SCÈNE PREMIÈRE. Helvie, Flavian, Julie. §
HELVIE.
Quoi vers moi, Flavian, l’Empereur vous envoie,
Il veut que de nouveau ma fierté se déploie,
Et qu’un second refus serve à mieux découvrir
800 Que je suis au-dessus de ce qu’on vient m’offrir ?
FLAVIAN.
Je n’examine point par quelle grandeur d’âme
Vous mépriser le Trône en méprisant sa flamme,
Mais quelque noble orgueil qui nous puisse animer,
On doit feindre souvent si l’on ne peut aimer.
HELVIE.
805 Moi, que par une basse et molle complaisance
Je consente à trahir les droits de ma naissance,
Et montre un coeur d’esclave à qui m’a pu juger
Digne de la grandeur qu’il songe à partager !
Non, si j’ai rejeté d’abord le Diadème,
810 L’honneur veut que toujours je demeure la même,
Et ne saurait souffrir que ce coeur combattu
Par sa légèreté démente ma vertu.
FLAVIAN.
Le dessein serait beau, si votre résistance
Pouvait de l’Empereur vaincre la violence ;
815 Mais vous savez, Madame, où l’a souvent porté
L’inexorable abus de son autorité.
Aussitôt qu’il ordonne, il veut qu’on obéisse,
Son pouvoir est sa règle, et non pas la justice,
Ou plutôt pour maxime il a su concevoir
820 Que quiconque peut tout a droit de tout vouloir.
Je hasarde sans doute en parlant de la sorte,
Mais mon zèle pour vous sur mon devoir l’emporte,
Et je le peins Tyran, pour mieux faire éclater
Ce que de sa rigueur vous devez redouter.
HELVIE.
825 Quoi qu’il souffre d’empire à ses injustes flammes,
Il ne l’est pas assez pour forcer jusqu’aux âmes,
Et si par mon refus il se tient outragé,
En me privant du Trône il s’en croira vengé.
FLAVIAN.
Vous l’espérez en vain ; son feu semble s’accroître
830 Plus il se sent forcé de le faire paraître,
Et l’indignation dont on le voit surpris
Ne saurait pour l’éteindre aller jusqu’au mépris.
Si dans sa passion il en était capable,
Laetus aurait gagné cet esprit indomptable.
835 Il n’ait rien qu’il n’ait fait, il n’est rien qu’il n’est dit,
Pour lui voir au dédain donner ce qui l’aigrit,
Mais ses empressements à combattre sa flamme,
À d’injustes soupçons n’ont fait qu’ouvrir son âme,
Et lui persuader que par quelque intérêt
840 Il presse lâchement un noeud qui vous déplaît.
C’est par là qu’il m’emploie à ce fatal office ;
J’en connais la rigueur, j’en connais l’injustice,
Mais enfin il commande, et c’est vous dire assez
Qu’il pourra tout oser si vous n’obéissez.
HELVIE.
845 Je n’ai point attendu cette indigne menace,
Pour préparer mon coeur à toute ma disgrâce.
Je sais sous quelle atteinte elle peut redoubler,
Et la dédaigne trop pour en pouvoir trembler.
FLAVIAN.
N’en faites point l’essai si vous m’en pouvez croire.
850 Jamais à prendre un Sceptre on ne ternit sa gloire.
Et dans un rang si haut peu croiraient comme vous...
Mais l’Empereur paraît ; redoutez son courroux,
Madame, encore un coup, ce seul moment vous reste.
Gardez de le forcer à quelque ordre funeste,
855 Et sur vos sentiments faites assez d’effort
Pour bien user du droit de régler votre sort.
SCÈNE II. Commode, Helvie, Flavian, Julie, Suite de l’Empereur. §
COMMODE.
Madame, à vos refus je viens ici moi-même
Abandonner encor l’honneur du Diadème,
Et soumettre au dédain qu’expliquent vos regards
860 L’impérieux orgueil du Trône des Césars.
Un tel aveu sans doute à votre humeur altière
Offre d’un beau triomphe une illustre matière,
Et c’est pour l’étaler aux yeux de l’Univers,
Que d’en pouvoir vanter le Maître dans vos fers.
865 Vous l’y voyez, Madame, et son amour profonde
Reçoit de vous les lois qu’il donne à tout le monde,
Vous forcez un pouvoir qu’il se crût conserver,
Et faites le destin de qui l’osa braver.
Oui, dans ce que je suis, ma volonté sans peine
870 En réglait jusqu’ici la balance incertaine,
Et la gloire d’un être approchant du divin
Permettait à mes voeux le choix de mon destin.
Il n’en est plus ainsi, vous en êtes l’arbitre.
Par vous de Souverain je n’ai plus que le titre,
875 Et je fais vanité d’abaisser à vos pieds.
La fière Majesté du Trône où je m’assieds.
Vous pouvez de moi-même en rejeter l’hommage,
Mais songez que l’Amour est sensible à l’outrage,
Et qu’à se trop permettre on peut tout hasarder,
880 Quand l’Esclave qui prie a droit de commander.
HELVIE.
Seigneur, de quelque orgueil que je sois soupçonnée,
Je me souviens toujours de ce que je suis née,
Et je rendrai sans cesse au rang que vous tenez
Les plus profonds respects qui lui soient ordonnés ;
885 Mais l’obligation de cette déférence
D’un devoir plus étroit n’a rien qui me dispense,
Et la sévérité de ses plus rudes lois
N’oppose aucun obstacle à ce que je me dois.
Je le connaîtrais mal si pour oser vous croire
890 À ma crédulité j’abandonnais ma gloire,
Et souffrais que par moi Pertinax abusé
À de nouveaux affronts fût encor exposé.
Dans l’éclat, dont son nom par ses actions brille,
Mon avantage seul est de me voir sa Fille,
895 Et si dans Marcia c’est peu pour votre foi,
Si vous l’y dédaignez, que feriez-vous en moi ?
COMMODE.
Laetus auprès de vous a mal servi ma flamme
Si ce faible scrupule alarme encor votre âme,
Puisque pour l’étouffer il a dû vous offrir
900 Ce que pour Marcia je n’ai pu me souffrir.
Ces soins à reculer toujours mon hyménée
De trop d’engagement marquaient ma foi gênée ;
Mais n’appréhendez point qu’un feu trop inconstant
Dérobe à votre espoir la gloire qu’il prétend ;
905 Avant que de céder, avant que de me rendre,
J’ai longtemps contre vous tâché de me défendre,
Mais je me vois contraint d’avouer mon vainqueur,
Et je lui viens offrir et mon Trône et mon coeur.
L’un est à vous déjà ; pour vous assurer l’autre
910 L’hymen peut dès demain unir mon sort au vôtre.
Consentez-y, Madame, et dans des voeux si doux,
Faites un peu pour moi quand je fais tout pour vous.
HELVIE.
Vous faites trop, Seigneur, et je serais injuste
Si j’osais abuser un Empereur auguste,
915 Et monter dans un Trône où son espoir trompé
Se plaindrait d’un Empire à faux titre usurpé.
Pour mériter ce rang que votre amour m’apprête
Il faudrait que mon coeur devînt votre conquête,
Et quelque vaste éclat qu’il fît sur moi tomber,
920 J’aime mieux n’être rien que de le dérober.
COMMODE.
Quoi, quand l’amour du Trône a pouvoir sur tout autre,
C’est peu que vous l’offrir pour mériter le vôtre,
Et l’Univers entier dans cette offre compris
D’un coeur que je demande est un indigne prix ?
925 Ce que l’ambition a de plus puissants charmes,
Pour vaincre sa fierté, n’a que de faibles armes ?
Si du Maître du monde il dédaigne la loi,
À qui donc se soumettre ?
HELVIE.
À qui donc se soumettre ? À moi, Seigneur, à moi.
Les Dieux m’en ont donné l’Empire pour partage,
930 Mes respects seulement vous en doivent l’hommage.
Et du plus fort pouvoir quel que soit l’ascendant,
Cet hommage rendu le laisse indépendant.
COMMODE.
Enfin, Madame, enfin je commence à connaître
Que j’ai tort de prier, pouvant parler en maître ;
935 J’en ai le droit, Madame, et l’orgueil le plus fier
Devrait s’en souvenir quand je veux l’oublier.
HELVIE.
Je m’en souviens, Seigneur, et vous montrer une âme,
Malgré l’espoir du Trône, incapable de flamme,
L’exposer toute nue et sans fard à vos yeux,
940 C’est vouloir vous traiter de même que les Dieux.
COMMODE.
Et bien, puisque l’amour n’y saurait trouver place,
D’un indigne refus il faut souffrir l’audace,
Soyez en liberté d’aimer ou de haïr,
Mais je commande enfin, c’est à vous d’obéir.
945 L’hymen où votre coeur trouve tant d’injustice,
S’il n’en est pas le charme, en sera le supplice,
Et puisque votre orgueil s’obstine à m’outrager,
S’il ne le peut abattre, il m’en saura venger.
HELVIE.
Et moi, Seigneur, et moi, j’oserai vous apprendre,
950 Qu’abandonnant ma vie au soin de m’en défendre,
Je sais pour en sortir cent chemins différents,
Si je vous vois marcher sur les pas des Tyrans.
COMMODE.
Oui, je serai Tyran, et puisqu’on se déclare,
Pour qui m’est trop cruel je veux être barbare,
955 Dépouiller le respect dont j’ai trop pris la loi,
Et perdre une pitié que l’on n’a pas pour moi.
Dans l’affreux désespoir où vous livrez mon âme
De ses plus noirs effets vous aurez tout le blâme,
Lorsque je m’en défends c’est vous qui m’y forcez.
960 Un mot pour l’empêcher peut encor être assez,
Mais enfin votre arrêt par le mien se prononce,
Songez-y. Flavian, attendez sa réponse,
Et si rien ne fléchit son esprit obstiné,
Exécutez soudain l’ordre que j’ai donné.
SCÈNE III. Helvie, Flavian, Julie. §
HELVIE.
965 Ma mort est résolue, et bien, me voilà prête,
Où faut-il, Flavian, que je porte ma tête ?
FLAVIAN.
Ah, Madame, voyez...
HELVIE.
Ah, Madame, voyez... Non, non, mon choix est fait,
Et quel que soit votre ordre, il en faut voir l’effet.
FLAVIAN.
Quelle en est la rigueur et pour l’un et pour l’autre!
970 L’Empereur veut du sang, mais ce n’est pas le vôtre,
Et si vous n’en changez l’impitoyable arrêt,
Celui de Pertinax est le seul qui lui plaît.
HELVIE.
De mon Père ! Ah, je tremble, et ma raison s’égare,
D’un barbare Tyran ordre vraiment barbare !
975 Hélas ! Et Flavian s’en est voulu charger ?
FLAVIAN.
D’assez fortes raisons m’y devaient obliger.
J’empêche au moins par là qu’une main plus hardie
N’en presse en Pertinax la noire perfidie,
Et ne pouvant enfin oublier aujourd’hui
980 Qu’en cent occasions j’ai commandé sous lui,
Je périrai plutôt que de sa mort complice,
On en puisse à mon bras reprocher l’injustice.
Mais hélas ! Votre sort en sera-t-il plus doux ?
Sans le pouvoir sauver c’est me perdre avec vous.
985 Un autre à mon refus, plein d’une lâche audace...
HELVIE.
Ah, je puis, et j’en dois empêcher la menace.
FLAVIAN.
Madame, je vais donc assurer l’Empereur...
HELVIE.
Que tout mon sang est prêt d’assouvir sa fureur,
Que pour le satisfaire il n’est tourment ni peine...
FLAVIAN.
990 Pour fléchir sa rigueur votre espérance est vaine.
Piqué que son amour n’ait pu rien obtenir,
Par la perte d’un Père il croit mieux vous punir,
Et si pour son hymen vous n’êtes toute prête,
Je ne puis le revoir qu’en lui portant sa tête.
995 Avec de tels transports il l’a su commander
Qu’à moins qu’on ne lui cède...
HELVIE.
Qu’à moins qu’on ne lui cède... Et bien, il faut céder.
Je dois à la Nature un effort si funeste ;
Promettez tout, les Dieux disposeront du reste.
HELVIE.
Madame... Allez, de grâce, et me laissez du moins
1000 Dans un sort si cruel soupirer sans témoins.
SCÈNE V. Marcia, Helvie, Julie, Lucie. §
MARCIA.
Madame, car le Ciel à vos désirs propice
M’oblige à ce respect pour mon Impératrice,
Et je dois ajouter aux honneurs éclatants...
HELVIE.
Ma soeur, n’affectons point d’importuns contretemps.
1025 Quoi que vous présumiez de mes brigues secrètes,
Leur froideur vous sied mal en l’état où vous êtes.
MARCIA.
Il offre à votre coeur un triomphe assez doux.
HELVIE.
Au moins ce qui s’y passe est un secret pour vous.
MARCIA.
Laetus à mon défaut en a la confidence.
HELVIE.
1030 Laetus y peut avoir plus de part qu’on ne pense.
MARCIA.
Vous faites de son zèle un glorieux essai.
HELVIE.
Si je lui dois beaucoup, je m’en acquitterai.
MARCIA.
Ce sentiment est juste, il vous a bien servie.
HELVIE.
Il l’a tâché peut-être aux dépens de sa vie.
MARCIA.
1035 Tant de charmants appas à nuls autres pareils
Auprès de l’Empereur appuyaient ses conseils ;
Avec de tels seconds il n’avait rien à craindre.
HELVIE.
S’il a brigué pour moi, vous en êtes à plaindre.
MARCIA.
Commode en sa faveur aime à le publier.
HELVIE.
1040 Je n’ai pas entrepris de le justifier.
MARCIA.
Cependant votre orgueil relâchant son audace
Aux voeux de l’Empereur a daigné faire grâce,
Pressé par Flavian il s’est enfin rendu ?
HELVIE.
J’ai suivi votre exemple, et fait ce que j’ai dû.
MARCIA.
1045 C’est contraindre bientôt cet orgueil à se taire.
HELVIE.
J’apprends de vous, ma soeur, à craindre pour un Père.
MARCIA.
Donc son seul intérêt arrache votre aveu ?
HELVIE.
Je vous dirais en vain ce que vous croiriez peu.
MARCIA.
Le prétexte est plausible, et d’une lâche injure
1050 Empêche contre vous que Rome ne murmure.
Menaces et refus, tout est bien concerté.
HELVIE.
Le temps me purgera de cette lâcheté.
MARCIA.
De vos déguisements il publiera la honte.
HELVIE.
À la gloire souvent c’est par eux que l’on monte,
1055 Et la vôtre du Sort pourrait braver les traits
Si vous vous déguisiez aussi bien que je fais.
MARCIA.
Moi, d’un vil procédé dissimuler l’outrage ?
HELVIE.
Je souffre que par là votre ennui se soulage,
Et puisqu’en éclatant il se peut modérer,
1060 Je vous laisse Électus à qui le déclarer.
SCÈNE VI. Marcia, Électus, Lucie. §
MARCIA.
L’on me brave, Électus, et ma triste disgrâce
D’un orgueilleux mépris accroît l’indigne audace,
De mon jaloux destin il suit la trahison.
Tu la sais, tu la vois ; m’en feras-tu raison ?
1065 Je l’attends de toi seul d’un Trône qu’on me vole,
De sa possession tu m’as porté parole,
Et si toujours la gloire est dans ton souvenir,
Par ton seul intérêt tu me la dois tenir.
ÉLECTUS.
Madame, plût au Ciel que mon sang, que ma vie
1070 Fût le prix des grandeurs que le Sort vous envie,
Vous le verriez sur l’heure à vos pieds répandu
Vous assurer l’éclat du rang qui vous est dû,
Et par ce sacrifice offert à votre gloire
Mon coeur de mon amour consacrer la mémoire.
1075 Mais puisque l’Empereur s’est voulu déclarer,
Il n’est plus rien pour vous qu’on en puisse espérer.
Malgré le fier refus qui doit aigrir sa flamme,
Il n’adore qu’Helvie elle règne en son âme,
Et j’emploierais en vain tout ce que je vous dois
1080 À forcer sa raison de vous rendre sa foi.
MARCIA.
De ta parole en vain par là tu te crois quitte ;
Non que d’un plein effet mon coeur te sollicite,
Mais puisqu’en mon injure elle doit t’engager,
N’y pouvant mettre obstacle, aspire à me venger.
1085 Par une belle audace empêche qu’on ne pense
Qu’avecque l’Empereur tu fus d’intelligence,
Et d’une indignité que je méritais peu
Va dans son lâche sang signer le désaveu.
Ta honte est attachée à celle qu’il m’apprête ;
1090 Pour te justifier apporte-moi sa tête,
Et d’un noble courroux te laissant enflammer
Parais digne aujourd’hui d’avoir osé m’aimer !
Pour moi contre un Tyran c’est lui que tu dois croire,
Je te l’ai déjà dit, il y va de ta gloire,
1095 Et s’il faut t’exciter où t’excite l’honneur,
J’oserai te le dire, il y va de mon coeur.
Dans les doux sentiments que ma vertu te cache
C’est à toi qu’il est dû quand il sera sans tache,
Et que ton bras vengeur, prompt à me secourir,
1100 M’aura mise en état de te l’oser offrir.
ÉLECTUS.
Ah, quelque rude effort dont la rigueur l’opprime,
Ne mettez point si bas un coeur si magnanime.
Il est toujours d’un prix trop haut, trop relevé...
MARCIA.
Non, non, ton intérêt doit être conservé,
1105 En vain du tien séduit la flamme trop ardente
T’en fait encor tenir la conquête éclatante,
Dans le honteux revers qui dégage ma foi
Le rebut d’un Tyran est indigne de toi.
Purge-le par sa mort d’une tache si noire,
1110 Pour l’oser accepter rends-moi toute ma gloire,
Et d’un indigne affront confondant l’attentat,
Joins un éclat plus vif à son premier éclat.
MARCIA.
Hélas ! Quoi, ton ardeur pour moi toujours si prompte,
Ne m’offre qu’un soupir à réparer ma honte,
1115 Et quelque dur mépris qui me force à rougir,
Tu me trouves à plaindre, et dédaignes d’agir.
Quelle suite attachée à mon malheur extrême
Fait qu’inutilement je te cherche en toi-même ?
Qu’as-tu fait d’Électus, et dans ce triste jour
1120 Que devient sa vertu ? Que devient son amour ?
ÉLECTUS.
L’une et l’autre a sur moi toujours le même empire,
Mais leurs droits sont divers, et c’est dont je soupire,
Puisque des deux côtés mon coeur trop combattu,
Voulant tout par amour, n’ose rien par vertu.
MARCIA.
1125 Quoi, la tienne en ton coeur souffre tant de faiblesse
Que lui-même il te porte à trahir ta Maîtresse ?
Tu préfères par elle un Tyran à ta foi ?
ÉLECTUS.
S’il l’est pour tout le monde, il ne l’est pas pour moi,
Et lorsqu’en ma faveur chaque jour il s’explique,
1130 Pourrais-je prendre part à la haine publique ?
De tout ce que je suis son bras est le soutien,
Pour élever mon sort il ne réserve rien,
Et l’oubli qui suivrait tant de marques d’estime
Des plus noires couleurs peindraient partout mon crime.
1135 Jugez dans cet oubli quelle en soit l’horreur
Si j’y pouvais encor ajouter la fureur,
Et portant un poignard dans le sein de mon Maître
Joindre au titre d’ingrat l’infâme nom de traître.
MARCIA.
Je sais qu’à ton destin il abaissa le sien,
1140 Que tu lui dois beaucoup, mais ne me dois-tu rien ?
ÉLECTUS.
Tout, où son intérêt ne combat pas le vôtre.
MARCIA.
Et bien, il t’est aisé d’accorder l’un et l’autre,
Et le Ciel aujourd’hui te laisse le pouvoir
De contenter l’amour, et remplir ton devoir.
1145 Ne vois que mon injure, et non pas qui m’affronte
Sans songer dans quel sang cours en laver la honte,
Et si pour moi ton bras avec justice armé
Par la mort d’un Tyran croit s’être diffamé,
Soudain pour satisfaire à ta gloire outragée,
1150 Venge-le sur moi-même après m’avoir vengée,
Et de ce même fer qui bornera son sort,
Ôte-moi la douceur de jouir de sa mort.
Ainsi tu donneras, sans être ingrat ni traître,
Sa vie à ta Maîtresse, et la mienne à ton Maître.
1155 Ainsi vers lui, vers moi, tu seras dégagé
Si m’ayant satisfaite il meurt sur moi vengé.
Tu ne réponds point ; mais ta vue abaissée
Par un secret refus m’explique ta pensée,
Et mes yeux dans les tiens avaient trop vu d’abord
1160 Avec ton cher Tyran ton lâche coeur d’accord.
C’est toi dont les conseils, loin de m’avoir servie,
Lui font en ta faveur me préférer Helvie.
Et l’offre de son Trône était pour donner jour
Au criminel aveu de ton indigne amour.
1165 Comme alors sans espoir je le voyais paraître,
J’admirais ce qu’en vain je croyais bien connaître ;
Mais d’un éclat trompeur cet amour revêtu
Empruntait les dehors d’une fausse vertu,
Et sûr de tes projets, tu cherchais à me vendre
1170 La lâcheté d’un coeur dont j’osais tout attendre.
MARCIA.
Quoi, Madame... Il suffit, je n’écoute plus rien.
Mon bras pourrait agir où j’employais le tien,
Mais pour te punir mieux, et me punir moi-même
De t’avoir trop tôt avouer que je t’aime,
1175 Il n’est rien que je n’ose afin de regagner
Ce Trône dont par toi je me vois éloigner.
Si trop d’abaissement suit ce que je propose,
Au moins rougiras-tu de t’en savoir la cause,
Et de voir par toi seul le pouvoir absolu
1180 Être le prix d’un coeur que tu n’as pas voulu.
ÉLECTUS.
Ah, si jamais l’hymen où l’Empereur s’apprête...
MARCIA.
Tu perds temps, il me faut ou son Trône ou sa tête.
Je vais songer à l’un ; si tu veux m’obtenir,
L’autre dépend de toi, tu peux me prévenir.