrifice où je vay m’apprester.
Pour épargner à Troye un destin si funeste,
J’iray porter ma
main*, les Dieux feront le reste.
Ils sçavent que mon coeur mille fois déchiré
1240 Paye en larmes de sang tout ce qu’elle a pleuré,
Que s’il ne s’agissoit de prévenir sa cheute,
Cent morts me seroient moins que ce que j’execute,
Qu’auprés de ce tourment tout supplice est leger ;
S’ils ont de la justice ils voudront y songer,
1245 Ils se repentiront d’avoir pû se resoudre
A vous laisser sur moy lancer plus que leur foudre,
Et vangeant Briseis, apprendront aux ingrats
Que c’est pour mieux punir qu’ils retiennent leur bras.
Joüissez à ce prix de mon
cruel* martyre.
A Briseis qui paroist.
1250 Madame, je m’éloigne, & n’ay rien à vous dire.
Nous n’aurons pas si-tost la fin de nos malheurs,
Tout s’arme contre nous, voyez-le par mes pleurs.
SCENE III. §
ACHILLE, BRISEIS, PHENICE, ALCIME.
BRISEIS.
Enfin, il se peut donc qu’Achille me trahisse,
Que son coeur sans remords succombe à l’injustice,
1255 Et qu’un nouvel amour écouté d’aujourd’huy
Triomphe du pouvoir qu’il me donna sur luy.
Ce honteux changement, encor qu’inexcusable,
{p. 50}
En tout autre du moins m’auroit paru croyable,
La froideur, le dégoust, & l’oubly des serments
1260 Ne sont que trop communs aux vulgaires Amants.
Mais qu’une ame élevée au dessus d’elle-mesme,
Qu’Achille se resolve à trahir ce qu’il aime,
Qu’il s’ose montrer foible, ingrat, lâche, sans foy,
Qu’il renonce à l’honneur, c’est un monstre pour moy.
ACHILLE.
1265 Madame, avec plaisir je garde en ma memoire,
Que je vous ay promis d’asseurer vostre gloire,
Je vous tiendray parole, & pour vous couronner
Pyrrhus dans vos Estats ira vous remener.
Il a l’ordre, daignez accepter sa conduite.
BRISEIS.
1270 Pyrrhus a l’ordre ! helas, où me vois-je réduite !
L’amour le veut, il faut vous défaire de nous,
Vous fuyez des témoins trop à craindre pour vous,
Vous fuyez des regards dont le sanglant reproche
Troubleroit le bonheur que vous voyez si proche.
1275 Pour me sauver du
coup* qui doit m’assassiner,
N’avez-vous, inhumain, qu’un trône à me donner ?
Si ce
charme* eust trouvé le foible de mon ame
J’aurois d’Agamemnon favorisé la
flame*,
Ravie à vostre espoir, seure de mon repos,
1280 Je n’avois qu’à parler, j’étois Reyne d’Argos.
Il n’eust point comme vous, pour me donner ce tiltre,
Attendu que la guerre en eust esté l’arbitre.
Il n’eust point, pour m’oser soûmettre ses Estats,
Attendu comme vous la fin de vos combats.
1285 J’ay d’Achille amoureux préféré la promesse
A l’honneur asseuré de régner sur la Grece,
Son coeur m’a plus esté qu’un Diadême offert,
J’ay tout fait pour luy plaire, & c’est luy qui me perd.
ACHILLE.
{p. 51}
Madame, il seroit bon...épargnez-moy de grace,
1290 Le tiltre de Vainqueur peut donner de l’audace,
Et je serois faché que de trop durs adieux...
BRISEIS.
L’ordre presse, j’entens, il faut quitter ces lieux,
Sans rien éxaminer sur tout ce qui m’arrive,
C’est à moy d’obeïr, je suis vostre Captive,
1295 Quoy que le nom me blesse, il m’est encor plus doux
De l’entendre de moy, que de l’oüir de vous ;
Mais je puis dire au moins, quelle qu’en soit la honte,
Quand de cette Captive on fait si peu de compte,
Qu’elle a veu mille fois son Vainqueur à ses pieds
1300 Tenir pour la toucher ses voeux humiliez,
Et lui sacrifiant sa
fierté* naturelle,
Baiser avec respect les fers qu’il prenoit d’elle.
Aprés tant de devoirs, si son coeur aujourd’huy
Trouve qu’une Captive est indigne de luy,
1305 Si le nom que j’en eus à m’oublier l’engage,
L’étois-je moins alors, la suis-je davantage,
Ou cet Achille, heureux quand il se soûmettoit,
Parce qu’il est perfide, est-il plus qu’il n’étoit ?
ACHILLE.
Vous le sçavez peut-estre, Achille est
fier*, Madame,
1310 Et quoy qu’il ait voulu devoir à vostre
flame*,
Dans l’inquiet soucy qui trouble sa raison
Des reproches si durs ne sont pas de saison.
Si de quelques
ennuys* je suis pour vous la cause,
L’amour qui m’y contraint me coûte quelque chose,
1315 Et c’est trop hazarder aprés ce que j’ay fait,
Qu’irriter un amour qui n’est pas satisfait.
BRISEIS.
Et c’est, ingrat, c’est-là ma plus sensible
peine*.
Je lis dans vostre coeur le remords qui vous
gêne*,
Vous souffrez. Briseis que vous voulez bannir
1320 S’offre encor malgré vous à vostre souvenir.
{p. 52}
Malgré vous de Pyrrhus l’accablante
disgrace*
D’un suplice éternel vous porte la menace,
Et quel fruit se promet vôtre esprit aveuglé
D’une
Amante* trahie, & d’un Fils immolé ?
1325 Je l’avouë avec vous, Polixene a des
charmes*,
C’est moy qui contre moy vous ay presté des armes,
C’est moy qui luy faisant embrasser vos genoux
Ay demandé la mort que je reçois de vous.
J’ay commencé, j’acheve, & mon amour extrême
1330 Ne veut dans ce qu’il fait regarder que vous mesme.
Vostre raison surprise applaudit à vos sens,
Polixene vous plaist, voyez-la, j’y consents,
Par les
soins* les plus doux, par le plus tendre hommage
Tâchez de l’engager comme elle vous engage,
1335 Méritez que pour vous son coeur soit
enflamé*,
Et rendez-vous heureux si vous estes aimé.
Sans espoir, sans repos, errante, infortunée,
J’iray loin de vos yeux pleurer ma destinée,
Heureuse dans ce
triste* & déplorable sort
1340 Qu’au moins vôtre bonheur soit le prix de ma mort ;
Mais qu’un aveugle amour qui vous trahit vous-mesme,
Vous donne à qui vous hait, vous ôte à qui vous aime,
Qu’Achille malheureux réduise Briseis...
ACHILLE.
Madame, c’est assez, le dessein en est pris,
1345 Contre un coeur résolu la résistance est vaine,
Heureux ou malheureux, j’épouse Polixene :
Vous plaindrez mes malheurs quand il en sera temps.
BRISEIS.
Va, fay gloire des noms de parjure & de traistre,
1350 Ingrat, pour esperer j’ay trop deu te
connoistre*,
Et sçavoir que ton coeur, aprés ta lâcheté
N’en voudroit consulter que sa seule
fierté*.
Aussi je rougirois si pour toucher ton ame
{p. 53}
1355 Si je te faisois voir dans quel gouffre d’
ennuis*
Me plonge le malheur où mes jours sont réduits.
Non, ne présume point que je m’abaisse à dire
Que j’ay peu mérité les maux dont je soûpire,
Que le parfait amour qui m’engage ta foy...
1360 Helas, crois-tu qu’une autre en ait autant pour toy ?
Crois-tu qu’une tendresse aussi pure & solide
Soit... J’entens tes regards, c’est trop pour un perfide,
De tes serments faussez ton coeur est satisfait,
La trahison te plaist, je te perds sans regret.
1365 Cours presser un
Hymen* dont je suis la victime,
Il suffit que les Dieux soient ennemis du crime.
BRISEIS.
Madame... Envain sur toy l’on voudroit attenter,
Tu le crois, mais enfin, crains de te trop
flater*.
Ces Dieux dont le pouvoir t’a fait invulnérable
1370 Ne te protégent pas pour te rendre coupable,
Ils conduiront le dard quand il sera lancé,
Et trouveront par où tu peux estre
percé* ;
Confus, desespéré, tu verras Polyxene,
Quand ton sang coulera, triompher de ta
peine*,
1375 L’
image* de Pyrrhus heureux par ton trépas...
Achille sort.
SCENE IV. §
BRISEIS, PHENICE.
BRISEIS.
TU me quittes cruel, & ne m’écoutes pas,
Mes reproches pour toy sont un trop dur supplice,
Tu ne les peux souffrir, tu ne peux... Ah, Phenice,
Il est temps qu’avec toy ma douleur mette au jour
1380 Toute l’horreur des maux où m’abysme l’amour.
Je sens ce
coup* affreux... Mais quand il me déchire
{p. 54}
Le sentirois-je assez si je pouvois le dire ?
Pour mieux voir de ces maux le déplorable excez
Peins-toy les plus beaux
feux* dont on brûla jamais,
1385 Peins-toy d’un long espoir, quand l’amour est extrême...
PHENICE.
Eh, Madame, tâchez de vous rendre à vous mesme.
Achille traistre, ingrat, ne vaut pas aujourd’huy
Le moindre des soûpirs que vous perdez pour luy.
Ne songez qu’à régner, il est doux de reprendre
1390 Un Trône dont le sort vous avoit fait descendre,
De vos Estats perdus...
BRISEIS.
De vos Estats perdus... Tu me parles d’Estats.
Des plus vastes grandeurs joins les plus doux
appas*,
Rends-moy du monde entier la conqueste facile,
En être Reyne, est moins que régner sur Achille.
1395 Il avoit tout mon coeur, tu ne l’as que trop sceu,
S’il s’est donné cent fois, cent fois il l’a receu,
Cent fois il m’a juré que Briseis aimée...
Ah, suivons la
fureur* dont je suis animée,
Vangeons-nous d’un ingrat qui m’ose dédaigner,
1400 Une juste douleur ne doit rien épargner,
Pour le faire souffrir immolons Polixene.
Pourquoy sur ce projet laisser trembler ma haine ?
N’a-t’elle pas causé tous mes malheurs ? helas !
Pour les avoir causez elle n’en joüit pas.
1405 Si je souffre beaucoup, plus malheureuse encore
Il faut qu’elle se livre au Tyran qu’elle abhorre.
Puisque le mesme
coup* nous frape toutes deux,
C’est contre Achille seul qu’il faut tourner mes voeux.
Qu’il périsse ; le Ciel nous doit cette vangeance.
PHENICE.
1410 Si de vos
feux* trahis son sang lavoit l’offence,
Voyant à vos desirs son trépas accordé,
{p. 55}
Vous vous repentiriez d’avoir trop demandé.
BRISEIS.
Non, à quelque retour que la pitié m’appelle,
J’aime mieux le voir mort que le voir infidelle,
1415 Ce seul soulagement peut
flater* mon espoir.
Mais allons de Priam essayer le pouvoir.
Le temps presse, malgré la parole donnée
Ma douleur chez les Grecs trouvera du secours
1420 Si je puis de Priam obtenir quelques jours.
Fin du quatriéme Acte.