Molière chez Ninon ou Le siècle des grands hommes. Pièce épisodique en prose et en cinq actes.
MOLIERE CHEZ NINON
OU
LE SIECLE DES GRANDS HOMMES.
PIECE EPISODIQUE,
EN PROSE ET EN CINQ ACTES. §
PREFACE DE MOLIERE CHEZ NINON. §
Convaincue de l’animosité de la Comédie Françoise, et assurée de son injustice pour tout ce qui pourroit me concerner, je voulus essayer de nouveau de la mettre à l’épreuve, malgré ce dont elle est capable : mais ai-je pu croire qu’elle auroit égard aux nouveaux efforts que je ferai pour lui présenter un ouvrage qui la rendroit plus équitable envers moi. On a beau se plaindre, on a beau faire, un Auteur ne renonce pas sans peine à la Comédie Françoise, quand une fois il y est parvenu, et qu’il n’y a point échoué. Ce n’est pas les Comédiens qu’il faut considérer ; c’est le Théâtre, c’est le goût de la Nation qui le couvre de gloire, quand il a eu le bonheur de réussir. Mais pour y renoncer sans y avoir échoué, il faut être comme moi rebuté, indigné des Comédiens, comme on le verra dans le cours de ma Préface, par les sacrifices que je me propose de faire, d’après les principes de Mademoiselle Contat, de Madame Bellecourt, et les prétendus réglemens inebranlables de la Comédie Françoise ; je cherchai dans mon esprit quel moyen je pourrois trouver pour me la rendre favorable. Bientôt mon imagination me fournit le plan de Molière chez Ninon. J’avoue sincèrement que ce fut dans un rêve que j’achevai de le concevoir. A peine ai-je traité ce sujet, [b] qu’enthousiasmée de moi-même, je n’eus plus devant mes yeux les mauvais procédés de la Comédie. En faveur de Molière, je les oubliai tous, et je me figurois que la Comédie, à son tour, prendroit le plus grand intérêt à la Pièce qu’elle doit jouer, et pour celle que j’allois lui offrir, qui portoit un nom sacré pour elle. Avant de lui demander lecture pour cette Pièce, je la soumis aux lumières des Hommes-de-Lettres les plus recommandables du siècle : tous m’en firent les plus grands éloges, et c’est d’après leur sentiment* que je demandai lecture. Quoi ! m’écriai-je ? J’ai fait une bonne Comédie, et c’est à l’injustice des Comediens que je dois cet heureux* sujet ! Molière, leur soutien, leur Fondateur, y joue un si beau rôle ; j’ai eu le bonheur de rendre ce Grand-Homme au naturel. Ah ! combien la Comédie va me savoir bon gré de lui prouver mon amour pour cet homme immortel ! Combien ils seront fâchès* d’avoir mal interprêté mes Lettres ; et combien ils vont m’encourager, et me remercier d’avoir cherché à leur plaire à ce point. Le suffrage des hommes éclairés étoit moins capable de me rassurer que la Lettre de Madame Bellecourt, où je ne voyois plus que ses phrases : « Quant à la Maison de Molière, fut-elle aussi mauvaise qu’elle nous le paroît, (car c’est ce qu’elle entendoit dire vraisemblablement), elle porte un nom sacré pour tous les François, je dis plus, pour l’Europe entière ; et je vous assure, Madame, que, depuis les plus savans Littérateurs, jusqu’aux plus ignorans Barbouilleurs de papier, aucun hors vous n’a trouvé extraordinaire l’hommage que nous avons rendu à cet homme immortel ». [c] Après ces lignes, j’ajoutai que tel Auteur, où l’Actrice qui ne me rendra pas justice, en rougissant de honte de m’avoir si mal connue, et si indécemment interprêté mes expressions ; et s’il est vrai que tout ce qui porte le nom de Molière est respecté pour eux, ils recevront ma Pièce, quand elle seroit détestable, pour l’amour de ce Grand-Homme seulement. Tout autre que moi auroit pensé de même. Voilà comme je colorois mes rêveries et mes espérances auprès des Comédiens François. Enthousiasmée d’avoir composé, en moins de six jours, un Ouvrage aussi conséquent, avoir dépouillé l’Histoire des faits les plus intéressans, et les avoir mis en action, sans oublier la plus petite circonstance ; et n’ayant pas perdu de vue le but moral, je me crus, je l’avoue, un talent distingué ; mais les Bulletins de la Comédie m’ont forcé à reconnoître toute ma médiocrité et mon ignorance. Moi qui m’étois instruite pour la première fois, le fruit que j’en avois recueilli me faisoit espérer que si je me livrois à l’étude je pourrois trouver moins d’obstacles. Si je m’en rapportois au jugement des Comédiens, je n’apprendrois plus rien, et je deviendrois aussi ignorante qu’eux, quoiqu’ils apprennent beaucoup. Cependant leur opinion n’a pas détruit celle que j’avois de ma Pièce, et que je ne croirai pas déplacée, malgré leur témoignage, à moins que les hommes éclairés qui m’en ont dit du bien me disent qu’ils se sont trompés, et que les Journalistes instruits m’assurent que je suis dans l’erreur. Alors, bonnes gens, je conviendrai que vous avez raison, que vous n’ignorez pas l’Histoire de Molière et de tous les Grands-Hommes que j’ai mis sur la scène, et que [d] je ne vous considérerai plus comme une Troupe joyeuse qui faites rire et pleurer machinalement, et que vous ne connoissez jamais les caractères que vous rendez. Je serai persuadée à jamais que vous êtes spirituels ! savans ! et justes sur-tout ! Je conviendrai donc, en vous demandant pardon d’avance, si ma Pièce est jugée de nouveau, d’après le témoignage que vous en avez rendu, que je suis une femme ridicule ; et que n’ayant pas eu l’esprit de connoître les Personnages que j’ai traités, je n’ai pas même le sens commun, j’ose vous assurer de vous venger de l’outrage que je vous fais, si ce n’est pas au contraire des vérités que vous avez mérité au centuple ; mais voici la Lettre qui va me justifier, et je défie la Comédie de me démentir d’un seul mot de ce que j’avance.
LETTRE A la Comedie. §
« Apres une quantité de Pièces sans intrigues que vous jouez, j’avois cru devoir espérer, sans prévention*, que la Comédie ouvriroit les yeux sur l’action, et sur l’intérêt de mon Drame, qui est écrit, je l’avoue, avec plus de naturel que d’élégance : il semble même que le Public est fatigué d’entendre, et de ne point sentir ; j’ai cru entrevoir que la Comédie avoit pour moi une haine implacable. Ce qui a dû m’en convaincre, c’est le ridicule que m’ont prêté quelques-uns de ses Membres, à l’occasion du grand Molière ; moi qui ne [e]suis devenue Auteur qu’en admirant cet homme immortel. J’ai donc cherché tous les moyens de la persuader de cette vérité, et de la désarmer sur mon compte. La Servante de Molière m’a paru d’abord un sujet propre à l’intéresser en ma faveur : mais à peine l’ai-je conçu, que Molière m’est apparu dans un songe. Il me traça lui-même le plan que je viens de traiter. « Suis-le, me dit-il, je te promets que la Comédie reviendra sur ton compte ». Mais à peine ai-je mis la dernière main à ce pénible Ouvrage, que le découragement s’est emparé de moi, quand il a fallu me déterminer à vous en demander la lecture. Des personnes de génie, et consommées dans la Littérature, m’ont assuré cette Production bonne : à mon avis, il n’en est point de meilleure, et il m’est bien permis de le croire ; mais elle n’a point encore obtenu votre suffrage, et l’on peut douter du succès. Ainsi donc mes espérances se bornent à obtenir une prochaine lecture, en faveur du nom qu’elle porte : Molière chez Ninon, ou le Siècle des grands-hommes.
« J’ai l’honneur d’être, etc. »
Quoique ma lettre se sente de l’enthousiasme, et du feu de la composition, je n’avois pas moins lieu de m’attendre à une réponse la plus satisfaisante de la part de la Comédie ; mais comme elle prètend qu’il est dangereux de m’écrire, elle me fit faire la réponse de vive voix, qui étoit de m’accorder la lecture huit jours après. Je dois lui observer deux mots sur sa répugnance à m’écrire : si ses intentions étoient bonnes, pourquoi crain/ [f]/droit-elle de les déposer sur le papier ? Mais comme elle est persuadée que sa conduite les démentiroit, elle préfère garder un mal-honnête silence ; elle s’est fait une loi de ne presque plus répondre à personne ; je ne dois donc pas me plaindre particulièrement. Depuis près de quatre ans que la Comédie fait le tourment de ma vie, je suis le seul Auteur qui, ayant plus à m’en plaindre qu’aucun, se soit tû si long-tems ; je n’avois jamais rien fait imprimer contre elle jusqu’à présent, et par une bisarrerie de ma part, ou pour mieux dire une justice rendue aux talens, n’ai-je pas loué les Comédiens qui méritoient de l’être ? Qui est-ce qui a excité la verve des Gens-de-Lettres en faveur de la retraite de Préville, si ce n’est ma Préface de l’Homme Généreux ? Le bien que j’ai dit de la Comédie, tout recemment, dans la Préface du Philosophe corrigé, en me donnant tort à moi-même de ma trop grande pétulence*, et la lettre injuste à mon sexe, que j’ai cachée au Public dans ces circonstances de sa part, prouve assez combien je suis touchée, et reconnoissante de la plus petite faveur. A cette occasion, je vais citer une remarque fort aimable de Mademoiselle Contat, dans sa visite de remerciement de la part que j’avois prise à son incommodité. Au ressentiment que je lui témoignai de la lettre de la Comédie, qui convient que mon sexe court un danger évident sur la scène Françoise. Il faut croire, Madame, que lorsqu’on vous écrivit cette lettre, il n’y avoit point de femmes au Comité. Je conviens que si toutes avoient de l’esprit comme Mademoiselle Contat, il y auroit moins de disputes entre les Auteurs [g]et les Comédiens ! Par bonheur, (comme me l’a écrit un homme d’esprit), cette guerre n’est pas meurtrière ; mais je sais bien que si j’avois été homme, il y auroit eu du sang de répandu. Que d’oreilles j’aurois coupé ! Ce n’est que par la plume que je puis me venger. Mais, hélas ! quelle vengeance ? Elle me coûte le plus bel appas de ma vie. La Comédie Françoise ne me jouera qu’une fois, et si elle pouvoit encore s’en dispenser, et induire en erreur M. le Marquis***, elle commettroit une seconde injustice aussi révoltante que la première. Si je pouvois espérer qu’il jettât les yeux sur la conduite de la Comédie à mon égard, il verroit qu’elle a comblé la mesure de l’injustice, et de vexations qu’elle a ôsé me faire supporter. M.*** ……………………………………………………… …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………… Je voudrois pouvoir plaisanter de tout ceci, si ma délicatesse n’étoit point blessée. On ne rit point de ce qui est méprisable. Je conviens qu’on n’en parle pas non plus ; mais je dois instruire les Auteurs qui auront le courage de prétendre à la Comédie Françoise, et qui n’auront pas la force d’y renoncer comme moi. On me disoit ces jours derniers : Lorsque vous serez plus calme, vous ne penserez pas de même. Eternellement, répondis-je. Aprenez, Messieurs, que l’amour propre chez les femmes telles que moi, tient lieu de toutes les qualités que la Nature vous a favorisées sur nous. Cette force d’ame et d’esprit fléchit devant vos intérêts, et moi je foulerois la même gloire à mes [h] pieds, s’il falloit l’acheter au dépend de ma résolution. Je n’ai jamais nargué les Comédiens, voulant me les rendre favorables ; j’ai agi avec eux honnêtement ; mais ils n’ont point agi de même avec moi. J’ai rabaissé l’élévation de mon ame, comme on peut s’en convaincre dans mes Lettres. Car, jugeant les choses, comme je les vois, je pense que les Comédiens doivent plus aux Auteurs que les Auteurs ne leur sont redevables. Ce seroit donc à eux à prendre la voie de la soumission, ou au moins celle de la modestie. Me souciant fort peu actuellement de ce qu’ils peuvent entreprendre contre moi, je me permettrai de leur dire ma façon de penser sans colère et sans humeur, étant persuadée que le Public ne pourra s’empêcher d’applaudir à ma conduite et à mes observations, et qu’il reconnoîtra, malgré l’indignation où la Comédie m’a réduite, la candeur de mes Systêmes. Je n’ai pris aucun fait étranger pour l’accabler ; car si je mettois au jour le Mémoire que j’avois fait contre elle jadis, on verroit que les anecdotes particulières de chaque Acteur contre les Auteurs formeroient une Collection de mauvais procédés, qu’ils décourageroient même M.C.B., qui, suivant moi, …………………………… ………………………………………………………………………………………………………………… Venons à l’agréable M. Fleuri ; ensuite nous passerons à l’aimable M. Florence. Il est inutile que je fasse imprimer toutes les Lettres que j’ai écrites à ces deux grands Personnages, quoique l’un diffère bien de l’autre par le talent. Quant aux deux premiers, avant la lecture de Ninon, ils me parurent fort honnêtes de vive voix, et même portés pour mes intérêts. On me pria de retarder ma [i]lecture, par rapport aux répétitions des Fameuses Réputations, Ouvrage qui vaut un million de fois ma Ninon ; mais je suis une de ces femmes que l’Auteur a voulu désigner,
« Dont à peine on entend le jargon,Et qui parlent de tout sans rime ni raison ».
Il voudra bien me permettre de lui dire à cette occasion deux mots aussi clairs qu’intelligibles : Que quand on veut fronder tout le monde, il faut savoir produire un Ouvrage à l’abri de la critique ; que tous les jeux de mots dont il est farci sont autant d’applications à la Piece qui n’a pas réussi ; que, pour être satyrique dans une Comédie, il faut posséder le talent dramatique ; et c’est ce que mon jargon et mon baragouin pourroient lui enseigner. …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….. Je retardai moi-même cette lecture, pour attendre le rétablissement de Mademoiselle Contat ; mais M. Florence m’ayant assuré que sa maladie, quoique très-peu dangereuse, seroit très-longue, et qu’il falloit hâter ma lecture. Elle est donc décidée à un Mercredi. Lecteur, ne me perdez pas de vue actuellement ; si j’ai été verbeuse jusqu’à présent, je vais au fait sans réflexions ; vous en ferez sans doute pour moi. Le Lundi, comme on sait bien, est l’Assemblée générale : je lui écrivis une lettre la plus simple, la plus honnête et la plus courte : la voici.
LETTREEcrite à M.FLORENCE, Semainier perpétuel de la Comédie Françoise. §
« Je vous prie, Monsieur, de prévenir vos Camarades, que Mercredi on lit ma Pièce. J’espère qu’au nom de Molière, toute la Comédie voudra bien s’y trouver, que cet Ouvrage mérite la présence de tous les Comédiens ; que si elle n’est pas reçue, je veux la voir refuser avec les honneurs de la guerre, pour me bien persuader que mes Juges sont impartiaux.
« J’ai l’honneur d’être, etc. »
« J’étois de bonne-foi, et je m’attendois véritablement que la Comédie étoit de même avec moi. J’écrivis en même tems à M. Fleuri, qui m’avoit donné le meilleur augure de son caractère, deux mois avant dans une visite qu’il m’avoit rendu pour son compte, en me certifiant, qu’il n’étoit pour rien dans la nouvelle contestation que j’avois avec la Comédie au sujet du tour qui m’avoit été donné. Aussi je ne vis que lui dans le rôle de Molière, la justice et la candeur de ce Grand-Homme me parurent être analogues avec la probité de ce bon Acteur. Je ne pus m’empêcher de lui destiner ce rôle, si ma Pièce étoit reçue ; je lui en témoignai mon empressement, je voulus même le prendre [k] pour Lecteur ; mais il s’en défendit avec tant d’honnêteté, et la certitude qu’il me donna, qu’il ne lisoit jamais, fit que je n’insistai pas davantage ; mais il me promit d’être un des premiers à cette lecture, et pour qu’il ne l’oubliât pas, je lui en rafraîchis la mémoire à l’Assemblée, par une lettre particulière. Le Mercredi, je me rends à la Comédie avant onze heures, une heure étoit sonnée, que le nombre de treize n’étoit pas encore arrivé ; on trouva le prétexte que le voyage de Versailles faisoit dormir tard : on envoya plusieurs Garçons de Théâtre, pour sçavoir, si ces Messieurs étoient éveillés et s’ils viendroient à la lecture ; ils étoient forcés de se rendre pour la répétition de la nouvelle Actrice et de l’Optimisme ; mais ils furent levés trop matin pour moi, malgré le voyage de Versailles, puisqu’ils étoient déjà sortis, à ce que les Garçons de Théâtre avoient rapporté. On me congédia donc après un million d’œillades, au Dimanche s’ensuite. M. Fleuri et M. Florence qui ne s’étoient pas rendus à ma lecture, leur absence étoit remarquable pour moi, après ce qu’ils m’avoient promis, l’un et l’autre : le Public n’ignore point que la plupart des Comédiens sont logés autour de la Comédie, et que moi, pour mon malheur, j’y suis logée en face. Tous les Comédiens fuyent comme des loups cette lecture, et ils se rendirent l’un après l’autre comme des moutons à la Comédie après que j’en fusse sortie ! L’honnête M. Florence dit à mon fils, ne pouvant plus se contraindre, qu’il s’étoit promis de ne se jamais trouver à ma lecture. Ce propos manifeste la conspiration [l] que la Comédie trame depuis long-tems contre moi ».
LETTRE A M. FLORENCE. §
Je suis on ne peut pas plus surprise, Monsieur, que vous ne vous soyez pas trouvé à ma lecture, vous, qui, comme Semainier, vous trouvez à toutes. Je vous crois trop loyal, pour m’avoir voulu tendre un piège. J’espère que Dimanche vous me prouverez tout le contraire, et que je serai convaincue à jamais de toute votre honnêteté.
« J’ai l’honneur d’être, etc. »
A l’égard de M. Fleuri, je me suis étendue un peu plus loin ; j’étois à même de faire dans cet instant la différence d’un homme bien né d’avec un homme mal élevé. J’avois trouvé dans un grand Prince tant de simplicité, tant d’honnêteté à m’accorder la grace* que je lui demandois, qu’en vérité les mauvaise façons des Comédiens envers une femme me parurent insupportables, et mes réflexions s’étendirent dans ma lettre jusqu’à M. Fleuri.
LETTREA M. FLEURI. §
J’ai tort de me plaindre, Monsieur. En effet, la Comédie, en général, a les meilleures façons pour moi ; vous m’aviez paru vouloir vous distinguer de l’honnêteté ordinaire, dont elle avoit usé à mon égard. Je n’aurois jamais cru que Molière, sous mon nom, eût si peu de crédit sur elle ; elle m’avoit écrit, qu’à sa consideration, le plus médiocre Ouvrage seroit toujours respecté par elle. On ne connoît point le mien, et on se refuse même à la lecture. Je vous avois assez intéressé dans cette Pièce, Monsieur, pour espérer que vous me feriez la grace* de vous y trouver. J’avois, ces jours derniers, à demander à un grand Prince une grace* ; il me l’a accordée avec tant de bonté et d’empressement, qu’une femme délicate auroit toujours besoin d’avoir affaire à des hommes de ce caractère : en encourageant mon sexe, c’est donner l’idée de la véritable façon de penser de l’homme. Vous m’aviez promis, Monsieur, de vous trouver à cette lecture ; je me plais à croire que vous étiez dans l’impossibilité de vous y rendre. Enfin, Dimanche prochain, peut-être, je serai plus heureuse*, et l’on me dédommagera sans doute des maux que j’ai éprouvés, du peu de zèle que les Comédiens m’ont témoigné jusqu’à présent, et de l’oubli même de ses réglemens envers moi.
« J’ai l’honneur d’être, etc. » [o]
L’on doit croire que M. Fleuri se justifiera honnêtement de ne s’être pas trouvé au Comité, et qu’il me persuadera, que, malgré qu’il ne soit point un Prince, il n’en a pas moins la délicatesse due à mon sexe : la veille qu’on devoit lire ma Pièce, il me fit dire lestement, par l’Ouvreuse de Loges, que quelqu’un me demandoit. Quelle fut ma surprise, de voir que M. Fleuri, qui me tira à l’écart, me dit indiscrètement que, comme il étoit dangereux de m’écrire, il venoit me faire sa réponse de vive-voix ! Ce début me parut, (et on doit le croire,) aussi insolent que déplacé ; mais j’écoutai jusqu’à la fin : il m’ajouta que, si je n’étois point une femme, il m’apprendroit comment on répond à une lettre aussi impertinente que la mienne. A ces mots, il ne m’auroit fallu qu’une épée, et j’aurois bientôt été une autre Chevalière d’Eon. Le sang me bouilloit dans les veines ; mais je sçus me respecter : il continua en ajoutant qu’il n’étoit point un Prince, mais un Comédien. Hélas ! lui répondis-je, je ne le vois que trop… Mais d’après Molière, je pensois qu’un Comédien devoit avoir les principes d’un homme bien né : ce n’est certainement pas de ceux de votre trempe, et je m’en fus en haussant les épaules. J’entendis derrière moi les mêmes paroles de M. Florence, qu’il ne se trouveroit jamais à mes lectures, et qu’il avoit voulu me le confirmer lui-même. J’appris que ces deux Messieurs avoient fait vacarme dans le Foyer, et dans les Coulisses, et qu’ils se plaignoient amèrement à tous leurs Camarades de mon insolence, et de ma fierté. La conspiration fut donc parfaite, et mon ouvrage proscrit avant la lecture : [p] aucun Comédien, si fourbe qu’il puisse être, ne pourra démentir ce que j’avance ; et qu’on juge à présent si j’ai quelque chose à me reprocher à l’égard de la Comédie ; si ce n’est d’avoir eu trop de constance et de modération pour tant de mauvais procédés. Mais actuellement que l’indignité est à son comble, je renonce entièrement à la Comédie, et lui fais le traitement qu’elle mérite, en reprenant ma place. Que mon Lecteur lise mon aimable Ninon, et prononce sur son sort, pour trouver les Bulletins de la Comédie plus ridicules que sages ; et après cela, je demanderai s’il n’y a rien de pire au monde que des Comédiens assemblés, sans délicatesse, sans bienséance, et sans la plus petite ombre d’équité : c’est à la fin de cette Pièce qu’on trouvera la sentence qui la condamne à l’estime publique.
PERSONNAGES. §
- MOLIERE, ami de Ninon.
- LE GRAND CONDE.
- LE MARQUIS DE LA CHATRE, Amant de Ninon.
- M.DE GOURVILLE, ancien Amant de Ninon.
- LE COMTE DE FIESQUE, nouvel Amant de Ninon.
- LE CHEVALIER DE BELFORT, fils naturel* de Ninon, et Amant d’Olympe.
- CHAPELLE, ami de Ninon.
- M.DE SAINT-EVREMONT, ami de Ninon.
- SCARON, ami de Ninon.
- DESYVETEAUX, ami de Ninon.
- LE MARQUIS DE CHATEAUROUX, père d’Olympe
- FRANCISQUE, Valet de Ninon.
- MATHURIN, Paysan.
- BLAISE, Valet de Desyveteaux.
- LUCAS, Valet de Desyveteaux.
- LA REINE CHRISTINE.
- NINON.
- OLYMPE, fille de M. de Chateauroux.
- Mad. SCARON, amie de Ninon.
- Mad. LA MARQUISE DE LA SABLIERE.
- Mlle LE ROI, femme-de Chambre de Ninon.
- MIGNARD, Peintre et Architecte.
- LA DUPUIS.
- LE Maréchal d’ESTREES
- UN EXEMPT
- Le Président d’EFFIAT.
- Le GRAND PRIEUR.
ACTE PREMIER. §
SCENE PREMIERE. §
FRANCISQUE, enveloppé dans un manteau, dormant sur un canapé, s’éveillant et bâillant.
Je suis tout moulu. Les Maîtres regardent un canapé comme un meuble fort commode ; et moi, je trouve qu’on n’y dort pas à son aise. Il faut {p. 4} convenir que l’état de Valet est un métier bien pénible. On ne nous laisse, ni le tems de prendre nos repas, ni celui de reposer. Cependant, mon sort est moins à plaindre que celui de ceux de mon état. Etre au service de l’aimable et de la sensible Ninon, n’est-ce pas servir toutes les Divinités ensemble ?
Il n’est pas tard, tout le monde repose encore : allons, essayons de refaire un petit somme.
SCENE II. §
FRANCISQUE, se levant en sursaut.
Comment c’est vous, Mademoiselle le Roi ? Eh ! qui peut vous avoir éveillée si matin ?
Mlle LE ROI.
Mais vous, Monsieur Francisque, vous l’êtes bien.
FRANCISQUE.
Que voulez-vous que je vous dise, Mademoiselle ? Je n’ai pas la force de me coucher quand les autres se lèvent.
Melle LE ROI.
Mademoiselle de l’Enclos ne prétend pas que ses gens veillent aussi tard qu’elle ; nous avons ordre de nous coucher à minuit, pourquoi ne vous y conformez-vous pas ?
FRANCISQUE.
Est-il possible qu’un brave serviteur abuse des bontés de la Maîtresse ! Je vous avoue, Mademoiselle, que c’est par zèle que je lui désobéis.
Mlle LE ROI.
A la bonne heure, si cela vous plaît ; je ferois de même que vous, si Mademoiselle Ninon n’exigeoit pas que je me retirasse dans ma chambre après le souper.
FRANCISQUE.
Est-ce par méfiance, qu’elle prend ses précautions ? Cependant nous n’ignorons de rien.
Mlle LE ROI.
Elle n’est, ni assez dissimulée*, ni assez hypocrite, pour nous cacher sa conduite. Sans nous faire ses confidens, elle ne s’inquiète pas de ce que nous pouvons appercevoir.
FRANCISQUE.
Oh ! c’est une femme qui ne ressemble pas aux autres !
Mlle LE ROI.
Oh ! je vous en réponds !
FRANCISQUE.
Aussi le célèbre Molière disoit-il à Monsieur de Saint-Evremont et à Monsieur de la Rochefoucault ; « Ninon est un brave homme sous les traits d’une femme », et les plus grands de la Cour pensent de même sur son compte. A propos, nous n’avons pas encore vu, depuis son retour de l’armée, Monsieur le Prince de Condé.
Mlle LE ROI.
Oh ! Je suis bien sûre qu’il ne manquera pas de venir voir Mademoiselle ; ce n’est pas ce qui m’inquiète. Mais ce qui m’allarme pour elle, c’est ce Monsieur Desyvetaux, qui ne reparoît plus depuis six mois. Elle a mis je ne sais combien de gens en campagne pour le découvrir sans en avoir encore aucune nouvelle… A propos, Mademoiselle m’a fort recommandé de vous donner ce matin cette lettre pour la porter à Monsieur de Gourville.
FRANCISQUE.
Celle-ci aura le même sort que toutes les autres. Il ne veut, ni répondre, ni revoir Ninon.
Mlle LE ROI.
Monsieur de Gourville est un sot personnage, et ce n’est pas savoir vivre : il refuse de voir Ninon quand les plus grands du Royaume n’aspirent qu’à lui faire leur cour.
FRANCISQUE.
Et voilà précisément ce qui le fâche*. Je crois avoir entrevu qu’il en est encore amoureux, et qu’il craint que la passion ne se rallume en la revoyant. D’ailleurs, il n’ignore pas que Monsieur de Villarceaux l’a remplacé ; mais il n’est pas instruit, à ce qu’il paroît, que Monsieur de la Châtre a succédé à celui-là.
Mlle LE ROI.
Son règne ne sera pas long, puisqu’il part ce matin pour l’armée.
FRANCISQUE.
Que me dites-vous là ? Et de quand cette nouvelle ?
Mlle LE ROI.
D’hier au soir. L’état de Monsieur de la Châtre est inexprimable. Mademoiselle est désolée. Et toutes les attentions de Madame Scaron, qui ne l’a point quittée, n’ont pu la consoler, ni la calmer un seul moment.
FRANCISQUE.
Je m’en vais bien vîte porter cette lettre, car un Amant qui arrive, a plus beau jeu qu’un Amant qui part. Mais, qui nous vient si matin ?
Mlle LE ROI.
C’est Monsieur le Grand-Prieur ! que nous veut ce triste personnage ? il va trouver Mademoiselle dans une disposition propre à le congédier. Car elle ne possède pas la vertu* de s’ennuyer patiemment.
FRANCISQUE.
Moi, je me sauve.
SCENE III. §
LE GRAND-PRIEUR, arrêtant Francisque par le bras.
Ecoute, mon ami, j’ai à te parler pour tes intérêts et les miens.
FRANCISQUE.
Monsieur, mon devoir m’appelle ailleurs.
LE GRAND-PRIEUR.
Mais, écoute-moi, de grace ; sois-moi favorable et ta fortune est faite. Tu n’ignores pas que j’adore Ninon, et pour te prouver toute ma reconnoissance, commence par accepter cette bourse.
FRANCISQUE.
Fi donc, Monsieur ; je ne reconnais pas dans ce procédé le Grand-Prieur de Malthe ; si vous vous oubliez à ce point, pouvez-vous oublier quels sont les principes d’honneur et de probité de Mademoiselle de l’Enclos. On paye les Valets d’une fille d’Opéra ; mais nous, on ne nous interroge même pas.
SCENE IV. §
LE GRAND-PRIEUR, le regardant s’en aller, à part.
Ce drôle joue le sentiment* ! voyons si je réussirai mieux auprès de la suivante.
Mlle LE ROI.
C’est à mon tour maintenant ; mais vous allez voir si je suis plus traitable que mon camarade.
M. LE GRAND-PRIEUR.
Bon jour, Mademoiselle le Roi, comment se porte l’incomparable Ninon ?
Mlle LE ROI.
Vous lui faites beaucoup d’honneur, à merveille Monsieur : si ce n’est une peine réelle qui la trouble en ce moment.
M. LE GRAND-PRIEUR.
Ne puis-je savoir le sujet de son affliction ?
Mlle LE ROI.
C’est la perte d’un ami qui l’afflige extrêmement.
M. LE GRAND-PRIEUR.
Quel est l’heureux* actuellement ?
Mlle LE ROI.
Moi, Monsieur ! je l’ignore ; j’ignore même si ma maîtresse dans ses amours fait des heureux*.
M. LE GRAND-PRIEUR.
La pauvre innocente ! elle ne sait rien.
Mlle LE ROI.
Je ne suis pas, Monsieur, plus innocente qu’une autre. Mademoiselle Ninon de l’Enclos sait non seulement se faire respecter de tous ceux qui la connoissent, mais encore de ses gens, art très difficile à saisir, mais plus encore à exercer.
M. LE GRAND-PRIEUR.
Il faut rendre justice à la confidente de Ninon et convenir que personne n’est plus digne qu’elle {p. 10} d’apprécier le mérite rare de sa maitresse ; mais Mademoiselle, vous pouvez, sans comprometre votre délicatesse, vous intéresser un peu pour moi, voilà un diamant de deux mille écus, acceptez-le, servez-moi, je vous prie, et soyez persuadée que jamais Ninon n’en sera instruite.
Mlle LE ROI, le saluant jusqu’à terre.
Tout ce que je puis faire, Monsieur, pour votre générosité et votre discrétion, c’est de vous annoncer à ma maitresse et j’y cours.
SCENE V §
M. LE GRAND-PRIEUR, regardant Mlle le Roi s’en aller.
Je commence à m’appercevoir que le mépris que ces gens-là font de mes dons est plutôt l’effet du dédain que leur maitresse a pour mes sentimens, que celui de leur désintéressement. C’est ce dont je viens me convaincre pour la dernière fois. Ah ! cruelle Ninon, favorable à tant de personnages qui ne me valent pas, s’il faut que j’échoue auprès de toi, une bonne épigramme me vengera de tes rigueurs. Tenons-la toute prête : voilà justement tout ce qu’il faut pour écrire…
J’y suis : elle est sanglante…
Plions ceci pour en faire usage quand il sera tems.
SCENE VI. §
NINON, le surprenant et à part.
Quel homme insupportable ! il faut donc, une bonne fois, m’expliquer avec lui.
Je vous fais un million d’excuses, Monsieur le Grand-Prieur, de paraître devant vous dans le négligé du matin. Ordinairement on ne visite pas les femmes de si bonne heure ; sans être coquette, je tiens à la décence.
M. LE GRAND-PRIEUR.
L’amour est mon excuse, et je me suis flatté que…
NINON.
Voulez vous bien m’écouter, Monsieur le Grand-Prieur, et me permettre de vous ouvrir mon ame toute entière.
M. LE GRAND-PRIEUR.
Je préférerais d’intéresser votre cœur.
NINON.
Je le crois ; mais je ne puis répondre à vos sentimens. L’amitié que je vous propose est plus sûre et plus durable. L’acceptez-vous ?
M. LE GRAND-PRIEUR.
Sans doute, elle feroit mon bonheur, si j’avois commencé, comme vos amis, par obtenir un titre plus doux.
NINON.
Y pensez-vous, Monsieur ? Tous les hommes qui font le charme de ma société, ont-ils été mes amans ? L’Abbé Gedoin, Monsieur de la Rochefoucault, L’Abbé de Château-Neuf, Chapelle, Scaron, Desyveteaux ; tous ces hommes recommandables n’ont jamais aspiré qu’à mon estime.
M. LE GRAND-PRIEUR.
Ces gens-là, sans doute, ont un autre caractère que le mien. Ils espèrent finir avec vous, comme j’aurois voulu commencer : pour moi, je me déclare, et je n’attends pas.
NINON.
La manière, dont vous vous exprimez, m’est tout-à-fait étrangère ; mais elle répond parfaitement aux sentimens que je vous soupçonnois : croyez-moi, Monsieur le Grand-Prieur, il vaut mieux commander des Galères à Malthe, que de servir ici ce petit fripon d’amour, qui, plus obstiné encore que capricieux, se plaît à braver* ceux qui ne savent pas se le rendre favorable. Pour moi, qui n’ai su jamais induire une personne en erreur, je vois avec peine que vous vous obstinez à vouloir devenir mon amant ; et si vous insistez davantage, vous perdrez mon estime, sans obtenir mon amitié. La perte n’est pas indifférente, faites-y attention.
M. LE GRAND-PRIEUR, avec colère et dépit.
Je saurai me passer de l’une et de l’autre. Je vous vois actuellement telle que vous êtes ; vous ne serez plus importunée de mes assiduités. Bien/ {p. 13}/tôt vous saurez à quoi vous en tenir sur mon compte.
SCENE VII. §
NINON, seule.
Il croit m’offenser et humilier mon amour-propre, il m’inspire au contraire la plus grande pitié ; je suis assez bonne pour lui faire grace*, et même pour le plaindre. Mais la Châtre ne revient point, qui peut le retenir ? Voudroit-il me cacher son départ. Ah ! cruelle destinée ! L’amour me causera-t-il toujours de nouvelles alarmes. Que vois-je ? un billet doux ! Ah ! sans doute il ne l’est que par la forme. Le style sera aigre.
Je ne me suis pas trompée : l’épigramme est méchante, mais elle ne me pique* pas. Voyons comment je vais y répondre.
SCENE VIII. §
MOLIERE, bas à Chapelle.
Chapelle, l’interrompons-nous ?
CHAPELLE.
Oui, si c’est à un amant qu’elle écrit.
MOLIERE.
Mais, si c’est à un ami, nous commettons une imprudence.
NINON, se retournant.
Ah ! vous voilà, Monsieur Molière : vous arrivez fort à propos, l’un et l’autre, pour juger cet écrit.
MOLIERE.
Nous avions craint de vous déranger, et nous étions à nous disputer* si c’étoit à un amant ou à un ami que vous écriviez.
NINON.
Ma foi, pour la première fois, ce n’est ni à l’un ni à l’autre.
MOLIERE.
Vous n’écriviez donc à personne ?
CHAPELLE.
Excepté ces deux sentimens, qui peut dans l’univers vous occuper ?
NINON.
La pitié.
CHAPELLE.
Est-ce l’humanité souffrante ?
NINON.
Oui, si l’amour méprisé fait souffrir et rend l’homme injuste.
MOLIERE.
Je gagerois que c’est notre Grand-Prieur amoureux.
NINON.
Tout juste.
MOLIERE.
Qu’a-t-il fait de nouveau ?
CHAPELLE.
De petits Vers.
NINON.
Et une Epigramme qui sent bien son auteur.
CHAPELLE.
Qui ne vous a pas piquée* ?
MOLIERE.
Voyons : (il lit.) Elle est trop fade.
NINON.
Il faut convenir qu’il faudroit le sel de Boileau, pour la rendre soutenable.
MOLIERE, continuant de lire.
Et vous lui avez répondu ?
NINON.
Oui, j’en ai eu le courage*.
MOLIERE, continuant de lire.
C’est délicieux : la réponse vous fera honneur. Ecoute, Chapelle, la sotte épigramme et la jolie réponse :
CHAPELLE.
On voit du Grand-Prieur tout pur.
MOLIERE.
Et du petit faiseur.
CHAPELLE.
Voyons la réponse.
MOLIERE, continue de lire.
CHAPELLE.
Quelle est la femme qui n’auroit pas voulu recevoir une semblable méchanceté, si elle avoit eu, comme vous, l’esprit d’y répondre avec tant de graces* ?
MOLIERE.
Pour celui-là, il ne sera jamais votre ami.
NINON.
Il n’en est pas digne : ainsi n’en parlons plus.
CHAPELLE.
Il faut envoyer les Vers à leur auteur.
NINON.
Cela n’est pas nécessaire : épargnons-lui le ridicule d’ajouter à ma réponse, que le dépit me l’a dictée.
MOLIERE.
Moi, je me charge de la répandre : vous ne craignez pas la publicité de son épigramme.
NINON.
Pourquoi la craindrois-je ? Ce ne seroit que pour lui.
MOLIERE.
La pitié : Eh bien ! elle en est capable ; mais vous êtes trop bonne. Je veux faire connoître le stile de Monsieur le Grand-Prieur.
CHAPELLE.
Il est en bonnes mains ; te voilà dans ton centre. Les ridicules ne lui échappent pas.
NINON.
Mais il n’y a pas-là de quoi faire un sujet de Comédie.
MOLIERE.
Cela trouvera sa place, je vous en réponds.
NINON.
A propos, il faut que je vous raconte, mon cher Molière, une bonhommie* de Madame de Villarceaux. Elle tient un peu à son ignorance et à la petitesse de son esprit. Elle ignore sans doute que son mari la venge secrettement, avec Madame Scaron, du larcin que je lui avois fait de son cœur. L’amour et l’amitié me trahissent à la fois, mais je leur pardonne. La Châtre d’ailleurs règne seul dans mon ame depuis quelque tems. Il part ce matin, et voilà mon plus grand malheur.
CHAPELLE.
C’est lui qui est le plus à plaindre.
MOLIERE, à Ninon, en faisant signe à Chapelle de se taire.
Eh bien, Madame de Villarceaux ?
NINON.
Elle avoit l’autre jour grande société chez elle : elle voulut faire voir à la compagnie les progrès et le savoir de son fils : elle le fit venir avec son Précepteur, à qui elle ordonna de lui faire quelques questions sur les dernières choses qu’il avoit étudiées : aussi-tôt le Précepteur lui demanda : Quem habuit successorem Belus Rex Assyriorum ? L’enfant répondit : Ninum. Aussi-tôt cette femme jalouse entra dans une fureur* qui déconcerta toute l’assemblée. « Il vous convient bien, dit-elle, en apostrophant le pauvre Précepteur, de l’entretenir des folies de son père ». Tout le cercle eut beau lui protester que Ninum ne vouloit pas dire Ninon ; elle n’en fut que plus furieuse, et elle finit par dire qu’il étoit affreux que tout le monde applaudit à mes sottises.
MOLIERE.
Quelle femme ridicule ! Cela va me faire une scène délicieuse. Il me semble voir les uns se cachant pour rire, les autres pour l’appaiser, l’enfant déconcerté, et le Précepteur la bouche béante : il y a de quoi faire une situation théâtrale.
NINON.
Comme il saisit avec facilité toutes les nuances !
CHAPELLE.
En vous parlant, je gagerois qu’il compose déjà sa Pièce.
MOLIERE.
Oh non : pas si tôt ; mais je m’en occuperai. Dans ce moment j’ai un sujet bien épineux à traiter, dans lequel vos avis, Ninon, me seront très-utiles.
NINON.
Après ceux de votre servante.
MOLIERE.
Oh ! non pas, s’il vous plaît ; cela n’est pas à sa portée. Il lui faut de la grosse gaieté, et mon sujet est trop noble pour le soumettre à son jugement.
NINON.
Et vous me croyez capable de prononcer plus sainement qu’un esprit naturel.
MOLIERE, avec feu.
Il me faut plus qu’un esprit naturel… Un génie éclairé, dont le goût délicat saisisse les traits du caractère que je vais mettre sur la scène.
CHAPELLE.
N’est-ce pas ton homme de Cour ?
MOLIERE.
C’est l’opposé.
NINON.
Le Misantrope ?
MOLIERE, lui baisant la main.
Personne ne m’a deviné que vous.
NINON.
Je m’en applaudirai toujours. Combien, dans la situation où je me trouve, votre confiance m’est nécessaire ! Vos aimables lectures me font oublier souvent ce que j’ai de plus cher, et dans cette circonstance elles me consoleront de la perte que je vais faire.
CHAPELLE.
Molière, tu occupes l’esprit, et tout le monde n’en peut pas dire autant.
Permettez-moi de lui en porter envie.
NINON.
Ce règne est plus solide, et rien ne peut en altérer la durée.
MOLIERE, se gratant l’oreille.
Oui, mais vous voir et vous entendre sans désirer de régner-là : (montrant son cœur), est une chose bien difficile. Mon Misantrope même n’y tiendroit pas, et je veux le faire amoureux : de ce moment, je change mon plan, cela sera plus original, et son caractère plus dans la nature.
Cette singularité bizarre, produira des effets neufs au théâtre…
O ma divinité ! mon Apollon, adorable Ninon ! je vous dois de nouvelles lumières.
CHAPELLE.
En vérité, il est fou.
MOLIERE.
Si j’étois bien sage, est-ce que je ferois des Pièces de Théâtre, en connoissant tous les inconvéniens.
CHAPELLE, à Ninon.
Son génie l’emporte sur sa raison.
NINON.
Ah ! laissez vous conduire toujours par lui. Il fait ce qu’il fait mieux que cette sotte raison qui vous feroit naître des obstacles que votre génie applanira toujours. L’on pourra vous imiter ; mais pour vous égaler, non, jamais. Molière, vos Pièces sont le fondement de la bonne Comédie : elles en seront toujours le plus solide ornement. Le mauvais goût pourra s’introduire, mais on en reviendra toujours à vos chef-d’œuvres.
MOLIERE.
Vous m’honorez trop ; je n’ai pas plus de mérite qu’un autre ; mais peut-être dois-je ma gloire à mon bonheur.
CHAPELLE, à Ninon.
Il est aussi modeste que vous.
NINON.
A propos, Molière, avez-vous vu le Prince chéri ? Je le connois, il veut se débarrasser des affaires d’Etat, afin de nous laisser jouir avec plus de liberté de son auguste présence.
MOLIERE.
Je sors à l’instant de chez lui, j’allois vous en parler.
CHAPELLE.
Hé bien ! comment t’a-t-il reçu ?
MOLIERE.
En homme. Du plus loin qu’il m’a vu : « Mo/ {p. 22}/lière, a-t-il crié, avancez donc, il semble que vous n’osiez pas approcher ». Aussi-tôt, vous eussiez vu s’ouvrir un passage pour aller jusqu’à lui. Mon Prince, lui dis-je, je craignois… Il m’arrête. – « Que dites-vous, mon ami ? apprenez que je ne vois pas d’homme plus fait pour m’approcher, que vous ; et vous me ferez plaisir de me venir voir le plus souvent qu’il vous sera possible. On s’instruit dans votre entretien, (en réfléchissant), comme si ce grand homme avoit besoin d’apprendre quelque chose ». Ensuite il fut beaucoup question de vous, (parlant à Ninon). Et vous pensez bien que la conversation ne finit pas sitôt. J’ai entrevu dans ses discours que vous ne passerez peut-être pas la journée, sans qu’il vienne vous rendre son hommage. Mais cette Reine du Nord qui fixe tous les regards, et qui touche au moment de son départ, pourra bien le retarder.
NINON.
Cette femme est bien étonnante* ! on ne se fait pas d’idée d’une si grande philosophie. Eh bien, mes amis, me regarderez-vous encore comme une femme supérieure à mon sexe.
MOLIERE.
Vous avez votre mérite comme elle a le sien.
CHAPELLE.
Vous l’admirez comme elle le ferait, si elle avait le bonheur de vous connaître comme nous.
NINON.
Aurais-je jamais eu le courage d’abandonner la Couronne à vingt-sept ans ? Ornement si flatteur pour une jeune souveraine.
SCENE IX. §
NINON.
Qu’est-ce ?
Mlle LE ROI.
C’est une jeune Demoiselle qui est là-bas dans une voiture, et qui demande à parler à Monsieur Molière : elle a, dit-elle, des choses de la dernière conséquence à lui communiquer, dont elle lui a déjà fait part dans une lettre.
MOLIERE.
Ah ! je l’avais oublié ; c’est ma jeune fille de qualité. Je m’applaudis qu’elle soit venue me trouver ici ; vous m’aiderez, Ninon, à calmer cette tête exaltée et à la faire rentrer dans son devoir. Vous voulez bien me permettre de vous la présenter.
NINON, à Mlle le Roi.
Mademoiselle, allez la chercher et la conduisez ici.
SCENE X. §
NINON.
Quelle est son aventure ?
MOLIERE.
Je m’en vais vous lire sa lettre et vous la connaîtrez en peu de mots.
« Monsieur,
C’est l’être le plus infortuné, la fille la plus à plaindre, qui prend la liberté de vous instruire de ses malheurs. Je n’espère qu’en vos bontés, Monsieur ; je connais vos nobles procédés, votre génie et tous vos ouvrages. J’étais née, peut-être, avec d’heureuses* dispositions pour la Comédie ; mon rang, ma fortune m’ont empêché de suivre mon penchant. La nécessité me force aujourd’hui de prendre ce parti. Je n’ai que seize ans ; on veut m’unir à un homme de soixante. J’aime, je suis aimée d’un jeune homme bien né à qui mes parens me refusent cruellement ; j’ai réfléchi sur le pas que j’allais faire ; j’ai vu que le préjugé avait plus de part à la tâche de Comédien qu’à l’état même ; qu’un engagement dans votre troupe ne pouvait déroger ni à mon nom, ni à mes sentimens. J’irai me présenter demain chez-vous. Je sais par cœur tout votre Théâtre ; vous examinerez à quel emploi je puis-être propre. »
CHAPELLE.
Au rôle d’amoureuse, à coup sûr : cela va te faire un sujet bien intéressant.
MOLIERE.
Il s’agit bien de plaisanter. Croyez-vous que je sois Comédien dans toutes les époques de ma vie ? La probité fait trêve à ma frénésie ; mais la voici. Quel dommage !
SCENE XI. §
Mlle LE ROI, à Olimpe.
Mademoiselle, voilà Monsieur Molière.
SCENE XII. §
NINON, à part.
Qu’elle est belle !...
Approchez, Mademoiselle. Desirez-vous parler en particulier à Molière ; nous allons vous laisser avec lui.
OLIMPE.
Je ne crains point de m’expliquer devant vous, {p. 26} Mademoiselle, vos rares vertus* me sont connues et mes malheurs intéresseront votre ame. Heureuse* si je peux obtenir votre estime et votre appui !
NINON.
Ah ! vous les avez déjà…
Sa candeur, son âge…
Mademoiselle, comment vous nommez-vous ?
OLIMPE.
Olimpe, fille unique du Marquis de Chateauroux.
MOLIERE.
Et sans considérer votre illustre famille, vous voulez, Mademoiselle, vous jetter dans la Comédie.
OLIMPE.
Il s’agit de mon bonheur. Lorsque vous prîtes cet état, Monsieur, permettez-moi de m’expliquer librement, c’est au plus grand Génie de l’Europe à qui je viens m’adresser, et en présence de la femme la plus admirable : rien a-t-il pu vous détourner de composer pour l’honneur de la France, et de joindre au titre d’Auteur celui d’Acteur ? n’avez-vous pas préféré d’être Directeur de Comédiens aux places honorables qu’on vous a offertes ?
MOLIERE, en tournant la tête.
Je n’en ai pas mieux fait, et si j’étois à recommencer, je ne sais pas si je le préférerois.
CHAPELLE.
Voilà l’homme ! il ne sera jamais content. Celui ci est couvert de gloire, et il se plaint encore.
NINON.
En effet, je ne vous conçois pas, Molière ; quand tout le monde fait votre éloge.
MOLIERE.
Mes amis, mes chers amis, vous ne voyez que les roses qu’on sème par-ci par-là sur mes pas, et que votre amitié me cueille ; eh bien, moi, je ne trouve à chaque instant que des épines sur mon passage.
OLIMPE.
Vous êtes trop rigide pour vous-même, et vous n’êtes pas heureux. On me l’avoit bien dit.
MOLIERE.
Mademoiselle, voulez-vous en connoître la cause ? C’est que je suis Comédien. Je ne dégrade pas par ce mot mon état, je crois qu’il est même noble par lui-même, et qu’il ne convient qu’à ceux qui ont de l’ame ; mais tous en ont-ils ? Et le Public n’est-il pas aussi injuste dans ses souhaits et dans ses caprices ?
CHAPELLE.
Le bon perce* toujours.
MOLIERE.
NINON.
Voilà son proverbe familier.
CHAPELLE.
C’est qu’il est juste et bien appliqué.
OLIMPE.
Mais puis-je, Monsieur Molière, vous faire une question ?
MOLIERE.
Toutes celles qui vous feront plaisir.
OLIMPE.
Etiez-vous amoureux, quand vous prîtes la Comédie ?
MOLIERE, réfléchissant.
Attendez… Mais oui, un peu de la vieille gouvernante de mon oncle. J’étois bien jeune.
NINON.
Il falloit en effet que vous le fussiez beaucoup ; mais ce n’étoit pas là une passion.
MOLIERE.
Oh ! vous avez raison.
NINON.
Et Mademoiselle ne prend le parti violent de la Comédie, qu’après avoir consulté son cœur.
Mlle OLIMPE.
Il est vrai, Mademoiselle, et je suis d’autant plus affligée, que mon Amant est sans parents, et n’a d’autre protecteur, d’autre appui que mon père ; il a tout perdu, en perdant son amitié ; et il ne lui reste d’autre ressource que la Comédie. Ressource, qui doit nous unir un jour l’un à l’autre ; et résolus de prendre ce parti, nous nous sommes jurés une foi éternelle.
NINON.
Ah ! Mademoiselle, qu’avez-vous fait ? Je n’aime pas les sermens d’amour, il semble qu’ils ne soient prononcés que pour être violés ; mais ce jeune homme m’intéresse autant que vous sans le connoître.
Ah ! Monsieur, Monsieur de Coligny, qu’avez-vous fait ? Faut-il qu’au seul nom d’un inconnu, je sente dans le fond de mon ame se réveiller la nature !
OLIMPE.
Mais, que puis-je faire de mieux dans la cruelle position où je me trouve, que d’embrasser la Comédie ?
MOLIERE, avec fermeté.
Allez vous jetter aux pieds de vos parens, leur demander pardon de votre imprudence, de votre désertion, et de toutes les expressions qui peuvent condamner votre démarche ; je vous y conduirai ; s’il le faut, je parlerai à vos parens, à votre père, ils m’écouteront, et j’espère obtenir votre pardon.
OLIMPE.
Et je perdrois mon Amant !
MOLIERE avec vivacité.
Eh ! vous le perdriez bien plutôt à la Comédie. Apprenez, Mademoiselle, que sagesse et constance, sont deux qualités proscrites du Théâtre. Je veux croire même que vous les possédiez ; et quand vous auriez une vertu* des plus austères, on n’y croira pas ; et si vous avez le malheur qu’on y ajoute foi, point d’amis, point d’applaudissemens : vous entendrez crier du fond de la salle : {p. 30} Ah ! voilà cette Bégueule* ! Où a-t-elle été nicher sa vertu*, et pourquoi n’entroit-elle pas plutôt au Couvent qu’à la Comédie ?
NINON.
Molière a raison, et vous devez l’en croire, Mademoiselle.
MOLIERE.
Et en plus grand malheur encore, votre Amant lui-même vous punira peut-être plus de votre démarche, que votre père. Distrait par des objets charmans, las de soupirer et d’attendre un tems plus favorable, il vous oubliera ; le changement est si naturel à l’homme.
NINON.
Qui veut dire l’homme, veut dire la femme aussi, Mademoiselle.
CHAPELLE.
Cela s’entend. Mademoiselle me paroît trop instruite pour ne pas le sentir.
OLIMPE.
Je me rends, Monsieur Molière, à vos observations, et je conçois à présent tout le danger de ma démarche ; mais enfin, je ne dois rien vous cacher.
CHAPELLE, à part.
Tout est fait : elle peut entrer actuellement à la Comédie.
MOLIERE.
Expliquez-vous, Mademoiselle.
J’ai bien peur…
CHAPELLE.
Oh ! tu peux l’engager.
OLIMPE.
Il y a trois jours que j’ai disparu de chez moi avec une femme-de-Chambre qui m’a élevée.
MOLIERE.
Le mauvais Gouverneur que vous avez là, Mademoiselle.
OLIMPE.
Je ne suis sortie qu’aujourd’hui d’un Hôtel garni où nous nous étions réfugiés, un Valet de mon père, tout-à-fait dans mes intérêts, m’a avertie ce matin, qu’il étoit à la Cour et qu’il sollicitait un ordre pour me faire enfermer.
NINON.
Il l’obtiendra sans peine.
MOLIERE.
Cela est trop juste : mais il faut le prévenir par votre soumission ; et dans cet Hôtel où vous vous êtes retirée, votre Amant ne s’y est il pas rendu ?
OLIMPE.
Non, Monsieur ; je ne lui ai même jamais parlé chez mon père qu’en présence de ma Bonne.
NINON.
Mais cette Bonne me parait bien traitable.
OLIMPE.
J’en conviens ; mais je n’ai jamais mis à l’épreuve une facilité qui m’aurait perdue.
NINON.
Que vous êtes heureuse* de prévoir de si loin et d’être aussi forte.
OLIMPE.
Ah ! Mademoiselle de l’Enclos, honorez-moi de votre bienveillance.
NINON.
Moi, mon enfant, elle vous ferait du tort dans le monde.
OLIMPE.
Il faudrait désarmer mon père avant de me présenter à lui.
MOLIERE à Ninon.
Elle a raison ; cachons-la aujourd’hui. Il faut que vous lui donniez l’hospitalité. Ensuite nous verrons les moyens pour aborder ce père inéxorable.
CHAPELLE.
Attendez… un de nos amis communs est lié étroitement avec lui.
OLIMPE.
Monsieur, comment se nomme t-il ?
CHAPELLE.
C’est Saint-Evremont.
OLIMPE.
Il est vrai ; ils sont amis dès la plus tendre enfance.
CHAPELLE.
Je vais le trouver de ce pas, et vous ne me reverrez que quand j’aurai de bonnes nouvelles à vous donner.
NINON.
Si vous n’en donnez pas de plus promptes que {p. C, 33} celles de Desyveteaux, Mademoiselle les attendra longtems, vous m’aviez cependant bien promis de le déterrer.
CHAPELLE.
J’ai fait plus de courses que vous n’imaginez, et toutes ont été infructueuses.
NINON, à Olimpe.
Venez, Mademoiselle, je vais vous conduire dans un Sallon où, sans doute, vous ne vous déplairez pas. Ma Bibliothéque est à côté, et vous trouverez de quoi vous distraire dans le choix de mes livres.
Je suis à vous dans l’instant, Moliere.
Sans doute on vous verra ce soir, Monsieur Chapelle ?
CHAPELLE.
Cela se demande-t-il ? n’ai-je pas deux motifs actuellement ?
NINON en sortant.
C’est pour cette raison que je crains que vous n’y manquiez.
SCENE XIII. §
MOLIERE plaisantant Chapelle.
Elle a raison. Elle te connaît bien ; plus tu as à faire, moins tu fais.
CHAPELLE.
Oh ! je conviens que je diffère bien de vous deux ; toi, tu trouves toujours le tems trop court, et tu n’en a jamais assez pour traiter les sujets qui te passent par la tête ; elle de même pour faire l’amour et pour obliger ses amis.
MOLIERE.
Garde pour ce moment tes observations et songe à servir cette jeune personne. Si tu ne trouves pas Saint-Evremont, j’irai moi-même trouver Monsieur de Chateauroux.
CHAPELLE.
Nous nous verrons ce soir.
(il sort.)
SCENE XIV §
NINON.
Je vous avoue, mon cher Moliere, que cette jeune personne m’intéresse infiniment.
MOLIERE.
J’en suis bien persuadé.
NINON.
Mais si Monsieur de Saint-Evremont ne réussit pas, et vous-même quand vous en feriez la démarche, je ne vous cache pas que je serais désespérée de l’avoir connue.
MOLIERE.
Je vois un moyen infaillible.
NINON.
Quel est-il ?
MOLIERE.
Vous verrez Monsieur de Chateauroux, vous lui peindrez les dangers que court sa fille, dans lesquels sa cruauté peut la précipiter ; mais je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’il faut faire ; vous avez mille ressources pour le toucher, et je suis sûr que ce n’est qu’à vous qu’est réservé l’honneur du succès.
NINON.
J’y consens, d’après la bonne idée que vous avez de mes moyens.
SCENE XV. §
FRANCISQUE.
Mademoiselle, voici Monsieur de Gourville.
NINON.
Enfin, il en est tems.
MOLIERE.
Il s’avise un peu tard de ce qu’il vous devait.
NINON.
Nous ignorons ses raisons ; mais, nous allons les apprendre.
GOURVILLE, dans le fond du Théâtre.
Je suis confus de paraître devant elle, sur-tout après l’avoir soupçonnée d’une si grande bassesse : peut être n’ai-je point tort. Voyons si je trouverai dans cette femme étonnante* plus de probité que dans cet homme de bien.
NINON.
Approchez, Gourville, nous sommes confus tous les deux, et nous craignons de nous expliquer. Dans votre absence, il m’est arrivé un grand malheur, que je vous prie de me pardonner.
GOURVILLE à part.
Je m’y attendais ; ceci ne me surprend pas ; à ce début, ma cassette va se trouver volée.
NINON.
J’ai perdu le goût que j’avais pour vous ; mais je n’ai point perdu la mémoire. Voilà dans cette cassette les trente mille écus que vous m’aviez confiés avant de partir. Ils sont encore dans le même état que vous me les avez donnés ; remportez-les, et ne nous revoyons plus que comme amis.
GOURVILLE, avec le plus grand attendrissement.
Je suis anéanti, et c’est moi qui suis un homme vil d’avoir pu soupçonner une si belle ame.
NINON.
D’où vient votre surprise ? vous m’affligez, Gourville.
GOURVILLE.
Quoi ! c’est vous, Ninon, qui êtes capable d’un aussi beau procédé.
NINON.
Mais je ne vois rien là de méritoire ; y a-t-il rien de plus juste que de restituer un dépôt et de rendre un bien qu’on nous a confié ? j’en appelle à Moliere.
MOLIERE.
Vous avez raison ; un bien qu’on nous a confié est un dépôt sacré. Et cependant votre conduite l’étonne, tant l’abus de confiance est commun parmi les hommes ; mais moi je n’en suis pas surpris de votre part.
GOURVILLE, dans le plus grand attendrissement.
Je tombe à vos genoux ; non, ce n’est qu’à vos pieds que je dois expier l’injure cruelle que j’ai pu vous faire.
NINON.
Y pensez-vous, Gourville : levez-vous donc.
GOURVILLE.
Non, et c’est en présence du grand Moliere que je veux faire cet aveu.
SCENE XVI. §
LA CHATRE, dans le fond du Théâtre.
L’ingrate ! la voilà ; ai-je pu compter un instant sur sa constance ?
NINON, appercevant la Châtre.
Que faites-vous là, la Châtre ; approchez : c’est un ami de plus qui m’arrive.
LA CHATRE, avec dépit.
Oui, un ami à genoux, de la maniere dont il a été avec vous ; mais comme vous dites bien, il arrive, et moi je pars.
GOURVILLE se relevant.
Monsieur, je dois sans doute envier votre sort ; mais apprenez à respecter mieux un cœur où vous {p. 39}avez regné, une ame pure comme le jour : c’est devant vous, Messieurs, que je vais m’accuser d’avoir pu, (A la Chatre) comme vous, la croire capable de mauvais procédés.
LA CHATRE.
Je ne vous entends pas, Monsieur : ce que vous me dites-là est de l’Hébreu pour moi.
GOURVILLE.
En peu de mots vous m’allez entendre : lorsque je partis pour rejoindre le Prince, pendant les guerres civiles, il fallut mettre à couvert une médiocre fortune et soixante mille écus étoient tout ce que je possedais. Je partageai cette somme et je priai Ninon de m’en garder la moitié à titre de dépôt secret. Je confiai pareille somme à cet homme de bien tant cité dans Paris par l’austérité de ses mœurs. J’arrive, et mon premier soin* est de me transporter chez lui. Je le prie de vouloir bien me remettre le dépôt dont il avoit bien voulu se charger pendant le six mois de mon absence. Il parait étonné quelques instans, et me dit d’un ton pieux et naïf : « Mon Dieu, mon cher Monsieur, j’ignore ce dont vous me parlez » Quelle fut encore ma surprise, quand il ajouta qu’on avait coutume dans leur monastère de ne recevoir que des deniers destinés à être distribués aux pauvres ; obligation à la quelle on avoit soin de satisfaire aussitôt. J’ai beau supplier, insister, on me congédie jusqu’à la porte avec des bénédictions, en m’assurant qu’on ne m’oublieroit point dans les prieres : que Dieu me rendrait le bien que j’avais fait aux malheureux. Il accompagna ces expressions de gestes, avec les deux mains jointes vers le Ciel, {p. 40} et s’en fut sans vouloir m’entendre davantage. Furieux, désespéré, que pouvais-je attendre d’une femme, quand un homme de Dieu, un ministre de paix portait à ce point l’abus de confiance. Ninon apprend mon retour, me fait solliciter de passer chez elle, m’écrit elle-même pour m’y engager. J’arrive, elle badine* sur l’amour, et me rend mon dépôt, me donne par dessus son amitié : et voilà, Monsieur, le motif qui m’a fait tomber à ses genoux. Etes-vous encore jaloux de la lâcheté que j’ai eu de soupçonner un cœur aussi noble.
LA CHATRE.
Ah ! Ninon, ah ! Gourville ; moi seul, je suis à plaindre, vous allez jouir de son amitié, du bonheur de la voir tous les jours, et moi, je pars.
NINON.
La Châtre, ne m’affligez pas davantage ; et vous, Monsieur de Gourville, je dois vous en vouloir d’avoir pu oublier que j’étois Ninon et non pas un Religieux.
LA CHATRE.
Moliere est absorbé : voyez comme il est occupé.
NINON.
Ah ! Gourville, ce que vous venez de raconter le fait frémir.
GOURVILLE.
C’est un honnête homme, je n’en suis pas étonné. Le génie chez lui ne corrompt point les mœurs. Il ne fait que les épurer.
MOLIERE, dans la rêverie.
Ah ! coquin, si je pouvois te saisir comme tu {p. 41} es en effet ; combien je m’applaudirois de le faire reconnoître à son odieux portrait, et de pouvoir justement faire la guerre au vice. Je te tiendrai un jour, et tu ne m’échapperas pas.
NINON.
Voilà, Molière, un genre d’homme, digne de vos attentions.
MOLIERE.
Ah ! je vous en réponds. J’y avois déjà songé. Je connoissois à-peu-près un caractère d’homme… Mais je vous avouerai, que je ne m’attendois pas à voir l’hypocrisie et l’imposture portées à ce degré. Fourbe abominable ! si je ne craignois pas d’affoiblir mon sujet par l’empressement de le traiter, je prendrois à l’instant la plume.
NINON, à la Châtre et à Gourville.
A cette indignation, Messieurs, reconnoissez-vous le but respectable de l’Auteur célèbre, et de l’homme estimable.
LA CHATRE.
Les beaux jours sont à Paris actuellement. Les fureurs* des guerres civiles sont éteintes, la Cour est brillante, la maison de Ninon est le séjour des plaisirs et de la bonne société ; et moi, je pars pour aller prodiguer ma vie, en combattant l’ennemi ; mais je suis François, et l’amour ne l’emportera pas sur la gloire.
MOLIERE, à Gourville.
Les moments leur sont chers, Monsieur Gourville : croyez-moi, imitez-moi : Ninon, j’ai affaire et je vous laisse.
GOURVILLE.
Je sors avec vous, Monsieur Molière.
NINON.
Molière, un instant.
LA CHATRE, avec humeur.
Il sera dit qu’elle ne me donnera pas un instant, mais l’amour a ses droits ainsi que l’amitié.
MOLIERE.
En êtes-vous jaloux ?
NINON.
Il a raison. Il n’a pas de rivaux plus à craindre que mes amis.
MOLIERE.
La voilà ! Amie pour la vie ? Amante pour l’instant.
SCENE XVII. §
FRANCISQUE.
Mademoiselle, Madame la Marquise de la Sablière vous fait savoir, que Monsieur Desyvetaux est retrouvé, qu’il est dans sa maison de campagne du Fauxbourg Saint Germain, qu’il se cache, et que ses gens sont habillés en paysans.
NINON.
Je vais sur le champ faire mettre mes chevaux ; Molière, vous m’accompagnerez. Voulez-vous être de la partie, Monsieur de Gourville ? Pour vous, La Châtre, c’est impossible.
LA CHATRE, avec dépit.
Courage ! il ne manquoit plus que de me laisser partir sans me rien dire.
MOLIERE.
Il faut convenir que vous le traitez avec un peu trop de rigueur. Nous allons vous laisser : donnez-lui au moins la satisfaction de vous baiser la main sans témoins. Vous nous trouverez sur votre passage.
SCENE XVIII. §
NINON.
Francisque, prenez cette cassette et suivez Monsieur.
SCENE XIX. §
LA CHATRE.
Enfin, je respire.
NINON.
Vous allez vous plaindre, et je suis cent fois plus à plaindre que vous. Je cherche dans l’amitié la consolation du chagrin que votre absence va me causer, et je sens bien que je ne l’y trouverai pas.
LA CHATRE.
« Non, cruelle, vous allez m’oublier et me trahir : je connois votre cœur, il m’allarme, il m’épouvante ; il m’est encore fidèle, je le sais, je le vois, vous ne me trompez point en ce moment. Mais je vous parle moi-même de mon amour : qui vous le rappellera quand je serai parti ? L’amour que vous savez inspirer, Ninon, est bien différent de celui que vous sentez. Vous serez toujours présente à mes yeux : l’absence est un nouveau feu qui va me consumer, et l’absence est pour vous le terme de la tendresse. Tous les objets, loin de vous, vont me paroître odieux ; ils vont tous vous intéresser ».
NINON.
Ah ! la Châtre, que pourrois-je faire pour vous convaincre de ma constance et de ma fidélité ? {p. 45} Je ne puis blâmer vos allarmes, mais vous avez moins à craindre que personne. Il y a un temps pour tout, et je commence à croire qu’à mon âge, l’amour est plus solide.
LA CHATRE.
« Ecoutez, Ninon ; vous êtes, sans contredit, à mille égards, une femme extraordinaire : ce qui peut me tranquilliser, doit l’être aussi. Je veux intéresser à mon bonheur quelque chose de plus que l’amour même. J’exige que vous me fassiez un billet, par lequel vous vous engagerez à me tenir la fidélité la plus inviolable. Je vais vous le dicter dans la forme la plus sacrée des engagemens humains. Je ne vous quitte point, que je n’aie obtenu ce gage de votre constance ; il est nécessaire à mon repos ».
NINON.
J’y consens : vouloir vous persuader que cette précaution est inutile, ce seroit vous donner de nouvelles allarmes, et j’ai trop de plaisir à vous satisfaire sur ce point.
LA CHATRE la prend par la main, et la conduit à la table avec tendresse.
Ah ! Ninon, qu’il est heureux* de vous plaire, mais qu’il est cruel de perdre votre cœur !
NINON avec attendrissement.
La Châtre, que ne puis-je vous suivre. Je ne sais si je fais une folie en écrivant ce billet, mais je soulage mon cœur en faisant ce que vous désirez.
LA CHATRE dictant.
Oui, je promets par l’honneur, par la probité…
NINON répétant.
Probité…
LA CHATRE continuant.
Qui a toujours fait la base de mes sentimens, de ne m’attacher désormais à personne…en amour.
NINON.
A la bonne heure.
En amour.
LA CHATRE continuant.
Et de rester fidelle pour la vie à l’amour que j’ai juré à la Châtre.
NINON répétant.
A la Châtre…
LA CHATRE continuant.
Nul mortel ne pourra me faire renoncer à mon engagement. Je le jure foi de Ninon.
NINON balbutiant.
Foi….de….Ninon.
LA CHATRE se jettant avec vivacité sur le papier.
Muni de ce titre, je vole aux combats et je suis le plus fortuné des hommes. Adieu, mon adorable Ninon : il faut nous séparer.
NINON.
Quoi ? si-tôt !
SCENE XX. §
FRANCISQUE.
Monsieur le Comte de Fiesque fait demander, Mademoiselle, si vous êtes visible.
LA CHATRE allarmé.
O ma chère Ninon, évitez sa présence : vous m’avez avoué que s’il n’était pas parti pour son voyage de Rome, vous l’auriez aimé. Il est jeune, aimable, instruit ; que de qualités pour vous faire oublier vos sermens ! songez qu’actuellement vous êtes engagée à moi par l’honneur.
NINON.
Je veux bien vous en faire le sacrifice, plus pour vous obliger que par crainte pour moi-même.
Dites à Monsieur le Comte de Fiesque que je suis bien fâchée* de ne pouvoir le recevoir.
SCENE XXI. §
LA CHATRE.
Peut être, dites-vous vrai ?
NINON.
Pourquoi interpréter mal ma manière de m’exprimer ?
SCENE XXII. §
LA CHATRE à Madame Scaron.
Venez, Madame Scaron, je vous recommande ma chère Ninon, que votre amitié ne l’abandonne {p. 48} pas.
NINON, plongée dans le plus grand accablement, tout à coup s’apperçoit que la Châtre est parti : elle jette un cri perçant.
Il est parti !
Mad. SCARON.
C’en est fait.
NINON se livrant à la plus grande douleur, se laisse aller sur le canapé.
Que je suis malheureuse* ! Je suis la femme la plus infortunée ! Quoi ! l’Amour me causera t-il sans-cesse de nouveaux tourmens ? L’engagement que j’ai pris, m’est un sûr garant que ce sont les derniers, et si je perds la Châtre, je n’aimerai plus personne.
Que vous me faites plaisir, ma bonne amie, d’être venue dans ce moment. Il faut prendre mon parti ; un soin* bien différent m’occupe. Voulez-vous vous joindre à moi pour aller consoler le pauvre Desyveteaux que Madame de la Sabliere m’a découvert.
Mad. SCARON.
Tout ce qui peut vous être agréable, ma chère Ninon, ne me l’est il pas ?
NINON à Mad. Scaron.
J’en suis bien sûre.
Ne perdons pas de tems, j’ai un bout de toilette à faire ; mais elle ne sera pas longue.
Fin du premier Acte.
ACTE II. §
SCENE PREMIERE. §
LUCAS.
Eh bien, la Fleur, les extravagances de notre Maître ne font que croître et embellir tous les jours.
BLAISE.
Défais-toi donc du nom de la Fleur, puisqu’il a pris fantaisie à mon maître de me débaptiser pour me donner le nom de Blaise et à toi celui de Lucas. Il ne nous pardonnerait pas la plus petite distraction à ce sujet, et sur le champ notre compte serait au bout. J’aime autant garder des moutons que de valeter du matin au soir dans Paris.
LUCAS.
Cette vie paisible m’a plû les premiers jours ; mais je t’avoue qu’actuellement elle m’ennuye beaucoup.
BLAISE.
On voit bien que tu es un Parisien. Tous ces Badauds s’en vont les Dimanches aux environs de Paris contempler les beautés de la campagne. Quelles beautés ! Ils n’en apperçoivent que les laideurs. Ils voudraient que la journée ne finît jamais ; mais s’ils étaient condamnés à y passer huit jours, ils se croiraient enterrés. Pour moi qui suis né aux champs, cette vie champêtre me plaît mieux que celle de la Ville. Aussi, je m’accorde bien avec Mathurin qui est un bon Paysan comme moi. Mais je l’entens déjà avec sa cloche.
LUCAS.
Ah ! que je voudrois que Mademoiselle de l’Enclos nous vit dans cet accoûtrement ! Comme elle se moqueroit de nous.
BLAISE.
Tu crois cela ; et bien, moi, je pense au contraire qu’elle en riroit beaucoup.
LUCAS.
C’est bien, à-peu-prés, la même chose.
SCENE II. §
MATHURIN, une cloche à la main.
Tatiguenne* ! que ça me paroît drôle de faire comme si j’avions bien des bestiaux à garder, j’avons beau répéter tous les jours la même manigance, ça nous paroît toujours comme un songe.
LUCAS.
Et ça ne vous ennuye pas.
MATHURIN.
Pas tant seulement une seconde, je voudrions seulement savoir pourquoi notre Maître veut que je devenions le père d’une fille que je n’avons jamais ni vue, ni connue, et qui nous paroît ben drôlette pas moins da.
BLAISE.
Elle est encore, ma foi, ben plus rusée ; comme elle fait l’innocente ; comme elle entend bien à servir la folie de mon Maître. On diroit que c’est une simple bergère qui n’a jamais soupiré que pour le berger Coridon.
LUCAS.
Ce sont de ces bergères qui ont abandonné leurs troupeaux, et qui viennent s’égarer dans la Capitale.
MATHURIN.
Jarnigoi* ! que vous êtes cocasse ! Et quel conte vous me faites l’un et l’autre. Je n’avons pas tout-à-fait la berlue, pour ne pas voir que notre Maître est un vieux fou. Je ne le connoissons que depuis six mois ; et je ne lui avons pas vu encore six minutes de bon sens.
BLAISE.
Vous ignorez quel homme c’est. Apprenez qu’il fut un grand Seigneur, de beaucoup d’esprit, et qui a le premier appris à lire à un Roi de France.
MATHURIN, surpris.
Oh ! oh ! seroit-il possible, il a l’air d’un benêt.
LUCAS.
Ce benêt a fait les plaisirs de Paris, et on le regrette dans les meilleures sociétés, et entr’autres dans celle d’une femme célèbre, Mademoiselle Ninon de l’Enclos.
MATHURIN.
Mademoiselle Ninon de l’Enclos. Je ne la connois pas. Je ne connoissons à Paris que notre bergère des Alpes.
BLAISE.
Mais tu as peut-être entendu parler, dans ton village, du grand Condé.
MATHURIN.
Mille escadrons, si j’en avons entendu parler. J’avons un cousin qui a servi avec lui.
LUCAS.
Dis donc, imbécille, qu’il a servi soldat dans l’armée qu’il commandoit.
MATHURIN.
Qu’il servoit ou qu’il commandoit. De soldat à soldat, il n’y a que la main.
BLAISE.
C’est juste, Mathurin, et ce grand homme ne se trouveroit pas offensé de la comparaison.
MATHURIN.
Bon ! je le crois bien, ma foi. Si vous entendiez deviser mon cousin sur son compte, il vous en diroit bien d’autres, ma foi ! Il est la cause, par ses biaux discours, que les trois quarts des garçons du Village se sont engagés, sans compter les hommes mariés. On diroit que c’est comme un sort.
BLAISE.
Eh bien ! ce grand Prince qui fait des merveilles jusques dans ton Village, apprends qu’il aima long-tems Monsieur Desyveteaux, devenu le berger Coridon.
MATHURIN.
Mais, que diantre ! je n’entendons rien aux fagots que vous nous faites : et d’où vient donc qu’il a perdu son bon sens, puisqu’il a fréquenté de si biaux esprits ?
LUCAS.
Il y a bien des choses à dire là-dessus.
MATHURIN.
Et je ne pourrons pas savoir le fin mot ; tati/ {p. 54}/guenne* ! je sommes cependant ben curieux, et puis le berger Coridon, la bergère des Alpes, un grand Prince, tout cela nous paroît si drôle.
LUCAS.
Il y a des choses dans le monde si surprenantes, qu’on diroit qu’il y a du sortilège.
MATHURIN.
M’est avis qu’oui, dans ce que vous dites.
BLAISE.
Tu n’as donc jamais lu des contes de Fées ?
MATHURIN.
Dieu m’en préserve ; c’est avec ça qu’on vous ensorcelle ; et je voyons ben que notre Maître a perdu son bon sens, avec ses belles lectures.
BLAISE.
Il y a quelque vraisemblance dans ce que tu dis ; mais, en deux mots, je vais t’instruire sur son compte.
MATHURIN.
Allez vous encore vous gausser de nous ?
BLAISE.
Non ; fais attention seulement.
MATHURIN, relevant ses cheveux sous son chapeau.
A cela ne tienne, j’allons ouvrir bien fort les oreilles.
BLAISE.
Apprends que notre Maître fut un des hommes {p. 55} les plus aimables de son tems, riche, spirituel, il a vieilli dans les plaisirs.
MATHURIN.
Par la sanguenne* ! c’est bien dommage, car il me semble que si je n’avions pas de la peine ; je ne vieillirions jamais.
LUCAS.
Il te le semble.
BLAISE.
Ecoute donc jusqu’au bout.
MATHURIN.
J’écoutons ; mais tout ceci nous paroît si extraordinaire, que je ne croyons pas même ce que je voyons.
BLAISE.
Tu as raison ; mais il n’est pas moins vrai que tout ce qui te paroît s’écarter de la vraisemblance, sont des choses très-certaines.
MATHURIN.
Dégoisez*-nous donc le reste.
BLAISE.
Ce jeune berger que tu vois promener son troupeau, et soupirant aux pieds de sa bergère, n’a que quatre-vingt-dix ans.
MATHURIN.
Pas plus que ça : je ne sommes plus étonnés s’il n’a plus son bon esprit ; et sa bergère est-elle aussi jeune que lui ?
LUCAS.
Que tu es borné ! mon pauvre Mathurin : elle n’en a que soixante-dix de moins.
MATHURIN.
Ça n’est pas biaucoup.
BLAISE.
Un soir qu’il rentroit fort tard, il la trouva assise sur le pas de la porte.
MATHURIN.
Il la fit entrer ?
BLAISE.
Tout juste ; et comme il avoit beaucoup de goût pour la vie champêtre ; il se mit en tête de s’enfermer avec sa bergère dans ce jardin, dont il a fait une bergerie. Tu vois que rien n’y manque, si ce n’est le local qui ne répond pas à ses projets. A peine pouvons-nous y renfermer une trentaine de moutons ; mais le bruit de la cloche nous tient lieu de tous les bestiaux qui nous manquent.
MATHURIN.
Mais, pourquoi veut-il que je soyons le père de cette dévergondée qui couroit comme ça les rues de Paris, pour que quelqu’un la ramassit.
BLAISE.
Pour donner plus de vraisemblance à sa folie, et comme il entend l’épouser, il ne veut l’obtenir que du consentement de son père. Le berger Coridon est chaste dans ses vieilles amours.
MATHURIN, riant.
Oh, oh, oh ! ah ! que tout ce que vous me contez est donc drôle ; mais le voici avec ses moutons et sa bergère ; j’allons rire de plus belle.
BLAISE.
Garde-toi bien de faire paroître ce que tu sais, et mêle-toi seulement de faire sonner ta cloche.
SCENE III. §
DESYVETEAUX, dans le fond du Théâtre.
Venez adorable bergère ; approchez-vous de votre cher Coridon, pendant que nos moutons bondissent sur ces gazons fleuris, au bord de cette fontaine.
LA DUPUIS.
Cet agneau chéri que vos mains mènent paître, abandonnez-le à son instinct innocent. Qu’il paisse avec la même liberté que celle dont vous m’entretenez de vos amours.
DESYVETEAUX, abandonnant le ruban de l’agneau.
Va joindre le troupeau. Ne t’écarte point du chien fidèle qui te préservera de la cruauté du loup.
Asseyons-nous, bergère, sur ce banc de gazon, à l’ombre de ce verd feuillage.
LA DUPUIS.
Tous les jours le soleil éclaire mes yeux, et je vous vois, berger, toujours plus amoureux.
DESYVETEAUX.
Tous les matins, dans ces paisibles lieux, mon amour prévient l’aurore. Vous arrivez ensemble, et plus belle qu’elle, je la vois jalouse de la préférence que je vous donne.
LA DUPUIS.
Ah ! si j’avois son art, et qu’il fut en mon pouvoir de vous rajeunir, comme elle fit à Titon, vous ne craindriez plus, Berger, l’outrage des années.
DESYVETEAUX.
Le changement est fait, Bergère, Coridon n’a {p. 59}plus rien à craindre. Les Dieux lui ont donné un Printemps éternel. Ce changement est dû au charme de votre voix, aux sons mélodieux de votre lyre. Apollon, qui toujours me protégea, et qui me promit une récompense pour les veilles que je lui ai consacrées, me disoit dans mes douces rêveries : une Bergère des Alpes ira te chercher, et t’arracher d’une vie tumultueuse, pour te faire connoître le bonheur champêtre, en ouvrant tes yeux sur le passé.
LA DUPUIS, à part.
Le pauvre cher homme, il ne s’apperçoit pas qu’au contraire il les ferme. Mais il faut le laisser dans son erreur, puisqu’elle fait son bonheur et mon profit.
DESYVETEAUX.
Chantez, adorable Bergère, la Chanson de Lise et de Colin. Elle avoit un père à craindre, comme nous avons le vôtre.
MATHURIN, caché dans un coin.
Ah ! celui-là n’est pas mauvais. Je sommes un pere bien à craindre puisqu’on me commande de l’être. Ah ! jarnigoi*, la drôle d’Histoire ! on ne la croira jamais dans notre Village. Ecoutons la chanson, car c’est ce qui nous divartissons le plus de toutes les extravagances que je voyons ici.
DESYVETEAUX.
J’attends, charmante Bergère, et je soupire.
MATHURIN, à part.
Il a beau attendre et soupirer, il n’en fera que ça… Vouloir faire l’amour quand on est si vieux, ah ! quelle extravagance !
LA DUPUIS accordant sa guitare, chante sur l’Air : On compteroit tous les Diamans.
MATHURIN, à part.
Ah ! voyons : essayons pour nous divartir, d’ar/ {p. 61}/river à propos, comme le père de Lise. Tartiguenne, que ça va donc être drôle, voyons, s’il s’en ira aussi vite que le jeune Gas.
DESYVETEAUX, appercevant Mathurin.
Bergère aimable, voilà votre père.
MATHURIN.
Oui, ventre sanguenne* ! nous vla. Je vous y attrapons donc biau Berger, à conter fleurette à notre fille.
DESYVETEAUX, avec timidité.
Ah ! Monsieur Mathurin, permettez que je vous demande une grace*.
MATHURIN.
De grace*, je n’en avons pas à vous faire. Je vous défendons même de lui en conter* davantage. N’avez-vous pas vergogne d’abuser comme vous le faites de l’innocence d’une jeune fille.
Il prend la chose tout de bon : Ah ! le singulier corps !
Au lieu de veiller sur votre troupeau et d’empêcher le loup de manger les brebis, et vous êtes vous-même un loup qui dévorez des yeux cette brebis, et vous n’y mordez pas tant seulement.
LA DUPUIS.
Mon père !...
MATHURIN.
Eh bien, mon père ? comme ça a le ton mielleux. Va, va, je te connoissons, fine mouche ; va-t’en toujours autour du troupeau qui parait s’écarter de ce côté-là.
LA DUPUIS.
J’y cours, mon père.
Il joue fort bien son rôle.
SCENE IV. §
DESYVETEAUX, regardant s’en aller sa Bergère, et
tirant un mouchoir de sa poche.
Elle s’éloigne de moi, un cruel devoir me prive de sa présence.
O mon père !
MATHURIN, riant, et à part.
Moi, son père ! diantre ! comme il y va. Il faudrait donc que je soyons aussi vieux que le Juif-errant pour ça ; mais laissons-le dégoiser* à son aise : il va nous en conter* de bonnes.
DESYVETEAUX.
Je me jette à vos pieds, j’implore votre clémence, accordez-moi la Bergère Colinette et devenez mon père. Votre sévérité me jette dans un mortel désespoir, et si vous résistez plus long-tems à m’accorder l’objet qui m’aime et que j’adore, je meurs à vos genoux d’amour et de douleur.
MATHURIN, riant à part.
Ah ! je ne savons plus que lui dire et j’étouffons : si stapendant il allait le bonhomme mourir {p. 63} tout de bon, il est bien d’âge à nous jouer ce tour là. Je ne voulons pas en être la cause.
Allons, levez-vous, mon biau fils, et reprenez courrage* ; car vous en avez grand besoin ; ne pleurez plus tant, j’allons vous envoyer votre bien-aimée, et je vous promettons de ne vous plus chagriner dans vos amours.
En vérité, j’avons la conscience qui nous répugne, et je voulons sarvir sa folie, Tatiguenne* ! il nous amuse tant par ses contes et ses chansons que je serions ben fâché* qu’il devint à présent plus raisonnable ; qu’est ce que c’est que notre esprit ? Il n’est pas plus solide que le tems.
SCENE V. §
DESYVETEAUX, seul.
OPERE fortuné de la Bergère la plus respectable ! Mais qu’elle tarde à paroître ! allons vers son agneau : que ses cris bélans me retracent l’image de son amour ; ô Bergère adorable, pour qui j’ai tout quitté, parens, amis, et vous, célébre Ninon, dont l’aimable société faisoit mes délices, je vous ai abandonnée ; mais pardonnez, l’amour est mon excuse. Eh ! Ninon, qui peut mieux que vous me justifier ? si vous pouviez concevoir mon bonheur ! l’amour cependant ne m’a point rendu ingrat. Votre ruban chéri, gage de votre amitié, {p. 64}fait la parure de mon chapeau, et me sera toujours précieux.
SCENE VI. §
LA DUPUIS.
O CHER Coridon, quel bonheur ! mon père permet que je vous parle.
DESYVETEAUX.
O délices de mon cœur ! quel charme succède à ma douleur ? J’ai peine à croire à toute ma félicité.
LA DUPUIS.
Venez, berger ; venez vous rafraîchir à cette onde pure, symbole de notre amour.
DESYVETEAUX, prenant la main de la Dupuis,
et sortant de sa poche une tasse de berger.
Nous allons boire ensemble, dans la même tasse, de cette eau argentine, plus agréable aux bergers que le nectar des Dieux.
LA DUPUIS.
A moi ! vîte, au secours, le berger Coridon se noye, si vous n’arrivez promptement.
SCENE VII. §
MATHURIN.
Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ?
BLAISE.
Bon Dieu ! à l’aide, vîte, le berger Coridon a la moitié du corps dans la fontaine.
MATHURIN.
Eh bien ! il ne se noyera pas, puisqu’elle est à sec.
BLAISE.
Tu n’y as donc pas mis d’eau ce matin ?
MATHURIN.
Tatiguenne* ! que j’avons ben fait d’avoir eu cette advertance*, et où en seroit-y, le cher homme ? Pour cette fois, il auroit bu tout à son aise.
MATHURIN, à la Dupuis.
Allons, chantez-lui une brave chanson pour lui ravigoter le cœur : il en est tout pâle.
BLAISE.
Etes-vous blessé, beau berger ?
En vérité, cependant, cela me fend le cœur.
DESYVETEAUX.
Rassurez-vous, Blaise ; et vous aussi, Mathurin. Je me suis démis qu’un peu le pied. Voilà qu’il se remet depuis que je suis assis.
MATHURIN.
Une gentille chanson de votre bergère achevera de le racommoder.
LA DUPUIS.
Je vais vous pincer un air qui va vous rendre le courage*.
Ah ! berger Coridon, quel nouveau malheur nous menace ! Entendez-vous ce bruit à l’entrée du bercail.
NINON, derrière le Théâtre.
Je te dis que je veux le voir, lui parler.
DESYVETEAUX.
Le son de cette voix ne m’est point inconnu.
LUCAS, derrière le Théâtre.
Mademoiselle, c’est avec peine que je vous refuse : mais tels sont les ordres de mon Maître.
MOLIERE, derrière le Théâtre.
Si ton Maître étoit instruit que c’est Mademoiselle de l’Enclos, il ne lui refuseroit pas sa porte.
LUCAS, derrière le Théâtre.
Ah ! Monsieur, si vous saviez dans quel état il est !
NINON, derrière le Théâtre.
Tu augmentes davantage mon inquiétude et mon impatience. Je ne t’écoute plus.
DESYVETEAUX.
Ah ! je reconnois cette voix enchanteresse : c’est celle de mon aimable Ninon.
LA DUPUIS, avec une surprise affectée.
Ah ! cher Coridon, on vient vous arracher de mes bras.
DESYVETEAUX, se jettant aux pieds de la Dupuis.
O ma bien-aimée ! ne craignez point cet outrage. Le berger Coridon vous sera toujours fidèle, et le même tombeau renfermera nos deux cœurs.
MATHURIN, à part.
Oh ! la bergère calcule bien différemment ; et ce n’est pas là son compte.
SCENE VIII. §
NINON, surprenant Desyveteaux aux pieds de la Dupuis.
Mes amis, est-ce bien lui ? Mais oui : je ne me trompe pas : c’est lui-même. Quelle métamorphose !
MOLIERE.
Je reste anéanti. Est-ce un rêve ? Est-ce une folie ? Chapelle avoit raison.
NINON, l’appellant.
Desyveteaux, mon ami, ne me reconnoissez-vous pas, et n’êtes-vous plus le même ?
DESIVETEAUX, toujours aux pieds de la Dupuis.
Je le suis en amitié ; mais en amour, je suis le berger Coridon, et voilà ma bergère.
Mad. SCARON.
On n’est pas plus fou que cela, et son extravagance est au comble.
MOLIERE.
Est-il possible ! je ne l’aurois jamais cru.
GOURVILLE.
Un homme qui eut tant d’esprit : je n’en reviens pas.
MOLIERE.
L’amour produit des évènemens bien singuliers.
NINON, avec amitié.
Mes amis, respectons sa folie, et craignons de l’affliger, en lui ôtant ses douces rêveries ; ce seroit peut-être lui ôter son bonheur.
MOLIERE.
Ninon a raison, et j’aime mieux le trouver heureux dans ses idées pastorales, que malheureux dans toute l’énergie de son esprit. Je ne désirerois pas d’autre fin.
NINON.
Je suis de votre avis, Molière ; mais peut-être {p. 69}le sort ne nous accordera pas cette faveur. Essayons de le prendre par son foible.
Loin de troubler vos plaisirs, berger Coridon, vos amis viennent les partager. Pourriez-vous refuser leur hommage.
DESYVETEAUX.
S’il est agréable à ma bergère, sans doute il me sera cher. Mais je lui ai consacré tous mes plaisirs, ma vie et tout ce que j’ai de plus cher sur la terre, hors le gage chéri que votre main divine attacha à mon chapeau, et qui, depuis quinze ans, orne ma tête.
MOLIERE, à Ninon.
Voyez à quel point vos amis vous sont fidèles.
Mad. SCARON.
Sa frénésie n’a point détruit le sentiment* chez lui.
MOLIERE.
Sa folie me paroît cent fois plus intéressante.
NINON, dans la plus vive émotion.
Il m’en est plus cher.
Mad. SCARON.
Comment donc, ma tendre amie, vous voilà toute émue.
NINON, essuyant ses larmes.
Je ne m’en défends pas ; sa situation et sa constance me touchent jusqu’aux larmes.
Qui que vous soyez, Mademoiselle, vous ne serez pas assez inhumaine pour nous priver du plaisir de le voir.
LA DUPUIS, à Ninon.
Vous pouvez en être assurée, Mademoiselle ; je mettrai mon bonheur désormais à l’entretenir dans l’amitié qu’il vous a vouée pour la vie.
NINON.
Je n’en doute nullement.
Mais quelle est cette fille ?
Mad. SCARON, bas.
Sa figure ne m’est point inconnue.
LUCAS, bas à Ninon et à Madame Scaron.
Vous ne connoissez que cela : c’est cette joueuse de guitare.
MOLIERE.
Bon ! Cette jeune fille qu’on nomme la Dupuis ? Elle est, ma foi, jolie, et on ne la dit pas sotte.
NINON.
Je le crois, et nous obtiendrons tout d’elle.
GOURVILLE.
Morbleu, mes amis, essayons de le rappeller à la raison ; puisque l’amitié a tant d’empire sur son cœur, elle en aura sans doute sur son esprit. Allons, Mademoiselle de l’Enclos, profitez de l’ascendant* que vous avez sur lui.
MOLIERE.
Monsieur de Gourville, n’employons point de remèdes violens, il faut au contraire que l’amitié se prête à la situation de son état. Si on pouvoit le ramener dans la société avec sa bergère ; peut être le guéririons-nous par ce moyen.
Mad. SCARON.
Pour moi je n’en crois rien, et je suis de l’avis de Monsieur de Gourville. Il faudroit plutôt, par de bons raisonnemens, lui faire appercevoir son ridicule.
NINON.
Dieu m’en préserve, je ne suivrai que l’avis de Molière. Nous avons étudié tous deux, plus que vous, le cœur humain.
Et vous, Mademoiselle, puis-je attendre de votre complaisance, que vous le ramènerez quelquefois à ses anciens amis.
LA DUPUIS.
Je m’en ferai toujours un devoir.
DESYVETEAUX.
Par-tout je suivrai ses pas, et l’aimable Ninon me sera toujours chère.
NINON.
Et vous ne me regardez point.
DESYVETEAUX.
Je n’ai des yeux que pour ma bergère.
Mad. SCARON, riant.
Vous avouerez, ma bonne amie, que c’est trop complaisant pour pouvoir s’empêcher de rire.
NINON.
J’en conviens.
Quel est celui-ci qui nous regarde avec tant d’attention. Je n’ai point vu cet homme chez Desyveteaux.
MATHURIN.
Tatiguenne* ? Je vous regardons, parce que vous êtes bonne à voir, ainsi que ste belle Dame qui vous accompagnont.
Mad. SCARON.
Sa figure est tout-à-fait plaisante.
BLAISE.
Cet honnête homme que vous voyez, Mesdames, est le respectable père de la bergère Colinette.
MATHURIN.
Tu en as menti, je n’en sommes le père que par exprès et non tout de bon.
BLAISE.
Te tairas-tu : suis-nous, tu n’as rien à faire ici.
GOURVILLE.
En voici bien d’un autre ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
MOLIERE.
Cela n’est pas bien difficile à deviner ; et ne voyez-vous pas que tout est factice ici, et que ce paysan n’est pas aussi au fait que les autres.
SCENE IX. §
NINON.
Que veux-tu ? Tu as l’air bien agité.
FRANCISQUE.
Mademoiselle, Monsieur le Prince de Condé est dans sa voiture, à la porte : il vous fait demander s’il peut vous voir, ainsi que Monsieur Desyveteaux.
NINON.
Mais par quel hasard sait-il que je suis ici ?
FRANCISQUE.
Il a été pour vous voir, et Mademoiselle le Roi l’a instruit de tout.
Mais ce qu’il me paroît, il est mal informé sur son désastre. Monsieur le Comte de Fiesque l’accompagne avec plusieurs autres Seigneurs.
NINON.
Je ne suis point surprise de sa démarche : il joint au grand art de la guerre, les qualités d’un bon citoyen, d’un bon ami. Mais je dois auparavant demander à Desyveteaux la permission de lui présenter le Prince. Berger Coridon, les Héros, ainsi que les Dieux, veulent honorer votre retraite. Le Grand-Condé demande à vous voir.
DESYVETEAUX.
Si la Bergère y consent, je suis prêt à le recevoir.
LA DUPUIS.
Si j’y consens ; pouvez-vous me le demander, aimable Berger ?
Ce moment est trop glorieux pour moi pour le laisser échapper.
NINON à Francisque.
Dites au Prince qu’il peut entrer avec sa suite. Quelle surprise pour lui !
SCENE X. §
MOLIERE.
Francisque ne sait où il en est : c’est une énigme pour lui.
DESYVETEAUX, prenant la main de la Bergère.
Allons, Bergère ; allons au-devant du plus grand des Mortels, de notre Seigneur, de notre Maître.
SCENE XI. §
MATHURIN.
Gare ! gare ! Voici, ma foi, du biau monde… Ah ! les biaux habits.
DESYVETEAUX, se jettant aux pieds du Prince.
Le Dieu Mars vient donc visiter la chaumière du paisible Laboureur. Le Berger Coridon lui présente sa fille, et lui demande, à genoux, d’accorder à son amour la Bergère Colinette.
LE PRINCE, étonné, et prenant par la main Desyveteaux.
Levez-vous, Desyveteaux ; est-ce une fête que vous me donnez ? On vous reconnoît toujours par votre aimable galanterie. Je vois avec plaisir qu’on s’est trompé sur votre compte, et que vous êtes au contraire très-heureux.
NINON.
Mon Prince, n’appercevez-vous pas ?
LE PRINCE, s’approchant de Ninon.
Enfin, Mademoiselle l’Enclos, je vous vois : que j’ai souffert d’avoir tardé si long-tems, mais j’y étois forcé. Je sors de chez vous, et je ne m’en serois pas retourné sans vous avoir vue.
NINON.
Je suis on ne peut pas plus sensible et reconnoissante, mon Prince, de l’honneur que vous me faites. Je partage, avec la Nation, le plaisir de vous revoir dans votre Patrie, mais j’y prends encore un intérêt particulier.
LE GRAND-CONDE.
Ah ! j’en suis bien persuadé, et je n’ai jamais perdu de vue vos conseils. Ils me seront toujours chers, puisqu’ils ne tendent qu’à ma gloire. Bon-jour, Molière, bon-jour, mes amis.
Avec quel plaisir je revois, Ninon, votre aimable société ; mais pourquoi cette Bergère, ce lieu champêtre ? Sans doute, Desyveteaux vous a préparé cette surprise. Il eut toujours du goût pour la vie pastorale.
NINON.
Ce goût pastoral est aujourd’hui, Monseigneur, bien naturel chez lui ; et comme vous dites bien, j’en ai été surprise comme vous, et Desyveteaux ne m’attendoit point. Ce n’est plus cet homme du monde : c’est le Berger Coridon, soupirant pour la vie aux pieds de la Bergère.
LE GRAND-CONDE.
Ce que vous me dites, est-il vrai, là, en bonne conscience, et ne vous amusez-vous pas ?
NINON.
Je n’en impose* jamais, et ce ne seroit pas par vous, mon Prince, que je voudrois commencer. J’ai été comme vous surprise. J’ai versé d’abord des larmes sur son sort ; mais voyant qu’il est heureux dans ses idées chimériques, je suis moins affligée.
LE GRAND-CONDE.
Pardon, pardon, Mademoiselle de l’Enclos. Je vois maintenant tout ce qui en est.
DESYVETEAUX.
Bergère, chantez au Grand-Condé une de vos aimables chansons, et que tous les échos d’alentour la répètent dans la plaine.
MATHURIN, avec surprise, et mettant sa tête entre celle de Lucas et de Blaise.
Jarnigoi* ! laissez-moi donc le voir, vous autres, tout à mon aise. Tatiguenne* ! que mon cousin avoit ben raison de dire qu’il avoit la figure martiale, et le port noble et imposant. J’aimons à le voir, et j’avons la chair de poule qui nous gagne par-tout le corps.
LE GRAND-CONDE.
Ah ! ah ! Quel est cet homme ?
MATHURIN.
Tatiguenne* ! Monsieur le grand Guerrier, je ne sommes qu’un paysan, et j’aimons bien à voir un brave homme comme vous dà. Et si je ne vous avons pas vu jusqu’à présent, je n’en avons pas moins entendu parler. Quel récit on {p. 78}fait de vous. On dit que vous n’avez pas tant seulement plus peur d’un boulet de Canon que moi d’une bouteille de vin. Quel homme vous êtes. On diroit qu’on vous a forgé de pierres à fusils et de bayonnettes. Je ne sommes plus étonné, jarnigoi* ! si vous êtes si bien construit.
NINON.
Mon Prince, on peut vous faire un éloge plus pompeux, mais non pas plus vrai et plus sincère.
MATHURIN.
La tatidienne* ! c’est plutôt nous qui devons la rendre au hasard de nous avoir donné un si grand homme : il pouvoit si bien nous donner un homme inutile à la patrie, comme tant d’autres, et je ne serions pas à même de faire la barbe à l’ennemi, comme j’en sommes capables avec votre bras.
DESYVETEAUX, allant au fond du Théâtre.
Approchez, Bergers et Bergères : venez saluer le Dieu des combats. Que le son des Musettes se mêle aux cris d’allégresse, qu’un peuple assemblé vole sur ses pas.
MOLIERE.
Ah ! que n’ai-je un Ballet et un Chœur tout prêt, dans le fond du jardin.
SCENE XII. §
LE GRAND-CONDE.
Sommes-nous transportés dans un lieu de féérie ? Tout ce que je vois me paroît un songe.
NINON.
Mon Prince, j’en suis comme vous émerveillée, et dans les siècles à venir, on regardera l’histoire de Desyveteaux comme un fait fabuleux, et qui cependant se passe sous vos yeux.
MOLIERE.
C’est tout comme à l’Opéra. Il y a de l’enchantement ici.
D’où viennent ces Bergers et ces Bergères ?
LUCAS.
Ce sont des Bergers et Bergères de la Bergerie de Monsieur Desyveteaux. C’est-à-dire les aimables Compagnes de Mademoiselle Dupuis. La folie de notre Maître est achevée, et ces diablesses font tout ce qu’elles veulent. Je viens de leur voir arranger tous leurs beaux complimens : elles entendent fort bien cela.
LE GRAND-CONDE.
Jamais fou n’a eu de goût plus agréable.
Je vous assure que tout ceci {p. 80} m’a amusé, quand je croyois que c’étoit préparé ; mais je me divertis bien davantage de voir ceci au naturel.
MOLIERE, regardant les Danseurs qui se préparent.
Comment diable ! du caractère dans la danse !
SCENE XIII. §
LE GRAND-CONDE.
Je veux vous donner la main, Mademoiselle de l’Enclos ; car je ne vous tiens pas quitte de ma visite.
Comte de Fiesque, [F, 81] vous ne serez pas fâché* que je vous présente.
Il craignoit d’être banni de votre société, après y avoir été accueilli, et en être digne. Ce procédé n’est pas fait pour vous.
NINON.
Mon Prince, je suis fâchée* qu’une circonstance bien-pardonnable, je vous assure, m’ait empêchée de recevoir Monsieur le Comte, et je lui en fais un million d’excuses. Je me ferai toujours un plaisir de le voir dans ma société.
LE COMTE DE FIESQUE.
Cet aveu me dédommage de la fausse allarme qu’on m’a donnée, ce matin, de votre part.
NINON, à part.
Cet homme a une ressemblance à s’y méprendre avec la Châtre, si je le connoissois moins.
LE GRAND-CONDE, à Ninon.
Avez-vous essayé, Mademoiselle l’Enclos, de ramener Desyveteaux dans le sein de ses amis ?
NINON.
Oui, mon Prince, mais je n’ai point réussi : Vous seul, peut-être, Monseigneur, pouvez l’enflammer du côté de la gloire. Proposez-lui de servir sous vos Drapeaux… Qui sait ? Peut-être ce moyen…
LE GRAND-CONDE, l’interrompant.
Il me paroît bien douteux, mais n’importe, pour vous plaire, je m’en vais le tenter.
Seigneur Desyveteaux, voulez-vous me suivre à l’armée ? Je vous promets un service honorable et distingué.
DESYVETEAUX, regardant sa Bergère.
Ah ! Bergère Colinette, avez-vous entendu ces ordres, et ne frémissez-vous pas ?
LA DUPUIS.
Je vois qu’un grand Guerrier vous appelle à la gloire, et que ma perte est certaine.
DESYVETEAUX.
Non, Bergère, non jamais la gloire ne fera de moi un second Renaud. Le Berger Coridon mourra plutôt à vos pieds que d’abandonner cet heureux* asyle ; mais témoignons au Prince l’impossibilité de me rendre à ses ordres honorables.
LE GRAND-CONDE, à Ninon.
Je l’avois bien dit, il n’y a rien à faire. Ainsi laissons-le jouir, comme il vient de nous l’exprimer, paisiblement dans cet heureux* asyle.
NINON.
Allons, prenons congé de sa Bergerie ; mais il faut que je l’embrasse avant de le quitter.
Adieu, mon pauvre Desyveteaux ; continuez d’être heureux avec votre Bergère, mais ne nous abandonnez pas tout-à-fait.
LA DUPUIS.
Je vous promets de vous le mener souvent, et ce sera désormais mon unique soin.
NINON.
Mademoiselle, j’en suis persuadée.
MOLIERE, embrassant Desyveteaux.
Adieu, mon vieil ami ; que le Ciel vous tienne dans cette heureuse* rêverie.
Fin du second Acte.
ACTE III. §
SCENE PREMIERE. §
Mlle LE ROI, seule.
Comme la maison est déserte quand Mlle n’y est pas ! Le Grand Condé a été la rejoindre chez Monsieur Desyveteaux : peut-être reviendront-ils ensemble… Mais cette jeune personne, qui est enfermée avec sa bonne dans le Sallon d’été, qu’a-t-elle de commun avec Ninon ? C’est là leur secret, et je n’ai rien à y voir. On arrive… C’est le cher Monsieur Scaron. Arrangeons vîte sa place.
Comme il souffre, le cher homme, et comme il est gai. Il va me dire, suivant sa coutume, quelque chose de drôle.
SCENE II. §
SCARON.
Je ne suis bien qu’ici.
Adieu, mes enfans, jusqu’au revoir, à ce soir.
LE Ier. PORTEUR, en s’en allant.
Jarnigoi* ! Monsieur Scaron, si vous donniez quelques sous, j’irions boire à votre santé.
SCARON.
Coquins ! j’ai beau vous donner pour boire, je ne m’en porte pas mieux, et je ne veux pas m’exposer à me faire casser le col. C’est bien assez que j’aye le corps brisé. Je veux conserver ma tête pour mes amis.
Mlle LE ROI.
C’est bien fait, Monsieur Scaron ; car hier ces marauts étoient sous comme des grives.
2e PORTEUR.
Tiens, prenons notre parti, il n’y a rien à faire pour aujourd’hui.
SCENE III. §
SCARON.
Comment te portes-tu, ma poule ? et mon ange Ninon, la colombe est déjà dénichée, et les oiseaux des tournelles sont aux champs.
Mlle LE ROI.
Ah ! Monsieur Scaron, vous ne savez pas une grande nouvelle ? Monsieur Desyveteaux est retrouvé.
SCARON, avec joie.
Ah ! que tu me fais plaisir ! Sans doute, Ninon en est instruite.
Mlle LE ROI.
Oui, puisqu’elle a volé chez lui sur le champ.
SCARON.
Et sait-on où le bonhomme s’étoit caché pendant six mois ?
Mlle LE ROI.
Dans sa maison du fauxbourg Saint-Marceau.
SCARON.
Mais il en étoit dégoûté.
Mlle LE ROI.
On n’en a pas appris davantage à Mademoiselle {p. 86} de l’Enclos, sinon que ses Valets sont tous habillés en paysans.
SCARON.
Il eut toujours du goût pour la vie champêtre ; aussi a-t-il fait des pastorales.
Mlle LE ROI.
Nous apprendrons tout au retour de ma Maîtresse.
SCARON.
Cette nouvelle redouble mon impatience de voir mon adorable Ninon. Mais écoute, ma poule ; profitons du tems, donne-moi du papier et une écritoire, que je fasse mes adieux à ce charmant Marais, à la Reine des cœurs, à qui jamais aucun ne sera rebelle.
Mlle LE ROI.
Tenez, faites agir votre esprit et votre ame pour ma Maîtresse ; mais pourquoi nous quitter ?
SCARON.
Ce n’est pas moi qui vous quitte : ce sont mes infirmités qui m’y forcent, et cette vilaine camarde qui me mitonne depuis long-tems, et qui bientôt, avec sa faulx, me donnera dans la visière ; mais comme je ne suis pas sa dupe, je veux profiter du tems qu’il me reste.
Mlle LE ROI, à part.
Quelle heureuse* philosophie ! C'est, en vérité, grand dommage, quand des hommes de cet esprit et de cette gaité sont exposés aux souffrances et {p. 87}à perdre la vie. Voici, fort à propos, Monsieur le Maréchal d’Estrées, avec le Président Deffiat, pour lui tenir compagnie.
SCENE IV. §
M. le Président DEFFIAT, dans le fond du Théâtre, au Maréchal.
Non, Monsieur le Maréchal, je ne puis vous céder mes droits sur ce point ; ce sont ceux de la nature, et je les réclame.
LE MARECHAL.
Mais j’ai ces mêmes droits, et vous ne pouvez me les ravir, sans la plus grande injustice.
SCARON, ôtant son bonnet.
Je suis votre serviteur, Monsieur le Maréchal ; je suis votre Valet, Monsieur le Président.
LE MARECHAL.
L’ami Scaron va nous juger, et nous tirer de peine. Vous en rapporterez-vous à sa décision ?
DEFFIAT.
Oui, mais il ne faut pas nommer la personne.
LE MARECHAL.
Croyez-vous qu’il ne la devinera pas.
SCARON.
Je connois déjà votre affaire. Cette contestation fait assez de bruit dans le monde, et est d’une nature à faire connoître ses auteurs ; elle fait honneur à la femme et aux hommes.
LE PRESIDENT DEFFIAT.
Mais Monsieur le Maréchal n’a régné qu’après moi.
LE MARECHAL.
Je suis le père du gage précieux qu’elle m’a donné de son amour.
LE PRESIDENT.
Je suis plus sûr des dates, et vous êtes dans l’erreur, Monsieur le Maréchal.
SCARON.
Que diable ! Monsieur le Président, vous êtes un mauvais chronologiste, avec toute votre gentillesse. C'est le secret des femmes que vous voulez calculer. Le premier Mathématicien du monde y perdrait son algèbre ; mais ce qui me surpasse davantage, c’est de voir votre petit rabat prêter le collet à un Maréchal de France.
LE MARECHAL.
Il n’y a point de rang ni d’état qui empêche un père de réclamer son enfant, et c’est en quoi je loue Monsieur le Président.
SCARON.
Eh bien, je m’en vais prononcer comme le Roi Salomon, non que j’ordonne de partager le Poupon, mais vous allez le tirer aux dez.
LE MARECHAL.
Oui ; en voici qui vont vuider notre querelle.
LE PRESIDENT.
J’y consens.
LE MARECHAL, prenant les dez.
Allons, au passe-dix.
Rafle de six ; à vous Monsieur le Président.
SCARON.
A coup sûr, il ira au-dessous.
LE PRESIDENT, prend les dez.
Je puis amener le même point.
Ne l’avais-je pas bien dit ?
SCARON.
Ceci demande de l’attention. Voici deux champions d’égale valeur. Comment diable ! un Robin* tient tête à un Maréchal de France : allons, Messieurs, il faut recommencer.
LE MARECHAL, sautant.
Bon ! il n’a amené que neuf ; à mon tour, pour la dernière fois.
Douze. Bon ! j’ai gagné.
SCARON.
J’en suis bien aise, je suis flatté que le sort ait tourné en faveur du Maréchal, et que cet enfant lui appartienne, il en fera un brave Soldat, plus utile à la patrie qu’un être oisif.
LE MARECHAL.
Ninon n’en sera pas fâchée*. Monsieur le Président, son amitié me dédommagera de cette perte.
Mlle LE ROI, entrant.
Messieurs, j’entends des voitures, je crois que voilà Mademoiselle.
SCARON, à part.
Cette dispute est favorable à mes vers ; je vais à son arrivée lui en faire l’hommage.
SCENE V. §
FRANCISQUE, accourant.
Eh vîte, vîte, Mademoiselle, préparez des fauteuils, notre maîtresse arrive avec le grand Condé.
SCARON.
Est-ce qu’il a été avec elle chez Desyveteaux ?
FRANCISQUE.
Non, mais il est venu l’y trouver, et revient {p. 91} avec elle ; leurs deux voitures sont pleines, permettez-moi, Messieurs, de préparer des sièges.
SCARON.
Pour-moi, je ne bouge pas, assis comme un Empereur de la Chine, me voilà sur mon Trône.
LE PRESIDENT.
Toujours gai au milieu des tourmens.
LE MARECHAL.
On n’est pas plus aimable avec ses amis. Aussi l’aimable Ninon lui consacre tous ses momens.
SCARON.
Et quelquefois, les meilleurs. On peut dire que c’est un grand homme sous des cotillons*.
SCENE VI. §
NINON, courant à Scaron.
Oh ! mon cher ami, vous étiez chez moi, et j’étois absente. Ne vous êtes-vous pas ennuyé, mon ami ?
SCARON.
Ce mal me gagne dès que je ne vous vois pas, et c’est le plus insupportable de mes maux ; mais n’êtes-vous pas toujours présente à mon imagination.
MOLIERE, se mettant auprès de Scaron, et regardant les Vers qu’il a faits pour Ninon.
Et elle a travaillé en vous attendant.
LE GRAND-CONDE.
Qu’est-ce qu’elle a donc fait ? Ce n’est donc que dans cette maison que je vois régner la pure et simple amitié. Je ne m’en étonne point, si tous les honnêtes gens s’y rassemblent.
Mad. SCARON.
Ce sont des Vers qu’il a faits. Ah ! de grace, faites-nous-en part.
MOLIERE.
Et bien jolis, je vous en réponds, par ce que j’en vois.
SCARON, à Madame Scaron d’un air facétieux, et ôtant son bonnet.
Ah ! bon jour, Madame Scaron.
Et toi, de quoi te mêles-tu ? Il faudroit t’imiter pour faire quelque chose digne de Ninon.
MOLIERE, prenant la main de Scaron.
Allons, ne te fâche pas, mon camarade et mon {p. 93} cher confrère ; nous faisons l’un et l’autre de notre mieux, pour rendre hommage à tant de rares qualités, et à tant de grandeur d’ame.
SCARON.
Pour ton indiscrétion, tu vas lire les Vers.
MOLIERE, avec joie.
Ah, l’agréable pénitence !
LE GRAND-CONDE.
Et quelle punition pour la société !
NINON.
En vérité, vous me gâtez, je vous le dis tous les jours ; et vous, mon Prince, vous, dont les actions héroïques sont au dessus des adulations qui, tôt ou tard, perdent les femmes…
LE GRAND-CONDE.
N’êtes-vous pas homme par l’esprit et le courage ?
NINON.
Quelquefois je l’ai cru ; mais je crains mon sexe ; et en avançant en âge, il devient foible.
SCARON.
Ce n’est point mon aimable Ninon qui doit appréhender les atteintes de ce sexe trop foible et trop présomptueux.
LE GRAND-CONDE.
Allons, Molière, lisez-nous cette jolie production.
MOLIERE, refléchissant et parcourant l’écrit, dit à part.
Quelle facilité ! quelle heureuse* gaité ! Que je suis loin d’approcher de cette sublime Philosophie, (En embrassant Scaron.) Mon ami, je suis un petit enfant auprès de vous.
SCARON.
Quel enfant ! Je m’en rapporte à vous, mon Prince ; il me passe sur le corps à cent piques par dessus la tête.
LE MARECHAL.
Mon Prince, voilà deux hommes qui ne se doutent pas de leur mérite.
LE GRAND-CONDE.
Tant de modestie est rare.
NINON.
Moins que tant de courage. Ah ! Monseigneur, que vous devez être fort devant l’ennemi…
LE GRAND-CONDE, se levant.
Molière, vous oubliez que vous avez des Vers à nous lire.
MOLIERE.
Ah ! mon Prince, je vous demande un million de pardons.
NINON, au Prince.
La distraction est excusable.
MOLIERE, lit.
Adieux aux Marais, par le plus fidèle oiseau des Tournelles.
LE GRAND-CONDE, à Ninon.
Ainsi, faites trève à vos charmes, ou donnez-nous la force d’y résister.
SCARON.
Il faudroit être, comme moi, pauvre estropié, pour avoir la force de les braver*.
NINON.
Vous allez donc nous quitter ; et vous croyez que je ne vous suivrai pas. Mon ami, je veux être votre première Garde-malade.
LE GRAND-CONDE, montrant Mad. Scaron.
Et vous croyez que Madame vous cédera son droit.
SCARON, prenant la main de Ninon, qui seule est assise près de lui sur le canapé, tandis que tout le monde reste debout, depuis que le Prince s’est levé.
Mon Prince, voilà ma femme, et voici mon amie.
NINON.
Et l’amitié règne seule actuellement…
SCARON.
Comment, point d’Amant, mon bel ange.
Ah ! Messieurs, vous ne me laisserez pas long-tems la place libre.
LE COMTE DE FIESQUE.
Qui peut s’empêcher d’y prétendre ? Heureux* qui pourra l’attaquer avec succès !
LE GRAND-CONDE.
Il paroît que vous avez échoué, Comte de Fiesque ?
LE COMTE DE FIESQUE.
Oui, mon Prince ; mais je ne perds pas pour cela courage.
NINON, avec gaieté.
J’aime à voir qu’on ne se rebute point ; mais, Messieurs, ne finirez-vous point sur mon compte, et n’avons-nous pas à nous occuper de ce malheureux Desyveteaux ; quoiqu’heureux dans son asyle ?
SCARON.
A propos, mon adorable, j’avois oublié de vous en demander des nouvelles ; en vous voyant, on oublie tout l’Univers ; mais allons ; faites-moi part de toutes ses extravagances.
NINON.
Il finit comme il a vécu : il a déjà quatre-vingt et tant d’années, et il rajeunit tous les jours dans ses folies ; si vous le voyiez, mon ami, avec un habit de Berger, la houlette à la main, et la Pannetière au côté, son chapeau de paille, orné de rubans, parmi lesquels on distingue une fontange jaune, dont je l’ai décoré il y a quinze ans. On ne sait si l’on doit rire ou pleurer au premier abord, mais à peine l’a-t-on entendu que la pitié fait place à la gaieté. Il m’a fallu applaudir et louer son extravagance.
LE MARECHAL.
Quel effort pour votre sagesse.
MOLIERE.
Elle en est capable : son bonheur n’existe que dans celui de ses amis.
SCARON.
Pourquoi troubler celui de Desyveteaux. {p. 98} N’est-il pas dans l’âge de rentrer dans cette heureuse enfance.
LE MARECHAL.
S’il a perdu la raison, à la bonne heure.
NINON.
Non, Monsieur le Maréchal, il a tout son bon-sens ; vous en jugerez au premier moment. J’ai exigé de son ancienne amitié qu’il vint revoir ses bons amis du monde, et que puisqu’il avoit abandonné la société qui devoit lui être chère, il lui devoit au moins ses adieux.
SCARON.
Ah ! que je serai content d’embrasser ce tendre Desyveteaux pour la dernière fois ; nous ferons nos adieux ensemble ; mais quelle différence ! Lui, dans les plaisirs, moi, dans les tourmens.
NINON.
Mon ami, vous nous affligez.
LE GRAND-CONDE.
Je devois souper ce soir à la Cour, mais, mes amis, je suis des vôtres.
NINON.
Mais, mon Prince, malgré le bonheur qu’on éprouve en vous possédant, nous préférons votre gloire à nos plaisirs. Vous le savez, Monseigneur, j’ai des ennemis à la Cour.
LE MARECHAL.
Pas en hommes ; toujours.
LE COMTE DE FIESQUE.
Je le crois.
NINON.
C'est précisément parce que j’ai trop d’amis.
Mad. SCARON.
Et les Bégueules*, Messieurs ?
NINON.
Madame Scaron a raison : ne les comptez-vous pour rien ?
LE GRAND-CONDE.
Est-ce qu’on s’arrête au caquet des Prudes ?
NINON.
Quelquefois, Monseigneur ! Elles se vengent souvent de celles qui n’ont jamais sçu les imiter.
MOLIERE.
C'est le seul talent que la Nature vous ait refusé.
NINON.
Mais n’ai-je pas été aussi un peu trop l’opposé de ce caractère.
SCENE VII. §
L’EXEMPT.
Je viens, Mademoiselle, la larme à l’œil, vous signifier des ordres désagréables et cruels à remplir pour un galant* homme, mais que le devoir impose.
NINON, allarmée.
Ah ! Monsieur, que me dites-vous là ? Molière, on vient enlever chez moi cette jeune personne.
L’EXEMPT.
Ah ! Mademoiselle, que je voudrois que ces ordres regardassent toute autre que vous.
NINON.
Comment, Monsieur, ces ordres ne regardent que moi ; ah ! vous me rassurez, je vous jure, je craignois…
SCARON, allarmé.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
MOLIERE.
Je suis anéanti.
LE GRAND-CONDE, à l’Exempt.
Expliquez-vous de grace, Monsieur de Saint-Faur ; je connois votre honnêteté, et vous ne voudriez pas nous laisser dans l’erreur sur les griefs qu’on impute à Ninon.
L’EXEMPT.
Les voici, mon Prince : il s’est élevé des clameurs contre Mademoiselle de l’Enclos. Les dévotes sur-tout, ont répandu toute leur animosité, pour noircir la femme la plus aimable de son siècle : on a supposé même des choses d’une nature à n’être pas répétées ici. Enfin, tout ce que la calomnie a de plus affreux, on l’a prêté à Mademoiselle Ninon.
Mad. SCARON.
Quelle indignité !
SCARON.
Ah ! si j’étois ingambe, comme je partirois sur le champ !
MOLIERE, à part.
Pourquoi ne suis-je qu’un simple particulier ?
LE MARECHAL.
J’ai quelqu’ascendant* sur l’esprit de la Reine, je vais…
LE COMTE DE FIESQUE, avec vivacité, tirant son épée.
Moi, je défendrai Mademoiselle de l’Enclos jusqu’à la dernière goutte de mon sang.
L’EXEMPT, avec fermeté.
Monsieur le Comte, cet acte de violence est déplacé, il ne m’arrêteroit pas si je voulois employer la force ; mais soyez persuadé que je suis aussi éloigné que vous, de remplir les ordres dont on m’a chargé.
LE GRAND-CONDE, avec fierté.
Ventrebleu* ! Messieurs, vous oubliez que je suis ici ; et ne savez-vous pas que je saurai mieux la défendre que vous tous ensemble ; et si j’ai pris les armes pour un parti qui a imprimé une tache à ma gloire, du moins, je l’effacerai en cette circonstance, en défendant la femme la plus recommandable, et celle qui ne s’est jamais écartée de l’honneur, ni de la probité.
NINON.
Mon Prince, modérez ce transport de générosité, et n’altérez pas votre gloire par un excès impardonnable. Qu’ai-je de commun avec l’Etat ? Mon exil ou ma prison, ne doit pas être bien rigoureux ; et mes amis, peut-être, auront le droit de venir quelquefois s’informer de ma santé ?
SCARON.
On m’enfermera avec elle, car je ne la quitte pas. Que pourroit-on craindre d’un homme qui n’a plus que la tête ?
NINON.
Expliquez-vous enfin, Monsieur de Saint-Faur ; où veut-on que je me retire ?
L’EXEMPT.
Mademoiselle, je suis honteux de vous le dire ; c’est aux Filles Repenties.*)
Mad. SCARON.
Quelle horreur !
LE COMTE DE FIESQUE.
C'est affreux.
SCARON.
Ce n’est pas possible.
NINON.
Vous avez raison ; car je ne suis ni fille, ni repentie.
L’EXEMPT.
C'étoient d’abord les intentions de la Reine, cependant elle vous laisse le choix du Couvent.
NINON.
Ah ! si on laisse le choix à ma disposition, je pourrois encore exciter de nouveau les clameurs, et je me ferais une querelle irréconciliable.
SCARON, à part.
A coup sûr, ce n’est pas un Couvent de femmes qu’elle choisirait. Son esprit est trop grand, trop sublime pour descendre jusqu’aux minuties des cloîtres féminins.
LE GRAND-CONDE, à l’Exempt.
Monsieur de Saint-Faur, voulez-vous retourner avec moi sur le champ auprès de la Reine. Je vais faire revoquer cet ordre déplacé, persuader Sa Majesté de la vérité, et lui faire connoître l’atrocité d’une telle calomnie.
L’EXEMPT.
Monseigneur, je n’ai rien à vous refuser, d’autant plus que je crois sans peine, que la Reine aura égard à vos représentations*.
LE GRAND-CONDE.
Je l’espère. Maréchal d’Estrée, suivez-moi.
SCARON.
Helas ! mon Prince, si je pouvais vous suivre ! la Reine a eu pour moi jadis quelqu’estime, et quelques bontés…Mes infirmités, mes souffrances adoucies et soulagées par ses soins, par son amitié, pourroient prouver à la Reine que Mademoiselle de l’Enclos est la personne la plus respectable de l’Europe.
LE GRAND-CONDE.
Sans doute, mon cher Scaron : Messieurs, il faut faire encore plus, il faut que toute la société se rende dans la galerie des Thuileries, et que je fasse voir à la Reine quels sont les amis de Ninon. Vous serez du nombre, Molière.
MOLIERE, avec modestie.
Mon Prince, mon état…
LE GRAND-CONDE.
Est ce votre état que l’on regarde ? c’est l’homme qu’on considère.
SCARON.
Allons, qu’on appelle des gens pour me mettre dans une chaise à porteurs.
MOLIERE.
Mon ami, je m’en vais vous prendre à brasse-corps.
LE GRAND-CONDE, jettant son chapeau, et prenant Scaron à brasse-corps.
A nous deux, Molière.
SCARON.
Mon Prince, que faites-vous ?
LE GRAND-CONDE.
C'est pour essayer si j’ai perdu mes forces.
MOLIERE.
Ma foi, il l’emporte tout seul, quel homme ! ah ! il n’y en a pas beaucoup de cette trempe.
Mad. SCARON, à Ninon.
Je vous laisse, ma bonne amie ; je ne dois pas dans cette circonstance quitter mon époux.
NINON.
Comment, vous m’allez laisser toute seule : en vérité, je préférerois six mois du Couvent.
LE COMTE DE FIESQUE.
Je ne vous quitte pas, et jusqu’à ce que cette affaire ne soit éclaircie, je réponds de vous et des suites.
SCENE VIII. §
NINON.
Je ne reste point avec vous, vous êtes trop dangereux.
LE COMTE DE FIESQUE.
Songez que je tiens la place de l’Exempt, et que sans compromettre son honnêteté, on ne peut vous laisser livrée à vous-même.
NINON.
Ce n’est pas mal-adroit, mais croyez que je suis très paisible, et qu’il n’y a rien à craindre.
LE COMTE DE FIESQUE, soupirant.
Qu’il est heureux* celui qui vous rend insensible et indifférente à l’amour que vous savez si bien inspirer ?
NINON.
Quoi ! vous y songez encore ?
LE COMTE DE FIESQUE.
Plus que jamais.
NINON.
Et votre voyage en Italie n’a donc pas pu vous distraire ? j’avoue que vous êtes malheureux*, car c’est toujours quand j’ai le cœur pris que vous me parlez d’amour.
LE COMTE DE FIESQUE.
Mais, si je suis bien informé, vous êtes près d’être libre.
NINON.
Comment donc cela, s’il vous plait ?
LE COMTE DE FIESQUE.
L’ami la Châtre n’est-il pas parti ce matin ?
NINON.
Mais je l’aime toujours.
LE COMTE DE FIESQUE.
Il est déjà à trente lieues de vous ; et moi j’en suis tout près. Je vous vois, je vous entends ; ah ! Ninon, aurais je eu le malheur de vous déplaire pour la vie, et l’homme le plus passionné pourroit-il vous être indifférent ?
NINON, à part avec émotion.
Qu’il est expressif ! en vérité, on n’est pas plus aimable.
LE COMTE DE FIESQUE.
Songez, adorable Ninon, que vous faites mon tourment depuis un an, que j’ai cru pouvoir vous oublier dans mon voyage ; que j’arrive, que je vous revois, et que je reprends ma chaine. Je n’employerai point, comme tous les Amans, les menaces, les larmes ; je ne vous dirai point non plus, que j’aurais pu me distraire avec quelqu’autre objet, je n’en ai pas cherché l’occasion. Vous êtes libre, je me présente, je vous aime ; m’acceptez-vous ?
NINON, en riant.
Vous êtes libre, je me présente, je vous aime, m’acceptez-vous ? ce ton leste déconcerteroit une begueule*
Cet homme-ci est bien plus aimable que le Grand-Prieur ; s’il continue, je n’aurai jamais la force de lui résister.
LE COMTE DE FIESQUE.
Que dites-vous ? est ce vous, Ninon, qui craignez de vous expliquer ?
NINON, avec dépit.
Mais pourquoi, Monsieur, avez-vous resté avec moi ? et pourquoi n’allez-vous pas comme tous mes amis, solliciter ma grace*.
LE COMTE DE FIESQUE.
Elle est si aisée à obtenir, qu’il est indifférent que je la sollicite, mais il n’en est pas de même de mon amour. Je suis bien persuadé que la Reine sera moins inflexible que vous à mon égard.
NINON, avec dépit.
Et qui vous a dit, Monsieur, que je suis bien courroucée contre vous ?
Je ne sais plus ce que je fais, ni ce que je dis.
LE COMTE DE FIESQUE, se jettant à genoux.
O la plus belle, et la plus aimable des femmes, achevez et prononcez mon bonheur ; songez que vous voyez à vos pieds l’Amant le plus tendre.
NINON.
Courage ! il ne manquait plus que de se mettre à mes genoux : ma foi, je n’y tiens plus.
{p. 109}Il a quelques traits de la Châtre, et le même son de voix, mais c’est à s’y méprendre.
LE COMTE DE FIESQUE, avec gaieté.
C'est est toujours quelque chose que d’avoir quelque rapport avec l’absent.
NINON, riant.
Vous badinez* ; mais en vérité vous lui ressemblez beaucoup.
LE COMTE DE FIESQUE.
Eh bien, en faveur de cette ressemblance, aimez-moi, Ninon, et faites le bonheur d’un homme qui n’a jamais brûlé d’un véritable amour, que depuis qu’il vous connoît.
NINON.
Il faut que je vous fuye ; je le veux, je le dois.
LE COMTE DE FIESQUE, mettant la main sur son épée.
Vous voulez donc ma mort. Eh bien, je dois renoncer à la vie, puisque je n’ai pas le bonheur de vous plaire ; aussi bien, elle me serait insupportable.
NINON, l’arêtant.
Arrêtez, mon cher de Fiesque. Vous êtes, en vérité, un terrible homme, mais que voulez-vous de moi dans la cruelle position où je me trouve.
LE COMTE DE FIESQUE.
Ce que je veux ? ah ! Ninon, pouvez-vous le demander ? ce cœur que je brûle d’obtenir.
NINON, avec dépit.
Eh ! vous l’avez déjà.
LE COMTE DE FIESQUE, lui baisant la main.
Ah ! Ninon, que me dites-vous ? que je suis heureux !
NINON, en tournant la tête.
Ah ! le bon billet qu’a la Châtre !
LE COMTE DE FIESQUE.
Le regrettez-vous encore ?
NINON.
Non ? pas tant que ce matin ; mais il m’est bien permis d’y penser encore.
En vérité, c’est incroyable : tous mes amis sollicitent ma grace*, et moi, je suis ici à faire l’amour à mon aise avec Monsieur. Ah ! si l’on savoit cette nouvelle anecdote, il ne serait pas si facile de l’obtenir.
LE COMTE DE FIESQUE.
Eh bien, qu’est ce qu’on dirait ? que vous ne perdez pas votre tems ; et qu’une femme d’esprit comme vous, doit toujours être occupée.
NINON.
J’en conviens, mais ce genre d’occupation, ne me fait point honneur.
A propos j’oublie l’intéressante Olimpe. Allons la rassurer, elle doit être bien agitée, mais elle ne l’est pas plus que moi.
Je vous laisse pour un instant, une circonstance de bienséance m’appelle ailleurs.
SCENE IX. §
LE COMTE DE FIESQUE, seul.
Ninon se repent de s’être tant avancée avec moi, et je la loue ; car plus je l’aime, et plus je la crains. Quel est l’homme qui pourroit résister à une femme si séduisante, qui réunit l’esprit, les talens, les graces*, la beauté, et cent rares qualités étrangères chez les femmes. Ah ! Ninon, en faisant mon bonheur, vous allez me rendre l’homme le plus malheureux. Aurai-je la force de résister au sort qui m’attend ? non, je n’ai que ce qu’il en faut pour éviter le danger pour jamais. Fuyons Ninon, et son aimable société.
SCENE X. §
NINON, le regardant s’en aller.
Il sort… Mais je crois, ma foi, qu’il s’en va tout de bon. Ah ! Monsieur le Comte de Fiesque, c’est bien mal à vous. Dois-je le blâmer ? n’est-il pas convaincu de ma légèreté et de mon inconstance ? Mais je n’étois pas tout-à-fait séduite… Ah ! Monsieur le Comte, Mon/ {p. 112}/sieur le Comte, vous me bravez*. Oh ! je vous ferai voir que je ne suis pas de ces femmes que l’on subjugue par de semblables moyens.
SCENE XI. §
LE GRAND-CONDE, avec empressement.
Je viens, Mademoiselle de l’Enclos, m’acquitter des ordres de la Reine, et vous assurer de sa part qu’elle est fâchée* qu’on lui ait fait de faux rapports sur votre compte ; qu’elle en punira les délateurs, et que sa faveur ne s’étendra jamais sur les femmes perfides qui ont ôsé vous calomnier auprès d’Elle.
NINON.
Je n’en attendois pas moins de la justice et des bontés de Sa Majesté ; mais, mon Prince, je vous les dois, et sans votre assistance, je serois, peut-être, encore aux yeux de cette grande Reine une femme livrée aux plus grands excès.
LE GRAND-CONDE.
Non, le Maréchal d’Estrées avoit déjà plaidé votre cause en présence de la Reine de Suède, l’illustre Christine, qui brûle de vous voir, et qui a demandé au Maréchal la grace* de vous la presenter.
NINON.
Quoi ! mon Prince, y pensez-vous ? moi, Ninon, simple particulière, puis-je être en état de recevoir cette grande Reine ? non, cet honneur n’est pas fait pour moi.
LE MARECHAL D’ESTREES.
Il y a quelque tems qu’elle me demanda si je voulois la conduire chez vous ; mais comme elle n’en parloit plus, je crus que des raisons de bienséance l’en avoient détournée. Aujourd’hui, elle arrive chez la Reine, à l’instant que je confondois vos vils calomniateurs. Le Prince paroît avec toute son escorte, jusqu’au Philosophe Scaron, qui a fait à la Reine un sensible plaisir. Sa Majesté a daigné parler à tous vos amis. La Reine Christine, à l’appui du Prince et de Sa Majesté, a dit tout haut : je me fais un vrai plaisir et un honneur d’aller rendre mon hommage à cette fille célèbre, dont la beauté et les talens sont les moindres ornemens de ses rares qualités.
NINON.
Je dois ce grand éloge au récit de mes amis trop prévenus* en ma faveur, et je ne puis les approuver sans une vanité déplacée. Il serait, sans doute, glorieux pour moi de recevoir cette grande Reine dont l’esprit et les lumières nous frappent sans nous étonner de sa part, et qui, descendue du Trône par une philosophie rare et sublime, voit l’univers à ses pieds, et dans l’admiration de ses hautes qualités et de ses connoissances profondes. Si sa démarche restait inconnue, je serais au comble du bonheur de jouir, moi seule, de son auguste {p. 114} présence ; cette faveur me ferait trop d’ennemis, et je craindrois moi-même d’en devenir trop vaine.
LE GRAND-CONDE.
Vous lui ferez donc refuser votre porte, car je vous préviens que le Maréchal d’Estrées et moi, nous vous la présentons ce soir.
NINON.
Eh bien, il faut jouir de cette faveur. Je recevrai donc cette illustre Souveraine, mais encore faut-il que je la reçoive avec la dignité que l’on doit à son rang. Ma foi, mes amis, nous la fêterons tous ensemble du mieux qu’il nous sera possible. Si Molière pouvoit arriver, son génie nous seroit d’une grande ressource. Il a tant de facilité qu’il n’y a que lui qui puisse nous tirer d’embarras.
LE MARECHAL D’ESTREES.
Le voici avec Chapelle, et Saint-Evremont.
LE GRAND-CONDE.
Il arrive fort à propos.
SCENE XII. §
LE GRAND-CONDE.
Je vous salue, Messieurs ; (à Molière.) arrivez donc, Monsieur Molière : nous vous attendons, mon ami, avec la dernière impatience.
MOLIERE.
Mon Prince, j’aurois volé si j’avois pu le prévoir.
LE GRAND-CONDE.
Vous ne prévoyez pas non plus, mon ami, que vous nous allez tirer d’embarras ?
MOLIERE.
Vous tirer d’embarras ! Mon Prince, il faudroit être aussi intrépide que vous, il faudroit un autre vous-même, et il n’y a que le sang des Bourbons qui produise vos pareils.
LE MARECHAL D’ESTREES.
La remarque est juste. Heureux*, mon Prince, ceux qui ont servi sous vos drapeaux.
NINON.
Le nom de Condé sera toujours cher à la postérité.
LE GRAND-CONDE.
Je suis sensible aux choses obligeantes que vous me dites ; mais, Messieurs, et vous aussi, Ninon, il ne s’agit ni de ma gloire ni de ma valeur. Si c’étoit pour monter à l’assaut, ou pour lever un siège, je n’appellerois pas Molière à mon secours.
MOLIERE.
Je le crois, mon Prince ; mais convenez que le dernier vous est inconnu.
LE GRAND-CONDE.
Le courage et la force ne peuvent répondre de ces évènemens. Il est souvent prudent de se retirer à propos, et quelquefois une seconde tentative est plus heureuse* que la première. C'est l’art de la guerre, ainsi ne parlons plus que de la paix. La splendeur de la Cour annonce un Règne aussi florissant que celui d’Auguste.
NINON.
Vous en êtes, mon Prince, le plus ferme soutien. Le jeune Monarque dans son Berceau a vu son Trône chancelant, raffermi par votre bras invincible.
LE GRAND-CONDE.
Tous les jours, son amitié pour moi augmente avec l’âge, et tous les jours son goût se développant avec son amour pour les Arts et pour ses sujets, prouve que nous aurons en lui un grand Roi. Molière, il me parloit de vous hier au soir : « mon cousin, disoit-il, que pensez-vous {p. 117} de cet homme et de ses ouvrages ? Sire, lui dis-je, je vois les derniers comme des chef-d’œuvres, et dans sa conversation, je trouve toujours de quoi apprendre ». « Vous me faites plaisir, me dit-il, de me montrer que vous joignez à l’art de la guerre l’art de connoître et d’apprécier les talens. Je vous en fais mon compliment, car ordinairement les plus grands Guerriers sont sauvages, et ne connoissent d’autre mérite que le courage de se battre, et ils semblent n’être nés que pour cet état. » Lequel de vous ou de moi, Molière, a plus à se louer de ce jeune Monarque ?
MOLIERE, avec respect.
Mon Prince, je suis confus de tant de bontés, et le Roi, en parlant ainsi, craignoit de trouver dans son bras droit, l’ennemi de ses plaisirs : il vous a bien nommé quand il a vu ce noble retour sur vous-même. « Désormais, dit-il, on peut le nommer le Grand-Condé ».
LE GRAND-CONDE.
Vous êtes instruit, Molière, du retour de la Reine en faveur de Ninon ?
MOLIERE.
Oui, mon Prince ; et de plus de la visite que la Reine Christine veut lui rendre ; et déjà tout Paris le sait.
NINON.
Mais comment la recevoir ? Il faut, Molière, que vous veniez à mon aide, et qu’un agréable impromptu de votre façon lui donne une bonne idée de ma société.
MOLIERE, avec empressement.
Je vais me mettre en quatre. Mon Prince, permettez que je prenne congé de Votre Altesse, et que j’aille mettre la main à l’œuvre.
Saint-Evremont et Chapelle vont vous rendre compte de leur mission : tout s’arrangera, si vous le voulez bien.
SCENE XIII. §
LE GRAND-CONDE.
Je vais aussi me retirer, et vous laisser, Ninon, le tems de vous préparer… Ninon, restez de grace.
SCENE XIV. §
NINON.
Quel bonheur pour moi d’avoir règné dans le cœur de ce grand Prince !
CHAPELLE.
Je crois, Ninon, que la gloire vous enflamme.
NINON.
Que voulez-vous ? on perdrait la tête à moins. On m’estime, on m’honnore, une grande Reine vient aujourd’hui me visiter : en vérité, mes amis, si vous ne prenez pas garde à moi, je vais devenir folle, et je ne serais propre ensuite qu’à la compagnie de Desyveteaux ; lui, dans de douces rêveries et des plaisirs champêtres ; moi, dans des folies pompeuses et martiales. Les Canons, les Trompettes formeront mon cortège, et vous verrez le Trône aux pieds d’une cabane. Si je ne suis pas folle, cela y ressemble beaucoup.
SAINT-EVREMONT.
Vous vous amusez, Ninon, mais pour toute autre que vous j’aurais grand-peur.
NINON.
Ça, parlons de cette pauvre enfant qui ne s’amuse guères, renfermée seule avec sa Gouvernante, avez-vous vu son père, Monsieur de Saint-Evremont ?
SAINT-EVREMONT.
Oui, mais c’est le plus intraitable des hommes.
NINON.
Ah ! que me dites-vous là ?
SAINT-EVREMONT.
Il n’y a que vous qui puissiez en venir à bout.
NINON.
Et que faut-il que je fasse ?
CHAPELLE.
Le voir. Il ne seroit pas digne d’être père, s’il résiste à vos argumens.
NINON.
Je ferai tout ce qui dépendra de moi, mais il faut au moins que vous me le fassiez connoître.
SAINT-EVREMOND.
Demain matin, je vous le présente, si vous le jugez à propos. D’ailleurs, le Marquis desire fort d’être admis dans votre société.
NINON.
J’en suis bien aise : ainsi, nous n’avons à nous occuper ce soir, que de la Reine de Suède. Saint-Evremond, vous ornerez la fête ; et vous, Chapelle, vous n’y manquerez pas.
CHAPELLE.
Nous allons vous laisser.
NINON.
Soit ; mais occupez-vous de quelques couplets en l’honneur de cette femme étonnante*.
CHAPELLE.
Vous avez mis ce soin en trop bonnes mains, pour que nous osions nous mêler de la partie.
NINON.
Vous voulez des complimens, et je ne sais que dire des vérités à mes amis. Nous en ferons tous ; et les plus mauvais, seront les plus sincères : c’est le cœur qui les dictera, et non pas le génie.
Fin du troisième Acte.
ACTE IV. §
SCENE PREMIERE. §
NINON.
Oui, Mademoiselle ; demain je verrai Monsieur votre père, et soyez persuadée qu’il ne dépendra pas de moi, si vous n’obtenez point l’époux que votre cœur a choisi.
OLIMPE.
Ah ! j’en suis bien sûre ; mais je crains de vous déranger, Mademoiselle, et je vais me retirer.
NINON.
Non, Mademoiselle ; malgré l’embarras où la visite de la Reine de Suède me jette, j’ai le plus grand plaisir de jouir de votre aimable présence. Je ne puis vous offrir de vous trouver à cette fête, ce seroit compromettre vos intérêts, qui me sont plus chers que les miens.
Mlle OLIMPE.
Que j’en suis pénétrée* : si la plus sincère amitié peut m’acquitter un jour, combien je vous prou/ {p. 122}/verai ma reconnoissance ! Mais souffrez que je n’abuse pas plus long-temps de votre complaisance. Je vais me retirer.
NINON.
Permettez-moi de vous faire reconduire : mes chevaux sont à ma voiture… Mademoiselle le Roi !
SCENE II. §
NINON, à Mademoiselle le Roi.
Conduisez Mademoiselle jusqu’à ma voiture.
Adieu Mademoiselle.
SCENE III. §
NINON, seule.
Que cette enfant m’intéresse ! Que son amour est pur ! Que n’ai-je aimé de même ! Mais ce Comte de Fiesque, c’est un homme insupportable. {p. 123} Eh bien ! cet homme m’occupe malgré moi : que je suis foible ! et je veux avoir du courage. Mon sexe l’emporte, et je suis toujours femme.
SCENE IV. §
MOLIERE, avec empressement.
Je viens vous communiquer le plan de votre fête, mais je ne vous réponds pas qu’il soit de votre goût. Que vois-je ? Quelle nouvelle inquiétude paroît vous agiter ?
NINON.
Ah ! mon cher Molière, j’ai bien besoin de votre présence : mon ami, je suis plus folle que jamais.
MOLIERE.
Comment donc ? La Châtre vous occuperoit-il encore ? Il est cependant loin depuis ce matin.
NINON.
Oh ! je vous en réponds : un autre a déjà pris sa place.
MOLIERE, riant.
Déjà.
NINON.
Cela vous étonne ?
MOLIERE.
Point du tout : mais c’est l’air avec lequel vous me l’annoncez. Que vous êtes heureuse* de traiter l’amour comme un enfant qu’il est. En vérité, je vous en crois la mère. Vous êtes Vénus sous les traits de Ninon. Pour nous tromper, et nous séduire, elle ne pouvoit pas en trouver de plus parfaits.
NINON.
Amusez-vous, Molière, sur mon compte, vous le pouvez, et je le mérite.
MOLIERE.
Allons, ne me boudez pas ; ce n’est pas votre habitude. Apprenez-moi quel est le fortuné qui vous intéresse actuellement ?
NINON.
Ne le devinez-vous pas ?
MOLIERE.
Ah ! oui, je m’en doute : celui qui vouloit tantôt…
A ce geste, j’aurois dû le reconnoître. Il a du courage. Il est aimable, en un mot, il est fait pour être votre Amant.
NINON.
Mais il me brave*, et semble même me dédaigner.
MOLIERE.
Cela n’est pas possible… Au surplus, peut-être vous craint-il, et la fuite, en pareil cas, est bien pardonnable.
NINON.
Eh bien, prenons mon parti : je veux désormais ne m’occuper que de mes amis ; aussi bien, je pourrois finir plus désagréablement que ce misérable Desyveteaux. Il a trouvé, dans ses vieux jours, une Bergère qui le console, et moi, à cet âge, je ne trouverois pas de Berger.
MOLIERE.
Je vous prédis Ninon, qu’à quatre-vingt ans vous ferez encore des passions.
NINON.
A propos j’ai donné parole pour cette époque à l’Abbé Gedoin. Mais où serons-nous dans ce tems l’un et l’autre ?
MOLIERE.
Je voudrois vivre jusques-là pour le voir ; mais vous êtes encore jeune, et moi, j’approche de ma quarantaine.
NINON, riant.
Le pauvre vieux, que je le plains. Portez-moi, je vous prie, respect, car je suis votre aînée de cinq ou six ans.
MOLIERE.
Cela n’est pas possible ; vous avez la beauté et la fraîcheur de quinze ans.
NINON.
Tout ce qu’il vous plaira ; mais il n’est pas moins vrai que j’ai passé de quelques années la quarantaine : ainsi vous êtes trop sage pour {p. 126} ne pas me conseiller de renoncer à plaire et à me laisser séduire.
MOLIERE.
Ne me demandez pas de conseils sur cette matière ; car je vous assure que vous me trouveriez moins raisonnable que vous.
NINON, soupirant.
Eh bien, voyons donc votre plan.
MOLIERE, à part.
C'est interrompre bien adroitement la conversation.
NINON.
C'est charmant ; mais que peut-on attendre de vous, si ce n’est des choses admirables : ah ! vous êtes bien l’unique.
MOLIERE.
Que fait Mademoiselle de Châteauroux ?
NINON.
Je l’ai renvoyée, mon ami. Il n’étoit pas prudent que je la retinsse davantage, dans un moment où ma maison va se trouver ouverte à toutes mes connoissances ; mais demain matin elle se trouvera ici avant l’arrivée de son père : vous ne manquerez pas de vous y rendre, et nous travaillerons, je l’espere, avec succès, au bonheur de cette aimable personne.
MOLIERE.
Vous vous en mêlez, il n’y a pas de doute.
NINON.
Il est vrai que je serai bien forte quand je vous aurai pour appui.
SCENE V. §
FRANCISQUE.
Madame la Marquise de la Sablière et Monsieur Mignard font demander, Mademoiselle, si vous êtes visible.
NINON.
Faites-entrer.
SCENE VI. §
NINON, allant à Madame de la Sablière.
Enfin, je vous suis redevable, Madame la Marquise, d’avoir retrouvé ce pauvre Desyveteaux.
Mad. DE LA SABLIERE.
Je sais son aventure. Monsieur de Gourville {p. 128}vient de me la raconter. Elle est on ne peut pas plus plaisante, et sa folie est aussi gaie qu’inconcevable.
NINON.
Ah ! je vous en assure.
MIGNARD.
Je viens d’en entendre le récit, et j’en ai encore l’imagination remplie.
MOLIERE.
Vous devriez traiter ce sujet, Monsieur Mignard, il n’y a qu’un peintre comme vous qui puisse rendre ce tableau.
MIGNARD, réfléchissant.
Oui… Un grand Prince, l’amour de la patrie… dans un lieu champêtre, la surprise des Paysans, le Berger Coridon. Nous en parlerons, Monsieur Moliere.
NINON.
A propos, Monsieur Mignard, comment se porte Mademoiselle votre fille. C'est un Amour pour la beauté, Vénus pour les graces*, et Minerve pour les talens.
MIGNARD.
Oui, mais elle n’a point de mémoire.
NINON.
Elle n’a pas de mémoire ! ah ! Monsieur Mignard, que vous êtes heureux* ! elle ne citera pas.
MOLIERE.
Votre antipathie pour les citations vous ferait même préférer la plus profonde ignorance.
NINON.
Je l’avoue, et j’aime mieux un esprit médiocre que les gens savans qui trouvent l’occasion de citer à tout propos. Soyez persuadé, Monsieur Mignard, d’après ce que vous me dites, que Mademoiselle votre fille sera une femme fort aimable.
Mad. DE LA SABLIERE.
Je suis chargée, Mademoiselle de l’Enclos, de vous demander une grace* de la part de deux jeunes demoiselles, moins intéressantes que Mademoiselle Mignard, mais qui ne brûlent pas moins de faire votre connoissance.
NINON.
Ce sont Mesdemoiselles de la Sablière. Je les reconnois à la faveur qu’elles veulent me faire, et à la modestie de leur mère. J’attends depuis longtems le plaisir de les embrasser.
Mad. DE LA SABLIERE.
Elles auront la satisfaction de dîner demain avec vous et avec la Fontaine. Je compte sur Monsieur Molière. Quelle fête pour elles ! mais elles veulent devancer ce plaisir en venant vous faire leur visite aujourd’hui. Ma voiture est allée les prendre au Couvent, et je les attends pour vous les présenter.
NINON.
Permettez-moi, Madame la Marquise, de m’opposer à l’honneur que vous voulez me faire de me présenter vos Demoiselles. Elles sont jeunes, {p. 130} belles, riches, aimables et bien nées ; elles sont faites pour prétendre aux plus grands partis, et si l’on sçavait dans le monde qu’elles fussent venues chez moi, cette démarche pourrait leur faire le plus grand tort.
Mad. DE LA SABLIERE.
Y pensez-vous, Mademoiselle de l’Enclos ? Eh, quelles sont les personnes qui pourroient prendre une impression aussi défavorable.
MOLIERE.
Il n’y a que des hypocrites, des femmes sans principes d’honneur et de probité qui cherchent à ternir votre réputation.
MIGNARD.
Dénuées de qualités estimables, elles cherchent à les obscurcir en la personne qui les possède : eh ! quelle est la femme qui mérite mieux que vous, Mademoiselle, l’éloge de tous les honnêtes gens.
Mad. DE LA SABLIERE.
Pour moi, je m’applaudis d’être d’un avis différent sur votre compte, de celui de ces prétendues femmes de bien.
NINON.
Mon Dieu, j’ambitionne plus votre estime, que je ne redoute leurs atteintes ; mais la médisance et la calomnie peuvent être si nuisibles à de jeunes Demoiselles qui fixent déjà l’attention des Maisons les plus illustres, qu’il faut ôter aux méchans, le malin plaisir de répandre leur venin.
SCENE VII. §
FRANCISQUE, annonçant.
Mesdemoiselles de la Sablière.
NINON, avec empressement à Madame de la Sablière.
Permettez-moi, Madame, d’aller les recevoir à la porte, et de les embrasser.
SCENE VIII. §
MOLIERE, seul.
Quelle grandeur d’ame ! Quel esprit ! Quelle délicatesse ! Ah ! femmes, femmes qui vous gendarmez contre elle ; apprenez à l’imiter, et vous vous éleverez. Quel modèle à suivre ! Ses foiblesses, ses erreurs, font ressortir davantage ses grandes et sublimes qualités. Se seroit-on jamais douté, dans sa modeste conversation, qu’elle attend ce soir chez elle la Reine de Suède ? Après cet hommage, elle pouvoit recevoir, ce me semble, deux Demoiselles de qualité, sans craindre de porter la moindre atteinte à leur réputation.
SCENE IX. §
MOLIERE.
Ah ! vous voilà, Monsieur le Comte. Ma foi, je crains bien pour vous que vous ne soyez arrivé trop tard. On a réfléchi.
LE COMTE DE FIESQUE.
Comment, seroit-il possible ?
MOLIERE.
Mais aussi, Monsieur le Comte, quel homme êtes-vous, de laisser à une femme le tems de la réflexion, et sur-tout à Ninon… Allons, embrassez-moi, vous serez des nôtres. L’amitié vous récompensera des pertes de l’amour.
LE COMTE DE FIESQUE, avec dépit.
Ma foi, voilà une heureuse* consolation.
MOLIERE.
Pas tant à dédaigner. Tous les hommes n’en sont pas dignes.
LE COMTE DE FIESQUE.
Je l’avoue, mais vous conviendrez que mon règne n’a pas été long ; à peine a-t-il commencé.
MOLIERE.
Un jour l’a vu commencer et finir ; mais vous {p. 133} conviendrez à votre tour, que le jour qui fait le bonheur d’un Amant, est un des plus beaux jours de sa vie.
LE COMTE DE FIESQUE.
J’aime mieux la fuir toujours, que de faire mon malheur de ce jour que vous trouvez si fortuné.
MOLIERE.
Tant mieux pour vous, si vous pouvez l’éviter.
SCENE X. §
NINON, à Molière.
Moliere, on vous attend…
Ah ! vous voilà, Monsieur ! Quelle nouvelle nous apportez-vous ? Elles sont bonnes, sans doute, car vous avez eu le tems d’y réfléchir ? Molière n’est pas de trop, nous pouvons nous expliquer devant lui.
LE COMTE DE FIESQUE, à part.
Ai, ai, ai, tout est perdu, puisqu’elle me raille.
NINON, avec vivacité.
Dépêchez-vous donc, votre phlegme m’impatiente.
MOLIERE, à part.
Un Amant calme n’est pas ce qui lui convient.
LE COMTE DE FIESQUE, regardant Ninon en soupirant.
Ninon, qu’il est heureux* de vous aimer, mais qu’il est cruel de vous plaire.
NINON, à Molière.
Molière, pouvez-vous résoudre ce problème ?
MOLIERE.
Je l’entends parfaitement, et vous l’avez saisi aussi-bien que moi.
NINON, au Comte.
Revenez donc : on ne s’en va pas pour avoir entortillé un aveu par une Epigramme. Je conçois actuellement que vous me craignez plus comme Amante, que comme amie.
LE COMTE DE FIESQUE.
Je crains tous les deux, puisqu’il faut vous le dire. Ce ne sera que par la fuite que je reclamerai l’amitié, si j’ai la force de vous fuir.
MOLIERE, à part.
Ah ! voilà le courage qui lui manque ; je le vois à ses genoux.
SCENE XI. §
Mlle LE ROI.
Monsieur et Madame Scaron viennent d’arriver, et je viens d’entendre plusieurs voitures entrer dans la cour.
SCENE XII. §
FRANCISQUE.
Le Sallon commence à se remplir, Mademoiselle ; Monsieur Scaron a pris déjà sa place, et vous demande à grands cris, ainsi que Monsieur Molière.
MOLIERE.
Pour moi, j’y cours d’autant plus, que j’ai à finir ma besogne, dans laquelle Scaron pourra m’être très-utile.
(Il sort.)
NINON, à Francisque.
Vous m’avertirez dès que vous verrez arriver la Reine.
FRANCISQUE.
Je n’y manquerai pas, Mademoiselle.
SCENE XIII. §
NINON, à part regardant le Comte.
Qu’on est bête quand on est amoureux. Je voudrais lui parler et je ne sais par où commencer.
J’en suis en vérité honteuse ; pour l’éviter je vais m’en aller.
LE COMTE DE FIESQUE, courant après elle.
Vous auriez bien le courage* de me laisser tout seul.
NINON.
Quand les gens aiment à rêver, il ne faut pas les priver de ce plaisir, et moi, je n’aime à gêner personne.
LE COMTE DE FIESQUE.
Mais c’est à vous que je pense. Je n’ai que vous devant les yeux, vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde, mais je crains…
NINON, avec joie.
L’amant qui craint l’avenir, et qui fait provision de constance, est bien près de violer ses sermens. {p. 137} L’Amour veut être libre, et c’est en l’enchaînant qu’il s’échappe.
Si la Châtre m’avait crue…
LE COMTE DE FIESQUE.
Que dites-vous, Ninon ?
NINON, balbutiant.
Rien…c’est une réflexion…
LE COMTE DE FIESQUE, l’interrompant, et se jettant à ses pieds.
Eh bien, n’en faisons plus ni l’un ni l’autre, et laissez-moi me flatter de croire que je serai longtems heureux.
NINON, le relevant.
Ah ! je l’espère.
SCENE XIV. §
FRANCISQUE, accourant.
Mademoiselle, j’ai été surpris ; je n’ai point entendu de voiture.
NINON.
Ciel ! je suis toute déconcertée.
LE COMTE DE FIESQUE, à part.
Quelle imprudence j’ai fait commettre à Ninon !
NINON, revenant à elle, et se jettant aux pieds de la Reine.
Je tombe aux pieds de Votre Majesté, je lui rends grace* de la faveur dont elle daigne m’honorer.
CHRISTINE, la relevant avec bonté.
Vous ! Mademoiselle de l’Enclos à mes genoux ! je vous le pardonne. On est si souvent aux vôtres. Il faut d’abord, pour vous mettre plus à votre aise, que je vous embrasse. Je veux que deux baisers soient les prémices de notre liaison.
Songez que je suis ici une simple particulière, et que je ne veux point de distinction.
NINON, avec surprise.
Ah ! Madame, je me croyais quelque chose en femme, et je vois que je ne suis rien en comparaison de tant de Philosophie, de courage, de noblesse, et de modestie.
CHRISTINE.
Il faut avoir quelque analogie de caractère avec le vôtre, Mademoiselle, pour désirer aussi vivement que moi de faire votre connoissance.
Je ne suis pas surprise, Prince, si elle a votre estime et votre amitié.
LE GRAND CONDE, à Christine.
Elle est digne de l’un et de l’autre. Je crois, Madame, que c’est remplir vos desirs que de vous laisser la liberté de l’entretenir sans témoins. Je vais profiter de ce moment pour me rendre au {p. 139} conseil de la Reine. Maréchal d’Estrées, vous allez me suivre, nous reviendrons ensemble vous retrouver.
Et vous Comte de Fiesque, vous n’êtes pas non plus nécessaire ici.
LE COMTE DE FIESQUE.
Mon Prince, j’allois me retirer.
SCENE XV. §
CHRISTINE, avec aisance.
Asseyons-nous maintenant.
Que je sais bon gré au Prince de nous avoir laissées, je n’osois le lui demander. On ne pouvoit deviner plus à propos mon intention.
NINON.
Le Prince, Madame, fait bien ce qu’il fait. Rien n’échappe à sa pénétration* ; et ce qu’il y a de plus admirable, c’est que ce héros, à qui rien ne résiste, est simple et modeste avec ses amis. Ce ne sont pas ses égaux qu’il honore le plus de son amitié. Il ne l’accorde qu’au vrai mérite et aux {p. 140} grands talens, quand ils sont accompagnés des sentimens* qui distinguent l’homme et qui montrent son véritable caractère.
CHRISTINE.
Il est heureux* pour la Cour de France d’avoir, dans un Prince de son Sang, un si grand Capitaine. Si j’avois eu à la tête de mes armées ce foudre de guerre, j’aurois pu avec gloire conserver ma Couronne, et faire le bonheur de mon peuple ; mais j’ai entrevu de loin son ingratitude ; et n’étant fecondée que foiblement, je suis descendue du trône avec la même tranquillité que j’y étois montée. Alors j’ai vu l’amour et les regrets de mes sujets ; retour superflu ! Le parti étoit pris. J’ai détaché de ma tête le diadème pour le placer moi-même sur le front de mon Successeur. Cette abdication a calmé les esprits ; et maîtresse de mon sort, sans rang et sans éclat, j’ai commencé à régner pour moi-même.
NINON.
Le vulgaire regarde une Couronne comme un don du Ciel ; mais je conçois aisément, Madame, que les Rois sont les victimes de ce préjugé, et qu’en faisant tout pour le bonheur de leurs sujets, ils n’ont pas encore assez fait. Ils donnent des lois, et sont esclaves au milieu de l’éclat qui les environne.
CHRISTINE.
Ajoutez encore qu’ils le sont de leurs cruels devoirs. Un Roi n’a pas le droit de penser ni d’agir comme un homme ordinaire. Toujours s’observant, toujours observé et forcé, à toute heure du {p. 141} jour, de représenter un faux personnage ; il se lasse à la fin de ce rôle trop pénible ; et s’il est assez Philosophe, il en arrache le masque, et reprend sans peine son véritable caractère.
NINON.
Tous les Souverains pensent comme vous, Madame ; mais, quel est celui qui aura le courage de vous imiter. Il est si flatteur pour la vanité de commander à tout un peuple, et d’en être adoré.
CHRISTINE.
Cet amour est si sujet au caprice ; croyez-moi, Mademoiselle, je n’ai point quitté mes Etats par orgueil, ni par mécontentement, mais je n’ai pas voulu m’exposer à la haine de mes sujets, quand j’ai sacrifié mon penchant, pour assurer leur bonheur.
NINON.
En quittant la Couronne, vous en êtes plus grande aux yeux de l’univers.
CHRISTINE.
Brisons là-dessus, Mademoiselle de l’Enclos, et laissons le poid de la Couronne à ceux qui en sont chargés. Je vous ai trop entretenue sur cette matière ; mais j’ai voulu vous ouvrir mon ame toute entière. Parlons maintenant de vos amis, de votre société ; on dit qu’elle est charmante, qu’elle réunit des hommes du plus grand génie, du premier rang ; enfin, que la meilleure compagnie de Paris se trouve chez vous.
NINON.
Il est vrai, Madame, que les hommes de ma {p. 142} société se sont presque tous rendus recommandables à leur siècle, et que j’ai le bonheur de les rassembler chez moi, sans que rien puisse troubler cette union.
CHRISTINE.
Cela fait bien votre éloge ; et je ne m’étonne pas si vous excitez la jalousie des femmes, et sur-tout des prudes.
NINON.
Ce sont les pédans, censeurs de l’amour.
CHRISTINE.
Vous lui faites bien plus de grace* : aussi, dit-on, que c’est dans votre maison qu’il a fixé sa cour.
NINON.
Il est vrai qu’il m’est assez favorable ; mais je voudrois que ce Dieu fit comme Thétis, qu’il me rendit invulnérable aux atteintes de la vieillesse, et qu’il me cachât les rides sous le talon, afin que je fusse plus long-tems soumise à ses loix.
CHRISTINE.
C'est charmant ! On n’est pas plus aimable, plus vraie, plus sincère ; mais sous quel point de vue le considérez-vous ? Pourquoi fait-il le bonheur des uns et le tourment des autres ? Il me semble avoir ouï dire que vous le traitez philosophiquement.
NINON.
Jusqu’à un certain point. Cependant, les circonstances et sur-tout les événemens de la guerre, m’ont exposée quelquefois au changement. Je me suis vue même forcée, en certains cas, d’étouffer {p. 143}l’amour dans mon cœur, pour rendre à la gloire ceux que j’aimois ; mais, en le considérant tel qu’il est, l’amour ne m’a paru qu’un goût fondé sur les sens, un sentiment aveugle qui ne suppose aucun mérite dans l’objet qui le fait naître, et ne l’engage à aucune reconnoissance ; en un mot, un caprice dont la durée ne dépend pas de nous, et que suivent le dégoût et le repentir.
CHRISTINE, se levant.
Quelle femme ! Il y a plus d’héroïsme dans son ame que de foiblesse. Ma bonne amie ! vous me permettrez désormais de vous nommer ainsi.
NINON.
Je ferai tout pour conserver cette faveur ; mais comment ai-je pu la mériter ?
CHRISTINE.
Par les qualités qui vous mettent au-dessus de votre sexe : je voudrois, Ninon, qu’une heureuse* circonstance vous rapprochât de moi. Vous n’avez pas voyagé, il faudroit m’accompagner à Rome.
NINON.
Ce seroit mon goût et mon désir, si je ne consultois que mon plaisir et ma gloire, mais, grande Reine, l’Univers a les yeux ouverts sur vous, il retentit de vos éloges, et peut-être son suffrage se changeroit-il en satyre. N’avez-vous pas été témoin, Madame, combien j’ai excité l’envie et la calomnie ; et que seroit-ce, si l’on me voyoit à votre suite ? Votre génie, vos vertus* vous mettent au-dessus de la censure, mais avec {p. 144} moi, Madame, vous n’en seriez point exempte. Il m’en coûte sans doute de refuser une proposition si flatteuse ; mais je ne consulte que votre gloire.
CHRISTINE.
Je suis persuadée de la sincérité et de la délicatesse de vos sentimens*, et sans vouloir insister davantage sur ce que j’aurois le plus désiré, c’étoit de m’instruire avec vous dans mon voyage ; je ne vous dirai pas moins, ma chère l’Enclos, que nous n’aimons la gloire que pour nos amis. Quand on a l’estime de soi, on est au-dessus des préjugés. Celui qui voit d’un œil philosophique le cours de la vie, ne s’arrête point aux vaines opinions des hommes, il met son bonheur dans la société de ceux qui sympatisent avec lui, sans s’embarrasser des idées populaires. Voilà ses avantages, voilà sa supériorité, le reste est le fruit de son inconséquence.
NINON.
Vous vous exprimez, Madame, avec tant d’énergie que je ne sais que répondre. Vos raisons sont sans réplique ; ainsi, Madame, disposez de ma personne ; je suis prête à vous suivre.
CHRISTINE.
Non, ma chère Ninon, vous ne serez pas seule généreuse : vous ne consultiez que ma gloire dans votre refus ; et moi, je ne voyois que ma satisfaction, en vous arrachant d’une société à laquelle vous devez être tendrement attachée. Vous en êtes adorée, faites-en l’ornement et l’honneur. Restez dans des lieux où l’on chérit votre présence, je me bornerai à vous écrire, je veux entretenir notre connoissance dans une aimable correspondance.
NINON.
C'est de cet instant que date mon vrai bonheur ; ce n’est donc qu’avec Christine de Suède que j’ai pu trouver de l’analogie avec ma façon de penser ; mais pour être digne d’elle, il m’auroit fallu quelques-unes de ses vertus*.
CHRISTINE.
Eh ! vous avez sur moi de plus grands avantages ; mais soyons égales, Ninon ; et puisque tout nous vient de la Nature, et qu’elle a mis tant de rapport entre nous deux, remplissons son but, en mettant dans notre liaison toute l’amitié d’une tendre fraternité.
NINON.
Vous me comblez par cette faveur.
CHRISTINE.
Je serois bien curieuse de voir votre société, vos amis, entre autres le célèbre Molière et le Philosophe Scaron, on dit qu’il supporte ses maux avec une gaieté admirable.
NINON.
Il faut le voir, Madame, pour en être persuadé. Ils sont tous les deux chez moi avec l’aimable Madame Scaron ; ainsi que la plupart de mes amis, qui tous n’aspirent qu’au bonheur de jouir de votre auguste présence.
SCENE XVI. §
LE GRAND CONDE.
Je suis peut-être arrivé trop tôt, Madame, et je crains d’avoir commis une indiscrétion.
CHRISTINE.
Je vous avoue, Prince, que je ne me suis point apperçue du tems dans la conversation de Mademoiselle de l’Enclos, que c’est la seule femme de France que l’on doive citer et admirer. Ce que vous m’en avez dit, Maréchal d’Estrées, est bien au-dessous de ce que je vois, et comme vous disiez bien, les plus grands éloges ne peuvent exprimer ce qu’elle mérite. Il faut la voir pour savoir l’apprécier, et c’est avec la plus grande reconnoissance que je vous fais mes remerciemens de m’avoir mis à même de connoître une femme aussi essentielle.
NINON.
Que ne dois-je pas à Monsieur le Maréchal qui m’a si fort élevée dans votre esprit, puisqu’il m’a procuré l’avantage inappréciable de me voir estimée et aimée de la femme la plus sublime de l’Univers… Voici, Madame, un homme qui n’est pas moins digne de votre estime.
SCENE XVII. §
CHRISTINE.
Approchez, homme célèbre, je suis enchantée de voir l’ami de Mademoiselle de l’Enclos. Ce titre fait bien votre éloge.
MOLIERE.
Madame, ses amis sont dignes d’elle, et voilà mon plus grand mérite.
CHRISTINE.
Vous me permettrez, Monsieur Molière, d’en augmenter le nombre.
MOLIERE.
C'est encore un nouveau lustre, Madame, que vous allez ajouter à la société, et dont les siècles à venir n’auront peut-être point d’autre exemple : elle réunit chez elle les Héros et les Rois, ce qu’il y a de plus distingué parmi les hommes de Lettres, et ce qu’il y a de plus estimable dans les Artistes. Egale avec tous, modeste sans affectation, elle obtient les vœux de toutes les classes, et l’amour des grandes ames.
NINON.
Mes amis me gâtent, Madame, et je ne m’en plains pas. Je suis si habituée à les entendre {p. 148} chanter mes louanges, que je suis tentée de croire que l’amitié a son bandeau comme l’amour. Je veux, pour m’en convaincre, consulter mes ennemis.
CHRISTINE.
Ce sera, je vous prie, ma chère Ninon, quand je ne serai plus à Paris.
NINON, bas à Molière.
Tout est il prêt ?
MOLIERE, bas.
Je venois vous en avertir.
NINON, dans le fond du Théâtre.
Allons, mes amis, que les talens, le zèle et le mérite couronnent cette Reine auguste. Que l’amitié par-tout lui offre un Trône, et qu’elle règne sur tous les cœurs.
CHRISTINE.
Où suis je ? Je n’ai jamais rien vu de plus galant* !
LE GRAND-CONDE.
Reine, permettez qu’un brave Soldat vous place sur un Trône que l’amitié vous offre.
CHRISTINE.
Que j’accepte avec plaisir !
Mais quel est ce Hérault d’Armes sur cette colonne ? Qu’il y a d’expression dans sa tête. Est-ce l’estimable la Fontaine ?
SCARON.
C'est, grande Reine, le pauvre Cul-de jatte qui ne peut saluer Votre Majesté qu’assis.
CHRISTINE.
Le voilà donc cet homme souffrant, et si aimable à-la-fois.
SCARON.
On oublie jusqu’à ses maux dans cette maison.
CHAPELLE.
A propos, vous auriez dû, Ninon, présenter à la Reine le bon homme puisqu’elle le demande.
MOLIERE.
Le bon homme, mon ami, il vivra plus que nous.
SCARON.
Sa gloire ne vieillira jamais. Ses Fables seront du goût de tous les tems.
CHRISTINE.
Toujours le vrai mérite rend justice aux talens.
Mad. SCARON ; s’avançant sur le Théâtre.
Grande Reine, acceptez cette couronne d’olivier que le respect et l’amitié vous offrent.
BALLETS.
MOLIERE, à Ninon.
D’où part le son de ce chalumeau ?
NINON.
Vous me le demandez, je l’ignore plus que vous.
SCENE XVIII. §
MATHURIN, en dansant, pendant que tous les Acteurs sont à genoux.
Gare, gare, place au Berger Coridon et à la Bergère Colinette !... Ah ! que de biau monde.
MOLIERE.
Ah ! c’est charmant ; cette scène vaut mieux que notre fête.
NINON, à Molière.
La Bergère m’a tenu parole.
MOLIERE.
C'est une fille d’honneur.
SCARON, étonné.
Je n’en reviens pas. Pauvre cher homme ! Comme le voilà défiguré. On ne le reconnoîtroit jamais.
DESYVETEAUX, se mettant à genoux aux pieds du Trône avec sa Bergère.
Déesse, que je ne connois point, et qui me paroissez étrangère en cette Cour, sans doute, vous êtes Bellone, à côté du Dieu Mars. Souffrez que le Berger Coridon avec sa Bergère vous offre son hommage.
CHRISTINE, à Ninon.
Sont-ils de la fête ceux-ci, Mademoiselle de l’Enclos ? ils imitent si bien le naturel que j’avoue ma surprise.
NINON.
Nous partageons tous cette même surprise, et nous n’attendions pas Monsieur Desyveteaux sous ce costume.
CHRISTINE, étonnée.
Desyveteaux ! Mais je connois quelques bons ouvrages qui portent ce nom.
LE GRAND-CONDE.
Madame, je vais en peu de mots vous raconter son aventure.
NINON, embrassant Desyveteaux.
Mon cher Desyveteaux, que j’ai de plaisir de vous revoir.
LE COMTE DE FIESQUE, à part, et qui n’a pas ôté les yeux de dessus Ninon pendant toute cette scène.
Je suis jaloux jusqu’au baiser qu’elle donne à la simple amitié. Voyez si l’amour peut quelque {p. 153} chose sur cette grande ame. Elle n’a pas encore jeté les yeux une seule fois sur moi.
NINON, à Molière.
Il ne me reconnoît plus.
MOLIERE, sur le devant du Théâtre à Ninon.
Je le crois bien : vous le nommez par son nom. Et avez-vous oublié qu’il n’est plus que le Berger Coridon.
NINON, riant.
Ah ! c’est vrai.
Berger Coridon, est-ce que vous n’aimez plus votre Ninon ?
NINON, en riant.
Molière, il me prend la main en cachette.
MOLIERE.
Si vous étiez une Bergère, il seroit bientôt infidèle. On a beau changer de folie ; le caractère de l’homme perce toujours.
MATHURIN, à Molière.
Ah ! je vous en réponds… Mais dites, Monsieur, vous qui nous avez l’air bien expérimenté, quelle est cette grande Dame aux côtés de ce biau Prince, qui ly parlions tout bas.
MOLIERE.
Mon ami, c’est cette grande Reine du Nord, cette fameuse Christine de Suede.
MATHURIN.
Tatidienne* ! m’est avis qu’oui. Je l’avons vu quand elle a fait sa brave entrée à Paris. Il me semblions encore la voir sur son cheval blanc, avec un biau habit d’écarlate, et tout plein de plumes blanches à son chapiau. Mais dites-nous donc, brave Monsieur, elle avoit l’air d’un homme à cheval, et ici elle a l’air d’une belle Dame.
MOLIERE.
Ecoute, mon ami, ces grands génies paroissent ce qu’ils veulent être. Quand tu l’as vue à cheval, tu l’as vue comme une Reine guerrière, semblable à ces anciennes Amazônes qui réunissoient la beauté avec cet air martial qui en imposoit. Il n’y a qu’elle maintenant au monde de ce caractère ; elle a abandonné son Trône à son Successeur, et tu vois qu’ici l’amitié lui en élève un autre.
MATHURIN.
Jarnigoi* ! que c’est bien fait, et qu’elle a bien l’air d’une Reine là-dessus !
NINON, bas au Comte de Fiesque.
Voyez comme ce grand homme sait se mettre à la portée de tout le monde, de tous les caractères : comme il est simple avec ce Paysan !
LE COMTE DE FIESQUE, avec dépit.
Oui, Madame, j’en conviens ; mais je n’ai pas le talent comme vous d’admirer, ou pour mieux dire, nos prétentions sont différentes. Je ne loue jamais les hommes.
NINON, bas au Comte.
Tant pis pour vous. Cela ne fait pas honneur à votre discernement au moins… Vous avez, je crois, l’air fâché, cela m’inquiète.
LE COMTE DE FIESQUE.
Il y paroit.
NINON, bas au Comte.
Observez-vous donc un peu plus, et songez que je ne peux pas faire autrement.
CHRISTINE, au Prince de Condé.
Ce que vous me dites, Prince, est étonnant : je veux questionner la Bergère.
MATHURIN, à part à Molière.
Elle va lui en conter* de belles, ma foi, la Bergère : ah ! la fine mouche ! Elle en revendra encore à la Reine.
MOLIERE, à part à Mathurin.
Elle n’en sera pas la dupe, je t’assure.
CHRISTINE, à la Dupuis.
Apprenez-moi, Bergère, depuis quand vous avez fixé le plus galant* des Bergers, et comment avez-vous pu l’enlever du sein de sa société, et lui faire oublier son nom ?
LA DUPUIS, s’accompagnant sur sa guittare, et chantant les paroles qui suivent.
AIR NOTÉ.
CHRISTINE, descendant du Trône.
Elle entend à merveille son rôle.
LE GRAND-CONDE.
Elle sait tirer avec esprit, parti des circonstances.
CHRISTINE, à Ninon.
Jamais je n’ai reçu d’hommage qui m’ait plus flattée que celui que je reçois dans votre aimable société, Mademoiselle de l’Enclos : il me sera toujours cher, et jamais je ne l’oublierai. Il est tems cependant de vous faire mes remerciemens et mes adieux. Je ne me sépare d’une si aimable assemblée (saluant tout le monde) qu’avec tous les regrets imaginables. Nous nous écrirons, Mademoiselle de l’Enclos, et j’espère que vous me rappellerez dans l’esprit de vos amis. J’y compte.
NINON, l’accompagnant.
Vous serez toujours présente à leur mémoire.
Fin du quatrième Acte.
ACTE V. §
SCENE PREMIERE. §
FRANCISQUE.
Quel évènement subit !
Mlle LE ROI.
Mais qui auroit pu s’attendre à un changement si prompt, après tant d’honneurs, de fêtes et de plaisirs ?... Je ne reconnois plus Mademoiselle de l’Enclos. Elle est inquiète, rêveuse, seroit-ce le départ de Monsieur de la Châtre qui la met au désespoir, et qui lui inspire le parti de la retraite ?
FRANCISQUE.
C'est ce Monsieur le Comte de Fiesque qui bien au contraire est en cause.
Mlle LE ROI.
Seroit-il possible ? Jamais je ne l’ai vue aussi triste. Mon enfant, m’a-t-elle dit, à peine étoit-il six heures, ce matin, je vais vous affliger. Plusieurs considérations me déterminent à quitter le monde et ma société, qui est ce que je regrette le plus. Elle a versé quelques pleurs en se représentant le chagrin qu’elle alloit causer à ses amis, mais bientôt son courage a repris le dessus, et {p. 158} aussi-tôt elle a appellé sa vieille Gouvernante : c’est toi, ma Bonne lui a-t-elle dit, qui me suivras.
Pour vous, Mademoiselle, a-t-elle ajouté, je vous paye un an de gages, ainsi qu’à Francisque, et je me retire dès aujourd’hui au Couvent des Capucines.
FRANCISQUE, avec surprise.
Est-il possible ? Quoi, Mademoiselle de l’Enclos, fille d’esprit, feroit une semblable folie ? Elle n’en est pas capable, et vous vous trompez, Mademoiselle le Roi.
Mlle LE ROI.
Les personnes d’esprit, Monsieur Francisque, font souvent de grandes sottises, et les réparent quelquefois trop tard, car je connois l’esprit et le cœur de Mademoiselle Ninon. La solitude n’est pas son élément, la vie du Couvent est si ennuyeuse ! Elle n’y sera pas quatre jours qu’elle y périra d’ennui ; et le caractère des Béguines est-il fait pour s’accorder avec le sien ? Acariâtres, minutieuses, médisantes et fausses comme des femmes qui sont privées de la société des hommes, et qui détestent celles qui ont vécu dans le grand monde.
SCENE II. §
NINON.
Prenez ma voiture, Francisque, et allez chercher Mademoiselle de Châteauroux.
FRANCISQUE.
J’y cours ; mais, Mademoiselle, n’aurait-elle pas à m’envoyer quelque part auparavant ?
NINON, froidement.
Non, je n’ai point d’autre commission. Allez vîte.
SCENE III. §
Mlle LE ROI.
Allez-vous, Mademoiselle, vous mettre à votre toilette ?
NINON.
Ma toilette, Mademoiselle, sera bientôt faite… Un grand bonnêt.
Mlle LE ROI, en s’en allant.
Haye ! haye ! haye ! ceci sent bien le Couvent.
SCENE IV. §
NINON, seule.
Me suis-je bien consultée ? Ai-je bien connu mon cœur ? Oh ! oui, ma raison le domptera, et l’amour ne sera pas mon maître. Mais la Nature, mes enfans ! cette idée m’arrache des larmes. Ils ne peuvent m’avouer pour leur mère qu’en rougissant. Eh bien, je garderai le silence, je me ferai cet effort ; mais puis-je m’empêcher de les voir, de m’intéresser à leur sort ? L’exemple de Monsieur de Coligny m’apprendra à craindre de livrer mes enfans aux soins paternels. Envain Monsieur le Maréchal d’Estrées me presse pour lui abandonner tout-à fait mon sang. Eh ! bientôt il agiroit comme Monsieur de Coligny, qui m’a caché, tant qu’il a vécu, le nom, le sort de la victime de mes premières erreurs…Cher enfant, dont j’ignore l’existence depuis dix-huit années. Hélas ! peut-être, je m’allarme envain sur son sort ; et qui sait si la mort même ne me l’a point enlevé ? Ce doute me désespère… On ne me présente point de jeune homme en qui je ne croye retrouver un fils.
SCENE V. §
Mlle LE ROI.
Mademoiselle ne se fait donc pas coëffer aujourd’hui ?
NINON.
Non, Mademoiselle. Je vous ai dit que je mettrois un grand bonnêt. L’avez-vous apporté ?
Mlle LE ROI.
En voilà plusieurs, vous choisirez celui que vous voudrez.
SCENE VI. §
Mlle LE ROI.
Voici quelqu’un.
NINON, se retournant.
Qui est-ce ?
LE-VALET-DE-CHAMBRE, remettant une lettre à Ninon.
C'est de la part de Monsieur le Comte de Fiesque.
NINON.
Donnez :
Voudroit-il se justifier, ou peut-être sont-ce de nouveaux reproches ?
« Je n’ai point, Mademoiselle, de reproches à vous faire.
Je m’étois bien trompée. Mais voyons la fin.
Peut-être, moi seul en méritai je… J’en appelle à la justesse de votre esprit. Vous traitez l’amour avec d’autres principes que les miens, et nous aimons l’un et l’autre bien différemment. Vous êtes forte quand vous voulez vous détacher. Un Amant que vous voulez quitter, ou que les circonstances éloignent de vous, vous rend Philosophe. Moi, je ne le suis, au contraire, que quand je crains de m’attacher à un objet auprès duquel j’entrevois plus de tourment que de plaisir. Je crois que, sans vous offenser, on court ce risque avec vous. Je vais donc être Philosophe, et commencer par où vous finissez. Si jamais je suis assez calme pour vous revoir, j’espère que vous ne me refuserez pas le titre d’ami ; et comme on est sans allarmes avec ce titre, avec vous, je m’en vais travailler à l’obtenir le plutôt qu’il me sera possible ».
Voilà l’homme qu’il me falloit trouver pour reconnoître tous mes torts, et malheureusement j’aime cet homme. Je m’en punirai.
Mlle LE ROI, au fond du Théâtre.
Ciel ! quelle fureur* ! quel désespoir !
NINON, prenant les cheveux coupés, les remet au Valet-de Chambre.
Tenez, Monsieur, prenez ces cheveux, portez-les à votre maître, et dites-lui que c’est là ma réponse.
SCENE VII. §
Mlle LE ROI, avec affliction.
Mademoiselle, permettez-moi de vous représenter*…
NINON, l’interrompant avec fermeté.
Vos représentations* sont inutiles.
Mlle LE ROI, à part.
Elle a raison. Quelle femme forte ! Je ne sais que lui répondre. Je ferai mieux de me taire.
NINON, prenant un grand bonnet, et le mettant.
Ce grand bonnet m’ira mieux actuellement.
Mlle LE ROI.
Peu de femmes auroient fait un pareil sacrifice, {p. 164} c’est un ornement qui ajoute tant de charmes à la beauté.
NINON.
Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ? Il faut prendre son parti.
Mlle LE ROI.
Ma foi, Mademoiselle, j’en suis plus affligée que vous.
NINON.
Oh ! j’en suis bien sûre…
Il est neuf heures, et Mademoiselle de Chateauroux n’est pas encore arrivée ! Qui peut la retenir ?
Allez voir, Mademoiselle, qui peut frapper chez moi.
SCENE VIII. §
NINON, seule.
Ce ne peut être que Mademoiselle de Chateauroux.
SCENE IX. §
Mlle LE ROI.
Mademoiselle, c’est un jeune homme fort bien mis, et d’une figure charmante, qui me {p. 165} paroît Etranger, et qui dit n’être pas connu de vous, mais qui vient vous parler de Monsieur Molière.
NINON, avec empressement.
Faites entrer.
SCENE X. §
NINON, seule.
C’est sans doute le jeune Belfort.
SCENE XI. §
Mlle LE ROI, dans le fond du Théâtre, montrant Ninon au Chevalier.
Monsieur, voilà Mademoiselle.
SCENE XII. §
NINON, à part.
Ah ! la jolie tournure ; que sa figure est intéressante !
LE CHEVALIER, à part.
Je suis tout déconcerté, je ne puis définir la cause de ma timidité.
Mademoiselle, vous connoissez le motif qui m’a fait prendre la liberté de me présenter chez vous.
NINON, à part.
Quel trouble s’empare de moi ! Le son de sa voix, son âge, ses traits… C'est l’image vivante du Comte de Coligny. Plus je le considère, plus je me sens émue… Seroit-il possible ?
BELFORT.
Mademoiselle, pardonnez mon embarras ; mais à peine vous ai-je apperçue, qu’une crainte soudaine a saisi tous mes sens.
NINON, à part.
Dois-je l’interroger ? Et si c’étoit ce fils, que je brûle de retrouver… Ah ! Nature, tu l’emportes… et il faut absolument que je m’éclaircisse de ce {p. 167} doute.
Puis-je vous demander, Monsieur, comment vous vous nommez ?
DE BELFORT.
Mademoiselle, mon nom est le Chevalier De Belfort.
NINON.
Monsieur, puis-je encore vous demander si Monsieur votre père se nomme Monsieur De Belfort. Vous n’êtes pas, à ce qu’il me parait, l’aîné de votre maison.
NINON, avec trouble.
Vous detournez les yeux, et semblez être étonné*, Monsieur Le Chevalier, des questions que je vous fais. Aurais-je commis une indiscrétion, en les faisant ?
DE BELFORT.
Ah ! Mademoiselle, vous ne connoissez pas tous mes malheurs.
NINON.
Vous éprouvez des chagrins, Monsieur le Chevalier, et autres que ceux de l’amour. Ne puis-je les connaître ? comptez sur ma discrétion, et sur tout mon zèle à vous être favorable.
Plus je le considère, plus mon trouble augmente.
Ne me cachez rien, et regardez-moi comme votre meilleure amie.
DE BELFORT.
Ah ! Mademoiselle, vous m’inspirez tant de con/ {p. 168}/fiance, que je n’en aurais pas davantage pour ma mère, si j’avais le bonheur de la connaître.
NINON, dans le plus grand trouble, et à part.
Je frémis.
Etouffons la nature, et achevons de nous convaincre sans rien découvrir.
Vous ne connoissez point votre mère, mais au moins vous connaissez l’auteur de vos jours.
DE BELFORT.
Ma naissance est un mystère, j’ignore à qui je dois le jour.
NINON, avec enthousiasme, à part.
C'est lui ! je n’en puis douter davantage ; ô destin ! Ce sont là de tes coups.
Auriez-vous par hazard connu Monsieur le Comte de Coligni ?
DE BELFORT, avec émotion.
Ah ! Madame, quel nom avez-vous prononcé ? j’ai perdu mon plus grand protecteur, mon ami, (A demi voix.) et peut être, mon père.
NINON, avec le plus grand désespoir, et le considerant.
Et peut être votre père… Il ne vous reste sans doute qu’une mère, que vous ne pourriez reconnoître qu’avec indignation.
DE BELFORT, avec la plus grande émotion.
Ah ! Mademoiselle, que dites-vous ? ma mère serait la dernière des femmes que je la respecterais, que je la chérirais ; mais je me sens l’ame trop {p. 169} élevée pour avoir puisé mes sentimens* dans un sang vil.
NINON, tombant dans un fauteuil.
Je n’y tiens plus ; nature ! tu l’emportes.
DE BELFORT, se jettant aux pieds de Ninon.
Que dites-vous, Mademoiselle ? aurais-je le bonheur de trouver en vous une mère si intéressante ?
NINON, l’embrassant.
Oui, mon fils, je suis votre mère, et je n’en puis plus douter.
DE BELFORT.
Ah ! que me dites-vous ? Quoi ! je serois votre fils… Bonheur inexprimable ! Je suis le plus heureux des hommes.
NINON.
Mon fils, cachons notre bonheur, et gardons le secret sur ce que je vous suis. N’en instruisez pas même votre Amante.
DE BELFORT.
Moi, taire que vous êtes ma mère ! Je veux m’en orgueillir par-tout. Mais que dis-je ? En me déclarant votre fils, c’est peut-être nuire à votre réputation. Ah ! croyez que si je me résous à garder le silence, croyez, ma mère, que ce n’est que pour vous, pour votre gloire.
NINON.
Soyez persuadé, mon fils, que je ne considère pas ma réputation. Le Marquis de Châteauroux {p. 170} ignore donc ce que vous êtes devenu depuis quelque tems, à ce que m’a dit sa fille, et croyez-vous qu’il ne sache rien de votre naissance ?
DE BELFORT, prenant la main de Ninon.
Non, ma mère, ou du moins il ne m’en a rien fait paroître. Mais je suis heureux !
NINON.
Je saurai bientôt s’il en est instruit. Je verrai dans sa conversation si la seule répugnance est d’unir sa fille avec un fils naturel*.
DE BELFORT.
Ah ! que je m’applaudis d’être le vôtre ! Je ne pourrois jamais trouver sur la terre une mère plus respectable, et plus intéressante à-la-fois.
SCENE XIII. §
NINON, courant à Molière.
Ah ! mon ami, mon cher Molière, vous douteriez-vous jamais à qui appartient le Chevalier de Belfort ?
MOLIERE.
Non ; mais les auteurs de ses jours doivent s’applaudir de l’avoir pour fils.
NINON.
Avez-vous oublié, mon ami, ce que je vous ai {p. 171} confié au sujet du Comte de Coligny, et de cet enfant que je croyois perdu ?
MOLIERE.
Vous êtes sa mère ?
NINON.
J’en suis sûre.
MOLIERE, au Chevalier.
Jeune homme, remerciez le Ciel de vous avoir donné pour mère Mademoiselle de l’Enclos.
DE BELFORT.
Oui, je l’en remercierai éternellement.
MOLIERE, embrassant le Chevalier.
Il faut que je l’embrasse. Mon ami, vous serez marié, c’est moi qui vous en réponds.
DE BELFORT.
Hélas ! je serois mort de douleur de ne point obtenir Mademoiselle de Châteauroux, mais à présent que le Ciel m’a donné une mère comme Mademoiselle de l’Enclos, je ne sais pas si je n’oublierai pas jusqu’à l’amour même. La Nature a fait sur mon cœur un effet si prompt, que Mademoiselle de Châteauroux n’y règne plus qu’après ma mère.
NINON.
Qu’il est intéressant ! Ah ! mon cœur a bien changé aussi : je ne vois plus que mon fils, que son bonheur.
SCENE XIV. §
FRANCISQUE annonçant.
Mademoiselle de Châteauroux.
NINON, à son fils et à Molière.
Gardons-nous bien, mon fils, et vous mon cher Molière, de lui rien faire paroître.
Approchez, Mademoiselle, vous trouvez réunis vos plus grands amis.
Mlle DE CHATEAUROUX.
Ah ! j’en suis bien persuadée, Mademoiselle.
NINON.
Qu’il est dommage, Mademoiselle, que Monsieur votre père ne pense pas comme vous ! Il craint de donner sa fille à un jeune homme dont la naissance est obscure, et vous n’avez pas craint de vous y attacher.
Mlle DE CHATEAUROUX.
Que sont la naissance et les titres à l’homme qui n’en soutient pas l’honneur ? Le premier homme dans la société est l’homme estimable qui n’a d’autres principes que ceux des ames bien nées, et {p. 173} que le sentiment* et l’éducation ont élevé au-dessus du vulgaire.
DE BELFORT.
J’ai été élevé près de vous, puis-je avoir une façon de penser différente, et les bons principes que j’ai reçus ont-ils pu manquer de perfectionner ce que m’a donné la Nature ? Et si Mademoiselle de l’Enclos fait aujourd’hui mon bonheur, en décidant Monsieur votre père en ma faveur, que ne lui devrai-je pas à-la-fois ?
NINON.
Que vous m’êtes chers tous deux !
Mais rentrons. Holà, Francisque !
Vous m’avertirez quand Monsieur de Saint-Evremont viendra accompagné d’une autre personne.
SCENE XV. §
FRANCISQUE, seul.
Ma foi, je n’aurai plus le courage de servir personne, si j’ai le malheur de perdre Mademoiselle de l’Enclos. Quelle Maitresse ! Je n’en trouverai jamais de semblable. Mais, qui nous arrive ?... C’est ce Monsieur le Comte de Fiesque : le diable puisse-t-il lui avoir cassé le col quand il mit les pieds ici !
SCENE XVI. §
LE COMTE, avec empressement.
Puis-je parler à Mademoiselle de l’Enclos ? Mais, tout de suite.
Je ne saurois la laisser plus long-tems dans cette cruelle incertitude.
Je m’en vais entrer chez elle.
FRANCISQUE.
Non, Monsieur, s’il vous plaît ; ayez la complaisance d’attendre que je vous aye annoncé.
LE COMTE DE FIESQUE, avec pétulence*.
Eh bien, allez-donc vîte : vous me regardez-là comme si vous ne m’aviez jamais vu.
FRANCISQUE.
Il est vrai que vous me semblez extraordinaire aujourd’hui ; mais je vous passerois cette pétulence* de bon cœur, si vous aviez détourné Mademoiselle de l’Enclos d’aller s’enterrer dans un Couvent à la fleur de son âge.
LE COMTE DE FIESQUE.
Ah ! mon ami, que me dites-vous ? Courez donc vîte, et soyez persuadé que je la détournerai de ce cruel projet.
FRANCISQUE courant.
A la bonne heure, et je cours vous annoncer.
SCENE XVII. §
LE COMTE DE FIESQUE, seul.
C’est moi qui en suis la cause ; malheureux* que je suis ! j’étois aimé, et j’ai pu affliger le cœur le plus sensible !... M’envoyer ses cheveux pour réponse ; que d’esprit ! que de délicatesse ! que de passion ! dut-elle m’abandonner dans huit jours, je ne la quitte plus : quel homme plus fortuné que moi d’avoir fixé Mademoiselle de l’Enclos, de régner dans son cœur, d’en être adoré ; et je pourrais être insensible à tant d’amour ! La voici… quelle est belle dans ce simple négligé !
SCENE XVIII. §
LE COMTE DE FIESQUE.
O femme trop adorable, je viens abjurer à vos pieds mes torts, mon erreur, et vous jurer un amour éternel ; moi, vous eviter ! moi, vous oublier ! cet effort n’est pas en ma puissance… Je jure…
NINON, l’interrompant, et le faisant relever.
Ecoutez-moi, Monsieur le Comte, et levez-vous. Nous allons raisonner, si vous le voulez bien, et croyez sur tout que ce n’est point pour braver* votre retour ; il me plait et m’afflige en même-/ {p. 176}/tems. J’ai sû aimer, Monsieur le Comte ; mais jamais feindre. Je n’ai point sû non plus employer les grimaces, les ressources des coquettes qui garantissent leur cœur par le travers de leur esprit, et qui jouent la passion avec un cœur glacé.
LE COMTE DE FIESQUE.
Ah ! Ninon, me croyez-vous aussi insensible, et pouvez-vous penser que mon cœur ne ressente pas tout ce que le vôtre éprouve ? Vous n’êtes point faite pour démentir vos propres sentimens ; Vous m’avez laissé entrevoir que je ne vous étais pas indifférent, ou plutôt vous m’avez prouvé les effets de la plus vive tendresse ; ainsi pardonnez à mes vives allarmes, qui n’étoient que l’effet de la crainte de vous perdre.
NINON.
« Il y a une manière d’envisager l’amour, et ses principes, dont l’estime n’est pas toujours le fondement. La disposition que j’ai à réfléchir m’a fait porter mes regards sur le partage inégal des qualités qu’on est convenu d’exiger des deux sexes. J’en sens l’injustice, et ne puis la soutenir. Je vois qu’on nous a chargées de ce qu’il y a de plus frivole, et que les hommes se sont réservé le droit aux qualités essentielles. De ce moment, je me fais homme. Je ne rougirai donc plus de l’usage que j’ai fait des dons précieux que j’avois reçus de la nature. Si l’on pouvoit rajeunir et si je revenois à l’âge de quinze ans, je ne changerais en rien le plan de vie que j’ai suivi ; mais j’approche de ma cinquantaine… cela vous etonne, et sur tout que j’aye la force de l’avouer ».
LE COMTE DE FIESQUE.
Mais où rend ce discours, Ninon, qui me glace d’effroi ? et qu’a de rapport, je vous prie, votre âge avec ma passion ? n’avez-vous pas la beauté, les graces* de la plus riante jeunesse ? L’amour ne m’aveugle point. Je vous vois telle que vous êtes.
NINON.
Mais moi, je ne me vois pas avec vos yeux, et je me vois aujourd’hui bien différente de ce que j’étais hier, sur-tout à votre égard. Mais devenez mon ami, vous ne perdrez rien au change ; même dans la retraite où je me propose de me retirer, je n’entends pas perdre la douceur de voir mes amis quelquefois ; mais de puissantes raisons, que je ne puis vous revèler, me forcent à prendre ce parti. Ne soupçonnez pas qu’il entre dans ma conduite ni dépit ni remords ; je vous l’ai déja dit, Monsieur le Comte, la bonne Philosophie existe à se mortifier quelquefois avec plaisir. Dans la première jeunesse, le feu des passions fait taire cette Philosophie. Dans un âge plus avancé, elle prend le dessus, avouez que vous même, sans une foiblesse de ma part, dans un moment où j’avais le cœur disposé à recevoir toutes les empreintes du sentiment, vous ne seriez revenu sur mon compte. Je ne puis revenir sur le vôtre, j’ai pris mon parti, et ce parti est inébranlable. Vous me connoissez, Monsieur le Comte, soyez mon ami, et ne parlons plus d’amour.
LE COMTE DE FIESQUE, étonné*.
Oui, je vous connais, mon sort est résolu, femme inconcevable, et que cependant j’admire. {p. 178} Eh bien, j’accepte l’offre que vous me faites, mais apprenez qu’en l’acceptant, il m’en coûte le repos de mon cœur pour la mériter. Si pour renoncer au droit que vous avez de plaire, et de faire le bonheur d’un Amant, vous allez incessamment vivre dans la solitude, moi, je quitte dès aujourd’hui Paris, et je n’y reviendrai que quand j’apprendrai que Mademoiselle de l’Enclos en fait les délices.
SCENE XIX. §
FRANCISQUE, annonçant.
Monsieur de Saint-Evremont, Monsieur de Chateauroux.
LE COMTE DE FIESQUE, avec émotion.
Je vais me retirer, Mademoiselle de l’Enclos ; permettez-moi de vous faire mes adieux, et de vous demander la permission de m’informer de vos nouvelles. Vous n’ôtez point à l’amitié la liberté de vous écrire, et d’entretenir avec vous une aimable correspondance.
NINON.
Avec plaisir j’en accepte la proposition.
LE COMTE DE FIESQUE prenant la main de Ninon.
Adieu, Ninon.
SCENE XX. §
M. DE SAINT-EVREMONT.
J’ai l’honneur de vous présenter, Mademoiselle, un brave Officier, un bon ami du Comte de Coligny et qui a été témoin de sa cruelle fin.
NINON.
Je suis enchantée, Monsieur de Saint-Evremont, de faire la connoissance de Monsieur, et de vous en être redevable.
M. DE SAINT-EVREMONT, faisant signe à Ninon.
Vous voyez, Mademoiselle de l’Enclos, le plus infortuné des pères à qui vos conseils seront bien salutaires.
M. DE CHATEAUROUX.
Je crains d’être indiscret, en vous faisant part de mes ennuis dans une première visite.
NINON.
Vous me faites tort, Monsieur, en prenant cette opinion de moi. J’espère que dans la suite vous me rendrez plus de justice, et que vous serez persuadé qu’on ne peut me rendre un plus grand service que d’avoir recours à moi.
SAINT-EVREMONT.
Allons, mon ami, ouvrez votre cœur à Mademoiselle de l’Enclos, et croyez que vous trouverez dans le sien la consolation que vous pouvez desirer.
M. DE CHATEAUROUX.
Hélas ! elle m’est bien nécessaire. Faut-il que nos enfans, du moment de leur naissance, fassent le tourment de notre vie.
NINON.
Asseyons-nous, Monsieur.
SAINT-EVREMONT.
Permettez que je vous laisse causer ensemble.
NINON, bas à Saint-Evremont.
Molière est chez moi, dites-lui qu’il n’entre que quand il en sera tems.
SCENE XXI. §
NINON.
Vous étiez l’ami d’un homme, Monsieur, qui portoit un nom bien cher à la France, et qui ne le fut pas moins lui-même, Monsieur le Comte de Coligny.
M. DE CHATEAUROUX.
Cette amitié m’est bien funeste aujourd’hui, Mademoiselle, je voudrois ne l’avoir jamais connu.
NINON.
Que me dites-vous là, Monsieur ? Et quel reproche avez-vous à faire à sa mémoire ?
M. DE CHATEAUROUX.
Aucun. Elle est sans tache, mais la confiance qu’il a eue en moi, sera à jamais le déshonneur de ma famille. Je suis père, et je me vois privé pour la vie, d’une fille qui faisoit toute ma consolation.
NINON, feignant.
Je vous plains, Monsieur, mais puis-je savoir pourquoi vous vous croyez privé pour jamais de cette fille ? La mort ne vous l’a point enlevée.
M. DE CHATEAUROUX.
Ah ! plût au Ciel que le même tombeau l’eût enfermée avec sa mère ! le tems m’en auroit consolé. J’aurois pu gémir sur sa perte, comme sur celle de mon épouse. Elle est l’unique fruit de notre amour, et je pleure aujourd’hui sur son existence. Elle s’est dérobée à mon pouvoir, pour suivre un jeune homme sans nom et sans état, que mes mains bienfaisantes ont élevé imprudemment dans ma maison.
NINON.
Et quel est ce jeune homme qui s’est rendu si peu digne de vos soins ? Il est donc né ingrat, et d’un sang vil ?
M. DE CHATEAUROUX.
Je n’aurois point désiré d’autre fils, je lui croyois toutes les vertus* ; mais il a séduit ma fille, il l’a dérobée à mon pouvoir, rien ne peut le justifier, ni le mettre à l’abri de mes poursuites.
NINON, à part.
Pour la première fois, je doute de mon ascendant*. Ah ! la cause me touche de trop près, et je crains davantage.
Permettez-moi, Monsieur, de vous représenter*, que peut-être ce jeune homme n’est pas aussi coupable qu’il vous le paroît ; et que savez-vous si votre fille ne s’est pas dérobée à votre pouvoir, sans se déshonorer ? Si vous me promettiez d’être un père calme et clément, plutôt qu’un Juge sévère, je pourrois vous donner quelques renseignemens.
M. DE CHATEAUROUX.
Ah ! Mademoiselle de l’Enclos, que me dites-vous ? Quoi ! ma fille ne seroit point coupable ! Elle ne seroit point déshonorée ! Elle ne m’auroit point couvert d’opprobre ! Ah ! parlez, sa grace* est dans mon sein.
NINON.
Vous connoissez, Monsieur, les principes de probité de Monsieur Molière. Quoique Comédien, il fait l’honneur des plus illustres sociétés de Paris. Le Grand-Condé l’aime et l’estime.
M. DE CHATEAUROUX.
Je sais, Mademoiselle, que c’est un parfait {p. 183} honnête homme, que les plus honnêtes gens en font le plus grand cas. Je vois actuellement ce que vous m’allez annoncer. Ma fille, sans doute, s’est adressée à ce grand homme pour se soustraire à mon pouvoir ; et je ne crains plus rien, s’il est instruit de ce qu’elle est. La fureur* qu’elle avoit pour la Comédie, lui aura peut-être suggéré le moyen de m’échapper.
NINON.
Voici Molière. Il va lui-même vous instruire, Monsieur, du parti violent auquel vous avez exposé votre fille.
SCENE XXII. §
NINON, à Molière.
Moliere, voilà Monsieur de Chateauroux, dont la fille est venue hier vous trouver chez moi, à qui vous avez parlé en ma présence, comme un père, comme un ami ; il ne nous reste plus qu’à désarmer le père le plus tendre. Si nous pouvions lui ôter l’erreur du préjugé ; mais je tremble que nos instances ne soient sans effet.
MOLIERE.
Je ne vous reconnois pas, Mademoiselle de l’Enclos, et quelle opinion avez-vous actuellement des hommes ! Monsieur de Chateauroux est un brave officier, il est père, il sera juste et prudent. {p. 184}
Lisez, Monsieur ; instruisez-vous sur le compte de Mademoiselle votre fille.
NINON, bas à Moliere pendant que Monsieur de Chateauroux lit.
Ah ! je n’y tiens pas. Je n’aurai jamais la force de lui avouer que je suis la mère du jeune homme qui cause ses chagrins. Je vais vous laisser avec lui, vous acheverez l’entreprise.
MOLIERE, bas.
Courage, morbleu ! ce n’est pas vous qui devez en manquer.
NINON.
Je n’en ai plus. Je suis mère, Moliere.
M. DE CHATEAUROUX, anéanti.
La malheureuse* ! elle a donc pris son parti, et pretend que je refuse de l’unir à un jeune homme bien né. Elle ne connaît point son histoire, et je n’ai pas dû l’en instruire. Moi-même longtems j’ai ignoré qui il était.
MOLIERE.
Monsieur, j’ai vu le jeune homme. Il ne me paroît pas si indigne de vos bontés, et de votre estime.
M. DE CHATEAUROUX.
Quoi, Monsieur, puis-je donner ma fille à un fils naturel* !
MOLIERE, avec fermeté.
Un fils naturel* ! eh ! qu’importe, Monsieur, {p. 185} si ce jeune homme a de l’honneur, des sentimens* distingués. N’est il pas un homme ; n’a-t-il pas des droits à l’estime publique s’il la mérite ?
NINON, déconcertée et tournant la tête.
Je n’en puis plus.
M. DE CHATEAUROUX.
Il est le fils d’un brave homme, je le sais d’un ami qui me fut cher ; mais qui sait quelle est sa mère ? peut-être quelque vil objet, et je donnerais à ma fille pour belle-mère une femme qui la ferait rougir, et qui la condamnerait à des remords éternels !
NINON, à part, et dans la plus grande affliction.
J’étouffe !
Ah ! Monsieur, souffrez que je me retire. Je ne me trouve pas bien. Je reviendrai à vous quand je serai un peu remise.
C’est d’aujourd’hui que je connois les véritables chagrins. Ah ! il n’y en a pas de plus forts que ceux de la nature.
MOLIERE, à part.
Que son état m’afflige ! D’autant plus qu’elle est forte, elle en doit souffrir davantage.
SCENE XXIII. §
M. DE CHATEAUROUX, regardant sortir Ninon.
Monsieur Molière, quel mal subit a pu prendre à Mademoiselle de l’Enclos ? Elle a pâli, changé de couleur tout-à-coup. Son état m’inquiète. Vous qui la connoissez, dites-moi si elle est souvent affligée de ces petites indispositions ?
MOLIERE.
Jamais je ne l’ai vue dans cet état. Mettez-vous, Monsieur, à la place de Mademoiselle de l’Enclos. Douée de tous les avantages de la Nature, et d’une riche éducation, plus attaquée qu’une autre, et sans doute plus sensible, elle a aimé, elle fut adorée, vous ne l’ignorez point, et que savez vous si elle n’a pas été mère ? Croyez-vous que la manière dont vous avez parlé d’un fils naturel*, ne l’ait point affligée dans le fond de son ame. Plus cette ame est grande et délicate, plus l’outrage est offensant.
M. DE CHATEAUROUX.
Ah ! Monsieur Molière, que me dites-vous là ? Je sens que j’ai tort, et vous m’en voyez au désespoir. Mais mon observation a-t-elle quelque rapport avec Mademoiselle de l’Enclos, d’une vile créature à une femme si respectable. Est-ce {p. 187} que mon ami m’auroit caché le nom de la mère de ce fils ? si elle eut été une femme estimable, ce n’est même qu’à son dernier moment qu’il m’a déclaré en être le père. Il ne me l’avoit confié que comme un dépôt d’une famille malheureuse.
MOLIERE.
Ah ! Monsieur, gardez-vous de suspecter la conduite de Monsieur de Coligny. Il n’a gardé le silence que par respect pour la femme qu’il avoit rendue mère.
M. DE CHATEAUROUX.
Cela se peut, Monsieur Molière, mais je n’en suis pas certain, et le doute m’empêchera toujours d’accorder ma fille à un jeune homme qui ne connoît point sa mère, et qui peut-être se feroit connoître sous un aspect trop désagréable pour moi. Je m’en rapporte à votre génie et vos sentimens*.
MOLIERE.
Je suis de votre avis, Monsieur : mais si cette mère infortunée étoit aussi intéressante que Mademoiselle de l’Enclos, aussi estimable par ses rares qualités, que feriez-vous, Monsieur ?
SCENE XXIV. §
NINON, à part.
Je frémis…
M. DE CHATEAUROUX.
Ce que je ferois, Monsieur Molière ! si elle ressembloit à Mademoiselle de l’Enclos, j’irois me jetter à ses pieds, abjurer mes erreurs, et lui demander comme une grace* insigne, d’unir son fils avec ma fille.
NINON, dans la plus grande joie, se jettant aux genoux de Monsieur Châteauroux.
C’est à moi, Monsieur, d’embrasser vos genoux… Approchez, mes enfans…
Mlle OLIMPE.
Mon pere, pardonnez à votre fille.
M. DE CHATEAUROUX, relevant Ninon.
Que faites-vous, Mademoiselle de l’Enclos ? Expliquez-vous, de grace.
NINON.
Monsieur, voilà votre fille, et voilà mon fils ; en prononçant leur bonheur, vous ferez le mien.
M. DE CHATEAUROUX, dans la plus grande surprise.
Quoi ! vous étiez sa mère, et vous me l’avez laissé ignorer !
MOLIERE.
Ah ! croyez, Monsieur, que son silence a bien été cruel pour son cœur.
DE BELFORT, toujours à genoux.
Monsieur, puis-je vous nommer mon père ?
M. DE CHATEAUROUX.
Oui, tu le peux, tu le dois ; levez-vous mes enfans ; embrasse-moi, ma fille ; ton choix m’honore actuellement.
DE BELFORT.
O ma mère, mon incomparable mère, quelle félicité pour moi de vous devoir le jour.
MOLIERE.
Quel spectacle ! Il semble qu’il soit fait pour moi, pour ma sensibilité. Je jouis donc dans ce moment pour moi seul, et c’est une récompense de mes veilles et de mes soins.
Mlle OLIMPE, à Molière.
O mon bienfaiteur ! mon cher Monsieur Molière, si ma reconnoissance pouvoit vivre aussi long-tems que votre mémoire, je desirerois qu’elle apprit aux siècles à venir tout ce que je vous dois.
MOLIERE.
Le hasard conduit tout. Combien je m’applau/ {p. 190}/dis qu’il vous ait amenée jusques chez Mademoiselle de l’Enclos, en qui vous trouvez une mère et une mère comme il n’y en a pas.
NINON.
Ah ! Molière, cachons dans le fond de notre ame ce mystère : et vous, Monsieur le Marquis, vous qui daignez vous allier avec moi, ne soyons unis que pour en jouir dans le silence. Le préjugé est terrible, vous le savez. A mon égard, il n’a point eu d’effet de votre part ; mais cette alliance formée, il s’éleveroit un orage qui viendroit assiéger le bonheur de ces enfans.
M. DE CHATEAUROUX.
Pourquoi nous condamner au silence ? Je ne puis que m’honorer d’avoir donné ma fille au fils d’un brave homme, et d’une femme que tout le monde respecte.
NINON.
Monsieur, je ne veux point être leur mère dans le monde ; jouir de ce titre en particulier avec vous, avec Monsieur Molière, ce sera un bonheur plus parfait pour moi que l’honneur que vous voulez me faire. Accordez-moi cette grace*, et croyez qu’elle ne tend qu’à leur bonheur et à votre tranquillité.
MOLIERE.
Rapportez-vous-en, Monsieur, à sa pénétration*.
M. DE CHATEAUROUX.
Eh bien, soit, il faut faire ce que vous voulez, adorable Ninon.
NINON.
Vous ne serez pas non plus étonné que j’aille me retirer dans un Couvent.
DE BELFORT.
Vous, ma mère ! Je ne puis y consentir.
NINON.
Mon fils, il le faut ; avant de vous connoître, mon parti étoit pris, et vous ne faites que le raffermir.
MOLIERE, surpris.
Ce que vous dites-là est-il bien possible, Mademoiselle de l’Enclos ? Quoi ? Vous abandonneriez votre société, vos amis ; c’est ordonner leur supplice, les enterrer tout-vivans.
NINON.
Mon ami, j’en suis fâchée*, mais ce parti est nécessaire. Je me le dois, je le dois à mon fils.
MOLIERE, à part.
Je tremble ; elle est si forte dans ses résolutions.
SCENE XXV et DERNIERE. §
CHAPELLE.
Puis-je croire ce qui vient de se répandre dans tout Paris ? on dit que vous allez nous quitter, Ninon ?
MOLIERE.
Oui, mes amis ; joignez-vous à mes instances, et détournons-la de ce fatal projet.
CHAPELLE.
Venez voir arriver tous vos amis en foule chez vous, jusqu’au malheureuse* Scaron qui s’est fait asseoir à travers la porte pour vous en barrer la sortie. Venez les voir tous plus morts que vifs.
NINON.
Leur tendre amitié m’afflige, mais elle ne peut changer ma résolution.
MOLIERE, à Saint-Evremont.
Elle vient de faire le bonheur de ses enfans ; mais vous qui l’avez étudiée dans toutes les circonstances de sa vie, et qui la connoissez depuis plus longtems que nous, pouvons-nous craindre cette fatale résolution ?
SAINT-EVREMONT.
Son esprit nous l’enlève, mais son cœur nous la rendra.
Fin de la Pièce.
POSTFACE. §
Le fameux Aréopage d’Athènes jouissoit de moins de crédit et de considération que le Comité de la Comédie Françoise aux yeux des Auteurs enthousiastes : j’en ai été moi-même enivrée.
Que tout Auteur reprenne le sang-froid qui m’a desillé les yeux, il verra bientôt son insolence fléchir devant ses maîtres ; et quand, à l’avenir, elle refusera des Pièces, elle mettra la décence et l’équité qui doivent guider sa conduite et son opinion ; l’Auteur qui perd le fruit de ses peines, de ses veilles, mérite toujours des égards et ne doit pas s’attendre que des Comédiens porteront l’effronterie jusqu’à le persifler, le baffouer tout le tems d’une lecture.
Passons donc à celle qui me concerne, et soyons laconique autant qu’il nous sera possible. J’ai déjà fatigué le Lecteur, et je sens son impatience de voir prononcer la sentence qui condamne la Pièce qu’il vient de lire. J’ai besoin cependant de faire quelques remarques. Par exemple, au moment que Francisque se défait noblement de la séduction du Grand-Prieur, à ce passage les Comédiens haussèrent les épaules, et rirent beaucoup au refus de la Soubrette ; des Valets décents sur la Scène ne sont pas à leur portée ; mais ils conviennent infiniment à Mademoiselle de l’Enclos, et diffèrent bien avec Suzanne et Figaro. {p. 194}
A la Scène de Mademoiselle Olimpe, Molière les révolta, et sur-tout sa modestie ; vertu* …………………………………………………………………………………………. et qui accompagne toujours le vrai mérite.
Arrivons à l’Acte de Dégipto ; pour celui-ci, ils rirent de bon cœur, en dépit de l’humeur qu’ils avoient contre moi.
Mais passons vîte au troisième Acte, ils ne le sentirent point du tout, et ne connurent aucun des Personnages, pas même Scaron, tout vivant que j’ai pu le rendre.
Je m’empresse d’arriver au quatrième ; la lecture en fut entièrement interrompue, et chacun rioit ou parloit à l’oreille de son voisin, et la Scène de Ninon avec la Reine Christine, excita des baillemens qui terminèrent cet Acte paisiblement ; car, sans exagérer, les trois quarts et demi du Comité dormoient.
Pour les réveiller un peu, allons au pathétique du cinquième, et à la vraie philosophie de Mademoiselle de Lenclos, qui rend cette femme immortelle. J’espérois beaucoup de mon dénouement, et je pensois que le cœur de la Comédie Françoise me ramèneroit son esprit ; malheureusement, une maudite porte de derrière, par laquelle les Comédiens passent toujours, ne pouvoit jamais se tenir close ; chacun à son tour se levoit pour essayer de la fermer de nouveau. Enfin, la lecture de ma Pièce se termina avec le maudit feraillement de la porte ; ils se seroient bien gardés de la condamner, c’étoit leur faux-fuyant.
Me voici aux Bulletins. Des Bulletins de la Comédie Françoise ! cher Public, vous ignorez ce que c’est ; vous n’en avez jamais lu ; on n’en a {p. 195} jamais fait imprimer : mais ceci mérite plus que l’impression ; je prétends les faire graver en bas et au tour de mon portrait, pour prouver que, si la destinée a voulu que je fusse ignorante, elle voulut aussi me montrer qu’il y avoit une espèce d’êtres ignorants qui ne possédoient pas le sens-commun. Que mon Lecteur fasse attention que l’on écrit les Bulletins, et que j’aie le tems de réfléchir avec lui.
Cette conversation me paroîtra bien plus aimable, que les jolies choses que les Comédiens purent me dire pour m’induire en erreur un instant, afin de jouir de ma surprise et de ma confusion. Je fus plus heureuse* que je ne devois l’attendre. Je n’éprouvai ni l’un ni l’autre, et je sortis de cette caverne aussi grande qu’ils étoient petits. Il faut que le Public sache encore que, lorsque les Comédiens reçoivent une Pièce définitivement, ou à correction, ils entourent l’Auteur, et ne lui disent que des choses agréables sur son Ouvrage. Les Bulletins faits, tous les Comédiens s’empressèrent de faire l’éloge de ma Pièce, sauf quelques corrections, et se distribuoient déja les rôles. Ils paroissoient agir avec tant de franchise, que je faillis être dupe un moment de leur fausseté, sur-tout quand l’intègre M. des Essarts me demanda si c’étoit à lui que je désignois le rôle de Dégypto. J’eus la simplicité de lui répondre que, puisqu’il me le demandoit, je ne voyois personne plus propre que lui à posséder la caricature qui convenoit au Berger Coridon. On rit beaucoup, et je ne pus m’empêcher de rire aussi de bonne-foi. Tous sembloient n’aspirer qu’au moment de le voir dans le costume de Berger ; et je gagerois, si les Comédiens {p. 196} étoient capables de convenir une fois de la vérité, que ce n’est pas sans regret qu’ils ont sacrifié leur opinion contre cette Pièce, en faveur du comique qu’au moins ils ont saisi ; mais sans doute M. des Essarts n’a pas porté son talent jusqu’à supporter le caractère d’un homme trop vieux et devenu d’une folie à faire courir tout Paris, et à le faire rire toujours de nouveau. Fatigué de voir qu’on s’amusoit à ses dépends, et impatient de m’en faire essuyer les rigueurs, il cria au Souffleur, avec sa voix monstrueuse : Allons, Monsieur, lisez les Bulletins.
Et vous, Postulans en Littérature, tant en femme qu’en homme, apprenez à connoître les Comédiens François, avant de leur confier les fruits de vos plus chères occupations.
PREMIER BULLETIN.
Cet Ouvrage est charmant ; il fait honneur au cœur, à l’ame et à l’esprit de l’Auteur. Je le reçois.
Heureux* début.
SECOND BULLETIN.
Cet Ouvrage est rempli de mérite ; mais il y a des longueurs à retrancher. Je reçois à correction.
Il n’y a pas encore à se désespérer.
{p. 197}TROISIEME BULLETIN.
Il y a infiniment de talent dans cet Ouvrage. Je reçois à correction.
J’espère encore.
QUATRIEME BULLETIN.
J’aime les jolies femmes ; je les aime encore plus quand elles sont galantes* ; mais je n’aime à les voir que chez elles, et non pas sur le Théâtre. Je refuse cette Pièce.
Haie !... haie !... Ceci sent bien le Dugason. Mais tout doux, mon très-aimable ; apprenez à connoître le but du Théâtre. Les Courtisannes, la Coquette corrigée ne portent-elles pas à un but moral ? Et ma Ninon n’est-elle pas aussi décente que cette dernière ? Elle ne fait pas au moins des aveux de la première, et ses foiblesses sont éloignées de la Scène ; je l’ai prise dans une bonne circonstance pour le Théâtre. Tant pis pour votre discernement, si vous ne savez point l’apprécier.
CINQUIEME BULLETIN.
Cette Pièce n’est remplie que d’Episodes mal faites ; il n’y a pas un seul caractère dans cet Ouvrage. Le second Acte est entièrement du mauvais goût, et la folie de Dégypto n’est pas supportable. {p. 198} Elle n’est ni dans les règles théâtrales, ni dans la décence. Pour le bien de l’Auteur, je refuse cet Ouvrage.
Ah ! Berger Coridon ! on vous reconnoît comme vous avez reconnu l’intention de l’Auteur, en accordant l’élégance de votre taille avec le plaisant de ce caractère. Vous avez eu raison de refuser. Vous auriez, en effet, été trop comique dans ce rôle ; j’avoue même que votre rotondité l’auroit trop chargé ; il n’auroit pas été possible d’y tenir. Qu’on se représente de vous voir habillé en Berger, le chapeau de paille sur l’oreille, attaché négligemment par-dessous le cou avec un ruban couleur de rose, et une houpe de toutes couleurs tombant de même sur vos larges épaules, la panetière au côté et la houlette à la main ! Qu’on me dise si l’on peut voir rien de plus comique sous ce costume ; et vous l’avez craint ! Cependant, il y a long-tems que le Public desire du vrai comique et du dramatique dans les Pièces de Théatre, et vous n’en voulez pas ! Tant pis pour vous.
SIXIEME BULLETIN.
O Lecteur ! ô Lecteur ! je vous demande de la patience pour entendre ceci de sang-froid.
Cette Pièce est sans goût, sans talent ; je suis indigné de voir que l’Auteur ait pu s’oublier jusqu’à faire du grand Molière le Confident des amours de Ninon ; et si j’ai quelque conseil à lui donner, c’est de renoncer à cette Pièce, et de ne la montrer à personne ; car je la refuse. {p. 199}
Pour celui-ci je ne pus pas connoître l’Auteur, à moins que tout le Comité ne l’ait fabriqué ensemble. Combien Molière se trouveroit choqué et humilié, s’il pouvoit revenir parmi nous, de voir à quel point on fait tort à son esprit et à sa mémoire ! lui qui fut le confident et l’ami de Ninon, ainsi que tous les grands-hommes du Royaume, sans excepter les femmes les plus vertueuses*. Quelles sont les personnes qui n’ont pas cru se couvrir de gloire, quand elles avoient le bonheur d’être admises dans la société de Ninon de l’Enclos ? Mais les Comédiens ont craint de la voir parmi eux ………………………………………… ………………………………………………………………………………………… Elle auroit été déplacée. …………………………………………………………………… ……………………………………………………………………………. Mais le Public l’auroit accueillie comme elle le mérite, et cette femme, présentée dans son vrai caractère, n’auroit pu que rendre les femmes plus équitables, même à travers leurs foiblesses ; mais un beau caractère leur est étranger : je puis croire cependant que si Mademoiselle Contat s’étoit trouvée à cette lecture, son discernement auroit prévalu. J’avois bien M. Molé, et je crois l’avoir reconnu dans le premier Bulletin : je distingue trois Comédiens honnêtes que je nommerai à la fin.
SEPTIEME BULLETIN.
J’ai de la peine à soutenir les réflexions que cette Pièce me fait faire. Je n’y trouve pas de fond, pas d’intrigue, tous les personnages parlent de même, et l’Auteur a mis vingt-neuf Acteurs, {p. 200} tandis qu’il n’y en a que vingt-trois à la Comédie ; ainsi, je ne puis recevoir cette Pièce.
D’un coup de plume j’ai égorgé sept personnages ; en doublant certains rôles, on verra que l’on peut jouer cette Pièce avec quinze ou seize. Les habits de paysan, ou le changement de costume peut produire cette métamorphose. La Châtre peut jouer, par exemple, le Comte de Fiesque, en faveur de la ressemblance ; Blaise, le Maréchal d’Estrées ; Lucas, le Président de… Mathurin, M. Mignard ; et Scaron, Saint-Evremont ; Chapelle, l’Exempt ; M. de Gourville, le père de Mademoiselle de Châteauroux ; et jusqu’au fils de Ninon, on peut le travestir ; c’est ce qu’on fera sans doute dans les petites Troupes, et c’est pour elles que je l’indique.
HUITIEME BULLETIN.
Je considère l’Auteur, et je l’aime trop pour l’exposer à une chûte, je refuse.
Celui-là est joli, et ne peut m’indisposer.
NEUVIEME BULLETIN.
Rien ne m’intéresse dans cette Pièce que le cinquième Acte ; la reconnoissance de Ninon avec son fils est tout-à-fait touchante, et prête au but moral : la société de Ninon, et quelque faits, par-ci par-là, ne peuvent pas fournir une Comédie en cinq Actes ; si l’Auteur vouloit me {p. 201} croire, il la réduiroit en un, mais comme je prévois qu’il n’en voudra rien faire ; je la refuse.
Bonnes conclusions.
DIXIEME BULLETIN.
Les Valets de Ninon jouent la délicatesse et l’esprit, et sont insoutenables dans cette Pièce : je la refuse.
ONZIEME BULLETIN.
C’est avec plaisir qu’on se rappelle le Règne de Louis XIV ; mais dans cette Pièce il est insoutenable : et je crois rendre service à l’Auteur en le refusant.
Patience, Lecteur, ceci tire à sa fin.
DOUZIEME BULLETIN.
Il n’y a dans cette Pièce que des éloges à toutes les scènes, qui deviennent assommantes pour les Spectateurs ; il est impossible d’imaginer que l’Auteur ait eu l’intention de faire une Pièce de Théâtre, dans le sujet de Molière chez Ninon, et ce grand homme est déplacé à chaque instant ; je crois sincèrement obliger l’Auteur, en l’engageant de ne montrer jamais sa Pièce.
C’est ici où je m’arrête.
Je ne fus pas curieuse d’avoir le demi-quarteron {p. 202} de voix, et je priai M. de la Porte de me dispenser de lire le treizième.
Pendant la lecture de ces fameux Bulletins, j’examinois toutes les figures, mais toutes cherchoient à éviter mes regards ; celle de des Essarts étoit la seule qui ne changeât pas d’attitude ; sa tête étoit à peindre, sa joue appuyée sur sa canne, et la bouche béante, avec une langue qui sortoit à moitié, qui exprimoit la joie qu’il ressentoit à chaque lecture de Bulletin, et au redoublement de ma confusion.
Si le celèbre Greuze étoit curieux de faire un tableau de Comité, je lui fournirois un sujet propre à varier son genre, et qu’il ne rendroit pas moins sublime.
Ils s’attendoient tous que j’allois me porter à quelque excès qui m’auroit fait plus de tort à moi-même, qu’au Chevalier de Saint-Louis, qui leur avoit voulu ……………………… …………………………………………………………………………………………………………………………. Et moi j’aurois bien voulu l’imiter. Mais je me levai, et je leur dis, avec un ton modeste :
Mesdames, et Messieurs, je suis fâchée que vous n’ayez pas reçu ma Pièce, et cela ne doit pas vous étonner. Je vois que je me suis trompée, mais ce qui me console, c’est de voir que MM. Palissot, Mercier, Lemiere, et vingt-quatre autres personnes recommandables se soient trompées comme moi, et qu’ils ayent encore plus de tort de m’avoir exposée à vous présenter une aussi mauvaise production.
« J’ai l’honneur de vous saluer ». {p. 203}
Tous baissèrent la tête ; il n’y eut que Mademoiselle Joli qui fit une grimace …… …………………………………………………………………………………………………...
Je puis avoir changé quelques mots, mais non pas le sens ; et comme j’ai une mémoire très-sûre, on peut s’en rapporter à ce que je dis, et sur-tout à ma probité, quand j’ai tant fait d’avancer que je n’en impose* pas. Il y a des circonstances où l’être le plus sincère n’est pas toujours forcé à découvrir la vérité ; c’est ce que j’ai fait dans la Préface du Philosophe corrigé, en faveur de la Comédie Françoise, en cachant sa lettre, et en mettant à la place son prétendu bienfait, que je croyois alors sincère.
Mais qu’on me dise actuellement si j’ai tort de m’en plaindre, et de l’avoir en horreur. Ah, elle a produit un effet qui convaincra le Public à quel point une femme peut être indignée, quand elle peut se refroidir sur sa frénésie, sur sa passion, sur tout ce qui pouvoit faire les délices de sa vie : enfin jusqu’à renoncer, pour toujours, à faire une scène de Comédie ; et si je pouvois jamais changer de résolution, ce seroit pour la société, pour mes amis seulement.
Dès-que la Comédie reçoit une Pièce, elle accorde la faveur de donner les entrées à l’Auteur : cette faveur n’est plus digne de moi, et les bienfaits de ceux que l’on peut estimer deviennent à charge, et indignes de notre reconnoissance. Ces entrées m’étoient chères à plus d’un titre ; j’aime le spectacle, et je ne suis pas assez riche pour y aller tous les jours. Je les avois obtenues par le mérite, et elles ne pouvoient que me flatter ; j’allois à la Comédie sans répugnance, et je {p. 204} doute même qu’à présent une nouveauté puisse m’y entraîner ; et si j’y allois jamais, ce seroit en payant. Je leur rends donc mes entrées publiquement, je ne les reprendrai que lorsqu’on jouera mon Drame, et s’il réussit, je jouirai de mon bien sans rougir ; voilà mon vrai salaire. Qu’il sera glorieux pour moi d’en jouir ! Mais actuellement il m’aviliroit, et lorsqu’on se plaint des Comédiens, comme je le fais, on ne doit pas profiter de leurs dons.
Pour prouver au Public que je suis femme à tenir ce que j’avance, j’offre, aux Auteurs qui ne dédaigneront pas d’étendre leurs connoissances sur mes plans, de leur en donner qui ne seront pas indignes de leurs lumières. Ceux qui ne possèdent pas l’art d’écrire, ont quelquefois en récompense l’art de savoir faire un plan. J’ai trente sujets qui ont besoin d’être touchés, même dialogués, en partie ; je l’ai déjà dit, je ne ferai plus de Comédie, ne n’en corrigerai point. Il m’en reste deux que j’ai soignées, qui ne valent pas, à beaucoup près, celle que je propose. Mais je les ai achevées, et je n’ai plus rien à y faire.
Ainsi elles se trouveront dans mon quatrième Volume avec le commencement d’un nouveau plan de littérature, que je me propose de suivre à l’avenir. Ceux qui ont lu ma Ninon m’ont sollicitée de la lire à la Comédie Italienne. Deux motifs m’en empêchent. Je ne saurois lui offrir le refus de la Comédie Françoise ; le second, c’est que je crains qu’elle ne trouve mauvais que je me plains trop vivement de sa rivale. Cependant, elle n’ignore point que je lui ai présenté une Pièce qu’elle refusa, mais avec tant de décence, {p. 205} et d’honnêteté, qu’elle ne m’a jamais réduite à la dure nécessité de m’en plaindre, et que je n’ai eu au contraire qu’à me louer d’elle. La Comédie Italienne peut me rendre cette justice ; je voudrois pouvoir dire de même de la Comédie Françoise, et on verroit bien que je suis au-dessus d’un refus. Mais une femme sensible et délicate ne peut supporter tant d’indignités, et de mauvais procédés entassés les uns sur les autres ; si la Comédie Italienne est curieuse de jouer ma Pièce, je la lui offre par la voie publique. On pourra ôter deux Scènes Episodiques ; celle de Mignard, et du Maréchal d’Estrées, et l’on sera en état de jouer la Pièce avec douze Acteurs. Mais comme ce sont des faits intéressans dans l’Histoire, j’ai dû les faire imprimer, et dans une grande Troupe on fera bien de les laisser exister. On doit observer l’ancien costume dans toute sa rigueur ; on doit aussi faire attention qu’une femme de vingt-ans, comme une de quarante, peut jouer le rôle de Ninon, quand elle a des grâces* et de la fraîcheur ; que le fils de Ninon peut être remplacé par une femme travestie ; que la Pièce tient tout le Spectacle, comme Figaro, et les Amours de Bayard ; et que, sans être trop prévenue* en faveur de mon ouvrage, le spectateur peut rentrer content chez soi, après la Représentation de cette Pièce.
Quel est le véritable François qui ne reverra pas cette aimable Société avec enthousiasme, sur-tout les Gens de Lettres, ce parfait unisson des Arts et des talens, des Princes et des Grands, qui formoit l’incomparable Société de Mademoiselle de Lenclos ! et qu’il seroit à souhaiter dans ce siècle de posséder une femme d’un aussi grand {p. 206} mérite ! Quand je l’examine telle qu’elle est, et que je considère son esprit, sa grandeur d’ame, je ne vois plus ses erreurs ni ses foiblesses. Plus d’une femme voudroit lui ressembler secrétement, si elle n’a pas la vertu* d’en convenir tout haut. J’ose donc croire, sans crainte de me tromper, que ma Ninon, sur la Scène produira un bon effet sur toutes les femmes, dont le plus grand nombre n’est pas exempt de ses foiblesses ; mais les trois quarts de mon sexe sont privés de ses vertus*. Ne pouvant donc pas détruire le mal et le détacher du bien, j’ai jugé à propos de les faire marcher ensemble, sans blesser la décence ni les règles du Théâtre. Mais ma Ninon est plus forte que foible, et hors les Comédiens François, tout le monde l’accueillera. Des Comédiens François ! Quel nom ces gens-là profanent ! Ah ! s’il ne tenoit qu’à moi, ils le perdroient bien-tôt ; mais ce qui me console et me flatte infiniment, c’est qu’on m’a assuré qu’en Angleterre elle aura le plus grand succès, et que les Anglois se feront un vrai plaisir de la jouer ; la folie de Dégypto est tout-à-fait dans leur genre ; ainsi si je n’ai pas la satisfaction de voir que ma Nation l’accueille, j’irai la voir chez l’Etranger, si elle est jamais traduite et jouée. En attendant, je la recommande au Public François ; il se rappellera avec plaisir des Personnages que je lui présente, sur-tout le Grand Condé, ce Prince dont le nom sera toujours cher à la Patrie, m’obtiendra sans doute quelque suffrage et augmentera l’indignation du Public contre la Comédie Françoise, à qui ce grand homme n’a pu même en imposer*, lui dont le seul nom faisoit trembler les Peuples {p. 207} les plus éloignés. Je l’ai mis simple particulier chez Ninon, tel qu’il vouloit l’être, et ami de Molière ; mais je me serai bien gardée de le traiter dans toute sa splendeur. Il faudroit un autre art, une autre capacité que la mienne, une plume de feu et le crayon de Corneille.
C’est donc sans prétention que je l’ai confondu parmi les femmes et les hommes qui étoient dignes de l’approcher. Si j’ai eu le bonheur d’ébaucher ses plus simples conversations, je me trouverai heureuse. C’est au Public à juger si la Comédie Françoise a bien fait de refuser cette Pièce, et si je suis dans mon tort de m’en formaliser. Mais je puis lui protester que si elle m’avoit présenté quelques raisons puissantes qui la privoient de la recevoir, je ne m’en serois jamais plainte et je ne l’aurois pas même faite imprimer ; mais comme mon Ouvrage et sa conduite attestent l’injustice de son refus, j’ai lieu d’espérer le suffrage du Public, et son estime pour cette Pièce. Quant aux trois Comédiens que je dois nommer, c’est MM. Mollé, d’Azincourt et Belmont ; le dernier aussi simple qu’honnête ne se trouva pas à ma dernière lecture ; mais il me parut qu’il étoit fâché* que le nombre des Comédiens ne fut pas complet à la première. Je ne connois cet Acteur que par son talent, talent qui ne sera peut-être pas facile à remplacer, tant ce Comédien est vrai et naturel dans son jeu, il joint à cela la réputation d’honnête homme, et je le crois, puisqu’il ne s’est pas trouvé à la conspiration de la Comédie contre mon Ouvrage. On assure qu’il n’a jamais voulu tremper dans les complots ni dans les cabales {p. 208} de ses camarades, et qu’il ne s’en fait pas moins estimer quoiqu’il n’ait jamais voulu les imiter ; quant à M. d’Azincourt on sçait qu’il n’étoit pas né pour être Comédien, ses bons principes ne font donc que le rendre plus estimable et le mettre au-dessus de son état. Pour M. Mollé, il a trop d’esprit et trop d’honnêteté pour manquer à qui que ce soit ; ainsi l’on peut voir qu’en me plaignant des Comédiens, comme j’y suis forcée, je sçais rendre justice à ceux qui le méritent.
Il est possible que le changement de Scène dans mon second Acte, chez Dégypto excite la critique : du moins d’après l’opinion de M. Piegres, je dois faire quelque réflexion au Lecteur à ce sujet. Ce méritant Auteur, cet homme estimable m’a assuré que ma Pièce en quatre Actes auroit beaucoup de succès, et que l’Acte de Dégypto pouvoit être ôté sans déranger la Pièce, je m’en rapporte à ses sages conseils, il a ajouté que certainement on pourroit en faire un petit Ouvrage détaché, je le croirois aussi, et je ne doute pas qu’il y ait plusieurs personnes de son avis ; mais c’est le dernier que j’ai reçu même après que ma Pièce a été imprimée : car sans la fatalité qui poursuit ma Préface depuis six semaines, mon dernier Volume seroit déjà publié. La grace* spéciale que j’ai à demander aux Journalistes, c’est de s’expliquer sur ma Ninon, d’après leur opinion et leurs connoissances, je ne crains pas que la prévention* et l’injustice des Comédiens corrompent leur goût et leur jugement. Les hommes instruits, et qui, sur-tout font une étude particulière sur des sujets dramatiques, peuvent aisément me satisfaire sur [O, 209] l’analyse que j’ai droit d’attendre de leurs lumières. S’il faut renoncer à la Folie de Dégypto, qui m’a paru d’un beau Comique, et suivie d’après l’Histoire, c’est sans peine que j’en ferai le sacrifice. Je ne suis point de ces Auteurs plus entêtés qu’entiers dans une juste opinion. Je baisse pavillon, et me rends de bonne grace* aux observations solides et raisonnables. Trois mêmes avis suffisent pour me convaincre ; et si la Comédie m’avoit objecté qu’elle ne pouvoit point consentir à recevoir mon second Acte, avec quel plaisir j’y aurois renoncé ; et juste envers moi, elle l’auroit jouée en quatre ; mais il est reconnu qu’elle a prononcé depuis long-tems contre mes Ouvrages ; ma première altercation avec elle ne vient que d’un propos de M. Florence que je rapporte, et en présence d’un homme estimable qui me donnoit la main, « la Comédie a appris que vous vous plaigniez d’elle pour la Pièce de Cardégno qu’elle vous a refusée, vous vous en plaindrez bien davantage ; car elle a résolu de ne jamais en recevoir de votre part. Le tems et la première lettre de la Comédie avoient effacé de mon cœur cet injuste propos ; mais le tems m’a appris encore que la Comédie n’oublioit jamais ses conspirations contre un Auteur proscrit, et qu’elle ne perdoit point de vue ses noirs complots ; mais cet Auteur étoit une femme ; et je vous demande, Lecteur, si j’ai mérité cet odieux traitement. Si on n’a point ménagé ma sensibilité, du moins on devoit des égards à mon sexe ; mais cette foiblesse leur a donné, au contraire, des forces et du courage*, pour me faire essuyer impunément toutes leurs vexations et toutes leurs {p. 210} injustices. Ils auroient sans doute ménagé un peu plus un homme, dont ils auroient craint les justes poursuites ; mais je n’en ai pas moins la tête et le courage, quand une fois mon parti est pris.
La délicatesse de ma façon de penser me donne des forces et de l’énergie. La gloire m’a enthousiasmée comme tant d’autres Auteurs ; j’étois humble et soumise devant cette vaine idole ; mais la raison me parle, et je retrouve la noblesse de mes sentimens*. Je n’ai qu’un reproche à faire au sort : C’est de m’avoir rendu mère d’enfans plus touchans que ceux en Littérature ; on peut faire un incendie de ces pauvres infortunés ; mais ceux qui ont le droit de la Nature, font parler le cœur plus que l’esprit. Une mère essentielle veut produire ses enfans, veut les élever dans un état honnête, et tout cela est bien difficile, sans fortune, sans bassesse ; et avec la droiture et un caractère entier. Il faut se ployer aux circonstances, sçavoir vanter* et solliciter, et je n’en ai point l’esprit. Cependant, j’ai mortifié mes sentimens* et ma répugnance, et le titre de mère a bien de l’empire sur mon cœur. Mais si le sort eût voulu que je n’eusse jamais eu cette douceur, j’aurois sans doute renoncé plutôt à la société. J’ai rencontré bien peu de personnes avec qui je puisse sympatiser. La fausseté et l’impudence me désespèrent ; et par malheur la plupart des hommes sont l’un ou l’autre. Ah ! que ne puis-je voir mon fils fixe dans son état ? Les Comédiens et le grand monde ne troubleroient plus mes plaisirs solitaires ; j’irois vivre paisiblement dans un coin de la terre, où je pourrois faire à loisir des réflexions sur les ridicules des hommes, sans épargner les miens, en rire de bon cœur, quand je ne serai plus à même de m’en fâcher*. Je ne sçais si c’est de ma faute ou celle d’autrui, mais qui {p. 211} plus que moi a sujet de se plaindre des méchans ? Ah ! si jamais je puis exposer à mon gré la vérité, tremblez, ames viles et rampantes ; le tort que vous m’avez fait a affecté ma sensibilité, je ne le cèle pas ; mais le tems, ce terrible maître à qui tout méchant n’échappe jamais, me vengera, sans que je le desire, de vos trames odieuses. J’oublie que ce n’étoit que des tracasseries de Comédiens dont je faisois mention, et que mes réflexions me portent plus loin. C’est une énigme que j’expliquerai un jour, mais je finis en recommandant mon cher Zamor et Mirza à toutes les ames sensibles, sur-tout aux pères, aux mères et aux enfans qui ne méconnoissent pas la Nature.
Quant au Siècle des Grands-Hommes, tous les Gens de Lettres, ainsi que les personnes de la plus haute considération, prendront son parti, et s’intéresseront vivement à mon aimable Ninon, dont je m’applaudis d’être la mère. Les femmes d’esprit, les femmes du bon ton et même les femmes vertueuses* me sçauront bon gré de l’avoir conçue ; les Prudes et les Comédiennes m’en blâmeront certainement, mais je ris d’avance de leur dépit et de leurs sottises.
FIN