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Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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Nicolas Mary, sieur Desfontaines. Eurimédon ou l'Illustre pirate. Tragi-comédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 28 sc. 333 répl. 4,3 l. 1 418 l. 1 418 l. 36 % 3 957 l. (100 %) 2,8 pers.
ARCHELAS 7 sc. 53 répl. 3,7 l. 516 l. (37 %) 197 l. (14 %) 39 % 1 892 l. (48 %) 3,7 pers.
MELINTE 2 sc. 10 répl. 5,5 l. 137 l. (10 %) 55 l. (4 %) 40 % 582 l. (15 %) 4,2 pers.
EURIMEDON 16 sc. 95 répl. 5,0 l. 1 008 l. (72 %) 474 l. (34 %) 47 % 3 232 l. (82 %) 3,2 pers.
TYGRANE 9 sc. 36 répl. 4,5 l. 407 l. (29 %) 163 l. (12 %) 40 % 1 357 l. (35 %) 3,3 pers.
FALANTE 4 sc. 15 répl. 4,0 l. 241 l. (18 %) 60 l. (5 %) 25 % 787 l. (20 %) 3,3 pers.
LYSANOR 1 sc. 2 répl. 7,4 l. 40 l. (3 %) 15 l. (2 %) 37 % 121 l. (4 %) 3,0 pers.
PASITHEE 12 sc. 69 répl. 3,4 l. 730 l. (52 %) 232 l. (17 %) 32 % 2 405 l. (61 %) 3,3 pers.
CELIANE 10 sc. 40 répl. 4,9 l. 518 l. (37 %) 194 l. (14 %) 38 % 1 636 l. (42 %) 3,2 pers.
ALERINE 5 sc. 8 répl. 3,0 l. 304 l. (22 %) 24 l. (2 %) 8 % 857 l. (22 %) 2,8 pers.
AGRAMOR 1 sc. 5 répl. 0,9 l. 54 l. (4 %) 4 l. (1 %) 8 % 109 l. (3 %) 2,0 pers.
Nicolas Mary, sieur Desfontaines. Eurimédon ou l'Illustre pirate. Tragi-comédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
ARCHELAS
MELINTE
32 l. (38 %) 8 répl. 3,9 l.
53 l. (63 %) 9 répl. 5,8 l.
2 sc. 84 l. (6 %) 4,2 pers.
ARCHELAS
EURIMEDON
94 l. (56 %) 20 répl. 4,7 l.
76 l. (45 %) 19 répl. 4,0 l.
4 sc. 170 l. (12 %) 4,1 pers.
ARCHELAS
TYGRANE
20 l. (47 %) 4 répl. 4,8 l.
23 l. (54 %) 4 répl. 5,6 l.
2 sc. 42 l. (3 %) 4,8 pers.
ARCHELAS
FALANTE
17 l. (33 %) 11 répl. 1,5 l.
35 l. (68 %) 10 répl. 3,4 l.
3 sc. 50 l. (4 %) 3,6 pers.
ARCHELAS
PASITHEE
31 l. (51 %) 7 répl. 4,4 l.
30 l. (50 %) 5 répl. 6,0 l.
3 sc. 61 l. (5 %) 4,7 pers.
ARCHELAS
CELIANE
6 l. (78 %) 3 répl. 1,9 l.
2 l. (23 %) 1 répl. 1,7 l.
2 sc. 7 l. (1 %) 4,8 pers.
MELINTE
EURIMEDON
3 l. (14 %) 1 répl. 2,4 l.
15 l. (87 %) 2 répl. 7,5 l.
1 sc. 17 l. (2 %) 6,0 pers.
EURIMEDON 19 l. (100 %) 1 répl. 18,8 l. 1 sc. 19 l. (2 %) 1,0 pers.
EURIMEDON
TYGRANE
5 l. (32 %) 2 répl. 2,4 l.
11 l. (69 %) 3 répl. 3,4 l.
2 sc. 15 l. (2 %) 4,9 pers.
EURIMEDON
LYSANOR
12 l. (80 %) 2 répl. 6,0 l.
4 l. (21 %) 1 répl. 3,0 l.
1 sc. 15 l. (2 %) 3,0 pers.
EURIMEDON
PASITHEE
293 l. (67 %) 55 répl. 5,3 l.
147 l. (34 %) 51 répl. 2,9 l.
11 sc. 439 l. (31 %) 3,4 pers.
EURIMEDON
CELIANE
55 l. (52 %) 13 répl. 4,2 l.
51 l. (49 %) 15 répl. 3,4 l.
3 sc. 105 l. (8 %) 3,1 pers.
EURIMEDON
ALERINE
1 l. (11 %) 1 répl. 0,4 l.
4 l. (90 %) 1 répl. 3,6 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 3,0 pers.
TYGRANE 58 l. (100 %) 3 répl. 19,3 l. 3 sc. 58 l. (5 %) 1,0 pers.
TYGRANE
FALANTE
21 l. (45 %) 5 répl. 4,1 l.
27 l. (56 %) 5 répl. 5,2 l.
1 sc. 47 l. (4 %) 2,0 pers.
TYGRANE
PASITHEE
7 l. (36 %) 5 répl. 1,2 l.
11 l. (65 %) 6 répl. 1,8 l.
1 sc. 17 l. (2 %) 3,0 pers.
TYGRANE
CELIANE
46 l. (51 %) 16 répl. 2,8 l.
46 l. (50 %) 16 répl. 2,8 l.
4 sc. 90 l. (7 %) 4,1 pers.
PASITHEE
ALERINE
46 l. (69 %) 7 répl. 6,5 l.
21 l. (32 %) 7 répl. 2,9 l.
4 sc. 66 l. (5 %) 2,8 pers.
CELIANE 37 l. (100 %) 2 répl. 18,0 l. 2 sc. 36 l. (3 %) 1,0 pers.
CELIANE
AGRAMOR
50 l. (93 %) 5 répl. 10,0 l.
5 l. (8 %) 5 répl. 0,9 l.
1 sc. 54 l. (4 %) 2,0 pers.

Nicolas Mary, sieur Desfontaines

1637

Eurimédon ou l'Illustre pirate. Tragi-comédie

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Loraine Pierron
2013
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2013, license cc.
Source : Nicolas Mary, sieur Desfontaines. Eurimédon ou l'Illustre pirate. Tragi-comédie. A PARIS, Chez Antoine de Sommaville, au Palais, dans la petite Sale, à l’Escu de France, M. DC. XXXVII. Avec Privilege du Roy.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

EURIMEDON
OU
L’ILLUSTRE PIRATE,
TRAGI-COMEDIE. §

A
MADEMOISELLE
DE VERTUS, §

MADAMOISELLE, [A ; 2]

Voicy des Estrangers qui viennent des extremitez de la Grece, et qui attirez par la reputation de vos merites, souhaittent de s’acquitter des hommages qu’on doit à vostre vertu. Si vous daignez prester l’oreille au recit de leurs advantures, vous ne les estimerez pas indignes de vostre entretien ; et je m’asseure que vous leur ferez un favorable accueil quand vous sçaurez qu’ils sont Princes, et que par des actions qui ne degenerent point de leur naissance, ils vous auront faict voir dans le Tableau de leur vie, les Images de tant de Heros que vostre Illustre Maison a donnez à la France. Je parlerois de vos augustes devanciers, François, Odet, et Charles de Bretaigne qui sortis des anciens Ducs de cette belle Province, se sont montrez dignes surgeons d’une tyge si glorieuse, et en ont conservé la gloire dans vostre famille, qui en porte encore des marques aussi durables, que celebres ; Je parlerois des notables services qu’ils ont rendus à l’Estat par les effets de leur fidelité, et de leur courage, si ce n’estoit publier des choses qui ne sont incognuës qu’aux barbares, et vouloir comprendre dans une lettre ce qui merite des volumes entiers ; Je diray seulement que ces deux grands Roys Charles huict et Louys douze ont honnoré vos ancestres du glorieux tiltre de frere, et qu’en mille occasions ils ont confirmé cette qualité advantageuse qu’Anne de Bretaigne, digne Espouse de ces deux Monarques leur avoit legitimement acquise. Cette consideration (Madamoiselle) et celle de vostre merite particulier ont faict resoudre deux Roys de venir aussi vous rendre les honneurs que vos Ayeulx ont autrefois receus, et admirer en vous une Majesté qui leur faisant oublier la leur, les force d’avoüer que vous seriez incomparable, si le Ciel ne vous avoit donné une sœur qui partage avecque vous les inclinations de tout le monde. La Renommee qui a remply l’Univers de cette verité, a donné de la jalousie aux plus belles de vostre sexe, et de l’admiration aux plus parfaites, mais vous donnerez de l’estonnement à nostre Eurimedon et à sa Pasithee, quand vous leur ferez cognoistre que la beauté, et la gentillesse des Dames de France emportent le prix sur celles de Grece, et de toutes les nations de la Terre ; Aussi n’est-ce pas leur dessein de vous disputer cét advantage, mais seulement d’avoir l’honneur de vous entretenir, afin qu’apres cette faveur ils puissent estre les Paranymphes* de vos merveilles, par la voix de celuy qui a pris la hardiesse de vous les presenter ; et qui desire estre toute sa vie,

MADAMOISELLE,

De vostre Grandeur.

Le tres-humble et
tres–obeïssant serviteur

Desfontaines.

A MADEMOISELLE DE VERTUS. SONNET. §

Beauté par qui Venus void la sienne effacee
Mes vers pour te loüer ont trop peu d’ornemens,
Et je crains, te faisant ces foibles complimens
Que ta rare vertu n’en soit interessee*.
5 Ta gloire ne sçauroit estre plus rabaissee
Qu’alors que le commun en a des sentimens,
On doit à tes attraits les plus beaux mouvemens
D’une ame que le Ciel ayt tousjours caressee :
Pardonne toutesfois à ma temerité
10 Si j’ose descouvrir à la posterité
Ce qui te faict paroistre avec tant d’advantage ;
Qu’on sçache que par toy le vice est abbatu
Et que tes actions mieux qu’un noble heritage
Te donnent aujourd’huy le beau nom de VERTU.

DESFONTAINES.

AU LECTEUR §

Lecteur je croirois offencer ton jugement si je ne le croyois capable de discerner les fautes qui se sont glissees en l’Impression de cét ouvrage, et je ferois tort à ta courtoisie si je ne croyois que tu les excuseras ; c’est pourquoy sans m’arrester à t’en faire le denombrement, je te supplieray seulement de remarquer qu’en deux ou trois endroits où tu verras que les vers manqueront en leur mesures, la faute vient de ce que l’Imprimeur a escrit doncque pour doncq, encore au lieu d’encor, et une fois avec, au lieu d’avecque pour le reste je le laisse à ta discretion.

LES ACTEURS §

  • ARCHELAS Roy de la Troade pere de Pasithee.
  • MELINTE Roy de Thessalie et frere d’Eurimedon.
  • EURIMEDON Amant* de Pasithee.
  • TYGRANE Prince d’Armenie et Rival d’Eurimedon.
  • FALANTE Escuyer d’Archelas.
  • LYSANOR Escuyer d’Eurimedon.
  • PASITHEE Infante de la Troade.
  • CELIANE Princesse d’Armenie, et Amante* de Tygrane.
  • ALERINE Suivante de Pasithee.
  • AGRAMOR Page de Tygrane.
La Scene est en l’Isle de Lesbos.
[A ; 1]

ACTE I §

SCENE PREMIERE. §

EURIMEDON, PASITHEE.

EURIMEDON sortant d’un navire et mettant PASITHEE au port.

En fin (belle princesse) apres beaucoup d’orages*
Vous revoyez encor ces aymables* rivages,
Neptune partizan des ambusches d’amour
S’est montré favorable à vostre heureux* retour,
5 Son perfide* element a respecté vos charmes*, {p. 2}
Et vostre ravisseur a fleschy sous mes armes,
Qui n’ont pû consentir qu’une divinité
Servist de recompense à l’infidelité.
Mais que cette bonté* qui vous rend adorable*
10 Espargne à mon sujet un Prince miserable*,
Puis qu’Amour est l’autheur du mal qu’il a commis,
Et que vos yeux (Madame) ont fait vos ennemis :
Pardonnez à l’offence en faveur des complices,
La vie est quelquesfois le plus grand des supplices ;
15 Car la mort finissant les jours d’un Criminel
Finit un chastiment qu’ils rendoient eternel.

PASITHEE.

Grand Prince à qui je dois et l’honneur* et la vie
Je tiens puis qu’il vous plaist ma vengeance assouvie,
Et s’il me reste encor quelque ressentiment*
20 C’est pour vous obeïr que j’en ay seulement :
Que sans crainte Araxés retourne à Mitylène
Un secret repentir fera toute sa peine,
Et ma discretion ne rendra pas suspect
Celuy qui pour moy-mesme a manqué de respect.

EURIMEDON.

25 Madame : La grandeur des illustres courages*
Se remarque bien mieux dans l’oubly* des outrages,
Qu’alors que la rigueur de leurs justes arrests*
Sur quelque Criminel vange leurs interests.
Ce n’est pas que je vueille authorizer sa faute, {p. 3}
30 Ou prendre le party d’une audace si haute ;
Mais desja son supplice à son crime est uny,
Et s’il est sans espoir il est assez puny.

PASITHEE.

Eh bien qu’il soit ainsi : mais je ne puis comprendre
D’où vous vient pour ce traistre un sentiment si tendre,
35 Et je ne sçay comment un cœur si genereux*
A pour son amitié fait ce choix malheureux* ?

EURIMEDON.

Madame, Ce discours est de trop longue haleine
Une autre occasion vous tirera de peine,
Cependant s’il vous plaist, allons rendre à la Cour
40 Au lieu de la tristesse et la joye, et l’amour.
Mais j’aperçois le Roy, si mon œil ne se trompe,
Et bien que je le voye avecque peu de pompe*
Toutesfois de son front l’auguste* majesté
Mieux qu’un sceptre Royal faict voir sa qualité.

SCENE DEUXIESME §

{p. 4}
ARCHELAS, EURIMEDON, PASITHEE, FALANTE.

ARCHELAS.

45 Falante : je ne sçay quelle secrette joye
Avecque ce vaisseau la fortune* m’envoye ;
Mais je me sens forcé malgré mon desespoir
De l’aller dans le port moy-mesme recevoir.

FALANTE.

Sire, ces estrangers qui viennent du rivage
50 Vous pourront esclaircir de cét heureux presage.

ARCHELAS.

Où sont-ils ?

FALANTE.

        Les voilà qui viennent droit à vous,
Pour avoir le bon-heur d’embrasser vos genoux.

ARCHELAS.

Ah ma fille ! Est-ce toy que je revois encore ?
Est-ce toy Pasithee ? ô grands Dieux que j’adore    
55 Je crains que dans l’excez de mon contentement    
Mon trespas ne succede à ce ravissement ! {p. 5}
Mais n’est-ce pas aussi l’effect de quelques charmes*
Qui veut tromper mes yeux affoiblis de mes larmes ?

PASITHEE.

Non Sire, vous voyez celle que le malheur*
60 Avoit fait le butin d’un infame voleur :
Voicy cette Princesse indignement ravie,
Et qui perdoit l’honneur* aussi bien que la vie
Si l’invincible bras de ce liberateur
N’eut empesché ma perte, en perdant son autheur.

ARCHELAS.

65 Chevalier, Je sçay bien que ma recognoissance
Est plus en mes desirs que dedans ma puissance,
Et que pour bien payer cette belle action
Mon sceptre est au dessous de l’obligation :
Il est vray qu’un exploit si digne de memoire
70 Trouve ordinairement son salaire* en sa gloire ;
Mais de peur d’estre ingrat à ce rare bien-faict
Je vous offre le bien que vous nous avez faict,
Partagez nos plaisirs, regnez dans mes provinces,
Faites vous (s’il vous plaist) des sujets de mes Princes,
75 Je feray tout pour vous, ayant tout faict pour moy,
Vous m’avez rendu pere et je vous feray Roy.

EURIMEDON.

Ah Sire ! mon secours ne vaut pas qu’on y pense
Et ce qui fit ma peine a faict ma récompense,
J’ay suivy seulement les loix de mon devoir. {p. 6}
80 Pour servir Pasithee, il ne faut que la voir ;
Et puisque je cherchois cette belle contree
Je benis le sujet qui m’en donne l’entree,
Heureux si les faveurs d’un auspice si doux
Me permettent l’honneur de vivre aupres de vous.

PASITHEE.

85 C’est pour moy seulement que je dois dire heureuse*
La mesme occasion* qui vous fut dangereuse :
Car quand vous n’auriez pas à mes yeux combattu,
Cette Cour est tousjours ouverte à la vertu :
Mais si vostre valeur* m’eust lors* abandonnee,    
90 Je serois maintenant la plus infortunee*
Qui jamais icy bas ayt respiré le jour,
Et je ne verrois pas cet aymable* sejour :
Je serois maintenant pour comble de misere
Peut estre le joüet d’un horrible Corsaire* ;
95 Ou bien pour eviter ce servage* inhumain
Contre mon propre cœur j’aurois armé ma main :
Mais au triste moment de cette violence
La vostre a prévenu leur crime, et mon offence,
Et le coup qui finit leur trame*, et mes malheurs    
100 Mesla leur sang brutal à mes prodigues pleurs.

ARCHELAS.

Il falloit reserver à de honteux supplices
L’autheur de ce projet, ou du moins ses complices,
Pour donner un exemple à la posterité {p. 7}
Du juste traictement qu’ils avoient merité ;
105 La mort que le bourreau pouvoit rendre execrable
La gloire* de vos coups l’a renduë honnorable,
Et vous avez donné par des trespas si beaux
À des infames corps des illustres tombeaux.

EURIMEDON.

Sire, Le Dieu des eaux les a dans ses entrailles,
110 Un perfide* comme eux a faict leurs funerailles,
Et comme partizan de ce traistre dessein
Il en cache l’autheur dans son humide sein :
En fin de ces brigands la deffaite est entiere,
La mer fut leur refuge, elle est leur cimetiere,
115 Et l’onde a tellement prèvenu* mes efforts
Qu’ils ont esté plustot ensevelis que morts.

ARCHELAS.

Finissons avec eux cette tragique Histoire
Perdons-en s’il se peut jusques à la mémoire,
Craignant que par le bruit des discours superflus,
120 Nous ne ressuscitions ceux qui ne vivent plus ;
Que la joie en nos cœurs succede à la tristesse,
Bannissons desormais cette importune* hostesse,
Et sans nous arrester aux soucis des mortels
À ce Dieu tutelaire erigeons des Autels.

EURIMEDON.

125 Ah grand Roy ! Cet honneur plus grand que ma naissance
Au lieu de m’obliger*, me chocque et vous offence : {p. 8}
Car cette vanité me rendant odieux
Reproche en mesme temps une erreur à vos yeux :
Bien loing de m’eslever à ce degré supréme
130 La rigueur du destin m’a mis à l’autre extreme,
Pour toute qualité je suis Eurimedon.
La fortune* en naissant me mit à l’abandon,
Et pourtant de mon sort l’admirable advanture
Peut passer pour miracle à la race future :
135 En un point seulement je le trouve assez beau
Puisque j’eus pour le moins un illustre berceau,
Un Aigle me voyant estendu sur la poudre*,
Soit qu’il me voulut mettre à couvert* de la foudre,
Ou bien faire de moy quelque fameux guerrier
140 Porta mon petit corps à l’ombre d’un laurier :
Du depuis le destin lassé de me bien faire
Me mit entre les mains d’un barbare Corsaire*
Qui m’ayant dans un bois sous cet arbre trouvé
Parmy ses compagnons m’a tousjours eslevé.
145 Cent fois il m’a juré que j’estois né d’un Prince
Et m’a tout dit, hormis mon nom, et ma province,
Car de peur de me perdre il m’a tousjours caché
Cet important secret qu’en vain j’ay tant cherché.
Je n’avois que douze ans que desja mon courage
150 Ne pouvoit plus souffrir* la paresse de l’âge,
Et bien que j’eusse horreur de leurs traits inhumains
Il falloit que je fisse un essay de mes mains. [B ; 9]
Un jour l’occasion s’en montra toute preste
Trois Pyrates venus fraischement de la queste*
155 Ne purent sans debat partager leurs butins,
Le lucre* les rendant esgalement mutins*
Ils passerent en fin des discours, à l’espée ;
Et la valeur* d’un seul contre deux occupee
Dans l’inegalité l’alloit faire perir
160 Si je l’eusse pû voir sans l’ozer secourir.
Contre ces lasches cœurs j’entrepris sa deffence,
Et comme l’un des deux mesprisoit mon enfance
Il donnoit à mes coups tant de facilité,
Que sa mort fut le prix de sa temerité.
165 Deslors tous estonnez* de ce trait de courage,
Comme à leur souverain ils me firent hommage ;
Glorieux (disoient-ils) d’obeyr desormais
Au Prince le plus grand que le ciel vit jamais :
Du depuis leur respect pouvoit servir de marque
170 Que j’estois en effet* nay de quelque Monarque :
Mais je suis incertain de ma condition.

PASITHEE.

Vous estes trop modeste en vostre ambition,
Et si mon ame encor doute en vostre origine,
C’est qu’au lieu d’estre humaine, elle la croit divine.

EURIMEDON.

175 Ah ne me flattez pas, un si mal-heureux* sort
Avec le rang des Dieux a trop peu de rapport. {p. 10}

ARCHELAS.

Alcide avant sa mort estoit ce que nous sommes,
Ce Heros comme vous nasquit entre les hommes,
Il fut leur protecteur, et cette qualité
180 Luy fraya le chemin de l’immortalité :
Ainsi cette vertu qui vous faict adorable*,
Et qui rend vostre gloire* à son nom comparable,
Malgré les vains efforts d’un sort injurieux
Vous reserve une place à la table des Dieux.

EURIMEDON.

185 Mon cœur n’affecte pas ces dignitez hautaines
Dont la presomption bouffit les ames vaines,
Je prefere grand Roy, l’honneur de vous servir
Aux grandeurs qui pourroient dans le Ciel me ravir.

ARCHELAS.

De grace* (Eurimedon) quittez cette eloquence,
190 Laissez-vous une fois vaincre à ma bien-vueillance
Commandez en ma Cour, mais en ce juste point
Pour me favoriser ne vous deffendez* point :
Ou bien ce grand esprit qui tout autre surmonte
À l’obligation* adjoustera la honte,
195 Et sa grace* conjointe aux offices du bras
Nous fera confesser que nous sommes ingrats.

SCENE TROISIESME §

{p. 11}

TYGRANE.

Destin, Neptune, Amour, Dieux cruels*, tristes Astres*
Ne deliberez plus, achevez mes desastres,
Et vous foudres grondans en d’inutiles mains,
200 Que ne punissez-vous les crimes des humains ?
Souffrez-vous qu’un mortel brave vostre vengeance ?
Sans doute* on vous croira de son intelligence,
Et si contre mon chef* vos couroux sont si lens
De mon impunité naistront mille insolens ;
205 Trop pitoyables* Dieux vangez-vous de Tygrane,
J’ay trahy Pasithee et trompé Celiane,
L’une en mon changement*, l’autre par lascheté :
Celiane ressent mon infidelité,
Et faute de secours, la belle Pasithee
210 Est par ses ravisseurs indignement traictee,
Cependant sur le point qu’elle s’en va perir
Je suis les bras croisez et la laisse mourir.
Ah ! c’est trop endurer un ingrat sur la terre,
Cieux achevez mon sort par un coup de Tonnerre :
215 Ce tragique accident* ne sera pas nouveau, {p. 12}
Le deluge du feu suivra celuy de l’eau,
Et mes membres espars sur cet humide empire
Auront en mesme temps l’un et l’autre martyre.
Mais qu’en vain pour avoir un remede à mes maux
220 J’importune* les Dieux puis qu’ils sont mes rivaux :
Vaste mer qui retiens mon ame et mes delices
Ouvre au moins à mon corps tes affreux precipices,
Puisque desja ma vie est sur ton Element,
Prens ce qui reste encor d’un malheureux Amant*.
225 Ah plustost par mes cris ta colere irritee
Emporte ma parole avecque Pasithee !
Je la suivray pourtant, et mes tristes vaisseaux
Feront si promptement le grand tour de tes eaux,
Que je te forceray de me rendre ma Reyne,
230 Ou d’achever ma vie en achevant ma peine.

SCENE QUATRIEME §

FALANTE, TYGRANE.

FALANTE.

Où courez-vous Tygrane ? Et quel aveuglement
Vous oblige à revoir ce perfide* Element, {p. 13}
Cependant que la Cour retentit d’allegresse,
Et benit le retour de sa chere Princesse.

TYGRANE.

235 De qui ?

FALANTE.

De Pasithee.

TYGRANE.

            O rare invention !
Croy-tu par ce moyen calmer ma passion ?
Non (Falante) sa perte est par trop veritable
Pour cesser mes transports* au recit d’une fable.

FALANTE.

Tygrane, mon discours a tant de verité
240 Qu’il peut vaincre aisément vostre incredulité,
Si pour rendre à vos yeux la nouvelle certaine
Il vous plaist seulement d’entrer à Mitylene,
Là vous verrez l’objet* qui vous fit amoureux*
Et le liberateur qui vous a faict heureux.

TYGRANE.

245 Quel est ce Chevalier, est-il de cognoissance ?

FALANTE.

Non, c’est un estranger, mais d’illustre naissance,
On le traite de Prince, et son port gracieux
Ne degenere point de ce nom glorieux,
Cet auguste* guerrier singlant devers cette Isle
250 Se venoit r’afraischir à la premiere ville, {p. 14}
Quand il a rencontré le funeste vaisseau
Qui mettoit vostre espoir et l’Infante au tombeau :
Comme il s’en approchoit d’une extreme vitesse,
Il oüit cette voix (sauvez une Princesse)
255 Aussi-tost abordant ce traistre Galion*
Il s’eslança dedans plus hardy qu’un Lyon,
Malgré ses ravisseurs delivra Pasithee,
Et mit à fonds la nef qui l’avoit emportee.
Ce genereux* heros apres ce grand effort
260 S’offrit incontinent* de la remettre au port,
Mais avec tant de grace*, et tant de bien-vueillance
Qu’il rendit son respect esgal à sa vaillance,
Et l’Infante advoüa* qu’une telle action
Fit voir moins de valeur* que de discretion*.

TYGRANE.

265 Dieux que je suis confus ! Et que cette nouvelle
Me semble en mesme temps agreable, et cruelle* !
Deux mouvemens divers tyrannizent mon cœur,
J’ayme bien ce retour, mais je crains son autheur.
Son merite, son port, sa valeur* esprouvee*,
270 Cette discretion* de ma Reyne approuvee
Sont autant de Devins qui predisent mon mal,
Et d’un liberateur me feront un rival :
Ainsi mes sentiments divisez* en moy-mesme
Emportent mon esprit de l’un à l’autre extreme.    
275 Quand je songe au bon-heur qu’il nous a procuré {p. 15}
Aussi-tost je conclus qu’il doit estre adoré :
Mais apres combatu d’un mouvement contraire
L’objet* que j’ay flatté commence à me desplaire,
Et si quelque devoir m’oblige à le cherir    
280 Je croy baiser la main qui me fera perir.

FALANTE.

Deliurez vostre esprit de cette fantaisie
Permettez à l’Infante un peu de courtoisie*,
Vous aurez son amour, luy sa civilité ;
Cet honneur est un prix qu’il a bien merité,
285 Et mesme vous devez (au moins par complaisance)
De quelque complimens honnorer sa presence.

TYGRANE.

Hé bien (Falante) allons luy rendre ce devoir,
Et vous mes tristes yeux preparez-vous de voir
L’Astre de mon amour, et l’object de ma crainte ;
290 Toutesfois insolents dedans cette contrainte
Que vos jaloux regards ne me trahissent pas,
Mais lisez en riant l’arrest* de mon trespas.

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

EURIMEDON, PASITHEE, ALERINE.

EURIMEDON.

Madame, excusez-moy si voyant tant de grace* {p. 16}
J’ayme vos ennemis et cheris leur audace,
295 Puisque les mesmes traits* qui vous ont fait trahir
Ne me permettent pas de les pouvoir haïr ;
Cette rare douceur, ces apas, et ces charmes*,
Contre un foible mortel sont de trop fortes armes,
On ne peut eviter l’atteinte de leurs coups,
300 Le cœur qui les reçoit mesme les trouve doux :
Et quoy que la raison à nos desirs oppose
Vous voir et vous aymer n’est qu’une mesme chose.
De la sorte Araxés se sentant consommer*,
Pour esteindre ses feux eut recours à la mer, {p. C ; 17}
305 Mais vos yeux plus puissans que le flambeau du monde
Brulent esgalement sur la terre, et sur l’onde ;
Et son cœur amoureux* par ce tour imprudent
Eust sans moy sur les eaux fait un naufrage ardent :
En fin mon sentiment* contre vous se rebelle*,
310 Je pardonne aux transports* d’une faute si belle,
Et ne me puis resoudre* à blasmer un effect*
Qui me permet de voir un object* si parfaict.

PASITHEE.

Je suis (Eurimedon) trop peu considerable
Pour vous rendre envers luy de beaucoup redevable :
315 Et quand j’aurois assez de grace* et de beauté
Pour toucher un guerrier de vostre qualité,
Vostre vertu vous donne assez de privilege
Pour n’avoir pas besoin d’un Prince sacrilegé*.
Mais qu’est-il devenu depuis vostre retour,
320 Je croy qu’il n’oseroit se monstrer à la Cour,
Mon abord* luy faict peur ou bien sa conscience
Luy conseille de vivre en cette deffiance
Mais il craint vainement.

EURIMEDON.

            Je ne sçay si le sort
Ou sa timidité* l’ont esloigné du port {p. 18}
325 Mes gens pour le trouver ont tourné* toute l’Isle
Mais sa fuitte a rendu leur recherche inutile.

PASITHEE.

Que les Dieux pour jamais l’exilent de Lesbos
Pour mon contentement, et pour vostre repos.
Mes yeux n’ont que trop veu ce Prince abominable
330 Dont la rage a pensé me rendre miserable,
Et vous n’avez vangé mon honneur* qu’à demy
Si vous n’abandonnez un si perfide* amy.

EURIMEDON.

Vos vœux seront suivis de mon obeïssance,
Mais (Madame) apprenez que nostre cognoissance
335 Venant plus du hazard que de mes volontez
Je ne prens point de part en ses meschancetez*.
Un jour aux environs des costes de l’Epyre
Il fut pris, et mené prisonnier en Corcyre,
Mais lors* qu’il attendoit le prix de sa rançon
340 Ma pitié le sauva.

PASITHEE.

        Dieux ! de quelle façon ?

EURIMEDON.

Je cognus par l’excez de la melancolie
Où l’ame de ce traitre estoit ensevelie,
Qu’une forte douleur agitoit son esprit,
Comme par ce discours sa bouche me l’apprit :
345 Grand Prince (me dit-il) ne trouvez pas estrange {p. 19}
Si dans cette prison où le destin me range
J’ose faire paroistre un extreme soucy
Malgré tant de faveurs que je reçois icy :
Je ne souffre pas seul, tout un peuple souspire,
350 Et le sort d’Araxés est celuy de l’Empire,
Encore que ce point soit assez important
Ce n’est pas toutesfois ce qui m’afflige tant.
Un mal-heur plus pressant attaque ma fortune*,
Amour voulant trahir est trahy par Neptune ;    
355 Et la mesme prison qui me tient arresté
Me ravit ma maitresse* avec ma liberté.
Cet objet* (reprit-il) s’appelle Pasithée,
Je l’aymay des l’instant que je l’eus visitée*,
Et nous sommes unis par de si doux accords
360 Que vous n’avez de moy seulement que le corps :
Cette princesse en a la meilleure partie ;
Sa parolle à ces mots en souspirs convertie
Parut plus esloquente en son affection,
Et porta mon esprit à la compassion.

PASITHEE.

365 Ah ! que favorisant cette ame criminelle,
Vostre pitié me fut rigoureuse, et cruelle !

EURIMEDON.

Il est vray : mais aussi mon bras a reparé
Le mal que mon esprit vous avoit preparé,
Et si lors* je faillis*, ce fut par innocence* ; {p. 20}
370 Comme je le croyois d’une illustre naissance
Je creus que son amour, et ses intentions
Avoient quelque rapport à vos perfections,
Outre que je voulois renoncer à la vie
Qu’à regret ma jeunesse a trop long-temps suivie.
375 À cette occasion je luy dis le dessein
Que la gloire* et l’honneur* m’avoient mis dans le sein,
Et que mon cœur pressé d’un plus noble genie
Vouloit me delivrer de cette tyrannie,
Où ma valeur* rebelle à ses propres effets
380 Plaignoit le plus souvent ceux qu’elle avoit deffaits ;
Luy pour me tesmoigner une amitié parfaite
M’offrit dans ses estats une seure retraitte,
Et moy pour obliger* ce malheureux* amant*
J’accompagnay de dons son eslargissement* :     
385 Nous prismes rendez-vous ; Apres son ambassade
Il devoit dans deux mois m’attendre en la Troade
Où mon navire alloit heureusement ancrer,
Quand mon sort et le sien me l’ont fait rencontrer.
Mais que je fus d’abord* confus en cet orage*,
390 Quand son casque levé me montra son visage,
Il le faut advoüer, mon esprit incertain
Ne pouvoit approuver les efforts de ma main,
Je plaignois son malheur, je blasmois mon courage,
Mon bras se repentoit d’avoir fait cet outrage, {p. 21}
395 Et si vostre pitié n’eust signé son pardon,
J’eusse lavé son crime au sang d’Eurimedon.

PASITHEE.

Le sien ne fut jamais digne de ce meslange
Ne le regrettez point vous gaignerez au change*,
Vous m’avez secouruë, et le Ciel l’a permis
400 Pour vous donner icy de plus nobles amis.

EURIMEDON.

Madame,

PASITHEE.

Poursuivez.

EURIMEDON.

            Je ne puis.

PASITHEE.

                Quelle crainte
Vous faict aupres de moy vivre en cette contrainte ?

EURIMEDON.

Permettez moy Madame.

PASITHEE.

            Achevez.

EURIMEDON.

            D’esperer.

PASITHEE.

Esperez.

EURIMEDON.

Ah Madame ! Il vous faut adorer. {p. 22}
405 Car pourveu que le cœur à la bouche responde
Je me tiens desormais le plus heureux du monde ;
Mais à ce grand bon-heur Tygrane espere aussi.

PASITHEE.

N’importe (Eurimedon) laissez moy ce soucy,
Si votre amour est grand comme vostre courage
410 Je sçauray bien aussi vous donner l’advantage.

ALERINE.

Madame parlez bas, j’entends venir quelqu’un.

PASITHEE.

Sans doute* (Eurimedon) c’est ce Prince importun*.

SCENE SECONDE §

EURIMEDON, PASITHEE, TYGRANE.

TYGRANE.

Depuis vostre retour (divine Pasithee)
Si je ne vous ay pas aussi-tost visitee*,
415 Ne vous figurez point que l’oubly du devoir
M’ay rendu moins ardent au desir de vous voir :
Si j’avois sceu plustost cette heureuse* nouvelle {p. 23}
Vous auriez de mes soins* une preuve fidelle,
Que je vous suis toujours par inclination*,
420 Ce que je vous seray par obligation.
Se tournant vers Eurimedon.
Grand Heros si jamais le destin plus propice
M’offre l’occasion de vous rendre service.

EURIMEDON.

Seigneur, je ne suis pas digne de cet honneur
Puisque ce que j’ay faict se doit à mon bon-heur* ;
425 Je beny toutesfois mon heureuse* fortune*
Qui m’a mis à propos sur le sein de Neptune,
Pour punir les autheurs de son enlevement
Et faire de leur sang vostre contentement.

PASITHEE.

Grands Princes : je vous suis à tous deux obligee*,
430 Et les soins* de tous deux m’ont si fort engagee,
Que je devrois rougir de donner seulement
Pour de si bons effets un mauvais compliment ;
Toutesfois en ce point cette raison me flatte,
Qu’il vaut bien mieux paroistre ignorante, qu’ingratte.

TYGRANE.

435 Pour souffrir* ce reproche, et l’esprit et le corps
Font en leurs qualitez de trop charmans accords.

PASITHEE.

Si j’avois plus d’orgueil, et moins de modestie,
Je pourrois advoüer* l’une et l’autre partie, {p. 24}
Mais Tygrane apprenez que je sçay mes deffaux.

TYGRANE.

440 Si c’est par le miroir apprenez qu’il est faux,
Et qu’inutilement vous consultez sa glace
S’il ne vous y fait pas remarquer votre grace*.

EURIMEDON.

Il a pour ses attraits trop de fidelité.

PASITHEE.

Et vous pour me flatter trop de civilité :
445 Quoy donc apres la paix, vous me donnez la guerre ?
Vous me sauvez en mer, et m’attaquez en terre ?
Desirez-vous encore un triomphe nouveau ?

EURIMEDON.

Non je veux ma deffaite en un combat si beau.

PASITHEE.

Vous ne prendrez donc pas le soin* de vous defendre.

TYGRANE.

450 On se defend en vain quand le cœur* se va rendre.

PASITHEE.

Il est vray, mais je tiens un triomphe à mespris
Si la difficulté n’en augmente le prix.

TYGRANE.

Vous aymeriez pourtant cette riche conqueste,
Quelque facilité qui vous la rendist preste.

PASITHEE.

455 Tygrane, vous jugez de mon intention {p. D ; 25}
Selon la belle humeur de vostre passion

TYGRANE.

Mon sentiment plustost parle selon la gloire*
Que vous pourra donner cette belle victoire

PASITHEE.

Quelle ?

TYGRANE.

D’Eurimedon, qui vous donne son cœur.

PASITHEE.

460 Veid-on jamais vaincu triompher du vainqueur ?

EURIMEDON.

Ou vainqueur ou vaincu souffrez que je sois vostre,
À qui vit sans espoir qu’importe l’un ou l’autre.

TYGRANE.

En amour, toutesfois l’esperance est l’aymant.

EURIMEDON.

Ouy pour vous qui portez la qualité d’Amant*,
465 Mais mon affection à bien moins se limite,
Et je suis sans desir, ainsi que sans merite.

PASITHEE.

Puis qu’en tous ces debats j’ai beaucoup d’interest
Nous en pourrons donner une autrefois l’arrest*,
Cependant je veux bien que l’un et l’autre espere
470 Pour moy je m’en vay voir ce que fait le Roy mon pere.

SCENE TROISIEME. §

{p. 26}

TYGRANE.

Dieux que viens-je d’oüyr : mais helas qu’ay-je veu ?
Il se peut faire aussi que je me sois deçeu*
Ou qu’un enchantement* qui me trouble l’oüye    
Par de mesmes effets ayt ma veuë esbloüye :
475 Sans doute* tout cecy n’est qu’une illusion
Qui remplit mon esprit de sa confusion* :
Mais Prince infortuné* que ton mal est extréme !
As-tu quelque advantage à te tromper toy-mesme ?
Apres avoir esté present à leur discours
480 Cherches-tu dans la feinte un frivole secours ?
Non, non, ne flatte plus les mespris de ta Reyne,
Tu cognois maintenant la cause de sa hayne,
Elle destine ailleurs son inclination*,
Et tu seras l’objet de son aversion.
485 Ne venois-je en ce lieu qu’à dessein que j’y visse
Qu’un rival me ravit les fruits de mon service* ?
Et que celle qui tient mon esprit en langueur,
Garde pour luy l’amour, et pour moy la rigueur ?
Ah que le sentiment d’un si visible outrage {p. 27}
490 Excite dans mon cœur un violent orage !
Et qu’à regret mes yeux verront un incognu
Tenir icy le rang que Tygrane a tenu !
Mais que ma bouche employe une foible allegeance*
À des maux qui ne l’ont que dedans la vengeance,
495 Mon rival doit mourir, et mon contentement
Ne doit estre tiré que de son monument.

SCENE QUATRIEME §

CELIANE en habit de Cavallier.

He bien cruel* Amour que fera Celiane ?
Porteray-je l’enfer dans le ciel de Tygrane ?
Dois-je craindre, esperer, ou voir que ton flambeau
500 Esclaire en mesme temps son lit, et mon tombeau ?
Seray-je plus heureuse* en ce bel equipage* ?
Crois-tu qu’en cet habit je plaise d’avantage ?
Ne me faits point languir, acheve mon dessein,
Puisque c’est ton pouvoir qui me l’a mis au sein :
505 Mon cœur pour t’obeïr n’a point trouvé d’obstacle
N’en trouve pas aussi pour produire un miracle,
C’est toy qui m’as reduitte en cette extremité.
Fais donc voir un effect de ta Divinité. {p. 28}
Ce perfide* autrefois vivoit sous mon empire,
510 Moy seule je faisois sa joye et son martyre,
Et je reglois si bien ses inclinations*,
Que mes desirs estoient toutes ses passions ;
Cent fois il m’a juré de donner à sa flame*
Un aussi long destin que celuy de son ame :
515 Mais depuis quelque temps en cet objet* vainqueur
L’esloignement des yeux a faict celuy du Cœur ;
Maintenant Pasithee est la beauté divine,
Qui bastit son espoir dessus cette ruyne,    
Et destruit une amour dont la sincerité
520 N’avoit à desirer que l’immortalité.
Mais contre tant d’attraits il n’a pû se deffendre,
Sa princesse a le feu dont je n’ay que la cendre,
Et toutesfois jamais l’excez de sa froideur
N’esteindra qu’en mon sang mon amoureuse* ardeur,
525 Ah pour un lasche cœur trop magnifique offrande !

SCENE CINQUIESME. §

{p. 29}
CELIANE, ARGAMOR.

ARGAMOR.

Voyla comme je croy celuy que je demande.

CELIANE.

Page que cherches-tu ?

ARGAMOR.

            Je cherche Eurimedon.

CELIANE.

Feignons pour sçavoir tout que je porte ce nom.

ARGAMOR.

Ce Prince Monseigneur vous ressemble à l’extréme.

CELIANE.

530 Tu ne trompes point Page : car c’est moy-mesme.

ARGAMOR.

Luy donne le Cartel.
Ce mot donc (s’il vous plaist) en cette occasion
Vous dira le sujet de ma commission.

CELIANE.

Voyons ce qu’il contient : Ah qu’en ses caracteres
Mes yeux vont descouvrir d’agreables mysteres !

CARTEL DE TYGRANE À EURIMEDON. {p. 30}

535 En vain Eurimedon tu me penses ravir
L’incomparable Pasithee,
Mais la gloire* de la servir
Te sera si bien disputee.
Que si je te puis voir avant la fin du jour,
540 Nous perdrons l’un ou l’autre, ou la vie, ou l’amour.
Ouy Page il peut me voir ; s’il veut prendre la peine
De sortir promptement des murs de Mitylene,
Il receuvra de moy la satisfaction
Qu’on doit donner à ceux de sa condition.

ARGAMOR s’en allant.

545 Seigneur dans peu de temps vous y verrez Tygrane.

CELIANE.

Et pour Eurimedon il verra Celiane.
Ce Page à mon habit m’a pris pour ce rival
À qui ce Prince ingrat prepare tant de mal,
Mais n’importe je veux m’exposer à sa rage,
550 Et qu’il fasse le coup qu’auroit faict mon courage,
Le Ciel n’est à mes vœux contraire qu’à demy
Si je meurs de la main d’un si cher ennemy,
Mon cœur à son amour autrefois si propice
Au lieu d’estre l’Autel sera le Sacrifice,
555 Et le coup que son bras luy va faire sentir
Fera d’un Idolatre un amoureux* martyr : {p. 31}
Mes yeux pour ce cruel* ont trop versé de larmes,
Il est temps que mon sang soit tiré par ses armes,
Et que par ses boüillons mes desirs innocens
560 Mesme au point de la mort luy donnent de l’encens.
Mais aveugle fureur où portes-tu mon ame ?
Pourquoy faut-il mon sang pour esteindre ma flame* ?
Pour estre mal-heureuse, est-ce un point important
Qu’il me faille sauver en me precipant ?    
565 Non, non, quittons l’erreur qui trouble ma pensee
Et repoussons les traits* d’une amour insensee,
Evitons les appas* de ce subtil poison
Mettons au front d’amour les yeux de la raison,
Et ne permettons pas qu’une passion feinte
570 Donne à mon noble Cœur une si vile atteinte.
Toutesfois c’est en vain que je veux reculer,
Le traict desja lancé ne se peut rappeller :
Il faut, il faut franchir constamment* la carriere,
Et ne point perdre cœur* en perdant la lumiere :
575 Lors* que nous esprouvons* le destin malheureux*
L’ennemy qui nous tuë est le moins rigoureux.
Amour voy que la mort me donne peu d’alarmes
Puisque pour l’irriter je mets la main aux armes,
Regarde cet habit, voy dessous cet armet
580 À quelle extremité ton pouvoir me sous-met,
Et comme tous les traits qui sont en mon visage, {p. 32}
Commandent à mes mains d’assister mon courage ;
Depuis que je sentis les destins ennemis,
Je creus absolument que tout m’estoit permis,
585 Que l’espee à ma main estoit mesme decente
Pour maintenir les droits d’une flame* innocente,
Sous cette passion mon esprit abbatu
Se mocque des advis que donne la vertu,
Et croiroit meriter d’estre au rang des infames,
590 Si je suivois les mœurs du vulgaire* des femmes ;
Courage Celiane, acheve ton dessein,
C’est folie en amour que d’avoir l’esprit sain,
Suy tes nobles transports* tu seras satisfaite,
Et tu triompheras mesme par ta deffaite :
595 Car Tygrane privant Celiane du jour
Fera de son tombeau celuy de son amour ;
Mais je le vois venir, songeons à nous deffendre.

SCENE SIXIESME §

{p. 33}
TYGRANE, CELIANE

TYGRANE.

Chevalier excusez, Je vous ay faict attendre.

CELIANE.

Tygrane vostre sang signera ce pardon.

TYGRANE.

600 Ce sera bien plustost celuy d’Eurimedon.

CELIANE.

C’est où vostre valeur* sera bien occupee.

TYGRANE.

C’est où je tremperay maintenant mon espee.

CELIANE.

Tu mentiras perfide*.

TYGRANE.

            Ah c’est trop discourir.
Quand Mars et tous les Dieux te viendroient secourir,
605 Ce propos insolent te coustera la vie.

CELIANE tombant.

Ah Dieux ! ce coup mortel seconde son envie, {p. 34}
Je meurs contente* (ingrat.)

TYGRANE.

                C’en est faict il est mort.
Et ce fameux Guerrier en espreuve un plus fort.
Mais que me sert d’avoir vaincu ce grand courage
610 S’il a mesme en sa mort dessus moy l’avantage :
Triste ressentiment*, inutile valeur*
Vous triomphez de tout hormis de mon malheur,
Mon rival perd la vie, et je pers Pasithee
Qui sera par ce sang justement irritee,
615 Alors qu’elle sçaura que j’ay privé du jour
Celuy qu’elle avoit faict l’object* de son amour :
Mais afin d’eviter un visible naufrage
Mettons nous pour un temps à couvert* de l’orage*,
Et fuyant les abords de l’Infante et du Roy,
620 Sçachons ce qu’ils auront deliberé de moy.

SCENE SEPTIESME. §

{p. 35}

CELIANE revenant de son esvanoüissement.

Donne encore à mes yeux sa lueur importune* ?
Quel funeste Demon apres tant de douleurs
Faict avecque mon corps revivre mes malheurs ?
625 Pluton me chasse-t’il de ses demeures sombres,
Me reffuse-t’on place en l’empire des ombres ?
Ouy : parce que la mort a pour moy des appas*,
Les Dieux pour m’affliger ne me l’accordent pas.
Viens doncque lasche vainqueur, viens perfide* Tygrane
630 Au lieu d’Eurimedon achever Celiane ;
Ta cruelle* pitié prolonge ma langueur,
Et tu m’obligerois* d’avoir plus de rigueur :
Mais je t’appelle en vain, tu n’entens pas ma plainte,
Vivons, mon cœur le veut, et je m’y vois contrainte,
635 Attendant que le Ciel plus esmeu de pitié
Lance le dernier traict de son inimitié ;
J’iray dans le sejour de quelque solitude
Chercher allegement à mon inquiétude.
{p. 36}

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

EURIMEDON, PASITHEE.

EURIMEDON.

C’en est faict, Pasithee, il faut ceder au sort
640 Qui contre nos amours faict son dernier effort,
Il faut prendre congé de ses cheres delices
Qu’un soudain changement* convertit en supplices ;
Je ne m’y puis resoudre*, et pour me secourir
Le Ciel me feroit grace* en me faisant mourir :
645 À mes plus justes vœux la fortune* s’oppose,
Et vous perdant helas ! Je perdray toute chose ;
Esloigné de vos yeux tout me fasche, et me nuit ;
Je tiens indifferends et le jour, et la nuit,
C’est par vous seulement que mon ame respire,
650 Mais quoy sa Majesté veut que je me retire.
Ah trop severe arrest* ! triste commandement [E ; 37]
Qui ne differez plus ma mort que d’un moment
Satisfaictes le Roy, contentez son envie,
Je consens librement qu’on m’arrache la vie,
655 Pourveu qu’en vous disant ces funestes adieux,
On m’accorde l’honneur de mourir à vos yeux.

PASITHEE.

Eurimedon, le Roy hait trop l’ingratitude
Pour faire à ses amis un traictement si rude,
Et vous devez penser qu’il ayme assez l’honneur*
660 Pour ne vous pas oster un si foible bon-heur.

EURIMEDON.

Madame, pleust aux Dieux que ce fut un mensonge
Qu’auroient faict seulement les chimeres d’un songe,
Mais mon malheur est vray : Falante ce matin
Par ce triste discours a marqué mon destin.
665 Eurimedon, le Roy jaloux* de vostre gloire*,
Craint de vous desrober quelque insigne* victoire,
Et pour vostre interest touché de ce soucy
Il veut bien (s’il vous plaist) que vous partiez d’icy
Pour vous bien employer ses Etats sont trop calmes
670 Et vous pouvez ailleurs arracher mille palmes,
Au lieu que la grandeur d’un courage indompté
Se destruit tous les jours dedans l’oysiveté.

PASITHEE.

Sans doute* (Eurimedon) que c’est un stratageme
Que Tygrane a joué croyant que je vous aime ; {p. 38}
675 Mais à ce compliment qu’avez-vous respondu ?

EURIMEDON.

Ce que pouvoit alors un esprit esperdu,
J’ay promis d’obeïr, quoy que pour m’y resoudre*
Il faille auparavant que je sente la foudre.

PASITHEE.

Mon Prince relevez vostre esprit abbatu,
680 Contre elle vos lauriers* ont assez de vertu,
La volonté du Roy n’est pas irrevocable,
Je rends (quand il me plaist) son humeur plus traitable,
Et si quelque envieux vous a desobligé
Vous aurez le plaisir d’estre bien-tost vangé.

EURIMEDON.

685 Ah Madame ! si j’oze esperer cette grace*
Ne blasmerez vous l’excez de mon audace ?

PASITHEE.

Mais si je vous laissois en cette extremité
N’accuseriez vous pas mon cœur de lascheté ?

EURIMEDON.

Non, j’en accuserois seulement la fortune*.

PASITHEE.

690 Vous n’en aurez jamais qui ne me soit commune,
En cette occasion le Roy par sa rigueur
Peut beaucoup sur mon corps, et rien dessus mon cœur. {p. 39}

EURIMEDON.

Cette faveur (Madame) augmente mes souffrances,
Pour oster mes regrets, ostez mes esperances,
695 Que vos yeux contre moy soient armez de couroux,
Vos regards plus cruels* me seront les plus doux ;
Et puisque ma blessure est un coup de leur flame,
Qu’avecque leurs mespris ils guerissent mon ame.

PASITHEE.

Si Tygrane lassé d’estre ingrat et jaloux,
700 Me faisoit aujourd’huy les mesmes vœux que vous,
Cette requeste auroit quelque juste apparence,
Et je le traitterois avec indifference,
Mais plustost que d’user envers vous de rigueur
J’ayme mieux qu’on m’arrache et les yeux, et le cœur.

EURIMEDON.

705 Il est vray qu’à present que mon malheur ordonne
Pour obeïr au Roy que je vous abandonne,
Vous feriez conscience en mon esloignement
D’adjouster à mes maux un mauvais traitement ;
Mais si d’oresnavant ma presence importune*
710 Veut que je quitte Amour pour suivre la fortune*
Dequoy vous servira le triste souvenir
Dont vous avez dessein de vous entretenir ? {p. 40}

PASITHEE.

Cet agreable objet* de merite, et de gloire*,
Conservera ce bien au moins à ma memoire
715 Que tenant occupez mon cœur, et mes espris
Il les empeschera d’estre jamais surpris,
Dez que d’un courtizan je seray regardee :
Aussi-tost consultant cette divine Idee,
Je luy tesmoigneray qu’apres des feux si beaux
720 Je ne sçaurois brusler pour de moindres flambeaux :
Si quelqu’un me pretend* par le nom de fidele,
Je diray : Mon Amant* en estoit le modele ;
Et pour oster l’espoir aux plus ambitieux
Vostre gloire* sera la honte de leurs yeux ;
725 Je leur proposeray vos vertus pour exemples,
Vos rares qualitez qui meritent des Temples,
Vos faits*, vostre valeur*, vostre discretion*,
Et sur tout vostre amour, et mon affection.

EURIMEDON.

Que mon destin (Madame) a d’estranges caprices !
730 Voyez combien de fiel altere mes delices,
Au point du desespoir il me veut resjoüir,
Et m’offre des faveurs quand je n’en puis joüir.

PASITHEE.

L’amour (Eurimedon) faict de plus grands miracles,
Pour sçavoir vos ayeux consultez les oracles,
735 Et si je manque alors à ce que j’ay promis, [F ; 41]
Je consens que les Dieux soient tous mes ennemis.

EURIMEDON.

Pour arres* de ce bien dont mon ame est ravie,
Ma Reyne permettez que je laisse ma vie
Eurimedon se panche pour luy baiser le sein
740 Sur ce superbe* Autel où mon cœur enflammé
N’attend que le bon-heur de se voir consummé*.

SCENE DEUXIESME. §

EURIMEDON, PASITHEE, ARCHELAS, FALANTE.

ARCHELAS mettant la main à l’espee.

Insolent bien plustost mon courroux legitime
Te va faire servir à mon bras de victime.

FALANTE.

Ah Sire !

ARCHELAS.

Laisse moy punir ce suborneur,
745 Qui faict de mon Palais le tombeau de l’honneur*.

PASITHEE à Eurimedon.

Seigneur au nom des Dieux evitez sa colere.

EURIMEDON s’en allant.

Ah de tant de bien-faits trop indigne salaire* ! {p. 42}

ARCHELAS.

Mais d’un acte insolent juste punition.

PASITHEE.

Si vous examiniez quelle est sa passion
750 Elle vous feroit voir beaucoup de modestie.

ARCHELAS.

Vous voulez contre moy vous rendre aussi partie
Madame : et vous croyez que son impunité
Authorise à present vostre temerité ?

PASITHEE.

Non Sire ; Mais en vous le Ciel veut que j’espere
755 La clemence d’un Juge, et la bonté* d’un pere ;
Afin de m’excuser si ma civilité
A despleu maintenant à vostre Majesté.

ARCHELAS.

Comme Juge je dois chastier son offence,
Et comme pere aussi corriger la licence,
760 Qui vous a faict donner à ce jeune effronté
Tant d’injustes faveurs et tant de privauté.

PASITHEE.

Sire je ne pouvois à moins d’estre incivile
À mon liberateur estre plus difficile,
Si ce Prince a receu quelque chose de moy
765 Vous m’avez le premier imposé cette loy,
Et sa propre vertu me forçoit de luy rendre {p. 43}
Les devoirs que l’honneur* ne me pouvoit deffendre* :
Tantost vous admiriez ce Prince genereux*,
Pour le mesme à present vous estes rigoureux ;
770 Je dois à ce Guerrier le jour que je respire,
Vous voulez toutesfois qu’il sorte de l’Empire,
Et trompant son espoir avec un faux accueil
Vous promettez un throsne, et donnez un cercueil.

ARCHELAS.

Qu’a faict ce Chevalier ? Et que doit-il pretendre* ! 
775 Si ce qu’il a sauvé luy-mesme il le veut prendre,
Et ne vous a renduë à la Cour seulement
Que pour pescher icy plus magnifiquement,
Vous souffrez toutesfois que seul il vous cajolle,
Contre un pere pour luy vous prenez la parole,
780 Il baise librement et la bouche, et le sein,
Et tout cela chez vous passe pour bon dessein :
Sa conversation est la mesme innocence,
En parler seulement c’est commettre une offence :
Croyez que si le faict se passe impunément
785 Je n’ay plus de memoire ou de ressentiment*,
Et que ne pouvant pas vous porter à me craindre
Pour vous persuader je sçauray vous contraindre ;
Malgré ce beau mignon qui cause tout cecy
Vos discours changeront dans peu de temps d’icy.

SCENE TROISIESME. §

{p. 44}

EURIMEDON s’en allant.

790 À quel point m’a reduit la cruauté des Astres*
Qui m’affligent tousjours,
Que je ne puis trouver parmy tant de desastres
La fin de ma misere, et celle de mes jours.
Sans cesse le malheur me livre ses atteintes,
795 Et mon mal sans pareil
M’arrache chaque jour plus de cris et de plaintes
Qu’on ne void de moments marquez par le Soleil.
Quoy qu’à ces rudes coups je fasse resistance
Je suis sans guerison :
800 Et lors* que je m’en plains, si j’ay peu de constance
On n’en peut avoir moins avec plus de raison.
Je souffre injustement, et mon ame incapable
De plus d’affliction,
Pour meriter ces maux ne se trouve coupable
805 Qu’en peu de prevoyance, et trop d’affection,
Un pere toutesfois avec ses artifices*
    L’a renduë un escueil,
Où mes vœux innocens et tous mes bons offices {p. 45}
En recherchant le port, ont trouvé le cercueil.    
810 Prince dont l’ame ingrate autant que desloyale,
Represente si mal la qualité Royale,
Sçache que quelque jour ton propre repentir
Te punira des maux que tu me faits sentir.
Lasche Roy quelle gloire* as-tu de cet outrage ?
815 Crois-tu faire passer pour un traict de courage
Celuy dont ta rigueur afflige Eurimedon ?

SCENE QUATRIEME. §

CELIANE en sa solitude.

Dieux que je suis surprise et confuse à ce nom !
Tirons-nous à l’escart, et sçachons par sa plainte
Toutes les passions dont son ame est atteinte.

EURIMEDON se promenant.

820 Je devois, Archelas, mieux user du destin
Qui m’avoit envoyé ta fille pour butin,
Je devois faire esclave, et mener en Corcyre
Celle qui doit un jour regner en ton empire ;
En ce cas ton couroux auroit du fondement
825 Et tu me hayrois, mais legitimement.
Tu sçay comme à Lesbos j’ay rendu Pasithee, {p. 46}
Que je l’ay comme Reyne avec respect traittee ;
Tu me chasses pourtant, et tu souffres chez toy
Ceux qui t’ont tesmoigné moins d’amour que d’effroy,    
830 Lors* que par Araxés leur Princesse ravie
Devoit estre sauvee aussi-tost que suivie.

CELIANE à part.

Voyla le Chevalier pour qui j’ay combatu,
Et de qui ma foiblesse a trahy la vertu*.

EURIMEDON.

Que Tygrane a bien faict ! que sa valeur* est rare !
835 Qu’il a bien merité l’honneur qu’on luy prepare !
Qu’il a diligemmment suivy le ravisseur
De l’objet* dont on veut le rendre possesseur !
Ah le lasche ! il ne mit jamais la main aux armes,
Et je tirois du sang quand il versoit des larmes,
840 Toutesfois son bon-heur* le va mettre en un rang
Qui me fera verser et des pleurs et du sang.

CELIANE.

Le sens de ce discours marque ma destinee,
Celiane empeschons ce funeste hymenee*,
Donnons à ce Guerrier de nouveaux mouvemens,
845 Et joignons nostre droict à ses ressentimens.

EURIMEDON.

Le Ciel

CELIANE l’abordant.

{p. 47}
    Eurimedon, vous sera plus propice
S’il ouvre quelque jour l’oreille à la Justice

EURIMEDON.

Je l’espreuve* desja plus clement et plus doux
S’il m’a donné l’honneur d’estre cogneu de vous.

CELIANE.

850 À peine je fus mise au port de Mitylene
Et j’imprimois encor mes pas sur son arene,
Que je sçavois desja par la voix du renom
Vos rares qualitez, et vostre illustre nom,
Je sceus que par un rapt la Troade affligee
855 Estoit à vostre bras puissamment obligee*,
Et que le Roy touché de ce traict de valeur*
Vouloit faire de vous.

EURIMEDON.

            L’exemple du malheur,
Ouy Seigneur, apprenez que son ingratitude
M’a rendu vagabond en cette solitude,
860 Où pour mieux obeyr aux rigueurs de mon sort
Je cherche le chemin qui conduit à la mort.

CELIANE.

Au contraire cherchez le chemin de la gloire*
Plustost que d’offencer vostre illustre memoire,
Et ne permettez pas que les traicts du malheur
865 Demeurent triomphans d’une insigne* valeur*,
Que le sort contre vous arme toute sa rage, {p. 48}
Un grand cœur* est tousjours au dessus de l’orage*,
Et malgré ses fureurs un genereux* effort
À travers les écueils se fait passage au port.

EURIMEDON.

870 Lorsque mon desespoir vous parle de la sorte,
Ce n’est pas (Chevalier) la fureur qui m’emporte
Mais plustost de la mort un mespris genereux*
M’oblige d’abreger un destin malheureux* ;
Si je voyois encore quelque foible apparence
875 De conserver ma vie avec mon esperance,
J’employrois tous mes soins à prolonger mes jours,
Et ce bras à mon cœur presteroit son secours ;
Mais puis qu’un Prince ingrat m’a banny comme infame
Qu’il m’a cruellement separé de mon ame ;
880 Et que pour m’affliger avec plus de rigueur
Pour contenter Tygrane on m’arrache le Cœur ;
En fin puisqu’à mes vœux Pasithee est ravie
N’est-ce pas lascheté d’aymer encor ma vie,
Me conseilleriez-vous de respirer le jour    
885 Apres avoir perdu ce bel astre d’amour ;
Non sans doute*, mourons avant qu’on la possede,
Et que ma mort plûtost que mon amour la cede.

CELIANE.

Pour la mesme raison vous devez tout souffrir*
Plustost que de songer au dessein de mourir, [G ; 49]
890 Quand le combat est grand la victoire est plus belle
Vivez pour Pasithee, et combattez pour elle.

EURIMEDON.

Encor que ce projet soit genereux* et beau,
Que peut contre un grand sceptre un debile roseau ?
Que peut un estranger, dont la foible puissance
895 N’a pour tout son secours que la seule innocence ?
Contre qui les mortels et les Dieux conjurez
Descochent tous les jours mille traits* acerez
Qui n’a pas seulement une seure retraite,
Pour empescher le coup qui marque sa deffaite,
900 Et qui de toutes parts rudement combatu,
N’a plus pour se parer qu’un reste de vertu*.

CELIANE.

Quoy doncque vous laisserez la victoire à Tygrane ?
Vous souffrirez* l’Infante en sa couche prophane ?
Et sans luy disputer ce Myrthe* glorieux
905 Il aura Pasithee en ses bras odieux ?
Ah cette lascheté seroit trop apparente ?    
R’animez (Chevalier) vostre vertu* mourante,
Afin de restablir l’esclat de vos lauriers*,
Mes Estats ont pour vous d’assez braves guerriers.

EURIMEDON.

910 Ah qui que vous soyez, ou l’honneur des Monarques,
Ou plustost (si je crois à ces divines marques,
Dont les puissans rayons esboüissent mes yeux) {p. 50}
Le plus grand et plus beau de la troupe des Dieux,
Ordonnez de mon sort, et s’il faut que je vive,
915 Mes jours seront heureux pourveu que je vous suive.

CELIANE.

Non, non, je ne suis pas du rang des immortels,
Et je n’aspire pas à l’honneur des Autels,
C’est assez que le Ciel m’ayant faict naistre Prince,
M’ayt aussi faict Seigneur d’une belle Province ;
920 Où mes sujets vivroient sous de paisibles loix,
Si l’aveugle Tyran qui triomphe des Rois,
Et qui faict aujourd’huy nostre commun martyre,
N’avoit dedans ma Cour estably son empire :
Ouy (brave Eurimedon) je suis interessé
925 En l’amour qui vous rend de Tygrane offencé ;
Et si vous secondez ma fureur irritee
Je l’empescheray bien d’espouser Pasithee.

EURIMEDON.

Quoi ? l’Infante est aussi vostre inclination* ?

CELIANE.

J’ay pour ce haut dessein trop peu d’ambition :
930 Mon desir seulement est de punir Tygrane
Et de vanger le tort qu’il faict à Celiane,    
Cette pauvre Princesse avoit receu sa foy.

EURIMEDON.

Ah le traistre !

CELIANE.

{p. 51}
        D’où vient cet homme que je voy ?

SCENE CINQUIESME. §

EURIMEDON, CELIANE, LYSANOR.

EURIMEDON.

C’est mon cher Lysanor qui vient de Mitylene
935 Où je l’avois laissé pour sçavoir de ma Reyne
Ce que de mon amour je devois esperer,    
Et s’il m’estoit permis de vivre, ou d’expirer :
Dy moy donc Lysanor qu’a t’on faict de l’Infante ?
L’amour de mon rival est elle triomphante ?
940 Dit-on que Pasithee ayme ce bel Amant* ?
Que le Roy soit content de mon esloignement ?
Ay-je par mon depart sa colere appaisee ?
Sa Cour n’est-elle plus de soucis divisee* ?
En fin, void-on regner dans ce noble Palais
945 La concorde, l’amour, le repos, et la paix ?

LYSANOR.

Je ne sçay si je dois ou parler, ou me taire :
Mais puisque sur ce point il vous faut satisfaire,
Sçachez que d’Archelas les malheurs redoublez
Ont rendu le cahos à ses Estats troublez : {p. 52}
950 Depuis vostre depart l’Infante est prisonniere,
Araxés animé de sa flame* premiere,
Avec mille Guerriers dans l’Isle descendu
Rend* d’horreur et d’effroy tout ce peuple esperdu :
Le Roy pour resister à ce subit orage*,
955 Dont l’horrible fureur esbranle son courage,
De crainte en mesme temps, et de rage interdit
Vient de faire par tout publier cet Edict.
Que quiconque pourroit empescher sa deffaite,
Emportant d’Araxés l’abominable teste,
960 Pour prix de sa valeur* et de son action
Il auroit Pasithee et son affection.

CELIANE.

Chevalier (s’il vous plaist) soyons de la partie,
Immolons au trespas cette coupable hostie.

EURIMEDON.

Ce perfide* Araxés par mes coups adverty
965 Esprouveroit* le bras qu’il a desja senty,
Si je ne le cedois à la valeur* du vostre.

CELIANE.

J’ay destiné mon bras à la perte d’un autre,
Tygrane occuppe seul tous mes ressentiments*,
Ainsi nostre dessein fera deux chastimens.

EURIMEDON.

970 Il est vray : mais je crains qu’une rigueur extreme
Ne fasse revolter ce Roy contre moy-mesme, {p. 53}
Et que si j’ose encor me montrer à ses yeux,
Mesme plus qu’Araxés je ne sois odieux.

LYSANOR.

Chassez, Eurimedon, cette inutile crainte
975 Cette hayne à present par une autre est esteinte
Et puis vous pouvez bien par un deguisement,
Eviter les transports* d’un premier mouvement.

EURIMEDON.

Icy la volonté d’un puissant Dieu raisonne,
J’iray dans Mitylene en habit d’Amazonne,
980 Et puisqu’icy le Myrthe* est conjoint aux lauriers*
J’auray pour moy Venus et le Dieu des Guerriers.

CELIANE.

Puisque ma passion est de mesme nature
Je suivray (Grand Heros) vostre illustre advanture,
Non pas pour m’adjouster au rang de vos rivaux,
985 Mais bien pour vous ayder à finir vos travaux*.

EURIMEDON.

Puisque vous partagez cette loüable envie,
Allons Prince adorable* où l’honneur* nous convie.

SCENE SIXIESME. §

{p. 54}
PASITHEE, ALERINE dans la prison.

ALERINE.

Ah Madame ! ces pleurs, et ce cœur* abatu
Sont indignes de vous et de vostre vertu,
990 Essuyez, essuyez ces inutiles larmes,
Et n’ayez pas recours à de si foibles armes ;
La tristesse sied mal sur un front genereux*,
Il doit paroistre esgal bien qu’il soit malheureux,
Et mesme tesmoigner au plus fort de l’orage*,
995 Qu’il peut changer de sort, mais non pas de courage.

PASITHEE.

En l’estat où je suis, il est bien mal-aisé
D’avoir le front esgal et l’esprit appaisé,
Mes larmes toutesfois arresteront leur course,
Mais je veux aussi-tost ouvrir une autre source,
1000 Et puisque c’est trop peu que de verser des pleurs,
Mon sang fera mieux voir l’excez de mes malheurs.

ALERINE.

Le desespoir (Madame) est pour ces ames basses,
Qui ne sçauroient souffrir* un moment les disgraces*, {p. 55}
Aussi bien que vos pleurs espargnez vostre sang,
1005 Et faictes voir un cœur* esgal à vostre rang,
Le malheur* est souvent la source de la gloire*,
L’Astre* qui faict le jour sort d’une couche noire,
Et le pompeux esclat de ce divin flambeau
Paroit apres l’orage et plus clair, et plus beau ;
1010 Et puis je ne voy pas le sujet de vos craintes,
Ny quelle occasion* authorise vos plaintes,
Car encor que ce lieu ne soit pas un Palais
Digne de recevoir l’honneur de vos attraits,
Puisque pour vous ravir on attaque cette Isle,
1015 C’est moins une prison que non pas un Azile.

PASITHEE.

    Voy le triste estat de mon sort,
    Et me voyant si mal traitee
Juge si differer l’heureux coup de ma mort,
    Ce n’est pas trahir Pasithee.
1020     Par un prodige tout nouveau
    Mon propre pere est mon bourreau ;
Ma partie* est mon Roy, mon Juge est mon complice ;
    Mon Palais une triste tour,
    Mon esperance, mon supplice,
1025 Ma vertu c’est mon vice, et mon crime l’amour.
    Ma beauté cause ma douleur
    Au lieu de me rendre adorable*, {p. 56}
Et les traicts qui devroient establir mon bon-heur
    Me rendent plustost miserable :
1030     Je suis un object de mespris
    Que les destins ont faict le prix                    1030
Et l’espoir incertain d’une insolente armee ;
    Où je me voy reduite au poinct
    D’estre Espouse avant qu’estre aymee,
1035 Peut-estre de celuy que je n’aymeray point.
    Encor si mon Eurimedon
    Pouvoit estre de la partie,
Sans doute* je serois son prix, et son pardon
    Et j’espererois ma sortie :
1040     Mars, et l’Amour qui de mon cœur
    L’ont desja rendu le vainqueur,
Luy donneroient encor cette heureuse* victoire ;
    Et mon sort devenu plus beau
    Feroit le trosne de ma gloire*,
1045 Sur les mornes apprets de mon triste tombeau.
    Mais au poinct où mon sort est mis
    En vain ce doux penser me flatte,
Les Dieux pour m’obliger* sont trop mes ennemis
    Et la terre m’est trop ingratte :
1050     Pour m’oster de cette prison
    Usons du fer, ou du poison. [H ; 57]
Et sortons de nos maux, en sortant de la vie,
    Cette genereuse action
    Rendra ma mort digne d’envie,
1055 Autant que mon malheur l’est de compassion.
    Toutesfois avant cet effort
    Attendons la fin de l’orage,
Souvent les malheureux sont jettez dans le port
    Sur le debris de leur naufrage :
1060     Avant que de perdre le jour
    Voyons à qui Mars, et l’Amour
Reservent aujourd’huy la fatale Couronne,
    Nous mourrons tousjours bien aprez,
    Et si dans le champ de Bellonne
1065 Il cueille le Laurier*, Je prendray le Cyprez*.
{p. 58}

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

ARCHELAS, FALANTE.

ARCHELAS.

Falante en quel Estat as-tu veu mon armee ?
Est-elle puissamment au combat animee ?
Ne dissimule point, descouvre moy mon sort,
Je verray d’un mesme œil le naufrage, et le port.

FALANTE.

1070 Sire, jamais le Ciel ne veit un tel orage*,
L’un et l’autre party sont de mesme courage,
Et comme un mesme espoir faict leurs ambitions,
Une pareille ardeur marque leurs actions ;
Le moindre des soldats combat en Capitaine,
1075 Leur emulation rend leur gloire* incertaine,
Et les tient tour à tour l’un sur l’autre advancez, {p. 59}
Tantost victorieux, et tantost repoussez.

ARCHELAS.

En fin tu ne sçais pas de quelle destinee
Ma fortune* aujourd’huy se verra terminee ?

FALANTE.

1080 Sire, cette inconstante a cessé son couroux,
Les Dieux visiblement se declarent pour nous,
Et s’ils ont tant laissé la victoire douteuse,
La perte d’Araxés en sera plus fameuse.

ARCHELAS.

Quel tesmoignage as-tu de cet Evenement ?

FALANTE.

1085 Un prodige (grand Roy) digne d’estonnement* :
J’ay veu (Sire) j’ay veu dans le champ de Bellone    
Une auguste* Deesse en habit d’Amazone,
Aux plus fiers ennemis arracher des Lauriers*,
Et donner l’espouvante aux plus braves guerriers ;
1090 À chaque mouvement son courage se montre,
Tout faict jour à ses coups, tout fuit à sa rencontre ;
Où sa fureur l’emporte, on void à chaque rang
Des cadavres noyez dans des fleuves de sang,
Et l’infame Araxés ne seroit plus qu’une ombre
1095 S’il n’estoit protegé de la force du nombre ;
Sans cela le combat serait desja finy,
Vous vangé, nous vainqueurs, et le traistre puny.

ARCHELAS.

{p. 60}
Les Dieux ont de tout temps protegé ma Couronne.

FALANTE.

Aussi n’est-ce pas là le sujet qui m’estonne*,
1100 Un miracle plus grand confond* mon jugement.

ARCHELAS.

Ne m’entretiens pas tant, et parle clairement.

FALANTE.

Cette belle Amazone a comme le courage
Du Prince Eurimedon, le port et le visage ;
Mesme ces deux objets se ressemblent si fort
1105 Qu’elle a trompé mes yeux à son premier abord.

ARCHELAS.

Mais peut-estre Falante est-ce Eurimedon mesme.

FALANTE.

Non Sire : bien qu’entre eux le rapport soit extreme,
Elle m’a protesté* n’avoir jamais cogneu
Ce Prince dont je l’ay long-temps entretenu,
1110 Hermionne est son nom, son pays est la Thrace.
Et Mars asseurement est l’autheur de sa race ;
Au lieu qu’Eurimedon ne sçait en quel sejour
Le Ciel ouvrit ses yeux à la clarté du jour :
Et quand cette raison tromperoit ma creance,
1115 Je sçay bien que le sexe en faict la difference.

ARCHELAS.

Qui que tu sois Deesse acheve tes bien-faits
Et rends à mon Estat le repos et la paix : {p. 61}
Mais quel estrange bruit vient frapper mon oreille ?

FALANTE.

Sire c’est l’Amazone.

ARCHELAS.

            Ah Dieux quelle merveille !
1120 Cette grave douceur et cette Majesté,
Sont les visibles traits d’une Divinité.

SCENE DEUXIESME. §

ARCHELAS, FALANTE, EURIMEDON, TYGRANE, CELIANE déguisee.

EURIMEDON en Amazone tenant la teste d’Araxés.

En fin (Sire) voila ce superbe* Encelade
Dont la temerité menaçoit la Troade,
Voila de vos sujets la terreur, et l’effroy,
1125 Et le vain poursuivant des Couronnes d’un Roy ;
En un mot, vous voyez l’usurpateur infame,
Si bien humilié par la main d’une femme {p. 62}
Que son coupable chef* à vos pieds abbatu,
Est contraint de baiser les pas de la vertu*.

ARCHELAS.

1130 Ah divine guerriere ! apres cette victoire
Combien je dois d’encens à vostre illustre gloire !
Que je suis redevable à mon propre malheur*
De m’avoir aujourd’huy procuré cet honneur,
Qu’une divinité si puissante, et si belle,
1135 Ayt voulu prendre part en ma juste querelle*,
Et malgré la fureur d’un perfide* attentat
Sauver d’un coup heureux* mon Sceptre et mon estat.

EURIMEDON.

Sire, Je ne suis pas immortelle, ou divine,
C’est assez que je sois d’une illustre origine ;
1140 Et qu’entre mes ayeux je puis compter des Rois
Dont autresfois la Thrace a reveré les loix :
J’en pouvois justement esperer la couronne,
Si le sort eut voulu mieux traitter Hermionne ;
Mais lors* que l’inconstant m’eust mis le Sceptre en main
1145 Le traistre me l’osta du jour au lendemain :
J’ay suivy du depuis sous l’habit d’Amazone
L’exercice sanglant de la fiere Bellone,
Et pour me signaler je cherchois les hazars,
Quant j’ay veu déployer vos heureux estendars ; {p. 63}
1150 Dez que j’ay recogneu par ces augustes* marques
Les vaillans escadrons du plus grand des Monarques,
Et qu’infailliblement un traistre usurpateur
Estoit de cette guerre et le Chef, et l’Autheur ;
Aussi-tost ma fureur justement animee
1155 Chercha cet insolent parmy toute l’armee,
Afin de luy ravir par un coup solemnel,
Le prix qu’il attendoit d’un dessein criminel.

ARCHELAS.

Puis qu’on vous a ravy le Sceptre qui fut vostre,
Daignez belle Princesse en recevoir un autre,
1160 Et si vous agreez les hommages d’un Roy
Regnez dans mon empire et triomphez de moy.

EURIMEDON.

Que je regne et triomphe ! Ah Dieux quelle apparence
Que l’object du mespris et de l’indifference
Osast à ce degré de grandeur aspirer,
1165 Qu’à peine une Deesse oseroit esperer !
Mais puis que vostre rang vous permet toute chose,
Je ne reffuse pas ce qu’un Roy me propose ;
Sire (puis qu’il vous plaist) j’accepte cét honneur,
Que vostre Majesté presente à mon bon-heur,
1170 Et la conjure icy d’avoir en sa mémoire
L’offre qui me doit mettre au comble de ma gloire. {p. 64}

ARCHELAS.

Je n’en perdray jamais l’aymable* souvenir,
Ma promesse pour vous est facile à tenir,
Il me tarde desja que je ne l’effectuë,
1175 Je vous ayme (Madame) et ce delay me tuë.

EURIMEDON.

Cét amour pour durer est un peu violent,
J’aymerois mieux ce feu s’il paroissoit plus lent :
Sire moderez-vous, et donnez à vostre ame
Le loisir de pouvoir examiner sa flame*,
1180 L’esprit blasme souvent ce que l’œil a voulu.

ARCHELAS.

On delibere en vain sur un point resolu :
Cette rare verty* dont vostre ame est pourveüe
Surprend en mesme temps et l’esprit et la veüe,
Et donne dés l’abord des transports* si puissans,
1185 Quelle est en un moment maistresse* de nos sens,
En fin si vos rigueurs trompent mon esperance,
Vous ne me verrez mettre aucune difference
Entre aymer, et mourir pour un objet* si beau.

EURIMEDON.

Grand Roy j’atteste icy le celeste flambeau,
1190 Que j’ayme tant l’honneur de vostre bien-vueillance
Que je meurs du desir d’estre en vostre alliance,
C’est un bien que mon cœur souhaitte plus que vous,
Et je ne vivrois pas sans un espoir si doux ; {p. I ; 65}
Mais la fureur encor possede trop mon ame
1195 Pour faire si-tost place à l’ardeur de ma flame*,
Il faut donner à Mars le temps de respirer
Auparavant qu’Amour le fasse retirer.

ARCHELAS.

Ma Reyne je le veux pourveu que mon attente
Conserve en vostre cœur une flame constante.

EURIMEDON.

1200 Mon Prince, Je consens qu’on me prive du jour,
Si je change jamais l’objet* de mon amour.

ARCHELAS.

Hé bien ! Tygrane : en fin ma gloire est sans seconde ;
Cognois-tu quelque Roy plus heureux dans le monde ?
Possedant cette Reyne est-il sous le Soleil
1205 Un Monarque honnoré d’un triomphe pareil ?

TYGRANE.

Non Sire : Ce bon-heur comme vostre merite
Ne reçoit point d’esgal, non plus que de limite,
Et je croy que les Dieux quand vous serez unis
Vous combleront encore de plaisirs infinis :
1210 Mais puis que de ce bien vostre ame est si contente*,
Finissez (grand Monarque) une importune* attente,
Vous sçavez bien le prix que vous avez promis
À celuy qui pourroit chasser vos ennemis,
Il est vray qu’Hermionne a faict nostre victoire, {p. 66}
1215 Et qu’on doit à son bras une immortelle gloire ;    
Mais puisqu’aupres de vous elle a desja son prix
Que le nostre (grand Roy) ne soit pas un mespris,
Comme elle nous avons montré nostre courage,
Et nous avons senty nostre part de l’orage* ;
1220 Encore qu’Araxés soit par elle abbatu,
En cela son bon-heur* seconda sa vertu* ;
Mais en tout le combat nous l’avons assistee,
Voyez doncque qui de nous merite Pasithee.
Grand Prince disposez de ce prix glorieux,
1225 Et finissez l’espoir de mille ambitieux.

ARCHELAS.

Puis qu’aujourd’huy je dois l’appuy de ma Couronne,
À la seule valeur* de la belle Hermionne,
Il est juste qu’elle ayt toute seule l’honneur
Qu’on doit à sa vertu* bien plus qu’à son bon-heur* :
1230 C’est pourquoy je la rends de ces lieux Souveraine,
Je veux que mes sujets la reverent en Reyne,
Et comme mon Estat ne se peut separer
Seule elle aura le prix qu’on devoit esperer.

TYGRANE.

Qu’Hermionne (grand Roy) possede vostre Empire,
1235 Ce n’est pas à ce prix que mon courage aspire,
Que cette Deïté regne dans vostre Cour,
Mais ne reffusez point Pasithee à l’amour. {p. 67}

CELIANE ostant son casque.

Perfide*, osez-vous bien paroistre en cette lice* ?
Crois-tu que la vertu recompense le vice ?
1240 Et que le Ciel honteux des crimes que tu faits,
Au lieu de te punir t’accorde des bien-faits ?
N’est-ce pas pour avoir abusé Celiane
Qu’on te doit Pasithee, infidele Tygrane ?
Ou bien pour avoir faict ce genereux duël,
1245 Où tu fus si vaillant, ou plustost si cruel ?
Si tu ne te souviens de ce juste reproche
Retournons sur les lieux : le champ est assez proche
Où sur Eurimedon tu creus estre vainqueur,
Mais ce fut moy qui fus l’objet de ta rigueur,
1250 Avecque tes mespris je ressentis ta rage,
Tu surmontas ma force, et non pas mon courage ;
Et quoy que mon dessein ne fut que de perir,
Ton fer me blessa bien, mais je ne pûs mourir.
Tu rougis infidele, et tu croyois peut-estre
1255 Que l’on devoit icy recompenser un traistre :
Non, non, le Ciel est juste, et les Dieux irritez,
Punissent tost ou tard les infidelitez,
Ne demande doncq pas un salaire* Prophane :
Mais recognois icy ton crime, et Celiane.

TYGRANE.

1260 Je recognois (Madame) et mon crime et vos yeux
Ils sont en mesme temps mes Juges, et mes Dieux ; {p. 68}
Qu’ils me punissent doncque et que leur vive flame
Abrege de mes jours la malheureuse* trame*,
Il est vray j’ay failly*, vostre rare beauté
1265 Meritoit plus d’amour, et de fidelité,
Mais ce qui me console au milieu de ma peine
Vous fustes tousjours belle, et jamais inhumaine :
Toutesfois si je suis indigne de pitié
Sacrifiez Tygrane à vostre inimitié,
Il luy presente son espee.
1270 Tenez voila de quoy contenter vostre envie,
Vangez-vous Celiane, arrachez-moy la vie,
Et par mon sang coupable à vos pieds respandu
Payez-vous de celuy que vous avez perdu.

CELIANE.

La mort pour un ingrat seroit trop favorable
1275 Et le coup de ma main un peu trop honnorable
Tes regrets feront mieux cét office que moy.

EURIMEDON.

Madame revocquez cette severe Loy,
Il n’est point de pechez qu’un repentir n’efface.

ARCHELAS.

Je veux qu’en ma faveur il obtienne sa grace*
1280 Qu’il vive sous vos loix, mais à condition
Qu’il sera plus fidele en son affection.

CELIANE.

Sire (puis qu’il vous plaist) Celiane est contente*,
De regler son amour sur cette heureuse attente. {p. 69}

ARCHELAS.

C’est assez Celiane, on verra quelque jour
1285 Si ce Prince sera digne de vostre amour.

SCENE TROISIESME. §

ARCHELAS, EURIMEDON déguisé.

ARCHELAS.

Oseray-je esperer qu’il vous plaise (Madame)
Sur un point curieux satisfaire à mon ame,
Et ne tiendrez-vous pas pour incivilité,
Si je vous faits sçavoir ma curiosité ?

EURIMEDON.

1290 Sire à vous obeïr me voyla toute preste.

ARCHELAS.

D’où provenoit tantost cette rougeur honneste,
Qui m’a faict remarquer vostre alteration
Quand Tygrane a parlé de son affection,
Et sur tout quand ce Prince a nommé Pasithee ;
1295 Ma veue estoit alors dessus vous arrestee :
Ne dissimulez point, dites moy franchement {p. 70}
Ce qui vous a causé ce soudain mouvement.

EURIMEDON.

Quand Tygrane a parlé de sa belle entreprise
Vous croyant sans enfans ce propos m’a surprise,
1300 Et si j’ay faict paroistre un peu d’emotion,
J’avois pour l’exciter assez de passion.

ARCHELAS.

Des fruicts de mon amour je n’ay que cette fille,
Elle seule aujourd’hui faict toute ma famille,
Encore maintenant suis-je reduit au point
1305 De m’estimer heureux si je ne l’avois point.

EURIMEDON.

Quel mescontentement avez-vous receu d’elle
Dont la faute aujourd’huy la rend si criminelle ?

ARCHELAS.

Naguere un estranger en cette Isle arrivé
A si soudainement son esprit captivé,
1310 Que pour mieux estouffer cette flame* naissante
Qui dans leurs jeunes cœurs se rendoit trop puissante,
Je me suis veu contraint de la mettre en prison,
Afin d’en retirer son cœur et sa raison ;
Son Amant* par sa fuitte evita ma colere.

EURIMEDON.

1315 Vrayement cét Estranger eut tort de vous desplaire ;
Mais Seigneur avoit-il son honneur* assailly {p. 71}
Au poinct que vous croyez que l’Infante ayt failly* ?

ARCHELAS.

Non : elle ne s’est pas tellement oubliee,
Et je croy seulement qu’elle s’estoit liee
1320 Avecque moins d’amour que d’obligation
À ce nouvel object* de son affection,
Je cogneus toutesfois leurs flames*indiscrettes*,    
Je sceus qu’ils se donnoient des visites secrettes,
Et comme Pasithee aydoit à son dessein
1325 Je le surpris un jour qu’il luy baisoit le sein ;
Mon ame à cét object de colere enflammee
Voulut perdre d’un coup et l’amant*, et l’aymee,
Mais

EURIMEDON.

Vous avez puny trop rigoureusement
L’Amour d’une Princesse, et les vœux d’un Amant*
1330 Qui n’estoit pas peut-estre indigne de sa flame*.

ARCHELAS.

En cette occasion je confesse (Madame)
Que ce jeune estranger avoit des qualitez,
Capables de fleschir les plus rares beautez,
Et mesme il nous avoit rendu quelque service.

EURIMEDON.

{p. 72}
1335 Vous luy rendiez pourtant un tres-mauvais office,
Et c’est mal s’acquitter d’une obligation,
De donner pour un prix une punition :
Mais encor estoit-il d’une illustre naissance ?

ARCHELAS.

Il ne sçavoit sur quoy fonder cette esperance,
1340 Et pretendoit* pourtant sans mon consentement
Un rang que je reserve à des Roys seulement.

EURIMEDON.

Advoüez* que l’amour est un crime agreable,
Qu’on devroit appeler une erreur excusable,
Et si ceux qui le font meritent le trespas
1345 Ils ne doivent mourir qu’au milieu des appas* :
Excusez doncq Seigneur ces Innocentes flames*,
Elles ne logent point que dans les belles ames,
Et le mespris d’amour est plustost un effect
D’une arrogante humeur que d’un esprit bien fait.
1350 En fin en ma faveur delivrez Pasithee,
Sinon le trosne auguste* où je suis invitee,
Me plaira beaucoup moins que ne faict le tombeau.

ARCHELAS.

Pour ne me pas fleschir l’Orateur est trop beau,
Ma Reyne j’y consens, et promets à cette heure
1355 De la tirer demain de sa triste demeure,
Pourveu que vostre Esclave, et de plus vostre Amant*
Puisse esperer de vous un pareil traitement. [K ; 73]

EURIMEDON.

Je m’en vay luy porter cette heureuse* nouvelle.
Il sort.

ARCHELAS.

Allez. Que cette Reyne est pitoyable*, et belle !
1360 Que les traits* de ses yeux mes superbes* vainqueurs
Ont des charmes* puissans pour captiver les cœurs !
Il n’est point de dépit* qui ne cede à sa grace*,
Point de ressentiment* que sa bouche n’efface,
Alors qu’elle commande il luy faut obeïr,
1365 Et ce qu’elle cherit, on ne le peut haïr.

SCENE QUATRIEME. §

EURIMEDON, PASITHEE, ALERINE dans la prison.

EURIMEDON en Amazone.

Digne objet* de pitié, mais beaucoup plus d’envie
Qui tiens mesme d’Amour la liberté ravie,
Se peut-il que je voye en ces funestes lieux
Celle dont la beauté peut captiver les Dieux ?
1370 Non, non : Je ne sçaurois souffrir* cette injustice,
Tout le monde prend part en ce rude supplice, {p. 74}
Et sans vos doux regards son destin est pareil
Aux lieux qui sont privez des clartez du Soleil.
Il est temps que la Cour dissipe sa tristesse,
1375 Qu’on luy rende sa joye avecque sa Princesse,
Et que de la prison vous veniez au Palais,
Gouster avecque nous les douceurs de la paix.

PASITHEE.

Madame : Les prisons sont des champs Elisees,
Quand vos divins regards les ont favorisees,
1380 Au lieu que les Palais où vos yeux ne sont pas,
Ne sont que des Enfers où regne le trespas.
Mais par quelle faveur, et de quel bon Genie
Ay-je aujourd’huy receu cette grace* infinie
Qu’un Astre dont l’esclat est si doux à mes yeux
1385 Vienne luire, où jamais ne luit celuy des Cieux ?

EURIMEDON.

C’est le flambeau d’Amour qui finira vos peines.

PASITHEE.

Ah ce tyran (Madame) est l’autheur de mes chaisnes !

EURIMEDON.

Ainsi le mesme traict qui fit vostre tourment
Fera d’oresnavant vostre contentement,
1390 Si vous favorisez sa prudente conduitte.

PASITHEE.

{p. 75}
Ah Dieux ! à cét object je suis toute interdite,
Et j’ay dans mon esprit tant de confusion*,
Que tout ce que je voy me semble illusion.

EURIMEDON.

Ne vous souvient-il pas quand nous sommes ensemble
1395 D’avoir jamais cogneu quelqu’un qui me ressemble ?
Ne craignez point (Madame) advoüez* le secret,
J’ay pour en bien user l’esprit assez discret ;
Outre que j’ay beaucoup d’interest en l’affaire,
Elle concerne encore le salut de mon frere,
1400 Qui vivement touché des traicts de vostre amour
Ne void plus qu’à regret la lumiere du jour ;
Ouy (Madame) j’entray dedans cette Province,
Afin de secourir ce miserable Prince,
Ce cher Eurimedon qui vous ayme si fort,
1405 Et que le desespoir va reduire à la mort :
Ma valeur* a rendu la paix à Mitylene,
Et je puis esperer la qualité de Reyne,
Puis que j’ay pû donner assez d’amour au Roy
Pour me faire l’honneur de me donner sa foy :
1410 Mais qu’il n’espere pas la faveur qu’il souhaitte
Qu’Hermionne ne soit de tout poinct satisfaite,
Qu’il ne m’ayt de mon frere accordé le pardon,
Et que vous ne soyez femme d’Eurimedon.

PASITHEE.

{p. 76}
Madame, Je croyrois que vous voudriez surprendre
1415 Cét esprit innocent qui vient de vous entendre,
Si le Ciel en naissant ne vous avoit faict don
Des plus aymables* traits de mon Eurimedon :
Mais puisque vous portez de si visibles marques
De celuy que j’honnore au dessus des Monarques,
1420 Je recognois assez que vous estes sa sœur ;
Il a les mesmes yeux et la mesme douceur,
Cette bouche, ce front, cette grave apparence,
En fin le sexe seul en faict la difference.

EURIMEDON.

Tout le monde a de nous la mesme opinion.

PASITHEE.

1425 Puisque vous estes joints d’une telle union,
Et que pour son repos vous veillez de la sorte,
J’advoüray* librement l’amour que je luy porte :
Oüy je l’ayme, Madame, et ma captivité
Trouve parmy mes fers de la felicité,
1430 Il calme ma douleur, Il faict tarir mes larmes,
Lors* que mon souvenir m’entretient de ses charmes*,
Et si par fois je fais des projets inhumains,
Son beau nom faict tomber les armes de mes mains.

EURIMEDON.

Que mon frere (Madame) auroit l’ame ravie
1435 Et que j’estimerois son sort digne d’envie,
S’il oyoit ces propos pleins d’amour, et de foy, {p. 77}
Où plustost s’il pouvoit vous baiser comme moy.

PASITHEE.

Au poinct où je vous vois aupres du Roy mon pere,
Vous pouvez tout Madame.

EURIMEDON.

            Hé bien ! laissez-moy faire.
1440 Quand vous m’aurez donné vostre consentement
Il ne manquera rien à son contentement :
Mais c’est assez parlé de l’interest d’un autre,
Il est temps desormais que nous pensions au nostre :
Voudriez vous maintenant me faire une faveur ?

PASITHEE.

1445 Vous obeïr (Madame) est mon plus grand honneur,
Commandez seulement et vous serez servie.

EURIMEDON.

Dans ce cher entretien mon ame est si ravie,
Que je ne voudrois pas m’en separer jamais.
Madame trouvez bon que j’envoye au Palais,
1450 Pour supplier le Roy qu’il m’accorde une chose.

PASITHEE.

Quelle ?

EURIMEDON.

Qu’aupres de vous cette nuict je repose,
Si je ne vous suis pas importune* ;

PASITHEE.

{p. 78}
                Vrayment
Vous pouviez employer un autre compliment.
Importune* bons Dieux ! Me croyez-vous si vaine,
1455 Que vous considerant pour ma mere et ma Reyne
J’abuse de l’honneur, et de l’affection
Que vous me témoignez en cette occasion ?
Non, non, je ne suis pas à ce poinct arrogante,
Vous devez autrement traitter vostre servante :
1460 Vous avez sur mon ame un absolu pouvoir,
Et vous devez penser que je sçay mon devoir.

EURIMEDON.

De ces sousmissions je suis toute confuse,
Mais avec ce respect pourtant on me refuse.

PASITHEE.

Nullement : Alerine allez trouver le Roy,
1465 Dites luy que Madame est encore chez moy,
Et que pour me parler d’un soucy qui la touche
Elle souhaitte fort de partager ma couche ;
Mais avecque l’adveu* de son consentement.

ALERINE.

J’y vay Madame.

PASITHEE.

        Allez : Et venez promptement
1470 Pour me deshabiller ; Il est tard ce me semble,
Nous aurons tout loisir de deviser ensemble,
Si la bonté* du Roy s’accorde à nos desirs. {p. 79}

EURIMEDON.

Desja ce doux espoir me comble de plaisir,
Mais je crains que l’effet de cette courtoisie*
1475 Ne donne à nostre Amant* un peu de jalousie,
S’il apprend quelque jour le bon-heur où je suis :
Cependant que son cœur est parmy les ennuis*,
Et dedans les langueurs d’une fascheuse absence
Faict d’un excez d’amour l’injuste penitence.

PASITHEE.

1480 Si jusque icy l’amour a mal traité nos vœux,
Le mesme quelque jour nous ravira tous deux,
Et par nostre union finissant nos supplices
Versera sur nos maux ses plus cheres delices.

EURIMEDON.

Pour la mesme raison vous devez croire aussi
1485 Que le mal de mon frere est beaucoup adoucy,
Et quelque desplaisir* qui trouble sa pensee,
La cause de son mal rend sa peine effacee :
Mais bons Dieux ! qu’Alerine est longue en son retour !

PASITHEE.

Madame : la voicy.

EURIMEDON.

        J’en rends grace* à l’amour.

SCENE CINQUIESME. §

{p. 80}
EURIMEDON, PASITHEE, ALERINE.

EURIMEDON.

1490 He bien qu’a dit le Roy ?

ALERINE.

            Que la belle Hermionne
Pour suivre ses desirs n’a besoin de personne,
Et que ses volontez sont d’assez fortes loix
Pour ne pas relever de la faveur des Roys,
En un mot Archelas s’accorde à vostre envie.
Elle se retire.

EURIMEDON.

1495 Il me faict trop d’honneur.

PASITHEE.

            Et moy j’en suis ravie.

EURIMEDON.

Certes voilà des traicts d’une extréme bonté*.

PASITHEE.

Mais plustost du credit de vostre Majesté,
Dont la grace* est unique ainsi que sans pareille.

EURIMEDON.

[L ; 81]
Exceptez-en la vostre (adorable* merveille,)
1500 Car c’est d’elle qu’on peut dire avecque raison
Que ses charmes* divins sont sans comparaison.

PASITHEE.

Vous me forcez pourtant d’advoüer à ma honte
Que vostre courtoisie* aujourd’huy me surmonte*.

EURIMEDON.

Pour estre un digne objet* à vostre affection
1505 Je veux bien vous laisser en cette opinion,
Mais le peu de merite où mon espoir se fonde
Accusera d’erreur les plus beaux yeux du monde,
Et fera reprocher à vostre jugement
Qu’il a lorsqu’il me flatte un peu d’aveuglement.

PASITHEE.

1510 Icy vostre vertu m’impose le silence,
Mais l’admiration sera mon esloquence.

EURIMEDON.

Brisons là ce discours, Madame.

PASITHEE.

                Je le veux.

EURIMEDON.

Que le Ciel (ma Princesse) est propice à mes vœux !
Ah que sur ce beau sein je voy de belles choses !
1515 Son teint ressemble aux lys, et vostre bouche aux roses,
Les Graces* dedans l’une ont choisy leur sejour, {p. 82}
L’autre d’un beau rocher faict le trosne d’Amour,
Et comme ils sont tous deux de visibles miracles,
L’un reçoit tous nos vœux, l’autre rend des Oracles ;
1520 En fin je vois icy comme dans un tableau
Tout ce que la nature a de rare et de beau.
Mais que j’ay de regrets parmy ces belles choses !
Que je voy de soucis au milieu de ces roses !
Et que je suis confuse en ce dernier effort
1525 Où peut-estre ma nef fera naufrage au port.

PASITHEE.

Vous souspirez (Madame) et vostre teint se change,
D’où vous vient si soudain cette palleur estrange ?
Dieux ! vous trouvez-vous mal ?

EURIMEDON.

                Madame il faut mourir.
Ou que vostre pitié s’offre à me secourir.

PASITHEE.

1530 Ce n’est pas un devoir que ma main vous reffuse,
Mais ce nouveau discours me rend toute confuse,
Parlez moy clairement.

EURIMEDON.

            Ah Madame ! pardon.
C’est trop vous abuser, Je suis Eurimedon.

PASITHEE.

{p. 83}
Eurimedon bons Dieux !

EURIMEDON.

            Luy-mesme ma Deesse.

PASITHEE.

1535 O miserable fille ! ô chetive Princesse.
C’en est faict, ton malheur arrive au dernier poinct.

EURIMEDON.

Madame parlez bas, et ne vous faschez point.

PASITHEE.

Quoy meschant tu voudrois apres cette impudence
Que ma voix fust encore de ton intelligence ?
1540 Apres avoir tendu ce piege à mon honneur*,
Tu veux que je me taise insolent suborneur ?
Non, non, traistre, je veux que ma douleur esclatte.

EURIMEDON.

Madame.

PASITHEE.

C’est en vain que ton amour me flatte,
Ne m’importunes plus de tes vœux indiscrets*,
1545 Mais permets à la mort destouffer mes regrets.
O sensible malheur !

SCENE SIXIESME. §

{p. 84}
EURIMEDON, PASITHEE, ALERINE.

ALERINE.

        He qu’avez-vous Madame ?

PASITHEE.

Un mal qui m’a surprise, et qui m’arrache l’ame.

ALERINE.

Vostre voix a d’abord* troublé tous mes esprits.

PASITHEE.

L’excez de ma douleur m’a fait jetter ces cris.

ALERINE.

1550 Ce mal est bien soudain, et j’en suis fort en peine.

PASITHEE.

Alerine de peur d’incommoder la Reyne,
Je vay passer la nuict dans vostre appartement.
Elles sortent.

EURIMEDON seul.

Ah deplorable Prince ! ô malheureux* Amant* !
Que ton impatience a destruit de delices !
1555 Et prepare à ton cœur de sensibles supplices ! {p. 85}
Mais ne murmure point contre cette beauté
Que tu viens d’offencer par ta temerité,    
Tu sens un chastiment moindre que ton audace,
Et malgré son couroux la pitié t’a faict grace*.
1560 Vange plustost le tort que ton amour a fait,
Offre toy pour victime à cét object* parfaict,
Et par ton propre sang effaçant ton offence
N’espargne pas tes jours quand tu pers l’innocence :
Esperons toutesfois : Mes services passez
1565 Ne sont pas tout à faict de son cœur effacez,
Puisque dans sa douleur sa bouche s’est contrainte,
Et n’a pas descouvert le sujet de sa plainte,
Ce silence discret montre qu’asseurément
Son amour est plus fort que son ressentiment*.
{p. 86}

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

TYGRANE.

1570 Amour oste à mes sens cette importune* Idee
Dont mon ame est encore malgré moy possedee,
Rompts les fers orgueilleux où je suis engagé :
Et rends par mon repos mon esprit soulagé :
N’entretiens plus mon cœur des charmes* de l’Infante,
1575 Fay paroistre à mes yeux sa beauté moins puissante,
Et pour rendre aujourd’huy mon mal moins rigoureux
Forme la moins aymable*, ou fay moy plus heureux :
Si tu veux m’obliger* dy moy que Celiane,
Surpasse en ses attraits et Venus, et Diane ;
1580 Vante à tout l’Univers sa generosité, {p. 87}
Et les nobles effets de sa fidelité ;
Mais plustost de ce pas allons luy rendre hommage,
Et demander pardon d’avoir esté volage,
Mes yeux preparez-vous d’adorer ses apas,
1585 Puis qu’elle a dans ses mains ma vie, et mon trespas,
Allons.

SCENE DEUXIESME. §

CELIANE, TYGRANE.

CELIANE.

Où va Tygrane ?

TYGRANE.

            Où son devoir l’appelle.    

CELIANE.

Perfide* dy plustost où t’attend une belle.
Il est vray que j’ay tort de blasmer ton devoir,
Et de te regarder lors* que tu vas la voir ;
1590 Pasithee a des traits* qui font que Celiane
N’oseroit esperer l’entretien de Tygrane.

TYGRANE.

{p. 88}
Ah Madame ! espargnez un malheureux Amant*,
Je bornois mes desseins à vous voir seulement.

CELIANE.

As-tu mise en oubly la Reyne de ton ame ?

TYGRANE.

1595 Je ne puis l’oublier puisque c’est vous (Madame)
Dont l’absolu pouvoir regne sur mes esprits.

CELIANE.

Et tu n’es plus pour moy qu’un objet de mespris.

TYGRANE.

Oubliez* mon erreur, oubliez* mon offence,
Et voyez mon amour apres mon inconstance ;
1600 Comme l’Astre du jour alors* qu’il sort de l’eau,
Mon feu sera plus net et paroistra plus beau,
Pourveu qu’en ma faveur quelque pitié vous touche.

CELIANE.

Depuis quand cette amour loge-t’elle en ta bouche ?
Sans doute* desloyal tu ne te souviens pas
1605 Combien ta Pasithee a de grace* et d’apas.

TYGRANE.

Ah belle Celiane !

CELIANE.

        Hé bien Prince volage ?    

TYGRANE.

{p. M ; 89}
Serez-vous sans pitié ?

CELIANE.

            Seras-tu sans courage ?

TYGRANE.

Il en faut bien avoir pour souffrir* vos discours.

CELIANE.

Il faut trop de pitié pour te donner secours.

TYGRANE.

1610 Il est vray la faveur d’une grace* est trop grande
Et ce n’est pas aussi ce que je vous demande,
Non, je n’invoque plus icy vostre pitié,
Mais j’ay plustost recours à vostre inimitié ;
Oüy qu’elle fasse au moins cét honneur à ma vie
1615 De la croire aujourd’huy digne d’estre ravie,
Pour reparation du crime que j’ay faict
D’avoir ozé trahir un objet* si parfaict.

CELIANE.

Tygrane c’est assez, mon ame moins cruelle*
Veut attendre de vous une amour plus fidelle :
1620 J’approuve vos devoirs, et la suitte du temps
Si vous perseverez nous peut rendre contens,
Allez : retirez-vous avec cette esperance.

TYGRANE.

Et vous vivez (Madame) avec cette asseurance,
Que je conserveray mesme apres le trespas
1625 L’amour que j’ay voüee à vos divins apas.
Il sort.

CELIANE seule.

{p. 90}
En fin ma passion triomphe de Tygrane,
Ce superbe* vainqueur se rend à Celiane,
Et les traits* de mes yeux plus forts que ses desdains
Reparent la foiblesse et l’affront de mes mains :
1630 À ces nobles efforts ma raison rend les armes,
Je trouve que son crime est moindre que ses charmes*,
Et de quelque dépit* dont mon cœur soit touché
Je croy le repentir plus grand que le peché ;
Apres cette faveur (Amour) je te rends grace*
1635 De m’avoir inspiré la genereuse audace
Qui m’a faict r’encontrer dans l’orage* le port ;
Et m’a donné la vie, où je cherchois la mort.

SCENE TROISIEME. §

ARCHELAS, MELINTE et leur suite.

ARCHELAS.

Grand Monarque, il est vray : l’insolence d’un Prince
A troublé depuis peu cette heureuse Province,
1640 Mais cet Eurimedon que vous cherchez icy {p. 91}
Ne nous a pas osté ce penible soucy.
Quand le traistre Araxés descendit dans cette Isle,
Desja ce Chevalier avoit quitté la ville,
Et parmy le danger de ce soudain malheur*
1645 Son absence m’eust faict regretter sa valeur*,
Si les Dieux par le bras d’une auguste* Amazone
N’eussent puny le traistre, et rasseuré mon trosne ;
Je ne laisse pourtant de vous estre obligé*
D’avoir voulu deffendre un Estat affligé.

MELINTE.

1650 Le devoir mutuel qui nos sceptres allie
M’a faict pour ce sujet partir de Thessalie,
Où j’appris que Bellonne exerçoit son couroux
Sur cette nation qui releve de vous ;
Et comme Eurimedon n’ayme rien que la guerre,
1655 J’ay creu le rencontrer en cette heureuse terre :
Mais à ce que je voy le sort malicieux
L’a contre mon espoir esloigné de ces lieux.

ARCHELAS.

Ce fut plustost l’effect de ma juste colere.

MELINTE.

Quoy, vous l’avez chassé ?

ARCHELAS.

            Sans doute*.

MELINTE.

{p. 92}
                    Ah c’est mon frere !

ARCHELAS.

1660 Vostre frere bons Dieux !

MELINTE.

            Oüy, mon frere.

ARCHELAS.

                    Grand Roy.
J’ay regret de l’avoir si mal traicté chez moy
S’il m’avoit declaré son illustre naissance,
Je n’aurois pas commis envers luy cette offence,
Au contraire j’aurois contenté ses desirs,
1665 Et par un bon accueil finy ses desplaisirs*.

MELINTE.

Luy-mesme ne sçait pas qu’il soit de nostre race,
Il veid avec ses jours commencer sa disgrace*,
Et l’Astre* qui premier esclaira son berceau
Pensa d’un mesme temps esclairer son tombeau :
1670 Toutesfois si le sort fut ingrat, et barbare,
Le Ciel de ses tresors ne luy fut pas avare ;
Car il fit esclatter en des lieux escartez
Parmy de viles gens de nobles qualitez ;
Moy-mesme je le vis, et sa seule vaillance
1675 Sans que je le cogneusse, acquit ma bien-veillance :
Mais depuis que je suis en cét illustre rang
Un Pyrate m’a dit qu’il estoit de mon sang,
Et que ses compagnons l’avoient pris à Messine {p. 93}
Entre les foibles bras de ma mere Euphrosine,
1680 Lors* que par Dicearque en ces lieux attirez
Ils luy firent les maux qu’ils avoient conspirez
Ah que je fus content d’oüir cette nouvelle !
Mais que je treuve icy son absence cruelle* !
Et que mon cœur saisy de son esloignement
1685 Garde pour son malheur un vif ressentiment* :
Où pourray-je trouver ce miserable Prince,
Il erre maintenant de Province en Province,
Il court cét Univers de l’un à l’autre bout,
Et ne possedant rien il croit posseder tout :
1690 Mais encore quel sujet excita vostre hayne ?

ARCHELAS.

L’excez de son amour qui me mit fort en peine :
Car comme je croyois que son ambition
N’avoit point de rapport à sa condition,
Je trouvois fort mauvais qu’il eust pris l’asseurance
1695 De regarder l’Infante avec de l’esperance,
Si bien que redoutant la fin de ce projet,
Je separay d’ensemble et l’un, et l’autre objet*.

MELINTE.

Ainsi doncques l’amour a produit son contraire :
Et ce qui faict aymer a faict haïr mon frere,
1700 Ah miserable Prince où t’a reduit le sort ?

ARCHELAS.

{p. 94}
Si jamais son destin le rendoit à ce bord.
Je traitterois si bien ce genereux* courage
Que je le forcerois d’oublier* mon outrage,
La main qui l’a blessé gueriroit sa douleur,
1705 Ce qui fit mon couroux, finiroit son malheur ;
Et l’espoir de mon sceptre avecque Pasithee
Rendroit dans ce pays sa course limitee :
Mais puisque les destins ne le permettent pas,
En vain ma passion luy promet ces apas ;
1710 Attendons que les Dieux à nos vœux plus propices,
Fassent par son retour renaistre nos delices ;
Cependant s’il vous plaist d’entrer dans le Palais,
Vous y verrez l’objet* à qui je dois la paix,
Et qui d’oresnavant doit partager mon trosne,

MELINTE.

1715 Je le veux bien, voyons cette belle Amazone.

SCENE QUATRIEME. §

{p. 95}
EURIMEDON, PASITHEE, CELIANE.

CELIANE.

Madame : Je vous ay tant d’obligation
De vous estre fiee à ma discretion*
Qu’il n’est point de moyens, ny de traicts de courage,
Qu’à vostre occasion* je ne mette en usage ;
1720 Je sçavois desja bien tout ce deguisement
Et que sous cét habit vous aviez un Amant*,
Je fus le Conseiller de la belle Hermionne,
Quand elle fit dessein de se faire Amazone :
Et que cette action soit un crime, ou bien-faict,
1725 Mon cœur est partizan de tout ce qu’elle a faict.
Souffrez donc qu’aujourd’huy j’acheve mon ouvrage,
Souffrez que je vous mette à couvert* de l’orage*,
Et comme cèt Estat m’a tiré de soucy,
Permettez que le mien vous en retire aussi.

PASITHEE.

{p. 96}
1730 Ce conseil seroit bon genereuse Princesse
Si mon esprit timide* avoit moins de foiblesse :
Mais mon cœur* interdit de crainte, et de respect
Me faict irresoluë, et me rend tout suspect :
Car quelque invention que vostre esprit medite,
1735 Mon honneur* ne sçauroit se sauver en ma fuitte,
Et quand bien je serois hors des terres du Roy
J’aurois tousjours en suitte et l’horreur et l’effroy.

EURIMEDON.

S’il est de la terreur c’est ce bras qui la donne,
Et s’il sçait appuyer le faix* d’une Couronne,
1740 Il pourra bien aussi vous sauver de la peur
Qui loge indignement dans un si noble cœur* :
Quoy doncq, aymez-vous mieux que la rigueur d’un pere
Fasse d’une Princesse un objet de misere ?
Voulez-vous que ma teste attende son couroux,
1745 Ou que comme un ingrat je m’esloigne de vous ?
Quand il aura cogneu mon sexe ; et ma personne,
Qu’il sçaura que je n’ay que le nom d’Hermionne,
Croyez-vous eviter la noire impression
Qu’il doit avoir alors* de nostre affection ?
1750 Non, non, nostre retraitte est un coup qu’il faut faire,
Et vostre enlevement est un mal necessaire.
Quand vous ne serez plus en ses barbares mains [N ; 97]
Le temps adoucira ses projets inhumains,
Mais si nous ne quittons ce funeste rivage
1755 Il nous faut disposer aux effets de sa rage.

PASITHEE.

Hé bien, puis qu’il le faut, j’y consens : mais bons Dieux !
Qu’un extreme malheur* m’arrache de ces lieux !
Puisque pour un Amant* qui cause mon martyre
Il faut que j’abandonne et mon pere, et l’Empire ;
1760 Mais (cher Eurimedon) Je ne conteste plus,
Aussi bien les regrets sont icy superflus,
Je suy tes volontez, ma raison rend les armes.

EURIMEDON.

Ma Reyne essuyez doncq ces inutiles larmes,
Et de peur d’eventer ce genereux dessein
1765 Estouffez vos souspirs au fonds de vostre sein,
Fiez vous cependant dessus ma prevoyance
Je vay tout preparer.
Il fait semblant de s’en aller.

SCENE CINQUIESME ET DERNIERE. §

{p. 98}
ARCHELAS, MELINTE, TYGRANE, PASITHEE, CELIANE, et leur suite.

ARCHELAS.

        La voyla qui s’advance.

MELINTE.

Je vay la saluër. Miracle des beautez,
Mais quel charme* puissant tient mes yeux enchantez* ?
1770 Je voids, ou je me trompe, Eurimedon mon frere.

EURIMEDON.

Ah Dieux ! que vous m’auriez obligé* de vous taire,
Vous me perdez Melinte.

MELINTE.

            Ah mon frere ! pardon,
Je ne me sçaurois taire aupres d’Eurimedon ;
Mon bon-heur est trop grand, et ma joye est trop forte,
1775 Pour demeurer muet, et feindre de la sorte : {p. 99}
Je suis vostre Melinte, et vous trouvez en moy
L’affection d’un frere, et le support d’un Roy ;
Un de vos ravisseurs m’a dict vostre origine,
Et nous sommes tous deux les enfans d’Euphrosine ;
1780 Nostre pere Hermocrate estant avec les Dieux
Je possede le trosne où regnoient nos ayeux,
Mais comme je vous tiens de cette illustre race,
Je veux aupres de moy vous y faire une place,
Mon Sceptre, et mes estats suffiront à nos vœux,
1785 Et la mesme Couronne en couronnera deux.

ARCHELAS.

Quoy donc en mesme temps je voids en cette Reyne
L’objet* de mon amour, et celuy de ma hayne ?
Et le feu dont ses yeux ont mon cœur enflammé
Sera par elle esteint aussi-tost qu’allumé ?
1790 Quoy, mon affection de la sorte abusee
Servira laschement à vos yeux de risee ?
Et ce perfide* ira se vanter desormais
Qu’il m’est venu braver dans mon propre Palais ?
Ah ! mon ressentiment* effacera ma honte.
Il met la main à l’espee.

TYGRANE.

1795 Ne souffrez pas (grand Roy) que l’ire vous surmonte,
Appaisez ce couroux un peu trop violent.

ARCHELAS.

{p. 100}
Plustost à me vanger je suis un peu trop lent ;
Quoy seduire une fille, et se jouer du pere
Ce n’est pas (dites-vous) un sujet de colere ?

EURIMEDON.

1800 Ah Sire ! si jamais un si lasche dessein
En ce déguisement m’est entré dans le sein,
Si manque de respect, l’honneur* de Pasithee
A senty les efforts d’une audace effrontee,
Si son corps n’est encor aussi pur que ma foy
1805 Je consens que le Ciel esclatte contre moy :
Il est vray : J’ay chery cette belle Princesse,
Mais je l’ay respectee ainsi qu’une Deesse ;
Et quoy quelle ayt esté deux fois en mon pouvoir,
Jamais ma passion n’a trahy mon devoir ;
1810 Lors* que vostre ennemy vous l’avoit enlevee
Vous sçavez qu’elle fut par mes armes sauvee,
Et que sans me servir de la faveur du sort
Ma generosité vous la rendit au port :
Donnez doncq (s’il vous plaist) un pardon à ma flame*
1815 Puis quelle est sans reproche aussi bien que sans blame,
En mon déguisement vous n’avez rien perdu,
Car ce qu’on vous ostoit mon bras vous l’a rendu.

MELINTE.

Monsieur, si pour vous rendre à ses vœux favorable,
La priere d’un Roy vous est considerable, {p. 101}
1820 Mon frere aupres de vous obtiendra son pardon,
Et vous vous resoudrez* d’aymer Eurimedon :
Encor qu’il ne soit pas du sexe d’Hermionne
Sa teste n’est pas moins digne d’une Couronne,
Et le Sceptre Royal qu’on luy refuse en vain
1825 N’aura pas moins de grace* en son auguste* main ;
Pasithee est son prix selon vostre ordonnance
Puis qu’il a d’Araxés reprimé l’insolence,
Et quand il n’eust pas faict cette belle action
Il la meriteroit par sa condition :
1830 Changez, changez (Monsieur) cette hayne obstinee,
Desgagez cette foy que vous avez donnee,
Et qu’un heureux Hymen* laisse dans le repos
Les champs Thessaliens, la Troade, et Lesbos.

ARCHELAS.

Melinte : vos vertus vous rendent trop auguste*,
1835 Et vous me demandez une chose trop juste
Pour souffrir* de ma part un superbe* refus ;
Excusez seulement si mon esprit confus
A tardé si long-temps d’accorder* Pasithee
À celuy dont l’amour l’a si bien meritee,
1840 Et si j’ay faict paroistre une injuste fureur,
Songez que cette feinte a causé mon erreur.
Ma fille je vous donne à ce Prince adorable*.

PASITHEE.

{p. 102}
Sire, cette faveur rend mon sort honorable,
Et les commandemens sont doux à recevoir
1845 Où vostre volonté s’accorde à mon devoir.

EURIMEDON.

Par ce commandement, et cette obeïssance,
Que je reçois (Amour !) une ample recompence !
Et que je dois benir l’atteinte de tes traits*,
Puisque tu la gueris avecque tant d’attraits.

TYGRANE.

1850 Et moy voyant les biens que le Ciel leur envoye
Verseray-je des pleurs sur la commune joye ?
Apres tant de rigueur, et de travaux soufferts,
Voulez-vous que je meure accablé de mes fers ?
Ne vous lassez vous point de me voir miserable ?

ARCHELAS.

1855 Madame, c’est assez faire l’inexorable,
Puis qu’une heureuse nuict doit suivre un si beau jour
Vous devez ce bon-heur à son fidele amour.

CELIANE.

Je voulois plus long-temps faire l’experience
Et de sa passion, et de sa patience,
1860 Mais puis qu’un si grand Roy me prescrit mon devoir,
Je veux vous obbeïr, et le vay recevoir*. {p. 103}

TYGRANE.

Puisque par vous j’obtiens ce bien incomparable
Que je vous suis (Seigneur) aujourd’huy redevable.

ARCHELAS.

Allons doncq mes Amis celebrer ce beau jour
1865 Qui vous doit couronner des Myrthes* de l’amour,
Et donner quelque jour à ces belles Provinces
Par vos embrassemens des Reynes, et des Princes.

FIN.

EXTRAICT DU PRIVILEGE DU ROY. §

Par grace et Privilege du Roy donné à Paris le 30 jour de may 1637. Signé par le Roy, en son Conseil de Monsseaux il est permis àAntoine de Sommaville, Marchand Libraire à Paris, d’Imprimer où faire Imprimer, vendre et distribuer en tel Volume et caractere que bon luy semblera une tragi-comedie intitulee Eurimedon ou l’Illustre Pirate du Sieur Desfontaines, durant le temps de sept ans finis et accomplis à commencer du jour que ladite Tragi-comedie sera achevee d’Imprimer : Et deffences sont faictes à tous autres de l’Imprimer où faire Imprimer, vendre ny distribuer sans le consentement dudit Sommaville, ou de ceux ayant droit à luy, à peine aux contrevenans de trois mille livres d’amendes, et de tous ses despens, dommages et interests, ainsi qu’il est plus au long porté par les lettres cy-dessus dattees.

Achevé d’imprimer le 6 juin 1637.