Cliquer un nœud pour le glisser-déposer. Clic droit pour le supprimer
Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
1
2
3
4

 

Charles Vion d'Alibray. Le Torrismon du Tasse. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 31 sc. 260 répl. 5,8 l. 1 503 l. 1 503 l. 49 % 3 068 l. (100 %) 2,0 pers.
LA NOURRICE 4 sc. 17 répl. 5,4 l. 352 l. (24 %) 91 l. (7 %) 26 % 688 l. (23 %) 2,0 pers.
ALVIDE 7 sc. 24 répl. 12,2 l. 421 l. (29 %) 293 l. (20 %) 70 % 883 l. (29 %) 2,1 pers.
TORRISMON 13 sc. 75 répl. 4,8 l. 634 l. (43 %) 359 l. (24 %) 57 % 1 341 l. (44 %) 2,1 pers.
CONSEILLER 3 sc. 18 répl. 7,6 l. 319 l. (22 %) 136 l. (10 %) 43 % 615 l. (21 %) 1,9 pers.
GENTIL-HOMME de la part de Germon 1 sc. 1 répl. 2,9 l. 38 l. (3 %) 3 l. (1 %) 8 % 115 l. (4 %) 3,0 pers.
ROSMONDE 6 sc. 27 répl. 6,5 l. 339 l. (23 %) 175 l. (12 %) 52 % 772 l. (26 %) 2,3 pers.
RUSILLE 5 sc. 23 répl. 6,1 l. 281 l. (19 %) 140 l. (10 %) 50 % 678 l. (23 %) 2,4 pers.
GERMON 6 sc. 23 répl. 7,2 l. 288 l. (20 %) 167 l. (12 %) 58 % 689 l. (23 %) 2,4 pers.
DEVIN 1 sc. 9 répl. 2,6 l. 39 l. (3 %) 23 l. (2 %) 60 % 78 l. (3 %) 2,0 pers.
FAUSTON 2 sc. 14 répl. 3,3 l. 84 l. (6 %) 46 l. (4 %) 56 % 203 l. (7 %) 2,4 pers.
MESSAGER 1 sc. 10 répl. 1,9 l. 36 l. (3 %) 19 l. (2 %) 51 % 109 l. (4 %) 3,0 pers.
GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon 6 sc. 19 répl. 2,7 l. 236 l. (16 %) 51 l. (4 %) 22 % 696 l. (23 %) 3,0 pers.
Charles Vion d'Alibray. Le Torrismon du Tasse. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
LA NOURRICE 16 l. (100 %) 1 répl. 15,9 l. 1 sc. 16 l. (2 %) 1,0 pers.
LA NOURRICE
ALVIDE
76 l. (23 %) 16 répl. 4,7 l.
262 l. (78 %) 16 répl. 16,3 l.
3 sc. 336 l. (23 %) 2,0 pers.
ALVIDE 5 l. (100 %) 1 répl. 4,6 l. 1 sc. 5 l. (1 %) 1,0 pers.
ALVIDE
TORRISMON
22 l. (47 %) 5 répl. 4,4 l.
26 l. (54 %) 6 répl. 4,2 l.
2 sc. 47 l. (4 %) 2,7 pers.
ALVIDE
GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon
7 l. (44 %) 2 répl. 3,0 l.
8 l. (57 %) 3 répl. 2,6 l.
1 sc. 14 l. (1 %) 2,0 pers.
TORRISMON 49 l. (100 %) 2 répl. 24,1 l. 2 sc. 48 l. (4 %) 1,0 pers.
TORRISMON
CONSEILLER
161 l. (71 %) 13 répl. 12,4 l.
68 l. (30 %) 12 répl. 5,6 l.
1 sc. 228 l. (16 %) 2,0 pers.
TORRISMON
ROSMONDE
17 l. (30 %) 14 répl. 1,2 l.
40 l. (71 %) 13 répl. 3,0 l.
1 sc. 56 l. (4 %) 2,0 pers.
TORRISMON
RUSILLE
13 l. (65 %) 2 répl. 6,1 l.
7 l. (36 %) 2 répl. 3,4 l.
1 sc. 19 l. (2 %) 2,0 pers.
TORRISMON
GERMON
32 l. (56 %) 6 répl. 5,2 l.
25 l. (45 %) 5 répl. 5,0 l.
2 sc. 56 l. (4 %) 2,0 pers.
TORRISMON
DEVIN
16 l. (41 %) 9 répl. 1,7 l.
24 l. (60 %) 9 répl. 2,6 l.
1 sc. 39 l. (3 %) 2,0 pers.
TORRISMON
FAUSTON
10 l. (20 %) 10 répl. 1,0 l.
41 l. (81 %) 11 répl. 3,7 l.
2 sc. 50 l. (4 %) 2,4 pers.
TORRISMON
MESSAGER
10 l. (41 %) 7 répl. 1,3 l.
14 l. (60 %) 7 répl. 2,0 l.
1 sc. 23 l. (2 %) 3,0 pers.
TORRISMON
GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon
30 l. (55 %) 6 répl. 5,0 l.
25 l. (46 %) 4 répl. 6,2 l.
2 sc. 55 l. (4 %) 3,0 pers.
CONSEILLER 24 l. (100 %) 1 répl. 23,2 l. 1 sc. 23 l. (2 %) 1,0 pers.
CONSEILLER
GERMON
46 l. (68 %) 5 répl. 9,2 l.
23 l. (33 %) 5 répl. 4,4 l.
1 sc. 68 l. (5 %) 2,0 pers.
ROSMONDE 49 l. (100 %) 3 répl. 16,2 l. 3 sc. 48 l. (4 %) 1,0 pers.
ROSMONDE
RUSILLE
87 l. (51 %) 11 répl. 7,9 l.
87 l. (50 %) 11 répl. 7,9 l.
2 sc. 174 l. (12 %) 2,6 pers.
RUSILLE 29 l. (100 %) 2 répl. 14,2 l. 2 sc. 28 l. (2 %) 1,0 pers.
RUSILLE
GERMON
13 l. (31 %) 4 répl. 3,1 l.
29 l. (70 %) 4 répl. 7,1 l.
1 sc. 41 l. (3 %) 4,0 pers.
RUSILLE
GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon
7 l. (59 %) 4 répl. 1,5 l.
5 l. (42 %) 4 répl. 1,1 l.
1 sc. 11 l. (1 %) 4,0 pers.
GERMON 30 l. (100 %) 1 répl. 29,9 l. 1 sc. 30 l. (2 %) 1,0 pers.
GERMON
GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon
53 l. (84 %) 7 répl. 7,5 l.
11 l. (17 %) 7 répl. 1,5 l.
2 sc. 63 l. (5 %) 3,1 pers.
FAUSTON
MESSAGER
6 l. (54 %) 3 répl. 1,9 l.
5 l. (47 %) 3 répl. 1,6 l.
1 sc. 10 l. (1 %) 3,0 pers.
GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon 4 l. (100 %) 1 répl. 3,0 l. 1 sc. 3 l. (1 %) 1,0 pers.

Charles Vion d'Alibray

1636

Le Torrismon du Tasse

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Camille Basseville
2014
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2014, license cc.
Source : Le Torrismon du Tasse. Tragédie. Par le Sr. DALIBRAY. A PARIS, De l'Imprimerie DENYS HOUSSAYE. M. DC. XXXVI. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

LE TORRISMON
DU TASSE.
DU TASSE.
TRAGEDIE. §

AU LECTEUR §

[f.1r.]

C'EST à toy seul, LECTEUR, que je dédie cét ouvrage, afin de t’obliger, qui que tu sois, à deffendre ce que je te donne : Pour te rendre curieux de le voir, il suffit de dire qu’il est tiré du Tasse, Poëte si excellent que mesme un des plus grands hommes de son pays a monstré l’advantage que sa Hierusalem avoit sur l’Aeneide, & qu’un des nostres a chanté de luy qu’il estoit

Le premier en honneur, & le dernier en aage.

Neantmoins pour deferer à l’Antiquité le respect qui luy est deu, nous le louërons encore assez ce me semble, si nous disons avec un grand esprit de ce temps, que Virgile est cause que le Tasse n’est pas le premier, & le Tasse, que Virgile n’est pas le seul. Du moins on ne sçauroit nier qu’il n’ait cecy par dessus l’autre, que c’est un Autheur universel, et qui sans parler de tant de discours & de dialogues qu’il nous a laissez en prose, a travaillé & reüssy parfaictement en toutes sortes de Poësie, mais particulierement en la Dramatique & aux

[f.1v.]pieces de Theatre. De cela font foy l’Aminte& le Torrismon : / l’un, Pastorale ; & l’autre, Tragedie : mais tous deux dans un stile serieux. Car pour les Comedies, il les avoit en aversion comme estant contraires à la gravité de ses mœurs & de sa modestie, & mesme il estoit marry qu’Aristote eut enseigné qu’on y devoit tirer matiere de risée des choses qui choquoient l’honnesteté & la bien seance : Aussi l’Intrigue d’amour qui passe sous son nom n’est pas un effect* de luy, & quoy que la difference du stile nous le monstre assez, son propre tesmoignage le confirme encore, d’autant qu’il se fascha plus qu’on la luy donnast, que d’aucun larcin qui luy fut jamais faict de ses ouvrages.

L'Aminte donc, & le Torrismon sont les seules pieces de Theatre qu’il nous a données, chacune tres accomplie en son espece. L'une fut le coup d’essay & le chef-d’œuvre tout ensemble des Pastorales : & l’autre est encore aujourd’huy estimée la merveille des Tragedies Italiennes. Et qu’on ne s’arreste pas à ce que nostre Autheur en escrit dans une de ses lettres, car ou il en parle plustost par humilité que par jugement, ou au pis aller ce qu’il en dit n’est qu’un effect* de ceste melancholie si naturelle aux grands hommes, & qui leur donne des dégousts de leurs plus beaux ouvrages. C'est ainsi que l’un condamne en mourant son Aeneide, & l’autre sa Hierusalem : de sorte qu’il ne faut pas s’estonner si par la mesme raison cette admirable Tragedie a peu déplaire aussi au Tasse. Il est certain que les esprits

[f.2r.] sublimes ont des pensées qui vont bien plus loin que les paroles, & qu’ils / n’expriment

[b]jamais si bien leurs idées, qu’ils ne voyent tousjours quelque degré de perfection au delà : mais ce n’est pas à dire qu’ils ayent juste subject, ny nous apres eux, de mespriser d’excellentes copies, à cause qu’elles ont esté tirées sur de plus excellents originaux. En effect le Torrismon n’est pas une piece qui ait esté composée à l’advanture, ses vers nous l’enseignent assez, ny le dessein n’en a pas esté pris à la haste, mais fut un dessein premedité. Le Tasse demeura long-temps sans achever cette Tragedie, & la raison qu’il en rapporte quelque part, c’est que se sentant desja fort triste par nature & par accident*, il craignoit de travailler sur une matiere qui ne pouvoit qu’entretenir sa melancholie : neantmoins à la sollicitation de ses amys il la mit enfin en l’estat où nous la voyons maintenant, sans s’arrester beaucoup toutesfois à ce qu’il en avoit desjà tracé. Il changea de nom à son principal personnage, luy donnant celuy qui sert de tiltre au livre, & fit mesme que le Roy des Goths qui dans son premier dessein estoit l’amy trahy, est icy celuy qui trahit : Ce qui monstre bien que son subject est entierement fabuleux, quoy qu’on le reconnoisse assez en considerant comme il est dans une intrigue de Roman, & dans cet ordre que Castelvetre appelle renversé, si bien que pour le developper & luy donner une suitte naturelle, il faut commencer par la fin du quatriesme Acte.

Il sembleroit pourtant que le Poëte heroïque cherchant d’estre creu, & debvant

[f.2v.]tromper par la vray-semblance /, & non seulement persuader que les choses qu’il traitte sont veritables, mais les supposer si bien aux sens, qu’on pense estre present, les voir, & les ouyr : Il sembleroit, dis-je, qu’estant obligé de gaigner dans nos esprits cette opinion de verité, il viendroit bien mieux à bout de son intention s’il empruntoit son suject de l’Histoire : La raison en est que les grandes actions qui se sont passées jusques à nostre temps, comme sont celles que se propose la Tragedie, estant toutes escrites, celles qui ne le sont pas nous paroissent aussi-tost controuvées, & par consequent indignes de memoire ; Les Poëtes sont imitateurs, il faut donc que ce soit du vray, parce que la fausseté n’est rien, & ce qui n’est rien ne sçauroit estre imité. Le but d’un Poëte Heroïque, comme j’ay dit, c’est la vray-semblance, mais celuy qui prend un suject fabuleux la quitte d’abord, puis qu’il n’est pas croyable qu’une action illustre comme celle qu’il descript, n’ait pas esté donnée en garde à la posterité par la plume de quelque fameux Historien. Les evenemens extraordinaires ne peuvent demeurer inconnus, & quand on n’en a point ouy parler, de cela seul on tire une preuve de leur fausseté, & lors on leur refuse son consentement ; Enfin on attend point l’issuë des choses comme on feroit, si on les estimoit tout a fait ou en partie veritables ; la foy manquant, le desir, la pitié, la crainte, la tristesse, la joye, & toute sorte de plaisirs & de passions cessent. Voilà à peu pres ce que j’ay recueilly d’un costé & d’autre dans le Tasse,

[f.3r.]pour prouver qu’il faut que le suject de la Tragedie / soit veritable & connu ; Et quoy qu’il me suffist de dire que nostre Autheur n’ayant pas ignoré ces raisons puis qu’elles viennent de luy, il en a sans doute eu de plus fortes pour ne les pas suivre : Je repondray neantmoins que le Poëte n’est point obligé de chercher necessairement la vray-semblance de ce qui a esté, mais seulement de ce qui a peu estre. Que la Tragedie n’estant qu’une tromperie selon l’advis de Gorgias, où celuy qui abuse le mieux est estimé le plus juste, il est certain que cela se fait plus aisément avec les couleurs & les artifices du mensonge : que les fables sont bien souvent plus belles que la verité mesme, au moins qu’elles sont d’ordinaire plus diversifiées, & par consequent plus agreables : que dans les sujects feints on peut faire tomber tous les incidens imaginables, & par là remplir l’esprit d’admiration & de merveille ; qu’il vaut encore mieux composer une piece qui soit toute d’invention, que pour plaire davantage, déguiser & alterer l’histoire de telle sorte qu’elle en soit méconnoissable, & sur un petit fondement de verité, eslever mille mensonges, qui s’ils ont de soy quelque laideur, doivent estre horribles, meslez avec leurs contraires. Enfin que si les Maistres de l’art ne deffendent pas d’inventer les sujects de Comedies, parce qu’on n’y introduit que des personnes de mediocre condition,

dont il n’importe pas que les avantures soient veritables, puis qu’aussi bien elles demeurent la

[f.3v.]plupart du temps inconnuës : Par la mesme raison il sera permis au Poëte Heroïque de feindre, pourveu que ce soit des / actions arrivées depuis long-temps en un païs esloigné, & dont nous ne puissions pas avoir une science si certaine.

C'est ce qu’a fait tres-judicieusement le Tasse, qui nous donnant une Tragedie fabuleuse, nous persuade que le Royaume des Goths, la Norvegue & la Suede en ont autrefois esté le theatre. De moy si j’avois à trouver quelquechose à redire en cette sorte de Tragedies, ce ne seroit pas precisément de ce qu’elles sont d’invention, mais de ce que leur suject estant tout nouveau, & outre cela plus ingenieux & plus embarrassé que les autres, il peut arriver qu’elles travaillent davantage nostre esprit pour les comprendre, que nous ne sommes émeus à compassion par les accidens* qu’elles representent. Le remede à cela c’est de les voir, ou de les lire plus d’une fois, car de cette sorte le suject nous devient tousjours plus familier, & s’establit si bien dans nostre creance, que nous prenons plaisir apres à nous y laisser toucher : Et puis comme il est malaisé de découvrir d’abord toute la disposition & toutes les beautez d’une piece inventée selon les regles, si nous y faisons une reveüe, nous venons à y remarquer mille nouvelles graces, & confessons que ce qui nous paroissoit au commencement obscur & confus, estoit seulement caché & brouïllé d’artifice. Il m’en est ainsi arrivé en la lecture du Torrismon que je n’ay point bien compris ny admiré qu’apres l’avoir regousté & repassé plus d’une fois. De quoy ne s’estonneront pas ceux qui l’auront veu

[f.4r.]en sa langue, sçachant qu’il n’est / guere moins difficile que beau.

Cependant je te promets de t’en faire entendre parfaitement dans ma Version & toute la finesse & toute la suitte des la premiere lecture. A quoy serviront de beaucoup l’argument que je t’en donne, & les additions que j’ay fait mettre à la marge, qui suppléent aucunement* ce qui devoit estre plus esclaircy : Ce qui est un avantage que sa representation ne pouvoit pas avoir : Outre que la parole vole trop viste pour laisser dans l’esprit de l’Auditeur une impression assez forte des moindres choses qu’il est besoin de remarquer pour une entiere intelligence, & qu’en un suject plein comme celuy-cy, une seule faute de memoire de l’Acteur, ou quelque changement dans le vers, sont bien souvent capables de causer de la confusion à tout le reste. Adjoustez à cela que chacun n’ayme pas ces longs recits, dont l’usage est pourtant si necessaire dans une piece composée dans les regles, & dont celle-cy est toute remplie ; Et neantmoins c’est une chose asseurée que si durant quelque narration l’esprit s’eschappe & se destourne ailleurs tant soit peu, il perd incontinent* le fil ou de l’histoire, ou de la fable. Aussi pour en parler franchement, je ne croy pas que ce fust l’intention du Tasse de faire une Tragedie pour le Theatre, mais seulement de feindre un suject agreable à lire, & de travailler plustost à de belles peintures qu’à des Scenes commodes & plaisantes à la veuë. On le peut recognoistre par ce long discours de Torrismon

[f.4v.]avecque le Conseiller, & particulierement par cette ample description / de la tempeste, en une occasion où il semble que le remords du crime qu’il estoit pressé de declarer, ne devoit pas tant luy permettre de s’y estendre ; On le void aussi dans ce recit exact de l’appareil des jeux & des magnificences qu’il commande qu’on fasse pour la reception de Germon, lors que l’arrivée prochaine de cét amy trahy luy jettoit bien d’autres soucis* dedans l’ame : Tant il est vray que ce grand Genie estoit comme un torrent qui ne pouvoit s’arrester ny souffrir* de digue ou de rivage : là où les fontaines & les estangs, c’est à dire ceux qui n’ont qu’une veine mediocre, demeurent paisibles & jamais ne se debordent. Mais comme les pauvres qui manquent des choses necessaires à la vie, mesdisent d’ordinaire de ceux qui sont dans l’opulence jusques au luxe : de mesme il ne faut pas s’estonner que des esprits secs & steriles ne vueillent point excuser en nostre Autheur un semblable vice qui vaut pourtant beaucoup mieux que leur vertu*. Et quoy que dans ma Version j’ay abbregé les endroits dont je parle ; & d’autres que je passe soubs silence, pour n’estre pas ennuyeux, neantmoins comme en une si vaste Tragedie il estoit bien difficile de rencontrer justement ce qui estoit de plus necessaire : dans la seconde representation, je retranchay encore beaucoup de choses qui sembloient un peu languissantes : Nonobstant* cecy je t’asseure que pour les raisons que je t’en ay dites, cette Tragedie sera tousjours plus agreable à lire qu’à ouyr reciter, ou si elle

[f.5r.]satisfait estant recitée, ce sera quand on l’aura leuë, ou qu’on l’aura desja / veu representer. Ce que tu ne dois pas trouver estrange, car si quelques pieces reüssissent d’abord dans l’action & sur le theatre, qui sont froides apres, & principalement quand on les void sur le papier & dans le cabinet, qu’est-ce qui empesche qu’il y en ait aussi, dont la premiere representation ne ravisse pas tant, & qui d’ailleurs sont miraculeuses à les lire ? Ces vers entrecouppez par plusieurs entreparleurs, qui ont de la grace dans la bouche des Acteurs, ne font qu’embrouïller l’esprit quand ils sont imprimez, comme ces recits longs & historiques historiques qui viennent à bout de la patience de quelques Auditeurs, sont trouvez admirables alors qu’on les considere & qu’on les lit attentivement. Ce n’est donc pas l’oreille qu’il faut prendre pour souverain Juge en ces occasions, mais seulement la veuë, c’est à dire la lecture : & c’est icy, comme par tout ailleurs, qu’un tesmoin oculaire vaut plus que dix qui n’ont qu’ouy : Aussi Thales interrogé de combien l’imposture estoit esloignée de la verité, respondit si sagement, d’autant que les yeux le sont des oreilles ; Et à ce propos tu me permettras de rapporter en passant ce qu’on attribuë au Tasse, quoy que je l’aye leu autre part, mais je suis bien aise parlant de luy de parler avec luy. Comme on luy demandoit pourquoy Homere avoit feint que les songes vrays venoient à nous par la porte de la Corne, & ceux qui estoient faux pas la porte d’Yvoire, il dit que par la Corne il falloit entendre l’œil, à cause de leur ressemblance en couleur (j’adjousteray que mesme une de ses tuniques

[f.5v]s’appelle Cornée) & que par / l’Yvoire, les dents nous estoient signifiées à cause de leur blancheur & de leur matiere pareille à l’Yvoire  ; Enfin qu’Homere nous enseignoit par là qu’on pouvoit seulement juger avec certitude de ce que nous voyions nous-mesmes, & non pas tousjours de ce que nous entendions de la bouche d’autruy. Que si cela doit avoir lieu quelque part, c’est particulierement dans la Poësie, tesmoin celuy qui allant reciter d’un mauvais ton des vers de Malherbe, disoit, escoutez les plus meschants vers du monde, & les allant bien reciter, escoutez les plus excellents qui furent jamais. Et affin qu’on ne se mocque pas de moy, si dans cette application je compare la Poësie aux songes, qu’est elle apres tout que la resverie d’un esprit tranquille, une chose douce, vaine, diverse & chimerique, comme la pluspart des songes, & qui s’attribuë je ne sçai quoy de divin aussi bien qu’eux ? Mais laissant ces menuës recherches à part, Je reviens, & dis qu’asseurément tu vas trouver cette Tragedie incomparable, tant pour l’invention dont tu descouvriras qu’elle est toute remplie, & qui pour peu qu’on la voulust estendre fourniroit un juste Roman, qu’à cause de la beauté & de la varieté des passions qui y sont si naïvement representées. D'un costé tu verras Alvide agitée de deux mouvemens bien contraires, d’amour, & d’inimitié, d’amour pour son cher Torrismon, & d’inimitié pour Germon, contre lequel elle ne respire que des desirs de vengeance, qui d’ordinaire ont tant de grace dans les Tragedies  : & d’autre part tu la

[f.6r.]verras si sage & si resignée aux volontez de Torrismon / qu’elle croit son mary, que de

[c]consentir mesme d’aymer Germon pour l’amour de luy : Cependant nonobstant* une amour si honneste & si vertueuse, dés le commencement ; dans le progrez, & sur la fin de cette piece, elle te paroistra tousjours tres mal-heureuse & tres digne de pitié. Considere ses inquietudes dans le premier Acte, ses défiances dans le Troisiesme, & dans le Cinqiesme ce desespoir qui l’oblige à se tuër, & si tu n’en es touché, dy hardiment que tu as le cœur de marbre. De moy voyant combien ce personnage estoit funeste j’ay cherché la raison pourquoy le Tasse n’a pas intitulé cette Tragedie l’Infortunée Alvide plustost que le Torrismon, & je n’en trouve point d’autre sinon que Torrismon paroist dans tous les Actes, & qu’il est la principale cause des desastres qui arrivent. Si ce n’est qu’il faille dire avec un grand maistre en la connoissance de ces choses, que la compassion s’excite par la misere d’une personne qui n’est ny tout à fait vicieuse, ny tout à fait vertueuse aussi ; non tout à fait vicieuse, parce qu’on ne plaint point le meschant, qui n’a que le mal qu’il merite, & comme chacun se flatte en l’opinion de sa probité, on n’apprehende point pour soy ce qu’on luy void souffrir. Il ne faut pas non plus que la personne soit entièrement vertueuse, d’autant que l’infortune de celuy qui est bon ne donne point de commiseration, puisque ce qui nous en donne, c’est de voir arriver aux autres, ce que nous craignons qui ne nous arrive, mais nul ne

[f.6v.]redoute de sinistres succez pour des vertus* qui doivent / bien plustost estre recompensées de quelque bon-heur. Suivant cette maxime & supposé que la Tragedie se doive appeller du nom du personnage le plus pitoyable*, c’est justement que celle-cy est dite le Torrismon, comme ayant toutes les conditions requises pour émouvoir la compassion : Car il n’est pas tout à fait bon puis qu’il a violé les loix de l’amitié & trahy Germon, ny tout à fait meschant, puis qu’il n’a failly que par force & apres une longue resistance, que ce n’a esté que par amour & par ignorance, qu’il a de si sensibles remords de son péché, enfin qu’il est plus mal-heureux que criminel, & plus digne de commiseration que de hayne. Mais s’il m’est permis de dire mon sentiment là dessus, je trouve la derniere partie de ce raisonnement d’Aristote plus subtile que solide, & je le quitterois volontiers en cecy pour ne le pas abandonner en une chose de plus grande importance, telle qu’est l’amour & la recherche de la verité : Son opinion auroit lieu si nostre vertu* pouvoit boucher toutes les avenuës à la fortune, & si par une secrette ordonnance* d’en haut nous n’estions pas bien souvent d’autant plus miserables que nous meritons moins de l’estre ; Mais cela estant, comme personne n’en doute, qui est-ce qui n’aura subject de craindre pour soy, & de plaindre par consequent les mal-heurs qu’il verra survenir à autruy, quoy que celuy qui souffre, & celuy qui void souffrir soient les plus gens de bien du monde* : Car tant s’en faut que l’affliction des hommes de bien ne se fasse pas ressentir à ceux qui font profession d’une mesme probité /, pour la raison qui a estée

[f.7r.] alleguée, qu’au contraire l’exercice le plus ordinaire des bonnes ames, c’est de prendre compassion de l’innocence opprimée & accablée sous le faix* des infortunes ; d’autant plustost qu’on peut accuser les autres de leurs desastres, & que pour une Alvide qui est seulement mal-heureuse, il y en a cent pareils à Torrismon, qui sont aucunement* coupables. Et quant à ce qui a esté dit qu’on n’a pitié que des maux qu’on apprehende, sans doute que cela n’est pas non plus absolument veritable, car il suffit qu’ils nous pouvoient arriver pour en avoir pitié, ainsi un vieillard pleurera le decez trop precipité d’un jeune homme, quoy que ce vieillard soit hors du danger de mourir en la fleur de son aage, ainsi l’on aura pitié d’un criminel qu’on meine au supplice, parce que c’est un homme comme nous, & qu’en effect nous pouvions naistre aussi enclins que luy au vice, & suivre un mesme train de vie.

De cette authorité de la fortune sur nous, & de cette cause secrette dont nous parlions un peu auparavant, qui fait que les evenemens ne sont pas en nostre puissance, on doit tirer la raison des miseres d’Alvide, & respondre en mesme temps à une autre objection qu’on fait au Tasse, d’avoir voulu que Sylvie dans son Aminte courut deux si grands dangers, l’un de son honneur entre les mains du Satyre, & l’autre de sa vie à la poursuitte du Loup, sans que ses actions eussent merité de si fascheuses rencontres, quoy qu’on peust dire que c’estoit pour punition du traictement injuste & cruel que son amant recevoit d’elle./ Certes je

[f.7v.]trouve rois bien plus mauvais que Sylvie aussi-tost qu’elle se void delivrée de ce Bouquin, apres que sa virginité a couru un si grand peril, apres avoir estée exposée toute nuë aux regards d’un Satyre & de deux Bergers ; qu’une fille, dis-je, chaste & honneste comme on nous la depeint, s’en aille incontinent* à la chasse & à ses premiers passe-temps, veu que la seule pensée d’un si honteux accident* luy debvoit faire oublier toute autre chose, & la remplir de tant de confusion qu’elle eust mesme horreur de paroistre au jour. J'estime pour moy que cela ne sçauroit s’excuser que par la necessité de la regle des vingt-quatre heures.

Apres le personnage d’Alvide suit celuy de Torrismon, où tu considereras ce cruel combat qu’il ressent dans l’ame, pour avoir trahy Germon, & pour ne pouvoir quitter Alvide, la peine où le met l’arrivée & la presence de son amy, celle où il est, descouvrant que Rosmonde n’est pas sa sœur, apprenant qu’il a commis un inceste, & voyant Alvide morte : Mais quoy, si tu l’as veu representer à nostre Roscius François (car il est bien aussi honneste homme, & hante bien d’aussi honnestes gens que l’autre) cét homme qui parle de tout le corps, & qui fait trouver une narration de deux cents vers trop courte, & particulierement si tu as remarqué ces discours ambigus & artificieux qu’il tient lors qu’on luy annonce la venuë de Germon ou qu’il parle à luy mesme, & comme il monstre deux

visages, ainsi qu’il a deux cœurs, l’un pour son Amy, & l’autre pour sa Maistresse, tu

[f.8r.] confesseras / que s’il ne se peut rien adjouster à son action, aussi ne sçauroit-on rien desirer dans son personnage. Germon vient apres agité des mesmes passions que Torrismon, mais avec cette difference, que dans le combat d’Amour & d’Amitié qu’espreuve   Torrismon, l’Amour a le dessus ; & dans celuy de Germon, c’est l’Amitié qui l’emporte.

Considere en suitte ce zele loüable du Conseiller au service de son Maistre, ce desir de grandeur dans Rusille, & au contraire ce genereux mépris des couronnes dans Rosmonde, & ce puissant amour de la virginité qui luy fait mesme refuser un Monarque pour espoux : Considere, dis-je, ces divers & contraires mouvemens, & tu verras qu’ils tendent & s’accordent à composer un tout le plus accomply du monde ; Tu seras ravy de voir qu’une Tragedie contienne tant de matiere soubs une mesme forme, & que toutes ces choses soient tellement composées que l’une regarde l’autre & luy correspond, l’une dépend necessairement ou vray-semblablement de l’autre, si bien qu’une seule partie ostée le reste tombe en ruïne : Car de condamner comme superfluë, la dispute de la Reyne avec Rosmonde touchant le mariage, qui fut la premiere pierre d’achoppement à quelques uns, il n’y a point d’apparence, puisque mesme quand elle seroit aucunement* inutile, on nous enseigne qu’il faut laisser lieu aux digressions & à l’art dans les Tragedies, & que ces Episodes y font comme les meubles & les autres ornemens dans une maison. Mais je soustiens qu’elle est

[f.8v.]extremément necessaire, veu que le seul expedient*/ qu’il restoit, au point où les affaires se trouvoient reduites, c’estoit que Rosmonde espousast Germon, & que pour n’y avoir pas consenty, & n’avoir pas estée bien persuadée, tous les malheurs qui suivent, arriverent ; Elle n’est pas trop longue non plus, tant pour la raison de sa necessité, que parce qu’il est plus aisé de l’oster tout à fait, que d’en retrancher quelquechose sans la rendre defectueuse : Mais ils objectent que dans l’impatience que l’on a de sçavoir ce qui reüssira de la venuë de Germon, elle est importune, ou fait mesme oublier le principal suject : Pour ce dernier inconvenient, il me semble qu’il n’y a que ceux-là qui s’en doivent plaindre, dont l’esprit foible, s’il vient quand il est bandé à se relascher tant soit peu, se retrouve en son premier estat, & auroit presque besoin qu’on recommençast tout de nouveau les mesmes choses, semblable en cela à ces cordes de luth, lesquelles si on les lasche lors qu’elles sont tenduës, s’en retournent incontinent* d’où on les avoit tirées. Qu'elle soit importune non plus, il ne se peut dire, car encore qu’il faille tousjours se haster de venir à l’action, on doit prendre garde neantmoins à le faire sans se precipiter, & bien souvent mesme ce n’est pas un petit artifice de sçavoir retarder & retenir quelque temps le desir & l’esprit en suspens. Pour moy je croyois qu’encore que cette dispute fust assez serieuse & assez convenable en une Tragedie, que neantmoins apres les tristes recits d’Alvide & de Torrismon, c’estoit comme ces couleurs

[f.9r.]plus gayes qu’on applique dans les tableaux aupres des ombres./ Pour ce qui regarde quelques considerations particulieres que Rosmonde allegue contre le mariage, & que l’on trouve mal dans la bouche d’une Princesse, ou du moins d’une personne tenuë pour telle, quoy que je n’en sois pas responsable, & que ce m’ait esté trop de hardiesse de retrancher ou changer quelque chose dans la disposition de nostre Autheur, sans entreprendre aussi de reformer ses pensées, je soustiens encore pourtant qu’il n’y a rien contre la bien-seance & qui ne puisse estre facilement supporté d’un Juge equitable. Des paroles on en vient aux effects*, & l’on condamne l’inceste de Torrismon comme une chose qui choque l’honnesteté & les bonnes mœurs ; Vrayment de tous les deffauts imaginaires du Tasse celuy-cy est bien le plus injuste & le plus mal fondé : Que l’inceste soit un crime abominable, j’en demeure d’accord, & je ne repondray pas avec un impie, que pour monstrer la legereté de cette faute les Latins se sont contentez de la nommer inceste, comme qui diroit simplement contraire à la chasteté : car c’est ainsi que le Poëte appelle Busiris, non loüable au lieu de detestable. Je sçay quelle est la pudeur de la Nature ; qu’un grave Philosophe & Medecin Espagnol a dit, qu’Adam ne contribua pas à la production de la premiere femme avec la matiere dont les hommes sont d’ordinaire engendrez, de peur qu’il ne se meslast apres avec sa fille, quoy qu’en ce temps là où le genre humain ne subsistoit qu’en deux personnes, la necessité de le multiplier peust

[f.9v.]servir aucunement* de dispense. Je sçay / que les bestes mesmes sont raisonnables en ce point,

Ferae quoque ipsa veneris evitant nefas
Generisque leges inscius servat pudor.

& que jusques aux choses insensibles, les loix de ce respect s’observent, qu’on ne greffe pas un arbre de ses scions propres, & qu’on ne seme gueres un champ du grain qu’il a porté. Je n’excuseray donc pas dans le Tasse une amour illicite d’un frere envers sa sœur, telle qu’on la void dans la Canace, piece Italienne. Je diray seulement qu’il y a une grande difference entre pecher ignoramment & pecher à escient, & de volonté deliberée, le dernier est digne de supplice, & le premier de commiseration : En effect, que peut-on remarquer dans l’inceste de Torrismon qu’un accident* pitoyable* de la vie & de la fortune, ordinaire suject de Tragedies, & tant s’en faut que son action soit de mauvais exemple, qu’au contraire elle tesmoigne combien ce crime-là est horrible qui oblige à se tuër celuy qui l’a commis quoique sans crime. Mais afin qu’on ne s’imagine pas que cecy soit sans authorité, tu rencontreras une pareille chose dans l’Œdipe de Sophocle, & de Seneque, piece pourtant qui a esté universellement approuvée. En quoy lors que j’ay seulement dessein de deffendre le Tasse, je découvre un grand suject de loüange pour luy. Car si les Maistres de l’Art ont trouvé si bon qu’un vieillard envoyé de Corinthe abordant Œdipe pour luy dire qu’il estoit declaré Roy des Corinthiens, au lieu d’apporter une heureuse nouvelle fist tout le contraire, & luy

[f.10r.] apprist sans / dessein son inceste avec sa mere ; N'admirerons-nous pas aussi l’industrie de

  [d]nostre Autheur, qui fait venir si à propos le vieil Aralde, de Norvegue, pour declarer à Torrismon que ce Royaume luy appartenoit par le decez de Galealte, & peu à peu luy apprend qu’Alvide, qui estoit sa femme, estoit aussi sa propre sœur. Ce qui plaist davantage en cecy, & qui se rencontre pareillement dans le Torrismon, c’est cette reconnoissance, & ce changement de fortune qu’on appelle Peripetie, car Œdipe & Torrismon apprennent, l’un que Jocaste est sa mere, & l’autre qu’Alvide est sa sœur : voilà la recognoissance, & tous deux inopinément deviennent tout à coup miserables : voilà le changement. Or il faut remarquer que la recognoissance est d’autant meilleure qu’elle se fait sans aucuns signes pris de dehors, qu’elle vient & se tire de la chose mesme & de la disposition du suject. Toucher seulement les yeux des Spectateurs, depend de l’Acteur & de l’appareil du Theatre, & non pas de l’art, mais icy ne faisant que lire & ne voyant rien representer chacun juge asseurément qu’Œdipe est fils de Jocaste & Torrismon frere d’Alvide, & de cette certitude naist une plus grande compassion pour eux, lors que l’un se crève les yeux, & que l’autre voulant tout à fait perdre la lumiere, se laisse tomber sur la pointe de son espée & se tuë. Au moins, poursuivent quelques uns, il faloit que la Tragedie finist à cette mort de Torrismon, puisqu’apres on ne

void plus aucun effect Tragique ; En cela s’il y a de la faute je t’avouë franchement qu’elle est

[f.10v.] de moy,/ & non du Tasse, qui suivant le precepte & la coustume loüable des anciens, cachoit

ces dernieres actions de desespoir & d’horreur, d’Alvide & de Torrismon, & se contentoit de les faire raconter sur le Theatre, & puis de remplir la Scene de regrets & de larmes qui touchoient bien autant pour le moins que la triste narration qu’on venoit de faire de leur mort : Au lieu que voulant donner quelque chose à ceux qui n’ayment que le spectacle, j’ay creu que je pouvois faire voir ce qui n’estoit que recité dans l’Autheur. Quoy qu’il en soit, il est aisé de retrancher la fin de cette Tragedie, comme on fit en sa seconde representation, avec quelques autres endroits que je marqueray à part, & conclure avec les regrets de Germon sur la mort de son amy, car pour luy, il est necessaire qu’il paroisse encore, & qu’il lise la lettre par laquelle Torrismon luy declare le subjet de sa mort, & le laisse heritier des Goths, suivant la prediction des Oracles. Et afin que tu ne croyes pas que j’eusse non plus adjousté le reste sans raison, à ton avis estoit-il hors de propos que la Reyne, l’un des principaux personnages de la Tragedie, fust informée en la presence des spectateurs, d’une chose qui la regardoit de prés, comme estoit la mort de Torrismon & d’Alvide ? Je jugeois que c’estoit le moyen de toucher tout le monde de compassion par ces actes de pieté & d’amy, dont Germon consoloit une mere affligée, & puis s’offroit à son service : mais sur tout

[f.11r.] cela me sembloit d’autant mieux que par là detournant la Reyne de la veuë de ses enfans

morts, & l’emportant pasmée* de douleur entre ses / bras (ce qui est encore un accident*

aucunement* tragique) il se retiroit luy-mesme & s’exemptoit honnestement d’assister à un spectacle devant lequel quoy qu’il eût fait, auroit esté estimé lâche, s’il ne se fust tué. Joinct que je suis en doute s’il est necessaire que la Tragedie finisse tousjours par les actions les plus funestes. La raison sur quoy je me fonde, outre l’experience que j’ay souvent veuë du contraire, c’est que les maistres de l’Art appellent changement en la Tragedie, non seulement quand elle termine en quelque malheur, amsi aussi quand elle tourne en mieux, ce que nous nommons Tragi-comedie : Or selon cette regle je pouvois bien conclurre par quelque chose de moins triste, puisque je pouvois mesme conclurre par quelque chose de plus gay sans rien faire contre la Tragedie. Et puis supposé que le but de la Tragedie soit d’exciter à pitié, n’est-il pas vray que l’aspect de ces actions sanglantes nous surprend d’abord plus qu’il ne nous touche ? Et c’est peut estre pour cette raison que nostre Autheur & la pluspart des anciens se sont contentez de la narration, qui rendant toutes choses probables, & mesme celles qui ne sont pas arrivées, a par consequent plus de force de nous émouvoir, que non pas la veuë, qui comme je disois naguere, nous remplit moins de compassion que d’horreur : si bien qu’au cas mesme qu’on voulust faire voir ces spectacles, il seroit tousjours bon, afin de nous donner

[f.11v.] plus de pitié, d’adoucir apres nostre esprit par les plaintes, & de nous ayder à faire comme

fondre ce glaçon qui s’est emparé & saisy de nostre cœur à leur / aspect. Ou mesme pour

parler encore plus hardiment, je diray qu’il faut que les cris, l’indignation, l’amour ou la colere de ceux qui survivent aux mal-heurs qui nous viennent d’estre representez, eschauffent, & baignent, s’il faut ainsi dire, nostre douleur dans les larmes, afin qu’elle s’en imprime plus fermement dans nostre ame, de mesme qu’on met le fer dans le feu & dans l’eau pour luy faire recevoir une plus forte trempe.

Voila ce que j’avois à te dire, Lecteur, touchant le Torrismon du Tasse, non point pour le justifier, mais par maniere d’exercice ; Aussi se deffend-il assez de luy mesme & par sa propre reputation, & quand tu remarquerois icy quelque leger defaut, souvien-toy je te prie que c’est un tribut* que les plus grands personnages payent à l’humanité & de plus, que comme nous voyons de mauvaises herbes qui ne sçauroient croistre qu’en de bonnes terres, on trouve aussi des fautes dont il n’y a que les meilleurs esprits qui soient capables, en fin que ce n’est que sur les glaces bien polies que ces petits atomes paroissent, & qu’il ne te faut pas imiter ces insectes qui ne s’attachent qu’à ce qui est raboteux. Toutesfois avant que de finir, je seray bien ayse de t’advertir encore d’une chose qui regarde le corps entier de cette Tragedie, & qui n’est pas inutile que tu sçaches : C'est que bien que la Tragedie soit un Poëme heroïque qui nous represente des evenemens illustres, & des personnages de naissance Royale, neantmoins son stile doit estre moins sublime & plus simple que celuy du

[f.12r.] Poëte Epique, / pource que celui-cy discourt le plus souvent en sa propre personne ; Et comme on suppose qu’il est remply d’un esprit divin, & qui l’éleve au dessus de luy mesme, il luy est permis d’avoir un langage, & des pensées extraordinaires. Ce qui n’arrive pas dans la Tragedie, où il n’y a que ceux qui sont introduits comme agents qui parlent, & qui traitent de matieres plus pleines de passion. Or est-il que la passion demande d’estre pure & naïve, trop de lumiere & d’ornemens luy portent ombre & l’estouffent. Ces subtiles conceptions donnent plus dans l’esprit que dans l’ame, touchent plus d’admiration que de compassion, flattent plus qu’elles ne frappent. Ce sont des armes plus belles que bonnes, plus éclatantes que solides, & qui picquent plustost qu’elles ne percent. Le Poëte doit delecter, mesme dans les choses tristes, mais celuy-là le fait-il qui se sert de pensées qui mettent nostre entendement à la gesne*, telles que sont ces pointes estudiées, & qui portent souvent avec elles plus d’embarras que de nouveauté? Ce ne sont la pluspart du temps que des reflexions irregulieres d’un esprit esgaré, qui ne nous font jamais voir les choses en leur posture naturelle, comme on les void dans les droicts mouvemens d’une ame bien reglée. Je ne dis pas cecy sans suject, parce qu’en effect il y a quantité de gens qui cherchent des pointes par tout, mesme hors des Sonnets & des Epigrammes, & ne s’avisent pas cependant qu’il n’y a rien de si froid, ny qui fasse tant languir l’action sur le theatre, où l’on doit bien plus songer à

[f.12v.] l’importance / de la chose qui se traite, que non pas au jeu & à la rencontre des paroles. La Tragedie n’a donc garde de s’amuser à ces fleurettes ; elle dont la tissure doit estre toute virile, & qui s’occupe à de grandes passions, & en des evenemens de consequence, veu mesme que les Sentences, dont Aristote dit que le peuple est fort amoureux, & qui semblent partir des sentimens de l’ame, n’y sont pourtant pas par tout bien receuës. En effect il nous est deffendu d’en mettre en la bouche de ceux qui viendroient de tomber en calamité, & ce seroit manquer de jugement, que de leur en laisser trop en cette occasion. Nul ne raisonne vaincu par la force de la douleur qui n’en donne pas le loisir, & la sentence n’est pas sans raisonnement, puisque d’un accident* particulier elle tire des maximes generales, que si bien elles instruisent, ne nous esmeuvent pas pourtant, suivant ce que dit S.Thomas, que les choses universelles ne touchent point. C'est pourquoy on a repris justement le discours que fait Hercule au commencement des Troades pour ses sentences trop fortes & trop espaisses ; Comme aussi pour revenir à nos pointes, on s’est mocqué des plaines d’Hercule proche de la mort, à cause de ses subtilitez trop foibles & trop aigues, & l’on a trouvé qu’en cét endroit là Seneque tomboit presque autant de fois qu’il s’eslevoit ; Et à ce suject, la remarque qui a esté faite d’Homere est digne de ta curiosité, c’est qu’en ses deux Poëmes il ne se rencontre

qu’une seule pointe, mais qui contente sans faire rire, qui est belle sans affeterie, & /

[f.13r.] bonne sans engendrer du dégoust. En quoy Sophocle & les Anciens Poëtes l’ont suivy, qui sçachant bien que l’usage de ces choses corrompoit les genereux sentimens, & avec eux les bonnes mœurs n’en ont pas voulu enerver leurs Tragedies. Ils n’en sont pas pourtant moins majestueux, ce defaut ne fait pas ramper leur stile, puisque ce n’est qu’au genre mediocre que Ciceron donne les antitheses & les contrepointes ; Leurs conceptions n’en valent que mieux pour n’estre pas si recherchées, & j’estime qu’il en est des pensées que la nature & la passion nous inspirent, comme de celles des femmes, dont les premieres sont presque tousjours les meilleures. Je ne doute donc point que pour ces raisons tu n’approuves la naïveté du stile & des pensées de nostre Autheur, apres avoir admiré l’invention & l’oeconomie entiere de sa Tragedie, & ce seroit faire tort au Tasse, & à ton jugement aussi, de m’estendre plus long-temps sur ce suject : Joint que je ne m’avise pas qu’en voulant deffendre mon Autheur je le charge de mes propres fautes ; Car qui doute que si quelque chose déplaist en ce que je donne, je n’en sois la seule cause, & que je ne l’aye renduë des-agreable en l’exprimant de mauvaise grace ? En effet il est bien croyable qu’on ne trouvera pas icy ny la douceur de ses paroles, ny la majesté de ses Vers, & moins encore dans les narrations qu’ailleurs, où la beauté du langage, qui est loüable dans toutes les autres parties, debvant principalement reluire, comme celle de l’homme sur sa face, elles en sont par

[f.13v.] consequent d’autant / plus difficiles à faire. Si bien que je m’imagine que de mesme que des tasches sur le visage se font plus remarquer qu’une disproportion des membres, ou quelque autre imperfection du corps : aussi quelque mauvais mot, j’adjousteray ou quelque fausse rithme que tu verras dans mes recits, mais dans toute ma Version, te choqueront plus que ne pourroient faire ces defauts plus cachez, quoy que plus grands, dont je t’ay parlé, s’ils se trouvoient veritablement dans le Tasse : Ainsi je me voy maintenant insensiblement engagé à m’excuser ou à me deffendre, & peut-estre tous les deux ensemble : Mais j’apprehende fort que si mes premieres & secondes fautes en ce mestier ont impetré de toy quelque sorte de pardon, tu ne juges cette recheute irremissible. En effect quelle necessité me contraint de faillir, pour me voir en peine d’implorer ta grace apres avoir commis le mal ? Nulle certes que le desir de contenter ta curiosité, qui est si grand en moy, que mesme ne reüssissant pas si bien que je voudrois, il ne diminuë point toutesfois, mais demeure tousjours aussi ferme & aussi entier qu’auparavant. Qu'ainsi ne soit tu peux voir aisément que je ne cesse point de chercher parmy les meilleurs Autheurs quelque chose d’excellent, ou en Vers, ou en Prose, affin de te l’offrir. En quoy tu m’as double obligation, puisque non seulement je te donne, mais je vay mandiant pour te donner. Les autres dans les ouvrages qu’ils mettent au jour ne songent qu’à leur propre reputation, & moy qu’à ta satisfaction ; Aussi ne crois-je pas que la

[f.14r.] gloire / doive estre le principal but d’un honneste homme : Il ne faut pas estre fasché qu’elle nous suive, mais de la faire marcher devant, c’est à dire, se la proposer, ou mesme la prendre pour compagne en ses desseins, c’est une chose indigne de nous, & il est certain qu’il est des actions comme des viandes, dont les meilleures ne valent rien, si elles sentent la fumée. Quant à moy si je travaillois pour l’honneur, je t’asseure bien que ce ne seroit pas à des Versions, où toute la plus haute loüange qu’on puisse acquerir, c’est de bien entendre une langue estrangere & la sienne : Et moins encore m’amuserois-je à traduire en Vers, particulierement en ce temps où on a le goust si delicat pour la Poësie, & où il est si difficile de faire entrer dans une version toutes les douceurs qu’on y desire : car si la rithme dans la liberté de l’invention, se peut dire comme un lien dont quelque Tyran des esprits s’est avisé d’arrester cette noble fureur des Poëtes ; dans la necessité d’exprimer fidellement ce qu’un autre aura dit, ne nous doit elle pas estre une gesne* insupportable ? Ce que je te prie d’avoir continuellement devant les yeux, lisant les mauvais vers que je te donne, & de considerer aussi que les pensées qui nous sont naturelles, & que nous concevons de nous mesmes, nous les enonçons tousjours mieux, & avec une elocution plus riche que celles qui entrent d’ailleurs dans nostre entendement, & qui nous sont comme estrangeres : de mesme que les herbes que la terre produit de son bon gré paroissent sans comparaison plus belles, &

[f.14v.] poussent bien / mieux & plus aysément que celles que le Jardinier seme. Et si j’oseray te dire

  [e]encore pour ma plus grande justification, qu’il semble mesme qu’il ne soit pas à propos de trop limer ni polir les vers d’une traduction, de crainte d’affoiblir & de rendre plus minces les pensées de l’Autheur, qui sans doute en sont plus naïvement renduës, moins nous les retenons, & d’autant moins alterées que nous y meslons moins du nostre, en fin qu’il en arrive comme d’une fléche qui plus elle va viste, plus elle va droit à son but. Je passeray encore plus avant, & te diray dans les sentimens mesmes du Tasse, que ce qui est si mol & si égal, peut estre plus agreable aux oreilles, mais ne vaut rien pour la magnificence, que la dureté des vers non plus que celle des marbres, n’empesche pas qu’ils ne soient beaux, que l’aspreté mesme & la rudesse de la composition fait d’ordinaire la majesté du Poëme, parce que cela mesme qui retient le cours des vers est cause de les faire tarder, & que la tardivité est le propre de la gravité, que ce qui n’est pas bien coulant de soy, ou par le defaut de ses particules, qui sont aucunement* necessaires à la liaison du langage, cause un parler plus heroique, & tesmoigne une liberté qui ne s’assubjettit pas aux regles de la Grammaire : Comme au contraire les vers qui s’entretiennent, & qu’il faut prononcer tout d’une haleine pour avoir l’intelligence du sens, en rendent aussi le discours plus pompeux, de mesme que le chemin semble plus grand lors qu’on marche quelque temps sans se reposer. Et pour aller

[f.15r.] en mesme temps au devant de tout / ce qui te pourroit offencer, apres t’avoir parlé des Vers qui s’entresuivent, & qui ne composent qu’une pensée, J'adjouteray cecy des mots qui ne signifient qu’une chose, quoy qu’ils soient differens, qu’encore qu’il ne soit pas permis aux Orateurs d’en user, c’est pourtant une licence accordée aux Poëtes, comme aussi la repetition non seulement des semblables paroles, mais des mesmes en effet, passe bien souvent pour une grace, ou du moins pour une noble negligence. Pleust à Dieu, Lecteur, que tu fusses de cette opinion, ou mesme du goust de quelques autres que je connois, qui ont de la peine à lire ce qui a donné trop de peine à faire, & qui ayment mieux que la Poësie sente, s’il faut ainsi parler, le vin que l’huyle, c’est à dire, qu’il y paroisse plus de chaleur & de feu, que de douceur & de travail : Les Muses à leur advis sont de ces beautez qui ont plus d’agréement estant negligées : une certaine nonchalance & facilité dans les Vers les ravit, & ce qui sembleroit à d’autres, ou trop inégal, ou trop rude, est pour eux une diversité & une marque de force : Si dis-je tu estois de ce sentiment, je penserois avoir cause gaignée, car ny les vers que je te donne, n’ont esté faits mal-aisément (peut-estre aisément mal) ny tu n’y reconnoistras pas trop d’artifice & de soin* dont je me confesse du tout incapable. C'est seulement une fois l’année que pour me divertir je m’amuse à ce mestier, lors que je suis retiré à la campagne, où je ne trouve rien de plus utile que cét Art qui n’a rien d’utile, ny rien

[f.15v.] de plus agreable que de traduire, qui est le labeur le / plus ingrat de tous : L'invention qui demande une ame arrestée pour mieux contempler, travaille trop l’esprit d’un homme qui marche, & la lecture seule attache trop les yeux pour une personne qui se promene. Cette occupation est entre-deux, & d’autant plus propre en cette occasion, que la memoire n’a que faire non plus de se mettre beaucoup en peine. Les pensées & bien souvent mesme les paroles de l’Autheur, representent les rithmes dont on s’est servy en le traduisant, & les rithmes rappellent les vers en nostre ressouvenir quand on s’en veut descharger sur le papier. D'ailleurs le mouvement de la promenade nous eschauffant desja, la veüe d’une belle campagne, & la tranquillité des bois & des prairies achevent de nous inspirer une verve & une fureur tout à fait Poëtique : Car ce n’est pas au suject de la Poësie qu’il a esté dit, que les champs & les arbres ne nous pouvoient rien apprendre, mais seulement les hommes qui estoient dans les villes, puisque cet Art ne s’enseigne pas & ne s’acquiert que par un certain entousiasme. Aussi les Muses n’habitent pas les Courts, mais les solitudes, & si quelquefois elles paroissent dans les Courts, il ne faut pas conclurre de là qu’elles y aient esté élevées : le bruit* & la presse du monde* les espouvante, & trouble leurs imaginations, & parce qu’elles sont & doivent estre masles & robustes, elles se plaisent beaucoup mieux à la liberté d’un plein air, & de vivre à la veüe du Ciel & d’un beau jour, que non pas de se retirer dans un

[f.16r.] cabinet & à l’ombre d’une estude. Et c’est paravanture pour cela / qu’on a feint qu’Apollon, qui est la mesme chose que le Soleil autheur de la lumiere, leur predisoit & estoit comme leur pere, afin de nous faire entendre que ce bel Astre avec ses rayons nous communiquoit les influences de la Poësie ; Mais quoy que tout cecy peust tourner à mon advantage, je n’espere pas neantmoins qu’il me serve. Je crains que ce Dieu des Vers n’esclaire & n’eschauffe pas tousjours veritablement l’ame de ceux dont il éclaire & eschauffe le corps, qu’à ceux qui le suivent & le reclament, il ne presente bien souvent d’autre eau à boire que celle de la suëur qu’il fait ruisseler sur leur front, qu’enfin comme il contribuë esgalement à la production & à la corruption des choses, il ne cause aussi autant de mauvais que de bons Poëtes. Tout ce que je pretends donc tirer pour moy de cecy, c’est de te justifier mon travail, & de te rendre compte de mon loisir, afin que s’il est vray que l’occasion diminuë ou aggrave nos fautes, les circonstances que j’ay remarquées avoir esté cause de l’ouvrage que je te donne, quoy qu’elles puissent contribuer à ma honte, & me reprocher mon peu de genie, servent du moins à m’excuser envers toy de mon entreprise. J'ay mal employé de bonnes heures, je l’avoüe, mais je les eusse perdues : je n’ay rien fait qui vaille, mais je n’eusse rien fait du tout : Diray-je franchement ce que je pense, tu ne liras icy que des vers durs & rudes, mais qui ne respirent au dedans qu’un esprit de douceur & d’amour, capables d’attendrir les

[f.16v.] cœurs les plus sauvages, tu n’y verras pas la / couleur, le teint, ny l’embonpoint du Tasse, mais tu y verras tous ses muscles & ses nerfs, tu ne le trouveras pas si estendu, mais tu n’en recognoistras que mieux la force, tu n’y rencontreras pas le nombre, mais le poids de ses paroles, tu n’y remarqueras point tous les pas, mais tout le chemin qu’il a faict. Que si apres cela mon travail te déplaist encore, blasme-le si tu veux, je le souffriray* volontiers, pouveu que tu le fasses avec jugement, & non point par une vaine presomption. Ayant entrepris de suivre & de m’attacher au Tasse, je suis demeuré loin derriere ; mon stile au lieu de grave s’est trouvé pesant ; croyant faire des vers tristes, j’ay fait de tristes vers ; en fin Torrismon a trahy Germon, & moy j’ay trahy le Torrismon. Dis encore pis si tu veux, cela n’empeschera pas que tu ne voyes l’un de ces jours une autre piece de Theatre que j’ay habillée à la Françoise, si bien que tu ne dois pas t’estonner que je travaille tant à me deffendre, puisque ce que je dis maintenant ne servira pas peut estre seulement pour ce que je te donne, mais aussi pour ce que je te promets. C'est lascheté de n’oser entreprendre si un espoir apparent ne nous flatte*, on perd souvent quantité de bien faits avant qu’un reüssisse ; pourquoy ne hazarderay-je pas librement mes travaux, afin qu’un d’eux te profite ? On se mocqueroit de celuy qui fuyroit de mettre des enfans au monde de peur d’estre obligé de les voir peut-estre mourir : serois-je moins ridicule si je demeurois oisif dans l’apprehension que j’aurois de

[f.17r.] survivre aux ouvrages que je puis mettre au jour ? Celuy / dont je te veux parler, & qui est un fruit du dernier Automne, c’est le Soliman du Comte Bonarelli (tres-digne frere de ce digne autheur de la Phyllis de Scyre.) Je ne me suis pas si fort attaché à la traduction que je n’aye laissé & changé quelques choses, particulierement sur la fin, parce que d’une Tragedie que c’estoit, j’en ay fait une Tragi-Comedie ; Les raisons qui m’ont induit à cela je te les deduiray plus au long en son lieu ; Seulement te diray-je icy en passant, que le Poëte debvant avoir esgard à ce qui peut servir, non pas en tant que Poëte, mais en tant qu’il entre dans la societé civile, & qu’il fait un des membres de la Republique, il faut que le but des pieces de theatre soit de nous pousser aux bonnes actions, & de nous destourner des mauvaises, & de laisser les spectateurs satisfaits en leur faisant voir les justes evenemens des unes & des autres. C'est pourqouy j’ay creu estre obligé de donner une heureuse issuë à l’innocence de Mustapha & de sa Maistresse, & à la malice & trahison de Rustan, le chastiment qu’il avoit merité. Je t’avertis donc de bonne heure de n’y point chercher une entiere verité, mais seulement la vray-semblance, & de t’imaginer que Soliman, Mustapha & Rustan, sont plustost des noms de Turcs que de l’histoire. Si j’ay bien fait ou non, je te le laisse à juger, mais pour le moins tu ne me dois imputer ce changement à grand crime, puisque je l’ay fait avec raison & dessein. En la prudence morale, la connoissance augmente le mal : aux autres

[f.17v.] Arts & Sciences elle le diminuë : Si / bien qu’il ne faut pas que tu dises simplement que j’ay failly, mais seulement que j’ay voulu faire ainsi. Et puis si tu as approuvé & mesme loüé un excellent Autheur de ce temps, d’avoir fait mourir contre la verité de l’Histoire deux Rois, dont les plus grands crimes estoient d’amour, pour rendre cette merveille des Tragedies Françoises plus funeste & plus accomplie : ma cause sera-t’elle moins favorable d’avoir sauvé la vie à un Prince & à une Princesse innocens, pour ne l’oster qu’à un traistre, en partie contre la verité de l’histoire, & en partie contre l’intention de mon Autheur, afin que ma Tragi-Comedie en fust & plus agreable & plus juste ? Mais c’est inutilement que je me mets en peine de m’en justifier, puisque l’exemple de celuy-là mesme dont je viens de parler, sera seul capable de me deffendre, au moins s’il a persisté tousjours dans le dessein qu’il avoit d’accommoder aussi le Soliman en Tragi-Comedie ; C'est un bon-heur qui m’arrivera dans le malheur que j’ay de m’estre rencontré avec luy ; car d’un autre costé je ne doute point que mon Soliman qui peut-estre estoit assez bon de soy, ne se trouve mauvais par accident*, & lors qu’il sera comparé au sien, & que la plume de l’Aigle ne devore la mienne. Aussi souhaittois-je que le mien passast bien devant, afin que comme je n’avois pas entrepris de le choquer en marchant dessus ses pas, on ne me creut pas non plus si temeraire que de pretendre de m’égaler à luy en faisant representer ma Tragi-Comedie en mesme temps que la

[f.18r.] sienne : Mais puis qu’il a jugé / qu’il avoit desja trop d’avantages naturels sur moy, pour

  [f]donner encore quelque occasion de croire qu’il auroit peu profiter de mes fautes, j’ay bien voulu consentir à ne pas faire paroistre mon Soliman, que le sien ne fust prest, & je m’estimeray seulement trop heureux de luy servir de relief & de fueille. Outre que nostre subject estant Tragique & assez vaste dans son autheur, on aura sans doute de la curiosité, pour voir comment chacun l’aura retranché & disposé au Theatre en Tragi-Comedie. Que si, comme on m’a fait accroire depuis, il a mieux aymé le laisser en Tragedie, ce sera le moyen de rendre chacun content : car quoy que la plus-part des evenemens soient semblables, neantmoins la contrarieté des conclusions, dont l’une suivra la verité, & l’autre la vray-semblance, mettra une entiere diversité entre les deux pieces. Au moins je t’asseure bien que tu y reconnoistras tousjours à ma confusion la grande difference qu’il y a d’un mauvais versificateur à un bon Poëte. Adieu.

ARGUMENT. §

[f.18v.]

GALEALTE Roy des Goths, eut une fille nommée Rosmonde, qu’il envoya aussi-tost qu’elle fut née en un Chasteau de Plaisance, pout là estre nourrie sous un air pur & serain. Celle à qui on envoyoit Rosmonde pour la nourrir, lassée de la Cour, s’estoit retirée en ce Chasteau, & d’autant que tous ses enfans mouroient en naissant, comme elle se vid enceinte pour la troisiesme fois, elle s’advisa de voüer aux Dieux ce qui viendroit d’elle, & les Dieux permirent qu’elle mit heureusement au jour une fille au mesme temps que la Reyne accoucha de Rosmonde. Mais la fille de cette nourrice qui estoit un fruit de la devotion de sa mere, servit bien-tost d’instrument à l’impieté d’un pere ; ce qui arriva de cette sorte :

Assez prez de ce Chasteau habitoit dans un antre une Nymphe qui predit de Rosmonde, Qu'estant parvenuë à la fleur de son aage & de sa beauté, elle seroit l’occasion d’une haute vengeance ; de faire perdre la vie à son frere Torrismon, & de faire passer ses Estats sous la domination d’un estranger. Le Roy se trouvant fort effrayé de ces menaces, la relegua dans cette caverne, & la donna à la Nymphe à eslever, sans en rien dire à la Reyne, qui n’adjoustoit pas foy aysément à toutes ses predictions. Et quelque temps apres au lieu de sa fille fit supposer & presenter à la Reyne celle de la Nourrice, qui eut depuis le nom & la place de la vraye Rosmonde ; Elle cependant estoit bien loin de la Cour de son pere ; car à peine eut-elle demeuré quatre mois dans cét antre de la Nymphe, que d’autres predictions qui menaçoient de mesmes maux, augmenterent les apprehensions du Roy de telle sorte, que pour son repos il fut contraint de commander à Fauston l’un de ses plus affidez serviteurs /

[f.19r.] de l’emmener en secret en un pays escarté, afin de frustrer* par là son mauvais destin ; Or comme ce Fauston estoit avec elle sur mer, il fut pris par des pirates de Norvegue, & mis dans un petit vaisseau, & la fille dans un autre. Ces pirates furent bien-tost attaquez & chassez par d’autres qui estoient du pays des Goths : mais qui ne purent arrester que l’esquif* où estoit Fauston, qui par ce moyen se vid delivré d’entre les mains des pirates de Norvegue, & ramené en son païs par les corsaires qui en estoient, & quant à l’esquif* où estoit la fille il se sauva & s’en retourna en Norvegue, où estant, la vraye Rosmonde fut presentée à Galealte Roy de ce pays, pour le consoler de la perte qu’il venoit de faire, d’une petite fille nommée Alvide. Ce Roy la receut avec joye, l’appella Alvide du nom de celle qui luy estoit morte, & la tint d’autant plus chere que les predictions de Norvegue aussi-tost qu’elle fut arrivée, portaient ainsi que celles de son pays, qu’elle debvoit estre l’occasion* d’une haute vengeance. Galealte dont le Royaume avoit receu mille injures de la Suede, tant par surprises & stratagemes de guerre, qu’à force ouverte, expliquoit cette prediction selon son desir, esperant que par le moyen de cette fille il pourroit un jour se vanger de tous ses affronts, & de toutes ses pertes. Comme il estoit dans ses pensées, il survint une chose qui aigrit encore davantage son inimitié contre les Suedois. C'est qu’ayant envoyé aux Danois qui estoient lors en guerre, le secours d’une armée commandée par son fils unique qui n’avoit encore que seize ans, il se rencontra que ce jeune Prince eut en teste Germon fils du Roy de Suede, homme desjà tout fait, & grand Capitaine, qui assistoit le parti contraire ; Germon porta bien-tost par terre & tua ce jeune Prince, mais avec des actes d’hostilité beaucoup pires que le meurtre. Cela fut cause que Galealte respira plus que jamais un grand desir de vangeance, & qu’il s’advisa pour cét effect* de faire un fameux tournois où l’on proposa pour prix une tres-riche couronne qu’Alvide elle-mesme devoit mettre sur la teste du vainqueur ; Le but de ce tounois estoit de faire choix du plus vaillant, & de l’engager par

[f.19v.] honneur & par une sorte de recognoissance à tirer raison de la mor / du frere d’Alvide : Comme la vaillance & la gallanterie estoient en Germon au souverain degré, il se presenta aussi en ce tournois au milieu de ses ennemis ; mais en chevalier inconnu : & ayant surmonté tous ceux qui disputoient du prix, il receut la couronne des mains d’Alvide sur son armet*. Car quoy qu’on le priast instamment de se découvrir, il ne fut si temeraire que de le faire : seulement fit-il sçavoir à Alvide en partant, qu’il s’en retournoit son serviteur, quoy que de tout temps il eut esté son ennemy : Germon ayant donc luy-mesme remporté ce prix, le dessein que le Roy de Norvegue avoit eu de se vanger par ce moyen, demeura sans effet*, mais ne s’allentit* pas pour cela : tant s’en faut, Alvide estant preste à marier, Galealte ne la vouloit donner à personne qu’à condition qu’on le vangeroit de Germon : C'estoit donc bien loin de faire la paix avec luy, qui cependant entretenoit au milieu de son cœur une secrette guerre que les beaux yeux d’Alvide y avoient allumée, si bien que les longs voyages & par mer & par terre qu’ils firent depuis ensemble luy & Torrismon avec qui il contracta durant ce temps-là une amitié tres-estroite, ne servirent qu’à agiter son feu pour le mieux r'enflammer : Estant donc de retour Torrismon & luy dans leurs Royaumes, dont le decez des Princes leurs peres les laissoit heritiers, Germon escrivit plusieurs fois au Roy de Norvegue de luy donner Alvide en mariage, mais ce Roy rejetta ses demandes ; de quoy Germon se sentant piqué, & son amour s’augmentant encore davantage par la resistance, il a recours à Torrismon, lui mande qu’il falloit qu’il fist pout luy un trait d’amy, qu’il allast en Norvegue demander Alvide en mariage comme si ce devoit estre pour luy mesme : & que quand il l’auroit amenée au pays des Goths, il feroit tant qu’il gaigneroit son cœur & l’espouseroit : que ce n’estoit point faire tort à Galealte de lui donner un Roy pour gendre, & de l’obliger à la paix. Torrismon meu de ces raisons, & plus encore de la priere de son amy va trouver le Roy de Norvegue, fait la demande, la fille luy est accordée, il luy donne la foy de mariage, & promet qu’il les vangera de Germon, en fin il remonte sur mer avec Alvide & s’en retourne,

[f.20r.] dit-il, en Arane principale ville / de son Royaume pour accomplir le mariage suivant les loix du pays ; & cependant qu’il est sur mer, Alvide qui le croyoit veritablement son espoux, ayant de l’amour pour luy, luy en donne, il resiste à ses attraits le plus qu’il peut, mais en fin une tempeste survenant qui écarte leur flotte & jette leur vaisseau en un bord solitaire & sauvage, fut la triste occasion qui fit violer à Torrismon la foy deuë à son amy. Le voila donc desormais bien empesché estant devenu amoureux & traitre tout ensemble, il ne sçauroit quitter Alvide & ne peut souffrir* d’estre infidelle. Dans ce trouble il arrive en Arane, où son remords luy fait fuyr l’abord & la presence d’Alvide, qui s’estonne de ses froideurs, du retardement* de son mariage &, ce qui l’offence plus que tout, de ce qu’on attend Germon son ennemy mortel ; de la venuë duquel Torrismon luy mesme bien embarassé parce qu’il ne pouvoit se resoudre à quitter Alvide, expose tout le fait à un sage vieillard qui avoit esté autresfois son gouverneur, luy demande conseil de ce qu’il doit faire, & ce vieillard trouve à la fin qu’il n’y a point de meilleur expedient* que de dire tousjours qu’Alvide ne pouvoit aymer le meurtrier de son frere, & de luy donner au lieu d’Alvide, Rosmonde, qui jusque là avoit encore esté tousjours creüe la sœur de Torrismon ; Car Galealte autheur de la tromperie fut tué en guerre auparavant qu’il eust encore rien decouvert à la Reyne, de ce secret, dont la Nourrice & Fauston qui en estoient seuls complices, n’avoient non plus jamais rien declaré : Hormis que la Nourrice avoit découvert en mourant à la fausse Rosmonde qu’elle estoit sa fille & tout le reste du mystere. Cett fille sçachant donc sa naissance, & comme elle avoit esté consacrée aux Dieux par sa mere, & de plus s’y estant aussi voüée elle mesme tesmoignoit de l’aversion pour les grandeurs & pour les vanités du monde* & desiroit infiniment de se voir dans une condition privée, où elle peust vacquer à son aise, à la devotion qu’exigeoit d’elle le vœu de virginité qu’elle avoit juré. Neantmoins je ne say quelle force d’amour & d’inclination particuliere pour Torrismon estouffoit de fois à d’autres

[f.20v.] l’avoit retenuë jusques alors à la Cour aupres de luy ; / Mais cela n’empeschoit pas que pour tout autre son cœur ne fust de glace ; Si bien qu’elle n’avoit garde de vouloir ce que le Conseiller proposoit, c’est en vain que Torrismon approuve son advis, & en vain qu’il empoye l’authorité de la Reyne pour la faire consentir à prendre Germon pour espoux. Elle y resiste de tout son pouvoir, mais si sagement qu’il sembloit à la fin qu’elle en demeurast d’accord, quoy qu’elle eust dans l’ame un dessein tout contraire. Cependant, Germon arrive, Torrismon le reçoit assez froidement comme une personne qui luy pesoit fort, luy dit que ce qui le fasche le plus c’est qu’il ne sçauroit lui gagner le cœur d’Alvide, laquelle il prie pourtant de faire bon visage à Germon, ou parce qu’il estoit son amy, ou peut estre afin qu’il creut qu’il parloit pour luy à Alvide, & que tout ce qu’il en pouvoit obtenir, c’estoit qu’elle souffrist* sa veüe : Germon ne laisse pas de faire ses recherches, & pour cét effet* envoye à Alvide un manteau Royal & un portrait de diamants où il l’avoit fait habiller à la Suedoise, au dessous duquel estoient les armes de la maison de Suede, avec une Couronne à ses pieds & des Fléches en sa main, marques de subjetion & d’amour. Et ce qui estonne plus que tout cette jeune Princesse, il luy renvoye la Couronne qu’il avoit remportée & receüe de ses propres mains au tournois de Norvegue, par où elle apprend que luy mesme avoit esté le vainqueur & estoit party son Amant, ce qui luy donne mille defiances & entr'autres qu’on ne l’ait esté querir pour luy veu les froideurs de Torrismon, & qu’il a retardé le mariage jusques à la venuë de Germon. Mais tant s’en faut que Torrismon eust de veritables froideurs pour elle, qu’au contraire il donna charge au Conseiller de proposer à Germon comme de luy mesme & comme ne sçachant rien du secret qui estoit entre les deux amis, de prendre Rosmonde en mariage. A quoy Germon apres quelques discours respond, qu’il fera tout ce que son amy voudra, comme ne croyant pas qu’il voulust rien commettre d’injuste, ou bien faisant ceder l’amour à l’amitié. Il s’estonne poutant de ce procedé, accuse la froideur de Torrismon, & enfin l’excuse & se repose de tout sur luy. Sur ces entrefaites Rosmonde qui

[f.21r.] craint qu’il ne luy faille enfin rompre / son vœu de virginité en espousant Germon, declare à Torrismon qui elle est & comme elle passe à tort pour sa sœur. Torrismon s’en estonne, admire sa generosité & sa pieté qui luy font mespriser un si haut tiltre, est en peine où il pourra trouver sa sœur pour la donner en mariage à Germon, a recours au Devin qui luy parle obscurement & luy dit pourtant toute la verité. En fin il apprend de Fauston que comme il l’emmenoit au loin pour les mesmes raisons qu’avoit desja dites Rosmonde, elle luy avoit esté enlevée par un Pirate de Norvegue, & alors arrive un Messager de ce païs qui vient apporter à Alvide & à Torrismon des nouvelles de la mort de Galealte Roy de Norvegue, par laquelle la Norvegue leur appartenoit ; & ce Messager estoit justement celuy- là mesme qui avoit esté autresfois reduit par quelque disgrace à pratiquer cét infame metier de Pirate & qui avoit enlevé Alvide & l’avoit donnée au Roy de Norvegue ; Ce que Fauston qui le reconnut l’ayant obligé d’avoüer, Torrismon apprend son malheur & son inceste, & son amy survenant là dessus, il luy promet tout de bon de faire ce qu’il pourra afin qu’Alvide & la Norvegue soient à luy, & cependant deffend à Alvide qu’on die la mort de Galealte, parce qu’il sçavoit bien qu’elle avoit desja l’esprit assez troublé sans la surcharger encore de cette nouvelle affliction : mais elle l’ayant apprise d’ailleurs, s’imagine que son païs est d’intelligence avec Torrismon pour la trahir, elle entre en de plus fortes deffiances que jamais, & principalement apres avoir ouy de la bouche de Torrismon des choses si estranges, qu’elle estoit sa sœur, qu’elle avoit esté nourrie par une Nymphe dans une grotte, enlevée par des Corsaires, & qu’il faloit qu’elle espousast Germon  : elle devient furieuse, & se donne à la fin un coup de poignard, auquel coup Torrismon survenant s’estonne de sa rage & de son desespoir, luy jure que tout ce qu’il luy a dit estoit tres-vray, & puis la void mourir entre ses bras ; & apres avoir donné à un Gentil-homme qui estoit là present, une lettre qu’il venoit d’escrire à Germon dans la resolution de se tuër quand mesme Alvide ne fust pas morte (par laquelle lettre il luy mande la cause de sa mort & le fait heritier des Goths) il se laisse

[f.21v.] tomber sur son espée & expire aux pieds d’Alvide /. Germon reçoit la lettre, se desespere à cette triste nouvelle, console la mere de Torrismon, comme il luy avoit recommandé, fait enterrer son amy & sa maistresse ensemble, & demeure maistre du Royaume des Goths suivant les predictions qui portoient qu’il devoit estre soubmis à un estranger, lesquelles predictions parloient aussi d’une haute vangeance, qui n’estoit autre chose en effet que cette mesme mort de Torrismon, pour avoir trahy le Roy de Norvegue en luy enlevant Alvide pour Germon, pour avoir esté infidelle à son amy, & peut estre pour avoir commis un inceste, quoy qu’innocemment.

Le moyen de retrancher quelques endroits de cette Tragedie, comme on fit en sa seconde Representation. §

[f.22r. g]

DU premier Acte, on peut oster la seconde Scene que la Nourrice fait toute seule.

Du second Acte, on peut oster la troisiesme Scene, que Rosmonde fait toute seule, & retrancher de la quatriesme Scene, cette longue dispute pour & contre le mariage, de sorte que la Scene finisse par ce vers  :

Celles de mon pays n’ont point de ces appas.

Et de la cinquiesme Scene ne prendre que les quatre premiers vers.

Du troisiesme Acte, on peut oster si l’on veut, la premiere Scene que le Conseiller fait tout seul.

Du 4. Acte, il n’y a rien à retrancher.

Du cinquiesme, on peut oster la troisiesme Scene que Rosmonde fait seule. Et puis conclurre la Tragedie par les plaintes que Germon fait en la septiesme Scene, qui finissent pas ce vers,

Et fera mesme horreur à la race future.

En y adjoustant aussi ces deux qui sont les derniers de la Tragedie.

O ma vie ! ô mes jours ! non jours, mais tristes nuits,
Que vous me reservez de regrets & d’ennuis.

Fautes survenuës en l’impression. §

[f.22v.]

Page 6 pour Gennon, lisez Germon. page 15. Que je luy cederois, il semble qu’il faille un la, c’est pourquoy mets au lieu, Que je la luy rendois, ou bien si tu veux, Et de la luy ceder. Page 44. Au comble de beauté, de valeur, & des biens, l. & de biens. Page 84. Que le Roy la craignit pas quelque destinée. l. pour quelque destinée. Le reste des fautes, s’il y en a encore quelques-unes, tu les corrigeras aysément toy-mesme.

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace & Privilege du Roy, Donné à Paris le 12. Mars 1636. Signé par le Roy en son Conseil, VIGNERON : Il est permis au Sr Dalibray, de faire imprimer par tel Imprimeur qu’il voudra choisir un Livre intitulé, Le Torrismon du Tasse, Tragedie, en telle forme & caractere qu’il advisera bon estre, & ce durant le temps de six ans, à commencer du jour que ledit Livre sera achevé d’imprimer : Et deffences sont faites à tous Libraires & Imprimeurs, de contrefaire ledit Livre, ny en vendre ou distribuer d’autres, que de ceux dudit Dalibray, ou de ceux qui auront droit de luy durant ledit temps, à peine de cinq cens livres d’amende, confiscation des exemplaires, & de tous despens, dommages & interests.

LES ACTEURS. §

[f.23v.]
  • LA NOURRICE.
  • ALVIDE.
  • TORRISMON. Roy des Goths.
  • CONSEILLER.
  • GENTIL-HOMME de la part de Germon.
  • ROSMONDE.
  • RUSILLE. mere de Torrismon.
  • GERMON. Roy de Suede.
  • DEVIN.
  • FAUSTON.
  • MESSAGER.
  • GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon.
La Scene est en Arane ville principale des Goths.
[A ; 1]

ACTE I. §

SCENE I. §

NOURRICE. ALVIDE.

NOURRICE.

A peine ayant quitté les portes d’Orient
Le soleil nous fait voir son visage riant ;
Quel sujet donc, Madame, aujourd’huy vous invite
A vous lever si tost? où courez vous si viste?
5 Quels puissans mouvemens de crainte & de desir {p. 2}
De vostre ame à la fois se sont venus saisir?
Car, Madame, je lis sur vostre front emprainte
La moindre passion dont vostre ame est attainte.
Moy qui suis vostre mere, & d’aage, & de devoir,
10 Que le sort a fait vostre, & bien plus mon vouloir,
Ne connoitray-je point le fonds* de vos pensees?
Comment, & de quels traits sont-elles donc blessees?
Non, non, ne feignez point de me rien découvrir,
A qui plustot qu’à moy vous pourriez vous ouvrir?

ALVIDE.

15 Oüy, ma chere Nourrice, il est bien raisonnable
Que tu sçaches l’estat d’un coeur si miserable,
Et qu’icy je commette* à ta fidelité
Les secrets mouvemens dont il est agité :
La crainte, & le desir, Nourrice, je l’avoüe,
20 Mettent, comme Tyrans, mon esprit à la roüe* ;
Mais ce qui plus me gesne*, & dont plus je me plains,
Je sçay ce que veux, & non ce que je crains ;
Une Ombre, un Songe noir, m’espouvante & m’afflige,
Quelque nouveau Fantosme, un ancien Prodige* ;
25 En fin je ne sçay quoy me remplit de terreur,
Et confond* mes pensers de tristesse & d’horreur :
A peine pour dormir mes paupieres sont closes, {p. 3}
Que je commence à voir mille effroyables choses :
On arrache tantost Torrismon de mon flanc,
30 Tantost un marbre suë, & la terre est de sang ;
Quelquefois seule errante au milieu des tenebres,
J’entends à chaque pas gemir des cris funebres,
Ou je vois d’un sepulcre un grand Geant sortir
Qui le foüet en la main me presse de partir,
35 Si bien que dans les maux que le sommeil me livre
Alors que du travail* tout le monde il delivre ;
Si tu me vois si tost mon lit abandonner,
Nourrice, tu n’as pas sujet de t’estonner ;
Dans ce fascheux estat, helas je suis semblable
40 A celle qui languit d’une fievre incurable,
Et qui durant la nuict transissant* de froideur
Brule sur le matin d’une mortelle ardeur :
Car la peur dont la nuict mon ame est occupee,
Par les rayons du jour à peine est dissipée,
45 Qu’un desir amoureux s’allume dans mon coeur,
Qui petit à petit consomme ma vigueur.
Nourrice, tu le sçays que dés l’heure premiere
Qu’à mes yeux Torrismon s’offrit plein de lumiere,
On me dit qu’il venoit pour estre mon espoux,
50 Et de là me pleut tant son maintien grave & doux,
Que de ce que j’estois ne faisant plus de conte {p. 4}
J’oubliay peu s’en faut, ma promesse & ma honte ;
Car j’avois fait serment entre les mains du Roy,
De n’accepter jamais de conjugale foy*,
55 Que l’on ne nous promit cette juste allegeance,
Que de mon frere mort on tireroit vengeance.
Ah! combien de sermens, Amour le plus souvent,
Comme un foible jouet vas-tu jettant au vent?
Je suis tellement prise* à sa premiere veuë,
60 Et de tout jugement restay si despourveuë,
Que sans quelque pudeur qui lors me retenoit
Mon desir à l’instant au sien s’abandonnoit ;
Mais si tost qu’en parlant & découvrant sa flame,
Il tenta de se faire une place en mon ame :
65 Aussi-tost que je creus qu’il souspiroit pour moy,
Et qu’il m’eût asseuré la vengeance & sa foy,
Ne pouvant plus tenir mon ardeur violente
Je fus en meme temps & l’Espouse & l’Amante.
Or comme apres cela de son Royaume entier,
70 Le Roy le reconnût legitime heritier ;
Comme en signe d’un chaste & fidelle hymenée,
Devant toute la Cour, sa main me fut donnée.
Comme il remit la nopce à celebrer icy,
Et nous dit, que leurs Loix en ordonnoient ainsi.
75 Qu’entre les Roys des Goths l’hymen estoit profane, {p. 5}
Qui ne se faisoit pas dans leur ville d’Arane.
Tout cela tu le sçais, ou je me trompe fort :
Et qu’avant d’assembler ses navires au port,
Estant encor sur mer & pres d’un bord sauvage
80 Bien moins Espoux qu’Amant, il fit le mariage,
Qui fut si bien caché sous l’ombre de la nuict
Et si secret qu’aucun n’en entendit le bruit.
Toy seule tu le sceus, & le peus reconnestre
Aux signes que la honte en mon front faisoit naistre.
85 Nous voicy maintenant venus en ceste Cour,
Où se devoient cueïllir les fruits de nostre amour :
Cependant je ne scay pourquoy tant l’on differe,
Le jour heureux qui doit accomplir ce mystere*.
Une nuict auroit-elle amorty tout son feu?
90 Certes s’il est ainsi, Torrismon en eût peu :
Des-jà cét horizon a veu vingt fois l’Aurore,
Depuis nostre arrivée, & l’on retarde encore ;
Tandis*, te le diray-je? En l’ardeur où j’attends,
Je fonds comme la neige au Soleil du Printemps.

NOURRICE.

95 Comme je trouve vain ce qui vous espouvante,
Je trouve juste aussi le feu qui vous tourmente.
Quelle femme jamais monstra tant de froideur {p. 6}
Que pour un jeune espoux elle n’eust cette ardeur :
Mais il est à propos qu’une honesteté sainte
100 Restraigne nostre amour d’une chaste contrainte,
Afin que nos amans ne s’apperçoivent pas,
Combien nous souspirons apres leurs doux appas* :
Toutesfois à vos maux je vois un prompt remede,
On attend tous les jours le Prince de Suede.

ALVIDE.

105 On l’attend, je le scay, mais ce retardement*
Parce que c’est pour luy, m’afflige doublement :
C’estoit Germon qui l’avoit tué.
C’est donc de la façon que l’on vange mon frere?
Ainsi que l’on console & satisfait mon pere?
Est-ce là mon pouvoir & ce que j’ay voulu?
110 C’est ce que Torrismon avoit donc resolu,
De ne point recevoir Alvide dans sa couche,
Qu’elle n’eût veu devant* ce monstre, ce farouche*,
Ce Germon ennemy de toute ma maison?

NOURRICE.

Torrismon le cherit, & c’est bien la raison,
115 Que dans ses mouvemens une femme bien saine
Suive ce qu’un Espoux a d’amour ou de hayne.

ALVIDE.

{p. 7}
Soit comme tu voudras, je t’accorde ce point,
Je puis pour luy complaire*, aymer, ou n’aymer point ;
Que ne puis-je aussi bien allentir* cette flame
120 Qui consomme mon coeur & me devore l’ame ;
Ou luy tant agréer* qu’il pensast plus en moy,
Et me fit recevoir des preuves de sa foy.
Las! Je l’espere en vain, en vain je le desire,
Mon aspect, que je croy, le gesne & le martyre ;
125 Je luy suis à dégoust, & depuis ce moment,
Il n’est ny mon mary, ny mesme mon amant.
Nourrice, je le dy, quoy qu’une pudeur sainte
Deust dans ma propre bouche étouffer cette plainte,
Je prends souvent sa main, & m’approche de luy,
130 Et l’entends souspirer de regret & d’ennuy*.
Je le vois tout tremblant, sa face devient blesme,
Et me paroist, helas! celle de la Mort mesme.
Et comme s’il cherchoit quelques objets meilleurs,
Il la panche vers terre, ou la détourne ailleurs :
135 Que s’il daigne à la fin dire quelque parole,
C’est avec une voix interrompuë & molle,
Et qui finit tousjours en quelque autre souspir.

NOURRICE.

{p. 8}
Ma fille, tout cecy marque un ardent desir.
Trembler, paslir, jetter une timide oeillade*,
140 Ce sont tous accidens* d’un coeur d’amour malade.
Entrecoupper* sa voix, souspirer en parlant ;
Certes tout cela montre un feu bien violent.
Et s’il tient maintenant ses flames plus couvertes,
Qu’il ne le faisoit pas dans ces rives desertes ;
145 Tu sçauras que la nuict, & ce desert sejour*
Estoient des esperons pour réveiller l’amour.
Au lieu que le Soleil, le bruit, & le grand Monde,
Dont un Palais Royal incessament abonde,
Jette souvent la honte au milieu du desir,
150 Et nous contraint d’attendre un jour avec plaisir,
Où nous en ressentons de plus vives delices,
Plus l’attente a donné d’agreables supplices.
Si bien que sur ces bords s’il fut Amant hardy,
Excuse s’il paroist icy plus refroidy.

ALVIDE.

155 Plaise au Ciel que cecy se trouve veritable,
Tandis* je me repais de sa veuë agreable ;
Et venois tout exprés en ce champ spacieux,
Où souvent ses Coursiers* s’exercent à ses yeux.

NOURRICE.

[B ; 9]
Madame, la maison vous est bien plus seante,
160 Vous pouvez sans sortir vous rendre aussi contente,
Et de vostre Palais, assise en un balcon,
Le contempler à l’aise accompagnée ou non.

SCENE II. §

NOURRICE Seule.

Nulle condition n’est si douce sur terre
Que toujours quelque soin* ne luy fasse la guerre :
165 Ny rien de grand, si fort, que le sort inconstant
Elle avoit esté donnee petite au Roy de Norvegue par un Pirate, comme il se void dans le quatriesme Acte.
Ne le menace, esbranle, ou ne l’aille abbattant.
Cette jeune Princesse autresfois fortunée,
D’autant plus que Princesse elle croit estre née,
Et que presque aussi-tost qu’elle vit la clarté
170 Son destin l’éleva dans cette dignité :
Lors que le Ciel devoit la rendre plus contente, {p. 10}
C’est lors qu’elle craint plus, s’irrite, s’épouvante ;
Mais où regne l’Amour, tout courroux est banny,
Dans nous, tout reconnoist son pouvoir infiny,
Elle consent d’aymer Germon pour l’amour de Torrismon.
175 Et si par son ardeur la hayne s’est esteinte,
Qu’elle dissipe aussi son soubçon & sa crainte ;
Et puis qu’elle a si bien fait choix de ses amours,
Que rien de son bon-heur n’interrompe le cours ;
La Nourrice craignait que Torrismon n’eut découvert qu’Alvide n’estoit de naissance Royale, ainsi que la Nourrice croyoit elle mesme.
Mais j’apprehende fort que le contraire avienne,
180 Et ma crainte provient d’une cause ancienne,
Qui peur tirer des pleurs de sa nouvelle peur,
Si l’Amour ne resoud cette nuë en vapeur.

SCENE III. §

TORRISMON. LE CONSEILLER.
{p. 11}

TORRISMON.

Quel fleuve, ou quelle mer si vaste & si profonde
Suffiroit pour laver mon crime dans son onde?
185 J’en ay l’ame & le corps entierement tachez,
Et les rayons du jour ne me sont pas cachez!
Je vis doncques encore! Encore je respire!
Je suis encor Seigneur d’un si puissant Empire
J’ai l’espée au costé, le Sceptre dans le poing,
190 La couronne en la teste, & je ne rougis point!
Il se trouve quelqu’un qui m’estime & m’honore,
Et peut-estre quelqu’un qui me cherit encore!
Las c’est asseurément cét amy si parfait
Qui de son amitié reçoit un tel effet*,
195 Mais que sert tout cela, si j’abhorre la vie, {p. 12}
Si je me voudrois voir la lumiere ravie?
Que me sert de me voir de tant d’honneur pourveu
Si je me crois moy-mesme indigne d’estre veu?
Dequoy m’importe-il de sçavoir que l’on m’ayme,
200 Si je me suis moy-mesme en horreur à moy-mesme?
Je m’irois bien cacher dans quelque antre écarté,
Où mesme de la Nuit, je fuyrois la clarté :
Mais qui m’asseureroit qu’une honte secrette
Ne me vint pas troubler dans ma sombre retraitte ;
205 Toute fuitte est bien vaine, en l’estat où je suis
Je suis celuy qui fuit, & celuy que je fuis :
Ny sages, ny le bruit* d’un peuple temeraire
Par leurs propos mordans ne me sçauroient pis faire,
Je me suis à moy-mesme un plus pesant fardeau,
210 Moy-mesme mon tesmoin, mon juge, mon bourreau.

CONSEILLER.

Si ma fidelité, Sire, vous est connuë,
De grace, monstrez-moy vostre ame toute nuë,
Ce qui fait vostre plainte, & qui vous trouble tant,
Lors qu’un mal se découvre, il s’allege d’autant.

TORRISMON.

215 S’il faloit que quelqu’un ignorast ce mystere, {p. 13}
C’estoit devant toy seul que je m’en devois taire,
Toy de qui mon enfance eut de si bons avis,
Que j’ay si bien reçeus, que j’ay si mal suivis :
Mais ta fidelité, ta prudence & ton aage,
220 De te declarer tout me donnent le courage ;
C’est pourquoy tout exprés je t’ay conduit icy
Pour t’ouvrir sans tesmoin ma peine & mon soucy*.
Tu te ressouviens bien comme sortant d’enfance,
Et de dessous le joug* de ta douce puissance,
225 Affamé d’acquerir du bruit* par les dangers
Je me mis à courir les Païs estrangers :
En ce temps-là je fis une amitié si sainte,
Que rien que le trépas n’en peut rompre l’estrainte.
Le Prince qui commande aux peuples Suedois
230 Est celuy que je crus digne d’un si beau choix,
Jeune, comme j’estois, ardent apres la gloire,
Et d’un pareil desir d’eternelle memoire :
Avecques luy je vis cent peuples differans,
Avec luy je dontais de superbes Tyrans,
235 Nous fusmes compagnons, & sur mer & sur terre,
Nous fusmes compagnons en la paix, en la guerre,
Souvent dans les perils je luy servis d’écu, {p. 14}
De mesme que souvent sans luy j’estois vaincu
Et depuis que tous deux par la mort des deux Princes
240 Nous fusmes rappellez à regir nos Provinces,
Quoy qu’esloignez de lieux, nos coeurs plus que jamais
Gousterent les douceurs d’une agreable paix :
Tousjours mille devoirs entre nous s’exercerent,
Ny lettres, ny presens, aucun temps ne cesserent ;
245 Helas! voicy le point qui me tourmente tant :
Ce Prince genereux, & cet Amant constant,
Devant* que l’amitié nous liast de ses charmes,
Au tournois de Norvegue avoit porté ses armes.
Là sur mille luy seul il remporta le prix,
250 Et là des yeux d’Alvide, il fut aussi-tost pris*,
Parce qu’il estoit ennemy & combattit en Cavalier inconnu, comme on void au troisiesme Acte.
Et bien qu’il n’osast pas luy declarer sa flame,
Il la garda pourtant si vive dans son ame,
Que ny longueur du temps, ny guerres, ny dangers,
Ny l’agreable aspect des païs estrangers,
255 Ny travail du chemin, ou quelque autre mes-aise*
N’amortirent en rien son amoureuse braise ;
Ainsi durant ce temps entre Amour, & nous deux,
De ses pensers secrets il nourrissoit ses feux ;
Mais depuis qu’heritant le Sceptre & la Couronne,
260 Il se chargea des soins* qu’un Empire nous donne,
Tousjours l’ame tenduë à son premier dessein, {p. 15}
Et tousjours ce brasier brulant dedans son sein,
Il tenta tout moyen, pratiqua toute voye,
Afin de parvenir au comble de sa joye :
265 Tantost priant en Prince, & tantost en Amant,
Exposant sa puissance, ou monstrant son tourment.
Mais jamais du vieux Roy l’ame implacable & fiere
Ne voulût accorder Alvide à sa priere,
Apres tant de fureurs, & de meurtres commis
270 Il refusa la paix avec ses ennemis,
Et la mort de ce fils qui fut son esperance,
Excitoit encor plus son ire*, & sa vengeance ;
Cette mort dont Germon fut estimé l’autheur,
Et certes en cecy le bruit n’est pas menteur.
275 Cét amy voyant donc rejetter sa demande,
Quoy qu’il ne peust bruler d’une flame plus grande,
Sentit que ce refus, & cette inimitié
Croissant sa rage, accreût son amour de moitié,
Il resoud de l’avoir en depit de son pere.
280 Pour cét effet* voicy comment il delibere ;
Il m’escrit de l’aller demander au vieux Roy ;
Que je luy cederois quand je l’aurois à moy :
Quoyque je sçeusse bien qu’une telle entreprise
M’irritoit la Norvegue, & blessoit ma franchise,
285 Je pensay toutesfois que tout estoit permis {p. 16}
Alors qu’il s’agissoit de servir ses amis,
J’eus ma tranquillité moins chere que la sienne,
Et preferay sa paix aux douceurs de la mienne,
En un mot, devenu traistre par trop de foy,
290 Moy-mesme Ambassadeur je vay treuver le Roy ;
Je suis le bien-venu, je parle d’hymenée,
Ma recherche luy plaist, la fille m’est donnée,
Je remonte sur mer, ayant mon congé pris,
Et l’emmene avec moy comme un butin de prix.
295 Nous mettons voile au vent, esloignons le rivage,
Alvide ayant tousjours les yeux sur mon visage,
Et comme m’invitant par des regards transis
A vouloir seconder* ses amoureux soucis*.
Je fis comme celuy qui se recueille & serre
300 Contre les ennemis qui l’assiegent en guerre,
Mais en fin le long-temps, & le destroit des lieux,
Les traits de son amour, l’embusche de ses yeux,
Ce pourparler müet, mais si plein d’eloquence,
Forcerent malgré moy ma trop foible deffence :
305 Qu’il est bien vray qu’Amour lors qu’il est combattu
Nous en attaque après avec plus de vertu*,
Et que c’est un arrest infallible & supréme,
Qu’on n’évite jamais d’aymer ce qui nous ayme ;
Toutesfois la raison maistresse de mes sens {p. C ;17}
310 Gouvernoit jusques-là mes desirs innocens,
Quand du milieu de l’air vindrent à l’impourveuë*,
Mille esclairs redoublez esblouyr nostre veuë,
Le Sort, le Ciel, l’Amour contre moy conjurez
Poussent les Aquilons sur les flots azurez,
315 Cent nuages espais desrobant la lumiere,
Ramenent du Chaos l’obscurité premiere,
Sinon qu’en cette nuit tousjours brille un esclair,
Mais qui semble espaissir les tenebres de l’air ;
Jusqu’aux cercles du Ciel la tempeste s’esleve,
320 Et jusques aux Enfers la mesme apres se creve
Enfin l’orage fond : Tandis que nos vaisseaux
Tristement dispersez errent parmy les eaux ;
Le nostre fut porté dedans un bord sauvage :
Là tandis que chacun descend sur le rivage
325 Que l’un allume un bois tout fumant & mouïllé,
L’autre essuye un habit de limon* tout souïllé,
Je reste avec Alvide au fonds* de nostre tante,
Qui me serroit encor de peur toute tremblante,
Et desjà la nuit propre aux doux larcins* d’Amour,
330 A ses sombres flambeaux faisoit ceder le jour ;
Ce fut en ce moment que je rendis les armes
Et que je fus vaincu par de si puissans charmes ;
Une rage d’amour tout mon corps vint saisir, {p. 18}
Qui lors me contraignit d’assouvir mon desir,
335 Alors je violay par un enorme crime
L’honneur, la foy, les loix d’une amour legitime,
D’amy je devins traistre, & ma lasche action
Me rendit en aymant digne d’aversion :
Depuis mille pensers incessament m’assaillent
340 Mille pressans remords nuict & jour me travaillent*,
Quelque part que je tourne & les yeux & l’esprit,
Ma faute que la nuit de ses ombres couvrit,
Me semble d’un chacun en plein jour apperceuë,
Voire qu’en la faisant tout le monde l’a sceuë ;
345 Ce mien amy trahy, s’offre à tous coups à moy,
Il m’accuse, se plaint, me reproche sa foy ;
Mais las! ce n’est pas tout à ces remords de l’ame,
L’Amour adjouste encore ses tourmens & sa flame,
Et de croire jamais que je puisse laisser
350 Alvide sans mourir, je n’y sçaurois penser,
Aussi certes la mort est la plus courte voye,
Pour sortir des ennuis* où mon coeur est en proye :
Et puisque d’un tel noeud je suis enveloppé
Qu’il ne se peut dissoudre, il faut qu’il soit couppé :
355 Car au moins en mourant j’auray cette allegeance*,
Que d’un si cher amy je feray la vengeance,
Lavant dedans mon sang ma honte & mon forfait {p. 19}
Si rien peut effacer le crime que j’ay fait.

CONSEILLER.

Sire, plus la personne est eminente & haute,
360 La honte en est plus grande, & plus grande la faute,
Un coup dessus le bras blesse legerement,
Mais receu dans la teste il porte au monument :
De mesme cette erreur qui mise à la balance
Seroit peu dans quelqu’un de petite importance,
365 Dans des coeurs genereux, & parmy de grands Roys,
Est certes, je l’avoüe une erreur de grand pois :
Mais ce n’est qu’une erreur, & nullement un crime,
Erreur où l’Amour sert d’excuse legitime,
Comme on ne se doibt point donner d’eloge faux,
370 On ne doibt point à tort imputer de defaux.
Sire, vous n’estes point ny scelerat, ny traistre,
Celuy seul est meschant qui prend plaisir de l’estre.
Mais qui sans consentir par force est emporté,
Peche peu, puis qu’il peche estant sans liberté :
375 Les grandes passions troüblent les grands courages,
Comme les grandes mers ont les plus grands orages.
Et partant* recevez dans ce triste mal-heur,
Le frein que la raison offre à vostre douleur.
Je veux laisser à part tant de fameux exemples {p. 20}
380 De Herôs à qui mesme on erigea des temples,
Qui se monstrant d’ailleurs invincibles guerriers,
Aux myrthes* de l’Amour, soubsmirent leurs lauriers,
Une jeune beauté fut en vostre puissance,
Long-temps à ses attraits vous fistes resistance,
385 Il vous fallut enfin respondre à ses amours,
Mais moderant vos feux, vos regards, vos discours :
Depuis l’Amour, le lieu, le Temps & la Fortune,
Se pleurent à destruire une foy non commune :
Vous faillistes de vray, mais d’un peché d’amour,
390 Qui ne merite pas que l’on se prive du jour ;
Et celuy qui se cause une fin violente,
N’amoindrit pas sa faute, au contraire il l’augmente.

TORRISMON.

Si la mort ne sçauroit amoindrir mon peché,
Par elle au moins mon deuil* se verra retranché*.

CONSEILLER.

395 Mais plutost s’accroistra d’une gesne* nouvelle.

TORRISMON.

Vivray-je avec Alvide, ou bien separé d’elle?
Je ne la puis garder sans une trahison, {p. 21}
Et ne puis sans mourir l’oster de ma maison :
Ainsi c’est vainement que tu m’enjoins de vivre,
400 Il faudra bien qu’en-fin la douleur m’en delivre.
Non, non, cela n’est pas eschapper à la mort,
Mais plutost pour mourir choisir le pire sort.

CONSEILLER.

Le Temps, grand Medecin, obtient ce privilege,
Qu’il n’est point de douleur qu’à la fin il n’allege ;
405 Mais sans vouloir attendre un si lasche appareil*,
Appelez au secours vostre propre conseil.

TORRISMON.

Mon mal sera bien long s’il faut que le Temps m’ayde
Et si c’est ma raison, bien foible est mon remede.

CONSEILLER.

La raison a tousjours de quoi nous consoler,
410 Et le Temps est si prompt qu’il nous semble voler.

TORRISMON.

Il vole en apportant ce qui trouble & tourmente,
Mais s’il apporte un bien, lors sa demarche est lente.

CONSEILLER.

Son vol est neantmoins tousjours precipité, {p. 22}
Et nostre esprit fait seul son inegalité.

TORRISMON.

415 Mais quand (comme tu dis) pour rendre ce mal moindre,
La Raison & le Temps leurs forces viendroient joindre,
Alvide pourra-t’elle estant à Torrismon,
Estre tout à la fois la femme de Germon?
L’effect qui confirma ma foy devant donnée,
420 Fait qu’Alvide est à moy par un juste hymenée :
Verray-je donc ma femme entre les bras d’autruy?
Non, non, la seule mort finira mon ennuy*.
Moy mort, Germon l’aura comme une honneste femme,
Et vivant, il ne peut l’avoir que comme infame.

CONSEILLER.

425 Sire, il est bien certain que Germon ne doit pas
La posseder à femme, avant vostre trespas :
Mais il ne s’ensuit point que d’une main sanglante,
Vous deviez vous causez une mort violente.
L’ame ne doit jamais par d’injustes efforts,
430 Sans le vouloir des Dieux abandonner son corps ;
S’il est besoin pourtant que l’un ou l’autre arrive : {p. 23}
Que Germon perde Alvide, & que Torrismon vive.

TORRISMON.

Luy privé de sa Dame*, & moy d’un tel amy,
Ah! Vivre en cest estat n’est pas vivre à demy.

CONSEILLER.

435 Il faut bien supporter d’une ame resoluë,
Des arrests du Destin la puissance absoluë.

TORRISMON.

Fasse donc ce Destin ma perte ou mon bon-heur.

CONSEILLER.

J’ay pourtant un moyen qui sauve vostre honneur :
Car s’il est vray qu’Alvide a pour vous tant de flame
440 Que vous soyez son coeur, son esprit & son ame,
Pourra-t’elle souffrir d’avoir pour son espoux
Cét Amant odieux, l’object de son courroux?
Qui fut un peu devant* aux siens si fort contraire,
Et qui semble encor teint du sang de son cher frere.
445 Sa hayne & son refus vous pourront trop fournir,
De subjects specieux* de quoy la retenir.
Ce n’est pas, direz-vous, le faict d’un bon courage {p. 24}
De vouloir jamais faire aux Dames nul outrage,
Nous la prirons ensemble, & ne laisserons rien
450 De ce que nous verrons, estre pour vostre bien :
Tandis* si de Germon l’ame est si genereuse,
Les froideurs esteindront son ardeur amoureuse :
Par là vous obtiendrez ce sensible bonheur
De conserver l’amy, l’espouse & vostre honneur.

TORRISMON.

455 L’honneur suit & s’attache à l’action louable
De mesme que du corps l’ombre est inseparable.

CONSEILLER.

L’honneur qui vient du monde* est un bien qui souvent
Gist en l’opinion, & se repaist de vent,
Un mal caché ne peut ternir nostre memoire
460 Non plus qu’un bien secret accroistre nostre gloire,
Mais afin que l’honneste avec l’honneur soit joint,
Et que vostre amitié ne se demente point ;
Donnez-luy vostre soeur ; On ne perd rien au change,
Alors que l’on reçoit un Ange pour un Ange.

TORRISMON.

465 L’Amour ne souffre point un eschange pareil. {p. D ; 25}

CONSEILLER.

De la Raison, l’Amour suit souvent le conseil*.

TORRISMON.

Helas! Rosmonde fuit d’une hayne obstinée,
La Pompe*, la Grandeur, l’Amour, & l’Hymenée.

CONSEILLER.

Elle est & sage & douce, un advis sage & doux,
470 La fera consentir à prendre cét Espoux.

TORRISMON.

Seul & dernier refuge au malheur qui me presse,
Je suivray ce conseil qui vient de ta sagesse :
Et s’il se trouve vain, mon recours est la mort,
Qui presente à tous maux un favorable port.

Fin du premier Acte.

{p. 26}

ACTE II. §

SCENE I. §

GENTIL-HOMME de la part de Germon.
TORRISMON.

GENTILHOMME.

475 Grand Roy dont la valeur à nulle autre ne cede,
J’arrive de la part du Prince de Suede.
Il souhaitte tout heur* à vostre Majesté,
Et m’a donné ce mot pour vous estre porté.

TORRISMON.

La lettre est de creance : Or tout ce qui vous reste {p. 27}
480 C’est que vous me rendiez son desir manifeste.

GENTIL-HOMME.

Sire, sans vous tenir plus long-temps en soucy*,
Le Roy Germon mon maistre, est si proche d’icy,
Qu’avant que du Soleil la brillante lumiere
Estincelle à nos yeux du haut de sa carriere
485 Il aura dans ce lieu le bonheur de vous voir.
Je suis venu devant vous le faire sçavoir,
Et qu’on ne peut luy faire une faveur plus grande
Qu’en l’accueillant ainsi que l’amitié demande
Sans qu’on se mette en peine afin de l’honorer,
490 C’est ce dont par ma bouche il vous vient conjurer :
Comme ayant à desdain toutes ces vaines marques
Dont se laissent flatter la pluspart des Monarques :
Il se ressouvient bien de cét aage plus doux
Où toute chose estoit si commune entre vous,
495 Les voyages, les prix, les combats & la gloire,
Sur tout vostre amitié demeure en sa memoire :
Peut-estre toutesfois j’en parle sans besoin
A qui la garde aussi dans son coeur avec soin*.

TORRISMON.

O Souvenir! ô temps! ô la douce nouvelle {p. 28}
500 Que j’apprens maintenant d’un amy si fidelle!
Je le reverray donc, & dans si peu de temps!
Ah! j’en souspire d’aise, & mes esprits contents
Il souspire.
Ne pouvant plus tenir un tel excez de joye
Ont pour se descharger recours à cette voye.

GENTIL-HOMME.

505 Sire, si vous aymez nostre invincible Roy
D’une si pure ardeur, & d’une telle foy,
Je vous puis bien jurer qu’il vous rend la pareille
Et qu’il est icy bas des amis la merveille*.

TORRISMON.

Ie le sçay par espreuve*.

GENTIL-HOMME.

Il est si satisfait
510 De voir que vostre hymen aujourd’hui se parfait,
Qu’en guise d’un torrent qui franchit son rivage
Vostre contentement desborde en son visage ;
Il est ravy d’ouyr quelqu’un luy raconter
Ces grandes actions qui vous font redouter,
515 Tant de rares vertus*, & de paix, & de guerre, {p. 29}
Et ces longues erreurs, & sur mer, & sur terre,
Le prix de vostre espouse, & d’un hymen si doux,
Enfin il ne se plaist qu’à s’enquerir de vous.

TORRISMON.

Aussi fais-je de luy ; Mais lassé du voyage
520 Ne vous travaillez* pas par un plus long langage,
Je recevray le Prince, ainsi qu’il l’a voulu,
Icy comme en Suede il est maistre absolu.
Cependant la fatigue au repos vous invite,
Allez, & luy rendez tout l’honneur qu’il merite.
Parlant à ses gens.

SCENE II. §

TORRISMON seul.

525 A la fin se retire, & s’oste de mes yeux,
Un qui me reprochoit mon forfait odieux.
Chaque mot qu’il disoit m’estoit comme une fléche
Qui faisoit dans mon coeur une mortelle bréche.
O sale conscience! o pôvre Torrismon! {p. 30}
530 Que vas-tu devenir à la voix de Germon?
La pierre sur Sysiphe incessament pendante,
Ne le presse pas tant que me fait son attente,
Ah Dieux! Que son aspect m’est un fardeau pesant,
De quel front, de quels yeux le verray-je present?
535 Ciel, qui n’as plus pour moy que des objets funebres,
Que n’enveloppes tu l’univers de tenebres?
Et toy Soleil pourquoy retournant sur tes pas
Afin de me cacher, ne te caches tu pas?
Je devois, je devois faire cette priere
540 A l’heure que si mal j’usay de ta lumiere,
Et que je tins mes yeux attachez à l’objet
Qui de tous mes malheurs est le triste subjet ;
Alors ils en tiroyent un bien illegitime
Qui depuis a fourny de matiere à mon crime,
545 C’est pourquoy maintenant ils s’ouvrent justement
A la douleur, aux pleurs, à la honte, au tourment :
Afin que cette main constante & genereuse
Mette une prompte fin à ma peine amoureuse ;
Mais desjà l’heure approche, & le moment fatal
550 Où je veux, mais en vain, eschapper à mon mal :
Si par la volonté d’une mere absoluë
Ma soeur aux loix d’hymen ne se void resoluë.
Pour Alvide elle est preste à faire mon vouloir, {p. 31}
Sur elle, son amour me donne tout pouvoir ;
555 Mais qui dit que Germon oublie ainsi sa Dame
Et reçoive aisement une nouvelle flame?
Ah! Si je treuve vain ce fidelle conseil,
La mort seule à mes maux servira d’appareil*.

SCENE III. §

ROSMONDE seule.

Heureuse celle-là, soit maistresse ou suivante
560 Qui sçait tousjours garder une vertu constante,
Et qui dans la douceur des plaisirs innocens
Conserve en pureté l’usage de ses sens :
Mais qui peut vivre icy sans soüilleure ny tache,
Si l’honneur & les biens où nostre ame s’attache,
565 Eux mesmes ne sont rien qu’un bourbier où souvent
Nous sommes empeschez de passer plus avant ; {p. 32}
Moy qu’un vent de fortune en ces lieux a portée,
Elle n’estoit pas veritable soeur de Torrismon, mais fille de la Nourrice qui l’avoit vouée aux Dieux devant mesme qu’elle vint au monde, comme il se void dans le 4.acte.
Qui comme soeur de Roy par tout suis respectée,
Je fuyrois ces grandeurs, pour suivre en liberté
570 Les doux contentemens d’une humble pauvreté :
Au lieu que maintenant les festins & la dance
Demandent jour & nuit mon temps & ma presence,
D’où vient qu’aucunefois un repentir secret
Me trouble & me remplit de honte & de regret :
575 Qu’une fille voüée aux Dieux dés sa naissance
Pour les choses du monde ait tant de complaisance!
Mais qui peut se deffendre & s’empescher d’aymer?
Qui proche d’un beau feu ne pourroit s’enflamer?
Helas malgré moy, j’ayme , & brûle pour mon maistre,
580 Je le cherche & le fuis quand je le voy parestre ;
Ainsi, je me deplais & de ma passion
Et mesme bien souvent de son affection ;
Ou dont il entretenoit la sienne, ou qu’il temoignoit pour Alvide.
Me le faut-il aymer comme soeur ou servante?
Mais s’il hayt d’une soeur l’ardeur trop violente :
585 Soyons donc sa servante, & dessous un tel nom
Essayons de gaigner le coeur de Torrismon .

SCENE IIII. §

RUSILLE, mere de Torrismon. ROSMONDE.

RUSILLE.

[E ; 33]
Hé quoy! n’aurois-tu peu, ma fille, encore apprendre,
Qu’icy le Roy Germon dedans peu* se doit rendre?

ROSMONDE.

Madame, je le sçay.

RUSILLE.

Tu ne le fais pas voir.

ROSMONDE.

590 En cette occasion quel est donc mon devoir?

RUSILLE.

Tu le dois recevoir avec la jeune Reine.

ROSMONDE.

Je m’y prepare aussi. {p. 34}

RUSILLE.

Que ne mets tu donc peine
A croistre ta beauté par de plus beaux habis,
A te faire briller de perles, de rubis?
595 Seroit-ce pas pecher contre la bien-seance,
De recevoir un Prince en cette negligence?
Encore un en tel jour, où chacun à l’envy*
Tesmoigne le plaisir dont son coeur est ravy :
Joint qu’en un simple habit la beauté perd sa grace,
600 Comme le diamant qui dans le plomb s’enchasse.

ROSMONDE.

La beauté dont la femme à tort fait tant de cas
Nuit autant à qui l’a qu’à ceux qui ne l’ont pas ;
Et je tiendray, Madame, une fille bien sage
Qui ne fera jamais montre de* son visage.

RUSILLE.

605 Cette beauté, ma fille, est nostre propre bien,
Comme à l’homme, le cœur, & la force est le sien.
La Nature voulut qu’en nous elle tint place, {p. 35}
D’eloquence, d’esprit, de prudence & d’audace,
Et fust en ce seul don plus prodigue envers nous,
610 Qu’elle n’avoit esté liberale envers tous.
Par elle, le Sçavoir, le Conseil*, le Courage,
Abbaissez à nos pieds nous viennent rendre hommage.
Par elle, la Victoire & les sanglants Lauriers
Appartiennent à nous & non pas aux guerriers ;
615 Nos combats sont plus beaux, plus grand nostre trophée
Que ceux dont l’ennemy void sa rage estouffée ;
Car celuy-cy vaincu deteste dans son coeur
Sa honteuse deffaite, & maudit son vainqueur :
Où ceux de qui nos yeux remportent la victoire,
620 En benissent les coups & les tiennent à gloire :
Ils deviennent amans, aussitost que soubmis,
Et n’ont plus rien de cher comme leurs ennemis ;
Or si l’on ne croit pas que celuy-là soit sage
Qui refuse l’honneur d’estre homme de courage,
625 Quelle estime fais-tu d’une jeune beauté,
Qui mesprise ce titre, & cette qualité?

ROSMONDE.

Je croyois qu’il falust faire bien plus de conte
D’une honeste pudeur, d’une modeste honte :
Qu’un coeur chaste ou brûlant d’un feu religieux, {p. 36}
630 Fust dedans nous un don qui valoit beaucoup mieux ;
Et me persuadois qu’en nous un beau silence
Recompensoit le prix d’une heureuse eloquence :
Ou bien que la beauté n’avoit rien de charmant
Qu’entant que des vertus* elle estoit l’ornement.

RUSILLE.

635 Si c’est un ornement la femme est obligée
A ne la pas laisser sottement negligée.

ROSMONDE.

Si c’est un ornement, elle est belle de soy :
Mais quoique je ne sçache aucuns attraits en moy,
Et que vous me voiyez d’un regard favorable,
640 Pour vous sembler pourtant encor plus agreable,
Je veux bien m’enrichir de plus beaux ornemens.

RUSILLE.

Tu commences d’avoir de meilleurs sentimens,
Et je veux esperer que ce Prince invincible
Sera comme je suis, à tes graces sensible,
645 Et qu’il dira souvent en souspirant tout bas :
Celles de mon païs n’ont point de ces appas*.

ROSMONDE.

Ne permette le Ciel qu’aucun pour moy souspire. {p. 37}

RUSILLE.

Non pas mesme le Roy d’un si puissant Empire?
Quoy! tu ne voudrois pas qu’épris d’un chaste amour,
650 Des peuples Suedois il te fist Reyne un jour?

ROSMONDE.

Madame puis qu’icy je ne puis plus me taire,
Mon dessein est de vivre, & libre, & solitaire ;
Et j’estime le prix de ma virginité,
Plus que tous les honneurs d’une Principauté.

RUSILLE.

655 Je ne m’estonne pas qu’une jeune personne
Ignore que la vie en mille maux foisonne :
Qu’elle est comme un dur joug* au dire des plus sains,
Que Nature & le Ciel imposent aux humains,
Soubs qui dans peu de temps on se lasse & s’ennuye*,
660 Si reciproquement l’hymen ne nous appuye :
Alors l’homme & la femme ayant un seul vouloir,
Vont partageant entr’eux leur charge & leur devoir :
Lors chacun d’eux reçoit une nouvelle vie, {p. 38}
Au milieu des plaisirs où l’amour les convie,
665 Et le faix* qui devant* leur sembloit importun,
Est facile & leger estant rendu commun.
Qui vit jamais Taureau tirer à la campagne,
Cette comparaison semble- roit un peu rustre si elle n’estoit adoucie par cette metaphore qui la precede, que la vie est un dur joug, & puis que est tirée une chose familiere en ce pais là.
Sans qu’un autre à ses flancs son labeur accompagne?
C’est encor un subjet de plus d’estonnement,
670 De voir vivre une Dame, & seule, & sans amant.
Et ce que je te dis, je le dis par science,
Et comme en ayant fait moy-mesme experience :
Car durant que vesquit le Roy mon cher espoux,
Il m’ayda tellement que tout mal me fut doux :
675 Mais depuis que la Mort m’eût de luy separée,
Ah Mort! tousjours amere, & tousjours honorée!
Je languis à toute heure, & mes membres pesans,
Succombent plus d’ennuy* que du fait de mes ans ;
Las! je ne viens jamais à fouler cette couche,
680 Où j’ay tant recueilly de douceurs sur sa bouche,
Tant donné de baisers, & tant receu des siens,
Où nous avons meslé de si doux entretiens,
Et gousté d’un repos remply de tant de charmes,
Qu’au mesme instant mes yeux ne la baignent de larmes :
685 Mais où m’emportes-tu, fâcheux ressouvenir?
Que je retourne au poinct où je voulois venir.
S’il a comblé mes jours d’honneur & d’allegresse, {p. 39}
J’ay souvent adoucy l’aigreur de sa tristesse.
Et d’autant qu’il m’aydoit avec son bon conseil
690 Il recevoit de moy quelque secours pareil ;
Enfin durant le temps d’un si cher hymenée,
Autant qu’il est en nous je vesquis fortunée,
Malheureuse en ce point que le mesme tombeau
N’esteignit pas mes jours, esteigant son flambeau.
695 Ma fille, plaise aux Dieux qu’un tel hymen t’arrive!
Donc si Germon t’aymoit, ne fais point la retive :
Voudrois tu refuser ce Prince pour amant
Qui te pourroit combler d’un tel contentement?

ROSMONDE.

Encore qu’il soit vray qu’en celles de nostre àge,
700 Plus sage est celle-là qui croit estre moins sage,
Et qui sans controller ce qu’une Mere dit
Donne à ses sentimens un absolu credit.
Je diray toutesfois, sans pourtant me deffendre,
Ce qu’en communs discours j’ay peu souvent entendre :
705 Qu’encore qu’un espoux allege quelques maux,
Aux ennuis* qu’il nous cause, ils ne sont pas egaux ;
Hé! N’est-il pas fascheux qu’il faille qu’on revere
Son seul commandement, ou facile, ou severe?
Un grand nombre d’enfans n’est-ce pas un grand soin*? {p. 40}
710 Leurs courses, leurs perils, leurs voiages au loin ;
Leur mort, leur maladie, & tant de maux semblables
Que font-ils qu’affliger les meres pitoyables*?
Et si l’on me dit vray la grossesse est aussi
Un long fardeau qui doit donner bien du soucy*.
715 Ainsi, l’enfant d’hymen, la chose la plus chere,
Est pour le Pere un fruit, mais un fais* pour la Mere,
Qui comme s’il estoit à son mal destiné,
Luy pese avant que naistre, en naissant, estant né :
On ne doit point trouver à redire qu’une Princesse comme on croyoit Rosmonde, ait ces considerations, car la Fortune n’oste rien aux droits de la Nature, quelque grandeur qu’ait une mere elle est tousjours mere. Ny qu’une fille parle de sa grossesse, puis que c’est en termes tres-honnestes.
Or vous m’accorderez qu’une fille est exente
720 De toutes ces douleurs que l’hymen nous presente :
Que s’il arrive aussi que la femme & l’espoux
Entretiennent entr’eux la hayne & le courroux :
Est-il quelque malheur plus estrange sur terre,
Que d’estre ensemble joints pour se faire la guerre?
725 Ou si la femme encor trouve un sot, un brutal ;
Quel sort si detestable au sien peut estre egal?
Se peut-on figurer un si cruel servage*
Que celuy qu’elle souffre au joug* du mariage?
Mais posons que tous deux d’ame & de coeur unis
730 Goustent dans leur accord des plaisirs infinis :
Pourrons nous esperer qu’une semblable vie
De mille soins* cuisants* ne sera pas suivie?
Alors plus la femme aime, & plus on l’ayme aussi, [F ;41]
Et moins vous la verrez exente de soucy*.
735 Si son espoux a peur, elle est dans les alarmes,
Son deüil* cause le sien, & ses pleurs font ses larmes,
Et quoyque renfermée en quelque Chasteau fort
Elle craint tous les maux de la guerre & du sort ;
Je ne veux point icy chercher d’autres exemples,
740 J’en ay Madame en vous des preuves assez amples,
En vous qui quelquefois me prestez du secours
Que je puis opposer à vos propres discours :
Car si par un arrest de la mere Nature
Son espoux bien aimé tombe en la sepulture,
745 Tous ses contentemens entrent lors au cercüeil,
Elle est autant que morte, & ne vit plus qu’au deüil* ;
Ainsi le mariage ou fecond, ou sterile,
En mille desplaisirs sera tousjours fertile,
Et la Hayne, & l’Amour causent egalement
750 Ses dégousts, ses soucys*, sa peine, & son tourment :
Ce n’est pas toutesfois pourquoy je le mesprise,
D’un plus noble desir je me sens l’ame éprise ;
Un zele, & saint amour de la virginité,
Fait que je l’ay tousjours jusqu’icy rejetté ;
755 J’aymerois beaucoup mieux le coeur enflé d’audace
Presser* avec ardeur un sanglier à la chasse,
Lancer le javelot, & dans le fort d’un bois* {p. 42}
Le voir tout écumant, & reduit aux abbois ;
Et puisque je ne puis me couvrir d’un heaume
760 Comme faisoient jadis celles de ce Royaume,
Au moins à la façon d’un genereux guerrier
Porter sa hure en main, en guise de laurier ;
Mais puisque je me voy loin de toute apparence
De parvenir au but d’une telle esperance,
765 Du moins j’imiteray vivant en liberté
La biche solitaire en un bois écarté,
Plustost que le Taureau qui tire à la campagne
Sans qu’un autre à ses flancs son labeur accompagne.

RUSILLE.

Rien n’est en l’univers si fort exempt de pleurs,
770 Qu’on n’y trouve tousjours des subjets de douleurs.
Mais sans plus comparer une vie avec l’autre,
Sçaches que tu nasquis pour ton bien, & le nostre,
Tu nasquis pour le bien de moy, qui t’enfantay,
Pour le bien de celuy qu’en ces flancs je portay,
775 Tu nasquis pour le bien de cette grande ville,
Et pour la maintenir en un estat tranquille,
Pourquoy doncques ma fille (ah! perds ce vain desir)
Voudrois-tu tousjours vivre & seule, & sans plaisir?
Le bien de ce Royaume, & celuy de ton frere, {p. 43}
780 Demandent qu’à l’hymen tu ne sois pas contraire.
Pourras tu donc priver d’un si juste secours,
Ton frere, ton païs, ta mere en ses vieux jours?
Ah! prends pitié de moy, songe que mes années,
Par ma prochaine fin vont estre terminées ;
785 Pourquoy donc m’envier ce reste de plaisir
Avant qu’un prompt trepas me le vienne saisir :
Ne veux-tu pas souffrir* qu’avant ma mort je voye
D’autres portraits vivants renouveler ma joye?
Et que pour accomplir le comble de mes voeux,
790 De l’un & l’autre fils, me naissent des neveux*?

ROSMONDE.

Madame, j’y consens, & qu’à cela ne tienne
Qu’un si noble souhait bientost ne vous avienne :
par force, & en souspirant.
Une fille a sa mere obeyt justement.

RUSILLE.

Va donc pour te parer d’un plus riche ornement.

SCENE V. §

RUSILLE seule.

{p. 44}
795 Une veuve ne peut se dire infortunée
Qui flatte* en ses enfans sa douleur obstinée,
Et qui trouvant en eux comme un puissant appuy,
Y laisse reposer tout ce qu’elle a d’ennuy*.
Jamais il ne luy faut vivre plus retirée,
800 Ils font que sa vieillesse est tousjours honorée.
Quoy qu’un nombre d’enfans soit sans doute un grand don,
Il suffit d’une fille avec un seul garçon.
Dans ce nombre aujourd’huy ma fortune amoureuse
Entreprend de me rendre entierement heureuse :
805 Jour pour moy glorieux, où j’apperçoy les miens
Au comble de beauté, de valeur, & de biens :
Mais voicy Torrismon en habits magnifiques,
Et tel qu’il se fait voir en nos festes publiques ;
Cependant que sa sœur, autre astre de mes yeux,
810 S’en va pour se parer de ce qu’elle a de mieux.

SCENE VI. §

RUSILLE, TORRISMON.
{p. 45}

RUSILLE.

Apres s’estre long-temps contre moy deffenduë,
Enfin à mon vouloir Rosmonde s’est renduë ;
Mais, non sans tesmoigner un secret desplaisir ;
Et sans quitter la place en jettant un soupir ;
815 O! s’il plaisoit aux Dieux qu’une mesme journée,
Estraignist les saints noeuds de ce double hymenée,
Et que comme j’espere, elle se trouvast bien
D’avoir suivy l’advis de son frere, & le mien!

TORRISMON.

Je crois que ce n’est pas faire en homme bien sage
820 De joindre avec ce Prince, un coeur ainsi sauvage,
Et que c’est tout ainsi que qui voudroit forcer
Quelque limier* farouche à courir & chasser.
Mais soit ce qui pourra, s’il la veut qu’on luy donne.

RUSILLE.

A la bonne heure soit. {p. 46}

TORRISMON.

Ou malheureuse, ou bonne.
825 Cependant que la Cour soit superbe en habis,
Que tout y brille d’or, de perles, & de rubis :
Que ma soeur soit suivie ainsi qu’elle merite :
Qu’Alvide à ses costez ait cent filles d’elite ;
Qu’elle fasse esclater un appareil* Royal
830 Et porte dessus soy le manteau nuptial,
Que les jeux, les festins, les balets, & la dance
Tesmoignent à l’envy* nostre rejouïssance.
De moy, puisque le Prince est si prés d’arriver,
Avec mille chevaux je m’en vay le treuver.
{p. 47}

ACTE III. §

SCENE I. §

LE CONSEILER Seul.

835 On void peu d’amitiés qui ne fassent naufrage,
Tousjours la passion sousleve quelque orage  :
Toutesfois l’amitié dont s’est lié mon Roy,
Par les noeuds mutuels d’une esternelle foy ,
Quoy que du vent d’amour cruellement poussée,
840 Demeure encore ferme, & n’est point renversée  :
Ainsi, tel qu’un Nocher* qui conduit le timon*, {p. 48}
Je suis prest de voguer où m’enjoint Torrismon.
Je doibs tantost parler au Prince de Suede,
Pour luy tirer du coeur l’amour qui le possede  ;
845 Je trouve cependant les Ministres des Roys
Certes absujettis à de fascheuses lois  :
Que tout ce qu’un Royaume a de dures affaires
Ce soit là seulement leurs emplois ordinaires,
Et que nous prononcions de rudes jugemens,
850 Et condamnions souvent aux derniers chastimens,
Tandis que nos Seigneurs se gardent la puissance
D’octroyer les faveurs, les dons, la recompense.
Ce n’est pas toutesfois que la difficulté
M’empesche de tenter ce qu’on m’a consulté,
855 Je cheris tellement mon Prince, & son merite,
Que j’estime pour luy ma peine trop petite  ;
Mais je crains bien souvent de travailler en vain
S’il ne daigne luy mesme aussi prester la main.
Que la fortune donc soit icy favorable,
860 Et donne à mon conseil un succez souhaitable  :
Qu’au grand Prince des Goths, celuy des Suedois
Quitte ce mariage, & cet amoureux chois  :
Car encor que des deux pareille soit la gloire,
Des vieux Goths toutesfois plus noble est la memoire.

SCENE II. §

ROSMONDE Seule.

[G ;49]
865 Apres qu’en si haut lieu tu m’as daigné porter,
Fortune veux tu donc encore me flatter ?
M’eleves tu tousjours afin que j’apprehende
De plus sensibles coups d’une cheute plus grande ?
Je ne voy desormais que des subjets de peur,
870 Ton éclat me paroist mensonger & pipeur*  ;
Il est temps, il est temps que je quitte tes pompes*
Et la fausse lueur des biens dont tu nous trompes  :
Qu’attends-je pour laisser ce qui n’est pas à moy ?
Ne suffisoit-il pas qu’on me creût soeur de Roy ,
875 Sans qu’il me faille encore usurper effrontée
La couche qu’une Reyne a seule meritée ?
Donc ma mere aura fait des veux qui seront vains ?
Sur qui j’ai tant jetté de fleurs à pleines mains,
Dont la tombe souvent de mes pleurs arrosée,
880 Sçait quel zele pour elle a mon ame embrasée  ;
Non, il n’en sera rien  : Je remets à la fin {p. 50}
Tout ce que m’a presté le Sort & le Destin,
Je n’en ay que par trop gardé la jouyssance,
J’ay vescu fille heureuse, & dedans la puissance.
885 Maintenant je vivray dans ma condition,
Loin du grand bruit* du monde*, & sans ambition.

SCENE III. §

TORRISMON, GERMON.

TORRISMON.

La hayne des mortels devroit estre mortelle,
Il avoit autrefois eu des grandes guerres entre le Royaume des Goths et celuy de Suede .
Comme leur amitié demeurer eternelle  :
Qu’à present tous courroux soient pour jamais esteints
890 Avec ce noble sang dont nos champs furent teints  :
Et qu’en ce lieu, la paix du vouloir des deux Princes,
Commence à s’establir dans toutes nos Provinces .

GERMON.

Si devant*, par l’effect* d’une sainte amitié {p. 51}
Vous fustes Torrismon ma plus chere moitié  :
895 A cette heure je suis tout à vous sans reserve,
Hormis tousjours la part que l’Amour se conserve  ;
C’est par vostre moyen* qu’Alvide dans ce jour
Va rendre fortunez ma vie & mon amour .
C’est par vous que je vis, par vous que j’ayme encore,
900 Et que je puis jouïr de celle que j’adore,
Et s’il arrive aussi que par vostre moyen*
Alvide soit ma femme, & me veuille du bien*,
Recueillir pour sa hayne, une amour conjugale,
Est-il quelque faveur a vos faveurs égale ?

TORRISMON.

905 Aussi suis-je tout vostre, & me donnant à vous
Avec elle qui croit que je suis son espoux,
Il dit cela à dessein, & veut tes- moigner de la franchise, mais pourtant avec beaucoup de froideur.
J’accomplis mon devoir, mais sans vaincre sa hayne  :
Que ne puis-je aussi bien fléchir cette inhumaine,
Amollir sa rigueur, & vous gagner sa foy,
910 Comme vous pourrés voir qu’il ne tient pas à moy  :
Qu’aujourd’hui donc par moy vostre espoir reüssisse,
Qu’Alvide aime Germon, & Germon me cherisse  ;
C’est en vain qu’on attend des vangeances de nous, {p. 52}
Je n’ay ny coeur ny bras à trancher contre vous.

GERMON.

Germon aymoit Alvide avant qu’estre amy de Torrismon ; comme on void dans le I.Acte. C'est pourquoy il ne faut pas expliquer cecy de l’affection qu’il a pour elle, car il ne la qualifieroit pas du tiltre de nouvelle amour, où l’on doit l’entendre de l’augmentation que son amour pourra recevoir de nouveau dans la possession d’Alvide.
915 Aussi n’en ay-je moy que pour vostre defense  ;
Plustost rebrousseront les eaux vers leur naissance,
Et plustost le Soleil doit prendre un autre cours
Que mon amitié cede à de nouveaux amours  ;
Mais adieu, je vous laisse avec la belle Alvide.

TORRISMON.

920 Ah ! si tu connaissois combien je suis perfide .

SCENE IIII. §

TORRISMON, ALVIDE.

TORRISMON.

Madame, ce Seigneur est venu tout expres
Pour honorer l’hymen dont on fait les apprets  :
C’est un grand Cavalier, & d’une haute estime,
Et ce qui passe tout, nostre amy plus intime  ;
925 Et quoy que la Norvegue ait par luy tant souffert, {p. 53}
Son bras à vous servir vous est pourtant offert  ;
Donc pour gage asseuré de paix & d’alliance,
Donnez luy vostre main & vostre bienveillance.
Faites-le, car il m’ayme, & vous cherit aussi.

ALVIDE.

930 Rien que vostre amitié ne m’oblige à cecy  :
Une femme ne doit avoir pour agreables
Que ceux que son espoux luy rend considerables  :
Sa valeur ne me plaist, ny son affection,
Que pour avoir gagné vostre inclination.

TORRISMON.

935 De vostre sage amour j’avois cette asseurance,
Et les effets* n’ont point trompé mon esperance  ;
Donc qu’un ressouvenir amer & soucieux,
à cause de l’inimitié qu’elle avoit pour Germon.
Ne trouble point ce jour, ny l’éclat de vos yeux.

ALVIDE.

Mon cœur n’aura jamais d’ennuy* ny d’allegresse,
940 Que ce que vous aurez de joye ou de tristesse,
Sur moy vous possedez un absolu pouvoir.
En me donnant à vous, j’y donnay mon vouloir  :
Je pourray me hayr si Torrismon ne m’ayme  : {p. 54}
Et s’il aime Germon, je puis l’aymer de mesme.

TORRISMON.

945 Toute hayme s’esteigne en ce bienheureux jour,
Il la quitte voyant venir le Gentihomme avec les pre- sens de la. part de Germon
Et la hayne jamais n’esteigne nostre amour.

SCENE V. §

GENTIL-HOMME de la part de GERMON, ALVIDE.

GENTIL-HOMME.

Grande Reyne, ces dons viennent du Roy mon maistre,
L’un de vos serviteurs qui prise* plus de l’estre,
Et qui fait plus de cas d’un si sensible honneur,
950 Que si du monde entier on le disoit Seigneur.

ALVIDE.

Voila certes des dons d’une main liberale*,
Et vostre courtoisie est aussi sans égale .

GENTIL-HOMME.

Rien ne peut égaler ce que vous meritez  : {p. 55}
Que ces dons toutesfois ne soient pas rejettez  ;
955 Recevez en faveur de celuy qui les donne,
Ce manteau, ce portrait, avec cette couronne.

ALVIDE.

Mon oeil à leur aspect demeure tout ravy,
Et la richesse & l’art combattent à l’envy* ;
Et j’adjouste bien-tost le nom de magnifique,
960 Au bruit* de sa valeur en ce lieu si publique !
Tant s’en faut que ces dons soient au dessous de moy,
Que je ne sçay comment remercier le Roy.

GENTIL-HOMME.

Vous luy rendez, Madame, une grace assez grande,
Agréez* ses presens, c’est tout ce qu’il demande.
{p. 56}

SCENE VI. §

ALVIDE, NOURRICE.

ALVIDE.

965 Quels presens voy-je icy! Quels discours ay-je ouys!
Quel riche portrait s’offre à mes yeux éblouys!
A qui ressemble-t’il? c’est là ma propre image!
Je reconnois icy les traits de mon visage!
Cét habit tient pourtant mes esprits esbahis,
Germon l’avoit fait habiller à la Suedoise.
970 Il n’est point de Norvegue, & moins de ce païs,
Pourquoy mettre à mes pieds ces couronnes brisées?
Symboles de servitude & d’amour.
Pourquoy dedans mes mains ces fléches embrasées?
Que veut dire d’ailleurs ce Lion couronné
Armes de la maison de Suede.
Et dessous un dur joug* richement enchaisné?
975 Ce beau manteau Royal est tout semé de fleches!
De noeuds entretissus*! & de mille flamméches*!
Ouvrage tout parfait d’un ouvrier sans pareil ;
Mais que cette couronne est d’un émail vermeil! [H ; 57]
Ah! Je m’en ressouviens : C’est là, c’est d’asseurance*,
980 Cet agreable prix d’une douce vengeance,
Considere la bien, Nourrice, & reconnois
C'est que celuy qui remporteroit ce prix estoit obligé de vanger la mort du frere d’Alvide, & Germon l’ayant remporté luy mesme, il ne s’en ensuivit aucune combat.
Cette couronne offerte en ce fameux tournois,
A qui remporteroit l’honneur de la victoire,
Pour gages d’un combat bien plus remply de gloire :
985 Ce prix, mais vainement, par mes mains fut donné,
Car ainsi le voulut ce pere infortuné.

NOURRICE.

Je connois la couronne, & j’ay bien souvenance*
Du jour où cent guerriers preuverent leur vaillance ;
Mais de ce qu’en passant vous avez dit icy,
990 Mon esprit n’en est pas encor trop esclaircy  :
A peine touchiez vous à la cinquiesme année,
Lors que par le vieux Roy vous me fustes donnée :
Je te laisse dit-il, & commets* à ta foy
Il expliquoit la praediction suivant ses interests & sa passion, car il avoit receu de grands maux des Suedois & de Germon, neantmoins cette haute vengeance qui qui estoit predite en la personne d’Alvide, au Royaume de Norvegue comme au Royaume des Goths d’où on l’avoit fait sortir, n’estoit autre que la mort mesme de son amy le vieux Roy de Torrismon pour avoir trahy Norvegue en luy enlevant Alvide pour Germon, & peut- commis un inceste quoy que innocemment.
Ce qui me doit vanger & mon Royaume & moy,
995 Des tributs*, des affronts, des embusches souffertes,
D'une secrette fraude*, & de toutes mes pertes ;
C'est tout ce qu’il me dit, & sans plus m’enquérir*
J'emploiay tous mes soins* depuis à vous nourrir :
J'appris pourtant d’ailleurs de certaine science
1000 Qu'on predisoit au Prince une haute vengeance.

ALVIDE.

{p. 58}
Une injure nouvelle augmenta ses douleurs,
Et plus que tous ses maux luy fit verser des pleurs ;
La guerre en Dannemarch estant fort allumée,
Son fils unique y fut conducteur d’une armée ;
1005 Là pour ses ennemis il eut les Suedois,
Que Germon animoit, fameux de mille exploits ;
Ce fils encor novice au metier de la guerre,
Dés le premier assaut se vid porter par terre ;
Superbe en ses habits, le diademe au front,
1010 Que ce puissant guerrier arrache & puis luy rompt,
Fait tomber son cheval, jette au vent sa depoüille,
Et dans des flots de sang le renverse & le soüille :
Ainsi mourut mon frere en la fleur de ses ans,
Laissant à tous les siens des regrets bien cuisans*.
1015 Ce malheur fut suivy de mille autres batailles,
De mille autre affronts, de mille funerailles,
Et depuis dans les cœurs ne s’establit jamais
Un repos asseuré, ny de fidelle paix :
Quand voicy que le Roy convoque à la barriere*
1020 Ceux qui se vantoient plus d’une valeur guerriere,
Il propose au vainqueur ce noble & riche prix,
Et la gloire & le gain attirent les esprits :
Maint fameux Cavalier à cette voix publique, {p. 59}
Accourt de tous costez, superbe & magnifique ;
1025 Dans la ville partout le fer resplendissoit :
Et le champ d’alentour au bruit retentissoit :
Le Roy hors de l’enclos de l’ample Nicosie,
Pres des Juges du camp sa place avoit choisie :
Moy j’estois vis à vis, & de l’autre costé,
1030 Avec ce que la Cour eut de rare en beauté ;
En mille & mille choqs mainte lance est brisée,
Et de coups flamboyans mainte espée embrasée ;
Le champ est tout jonché de guerriers renversez,
La victoire & le prix, demeurent balancez :
1035 Lors que vient à paroistre ( un armet* noir en teste )
Un Cavalier sans nom, fier de mainte conqueste ;
A sa premiere course il ressemble un éclair,
Qui bien-tost est suivy de l’orage de l’air :
Apres qu’il eut rompu jusqu’à l’onziesme lance,
1040 Et de l’espée encor monstré mieux sa vaillance,
Au son de la trompette, il se vit couronné.
Et de ma propre main le prix luy fut donné :
J’eusse bien desiré connoistre son visage ;
Mais il requit de nous comme un grand avantage,
1045 De pouvoir demeurer tout à fait inconnu,
Et depuis nul ne sçait ce qu’il est devenu :
De sçavoir qui c’estoit chacun fut fort en peine, {p. 60}
Et chacun en disoit sa pensée incertaine :
De moy ce que j’appris par un moyen secret :
1050 C’est que ce Cavalier s’en alloit à regret,
Estant mon serviteur, quoy que le sort contraire
En eut fait de tout temps mon plus fier adversaire :
Maintenant je connois la couronne & ce pris,
C’estoit Germon! Germon avoit donc entrepris,
1055 Contre ses ennemis, en ce peril extresme,
De combattre au milieu de la Norvegue mesme!
Comment si grande audace en un si vain dessein!
Puis avec tant d’amour, tant de secret au sein!
S’il fut comme on me dit amant si veritable,
1060 Hé comment fut sa foy si foible & si muable!
Que si ce n’estoit luy qui fut lors couronné,
D’où luy vient donc ce prix? Qui peut l’avoir donné?
Et pourquoy maintenant faut-il qu’il me l’envoye?
A quoy bon ce manteau brodé d’or & de soye?
1065 Qu’est ce que signifie un si riche portrait?
Que veulent les discours & les dons qu’on me fait?

NOURRICE.

Madame je ne sçay, le temps couvre des choses
Qui par luy mesme en fin au jour seront ecloses.

ALVIDE.

{p. 61}
Sont-ce des dons d’amour ou d’amy seulement?
1070 Qui me tente? Germon, ou bien mon cher amant?
Sont-ce presens d’honneur, ou marques d’infamie?
Me prend-on pour espouse, ou si c’est pour amie?
Les dois-je renvoyer, ou bien les recevoir?
Les tiendray-je cachez, ou les lairray-je voir?
1075 Quel vaut mieux que je parle ou garde le silence?
Quelle est à mon espoux plus grande ou moindre offense?
Qui luy déplaira plus l’audace ou le mespris?
De rejetter ses dons, ou de les avoir pris
Montreray-je que j’ayme afin qu’il me cherisse?
Torrismon luy avoit enjoint de faire bon visage à Germon.
1080 Ou bien dois-je hayr de peur qu’il me haysse?

NOURRICE.

Madame, quels soupçons vous allez vous formant?

ALVIDE.

Je crains la peur d’autruy, non ma peur seulement :
L’esprit jaloux d’autruy cause ma jalousie,
Elle craint la jalousie de Torrismon, & l’infidelité de son amy.
Et ses soubçons trop clairs troublent ma fantaisie* :
1085 Ah! s’il est abusé pour avoir trop de foy,
Qu’en luy cette foy manque, ou qu’elle augmente en moy ;
Qu’il n’en ait que pour moy, qui la receus en gage ; {p. 62}
Qui me l’oste, ou quel autre avec moy la partage?
A cause de Germon en qui Torrismon se confioit.
Mais peut-estre en Germon n’a-t’il pas trop de foy,
1090 Et dessous ce pretexte il est jaloux de moy :
Las! quel autre subjet peuvent avoir mes plaintes
Sinon, ces vains soubçons & ces frivoles craintes ;
S’il n’apprehendoit pas, me fuyroit-il ainsi?
Torrismon la fuyoit depuis les remords du crime qu’il avoit commis.
Qui craint, fuit, ou du moins qui fuit, doit craindre aussi.

NOURRICE.

1095 Madame, vostre peur vous figure la sienne.

ALVIDE.

Quel amant ne craint pas une amour ancienne?

NOURRICE.

Si par ces riches dons il ne peut rien sur vous,
Vostre espoux ne peut pas en devenir jaloux :
Madame, croyez-moy, perdez tous ces ombrages ;
1100 Tantost vous redoutiez d’un songe les presages,
Maintenant en plein jour vous vous imaginez
Des fantosmes nouveaux dont vous vous estonnez* ;
Vous craignez vos amis, vostre espoux qui vous ayme,
Et vous n’avez pourtant à craindre que vous mesme.

ALVIDE.

{p. 63}
1105 A quoy donc desormais me reserve le sort?
Cecy se rapporte à ce que la Nourrice a dit un peu devant que le Roy de Norvegue luy avoit dit en luy donnant Alvide à eslever ; car elle doute si cette vengeance de fraudes & embusches secrettes ne regarde point Germon qu’elle croyoit la vouloir tenter par ces dons.
Que me faut-il vanger ? quelle embusche? quel sort?
Où donc est le trompeur, & la fraude* qu’on cache?
Qu’on la sçache bien tost ou jamais ne se sçache :
Je crains Nourrice, helas! je crains je ne sçay quoy,
1110 Et puisque je ne dois craindre que moy, c’est moy.
Rien ne peut rasseurer mon coeur triste & malade
Que mon cher Torrismon par une douce œillade* ;
Qu’il me console donc, & qu’il rende à mes yeux
Agreables ces dons, ou s’il veut, odieux.
{p. 64}

ACTE IIII. §

SCENE I. §

CONSEILLER, GERMON.

CONSEILLER.

1115 Sire, vostre arrivée en cette grande ville,
Asseure à tous les Goths un estat fort tranquille,
Elle accroist nostre joye, & chasse loin de nous
La guerre, la terreur, la rage & le courroux  :
D’une ferme amitié nos nations unies, {p. I ; 65}
1120 S’en vont gouster en paix des douceurs infinies  ;
Vostre gloire à tous deux s’éleve jusqu’aux Cieux,
Et là vous donne un rang parmy les autres Dieux  ;
Cette insigne* valeur à l’univers fatale,
Et le bruit* de vos noms à vos grandeurs s’égale  ;
1125 Sans vous deux tous nos forts seroient mal deffendus,
Et leurs peuples bien tost aux ennemis rendus  :
Il est donc asseuré qu’une heureuse alliance
Serviroit à tous deux d’une ferme deffence,
Sauveroit vostre honneur du peril de tous maux,
1130 D’une embusche secrette, & des plus fiers assauts  :
Lors nous ne craindrions pas que des bouts de la terre
Un monde conjuré nous vinst porter la guerre,
Puisque nous sçavons bien que pour vostre vertu*
Des-ja tout l’univers s’est veu presque abbattu  ;
1135 Ainsi que deux torrents enflez, & gros d’écume
Vous portastes l’effroy jusqu’où le jour s’allume  :
Mais par là vous avez excité contre vous,
Mille Roys dont le coeur ronge un secret courroux  ;
Et sans aller plus loin, que pense l’Allemagne
1140 De mettre maintenant tant de gens en campagne ?
C’est à quoy seul souvent je m’occupe à réver,
Et tout l’expedient* que j’y puisse trouver,
C’est qu’un noeud fort liast ces trois païs ensemble {p. 66}
Que le grand Ocean soubs ses ondes assemble  ;
La Norvegue, la Suede & le Royaume des Goths sont com- me une Isle dans la mer Oceane.
1145 Desjà deux sont unis  ; & dans le mesme jour
Qu’Alvide & Torrismon se joingnent par amour,
Il ne resteroit plus que ce bon-heur supresme,
Que Rosmonde avec vous se vid jointe de mesme  ;
Quoy qu’unis d’amitié, ne veuillez oublier
1150 Rien de ce qui vous doit davantage lier  :
Maintenant que du Ciel la paix daigne descendre,
Faites tout ce qui peut plus ferme nous la rendre  ;
Par vostre affection, & par cette bonté
Il faut remarquer qu’il avance cette proposition comme de luy mesme  ; Germon pourtant met en doute si ce n’est point de la part de Torrismon.
Qui de vous en parler m’ouvre la liberté,
1155 Par la priere aussi de cette noble terre
De tous temps si fameuse en tant d’exploits de guerre,
Et qui requiert de vous cette grace aujourd’huy,
Ne nous refusez pas ce favorable appuy.

GERMON.

J’approuve vostre zele, & vostre bienveillance,
1160 Et ce que vous monstrez de sage prevoiance,
Mais Torrismon & moy sommes si bien d’accord,
Qu’aucun noeud ne sçauroit nous estraindre plus fort.

CONSEILLER.

Jamais un second noeud ne rend l’autre plus làche  :
L’amour à l’amitié sert d’une forte attache .

GERMON.

{p. 67}
1165 L’amitié, de l’amour produit en nous l’effet*.

CONSEILLER.

L’hymen est dangereux que l’amitié ne fait.

GERMON .

Quand le peril est grand, la gloire en est plus grande.

CONSEILLER .

Sans honte, le peril pour autruy s’apprehende.

GERMON.

Nos esprits sans raison se montrent refroidis
Il croit que son seul courage est capable de rendre tous les siens courageux.
1170 Quand l’audace d’un seul rend les autres hardis.

CONSEILLER.

L’audace a sa saison, & le conseil* la sienne,
On prevoit dans la paix que le trouble ne vienne  ;
Ce temps clair & serain semble exiger de vous
D’eviter promptement la tempeste & les coups  ;
1175 Le Roy de la Norvegue a par la foy donnée
Joint au Prince des Goths sa fille en hymenée,
Et puisque nous voyons le port nous estre ouvert, {p. 68}
Que vostre Majesté nous y mette à couvert  :
Qu’un double mariage en mesme jour se fasse,
1180 Et parmy tant d’amour ne soiez pas de glace.

GERMON.

J’ayme avant Torrismon, il ne le peut nier,
Le premier en valeur il m’ayma le dernier,
Et je le dois aymer tant qu’une humeur guerriere
Nourrira dans ce corps une ame noble & fiere  ;
1185 Je me ressouviens bien que nous avons juré
Un serment par nous deux cent fois reiteré,
Que nous serions tousjours prests à prendre vengeance
De ce que l’un ou l’autre auroit receu d’offence  ;
Ainsi qu’est-il besoin qu’un pacte tout nouveau
1190 Vienne rompre ou troubler cét ancien plus beau ?
Et s’il est si content qu’un heureux mariage
Rasseure son païs & l’exempte d’orage,
J’en suis content aussi  ; son destin fait le mien,
Et je trouve en sa paix mon bien avec le sien.
1195 Qu’une vraye amitié fasse donc sur ma teste
Gronder à son plaisir ou cesser la tempeste  ;
M’empesche d’estre amant ou me fasse estre époux,
Tout ce qu’elle fera tousjours me sera doux  :
Allez, ne manquez pas de dire à vostre maistre {p. 69}
1200 Que tout ce qu’il voudra, je suis tout prest de l’estre.

SCENE II. §

GERMON seul.

Il se faut bien garder qu’un mauvais jugement
Ne nous pousse trop tost à quelque changement  :
La perte de la vie est beaucoup moins cruelle
Que celle d’un amy qui nous estoit fidelle  ;
1205 Si depuis tant de jours, & si par tant d’effets*
Torrismon est au rang des amis plus parfaits,
Je ne veux point quitter ny changer ma creance,
Et je bouche mon cœur à toute deffiance  :
Plaise aux Dieux seulement qu’une semblable foy
1210 Puisse tousjours rester aussi ferme dans moy  ;
Et que le roy des Goths, & son Germon fidelle,
D’une vraye amitié soient un jour le modelle  ;
Toutesfois cét accueil, ce regard moins serain,
Ce maintien qui ressent je ne sçay quel dédain,
1215 Ce peu de mots suivis d’un si morne silence, {p. 70}
Cette courte entreveuë apres si longue absence,
Comme font ceux qui arrivent dans les Estats a l’avenement de nouveaux Roys à la Couron- ne. Il l’excuse encore tant il est son amy.
Et d’une & d’autre part de tels evenemens ,
Jette dans mon esprit de grands estonnemens  :
Mais c’est un lourd fardeau qu’un nouveau diadéme,
1220 Il trouble nostre front, nous fait la face blesme,
Et remplissans nos cœurs de mille soins cuisans*,
Nous rend graves & frois en l’ardeur de nos ans  ;
L’amour, l’amour luy seul conserve sa jeunesse,
Ou n’arrive du moins que tard à la vieillesse  ;
1225 Ny sceptre, ny dangers, ny perte, ou desplaisirs,
N’ont jamais de mon cœur tiré tant de souspirs,
Que l’amour qui sans cesse agite mon courage,
N’en tire de ce cœur mille fois davantage  :
O bien-heureux tournois ! ô glorieux esbas !
1230 O victoires ! ô prix ! ô travaux ! ô combas !
Vostre ressouvenir n’est point doux à mon ame
S’il n’apporte avec soy l’image de ma Dame.
De ce sage vieillard j’approuve les conseils,
Touchant la paix, l’hymen, & ses advis pareils  :
1235 Mais pour tomber d’accord de ce qu’il me propose
Je n’ay manque de biens, ny d’aucune autre chose ;
Que Torrismon pourtant en fasse à son plaisir,
Je ne me conduiray que selon son desir.

SCENE III. §

{p. 71}
TORRISMON, ROSMONDE.

TORRISMON.

Je suis à tes propos le plus confus du monde,
Rosmonde craignant qu’on ne resolust son mariage avec Ger- mon declare qui elle est.
1240 Tu n’es donc pas ma sœur ! tu n’es donc pas Rosmonde !

ROSMONDE.

Toute une autre Rosmonde, & toute une autre sœur.
Elle se nommoit Rosmonde comme l’autre dont elle tenoit la place qui estoit Alvide, & estoit aussi sœur de Torrismon, mais sœur de lait, puis qu’elle estoit fille de sa nourrice, comme elle le declare.

TORRISMON.

Dieux ! l’estat d’une vierge a-t’il tant de douceur
Qu’il te puisse obliger à tenir ces paroles !

ROSMONDE.

Les tiltres mal acquis sont des tiltres frivoles*.

TORRISMON.

{p. 72}
1245 Declare moy comment ils te sont mal acquis,
Qui fit la tromperie, & de qui tu nasquis.

ROSMONDE.

Desja vostre Nourrice avoit quitté la pompe*
Dont la Cour des grands Roys nous attire & nous trompe,
Et deux de ses enfans estoient morts en naissant,
1250 Quand je fus à son ventre un fais* plus menaçant  :
Si bien que dans les maux d’une longue grossesse,
Et parmy les perils qui l’assiegeoient sans cesse  ;
Son fruit par elle mesme aux Dieux fut consacré,
Qui receurent son offre & son saint zele en gré  ;
1255 Ainsi donc je nasquis sans que comme un vipere
J’acheptasse le jour, du trespas de ma mere.

TORRISMON.

Tu veux donc accomplir ses veux & non les tiens ?

ROSMONDE.

Ma mere fit ses veux  : Depuis ils furent miens  :
Cette triste journée, ou pasle & langoureuse,
1260 Elle rendit au Ciel son ame bien-heureuse,
Comme je l’embrassois assise sur son lit, [K ; 73]
Voicy ce qu’en pleurant alors elle me dit  :
Ma fille, c’est vraiment un acte charitable
De ne pas rejetter sa mere veritable  ;
1265 Ce fut moy qui neuf mois dans ces flancs te portay,
Moy qui dans les douleurs au jour te presentay,
Mais qui t’offris aux Dieux, autheurs de la lumiere,
Qui daignerent ouyr mes veux & ma priere  ;
Toy cependant ma fille, accomplis si tu peux,
1270 Te consacrant aux Dieux, ma promesse & mes veux.

TORRISMON.

Ta pieté vraiment est digne de loüange  :
Mais qui fit de ma sœur, avec toy, cet échange ?

ROSMONDE.

Ma mere, mais plustost vostre pere le fit.

TORRISMON.

Quelle raison l’y mût, quel dessein, quel profit ?

ROSMONDE.

1275 Il avoit peur.

TORRISMON.

De quoy ?

ROSMONDE.

Qu’une haute vengeance {p. 74}
Ne soubmist cét estat à quelqu’autre puissance.
C’est ce qui arrive à la fin de la tragedie.

TORRISMON.

D’où luy pouvoient venir ces apprehensions ?

ROSMONDE.

D’une Nymphe fameuse en ses predictions.

TORRISMON.

Il eut donc tant de peur de ces contes illustres*
1280 Qui n’ont point eu d’effet* en trois ou quatre lustres ?

ROSMONDE.

Ouy vraiment, & de plus afin de s’en guerir,
A la Nymphe il donna vostre sœur à nourrir.

TORRISMON.

La Reyne ne sceut rien de ce mystere estrange ?

ROSMONDE.

Non, car elle eut sans doute empesché cét échange  :
1285 Loin d’adjouster creance à ces predictions, {p. 75}
Elle les reputoit de sottes fictions  ;
Ainsi pour vostre sœur, dans ma plus tendre enfance
Je fus mise & nourrie en un lieu de plaisance* ;
Dont l’ait pur & serain, & les ombrages frais,
1290 Pour nous maintenir sain semblent formez expres  ;
Et quelque temps apres on m’offrit à la Reyne
Qui me prit pour sa fille, & me receut sans peine .

TORRISMON.

Ma sœur habite-t’elle encore dans ces bois ?

ROSMONDE.

A peine avec la Nymphe elle y fut quatre mois,
1295 Que les predictions de quelques autres sages
Redoublerent au Roy sa peur & ses ombrages  ;
De sorte que pour vivre en toute seureté
Il la fit emmener en païs écarté.

TORRISMON.

Celuy qui l’emmena, sçais-tu comme il se nomme ?

ROSMONDE.

1300 Fauston, ou je me trompe, est le nom de cet homme .
L’autheur le nomme Fronton.

TORRISMON.

Et la Reyne jamais n’en apprit rien du Roy ? {p. 76}

ROSMONDE.

Il n’en avoit encor rien commis* à sa foy,
Lors qu’avec les Danois continuant la guerre,
Un coup prompt & mortel luy fit mordre la terre  ;
1305 Voilà ce que ma mere alors me declara
Et puis entre mes mains toute froide expira.

TORRISMON.

Certes un tel secret meritoit le silence,
Et qu’un peuple indiscret* n’en eut pas connoissance  :
Cependant qu’on me cherche & me fasse venir
1310 Fauston, & le vieillard qui predit l’avenir.

SCENE IIII. §

{p. 77}

TORRISMON seul.

Fut-il jamais douleur comparable à la nostre?
Las ! d’un costé l’Amour, la Fortune, de l’autre,
Me tirent à l’envy* mille traits inhumains,
Sans que de pas un d’eux les coups soient jamais vains  :
1315 Mes pensers sont leurs traits, mon cœur est leur visée,
Et ma vie est le prix de leur victoire aisée  ;
Ny l’un ny l’autre Archer n’a point encor cessé,
Et je languis pourtant mortellement blessé  :
Malheureux que je suis ! une sœur m’est ostée,
1320 Et par une autre sœur sa place est rejettée  :
Le moyen de changer manque où manqua la foy,
Je ne puis rien offrir qui soit digne d’un Roy  ;
Le conseil que j’ay pris se trouvera frivole*,
Et n’aura point d’effet* non plus que ma parole  :
1325 O Sort ! injuste Sort ! ton caprice nouveau {p. 78}
Supposa pour une autre, une sœur au berceau,
Et sans que maintenant le trespas me l’arrache,
Tu m’en viens ravir une, & l’autre encor se cache  :
O Nymphe, ô lieux secrets qui l’eustes autrefois,
1330 O du Septemtrion*, montagnes, vallons, bois,
Où la pui-je trouver, & dessous quelle plage ?
En quelle Isle ? en quel bord solitaire & sauvage ?
J’iray par tout cherchant, j’iray dessus les mers,
Malgré l’effort des vens, & ceux des flots amers*,
1335 J’iray dis-je cherchant, non point ma foy perduë,
Hé ! par qui pourroit-elle helas ! m’estre renduë ?
Mais du moins le moien de couvrir mon peché  :
Mais voicy le vieillard à qui rien n’est caché.
{p. 79}

SCENE V. §

TORRISMON, LE DEVIN

TORRISMON.

Toy qui sçais les secrets que l’univers enserre,
1340 Apprens moy si ma sœur n’est point en cette terre.

DEVIN.

O Dieux ! que le sçavoir qui ne nous sert de rien
Qu’à faire qu’on nous blasme, est un nuisible bien.

TORRISMON.

Pourquoy te troubles-tu ?

DEVIN.

Je ne repons qu’à peine,
Ma sagesse aussi bien te sera sotte & vaine.

TORRISMON.

1345 Rends de ce doute seul mon esprit éclaircy, {p. 80}
Et me dis si ma sœur est en ce païs cy .

DEVIN.

Elle fait maintenant sa demeure dernière
Elle devoit bientost mourir & estoit en son propre pays.
Au pais qui premier luy donna la lumiere .

TORRISMON.

Est-elle en terre ?

DEVIN.

Non, mais je croy que ses os
Ils meurent & sont enterrez ensemble.
1350 Reposeront bien-tost au lieu de ton repos.

TORRISMON.

Je n’entends point du tout, tes paroles confuses,
Ny de quel artifice* à present tu m’abuses  :
Apprends moy seulement si ma sœur est icy .

DEVIN.

Tu te trompes toy-mesme, & nous trompes aussi.

TORRISMON.

1355 Si tout ce que tu sçais n’est qu’une réverie,
Decouvre moy ma sœur, avec la tromperie .

DEVIN.

[L ; 81]
Ta sœur est parmy nous.

TORRISMON.

En quels lieux, & comment ?
Est-ce celle qu’on croit, ou s’il est autrement ?
Et si ce ne l’est pas, où donc ma sœur est-elle ?

DEVIN.

1360 Autre qu’elle est ta sœur, donc l’avanture est telle,
On ne la connoist pas pour la sœur de Torrismon, & dés qu’il trouvera qu’elle est sa sœur, il faut qu’il la quitte ne la pou- vant pas avoir lors pour femme
Qu’on ne la connoist pas, où l’on la void pourtant,
Et que tu la pourras trouver en la quittant.

TORRISMON.

Tu persistes tousjours à nous conter des songes
Pour accroistre le prix & l’art de tes mensonges  :
1365 Il faut que nos discours dans la simplicité,
Monstrent naïvement la pure verité.

DEVIN.

Ton Destin est certain, ta creance incertaine  ;
Mais quand tu m’offrirois pour le prix de ma peine
Ce que la Terre enclost de plus riches butins,
1370 C’est tout ce que je puis t’apprendre des Destins  :
Le reste par dessus nostre humaine foiblesse {p. 82}
Demeure ensevely dans une Nuit espaisse  ;
Mais je voy le Centaure* armé dedans les Cieux,
Qui tire & court apres un Monstre furieux,
1375 Mais luy mesme en a peur, & prend en main sa lance.
Je voy choir la Couronne, & trembler la Balance  ;
Tous les astres entr'eux ont un mauvais aspect  :
Je voy chasser du Ciel des Dieux sans nul respect
J’en voy d’autres armez d’éclairs & du tonnerre
1380 Qui jurent aux mortels une immortelle guerre.

TORRISMON.

Va, va-t’en mon amy retrouver tes desers,
Où tu puisses tout seul parler avec les airs  ;
Là tandis que la Nuit estend ses sombres toiles,
Travaille à mesurer & conter les estoiles.

DEVIN.

1385 Devant* que ce grand Astre ait achevé son tour,
Et que la Nuit succede à la place du jour  ;
O Cour qui me bannis comme un homme profane,
Que d’estranges effets* tu verras dans Arane.

SCENE VI. §

{p. 83}
FAUSTON, TORRISMON.

FAUSTON.

Apres avoir gousté d’une si longue paix,
1390 Qui me rappelle au bruit d’un superbe Palais ?
Bien-heureux est celuy qui peut cacher sa vie
Exempt d’ambition, d’avarice, & d’envie  :
Mais où le Sort puissant ne jette-t’il les yeux,
Puisque de mon repos il me tire en ces lieux ?
1395 Que pour le moins le vent qui souffle en mon vieil aage
Ne me menace point de trouble ny d’orage !
Grand Roy, je viens ouyr vostre commandement.

TORRISMON.

Tu viens pour me tirer de peine & de tourment  :
Sois donc en tes discours veritable & fidelle,
1400 Celle que je croyois estre ma soeur l’est-elle ?

FAUSTON.

Non, Sire. {p. 84}

TORRISMON.

Et jusqu’icy la Reyne n’en sceut rien ?

FAUSTON.

Vostre pere & le Sort l’ont voulu pour un bien.

TORRISMON.

Pour quel bien ?

FAUSTON.

Vostre soeur estoit à peine née,
Que le Roy la craignit pour quelque Destinée.

TORRISMON.

1405 Quelle peur, nonobstant* les menaces du Sort,
Eut d’une jeune fille un Roy prudent & fort ?

FAUSTON.

L’Oracle l’estonnoit* d’une Nymphe fort sage,
Qui dit qu’elle croissant & de beautez & d’âge,
D’un funeste trespas vous nous seriez ravy, {p. 85}
1410 Et sous un estranger ce païs asservy,
Si bien que pour frustrer* sa fiere destinée
Dans l’antre de la Nymphe elle fut destournée.

TORRISMON.

Qui de cét antre obscur l’emmena plus loin ?

FAUSTON.

Vostre pere & le Ciel me commirent* ce soin*.

TORRISMON.

1415 Où fut-elle ?

FAUSTON.

Où voulut la fortune contraire,
Où je ne voulois pas ny le feu Roy son pere,
Qui l’envoyoit bien loin des provinces du Nort,
Afin de la pouvoir cacher mesme à son Sort  :
Mais bien-tost nostre nef* errante & vagabonde
1420 Tantost au gré des vents, tantost au gré de l’onde,
Fit sans nous abismer* naufrage sur les eaux  ;
Et vogua par malheur devers quatre vaisseaux,
Où des gens de Norvegue alloient d’un cours rapide
Picorant le butin dessus la plaine humide  ;
1425 Nous leur fusmes livrez par ce triste hazard, {p. 86}
Ils nous mirent chacun dans un esquif* à part  ;
Moy parmy les captifs, la fille avec les femmes,
Elle libre, mais moy chargé de fers infames !
Or comme leurs vaisseaux en Norvegue abordoient  ;
1430 Dans un certain destroit des Goths les attendoient
Qui pratiquant sur mer le mesme brigandage,
Fondirent dessus eux pour les mettre au pillage  ;
L’esquif* prompt & leger où vostre soeur estoit,
Fuit devant eux aidé du vent qui l’emportoit  ;
1435 Pour le mien, il fut pris, & le Chef mis au chaisnes
En ma place souffrit plus justement mes peines.

TORRISMON.

Sçais-tu point quel azyle, ou quel heureux chemin
Prit l’esquif* qui portoit un si noble butin ?

FAUSTON.

Si le captif fut vray qui l’eut en sa conduite,
1440 Au païs de Norvegue il terminoit sa fuitte.

TORRISMON.

Ce Chef que devint-il ?

FAUSTON.

Cecy ne sçay-je pas  ; {p. 87}
Lors le Roy fut ravy par un sanglant trespas,
Apres quoy d’autres morts, & d’autres tristes guerres
De Norvegue & des Goths vindrent troubler les terres.

TORRISMON.

1445 Mais le connois-tu point ?

FAUSTON.

Ils estoient deux amis,
Envoiez en exil pour un meurtre commis,
Celuy qui fut captif se nommoit Clitorompe,
Et celuy qui s’enfuit, Aralde, ou je me trompe.

SCENE VII. §

{p. 88}
MESSAGER, TORRISMON, FAUSTON.

MESSAGER.

Cette soudaine mort d’un Roy si généreux
1450 Ne fera que haster cét hymen bien-heureux  ;
Avant que de mourir il assembla les Princes,
Les pria qu’à sa fille on gardast ses Provinces  :
Mais j’apperçoy le Roy. Grand Prince que pour vous,
Le Sort tousjours se monstre & favorable & dous.

TORRISMON.

1455 Toy mesme sois heureux  : Mais quel subjet t’ameine ?

MESSAGER.

J’estois icy venu devers la jeune Reyne.

TORRISMON.

Conte moy librement tout ce que tu luy veux,
La mort de ce Roy qu’on n’annonce pas à Alvide & qu’elle decouvre pourtant, augmente ses defiances, & donne le dernier branle à son desespoir.
Entre nous il suffit qu’on parle à l’un des deux.

MESSAGER.

{p. M ; 89}
Desormais la Norvegue est dessous sa puissance,
1460 Et s’appreste à vous rendre une humble obeïssance.

TORRISMON.

Galealte est donc mort !
L’autheur, par mégarde que je croy, nommoit ce Roy Aralde, qui est aussi le nom qu’il vient de donner au Pira- te qui se sauva & qui est celuy là mesme qui apporte ces nouvelles.

MESSAGER.

Ouy ce grand Prince est mort.

TORRISMON.

La Parque dessus luy fit donc un prompt effort !

MESSAGER.

Le mal abbat bien-tost un corps usé d’années.

TORRISMON.

Aussi faut-il ceder aux loix des destinées,
1465 Qui du plus vertueux dans un si petit cours
Bornent injustement & le regne & les jours.

MESSAGER.

Apres avoir vescu si redoutable en guerre,
Il vous laisse son Sceptre, & son corps à la terre.

FAUSTON.

Sire, à voir son visage, à sa voix, à son port, {p. 90}
1470 C’est Aralde luy-mesme, ou je m’abuse fort.

TORRISMON.

Il ne pouvoit icy plus à propos parestre  :
Mais si tu le connois, te doit-il pas connestre ?

FAUSTON.

Ne te souvient-il point de m’avoir jamais veu ?

MESSAGER.

Non, ou je suis d’esprit tout à fait depourveu.

FAUSTON.

1475 Souviens toy qu’autresfois Chef de quelques Pirates,
Tu pris, accompagné de trois autres fregates,
Une esquif* qui laissant le Royaume des Goths
Cingloit vers Dannemarch, agité sur les flots  :
J’estois dans cét esquif*, me peux-tu méconnestre ?

MESSAGER.

1480 La Fortune & le Temps font assez souvent naistre
La triste occasion qui nous porte aux forfaits, {p. 91}
Comme ils causerent seuls les crimes que j’ay faits.

FAUSTON.

Mais encor, que fis-tu de cette jeune fille ?

MESSAGER.

Je fis qu’un Roy daigna la prendre en sa famille.

TORRISMON.

1485 Las ! je n’en sçay que trop, & crains d’en trop sçavoir  :
Mais pour le moins mon mal se doit connoistre & voir,
Doncques declare moy la verité sans feinte.

MESSAGER.

Voyant l’ame du Roy sensiblement attainte
Du malheur qui luy mit une fille au cercueil,
1490 Je pensay que cette autre allegeroit son deuil  ;
Aussi la receut-il le plus joyeux du monde,
La nommant comme l’autre, Alvide, pour Rosmonde  :
Celle qui luy estoit morte se nommoit Alvide & celle qu’on luy donnoit estoit la veritable Rosmonde.
L’histoire est jusqu’icy demeurée en secret.

TORRISMON.

Las ! elle est maintenant trop claire à mon regret.

SCENE VIII. §

{p. 92}
GERMON, TORRISMON.

GERMON.

1495 Faut-il tousjours qu’un tiers entre nous s’interpose,
Torrismon avoit lors l’esprit extremement troublé quand Germon survient luy faire encore des reproches, ce qui fait qu’il luy respond quelquefois assez cruement et quelquefois avec des excuses qui ne sont pas les vrayes, et qui sembleroient l’accuser plustost que de le justi- fier, car ny la mort du pere d’Alvide estoit la cause de sa dou- leur, ny il ne pouvoit tesmoigner qu’elle la fust, qu’en monstrant qu’il prenoit beaucoup de part aux interests d’Alvide qui luy devoit estre indifferente, neantmoins il revient et promet tout de bon à son amy de faire ce qu’il pourra pour luy envers Alvide.
Et que tousjours pour moy vostre bouche soit close ?
Je voudois que Germon de l’amy mesme apprit
Ce que le Roy des Goths roule dans son esprit.

TORRISMON.

Tousjours le Roy des Goths & son Royaume est vostre,
1500 Mais l’obstination des volontez d’une autre,
Vostre amour si constante, & mes propres malheurs,
Certes causent en moy de bien vives douleurs.

GERMON.

Je ne suis pas venu troubler par ma presence
Ny cét heureux hymen, ny sa resjouyssance  ;
1505 Si mon aspect vous nuit, il me faut retirer, {p. 93}
Par là se peut mon crime aisément reparer.

TORRISMON.

Tout le crime est du Sort, qui dans nostre allegresse
Mesle inopinement des subjets de tristesse  :
Car si le Messager n’est indigne de foy,
1510 Alvide perd un pere, & la Norvegue un Roy :
Mais si le mal vous trouble aussi-tost qu’il se montre,
Si d’abord vous fuyez sa funeste rencontre,
Il est en vostre choix ou de vous en aller
Ou bien de tenir ferme, & de nous consoler.

GERMON.

1515 Méconnoissez-vous donc vostre amy de la sorte ?
Ah ! vrayment je voy bien que le deuil* vous transporte  :
Pourrois-je d’un oeil sec vous voir verser des pleurs,
Et ne pas prendre part à toutes vos douleurs ?
Je répandray des pleurs, s’ils font vostre allegeance*,
1520 Et du sang, si vos maux veulent quelque vengeance.

TORRISMON.

Je ne suis pas tombé dans un si grand malheur
Que d’avoir oublié vostre insigne* valeur  ;
Comment serois-je aveugle aupres tant de lumiere, {p. 94}
Et ne verrois-je plus vostre vertu* premiere ?
1525 Je sçay vostre merite, & connois mon devoir,
Non, je ne change point d’advis, ny de vouloir,
Je l’ai dit une fois, & le redis encore,
Cette jeune beauté que vostre coeur adore,
Alvide, & ses Estats sont à vous si je puis,
1530 Encore est-ce trop peu, veu ce que je vous suis.

Fin du quatriesme Acte.

{p. 95}

ACTE V. §

SCENE I. §

ALVIDE, NOURRICE.

ALVIDE.

En quelles regions, Alvide infortunée,
Et parmy quelles gens le Sort t’a-t’il menée
O Dieux imploreray-je en vain vostre secours !

NOURRICE.

{p. 96}
Tousjours vous vous plaignez, & vous craignez tousjours.

ALVIDE.

1535 Je n’ay plus desormais aucun subjet de crainte,
Mon mal est trop certain, trop certaine ma plainte  :
Ma honte est asseurée, on me manque de foy  ;
Torrismon la perdit, quand je perdis le Roy  ;
D’une part il deffend que personne m’appréne
1540 Le triste evenement d’une mort si soudaine  ;
Et de l’autre il me vient publier hautement
Qu’il est temps que je songe à prendre un autre amant  :
Il m’appelle sa soeur, se lamente, m’embrasse,
Et dessous ce faux nom l’infidelle me chasse  :
1545 O mer ! ô port des Goths ! ô Palais glorieux
Qui receustes jadis les Reynes de ces lieux,
Où puis-je desormais trouver une retraite
Qui tienne ma misere & ma honte secrette ?
Iray-je en mon païs pour voir ce desloyal
1550 Injustement assis sur mon thrône Royal ?
Iray-je me ranger dessous sa servitude
Et le voir jouyssant de son ingratitude ?
Ou si je dois aller en quelqu’autre [N ; 97]
Dont je rende à mes maux les peuples esbahis* ?

NOURRICE.

1555 Que Torrismon peust faire une action si noire !
Madame excusez moy, je ne le sçaurois croire.

ALVIDE.

Il l’a faicte, Nourrice, il est trop asseuré,
Son crime, & ce trespas n’est que trop averé  :
Je sçay trop son dessein, sa violence est claire  ;
1560 Mais je sçay bien aussi ce qu’Alvide doit faire.

NOURRICE.

Peut-estre tenez vous pour une verité
Ce qui ne sera pas, & qui n’a point esté  :
Mais a-t’on jamais veu qu’avec tant d’insolence,
De deux Amants le Sort troublast la jouyssance ?
1565 Et vous figurez-vous que dans la mort du Roy
Amis, subjets, parens, tout ait perdu sa foy ?
Qu’on n’escoutera plus ny raison ny justice ?
Qu’on lairra desormais toute licence au vice ?
Que la honte soit morte avec l’honnesteté ?
1570 Et qu’icy la vertu* n’ait plus de seureté ?
Certes si vostre peur se trouvoit veritable, {p. 98}
Nostre perte, autant vaut*, seroit inévitable.

ALVIDE.

Ce bon vieillard mourant, la Justice mourut,
Ou remontant au Ciel, avec luy disparut  :
1575 Et la force & la fraude* occuperent la terre,
Et prirent place aux coeurs pour nous livrer la guerre  ;
La Foy n’oseroit plus avoir levé la main,
L’Honneur baisse le front, & nous est à dédain,
La Raison est muette, ou pour le moins ne flatte*
1580 Que les vaines grandeurs dont la Fortune éclatte  ;
Le sage & bon advis cede aux rigueurs du Sort,
La majesté des Loix succombe sous l’effort,
Cependant que le fer en guise d’un tonnerre,
D’un effroyable bruit va menaçant la terre  :
1585 Le plus puissant est Roy  ; la peur de son courroux
Nous fait servilement embrasser ses genoux  ;
Cela seul qui luy plaist est juste & raisonnable  ;
Je trouble ses desirs, luy suis desagreable,
Pour Princesse des Goths, je luy suis à mespris,
1590 Mais quant à mon païs, ce brave Roy l’a pris.

NOURRICE.

Vous croyez trop peut-estre à quelques apparences,
Un grand amour troublé vit dans les deffiances.

ALVIDE.

Soit du reste, Nourrice, ainsi qu’il plaist au Sort, {p. 99}
De mon traistre pays, du bruit* de cette mort,
1595 Ne me suffit-il pas de voir qu’on me refuse ?
J’ay moy mesme entendu le refus dont il use,
Mon coeur n’est en cecy défiant ny jaloux,
Alvide, m’a-t’il dit, Germon est vostre espoux,
Ne dédaignez de prendre un Prince pour un autre,
1600 Et que vostre vouloir s’accorde avec le nostre  ;
Ainsi doncques bien loin de ce qu’il m’a promis
Il me met dans les mains d’un de mes ennemis.
Ainsi doncques il veut que d’un coeur impudique*
Je consente aux desirs d’un amant tyrannique  :
1605 Ainsi donc l’un me quitte, & l’autre me reprend,
Ainsi m’accepte un Prince, ainsi l’autre me vend,
Et dans un tel mespris, & tant de convoitise,
A leur sale trafic je sers de marchandise,
A-t’on jamais parlé d’un échange pareil ?

NOURRICE.

1610 Peut-estre n’est-il pas sans quelque grand conseil*.

ALVIDE.

La raison qu’il en donne, est vaine & mensongere,
Et ne fait qu’augmenter ma honte & ma colere,
Cependant qu’il me chasse & me manque de foy, {p. 100}
Le barbare* me joüe, & se mocque de moy  ;
1615 Chere Alvide, m’a dit cette ame si legere,
Germon est vostre espoux, moi je suis vostre frere  ;
Il me va figurant un faux enlevement,
Une Nymphe, une grotte, un bois, un vray Romant  ;
Et tous ces discours feints, & ressentans la fable
1620 Sont l’injuste subjet d’un refus veritable  ;
Et c’est mon Torrismon qui m’abandonne ainsi.
Luy qui me repudie, & qui me tuë aussi  :
Celuy qui remporta ma dépouïlle premiere
Et qui joieux attend maintenant la derniere  :
1625 Aujourd’huy que je suis fille d’un Prince mort,
Je me vois refusée  ; ô Ciel ! ô terre ! ô sort !
Pourray-je vivre encor me voyant mesprisée ?
Vivray-je n’estant plus qu’un objet de risée ?
Survivray-je à ma gloire ? hé ! qu’est-ce que j’attends ?
1630 Que crains-je ? le trépas, ou qu’il ne vienne à temps ?
Et quoy non seulement encore je respire,
Mais j’ayme & pleure encore, encore je souspire !
Alvide n’es-tu point honteuse de pleurer ?
Hé de quoy maintenant te sert de souspirer ?
1635 Foible main, lâche coeur qui fait que tu differes
Le genereux dessein de finir tes miseres,
Ay-je quelque besoin d’une arme en mon courroux ? {p. 101}
Ou si mes mouvemens sont trop lents & trop doux ?
Helas ! si mon amour abhorre la vengeance,
1640 Un seul coup à mes maux peut fournir d’allegeance*  ;
Je ne veux que mourir, & mourir en aymant  ;
Mais si la mort n’esteint un amoureux tourment,
Qu’elle fasse plustost mourir aussi mon ame
Afin qu’il ne luy reste aucun trait de sa flame.

NOURRICE.

1645 Hé de grace perdez cette vaine terreur,
Et bannissez de vous ses pensers pleins d’horreur  :
Alvide s’en va sans l’escouter.
Personne ne vous force, & ne vous chasse encore,
Au contraire chacun pour Reyne vous honore.

SCENE II. §

{p. 102}

RUSILLE seule.

A la fin la fortune apres un si long-temps,
1650 Me ramene un beau jour & rend mes voeux contents  ;
Là dedans toute chose est richement ornée,
Un double hymen se fait dedans cette journée  ;
Je suis preste de voir deux Reynes, & deux Roys,
Mais plustost quatre enfants vivre dessous mes loix.
1655 Mon sang Royal se mesle à la race Royale,
Leur beauté, leur valeur, leur gloire est sans égale  ;
Aujourd’hui les festins, les jeux, & les balets,
Joindront trois nations en un mesme Palais  :
Ah ! si rien du Destin ne change l’ordonnance*,
1660 Mon coeur, que ne pers-tu ta dure souvenance* ?
Que ny ce front ridé, ny ces pas tremblottans
N’amoindrissent en rien le plaisir que j’attents  ;
Et toy mon cher espoux manquant à cette feste,
Si tu daignes du Ciel tourner icy la teste,
1665 Si tu viens quand je dors consoler mes tourmens, {p. 103}
Assistes si tu peux à nos contentemens  ;
Et prends part aux grandeurs dont ton fils & ta fille
S’en vont heureusement accroistre ta famille.

SCENE III. §

ROSMONDE seule.

Quoy l’estat de ma vie est encore incertain!
1670 J'apprehende & nourris encore un espoir vain !
Je me repens d’avoir monstré trop d’asseurance,
Et puis je me repens de cette repentance* !
J’ignore où tout cecy doit enfin reüssir  ;
Le vouloir seul des Dieux nous en peut éclaicir  :
1675 Je m’en vay cependant leur faire mes offrandes,
Et parer leurs autels de ces belles guirlandes  :
En ce jour solemnel, la meilleure action
C’est de leur tesmoigner nostre devotion  ;
Daigne donc le grand Dieu qui lance le tonnerre, {p. 104}
1680 D’un oeil doux & benin regarder cette Terre .

SCENE IIII. §

ALVIDE seule dans sa chambre.

Enfin je sçauray bien moy-mesme me guerir
Sans qu’aucun desormais m’empesche de mourir  ;
Voicy de tous mes maux la medecine pronte,
La mort d’Alvide & celle de Torrismon sont seulement racontées dans le Tasse, mais je les ay fait representer.
Et qui peut m’exemter de refus & de honte  :
1685 Sus doncques* tesmoignons par un dernier effort
Qu’on nous peut bien oster la vie, & non la mort

SCENE V. §

[O ; 105]
TORRISMON survenant.
ALVIDE. GENTIL-HOMME de chambre.

TORRISMON.

ALVIDE qu’est-ce cy ? quel penser ? quelle rage
T’ont poussée à te faire un si cruel outrage ?
Cette sanglante playe est-elle de ta main ?

ALVIDE.

1690 Pouvois-je donc survivre à ce honteux dédain ?
Helas ! si vostre amour estoit toute ma vie,
Qui me l’auroit sinon vostre hayne ravie ?
Ouy mon cher Torrismon, le trépas m’est plus doux,
Que de souffrir jamais d’estre à d’autres qu’à vous.

TORRISMON.

1695 Et moy puis-je souffrir une douleur si forte ?
Pourray-je vivre encor voyant Alvide morte ?
Ah non ! trop justes Cieux ne le permettez pas, {p. 106}
Que j’abandonne ainsi mon Alvide au trépas  :
Alvide par ce coup le coeur tu me transperces,
1700 Et je puis dire mien tout le sang que tu verses  :
Alvide chere soeur, ha que ce nom m’est cher,
Puis qu’il m’oste aujourd’hui ce que j’ay de plus cher  ;
J’atteste des grands Dieux la puissance supréme,
Que tout ce que j’ay dit est la verité mesme.

ALVIDE.

1705 Torrismon, je vous crois mon feu fut indiscret* ;
Et je quitte à present la lumiere à regret  :
Mais dedans mon malheur, cecy me reconforte,
Que je meurs estant vostre en mourant de la sorte,
Et ce penser tout seul a pour moy tant d’appas*,
1710 Que je trouve une vie au milieu de trépas  :
Tout ce qui me déplaist & croist mon mal au double,
C’est de voir que ma mort vous afflige & vous trouble.

TORRISMON.

Desormais comme frere, & non plus comme amant,
Que d’un chaste baiser j’allege mon tourment  ;
1715 Et garde à ton espoux le reste à ma priere  ;
Tu ne peux pour ce coup perdre encor la lumiere.

ALVIDE.

{p. 107}
O frere plus que frere, & plus que bien-aymé,
Ce coup est plus mortel que tu n’as estimé.
Ta derniere demande est bien vaine & frivole*  ;
1720 La mort me clost les yeux, & mon esprit s’envole.

TORRISMON.

Alvide es-tu donc morte ! ô sort plein de rigueur !
Se peut-il que je vive ayant perdu mon coeur ?
Faloit-il que si tost tu cessasses de vivre ?
Mais si je fus trop lent, au moins te dois-je suivre  :
1725 Je rougis qu’une femme icy m’ait devancé,
Et de voir que son sang m’ait le chemin tracé  ;
Mais pourquoy s’estonner qu’un coeur lâche & perfide
Marche encor en la mort apres les pas d’Alvide ?
Et toutesfois je suis exempt de lâcheté,
1730 Puisqu’avant ton trespas le mien fut arresté  ;
Car ces lignes font foy que ma rage estoit preste
D’immoler* à mon sort cette coupable teste.
Amy tiens cette lettre, & la rends à Germon,
Il apprendra par là ce qu’a fait Torrismon.
Il se tuë.

GENTIL-HOMME.

1735 Sire, que faites vous !

TORRISMON.

{p. 108}
Accomplis ton message,
Et me laisses finir en homme de courage  :
Sçaches que c’est icy la plus douce des morts
Que m’ont fait ressentir l’amour & mes remords  :
Dis luy que je trahis nostre amitié si pure,
1740 Et que j’ay mesme enfraint les loix de la nature  ;
Enfin peins luy mon crime & si lâche & si noir,
Qu’il n’ait point de regret de ne me plus revoir  : 
A Dieu, sers ce Seigneur avecques plus de gloire,
Et conserves tousjours mon nom dans ta memoire.

SCENE VI. §

Gentil-homme descendant de la chambre sur le Theatre.

1745 O Miserables Goths ! tout vostre heur, vostre appuy,
Et toute vostre gloire est perdue aujourd’huy  :
O deplorable Reyne ! ô Cour infortunée !
O cruelle avanture ! ô funeste journée!

SCENE VII. §

{p. 109}
GERMON, GENTIL-HOMME.

GERMON.

Quelle dolente* voix, & quels cris redoublez
1750 En ce jour d’allegresse ont mes esprits troublez ?
Sont- ce des cris de peur, ou si ce sont des plaintes ?
L’ennemy pourroit-il causer icy des craintes
Tandis qu’un Torrismon a Germon pres de soy ?

GENTIL-HOMME.

Las il n’eut d’ennemis que soy-mesme, & sa foy.

GERMON.

1755 Dequoy me parles-tu ?

GENTIL-HOMME.

Voyez-le en cette lettre,
Qu’en mes mains, pour vous rendre, il a voulu remettre  :
Et je crois qu’apprenant sa resolution, {p. 110}
Vous serez trop certain de l’execution.

GERMON.

Las entends comme il parle  ;
O mon amy fidelle
1760 Si je pûs violer une amitié si belle ,
C’estoit bien la raison que mon sang espanché
Me fist du moins fuyr l’horreur de mon péché  ;
Mon peché qui tousjours pesant à ma memoire
Ne me quittera pas dans la nuit la plus noire  :
1765 Celle dont tu devois estre seul possesseur,
Alvide fut ma femme, & la mesme ma soeur  ;
Je te la recommande, & plus encor Rusille,
L’amour te doit assez recommander la fille  ;
Sois de tout mon païs general heritier  :
1770 C’est ce que ton amy te peut offrir d’entier  ;
Souffres que pour le moins cecy me reconforte,
Que je puisse en mourant m’appeler de la sorte ;
Vis, & console toy. C'est ce que de Germon
Pour derniere faveur demande Torrismon.
1775 O lettre tristement commencée & suivie !
Mais en quels lieux est-il ? n’est-il donc plus en vie ?

GENTIL-HOMME.

Non, il suivit Alvide.

GERMON.

{p. 111}
Alvide morte aussi !

GENTIL-HOMME.

Elle mourut depuis qu’il eut escrit cecy,
Et luy suivit sa soeur.

GERMON.

Je ne puis rien connestre
1780 A ce que tu me dis, à ce que m’escrit ton maistre.
Alvide estoit sa soeur !

GENTIL-HOMME.

Elle l’estoit vrayment
Elevée en Norvegue, & vous sçaurez comment  ;
Et Torrismon l’ayant pour sa soeur reconnuë,
A cet extreme point sa fureur* est venuë,
1785 Qu’il s’est tué luy mesme, afin comme je croy,
De vous vanger du tort commis contre sa foy.

GERMON.

Il se defia trop de son amy fidelle,
Et condamna ma foy par cette mort cruelle  :
Las quel crime est si fort indigne de pitié, {p. 112}
1790 Qu’il n’obtienne pardon d’une vraye amitié ?
Il m’auroit fait sans doute un moins sensible outrage,
Si contre mon sein propre il eust tourné sa rage  :
Je devois seul subir les rigueurs d’un tel sort,
Seul je suis le subjet de sa tragique mort  :
1795 S’il commit quelque mal, je fus l’autheur du crime,
Et ma mort pour la sienne eût esté legitime  ;
Ah fortune, ah promesse, ah foy, nuisible foy !
Est-ce ainsi qu’il te garde, ainsi qu’il me fait Roy ?

GENTIL-HOMME.

Tout ce qu’il pût donner, son trépas vous le donne.

GERMON.

1800 Mais dit qu’il m’oste tout, en m’ostant sa personne  ;
Amour, cruel amour, c’est toy qui me reduis
Au pitoyable* estat où maintenant je suis  ;
Tu m’ostes un amy, tu m’ostes une Dame*,
Et de deux coups mortels tu me transperces l’ame  :
1805 Je perds tout, le perdant  : ah gain trop malheureux,
Triste acquest* où se perd un Roy si valeureux,
Où le fils perd sa mere, une espouse, soy mesme,
Un amy, son amy  ; mais celle aussi qu’il aime  :
Où la milice* perd sa gloire & son honneur, [P ; 113]
1810 L’Univers, un grand Prince, & les Goths, leur Seigneur  ;
Où je perds mes plaisirs, toute mon esperance,
Et de tant de perils la douce recompense,
Dedans cét accident à nul autre pareil  ;
Certes le Ciel devroit perdre aussi son Soleil,
1815 Le Soleil, ses rayons, & le jour, sa lumiere,
Et la Nuit, ramener, l’obscurité premiere,
Pour cacher à jamais d’un manteau tenebreux
Les funestes effets* de ce crime amoureux* ;
Les fleuves, & les mers, par d’horribles ravages,
1820 Devroient perdre la Terre en perdant leurs rivages  ;
Elle qui peut souffrir* d’estre ingrate à ce point ,
Qu’elle connoist sa perte, & ne s’en ressent point  ;
Que sur ses fondemens demeurant immobile,
Elle n’esbranle pas ses tours, ny cette ville,
1825 Et ne revomit point du ventre du cercueil,
Des fantosmes hurlans pour tesmoigner son deuil*,
Et pour mieux celebrer cette triste avanture,
Qui fera mesme horreur à la race future.
{p. 114}

SCENE VIII. §

GENTIL-HOMME. RUSILLE. GERMON. ROSMONDE.

GENTIL-HOMME.

SIRE, voicy la Reyne.

RUSILLE.

Hé que me cache-t’on ?
1830 De qui suis-je enfin mere ? ou suis- je mere, ou non ?

GENTIL-HOMME.

La verité long-temps de nous tous ignorée,
Nous est, grande Princesse, aujourd’huy declarée
Mais que sa Majesté montre en cét accident*,
Combien est son esprit courageux & prudent*.

RUSILLE.

1835 Si celle-cy ne l’est, quelle autre est donc ma fille ?

GENTIL-HOMME.

{p. 115}
Celle que Galealte eut dedans sa famille.

RUSILLE.

Mais il doit y avoir quelque autre mal caché,
Plus grand que le regret d’un hymen empesché  ;
Pourquoy s’affliger tant d’une soeur retrouvée ?
1840 Et du recouvrement* d’une fille enlevée ?
Donc où ma fille est elle ?

GENTIL-HOMME.

Où pas un ne voudroit.

RUSILLE.

Et mon fils Torrismon ?

GENTIL-HOMME.

Il est au mesme endroit.

GERMON.

Desja vostre constance à nulle autre commune,
Vous a fait supporter d’autres traits de fortune  ;
Germon apres avoir composé son visage vient au devant d’elle.
1845 Il vous faut, grande Reyne, encor souffrir ceux-cy,
Et tesmoigner un coeur à ces coups endurcy  :
Si vous fustes jadis heureuse en vostre race, {p. 116}
Ne me dedaignez pas, ils m’ont quitté leur place.

RUSILLE.

Si vous fustes, dit-il, ah mes enfans sont morts.
Elle s’evanouyt.

GERMON.

1850 Hé prestez du secours à son debile* corps  ;
D’un costé Torrismon, & d’autre-part Alvide,
De chacun de mes yeux font une source humide,
Et dans les sentimens d’amour & d’amitié,
Elle m’arrache encor des larmes de pitié  :
1855 Pôvre Reyne, le jour qu’elle avoit plus d’attente
D’estre dans ses enfans parfaitement contente  ;
C’est lors qu’elle se void par leur funeste mort,
L’exemple mal-heureux d’un deplorable sort.
Je veux mesler mes pleurs, & ma plainte à la sienne,
1860 Madame permettez qu’aussi je vous soustienne.

ROSMONDE.

Que ne suis-je bons Dieux, morte dans le berceau,
Ou du moins ce jour mesme, alors qu’il estoit beau !
La mort estoit pour moy bien douce & fortunée,
Lors que je n’avois pas troublé cette journée  :
1865 Maudite que je suis, à present ma fureur* {p. 117}
Remplit toute la Cour d’espouvante & d’horreur  ;
Je fus de cette erreur l’occasion* premiere,
Et j’ay fait maintenant perdre au Roy la lumiere  :
Oseray-je pour fille à la Reyne m’offrir ?
1870 Moy qui n’ay pas voulu pour mere la souffrir* ?
Chétive* que je suis, pour complaire* à moy mesme,
J’ay refusé l’amour, l’honneur, le diadéme  ;
Qu’il eut bien mieux valu, qu’au lieu de mon berceau,
J’eusse innocente encor rencontré mon tombeau.

RUSILLE revenant de pasmoison*.

1875 Qui me retient en vie ? ah vieillesse importune,
Dois-je encor respirer apres cette infortune ?
A quoy doresnavant me reserve le Sort
Qu’à pleurer mes enfans ? qu’à les voir en leur mort ?
Donc, que pasles & froids je les voye & les touche  ;
1880 Et qu’un dernier adieu me colle sur leur bouche.

GERMON.

Ils ne vous causeroient que des pleurs superflus,
Hé que vous serviroit de voir ce qui n’est plus ?

RUSILLE.

Prenez doncques pitié d’une mere affligée,
Par vous, soit dans ce sein vostre lame plongee,
1885 Afin qu’abandonnant le fardeau de ce corps, {p. 118}
J’aille avec mes enfans errer parmy les morts.

GERMON.

Madame, si ma mort leur rachetoit la vie,
Leur mort seroit bien-tost, de la mienne, suivie  ;
Mais puisque c’est l’arrest d’un severe Destin,
1890 Que la Parque jamais ne rende son butin  ;
Je vivray dans les pleurs, & dedans la complainte
Pour alleger le deuïl dont vostre ame est attainte  ;
Tandis qu’avec honneur vos enfans bien aimez,
Seront dessous un marbre ensemble renfermez,
Suivant ce que le Devin avoit predit.
1895 Ce sont là les devoirs, & la gloire derniere
Qu’on sçauroit rendre à ceux qui perdent la lumiere  ;
Bien qu’aux Roys valeureux, par un Destin plus beau,
Le Ciel soit leur demeure, & la Terre un tombeau  :
Il dit cela pour son amy.
Pour vous donc seulement je reste encor en vie,
1900 Et pour la voir sous vous desormais asservie  ;
Si l’offre que je fais n’est de vous rejetté,
Pour vous je porte encore une espée au costé  ;
Seule vous empeschez que je ne foule à terre
Ma Couronne, & ce fer, jadis heureux en guerre,
1905 Et que devant vos yeux, mon ame avec mon sang,
D’un coup de desespoir ne sortent de ce flanc  ;
Mais tant que dureront ma vie & ma puissance, {p. 119}
Grande Reyne, elles sont soubs vostre obeissance.

RUSILLE.

Mon esprit desja prest à rompre ses liens,
1910 N’attend pour me quitter qu’à voir la mort des miens,
Afin que s’animant par ce triste spectacle,
Rien ne luy puisse plus servir d’aucun obstacle.
Helas mes chers enfants !

GERMON.

L’excez de sa douleur
Elle s’evanouyt derechef*.
Luy fait perdre à la fois, la force & la couleur  ;
1915 Portons la là dedans, & tous ayons la veuë,
A ce que la douleur, ou le fer ne la tuë  :
O ma vie, ô mes jours, non jours, mais tristes nuits,
Que vous me reservez de regrets & d’ennuis*.

FIN.