Scène Première §
Sosie
Qui va là ? Heu ? Ma peur, à chaque pas s’accroît.
Messieurs, Ami de tout le Monde.
Ah ! quelle audace sans seconde,
De marcher à l’heure qu’il est !
Que mon Maître couvert de gloire,
Me joue ici d’un vilain tour !
Quoi ! si pour son Prochain il avait quelque amour,
M’aurait-il fait partir par une nuit si noire ?
Et pour me renvoyer annoncer son retour,
Et le détail de sa Victoire,
Ne pouvait-il pas bien attendre qu’il fût jour ?
Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis !
Notre Sort est beaucoup plus rude
Chez les Grands, que chez les Petits.
Ils veulent que pour eux tout soit dans la Nature
Obligé de s’immoler.
Jour et Nuit, Grêle, Vent, Péril, Chaleur, Froidure,
Dès qu’ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d’assidu service,
N’en obtiennent rien pour nous :
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre Âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux ;
Et s’y veut contenter de la fausse pensée,
Qu’ont tous les autres Gens que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la Raison nous appelle ;
En vain notre dépit quelquefois y consent :
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant ;
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant,
Nous rengage de plus belle.
Mais enfin, dans l’obscurité,
Je vois notre Maison, et ma frayeur s’évade.
Il me faudrait, pour l’Ambassade,
Quelque Discours prémédité.
Je dois aux yeux d’Alcmène un Portrait Militaire
Du grand Combat qui met nos ennemis à bas :
Mais comment diantre le faire,
Si je ne m’y trouvai pas ?
N’importe, parlons-en, et d’estoc, et de taille,
Comme oculaire témoin :
Combien de Gens font-ils des Récits de Bataille,
Dont ils se sont tenus loin ?
Pour jouer mon rôle sans peine,
Je le veux un peu repasser :
Voici la Chambre, où j’entre en Courrier que l’on mène,
Et cette Lanterne est Alcmène,
À qui je me dois adresser.
Il pose sa Lanterne à terre, et lui adresse son compliment.
Madame, Amphitryon, mon Maître, et votre Époux…
Bon ! beau début ! L’Esprit toujours plein de vos charmes,
M’a voulu choisir entre tous,
Pour vous donner avis du succès de ses Armes,
Et du désir qu’il a de se voir près de vous.
Ha ! vraiment, mon pauvre Sosie,
À te revoir, j’ai de la joie au cœur.
Madame, ce m’est trop d’honneur,
Et mon destin doit faire envie.
Bien répondu ! Comment se porte Amphitryon ?
Madame, en Homme de courage,
Dans les occasions, où la Gloire l’engage.
Fort bien ! belle conception !
Quand viendra-t-il, par son retour charmant,
Rendre mon Âme satisfaite ?
Le plus tôt qu’il pourra, Madame, assurément ;
Mais bien plus tard que son Cœur ne souhaite.
Ah ! Mais quel est l’état, où la Guerre l’a mis ?
Que dit-il ? que fait-il ? Contente un peu mon Âme.
Il dit moins qu’il ne fait, Madame,
Et fait trembler les Ennemis.
Peste ! où prend mon Esprit toutes ces gentillesses ?
Que font les révoltés ? dis-moi, quel est leur sort ?
Ils n’ont pu résister, Madame, à notre effort :
Nous les avons taillés en pièces,
Mis Ptérélas leur Chef à mort ;
Pris Télèbe d’assaut, et déjà dans le Port
Tout retentit de nos prouesses.
Ah ! quel succès ! ô Dieux ! qui l’eût pu jamais croire ?
Raconte-moi, Sosie, un tel événement.
Je le veux bien, Madame, et sans m’enfler de gloire,
Du détail de cette victoire
Je puis parler très savamment.
Figurez-vous donc que Télèbe,
Il marque les lieux sur sa main, ou à terre.
Madame, est de ce côté :
C’est une Ville, en vérité,
Aussi grande quasi que Thèbe.
La Rivière est comme là.
Ici nos Gens se campèrent :
Et l’espace que voilà,
Nos Ennemis l’occupèrent.
Sur un haut, vers cet endroit,
Était leur Infanterie ;
Et plus bas, du côté droit,
Était la Cavalerie.
Après avoir aux Dieux adressé les Prières,
Tous les Ordres donnés, on donne le Signal.
Les Ennemis pensant nous tailler des croupières,
Firent trois pelotons de leurs Gens à cheval :
Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée,
Et vous allez voir comme quoi.
Voilà notre Avant-garde, à bien faire animée ;
Là les Archers de Créon, notre Roi ;
Et voici le Corps d’Armée,
Qui d’abord… Attendez, le Corps d’Armée a peur.
J’entends quelque bruit, ce me semble.
On fait un peu de bruit.
Scène II §
Mercure, Sosie.
Mercure, sous la forme de Sosie
Sous ce minois, qui lui ressemble,
Chassons de ces Lieux ce Causeur ;
Dont l’abord importun troublerait la douceur,
Que nos Amants goûtent ensemble.
Sosie
Mon Cœur tant soit peu se rassure ;
Et je pense que ce n’est rien.
Crainte pourtant de sinistre aventure,
Allons chez nous achever l’Entretien.
Mercure
Tu seras plus fort que Mercure,
Ou je t’en empêcherai bien.
Sosie
Cette Nuit, en longueur, me semble sans pareille :
Il faut depuis le temps que je suis en chemin,
Ou que mon Maître ait pris le soir pour le matin,
Ou que trop tard au Lit le blond Phébus sommeille,
Pour avoir trop pris de son Vin.
Mercure
Comme avec irrévérence
Parle des Dieux ce Maraud !
Mon Bras saura bien tantôt
Châtier cette insolence ;
Et je vais m’égayer avec lui comme il faut,
En lui volant son Nom, avec sa Ressemblance.
Sosie
Ah ! par ma foi, j’avais raison !
C’est fait de moi, chétive Créature.
Je vois devant notre Maison,
Certain Homme, dont l’encolure
Ne me présage rien de bon.
Pour faire semblant d’assurance,
Je veux chanter un peu d’ici.
Il chante ; et lorsque Mercure parle, sa voix s’affaiblit peu à peu.
Mercure
Qui donc est ce Coquin, qui prend tant de licence,
Que de chanter, et m’étourdir ainsi ?
Veut-il qu’à l’étriller, ma Main un peu s’applique ?
Sosie
Cet Homme, assurément, n’aime pas la Musique.
Mercure
Depuis plus d’une Semaine,
Je n’ai trouvé personne à qui rompre les os.
La vertu de mon Bras se perd dans le repos ;
Et je cherche quelque Dos,
Pour me remettre en haleine.
Sosie
Quel diable d’Homme est-ce ci ?
De mortelles frayeurs je sens mon Âme atteinte.
Mais pourquoi trembler tant aussi ?
Peut-être a-t-il dans l’Âme autant que moi de crainte ;
Et que le Drôle parle ainsi,
Pour me cacher sa peur, sous une audace feinte.
Oui, oui, ne souffrons point qu’on nous croie un Oison.
Si je ne suis hardi, tâchons de le paraître.
Faisons-nous du Cœur, par raison.
Il est seul comme moi, je suis fort, j’ai bon Maître,
Et voilà notre Maison.
Mercure
Qui va là ? Moi. Qui, moi ?
Sosie
Qui va là ? Moi. Qui, moi ? Moi. Courage, Sosie !
Mercure
Quel est ton sort, dis-moi ?
Sosie
Quel est ton sort, dis-moi ? D’être Homme, et de parler.
Mercure
Es-tu Maître, ou Valet ?
Sosie
Es-tu Maître, ou Valet ? Comme il me prend envie.
Mercure
Où s’adressent tes pas ?
Sosie
Où s’adressent tes pas ? Où j’ai dessein d’aller.
Mercure
Ah ! ceci me déplaît.
Sosie
Ah ! ceci me déplaît. J’en ai l’Âme ravie.
Mercure
Résolument, par force, ou par amour,
Je veux savoir de toi, Traître,
Ce que tu fais ; d’où tu viens avant jour ;
Où tu vas ; à qui tu peux être.
Sosie
Je fais le bien, et le mal, tour à tour :
Je viens de là ; vais là ; j’appartiens à mon Maître.
Mercure
Tu montres de l’Esprit ; et je te vois en train
De trancher avec moi de l’Homme d’importance.
Il me prend un désir, pour faire connaissance,
De te donner un Soufflet de ma Main.
Mercure
À moi-même ? À toi-même, et t’en voilà certain.
Il lui donne un Soufflet.
Sosie
Ah, ah, c’est tout de bon !
Mercure
Ah, ah, c’est tout de bon ! Non, ce n’est que pour rire,
Et répondre à tes Quolibets.
Sosie
Tudieu, l’Ami, sans vous rien dire,
Comme vous baillez des Soufflets !
Mercure
Ce sont là de mes moindres coups ;
De petits Soufflets ordinaires.
Sosie
Si j’étais aussi prompt que vous,
Nous ferions de belles affaires.
Mercure
Tout cela n’est encor rien,
Pour y faire quelque pause :
Nous verrons bien autre chose ;
Poursuivons notre Entretien.
Sosie
Il veut s’en aller.
Je quitte la Partie.
Mercure
Je quitte la Partie. Où vas-tu ?
Sosie
Je quitte la Partie. Où vas-tu ? Que t’importe ?
Mercure
Je veux savoir où tu vas.
Sosie
Me faire ouvrir cette Porte :
Pourquoi retiens-tu mes pas ?
Mercure
Si jusqu’à l’approcher tu pousses ton audace,
Je fais sur toi pleuvoir un Orage de coups.
Sosie
Quoi ! tu veux, par ta menace,
M’empêcher d’entrer chez nous ?
Mercure
Comment, chez nous !
Sosie
Comment, chez nous ! Oui, chez nous.
Mercure
Comment, chez nous ! Oui, chez nous. Ô le Traître !
Tu te dis de cette Maison ?
Sosie
Fort bien. Amphitryon n’en est-il pas le Maître ?
Mercure
Hé bien ! que fait cette raison ?
Mercure
Je suis son Valet. Toi ?
Sosie
Je suis son Valet. Toi ? Moi.
Mercure
Je suis son Valet. Toi ? Moi. Son valet ?
Sosie
Je suis son Valet. Toi ? Moi. Son valet ? Sans doute.
Mercure
Valet d’Amphitryon ?
Sosie
Valet d’Amphitryon ? D’Amphitryon ; de lui.
Sosie
Ton Nom est ? Sosie.
Mercure
Ton Nom est ? Sosie. Heu ? Comment ?
Sosie
Ton Nom est ? Sosie. Heu ? Comment ? Sosie.
Mercure
Ton Nom est ? Sosie. Heu ? Comment ? Sosie. Écoute.
Sais-tu que de ma Main je t’assomme aujourd’hui ?
Sosie
Pourquoi ? De quelle rage est ton Âme saisie ?
Mercure
Qui te donne, dis-moi, cette témérité,
De prendre le Nom de Sosie ?
Sosie
Moi, je ne le prends point, je l’ai toujours porté.
Mercure
Ô le mensonge horrible ! et l’impudence extrême !
Tu m’oses soutenir, que Sosie est ton Nom ?
Sosie
Fort bien, je le soutiens ; par la grande raison,
Qu’ainsi l’a fait des Dieux la Puissance suprême :
Et qu’il n’est pas en moi de pouvoir dire non,
Et d’être un autre, que moi-même.
Mercure le bat.
Mercure
Mille coups de bâton doivent être le prix
D’une pareille effronterie.
Sosie
Justice, Citoyens ! au secours, je vous prie !
Mercure
Comment, Bourreau, tu fais des cris ?
Sosie
De mille coups tu me meurtris,
Et tu ne veux pas que je crie ?
Mercure
C’est ainsi que mon Bras…
Sosie
C’est ainsi que mon Bras… L’action ne vaut rien.
Tu triomphes de l’avantage,
Que te donne sur moi mon manque de courage,
Et ce n’est pas en user bien.
C’est pure Fanfaronnerie,
De vouloir profiter de la Poltronnerie
De ceux qu’attaque notre Bras.
Battre un Homme à jeu sûr, n’est pas d’une belle Âme ;
Et le Cœur est digne de blâme,
Contre les Gens qui n’en ont pas.
Mercure
Hé bien, es-tu Sosie à présent ? qu’en dis-tu ?
Sosie
Tes coups n’ont point en moi fait de métamorphose.
Et tout le changement que je trouve à la chose,
C’est d’être Sosie battu.
Mercure
Encor ? Cent autres coups pour cette autre impudence.
Sosie
De grâce, fais trêve à tes coups.
Mercure
Fais donc trêve à ton insolence.
Sosie
Tout ce qu’il te plaira ; je garde le silence :
La dispute est par trop inégale entre nous.
Mercure
Es-tu Sosie encor ? dis, Traître !
Sosie
Hélas ! je suis ce que tu veux.
Dispose de mon sort, tout au gré de tes vœux ;
Ton Bras t’en a fait le Maître.
Mercure
Ton Nom était Sosie, à ce que tu disais.
Sosie
Il est vrai, jusqu’ici j’ai cru la chose claire :
Mais ton Bâton, sur cette affaire,
M’a fait voir que je m’abusais.
Mercure
C’est moi qui suis Sosie ; et tout Thèbes l’avoue.
Amphitryon jamais n’en eut d’autre que moi.
Mercure
Toi Sosie ? Oui, Sosie ; et si quelqu’un s’y joue,
Il peut bien prendre garde à soi.
Sosie
Ciel ! me faut-il ainsi renoncer à moi-même ;
Et par un Imposteur me voir voler mon Nom ?
Que son bonheur est extrême,
De ce que je suis Poltron !
Sans cela, par la mort…
Mercure
Sans cela, par la mort… Entre tes dents, je pense,
Tu murmures je ne sais quoi ?
Sosie
Non ; mais, au nom des Dieux, donne-moi la licence
De parler un moment à toi.
Sosie
Parle. Mais promets-moi, de grâce,
Que les coups n’en seront point.
Signons une Trêve.
Mercure
Signons une Trêve. Passe ;
Va, je t’accorde ce point.
Sosie
Qui te jette, dis-moi, dans cette fantaisie ?
Que te reviendra-t-il, de m’enlever mon Nom ?
Et peux-tu faire enfin, quand tu serais Démon,
Que je ne sois pas Moi ? que je ne sois Sosie ?
Mercure
Comment, tu peux…
Sosie
Comment, tu peux… Ah ! tout doux :
Nous avons fait trêve aux coups.
Mercure
Quoi ! Pendard, Imposteur, Coquin…
Sosie
Quoi ! Pendard, Imposteur, Coquin… Pour des injures,
Dis-m’en tant que tu voudras :
Ce sont légères blessures ;
Et je ne m’en fâche pas.
Mercure
Tu te dis Sosie !
Sosie
Tu te dis Sosie ! Oui, quelque conte frivole…
Mercure
Sus, je romps notre trêve, et reprends ma parole.
Sosie
N’importe, je ne puis m’anéantir pour toi ;
Et souffrir un discours, si loin de l’apparence.
Être ce que je suis, est-il en ta puissance ?
Et puis-je cesser d’être Moi ?
S’avisa-t-on jamais d’une chose pareille !
Et peut-on démentir cent Indices pressants ?
Rêvé-je ? est-ce que je sommeille ?
Ai-je l’Esprit troublé par des transports puissants ?
Ne sens-je pas bien que je veille ?
Ne suis-je pas dans mon bon sens ?
Mon Maître Amphitryon, ne m’a-t-il pas commis,
À venir, en ces Lieux, vers Alcmène sa Femme ?
Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme,
Un Récit de ses Faits contre nos Ennemis ?
Ne suis-je pas du Port arrivé tout à l’heure ?
Ne tiens-je pas une Lanterne en main ?
Ne te trouvé-je pas devant notre Demeure ?
Ne t’y parlé-je pas d’un Esprit tout humain ?
Ne te tiens-tu pas fort de ma Poltronnerie,
Pour m’empêcher d’entrer chez nous ?
N’as-tu pas sur mon Dos exercé ta Furie ?
Ne m’as-tu pas roué de coups ?
Ah ! tout cela n’est que trop véritable,
Et, plût au Ciel, le fût-il moins !
Cesse donc d’insulter au sort d’un Misérable ;
Et laisse à mon devoir s’acquitter de ses soins.
Mercure
Arrête : ou sur ton Dos le moindre pas attire
Un assommant éclat de mon juste courroux.
Tout ce que tu viens de dire,
Est à moi, hormis les coups.
C’est moi qu’Amphitryon députe vers Alcmène,
Et qui du Port Persique arrive de ce pas.
Moi qui viens annoncer la valeur de son Bras,
Qui nous fait remporter une Victoire pleine,
Et de nos Ennemis a mis le Chef à bas.
C’est moi qui suis Sosie enfin, de certitude ;
Fils de Dave, honnête Berger ;
Frère d’Arpage, mort en Pays étranger ;
Mari de Cléanthis la prude,
Dont l’humeur me fait enrager.
Qui dans Thèbe ai reçu mille coups d’étrivière,
Sans en avoir jamais dit rien.
Et jadis en Public, fus marqué par derrière,
Pour être trop Homme de bien.
Sosie
Il a raison. À moins d’être Sosie,
On ne peut pas savoir tout ce qu’il dit.
Et dans l’étonnement, dont mon Âme est saisie,
Je commence, à mon tour, à le croire un petit.
En effet, maintenant que je le considère,
Je vois qu’il a de moi, taille, mine, action.
Faisons-lui quelque Question,
Afin d’éclaircir ce mystère.
Parmi tout le Butin fait sur nos ennemis,
Qu’est-ce qu’Amphitryon obtient pour son partage ?
Mercure
Cinq fort gros Diamants, en nœud proprement mis ;
Dont leur Chef se parait, comme d’un rare Ouvrage.
Sosie
À qui destine-t-il un si riche Présent ?
Mercure
À sa Femme ; et sur elle il le veut voir paraître.
Sosie
Mais où, pour l’apporter, est-il mis à présent ?
Mercure
Dans un Coffret, scellé des Armes de mon Maître.
Sosie
Il ne ment pas d’un mot, à chaque repartie,
Et de moi je commence à douter tout de bon.
Près de moi, par la force, il est déjà Sosie :
Il pourrait bien encor l’être, par la raison.
Pourtant, quand je me tâte, et que je me rappelle,
Il me semble que je suis Moi.
Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
Pour démêler ce que je vois ?
Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vu personne,
À moins d’être Moi-même, on ne le peut savoir.
Par cette Question, il faut que je l’étonne :
C’est de quoi le confondre, et nous allons le voir.
Lorsqu’on était aux mains, que fis-tu dans nos Tentes
Où tu courus seul te fourrer ?
Sosie
D’un Jambon… L’y voilà !
Mercure
D’un Jambon… L’y voilà ! Que j’allai déterrer,
Je coupai bravement deux Tranches succulentes,
Dont je sus fort bien me bourrer.
Et joignant à cela d’un Vin que l’on ménage,
Et dont avant le goût, les yeux se contentaient,
Je pris un peu de courage,
Pour nos Gens qui se battaient.
Sosie
Cette preuve sans pareille,
En sa faveur conclut bien ;
Et l’on n’y peut dire rien,
S’il n’était dans la Bouteille.
Je ne saurais nier, aux preuves qu’on m’expose,
Que tu ne sois Sosie ; et j’y donne ma voix.
Mais si tu l’es, dis-moi qui tu veux que je sois ;
Car encor faut-il bien que je sois quelque chose.
Mercure
Quand je ne serai plus Sosie,
Sois-le, j’en demeure d’accord.
Mais tant que je le suis, je te garantis mort,
Si tu prends cette fantaisie.
Sosie
Tout cet embarras met mon esprit sur les dents ;
Et la Raison, à ce qu’on voit s’oppose.
Mais il faut terminer enfin par quelque chose,
Et le plus court pour moi, c’est d’entrer là-dedans.
Mercure
Ah ! tu prends donc, Pendard, goût à la Bastonnade ?
Sosie
Ah ! qu’est-ce ci, grands Dieux ! il frappe un ton plus fort ;
Et mon Dos, pour un mois, en doit être malade.
Laissons ce diable d’Homme ; et retournons au Port.
Ô juste Ciel ! j’ai fait une belle Ambassade !
Mercure
Enfin, je l’ai fait fuir ; et sous ce traitement,
De beaucoup d’actions, il a reçu la peine.
Mais je vois Jupiter, que fort civilement
Reconduit l’amoureuse Alcmène.
Scène III §
Jupiter, Alcmène, Cléanthis, Mercure.
Jupiter
Défendez, chère Alcmène, aux Flambeaux d’approcher ;
Ils m’offrent des plaisirs, en m’offrant votre vue :
Mais ils pourraient ici découvrir ma venue,
Qu’il est à propos de cacher.
Mon amour, que gênaient tous ces soins éclatants,
Où me tenait lié la gloire de nos Armes,
Au devoir de ma Charge, a volé les instants,
Qu’il vient de donner à vos charmes.
Ce vol, qu’à vos Beautés mon Cœur a consacré,
Pourrait être blâmé dans la bouche publique ;
Et j’en veux, pour témoin unique,
Celle qui peut m’en savoir gré.
Alcmène
Je prends, Amphitryon, grande part à la gloire,
Que répandent sur vous vos illustres Exploits ;
Et l’éclat de votre Victoire
Sait toucher de mon Cœur les sensibles endroits.
Mais quand je vois que cet honneur fatal
Éloigne de moi ce que j’aime,
Je ne puis m’empêcher dans ma tendresse extrême,
De lui vouloir un peu de mal ;
Et d’opposer mes vœux à cet Ordre suprême,
Qui des Thébains vous fait le Général.
C’est une douce chose, après une Victoire,
Que la Gloire, où l’on voit ce qu’on aime élevé :
Mais parmi les périls mêlés à cette Gloire,
Un triste coup, hélas ! est bientôt arrivé.
De combien de frayeurs a-t-on l’Âme blessée,
Au moindre choc dont on entend parler ?
Voit-on, dans les horreurs d’une telle pensée,
Par où jamais se consoler
Du coup, dont on est menacée ?
Et de quelque Laurier qu’on couronne un Vainqueur ;
Quelque part que l’on ait à cet honneur suprême ;
Vaut-il ce qu’il en coûte aux tendresses d’un Cœur,
Qui peut, à tout moment, trembler pour ce qu’il aime ?
Jupiter
Je ne vois rien en vous, dont mon feu ne s’augmente.
Tout y marque à mes yeux un Cœur bien enflammé.
Et c’est, je vous l’avoue, une chose charmante,
De trouver tant d’amour dans un Objet aimé.
Mais, si je l’ose dire, un scrupule me gêne,
Aux tendres sentiments que vous me faites voir ;
Et pour les bien goûter, mon amour, chère Alcmène,
Voudrait n’y voir entrer, rien de votre devoir :
Qu’à votre seule ardeur ; qu’à ma seule personne,
Je dusse les faveurs que je reçois de vous ;
Et que la qualité que j’ai de votre Époux,
Ne fût point ce qui me les donne.
Alcmène
C’est de ce Nom pourtant, que l’ardeur qui me brûle,
Tient le droit de paraître au jour :
Et je ne comprends rien à ce nouveau scrupule,
Dont s’embarrasse votre amour.
Jupiter
Ah ! ce que j’ai pour vous d’ardeur, et de tendresse,
Passe aussi celle d’un Époux ;
Et vous ne savez pas, dans des moments si doux,
Quelle en est la délicatesse.
Vous ne concevez point qu’un Cœur bien amoureux,
Sur cent petits égards s’attache avec étude ;
Et se fait une inquiétude,
De la manière d’être heureux.
En moi, belle, et charmante Alcmène,
Vous voyez un Mari ; vous voyez un Amant :
Mais l’Amant seul me touche, à parler franchement ;
Et je sens près de vous, que le Mari le gêne.
Cet Amant, de vos vœux, jaloux au dernier point,
Souhaite qu’à lui seul votre Cœur s’abandonne ;
Et sa passion ne veut point,
De ce que le Mari lui donne.
Il veut, de pure source, obtenir vos ardeurs ;
Et ne veut rien tenir des nœuds de l’Hyménée :
Rien d’un fâcheux devoir, qui fait agir les Cœurs,
Et par qui, tous les jours, des plus chères faveurs,
La douceur est empoisonnée.
Dans le scrupule enfin, dont il est combattu,
Il veut, pour satisfaire à sa délicatesse,
Que vous le sépariez d’avec ce qui le blesse ;
Que le Mari ne soit que pour votre vertu ;
Et que de votre Cœur, de bonté revêtu,
L’Amant ait tout l’amour, et toute la tendresse.
Alcmène
Amphitryon, en vérité,
Vous vous moquez, de tenir ce langage :
Et j’aurais peur qu’on ne vous crût pas sage,
Si de quelqu’un vous étiez écouté.
Jupiter
Ce discours est plus raisonnable,
Alcmène, que vous ne pensez :
Mais un plus long séjour me rendrait trop coupable,
Et du retour au Port, les moments sont pressés.
Adieu, de mon devoir l’étrange barbarie,
Pour un temps, m’arrache de vous.
Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l’Époux,
Songez à l’Amant, je vous prie.
Alcmène
Je ne sépare point ce qu’unissent les Dieux ;
Et l’Époux, et l’Amant, me sont fort précieux.
Cléanthis
Ô Ciel ! que d’aimables caresses
D’un Époux ardemment chéri !
Et que mon traître de Mari
Est loin de toutes ces tendresses !
Mercure
La Nuit, qu’il me faut avertir,
N’a plus qu’à plier tous ses voiles ;
Et pour effacer les Étoiles,
Le Soleil, de son Lit, peut maintenant sortir.
Scène IV §
Cléanthis, Mercure. Mercure veut s’en aller.
Cléanthis
Quoi ! c’est ainsi que l’on me quitte ?
Mercure
Et comment donc ? Ne veux-tu pas,
Que de mon devoir je m’acquitte ?
Et que d’Amphitryon j’aille suivre les pas ?
Cléanthis
Mais avec cette brusquerie,
Traître, de moi te séparer !
Mercure
Le beau sujet de fâcherie !
Nous avons tant de temps ensemble à demeurer.
Cléanthis
Mais quoi ! partir ainsi d’une façon brutale,
Sans me dire un seul mot de douceur pour régale ?
Mercure
Diantre, où veux-tu que mon Esprit
T’aille chercher des fariboles ?
Quinze ans de Mariage épuisent les paroles ;
Et depuis un long temps, nous nous sommes tout dit.
Cléanthis
Regarde, Traître, Amphitryon,
Vois combien, pour Alcmène, il étale de flamme,
Et rougis là-dessus, du peu de passion,
Que tu témoignes pour ta Femme.
Mercure
Hé, mon Dieu, Cléanthis, ils sont encore Amants.
Il est certain âge où tout passe :
Et ce qui leur sied bien dans ces commencements,
En nous, vieux Mariés, aurait mauvaise grâce.
Il nous ferait beau voir attachés, face à face,
À pousser les beaux Sentiments !
Cléanthis
Quoi ! suis-je hors d’état, Perfide, d’espérer
Qu’un Cœur auprès de moi soupire ?
Mercure
Non, je n’ai garde de le dire :
Mais je suis trop Barbon, pour oser soupirer,
Et je ferais crever de rire.
Cléanthis
Mérites-tu, Pendard, cet insigne bonheur,
De te voir, pour Épouse, une Femme d’honneur ?
Mercure
Mon Dieu, tu n’es que trop honnête :
Ce grand honneur ne me vaut rien.
Ne sois point si Femme de bien ;
Et me romps un peu moins la tête.
Cléanthis
Comment ! de trop bien vivre, on te voit me blâmer ?
Mercure
La douceur d’une Femme est tout ce qui me charme ;
Et ta vertu fait un vacarme,
Qui ne cesse de m’assommer.
Cléanthis
Il te faudrait des Cœurs pleins de fausses tendresses ;
De ces Femmes aux beaux et louables talents,
Qui savent accabler leurs Maris de caresses,
Pour leur faire avaler l’usage des Galants.
Mercure
Ma foi, veux-tu que je te dise ?
Un mal d’opinion, ne touche que les Sots.
Et je prendrais pour ma Devise,
Moins d’honneur, et plus de repos.
Cléanthis
Comment ! tu souffrirais, sans nulle répugnance,
Que j’aimasse un Galant avec toute licence ?
Mercure
Oui, si je n’étais plus de tes cris rebattu ;
Et qu’on te vît changer d’humeur et de méthode.
J’aime mieux un Vice commode,
Qu’une fatigante Vertu.
Adieu, Cléanthis, ma chère Âme,
Il me faut suivre Amphitryon.
Il s’en va.
Cléanthis
Pourquoi, pour punir cet Infâme,
Mon Cœur n’a-t-il assez de résolution ?
Ah ! que dans cette occasion,
J’enrage d’être honnête Femme !
Fin du Premier Acte