SCÈNE PREMIÈRE. MADAME Pernelle, et Flipotte sa Servante, ELMIRE, DORINE, DAMIS, CLEANTE. §
MADAME PERNELLE.
Allons, Flipotte, allons ; que d’eux je me délivre.
ELMIRE.
Vous marchez d’un tel pas, qu’on a peine à vous suivre.
MADAME PERNELLE.
Laissez, ma Bru, laissez ; ne venez pas plus loin ;
Ce sont toutes façons, dont je n’ai pas besoin.
ELMIRE.
5 De ce que l’on vous doit, envers vous on s’acquitte.
Mais, ma Mère, d’où vient que vous sortez si vite ?
MADAME PERNELLE.
C’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire, on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée ;
10 Dans toutes mes leçons, j’y suis contrariée ;
On n’y respecte rien ; chacun y parle haut,
Et c’est, tout justement, la cour du Roi Pétaud.
MADAME PERNELLE.
Si... Vous êtes, Mamie, une Fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
15 Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
MADAME PERNELLE.
Mais... Vous êtes un sot en trois lettres, mon Fils ;
C’est moi qui vous le dis, qui suis votre Grand-Mère ;
Et j’ai prédit cent fois à mon Fils, votre Père,
Que vous preniez tout l’air d’un méchant Garnement,
20 Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
MADAME PERNELLE.
Mais, ma Mère... Ma Bru, qu’il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout, est tout à fait mauvaise :
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte Mère en usait beaucoup mieux.
25 Vous êtes dépensière, et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu’une Princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma Bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.
CLÉANTE.
Mais, Madame, après tout...
MADAME PERNELLE.
Mais, Madame, après tout... Pour vous, Monsieur son Frère,
30 Je vous estime fort, vous aime, et vous révère :
Mais enfin, si j’étais de mon Fils son Époux,
Je vous prierais bien fort, de n’entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des Maximes de vivre,
Qui par d’honnêtes Gens ne se doivent point suivre :
35 Je vous parle un peu franc, mais c’est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j’ai sur le coeur.
DAMIS.
Votre Monsieur Tartuffe est Bienheureux sans doute...
MADAME PERNELLE.
C’est un Homme de bien, qu’il faut que l’on écoute ;
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
40 De le voir querellé par un Fou comme vous.
DAMIS.
Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un Cagot de Critique,
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ?
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau Monsieur-là n’y daigne consentir ?
DORINE.
45 S’il le faut écouter, et croire à ses Maximes,
On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes,
Car il contrôle tout, ce Critique zélé.
MADAME PERNELLE.
Et tout ce qu’il contrôle, est fort bien contrôlé.
C’est au chemin du Ciel qu’il prétend vous conduire ;
50 Et mon Fils, à l’aimer, vous devrait tous induire.
DAMIS.
Non, voyez-vous, ma Mère, il n’est Père, ni rien,
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien.
Je trahirais mon coeur, de parler d’autre sorte ;
Sur ses façons de faire, à tous coups je m’emporte ;
55 J’en prévois une suite, et qu’avec ce Pied plat
Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.
DORINE.
Certes, c’est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu’un Inconnu céans s’impatronise ;
Qu’un Gueux qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
60 Et dont l’habit entier valait bien six deniers,
En vienne jusque-là, que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le Maître.
MADAME PERNELLE.
Hé, merci de ma vie il en irait bien mieux,
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.
DORINE.
65 Il passe pour un Saint dans votre fantaisie ;
Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.
MADAME PERNELLE.
Voyez la langue !
DORINE.
Voyez la langue ! À lui, non plus qu’à son Laurent,
Je ne me fierais, moi, que sur un bon Garant.
MADAME PERNELLE.
J’ignore ce qu’au fond le Serviteur peut être ;
70 Mais pour Homme de bien, je garantis le Maître.
Vous ne lui voulez mal, et ne le rebutez,
Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités.
C’est contre le Péché que son coeur se courrouce,
Et l’intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.
DORINE.
75 Oui ; mais pourquoi surtout, depuis un certain temps,
Ne saurait-il souffrir qu’aucun hante céans ?
En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
Veut-on que là-dessus je m’explique entre nous ?
80 Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux.
MADAME PERNELLE.
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites ;
Tout ce tracas qui suit les Gens que vous hantez,
Ces Carrosses sans cesse à la Porte plantés,
85 Et de tant de Laquais le bruyant assemblage,
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien.
CLÉANTE.
Hé, voulez-vous, Madame, empêcher qu’on ne cause ?
90 Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,
Si pour les sots discours où l’on peut être mis,
Il fallait renoncer à ses meilleurs Amis :
Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
95 Contre la Médisance il n’est point de rempart ;
À tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ;
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux Causeurs une pleine licence.
DORINE.
Daphné notre voisine, et son petit époux,
100 Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire,
Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L’apparente lueur du moindre attachement,
105 D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie.
Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le Monde autoriser les leurs,
Et sous le faux espoir de quelque ressemblance,
110 Aux intrigues qu’ils ont, donner de l’innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.
MADAME PERNELLE.
Tous ces raisonnements ne font rien à l’affaire :
On sait qu’Orante mène une vie exemplaire ;
115 Tous ses soins vont au Ciel, et j’ai su par des Gens,
Qu’elle condamne fort le train qui vient céans.
DORINE.
L’exemple est admirable, et cette Dame est bonne :
Il est vrai qu’elle vit en austère Personne ;
Mais l’âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent,
120 Et l’on sait qu’elle est Prude, à son corps défendant,
Tant qu’elle a pu des Coeurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages :
Mais voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au Monde, qui la quitte, elle veut renoncer ;
125 Et du voile pompeux d’une haute sagesse,
De ses attraits usés, déguiser la faiblesse.
Ce sont là les retours des Coquettes du temps.
Il leur est dur de voir déserter les Galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
130 Ne voit d’autre recours que le métier de Prude ;
Et la sévérité de ces Femmes de bien,
Censure toute chose, et ne pardonne à rien ;
Hautement, d’un chacun, elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d’envie
135 Qui ne saurait souffrir qu’une autre ait les plaisirs,
Dont le penchant de l’âge a sevré leurs désirs.
MADAME PERNELLE.
Voilà les contes bleus qu’il vous faut, pour vous plaire.
Ma Bru, l’on est, chez vous, contrainte de se taire ;
Car Madame, à jaser, tient le dé tout le jour :
140 Mais enfin, je prétends discourir à mon tour.
Je vous dis que mon Fils n’a rien fait de plus sage,
Qu’en recueillant chez soi ce dévot Personnage ;
Que le Ciel au besoin l’a céans envoyé,
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
145 Que pour votre salut vous le devez entendre,
Et qu’il ne reprend rien, qui ne soit à reprendre.
Ces Visites, ces Bals, ces Conversations,
Sont, du malin Esprit, toutes inventions.
Là, jamais on n’entend de pieuses paroles,
150 Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles ;
Bien souvent le Prochain en a sa bonne part, `
Et l’on y sait médire, et du tiers, et du quart.
Enfin les Gens sensés ont leurs têtes troublées,
De la confusion de telles assemblées :
155 Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
Et comme l’autre jour un Docteur dit fort bien,
C’est véritablement la Tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune ;
Et pour conter l’Histoire où ce point l’engagea...
160 Voilà-t-il pas Monsieur qui ricane déjà ?
Allez chercher vos Fous qui vous donnent à rire ;
Et sans... Adieu, ma Bru, je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j’en rabats de moitié,
Et qu’il fera beau temps, quand j’y mettrai le pied.
Donnant un soufflet à Flipote.
165 Allons, vous ; vous rêvez, et bayez aux Corneilles ;
Jour de Dieu, je saurai vous frotter les oreilles ;
Marchons, gaupe, marchons.
SCÈNE II. Cléante, Dorine. §
CLÉANTE.
Marchons, gaupe, marchons. Je n’y veux point aller,
De peur qu’elle ne vînt encor me quereller ;
Que cette bonne Femme...
DORINE.
Que cette bonne Femme... Ah ! Certes, c’est dommage,
170 Qu’elle ne vous ouït tenir un tel langage ;
Elle vous dirait bien qu’elle vous trouve bon,
Et qu’elle n’est point d’âge à lui donner ce nom.
CLÉANTE.
Comme elle s’est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée !
DORINE.
175 Oh vraiment, tout cela n’est rien au prix du Fils ;
Et si vous l’aviez vu, vous diriez, c’est bien pis.
Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
Et pour servir son Prince, il montra du courage :
Mais il est devenu comme un Homme hébété,
180 Depuis que de Tartuffe on le voit entêté.
Il l’appelle son Frère, et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait Mère, Fils, Frère et Femme.
C’est de tous ses secrets l’unique Confident,
Et de ses actions le Directeur prudent.
185 Il le choie, il l’embrasse ; et pour une Maîtresse,
On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse.
A table, au plus haut bout, il veut qu’il soit assis,
Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
190 Et s’il vient à roter, il lui dit, Dieu vous aide.
Enfin il en est fou ; c’est son tout, son Héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit, sont pour lui des Oracles.
195 Lui qui connaît sa dupe, et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés, a l’art de l’éblouir ;
Son Cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n’est pas jusqu’au Fat, qui lui sert de Garçon,
200 Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon.
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos Rubans, notre Rouge, et nos Mouches.
Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains,
Un Mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints ;
205 Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la Sainteté, les parures du Diable.
SCÈNE IV. Orgon, Cléante, Dorine. §
ORGON.
Et s’il fallait... Il entre. Ah, mon Frère, bonjour.
CLÉANTE.
Je sortais, et j’ai joie à vous voir de retour :
La Campagne, à présent, n’est pas beaucoup fleurie.
ORGON.
220 Dorine, mon Beau-frère, attendez, je vous prie.
Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci,
Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici.
Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu’est-ce qu’on fait céans ? Comme est-ce qu’on s’y porte ?
DORINE.
225 Madame eut, avant-hier, la fièvre jusqu’au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.
DORINE.
Et Tartuffe ? Tartuffe ? Il se porte à merveille,
Gros, et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
DORINE.
Le pauvre Homme ! Le soir elle eut un grand dégoût,
230 Et ne put au Souper toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête était encor cruelle.
DORINE.
Et Tartuffe ? Il soupa, lui tout seul, devant elle,
Et fort dévotement il mangea deux Perdrix,
Avec une moitié de Gigot en hachis.
ORGON.
235 Le pauvre Homme !
DORINE.
Le pauvre Homme ! La nuit se passa toute entière,
Sans qu’elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l’empêchaient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu’au jour, près d’elle, il nous fallut veiller.
DORINE.
Et Tartuffe ? Pressé d’un sommeil agréable,
240 Il passa dans sa Chambre, au sortir de la Table ;
Et dans son Lit bien chaud, il se mit tout soudain,
Où sans trouble il dormit jusques au lendemain.
DORINE.
Le pauvre Homme ! À la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée,
245 Et le soulagement suivit tout aussitôt.
DORINE.
Et Tartuffe ? Il reprit courage comme il faut ;
Et contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avait perdu Madame,
But à son déjeuner, quatre grands coups de Vin.
ORGON.
250 Le pauvre Homme !
DORINE.
Le pauvre Homme ! Tous deux se portent bien enfin ;
Et je vais à Madame annoncer par avance,
La part que vous prenez à sa convalescence.
SCÈNE V. Orgon, Cléante. §
CLÉANTE.
À votre nez, mon Frère, elle se rit de vous ;
Et sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
255 Je vous dirai tout franc, que c’est avec justice.
A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?
Et se peut-il qu’un Homme ait un charme aujourd’hui
À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,
260 Vous en veniez au point...
ORGON.
Vous en veniez au point... Halte-là, mon Beau-frère,
Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.
CLÉANTE.
Je ne le connais pas, puisque vous le voulez :
Mais enfin, pour savoir quel Homme ce peut être...
ORGON.
Mon Frère, vous seriez charmé de le connaître,
265 Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C’est un Homme... qui... ha... un Homme... un Homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,
Et comme du fumier, regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien,
270 Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir Frère, Enfants, Mère, et Femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.
CLÉANTE.
Les sentiments humains, mon Frère, que voilà !
ORGON.
275 Ha, si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’Église il venait d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l’assemblée entière,
280 Par l’ardeur dont au Ciel il poussait sa prière :
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments ;
Et lorsque je sortais, il me devançait vite,
Pour m’aller à la Porte offrir de l’Eau bénite.
285 Instruit par son Garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié,
290 Je ne mérite pas de vous faire pitié :
Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux Pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Enfin le Ciel, chez moi, me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là, tout semble y prospérer.
295 Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma Femme même,
Il prend pour mon honneur un intérêt extrême ;
Il m’avertit des Gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi, six fois, il s’en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle ;
300 Il s’impute à péché la moindre bagatelle,
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une Puce en faisant sa prière,
Et de l’avoir tuée avec trop de colère.
CLÉANTE.
305 Parbleu, vous êtes fou, mon Frère, que je crois.
Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous que tout ce badinage...
ORGON.
Mon Frère, ce discours sent le libertinage.
Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
310 Et comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.
CLÉANTE.
Voilà de vos pareils le discours ordinaire.
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C’est être libertin, que d’avoir de bons yeux ;
315 Et qui n’adore pas de vaines simagrées,
N’a ni respect, ni foi, pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon coeur.
De tous vos Façonniers on n’est point les Esclaves,
320 Il est de faux Dévots, ainsi que de faux Braves :
Et comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit,
Les vrais Braves soient ceux qui font beaucoup de bruit ;
Les bons et vrais Dévots qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
325 Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’Hypocrisie, et la Dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ?
Égaler l’artifice, à la sincérité
330 Confondre l’apparence, avec la vérité ;
Estimer le Fantôme, autant que la Personne ;
Et la fausse monnaie, à l’égal de la bonne ?
Les Hommes, la plupart, sont étrangement faits !
Dans la juste nature on ne les voit jamais.
335 La raison a pour eux des bornes trop petites.
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent,
Pour la vouloir outrer, et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon Beau-frère.
ORGON.
340 Oui, vous êtes, sans doute, un Docteur qu’on révère ;
Tout le savoir du Monde est chez vous retiré,
Vous êtes le seul Sage, et le seul éclairé,
Un Oracle, un Caton, dans le Siècle où nous sommes,
Et près de vous ce sont des Sots, que tous les Hommes.
CLÉANTE.
345 Je ne suis point, mon Frère, un Docteur révéré,
Et le Savoir, chez moi, n’est pas tout retiré.
Mais en un mot je sais, pour toute ma science,
Du faux, avec le vrai, faire la différence :
Et comme je ne vois nul genre de Héros
350 Qui soient plus à priser que les parfaits Dévots ;
Aucune chose au Monde, et plus noble, et plus belle,
Que la sainte ferveur d’un véritable zèle ;
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux,
Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux ;
355 Que ces francs Charlatans, que ces Dévots de Place,
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue à leur gré,
De ce qu’ont les Mortels de plus saint, et sacré.
Ces Gens, qui par une âme à l’intérêt soumise,
360 Font de Dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit, et dignités,
À prix de faux clins d’yeux, et d’élans affectés.
Ces Gens, dis-je, qu’on voit d’une ardeur non commune,
Par le chemin du Ciel courir à leur fortune ;
365 Qui brûlants, et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la Cour :
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment,
370 De l’intérêt du Ciel, leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré.
375 De ce faux caractère, on en voit trop paraître ;
Mais les Dévots de coeur sont aisés à connaître.
Notre Siècle, mon Frère, en expose à nos yeux,
Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux.
Regardez Ariston, regardez Périandre,
380 Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre :
Ce titre par aucun ne leur est débattu,
Ce ne sont point du tout Fanfarons de vertu,
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur Dévotion est humaine, est traitable.
385 Ils ne censurent point toutes nos actions,
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections,
Et laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions, qu’ils reprennent les nôtres.
L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
390 Et leur âme est portée à juger bien d’autrui ;
Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ;
On les voit pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un Pêcheur ils n’ont d’acharnement.
Ils attachent leur haine au Péché seulement,
395 Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du Ciel, plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes Gens, voilà comme il faut en user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle,
400 C’est de fort bonne foi que vous vantez son zèle,
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.
ORGON.
Monsieur mon cher Beau-frère, avez-vous tout dit ?
ORGON.
Oui. Je suis votre valet.
Il veut s’en aller.
CLÉANTE.
Oui. Je suis votre valet. De grâce, un mot, mon Frère,
Votre fils m’a chargé de parler d’une affaire ;
405 Damis pour son hymen a parole de vous.
CLÉANTE.
Oui. Vous aviez pris jour pour un lien si doux.
CLÉANTE.
Il est vrai. Pourquoi donc en différer la fête ?
Avez-vous bien toujours ce mariage en tête ?
CLÉANTE.
Peut-être. Vous voulez manquer à votre foi ?
ORGON.
410 Je ne dis pas cela.
CLÉANTE.
Je ne dis pas cela. Nul obstacle, je crois,
Ne vous peut empêcher d’accomplir vos promesses.
CLÉANTE.
Selon. Pour dire un mot, faut-il tant de finesses ?
Damis m’a demandé de vous interroger.
ORGON.
Le Ciel en soit loué.
CLÉANTE.
Le Ciel en soit loué. Mais que lui reporter ?
ORGON.
415 Tout ce qu’il vous plaira.
CLÉANTE.
Tout ce qu’il vous plaira. Mais il est nécessaire
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?
ORGON.
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ? De faire
Ce que le Ciel voudra.
CLÉANTE.
Ce que le Ciel voudra. Mais parlons tout de bon.
Damis a votre foi. La tiendrez-vous, ou non ?
CLÉANTE.
Adieu. Pour son amour, je crains une disgrâce,
420 Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.