Scène premiere §
Lavinie, Albine, Camille, Julie.
Lavinie
Vostre malheur au mien n’est pas à comparer,
Consolez-vous, Albine, & layssez-moy pleurer.
Albine
Que vous connoissez peu la douleur qui m’emporte,
Si vous croyez la vostre, & plus juste & plus forte !
Lavinie
5 Dans l’Illustre Agrippa massacré laschement,
{p. 2}
Vous ne perdez qu’un frere, & j’y pers un amant.
Albine
J’y pers un frere unique, & le mal qui m’accable,
Est d’autant plus cruel, qu’il est irreparable :
Mais pour vous en effet l’on doit vous plaindre moins ;
10 Le Prince à vous aymer a mis ses plus grands soins :
Et pour vous consoler vos yeux ont sceu vous faire
Beaucoup plus d’un amant, & je n’avois qu’un frere.
Lavinie
J’avois plus d’un amant avant ce dur revers,
Mais je n’en aymois qu’un, Albine, & je le pers ;
15 Le Roy jusques au jour qu’il perdit vostre frere,
Vous a parlé d’hymen, a tasché de vous plaire,
Et le devant haïr, peut-estre en vostre cœur,
Un frere ne fait pas toute vostre douleur.
Albine
Ne me soupçonnez point d’un sentiment si lasche ;
20 Ce coup d’avec le Roy pour jamais me destache ;
Et soüillé de mon sang, il me fait trop d’horreur,
Pour luy pouvoir laisser quelque place en mon cœur.
Le retour en ces lieux de ce Tyran infame,
Rouvre encor de nouveau cette playe en mon ame,
25 Et quelque juste ennuy qu’il renouvelle en vous,
Aupres de mes malheurs, les vôtres sont bien doux.
Pres d’un an escoulé depuis nostre disgrace,
Est pour vous consoler un assez long espace.
Lavinie
Dites, dites pour vous, c’est bien plus aisement
30 Que l’on peut oublier un frere qu’un amant.
L’amour est bien plus tendre, en pareille avanture,
Et n’est pas consolé si-tost que la nature.
Le sang dans ses transports, content d’un peu de deüil,
Ne va jamais plus loing que les bords du cerceuil :
35 On cesse d’estre sœur quand on n’a plus de frere ;
{p. 3}
La nature s’arrête, & n’a plus rien à faire ;
Mais l’Amour qui penetre au creux d’un monument,
Peut faire encore aymer, quand on n’a plus d’amant.
Albine
Pour regretter mon frere, & croistre ma tristesse,
40 L’interest de ma gloire est joint à ma tendresse :
Des vieux ans de mon pere estant l’unique appuy,
Toute nostre esperance expire avecque luy.
Nous descendons du sang dont Albe est l’heritage,
Mais c’est d’un peu trop loin pour en prendre avantage ;
45 Vous, vous touchez au throsne, & la Fortune un jour,
Pourroit vous consoler des rigueurs de l’amour.
Lavinie
Mon cœur est à l’amour, & non à la fortune ;
Je tiendrois maintenant la Couronne importune,
Et quand tout ce qu’on aime entre dans le tombeau,
50 La pompe est une peine, & le sceptre un fardeau.
Après Tiberinus, & son neveu Mezence,
L’empire icy m’est deu, par les droits de naissance ;
Mais le Roy trop cruel qui possede ce rang,
Soüille par ses forfaits, son throsne, & notre sang,
55 Et son ayeul Ænée, en ses faits magnanimes,
Fit voir moins de vertus, qu’il n’a commis de crimes.
Le meurtre d’Agrippa massacré par ses coups,
Fut comme le dernier, le plus cruel de tous :
Il sortait de son sang, & jamais plus de zelle
60 N’esclatta pour un Roy, dans un sujet fidelle.
Cependant, mesme aux yeux d’un père infortuné,
Par ce Tyran barbare il fut assassiné,
Sans avoir pû jamais l’accuser d’autre offence,
Que d’avoir avec luy beaucoup de ressemblance.
65 Apres ce crime affreux, le sang ny le devoir,
N’ont rien en sa faveur qui puisse m’esmouvoir :
Je ne vois plus en luy de parent ni de maistre,
{p. 4}
Je ne le connoy plus, ny ne le veux connoistre ;
Et l’injuste assassin de mon illustre amant,
70 Doit tout apprehender de mon ressentiment.
Mais qui s’approche,
Albine
Mais qui s’approche, Adieu, c’est le Prince Mezence,
Son amour prés de vous ne veut pas ma presence.
Scene II §
Lavinie, Mezence, Fauste, Camille.
Lavinie
Vous voyez de vos soins quel est pour moy le fruit,
Dés que vous m’abordez tout le monde me fuit ?
Mezence
75 Si c’est moy qui fais fuir Albine qui vous quitte,
J’oste à vostre douleur, un objet qui l’irrite.
Lavinie
Le neveu du Tyran qui fait tout mon malheur
Doit bien plustot encor irriter ma douleur.
MEZENCE
Par quelle cruauté, puny par vostre haine,
80 Sans avoir part au crime, ay-je part à la peine ?
Quand j’aurois de ma main fait perir vostre amant,
Pourriez-vous ma traitter plus inhumainement ?
Lavinie
Et qui peut m’asseurer que vostre jalousie,
N’ait point poussé la main qui termina sa vie ?
85 Le Roy contre Agrippa n’estoit point irrité :
{p. 5}
Que sçay-je si son bras n’estoit pas emprunté ?
Et n’a point immolé cette illustre victime,
Pour vous metre en estat de joüir de son crime ?
Mezence
Hier le Roy sur ce point s’expliquant hautement,
90 Fit voir qu’il soupçonna la foy de vostre Amant,
Qu’il l’avoit fait si grand qu’il luy fut redoutable,
Et qu’enfin avec luy le treuvant trop semblable
Il voulut, pour s’oster tout sujet de terreur,
Prevenir par sa mort quelque funeste erreur.
95 Pour les bien discerner, quelque soin qu’on put prendre,
Leur rapport estoit tel qu’on pouvoit s’y meprendre,
Et qu’apres les avoir cent fois considerez,
Je m’y trompois, moy mesme, à les voir separez.
Lavinie
La Nature oublia sans doute, en leurs visages,
100 Ce dehors different qu’on void dans ses ouvrages,
Et contre sa coustume elle ne mit jamais
En deux corps separez, de si semblables trais.
Mais la diversité qui distingue nos trames,
Au défaut de leurs corps, se trouvoit dans leurs ames,
105 Et la Nature en eux, avec des soins prudents,
L’oubliant au dehors, la mit toute dedans.
Mon Amant eut une Ame, aussi noble, aussi belle,
Que celle du Tyran est perfide, & cruelle,
Et ce Heros receut bien plustost le trepas,
110 Parce qu’à ce Barbare, il ne ressembloit pas.
Mezence
Ce transport violent n’a rien de condemnable ;
Le Roy mesme envers vous sent bien qu’il est coupable :
Hier, pour le recevoir, m’estant fort avancé,
Il me parla de vous, dés qu’il m’eut embrassé,
115 Et lors que je luy dis la profonde tristesse
Où la mort d’Agrippa vous plonge encore sans cesse,
Je l’oüis soupirer, je le vis s’esmouvoir,
{p. 6}
Et pour vous consoler, il promit de vous voir.
Lavinie
Ah ! C’est le dernier mal qui me restoit à craindre !
120 Ce cruel à le voir pretend donc me contraindre !
Et pour nouveau tourment, veut offrir à mes yeux
Une main teinte encor d’un sang si précieux !
Mezence
Dans le premier combat, au gré de votre haine,
Un trait fatal perça cette main inhumaine ;
125 Et le Destin fit voir par ce coup mérité,
Qu’on ne peut vous déplaire avec impunité.
Lavinie
Les Dieux justes vengeurs du sang de l’Innocence,
N’ont fait encor sur luy, qu’esbaucher leur vengeance ;
Et le trait dont sa main a senty le pouvoir,
130 N’est qu’un premier esclat du foudre prest à choir.
Vous mesme qui suivez ses barbares maximes,
Et qu’avec luy le sang unit moins que les crimes,
Redoutez que ces Dieux, dans leur juste couroux,
N’estendent leur vengeance & leurs traits jusqu’à vous.
135 Mais vous n’en croyez point, & vous en faites gloire.
Mezence
Si je n’en ay pas cru, je commence d’en croire :
Je me sens convaincu, graces à vos beautez,
Que l’on doit de l’encens à des Divinitez :
De vos charmes divins l’esclat tout admirable
140 Force assez de connoistre un pouvoir adorable,
Et quand j’aurois tousjours douté qu’il fust des Dieux,
Pour en croire, il suffit d’avoir veu vos beaux yeux :
Du moins, quand en effet, j’aurois l’erreur encore
De ne pas connoistre tous les Dieux qu’on adore,
145 Pres de Vous, quelque erreur dont on soit prevenu,
L’Amour n’est pas un Dieu qui puisse estre inconnu.
{p. 7}
Lavinie
Quoy qu’il en soit, Prince, à ne rien vous taire ;
Agrippa n’estant plus, rien ne me sçauroit plaire,
Le Ciel dans ce Heros prit soin de renfermer
150 Les vrais & seuls appas qui me pouvoient charmer ;
L’invincible pouvoir d’un destin tout de flame
N’attacha qu’à luy seul tous les vœux de mon Ame ;
On ne doit à l’Amour qu’un tribut à son choix,
Et c’est trop pour un cœur d’aymer plus d’une fois.
Mezence
155 Je n’en sçaurois douter, inhumaine Princesse :
Cet amant seul a pris toute vostre tendresse,
Et reservant pour moy toute votre rigueur,
Son ombre encor suffit pour m’oster votre cœur :
Vostre couroux s’accroist, plus mon amour esclatte.
Lavinie
160 Perdez donc cet amour.
Mezence
Perdez donc cet amour. Le perdre ! Helas ingratte !
Plustost tousjours pour moy, gardez ce fier couroux,
Et laissez moy du moins l’amour que j’ay pour vous,
Deussay-je voir tousjours vos beaux yeux en colère,
Ils ont beau s’irriter, ils ne sçauroient deplaire.
165 Pour des Destins divers, le Ciel nous sceut former.
Le vostre est d’estre aymable, & le mien est d’aymer :
Mais vous n’escoutez point, & vos yeux qui s’agittent
Lassez de mes regards, avec soin les evitent.
Lavinie
Voicy de mon amant le Pere infortuné,
170 Quelque soucy le presse, il paroit estonné.
Scène V. §
Agrippa, sous le nom de TiberinusMezence, Lauzus, Atis, Tirrhene
Agrippaà Mezence
195 Qu’on ne m’en parle plus, je veux voir Lavinie.
Mezence se retire
A Lauzus
Vous, allez donner ordre à la ceremonie.
Faites tout preparer pour rendre grace aux Dieux,
D’avoir mis par mes soins le calme dans ces lieux.
A Atis
Que le reste s’esloigne, & devant que je sorte
200 Qu’aucun n’entre en ce lieu …quoy ! l’on ferme la porte !
Tirrhene
Ouy, l’on la ferme, Ingrat, & c’est par mes avis.
Tirrhene
Mon Pere … A peine en vous je reconnoy mon Fils.
Nous sommes sans tesmoins, je parle en asseurance.
Quoy ! chercher Lavinie, & contre ma deffence !
205 Oubliez vous ainsi, ce qu’avoit ordonné
{p. 10}
Un Pere, dont les soins vous ont seuls couronné ?
Ne vous souvient-il plus que c’est par ma prudence,
Que vous tenez icy la supresme puissance ?
Et que vous ne vivez, ny regnez que par moy ?
Agrippa
210 Je n’ay rien oublié de ce que je vous doy.
Lorsque pour r’assurer la Frontiere alarmée,
Tiberinus pressé de joindre son armée,
N’ayant que nous, pour suitte, avec trois de ses gens,
Passant l’Albule à gué, fut abismé dedans,
215 Ce fut vous, dont le soin m’inspira l’assurance
De regner apres luy , par notre resssemblance,
Et sceut persuader les tesmoins de sa Mort
De m’assister à prendre & son nom, & son sort.
Tandis que sous ce nom qui m’a fait mesconnoitre,
220 J’ay trompé tout le Camp, & m’y suis rendu maistre,
Pour mieux feindre, en ces lieux retournant sur vos pas,
Vous avez au Roy mesme imputé mon trépas …
Tirrhene
Mais lorsque pour tenir l’entremise couverte,
Je vous quitay, pour feindre encor mieux vôtre perte,
225 Et pour en accuser la main mesme du Roy,
L’ordre le plus pressant que vous eustes de moy,
Pour conserver le Sceptre, & vos jours, & ma vie,
Ne fut-ce pas, sur tout, d’oublier Lavinie ?
Cependant, aussi-tost qu’on vous void de retour,
230 Je vois encor pour elle esclatter vostre amour ?
Vous venez hazarder qu’un soupçon, qui peut naistre
Par l’esclat de vos feux, vous fasse reconnoitre,
Et qu’un œil esclairé par cette vieille ardeur,
Dessous les traits du Roy, decouvre un autre Cœur ?
235 Il faloit sur le Throne estouffer cette flame ;
Il faloit commencer à regner dans vostre ame,
Estre Roy tout à fait & sçavoir reprimer…
{p. 11}
Agrippa
Pour estre Roy, Seigneur, est-on exempt d’aymer !
Pour avoir pris un Sceptre en est-on moins sensible ?
240 Le Throne aux trais d’Amour est-il inaccessible ?
Pensez-vous qu’à ce Dieu les Rois ne doivent rien ?
Et qu’il soit quelqu’Empire independant du sien ?
Tirrhene
Ah ! quittez ces erreurs : l’Amour, & ses chimeres,
Sont des amusements pour des Ames vulgaires,
245 La foiblesse sied mal à qui donne des loix,
Et la seule grandeur est l’amour des grands Rois.
Agissez comme eust fait Tiberinus luy mesme.
Agrippa
Mais il aymoit ma Sœur, voulez-vous que je l’ayme ?
Que je presse un himen horrible, incestueux ?
Tirrhene
250 Non, un crime de vous n’est pas ce que je veux.
L’heur de vous voir au thrône à mes vœux peut suffire ;
Mais ne hasardez point cette gloire où j’aspire,
Je veux que mon sang regne, & c’est ma passion.
Agrippa
Quel mal fait mon amour à vostre ambition ?
255 Lavinie est le charme où mon âme est sensible,
Son Cœur avec le Sceptre est-il incompatible ?
Quel peril voyez-vous à luy tout reveler ?
Tirrhene
Elle est jeune, elle est fille, & pourroit trop parler.
Fiez-vous à moy seul : tout m’alarme, & me blesse,
260 Tout m’est suspect d’ailleurs, l’Amour, vous, la Princesse,
Les Amants osent trop, l’Amour est indiscret,
La Nature est plus seure, & plus propre au secret,
Quand mesme Lavinie auroit l’art de se taire,
Vous ne vous pourriez pas empescher de luy plaire,
265 Et si vous luy plaisiez, on verroit aisement,
{p. 12}
Que Lavinie en vous reconnoit son Amant.
Pour mieux garder le sceptre, il faut soufrir sa haine,
Et payer à ce prix la grandeur Souveraine.
Agrippa
Ah ! Vous n’estimez point ce prix si grand qu’il est,
270 Et le Sceptre n’est pas si doux qu’il vous paroist.
Depuis que votre soin à qui je m’abandonne,
A voulu sur ma teste attacher la Couronne,
Je n’ay point ressenty cette felicité,
Et ces vaines douceurs, dont vous m’aviez flatté.
275 Je vois incessament le Ciel qui me menace :
Les tesmoins de la mort du Roy pour qui je passe,
Et qui m’aydoient à prendre un rang si glorieux,
Dans le premier Combat perirent à mes yeux ;
Sur cét objet encor ma veuë estoit baissée,
280 Lors que d’un trait fatal j’eus cette main percée,
Comme si le Ciel juste eust voulu la punir
Du Sceptre desrobé qu’elle osoit soutenir.
Tirrhene
Ne craignez rien du Ciel, il vous est favorable,
Bien qu’à Tiberinus vous soyez tout semblable :
285 Les tesmoins de sa mort pouvoient vous descouvrir,
Et le Ciel vous fit grace en les faisant perir.
Vostre main sans ce coup eust mesme pû vous nuire,
On vous eust pû connoistre à la façon d’escrire,
Et pour vous donner lieu de regner sans frayeur,
290 Le coup qui le perça fut un coup de faveur.
Le sort comble avec soin vostre regne de gloire ;
Vous avez entassé victoire sur victoire.
Et venez de forcer les Rutules deffaits,
Apres cent vains efforts, à demander la Paix.
295 Si du Prince en regnant vous occupez la place,
La Justice du Ciel vous y met, & l’en chasse,
Noircy de cent forfaits qui l’ont dehonoré,
{p. 13}
Au dernier attentat il s’estoit preparé ;
Et sans l’amour qu’il prit depuis pour Lavinie,
300 Par qui l’ambition de son cœur fut bannie,
Malgré le nœud du sang, de fureur transporté,
Sur Tiberinus mesme il auroit attenté.
Regnez mieux qu’il n’eut fait, meritez la Couronne,
Mezence en est indigne, & le Ciel vous la donne ;
305 Et puis qu’icy les Roys sont les portraits des Dieux,
Faites en un en vous qui leur ressemble mieux.
Agrippa
Le throsne eust pu changer les injustes maximes ;
Respectons sa naissance, en detestant ses crimes ;
Noircy d’impietez, de meurtres, d’attentats,
310 Il sort tousjours d’Ænée.
Tirrhene
Il sort tousjours d’Ænée. Et n’en sortons nous pas ?
Le sang des Dieux qu’Ænée a transmis à sa race,
Dans le cœur de Mezence & s’altere & s’efface ;
Quoy que plus loin en nous l’esclat s’en soustient mieux,
Et s’il est de plus pres sorty du sang des Dieux,
315 Le pur sang des Heros, quand la vertu l’anime,
Vaut bien le sang des Dieux corrompu par le crime :
Il se mocque des loix, se rit des immortels,
Ses forfaits ont passé jusques sur les Autels,
Et les Dieux offencez pour en tirer vengeance,
320 Avec eux contre luy vous font d’intelligence,
Pour l’esloigner du Throsne, & pour le luy ravir,
C’est de vous que le Ciel a voulu se servir ;
Vous estes l’instrument sur qui son choix s’arreste,
Et puis qu’il veut enfin emprunter vostre teste,
325 Souffrez y la Couronne, & vous representez
Que c’est à tous les Dieux à qui vous la prestez.
Agrippa
Accomodez ma flame avec le Diademe.
{p. 14}
Je consens à regner, mais consentez que j’aime.
Tirrhene
L’amour de Lavinie expose trop nos jours,
330 Si vous voulez aimer, prenez d’autres amours.
Agrippa
Je ne sçaurois rien voir de plus aimable qu’elle.
Tirrhene
Regardez la Couronne, elle est encor plus belle.
Agrippa
Je suis amant, Seigneur, & vous ambitieux,
Et nous ne voyons pas avec les mesmes yeux.
335 Le Sceptre que j’ay pris ne m’a jamais sceu plaire
Qu’autant qu’à mon amour je l’ay cru necessaire :
Mezence estoit amant, en mesme lieu que moy,
Et pouvoit estre heureux s’il fût devenu Roy.
Tirrhene
Il garde encor ses feux, gardez le Diadesme.
Agrippa
340 Mais sous le nom du Roy du moins soufrez que j’aime.
Tirrhene
Sous ce nom odieux vous serez mesprisé.
Agrippa
Ah ! qu’un mespris est doux, sous un nom supposé !
Caché sous les faux trais d’un Prince, où Lavinie
Ne croit voir qu’un Tyran qui m’arracha la vie,
345 Sa rigueur n’aura rien que de charmant pour moy,
Ses dédains me seront des garants de sa foy.
Comme assassin ensemble, & rival de moy-mesme,
Son couroux me doit estre une faveur extreme,
Et pour mieux m’exprimer sa tendresse, en ce jour,
350 La haine servira d’interprette à l’amour.
TIRRHENE
Hé bien, flattez vos feux de cette douceur vaine,
{p. 15}
Et perdant son amour joüissez de sa haine,
Sondez jusqu’où pour vous son cœur est enflamé,
Et sous un nom hay goustez l’heur d’estre aymé.
355 J’ay d’importans secrets dont je vous doy instruire,
Mais un long entretien icy nous pourroit nuire.
Tirant le corps du Roy, sous vostre nom, des flots,
A ses Manes errans je rendis le repos ;
Je fis seul son Bucher, & ramassay sa cendre ;
360 Et chacun dans mon deüil s’est si bien sceu mesprendre ;
Que tous les factieux trompez par mes regrets,
Se sont ouverts à moy de leurs complots secrets.
Pour nous revoir, feignez d’en vouloir à ma Teste,
Avant la fin du jour commandez qu’on m’arreste ;
365 Vous m’examinerez, & je prendray ce temps
Pour vous dire le nom de tous les mescontens.
Cependant contre moy, paroissez en furie,
Dites que mes conseils ont fait fuir Lavinie,
Menacez, & d’abord m’ordonnez en couroux,
370 De n’aprocher jamais ny d’elle ny de vous.
Agrippa
De ce que je vous doy faire si peu de conte !
Tirrhene
Un mepris qui vous sert ne me peut faire honte :
Je vous deffends moy-mesme icy de m’espargner ;
Ma veritable gloire est de vous voir regner.
Fin du premier Acte.