SCÈNE I. Constance, Hélène. §
CONSTANCE.
Hélène sort.
Allez faire venir l’étranger. Insensée,
Pourquoi te plais-tu tant en ta folle pensée ?
445 Elle est incompatible avecque ta vertu,
Puisque tu la connais, pourquoi t’écoutes-tu ?
Étouffe de bonne heure une honteuse flamme ;
Crains Ascagne, et le fuis, chasse-le de ton âme,
Déjà n’y sens-tu pas augmenter son pouvoir,
450 Et que pour y régner il n’a que le vouloir ?
Mais considère Ascagne : il est des plus aimables ;
Les mieux faits de la Cour lui sont-ils comparables ?
Ne fait-il pas reluire en la moindre action,
Je ne sais quoi de grand, et de condition ?
455 Son esprit est charmant, son âme est magnanime,
Des biens de la fortune il ne fait nulle estime ;
Les répand en prodigue, et ne possédant rien,
Il l’a fallu forcer à recevoir du bien.
Parfois je le surprends, qui rêve et qui soupire,
460 Je ne puis ignorer ce que cela veut dire,
Il me l’a trop appris depuis que je le vois :
Mais il peut soupirer pour une autre que moi.
Ô ! Si j’étais l’objet de cette rêverie !
Mais qu’est-ce que m’inspire une aveugle furie ?
465 Que je ne le sois point : qu’ingrat ou vertueux ;
Que trop peu clair-voyant, ou trop respectueux,
Il refuse mon coeur ; que même il le méprise,
Je croirai lui devoir mon repos, ma franchise,
Je lui devrai mon coeur, qu’il n’aura pas voulu.
470 Princesse qu’as-tu dit, et qu’as-tu résolu ?
Si ce cher étranger te traitait de la sorte,
Crois-tu pour le souffrir d’avoir l’âme assez forte.
Le moindre déplaisir te fait pousser des cris,
Et tu pourrais souffrir un si cruel mépris.
475 Ha ! Ne te flatte point, la perte de ton frère,
Auprès d’un tel mépris, n’est qu’un malheur vulgaire ;
Plutôt que de souffrir un semblable malheur,
Tu mourrais mille fois de honte et de douleur.
Ô Dieux ! Il vient ici, pour comble de ma peine.
SCÈNE II. Constance, Alcandre. §
CONSTANCE.
480 Que cherchez-vous Ascagne ?
ALCANDRE.
Que cherchez-vous Ascagne ? Ayant appris d’Hélène
Que votre Altesse...
CONSTANCE.
Que votre Altesse... Hélène a rêvé, retournez.
ALCANDRE.
Madame, j’obéis.
CONSTANCE.
Madame, j’obéis. Toutefois revenez.
ALCANDRE, seul.
Quelle humeur de Princesse, inquiète, interdite,
Qui veut, qui ne veut point, qui me cherche, et m’évite.
485 Qui m’envoie appeler, et ne me parle pas.
CONSTANCE.
Ascagne, vous parlez ce me semble tout bas,
À quoi rêvez-vous tant ?
ALCANDRE.
À quoi rêvez-vous tant ? Au bien que vous me faites.
Que j’aurai peine à rendre étant ce que vous êtes.
Je reçois tous les jours quelques nouveaux bienfaits,
490 Et crois, que vous voulez m’accabler sous leur faix.
CONSTANCE.
Souffrez-vous de la peine à m’être redevable ?
ALCANDRE.
D’un sentiment si bas, je ne suis pas capable.
CONSTANCE.
Quel éclaircissement faites-vous donc ici ?
CONSTANCE.
Je me tais. Non, parlez.
ALCANDRE.
Je me tais. Non, parlez. J’ose donc dire aussi,
495 Que je ne puis ouïr sans quelque inquiétude,
Votre Altesse blâmer souvent l’ingratitude.
Si vous parlez pour moi, si vous m’avertissez
De n’être point ingrat, vous-même m’y forcer,
Au moindre compliment que je vous en veux faire,
500 Vous changez de discours, et vous me faites taire.
CONSTANCE.
Soyez reconnaissant, et ne le dites point.
ALCANDRE.
Ha ! Madame, est-ce là, ce que l’honneur enjoint ?
Et que penseriez-vous de mon ingrat silence ?
CONSTANCE.
Je ne veux point de vous d’autre reconnaissance.
ALCANDRE.
505 Il m’est fort mal aisé de vous bien obéir.
CONSTANCE.
Il vous est fort aisé de vous faire haïr.
ALCANDRE, seul.
Que je puisse mourir, si j’y puis rien comprendre.
Mais que ferai-je donc ayant tant à vous rendre ?
CONSTANCE.
Puisque vous l’ignorez, le temps vous l’apprendra.
ALCANDRE.
510 Cependant je demeure ingrat.
CONSTANCE.
Cependant je demeure ingrat. On le verra.
ALCANDRE.
Si vous me connaissiez.
CONSTANCE, seule.
Si vous me connaissiez. J’en dirais bien de même.
ALCANDRE.
Vous m’estimeriez moins.
CONSTANCE, seule.
Vous m’estimeriez moins. Tu saurais que je t’aime.
Ô qu’un tel sentiment va contre ma vertu !
Et s’il n’est étouffé qu’il doit être au moins tu !
ALCANDRE, seul.
515 Ô ! Si la soeur savait, que j’ai tué son frère,
Et que j’ai mérité sa haine et sa colère...
CONSTANCE.
Vous parlez bas encor.
ALCANDRE.
Vous parlez bas encor. Songeant à mon malheur,
Je ne puis m’empêcher...
CONSTANCE.
Je ne puis m’empêcher... D’être un fort grand rêveur ;
Mais Licaste de Naple arrive.
SCÈNE III. Licaste, Constance, Alcandre. §
LICASTE.
Mais Licaste de Naple arrive. À votre Altesse,
520 Je viens, ou je me trompe adoucir la tristesse,
Enfin, Madame, on sait qu’Alcandre est le cruel,
Dont le bras nous ravit le feu Prince en duel.
CONSTANCE.
Alcandre de Sicile ?
LICASTE.
Alcandre de Sicile ? Oui, Madame.
CONSTANCE.
Alcandre de Sicile ? Oui, Madame. Ha ! Le traître,
Et n’a-t-on pu savoir où l’inhumain peut être ?
LICASTE.
525 On le sait bien, Madame, et c’est pour ce sujet
Que je viens vous trouver.
ALCANDRE, seul.
Que je viens vous trouver. Je suis pris, c’en est fait.
LICASTE.
Mon ordre est de parler à celui qui commande
Depuis peu dans le Fort.
CONSTANCE.
Depuis peu dans le Fort. Ascagne, on vous demande,
C’est de la part du Roi.
ALCANDRE, seul.
C’est de la part du Roi. Qu’attends-je à commencer
530 À gagner une porte, à m’y faire forcer,
Enfin, à succomber comme doit faire Alcandre,
Percé de mille coups, plutôt que de me rendre. ?
CONSTANCE.
Avez-vous bien ouï ce que je vous ai dit ?
Hé quoi toujours rêveur et toujours interdit ?
ALCANDRE, à part.
535 Je me trahis moi-même, ô Dieu ! L’erreur étrange.
CONSTANCE.
Approchez, qu’avez-vous ? Le visage vous change,
LICASTE.
Madame, devant vous, il faut qu’en attendant
Que l’on présente au Roi ce nouveau Commandant,
Il jure de garder le Prince de Sicile,
540 Dont la prise s’ignore encore dans la Ville.
On la cèle pour cause, et le soldat armé
Qui sous moi sert d’escorte au carrosse fermé,
Ne sait pas le chemin qu’il tient, ni ce qu’il porte :
Alcandre...
CONSTANCE.
Alcandre... À ce seul nom la haine me transporte.
545 Ô sexe ! Ô bienséance ! Ô que n’est-il permis,
De croire la fureur contre ses ennemis !
LICASTE.
Madame, vous pouvez le voir, sans être vue,
CONSTANCE.
Ha ! Je ne puis point voir un objet qui me tue,
Prêtez serment, Ascagne.
ALCANDRE.
Prêtez serment, Ascagne. Oui, je jure et promets,
550 À ma fidélité de ne manquer jamais,
D’avoir l’oeil sur tous ceux qui me voudraient surprendre :
D’avoir le même soin, de bien garder Alcandre.
Que j’aurais pour moi-même, et je donne ma foi,
Que personne ne peut le mieux garder que moi.
CONSTANCE.
555 Licaste, livrez-lui ce Prince, Et qu’on le traite,
Selon, que vous savez, que le Roi le souhaite :
Mais comment l’a-t-on pris ?
LICASTE.
Mais comment l’a-t-on pris ? Suivi de mes soldats,
Des deux fiers inconnus, je me mis sur les pas ;
Mais mon malheur voulut que je perdis leur trace,
560 Il leur survint de même une rude disgrâce.
Je trouvai leurs chevaux dans le fond d’un torrent,
De leur chute brisés, l’un et l’autre expirants ;
Je reconnus d’abord, et le poil, et la selle
De celui du guerrier, qui d’une chute telle,
565 Quoiqu’il se fût sauvé, devait apparemment
N’être pas loin du lieu de son trébuchement.
Je parle à mes soldats, et je les encourage
D’entreprendre un travail qu’avec eux je partage.
Je les sépare tous, deux à deux, trois à trois ;
570 Nous montons les rochers, nous visitons les bois
Je trouve l’Inconnu, las, à pied, chargé d’armes,
Je n’avais avec moi, que deux de mes Gens-d’armes,
Je l’attaque pourtant : mais comme il est adroit
Autant que valeureux, il gagne un poste étroit,
575 Et d’abord difficile, où seulement de face
Nous pouvions l’aborder. Là, sa guerrière audace
Des Soldats, que j’avais alors avecque moi,
En moins de rien changea le courage en effroi.
J’eus beau les animer : seul je me mis en tête,
580 Un guerrier jusqu’alors craint comme la tempête,
Enfin me hasardant, je passe dessus lui.
Sa valeur, qui n’a point sa pareille aujourd’hui,
Soit qu’il fût las, succombe : il fallut donc se rendre.
Si bien que je puis dire, avoir moi seul pu prendre
585 Un Héros indompté, que tout un peuple ému,
A tâché d’arrêter, et ne l’a jamais pu.
ALCANDRE, seul.
Ô le hardi menteur ! Ô l’extrême impudence !
LICASTE.
J’oubliais, qu’il affecte en tout une ignorance,
Qui m’a d’abord surpris, fait le mauvais plaisant ;
590 Il parle en Villageois, et croit se déguisant
Ne passer pas ici pour Prince de Sicile :
Mais il est découvert, sa feinte est inutile.
HÉLÈNE.
Madame, vous allez avoir toute la Cour.
Le Roi vient.
LICASTE, parlant à Alcandre.
Le Roi vient. Le carrosse entrera dans la cour,
595 Pour approcher du Fort : Mais le Roi...
SCÈNE V. Filipin, Licaste, Soldats, Sulpice, Le Roi. §
FILIPIN.
Pour savoir qui je suis, je me tâte et me pince,
605 Si je m’en crois tout seul, je ne suis qu’un pied plat,
Si j’en crois ces gens-ci, je suis un grand soldat.
On me mène à la ville, et puis on me translate,
Toujours de mal en pis, de Caïphe à Pilate.
Au moindre petit bruit, ils sont effarouchés,
610 Et je ne vis jamais des gens plus empêchés :
Mais enfin, chers Geôliers : vous fais-je peur ? M’enfuis-je ?
Pourquoi me prenez-vous ? Que vous fais-je ? Qui suis-je ?
LICASTE.
Un grand Prince.
FILIPIN.
Un grand Prince. Autre fou. Je n’en vis jamais tant,
En campagne on me nomme, un brave combattant,
615 Un dangereux pendard : on me nomme à la Ville,
Le vaillant Prince Alcandre, ou l’Infant de Sicile.
LICASTE.
Vous êtes découvert, vos gens sont arrêtés.
FILIPIN.
Et vous le croyez tous ?
LICASTE.
Et vous le croyez tous ? Tous.
FILIPIN.
Et vous le croyez tous ? Tous. Et tous, vous mentez.
Je ne suis, par ma foi, ni l’Infant, ni Alcandre,
620 Et moins encore, je sais pourquoi l’on m’a pu prendre ;
Car s’habiller de fer, est-ce un si grand forfait ?
LE ROI.
Vainement votre altesse ainsi se contrefait.
FILIPIN.
Altesse ! Hé beau vieillard, qu’est-ce donc qu’une Altesse ?
J’espérais en voyant sa barbe et sa vieillesse,
625 De rencontrer enfin, quelque homme sage ici ;
Mais cette Altesse-là me met en grand souci.
LE ROI.
Prince encor une fois, la feinte est inutile,
Nous vous connaissons tous, pour l’Infant de Sicile.
SULPICE.
Je m’en vais, comme il faut appuyer cette erreur.
630 Mon Maître, c’est donc vous ? Quel insigne bonheur !
FILIPIN.
Quel insigne insensé ! Celui-ci, par mon âme,
Est le pire de tous. Grand Dieu, que je réclame,
Je ne vois que des fous sur moi se relayant,
Je m’aimerais bien mieux, parmi les mécréants.
LE ROI.
635 S’il feint, on ne peut mieux ; car tout de bon, il pleure,
Il faut le remener, Licaste, tout à l’heure,
Que l’on le traite en Prince, et d’un tel prisonnier,
Donnez ordre, qu’on ait un soin particulier.
J’avais cru, me voyant, qu’il cesserait de feindre :
640 Mais il est, ce qu’il feint, et je l’en trouve à plaindre.
LICASTE.
Allons, mon Prince, allons.
FILIPIN, seul.
Allons, mon Prince, allons. Où me conduisez-vous ?
Je ne saurais, ailleurs, trouver de plus grands fous.
J’en viens de voir ici, depuis demi-quart d’heure,
Plus que je n’en verrai de ma vie, ou je meure.
LE ROI.
645 Ma fille, votre esprit, de douleur abattu,
Devrait se relever, par sa propre vertu.
SCÈNE VI. Isabelle, Sabine, Le Roi. §
ISABELLE.
Mais, Sire, un cher parent.
LE ROI.
Mais, Sire, un cher parent. Tout parfait, tout aimable.
Mais il était mortel.
ISABELLE.
Mais il était mortel. Mais je serais blâmable,
Si son sang, et le noeud, qui nous devait unir,
650 N’agissaient, comme ils font dedans mon souvenir.
Que de mes pleurs mon père, est mauvais interprète !
Je chéris, ce qu’il hait, et crains ce qu’il souhaite.
LE ROI.
Quel remède, Sabine, à cette affliction ?
SABINE.
Le meurtrier, du prince, en sa possession.
ISABELLE.
655 Que tu dis vrai, Sabine ! Et que si j’en dispose,
Puisque de ma tristesse, il est la seule cause,
À le voir seulement, que j’aurai du plaisir :
Mais le Ciel rigoureux, s’oppose à mon désir.
LE ROI.
Dans un rang élevé, les têtes adorées,
660 Des yeux de leurs sujets, sont fort considérées.
Quand on les voit mollir, sous leur affliction,
On les croit voir manquer, à leur condition,
Et l’on attend plus d’eux qu’une valeur commune,
Incapable de vaincre une adverse fortune.
665 Cessez donc vos regrets, et vous ressouvenez
Qu’il faut mieux soutenir le rang que vous tenez.
ISABELLE.
Mais, sire, vos soldats auront pu se méprendre.
Est-on bien assuré, que c’est le Prince Alcandre ?
LE ROI.
Son valet le confirme, et s’afflige de plus,
670 De voir son Maître ainsi, de son bon sens perclus.
On n’en doit plus douter, après sa lettre lue,
Je dois l’avoir sur moi, si je ne l’ai perdue.
ISABELLE.
Ô ! Que n’a-t-il déjà le mal que je lui veux,
Et que le Ciel n’est-il favorable à mes voeux !
LE ROI.
LETTRE.
675 D’un jeune désir emporté
Inconnu je vais voir et Naples, et ses fêtes :
Je reviendrai bientôt vers votre Majesté.
Et couverts de lauriers, et riche de conquêtes.
Comme Roi, vous me blâmerez.
680 Un si hardi dessein vous doit mettre en colère :
Mais, vous me le pardonnerez ;
Car, que peut à un fils, refuser un bon père ?
Sa lettre me surprend, et je ne puis comprendre,
Qu’elle soit d’un esprit, tel que celui d’Alcandre.
ISABELLE.
685 Qu’on le cache à mes yeux, Sire, ce prisonnier,
Ou de mes déplaisirs, c e sera le dernier.
LE ROI.
Il s’en va.
Je ne puis plus la voir, de la sorte abattue.
Ayez-en soin, Sabine.
ISABELLE.
Ayez-en soin, Sabine. Ha, ma douleur me tue !
Il est pris, mon Alcandre, et le Ciel a permis
690 Qu’il soit entre les mains de ses grands ennemis.
Il faut que je le voie, il faut que ma cousine,
Me rende cet office. Ha ! Ma chère Sabine,
Qu’un voyage fâcheux, qui t’éloigna de moi,
M’a fait voir, que j’ai peine, à me passer de toi.
SABINE.
695 Madame, vous direz, que je suis bien hardie,
D’oser vous avouer que je vous étudie,
Et quoiqu’à ce dessein, j’aie l’esprit bandé,
Que je ne comprends rien en votre procédé.
Vous soupirez sans cesse, et répandez des larmes,
700 Flétrissez votre teint, affaiblissez vos charmes,
Et puis, pour les auteurs des maux que vous sentez,
Je vous vois des soucis, je vous vois des bontés.
Jadis de vos secrets, je fus dépositaire :
Mais le plus important, vous m’avez voulu taire.
705 Vous savez pourtant bien, qu’un langage indiscret
Ne m’a jamais rendue indigne d’un secret.
ISABELLE.
Oui, Sabine, je veux t’en faire confidence,
Pour toi, de plusieurs jours, je romprai le silence,
Le secret important que je vais révéler,
710 Est de ceux qu’on voudrait à soi même celer :
Écoute, en peu de mots, devant que quelqu’un vienne,
Tu ne peux ignorer cette guerre ancienne,
Qui des mers de Sicile, a fait rougir les eaux,
Et dans ses ports forcés a porté nos vaisseaux.
715 Mais les meilleurs succès ont leurs vicissitudes :
Les nôtres à leur tour, en ont eu des plus rudes.
Depuis qu’un Prince Alcandre, endosse le harnois,
La déité sans yeux, qui fait du bien sans choix :
La fortune autrefois, que nous croyons amie,
720 Pour Alcandre éveillée, et pour nous endormie,
A conduit ses desseins, et les nôtres trahis,
Et l’a fait la terreur de nos tristes Pays,
Tandis qu’on s’apprêtait à ces fêtes célèbres,
Dont les jeux périlleux devinrent si funèbres.
SABINE.
725 Ce fut en ce temps-là que je quittai la Cour,
Où du Prince on blâmait déjà le fol amour.
ISABELLE.
Je la blâmais aussi cette audace funeste :
Mais le Roi l’approuvait. Écoute donc le reste.
Un Marchand étranger, dans ma chambre introduit,
730 Des plus riches trésors que l’Orient produit ;
À mes yeux étala les pièces les plus rares,
Et qui pouvaient le plus saouler les coeurs avares.
Une boîte d’émail, que l’art enchérissait,
Plus qu’un gros diamant, qui l’oeil éblouissait,
735 Me fit voir en l’ouvrant mon image portraite,
Et qui semblait parler tant elle était bien faite,
Surprise à cet objet, si jamais je la fus ;
Je vis que ce Marchand n’était pas moins confus.
Alcandre, me dit-il d’une face étonnée,
740 M’a depuis quelques jours cette boîte donnée.
Alcandre de Sicile, un Prince que vos yeux,
Font un captif soumis, d’un vainqueur odieux.
Votre portrait, Madame, a fait cette merveille,
Votre célèbre nom ravissait son oreille.
745 Et quand dans un portrait il vit votre beauté,
Ce cher portrait depuis fit sa félicité :
Mais d’un si grand trésor ne s’estimant pas digne,
Et par cet humble aveu se voulant rendre insigne
Entre tous les amants qui souffrent dans vos fers,
750 Ce Prince généreux que j’aime et que je sers,
M’a par un ordre exprès commandé de vous rendre,
Ce portrait, ou plutôt, tout le bonheur d’Alcandre ;
Car je ne doute point, privé de ce portrait,
Qu’il ne meure bientôt, vous aimant comme il fait.
755 Après m’avoir tenu ce surprenant langage,
Il sortit, me laissant cette boîte pour gage
Que dès le jour d’après, il viendrait sans manquer,
Contenter mon désir, la vendre, ou la troquer.
Je l’ouvris : mais Sabine, au lieu de ma figure,
760 D’Alcandre j’aperçus la galante peinture,
Si semblable au Marchand, que je reconnus bien,
Qu’Alcandre, et le Marchand ne différaient en rien.
SABINE.
Quoi ! Madame, c’était...
ISABELLE.
Quoi ! Madame, c’était... Le Prince Alcandre même.
SABINE.
Ha ! Voilà de l’amour le plus beau stratagème ?
765 Ô que j’aime ce Prince, et ne revint-il plus ?
ISABELLE.
Tu le sauras bientôt, ne m’interromps donc plus,
Lors je me figurai, qu’il se pouvait bien faire,
Qu’un Prince plein d’amour, en amant téméraire,
Aurait pour m’approcher le Marchand contrefait,
770 Et pour se découvrir supposé son portrait.
J’y reportai les yeux, et j’y crus voir les marques,
Et l’air grand qu le Ciel donne au front des Monarques :
Mais insensiblement, je ne m’avisais pas,
Qu’en ce fatal portrait, je trouvais trop d’appas.
775 Que te dirai-je plus ? Je le revis encore,
Ce Marchand, ou plutôt ce Prince qui m’adore :
Mais si beau, si bien fait, n’étant plus déguisé,
Que de gagner mon coeur, il lui fut fort aisé :
Ainsi l’amour vainquit, et nos coeurs s’échangèrent :
780 Ainsi deux ennemis se réconcilièrent ;
Ainsi souvent depuis nos mutuels serments
Amusèrent l’espoir de deux jeunes amants.
SABINE.
Je ne devinais pas de vos pleurs l’origine,
Et je ne pense pas qu’un autre la devine.
ISABELLE.
785 Tu peux juger par là que mes yeux languissants,
Ne pleurent point les morts, et pleurent les absents.
Je sens pour mon cousin, un regret vraisemblable ;
J’ai pour mon cher Alcandre une peur véritable ;
Les guerres, les discorts qui brouillent nos maisons,
790 Combattent mon amour de puissantes raisons ;
Ils lui disent qu’Alcandre au pouvoir de mon père,
Ne peut pas éviter les traits de sa colère :
Et mon amour leur dit, que ni sexe, ni rang,
Ni devoir, ni respect, ni la force du sang,
795 Ne peuvent m’empêcher qu’au meurtrier d’Alcandre,
Fût-ce même le Roi, je ne me fasse entendre,
Détestant sa rigueur, souhaitant le trépas,
Et que même à ses yeux je ne le cherche pas.
SABINE.
L’honneur d’un tel secret m’a beaucoup obligée :
800 Mais, Madame, pour vous je me sens affligée,
Je vois plusieurs desseins aux vôtres opposés.
ISABELLE.
Pourvu qu’Alcandre vive, ils me seront aisés
Ne perdons point de temps, va savoir de Constance,
Quand je la pourrai voir, pour chose d’importance.
805 Si tu m’aimes, va vite, et fais adroitement
Qu’elle vienne aussitôt dans mon appartement.