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Nombre de personnages parlants sur scène : ordre temporel et ordre croissant  
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Philippe Quinault. Agrippa ou le Faux Tiberinus. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 25 sc. 288 répl. 4,9 l. 1 422 l. 1 422 l. 44 % 3 245 l. (100 %) 2,3 pers.
LAVINIE 14 sc. 64 répl. 5,2 l. 784 l. (56 %) 335 l. (24 %) 43 % 1 975 l. (61 %) 2,5 pers.
ALBINE 8 sc. 38 répl. 4,6 l. 378 l. (27 %) 174 l. (13 %) 46 % 912 l. (29 %) 2,4 pers.
CAMILLE 1 sc. 1 répl. 2,5 l. 46 l. (4 %) 3 l. (1 %) 6 % 139 l. (5 %) 3,0 pers.
JULIE 2 sc. 10 répl. 1,3 l. 113 l. (8 %) 13 l. (1 %) 12 % 286 l. (9 %) 2,5 pers.
MEZENCE 8 sc. 36 répl. 5,8 l. 396 l. (28 %) 209 l. (15 %) 53 % 801 l. (25 %) 2,0 pers.
FAUSTE 4 sc. 10 répl. 7,4 l. 156 l. (11 %) 74 l. (6 %) 48 % 439 l. (14 %) 2,8 pers.
TIRRHENE 12 sc. 70 répl. 4,6 l. 676 l. (48 %) 323 l. (23 %) 48 % 1 661 l. (52 %) 2,5 pers.
AGRIPPA 8 sc. 57 répl. 5,1 l. 688 l. (49 %) 292 l. (21 %) 43 % 1 590 l. (50 %) 2,3 pers.
LAUZUS 1 sc. 1 répl. 0,5 l. 4 l. (1 %) 1 l. (1 %) 13 % 16 l. (1 %) 4,0 pers.
ATIS 1 sc. 1 répl. 0,7 l. 4 l. (1 %) 1 l. (1 %) 18 % 16 l. (1 %) 4,0 pers.
Gardes 0 sc. 0 répl. 0 0 l. (0 %) 0 l. (0 %) 0 % 0 l. (0 %) 0
Philippe Quinault. Agrippa ou le Faux Tiberinus. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
LAVINIE
ALBINE
66 l. (58 %) 13 répl. 5,1 l.
50 l. (43 %) 11 répl. 4,5 l.
3 sc. 116 l. (9 %) 2,5 pers.
LAVINIE
CAMILLE
4 l. (57 %) 2 répl. 1,6 l.
3 l. (44 %) 1 répl. 2,5 l.
1 sc. 6 l. (1 %) 3,0 pers.
LAVINIE
MEZENCE
87 l. (50 %) 18 répl. 4,8 l.
90 l. (51 %) 16 répl. 5,6 l.
4 sc. 176 l. (13 %) 2,0 pers.
LAVINIE
FAUSTE
10 l. (22 %) 3 répl. 3,3 l.
38 l. (79 %) 4 répl. 9,3 l.
2 sc. 47 l. (4 %) 3,0 pers.
LAVINIE
TIRRHENE
104 l. (54 %) 17 répl. 6,1 l.
90 l. (47 %) 18 répl. 5,0 l.
7 sc. 193 l. (14 %) 2,9 pers.
LAVINIE
AGRIPPA
66 l. (40 %) 11 répl. 5,9 l.
100 l. (61 %) 13 répl. 7,7 l.
3 sc. 165 l. (12 %) 2,8 pers.
ALBINE 15 l. (100 %) 1 répl. 14,9 l. 1 sc. 15 l. (2 %) 1,0 pers.
ALBINE
JULIE
44 l. (78 %) 11 répl. 4,0 l.
13 l. (23 %) 10 répl. 1,3 l.
2 sc. 57 l. (4 %) 2,5 pers.
ALBINE
TIRRHENE
21 l. (41 %) 9 répl. 2,2 l.
30 l. (60 %) 8 répl. 3,7 l.
3 sc. 50 l. (4 %) 3,1 pers.
ALBINE
AGRIPPA
46 l. (51 %) 6 répl. 7,5 l.
45 l. (50 %) 8 répl. 5,5 l.
2 sc. 89 l. (7 %) 2,7 pers.
MEZENCE
FAUSTE
15 l. (52 %) 3 répl. 4,9 l.
14 l. (49 %) 3 répl. 4,5 l.
2 sc. 28 l. (2 %) 2,0 pers.
MEZENCE
TIRRHENE
48 l. (59 %) 9 répl. 5,3 l.
34 l. (42 %) 9 répl. 3,7 l.
1 sc. 81 l. (6 %) 2,0 pers.
MEZENCE
AGRIPPA
58 l. (54 %) 8 répl. 7,2 l.
51 l. (47 %) 8 répl. 6,3 l.
1 sc. 108 l. (8 %) 2,0 pers.
FAUSTE
TIRRHENE
23 l. (96 %) 3 répl. 7,6 l.
1 l. (5 %) 3 répl. 0,3 l.
1 sc. 24 l. (2 %) 3,0 pers.
TIRRHENE
AGRIPPA
168 l. (64 %) 29 répl. 5,8 l.
98 l. (37 %) 28 répl. 3,5 l.
5 sc. 265 l. (19 %) 2,6 pers.
TIRRHENE
ATIS
2 l. (69 %) 2 répl. 0,7 l.
1 l. (32 %) 1 répl. 0,7 l.
1 sc. 2 l. (1 %) 4,0 pers.

Philippe Quinault

1663

Agrippa ou le Faux Tiberinus

sous la direction de Georges Forestier
Édition de Krysia Roginski
2014
CELLF 16-18 (CNRS & université Paris-Sorbonne), 2014, license cc.
Source : Agrippa Roy d'Albe ou le Faux Tiberinus. A PARIS, chez GUILLAUME DE LUYNE, Libraire-Juré, au Palais, dans la Salle des Merciers, à la Justice. M. DC. LXIII. Avec Privilège du Roy.
Ont participé à cette édition électronique : Amélie Canu (Édition XML/TEI).

Agrippa
Roy d’Albe
Ou le Faux
Tiberinus §

Epistre
Au Roy. §

Sire,

Il y avait lieu de croire que mon Ambition devoit estre entièrement satisfaite, de l’agréement avec lequel cette Piece a esté receue de vostre majeste. Aprés une grace si considerable, je Luy pouvois en effet espargner la fatigue d’une Epistre ; & l’avantage d’avoir sçeu Luy plaire ; estoit un honneur assez grand, sans chercher encore un nouveau moyen de l’accroistre. Cét emportement est une foiblesse naturelle aux habitans du Parnasse ; & comme la gloire est souvent l’unique fruict qu’ils recueillent de ce Pays sterile, il leur est pardon- nable d’en desirer quelquesfois avec un peu trop d’ardeur. On s’imagi- nera, peut-estre, que je devois estre exempt de ce defaut, parce que j’ay le bon-heur d’approcher la Personne Auguste du plus accomply de tous les Monarques, & d’y voir briller de prés ces Vertus éclatantes qui font aujourd’huy l’admiration de toute la Terre : mais qui ne sçait point, SIRE, que lors qu’il s’agit de gloire, ce n’est pas en VOSTRE MAJESTE que l’on peut trouver des Exemples de moderation ? Cét excés n’est pas de ceux dont Elle se veut deffendre, & c’est proprement là dessus qu’Elle est la plus difficile du monde à contenter. La fin de la Guerre n’a pû devenir la fin de ses Conquestes. La Paix n’a sçeu L’empescher d’en faire de nouvelles, & qui Luy sont d’autant plus glorieuses, qu’elles n’ont pas cousté une seule goutte de sang à ses Subjets, & qu’Elle n’en doit rien qu’à Elle-mesme. A dire vray, SIRE, à moins que d’estre comme nous sommes, les tesmoins de tant de Merveilles, y auroit-il apparence de les pouvoir croire ? Ne pourrions-nous pas avoir bien de la peine à nous persuader, qu’à vingt-quatre ans VOSTRE MAJESTE n’ait pas esté moins redoutable dans son cabinet, qu’à la teste de ses Armées ? Qu’Elle ait sçeu joindre des choses aussi peu compatibles que la Jeunesse florissante, & la Prudence consommée ? Qu’Elle ait eu des Qualitez que l’on n’acquiert que par la perte des plus belles années, dans un âge qui n’est d’ordinaire que pour les plaisirs ? Enfin qu’Elle ait trouvé l’Art de rassembler en Elle seule tous les Avantages que le Ciel a accoustumé de separer dans le reste des hommes ? Il n’y a pas, SIRE, jusques aux secrets des belles Lettres, où les Lumieres de VOSTRE MAJESTE ne s’estendent ; Elles n’ont pas desdaigné de m’esclairer dans la conduite de cét Ouvrage, & je suis obligé de confesser qu’Elles sont la source de ce que l’on y a trouvé de plus brillant. Cette inclination que VOSTRE MAJESTE témoigne pour les Muses, n’avoit garde de Luy manquer, puisque c’est de tout temps la passion des Heros. Les vers d’Homere furent autresfois les Delices du Vainqueur de l’Asie au milieu de ses triomphes ; & les Comedies de Terence receurent leurs derniers traits des mesmes Mains qui venoient de terrasser Annibal, & d’abattre la grandeur de Carthage. Ceux qui sont attachez particulierement à ce genre d’écrire, n’ont plus, SIRE, qu’une seule chose à craindre avec toute l’Europe ; C’est que la haute Valeur de VOSTRE MAJESTE, qui s’est fait tant de violence pour donner le repos à ses Peuples, ne trouve quelque juste occasion de l’interrompre. S’il faut qu’une fois elle reprenne les Armes, le bruit que nous prevoyons bien qu’elles feront, ne nous permettra plus de songer aux Roys les plus Illustres des Siecles passez, & pour nous laisser le loisir de representer leurs actions, Celles de VOSTRE MAJESTE nous donneront asseurément trop d’affaires. Je n’ay pas la hardiesse de promettre de travailler sur de si grands Sujets, avec autant d’esprit qu’une infinité de gens plus habiles que moy, & qui ne laisseront pas eschaper une si riche matiere. J’ose respondre seulement que je puis défier qui que ce soit au monde, de surpasser le zele ardent qui animera toûjours,

SIRE,

DE VOSTRE MAJESTE,

Le tres-humble, tres obeïssant, &
tres-fidelle serviteur & subjet

QUINAULT.

Extraict du privilege du Roy. §

Par Grace & Privilege du Roy, Donné à Paris le quatorzième Janvier mil six cens soixante-trois, Signé par le Roy en son Conseil, LE Mareschal. Il est permis à nostre cher & bien aymé PHILIPPE QUINAULT Nostre Valet de Chambre Ordinaire, de faire imprimer une Piece de Theatre de sa composition, intitulée : Agrippa Roy d’Albe, Ou le Faux Tiberinus, pendant le temps & espace de cinq années, finies & accomplies, à commencer du jour de l’achevé d’Imprimé. Et deffences sont faites à toutes personnes, de quelque qualité & condition qu’elles soient, de l’imprimer ou faire imprimer, vendre & debiter, sans le consentement dudit Sieur QUINAULT, à peine de cinq cens Livres d’amande, & de tous despens, dommages & interests, comme il est plus amplement porté par lesdites Lettres.

Et ledit Sieur QUINAULT a cedé & transporté ces droits de Privilege à GUILLAUME DE LUYNE, Marchand Libraire, pour en jouyr le temps porté par iceluy.

Achevé d’imprimer le 25. Janvier 1663.

Les Exemplaires ont esté fournis.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de cette Ville de Paris, le 24. Janvier 1663.

Signé, DUBRAY, Scyndic.

Acteurs §

  • LAVINIE, Princesse du Sang des Roys d’Albe.
  • ALBINE, Fille de Tirrhene, & sœur d’Agrippa.
  • CAMILLE, Confidente de Lavinie.
  • JULIE, Confidente d’Albine.
  • MEZENCE, Neveu de Tiberinus.
  • FAUSTE, Confident de Mezence.
  • TIRRHENE, Prince du Sang d’Enée, Pere d’Agrippa & d’Albine.
  • AGRIPPA, Fils de Tirrhene, regnant sous le nom et la ressemblance de Tiberinus, Roy d’Albe.
  • LAUZUS,
  • ATIS, Officiers d’Agrippa.
  • Gardes.
La scène est au Palais des Roys d’Albe, dans l’Appartement de Lavinie.
{p. 1}

Acte I §

Scène premiere §

Lavinie, Albine, Camille, Julie.

Lavinie

Vostre malheur au mien n’est pas à comparer,
Consolez-vous, Albine, & layssez-moy pleurer.

Albine

Que vous connoissez peu la douleur qui m’emporte,
Si vous croyez la vostre, & plus juste & plus forte ! 

Lavinie

5 Dans l’Illustre Agrippa massacré laschement, {p. 2}
Vous ne perdez qu’un frere, & j’y pers un amant.

Albine

J’y pers un frere unique, & le mal qui m’accable,
Est d’autant plus cruel, qu’il est irreparable : 
Mais pour vous en effet l’on doit vous plaindre moins ;
10 Le Prince à vous aymer a mis ses plus grands soins :
Et pour vous consoler vos yeux ont sceu vous faire
Beaucoup plus d’un amant, & je n’avois qu’un frere.

Lavinie

J’avois plus d’un amant avant ce dur revers,
Mais je n’en aymois qu’un, Albine, & je le pers ;
15 Le Roy jusques au jour qu’il perdit vostre frere,
Vous a parlé d’hymen, a tasché de vous plaire,
Et le devant haïr, peut-estre en vostre cœur,
Un frere ne fait pas toute vostre douleur.

Albine

Ne me soupçonnez point d’un sentiment si lasche ;
20 Ce coup d’avec le Roy pour jamais me destache ;
Et soüillé de mon sang, il me fait trop d’horreur,
Pour luy pouvoir laisser quelque place en mon cœur.
Le retour en ces lieux de ce Tyran infame,
Rouvre encor de nouveau cette playe en mon ame,
25 Et quelque juste ennuy qu’il renouvelle en vous,
Aupres de mes malheurs, les vôtres sont bien doux.
Pres d’un an escoulé depuis nostre disgrace,
Est pour vous consoler un assez long espace.

Lavinie

Dites, dites pour vous, c’est bien plus aisement
30 Que l’on peut oublier un frere qu’un amant.
L’amour est bien plus tendre, en pareille avanture,
Et n’est pas consolé si-tost que la nature.
Le sang dans ses transports, content d’un peu de deüil,
Ne va jamais plus loing que les bords du cerceuil :
35 On cesse d’estre sœur quand on n’a plus de frere ; {p. 3}
La nature s’arrête, & n’a plus rien à faire ;
Mais l’Amour qui penetre au creux d’un monument,
Peut faire encore aymer, quand on n’a plus d’amant.

Albine

Pour regretter mon frere, & croistre ma tristesse,
40 L’interest de ma gloire est joint à ma tendresse :
Des vieux ans de mon pere estant l’unique appuy,
Toute nostre esperance expire avecque luy.
Nous descendons du sang dont Albe est l’heritage,
Mais c’est d’un peu trop loin pour en prendre avantage ;
45 Vous, vous touchez au throsne, & la Fortune un jour,
Pourroit vous consoler des rigueurs de l’amour.

Lavinie

Mon cœur est à l’amour, & non à la fortune ;
Je tiendrois maintenant la Couronne importune,
Et quand tout ce qu’on aime entre dans le tombeau,
50 La pompe est une peine, & le sceptre un fardeau.
Après Tiberinus, & son neveu Mezence,
L’empire icy m’est deu, par les droits de naissance ;
Mais le Roy trop cruel qui possede ce rang,
Soüille par ses forfaits, son throsne, & notre sang,
55 Et son ayeul Ænée, en ses faits magnanimes,
Fit voir moins de vertus, qu’il n’a commis de crimes.
Le meurtre d’Agrippa massacré par ses coups,
Fut comme le dernier, le plus cruel de tous :
Il sortait de son sang, & jamais plus de zelle
60 N’esclatta pour un Roy, dans un sujet fidelle.
Cependant, mesme aux yeux d’un père infortuné,
Par ce Tyran barbare il fut assassiné,
Sans avoir pû jamais l’accuser d’autre offence,
Que d’avoir avec luy beaucoup de ressemblance.
65 Apres ce crime affreux, le sang ny le devoir,
N’ont rien en sa faveur qui puisse m’esmouvoir :
Je ne vois plus en luy de parent ni de maistre, {p. 4}
Je ne le connoy plus, ny ne le veux connoistre ;
Et l’injuste assassin de mon illustre amant,
70 Doit tout apprehender de mon ressentiment.
Mais qui s’approche,

Albine

Adieu, c’est le Prince Mezence,
Son amour prés de vous ne veut pas ma presence.

Scene II §

Lavinie, Mezence, Fauste, Camille.

Lavinie

Vous voyez de vos soins quel est pour moy le fruit,
Dés que vous m’abordez tout le monde me fuit ?

Mezence

75 Si c’est moy qui fais fuir Albine qui vous quitte,
J’oste à vostre douleur, un objet qui l’irrite.

Lavinie

Le neveu du Tyran qui fait tout mon malheur
Doit bien plustot encor irriter ma douleur.

MEZENCE

Par quelle cruauté, puny par vostre haine,
80 Sans avoir part au crime, ay-je part à la peine ?
Quand j’aurois de ma main fait perir vostre amant,
Pourriez-vous ma traitter plus inhumainement ?

Lavinie

Et qui peut m’asseurer que vostre jalousie,
N’ait point poussé la main qui termina sa vie ?
85 Le Roy contre Agrippa n’estoit point irrité : {p. 5}
Que sçay-je si son bras n’estoit pas emprunté ?
Et n’a point immolé cette illustre victime,
Pour vous metre en estat de joüir de son crime ?

Mezence

Hier le Roy sur ce point s’expliquant hautement,
90 Fit voir qu’il soupçonna la foy de vostre Amant,
Qu’il l’avoit fait si grand qu’il luy fut redoutable,
Et qu’enfin avec luy le treuvant trop semblable
Il voulut, pour s’oster tout sujet de terreur,
Prevenir par sa mort quelque funeste erreur.
95 Pour les bien discerner, quelque soin qu’on put prendre,
Leur rapport estoit tel qu’on pouvoit s’y meprendre,
Et qu’apres les avoir cent fois considerez,
Je m’y trompois, moy mesme, à les voir separez.

Lavinie

La Nature oublia sans doute, en leurs visages,
100 Ce dehors different qu’on void dans ses ouvrages,
Et contre sa coustume elle ne mit jamais
En deux corps separez, de si semblables trais.
Mais la diversité qui distingue nos trames,
Au défaut de leurs corps, se trouvoit dans leurs ames,
105 Et la Nature en eux, avec des soins prudents,
L’oubliant au dehors, la mit toute dedans.
Mon Amant eut une Ame, aussi noble, aussi belle,
Que celle du Tyran est perfide, & cruelle,
Et ce Heros receut bien plustost le trepas,
110 Parce qu’à ce Barbare, il ne ressembloit pas.

Mezence

Ce transport violent n’a rien de condemnable ;
Le Roy mesme envers vous sent bien qu’il est coupable :
Hier, pour le recevoir, m’estant fort avancé,
Il me parla de vous, dés qu’il m’eut embrassé,
115 Et lors que je luy dis la profonde tristesse
Où la mort d’Agrippa vous plonge encore sans cesse,
Je l’oüis soupirer, je le vis s’esmouvoir, {p. 6}
Et pour vous consoler, il promit de vous voir.

Lavinie

Ah ! C’est le dernier mal qui me restoit à craindre !
120 Ce cruel à le voir pretend donc me contraindre !
Et pour nouveau tourment, veut offrir à mes yeux
Une main teinte encor d’un sang si précieux !

Mezence

Dans le premier combat, au gré de votre haine,
Un trait fatal perça cette main inhumaine ;
125 Et le Destin fit voir par ce coup mérité,
Qu’on ne peut vous déplaire avec impunité.

Lavinie

Les Dieux justes vengeurs du sang de l’Innocence,
N’ont fait encor sur luy, qu’esbaucher leur vengeance ;
Et le trait dont sa main a senty le pouvoir,
130 N’est qu’un premier esclat du foudre prest à choir.
Vous mesme qui suivez ses barbares maximes,
Et qu’avec luy le sang unit moins que les crimes,
Redoutez que ces Dieux, dans leur juste couroux,
N’estendent leur vengeance & leurs traits jusqu’à vous.
135 Mais vous n’en croyez point, & vous en faites gloire.

Mezence

Si je n’en ay pas cru, je commence d’en croire :
Je me sens convaincu, graces à vos beautez,
Que l’on doit de l’encens à des Divinitez :
De vos charmes divins l’esclat tout admirable
140 Force assez de connoistre un pouvoir adorable,
Et quand j’aurois tousjours douté qu’il fust des Dieux,
Pour en croire, il suffit d’avoir veu vos beaux yeux :
Du moins, quand en effet, j’aurois l’erreur encore
De ne pas connoistre tous les Dieux qu’on adore,
145 Pres de Vous, quelque erreur dont on soit prevenu,
L’Amour n’est pas un Dieu qui puisse estre inconnu. {p. 7}

Lavinie

Quoy qu’il en soit, Prince, à ne rien vous taire ;
Agrippa n’estant plus, rien ne me sçauroit plaire,
Le Ciel dans ce Heros prit soin de renfermer
150 Les vrais & seuls appas qui me pouvoient charmer ;
L’invincible pouvoir d’un destin tout de flame
N’attacha qu’à luy seul tous les vœux de mon Ame ;
On ne doit à l’Amour qu’un tribut à son choix,
Et c’est trop pour un cœur d’aymer plus d’une fois.

Mezence

155 Je n’en sçaurois douter, inhumaine Princesse :
Cet amant seul a pris toute vostre tendresse,
Et reservant pour moy toute votre rigueur,
Son ombre encor suffit pour m’oster votre cœur :
Vostre couroux s’accroist, plus mon amour esclatte.

Lavinie

160 Perdez donc cet amour.

Mezence

Le perdre ! Helas ingratte !
Plustost tousjours pour moy, gardez ce fier couroux,
Et laissez moy du moins l’amour que j’ay pour vous,
Deussay-je voir tousjours vos beaux yeux en colère,
Ils ont beau s’irriter, ils ne sçauroient deplaire.
165 Pour des Destins divers, le Ciel nous sceut former.
Le vostre est d’estre aymable, & le mien est d’aymer :
Mais vous n’escoutez point, & vos yeux qui s’agittent
Lassez de mes regards, avec soin les evitent.

Lavinie

Voicy de mon amant le Pere infortuné,
170 Quelque soucy le presse, il paroit estonné.

Scène III. §

{p. 8}
Tirrhene, Lavinie, Mezence,Fauste, Camille.

Tirrhene à Mezence

Ne vous offencez pas, Seigneur, si je m’avance,
J’apporte à Lavinie un advis d’importance :
Et je viens l’avertir que l’on m’a fait sçavoir,
Que le Roy va sortir à l’instant pour la voir.

Lavinie à Mezence

175 Ah ! Prince, si vostre Ame à ma peine est sensible,
Empeschez qu’on m’expose à ce tourment horrible,
Et tâchez par vos soins d’espargner à mes yeux,
Le supplice de voir cet objet odieux.

Mezence

Mon plus ardent desir est celuy de vous plaire,
180 Et de tout mon pouvoir je cours vous satisfaire.

Scène IV. §

Tirrhene, Lavinie, Camille.

Tirrhene

Le Prince entreprendra de l’arrester en vain ;
Je ne connois que trop ce Tiran inhumain :
Son ame violente en ses desirs persiste,
Et sa fureur s’accroist pour peu qu’on luy resiste.
185 Pour mieux vous en deffendre, il faut vous retirer.
Je doute que chez vous par force il ose entrer,
Il ne passera point à cette audace extréme.
Ce Meschant craint le peuple, & le peuple vous ayme.

Lavinie

Mais pour vous … {p. 9}

Tirrhene

Que peut craindre un Pere desolé ?
190 Le plus beau de mon sang par ses mains a coulé ;
Pour le peu qui m’en reste, il faut peu me contraindre,
Je suis trop mal-heureux pour avoir rien à craindre.
Je veux luy reprocher son crime aux yeux de tous …
Gardez qu’il ne vous voye, il vient, retirez-vous.

Scène V. §

Agrippa, sous le nom de TiberinusMezence, Lauzus, Atis, Tirrhene

Agrippaà Mezence

195 Qu’on ne m’en parle plus, je veux voir Lavinie.
Mezence se retire
A Lauzus
Vous, allez donner ordre à la ceremonie.
Faites tout preparer pour rendre grace aux Dieux,
D’avoir mis par mes soins le calme dans ces lieux.
A Atis
Que le reste s’esloigne, & devant que je sorte
200 Qu’aucun n’entre en ce lieu …quoy ! l’on ferme la porte !

Tirrhene

Ouy, l’on la ferme, Ingrat, & c’est par mes avis.

Agrippa

Mon Pere …

Tirrhene

A peine en vous je reconnoy mon Fils.
Nous sommes sans tesmoins, je parle en asseurance.
Quoy ! chercher Lavinie, & contre ma deffence !
205 Oubliez vous ainsi, ce qu’avoit ordonné {p. 10}
Un Pere, dont les soins vous ont seuls couronné ?
Ne vous souvient-il plus que c’est par ma prudence,
Que vous tenez icy la supresme puissance ?
Et que vous ne vivez, ny regnez que par moy ?

Agrippa

210 Je n’ay rien oublié de ce que je vous doy.
Lorsque pour r’assurer la Frontiere alarmée,
Tiberinus pressé de joindre son armée,
N’ayant que nous, pour suitte, avec trois de ses gens,
Passant l’Albule à gué, fut abismé dedans,
215 Ce fut vous, dont le soin m’inspira l’assurance
De regner apres luy , par notre resssemblance,
Et sceut persuader les tesmoins de sa Mort
De m’assister à prendre & son nom, & son sort.
Tandis que sous ce nom qui m’a fait mesconnoitre,
220 J’ay trompé tout le Camp, & m’y suis rendu maistre,
Pour mieux feindre, en ces lieux retournant sur vos pas,
Vous avez au Roy mesme imputé mon trépas …

Tirrhene

Mais lorsque pour tenir l’entremise couverte,
Je vous quitay, pour feindre encor mieux vôtre perte,
225 Et pour en accuser la main mesme du Roy,
L’ordre le plus pressant que vous eustes de moy,
Pour conserver le Sceptre, & vos jours, & ma vie,
Ne fut-ce pas, sur tout, d’oublier Lavinie ?
Cependant, aussi-tost qu’on vous void de retour,
230 Je vois encor pour elle esclatter vostre amour ?
Vous venez hazarder qu’un soupçon, qui peut naistre
Par l’esclat de vos feux, vous fasse reconnoitre,
Et qu’un œil esclairé par cette vieille ardeur,
Dessous les traits du Roy, decouvre un autre Cœur ?
235 Il faloit sur le Throne estouffer cette flame ;
Il faloit commencer à regner dans vostre ame,
Estre Roy tout à fait & sçavoir reprimer… {p. 11}

Agrippa

Pour estre Roy, Seigneur, est-on exempt d’aymer !
Pour avoir pris un Sceptre en est-on moins sensible ?
240 Le Throne aux trais d’Amour est-il inaccessible ?
Pensez-vous qu’à ce Dieu les Rois ne doivent rien ?
Et qu’il soit quelqu’Empire independant du sien ?

Tirrhene

Ah ! quittez ces erreurs : l’Amour, & ses chimeres,
Sont des amusements pour des Ames vulgaires,
245 La foiblesse sied mal à qui donne des loix,
Et la seule grandeur est l’amour des grands Rois.
Agissez comme eust fait Tiberinus luy mesme.

Agrippa

Mais il aymoit ma Sœur, voulez-vous que je l’ayme ?
Que je presse un himen horrible, incestueux ?

Tirrhene

250 Non, un crime de vous n’est pas ce que je veux.
L’heur de vous voir au thrône à mes vœux peut suffire ;
Mais ne hasardez point cette gloire où j’aspire,
Je veux que mon sang regne, & c’est ma passion.

Agrippa

Quel mal fait mon amour à vostre ambition ?
255 Lavinie est le charme où mon âme est sensible,
Son Cœur avec le Sceptre est-il incompatible ?
Quel peril voyez-vous à luy tout reveler ?

Tirrhene

Elle est jeune, elle est fille, & pourroit trop parler.
Fiez-vous à moy seul : tout m’alarme, & me blesse,
260 Tout m’est suspect d’ailleurs, l’Amour, vous, la Princesse,
Les Amants osent trop, l’Amour est indiscret,
La Nature est plus seure, & plus propre au secret,
Quand mesme Lavinie auroit l’art de se taire,
Vous ne vous pourriez pas empescher de luy plaire,
265 Et si vous luy plaisiez, on verroit aisement, {p. 12}
Que Lavinie en vous reconnoit son Amant.
Pour mieux garder le sceptre, il faut soufrir sa haine,
Et payer à ce prix la grandeur Souveraine.

Agrippa

Ah ! Vous n’estimez point ce prix si grand qu’il est,
270 Et le Sceptre n’est pas si doux qu’il vous paroist.
Depuis que votre soin à qui je m’abandonne,
A voulu sur ma teste attacher la Couronne,
Je n’ay point ressenty cette felicité,
Et ces vaines douceurs, dont vous m’aviez flatté.
275 Je vois incessament le Ciel qui me menace :
Les tesmoins de la mort du Roy pour qui je passe,
Et qui m’aydoient à prendre un rang si glorieux,
Dans le premier Combat perirent à mes yeux ;
Sur cét objet encor ma veuë estoit baissée,
280 Lors que d’un trait fatal j’eus cette main percée,
Comme si le Ciel juste eust voulu la punir
Du Sceptre desrobé qu’elle osoit soutenir.

Tirrhene

Ne craignez rien du Ciel, il vous est favorable,
Bien qu’à Tiberinus vous soyez tout semblable :
285 Les tesmoins de sa mort pouvoient vous descouvrir,
Et le Ciel vous fit grace en les faisant perir.
Vostre main sans ce coup eust mesme pû vous nuire,
On vous eust pû connoistre à la façon d’escrire,
Et pour vous donner lieu de regner sans frayeur,
290 Le coup qui le perça fut un coup de faveur.
Le sort comble avec soin vostre regne de gloire ;
Vous avez entassé victoire sur victoire.
Et venez de forcer les Rutules deffaits,
Apres cent vains efforts, à demander la Paix.
295 Si du Prince en regnant vous occupez la place,
La Justice du Ciel vous y met, & l’en chasse,
Noircy de cent forfaits qui l’ont dehonoré, {p. 13}
Au dernier attentat il s’estoit preparé ;
Et sans l’amour qu’il prit depuis pour Lavinie,
300 Par qui l’ambition de son cœur fut bannie,
Malgré le nœud du sang, de fureur transporté,
Sur Tiberinus mesme il auroit attenté.
Regnez mieux qu’il n’eut fait, meritez la Couronne,
Mezence en est indigne, & le Ciel vous la donne ;
305 Et puis qu’icy les Roys sont les portraits des Dieux,
Faites en un en vous qui leur ressemble mieux.

Agrippa

Le throsne eust pu changer les injustes maximes ;
Respectons sa naissance, en detestant ses crimes ;
Noircy d’impietez, de meurtres, d’attentats,
310 Il sort tousjours d’Ænée.

Tirrhene

Et n’en sortons nous pas ?
Le sang des Dieux qu’Ænée a transmis à sa race,
Dans le cœur de Mezence & s’altere & s’efface ;
Quoy que plus loin en nous l’esclat s’en soustient mieux,
Et s’il est de plus pres sorty du sang des Dieux,
315 Le pur sang des Heros, quand la vertu l’anime,
Vaut bien le sang des Dieux corrompu par le crime :
Il se mocque des loix, se rit des immortels,
Ses forfaits ont passé jusques sur les Autels,
Et les Dieux offencez pour en tirer vengeance,
320 Avec eux contre luy vous font d’intelligence,
Pour l’esloigner du Throsne, & pour le luy ravir,
C’est de vous que le Ciel a voulu se servir ;
Vous estes l’instrument sur qui son choix s’arreste,
Et puis qu’il veut enfin emprunter vostre teste,
325 Souffrez y la Couronne, & vous representez
Que c’est à tous les Dieux à qui vous la prestez.

Agrippa

Accomodez ma flame avec le Diademe. {p. 14}
Je consens à regner, mais consentez que j’aime.

Tirrhene

L’amour de Lavinie expose trop nos jours,
330 Si vous voulez aimer, prenez d’autres amours.

Agrippa

Je ne sçaurois rien voir de plus aimable qu’elle.

Tirrhene

Regardez la Couronne, elle est encor plus belle.

Agrippa

Je suis amant, Seigneur, & vous ambitieux,
Et nous ne voyons pas avec les mesmes yeux.
335 Le Sceptre que j’ay pris ne m’a jamais sceu plaire
Qu’autant qu’à mon amour je l’ay cru necessaire :
Mezence estoit amant, en mesme lieu que moy,
Et pouvoit estre heureux s’il fût devenu Roy.

Tirrhene

Il garde encor ses feux, gardez le Diadesme.

Agrippa

340 Mais sous le nom du Roy du moins soufrez que j’aime.

Tirrhene

Sous ce nom odieux vous serez mesprisé.

Agrippa

Ah ! qu’un mespris est doux, sous un nom supposé !
Caché sous les faux trais d’un Prince, où Lavinie
Ne croit voir qu’un Tyran qui m’arracha la vie,
345 Sa rigueur n’aura rien que de charmant pour moy,
Ses dédains me seront des garants de sa foy.
Comme assassin ensemble, & rival de moy-mesme,
Son couroux me doit estre une faveur extreme,
Et pour mieux m’exprimer sa tendresse, en ce jour,
350 La haine servira d’interprette à l’amour.

TIRRHENE

Hé bien, flattez vos feux de cette douceur vaine, {p. 15}
Et perdant son amour joüissez de sa haine,
Sondez jusqu’où pour vous son cœur est enflamé,
Et sous un nom hay goustez l’heur d’estre aymé.
355 J’ay d’importans secrets dont je vous doy instruire,
Mais un long entretien icy nous pourroit nuire.
Tirant le corps du Roy, sous vostre nom, des flots,
A ses Manes errans je rendis le repos ;
Je fis seul son Bucher, & ramassay sa cendre ;
360 Et chacun dans mon deüil s’est si bien sceu mesprendre ;
Que tous les factieux trompez par mes regrets,
Se sont ouverts à moy de leurs complots secrets.
Pour nous revoir, feignez d’en vouloir à ma Teste,
Avant la fin du jour commandez qu’on m’arreste ;
365 Vous m’examinerez, & je prendray ce temps
Pour vous dire le nom de tous les mescontens.
Cependant contre moy, paroissez en furie,
Dites que mes conseils ont fait fuir Lavinie,
Menacez, & d’abord m’ordonnez en couroux,
370 De n’aprocher jamais ny d’elle ny de vous.

Agrippa

De ce que je vous doy faire si peu de conte !

Tirrhene

Un mepris qui vous sert ne me peut faire honte :
Je vous deffends moy-mesme icy de m’espargner ;
Ma veritable gloire est de vous voir regner.

Fin du premier Acte.

{p. 16}

Acte II §

Scène première §

Albine, Julie.

Julie

375 Ce Palais n’est pour vous qu’un objet de tristesse.
Pouvez-vous y rentrer ?

Albine

C’est pour voir la Princesse.
L’amitié, tu le sçais, nous unit fortement,
Au frere que je pers, elle perd un amant,
Et meslant nos ennuis, qui par là s’adoucissent,
380 Outre notre amitié, nos malheurs nous unissent.
Mezence m’a trop tost contrainte à la quitter ;
Et sentant aujourd’huy tous mes maux s’augmenter,
J’en veux aller chez elle adoucir l’amertume.
Mais la porte est fermée, & contre la coutume.

Julie

385 Peut-être, que le Roy de son deüil adverty,
Est entré pour la voir, & qu’il n’est pas sorty.

Albine

S’il est vray, je l’attens, & pleine de furie,
Je veux luy reprocher sa lasche barbarie,
Et dans l’ennuy mortel dont mon cœur est pressé,
390 Luy demander raison du sang qu’il a versé.
Je veux enfin : mais Dieux ! puis-je bien t’en instruire ?

Julie

Qui vous fait hesiter , craignez-vous de me dire
Que vous le hayssez ? & qu’un couroux puissant …

Albine

Pour dire que l’on hait l’on n’hesite pas tant. {p. 17}

Julie

395 Le meurtrier d’un frere à qui le sang vous lie,
Pourroit vous plaire encor ?

Albine

J’en ay bien peur, Julie :
Et mon mal à tes yeux cherche à se découvrir,
Afin que tes conseils m’aident à m’en guérir.
L’ingrat ! qu’il me fut doux autrefois de luy plaire !

Julie

400 Songez que maintenant il vous prive d’un frere.

Albine

Il m’oste beaucoup plus encor que tu ne crois ;
Il m’a ravy mon frere, & son cœur, à la fois.
Depuis le coup fatal dont mon Pere l’accuse,
Je n’ay point de sa part receu la moindre excuse,
405 L’ingrat pour m’appaiser, n’a pris aucun soucy,
Et si mon frere est mort, son amour l’est aussi.

Julie

Vous ne devez pleurer qu’un frere plein de gloire.

Albine

Il m’estoit cher, Julie, & plus qu’on ne peut croire.
Pour un frere jamais le sang avec chaleur,
410 Ne mit tant de tendresse en l’âme d’une sœur,
Et la nature exprès, pour me le rendre aymable,
Sçeut mesme à mon Amant le former tout semblable.
Je l’aymois cherement, & sensible à son sort,
J’offre encor tous les jours des larmes à sa mort ;
415 Mais l’Amant que je pers n’ayant que trop de charmes,
Mon frere, à dire vray n’a pas toutes mes larmes,
Et son Tiran encor trop cher à mes désirs,
Luy desrobe en secret beaucoup de mes soupirs.
J’ay beau les refuser à cét Amant si lache,
420 Quand j’en donne au devoir, le dépit m’en arrache :
Et l’amour, malgré moy, meslé dans mes douleurs, {p. 18}
Partage, avec le sang, mes soupirs & mes pleurs.

Julie

Rappellez, pour hair cet assassin d’un frere,
Ce que de ses fureurs raconte vostre Pere.

Albine

425 Mon Pere à le haïr tâche de m’animer ;
Mais luy mesme autrefois m’ordonna de l’aymer.
Si j’ayme injustement, j’aimay d’abord sans crime,
J’en receus de sa bouche un ordre legitime,
Et d’ordinaire on sçait beaucoup mieux obeïr,
430 Lorsqu’il s’agit d’aymer que lorsqu’il faut haïr.
Je l’aimay par devoir, je l’ayme par coutume :
Et dés qu’on a soufert qu’un premier s’allume,
Julie, on s’aperçoit qu’il est si doux d’aymer,
Qu’on peut malaisément s’en desacoutumer.

Julie

435 Je n’ose avoir pour vous l’injuste complaisance,
D’excuser laschement un feu qui vous offence,
Ce seroit vous trahir que vouloir vous flatter.

Albine

Je ne t’ay dit mon mal que pour y resister,
Et seule estant trop foible à combattre ma flame,
440 J’appelle tes conseils au secours de mon ame.

Julie

Pour fuir ce feu funeste, & trop honteux pour vous,
Il faut…

Albine

N’acheve pas, mon Pere vient à nous.

Scene II §

Tirrhene, Albine, Julie.

Tirrhene

O dure tirannie ! ô rigueur inhumaine !
Viens prendre part, Albine, à l’excez de ma peine.

Albine

445 Qui peut causer, Seigneur, le trouble où je vous voy ? {p. 19}

Tirrhene

Un outrage nouveau que j’ay receu du Roy.
Mais, Julie, observez si l’on peut nous entendre,
Sans plainte & sans transports je ne puis te l’aprendre,
Et pour perdre les siens, si tost qu’il l’entreprend,
450 La plainte la plus juste est un crime assez grand.
Lavinie a tantost refusé sa visite ;
Et croyant, qu’en secret, contre luy je l’irrite,
Si j’ose la revoir, il vient de m’assurer,
Qu’à perir aussi-tost, je dois me preparer.
455 Sa fureur cherche encor à me joindre à ton frere,
Tout le sang de mon fils ne l’a pû satisfaire,
Et la soif qu’il en a ne se peut appaiser,
Si jusques dans sa source il ne vient l’espuiser.
Ce n’est pas que la vie ait pour moy quelques charmes,
460 Je n’ouvre plus les yeux que pour verser des larmes ;
Mais te voyant encor, & jeune, & sans secours,
Je doy prendre pour toy quelques soins de mes jours.

Albine

Puis qu’on ne vous deffend que de voir Lavinie,
Daignez donc prendre encor ce soin pour vostre vie ;
465 Ou si vous la voyez, engagez la, Seigneur,
A voir du moins le Roy pour calmer sa fureur,
Et de peur que sur vous, sa cruauté n’esclatte,
Par quelques faux respects soufrez qu’elle le flatte.

Tirrhene

Tu veux que je l’engage à flatter son amour !

Albine

470 Son amour !

Tirrhene

Ce secret enfin paroist au jour.
Il vouloit aborder la Princesse sans suitte ;
Et brulant de depit de voir qu’elle l’evite,
Dans son premier transport il ne m’a pû cacher, {p. 20}
Que pour elle en secret l’amour l’a sceu toucher ;
475 Qu’il n’immola mon fils qu’à cette ardeur couverte,
Que sur leur ressemblance il pretexta sa perte,
Mais que ce fut l’amour qui seul luy fut fatal,
Et qu’il ne le perdit que comme son Rival.
Veux-tu me voir servir, aupres de Lavinie,
480 Un feu qui de ton frere a fait trancher la vie,
Et mettre enfin, de peur de le suivre au Tombeau,
Le cœur de sa Maitresse aux mains de son boureau !

Albine

Non, cette lacheté, Seigneur, seroit infame ;
Opposez vous plustost à cette indigne flame,
485 Irritez Lavinie, & tâchez aujourd’huy,
De redoubler encor l’horreur qu’elle a pour luy.

Tirrhene

C’est aussi maintenant le soucy qui me presse.

Albine

Mais c’est vous exposer que de voir la Princesse ;
Le Tiran vous perdra, s’il vient à le sçavoir,
490 Et sans aucun peril je puis encor la voir.
Laissez moy tout le soin d’animer son courage.

Tirrhene

Va donc, parle, agis, presse ; & mets tout en usage
Pour nuire à ce Barbare, & le faire haïr.

Albine

Je vous respons, Seigneur, de vous bien obeïr.
495 Ouy, Julie, en effet je vais me satisfaire,
Et servir à la fois mon depit, & mon pere,
Si la Princesse en croit mon violent transport…
Mais on ouvre chez elle, & je la voy qui sort.
{p. 21}

Scene III. §

Lavinie, Albine, Camille, Julie.

Lavinie

J’allois vous voir, Albine, & confuse & troublée,
500 Vous dire un nouveau mal dont je suis accablée.
Le fier Tiberinus contre moy declaré,
Soüillé qu’il est du sang d’un Heros adoré,
Par une cruauté qui toujours continuë,
Veut encor m’exposer à l’horreur de sa vuë.

Albine

505 Sa fureur va plus loin que d’offrir à vos yeux,
Le bras qui fit couler un sang si precieux :
Il porte plus avant son injuste extreme.

Lavinie

Que peut-il faire plus le Barbare ?

Albine

Il vous aime.

Lavinie

Ah ! de quel coup affreux frappez-vous mes esprits !

Albine

510 Mon pere qui l’a sceu me l’a luy-mesme apris ;
Et sans un ordre exprés de fuir vostre presence,
Il vous en eust donné la fatale asseurance.
Ce feu perdit mon frere, & luy cousta le jour.

Lavinie

Helas ! luy-mesme, Albine, ignoroit mon amour.
515 Tousjours, un fier orgueil, tant qu’a vescu ton frere,
S’il m’a permis d’aymer, m’a contrainte à le taire,
J’ay caché tous mes feux avec des soins trop grands…

Albine

Ah ! qu’un Rival jaloux à les yeux penetrans !
Il aura, malgré vous, esclairé par sa flame, {p. 22}
520 Surpris dans vos regars, le secret de vostre Ame,
Et si dans le Tombeau mon Frere est descendu,
C’est pour l’avoir aymé, que vous l’avez perdu.
Cette flame fatale aujourd’huy découverte,
Vous coustant vostre Amant, vous charge de sa perte ;
525 Et pour trancher ses jours, cét Amour odieux
Fut un foudre mortel allumé par vos yeux.
Le Tiran, à se feux donnant cette victime,
Vous a sceu malgré vous, engager dans son crime,
Et perdant ce Heros par un jaloux transport,
530 A rendu vostre amour complice de sa mort.

Lavinie

A ce penser horrible, à cette affreuse Image,
Vous me voyez fremir & d’horreur, & de rage.
Ah Barbare ! ah Tiran ! tremble, & crains ma fureur.

Albine

Vous ne sçauriez pour luy, concevoir trop d’horreur.
535 Il est digne en effect de toute vostre haine.
Ouy, pour cét inhumain rendez-vous inhumaine.
Vostre colere est juste, & loin d’y resister,
Contre un si lasche amant j’ayme à vous irriter :
Puisque son crime vient de l’amour qui l’anime,
540 Faites son chastiment de ce qui fit son crime ;
D’un eternel mespris payant ses cruels vœux,
De l’autheur de vos maux faites un mal-heureux.
Vostre vengeance est seure & dépend de vous même ;
Pour punir ce Tiran il suffit qu’il vous ayme,
545 Et l’amour dont son Cœur suit l’empire aujourd’huy,
Est du moins un Tiran aussi cruel que luy.

Lavinie

Ce n’est pas où je veux que ma haine en demeure,
Elle ira bien plus loin, Albine, il faut qu’il meure.
Le sang qu’il a versé demande tout le sien,
550 Si je respire encor, c’est pour ce dernier bien.
Apres mon Amant mort, il m’est honteux de vivre, {p. 23}
Mon Cœur dans le tombeau tarde trop à le suivre ;
Mais je luy doy vengeance, & mon cœur affligé
N’ose le suivre encor qu’apres l’avoir vengé.
555 Le Tiran de retour à mes fureurs se livre,
Au bien qu’il m’a fait perdre, il a sceu trop survivre ;
Et si mes vœux ardents sont exaucez des Dieux,
Ce jour est le dernier qui doit luyre à ses yeux.
Je brule dans sa mort de gouster l’avantage…
560 Mais quel soudain effroy paroist sur ton visage ?

Albine

Je tremble des perils où vous semblez courir.

Lavinie

Quoyque que puisse un Tiran, du moins il peut mourir.
L’Amour au desespoir ne void rien d’impossible.
Tiberinus n’a pas un cœur inaccessible ;
565 Tant de bras contre luy s’uniront avec moy,
Qu’il ne te doit rester aucun sujet d’effroy.
J’ay fait des Partisans, Mezence est temeraire,
Et pour servir ma haine ayme assez à me plaire.
Fais que de son costé, ton Pere prenne soin
570 De tenir ses amis preparez au besoin.
Mais le Roy va passer.
Les gardes paroissent.

Albine

Evitez ce Barbare.
Lavinie rentre & Albine continuë.
L’ingrat merite assez le sort qu’on luy prepare,
Et toutefois…

Julie

Songez vous mesme à l’eviter,
Il vient.

Albine

Si je le voy, c’est pour mieux m’irriter.
{p. 24}

Scene IV. §

Agrippa, Albine, Julie, suitte.

Agrippa

575 Le sort m’offre un bonheur où je n’osois pretendre,
Je sçay quels sentimens pour moy vous devez prendre,
Madame, & j’avoüeray que le bien de vous voir,
Estoit une douceur qui passoit mon espoir.

Albine

Il n’est pas mal-aisé de connoistre à mes larmes,
580 Ce qu’au bien de me voir vos yeux trouvent de charmes :
Et d’un frere meurtry tout le sang épanché
Montre à quel poinct pour moy, vôtre cœur est touché.

Agrippa

Je ne suis point surpris de voir vostre colere,
Je vous ay fait outrage en vous ostant un frere ;
585 De ses traits & des miens le merveilleux raport
Ne sçauroient envers vous justifier sa mort ;
Tout ce que d’une erreur on avoit lieu de craindre,
Ny l’interest d’Estat…

Albine

Non, non, cessez de feindre.
Je sçay quel interest fut en vous le plus fort ;
590 L’Estat moins que l’amour eut part à cette mort ;
Et vous sacrifiant cette illustre victime,
L’Estat fit le pretexte, & l’amour fit le crime.
Vos feux pour Lavinie armerent vostre bras.

Agrippa

Je voy qu’on vous l’a dit, & ne m’en deffens pas ;
595 Aussi bien, si j’en croy le sang qui vous anime,
Pretendre à vostre cœur seroit un nouveau crime ;
Et tout ce qu’a l’amour d’innocent & de doux,
N’auroient rien desormais, que d’affreux parmy nous.

Albine

J’ay dû peu m’étonner que vostre ame inhumaine, {p. 25}
600 Pour se donner ailleurs m’ait pû quitter sans peine ;
Vous trouvastes d’abord dans ce change fatal,
Un grand crime à commettre en perdant un Rival,
Et n’eussiez eû jamais, ne cherchant qu’à me plaire,
De Rivaux à détruire, & de crimes à faire.
605 De vôtre amour pour moy, vous fustes rebuté
Par le trop d’innocence, & de facilité ;
Vous ne pouviez m’aymer que d’un feu légitime ;
Mais rien ne vous est doux, s’il ne vous coûte un crime
Et vôtre ame aux forfaits unie estroitement,
610 Se fut fait trop d’effort d’aymer innocemment.

Agrippa

Esclattez, & traittez mon feu pour Lavinie,
De noire trahison, de lasche Tyrannie,
Nommez moy criminel d’adorer ses apas,
Le crime en est si beau, que je n’en rougis pas.
615 Mon cœur se treuve exempt, dans des flâmes si belles,
Des remors attachez aux flâmes criminelles,
Et quoy qu’auparavent noircy de trahison,
Mon amour, est en paix, avecque ma Raison.

Albine

L’absence des remors est, dans un cœur coupable,
620 D’unTyran achevé la marque indubitable,
Et c’est où peut monter la dernière fureur
D’estre au comble du crime, & n’en voir plus l’horreur.
Apres les noirs forfaits que cet amour vous couste,
Vostre ame doit fremir de la paix qu’elle gouste.
625 Tant qu’un remords demeure en l’ame d’un meschant,
Il a vers l’innocence encore quelque penchant ;
C’est toûjours dans un cœur où la fureur domine,
De la vertu bannie un reste de racine,
Mais ce reste est destruit quand on est sans combas {p. 26}
630 Et l’on ne guerit point d’un mal qu’on ne sent pas.

Agrippa

Si la perte d’un frere est tout ce qui vous blesse,
Vous n’aurez rien perdu que vôtre douleur cesse ;
Je vous offre en moy-mesme un frere plein d’ardeur ;
Vous aurez mon estime au deffaut de mon cœur.

Albine

635 Vôtre estime ? ah du moins, distes moy par quel crime,
J’ay pû la meriter cette honteuse estime ?
Et puis que les forfaits ont pour vous tant d’apas,
Dequoy m’accusez vous pour ne me haïr pas ?
Pour m’offrir un barbare, un Tyran pour mon frere ?

Agrippa

640 Mon estime s’augmente avec vôtre colere :
Et, quelqu’indignité qu’il m’en faille souffrir,
Loin de m’en irriter je m’en sens attendrir.
Le sang fait plus en vous, que je ne l’osois croire ;
J’ay mesme, je l’avoue, eû peur, pour vostre gloire :
645 Il m’a semblé, d’abord, qu’un peu d’émotion
A trahy dans vos yeux vôtre indignation,
Et qu’encor, à ma veuë, un vieux reste de flame
S’est, à travers la haine, eschapé de vôtre ame.

Albine

Je n’ay pour vous qu’horreur, n’en doutez nullement,
650 Si mes yeux ont osé vous parler autrement,
S’ils ont rien avancé dont vôtre orgüeil se louë,
Ce sont des imposteurs que mon cœur desavouë.
Ce cœur, fut, pour ma honte, offert à vos souhaits ;
Mais la mort d’Agrippa vous l’osta pour jamais,
655 Si tost que vos fureurs eurent coupé sa trame,
L’Amour, tout indigné, s’arracha de mon ame.
La Nature outragée en vint en briser les nœuds,
Et dans le sang d’un frere, esteignit tous mes feux.
Peut-estre, qu’en effet, vôtre premiere veuë {p. 27}
660 A surpris, dans mes yeux, mon ame encore esmeuë ;
Mais, sçachez que la haine, agissant à son tour
A ses émotions, aussi bien que l’amour :
Que l’abord odieux du Tyran qui m’outrage
A pû d’un frere mort me retracer l’image,
665 Et qu’il est naturel, que le sang offencé
S’esmeuve en approchant du bras qui l’a versé.

Agrippa

Je n’inviteray point vôtre haine à s’éteindre ;
Ces mouvemens du sang, sont trop beaux pour m’en plaindre,
Et vôtre cœur par eux, se montre esgalement,
670 Digne d’un frere illustre, et d’un illustre amant.
Apres ce que pour vous j’ay conceu de tendresse,
Dans vostre gloire encor mon ame s’interesse,
Vous devez me haïr, & j’aurois peine à voir,
Qu’un cœur qui me fut cher soûtint mal son devoir.
675 Je veux mesme vous fuïr, de crainte que ma veuë
N’altere dans ce cœur la haine qui m’est deuë,
Et qu’au fonds de vôtre ame, un charme encor trop doux,
N’excite rien pour moy qui soit honteux pour vous.
Je sçay bien qu’une offence irrite un grand courage,
680 On s’arrache à l’amour quand ce qu’on aime outrage ;
Mais tant qu’on se peut voir, l’amour a des retours
Où tout cœur court hazard de retomber toûjours.
Je veux en m’éloignant vous sauver cette peine,
Et mettre en seureté l’honneur de vôtre haine.
{p. 28}

Scene V §

Albine, Julie

Albine

685 Pour te faire haïr, va ne prens aucun soin,
Graces à tes forfaits, tu n’en a plus besoin.
Ne crains plus mon amour, Tyran, crains ma vengeance ;
Croy que j’en veux encore à ton cœur qui m’offence,
Non plus pour l’attendrir, mais pour le déchirer,
690 Et goûter la douceur de le voir expirer.
Ah ! Julie, à ce coup, je sens mourir ma flame,
C’en est fait, le dépit l’estouffe dans mon ame,
Et ce que j’eus de feux ne sert plus seulement,
Qu’à grossir les ardeurs de mon ressentiment.
695 Le Tyran me fait grace en me trouvant sans charmes,
Je ne veux plus de luy de soûpirs ny de larmes,
C’est à verser son sang que tendent tous mes vœux,
Et ses derniers soûpirs, sont les seuls que je veux.
Allons prester nos soins pour hâter son suplice,
700 Mon frere & mon dépit veulent ce sacrifice ;
Et le sang, & l’amour, à la fois outragez,
Sont trop forts, estants joints, pour n’étre pas vangez.

Fin du second Acte.

{p. 29}

Acte III §

Scene I §

Fauste, Mezence

Fauste

Quoy ! tant de mécontens qui s’offrent dans l’armée
Dont la valeur paroist du repos allarmée,
705 Et dont les bras hardis sont mal accoustumés
A se voir par la paix oisifs & des-armés,
Joints aux secrets amis dont pour vous Albe est pleine,
Tous, pour vos interests prests d’éclater sans peine,
N’éveillent point en vous l’ambitieuse ardeur
710 Qui jadis pour le trône animoit vostre cœur ?

Mezence

Fauste, je suis amant, & depuis qu’on soûpire, {p. 30}
A peine à l’amour seul tout un cœur peut suffire,
Et cette impetueuse & fiere passion
A du mien malgré moy chassé l’ambition.
715 Pour m’élever au Thrône, avant que la Princesse
M’eut forcé de me rendre au beau traict qui me blesse,
La honte d’obeïr, & l’ardeur de regner
M’eut fait tout entreprendre & ne rien épargner ;
J’eusse aux derniers forfaits abandonné mon ame :
720 Mais, depuis que ses feux ont allumé ma flame,
Mon cœur purifié par leurs feux tout-puissants
N’a plus formé que des vœux innocens :
Tout mon bon-heur depend du cœur de ce que j’aime,
Et s’il pouvoit se rendre à mon amour extreme,
725 Je ne changerois pas un bien si precieux,
Pour la felicité ny des Rois, ny des Dieux.

Fauste

Le Roy vient vers l’endroit où loge la Princesse.

Mezence

Il s’arreste en resvant, quelque soucy le presse.

Scene II. §

Agrippa, Atys, Mezence, Fauste.

Mezence

Sans paroistre indiscret puis-je estre curieux,
730 Seigneur ? Quel noir chagrin se monstre dans vos yeux ?
Tout conspire à l’envy pour remplir vôtre attente,
Vous revenés vainqueur d’une guerre sanglante,
Et ramenés ensemble au gré de vos desirs {p. 31}
La Victoire & la Paix, l’Honneur & les Plaisirs.
735 Dans un destin si beau quelle humeur sombre & noire,
Ose aller jusqu’à vous à travers tant de gloire ?
Où trouvés vous encore à former des souhaits ?
Et qui peut vous troubler dans le sein de la Paix ?

Agrippa

Tout paroist en effect m’applaudir sur la terre,
740 Je reviens glorieux d’une sanglante guerre,
Après d’heureux exploicts j’ay fini nos combats,
Tout est tranquile icy, mais mon cœur ne l’est pas.
Je ne sçaurois joüir du repos que je donne,
Rarement on le gouste avec une Couronne,
745 Et le calme qu’on trouve apres d’heureux exploits,
Est fait pour les Sujets, & non pas pour les Rois.

Mezence

Les Rois heureux n’ont pas des soucis sans relache,
La fortune sans cesse à tous vos voeux s’attache,
Et tout exprés pour vous, sans jamais se lasser,
750 A sa propre inconstance a semblé renoncer.

Agrippa

Il est vray, jusqu’icy la Fortune constante
A prevenu mes vœux & passé mon attente :
Mais la Fortune seule a t-elle entre ses mains
Dequoy pouvoir remplir tous les voeux des humains ?
755 Nous sommes dépendans par des loix éternelles
De deux Divinités aveugles & cruelles ;
On les voit rarement nous flater tout à tour,
Et seur de la Fortune, on doit craindre l’Amour.

Mezence

Je suis surpris qu’Albine encor puisse vous plaire,
760 Elle dont vous avés sacrifié le Frere.

Agrippa

Mon amour vient d’ailleurs, & vous l’ayant appris {p. 32}
Je m’attens à vous voir encore plus surpris ;
Ma flame pour Albine est pour jamais finie,
Mais, pour vous dire tout, j’ayme enfin Lavinie.

Mezence

765 Lavinie !

Agrippa

A ce mot j’entends vostre douleur,
Je connoy que ce coup vous perce jusqu’au cœur,
J’entends tous vos soupirs se plaindre de ma flame ;
Je sçay que Lavinie a sçeu charmer vôtre ame,
J’ay regret de l’aymer quand vous l’aimés aussi,
770 Mais il plaist à l’Amour d’en ordonner ainsi.

Mezence

Malgré l’ennuy profond que je vous fais paroistre,
Et dont tout mon respect est à peine le Maistre,
Je sçay qu’en ma faveur je ne pourrois qu’à tort
Pretendre que mon Roy se fist le moindre effort.
775 Je ne vous feray point de plaintes indiscrettes,
Je sçay trop qui je suis, je sçay trop qui vous estes,
Et ce que la hauteur du rang où je me voy
Laisse encore de distance entre un Monarque & moy.
Quoy que je sois sorty du sang qui vous fit naistre,
780 Je suis toûjours sujet, quoy qu’enfin je puisse estre ;
Et les fronts couronnés dans leur sort glorieux,
N’ont pour leurs vrais parens que les Rois ou les Dieux.
Le sang n’est entre nous qu’une chaîne imparfaite
Qui rend ma dépendance encore plus étraitte,
785 Et le thrône est si haut, Seigneur, qu’aupres des Rois
La Nature est sujette & le sang est dans sans droits.
Ce n’est donc pas pour moy qu’il faut que je vous presse
D’étouffer, s’il se peut, vos feux pour la Princesse,
Et si j’ose en parler, je ne vous diray rien {p. 33}
790 Que pour vostre interest sans regarder le mien.
Daignés vous épargner l’indignité cruelle
De voir payer vos soins d’une horreur éternelle.
L’amant de la Princesse immolé par vos coups
Vous a fait pour jamais l’objet de son courroux ;
795 Pour vous en faire aymer vostre puissance est vaine,
Son ame n’est pour vous capable que de haine,
Et c’est souffrir, Seigneur, mille maux tour à tour,
D’exciter de la haine où l’on prend de l’amour.
La rigueur dont l’ingratte a payé ma constance
800 M’en a fait faire assés la triste experience,
Et d’un feu si fatal vous serés peu tenté,
Si vous considerés ce qu’il m’en a cousté.

Agrippa

La rigueur où pour vous la Princesse se porte
Loin de me rebutter rend ma flame plus forte ;
805 Forcé de soupirer il doit m’estre bien doux
Que ce soit pour un cœur qui ne puisse estre à vous.
C’est un bien où mon ame est d’autan plus sensible,
Que pour vous la conqueste en paroist impossible,
Plus je vous voy hay, plus je suis enflammé,
810 Et n’aymerois pas tant si vous estiés aymé.

Mezence

Mais sa rigueur pour vous est encor plus certaine ;
Vous ne vaincrés jamais les fureurs de sa haine,
Et jamais un grand Roy par la gloire animé
Ne doit paroistre amant s’il n’est seur d’estre aymé.
815 Il est de la grandeur de vostre rang supreme
De menager en vous l’honneur du Diademe,
Et de n’exposer pas par d’inutiles vœux
La majesté du trône à des mepris honteux.

Agrippa

Je connois sur ce point tout ce que doy croire ; {p. 34}
820 Ne craignés rien pour moy j’auray soin de ma gloire,
Et l’honneur de mon rang dans mes vœux empressés
Ne court pas un peril si grand que vous pensés.
La Princesse me hait, mais il est peu de haines
Qui ne se laissent vaincre aux grandeurs souveraines,
825 Et le sceptre en mes mains peut estre assés charmant,
Pour luy faire oublier tout le sang d’un amant.

Mezence

Ah ! ne vous flattés point d’une si vaine attente,
Seigneur, pour Agrippa son ame est trop constante,
Et dans son cœur pour vous à la haine obstiné
830 Cét amant quoy que mort est trop enraciné.
Vouloir l’en arracher c’est tenter l’impossible ;
C’est l’objet de tendresse où seul elle est sensible,
Et vous ne sçauriés croire à quel ardent couroux
Un sang si precieux l’anime contre vous.
835 Vostre couronne encor fut elle plus charmante,
Teint d’un sang si chery tout de vous l’épouvante,
A vostre nom ses yeux sont de rage allumés,
Et sa fureur est telle…

Agrippa

Ah ! que vous me charmés !
Qu’il m’est doux de trouver tant de fermeté d’ame,
840 Tant d’amour, tant de foy, dans l’objet de ma flame !
Et de voir que l’amour en m’imposant des loix
Ayt pris soin de me faire un si glorieux choix !
Ah ! Prince ! que d’un cœur si tendre & si fidelle
La conqueste doit estre precieuse & belle !
845 Et qu’un si rare prix sous l’amoureuse loy
Est digne d’occuper tous les vœux d’un grand Roy !

Mezence

Mais songés vous qu’un cœur si fidelle & si tendre
Est un prix que jamais vous ne pouvés pretendre ?
Que vos feux vont encor redoubler sa fureur ? {p. 35}
850 Qu’en vain…

Agrippa

Que j’ay pitié, Prince, de vostre erreur !
L’espoir de voir sur moy tomber toute sa haine
Flatte déjà sans doute en secret vostre peine,
Et vous fait presumer que son cœur en courroux
En s’aigrissant pour moy s’adoucira pour vous.
855 Mais sçachés qu’à mon gré je puis m’en rendre maître,
Que pour le devenir je n’ay qu’à vouloir l’estre,
Que j’ay des moyens seurs d’obtenir tant d’appas,
Et ne vous reponds point de ne m’en servir pas.
Pour vous épargner, Prince, une vaine esperance,
860 Ma pitié se hazarde à cette confidence ;
Et pour vos bons avis offerts à mon amour,
J’ay crû vous en devoir quelque chose à mon tour.

Scene III. §

Mezence, Fauste.

Mezence

Fauste, as tu bien compris jusqu’où va ma disgrace ?
Et le barbare effort dont le Roy me menace ?

Fauste

865 Il en dit trop, Seigneur, à ne vous point flatter,
Pour nous laisser encor quelque lieu d’en douter :
Il ne vous a donné que trop connoissance
Qu’il pretend se servir de toute sa puissance,
Contraindre la Princesse à luy donner la main,
870 Et faire agir la force où l’amour seroit vain,
Vos feux vont recevoir cette atteinte cruelle : {p. 36}
Mais la Princesse sort, je vous laisse avec elle.

Scene IV. §

Lavinie, Mezence.

Lavinie

Vous a-t’on dit, Seigneur, mes nouveaux deplaisirs ?
Sçavés vous qu’un Tyran m’ose offrir ses soupirs ?
875 Et que mes tristes yeux, pour comble de misere,
Au plus lâche des cœurs ont la honte de plaire ?

Mezence

Helas ! je sçay bien plus, je sçay que malgré vous
Ce fier Rival pretend devenir vostre époux.

Lavinie

Le barbare ! ah, Seigneur ! s’il est vray que sans feinte
880 Pour moy d’un pur amour vostre ame soit atteinte,
M’abandonnerés vous dans cét estat fatal
Aux attentats affreux d’un si cruel Rival ?

Mezence

Quoy que ce pur amour où je suis si sensible
N’ayt jamais eu pour prix qu’une haine invincible,
885 Il ne balance point, & pour vous secourir
Aux plus mortels dangers il est prest à courir.
Commandés seulement.

Lavinie

Cette entreprise est grande ;
C’est la mort du Tyran enfin que je demande ;
Vous hesités ! & bien ; ne me secourés pas,
890 Je sçauray bien sans vous braver ses attentats :
Pour eviter sa rage, & fuïr sa tyrannie,
Je sçay trop au besoin comme on sort de la vie,
Et contre les Tyrans qui voudront m’attaquer
La mort est un secours qui ne peut me manquer.

Mezence

895 Ah ! plustost mille fois, vivés, belle inhumaine {p. 37}
Au prix fatal du sang qu’exige vostre haine,
Du moins à son déffaut vous aurés tout le mien,
Et je suis trop à vous pour vous refuser rien.
Si j’hesite d’abord d’immoler une vie
900 A qui le sang m’attache & le devoir me lie,
C’est bien le moins qu’ont dû ce sang & ce devoir
Que de ne ceder pas d’abord sans s’émouvoir.
Mais en vain à l’effort où mon cœur se dispose
Des droits les plus sacrés la puissance s’oppose,
905 Il n’est rien sur mon cœur de si puissant que vous,
Et les droits de l’amour sont les premiers de tous.

Lavinie

Ah ! que de cette mort l’agreable promesse
Flatte déjà ma haine & suspend ma tristesse !
J’ay fuy toûjours vos soins, mais ce bien m’est si doux,
910 Que je consens, sans peine, à le tenir de vous.
Non pas pour le peril dont ce coup me degage
Je crains peu du Tyran ny l’amour, ny la rage,
Je vous l’ay déjà dit, quoy qu’il puisse attenter,
Qui ne craint pas la mort n’a rien à redouter,
915 Vanger l’illustre amant dont j’adore la cendre
Est toute la douceur que j’en ose pretendre,
Et luy pouvoir donner du sang apres mes pleurs
Est l’unique avantage où tendent mes douleurs.
Tous mes vœux sont comblés, si j’ay l’heur que j’espere
920 D’offrir cette victime à cette ombre si chere,
Et si je puis gouster le plaisir infiny
De voir sa mort vangée & son Tyran puny.
C’est un grand bien encor dans un malheur extréme
De perdre ce qu’on hait, & vanger ce qu’on ayme,
925 La fureur assouvie a du charme à son tour,
Et la vangeance est douce au deffaut de l’amour.

Mezence

Je vous entends, Madame, il faut toûjours m’attendre {p. 38}
A me voir mépriser pour un Rival en cendre,
Et vous offrant mon bras vous avés déjà peur
930 Que quelque espoir leger n’ose flatter mon cœur.
Hé bien, cruelle, & bien, je prens vostre deffense
Sans exiger de vous aucune recompense,
Mon cœur depuis le temps qu’il a pû vous aymer
A servir sans espoir a dû s’accoustumer.
935 Ce n’est pas peu pour moy que l’ingratte que j’ayme
Fie au moins sa vangeance à mon amour extréme,
Et qu’elle engage enfin son insensible cœur
A former une fois des voeux en ma faveur.
Le plus mauvais succés n’a rien qui m’epouvante,
940 Vous m’allés voir perir ou remplir vostre attente,
Et mon sort, quel qu’il soit, ne peut estre que doux,
Par l’heur de vous servir, ou de perir pour vous.
Je cours de mes amis solliciter le zele.

Lavinie

Gardés de vous fier à quelque ame infidelle ;
945 Sur tout asseurés vous Tirrhene qui paroit,
Au coup que je demande il doit prendre interest ;
Mais ma veuë en ces lieux empesche qu’il n’avance,
L’ordre expres du Tyran luy deffend ma presence,
Et je vous laisse seuls resoudre des moyens
950 De combler promptement tous mes vœux & les siens.

Scene V. §

Tirrhene, Mezence.

Mezence

Venés sçavoir pour vous combien on s’interesse,
Et quel remede on cherche à l’ennuy qui vous presse.

Tirrhene

En est-il pour les maux où l’on me voit plongé ? {p. 39}
Mon fils peut-il revivre ?

Mezence

Il peut estre vangé :
955 La mort du Roy cruel qui termina sa vie
Fait sans doute aujourd’huy vostre plus chere envie,
Et je viens vous promettre en secondant vos coups.
Tout ce que la vangeance eut jamais de plus doux.

Tirrhene

Vous, Seigneur, sur le Roy vous pourriés entreprendre ?

Mezence

960 Pensés vous que je feigne afin de vous surprendre ?
N’avés vous pas appris qu’il me veut arracher
L’aymable & seul objet qui seul m’a pû toucher ?
Et ne sçavés vous pas quand l’amour est extréme
Qu’on perd tout mille fois plustost que ce qu’on aime ?

Tirrhene

965 Je condamne avec vous vostre injuste Rival,
Et cét indigne amour luy doit estre fatal :
Mais se peut-il, Seigneur, estant fils de son frere
Que l’amour force en vous la nature à se taire ?
Ne pourra-t’elle rien sur vostre ame à son tour ?

Mezence

970 Et que peut la Nature opposée à l’Amour ?
Je ne sens plus les noeuds par qui le sang nous lie ;
Et dés que la Princesse a demandé sa vie,
A peine ay-je un moment senty fremir mon cœur,
Tant le nom de Rival traîne avec luy d’horreur.
975 Son ordre exprés m’engage & veut ce sacrifice,
Quelque devoir qu’il blesse il faut que j’obeïsse,
Et ne dépendant plus que de son seul pouvoir
Son ordre me tient lieu du plus sacré devoir :
Quand ce qu’on ayme ordonne et presse d’entreprendre, {p. 40}
980 En vain la voix du sang tâche à se faire entendre ;
L’objet aimé peut tout sur quiconque ayme bien,
Et dés que l’amour parle on n’écoute plus rien.

Tirrhene

Le peril qui suivroit l’entreprise avortée,
La peur de la voir sçeue ou mal executée,
985 La vengeance d’un Roy qui sçait peu pardonner,
Forceront vostre cœur peut-estre à s’étonner.

Mezence

Non, non, ne craignés point qu’aucun danger m’étonne,
Et me force à trahir l’espoir que je vous donne ;
Un objet trop puissant m’engage à ce trépas,
990 J’en voy tous les perils, & ne m’en emeus pas :
La crainte dans mon cœur ne sçauroit trouver place,
Et le Dieu qui l’occupe est un Dieu plein d’audace.

Tirrhene

Je vous laisse à juger dans des desseins si grands,
L’effort que je doy faire, & la part que j’y prens :
995 Mais, Seigneur, comme aux Rois on ne peut faire outrage
Sans s’attaquer aux Dieux dans leur plus noble image,
Peut-estre que l’horreur qui suit ces attentats
Prés du coup malgré vous retiendra vostre bras.
Si vous meprisés tout du costé de la Terre,
1000 Peut-estre craindrés vous les éclats du tonnerre ;
Les plus grands criminels s’en treuvent efrayés.

Mezence

Les criminels toûjours ne sont pas foudroyés ;
Quand le Ciel en courroux gronde contre la Terre,
C’est sur les malheureux que tombe le Tonnerre,
1005 Et souvent, quand les Dieux le lancent avec bruit,
Au sortir de leurs mains le Hazard le conduit.
Mais quand, pour me punir du crime où je m’appréte,
Tout le Ciel ébranlé menaceroit ma teste,
Quand tous les Dieux vangeurs à ma perte animez {p. 41}
1010 Feroient gronder sur moy leurs foudres allumez,
S’agissant de servir cette beauté charmante,
Soyez seurs qu’en effet, ny la foudre grondante
Ny tous les Dieux vangeurs armez pour mon trépas,
Ny le Ciel ébranlé ne m’ébranleroient pas.
1015 Conduisez seulement ce que j’ose entreprendre,
Faites voir l’interest qu’un Fils vous y fait prendre.

Tirrhene

Si vous pouviez sçavoir, Seigneur, jusqu’à quel poinct
Cét interest me touche…

Mezence

Ah ! je n’en doute point ;
J’ay bien crû que c’estoit vous faire vive injustice
1020 Que vous refuser part à ce grand sacrifice ;
Et que je ne pouvois, pour conduire mes coups,
Me confier icy plus seurement qu’à vous.

Tirrhene

Je doy tout, je l’avouë, à cette confiance,
Vous relevez par là ma plus chere esperance,
1025 Et m’auriez fait un tort qui m’eut desesperé,
Si, sans m’en avertir, vous eussiez conspiré.

Mezence

Decidez donc de l’heure & du lieu qu’il faut prendre,
J’ay des amis puissans & tous prests d’entreprendre,
Qui dés mon premier ordre oseront tout tenter.

Tirrhene

1030 Ah ! sur tout gardez vous de rien precipiter.
Le Roy s’est fait icy suivre par son armée,
Le Fort est bien gardé, la ville est enfermée,
Et si le dessein manque, ou s’il est découvert,
Nul espoir de salut ne peut nous estre offert.
1035 Ce peril de plusieurs peut estonner le zele,
Et parmy nos amis nous faire quelque infidelle,
Cet obstacle en ces lieux ne sera pas toûjours, {p. 42}
Et l’armée au plustost doit partir dans six jours.
Nos conjurez alors les plus forts dans la place
1040 Voyant moins de peril en prendront plus d’audace.
Un grand dessein dépend d’en bien choisir le temps.

Mezence

Puisque c’est vostre advis, differons, j’y consens,
L’entreprise vous touche, & vostre experience
Doit icy prevaloir sur mon impatience :
1045 Nous tiendrons cependant mes amis preparez ;
Je vay mander les miens, & vous en jugerez :
J’attens tout de vos soins, c’est en eux que j’espere.

Tirrhene

Ah, Seigneur ! pour un fils que ne fait point un pere !
Pour peu que par le Ciel mes soins soient secondez,
1050 Ils pourront faire encore plus que vous n’attendez.

Fin du troisième Acte.

{p. 43}

Acte IV. §

Scene I. §

Lavinie, Mezence

Lavinie

Quel malheur impreveu venez vous de m’apprendre !
Tirrhene est arresté !

Mezence

Ce coup vous doit surprendre.
Ainsi que vous, Madame, il m’a beaucoup surpris.
J’attendois tout du Pere allant venger le fils ;
1055 J’avois fondé sur luy ma plus forte esperance.
Il a beaucoup d’amis, de cœur, d’experience ;
Il avoit desja veu mes partisans secrets ; {p. 44}
Les avoit exortez à se tenir tous prests ;
Et chacun, à l’envy, jurant d’estre fidelle,
1060 Avoit pris à l’entendre une audace nouvelle :
Lors qu’Atis l’ayant veu qui sortait de chez moy,
Est venu l’arrester, par les ordres du Roy.

Lavinie

Jamais un prompt secours ne fut plus necessaire.
Du sang de mon Amant, ce barbare s’altere :
1065 Et veut en perdre encor, d’un courroux obstiné,
Jusqu’aux veines du Pere, un reste infortuné.
Courez precipiter, sans que rien vous arreste,
La perte du Tyran pour sauver cette Teste ;
Prevenez, par vos coups, un coup si plein d’horreur,
1070 Et dérobez, du moins, ce crime à sa fureur.
Il n’a que trop vescu, trop de cœurs en gemissent,
Et c’est tousjours trop tard que les Tyrans perissent.
Puisque vos Partisans sont tous prests d’esclatter,
De leur premier transport songez à profiter :
1075 Par des reflexions, craignez qu’il ne s’altere ;
Et ne leur donnez pas le temps d’en pouvoir faire.
Si Tirrhene perit, sur tout, considerez
Quel trouble peut alors saisir vos Conjurez ;

Mezence

Ce sont vos seuls desirs qu’icy je considere ;
1080 Je cours sans differer oser tout pour vous plaire :
Et sans voir les raisons que vous examinez,
La mienne, est seulement, que vous me l’ordonnez.
L’heure mesme où le Roy doit faire un sacrifice,
Est celle que mon cœur choisit pour son suplice :
1085 Et je jure vos yeux, ou de perdre le jour,
Ou de vous apporter la teste à mon retour.
Mais il vient.

Lavinie

Je le fuis. {p. 45}

Mezence

Contraignez vostre haine ;
Il s’est trop avancé, la fuite seroit vaine.
Pour l’amuser icy, faites vous quelque effort,
1090 Et donnez ces momens aux aprests de sa mort.

Scene II. §

Agrippa, Lavinie, Atis, Suite.

Agrippa

Il se peut donc, Princesse, enfin que je vous voye ?
Mais, helas ! c’est pour vous, un tourment que ma joye :
Et tout l’ardent amour dont vous touchez mon cœur,
N’ose attendre aujourd’huy que mepris & qu’horreur.
1095 Mais je voudrois en vain, l’empescher de paroistre
Cét amour, trop puissant, dont je ne suis plus maistre :
C’est dans les maux communs qu’on peut dissimuler,
Et l’Amour n’est pas grand, quand on le peut celer.
J’ay preveu, quels transports de haine, & de colere,
1100 Doit attirer sur moy cét aveu temeraire :
Vous m’allez accabler de rigueurs, de mepris,
Mais mon amour encor, m’est trop doux, à ce prix.
Eclatez : mais, ô Ciel ! qu’aperçois-je ? & quels charmes,
Font que vos yeux, aux miens, ne montrent que des larmes ?
1105 Ma veuë attendrit elle un cœur si rigoureux ?
Helas ! le puis-je croire ?

Lavinie

Oüy, cruel, tu le peux.
Mon cœur ne fait rien moins que ce qu’il croyait faire ; {p. 46}
Je croyais que ta veuë aigriroit ma colere,
Je croyois sans horreur, ne te pouvoir souffrir,
1110 Cependant, je te vois, & me sens attendrir :
La haine dans mon cœur à peine à treuver place…

Agrippa

Quoy , Madame, Agrippa de vôtre cœur s’efface ?
Et vous pourriez aymer un Roy trop fortuné ?

Lavinie

Et mon cœur d’un tel crime est par toy soupçonné ?
1115 Aymer le Meurtrier de l’objet de ma flame ?
D’un Heros que la mort respecte dans mon ame ?
Aymer de tous mes maux l’autheur injurieux ?
Si tu m’entends si mal, je vais m’expliquer mieux.
Avec toy mon Amant eut tant de ressemblance,
1120 Que je n’ay pû sans trouble endurer ta presence :
Et sous les mesmes traits qui m’ont esté si doux,
Tu t’es pû dérober d’abord à mon couroux.
Ouy, cette chere image, a sçeu d’abord, sans peine,
Amortir ma colere, & suspendre ma haine :
1125 Et mon cœur à ce charme engagé d’obeïr,
A presque en sa faveur, eu peur de te haïr.
Ces trait accoustumez à surprendre mon ame,
Ne m’ont rien retracé que l’objet de ma flame,
Ils n’ont pû me souffrir ny haine ny fureur,
1130 Et l’amour est, tout seul, demeuré dans mon cœur.
Mais desja cet amour dont mon ame est si pleine,
Rappelle ma fureur & fait place à ma haine ;
Et mon couroux honteux d’estre trop suspendu
Grossit, pour regagner le temps qu’il a perdu.
1135 Tu vas voir à son tour la fureur implacable,
Que m’inspire le sang d’un amant adorable ;
Tu vas voir tant de haine esclatter dans mes yeux…

Agrippa

Helas ! Princesse, helas ! je n’attendois pas mieux.
Armez vous d’une haine encore plus esclattante, {p. 47}
1140 Vous n’en paroistrez point à mes yeux moins charmante.
Vous pouvez d’Agrippa m’imputer le trepas,
M’en blâmer, m’en haïr, je ne m’en plaindray pas.
Je veux bien vous aymer sans espoir de vous plaire,
Sans murmurer jamais contre vôtre colere,
1145 Sans presser vôtre cœur d’estre moins animé ;
Et n’aymeray pas moins pour n’estre pas aimé.

Lavinie

C’estoit donc pour mes yeux trop peu que de mes larmes,
Sans la honte & l’horreur, d’avoir pour toy des charmes.
Ce feu dans un Tyran tombé mal à propos,
1150 Ne devoit enflamer que l’ame d’un Heros.
Qu’il fut fatal ce feu que ton cœur deshonore
A ce Heros destruit, qui m’est si cher encore !
Cet amour fut pour luy funeste autant que beau,
Et sembla naistre exprés pour ouvrir son Tombeau.
1155 Fasse au moins, s’il se peut, la vengeance celeste
Que cet amour pour toy, soit encor plus funeste ;
Que la fatalité de ce feu malheureux
T’expose à tout l’effort du sort le plus affreux ;
Que cette mesmes flame, avec plus de Justice,
1160 Ne t’esclaire à ton tour, qu’à choir au precipice ;
Qu’elle attire sur toy tout le couroux des Cieux,
Qu’elle allume la foudre entre les mains des Dieux.
J’obtiendray de ces Dieux dont tes crimes abusent…

Agrippa

Ne les pressez point tant, ces Dieux qui vous refusent.
1165 Ils sçavent mieux que nous d’où despend nôtre bien,
Princesse, croyez moy, ne leur demandez rien.
Vous n’avez pas songé, peut-estre, à l’avantage
Du Thrône dont mes yeux vous offrent le partage.
Un tendre souvenir d’un amant malheureux,
1170 A touché jusqu’icy vôtre cœur genereux :
Vos beaux yeux de leurs pleurs ont honoré sa perte ;
Mais quel deüil ne console une Couronne offerte ?
Le sceptre est un doux charme aux plus vives douleurs, {p. 48}
Et le bandeau Royal seche aisément des pleurs.

Lavinie

1175 Dans les mains des Tyrans le Sceptre doit déplaire.
Et l’ombre d’Agrippa m’est encore si chere,
Qu’on me verroit choisir, avec bien moins d’effroy,
Le cercueil avec luy que le Trône avec toy.

Agrippa

Quoy ! haïr jusqu’au Thrône ! helas ! le puis-je croire ?
1180 Et que vous preferiez une ombre à tant de gloire ?
C’est un exemple rare, encor jusqu’à ce jour,
De n’avoir plus d’amant & d’avoir tant d’amour.
Qu’il est commun de voir dans le cœur le plus tendre,
Le feu bien tost esteint, quand l’objet est en cendre !
1185 Et qu’apres quelqu’esclat de regrets superflus,
On oublie aisement un amant qui n’est plus !

Lavinie

Connoy donc mieux, par moy, ce que la gloire inspire
Aux Cœurs où l’Amour prend un legitime empire.
La cendre sans chaleur de l’objet de mon deüil
1190 Nourrit encor mes feux du fonds de son cerceüil,
Et mes soupirs, perçants dans la nuit la plus sombre,
Vont jusques chez les morts, rendre hommage à son ombre.
Rien n’arreste le cours d’un feu bien allumé ;
Qui peut cesser d’aimer n’a jamais bien aimé.
1195 Apprens enfin, Barbare, aprens qu’une belle ame
Peut perdre ce qu’elle aime, & conserver sa flame :
Et que dans les grands Cœurs, en dépit du trépas,
L’amour fait des lïens que la mort ne rompt pas.
Ah ! devant qu’au Tombeau mon amant put descendre,
1200 Que n’a t’il-pû sçavoir ce que tu viens d’apprendre !
Helas ! d’un fier orgüeil l’effort imperieux
A peine en sa faveur laissoit parler mes yeux :
J’affectois des froideurs, quand je brûlois dans l’Ame,
Et j’ay tant sçeu contraindre une innocente flame,
1205 Qu’il n’a pas en mourant emporté la douceur, {p. 49}
De sçavoir quel empire il avait sur mon cœur.
Dieux ! s’il eust pleinement joüy de ma tendresse
S’il eust préveu mes pleurs…

Agrippa

Ah ! c’en est trop, Princesse ;
Je ne puis plus tenir contre un charme si doux.
1210 Faites venir Tirrhene, Atis : Vous, laissez-nous ;
Atis r’entre, & les autres se retirent.
C’est trop vous abuser, & c’est trop me contraindre,
Mon amour veut parler, je ne sçaurois plus feindre.
Mon secret trop pesant commence à devenir
Un fardeau que mon cœur ne peut plus soûtenir.
1215 Cessez, cessez enfin, ô Beauté trop fidelle,
De chercher Agrippa dans la Nuit eternelle ;
Tiberinus fut seul dans le Fleuve abismé,
Et vous voyez en moy cét Amant trop aymé.

Lavinie

Vous ! ô Ciel…mais douter d’un Pere qui m’asseure !…

Agrippa

1220 Je voy que vous m’allez soupçonner d’imposture,
Et je vous fais si tard ce surprenant aveu,
Que j’ay bien merité qu’on me soupçonne un peu.
Aussi ne croy-je pas pouvoir tout seul suffire,
A vous persuader ce que j’ose vous dire ;
1225 J‘obligeray mon Pere à ne déguiser rien,
Croyez en son rapport, n’en croyez pas le mien :
Je m’en vais le forcer de nous rendre Justice,
De finir vostre erreur, d’avoüer l’artifice,
Et de ne chercher plus du moins, à l’avenir,
1230 A separer deux cœurs que l’Amour veut unir.
Essayez cependant vous mesme à me connoistre,
Croyez-en vostre cœur.

Lavinie

J’en croirois trop, peut-estre ; {p. 50}
Mon cœur se peut mesprendre ; interdit comme il est
Je n’ose l’écouter.

Agrippa

Tirrhene enfin paroist.
1235 Connoissez qui je suis par l’aveu qu’il va faire.

Lavinie

Taschez d’estre son fils, si vous me voulez plaire.

Scene III §

Agrippa, Tirrhene, Lavinie

Agrippa

Il fait signe à Atis de se retirer.
Seigneur, à la Princesse, enfin, j’ay tout appris :
Vous m’en pouvez blâmer, vous en serez surpris ;
Mais enfin, c’en est fait, l’amour m’a fait connoistre,
1240 Mon cœur de mon secret n’a pas esté le maistre,
Je n’ay pû vous tenir ce que j’avois promis,
J’ay tout dit.

Tirrhene

Quoy ? Seigneur.

Agrippa

Que je suis vostre fils.

Tirrhene

Vous, Seigneur ! vous, mon fils ! que pouvez-vous pretendre ?
Mon fils est au Tombeau, laissez en paix sa cendre,
1245 Helas ! c’est par vos coups…

Agrippa

Vos soins sont superflus,
Un secret échapé ne se r’appelle plus.
Avoüez qu’en faveur de nostre ressemblance, {p. 51}
Depuis la mort du Roy, j’ay gardé sa puissance ;
Que noyé par mal-heur, son corps tiré de l’eau
1250 Eust de vous, sous mon nom, les honneurs du tombeau.
Que pour fuir tout soupçon, & pouvoir vous instruire
De ce qu’entre-prendroient ceux qui me voudroient nuire,
Vous avez accusé le Roy de mon trespas.

Tirrhene

Je vois ou je m’expose en ne l’avoüant pas ;
1255 Il y va de ma vie, & desja je m’appreste,
Seigneur, à vous payer ce refus de ma Teste.
Trahir le sang d’un fils pour m’entendre avec vous !

Agrippa

Quoy ?…

Tirrhene

Non, en vain vos yeux éclattent de courroux :
Vous m’avez mal connû si vous l’avez pû croire ;
1260 De cette lascheté l’infamie est trop noire,
Et le sang mal-heureux qui peut m’estre resté,
Ne vaut pas l’acheter par cette indignité.

Agrippa

Que vous estes cruel, de chercher tant d’adresse
Pour tromper une illustre & fidelle Princesse !
1265 Ses beaux yeux dans les pleurs sans cesse ensevelis
N’en ont-ils pas assez honoré vostre fils ?

Tirrhene

Je vous entends, Seigneur, vous ne sçauriez encore
Souffrir que de ses pleurs la Princesse l’honore ?
Et que, jusqu’au cercueil, un cœur si genereux
1270 Donne quelques soûpirs à ce fils mal-heureux ?
Il ne vous suffit point qu’il ait cessé  de vivre
Au delà du trépas vous le voulez poursuivre ?
Et dans le tombeau mesme où vous l’avez jetté,
Il n’est pas à couvert de vostre cruauté.
1275 Ah ! revenez, Seigneur, de cette injuste envie : {p. 52}
Vous avez eu son sang, vous avez eu sa vie,
Ne sçauriez vous laisser à cét infortuné ;
Un cœur que pour luy seul l’Amour a destiné ?

Agrippa

Ah ! n’empeschez donc pas que je le desabuse,
1280 Ce cœur que je possede, & que l’on me refuse :
Ce cœur qui pour le mien est plus cher mille-fois
Que toutes les douceurs du sort des plus grands Rois ;
Ce cœur à qui toujours tout mon bon-heur s’attache ;
Ce cœur que l’Amour m’offre, & qu’un Pere m’arrache,
1285 Un Pere qui pour fils veut ne m’avoüer pas.

Tirrhene

J’avoürois pour mon fils l’autheur de son trepas !
Sa mort, vous le sçavez, n’est que trop veritable,
Et mon rapport, helas ! n’en est que trop croyable.
J’en fus tesmoin, Seigneur, vous ne l’ignorez pas ;
1290 Tout percé de vos coups, il tomba dans mes bras :
Son sang, à grands boüillons, rejaillit sur son Pere.
Mais, Madame, admirez ce que l’amour peut faire,
Vostre Amant expiroit, lors qu’apres de vains cris,
Prononçant vostre nom, j’arrestay ses esprits ;
1295 Quoy que desja ses yeux, en baissant leur paupiere,
Eussent pris pour jamais congé de la lumiere ;
Malgré le voile espais dont la mort les couvrit,
A ce nom adoré, l’Amour les entrouvrit.
Son ame, avec son sang, desja toute écoulée,
1300 Dans sa bouche mourante encor fut rapellée
Mais à peine sa flâme eust en vostre faveur,
Commencé d’exprimer sa derniere chaleur,
Que le Roy s’irritant de ce reste de vie,
L’arracha de mes bras avecque barbarie,
1305 Et l’ayant fait jeter à la mercy des flots…
Ah ! Princesse, d’un Pere excusez les sanglots,
Ma parole s’estouffe à cét endroit funeste, {p. 53}
Je n’ay plus que des pleurs pour vous dire le reste,
C’est le sang qui s’émeut, & pour s’expliquer mieux,
1310 Au deffaut de ma bouche, il parle par mes yeux.

Lavinie

Reçoy donc à la fois, Ombre qui m’es si chere,
Les larmes d’une Amante, avec les pleurs d’un Pere,
Et sois sensible encore, ayant perdu le jour,
A ces derniers tributs du sang, & de l’Amour.
1315 Pardonne cher Amant, aux troubles qu’en mon ame,
Ton Tyran, souz ton nom, a surpris à ma flâme,
A ces doux mouvemens, qu’en mon premier transport,
De ses traits & des tiens a produit le rapport.
Maintenant que mon cœur éclairé par ton Pere
1320 Connoist ton assasin, & reprend sa colere,
Pour vanger à la fois, ton sang, & mon erreur,
Je vais porter si loin le cours de ma fureur,
Je vais par tant de vœux, si le Ciel peut m’entendre,
Presser sur ce Tyran la foudre de descendre,
1325 Et pour voir à mon gré tous les crimes punis.
En regardant Agrippa.
Mais, Seigneur, mais, helas ! s’il estoit vostre fils ?

Tirrhene

Quoy ! vous écouterez l’erreur qu’on vous inspire ?

Agrippa

Quoy ! vous n’entendrez pas ce que l’amour veut dire ?
N’est-il pas un tesmoin assez digne de foy,
1330 Pour l’entendre un moment, s’il veut parler pour moy ?
Et puis qu’en vostre cœur sa voix m’est favorable…

Tirrhene

L’Amour parle en aveugle, & n’en est pas croyable.

Agrippa

Suivrez vous, ma Princesse, une si dure loy ?
Ne me croirez vous point ?

Lavinie

Helas ! tient-il à moy ? {p. 54}

Tirrhene

1335 Vostre cœur n’a-t’il pas, contre cette imposture,
Assez bien entendu la voix de la nature ?
En a-t’il dit trop peu, ce sang tout interdit,
Dont le trouble…

Lavinie

Ah ! Tirrhene, il n’en a que trop dit.
Il ne m’oste que trop, sur un trepas si rude,
1340 La flatteuse douceur d’un peu d’incertitude.
Vostre fils ne vit plus, je ne puis m’en flatter,
La nature le dit, & je n’ose en douter :
Mais ce doute est si doux, que l’Amour qui murmure
Voudroit bien, s’il osoit, démentir la Nature.

Tirrhene

1345 Quoy que le Roy vous die, asseurez vous si bien…

Lavinie

Regardant encore Agrippa.
Ah ! si je ne le fuis, je ne respons de rien.
Ses traits ressemblent trop à ceux qui m’ont charmée,
Pour les voir sans fremir, & sans estre allarmée.
Ce n’est pas que de vous je n’aye assez appris,
1350 Qu’il n’est qu’un imposteur, qu’il n’est point vostre fils,
Avec trop de clarté vos raisons me le montrent ;
Mais, pour peu que ses yeux & les miens se rencontrent,
Ce regard, malgré moy, vous, & ses trahisons,
Est seul presqu’aussi fort que toutes vos raisons.

Tirrhene

1355 Fuyez-le donc, Madame, & pour mieux vous deffendre…

Agrippa

Ah ! Princesse, arrestez un moment pour m’entendre.

Lavinie

Cruel, qui que tu sois, jusqu’où va ta rigueur ?
N’es-tu pas satisfait des troubles de mon cœur ?

Agrippa

Quoy ! fuir sans m’écouter ? {p. 55}

Lavinie

Est-ce peu pour ta gloire ?
1360 Va, si je t’escoutois, j’aurois peur de te croire.

Agrippa

Je ne vous quitte point, que vous n’ayez pû voir…

Scene IV. §

Tirrhene, Agrippa.

Tirrhene

Retenant Agrippa.
Arreste, aveugle, arreste, & rentre en ton devoir :
Sois mon fils en effet, songe à me satisfaire.

Agrippa

Et vous ne voulez plus, Seigneur, estre mon Pere !

Tirrhene

1365 A cét aveu fatal trop de peril est joint :
C’est estre Pere icy, que de ne l’avoüer point.
Puisque la guerre a pû nous oster les complices
De vostre heureuse audace, & de mes artifices ;
Et qu’en vostre faveur, le Ciel a pris le soin
1370 De ne vous en laisser que moy seul pour tesmoin,
Obligé d’esmpescher ce secret de paroistre,
Pour en répondre mieux, j’en veux seul estre maistre ;
Et j’aime mieux dans l’heur de vous voir commander,
Des-avoüer mon fils, que de le hazarder.
1375 Je voudrois, pour vous voir sans crainte au rang suprême,
En vous cachant à tous, vous cacher à vous mesme,
Et le sang, seul tesmoin de tout vostre bon-heur,
S’applaudiroit assez dans le fonds de mon cœur.
Voyez où nous reduît desja vostre foiblesse.
1380 Vous deviez si bien feindre, auprés de la Princesse ; {p. 56}
Sçavoir bien vous taire, & nourrir son erreur ;
Vous l’aviez tant promis.

Agrippa

Et l’ay-pû, Seigneur ?
Prés d’un Objet aimé vostre Esprit trop severe,
Connoist mal un Amant, sil croit qu’il se peut taire.
1385 On n’est pas seur toûjours de feindre autant qu’on veut ;
Et l’amour bien souvent promet plus qu’il ne peut.
J’avois pû me flatter que mon amour, sans peine,
Seroit, dans son erreur, satisfait de sa haine,
Et ses mespris trompez, en effet trop charmans,
1390 M’ont donné cent plaisirs inconnus aux Amans.
J’ay gousté la douceur si chere, & si nouvelle,
D’estre seur d’estre aimé d’un cœur vrayment fidelle,
D’un cœur qu’on ne peut perdre, ayant perdu le jour,
Et d’où mesme la Mort ne peut chasser l’Amour.

Tirrhene

1395 N’estoit-ce pas assez de ce bon-heur extréme ?

Agrippa

Peut-on estre en effet heureux sans ce qu’on aime ?
Et quand on est charmé d’un Objet plein d’appas,
Est-ce un bon-heur qu’un bien qu’il ne partage pas ?
Voir souffrir ma Princesse, & d’une ame inhumaine,
1400 Luy desrober ma joye, & joüir de sa peine,
C’estoit pour mon amour un plaisir trop cruel :
Le bon-heur des Amants est d’estre mutuel.

Tirrhene

Je plains des feux si beaux ; mais il faut les contraindre,
Nous avons maitenant trop sujet de tout craindre,
1405 Nos secrets, n’ont jamais esté plus importants ;
Que vostre amour se taise au moins pour quelque temps.
Le moindre éclat nous perd ; Mezence enfin conspire, {p. 57}
Pour vous ravir le jour, la Princesse, & l’Empire,
Et l’Empire pour vous, la Princesse, & le jour,
1410 Valent bien tout l’effort que fera vostre amour.
Les autres Conjurez sont Volcens, Corinée,
Antenor, Serranus, Sergeste, Ilionée,
Tous Mescontents secrets, parmy le Peuple aimez,
Et tous, sans vous connoistre, à vous perdre animez.
1415 Grace à l’heureuse erreur que ma feinte autorise,
Mezence m’a rendu maistre de l’entreprise.
Sans doute, en ma faveur, il parlera d’abord ;
Accordez luy ma grace & sans beaucoup d’effort,
Par mes soins, pour six jours, l’attentat se differe.
1420 Mesnagez bien un temps pour vous si necessaire ;
Donnez aux conjurez, des emplois specieux,
Qui leur faisant honneur les oste de ces lieux.
Feignez quelques avis pour retenir l’Armée,
Et redoublez du Fort, la garde accoustumée.
1425 Sur tout, flattez Mezence, & de toutes façons,
Par une fausse estime, endormez ses souçons ;
En suitte, asseurez vous sans bruit de sa personne,
Et dans un lieu bien seur…Quoy ! vostre ame s’étonne !

Agrippa

Sans scrupules à ce prix peut-on donner des loix ?

Tirrhene

1430 Le scrupule doit estre au dessous des grands Rois.
Mezence veut vous perdre, & s’y resoud sans peine,
Le crime n’est pas moindre, encor qu’il se méprenne,
Et sur ce qu’il vous croit, jugeant de ses desseins,
Cest dans un sang sacré qu’il veut tremper ses mains.
1435 Le Ciel veut l’en punir, par vostre ministere,
Les Dieux vous font regner, il faut les laisser faire,
Et sans approfondir leurs secrets, ny vos droits,
Leurs soins doivent en vous répondre de leur choix.
Si dans ce haut degré, vostre vertu peut craindre {p. 58}
1440 Que quelque ombre de crime encor vous puisse atteindre,
Tenez-vous ferme au Thrône, & gardez d’oublier
Qu’il faut n’en pas sortir pour vous justifier :
Quand on monte en ce rang, quelle qu’en soit l’audace,
Le crime est d’en tomber, & non d’y prendre place ;
1445 On n’a jamais failly qu’au poinct qu’on en descend,
Et qui regne tousjours est tousjours innocent.
Regnez donc. Ah ! mon fils, si vous pouviez connoistre,
Combien est beau le droit de n’avoir point de Maistre…

Agrippa

Ah ! si vous connoissiez combien l’Amour est doux,
1450 Seigneur…

Tirrhene

J’entends du bruit ; on vient : songez à vous.

Scene V. §

Tirrhene, Agrippa, Lauzus, Atis.

Tirrhene

He bien ! par tout mon sang, contentez vostre haine.

Lauzus

Tout est prest dans le Temple.

Agrippa

Allons, qu’on le rameine.

Tirrhene

Va, barbare.

Atis

Ah ! Seigneur, craignez d’estre entendu.

Tirrhene

Que peut-on craindre, helas ! quand on a tout perdu !

Fin du quatrième Acte.

{p. 59}

Acte V. §

Scene premiere. §

Fauste, Lavinie, Camille.

Fauste

1455 De quel effroy, Madame, estes vous agitée
Au poinct que l’entreprise est presque executée ?
On a surpris le Prince, en luy faisant sçavoir
Qu’avec empressement vous cherchez à le voir.

Lavinie

Oüy, Fauste, je le cherche, & luy veut faire entendre
1460 Qu’il seroit bon encor de ne rien entreprendre ;
Que je voy tout à craindre à trop tost éclater ;
Qu’un peu trop de chaleur sceut d’abord m’emporter ;
Qu’un attentat si grand veut moins de promptitude :

Fauste

Le Prince s’est douté de vostre inquietude ; {p. 60}
1465 Et se trouvant au Temple engagé prés du Roy,
Pour vous tirer de peine, il s’est servy de moy.
Je viens vous asseurer que pour vostre vengeance,
Le Ciel mesme avec Nous, paroist d’intelligence :
Jamais un grand dessein ne s’est veu mieux conduit.
1470 Le Prince a r’assemblé ses Conjurez sans bruit,
Il a joint avec eux les amis de Tirrhene ;
Et tous les partisans que s’est fait vostre haine,
Qui, tous ensemble unis, brûlent de partager
Dans la mort du Tyran, l’honneur de vous vanger.
1475 Par de vaines frayeurs cessez d’estre allarmée ;
Je sçay que l’on peut craindre, & le Fort, & l’Armée,
Mais, Tiberinus mort, Mezence est icy Roy,
Et chacun en tremblant en recevra la loy.
La Ville en sa faveur, doit estre soûlevée,
1480 Et l’on est seur de voir l’entreprise achevée,
Avant qu’aucun des Chefs du contraire Party
Au Fort, ny dans l’Armée, en puisse estre averty.
Tout nous rit, & sans doute, apres le sacrifice,
Tiberinus surpris ne peut füir son supplice.
1485 Le Palais de Tirrhene en est le lieu marqué ;
C’est là, qu’à son retour, il doit estre attaqué,
Pour mieux apprendre à tous, que suivant vostre envie,
Aux Manes d’Agrippa l’on immole sa vie.
On diroit, à le voir flatter les Conjurez,
1490 Qu’il s’offre mesme aux coups qui luy sont préparez.
Pour Mezence, sur tout, tant d’estime le touche,
Qu’à peine pour Tirrhene a-t’il ouvert la bouche,
Que le Roy, tout à coup, cessant d’estre irrité,
L’a fait en sa faveur remettre en liberté.

Lavinie

1495 Puisque Tirrhene est libre, il est plus seur d’attendre ;
Il faut le consulter avant que d’entreprendre. {p. 61}
Tout m’effroye en ce jour, je sens secrettement
D’un funeste destin l’affreux pressentiment.
Helas ! si pour servir mon aveugle colere…
1500 Ah ! si Mezence m’ayme, obtenez qu’il differe :
Hastez-vous.

Fauste

J’obeïs, mais vous courez hazard
Que cét ordre impreveu n’arrive un peu trop tard ;
Madame, nous touchons à l’heure qu’on a prise ;
On doit sortant du temple estre prest sans remise ;
1505 Le signal est donné, les ordres sont receus.

Lavinie

Empeschez qu’on n’acheve ; allez, ne tardez plus.

Camille

Que pourra-t’on penser du desordre ou vous estes ?
De ces troubles pressants, de ces craintes secretes ?
Si ce n’est que le Roy par un doux entretien…

Lavinie

1510 Qu’on pense tout, pourveu qu’on n’execute rien.
Dieux ! si le coup fatal qu’a tant pressé ma haine
Tomboit…mais qu’on me laisse entretenir Tirrhene.
{p. 62}

Scene II. §

Lavinie, Tirrhene.

Lavinie

Venez, Seigneur, venez, s’il se peut, dissiper
Les mortelles frayeurs dont je me sens frapper.
1515 Par une voix secrette, en mon cœur eslevée,
Ma vengeance s’estonne, & craint d’estre achevée.
J’ay fremy quand d’abord j’ay sceu l’amour du Roy,
Et j’avois aussi-tost caché ce fer sur moy,
Pour pouvoir au besoin m’en servir de deffence,
1520 Et sur tout, pour tascher d’en haster ma vengeance :
Cependant, l’ayant veu, sans suitte & sans soldats,
Une tendresse aveugle a retenu mon bras.
Le voyant si semblable à l’objet de ma flâme,
Mon couroux en tremblant, est sorty de mon ame,
1525 Et jusqu’en un Tyran tout noircy de forfaits,
Ma main de ce que j’ayme a respecté les traits.
Toute autre à vous entendre eust esté convaincuë ;
Mais tous mes sens m’estoient attentifs quà sa veuë,
Et quand vous me parliez, dans mon cœur à tous coups,
1530 Je ne sçay quoy pour luy ! parloit plus haut que vous.
Profitons maintenant maintenant icy de son absence ;
S’il n’est point vostre fils, resveillez ma vengeance,
Et tandis que de luy rien ne me peut toucher,
Rendez moy mon courroux qu’il vient de m’arracher.
1535 De ses discours encor mon ame est toute pleine,
Et des vostres, Seigneur, il me souvient à peine.

Tirrhene

J’ay preveu tout l’excés du trouble où je vous voy : {p. 63}
Et si-tost que Mezence a pû fléchir le Roy,
Et que de ce Tiran l’âme aujourd’huy moins fiere,
1540 A bien voulu donner ma grace à sa priere,
J’ay fait mon premier soin de vous desabuser,
Quelque nouveau peril où ce soit m’exposer.
On peut connoistre assez à l’ennuy qui m’accable,
Si la mort que je pleure, est feinte ou veritable :
1545 Mes déplaisirs sans fin, par le temps mesme aigris,
Ne vous disent que trop que je n’ay plus de fils.
S’il vivoit, s’il regnoit, quoy que je pusse faire,
La Nature contente auroit peine à s’en taire ;
Le sang comme l’Amour, inspire des transports,
1550 Qui tousjours tost ou tard, échapent au dehors.
Mais il me reste encore une preuve plus sure,
Pour convaincre entre nous le Tiran d’imposture :
C’est la pressante ardeur que j’ay pour son trépas,
Dont tantost devant luy, je ne vous parlois pas.
1555 Mézence est un témoin, dont vous pouvez apprendre
Si contre ce barbare, il m’est doux d’entreprendre,
Et si des Conjurez dont on connoist la foy,
Aucun est de son sang plus altéré que moy.
Ne m’avez vous pas veu plein des vœux que vous faites,
1560 Chercher des mécontens les factions secretes,
Entrer dans leurs complots, me rendre chef de tous,
Et briguer ardemment l’honneur des premiers coups ?
Je vous ay du Tyran cent fois dépeint le crime,
Pour aigrir contre luy l’horreur qui vous anime ;
1565 Vous sçavez pour la mort quels soins j’ay tousjours pris ;
Et vous pourriez encor, penser qu’il fût mon fils.
Luy dont je suis prest d’aller trancher la trâme…

Lavinie

Que vous rendez, Seigneur, un doux calme à mon ame. {p. 64}
Pour fuir l’affreux desordre en mon cœur excité,
1570 Je prens cette asseurance avec avidité ;
J’ecarte de mes sens, j’étouffe en ma memoire,
Tout ce qui me pourroit détourner de vous croire.
Je ne veux plus ouïr ce que mon cœur me dit ;
Un Pere est moins suspect qu’un cœur tout interdit ;
1575 L’amour est trop aveugle auprès de la Nature ;
Et sur l’aveu du sang ma haine se r’asseure.
Tout mon courroux revient plus ardent que jamais ;
La perte du Tyran fait mes plus chers souhaits.
Je n’ay plus d’autres soins que ceux de ma vengeance :
1580 J’en goûte avec transport les douceurs par avance
Je m’abandonne entiere à la felicité
D’oster au moins la vie, à qui m’a tout osté,
Au barbare assassin d’un Heros adorable…

Tirrhene

Pleust au Ciel, seul recours d’un Pere miserable,
1585 Que dés ce mesme jour, il m’eust ésté permis
D’offrir cette victime aux Manes de mon Fils.
C’est un tourment cruel, pour mon impatience,
De n’oser pas encor haster nostre vengeance.
Pressant un si grand coup, on l’eust trop hazardé :
1590 L’Armée est autour d’Albe, & le Fort bien gardé.
Il faut encor languir, il faut encor attendre.

Lavinie

Non, non, consolez-vous, j’ay fait tout entreprendre.

Tirrhene

Quoy ! sans considerer…

Lavinie

Vous sçachant arresté,
J’ay voulu sans delay, que l’on ait éclaté,
1595 Et vous pouvez flatter dés ce jour vostre haine,
De toutes les douceurs d’une vengeance pleine.

Tirrhene

Ah, Madame ! empeschons ce coup precipité. {p. 65}

Lavinie

Sans doute, il n’est plus temps, tout est executé.

Scene III. §

Fauste, Lavinie, Tirrhene.

Lavinie à Fauste.

Avez-vous assez tost pû rejoindre Mezence ?

Fauste

1600 J’ay couru par vostre ordre avecque diligence ;
Et dans vos interests le Ciel prend tant de part,
Qu’enfin heureusement, je l’ay rejoint trop tard.

Tirrhene

Ciel ! qu’entens-je !

Fauste

Admirez un bonheur sans exemple.
Je n’ay pas eu besoin d’aller jusques au Temple ;
1605 J’ay trouvé le Tyran au retour attaqué,
Prés de l’endroit fatal pour sa perte marqué.
Pressé du Prince enfin, sans espoir, hors d’haleine,
Et se trouvant fort prés du Palais de Tirrhene,
Il a pris, malgré nous, le temps de s’y jetter,
1610 Tandis que tous les siens ont sceu nous arrester.
Leur sang a satisfait nostre troupe animée ;
Mais le Tyran entré, la porte s’est fermée,
On a craint les fureurs d’un Peuple soûlevé,
Et le Roy seul…

Tirrhene

O Dieux ! se seroit-il sauvé ?

Fauste

1615 Chacun s’est, comme vous, senty l’ame allarmée : {p. 66}
Nous avons craint le Fort, nous avons craint l’Armée,
Et perdant tout, enfin, à beaucoup differer,
Par force, après le Roy, l’on s’apprestoit d’entrer ;
Lors que d’une Terrace, Albine, toute émeuë,
1620 A tasché d’arrester nos efforts par sa veuë ;
Et son sexe, & son rang, la faisant respecter,
Nous avons fait silence, afin de l’escouter.
Seigneur, a-t’elle dit, s’adressant à Mezence,
La Princesse me doit ma part dans sa vengeance ;
1625 L’Amour a commencé, c’est au sang d’achever ;
Le Roy s’est mieux perdu, quand il s’est creu sauver,
Mes Gens l’ont immolé par mon ordre à mon Frere,
Tout son sang à mes yeux, vient de me satisfaire.
C’en est fait, il est mort.

Tirrhene

Dieux !

Fauste

Ces mots, tout d’un temps,
1630 Ont fait pousser au Ciel mille cris éclatants.
Chacun admire Albine, & le Prince s’appreste
A venir du Tyran vous presenter la teste :
Vous l’avez demandée, & pour vous contenter,
De sa main à vos pieds, il la veut apporter.
1635 Albine doit la rendre. Il l’attend, & m’envoye
Pour preparer vostre Ame à cét excés de joye.

Lavinie à Tirrhene.

Ainsi donc, tous nos voeux sont comblez pleinement.
Vous vengez vostre Fils, je venge mon Amant,
Albine venge un frere, & nous goûtons les charmes…
1640 Mais, d’où naissent, Seigneur ces soudaines allarmes ?
Ce trouble où vous tombez ?

Tirrhene

Je tremble, je fremis. {p. 67}

Lavinie

Quoy ! le Roy mort !

Tirrhene

Helas ! Madame, c’est mon fils.
Elle tombe sur un siege, & Fauste se retire.

Lavinie

Vostre fils !

Tirrhene 

Je sens trop icy que je suis Pere :
La voix du sang m’échape, & ne peut plus se taire :
1645 La Nature à ce coup, laisse la feinte à part :
Elle parle.

Lavinie

Ah ! pourquoy parle-t’elle si tard ?
Enfin, il est donc vray, j’ay perdu ce que j’ayme,
J’en recherchois la cause, & la trouve en moy mesme ;
J’en poursuivois le crime, & viens de m’en charger ;
1650 Et j’ay versé le sang que je voulois venger.
J’ay tant sollicité, tant demandé sa perte,
Que le Ciel trop propice, à la fin l’a soufferte :
De mes vœux importuns, les Dieux se sont lassez,
Et c’est pour m’en punir qu’ils les ont exaucez.
1655 Que ces Dieux sont cruels, quand ils sont trop faciles !
Helas ! que leur refus sont quelquefois utiles !
Et qu’on trahit souvent ses plus chers interests,
En fatiguant le Ciel, par des vœux indiscrets !
Mais, c’est à vous, Barbare, à qui je me doy prendre
A Tirrhene
1660 Du sang de mon Amant que je viens de respandre.
Je l’ay persecuté, sous un nom decevant ;
J’ay creu l’adorer mort, & l’ay haï vivant ;
Sa perte estoit la mienne, & j’ay pû l’entreprendre ;
Mais, Pere ingrat, c’est vous qui m’avez fait meprendre, {p. 68}
1665 Et, si je l’ay perdu, persecuté, haï,
C’est sur la foy du Sang, que l’Amour s’est trahy.
Vous avez aveuglé ma passion extréme ;
Vous avez revolté mon feu contre luy mesme ;
Vous avez corrompu tous les vœux de mon cœur ;
1670 De ma flame innocente envenimé l’ardeur,
Et fait cruellement, par vos dures maximes,
Du plus pur des Amours, le plus affreux des crimes.
Politique inhumain, qu’un soin ambitieux
Rend, pour perdre son fils assez ingenieux :
1675 Si le jour vous esclaire, apres ce parricide,
Si pour vous en punir, mon bras est trop timide,
Rendez graces, cruel, dans mon juste courroux,
Au sang de vostre fils que je respecte en vous.

Tirrhene

Quand un Pere a fait choir son fils au precipice,
1680 Il n’a guere besoin qu’on aide à son supplice ;
Et pouvant d’Agrippa me reprocher la mort,
Le Sang pour m’en punir, est tout seul assez fort.
Ouy, pour ce fils trop cher, ma tendresse trahie
N’a rien fait qu’il n’ait veue tourner contre sa vie,
1685 Et l’Amour paternel, par trop d’ardeur seduit,
L’a jusqu’au coup mortel, en victime, conduit.
J’ay sceu rendre avec moy, par tous mes artifices,
Son Amante, & sa Sœur, de son trépas complices,
Et j’ay pû soûlever pour le perdre aujourd’huy,
1690 L’Amour & la Nature à la fois contre luy.
Soit crime, soit mal-heur, il cesse enfin de vivre,
Je l’ay tousjours perdu, c’est assez pour le suivre.

Lavinie

Suivons-le, mais du moins par nos derniers efforts,
Entraisnons avec nous Mezence chez les morts.
1695 Le crime est assez grand pour luy coûter la vie, {p. 69}
D’avoir trop bien servy mes vœux qui m’ont trahie.

Tirrhene

Rien ne me couste à perdre, après ce que je pers,
Avec mon Fils & nous, perisse l’Univers ;
Que ma Fille elle-mesme évite ma colere.
{p. 70}

Scene IV. §

Albine, Tirrhene, Lavinie,Camille, Julie.

Tirrhene

1700 Mal-heureuse ! où viens-tu ?

Albine

Me livrer à mon Pere ;
Luy déclarer mon crime, & m’offrir à ses coups ;
Le remords me deffend d’éviter son courroux.

Tirrhene

Sçais-tu ce que ton crime en effet vient de faire ?

Lavinie

Sçais-tu, cruelle Sœur, que tu trahis ton Frere ?

Albine

1705 Je sçay que j’ay trahy mon Frere, & mon devoir.
Son meurtrier vainqueur…Mais vous allez le voir.
Il vient.

Tirrhene

Tournons sur luy la fureur qui nous presse.

Scene V. §

Agrippa, Tirrhene, Lavinie,Albine, Camille, Julie, Suite.

Agrippa

Ay-je encor, contre moy, mon Pere, & ma Princesse ?

Tirrhene

Mon Fils respire encore !

Lavinie

Agrippa void le jour !
1710 Quel favorable Dieu le rend à mon Amour ?

Agrippa

L’instinct sacré du sang est le Dieu tutelaire,
Par qui ma Sœur…

Albine

Seigneur, vous estes donc mon Frere ?

Tirrhene

Oüy, loin de faire un crime, empeschant son trépas,
Tu nous a tous sauvez… Mais ne l’interromps pas.

Agrippa à Lavinie.

1715 Par vostre ordre, Madame, attaqué par Mezence,
J’ay contre luy d’abord fait peu de resistance,
Et voulu témoigner jusqu’aux plus cruels coups,
Que je sçay respecter tout ce qui vient de vous.
J’ay pourtant creu devoir quelques soins à ma vie,
1720 Seur, qu’en effet ma mort n’estoit pas votre envie,
Et vostre tendre amour qui m’est venu flatter,
Au Palais de mon Pere enfin m’a fait jetter.
Le desordre où l’on craint qu’un Peuple émeu s’emporte, {p. 71}
Dés qu’on me void entré, force à fermer la porte.
1725 Ma Sœur qui m’apperçoit de son appartement,
Et qui ne croit, en moy, voir qu’un perfide Amant,
S’avance avec transport, & me fait en attendre
Ce qu’une aveugle erreur luy peut faire entreprendre :
Mais contre mon attente, & malgré son erreur,
1730 Le sang dans ce peril s’éveille en ma faveur.
Comme pour un Amant, son cœur tremble, & murmure ;
Elle impute à l’Amour, ce que fait la Nature,
Et la Nature ardente à me sauver le jour,
N’a pas honte d’agir sous le nom de l’Amour.
1735 Albine cede enfin à l’instinct qui la guide :
Va, dit-elle, en tremblant, va, sauve-toy, perfide.
J’obeïs sans replique, & passe sans effort,
A travers des jardins qui touchent presqu’au Fort.
J’y cours, & je m’y rends sans rien voir qui m’arreste ;
1740 J’y trouve des Soldats, je m’avance à leur teste ;
Le nombre en croist sans cesse, & dés le premier bruit,
L’élite de l’Armée, & les joint & me suit.
J’approche, & trouve encor, pleins de joye, & d’audace,
Les Conjurez espars avec la Populace,
1745 Qui trompez par ma Sœur, trop credules, & vains,
N’attendoient plus qu’à voir ma teste entre leurs mains.
Chacun d’eux à ma veüe, & fremit & s’égare ;
La consternation de tous leurs cœurs s’empare,
Et n’osant mesme fuir, ny faire aucun effort,
1750 Tous laissent à mon choix, ou leur grace, ou leur mort.
Je fais saisir les Chefs, & je pardonne au reste.
Mezence seul s’obstine en cét estat funeste.
Je deffends qu’on le presse, & retiens les Soldats ;
Mais en vain on l’épargne, il ne s’épargne pas. {p. 72}
1755 Animé par vostre ordre, & n’ayant pû le suivre,
Par les soins d’un Rival, il dédaigne de vivre,
Ne peut se pardonner, & sans monstrer d’effroy,
Tourne sur luy, les coups qu’il a manquez sur moy.
Je meurs pour vous, Princesse, est tout ce qu’il peut dire :
1760 Je cours pour l’arrester : mais il tombe, il expire ;
Et fait dans son trépas, voir tant d’amour pour vous,
Qu’avec tout mon bon-heur, j’en suis presque jaloux.

Lavinie

Je le plains, mais le bien qu’en vous le Ciel m’envoye
Ne laisse dans mon cœur, de lieu que pour la joye.

Tirrhene à Lavinie

1765 C’est à vous que le sceptre est dû par ce trespas.

Lavinie

De mes droits pour regner, ne vous allarmez pas.
Si le sceptre m’est doux, ce n’est pas pour moy-mesme,
C’est pour mieux l’asseurer aux mains de ce que j’ayme.
Venez, aux yeux de tous, voir dés ce mesme jour,
1770 Vostre Fils de nouveau couronné par l’Amour.

Fin du cinquième & dernier Acte.