SCENE II. §
DOM QUICHOT, SANCHE, D. LOPE, LE BARBIER.
D. QUICHOT.
Il faut se reculer. Heureuse & belle nuit !
Quel jour peut t’égaler apres cette adventure ?
410 Tu caches l’œil de la Nature
Pour faire estinceller en cent lieux differens
L’astre des Chevaliers errans.
D. LOPE.
{p. 32}
Quel jour, ô belle nuict, peut égaler tes ombres,
Tu vois briller dans ces lieux sombres,
415 Au lieu du beau Soleil qui regle nos saisons,
SANCHE.
Heureuse & belle nuict ! mais cert’un peu trop noire :
Quel jour peut t’égaler en gloire ?
Tu fais voir à la terre en dépit des Barbiers
420 La lanterne des Escuyers.
LE BARBIER.
Heureuse & belle nuict !mais cert’un peu trop noire
Pour faire éclatter ma victoire,
Non pas pour m’empescher d’aller mettre en quartiers
Le plus badin des Escuyers.
SANCHE.
425 Monsieur qu’avez-vous dit ?
D. QUICHOT.
[E,33]
Monsieur qu’avez-vous dit ? Tréve à la raillerie.
SANCHE.
Je n’ay pas dit un mot.
D. QUICHOT.
Je n’ay pas dit un mot. Taisez-vous je vous prie.
SANCHE.
Vous vous moquez fort bien.
D. QUICHOT.
Vous vous moquez fort bien. Vous vous moquez fort mal :
Suffit, n’en parlons plus, c’est là le principal.
Malgré toute la terre ensemble conjurée
430 La couronne m’est asseurée,
Et je vay mettre à fin tant de nobles projects
Que de Roys seront mes subjects.
D. LOPE.
Malgré toute ta bande ensemble conjurée
La marotte t’est asseurée,
435 Et si tu ne reprens le chemin du hameau,
On te suivra comme un chameau.
SANCHE.
Malgré toute la Manche, & quoy qu’on puisse dire,
J’auray l’isle que je desire,
Et ma fille Sanchique aura pour son espous
440 Un Comte aussi brave que nous.
LE BARBIER.
{p. 34}
Malgré Therese Pance, & le project d’une isle
Tu seras mis au vau-de-ville,
Et l’on
bernera* tant Sanchique & tous les tiens,
Qu’ils ne seront pas bons aux chiens.
D. QUICHOT.
445 Enfin, ma patience est à son poinct extresme :
Joüez vous donc ainsi vostre maistre & vous-mesme,
Que veut dire cela Sanche ?
SANCHE.
Que veut dire cela Sanche ? Je n’en sçay rien.
Mais j’imagine au moins que vous le sçavez bien :
A d’autres ce discours & vostre moquerie.
SANCHE.
Mais vous mesme Monsieur, quand la finirez-vous ?
D. LOPE.
Suffit. Ils vont parler, prenons bien garde à nous.
D. QUICHOT.
{p. 35}
Et toy Reine des cœurs, parfaite Dulcinée,
Ta vertu sera couronnée,
455 Malgré les enchanteurs qui choquent mon dessein,
Un sceptre chargera ta main.
D. LOPE.
Toy Reine des moutons, grossiere Dulcinée,
Je te voy certes destinée,
Si quelque bon voisin ne te donne du pain,
460 A mourir quelque jour de faim.
SANCHE.
Et toy Therese Pance, honneur de ton village,
Crois au moins que je suis bien sage,
Et que dans peu de temps je seray Gouverneur,
Et toy mesme femme d’honneur.
LE BARBIER.
465 Et toy grosse Therese, horreur de ton village,
Crois que ton Sanche n’est pas sage,
Et que dans peu de temps s’il ne change de peau,
On l’écorchera comme un veau.
SANCHE.
Escorcher comme un veau ! moy qui suis si bon diable,
470 Ah mon maistre évitons ce presage effroyable !
{p. 36}
Donnez-moy mon congé.
D. QUICHOT.
Donnez-moy mon congé. D’où vient donc cette voix ?
Ah je voy ! c’est l’Echo qui respond dans ces bois.
D. LOPE.
Tout va bien ; cachons nous.
SANCHE.
Tout va bien ; cachons nous. Oüy, c’est elle
sans doute*.
D. QUICHOT.
Je m’en vay luy parler, nous l’entendons, escoute.
475 Fille de l’air qui vis dans les concavitez
Des antres les plus noirs & les plus escartez,
Respons moy je te prie, est-ce toy qui repetes
Tout ce que nous disons ?
D. LOPE,
Echo.
Tout ce que nous disons ? Oüy, c’est moy grosses bestes.
SANCHE.
L’Echo nous connoit-elle ?
D. QUICHOT.
L’Echo nous connoit-elle ? Il faut le confesser ;
480 Son discours me surprend plus qu’on ne peut penser,
{p. 37}
Cette voix qui respond aux plaintes ordinaires
Que poussent les amans dans les lieux solitaires,
N’en repete jamais que les derniers accens,
Et celle-cy renverse & les mots & le sens,
485 Icy l’enchantement pervertit la Nature.
SANCHE.
Je veux bien pour le moins luy rendre son injure,
Laissez-moy luy parler. Coureuse de rampars
Qui te caches la nuict dans les trous des lezars,
Qui n’habites jamais, ny maison ny cabane,
490 Qui t’a conduite icy ?
LE BARBIER,
Echo.
Qui t’a conduite icy ? Ta sottise gros asne.
SANCHE.
Me voilà bien payé !
D. QUICHOT.
Me voilà bien payé ! Dans cet evenement
L’Enchanteur Archelaus agit certainement.
SANCHE.
Cet’Echo me déplaist : Mais, Monseigneur, de grace,
Souffrez encore un coup que je me satisfasse,
D. QUICHOT.
Fay ce que tu voudras.
SANCHE,
met la main sur la bouche de D. Quichot.
Fay ce que tu voudras. Demeurez donc ainsi.
D. QUICHOT.
Ne me presse pas tant.
SANCHE.
Ne me presse pas tant. Harangere insolente,
Qui brocardes l’honneur de la
milice* errante,
Maistresse des crapaux, des lutins, des hibous,
500 Que l’horreur a placez dans les plus sales trous,
Taupe, chauve-souris : compagne des sorcieres
Que dois-je attendre enfin ?
LE BARBIER,
Echo.
Que dois-je attendre enfin ? Mille coups d’estrivieres.
SANCHE.
C’est elle asseurement, il n’en faut plus douter.
D. QUICHOT,
met la main sur la bouche de Sanche.
Par la mesme raison je me veux contenter.
SANCHE.
{p. 39}
505 Ah Dieu ! vous m’estouffez.
D. QUICHOT.
Ah Dieu ! vous m’estouffez. Tay-toy mal-heureux homme.
SANCHE.
Monsieur, je n’en puis plus.
D. QUICHOT.
Monsieur, je n’en puis plus. Escoute, ou je t’assomme.
Rebut du beau Narcisse, hostesse de ces bois,
Nymphe de qui le corps n’est plus rien qu’une vois
Trop babillarde. Echo, fay moy sçavoir encore
510 Si c’est toy qui respons.
D. LOPE.
Si c’est toy qui respons. Oüy, oüy, c’est moi pecore.
SANCHE.
Et bien qu’en dites-vous ?
D. QUICHOT.
Et bien qu’en dites-vous ? Je veux un peu
resver*.
C’est dans les Amadis que j’en pourroy trouver
Premier, second, troisiesme, ou dans Robert le Diable.
{p. 40}
SANCHE.
Il parle à des démons, que je suis miserable !
D. QUICHOT.
515 Renauld dans le chasteau, Tirante dans les bois,
Gerileon sous terre est servy par des vois :
Richard & ses Esprits.
SANCHE.
Richard & ses Esprits. Je frissonne ! je tremble !
D. QUICHOT.
Tous ces evenemens n’ont rien qui luy ressemble ;
Si je ne suis trompé, je le descouvre enfin
520 Le Chevalier des morts suivy par un lutin.
SANCHE.
Helas je suis perdu !
D. QUICHOT.
Helas je suis perdu ! La seule difference
Est que son lutin l’aime, & cette voix m’offence.
SANCHE.
Monsieur, que faites-vous ?
D. QUICHOT.
[F, 41]
Monsieur, que faites-vous ? Je passe de l’esprit
Sur tous les accidens que j’ay veus par escrit,
525 Pour voir si je pourrois trouver quelque fortune
Semblable à celle-cy, mais je n’en trouve aucune.
SANCHE.
Me voilà delivré de ma nouvelle peur :
Monsieur, éloignons-nous de ce lieu plein d’horreur.
D. QUICHOT.
Je le veux, allons donc.
LE BARBIER.
530 Commencez.
D. Lope jouë de la guitarre.
SANCHE.
Commencez. Qui va là ? Monsieur !
D. QUICHOT.
Commencez. Qui va là ? Monsieur ! Poltron, escoute.
D. LOPE,
chante.
Erreray-je tousjours dans ce
desert* sauvage
Moins bestes que vous,
Sans voir fleschir vostre courage,
535 Comme je voy leur rage
Se changer en respect
A mon aspect, à mon aspect, à mon aspect ?
SANCHE.
Cett’Echo, cette voix qui demeure soubs terre,
Et qui parloit tantost, a-t-elle une guiterre ?
D. QUICHOT.
540 Paix, ce n’est pas l’Echo, c’est plustost un amant
Qui se plaint de sa dame avec cet instrument.
D. LOPE.
Pour vous j’ay prodigué tout le sang de mes veines
Dans l’horreur des combats,
J’ay rompu les bras
545 A plus de mille Capitaines :
J’ay fait mourir des Reines
Qui brûloient nuict & jour
De mon amour, de mon amour, de mon amour.
SANCHE.
Quel grand Diable voilà, laissons-le je vous prie.
D. QUICHOT.
{p. 43}
550 Ne m’importune plus par ta poltronerie.
SANCHE.
Si nous ne décampons, il nous rompra les bras.
D. QUICHOT.
Traistre, vous estes mort si vous faites un pas.
D. LOPE.
Pour mon amour se meurt l’Infante Dulcinée,
Et le grand Dom Quichot
555 Vaincu comme un sot,
Depuis trois jours me l’a donnée ;
Je l’ay pourtant abandonnée
A l’amoureux courrous
De cent filous, de cent filous, de cent filous.
D. QUICHOT.
560 L’imposture en ce poinct aggrave l’insolence.
Qui va là ?
SANCHE.
Qui va là ? Je suis mort.
D. QUICHOT.
Qui va là ? Je suis mort. Qui va là ?
ça* ma lance.
D. LOPE.
{p. 44}
O vous qui me troublez dans mes tristes souspirs !
Approchez-vous de moy pour apprendre une histoire
565 Dont les siecles futurs garderont la memoire,
Et qui fera pleurer pendant plus de mille ans
Les femmes de village & les petits enfans.
Parlant au Barbier.
Amusés* l’Escuyer, j’escarteray le Maistre.
D. QUICHOT.
Arrestez Chevalier, je vous ay veu parestre,
570 Où se dressent vos pas ?
D. LOPE.
Où se dressent vos pas ? Je vay chercher la mort
Comme le seul remede aux rigueurs de mon sort,
Apres avoir gagné vingt batailles rangées,
Apres avoir forcé cent villes assiegées,
Conservé la couronne à plus de mille Infants,
575 Blessé des Enchanteurs, assommé des Geants,
Vaincu dans un duël un champion d’élite
Dom Quichot de la Manche.
D. QUICHOT.
Dom Quichot de la Manche. Ah ! n’allons pas si viste
Monsieur le Chevalier.
D. LOPE.
{p. 45}
Monsieur le Chevalier. Apres tous ces exploits,
Un jeune enfant tout nud m’a
rangé* sous ses Lois,
580 Amour.
D. QUICHOT.
Amour. Laissons l’Amour, & contez-moy l’Histoire
De ce fameux duël qui vous comble de gloire,
Que j’en apprenne au vray l’ordre, le lieu, le temps,
La naissance, la suite & tous les incidens.
D. LOPE.
Quoy que dans mes mal-heurs je
gehenne* ma pensée,
585 Si je la reflechis sur ma gloire passée,
Je veux bien pour vous plaire aggraver ma douleur,
Et faire encore un coup triompher ma valeur ;
Escartons-nous un peu pour parler à nostre aise.
D. QUICHOT.
Allons où vous voudrez. Qu’il parle ou qu’il se taise :
590 Il n’en a que trop dit, mais pour me contenter,
Avant que l’estrangler je le veux escouter.
SCENE III. §
{p. 46}
LE BARBIER, SANCHE.
LE BARBIER.
Où vas-tu mon amy ?
SANCHE.
Où vas-tu mon amy ? Ma foy je n’y voy goute ;
Je vay, je n’en sçay rien.
LE BARBIER.
Je vay, je n’en sçay rien. Parle, où pren tu ta route ?
SANCHE.
Je vay, je suy mon maistre.
LE BARBIER.
Je vay, je suy mon maistre. Et qu’est-il ?
SANCHE.
Je vay, je suy mon maistre. Et qu’est-il ? Chevalier.
LE BARBIER.
{p. 47}
595 Errant ?
LE BARBIER.
Errant ? Errant. Et toy ?
SANCHE.
Errant ? Errant. Et toy ? Je suis son Escuyer.
LE BARBIER.
Heureuse & belle nuict !
LE BARBIER.
Bien-heureux le démon qui m’a monstré la route
De ce bois escarté ! puisque je vous y voy
Vous estes Escuyer ? aussi suis-je bien moy,
600 Et mon maistre est aussi Chevalier d’aventure ;
Mais le plus grand badin qui soit dans la Nature.
SANCHE.
{p. 48}
Nos maistres à ce conte ont beaucoup de rapport,
Sans mespriser le vostre & sans luy faire tort
J’estime que le mien en fait d’extravagance
605 Ne trouvera jamais homme qui le devance.
LE BARBIER.
Vostre maistre est donc fol ?
SANCHE.
Vostre maistre est donc fol ? Oüy s’il en fut jamais.
LE BARBIER.
Si le proverbe est vray, tels maistres tels valets,
Monseigneur l’Escuyer, au lieu d’une calote
Nous pouvons aujourd’huy nous coëffer la marote,
610 Et craindre avec raison qu’on s’asseure de nous
Pour nous faire chanter dans l’hospital des fous.
SANCHE.
J’ay souvent à part moy discouru de la sorte,
Mais je ne puis dompter le desir qui m’emporte
De posseder une isle avant que de mourir,
615 Et si je ne suis fou je ne puis l’acquerir :
Au lieu qu’en me
rangeant* à l’humeur de mon maistre,
C’est d’un gouvernement qu’il me doit reconnestre ;
Car dans deux ou trois jours il va se faire Roy,
[G,49]
Et conquerir aussi quelques isles pour moy.
LE BARBIER.
620 Si vostre maistre est fou, comme je veux bien croire,
Comment parviendra-t-il à ce degré de gloire ?
Et que peut-il donner s’il ne possede rien ?
SANCHE.
Ne le prenez pas là, vous vous tromperiez bien,
Je connoy mille fous que la fortune flate,
625 C’est à nous seulement qu’elle se monstre ingrate :
Mais la grande raison qui me fait esperer,
Est que mon maistre a pris la peine de jurer ;
Et je suis bien certain que quand sa foy l’engage
Il fait tout ce qu’il dit, & mesme davantage :
630 Apres ce que j’ay veu j’aurois tort d’en douter.
LE BARBIER.
Le Diable jure ainsi quand il veut nous tenter,
Mon maistre m’a trompé par le mesme artifice,
J’attends depuis cent ans un meschant benefice
Par le moyen duquel je puisse soubs mon toit
635 Au moins mourir de faim en quelque temps qu’on soit ;
Il me le promet bien : mais lors que je le presse
De monstrer quelque jour l’effect de sa promesse,
De me donner enfin ce que j’ay merité,
{p. 50}
Il me dit que c’est là qu’est la difficulté,
640 Qu’il peut promettre tout, & par fois davantage ;
Mais que pour rien donner, il n’en sçait pas l’usage.
SANCHE.
Et vous suivez ce maistre ?
LE BARBIER.
Et vous suivez ce maistre ? Il le faut malgré moy.
SANCHE.
Si dans quatre ou cinq jours le mien ne se faict Roy,
Et par mesme moyen ne me donne mon isle,
645 Croyez, mon bon Seigneur, qu’il sera difficile
Que je sois entrainé plus loin de ma maison ;
Sanche est un ignorant, mais non pas un oison,
Ce n’est pas les Panças qu’il faut mener en laisse,
S’il fait ma femme Reine, & ma fille Comtesse,
650 Je le suivray par tout ainsi que j’ay promis,
Et de cette façon nous vivrons bons amis :
Mais s’il croit me joüer, qu’il craigne ma colere,
On m’a dit que j’estois soldat comme ma mere,
Et je pourrois un jour le luy faire sentir :
655 J’ay voulu luy parler avant que de partir,
Il ne veut rien entendre, & promet des merveilles.
{p. 51}
LE BARBIER.
Ne vous a-t-il jamais tiré par les oreilles,
Donné des coups de barre, & reduit à la mort ?
SANCHE.
Ah ! qu’il s’en garde bien.
LE BARBIER.
Ah ! qu’il s’en garde bien. Je m’en estonne fort.
LE BARBIER.
Pourquoy ? Je n’en sçay rien, mais mon diable de maistre,
Et pour une vetille, une espingle, un bouton,
Vous donneroit par jour deux cens coups de baston,
Ou peut-estre par-fois pour mesler les matieres,
Soustenant contre tous que ces mets differens
Sont ceux qu’on doibt servir aux Escuyers errans.
SANCHE.
Vous n’estes donc pas mal.
LE BARBIER.
{p. 52}
Vous n’estes donc pas mal. Ce que je vien de dire
Est bien un grand mal-heur, mais ce n’est pas le pire,
670 Ce diable court l’Espagne & se bat chaque jour
Pour pouvoir meriter l’object de son amour :
Il casse, il brise, il rompt testes, bras, nerfs & veines,
Boit le sang des vaincus comme l’eau des fontaines :
Et tandis qu’il se bat avec le Chevalier,
675 Il me contraint à moy d’égorger l’Escuyer,
Je n’y manque jamais, pourtant quoy que je fasse
Tousjours quelque estocade esquive ma cuirasse,
Et me perce le cuir avec tant de douleur
Que j’en pers bien souvent la force & la couleur ;
680 Cette fatalité me
fasche* & m’importune ;
Mais qui peut resister aux loix de la fortune ;
Nos maistres se battront à la pointe du jour,
Et nous devons aussi nous battre à nostre tour.
SANCHE.
Je ne me battray point, quoy que vous puissiez dire.
LE BARBIER.
685 Vous perdriez vostre honneur, qui vaut mieux qu’un
Vous perdriez vostre honneur, qui vaut mieux qu’un Empire
SANCHE.
{p. 53}
Quand il en vaudroit deux, je le perds sans remors,
Que nous sert cet honneur lors que nous sommes
Que nous sert cet honneur lors que nous sommes morts ?
LE BARBIER.
A nous faire estimer par la
race* suivante.
SANCHE.
Mais nous n’en sçavons rien.
LE BARBIER.
Mais nous n’en sçavons rien. Tousjours cela contente.
SANCHE.
690 Pour moy j’aime la paix, & ne recule pas
D’acquerir de l’estime avecques mon trespas.
LE BARBIER.
J’ay charge de mon maistre, en cette circonstance,
De vous dire trois fois de vous mettre en defence,
Et quoy que vous fassiez afin de l’éviter,
695 De vous couper la teste & de la luy porter :
Voyez à quel des deux se resoudra vostre ame,
L’un vous rend glorieux, l’autre vous rend infame.
SANCHE.
{p. 54}
Allez porter ailleurs cette belle leçon,
Je ne veux point me battre en aucune façon ;
700 Mon maistre en me donnant la charge que j’exerce,
M’exempta par exprés de ce sanglant commerce,
Il fut dit entre nous qu’il employroit son bras
Sans le secours du mien dedans tous les combats,
Et que j’aurois le soin d’éloigner les batailles
705 Pour pouvoir s’il mouroit faire ses funerailles,
Et pour porter son coeur & ses derniers souspirs
Aux pieds de Dulcinée object de ses desirs ;
De sorte qu’il se voit que dans cette querelle
Je ne sçauroy mourir sans me rendre infidelle,
710 Et vous n’ignorez pas que l’infidelité
Est pire aux Escuyers que n’est la lascheté.
LE BARBIER.
Je ne puis repliquer cette raison m’arreste.
SANCHE.
Sans cela j’ay des mains qui defendront ma teste.
LE BARBIER.
Suffit : mais le jour vient & nos maistres aussi,
715 Pour ne les pas troubler retirons nous d’icy.
SCENE IV. §
{p. 55}
DOM QUICHOT, D. LOPE ou le Chevalier des Miroirs.
DOM LOPE.
Je dis encore un coup qu’il a mordu la terre
Ce dompteur de Geants, ce miracle de guerre
Dom Quichot de la Manche à mes pieds abbatu
Condamnant sa foiblesse, admirant ma vertu,
720 Et confessant tout haut qu’aupres de Calsildée
Dulcinée a le teint d’une vieille ridée.
Et pour vous faire voir que je ne vous ments pas,
Ce Dom Quichot icy, dont on fait tant de cas,
Et dont j’ay surmonté la force & le courage,
725 Est de moyenne taille, assez beau de visage,
Resveur, mais si subtil dans toutes ses raisons,
Il est le vray falot de la valeur errante,
Et son digne coursier s’appelle Rossinante,
730 Son Escuyer Dom Sanche, & ce Dom Sanche encor
Monte un grand asne gris qui vaut son pesant d’or.
Qui peut apres cela douter de ma victoire ?
D. LOPE.
Moy. Je porte en tout cas dequoy la faire croire.
D. QUICHOT.
Cet esclaircissement ne vous sçauroit manquer.
D. LOPE.
735 C’est par là seulement que je doy m’expliquer.
D. QUICHOT.
Je commence à voir clair dans toute cett’affaire,
Ce Dom Quichot que j’aime à l’
égal* de mon frere,
A plusieurs enchanteurs qui choquent ses desseins,
740 Quelqu’un d’eux pour ternir sa gloire & son courage,
Et vous aura trompé, n’en doutez nullement :
Ce que vous avez dit ne peut estre autrement.
Que si vous persistez dedans vostre
creance*,
745 Sçachez que Dom Quichot est en vostre presence
Prest à vous faire voir qu’il aime trop l’honneur
Pour faire une action indigne de son coeur.
D. LOPE.
[H,57]
C’est donc vous Dom Quichot.
D. QUICHOT.
C’est donc vous Dom Quichot. Je suis cet indomptable
Que vous avez dépeint, non pas ce miserable
750 Que le manque d’adresse, ou de force ou de coeur
Contraint à reconnoistre un si foible vainqueur :
Que si vous en doutez.
D. LOPE.
Que si vous en doutez. Arrestez je vous prie ;
Quoy que par les statuts de la Chevalerie,
Que vous n’ignorez pas & que nous sçavons tous,
755 Je peusse refuser de me battre avec vous,
Apres mon advantage, apres vostre défaite.
D. QUICHOT.
Ah ! tréve à ce discours.
D. LOPE.
Ah ! tréve à ce discours. Cette main qui l’a faite
Veut bien la maintenir, & vous faire avouër
Que ma sincerité ne se peut trop louër.
760 Je veux donc qu’un combat vuide nostre querelle :
Mais de crainte qu’un jour le temps la renouvelle,
Je croy qu’il faut combatre à des conditions
{p. 58}
Qui terminent le cours de nos pretentions.
Voicy ce qui me semble estre tres-raisonnable,
765 Je pourray m’éclaircir si vous estes palpable,
De peur qu’un Enchanteur ne trompe encor mes sens,
Et si je suis vainqueur comme je le pretens,
Si vous n’avez recours à la force des
charmes*,
Je pourray vous contraindre à mettre bas les armes,
770 Et demeurer chez vous l’espace de dix ans
Sans lire aucun Roman des Chevaliers errans.
D. QUICHOT.
Vous devez dire aussi que si j’ay la victoire,
Comme il est
apparent*, vous cesserez de croire
Que jamais vostre bras ait pû vaincre mon coeur.
D. LOPE.
775 Je le veux, sçachons donc qui sera le vainqueur.
Ils se batent.