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Claude de L'Estoille. La Belle Esclave. Tragi-comédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 21 sc. 316 répl. 4,0 l. 1 277 l. 1 277 l. 35 % 3 706 l. (100 %) 2,9 pers.
Le Roy d’Alger 10 sc. 52 répl. 4,2 l. 715 l. (57 %) 219 l. (18 %) 31 % 2 428 l. (66 %) 3,4 pers.
La Reyne 5 sc. 30 répl. 4,7 l. 431 l. (34 %) 141 l. (12 %) 33 % 1 551 l. (42 %) 3,6 pers.
Alphonse 17 sc. 97 répl. 4,3 l. 1 067 l. (84 %) 417 l. (33 %) 40 % 3 287 l. (89 %) 3,1 pers.
Clarice 7 sc. 47 répl. 3,5 l. 378 l. (30 %) 167 l. (14 %) 45 % 1 345 l. (37 %) 3,6 pers.
Haly 10 sc. 46 répl. 3,1 l. 562 l. (44 %) 141 l. (12 %) 26 % 1 783 l. (49 %) 3,2 pers.
Fernand 7 sc. 30 répl. 4,0 l. 444 l. (35 %) 121 l. (10 %) 28 % 1 212 l. (33 %) 2,7 pers.
Selim 1 sc. 14 répl. 5,1 l. 109 l. (9 %) 71 l. (6 %) 66 % 218 l. (6 %) 2,0 pers.
Claude de L'Estoille. La Belle Esclave. Tragi-comédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
Le Roy d’Alger
La Reyne
41 l. (36 %) 10 répl. 4,0 l.
72 l. (65 %) 11 répl. 6,5 l.
4 sc. 112 l. (9 %) 3,5 pers.
Le Roy d’Alger
Alphonse
96 l. (37 %) 20 répl. 4,8 l.
164 l. (64 %) 23 répl. 7,1 l.
8 sc. 259 l. (21 %) 3,6 pers.
Le Roy d’Alger
Clarice
48 l. (43 %) 12 répl. 4,0 l.
65 l. (58 %) 9 répl. 7,2 l.
2 sc. 112 l. (9 %) 4,2 pers.
Le Roy d’Alger
Haly
37 l. (50 %) 10 répl. 3,6 l.
38 l. (51 %) 8 répl. 4,6 l.
4 sc. 73 l. (6 %) 3,6 pers.
La Reyne
Alphonse
45 l. (72 %) 8 répl. 5,5 l.
18 l. (29 %) 7 répl. 2,5 l.
3 sc. 62 l. (5 %) 3,5 pers.
La Reyne
Clarice
10 l. (37 %) 4 répl. 2,4 l.
17 l. (64 %) 4 répl. 4,1 l.
1 sc. 26 l. (3 %) 4,0 pers.
La Reyne
Haly
16 l. (49 %) 7 répl. 2,2 l.
17 l. (52 %) 9 répl. 1,8 l.
2 sc. 31 l. (3 %) 4,2 pers.
Alphonse
Clarice
55 l. (45 %) 26 répl. 2,1 l.
69 l. (56 %) 30 répl. 2,3 l.
6 sc. 123 l. (10 %) 3,7 pers.
Alphonse
Haly
23 l. (40 %) 10 répl. 2,2 l.
35 l. (61 %) 9 répl. 3,8 l.
7 sc. 57 l. (5 %) 3,7 pers.
Alphonse
Fernand
160 l. (58 %) 31 répl. 5,2 l.
119 l. (43 %) 29 répl. 4,1 l.
6 sc. 278 l. (22 %) 2,7 pers.
Clarice
Haly
16 l. (51 %) 3 répl. 5,1 l.
16 l. (50 %) 6 répl. 2,5 l.
3 sc. 30 l. (3 %) 3,4 pers.
Clarice
Fernand
2 l. (34 %) 1 répl. 1,5 l.
3 l. (67 %) 1 répl. 3,0 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 3,0 pers.
Haly
Selim
39 l. (35 %) 14 répl. 2,7 l.
71 l. (66 %) 14 répl. 5,1 l.
1 sc. 109 l. (9 %) 2,0 pers.

Claude de L'Estoille

1643

La Belle Esclave. Tragi-comédie

Édition de Mélanie Meyers
sous la direction de Georges Forestier
2015
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2015, license cc.
Source : La Belle Esclave, tragi-comédie de Claude de l'Estoille, À Paris, Se vend en l’Imprimerie des nouveaux Caractheres de Pierre Moreau, Me Escrivain Juré à Paris, et Imprimeur ordinaire du Roy, proche le Portail du grand Conuent des RR. PP. Augustins, Et en la boutique au Palais en la Salle Dauphine, Par F. Rouvelin, à l’Enseigne de la Vérité. 1643. Avec Privil. Du Roy.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

La Belle Esclave. Tragi-comédie §

Epistre à Monseigneur SEGUIER, Chancelier de France §

Monseigneur,

Si toutes les hardiesses imprudentes ont d’ordinaire un mauvais succez, quel accueil dois-je attendre de votre Grandeur, en vous faisant un présent si peu convenable à cette haute Vertu, dont vous honorez aujourdhuy la premiere Charge du Royaume ? Certes, Monseigneur, c’est une incivilité bien audacieuse, que de vous inviter à descendre en ma faveur du Throsne de la Justice au Theatre de la Comedie. Mais si les Scipions n’ont pas dédaigné de s’y treuver quelques fois à la priere des Terences, et d’embrasser mesmes la protection de leurs Ouvrages ; J’espere, Monseigneur, que vous ne refuserez pas la vostre à celui que je vous presente ; et que peut-estre vous luy donnerez quelques-unes de vos heures, quoy qu’elles soient toutes precieuses. Vous n’y verrez pas, comme dans les leurs, tout ce qu’une Langue a de plus pur et de plus fleury, ny tout ce qu’un beau Genie peut avoir de beaux sentimens ; mais vous y verrez quelques images, tantost de ces charitables soins que vous prenez de l’Innocence opprimée, et tantost de cette rare Prudence, avec laquelle vous penetrez si facilement jusques dans les cœurs, et tirez la Verité toute nüe du fonds des abysmes. Vous l’en faites sortir tous les jours avec esclat ; et jamais homme dans cette éminente Place que vous occupez si dignement, ne s’est mieux entendu que vous à tenir la Balance de la Justice. Aussi faut-il advoüer que le plus juste des Roys n’a pas eu peu de Sagesse, de la mettre entre vos mains, ny la plus sage des Reynes, peu de bonheur de l’y treuver. Mais qui ne sçait que l’admirable secret de pezer avec justesse toute sorte d’interests, est un don que le Ciel a fait depuis plusieurs Siècles à l’illustre Race des SEGUYERS ? Il y a peu d’Histoires qui ne parlent des grands services que vos Ancestres ont rendus, et à l’Eglise et à l’Estat ; des fameux differens qu’ils ont accordez entre des Papes et des Roys (Jules III et Henry II), et des flambeaux de sedition qu’ils ont esteins, ou qu’ils ont empesché de s’allumer parmy les Peuples. Mais une Lettre n’est pas capable de contenir tout ce qu’ils ont fait de merveilleux, et dedans et dehors le Royaume : Et pour en consacrer la mémoire à la Posterité, il seroit besoin de cette Eloquence qui vous a fait admirer tant de fois, et mesmes en des rencontres également importantes et inopinées. Aussi vous avez, Monseigneur, une presence d’Esprit, qui trompe ses Auditeurs, et qui leur fait prendre les belles choses que vous dites sur le champ, pour autant d’effets d’une profonde meditation. Vous disposez du cœur de quiconque vous preste l’oreille ; et changeant comme il vous plaist les volontez, vous faites cognoistre au besoin que pour maintenir les Peuples dans l’obeyssance, la force du discours n’est pas moins puissante que celle des Armes. Je m’estendrois davantage sur une matiere si ample ; et ferois voir que vous éclattez de tant de lumières, soit naturelles, soit acquises, que de quelque costé qu’on vous regarde, on demeure comme éblouy. Mais cette agreable Ennemie de vos loüanges, et des siennes mesmes, vostre Modestie, Monseigneur, me ferme la bouche, et me permet seulement de vous asseurer, que je suis avec autant de respect que de passion,

De vostre Grandeur,

Le tres-humble, tres-obeyssant, et tres-obligé Serviteur,

De L’Estoille.

Lettre de Monsieur Linage de Vauciennes,
À
Monsieur de L’Estoille, §

Monsieur,

Je ne scaurois m’empescher de vous dire le plaisir que je receus, il y a quelque temps, à la representation de vostre BELLE ESCLAVE. Ses chaines ont tant d’esclat, et ses plaintes tant de charmes, qu’il ne fut jamais de captivité plus brillante, ny de tristesse plus agreable. Elle ravit également, et les yeux et les oreilles ; Et je pense qu’on peut dire d’elle sans flatterie, ce qu’on a dit autrefois de la belle Panthée ; qu’il se trouvoit des Amans de ses larmes, et des Adorateurs de son desespoir. Certes jamais Scene ne fut si pompeuse ny si naturelle que celle de vostre Comedie ; l’Art et la Nature y estallent avec profusion leurs richesses ; et n’y voyant parestre que des objets d’estonnement, ou plutost de merveille, je me figurois d’estre au milieu de ce Temple d’Arcadie, où l’on avoit appliqué si subtilement un miroir, que de quelque costé qu’on se tournast, on n’y voyoit que des Dieux.

Mais il n’y a plus rien aujourdhuy, qui eschappe à la censure des Critiques. Ils treuvent des taches en des corps qui ne sont que pureté et que lumière ; et disent qu’ils demeurent insensibles aux passions de vostre Heros et de vostre Heroïne, pour ce que les feintes ne les touchent point, et qu’ils sçavent bien que ce Prince et cette Princesse, n’ont jamais esté en effet ailleurs que dans vostre imagination.

Mais auroient-ils deviné non plus que moy, que leur histoire n’est qu’un conte fait à plaisir, si vous ne les en eussiez advertis vous-mesme ? Et vous auroient-ils attaqué, si vous ne leur eussiez donné des armes pour vous combattre ? Je pense estre assez clairvoyant en cette matiere, mais je n’en fais pas le fin, vostre adresse m’a trompé ; oüy, Monsieur, la vray-semblance et la suitte inviolable de vos feintes aventures abuserent d’abord mon jugement. Je les croyois toutes veritables, et m’interessois à tous coups dans les passions de vos Personnages, dont jamais les actions ny les paroles ne démentent la condition. Tantost je vivois de leur esperance, tantost je mourois de leur crainte ; Et ce Prince imaginaire, dont vous faites votre Heros, me sembloit accomply, que si j’eusse esté le plus grand Roy de la terre, j’eusse bien voulu me changer avec luy, quand mesme il m’auroit demandé ma couronne de retour.

Cependant quelques-uns vous blasment de n’avoir pas traitté pour le Theatre un sujet historique ; et nous veulent faire accroire que vous avez eû peu de peine à reüssir en cet Art divin, qui forme mille differentes beautez, qui n’ont ny verité ny corps, et qui ne laissent pas toutefois d’estre prises pour de veritables merveilles de la Nature. Ils disent qu’il est plus aisé de suivre nos inclinations que celles d’autruy, et de nous faire des bornes de notre caprice, que d’en recevoir de l’Histoire ; que nous faisons naistre, quand nous voulons, des Alexandres, pour remettre Abdolonyme sur le Throsne de ses Peres ; et que travaillant ainsi sur une matière susceptible de toutes sortes d’impressions, nous pouvons donner a cette terre obeïssante telle figure qu’il nous plaist. Mais ils asseurent au contraire, que l’Histoire est comme un marbre, difficile a manier, et auquel il est besoin de donner adroitement un nombre infiny de coups de marteau, pour le mettre en œuvre ; au moins nous veulent-ils persuader qu’elle ne fait monstre que de Statuës tronquées par l’insolence des temps, à qui malaisément on peut rendre ce qui leur manque ; Que la dificulté de les restablir les rend illustres, et qu’on a plustost fait un nouveau miracle, qu’on n’a reparé leurs defauts. Que si d’aventure elle nous en fait voir quelqu’une, dont la rigueur des aages ait espargné les attraits, et qui soit encore en son entier, ils nous disent qu’elle est semblable à celle que fit autrefois Pigmalion, qui certainement estoit si belle, qu’il en devint amoureux, mais qui n’eût jamais eu pourtant ny d’ame ny de voix, si Jupiter mesme, pour perfectionner ce bel Ouvrage, ne luy eût inspiré la vie et la parole. Enfin, Monsieur, si nous les en voulons croire, il faut un Dieu pour achever ce qu’un Homme a commencé.

Ces raisons veritablement ont beaucoup d’apparence, mais peu de solidité ; ce sont vapeurs enflamées qu’ils nous veulent faire passer pour des Astres ; et si nous suivons ces Ardans, ils nous conduiront dans le precipice.

N’est-il pas vray qu’une belle Fable couste a l’esprit un nombre infiny de profondes meditations ? Que tout ce qu’il a de forces est trop foible, pour penetrer les obstacles qui s’opposent à son dessein, et qu’à moins que d’estre esclairé d’une lumiere purement celeste, il est malaisé qu’il se fasse jour dans les tenebres dont son imagination l’enveloppe ? Elle se forme mille desseins, et sans regle et sans suitte ; et si la Raison ne reprime ses saillies, il est d’elle comme de la Vigne, qui n’estant pas taillée jette du bois en confusion, et n’apporte d’ordinaire que de mauvais fruit.

Certes de toutes les choses du monde la plus difficile à mon advis, est d’inventer avec grace, ou de faire passer aux yeux des Sages, une feinte pour une vérité. L’or faux impose facilement à la veuë, mais malaisément à la coupelle ; Et les raisins de ce fameux Peintre de l’Antiquité, avoient bien la forme et la couleur des veritables, mais ils ne trompoient gueire que les oyseaux.

Quelle gloire merite donc, Monsieur, celuy qui comme vous, trompe si adroittement ses Auditeurs, qu’il leur fait passer des mensonges agreables pour des veritez historiques ? Certes après de si rares productions de vostre Esprit, je ne m’estonne plus si nos Peres ont dressé des Statuës aux Inventeurs des belles choses, ny s’ils les ont tenus pour des Dieux, ou du moins pour des personnes extraordinaires ; Mais je ne puis assez m’estonner de l’aveuglement de ces Esprits, qui se figurent qu’il y a moins de difficulté de mettre au jour ce qui n’est point, que d’adjouster à ce qui est déja fait : Il faut qu’ils confessent eux-mesmes, que l’Histoire est un excellent crayon, où la posture des personnages est déjà naturellement exprimée, si bien qu’il ne reste plus qu’à y donner le colory, pour en faire un admirable tableau.

Mais nous ne tirons pas ce secours des pieces que nous inventons : ce ne sont que formes sans formes, qu’espaces vuides, que nous devons remplir de choses qui ne sont point en l’estre des choses ; nostre esprit n’y treuve ny modelle, ny soustien : il s’appuye sur ses propres forces, et il est tout ensemble, et le Peintre et le Tableau de ses ouvrages ; Enfin il fait en soy-mesme ce que Dieu fit autresfois hors de soy ; Il donne l’estre à des merveilles qu’il appelle du neant, et tire de soy sans nul secours ce que sa raison debite à tous les hommes.

Est-il donc possible, Monsieur, que vos Censeurs se persuadent, qu’il n’y a presque ny peine, ny gloire à faire une chose qui nous égale en quelque sorte à la Toute-puissance ? Certes, il ne fut jamais de creance plus erronée que la leur : mais il ne s’en faut pas estonner ; l’Esprit a ses maladies comme le Corps, et la plus incurable de toutes est l’opinion. Toutefois s’ils desirent de sortir d’erreur, ils n’ont qu’à travailler à l’invention de quelque beau sujet de Theatre ; ils reconnoistront bien-tost la difficulté de l’Ouvrage par la foiblesse de l’Ouvrier. Ils broncheront à chaque pas, n’estans plus appuyer de l’Histoire ; et ces Anthées perdront l’haleine si tost qu’ils perdront la Terre. Alors ils quitteront leurs sentimens, pour prendre les miens, ou confesseront que LA BELLE ESCLAVE ne vous a pas cousté si peu comme ils se figurent. Les Chefs-d’œuvres ne se font pas facilement ; et je ne m’y connois point, ou jamais il n’en fut un plus achevé que celuy-cy. Mais employer des couleurs si sombres que les miennes à peindre en raccourcy dans une Lettre cette adorable Captive, c’est imiter les Astrologues, qui mesurent la Lune par l’ombre de la terre, et la terre par un poinct.

ACTEURS. §

  • Le Roy d’Alger.
  • La Reyne.
  • Alphonse, Prince de Sicile, Esclave.
  • Clarice, Princesse de Sicile, Esclave.
  • Haly, Capitaine du Palais.
  • Fernand, Gentilhomme Sicilien, Confident d’Alphonse.
  • Selim, domestique de Haly.
La Scene est en Alger.
[A1]

ACTE PREMIER. §

SCENE PREMIERE. §

ALPHONSE, FERNAND.

ALPHONSE.

Ha ! Laisse moy mourir.

FERNAND.

Que moy-mesmes je meure,
Si je souffre* qu’ainsy vous advanciez vostre heure :
Mais encore, Seigneur, qu’ay-je dit, pour vous voir
Tomber mort à mes pieds d’un coup de desepoir ? {p. 2}
5 Faut-il que la douleur triomphe d’un courage*,
Qu’on a veu triompher dans ces champs de carnage ;
Où croissent pesle-mesle et Cypres, et Lauriers,
Qui degouttent* du sang des plus fameux* Guerriers ?
Vous avez grand sujet de crainte et de tristesse,
10 Mais se desesperer est marque de foiblesse ;
Agissez d’un esprit et plus fort et plus doux,
Donnez loisir au Ciel* de travailler* pour vous ;
Ses rayons eternels dissiperont la nuë,
Par qui la Verité se cache à vostre veuë.

ALPHONSE.

15 Ne viens-tu pas icy pour me la descouvrir ?
Ne ferme plus ton cœur à qui tu dois l’ouvrir ;
N’est-il pas vray, Fernand, que quelque main barbare*
A massacré Clarice au milieu de Megare ?
Et qu’enfin elle est morte en ce fameux* sejour,
20 Où ses premiers regards ont salüé le jour ?
Helas ! Lors qu’on donnoit cette Ville au pillage,
Qu’à l’envy les Soldats la couvroient de carnage,
Qu’ils changeoient chasque ruë en un fleuve de sang
Et qu’ils ne respectoient âge, sexe, ni rang ;
25 L’auroient-ils espargnée, et seroit il possible
Que je pusse parer à ce coup si sensible* ?
En la faisant mourir, ces Cruels ont tranché
Le nœu qui me tenoit icy bas attaché ; {p. 3}
Elle est ensevelie en la perte commune ;
30 Mais malgré tes conseils je suivray sa fortune*.

FERNAND.

Sa fortune*, Seigneur, est encore à sçavoir.

ALPHONSE.

Ha ! Je n’espère pas de jamais la revoir.

FERNAND.

Il est vray qu’à Megare en vain je l’ay cherchée.

ALPHONSE.

Courons donc au tombeau, c’est là qu’elle est cachée.

FERNAND.

35 Ne précipitez point le cours de vostre sort*,
Attendez ;

ALPHONSE.

Je n’attens que le coup de la mort.
Tant qu’un reste d’espoir a consolé mon ame*,
Je me suis conservé, pour conserver la flame*
Dont j’ay caché l’esclat assez adroitement,
40 Pour estre creu son Frere, et non pas son Amant*.
Mais si toute esperance aujourdhuy m’est ravie*, {p. 4}
En perdant ma Maistresse* il faut perdre la vie ;
Et que sans differer les cendres du tombeau
De tous les feux* d’Amour estouffent le plus beau.

FERNAND.

45 Pourquoy devant le temps s’affliger de la sorte ?
Mourrés-vous sans sçavoir si vrayment elle est morte ?
Sur des doutes* enfin qui possible sont faux,
Devons-nous ressentir de veritables maux* ?
Il peut estre arrivé qu’une sanglante espée
50 D’une si belle vie ait la trame* coupée ;
Mais en produirez-vous un tesmoin asseuré ?
Le bien* qu’on croit perdu n’est souvent qu’esgaré ;
Qui sçait si de la mort ce beau corps est la proye ?
On ne le treuve point, quelque soin qu’on employe.
55 S’est-il avec son ame* envolé dans les Cieux ?
Ou s’il est sur la terre invisible à nos yeux ?
Elle est peut-estre au port à l’abry de l’orage,
Tandis qu’imprudemment vous courez au naufrage ;
Elle est encor vivante, et vous voulez mourir ;
60 Mais si vous perissez, on la verra perir.
He ! quoy pourroit-on bien l’empescher de vous suivre ?
Elle vous ayme trop pour jamais vous survivre.

ALPHONSE.

Puis-je de quelque espoir mes craintes adoucir ? {p. 5}

FERNAND.

Son destin* est douteux*, il s’en faut esclaircir.

ALPHONSE.

65 Depuis tantost deux mois que Megare est soûmise,
Que malgré mes efforts* des Barbares* l’ont prise,
Et qu’enfin sans Clarice ils m’ont conduit icy,
Le corps couvert de coups, l’esprit plein de soucy* ;
Je tente tous moyens pour en avoir nouvelles ;
70 Mais puis-je en recevoir qui ne me soient mortelles ?

FERNAND.

Le Ciel* l’aura peut estre assistée au besoin ;
Elle estoit son Chef-d’œuvre, il en aura pris soin.

ALPHONSE.

Le Ciel*, qui m’est contraire, et se rit de mes larmes,
L’auroit-il bien soustraitte à la fureur* des armes ?
75 Avant ton arrivée en ce bord estranger,
En ces barbares* lieux, en ces costes d’Alger,
La rigueur de son sort* ne m’étoit pas connuë,
Et pour m’en esclaircir j’attendois ta venuë :
Mais dés que je t’ay veu, ton geste et ta couleur* {p. 6}
80 Ne m’ont que trop appris ce funeste* mal-heur ;
Et je ne doute plus qu’une affreuse advanture*
Du lieu de son berceau n’ait fait sa sepulture.

FERNAND.

Seigneur, si j’en sçay rien, que le Ciel* en courrous
Me face un ennemy d’un Prince comme vous ;
85 J’arrive de Megare, où loin d’avoir la veuë
D’une jeune Beauté de tant d’attraits* pourveuë,
On ne voit plus qu’Objets* dont les yeux sont blessés,
Qu’hommes et bastimens pesle-mesle entassés ;
Ce n’est plus qu’un Chaos de matieres sans formes,
90 Où l’on a peint de sang mille crimes enormes* ;
Où mesme en la cherchant jusques parmy les morts,
Mes mains ont remüé des montagnes de corps.
J’ay par vostre ordre enfin avec assez d’adresse*
Visité ce sejour d’horreur* et de tristesse ;
95 Mais j’ay perdu mon temps, et j’en viens d’arriver,
Pour vous dire qu’en vain on tasche à l’y treuver ;
Elle est vivante ou morte ailleurs qu’en cette Ville,
Qui par son grand débris estonne* la Sicile ;
Et qui n’a plus enfin face que d’un cercueil,
100 Où de tous ses Palais est enterré l’orgueil.

ALPHONSE.

Qu’est-ce donc qu’en a fait le destin* de la Guerre ? {p. 7}
Est-elle dans la mer ? est-elle sur la terre ?
Il venoit un Navire où peut-estre flottoit
Le seul bien*, cher Fernand, qu’au monde il me restoit :
105 Il estoit tout chargé des Beautez les plus rares,
Qui tomberent jamais aux mains de ces Barbares*.
Mais un grand coup de vent contre un roc l’a poussé,
Et le roc l’a soudain en pieces fracassé :
Du Glaive ou de la Vague elle a senty l’injure*,
110 Et la terre ou la mer luy sert de sepulture.

FERNAND.

Un danger est bien grand, si la vertu* n’en sort,
Et par fois d’un escueil le Ciel* luy fait un port.
Cachez doncques toujours avec beaucoup d’adresse*,
Soubs le doux nom de Sœur cette belle Maistresse* ;
115 Autrement ce secret se descouvrant à tous,
Le Roy… mais il arrive.

SCENE DEUXIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, FERNAND.
{p. 8}

LE ROY.

Alphonse, approchez-vous,
Mais de quel nouveau mal* le trop sensible* outrage*
Vous a depuis tantost si changé de visage ?

ALPHONSE.

Pardonnez, grand Monarque, à ma juste douleur,
120 Je viens d’estre adverty de mon dernier mal-heur ;
Il ne me restoit plus dans ma Ville natale
Qu’une Sœur, que j’aymois d’une ardeur* sans esgale ;
On ne l’y treuve plus, et c’est mon sentiment,
Que le sein de la mer luy sert de monument*.

LE ROY.

125 Il est vray qu’un Vaisseau d’Esclaves nompareilles*,
Que mettoit la Sicile au rang de ses merveilles*,
A fait joug à l’orage, et qu’enfin les Nochers
N’ont sceu le garantir des bancs* et des rochers :
Quelques-unes pourtant du péril sont sauvées ; [B9]
130 Et sont mesme desja dans Alger arrivées.
Courez donc au Palais, et cherchez à loisir
Ce qui peut mettre fin à vostre desplaisir :
De toutes ces Beautez qui malgré leurs tristesses,
De la terre et du Ciel* font briller les richesses,
135 Et des plus Affligez charmeroient le soucy*,
Je ne veux reserver que celle que voicy.

SCENE TROISIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.

ALPHONSE.

Hé ! celle que voicy c’est ma Sœur elle-mesme.

CLARICE.

Que voy-je ? est-ce mon Frère ? ha ! ma joye est extréme ; 
Mais n’est-il pas perdu ? l’aurois-je retreuvé ?

ALPHONSE.

140 Hé ! qui vous a sauvée ? {p. 10}

CLARICE.

Hé ! qui vous a sauvé ?

ALPHONSE.

De mille biens*, grand Roy, je vous suis redevable,
Mais deussay-je passer pour un homme insatiable,
Et qui semble vouloir lasser votre bonté,
Je demande ma Sœur à vostre Majesté.

LE ROY.

145 Il n’est rien que de moy vous ne deviez attendre ;
Mais quant à vostre Sœur, pourrois-je vous la rendre ?
Des lettres de ma main m’ont engagé d’honneur*
A la faire conduire en pompe au grand Seigneur ;
Il ne m’écrit jamais, qu’il ne me sollicite
150 D’envoyer au Serrail quelque Beauté d’élite ;
La pitié de vos pleurs ne m’en peut dispenser,
Et frustrer son espoir ce seroit l’offenser.

CLARICE.

Dieu ! que viens-je d’entendre ? ha ! funeste* nouvelle ;
Ha ! mon Frere.

ALPHONSE.

Ha ! ma sœur.

CLARICE.

Ha ! surprise mortelle ;
155 Nouveau coup de Fortune*, et par qui ma vertu* {p. 11}
Voit malgré ses efforts* mon courage* abbatu.
A peine ma douleur, qui toute autre surpasse,
Me laisse assez de voix, pour vous demander grace*.

LE ROY.

J’ay donné ma parole, et ce que j’ay promis
160 On me le voit tenir, mesme à mes ennemis.
Mais quoy donc ? le Serrail n’a-t-il pas des merveilles*,
A ravir* en tout temps les yeux et les oreilles ?
Des bois et des jardins, que le froid des Hyvers
Ne despoüille jamais de leurs ombrages vers ?
165 Le chant de mille oyseaux, le bruit de cent fontaines,
Y seront aussi-tost le charme* de vos peines* ;
Et ce Roy qui peut tout ne vous y pourra voir,
Sans vous jetter soudain ce glorieux mouchoir,
Qui monstre que l’Amour allume dans son ame*
170 Les pressantes ardeurs* d’une nouvelle flame*.

CLARICE.

Combien d’autres Beautez prises dans vos liens, {p. 12}
Brillent-elles d’attraits* plus charmans que les miens,
Pour donner à son cœur une atteinte* amoureuse ?
Ha ! je suis la moins belle, et la plus mal-heureuse.

LE ROY.

175 Appellez-vous mal-heur l’honneur* d’aller ravir*
Un Roy que tant de Roys font gloire* de servir,
En combattant pour luy du Couchant à l’Aurore ?

CLARICE.

Appellez-vous honneur* ce qui nous deshonore ?
Et nous fait devenir par un crime odieux
180 Le mespris de la terre, et la haine des Cieux ?
Ha ! Sire, cét honneur*, est pire que la honte*,
Puis qu’il fait que de nous on ne tient plus de conte :
Et s’il faut ou mourir, ou m’en voir couronner,
Puissent mille Bourreaux mes destins* terminer :
185 En moy la Chasteté seroit donc violée ?
A d’infames* plaisirs je serois immolée* ?
Il faudroit contenter un amour vitieux ?
Il faudroit renier la Foy* de mes Ayeux ?
Il faudroit perdre enfin et mon corps et mon ame*,
190 Au milieu des ardeurs* d’une impudique flame* ?
Si la crainte ou l’espoir m’y faisoit consentir, {p. 13}
La terre s’ouvriroit afin de m’engloutir.

LE ROY.

Certes je ne sçay pas quelle nuict assez noire
Vous cache le chemin qui vous meine à la gloire* ;
195 Vous serez adorée*, et ce Prince indompté
Ne recevra des loix que de vostre beauté.

CLARICE.

Dieu, que cette beauté me sera cher venduë !
Et que j’aurois gagné, si je l’avois perduë !
Il faut que par un traict de générosité*
200 J’immole* mes attraits* à ma pudicité*,
Et qu’à l’effort* des ans j’oste enfin l’advantage
D’effacer les couleurs* qui peignent mon visage.
Si je ne viens à bout de me défigurer
A force de gémir, à force de pleurer,
205 Ma main, ma propre main secondant ma tristesse,
Arrachera ces fleurs qui parent ma jeunesse ;
Tost ou tard aussi bien cét éclat passera ;
Le Temps me l’a donné, le Temps me l’ostera.

ALPHONSE.

Monarque genereux*, la Pitié vous convie
210 A sauver de sa main ses beautez et sa vie.
Laissez-vous emporter au torrent de ses pleurs, {p. 14}
Ou noyez dans mon sang ma vie et mes douleurs.
Aussi bien desormais quel rang tiendray-je au monde ?
Moi qui traisne une vie en mal-heurs si feconde ;
215 Qui ne possede pas mesme la liberté,
A qui de tout bon-heur tout espoir est osté.
Je ne suis plus qu’un poids inutile à la terre,
Qu’un joüet de Fortune*, un rebut de la Guerre,
Qu’un mal-heureux Esclave, à qui rien aujourdhuy
220 Ne reste qu’une Sœur qu’on separe de luy.

LE ROY.

Je sçay qu’ayant cent fois triomphé des plus Braves*,
Vous avez esté mis au nombre des Esclaves ;
Mais à quoy se connoist vostre captivité ?
Vous estes, peu s’en faut, en pleine liberté ;
225 Et je vous ay laissé par honneur* vostre espée,
Quoy que du sang des miens elle ait esté trempée.
Quel Vainqueur cependant vous eut esté si doux,
Apres avoir receu tant d’outrages* de vous ?
Ayant osé vingt fois venir dans mes tranchées* ;
230 D’armes et de corps morts vous les avez jonchées :
Et tout autre que moy vous auroit fait sentir,
Que d’un bel acte mesme on se peut repentir.
Ne vous pleignez donc plus de vostre servitude,
Alphonse, elle n’a rien de honteux ny de rude ;
235 Et vous voir tant chery d’un Roy tel que je suis, {p. 15}
Devroit bien adoucir l’aigreur de vos ennuis*.

ALPHONSE.

Il est vrai que jamais Vainqueur n’aura la gloire*
D’avoir sceu mieux que vous user de la Victoire :
Mais pour moy, grand Monarque, ayez moins de douceur,
240 Et ne refusez* pas quelque grace* à ma Sœur ;
Le plus Clement* des Roys est-il sourd à sa plainte ?

LE ROY.

Qui n’en ressentiroit quelque sorte d’atteinte* ?
J’ay pitié de ses pleurs.

CLARICE.

Helas ! quelle raison
Vous fait donc à mon mal* refuser* guerison ?
245 Auriez-vous bien pour moy de ces pitiez cruelles,
Qui pleignent nos douleurs, et ne font rien pour elles ?
Leur donnent des souspirs, mais non pas du secours,
Et peuvent toutesfois en arrester le cours ?
Ne trompez point, grand Roy, l’attente que me donne
250 Vostre bonté qui luit plus que vostre Couronne ;
Qui tire à soy les cœurs par de nouveaux appas*,
Et fait plus de Captifs que n’en fait vostre bras.
Il n’est point d’affligez qu’enfin elle n’assiste.
Et nul d’auprès de vous ne s’en retourne triste ; {p. 16}
255 Puiseray-je du mal* d’une source de bien ?
Et pour moy la Pitié n’obtiendra-t’elle rien ?
La générosité* de vostre Ame* est trop grande,
Pour ne m’accorder pas le bien* que je demande ;
Et si pour mon mal-heur je m’en voy refuser*,
260 C’est le Ciel*, non pas vous, que j’en dois accuser ;
C’est le Ciel* qui se plaist à me voir miserable*,
Et qui seul à mes vœux vous rend inexorable.
Mais n’est-ce pas assez que le Glaive en fureur*
Ait fait de nostre Vile un spectacle d’horreur* ?
265 Renversé les Palais ? désolé* les Familles ?
Tüé jusqu’aux enfans ? enlevé tant de filles ?
Et qu’en un mesme jour la Guerre m’ait osté
Père, parens, amis, richesse, liberté ?
Helas ! ne rendez point mon destin* plus funeste*
270 Conservez mon honneur*, c’est tout ce qui me reste.

LE ROY.

J’en augmente l’esclat, je dissipe vos nuits,
Et l’espoir de regner doit calmer vos ennuis* :
Vous avez tant d’appas*, jeune et belle Princesse,
Que du Maistre des Roys vous deviendrés maistresse* ;
275 Il sera vostre Esclave, et peut-estre qu’un jour
L’Hymen achevera l’ouvrage de l’Amour.
Que ne devez-vous point attendre de ces charmes*,
Dont l’esclat brille mesme au travers de vos larmes ? {p. C17}
Un Royaume est petit, pour enfermer l’espoir
280 De qui se fait aymer si tost qu’il se fait voir.

CLARICE.

L’espace d’un cercueil enclost mon esperance ;
A la porter plus haut je voy peu d’apparance*,
Et je sçay trop combien de la Captivité
On conte de degrèz jusqu’à la Royauté.
285 Mais se peut-il jamais qu’un tel Prodige avienne,
Que le Prince des Turcs espouse une Chrestienne ?
Et dans Constantinople, au mépris de ses Loix,
Face ensemble briller le Croissant et la Croix ?

LE ROY.

Vous changerez de foy*, pour avoir son Empire.

CLARICE.

290 On me verra plustost marcher droit au Martyre,
Et plustost me coucher, sans crainte des douleurs,
Sur des charbons ardens, ainsi que sur des fleurs.

LE ROY.

Il est dans le Serrail mille Esprits de lumiere,
Qui sçauront dissiper vostre erreur si grossiere ;
295 Mais la Reine vous mande, et veut voir vos appas* :
Belle Esclave, allez donc la treuver de ce pas, {p. 18}
Et puis vous partirez, si les vents sont propices,
Pour aller au sejour de toutes les delices.

CLARICE.

Et puis je partiray pour aller à la mort :
300 Mais avant que j’en vienne à ce dernier effort*,
J’arracheray la vie à qui prendra licence*
De faire à mon honneur* la moindre violence.
Ouy, quand pour me contraindre à quelque lascheté*,
Je verrois devant moy le supplice appresté,
305 Je ne respecteray Sceptre ny Diadesme ;
J’ay vescu chastement, et je mourray de mesme.
Elle sort.

ALPHONSE.

Hé ! Sire, à ce discours ne connoissez-vous point
Quel excez de courage* à sa vertu* se joint ?
Ha ! si le grand Seigneur se porte à la contraindre,
310 Il verra qu’une fille est quelquefois à craindre ;
Et pourra justement un jour vous reprocher,
Que vos presens sont beaux, mais qu’ils coustent trop cher.

LE ROY.

Ne m’en parlez jamais, vous pourriez me desplaire,
Devenir importun, et mesme temeraire*,
315 Je vous le dis encore pour la derniere fois,
J’en veux faire un présent au plus puissant des Roys. {p. 19}
Le Roy sort.

ALPHONSE.

Que feray-je Fernand ?

FERNAND.

La seconde priere
Recouvre* quelquefois l’honneur* de la premiere ;
Ne vous desgoustez pas pour un premier rebut,
320 Et tirez tant de traits, que quelqu’un frappe au but.
Les Roys comme il leur plaist reglant nostre fortune*,
Sont semblables à Dieu, qui veut qu’on l’importune*.

ALPHONSE.

Accablé de douleur, desesperé, confus,
J’auray la honte* encor de souffrir* un refus :
325 Mais l’estat où je suis à tout me fait resoudre ;
Allons donc recevoir ce second coup de foudre.

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE SECOND. §

SCENE PREMIERE. §

CLARICE, HALY.
{p. 20}

HALY.

Que faites-vous, Madame, helas ! à quel dessein*
De tant de rudes coups plomber un si beau sein ?
Vous outrager ainsi par un effort* extréme,
330 C’est du tort qu’on vous fait vous vanger sur vous méme.
Mais si vous ne cessez d’offenser vos appas*,
Les fers*, fussiez-vous Reyne, arresteront vos bras.
Je dois respondre au Roy d’un si charmant visage ;
Madame, plaignés-vous, mais sans vous faire outrage.

CLARICE.

335 A qui faut-il me plaindre, ou demander secours ?
Les bontez de la Reine estoient mon seul recours ;
Mais vous mesme avez veu comme en oyant ma plainte, {p. 21}
Il sembloit que parfois elle fremist de crainte ;
Ma fortune* l’effroye ; et de peur de me voir,
340 Au devant de ses yeux elle a mis un mouchoir.

HALY.

Peut-estre a-t’elle mis ce mouchoir sur sa veuë,
Pour pleurer en secret la douleur qui vous tuë.

CLARICE.

Jugez donc de l’espoir qui reste à mes mal-heurs,
Si la Reine ne peut me donner que des pleurs.

HALY.

345 D’un excez de pitié ses pleurs prennent naissance.

CLARICE.

Non, non, j’ay vainement reclamé sa puissance ;
S’estendroit-elle bien jusqu’à me secourir ?
On pleure rarement le mal* qu’on peut guerir :
Le mien est sans remede, et l’on se fait accroire*
350 Qu’à me couvrir de honte* on aura de la gloire*.
C’en est fait, on s’en va me livrer malgré moy
A ce puissant Barbare*, à ce superbe* Roy,
Qui se fait appeler le Dompteur des Provinces,
Le Seigneur des Seigneurs, et le Prince des Princes ;
355 Mais perdant contre moy le tiltre de vainqueur, {p. 22}
Quand il auroit le monde, il n’auroit pas mon cœur.

HALY.

Ce discours monstre un cœur plus grand que son Empire ;
Mais Alphonse parest.

SCENE DEUXIEME. §

ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.

CLARICE.

Mais Alphonse souspire ;
Qui vous a si long-temps loin de moy retenu ?
360 Que vous a dit le Roy ? Qu’avez vous obtenu ?

ALPHONSE.

Ha ! cruelle demande.

CLARICE.

Ha ! response trop claire.

ALPHONSE.

Il faut mourir, ma Sœur. {p. 23}

CLARICE.

Hé bien, mourons, mon Frere.

ALPHONSE.

Un roc est plus esmeu par les vents et les flots,
Que le Roy par les cris, les pleurs, et les sanglots.

CLARICE.

365 Puis-je à tant de rigueur faire encor resistance ?
La Fortune* veut voir jusqu’où va ma constance* ;
Son desir curieux* sera bien-tost contant.

ALPHONSE.

Que la Fortune* monstre un visage inconstant !
Il n’est rien si fragile, et j’en fais bien l’espreuve,
370 Puis qu’ainsi je vous pers dés que je vous retreuve :
Que l’espoir en mon cœur meurt si tost qu’il est né,
Et qu’on m’oste un tresor dés qu’on me l’a donné.

CLARICE.

Il faut donc que je parte ?

ALPHONSE.

Ouy, sans nulle remise* ; {p. 24}
Le vouloir destourner d’une telle entreprise*,
375 C’est vouloir en son cours arrester un torrent,
Esteindre en sa fureur* un brasier devorant,
Et surmonter* enfin d’invincibles obstacles.

CLARICE.

Pour moy je ne sçay point faire tant de miracles,
Mais je sçay bien mourir.

ALPHONSE.

Que seroit vostre sort*,
380 Si de vostre vertu* le prix estoit la mort ?

CLARICE.

La Reine m’a promis de m’estre favorable,
Mais je crains qu’elle prie un Prince inexorable.

FERNAND.

Le Destin* quelquefois se plaist à decevoir*
La crainte des mortels, aussi bien que l’espoir ;
385 Je l’apperçoy venir, et lis en son visage
De quelque bon succez un asseuré presage.

SCENE TROISIEME. §

LA REYNE, ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.
{p. D25}

ALPHONSE.

Hé bien ! Madame, enfin faut-il vivre ou mourir ?

LA REYNE.

Avez-vous quelque mal* qu’on ne puisse guerir ?
Le plus cruel de tous a déjà son remede.

ALPHONSE.

390 Après tant de mal-heur que tant d’heur* me succede,
Toute autre qu’une Reine auroit beau m’en jurer,
Avant que sur sa foy* je m’en pûsse asseurer.
La raison me deffend de croire ce miracle,
Mais de la verité vostre bouche est l’Oracle,
395 Et ne demande rien qu’avecque tant d’appas*,
Qu’on ne peut l’escouter, et ne l’exaucer pas.

LA REYNE.

Je ne vous flate point d’une fausse nouvelle, {p. 26}
Vostre fortune* change, et devient moins cruelle,
Ce superbe* Palais d’où vous n’osiez partir,
400 N’est plus vostre prison, vous en pouvez sortir,
Et croire qu’à ce poinct le Roy vous favorise,
Qu’il rompt tous vos liens, et vous rend la franchise*.
Mais en vain vostre sœur tasche de le fléchir,
Il ne m’a point donné d’espoir de l’affranchir ;
405 Et devant que la nuit ait sa course bornée,
Je crains qu’elle ne parte.

CLARICE.

O dure destinée* !

ALPHONSE.

Helas ! me sauveray-je alors que je la pers ?
Et pourray-je estre libre, et la voir dans les fers* ?
Les siens plus que les miens me causent de martyre ;
410 J’ay deux maux* à guerir, on me laisse le pire.

CLARICE.

Le Roy n’est-il cruel que pour moy seulement ?

LA REYNE.

J’ay contre sa rigueur combatu vainement. {p. 27}

CLARICE.

Vous aviez quelque chose à surmonter* encore
De plus que sa rigueur.

LA REYNE.

Qu’est-ce donc ? je l’ignore.

CLARICE.

415 C’est mon malheur, Madame, il est grand, il est tel ;
Que le vaincre n’est pas l’ouvrage d’un mortel.
Vous avez combatu ce Monstre* épouventable,
Et vous l’auriez dompté, s’il n’estoit indomptable :
Mais pourquoy par vos soins ne sçaurois-je éviter
420 Le gouffre d’infamie, où l’on va me jetter ?
Souffrez* que loin d’icy sans bruit je sois conduite,
Et que je doive enfin mon honneur* à ma fuite.
Ha ! sauvez-moy, Madame, et me faites cacher
Dans le sein tenebreux de quelque affreux rocher.

LA REYNE.

425 Est-il contre les Roys des cavernes si sombres,
Qu’un seul de leurs regards n’en penetre les ombres ?
Ils ont pour voir par tout un nombre infiny d’yeux, {p. 28}
Et des bras assez longs, pour atteindre en tous lieux.
Par quel charme* nouveau seroit-il donc possible
430 De tromper tant d’Argus, sans se rendre invisible ?
Je ne puis à leurs soins vous cacher un moment,
Ny retarder l’effet de vostre partement*.

HALY.

Il n’est plus desormais d’obstacle qui l’empesche,
A l’heure que je parle on écrit la despesche*,
435 Et des plus belles fleurs on s’en va couronner
La superbe* Galere où l’on doit la mener.

CLARICE.

Ha ! qu’elle soit plustost de Cyprés couronnée,
Cette infame* Galere à ma mort destinée* ;
Puisse-t’elle, en fendant les humides sillons*,
440 Espreuver la fureur* de mille tourbillons ;
Que les vents et les flots à sa perte s’irritent,
L’eslevent dans le Ciel*, du Ciel* la precipitent ;
Et tombant sur un roc qui la brise en morceaux,
Puisse-t’elle avec moy s’abysmer dans les eaux.

LA REYNE.

445 Le Ciel* n’exauce point une injuste requeste.

CLARICE.

Le Ciel* m’a conservée au fort de la tempeste ; {p. 29}
Mais ne devois-je pas m’élancer dans les flots,
Plustost que d’implorer l’aide des Matelots ?
Ha ! si je n’eusse esté Princesse sans courage*,
450 J’eusse alors pris mon temps, couru droit au naufrage,
Et monstré qu’un grand cœur ayant bien combatu,
Fait gloire* d’immoler* sa vie à sa vertu*.

ALPHONSE.

O Ciel* ! si tu n’es sourd à de justes demandes,
Rends nos maux* plus petits, ou nos forces plus grandes.

HALY.

455 Tandis que vous pleurez, le temps passe, il est tard,
Et je dois travailler* aux apprests* du depart.

ALPHONSE.

Hé ! du moins permettez qu’en ce malheur extresme,
Je prenne congé d’elle, ou plustost de moy-mesme.

LA REYNE.

Nous vous en laisserons le funeste* loisir,
460 Et donnerons des pleurs à vostre déplaisir.
Haly, retirez-vous, sans les perdre de veüe.

SCENE QUATRIEME. §

ALPHONSE, CLARICE, FERNAND.
{p. 30}

ALPHONSE.

Ha ! malheureux depart.

CLARICE.

S’il vous blesse, il me tuë,
Au prix de mon destin* le vostre est-il pas doux ?
Vous ne perdez que moy.

ALPHONSE.

Qu’ay-je à perdre que vous ?

CLARICE.

465 Je vous perds, et de plus, ô perte sans seconde !
Je perds ce qui vaut mieux que moy, que tout le monde,
Enfin je perds l’honneur*.

ALPHONSE.

Moy l’esprit et les sens* ;
Mais qui resisteroit aux douleurs que je sens ? {p. 31}
Quoy, perdre de la sorte une sœur adorable ?

CLARICE.

470 Ha ! nommez-la plustost infame* et miserable*,
Et dans l’estat qu’elle est, au lieu de la loüer,
Commencez déjà mesme à la desavoüer*.

ALPHONSE.

Moy, je desavoürois* un Objet* que j’adore* ?

CLARICE.

Ha ! ne descouvrez point un secret qu’on ignore,
475 Dieu ! que diroit le Roy, s’il sçavoit qui je suis ?
Redoubleroit-il pas ma honte* et mes ennuis* ?
Et vous est-il si doux, qu’il vous seroit severe ?
Cachons-luy ma naissance, évitons sa colère,
Parlons bas.

ALPHONSE.

A quoy plus déguiser nostre cœur,
480 Sous ces noms empruntez et de frere et de sœur ?
Agissons franchement, il n’est plus temps de feindre,
Nous n’espérons plus rien, qu’avons-nous plus à craindre ?

CLARICE.

Rien, si ce n’est de vivre, et de ne pouvoir pas {p. 32}
Rachepter mon honneur* au prix de mon trespas.
485 Mon frere… mais helas ! si vous m’estiez si proche,
Qui de ma honte* un jour ne vous feroit reproche ?
C’est à vos déplaisirs quelque soulagement,
Que je ne vous sois sœur que de nom seulement.

ALPHONSE.

La fussiez-vous d’effet, Merveille* de nostre âge,
490 Vous ne m’estes pas tant, et m’estes davantage :
Le sang touche beaucoup, mais je fais assez voir,
Qu’Amour plus que Nature a sur nous de pouvoir ;
Les ennuis* d’un Amant* passent bien ceux d’un frere,
La perte d’une sœur à porter est legere,
495 Celle d’une Maistresse* accable de soucy*,
Et comme on vit pour elle, on meurt pour elle aussi.

CLARICE.

Non, non, ne mourez point, rien ne vous y convie :
Mais en vous exhortant de garder vostre vie,
Je sens bien que la mienne est preste à s’envoler,
500 Et je console enfin qui me doit consoler,
Est-il quelque malheur que le mien ne surmonte*,
Puis qu’il faut que je meure, ou vive avecque honte* ?

ALPHONSE.

Haly parest.
Ha ! plustost… mais Haly vient-il pas m’emporter [E33]
L’espoir de tous les biens* que je puis souhaiter ?
505 Hé de grace*, Seigneur, accordez-nous encore
Un moment à pleurer le mal* qui nous devore ;
N’éloignez pas si tost le frere de la sœur ;
Haly se retire.
Il rentre, et ce Barbare* a beaucoup de douceur :
Mais quelle cruauté pourroit estre endurcie,
510 Jusqu’à voir nos malheurs, sans en estre adoucie ?
Hélas ! que dois-je faire en si grand desespoir ?

CLARICE.

Il faut vivre, m’aimer, et cesser de me voir :
Mais j’espere aux ennuis* dont je suis affligée,
C’est par eux que déjà je suis toute changée,
515 Je ne me connois plus, et mes gemissemens
Vont troubler du Serrail tous les contentemens* ;
Enfin le grand Seigneur regardant mon visage,
Croira qu’on n’en a fait qu’une infidele image ;
Me verra sans désir, et mesme avec dédain,
520 Et touché de mes pleurs m’éloignera soudain.

ALPHONSE.

Dieu ! que malgré vos pleurs il vous treuvera belle,
Il bruslera d’abord d’une ardeur* criminelle,
Et s’il veut vous contraindre à le favoriser, {p. 34}
A ce torrent de feu* quelle digue opposer ?

CLARICE.

525 La Mort.

ALPHONSE.

Ha, d’un grand cœur grande et chaste pensée !

CLARICE.

Celle qui sçait mourir ne peut estre forcée.

ALPHONSE.

Ha ! vous ne mourrez point, non, je vous tireray
D’un si grand precipice, ou bien j’y periray :
Ouy, l’espée à la main j’iray sans nulle crainte,
530 Percer vos Conducteurs d’une mortelle atteinte*.

CLARICE.

Les pourrez-vous choquer* sans en estre abattu ?
Le nombre aura bien tost accablé la vertu*.

ALPHONSE.

Combatant devant vous, vostre seule presence
Me sera-t’elle pas un renfort de puissance ?
535 Pour combien de Guerriers contez-vous ces regards,
Dont vous m’animerez au milieu des hazards* ? {p. 35}
Ha ! je vous sauveray d’un si honteux naufrage.

CLARICE.

Hé comment ? sans la force à quoy sert le courage* ?
Mais Haly s’en revient.

SCENE CINQUIEME. §

ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.

ALPHONSE.

Quoy, déja nous quitter ?

HALY.

540 Diferer son malheur, ce n’est pas l’éviter :
Il faut partir Madame, et votre plainte est vaine ;

CLARICE.

Adieu mon frere, adieu, pour jamais on m’emmeine ;
On m’arrache de vous sans aucune pitié.

ALPHONSE.

On retranche de moy la plus belle moitié. {p. 36}

CLARICE.

545 Il faut que je vous laisse.

ALPHONSE.

Il faut donc que je meure.

CLARICE.

Voicy mon dernier jour.

ALPHONSE.

Voicy ma derniere heure.

CLARICE.

Au moins pensez à moy.

ALPHONSE.

Peut-on vous oublier ?
Peut-on rompre les nœux qui nous ont sceu lier ?
C’est vouloir separer le feu* d’avec la flame*,
550 L’ombre d’avec le corps, et l’esprit d’avec l’ame*,
Que vouloir separer ma sœur d’avecque moy.

CLARICE.

Prodige d’amitié*, seul comparable à soy ! {p. 37}
Encore un coup adieu, je ne puis plus rien dire :
Mais pourrois-je parler, à l’heure que j’expire ?

SCENE SIXIEME. §

ALPHONSE, FERNAND.

ALPHONSE.

555 Qu’un Barbare*, un Tyran tienne esclave un objet*
Dont tout le Monde entier devroit estre sujet !
Que la Vertu* soit mise entre les bras du Vice* ;
Ha Dieu ! quelle advanture ; ha Dieu ! quelle injustice.
De quelle foy* l’Esprit se peut-il remparer*,
560 Pour voir un tel desordre*, et n’en point murmurer ?
Je pardonne à qui croit qu’en toute la Nature,
Il ne se treuve rien qui n’aille à l’advanture.
Que l’eternel Autheur de la Terre et des Cieux,
Ne les daigne éclairer d’un regard de ses yeux,
565 Et que le Monde enfin n’est qu’un Vaisseau qui flote,
Et parmy les éceuils voit dormir son Pilote. {p. 38}
Mais, ô mon cher Fernand ! vien tost me seconder :
Pour sauver ce qu’on aime on doit tout hazarder.
Je voy bien le peril, mais je brûle d’envie,
570 Ou de l’en retirer, ou d’y laisser la vie ;
J’ay fait quelques Amis, courons les amasser,
Sçachons par quel endroit on la fera passer,
Et pressons de si prés tous ceux qui la conduisent,
Qu’à nous l’abandonner nos armes les réduisent.

FERNAND.

575 Mais quand bien aujourdhuy vos efforts* plus qu’humains
Auront sceu la tirer de leurs barbares* mains,
Où la cacherez-vous, qu’elle ne soit treuvée ?
Vous la perdrez soudain que vous l’aurez sauvée ;
Vous vous perdrez vous-mesmes, et perdrez vos amis,
580 Tel acte impunement ne s’est jamais commis.

ALPHONSE.

Tu me refuses* donc ? ha ! c’est un témoignage
De peu d’affection*, ou de peu de courage*.

FERNAND.

Allez où vous voudrez, et deussay-je y perir,
Les armes à la main on m’y verra courir.
585 Mais quel autre que moy vous ozant faire escorte*,
A l’oster du peril vous prestera main forte ? {p. 39}
Où sont ceux qui pour vous feront un si beau coup ?
Vous imaginez-vous d’en rencontrer beaucoup ?
Ne vous repaissez point d’un espoir chimerique,
590 La Franchise* n’est pas une vertu* d’Afrique,
Les Mores pour tromper font joüer cent ressorts,
Et ne sont pas moins noirs de l’ame* que du corps.
Ne vous y fiez pas, leur amitié* fardée
Sur leur propre interest d’ordinaire est fondée ;
595 Et par l’espoir du gain foulant aux pieds leur foy*,
Ils iront découvrir vostre entreprise* au Roy.

ALPHONSE.

Que feray-je ? il faut donc… mais quelle barbarie !

FERNAND.

Comme en se promenant il entre en resverie* !
Et cherche en son esprit quelque effort* genereux*,
600 Pour retirer sa sœur d’un pas si dangereux.

ALPHONSE.

Enfin, cher Confident, le Ciel* mesme m’inspire
Un moyen d’arriver au bonheur où j’aspire,
Je cours faire un effort*, pour obtenir du Roy
Que Clarice aujourdhuy ne parte point sans moy,
605 Que je sois du voyage, et soûpire avec elle
Jusqu’à tant qu’elle arrive où son malheur l’appelle ; {p. 40}
Peut-estre par mes pleurs le pourray-je gaigner ;
De son consentement j’iray l’accompagner,
Et si ton bras alors vaillamment me seconde,
610 J’espere de sauver tout ce que j’aime au monde.

FERNAND.

Hé comment ?

ALPHONSE.

Les Forçats* de ce vaisseau fatal,
Où se doit embarquer tout mon bien et mon mal*,
Sont presque tous Chrestiens, sont de Sicile mesme,
Ils presteront l’oreille à nostre stratagéme* ;
615 Et nous n’en aurons pas destaché quelques-uns,
Qu’ils feront avec nous des efforts* non communs.
Ouy, leurs chaines, Fernand, ne seront pas coupées,
Que nous voyant tirer nos trenchantes espées,
A terrasser leurs Chefs ils nous seconderont,
620 Et de leurs propres fers* ils les assommeront :
Après, nous aurons peu de cœur et d’industrie*,
Si nous n’allons revoir nostre chere patrie ;
Ce moyen est estrange*, et te semble d’abord
Venir d’un insensé qui mesprise* la mort.
625 Mais n’est-ce pas ainsi qu’il faut que j’y procede ?
Il ne reste à mes maux* que ce sanglant remede.

FERNAND.

Mais… [F41]

ALPHONSE.

Ha ! ne me dis rien.

FERNAND.

Nous y demeurerons,
Il y faudra mourir.

ALPHONSE.

Hé bien, nous y mourrons.

FIN DU SECOND ACTE.

ACTE TROISIEME. §

SCENE PREMIERE. §

LE ROY, LA REYNE.
{p. 42}

LA REYNE.

Ouy, se disant adieu tous deux versoient des larmes,
630 Qui de la rigueur mesme arracheroient les armes :
J’ay senty tous les traits dont ils estoient blessez ;
J’ay meslé quelques pleurs à ceux qu’ils ont versez ;
Et d’un cuisant regret je sens mon ame* atteinte
De n’avoir pû finir le sujet de leur plainte,
635 Ny dans vostre pitié sceu rencontrer de quoy
M’acquitter dignement de ce que je leur doy.

LE ROY.

Hé ! que leur devez-vous ?

LA REYNE.

Leur dois-je pas mon frère ?
Alphonse pouvait perdre une teste si chere ; {p. 43}
Et l’ayant en ses mains, il n’a tenu qu’à luy
640 De me donner sujet d’un eternel ennuy*.

LE ROY.

Je scay qu’à la première et sanglante sortie,
Qu’il fit hors des rempars de sa ville investie,
Vostre frere avec luy disputant le laurier,
Tomba soubs les efforts* de ce fameux* Guerrier,
645 Qui respectant en luy mon royal Diadesme,
Au lieu de l’achever le releva luy-mesme ;
Qu’à le faire guerir ses soins il employa,
Et qu’apres sans rançon il nous le renvoya ;
Mais dés que ma valeur justement animée,
650 M’eut fait dans cette ville entrer à main armée,
Ce que vous luy deviez luy fut-il pas rendu ?
Ne le sauvay-je pas ? n’estoit-il pas perdu,
Si voyant tout son corps n’estre qu’une blessure,
Je n’eusse fait agir et l’Art et la Nature ?
655 Il a par un excés de generosité*,
A ce jeune Heros rendu la liberté,
La sienne estoit aux fers*, je l’en ay degagée ;
De quoy luy pouvez-vous estre encore obligée ?
Mais le voicy luy-mesme ; ô Dieu qu’il est changé !
660 Se verra-t’il jamais esprit plus affligé ?

SCENE DEUXIEME. §

LE ROY, LA REYNE, ALPHONSE, FERNAND.
{p. 44}

ALPHONSE.

Grand Roy, puisque mes vœux, mes soûpirs, et mes larmes
Pour obtenir ma Sœur sont de trop foibles armes,
Et que vostre dessein*, qui me tient lieu de loy,
Est qu’eternellement on l’esloigne de moy,
665 Ne me refusez* pas le funeste* advantage,
Qu’au moins je l’accompagne en ce triste voyage,
Afin de la remettre, et de la consoler,
D’un malheur, dont ses pleurs ne cessent de parler.

LE ROY.

A quoy vous serviroit de partir avec Elle,
670 Qu’à rendre sa douleur encore plus cruelle ?
Laissez-la donc aller où la Gloire* l’attend,
Et luy disant adieu, monstrez vous plus constant*.
Elle ne peut pretendre à plus haute fortune*,
Et la vostre bien tost ne sera pas commune :
675 Je vous ayme, et des fruicts de mon affection*
Vous ferez un remede à vostre affliction*. {p. 45}

ALPHONSE.

Rendez-vous le vainqueur de la terre et de l’onde,
Et me donnez, grand Roy, tous les tresors du monde ;
Avec tout ce qu’il a de gloire* et de douceur,
680 Vous ne me donnez rien, si vous m’ostez ma Sœur.

LE ROY.

Contez-vous donc pour rien le don de la franchise* ?

ALPHONSE.

Pour elle quelques-fois les Sceptres on mesprise*,
Et telle est sa valeur que les plus grands esprits
Ont fait voir que la vie estoit de moindre prix ;
685 J’ay long-temps contre vous la mienne deffenduë,
En l’estimant beaucoup je l’ay beaucoup venduë ;
Mais vous m’avez rendu ce tresor precieux,
Sans qui tous les plaisirs nous semblent ennuyeux ;
Et mon cœur n’auroit pas un seul souhait à faire,
690 Si celle de ma Sœur n’estoit plus tributaire.
Mais pensez-vous m’oster tout entier des liens,
Si vos bontez, grand Roy, ne rompent tous les siens ?
Vous y laissez de moy la meilleure partie,
Mon cœur n’en peut sortir qu’elle n’en soit sortie ;
695 Et ne voulant ainsi me guerir qu’à moitié
Qu’est-ce prendre de moy qu’une foible pitié ?
Vous couppez seulement un des bouts de ma chaisne, {p. 46}
Vous soulagez le corps, laissant l’ame* à la gesne* ;
Et cét heureux malheur fait qu’un pied sur le bord,
700 Et l’autre dans la mer, je finiray mon sort*.

LE ROY.

A quelques sentimens que la Nature oblige,
Se peut-il qu’une sœur jusques là vous afflige ?
Quels transports sont pareils à ceux où je vous voy ?
Puis-je avec liberté dire ce que j’en croy ?
705 Rien ne ressemble mieux à l’amour qui nous presse,
Pour les divins appas* d’une jeune Maistresse*,
Que l’ardente amitié* qu’Alphonse a pour sa sœur.

ALPHONSE.

Hé ! bien, Sire, il est vray, je vous ouvre mon cœur,
Ma Maistresse* est Clarice, et Clarice est trop belle,
710 Pour ne confesser pas que je brusle pour elle ;
Et que depuis cinq ans mes vœux et mes travaux*
Disputent sa conqueste à cent fameux* Rivaux ;
L’amour ayant enfin conclu nostre Hymenée,
Alloit en celebrer l’agreable journée,
715 Et nous joindre elle et moy de ce lien si fort,
Qu’il ne se rompt jamais, si ce n’est par la mort ;
Ce n’estoient plus que jeux, que musique et que danse :
Mais, ô foibles projets de l’humaine prudence !
La Guerre est arrivée, et l’orage a destruit, {p. 47}
720 Ce qu’un Printemps de fleurs nous promettoit de fruit.
Voyant doncque Megare à deux doits de sa perte,
Déja par le canon en mille endroits ouverte,
Nous convinsmes tous deux de nous nommer ainsi,
Afin que si le Sort* nous conduisoit icy,
725 Nous pûssions nous parler avec plus de franchise*,
Si quelque liberté nous en estoit permise.
De plus, nous avons crû que votre Majesté
La traitteroit peut-estre avec indignité,
Si ces noms supposez et de sœur et de frere
730 Ne vous cachoient qu’Alcandre avoit esté son pere.
Alcandre qui jamais n’eut d’esprit ny de mains,
Que pour les employer contre les Africains ;
Mais puisque c’en est fait, et qu’il faut qu’à cette heure
La Tombe ou le Serrail luy serve de demeure,
735 Je vous dy de quel lieu cette Merveille* sort,
A dessein* de sauver son honneur* par sa mort.
Vangez-vous, vangez-vous du Pere sur la fille,
Et par elle achevez de perdre la Famille.

LE ROY.

Il est vray que ce Prince a porté sans raison,
740 Une mortelle hayne à toute ma maison ;
Mais quand si fierement un si grand chef-d’armée
S’en vint pour secourir vostre Ville affamée,
Par moy-mesme ses jours se virent terminer, {p. 48}
Et je veux à sa mort ma vangeance borner ;
745 Sa fille est innocente, il estoit seul coupable,
Et ne m’auroit pas fait une grace* semblable.
Mais me laissant tromper aux clartez d’un faux jour,
Comment pour l’amitié* prenois-je ainsi l’amour ?

LA REYNE.

Ha ! Seigneur, à ce coup est-il quelque justice
750 Qui puisse separer Alphonse de Clarice ?
Si les liens du sang sont par tout reverez,
Les liens de l’amour doivent estre adorez*.
C’est par eux que le Ciel* s’unit avec la terre,
Qui les rompt sans subjet doit craindre le tonnerre.
755 Mais le tonnerre encor est doux pour les rigueurs,
Qui separent deux corps dont l’amour joint les cœurs.

LE ROY.

Je n’en mentiray point, je plains leur advanture,
Et j’offense à regret une flame* si pure ;
Je respecte l’amour, et leur des-union
760 Passe pour barbarie en mon opinion ;
Cependant ç’en est fait, me pourrois-je desdire,
De donner au Sultan, dont je tiens mon Empire,
Cette Beauté parfaite et de corps et d’esprit,
Quand je m’y suis moy-mesme engagé par escrit ?

LA REYNE.

765 Mais avez-vous enclos son portrait dans la lettre ? [G49]
En liberté, Seigneur, vous pouvez la remettre.
Il ne la connoist point, et quelqu’autre Beauté
Pourra vous rendre quitte envers sa Majesté.
Mais n’est-ce point trop peu que d’une seule Esclave,
770 Pour les jeunes desirs d’un Monarque si brave* ?
Faites, faites, Seigneur, quelque chose aujourd’huy,
Qui soit ensemble digne, et de vous, et de luy :
Remplissez son Serrail de toutes vos Captives ;
Leur teint est éclatant des couleurs* les plus vives,
775 Il n’est rien de si rare, il n’est rien de si beau,
Et ce don parestra magnifique et nouveau.
Mais mandez luy qu’au lieu d’une de ces Merveilles*,
Qui brillent a l’envy de lumieres pareilles,
Vous luy faites present de toutes à la fois,
780 Ayant eu quelque peur de vous tromper au choix.

LE ROY.

Mais…

LA REYNE.

Quoy, sur ce sujet vostre esprit delibere ?
Luy donnerez-vous pas beaucoup plus qu’il n’espere ?

ALPHONSE.

Grand Roy, suivez l’advis d’une Divinité. {p. 50}

LA REYNE.

Ha ! je voy bien qu’Alphonse émeut vostre bonté ;
785 Vos yeux sont à parler plus prompts que vostre bouche,
Et me disent déjà que sa douleur vous touche :
Mais, pouvez-vous, Seigneur, si vrayment vous m’aimez,
Estre de glace au feu* dont ils sont allumez ?
Et rompre sans pitié ces beaux liens de flames*,
790 Qui font si doucement l’union de leurs ames* ?
Ha ! vous n’eustes jamais sentiment amoureux,
Si d’un amour si saint vous violez les nœux.
On y doit moins toucher qu’à ceux des Hymenées,
Que forme dans le Ciel* la main des Destinées ;
795 Accordez-donc leur grace* à mes justes souhaits,
Et mon frere verra tous les siens satisfaits :
Il n’a jamais en vain vos bontez reclamées ;
Et s’il n’estoit encor à revoir vos Armées,
Il s’en viendroit pour eux vous prier à genous
800 Par ce sang qu’à Megare il a versé pour vous.
Alphonse l’a comblé de faveurs sans mesure ;
Vous les pouvez pourtant payer avec usure.

LE ROY.

Vous me rendez confus, vos charmes*, vos raisons {p. 51}
Peuvent servir de clefs à toutes les prisons ;
805 Vous le voulez, Madame, hé bien, je la delivre.

ALPHONSE.

Elle est morte, autant vaut, vous la ferez revivre ;
Mais je cours, ou plustost je vole l’avertir
Que d’un si grand peril vous l’avez fait sortir.

LA REYNE.

Je crains dans le bon-heur que le Ciel* vous envoye,
810 Qu’en la voyant trop tost vous ne mouriez de joye ;
Moderez donc un peu ces violens desirs,
Pour revoir sans danger l’objet* de vos plaisirs ;
Quelqu’autre l’instruira de tout ce qui se passe,
Et cependant au Roy vous pourrez rendre grace*.
Le Reine sort.

ALPHONSE.

815 Déja de tant de biens* vous m’avez sceu combler,
Que ce dernier tout seul suffit pour m’accabler ;
Mais ayant soûtenu le siege de Megare,
Me pouvois-je promettre une faveur si rare ?
Me recompensez-vous au lieu de me punir,
820 De quoy vingt mois entiers j’ay bien osé tenir ?
Et se peut-il enfin qu’un effort* temeraire* {p. 52}
Attire vostre estime, et non vostre colere ?
Ce miracle m’estonne*, et la Posterité
Le tiendra quelque jour pour un conte inventé.
825 Qui ne sçait cependant qu’à grands coups de tonnerre
Ayant jetté nos murs et nos peuples par terre,
Vous avez fait chercher en ces lieux pleins d’horreur*,
Où m’avoit emporté ce torrent de fureur*,
Et que m’ayant treuvé tout sanglant sur la poudre,
830 Tout noir et tout brisé de cent éclats de foudre,
Couché parmy les morts, froid et défiguré,
Par vos soins genereux* on m’en a retiré ;
Et qu’abaissant pour moy vostre grandeur suprême,
Vous avez bien daigné me visiter vous-mesme ;
835 Et me donner des pleurs, qui sembloient reservez
A ceux dont mon espée a les jours achevez ;
Qui donc vous fut jamais plus que moy redevable ?
Seray-je pas contraint de mourir insolvable ?
Certes, quoy que je face, il est visible à tous,
840 Que rien ne peut jamais m’acquitter envers vous.

LE ROY.

Alphonse en me loüant m’apprend bien que la gloire*
Est le fruit le plus doux qu’apporte la Victoire ;
Ce qui m’a fait pourtant si puissamment armer,
N’est point un vain desir de me faire estimer,
845 D’agrandir ma fortune*, et la voir enrichie {p. 53}
Par le fameux* débris de quelque Monarchie ;
Je fuis l’Ambition, ce monstre* factieux*,
Qui, s’il avoit la Terre, écheleroit les Cieux,
Qui ne sçauroit souffrir*, ny Compagnon, ny Maistre,
850 Qui jamais ne vieillit, et ne cesse de crestre ;
Aussi ne m’a-t’on veu sur la terre et les eaux
Mettre un nombre infiny d’hommes et de vaisseaux,
Que pour tirer raison de vostre injuste Prince,
Qui nouveau Conquerant envahit ma Province ;
855 Et m’a déjà surpris* des villes et des forts,
Où sa main a couvert la campagne de morts.
Il n’est rien de pareil aux peines* qu’il se donne,
A dessein* d’entasser couronne sur couronne ;
Mais je treuve la mienne assez lourde à porter,
860 Sans y vouloir encor des brillans adjouster ;
Et si j’ay mis à sac sa Ville capitale,
C’est afin qu’à l’affront la vengeance s’égale,
Et que nous le forçions d’esteindre le flambeau,
Dont la guerre conduit nos peuples au tombeau.
865 Un Sceptre sans la Paix vaut moins qu’une houlette ;
Elle est l’unique bien* qu’au monde je souhaitte ;
Mais qui vous jette, Alphonse, au trouble* où je vous voy ?

ALPHONSE.

Je frissonne de crainte, et je ne sçay pourquoy ;
Mais que le juste Ciel* rende vain le presage, {p. 54}
870 Qui fait trembler mon cœur, et paslir mon visage.
Haly tout effrayé vers vous dresse ses pas,
Qu’a-t’il fait de Clarice ? il ne l’ameine pas.

SCENE TROISIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, HALY, FERNAND.

HALY.

Sire, je suis coupable, et j’apporte ma teste ;
Au supplice mortel la voicy toute preste.
875 Clarice estoit un bien* qu’il falloit conserver ;
Mais pouvais-je prevoir ce qui vient d’arriver ?

ALPHONSE.

Dieu ! je tremble d’effroy*.

HALY.

Furieuse*, insensée,
D’une haute fenestre elle s’est eslancée
Au milieu d’un abysme, où la rage des flots,
880 Abboyant* aux rochers fait peur aux Matelots, {p. 55}
Et ce mot de sa main vous rendra manifeste
La cause d’une mort si prompte et si funeste*.

ALPHONSE.

Helas !

LE ROY.

Vostre malheur ne peut estre assez plaint ;
Mais lisons ce billet, où son sort* est dépeint,
885 Mille troubles* me font la guerre,
Et je me jette dans les flots,
Afin d’y treuver le repos,
Qu’en vain je cherche sur la terre ;
La crainte d’estre au grand Seigneur,
890 A mourir ainsi me convie ;
Je tiens la perte de la vie
Moindre que celle de l’honneur*.

ALPHONSE.

Ha ! je m’en doutois bien qu’elle auroit le courage*
D’éviter par la mort un infame* servage ;
895 Voila son escriture, il n’en faut plus douter.

LE ROY.

Dans un trouble* si grand deviez-vous la quitter ? {p. 56}
Vous l’aviez en vos mains, treuvez-la morte ou vive,
Mais je crains que bien tost Alphonse ne la suive :
Fernand prenez-en soin, il est au desepoir,
900 Et dans ce triste estat je ne sçaurois le voir.

SCENE QUATRIEME. §

ALPHONSE, FERNAND.

ALPHONSE.

Elle a donc de ses jours terminé la carriere*,
Et les flots ont esteint mon unique lumiere :
J’avois pour la sauver fait un heureux effort*,
Et cette infortunée a fait naufrage au port ?
905 Dois je vivre un moment après cette avanture* ?
Allons où tost ou tard nous conduit la Nature,
Et rendons luy ce corps qu’elle nous a donné,
Ce corps qui porte un cœur à tous maux* destiné.

FERNAND.

Armez-vous de constance*.

ALPHONSE.

Ha ! conseil qui me tuë,
910 A quoy sert de s’armer, quand la playe est receuë ? [H57]

FERNAND.

Quiconque est animé d’une haute vertu*,
Se releve aussi-tost qu’il se treuve abbatu ;
Fait force à la Nature, et d’un courage* extréme,
Sçait vaincre son vainqueur, s’estant vaincu soy-méme.

ALPHONSE.

915 Aussi me veux-je vaincre, en me faisant mourir.

FERNAND.

Quoy, pour aller au port au naufrage courir ?
Pleurer, si ce remede à vos maux* est utile,
Mais espargnez des jours si chers à la Sicile.

ALPHONSE.

Crois-tu donc que je sois de ces lasches Amans*,
920 Qui font ouyr par tout de vains gemissemens ;
Et n’osant par la mort terminer leurs tristesses,
La honte* sur le front survivent leurs Maistresses* ?
La mienne a bien monstré par ce coup genereux*,
Quel chemin meine au port les Amans* malheureux.
925 J’iray la retreuver, moy qui suis de ce nombre, {p. 58}
Et joindray pour jamais mon ombre avec son ombre.

FERNAND.

Faire contre vous-mesme un effort* inhumain !
Mourez, s’il faut mourir, mais non de vostre main ;
Imitez vostre Père ; et comme ce grand Prince,
930 Qui versa tant de fois son sang pour la Province ;
Mourez sur une bréche*, et qu’un coup de canon
Face voler au Ciel* vostre ame*, et vostre nom.

ALPHONSE.

Pleust au Ciel* que mon nom fust encore à connestre,
Que jamais aux combats on ne m’eust veu parestre,
935 Et que le desespoir, qui va borner mes jours,
N’eust pas si tost des siens precipité le cours.
Encore si sa mort eût esté naturelle,
Les exemples rendroient ma douleur moins cruelle.
Les objets* les plus beaux ont le plus court destin*,
940 Et nous voyons des fleurs ne durer qu’un matin :
Mais elle a prevenu* le coup des Destinées,
Esteignant le beau feu* de ses jeunes années,
Et donnant aux poissons un corps à devorer,
Que sans idolatrie on pouvoit adorer*.

FERNAND.

945 Cette belle Insensée a mis fin à sa vie,
Ignorant le bon-heur dont elle estoit suivie. {p. 59}

ALPHONSE.

O tragique ignorance ! et qui fait qu’au moment
Qu’on la tire des fers*, elle entre au monument* ;
Mais, c’est trop, malheureux, demeurer dans le monde ;
950 Va donc la retreuver aux abysmes de l’onde,
Et fais par ton trespas ton amour éclater.

FERNAND.

Suivons-le promptement, il pourroit s’y jetter.

FIN DU TROISIEME ACTE.

ACTE QUATRIEME. §

SCENE PREMIERE. §

ALPHONSE, FERNAND.

FERNAND.

Où dois-je encore aller ? prenons un peu d’haleine, {p. 60}
Mon cœur tout halletant ne respire qu’à peine ;
955 Mais je pense qu’aussi ce bois n’a point de lieux,
Où ne se soient portez, ou mes pieds, ou mes yeux ;
C’est fait d’un si grand Prince, une rage insensée
De ses mal-heureux jours a la fin advancée ;
La douleur l’a vaincu, les Destins* ont permis
960 Qu’elle seule ait plus fait que tous ses ennemis.
Mais le Ciel* qui prend soin des vertus* de la terre,
L’a-t’il donc garanty des fureurs* de la guerre,
De tant d’hommes armez et de flame* et de fer,
Pour le donner en proye aux monstres* de la mer ?
965 Il n’est plus sur la terre, une mesme tourmente
A jetté dans les flots et l’Amant* et l’Amante* : {p. 61}
O perte que mes yeux ne sçauroient trop pleurer !
Et que jamais aussi je ne puis reparer.
Mais que vois-je, hé ! mon Prince, est-ce vous ou vostre ombre ?
970 N’avez-vous point des morts accreu le triste nombre,
Et suivy dans les flots ce qui vous fut si cher ?

ALPHONSE.

Ce n’est plus dans les flots que je la doy chercher,
Cette Beauté naissante est encor sur la terre,
Et qui me la retient est digne du tonnerre,
975 Mais sçache que le Ciel* de tant d’Astres* ne luit,
Que pour mieux esclairer les crimes de la nuit ;
Et que ceux de Haly, couverts de tant de voiles,
Viennent de m’apparoistre aux clartez des Estoilles.
Ouy, ces feux* eternels m’ont retiré d’erreur,
980 Et remply tous les sens* de merveille* et d’horreur* ;
Mais doit-on s’estonner* de sa noire pratique ?
Il se voit tous les jours des Monstres* en Affrique.

FERNAND.

Haly retient Clarice, Haly trompe son Roy,
Vole un dépost* illustre, et commis à sa foy* !

ALPHONSE.

985 Cét Astre* de mon cœur roule encor sa carriere*,
Et j’en viens d’entrevoir la brillante lumiere ; {p. 62}
Ne me demande point en quel lieu, ny comment ;
A peine ay-je loisir de parler un moment.
La Reyne est à sçavoir cette estrange* imposture,
990 Et je cours luy conter quelle est mon avanture* :
Mais vois-je pas le Traistre ? il faut…

FERNAND.

Tout beau, Seigneur,
Mesnagez prudemment un si rare bonheur :
Suivez vostre dessein*.

SCENE DEUXIEME. §

HALY, SELIM.

HALY.

D’où vient donc sa furie* ?
Est-ce à moy qu’il en veut ? sçait-il ma tromperie* ?
995 Pour en tirer raison vouloit-il m’aborder ?
Je ne sçay là-dessus que me persuader*.
Mais, ô nouvel objet* qui redouble ma peine* !
Selim, mon cher Selim, qui si tost te rameine ?
Qui te rend si tremblant, et te trouble si fort {p. 63}
1000 Tu sembles interdit, et presque à demy mort.
Sommes-nous découverts ?

SELIM.

Ha ! j’en ay quelque doute* :
Mais gardons qu’en ce lieu quelqu’un ne nous écoute.

HALY.

Qui peut m’avoir trahy ? nul ne sçait mon amour.

SELIM.

Les Astres* de la nuict ont mis le crime au jour.

HALY.

1005 Ce discours est obscur, et j’en attens la suitte ;
Mais Clarice en lieu seur n’est-elle pas conduitte ?

SELIM.

Non.

HALY.

Commandes-tu pas à ces petits vaisseaux,
Qui sont prests à toute heure à voguer sur les eaux ?
Tu pouvois bien commettre à la foy* de Neptune,
1010 La Beauté dont dépend ma vie, et ma fortune*.

SELIM.

De vostre appartement vous n’estiez pas sorty, {p. 64}
Que j’en suis en cachete avec elle party ;
Mais par quelques sentiers connûs de peu de monde,
Comme je la menois pour l’embarquer sur l’onde,
1015 J’ay de loin entreveu parmy l’obscurité
Le port noircy de peuple, et brillant de clarté ;
Differens sons de voix ont frappé mon ouye,
L’éclat de cent flambeaux a ma veüe éblouye ;
Et la peur de me voir surpris* et reconnû
1020 De passer plus avant m’a soudain retenu ;
J’ay ramené Clarice.

HALY.

Ainsi ce grand courage*,
Qui n’aime que le sang, le meurtre, et le carnage,
Et n’a pour me servir jamais rien redouté,
A rebroussé chemin, et s’est épouvanté ;
1025 Mais nos sens* sont trompeurs, et peut-estre la crainte,
Qui souvent pour l’effet nous fait prendre la feinte,
T’a deceu*, cher Selim, en cette occasion.

SELIM.

Non, non, ce que j’ay veu n’est point illusion*,
Non, c’estoit tout un peuple accouru sur la rive,
1030 Pour y chercher le corps de la belle Captive. {p. I65}

HALY.

O fascheuse recherche ! ô comble de malheur !
Je mourray de deux morts, de crainte, et de douleur.

SELIM.

Ce n’est pas encor tout ; mais je crains de vous dire
Un second accident, qui me semble bien pire.

HALY.

1035 A m’ouvrir le tombeau n’as-tu pas commencé ?
Acheve ton ouvrage, il est bien avancé.

SELIM.

D’un pied mal asseuré revenant avec elle,
Et tremblant à tous coups d’une crainte mortelle,
J’ay passé par des lieux où je ne pense pas
1040 Qu’on imprime jamais la trace d’aucun pas ;
Cependant je ne sçay par quel coup de fortune*,
J’ay veu de loin Alphonse aux clartez de la Lune,
Qui faisant à longs traits les ombres retirer,
S’est levée à l’instant comme pour m’éclairer.

HALY.

1045 Ne te trompes-tu point ?

SELIM.

Non, c’estoit luy sans doute, {p. 66}
Il couroit où jamais ne fut chemin ny route,
Il passoit où jamais personne n’a passé,
Et dans le bois enfin marchoit en insensé :
Mais estant déja prés de la porte secrete,
1050 J’ay fait avec prudence une prompte retraite.

HALY.

L’a-t’il veüe avec toy ?

SELIM.

Je n’en puis rien sçavoir ;
Mais l’Amour, quoy qu’on die, a des yeux à tout voir.

HALY.

Ha ! sans doute il l’a veüe, et transporté de rage,
Tantost sans un des siens il m’eut fait quelque outrage* ;
1055 Pour s’oster de ses mains il a fait un effort*,
Et ses yeux m’ont parlé de vengeance et de mort.
Ha ! malheureuse veüe ; ha ! fatale advanture ;
Mais courons droit au Roy confesser l’imposture,
Nous n’y sçaurions aller d’un pied trop diligent,
1060 Il est juste, il est vray, mais il est indulgent.

SELIM.

O ! que pour un grand cœur ce mouvement est lasche. {p. 67}
Hé ! quoy donc, de vous perdre avez-vous pris à tasche ?
Quoy, vous-mesme exposer vostre artifice* au jour ?
Pour qui passerez-vous apres ce lasche tour ?
1065 Pour un homme imprudent, foible, simple, infidelle,
A qui la moindre peur renverse la cervelle ;
Et qui, loin de cacher sa honte* avecque soin,
Luy-mesme contre luy va servir de tesmoin.
Qui jamais est venu reveler son offense ?
1070 Doit-on pas la nier ? en prendre la defense ?
Qui confesse la sienne a peu de jugement,
Faillir et s’accuser, c’est pecher doublement.
Certes trahir son Maistre est aux Lois faire injure*,
Mais se trahir soy-mesme est blesser la Nature ;
1075 Non, non, il faut porter la ruse jusqu’au bout.

HALY.

Pour suivre tes conseils j’executeray tout :
Mais, si chez moy Clarice est encore cachée,
Doutes-tu que bien-tost elle n’y soit cherchée ?
Il me semble déja d’y voir comme un torrent,
1080 Une foule de peuple entrer en murmurant ;
Et s’il faut qu’une fois on découvre la ruse,
L’excès de mon amour n’en sera pas l’excuse.

SELIM.

Faisons-donc sous l’effort* d’une mortelle main {p. 68}
Tomber plustost Clarice aujourdhuy que demain ;
1085 Et pour cacher à tous ce meurtre profitable,
Changeons secretement en Histoire la Fable* ;
Jettons-la dans la mer.

HALY.

Quoy, la faire mourir ?

SELIM.

Vous pouvez-vous sauver, sans la faire perir ?
Toute l’eau que la mer enferme en son abysme,
1090 Ne pourroit pas suffire à laver vostre crime.
A la vie, à l’honneur* preferez-vous l’amour ?

HALY.

Non, mais je l’ayme trop pour la priver du jour :
Depuis que j’ay le soin d’une chose si belle,
Mes yeux incessamment sont attachez sur elle :
1095 Je l’ayme, je l’adore*, et tu veux cependant
La tuër, ou plustost me perdre en la perdant.

SELIM.

De qui ne sera point vostre amour condamnée ?
Si tost que dans ces lieux vos soins l’ont amenée, {p. 69}
N’avez-vous pas apris que ses attraits* charmans
1100 L’avoient fait destiner au Roy des Ottomans ?
A l’instant vostre feu* devoit devenir glace,
Et l’amour au respect abandonner la place.
Vous n’avez pas pourtant laissé de l’adorer* ;
De nourrir un serpent qui vous va devorer ;
1105 Et d’oser feindre encor une mort effroyable,
Pour faire un vol secret de ce Monstre* agreable :
Mais puis qu’un accident qu’on ne pouvoit prevoir
A découvert la ruse, et trahy vostre espoir,
Sa mort à vostre vie est un mal* necessaire,
1110 Et sans plus consulter il vous en faut desfaire.
Je deplore son sort*, que je m’en vay finir ;
Mais il faut jetter bas ce qu’on ne peut tenir ;
Causer la mort d’autruy, pour éviter la nostre,
Et faire un crime enfin pour en cacher un autre,
1115 J’immoleray* sa vie à nostre seureté ;
Cependant de ce pas voyez sa Majesté,
Sans qu’espoir de pardon, ny crainte de supplice,
Vous facent confesser un si grand artifice*.
Pour feindre, n’espargnez ny sermens ny sanglots ;
1120 Et treuvez s’il se peut des larmes à propos.
Qui dissimule bien n’a pas peu de science,
Et rien n’est plus semblable à la mesme Innocence,
Qu’est semblable le Crime estant bien déguisé.
Mais je cours accomplir le dessein* proposé, {p. 70}
1125 Mettre fin à sa vie, et la jetter dans l’onde
Pour mieux cacher sa mort aux yeux de tout le monde.
Ainsi chez vous Alphonse en vain la cherchera,
Ainsi sans vous convaincre* il vous accusera,
Et passera par tout pour homme à resverie*.

HALY.

1130 Puis-je bien me resoudre à cette barbarie ?
Cher Selim…

SELIM.

Taisons-nous, le Roy s’en vient icy,
Je vous quitte.

SCENE TROISIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, HALY, FERNAND.
Le Roy et Alphonse entrent sur le Theatre par deux costez differents.

HALY.

O malheur ! Alphonse arrive aussi,
Et je voy dans ses yeux mon crime, et mon supplice ;
Feignons bien toutesfois.

ALPHONSE.

Sire, Sire, justice ; {p. 71}
1135 Clarice n’est point morte, et le traistre Haly
Tient ce jeune Soleil dans l’ombre ensevely.

HALY.

Moy !

ALPHONSE.

Vous.

LE ROY.

Seriez-vous homme à nous en faire accroire* ?
On debite souvent la Fable* pour l’Histoire ;
Et la langue a tüé force gens que je voy
1140 Se porter aussi bien, et que vous, et que moy.
Est-elle morte enfin ailleurs qu’en vostre bouche ?

HALY.

O Dieu ! que ce discours sensiblement me touche.

LE ROY.

Faire de l’estonné par cent gestes divers,
Se reculer ainsi, regarder de travers,
1145 Lever les yeux au Ciel*, joindre les mains ensemble,
Jurer qu’à vostre foy* nulle autre ne ressemble,
Et que nous avons tort de nous en défier, {p. 72}
Sont de foibles moyens pour vous justifier.

HALY.

Les propos médisans, dont ma foy* l’on outrage,
1150 Au lieu de l’obscurcir, la font voir davantage ;
Et les ombres ainsi peintes dans un tableau
En relevent l’éclat, et le rendent plus beau :
Mais de sa propre main sa mort mesme est signée.

ALPHONSE.

Elle n’a point pourtant finy sa destinée*.

LE ROY.

1155 Eclaircissez-nous donc quelles ombres, quels corps
Vous ont dit que le sien n’est point au rang des morts ?

ALPHONSE.

La Lune en se levant sur ce petit bois sombre,
M’a fait voir ce beau corps, qui passe pour une ombre,
Et dont la feinte mort a bien eu le pouvoir
1160 De me livrer aux mains d’un affreux desespoir,
Croyant que dans les flots Clarice estoit perie,
J’y courois transporté d’une aveugle furie* ;
Quand frappé tout à coup d’un éclat nompareil*,
J’ay veu durant la nuict éclairer mon Soleil ;
1165 O nouvelle avanture* ! ô rare descouverte ! [K73]
J’ay treuvé mon salut, en courant à ma perte ;
J’ay rencontré la vie, allant chercher la mort,
Et le nauffrage enfin m’a jetté dans le port.

LE ROY.

Vous avez veu Clarice ?

ALPHONSE.

Ouy, Sire, je l’ay veuë,
1170 A la taille, à l’habit je l’ay bien recognuë,
Et j’ay pour la sauver couru l’espée au poing ;
Mais, helas ! mon mal-heur m’en avoit mis trop loin.
D’un homme seulement la Belle estoit conduite,
Je ne sçay s’il m’a veu, mais il a pris la fuitte ;
1175 Est rentré chez Haly par un petit destour,
Et m’a fait éclipser ce jeune Astre* d’Amour.
Que suis-je devenu ? La fureur* qui m’emporte
M’en a voulu cent fois faire enfoncer la porte,
Pour laver dans le sang l’énorme* trahison,
1180 Qui la retient aux fers* d’une estroite prison.
Mais, helas ! tout à coup une peur fremissante,
Qu’on allast à ce bruit esgorger l’Innocente,
Ou la faire évader par quelque lieu secret,
D’enragé que j’estoit m’a fait estre discret.

LE ROY.

1185 Quelle histoire, bon Dieu, la Reine la sçait-elle ? {p. 74}

ALPHONSE.

Je viens de luy conter cette estrange* nouvelle ;
Et son commandement à vos pieds m’a porté,
Pour demander justice à vostre Majesté.
Mais quelle impatience en mes veines s’allume ?
1190 Le desir de la voir me brusle, et me consume ;
Souffrez* donc que des fers* je l’aille desgager,
Son honneur* et ses jours chez luy courent danger :
Mais s’il faut pour s’y rendre employer un quart-d’heure
Quel espoir gardera qu’en chemin je ne meure ?

LE ROY.

1195 Garde, suivez Alphonse, allez y de ma part,
Et cherchez-y par tout, avant qu’il soit plus tard ;
Vous, Haly, demeurez.

SCENE QUATRIEME. §

LE ROY, HALY.
{p. 75}

HALY.

Que cét affront me pique* !
Mais sur les visions* de ce Melancolique*,
Se desfier de moy ? visiter ma maison,
1200 Et me charger enfin de cette trahison ?
Ha ! je suis tout couvert d’illustres cicatrices,
Où le fer et le plomb ont marqué mes services.
Quoy ! traitter de la sorte un homme de mon rang,
Qui tant de fois pour vous a respandu son sang ?
1205 A si fidelement agy dans vostre armée,
Et fait voler pour vous si loin la Renommée ?
Ce traittement me tuë, et me témoigne assez,
Qu’on oublie aisément les services passez ;
De ceux que j’ay rendus on ne tient plus de conte,
1210 Et j’ay couvert d’honneur* qui me couvre de honte*.
Mais pardon, je m’eschape, et la discretion*
Ne peut plus retenir ma juste affliction* ;
Je sçay bien cependant, quoy qu’un Roy puisse faire, {p. 76}
Qu’un sujet comme moy doit souffrir*, et se taire.

LE ROY.

1215 Quoy, vous me reprochez de m’avoir secondé,
Aux perils où cent fois je me suis hazardé ?
Quand vous m’auriez gaigné des Provinces entieres,
Défait mes ennemis, reculé mes frontieres,
Et par tout l’Univers fait ma gloire* voler,
1220 Avecque plus d’orgueil pourriez-vous me parler ?
De mes palmes vos mains n’ont guere accru le nombre,
Et vous en recueillés et du fruit et de l’ombre ;
A des charges d’esclat vous estes parvenu,
Si vous m’avez servy, je vous ay recognû ;
1225 Et de vos actions cette recognoissance,
Se doit nommer faveur, et non pas recompense.
Un Sujet doit servir de son bras, de son bien* ;
Il doit tout à son Roy, son Roy ne luy doit rien,
Et vous faites à tort dans vostre fantaisie*
1230 Passer vostre devoir pour une courtoisie*.

HALY.

Doit-on pas recompense à qui fait son devoir ?
J’ay toujours fait le mien, et vous l’avez pû voir.
Toutes mes actions enfin sont legitimes,
Et ce n’est que de nom que je cognoy les crimes ;
1235 Cependant on m’accuse, et vous me soupçonnez ; {p. 77}
Mais j’en appelleray, si vous me condamnez.

LE ROY.

Vous en appellerez ? Hé ! dans quelle Province ?
A qui peut un Subjet appeller de son Prince ?

HALY.

A Celuy qui des Roys juge en dernier ressort ;
1240 Dieu cognoist de ma cause ou le droit ou le tort ;
Je l’ay mise en ses mains, qui lancent le tonnerre ;
Il l’oyt plaider au Ciel*, il l’oyt plaider en terre ;
Il est Juge équitable, et j’espere aujourd’huy,
La perdant devant vous, la gaigner devant luy.

LE ROY.

1245 Enfin si l’on vous croit, une douleur amere*
Fait qu’Alphonse n’est plus qu’un Esprit à chimere*,
Qui voit ce qui n’est pas, et prend le plus souvent
Pour un solide corps, un corps d’air et de vent.

HALY.

Qui ne sçait le pouvoir de la melancolie*,
1250 Qui tient profondement son ame* ensevelie ?
Quiconque comme luy s’en treuve travaillé*,
Parfois parle tout seul, réve tout esveillé,
Et selon les vapeurs* qu’à la teste elle envoye, {p. 78}
Il croit voir des objets* de tristesse ou de joye.

LE ROY.

1255 Auroit-il veu Clarice en esprit seulement ?

HALY.

Se peut-il que jamais il la voye autrement ?

LE ROY.

Si sans elle il revient, à tort il vous accuse ;
Mais s’il l’ameine aussi, vous n’avez point d’excuse :
Vostre sort* est douteux*, et bien tost son retour
1260 Vous doit rendre l’honneur*, ou vous oster le jour.

FIN DU QUATRIEME ACTE.

ACTE CINQUIEME. §

SCENE PREMIERE. §

ALPHONSE, FERNAND.
{p. 79}

ALPHONSE.

Ha ! je l’y cherche en vain, on l’en a retirée,
Et je la tiens déja morte ou des-honorée ;
Le Traistre ayant ravy ce qu’elle a de plus cher,
Sous le cousteau mortel la fera trébucher ;
1265 O Ciel* ! à ce penser ma crainte se redouble,
Et comme tout mon sang tout mon esprit se trouble ;
Je fremis tout ensemble et de rage et d’horreur*,
Ma patience cede, et se tourne en fureur* ;
Mais à la retrouver devois-je tant attendre ?
1270 Où l’on trouve son bien*, doit-on pas le reprendre ?
Dieu ! que n’ay-je suivy mon premier mouvement ?
Que n’ay-je entré de force en son appartement ?
Et fait pour recouvrer* ce Miracle de charmes*, {p. 80}
Couler autant de sang que je verse de larmes ?
1275 Me pouvoit-il jamais rien de pis advenir,
Que de la perdre alors que je la croy tenir ?
Aveugle Deité, qui du monde disposes,
Fortune*, qui te plais à changer toutes choses,
Et des plus doux plaisirs laissant un goust amer,
1280 As ton flus et reflus aussi bien que la mer ;
Tu m’as osté Clarice, et tu me l’as rendüe,
Je la retreuve enfin, quand je la croy perdüe :
Mais l’ayant retreuvée, aussi-tost je la pers,
Et tombe en un moment du Ciel* dans les Enfers.

FERNAND.

1285 Tenez-vous de vos sens* le rapport bien fidele ?
Estoit-ce elle, Seigneur ?

ALPHONSE.

Comment, si c’estoit-elle ?
Ne connoistrois-je pas ce que j’aime le mieux,
Ce qui seul est la joye et le jour de mes yeux ?

FERNAND.

Si tout œil est trompeur, vous fiez-vous au vostre ?
1290 Vous pourriez bien pour elle en avoir pris une autre.

ALPHONSE.

Prendre une autre pour elle, à qui rien n’est pareil ? [L81]
De tant d’Astres* aucun n’est semblable au Soleil ;
Je l’ai veüe en effet, et non point en idée ;
Et cette heureuse veüe a ma fin retardée :
1295 Ne me traitte donc plus comme un esprit blessé ;
Et tiens-moy malheureux, mais non pas insensé.

FERNAND.

A quel sujet Haly feindroit-il qu’elle est morte ?
Ozeroit-il au Roy mentir de cette sorte ?
Et s’il n’estoit fidele, auroit-il cet honneur*,
1300 De garder des Deposts voüez au grand Seigneur ?
De loger au Palais, d’en estre Capitaine ?
A vous croire, Seigneur, je n’ay pas peu de peine*.
Mais qui donc l’a contrainte à signer de sa main,
Que l’honneur* l’a portée à cét acte inhumain ?
1305 Si mourir dans les flots n’eut esté son envie,
Plustost que de l’escrire elle eut perdu la vie,
Sçachant que ce billet vous venant de sa part,
Vous eust percé le sein de cent coups de poignard.

ALPHONSE.

Que pour moy ce billet est un profond mystere !
1310 Dans ce noir labyrinte aucun jour ne m’éclaire,
Je ne voy point de fil pour nous en delivrer, {p. 82}
Et ce que j’ay perdu ne se peut recouvrer*.

FERNAND.

Le Roy s’en vient icy.

ALPHONSE.

Que luy pourray-je dire ?
Je crains que devant luy de honte* je n’expire.

SCENE DEUXIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, HALY, FERNAND.

LE ROY.

1315 Qui de vous deux enfin treuveray-je Imposteur* ?

ALPHONSE.

Celuy qui vous dit vray va passer pour menteur,
Et celuy qui vous ment sera creu veritable ;
Le coupable innocent, et l’innocent coupable ;
Mais que mon dernier jour arrive à son couchant, {p. 83}
1320 Si je n’ay veu Clarice entrer chez ce Meschant,
Et si cet Imposteur*, cet Esprit de finesse,
Afin de l’en oster n’a fait un coup d’adresse*.

HALY.

Qui sur tous ces discours peut asseoir jugement ?
Il est tantost son frere, et tantost son amant* ;
1325 Il jure que chez moy je la tiens enchainée,
Il ne l’y treuve pas, je l’en ay destournée ;
Ainsi divers endroits la cachent à ses yeux,
Comme si mesme corps pouvoit estre en deux lieux.
Sire, sa calomnie enfin n’a plus de voile,
1330 Elle esclate à vos yeux, il est pris en sa toile,
Il croyait me convaincre*, il m’a justifié,
Et doit à mon honneur* estre sacrifié.

ALPHONSE.

La verité, grand Roy, mal aysement se treuve,
Mais au sort* du combat remettez en la preuve ;
1335 Et le Ciel* n’estant pas moins juste que puissant,
Fera choir le Coupable aux pieds de l’Innocent.

LE ROY.

Dans le Champ des combats la Fortune* preside,
Et se plaist à defendre une action perfide ;
La cause la meilleure en ce lieu peu nous sert, {p. 84}
1340 La mauvaise s’y gaigne, et la bonne s’y perd.
Un aveugle hazard* y couronne le crime,
Une injuste victoire y paroist legitime ;
Et la decision d’un soupçon important,
Ne se doit pas remettre à ce sort* inconstant.

ALPHONSE.

1345 A quoy donc recourir, pour vous faire connestre
La fourbe* d’un esprit si menteur et si traiste ?
Qui la rendra visible à vostre œil comme au mien,
Et me fera raison du voleur de mon bien* ?

HALY.

Ha ! Sire, c’est trop dit, et cette calomnie
1350 Ne doit pas un moment demeurer impunie.
Mais un sacré respect fait que je me contrains ;
Les lieux où sont les Roys nous doivent estre saints ;
Et n’estoit que du mien le Palais m’est un Temple,
Aux faux Accusateurs il serviroit d’exemple.
1355 Il blesse mon honneur* de mots injurieux,
Et de melancolique* il devient furieux*.
Mais suis-je raisonnable alors que je me pique*
Des injures* qu’à tort me dit un frenetique* ?
Je me ris de le voir parler sans jugement,
1360 Et souffrir* sa folie est faire sagement.

ALPHONSE.

De quel trait ce discours a mon ame* frapée ! {p. 85}
Me traitter de la sorte ? ha ! Sire, mon espée,
N’estoit le seul respect de vostre Majesté,
Iroit jusqu’en son cœur chercher la verité,
1365 Et pourroit la contraindre à sortir par sa bouche.

LE ROY.

Alphonse, je pardonne à l’ennuy* qui vous touche,
Et qui par un Phantosme ayant trompé vos sens*,
Vous fait en Criminels traitter les Innocens.
On feint, ce dites-vous, le trepas de Clarice :
1370 Et comme la douleur vous meine au precipice,
Le Ciel* mesme, à pitié se laissant émouvoir,
Allume des flambeaux pour vous la faire voir.
Certes cét accident est purement celeste,
Et quiconque le croit a de la foy* de reste.

ALPHONSE.

1375 Celeste ou naturel, l’éclat de ces flambeaux
M’a fait voir qu’elle estoit ailleurs que dans les eaux.
Mais doutez-vous, grand Roy, de cette Providence*,
Qui pour faire venir le crime en évidence,
Attache quelques fois des lumieres aux Cieux,
1380 Qui de l’aveugle mesme illuminent les yeux ?

HALY.

Le Ciel* vous a sauvé d’une estrange* manière, {p. 86}
Au poinct que vous couriez à vostre heure derniere ;
Mais pour vous secourir en cette extremité,
Dieu devoit un miracle à vostre pieté.

ALPHONSE.

1385 Et plus d’un coup de foudre à vostre tromperie*.
Mais la Reyne s’avance.

SCENE TROISIEME. §

LE ROY, LA REYNE, ALPHONSE, HALY.

LE ROY.

Estrange*réverie* !
Le croiriez-vous, Madame, à moins que de le voir,
Qu’un Amant* jusques-là se laissast decevoir* ?

LA REYNE.

Alphonse est-il muët ? {p. 87}

ALPHONSE.

Hé ! que puis-je respondre,
1390 Quand tout ce que je dis ne sert qu’à me confondre*,
Et que mille sanglots sortant tous à la fois,
Ferment comme à l’envy le passage à ma voix.

HALY.

Au deffaut de sa voix, ses pleurs vous rendent conte,
D’une recherche vaine, et qui tourne à sa honte*.

LA REYNE.

1395 Mais où donc la treuver ? Il n’est lieu dans les flots,
Que n’ait déja sondé le plomb des Matelots.

HALY.

Elle n’est point ailleurs, mais la chambre escartée,
D’où cette Mal-heureuse en la mer s’est jettée,
Respond sur un abysme entouré de rochers,
1400 Qui font paslir d’effroy* les plus hardis Nochers ;
Là, l’aigu sifflement des vagues mugissantes,
Les fait prendre de loin pour des voix gemissantes ;
Et d’énormes* poissons de carnage affamés,
Engloutissent les corps qui s’y sont abysmez, {p. 88}
1405 Quelque monstre* marin peut l’avoir devorée.

LA REYNE.

Et vostre cœur aussi peut l’avoir desirée.
Mais pour la bien chercher en vostre appartement,
A-t’on où vous sçavez guidé ce jeune Amant* ?
Vous changez de couleur*, la rougeur du visage
1410 Est du trouble* de l’ame* un brillant témoignage.
La treuveroit-il point, s’il y portoit ses pas ?

LE ROY.

O Ciel* ! cet infidelle espris de ses appas*,
L’auroit-il bien cachée en ces grottes secrettes,
Qui sous ce grand Palais autresfois furent faites,
1415 Pour y tenir aux fers* ceux dont quelque attentat*
Avoit osé troubler le calme de l’Estat ?

HALY.

Moy, j’aurois, aveuglé d’amour illegitime,
Enfermé l’innocence en la prison du crime,
Confondu la lumiere avec l’obscurité,
1420 Et caché sous la terre un tresor de beauté ?
Ha ! si j’ay fait descendre en cette Grotte obscure
L’objet* le plus brillant qu’ait produit la Nature,
Que moy-mesme enchainé de cent liens de fer
Je sois precipité dans ce nouvel Enfer ; {p. M89}
1425 Et si dans l’onde enfin elle n’a rendu l’ame*,
Que je la puisse rendre au milieu de la flame*.

LE ROY.

Hé bien, vous l’y rendrez, si vous le meritez.

HALY.

Mon innocence est claire, et si vous en doutez…

LA REYNE.

Connoissez vous Selim ?

HALY.

Je le dois bien connestre ;
1430 Je l’ay fait ce qu’il est, et suis encor son Maistre.

LA REYNE.

Et si ce Serviteur, si zelé, si discret,
Nous avoit revelé cét important secret ?

HALY.

Quel secret ?

LA REYNE.

Que par vous l’innocente Captive,
Dans cét Antre s’est veüe enterrer toute vive : {p. 90}
1435 Mais s’il vous accusoit d’un crime encor plus grand ?

HALY.

De tout ce que j’ay fait je l’appelle à garand ;
Il sçait mon innocence, et dans tout vostre Empire,
Nul ne sçait mieux que luy s’empescher de mesdire.

LA REYNE.

C’est parler dignement d’un homme qui vous perd.

HALY.

1440 Luy, perdre un Innocent !

LA REYNE.

Il a tout découvert,
Et monstré de quel fil est la sanglante toile,
Que vos mains ourdissoient, pour nous servir de voile.

HALY.

A cét Enigme obscur quel sens* faut-il donner ?
Je suis fort peu sçavant en l’art de deviner.

LA REYNE.

1445 Mais vous l’estes beaucoup en celuy de mal-faire,
Et de dissimuler un acte sanguinaire.
Emporté par la peur d’un juste chastiment*, {p. 91}
N’avez-vous pas, Cruel, consenty laschement,
Que Selim, ce Brutal, fist mourir cette Belle,
1450 Dans ce Gouffre où preside une nuict eternelle ?
Il a sçeu, le Perfide, en secret y passer,
Et fume encor du sang qu’il y vient de verser.

ALPHONSE.

Le Ciel* durant ce meurtre estoit-il sans tonnerre ?
Mais cherchons l’Assassin au centre de la terre ;
1455 Il a d’un bras sanglant pour jamais abattu
Le Temple, où la Beauté servoit à la Vertu*.
Mais toy seul en es cause, et tu mourras Barbare*.

LA REYNE.

O Dieu ! que faites-vous ? vostre raison s’égare ;
Oser tirer l’espée en presence du Roy !

ALPHONSE.

1460 Ce Traistre oser encor parestre devant moy !
Ha ! si vos Majestez ne me rendent justice,
Je seray le bourreau des bourreaux de Clarice ;
Quel Buzire en rigueur n’ont-ils point surpassé ?
Tous deux fument encor du sang qu’ils ont versé,
1465 Et ce sang est sorty des blesseures mortelles,
Dont ils ont tout couvert la merveille* des belles ;
Et ce sang est sorty de mon cœur, non du sien, {p. 92}
Puis qu’elle en avoit fait eschange avec le mien ;
Mais soit-elle en des lieux où se forme la peste,
1470 Soit-elle en un sejour encore plus funeste*,
Soit-elle dans l’Enfer, si l’Enfer peut avoir
Un Ange le plus beau que le Ciel* face voir ;
Ne me refusez* point, souffrez* que j’y descende,
Et des derniers devoirs les honneurs* je luy rende ;
1475 Je fermeray ses yeux, qui seuls luisoient aux miens,
Et faisoient d’un regard ou mes maux* ou mes biens* ;
Je fermeray sa bouche à nulle autre semblable,
Qui fut de mes destins* l’Oracle veritable,
Et j’enseveliray d’une tremblante main,
1480 Ce corps, qui paroissoit plus celeste qu’humain.
Apres souffrez*, grand Roy, qu’au tombeau je la porte,
Et m’enterre tout vif aupres de cette morte :
Mais la Parque s’appreste à terminer mon sort*,
Je vivois en sa vie, et je meurs en sa mort.

LE ROY.

1485 Sa mort sera vangée ; Ouy tu mourras perfide,
Qui merites le nom de l’Amant* homicide,
Pour avoir fait tuër l’objet* de ton amour.

LA REYNE.

Je vous aurois plustost mis cette Histoire au jour,
N’estoit que mon esprit taschoit par artifice*, {p. 93}
1490 A forcer ce menteur d’avoüer sa malice :
Escoutez donc, Seigneur, un tragique accident,
Qui du courroux celeste est un signe évident,
Capable d’effroyer cette aveugle impudence,
Qui nous dépeint là haut un Dieu sans providence*,
1495 Un Dieu qui des mortels ne daignant s’offenser,
Ne prend soin de punir, ny de recompenser,
Et qui les bras croisez laisse aux causes secondes
La conduite des Cieux, des terres, ou des ondes.
Quand Alphonse tantost m’a dit sa vision*,
1500 Je l’ay prise d’abord pour une illusion* :
Mais de quelques transports qu’il eust l’ame* comblée,
Voyant que sa raison n’en estoit point troublée,
Que Clarice estoit belle à pouvoir tout charmer,
Que Haly n’estoit pas incapable d’aymer,
1505 Et que l’endroit du bois, où si tost à sa veüe
Ce Prince m’asseuroit qu’elle estoit disparuë,
Menoit soubs ce Palais dans cét antre escarté,
Quels soupçons n’ay-je pris de sa fidelité ?
Certes il m’est d’abord tombé dans la pensée,
1510 Que peut-estre d’amour la sienne estoit blessée,
Qu’il adoroit* Clarice, et cachoit à nos yeux,
Dans ces lieux soûterrains un chef-d’œuvre des Cieux :
Aussitost desirant d’esclaircir tous mes doutes*,
J’ay fait à petit bruit par de secrettes routes,
1515 Descendre là dedans quelques hommes armez, {p. 94}
Et d’autres qui tenoient des flambeaux allumez :
Mais comme apercevant ce Miracle du monde,
Ils couroient pour l’oster de la Grotte profonde,
Selim s’approchoit d’elle, et sans un prompt secours,
1520 Ou la corde, ou le fer eût terminé ses jours.

ALPHONSE.

Quoy, n’est-elle pas morte ? ô preuve nompareille*
Que sur les Innocens l’Eternel toujours veille :
Mais croiray-je un miracle, à moins que de le voir ?

LA REYNE.

A peine celuy-cy se peut-il concevoir ;
1525 Il a voulu fuyr, en les voyant parestre ;
Mais au mesme moment ils ont saisi le traistre,
Qui craignant de mourir par la main d’un bourreau,
Par la sienne est tombé sanglant sur le carreau ;
S’est laissé dans le corps la dague meurtriere,
1530 S’est debatu long-temps, en mordant la poussiere,
A maudy son destin*, injurié les Cieux,
Et ce grand Criminel est mort en furieux*.

LE ROY.

Donc Celuy qui voit tout, et rend à tous justice,
A sauvé la Vertu* des embusches du Vice* !
1535 Donc le sang du Coupable a le fer arrosé, {p. 95}
Que contre l’Innocente il avoit aiguisé :
Un Meschant, dont la rage à ce point est venuë,
Ne fait rien de meilleur qu’à l’heure qu’il se tuë :
Mais avant que mourir n’a-t-il rien confessé ?

LA REYNE.

1540 S’estant luy-mesme ainsi mortellement blessé ;
Je peris, a-t’il dit, mais Haly, mon cher Maistre,
Quelque belle à tes yeux que Clarice puisse estre,
Devois-tu pas d’abord, te voyant découvert,
Immoler* ton amour, perdant ce qui te perd ?
1545 J’ay demeuré long-temps à pouvoir t’y resoudre,
Et cependant sur moy j’oyois gronder la foudre ;
Enfin elle est tombée, et ton retardement,
Comme à moy te prepare un sanglant monument*.
Là cessant de conter cette effroyable Histoire,
1550 Que pour ces nouveautez on aura peine à croire,
Il a voulu tirer le poignard de son flanc,
Mais l’asme en est soudain sortie avec le sang.

LE ROY.

Se verra-t’il jamais d’avanture* semblable ?

LA REYNE.

Pensez-vous que Haly la tienne veritable ?
1555 On ne luy peut sans crime aucun crime imposer. {p. 96}
Mais paroissez, Clarice, et venez l’accuser.

SCENE QUATRIEME. §

LE ROY, LA REYNE, ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.

ALPHONSE.

O Ciel* ! c’est elle-mesme.

HALY.

Est-ce un charme* ? est-ce un songe ?

LA REYNE.

Estes-vous à ce coup convaincu* de mensonge ?
Voyez-la de plus prés, la connoissez-vous bien ?
1560 Vous changez de visage, et ne respondez rien.

LE ROY.

Le silence vaut mieux que tout ce que peut dire [N97]
Ce Fourbe, à qui l’Enfer ses mensonges inspire.

HALY.

Hé Sire !

LE ROY.

Qu’on le traisne au fonds d’une prison,
Qui combatte d’horreur* avec sa trahison,
1565 Et que publiquement la main de la Justice,
A son crime nouveau donne un nouveau supplice :
On meine Haly en prison.
Qui ne se vange point a le cœur abbatu,
Et qui pardonne au Vice* offense la Vertu*.

CLARICE.

Roy, le meilleur des Roys, la meilleure des Reynes
1570 Vous a fait à la fin briser toutes mes chaines ;
Et changer pour jamais mes douleurs en plaisirs,
Qui passent de bien loin l’espoir de mes desirs :
Mais si vostre bonté proche de la divine,
Ne veut qu’à tant de fleurs il se mesle une espine,
1575 Sauvez qui m’a sauvée, espargnez-le, ô grand Roy !
S’il est vray que sans luy ce seroit fait de moy.

LE ROY.

Quel Dédale est-cecy ! ses destours sont sans nombre, {p. 98}
Et la nuict où j’estois a redoublé son ombre :
Haly vous a sauvée !

CLARICE.

Ouy Sire, il est ainsi,
1580 Et bien tost sur ce point vous serez esclaircy.
A moy-mesme le Ciel* m’ayant abandonnée,
Pour avoir murmuré contre ma destinée*,
J’ay voulu, sans respect pour la foy* que je tiens,
En me precipitant rompre tous mes liens ;
1585 Mais comme ayant à force une fenestre ouverte,
Je m’allois eslancer à ma derniere perte ;
Il m’en a retenuë, arrivant par bon-heur,
Au poinct que j’immolois* ma vie à mon honneur*.

LE ROY.

Pour perdre vostre honneur* il sauvoit vostre vie,
1590 Mais d’où vient ce billet ? contentez mon envie ;
Vous l’a-t’il fait tracer cét infidelle Esprit ?

CLARICE.

Avant qu’il arrivast, ma main l’avoit écrit,
Pour le justifier d’un trepas si funeste* ;

LE ROY.

O ! de vostre bonté preuve trop manifeste ! {p. 99}
1595 Mais qu’il a bien par là caché sa trahison !
Qui n’eust dans cette coupe avalé le poison !

ALPHONSE.

Un mensonge amoureux est faute bien legere,
Quoy que je sois Amant*, je me suis nommé frere ;
Et si tous les menteurs estoient punis de mort,
1600 Il faudroit me resoudre à voir finir mon sort*.

LE ROY.

Si je luy pardonnois, je serois peu sensible*.

ALPHONSE.

Est-il crime d’amour qui ne soit remissible ?

LE ROY.

Le sien meriteroit un supplice eternel.

LA REYNE.

N’estes-vous pas clement* plus qu’il n’est criminel ?
1605 Vostre bonté, Seigneur, sa malice surpasse.

LE ROY.

Puisque les Offensés me demandent sa grace*,
Qu’il vive, et qu’à jamais ces deux jeunes Amans* {p. 100}
Soient libres, et comblez de tous contentemens*.

CLARICE.

Quel bon-heur arrivant contre toute apparence*,
1610 Pouvoit de tant de biens* me donner esperance ?
O clemence adorable !

ALPHONSE.

O Prince genereux* !
Qui de vostre vertu* ne seroit amoureux ?

FIN DU DERNIER ACTE.

Extraict du privilege du Roy §

Par grace et Privilege de sa Majesté donné a Paris au Moys de Mars 1643. signé, par le Roy en son Conseil, Conrars, et scellé du grand sceau de cire jaune, Il est permis au Sieur de L’Estoille de faire imprimer la Tragicomedie nommée La belle Esclave, par luy composée, et ce dis nouveaux Caracteres inventez par P. Moreau, Me Escrivain, Juré à paris, et Imprimeur ordinaire du Roy, et non d’autres, durant le temps de cinquante, avec deffences a tous Imprimeur et Libraires de la contrefaire, ny Imprimé en quelque sorte de Caractere que ce soit, à paine de confiscation des Exemplaires, de six mil livres d’amende, et autres peines contenues.

Duquel privilege cy-dessus le dit Sieur de l’Estoille a ceddé ses droits aux Moreau, pour icelle Imprimer, Teindre et distribuer à telles personnes que bon lui semblera.

Achevé d’imprimer le dernier Octobre 1643.

Les Exemplaires ont esté fournis.