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Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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Desmares. Roxelane. Tragi-comédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 21 sc. 302 répl. 4,1 l. 1 239 l. 1 239 l. 34 % 3 723 l. (100 %) 3,0 pers.
SOLIMAN 10 sc. 66 répl. 5,1 l. 717 l. (58 %) 334 l. (27 %) 47 % 2 536 l. (69 %) 3,5 pers.
ROXELANE 12 sc. 76 répl. 4,3 l. 617 l. (50 %) 324 l. (27 %) 53 % 1 551 l. (42 %) 2,5 pers.
CIRCASSE 8 sc. 52 répl. 3,5 l. 512 l. (42 %) 184 l. (15 %) 36 % 1 763 l. (48 %) 3,4 pers.
LE MUFTI 6 sc. 29 répl. 4,1 l. 531 l. (43 %) 118 l. (10 %) 23 % 2 050 l. (56 %) 3,9 pers.
ACMAT BASSA 7 sc. 38 répl. 4,8 l. 548 l. (45 %) 182 l. (15 %) 34 % 2 014 l. (55 %) 3,7 pers.
RUSTAN BASSA 4 sc. 20 répl. 2,4 l. 309 l. (25 %) 49 l. (4 %) 16 % 1 339 l. (36 %) 4,3 pers.
CHAMERIE 2 sc. 6 répl. 3,1 l. 87 l. (8 %) 19 l. (2 %) 22 % 278 l. (8 %) 3,2 pers.
ORMIN 5 sc. 8 répl. 1,8 l. 256 l. (21 %) 14 l. (2 %) 6 % 974 l. (27 %) 3,8 pers.
OSMAN 1 sc. 4 répl. 1,9 l. 20 l. (2 %) 8 l. (1 %) 38 % 61 l. (2 %) 3,0 pers.
Deux Pages 2 sc. 3 répl. 2,5 l. 127 l. (11 %) 8 l. (1 %) 7 % 427 l. (12 %) 3,4 pers.
Deux Janissaires 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
Desmares. Roxelane. Tragi-comédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
SOLIMAN 28 l. (100 %) 1 répl. 28,0 l. 1 sc. 28 l. (3 %) 1,0 pers.
SOLIMAN
ROXELANE
127 l. (50 %) 26 répl. 4,9 l.
130 l. (51 %) 23 répl. 5,6 l.
5 sc. 256 l. (21 %) 2,7 pers.
SOLIMAN
CIRCASSE
39 l. (57 %) 9 répl. 4,2 l.
30 l. (44 %) 6 répl. 4,9 l.
3 sc. 68 l. (6 %) 4,8 pers.
SOLIMAN
LE MUFTI
75 l. (60 %) 12 répl. 6,2 l.
51 l. (41 %) 12 répl. 4,2 l.
4 sc. 125 l. (11 %) 4,3 pers.
SOLIMAN
ACMAT BASSA
43 l. (39 %) 10 répl. 4,3 l.
69 l. (62 %) 11 répl. 6,2 l.
1 sc. 112 l. (10 %) 4,0 pers.
SOLIMAN
RUSTAN BASSA
4 l. (17 %) 3 répl. 1,0 l.
16 l. (84 %) 2 répl. 7,9 l.
1 sc. 19 l. (2 %) 4,0 pers.
SOLIMAN
ORMIN
18 l. (90 %) 3 répl. 5,9 l.
2 l. (11 %) 3 répl. 0,7 l.
2 sc. 20 l. (2 %) 3,9 pers.
SOLIMAN
Deux Pages
3 l. (28 %) 2 répl. 1,3 l.
7 l. (73 %) 2 répl. 3,3 l.
1 sc. 9 l. (1 %) 4,0 pers.
ROXELANE 62 l. (100 %) 2 répl. 30,9 l. 2 sc. 62 l. (5 %) 1,0 pers.
ROXELANE
CIRCASSE
58 l. (73 %) 12 répl. 4,8 l.
23 l. (28 %) 12 répl. 1,9 l.
1 sc. 80 l. (7 %) 3,0 pers.
ROXELANE
LE MUFTI
47 l. (51 %) 13 répl. 3,6 l.
47 l. (50 %) 12 répl. 3,8 l.
2 sc. 92 l. (8 %) 2,0 pers.
ROXELANE
RUSTAN BASSA
17 l. (38 %) 16 répl. 1,1 l.
29 l. (63 %) 17 répl. 1,7 l.
2 sc. 45 l. (4 %) 3,2 pers.
ROXELANE
CHAMERIE
9 l. (33 %) 7 répl. 1,2 l.
18 l. (68 %) 4 répl. 4,3 l.
2 sc. 26 l. (3 %) 3,2 pers.
ROXELANE
ORMIN
4 l. (25 %) 3 répl. 1,2 l.
12 l. (76 %) 3 répl. 3,7 l.
1 sc. 15 l. (2 %) 4,0 pers.
CIRCASSE
LE MUFTI
3 l. (36 %) 2 répl. 1,0 l.
4 l. (65 %) 1 répl. 3,7 l.
1 sc. 6 l. (1 %) 5,0 pers.
CIRCASSE
ACMAT BASSA
103 l. (54 %) 26 répl. 4,0 l.
90 l. (47 %) 23 répl. 3,9 l.
5 sc. 192 l. (16 %) 2,5 pers.
CIRCASSE
RUSTAN BASSA
22 l. (83 %) 1 répl. 21,9 l.
5 l. (18 %) 1 répl. 4,5 l.
1 sc. 26 l. (3 %) 5,0 pers.
CIRCASSE
ORMIN
2 l. (64 %) 1 répl. 1,5 l.
1 l. (37 %) 1 répl. 0,9 l.
1 sc. 2 l. (1 %) 3,0 pers.
CIRCASSE
OSMAN
5 l. (37 %) 4 répl. 1,1 l.
8 l. (64 %) 4 répl. 1,9 l.
1 sc. 12 l. (1 %) 3,0 pers.
LE MUFTI
ACMAT BASSA
19 l. (45 %) 4 répl. 4,6 l.
23 l. (56 %) 3 répl. 7,6 l.
2 sc. 41 l. (4 %) 4,5 pers.

Desmares

1643

Roxelane. Tragi-comédie

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Lucie Soureillat
2014
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2014, license cc.
Source : Desmares. Roxelane. Tragi-comédie. A PARIS, Antoine de Sommaville, à l’Escu de France, dans la Salle de Merciers. ET Augustin Courbe, Lib. Et Impr. De Mons. Frere du Roy, à la Palme, en la mesme Salle. M. DC. XLIII. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

ROXELANE
TRAGI-COMEDIE. §

A Mademoiselle de Soucarrière. §

Mademoiselle,

Tant de belles qualitez que vous possedez devoient deffendre à Roxelane qui conoist ses déffaux, de se presenter devant vous, si vos bontez aussi connuës que vos autres vertus ne luy en eussent donné la hardiesse. Mais quand elle a sçeu que vous estiez la protection de ceux qui en ont besoin ; et particulièrement des Muses qui vous en doivent leurs reconnaissances, elle a mieux aymé pecher contre la discretion en se mettant en hazard de vous déplaire, que contre son devoir en ne vous rendant pas les hommages qui sont deus à vos perfections. Si son choix est un effait de la témérité, il peut être aussi une marque de son jugement, puis qu’estant resoluë de voir la France elle a creu avoir treuvé un Dieu tutelaire en vous : Vous, dis-je, Mademoiselle, que toutes les personnes raisonnables reverent, et en faveur de laquelle ils pardonneront aux mauvaises choses qu’ils y trouveront, et donneront des applaudissements aux mediocres. Quoy que l’ordinaire presomption de ses pareilles soit de pretendre à l’immortalité et de la faire esperer à ceux qu’elles honorent, elle a des sentiments assez modestes d’elle mesme pour y renoncer, si votre nom pour lequel le temps aura du respect ne prolonge sa durée. Ainsi, Mademoiselle, bien loin de vous promettre cet avantage, elle l’attend de vous, et au lieu de croire contribuer quelque chose à vostre renommée par les loüanges qu’elle vous pourroit donner, elle espere augmenter la sienne par les devoirs qu’elle rend à vostre merite. En effait, comme on ne peut rien adjouster aux choses achevées, la Nature ayant fait voir en vous une union parfaite de tout les avantages du cors et de l’ame : Il n’est point de plume si eloquente qui bien loin de rehausser vostre gloire n’en diminuast l’éclat par son impuissance. Ceste beauté merveilleuse, cet esprit incomparable, et ceste grandeur de courage exemplaire et pourtant sans exemple ont cela de choses divines qu’on ne peut mieux exprimer l’estime qu’on en fait que par un respectueux silence. C’est pourquoi, Mademoiselle , puisque le respect que je vous doy l’ordonne, je me tairay apres la protestation publique que je fais d’estre toute ma vie.

Mademoiselle,

Vostre tres-humble, et tres obeïssant

serviteur, Desmares

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace et Privilege du Roy donné à Paris le 16. de Mars 1643. signé par le Roy en son Conseil, Godefroy, il est permis à Antoine de Sommaville Marchand Libraire à Paris, d’imprimer un Livre intitulé, Theatre de Roxelane Tragi-Comedie, durant le temps de cinq ans. Et deffences sont faites à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu’elles soient, de l’imprimer, ou faire imprimer, à peine de quinze cens livres d’amende, ainsi qu’il est porté plus au long par ledit Privilege.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le seiziesme de

Mars mil six cents quarante-trois.

Ledit Sommaville a associé audit Privilege Augustin Courbé, Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entr’eux.

Les Exemplaires ont esté fournis.

ACTEURS. §

  • SOLIMAN.
  • ROXELANE, SULTANE.
  • CIRCASSE, autre SULTANE.
  • LE MUFTI, ou Souverain Prestre de la Loy de Mahomet.
  • ACMAT BASSA amy de Circasse.
  • RUSTAN BASSA, gendre de Soliman et de Roxelane.
  • CHAMERIE, fille de Soliman et de Roxelane.
  • ORMIN, Colonel de Janissaires.
  • OSMAN, autre BASSA.
  • Deux Pages.
  • Deux Janissaires.
La Scene est au Serrail.
[A ; 1]

ACTE PREMIER. §

SCENE PREMIERE. §

CIRCASSE, ACMAT.

CIRCASSE.

Vous, de qui l’amitié* ne suit point l’esperance,
Vous à qui la vertu tient lieu de recompense,
Et dont l’affection* foule aux pieds l’interest
Puis qu’elle suit Circasse impuissante qu’elle est.
5 Trouvez bon que ma voix décharge ma pensée
Du triste souvenir de ma gloire passée,
Et si vous ne pouvés combattre mes mal-heurs
Aidés moy pour le moins à plaindre mes douleurs. {p. 2}
Puis que par l’entretien d’un amy veritable
10 Le bien devient plus grand le mal plus supportable
Vous sçavez, cher Acmat, vous sçavez qu’en ce jour
Qui me fist posseder mon Prince et son amour,
On me creut bien-heureuse, et cet amour naissante
Rendit en peu de tems ma fortune* éclatante,
15 Ma Cour fut bien-tost grosse, et je me vy soûmis    
Tous ceux que la faveur rend d’ordinaire amis.
Je creu devoir attendre en ce degré supréme
D’un tel commencement une suite de méme,
Et principalement lors que mon fils fut né
20 Que l’Empire regarde en qualité d’aîné,
Avec quelque raison je creu que sa naissance
Auprés du Roy son pere asseurant ma puissance,
Je m’en pouvois promettre un eternel amour,
Je ne le creu pas seule, on le creut à la Cour.
25 En effet si devant je me vis honoree,
Je le puis dire, alors je me vis adorée,
Et de tous les mortels le plus ambitieux
Me rendoit des honneurs* qui ne sont deus qu’aux Dieux.
Mais comme le pouvoir que nous tenons d’un autre
30 Avec juste raison ne se peut dire nostre,
J’appris du changement d’un Monarque amoureux
Que quiconque peut choir ne se peut dire heureux.
J’appris par le succés de ma fortune* éteinte
Qu’on peut aimer les Roys, mais toûjours avec crainte ;
35 Que comme le Soleil de mesme leur amour
En quelque lieu qu’il aille y fait suivre le jour. {p. 3}
Si tost que Soliman m’éloigna de sa grace
Pour mettre dans son cœur Roxelane en ma place
Que sans considerer ni moy ni Mustafa
40 Par le second amour le premier s’étoufa,
Je me vy delaissee, et de toute ma gloire
Il ne me resta rien qu’une triste memoire.
Alors tous ces amis de la prosperité
Pareils à ces oiseaux qu’on ne voit qu’en Esté
45 Suivirent la fortune* allant chez ma rivalle,
Jugez quelle disgrace à la mienne est égalle,
Puisque de cet estat si haut si triomfant
Nous restons trois, Acmat, une femme, un enfant.
Enfant, helas enfant dont le sort est à plaindre,
50 Enfant pour qui je crains parce qu’on le peut craindre,
A qui trop de Noblesse est un bien dangereux
Et que trop de grandeur peut rendre malheureux.
À sa perte je voy que Roxelane entasse
Grandeur dessus grandeur et grace dessus grace,
55 Quelle ne se maintient dedans l’esprit du Roy
Qu’à dessein de nous perdre et mon enfant et moy.
Assistez*, cher Acmat une amie combatuë
Que l’espérance quitte et que la crainte tuë.

ACMAT.

Vostre crainte il est vray n’est pas sans fondement
60 Comme vous je redoute un triste evenement* :
Mais dans l’estat present je crois de la prudence {p. 4}
De ne rien tesmoigner de cette deffiance,
Autrement nous donnons sujet d’executer
Ce qu’en dissimulant nous pouvons éviter.
65 Qui tesmoigne qu’il craint oblige d’entreprendre
Et s’oste les moyens de se pouvoir deffendre.
Laissons agir le temps, attendons la saison,
C’est le meilleur advis que m’offre ma raison.

CIRCASSE.

Non, non hazardons tout où le mal est extrême,
70 Aux extremes malheurs des remedes de mesme.

ACMAT.

Mais en hazardant tout quel est vostre dessein ?

CIRCASSE.

De luy planter moy-mesme un poignard dans le sein.

ACMAT.

D’un combat inégal l’issuë est perilleuse.

CIRCASSE.

Certaine de ma mort en craindre une douteuse ?

ACMAT.

75 Perdre ses ennemis pour perir avec eux {p. 5}
Tient du desesperé plus que du genereux.

CIRCASSE.

Qui sçait bien qu’il mourra regrette moins sa perte
Lors que son ennemy comme lui l’a soufferte.

ACMAT.

Avant que de tenter les extrémes hazards
80 Le sage doit tourner les yeux de toutes pars.
Avant que de tenter une si grande affaire
Considerés un peu quel est vostre adversaire.
Sachés que Roxelane est montée en un point
Qui donne de la crainte et qui n’en reçoit point.
85 Son sort l’ayant portée au dessus des tempestes
A mis dessous ses piés dequoy briser nos testes.
Si bien que c’est mourir qu’irriter son courroux,
Et décocher des traits pour retomber sur vous.
Il est vray qu’autresfois n’estant pas si puissante,
90 On pouvoit étoufer sa fortune* naissante ;
Mais depuis que l’amour eut rangé sous ses loix
Celui qui peut ranger sous les siennes des Roys,
Incontinent* on vit en ceste adroite femme
Joindre aux beautés du cors les puissances de l’âme,
95 Cet esprit agissant remplit toute la cour, {p. 6}
En ostant et donnant, de terreur, et d’amour,
Et rendit tellement sa puissance affermie
Qu’elle ne doit plus craindre une attainte ennemie :
Sa grandeur qui ne veut qu’elle pour son support
100 Est si loin au dessus des puissances du sort
Que qui la fist monter s’il vouloit l’entreprendre
Auroit bien de la peine à la faire descendre.
Dans ce degre d’honneur* dont l’eclat glorieux
Comme un autre Soleil peut eblouir nos yeux,
105 Que ne peut-elle pas et que peut-on sur elle.

CIRCASSE.

Toute grande qu’elle est je say qu’elle est mortelle,
Et si le fer* nous manque employons le poison.

ACMAT.

Mais qui le donnera ?

CIRCASSE.

            Quelqu’un de sa maison.

ACMAT.

Saches qu’en sa maison personne ne se trouve
110 Dont la fidelité ne soit mise à l’épreuve. {p. 7}

CIRCASSE.

Treuve t’on dans la cour de la fidelité ?

ACMAT.

Ce qu’on ne trouve point ses dons* l’ont acheté.

CIRCASSE.

Une fidelité que nostre argent nous donne
Pour qui peut plus donner bien-tost nous abandonne.

ACMAT.

115 Suppozé que l’argent ait assés de pouvoir
Pour en faire sortir quelqu’un de son devoir,
Croyés vous rencontrer de la foy dans un traistre
Et qu’il en ait pour vous en manquant pour son Maistre ? {p. 8}
Comme pour de l’argent il la vous donnera
120 Ainsi pour de l’argent il vous en manquera,
Et si vostre entreprise est enfin découverte
Vos desseins éventés* hasteront vostre perte.

CIRCASSE.

Donnés moy quelque avis dans ces extremités
Qui redonne le calme à mes sens agités.

ACMAT.

125 Dissimulés comme elle et par cet artifice    
Dont elle vous veut perdre évités sa malice,
Possible que le tems travaillera pour vous
Vous mettant en estat de parer à ses cous.
Soliman peut mourir et possible elle mesme
130 Et vostre fils monter en ce degré supréme.
Esperés, bien souvent l’inconstance du sort
Nous met dans le naufrage* et du naufrage au port

CIRCASSE.

Pour ma seule vertu je prends la patience
Et desormais la feinte est ma seule science.

ACMAT.

[B ; 9]
135 Pour moy que la fortune* a toujours destiné,
A perdre les cadets pour asseurer l’aîné,
Je suis bien resolu de hazarder ma vie,
Et la perdre plustost qu’elle vous fust ravie.
Mesme des aujourd’huy quoy qu’il puisse avenir
140 Je vay trouver le Roy pour l’en entretenir.
Je vay parler bien haut de tout ce qui se passe.

CIRCASSE.

Helas, mon cher Acmat, je crains vostre disgrace.

ACMAT.

Pour vous allés la voir, et par des compliments
Tachés à penetrer dedans ses sentimens.
145 Sur tout preparés-vous contre ses artifices.

CIRCASSE.

Que je vous doy de biens pour tant de bons offices.

SCENE II §

{p. 10}
ROXELANE, LE MUFTI

ROXELANE.

Non, non, ne pensés pas que la présomption
Suggere ce dessein à mon ambition.
Je me connois, fort bien, pere, et je me confesse
150 Indigne d’obtenir le titre de Princesse:
Mais parce que je voy que je ne puis rester
En un lieu si glissant sans descendre ou monter,
C'est un point resolu qu’il faut que je finisse,
Ou par le diademe, ou par le precipice.

LE MUFTI.

155 Le precipice est vostre et vous le merités
Comme le chastiment de vos temerités.
Qui croiroit qu’un esprit de la trempe du vostre,
La gloire de son sexe et la honte du nostre,
Aprés avoir bravé les tempestes du sort
160 Voulust par vanité faire naufrage* au port.
Le pouvoir absolu que l’Empereur vous donne
Est indigne de vous sans avoir sa couronne ?
Vous voulés partager avecques Soliman,
La puissance, le Sceptre, et le Trosne Othoman, {p. 11}
165 Et divisant l’Estat il faut qu’on affoiblisse,
Pour vous communiquer le rang d’Imperatrice ?
Croyez-vous que ce peuple ardant et genereux,
Pour un seul Empereur en reconnoisse deux ?
N avez-vous jamais sçeu que les loix Othomanes,
170 Deffendent à nos Roys d’épouzer les Sultanes ?

ROXELANE.

Je sçay bien que les loix decident contre moy,
Mais je voudrais sçavoir qui les fist et pourquoi ?

LE MUFTI.

Lors que de Tamerlan les redoutables armes,
Noyerent cet état dans son sang*, et ses larmes,
175 Et que de Bajazet le mal-heur eut permis,
Que sa maison tombast dans les fers ennemis,
Ce Prince mal-heureux que la scitique rage,
Força de terminer ses jours en une cage,
Aprenant qu’on avoit indignement traité
180 Du sang paléologue une illustre beauté,
Compagne de son lit comme de son empire,
Ressentit de ses maux le dernier et le pire:
Et pour ressouvenir de son ressentiment,     
Aux Roys ses successeurs laissa par testament, {p. 12}
185 D'oster de leur Estat la qualité de Reyne
Pour ne jamais soufrir une pareille peine.

ROXELANE.

Donques de Bajazet la honteuse prison,
Nous a donné des lois et non pas la raison ?
Un Prince infortuné dont l’âme est alterée
190 Doit il donner des loix d’eternelle durée ?
Non, non, l’estat present se mocque de ces lois,
Et je veux desormais en dispenser nos Rois.

LE MUFTI.

Vous ne le pouvez pas à moins que d’estre Reine.

ROXELANE.

C'est par là que je veux me monstrer souveraine,
195 Et pour vous dire tout sachez que dans demain,
Vous me verrés ou morte ou le sceptre en la main,
J'epouze Soliman ou bien la sepulture.

LE MUFTI.

De ce dessein je crains quelque étrange avanture,
Et qu’à ce grand empire il ne couste du sang*.

ROXELANE.

{p. 13}
200 S'il en est répandu ce sera de ce flanc.

LE MUFTI.

A quelle ambition vostre ame est asservie ?
Pour le seul nom de Reyne exposer vostre vie,
Vous en avez l’effect, la grandeur, le pouvoir,
Le nom vous manque, il faut, ou mourir, ou l’avoir,
205 Cela ne peut entrer qu’en l’esprit d’une femme.

ROXELANE.

Pere, il faut vous ouvrir les secrets de mon ame;
L'amour de mes enfans me dit et je le croy,
Que si je puis atteindre à l’hymen* de mon Roy,
Mustafa dont un jour j’apprehende le crime,
210 N'estant que naturel et mes fils legitimes,
Je les mets en estat de perdre leur aîné
Qui les auroit perdus se voyant couronné.
Croyez, pere, croyez que dans cette entreprise
L'amour de mes enfans me porte et m’autorise,
215 Et ne me blasmés plus de ma presomption.

LE MUFTI.

Mais je voy du peril en l’execution.

ROXELANE.

{p. 14}
Le chemin que je tiens n’est pas la violence,
Je ne veux seulement que vostre confidence,
Me la puis-je promettre ?

LE MUFTI.

            Attendés tout de moy,
220 Et bien que vos desseins me donnent de l’effroy*,
Et que de grands hazards precedent la victoire,
J'iray mesme à la mort si c’est pour vostre gloire.

ROXELANE.

Non, pere, asseurez-vous qu’aux desseins que je fais,
La prudence fera succeder les effais,
225 Et que sans hazarder que ma seule personne,
Malgré toutes les lois j’obtiendray la couronne,
Ma conduite se veut tellement employer,
Que mesme l’Empereur m’en vienne suplier.

LE MUFTI.

Immortels je vous fais une injuste priere,
230 Soyez les protecteurs d’un dessein temeraire.

ROXELANE.

{p. 15}
Vous verrez qu’il est juste et que les immortels,
Veullent pour m’y servir employer leurs Autels,
Et lors que vous sçaurés mes moyens infaillibles,
Vous ne jugerés pas mes desseins impossibles,
235 Il est bien vray qu’il faut les vous communiquer,
Et m’asseurez de vaincre avant que d’attaquer.

SCENE III §

ROXELANE, CIRCASSE, LE PAGE.

LE PAGE.

La Sultane Circasse est ici prés, Madame,
Qui demande à vous voir.

ROXELANE.

C'est à ce coup, mon ame,
Le Mufti rentre.
Qu'il faut faire merveille en l’art de decevoir*,
240 Adieu, cher confident, je vay la recevoir.
A sa simplicité je vay tendre les charmes*,
Circasse paroist.
De la langue, des yeux, s’il est besoin des larmes. {p. 16}
Mais la voicy. Comment vous souvenir de moy,
Me venir rendre icy l’honneur* que je vous doy ?
245 Vostre bonté sans cesse en ma faveur éclate,
Pour me trop obliger vous me rendrez ingratte.

CIRCASSE.

Je rens ce que je dois à cet object d’honneur*,
Que son mérite éleve au comble du bon-heur,
Qui possedant un Roy possede sa puissance.

ROXELANE.

250 J'appelle ce bon-heur des fruits de l’inconstance,
Dont la possession n’a point de fondement
Et comme elle s’acquiert se pert en un moment.

CIRCASSE.

Jugés mieux de l’amour dont son ame est atteinte.

ROXELANE.

Cet amour bien que grand n’efface pas ma crainte.

CIRCASSE.

255 Vous craindre ? qui pouvez possedant Soliman
D'un mot faire trembler tout l’Empire Othoman.

ROXELANE.

{p. C ; 17}
La crainte a ce mal-heur pour celuy qui la donne,
Qu'en la donnant, jamais elle ne l’abandonne.

CIRCASSE.

Qui se peut faire craindre en est mieux obey,

ROXELANE.

260 Qui se veut faire craindre en est toujours hay.

CIRCASSE.

Qui vous pourroit hayr ?

ROXELANE.

            Ceux qui me peuvent craindre,
Où se peuvent former des sujets de se plaindre.

CIRCASSE.

Se plaindre qui le peut, tout vous estant soûmis ?

ROXELANE.

Tout ceux que mon bon-heur m’a rendus ennemis.

CIRCASSE.

{p. 18}
265 Mais que pouvez-vous craindre en ce degré supréme ?

ROXELANE.

Que puis-je craindre ! tout, ma fortune*, moy-méme !

CIRCASSE.

Ce discours est obscur, et ce raisonnement
Dans mon esprit confus porte l’étonnement,
De grace expliqués-vous.

ROXELANE.

            Sçachés qu’en la journée
270 Que toute autre que moy nommeroit fortunée,
Quand l’Empereur m’aymant pour si peu de beauté,
Fist d’un dessein d’amour un acte de bonté,
Bien que foible d’esprit, et d’un age capable
De croire que j’avois quelque chose d’aymable.
275 Au mileu des plaisirs qui me furent offers
Mon corps trouva la pompe et mon ame les fers.
Depuis ce jour fatal les soupçons, et la crainte
Tiennent également mon esprit en contrainte ;
Aussi-tôt que je vy que le Roy vous quittant,
280 Prenoit en ma faveur le titre d’inconstant,
Et qu’il m’agrandissoit à vostre prejudice; {p. 19}
Je cru qu’il vous rendoit une extreme injustice.
A vous de qui la cause avoit pour son support
Vostre fils que l’Empire attend apres sa mort ;
285 A vous dont la beauté, digne d’estre adoree,
Meritoit un amour, d’eternelle duree,
Voyant qu’on vous traittoit avec tant de mespris
Qu'on ne m’agrandissoit que de vostre débris,
N'ayant pour mon soutien qu’une humeur inconstante,
290 Je souhaite la fin de ma gloire naissante ;
Et dés le premier pas de ce degré si haut,
Je souhaite y tomber pour faire un moindre saut.
Que le Ciel l’eust permis ! du moins belle Circasse
N'ayant que peu de temps occupé vostre place ;
295 J'en serois moins haye, et vostre inimitié
Auroit changé son nom en celuy de pitié,
Et de tant de soupçons mon ame combatuë,

CIRCASSE.

Brisons-là: ce discours d’inimitié me tuë,
Et vos raisonnemens m’éclaircissent assez
300 Pour me persuader que vous me haysser.
Vous ne pouvez m’aymer et croire me déplaire,
Que par une vertu qui passe l’ordinaire :
Aymer ces ennemis c’est la vertu des Dieux
Que jamais les mortels n’ont pu tirer des Cieux.

ROXELANE.

{p. 20}
305 Croyant avec raison meriter vostre hayne,
Je la doy recevoir comme une juste peine,
Et recevant de vous ce juste chastiment
Si je veux quelque mal c’est à moy seulement;
Qui justement puny deteste la justice,
310 Au lieu de l’amoindrir augmente son suplice.
Ce n’est pas sans raison que vostre affection*
Rencontre en moy l’object de son aversion.
Ce n’est pas sans raison que vostre esprit s’irrite,
Des faveurs que mon sort vole à vostre merite.
315 Et qui vous blasmeroit de hayr un voleur,
Qui vous ravit des biens de si grande valeur.
Si vous ne croyez pas avoir receu d’offense
C'est par vostre bonté non par mon innocence,
Et comme il est certain que la prosperité
320 Nous porte d’ordinaire à la temerité :
Possible les faveurs animant mon caprice,
D'esclave que je suis, j’ai fait l’Imperatrice,
Et mon ambition a monstré sa fureur*,
A celle dont l’Empire attend un Empereur.
325 Je ne le pense pas, mais si mon insolence
Vous portoit au dessein d’une juste vengeance;
Du moins souvenez-vous que mon esprit mal sein,
Vous dépleût par foiblesse et non pas par dessein ;
Et reglés desormais la suite de ma vie.

CIRCASSE.

{p. 21}
330 De si hautes faveurs surpassent mon envie :
J'attends beaucoup de vous mais je dois recevoir
Tout de vostre bonté, rien de vostre devoir.
Au nom de l’amitié* qui deteste la feinte,
Et pour vous, et pour moy, ne parlons plus de crainte,
335 Aimez moy seulement et recevez de moy,
Les protestations d’une immortelle foy.

ROXELANE.

La crainte et les soupçons de qui j’estois la proye,
Laissent par ce discours mon ame dans la joye.

CIRCASSE.

Que dans cet entretien j’ay trouvé de douceur
340 Ma soeur jusqu’au revoir.

ROXELANE.

Adieu ma chere soeur.

CIRCASSE s’estant séparée.

De quelque faux appas* que ton discours se farde
Je suis bien resoluë à me donner de garde.

SCENE IV §

{p. 22}

ROXELANE.

Je vous croiray, Circasse, et vous et vostre fils
Un jour vous vengerez le tort que je vous fis.
345 Quand Mustafa montant au trosne de ses peres,
Fera son marchepied des cors morts de ses freres.
De ses freres, bon Dieu, qu’ay-je dit ! Ha je meurs !
De ses freres ces mots couvrent mes yeux de pleurs !
Le sang* de Soliman par un horrible crime,
350 Au sang* de Soliman servira de victime.
Et de mes chers enfans, le trespas ordonné,
Asseurera l’Estat d’un frere couronné.
Tu le sçais, Roxelane, et ta voix trop humaine,
Traite encore de respect les objects de ta haine :
355 Reserve tes bontés pour une autre saison
Employe à ton secours le fer* et le poison ;
Le feu s’il est besoin, et que ta rage assemble
En un mesme cercueil, et mere, et fils ensemble.
L'ennemy qu’on previent est demy combatu :
360 Mais d’un assassinat je fais une vertu,
Fuyons la cruauté qu’abhorre la nature : {p. 23}
Mais c’est une vertu quand elle nous asseure.
Tremperois-je mes mains dans le sang Othoman ?
Mes fils ne sont-ils pas du sang de Soliman ?
365 C'est épargner son sang* si nous pouvons abatre
Mustafa dont la mort est le salut de quatre.
Mais quel crime de perdre un homme de ce rang ?
Mais quelle impieté de negliger mon sang ?
La justice s’oppose au dessein qui m’anime,
370 Et la pieté* veut que je commette un crime.
Justice et pieté* quoy vous vous traversés* ?
Donc à mon seul sujet vous vous desunissés.
Injuste pieté*, justice deffenduë,
Retiendrez-vous toujours mon ame suspenduë ?
375 L'amour de mes enfans qui me parle pour eux
Me dit pers Mustafa, c’est un crime pieux ;
Et Mustafa me dit, nous sommes tous d’un pere ;
C'est hayr vos enfans que de perdre leur frere ;
Determinons pourtant mon esprit s’il se peut :
380 Que vive Mustafa la justice le veut :
Et sans l’interesser la pieté m’engage
A porter mes enfans à l’abry de l’orage.
Cherchons leurs seuretés et montons en des lieux
D'où Mustafa ne puisse aprocher que des yeux :
385 Et d’où quand nous voudrons lançant un coup de foudre
S'il sort de son devoir nous le mettions en poudre,
Faisons ce coup d’esprit qui nous mette en état
De pouvoir éviter et faire un attentat.
{p. 24}

ACTE II §

SCENE PREMIERE §

SOLIMAN, ACMAT, LE MUFTI, ORMIN.

SOLIMAN.

Non non, ceste grandeur dont l’éclat m’environne,
390 Les superbes* Palais, le Sceptre, la Couronne,
Tant de peuple soûmis, tant d’Estats surmontés,
N'ont que la moindre part en mes felicités.
Un bien plus desirable et dont la jouyssance
Du sort capricieux ignore l’inconstance,
395 Que je prends en moy-mesme, et qui dépend de moy
Seul établit ma gloire, et me fait vivre en Roy.
Un feu délicieux, une divine flame
Comble de tant de biens, et mon cors et mon ame,
Que l’Empire me plaist en cela seulement,
400 Que par luy je possede un tresor si charmant.
Loin d’en rougir, Acmat, je veux que les histoires
Parlent de mon amour comme de mes victoires,
Que la posterité me nomme également
Prince victorieux et bien heureux amant. {p. D ; 25}

ACMAT.

405 Seigneur je sçay qu’en vain on offre le remède
A celuy qui se plaist au mal qui le possede,
Qu'on blesse d’un amant l’imagination,
Lors que la verité combat la passion.
Toutefois mon devoir,

LE MUFTI.

            Aprenez pour maxime
410 Que quiconque censure un Roy commet un crime,
Et que vous ne pouvés sans une impiété
Ni des Roys ni des Dieux choquer* la volonté.

ACMAT.

Je sçay bien que le trosne est un lieu venerable
D'où ne peut rien sortir qui ne soit adorable,
415 Et que comme il est vray que les Roys sont des Dieux ;
Leur voix est un oracle arresté dans les Cieux.
Mais comme la pitié de l’humaine misère
Desarme bien souvent la celeste colere,
Ainsi quand un Estat fait voir ses interests
420 Un Prince peut et doit revoquer ses Arrests.
On ne contredit pas, on suplie on remonstre,
Apres un sage Roy decide, ou pour, ou contre.

SOLIMAN.

{p. 26}
Parlez parlez, Acmat, j’écoute librement
Mon amour se soûmet à vostre sentiment.
425 Comme d’un Potentat c’est le bon-heur supréme,
De ne point recevoir de loy que de soy mesme,
Je sçay que son mal-heur est sans comparaison
Quand il ne cede point aux lois de la raison.

ACMAT.

Prince victorieux en qui le Ciel assemble
430 La bonté, la puissance, et la sagesse ensemble,
Veillant dans le repos, constant dans les dangers,
Aymés dans vos Etats, craint chés les étrangers,
Qui pour vivre pour nous mourustes pour vous mesme
Dés lors que vostre front receut le Diademe.
435 Jusqu’icy par vos soins* vostre Etat a gousté
Les parfaictes douceurs de la felicité,
Et pour luy procurer un bien si desirable
Vous vous seriez rendu vous mesme miserable,
Sinon que vous mettés vostre souverain bien
440 A manquer de repos pour asseurer le sien,
Si bien que vostre peuple à bon droit delibere
S'il vous doit appeller, son Seigneur, ou son pere:
Et des felicitez dont nous jouyssons tous,
La plus considerable est d’estre aymez de vous.
445 Quoy qu’indigne d’un bien si grand si desirable, {p. 27}
Nous l’estimions pourtant autrefois plus durable :
Lors que lassé des soins* et sorty des dangers
Vous vous divertissiez aux plaisirs passagers,
Et que plusieurs beautez possedant vos pensées
450 Delassoient vostre esprit de ses peines passees :
Mais voyant à present qu’une seule beauté
Retient en son amour vostre esprit arresté,
Qu'en luy communiquant l’autorité Royale
Vous vous affoiblissez pour la vous rendre égale.
455 C'est n’est pas sans raison que vostre peuple croit
Que pour luy vostre amour est devenu plus froid,
Et que portant ailleurs les forces de vostre ame
Vous quittez son amour pour celuy d’une femme.
Je sçay bien qu’à nos Roys le Ciel nous a donnez,
460 Qu'à leurs contentemens nous sommes destinez,
Et que leur volonté favorable ou contraire
Doit estre en leurs Etats une loy nécessaire :
Aussi quoy qu’il vous pleust determiner de nous
Nous plaindrions nos malheurs, sans nous plaindre de vous,
465 Et si nostre interest seul animoit nos craintes
Nos respects sont trop grands, pour vous faire des plaintes :
Mais ce trompeur amour, ce Demon suborneur
Qui s’emparant d’une ame en exile l’honneur*,
Duquel la tiranie insolemment vous brave
470 Vous faisant d’Empereur l’esclave d’un’ esclave,
Ouy Seigneur cet amour qui vous tient enchanté
Donne ces sentimens à ma fidelité.
A tel point de mépris ce tiran vous engage {p. 28}
Que vos ennemis mesme en tirent avantage,
475 Et ceux qui ne pensoient qu’à parer à vos cous
Se trouvent en état de triomfer de vous.
Seroit-il vray, Seigneur, que vous dont la sagesse
A fait à la fortune* avoüer sa faiblesse ?
Vous dis-je le vainqueur de tant de nations
480 Vous laissassiez enfin vaincre à vos passions ?
Remettés vostre esprit, et que la renommée,
Qui vante les exploicts de votre main armée,
Vante aussi le pouvoir qu’aura vostre raison
A delivrer son ame, et rompre sa prison.
485 Je sçay qu’en ce discours je hazarde ma teste,
Mais, Seigneur, s’il vous plaist, la voila toute preste,
Je mourray glorieux, et marqueray ma foy
Ne pouvant pas survivre à l’honneur* de mon Roy.

SOLIMAN.

Vous m’obligez, Acmat, bien loin de me déplaire,
490 Mais vous parlez des Roys, ainsi que du vulgaire,
S’il est vray qu’ils sont Dieux, leur supréme pouvoir
Par l’esprit d’un mortel ne se peut concevoir.
Sçachez que leur puissance est comme la lumière
Au Soleil qui la donne elle demeure entiere ;
495 Et bien que Roxelane ait part en ma grandeur
Croyez-vous que ma gloire en perde sa splendeur.
Au contraire par là forçant les destinées,
Je veux que mon renom triomphe des années, {p. 29}
Que ces Roys ennemis sçachent, qu’au dessus d’eux
500 Je puis en un moment élever qui je veux,
Et que de la grandeur les veritables marques
Sont de mettre un esclave au dessus des Monarques.
Mais la gloire empruntée a besoin d’un apuy,
Et qui fait un puissant est plus puissant que luy.
505 Pour mon peuple je l’aime, et l’amour d’une femme
N’effacera jamais l’amitié* de mon ame.
J’ayme differemment deux objects tour à tour,
Mon peuple d’amitié, Roxelane d’amour.

ACMAT.

L’amour est l’ennemy que l’amitié* doit craindre.

SOLIMAN.

510 Je suis son protecteur il ne la peut éteindre,
Arbitre du destin de mille nations
Je puis bien accorder deux foibles passions.

ACMAT.

Il est vray que l’amour est foible en sa naissance,
Mais aussi tost qu’un cœur deffere à sa puissance,
515 Il y regne en tyran, et jamais il n’en sort
Que par un grand bon-heur ou par un grand effort. {p. 30}

SOLIMAN.

Quoy qu’il en soit, Acmat, pardonne moy si j’aime,

ACMAT.

Vous vous offencés seul pardonnés vous vous mesme.

SOLIMAN.

Acmat, vostre rigueur me presse en un haut point :
520 Mais puisque mes raisons ne vous satisfont point    
Apellés Roxelane afin que sa presence
Bien mieux que mon discours parle pour la deffence.

ACMAT.

Je me soûmets, Seigneur.

SOLIMAN.

            Allez, Ormin, allez
Et ne lui dites pas pourquoy vous l’appellez.

ORMIN.

525 Incontinent* Seigneur. {p. 31}

ACMAT.

            Ma raison condamnée
Abandonne à ce mot le titre d’obstinée.
Je me soûmets, Seigneur, et suis prest devant vous
D’adorer, s’il vous plaist, Roxelane à genoux :
Si pour mieux luy donner le rang de souveraine
530 Il vous plaist l’épouser en qualité de Reyne.

SOLIMAN.

Ce discours me surpend mais ne presumes pas
Que jamais Soliman ait le cœur assez bas.
Je sçay garder mon rang et mon amour ensemble.

ACMAT.

Vostre rang et l’amour n’ont rien qui se ressemble.

SOLIMAN.

535 L’amour que je luy porte est à condition,
Qu’elle sera modeste en son ambition. 

ACMAT.

Combien que vostre rang ne luy deust rien permettre :
L’amour de vos enfans semble tout luy promettre.

SOLIMAN.

{p. 32}
Je les ayme il est vray, mais j’ayme plus les lois
540 Qui sont les vrais enfans des legitimes Roys.
Je veux par mes respects pour les lois anciennes
Obliger l’avenir à respecter les miennes.
Enfin je sçay garder inviolablement
Les lois que Bajazet laissa par testament.

LE MUFTI.

545 Je m’estonne, Seigneur, de vostre patience,
Et c’est ce qui m’oblige à rompre le silence.
Je ne puis plus soufrir qu’un suject devant moy
Censure sans raison les plaisirs de son Roy.
Les deffaux dont Acmat accuze vostre vie
550 Sentent quelque interest ou bien un peu d’envie.
Eloigné du commerce et du bruit de la Cour
Je suis bien ignorant en matiere d’amour :
Mais la condition d’un Empereur est pire
Que du moindre suject qui soit en son Empire,
555 S’il est vray qu’aux grands Roys il ne soit pas permis
Ainsi qu’à leurs sujets d’acquerir des amis.
Donc, Acmat, l’amitié* ceste vertu loüable
Est pour eux seulement, un crime condamnable.
Sortez, sortez, Acmat, de cette absurdité
560 Qui vous convainc d’erreur ou d’infidelité. [E ; 33]

ACMAT.

Pere ne croyés pas que jamais je consteste
Que l’amitié* ne soit une vertu celeste :
Mais les grands Rois seroient égaux à leurs subjets
Si leur amour n’avoit de plus nobles objets.
565 Aymer en general ses peuples, ses Provinces
Et ses confederés, c’est l’amitié* des Princes.
Pour vivre heureusement chaque particulier,
Se peut bien faire un font d’un amy singulier :
Mais les Rois sont publics, et les ames royales
570 Se doivent procurer des amitiés* égales.

LE MUFTI.

L’Empereur a donc tort de vous avoir porté
De la fange aux grandeurs où vous estes monté.

ACMAT.

Un Roy recompensant ceux qui luy font service
N’ayme pas pour cela, mais il rend la justice.

SOLIMAN.

575 Mais, Acmat, Roxelane adresse icy ses pas.

ACMAT.

{p. 34}
Seigneur je me soûmets, et mets les armes bas.

SOLIMAN.

Qu’elle ne sache rien de ceste conference.

SCENE II §

SOLIMAN, ROXELANE, LE MUFTI, ACMAT, ORMIN

SOLIMAN.

Enfin vous me rendés ceste aymable presence.

ROXELANE.

Mon ame destinée à vos contentements,
580 Seigneur, se vient soumettre à vos commandements.

SOLIMAN.

Vostre ame conservant cet ennuy* qui l’oppresse,
Ne se peut dire à moy mais bien à la tristesse.

ROXELANE.

{p. 35}
La nature, Seigneur, a de puissantes lois
Que ne peuvent forcer ny le sort ny les Rois,
585 Elle a voulu regler mes humeurs, mais en sorte
Que la mélancolie est toujours la plus forte,
Et malgré vos faveurs et malgré la raison
Mon cœur ensorcelé conserve ce poison.

SOLIMAN.

Par la nature, a tort, vous vous dites contrainte,
590 Toute tristesse vient de desir ou de crainte :
Mais quel mal tant à craindre a pu vous alterer
Ou quel si rare bien vous deffend d’esperer.
Ne sçavez-vous pas bien qu’en l’estat ou vous estes
Vous voyez sous vos pieds l’orage et les tempestes,
595 Que vostre esprit ne peut se former des souhais
Que bien-tost mon amour ne change en des effais.
Decouvrez vostre mal, sçachés si je vous ayme,
Demandés, ordonnés, exécutés vous mesme.
Vous ne devez rien craindre et pouvez tout ozer,
600 Qui laschement demande enseigne à refuzer.

ROXELANE.

Seigneur, si la raison n’estoit pas affoiblie
Quand le sang* est vaincu par la melancholie,
Le rang dont vostre amour a voulu m’honorer {p. 36}
Me tiendroit en état de ne rien desirer ;     
605 Mais, Seigneur, c’est en quoy je me plains de moy-mesme,
Les pompes de la Cour ny ce degré supréme,
N’y l’heur que je reçoy de vostre affection*
N’ont jamais mis ma joie à sa perfection.
Tousjours à mes plaisirs je ne sçay quoy s’oppose
610 Dont ma foible raison ne peut trouver la cause ;
Si ce n’est que la terre avec tous ses tresors,
A des contentements seulement pour le cors :
Et que l’esprit créé pour des dezirs célestes
Hors son centre ne voit que des objects funestes.
615 C’est ce qui me rend triste et ce raisonnement
Me semble reprocher mon peu de jugement.
D’avoir donné mon cœur à des biens perissables,
Qui pouvoit acquerir des tresors plus durables,
D’avoir creu rencontrer de vrais biens en ces lieux,
620 Et d’avoir plus aymé la terre que les cieux :
C’est pourquoy desormais ma raison mieux instruite
Si vous le permettez veut changer sa conduite,
Et joindre aux soins* de plaire à vostre Majesté,
Les soins* de plaire encore à la divinité,
625 Et si vostre bonté m’en donne la licence,
Je feray pour le Ciel quelqu’utile dépence :
Mais qui demande trop est digne de refus
Je n’oze m’expliquer. {p. 37}

SOLIMAN.

            Vous me rendés confus,
Et ce discours accuze ou vous d’outrecuidance,
630 Ou moy de peu d’amour, ou de peu de puissance.
Que Roxelane enfin peut-elle demander ?
Que Soliman ne veuille ou ne puisse accorder ?
Hors que vous demandiez mon honneur* ou ma vie,
Mon amour peut et veut contenter vostre envie.
635 Que demandez-vous donc ? un Royaume.

ROXELANE.

                        Ha ! bien moins,
Je limite Seigneur, et mes vœux et mes soins*,
Et c’est à mes souhaits un effect assez ample
Que la permission d’edifier un temple,
De faire un hospital, de dresser des autels,
640 Ou l’on puisse en mon nom servir les immortels.
C’est tout ce que je veux.

SOLIMAN.

            Ha la foiblesse extréme,
Femme simple ou plustost la simplicité méme
C’est trop peu demander d’un Prince genereux,
Et principalement lors qu’il est amoureux.
645 Mais puisque vostre humeur à ce dézir vous porte, [ 38]
Quoy qu’indigne de moy vous l’obtiendrez, n’importe.
Pere, tout à propos vous vous trouvez icy
C’est un œuvre pieux, prenés-en le soucy,
Que ce temple soit tel que l’art et la nature
650 Disputent de l’honneur* de son architecture,
Que l’art perfectionne, et presente à nos yeux
Tout ce que la nature a de plus precieux,
Enfin j’y veux graver pour la gloire Othomane
Ce que peut Soliman, ce que vaut Roxelane
655 Mais qu’on depesche* tost.

LE MUFTI.

                Seigneur, c’est un dessein
Qui ne peut étre entré dans un esprit bien sain
En faveur d’un esclave edifier un temple ?
C’est chose sans raison ainsi que sans exemple.

SOLIMAN.

Pourquoy ?

LE MUFTI.

         C’est qu’un esclave est dépendant d’autruy
660 Et quoy qu’il puisse faire il ne fait rien pour luy,
Le service divin en rien ne lui profite,
Son Maistre seul en a la grace et le merite. {p. 39}
Et bien que Roxelane ait la faveur d’un Roy
Elle est toujiours esclave, et ne peut rien de soy.

SOLIMAN.

665 Pere vous jugés donc sa demande inciville.

LE MUFTI.

Inciville non pas, mais elle est inutile.

SOLIMAN.

Pouvons-nous point lever ceste difficulté ?

LE MUFTI.

Je n’en sçay qu’un moyen.

SOLIMAN.

                Quel ?

LE MUFTI.

                    C’est sa liberté.
Vous pouvez s’il vous plaist finir son esclavage
670 Et la faire jouyr des fruits de son ouvrage. {p. 40}

SOLIMAN.

Soit fait, en sa faveur, et pour sa liberté
Je renonce à mes droits de souveraineté.

ROXELANE.

Que dites vous Seigneur ? moy sortir de servage ?
Dans ceste liberté je trouve mon dommage*.
675 Par là vous me privez de mon plus grand bon-heur,
Puis que ma servitude établit mon honneur*,
Que je tiens mes grandeurs, que je reçois mon lustre
De ces fers glorieux de ce servage illustre.
Non, non, je n’en sorts point, non je suis à mon Roy,

SOLIMAN.

680 Non, non vous étes libre, et n’estes plus à moy.

ROXELANE.

Puis que de mon Seigneur la volonté l’ordonne,
Qu’il me donne à moy-mesme : à luy je me redonne,
Et je ne veux de luy que cette liberté
C’est de finir ma vie en ma captivité. [F ; 41]

SOLIMAN.

685 Moi je ne veux de vous que ceste obeissance,
C’est que vous viviez libre et hors de ma puissance.
Quoy que vous puissiez dire, en vain vous contestés.

ROXELANE.

A ce mot je reçoy vos liberalités.

SOLIMAN.

Pere depeschés*-tost de bastir cet ouvrage
690 Qui soit de ma grandeur la veritable image.
Qu’elle choisisse un lieu, vous, Acmat, suivez moi,
Un grand dessein que j’ay demande vostre employ.

SCENE III §

{p. 42}
ROXELANE, LE MUFTI

ROXELANE.

Jusqu’icy la fortune* à nos vœux exorable
Promet à nos desseins un succez favorable.
695 Père ? que dites-vous de ce commencement

LE MUFTI.

Quoy que beau je redoute encor’ l’evenement*.

ROXELANE.

Le sort ne m’auroit pas monstré si bon visage
Pour ne pas garantir ma barque du naufrage*.

LE MUFTI.

Craignez son inconstance et jusques dans le port
700 S’il n’estoit inconstant, il ne seroit pas fort. {p. 43}

ROXELANE.

Je croy qu’il est pour moy, sa premiere assistance
D’un succez bien-heureux me permet l’esperance.
Je vous l’avois bien dit que tous les immortels
Vouloient pour me servir employer leurs autels.
705 Ne m’ont-il pas presté leur temple, et cet azile ?
M’a-t-il pas faict trouver ma liberté facile ?
Liberté qui me rend égale à Soliman
Dans la possession de l’Empire Othoman,
Et porte ma fortune* au comble de la gloire,

LE MUFTI.

710 Mais devant qu’il soit temps vous chantés la victoire,
Esperés, mais craignés, entrant dans un combat
Dont la fin vous élève, ou du tout vous abat
Qui vous portant au trosne, ou dans le precipice
Vous donne sans milieu la gloire, ou le suplice.
715 Qui par force ou par art veut un trosne acquerir
Doit estre resolu de vaincre ou de mourir.
Qu’il attende, en quittant l’espoir de la retraite
Ou le succez entier ou l’entiere deffaite.
Pourtant quelque grand mal qui vous puisse avenir
720 Ayant bien commencé taschés à mieux finir.
L’occasion s’offrant ne manqués à la prendre. {p. 44}

ROXELANE.

Elle n’est pas bien loin, il ne faut que l’attendre :
Mais mon cher confident ne m’abandonnés pas

LE MUFTI.

Je ne vous quitte point mesme dans le trespas.

ACTE III §

SCENE PREMIERE. §

SOLIMAN, RUSTAN, LE PAGE, ORMIN, OSMAN.

SOLIMAN.

725 Non je ne vous croy pas, Roxelane est trop sage
Page, pensez à vous ce discours vous engage.

LE PAGE.

Je ne m’en dedis point, Seigneur, elle l’a dit. {p. 45}

SOLIMAN.

Presque d’étonnement je demeure interdit,
En quels termes ?

LE PAGE.

        Seigneur, j’ai dit à ceste belle
730 Que vous veniez passez ceste nuit avec elle,
Qu’elle se preparast à vous bien recevoir,
Et selon sa coutume, et selon son devoir.
Elle m’a répondu, mon enfant je m’étonne
De la commission que l’Empereur vous donne.
735 Dites-luy que luy mesme il m’a donné la loy,
Que l’amour desormais est un crime pour moy.

SOLIMAN.

Donc à mes volontez Roxelane est rebelle
Quoy ? l’amour desormais est un crime pour elle ?
Soit puisque ses mespris m’imposent cette loy
740 Que l’amour desormais soit un crime pour moy.
Que jamais son object ne rentre en ma pensee
Que pour me reprocher ma faiblesse passee,
Qu’en bannissant l’amour se loge dans mon cœur
La detestation et la hayne et l’horreur,
745 Et de quelques appas* que ce trompeur se pare
Qu’il ne rencontre en moy que l’ame d’un barbare,
Qu’il n’y revienne plus, c’est un point resolu, {p. 46}
Je reprens sur moy mesme un pouvoir absolu.
Mais que dis-je ? un esclave, un object de misere,
750 Un ver de terre, un rien me peut mettre en colère,
Comme l’amour, la hayne est indigne de moy,
Toutes les passions sont indignes d’un Roy.
Ormin, pour asseurer le repos de mon ame
Et pour mieux étoufer le reste de ma flame
755 Je veux que de ce pas on aille oster le jour
A l’ingrate autresfois l’object de mon amour
Aportez moy sa teste ou m’envoyez la vostre.

ORMIN.

Qu’il vous plaize Seigneur vous servir de quelque autre,
Où differés un peu.

SOLIMAN.

            Comment vous contestés.

ORMIN.

760 Non, Seigneur, j’obey.

SOLIMAN.

             Toutefois arrestés,
Je la puniray mieux. {p. 47}

RUSTAN.

            Seigneur, qu’il vous souvienne
Que vous m’avez donné vostre fille et la sienne,
Que par vostre bonté je possede le bien
De me pouvoir nommer vostre gendre et le sien.
765 Au nom de vostre fille et de la sienne ensemble,
De vos communs enfans, où vostre sang s’assemble,
Ne precipitez pas l’effect d’un jugement
Qui vous pourroit causer du mécontentement,
Et ne destruisés pas sur le rapport d’un page
770 De nature et du Ciel un si parfait ouvrage.
O Seigneur entendez sa deffence ou du moins
Avant que de juger ayés d’autres tesmoins !
On garde quelque forme aux crimes plus énormes.

SOLIMAN.

Au procez d’un rebelle il ne faut point de formes.

RUSTAN.

775 Non, lors que trop puissant il fait trembler l’Etat
Il ne faut point attendre un second attentat :
Mais la fragilité de son sexe l’excuse,
De la rebellion de laquelle on l’accuse.
Du moins auparavant que de vous émouvoir
780 Seigneur, permettez-moy que je la puisse voir. {p. 48}
Je reviens aussi-tost et je la vous ameine
Pour recevoir la grace ou recevoir la peine.

SOLIMAN.

Allez, et qu’aussi-tost je vous revoye icy
De sa rebellion je veux estre éclaircy.

SCENE II §

ACMAT, CIRCASSE.

ACMAT.

785 Je ne puis rien comprendre en ceste procedure ;
Mais toujours je prevoy quelque grande avanture.
Cet esprit qui devant brusloit d’ambition,
Changer en un moment de resolution.
Par une humilité veritable où masquée
790 Arrester sa fortune* à faire une mosquée
Et d’un visage peint d’une grave froideur
Mépriser pour le Ciel la mortelle grandeur,
Je n’entens point cela.

CIRCASSE.

[G ; 49]
C’est qu’elle desespere
De voir monter ses fils au trosne de leur pere,
795 Connoissant que le mien par sa rare valeur
Asseure sa fortune* et ruinera la leur,
Si bien que hors d’espoir du Royal diadéme,
Possible elle a passé de l’un à l’autre extreme.
Et la crainte qu’elle a l’oblige de ceder,
800 Et de quitter un rang qu’elle ne peut garder.

ACMAT.

Je connois cet esprit incapable de crainte ;
Je la croirois plustost très-capable de feinte :
Et ce qui le fait croire est ceste liberté,
Où j’ay veu que tendoit sa feinte pieté*,
805 Liberté dont je crains quelque sourde menée.

CIRCASSE.

Je croy que c’est pas là qu’elle s’est ruinée,
Pour vivre en femme libre et qui dépend de soy
Il faut quitter le Louvre et s’éloigner du Roy
Et cet éloignement peut causer sa disgrace
810 Et mettre ma fortune* en sa premiere place.
Qui s’éloigne des grands entend mal la faveur
S’éloignant de l’oreille on s’éloigne du cœur. {p. 50}

ACMAT.

La faveur et l’amour ont ceste difference,
Que l’un croist par la veuë, et l’autre par l’absence ;
815 Moins l’Empereur la voit, plus il en est charmé,
Moins elle a de chaleur, plus il est enflammé,
Bref nous devons tirer de ceste procedure,
De quelque grand dessein, un infaillible augure,
Mais nostre confident à grands pas vient à nous.

SCENE III §

ACMAT, CIRCASSE, OSMAN.

CIRCASSE.

820 He bien mon cher Osman, que nous apportés-vous ?

OSMAN.

Tout succede à vos veux, la fortune* se change
Et de vostre parti favorable se range.

CIRCASSE.

{p. 51}
Comment ?

OSMAN.

        Vostre rivalle est mal avec le Roy.

CIRCASSE.

Agreable nouvelle, o dieux ! assistez*-moy :
825 Augmentant ces rigueurs vous augmentez ma joye.
Mais, Osman est-il vray, faut-il que je le croye.
Qui te l’a dit ?

OSMAN.

        Personne.

CIRCASSE.

                Et comment l’as-tu sceu ?

OSMAN.

Je l’ay sceu de mes yeux moy-mesme je l’ay veu ;
Et pour vous dire plus, j’ay presque veu sa teste
830 Succomber sous les coups d’une horrible tempeste :
L’Empereur luy faisoit un fort mauvais party,
Si son gendre Rustan ne l’en eust diverty, {p. 52}
Diverty pour un temps, car la colere dure
Où plustost elle augmente !

CIRCASSE.

                Agreable avanture !
835 Que ferons-nous Acmat ?

ACMAT.

            Allons voir l’Empereur
Allons l’entretenir de hayne et de fureur*
Et quelque trahison que Roxelane brasse
Empeschons s’il se peut qu’elle ne rentre en grace.

CIRCASSE.

Je crains que ce dessein ne nous fasse perir,

ACMAT.

840 Il vaut mieux hazarder qu’asseurément mourir.
De ce seul coup depend ou sa perte ou la vostre,
La ruine de l’une est le salut de l’autre.

CIRCASSE.

Allons mon cher Acmat, que ce bien-heureux jour,
Me fasse posseder mon Prince et son amour.

SCENE IV §

{p. 53}

ROXELANE.

STANCES.

845 Combien je souffre* de traverses,
Combien de passions diverses
Tiennent mon esprit en suspens.
Mon ame agit contre elle mesme,
Je veux, je crains, j’espere, j’ayme,
850 Je desire, je me repens.
Raison, ambition, amour, crainte, esperance,
Qui m’élevez si haut, qui m’abaissez si bas,
Qui de vous a le plus, ou le moins de puissance,
A qui suis-je de vous, à qui ne suis-je pas ?

 

855 Je sens ma volonté contrainte,
Ma raison oppose ma crainte
Au cours de mon ambition ;
Et l’esperance qui me flatte
Des grandeurs dont un trosne éclate
860 Releve ma presomption :
Mais le peril est grand : mais ne suis-je pas mere ? {p. 54}
Mourant pour mes enfans je fay ce que je doy,
C’est pour moy que je crains, c’est pour eux que j’espère,
Mais ceste crainte est lasche, espoir je suis à toy. 

 

865 Toutefois en ceste tempeste
Où mettray-je à couvert ma teste
Sinon sous tes mortes amours ?
Voy mon Roy parle en ma deffence,
Ta lente, ou ta prompte assistance
870 M’oste ou me redonne le jour.
Mais j’ay tort, je t’invoque et je te suis contraire,
Je te bannis de moy pour avoir ta faveur,
Pour espouzer mon Roy, je le mets en colere,
Et je veux par sa hayne entrer dedans son cœur.

 

875 Mais c’est en vain que je hesite,
La retraitte m’est interdite,
Il n’est plus d’azile pour moy.
La faute est faite il faut poursuivre,
Et je cesse aujourd’huy de vivre,
880 Ou j’épouse aujourd’huy mon Roy :
Qu’importe de mourir de la fievre ou du foudre ?
De mourir par effort ou naturellement ?
Celuy qu’un beau dessein par malheur met en poudre
Quand il meurt genéreux vit eternellement.
885 Mais l’alarme est au cap, Rustan est hors d’haleine
Et ma fille est en pleurs.

SCENE V §

{p. 55}
ROXELANE, RUSTAN, CHAMERIE

ROXELANE.

            Rustan qui vous amene ?

RUSTAN.

Madame vostre mort.

ROXELANE.

            Hé bien il faut mourir !
Qui me la vient donner je suis preste à souffrir*
Je veux tout ce que veut la puissance absoluë.

RUSTAN.

890 Madame, elle n’est pas encore resoluë,
Mais appaisez le Prince ou bien c’est faict de vous.

ROXELANE.

Mais quel crime Rustan, le peut mettre en courroux* ? {p. 56}

RUSTAN.

Auriez-vous bien tenu le discours qui l’anime ?

ROXELANE.

Quel discours ?

RUSTAN.

        Que pour vous son amour fust un crime ?

ROXELANE.

895 Ouy je l’ay dit Rustan, et ne m’en repens pas.

CHAMERIE.

O Dieu tout est perdu ! vous courez au trespas.

RUSTAN.

Vous courez donc, Madame, à vostre mort certaine,
Donc à l’amour du Roy vous preferez sa haine ?
Quelle fausse apparence a charmé vos esprits ?
900 Ou quel deffaut du Roy vous porte à ce mépris ?
Quoy ? ce Prince ou plustost ce heros adorable
Aymé de tout le monde, autant qu’il est aymable
Pour vous avoir portée aux suprémes grandeurs,
Et pour vous trop aymer n’aura que vos froideurs ! [ H ; 59]
905 Voulez-vous noircir de ceste ingratitude !
Aprehendez enfin un traitement plus rude.
Et croyez que l’amour qui vous a fait monter
S’il se change en fureur* vous va precipiter.

ROXELANE.

Quiconque sçait bannir la crainte et l’esperance
910 Des plus cruels tirans desarme la puissance,
La mort estant à tous une commune loy
Ne me déplaira point me venant de mon Roy.

CHAMERIE.

Mais, Madame, qu’a fait vostre cors à vostre ame
Pour vouloir la quitter par une mort infame.

ROXELANE.

915 Tous les genres de mort frappent également,
La cause en établit la honte seulement.
La bonne conscience a toujours la victoire,
Au milieu des tourmens elle augmente sa gloire,
Et contre un innocent le suplice ordonné
920 Noircit le condamnant, et non le condamné.
L’injustice est toujours à son auteur contraire,
Quoy qu’on die, il vaut mieux la soufrir que la faire. {p. 60}

RUSTAN.

Ne vous y trompez pas, les Roys n’ont jamais tort,
Quiconque leur deplaist a merité la mort.
925 Leur colere, jamais n’est cruë illegitime,
Et leur opinion fait et deffait le crime.

ROXELANE.

Ouy bien chez les tirans et non pas chez les Roys.

RUSTAN.

Les Roys quant il leur plaist se dispensent des loys.

ROXELANE.

Ils doivent comme Dieux tenir droict la balance.

RUSTAN.

930 Ils sont Dieux en pouvoir, hommes en connaissance,
Qui par leurs interests et par leurs passions,
Ordonnent à leur gré dessus nos actions.

ROXELANE.

Soliman est trop juste. {p. 61}

RUSTAN.

            Il est trop en colere.

ROXELANE.

Mais si c’est sans sujet ?

RUSTAN.

            Mais s’il croit le contraire ?

ROXELANE.

935 Mais cette opinion ne dépend pas de moy.

RUSTAN.

Croyez-vous qu’un mespris n’offence pas un Roy ?

ROXELANE.

Moy mépriser mon Roy ?

RUSTAN.

            Vous persistés encore
En refusant d’aymer un Roy qui vous adore. {p. 62}

ROXELANE.

Ce n’est point par mépris, luy mesme l’a voulu
940 Il me l’a commandé de pouvoir absolu.

RUSTAN.

Il vous l’a commandé ? que dites vous, Madame ?
Quelle confusion me jettés vous en l’ame ?
Il vous l’a commandé ? qui croiray-je des deux ?
Mais ce discours combat mon oreille et mes yeux,
945 Apres ce que j’ay vû je ne vous sçaurois croire.

ROXELANE.

Il me l’a commandé j’atteste sa mémoire.

RUSTAN.

Voyez-le.

ROXELANE.

        Je ne puis.

RUSTAN.

                Vous voulez donc mourir. {p. 63}

ROXELANE.

Si le destin le veut, Rustan, il faut perir.

RUSTAN.

Vous le voulez vous mesme et non la destinée.

ROXELANE.

950 Sans son ordre ma mort ne peut estre ordonnée.

CHAMERIE.

Par vos discours on voit que vous vous haïssez
Mais si vos interests ne vous touchent assez,
Pour vos fils et pour moy conservez vostre vie
La pieté, le sang, l’honneur* vous y convie.

ROXELANE.

955 Ma fille differez de respandre ces pleurs
Possible que le tems calmera vos douleurs.

CHAMERIE.

O Ciel ! en quel estat je me treuve réduite,
D’un tel commencement qui ne craindroit la suite,
En moy tout est en trouble, et jusques dans mon flanc, {p. 64}
960 Je sens en deux partis se diviser mon sang* ;
Ces contraires partis se combattent l’un l’autre,
Le sang que j’ay du Roy semble choquer* le vostre.
Jugés quel est le sort de vos fils et le mien
Si chacun de vous deux veut reprendre le sien.
965 N’est-il pas bien étrange et croyez-vous qu’un pere
Puisse aymer les enfans dont il hait la mère,
Si vous nous aymez tous allez voir l’Empereur,
Vous pouvez d’un regard desarmer sa fureur.

ROXELANE.

Ma fille asseurez-vous que dedans la mort mesme,
970 Je vous feray paroistre à quel point je vous ayme.

CHAMERIE.

Mais que voy-je, Madame, helas c’est fait de vous
Nous sommes tous perdus, bons Dieux assistez* nous.
Ormin ne va jamais avec cet equipage.
Que pour executer les decrets de la rage.

ROXELANE.

975 Consolez vous ce mal ne s’adresse qu’à moy. {p. 65}

SCENE VI §

ROXELANE, RUSTAN, CHAMERIE, ORMIN, avec deux janissaires

ROXELANE.

He bien faut-il mourir ; que vous a dit le Roy ?
Vous a-t-il commandé de luy porter ma teste ?
Si c’est sa volonté la voila toute preste,

ORMIN.

L’ordre d’executer un si cruel decret
980 Laisseroit en mon ame un éternel regret.
Mais, Madame, il est vray que son impatience
Ne peut plus sans sa mort supporter votre absence
Il nous a commandé de vous saisir, pour moy 
Je me soûmets à vous.

ROXELANE.

             Non, non servez le Roy.

ORMIN.

985 L’affection* des Roys imprime un caractere*,
Qui ne s’efface point sur un coup de colere ; {p. 66}
Et ce n’est pas servir, que servir promptement
Un Prince qui s’emporte au premier mouvement :
Combien que vos mal-heurs vous trament des disgrâces,
990 De l’amour de mon prince en vous je voy des traces
Qui veulent mes respects en sorte que je croy
Que lors que je vous sers, je sers aussi le Roy

ROXELANE.

Non, non, servez le Roy.

RUSTAN.

            Que d’effroy*, que d’alarme.

ROXELANE.

Allons.

CHAMERIE.

Que ce départ me va couster de larmes.

ORMIN.

995 La colere du Roy me fait craindre pour vous.

ROXELANE.

Il luy faut obeyr, mesme dans son courrous.
{p. I ; 67}

ACTE IV §

SCENE PREMIERE. §

SOLIMAN.

STANCES.

Traistre demon des vanités
Qui promets des felicités
Et ne donne que des miseres.
1000 Trosne, couronne, éclat trompeur
Est-il quelqu’un heureux esclave des coleres,
Des grandeurs, de l’amour, de l’espoir, de la peur.
Que n’apelle t’on l’homme animal miserable
Plustost que raisonnable  ?
1005 Allés flatteurs des Rois qui les appellez Dieux
J’éprouve en mon sort déplorable
Qu’il n’est point de Dieu hors les Cieux.
En vain je n’ay plus d’ennemis,
En vain tout l’univers soûmis
1010 Ayme et craint ensemble mes armes {p. 68}
Puisque chez moy mes passions
Me causent plus de mal, me donnent plus d’alarmes
Que la rebellion de mille nations.
Sous le fais* des ennuis à peine je respire
1015 Et dedans mon martire
La hayne arme mon cœur, l’amour retient mon bras
Et tour à tour me viennent dire
Vange toy, ne te vange pas.
Mais suis-je encor ce Soliman
1020 Que dedans l’Empire Othoman    
La fortune* soumise adore ?
Ma vertu signalons ce jour,
La fortune* est vaincue, il faut combatre encore,
Avec pareil succez, et la hayne et l’amour.
1025 Mais passe plus avant et laisse à la mémoire
Pour comble de ma gloire
Que puisque en l’univers il ne m’est point resté
Sur qui remporter de victoire
Je me suis moy-mesme domté.
1030 Mais elle a mesprisé son Roy
Suivons la rigueur de la loy,
La Justice et non la clémence,
Soyons plus juste et moins doux,
Punissons pour l’exemple et non pour la vangeance,
1035 Non pour nostre interest mais pour celuy de tous.
Mais punir Roxelane ? Helas ce nom me laisse {p. 69}
Encore de la tendresse,
Pardonnons luy plustost mais c’est trop combattu,
La clemence est une faiblesse
1040 Et la rigueur une vertu.
Mais ne la jugeons pas sans ouyr sa deffence
Ormin, Osman, quelqu’un à moy, que l’on s’avance.

SCENE II §

SOLIMAN, CIRCASSE, ORMIN, OSMAN.

CIRCASSE.

Seigneur que vous plaist-il.

SOLIMAN.

                Ormin je parle à vous,
Amenez Roxelane.

CIRCASSE.

            O Dieux que ferons nous !
1045 La paix est bien prochaine alors qu’on parlemente. {p. 70}

ORMIN.

Dans un moment Seigneur, je la vous rends presente.

CIRCASSE.

Sa presence, Seigneur, est si plaine d’appas*
Qu’il faut luy pardonner ou bien ne la voir pas.
Quelle rigueur pourroit se deffendre des charmes*
1050 De la langue, des yeux, des soupirs, et des larmes
Dont elle sçait l’usage avec un tel effaict
Qu’un coup d’œil peut guerir tout le mal qu’elle a fait.
Et ne la tenez plus coupable d’insolence,
Dites qu’elle use encore trop bien de sa puissance,
1055 Qu’elle peut d’un clin d’œil renverser l’univers
Puis qu’elle en tient ainsi le vainqueur en ses fers.
Ainsi, Seigneur, ainsi ceux qui vous sont fidelles
Ne sont pas mieux traitez que ceux qui sont rebelles.
Ainsi mon fils pourtant l’ayné de Soliman
1060 Que le Ciel destinoit pour l’Empire Othoman
Est banny de la Cour durant que Roxelane
Asseure pour les siens la puissance Othomane.
Mais Seigneur, faites mieux, faites un coup d’amy,
N’aymer que justement c’est n’aymer qu’à demy.
1065 Vous signalerez mieux sa grace par deux crimes,
De Mustafa, de moy, faites luy deux victimes.
Et que nos deux cors mors l’un sur l’autre égorgés,
Portent à leur effais ces desseins enragés. {p. 71}
Montrez, Seigneur, montrez en dépoüillant la feinte
1070 Pour elle plus d’amour pour nous moins de contrainte.
Condamnez à la mort deux objects odieux.
Delivrez-en la Cour, delivrez-en ses yeux.

SOLIMAN.

Circasse, depuis quand cette humeur vous tient-elle !

CIRCASSE.

Depuis que vous portez le party* d’un rebelle.

SOLIMAN.

1075 Et pour vous et pour moy jugez plus sainement,
Vous me verrez son juge, et non pas son amant.
Mais voicy nostre ingrate. {p. 72}

SCENE III §

SOLIMAN, ROXELANE, CIRCASSE, ORMIN, OSMAN

SOLIMAN.

            He bien belle Princesse !
Ma faveur vous offence et mon amour vous blesse
N’est-il pas vray.

ROXELANE.

        Seigneur, je ne contredis pas,
1080 Je suis preste à signer l’Arrest de mon trespas.
Je n’examine point innocente ou coupable,
Je déplais à mon Roy je suis trop punissable,
Preparez des tourmens, s’il se peut mille mors,
Mon ame avec plaisir verra souffrir mon cors
1085 Et bien que ma deffence eust un droit legitime
Si je le proposois je croirois faire un crime.
Je ne me deffens point contre vostre courrous
Je doy plus de respect à ce qui vient de vous, {p. 73}
Que tardez vous, Seigneur ?

SOLIMAN.

            Quelle erreur vous transporte
1090 En me connoissant mieux jugez d’une autre sorte.
Je suis Roy, non tiran, juste, non violent,
Je suis prompt à remettre, à punir je suis lent.
Je regne par les loix plus que par la couronne,
Je hay le crime seul, et non pas la personne.
1095 Mais possible adjoutant la haine à vos mespris
Vous voulez l’imprimer dans les autres espris.
Vous voulez qu’on publie en cet Empire auguste
Qu’aujourd’huy Soliman a cessé d’estre juste
Puisqu’il a condamné sans avoir entendu
1100 Et sans avoir souffert qu’on se soit deffendu.
Voyez jusqu’à quel point se monte vostre envie,
Pour me perdre d’honneur* vous perdez vostre vie,
C’est bien loin du respect que vous dites avoir,
Mais si vous en aviez vous me le feriez voir.
1105 Et vous me serviriez en vous servant vous mesme
Ostant ce que je hay d’avecques ce que j’ayme.
C’est votre crime seul qui me déplaist en vous,
Si je n’en trouve point je n’ay point de courrous.
Je poursuis vostre crime et j’en veux la vengeance
1110 Mais je serois ravy de voir vostre innocence.
Et c’est le plus grand mal qui ne puisse avenir
Si le crime prouvé m’oblige à vous punir {p. 74}

ROXELANE.

Prince de vos sujects le Seigneur et le pere
Qui jugeant sans rigueur punissez sans colere,
1115 Ne vous etonnez* pas d’ouyr mon desespoir
Parler contre ma vie et trahir mon devoir.
Lors que vous connoistrez les maus où m’ont reduite
Mon foible jugement, ma mauvaise conduite,
Je sçay que vous laissant toucher à ma douleur
1120 Vous direz que ma vie est mon dernier mal-heur.
Par un seul coup de vent ma barque est renversee,
Mon orgueil abbatu, ma gloire terrassée.
En perdant vos faveurs, j’ay perdu mon bon-heur,
J’ay perdu mes plaisirs, j’ay perdu mon honneur*.
1125 Bref vous ayant perdu mon mal-heur est extreme
Et je croy profiter si je me pers moy-mesme.
Ce jour, ce triste jour m’abbat et me detruit :
Ce jour couvre les miens d’une éternelle nuit.
Seigneur, helas, Seigneur, vous m’avez ruinée
1130 Par ceste liberté que vous m’avez donnée.
Ce souvenir me met les larmes dans les yeux.

SOLIMAN.

Je ne vous entens pas esclaircissez-vous mieux. [K ; 75]

ROXELANE.

Lors que j’estois esclave et sous vostre puissance
Mes volontez estoient de vostre dependance.
1135 Je ne faisois pour moy ny le mal ny le bien,
Bref je ne pechois point puis que je n’estoit rien,
Que de tout l’Alcoran je n’avois connoissance
Que des loix, du respect, et de l’obeyssance
Que j’eusse crû choquer* refusant les plaisirs
1140 Que l’amour de mon Prince offroit à mes desirs.
Mais depuis le dessein d’edifier ce temple
Ma fortune* a souffert un revers sans exemple,
Je suis libre, Seigneur, vous l’avez souhaité,
Mais c’est ce qui me perd que ceste liberté,
1145 Liberté qui m’aprend les lois et la science
De la Religion, et de la conscience.
Sainte Religion, mais trop severe loy
Qui me deffend l’amour d’entre mon Prince et moy.
Loy qui ne dépend point du Royal diademe
1150 Qui vous deffend l’amour aussi bien qu’à moy-mesme
Et dont l’autorité m’a contrainte au refus
Qui trouble vostre esprit, qui rend le mien confus,
Qui me rend miserable au point de vous déplaire
Au point de meriter vostre juste colere.

SOLIMAN.

1155 Quoy donc pour estre libre et dépendre de soy
La loy ne permet pas d’aymer encor son Roy ? {p. 76}
Qui croiroit que des lois la divine ordonnance
Dispersast un sujet de son obeyssance ?

ROXELANE.

Le respect, le service, et la fidelité
1160 Sont les droits attachés à la principauté,
Droits desquels on ne peut se dispenser sans crime,
Mais l’amour quelquesfois peut estre illegitime.
Oyez les Talismans, consultés les Dervis.
Leurs avis là dessus doivent estre suivis.
1165 Mais puis qu’aux immortels ma liberté m’engage,
Seigneur, souffrez* qu’en vous j’en adore l’image.
Recevez du plus pur de mes affections*
Au lieu de mon amour mes adorations.
Oubliez ce plaisir et terrestre et profane
1170 Indigne desormais de la gloire Othomane.
Qu’à ces conditions j’embrasse vos genoux,

SOLIMAN.

Adieu, Circasse, adieu, Soldats retirez-vous. {p. 77}

SCENE IV §

SOLIMAN, ROXELANE.

SOLIMAN.

Enfin je me voy libre et je puis sans contrainte
Vous dire les douleurs dont mon ame est atteinte.
1175 Roxelane, il est vray que ny la Royauté
Ny le pompeux éclat qu’on nomme Majesté,
Ny les biens de la paix, ny la gloire des armes,
N’ont pour moy desormais que d’insensibles charmes*.
Je soûmets à vos pieds toutes ces vanités
1180 Et mon Empire cede à celuy des beautés.
Ne considerez plus, ny sceptre, ny couronne,
Que celle que l’amour sur Soliman vous donne.
Regnez sur un Monarque en effet mal-heureux
Si vous luy contestés le titre d’amoureux,
1185 Et qui foulant aux pieds l’orgueil du diademe
Contre vostre rigueur n’oppose que vous mesme.
Donc par ces premiers feux, par ces premiers desirs
Qui vous ont enseigné l’usage des plaisirs,
Par ces premiers liens dont nos ames unies
1190 Ont autrefois gousté des douceurs infinies, {p. 78}
Par ce divin esprit l’ornement de ma cour,
Par ces yeux ravissants, par le doux nom d’amour,
Par nos communs enfans, en un mot par vous mesme
Ne desesperez point un Prince qui vous ayme,
1195 Et ne vous privez pas pour des formalitez
Des plaisirs qu’autresfois vous eussiez achetez.
Mais d’où viennent ces pleurs ?

ROXELANE.

                 Je sçay bien que les larmes
Pour combatre un grand mal sont de bien foibles armes
Mais soufrez-en l’usage à mes yeux languissans
1200 Pour les maux que je cause et pour ceux que je sens.
Ma volonté pour vous invincible persiste
Mais en faveur des lois mon devoir luy resiste.
Et l’amour me pressant j’oppose à ses appas*
Je le puis, je le veux, mais je ne le doy pas.

SOLIMAN.

1205 Vous ne le devez pas, vous estes insensible.

ROXELANE.

Ce que deffend la loy me tient lieu d’impossible. {p. 79}

SOLIMAN.

Mais on dit que le prince est pardessus la loy.

ROXELANE.

Il est bien vray Seigneur, le prince et non pas moy
Je suis dessous la loy puis que je suis sujette.

SOLIMAN.

1210 Mais j’en puis dispenser,

ROXELANE.

            Oüy quand vous l’avez faite
Mais ceste loy dépend de la Divinité,

SOLIMAN.

Pourquoy m’opposez-vous ceste difficulté ?
Mon interest à part considerez le vostre,
Pour garder une loy n’en rompés pas une autre
1215 Ne tuez pas un Roy qui vous ayme si fort,
Et donnez luy plustost vostre amour que la mort. {p. 80}

ROXELANE.

En defferant aux lois que mon devoir m’impose
Je soufre plus que vous les maux que je vous cause,
Mais vous changez plustost cet amour en bonté,
1220 Faites vous tant d’état d’un reste de beauté
Que le tems a defia presque toute effacée
Et qui n’est desormais que dans vostre pensée.
Souffrez* que je vous die en parlant contre moy
Que cette passion est indigne d’un Roy.
1225 Cest amour vous fait tort.

SOLIMAN.

            Helas, belle insensible,
Que me conseillez-vous ? de faire l’impossible.
Que me conseillez-vous ? de quitter vos appas*,
C’est pour guerir un mal condamner au trespas.
J’ay converty l’amour en ma propre nature,
1230 L’amour en me quittant creuse ma sepulture.
Et ne m’opposés point le deffaut de beauté,
Je trouve encore en vous tout ce qui m’a tenté
Et le tems qui hors vous ruine toutes choses
Respecte en vostre teint et les lis et les roses.
1235 Si bien que son pouvoir n’agit sur vos beautez
Que pour les mieux empreindre en mes sens enchantez.
Aussi pourquoy les yeux triomphans des années
N’asserviroient-ils pas des testes couronnées, {p. 81}
S’ils triomphent du tems qui triomphe des Rois,
1240 Quel Roy refuseroit d’obeir à leurs lois :
Mais si l’on doit payer l’amour de l’amour mesme
Dénierez-vous l’amour à mon amour extrême ?

ROXELANE.

Seigneur, que vos raisons ont de puissants appas*,
Mais la loy determine et ne raisonne pas,
1245 J’oppose à vos raisons une force contraire,
La loy me le deffend donc je ne le puis faire :
Mais puis que vostre amour et le respect des lois
Inquietent vostre ame et la mienne à la fois,
Vous pouvez travailler au repos de deux ames,
1250 Sacrifiés ma vie à l’excez de vos flames.
Ainsi par mon trespas finira vostre amour
Et sans rompre les lois je quitteray le jour.

SOLIMAN.

Pourquoy me donnez-vous ce conseil sanguinaire ?
Pourquoy pour ne commettre un crime imaginaire 
1255 Voulez-vous me noircir de deux vrais attentats
Et contre vos beautés et contre mes Etats ?
En vous faisant mourir sans cause legitime
Je commettrois moy-mesme un veritable crime.
Voulez-vous qu’à ma honte on publie en ma cour
1260 Que je donne la mort en donnant mon amour {p. 82}
Et si l’ame vit plus en la personne aymée
Qu’en celle qu’en effet elle rend animée,
En m’armant contre vous je m’arme contre moy
Et je laisse mon peuple et mes Estats sans Roy.
1265 Mais ne retenés plus mon esprit en balance,
Ou ma vie, ou ma mort, prononcés ma sentence,
Voulez-vous point finir les tourmens où je suis ?

ROXELANE.

Je les voudrois finir, mais enfin je ne puis.

SOLIMAN.

Comment vous ne pouvés, vous ne pouvés, ingrate ?
1270 C’est à ce coup qu’il faut que ma colere éclate,
Oüy ! superbe, les lois te font manquer de foy,
Oüy, les lois t’ont apris à mespriser ton Roy :
Donc que ces mesmes lois qui font ton insolence
Te viennent desormais soustraire à ma vengeance
1275 Je seray de ton crime, en quittant la douceur,
Et tesmoin, et partie, et juge, et punisseur,
Je te rends miserable au point que la mort mesme
Deniera son secours à ta misere extréme
Quelqu’un à moy. [L ; 83]

SCENE V §

SOLIMAN, ROXELANE, ORMIN, OSMAN, etc.

ORMIN.

            Seigneur.

SOLIMAN.

                Qu’on la charge de fers
1280 Qu’on la traisne vivante en l’horreur des enfers,
Qu’on luy creuse un abisme au centre de la terre
Où son remors luy fasse une eternelle guerre,
Où detestant son crime, et sa vie, et son sort
En vain à son secours elle appelle la mort,
1285 Enfin où sa fureur* à sa perte animée
Enrage de despit de se voir desarmée.
Qu’on emporte ce monstre, Ormin je parle à vous,
Qu’on l’oste, sa presence augmente mon courrous.

ROXELANE.

O Seigneur accordez la mort à ma priere.

SOLIMAN.

{p. 84}
1290 Je te l’accorderois si je voulois te plaire,
La mort est une grace et non pas un tourment
Pour ceux que je destine à mon ressentiment.
Tu la souhaitterois mille fois et ta vie
Aux plus cruelles morts portera de l’envie.
1295 Qu’on l’oste, dis-je.

ROXELANE.

        Allons, mais helas en quel lieu
Où l’on faict souffrir* l’ame avec le cors, Adieu.

SOLIMAN.

Helas, en cet adieu je sens de nouveaux charmes*
Qui me percent le cœur, qui me donnent des larmes.
Ormin, parlez à moy, traittez-là doucement,
1300 Je veux que tout son mal soit la peur seulement.
Asseurez-vous pourtant toujours de sa presence,
Faut-il que cette affaire esbranle ma confiance,
Possible elle a raison, j’en veux estre éclaircy,
Assemblez le Conseil pour une heure d’icy.
{p. 85}

ACTE V §

SCENE PREMIERE §

CIRCASSE, ACMAT

CIRCASSE.

1305 En ce jour où le Ciel doit monstrer à ma peine
Ou sa derniere grace ou sa derniere hayne,
Doy-je l’espoir s’offrant le prendre ou le quitter
Me doy-je réjouyr ou me doy-je attrister ?     
Le perilleux état où je voy ma rivale
1310 Me dit et l’un et l’autre avec raison égale,
Lors que je pense Acmat, que le Ciel a permis
Que je visse aujourd’huy sa teste en compromis,
Et que le Roy piqué d’un courroux* legitime
Assemblast le Conseil pour juger de son crime,
1315 J’ay quelque droit d’attendre un succez bien-heureux,
Qui rende à mes desirs un Monarque amoureux ;
Mais lors que je remets en mon ame incertaine,
Qu’en sa faveur l’amour combat encor’ la hayne,
Que cet esprit est plein de ruses et d’appas*, {p. 86}
1320 Je crains je ne sçay quoi que je ne prevoy pas.

ACMAT.

Vous puis-je, ou plustost vous doy-je faire entendre
Un certain bruit qui court que l’on me vient d’apprendre.

CIRCASSE.

Pourquoy mon cher Acmat ?

ACMAT.

                Je crains.

CIRCASSE.

                    Fusse ma mort,
Je voy sans m’estonner et l’un et l’autre sort.

ACMAT.

1325 On dit parmy le peuple et dedans la cour mesme
Que Soliman pressé de son amour extreme,
Et voyant que la loy luy deffend d’en user
Trouve un autre moyen ! {p. 87}

CIRCASSE.

            Quel ?

ACMAT.

                C’est de l’épouser,

CIRCASSE.

Qui ?

ACMAT.

Roxelane.

CIRCASSE.

            O Dieu vous m’annoncés ma perte
1330 Il n’en faut plus douter la fourbe* est découverte,
Je voy certainement, mais trop tard, mais en vain
Que tout ce qu’elle a fait tendoit à ce dessein.
Mal-heureux Mustafa, Circasse, infortunée
Verrez vous sans mourir la fourbe* couronnée ?
1335 Non, non, il faut mourir, plustost que de la voir,
Cedés craintes et soupçons, cedés au desespoir,

ACMAT.

Mais quoy devant le tems vous rendre misérable,
Peut estre c’est un bruit qui n’est pas veritable,
Le Conseil assemblé qu’on doit tenir icy,
1340 Rendra dans peu de tems ce soupçon éclaircy.
Lors que plus puissamment le mal-heur nous outrage, {p. 88}
C’est lors qu’il faut combatre avec plus de courage
Et qu’il faut faire voir au destin rigoureux
Que quiconque a du cœur n’est jamais mal-heureux.
1345 Quand à moy quelque coup de foudre ou de tempeste
Que le Ciel mutiné fasse choir sur ma teste.
Je mourray genereux et toûjours combattant
Et si vous me croyez vous en ferés autant.

CIRCASSE.

Par vos Conseils, Acmat, mon ame se redresse,
1350 Combattons jusqu’au bout le mal qui nous oppresse.
J’assiste* à ce Conseil afin de m’opposer
A quiconque ouvrira le discours d’épouser
Et combien qu’à mon sexe on en ferme la porte
Si l’on m’en fait sortir ce ne sera que morte.
1355 Ha Mustafa mon fils : mais voicy l’Empereur,
Que cette fuite Acmat redouble ma terreur. {p. 89}

SCENE II §

SOLIMAN, CIRCASSE, ACMAT, LE MUFTI, RUSTAN, ORMIN, OSMAN.

SOLIMAN.

Amis dont la valeur jointe à l’experience
Affermit ma couronne, asseure ma puissance
Et partage avec moy le soin* de tant d’étas
1360 Desquels je suis le chef, vous les mains, et les bras,
Apres tant de combats, de murailles forcées
De trosnes abattus, de grandeurs terrassées.
N’ayant plus rien à vaincre il sembloit desormais
Que l’univers soumis nous forçast à la paix,
1365 Mais l’Enfer enragé de voir que dans la guerre
Tout faisoit place aux coûs de nostre cimeterre,
Qu’en vain contre ma gloire il faisoit des projects
Puis que de ses supposts je faisois mes sujects,
L’Enfer dis-je voyant le bon-heur de ma vie
1370 Impenetrable aux coûs que lançoit son envie,
S’il ne me suscitoit de plus fors ennemis
Que l’univers entier qu’il me voyait soûmis,
A trouvé dans ce cœur plus grand que tout le monde {p. 90}
Ce qu’il n’a peu trouver sur la terre et sur l’onde.
1375 En moy mes ennemis, mais ennemis puissants
Et d’autant plus que l’ame est au dessus des sens,
Guerre plus que civille, et qui porte a l’extresme
Un Roy vainqueur de tous excepté de soy mesme.
Jugés où peut aller ceste sedition,
1380 Une passion choque* une autre passion.
L’irresolution force la patience,
La tendresse de cœur s’oppose à la vengeance,
Et dedans mon esprit triomphent tour à tour
La pitié, la colere, et la hayne et l’amour.
1385 Cependant je fourny l’entretien à ces guerres,
J’aide les ennemis qui ravagent mes terres,
Et bien qu’ils tendent tous à ma destruction
Je suis pourtant le chef de chaque faction.
Et comme si j’estois l’ennemy de mon ame
1390 J’en banny le repos et j’y porte la flame.
Pere si vos Conseils ne donnent guerison
A l’excez des tourmens que souffre* ma raison,
Ce cœur que les assaus des villes assiegées,
Ce cœur que les combats, les batailles rangées,
1395 Que mesme son mal-heur n’a pû faire tomber,
Combattu par soy mesme est prest à succomber.

LE MUFTI.

Je viole les lois que le respect m’impose
Mais vous parlez d’effaits sans en dire la cause {p. M ; 91}
Quel moyen de connoistre un mal caché dedans
1400 Et qui ne nous paroist que par les accidens ?

SOLIMAN.

Ha que me dites vous, ma playe est si profonde,
Que je crains d’en mourir en y portant la sonde ;
Toutesfois il le faut : mais vous n’en doutez pas,
Roxelane en un mot cause tous ces combats,
1405 Vous sçavez à quel point j’aymay ceste rebelle
Qu’aujourd’huy ses mespris me rendent criminelle.
Et qui pourtant encor’ criminelle qu’elle est,
Malgré tous ces mespris me captive et me plaist.

LE MUFTI.

Ceste guerre, Seigneur, vous est un champ de gloire,
1410 Vous y pouvez gaigner une belle victoire.
Combattez seulement et par ceste action
Vostre vertu s’éleve à sa perfection.
De l’univers soûmis la victoire est commune
Entre-vous, vos soldats, et mesme la fortune*
1415 Mais icy vous pouvez tout seul autant que tous
Et pour sortir vainqueur c’est assez que de vous.
Perdez ces passions dont la force maistrise
Seulement qui leur cede et craint qui les méprise,
Pour vaincre en ceste guerre un homme genereux
1420 A besoin seulement de dire, je le veux. {p. 92}

SOLIMAN.

Pompeux raisonnemens, magnifiques parolles,
Belles pour le discours, mais pour l’effait frivolles.
Au lieu de me donner les moyens de guerir
Père vous me donnez les moyens de mourir.
1425 J’ayme mes passions et je vy de leur flame,
Je n’ay plus d’autre cœur, d’autre sang, ny d’autre ame,
Aussi ne veux-je pas les perdre pour jamais
Mais je voudrois bien mettre entr’elles quelques pays.
J’ayme vous le sçavez avec impatience
1430 Celle dont le refus m’anime à la vengeance,
Et qui dit que les lois luy deffendent d’aymer
Un Monarque qui l’ayme et qu’elle a pû charmer.
Dites-moy ceste excuse est elle legitime ?
Et si ceste raison la dispense de crime,
1435 Accordez s’il se peut mon amour et la loy,
Si vous ne voulez pas voir mourir vostre Roy
Au nom de Mahomet, père, je vous conjure.

LE MUFTI.

Je me trouve empesché dedans ceste avanture
Ceste affaire impliquée offre de tous costés
1440 A mon esprit confus mille difficultés.
Roxelane estant libre et de sa dependance
L’alcoran vous deffend d’avoir sa jouyssance. {p. 93}
Sans déplaire aux Prophetes et violer les Lois
Vous ne pouvez l’aymer de mesme qu’autrefois.

SOLIMAN.

1445 Moy ne jouyr jamais des plaisirs de sa couche ?

LE MUFTI.

Icy vostre interest sensiblement me touche.
Je voy que cet amour vous embarrasse au point
Qu’il faut la posseder ou bien ne vivre point
Mais aussi ma raison se confesse debile
1450 A trouver un moyen qui vous peust estre utile.

CIRCASSE.

Comme le traistre feint, Acmat voyez-vous pas
Comme il trompe le Roy, comme il luy tend des lacs.

LE MUFTI.

Par un certain moyen qui me vient en pensée
On peut donner remède à vostre ame blessée
1455 Et sans interesser, ny le Ciel, ny ses drois    
Consilier ensemble et l’amour et les Lois.
Mais comme le remede au goust desagreable
Souvent au patient est le plus profitable :
Ainsi par ce moyen un peu fascheux d’abord {p. 94}
1460 Votre amour et les lois peuvent tomber d’accord.
Vous pouvez sans choquer* les lois de conscience
De vostre Roxelane avoir la jouyssance.

SOLIMAN.

Pourquoy tardez vous tant à me le proposer.

CIRCASSE.

Que va-t’il dire, Acmat ?

LE MUFTI.

            Vous pouvez l’épouser.

SOLIMAN.

1465 Epouser un esclave ha que dites vous, pere !

LE MUFTI.

Le remede est fâcheux mais il est salutaire.
He Seigneur qui des deux est indigne de vous
D’estre nay d’un esclave ou d’en estre l’épous. {p. 95}

ACMAT.

Se peut-il faire ô Ciel que Soliman endure
1470 Que l’on fasse à sa gloire une si grande injure ?
Qu’en faveur d’une esclave on viole les lois
Pour la faire monter au trosne de nos Rois ?
Cette fourbe*, Seigneur, de long-tems projettée
Paroist-elle à vos yeux sans estre rebutée,
1475 Et ne voyez vous pas que ceste sainteté,
Ce Temple, ces Autels, et ceste liberté,
Tous ces refus d’aymer que faisoit Roxelane
Avoient pour leur object la couronne Othomane ?
Et ne voyez vous pas que pour vous enflammer
1480 On vous cite la Loy qui vous deffend d’aymer ?
Mais par la passion de la voir couronnée
On se taist de la Loy qui deffend l’Hyménée.
Ainsi cet imposteur que Roxelane instruit
Dit tout ce qui luy sert, taist tout ce qui luy nuit.

LE MUFTI.

1485 Je ne m’offence pas des discours dont l’envie
Par la bouche d’Acmat scandalise* ma vie.
Et principalement parlant devant un Roy
Qui sçait qui le sert mieux ou d’Acmat ou de moy ?
Les Lois en cet état n’admettent point de Reynes
1490 Il est vray, mais Acmat ces lois ne sont qu’humaines,
Pour l’interest public on les peut abroger {p. 96}
Et comme un Roy les fist, un Roy les peut changer,
Mais les divines Lois sont Lois inviolables
Dont les decisions doivent estre immuables.
1495 L’humaine Loy deffend aux Princes Othomans
D’estre jamais époux, mais seulement amans,
Mais aux mesmes le Ciel deffend la jouyssance
De toute femme libre et hors de leur puissance.
En fin jugez , Seigneur , qui doit ceder des deux
1500 De la Loy de la terre ou de celle des Cieux.

SOLIMAN.

Qui des trois sur mon ame aura plus de puissance
De l’honneur*, de l’amour, ou de la conscience,
Epouser un esclave, ha conseil suborneur
Qui pour plaire à l’amour me ruine d’honneur*.
1505 Non non suivons plustost un avis tout contraire
Qui ne veut mon amour, qu’il sente ma colere.
Elle en mourra l’ingratte, Ormin que de ce pas…
Mais que dis-je l’amour s’oppose à son trespas,
Ce traistre en sa faveur contre son ordinaire
1510 Se joint à la raison pour vaincre ma colere
Et devant ma justice et contre tous mes drois
Pour elle il fait parler l’authorité des Lois :
Mais les Lois sont contre elle ; est-elle pas sujette,
Doit elle contester ce que son Roy projette.
1515 Un sujet doit toujiours obeyr : mais un Roy
Ne luy doit commander que ce que veut la Loy. {p. 97}
Contraires sentiments dont mon ame est battue
La douceur m’est contraire et la rigueur me tuë,
Sans remede mon mal ne se peut supporter
1520 Et les medicaments ne font que l’irriter,
Soit fourbe*, soit raison, soit vérité, soit feinte
Je sens de tous costez mon esprit en contrainte.
Moy contraindre à m’aimer au mespris de la Loy
Une personne libre et qui depend de soy ?
1525 Mais pourrois-je étoufer ceste agréable flame
Qui fait mouvoir mon cors qui fait agir mon ame ?
Mais quoy pour contenter cette amoureuse ardeur
Suivray-je ce conseil fatal à ma grandeur ?
Epouser un esclave et contre la Loy mesme ?
1530 Loy mais qui n’est qu’humaine, esclave mais que j’ayme,
Lois humaine et divine, amour et majesté,
Me tiendrez-vous tousjours en ceste extremité.
Mais pourquoy raisonner, où le Ciel determine,
Cedez humaine Loy cedés à la Divine,
1535 Cedez raisons d’état aux volontez des Cieux,
Cedez fiere grandeur aux coups de deux beaux yeux,
Cedez, cedez enfin, faux éclat, vaine gloire,
Le combat est finy l’amour à la victoire.
Qu’on la fasse venir.

CIRCASSE.

            O merveille des Rois
1540 J’embrasse vos genoux pour la derniere fois. {p. 98}
La derniere faveur dont je vous importune,
C’est la mort c’est la fin de ma triste fortune*,
Mort qui me sera douce apres ce que je voy
Si je puis l’obtenir par l’ordre de mon Roy.
1545 Que je rende à vos pieds les restes de l’envie,
L’object des trahisons, la butte de l’envie,
Et si vostre faveur veut m’accorder la mort
Que celle de mon fils accompagne mon sort.
A Mustafa Seigneur faites misericorde
1550 Qu’il meure par l’epée et non pas par la corde,
Qu’il meure par le fer et non par le poison,
Qu’il meure par vostre ordre et non par trahison.
Et ne voyez vous pas la fourbe* découverte,
Que cet Hymen*conclud, conclud aussi sa perte,
1555 Hymen* que Roxelane a trouvé pour moyen
D’élever ses enfans à la perte du mien.
Que pour y parvenir les gens de sa menee
Vous viennent proposer cet infame Hymenée*.
Et que pour satisfaire à son ambition
1560 On explique les Lois à son intention.
Mais, Seigneur, remontez jusqu’à vostre origine
Songez que vous sortez d’une race divine,
Du sang de Mahomet et de tant de grans Rois,
Et possedant leur trosne au moins gardez leurs Lois.
1565 Mais si mal-gré l’honneur* et la gloire Othomane
Vous estes resolu d’épouser Roxelane,
Afin de ne pas voir la honte de mon Roy
Je demande la mort pour mon fils et pour moi. [N ; 99]

RUSTAN.

Quoy, Seigneur, endurer une telle insolence ?
1570 Quoy vous scandaliser* de manquer de prudence ?
Ne parlez plus, Seigneur, de souveraineté
Puis qu’on peut s’opposer à vôtre volonté,
Quoy, donc en cet état cesse ceste maxime
Qu’on ne peut contester le souverain sans crime.

CIRCASSE.

1575 Tout ce que ma raison tente inutilement,
Vostre fourbe* la fait mais plus heureusement,
Vostre artifice a fait le crime qu’il m’impute,
Ainsi mes ennemis triomphent de ma cheute,
Et sur l’esprit du Roy leur pouvoir est si fort
1580 Que mesme à ma priere on refuse ma mort,
Seigneur, accordez-moy ceste derniere grace.

SOLIMAN.

Vostre vie est à moy, j’en prens le soin*, Circasse,

CIRCASSE.

Et Seigneur pourriez-vous la deffendre des cous
De celle dont la fourbe* a triomphé de vous ! {p. 100}

SOLIMAN.

1585 J’en prends le soin*, vous dis-je, et cela vous suffise.

CIRCASSE.

Que peut un Empereur qui n’a plus de franchise.

SOLIMAN.

Mais j’apperçois l’object de mes contentemens.

SCENE DERNIERE §

SOLIMAN, ROXELANE, LE MUFTI, CIRCASSE, ACMAT, RUSTAN, ORMIN, OSMAN

SOLIMAN.

Venez chaste beauté, reine des Musulmans*
Venez de Soliman l’épouse legitime.

CIRCASSE.

1590 Helas de cet Hymen* je seray la victime
Le sang de Mustafa signera cet accord,
Que tardes-tu, Circasse, à la mort, à la mort. {p. 101}
Vous qui vostre amitié dans nos mal-heurs assemble,
Acmat ne pouvant vivre allons mourir ensemble.

ACMAT.

1595 Allons et faisons voir par un coup genereux
Que qui sçait bien mourir n’est jamais mal-heureux.

ROXELANE.

Que faites vous, Seigneur, ceste grace impreveuë
Remplit d’étonnement* mon oreille et ma veuë,
Moy mal-heureux object de vos ressentiments,
1600 Moy pour qui vos rigueurs preparoit des tourmens,
En un moment monter en ce degré suprême,
Cela n’est pas croyable et j’en doute moy-mesme,
Où me conduisez vous ?

SOLIMAN.

            En mon trône, en mon rang.

ROXELANE.

Où ne monta jamais personne de mon sang.
1605 Seigneur ?

SOLIMAN.

     Montez-vous dis-je, et prenez la couronne
Que par les mains d’amour vostre vertu vous donne, {p. 102}
Regnés dessus mon peuple et luy donnés des lois,
Je vous donne sur luy la moitié de mes drois,
Et combien que les lois semblent y contredire,
1610 Je nomme vos enfans successeurs à l’Empire.
Vous autres puis qu’icy le sort vous a portez,
Prestés-luy le serment de vos fidelitez.

LE MUFTI.

Seigneur, je vous promets pour toute l’assistance
De vivre et de mourir sous son obeyssance.

SOLIMAN.

1615 Que voulez-vous encor.

ROXELANE.

            En ce haut rang d’honneur*
Mon foible esprit ne peut comprendre son bon-heur,
Tant de biens que le Ciel par vos bontez m’envoye
Font que presque je meurs et de honte et de joye,
Mais, Seigneur, je proteste et le Ciel et la loy
1620 De vous rendre toujiours l’honneur que je vous doy,
De vivre comme esclave et non pas comme Reine
En tres-humble sujette et non en souveraine.

FIN