SCÈNE II. Maximin, représenté par Octave Comédien, Adrian chargé de fers, Flavie, Suite de Gardes et de Soldats. §
MAXIMIN Acteur.
Sont-ce là les faveurs, traître, sont-ce les gages,
680 De ce maître nouveau, qui reçoit tes hommages ?
Et qu’au mépris des droits, et du culte des Dieux,
L’impiété chrétienne, ose placer aux cieux ?
ADRIAN.
La nouveauté, Seigneur, de ce maître des maîtres,
Est devant tous les temps, et devant tous les êtres ;
685 C’est lui, qui du néant a tiré l’univers,
Lui, qui dessus la terre a répandu les mers ;
Qui de l’air étendit les humides contrées,
Qui sema de brillants, les voûtes azurées,
Qui fit naître la guerre entre les éléments,
690 Et qui régla des cieux, les divers mouvements.
La Terre, à son pouvoir, rend un muet hommage,
Les rois sont ses sujets, le monde est son partage ;
Si l’onde est agitée, il la peut affermir ;
S’il querelle les vents, ils n’osent plus frémir ;
695 S’il commande au soleil, il arrête sa course ;
Il est maître de tout, comme il en est la source ;
Tout subsiste par lui, sans lui rien n’eut été ;
De ce maître, Seigneur, voilà la nouveauté.
Voyez si sans raison il reçoit mes hommages,
700 Et si sans vanité j’en puis porter les gages.
Oui ces chaînes, César, ces fardeaux glorieux,
Sont aux bras d’un chrétien, des présents précieux ;
Devant nous, ce cher maître en eut les mains chargées,
Au feu de son amour, il nous les a forgées ;
705 Loin de nous accabler, leur faix est notre appui,
Et c’est par ces chaînons, qu’il nous attire à lui.
MAXIMIN Acteur.
Dieux ! À qui pourrons-nous nous confier sans crainte,
Et de qui nous promettre une amitié sans feinte !
De ceux que la fortune attache à nos côtés ?
710 De ceux que nous avons moins acquis, qu’achetés ?
Qui sous des fronts soumis cachent des coeurs rebelles ?
Que par trop de crédit, nous rendons infidèles ?
Ô dure cruauté du destin de la Cour,
De ne pouvoir souffrir d’inviolable amour !
715 De franchise sans fard, de vertu qu’offusquée,
De devoir que contraint, ni de foi que masquée !
Qu’entreprends-je, chétif en ces lieux écartés,
Où lieutenant des dieux, justement irrités,
Je fais d’un bras vengeur éclater les tempêtes,
720 Et poursuis des chrétiens, les sacrilèges têtes !
Si tandis que j’en prends un inutile soin,
Je vois naître chez moi, ce que je suis si loin ;
Ce que j’extirpe ici, dans ma Cour prend racine,
J’élève auprès de moi, ce qu’ailleurs j’extermine ;
725 Ainsi notre fortune, avec tout son éclat,
Ne peut (quoi qu’elle fasse) acheter un ingrat.
ADRIAN.
Pour croire un dieu, Seigneur, la liberté de croire,
Est-elle en votre estime une action si noire ?
Si digne de l’excès où vous vous emportez,
730 Et se peut-il souffrir de moindres libertés ?
Si jusques à ce jour vous avez cru ma vie,
Inaccessible même aux assauts de l’envie ;
Et si les plus censeurs ne me reprochent rien,
Qui m’a fait si coupable, en me faisant chrétien ?
735 Christ réprouve la fraude, ordonne la franchise,
Condamne la richesse, injustement acquise ;
D’une illicite amour, défend l’acte innocent,
Et de tremper ses mains dans le sang innocent ;
Trouvez-vous en ces Lois aucune ombre de crime,
740 Rien de honteux aux siens, et rien d’illégitime ?
J’ai contre eux éprouvé tout ce qu’eut pu l’Enfer,
J’ai vu couler leur sang sous des ongles de fer ;
J’ai vu bouillir leur corps dans la poix et les flammes,
J’ai vu leur chair tomber sous de flambantes lames ;
745 Et n’ai rien obtenu de ces coeurs glorieux,
Que de les avoir vus pousser des chants aux cieux,
Prier pour leurs bourreaux au fort de leur martyre,
Pour vos prospérités, et pour l’heur de l’Empire.
MAXIMIN Acteur.
Insolent, est-ce à toi de te choisir des Dieux ?
750 Les miens, ceux de l’Empire, et ceux de tes aïeux,
Ont-ils trop faiblement établi leur puissance,
Pour t’arrêter au joug de leur obéissance ?
ADRIAN.
Je cherche le salut, qu’on ne peut espérer
De ces Dieux de métal, qu’on vous voit adorer.
MAXIMIN Acteur.
755 Le tien, si cette humeur s’obstine à me déplaire,
Te garantira mal des traits de ma colère,
Que tes impiétés attireront sur toi.
ADRIAN.
J’en parerai les coups, du bouclier de la foi.
MAXIMIN Acteur.
Crains de voir, et bientôt, ma faveur négligée,
760 Et l’injure des dieux cruellement vengée ;
De ceux que par ton ordre on a vus déchirés,
Que le fer a meurtris, et le feu dévorés,
Si tu ne divertis la peine où tu t’exposes,
Les plus cruels tourments n’auront été que roses.
ADRIAN.
765 Nos corps étant péris, nous espérons qu’ailleurs
Le Dieu que nous servons, nous les rendra meilleurs.
MAXIMIN Acteur.
Traître, jamais sommeil n’enchantera mes peines,
Que ton perfide sang, épuisé de tes veines,
Et ton coeur sacrilège, aux corbeaux exposé,
770 N’ait rendu de nos Dieux le courroux apaisé.
ADRIAN.
La mort dont je mourrai, sera digne d’envie,
Quand je perdrai le jour pour l’auteur de la vie.
MAXIMIN Acteur.
Allez, dans un cachot accablez-le de fers,
Rassemblez tous les maux que sa secte a soufferts.
775 Et faites à l’envi, contre cet infidèle.
ADRIAN.
Dites ce converti.
MAXIMIN Acteur.
Dites ce converti. Paraître votre zèle ;
Imaginez, forgez ; le plus industrieux,
À le faire souffrir, sera le plus pieux ;
J’emploierai ma justice, où ma faveur est vaine ;
780 Et qui fuit ma faveur, éprouvera ma haine.
Flavie emmène Adrian avec des gardes.
ADRIAN s’en allant.
Comme je te soutiens, Seigneur, sois mon soutien,
Qui commence à souffrir, commence, d’être tien.
SCÈNE V. Natalie, Flavie, Adrian, Le geôlier. §
NATALIE.
Ô nouvelle trop vraie ! Est-ce là mon époux ?
FLAVIE.
Notre dernier espoir ne consiste qu’en vous ;
Rendez-le nous à vous, à César, à lui-même.
NATALIE.
800 Si l’effet n’en dépend que d’un désir extrême...
FLAVIE.
Je vais faire espérer cet heureux changement ;
Voyez-le.
Flavie s’en va avec les gardes et le geôlier se lève.
ADRIAN.
Voyez-le. Tais-toi femme, et m’écoute un moment.
Par l’usage des gens, et par les lois romaines,
La demeure, les biens, les délices, les peines,
805 Tout espoir, tout profit, tout humain intérêt,
Doivent être communs, à qui la couche l’est ;
Mais que comme la vie, et comme la fortune,
Leur créance toujours leur doive être commune,
D’étendre jusqu’aux Dieux cette communauté ;
810 Aucun droit n’établit cette nécessité.
Supposons toutefois que la loi le désire,
Il semble que l’époux, comme ayant plus d’empire,
Ait le droit le plus juste, ou le plus spécieux,
De prescrire chez soi le culte de ses dieux.
815 Ce que tu vois enfin, ce corps chargé de chaînes,
N’est l’effet ni des lois, ni des raisons humaines ;
Mais de quoi des chrétiens j’ai reconnu le dieu,
Et dit à vos autels un éternel adieu.
Je l’ai dit, je le dis, et trop tard pour ma gloire,
820 Puisqu’enfin je n’ai cru, qu’étant forcé de croire ;
Qu’après les avoir vus, d’un visage serein,
Pousser des chants aux cieux dans des taureaux d’airain ;
D’un souffle, d’un regard, jeter vos dieux par terre,
Et l’argile et le bois, s’en briser comme verre ;
825 Je les ai combattus, ces effets m’ont vaincu ;
J’ai reconnu par eux l’erreur où j’ai vécu ;
J’ai vu la vérité, je la suis, je l’embrasse ;
Et si César prétend par force, par menace,
Par offres, par conseil, ou par allèchements,
830 Et toi, ni par soupirs, ni par embrassements,
Ébranler une foi si ferme et si constante,
Tous deux vous vous flattez d’une inutile attente.
Reprends sur ta franchise un empire absolu,
Que le noeud qui nous joint, demeure résolu ;
835 Veuve dès à présent, par ma mort prononcée,
Sur un plus digne objet, adresse ta pensée ;
Ta jeunesse, tes biens, ta vertu, ta beauté,
Te feront mieux trouver, que ce qui t’est ôté.
Adieu ; pourquoi (cruelle à de si belles choses)
840 Noyes-tu de tes pleurs ces oeillets et ces roses ?
Bientôt, bientôt le sort, qui t’ôte ton époux,
Te fera respirer sous un hymen plus doux.
Que fais-tu ? Tu me suis ! Quoi tu m’aimes encore ?
Ô si de mon désir l’effet pouvait éclore ;
845 Ma soeur, (c’est le seul nom dont je te puisse nommer)
L’embrassant.
Que sous de douces lois nous nous pourrions aimer !
Tu saurais que la mort, par qui l’âme est ravie,
Est la fin de la mort, plutôt que de la vie !
Qu’il n’est amour ni vie en ce terrestre lieu,
850 Et qu’on ne peut s’aimer, ni vivre qu’avec Dieu.
NATALIE l’embrassant.
Ô d’un dieu tout puissant, merveilles souveraines !
Laisse-moi, cher époux, prendre part en tes chaînes !
Et si ni notre hymen, ni ma chaste amitié,
Ne m’ont assez acquis le nom de ta moitié,
855 Permets que l’alliance enfin s’en accomplisse,
Et que Christ de ces fers, aujourd’hui nous unisse.
Crois qu’ils seront pour moi, d’indissolubles noeuds,
Dont l’étreinte en toi seul saura borner mes voeux.
ADRIAN.
Ô Ciel, Ô Natalie ! Ah ! Douce et sainte flamme,
860 Je rallume mes feux, et reconnais ma femme ;
Puisqu’au chemin du Ciel, tu veux suivre mes pas,
Sois mienne, chère épouse, au-delà du trépas.
Que mes voeux, que ta foi ; mais tire-moi de peine,
Ne me flattai-je point d’une créance vaine ?
865 D’où te vient le beau feu qui t’échauffe le sein ?
Et quand as-tu conçu ce généreux dessein ?
Par quel heureux motif ?
NATALIE.
Par quel heureux motif ? Je te vais satisfaire.
Il me fut inspiré, presque aux flancs de ma mère ;
Et presque en même instant le ciel versa sur moi
870 La lumière du jour, et celle de la foi.
Il fit qu’avec le lait, pendante à la mamelle,
Je suçai des chrétiens la créance et le zèle ;
Et ce zèle, avec moi, crût jusqu’à l’heureux jour,
Que mes yeux, sans dessein, m’acquirent ton amour.
875 Tu sais, s’il t’en souvient, de quelle résistance
Ma mère, en cette amour, combattit ta constance ;
Non qu’un si cher parti ne nous fût glorieux,
Mais pour sa répugnance au culte de tes dieux ;
De César toutefois, la suprême puissance,
880 Obtint ce triste aveu de son obéissance ;
Ses larmes seulement marquèrent ses douleurs,
Car qu’est-ce qu’une esclave a de plus, que des pleurs ?
Enfin le jour venu, que je te fus donnée,
Va, me dit-elle à part, va fille infortunée,
885 Puisqu’il plaît à César ; mais surtout souviens-toi,
D’être fidèle au dieu, dont nous suivons la loi,
De n’adresser qu’à lui tes voeux, ni tes prières,
De renoncer au jour, plutôt qu’à ses lumières,
Et détester autant les dieux de ton époux,
890 Que ses chastes baisers te doivent être doux.
Au défaut de ma voix, mes pleurs lui répondirent,
Tes gens dedans ton char aussitôt me rendirent,
Mais l’esprit si rempli de cette impression,
Qu’à peine eus-je des yeux pour voir ta passion ;
895 Et qu’il fallut du temps pour ranger ma franchise,
Au point où ton mérite à la fin l’a soumise.
L’oeil qui voit dans les coeurs clair comme dans les cieux,
Sait quelle aversion j’ai depuis pour tes dieux ;
Et depuis notre hymen, jamais le culte impie,
900 (Si tu l’as observé) ne m’a coûté d’hostie ;
Jamais sur leurs autels mes encens n’ont fumé ;
Et lorsque je t’ai vu de fureur enflammé,
Y faire tant offrir d’innocentes victimes,
J’ai souhaité cent fois de mourir pour tes crimes ;
905 Et cent fois vers le Ciel, témoin de mes douleurs,
Poussé pour toi des voeux, accompagnés de pleurs.
ADRIAN.
Enfin je reconnais, ma chère Natalie,
Que je dois mon salut au saint noeud qui nous lie ;
Permets-moi toutefois de me plaindre à mon tour,
910 Me voyant te chérir d’une si tendre amour,
Y pouvais-tu répondre, et me tenir cachée
Cette céleste ardeur, dont Dieu t’avais touchée ?
Peux-tu, sans t’émouvoir, avoir vu ton époux,
Contre tant d’innocents exercer son courroux ?
NATALIE.
915 Sans m’émouvoir, hélas ! Le ciel sait si tes armes
Versaient jamais de sang, sans me tirer des larmes ;
Je m’en émeus assez ; mais eussé-je espéré
De réprimer la soif d’un lion altéré ?
De contenir un fleuve inondant une terre,
920 Et d’arrêter dans l’air la chute d’un tonnerre ?
J’ai failli toutefois, j’ai dû parer tes coups,
Ma crainte fut coupable, autant que ton courroux ;
Partageons donc la peine, aussi bien que les crimes,
Si ces fers te sont dûs, ils me sont légitimes,
925 Tous deux dignes de mort, et tous deux résolus,
Puisque nous voici joints, ne nous séparons plus ;
Qu’aucun temps, qu’aucun lieu, jamais ne nous divisent,
Un supplice, un cachot, un juge, nous suffisent.
ADRIAN.
Par un ordre céleste, aux mortels inconnu,
930 Chacun part de ce lieu, quand son temps est venu ;
Suis cet ordre sacré, que rien ne doit confondre,
Lorsque Dieu nous appelle, il est temps de répondre ;
Ne pouvant avoir part en ce combat fameux,
Si mon coeur au besoin ne répond à mes voeux ;
935 Mérite, en m’animant, ta part de la couronne,
Qu’en l’empire éternel, le martyre nous donne ;
Au défaut du premier, obtiens le second rang,
Acquiers par tes souhaits, ce qu’on nie à ton sang,
Et dedans le péril, m’assiste en cette guerre.
NATALIE.
940 Bien donc, choisis le ciel, et me laisse la terre.
Pour aider ta constance, en ce pas périlleux,
Je te suivrai partout, et jusques dans les feux ;
Heureuse, si la loi qui m’ordonne de vivre,
Jusques au ciel enfin me permet de te suivre ;
945 Et si de ton tyran le funeste courroux
Passe jusqu’à l’épouse, ayant meurtri l’époux.
Tes gens me rendront bien ce favorable office,
De garder qu’à mes soins césar ne te ravisse,
Sans en prendre l’heure, et m’en donner avis ;
950 Et bientôt de mes pas, les tiens seront suivis ;
Bientôt...
ADRIAN.
Bientôt... Épargne-leur cette inutile peine,
Laisse m’en le souci, leur veille serait vaine ;
Je ne partirai point de ce funeste lieu,
Sans ton dernier baiser, et ton dernier adieu ;
955 Laisses-en sur mon soin reposer ton attente.
SCÈNE VI. Flavie, Gardes, Arian, Natalie. §
FLAVIE.
Aux desseins importants, qui craint impatiente ;
Et bien qu’obtiendront-nous ? Vos soins officieux,
À votre époux aveugle, ont-ils ouvert les yeux ?
NATALIE.
Nul intérêt humain, nul respect ne le touche ;
960 Quand j’ai voulu parler, il m’a fermé la bouche ;
Et détestant les dieux, par un long entretien,
A voulu m’engager dans le culte du sien ;
Enfin, ne tentez plus un dessein impossible,
Et gardez que heurtant ce coeur inaccessible,
965 Vous ne vous y blessiez, pensant le secourir,
Et ne gagniez le mal, que vous voulez guérir ;
Ne veuillez point son bien à votre préjudice,
Souffrez, souffrez plutôt, que l’obstiné périsse ;
Rapportez à César notre inutile effort ;
970 Et si la loi des dieux fait conclure à sa mort,
Que l’effet prompt et court en suive la menace,
J’implore seulement cette dernière grâce ;
Si de plus doux succès n’ont suivi mon espoir,
J’ai l’avantage au moins d’avoir fait mon devoir.
FLAVIE.
975 Ô vertu sans égale, et sur toutes insigne !
Ô d’une digne épouse, époux sans doute indigne !
Avec quelle pitié le peut-on secourir,
Si sans pitié de soi, lui-même il veut périr ?
NATALIE.
Allez ; n’espérez pas que ni force ni crainte
980 Puissent rien, où mes pleurs n’ont fait aucune atteinte ;
Je connais trop son coeur, j’en sais la fermeté,
Incapable de crainte et de légèreté ;
À regret contre lui je rends ce témoignage,
Mais l’intérêt du ciel à ce devoir m’engage ;
985 Encor un coup, cruel, au nom de notre amour,
Au nom saint et sacré de la céleste Cour,
Reçois de ton épouse un conseil salutaire,
Déteste ton erreur, rends-toi le ciel prospère ;
Songe et propose-toi, que tes travaux présents,
990 Comparés aux futurs, sont doux, ou peu cuisants !
Vois combien cette mort importe à ton estime !
D’où tu sors, où tu vas, et quel objet t’anime !
ADRIAN.
Mais toi, contiens ton zèle, il m’est assez connu,
Et songe que ton temps n’est pas encor venu ;
995 Que je te vais attendre à ce port désirable ;
Allons, exécutez le décret favorable,
Dont j’attends mon salut, plutôt que le trépas.
FLAVIE le livrant au geôlier, et s’en allant.
Vous en êtes coupable, en ne l’évitant pas.