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Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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Gougenot. La Fidelle Tromperie. Tragi-comédie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 18 sc. 438 répl. 4,0 l. 1 743 l. 1 743 l. 27 % 6 580 l. (100 %) 3,8 pers.
ARMIDORE 2 sc. 14 répl. 5,4 l. 171 l. (10 %) 75 l. (5 %) 44 % 682 l. (11 %) 4,0 pers.
CLIDAME 7 sc. 49 répl. 2,9 l. 505 l. (29 %) 144 l. (9 %) 29 % 1 783 l. (28 %) 3,5 pers.
CLORISEE 9 sc. 85 répl. 5,2 l. 1 050 l. (61 %) 439 l. (26 %) 42 % 4 699 l. (72 %) 4,5 pers.
DORINE 4 sc. 11 répl. 3,3 l. 574 l. (33 %) 36 l. (3 %) 7 % 2 714 l. (42 %) 4,7 pers.
ALDERINE 4 sc. 32 répl. 7,1 l. 546 l. (32 %) 226 l. (13 %) 42 % 1 593 l. (25 %) 2,9 pers.
FLORINDE 4 sc. 31 répl. 2,3 l. 552 l. (32 %) 70 l. (5 %) 13 % 2 141 l. (33 %) 3,9 pers.
TERSANDRE 7 sc. 34 répl. 3,4 l. 513 l. (30 %) 116 l. (7 %) 23 % 2 505 l. (39 %) 4,9 pers.
ARISTOME 1 sc. 1 répl. 24,3 l. 112 l. (7 %) 24 l. (2 %) 22 % 449 l. (7 %) 4,0 pers.
BRUSERBE 4 sc. 26 répl. 3,6 l. 479 l. (28 %) 92 l. (6 %) 20 % 2 621 l. (40 %) 5,5 pers.
FILAMON 5 sc. 16 répl. 3,9 l. 496 l. (29 %) 62 l. (4 %) 13 % 2 638 l. (41 %) 5,3 pers.
FILAMIRE 3 sc. 20 répl. 3,1 l. 232 l. (14 %) 61 l. (4 %) 27 % 1 570 l. (24 %) 6,8 pers.
[LUCIDE] 8 sc. 109 répl. 3,4 l. 1 081 l. (62 %) 374 l. (22 %) 35 % 4 663 l. (71 %) 4,3 pers.
AMBASSADEUR des Roys d’Albanie et d’Hyrcanie 1 sc. 2 répl. 7,1 l. 79 l. (5 %) 14 l. (1 %) 18 % 238 l. (4 %) 3,0 pers.
SENTINELLE 1 sc. 4 répl. 0,4 l. 67 l. (4 %) 2 l. (1 %) 3 % 466 l. (8 %) 7,0 pers.
soldats 1 sc. 2 répl. 2,4 l. 67 l. (4 %) 5 l. (1 %) 8 % 466 l. (8 %) 7,0 pers.
COURRIER de Mede 1 sc. 2 répl. 0,7 l. 57 l. (4 %) 1 l. (1 %) 3 % 453 l. (7 %) 8,0 pers.
Gougenot. La Fidelle Tromperie. Tragi-comédie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
ARMIDORE
CLIDAME
74 l. (63 %) 13 répl. 5,7 l.
44 l. (38 %) 14 répl. 3,1 l.
2 sc. 117 l. (7 %) 4,0 pers.
CLIDAME
CLORISEE
40 l. (49 %) 8 répl. 5,0 l.
43 l. (52 %) 9 répl. 4,7 l.
3 sc. 82 l. (5 %) 3,7 pers.
CLIDAME
TERSANDRE
41 l. (35 %) 16 répl. 2,5 l.
76 l. (66 %) 14 répl. 5,4 l.
4 sc. 116 l. (7 %) 4,4 pers.
CLIDAME
[LUCIDE]
20 l. (33 %) 11 répl. 1,8 l.
42 l. (68 %) 11 répl. 3,8 l.
1 sc. 61 l. (4 %) 2,0 pers.
CLORISEE
DORINE
99 l. (75 %) 11 répl. 8,9 l.
35 l. (26 %) 8 répl. 4,3 l.
4 sc. 132 l. (8 %) 4,7 pers.
CLORISEE
ALDERINE
4 l. (16 %) 3 répl. 1,3 l.
21 l. (85 %) 2 répl. 10,1 l.
1 sc. 24 l. (2 %) 4,0 pers.
CLORISEE
TERSANDRE
34 l. (55 %) 12 répl. 2,8 l.
28 l. (46 %) 12 répl. 2,3 l.
4 sc. 61 l. (4 %) 4,9 pers.
CLORISEE
ARISTOME
10 l. (30 %) 1 répl. 10,0 l.
25 l. (71 %) 1 répl. 24,3 l.
1 sc. 34 l. (2 %) 4,0 pers.
CLORISEE
BRUSERBE
79 l. (62 %) 11 répl. 7,2 l.
51 l. (39 %) 10 répl. 5,0 l.
1 sc. 129 l. (8 %) 5,0 pers.
CLORISEE
FILAMON
6 l. (38 %) 3 répl. 1,9 l.
10 l. (63 %) 2 répl. 4,7 l.
1 sc. 15 l. (1 %) 5,0 pers.
CLORISEE
FILAMIRE
17 l. (30 %) 9 répl. 1,9 l.
41 l. (71 %) 10 répl. 4,0 l.
2 sc. 57 l. (4 %) 6,7 pers.
CLORISEE
[LUCIDE]
111 l. (54 %) 24 répl. 4,6 l.
97 l. (47 %) 27 répl. 3,6 l.
4 sc. 207 l. (12 %) 4,8 pers.
CLORISEE
AMBASSADEUR des Roys d’Albanie et d’Hyrcanie
36 l. (72 %) 1 répl. 35,5 l.
15 l. (29 %) 2 répl. 7,1 l.
1 sc. 50 l. (3 %) 3,0 pers.
DORINE
[LUCIDE]
2 l. (16 %) 2 répl. 0,6 l.
7 l. (85 %) 2 répl. 3,0 l.
1 sc. 7 l. (1 %) 6,0 pers.
ALDERINE 103 l. (100 %) 2 répl. 51,3 l. 1 sc. 103 l. (6 %) 1,0 pers.
ALDERINE
FLORINDE
24 l. (39 %) 5 répl. 4,8 l.
38 l. (62 %) 8 répl. 4,7 l.
2 sc. 61 l. (4 %) 3,6 pers.
ALDERINE
[LUCIDE]
80 l. (53 %) 23 répl. 3,5 l.
73 l. (48 %) 17 répl. 4,2 l.
3 sc. 152 l. (9 %) 3,4 pers.
FLORINDE
[LUCIDE]
32 l. (26 %) 22 répl. 1,4 l.
94 l. (75 %) 25 répl. 3,7 l.
4 sc. 125 l. (8 %) 3,9 pers.
TERSANDRE
FILAMON
2 l. (37 %) 1 répl. 1,2 l.
2 l. (64 %) 1 répl. 2,0 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 7,0 pers.
TERSANDRE
FILAMIRE
1 l. (52 %) 1 répl. 0,7 l.
1 l. (49 %) 1 répl. 0,7 l.
1 sc. 1 l. (1 %) 7,5 pers.
TERSANDRE
[LUCIDE]
10 l. (60 %) 5 répl. 1,9 l.
7 l. (41 %) 4 répl. 1,6 l.
1 sc. 16 l. (1 %) 7,0 pers.
BRUSERBE
FILAMON
17 l. (57 %) 6 répl. 2,7 l.
13 l. (44 %) 2 répl. 6,4 l.
3 sc. 29 l. (2 %) 6,5 pers.
BRUSERBE
[LUCIDE]
26 l. (67 %) 10 répl. 2,6 l.
14 l. (34 %) 7 répl. 1,9 l.
2 sc. 39 l. (3 %) 5,3 pers.
FILAMON 18 l. (100 %) 1 répl. 17,1 l. 1 sc. 17 l. (1 %) 1,0 pers.
FILAMON
[LUCIDE]
19 l. (41 %) 8 répl. 2,3 l.
28 l. (60 %) 6 répl. 4,5 l.
2 sc. 45 l. (3 %) 5,3 pers.
FILAMIRE
[LUCIDE]
13 l. (51 %) 4 répl. 3,2 l.
13 l. (50 %) 6 répl. 2,1 l.
1 sc. 25 l. (2 %) 7,0 pers.
FILAMIRE
COURRIER de Mede
1 l. (38 %) 2 répl. 0,4 l.
2 l. (63 %) 2 répl. 0,7 l.
1 sc. 2 l. (1 %) 8,0 pers.
[LUCIDE]
SENTINELLE
3 l. (64 %) 3 répl. 0,8 l.
2 l. (37 %) 2 répl. 0,6 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 7,0 pers.
[LUCIDE]
soldats
3 l. (84 %) 1 répl. 2,9 l.
1 l. (17 %) 1 répl. 0,6 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 7,0 pers.
SENTINELLE
soldats
1 l. (5 %) 1 répl. 0,2 l.
5 l. (96 %) 1 répl. 4,3 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 7,0 pers.

Gougenot

1633

La Fidelle Tromperie. Tragi-comédie

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Magalie Rabot
2014
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2014, license cc.
Source : Gougenot, La Fidelle Tromperie. Tragi-comédie, Paris, Chez Antoine de Sommaville, 1633
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

LA
FIDELLE
TROMPERIE.
TRAGI-COMÉDIE §

Argument §

{p. III,a} /Filamire, jeune Prince d’Armenie, voyant le monde arrive en Cypre, où par     le deceds du Roy de ceste isle, il trouve Clorisée jeune Princesse et fille de ce Roy nouvellement couronnée, des beautez et merites* de laquelle Filamire estant extremement passionné, il fit en sa faveur une infinité de belles et genereuses* actions sous le nom de Palmedon Prince de Trebisonde ; Clorisée qui estoit fort sollicitée par son peuple de se marier, creut qu’elle n’en pouvoit trouver une occasion plus legitime que par l’alliance de ce Prince qu’elle aymoit ardamment. Leur mariage se traitte tandis que Filamire feint d’en-/ {p. IV} /voyer ses Ambassadeurs en Trebisonde ; Durant ce temps la Royne devient grosse, ce que sçachant Filamire, il se desrobe* d’elle et se retire en Armenie, où en mesme temps on acheve le mariage desja commencé de luy et de Clarinde, Princesse unique de Mede, dont Clorisée estant advertie et se voyant trompée, conceut un cruel desir de vengence contre Filamire. Le terme de son accouchement venu, elle se delivra d’une fille qu’elle fit nommer Alderine, laquelle devint si belle que sa mere jugea sa beauté capable de la vengence qu’elle desiroit, surquoy s’estant conseillée d’un Prince/ son amy, elle fit fortifier un Chasteau, dans lequel elle logea ceste jeune Princesse, qu’elle pourveut de femmes pour la servir, et n’estoit permis aux hommes d’entrer en ceste maison. Alderine parvenuë en l’aage de douze ans, sa mere fit faire une infinité de ses portraits, qu’elle envoya par toutes les Provinces, avec des patentes portant promesse de donner sa fille et sa Couronne à celuy / {p. V} / qui luy apporteroit la teste de Filamire. Armidore jeune Prince de Phrygie et nepveu de Filamire, ayant veu un de ces portraits     devint si passionné de l’amour d’Alderine qu’il resolut de la voir, et d’employer toute son industrie* et son courage au moyen de la posseder. Il descouvre son secret à Clidame son cousin Prince de Natalie, ils se desrobent* de Phrygie et vont en Cypre ; ils se presentent à Clorisée, Armidore s’estant deguisé en Amazone, et ayant pris le nom de Lucide, se disans Lydiens frere et sœur eschapez d’un naufrage. Lucide est donnée par la Royne à sa fille, laquelle a de si fortes inclinations d’amour pour ceste feinte Amazone, qu’elle ne la peut perdre de veuë. Durant leur conversation aussi pure qu’innocente, plusieurs Chevaliers vont à la conqueste du chef* de Filamire, mais sa valeur* les reduit à l’extremité d’apporter le leur à Clorisée, qu’il luy envoye en satisfaction du sien. Lucide fust obligée de combattre deux puissans Roys en deux rencontres, et les ayant vain-/ {p. VI} /cus en presence de Clorisée, ceste Royne voyant que la valeur* de Filamire surmontoit* son dessein, creut que celle de Lucide estoit capable de la venger, et sur ceste opinion elle luy demande deux choses en presence d’Alderine, dont la premiere estoit la teste de Filamire, et l’autre estoit qu’elle luy trancheroit la sienne : ce que Lucide luy promit, pourveu qu’elle luy octroyast un don qu’elle accompliroit apres s’estre aquittée de sa premiere promesse : ce que luy ayant esté accordé par Clorisée elle reçoit commandement de partir le lendemain. La nuit de ce jour Lucide descouvre à Alderine la verité de son sexe et de sa naissance : la Princesse tesmoigne tant de colere et d’offence de ceste nouvelle, qu’elle deffend à Lucide de se trouver jamais en sa presence : Lucide apres mille plaintes part le lendemain avec Clidame, durant leur voyage les deux Roys vaincus par Lucide, se prevalans de son absence viennent ravager la Cypre, assiegeans Clorisée dans sa ville capitalle, reso-/ {p. VII} /lus de ne point donner de paix que par les mariages de l’un avec la mere, et de l’autre avec la fille. Il se donne un assaut de nuict, où la ville estant sur le poinct d’estre prise, Lucide arrive la mesme nuict et satisfaicte de son voyage, secourt si bien Clorisée, que par l’ayde d’un seul Chevalier, ils mettent les ennemis en fuitte, et font les Roys prisonniers ; Et Lucide s’estant retirée en une chambre dans le logis de la Reyne, s’acquitte envers elle de sa premiere promesse : Clorisée luy demandant l’effet de la seconde, Lucide la requiert premier de l’accomplissement de la sienne, à quoy la Reyne trouvant de la difficulté, et se croyant deceuë* de Lucide, se veut tuer ; Filamire se trouve vivant, et Clorisée satisfaicte, ils vont voir ensemble Alderine, où Lucide est recogneuë pour Armidore, à qui la Princesse est donnée pour femme : les Roys prisonniers sont mis en liberté ; un Courrier de Mede apporte la nouvelle de la mort de Clarinde : finalement Clorisée et Filamire sont remis ensemble.

ACTEURS §

  • ARMIDORE, Prince de Phrygie
  • CLIDAME, Prince de Natalie
  • CLORISEE, Reyne de Cypre
  • DORINE, sa Gouvernante
  • ALDERINE, Princesse de Cypre
  • FLORINDE, sa Confidente
  • TERSANDRE, Lieutenant general de la Reyne
  • ARISTOME, Prince de Crete
  • BRUSERBE, Roy d’Albanie
  • FILAMON, Roy d’Hyrcanie
  • FILAMIRE, Roy d’Armenie et de Mede
  • [LUCIDE]
  • AMBASSADEUR des Roys d’Albanie et d’Hyrcanie
  • SENTINELLE, Soldat de Cypre
  • COURRIER de Mede
{p. 1 ; A}

ACTE PREMIER §

SCENE PREMIERE §

[ARMIDORE, puis CLIDAME]

Armidore, seul, tenant un portraict d’Alderine.

Image precieux de ma vivante aurore,    
Belle feinte d’amour que mon esprit adore,
Rayons de mon Soleil, doux abus* de mes yeux,
Aymables alimens de mes feux* glorieux, {p. 2}
5 Agreable mensonge à mon cœur veritable,
Symbole d’un bel astre à chacun adorable,
Portraict d’une beauté dont les perfections,
Obligent à l’amour toutes les nations :
Beau portraict où je voy tant de cheres delices*,
10 Delices* où mon cœur conçoit mille supplices,
Ombre d’où tant de feux* esclairent mes ennuis*
Qui servent de flambeaux à mes obscures nuits,
Amour, qui vist jamais une telle avanture ?
Ma raison se dissipe aux traicts d’une peinture,
15 Ce portraict mille fois en mon cœur retracé
Veut que dans ses couleurs je demeure insensé* :
Belle image, dy moy, par quels nouveaux miracles
Ceste bouche muette annonce des Oracles,
Et comme ces yeux feints peuvent inanimez
20 Elancer dans mon cœur tant de traicts* enflammez ?
Il me semble souvent que cet œil me caresse,
Il me rit quelquefois, mais en fin il me blesse.
Tantost il me paroist un éclair amoureux,
Et tantost il me semble un foudre rigoureux. {p. 3}
25 Dans ces opinions je rougis de ma honte    
Et m’estonne* comment une idole me dompte :
Mais si tous ces attraits ne sont que des couleurs
Peuvent-ils en mon ame agiter des chaleurs ?
Si je me perds ainsi pres d’une ombre muable,
30 Comment pourray-je voir son object veritable ?
Non, je croy que ce corps a quelque sentiment,
Son œil suit mes regards d’un égal mouvement,
Ou l’amour me deçoit* en ceste pourtraiture,
Ou ce subtil crayon imite la nature.
35 Je fay comme l’enfant qui croit d’apercevoir
La beauté figurée au revers d’un miroir :
Il regarde derriere le portraict.
Mais je perds comme luy l’agreable figure.
Je crains de ceste erreur un veritable augure
Des obstacles qu’amour presente à mon dessein,
40 Beaux rais* dont les sujets vivent dedans mon sein,
Je veux voir ce Soleil dont vous estes l’idée.
Ma foy* de ce desir tousjours persuadée
S’y promet les faveurs de l’amour et du sort,
Ceste entreprise veut un genereux* effort,
45 Mais voicy tout à point mon fidele Clidame. {p. 4}

Clidame

N’esteindrez-vous jamais ceste subtile flame
Dont un esprit trompeur flate vos passions
Et prophane l’honneur de vos perfections ?
Un Prince tel que vous souffrir* une pointure
50 D’un corps imaginé, d’un amour en peinture :
Faut-il que cet abus* vostre amour poursuivant
Perde vostre jeunesse en des amours de vent ?
La licence souvent met l’erreur en coustume.

Armidore

Plus vous blasmez mon feu*, de tant plus il s’allume,
55 Il pardonne au desir de vos sens aveuglez
Qui vous font concevoir ces termes dereglez*,
Quelque jour vostre voix que le mespris inspire
Esclatera dans l’air un amoureux martyre,
Lors amour irrité* vous fera ressentir
60 Que nostre cœur ne peut son pouvoir dementir,
Qu’il est inévitable, et que sa douce flame
Fait naistre en s’exaltant les delices* de l’ame,
Vous cognoistrez alors, cher cousin, mais trop tard,
Qu’il blesse avec dessein, et non pas par hazard. {p. 5}

Clidame

65 On fait peur aux enfans de postures contraintes,
Amour n’a pas pour moy d’assez subtiles feintes.

Armidore

Les apasts* de l’amour ont des charmes* bien forts.

Clidame

L’immortelle vertu surmonte* ses efforts*.

Armidore

On ne void point Amour des vertus se distraire*.

Clidame

70 Embrassez la raison vous verrez le contraire,
Et que tout son pouvoir n’est qu’un déreglement
Qui n’a de la vertu que l’ombre seulement :
Que semblable au Sorcier pour mieux couvrir ses feintes,
Il se sert des vertus, et des paroles saintes,
75 De mesmes quand l’amour veut pratiquer ses loix,
Il contrefaict le Sainct en sa trompeuse voix, {p. 6}
Et c’est dans cet abus* que se forme le vice.

Armidore

Ce blaspheme merite un éternel supplice,
C’est assez mon cousin.

Clidame

Vostre esprit consulté,
80 Vous trouverez Amour fils de l’oisiveté.

Armidore

Vous estes en courroux.

Clidame

Vos vertus ramassées,
Vous reprendrez un jour vos premieres pensées,
Et ce masque d’Amour disparoistra soudain.

Armidore

Je croy que vous feignez ce furieux* desdain
85 Pour esprouver* mon cœur sur la pierre de touche.

Clidame

Ce que le mien conçoit s’exale par ma bouche,
Mais puis que ce tourment* vous maistrise absolu,
Je vous y veux servir, je m’y suis resolu.

Armidore

{p. 7}
Vous me ressuscitez, ha que je vous embrasse.

Clidame

90 Mais je pense aux moyens de forcer ceste place,
D’où par arrest fatal nostre sexe est banny.

Armidore

Sur ce doute important mon esprit est muny
D’un conseil que l’amour industrieux* me donne.

Clidame

Cet obstacle pourtant me travaille* et m’estonne*,
95 Mais sçachons ce conseil esclos de vostre amour,
Si la raison y peut descouvrir quelque jour,
Que vostre bel esprit me le face comprendre.

Armidore

La beauté qui me fist ce voyage entreprendre,
Et pour qui je ressens tant d’amoureux tourment*,
100 Me suggere un moyen pour mon soulagement,
Qui trouvant un support dedans vostre assistance,
Rien à nostre dessein ne fera resistance,
Nos heureuses faveurs jointes à ce conseil,
Je verray les cachots où luit mon beau Soleil,
105 Si par vostre secours le bon-heur me caresse, {p. 8}
Je feray bien tost bréche à ceste forteresse,
Ou plustost j’ouvriray le Ciel ambitieux
Qui recele* à mon cœur son Soleil gracieux :
Amour veut pour guerir ce soucy* qui m’enflame,
110 Que je cache Armidore aux habits d’une Dame.
Il promet à mes yeux qu’en ce déguisement,
Ils sortiront bien tost de leur aveuglement.
Or joignant l’artifice* aux traits de mon visage,
On me prendra pour fille en faveur de mon âge,
115 Ainsi je forceray cet aymable sejour,
Et verray glorieux l’astre de mon amour.
Mon cousin approuvez ceste belle entreprise.

Clidame

Belle, vrayment qu’amour a finement surprise,
Mais moy que deviendray-je en ce beau changement ?

Armidore

120 Ceste difficulté trouble mon jugement,
Cher amy c’est à vous à surmonter* ce doute.

Clidame

{p. 9 ; B}
Aux affaires d’amour mon esprit ne voit goute,
Ces ruses à la fin descouvrent leur poison.

Armidore

Laissez Amour à part, consultez la raison.

Clidame

125 La raison et l’amour ennemis manifestes
Troubleroient vos desseins d’evenemens funestes,
La raison contrarie à ceste passion,
Et l’amour vous emporte à vostre affection.
La raison ne veut pas que l’honneur se déguise,
130 L’Amour d’un faux honneur ses abus* authorise.
Mais demeurons au terme où l’amour vous reduit,
Estant de vos desseins fidellement instruit,
Mon cœur, ma voix, mes yeux, mon bras et mon espée,
Destinez au secours de vostre ame occupée,
135 Sont maintenant tous prests de faire leurs efforts,
Allons voir Alderine au peril de cent morts,
Toutesfois moderons un peu la violence
De ce feu* dont l’effet n’a que trop d’apparence. {p. 10}

Armidore

Je voy bien mon cousin, que vous estes irrité*,
140 Vous blasmez mon dessein contre Amour dépité*,
Et faites d’une ruse un ombrageux diffame,
Me voyant revestir des habits d’une femme,
Estant forcé de feindre une condition,
Qui vous semble choquer ma reputation,
145 Non, non, je franchiray cet amoureux dedale,
Vous sçavez ce que fit Alcide pour Omphale.
Achiles comme moy ceste feinte esprouva*
Lors que chez Lycomede Ulysses le trouva.

Clidame

Allons cher compagnon, je meurs d’impatience
150 De vous voir esprouver* ceste belle science :
Allons pourvoir à tout et resoudre comment
Vous vous pourrez servir de cet habillement.

SCENE DEUXIESME §

{p. 11}
CLORISEE, GOUVERNANTE

Clorisée

Mortel ressouvenir* d’une ame desloyale*
Qui fait pallir l’esclat de ma grandeur Royale,
155 Immortel desespoir qui n’a point de pareil,
Et qui renaist tousjours avec le Soleil,
Severe Filamire, insensible à ma honte,
Dont toutesfois l’amour encores me surmonte*,
Parjure, il est donc vray que l’infidelité
160 S’accorda pour me prendre avec[que] ta beauté,
Beauté que j’ay trop veuë aux despens de ma gloire,
Et dont l’excez m’apporte un mal qu’on ne peut croire,
De mesme que le miel pris trop abondamment,
Nuit de trop de douceur et donne du tourment*.
165 Helas ce qui me fut si doucement aymable
Se vist en un moment à mes yeux perissable, {p. 12}
Ainsi qu’en une nuict les plus exquises fleurs
Perdent toute leur gloire avecque leurs odeurs,
Que ma presence fut au besoin* paresseuse
170 De ne pouvoir fuir ceste onde perilleuse.
Le prophane abusa des qualitez de Roy
Pour fléchir ma rigueur et pour trahir ma foy*,
Implacable Tyran de qui l’ame est sortie
Des plus affreux rochers de la froide Scythie,
175 Mais de qui le beau corps me parût autrefois
Le chef-d’œuvre accomply* des plus illustres Rois,
Et que j’adore encor en dépit de ma perte
Dedans sa trahison laschement descouverte,
Prodige, où mon destin me fit voir tant d’apasts*,
180 Apasts* qui receloient* l’object de mon trépas,
Object qui de mon cœur me rendit ennemie,
N’ayant peu prevenir sa mortelle infamie.
Amour tu le sçay bien, et permets toutesfois
Que ce desloyal* vive au mespris de tes loix.
185 Ce ne fut pas Amour qui blessa Clorisée,
Sans doute une furie en Amour déguisée :
Animant mes abus* me fit voir Palmedon,
Ayant mis dans ces yeux ce furieux* brandon {p. 13}
Qui presse mon esprit d’une éternelle peine*.
190 Puis-je bien tant souffrir, ha miserable* Reine,
Deux fureurs font en moy deux excez violens,
Le malheur entretient mes amours insolens
Et l’honneur me retient au soin* de la vengeance ;
Amour veut triompher dedans mon inconstance.
195 Et l’honneur irrité* de mes feux* dissolus*
Dispose à se venger mes esprits resolus.
Puis donc qu’à se venger mon courage s’obstine,
Je veux que ce trompeur se perde en ma ruine*.
Mais helas, son bon-heur n’est jamais abatu.

Gouvernante

200 Madame vostre esprit n’est pas seul combatu
De l’infidelité de ces ames parjures,
Les Amantes par tout ressentent leurs injures,
Le Soleil ne voit point de malheur si pressant
Qu’en leur desloyauté*, nostre honneur oppressant,
205 Ny le ciel n’entend point de si piteuses plaintes
Que celles dont nos voix souspirent pour leurs feintes,
Il semble que le sort contre nous dépité* {p. 14}
Favorise l’horreur de leur desloyauté* :
Mais, Madame, les pleurs donnent peu d’alegeance,
210 Et retardent beaucoup les fruicts de la vengeance.
Grande Reyne suivez doucement vos destins,
Destournez de vos yeux ces outrages mutins :
Reprenez sur le front vostre Royale audace,
Monstrez la face aux pleurs, non les pleurs en la face,
215 Et que vostre grand cœur constant comme Royal
Sçait dompter les abus* d’un Prince desloyal*,
Estouffez les regrets au point de leur naissance.

Clorisée

Mes pudiques amours, enfans de l’innocence,
Offrent bien à mon mal un remede pareil,
220 Mais las ! il ne veut point recevoir d’appareil*,
Je suis à me resoudre aussi froide que marbre,
Je neglige ma gloire ainsi qu’on laisse l’arbre
Lors qu’il est despoüillé de fueilles et de fruicts,
En mes estonnemens* mes plaisirs sont destruits,
225 Ainsi ma qualité se relasche indiscrette*,    
Je me sens si confuse en ma douleur secrette {p. 15}
Qu’on m’obligeroit* plus de me laisser mourir,
Qu’on ne me fait de bien me voulant secourir.
J’aperçois une fille en ma Cour incogneuë :
230 Et me semble pourtant l’avoir autrefois veuë.
Je sens à son rencontre un battement de cœur
Qui ralume dans moy l’amour et le rancœur.
Dieux, qu’est-ce que je voy ! ce port et ceste face,
Ceste douceur, ces yeux, ces gestes, ceste grace,
235 Se rapportent si bien aux traicts de ce trompeur,
Que l’âge seulement en esloigne ma peur.
J’y perds le jugement.

SCENE TROISIESME §

[CLORISEE, GOUVERNANTE,] ARMIDORE déguisé en Lucide, Amazone, CLIDAME

Lucide

C’est la Reyne sans doute,
Mon frere le bon-heur assiste nostre route.

Clorisée

{p. 16}
Plus je voy ceste fille et plus je m’esbahis,
240 Sçachons où vont ces gens, s’ils sont de ce pays.

Gouvernante

Approchez, s’il vous plaist, la Reyne le desire.

Clidame

Grande Reyne où la gloire esleve son Empire,
Merveille de la terre, et le Soleil des Roys,
Nostre sort nous reduit aujourd’huy soubs vos loix.

Clorisée

245 Dites moy franchement ce qui vous importune,
Belle, si vous souffrez des coups de la fortune,
Vous trouverez vers moy secours en vos dangers.

Lucide

Madame vous voyez deux jeunes estrangers
Qui viennent d’esprouver* l’effort* de l’inconstance.
250 Nostre desir vouloit luy faire resistance,
Lors que ne voyant plus que des objets de mort,
Un bon astre nous fit aborder vostre port.

Clorisée

{p. 17 ; C}
Sans doute vous parlez de quelque aspre tourmente.

Clidame

Nul ne la vist jamais comme nous violente.

Clorisée

255 Mes sentimens ont part à vostre affliction*,
Sçachons vostre adventure et vostre nation.

Clidame

Nous sommes Lydiens, nez d’une illustre race,
Nous estions en chemin pour voyager en Thrace,
Nos voiles commençoient à recevoir le vent,
260 Alors qu’une gallere à nos pas se trouvant,
Nous imprima l’horreur d’une éternelle peine*,
A ma sœur pour l’honneur, à moy pour la cadene.
Nostre Pilotte ayant descouvert ce vaisseau,
Comme frappé du foudre, est plus tremblant que l’eau,
265 Sçachant qu’il receloit* sa ruïne* evidente,
Quitte le gouvernail, et reçoit l’espouvante.
Nous apperceumes lors un corsaire inhumain*, {p. 18}
Orgueilleux sur la poupe un coutelas en main,
Menacer nostre nef d’un horrible carnage ;
270 Mais les yeux de ma sœur retindrent son courage.
Elle voyant fléchir ceste brutalité,
Industrieuse* joinct la voix à sa beauté,
Qui fist comme un éclair esteindre sa colere,
Il falut toutesfois entrer dans la galere,
275 Mais au lieu d’y trouver un cruel ravisseur,
L’amour nous y fist voir des excez de douceur.

Clorisée

Effects prodigieux en un corsaire infame,
Le traict* de la beauté penetre jusqu’à l’ame.

Clidame

Dans le cinquiesme jour, l’orage s’esmouvant*,
280 Estonna* le Nocher*, lors un contraire vent,
Fait qu’au cœur de chacun l’estonnement* s’appreste,
On void par tout s’épandre une forte tempeste,
Le Soleil s’obscurcir, et les éclairs ardens*,
Furent bien tost suivis de tonnerres grondans,
285 D’où éclattoient par tout des foudres effroyables, {p. 19}
Les plus libres alors s’estimoient miserables*.

Clorisée

Que faisoit le corsaire en ceste extremité ?

Clidame

Il jettoit des abbois comme un dogue irrité*,
Quand une fiere vague, en forme d’une rouë,
290 Prenant nostre galere à travers de la prouë
Nous couvre entierement.

Clorisée

Que fistes vous alors ?

Clidame

Le corsaire voyant tant de rudes efforts*,
Se jette dans l’esquif au déceu de sa trouppe,
Et tandis qu’il coupoit la corde de la pouppe,
295 Nous suivimes ses pas dans ce petit vaisseau,
Croyans de reculer un peu nostre tombeau.
Nous n’eusmes pas plustost delaissé la galere
Qu’elle fut mise à fonds.

Clorisée

Bons Dieux que de misere !

Clidame

{p. 20}
Nous roulasmes* trois jours à la mercy des vents,
300 Mais ceste nuict passée autant morts que vivans,
Preparez au peril d’un évident naufrage,
Le sort nous a jettez sur le prochain rivage.

Clorisée

Je rends graces au Ciel de ses douces faveurs
Qui permet que la Cypre arreste vos malheurs.
305 Mais encor, que devint vostre amoureux corsaire ?

Lucide

Madame, son desir ne se pouvant distraire*,
Apres avoir repris ses premiers sentimens
Il me vint retracer ses amoureux tourmens*,
Mais je ne respondis que d’un regard farouche
310 Qui luy fendit le cœur, et luy ferma la bouche :
Et croyant que mon frere empeschoit son dessein,
Le traistre s’avançoit pour luy percer le sein.
Je me jette entre deux où l’ardeur* me transporte,
Et l’espée à la main, luy parle en ceste sorte :
315 Méchant tu ne pouvois d’un meurtrier effort*
Advancer ton amour, ny reculer ta mort. {p. 21}
C’est moy qui dois donner, corsaire miserable*,
A tes feux* dissolus* le sallaire equitable.
Je conjuray mon frere en l’écartant au loin
320 De ne s’émouvoir* point, et me laisser le soin
De traitter ce brigand selon sa perfidie*,
Qui me fit voir bien tost sa flame refroidie,
Et mes coups redoublez le suivans de si prés,
Qu’il vid bien tost changer ces myrthes en cyprés,
325 Ce colosse abbatu mesure vostre plage.

Clorisée

Doncques ceste beauté possede un tel courage,
Cest estreme travail* demande du repos,
Nous pourrons à loisir achever ce propos.

Fin du premier Acte.

{p. 22}

ACTE SECOND §

SCENE PREMIERE §

CLIDAME, LUCIDE

Clidame

Je voy bien, cher cousin, que la vive* figure
330 A bien plus de pouvoir que n’avoit la peinture,
Vos yeux et vos esprits maintenant satisfaits,
Dans leur contentement en monstrent les effets.

Lucide

Que ce mot de cousin ne soit plus en usage
De peur de descouvrir nostre feinte au langage,
335 Et de perdre le bien dont je suis possesseur :
Que nos noms desormais soient de frere et de sœur,
Les arbres pour nous nuire ont souvent des oreilles. {p. 23}

Clidame

Vous parlez sagement, et bien quelles merveilles,
Produisent les effets de nostre invention ?

Lucide

340 Tout vient heureusement à mon intention,
Et vous, quel entretien avez vous de la Reyne ?

Clidame

On ne peut trop priser* la beauté souveraine,
Et n’estoit que je fuy l’oysive volupté,
Je vivrois glorieux pres de sa Majesté,
345 Vrayment ceste Princesse a de puissant merite*,
Mais tousjours mon cœur libre à ce sexe resiste.

Lucide

Si vous faut-il resoudre à demeurer icy,
Et pour l’amour de moy forcer vostre soucy*,
Pleust au Ciel que vos yeux vissent mon Alderine.

Clidame

350 A-t-elle tant d’attraits ?

Lucide

{p. 24}
Plus cent fois que Cyprine,
Sa divine beauté qui peut fléchir les Dieux,
Merveille de la terre, et chef-d’œuvre des cieux,
Au jugement d’amour demeure sans exemple,
C’est le plus cher object que le Soleil contemple :
355 Sa face a des appasts* en sa proportion
Qui sont autant de traits de la perfection,
Ses cheveux qui l’or pur divinement colore,
Plus beaux que ceux d’Amour ny que ceux de l’Aurore,
Peuvent estre à bon droict mis en comparaison,
360 Aux rais* dont le Soleil enrichit l’orison :
Son beau front où l’honneur releve sa victoire,
Est un Ciel où l’on void deux Iris en leur gloire,
Augures du beau temps aux pluyes de mes yeux,
Formez de deux Soleils pleins d’esclairs radieux,
365 Dont je fay mes miroirs, encores que ma face
Se perde bien souvent dans ceste belle glace,
Sur qui deux sourcis noirs tesmoignent un desir {p. 25 ; D}
De faire dueil pour ceux que ses yeux font mourir,
Quand son double corail l’un à l’autre se touche
370 Il forme l’arc d’amour figure de sa bouche,
Qui venant à s’ouvrir dessouz son œil riant
Descouvre un beau tresor de perles d’Orient,
Ses jouës où l’amour son triomphe prepare,
Sont de pourpre de Tyr, et de marbre de Pare,
375 Et combien qu’elles soient de mesme qualité,
Elles semblent pourtant disputer la beauté ;
Son nez est si parfait qu’il donne à son visage
D’une seconde gloire un second avantage,
L’albastre de son col des graces le tableau,
380 De ce nouvel Olympe est un Atlas nouveau,
Son sein où les vertus eslevent leur Empire
Est un throsne d’yvoire où la gloire respire,
Sa belle main, son bras en blancheur nompareil*,
Arresteroient bien mieux la course du Soleil,
385 Que ne fit autresfois la fille de Penée
Lors qu’elle redoubloit sa fuitte infortunée* .

Clidame

{p. 26}
Toutes ces beautez sont en vos perfections.

Lucide

Si ma beauté pouvoit fléchir vos passions,
Ce seroit bien punir vostre erreur temeraire.

Clidame

390 Ne vous cognoissant pas, il se pourroit bien faire.

Lucide

J’entens, si vous m’aimiez en l’estat que je suis.

Clidame

Amour ne donne pas de si cruels ennuis*.

Lucide

Narcisse devint bien amoureux de soy-mesme.

Clidame

Je tiens que vostre amour n’est gueres moins extreme,
395 Contrainte souz un masque où l’on ne vous peut voir.

Lucide

Je puis bien esperer où nature a pouvoir.

Clidame

Si Venus autresfois, pour faire voir sa gloire,
Anima dans ceste isle une image d’yvoire , {p. 27}
Elle peut bien aussi vostre sexe changer
400 Pour punir vostre orgueil, et pour me soulager.

Lucide

Quand vous verray je attaint de l’amoureuse flame ?

Clidame

Mon cousin, ce sera lors que vous serez femme,
Et si je doy un jour aymer une beauté,
Ce ne sera jamais qu’à la necessité,
405 Les Scythes vont chasser lors que la faim les presse,
Je veux en ceste sorte user d’une Maistresse.

Lucide

Vous estes obstiné dans ce mépris mocqueur.

Clidame

Je vay trouver la Reyne,

Lucide

Et moy revoir mon cœur.

SCENE DEUXIESME §

{p. 28}
ALDERINE, FLORINDE [, puis LUCIDE]

Alderine

Mais vous ne dites rien de ma chere Lucide,Elles sont dans le
410 Qui souz tant de beautez a des forces d’Alcide,jardin du Chasteau.
Beautez qu’on ne peut voir que des yeux de l’amour,
Forcent l’estonnement* de tous ceux de la Cour :Sejour de Lucide.
Ceste charmante* voix conjointe à l’harmonie
Qu’elle tire d’un luth que son poulce manie,
415 Sa grace, ses attraicts, aux complimens, au bal,
Son addresse incroyable à dompter un cheval,
Son humeur complaisante, où l’on veut divertie,
Son audace où tousjours paroist la modestie,
Son courage où reluit la generosité,
420 Son cœur bruslant d’amour et de fidelité,
Ces dons, ma grande amie, où l’on void tant de charmes*,
Luy donnent les honneurs des beautez et des armes. [ 29]
Que je dois bien aymer l’astre de mon destin,
Qui me fait posseder un si riche butin,
425 Les souspirs que son cœur pour mon amour respire,
Joignent à ma grandeur un glorieux Empire.

Florinde

Ces amours sans espoir se tournent en fureurs*,
Et ne laissent en fin que des cris et des pleurs.
Un amour legitime apres la patience,
430 Attend de ses labeurs l’heureuse recompence,
Mais nature manquant à ceste passion,
Elle ne peut donner que de l’affliction*.
Où void-on une Dame aymer une autre Dame ?
Ce penser seulement ne peut toucher mon ame,
435 Toutes choses s’opposent à de telles amours.
La biche ayme son cerf, et l’ourse ayme son ours,
Tout suit l’ordre estably des soins de la nature,
Lucide seule suit une vaine imposture,
Une flame incogneuë au sentiment humain, {p. 30}
440 La fille de Cyane ayma bien son Germain,
Semyramys son fils, et Myrre ayma son pere,
Ces amours diffamez* d’éternel vitupere,
Où ces femmes perdoient l’honneur pour le plaisir,
Sentoient pourtant l’espoir seconder leur desir,
445 Mais encor que Lucide en sa flame aveuglée,
Ne monstre point d’effets d’une amour déreglée*,
Plus elle vous fait voir ses esprits enflammez,
Tant plus ses fols desirs deviennent affamez :
Rien ne peut amortir ceste braise fatale,
450 Que les traits* de la mort, l’industrieux* Dedale,
Qui soulagea Pasiphe en ses sales tourmens* ,
Separeroit plustost le corps des élemens* ,
Que de forcer l’amour où nature est contraire,
Ainsi Lucide doit de l’abus* se distraire*.

Alderine

455 Mamie je ne puis comprendre vos discours ;
Ce Dedale a pour moy de trop fascheux destours.
Si donc un bel esprit rencontre du merite*
Où l’amitié l’attire, il faut qu’il s’en irrite*, {p. 31}
Florinde vous pouvez en dire autant de moy,
460 Car Lucide m’attache à ceste mesme loy.
Je cheris ses vertus à l’égal de ma vie,
Son amour et le mien ont une mesme envie,
Et son cœur est du mien l’agreable moitié.

Florinde

On distingue l’amour d’avecque l’amitié,
465 Mais ceste passion dont la fureur* l’embrase,
L’emporte à tout moment dans un mortel extase*.

Alderine

Je n’ay point encor veu ces estranges excez.

Florinde

Elle feint devant vous le fiel de ses accez.

Alderine

Non, non, ce qu’elle fait n’est que par complaisance.

Florinde

470 Madame, s’il vous plaist, feindre un jour une absence,
Et vous cacher en lieu d’où vous nous puissiez voir,
Vous direz que l’amour excede* son pouvoir. {p. 32}

Alderine

Ma Florinde esprouvons* un jour ceste adventure.

Florinde

Vous verrez un amour d’une estrange nature,
475 Tout arrosé de pleurs, et bruslé de souspirs.

Alderine

Mais pourquoy blasmez vous ces aymables desirs ?
Il semble qu’à dessein vous dressiez des parties
Pour troubler les secrets des belles simpaties.
Si l’aymant, et le fer, par de mesmes efforts*
480 Collent en s’approchans leurs insensibles corps,
Pourquoy Lucide et moy par de vivantes forces
Ne sentirions-nous point d’amoureuses amorces* ?
Le foudre en sa fureur* espargne le laurier,
Et la vigne cherit l’ombre de l’olivier,
485 Pourquoy, blasmer Lucide, et trouver tant estrange
Que sa sainte amitié à la mienne se range ?
Mais la voicy venir. Mon cœur d’où venez-vous ? [ 33 ; E]
Vostre absence desja me mettoit en courroux,
Qui vous a si long-temps soustraite à ma presence ?

Lucide

490 Madame, j’ay souffert cent morts en vostre absence,
Mais mon frere importun ne me pouvoit quitter,
Et pour nous separer je l’ay fait depiter*.

Alderine

De mesme, mon soucy, lors que vostre œil me quitte,
Mon esprit aussi tost de regret se dépite*,
495 Et semble que mes yeux abandonnent le jour,
Ou bien que le Soleil laisse nostre sejour.
Quand je ne vous puis voir mon ame se ravale,
Ma paupiere se ferme, et mon teint devient pasle,
Ne pouvant plus rien voir, je me perds au sommeil,
500 Et comme le soucy* j’attens le beau Soleil.

Lucide

{p. 34}
Madame, quand le sort de vos yeux me separe,
La mort en mesme temps de mon ame s’empare,
Je me brusle en ma crainte, et me noye en mes pleurs,
Je sens de tous costez de nouvelles douleurs,
505 Je parle à vos beautez que je vois en images,
Et dis en ceste sorte, ô celestes ouvrages,
Miracles que ma foy* peut seule concevoir,
Tant de perfections me veulent decevoir*,
Et ce ressouvenir* aliment de mon ame
510 En cet excez d’ardeur* se redouble et s’enflame,
Me retraçant l’object de vos divinitez,
Lors mon ame s’envole au ciel de vos beautez.
Je ne puis recognoistre en ce desordre extréme
Si ce n’est qu’un extase*, ou si c’est la mort mesme,
515 Mais que ce soit la mort, ou le ravissement,
Je ne puis supporter ce triste esloignement.

Alderine

Lucide, je ne suis, vous absente qu’un ombre,
Dedans ce desplaisir j’ay des peines* sans nombre,
On compteroit plustost les roses du printemps, {p. 35}
520 Que mes tristes ennuis* lors que je vous attens.

Lucide

Madame, vos faveurs m’imposent le silence,
La gloire me caresse avec[que] violence,
Mais vostre soin* ayant si peu de fondement,
Sçachant bien mes deffauts, je crains le changement.
525 Mille confusions estonnent* mes pensées.
Toutes les dignitez en vous seule amassées,
Menacent mon orgueil et ma temerité,
Je redoute l’esclat de ma felicité.
Je sens en mon erreur que mon ame s’oublie,
530 Mais, helas ! ceste loy sur mes sens establie,
Me force doucement d’adorer ma prison,
Et cherissant mon mal je fuy ma guerison.

Florinde

Mais où pourroit on voir des flames plus ardentes*,
Peut-on mieux exprimer des amours violentes ?
535 Quel Amant pour sa Dame a jamais tant souffert ?
Qui sur l’autel d’amour a jamais tant offert ?
Pleust aux Dieux maintenant que Lucide fust homme, [ 36]
J’estimerois beaucoup l’amour qui la consomme*,
Un Prince possedant ces belles qualitez,
540 Pourroit lors à bon droict adorer vos beautez.

Alderine

Je cognois à ce coup que vous estes charmée*,
Aux despens de ma gloire, et de ma renommée,
J’aymerois mieux souffrir* un rigoureux tourment*
Que de voir en Lucide un pareil changement :
545 Florinde en ce souhait vous estes inhumaine*,
Rien que sa seule mort n’appaiseroit la Reine,
Je croy que son honneur recusa vos desirs.

Lucide

Madame, mon esprit n’agit qu’en vos plaisirs.

Alderine

Ma Lucide, rentrons, je vous veux faire entendre
550 Un air qu’en vostre absence, Amour m’a faict apprendre :
Allons nous rafraichir dans les ombres du bois,
Je veux joindre à mon luth une divine voix.

SCENE TROISIESME §

{p. 37}
CLORISEE, ARISTOME, CLIDAME, TERSANDRE

Clorisée

Me faut-il donc souffrir* une peine* infinie,
Je doute, mon cousin*, que le Roy d’Albanie
555 Soit un fascheux presage à mes afflictions*,
J’en ressens trop avant les apprehensions,
Il est vray qu’un cœur foible en redoutant l’augure,
Fait d’un petit prodige une grande figure ;
Si ce Prince estranger favorisé du sort,
560 A vengé mes malheurs, je ne crains plus la mort.
Helas ! je ne croy pas que ce bon-heur m’arrive,
Celuy de Palmedon me tient tousjours craintive.
Demeurez en ce lieu pour recevoir ce Roy,
Sa venuë m’afflige*, et me met hors de moy.
565 Mais, que veut maintenant ce Chevalier estrange* ? {p. 38}

Aristome

Princesse dont chacun celebre la loüange,
Et souz qui le sort m’a fatalement soumis,
Je me viens acquitter de ce que j’ay promis.
L’inestimable prix des beautez d’Alderine,
570 Dont les feux* immortels embrazent ma poitrine,
D’éternelles ardeurs*, m’avoit fait concevoir
Un honneur dont l’attente excede* mon pouvoir.
Vostre peine*, Madame, est un mal sans remede,
S’il faut pour le guerir vaincre le Roy de Mede.
575 Sa valeur* que j’égale à voz belles vertus,
Ravit* d’estonnement* ceux qu’il a combatus.
Ce Soleil de la paix, ce foudre de la guerre,
Autant aymé du Ciel qu’il est craint en la terre,
Tesmoigne tant d’adresse aux plus rudes combats
580 Que la mort n’est sinon l’object de ses esbats* ,
Je l’ay veu triompher du Prince d’Hyrcanie,
Dont Mars mesme estimoit la valeur* infinie, {p. 39}
Avec[que] plus d’effort et moins d’estonnement*,
Que ne fait un lyon d’un chevreul seulement.
585 Ce combat fut fondé dessus vostre querelle,
Dont la cause si juste et l’attente si belle
Esmouvent* l’univers au soing* de vous servir ;
Ce dessein genereux* me vint aussi ravir*
Du desir de cueillir des fruicts de ceste gloire,
590 Mais au lieu d’approcher du but de la victoire,
J’en ay perdu l’espoir avec ma liberté,
Et ne suis plus vivant que dans vostre bonté,
Filamire en ma grace achevant sa conqueste,
Met en vostre pouvoir ma fortune et ma teste.
595 Exercez sur ma vie un effect* souverain,
Je mourray glorieux, mourant de vostre main,
Grande Reyne en cecy j’aquitte ma promesse.

Clorisée

Faut-il que ce trompeur me travaille* sans cesse ?
Ne verray-je jamais relascher mes douleurs ?
600 Ce monstre de fortune, autheur de mes malheurs,
Reçoit de mes travaux* un second advantage. {p. 40}
Le soin* de ma vengeance augmente son courage.
Encores le destin, pour me plus outrager,
Permet à ce cruel de pouvoir m’obliger*.
605 Le ciel veut en ma cause exercer l’injustice.
Dieux, vous ne voyez pas l’horreur de mon supplice,
Ou bien vous redoutez le bon heur de ce Roy,
Achevez par ma mort vos rigueurs dessus moy.
Injuste Ciel, vos loix ne sont rien qu’un fantosme.
610 Suivez un meilleur sort, genereux* Aristome,
Puisque vous n’avez peu soulager ma douleur,
J’en accuse le Ciel, et non vostre valeur*.
La Reine s’en va d’un costé et Aristome de l’autre.

Clidame

Monsieur, je ne sçaurois fonder qu’avec[que] peine,
Tant de divers effects en l’esprit de la Reine,
615 Ny quel soucy* la vient maintenant affliger*,
Si douteuse* à l’abord de ce Prince estranger,
Et comme elle retient la Princesse recluse,
Ma croyance est icy diversement confuse,
Mais j’ay peur de paroistre en mon soin* indiscret, {p. 41 ; F}
620 Voulant trop curieux profonder* ce secret.

Tersandre

Vostre desir conçoit une fascheuse route,
Je vous veux toutesfois retirer de ce doute.
Monsieur, la Reyne fut si parfaite autrefois,
Qu’on ne peut dignement l’exprimer par la voix ;
625 Ses qualitez estoient conjointes à la grace,
Les beautez de l’esprit à celles de la face,
Son pouvoir composé d’audace et de douceur,
Des plus puissans esprits fut tousjours possesseur.
On disoit en voyant ses merites* extrémes,
630 Qu’en eux les dons du Ciel se surmontoient* eux mesmes,
Et qu’il avoit formé ceste rare beauté,
Pour rompre les decrets de la fatalité.
Un jeune Chevalier courant alors le monde,
Se feignant à chacun Prince de Trebisonde,
635 Mortel ressouvenir* ! voulant voir ceste Cour,
Fut pris par ses beautez dans les filets d’Amour. {p. 42}
La Reyne dont le cœur estoit encor de glace,
Vid bien qu’Amour vouloit occuper ceste place,
Et se sentit en fin blessée d’un coup fatal
640 Par le traict* dont ses yeux avoient fait tant de mal.
Elle que nous avions long-temps importunée
De recevoir les fleurs d’un heureux Hymenée*,
Pour nous donner les fruicts de son contentement,
Creut alors que ce Prince en seroit l’argument,
645 Le voyant accomply* de vertus nompareilles*,
Tandis que son esprit consultoit ses merveilles :
Luy qui vouloit sortir de sa captivité,
Disposoit son Amour à l’infidelité.
L’artifice* du corps joinct aux charmes* de l’ame,
650 Rendus égallement complices de sa trame*,
Font perte de l’honneur en ce traistre devoir,
Pour gaigner sur la Reyne un amoureux pouvoir.
Ainsi ce desloyal* triompha de sa couche.
Apres mille sermens arrachez de sa bouche, {p. 43}
655 Ce fatal mariage arresta nos desirs,
Et nos soings* plus cuisans* tournerent en plaisirs.
La Cypre en ses esbats* devint démesurée,
Mais, las ! son passe-temps ne fut pas de durée,
Car ce Prince à nos maux fierement resolu,
660 Apres avoir esteint son amour dissolu*,
Feignant qu’en Trebisonde un affaire le presse,
Abandonne au malheur nostre triste Princesse.
A ce coup sa prudence à peine se contient,
Elle voudroit mourir : mais elle se retient
665 Dans le ressentiment* d’un desirable gage,
Dont Lucine voulut adoucir son courage,
Bref, les mois accomplis elle fit voir au jour
Une fille qu’on croid plus belle que l’Amour.
Beauté qu’un mauvais sort garde pour recompence,
670 De celuy dont la Reyne espere la vengeance.
Vengeance qui ne peut par serment solemnel
Se tirer d’autre part que du sang paternel :
Ceste Princesse en fin, pour appaiser sa mere,
Se reserve pour prix du meurtre de son pere,
675 Et c’est là le sujet qui la faict receler*, {p. 44}
De peur que quelque Prince en luy voulant parler,
Ne destourne le coup de ce cruel carnage.

Clidame

Que ceste grande Reyne ait receu tant d’outrage !
Sans doute son esprit, justement irrité*,
680 Fait voir avec raison ceste severité
Contre le fier autheur de ceste tyrannie.

Tersandre

Elle craint maintenant que le Roy d’Albanie
Luy vienne presenter le chef* de ce trompeur,
Quoy que son cœur le vueille, elle en a tousjours peur,
685 Car encor que l’affront à se vanger l’attire,
Elle ressent tousjours son amoureux martyre.

Clidame

Mais, quel est ce parjure, et qu’est-il devenu ?

Tersandre

C’est icy le grand mal qui nous est advenu,
Mal qui ne se pouvoit commettre plus infame,
690 La Princesse de Mede est maintenant sa femme {p. 45}
Aux yeux de nostre Reyne.

Clidame

Ha Prince desloyal*.
Prince indigne du jour comme du sang Royal.
Je verray quelque jour ton injure punie.

Tersandre

Il regit aujourd’huy la Mede et l’Armenie.
695 Son nom est Filamire, et dans son abandon
Il avoit usurpé celuy de Palmedon.

Clidame

Quand ce Prince inhumain* auroit toute la terre,
Il ne peut éviter un foudroyant tonnerre.

Tersandre

On ne peut empescher les Dieux de se vanger.
700 Mais allons au devant de ce Prince estranger.

Fin du second Acte.

{p. 46}

ACTE TROISIESME §

SCENE PREMIERE §

BRUSERBE Roy d’Albanie, CLORISEE [, GOUVERNANTE, puis LUCIDE, FILAMON, TERSANDRE]

Bruserbe

L’injurieux mespris que ce Prince respire,
Qui ternit vostre gloire, et trouble vostre Empire,
Esmeut* en mon esprit de si justes tourmens*
Que je ne puis avoir de plus forts sentimens.
705 Je meurs de vous vanger, le bien de ma Province    
Ne me touche pas tant que l’orgueil de ce Prince,
L’honneur et la vertu blessez de vos regrets, {p. 47}
Portent mes bons desirs dedans vos interests.
Mais le mien qui n’agist que par vostre excellence,
710 S’anime à ce devoir avecque violence,
Il ne me reste plus que vostre authorité
Pour combattre ce Roy sur sa legereté,
Glorieux d’employer en ceste belle envie*
Mon sceptre, mon honneur, mon courage et ma vie.

Clorisée

715 Monsieur, vostre venuë avoit desja flatté
D’un espoir attendu mon esprit agité* :
Vostre unique valeur* à ma Cypre cogneuë,
Commençoit d’adoucir ma crainte retenuë,
Et m’asseurois de voir aujourd’huy dans vos mains
720 Ce chef* qui doit finir mes tourmens* inhumains* ;
Or puis que vostre cœur aspire à ceste gloire,
Et qu’en cecy le mien attend vostre victoire,
Vous n’avez plus besoin en ce juste vouloir
Que de vostre prudence, et non de mon pouvoir,
725 Ma couronne et ma fille, estans la recompence {p. 48}
Du glorieux vainqueur le reste me dispence,
J’implore toutesfois les astres irritez*
De joindre ceste grace à vos prosperitez,
Que par vostre valeur* le Ciel vangeur admire
730 Sa justice, et mon droict, au sang de Filamire.
Je sçay que l’univers cognoist bien vos vertus,
Mais mes pensers tousjours de crainte combatus
Me font apprehender quelque mauvais presage,
Qui vient de mon malheur, non de vostre courage :
735 Car comme le cristal qu’on void plus eclattant
Se trouve plus fragile et le moins resistant,
Je crains que vostre effort ne reçoive une injure
Du bon heur éternel de ce Prince parjure.
Ce superbe* guerrier au fort de ses combats,
740 J’entends de ceux qui sont fondez sur mes debats,
Sçait si bien mesurer sa force à son envie*
Qu’il demeure vainqueur en conservant sa vie ;
Pardonnez-moy, Monsieur, desja cinq Chevalliers, 
Que l’honneur immortel a couvert de lauriers, {p. 49 ; G}
745 Vaincus de ce cruel, m’ont apporté leurs testes,
Et semble que le Ciel approuve ses conquestes.

    Bruserbe

Vous le nommez cruel en le favorisant,
Il semble que l’amour vostre flame attisant,
Vous figure tousjours ce Roy dans les merveilles
750 Dont il souloit* charmer* vos yeux et vos oreilles.
Vos apprehensions ont bien quelque couleur,
Sçachant que Filamire a beaucoup de valeur*,
Mais je crains que ce feu* que vostre cœur adore,
Apres beaucoup de mal en fin ne vous devore.
755 Je croyois que vostre ame en ce Royal effort,
N’eust pour cest ennemy que des objects de mort,
Et que vostre pitié justement refroidie,
Fust changée en fureur* contre sa perfidie*,
Puis que continuant son infame delict,
760 Un second mariage occupe vostre lict.
Cest là que vous devriez repousser ceste amorce*
Qui veut obstinement accabler vostre force.
Grande Reyne rentrez au ciel de la raison, {p. 50}
Et que vostre grand cœur quitte ceste prison,
765 Où vos riches desseins trouvent de l’indigence.
Vostre gloire consiste au poinct de la vengeance,
Et la mienne, Madame, en vos perfections ;
Recevez donc mes voeuz et mes affections,
Acceptez ceste foy* que mon cœur vous reserve,
770 Permettez qu’en souffrant je vous ayme et vous serve,
Vos merites* alors triomphans de l’oubly,
Ne reverront jamais leur pouvoir affoibly,
Et mes feux* retenus du frein de mes services,
Triompheront aussi de vos cheres delices*.

Clorisée

775 Roy d’Epire sçachez que vos fascheux propos,
Ou vrais, ou déguisez, offensent mon repos,
Et n’estoit vostre rang que ma raison balance,
Je ne vous respondrois qu’avec[que] le silence.
Des vains desirs mouvans vos persuasions,
780 Vous font precipiter dans ces confusions,
Mais au desir on doit sagement se contraindre,
Et quitter le sujet où l’on ne peut atteindre,
Vostre discours d’amour ne peut que m’offenser, {p. 51}
Et ne vous peut non plus reculer qu’avancer.
785 Je vous ay desja dit que ma fille et mon sceptre,
En sont la recompense, et que je ne puis l’estre,
Mon mal veut la vengeance, et non pas le conseil,
La mort, et non l’amour, en sera l’appareil*,
Si vostre ame se sent de la gloire eschauffée,
790 Ma justice luy peut eriger un trophée,
Mais si vostre dessein se forme en mon amour,
Ma mort se formera dedans vostre retour,
Mort que je trouveray cent fois plus agreable,
Que de vivre infidelle à ce Prince coupable.
795 Son infidelité ne me peut obliger
A rompre mes desseins, mais bien à me venger,
J’en suis là resoluë, une pudique Dame
Ne doit jamais brusler d’une seconde flame,
Ny le contentement, ny les afflictions*
800 Ne doivent rien changer en ses affections.
L’or s’esprouve* au creuset, mon amour aux miseres
Et ma foy* se redouble aux peines* plus ameres.

Bruserbe

{p. 52}
Mais c’est contre soy-mesme user de cruauté,
D’aymer un desloyal* en sa desloyauté*.

Clorisée

805 Qu’il soit perfide* ou non, son humeur desloyale*
Ne doit servir d’exemple à ma grandeur Royale,
Comme un Dauphin s’esgaye au courroux de la mer,
Qu’un aigle s’esjouït* aux orages de l’air,
Qu’une palme pressée en sa charge subsiste,
810 Que l’honneur à l’injure ouvertement resiste,
De mesme aux accidens que produit mon malheur,
Ma constance et ma foy* maistrisent ma douleur.

Bruserbe

Aymer un inconstant, c’est blesser la constance.

Clorisée

La foy* fille du Ciel soustient ma resistance.

Bruserbe

815 La foy* se desoblige apres le changement.

Clorisée

{p. 53}
Ouy dans un foible esprit frappé d’aveuglement.

Bruserbe

Vostre fidelité vient d’une ame aveuglée.

Clorisée

Mais vostre opinion d’une ame déreglée*.

Bruserbe

Mon jugement s’esgare en ces diversitez,
820 Que vous aymiez celuy que vous persecutez.

Clorisée

Comme espoux je luy dois un amour veritable,
Et comme desloyal*, une mort miserable*.
On ne peut separer ces deux extremitez,
Son abus* ne peut rien contre mes volontez.
825 On me conteste en vain de voix et de pensée,
J’ayme le traict* mortel dont je suis traversée,
Je ne puis supporter vos repars odieux,
Ce Prince m’est plus cher mille fois que mes yeux.

Bruserbe

Laissez-vous sans espoir mon amoureuse peine* ?

Clorisée

{p. 54}
830 Je ne puis escouter ceste parole vaine.

Bruserbe

Comment vostre pitié neglige ma douleur ?

Clorisée

La Scythie plustost bruslera de chaleur,
Que mon humeur jamais à vostre amour incline.
Je sçay qu’une rivalle à me perdre s’obstine,
835 Je sçay que je ne dois rien attendre des Dieux,
Je sçay que mes desirs leur sont tous odieux,
Mais comme on void sortir à travers les orages
Les éclairs plus brillans des plus obscurs nuages,
De mesme les desdains de ce Prince trompeur,
840 Font voir ma foy* plus claire aux tourmens* de mon cœur ;
Que donc vostre dessein loin de moy se transporte,
Tant qu’il vivra pour moy, je seray tousjours morte.

Bruserbe

Voyez comme ce foudre a suivy son esclair,
Son refus insolent ne peut estre plus clair. {p. 55}
845 Ha Reine impitoyable, autant fiere que belle,
Qui preferez à moy cet Amant infidelle,
Qui joignez pour me perdre aux forces de l’esprit,
Ces fatales beautez où mon amour s’esprit,
Beautez, où ma raison se trouve si confuse,
850 Mais si faut-il en fin que je me desabuse.
Les Dieux me vengeront de ton cœur obstiné.
Non, mon amour qui fut par le Ciel destiné,
Ne se peut revoquer qu’au peril de ma vie,
Aussi la veux-je perdre en ta mortelle envie*.
855 Et puis que ton humeur m’instruit à me venger,
Je me veux en ce poinct comme toy soulager.
Ingrate, c’est icy que je me veux resoudre ;
Il faut que ton dédain face esclatter un foudre.

Clorisée

Va barbare orgueilleux, va temeraire Roy,
Lucide sort au bruit de la Reyne.
860 Tu veux injurieux m’imposer une loy
Contre le seul objet que mon esprit admire.
Sçaches que si l’amour que j’ay pour Filamire,
Ny le soin* de venger ses infidelitez,
Ny le desir de voir mes jours precipitez, {p. 56}
865 N’ont peu rien pervertir en ma perseverance,
Tes menaces auront beaucoup moins de puissance,
Tes feux* et tes desseins periront dans ta voix,
Et tes desirs mourront avec[que] tes abois.
Acheve de tramer des furieux* vacarmes,
870 Ma chasteté ne peut aprehender tes armes.

    Bruserbe

Le calme de la femme, ainsi que de la mer,
Presage qu’elle veut ses fureurs* escumer,
Vostre sexe, Madame, à ce coup vous dispence
De voir de vos erreurs la juste recompence.

Lucide

875 Nostre sexe a dequoy punir vostre mespris.

Bruserbe

Ouy bien en vous servant des armes de Cypris.

Lucide

On vous prendroit alors avec trop d’avantage,
La faveur de l’amour manque à vostre visage,
Mais, s’il plaist à la Reyne, elle verra comment
880 Je sçauray resveiller vostre estourdissement.
Grande Reyne, à ce coup j’implore vostre grace, {p. 57 ; H}
Permettez à mon bras de dompter ceste audace.

Clorisée

Je ne veux pas Lucide, hazarder ce combat.

Bruserbe

Reservez ce courage à l’amoureux esbat*,
885 Je consacre à l’Amour ceste belle poitrine.

Lucide

Si Mars vous favorise aussi peu que Cyprine,
Vous pourrez bien alors quitter la vanité,
Privé de la valeur*, comme de la beauté.
Non, non, Madame, il faut dompter ceste insolence,
890 Et voir si le courage excuse l’arrogance :
Temeraire reçoy les fruicts de ton erreur.

Bruserbe

Encores me faut-il éviter sa fureur*,
Car ce sexe indiscret* qui n’a point de limite,
Souvent en se mocquant se déprave et s’irrite* ;
895 En fin vous m’obligez de faire comme vous,
Et forcez mon esprit de se mettre en courroux.

Lucide

{p. 58}
Icy les complimens ne sont point en usage,
Le combat veut l’effect*, et non pas le langage,
Ne feignez point vos coups, et ne m’espargnez pas,
900 De peur qu’en vous mocquant vous trouviez le trespas.

Bruserbe

Je suis doncques contraint par un rencontre infame,
De mesurer ma force à celle d’une femme,
Une fille nourrie aux esbats* amoureux,
Triomphe de ma gloire, et me rend malheureux.
905 Son bras apesanty fait sentir plus de forces,
Que ses yeux ne font voir d’amoureuses amorces* ;
Je ne puis plus parer à ces coups redoublez.

Lucide

Quoy, Prince, vos esprits sont-ils desja troublez ?
Sus, sus, relevez-vous, je veux bien que la honte
910 Reproche à vostre orgueil qu’une fille vous dompte. {p. 59}

Bruserbe

Fortune rigoureuse, on void bien maintenant,
Que tant plus les humains te vont importunant,
Ils esprouvent* tant moins ton secours favorable,
En fin je suis vaincu par un sort miserable*.
915 Belle, je ne veux plus vainement contester,
Suivez vostre bon-heur, je n’y puis resister,
Ma valeur* aujourd’huy souz la vostre asservie,
Vous pouvez à bon droict disposer de ma vie.

Lucide

Mon Prince, la victoire a d’estranges destours,
920 Et ce qu’on s’en promet n’arrive pas tousjours,
Je sçay que le regret qui trouble plus vostre ame,
C’est de vous voir soumis au pouvoir d’une Dame ;
Vos erreurs ont produit ceste necessité,
Nostre sexe a paru dedans l’antiquité,
925 Les femmes de Lydie ont de tout temps l’usage
De joindre à la douceur la force et le courage.
Or Monsieur, en usant du pouvoir des vainqueurs, {p. 60}
Je veux pour mettre fin à toutes nos ranqueurs,
Que vous me promettiez, comme fidelle Prince,
930 De n’attenter jamais contre ceste Province,
Et sur tout je vous veux conjurer au surplus
D’honorer nostre Reyne, et ne la troubler plus.

Clorisée

Qu’il ne me parle plus de sa flame amoureuse,
Que je desteste autant qu’il la croid glorieuse.

Lucide

935 Voulez-vous consentir à ces conditions ?

Bruserbe

Tout mon vouloir dépend de vos intentions :
Puis que vostre valeur* a vaincu mon audace,
Quoy que vous m’imposiez, il faut que je le face.
Je jure par nos Dieux de n’irriter* jamais
940 Les desirs de la Reine.

Lucide

Et moy je vous promets
De cherir vos vertus à l’égal de ma vie,
Et si le bon heur veut seconder mon envie, {p. 61}
J’espere de trouver sujet à l’advenir
De ne sortir jamais de vostre souvenir.
Bruserbe s’en va.

Clorisée

945 Lucide, que feray-je, en ces excez d’outrage ?
Mon cœur craint de passer de la peine* à la rage,
Et qu’apres tant de maux, demeurant sans pouvoir,
Mon malheur ne m’emporte, en fin au desespoir.

Lucide

Madame, vos douleurs seront bien tost passées,
950 Le Ciel a des secrets qu’il cache à nos pensées.
Pardonnez, s’il vous plaist, à ma temerité,
Vous offencez le Ciel et vostre qualité,
Vostre mal est plus grand que je ne l’aprehende,
Mais vos belles vertus, dont la cause est si grande,
955 Se doivent opposer à ses efforts* mutins,
Qui veulent outrageux combattre vos destins.
Vous sentirez bien tost vostre ame soulagée,
Et le Ciel permettra que vous serez vangée,
Grande Reyne, essuyez les larmes de vox yeux.

Clorisée

{p. 62}
960 Que veut ce Chevallier ? son aspect glorieux
Pourroit à nos souhaits donner quelque presage.

Filamon, Prince d’Hyrcanie

Madame, vous voyez un Prince dont l’usage
Estoit tousjours d’abatre, et non d’estre abatu,
Mais Filamire en fin surmonte* ma vertu.
965 L’aspect malencontreux de quelque mauvais astre,
Et non pas mon deffaut a causé mon desastre ;
Et ce Prince orgueilleux ne m’eust jamais dompté,
Sans un secret malheur de la fatalité,
Son Demon* s’opposant à ma juste victoire,
970 Le fait injustement triompher de ma gloire,
Et son bon-heur voulant me vaincre une autrefois,
Veut aussi que je tombe au pouvoir de vos loix,
Et que je vous demeure obligé de ma vie.

Clorisée

Que peuvent plus sur moy les fureurs* ny l’envie* ?
975 Que peuvent plus sur moy les foudres éclattans ?
Rien ne peut s’égaller aux malheurs que j’attens. {p. 63}
Qu’on ne me parle plus du rang que je possede,
Quand le mal s’irritant* reffuse le remede,
Et que le desespoir surmonte* la raison,
980 L’affligé* ne doit plus chercher de guerison,
La consolation me devient importune :
Chevallier vous pouvez suivre vostre fortune,
Et qui que vous soyez vivez en liberté.

Lucide

Madame surmontez ceste difficulté,
985 Le temps bien mesnagé produit beaucoup de choses :
Les espines tousjours accompagnent les roses.

Clorisée

Je n’ay plus qu’un moyen pour esprouver* le sort.

Lucide

Pleust aux Dieux qu’il se peust achepter de ma mort.

Filamon

La valeur* ne peut rien en ce poinct difficile,
990 Où la mienne a manqué toute autre est inutile.

Lucide

Chevallier, vos propos ont trop de vanité.
Le courage paroist dedans l’humilité, {p. 64}
Vous offencez un Roy, que tout le monde estime,
Et croyez insolent, qu’en commettant ce crime,
995 La Reyne excuse mieux l’abus* de vostre cœur,
Le vaincu doit tousjours estimer son vainqueur,
Lors que l’égalité se trouve en la partie,
Et l’honneur qui m’oblige à ceste repartie,
Veut aussi que j’exalte un Prince sans pareil,
1000 Une comette veut obscurcir le Soleil.
Laissons à part l’erreur avec la difference,
L’effet* se considere, et non pas l’apparence,
Vostre voix orgueilleuse offense insolemment
Un Heros qu’on ne peut cherir trop dignement.

Filamon

1005 Belle, vous traittez mal le Prince d’Hyrcanie.

Lucide

Je ne puis plus souffrir* vostre audace impunie.
Lucide met l’épée à la main.

Clorisée

Mon frere pardonnez à ce petit excés,
Nostre sexe est tousjours trop prompt dans ses accés.

Filamon

{p. 65 ; I}
J’excuse aussi l’excez, avec la promptitude.

Lucide

1010 Madame, je ne puis que par l’ingratitude
Laisser ainsi couler ce mespris apparent.
Il faut que le combat vuide ce different.

Filamon

Vous voulez soustenir un Chevallier parjure.

Lucide

La Reyne qui ressent l’outrage de l’injure,
1015 Se sçaura bien vanger du tort qu’elle a receu :
Mais puis qu’en ce dessein vostre esprit s’est deçeu*,
Voyons ce que fera maintenant la fortune.

Filamon

Que mon malheur est grand, une fille importune
Que mes yeux ne jugeoient capables que d’amour,
1020 Me reduit au peril de ne plus voir le jour.

Lucide

Comment, Prince, avez vous si tost perdu l’audace ?
Doncques vostre valeur* s’estouffe en la menace. {p. 66}
Vostre force ressemble à ces ampoules d’eau,
Qui naissent de la pluye.

Filamon

Ha ! voicy mon tombeau,
1025 Faut il qu’en eschappant du gouffre de l’envie*
Une femme à ce coup triomphe de ma vie ?
Et que sortant des mains d’un guerrier indompté,
Je reçoive la mort d’une jeune beauté ?
Amour pour me punir est autheur de ses charmes*.

Lucide

1030 Ne blasmez pas Amour, mais accusez vos armes.
La vanité ne peut delaisser vos esprits,
Et vostre voix tousjours se relasche au mespris.
Quand l’ame d’un guerrier est de vent occupée,
Son estourdissement luy desrobe l’espée.
1035 Apprenez desormais de devenir plus doux,
Sous ce que le destin ordonnera de vous.
Fortune quelquefois favorise l’audace,
Mais bien souvent l’orgueil luy void changer de face. {p. 67}
Vivez, je vous remets en vostre liberté,
1040 En faveur de la Reyne.

Filamon

Invincible beauté,
Vostre extreme valeur* abregé des miracles,
Vostre prudente voix, merveille des oracles,
Vos justes sentimens et vos perfections,
Fléchissent aujourd’huy toutes mes passions.
1045 Vos vertus en mon cœur erigent un Empire,
Souz lequel l’honneur veut que mon ame respire.
Vostre victoire m’a de delices* charmé*,
Plus heureux de me voir de vos mains desarmé,
Que si le Ciel m’offroit une riche couronne.

Lucide

1050 Je reçois à faveur ce qu’un grand Roy me donne.

Clorisée

Mon frere, il me desplaist que contre mon desir,
Vous ayez en ma Cour receu du desplaisir,
Je croy que le repos vous seroit necessaire, {p. 68}
Venez vous rafraischir.

Filamon

J’iray pour vous complaire.

Clorisée

Elle parle à Tersandre qui estoit accouru au bruict.
1055 Mon cousin*, que ce Roy demeure satisfaict,
Tandis que j’iray voir ce que ma fille faict.
Elle continuë parlant à la Gouvernante.
Mon esprit agité* de nouvelles pensées,
Perd le resouvenir de ses peines* passées,
Sont-ce des veritez que mon œil vient de voir ?
1060 Ou mon malheur encor me veut-il decevoir* ?
Que Lucide ait vaincu, sans travail* et sans peine*
Deux Princes indomptez ? ô bontez souveraines !
Avanture qui doit estonner* les mortels !
Guerriere à qui je veux eslever des autels !
1065 Si ce que je pretends de ta valeur* arrive,
Je me veux descharger de ma douleur craintive,
Et mettre sur tes bras le faix de mes soucis*,
Dorine, mes travaux* maintenant adoucis,
Je redonne l’espoir à mon ame timide*,
1070 Et conçois du repos aux vertus de Lucide. {p. 69}

Gouvernante

Sans doute sa valeur* vous fera redouter,
De ceux qui desormais vous voudront molester*.

Clorisée

Je sonde plus avant que vostre esprit ne pense,
J’attens de ses effets* la juste recompense,
1075 Que merite l’autheur de tous mes desplaisirs :
Mon espoir desormais s’accorde à mes desirs.
Mon ame qui jadis estoit d’ennuis* atteinte,
Sent à ce coup l’effect d’une douce contrainte,
Qui veut briser les fers de sa captivité,
1080 Et me semble desja de vivre en liberté.
Ces nouveaux sentimens, fleurs de mon esperance,
Me produiront bien tost les fruicts de ma vengeance,
Desja tant de rigueurs qui souloient* m’assaillir,
Se changent en plaisirs qui me font tressaillir,
1085 J’entens de mon genie* une voix favorable,
Qui me dit que le Ciel devenu pitoyable*,
Veut abbatre l’orgueil de ce Prince pervers*
Qui me rend criminelle au cœur de l’univers. {p. 70}

Gouvernante

Madame, vous parlez du Prince d’Armenie,

Clorisée

1090 Je croy de voir bien tost sa malice punie,
C’est maintenant qu’il doit trouver son chastiment,
Et lors je recevray la mort alegrement.

Gouvernante

Las ! Madame, quittez ce funeste langage.

Clorisée

Comment ! estes vous donc complice de sa rage ?
1095 Voulez-vous que j’expire en ce mortel sommeil ?
Voulez-vous de ma playe arracher l’appareil* ?
Vous esjouyssez* vous en ma triste adventure ?
Vos delices* sont-ils aux traicts* de ma torture ?
Vous opposerez-vous au bonheur que j’attens ?
1100 Ingrate, laissez-moy, j’ay trop perdu de temps.

Gouvernante

Madame, pardonnez à ma faute innocente,
Vous n’avez pas d’ennuis* que mon cœur ne ressente :
Mais je souffre tousjours une mortelle peur, {p. 71}
Lors que j’entens parler de ce Prince trompeur.
1105 Pleust à Dieu que ma mort vous peust donner sa vie,
Ma foy* seconderoit aujourd’huy mon envie :
Mais puis que la fortune a des termes secrets,
Qu’elle ne s’esmeut* point de nos cuisans* regrets,
Que sourde à nos malheurs l’infidelle neglige,
1110 Autant celuy qui rid que celuy qui s’afflige* :
Las ! Madame, je croy que nos intentions
Doivent s’accommoder à ses affections.

Clorisée

La fortune n’est pas en tout temps adversaire.

Gouvernante

Quand elle est en courroux on ne l’en peut distraire*,
1115 Et lors que contre nous elle fait son effort*,
Son pouvoir absolu s’accorde avec le sort,
Ils frappent aussi tost la vertu que le vice,
    Et le Ciel ne peut rien contre ceste injustice.
Vous voyez bien, Madame, en vos propres malheurs
1120 Qu’ils n’espargnent non plus les Roys que les Pasteurs. {p. 72}

Clorisée

Que ce mal est sensible à la grandeur Royale.

Gouvernante

Grande Reyne, chacun trouve sa peine* égalle.

Clorisée

Laissons à part le sort, la fortune et leurs loix.
Parlons de ma Lucide, et de ses beaux exploits,
1125 Depuis que je l’ay veuë aussi fiere que belle,
J’ay veu qu’elle pouvoit terminer ma querelle,
Et qu’ayant peu dompter deux guerriers si puissans,
Elle peut soulager mes esprits languissans*.
Je croy que sa valeur* se trouvera capable
1130 De me donner le chef* de ce Prince coupable,
Qui sans crainte des Dieux soüilla mon chaste lict,
Sa mort estouffera son infame delict,
Par la main d’une fille en ma cause outragée,
Et les Dieux permettront que je seray vangée.
1135 Allons y donner ordre, et trouver de ce pas,
L’Amazone qui doit avancer son trépas.

Fin du troisième Acte.

{p. 73 ; K}

ACTE QUATRIESME §

SCENE PREMIERE §

FILAMON, Roy d’Hyrcanie

Les desirs des mortels trouvent plus de ruïnes,
Que la mer n’a d’escueils, et les rosiers d’espines,
On ne cueille les fruicts d’amour ou de l’honneur
1140 Que parmy les hazards, ou dedans le bon-heur,
Le plus sage souvent se deçoit* et s’abuse*,
Et le pouvoir luy sert aussi peu que la ruse.
J’esprouve* à mes despens ce que peut le destin,
Qui fait de mon desastre un glorieux butin.
1145 Que les vanitez ont de charmantes* amorces*,
Pour troubler nos esprits, et pour ravir* nos forces. {p. 74}
Je voulois surmonter* le Soleil des guerriers,
Une fille me dompte et m’oste mes lauriers.
Je vivois en l’amour d’une beauté Divine,
1150 Mais il faut que ce feu* s’esteigne en ma poitrine,
Tous ces ombres sans corps se sont esvanoüis,
Mes sens et ma raison maintenant ébloüis,
Honteux de mes abus* ne se peuvent remettre,
Et crains que mon malheur devienne en fin le maistre,
1155 Et qu’au lieu de me voir capable de regir
Un regret éternel me contraigne à rougir.
Si me faut-il trouver relasche à mes tortures,
Ou qu’une prompte mort borne* mes adventures.

SCENE DEUXIESME §

{p. 75}
CLORISEE, LUCIDE, ALDERINE, [puis FLORINDE,] au logis d’Alderine où les hommes ne conversent point.

Clorisée, en sa Majesté

Lucide les vertus ont des charmes* si forts,
1160 Que les plus durs esprits ressentent leurs efforts*,
Le vostre dont j’ay veu de si rares exemples,
Merite qu’en ma Cypre on vous dresse des temples.
On ne peut trop priser* du cœur ny de la voix,
Celles qui comme vous sçavent vaincre les Rois ;
1165 Et depuis que la mer vous jetta sur nos plages,
J’ay mille fois beny les vents et les orages,
Et dit autant de fois qu’un favorable sort
Vous avoit pour mon bien amenée en ce port.
J’ay cent fois retracé ceste belle victoire,
1170 Où ce corsaire vid estouffer sa memoire, {p. 76}
Alors que vostre fer luy fit sentir comment
On se doit affranchir* d’un mal-heureux Amant ;
J’ay tousjours estimé ceste gloire oportune,
Comme presage heureux au bien de ma fortune,
1175 Et creu secrettement que quelque jour le temps,
Me conduiroit par vous au but que je pretens.
Mon ame ne peut estre en ce poinct abusée*,
L’espoir qui m’a depuis tousjours favorisée,
Inspirant mes desirs me force doucement
1180 A suivre les progrez de mon ressentiment*.
J’ay depuis mes malheurs sollicité mes larmes,
Maintenant je les laisse, et recours à vos armes ;
Autrefois les soucis* nourrissoient ma douleur,
Sa perte maintenant est en vostre valeur*.
1185 Elle est à mon esprit une vive* figure,
Un fidelle tesmoin, un veritable augure,
Du bon heur qu’il conçoit, et vos derniers combats,
Ont relevé ma gloire, et mis ma crainte à bas.
Lucide, vous sçavez d’où naissent les querelles,
1190 Qui travaillent* mon cœur de guerres immortelles, {p. 77}
Et par qui tant de Roys en voulans m’obliger*,
N’ont trouvé que leur honte, au lieu de me vanger.
L’imposteur qui trahit nostre sainct Hymenée*,
D’autant plus qu’il m’a veuë en ma peine* estonnée*,
1195 Je l’ay veu triompher de tous mes desplaisirs,
Mes tourmens* ont tousjours secondé ses desirs,
Et bien que ce trompeur merite cent supplices,
Il semble que les Dieux devenus ses complices,
Veulent en sa faveur destruire les humains,
1200 La victoire tousjours demeure entre ses mains.
Or je croy de passer des espines aux roses,
Pourveu que vostre foy* me promette deux choses :
Mais si vous ne voulez advancer mon trépas,
Si vous me promettez, c’est de ne manquer pas.
1205 Voyez si ma justice a peu toucher vostre ame.

Lucide

Estant ce que je suis, pardonnez-moy Madame,
Il suffit de m’ouvrir vos moindres sentimens {p. 78}
Pour me faire fléchir souz vos commandemens.
Je prefere leur force au droict de la nature,
1210 Et si je dois un jour suivre quelque adventure,
Ma Reyne, je n’en veux cercher la liberté,
Que dedans la prison de vostre Majesté.

    Clorisée

Je veux que vos sermens m’asseurent vos paroles.

Lucide

Je jure par ses yeux mes glorieux idoles,
Elle parle des yeux d’Alderine.
1215 Par les feuz immortels de leur douce clarté,
D’où naissent mon courage et ma felicité,
Que quoy que vostre voix souveraine m’impose,
Pourveu que mon trépas à ma foy* ne s’oppose :
De traverser les mers, et de grimper les monts,
1220 D’aller jusqu’aux enfers affronter les Demons*,
Protestant que mon cœur ne vit en ma puissance,
Que pour mieux respirer dans vostre obeyssance.

Clorisée

{p. 79}
Lucide, c’est assez, je reçoy vos sermens,
Quoy qu’ils ayent choisi de foibles fondemens,
1225 Que les yeux de ma fille, et croy que leurs lumieres,
Donneroient peu d’esclat à vos forces guerrieres,
Si les astres du sort ne leur estoient amis.
Or ce que vous m’avez si justement promis,
Adorable tresor, et que plus je desire,
1230 C’est le chef* malheureux du traistre Filamire :
Et que d’un mesme fer vous trancherez le mien,
Aussi tost que vos mains m’auront livré le sien.
Car comme par sa mort je dois estre vangée,
Il faut par mon trépas que je sois soulagée,
1235 Voulez-vous à cela fidelle consentir ?
Quelque nouveau conseil vous peut-il divertir* ?
Vos esprits au besoin* s’esgarent au silence,
Lucide demeure long-temps les yeux baissez sans respondre.
Qui faict à mon esprit beaucoup de violence,
Ne vous contraignez point par crainte ou par respect,
1240 Si vostre cœur n’est libre il me sera suspect.

Lucide

{p. 80}
Madame, si ma voix a demeuré contrainte,
C’est plus par le respect que ce n’est pour la crainte,
Mais tant s’en faut qu’il vueille arrester mon devoir,
Qu’il joinct beaucoup de soing* à mon peu de pouvoir,
1245 Et ce respect vous rend en mon ame absoluë.
Je ne me repens point je suis trop resoluë,
Je n’ay point de conseils qu’en vostre volonté ;
Mon silence tesmoin de ma fidelité,
Consulte ma raison de vos desirs esprise,
1250 Pour voir comme je dois former ceste entreprise.
Elle songe encore un peu.
J’accepte derechef vos genereux* desseins,
Je prefferay pour eux mon courage et mes mains,
Pour avoir, si je puis, le chef* de ce Monarque.

Clorisée

C’est là de mon repos la principale marque,
1255 Mais pour me delivrer tout à fait de soucy*,
Il faut qu’apres sa mort la mienne arrive aussi. {p. 81 ; L}

Lucide

Pourrois-je contre vous devenir inhumaine* ?

Clorisée

Vous le seriez bien mieux, me laissant vivre en peine*.

Lucide

Madame, je veux donc à tout me preparer,
1260 Puis que ce dernier poinct ne se peut separer.
Je ne retranche rien des paroles données ;
Mais si vostre bon droict veut que mes destinées
Vous acquierent ce chef*, qui vous fait tant souffrir,
Que bien tost mon bon-heur espere vous offrir,
1265 Je desire, Madame, apres ceste conqueste
Que vostre Majesté m’accorde une requeste
Avant que d’accomplir vostre dernier propos.

Clorisée

Pourveu que vos desirs n’offencent mon repos,
Et qu’on ne parle point de me laisser la vie,
1270 Je ne reffuse point l’effet de vostre envie.

Lucide

{p. 82}
Maintenant mes esprits demeurent satisfaits.

Clorisée

Pourveu que nous venions des discours aux effets*.

Alderine

Quoy ! qu’avez-vous promis, temeraire Lucide ?

Lucide

Ma Princesse, si j’ay vostre faveur pour guide,
1275 Je me promets par tout des glorieux succez.

Alderine

Comment ! que ma faveur vous conduise aux excez,
Qu’un ennemy cruel ne voudroit pas commettre.
Où seroit ma raison ? pourrois-je bien permettre,
Un dessein qu’on ne peut escouter sans horreur,
1280 Qui mesme arresteroit les mains de la fureur* ?
Ô bons Dieux que mon cœur devenu parricide,
Consente à vos complots, inhumaine* Lucide.
Cruelle, sont-ce là des fruicts de ton amour !
De vouloir meurtrir ceux qui m’ont donné le jour ? {p. 83}

Clorisée

1285 Mon repos toutesfois dépend de ce voyage.

Alderine

Quoy que facent les vents, j’y dois faire naufrage,
Et de quelque costé que roulent* les destins,
Je ne puis éviter les outrages mutins.
Les plus cheres douceurs que vostre ame en espere,
1290 C’est vostre mort, Madame, et celle de mon Pere.
Qui pourray-je trouver en vous perdant tous deux ?
Puis-je voir sans mourir, ce combat hazardeux ?
Princesse infortunée* ! ha miserable* fille !
Je nourris un serpent au sein de ma famille.
1295 Quel astre malheureux me fit naistre des Rois !
Pour attacher ma vie à de si dures loix ?
Que je serois contente au degré de Bergere,
Mais quoy, l’on void partout la fortune legere {p. 84}
User de son pouvoir, et de sa volonté :
1300 Sans respect de l’honneur ny de la qualité,
L’infidelle partout exerce sa puissance,
Et tous ses mouvemens sont dans l’indifference.

Clorisée

Ma fille, vous devriez en cela l’imiter,
Sans combattre des vents qu’on ne peut arrester.
1305 Laissez moy les soucis*, et vivez plus contente.

Alderine

Quel plaisir peut produire une mauvaise attente ?
Pourray-je respirer dans le contentement,
Vous trouvant à toute heure attainte de tourment* ?
Madame, je n’ay plus d’esprit ny de lumiere,
1310 Mon corps se veut resoudre en sa forme premiere,
Je ne sçaurois plus voir vostre mortel courroux,
Estant ce que je suis, sans souffrir comme vous.
Il faut estre cruel au degré de la rage,
Pour voir sans desplaisir le peril du naufrage. {p. 85}
1315 Serois-je si brutale en mon ressentiment*,
De m’esclairer des feux* de nostre embrasement,
Et sçavoir que je suis le prix et le sallaire
Du meurtrier de mon pere : ha ! je ne me puis taire,
Madame pardonnez,
Alderine se pasme*.

Lucide

Elle a perdu la voix.

Clorisée

1320 Je crains que mon dessein en face mourir trois.
Si faut-il achever nostre juste poursuitte.

Lucide

O miserable* fille, où me voy-je reduite !
Madame, mon Soleil, mon ame, mes amours,
Où estes-vous Florinde ? accourez au secours,
1325 Cruelle, qu’ay-je faict ! que je suis inhumaine* !
Courez, chere compagne, allez à la fontaine,
Ma Princesse, ma vie, elle respire un peu,
Ses beaux yeux ont encor quelques rayons de feu,
Sa lévre derechef de pourpre se colore,
1330 Son extase* fait honte aux vigueurs de l’aurore. {p. 86}

Florinde

Madame, elle souspire, helas ! que faites-vous ?
Vos regards amoureux s’aigrissent contre nous.
Voyez vostre Lucide à vos pieds abbatuë.

Alderine

Justes Dieux ! que je suis de douleur combatuë.
1335 Desloyale* Lucide, ingrate à mon amour.

Lucide

Puis-je ouyr ceste plainte, et regarder le jour.

Alderine

Le sujet de ma plainte est trop en evidence.

Lucide

Que celuy de ma mort a bien plus d’apparence,

Alderine

Il faut bien estre au don que vous avez promis.

Lucide

1340 Madame, si vos yeux ne me sont ennemis,
Ils me verront cueillir les fruicts d’une victoire,
Qu’un bon-heur éternel prepare à vostre gloire, {p. 87}
Dont je vous veux tantost deposer le secret,
Pourveu que vous quittiez la crainte et le regret.

Alderine

1345 Pourveu que vous quittiez le dessein de la Reyne,
L’esperance et le temps arresteront ma peine*.

Lucide

L’effect de son dessein, ainsi que je l’entens,
Vous fera triompher de l’espoir et du temps.

Florinde

Le temps mal employé ruyne l’esperance,
1350 Quel discours est-ce cy ? bons Dieux, quelle asseurance,
Peut-on voir desormais en l’esprit des humains ?
Alderine et Lucide en viennent presqu’aux mains.
Qu’on ne me parle plus d’amour de Dame à Dame,
C’est un feu* sans chaleur, sans fumée et sans flame.
1355 Amour pour faire voir un fort embrasement, {p. 88}
Et qui resiste à tout, joinct l’Amante à l’Amant :
Ceste union resiste à l’audace importune,
Elle arreste l’orgueil, et brave la fortune,
Sans elle l’univers flotteroit imparfait,
1360 Et la nature vuide auroit bien peu d’effet.
Alderine rid.

Lucide

Ma compagne a tousjours quelque bon mot à dire.

Florinde

En fin je sçavois bien que je vous ferois rire.

Alderine

R’entrons, je n’en puis plus, il me faut reposer.

Lucide

Apres vostre repos, je vous veux deposer
1365 Un secret que je tiens aussi cher que ma vie.

Florinde

Vos secrets sont bien froids pour donner de l’envie.

SCENE TROISIESME §

{p. 89 ; M}
CLIDAME, TERSANDRE, CLORISEE

Clidame

Que ceste passion estourdit les esprits !
Qu’elle cause de mal à ceux qu’elle a surpris.
Quand ce mauvais desir en nostre ame s’obstine,
1370 Plus on le veut forcer, tant plus il se mutine.
Les autres passions s’estouffent dans le sein,
Alors que la raison condamne leur dessein :
Mais celle qui se forme au soin* de la vengeance,
Croit tousjours qu’elle agit avec[que] negligence.

Tersandre

1375 Le courroux de la mer n’esmeut* pas plus de flots,
Qu’un desir de vangeance a de mauvais complots,
Nostre Reine en cela nous est un fort exemple,
Celle que les vertus avoient prise pour temple
Ne pouvant relever les esprits abatus, {p. 90}
1380 Ruine en se perdant le temple des vertus.
Voyez à quel excez sa rigueur se relasche,
La fureur* la console, et le conseil la fasche,
Sa mortelle douleur ne se peut amortir,
Et rien que le desdain ne la peut divertir*.

Clidame

1385 Je crains bien que ma sœur en sente le dommage,
La Reyne devroit mieux mesnager son courage,
Et se la conserver avec[que] plus de soin.

Tersandre

Le sens et la raison luy manquent au besoin*,
Mais quoy ! nous ne pouvons forcer la destinée.

Clidame

1390 La Reyne à se vanger n’est pas plus obstinée,
Que ma sœur l’est à vaincre, et rien que le trépas,
Ne peut dans le combat la reculer d’un pas.
Et c’est là le sujet qui m’afflige* pour elle,
Voyant son malheur peint dedans ceste querelle.

Tersandre

{p. 91}
1395 Je croy bien que les Dieux reservent à ses mains
La gloire d’achever des genereux* desseins :
Mais celuy de dompter un si fort adversaire,
Sans offencer Lucide, est un peu temeraire.
Et quand Mars voudroit mesme assister sa valeur*,
1400 La mort de ce grand Roy seroit nostre malheur,
Ne pouvant arriver sans perdre Clorisée.

Clorisée

Ma fille de sa peur en fin desabusée,
Consent au juste soin* que j’ay de me vanger,
C’est trop perdre de temps, je le veux abreger,
1405 L’occasion se perd lors qu’elle est negligée.
Mon cousin*, vous sçavez que mon ame affligée*
Ne peut plus retourner à tant de maux soufferts,
Lucide qui la doit delivrer de ses fers,
Prepare pour demain l’appareil* de sa route.

Tersandre

1410 Madame, sur ce fait mon esprit est en doute.

Clorisée

{p. 92}
Et le mien resolu ne cerche point d’advis,
Regardez seulement que les miens soient suivis.

Tersandre

Le mespris du conseil trouve la repentance.

Clorisée

Mon vouloir ne veut point icy de resistance.

Tersandre

1415 Je sçay ce que je dois à vostre Majesté,
Le silence nuiroit à ma fidelité.

Clorisée

Toutesfois en ce poinct mon pouvoir vous l’impose,
Et veux qu’à mon vouloir le vostre se dispose,
Et que laissant aux Dieux mes justes sentimens,
1420 Vous aydiez à guerir mes injustes tourmens*.
Clidame, vous sçavez le secret de ma peine*,
Et comme la fortune à mon cœur inhumaine*,
Se moque de mes cris, et se rid de mes pleurs,
Favorisant un traistre autheur de mes malheurs :
1425 Ma justice a parû souz l’esclat de nos armes, {p. 93}
L’innocence a versé des torrens de nos larmes,
L’air a fait retentir nos souspirs mutuels,
Les Rois pour ma querelle ont esmeu* des duels.
Le ciel voit ma douleur, la terre la contemple,
1430 Et tout rid de mon mal, bien qu’il soit sans exemple.
Tous couvrent de faveur mon cruel ravisseur,
Et je n’ay plus d’espoir qu’au bras de vostre sœur.
Laissons là le conseil, l’artifice*, la ruse,
Ce sont des vanitez que mon ame refuse.
1435 En fin si ce combat ne me soulage point,
Un glorieux trépas sera mon dernier poinct.
Or je veux que demain Lucide face voile,
Si l’aspect insolent d’une mauvaise estoile,
Ne s’oppose au dessein de son sage nocher*.
1440 Clidame, maintenant je trouveray bien cher
Que vous accompagniez Lucide en ce voyage,
Et que vostre prudence assiste son courage.
Vostre valeur* ne peut paroistre en cest effort,
Seule elle doit donner ou recevoir la mort.
1445 Mon genie* flattant mon ame soucieuse*, {p. 94}
M’asseure qu’elle doit retourner glorieuse,
Et qu’elle seule doit appaiser mes regrets.

    Clidame

Madame le ciel peut profonder* ces secrets.
Ma sœur disputera l’honneur de la victoire,
1450 Plus pour vostre repos que pour sa propre gloire,
Je l’accompagneray, fasché de ne pouvoir
Vous rendre en ce sujet les fruicts de mon devoir,
Et ce fascheux soucy* me travaille* et m’offence.

Clorisée

J’accepte pour l’effet ceste belle apparence,
1455 Et conserve en mon cœur vostre fidelité,
Dont je tire un rayon de ma felicité.

SCENE QUATRIESME §

{p. 95}
ALDERINE, LUCIDE [, puis FLORINDE]

Alderine

Que vos sages pensers promettent des miracles,
Pourveu qu’un mauvais sort n’y mette point d’obstacles.
Non, je croy que le ciel pour finir nos langueurs*,
1460 Veut en vostre faveur appaiser ses rigueurs,
Je ne puis exprimer le bien que je respire,
Vos vertus dont le prix vaut mieux que cest Empire,
Ne peuvent en mon cœur trouver comparaison,
Vos glorieux projets surmontent* ma raison.
1465 Mes jours sont affermis dessus vostre prudence,
Mais je ne puis penser aux nuicts de nostre absence.

Lucide

{p. 96}
Madame, ce seul poinct trouble mes sentimens,
Car ainsi que les corps sont joincts aux élemens,
Mon cœur de vostre esprit se trouve inseparable,
1470 Et sans vous je ne suis qu’une ombre miserable*.
Sans vous je ne voy rien, sans vous je ne vis plus,
Et ma vie et mes yeux me seroient superflus,
Sans le divin objet de vostre belle face.
Mais comme le plaisir succede à la disgrace,
1475 Le calme à la tempeste, et le jour à la nuict,
De mesme apres la peine* on recueille le fruict.

Alderine

Je cultive en mon cœur celuy de ton merite*,
Et bien que ce depart comme toy me dépite*,
Mon esprit se console en l’espoir du retour,
1480 Bruslons donc nos soucis* au feu* de nostre amour.

Lucide

Que ces cheres faveurs me donnent d’esperance ! 

Alderine

Je veux que ce baiser te donne l’asseurance
De ne douter jamais de mes affections, {p. 97 ; N}
Dont la grandeur s’égalle à tes perfections.

Lucide

1485 Madame, reservez de si rares delices*,
Pour payer quelque jour mes fideles services :
L’inestimable prix de vos commandemens,
Ne sont que trop d’apasts* à mes contentemens.
Que ce divin baiser rend mon ame superbe*.

Alderine

1490 Reçoy encor ces deux, asseons nous sur l’herbe,
Et m’ouvre franchement le secret de ton cœur.

Lucide

Elle dit ces vers bas.
Que j’aprehende icy les traicts* de sa rigueur,
Et que pour trop parler j’attire mes desastres.

Alderine

Que dites vous folastre, avez vous peur des astres ?
1495 Craignez vous maintenant de faire trop de bruit ?
Lucide est quelque temps sans parler.
Le secret est bien cher aux ombres de la nuict.
Vous m’avez fait venir, parlez en asseurance,
Vous demeurez muette, ha ! c’est trop de silence,
Sans doute un repentir me soustraict vostre voix. {p. 98}

Lucide

1500 Ma voix, ny mon esprit n’agissent qu’en vos loix.
Je ne sçay quel Demon* me ravit* la parole,
En la voulant former ma memoire s’envole.
Madame, pardonnez au travail* de mes sens,
Et croyez qu’ils sont moins coulpables qu’innocens.

Alderine

1505 Quoy ! me voulez-vous donc cacher vostre pensée ?

Lucide

Je crains en la disant de paroistre insensée*.

Alderine

Comment, vous croyez donc me pouvoir offencer.

Lucide

Que plustost mille traicts* me viennent traverser,
Que le foudre plustost me reduise en poussiere,
1510 Que mes yeux pour jamais soient privez de lumiere,
Que si du seul penser, non de la volonté, {p. 99}
J’offençois tant soit peu vostre divinité,
Ha ! que je suis confuse, et que je sens de peine*,
Dures necessitez où mon destin me traine,
1515 Que ne puis-je exaler mon tourment* par les yeux.

Alderine

Je ne sçay d’où vous vient ce travail* soucieux*,
Ne ce qui peut vers moy vous rendre si confuse,
Ma foy* vous doit servir de franchise et d’excuse,
Si vostre cœur ne veut autrement s’exprimer,
1520 Vous seduisez le mien en feignant de m’aymer.

Lucide

Pourray-je encor souffrir* ceste mortelle atteinte ?

Alderine

Ha ! c’est trop craindre en vain,

Lucide

Je veux affranchir* ma crainte,
Madame, vous voyez un Prince devant vous.

Alderine

{p. 100}
Que dites-vous ? un Prince.

Lucide

Implorer à genoux
1525 Un pardon que l’Amour cerche en vostre clemence,
Un feu* qu’un Dieu ne peut sentir sans vehemence,
Esmeut* dedans mon ame un si digne tourment*,
Qu’il contraignit mon corps à ce desguisement,
Je suis, je ne suis pas, ô rigoureux martyre !
Il dit ces vers à regret et en tremblant.
1530 Mon nom est Armi, mais las ! le dois-je dire ?
Ouy, non, si je le dis, je crains, je le diray,
Le diray-je ? il le faut, non feray, si feray.
Cet habit qui deçeut* vos beaux yeux que j’adore,
N’est que le sauf-conduit du fidel Armidore,
1535 Que vous voyez, Madame, à vos pieds abbatu,
Aussi pur de desirs que d’Amour combatu,
Que si ma faute a peu blesser vostre pensée,
Il faut par mon trépas qu’elle soit effacée,
Ou si je dois encor vivre en vostre mercy, {p. 101}
1540 Je veux bannir de moy la crainte et le soucy*.
Que je voy de courroux en sa face rougie.
Ma Princesse, voicy le Prince de Phrygie,
Souz l’habit de Lucide, et ce feint appareil,
Ne força ma raison que pour voir mon Soleil.
1545 Je déguise mon sexe en faveur de vos charmes*,
Aymant mieux employer la ruse que les armes,
Et n’ay voulu paroistre à vos yeux criminel,
Du desir d’attenter sur le sang paternel.
Voicy le beau portraict, ou plustost cest idole,
1550 Qu’adorent les humains de l’un à l’autre pole,
D’où mon ame conçeut le dessein glorieux
De voir souz cet habit leur objet precieux.
Pardonnez à l’Amour dont l’excez me devore,
S’il vous ravit* Lucide, il vous donne Armidore.

Alderine

1555 Trompeur, tu ne peux plus abuser* mon esprit,
Mon Amour se dissipe, ainsi comme il s’esprit,
Et le feu* que Lucide alluma dans mon ame,
Devient pour Armidore une mortelle flame.
Traistre, va t’en d’icy, je ne te veux plus voir, {p. 102}
1560 Reprens ton amitié, je reprens mon pouvoir,
Pouvoir qui punira bien tost ton insolence.
Les arres que pour toy commit mon innocence,
Formeront en ton ame une severe loy,
Va t’en loin de mes yeux n’approche plus de moy.
Alderine s’en va.

Stances récitées par Lucide

1565 Quelle furieuse* tempeste
S’esmeut* au calme de ces eaux ?
D’où viennent ces spectres nouveaux,
Où je voy ma mort toute preste ?
Est ce une voix humaine, ou bien celle d’un Dieu
1570 Dont l’esclat m’a voulu dissoudre ?
Non j’ay veu des éclairs, sans doute c’est un foudre,
Qui veut m’accabler en ce lieu.
Où trouveray-je des ombrages {p. 103}
Contre ce foudroyant effort* ?
1575 Je ne puis éviter la mort,
Mes lauriers n’ont plus de fueillages,
Mortel ressouvenir* de ma felicité,
Torture où ma gloire se pasme*,
Le malheur qui me suit veut consommer* mon ame
1580 Au feu de ma temerité.
En quelle fente de la terre
Me cachera mon desespoir ?
Mon Soleil ne me veut plus voir,
Et mon ombre me fait la guerre.
1585 Armidore n’a plus l’usage de la voix,
Lucide n’est plus qu’un mensonge,
Si je dois vivre encor ce ne sera qu’en songe,
Privé de lumiere et de loix.
Fuyez trompeuses impostures,
1590 Qui me veniez solliciter,
Vos soins ne peuvent plus flatter
Mes malheureuses aventures,
Monstres retirez vous, ostez moy ces apasts*,
Mon mal a vaincu l’esperance, {p. 104}
1595 Les fruicts de mon repos n’ont plus d’autre apparence
Que dans l’horreur de mon trépas.
Quelque fortune qui m’approche,
Il me faut mourir dans mes fers,
On flechiroit mieux les enfers,
1600 Qu’on amoliroit ceste roche.
Vous enfans du silence instruicts en mes malheurs
Et tesmoins du mal que je souffre*,
Permettez que je puisse au creux de vostre gouffre
Noyer ma vie et mes douleurs.
1605 Mes yeux affoiblis de l’outrage,
Ne pourront plus souffrir le jour.
Celle qui m’oste son amour
Donne la mort à mon courage.
Je ne suis plus qu’un ombre, ou si j’ay quelque corps
1610 Ce n’est que pour sentir ma peine*.
Je veux pour appaiser ceste belle inhumaine*,
Accroistre le nombre des morts. {p. 105 ; O}
Je reçoy beaucoup de traverses
D’un amoureux déguisement,
1615 Souvent Jupiter en aymant,
A pris mille formes diverses.
Si l’Amour déguisa le Monarque des Dieux
En faveur des beautez humaines,
Que n’ont peu de sur moy ses forces souveraines
1620 Pour le plus rare objet des cieux ?
Demons* qui parmy les tenebres
Voyez tant d’accidens divers,
Dites moy quel esprit pervers*
M’impose ces plaintes funebres ?
1625 Arbres dont tant de fois j’ay savouré les fruicts,
Source où j’ay tant lavé ma face,
Rochers où j’ay gravé mon amoureuse audace,
Que dites vous de mes ennuis* ?
Malheureuse metamorphose,
1630 Dessein mortel et rigoureux,
Que vos abords sont espineux
Pour le seul espoir d’une rose.
Destins repentez-vous, que vostre inimitié {p. 106}
Retire ses traicts* miserables,
1635 Mais, helas ! vos decrets estans irrevocables,
Vous ne sentez point la pitié.
Pourrois-je reprendre l’envie
De me revoir en liberté,
Puis que ceste divinité
1640 S’obstine à me ravir* la vie ?
Sortez de mon esprit pensers injurieux ! 
Ne me peignez plus l’innocence,
Mon supplice est trop doux à l’égal de l’offence,
Et mon trépas trop glorieux.
Il regarde le portraict d’Alderine.
1645 Beau portraict vous fustes ma guide,
Charmé* de vos apasts* de miel,
Je forçay les portes du ciel
Avec les armes de Lucide.
Portraict si c’est par vous que mon cœur fut touché,
1650 Et qu’Amour esmut* mon courage,
De voir ceste beauté dont vous estes l’image,
Vous avez part à mon peché.
Je sens bien dedans ma poitrine
Combattre la mort et l’Amour, {p. 107}
1655 Mais je ne veux plus voir le jour,
Ne pouvant plus voir Alderine.
Astres, arbres, buissons, rochers, ombres, ruisseau,
Reservez le sang d’Armidore,
Si vous voyez encor la beauté que j’adore,
1660 Faites luy toucher mon tombeau.
Adieu Princesse glorieuse,
Adieu souveraines beautez.
Il se veut tuer.
Florinde arrive.

Florinde

Je m’oppose à vos cruautez,
Quel Demon* vous rend furieuse* ?

Lucide

1665 Qui me veut maintenant empescher de mourir ?
Est-ce un esprit de la nuict sombre ?

Florinde

Folle, je suis un corps, et ne suis pas un ombre,
Florinde vous veut secourir.

Lucide

Vous ignorez quelle adventure
1670 Me donne une si douce mort.

Florinde

{p. 108}
Je sçay bien que tout cet effort*,
N’agist qu’en dépit de nature.

Lucide

Que dites-vous Florinde ? au lieu de m’alleger,
Vous venez redoubler ma peine*.

Florinde

1675 Si je puis destourner vostre rage inhumaine*,
Je croiray vous bien obliger*.

Lucide

J’excuse vostre amitié saincte.

Florinde

J’accuse vostre peu de cœur.

Lucide

Tout se dispose en mon malheur.

Florinde

1680 Tout vostre mal n’est qu’une feinte.

Lucide

Astres qui le voyez, faites luy voir aussi.

Florinde

Je voy bien le mal qui vous touche.
C’est le decret fatal d’une beauté farouche. {p. 109}

Lucide

Plustost un injuste soucy*.

Florinde

1685 Ceste fureur* qui vous possede,
N’est qu’un prodigieux poison,
Dont la nature et la raison
Vous offrent tousjours le remede.

Lucide

Que je suis malheureuse en ma necessité.
1690 Je n’ose exhaler mon martyre.
Croyez-moy, chere sœur, pour l’avoir voulu dire,
Je souffre* ceste cruauté.

Florinde

Quittez ceste folle habitude,
R’appelez voz bellez vertus.

Lucide

1695 Tous mes honneurs sont abbatus,
Que je meure en ma solitude.

Florinde

Voyez comme la honte estourdit le devoir.

Lucide

{p. 110}
Dieux que vous m’estes importune.

Florinde

Quand on veut relever vostre bonne fortune
1700 Vous en mesprisez le pouvoir.

Lucide

Je n’ay plus ny sens ny memoire,
Toutes mes forces sont à bas.

Florinde

Mais que deviendront vos combats,
Dont la Reyne attend la victoire ?

Lucide

1705 Ha ! mon Ange, ils est vray, je dois partir demain,
Mais, las ! je suis mal preparée.

Florinde

Rendez le sentiment à vostre ame esgarée.
Vos forces reviendront soudain.

Lucide

En fin il me faudra contraindre.

Florinde

1710 A quitter ces vaines amours.

Lucide

{p. 111}
Vous prenez mon mal à rebours.

Florinde

Mais c’est vous qui le voulez feindre.

Lucide

Vous changerez d’humeurs apprenant mes secrets,
Mais j’apperçoy desja l’aurore.

Florinde

1715 Allons nous reposer le sommeil me devore,
Allons estouffer nos regrets.

Fin du quatrième Acte.

{p. 112}

ACTE CINQUIESME §

SCENE PREMIERE §

BRUSERBE, FILAMON

Bruserbe

Comme les passions surmontent toute chose,
Ceste Reyne confuse en ce qu’elle propose,
N’oit, ne gouste, ne sent, ne touche ny ne voit,
1720 Qu’un desir de vengeance, où son cœur la deçoit*.
Sa frontiere n’a peu resister à nos armes,
La frayeur s’est glissée au sein de ses gens-d’armes,
La campagne est à nous, et tenons tous ses forts,
Il ne nous reste plus que les derniers efforts. {p. 113, P}

Filamon

1725 Je suis d’avis avant que forcer ses murailles,
Pour éviter l’horreur de tant de funerailles,
Que nous taschions d’avoir par un plus doux succez,
Ce que le fer ne peut obtenir sans excez.
Deputons vers la Reyne, et si on nous refuse,
1730 Il ne faut plus parler de grandeur ny d’excuse,
Nous irons par la force en vainqueurs absolus.
Nos progrez jusqu’icy nous ont trop resolus,
Nous n’avons à dompter maintenant que des larmes.

Bruserbe

La victoire souvent se cache souz ces charmes* :
1735 Mais ne relaschans rien de la severité,
Tout se rendra facile à nostre authorité,
Gardons nous seulement d’une trompeuse amorce*.

Filamon

Souvent les fruicts d’Amour se cueillent par la force.
Il faut lors que l’orgueil surmonte* le pouvoir,
1740 Contre ce sexe ingrat mettre tout en devoir. {p. 114}
Les discours du passé ne sont que des finesses,
Les Princes tels que nous sont nez pour les Princessess.
Le reffus maintenant nous seroit odieux,
Clorisée et sa fille ont dessein sur les Dieux.

Bruserbe

1745 Nous leur ferons quitter ceste vaine arrogance,
Le temps forme l’Amour, l’Amour la jouyssance,
Mon frere allons pourvoir à nos Ambassadeurs,
Et mettons soubs le pied la crainte et les froideurs.

SCENE DEUXIESME §

CLORISEE en Amazone, TERSANDRE [, puis L’AMBASSADEUR]

Clorisée

Ces traistres croyent donc que je sois abbatuë.
1750 C’est dedans le peril où mon cœur s’esvertuë*. {p. 115}
Vit-on jamais des loups, des lyons, des sangliers,
Plus acharnez que vous, plus cruels ny plus fiers,
Monstres de lascheté, dont l’ame desloyale*,
Se cache impudemment souz la grandeur Royale,
1755 L’infamie et la peur vous occupent le sens,
Addressant vos fureurs* contre des innocens.
Vous prevallez en vain du depart de Lucide,
Voicy dequoy punir vostre orgueil homicide,
Et si la force manque à ma severité,
1760 La mort ne peut manquer à ma necessité.

Tersandre

Madame, nous devons mesnager nos courages,
Les conseils plus soudains ne sont pas les plus sages,
Consultons nos esprits, ce que peuvent nos mains,
Laissons aux ennemis tous les outrages vains.
1765 Leur brutale fureur* a ravagé vostre isle
Et ne vous reste plus que ceste seule ville :
Nous la pouvons deffendre attendant que les Dieux, {p. 116}
Vous delivrent des mains de ces Roys odieux.
La place de soldats et de vivres est munie,
1770 Pour tenir quelque temps contre la tyrannie,
Redoutons l’ennemy : mais ne l’espargnons pas,
Et sur tout que nos pas soient autant de trépas.

Clorisée

Que veut cet estourdy qui sans respect avance,
Si c’est pour me parler, il a trop d’arrogance.

Tersandre

1775 Madame, retenez un peu vostre grandeur,
Le plus barbare est libre estant Ambassadeur.

Ambassadeur

Reyne, à qui je souhaite une gloire infinie,
Le Monarque d’Epire, et celuy d’Hyrcanie,
Campez victorieux devant ceste cité,
1780 M’envoient pour parler à vostre Majesté.
Vous sçavez bien surquoy leur venuë est fondée,
Et que l’Amour en a la trame* devidée,
Ces grands Roys se sont mis plus qu’au juste devoir,
Pour fléchir vos rigueurs, et pour vous esmouvoir*. {p. 117}
1785 Leur douceur a tousjours receu de l’amertume,
Mais ils ne veulent plus souffrir* ceste coustume.
Madame, vos desdains sont un trop pesant faix,
Et les en deschargeant ils vous donnent la paix,
Dont les conditions vous obligent à prendre
1790 Bruserbe pour espoux, et Philamon pour gendre,
L’égalité par tout resout le different.
Icy nostre refus de mespris apparent,
Va former les horreurs d’une guerre éternelle,
Dont la severité vous rendroit criminelle.

Clorisée

1795 Infame, oses-tu bien me porter un propos,
Dont la voix seulement offence mon repos ?
Tes souhaits peuvent-ils aller jusqu’à ma gloire ?
Prophane oses-tu bien me mettre en ta memoire ?
Retire toy d’icy, va, retourne à tes Roys,
1800 Et leur dy que les Dieux m’imposent seuls des loix.
Dy leur qu’ils ont perdu le tiltre de Monarques, {p. 118}
Et que l’impieté leur en oste les marques,
Que celle de leur gloire est l’infidelité,
Et qu’ils n’ont plus de rang que dans la cruauté.
1805 Qu’ils façent leurs efforts je soustiendray ce siege :
Mais qu’ils tresbucheront dedans leur propre piege.
Leur rage ne sçauroit offencer ma raison,
Ma liberté se treuve au creux de leur prison,
Je sortiray bien tost des peines* que j’endure,
1810 Mais ils estoufferont au fonds de leur ordure.
Tant s’en faut que je puisse amolir ma rigueur,
Plus ils sont obstinez, plus elle a de vigueur.
Ils croient de cueillir les fleurs de leurs rapines :
Mais leur travail* honteux n’aura que des espines.
1815 Et puis que desormais ils veulent des douceurs,
Ils succeront le miel qu’on donne aux ravisseurs.
Qu’ils n’esperent de nous que des choses ameres,
Le bien qu’ils en auront ne sera qu’en chimeres,
Ce qu’ils jugent en nous propre à leur guerison,
1820 Ne peut estre qu’en eux un malheureux poison. {p. 119}
S’ils trouvent mes desdains une charge severe,
Ils seront accablez du poids de ma collere.
Qu’ils perdent les desirs de ma fille et de moy,
Les nostres sont esteins pour des hommes sans foy*.
1825 L’un me veut pour sa mere, et l’autre pour sa femme,
L’un est trop insolent, et l’autre trop infame.
Dy leur qu’en dépit d’eux nous briserons nos fers,
Que nous aymerions mieux espouser les enfers,
Qu’ils nous verront plustost de ce fer esgorgées,
1830 Que de nous enchainer dans leurs mains enragées.
Dy leur qu’en peu de temps leurs desseins divertis*,
Ils iront chez Pluton recercher des partis,
Que c’est là qu’on esteint les passions brutales,
Et que proches de nous ils seront des Tantales.
1835 Qu’ils prennent mes raisons pour refus ou mépris,
Ma bouche en dit bien moins que mon cœur n’a compris.
Va, retourne à tes Roys, et croy que ma prudence, {p. 120}
Pour un certain respect souffre* ton impudence.

Ambassadeur

Ces injures ne font qu’accroistre vostre tort.

Clorisée

1840 Fuy de devant mes yeux sur peine de la mort.
Mes amis, vous voyez où l’ouvrage s’avance,
Mais nous esloignerons l’effect* de l’apparence.
Allons pour recevoir ce gendre et cet espoux,
Qui nous veulent doter d’injures et de coups.

Tersandre

1845 La muraille partout est de soldats pourveuë,
Il ne nous reste plus qu’à faire une reveuë,
Nos squadrons sont par tout en bon ordre posez.
Les cœurs de vos sujets sont si bien disposez,
Que pour bien soustenir chacun vaut un Alcide.

Clorisée

1850 Ha ! que je te regrette invincible Lucide.

SCENE TROISIESME §

{p. 121 ; Q}

ALDERINE, seule recite ces Stances.

Que les secrettes destinées,
Nous font voir d’estranges destours,
Et que les suittes des années
Ont de bons et de mauvais jours.
1855 Apres les douceurs de l’aurore,
L’ardeur* du Soleil nous devore,
L’ombre succede à la clarté.
Apres le calme vient l’orage,
Et dedans ce monde volage,
1860 La prison suit la liberté.
On void par tout dessus la terre,
Rouler d’un desordre fatal,
Tantost la paix, tantost la guerre,
Tantost le bien, tantost le mal.
1865 Nos cœurs en ces vicissitudes,
Sont tousjours en inquietudes,
Et ne sont jamais satisfaits :
Quoy que deviennent nos pensées,
Elles sont tousjours traversées {p. 122}
1870 Par la crainte, ou par les effets*.
On est tousjours trompé du monde,
Alors qu’on le veut caresser,
Ses delices* ne sont qu’une onde,
Que le monde esmeut* sans cesser.
1875 Celuy qui s’obstine à les suivre
Se trouve bien tost las de vivre,
Car parmy leurs plus belles fleurs,
Où nature a faict un chef-d’œuvre,
On void bien souvent la couleuvre
1880 Jetter le fiel de nos malheurs.
Nous flattons nos lasches envies
De songes et de vanitez,
Coulans le meilleur de nos vies,
En des plaisirs precipitez.
1885 Et sans prevoir nostre disgrace,
Nous adorons un ciel de glace
Dont l’esclat deçoit* nos esprits :
Mais la fortune opiniastre,
Pour punir nostre ame idolastre,
1890 Nous en fait sentir son mespris.
Mespris qu’on void reduire en poudre {p. 123}
Les plus grands Rois de l’univers,
Et leur apprendre à se resoudre
D’estre un jour l’alimens des vers.
1895 Mespris qui jamais ne nous touche
Que lors qu’un souvenir farouche
S’esveille pour nous advertir.
Et c’est alors que les dommages
Nous font voir que nos advantages
1900 Trouvent souvent le repentir.
Mais ces poincts sont si difficiles
Qu’ils arrestent le jugement,
Les plaintes y sont inutiles,
Aussi bien que l’estonnement*.
1905 Ce sont des coups de la fortune,
Dont chacun d’une loy commune,
Sent assujettie sa raison.
Et quoy qu’un bon esprit advance,
Il ne peut qu’en la patience
1910 Trouver les clefs de sa prison.
J’esprouve* en un aage bien tendre
Ces estranges diversitez.
Mon esprit ne pouvoit comprendre {p. 124}
Que ce sont des necessitez,
1915 Dont ceste infidele se jouë,
Haussant et rabaissant sa rouë
Selon ses volages desirs,
Et foulant aux pieds l’apparence
Faict passer dans l’indifference
1920 Nos miseres ou bien nos plaisirs.
Qui vid jamais une Princesse
Reduite au malheur où je suis ?
La plus furieuse* destresse
N’est qu’un ombre de mes ennuis*.
1925 Je voy nostre isle ravagée,
Et ceste retraitte assiegée,
Sur le poinct de parlementer,
Mais parmy l’effroy de mon ame,
Un tyran qui pour moy s’enflame
1930 Me vient sur tout espouvanter.
Que plustost mon cœur soit la proye
De quelque lyon affamé,
Que jamais le monstre le voye
Selon son desir diffamé*.
1935 Non plustost ce desloyal* Prince {p. 125}
Verra les loups de la Province,
Les Tygres, les Onces, et les Ours
Devorer ma chair innocente,
Que jamais mon ame ressente
1940 Le moindre traict* de ses amours.
Mais, helas ! je foule encor l’herbe,
Où j’esmeus* tant de cruauté ;
Pourquoy devins-je si superbe*
Au temple de l’humilité ?
1945 Dieux qui presidez sur les ombres,
Nymphes hostesses des lieux sombres,
Bois, solitudes, autres secrets,
Astres, silences, esprits funebres,
Et tout ce qui suit les tenebres,
1950 Soyez tesmoins de mes regrets.
Cher Armidore je confesse
Que j’irritay* nostre bon-heur,
Mais, las ! ce fut une foiblesse
De ma honte et de mon honneur.
1955 Car comme je vous vis timide*,
Descouvrant l’abus* de Lucide,
Je creus que je devois aussi {p. 126}
Feindre que mon ame offensée
Changeoit d’humeur et de pensée
1960 Contre vostre amoureux soucy*.
Je ressens maintenant la peine*
Des feintes rigueurs de ma voix,
Car comme je fus inhumaine**
Contre les amoureuses loix,
1965 Amour d’une ardeur* rigoureuse
Redoubla ma peine* amoureuse
De tant de violent effort*,
Que dans ses funestes supplices
Je panche sur les precipices
1970 Du desespoir et de la mort.
Je crains tousjours l’effect contraire
De ce que ton cœur a conçeu,
Et que le sort pour t’en distraire*
Ne face que tu sois deçeu*.
1975 Mon cœur croy qu’en ton adventure
Ma foy* surmonte* la nature,
J’incline à ton contentement.
Scylle en pareille misere
Ayma mieux la mort de son pere {p. 127}
1980 Que la perte de son Amant.
Amour que tes fleurs ont d’espines,
Et que ton aveuglé desir
Regarde bien peu les ruines*
Qui ravissent*nostre plaisir,
1985 Que c’est à bon droict qu’on souspire
Lors qu’on possede en ton Empire
Les fruicts de tes prosperitez.
Delices* où l’erreur nous plonge,
Et dont la douceur n’est qu’un songe
1990 Qui chatoüille nos vanitez.
Je sçay bien que je suis servie
Du plus fidele des Amans,
Et qu’il ne respire la vie
Que dans ses amoureux tourmens*.
1995 Mais la rigueur de son absence
M’outrage avec tant de puissance,
Que sans l’espoir de son retour,
La fureur* qui me sollicite
M’immoleroit à son merite*
2000 Dessus l’autel de nostre amour.
Vers recitez, ou chantez par une voix qui s’entendra {p. 128} d’une nuée toute brillante de lumiere, au dessus d’un rocher.
Princesse à qui le ciel faisant voir sa puissance,
Reserve plus de biens que tu n’as de malheurs,
Ne te desole plus, et perds la souvenance
De toutes tes douleurs.
2005 Avant que le Soleil recommence sa course
Tes maux s’escarteront dans leur dernier reflus,
Les destins appaisez en ont tary la source
Et ne reviendront plus.
Ta mere desormais en sa pompe remise,
2010 Verra ses ennemis implorer sa mercy :
Et ton pere rendra sa premiere franchise
A son cœur endurcy.
Il ne faut plus parler d’horreur ny de martyre,
Le bon-heur ceste nuict r’entre dans ta maison :
2015 Armidore en livrant le chef* de Filamire
Destruira ta prison.
Les decrets éternels ont brisé les obstacles,     {p. 129 ; R}
Dont l’orgueil des tyrans te venoit molester*.
Retourne en ton repos, et croy en mes oracles
2020 Sans plus rien contester.

Alderine

Quelle voix favorable a charmé* mon oreille ?
D’où me vient maintenant ceste douce merveille ?
J’ay veu plusieurs Soleils dans ceste obscurité,
Sans doute sont des feux de la divinité.
2025 Dieux qui prenez le soin de ma triste advanture,
Quoy qu’un si prompt secours ait peu de conjecture :
Si veux-je raffermir mes doutes indiscrets*,
Et fléchir ma raison à vos sages decrets.
L’oracle ne pouvoit me rendre plus heureuse,
2030 Mais la peur laisse encor mon ame soucieuse*
Du combat de mon pere, et je crains que le sort,
En prolongeant ma vie ait avancésa mort :
Justes Dieux, s’il est vray, faites que ceste atteinte,
Borne* ma passion au but de vostre crainte.

SCENE QUATRIESME §

{p. 130}
BRUSERBE, FILAMON, et leur TROUPPE [, puis TERSANDRE, LUCIDE, FILAMIRE, SENTINELLE]

Bruserbe

2035 Portons nostre vengeance à toute extremité,
Qu’on ne pardonne point à l’imbecilité,
Soit du sexe, ou de l’aage, et sur tout que les larmes
Ne vous seduisent point.

Filamon

A moy braves gens d’armes,
Le combat se fait à la discretion des Acteurs.
2040 Assaillons ceste tour, la victoire est à nous.

Tersandre, de dessus la muraille

Vous hurlerez en vain de mesme que les loups.
Courage Citoyens, le Barbare recule,
Ce Busire insolent a trouvé son Hercule.
Leur courroux s’est passé de mesme qu’un esclair,
2045 Et leurs plus grands efforts se sont faits dedans l’air. {p. 131}
Mais je voy deux guerriers dont l’audace superbe*
Me fait penser douteux*.
Lucide, Filamire arivez, surprennent les ennemis de la Reyne.

Lucide

Infidele Bruserbe,
Voicy de tes malheurs le dernier appareil* ,
Poltron, ta lascheté craint encor le Soleil.

Filamire

2050 Mais la nuict ne sçauroit receler* ton audace,
Deffends toy si tu peux, et n’attends plus de grace.

Bruserbe

Icy mes compagnons.

Filamon

La grace que je veux,
C’est de voir en ton sang recompenser mes vœux.

Lucide

{p. 132}
Reçoy ce que merite une mauvaise envie.

Bruserbe

2055 Ha ! guerriere invincible, encor un coup la vie.

Lucide

Pourrois-tu sans rougir revoir encor le jour ?

Bruserbe

On pardonne aisement aux erreurs de l’amour.

Lucide

Levez-vous.

Filamire

Ton orgueil veut que je te punisse,
Mais il faut que la Reine ordonne ton supplice.

Lucide

2060 Compagnons.

Sentinelle

Qui va là ?

Lucide

Ce sont des prisonniers
Qu’on ameine à la Reyne.

Sentinelle

Attendez Chevalliers,
Nous allons advertir le genereux* Tersandre. {p. 133}

Lucide

Qu’il vienne promptement, on luy veut faire entendre
Un faict de consequence.

Sentinelle

Il sera fait ainsi.

Bruserbe

2065 Ha ! que ceste prison m’accable de soucy*.

Lucide

Le soucy* vit tousjours dedans un cœur perfide*.

Tersandre

Qui veut parler à moy ?

Lucide

Monsieur, vostre Lucide
Vient contre son devoir troubler vostre repos.

Tersandre

C’est vous, belle guerriere, agreable propos.
2070 Je descens ma compagne.

Filamon

O desdaigneuse parque,

Filamire

{p. 134}
Voyla du desespoir une evidente marque.

Tersandre

Où estes-vous, Madame ? ô glorieuse nuict !
Mais plustost jour heureux où ce Soleil reluit.

Lucide

Ce guerrier, non pas moy, merite vos loüanges.
2075 Sa valeur* recogneuë aux climats plus estranges* ,
A reduit ces tyrans à la captivité,
Et remis aujourd’huy la Cypre en liberté.
Monsieur, asseurez vous de ces Roys infideles.

Tersandre

Il faut bien que la Reyne apprene ces nouvelles.

Lucide

2080 Mais doit-on maintenant son repos divertir* ?

Tersandre

Son repos asseuré, c’est de l’en advertir,
J’estime que le vostre est le plus necessaire.

Lucide

Si nous faut-il encor consulter un affaire,
Et monstrer les effets du voyage entrepris,
2085 Où sa Majesté doit resoudre ses esprits,                     {p. 135}
Entrons dedans la ville.

Soldats des assiegeans

Ah ! cruelle adventure :
Ces grands Roys trouvent donc icy leur sepulture.
Prodiges de l’abus*, songes fallacieux,
Sur le poinct de cueillir des fruicts delicieux,
2090 Un moment malheureux produit de l’amertume,
Quand la fortune rid ce n’est que par coustume.

Sentinelle

Qui va là ?

Soldats

C’est alors qu’on la doit redouter.
Lucide et Filamire, à la porte d’une chambre, parée et préparée pour y faire coucher et endormir Filamire.

Lucide

Sire, je ne croy pas que vous puissiez douter,
Que Lucide pour vous n’ait une ame fidele.

Filamire

{p. 136}
2095 Vous cognoissant autant vertueuse que belle,
Je formerois à tort cet injuste debat,
Si j’ay quelque soucy*, c’est pour nostre combat,
Sçachant en quel degré je tiens vostre courage.

Lucide

Le vostre sur le mien a le mesme advantage
2100 Que le flambeau du jour a sur ceux de la nuict,
Je sçay bien que par tout la victoire vous suit.
Et que si quelque Dieu ne m’aide favorable,
Ma perte en ce combat doit estre inévitable,
Mais quoy qu’il m’en arrive, il me sera bien cher.

Filamire

2105 Mais plustost si le Ciel le vouloit empescher,
Je penserois avoir vaincu les destinées,
En pouvant retrancher ce jour de mes années.
Certes, la Reyne a tort de me tant affliger*.
Or puis que par vos mains elle se veut vanger,
2110 Contentons sa rigueur aux despens de nos vies.

Lucide

{p. 137 ; S}
Nous bornerons* demain ses mortelles envies :
Mais, Sire, cependant allons nous reposer.

Filamire

Encores si mon sang la pouvoit appaiser,
Moy mesme soucieux*, plus qu’elle de ses peines*,
2115 Pour son soulagement je percerois mes veines,
Plustost que d’entreprendre un combat où mon cœur
Ne pourra se resoudre au tiltre de vainqueur.

Lucide

Mon ame n’est pas moins de crainte combatuë :
Mais un secret espoir fait que je m’esvertuë*,
2120 Allons dans le sommeil noyer nostre soucy*,
Peut estre que les Dieux changeront tout cecy.

SCENE CINQUIESME §

CLORISEE, TERSANDRE [, puis LUCIDE, GOUVERNANTE, FILAMIRE, FLORINDE]
On porte un flambeau devant la Reyne.

Clorisée

Nos tyrans sont donc pris, bon Dieu je te rends grace.

Tersandre

{p. 138}
Ils sont aussi confus qu’ils estoient plein d’audace.

Clorisée

J’estois dans le Chasteau remise en seureté,
2125 Pour destourner mes yeux du sac de ma Cité,
Mais je veux maintenant courageuse m’instruire,
A punir les meschans qui la vouloient destruire.
A propos, mon cousin*, Lucide est de retour.

Tersandre

Je l’ay tantost laissée aupres de ceste tour,
2130 Fort lasse du combat, et croy qu’elle repose.

Clorisée

Mais que dit-elle encor ?

Tersandre

Je ne sçay autre chose,
Sinon qu’elle tesmoigne un glorieux succez
Du voyage de Mede.

Clorisée

Hé ! j’en sens des excez,
Où mon ame se void derechef engagée,
2135 Mais son voyage est vain, si je ne suis vangée. [ 139]
Avez-vous rien appris de plus particulier ?
Dites moy clairement.

Tersandre

Ce brave Chevallier
Dont je vous ay parlé l’a tousjours destournée
De m’entretenir seul.

Clorisée

Que je suis estonnée*.
2140 J’ay bien quelque plaisir aux souspirs que j’espans ;
Mais je crains que ces fleurs recelent* des serpens.

Tersandre

Le jour dissipera ceste fascheuse nuë.

Clorisée

Je m’en vay reposer attendant sa venuë.

Lucide,sort doucement de la chambre de Filamire, avec une lanterne sourde, et parle assez bas.

Ce Prince maintenant d’un fort sommeil surpris,
2145 Il me faut achever mon dessein entrepris, {p. 140}
Le silence à mes vœux se montre favorable.
Je veux donner le chef* dont je suis redevable,
Pour qui la Reyne tient mes sermens en deposts,
Le temps ne m’en viendra jamais mieux à propos,
2150 Le but où je pretends ne veut point de remise.
Elle frappe à la porte de la chambre de la Reyne.

Gouvernante

Qui frappe ?

Lucide

C’est Lucide, ah ! douteuse entreprise.

Gouvernante

Est-ce vous, mon soucy, que je baise vos yeux,
O que vostre retour nous sera precieux.

Clorisée, tire à part Lucide

Vous voicy donc Lucide, et bien suis-je vangée ?

Lucide

2155 Madame, je me suis de ma foy* desgagée,
Le chef* de Filamire est en vostre pouvoir.

Clorisée

Comment ! c’en est donc fait, allons le recevoir ;
Dorine, laissez-nous, un secret nous convie.

Gouvernante.

Elle parle à Lucide.
Il ne reste donc plus qu’à me ravir* la vie.             {p. 141}

Lucide

2160 Madame, je sçay bien où mon cœur s’est soubmis,
Ayant reçeu le don que vous m’avez promis.

Clorisée

Je n’en retranche rien, me voicy toure preste,
Vostre fidelité souscrit vostre requeste.
Allons donc voir ce chef*, l’objet de mon soucy*.
2165 Mes yeux asseurez-vous.

Lucide

Madame, le voicy.
Lucide tire les rideaux du lict où Filamire dort.

Clorisée

Dieux ! qu’est-ce que je voy, ah, Lucide.

Lucide

Madame,
Vous voyez ce beau corps qu’on peut dire sans ame,
Si captif du sommeil qu’avec[que] peu d’effort,
La plus debile main luy peut donner la mort.

Clorisée

2170 C’est donc en ceste sorte, et bien je suis trompée.

Lucide

{p. 142}
Madame, recevez (s’il vous plaist) mon espée.
Abbatez-en ce chef* de vostre belle main,
Et lors j’accompliray vostre dernier dessein.

Clorisée, toute esmeuë de courroux.

A la fin me voicy laschement abusée*,
2175 Tout se trouve fatal au mal de Clorisée,
Les Dieux sont devenus mes cruels ennemis,
Je n’ay rien que du vent de ce qu’on m’a promis.
L’Amour, l’honneur, l’espoir, ont trahy mes pensées,
Ma raison et ma foy* m’ont mesmes offensées,
2180 Les ans, les mois, les jours, les heures, les momens,
Se sont tous animez au soin de mes tourmens*.
Tout m’est injurieux, et l’ingrate Lucide,
M’a manqué de parole, et se trouve perfide* :
Bref, la terre et le ciel obstinez contre moy,
2185 Ont destiné ma vie au bon-heur de ce Roy.
Il est temps d’affranchir* mon ame enveloppée,
Laisserois-je eschapper ceste fatale espée,
Sans tirer des malheurs ce miserable corps,
Qui ne demande plus que la gloire des morts. {p. 143}
2190 Puis que ceste trompeuse a manqué d’asseurance,
Je veux à son deffaut.
La Reyne se veut tuer.

Lucide

Lucide l’empesche.
Injuste violence !
Madame, retenez un peu vostre fureur*,
R’appelez vos esprits, vous verrez vostre erreur,
Redonnez à vos sens leurs forces esgarées,
2195 Vous sentirez bien tost vos peines* separées.

Clorisée

Retire-toy, parjure.

Lucide

Ah ! Madame, escoutez.

Clorisée

Je ne veux plus ouyr tes infidelitez,
Laisse moy recueillir les fruicts de ma fortune ;
Pourquoy m’empesches-tu ?

Filamire, s’esveille en sursaut, et se jette à {p. 144}bas du lict en chemise et prend son espée.

Quelle voix importune
2200 Vient rompre mon repos, et troubler ma raison ?
Lucide voudroit elle user de trahison ?
Non, elle veut plustost empescher Clorisée
D’esteindre dans mon sang sa fureur* embrasée,
Il quitte son espée.
Ah ! Lucide, pourquoy voulez-vous retenir
2205 Un beau coup qui me doit si justement punir ?
Me voulez vous priver d’une mort honorable ?
Grande Reyne voicy la poitrine coulpable,
Où respire ce cœur qui vous fut inhumain*,
Je dois souffrir* la mort de vostre belle main.
2210 N’espargnez point mon sang que vostre ame souhaitte,
Pourveu qu’en mon trépas vous soyez satisfaite,
Je laisse franchement ma vie à l’abandon,
Si vostre douce voix ne prononce un pardon.

Clorisée

{p. 145 ; T}
Ah ! charmes* renaissans de ma premiere gloire,
2215 Venez-vous derechef affliger* ma memoire ?
Levez-vous Filamire, un Prince tel que vous
Doit fléchir sa rigueur, et non pas les genoux.
Je voy bien que les Dieux, que le sort, que les astres,
Souz des secrettes loix retiennent mes desastres.
2220 J’ay trop creu le conseil de mon esprit flatteur.
Jour retourné.
Le temps à l’advenir sera mon conducteur.
Monsieur, habillez-vous, ma rigueur amolie,
Pardonne à vos erreurs qu’innocente j’oublie.
Filamire se va habiller.
Lucide, vostre ruse a produit tout cecy.
2225 Son heureux succez veut qu’on vous pardonne aussi.
Mais vous ne parlez point de voir vostre Maistresse.

Lucide

Madame, mon depart l’esmeut* tant de tristesse,
A cause du combat que j’avois entrepris
Que j’ay peur que ma veuë allume son mépris.

Clorisée

{p. 146}
2230 Elle avoit bien raison de craindre pour son pere.

Lucide

Je n’en ay gueres moins d’éviter sa colere.

Clorisée

Mais j’apperçois Florinde, elle vous vient querir,
Quelle apprehension vous fait ainsi courir ?

Lucide

Ah ! ma bonne compagne.
Elles s’embrassent.

Florinde

Ostez ce nom de bonne.

Lucide

2235 Ah ! que mon cœur s’estonne*,
Et bien que fait Madame ?

Florinde

Elle pense comment
Elle doit chastier vostre retardement.

Lucide

Mais dites moy mon cœur, vous serez mon refuge.

Florinde

{p. 147}
Non, ne le croyez pas, je seray vostre juge,
2240 Quittons la raillerie, et parlons de bon sens,
Madame vous veut voir toutes choses cessans.

Lucide

Elle dit ces deux vers bas.
Ouy bien, comme Lucide, et non comme Armidore.

Florinde

Vous avez trop de soin*.

Lucide

Que ce soin* me devore.

Clorisée

Ma fille impatiente a desir de vous voir,
2245 Florinde retournez, et luy faites sçavoir,
Qu’avant que le Soleil soit dessus l’Emisphere,
S’il n’arrive autre chose, elle verra son pere.
Donnez bon ordre à tout, et faites que le Roy
Cognoisse le tresor que luy garde ma foy*.

Florinde

2250 Dieux ! qu’est-ce que j’entens, ô nouvelle adorée,
Je vay gaigner des gans d’éternelle durée.
Elle s’enfuit parée.

Filamire

{p. 148}
Madame pardonnez à la necessité,
Je suis tousjours fascheux à vostre Majesté.

Clorisée

Monsieur, que nostre aigreur ne soit plus retracée,
2255 J’ay retranché l’ennuy* qui troubloit ma pensée.
Que vostre Majesté perde le souvenir
Des malheurs dont le ciel nous a voulu punir.
Mais vous ne parlez point d’aller voir la Princesse.

Filamire

Madame, ce desir sur tout autre me presse,
2260 Allons y de ce pas, et ne retardons plus.

Clorisée

Les Dieux en sa faveur conduiront le surplus,
La vertu vous oblige aux soins de ma famille,
Mais sur tout à celuy de pourvoir vostre fille.

Filamire

C’est ce que je souhaitte avec[que] plus d’ardeur*.
Ils vont trouver Alderine.

SCENE SIXIESME §

{p. 149}
TERSANDRE, CLIDAME, Soldats de Cypre

Tersandre

2265 Noz mutins maintenant abbatus de froideur,
Pour éviter la mort ont regaigné leurs flottes,
La frayeur a si bien surpris les Epirotes,
Que ceux qui par la fuitte ont évité le fer,
N’ont peu se garentir des fureurs* de la mer,
2270 Mais sans vostre valeur* nous eussions eu du pire.

Clidame

Je croy que sans la vostre on m’eust fait voir l’Epire,
Laissons les complimens, sçachons que fait ma sœur.
Comment l’a-t’on reçeuë ?

Tersandre

{p. 150}
Avec plus de douceur
Que l’excez de ma voix ne vous le sçauroit dire.

Clidame

2275 Avez vous rien appris du Prince Filamire ?

Tersandre

Non, pourquoy, dites moy, qu’en avez vous appris ?

Clidame

Une secrette peur me broüille les esprits.

Tersandre

Je sçay bien que Lucide alla pour le combattre.

Clidame

Il est vray, mais depuis son cœur opiniastre,
2280 Resolut un moyen où je voy peu de jour.
J’ay sçeu que Filamire estoit en ceste Cour,
Entreprise qui fut legerement conçeuë,
Et dont ma raison craint une mauvaise yssuë.

Tersandre

Je vis bien avec elle un genereux* guerrier
2285 Aussi grave d’aspect que couvert de laurier,
Qui vainquit devant moy le Prince d’Hyrcanie. {p. 151}

Clidame

Ha, sans doute c’est luy.

Tersandre

La bataille finie,
Et les Roys prisonniers remis en seureté,
Voyant que ce guerrier cerchoit la liberté
2290 Et croyant le repos leur estre necessaire,
J’allay d’autre costé pour ne les pas distraire.

Clidame

Je ne sçay quel effect produira tout cecy.

Tersandre

Allons à la rencontre.

Clidame

Ah ! monsieur, le voicy.
{p. 152}

SCENE SEPTIESME §

[TERSANDRE, CLIDAME,] FILAMIRE, CLORISEE, ALDERINE, ARMIDORE, GOUVERNANTE ET FLORINDE, sortent tous du chasteau d’Alderine par ordre. [puis BRUSERBE, FILAMON et LE COURRIER]

Clidame

Dieux ! qu’est-ce que je voy, tout a changé de face,
2295 Ceste Cour a repris le lustre de sa grace.
Le Monarque de Mede est maintenant si doux,
Et la Reine de Cypre a perdu son courroux.
On peut voir Alderine, ô bons Dieux qu’elle est belle,
Et Lucide a repris sa forme naturelle,
2300 Je doute si je songe, ou si c’est verité,
Monsieur, que dites vous de ceste nouveauté ?

Tersandre

Mon esprit estonné* croit de voir des chimeres.

Clorisée

{p. 153 ; U}
Je laisse desormais le soing* de mes miseres,
Et pourray maintenant à tout mal resister.

Filamire

2305 Ne parlons plus de rien qui nous puisse attrister,
Mais voicy mon Nepveu.

Clidame

Clidame saluë Filamire.
Sire, jamais mon ame,
Ne se vit si confuse, ô glorieuse flame,
Dont Armidore sent l’agreable tourment*,
Qu’il fut judicieux en son desguisment.

Armidore

2310 Vous en fustes l’autheur, certes je le confesse,
Et sans vous j’eusse en vain voulu voir ma Maistresse.

Tersandre

Sire, je rends mes vœux à vostre Majesté.

Filamire

Mon Cousin*, vous voyez un Prince surmonté,
Mon Neveu m’a remis au pouvoir de la Reyne,
2315 Sa prudence a fleschy ma valeur* et sa peine*, {p. 154}
Son courage a si bien mesnagé sa vertu,
Qu’il demeure vainqueur sans avoir combatu,
Victoire qui luy donne aujourd’huy le salaire
Que la Reyne a promis.

Clorisée

Je n’en veux rien distraire*,
2320 Derechef Armidore en presence de tous,
Ma Fille et mes Estats sont maintenant à vous.

Filamire

Mais, Madame, il nous faut devenir pitoyables*,
Et pourvoir au malheur, de ces Roys miserables,
L’amour qui fut l’autheur, de leur temerité,
2325 Pourroit encor punir, nostre severité.

Clorisée

Monsieur, vous et mon Fils avez toute puissance,
Disposez de leur perte, ou de leur delivrance. {p. 155}

Filamire

Mon cousin*, s’il vous plaist, qu’on les face venir,
Madame, on ne sçauroit plus rudement punir,
2330 Un esprit arrogant, flechi par son audace,
Qu’alors qu’on le contraint à recevoir sa grace,
Mais les voicy.
On les ameine enchaisnez.

Clorisée

Bons dieux, combien d’afflictions* !

Filamire

Mes freres, vous voyez comme nos passions,
Nous attirent souvent, à des malheurs extresmes,
2335 La fortune pouvoit, nous renverser de mesmes,
Oubliez desormais, les desplaisirs soufferts,
La Reyne vous delivre, et vous oste vos fers.

Bruserbe

Nous n’attendions pas moins, de sa main genereuse.

Filamon

{p. 156}
Nous avons tousjours creu, nostre prison heureuse,
2340 Et que ceste Princesse, a trop d’humanité,
Pour punir les excez, de nostre cruauté.

Filamire

Mais d’où vient ce Courrier,

Courrier

Sire, je viens de Mede,

Filamire

Et qui t’amene en Cypre ?

Courrier

Un malheur sans remede,
Ceste lettre en contient la pure verité.
Filamire lit la lettre.

Filamire

2345 On ne peut resister à la fatalité,
Madame, prenez part à ce dernier voyage.

Clorisée

Ah ! sensible accident, d’un si mortel dommage !

Filamire

Essuyez, s’il vous plaist ces inutiles pleurs,
La mort veut le silence et non pas les douleurs. {p. 157}
2350 La perte de Clarinde, est une œuvre secrette,
Dont le Ciel veut punir mon erreur indiscrette* :
Vivante elle me fit de vos yeux separer,
Et morte elle me faict mon crime reparer.
Tandis qu’elle a pour moy respiré sur la terre,
2355 Vos justes interests m’ont tousjours faict la guerre.
Et maintenant qu’elle a les delices* des cieux,
Une eternelle paix me vient rendre à vos yeux,
Puis que ces Roys ont sçeu nos tristes advantures,
Je veux qu’ils soient tesmoins de nos joyes futures.
2360 Je vous rends devant eux mon amour et ma foy*,
Qu’un demon* insolent avoit ravis* sur moy.
Reprenez vostre cœur et me rendez mon ame.

Clorisée

Monsieur, je ne puis rien adjouster à ma flame,
Le temps, ny les tourmens*, ny la prosperité, {p. 158}
2365 N’ont peu rien esmouvoir* en ma fidelité.

Filamire

Retirons nous, Madame, allons pourvoir au reste,
Et noyons dans l’oubly tant de soucy* funeste.

FIN.