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Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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Guyon Guérin de Bouscal. Dom Quichot de la Manche, seconde partie. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 30 sc. 698 répl. 2,1 l. 1 445 l. 1 445 l. 24 % 6 110 l. (100 %) 4,2 pers.
D 25 sc. 225 répl. 1,9 l. 1 157 l. (81 %) 425 l. (30 %) 37 % 5 513 l. (91 %) 4,8 pers.
SANCHE 24 sc. 223 répl. 2,3 l. 1 225 l. (85 %) 502 l. (35 %) 42 % 5 571 l. (92 %) 4,5 pers.
LA NIEPCE de Dom Quichot 3 sc. 12 répl. 1,9 l. 164 l. (12 %) 23 l. (2 %) 14 % 459 l. (8 %) 2,8 pers.
THERESE 1 sc. 12 répl. 2,6 l. 52 l. (4 %) 31 l. (3 %) 60 % 103 l. (2 %) 2,0 pers.
D 6 sc. 8 répl. 2,9 l. 252 l. (18 %) 24 l. (2 %) 10 % 1 008 l. (17 %) 4,0 pers.
LE BARBIER 14 sc. 61 répl. 1,7 l. 638 l. (45 %) 104 l. (8 %) 17 % 3 086 l. (51 %) 4,8 pers.
LE DUC & sa suite 18 sc. 63 répl. 1,2 l. 665 l. (46 %) 77 l. (6 %) 12 % 4 068 l. (67 %) 6,1 pers.
LA DUCHESSE 16 sc. 52 répl. 1,7 l. 746 l. (52 %) 87 l. (7 %) 12 % 4 168 l. (69 %) 5,6 pers.
L’AUSMONIER du Duc 2 sc. 12 répl. 2,2 l. 227 l. (16 %) 26 l. (2 %) 12 % 1 237 l. (21 %) 5,5 pers.
RODRIGUE 1 sc. 1 répl. 0,4 l. 32 l. (3 %) 0 l. (1 %) 2 % 96 l. (2 %) 3,0 pers.
DEUX HERAUTS du Sophy 2 sc. 5 répl. 2,0 l. 84 l. (6 %) 10 l. (1 %) 13 % 568 l. (10 %) 6,8 pers.
secondheraut 1 sc. 2 répl. 0,9 l. 10 l. (1 %) 2 l. (1 %) 18 % 51 l. (1 %) 5,0 pers.
DEUX INFANTES de Perse 1 sc. 2 répl. 9,0 l. 74 l. (6 %) 18 l. (2 %) 25 % 517 l. (9 %) 7,0 pers.
secondeinfante 1 sc. 3 répl. 9,3 l. 74 l. (6 %) 28 l. (2 %) 38 % 517 l. (9 %) 7,0 pers.
UN DEMON 2 sc. 4 répl. 3,6 l. 71 l. (5 %) 14 l. (1 %) 21 % 653 l. (11 %) 9,2 pers.
LIRGANDEE 1 sc. 1 répl. 3,4 l. 49 l. (4 %) 3 l. (1 %) 7 % 543 l. (9 %) 11,0 pers.
ALQUIF 1 sc. 1 répl. 3,0 l. 49 l. (4 %) 3 l. (1 %) 7 % 543 l. (9 %) 11,0 pers.
ARCHELAUS 1 sc. 1 répl. 3,7 l. 49 l. (4 %) 4 l. (1 %) 8 % 543 l. (9 %) 11,0 pers.
MERLIN 2 sc. 4 répl. 6,4 l. 150 l. (11 %) 26 l. (2 %) 18 % 1 246 l. (21 %) 8,3 pers.
DULCINEE 3 sc. 3 répl. 9,2 l. 188 l. (14 %) 28 l. (2 %) 15 % 1 513 l. (25 %) 8,1 pers.
unvieillard 1 sc. 1 répl. 3,8 l. 13 l. (1 %) 4 l. (1 %) 29 % 66 l. (2 %) 5,0 pers.
unautrevieillard 1 sc. 1 répl. 4,2 l. 38 l. (3 %) 4 l. (1 %) 12 % 267 l. (5 %) 7,0 pers.
secondvalet 1 sc. 1 répl. 2,6 l. 102 l. (8 %) 3 l. (1 %) 3 % 614 l. (11 %) 6,0 pers.
Guyon Guérin de Bouscal. Dom Quichot de la Manche, seconde partie. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
D 75 l. (100 %) 31 répl. 2,4 l. 4 sc. 75 l. (6 %) 1,0 pers.
D
SANCHE
183 l. (47 %) 117 répl. 1,6 l.
213 l. (54 %) 108 répl. 2,0 l.
17 sc. 395 l. (28 %) 5,3 pers.
D
LA NIEPCE de Dom Quichot
69 l. (81 %) 12 répl. 5,7 l.
17 l. (20 %) 7 répl. 2,4 l.
3 sc. 86 l. (6 %) 2,8 pers.
D
D
5 l. (26 %) 5 répl. 0,9 l.
14 l. (75 %) 3 répl. 4,7 l.
4 sc. 19 l. (2 %) 3,8 pers.
D
LE BARBIER
44 l. (54 %) 24 répl. 1,8 l.
39 l. (47 %) 22 répl. 1,7 l.
8 sc. 82 l. (6 %) 5,3 pers.
D
LE DUC & sa suite
41 l. (54 %) 22 répl. 1,8 l.
36 l. (47 %) 22 répl. 1,6 l.
14 sc. 75 l. (6 %) 6,2 pers.
D
LA DUCHESSE
7 l. (49 %) 11 répl. 0,6 l.
8 l. (52 %) 7 répl. 1,1 l.
5 sc. 14 l. (1 %) 6,5 pers.
D
MERLIN
2 l. (32 %) 1 répl. 1,6 l.
4 l. (69 %) 1 répl. 3,4 l.
1 sc. 5 l. (1 %) 7,0 pers.
SANCHE
LA NIEPCE de Dom Quichot
4 l. (42 %) 4 répl. 0,8 l.
5 l. (59 %) 4 répl. 1,1 l.
1 sc. 8 l. (1 %) 4,0 pers.
SANCHE
THERESE
21 l. (41 %) 11 répl. 1,9 l.
31 l. (60 %) 12 répl. 2,6 l.
1 sc. 52 l. (4 %) 2,0 pers.
SANCHE
D
2 l. (23 %) 2 répl. 0,6 l.
5 l. (78 %) 2 répl. 2,0 l.
2 sc. 5 l. (1 %) 4,4 pers.
SANCHE
LE BARBIER
67 l. (52 %) 31 répl. 2,1 l.
64 l. (49 %) 36 répl. 1,8 l.
9 sc. 130 l. (10 %) 5,1 pers.
SANCHE
LE DUC & sa suite
45 l. (70 %) 22 répl. 2,0 l.
20 l. (31 %) 21 répl. 0,9 l.
13 sc. 64 l. (5 %) 6,2 pers.
SANCHE
LA DUCHESSE
105 l. (61 %) 27 répl. 3,9 l.
68 l. (40 %) 32 répl. 2,1 l.
11 sc. 171 l. (12 %) 5,0 pers.
SANCHE
L’AUSMONIER du Duc
31 l. (78 %) 11 répl. 2,7 l.
9 l. (23 %) 7 répl. 1,2 l.
2 sc. 39 l. (3 %) 5,5 pers.
SANCHE
RODRIGUE
1 l. (64 %) 1 répl. 0,6 l.
1 l. (37 %) 1 répl. 0,4 l.
1 sc. 1 l. (1 %) 3,0 pers.
SANCHE
secondeinfante
1 l. (2 %) 1 répl. 0,5 l.
26 l. (99 %) 2 répl. 12,8 l.
1 sc. 26 l. (2 %) 7,0 pers.
SANCHE
UN DEMON
2 l. (11 %) 1 répl. 1,2 l.
10 l. (90 %) 2 répl. 4,9 l.
1 sc. 11 l. (1 %) 5,0 pers.
SANCHE
MERLIN
11 l. (42 %) 2 répl. 5,5 l.
16 l. (59 %) 1 répl. 15,5 l.
1 sc. 26 l. (2 %) 7,0 pers.
LE BARBIER
LE DUC & sa suite
3 l. (29 %) 3 répl. 0,9 l.
7 l. (72 %) 3 répl. 2,1 l.
3 sc. 9 l. (1 %) 5,6 pers.
LE DUC & sa suite
LA DUCHESSE
10 l. (51 %) 9 répl. 1,1 l.
10 l. (50 %) 10 répl. 1,0 l.
9 sc. 19 l. (2 %) 6,2 pers.
LE DUC & sa suite
UN DEMON
4 l. (46 %) 2 répl. 1,6 l.
4 l. (55 %) 1 répl. 3,8 l.
2 sc. 7 l. (1 %) 9,2 pers.
LE DUC & sa suite
LIRGANDEE
1 l. (9 %) 1 répl. 0,3 l.
4 l. (92 %) 1 répl. 3,4 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 11,0 pers.
LE DUC & sa suite
ALQUIF
1 l. (13 %) 1 répl. 0,5 l.
4 l. (88 %) 1 répl. 3,0 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 11,0 pers.
LE DUC & sa suite
ARCHELAUS
1 l. (10 %) 1 répl. 0,4 l.
4 l. (91 %) 1 répl. 3,7 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 11,0 pers.
LE DUC & sa suite
MERLIN
1 l. (11 %) 1 répl. 0,4 l.
4 l. (90 %) 1 répl. 3,3 l.
1 sc. 4 l. (1 %) 11,0 pers.
LE DUC & sa suite
DULCINEE
1 l. (9 %) 1 répl. 0,3 l.
4 l. (92 %) 1 répl. 3,0 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 11,0 pers.
LA DUCHESSE
L’AUSMONIER du Duc
2 l. (44 %) 1 répl. 1,3 l.
2 l. (57 %) 1 répl. 1,7 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 5,5 pers.
DEUX HERAUTS du Sophy
secondheraut
2 l. (45 %) 2 répl. 0,7 l.
2 l. (56 %) 2 répl. 0,9 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 5,0 pers.
DEUX INFANTES de Perse
secondeinfante
1 l. (17 %) 1 répl. 0,4 l.
3 l. (84 %) 1 répl. 2,2 l.
1 sc. 3 l. (1 %) 7,0 pers.

Guyon Guérin de Bouscal

1640

Dom Quichot de la Manche, seconde partie

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Kevin Annelot
2016
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2016, license cc.
Source : Dom Quichot de la Manche, comédie. Seconde partie A PARIS, Antoine De Sommaville,au Palais, dans la Gallerie des Merciers, à l’Escu de France. M. DC. XL. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Ont participé à cette édition électronique : Claire Carpentier (Édition XML/TEI) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

Dom Quichot de la Manche, seconde partie §

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace & Privilege du Roy, donné à Paris le 28. jour de May 1639. Signé par le Roy en son Conseil, De Monceaux : Il est permis à Toussainct Quinet, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer une piece de Theatre, intitulée Dom Quichot de la Manche, durant le temps et espace de trois ans, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et defenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires & autres, de contrefaire ladite piece, ny en vendre ou exposer en vente de contrefaite, à peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, & de tous ses despens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites lettres, qui sont en vertu du present Extraict tenuës pour bien & deuëment signifiées ; à ce qu’aucun n’en pretende cause d’ignorance.

  Et ledit Quinet a associé au Privilege cy-dessus datté, Antoine de Sommaville aussi Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entr’eux.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 15. Juillet mil six cens quarante.

Les Exemplaires ont esté fournis.

ACTEURS. §

  • D. QUICHOT.
  • SANCHE.
  • LA NIEPCE de Dom Quichot.
  • THERESE, femme de Sanche.
  • D. LOPE, amy de Dom Quichot, & déguisé en Chevalier.
  • LE BARBIER.
  • LE DUC & sa suite.
  • LA DUCHESSE.
  • L’AUSMONIER du Duc.
  • RODRIGUE, Dame d’honneur de la Duchesse.
  • DEUX HERAUTS du Sophy.
  • DEUX INFANTES de Perse.
  • UN DEMON.
  • Enchanteurs : LIRGANDEE. ALQUIF. ARCHELAUS. MERLIN.
  • DULCINEE.
La Scene est à la Manche.

ACTE I. §

{p. 1}

SCENE PREMIERE. §

DOM QUICHOT, SA NIEPCE.

D. QUICHOT.

Ne m’importune plus.

LA NIEPCE.

Quoy partir ?

D. QUICHOT.

Il le faut.
Le monde souffre trop quand ce bras luy defaut*. {p. 2}
Depuis que j’ay cessé de courir la campagne,
Les Geants à leur gré pillent toute l’Espagne,
5 On ne sçauroit sortir sans voir errer quelqu’ame
Qui se vient plaindre à moy de cette troupe infame ;
Et par des cris aigus semble dire à tous coups,
Donnez-moy le repos, vengez-moy, vengez-nous.
Que retarday-je encor de reprendre les armes ?
10 Allons verser du sang, allons tarir des larmes.
Qu’on aille querir Sanche !

LA NIEPCE.

Enfin il faut parler :
Le mal est trop pressant pour le dissimuler.
Monsieur, si vous pensez à quitter le village,
J’iray dire par tout que vous n’estes pas sage :
15 Mesmes j’en feray voir tant de bonnes raisons,
Qu’on vous mettra sans doute* aux petites Maisons*.
Quels transports* sont-ce cy ? quelles melancholies*?
Quels Geants ? quelles voix ? plustost quelles folies ?
Vous avez veu comment on s’est moqué de vous,
20 Que l’on vous a traité comme on traite les fous.
Et vous voulez encor.

D. QUICHOT.

Ah petite friponne !
Vous vous émancipez, mais je vous le pardonne ;
Un esprit bas & vil vous fait parler ainsi, {p. 3}
Vous ignorez comment mon bras a réussi
25 Dans les derniers combats où m’a porté la gloire,
Comme sur Malembrun j’emportay la victoire,
Comme je delivray deux amants enchantez,
Qui depuis deux mil ans estoient persecutez ;
Comme je mis à bas des barbes authentiques,
30 Comme fasché* de voir tant de noires pratiques*
Je me mis en colere, & par un seul regard
J’en brûlay l’instrument en brûlant Chevillard.
Vous ignorez aussi qu’une charmante Reine
Par son affection m’a bien fait de la peine :
35 Sanche vous le peut dire, il n’a tenu qu’à moy
D’estre en un mesme jour son Espoux & son Roy.
Jugez apres cela si je puis tenir conte
De vos lâches conseils sans en rougir de honte ?

LA NIEPCE.

Quoy mon oncle est-ce ainsi que vous vous emportez
40 Apres les mouvemens de tant d’absurditez?
Tout ce dont vous parlez ne fut qu’un artifice
Pour vous faire quitter ce honteux exercice
Qui nous perd tous d’honneur. Dom Lope nous l’a dit,
Tout le monde en murmure, ah mon oncle !

D. QUICHOT.

Suffit. {p. 4}
45 Dom Lope & tout le monde envieux de ma gloire,
Voudroient de mes hauts faits étouffer la memoire :
Quantité d’Enchanteurs ont le mesme dessein ;
Mais je leur feray voir qu’ils travaillent en vain :
Celuy qui prend le soin de mes exploits de guerre,
50 Doit porter mon renom aux deux bouts de la terre,
Vos pleurs & vos conseils sont icy superflus,
Cessez de vous troubler, & ne me troublez plus.
Il faut, il faut que j’aille où la gloire m’appelle,
Infantes je m’en vay prendre vostre querelle,
55 Princes depossedez je cours vous restablir,
Orphelins, mon secours ne vous sçauroit faillir,
En vain pour divertir* une si belle envie,
On me veut faire prendre un autre train de vie.
Infantes, Orphelins, Princes ne craignez rien,
60 On ne peut me forcer*, je m’eschaperay bien.
Fussay-je dans la tour où la fille d’Acrise
Par le Dieu Jupiter fut autresfois surprise ;
Fussé-je au labyrinthe où logeoit autresfois
Le fils de Pasifée & l’horreur des Cretois;
65 Fussay-je dans le fonds des cachots effroyables
Des Corsaires d’Alger, parmy ces miserables
Qui languissent captifs dans la honte des fers
Au bord de la mer Noire ou plustost aux enfers :
Ce bras, ce puissant bras, ce pere de miracles
70 Sera plus fort cent fois que les plus forts obstacles.
Je vous le dis encor Infantes, Orphelins,
Vos astres n’auront plus des aspects si malins, {p. 5}
Malgré les Enchanteurs qui me livrent la guerre,
De vos persecuteurs j’iray purger la terre ;
75 Le sort en est jetté, rien ne peut m’arrester.

SCENE II. §

DOM LOPE, LE BARBIER, D. QUICHOT, SA NIEPCE.

LA NIEPCE.

Dom Lope & le Barbier vous viennent visiter,
Messieurs, mon oncle sort retenez-le de grace,
Et sauvez aujourd’huy l’honneur de nostre race*.

D. QUICHOT.

Vous m’obligez beaucoup.

D. LOPE.

Vous allez donc partir ?

D. QUICHOT.

80 Vos seuls commandemens m’en peuvent divertir*,
C’est trop, c’est trop souffrir que l’injuste licence*
Des Geants orgueilleux opprime l’innocence,
C’est trop rester oisif dans ce siecle maudit, {p. 6}
Où le vice commande avec tant de credit*,
85 Où l’on ne voit par tout que villes desolées,
Que Princes exilez, qu’Infantes violées.

LA NIEPCE.

Mais quel remede enfin pouvez-vous apporter
A ces mal-heurs communs ?

LE BARBIER.

Il n’en faut plus douter,
Le bon-homme mourra dans son extravagance.

D. QUICHOT.

90 Ma niepce en cet endroit* peche par ignorance,
Elle n’a jamais leu les insignes explois
Des Chevaliers errants, de qui je suy les loix,
J’en connoy plus de cent dont le moindre a fait teste
A dix mille geants armez pour sa defaite,
95 Et qui sans se peiner à coups de coutelas*
Leur a dans un matin coupé jambes & bras.
Que n’a point fait Rolland pour l’amour d’Angelique ?
(Il avoit tort pourtant puisqu’elle estoit lubrique.)
Que n’a point fait encor Renaud de Montauban,
100 Richard, Roger de Grece, & son frere Artaban ;
Mais sur tous Amadis lors qu’il avoit des armes
Qui pouvoient resister à la force des charmes*?
On leur a veu souvent abatre à coups de main {p. 7}
Des murs que les beliers avoient battus en vain.
105 Mais ce n’estoit que jeu pour les simples novices,
Ils avoient bien encor de plus durs exercices ;
J’ay veu Gerileon à l’âge de quinze ans
Couper d’un petit coup la teste à six geans,
Geants aussi bien faits qu’il en soit dans l’histoire,
110 Je vous les depeindray si j’ay bonne memoire.
Comme deux grosses tours leurs jambes paroissoient,
Leurs cuisses & leur corps à mesure croissoient ;
Leurs bras longs d’une lieuë alloient frappant les nuës,
Armez de coutelas* & de fortes massuës,
115 Dont la moindre égaloit la grandeur d’un clocher :
En chacun de leurs yeux on voyoit un bucher
Tel que celuy qu’Hercule en sa fureur extreme
Alluma sur Œta pour se brûler soy-mesme,
Leurs corps estoient de pierre & leurs armes d’acier ;
120 Ce jeune homme pourtant les sceut humilier,
D’un seul coup de sa main il les mit tous en poudre.

LE BARBIER.

Le coup fut bien joly.

D. QUICHOT.

L’on soupçonna le foudre
D’avoir favorisé ce jeune combattant.

D. LOPE.

{p. 8}
Ce n’est pas sans sujet.

D. QUICHOT.

On se trompoit pourtant,
125 Il est vray qu’Osiris l’assista par ses charmes*.
Je ne vous diray rien des progrez de mes armes,
Vous les avez pû voir, tout le monde les sçait,
Gerileon fit bien, & je n’ay pas mal fait.

D. LOPE.

Il est tout achevé.

LA NIEPCE.

Ramenez-le de grace.

D. QUICHOT.

130 L’ennemy d’Amadis, & de toute sa race*,
L’enchanteur Archelaus traverse* mes desseins,
Mais ses enchantements sont moins forts que mes
mains,
Il changea l’autre jour par un excez d’envie
Trente geants armez, à qui j’ostay la vie,
135 En autant de moulins, à dessein d’étouffer
L’honneur que l’on m’eust fait m’en voyant triompher :
Deux jours apres cela, je défis une armée, [B,9]
Desja de tous costez voloit ma renommée ;
Quand ce traistre changea pour me faire enrager
140 Les soldats en moutons, & leur Chef en berger.

D. LOPE.

Cet enchanteur a tort.

LE BARBIER.

Il fait de grands miracles,
Et je croy qu’apres tout de si puissants obstacles
Ne vous sont opposez que pour vous divertir*
De ce dessein fatal qui vous force à partir :
145 Vous y devriez penser, & craindre la Magie.

D. QUICHOT.

Barbier, ce fait icy n’est pas de Chirurgie,
Et nos armes aussi ne se ressemblent pas,
Vous portez un razoir, je porte un coutelas*.

LE BARBIER.

Je n’y voy pas pourtant beaucoup de difference,
150 Je porte la lancette, & vous portez la lance,
Et vostre digne armet tient fort de mon bassin.

D. LOPE.

Ne le prenez pas là, c’est l’armet de Membrin ;

D. QUICHOT.

{p. 10}
Suffit, vous le sçavez ;

D. LOPE.

C’est trop vous contredire :
Que le grand Dom Quichot fasse ce qu’il desire,
155 Je ne l’arreste plus, allez vaillant Heros,
Ainsi vostre travail* soit suivy du repos,
Ainsi vos beaux exploits secondent vostre attente ;
Ainsi puissiez-vous voir cette bande arrogante
D’enchanteurs mise à bas ; & puisse ainsi tousjours
160 L’Infante Dulcinée approuver vos amours.

LA NIEPCE.

Monsieur que faites-vous ?

D. LOPE.

N’en soyez pas en peine,
Je l’arresteray bien, escoutez.
Il parle à l’oreille de la Niepce & du Barbier.

D. QUICHOT.

Ah ma Reine.
Doy-je attendre ce bien de vos rares bontez ?

LE BARBIER.

Ce dessein me ravit. Partez, Seigneur, partez.
165 Ainsi Sanche jamais à vostre grand dommage {p. 11}
Dans ce casque ou bassin ne mange du fromage !
Ainsi jamais lyon ne vous veuille assaillir !
Ainsi jamais le pain ne vous puisse faillir !
Rencontriez*-vous tousjours ou chasteaux ou taverne
170 Sans que l’on vous y pelaude*, ou que l’on vous y berne*
Ainsi jamais forçats ne vous mettent à nu :
Que le grison* de Sanche enfin soit reconnu,
Qu’on le luy rende sain & tout parfumé d’ambre,
Jamais More enchanté n’approche vostre chambre
175 Pour vous ravir l’Infante, & troubler le repos !
Que jamais Muletier ne vous froisse* les os :
Mais qu’enfin triomphant, & suivy d’Hymenée
Vous puissiez revenir couronner Dulcinée.

SCENE III. §

SANCHE, D. QUICHOT, D. LOPE, LE BARBIER ET LA NIEPCE.

SANCHE.

Maudite ambition, que voulez-vous de moy !
180 Où me conduisez-vous ?

LA NIEPCE.

{p. 12}
Ah meschant est-ce toy ?

SANCHE.

Je ne suis pas meschant, mais je suis Sanche Pance,
Vous me connoissez bien.

LA NIEPCE.

As-tu bien l’impudence
De revenir encor dedans cette maison ?

SANCHE.

Pourquoy m’outragez-vous ?

LA NIEPCE.

Parce que j’ay raison,
185 N’est-ce pas toy maudit ?

SANCHE.

Ah ! Tréve à ces injures.

LA NIEPCE.

Ne fais-tu point courir apres les adventures
Ton maistre que voilà ? ne l’as-tu point mené
Dans des deserts* affreux comme un esprit damné ?

SANCHE.

{p. 13}
Ah, n’estoit le respect que je dois à mon maistre,
190 Deux ou trois coups de poing vous feroient bien
connestre*
Que vous vous méprenez : c’est luy qui me conduit
Dans des mondes deserts* & de jour & de nuit,
Je ne fay que le suivre avec beaucoup de peine
Aux mal-heureux endroits où le Diable le mene ;
195 C’est moy qui suis enfin le seduit, le mené,
Le froissé*, le trompé, le battu, le berné,
Et tout pour aborder à cett’isle promise
Que je doy gouverner & qui n’est pas conquise ;
J’enrage quand j’y pense.

D. QUICHOT.

Ah, Sanche c’est assez,
200 Vous serez satisfait de vos travaux* passez :
Cependant* retenez vostre langue indiscrete.

LE BARBIER.

Mais qu’est-ce que cett’isle, est-ce donc quelque beste ?

SANCHE.

Nenny c’est un Royaume où je doy gouverner :
Mais Monsieur le Barbier, c’est trop nous lanterner*,
205 Vous deussiez respecter des gens de nostre sorte.
{p. 14}
Monseigneur, commandez que tout le monde sorte.

D. LOPE.

Nous allons obéir sans ce commandement.

D. QUICHOT.

Cette civilité m’oblige infiniment.

LA NIEPCE.

Ils s’en vont comploter leur troisiesme saillie*.

D. LOPE.

210 Nous les suivrons de pres pour guerir leur folie.

SCENE IV. §

SANCHE, DOM QUICHOT.

SANCHE.

Enfin apres avoir querellé bien des fois,
J’ay disposé ma femme à ce que je voulois,
Elle ne se plaint plus de voir que je la quitte.

D. QUICHOT.

{p. 15}
Nous pouvons donc partir.

SANCHE.

Non pas encor si viste ;
215 Elle m’a conseillé qu’au moins à tout hazard
J’escrivisse avec vous avant nostre depart,
Et quoy qu’on puisse dire, on est digne de blâme
De mespriser tousjours les conseils d’une femme,
La mienne en cet endroit* parle avec jugement.

D. QUICHOT.

220 Mais quel est ce conseil dites-le clairement.

SANCHE.

Vous sçavés que la mort ne respecte personne,
Et qu’il faut malgré nous vouloir ce qu’elle ordonne,
Fussiés-vous mieux armé que n’est un Jaquemard*,
Vous ne sçauriés parer la pointe de son dard ;
225 Lors que moins on y pense elle nous vient surprendre,
Et le mesme Amadis ne s’en peut pas defendre ;
Tant d’autres Chevaliers que je n’ay pas connus,
Dont vous m’avés parlé, que sont-ils devenus ?
Ils ont suby la loy qu’il nous faudra tous suivre,
230 On les a veu mourir, si l’on les a veu vivre :
(Car pour ce dernier poinct, il m’est un peu suspect.) {p. 16}

D. QUICHOT.

Taisez-vous ou parlez avec plus de respect.

SANCHE.

Je dy donc que la mort cette vieille damnée
Vous peut exterminer dans une matinée,
235 Et ce coup quoy que grand ne me surprendroit pas ;
Car sa faux tranche mieux que vostre coutelas*.
En vain contre sa force on oppose les charmes*
Que les magiciens marmotent sur les armes,
Le Cimeterre ardent, Flamberge, Durandal
240 Qui coupoient comme beurre, acier, marbre & metal,
Et tant d’autres encor dont vous parlez sans cesse,
N’ont eu dequoy tenir contre cette diablesse.

D. QUICHOT.

Enfin à quel dessein tendent tous ces discours ?

SANCHE.

Tous ceux qui les portoient ont veu finir leurs jours,
245 Et malgré leurs armets, leurs lances & leurs bretes*,
Ces fendeurs de nazeaux sont morts comme des bestes.
Mais ce qui plus m’estonne, est de voir que sans chois
La mort fauche en tout temps les subjects &les Roys,
Le sage avec le fou, le pauvre avec le riche, {p. C,17}
250 Le Maistre & l’Escuyer, le prodigue & le chiche,
Le jeune & le vieillard, le malade & le sain,
Le lâche & le vaillant, le noble & le vilain,
Le plus petit asnon comme le plus grand asne,
Et dedans un chasteau comme en une cabane.

D. QUICHOT.

255 Sanche venons au poinct, c’est par trop discourir.

SANCHE.

Ayant donc reconnu qu’il nous faut tous mourir,
Ma femme trouve bon.

D. QUICHOT.

Parle donc, que veut-elle ?

SANCHE.

Elle veut.

D. QUICHOT.

Tes discours me rompent la cervelle,
Abrege si tu peux !

SANCHE.

Monsieur, ma femme veut.

D. QUICHOT.

{p. 18}
260 C’est estre bien prudent de vouloir ce qu’on peut :
Mais parle si tu veux.

SANCHE.

Monsieur.

D. QUICHOT.

Parle.

SANCHE.

J’enrage ;
Laissés-moy donc parler.

D. QUICHOT.

Tant de caquet m’outrage ;
Acheve donc maudit !

SANCHE.

Laissés-moy commencer :
Ma femme a donc pensé.

D. QUICHOT.

Qu’a-t-elle pû penser ?
265 Qu’est-ce ? parle & soy bref.

SANCHE.

{p. 19}
Ah Dieu que j’ay de peine !
C’est.

D. QUICHOT.

Quoy ?

SANCHE.

C’est ce que c’est, laissés-moy prendre haleine.
Mal-heureux que je suis ; j’ay l’esprit tout confus !

D. QUICHOT.

Mais qu’est-ce parle enfin ?

SANCHE.

Il ne m’en souvient plus ;
Voilà le bel effect de vostre impatience.

D. QUICHOT.

270 Dites plustost celuy de vostre impertinence.
Si tout du premier coup vous m’eussiés raconté
Ce qu’on vous avoit dit, je vous eusse escouté ;
Mais puisque le desir d’exercer vostre langue
Vous a fait degorger cette belle harangue,
275 Que vous n’avés rien dit de ce que vous deviés
Lors que je le voulois & que vous le pouviés :
Vostre punition me semble legitime, {p. 20}
Et mesme de beaucoup moindre que vostre crime :
Or parlés à cett’heure en toute liberté.

SANCHE.

280 C’est, ce n’est pas cela, je me suis mesconté ;
Et de grace, Monsieur, aidés à ma memoire.

D. QUICHOT.

Tu parlois de ta femme, & qu’il la falloit croire.

SANCHE.

Ah bon ! je m’en souviens, ma femme m’a donc dit
Que je ne devoy pas m’engager à credit*,
285 Et qu’en attendant l’Isle ou bien quelque Royaume,
Qui doibt changer en dais mon pauvre toict de chaume,
Il seroit à propos pour nourrir mes enfans
Que vous m’assignassiez des gages tous les ans.

D. QUICHOT.

Des gages ignorant ! il est facile à croire
290 Que ta femme ny toy n’avés point leu l’Histoire ;
Voyez les Amadis, les Platirs, les Renauds,
L’Archevesque Turpin, Tirante, Ronceveaux,
Tous les trois Palmerins, Bernard de Straparole,
El Cavalié del Phoebe, Olivante, Gilpole,
295 Rolland le Furieux, Splendian, Philismard, {p. 21}
Les quatre fils d’Aymon, Jean de Paris, Richard,
Morgand, Robert le Diable, & Pierre de Provence ;
Et vous condamnerés vostre crasse ignorance.
Car vous n’y verrés point que jamais Chevalier
300 Ait traité de la sorte avec son Escuyer,
Et je ne voudroy pas, pour plaire à vostre femme,
Contrevenir à l’ordre, & me charger de blâme :
Non, je n’en feray rien.

SANCHE.

Monsieur.

D. QUICHOT.

N’en parlons plus.

SANCHE.

Je me contenteray de deux cens mil escus ;
305 C’est peu pour un grand Roy, tel que vous devés estre.

D. QUICHOT.

Si vous me servez bien je vous doy reconnestre,
Ne vous meslez de rien, reposez-vous sur moy,
Je vous donneray l’isle, ou je vous feray Roy.

SANCHE.

Dieu le veuille ! à propos, dites-moy je vous prie
310 Si par quelque accident de la Chevalerie {p. 22}
Je puis devenir Roy, comme je le pretens,
Ma femme sera Reine, & mes fils des Infants.

D. QUICHOT.

Qui doute de cela ?

SANCHE.

Moy, j’en doute & je pense
Que c’est un peu beaucoup pour monsieur Sanche
Pance.

D. QUICHOT.

315 D’une telle façon le dé pourroit tourner
Que j’aurois dans trois jours cent isles à donner ;
Et si je les avois.

SANCHE.

Vous m’en donneriez une.

D. QUICHOT.

Asseuré que je suis de ma bonne fortune
Je te donnerois tout.

SANCHE.

Que de biens à la fois !
320 Partons Monsieur, partons, allons nous faire Roys.

D. QUICHOT.

{p. 23}
Soyez prest dans une heure.
D. Quichot se retire.

SANCHE.

Ah le genereux maistre !
Ah le brave Escuyer si ce qu’il dit peut estre !
Mais qui l’empescheroit ? le Diable qui m’en veut :
Mais comment l’empescher ? non cela ne se peut,
325 Dom Quichot l’a juré sur le bout de sa lance,
Est-ce assez que cela ? c’est bien ce que je pense :
Mais voicy ma Therese.

SCENE V. §

THERESE, SANCHE.

THERESE.

He bien tu vas partir ?
Tu vas donc me quitter ! y peux-tu consentir ?
Que feray-je sans toy ? comment pourray-je vivre ?
330 Ah ! ne pars point, mon Sanche, ou laisse-moy te
suivre.

SANCHE.

{p. 24}
Appaise tes douleurs.

THERESE.

Ah Sanche !

SANCHE.

Laisse-moy.

THERESE.

Où veux-tu donc aller ?

SANCHE.

Je vay me faire Roy :
Nous l’avons resolu, la chose est bien certaine :
Mais comme dans la vie on n’a nul bien sans peine,
335 Il faut que je te quitte, aimable & cher soucy*,
Les Escuyers errans doivent parler ainsi.
Le Ciel jaloux de voir nos ardeurs infinies,
Veut separer les corps de deux ames unies :
Helas que ce destin est remply de rigueur !
340 Il m’offre une couronne, & m’arrache le coeur :
Ainsi parle mon maistre avec la Dulcinée.

THERESE.

Mais quand reviendrez-vous ?

SANCHE.

{p. D,25}
Sur la fin de l’année.

THERESE.

Songez au moins à moy, songez àvos enfans,
Vostre fille Sanchique aura bien-tost vingt-ans,
345 Il faut la marier.

SANCHE.

Puisque rien ne nous presse,
Je veux attendre encor pour la faire Comtesse.

THERESE.

Comtesse, ah Dieu !

SANCHE.

Comtesse.

THERESE.

Ah gardez-vous-en bien !

SANCHE.

Et pour quelle raison ?

THERESE.

Pour nostre commun bien.

SANCHE.

{p. 26}
Quel mal peut proceder d’une belle alliance,
350 D’avoir des petits fils qu’on traite d’Excellence,
D’Altesse, de Grandeur, & de voir tous les jours
Sanchique avec un Comte & parmy le velours ?

THERESE.

Les maux que je prevoy de ce grand mariage,
Sont un tas de discours qu’en fera le village :
355 Voyez, dira quelqu’un, cette Comtesse-cy,
Ce n’est que de trois jours qu’elle s’habille ainsi ;
Je l’ay veu se parer d’une toile grossiere,
Son pere est bûcheron, sa mere lavandiere,
Un meschant toict de chaume & deux asnes fort vieux,
360 Composent tous les biens qu’ils ont de leurs ayeux.
Ah mon Sanche ! évitons un si sanglant reproche,
Donnons plustost Sanchique au jeune Lope Toche,
C’est un bon gros garçon qui luy fait les yeux dous,
Son pere est bûcheron, & paysan comme vous.
365 Pensez-y, mon mary, c’est dans cette famille
Qu’il faut que nous tâchions à loger nostre fille,
Non pas dans des palais & parmy le tracas,
Où la moitié du temps on ne l’entendroit pas,
Où le Comte sans doute* à la moindre colere
370 Luy mettroit sur le nez sa maison & son pere,
L’appelleroit paysane, & de mille autres noms {p. 27}
Qui peuvent convenir aux fils des bûcherons.

SANCHE.

N’as-tu plus rien à dire impertinente femme ?
Et quoy ne vois-tu pas que ce subjet de blâme,
375 Que le Comte mon fils peut avoir contre moy,
Cesse dés aussi-tost qu’on me couronne Roy ?
N’en parlons plus, suffit, elle sera Comtesse,
Et si vous me fâchez je la feray Princesse.

THERESE.

Vous pouvez la pourvoir encor plus hautement,
380 Mais ce ne sera pas de mon consentement,
Et je fay mon estat que je la verray morte
Quand vous me contraindrez de la voir de la sorte.
Ah Sanche !

SANCHE.

C’est en vain que vous versez des pleurs.

THERESE.

Quoy n’obtiendray-je rien ?

SANCHE.

Appaisez vos douleurs,
385 Et ne resistez plus à ce que je projette, {p. 28}
Comme Roy pretendu, vous estes ma subjette ;
Comme mary ma femme, & je ne dy rien plus.
Il se retire.

THERESE.

Tous mes empeschemens sont icy superflus,
Il faut pauvre Sanchique, ô comble de tristesse !
390 Il faut pour mon mal-heur que vous soyez Comtesse :
Nos marys peuvent tant sur nous & sur nos biens,
Qu’il leur faut obeïr quand ils seroient des chiens.

Fin du premier Acte.

ACTE II. §

{p. 29}

SCENE PREMIERE. §

DOM LOPE, sous l’habit du Chevalier des Miroirs ;
LE BARBIER, son Escuyer.

D. LOPE.

Il faut l’attendre icy de crainte qu’il s’éloigne.

LE BARBIER.

Nous allons commencer une estrange besogne.

D. LOPE.

395 Facile.

LE BARBIER.

Que sçait-on ?

D. LOPE.

L’apparence* est pour nous.

LE BARBIER.

{p. 30}
La fortune pourtant aide souvent aux fous.

D. LOPE.

C’est veritablement la creance* commune,
Mais contre nos desseins que pourroit la fortune.

LE BARBIER.

Mille coups endiablez qu’on ne sçauroit prévoir.

D. LOPE.

400 Doutez-vous que mon bras ait manqué de pouvoir
Pour vaincre sans effort ce Heros phantastique?

LE BARBIER.

J’ay peur que vous aurez besoin de ma boutique,
Les fous comme les sourds frappent horriblement.

D. LOPE.

Je ne vous en croiray qu’apres l’evenement.

LE BARBIER.

405 Si nous ne nous taisons cette nuict est si sombre
Qu’ils pourroient s’esquiver à la faveur de l’ombre,
Il faut.

D. LOPE.

{p. 31}
Paix, escoutons.

LE BARBIER.

Qu’est-ce ?

D. LOPE.

J’enten du bruit.

LE BARBIER.

Il faut se reculer.

SCENE II. §

DOM QUICHOT, SANCHE, D. LOPE, LE BARBIER.

D. QUICHOT.

Heureuse & belle nuit !
Quel jour peut t’égaler apres cette adventure ?
410 Tu caches l’œil de la Nature
Pour faire estinceller en cent lieux differens
L’astre des Chevaliers errans.

D. LOPE.

{p. 32}
Quel jour, ô belle nuict, peut égaler tes ombres,
Tu vois briller dans ces lieux sombres,
415 Au lieu du beau Soleil qui regle nos saisons,
L’astre des petites Maisons*.

SANCHE.

Heureuse & belle nuict ! mais cert’un peu trop noire :
Quel jour peut t’égaler en gloire ?
Tu fais voir à la terre en dépit des Barbiers
420 La lanterne des Escuyers.

LE BARBIER.

Heureuse & belle nuict !mais cert’un peu trop noire
Pour faire éclatter ma victoire,
Non pas pour m’empescher d’aller mettre en quartiers
Le plus badin des Escuyers.

SANCHE.

425 Monsieur qu’avez-vous dit ?

D. QUICHOT.

[E,33]
Tréve à la raillerie.

SANCHE.

Je n’ay pas dit un mot.

D. QUICHOT.

Taisez-vous je vous prie.

SANCHE.

Vous vous moquez fort bien.

D. QUICHOT.

Vous vous moquez fort mal :
Suffit, n’en parlons plus, c’est là le principal.
Malgré toute la terre ensemble conjurée
430 La couronne m’est asseurée,
Et je vay mettre à fin tant de nobles projects
Que de Roys seront mes subjects.

D. LOPE.

Malgré toute ta bande ensemble conjurée
La marotte t’est asseurée,
435 Et si tu ne reprens le chemin du hameau,
On te suivra comme un chameau.

SANCHE.

Malgré toute la Manche, & quoy qu’on puisse dire,
J’auray l’isle que je desire,
Et ma fille Sanchique aura pour son espous
440 Un Comte aussi brave que nous.

LE BARBIER.

{p. 34}
Malgré Therese Pance, & le project d’une isle
Tu seras mis au vau-de-ville,
Et l’on bernera* tant Sanchique & tous les tiens,
Qu’ils ne seront pas bons aux chiens.

D. QUICHOT.

445 Enfin, ma patience est à son poinct extresme :
Joüez vous donc ainsi vostre maistre & vous-mesme,
Que veut dire cela Sanche ?

SANCHE.

Je n’en sçay rien.
Mais j’imagine au moins que vous le sçavez bien :
A d’autres ce discours & vostre moquerie.

D. QUICHOT.

450 Sanche avez-vous finy cette galanterie*?

SANCHE.

Mais vous mesme Monsieur, quand la finirez-vous ?

D. QUICHOT.

Suffit.

D. LOPE.

Ils vont parler, prenons bien garde à nous.

D. QUICHOT.

{p. 35}
Et toy Reine des cœurs, parfaite Dulcinée,
Ta vertu sera couronnée,
455 Malgré les enchanteurs qui choquent mon dessein,
Un sceptre chargera ta main.

D. LOPE.

Toy Reine des moutons, grossiere Dulcinée,
Je te voy certes destinée,
Si quelque bon voisin ne te donne du pain,
460 A mourir quelque jour de faim.

SANCHE.

Et toy Therese Pance, honneur de ton village,
Crois au moins que je suis bien sage,
Et que dans peu de temps je seray Gouverneur,
Et toy mesme femme d’honneur.

LE BARBIER.

465 Et toy grosse Therese, horreur de ton village,
Crois que ton Sanche n’est pas sage,
Et que dans peu de temps s’il ne change de peau,
On l’écorchera comme un veau.

SANCHE.

Escorcher comme un veau ! moy qui suis si bon diable,
470 Ah mon maistre évitons ce presage effroyable ! {p. 36}
Donnez-moy mon congé.

D. QUICHOT.

D’où vient donc cette voix ?
Ah je voy ! c’est l’Echo qui respond dans ces bois.

D. LOPE.

Tout va bien ; cachons nous.

SANCHE.

Oüy, c’est elle sans doute*.

D. QUICHOT.

Je m’en vay luy parler, nous l’entendons, escoute.
475 Fille de l’air qui vis dans les concavitez
Des antres les plus noirs & les plus escartez,
Respons moy je te prie, est-ce toy qui repetes
Tout ce que nous disons ?

D. LOPE,

Echo.
Oüy, c’est moy grosses bestes.

SANCHE.

L’Echo nous connoit-elle ?

D. QUICHOT.

Il faut le confesser ;
480 Son discours me surprend plus qu’on ne peut penser, {p. 37}
Cette voix qui respond aux plaintes ordinaires
Que poussent les amans dans les lieux solitaires,
N’en repete jamais que les derniers accens,
Et celle-cy renverse & les mots & le sens,
485 Icy l’enchantement pervertit la Nature.

SANCHE.

Je veux bien pour le moins luy rendre son injure,
Laissez-moy luy parler. Coureuse de rampars
Qui te caches la nuict dans les trous des lezars,
Qui n’habites jamais, ny maison ny cabane,
490 Qui t’a conduite icy ?

LE BARBIER,

Echo.
Ta sottise gros asne.

SANCHE.

Me voilà bien payé !

D. QUICHOT.

Dans cet evenement
L’Enchanteur Archelaus agit certainement.

SANCHE.

Cet’Echo me déplaist : Mais, Monseigneur, de grace,
Souffrez encore un coup que je me satisfasse,
495 Je crain la moquerie en ce rencontre* icy. {p. 38}

D. QUICHOT.

Fay ce que tu voudras.

SANCHE,

met la main sur la bouche de D. Quichot.
Demeurez donc ainsi.

D. QUICHOT.

Ne me presse pas tant.

SANCHE.

Harangere insolente,
Qui brocardes l’honneur de la milice* errante,
Maistresse des crapaux, des lutins, des hibous,
500 Que l’horreur a placez dans les plus sales trous,
Taupe, chauve-souris : compagne des sorcieres
Que dois-je attendre enfin ?

LE BARBIER,

Echo.
Mille coups d’estrivieres.

SANCHE.

C’est elle asseurement, il n’en faut plus douter.

D. QUICHOT,

met la main sur la bouche de Sanche.
Par la mesme raison je me veux contenter.

SANCHE.

{p. 39}
505 Ah Dieu ! vous m’estouffez.

D. QUICHOT.

Tay-toy mal-heureux homme.

SANCHE.

Monsieur, je n’en puis plus.

D. QUICHOT.

Escoute, ou je t’assomme.
Rebut du beau Narcisse, hostesse de ces bois,
Nymphe de qui le corps n’est plus rien qu’une vois
Trop babillarde. Echo, fay moy sçavoir encore
510 Si c’est toy qui respons.

D. LOPE.

Oüy, oüy, c’est moi pecore.

SANCHE.

Et bien qu’en dites-vous ?

D. QUICHOT.

Je veux un peu resver*.
C’est dans les Amadis que j’en pourroy trouver
Premier, second, troisiesme, ou dans Robert le Diable. {p. 40}

SANCHE.

Il parle à des démons, que je suis miserable !

D. QUICHOT.

515 Renauld dans le chasteau, Tirante dans les bois,
Gerileon sous terre est servy par des vois :
Richard & ses Esprits.

SANCHE.

Je frissonne ! je tremble !

D. QUICHOT.

Tous ces evenemens n’ont rien qui luy ressemble ;
Si je ne suis trompé, je le descouvre enfin
520 Le Chevalier des morts suivy par un lutin.

SANCHE.

Helas je suis perdu !

D. QUICHOT.

La seule difference
Est que son lutin l’aime, & cette voix m’offence.

SANCHE.

Monsieur, que faites-vous ?

D. QUICHOT.

[F, 41]
Je passe de l’esprit
Sur tous les accidens que j’ay veus par escrit,
525 Pour voir si je pourrois trouver quelque fortune
Semblable à celle-cy, mais je n’en trouve aucune.

SANCHE.

Me voilà delivré de ma nouvelle peur :
Monsieur, éloignons-nous de ce lieu plein d’horreur.

D. QUICHOT.

Je le veux, allons donc.

LE BARBIER.

Ils s’eschapent sans doute*.
530 Commencez.
D. Lope jouë de la guitarre.

SANCHE.

Qui va là ? Monsieur !

D. QUICHOT.

Poltron, escoute.

D. LOPE,

chante.
Erreray-je tousjours dans ce desert* sauvage
A la mercy des loups {p. 42}
Moins bestes que vous,
Sans voir fleschir vostre courage,
535 Comme je voy leur rage
Se changer en respect
A mon aspect, à mon aspect, à mon aspect ?

SANCHE.

Cett’Echo, cette voix qui demeure soubs terre,
Et qui parloit tantost, a-t-elle une guiterre ?

D. QUICHOT.

540 Paix, ce n’est pas l’Echo, c’est plustost un amant
Qui se plaint de sa dame avec cet instrument.

D. LOPE.

Pour vous j’ay prodigué tout le sang de mes veines
Dans l’horreur des combats,
J’ay rompu les bras
545 A plus de mille Capitaines :
J’ay fait mourir des Reines
Qui brûloient nuict & jour
De mon amour, de mon amour, de mon amour.

SANCHE.

Quel grand Diable voilà, laissons-le je vous prie.

D. QUICHOT.

{p. 43}
550 Ne m’importune plus par ta poltronerie.

SANCHE.

Si nous ne décampons, il nous rompra les bras.

D. QUICHOT.

Traistre, vous estes mort si vous faites un pas.

D. LOPE.

Pour mon amour se meurt l’Infante Dulcinée,
Et le grand Dom Quichot
555 Vaincu comme un sot,
Depuis trois jours me l’a donnée ;
Je l’ay pourtant abandonnée
A l’amoureux courrous
De cent filous, de cent filous, de cent filous.

D. QUICHOT.

560 L’imposture en ce poinct aggrave l’insolence.
Qui va là ?

SANCHE.

Je suis mort.

D. QUICHOT.

Qui va là ? ça* ma lance.

D. LOPE.

{p. 44}
O vous qui me troublez dans mes tristes souspirs !
Si vous avez un cœur sensible aux déplaisirs*,
Approchez-vous de moy pour apprendre une histoire
565 Dont les siecles futurs garderont la memoire,
Et qui fera pleurer pendant plus de mille ans
Les femmes de village & les petits enfans.
Parlant au Barbier.
Amusés* l’Escuyer, j’escarteray le Maistre.

D. QUICHOT.

Arrestez Chevalier, je vous ay veu parestre,
570 Où se dressent vos pas ?

D. LOPE.

Je vay chercher la mort
Comme le seul remede aux rigueurs de mon sort,
Apres avoir gagné vingt batailles rangées,
Apres avoir forcé cent villes assiegées,
Conservé la couronne à plus de mille Infants,
575 Blessé des Enchanteurs, assommé des Geants,
Vaincu dans un duël un champion d’élite
Dom Quichot de la Manche.

D. QUICHOT.

Ah ! n’allons pas si viste
Monsieur le Chevalier.

D. LOPE.

{p. 45}
Apres tous ces exploits,
Un jeune enfant tout nud m’a rangé* sous ses Lois,
580 Amour.

D. QUICHOT.

Laissons l’Amour, & contez-moy l’Histoire
De ce fameux duël qui vous comble de gloire,
Que j’en apprenne au vray l’ordre, le lieu, le temps,
La naissance, la suite & tous les incidens.

D. LOPE.

Quoy que dans mes mal-heurs je gehenne* ma pensée,
585 Si je la reflechis sur ma gloire passée,
Je veux bien pour vous plaire aggraver ma douleur,
Et faire encore un coup triompher ma valeur ;
Escartons-nous un peu pour parler à nostre aise.

D. QUICHOT.

Allons où vous voudrez. Qu’il parle ou qu’il se taise :
590 Il n’en a que trop dit, mais pour me contenter,
Avant que l’estrangler je le veux escouter.

SCENE III. §

{p. 46}
LE BARBIER, SANCHE.

LE BARBIER.

Où vas-tu mon amy ?

SANCHE.

Ma foy je n’y voy goute ;
Je vay, je n’en sçay rien.

LE BARBIER.

Parle, où pren tu ta route ?

SANCHE.

Je vay, je suy mon maistre.

LE BARBIER.

Et qu’est-il ?

SANCHE.

Chevalier.

LE BARBIER.

{p. 47}
595 Errant ?

SANCHE.

Errant.

LE BARBIER.

Et toy ?

SANCHE.

Je suis son Escuyer.

LE BARBIER.

Heureuse & belle nuict !

SANCHE.

Voicy l’Echo sans doute*.

LE BARBIER.

Bien-heureux le démon qui m’a monstré la route
De ce bois escarté ! puisque je vous y voy
Vous estes Escuyer ? aussi suis-je bien moy,
600 Et mon maistre est aussi Chevalier d’aventure ;
Mais le plus grand badin qui soit dans la Nature.

SANCHE.

{p. 48}
Nos maistres à ce conte ont beaucoup de rapport,
Sans mespriser le vostre & sans luy faire tort
J’estime que le mien en fait d’extravagance
605 Ne trouvera jamais homme qui le devance.

LE BARBIER.

Vostre maistre est donc fol ?

SANCHE.

Oüy s’il en fut jamais.

LE BARBIER.

Si le proverbe est vray, tels maistres tels valets,
Monseigneur l’Escuyer, au lieu d’une calote
Nous pouvons aujourd’huy nous coëffer la marote,
610 Et craindre avec raison qu’on s’asseure de nous
Pour nous faire chanter dans l’hospital des fous.

SANCHE.

J’ay souvent à part moy discouru de la sorte,
Mais je ne puis dompter le desir qui m’emporte
De posseder une isle avant que de mourir,
615 Et si je ne suis fou je ne puis l’acquerir :
Au lieu qu’en me rangeant* à l’humeur de mon maistre,
C’est d’un gouvernement qu’il me doit reconnestre ;
Car dans deux ou trois jours il va se faire Roy, [G,49]
Et conquerir aussi quelques isles pour moy.

LE BARBIER.

620 Si vostre maistre est fou, comme je veux bien croire,
Comment parviendra-t-il à ce degré de gloire ?
Et que peut-il donner s’il ne possede rien ?

SANCHE.

Ne le prenez pas là, vous vous tromperiez bien,
Je connoy mille fous que la fortune flate,
625 C’est à nous seulement qu’elle se monstre ingrate :
Mais la grande raison qui me fait esperer,
Est que mon maistre a pris la peine de jurer ;
Et je suis bien certain que quand sa foy l’engage
Il fait tout ce qu’il dit, & mesme davantage :
630 Apres ce que j’ay veu j’aurois tort d’en douter.

LE BARBIER.

Le Diable jure ainsi quand il veut nous tenter,
Mon maistre m’a trompé par le mesme artifice,
J’attends depuis cent ans un meschant benefice
Par le moyen duquel je puisse soubs mon toit
635 Au moins mourir de faim en quelque temps qu’on soit ;
Il me le promet bien : mais lors que je le presse
De monstrer quelque jour l’effect de sa promesse,
De me donner enfin ce que j’ay merité, {p. 50}
Il me dit que c’est là qu’est la difficulté,
640 Qu’il peut promettre tout, & par fois davantage ;
Mais que pour rien donner, il n’en sçait pas l’usage.

SANCHE.

Et vous suivez ce maistre ?

LE BARBIER.

Il le faut malgré moy.

SANCHE.

Si dans quatre ou cinq jours le mien ne se faict Roy,
Et par mesme moyen ne me donne mon isle,
645 Croyez, mon bon Seigneur, qu’il sera difficile
Que je sois entrainé plus loin de ma maison ;
Sanche est un ignorant, mais non pas un oison,
Ce n’est pas les Panças qu’il faut mener en laisse,
S’il fait ma femme Reine, & ma fille Comtesse,
650 Je le suivray par tout ainsi que j’ay promis,
Et de cette façon nous vivrons bons amis :
Mais s’il croit me joüer, qu’il craigne ma colere,
On m’a dit que j’estois soldat comme ma mere,
Et je pourrois un jour le luy faire sentir :
655 J’ay voulu luy parler avant que de partir,
Il ne veut rien entendre, & promet des merveilles. {p. 51}

LE BARBIER.

Ne vous a-t-il jamais tiré par les oreilles,
Donné des coups de barre, & reduit à la mort ?

SANCHE.

Ah ! qu’il s’en garde bien.

LE BARBIER.

Je m’en estonne fort.

SANCHE.

660 Pourquoy ?

LE BARBIER.

Je n’en sçay rien, mais mon diable de maistre,
Si vous estiez à luy, vous le feroit connestre*,
Et pour une vetille, une espingle, un bouton,
Vous donneroit par jour deux cens coups de baston,
Ou peut-estre par-fois pour mesler les matieres,
665 Il vous partageroit* de cent coups d’estrivieres,
Soustenant contre tous que ces mets differens
Sont ceux qu’on doibt servir aux Escuyers errans.

SANCHE.

Vous n’estes donc pas mal.

LE BARBIER.

{p. 52}
Ce que je vien de dire
Est bien un grand mal-heur, mais ce n’est pas le pire,
670 Ce diable court l’Espagne & se bat chaque jour
Pour pouvoir meriter l’object de son amour :
Il casse, il brise, il rompt testes, bras, nerfs & veines,
Boit le sang des vaincus comme l’eau des fontaines :
Et tandis qu’il se bat avec le Chevalier,
675 Il me contraint à moy d’égorger l’Escuyer,
Je n’y manque jamais, pourtant quoy que je fasse
Tousjours quelque estocade esquive ma cuirasse,
Et me perce le cuir avec tant de douleur
Que j’en pers bien souvent la force & la couleur ;
680 Cette fatalité me fasche* & m’importune ;
Mais qui peut resister aux loix de la fortune ;
Nos maistres se battront à la pointe du jour,
Et nous devons aussi nous battre à nostre tour.

SANCHE.

Je ne me battray point, quoy que vous puissiez dire.

LE BARBIER.

685 Vous perdriez vostre honneur, qui vaut mieux qu’un
Empire

SANCHE.

{p. 53}
Quand il en vaudroit deux, je le perds sans remors,
Que nous sert cet honneur lors que nous sommes
morts ?

LE BARBIER.

A nous faire estimer par la race* suivante.

SANCHE.

Mais nous n’en sçavons rien.

LE BARBIER.

Tousjours cela contente.

SANCHE.

690 Pour moy j’aime la paix, & ne recule pas
D’acquerir de l’estime avecques mon trespas.

LE BARBIER.

J’ay charge de mon maistre, en cette circonstance,
De vous dire trois fois de vous mettre en defence,
Et quoy que vous fassiez afin de l’éviter,
695 De vous couper la teste & de la luy porter :
Voyez à quel des deux se resoudra vostre ame,
L’un vous rend glorieux, l’autre vous rend infame.

SANCHE.

{p. 54}
Allez porter ailleurs cette belle leçon,
Je ne veux point me battre en aucune façon ;
700 Mon maistre en me donnant la charge que j’exerce,
M’exempta par exprés de ce sanglant commerce,
Il fut dit entre nous qu’il employroit son bras
Sans le secours du mien dedans tous les combats,
Et que j’aurois le soin d’éloigner les batailles
705 Pour pouvoir s’il mouroit faire ses funerailles,
Et pour porter son coeur & ses derniers souspirs
Aux pieds de Dulcinée object de ses desirs ;
De sorte qu’il se voit que dans cette querelle
Je ne sçauroy mourir sans me rendre infidelle,
710 Et vous n’ignorez pas que l’infidelité
Est pire aux Escuyers que n’est la lascheté.

LE BARBIER.

Je ne puis repliquer cette raison m’arreste.

SANCHE.

Sans cela j’ay des mains qui defendront ma teste.

LE BARBIER.

Suffit : mais le jour vient & nos maistres aussi,
715 Pour ne les pas troubler retirons nous d’icy.

SCENE IV. §

{p. 55}
DOM QUICHOT, D. LOPE ou le Chevalier des Miroirs.

DOM LOPE.

Je dis encore un coup qu’il a mordu la terre
Ce dompteur de Geants, ce miracle de guerre
Dom Quichot de la Manche à mes pieds abbatu
Condamnant sa foiblesse, admirant ma vertu,
720 Et confessant tout haut qu’aupres de Calsildée
Dulcinée a le teint d’une vieille ridée.
Et pour vous faire voir que je ne vous ments pas,
Ce Dom Quichot icy, dont on fait tant de cas,
Et dont j’ay surmonté la force & le courage,
725 Est de moyenne taille, assez beau de visage,
Resveur, mais si subtil dans toutes ses raisons,
Qu’il peut estre Recteur aux petites Maisons*:
Il est le vray falot de la valeur errante,
Et son digne coursier s’appelle Rossinante,
730 Son Escuyer Dom Sanche, & ce Dom Sanche encor
Monte un grand asne gris qui vaut son pesant d’or.
Qui peut apres cela douter de ma victoire ?

D. QUICHOT.

{p. 56}
Moy.

D. LOPE.

Je porte en tout cas dequoy la faire croire.

D. QUICHOT.

Cet esclaircissement ne vous sçauroit manquer.

D. LOPE.

735 C’est par là seulement que je doy m’expliquer.

D. QUICHOT.

Je commence à voir clair dans toute cett’affaire,
Ce Dom Quichot que j’aime à l’égal* de mon frere,
A plusieurs enchanteurs qui choquent ses desseins,
Et sans doute* ce coup est party de leurs mains :
740 Quelqu’un d’eux pour ternir sa gloire & son courage,
Dedans cette rencontre* aura pris son image,
Et vous aura trompé, n’en doutez nullement :
Ce que vous avez dit ne peut estre autrement.
Que si vous persistez dedans vostre creance*,
745 Sçachez que Dom Quichot est en vostre presence
Prest à vous faire voir qu’il aime trop l’honneur
Pour faire une action indigne de son coeur.

D. LOPE.

[H,57]
C’est donc vous Dom Quichot.

D. QUICHOT.

Je suis cet indomptable
Que vous avez dépeint, non pas ce miserable
750 Que le manque d’adresse, ou de force ou de coeur
Contraint à reconnoistre un si foible vainqueur :
Que si vous en doutez.

D. LOPE.

Arrestez je vous prie ;
Quoy que par les statuts de la Chevalerie,
Que vous n’ignorez pas & que nous sçavons tous,
755 Je peusse refuser de me battre avec vous,
Apres mon advantage, apres vostre défaite.

D. QUICHOT.

Ah ! tréve à ce discours.

D. LOPE.

Cette main qui l’a faite
Veut bien la maintenir, & vous faire avouër
Que ma sincerité ne se peut trop louër.
760 Je veux donc qu’un combat vuide nostre querelle :
Mais de crainte qu’un jour le temps la renouvelle,
Je croy qu’il faut combatre à des conditions {p. 58}
Qui terminent le cours de nos pretentions.
Voicy ce qui me semble estre tres-raisonnable,
765 Je pourray m’éclaircir si vous estes palpable,
De peur qu’un Enchanteur ne trompe encor mes sens,
Et si je suis vainqueur comme je le pretens,
Si vous n’avez recours à la force des charmes*,
Je pourray vous contraindre à mettre bas les armes,
770 Et demeurer chez vous l’espace de dix ans
Sans lire aucun Roman des Chevaliers errans.

D. QUICHOT.

Vous devez dire aussi que si j’ay la victoire,
Comme il est apparent*, vous cesserez de croire
Que jamais vostre bras ait pû vaincre mon coeur.

D. LOPE.

775 Je le veux, sçachons donc qui sera le vainqueur.
Ils se batent.

SCENE V. §

{p. 59}
LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, D. LOPE.

LE DUC.

Que cett’heure est charmante, & que mon oeil adore
Ces rayons de clarté dont le Ciel se colore !

LA DUCHESSE.

Que je prens de plaisir à voir le jour naissant,
Et ce nuage peint d’un pourpre jaunissant !
780 J’admire cet object plus je le considere.

SCENE VI. §

SANCHE, LE BARBIER, LE DUC & c.

SANCHE.

Dieux ! mon maistre est aux mains, ah ! que
voulez-vous faire ?
Messieurs arrestez-vous. {p. 60}

LA DUCHESSE.

Quel bruit ay-je entendu ?

LE BARBIER,

retenant Sanche.
Je t’estrangle pendard si tu fais l’entendu.

LE DUC.

Ah ! je voy ce que c’est, heureuse ma sortie
785 Si j’évite un mal-heur.

D. LOPE,

se retirant avec le Barbier.
A demain la partie,
Monsieur le Chevalier.

D. QUICHOT.

A demain, à tantost,
A toute heure ; suffit que je suis Dom Quichot,
Sanche vous en serez.

SANCHE.

Ah ! je me donne au Diable
Si je me bats jamais.

LE DUC.

O rencontre* aggreable !
790 Valeureux D. Quichot, est-ce vous que je voy ? {p. 61}

SANCHE.

Oüy Monsieur c’est luy-mesme, & je suis aussi moy
Prest de vous tesmoigner mes tres-humbles services.

LE DUC.

Voulez-vous m’obliger ?

D. QUICHOT.

Apres les bons offices
Que j’ay receus chez vous, le bien de m’aquitter
795 Est le plus grand bon-heur que je puis souhaiter.

LE DUC.

Faites-moy la faveur de voir nostre hermitage
Qui n’est pas loin d’icy.

D. QUICHOT.

Ce m’est trop d’avantage.

LE DUC.

Vous y serez receu selon vos qualitez.

LA DUCHESSE.

Mais sans doute* moins bien que vous ne meritez.

SANCHE.

800 Ah Madame ! ah Monsieur ! cela vous plaist à dire.
Que je vay me souler !

LE DUC.

Hé que nous allons rire.

Fin du II. Acte.

ACTE III. §

{p. 62}

SCENE PREMIERE. §

LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE, L’AUMOSNIER du Duc.

LE DUC.

Je ne puis exprimer l’honneur que je reçoy
De me voir avec vous & de vous voir chez moy,
Valeureux Dom Quichot dont les faits heroïques
805 Sont hautement chantez dans les places publiques,
Et celebrez par tout comme ceux d’Amadis
Et des autres vaillans qui regnerent jadis :
Mais je veux seulement vous conjurer de croire
Que je ne fus jamais jaloux de vostre gloire,
810 Et que j’ay pris plaisir à lire les exploits
Que vostre bras a faits dedans tous ses emplois.

D. QUICHOT.

{p. 63}
C’est le propre d’un cœur purement magnanime.
Je sçay bien toutesfois que cette haute estime
Dont vous me partagez* si liberalement,
815 Vous convient mieux qu’à moy.

LE DUC.

Tréve de compliment.
Nous voicy prés du lieu de vostre penitence.
Ils arrivent au chasteau du Duc.
Des valets à une galerie sur la porte,
sonnent des trompettes, & disent :
Vive le grand Quichot, & vive Sanche Pance,
L’un le plus genereux de tous les Chevaliers,
L’autre le plus vaillant de tous les Escuyers.

SANCHE.

820 Ce n’est pas là mon vice.

SCENE II. §

{p. 64}

DEUX VALET

portans un manteau d’escarlate & un bonnet verd.
Acceptez grand Monarque
De nos submissions cette honorable marque.
La voix de dessus la galerie.
Vive encore & tousjours la fleur des Chevaliers,
Et l’unique falot des vaillans Escuyers.

D. QUICHOT.

Sanche prens cet armet.

SANCHE.

Dites moy je vous prie,
825 Est-ce encore une loy de la Chevalerie
De donner des manteaux & de riches bonnets
Aux maistres Chevaliers & non à leurs valets ?

D. QUICHOT.

SANCHE.

{p. I,65}
Cette loy doit estre reformée.
La voix de dessus la galerie.
Vive encor Dom Quichot, vive sa renommée.

LE DUC.

830 Vous plaist-il donc d’entrer ?

D. QUICHOT.

Je n’entre qu’apres vous.

LE DUC.

Monsieur, allons.

D. QUICHOT.

Madame.

LA DUCHESSE.

On nous cede chez nous.

D. QUICHOT.

Je vous cede par tout, mais en cette occurence
Je ne le pourroy pas sans faire une insolence.

LE DUC.

Ah ! ne contestez plus.

D. QUICHOT.

{p. 66}
Je ne passeray point.

SANCHE.

835 Un conte que je sçay vient icy bien à point.

LA DUCHESSE.

Dites-le Seigneur Sanche.

LE DUC.

Il doit estre agreable.
Et je le veux sçavoir.

D. QUICHOT.

Que je suis miserable !
Tay toy traistre ou je vay.

SANCHE.

Monsieur ne craignez rien,
Mon conte est sans reproche, & je le feray bien.

D. QUICHOT.

840 Il vous estourdira, commandez qu’il se taise.

LA DUCHESSE.

Pourquoy ? vostre Escuyer ne dit rien qui ne plaise,
Et j’ay plus de plaisir à l’entendre parler, {p. 67}
Que n’en eut Angelique à se voir cajoler
De ce mignon frizé qu’elle suivoit sans cesse,
845 Dedaignant de Rolland l’amour & la noblesse.

SANCHE.

Que vostre Majesté vive eternellement !
Madame, ce discours, quoy que sans fondement,
Efface tout le deuil* que je faisois parestre
Pour n’avoir un manteau de mesme que mon maistre,
850 Et craignant de tomber encor une autre fois
Entre les rudes mains de l’Escuyer du Bois ;
Voicy donques mon conte.

D. QUICHOT.

Abrege-le de grace.

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas là du tout ce que je veux qu’il fasse :
Qu’il l’estende au contraire.

SANCHE.

Assez prés de chez moy
855 Demeuroit un Seigneur bon serviteur du Roy,
Ce Seigneur estoit fils d’un prudent personnage
Qui descendoit tout droit de ce fameux lignage
De Medine del Campe :& ce Seigneur aussi
Estoit fils de son pere. {p. 68}

L’AUMOSNIER.

On le croit bien ainsi.

SANCHE.

860 On ne croit en cela que ce qu’on en doit croire :
Ce Gentil-homme donc, dont je vous fay l’histoire,
Et qui s’est marié depuis trois ou quatre ans,
Qu’il est bien marié ! qu’il a de beaux enfans !

L’AUMOSNIER.

Passez, cela suffit, concernant son mesnage.

SANCHE.

865 Il se fit bien du bruit dedans nostre village,
Le jour qu’il prit sa femme, on la voulut ravir ;
Mais l’effort qu’on en fit ne put de rien servir.
Vous le sçavez, Monsieur, vous fustes de la feste,
Et l’on vous en peut voir les marques sur la teste :
870 Le fils du mareschal, ce mauvais garnement,
A ce que l’on m’a dit, en fut pareillement :
Dites, n’est-il pas vray ?

D. QUICHOT.

Passez.

SANCHE.

{p. 69}
On le doit croire.

L’AUMOSNIER.

Bon-homme c’est assez, achevez vostre histoire :
Du train que vous allez, je crain avec raison
875 Que l’on ne vous verra d’un an dans la maison.

SANCHE.

On pourra nous y voir plustost sans point de doute.

LA DUCHESSE.

Sanche n’abregez point, mais suivez vostre route.

LE DUC.

Ce conte est ravissant, & qui le veut blâmer
N’a jamais bien connu* ce qu’on doit estimer.

SANCHE.

880 Ce Gentil-homme donc estoit si fort affable,
Qu’il avoit bien souvent des païzans à sa table.
Un jour qu’il regaloit un pauvre laboureur.

D. QUICHOT.

Sans passer plus avant, tire moy d’une erreur,
Sanche, je n’entens point à moins d’un interprete,
885 Qu’est-ce que regaler ? {p. 70}

SANCHE.

C’est un mot de Gazete,
Qui veut dire traitter, accueillir, bien veigner*:
Mais vray’ment c’est bien vous que je dois enseigner ?

D. QUICHOT.

J’ay tousjours mesprisé des choses si frivoles,
Je m’attache aux effects, & non pas aux paroles.

SANCHE.

890 Au Diable, pourquoy donc m’avez-vous arresté ?

L’AUMOSNIER.

Monsieur l’Historien, c’est assez contesté,
Tirez-nous de la gehene*.

SANCHE.

Apprenez donc en somme
Comme se comporta ce brave Gentil-homme ;
Un jour qu’il regaloit un pauvre laboureur,
895 Grossier en verité : mais fort homme d’honneur,
Et qui dans sa maison vit de l’air d’un Monarque ;
Il voulut le traiter comme un homme de marque :
Je connois ce païzan comme je me connoy,
Il a logé long temps à trois pas de chez moy.

L’AUMOSNIER.

{p. 71}
900 Ne nous direz-vous point encore son lignage ?

SANCHE.

Son pere fut le coq* de tout le voisinage,
Son ayeul.

L’AUMOSNIER.

C’est assez.

D. QUICHOT.

Acheve promptement.

LA DUCHESSE.

Ce conte est magnifique autant qu’il est charmant.

SANCHE.

Estans donques tous deux prests de se mettre à table,
905 Escoutez ce que fit ce Seigneur honnorable :
Que puisse-t-il joüir d’un eternel repos,
Car il est desja mort : & l’on dit à propos
Que dans quelques Romans qu’on fit à sa loüange
L’on trouve par escrit qu’il fit une mort d’Ange :
910 J’estois alors à Temble, où je ne le vy pas.

L’AUMOSNIER.

Frere, si vous voulez nous sauver du trespas,
N’arrestez point à Temble. {p. 72}

D. QUICHOT.

Enfin, que veux-tu dire ?
Abrege ton discours & viens au mot pour rire.

SANCHE.

Ce Seigneur vouloit donc, puisqu’il faut dire tout,
915 Que ce pauvre païzan se plaçast au haut bout,
Le païzan bien appris insistoit au contraire,
L’un disoit je le veux, l’autre le puis-je faire ?
Il me semble d’entendre encor leur compliment.

D. QUICHOT.

Tu les as donques veus disputer ?

SANCHE.

Nullement.
920 Mais un valet d’honneur qui m’en a fait l’histoire,
M’a dit non seulement que je pouvois la croire,
Mais encore jurer d’avoir esté present
Alors qu’elle arriva.

LE DUC.

Que ce conte est plaisant !

SANCHE.

Ce Seigneur alleguoit, pour finir la dispute,
925 Que chaque Charbonnier est maistre dans sa hute, [K,73]
Qu’il le vouloit enfin, & qu’en mangeant son bien
L’autre ne devoit pas le contredire en rien.
Mais toutes ces raisons ne pouvoient pas abatre
Du paysan trop civil l’humeur opiniâtre :
930 Que fit-il ?

L’AUMOSNIER.

Finissez ces discours superflus :
Il fit, je n’en sçay rien.

SANCHE.

Ma foy ny moy non plus :
On m’a bien dit pourtant qu’il se mit en colere,
Ou bien que pour le moins il eut droict de le faire,
Et qu’il dit au paysan, tout bouffy de courroux,
935 Quelque part où je suis, je suis tousjours sur vous :
Apprenez aujourd’huy que lors qu’un Grand vous traite,
Vous devez obéir, non pas faire la beste :
Le reste du banquet m’est encore inconnu,
Mais je croy que ce conte est icy bien venu.

D. QUICHOT.

940 Traistre, pourray-je bien retenir ma colere ?

LE DUC.

Sanche a fait de sa part tout ce qu’il devoit faire,
Je ne le blâme point. {p. 74}

D. QUICHOT.

Il a plus faict encor.

LA DUCHESSE.

Et son conte doibt estre escrit en lettres d’or :
Mais il est temps d’entrer.

L’AUMOSNIER.

Dieu, tirez-moy de peine !

LE DUC.

945 Monsieur.

D. QUICHOT.

Je n’entre point, la chose est bien certaine.

SANCHE.

Que vous profitez mal de mes enseignemens !

D. QUICHOT.

Si c’est pour obéir à vos commandemens,
Je n’ay point de replique.

LE DUC.

Et bien je vous l’ordonne.

SANCHE.

{p. 75}
Enfin, voilà mon conte, & la piece est fort bonne.

LE DUC.

950 Vous n’en fistes jamais qui fust plus à propos.
Ils entrent.

SCENE III. §

SANCHE, DAME RODRIGUE, suivante de la Duchesse.

SANCHE.

Madame Gonzalez, de grace quatre mots.

DAME RODRIGUE.

On m’appelle Rodrigue.

SANCHE.

Et bien soit, mais Madame,
Voulez-vous m’obliger ?

D. RODRIGUE.

Oüy, de toute mon ame,
Mon honneur à couvert, n’en doutez nullement. {p. 76}

SANCHE.

955 Vostre honneur à couvert ! il l’est bien hautement :
Car je suis si discret en semblable matieres,
Que quand on m’offriroit mille coups d’estrivieres
Pour m’en faire manger, fust-il entre deux plats,
Il est bien asseuré que je n’en voudrois pas :
960 Il faut que la raison regle nos convoitises,
Et Sanche ne fait pas de semblables sotises.

D. RODRIGUE.

Que puis-je donc pour vous ?

SANCHE.

Me tirer de soucy*.
J’ay laissé mon grison* à quatre pas d’icy,
C’est mon asne, Madame, honorable monture
965 Dont le nom sera cher à la race* future :
Je voudrois qu’il vous pleust le faire entrer ceans,
C’est un pauvre innocent qui n’a que quatorze ans,
Et qui seche d’ennuy* dés que je l’abandonne,
Il vous remerci’ra du soin que je vous donne.

D. RODRIGUE.

970 Certes si vostre maistre est aussi fou que vous,
Nous avons aujourd’huy de beau monde chez nous :
Allez, impertinent, avez-vous eu l’audace {p. 77}
De croire que je fisse une action si basse ?

SANCHE.

Mon maistre toutesfois, qui n’est nullement sot,
975 M’a dit assez souvent, parlant de Lancelot,
Qu’au retour de Bretagne il receut des caresses*
(Leur honneur à couvert) de cinq ou six Princesses,
Tandis que son cheval mangeoit come un seigneur
Son avoine au giron de leurs Dames d’honneur.
980 Et qu’a fait mon grison* ? qui l’empesche de croire
Qu’il peut avoir un jour une pareille gloire ?

D. RODRIGUE.

Si vous avez dessein de faire le plaisant,
Troussez* vostre bagage, allez ailleurs, paysant,
Gros vilain, farcy d’aulx, vous n’aurez à cett’heure
985 Qu’une figue* de moy.

SANCHE.

Mais sans doubte bien meure :
Car à n’en point mentir, je n’imagine point
Qu’à moins de soixante ans on vous gagne le point.

D. RODRIGUE.

La vieillesse que j’ay ne me fait point de honte,
C’est à Dieu seulement que j’en doy rendre conte :
990 Allez, fils de putain, faire ailleurs l’entendu, {p. 78}
Et craignez mon courroux.

SCENE IV. §

LE DUC, LA DUCHESSE, L’AUMOSNIER, DOM QUICHOT, & c.

LA DUCHESSE.

Quel bruit ay-je entendu ?
Qu’est-ce qui vous oblige à courir de la sorte,
Vous voudroit-on forcer*?

SANCHE.

Non, le Diable m’emporte !

LA DUCHESSE.

Je vous voy tous émeus, dites-m’en la raison ?

D. RODRIGUE.

995 Ce vilain me chargeoit du soin de son grison*,
Et vouloit m’obliger à le panser moy-mesme.

SANCHE.

L’amour que j’ay pour luy se peut nommer extresme,
Et j’ay cru l’obliger à voir mes bons desseins {p. 79}
Lors que je l’ay remis en de si bonnes mains.
1000 Que si j’ai mal jugé dans cette circonstance,
L’amour est mon excuse, & sera ma defence ;
Puisque je suis amant, je puis dire avec eux,
Pouvoy-je estre bien sage estant bien amoureux ?

LA DUCHESSE.

Sanche parle fort bien, son excuse est valable.

D. RODRIGUE.

1005 Mais il m’appelloit vieille ?

LA DUCHESSE.

Ah !c’est bien là le Diable,
Ce reproche est fascheux*, & ne vaut du tout rien,
Dame Rodrigue est jeune & vous le voyez bien.

SANCHE.

Elle a mal entendu, je vous jure Madame
Que je n’y pensois pas.

D. QUICHOT.

Approchez-vous infame.

SANCHE.

1010 Et bien qu’est-ce ?

D. QUICHOT.

{p. 80}
Parlez, estoit-ce la saison
Et le lieu de parler de vostre beau grison* ?

SANCHE.

Monsieur, on peut parler des choses necessaires
Par tout où l’on se trouve, & faire ses affaires :
Dressez ce bonnet verd qui vous couvre le front,
1015 Et ne censurez pas ce que les autres font.
Il me souvient icy de mon asne que j’ayme,
M’en souvenant ailleurs, j’en parlerois de mesme,
Fût-ce au lit, à la table, à la sale, au marché,
Par tout, & pour le seur ce n’est point un peché.

LE DUC.

1020 Sanche a bonne raison.

D. QUICHOT.

Vostre Grandeur le flate,
Et respand ses bontez sur une terre ingrate.

LA DUCHESSE.

Brisons là ce discours puisqu’il ne vous plaist pas,
Et parlons des attraits, des graces, des apas
Dont éclatte aujourd’huy l’Infante Dulcinée,
1025 Et des rares vertus dont son ame est ornée.

D. QUICHOT.

[L,81]
Helas que ce discours me va couster de pleurs !

LA DUCHESSE.

Et pour quelle raison ?

D. QUICHOT.

Apprenez mes mal-heurs :
Cette rare beauté que vous m’avez nommée
N’est plus ce qu’elle estoit, elle vit transformée
1030 En laide villageoise, & je ne scay comment
De meschans Enchanteurs ont fait ce changement.
O chere Dulcinée ! ô ma douce geoliere,
Qui n’as rien aujourd’huy de ta forme premiere !
Astre vestu de deuil*, beau Soleil eclypsé,
1035 Phare qui ne luis plus, miroir ardent cassé,
Bois qu’on a degradé, vive source tarie,
Parterre foudroyé, belle rose flestrie,
Divin temple destruit, grand autel prophané,
Neige couverte d’encre, yvoire charbonné,
1040 Pourtrait sans coloris, brasier qui n’es que cendre,
Helas apres ce coup quel party doy-je prendre !
Par quel heureux moyen te puis-je secourir ?
S’agit-il de ma mort, tu m’y verras courir.

LE DUC.

{p. 82}
Elle est donc enchantée ?

SANCHE.

Oüy Seigneur, & moy-mesme
1045 Occulaire tesmoin de ce mal-heur extresme.
Helas quand je la vis soubs cett’estrange peau,
Je ne pus m’empescher de pleurer comme un veau !
O pauvre Dulcinée ! ô mazure d’Infante !
Maudit soit à jamais le demon qui t’enchante,
1050 Lampe qui n’as plus d’huile, horloge demonté,
Courier devalizé, pasturage brouté,
Espiciere sans sucre, asnesse debatée,
Village abandonné, campagne degatée,
Belle vigne greslée, estang plein de limon,
1055 Chat bruslé, pan sans plume, Ange fait en demon,
Rose qui n’es plus rien qu’un grate-cul champestre,
Helas que je te plains maistresse de mon maistre !

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas sans subject que vous versez des pleurs,
On se pend tous les jours pour de moindres mal-heurs.

SANCHE.

1060 Peut-estre quelque fou, mais non pas Sanche Pance.

L’AUMOSNIER.

{p. 83}
Enfin, la charité me defend le silence,
Monseigneur j’ay subject de me plaindre de vous
De ce que vous traitez avec ces maistres fous :
Car outre qu’à la fin vous pourriez rendre conte
1065 De tout leur procedé, leurs discours me font honte.
Et vous ame de cruche, homme sans jugement,
Qui peut vous avoir mis dedans l’entendement
Tout ce qu’on nous a dit de vostre resverie*
Concernant les Romans de la Chevalerie ?
1070 Où vistes-vous jamais des Chevaliers errans ?
En quel lieu de l’Espagne a-t-on veu des Geans ?
Où sont ces Enchanteurs & cette Dulcinée
Que vous avez forgés dessous la cheminée*?
Retournez mal-heureux, mal-heureux retournez
1075 Chercher vostre bon sens au lieu d’où vous venez,
Et cessez de courir apres les avantures
Qui sont à vostre honneur de mortelles blessures :
Allez, car c’est ainsi qu’on doibt parler à vous.

D. QUICHOT.

Pourray-je retenir l’excés de mon courrous ?

SANCHE.

1080 Ah le mal-heureux homme ! & qu’il a bien envie
De perdre en cet instant & la teste & la vie.
Il est mort. {p. 84}

LE DUC.

La rencontre est sans comparaison.

D. QUICHOT.

Si nous estions ailleurs que dans cette maison,
Et n’estoit le respect que je porte à vostre âge,
1085 Ma main auroit desja reparé mon outrage ;
Mais puisque l’un & l’autre en cet evenement
Me defendent l’effet de mon ressentiment,
Je veux bien pour le moins combatre de ma langue
Les discours insolens qui font vostre harangue :
1090 Qu’ay-je fait devant vous que vous puissiez blâmer ?

SANCHE.

Monsieur dites plustost qu’on ne doive estimer.

D. QUICHOT.

Mais quand j’aurois failly, confessez sans contrainte
Que la correction de qui la fin est sainte
Se fait plus doucement, & tousjours pour le moins
1095 Sans passer à l’injure, & sans aucuns tesmoins ;
Et que m’ayant repris en public en colere
Vous avez fait du moins ce qu’on ne doit pas faire.

SANCHE.

Il est vray.

D. QUICHOT.

{p. 85}
Mais au fonds, qu’avez-vous remarqué
Dedans mon procedé qui vous ait tant choqué ?
1100 Poussé de mon instinct je vay faire la guerre
Aux infracteurs des loix & par mer & par terre,
Comme faisoient jadis les Chevaliers errans,
Et le chaud & le froid me sont indifferens.
Je fay du bien à tous, je ne choque personne,
1105 Je ne prens jamais rien, & sans cesse je donne,
Ma gloire est sans excés, mon amour sans defaut,
Et j’aime seulement à cause qu’il le faut.
Bref, je suy le chemin que m’a tracé la gloire,
Non pas pour me placer au Temple de memoire :
1110 Jamais la vanité ne fit agir ma main,
Mais c’est pour le salut de tout le genre humain.
Si vivre de la sorte est vivre dans le crime,
Vostre aigre remonstrance est icy legitime ;
Mais si c’est la vertu qui prescrit cette loy,
1115 Elle fait contre vous plustost que contre moy ;
J’en appelle à tesmoin Monsieur qui nous escoute.

SANCHE.

La victoire à ce coup ne reçoit point de doute,
Allez bon-homme, allez, vous serez mieux ailleurs,
Vos sentimens pour nous ne sont pas des meilleurs,
1120 Suffit qu’on nous connoit par tout & dans la Manche. {p. 86}

L’AUMOSNIER.

N’estes-vous point encor ce gros maraud de Sanche,
A qui ce bon Seigneur a promis de donner
A ce que l’on m’a dit une isle à gouverner ?

SANCHE.

Je suis celuy-là mesme, & quoy qu’on puisse dire
1125 Je la merite mieux que je ne la desire,
Quoy qu’à la verité je brûle de l’avoir,
Et si je l’ay jamais, j’y feray mon devoir.
Je suis un Escuyer qui vivra dans l’Histoire,
Et qui fait (croyez-le si vous le voulez croire)
1130 Tout ce dont est capable un Escuyer de bien :
Ayant mon maistre à moy je ne manque de rien.
Vive luy, vive moy ; car pendant nostre vie,
Malgré les Enchanteurs, malgré vous & l’envie
Il ne manquera point d’un office de Roy,
1135 Non plus que d’un Royaume ou d’une isle pour moy.

LE DUC.

Pour l’isle dés cett’heure elle vous est acquise,
Vous la devez avoir puisqu’on vous l’a promise,
Et tout presentement je veux vous la donner,
Puis dans deux ou trois jours vous l’irez gouverner.

D. QUICHOT.

{p. 87}
1140 Recevez à genoux cette faveur insigne.

SANCHE.

Je la prens donc, Seigneur, quoy que j’en sois indigne.

L’AUMOSNIER.

Ah Monsieur ! c’est assez, je ne puis plus les voir,
Je me console au moins que j’ay fait mon debvoir.

LA DUCHESSE.

Monsieur, où courez-vous ? il s’en va.

LE DUC.

Qu’il s’en aille.

SANCHE.

1145 Soit, le bon-homme aussi ne disoit rien qui vaille :
Ah ! s’il avoit tenu ce discours insolent
A quelque Chevalier un peu plus violent,
Que de coups de baston sur sa jaquette noire !
Tousjours cet accident vivroit dans sa memoire,
1150 Renault de Montauban eust esté son balot*,
Il l’auroit estranglé sans luy dire un seul mot.

SCENE V. §

{p. 88}
DOM LOPE, ou le Chevalier des Miroirs, LE BARBIER,
D. QUICHOT, SANCHE, LE DUC, LA DUCHESSE.

LA DUCHESSE.

Sanche, où fuyez-vous donc ?

SANCHE.

Ce Diable m’espouvante.

D. LOPE,

parlant au Duc.
Genereux protecteur de la milice* errante !

LE BARBIER,

parlant à Sanche.
Valeureux Escuyer plein de gloire & d’honneur !

LE DUC.

1155 Levez vous.

SANCHE.

Laissez-moy, car je suis Gouverneur.

LE BARBIER.

{p. M,89}
Et bien à la bonne heure.

D. LOPE.

Oseray-je pretendre
Que seul & sans tesmoins vous daignerez m’entendre ?

LE DUC.

Tres-volontiers, Monsieur.

LA DUCHESSE.

Nous vous laisssons donc tous ?

LE DUC.

Et bien, dans un moment je m’en revien à vous.

D. QUICHOT.

1160 Nous vous verrons tantost.

DOM LOPE.

C’est bien mon esperance.

LE BARBIER.

Vous en serez aussi.

SANCHE.

Ce n’est pas ma creance*.

LE BARBIER.

{p. 90}
Je vous estranglerois.

SCENE VI. §

LE DUC, D. LOPE, LE BARBIER.

D. LOPE

oste son armet.
Monsieur pardonnez-nous,
Pour ramener un fou nous avons fait les fous.

LE DUC.

Je vous ay reconnu dessous cet équipage,
1165 Mais enfin vostre fou ne sera jamais sage.

D. LOPE.

Je le croy bien ainsi.

LE BARBIER.

Ce n’est pas sans raison.

D. LOPE.

Je le veux obliger à tenir la maison :
Un combat entre nous doit conclurre l’affaire, {p. 91}
Vous nous avez surpris lors que nous l’allions faire,
1170 Et je vien vous prier de souffrir qu’aujourd’huy
Je puisse le combatre & le mener chez luy :
Ainsi vous achevez une œuvre commencée,
Et qui sans vostre aveu ne peut estre avancée ;
Et nous nous acquitons de tout nostre pouvoir,
1175 Et de nostre promesse & de nostre devoir.

LE DUC.

J’emploiray tous mes soins à seconder les vostres,
Mesmes, si je le puis, j’en inventeray d’autres :
Mais je desire aussi qu’auparavant partir,
Sa rencontre* en ce lieu serve à nous divertir*.

D. LOPE.

1180 Tout ce qu’il vous plaira.

LE DUC.

La fourbe* est inventée,
Il pleure nuit & jour sa maistresse enchantée,
Je veux la luy monstrer dans son enchantement,
Et faire là dessus cent pieces de Romant ;
Entrons, allons les voir, remettez la salade*.

LE BARBIER.

1185 Nous pourrons bien crier place à la mascarade.

Fin du III. Acte.

ACTE IV. §

{p. 92}

SCENE PREMIERE. §

LA DUCHESSE, SANCHE.

LA DUCHESSE.

Sanche, mettez-vous là.

SANCHE.

Ce seroit trop d’honneur
Pour un pauvre Escuyer.

LA DUCHESSE.

Vous estes Gouverneur,
Et cette qualité vous donne la puissance
D’en user parmy nous avec toute licence*.

SANCHE.

1190 Soit donc puisqu’il vous plaist, je ne conteste plus,
Il s’assied.
La place où je me voy me rend un peu confus ;
Car je puis bien jurer qu’une pareille grace {p. 93}
N’a jamais esté faite à pas un de ma race*.

LA DUCHESSE.

Aussi valez vous mieux qu’ils n’ont jamais valu.

SANCHE.

1195 Ce n’est pas bien cela, mais vous l’avez voulu.

LA DUCHESSE.

Suffit, venons au poinct. J’ay de la peine à croire
Plusieurs evenemens qu’on lit dans vostre histoire,
Et je ne les puis voir sans penser que l’autheur
Qui les a mis au jour est meschant ou menteur.
1200 J’ay donques desiré que pour ce qui vous touche,
Vous m’en donniez raison de vostre propre bouche.

SANCHE.

Je le feray sans doute* avec facilité.

LA DUCHESSE.

Excusez toutesfois mon incivilité.

SANCHE.

Vous vous moquez de moy.

LA DUCHESSE.

Seroit-il bien croyable
1205 Que Sanche eust relasché de ce titre honorable {p. 94}
De fidelle Escuyer ?

SANCHE.

Non Madame.

LA DUCHESSE.

Pourtant
On nous l’a debité pour de l’argent contant.
L’histoire dit tout haut que le Gouverneur Sanche,
Au lieu d’aller trouver Dulcinée à la Manche
1210 De la part de son maistre, & luy faire sçavoir
La peine qu’il avoit de vivre sans la voir,
S’arresta quelques jours dedans une taverne.

SANCHE.

Je n’y feus point du tout, je craignois trop la berne*
Qui le jour precedent m’avoit fort mal traité,
1215 Et qui parle autrement choque la verité.

LA DUCHESSE.

L’histoire dit encor que dans cett’aventure,
A l’infidelité succeda l’imposture,
Et qu’estant de retour aupres de Dom Quichot,
Sanche son Escuyer le traita comme un sot,
1220 Feignit une response, & mille bagatelles
Indignes de l’honneur des Escuyers fidelles ;
Et luy dit qu’il trouva l’object de son amour {p. 95}
Criblant un tas de pois dans une basse cour.
Voilà ce qui m’estonne, & qui me met en doute.
SANCHE, se leve, & tenant le doigt dans la bouche,
regarde par tout ; apres, se remet dans sa chaire.
1225 A present que j’ay veu que nul ne nous escoute,
Et que je puis parler avecques liberté,
Je vay faire cesser vostre difficulté.
Desja depuis long-temps j’ay connu* que mon maistre
Estoit fou par la teste autant qu’on le peut estre,
1230 Quoy que dans ses discours & ses raisonnemens
Il montre quelque-fois de si bons sentimens
Que le Diable en personne auroit bien de la peine
De juger qu’il n’eust pas la cervelle bien saine ;
Ainsi pour m’exempter du tracas & du soin
1235 Qu’il me donne souvent sans qu’il en soit besoin,
J’ay recours au mensonge, & par cet artifice
Sans beaucoup me peiner je luy rends du service,
J’enchantay l’autre jour Dulcinée à ses yeux.

LA DUCHESSE.

Et comme quoy?

SANCHE.

Le conte en est bien curieux.
1240 Estant prest à partir Dom Quichot de la Manche {p. 96}
Voulut voir Dulcinée, & donna charge à Sanche,
Ce Sanche est moy, Madame. Or ce grand Chevalier,
Comme je vous ay dit, chargea son Escuyer
(A present Gouverneur) d’aller voir sa maistresse,
1245 Laquelle devoit estre une grande Princesse,
Logée en un Palais d’or & de diamans ;
Bref mille fois plus beau que tous ceux des Romans :
Ce fidelle Escuyer dans une nuict obscure
Cherche ce grand Palais d’admirable structure,
1250 Mais inutilement, car à ce qu’on luy dit,
Jamais mesme en plein jour personne ne le vit.
Il n’osa pas pourtant l’aller dire à son maistre,
De peur que ce defaut ne luy fit reconnestre
Qu’il l’avoit mal servy dans le premier employ;
1255 Sçavez-vous ce qu’il fit ?

LA DUCHESSE.

Nenny, dites-le moy.

SANCHE.

Il ne fit rien du tout, mais sortit du village
A l’heure que les bœufs s’en vont au labourage,
Je ne sçay quel chemin son asne aura tenu,
Mais il s’en retourna comme il estoit venu.
1260 Marchant donc sur ses pas, le pauvret resve* & songe [N,97]
Pour pouvoir sur le champ trouver quelque mensonge
Qui le puisse exempter du reproche qu’il craint,
Mais il n’en trouve aucun, & c’est là qu’il se plaint :
Le voilà cependant* à trois pas de son maistre
1265 Qui luy vient au devant dés qu’il le voit parestre ;
Si Monsieur l’Escuyer est lors dans l’embarras,
Je croy certainement que vous n’en doutez pas.
Que luy pourras-tu dire, Escuyer miserable,
Qui puisse t’empescher de parestre coupable ?
1270 Il se plaignoit ainsi tout accablé d’ennuy*.

LA DUCHESSE.

Dans cet evenement je crain presque pour luy.

SANCHE.

Quand par quelque miracle il vit trois païzanes
S’en venir droit à luy sur autant de beaux asnes.
D’abord* quelque démon luy souffla dans l’esprit
1275 La resolution de faire ce qu’il fit.

LA DUCHESSE.

Qui fut ?

SANCHE.

De soustenir que c’estoit Dulcinée
Qui venoit apres luy dessus un’haquenée*,
Et deux Dames d’honneur toutes brillantes d’or,
De qui les seuls chevaux valoient mieux qu’un tresor. {p. 98}
1280 Dom Quichot qui le croit ; pique, galope, presse
Son coursier Roussinant vers sa chere maistresse ;
Et rencontre* à la fin les Dames des Grisons
Qui la faux à la main s’en alloient aux moissons.
Cet objet le surprend, mais son Escuyer jure
1285 Qu’un meschant Enchanteur a changé leur figure,
Et ses sermens enfin eurent tant de credit*
Que son maistre le crut comme il a desja dit :
Voyez apres cela s’il n’est pas bien credule ?

LA DUCHESSE.

J’ay formé là dessus quelque petit scrupule,
1290 Si Dom Quichot est fou comme il paroist icy,
Dom Sanche qui le suit ne l’est-il pas aussi ?
Puisque l’on doit juger du valet par le maistre.

SANCHE.

Madame, en bonne foy, tout cela peut bien estre :
Ce scrupule est fort juste, & l’Escuyer du Bois,
1295 Qui m’a fait tant de peur, me l’a dit autre-fois.
Mais je ne sçay comment, ny par quelle aventure
Je me suis embroüillé dedans cette tissure*:
Mon maistre m’a long-temps nourry dans sa maison,
C’est de sa propre main que je tiens le grison*.
1300 Je l’aime, il me cherit, il n’est nullemnt rude, {p. 99}
Je ne le puis quitter que par ingratitude :
Et comme qu’il en soit, je n’imagine pas
De nous voir separez que par nostre trespas.

LA DUCHESSE.

Cela donques passé, j’estime difficile
1305 Que vous puissiez jamais bien gouverner vostre isle ?

SANCHE.

Si pour cette raison c’est vostre sentiment*
De ne pas m’enchasser dans mon gouvernement,
Je pretends de monstrer par mon indifference
Que je le meritois beaucoup mieux qu’on ne pense :
Il sort de son siege.
1310 Que sçay-je si le Diable, ardent à nous tromper,
Ne me le donnoit pas afin de m’attraper ?
Il est plus fin que nous, & je sçay par pratique
Que jamais rien de bon ne sort de sa boutique.
Qu’ay-je affaire de bien, mal-heureux que je suis !
1315 Je puis ce que je veux voulant ce que je puis ;
Dans la nuict tous les chats sont de mesme teinture,
Nous tombons de par tout dedans la sepulture,
Et tel est sur le bord qui croit en estre loin,
Le ventre se remplit ou de paille ou de foin.
1320 Quand madame la Mort nous tient en sa puissance,
On ne reconnoist plus aucune difference,
Et souvent un bouvier qui vit avec honneur {p. 100}
Dessous son pauvre toict, meurt mieux qu’un
Gouverneur.
Je dis encor cecy pour vous faire connestre*
1325 Que je m’ayme Escuyer autant ou plus que maistre,
Et que je voy sans deuil* & sans ressentiment
Le naufrage prochain de mon Gouvernement.

LA DUCHESSE.

Tout Chevalier d’honneur, quand sa foy l’interesse*,
Sans jamais barguigner accomplit sa promesse,
1330 Et le Duc Monseigneur est des plus apparens*,
Encor qu’il ne soit pas de l’ordre des errans :
Partant, quoy que j’en die, il est indubitable
Qu’il vous illustrera de ce titre honorable.
Mais revenant au poinct de vostre enchantement,
1335 Je sçay de bonne part qu’il fut reellement,
Et que Sanche croyant avoir trompé son maistre
Fut luy-mesme trompé, comme il pourra connestre*
Avant la fin du jour par des objects puissans,
Qui sans enchantement parestront à ses sens.

SANCHE.

1340 Je m’en doutois aussi, car il n’est pas croyable
Que j’eusse pû forger cette fourbe* admirable :
Mais comme qu’il en soit, cett’affaire se fit
Comme je desirois ; & cela me suffit.

LA DUCHESSE.

Mais voicy Dom Quichot. {p. 101}

SANCHE.

Ce Diable l’accompagne,
1345 Je croy qu’il sera bon de prendre la campagne.

SCENE II. §

DOM LOPE, LE BARBIER, LE DUC, DOM QUICHOT,
SANCHE, LA DUCHESSE.

LE BARBIER.

Seigneur Sanche, arrestez.

SANCHE.

Laissez-moy.

D. QUICHOT.

Qu’avez-vous ?

SANCHE.

J’ay peur de ce grand nez.

D. QUICHOT.

{p. 102}
Demeurez pres de nous,
Et croyez que mon bras vous en rendra bon conte.

SANCHE.

Je le croy bien ainsi, mais la peur me surmonte.

D. LOPE.

1350 Madame, pardonnez mon incivilité,
Je sçay ce que je dois à vostre qualité :
Mais un voeu solennel de monstrer mon courage
En ce rencontre*-icy plustost que mon visage,
M’empesche d’y respondre, & cloüe en ce moment
1355 Mon armet à mon front avec des clous d’aimant.

LA DUCHESSE.

Ne vous contraignez point.

LE DUC.

Quoy que vous puissiez faire,
Je veux qu’encor un peu le combat se differe.

D. LOPE.

Tout ce qui vous plaira ; cela depend de vous.

D. QUICHOT.

Que ce retardement m’est fascheux !

SANCHE.

{p. 103}
Qu’il m’est doux !

LE DUC.

1360 Je m’en vay cependant* vous conter une histoire
Que l’on vient de m’apprendre, & que je ne puis croire :
Deux Infantes de Perse, embrasées d’amour,
Cherchent un Chevalier dans les lieux d’alentour :
On les vit l’autre soir dedans nostre village ;
1365 Mais nostre historien n’en sçait pas davantage.

D. QUICHOT.

Que crois-tu que ce soit, Sanche ?

SANCHE.

Je n’en sçay rien :
Mais dites-en le vray, vous vous en doutez bien.

D. QUICHOT.

C’est à nous qu’on en veut.

SANCHE.

C’estoit bien ma creance*:
Mais ce diable de nez m’en ostoit l’esperance,
1370 En effect je suis mort s’il approche de moy.

LE DUC.

Que nous veulent ces gens ? & qu’est-ce que je voy ?

SCENE III. §

{p. 104}
DEUX HERAUTS portans l’image du Soleil, LE DUC,
LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE.

LE PREMIER HERAUT.

Les filles du Sophy que la Perse revere.

LE II. HERAUT.

C’est moy qui dois parler, j’ay charge de leur pere.

LE PREMIER.

Parlez si vous voulez, je ne diray plus rien.

LE SECOND.

1375 Je vous cede mes droicts, mais au moins parlez bien.

LE PREMIER.

Les filles du Sophy, ces illustres Princesses
Que nous reconnoissons pour uniques maistresses,
Demandent le bon-heur de pouvoir dire un mot
En presence de tous au brave Dom Quichot.

LE DUC.

[O,105]
1380 Qu’elles entrent.
Ce demy vers & le suivant se disent bas à D. Lope & à la Duchesse.
La piece est assez mal bastie,
Mais c’est pour baloter* en attendant partie.

D. QUICHOT.

Sanche ay-je mal pensé ?

SANCHE.

Nenny, mais croyez moy,
Espousez ces deux soeurs, & faites-vous grand Roy ;
Laissez là Dulcinée.

D. QUICHOT.

Ah ! ce discours m’offence.

SCENE IV. §

LES INFANTES DE PERSE avec leurs Herauts entrent :
LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE.

LE DUC.

1385 Ah Dieu que de beauté, que de magnificence !

LA DUCHESSE.

Jamais rien de pareil n’appareut à mes yeux.

PREMIER DES HERAUTS.

{p. 106}
Miracle de la terre & delice des Cieux,
Valeureux Dom Quichot ! ces deux grandes Princesses
Viennent la larme à l’oeil mendier vos caresses*:
1390 La Nature en naissant leur mit le sceptre en main,
Elles ont herité du pouvoir souverain,
Voyez quelle des deux vostre Grandeur desire,
Vous ne sçauriez choisir sans gaigner un Empire.

LA PREMIERE INFANTE.

Tourne vers moy tes yeux, voy quelle est ma beauté,
1395 Et qu’est-ce que je t’offre avec la royauté,
Aimes-tu les tresors ? nostre terre en esclate ;
Aimes-tu les grandeurs ? la vanité me flate :
Veux-tu porter ton trosne aussi loin que tes pas ?
Je te suivray par tout, mesme dans les combats :
1400 J’aime l’éclat du sang qui paroist sur la terre,
J’aime à voir le canon imiter le tonnerre,
Et mille corps meurtris sur la terre gisans
Presentent à mes yeux des spectacles plaisans.
Veux-tu combatre seul, veux-tu quiter ta femme,
1405 Et n’avoir pour un temps d’autre appuy que ta lame ?
Va ne t’arreste point, contente ton desir,
Et prefere tousjours ta gloire à mon plaisir,
Attendant ton retour j’iray la main armée {p. 107}
Estendre nostre empire & nostre renommée,
1410 Porter chez nos voisins la guerre & le discord,
La honte du servage ou l’horreur de la mort :
Et si dans ce chemin la Fortune m’arreste,
Tu sçauras aussi-tost ma mort que ma defaite.
Laisse moy, Chevalier, non je ne le veux pas.
1415 Je t’ay veu sur le poinct de courir dans mes bras,
Enten plustost ma soeur.

SANCHE.

Il n’est point necessaire,
Espousez celle-cy, si vous voulez bien faire,
Et ne contestez plus.

D. QUICHOT.

Taisez-vous, insolent.

LA II. INFANTE.

Monstre, monstre mon coeur, ton transport* violent.

SANCHE.

1420 Si vous la refusez, vous ferez mal sans doute*.

D. QUICHOT.

Je ne t’escoute plus.

SANCHE.

{p. 108}
Suffit qu’un Duc m’escoute :

II. INFANTE.

Tourne vers moy ton coeur, voy quelle est ma bonté,
Ne considere plus ny Grandeur ny beauté,
La Grandeur n’est qu’un nom qui souvent importune,
1425 Et qui nous rend sujects aux coups de la Fortune :
Qu’est-ce que la beauté dont on fait tant de cas ?
C’est une fleur qui passe & qui ne revient pas,
Un vent, une vapeur, une ombre, une fumée,
Une image effacée aussi-tost que formée,
1430 Cet arc que le Soleil peint de tant de couleurs
Et qui dans un instant, se resout tout en pleurs.
Aymes-tu les tresors ? j’ay tout ce qui contente,
Et par là ma richesse est assez abondante.
Veux-tu porter ton trosne aussi loin que tes pas ?
1435 Pourquoy le voudrois-tu si tu ne le dois pas ?
Le carnage & le sang peut-il jamais te plaire
S’il est vray que le Ciel ne le voit qu’en colere ?
Et le bruit des canons peut-il te sembler doux
S’il exprime des Dieux la haine & le courroux ?
1440 Veux-tu vivre tousjours dans un peril extréme ?
Je te le veux defendre à cause que je t’ayme.
Vien gouverner plustost & mon ame & ma cour ;
Avec elles je t’offre & la paix & l’amour,
Je ne desire point courir la main armée {p. 109}
1445 Pour mesler mes exploits avec ta renommée :
Desormais nul desir ne me peut enflammer
Que celuy de te plaire & de te bien-aimer.
Fortune fay de moy tout ce que tu peux faire,
Fay moy tomber du trosne à l’extréme misere :
1450 Irrite mon mal-heur par de sanglants mépris,
Mais ne t’oppose point au dessein que j’ay pris :
En ce poinct seulement tu me serois funeste,
Laisse moy mon amour & prens tout ce qui reste.

SANCHE.

Et bien qu’en dites-vous ? celle-cy me plaist mieux,
1455 Son discours a tiré des larmes de mes yeux.

D. QUICHOT.

Au secours Dulcinée, ah Dieu que j’ay de peine !

SANCHE.

Vous devez espouser cette dernière Reine.

D. QUICHOT.

Laisse-moy.

LA DUCHESSE.

L’aventure a fort bien réussi.

LE DUC.

Monsieur, que ferez-vous ?

D. QUICHOT.

{p. 110}
Ah comble de soucy* !

LE DUC.

1460 C’est desja trop resvé* dessus cette matiere,
Il faut parler François.

SANCHE.

Prenez cette derniere.

D. QUICHOT.

O Ciel trop liberal à m’ouvrir vos tresors !
Pourquoy donnastes-vous tant d’attraits à mon corps ?
Pourquoy me fistes-vous une ame si hautaine,
1465 Si mes perfections ne servent qu’à ma peine ?
Voy, Sanche, ce que c’est qu’estre trop grand Heros,
Si je meritois moins, j’aurois plus de repos.

SANCHE.

Il est vray, mais enfin c’est vostre destinée,
Monsieur, choisissez donc la cadette ou l’aisnée ;
1470 Ou bien si l’une & l’autre a pour vous des douceurs,
Comme je vous ay dit, espousez les deux soeurs :
J’enrage de vous voir dans cett’indifference,
Mesdames il y songe, ayez bonne esperance.

D. QUICHOT.

{p. 111}
Oüy, Dulcinée, enfin mon esprit s’y resout,
1475 Ne m’importunez plus, je n’en veux point du tout.

LE HERAUT.

Et bien retirons-nous.

LA PREM. INFANTE.

Adieu donc cœur de roche.

LA II. INFANTE.

Mon amour en ce point me defend le reproche,
Adieu, je vay mourir, & souhaiter pourtant
Malgré mon déplaisir* que tu vives content.

SCENE V. §

DOM QUICHOT, SANCHE, LE DUC, LA DUCHESSE, D. LOPE.

SANCHE.

1480 Le coeur me fend de deuil*, ah Monseigneur & maistre !
Ce dernier accident me fait bien reconnestre {p. 112}
Que j’ay fort bien connu* ce qu’on connoist* en vous,
Sans mentir, vous & moy sommes d’estranges fous !

D. QUICHOT.

Vous perdez le respect.

SANCHE.

Si je n’avois mon isle,
1485 On entendroit encor plus de bruit dans la ville.
Encor un coup, Monsieur, rendez mes voeux contens ;
Prenez cette cadette & sans perdre du temps :
Elle n’est pas fort loin la pauvre desolée,
Et je croy que bien-tost on l’auroit r’appellée :
1490 Si vous ne pouvez pas par inclination,
Prenez-la par aumosne & par compassion.
Que s’il advient apres qu’elle vous importune,
Donnez-la moy, Monsieur, j’en feray ma fortune.

D. QUICHOT.

Taisez-vous impudent, ou bien vous estes mort.

LE DUC.

1495 Il n’en faut plus parler, c’est le vouloir du sort
Que le grand Dom Quichot vive pour sa maistresse.

SANCHE.

Que pourra devenir cette pauvre Princesse ?

D. QUICHOT.

[P,113]
Que pourroit devenir celle que je cheris ?
Que feroit Dulcinée apres un tel mépris ?

SANCHE.

1500 Quand elle se pendroit, je me moquerois d’elle
Si j’avois une Infante, & si riche & si belle.

D. QUICHOT.

Ne m’en parle jamais.

SANCHE.

Je ne diray plus mot,
Mais on dira par tout que vous estes un sot ;
Et c’est ce qui me fasche*, & qui m’esmeut la bile.

D. QUICHOT.

1505 Qu’il fait le suffisant depuis qu’il a son isle !
Ah si je l’entreprens*! à foy d’homme d’honneur,
Je vous rangeray* bien, Monsieur le Gouverneur.

D. LOPE.

Vous-mesme, Chevalier, songez à vos affaires,
Il faut enfin se battre.

SANCHE.

O comble de miseres !

D. QUICHOT.

{p. 114}
1510 Me parler de combat, c’est flater ma valeur.

SANCHE.

Ce grand nez que je voy me fait trembler de peur.

LA DUCHESSE.

Je pense à vous encor, Infantes mal-heureuses,
Et maudis le destin qui vous fit amoureuses.
Monsieur, vous plaist-il pas que nous allions les voir ?

LE DUC.

1515 Allons-y, le combat se fera sur le soir.

Fin du IV. Acte.

ACTE V. §

{p. 115}

SCENE PREMIERE. §

LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE, D. LOPE ou le Chevalier des Miroirs, LE BARBIER.

LE DUC.

Puisque dans ce combat la gloire vous anime,
Que vous ne voulez point de sanglante victime,
Recevez de ma main ces armes que voicy.
Il leur baille* des fleurets.

LE BARBIER,

Escuyer.
Mais n’en aurons-nous point pour nous froter aussi
1520 Cet Escuyer & moy ?

SANCHE.

Je ne veux point me batre.

LE DUC.

Si vous en desirez je croy que j’en ay quatre.

SANCHE.

{p. 116}
Monseigneur l’Escuyer, je vous ay desja dit
Que je ne voulois point m’exposer à credit*:
Qu’il ne s’en parle plus.
Il se doit faire un grand bruit.

LE DUC.

Dieu quel coup de tonnerre !
1525 Il semble que le Ciel bouleverse la terre,
Chevaliers, suspendez ce combat furieux.

SANCHE.

Quittez-le tout à fait, vous ferez encor mieux.

LA DUCHESSE.

Je ne vis jamais rien de plus épouvantable.

SANCHE.

Je suis mort.

LE DUC.

Qui va là ?

SCENE II. §

{p. 117}
UN DEMON, LE DUC, DOM QUICHOT, & c.

LE DIABLE.

Monsieur je suis le Diable,
1530 Qui cherche Dom Quichot.

D. QUICHOT.

Le voicy pres de toy.

LE DUC.

Si vous estes le Diable, ainsi que je le croy,
Je m’estonne comment avec vostre science
Vous l’avez méconnu.

LE DIABLE.

Monsieur, en conscience,
J’avoy l’esprit ailleurs.

SANCHE.

Ou je n’y connoy rien,
1535 Ou ce monsieurle Diable est fort homme de bien,

LE DIABLE.

{p. 118}
A toy donc, Chevalier, le passe-temps du monde
Que le Diable confonde,
M’envoye un Enchanteur de tes plus grands amis,
Qui veut te faire voir dedans cette journée
1540 L’Infante Dulcinée
Et la desenchanter ainsi qu’il t’a promis.
Attends-la donc ainsi, mais fais encor que Sanche,
Qui desja bransle au manche,
R’asseure son courage & l’attende un moment,
1545 Parce que sa presence est si fort necessaire
Dedans tout ce mystere,
Qu’on ne sçauroit jamais l’achever autrement.
Voilà dans peu de mots ce que j’avois à dire,
Surquoy je me retire.

SANCHE.

1550 Mal-heureux que je suis ! que sera tout cecy ?
Madame, allons-nous-en.

LA DUCHESSE.

Je le voudrois ainsi ;
Mais je crain qu’en chemin quelque Diable nous
prenne.

SANCHE.

Helas ! que ferons-nous ?

LA DUCHESSE.

{p. 119}
J’en suis si fort en peine,
Que je prendrois la mort pour un souverain bien.

D. QUICHOT.

1555 Ne vous effrayez point, cecy ne sera rien.
On fait encore du bruit.

LE DUC.

Qu’est-ce donc que cecy ? le tonnerre redouble,
Le bois est tout en feu, l’air se fend & se trouble.
Un Chariot sort.
Quel horrible spectacle apparoist en ces lieux !

LA DUCHESSE.

Pour nous en exempter, Sanche, fermons les yeux.

SCENE III. §

UN VIEILLARD

paroist sur un Chariot, & dit :
1560 Lirgandée est mon nom, je suis ce formidable
Qui fait trembler le Diable,
Ennemy conjuré des actes glorieux : {p. 120}
C’est moy qui l’autre jour transformay Dulcinée
En paysane obstinée,
1565 Et qui privay Quichot de l’object de ses yeux.

D. QUICHOT.

Traistre, qu’en cet endroit* ta malice* fut noire !

LA DUCHESSE.

Sanche, qu’en dites-vous ? oseriez-vous décroire
La pure verité de cet enchantement,
Et persuader encor dans vostre sentiment*?

SANCHE.

1570 Madame, je voy bien qu’il faut que je me rende,
Et que j’avoüe encor que mon erreur fut grande :
Mais si vous aviez veu comme elle se fit,
Vous auriez de la peine à croire ce qu’il dit.
On fait encor du bruit.

LE DUC.

Le bruit revient encor & plus épouvantable,
1575 Et plus grand que tantost.

SANCHE.

Meurs pauvre miserable !

D. QUICHOT.

Que crains-tu mal-heureux ?

SANCHE.

[Q,121]
Mais que ne crains-je pas ?
J’en voudrois estre quite à cent coups d’eschalas.

SCENE IV. §

UN AUTRE VIEILLARD, sur un Chariot.
Je suis le grand Alquif, l’Enfer est ma demeure,
La magie & l’horreur sont mes plus doux esbats :
1580 Je changeay l’autre jour dans un demy quart d’heure
En asnes trois chevaux, & trois selles en bats
A la barbe de Sanche
Qui venoit de la Manche.

D. QUICHOT.

Qui pourroit resister contre tant d’ennemis
1585 Apres ce que tu vois ? Parle Sanche mon fils,
Douteras-tu jamais de ces metamorphoses
Que font les Enchanteurs contre l’ordre des choses ?

SANCHE.

Je doute encore un peu de celles des moulins.

LE DUC.

{p. 122}
Ces Enchanteurs icy sont pourtant des plus fins.

SANCHE.

1590 Pour celle des moutons, je ne la sçauroy croire.

LE DUC.

Vous n’en sçauriez douter sans démentir l’histoire :
Mais qu’est-ce que j’entens encore dans le bois ?

LA DUCHESSE.

Je tremble, je fremis.

SANCHE.

Que de peurs à la fois !

D. QUICHOT.

Vous craignez sans raison.

LE DUC.

Quelle estrange figure !

SANCHE.

1595 Dieu ! finissez ma vie avec cette aventure.

SCENE V. §

{p. 123}

UN AUTRE VIEILLARD,

sur un Chariot.
Je suis Archelaus, cet insigne Enchanteur,
De qui le Diable a peur :
Ennemy d’Amadis & de toute sa race*,
Je changeay l’autre jour trois robes de velous
1600 En de pauvres lambeaux, trois brides en licous,
En faucilles trois arcs, trois trousses* en filasse.

D. QUICHOT.

Tu vois combien de gens conspirent contre moy.

SANCHE.

Si j’en eusse esté creu, vous vous fussiez fait Roy,
Vous eussiez espousé cette derniere Reine,
1605 Et nous serions tous deux à present hors de peine.

D. QUICHOT.

Ne me parle jamais de changer de desir.

SANCHE.

Si vous souffrez du mal, c’est pour vostre plaisir.
C’est moy seul que je plains dedans cette aventure, {p. 124}
Moy, moy que vos pechez mettent à la torture,
1610 Et qui souffre par force.

D. LOPE.

Il faut le confesser,
La piece réussit mieux qu’on n’eust pû penser :
Mais par là nostre fou s’affermit davantage
Dans le dessein qu’il a de n’estre jamais sage.

LE DUC.

Luy descouvrant la fourbe* il se corrigera.

LE BARBIER.

1615 Je pense que Dieu seul connoist* ce qu’il fera :
Mais si nous l’attrapons, il aura de la peine
A revenir jamais faire le Capitaine.

D. QUICHOT.

Je doy donques sçavoir en quel temps & comment
Je pourray mettre fin à cet enchantement :
1620 Je te doy donques voir, ma chere Dulcinée,
Et de grace & de pompe encore environnée.
Il me sera permis d’adorer tes appas,
Et je pourray baiser la trace de tes pas.
Heureux tous mes travaux*, heureuse ma souffrance,
1625 Bien-heureux mon dédain & ma perseverance,
S’il est vray que par eux je doy gagner un bien {p. 125}
Qui me met en estat de ne desirer rien.

SANCHE.

Mais quel est donc ce bien ? est-ce un puissant Empire ?

D. QUICHOT.

C’est encor beaucoup plus, c’est ce que je desire.

SANCHE.

1630 Je ne vous entens point, mais j’entens dans le bois
Un concert agreable & de luths & de voix.

LE DUC.

Vray’ment Sanche a raison.

LA DUCHESSE.

L’agreable musique !

SANCHE.

Elle est à mon avis un peu melancholique*.
Dulcinée chante derriere le theatre.

DULCINEE.

Valons affreux, solitaires montagnes,
1635 Sources, antres, rochers, où le silence dort,
Hostes cruels des bois & des campagnes, [sort.
Vous estes moins, vous estes moins sauvages que mon

LA DUCHESSE.

{p. 126}
Pourtant cette chanson n’est pas trop mal chantée.

LE DUC.

Elle est bien au contraire.

SANCHE.

Est-ce nostre enchantée ?

LA DUCHESSE.

1640 C’est elle sans faillir.

SANCHE.

Donc à ce que je voy,
Il est quelques démons qui sont de bonne foy ?
Puisqu’ils tiennent parole, ah ! je soy miserable
Si je dy jamais plus, menteur comme le Diable.
Ah qu’elle chante bien ! qu’elle a gagné mon coeur
1645 L’Infante du Tobose !

D. QUICHOT.

Ah qu’elle a de douceur !

SCENE VI. §

{p. 127}
UN CHARIOT paroist où est l’Enchanteur MERLIN avec DULCINEE.

LE DUC.

Mais la voicy venir sur le Char de l’Aurore.

D. QUICHOT.

Adorable beauté souffre que je t’adore.

SANCHE.

Grace, grace, Madame, à ce pauvre innocent.

MERLIN.

Levez-vous, je le veux, & Madame y consent.
1650 Je suis ce grand Merlin, qu’on chante dans la fable
Pour fils aisné du Diable :
Je fus tousjours amy des Chevaliers errans ;
C’est pour eux que je vy dans le siecle où nous sommes,
Et tous les autres hommes
1655 Me sont indifferens.
J’ay veu du plus profond de mon antre effroyable {p. 128}
Le destin lamentable
De cette pauvre Infante & de son cher amant,
Et je veux aujourd’huy leur apprendre un mystere
1660 Pour sortir de misere,
Et finir leur tourment.
A toy donc Chevalier, la gloire de la Manche,
Digne maistre de Sanche,
En qui les Enchanteurs ont mis tout ton recours ;
1665 A toy, dis-je, le Nort des braves de l’Espagne,
Que l’honneur accompagne,
S’adressent mes discours.
Si tu veux delivrer cette charmante Reine,
Et toy-mesme de peine,
1670 Sanche se doit donner dans deux ou trois matins
Trois mille coups de foüet, ou s’il veut d’estriviere
Sur son puissant derriere ;
C’est l’arrest des Destins.

SANCHE.

Trois mille coups de foüet, me le donner moy-mesme !
1675 Qui peut l’imaginer sa folie est extresme,
Et si le bon Merlin n’a point d’autre moyen
Pour guerir Dulcinée, il ne tient ma foy rien.
Quel diable de remede ! ah venerable Alonse
Se foüette qui voudra, quant à moy j’y renonce.

D. QUICHOT.

[R,129]
1680 Si vostre esprit rebours se plaist à m’irriter,
Je vous les donneray premier que vous quiter.

MERLIN.

Je l’entens autrement, mais pourtant Sanche Pance
Dans cette penitence
Peut emprunter la main de l’Escuyer du Bois,
1685 Qui luy sangle le dos d’une belle methode,
Mais tousjours à sa mode,
Et par diverses fois.

LE BARBIER,

Escuyer.
Je suis prest d’accepter cette charge honorable.

SANCHE.

Vous estes, Monseigneur, un peu trop charitable ;
1690 Mais si vous desirez de me plaire en ce poinct,
Allez-vous-en au Diable, & ne revenez point.
Quant à moy je sçay bien qu’il n’est point d’éloquence
Qui me puisse obliger à cette penitence :
Et je redis encor que si le bon Merlin
1695 N’a rien plus à nous dire, il n’est pas beaucoup fin.

LA DUCHESSE.

N’aurez-vous point pitié d’une Reine si belle ?

SANCHE.

{p. 130}
Mon maistre Dom Quichot doit s’écorcher pour elle,
Et non pas moy, maudit, qui ne la connoist pas :
Il la nomme à tous coups, ma vie, mon trepas,
1700 Mon ame, mon soustien, mon tout, mon esperance :
Qu’il la delivre donc par sa propre souffrance,
Et me laisse joüir de mon gouvernement,
Sans broüiller mon esprit dans cet enchantement.

DULCINEE.

Insensible Escuyer, ame barbare & basse,
1705 Honte de ton village, & digne de ta race*!
Si l’on te commandait de courir au trespas,
Ou bien de te jetter d’un haut clocher en bas,
D’avaler des crapaux, de manger des viperes,
D’égorger tes enfans & ta femme & tes freres,
1710 Et d’en humer le sang encore tout fumant,
La repugnance auroit un peu de fondement.
Mais faire si grand cas de ce qu’on te propose
Trois mille coups de foüet, & c’est si peu de chose,
Il n’est point d’escolier au College aujourd’huy
1715 Qui n’en ait veu tomber trois fois autant sur luy.
Ah combien nos Neveux* auront de peine à croire
Une si lamentable & si honteuse histoire !
Et tout par ton defaut, gros larron, gros mastin,
Je croy bien qu’apres tout tu te rendras enfin,
1720 Et que les pleurs ardens que je verse sans cesse, {p. 131}
Amoliront ton coeur, & vaincront ta rudesse :
C’est aussi pour cela que le sage Merlin
M’a permis de quiter mon gros habit de lin,
Et de parestre icy sous ma propre figure :
1725 Mais si tous les attraits que j’ay de la Nature
Ne peuvent t’esmouvoir, voy d’un œil de pitié
Ton maistre dont le cœur se fend par la moitié,
Dont l’ame est sur la langue, & desja toute preste
A faire une funeste & piteuse retraite ;
1730 Respons-luy mal-heureux, haste-toy de parler,
Mais au moins ne dy rien que pour le consoler.

D. QUICHOT.

Dulcinée a raison, mon ame est dans ma bouche ;
Ainsi qu’un pois sucré je la sens, je la touche.

LA DUCHESSE.

Que dit à cela Sanche ?

SANCHE.

Il dit, il ne dit rien,
1735 Et fera moins encor, mais il s’estonne bien
De se voir conjurer par des termes de Diable
A faire une action purement charitable :
Je voudroy bien sçavoir de vostre Majesté,
Madame, de Merlin & du char enchanté,
1740 D’où vous avez appris cette belle maniere {p. 132}
De resoudre le monde à des coups d’estriviere?
Qu’ay-je à faire de vous ? quand vostre enchantement
Ne se devroit finir qu’à vostre enterrement,
En seroy-je plus pauvre ? & vous ay-je enfantée
1745 Pour souffrir tant de mal de vous voir enchantée ?
Demeurez en l’estat jsuqu’à vostre trespas,
Si je m’en plains jamais, qu’on me rompe les bras.

MERLIN.

Puisque le brave Sanche est si fort en cholere,
Et qu’on ne peut rien faire
1750 Pour l’execution d’un si noble dessein,
Achevez le combat, pour moy je me retire,
Et je m’en vay vous dire
Adieu jusqu’à demain.

D. QUICHOT.

Quoy vous m’abandonnez, mon ame, ma pensée,
1755 Et je ne verray point ma foy recompensée ?
Beau soleil de mon coeur, me laissez-vous ainsi
Plongé dans une nuict de deuil* & de soucy*?
O belle fugitive ! ô passagere Aurore !
Revenez éclairer celuy qui vous adore,
1760 Rendez-moy le bon-heur que vous m’avez osté,
Ou souffrez qu’à jamais je perde la clarté,
Ne m’aborde jamais si tu ne hais la vie.1 {p. 133}

SANCHE.

Monsieur, cet Escuyer.

D. QUICHOT.

Laisse-moy je te prie.

LE BARBIER.

A moy, Sanche.

SANCHE.

Monsieur, je feray tout pour vous,
1765 Mais chassez ce grand nez.

LE BARBIER.

Ces armes sont pour nous.

D. QUICHOT.

Des-enchanteras-tu la pauvre Dulcinée ?

SANCHE.

Oüy.

D. QUICHOT.

Mais certainement :

SANCHE.

Ma parole est donnée.

D. QUICHOT.

{p. 134}
Escuyer au grand nez, mettez les armes bas,
Sanche ne se bat point, car je ne le veux pas.

SANCHE.

1770 Si Monsieur l’eust voulu, vous eussiez pû connestre
Que j’ay du sang au front.

LE BARBIER.

Cela pourroit bien estre.

D. QUICHOT.

Si tu le veux pourtant, je le veux bien aussi.

SANCHE.

Que vous m’entendez mal ! je le menace ainsi
Pour faire le meschant ; mais je n’ay d’autre envie
1775 Que de fuir le combat pour conserver ma vie.

D. QUICHOT.

Je t’entens maintenant.

SANCHE.

Escuyer mon amy,
N’esveillez point le chien lors qu’il est endormy,
Vous pourriez esprouver que sa dent est funeste.

D. LOPE.

{p. 135}
Suffit, paix mes amis, achevons ce qui reste.

LE DUC.

1780 Valeureux Chevaliers, puisqu’un rude combat
Doit finir aujourd’huy vostre fameux debat,
Et mesme que Merlin l’a jugé necessaire,
Je croy qu’il est fort bon que nous vous laissions faire.
Adieu donc, & surtout combatez franchement.

SCENE VII. §

DOM QUICHOT, SANCHE, DOM LOPE ou le Chevalier des Miroirs, LE BARBIER son Escuyer.

DOM QUICHOT.

1785 Il faut en ce combat nous servir de nos armes.

D. LOPE.

Tout ce qui vous plaira, mais n’usons point de charmes*.

D. QUICHOT.

Je suis homme de bien.

D. LOPE,

{p. 136}
à son Escuyer.
Allez plus loin de nous.

D. QUICHOT,

à Sanche.
Esloignez-vous aussi.

LE BARBIER.

Prenez bien garde à vous.
Ils se battent.

D. QUICHOT.

Au secours Dulcinée.

D. LOPE.

A moy Calsildée.
1790 Je tombe par mal-heur.

D. QUICHOT.

La querelle est vuidée,
Rendez-vous Chevalier.

D. LOPE.

Dieu ! le coeur me defaut*.

SANCHE.

Que je crain ce Demon !

D. QUICHOT.

Rendez-vous, il le faut.

SANCHE.

[S,137]
Mais que voy-je ? mon maistre a gagné la victoire.

D. QUICHOT.

Ostons-luy cet armet. Mes yeux dois-je vous croire ?
1795 Quoy ? mon amy Dom Lope, est-ce vous que je voy ?

SANCHE.

Il est évanoüy, mais c’est luy, je le croy.

D. QUICHOT.

Pers cette opinion, ce n’est que son image,
Un meschant Enchanteur aura pris son visage
Pour rompre ma cholere & m’amolir le coeur,
1800 Ayant desja préveu que je seroy vainqueur.

SANCHE.

Si la chose est ainsi, plongez-luy vostre lame
Dans le milieu du corps pour en arracher l’ame :
Luy mort, moins d’ennemis.

D. QUICHOT.

Ton conseil est fort bon.

LE BARBIER

se descouvrant.
Ah Seigneur Dom Quichot ! pardon, Seigneur pardon ;
1805 C’est vostre grand amy, Dom Lope de la Manche, {p. 138}
Et je suis le Barbier.

D. QUICHOT.

Que sera cecy, Sanche ?

SANCHE.

Je pense qu’il dit vray.

D. QUICHOT.

Voyons-le de plus prés.

SANCHE.

C’est luy, n’en doutez plus, qu’avez-vous fait du nés ?

LE BARBIER.

Je l’ay dans ma pochette.

SANCHE.

Ah la belle aventure !
1810 Mais Dom Lope revient*.

D. QUICHOT.

Va dans la sepulture,
Ou demeure d’accord de tout ce que j’ay dit.

D. LOPE.

Vous me le commandez, & cela me suffit.

LE BARBIER.

{p. 139}
Et bien, apres cecy, que dites-vous, Dom Lope ?
N’avoy-je pas tantost bien fait vostre horoscope ?
1815 Et quand je vous disois qu’il ne faisoit pas bon
Se joüer à des fous, n’avoy-je pas raison ?
Vous vous en souviendrez.

D. LOPE.

Aidez-moy je vous prie,
Et ne m’affligez point par vostre raillerie :
J’ay l’un des bras démis.

SCENE VIII. §

LE DUC, LA DUCHESSE, DOM QUICHOT, SANCHE, D. LOPE, LE BARBIER.

SANCHE.

Le Duc revient icy.

D. QUICHOT.

1820 Enfin, nostre combat a fort bien réussi :
Mais les enchantemens s’opposent à ma gloire :
On dit que c’est Dom Lope. {p. 140}

LE DUC.

Il vous le faut bien croire,
Puisque c’est luy sans doute*.

SANCHE.

Et ce sien Escuyer,
A ce que je puis voir, est aussi le Barbier.

LE DUC.

1825 Il n’en faut point douter.

D. QUICHOT.

Quelles metamorphoses !

LE DUC.

Je pretens bien encor vous monstrer d’autres choses :
Sortez monsieur le Diable.

LE DIABLE.

On m’a donné ce nom
Qui ne convenoit point avec mon innocence.
On dit que les laquais sont diables tout de bon,
1830 Mais ce n’est pas bien ma creance* :
Ainsi valeureux Dom Quichot,
Si vous me croyez tel, vous estes un grand sot.

LE DUC.

{p. 141}
Paroissez Lirgandée.

LIRGANDEE.

Enfin il le faut dire,
Je ne suis rien moins qu’Enchanteur,
1835 Je n’en pris l’habit que pour rire ;
Et quoy que Sanche en eust bien peur,
Et que sa peur me plût, je desire qu’il sçache
Ce que ce masque cache.

LE DUC.

Monstrez-vous grand Alquif.

ALQUIF.

Sous cette barbe blanche
1840 J’ay trompé Dom Quichot & Sanche,
Qui m’ont pris pour un Enchanteur :
Mais je veux leur faire connestre
Qu’on peut souvent parestre,
Et n’estre pas Docteur.

LE DUC.

1845 Archelaus, c’est à vous.

ARCHELAUS.

Couple de fous celebres !
Je me suis déguisé pour me moquer de vous : {p. 142}
Mais dans les plus noires tenebres,
Si vous n’eussiez esté des fous,
Vous pouviez bien me reconnestre,
1850 Et voir que cette barbe avoit eu plus d’un maistre.

LE DUC.

Hola ! Seigneur Merlin.

MERLIN.

Je ne resiste pas
A monstrer mon corps veritable,
Je ne suis pas enfant du Diable,
Ny ce grand Enchanteur dont on fait tant de cas :
1855 Et qui veut sur ce point en sçavoir davantage,
Consulte mon visage.

LE DUC.

Madame Dulcinée.

DULCINEE.

On veut que je me montre,
Et je n’y veux pas resister :
Elle découvre une barbe.
Mais si dedans cette rencontre*
1860 On vouloit encor persister
A croire que je suis l’Infante du Tobose,
Ce seroit estrange chose.

LE DUC.

{p. 143}
Sur cela, Dom Quichot, je vous baise les mains.1

LA DUCHESSE.

Ainsi tousjours le Ciel responde à vos desseins.

D. LOPE.

1865 Puissiez-vous quelque jour devenir un peu sage.

LE BARBIER.

Vous puissé-je razer dedans nostre village.

SANCHE.

Que tousjours la victoire accompagne vos pas !

D. QUICHOT.

Sanche en cet accident ne m’abandonne pas.

SANCHE.

Que ferons-nous enfin si tout nous est contraire ?

D. QUICHOT.

1870 Je croy certainement que dans tout cet affaire
De meschans Enchanteurs ont fasciné* nos yeux,
Retournons chez le Duc, où nous le sçaurons mieux.

SANCHE.

Vray’ment s’il est ainsi, le pauvre Sanche Pance
Est à ce que je voy bien loin de ce qu’il pense :
1875 Je croyois de tenir un bon gouvernement,[144]
Et sans supercherie & sans enchantement,
De regner dans une isle, où trois de mes paroles
Me feroient apporter deux cens muids* de pistoles*,
Où je pourrois manger & boire tout mon sou
1880 Sans conter avec l’hoste, & sans payer un sou :
Mais je ne sçay comment mon isle est submergée,
Ou bien pour mes pechez le Diable l’a mangée ;
Que puisse-t-elle enfin estrangler ce gourmand !

D. QUICHOT.

Ne vous tourmentez point, suivez-moy seulement.

SANCHE.

1885 Allons où vous voudrez, Sanche n’est pas capable
De vous abandonner, allassiez-vous au Diable :
Poursuivez seulement le dessein d’estre Roy,
Je vous responds tousjours de mon asne & de moy.

Fin du V. & dernier Acte.