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Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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Charles Vion d'Alibray. Le Soliman. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 31 sc. 401 répl. 3,3 l. 1 313 l. 1 313 l. 32 % 4 205 l. (100 %) 3,2 pers.
SOLIMAN 15 sc. 76 répl. 2,3 l. 596 l. (46 %) 172 l. (14 %) 29 % 2 527 l. (61 %) 4,2 pers.
RUSTAN 11 sc. 43 répl. 2,0 l. 412 l. (32 %) 87 l. (7 %) 22 % 1 576 l. (38 %) 3,8 pers.
ACMAT 11 sc. 31 répl. 4,1 l. 397 l. (31 %) 127 l. (10 %) 32 % 1 570 l. (38 %) 4,0 pers.
OSMAN 4 sc. 14 répl. 3,6 l. 139 l. (11 %) 50 l. (4 %) 37 % 558 l. (14 %) 4,0 pers.
PERSINE 10 sc. 51 répl. 4,7 l. 570 l. (44 %) 239 l. (19 %) 42 % 1 967 l. (47 %) 3,4 pers.
ALVANTE 7 sc. 43 répl. 3,1 l. 444 l. (34 %) 132 l. (11 %) 30 % 1 595 l. (38 %) 3,6 pers.
LA REYNE 9 sc. 46 répl. 3,7 l. 388 l. (30 %) 169 l. (13 %) 44 % 1 816 l. (44 %) 4,7 pers.
SELINE 5 sc. 13 répl. 2,0 l. 239 l. (19 %) 26 l. (2 %) 11 % 851 l. (21 %) 3,6 pers.
MUSTAPHA 8 sc. 35 répl. 4,0 l. 386 l. (30 %) 138 l. (11 %) 36 % 1 542 l. (37 %) 4,0 pers.
SOLDATS 4 sc. 7 répl. 2,6 l. 212 l. (17 %) 18 l. (2 %) 9 % 822 l. (20 %) 3,9 pers.
ORMENE 5 sc. 21 répl. 3,9 l. 213 l. (17 %) 82 l. (7 %) 39 % 641 l. (16 %) 3,0 pers.
ADRASTE 2 sc. 10 répl. 2,4 l. 57 l. (5 %) 24 l. (2 %) 42 % 184 l. (5 %) 3,3 pers.
MESSAGER 1 sc. 1 répl. 2,9 l. 14 l. (2 %) 3 l. (1 %) 21 % 57 l. (2 %) 4,0 pers.
DEVIN 1 sc. 7 répl. 1,8 l. 26 l. (2 %) 13 l. (1 %) 51 % 102 l. (3 %) 4,0 pers.
GENTIL-HOMME DE SOLIMAN 1 sc. 1 répl. 0,8 l. 56 l. (5 %) 1 l. (1 %) 2 % 451 l. (11 %) 8,0 pers.
L’AMBASSADEUR DE PERSE 1 sc. 2 répl. 16,0 l. 56 l. (5 %) 32 l. (3 %) 57 % 451 l. (11 %) 8,0 pers.
Charles Vion d'Alibray. Le Soliman. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
SOLIMAN
RUSTAN
20 l. (45 %) 13 répl. 1,5 l.
25 l. (56 %) 15 répl. 1,6 l.
8 sc. 44 l. (4 %) 3,9 pers.
SOLIMAN
ACMAT
61 l. (44 %) 20 répl. 3,0 l.
78 l. (57 %) 22 répl. 3,5 l.
8 sc. 139 l. (11 %) 3,3 pers.
SOLIMAN
OSMAN
12 l. (48 %) 7 répl. 1,7 l.
14 l. (53 %) 5 répl. 2,6 l.
2 sc. 25 l. (2 %) 4,9 pers.
SOLIMAN
PERSINE
8 l. (68 %) 5 répl. 1,5 l.
4 l. (33 %) 2 répl. 1,8 l.
2 sc. 11 l. (1 %) 6,7 pers.
SOLIMAN
ALVANTE
6 l. (41 %) 4 répl. 1,3 l.
8 l. (60 %) 6 répl. 1,3 l.
1 sc. 13 l. (1 %) 5,0 pers.
SOLIMAN
LA REYNE
18 l. (19 %) 14 répl. 1,2 l.
79 l. (82 %) 15 répl. 5,2 l.
3 sc. 96 l. (8 %) 5,3 pers.
SOLIMAN
MUSTAPHA
32 l. (61 %) 3 répl. 10,5 l.
21 l. (40 %) 3 répl. 6,9 l.
2 sc. 52 l. (4 %) 5,0 pers.
SOLIMAN
SOLDATS
2 l. (15 %) 2 répl. 0,6 l.
8 l. (86 %) 2 répl. 3,8 l.
1 sc. 9 l. (1 %) 5,0 pers.
SOLIMAN
DEVIN
7 l. (60 %) 5 répl. 1,3 l.
5 l. (41 %) 3 répl. 1,5 l.
1 sc. 11 l. (1 %) 4,0 pers.
SOLIMAN
L’AMBASSADEUR DE PERSE
7 l. (17 %) 2 répl. 3,1 l.
32 l. (84 %) 1 répl. 31,3 l.
1 sc. 38 l. (3 %) 8,0 pers.
RUSTAN
ACMAT
18 l. (28 %) 10 répl. 1,8 l.
48 l. (73 %) 7 répl. 6,8 l.
5 sc. 66 l. (5 %) 3,7 pers.
RUSTAN
OSMAN
17 l. (74 %) 3 répl. 5,4 l.
6 l. (27 %) 2 répl. 2,9 l.
1 sc. 22 l. (2 %) 2,0 pers.
RUSTAN
LA REYNE
22 l. (48 %) 11 répl. 1,9 l.
24 l. (53 %) 14 répl. 1,7 l.
3 sc. 44 l. (4 %) 4,5 pers.
RUSTAN
DEVIN
2 l. (18 %) 2 répl. 0,9 l.
9 l. (83 %) 4 répl. 2,1 l.
1 sc. 10 l. (1 %) 4,0 pers.
OSMAN
ALVANTE
25 l. (77 %) 5 répl. 5,0 l.
8 l. (24 %) 4 répl. 1,9 l.
2 sc. 33 l. (3 %) 5,0 pers.
PERSINE
ALVANTE
174 l. (62 %) 35 répl. 4,9 l.
110 l. (39 %) 31 répl. 3,5 l.
4 sc. 282 l. (22 %) 2,4 pers.
PERSINE
MUSTAPHA
44 l. (38 %) 8 répl. 5,4 l.
73 l. (63 %) 11 répl. 6,6 l.
4 sc. 116 l. (9 %) 4,9 pers.
PERSINE
SOLDATS
17 l. (65 %) 4 répl. 4,0 l.
9 l. (36 %) 3 répl. 3,0 l.
2 sc. 25 l. (2 %) 3,0 pers.
LA REYNE 4 l. (100 %) 1 répl. 3,1 l. 1 sc. 3 l. (1 %) 1,0 pers.
LA REYNE
SELINE
33 l. (56 %) 11 répl. 2,9 l.
26 l. (45 %) 13 répl. 2,0 l.
5 sc. 58 l. (5 %) 3,6 pers.
LA REYNE
SOLDATS
1 l. (52 %) 1 répl. 0,4 l.
1 l. (48 %) 1 répl. 0,4 l.
1 sc. 1 l. (1 %) 5,0 pers.
LA REYNE
ORMENE
31 l. (55 %) 3 répl. 10,1 l.
25 l. (46 %) 3 répl. 8,3 l.
1 sc. 55 l. (5 %) 3,0 pers.
MUSTAPHA
SOLDATS
2 l. (59 %) 1 répl. 1,7 l.
2 l. (42 %) 1 répl. 1,2 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 3,0 pers.
MUSTAPHA
ORMENE
33 l. (39 %) 12 répl. 2,7 l.
53 l. (62 %) 13 répl. 4,0 l.
2 sc. 85 l. (7 %) 2,4 pers.
MUSTAPHA
ADRASTE
11 l. (46 %) 7 répl. 1,5 l.
13 l. (55 %) 6 répl. 2,1 l.
2 sc. 23 l. (2 %) 3,3 pers.
ORMENE
ADRASTE
5 l. (28 %) 3 répl. 1,4 l.
12 l. (73 %) 4 répl. 2,8 l.
2 sc. 15 l. (2 %) 3,3 pers.

Charles Vion d'Alibray

1637

Le Soliman

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Marie-Pauline Martin
2014
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2014, license cc.
Source : Charles Vion d'Alibray. Le Soliman. A PARIS, Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, dans la petite salle, sous la montee de la Cour des Aydes. M.DC.XXXVII AVEC LE PRIVILEGE DU ROY.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

LE SOLIMAN
TRAGI-COMEDIE. §

AU LECTEUR §

Je n’ay pas voulu (LECTEUR) faire deux presens d’une mesme chose, ny redonner à un particulier ce que j’avois desja donné au public: Les Anciens n’ont point affecté de dédier leurs Comédies à personne, et c’est soubs l’authorité des Grands la liberté de nos sentimens, qui naturellement ne reconnoissent point d’autre juridiction que celle de la Raison ; Joint que cela me semble d’autant plus à éviter, qu’il peut estre mal interpreté, et qu’encore que d’ordinaire on n’ait dessein que de payer ce que l’on doibt au merite et à la vertu ; neanmoins par je ne sçay quel malheur qui fait que l’on pense bassement des personnes moindres, on se figure tousjours que celuy qui donne à un plus grand que soy, a plus d’envie de demander que de rendre : Delà vient qu’en de pareilles rencontres, on ne feint point de comparer quelques Poëtes à cét Erisicthon dont il est parlé dans leurs Fables, qui vendoit et revendoit sa fille pour subvenir à sa necessité ; Et quoy que j’aye trop bonne opinion de ceux du métier pour en croire cette lascheté, et que je n’ignore pas que Pegase est peint aislé, afin de nous apprendre qu’ils mesprisent la terre, et qu’avec cela c’est un animal noble et fougueux qui ne souffre personne sur son dos ; j’ay pourtant trouvé plus à propos de ne prendre pour protecteur de cet ouvrage, que le mesme peuple que j’avois choisi pour en estre le Juge ; Et certes avec raison, puisque comme il a les deux qualitez necessaires pour bien juger, qui sont de ne se servir point du jugement d’un seul, ny de n’estre pas prevenu d’aucune affection ou connoissance en particulier, qui fasse qu’aymant comme sien ce qu’il void, il se l’approche de trop près, et ne luy laisse pas la distance requise pour le discerner exactement ; aussi a-t’il d’autant plus de force en sa deffense qu’elle n’est appuyé que sur sa justice et sur l’équité mesme. Mais tout ainsi qu’il ne suffit pas d’avoir ouy simplement un fait, pour prononcer dessus, et qu’il faut encore estre instruit de toutes ses circonstances : De mesme je ne pense pas qu’on doive rien determiner absolument touchant de cette Tragi-Comedie sans avoir esté auparavant pleinement informé des raisons de chaque chose ; C’est à quoy j’ay dessein de travailler icy, tant pour fortifier l’advis de ceux qui l’ont approuvée, qu’afin de resoudre les doutes de ceux qui y auroient trouvé à redire. Que ces derniers seulement ne se rebutent pas de sa lecture, car outre que les fautes qui se comprennent simplement par nostre entendement, comme alors qu’on lit, ne nous offensent pas tant à beaucoup prés, que celles qui tombent soubs nos yeux, ainsi qu’il arrive dans une representation ; la veuë du corps estant en cela semblable à ces vapeurs espaisses qui font que les objets* apparoissent plus grossiers, j’espere encore les satisfaire si bien, qu’ils reviendront de mon costé, et qu’ils avoüeront qu’en ce qui regarde les jugemens particuliers, la fortune* regne quelquefois autant sur le succez des pieces de Theatre, que dans les evenemens mesmes qui nous y font representez. Toutesfois devant* que commencer, je priray ceux que sont generalement ennemis des Prefaces, qui les croyent toutes inutiles, et tousjours la mesme chose, et seulement propres à rencherir les livres, de ne point passer plus outre en la lecture de celle-cy, car je ne doute point qu’elle ne leur fust ennuyeuse ; et quant aux autres, je les suppliray de m’accorder la patience qu’il faut pour m’ouyr rendre raison de mon travail, et examiner tant ce qui a esté inventé que ce qui a esté changé dans l’histoire par nostre Autheur et par moy, et je leur promets de le faire le plus briesvement qu’il me sera possible.

La premiere chose qui s’offre à considerer, c’est cette fiction qui fait Mustapha fils de Roxolane, (ainsi s’appeloit la Sultane femme de Soliman) quoy que les histoires et le bruit commun l’ayent dit fils de Circasse. Surquoy l’on remarque, que pourveu que ces suppositions d’enfans et ces échanges soient vray-semblables et vray-semblablement introduits, le Poëte a satisfait à son devoir, et par consequent les a rendus assez croyables, bien que l’histoire et le bruit commun en parlent autrement ; d’autant que le Poëte n’est point obligé de raconter les choses comme elles sont effectivement arrivées, mais comme elles ont peu arriver, ou qu’il a esté vray-semblable ou absolument necessaire, suivant les paroles d’Aristote ; Et nostre Autheur n’a pas manqué d’exemples pour l’induire à cecy, car il rapporte qu’Euripide dans ses Troades nomme Ganymede fils de Laomedon, quoy qu’Homere et Sophocle le nomment fils de Trous ; que Lycophron fait Iphigenie mere de Neoptelemus, quoy qu’il fust tenu de chacun pour fils de Deiopée ; qu’Helene est ordinairement estimée fille de Leda, et qu’il y en a pourtant quelques-uns qui la disent fille de Nemesis : Enfin que c’est une chose si facile de s’abuser en ce point, que nous voyons tous les jours dans les causes civiles des Advocats qui soutiennent hautement que tel n’est pas fils de celuy qu’il pretend estre son pere ; De sorte que nostre Autheur a peu dire que Mustapha estoit fils de Roxolane, encore que quelques Historiens et la renommée l’ayent dit fils de Circasse, et pourveu qu’il ait sceu feindre cela probablement, il aura avec raison obtenu d’estre croyable, parce que ce qui rend une chose croyable, n’est pas de ce qu’elle est contenuë dans les Histoires, puisque les Histoires mesme sont sujettes à mentir, ainsi que nostre Autheur le prouve ; mais de ce qu’il a esté possible que la chose arrivast comme on la feint : En un mot le Poëte ne doit pas perdre à la verité le croyable pour le merveilleux, mais aussi ne doit-il pas mespriser le merveilleux pour le croyable, d’autant que les deux joints ensemble, forment le sujet de la Poësie, et que l’un ne peut estre sans l’autre dans un bon Poëme.

Il ne faudra donc point non plus condamner le personnage de Persine introduit par notre Autheur, et qui est la seconde chose qu’il a principalement inventée et changée en la verité du fait: tant pour les raisons que nous venons de dire, qu’à cause que sans doute il s’attache fort bien à l’histoire, et est un Episode conjoint à la Fable, de la mesme façon qu’Aristote nous enseigne que les Episodes doivent estre : Il n’est pas tout à fait esloigné de l’Histoire, puis qu’on y lit que quelques lettres furent suprises par le Bacha d’Amasie, dans lesquelles il y avoit je ne sçay quoy d’un mariage entre Mustapha, et la fille du Roy de Perse, et que ces lettres estant presentées par Roxolane à Soliman, elles firent l’effet* qu’elle desiroit : et de ce peu de semence historique notre Autheur a creu pouvoir avec raison faire élever cette plante fabuleuse pour ainsi parler, des amours et autres avantures de Persine, les entrant si bien sur le tronc du principal sujet, que le tout s’avance et finit en mesme temps.

Pour ce qui est d’avoir fait arriver en un jour vray-semblablement ce que l’Histoire dit estre arrivé en plusieurs mois et en plusieurs années, comme sont les mauvais offices* de Roxolane et de Rustan contre Mustapha, et les soupçons que s’insinüerent peu à peu dans l’esprit de Soliman ; Je dy que ça esté un aussi grand coup de maistre à nostre Autheur de l’avoir fait, comme il estoit necessaire qu’il le fist : car pour y parvenir il a falu qu’il se servist de bien nouvelles et de bien pressantes occasions, d’envie et de dépit dans Rustan, de haine et de crainte dans la Reyne, et afin que l’un et l’autre travaillassent à la ruine de Mustapha avec plus d’effet*, il luy a falu faire naistre dans l’ame de Soliman des horreurs subites et inconnuës, faire parler le Devin en termes equivoques pour disposer davantage l’esprit du Roy à la croyance d’une chose controuvée ; Il luy a falu avoir recours à de fausses lettres, faire prendre prisonniere la fille du Roy de Perse ; descouvrir les amours d’elle et de Mustapha pour convaincre entierement Soliman, qui ne pouvoit se resoudre à croire la felonnie dont son fils estoit accusé : Et nostre Autheur n’a pas jugé que ce raccourcissement de temps fust contre la vray-semblance, l’ayant veu pratiquer fort souvent par plusieurs grands personnages ; En tesmoignage dequoy il rapporte ce fameux exemple du fait d’Hercule avec les filles de Thespius : car Ephore dans ses Histoires, et Homere dans sa poësie racontent que ce Heros fit en une seule nuit, ce que Pausanias et d’autres affirment qu’il ne fit qu’en cinquante.

Quant à ce qui est de la Scene, c’est à dire, le lieu où tout s’est fait, qui est la quatriesme chose que nostre Autheur a changée, et qui selon la verité de l’histoire fut une campagne, et que nostre Autheur feint avoir esté la ville d’Alep ; quoy que pour deffendre cecy, il suffit de se ressouvenir des raisons que nous avons desja exposées*, et qui peuvent servir en general pour chaque changement : neantmoins nostre Autheur en adjoute encore une nouvelle, avec un exemple. La raison qui l’a obligé d’en user ainsi, ça a esté la bien-seance et la commodité, parce que les actions qu’il avoit à representer devoient beaucoup mieux succeder dans une ville, que non pas dans une campagne, au milieu de mille pavillons, et parmy la confusion d’une armée, et du bruit des instruments de guerre. Pour exemple, il rapporte le lieu de la sepulture de Tifée, qu’Homere dit estre en Syrie, Pindare entre Cumes et Sicile, et Virgile en Ischie.

Icy je quitte Bonarelli, quoy que nous ayons tous deux à parler d’une semblable chose, et quelquefois avec les mesmes raisons, car où il est en peine de se deffendre de la mort de Roxolane, il faut que je me justifie de celle de Rustan. Je dy donc que je ne pense pas qu’il importe beaucoup que l’histoire en parle, pourveu que la suitte des autres choses la puisse rendre coyable, et que j’ay esté obligé de le faire mourir tant pour ne pas laisser la faute impunie, ce qui me sembloit un grand defaut, qu’afin que le changement de fortune* de Mustapha en fust plus plein et plus admirable ; attendu que son bon-heur dependant de l’affection de son pere, de la possession de Persine, et de la perte de ses ennemis, la felicité estoit accomplie, quand il obtiendroit ces trois points. Car de faire une reconciliation de Rustan avec Mustapha, cela est bon pour les Comedies, où comme on n’y void que des personnes de basse condition qui se mettent mal ensemble pour peu de chose, aussi est-il fort aisé de les reünir ; J’ay donc mieux aymé qu’il se tüast dans la rage ordinaire à ceux de son païs, voyant ses desseins avortez, et qu’il n’y avoit plus de jour à son salut ; Et si sa mort n’a pas esté telle que je la feins, je ne merite pas pour cela de n’estre pas creu, parce qu’on ne sçait pas trop certainement comme il est mort ; Et puis je ne suis pas le premier qui ne m’accorde pas en de semblables rencontres avec ce que disent les Histoires et la renommée ; car Ciceron luy-mesme qui faisoit profession d’estre Orateur, et non pas Poëte, parlant de Coriolanus, veut qu’il se soit tué de sa main, et neantmoins tous les Historiens sont en ce point d’un advis contraire : dequoy s’apercevant bien, il adjoute apres, qu’il est permis aux Orateurs de mentir, afin de pouvoir dire quelque chose de plus beau, à plus forte raison donc le doit-il estre aux Poëtes, afin qu’ils puissent dire quelque chose de plus merveilleux et de plus capable d’exciter de l’horreur ou de la commiseration. Nous avons encore pour nous l’exemple d’Helene, qu’Homere dit estre morte en Sparte de mort naturelle, et les autres comme particulièrement l’interprète d’Euripide avoir esté lapidée par ceux de Rhodes ; Et de plus l’authorité des enfans de Medée, qu’on croit communément avoir esté tüez par leur mere, quoy que les autres veulent que ç’ait esté par les Corinthiens. Les mesmes raisons que nous dirons cy-apres pour deffendre la vie de Mustapha pourront servir encore à deffendre la mort de Rustan.

Ce n’a pas esté en ce point seulement que je n’ay pas suivy nostre Autheur, car outre que la necessité de ma conclusion qui ne devoit estre funeste qu’à la méchanceté, m’a fait retrancher ces longues et malheureuses prédictions que menaçoient Roxolane et Soliman, pour ne toucher qu’à la mort de Rustan en passant, j’ay aussi remis au dernier Acte afin de faire triompher plus avantageusement l’innocence de Mustapha, l’éclaircissement de quelques trahisons, dont notre Autheur informoit les spectateurs à mesure qu’elles se tramoient, à dessein d’en rendre la mort de Mustapha plus pitoyable ; Et puisque j’ay resolu de te rendre raison de tout, je te diray encore que j’ay changé la reconnoissance de Mustapha doublement, et en sa cause et en son effect* : car au lieu que notre Autheur la faisoit venir de certaines femmes qui suivoient incessamment Mustapha sans qu’il sçeut pourquoy, j’ay creu qu’il estoit plus seant qu’Ormene que je feignois son pere Nourrissier, et qui par cette consideration pouvoit ne l’abandonner jamais, se trouvast tout à propos pour donner jour à cette reconnoissance. Ce qui m’a paru d’autant mieux que par ce moyen on n’avoit point recours au dehors, mais à un personnage qui faisoit partie du sujet, et qui sembloit ordonné à quelque autre fin ; conditions essentielles à une bonne reconnoissance : Pour l’effet* que j’ay voulu que cette reconnoissance produisit, qui est que Mustapha ne mourust pas ; quand meme la Tragi-Comedie ne m’y auroit pas obligé, j’aurois tousjours eu raison de le faire. Car j’ay leu dans un grand Maistre, que cette conclusion-là des Tragedies est la plus approuvée, lors* qu’un homme juste est amené jusques sur le bord du precipice, et qu’il en est retiré par quelque moyen : Et Aristote mesme trouve cette fin là plus recommandable, quand quelqu’un par ignorance est sur le point de commettre une chose où il n’y auroit plus de remede si elle estoit faite, et qu’il s’en empesche par quelque reconnoissance qui survient ; C’est à dire quand au lieu d’une Tragedie pure, nous en faisons une meslée, que nous nommons Tragi-Comedie, (car les anciens n’y mettoient point de difference) ainsi je l’ay pratiqué en ramenant par une heureuse reconnoissance, Mustapha presque de la mort à la vie.

Et pourtant c’est ce que quelques uns peuvent moins souffrir, que j’aye fait en cela contre la verité de l’Histoire. Tu me permettras, Lecteur, de m’estendre un peu sur ce point, qui embrasse luy seul la deffense de tous les autres ; Car si je justifie ce changement contre l’histoire, à plus forte raison auray-je justifié ceux qui ne sont qu’outre l’histoire. Il faut donc remarquer qu’il y a deux sortes d’histoires, les unes sont anciennes, et les autres modernes ; lesquelles ont doit considerer encore en deux façons, ou comme arrivées en un païs esloigné, ou comme arrivées en un païs proche ; Or est-il qu’il est bien plus permis au Poëte de changer les histoires anciennes, que les modernes, et bien plus celles qui sont arrivées en un païs estrangé, que celles qui sont arrivées en quelque lieu voisin. Mais que le sujet de nostre Tragi-Comédie soit tiré d’un païs reculé, on n’en doutera point si l’on pense que c’est d’une chose arrivée en Alep, ville esloignée de nous de beaucoup plus de journées que n’est pas Constantinople, et dont les nouvelles ne viennent pas si aysément jusques à nos oreilles ; De cecy nous asseure ce que nostre Autheur remarque, que nous n’avons eu connoissance du fait de Mustapha que par une seule lettre, q ui depuis a esté inserée mot à mot dedans nos Histoires, si bien qu’outre la distance du païs, le defaut d’escrivains ne sert pas peu à nostre deffance. Maintenant il faut sçavoir quelles histoires ont droit de s’appeller anciennes ; Pour moy j’estime qu’un siecle ou environ suffit à leur acquerir ce titre, principalement en un lieu esloigné d’où elles sont arrivées, et que c’est assez au Poëte de n’avoir point de tesmoins oculaires qui le dementent ; Car de cette sorte le fait se pouvant probablement ignorer, et l’authorité du Poëte estant presque aussi forte que celle des Historiens de son pays, cela luy donne le moyen d’introduire ses inventions propres, et de le rendre veritablement Poëte. Joint qu’afin de mieux exciter il n’est pas besoin* qu’il attende trop long-temps, suivant l’advis de quelques uns qui veulent que l’avanture que l’on raconte ne soit pas si vieille, et qu’elle se passe comme devant nos yeux : Neantmoins à le prendre au pis, quand mesmes on n’adjoutera point de foy* à ce que l’on verra representer, l’ouvrage n’en perdra rien de sa gloire. L’histoire, ainsi que nous avons desja dit, est une narration selon la verité, d’actions humaines memorables et arrivées ; la Poësie est une narration selon la vray-semblance d’actions humaines memorables et qui pouvoient avenir ; la matiere de l’une doit estre pareille à celle de l’autre, je l’avouë, mais pareille et non pas la mesme ; Tout le devoir d’un bon Poëte c’est d’imiter les accidens de la vie ; c’est d’imaginer un combat de la fortune* contre nous :d’où vient qu’Aristote dit, qu’il ressemble davantage au Philosophe qu’à l’historien, parce qu’il s’attache plus à l’universel qu’au particulier : La Poësie ne s’oblige donc à la foy* de personne, il luy est permis de s’emporter et de vaguer où bon luy semble, pourveu qu’elle ne s’égare ny ne s’extravague pas ; qu’elle fasse des portraicts faux tant qu’il luy plaira, pourveu seulement qu’elle ne nous donne point de chimeres ; Les mediocres Peintres qui reconnoissent leur peu de suffisance, arrestent nos yeux par la verité de l’histoire, mais ceux qui sont excellens se contentent de peindre bien et naturellement ce qui leur vient en fantaisie : Et toutesfois il y a cette difference entre la Poësie et la peinture, qu’une chose connuë plaist beaucoup moins descripte en vers que representée en un tableau, et qu’aux ouvrages de celle-cy, la fiction n’est pas ce qu’on estime le plus : mais dans la Poësie, elle est à si haut prix, qu’Aristote la prefere à toutes les autres parties : Aussi qui a trouvé mauvais qu’Homere ait fait les Grecs victorieux de Troye, et la femme d’Ulisse si sage, quoy que Dion raconte le contraire ? ou que Virgile nous ait feint Didon amoureuse et impudique, elle qui fut si chaste qu’elle se tua pour conserver son honneur, et pour garder la foy*, mesme à son mary mort ? tant il est vray qu’il a tousjours esté permis aux Poëtes de contredire à l’histoire, dont ils n’empruntent bien souvent que ce qui leur en faut pour dorer leurs Fables, afin de les faire recevoir plus aysément à ceux, pour le plaisir ou pour l’utilité de qui ils les preparent ; Si bien que nous pouvons conclurre que de changer la verité des choses, ne fait pas perdre au Poëte la creance qui luy est necessaire, pourveu qu’il observe les conditions que nous avons dites, qu’il ne prenne pas un suject trop connu, ny d’un pays trop proche de celuy des spectateurs, et qu’il attende quelque temps pour mentir plus impunément, puisque mesme les Historiens attendent bien quelquefois pour dire la verité ; Que si l’histoire que j’ay changé n’estoit pas assez ancienne, et si en cela je n’ay pas bien imité Homere et Virgile, au moins est-ce une faute qui pourra s’amander avec l’age, de sorte que ce qui oste le prix presques à toutes choses, accroistra peu à peu celuy de mon Soliman. Mais je n’en demeure pas là, et ne me contente pas d’avoir monstré que les choses pour contredire à l’histoire, ne laissent pas d’estre croyables, je pretends monstrer encore que mesme estant connuës fausses, elles ne laissent pas d’exciter toutes les fois qu’elles sont croyables. Mais comment le faux connu pour tel peut estre croyable, c’est ce qui paroist avoir besoin* d’une forte preuve ; Neantmoins cette proposition est de celles qui d’abord font peur et semblent farouches, et qui se trouvent à les manier fort faciles et fort traitables. Et pour te le faire voir, je dis avec nostre Autheur que ce que chacun appelle croyable, est l’object qui a du rapport avec nostre croyance, et que cette croyance, comme aussi l’opinion et la science, ne sont rien autre chose qu’une certaine disposition ou habitude, pour parler ainsi, que nous acquerons à l’endroit* de ce qui nous est proposé ; d’autant que, où les conclusions sont prouvées par des causes necessaires, et lors* s’engendrent la science, ou bien par des moyens qui ne sont pas desmonstratifs, mais universels et probables seulement, et lors* naist l’opinion ; ou elle sont fondées sur des raisons particulières capables de persuader, et lors* se produit la croyance, qui a pour object, comme nous avons dit, ce qui est croyable, lequel object determine et specifie la Rhetorique et la Poësie, mais avec cette difference que la Rhetorique regarde ce qui est croyable, entant que croyable seulement, et la Poësie le considere entant que croyable et merveilleux, si bien que la fin de la Rhetorique c’est de dire des choses propres à persuader, et le but de la Poësie c’est d’en chercher qui puissent réveiller nostre admiration. Concluons donc ainsi, s’il suffit au Poëte d’estre croyable, si ce qui est croyable, est l’objet* de nostre creance, si nostre creance procede de choses particulieres capables de persuader ; tout autant de fois qu’on mettra en avant un fait capable de persuader, c’est à dire qu’il n’importe pas qu’il soit vray ou non, necessairement, il emportera nostre creance et avec elle nos passions. Pour confirmation dequoy l’on adjoute, que l’esmotion se peut considerer en deux façons, de l’une, elle est droite et absolüe, et de l’autre, indirecte et dependante ; La premiere, c’est quand nous nous sentons touchez d’une action que nous sçavons assurément estre arrivée comme on nous la represente, si bien que par cette raison nous sommes autant émeus pour celuy à qui elle est avenuë que pour l’amour de nous mesmes, lors* que nous pensons qu’une pareille chose nous pourroit arriver quelque jour ; La seconde sorte d’emotion que nous avons appellée indirecte, c’est quand le fait qui nous est representé comme faux, nous touche seulement à l’égard de nous mesmes, ou de quelqu’un des nostres, parce qu’encore que nous nous appercevions bien que l’action et les personnes qui passent devant nos yeux sont feintes ; neantmoins faisant une reflexion dans nous mesmes de cet accident, qui est si croyable, qu’il nous peut arriver, ou à quelqu’un de nos proches, nous nous en sentons extremement touchez. C’est pourquoy Aristote a dit dans sa Rhetorique que la commiseration estoit une douleur qui provenoit de la veuë d’un mal corrompant et sensiblement dommageable à quelqu’un qui en estoit indigne, et que nous croyions pouvoir aussi nous mesmes souffrir* ou bien quelqu’un des nostres, et le reste. Mais il semble necessaire de considerer icy un point de tres-grande importance en l’affaire que nous traictons. C’est la difference qu’il y a de la façon d’exciter les passions qui appartient à la Rhetorique, et celle dont a besoin* la Poësie, particulierement celle du Theatre, parce que la Rhetorique s’efforce le plus souvent de persuader quelque chose en faveur aussi d’une autre, ou d’une tierce personne qui n’est ny l’Orateur, ny simplement ceux qui escoutent ; là où la Poësie, et principalement celle de Theatre, a pour premier but de profiter tousjours à ses Auditeurs de sorte que toutes les fois que le Poëte composera son Poëme de telle façon, que par le moyen des mouvemens indirects et reflechis dont nous avons parlé, les spectateurs seront émeus à terreur et à compassion, il obtiendra entierement sa fin, pusique procurant par là notre utilité propre, il a tout ce qu’un bon Poëte doit avoir. C’est pourquoy encore que le suject de la Tragedie, nommée la fleur d’Agathon, fust faux et reconnu pour tel, il ne laissoit pas pourtant de toucher ; autrement il n’eust pas merité d’estre loüé par Aristote : Et voilà que je croy, la vraye raison de l’experience que nous faisons tous les jours en nous sentant émouvoir par tant de Comedies, Pastorales, Tragedies, et autres Poëmes, que nous n’ignorons pas avoir esté faites à plaisir, et qui neantmoins reveillent en nous de veritables passions ou de tristesse, ou de joye, car nostre raisonnement doit s’appliquer à l’un et à l’autre : Et s’il n’estoit ainsi, je me serois bien abusé moy-mesme, puisque outre le dessein que j’avois, faisant une Tragi-Comedie du Soliman, c’est à dire, punissant le coupable et sauvant l’innocent, la perte duquel selon Aristote excite nostre indignation contre le Ciel mesme, qui est une chose horrible, outre dis je le dessein que j’avois d’instruire aucunement à la vertu, et de retirer du vice par l’espoir de la recompense et par l’apprehension de la peine, les deux grands Maistres de nostre vie ; J’ay cru encore qu’apres qu’on se seroie senty offensé des malices de Rustan, et affligé des miseres de Mustapha, lors* qu’on apprendroit la mort de l’un, et qu’on verroit le bon heur de l’autre, on en recevroit une joye d’autant plus pure (quoy que pour des sujects faux) que ce second mouvement* nous estoit une nouvelle preuve, que nous sommes gens de bien et veritablement amateurs de la justice : Cette mesme consideration m’a fait adjouter aux autres felicitez de Mustapha la possession de Persine ; qui ne pouvant pas estre sans le consentement et contre le gré d’un pere et d’un ennemy ; on ne doit pas trouver hors de propos ce me semble, que je fasse survenir l’Ambassadeur du Roy de Perse, puis qu’il apporte la conclusion du mariage avec la fin de la guerre.

Voilà (Lecteur) nostre Tragi-Comedie examinee et defenduë ; Que si ce discours t’a paru ennuieux, considere, je te prie, que la matiere le demandoit, et que je n’ay pas esté long, mais que mon suject estoit ample ; J’ay pourtant obmis quelques autres raisons que tu pourras voir dans les deux lettres apologetiques que nostre Autheur addresse à Bruni, et dont je n’ay point fait de difficulté d’emprunter ce que j’ay trouvé de meilleur pour une seconde deffense de son Soliman ; car puisque j’avois pris ses vers, il me devoit bien estre permis de me servir de sa prose ; Maintenant il resteroit qu’apres t’avoir parlé de l’oeconomie entiere de la piece, je t’entretinsse de l’embon-point et de la beauté du teint de chaque partie, c’est à dire de la douceur et de la naïveté des pensées et des paroles ; Mais j’ay peur de les avoir tellement alterées, que tout ce que j’avancerois à la loüange de Bonarelli ne retournast à ma confusion ; Et puis je me suis desja tant de fois estendu en de pareilles rencontres, que si je ne repete les mesmes mots, au moins me sera-t’il mal-aisé d’éviter que je ne redie les mesmes choses ; Toutesfois parce qu’il n’est que trop croyable que ce que j’en ay escrit n’aura pas merité d’estre veu de toy, et que d’ailleurs il importe de détromper quelques esprits qui ne font cas que d’un stile enflé et corrompu, en faveur de celuy de nostre Autheur, je veux bien, quoy qu’à ma honte et imparfaitement, mais tousjours à propos de la Tragedie, exposer* encore icy mes sentimens sur cette matiere.

Je me suis cent fois estonné, Lecteur, de ce que dit Aristote touchant l’effect* de la Tragedie, que par l’horreur et par l’effroy elle nous purgeoit de l’un et de l’autre, car il me sembloit que sa principale fin estoit de nous en remplir ; Neantmoins considerant la chose de plus prés, j’ay trouvé qu’il avoit raison, puisqu’en effet* la veuë d’un acte terrible et espouvantable, tel qu’on les represente d’ordinaire dans les Tragedies, en imprime dans nos coeurs une si forte aversion, qu’elle est capable d’estouffer tout ce que nous pourrions jamais concevoir de semblable : Aussi, dit-il, que la Tragedie est une invention de personnes graves ; comme s’il vouloit nous faire entendre* par là, qu’elle n’a esté instituée que pour seconder la Philosophie à nous retirer du vice, et pour nous monstrer au doigt ce que les meditations de l’autre nous enseigneroient peut-estre inutilement ; De là vient qu’elle ne nous propose que de grands exemples, et le plus souvent de personnes meilleures que nous, afin de nous estonner davantage par cette comparaison. De là vient aussi que tant d’excellens hommes n’ont point estimé indigne d’eux, de nous laisser de gros volumes touchant ses regles, et bien souvent sans dire un seul mot de la Comedie ; En consideration dequoy tu me permettras de remarquer, qu’encore que la Comedie soit appellée le miroir de la vie, neantmoins elle ne nous propose pas tant nos diformitez, pour les corriger, que pour nous en faire rire ; au contraire cette vaine delectation qu’elle nous donne ne sert qu’à reveiller nos vices, de mesme que ces foibles medicamens qui émeuvent plutost les mauvaises humeurs qu’ils ne les arrachent ; Il n’en va pas ainsi de la Tragedie ; elle n’a pas pour but le plaisir, mais le remede ; ce n’est pas un amusement inutile de la veüe, mais une severe reformation de nos mœurs ; elle attendrit nos coeurs et fait fondre nos yeux en larmes, et si elle nous monstre nos taches, elle nous fournit en mesme temps dequoy les laver. Supposé donc que la Tragedie soit un instrument serieux de la Philosophie, qui croira qu’il la faille manier en se joüant ? qui croira que ces grands hommes qu’elle nous fait voir, ne soient pas plutost introduits pour nous instruire qu’afin de nous chatouïller seulement les oreilles ? Ces affeteries de langage sont comme le fard d’une femme desbauchée, laissons-les à la Comedie ; La Tragedie est belle et majestueuse de soy ; loin d’elle ces ornemens estrangers, et ces legeres subtilitez entierement ennemies du poids de ses evenemens. Qui ne sçait aussi que les personnages que la Tragedie nous represente estant tous occupez en de grandes passions, ne se possedent pas assez eux-mesmes pour discourir avec tant de gentillesses ? Qui ne sçait que

            La douleur qui s’exprime
Avec tant soit peu d’art, pert son nom legitime,
Deroge à sa naissance ?

Et que nous seulement la douleur, mais toute sorte de mouvemens violens ne demandent point de paroles ambitieuses, mais veritables, n’en veulent point qui soient nées sur les lévres, mais qui soient conceuës dans le coeur ? Combien y a t’il que ce judicieux Precepteur de l’Eloquence Latine, nous a crié, que trop de diligence empiroit bien souvent nostre stile, que les meilleures pensées estoient celles qui nous venoient le plus aysément, qui estoient les moins tirées de loin, qui approchoient le plus de la simplicité, et qui sembloient sortir de la chose mesme ? Que ces elocutions qui tesmoignoient trop de travail, et qui paroissoient composées avec artifice, n’avoient ny grace, ny vertu pour persuader, parce qu’elles portoient ombre au sens, et luy nuisoient de la mesme façon que des herbes trop fortes estouffent les bonnes semences ; Que par une certaine envie de parler nous allions à l’entour de ce qui se pouvoit dire sans tant biaiser ; que nous repetions ce que nous avions desja suffisamment touché ; que nous chargions de beaucoup de mots ce qu’un seul decouvroit, et qu’enfin nous faisions plus de cas de signifier, que d’exprimer beaucoup de choses ? Par là tu vois comme la dignité des pensées doit estre preferée à l’elegance des paroles, afin qu’on s’arreste plus à ce qui se dit, qu’à la façon dont on le dit : Aussi est il bien juste, que ce qui vaut mieux paroisse davantage et que l’éclat de la diction n’obscurcisse pas la lumiere des sentimens, puisque l’une n’a esté trouvée que pour servir à l’autre.

Ce qu’il faut particulierement observer dans les discours de Theatre qui passent viste, et qui, s’ils sont trop figurez, ne s’accomodent pas à l’intelligence de tous ceux qui esccoutent. C’est pourquoy un grand Maistre ordonne, que le stile du Poëte soit moins magnifique que celui de l’Orateur, et qu’il parle plutost en citoyen, que non pas en Historien ; Et le mesme remarque que les Anciens choisirent le vers lambique pour leurs Tragedies, parce qu’il tomboit sans y penser dans la bouche de ceux qui discouroient ensemble ; et non pas l’hexametre, qui n’estoit pas si familier et qui s’élevoit par trop ; Et quant à moy je croy qu’ils se seroient abstenus de toute sorte de vers, n’estoit qu’ils frappent plus agreablement l’oreille, et qu’ils servent aucunement à soulager la memoire des acteurs : Joint que de prononcer de la prose au ton qu’il faut pour le Theatre, n’a pas si bonne grace, et ressent sa personne furieuse, ou qui parle à des sourds ; là où le vers porte naturellement quant et soy* ce renforcement et ce rehaussement de voix sans qu’on encoure pas un de ces inconveniens. Ils estoient donc bien loin de mesler dans leurs Tragedies de ces Poësies difficiles et couppées que nous appellons Stances, et qu’on a introduites pour faire des plaintes avec plus d’artifice : Surquoy j’advertiray en passant, que si l’on s’en veut servir, au moins il faut qu’il paroisse que celuy qui les prononce ait eu le temps de les mediter ; car toute grande passion pouvant rendre Poëte, et les Stances tenant lieu de Vers parmy les autres, qui sont comme de la prose en comparaison, on les supportera beaucoup mieux de cette façon, que non pas si elles naissent à l’instant mesme, et de l’occasion qui se presente ; mais tousjours doivent elles estre extremement naïfves, sans qu’il soit besoin* d’y rechercher ces subtilitez si fort estudiées, ny d’armer la fin de chaque dernier vers d’une pointe. En effect* qu’elle apparence y a-t’il qu’un amantamant* bien affligé trouvast les pensées qu’on luy met d’ordinaire en la bouche, c’est à dire, qu’un miserable se joüast ainsi de sa misere ? Seroit-il possible que de l’esprit restast encore si vif, quand le coeur se meurt ? que l’un fust en paix quand l’autre est dans le trouble, et que l’abondance des pleurs, ainsi qu’une forte pluie ne fust pas capable d’effacer ou de faire languir toutes ces belles fleurs de Rhetorique ? Aussi ne les rencontreras tu pas dans nostre Autheur, et quand je t’invite à la lecture du Soliman, ce n’est pas à un Jardin, mais à une Scene Tragique que je t’invite. Tu n’y trouveras point, pour ainsi parler, ces riches canaux de cristal et de marbre qui ravalent le prix et l’éclat des eaux qu’ils reçoivent, mais bien des pensées qui coulent d’une veine naturelle. Tu n’y verras point briller d’un costé et d’autre ces petites estincelles d’esprit qui donnent dans la veuë ; mais tu y reconnnoistras par tout une grande splendeur et lumiere de jugement ; En un mot tu y seras comme en un jour clair et serain, illuminé d’un seul Soleil, mais qui vaut mieux que cent mille estoilles.

Car je ne croy pas (Lecteur) avoir esté si malheureux que ma version ait fait perdre à Bonarelli tout son lustre ; Je me suis approché le plus pres que j’ay pû de son stile et de ses pensées tant pour les raisons que je viens de declarer, que parce que j’estime qu’il faut estre aussi religieux et fidele à rendre l’autheur que nous traduisons, que les Peintres le sont à tirer les lineamens de nostre visage ; Mais comme bien souvent ils font des portraits plus petits que le naturel, qui ne laissent pas toutesfois d’estre bons ; aussi je t’avouë franchement qu’encore que j’aye resserré beaucoup de choses en nostre Autheur, et que je sois demeuré partout au dessous de sa naïveté, neantmoins j’ay tousjours imité sa façon, mesme quand je me suis escarté de luy, et qu’en fin il s’en faut peu que je ne te donne son entiere ressemblance : De sorte que si tu mesprises le Peintre et sa peinture, tu dois pour le moins faire cas du personnage qui t’est representé. Et de fait c’est tout ce que j’espere, que Bonarelli en l’estat mesme où je l’ay mis, retient encore de sa naissance assez de grace et de majesté pour gagner ta bienveillance et ton respect, et pour luy et pour moy. Car pour ce qui est des couleurs et de l’estoffe dont je l’ay revestu, je veux dire pour ce qui regarde les vers que je lui ay prestez, j’ay desja donné tant de preuves de mon peu de suffisance en ce métier, que ce seroit un miracle si j’y avois bien reüssy : Le feu qui fait le Poëte ressemble à ces herbes qui poussent d’elles mesme et de la seule vigueur du terroir, il ne vient point d’ailleurs ny par experience, ny par habitude, il faut que la nature nous le donne ; Mais cependant sa vertu est telle que s’il ne nous eschauffe, il nous esclaire, et que ceux mesmes qui n’ont point d’inclination ny d’ardeur* à la Poësie, ne sçauroient s’empescher d’avoir quelque amour et quelque lumiere pour elle. C’est ce vin des Demons, comme l’appelle un Pere, qui est tout plein de tentations, et qui contraint les plus sages de suivre quelque-fois ses semonces ; Et à ce propos, si je ne craignois que cela ne fust pas assez serieux, je te ferois part d’une pensée qui me vient de naistre sur le champ ; c’est que je m’imagine que non seulement les grands hommes, comme on a fort bien remarqué, mais ceux aussi qui ne sont que mediocres, peuvent estre sujets à de certains transports et desreglemens, sans lesquels on a dit qu’on heurtoit vainement à la porte des Muses, et dont on ne sçauroit pour l’ordinaire se bien guerir et remettre, que par l’exercice de la Poësie ; de sorte que cét art seroit à nostre esprit ce que nous disions tantost que la Tragedie estoit à nostre ame, l’un et l’autre en chassant ce que nous y avons de vicieux. C’est pourquoy Aristote a dit d’un certain Marcus, citoyen de Syracuse, que son jugement s’égarant il devenoit excellent Poëte, et qu’apres il estoit plus rassis, mais fort mauvais versificateur ; C’est pour cette raison là mesme que Platon, Ciceron et mille autres excellens personnages n’ont peu se retenir de vacquer quelquefois à la Poësie ; et c’est pour cela encore que Socrate le plus sage de tous les hommes, un peu devant* que de mourir, afin de purifier son ame, et de la rendre digne de la compagnie des Dieux, dit qu’il se sentoit solicité par son Genie de composer des Vers, à laquelle voix il obeït. Faisant un peu de Poësie D’un peu de fureur qu’il avoit.

Suivant cette doctrine, tout ainsi que je ne me dois non plus fascher de n’estre pas bon Poëte, que de n’estre pas sujet à de fortes maladies : aussi me dois-tu pardonner, Lecteur, si je retombe souvent en cette faute de versifier, puisque tu vois qu’il n’est pas tousjours absolument en nostre pouvoir de nous en deffendre ; Il suffit que je n’en fay pas profession, et que je prends seulement quelques heures de passe-temps avec la Poësie, apres avoir rendu mes soins* et mes assiduitez à quelque plus digne maistresse : Car pour en parler sainement la premiere n’a rien dequoy remplir nostre esprit, si elle ne l’emprunte d’ailleurs ; de soy, elle n’est qu’une chose vuide, un son, une cadance ; tout son travail est en l’air, j’ay pensé dire semblable à celuy d’un danceur de corde, puisqu’en l’un et en l’autre il faut tousjours prendre garde aux pieds. Ce discours n’est pas d’un homme qui se sente bien avec elle ; Aussi fay-je plus de cas de cette connoissance de moy-mesme où tant de personnes s’abusent, que de tous les lauriers du Parnasse ; Et quand je me suis diverty à la Poësie, ce n’a pas esté dans la creance ny dans l’esperance mesme de faire de beaux vers ; mon principal but a tousjours esté de profiter dans l’imitation des choses que je voyois, et de me former dans l’esprit une idée pareille à celle que je m’essayois de rendre ; Tu le peux reconnoistre à ce que je ne me suis jamais proposé que les plus grands exemples, où comme on est obligé de s’attacher davantage à l’original à cause de son excellence, aussi est-il plus difficile de bien reüssir dans le tour des vers qui demandent de marcher en pleine liberté. Mais y avoit-il aucune consideration de rithmes qui me peust exempter avec raison de suivre pas à pas un Aminte, la premiere et la plus achevée des Pastorales qui ait esté composée d’une action entiere, et avec toutes les parties requises à une piece de Theatre ? Devois-je m’esloigner le moins du monde des pensées pompeuses d’une Pompe Funebre qui ne dement point la reputation de son Autheur, ce divin Philosophe Caesar Cremonin ? Devois-je changer celle d’un Torrismon, dont Casoni le meilleur esprit de son temps a dit, qu’il relevoit la langue Italienne à l’égal de la Grecque et de la Latine ? Enfin ne devois-je pas imiter le plus que je pouvois un Soliman, dont j’espere pourtant qu’un plus habile que moy, te fera mieux voir l’un de ces jours les merites. Au moins entre beaucoup d’autres avantages, aura-t’il celuy-cy, qu’il ne s’écartera point du dessein de Bonarelli, et n’ira point chercher ailleurs une conclusion nouvelle ; Ce que j’ay creu pouvoir faire, tant pour la raison du bon exemple que j’ay desja dite, qu’à cause qu’il m’a semblé qu’apres la condamnation de Mustapha et de Persine au supplice, il ne restoit plus rien à souhaiter aux spectateurs qu’une Catastrophe et revolution entiere de fortune*. Autrement il m’estoit aisé de mettre apres la reconnoissance de Mustapha, qui selon nostre Autheur fust arrivée trop tard pour le sauver, le recit de la mort des deux Amants*, avec les regrets et le desespoir de Roxolane et de Soliman sur la perte de leur fils innocent ; deux endroits* ou nostre Bonarelli triomphe ; Mais j’ay mieux aymé faire comme j’ay fait, appuyé des raisons que je t’ay exposées* ; et au peril mesme que la fin de mon Soliman apres que tu l’aurois veuë ne te causast un desplaisir pareil à celuy que l’on ressent de la fausseté d’un joyau que l’on croyoit vray, laisser l’autre conclusion à une personne qui devoit faire éclatter la piece dans toutes ses beautez en des vers et plus doux et plus agreables. Il est bien vray pourtant que ceux que je te donne eussent aucunement esté plus accomplis, sans le malheur qui en a fait perdre l’exemplaire entre les mains de ceux qui l’avoient en garde ; On m’a voulu persuader que celuy dont je viens de parler pouvoit bien l’avoit fait soustraire, et que j’avois dit de luy par un esprit de prophetie, que la plume de l’Aigle devoreroit la mienne ; mais j’ay tousjours respondu à cela, qu’il n’estoit pas croyable que cét Aigle n’eust peu souffrir* le petit éclat que mon Soliman a rendu, et qu’encore qu’il conversast depuis quelque temps avec les Turcs, neantmoins il estoit trop bien nay pour imiter leur damnable coustume de faire mourir leurs feres afin de regner tout seuls ; Quoy que c’en soit je desirerois que cet inconvenient qui m’a fait haster l’impression de cette Tragi-Comedie servist en quelque façon d’excuse à mes fautes, si je n’avois desja renoncé à la gloire de faire de beaux vers, et principalement dans une version et aux despens d’autruy, où toute la loüange qu’on puisse acquerir, quand on auroit le mieux reüssi du monde, c’est celle qui se donne aux Acteurs qui representent bien une piece qu’un autre aura inventée. Aussi, pour me flatter un peu moy-mesme, quand je voudray affecter le nom de Poëte, je ne pense pas estre si pauvre que je ne trouve encore devers* moy quelques ouvrages de ma façon, qui me pourront legitimement faire prendre part à cet honneur ou à cette fumée ; Ce ne sont point des pieces de Theatre que j’entends* par là ; Je confesse franchement que j’ay un trop petit fonds d’esprit pour fournir un si vaste champ ; Et puis pour rendre ce témoignage à la verité, nous sommes en un temps où ce qui a tousjours deu faire peur à cause de l’eminence de l’art, doit espouvanter et sembler temeraire pour l’excellence de quelques uns qui s’en meslent, dont les chef-d’œuvres donnent bien de l’enuie, mais desesperent de les pouvoir imiter ; de sorte que ce qui reste maintenant de gloire à la plus-part des autres ouvrages de ce genre, c’est seulement d’avoir veu le jour soubs leur regne ; Et c’est pour le respect qui leur est deu que je dis à mon Soliman, que tout grand Seigneur qu’il soit, il ne se monstre pas aupres d’eux, et moins encore aupres de ce dernier miracle, qui porte comme lui, mais à meilleur tiltre, le nom de Seigneur et de Tragi Comedie,

Sed longè sequere, Et vestigia pronus adora.

Ce n’est donc point de ces longs et penibles ouvrages de Theatre que je me vante, mais d’autres qui ne demandent point de si grands efforts d’esprit, et dont la petitesse ainsi que des moindres figures ne donne pas tant de lieu pour remarquer la foiblesse et les defauts de leur Autheur, comme font les Sonnets, les Stances, et de semblables pieces Lyriques. Il y a desja long-temps que je t’en eusse donné une bonne partie, si tant que j’ay peu te faciliter la conversation de plus honnestes gens que moy, je n’avois tousjours beaucoup mieux aymé m’y employer ; De cecy font foy* les versions que j’ay citées, et quelques unes encore d’une autre espèce, qui sont par avanture plutost tombées entre tes mains, et que je passe soubs silence, de crainte que si je publiois icy toutes mes fautes, tu ne creusses avec raison que j’aurois entrepris de faire une confession generale ; Mais maintenant que je ne connais plus de subjects de Theatre qui meritent la peine de les traduire, ou que si j’en connois ils ressemblent à ces arbres qui ne peuvent estre transplantez, ils renviendroient fort mal à nostre langue : et que d’ailleurs, il ne m’est pas permis de mettre au jour quelques versions en Prose, qui pour la gravité des matieres ne seroient pas sans doute de peu d’utilité (quoy que d’aucuns estiment tout ce qui peut divertir assez profitable) ; J’espere qu’apres tant de Tragedies et de Comedies qui ont cours maintenant, le meslange ou l’essay Poëtique que je te veux desormais preparer, aura dequoy contenter la curiosité des plus diffciles. Je te declaire neantmoins que ces vers estant les premiers, et peut-estre les seuls que tu verras de mon invention, je n’ay pas envie de rien precipiter. Je tiens d’un grand Maistre que qui publie une chose qu’on ne lui demande pas, sans aucune necessité, publie aussi la confiance qu’il a en son jugement, et en la bonté de ce qu’il donne, laquelle chose si elle se trouve mauvaise, l’Autheur ne sçauroit éviter d’estre accusé de malice, ou d’impertinence, d’avoir voulu tromper autruy, ou de s’estre laissé tromper soy-mesme ; de façon qu’il vaut mieux pour moi que j’accroisse un peu ton attente par mon retardement, que si par une vaine ambition je ne mettois au hazard de haster ma propre honte. Je conclurray, Lecteur, ainsi que j’ay commencé, par une authorité des Anciens, lesquels respresentoient une tortuë aux pieds de l’image de Minerve, afin de nous apprendre, comme il est bien croyable, qu’en ce qui vient de nostre teste, nous ne pouvions jamais aller trop lentement, et que pour une bonne production de l’esprit, aussi bien que pour un heureux enfantement du corps, la rentenuë et la maturité sont également necessaires. Adieu.

            Fautes survenuës en l’impression

Dans la Preface. Touche seulement à l’égal de nous mesmes, lisez à l’égard.

Page 87. Quel est cruel Destin aujourd’huy ton envie ? lisez. Quelle.

Page 101. Que la Reyne a formé par ce fils innocent.lisez, pour ce fils.

Page 105. Et seul à sa malice ay fourny de matiere. Lisez, l’ay seul, etc…

Privilege du Roy. §

Louis par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre, A nos amez et feaux les gens tenans nos Cours de Parlement, Baillifs, Seneschaux, Prevots, Juges, ou leurs Lieutenans, et à chacun d’eux en droict foy, Salut. Nostre cher et bien-amé le sieur Dalibray, nous a fait remonstrer, qu’il desireroit imprimer et mettre en lumiere une Tragi-Comédie, intitulée, Le Soliman, par lui composée: mais craignant que l’Impression ne luy soit dommageable si d’autres que luy s’ingeroient de le faire imprimer, il nous a requis nos Lettres sur ce necessaires. A ces causes, Nous avons permis, et octroyé, permetons et octroyons audit sieur Dalibray d’imprimer ou faire imprimer ladite Tragi-Comédie, par tels Libraires que bon luy semblera, et qui auront droit de luy, icelle vendre et exposer* durant sept années, pendant lequel temps nous avons fait et faisons tres-expresses inhibitions et deffenses à tous autres Libraires et Imprimeurs de la faire Imprimer, vendre, ny debiter, sur peine de perte des exemplaires, et de cinq cens livres d’amende, despens, dommage et interests: Et afin qu’ils n’en pretendent cause d’ignorance, Nous voulons qu’en faisant mettre en fin des exemplaires autant des presentes, elles soient tenues pour certifiées. A la charge toutesfois de mettre deux exemplaires de ladite Tragi-Comedie dans nostre Biblioteque des Cordeliers à Paris et un exemplaire d’icelle és mains de nostre amé et feal256 Chevalier Chancelier Garde des Seaux de France, le sieur Seguier Dautruy. Car tel est notre plaisir. Donné à Paris le vingt-septiesme jour de Fevrier l’an de grace, mil six cens trent-sept. Et de nostre regne le vingt-septiesme. Par le Roy en son Conseil*, PETIT. Et scellé du grand seau de cire jaune.

Achevé d’imprimer le 30. Juin 1637

Et ledit sieur Dalibray a cedé et transporté le present Privilège à Toussainct Quinet Marchand Libraire, pour jouyr du contenu porté par iceluy, ainsi qu’il a esté accordé entre-eux

LES ACTEURS §

  • SOLIMAN. Roy de Thrace.
  • RUSTAN. Gendre de Soliman.
  • ACMAT. Conseiller.
  • OSMAN. Gentil-homme de Rustan.
  • PERSINE. Fille du Roy de Perse deguisée en garçon, amoureuse de Mustapha.
  • ALVANTE. Pere Nourricier de Persine.
  • LA REYNE. Femme de Soliman.
  • SELINE. Confidente de la Reyne.
  • MUSTAPHA. Fils de Soliman.
  • SOLDATS. De la garde de Soliman.
  • ORMENE. Pere Nourricier de Mustapha.
  • ADRASTE. Lieutenant de Mustapha.
  • MESSAGER.
  • DEVIN.
  • GENTIL-HOMME DE SOLIMAN.
  • L’AMBASSADEUR DE PERSE.
La Scene est en Alep, ville de Syrie
{p. 1, A}

ACTE PREMIER §

SCENE PREMIERE. §

SOLIMAN. ACMAT. RUSTAN.

SOLIMAN.

Moi qui me figurois que jusques dans Bizance,
Ils viendroient à mes pieds implorer ma Clemence :
Me voicy dans Alep, et ces fiers ennemis
Ne se sont pas encore à mon pouvoir soubmis !
5 O Dieu quelle fureur ! Quel orgueil ! Quelle audace ! {p. 2}
Les Perses resister au grand Seigneur de Thrace !
Ont-ils donc oublié que nos moindres efforts,
Ont mille fois couvert* leurs campagnes de morts ?
Veulent-ils derechef* tenter une fortune*
10 Qui leur prepare à tous une cheute commune ?
Car (assurez-vous-en) nos bras victorieux
Perdront de ces mutins l’Empire glorieux :
Le Ciel qui dés-long-temps medite leur ruine,
A si belle entreprise* aujourd’huy me destine.
15 Obeyssons lui donc, et tous ayez pour moy
Dans le cœur, le courage, et dans l’ame, la foy*.

ACMAT.

Grand Roy, nous attendons la fin de cet ouvrage,
Moins du Ciel, ou du Sort, que de vostre courage :
Et nous suivrons les pas de vostre Majesté,
20 Le cœur remply d’ardeur* et de fidelité.

RUSTAN.

Commandez seulement, et vous pourrez connestre
De quel zele* Rustan est porté pour son Maistre :
Au moindre signe d’œil, j’iray, Sire, pour vous    
M’exposer* hardiment à la fureur des coups.
25 Ah que n’est la journée et l’heure desja preste, {p. 3}
Où nous devons avoir nos ennemis en teste !
Car alors je mourray d’un glorieux trespas,
Ou vous apporteray la teste de Tamas.

ACMAT.

Que sert de faire au Roy cét offre temeraire ?
30 Le propre d’un guerrier c’est d’agir et se taire.

RUSTAN.

Qu’ inferes-tu de là ?

SOLIMAN.

Silence, taisez-vous.
Je connois le merite et la valeur de tous.
Mais allons, que du camp la place soit choisie,
Attendant que mon fils arrive d’Amasie.

RUSTAN tout bas.

35 Que puisse-t’il plustot estre privé du jour,
Seigneur, la Reyne attend que je sois de retour,
Je la vay retreuver* si j’en obtiens licence.

SOLIMAN.

Allez

SCENE DEUXIESME. §

{p. 4}
SOLIMAN. OSMAN. ACMAT.

SOLIMAN.

Je vois Osman qui devers* moy s’avance,
Il revient d’Amasie, et rapporte joyeux,
40 Des nouvelles qu’on lit desjà dedans ses yeux.

OSMAN.

Invincible Seigneur, Roy le plus grand du monde,
Qu’ainsi tousjours le Sort à vos souhaits responde :
Ce fils de qui la gloire a l’univers ravy
Osman estoit du party de Rustan, et loue Mustapha pour le rendre suspect à Soliman
Le brave Mustapha, de cent Princes suivy,
45 Arrive dans Alep.

ACMAT.

O nouvelle agréable !

SOLIMAN.

Et qui remplit mon cœur d’une joye incroyable.
A ce conte ses soins* furent bien diligens* !
Comment a-t’il si tost ramassé tant de gens ?

OSMAN.

{p. 5}
Le seul bruit de son nom et de sa renommée,
50 Pourroit en moins de temps lever toute une armée,
L’esclat de sa valeur sans exemple et sans pris
Est l’attrait et l’aymant des cœurs et des esprits.

ACMAT.

Que j’ayme ses vertus, et qu’on me parle d’elles ;
Là se fonde l’espoir des Ministres* fidelles !
55 Mais, Sire nous devons quant et quant avoüer,
Que loüer Mustapha c’est aussi vous loüer :
Un ruisseau clair et net nous fait veoir en sa course,
Qu’il a tiré son eau d’une plus vive source.

SOLIMAN.

Retournons sur nos pas, afin de recevoir
60 Ce fils qui fait par tout éclatter mon pouvoir.

ACMAT.

Sire, continuez vostre premier voyage,
Et recevez au camp ce fils plein de courage,
Il l’a bien merité, l’honneur qui semble deu
Pousse à faire encor mieux alors qu’il est rendu.
65 Puis vous sçavez qu’il vient accompagné de Princes, {p. 6}
Qui ne sont point sujets aux loix de vos provinces,
Si bien que vous pouvez sans vous faire aucun tort,
Les accueillir au camp, dés leur premier abord.
Rien ne peut dans la guerre exciter le courage,
70 Comme un Prince qui monstre un gracieux visage,
Et les moindres regards dont il flate nos sens,
Pour faire aimer la mort, ont des charmes puissans.

SOLIMAN.

Ce que tu dis, Acmat, ne souffre* point de doute,
C’est pourquoy poursuivons nostre premiere route.
75 Toy, vas dire à Rustan qu’il s’en vienne apres* moy
Si tost qu’il aura sceu ces nouvelles de toy :
Cours et fais promptement ce que je te commande.

OSMAN.

Que ne fais-je aussi-bien ce que Rustan demande,
Dont je viens d’observer, comme j’ay tousjours fait,
80 Les preceptes et l’art*, peut-estre avec effet* ;
Car quoy que le Roy feigne, on tient cette maxime,
Qu’un vieux Roy, de son fils, hait la trop grande estime.

SCENE TROISIEME. §

{p. 7}
PERSINE, ALVANTE.

PERSINE

D’où l’as-tu donc appris ?

ALVANTE.

C’est le bruit de la Cour,
Et puisque Soliman n’attend que son retour,
85 Pour venir fondre* en Perse et nous faire la guerre,
Madame, treuvez* bon de quitter cette terre.
Retournons vers Tamas luy faire tout sçavoir,
Afin qu’en diligens* il y puisse pourvoir.

PERSINE.

Mais si, comme tu dis, dans peu le fils de Thrace,
90 Doit faire voir icy ses gens et leur audace,
Faut-il m’en retourner sans avoir aujourd’huy
Jugé de la valeur de ses gens et de luy ?
Faisant une action si fort deraisonnable,
Je perds de mon dessein l’effet* le plus loüable,
95 Et rends ma hardiesse et ce deguisement, {p. 8}
Au lieu d’estre loüez, dignes de chastiment.

ALVANTE.

Les soldats que le Prince ameine en cette ville,
Si j’ay bien entendu*, sont à peine dix mille :
Dans un nombre de gens petit comme le leur,
100 Que peut-on remarquer d’audace et de valeur ?
Mais ce qui me fait peur, c’est la puissante armée,
Et depuis si long-temps à vaincre accoustumée,
Que suivant votre advis, j’epiois ce matin,
Et qui va de la Perse achever le destin.
105 Partons donc tout à l’heure, afin que votre Pere
Ait le temps d’aviser à ce qu’il faudra faire.

PERSINE.

Alvante, attends encor.

ALVANTE.

Ce seroit vous trahir :
En toute autre sujet je suis prest d’obeïr :
Quelle necessité vous oblige à cette heure
110 A vouloir faire icy de plus longue demeure ?
Ah ! Retournons Persine, et si le Sort heureux
A suivy jusqu’icy vos desseins genereux*, {p. 9, B}
Songez qu’il peut tourner ce visage agreable,
Et que son naturel c’est d’estre variable ;
115 Car si l’on nous descouvre, hé bon Dieu ! quelle main
Vous pourra retirer de ce peuple inhumain.

PERSINE.

Mais si je pars, je cours fortune* de la vie.

ALVANTE.

Hé par qui, hors d’icy, peut-elle estre ravie ?
Dieu comme elle se trouble, ah ! Madame parlez,
120 Et que je sçache au vray ce que vous me celez*.

PERSINE.

Oüy, la foy*, qui depuis que m’esleva ta femme,
S’est fait voir à mes yeux si pure dans ton ame,
A bien, mon cher Alvante, aujourd’huy merité,
Que tu sçaches de moy toute la verité ;
125 Apprends que le subjet qui me tira d’Arsace,
Ne fut pas d’espier les desseins de la Thrace :
Mais qu’un beaucoup plus noble et plus fort mouvement*
M’a fait venir icy sous cet habillement ;
Un mouvement* d’amour, que tu croiois de hayne.

ALVANTE.

{p. 10}
130 Un mouvement* d’amour, est celuy qui vous meine
Et pour qui ?

PERSINE.

Pour celuy qu’on attend aujourd’huy.

ALVANTE.

Vous avez de l’amour pour Mustapha ?

PERSINE.

Pour luy.

ALVANTE.

Helas ! qu’ay-je entendu*, quelle est vostre pensee ?
Et depuis quand vostre ame est elle ainsi blessee ?

PERSINE.

135 Le Soleil a desja deux fois dedans les Cieux,
Rallumé le courroux du Lion furieux,
Depuis le jour fatal que l’amoureuse flamme
Passa dedans mes yeux pour consommer mon ame.
De te dire à present d’où s’alluma ce feu,
140 Ou comment je fus prise, il importe fort peu :
Alvante sois content de sçavoir que je l’ayme, {p. 11}
Et que s’il l’en faut croire, il me cherit de mesme.
Si bien que pour donner à ce cœur langoureux,
Le doux soulagement d’un regard amoureux,
145 Et sçachant en ce lieu son heureuse venuë,
J’y vins avec toy seul, et sans estre connuë ;
C’est donc luy que j’attends, luy dont je veux tirer,
Les effets* de la foy* qu’il ma voulu jurer :
Car mon tourment s’accroist plus l’Hymen se differe,
150 Et plus l’Hymen retarde, et plus j’en desespere.
C’est Alvante en un mot ce que je me promets,
Et voilà, tu connois mon secret desormais.

ALVANTE.

O fille sans esprit ! pardonnez moy Madame
L’excez d’affection qui me transporte l’ame :
155 Par qui vous estes vous laissee ainsi charmer ?
Quelle amour est-ce là ? quelle façon d’aimer ?
Pouvez vous voir ainsi vostre gloire fletrie
Et violer la foy* deuë à vostre patrie ?
Suivez vous deguisée, avec tant de fureur,
160 Un ennemy qui n’a pour vous que de l’horreur ?
Sçavez vous pas qu’ils ont en ce païs infame,
Le serment dans la bouche et le parjure en l’ame ?
Ainsi tout glorieux de vous manquer de foy*, {p. 12}
Il ira triomphant de la fille d’un Roy !
165 Pouvez vous donc souffrir* cette infamie extresme,
D’aller de vostre honneur luy faire offre vous mesme ?
Vous mesme à votre honneur en vain et sans raison,
Vous ferez sans rougir si lâche trahison ?

PERSINE.

Que cela desormais, amy, ne te soucie,
170 Je reconnois ton zele* et je t’en remercie :
J’appröuve tes raisons, j’approuve ta bonté,
Mais je ne sçaurois plus changer de volonté :
L’Amour me le deffend, et me donne asseurance,
Que ce Prince mieux né sera plein de constance* :
175 Car si des Cavaliers gardent si bien leur foy*,
Que doit faire celuy dont ils prennent la loy ?

ALVANTE.

Je veux qu’il soit fidelle, et plein de courtoisie.
Aujourd’huy que son pere avec toute l’Asie,
Au milieu de la guerre est en sa Majesté,
180 Et par tout l’Univers se void si redouté,
Sans craindre le succez de son outrecuidance,
Ozera-t’il traiter d’une telle alliance ?
Non, ne le croyez pas : changez donc de dessein, {p. 13}
Et voyez mes raisons d’un jugement plus sain :
185 Car Madame, escoutez encore une parole,
Si vous n’abandonnez cette entreprise* fole,
Ou ne la reservez à quelque temps meilleur,
Puissé-je estre trompé, je vous predis mal-heur.

PERSINE.

Toutes sortes de maux me seront agreables,
190 Et les tourmens d’Amour sont bien moins tolerables.

ALVANTE.

On vient. Fuyons ; le Ciel releve ta vertu !

PERSINE.

Helas de trop d’ennuys* mon cœur est abbatu.

SCENE QUATRIESME §

LA REINE. SELINE.

LA REINE.

J’ignore en quel endroit* mon pié douteux me guide,
Au trouble des pensers qui me rendent timide.

SELINE.

{p. 14}
195 Ceux qui renferment mieux leurs pensers au dedans,
Sont Madame, à la Cour tenus les plus prudens :
C’est pourquoy je voudrois ; qu’avecques plus d’adresse,
Vous retinssiez couvert* le tourment qui vous presse,
Moderez votre plainte, usez d’un doux accueil,
200 Envers cét ennemy, bouffi de tant d’orgueil :
Enfin n’oubliez rien qui vous rende croiable,
Alors qu’aupres du Roy vous le rendrez coupable.

LA REYNE.

Hé comment recevoir avec un doux accueil,
Un qui mettra mon fils, et moy-mesme au cercueil ?
205 Comment ayant le cœur en guerre, et dans l’orage,
Montreray-je la paix, et le calme au visage ?

SELINE.

Mais vostre inimitié du moins se doit cacher,
Voiant que Soliman l’ayme et le tient si cher ;
Feignez de luy porter une amitié* semblable,
210 Vous en serez au Roy d’autant plus agreable,
Et par là vos discours auront plus de credit,
Plus on ayme quelqu’un, plus on croit ce qu’il dit.

LA REYNE.

{p. 15}
Ha ! Seline, un temps fut que je pouvois bien croire
Que le Roy m’eslevoit à ce degré de gloire :
215 Mais maintenant helas ! et c’est là mon tourment,
Il n’est plus embrazé d’un feu si vehement.

SELINE.

Que dites-vous, Madame, et quel nouvel indice
Tesmoigne qu’envers vous son feu se refroidisse ?

LA REYNE.

Celui-cy justement qu’il m’en donne ce jour,
220 Ayant pour Mustapha tant d’estime et d’amour ;
Car il m’apprend assez qu’au Sceptre il le destine,
De Selin, et de moy, meditant la ruine.
Qu’en vain sur son amour je fonday mon espoir,
Je commence, et trop tard, à m’en appercevoir :
225 Son amour qui me fit, par un dessein contraire
Garder ce second fils aupres du Roy son Pere,
Au lieu de l’exposer*, le sauvant de la mort,
Ainsi que je fis l’autre, à la mercy du Sort.
Je creu que Soliman espris de cette flamme
230 Que Circasse estant morte, il eut pour moy dans l’ame,
Me lairroit de ses feux un tesmoignage entier, {p. 16}
En choisissant ce fils pour unique heritier.
Mais bien loin de regner, je connois à cette heure,
Qu’il faudra qu’avec moy le miserable meure.

SELINE.

235 Oüy, si vous n’essaiez avec la mort d’autruy,
De destourner ce mal, et de vous et de luy.
Donc pour y parvenir, usez d’art* et de ruse,
Pour vivre, et pour regner, tout se fait, tout s’excuse.

LA REINE

Je te croiray, Seline, et veux dés aujourd’huy,
240 Commencer à le perdre, et me tirer d’ennuy*.

Fin du premier Acte.

{p. 17, C}

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

SOLIMAN, MUSTAPHA, ACMAT, RUSTAN, OSMAN.

SOLIMAN.

Je vay prier les Cieux de nous estre propices :
Toy, vas à nostre camp dessous de bons auspices,
Et dessus tes Soldats prens l’absolu pouvoir,
Qu’un General d’armée y doit tousjours avoir.
245 Si le moindre repos à ta valeur fait peine,
Dés la pointe du jour couvre toute la plaine,
Commence de marcher contre les ennemis,
Et conduis les Soldats qu’à tes soins* j’ay commis1 :
Je te suivray de prez avec une autre armée,
250 Et bien-tost leurs projets s’en iront en fumée.

MUSTAPHA.

{p. 18}
Derechef* je rends grace à vostre Majesté
D’un honneur que je sçay n’avoir point merité :
Le pouvoir qui me vient de cette main auguste
Ne souffrira* jamais rien de lasche ou d’injuste :
255 Mais dessous la faveur d’un Prince si guerrier,
J’espere veoir fleurir la Palme et le Laurier :
Combatant pour un Roy remply de tant de gloire
Me pourroit-on ravir l’honneur de la victoire ?
Pleust aux Cieux seulement que vostre Majesté
260 Commist toute la guerre à ma fidelité,
Et que se reservant au bien de cét Empire,
Elle aimast le repos que son âge desire,
Et non pas toutesfois sans imiter le cœur,
Qui ne bouge et partout espanche sa vigueur.

SOLIMAN.

265 Tu m’asseures, mon fils, en tenant ce langage,
De ton affection, et de ton grand courage :
Mais je ne puis vouloir que ce que j’ay voulu,
L’ordre qu’on doit tenir est desjà resolu,
Et je ne trouve point d’entreprise* honnorable,
270 Qu’alors qu’un Roy present la rend plus venerable,
Et delà, les combats qui sont gagnez pour nous, {p. 19}
Comme œuvres de nos mains, nous en semblent plus doux.
Va donc trouver l’armée, et fay ce que j’ordonne :
Cependant que le Ciel de Lauriers t’environne :
275 Acmat, suivez-le au camp, et luy monstrez ses gens,
Et que pour le retour vos pas soient diligens*.

MUSTAPHA.

Je prens congé, grand Prince, et cours avecque joye,
Où le vouloir d’un Pere et le Destin m’envoye.

SOLIMAN.

Encore un coup, sois tu tousjours victorieux !
280 Je vais exprés au Temple en conjurer les Cieux.

RUSTAN.

Aille apres* qui voudra : demeure, Osman, demeure.

SCENE DEUXIESME §

RUSTAN, OSMAN.

RUSTAN.

Avant que je le souffre* il faudra que je meure,

OSMAN.

{p. 20}
Mon Maistre qu’avez-vous ?

RUSTAN.

Ah ! c’est trop r’animer
Le feu dont contre luy je me sens enflamer.
285 Qu’en dis-tu, cher Osman ? un nouveau venu prendre
Le premier rang d’honneur où je devois pretendre ?
Quelle presomption et surquoy se fonder ?
Quel merite si grand le peut recommander ?
Nous partageons l’honneur d’une mesme famille,
290 Il est le fils du Roy, moy, l’espoux de sa fille :
Pourquoy donc s’usurper*, et prendre insolemment
Un pouvoir qui n’est deu qu’à Rustan seulement ?
Mais non, n’en parlons plus, j’en auray la vengeance :

OSMAN.

Vostre colere est juste, et grande son offence,
295 Et cecy peut encor aigrir vostre douleur,
Que vous avez vous-mesme ourdy vostre mal-heur :
D’avoir fait que chacun, comme j’ay fait moy-mesme,
Vantast à Soliman son merite supresme ;
Sans doute ces discours, contre vostre dessein,
300 Ont jetté plus d’amour que d’envie, en son sein.

RUSTAN.

{p. 21}
Ainsi le plus souvent la Fortune* mesprise,
De faire reüssir une sage entrerprise :
Mais je mespriseray moy-mesme ses mespris,
Allons : que le conseil* promptement en soit pris :
305 Toy, vas voir prés du camp, comme tout s’y dispose,
Là considre bien juqu’à la moindre chose,
Ce qu’on fait, ce qu’on dit, enfin rapporte moy
Quelque apparent subjet de soubçonner sa foy*.
Vas, reviens bien instruit ; Mais j’apperçoy la Reyne.

SCENE TROISIESME. §

SELINE, LA REINE, RUSTAN.

SELINE.

310 Mais, Madame, c’est estre à soy-mesme, inhumaine :

LA REINE.

Tais-toy, voicy Rustan : je te treuve* à propos
Pour en parler ensemble, et me mettre en repos.

RUSTAN.

{p. 22}
Madame, dans l’estat que nous voyons l’affaire,
Bien plus que le discours l’effet* est necessaire.
315 Je m’en allois vers vous afin d’en conferer,
Et resoudre sa mort ; mais sans plus differer.

LA REINE.

Et c’est là justement le point qui me tourmente ;
Car sa mort d’une part le salut nous presente,
D’autre part la pitié m’attendrit tellement,
320 Que je ne sçaurois presque y penser seulement.

RUSTAN.

Dieu qu’est-ce cecy ? qu’ay-je entendu* Madame ?
Un mouvement* si foible esbranle une telle ame ?
Le son de quelques mots agreables et doux,
Vous a fait relascher d’un si juste courroux ?
325 Avez vous oublié que s’il ne perd la vie,
La vie et la couronne à vous mesme est ravie ?

SELINE.

Ah Madame ! plustot qu’il meure mille fois.

LA REINE.

Je voy bien ce danger, et je vous le disois,
Que s’il vivoit, la mort nous estoit asseurée : {p. 23}
330 Mais soit pour quelque temps sa perte differée.

RUSTAN.

Pour quelque temps, Madame ? Ah ! seulement je crains
Que desjà nos efforts ne soient foibles et vains :
Helas que pouvoit-il nous arriver de pire ?
Et que luy reste-t’il pour obtenir l’Empire,
335 Et nous faire mourir d’une cruelle mort,
Chef d’une telle armée, et se voyant si fort ?

LA REINE.

Las que me dites vous ? Chef ! et de quelle armée ?

RUSTAN.

Quoy vous n’en estes pas encor mieux informée ?

LA REINE.

Je n’en ay rien apris.

RUSTAN.

Vous ne sçavez donc pas
340 Qu’il a sous son pouvoir presque tous nos Soldats ?

LA REINE.

Est-il donc vray !

RUSTAN.

{p. 24}
Que trop : jugez donc à cette heure
S’il est bon qu’imparfaict nostre dessein demeure ;
Un Sceptre rarement s’arrache aux mains d’autruy,
Quand la force et le fer luy sert de ferme appuy.

LA REINE.

345 Donc en tant de façons, ô Destin plein d’envie,
M’ostes-tu les moyens de me sauver la vie ?
Comment n’a peu le Roy prevoir un si grand mal ?
Mais tires-nous Rustan, de ce danger fatal.

RUSTAN.

En ces occasions la meilleure deffense ;
350 C’est qu’il faut par esprit rompre la violence.

LA REINE.

Je veux à ce subjet seulement dire au Roy
Les soupçons qui pour luy me donnent de l’effroy ;
Affin que subvenant à sa propre disgrace,
Il nous delivre aussi du mal qui nous menace.

RUSTAN.

355 C’est le meilleur moyen que nous puissions tenir.

LA REINE.

{p. 25, D}
Allons donc le treuver* : mais le voicy venir.

SCENE QUATRIESME. §

LA REINE, SOLDATS, SELINE, SOLIMAN, RUSTAN.

LA REINE.

Soldats, où va le Prince ?

SOLDATS.

Au Palais, grande Reyne.

LA REINE.

Arrestez-vous icy. Dieu quel soucy le gesne* !

SELINE.

Madame, ayez bon cœur, tout vous vient à souhait :
360 Ce trouble obscurcira la verité du fait.

LA REINE.

Seigneur, que le Destin tousjours plus favorable
Vous comble d’un bon-heur qui soit incomparable.

SOLIMAN.

{p. 26}
Il le peut, s’il le veut : Mais qui vous meine icy ?

LA REINE.

Vous connoissez, Seigneur, mon amoureux soucy,
365 Et que je ne vy pas si je ne vous contemple :
Si bien que pour vous voir je m’en allois au Temple :
Avec dessein aussi que nos vœux innocens
Estant unis ensemble, en fussent plus puissans :
Mais, Seigneur, de quel mal avez vous l’ame attainte ?
370 Quelles sont vos douleurs, vos soins*, ou vostre crainte ?

SOLIMAN.

Madame, je sçay bien que vostre affection
A droit de s’enquerir de mon affliction ;
Mais il est mal-aysé qu’un autre puisse entendre*
Ce que je ne puis pas moy-mesme bien comprendre.
375 Je suis triste, je crains, et je ne sçay pourquoy,
Ny quel trouble importun s’est emparé de moy.

SELINE.

Prenez le temps, Madame.

LA REINE.

Hé que dites-vous, Sire !

SOLIMAN.

{p. 27}
Ce qui n’est que trop vray.

RUSTAN.

Quand le Ciel veut prédire
Quelque estrange mal-heur, il se sert quelquefois
380 Du langage secret de ces muettes voix.

SOLIMAN.

Quoy qu’il puisse arriver, Rustan, un tel presage
Peut troubler, mais non pas abbatre mon courage.

LA REINE.

Mais l’homme sage doit toute chose tenter
Pour connoistre son mal, afin de l’eviter :
385 Qui craint que dedans peu son naufrage n’arrive,
A recours promptement à la prochaine* rive.
Qui sçait si l’Empereur* successeur des Latins,
Las d’esprouver tousjours de contraire destins,
N’auroit point espié le temps de vostre absence,
390 Pour entrer aujourd’huy le plus fort dans Bisance ?
Si l’air de ce climat ou de cette Cité,
Ne pourroit pas enfin nuire à vostre santé ?
Ou bien si combattant avecques trop d’audace, {p. 28}
Quelque danger helas ! de mort ne vous menace ?
395 Si bien que retournant en Thrace seulement,
Ce presage seroit sans nul évenement*.

SOLIMAN.

Il faut bien que d’ailleurs vienne quelque infortune*,
Je ne suis pas troublé d’une crainte commune :
La Thrace est trop puissante, et j’ay le cœur trop fort,
400 Pour craindre, elle à present l’ennemy, moy la mort.

LA REINE.

Sire, c’est bien conclurre, et j’apperçoy moy-mesme
Une autre occasion de ce peril extresme.
Helas ! seroit-il vrai !

SOLIMAN.

Poursuivez hardiment.

LA REINE.

Peut-estre crains-je à tort, quoy qu’avec fondement.

RUSTAN.

405 A l’heure qu’il s’agit du salut d’un Monarque,
On craint avec raison dessus la moindre marque. {p. 29}

SOLIMAN.

Madame, parlez donc :

LA REINE.

Je crains qu’un scelerat
N’ait tramé dessus vous quelque noir attentat,
Et par vostre trespas n’occupe cét Empire,
410 Où son ambition depuis long-temps aspire.

SOLIMAN.

Qui seroit si hardy ?

LA REINE.

Qui se sent le plus fort :
Celuy dont vous devriez attendre moins ce tort ;
L’injuste Mustapha.

SOLIMAN.

Mustapha ?

LA REINE.

C’est luy-mesme.
Pourquoy vous troubler tant, et devenir plus blesme ?
415 Je n’en asseure pas, j’en doute seulement : {p. 30}
Mais certes cette peur me trouble extremement.

RUSTAN.

Peut-estre cette peur n’est que trop raisonnable,
Sire, j’en concevois une toute semblable.

SOLIMAN.

Qui de luy, justement ces soupçons peut avoir ?
420 Et comment me peut-on les faire concevoir ?

LA REINE.

Sire, voyez-vous pas cette valeur guerriere,
Combien elle luy rend l’ame hardie et fiere,
Et tant d’autres vertus veritables ou non,
Qui donnent dans la veuë, et font bruire son nom ?
425 Ouy, vous le voyez bien, et voyez trop peut-estre,
Puis que mesme il vous plaist si bien les reconnestre,
Et que vous les aymez par une aveugle erreur,
Au lieu que vous devriez les avoir en horreur :
Considerez de plus cette humeur liberale,
430 Et cette courtoisie à tout le monde esgale :
Ne croit-il pas par là meriter d’estre Roy ?
N’est-ce pas par cet art* qu’on tire un peu à soy ?
Si bien qu’il est certain que ses desseins sinistres {p. 31}
Ne manqueront jamais de damnables ministres* :
435 Et puis vous sçavez bien que le peuple souvent
Aveugle a plus d’amour pour le Soleil levant.
Mais de plus qui pourroit nous donner asseurance
Qu’il n’ait avec Tamas eu quelque intelligence,
Quand sous un faux pretexte errant comme inconnu,
440 Il fut chez les Persans en prison retenu ?
Ce fut peut-estre alors qu’il trama vostre perte,
Et qu’au Prince ennemy son ame fut ouverte :
Peut-estre il luy promit un bon-heur eternel,
S’il vouloit seconder son dessein criminel :
445 Et tant de messagers, et de courses diverses,
Dont il feint d’espier l’intention des Perses
Pour moy je les soupçonne, et crois avec raison
Qu’ils sont les instruments de cette trahison :
Et si jusques icy l’issuë en fut remise
450 Les forces luy manquant à si haute entreprise* :
Desormais qu’il se void la puissance en la main ;
Il l’executera du jour au lendemain.

SOLIMAN.

Tant s’en faut, ce pouvoir est un tres-seur remede,
On ne desire plus le bien que l’on possede.

LA REINE.

{p. 32}
455 Mais, Seigneur, vous sçavez ce que c’est du pouvoir,
Que tant plus on en a, plus on en veut avoir.

RUSTAN.

Certes, Sire, voilà de grands subjects de crainte :
Mais repensez encore à cette bonté feinte
Qui luy faisoit tantost rechercher ardemment,
460 D’avoir tous vos soldats sous son commandement :
Que pretendoit-il faire avecques deux armées,
Sinon tenir la Thrace et Bisance opprimés ?

LA REINE.

A-t’il donc tesmoigné tant de temerité ?
Ah ! que doutons nous plus de cette verité ?
465 Seigneur, qui vous retient ? helas ! sans le connaistre,
Vous vous precipitez aux lacs* que tend un traistre :
Si vous ne nous croyez, croyez-en pour le moins
Ces voix de vostre cœur, muets, mais vrais temoins.

SOLIMAN.

Ne vous tourmentez point : j’y penseray, Madame,
470 Et vos sages advis prendront place en mon ame.
Retournons là dedans, O celeste bonté ! {p. 33, E}

LA REINE.

Allons, mais qu’il souvienne à vostre Majesté
Qu’on ne sçauroit trop tost prevoir à son dommage.

SOLIMAN.

C’est assez dit, Allons.

RUSTAN tout bas à la Reyne.

Prenons, prenons courage.

SCENE CINQUIESME. §

PERSINE. ALVANTE.

PERSINE.

475 Alvante est donc enfin émeu par mes discours
Et prend compassion de mes tristes amours.

ALVANTE tout bas ces deux vers seulement

Pour guerir un amant* de sa melancolie,
Il faut faire semblant d’approuver sa folie.
Ouy, je me sens vaincu ; Qui pourroit resister {p. 34}
480 A ce Dieu si puissant, et qui sçait tout donter ?
Suivez donc seulement l’histoire commencée,
Et puis sur ce sujet j’ouvriray ma pensée.

PERSINE.

Ainsi tousjours le Ciel te soit propice et doux !
Suivant donc cette audace ordinaire entre nous,
485 Je m’habille en Guerrier, et contre la Scythie,
Conduis de nos Soldats la meilleure partie,
Et cependant qu’un jour j’allois à petit bruit,
Cherchant un lieu commode où nous camper la nuit :
Voilà, nous descouvrons, dans un bois assez sombre,
490 Un Guerrier qui marchoit à la faveur de l’ombre ;
Et qui s’avance enfin où le champ plus ouvert,
De l’ombrage du bois n’estoit pas si couvert*.
Là de nous il fut joint, et quoy que l’apparence
Ne nous fist remarquer aucune difference,
495 Qu’il fust armé de mesme et parlast comme nous,
Pour ennemy pourtant il fut jugé de tous :
J’ordonne qu’on l’arreste, on court à l’instant mesme,
Luy ne s’estonne* point dans ce peril extresme,
Mais l’espée à la main, il se vient presentant,
500 Et fait teste à tous ceux qui le vont combattant ;
Il frappe, tuë, abbat, et donne trop à croire {p. 35}
Que le nombre tout seul empeschoit sa victoire ;
Il resiste pourtant, et d’un accent plus fier,
De ces mots menaçans les ose défier :
505 Oüy, poltrons je mourray puis que le Ciel l’ordonne ;
Mais je vous vendray cher mon sang et ma personne :
Son courage, son sort, ces mots, cette action,
Firent naistre en mon cœur de la compassion :
Je cours où le combat plus violent se montre,
510 Et justement j’arrive (agreable rencontre)
Lors* que de mille coups son armet* entr’ouvert,
Se lasche et laisse voir sa face à descouvert :
Tel qu’apres maint éclair et le bruit du tonnerre,
Le Soleil apparoist plus riant à la Terre,
515 Tel brilla ce visage en cét heureux moment ;
Mille rayons de feu luy servoient d’ornement,
Et son œillade estoit de tant d’attraicts pourveuë,
Que tout au mesme instant il m’esbloüit la veuë,
Et me remplit le sein d’une telle amitié*,
520 Qu’aussi-tost elle change en amour ma pitié.
Ainsi pour le tirer de ce peril extresme,
Je luy fais contre tous un bouclier de moy-mesme ;
Et crie à mes soldats, d’un accent de courroux,
Qu’ils appaisent leur rage et retiennent leurs coups ;
525 Puis retournant mes yeux dessus son beau visage, {p. 36}
D’un ton plus gratieux je luy tiens ce langage :
Veuillez, brave guerrier nous ceder desormais,
Recevez de nos mains et la vie et la paix,
Et si de nous ceder vous avez quelque honte,
530 Cedez de moins au sort, c’est luy qui vous surmonte :
Si vous ne desdaignez la fille d’un grand Roy,
Soyez son serviteur et vous rendez à moy,
A moy qui suis Persine : à ceste voix derniere
Je leve mon armet*, je hausse ma visiere ;
535 Il me contemple, il tremble, une morne pâleur
Luy dérobe*, et luy rend sa vermeille couleur ;
Et toutes deux cent fois partagent son visage ;
Puis souspirant au Ciel, il luy tient ce langage ;
O Dieu ! que puis-je plus ! j’apperçoy mon vainqueur !
540 Oüy, Madame, je rends et l’espée et le cœur,
Tous deux ils sont à vous ; là rompant sa harangue,
Il commit à ses yeux l’office* de sa langue,
Ses yeux où je lisois avec contentement
Les secrets qu’il n’osoit me dire ouvertement.
545 Voilà quand et comment mon amour prit naissance,
Or entends* maintenant comme elle prit croissance :
Et puis tu jugeras par quel heureux chemin
Elle doit desormais parvenir à sa fin.

ALVANTE

{p. 37}
Qu’une amour née en guerre et parmy les alarmes,
550 N’attende que la mort, et des subjets de larmes.

PERSINE.

Pourquoy vas-tu troublant de presages de mort
Le fortuné succez que j’espere du sort.

ALVANTE.

J’apprehende pour vous, parce que je vous ayme,
Et ne vous nuirois pas, non pas du penser mesme.

PERSINE.

555 Escoute donc comment s’avança mon amour.
Estant avecque luy vers mon camp de retour.
Je le presse instamment de me faire connaistre
Son nom, et ce qu’en fin le Ciel l’avoit fait naistre,
Luy jurant de garder, quel que fust son secret,
560 L’inviolable foy* d’un silence discret ;
Et de plus luy donner, si c’estoit son envie,
Entiere liberté, non seulement la vie :
Lors* il me declara qu’aux Scythes inconnu,
Jusqu’où nous l’avions pris, seul il estoit venu ;
565 Qu’il pretendoit de là voir le pays des Perses, {p. 38}
Pour connestre des lieux les assiettes diverses ;
Qu’encor qu’il pratiquast ce dangereux métier,
De la Thrace pourtant il estoit l’heritier :
Joyeuse de sçavoir une telle merveille,
570 Je preste à ses discours une attentive oreille,
Rien ne m’asseurant mieux qu’il n’estoit pas menteur,
Que faisoit mon desir, amoureux et flatteur :
Apres ces mots s’accroist le feu qui me tourmente,
Car l’amour entr’égaux facilement s’augmente ;
575 Et lors* je reconnois, quoy qu’il n’en dise rien,
Que son brasier n’est pas moins ardent que le mien :
Comme d’une autre part, encor que je me taise,
Il reconnoist aussi mon amoureuse braise :
Car des cœurs enflammez d’un mutuel desir,
580 S’expliquent d’une œillade et du moindre soûpir.
Nous fusmes quelque temps dans cette violence ;
Mais il fut le premier qui rompit le silence,
Et qui me descouvrit sa flame en peu de mots,
Mais mots entrecoupez de pleurs et de sanglots :
585 Croyant qu’un jour apres le decez des deux Princes,
Cela pourroit causer la paix dans nos provinces,
D’un esprit balancé de honte et de plaisir,
Je l’escoute, me tais, approuve son desir,
Et lors* entre nous deux fut la foy* d’hymenee, {p. 39}
590 Le Ciel pris à tesmoin, secrettement donnée :
Cependant le Tartare en Perse descendit,
Tu sçais comme le Sort à ses vœux respondit
Si bien que dans un fort tristement retirée,
De mon aymable espoux je me vis separée,
595 Qui depuis me manda par un moyen secret,
Qu’il estoit retourné dans la Thrace à regret,
En attendant le temps et l’heureuse journée
Que nous verrions l’effet* de cette foy* donnee,
Dont voilà, cher Alvante, et la cause, et la fin :
600 Ce qui m’ameine icy tu l’as sceu ce matin.
Donc puisque incessamment un peuple l’environne ;
Et que je ne sçauroit luy parler en personne :
Si tu ressens pour moy quelque peu d’amitié*,
Si, comme tu disois, mon feu te fait pitié,
605 Declare maintenant ce qu’il faut que je fasse.

ALVANTE.

Vous pourriez esmouvoir un naturel de glace :
Oüy, je vous veux ayder, et par cette action
Vous tesmoigner l’ardeur* de mon affection :
Quel soin* plus glorieux me pouviez vous commettre !
610 Je vay porter au Prince et la fueille et la lettre :
Au cas que sans roder icy tout alentour. {p. 40}
Vous irez au logis attendre mon retour.

PERSINE.

O mon amy fidelle, ô pere secourable,
Qu’à tes vœux, derechef* le Ciel soit favorable !
615 Tiens, avecque la lettre où dans peu de discours,
Je reclame son ayde à mes longues amours,
Ce papier blanc signé que je pris à mon Pere :
Qu’il reçoive dans luy la Perse de doüaire,
Car il le peut remplir de ce qu’il luy plaira,
620 Et dessous ce cachet tout le monde plira.

ALVANTE.

Allez, et je feray tout ce qu’il faudra faire.

PERSINE.

Je m’en vay, daigne Amour conduire cette affaire.

SCENE SIXIESME. §

{p. 41, F}
ALVANTE, OSMAN.

ALVANTE

Doncques est-il possible ! ô Dieu quelle fureur !
Puis-je estre encore en vie à cét objet* d’horreur !

OSMAN sans estre apperceu.

625 Comme tousjours le sort destruit ce que je tente !
Mais quel nouveau visage à mes yeux se presente !

ALVANTE.

Mustapha, nostre Roy !
S’il espousoie Persine, mais Osman le prend à la lettre

OSMAN.

C’est quelqu’un de ses gens,
Et sans doute quelqu’un de ses nouveaux agens.
Escoutons-le.

ALVANTE.

Et pour luy trahir ainsi son pere !
630 Son pere ! et son Royaume !

OSMAN.

O fortune* prospere !

ALVANTE.

{p. 42}
Me croire l’instrument de sa lâche fureur !
Comment pûst son esprit tomber dans cette erreur !
Moy porter ces papiers où ta honte est enclose !
Ne permette le Ciel que je me le propose.
635 Voilà comme j’avois dessein de les porter,
Il les deschire
Lors* que je te promis de les luy presenter.

OSMAN.

Comme il est disparu ! La colere l’emporte !
Encor si ces papiers deschirez de la sorte,
Par quelques mots entiers me rendoient éclaircy,
640 De ce dont en fuyant il me laisse en soucy ;
Mais qu’est-ce que je voy ! Dieu l’heureuse avanture !
C’est du Prince ennemy la propre signature !
C’est son propre cachet ! qu’il nous vient à souhait !
Je m’en vais à Rustan exposer* tout le fait :
645 Il est bien si rusé qu’en ce peu de matiere,
Il treuvera* subject d’une ruine entiere.

Fin du second Acte.

{p. 43}

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

PERSINE. ALVANTE.

PERSINE.

Le traistre a donc commis cette infidelité !
Alvante que dis-tu ?

ALVANTE.

Je dis la verité.

PERSINE.

O trois et quatre fois Persine infortunée !

ALVANTE.

650 D’autant plus qu’oubliant la promesse donnée,
L’impatiente ardeur* de vostre jeune amour {p. 44}
Vous a fait si soudain prevenir* mon retour
Pour apprendre plutost ceste triste nouvelle.

PERSINE.

Je n’ay donc plus de part à ce cœur infidelle !
655 Je suis doncques trahie, et mon chaste desir
N’obtiendra pour tout fruit qu’un honteux desplaisir ?
En vain je prends les noms et d’Espouse et d’Amante*,
Puis qu’on fait un peché de ma flame innocente :
Mais qu’est-ce que tu dis à ce cœur inhumain ?

ALVANTE.

660 Quand je vis ces papiers déchirez de sa main,
Ah ! grand Prince, luy dis-je, est-ce donc de la sorte,
Que vous reconnoissez une amitié* si forte ?
N’estimez vous donc rien qu’elle ait quitté pour vous,
Tout ce qu’en son païs elle avoit de plus doux ?
665 Que sans aucune suitte, et comme une inconnuë,
Elle soit pour vous voir en ce lieu cy venuë ?
Qu’elle ait esté rebelle à son pere, à son Roy,
Plustost que de souffrir* de vous manquer de foy* ?
Comment eut elle mieux contenté vostre envie,
670 Qu’en vous livrant son cœur, son Royaume, et sa vie ?
Seigneur, par vostre bonheur, et par cette clarté, {p. 45}
Que vous n’ignorez pas tenir de sa bonté,
Daignez prester secours à cette infortunée,
Et donnez luy la vie, elle vous l’a donnee ;
675 Aimez donc qui vous aime, et luy gardez la foy*.

PERSINE.

Ce discours, sage Alvante, estoit digne de toy :
Mais que dit-il ?

ALVANTE.

D’un cris de mespris, et de rage,
(Car ces mots vivement piquerent son courage)
M’oses-tu bien, dit-il, faire ressouvenir
680 D’une foy* que jamais je n’ay voulu tenir ?

PERSINE.

O Ciel !

ALVANTE.

Et puis, dit-il, par un pouvoir magique,
Et par cette science en Perse si publique,
Elle m’avoit alors empoisonné le cœur,
Qui depuis grace au Ciel a repris sa vigueur.
685 Et si de son honneur faisant si peu de conte, {p. 46}
Elle foule à ses pieds toute sorte de honte :
Je ne suis pas d’advis de suivre ceste loy,
Et ce seroit mal fait qu’un Prince comme moy,
Prist en affection, et moins en hymenée,
690 Une fille dont l’ame est si desordonnée :
Partez doncques tous deux dans une heure d’icy
Ou n’attendez de moy ni grace, ni mercy ;
Son visage à ces mots paroissant tout de flame,
Me jetta l’espouvante et l’horreur dedans l’ame,
695 Et ma langue et mon cœur resterent si confus,
Qu’aussi-tost je m’enfuys sans luy repliquer plus.

PERSINE.

O Ciel ! injuste Ciel ! que fais-tu de ta foudre !
Laisses-tu les meschants sans les reduire en poudre !

ALVANTE.

Quoy qu’elle ait à souffrir* de ce contrepoison,
700 Il n’importe, pourveu qu’il soit sa guerison.
Madame, il n’est plus temps desormais de se plaindre,
Craignons pour nostre vie :

PERSINE.

Hé ! que puis-je plus craindre,
Si sans chercher ailleurs ce dernier reconfort, {p. 47}
Je suis preste moy-mesme à me donner la mort ?

ALVANTE.

705 L’excez de la douleur vous trouble et vous surmonte,
Vostre mort ne feroit qu’augmenter vostre honte.

PERSINE.

Mais elle amoindriroit un si fascheux tourment.

ALVANTE.

Un invincible cœur endure constamment*.

PERSINE.

Vivray-je donc apres une si grande offense ?

ALVANTE.

710 Oüy, car c’est le moyen d’en tirer la vengeance :
Quittons donc ce pays, et si cét inhumain
Montre avoir maintenant vostre amour à desdain,
Qu’il vous trouve au retour sa mortelle ennemie,
Et dans son propre sang lave son infamie :
715 Allons, pour revenir avec tant de soldats,
Que nous mettions sa teste et son orgueil à bas.

PERSINE.

{p. 48}
Allons, c’est la raison que l’amoureuse flame
Cede aux feux que la haine attise dans mon ame.
Va donc pour donner ordre à nostre partement,

ALVANTE.

720 J’y cours, ô d’un tel tour l’heureux evenement* !

PERSINE.

Mais quel est mon dessein, et quelle est ma pensée !
Moy-mesme plus qu’aucun je me suis offensée.
Donc pour punir celuy qui m’a fait plus de tort,
C’est à moy seulement qu’il faut donner la mort.
725 Sus donc cœur imprudent, sus donc ame coupable,
Songeons à nous donner un trespas honorable :
Mais que ce soit aux yeux de ce traistre et brutal,
Que je voye en mourant l’objet* qui m’est fatal,
Afin qu’au triste aspect d’une fin si cruelle,
730 De son crime, il conçoive une horreur eternelle.
{p. 49, G}

SCENE DEUXIESME. §

SOLIMAN, ACMAT.

SOLIMAN.

Voylà ce que je crains, et pour me soulager,
Je luy viens d’envoyer en haste un messager
Qui le r’appelle en Cour, afin que j’examine
Avec plus de loisir, ses discours et sa mine.

ACMAT.

735 Sire, je suis surpris d’un tel estonnement*,
Qu’à peine puis-je icy dire un mot seulement :
Si vous aviez peu voir avec quelle franchise*,
Il a receu l’armée à sa charge commise,
Je suis bien asseuré que vostre Majesté
740 Penseroit autrement de sa fidelité.

SOLIMAN.

Pour mieux executer sa trahison mortelle,
Nostre ennemy souvent prend le nom de fidelle.

ACMAT.

Mais qu’il est encor vray qu’il n’est point de poison,
Qui plus mortellement blesse nostre raison,
745 Comme de croire trop à ces soubçons iniques {p. 50}
Qui sont suivis enfin de mille actes tragiques :
Partant puis que ce poinct vous est encor permis ;
Sire, foulez aux pieds ces soubçons ennemis
Quoy doncques les vertus d’un Prince magnanime,
750 Ne causeront en vous que la crainte d’un crime ?
Une miniere d’or produit-elle du fer ?
Et trouve-t’on au Ciel les horreurs de l’Enfer ?
Que si tant de valeur vous trouble et vous estonne*,
Non que vous craigniez rien de sa propre personne,
755 Mais que de vos subjets estant trop bien voulu
Ils luy donnent sur eux un pouvoir absolu ;
Sçachez qu’il n’est chery d’une amitié* si forte :
Qu’à cause seulement de l’amour qu’on vous porte ;
Hé par qui des mortels ne seroient estimez
760 Ceux qui viennent de vous, et que vous mesme aymez ?
Doncques si c’est pour vous qu’on l’honore et l’estime,
Qui pour luy, contre vous, voudroit commettre un crime ?
Et quoy sera-t’il dit que vostre Majesté
Ayt oublié si tost nostre fidelité ?

SOLIMAN.

765 Soit la foy* de mon peuple inviolable et sainte :
Il me reste d’ailleurs de grands sujets de crainte,
Ce fils dénaturé joint avec les Persans {p. 51}
Pour me perdre a-t’il pas des moyens trop puissans ?

ACMAT.

Le Prince vostre fils a l’ame trop prudente
770 Pour s’embarquer sans voir la fin de ce qu’il tente :
Hé comment combattroit l’ennemy pour autruy,
Luy qui ne peut garder son Royaume pour luy ?
Mais qui jusques icy de ces intelligences
A peu donner encor les moindres apparences ?
775 Il est vray qu’il a veu les pays ennemis ;
Mais, Sire, vous aviez ce voyage permis ;
Vous sceutes ce qu’il fit durant tout son voyage,
Et si quelque entreprise* eust trahy son courage,
Vous auriez peu bien-tost vous en apercevoir,
780 Ou quelque amy secret vous l’auroit fait sçavoir :
Non, non, Sire, croyez qu’un cœur épris de gloire
Ne concevra jamais une action si noire.

SOLIMAN.

Un grand cœur tousjours monte, et suit audacieux
Le talent qu’en naissant il a receu des Cieux :
785 Et quoy qu’à ma couronne il doive seul pretendre,
Peut-estre ayme-t’il mieux l’usurper que l’attendre.

ACMAT.

{p. 52}
Mais, Sire, de sa gloire il est si fort jaloux,
Que l’on ne doit jamais apprehender pour vous
Que s’emparant ainsi d’une chose asseurée
790 Il voulut perdre un bruit d’éternelle durée :
Que vostre Majesté pense donc à cecy,
Et chasse s’il luy plaist, de son cœur, tout soucy.

SOLIMAN.

Je commence à le faire, et sens qu’à ta parole
Mon cœur moins agité s’appaise et se console :
795 Vas, et s’il n’est party, retiens Geron chez toy,
Et luy dis qu’il attende un autre ordre de moy.

ACMAT.

Grand Prince j’obeys.

SOLIMAN.

Quelle est la citadelle
Qui nous mette en repos comme un amy fidelle !
Voilà que son discours enfin m’a desgagé
800 Des soubçons dont mon cœur se sentoit assiegé.
Dans une douce paix maintenant je respire,
Et dessus moy la peur n’a plus aucun empire.

SCENE TROISIESME. §

{p. 53}
RUSTAN. SOLIMAN.

RUSTAN.

Que vostre Majesté n’espere desormais
A ses tristes mal-heurs de tresve ny de paix ;
805 Qu’elle appreste la mort à son fils infidelle,
Et contre les Persans une guerre immortelle.
Sire, lisez ce mot qui vient d’estre arraché
Par mon fidelle Osman, d’un espion caché.

SOLIMAN.

Il s’adresse à mon fils ! detestable aventure !
810 C’est du Prince ennemy la propre signature !
C’est son propre cachet ! ô Ciel secourez nous.

RUSTAN.

Mais tout vostre salut ne depend que de vous.
Sire, hâtez-vous donc ainsi que veut l’affaire,
En ces occasions, il se perd qui differe.

SOLIMAN lit.

{p. 54}
815 Je n’attens pour partir que vostre mandement.
Cette puissante armée est deja toute preste.
Commencez seulement d’attaquer cette teste,
Et vous serez par moy secouru promptement.
Qu’ay-je leu ! mais allons adviser au remede :

RUSTAN.

820 O bien-heureux Rustan, que la fortune* t’aide.

SCENE QUATRIESME §

MUSTAPHA. ORMENE.

MUSTAPHA.

Que si le Messager n’est indigne de foy*,
Au Palais de la Reine, on doit trouver le Roy :
Voicy donc le plus court ; Mais voy-je pas Ormene !
Comment m’as-tu suivy bon Pere et qui t’ameine !

ORMENE.

825 Seigneur, j’acours à vous, et je rends grace aux Cieux,
Qu’encore assez à temps je vous touve en ces lieux :
Certes si j’eusse esté present à ce message, {p. 55}
Je m’y fusse opposé ; mais de tout mon courage,
Pour la crainte que j’ay d’un sinistre accident,
830 Qui dedans mon esprit se rend presque evident.

MUSTAPHA.

Que crains-tu ?

ORMENE.

J’apprehende, et non sans juste cause,
Que l’on n’ait contre vous machiné quelque chose :
Pourquoy si promptement vous r’appeller en Cour,
Vous mandant de tenir secret vostre retour ?
835 A peine en sortez vous, et nous devons bien croire,
Que Soliman n’a rien laissé dans sa memoire.
Quel desir pourroit donc rendre en si peu de temps
D’un Roy si resolu les conseils* inconstans ?
Ah je voy les serpens qui se cachent sous l’herbe,
840 C’est la Reyne elle-mesme, et Rustan le superbe*,
Dont la rage vomit son venin contre vous.

MUSTAPHA.

Quelle raison pourroit exciter leur courrous ?

ORMENE.

Je croy que dans Rustan vostre insigne merite
Desjà depuis long-temps cette rancune excite,
845 Le merite à la Cour est rare et pretieux, {p. 56}
Et tousjours exposé* pour butte aux envieux ;
Mais ce qui plus que tout a sa rage enflamée,
C’est de voir que le Roy vous a fait chef d’armée :
Je sçay que ce matin il ne l’a peu souffrir*,
850 Presumant qu’à luy seul ce rang se deust offrir.

MUSTAPHA.

Et qui peut concevoir un courroux équitable,
Pour un choix que chacun trouve si raisonnable ?

ORMENE.

Quoy que ce qui nous nuit se fasse justement,
On ne le sçauroit voir sans mescontentement :
855 Si bien que secondé du courroux de la Reine,
Il dresse à vostre vie une embusche certaine ;
Et vous n’ignorez pas quelle injuste raison
Peut obliger la Reine à cette trahison :
Seigneur, elle est marastre, et de plus ne demande
860 Que de voir chaque jour sa puissance plus grande :
Mais elle craint de vous, pour elle et pour Selin,
A leurs jours glorieux, une cruelle fin.

MUSTAPHA.

Quiconque craint de moy quelque offense, il s’abuse :
Mais quels seroient leurs lacs* ? quelle seroit leur ruse ?
865 Quelle puissance ont-ils, et quel droit dessus moy ? {p. 57, H}
N’ay-je pas pour deffense et mon Pere, et mon Roy ?

ORMENE.

Ah Seigneur, vous feignez de ne me pas entendre*.
Sçachant que le Roy seul sur vous peut entreprendre,
Ils vous auront vers luy quelque crime imposé*.

MUSTAPHA.

870 Et dequoy Mustapha peut-il estre accusé !
Ma foy* n’est-elle pas à mon Pere assez claire ?

ORMENE.

Mais les ruses et l’art* que ne peuvent-ils faire ?
Manquent-ils de matiere à leur subtilité,
Ou de fausse couleur* à leur méchanceté ?
875 Hé qui sçait s’il n’ont point desseigné vostre perte
Sur cette amour, par eux, malgré nous descouverte ?

MUSTAPHA.

Ce seroit là vrayment un detestable tour,
De faire reüssir leur haine par l’amour !
J’ayme, je le confesse (et tu connois Ormene
880 Quelle est à son sujet mon amoureuse peine)
La fille de Tamas, Roy de nos ennemis, {p. 58}
Persine, en qui le Ciel tous ses thresors a mis :
Et toutesfois (permets qu’icy je le redie)
Bien loin de me noircir d’aucune perfidie,
885 Si je ne puis enfin gaigner dessus le Roy,
Que par un doux hymen je dégage ma foy* :
Si, dis-je, je n’obtiens dedans cette entreprise*,
Ou que par la victoire elle me soit acquise,
Ou bien mesme qu’estant des Perses surmonté,
890 Mon Pere me la daigne offrir par sa bonté :
Pour ne pas offenser mon Roy pour l’amour d’elle,
Pour ne la pas trahir ny rester infidelle,
Je me türay moy-mesme, et de cette façon
Je m’exempteray bien de blasme et de soubçon.

ORMENE.

895 Seigneur, si la bonté de cette ame ingenuë,
Comme elle l’est au Ciel, en terre estoit connuë,
Je suis bien asseuré, que ny de cette part,
Ny d’ailleurs vous n’auriez à courre aucun hazard :
Mais quoy, l’œil des mortels ne connoist pas ces choses :
900 Voyez donc si je crains avec de justes causes,
Et vous-mesme jugez combien il est besoin*,
D’apporter en ce fait, de prudence et de soin*.

MUSTAPHA.

{p. 59}
J’approuve ta sagesse, Ormene, et je l’escoute :
Mais ta peur apres tout, n’est que sur une doute :
905 Si bien que je ne puis, sans manquer au devoir,
N’aller pas vers mon Pere apprendre son vouloir ;
J’y vais, et que le Ciel m’aide si j’en suis digne.

ORMENE.

Seigneur, ne bouge, et voy qu’Adraste t’en fait signe.

SCENE CINQUIESME §

ADRASTE. MUSTAPHA. ORMENE.

ADRASTE.

Ah grand Prince ! fuyez cette maudite Cour,
910 Où l’on a conspiré de vous priver du jour.

MUSTAPHA.

Que veut dire, et d’où vient mon Adraste fidelle ?

ADRASTE.

Du camp, où ce malheur vous-mesme vous r’appelle.

MUSTAPHA.

{p. 60}
L’homme ferme et constant* n’a pas le pied leger,
Et ne se trouble point sans sçavoir le danger.
915 Apprends moy donc devant*, ce qui te met en peine.

ADRASTE.

C’est, Seigneur, en un mot ; que Rustan et la Reine,
Pour vous perdre, ont de vous en diverses façons,
Dedans l’esprit du Roy, jetté de faux soubçons.

ORMENE.

O de ma triste peur asseurances trop grandes !

MUSTAPHA.

920 Mais en es-tu certain ? ou si tu l’apprehendes ?

ADRASTE.

Vous n’estiez pas encor de nostre camp sorty,
Que j’en fus en secret aussi-tost adverty :
Ainsi, Seigneur, tandis que vous le pouvez faire
Evitez promptement son injuste colere.

ORMENE.

925 Fuyons, mon fils, fuyons.

MUSTAPHA.

{p. 61}
L’innocent est trop fort,
Il est invulnerable à tous les traicts du sort.

ORMENE.

Mais qui se peut garder du venin de l’envie ?

ADRASTE.

Seigneur, c’est lascheté d’aymer par trop la vie,
Et de ne pas mourir à l’heure qu’il le faut :
930 Mais de mourir à tort, c’est un pareil defaut.

ORMENE.

Ah Seigneur ! Ah mon fils ! par tes jeunes années,
Autrefois par mes soins* tendrement gouvernées ;
Par mon affection, par mon ardente foy*,
Conserve toy, mon fils, et pour nous, et pour toy :
935 Fuys nostre perte à tous, fuys cette injuste mere,
Fuys du traistre Rustan la malice ordinaire,
Evite la fureur de ce Pere irrité,
Et laisse avec le temps sortir la verité.

MUSTAPHA.

Non, ne differons plus, qui differe est coupable.

ORMENE.

{p. 62}
940 Hé mon Fils !

ADRASTE.

Entendez* un mot irrevocable ;
Que le Dieu Tout-puissant qui punit les pervers,
Tienne dessous mes pieds les abymes ouverts,
Si ma promesse n’est de son effect* suivie :
Il vous faut, ou regner, ou bien perdre la vie :
945 Mais Adraste aujourd’huy vous sauve et vous fait Roy
Et l’armée, et la Cour, tout est presque pour moy :
Sus donc, qu’attendons-nous ? Le Destin favorise
Ceux qui suivent hardis une belle entreprise*.
Nous te declarons Roy : Compagnons criez tous,
950 Vive le jeune Prince.

MUSTAPHA.

Amis, que faictes-vous ?
Plutost, plutost qu’il meure.

ADRASTE.

Ah, Seigneur, quelle rage !

MUSTAPHA.

Mais dis que c’est l’effect* d’une affection sage,
Qui desire empescher vos crimes par ma mort. {p. 63}

ADRASTE.

Mais ce remede seul détourne vostre sort.

MUSTAPHA.

955 Sans l’honneur qui vrayment est l’ame de la vie,
La vie est elle un bien digne de nostre envie ?

ORMENE.

Ouy, mais si Soliman vous contraint de mourir,
Et que par tout le monde il fasse apres courir
D’une innocente fin, une raison infame,
960 Vostre mort sera-t elle honorable et sans blasme ?

MUSTAPHA.

Le Temps descouvrira la verité du faict.

ORMENE.

Vivez donc, pour joüyr de cét heureux effect*.
{p. 64, I}

SCENE SIXIESME. §

MESSAGER. MUSTAPHA. ADRASTE. ORMENE.

MESSAGER.

O Seigneur, retournez, retournez à l’armée,
Où parmy tous les Chefs la nouvelle est semée,
965 Que vostre teste court un funeste danger,
Desjà l’on se soûleve afin de vous vanger.

MUSTAPHA.

O de tous mes mal-heurs ; le mal-heur plus extresme !
Retourne ! mais retourne Adraste aussi toy-mesme,
Si jamais ta bonté me daigna secourir,
970 Et leur dis que je vis.

ADRASTE.

Mais que tu vas mourir.
Pensez-vous que des gens remplis de défiance,
Aux paroles d’autruy prestent si tost creance ?
A peine voudront-ils s’en fier à leurs yeux,
Seul vous appaiserez leurs esprits furieux.

ORMENE.

{p. 65}
975 Si de ce cœur fidelle, et de ce grand courage,
Vous craignez que le Roy prenne le moindre ombrage.
Seigneur, vous jugez bien qu’il est plus à propos,
Que vous-mesme y mettiez la paix et le repos.

ADRASTE.

Seigneur, trouvez-vous pas cét advis raisonnable ?

MUSTAPHA.

980 Que trop ; allons-y donc, ô Sort impitoyable !

Fin du troisiesme Acte.

{p. 66}

ACTE IIII. §

SCENE PREMIERE. §

SOLIMAN. RUSTAN. ACMAT.

SOLIMAN.

Pourquoy s’en retourner au camp si promptement,
Et ne pas obeyr à mon commandement ?
Non non, sa trahison n’est que trop descouverte
Rien ne le peut sauver, ny retarder sa perte :
985 Je veux de vive force entrer dedans son camp,
Et faire qu’il y soit puny dessus le champ.

RUSTAN.

C’est de cette façon qu’un grand Prince doit faire :

ACMAT.

Mais non de la façon que doit agir un Pere.

SOLIMAN.

{p. 67}
A l’endroit* d’un tel Fils, un Pere avec raison
990 Peut oublier de Pere et l’amour et le nom.

ACMAT.

Mais il faut que du moins l’humanité le touche.

SOLIMAN.

On n’en a point envers une beste farouche.

ACMAT.

On en a toutesfois souvent quelque pitié.

SOLIMAN.

Celuy-là soit hay qui n’a point d’amitié*.

ACMAT.

995 Donc un si brave Fils mourra sans qu’on l’escoute ?

SOLIMAN.

Quel besoin* de l’oüir si son crime est sans doute ?

ACMAT.

Mais quel signe le rend criminel comme on dit ?

SOLIMAN.

{p. 68}
Quel indice veux-tu plus clair que cét escrit ?

ACMAT.

Par ma fidelité qui vous est si connuë,
1000 Par mon affection et si pure et si nuë :
Daignez, Sire, prester l’oreille à ce propos,
Par où je remettray vostre esprit en repos.

SOLIMAN.

Parle donc, je veux bien te donner audiance.

RUSTAN.

Le moindre delay, Sire, est de grande importance.

ACMAT.

1005 Je ne veux point icy repeter les raisons,
Qui le font croire exempt de telles trahisons.
Je ne propose point quelque autre conjecture,
Qui me fait soubçonner la lettre d’imposture :
Et que vous entendrez*, Seigneur, tout à loisir,
1010 Lors* que vous en aurez le temps et le desir,
Je dis, que comme c’est une subtile ruse,
Et dont entre ennemis le plus souvent on use, {p. 69, J}
Peut-estre cét escrit vint de nos ennemis
A dessein seulement d’estre en vos mains remis :
1015 Pour rendre vostre Fils suspect par cette adresse,
Et renverser sur nous l’embusche qu’on leur dresse.

RUSTAN.

L’interprete subtil !

ACMAT.

Veritable pourtant :
Mais, Sire, ces soldats que l’on redoute tant,
Et par qui Mustapha vous doit faire la guerre,
1020 Où furent-ils levez ? et quel lieu les resserre ?
Puis que vos espions, qui vont par tout rodant,
N’en ont peu découvrir aucun signe evident.
S’il est vray que ce soit une invisible armée,
Pour moy, je la croiray de fantosmes formée,
1025 Et qui, si vous daignez y jetter seulement
Un des moindres rayons d’un si clair jugement,
Disparoistront bien-tost comme dans les lieux sombres,
A l’aspect du Soleil, disparoissent les ombres.
Vous verrez que ce camp qui nous fait tant de peur
1030 N’est qu’un camp fabuleux, chimerique et trompeur.

RUSTAN.

{p. 70}
Sire, encore une fois je declare et proteste,
Que puis que nous voyons le crime manifeste ;
C’est avecques danger, mais danger tres-pressant,
Que l’on s’efforce en vain de le rendre innocent.
1035 A quoy bon recourir aux fantosmes, aux fables,
Ayant entre nos mains des preuves si palpables ?
Mais puis que le fait touche à vostre Majesté,
C’est la raison qu’on suive icy sa volonté.

SOLIMAN.

En effet*, cher Acmat, je ne vous dois pas croire,
1040 Apres ce que je voy d’une action si noire :
C’est pourquoy ne pouvant demeurer asseuré,
Et laisser impuny ce fils dénaturé,
Je veux que les horreurs de sa mort criminelle,
Apprennent à chacun à m’estre plus fidelle.

ACMAT.

1045 O Sire ! qu’il souvienne à vostre Majesté,
Du mal qui peut venir d’un conseil* trop hasté.
Faut-il qu’un Roy si sage, et si plein de clemence,
Condamne à mort son Fils sans oüyr sa deffence !
Son Fils, dis-je, ô doux nom ! qui marque le lien {p. 71}
1050 Que la Nature a mis de vostre sang au sien.
Les escadrons des Roys, et leurs puissans asyles,
Sont au prix des enfans des forces trop debiles*.
Quand le meilleur amy nous quitte et cede au temps,
Seuls parmy les mal-heurs ils demeurent constans :
1055 C’est pour eux que le Ciel pourvoit à nos dommages,
De nous-mesmes ils sont les vivantes images.
Donc sans respect de vous, ny de son amitié*,
Peut-estre sans raison, mais tousjours sans pitié :
Souffrirez*-vous, Seigneur, que la fureur vous porte,
1060 Jusqu’à faire perir vostre Fils de la sorte,
Sans qu’il se justifie, ou demande pardon ?
Puis que mesme il devroit obtenir un tel don.
Que d’un Roy genereux* la vengeance est bannie,
Et qu’une ame bien née est tousjours mieux punie,
1065 Et reçoit de sa faute un plus seur chastiment
Quand on remet sa peine à son ressentiment*.
Enfin que la douceur est d’autant plus loüable,
Plus on peut concevoir un courroux équitable.
Sire, vous estes Roy, les Roys ce sont des Dieux
1070 Qui pardonnent sur terre, ainsi que l’autre aux Cieux.

RUSTAN.

Ny les Dieux d’icy bas, ny les puissances hautes
Ne nous pardonnent pas toute sorte de fautes : {p. 72}
Mais comme son discours donne au Roy du soucy !

ACMAT.

Seul, vous devez Seigneur, vous consulter ainsi,
1075 Vous ne sçauriez avoir un Conseiller plus sage.

RUSTAN.

Termine desormais cét importun langage,
Et songe pour le moins que commettre un forfait,
Ou le deffendre trop, c’est le mesme en effect*.

ACMAT.

Je n’apprehende rien, car aupres de mon Maistre,
1080 Et mon zele*, et ma foy* se font assez parestre.

SOLIMAN.

O Fils !

ACMAT.

Seigneur, voicy venir la verité.

RUSTAN.

Et de tous mes dangers, le moins premedité.
{p. 73, K}

SCENE DEUXIESME. §

SOLIMAN. DEVIN. RUSTAN. ACMAT.

SOLIMAN.

Toy, qui dedans les Cieux, de l’esprit te promenes,
Où tu lis le secret des volontez humaines,
1085 Dy moy la verité de cette trahison.

DEVIN.

La trahison est vraye, et faite sans raison.

RUSTAN.

Sire, que faut-il plus ?

DEVIN.

Mais le traistre se cache,
Et couvre avec son nom, une action si lasche,
Qui non plus que son nom ne se cognoistra pas,
1090 Qu’apres l’evenement* de son juste trépas.

RUSTAN.

Dieu ! qu’est-ce qu’il veut dire !

SOLIMAN.

{p. 74}
Et pourtant cette létre
M’apprend la trahison, avec le nom du trétre ?

DEVIN.

Cette lettre, de vray, monstre assez le forfait ;
Mais ne declare pas le nom de qui l’a fait ;

SOLIMAN.

1095 Comment ?

RUSTAN.

Je suis perdu.

SOLIMAN.

De quelle part vient elle ?
Et n’apprend elle pas une embusche mortelle ?

DEVIN.

Cét escrit que tu tiens, et qui t’emplit d’effroy,
S’addressant à ton Fils, ne regardoit que toy.

RUSTAN.

Ouy, Sire, il regardoit vostre seule Couronne.

ACMAT.

{p. 75}
1100 Plutost ne s’adressoit qu’au Roy mesme en personne.

SOLIMAN.

Responds moy seulement encore sur ce point,
Est-il vray que mon Fils au Persan se soit joint ?

DEVIN.

Bien plus que tu ne crois, et sans estre coupable.

SOLIMAN.

Comment se fait cela ?

DEVIN.

Mon dire est veritable :
1105 Mais je ne sçaurois pas t’expliquer clairement,
Ce que je n’apperçoy qu’en ombre seulement ;
Le reste surpassant mon humaine foiblesse,
Demeure ensevely dans une nuit espaisse.

RUSTAN.

Puis qu’on ne t’entend* point, ne dis mot, et vas-t’en ;
1110 Tu rends le Roy resveur.

DEVIN.

Oüy j’obeys, Rustan :
Mais si je pars, tousjours le Ciel sur toy demeure, {p. 76}
Et parlera pour moy, devant* qu’il soit une heure.

SOLIMAN.

Je suis plus que jamais incertain et pensif :
Mais que veulent ces gens avecques ce captif ?

RUSTAN.

1115 Fascheux retardement.

SCENE TROISIESME. §

PERSINE. SOLDATS. SOLIMAN. ACMAT. RUSTAN.

PERSINE.

Heureux subject de joye,
Puis que je puis aussi mourir par cette voye.

SOLDATS.

Sire, ce prisonnier Persan de nation,
Vient pour vous éclaircir de son intention.

SOLIMAN.

C’est sans doute, Rustan, quelqu’un de ses complices.

RUSTAN.

{p. 77}
1120 Il faut qu’il le confesse au milieu des supplices.

ACMAT.

Dieu qu’est-ce cy !

SOLIMAN.

Comment l’avez-vous arresté ?

SOLDATS.

Faisant garde, et rodant autour de la Cité,
Nous le vismes de loin comme hors de luy-mesme,
Les yeux estincelans, et le visage blesme ;
1125 Et creusmes aussi-tost qu’il couvoit en son sein,
Ou venoit d’achever quelque mauvais dessein.
Apres nous estre enquis de cent choses diverses,
Il nous dit qu’il estoit un espion des Perses ;
Et sans nous resister il fut conduit icy.

SOLIMAN.

1130 Jeune homme, avoüez-vous ce que dit celuy-cy ?

SCENE QUATRIESME §

{p. 78}
ALVANTE. SOLIMAN. RUSTAN. PERSINE. ACMAT. SOLDATS.

ALVANTE.

Elle est entre leurs mains, ô Ciel quelle disgrace !

SOLIMAN.

Responds-moy donc : Es-tu de Perse, ou bien de Thrace ?

PERSINE.

Importune frayeur, et qu’est-ce que je crains ?
La mort que j’apperçoy si belle entre leurs mains ?
1135 Pourquoy trembler ? Je suis de Perse et non de Thrace.

RUSTAN.

Voyez comme il respond, et qu’il est plein d’audace !

SOLIMAN.

Et de plus Espion ?

PERSINE.

Vous l’avez entendu* ;

ALVANTE.

Ah fille mal-heureuse ! hé Dieu ! tout est perdu.

SOLIMAN.

{p. 79}
Tu mourras.

ALVANTE.

Ah Seigneur !

PERSINE.

Que veux-tu faire Alvante ?

RUSTAN.

1140 Quelle est de ce vieillard l’entreprise* insolente !

ALVANTE.

De grace, par ces pleurs qui baignent tes genoux,
Daignes, puissant Seigneur, surmonter ton courroux,
Et ne veuilles priver du jour une personne,
Qui peut pour sa rançon t’offrir une couronne.

SOLIMAN.

1145 Cette affaire n’est pas de petit interest :
Leve-toy, bon vieillard, et m’apprends donc qui c’est.

PERSINE.

Ne dis rien, ou du moins secondant mon enuie,
Ne dis que ce qui peut me faire oster la vie.

ALVANTE.

Seigneur, sans vous tenir plus long-temps en soucy,
1150 La fille de Tamas, Persine, la voicy.

PERSINE.

{p. 80}
O par trop pitoyable, et trop cruel Alvante.

ALVANTE.

Seigneur, comme je voy, ce mot vous espouvante :
Mais j’ay dit toutesfois la pure verité.

SOLIMAN.

Toy Persine !

PERSINE.

A ce mot, si ton cœur irrité
1155 De ma perte, conçoit une plus forte enuie,
Il est vray, je la suis, arrache moy la vie.

ALVANTE.

Seigneur considerez

PERSINE.

Que fais-tu ?

ALVANTE.

Ces cheveux
Qu’elle serre au dedans entortillez par nœuds :

SOLIMAN.

Mais quelle occasion en ce pays t’ameine ?

ALVANTE.

{p. 81, L}
1160 Seigneur, je le diray.

PERSINE.

La naturelle hayne
Que contre ta personne, et contre tous les tiens,
Dans ce cœur genereux* de tout temps j’entretiens,
Est l’unique sujet qui m’ameine en Syrie,
Pour te faire sentir l’effet* de ma furie.
1165 Doncques que veux-tu plus, et qu’est-ce qu’on attend ?
J’ay merité la mort, que differes-tu tant ?

ALVANTE.

Seigneur, le vray subject, et qu’elle a voulu taire ;
Est tel qu’il esteindra toute vostre colere ;
C’est l’amour qu’elle porte au Prince vostre ainé,
1170 Soubs la foy* de l’hymen entr’eux deux destiné.

PERSINE.

Que tu me fais de tort !

SOLIMAN.

Dieu que viens-je d’entendre* !

RUSTAN.

Voilà cet innocent qu’Acmat vouloit deffendre !
Le crime est averé, Sire, n’en doutons point, {p. 82}
Voilà comme ce fils avec le Perse est joint,
1175 Voilà sa trahison.

ACMAT.

Dieu la triste avanture !

SOLIMAN.

Je le reconnois trop, ah fils contre nature,
Et vous, dans peu de temps vous sçaurez, scelerats,
De quels maux je punis de pareils attentats.

ALVANTE.

O deplorable Sort !

SOLIMAN.

Soldats, qu’on me l’emmeine,
1180 Dans un obscur cachot en attendant sa peine ;
Et toy, vieillard, suy moy, tu seras mis aux fers.

ALVANTE.

O Persine.

PERSINE.

O tourmens d’une main douce offers !

SCENE CINQUIESME §

{p. 83}
SOLDATS. PERSINE.

SOLDAT.

Madame, de vos maux j’ay si fort l’ame attainte,
Et fay ce triste office* avec tant de contrainte,
1185 Que si l’on avoit mis l’un et l’autre à mon choix,
Je choisirois plustost de mourir mille fois.

PERSINE.

Quelle pitié tardive amollit ton courage !

SOLDAT.

Vos beautez, vostre rang, vostre sexe, et vostre âge,
Que vous faites reluire avecques tant d’éclat,
1190 Me touchent vous voyant reduite en cét estat :
Mais ce qui plus que tout sensiblement me presse,
C’est que de Mustapha vous soyez la Maistresse.

PERSINE.

Ah tais-toy, mon amy, de semblables propos
Bien plus que tu ne crois, nuisent à mon repos. {p. 84}
1195 Sçaches que le subjet qui fait que tu m’estimes
Indigne de ces maux, les rend seul legitimes :
Mais que voy-je bon Dieu ! de grace mes amis,
Qu’un moment de delay me soit icy permis ;
Souffrez* que je reproche à qui m’oste la vie,
1200 Qu’il a ce qu’il desire, et qu’elle m’est ravie :
C’est Mustapha qui vient, laissez moy veoir à luy,
Que de quelques propos j’allege mon ennuy*,
Et si je n’en sçaurois tirer d’autre vengeance,
Que ma langue du moins punisse son offence.

SOLDAT.

1205 Amour, Maistresse, mort, vengeance, deplaisir ;
Mais soit ce qui pourra ; j’accorde ton desir.

PERSINE.

Ah veüe ! ah fier aspect ! ah cruel homicide !
Et ce qui passe tout, homme ingrat et perfide !
Dieu ! comme le venin qui de son sein glacé
1210 Tout froid, jusqu’en mon cœur, par mes yeux a passé,
Me saisissant la langue et le pied tout ensemble,
Oste la voix à l’une et fait que l’autre tremble.

SCENE SIXIESME. §

{p. 85}
MUSTAPHA. PERSINE. SOLDAT.

MUSTAPHA.

Vas t’en, et si quelqu’un venoit dessus mes pas,
Enjoins-luy de ma part de ne me suivre pas ;
1215 Et luy dis qu’aimant mieux une mort glorieuse,
Que de vivre une vie à mon Prince odieuse,
Je retourne à la Cour pour avoir le bon-heur
D’immoler s’il le faut ma teste à mon honneur :
Mais afin que mon Pere avec plus d’asseurance
1220 Sur ce flanc desarmé lise mon innoncence,
Emporte cette espée, et vas pres de la Tour,
Ou si tu veux, au camp, attendre mon retour.

PERSINE.

Que les armes par toy sont justement quittées,
Puis qu’elles en estoient indignement portees !
1225 Qu’à bon droit tu deffends qu’on ne te suive pas,
Ferois-tu bien le Prince ayant le cœur si bas ?
Mais quitte aussi le jour, ou dedans les boccages,
Vas te cacher parmy les Ours les plus sauvages,
Comme eux impitoyables, et sans aucune foy*. {p. 86}

MUSTAPHA.

1230 Veillé-je, ou si je dors ! Dieu ! qu’est-ce que je voy !
Est-ce une chose vraye ! ou si101 c’est quelque songe,
Dont mon desir m’abuse avec un doux mensonge !

PERSINE.

Non, ces liens ne sont ny mensonge, ny faux,
Tu me vois endurer de veritables maux,
1235 Et la mort qui bien tost finira ma misere,
Ne sera point non plus fausse ny mensongere :
Doncques resjoüis-toy, superbe*, déloyal,
Et qui foules aux pieds un cœur de sang royal :
Contemple avec plaisir dans une chaisne infame,
1240 Et qui n’attend sinon l’heure de rendre l’ame,
Celle dont tu receus la lumiere du jour,
Et qui fut pour toy seul dans les liens d’amour.

MUSTAPHA.

C’est sans doute elle mesme ! ô Dieu ! troupe barbare !
Hé comment traitez-vous une beauté si rare !

SOLDAT.

1245 Le Roy, brave Seigneur, l’a mise entre nos mains,
Jugez par là du reste. {p. 87}

MUSTAPHA.

O Destins inhumains !
En quel estat apres une si longue perte,
Maintenant à mes yeux, par vous est-elle offerte !
Persine prisonniere ! et pour tout reconfort,
1250 Persine n’attendant que l’heure de la mort !
Persine qui pourroit retenir asservie
Des Rois les plus puissans, la franchise et la vie !
Et pourquoy m’accuser de manquer à ma foy*,
Moy qui n’aimay jamais, et qui n’ayme que toy ?

PERSINE.

1255 Tu ne te crois donc pas assez abominable
Si tu ne feins encor de n’estre pas coupable ?
Que pretens-tu par là ? d’accroistre mes ennuis ?
Tu ne le sçaurois plus en l’estat où je suis ;
Ou si craignant d’en haut une juste vengeance,
1260 Tu veux dissimuler et nier ton offence
Et penses comme à moy pouvoir cacher aux Cieux,
Ce qu’ils n’ont que trop veu pleins de lumiere et d’yeux ?
Non, non, n’espere pas leur cacher ton offence,
Et sçaches qu’ils prendront eux-mesme ma deffence.

MUSTAPHA.

1265 Je reste tout troublé ! quel est donc ce forfait ? {p. 88}
Que je sçache du moins le crime que j’ay fait ?
Certes si j’ay failli, ma faute est pardonnable,
Car c’est la volonté qui rend seule coupable.

PERSINE.

Tu te mocques encore, et le mal te plaist tant,
1270 Que tu le veux ouyr redire à chaque instant :
Et bien, j’en suis contente, il faut que je te die
Comme tu déchiras, remply de perfidie,
Et la lettre et la feuille où se tenoient enclos,
Mon esprit, mon espoir, ma vie et mon repos.
1275 Comme te noircissant d’un horrible parjure,
Tu fis à mon honneur une sensible injure,
En niant de m’avoir jamais donné la foy*,
Sinon pour m’abuser et te mocquer de moy :
Comme tu m’accusas de science magique ;
1280 Comme tu me chassas ainsi qu’une impudique,
Et si je ne sortois de ces lieux promptement,
Dis que tu me ferois mourir honteusement :
Mais va, resjoüis-toy, la mort m’est preparée,
J’ay voulu la chercher toute desespérée,
1285 Afin de me punir de t’avoir trop aymé. {p. 87, M}

MUSTAPHA

Ah tais-toy, de douleur je suis presque pasmé :
Je perds à tes discours et l’esprit et la vie :
Quelle est cruel destin aujourd’huy ton envie ?
Quel estrange complot de l’Amour et du Sort,
1290 A juré ma ruyne, et conspiré ma mort ?
Quels autres ennemis ont entrepris encore
De m’accuser à toy d’un crime que j’ignore ?
Dequoy me parles-tu ? quels estoient ces escris ?
Qui me les apporta ? qui les a veus ou pris ?
1295 Qui jamais entendit sortir de cette bouche,
Que des mots de loüange en tout ce qui te touche ?
Deschirer tes escrits ! desavoüer ma foy* !
Ah que ces actions ne partent pas de moy.
T’appeller ny te croire impudique ou sorcière !
1300 Te chasser, menacer de t’oster la lumière !
O Ciel, s’il est ainsi, que tarde ton courroux ?
Precipices, Enfers, que ne vous ouvrez-vous ?
Affin de m’engloutir dans vos profonds abysmes,
Pour la punition que meritent ces crimes ?
1305 Que la terre ait horreur de soustenir mes pas ;
Que ny l’air, ny le feu ne me soulagent pas ;
Qu’avec les Elemens l’Univers me haïsse, {p. 88 M}
Et pour me souhaitter un plus rude supplice,
Que Persine elle mesme ait pour moy de l’horreur,
1310 Si jamais mon esprit conceut tant de fureur,
Et si dedans ce cœur qui garde ton image,
Mon amour ne te rend un eternel hommage ;
Que ne penetres-tu dedans mes sentimens !
Que ne vois-tu Persine en ce cœur si je mens !

PERSINE.

1315 Quand tu m’en donnerois une entiere asseurance,
Que me peut desormais servir ton innocence ;
Puis qu’elle ne sçauroit me sauver du trespas ?

MUSTAPHA.

On ne respectera plus de si divins appas,
Et quand tant de beauté ne te pourroit deffendre,
1320 Si quelqu’un doit mourir, J’ay du sang à respandre.

Fin du quatriesme Acte.

{p. 89}

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

MUSTAPHA, et PERSINE, conduits au supplice.

MUSTAPHA

Faut-il donc que ce fer, trop aimable Persine,
Se monstre si cruel à ta beauté divine,
Et que nos cœurs unis par l’Amour et le Sort,
Soient separez du coup d’une si dure mort !
1325 Mais pourquoy n’est-on pas content de mon supplice,
Sans que cette Princesse avecque moy perisse,
Qui ne peut en vivant donner aucun ennuy*,
Ny s’usurper* la gloire ou le Sceptre d’autruy ?
Ne reconnoist-on pas quelle est son innocence ?
1330 Si ce n’est que l’amour ait causé son offence.

PERSINE.

{p. 90}
Mais plutost ce visage est luy seul criminel,
Et digne que je souffre* un supplice eternel,
Puisque pour avoir eu le bon-heur de te plaire,
Il a de Soliman excité la colere.

MUSTAPHA.

1335 Ce visage Persine a des attraits trop doux,
Pour estre le sujet d’un si rude courroux :
Croy plutost que le Ciel jaloux des belles flames
Où s’alloient consommant nos innocentes ames,
Et dont nous recevions dans un paisible accord
1340 Des biens qu’on ne sçauroit gouster qu’apres la mort ;
Le Ciel, dis-je, sur nous deschargeant son envie,
A luy mesme entrepris de nous oster la vie :
Mais mourons constamment*, et faisons voir ce jour
Qu’on nous peut bien oster la vie, et non l’amour.

PERSINE.

1345 Que ce soit, cher Amant*, ou le Ciel ou la Terre
Qui nous livre aujourd’huy cette funeste guerre,
J’en deteste l’autheur, mais la cause m’en plaist,
Et j’en benis l’effet* tout injuste qu’il est.

MUSTAPHA.

{p. 91}
Avançons donc, Persine, et courons avec joye,
1350 Où par arrest* du Ciel un Pere nous envoye ;
Et puis qu’on nous deffend de nous joindre autrement,
Qu’en allant l’un et l’autre ensemble au monument* ;
Allons mourir ensemble, et qu’au moins en ce monde
Nostre sang dans la mort se mesle et se confonde.

SCENE DEUXIESME. §

LA REINE. SELINE.

LA REINE.

1355 Seline, c’en est faict, son arrest* est donné,
On va faire mourir ce Prince infortuné.
O Dieu quelle pitié dans moy se renouvelle !
Je suis donc l’instrument d’une mort si cruelle !

SELINE.

La raison, le devoir, les loix de l’amitié*,
1360 Vouloient que vous eussiez de vous-mesme pitié.

LA REINE.

{p. 92}
Mais il meurt innocent.

SELINE.

Il deviendroit coupable,
Empescher de faillir c’est estre charitable.

LA REINE.

Quoy doncques des soupçons legers et sans raison,
Auront peu me resoudre à cette trahison !
1365 Non, je ne puis souffrir* ce reproche en mon ame,
Je veux tout declarer.

SELINE.

Gardez-vous-en, Madame,
Si vous vous accusez, vous attirez sur vous,
Du juste Soliman, la haine et le courroux.

LA REINE.

N’importe.

SELINE

Parlez bas, car nous serions perdues,
1370 Si celuy-cy qui vient nous avoit entenduës*.

SCENE TROISIESME. §

{p. 93}
ORMENE. LA REINE. SELINE.

ORMENE.

Possediez-vous, Madame, un eternel bon-heur,
Comme vous ferez grace à mon fils et Seigneur :
Car lors* que vous sçaurez un secret d’importance,
Vous userez sans crainte envers luy de clemence :
1375 Mustapha maintenant a les Cieux ennemis,
Non point comme je crois, pour mal qu’il ait commis :
Mais parce qu’il n’est pas de royale naissance,
Pour heriter du Sceptre et regner dans Bisance ;
Encor qu’en ce point mesme il soit net de peché,
1380 Et que jusques icy ce fait luy soit caché :
J’ay tousjours reservé ce secret dans mon ame,
Depuis qu’il fut enfant eslevé par ma femme :
Mais le voyant helas ! si proche de la mort,
J’ayme encor mieux qu’il vive, et renonce à son sort.

LA REINE.

1385 Ce que tu dis, vieillard, me surprend et m’estonne* !
Mustapha ne pourroit pretendre à la Couronne ! {p. 94}
Et n’est-ce pas celuy que trois jours justement,
Devant* les premiers cris de cét enfantement,
Où de mon aisné mort je pleuray la disgrace,
1390 Mit pour ma perte au jour, la Sultane Circasse ?

ORMENE.

Le jour que vostre aisné dans le monde parut,
Le mesme jour, le fils de Circasse mourut :
Elle qui sur ce fils élevoit son courage,
Craignant que ce trépas ne causast son dommage,
1395 Afin de reparer cette injure du sort,
Me pria de chercher un vivant pour le mort :
C’est celuy que depuis la subtile Circasse
Fit croire à Soliman de son illustre race ;
Bien que de fort bas lieu sans doute il soit venu,
1400 Et que je l’eusse pris du premier inconnu,
Qui le debvant porter au loin dans une ville,
Dont la mer qui la ceint rend l’abord difficille,
Consentit aisément à s’en veoir delivré,
Moyennant cent sequins qu’alors je luy livray
1405 Avecques l’enfant mort qu’il mit en sepulture.

LA REINE.

Ciel ! estoit-ce donc luy ! L’avare ! le parjure !
Doncques tant de joyaux qu’il receut lors* de moy {p. 95, N}
Ne purent l’obliger à me garder sa foy* !
Mais dy-moy bon vieillard, toy qui dés sa naissance,
1410 As de ce jeune Prince entiere connoissance,
Toy, dis-je, dont les soins* furent creus suffisans,
Pour eslever la fleur de ses plus tendres ans,
N’as-tu point sur son corps apperceu quelque marque ?

ORMENE.

Le Ciel vouloit qu’un jour il fust nostre Monarque ;
1415 Aussi pour cét effect* receut-il en naissant
Sur le bras droit, un signe, en forme de Croissant.

LA REINE.

C’estoit mon propre fils ! et celuy de Circasse
L’enfant mort qui fut mis au sepulchre en sa place !
Naissant je le perdis par trop de piété ;
1420 Maintenant je le perds par ma credulité.
Je suis en son endroit* doublement criminelle,
Pitoyable autrefois, et maintenant cruelle :
Car sçaches, bon viellard, que l’on croit faussement,
Que mon premier enfant soit dans le monument* :
1425 Je feigny cette mort pour luy sauver la vie,
Craignant que par Circasse, elle luy fust ravie,
Qui ne pouvoit souffrir* ( mais tu la connus bien) {p. 96}
De voir à Soliman d’autre enfant que le sien.
Ainsi pour eviter son embusche mortelle,
1430 Je voulus pratiquer cette ruse nouvelle,
Et j’envoyois mon fils loin d’elle et du danger,
Dans une place forte avec cét estranger,
Qui devant* que partir me donna (chose estrange),
L’autre enfant mort du roy qu’il eut par ton eschange,
1435 Et qui sous un destin plus heureux et plus beau
Fut pour mon propre fils porté dans le tombeau,
De mesme que du Ciel la sagesse profonde
T’adressa vers celuy que j’avois mis au monde,
Afin que tous les deux, le vivant, et le mort,
1440 Fussent creus fils du Roy, mesme malgré leur sort.

ORMENE.

O prodige !

SELINE.

O merveille !

LA REINE.

Allons donc tout à l’heure
Empescher si je puis que mon cher fils ne meure,
Et si l’ayant trouvé je le pers aujourd’huy,
Moy-mesme je mourray de regret et d’ennuy*.

SCENE QUATRIESME §

{p. 97}
SOLIMAN. ACMAT.

SOLIMAN.

1445 Je sens, fidelle Acmat, une pareille crainte
A celle dont j’avois ce matin l’ame attainte :
Les mesmes mouvemens, et la mesme terreur
Confondent mes esprits de tristesse et d’horreur.
O Dieu que dans nos cœurs la Nature est puissante !
1450 Tout coupable qu’il est, son trespas m’épouvante.

ACMAT.

Ah Seigneur ! cette horreur que vostre ame ressent,
Montre que Mustapha sans doute est innocent :
Sire, encore une fois, au nom de la Nature,
Escoutez sa deffence, Acmat vous en conjure :
1455 A la perte d’un Fils qu’on ne peut réparer
Un Pere sçauroit-il jamais trop differer ?
Mais Dieu ! voicy la Reyne et Rustan qui l’arreste,
A quelque autre dessein leur malice s’appreste ?

SCENE CINQUIESME. §

{p. 98}
RUSTAN. LA REINE. SOLIMAN. ACMAT. ORMENE.

RUSTAN.

Mais Madame, escoutez ;

LA REINE.

Je t’ay trop escouté :
1460 Ta trahison aura ce qu’elle a merité.
Non, toutes ces raisons ne m’en peuvent distraire.
J’apperçoy Soliman.

RUSTAN.

Hé ! que pensez-vous faire ?

LA REINE.

Seigneur, c’est à moy seule

RUSTAN s’enfuit.

O Ciel, je suis perdu !

LA REINE.

{p. 99}
A qui de Mustapha le chastiment est deu ;
1465 Ma mort plus que la sienne, est juste et legitime,
Et seule contre vous, j’ay peu commettre un crime,
Puis que j’ay conspiré contre mon propre sang,
Et ruyné celuy qui sortit de ce flanc :
Je suis de Mustapha la veritable mere,
1470 Et que cecy, grand Prince, appaise ta colere ;
Quel autre chastiment me peut estre donné,
Qui ne cede aux tourmens dont j’ay l’esprit gesné* ;
Marastre que je suis ! horreur de la nature !
J’ay de mon propre fils creusé la sepulture.

SOLIMAN.

1475 Mustapha vostre fils !

LA REINE.

Ouy, Sire, asseurément :
Ce vieillard me l’enseigne, et vous sçaurez comment :
Cependant de Rustan l’ambition couverte*
M’a fait injustement travailler à sa perte,
Et jetter dans l’esprit de vostre Majesté
1480 Des soupçons esloignez de toute verité :
Ou souffrez* donc, Seigneur, qu’avec luy je perisse,
Ou que j’aille à l’instant le tirer du supplice.

SOLIMAN.

{p. 100}
O Ciel ! qu’ay-je entendu* ! Courez, Courez Soldats ;
Que son funeste arrest* ne s’exécute pas.

ACMAT.

1485 O doux commandement !

ORMENE.

O bien-heureux Ormene !

SOLIMAN.

Mais j’apprehende fort que leur course soit vaine.

LA REINE.

Seigneur, j’avois désjà de moy-mesme mandé,
Que son supplice fust quelque temps retardé,
Craignant qu’on ne courust trop tard à sa deffence,
1490 Quand vostre Majesté sçauroit son innocence.
Mais, Seigneur, accordez au Zele* toute puissant,
Que pour son propre sang une mere ressent,
Que je coure moy-mesme aussi le reconnestre,
Et que j’aille embrasser* celuy que j’ay fait naistre.

SOLIMAN.

1495 Allez, Madame, allez, et l’amenez icy.

SCENE SIXIESME §

{p. 101}
SOLIMAN. ACMAT.

SOLIMAN.

Je ne puis rien comprendre à tout ce discours cy !
Car si de Mustapha l’innoncence est si grande,
Que veut dire l’escrit que l’ennemy luy mande ?
Encor qu’en tout le reste on ait peu m’abuser,
1500 En cecy pour le moins n’a-t’on sceu m’imposer* ;
Car voilà de Tamas le propre signature !
C’est son prorpe cachet ! c’est sa propre escriture !

ACMAT.

La Reyne qui servit d’instrument au forfait,
Seigneur, éclaircira la verité du fait :
1505 Mais vous n’ignorez pas avecque quelle ruse
Ce traistre sçait charger l’innocent qu’il accuse,
Et vous avez peu veoir comme au premier accent,
Que la Reyne a formé pour ce fils innocent,
Le perfide a jugé sa trame descouverte,
1510 Et s’est mis à fuyr asseuré de sa perte ;
Ce qui declare assez qu’il n’ose se fier {p. 102}
A l’escrit qui pourroit seul le justifier.

SOLIMAN.

De mon Fils Mustapha l’innocence averée !
Au perfide Rustan la mort est asseurée ;
1515 Mais un autre sujet de mon estonnement*,
C’est que je ne puis voir par quel evenement*,
Mustapha pourroit estre aussi fils de la Reyne,
Quoy qu’avecques plaisir, certes j’en suis en peine.

ACMAT.

Cecy pareillement me rend fort estonné,
1520 Car son aisné mourut aussi-tost qu’il fut né.

SOLIMAN.

Mais personne ne vient, helas ! que j’apprehende
Qu’on ait executé ce que l’arrest* commande ;
Ah Dieu ! il est ainsi qu’on l’execute à tort,
Puis-je mourir apres d’une assez rude mort.

ACMAT.

1525 Seigneur, voicy la Reyne, et son Fils qu’elle embrasse*.

SCENE SEPTIESME. §

{p. 103, O}
LA REINE. MUSTAPHA. PERSINE. ALVANTE. SOLIMAN. ACMAT.

LA REINE.

C’est le subject, mon Fils, d’où provient ta disgrace,
Et sur tout de la lettre ; Il ne te reste plus
Qu’à te justifier au Prince, là dessus.
Le voilà qui t’attend pour ouyr ta deffence.

SCENE HUITIESME. §

LA REINE, MUSTAPHA, PERSINE, ALVANTE, SOLIMAN, ACMAT, OSMAN

OSMAN survient.

1530 O triste desespoir ! ô divine vangeance !
Seigneur, Rustan est mort !

SOLIMAN.

Comment ! de quelle mort !

OSMAN.

Il a fait sur soy-mesme un violent effort.

SOLIMAN.

Et pour quelle raison ? {p. 104}

OSMAN.

Ayant veu que Madame
Accusoit sa malice, et son injuste trame,
1535 Il est dans son logis accouru furieux,
Et d’un coup de sa main tombé mort à mes yeux.

SOLIMAN.

Son bras a seulement prevenu* ma justice,
Et le triste appareil* d’un infame supplice ;
Il eust apprist le Traistre à vomir son poison
1540 Autre-part que sur ceux qui sont dans sa maison.

LA REINE.

Ainsi le Ciel luy-mesme a puny son offence.

SOLIMAN.

A ce point prés, mon fils, je voy ton innocence,
Comment donc pourras-tu respondre à cét escrit ?

OSMAN.

Seigneur, j’en puis tout seul esclaircir vostre esprit :
1545 Espiant prés du camp, comme voulut mon maistre, {p. 105}
Dequoy rendre à vos yeux le jeune Prince traistre ;
Des papiers deschirez s’offrent à ce desseing,
Où de Tamas estoient le cachet et le seing ;
Je les donne à Rustan, qui trop plein d’artifice
1550 Les employe aussi-tost à ce damnable office* :
Le nom du Roy Tamas d’une aiguille il picqua,
Qu’au pied d’un papier blanc après il applicqua :
Puis il seme dessus une poudre menuë ;
Mais de qui la noirceur sur le blanc retenuë,
1555 Laisse apres à sa plume un moyen fort aisé
De passer sur le nom qu’il avoit supposé :
Enfin le cachet mis en sa forme ordinaire,
Il trace cét escrit changeant son caractere,
Et vous le vint offrir le feignant arraché
1560 D’un Persan, qu’il vous dit que je treuvay* caché.

ALVANTE.

Je fus de tout le mal l’occasion premiere,
Et seul à sa malice ay fourny de matiere ;
Car au lieu de tenir ce que j’avois promis,
Ces papiers par moy-mesme en pieces furent mis,
1565 Et pensant ruyner les amours des Persine,
Malheureux que je suis, je causay sa ruyne ;
Car avecques l’escrit qu’elle m’avoit donné, {p. 106}
Estoit du Roy son Pere un papier blanc siné.

MUSTAPHA.

Persine, une autre fois me croirez-vous coupable ?

PERSINE.

1570 Ne devois-je pas croire Alvante veritable,
Luy que j’avois tousjours trouvé digne de foy* ?

MUSTAPHA.

Doncques vous le croyiez plus fidelle que moy ?

LA REINE.

Seigneur, son innocence est desormais trop claire.

SOLIMAN.

Mais comment pût la Reyne ignorer ce mystere ?

OSMAN.

1575 La voyant seconder ses desseins à regret ;
Il n’oza ly fiér cét important secret ;
Au contraire il vouloit la tromper elle-mesme,
Afin que se jugeant dans un peril extresme,
Elle vous conjurast avecques plus d’effect*, {p. 107}
1580 De procurer la mort de l’autheur du forfait.

SOLIMAN.

O perfide Rustan ! dont la noire malice
Meritoit les horreurs d’un plus cruel supplice !
Quel estoit ton dessein sinon par mon erreur
Me rendre à tous les mien un objet* plein d’horreur ?
1585 O Dieu ! que dans la Cour, mesme au Throsne où nous sommes,
On doit apprehender les embusches des hommes !
Et toy, fidelle Acmat, dont la sage raison,
Tousjours de son venin fut le contrepoison :
Que tu meritois mieux l’heureux titre de gendre
1590 De celuy dont le Fils tu sçais si bien deffendre :
Mais toy, mon Fils, pardonne à ton Pere seduit*
Le funeste danger où tu t’es veu reduit ;
Et dont les justes Cieux par leur muet langage
Me donnoient ce matin un asseuré presage ;
1595 Cela me monstre assez combien tu leur es cher,
Et que sans sacrilege on ne te peut toucher :
Aussi reconnoissant tes vertus nompareilles
Je devais croire moins mes yeux et mes oreilles.

MUSTAPHA.

{p. 108}
Pere, et Roy, le meilleur et plus grand des humains,
1600 Et ma vie et ma mort sont bien entre vos mains ;
Vous avez trop de soin* de l’ame la plus basse,
Pour ne pas mesnager le sang de vostre race :
Puis de quelque façon que vint vostre courroux,
Que pouvoit-il m’oster qui ne fust tout à vous ?
1605 Pardonnez seulement à cette belle Amante*
L’excez où la porta son ardeur* vehemente ;
Aussi pardonnez-moy si sans vostre congé*
Dans cét amour suspect mon cœur s’est engagé,
Le plus juste sujet de toutes mes traverses.

SCENE NEUFIESME. §

GENTIL-HOMME. SOLIMAN. L’AMBASSADEUR DE PERSE. LA REYNE. ACMAT. ALVANTE. MUSTAPHA. PERSINE.

GENTIL-HOMME.

1610 Seigneur, voicy venir l’Ambassadeur des Perses.

SOLIMAN.

Escoutons-le. Tamas meu d’une juste peur
Veut renoncer sans doute à son espoir trompeur.

L’AMBASSADEUR DE PERSE.

{p. 109}
Invincible Seigneur, le Roy Tamas mon Maistre,
Privé du doux aspect de celle qu’il fit naistre,
1615 Et qu’il a fait chercher par d’inutiles soins*
Dedans tous les pays de son pouvoir tesmoins ;
Desjà desesperé de perdre en cette fille
L’appuy de sa Couronne, et l’heur de sa famille,
Enfin a descouvert par la bonté des Cieux
1620 Qu’elle estoit inconnuë arrivée en ces lieux ;
Et comme si son cœur trop veritable augure
Eust pour elle preveu cette triste avanture :
Il m’a, Seigneur, exprez devers* vous deputé,
Pour la redemander à vostre Majesté :
1625 Elle vient de courir fortune* de la vie,
Seigneur, ne souffrez* pas qu’elle luy soit ravie ;
Quel honneur recevroit un grand Roy comme vous,
Qu’une jeune Princesses esprouvast son courroux ?
Plustost, plutost, Seigneur, dissipez ces tempestes,
1630 Qui s’en vont fondre* en Perse et menacent nos testes,
Et puis que nous voyons le port nous estre ouvert,
Que vostre Majesté nous y mette à couvert*.
Il semble qu’en ce jour le Ciel et la Fortune*
Offrent l’occasion à nos vœux opportune :
1635 L’occasion est fiere, elle hayt le refus ; {p. 110}
Une fois méprisée elle ne revient plus :
C’est elle qui vous prie au nom du Diadéme,
Au nom du Roy Tamas, mais au nom de vous mesme,
D’embrasser* le repos, et pour vous, et pour luy,
1640 Que la faveur du Ciel vous presente aujourd’huy :
Vous sçaurez trop, Seigneur, de quelles belles flames
Se sentent consommer ces genereuses ames,
Donnez à leur ardeur* seulement vostre aveu*
Et nos feux aussi-tost s’esteindront par ce feu :
1645 Car j’ay charge, Seigneur, de vous rendre les terres
Qui causent parmy nous de si cruelles guerres,
Au cas que cét Hymen de mon Roy souhaitté
Ayt aussi l’heur de plaire à vostre Majesté.
Je veux que vous soyez certain de la victoire ;
1650 Icy, Seigneur, la paix vous donne autant de gloire,
Et puis dés à present mon Prince vous remet,
Ce qu’apres un long temps vostre espoir vous promet.

SOLIMAN.

Quand ces raisons sur moy n’auroient point de puissance,
En faveur de mon fils, j’userois de clemence ;
1655 Ouy, j’accorde la paix, et je veux dés ce jour
L’arrester entre nous par des liens d’amour ;
Je veux que Mustapha joint avecque Persine, {p. 111, P}
Couppe de tous nos maux la source et l’origine.

L’AMBASSADEUR DE PERSE.

A quel bon-heur mon Roy se void-il eslevé !

LA REINE.

1660 O fils heureusement aujourd’huy retreuvé* !
Que tu rends desormais ta mere fortunée !

ACMAT.

Que du sein de la mort sort un bel hymenée !

ALVANTE.

Que les Cieux sçavent bien nos fautes reparer !
Je les ay reünis, les voulant separer !

MUSTAPHA.

1665 La valeur du bien-fait et l’action est telle,
Qu’elles meritent, Sire, une grace immortelle ;
Et si je ne croy pas qu’un tel remercîment
Pûst encore estre égal à mon ressentiment* :
Mais quelle triste nüe obscurcit ton visage ?
1670 Persine, fuyrois-tu cét heureux mariage ?
Ou si te ressentant de ton premier courroux, {p. 112}
Tu m’estimes coupable, et me hays pour espoux ?

PERSINE.

Plustost ton innocence est tout ce qui me trouble :
Par elle, mon erreur s’augmente et se redouble ;
1675 Si bien que je me juge indigne de l’honneur
Que me fait maintenant nostre commun Seigneur.

SOLIMAN.

Finissez ces debats, et que chacun s’appreste
A bien solemniser cette amoureuse feste.
Retournons là dedans : où Madame à loisir,
1680 Doit touchant Mustapha contenter mon desir ;
Apres, nous songerons à quitter cette terre :
Persine valoit bien toute seule une guerre.

FIN.