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ŒUVRES COMPLETTES D E
M. DE MARIVAUX.
TOME IX.
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OEUVR.ES COMPLETTES
1
DE
M. DE MARIVAUX, De l'Académie Françoise.
TOME NEUVIEME.
A PARIS, Chez la Veuve DUCHESNE, Libraire, rue Saint-Jacques, au Temple du Goût.
M. DCC. LXXXI.
rAvec Approbation & Privilège du Rûim
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L E
SPECTATEUR FRANÇOIS,
Suivi de plusieurs Pieces dans le même genre.
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AVIS DE l'EBIIÉ DR.
LES Ouvrages de M. de Marivaux portent presque tous l'empreinte d'une pénétration peu commune; personne n'a fait plus subtilement que lui l'analyse des mouvements du cœur : il en connoît les ressorts les plus déliés ; il à la vue si perçante, pour découvrir les objets incf* raux, qu'un Lecteur est étonné d'apper- cevoir ce que souvent il n'auroit pas vu sans lui : ces fortes de découvertes ont exigé de sa part un style convenable à ce qu'il appercevoit. C'est ce style particu- lier, & le seul qui convenoit à la cho- se, qui l'a fait regarder comme un Au-
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teur img ulier dans les C{J) l'cff¡ Ci ns : on n'a pas fçii sentir d'abord que la findfe de ses pensées ne pouvoir être ren d ue autrement s on a mis sur le compte du style ce qui appartenoit à sa pénétration & j'ôse dire qu'alors on le condamna sans l'entendre Depuis long-temps les personnes judicieuses sont revenues à la vérité ; (x l'on sçait gré à M. de Ma- rivaux d'avoir pu a Pi u jet tir son style au genre des matieres qu'il traitoit. Il sera chez la postérité un Auteur InglLler qu'on lira avec plaisir 6c utilité.
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L E
SPECTATEUR FRA N Ç OIS.
PREMIERE FEUILLE.
LECTEUR,je neveux point vous tromper, & je vous avertis d'avance que ce n'est point un auteur que vous allez lire ici. Un auteur est un homme, à qui, dans son loisir , il prend une envie vague de penser sur une ou plusieurs matieres : & l'on pourroit appeller cela, réfléchir à propos de rien. Ce genre de travail nous a souvent produit d'excellentes choses, j'en conviens ; mais pour l'ordinaire, on y sent plus de souplesse d'esprit, que de naïveté & de vérité ; du moins est-il vrai de dire qu'il y a tou jours je ne sçais quel goût artificiel dans la liaison
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des pensées auxquelles on s'excite, Car enfin , Ï~ çhoix de ces pensées est alors purement arbitraire e- c'est-là réfléchir en auteur : ne feroit-il pas plus curieux de nous voir penser en homme ? En un ÏPOt 3 l'esprit humain, quand le hasard des objets, ou l'ocçasion l'inspire, ne produiroit-il pas des idées plus sensibles & moins étrangères à nous qu'il n'en produit dans cet exercice forcé qu'il se donne en composant?
Pour moi, ce fut toujours mon sentiment : ainsi je ne fuis point auteur, & j'aurois été, je pense , fort embarrassé de le devenir, Quoi ! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu'on n'auroit point, si l'on ne s'avisoit d'y tâcher ; cela me passe : je ne sçais point créer , je sçais feulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait naître, & je ferois fâché d'y mettre rien du mien.
Je n'examine pas si celle-ci est plus fine, (i celle- la l'est moins ; car mon dessein n'est de penser ni bien ni mal, mais feulement de recueillir fidèlement ce qui me vient d'après le tour d'imagination que me donnent les choses que je vois ou que j'entends; & c'est de ce tour d'imagination, ou, pour mieux dire, de ce qu'il produit, que je voudrois que les hommes nous rendîssent compte, quand les objets les frappent:
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Peut-être, dira-t-on, ce qu'ils imagineroient alors, nous ennuieroit-il. Et moi, je n'en crois rien : feroit-ce qu'il y auroit moins d'esprit, moins de délicatesse , ou moins de force dans les idées de ce genre ? Point du tout ; il y régneroit feulement une autre forte d'esprit, de délicatesse & de force ; & Cette autre sorte-là vaudroit bien celle qui naît du travail & de l'attention.
Tout ce que je dis-là, n'est aussi qu'une réflexion que le hasard m'a fournie : voici comment.
Je viens de voir un homme qui attendoit un grand Seigneur dans sa salle: je l'examinois, parce que je lui trouvois un air de probité, mêlé d'une tristesse timide ; sa physionomie & les chagrins que je lui supposois, m'intéressoient en sa faveur. Hélas !
disois-je en moi-même, l'honnête-homme est pref que toujours triste, presque toujours sans biens, presque toujours humilié ; il n'a point d'amis, parce que son amitié n'est bonne à rien : on dit de lui, c'est un honnête-homme ; mais ceux qui le disent, le fuient, le dédaignent, le méprirent, rougissent même de se trouver avec lui: & pourquoi ? c'est qu'il n'est qu'estimable.
En faisant cette réflexion, je voyois dans la même salle des hommes d'une physionomie libre & hardie, d'une démarche ferme, d'un regard
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brusque & aisé: je leur devinois un cœur dur, à travers l'air tranquille & satisfait de leur visage: il n'y avoit pas jusqu'à leur embonpoint qui ns me choquât. Celui-ci, disois-je, est vétu simplement ; mais dans un goût de simplicité , garant de son opulence ; & l'on voit bien à son habit, que son équipage & ses valets l'attendent à la porte.
4 L'or & l'argent brillent sur les habits de cet autre. Ne rougit-il pas d'étaler sur lui plus de biens que je n'ai de revenu ? Non, disois-je, il n'en rougit point.
Je fais le philosophe ici : mais si j'avois affaire à lui, je verrois s'il a tort de s'habiller ainsi, 8ç si ses habits superbes ne reprendroient pas sur mon imagination les droits que ma morale leur dispute.
C'étoit donc dans de pareilles pensées que je m'amusois avec moi-même , quand le grand Seigneur vint dans la salle. L'homme, pour qui je m'intéressois , ne se présenta à lui que le dernier.
Sa discrétion n'étoit pas sans mystere ; c'est que "- son visage indigent n'étoit pas de mise avec celui de tant de gens heureux.
Enfin, il s'avança : mais le grand Seigneur sortoit déjà de la salle , quand il l'aborda. Il le suivit donc du mieux qu'il put, car l'autre marchoit à
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grands pas ; je voyois mon homme essoufflé tâcher de vaincre, à force de poitrine , la difficulté de s'exprimer en marchant trop vîte; mais il avoi t beau faire , il articuloit fort mal. Quand on demande des grâces aux puissants de ce monde , & qu'on a le cœur bien placé, on a toujours l'haleine courte.
J'entendis le grand Seigneur lui répondre, mais sans regarder, & prêt à monter en carrosse : la moitié de sa réponse se perdit dans le mouvement qu'il fit pour y monter. Un laquais de six pieds vint fermer la portiere; & le carrosse avoit déjà fait plus de vingt pas , que mon homme avoit encore le cou tendu pour entendre ce que le Seigneur lui avoit dit.
Supposons à présent que cet homme ait de l'esprit. Croyez-vous en vérité que ce qu'il sentit en se retirant, ne valût pas bien ce que l'auteur le plus subtil pourroit imaginer dans son cabinet en pareil cas ? Allez l'interroger, demandez-lui ce qu'il pense de ce grand Seigneur : il vient d'en essuyer cette distraction hautaine que donne à la plupart de ses pareils le sentiment gigantesque qu'ils ont d'eux-mêmes. Ce Seigneur , par un ton de voix indiscret, & sans miséricorde, vient d'instruire toute la salle, que cet honnête-homme est
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sans fortune. Quel est encore une fois l'auteur dont les idées ne soient de pures rêveries, en comparaison des sentiments qui vont saisir notre infortuné ?
Grands de ce monde, si les portraits qu'on a faits de vous dans tant de livres, étoient aussi parlants, que l'est le tableau fous lequel il vous envisage, vous frémiriez des injures dont votre orgueil contri ste, étonne , & désespere la généreuse fierté de l'honnête- homme qui a besoin de vous, Ces prestiges de vanité qui vous font oublier qui vous êtes ; ces prestiges se dissiperoient; & la nature soulevée, en dépit de toutes vos chimeres, vous feroit sentir qu'un homme, quel qu'il soit, est votre semblable. Vous vous amusez, dans un Auteur, des traits ingénieux qu'il emploie pour vous peindre. Le langage de l'homme en question vous corrigeroit ; son cœur, dans ses gémissements, trouveroit la clef du vôtre; il y auroit dans ses sentiments une convenance infaillible avec les sentiments d'humanité, dont vous êtes encore capables , Sç qu'interrompent vos illusions.
Je conclus donc, du plus ou du moins, en suivant mon principe: oui, je préfererois toutes les idées fortuites, que le hasard nous donne, à
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celles que la recherche la plus ingénieuse pour roit nous fournir dans le travail.
Enfin, c'est ainli que je pense, & j'ai toujours agi conséquemment : je fuis né de maniere que tout me devient une matiere de réflexion ; c'est comme une philosophie de tempérament que j'ai reçue, & que le moindre objet met en exercice.
Je ne destine aucun caractere à mes idées; c'est le hasard qui leur donne le ton : de-là vient qu'une bagatelle me jette quelquefois dans le sérieux, pendant que l'objet le plus grave me fait rire : & quand j'examine après le parti que mon imagination a pris, je vois souvent qu'elle ne s'est point trompée.
Quoi qu'il en foit, je souhaite que mes réflexions puisent être utiles. Peut-être le feront-elles; & ce n'cil que dans cette vue que je les donne, & non pour éprouver si l'on me trouvera de l'esprit. Si j'en ai, je crois en vérité que personne ne le sçait; car je n'ai jamais pris la peine de soutenir une conversation , ni de défendre mes opinions, & cela par une paresse insurmontable.
D'ailleurs, mon âge avancé,' mes voyages, la longue habitude de ne vivre que pour voir de ue pour entendre, & l'expérience que j'ai acquise,
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ont émoussé mon amour-propre sur mille petits plaisirs de vanité, qui peuvent amuser les autres hommes : de forte que si mes amis venoient me dire que je passe pour un bel-esprit , je ne sens pas, en vérité, que j'en fusse plus content de moimême; mais si je voyois que quelqu'un eût fait quelque profit en lisant mes réflexions, se fût corrigé d'un défaut, oh ! cela me toucheroit ; & ce plaisir-là feroit encore de ma compétence.
Au reste , on ne doit s'attendre dans mes réflexions qu'à des discours généraux. Il ne m'est jamais venu dans l'esprit ni rien de malin, ni rien de trop libre. Je hàîs tout ce qui s'écarte des bonnes mœurs. Je fuis né le plus humain de tous les hommes, & ce caractere a toujours présidé sur toutes mes idées.
A l'âge de dix-sept ans, je m'attachai à une jeune Demoiselle, à qui je dois, le genre de vie que j'embrassai. Je n'étois pas mal fait alors, j'avois l'humeur douce & les manieres tendres. La sagesse que je remarquois dans cette fille, m'avoit rendu sensible à sa beauté. Je lui trouvois d'ailleurs tant d'indifférence pour ses charmes, que j'aurois juré qu'elle les ignorait. Que j'étois simple dans ce temps-là! Quel plaisir ! disois-je en moi-même; si je puis me faire aimer d'une fille qui ne souhaite
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pas d'avoir des Amants, puisqu'elle est belle, sans y prendre garde, & que par conséquent elle n'est pas coquette. Jamais je ne me féparois d'elle, que ma tendre surprise n'augmentât, de voir tant de grâces dans un objet qui ne s'en estimoit pas davantage. Etoit-elle assise ou debout, parloit-elle ou marchoit-elle, il me sembloit toujours qu'elle n'y entendoit point hneÍfe, & qu'elle ne songèoit à rien moins qu'à être ce qu'elle étoit.
Un jour qu'à la Campagne je venois de là quitter, un gant que j'avois oublié, fit que je retournai sur mes pas , pour l'aller chercher: j'apperçus la Belle de loin, qui se regardoit dans un miroir, & je remarquai, à mon grand étonnement, qu'elle s'y représentoit à elle-même dans tous les sens ou,, durant notre entretien, j'avois vu son visage; & il se trouvoit que ses airs de physionomie que j'avois crus si naïfs n'étoient, à les bien nommer, que des tours de gibeciere: je jugeois de loin que sa vanité en adoptoit quelques-uns, qu'elle en réformoit d'autres : c'étoient de petites façons, qu'on auroit pu noter, & qu'une femme auroit pu apprendre comme un air de musique. Je tremblai du péril que j'aurois couru, si j'avois eu le malheur d'essuyer encore de bonne-foi ses friponneries, au point de perfection où son habileté les
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portoit; mais je l'avois cru naturelle, & ne l'avois aimée que sur ce pied-là ; de forte que mon amour cessa tout-d'un-coup, comme si mon cœur ne s'étoit attendri que fous condition. Elle m'apper- çut à son tour dans son miroir, & rougit. Pour moi j'entrai en riant, & ramassant mon gant: ah f Mademoiselle, je vous demande pardon, lui dis-je, d'avoir mis jusqu'ici sur le compte de la natures des appas dont tout l'honneur n'est dû qu'à votre industrie. Qu'est-ce que c'est? que signifie ce discours, me répondit - elle ? Vous parlerai-je plusfranchement, lui dis-je ? Je viens de voir les machines de l'Opéra. Il me divertira toujours, mais il me touchera moins. Je sortis là-dessus, & c'est de cette aventure que naquit en moi cette mifathropie qui ne m'a point quitté, & qui m'a fait pLÍrer ma vie à examiner les hom- mes, & à m'amuser de mes réflexions.
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DEUXIEME FEUILLE.
LES austérités des fameux Anachorètes de la Thébaïde; les supplices ingénieux qu'ils inventoient contre eux-mêmes, pour tourmenter la nature; cette mort toujours nouvelle, toujours douloureuse qu'ils donnoient à leurs sens : tout cela , joint à l'horreur de leurs déserts, ne com- pofoit peut- être pas la valeur des peines que peut éprouver une femme du monde, jeune, aimable, aimée, & qui veut être vertueuse.
Ce que je dis-là paroîtra sans doute ridicule à bien des gens. Un Anachorète ! s'écriera-t-on : un homme atténué, mourant, épuisé de jeûnes & de veilles ! un homme.! Mais ce n'est plus un homme ; ce n'en font plus que les ruines. Jugez de ses souffrances par leurs effets, jugez de ses combats par la désolation du champ de bataille ; que deviendra votre parallele ?
Vous nous parlez d'une jeune femme aimable; & ce font des yeux brillants, c'est une fante , ce font des appas nés du fein de la mollesse & de l'oisiveté ; c'est l'ouvrage de la profane com
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plaisance pour foi-même, que vous comparez à l'ouvrage de la rupture la plus sévere avec ses sens. Depuis quand le duvet est-iî plus fatiguant que la dure ? depuis quand celui qui dort à son aise, est-il plus malade que celui qui veille presque toujours? quoi! se nourrir délicieusement, agacer son appetit par une abfiinence induftrieu- se, fera plus pénible que mourir de faim !
Voilà ce qu'on peut me dire; voilà la déclamation qu'on peut faire contre mon sentiment.
Peut être m'auroit-il paru ridicule à moi-même, il n'y a qu'une heure : mais lisez la lettre que je vais rapporter ; c'est cette lettre qui a débauché mon jugement. Un de mes amis, dont je fuis le confident, vient de me la donner ; il l'a reçue d'une jeune Dame dont il est éperduement amoureux ; lisez-la, elle argumentera mieux que moi contre vous.
- « Vous m'aimez, Mansieur, & quand vous ne 03 me l'auriez pas dit tant de fois, je n'en ferois 95 pas moins persuadée. Oui, vous m'aimez; je le 35 fçavois même avant que vous me l'euffiezavoué.
95 Je vous examinois quelquefois, sans le vouloir : .35 & je vous trouvois, comme il me sembloit qu'on 35 devoit être, quand on aimoit. Hélas ! je ne •» sçavois pas encore que je fouhaitois alors de 53 vous
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35 vous trouver comme: vous étiez. Juste Ciel!
« moi, qui n'avois jamais eu d'amour, comment u,, pénétrois-je celui que vous me cachiez? com» ment étois- je sure que je ne me trompais pas?
M d'où vient que je ne m'appercevois pas que je 30 vous aimois moi-même ? Le voilà, cet aveu que 35 vous demandiez; voilà ce mot si important à 35 votre bonheur , & que je n'osai prononcer » dans notre dernier entretien. Hélas ! vous n'en « aviez pas besoin non plus, & j'étois folle de 3j n'oser vous dire ce que vous voyiez si claireas ment. Pour un aveu que vous refusoit ma bou- » che, cômbien ma complaisance pour vos dira» cours vous en prodiguoit-elle? souvenez-vous 33 de vos caresses. Il est vrai qu'elles étoient inocentes; mais je m'en défendais mal. Eh !
35 n'étoit-ce pas vous les rendre ?. n'importe, soyez 35 content, je vous aime; & tout inutile qu'il est 55 de vous le dire, je m'en étois fait une honte, u & je vous la sacrifie. Je me flattois de n'avoir pas encore violé mon devoir, tant que cet aveu » restoit à faire. Malheureuse illusion! qu'étoit 35 devenue ma raison ? j'aimois , & je ne m'en em35 barraffois pas. Je regardois cela comme rien 3j je me croyoistoujours vertueuse, feuleniet pour 33 n'avoir pas dit que je ne l'étois plus. Je dois ma
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33 tendresse à mon mari : cependant, au moment J3 où je parle, elle est toute à vous. Juste Ciel !
i, pourquoi faut-il que ce foit un crime ? que dis-je * >i cruel que vous êtes! voyez le désordre que vous » avez porté dans mon cœur; voyez ce que je 55 deviendrois, si je continuois à vous voir. Je ne ) vous cele rien; car enfin , dans l'état où je fuis, 3' j'ai besoin de vous parler sans retenue ; ma foi"blesse a besoin de se répandre : c'est un crime 53 encore , mais il m'est nécessaire; je ferois trop 33 exposée , si je -voulais combattre tous les 35 mouvements qui me viennent. Je vous décou35 vre mon état : cette fatisfaétion coupable que 35 je me donne, rendra peut-être ma passion moins 33 pesante. Ma passion! Justes Dieux ! n'ctes-vous 33 point étonné vous-même de ce que vous lisez ?
) Vous qui n'osiez me déclarer votre amour, qui 35 m'en avez fait l'aveu avec tant de crainte, qui as m'en entreteniez avec tant de respeét, qui ne » me demandiez le mien qu'en tremblant, me re33 connoissez-vous? je n'avois rien à me reprocher; 33 j'avois lieu d'être contente de moi : vous m'ef33 timiez, je m'eftimois moi-même : je vivois en 33 repos & dans l'innocence. Où font tous ces 33 biens-là? vous m'aimez, & vous me les avez ôtés ; » & vous voulez que je vous aime ; & vous dL*
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35 tes que vous feriez heureux, si je vous aimois!
53 quel étrange bonheur vous proposez-vous ! mes » égarements, & la perte de ma vertu vous ren35 dront donc heureux ! & vous appellez cela mi.
35 mer! voilà les sentiments que vous voulez que "je récoinpense ! ah! juste Ciel! qu'est - ce que » c'est qu'un amant ! la haîne du plus mortel a» ennemi me feroit-elle autant de mal que vous 35 m'en souhaitez ? eh! bien: je fuis dans le trou» ble, dans la douleut, dans les larmes. Mort 5> mari m'est presque odieux : ce qui me reste de » vertu presqu'insupportable : je fuis digne de s» compassion ; je vous en ferai sans doute à vous¿ 3> même ; en est-ce assez ? êtes-vous heureux ? non, < 33 vous vous plaindrez encore ; mon malheur n'effc 55 pas au point où vous le voudriez; vous aspi» rez à me rendre encore plus méprisable, Se » vous avez raison. Je fuis bien digne de l'ou» frage que me font vos desseins; mais que fais3» je ? d'où vient vous rendre compte de ce que 33 je sens ? d'où vient que j'entre avec tant d'abon55 dattee dans un détail si honteux? d'où vient 33 qu'il m'entraîne ? il est pourtant vrai que je me »5 repens ifncerement d'avoir bleÍfé mon devoir.
53 Hélas ! eSt -il bien vrai que je m'en repente?
» eh ! comment m'en aiîurer? puis-je rien démê-
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33 1er dans mon cœur? je veux me chercher, & 33 je me perds. Comment, avec tant d'amour, aj puis-je rçavoir si je merepensd'aimer ? je renonce 33 à vous, & je vous regrette : je veux vous ôter ,;) toute espérance , & j'ai peur que vous croyiez 33 que je ne vous aime point; enfin de quelque » côté que je me tourne , tout est péril pour moi ; & la confusion où je fuis de ma foiblesse, 33 & les efforts que je fais pour combattre, & 33 la résolution de ne vous plus voir, tout est ) empoisonné, tout devient amour, dès que j'y 33 songe. 0 Ciel ! que je fuis égarée ! qu'une 33 femme à ma place dl: à plaindre d'avoir pris 33 de l'amour ! quelle punition pour elle que le » plaisir qu'il lui fait! grâce au Ciel, j'y renonce 3'1 à ce plaisir; je le détefie; je vais redevenir 33 vertueuse ; je retrouverai le plaisir que j'avois 33 à l'être. Oui, Monsieur, mon parti est pris; 33 je ne vous verrai plus. Il ne falloit que deux 33 mots pour vous l'écrire, &. je n'avois pas des33 fein de vous en marquer davantage : mais je l'ai 33 tenté inutilement dans quatre lettres que j'ai 33 toutes rebutées. Voici la moins honteuse pour 3j moi, que je vous envoie : c'est presque vous 33 les envoyer toutes, que vous avouer que je les t ) ai écrites : mais après ce qui m'est échappé dans
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ai celle que vous lisez, je ne puis gueres me faire « de nouveaux affronts. D'ailleurs, puisque je ne vous, verrai plus, & que je rentre dans mon » devoir, les peines que je vais souffrir, fatisfe33 ront bien à mes fautes. Mais, ne fionirai-je ja- 33 mais ? ce que je dis, ne ressemble point à ce 33 que je veux dire. Je pense que je ne veux plus 33 aimer, & toujours je répété que j'aime. N'im33 porte, n'espérez rien d'un sentiment involon» taire; ce n'est: plus moi qui aime; je ne fuis 33 plus coupable; peut-être je ne l'ai jamais été: 33 c'est vous qui l'étiez , c'est la foiblesse que vous 33 m'aviez donnée, c'est mon cœur qui ne dépen33 doit plus de moi. Aujourd'hui, tout cela m'est » étranger : aujourd'hui , je romps avec ce cœur » lâche, avec cette foiblesse, avec mon féduc» teur, enfin avec vous. Vous n'en ferez pas 33 persuadé, & vous allez prendre ce que je dis 33 pour de l'emportement & du trouble : vous » vous trompez; ma résolution ne vient pas d'être 33 formée. Vous sçavez que ma mere demeure ici ; 3* vous connoissez son caractere : hier au matin, 33 je lui confiai ma situation ; elle en frémit, au33 tant qu'il m'étoit nécessaire. Ainsi, voilà sa » vertu dans les intérêts de mon devoir. Le foir, u mon mari & moi, nous parlâmes de vous, il
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33 fit votre éloge, & ce fut un coup de poignard 33 pour moi : lui, qui vous estime tant, mériteaï t-il de se tromper si cruellement sur votre compte?
33 jettons tous deux les yeux sur nous. Que de 33 devoirs violés de part & d'autre ! perfides que 33 nous sommes! nous nous ferions aimés; sans » doute nous ferions-nous juré de nous aimer tou33 jours ? Ah ! Monsieur, à qui devois-je plus de 33 fidélité qu'à mon mari? à qui, vous, en deviez, 33 vous plus qu'à l'honneur? vous auriez trahi votre 13 ami, j'aurois trahi mon époux; ne voyez-vous 33 pas qu'enfin nous nous ferions trahi tous deux ?
m vous n'auriez donc aimé qu'une femme indigne, 33 & je n'aurois aimé qu'un malhonnête-homme.
» Juste Ciel ! cette réflexion m'attendrit sur vous , 33 & je ne me reproche point le mouvement de 33 tendreire qui me vient ici. Vous êtes naturel..
33 lement vertueux : quel malheur, que vous ces33 fâmez de fetre ! & ce malheur, voudriez-vous » qu'il f LIt mon ouvrage? voilà ce que je sens , » rendez-moi tendresse pour tepdresse. Que la » vôtre, à-présent ressemble à la mienne; vous 33 avez les mêmes réflexions à faire sur moi, c'est ) même horreur à envisager pour nous deux v Je fuis née vertueuse aussi-bien que vous : auriez-vous le courage de m'ôter ma vertu ? m'ôt§i
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» ma vertu ! l'amour même, dans une âme comme 33 la vôtre est-il compatible avec cette idée-là?
ai je sçais bien que nous aurons quelque peine à » penser toujours de même, mais j'y ai pourvu: sa j'ai fait remarquer à mon mari que vous ve» niez souvent ici, & que vos visites, toutes inno- » centes qu'elles étoient, pouvoient nuire à une 33 femme de mon âge. Il vous le dira, il me l'a pro- 33 mis; prenez votre parti là-dessus. Si je vous re- 33 vois encore chez moi, mon mari fçaura que 33 je vous aime : j'y fuis résolue ; j'en perdrai peut33 être son estime & son amour : mais, pour les 33 mériter, il faut me résoudre à les perdre, & 33 si ce n'est encore assez, j'instruirai tous mes 33 amis de ma foiblesse : ils feront autant de bar33 rieres que je mettrai entre vous & moi. Voilà 33 des extrémités , où assurément vous êtes inca- 33 pable de me réduire ; il me suffit de vous les 33 montrer. Je ne vous demande ni votre fou33 venir, ni votre oubli : je fuis encore trop foi33 ble, pour oser m'examiner là-dessus; & je ne 33 veux pas sçavoir lequel des deux je fouhaite33 rois. Pour moi, je vais tâcher de vous oublier; aa je ne fuis point obligée d'y réussir : mais je fuis » obligée de faire , toute ma vie, ce que je pourrai
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3î pour cela, & je vais remplir mes devoirs : je 9: ne vous verrai plus. Adieu n.
Mon ami, après m'avoir lû cette Lettre, me dit qu'il y avoit fait réponse au gré fie la vertu de. cette Dame, & qu'il partoit le lendemain, pour sa Province.
TROISIEME FEUILLE.
JE sortois, il y a quelques jours , de la Corné-* die , où j'avois étç voir Romulus, qui m'avoit charmé ; & je disois en moi même : on dit communément 1 'élégant Racine, & le sublime Corneille Quelle épithete donnera-t-on à cet homme-ci ; j.
n'en sçais rien : mais il est beau de les avoir mé rité toutes deux, J'étais donc profondément occupé de cette Tragédie , de l'élévation sensée des idées de l'auteur, de la continuité de cette élévation. J'aimois, dans la fierté de Tatius, cette rucJelTe fies; premiers temps, ce courage inaccessible aux conseils de la nécessité, & digne alors d'un Roi légitime , qui sçavoit être; plus vertueux que rai- nnbl, J'aimais à voir Hersilie ressembler dan^
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son espece à son pere, se punir d'aimer en secret Romulus, en lui montrant de la haîne, & peutêtre le maltraiter plus que s'il lui avoit été indifferent ; avouer enfin son amour : mais difoisje en moi-même, que devient cet aveu, placé comme il est? c'est une exposition rapide de tous les sacrifices qu'elle a faits de ses mouvements à sa vertu ; c'est un torrent de tous les sentiments qu'elle avoit retenus : c'est le salut de son pere & de son amant; & cet amant, quel est-il? quel est son caractère ? c'est toute la vertu, toute la générosité possible , tour-à-tour maitresse & dé.
pendante du libertinage des sentiments d'un jeune homme, & d'un jeune homme, chef de Bandits illustres.
C'étoient-là les pensées qui m'occupaient, lorsqu'en descendant l'escalier de la Comédie, je me sentis arrêté par une Dame plus âgée que moi, & avec qui je fuis sur le pied d'un ami de trente ans. Vieux rêveur , me dit-elle, en me tirant par la manche, voulez-vous venir souper chez moi?
Soit, mon ancienne, lui répondis-je : notre têteà-tête ne fera point de mauvais exemple. Nous trouverons compagnie , me dit-elle. Là-dessus , nous tâchâmes de percer la foule, & de sortir ; nous eûmes de la peine à en venir à bout,
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Pendant les petites pauses que nous étions obligés de faire par intervalles, mon esprit pensif s'exerçoit à son ordinaire. Je regardois passer le monde; je ne voyois pas un visage qui ne fût accommodé d'un nez, de deux yeux & d'une bouche; & je n'en remarquois pas un sur qui la nature n'eût ajusté tout cela dans un goût différent.
J'examinois donc tous ces porteurs de visages ,
hommes & femmes: je tâchoisde démêler ce que chacun pensoit de son lot; comment il s'en trouvoit: par exemple, s'il y en avoit quelqu'un qui prît le fien en patience, faute de pouvoir faire mieux; mais je n'en découvris pas un , dont la contenance ne me dit : je m'y tiens. J'en voyois cependant , sur-tout des femmes, qui n'auroient pas dû être contentes, & qui auroient pu se plaindre de leur partage , sans passer pour trop difficiles; il me sembloit même qu'à la rencontre de certains visages mieux traités, elles avoient peur d'être obligées d'estimer moins le leur. L'âme souffroit; aussi l'occasion étoit-elle chaude. Jouir d'une mine qu'on a jugé la plus avantageuse , qu'on ne voudroit pas changer pour une autre ; & voir devant ses yeux un maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion que vous avez du vôtre, qui vous présente hardiment le cqm-
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bat, & qui vous jette dans la confusion de douter un moment de la victoire; qui voudroit enfin accuser d'abus le plaisir qu'on a de croire sa physionomie sans reproche & sans pair : ces momenslà font périlleux. Je lifois tout l'embarras du vi- sage insulté; mais cet embarras ne fesoit que passer.
Celle à qui appartenoit ce visage se tiroit à merveille de ce mauvais pas ; & cela, sans doute, par une admirable dextérité d'amour-propre. Une fiere sécurité revenoit sur sa mine; il s'y peignoit un air de distraction dédaigneuse, qui punissoit le visage altier de la vanité de son étalage ; mais qui l'en punissoit habilement, & qui disoit à la rivale , qu'on n'avoit pas feulement pris garde à elle.
Mais, disois- je en moi-même, de quel expé- dient de vanité peut se servir une femme laide , pour entrer, de la meilleure foi du monde, en concurrence avec une femme aimable & belle ?
Si elle a la bouche mal faite , ou si vous voulez, le nez trop long ou trop court, ce nez, quand elle le regarde, se raccourcit-il , ou s'allonge-til? non: ce n'est pas cela, me répondois-je.
Quand une femme se regarde dans son miroir son nez reste fait comme il est; mais elle n'a garde d'aller fixer son attention sur ce nez , avec qui, pour lors, sa vanité ne trouveroit pas son compte ?
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ses yeux glissent feulement dessus; & c'est tout son visage à la fois ; ce font tous ces traits qu'elle regarde, & non pas ce nez infortuné qu'elle esquive, en l'enveloppant dans une vue générale; & de cette façon même il auroit bien du mal- heur, si , tout laid qu'il est, il ne devient piquant , à la faveur des services que lui rendent les autres traits qu'on lui associe : bien plus, ces autres traits n'obligent pas un ingrat ; & ce nez , devenu plus honorable , les accompagne à son tour de fort bonne grâce. Mais ces autres traits feront peut-être. difformes : qu'importe? plusieurs difformités de visage , jointes ensemble , regardées en bloc, maniées & travaillées par une femme qui leur cherche un joli point de vue, en dépit qu'ils en aient, prennent une bonne contenance, & forment aux yeux de la coquette un tout qui l'enchante, qui lui paroît préférable à ce tas de beautés fades qu'elle voit souvent à d'autres fem- mes: & c'est avec ce visage de la composition j de sa vanité , qu'une femme laide ose lutter avec un beau visage de la composition de la nature.
Eh ! qui le croiroit? quelquefois cela lui réussit.
Les femmes n'étoient pas les feules qui me divertissoient, & je trouvois nos jeunes gens tout aussi amusants qu'elles.
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Dans le nombre de ceux-ci, j'en voyois qui sembloient se remuer, étonnés de la noblesse de leur figure, & qui certainement comptoient sur un égal étonnement dans les autres. Ils étoient vains, mais très-sérieusement vains, & comme chargés de l'obligation de l'être : je les interprétois. Quand on est fait comme je fuis, pensoit apparemment chacun d'eux , on laisse agir à l'aise le sentiment qu'on a de ses avantages, en marchant superbement. Moi, je vais mon pas ; ma-
figure est un fardeau de grâces nobles, imposantes, & qui demande tout le recueillement de celui qui la porte. Qu'en dites-vous , hommes étonnés ? qui de vous fonge à faire quelque chicanne à ce maintien ? qui de vous n'avouera pas qu'il me lied bien de me rendre justice? n'estil pas vrai que je vous sur prends, & que la critique est muette à mon aspect ? garre : reculezvous, vous empêchez le jeu de mes mouvements; vous ne voyez mon geste qu'à - demi. Place au Phénomene de la nature : humiliez-vous, figures médiocres ou belles; car c'en: tout un, & vous êtes toutes au même rang auprès de la mienne.
Ce petit discours que je fais tenir à nos jeunes gens, on le regardera comme une plaisanterie de ma part. Je ne dis pas qu'ils pensent très-distinc-
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tement ce que je leur fais penser ; mais tout cela est dans leur tête; & je ne fais que débrouiller le cahos de leurs idées : j'expose en détail ce qu'ils sentent en gros; & voilà, pour ainsi dire, la monnoie de la piece.
Après tout cela, je vais faire un aveu bien singulier; c'est que moi, qui démêlois leurs idées, qui developpois leur orgueil, peu s'en falloit que je ne disse ; ils ont raison. A la lettre , la har- diesse de leur vanité, soutenue d'une belle figure , m'en imposoit; je m'amusois à les trouver bienfaits ; & voilà comme nous sommes tous. De grandes qualités dans un homme, un grand rang , un grand pouvoir font toujours auprès de nous le passeport de ses défauts; & dans le fond, c'est fort bien fait à nous d'être comme cela ; c'est le lien de la société des hommes que cet éblouissement de notre raison, que cette indulgence favorable aux foiblesses de ceux qui nous priment, & de qui nous sommes les inférieurs de façon ou d'autre.
Je continuois mes remarques sur cette foule de monde , qui nous arrêtoit à la porte , lorsqu'enfin nous eûmes le passage libre. J'allai donc souper chez la personne avec qui j'étois : nous y trouvâmes son frere avec une jeune Dame & un jeune Ca-
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valier, de fort bonne façon tous deux. Je vis bien , pendant le repas, qu'ils avoient envie de se plaire l'un à l'autre ; & moi, qui ne fuis plus. -
d'âge à plaire à personne, je pris le parti de m'amuser du petit spectacle qu'ils m'alloient donner. A les entendre parler, je commençai d'abord par sentir qu'ils altéroient le son naturel de leur voix , pour y couler du gracieux ; & qu'en prononçant, il n'y avoit pas jusqu'aux mouvements de leur bouche , qu'ils ne voulussent assortir avec leurs tendres idées. J'aimerois mieux travailler toute une journée, comme un crocheteur, que d'essuyer, deux heures feulement, la fatigue qu'ils se don..
noient, pour imaginer un caractere d'action, qui jettât du goût dans les bras, dans les mains, dans la tête, dans les habits même. Je n'eus pas le temps de voir toute la comédie ; le frere de la Dame, après le repas, me pria d'écouter la traduction qu'il avoit faite d'un manuscrit Espagnol, où, entr'autres choses, il me lut un fonge , dont je fuis d'avis de donner ici le commencement; je dis mal, ce n).ell: qu'une introduction au songe : c'est un jeune Seigneur Espagnol qui parle.
« Chacun croit les usages de son pays les meilw leurs & les plus sensés. Il y avoit déjà quelque » temps que j'étois dans les Gaules, quand un
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3j François, que j'avois vu en Italie, vint me voir.
93 Nous allâmes souper ensemble. Après le repas , 35 notre conversation roula sur l'amour. Il me fit 35 un portrait des manieres d'aimer de son pays 5 M & je lui peignis l'espece d'amour qui régnoit 33 dans le nôtre. Ce sujet fut entre nous une ma33 tiere de dispute assez amusante. Nous exami» nions à qui des deux amours il falloit donner M la préférence : nous pesions nos raisons. Quand 33 il tenoit la balance , les fiennes l'emportoient; 33 quand je la tenois, les miennes avoient leur '}, revanche. Notre examen produisit cependant 33 quelque chose ; c'est que nous nous retirâmes 33 un peu plus éloignés de nous accorder , que 33 nous ne l'avions été d'abord. J'allai me coucher, l'esprit rempli de la question que nous 33 avions agitée, & je m'endormis du sommeil le as plus profond. Dans cet état, je fis un rêve assez » singulier, & si frappant, qu'à mon réveil je 33 n'en perdis pas la moindre circonstance 3>.
Je m'arrête-là, & c'est jusqu'où j'ai pu déchiffrer l'écriture du Traducteur que je prierai de m'aider à lire le reste, que je donnerai la premiere fois.
fl.
QUATRIEME
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QUATRIEME FEUILLE.
TT J'AI promis dans la derhiere feuille dû Specta- teur un rêve tiré d'un manuscrit espagnol ; mais je ne puis m'empêcher de le différer: j'ai quelque chose de plus pressant à dire ; je cède à des réflexions moins amusantes , mais plus inst-ruâives -.
je me reprocherois d'écarter la situation d'esprit où je me trouve ; je me livre aux sentiments qu'elle me donne, qui me pénetrent, & dont je voudrois pouvoir pénétrer les autres. Jamais, peut-être, ne me reviendroient-ils avec ce ca- ractere d'attendrissement qu'ils portent. Je m'ima- gine en devoir compte aux autres ; & je vais essayer de faire passer dans leur âme toute la ch a- leur de l'impression qu'ils me font.
Je viens de rencontrer, ce soir, dans le détour d'une rue , une jeune fille qui m'a demandé l'au- mône : elle pleuroit à chaudes larmes ; son afflic- tion m'a touché. Je l'ai regardée avec attention : je lui ai trouvé de la douceur & des grâces dans la physionomie; beaucoup d'abattement, avec un air confus & embarrassé. Son habit, quoique mau-
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vais, marquoit une condition honnête. Pourquoi pleurez-vous, lui ai-je dit ? Hélas! Monsieur, c'est que je fuis dans un état affreux, m'a-t-elle répondu : mais d'un ton qui m'a saisi j & qui mar^ quoit une désolation profonde.
Là-deuus j'ai été tenté de la laisser, sans lui en demander davantage , pour me sauver de l'Intérêt douloureux qu'elle commençoit à m'inspirer pour elle ; mais je n'ai pu me débarrasser de la pitié qu'elle m'avoit faite : il auroit fallu prendre trop sur moi, & ce ménagement pour moi-même m'au- roit mis plus mal à mon aise , que la plus triste sensibilité pour ses malheurs, Je l'ai donc tirée à quartier, & dans un en" droit où je pouvois l'écouter paisiblement. 4 Mademoiselle, vous me paroissez dans une grande peine , lui ai-je dit, en lui donnant quelque argent: que vous est-il arrivé.? Elle ne m'a répondu d'abord que par des sanglots ; ses larmes ont coulé avec plus d'abondance; enfin, s'étant un peu remise : puisque vous avez la bonté de prendre part à mon affiction, m'a- t-elle dit, je vais vous en instruire.
<c Je fuis une fille de famille ; mon pere avoit ■» une charge assez considérable en Province; il =» mourut, il y a trois ans : le jeu avoit dérangé
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M ses affaires, 3c ma mere est restée veuve, char33 gée de trois filles , dont je fuis l'aînée. Nous 35 sommes venues à Paris, ma mere & moi, après 33 avoir vendu tout ce qui nous restoit, pour 3? hâter la décision d'un procès dont le gain nous 33 rétabliroit. Il y a dix-huit mois que nous fom33 mes ici. Notre Partie, qui est puissante, & qui 33 prévoit qu'un Arrêt ne lui peut être favorable, « a eu assez de crédit pour le reculer : ces lon- 33 gueurs ont consommé ce que nous avions.
33 Dans cette extrémité, nous avons tenté de nous 33 jetter aux pieds de nos Juges, pour implorer » leur Justice ; mais au Palais, nous les avons 33 toujours trouvé entourés de clients, parmi 33 lesquels nous n'osions nous mêler, mal vêtues 33 comme nous sommes: & chez eux, soit que 33 notre figure ne s'attirât pas l'attention de leurs 33 domestiques , ou que nous vînssions à de mau33 vaises heures , on nous a toujours dit que ces 33 Messieurs étoient absents ou occupés ; de forte 33 que nous n'avons nul appui. On néglige de « travailler pour nous, parce que nous n'avons 33 point de quoi paver. Enfin, Monsieur, la mi- 33 fere où nous sommes tombées ; le chagrin, le 33 mauvais air & l'obscurité du lieu où nous lo■ n geons ; la douleur de me voir souffrir moi-
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95 même, & le grand âge, ont entièrement abattu i» ma mere : elle est malade , & tout lui manque ; b, & moi, qui fuis au désespoir de la voir dans 3, cet état-là, il faut, Monsieur, que je com*5 batte encore mon amour & ma compassion pour Ih elle. Si je les écoute, je fuis perdue: un riche ) bourgeois m'offre tous les secours possibles; Ih mais quels secours, Moniteur ! ils fauveroient si la vie à ma mere, ils déshonoreroient éternelleas ment la mienne : voilà mon état ) en est-il de a plus terrible ? J'aime ma mere, & je lui fuis *5 chere ; elle meurt, cela me fait trembler pour 55 nous deux. Dans mon affliction, je lui ai dit 55 les offres de l'homme dont je vous parle. A 55 mon récit, j'ai cru qu'elle alloit expirer entre )) mes bras; elle m'a baignée de ses larmes; elle ai a jette sur moi des yeux tout égarés , & s'est 35 retournée de l'autre côté, sans me dire une » feule parole. Je ne sçais pourquoi je ne l'ai point 55 pressée de me parler : il semble que cette femme » vertueuse ait perdu tout courage, & succombe 35 fous notre malheur; &moi, je voudrois mou- 35 rir pour être délivrée du péril de la voir » Tout honnête-homme sentira combien les dis- cours de cette fille ont dû me toucher. Je lui ai donné ce que j'ai pu; j'ai joint à cela des conseils
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que j'ai cru les plus convenables, & me fuis retiré chez moi presque aussi affligé qu'elle.
Qu'il est triste de voir souffrir quelqu'un, quand on n'est point en état de le secourir , & qu'on a reçu de la nature une âme sensible qui pénetre toute l'affliction des malheureux, qui l'approfondit involontairement, pour qui c'est comme une né- cessité de la comprendre & de ne rien perdre dQ la douleur qui en peut rejaillir sur elle-même !
Juste Ciel ! quels font donc les desseins de la Providence dans le partage mystérieux qu'elle fait des richesses ? pourquoi les prodigue-t-elle à des hommes sans sentiments, nés durs & impitoyables, pendant qu'elle en est avare pour les hommes généreux & compatissants, & qu'à peine leur a-t-elle accordé le nécessaire. Que peuvent, après cela, devenir les malheureux, qui par-là n'ont de ressource, ni dans l'abondance des uns , ni dans la compassion des autres ? Mais ces réflexions , qui naissent de mon impuissante médiocrité, m' écar tent de celles que me fournit l'aventure de U jeune fille en question.
Homme riche , vous, qui voulez triompher de sa vertu par sa misere, de grâce, prêtez-moi votre attention. Ce n'est point une exhortation pieuse , çe ne font point des sentiments dévots que vous
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allez entendre : non , je vais feulement tâcher de vous tenir les discours d'un galant- homme, sujet à ses sens aussi-bien que vous, foible , &, si vous voulez, vicieux; mais chez qui les vices & les foiblesses ne font point féroces, & ne subsistent qu'avec l'aveu d'une humanité généreuse ; oui, vicieux encore une fois, mais en honnête-homme , dont le cœur est heuréusement forcé, quand il le faut, de ménager les intérêts d'autrui dans les siens, & ne peut vouloir d'un plaisir qui feroit la douleur d'un autre.
Je vous suppose jaloux de l'estime des hommes, & du droit de vous estimer vous-même. Si vous n'êtes comme je le dis, ce n'est plus à vous que je parle ; vous n'êtes que la moitié d'une créature humaine ; vous en avez la figure & le penchant au mal : mais vous n'en avez ni la dignité, ni la noblesse ; & pour lors, je m'adresse à d'honnêtesgens, qui, dans une aventure comme la vôtre ,* pourroient se démentir, & se livrer à l'amour d'un vice odieux , préférablement au goût de vertu & de générosité qu'ils ont en eux : goût secourable, qu'ils feroient peut-être avorter dans leur âme; qui cependant les presseroit, qui les pourfuivroit, qu'ils écarteroient, qui reviendroit à la charge ; enfin , qu'ils étoufferaient, de crainte
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de l'aimer, d'y céder, de devenir vertueux, & d'y perdre.
Quoi qu'il en foit, écoutez-moi, si vous le pouvez. Que vous deveniez amoureux d'une femme qui peut se paffer de vous, que nulle affaire importante n'expose à la nécessité de vous recevoir; que vous la tentiez par votre opulence; que vous lui inspiriez l'envie d'être mieux ; qu'à la vue de votre abondance, il lui naisse des besoins qu'elle n'auroit pas connus; que vous profitiez de ces besoins imposteurs ; que vous jettiez dans (ou cœur moitié tendresse pour l'amant, moitié foiblesse pour l'homme riche, vous faites mal, vous êtes un mauvais Chrétien : mais à quelque délica- tesse près, dont je comprends qu'il est difficile d'écouter le scrupule, vous êtes encore galanthomme, suivant le monde.
De même, que la jeunesse & les grâces de la fille dont nous avons parlé, vous aient donné de l'amour; ce n'est pas-là ce qui m'étonne, & ma charge n'est pas de vous inquiéter là-dessus: mais que ce visage frappé de désespoir, dont la souffrance a désolé les traits ; que ces grâces flé- tries par les larmes n'aient pas déconcerté votre amour, ou n'en aient point fait une protection pour cette infortunée; que cet amour, loin de la
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plaindre de tant de maux, n'en ait reçu qu'une confiance plus brutale; que la misere la plus séconde en impressions touchantes, ne l'ait déterminé qu'i l'outrage, & non pas aux bienfaits: que vous dirai-je enfin ? qu'à la vue dun pareil objet, cet amour ne se foit pas fondu en pitié généreuse ; qu'en écoutant cette fille, la charité ne vous ait pas attendri sur le péril où l'exposoit son malheur; que le découragement, la lassitude qui pouvoit la prendre, n'ait pas attiré tous vos égards ; que vous ayez pesé son infortune; que vous en ayez compris l'excès, sans en sentir vos desirs confondus, sans être épouvanté vous-même de vous surprendre. dans le dessein horrible d'en profiter : voilà ce qui me paffe ; c'est une iniquité dont je ne sçais pas comment on peut soutenir le poids ; c'est une intrépidité de vice que mon imagination ne peut atteindre.
Tyran que vous êtes ! qu'avez-vous dit à cette fille, dont vous avez vu la jeunesse en proie à la fureur des derniers besoins? Malheur à toi que la faim dévore ! à qui t'adresses-tu ? mon incon- tinence va prendre avantage de ta misere. Si tes besoins te mettoient moins en prise , tu pourrais n'exciter que ma compassion : mais ils font extrêmes ; ils me corrompent ; il ne s'agit plus de te
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plaindre ; ton honneur m'échapperoit, si j'étois généreux : je l'attends de ton désespoir que ma dureté va pouffer à bout ; &, misérable comme tu l'es, je te vois comme une bonne fortune qui vient s'offrir à ma débauche. Point de secours qui ne fasse ton opprobre ; subis toutes les rigueurs de ton fort; acheve d'en être la viétime. Veux-tu du pain? deviens infâme, & je t'en accorde : voilà tout ce que je sens pour toi, voilà le fruit de l'imprudent aveu de ton infortune.
Est-ce-là ce que vous avez dit à cette fille?
si ce ne font pas-là vos paroles, du moins ce font vos pensées. Vos pensées ! non je ne le puis croire : elles ont peut-être menacé de se montrer; mais vous en avez craint la laideur trop affreuse , & vous vous y êtes refusé. Votre âme n'auroit pu supporter la vue d'une méchanceté si distincte; son libertinage n'auroit pu la sauver des remords , de l'horreur d'elle-même, ni des sentiments d'attendrissement qui l'auroient pressée. La victoire auroit été trop sanglante à remporter sur tout cela ; & ce n'est enfin qu'en vous étourdissant sur votre aétion, que vous l'avez commise. Cependant, valoit-elle que vous renonçâssiez à la satisfaction d'être content de vous, que vous étouffâssiez l'honnête-homme, pour mettre le monstre
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en liberté ? Vous me l'avouerez : vos efforts, pour détruire l'un , vous mettoient mal avec vousmême ; vous n'osiez les réfléchir : vos efforts contre l'autre auroient été presque des plaisirs ; il y feroit entré je ne sçais quelle douceur de vous trouver dans l'ordre, hors de reproche, & comme en état de vous regarder avec quiétude & confiance : il s'y feroit mêlé je ne, sçais quel sentiment de votre innocence, je ne sçais quelle suaviré, que l'âme respire alors, qui l'encourage & lui donne un avant-goût des voluptés qui l'attendent. Oui, voluptés ; c'est le nom que je donne aux témoignages flatteurs qu'on se rend à soi-même, après une action vertueuse ; voluptés bien différentes, des plaisirs que fournit le vice : de celles-ci ,jamais l'âme n'en a satiété ; elle se trouve, en les goûtant , dans la façon d'être la plus délicieuse & la plus superbe : ce ne font point des plaisirs qui la dérobent à elle-même : elle n'en jouit pas dans les ténebres; une douce lumiere les accompagne, qui la penetre, & lui présente le spectacle de son excellence. Voilà les plaisir que vous avez sacrifiés, à l'avilissement des plaisirs du vice ; car, que font-ils? qu'un état de prostitution pour l'âme, qu'elle ne goûte & ne se pardonne qu'à la faveur du trouble qui lui voile son infamie.. Mais c'en Qft-
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assez ; ces réflexions m'ont mené trop loin. Il en naît encore de très-importantes de l'aventure de cette fille & de sa mere, qui n'ont pu aborder leurs Juges, & dont la pauvreté met les affaires, en souffrance ; cela me fournit une matiere digne d'être traitée dans un autre discours. Juges, que les devoirs de votre état font nobles! mais je finis nous les examinerons ailleurs.
CINQUIEME FEUILLE.
A il promis un Rêve, je m'en ressouviens ; mais c'est un rêve qui ne roule que sur l'amour. Ami lecteur, en vérité, cela peut se differer. Je me sens aujourd'hui dans un libertinage d'idées, qui ne peut s'accommoder d'un sujet fixe.
Je viens de voir l'entrée de L'INFANTE. J'ai voulu parcourir les rues pleines de monde. C'est une fête délicieuse pour un Misanthrope, que le Spectacle d'un si grand nombre d'hommes assemblés ; c'est le temps de sa récolte d'idées. Cet innombrable quantité d'especes de mouvements forme à ses yeux un caractere générique. A la fin, tant de sujets se réduisent en un : ce ne font plus des
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hommes différents qu'il contemple, c'est l'homme représenté dans plusieurs mille.
Au milieu de mes réflexions, j'ai apperçu un pauvre Savetier qui travailloit d'un fang-froid ad mirable dans sa boutique. De temps en temps, il jettoit ses regards sur cette-foule de gens curieux qui s'étouffoient; & il critiquoit après leur curiosité , de ses deux épaules qu'il levoit en pitié sur eux.
Il m'a pris envie de voir de près ce Philosophe subalterne, & d'examiner quelle forme pouvoient prendre des idées philosophiques dans la tête, d'un homme qui raccommodoit des souliers.
Je me fuis approché. J'ai fait plus : je lui ai demandé un asyle dans sa boutique contre la foule.
Comment ! lui ai-je dit, vous travaillez , pendant que vous pouvez voir de si belles choses, mon bon-homme.
Pardi ! m'a-t-il répondu, Monsieur, cela est trop beau pour de petites gens comme nous; cela ne nous appartient pas, de voir ces beautés-là : cela est bon pour vous autres gens qui avez votre pain cuit, & qui avez le temps de mettre votre journée à ne rien faire. Voyez-vous, Monsieur ! quand on a de l'ouvrage qu'il faut rendre, ou jeûner., sans en avoir envie , le cheval de bronze marcheroit de ses quatre pattes, que j'aimerois, mardi l
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mieux le croire, que de l'aller voir. Les fainéants ne valent rien à suivre; c'est une compagnie qui n'est pas faine pour ceux-là qui n'ont pas le moyen d'être comme eux. J'interrompis ce discours d'un sourire. Tenez, ajouta-t-il après, en se retour- nant, voilà quatre escabeaux dans ma boutique: je fuis content, comme un Roi, avec cela & mes savattes ; je m'en accommode à merveille, quand je ne m'amuse pas à regarder toutes ces braveries- là : mais si-tôt que je vois tant de beaux équi- pages , & tout ce monde qu'il y a dedans, mes escabeaux & mes savattes me fâchent; je deviens triste ; je n'ai plus de cœur à l'ouvrage. Pardi !
puisque Dieu m'a fait pour raccommoder de vieux souliers, il faut aller mon train, laisser là les autres , & vivre bon serviteur du Roi & des fiens; le reste n'a que faire de moi, ni moi du reste. J'en ferai bien mieux , quand j'aurai été courir la prétantaine, & gagner plus d'appétit qu'à moi n'appartient d'en avoir ! Vous ne sçavez pas ce que c'est que d'être Savetier, cela vous passe.
Ce brute Socrate s'est arrêté-là ; je ne lui ai rien répondu, sinon qu'il avoit raison. La scene a fini par une petite chanson qu'il a entonnée ; & , ma curiosité satisfaite, je me fuis retiré de sa
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boutique, pour aller butiner quelques nouveautés ailleurs.
Je me fuis amusé quelque temps de la populace qui se renversoit la tête pour considerer les arcs de triomphe ; & dans sa façon de voir , j'ai cru démêler que l'admiration du peuple pour une belle chose ne vient pas précisément de ce qu'elle est belle , mais bien des événements plus ou moins importants , qui font qu'elle est exposée-là, & qui la vantent à son imagination.
J'entendois dire de tous côtés : oh ! que cela est beau ! & moi qui allois au principe de cette exclamation dans l'esprit du peuple, je la mettois en forme ; & voici l'espèce d'argument qu'elle me rendait. Hé ! vois-tu tout ce monde? c'est que l'Infante arrive. Tout ce que nous voyons - là est fait pour elle : regardons bien, car assurément cela doit être beau. Oh ! que cela est beau !
Il est certain que ces arcs de triomphe étoient curieux, & que c'étoit une décoration qui avoit beaucoup de dignité: mais , en développant l'esprit de cette populace, je voyois de pauvres enfeignes de cabarets , auxquelles, peut-être, il ne manque , pour être converties en chef-d'ceuvres ; que d'être exposées pour une aventure de con[é.
quence.
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Tableaux de Raphaël, disois-je encore en moi- même, sl vous étiez à la place de ces mêmes enfeignes, j'aurois grande peur que vos curieux ne vous prîssent pour ce que vous paroîtriez ; ja veux mourir, si, en vous voyant, ils s'avisoient de vous deviner là. Hélas ! combien en-il de mauvais tableaux parmi vous, qu'un coup de hasard; qu'une estime visionnaire qui a fait du progrès, vous a donnés pour freres ! & à combien de vos freres a-t-on fait l'injure de ne les pas reconnoître , pour avoir paru trop tard , ou dans une occasion peu favorable !
En vérité , à cela près que nous vivons Se que nous pensons, nous sommes tous des tableaux, les uns pour les autres : notre fortune va du moins ( comme la leur.
Tel est un Raphaël, un tableau du plus grand prix, je veux dire un homme né plein d'esprit de de talents : si le hasard ou sa naissance l'a mal exposé , c'en est fait; il a beau nous voir, nous parler tous les jours, voilà notre discernement en défaut sur son compte; rien ne nous avertit de ce qu'il vaut, la médiocrité de son état l'enve- loppe , pour ainsi dire , d'un nuage qui nous le dérobe: c'est un personnage inutile confondu dans la foule que nous méprisons; il n'a ni biens, ni
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rang ni crédit: voilà le fantôme qui nous frappe à la place de l'homme que nous n'appercevons pas : voilà le masque qui nous cache son visage : enfin, voilà le tableau, tout beau qu'il est, enseigne de cabaret pour toujours. Tel au contraire est un tableau de Barbouilleur; & je le vois entouré de curieux qui lui trouvent un vrai mérite qu'il n'a point. Est -il pesant; parle-t-il peu: ils me disent que c'est un homme froid , mais plein de jugement & de réflexion. Parle-t-il mal & beaucoup : qu'il est agréable & vif ! Ces curieux font donc des bêtes ?
Non, ce font gens d'esprit, & de la meilleure foi du monde, qui le pensent comme ils le disent.
Ils ont peut-être eu quelque peine à se le persuader à eux-mêmes ; mais l'homme dont il s'agit est dans une opulence ou dans un crédit qui le rend nécessaire, & qui a levé leurs doutes. Ils vous diroient volontiers : je n'ai pas d'abord pris cet homme là pour ce qu'il est. Et vous vous écrierez : .voilà des flatteurs. Point du tout; je vous l'ai déjà dit, ils n'ont pas même cet honneur-là. Il n'y a point d'iniquité dans leur fait , ce font en cela de vrais dupes , de vrais innocents , dont l'esprit est , pour ainsi dire , aux gages de l'intérêt; c'est ce misérable intérêt qui a joué ce tour de souplesse à leur jugement, & qui leur fait accroire qu'un
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qu'un grand équipage, un grand nombre de va- lets, une bonne table , font de l'esprit, de la pé- » nétration , de la vivacité & des bons-mots.
C'étaient-là à peu-près les idées qui me venoient succesuvement dans la tête, quand le Roi a passé. Le peuple, à son ordinaire, a crié Vive le Roi : j'ai trouvé ces acclamations attendrissantes. C'étoit plus qu'un Roi, plus qu'un maître qui paroissoit. Ce peuple, dans ses transports , sembloit revêtir ce jeune Prince de titres moins superbes, mais plus aimables, plus touchants, 8c peut - être plus augustes ; c'étoit le bienfaiteur, l'ami de chaque homme de la nation; c'étoit le protecteur, l'espérance , l'amour, & les délices du peuple que l'on voyoit passer.
Rois, Princes de la terre, ce n'est ni la gardequi vous environne, ni cette foule d'hommes fournis qui composent votre Cour, ni vos richesses, ni votre vaste puissance qui seroient mon envie. Ceux qui , parmi vous , ne font sensibles qu'à ces avantages , font simplement des hommes riches, redoutables , puissants , & ne font pas Rois. Assis sur le trône, ils ne regnent pas ; je les vois dans le sein du bonheur sans qu'ils en profitent. Autant que leur vie a d'instants, autant , s'ils veulent, vont-ils goûter de plaisirs 4
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mais des plaisirs vraiment dignes de leur rang , & dont le ciel n'a destiné l'abondance délicieuse, que pour eux seuls. Rois, qu'est-ce donc que votre condition a de flatteur ? quel est celui qui regne ?
quel est le Prince qui jouit des vrais biens attachés au trône? c'est celui qui sçait faire un généreux usage de la crainte & du respect que la majesté de son rang inspire: cette crainte & ce respect font les moindres de ses droits, ou plutôt ils ne font que lui préparer ses véritables droits.
Craint, il n'est encore que le maître: aimé, le voilà Roi. Eh ! comment l'aime-t-on? comptez tous les sentiments de vénération, d'estime , d'admiration ; tous les mouvements de tendresse, de dévouement, de confiance , dont l'homme est capable : voilà de quoi se compose l'amour qu'on a pour un maître dans qui l'on est charmé de trouver un Roi ; enfin voilà les trésors du rang suprême. Un accueil obligeant, un sentiment de bonté, un sourire, un geste , une parole ; Princes, ce font-là pour vous les clefs de ces trésors. Oui, soyez doux, affables, généreux, compatissants, caressants dans vos discours, & vous êtes possesseurs de ces biens dont l'ambition a fait les grandshommes , &.dont à peine ont-ils pu s'acquérir une petite partie.
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Quelqu'un que j'ai entendu parler alors d'un ton de voix extrêmement haut, a mis fin à mes réflexions: là-dessus je me suis retourné, & j'ai vu plusieurs hommes qui en entouroient un autre qui leur parloit avec beaucoup d'action : j'ai soupçonné qu'il y auroit-là quelque chose pour moi ; je me fuis donc approché; je ne répéterai point ce qu'il disoit : il parloit de la derniere paix avec l'Allemagne & l'Angleterre ; il jettoit les Minis- tres dans des intrigues politiques, il s'étonnoit de leur habileté; & je remarquai qu'insensiblement la dignité du sujet étourdissoit cet homme: qu'elle réfléchissoit sur son âme , & la remuoit d'un sentiment d'élévation personnelle. De la façon dont cela se passoit dans son esprit, je voyois que c'étoit lui qui se réconcilioit avec les Puissances, ou plutôt, il étoit tour-à-tour l'Allemagne , l'Angleterre, la Hollande & la l'rance. Il avoit fait la guerre, il fesait la paix. Ladmira- tion judicieuse qu'il avoit pour les Ministres, lui en glissoit une de la même valeur pour lui- même. Bientôt les Ministres & lui ne fesoient plus qu'un, sans qu'il s'en doutât. Je sentois que dans son intérieur il parcouroit superbement un vaste champ de vues politiques ; il exagéroit sa
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matiere avec volupté; c'étoit l'homme chargé des affaires de. tous ces Royaumes: car il étoit Allemand, Hollandois ; Anglois, François ; il étoit tout, pour avoir le mérite de tout faire. Quelquefois la difficulté des négociations nécessaires l'étonnoit extrêmement: mais je le voyois venir, il n'y perdoit rien à s'étonner; il en avoit plus d'honneur à percer dans les voies qu'on avoit tenues pour faire réussir ces négociations; il ne disoit pas tout ce qu'il appercevoit; il lui suffisoit d'être soupçonné d'une pénétration profonde, & de voir ses auditeurs avouer , dans un humble silence, qu'il en sçavoit plus qu'eux.
Quelqu'un de la bande, d'un amour-propre plus rétif & plus entendu dans ses intérêts , ne trouvoit pas apparemment son compte à fournir son contingent d'étonnement pour le discours de notre Politique. Un petit mot, Monsieur, lui dit-il, de l'air d'un homme qui ne se paie pas de babil , & qui a trop d'esprit pour s'épouvanter de celui d'un autre : prenez bien garde que ces Mi- nistres, que vous louez tant, auroient pu dans telle occasion. Monsieur, lui répondit l'autre, en lui coupant la parole, je ne force personne, & vous êtes libre d'en penser ce qu'il vous plaira:
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ce que j'ai dit, n'en est pas moins juste. Le censeur, à ces mots, sourit d'un air incrédule ; & se tut ; & moi je dirois volontiers à tous les censeurs de son espece: Messieurs, ne soyons point de ceux qui cherchent toujours querelle au mérite des belles choses; louons ce qui est louable , & laissez-là ce petit profit d'orgueil que vous trouvez à critiquer.
Rien n'est plus vrai qu'un homme oisis se plaît à disputer son estime à la conduite des personnes en place; il entre dans les dégoûts qu'il prend pour elle certaine audace qui lui rit, qui le venge de son peu de relief, de l'inaction dans laquelle il passe sa journée, & lui donne je ne sçais quel air d'importance momentanée , dont il s'amuse.
Mais je pense que je ferai bien de quitter la plume ; je sens que je m'appesantis. Cette Feuilleci a été retardée par des accidents qui n'arriveront plus dans la fuite, mais qui pourroient bien avoir causé la langueur que je crois sentir ici.
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SIXIEME FEUILLE.
JjfE m'amufois, l'autre jour, dans la boutique d'un Libraire, à regarder des livres ; il y vint un homme âgé, qui, à la mine, me parut homme d'esprit grave il demanda au Libraire , mais d'un 4ir de bon connoisseur, s'il n'avoit rien de nou- veau: j'ai le Spectateur, lui répondit le Libraire.
Là-dessus , mon homme mit la main sur un gros livre, dont la reliure étoit neuve, & lui dit, eftçe cela ? non , Monsieur , reprit le Libraire : le Spectateur ne paroît que par Feuilles, & le voilà.
Fi ! répartit l'autre ; que voulez-vous qu'on fasse de ces Feuilles-là? cela ne peut être rempli que de fadaises; & vous êtes bien de loisir, d'imprimer de pareilles choses.
L'avez-vous lu ? ce Spectateur, lui dit le Li- braire? moi! le lire, répondit-il! non, je ne lis que du bon, du raisonnable, de l'instructif; & ce qu'il me faut n'est pas dans vos Feuilles. Ce ne font ordinairement que de petits ouvrages de jeunes gens qui ont quelques vivacités d'Éco!iers , quelques faillies plus étourdies que bnllantçs,&:
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qui prennent les mauvaises contorsions de leur esprit, pour des façons de penser légeres, délicates & cavalieres. Je ne fuis point curieux d'originalités puériles.
En effet, je fuis du sentiment de Monsieur, dis-je alors, en me mêlant de la conversation; il parle en homme sensé: pures bagatelles que des Feuilles ! la raison , le bon-sens & la finesse peuvent-ils se trouver dans si peu de papier ? ne faut-il pas un vaste terrein pour les contenir ? un bon esprit s'avisa-t-il jamais de penser & d'écrire autrement qu'en gros volumes ? jugez de quel poids peuvent être des idées enfermées dans une Feuille d'impression que vous allez soulever d'un souffle ? & quand même elles feroient raisonnables ces idées, est-il de la dignité d'un personnage de cinquante ans, par exemple, de lire une Feuille volante, un colifichet? cela le travestit en petit jeune homme, & déshonore sa gravité; il déroge : non, à cet âge-là, tout sçavant, tout homme d'esprit ne doit ouvrir que des in-folio, de gros tomes, refpeétables par leur pésanteur, & qui, Jorfqu'il les lit, le mettent en posture décente ; de forte qu'à la vue du titre seul, & retournant chaque feuillet du gros livre , il puisse se dire familierement en lui-même : voilà ce qu'il faut i
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un homme aussi sérieux que moi, d'une aussi profonde réflexion. Là-dessus il se fent comme entouré d'une solitude philosophique, dans laquelle il goûte en paix le plaisir de pnfer qu'il se nourrit d'aliments spirituels, dont le goût n'appartient qu'aux raisons graves. Eh bien ! Monsieur, qu'en dites-vous? n'est-ce pas-là votre pensée?
Ce discours surprit un peu mon homme. Il ne sçavoit , s'il devoit se fâcher ou se taîre ; je ne lui donnai pas le temps de se déterminer. Monsieur, lui dis-je encore, en lui présentant un assez gros livre que je tenois : voici un Traité de Morale ; le volume n'est pas extrêmement gros, & à la rigueur on pourroit le chicaner sur la médiocrité de sa forme ; mais je vous conseille pourtant de lui faire grâce en faveur de sa matiere; c'est de la morale, & de la morale déterminée , toute crue. Malpeste ! vous voyez bien que cela fait une lecture importante, & digne du flegme d'un homme sensé; peut être même la trouverez-vous ennuyeuse, & tant-mieux : à notre âge , il est beau de soutenir l'ennui que peut donner une matiere naturellement froide, sérieuse, sans art, & scrupuleusement conservée dans son caractere.
Si l'on avoir du plaisir à la lire, cela gâteroit tout : voilà une plaisante morale que celle qui instruit
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agréablement! tout le monde peut s'instruire à
ce prix-là : ce n'est pas tant l'utile qu'il lui faut, que l'honneur d'agir en homme capable de se fa- tiguer pour chercher cet utile , & la vaste sécheresse d'un gros livre fait jugement son affaire.
Chacun a son goût, & je vois bien que vous n'êtes pas du mien, me dit alors le Personnage, qui se retira mécontent & décontenancé, & que peut-être notre conversation reconciliera dans la fuite avec les brochures : si ce n'est avec les miennes, qui peuvent ne le pas mériter; ce fera du moins avec celles des autres.
Quoi qu'il en soit, le mépris qu'il a fait du Spectateur, sans le connoître , ne m'empêchera pas de donner la traduction du Rêve que j'ai promis, toute frivole qu'en paroîtra le sujet aux personnes qui lui ressemblent. C'est de l'Amour qu'il s'agit. Eh bien ! de l'Amour : le croyez-vous une bagatelle , Messieurs ? je ne fuis pas de votre avis, & je ne connoîs gueres de sujet sur lequel le Sage puisse exercer ses réflexions avec plus de profit pour les hommes.
Dirai-je aux personnes qui n'ont pas daigné lire mes Feuilles précédentes l'origine du rêve en question ? Non : mon Libraire me sçauroit mauvais gré de leur épargner l'achat des brochures
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qui peuvent les mettre au fait de celle-ci, s'ils veulent y être. Quant à ceux qui me lisent, ils se souviendront que c'est un Espagnol qui parle.
<c Je m'endormis (donc) du sommeil le plus prom fond, & je rêvai que je me trouvois au milieu o--, d'une vaste campagne partagée en deux terres sa de différentes natures. A droite, ce n'étoient que » fleurs odoriférantes, & qu'arbres fruitiers; mais :03 ces fleurs étoient sèches & fanées, & les arbres 35 mouroient de vieillesse. La campagne de ce côté » me paroissoit abandonnée ; elle étoit devenue 33 sauvage. Pourquoi, disois-je , laisse-t-on inculte a» un pays naturellement si fertile ?
33 Alors, en jettant ma vue un peu plus loin, ) je découvris un Palais. L'architecture en étoit a) noble & majestueuse ; les grâces s'y marioient P., avec la majesté, & leur accord donnait à l'é83 difice un aspect touchant & respectable.
v Je jugeai par quelques ruines que ce devoit ) être un ancien monument ; & je regardois avec i,, application , quand , au travers de quelques ar.
03 bres, il parut une femme dont la beauté me e, surprit; cependant je remarquai quelque tristesse aa sur fan visage ; elle sourit, en me voyant , 8c t^ je m'avançai respectueusement vers elle, pour » lui demander où j'étois.
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« Jeune homme, vous êtes en peine, me dit- 33 elle, Ôç vous ne comprenez rien à tout ce que 33 vous voyez. J'allois vous prier de m'instruire, ai lui répondis-je. Je le veux bien, répartit-elle: rn vous voici dans les terres de l'Amour ; ce Pa33 lais antique est sa demeure ; & moi, je CaisYEf^ 33 time, compagne inséparable de ce Dieu.
33 De grâce, expliquez-moi, lui dis-je, ce que 33 signifient ces arbres, ces fleurs fanées, dont ce l'odeur me réjouit encore. Cette terre me pa-» =3 roît excellente, pourquoi ne la cultive-t-on 33 point ? ce n'est plus qu'un defert : l'Amour man- 33 que-t-il de sujets?
33 Tout ce que vous voyez, me dit-elle, n'est 33 fait que pour votre instruction ; c'est une image 33 des effets que produisit autrefois l'Amour çhez 33 les hommes. Cette terre figure leur âme ; ces 33 fleurs & ces arbres, font les vertus que l'Amour as y fesoit naître ; l'état mourant dans lequel vous 33 paroissent toutes ces choses, vous marque » qu'elles font anciennes. Cette terre ne produit 33 aujourd'hui ni fleurs fraîches, ni arbres nou33 veaux; c'est que l' Amour ne regne plus parmi 33 les hommes, e qu'il n'échauffe plus leur âme 33 du goût des vertus qu'il y fesoit germer autrefois.
m remarquez tous ces arbres fruitiers de diff:,'
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*> rentes especes ; ils font le symbole de la noblesse, 35 de la générosité & de la sagesse des sentiments 35 dont l'Amour ornoit le cœur des plus grands 33 personnages.J) Parmi ces arbres, vous en voyez quelques-uns 33 dont il semble qu'on ait arraché quelques racial nes ; & ces racines arrachées, signifient les vices M que l'Amour a détruit dans ces grands-hommes, sa ou bien expriment ce qu'il a retranché de viM cieux dans des sentiments mal réglés, & qu'il 35 a rendus plus humains & plus louables.
33 Regardez cet arbre plus haut que les autres, 33 & dont, en quelques endroits , on a coupé les 33 racines, il figure les vertus d'un jeune Héros , 35 qui dut à son attachement pour une aimable 33 & vertueuse personne l'estime & l'admiration 35 qne son siecle eut pour lui. Avant que l'Amour 33 l'eût assujetti fous ses loix, la grandeur de sa 33 naissance lui inspiroit un noble orgueil; mais un 35 peu d'excès dans cet orgueil en altéroit la di33 gnité. Ce Héros étoit généreux, quand il s'of35 froit des occasions de l'être : mais il ne sçavoit 33 pas encore chercher ces occasions précieuses ; 33 il auroit craint de trahir son rang , s'il les avoit J) prévenues ; il envifageoit un air prévenant, » comme un abaissement dans ses pareils, & il
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» auroit cru s'humilier, en se rendant aimable ; 33 il n'estimoit, il ne mettoit encore au nombre » des hommes, que ceux qui , par leur naissance, 33 pouvoient ou l'approcher, ou lier commerce 33 avec lui. C'étoient aussi les seuls qu'il obligeoit, 33 parce qu'il n'imaginoit de reconnoissance flat3J teuse que la leur : c'étoit au rang de celui sur ). qui tomboient ses bienfaits, que se mefuroit 3) le plaisir qu'il avoit à les répandre. Il mécon33 noiffoit la misere la plus touchante , dès que le 33 malheureux qu'elle accabloit étoit un homme 33 o b scur, qui n'eût offert à sa vertu qu'un exer33 cice ignoré & sans faste. Ce n'étoit pas qu'il ne 33 fût naturellement sensible; mais sa fierté n'ad33 mettoit rien de généreux, que ce qui étoit su33 perbe, & vouloit trouver dans les sujets un 33 vain éclat qui les ajustât à elle, &, pour ainsi 33 dire, justifiât l'intérêt qu'elle y daignoit pren33 dre. Ce Héros étoit plein de valeur dans les 33 combats, mais d'une valeur aveugle, sujette 33 à se fouiller d'un fang respectable, du fang 33 d'un ennemi vaincu. Quand il récompensoit un 33 service, ce n'étoit que l'action qu'il payoit : il 33 ne joignoit pas à la récompense cette aimable 33 façon de donner , qui fait précisément le salaire
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!» de celui qui a mérité qu'on lui donne : il étoit 33 équitable, & n'étoit pas également bon.
33 Dès qu'il aima, ce ne fut plus le même is homme : l'envie de devenir digne de celle qu'il u aimoit, fit disparoître tous ses défauts ; l'Amour 3* purifia sa valeur & sa fierté de cet excès qui les « déshonoroit toutes deux. Tout l'Empire re- « tentit bientôt du bruit de ses vertus..
33 Je ne vous dirai rien des autres arbres, me » dit alors cette femme : parcourez dans votre 53 imagination les vertus des plus éclatantes , ces ) arbres les représentent toutes. A l'égard de ces 53 fleurs , dont le nombre est presque infini, elles 33 figurent de bonnes qualités, d'un prix peut33 être égal aux vertus des grands personnages ; 33 mais que la condition de ceux qui les durent 33 à l'Amour ; rendit moins brillantes & d'une im33 portance plus médiocre ; & pour vous en don33 ner une légere idée, ce font des ivrognes , de- 93 venus sobres ; des débauchés, devenus fages; 33 des avares , faits généreux; des menteurs, cor33 rigés de leur vice , par la honte d'en être mé>3 prisables ; des brutaux, ramenés à un caractère »» plus doux & plus sociable ; c'en: de la jeunesse ) impudente, devenue modeste & respectueuse;
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« des fainéants, devenus laborieux ; des hommes 35 sans foi, sans probité, transformés en gens 33 d'honneur: ce font d'habiles gens dans les arts, 03 à qui l'Amour inspira de l'émulation, & qui 3j crurent leurs maitresses dignes de la gloire » d'avoir des amants illustres par leurs talents : » ce font même des coquettes, dont l'amour a » réformé les manieres , qu'il a guéries de cette 3j insatiable avidité de plaire , & qui ont senti 33 qu'une pudeur scrupuleuse étoit le plus aimable 33 trait d'une femme ; qu'il est honteux de débau» cher les cœurs, & glorieux de les attendrir; 33 enfin, vous voyez dans ces fleurs une infinité 33 de vertus moyennes & domestiques.
» Mais avançons vers ce Palais quia frappé vos 35 regards ;il est temps que vous connoissiez l'A- , 33 mour & sa fuite; que vous appreniez ce qu'étoit » autrefois son regne ; par quelles actions éclatoit 33 le penchant dont il lioit les âmes, & comment 33 s'aimoient les deux sexes : nous descendrons 33 dans les jardins de l'Amour , vous y verrez des 33 amants ; vous y verrez du moins des figures 33 qui vous instruiront autant que feroit la réalité; 33 & quand vous aurez visité ce canton où nous 33 sommes, on vous conduira dans cette autre 33 terre que vous avez remarqué différente de
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» celle où vous êtes. Là , vous verrez un monfiré 33 qu'on appelle Amour ; mais marchons, & songez à profiter de tout ce qu'on va vous montrer ».
Dans la Feuille suivante, je donnerai le reste du rêve, & j'espere que ce qu'il a de curieuxméritera l'attention de mes lecteurs.
SEPTIEME FEUILLE.
JE riofe me flatter que le publicfe Çùit dp perçu que le Spectateur a' été interrompu quelques mois: cependant , comme certaines personnes ont parlé de cet Ouvrage avec un peu d'eslime, je leur dois compte, ce me semble, des raisons qui en ont retardé la fuite; & les voici.
Soupçonneroit-on un Contemplateur des choses humaines, un homme âgé, qui doit être raisonnable : tranchons le mot, un Philosophe ; le foupçonneroit-on de s'être dégoûté d'écrire, seulement parce qu'il y a des gens dans le public qui méprisent ce qu'il fait? Voilà pourtant l'origine de mon dégoût : n'est-ce pas-là un louable motif de silence ? quelle misere que l'esprit de l'homme !
Je croyois n'être plus vain; mais je vois bien que
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que je n'ai changé que de façon de l'être. J'ai cependant fait ce que j'ai pu pour guérir de ma vanité ; mais tout ce que mes efforts ont opéré contr'elle, ç'est que de courageuse qu'elle étoit autrefois, elle est devenue lâche ; nos foiblesses, combattues fous une figure , nous échappent fous une autre. Il n'est pas question de les détruire: il s'agit de quelque chose de plus pénible & de plus glorieux ; c'est de les poursuivre sans cesse.
Oui, Messieurs mes Critiques, vos mépris m'avoit découragé ;mais, comment découragé?
c'étoit par une vanité mécontente que j'avois dis- continué d'écrire ; souffrez donc que je recommence : je compte encore sur vos mépris, & je vais m'en servir comme d'une recette contre cette vanité dont je croyois être défait, & qui reparoît métamorphosée en dégoût. Courage, Messieurs; c'est pour une bonne œuvre que je vous sollicite : j'étois tout trisse de vous déplaire, parce que cela m'ôtoit l'honneur d'avoir de l'esprit avec vous.
Que je vous aie l'obligation de ne me plus soucier de cet honneur-là. Allons, ne vous relâchez pas; critiquez bien, critiquez mal, n'importe lequel des deux; mon profit, ou le vôtre, s'y trouvera toujours. Si c'est bien, je dirai que le Ciel vous le rende; je vous regarderai comme mes bien-
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sasseurs; j'avertirai le public de la justesse de ven préceptes : si c'est mal, je tâcherai de vous induire à penser plus juste ; j'y contribuerai de toutes mes forces ; j'arrêterai les progrès de vos erreurs; afin de vous épargner le plus de torts que je pourrai : voilà ma charge. A l'égard de ces critiques qui ne font que des expressions méprisantes, & qui, sans autre examen, se terminent à dire crûment d'un ouvrage, cela ne vaut rien, cela est détestable, nous ferons bientôt d'accord là-dessus; & je vous ferai convenir, sur le champ, que ces fortes de raisonnements à leur tour ne valent rien & font détestables : qu'un habile homme, après avoir lû un livre , peut bien dire : il ne me plaît pas ; mais ne décidera jamais qu'il est mauvais , qu'après avoir comparé ses idées à celles des au- tres; à moins que, tout homme éclairé qu'il est , vous ne lui supposiez une audace , une présomption qui tient ses lumieres en échec , & qui, pour l'ordinaire, est la marque d'un esprit borné ou mal réglé : car plus on a d'esprit, plus on voit de choses; & pour lors on démêle, on apperçoit tant de sentiments différents, tant de goûts qui peuvent combattre ou balancer le nôtre , qu'avant que d'avoir pesé le plus ou moins de valeur qu'ils ont tous, on est bien long à se prouver qu'en tout
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sens ce qui ne nous plaît pas , ne doit raisonnablement plaire à personne.
Ah ! que nous irions loin ! qu'il naîtroit de beaux ouvrages! si la plupart des gens d'esprit qui en font les Juges , tâtonnaient un peu , avant que de dire, cela est mauvais, ou cela est bon : mais ils lisent; & en premier lieu, l'Auteur est-il de leurs amis? n'en est-il pas? Est-il de leur opinion en général sur la façon dont il faut avoir de l'esprit?
Est-ce un Ancien? Est-ce un Moderne? Quels gens hante-t-il? Sa société croit-elle les Anciens des Dieux? ne les croit-elle que des hommes?
Voilà par où l'on débute, pour lire un livre.
On lit après; & que lit-on? sont-ce les idées po-k fitives de l'Auteur? non, il n'y a plus moyen ; son nom, son âge & sa secte les ont métamorphosées, toutes gâtées d'avance, ou toutes embellies. > On ne sçauroit s'imaginer le droit que ces bagatelles-là ont sur l'esprit humain, ni toute la corJ l' ruption de goût dont elles le pénètrent, ni toute
, l'industrie machinale qu'elles lui donnent, pout se falsifier à lui-même ce qui lui passera devant les yeux; pour diminuer, augmenter, arrêter, détourner le plaisir ou le dégoût des sentiments qu'il reçoit.
Après cela, on porte son jugement, parce qu'il
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faut qu'un homme d'esprit juge, ne fût-ce que pour mettre son orgueil en possession du respect que ses amis auront pour ce qu'il pense, & qu'enfin il est comptable à l'attente où ils font d'une dé- cision quelconque.
On lui fera peut-être des objections de bonsens, quand il aura prononcé : mais voilà qui est fait ; il a jugé : dût son sentiment pervertir le goût de tout le genre humain ; se doutât- il , malgré lui, qu'il s'est trompé ; plutôt que de se dédire , il armera son esprit contre son esprit même ; il confondra ses lumieres par ses lumieres mêmes; il s'irritera de voir clair après coup, & parviendra à se persuader qu'il ne voit rien: tout cela, pour se conserver de bon droit l'honneur d'avoir tout vu d'abord ; car notre amour- propre est in- concevable : il ne veut jouir que d'une gloire légitime; il est d'un scrupule infini là-dessus; & ce même amour-propre si scrupuleux, quand il soupçonne qu'il ne la mérite pas, ce n'est pas de sa gloire qu'il se défait : c'est du soupçon de l'avoir mal acquise ; moyennant quoi, le voilà plein de quiétude, & tout aussi fier qu'il aime à l'être.
Cependant le jugement qu'on a porté va son train , fert de regle à je ne sçais combien de génies naissants, qui s'y conforment, qui souffrent pour
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s'y conformer, & qui ne font rien qui vaille.
Je crois pour moi, qu'à l'exception de quel -» ques génies supérieurs, qui n'ont pu être mai- trifés, & que leur propre force a préservés de toute mauvaise dépendance ; je crois, dis je qu 1 eri tout siècle la plupart des Auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d'imaginer, que la pure imitation de certain goût d'esprit que quelque Critiques de leurs amis avoient décidé le meilleur.
Ainsi nous avons très-rarement le portrait de l'esprit humain dans sa figure naturelle : on ne nous le peint que dans un état de contorsion ; il ne va point son pas, pour ainsi dire ; il a toujours une marche d'emprunt qui le détourne de ses, voies, & qui. le jette dans des routes stériles, à tout moment coupées, où il ne trouve de quoi se fournir qu'avec un travail pénible. S'il alloit son droit chemin, il n'auroit d'autre foin à prendre que de développer ses pensées; au-lieu qu'en se détournant, il faut qu'il les compose, les. assujettisse à un certain ordre incompatible avec son, feu, & qui écarte l'arrangement naturel qu'amè- neroit une vive attention sur elles.
Est-ce-là l'esprit, après cela? non : nous ne yoyons point là ce qu'il est ; mais bien ce que;
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des égards pour des sentiments inconsidérés le font devenir. Combien croit-on, par exemple, qu'il y ait d'Écrivains qui, de peur de mériter le reproche de n'être pas naturels, font justement tout ce qu'il faut pour ne pas l'être; d'autres, qui se rendent fades, de crainte qu'on ne leur dise qu'ils courent après l'esprit ! car courir après l'esprit, 8C n'être point naturel, voilà les reproches à la mode.
Mais, dira-t-on, il faut pourtant des critiques, Oui, sans doute, il en faut; mais je voudrois des critiques qui pussent corriger , & non pas gâ- ter ; qui réformassent ce qu'il y auroit de défec- tueux dans le caractere d'esprit d'un Auteur, 8c qui ne lui fissent pas quitter ce caractère : mais il faudroit aussi pour cela, s'il étoit possible, que la malice, ou l'inimitié des partis n'altérât pas, les lumieres de la plupart des hommes, ne leur dérobât pas l'honneur de se juger équitablement, n'employât pas toute leur attention à s'humilier les uns les autres, à déshonorer ce que leurs ta- lents peuvent avoir d'heureux, à se ruiner réciproquement dans l'esprit du Public; de façon que , sur leur rapport, vous, Lecteur, vous mé-
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prisez souvent des ouvrages que vous estimeriez : ou si vous les avez lus, je gagerois que les en.
droits où l'Auteur a pensé le mieux, vous ont paru les plus mauvais, par la raison qu'ils vous ont fait plus d'impression que le reste, & que , disposé comme vous étiez, cette impression a dû, vous choquer au même degré qu'elle vous auroit plû.
Ne vous a-t-on pas dit que cet Écrivain qui couroit après l'esprit, n'étoit point naturel ? Eh bien! n'avez-vous pas senti qu'on avoit raison i le moyen de n'en point convenir! En le lisant, vous avez trouvé un génie doué d'une pénétration profonde, d'une vue fine & déliée, d'un sentiment nourri par-tout, d'un goût de réflexion philosophique; avec ce génie-là, avec un naturel si riche , & si supérieur, on est par-dessus le mar- ché nécessairement singulier, & d'un singulier très-rare; cela est donc clair : il n'est point na- turel; il court après l'esprit.
Voilà comme on vous dupe, Lecteur; voilà les surprises qu'on fait au Public : & comment on peut frustrer les talents les plus estimables des éloges qui leur font dûs.
Quand je fonge à cette critique, sur - tout à celle de courir après l'esprit , je la trouve la
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chose du monde la plus comique, tant j'ai da plaisir à me représenter la commodité dont elle est à tous ceux qu'elle dispense heureusement d'avoir de l'esprit, & qui ne l'attraperoient point, quand ils courroient après; & en effet il y a bien des ouvrages qui ne subsistent que par le défaut d'esprit, & leur platitude fait croire à certains Lecteurs qu'ils font écrits d'une maniere naturelle : au surplus, pourvu qu'on adore Homere , Virgile, Anacréon, &c. on peut avoir de l'esprit, tant qu'on pourra ; les amateurs des Anciens ne vous le reprocheront pas, & je connoîs des Ecrivains rusés, qui ont dix fois plus d'esprit qu'il n'en faudroit pour être persécutés , si la religion dont ils font profession pour les Anciens ne les sauvoit.
Je disois l'autre jour à un de mes amis, à qui: les reproches dont j'ai parlé font ordinaires ; sçavez vous bien ce que chez certaines gens signifient ces mots, ils courent après l'esprit ?
Comment ! Messieurs les Modernes, petits mar- moufets, vous prétendez valoir & surpasser des Auteurs qui font en grec & en latin, & que pétu.
die depuis vingt ans. Si le monde alloit vous en croire, que deviendrois-je, moi, qu'on associe au respect qu'on leur rend ? faudra-t-il me réduire à l'affront de vous admirer, vous avec qui je vu;
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tous les jours ? oh ! il y a bonne justice, & moyennant ce que nous allons dire , la plupart de ceux qui vous liront, & à qui notre querelle n'importe en rien , se voyant appuyés, feront bien-aises de disserter cavalièrement sur votre compte, d'oser secouer la tête, & d'avoir des dégoûts en vous lisant ; ils s'imagineront gagner à ce qu'ils vous feront perdre; car voilà l'homme: & en effet, ils auront raison de vous trouver mauvais. De bonne foi, je sens que vous l'êtes; & si vous cherchez à briller dans vos ouvrages, vous voulez être spirituels, vous n'y êtes point; ce n'est point-là la nature, vous courez après l'esprit.
C'est-là à-peu-près, dis-je à mon ami, ce que veulent dire certaines gens, en tenant les discours que vous teniez tout-à-l'heure. Les Auteurs plats leur fervent de troupes auxiliaires; & voici ce que ceux-là disent à leur tour, ou du moins ce que chacun d'eux pense.
Ces gens contre qui on crie me chagrinoient : il me falloit tous les jours aller aux expédients , pour ne me pas douter que je valois moins qu'eux ; & j'entends qu'on dit qu'ils ne font point naturels, qu'ils courent après l'esprit : ma foi ! cela est vrai , & bien trouvé; & grâce au ciel, me voilà meilleur qu'eux : oui , Messieurs, lises-moi ; vous ver-
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rez un homme qui pense simplement, raisonnablement, qui va son grand chemin, qui ne pétille point; & voilà le bon esprit.
Je crois que mes Lecteurs voudront bien me passer mes gaietés sur ce chapitre-là. Je me joue des hommes en général, & je n'attaque personne; je parois aujourd'hui n'apostropher que les amateurs des Anciens : un de ces jours les Modernes auront leur tour; je m'y engage, & je promets que leur article vaudra bien celui-ci; car je ne fuis d'aucun parti : Anciens & Modernes, tout m'eil indifférent ; le temps auquel un Auteur a vécu ne lui nuit ni ne lui fert auprès de moi.
J'adopte feulement, le plus qu'il m'est possible , les usages & les mœurs, & le goût de son siecle, & la forme que cela fait ou fesoit prendre à l'es- prit ; après quoi, je vais mon train. Si c'est une traduction du grec, & qu'elle m'ennuie, je panche à croire que l'Auteur y a perdu ; si c'est du latin, comme je le sçais, je me livre sans façon au dégoût, ou au plaisir qu'il me donne, bien entendu que c'est dans les choses que j'entends parfaitement, & qui n'ont pas besoin de l'Histoire particulière du temps : & l'on auroit beau me dire, cela ne vaut rien, ou cela est excellent; on ne me donne de disposition ni pour y ni contre ;
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je lis le livre , & le jugement que j'en forme m'appartient à moi, & à mes lumieres fûres ou non fûres, fort pur de toute prévention , & est à moi, tout comme si j'étois seul au monde ; 8c il feroit à souhaiter que nous fussions tous de même. Les Anciens avoient plus d'esprit que nous; nous avons plus d'esprit que les Anciens : voilà les vraies causes de la corruption du goût, s'il vient à se corrompre.
Est-ce le génie des Auteurs Grecs qu'il faut que ce jeune-homme imite ? non : leurs idées ont une forte de simplicité noble qui naît du caractere des aétions qui se passoient alors , & du genre de vie qu'on menoit de leur temps. Ils avoient, pour ainsi dire, tout un autre Univers que nous : le commerce que les hommes avoient ensemble alors ne nous paroît aujourd'hui qu'un apprentissage de celui qu'ils ont eu depuis, & qu'ils peuvent avoir en bien & en mal. Ils avoient mêmes vices, mêmes passions, mêmes ridicules, même fond d'orgueil ou d'élévation ; mais tout ( cela étoit moins déployé, ou l'était différemment.
Je ne ne sçais lequel des deux c'est. Quoi qu'il en soit, l'homme de ce temps-là est étranger pour l'homme d'aujourd'hui; & en nous supposant çomme nous sommes, c'est-à-dire , en étudiant
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Je goût de nos sentiments aujourd'hui, il est certain qu'on verra que nous avons des Auteurs ad -», mirables pour nous, & qui le feront à l'avenir pour tous ceux qui pourront se mettre au vrai point de vue de notre siecle.
Eh bien ! un jeune-homme doit-il être le co.,.
piste de la façon de faire de ces Auteurs ? non cette façon a je ne sçais quel caractere ingénieux & fin , dont l'imitation littérale ne fera de lui qu'un singe, & l'obligera de courir vraiment après l'esprit, l'empêchera d'être naturel: ainsi, que ce jeune- homme n'imite, ni l'ingénieux, ni le fin, ni le noble d'aucun Auteur ancien ou moderne , parce que, ou ses organes l'assujettissent à une autre forte de fin, d'ingénieux, de noble, ou qu'enfin cet ingénieux & ce fin qu'il voudroit imiter, ne l'est dans ces Auteurs qu'en supposant le caractere des mœurs qu'ils ont peintes; qu'il se nourrisse feulement l'esprit de tout ce qu'il leur fent de bon , & qu'il abandonne après cet esprit à son geste naturel. Qu'on me paffe ce terme, qui me paroît bien expliquer ce que je veux dire ; car on a mis aujourd'hui les Lecteurs sur un ton si plaisant, qu'il faut toujours s'exeuser auprès d'eux, d'oser exprimer vivement ce que l'on. pense; mais il me semble qu'il y a long-temps, que j'écris *
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& si je ne finissois, la matiere me meneroit trop loin.
HUITIEME FEUILLE.
IDA N-S ma derniere Feuille, je jettai quelques idées au hasard sur les critiques que l'on fait au..
jourd'hui de la plupart des ouvrages d'esprit, & sur la corruption de goût que peuvent entraîner ces critiques, qui partent moins du bon-sens , que de l'inimitié des partis, & des préventions jalouses où l'on est aujourd'hui les uns contre les autres.
Mais comme je ne traitai pas la chose d'une façon méthodique, & que je pris mes réflexions comme elles venoient, je pourrois bien un de ces jours argumenter dans les formes, & prouver qu'écrire naturellement, qu'être naturel, n'est pas écrire dans le goût de tel Ancien, ni de tel Moderne, n'est pas se mouler sur personne quant à la forme de ses idées ; mais au contraire, se ressembler fidèlement à foi-même, & ne point se départir ni du tour , ni du caractere d'idées pour qui la Na- ture nous a donné vocation : qu'en un mot penser
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naturellement, c'est rester dans là singularité d'esprit qui nous est échue , & qu'ainsi que chaque visage a sa physionomie, chaque esprit aussi porte une différence qui lui est propre : que la correc- tion qu'il faut apporter à l'esprit, n'est pas de l'ar- racher à cette différence; mais feulement de purger cette même différence du vice qui peut en gâter les grâces, de lui ôter ce qu'elle peut avoir de trop crû , & de lui procurer ce qui arrive aux physionomies les plus singulieres qui ne chan- gent point ; mais qui, par le commerce que les hommes ont ensemble , contractent je ne sçais quoi de liant qui les mitigé, nous apprivoise avec ciles, & nous rend par-là leur singularité agréable, où du moins curieuse ; & qu'enfin , lorsqu'il a paru un beau génie dans certain genre , il n'est pas raisonnable de le proposer autrement aux autres , que comme un génie qui peut servir à exciter les forces du leur, & non pas comme un modele sur lequel il faille calquer sa façon de penser pour être habile homme ; & qu'il est absurde de dire d'un homme qui a travaillé dans le même genre, qu'il à ~nwl réussi, parce qu'il n'aura pas travaillé dans le même goût ; que c'est tout comme si l'on dîsoit à toutes les femmes aimables. n'entreprenez pas d'être gaies, ou d'être tendres: on se moque
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roit de vous; car vous n'avez ni la couleur, ni les traits de Madame une telle , dont les gaietés, & la endresse, ont tant réussi; & ce n'est précisement qu'avec cette couleur & ces traits qu'on peut inspirer de la joie ou de l'amour d'une cer- taine forte, hors de laquelle nous ne voulons ni aimer , ni nous réjouir.
Par cette fantaisie-là, il n'y auroit peut-être point de femme dont le visage ne fût mis au rebut; mais heureusement pour nous, & pour la plus, belle moitié du monde, la diversité là-dessus n'a point de travers d'esprit à craindre de notre part; la Nature nous l'a trop bien recommandée, & de ce côté là nous nous prêtons docilement aux aimables variétés que cette Nature nous présente.
Pourquoi donc les rebutons-nous dans les productions d'esprit, & tâchons-nous de les décrier?
Seroit-ce qu'il est mortifiant d'avouer le plaisir que nous font les ouvrages des autres ? Est - ce que nous ne voulons ni les estimer, ni qu'on les estime ? Que le talent d'Auteur traîne après lui de petitesse !
J'adresse ceci à tous ceux qui se mêlent de Belles-Lettres; en un mot, aux deux partis qui regnent aujourd'hui, & qui ont chacun leur for-
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mule de critique , & chacun leurs partisans, leurs élèves , qui font les dupes des deux partis A l'égard de ces dupes, ils peuvent ne plus l'être, quand ils voudront ; & cela , sans qu'il leur en coûte aucun examen fatiguant.
Voulez-vous sçavoir ceux à qui, d'entre les deux partis, vous devez le plus d'estime ? La recette est sûre : écoutez les Auteurs eux-mêmes : remarquez bien ceux qu'ils prennent à tâche de décrier , contre lesquels ils emploient le plus de raisonnements & de dissertations ; ceux contre qui leur critique ou leur mépris mord avec le plus d'emportement; & cet emportement, tâchez de le démêler , tout masqué qu'il fera quelquefois d'un air de discrétion ou d'indifférence jalouse : souvent même vous verrez attaquer les gens d'une maniere oblique; on les accablera fous le nom d'un tiers qu'on supposera entiché de leur doctrine , sans compter mille autres petites rubriques d'inimitié qu'on emploiera pour leur ruine.
Encore une fois, remarquez bien ceux que cela regarde ; & voilà qui est fait : tenez-les à votre tour pour d'habiles gens ; vous venez de les entendre louer : car dans la profession, on ne se loue pas autrement. Oui, toutes les injures qu'on leur
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leur a faites font vraiment autant d'éloges dont vous ferez l'estimation, au degré de venin 6e de subtilite que portent ces injures mêmes: & croyez ce que je vous dis, comme vous croyez au produit d'une somme calculée dans la derniere exactitude.
Nous avons beau dissimuler le mérite qui nous blesse, nous avons beau l'attaquer, il a cet avan- tage sur notre malice qu'elle ne peut se sauver d'en faire l'aveu. Oui, il en faut venir-là de bonne ou mauvaise grâce ; le reconnoître avec une franchise généreuse, ou lui rendre hommage par les marques honteuses de notre jalousie.
De tous les mensonges le plus difficile à bien faire , c'est celui par qui nous voulons feindre i d'ignorer une vérité glorieuse à nos rivaux ; notre amour-propre, avec toute sa souplesse, est alors si défaillant en ce point, qu'il ne peut dans ses fourberies se défendre de la passion qui l'agite ; cette passion le fuit, il ne peut se l'assujettir ni la soustraire ; elle est empreinte dans tout ce qu'il nous fait dire; on la voit, & cela trahit sa malice , & l'en punit.
J'ai une preuve toute récente de ce que je dis.
Je fuis à la campagne, & hier je rendis visite à une Dame assez jolie & d'un assez bon air. Je
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ne la connoissois pas encore, & des amis com- muns m'avaient mené chez elle.
Dans la conversation on vint à parler d'une autre Dame, voisine de celle chez qui j'étais, & que je devois voir aussi le lendemain pour la premiere fois. C'est une fort aimable femme , dit alors quelqu'un de la compagnie : à cela, pas un mot de réponse de la part de la Dame qui étoit présente ; mais en revanche, question subite, faite à propos de rien , sur le temps que j'avois envie de passer à la campagne.
Bon, dis-je en moi-même, bon pour la Dame dont on a parlé : elle est aimable, c'est un fait, & peut - être plus aimable que celle à qui je parle (qui ne l'étoit pourtant pas mal: ) ce peut - être que je formois se convertit bientôt en certitude.
- Quelqu'un reprit le discours sur la Dame, dont le silence de l'autre avoit ébauché l'éloge , & dit : on m'assuroit, l'autre jour, que son mari étoit jaloux, & il est vrai qu'on peut l'être à moins
Lui, jaloux ! répondit - elle alors ; c'est un conte que cela. Madame. est d'une conduite si sage que cette foiblesse-là ne feroit pas pardonnable à son mari ; & d'ailleurs, c'est une femme qui a beaucoup d'agréments, il est vrai; mais n'avezvous pas remarqué qu'elle est d'une physionomie
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extrêmement triste ?. Il me semble que non, reprit un de mes amis: peut-être que je me trompe, dit-elle encore ; mais comme elle n'a gueres de teint, qu'elle a je ne sçais quoi d'un peu rude dans les yeux. Elle, guères de teint, & du rude dans les yeux ! répondit alors un de ces Messieurs en s'écriant : je lui ai toujours trouvé les yeux vifs; & la derniere fois que nous la vîmes, elle étoit plus vermeille qu'une rose Bon !
répartit-elle : le ciel la préserve d'être toujours vermeille à ce prix-là: la pauvre femme ! elle avoit une migraine affreuse : voilà, Monsieur , d'où lui venoit ce beau teint. Non, non , aÍfuré.
ment , le teint n'est par ce qu'elle a de plus beau , & pour l'ordinaire elle est pâle, aussi set-elle d'une fanté assez infirme ; je ne connoîs point de femme plus sujette aux fluxions , que celle-là ; cela lui a même gâté les dents qu'elle avoit assez belles. Ecoutez, elle n'est plus dans cette grande jeunesse au moins; elle se soutient pourtant assez bien.
Une visite qui arriva, rompit le cours d'une satyre qui rendoit une femme triste, parce qu'elle étoit modeste ; convertissoit la vivacité de ses yeux en rudesse ; ne lui souffroit un beau teint qu'en conséquence d'une migraine ; lui remplissoit
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la tête de fluxions pour lui gâter les dents, & la fesoit infirme pour la vieillir ; satyre, en un mot, qui, en trois ou quatre traits enveloppés dans un air perfide de bienveillance, barbouilloit tous les appas de la Dame en question, ruinoit ses dents , sa santé, sa jeunesse, son teint, & le feu de ses yeux.
Pour moi, sur ce portrait-là, je m'attendis à voir une femme charmante ; car tant de fiel, qu'on venoit de répandre sur elle, ne pouvoit tirer sa source que d'une jalousie douloureusement sensible & allumée par de grandes causes.
De forte qu'impatient de vérifier là-dessus mes conjectures , je courus le lendemain chez cette femme triste , pâle, infirme , & âgée. Je ne m'étois pas trompé : je la trouvai telle que je l'avois comprise fous les expressions dont on s'étoit servi contr'elle,; je vis en un mot que j'avois très- sçavamment entendu la langue que parle l'amourpropre dans une jolie femme qui en peint une belle.
Cette femme à physionomie triste me parut avoir un air fage: sa pâleur étoit une blancheur mêlée d'un incarnat doux & reposé ; ses yeux rudes jettoient des regards vifs & imposants. A l'égard de son air infirme ? on pouvoit le justifier,
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par je ne sçais quoi de mignard , de tendre, & de languissant, répandu dans sa figure ; au reste , je remarquai que cette Dame crachoit assez fouvent; & ce fut à cela que j'attribuai l'idée des fluxions qui lui gâtoient les dents ; pour son dé- faut de jeunesse, je le trouvai, moitié dans beaucoup d'embonpoint, & moitié dans la fimplieité de ses ajustements.
A vous dire le vrai il n'appartient qu'à l'amour-propre piqué d'appercevoir les rapports éloignés que tant d'avantages pouvoient avoir avec les défauts qu'on m'avoit annoncés.
Oh ! voyons à présent comment s'exprime l'a- mour-propre d'une belle femme, sur le compted'une autre personne qui n'a que des agrémentssubalternes.
Après les compliments requis dans cette visite, cette Dame-ci me demanda si j'avdis vu l'autre.
Oui, Madame , lui répondis-je Eh bien t> Monsieur , qu'en dites-vous , reprit-elle, sans me donner le temps d'en dire davantage ? Etes-vous du goût de tout le monde ? Vous plaît-elle ? & n'ai-je pas-là une jolie voisine ? je vous avoueque c'est ma beauté.
Quelle croyez-vous que fut mon idée , en l'entendant parler sur ce ton-là ? que, si je n'eusse pas-
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déjà vu l'autre, j'aurois deviné là-dessus qu'elle portoit un visage inférieur à celle-ci.
Eh bien! nos deux femmes, & les Auteurs entr'eux, c'est tout un : & pour mieux dire, je crois qu'on peut juger tous les hommes en général sur la même règle.
Volontiers louons-nous les gens qui ne nous valent pas; rarement ne censurons-nous pas ceux qui valent mieux que nous : ainsi nous ne louons le mérite d'autrui presque que pour fous-enten- ) dre la supériorité du nôtre; & quand nous le blâmons, c'est la douleur de le sentir supérieur ) au nôtre, qui nous échappe. Mais je laisse-là les querelles des Auteurs , & les réflexions qu'elles, me font faire.
Avant que de finir cette Feuille, je ne puis m'empêcher de dire un mot d'un Livre que je lifois ce matm , & qui est intitulé les Lettres Persannes, dont je n'ai encore lu que quelquesunes; & par celles-là, je juge que l'Auteur est un homme de beaucoup d'esprit : mais entre les sujets hardis qu'il se choisit , & sur lesquels il me paroît le plus briller, le sujet qui réussit le mieux à l'ingénieuse vivacité de ses idées, c'est celui de la Religion, & des choses qui ont rapport à elle. Je voudrois qu'un esprit aussi fin que le
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sien eût senti qu'il n'y a pas un si grand mérite à donner du joli & du neuf sur de pareilles ma- tieres, & que tout homme qui les traite avec quelque liberté, peut s'y montrer spirituel à peu de frais : non que , parmi les choies sur lesquelles il se donne un peu carriere, il n'y en ait d'excellentes en tous sens , & que même celles où il se joue le plus ne puissent recevoir une interpréta tion utile ; car enfin, dans tout cela je ne vois qu'un homme d'esprit qui badine: mais qui ne fonge pas assez, qu'en se jouant il engage quelquefois un peu trop la gravité respectable de ces matieres : il faut là - dessus ménager l'esprit de l'homme, qui tient foiblement à ses devoirs, tç ne les croit presque plus nécessaires, dès qu'on, les lui présente d'une façon peu sérieuse.
L'Auteur, par exemple, blâme les Loix de l'Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes ; il les appelle injustes & furieuses; il veut qu'on laisse à l'homme le droit de sortir de la vie, quand elle lui est à charge ; il dit que cet homme , en se défesant, ne fait que changer les modifications de sa matiere, & rendre quarrée une boule que les Loix de sa création avoient fait ronde.
De l'air décisis dont il parle , on croiroit presque qu'il est entré de moitié dans le secret de cette
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même création: on croiroit qu'il croit ce qu'il dit, pendant qu'il ne le dit que parce qu'il se plaît à produire une idée hardie.
Quoi qu'il en foit, je crois que j'acheverai son livre avec autant de plaisir que je l'ai commencé. Je ré- serve pour la Feuille suivante l'aventure d'une Demoiselle dont on me rendit l'autre jour un paquet qui contient des Lettres qu'elle m'adresse , dont l'une est pour son amant, l'autre pour son pere , & l'autre pour moi. Je les produirai toutes trois,
NEll VIE ME FEUILLE.
il-A i parlé dans ma derniere Feuille de trois Lettres qu'une jeune Demoiselle , qui m'est inconnue, m'envoya, il y a quelques jours. Elle fou..
haite que je les rende publiques; & de mon côté je la remercie du plaisir qu'elle me fait, en s'a dressant à moi pour ce petit service. J'exhorte les personnes que deux de ces Lettres regardent à les lire avec attention, quand je les donnerai : je ne leur demande que cela, persuadé qu'elles produiront l'effet que cette infortunée en attend.
Je vais commencer par celle qu'elle m'é crit a
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elle y fait un détail de l'aventure qui l'a conduite au malheur dont elle gémit aujourd'hui. Cette aventure emploiera peut-être toute cette Feuille-ci, mais je ne puis faire autrement, & dans quinze jours on aura le reste MONSIEUR,
« La lecture de quelques-unes de vos Feuilles 33 me persuade que vous avez le cœur bon, & qu'une 33 personne aussi malheureuse que je le fuis n'aura 33 point de peine à vous intéresser pour elle. Le fe» cours dont j'ai besoin , de votre part, est que 33 vous produisiez la Lettre que je vous écris, 33 & les deux autres que vous voyez ici ; votre ?3 compassion ensuite joindra à cela les, réflexions ) qu'elle jugera les plus capables d'inspirer quelques 33 sentiments d'honneur à un homme qui m'a jette 33 dans l'opprobre, & quelque retour de tendresse 33 à un pere dont je fefois il y a quelques mois 33 les délices, & dont je fais aujourd'hui la honte 53 & le désespoir. Quelle chûte affreuse ! il y a 33 moins de distance de la mort à la vie, que de » l'état où je fuis à la situation où j'étois.
33 Qu'est devenu ce temps où j'étois vertueuse; » pu j'étois, estimée ? autant que chérie ? que d'a-
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» vantages j'ai perdus ! & quelles horreurs ont « pris leur place ! En quelqu'endroit que tu fois , 33 séducteur de mon innocence, homme perfide, 33 que j'ai cru l'honneur même , tu le sçais { & ta 33 conscience te le reprochera toujours ) quelque » grand qu'ait été mon amour pour toi, ce n'est 33 point par lui que tu m'as vaincue ; ce n'est 33 point d'une fille follement amoureuse dont tu » te joues aujourd'hui. Fusses-tu le plus lâche de » tous les hommes , tu te souviendras que tu 39 dois tout à l'estime infinie que j'avois pour toi.
M Non, perfide, ce n'étoit point de la fatisfac33 tion de mon amour que j'étois jalouse ; c'était J> du plaisir de te donner des marques de ma con3> fiance; & tu l'as trahie cette confiance que tu 33 m'as demandée, mille fois plus respectable & a» plus obligeante pour toi que ma tendresse même ; 33 tu m'offris ta foi, je la reçus; j'aurois cru t'outra- 33 ger en la refusant. Dis-moi, as-tu pu te résoudre 33 à ne pas mériter un procédé si noble & si franc ?
33 Peux-tu durr? peux-tu vivre avec l'idée que je 33 fuis détrompée sur ton caractere? peux-tu, sans « être pénétré de confusion, te representer l'éton33 nement mortel où je fuis ? fonge à ces sentiments » dont je t'honorois , dont ma vertu se fesoit même » une obligation de t'honorer; & c~ sentiments.
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) si glorieux pour toi, compare-les dans le fond 33 de ton âme à ceux auxquels tu laisses aujour» d'hui la mienne en proie. Ces parents , ces 53 amis qui me méprisent à présent, s'ils avoient 33 lu dans mon cœur, si les motifs de ma conduite 33 avec toi leur étoient connus, comme ils te le 33 font, trouveroient - ils que mon malheur eût 33 d'autre source qu'une crédulité généreuse ? Paras le, que verroient-ils ? qu'une infortunée vrai33 ment estimable, dans une fille dont ta lâcheté 33 leur fait une indigne. Hélas ! je n'ai d'autre tort 33 que de n'avoir pas rencontré un honnête-homme.
33 Pardon, Monsieur, mon affliction me distrait de 33 ce que je dois vous dire : apprenez mon aventure.
33 Celui qui me l'a rendu si funeste la lira peut être, 33 peut-être il en fera touché: que vous dirai- je?
(,), je voudrois qu'il se repentît, & je le voudrois 33 pour lui, comme pour moi-même. Puis-je après 33 l'avoir tant aimé, ne pas m'affliger de le voir 33 sans honneur ? Non, je l'avoue; je ne fçaurois :t.> m'empêcher, dans ma douleur, de confondre 33 sa honte avec la mienne. Tel qu'il est, il a part à 33 mes pleurs : que sçais-je ? il y a quelquefois plus 33 de part que moi-même.
33 Ma mere, qui est morte depuis huit mois ; à qui a? le Ciel a voulu sans doute épargner la défola-
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j) tion ou je l'aurois mire, si elle avoit été témoin M de mon état : ma mere , que ma reconnoissance33 pour l'éducation vertueuse qu'elle m'a donnée ; 33 cette mere si tendre , que mon amour, que mon 33 respect pour sa mémoire, venge dans le fond aj de mon cœur d'un affront qu'elle ne ressent pas;:J> ma mere, dont le nom seul me confond, m'a» voit menée à la campagne chez une Dame de- 33 nos amies , qui alloit, disoit-on, marier sa fille 33 au fils d'un de ses voisins.
53 Je ne connoissois encore ni la Demoiselle, ni 5, le jeune homme en question : je trouvai l'une di33 gne de l'attachement du plus galant-homme; & 33 l'autre hélas ! je le crus bien différent de ce » qu'il se montre aujourd'hui.
33 Jamais physionomie ne garantit tant de can33 deur, n'offrit tant de grâces mêlées avec tant 33 d'apparence de probité.
33 Un jour, à l'écart, je félicitois sa maitresse 33 qui étoit déjà devenue mon amie, du bonheur 33 que la fortune sembloit lui réserver.
33 JVlais quelle fut ma surprise ! quand cette fille , 33 que je croyois devoir être si contente , me dit 33 alors j'estime Monsieur * * * , il est aimable ; 33 &, si je voulois un mari, je lui donnerois la préféra rence sur tous les hommes que je connoîs : mais
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« ma chere, avec tout cela, je ne l'épouserai point, s* soyez-en bien persuadée ; je ne puis vous en 33 dire davantage, je craindrois que votre amitié :1) pour moi ne vous fît révéler le reste de mon 33 secret à ma mere ; mes desseins lui font aussi 33 inconnus qu'à vous ; je ne puis m'en assuresr 33 l'exécution , qu'en les taisant ; & demain vous 03 ferez mieux instruite.
33 Tout ce qui me reste à vous dire, c'est que 33 je vous aime, & je voudrois que l'époux qu'on « m'avoit destiné devînt le vôtre : je lui crois le os caractere aussi aimable que la figure, j'en ai 33 même quelque preuve. Dès que je fçus ce que 53 nos parents avoient résolu de faire de nous, je 33 lui parus plus sérieuse qu'à l'ordinaire; je tâchai 33 par de fréquentes marques d'indifférence de le 33 dégoûter d'un mariage que je ne voulois pas ac33 complir, & que ce peu d'agréments qu'il voyoit 33 en moi pouvoit pourtant lui rendre souhaitable.
33 Je m'attendis de sa part à quelques plaintes qui 33 auroient amené de la mienne une entiere expli- 33 cation de mes sentiments ; mais il ne me dit rien, 33 & se conforma sans murmure à mes manieres.
33 J'en fus étonnée: je craignis (par vanité peut33 être) que cet air si tranquille ne vînt du dépit p de me voir tant de froideur ; je craignis même
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33 que ce dépit ne vînt d'un peu d'amour dont je 33 voulois arrêter le progrès.
w Dans cette pensée, je lui demandai sans fa» çon s'il m'aimoit, & je le priai de me répon- ) dre là-dessus sans détour M.
Puisque vous m'ordonnez de vous parler avec vérité , me dit-il, Mademoiselle : voici ce que je pense.
Toute politesse à part, je n'ai rien vu de si aimable que vous : tout ce qui peut rendre charmante, vous l'avez avec profusion; mais, je vous l'avoue, jusqu'ici mes yeux ont plus remarqué cela que mon cœur, parce que j'ai toujours été frappé de je ne sçais quoi de grave que vous avez dans l'esprit; d'un certain caractère de réserve qui est en vous, qui m'intimide & me fait pancher au respect plus qu'à l'amour. On va nous marier ensemble, & je ne me donnerois pas le moindre mouvement pour l'empêcher ; car je ne crains point ce moment-là; je l'attends gaiement, mais sans impatience. Voilà mon cœur à découvert; de votre côté, si vous m'encouragiez un peu , je vous aimerois sans doute, j'en fuis sûr, sans en avoir d'autre preuve, que la liberté d'esprit où je me trouve.
« C'en est assez, Monsieur, lui répondis-je alors
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)J gardez-vous de m'en dire davantage ; ma ré- 3» solution est prise depuis long-temps; je ne veux M point vous encourager à m'aimer, parce que 33 je ne veux aimer personne : mais après ce que 53 vous venez de me dire, je vous avoue à mon 93 tour que, sans cette résolution dont je vous 93 parle, vous auriez bientôt de l'inclination pour )J moi, s'il dépendoit de moi de vous en donner; sa mais ne songeons plus à cela ni l'un ni l'au33 tre. Jusqu'à présent nous voilà, grâce au Ciel, » en état de prendre tous deux notre parti sans 33 peine ; laissons nos parents dans l'idée qu'ils ont 33 de nous unir; vivons comme de coutume en» semble ; je me charge du foin de rompre leur » projet, quand il en fera temps.
33 Ce jeune homme, ajouta cette fille, en contins nuant, m'écouta paisiblement, & me quittant 33 ensuite : « puisque votre cœur ne doit être à personne, me dit-il, je ferai bien de rompre une conversation que j'ai, ce me semble, écoutée avec une attention dont je me défie; j'en agirai avec vous à mon ordinaire ; suivez vos desseins, & ne m'en parlez plus, je vous en prie )J.
Je ne vous ferai point, Monsieur, le détail de tous les discours que nous tînmes mon amie 8c moi. Quand elle eut achevé son récit, sa mere
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l'appella quelques moments après : elle se retira & moi je restai dans une allée du Jardin où nous nous étions promenées ; mais j'y restai toute émue, & comme une personne à qui l'on vient d'apprendre une nouvelle qui la remplit d'espérance , & de crainte. Je m'intéressois à tout ce qu'on m'avoit dit , sans pouvoir encore démêler pourquoi; il me sembloit que c'étoit de moi que nous avions parlé, que c'étoit sur moi que rouloit toute l'aventure. Je fefois des réflexions que je con damnois par d'autres; je ne sçavois quel parti prendre; je m'imaginois que je devois ma déterminer à quelque chose, & je voyois que j'avois tort de me l'imaginer ; je reconnoissois mon trouble, & je n'en sortois point; j'en avois peur, & je le rappellois. Cet homme qui n'avoit point c'amour pour mon amie, l'aveu sincere qu'il en avoit fait; cette amie qui méditoit elle-même un dessein , qui souhaitoit que son amant vînt à m'ai- mer, qui me disoit qu'il étoit aimable, & qui me le persuadoit; je ne sçais combien de petites rc* marques qui venoient alors s'offrir en foule à mon esprit; les regards de ce jeune homme que je me ressouvenois d'avoir souvent surpris sur moi; ceux que j'avois à mon tour jettés sur lui ; les motifs que
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que je donnois aux siens; la cônfusion où j'étois de ce qu'il a voit pu lire dans les miens; de simples paroles , des adions que je ne pouvois m'empêcher d'interpréter de sa part, que j'avois cru innocentes de la mienne, & qui ne me le parois, soient plus : je voyois dans tout cela des présages qui menaçoient mon cceur d'un accident qui m'attachait, & que je ne pouvois m'expliquer; j'y voyois une fatalité, ou plutôt je voulois l'y voir; je m'égarois dans un cahos de mouvements, ou.
je m'abandonnois avec douceur, & pourtant avec peine.
Telle étoit mon imagination, quand retournant dans une. autre allée , je rencontrai tout-àcoup cet objet encore confus de mes pensées ce jeune homme dont j'étois si occupée.
Je demeurai prefqu'immobile à sa vue, je le sentis aimable ; je rougis en le sentant, & cependant mon amour alors me parut moins naître que continuer.
Il m'aborda de son côté d'une façon si interdite que je vis qu'il m'aimoit aussi, & que même il m'aimoit depuis qu'il m'avoit vue; je ne doutai pas qu'il ne fut dans un trouble égal au mien , qu'il ne pensât comme moi, qu'il n'eût mes mou-
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vements , mes réflexions ; qu'enfin il ne fût pour moi ce que j'étois pour lui: & par une bizarrerie surprenante, tout cela se trouva vrai.
Son embarras me frappa, le mien l'intimida, parce qu'il le comprit ; une intelligence mutuelle nous donna la clef de nos cœurs ; nous nous dîmes que nous nous aimions, avant que d'avoir parlé ; & nous en fûmes tous deux si étonnés, que nous nous hâtâmes de nous quitter, pour nous remettre.
J'interromps ici la fuite de cette histoire dont le reste ne peut se partager. Je viens de recevoir un billet d'un de mes amis, par qui je vais finir ma Feuille. C'est une gaieté dont j'espere que tous mes Lecteurs voudront bien rire.
Comme je fuis dans l'habitude de vous rendre compte de tout ce qui m'arrive, je vous dirai , mon cher ami, qu'il me tomba l'autre jour entre les mains une Feuille grecque de la divine Iliade.
O Dieux ! dans quel état la vis-je ! un Grec en fe- roit mort subitement : mais le Ciel , qui conduit tout, n'a pas voulu qu'il en coûtât la vie à personne, & l'aventure a raté sur moi, qui, par bonheur , fuis un ignorant. Imaginez-vous donc que la Feuille de l'homme divin avoit servi à enve-
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lopper des denrées d'Epicier; elle en portoit encore les marques. Je ne nïen étonnai pas : car Je la ramassai à la porte de l'Epicier même, & je jugeai tout d'un coup que cette relique du Parnasse De pouvoit être tombée chez un Moderne plus ir- réligieux. N'allez pas divulguer cette affaire ; cela ruinerait je ne sçais combien de ces fortes de Marchands qui fournissent quantité de dévots d'Ho- mere. Pour moi, qui, comme vous sçavez, me tiens neutre sur tout culte littéraire; je n'ai fait ni bien ni mal au lambeau grec; j'en ai vu le caractere, je l'ai remis sagement où je l'a vois trouvé, souhaitant que le fort ne conduisît là nul passant de l'observance d'Homere , ( sentiment de charité qui ne nuit pas à la neutralité,) & je me fuis retiré en essuyant mes doigts qu'il avoit un peu salis. Mandez-moi si je me fuis bien comporté j'attends votre réponse, & je réserve pour une autre fois à vous raconter une nouvelle aventure qui regarde nos Modernes. Je fuis, &c.
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DIXIEME FEUILLE.
JE me souviens qu'un jour dans une promenade' publique je liai conversation avec un homme qui m'étoit inconnu. L'air pesant & taciturne que je lui trouvois ne me promettoit pas un entretien fort amusant de sa part ; il éternua ; je lui répondis par un coup de chapeau : voilà par où nous débutâmes ensemble. Après cela vinrent quelques discours vagues sur la chaleur, sur le besoin de pluie, & d'autres questions, qui n'étoient qu'une façon de se dire avec bonté l'un à l'autre : je n'oublie pas que vous êtes-là, Là-dessus, entre plusieurs Dames qui passoient; j'en remarquai une qui, dans son air & dans sa physionomie , annonçoit je ne sçais quoi de si enjoué, une coquetterie si folâtre, si bruyante, que je ne pus m'empêcher de sourire en jettant les yeux sur elle, & de dire : voici une Dame qui doit être de bonne compagnie.
Je la connoîs fort, me répondit d'un ton nonchalant mon camarade, (effectivement ils s'étoient, salués) Elle fait la passion de bien des gens
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ajouta-t-il, & son mari en est très-jaloux; il a toujours peur qu'elle ne vienne elle-même à aimer quelqu'un de ceux qui l'aiment ; mais il n'y a rien à craindre , elle est trop folle.
Comment! trop folle, dis-je alors: un homme ne peut-il lui paroître aimable ? n'a-t-elle pas des yeux &des oreilles? oui, Monsieur, reprit-il froidement : mais une femme de ce caractère-là n'acheve jamais ni de vous bien voir, ni de vous entendre, & vous n'avez pas le temps de lui plaire autant qu'il le saudroit, pour lui faire impression Pourquoi cela, répondis-je allez surpris de fou discours? pourquoi, dit-il? c'est qu'une mouche vôle & vous croise; de la mouche elle passe à un miroir qui se présente; de là à sa cornette, puis à un ruban, puis à une autre chose : mais vous la ratrapperez peut-être, dis-je alors. Oui-dà, me répondit-il : elle pourra revenir à vous par distraction; & vous recommencez: mais elle n'y est déjà plus, votre habit vous l'a dérobée, & quand vous lui direz qu'elle est charmante, elle vous répondra que la couleur en est de bon goût.
Cependant, repris-je encore , ces femmes-là veulent vous plaire. Non, Monsieur, me dit-il-; ce n'est ni à vous, ni à personne qu'elles veulent plaire ; c'est à tout le monde, & à tout le mond $
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ifcmblê: voilà leur Amant, celui qu'elles écou"", tent & qu'elles aiment : cet objet-là les fixe, elles jie le perdent point de vue, il embrasse, il réunit toutes leurs difirz,étion$: car elles ne le quittent à droite, que pour le reprendre à gauche: ce qu'un côté de l'objet perd avec elles, un autre côté le g:>.gne..
Mais vous avisez-vous de vous isoler; sortezvous de la foule : vous n'êtes plus pour elles que le sujet tout au plus de deux ou trois distractions vous, votre habit ou vos galons, sur une centaine qu'elles auront nécessairement dans une heure ainsi il faut bien que leur esprit se fournisse du reste ailleurs. Oh ! vous m'avouerez qu'il est difficile de surprendre le cœur d'une femme qui ne vous prête ses yeux & ses oreilles qu'une minute & je dis trop peut être..
Mon homme s'arrêta-là, & je regardois avec étonnement cette physionomie qui, de pésante que je l'avois vue d'abord, s'étoit insensiblement dégagée pendant qu'il parloit, & qui redevint- épaisse dès qu'il eut achevé.
Ah , ah 1 dis-je alors en moi-même, en apos- trophant son esprit, il ne tiendra pas à moi que tu ne sortes plus d'une fois de ta coquille. J'allois.
en effet imaginer quelque chose pour cela, quand
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le hasard fit encore passer des Dames, parmi les- quelles j'en saluai une de ma connoissance.
J'aimerois mieux cette Dame-ci que l'autre , me dit-il; il y a plus de majesté dans sa taille, & la douceur de sa physionomie m'enchante ; c'est, lui répondis-je, une des plus estimables filles de Paris; sa beauté est son moindre trait ; je ne con- noîs point de caractere plus distingué, d'humeur plus égal, d'esprit plus fage , & personne n'a dans le cœur plus de noblesse de sentiments qu'elle en a Un esprit fage & de la noblesse dans les sentiments, me répondit-il, tout d'un coup ! Oh !
pour celle-là, je pardonne au mari qui en fera jaloux. Vous me surprenez , comment l'entendezvous donc, lui dis-je? vous voulez qu'on ait tort d'être jaloux d'une femme coquette & dissipée, & vous approuvez presque qu'on le foit d'une femme fage & vertueuse.
Eh ! oui, Monsieur, répartit-il, je vous le répete; vous ne fçauriez croire combien un Amant tendre, fournis , & respectueux sympathise avec une femme fage & vertueuse. La passion de cet Amant est elle-même si douce, si noble, si généreuse, qu'elle ressemble à une vertu; elle en a la figure , & vous voyez bien qu'une vertu en apprivoise aisément une autre.
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Mais répondis-je , quoi que vous puissiez dire, l'amour se déclare ; une femme vertueuse le reconnoît, & lui impose silence,. Oui, dit-il, elle lui impose silence, bien moins parce qu'elle le.
haît, que parce qu'elle s'est fait un. principe de le haïr & de le craindre. Elle lui résiste donc. Cela est dans les réglés ; mais en résistant, elle entre insensiblement dans un goût d'aventure ; elle se çomplaît dans les sentiments vertueux qu'elle oppose ; ils lui font comme une espece de Roman, noble qui l'attache, & dont elle aime à être l'Héroïne. Cependant un Amant demande pardon d'avoir parlé; en le demandant il recommence ; bien- tôt elle excuse son amour, comme innocent ; ensuite, elle le plaint çomme malheureux ; elle l'écoute comme flatteur; elle l'admire comme généreux; elle l'exhorte, à la vertu, & en l'y exhortant elle engage la sienne ; elle n'en a plus: mais dans cet état il lui reste encore le plaisir d'en regretter noblement la perte; elle va gémir avec élévation ; la dignité de ses remords va la consoler de sa chute : il est vrai qu'elle est coupa",,- ble; mais elle l'est du moins avec décence, moyen- nant le cérémonial des pleurs qu'elle en verse ; sa.
soiblesse même s'augmente des reproches hono- aires qu'elle s'en fait Tout ce qu'elle eut de sen
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timent pour la vertu paffe au profit de sa passion; & enfin il n'est point d'égarements dont elle ne foit capable avec un cœur de la trempe du fien, avec un cœur noble & vertueux. Ainsi, croyezmoi , Monsieur, une femme comme celle-là , quand on lui parle d'amour, n'a point d'autre parti à prendre que de fuir. La poursuit-on? qu'elle éclate. Si elle s'amuse à se scandaliser tout-bas du compliment qu'on lui fait, l'air fournis d'un Amant la gagne ; son ton pénétré la blesse, & je la garantis perd ue quinze jours après: mais il me semble qu'il se fait tard, ajouta-t-il après ces mots; d'ailleurs je crois que nous aurons de l'orage, de nous ferons sagement de nous retirer.
Il se leva là-dessus , & me quitta, en me souhaitant le bon foir. Je le conduisis des yeux tout aussi loin que je le pus, & depuis ce temps-là j'ai toujours été sur le qui vive avec les physio-, nomies massives.
La Demoiselle dont je vais achever de produire l'Histoire 3 m'a rappellé les discours de cet homme. Comme elle me paroît avoir cette trempe de cœur sensible dont il a parlé, j'ai rapporté ce qu'il en pensoit, & pour son instruction dans la fuite , & pour l'instruction de toutes les femmes de son caractere.
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C'est maintenant cette Demoiselle qui parle, & qui rend compte de ce qui arriva, quand elle eut quitté cet Amant, qui ne s'étoit pas encore déclaré de vive voix.
«J'évitai, dit-elle, dans le reste de la journée, 33 de me trouver feule avec lui, & je ne sçais » pourquoi je l'évitai ; car j'aurois été bien-aise z que l'occasion de me parler se fût trouvée mal- » gré moi. Je crus m'appercevoir qu'il m'obser« voit tendrement, pendant que nous étions en » compagnie, & il vit bien que je m'empêchois » de l'observer à mon tour.
» Le lendemain , j'étois à peine levée que j'en- 33 tendis beaucoup de bruit dans la maison : je des3» cendis pour sçavoir ce que c'étoit, j'entrai dans 33 la salle, où je vis Madame * ** entourée de 33 plusieurs amis, entre lesquels étoient ma mere » & mon Amant. Elle pleuroit, & tenoit une 33 lettre dans sa main, dont la vue lui arrachoit des » cris. Voyez, Mademoiselle, voyez ce que m'écrit ma fille, me dit-elle, d'aum loin qu'elle 33 me vit: lisez ce qu'elle est devenue; voyez 33 comme elle me traite : elle est partie ce matin 33 à six heures , pour se rendre aux Carmelites. Je m'étois méfiée de son dessein ; mais je n'y fon-
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93 geois plus ; elle me donne un coup de poignard ; 9* elle fera contente & j'en mourrai.
« Je pris la lettre, & je la lus, les larmes aux » yeux , presque troublée ; & même autant qu'il 03 m'en souvient, saisie de frayeur, en comparant » l'état que mon amie embrassoit, à celui dans 33 lequel je restois ; il me sembloit qu'elle me re, mettoit sa condition, qu'elle en choisissoit une 33 meilleure, & qu'elle me laissoit la pire. Il me 33 passa mille tristes idées dans l'imagination ; j'eus 33 des pressentiments de malheur ; il me prit une 33 envie secrette de suivre mon amie; en la pleu33 rant je me pleurois moi-même; j'enviois son 33 fort & je craignois le mien.
33 Au milieu de ces mouvements inquiets, je jet- 33 tai la vue sur mon Amant, qui de son côté me 33 lança un regard si tendre, si suppliant, que je 33 lui répondis par un soupir que rien ne gêna, 33 de la naïveté duquel je le vis rougir lui-même J >3 & dont je ne connus l'indiscrétion que sur son 33 visage.
» Je me retirai alors, fous prétexte de chagrin, 33 & j'entrai dans le Jardin, quand tout-à coup je 33 me sentis embrasser les genoux. C'étoit lui, & :u ce fut-là sa premiere déclaration d'amour. Juste ? Ciel ! que ne me dit-il pas ? quel fond d'incli-
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33 nation ne se développa-t-il pas pour lui dans mon. « cœur? mes larmes coulerent avec abondance; « ainsi mon amour a commencé par des pleurs, 33 & il finit de même. Je lui avouai mon penchant, 33 je l'en vis pénétré de plaisir & de reconnoissance: 93 j'abrège, je serois trop longue 33 Nous revînmes à Paris, & quelque temps 3e après il songeoit à me faire demander à mon pere, quand le fien mourut.
33 Cette mort changea la face de ses affaires 33 il lui survint un procès , qui intéressoit la plus.
33 grande partie de son bien ; il remit donc sa de" 33 mande , contre mon sentiment. Si votre pere, 33 me refuse , que ferez-vous, me dit-il? Je n'é, 33 pouferai personne, lui répondis-je : j'irai vivre 33 avec mon amie ; soyez-en sûr.
33 Cependant son procès dura long-temps : il 33 tourna mal; il fut sur le point de le perdre : je 33 l'en vis au désespoir : la promesse que je lui 33 fefois de n'être jamais qu'à lui, ou de n'être à 33 personne, ne le fatisfefoit plus. Je vais être, 33 ruiné, disoit-il. Votre pere me refusera ; vous 33 irez dans un couvent : c'est toujours vous per- » dre, & je veux mourir. Mes pleurs, & les assu 33 rances de mon amour, toujours nouvelles &; ?? toujours, vives, le calmoient quelquefois; ses,
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3> chagrins le reprenoient ensuite. Je fouffrois de 33 le voir si affligé; ses inquiétudes altéroient sa os fanté; il tomba malade : il guérit de sa mala33 die, & non de sa tristesse. Ah ! s'il étoit mort, 03 je ferois peut-être moins à plaindre.
33 Ne croyez pas, me dit il un jour, que je 33 puisse durer davantage avec la crainte de n'être 33 pas à vous. M'aimez-vous ? m'estimez-vous ?
33 voulez-vous que je vive? devenez mon épouse: 33 il ne nous reste que ce moyen pour faire cesser 33 l'obstacle que met à notre mariage le peu de 33 bien qui va me rester, après la perte de mon 9^ procès. Juste Ciel! où vous emportez-vous, a) lui dis-je? y songez-vous ? ah ! s'écria-t-il, sans 33 me donner le temps d'en dire davantage, un 33 homme dont vous vous défiez n'est plus digne »3 de vous. Ses sanglots l'interrompirent; il me fit 03 pitié. Malheur à qui se trouve dans de pareils >3 moments ! il me vit touchée. Hélas ! il m'a bien ) punie d'en avoir cru ses serments; voilà tout, •33 & vous sçavez, Monsieur, ce que je vous de33 mande 33.
Voici maintenant la lettre que cette Demoiselle adresse à son Amant.
Ne pouvant vous parler, ni faire passer de lettre jusquà vous, puisque je ne sçais où vous êtes, je
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vous adresse ce billet-ci dans une des Feuilles du Spectateur que vous lisez peut-être. « Je fuis m cette malheureuse qui vous fut si chere , à 35 qui vous le fûtes tant vous-même, à qui vous 03 l'êtes encore , toute déshonorée qu'elle est 33 par vous. Je fuis cette déplorable fille sans fc>r réputation, sans honneur aux yeux de tout as le monde , & dans cet état pourtant plus ia respectable pour vous qu'avant ma honte » & ma misere , dont vous êtes l'auteur. Je :» fuis celle avec qui il vous fallut seindre » d'être si estimable, pour pouvoir ensuite être 93 si perfide ; celle qui, pour vous convaincre 33 qu'elle vous croyoit honnête-homme , vous to mit, comme vous le vouliez, en état de riïarf33 quer d'honneur, & celle qui s'est vue trom33 pée, pour avoir voulu vous convaincre qu'elle b ne craignoit pas de l'être : enfin je fuis cette 9' épouse à qui vous niez la foi que vous lui avez 93 donnée, parce qu'elle n'en a que le Ciel pour 93 témoin, parce que vous pouvez la nier devant 33 les hommes, parce qu'elle n'est pas revétue de 33 formalités qui ne la rendroient ni plus fainte , 33 ni plus légitime, & dont le défaut tourne plus » à la honte du misérable qui s'en prévaut, qu'à 33 la confusion de l'infortunée qui les a négligées
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» dans sa tendresse. Quoi ! des formalités, qui :u ne font nécessaires, disiez-vous, qu'avec des
33 scélérats dont il faut prévoir la noirceur, & 33 gêner la perfidie, qui étonnent par leurs fere, ments, & qui les font terribles , pour rendre 33 le parjure incroyable! & je péris pourtant, 33 pour n'avoir pas pris avec vous les précautions 33 qu'il faut prendre avec les scélérats. Quelle J3 affreuse aventure que la mienne ! Je croyois M honorer la probité, & je n'ai satisfait qu'un w traître. Cette injure m'est échappée; elle m'ac 33 cable : vous méritez bien que je vous la faire.
9> Mais méritois-je , moi, la douleur que je sens 33 à vous la faire ? mon amour devoit-il devenir 33 ce qu'il est aujourd'hui? je me vois dans l'in33 famie ; c'est vous qui m'y jettez : vous me 33 faites horreur, & je vous aime. Avec ce mé33 lange affreux de sentiments , ne vous fais je pas 33 un peu de pitié ? Non : la punition des plus 3» grands crimes n'est point comparable aux maux 33 que je souffre ; mais je n'en puis plus, je finis: 33 vous sçavez l'état où je fuis. Quand je vous eus 33 perdu de vue, pénétrée de douleur, je vous 33 écrivis une lettre que mon pere surprit sur ma 33 table, & qui l'instruisit de la situation où je me » trouvois, Quelques amis qui se trouverent au
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33 logis me sauverent de sa fureur qui éclata ; Si as je fortis dans ce moment même, sans sçavoir 33 où j'allois. Deux heures après, fatiguée d'avoir 33 marché, accablée de langueur, attendrie sur 33 moi-même, j'entrai chez une femme que je tou33 chai par le récit que je lui fis de mon malheur: 33 elle me garde encore chez elle. Elle n'est point 33 riche, mais elle est charitable; je n'y ferai pas 33 long-temps, je fuis mourante, & il n'y a pas 33 d'apparence que j'arrive à mon terme , que je 33 vive assez pour mettre au jour un enfant qui n'a 33 que le Ciel pour garant de ce que vous lui de33 vez , à lui & à sa mere. S'il me survit lui-même , 33 vengez-moi, par le foin que vous en aurez, de 33 l'état où vous m'aurez laissé mourir, & que ion.
93 éducation foit le fruit de vos remords. Voilà 33 tout ce que je vous demande : daignez me mar33 quer que vous me l'accordez , par un billet que 33 vous rendrez à une femme qui vous connoît, 33 & qui ira vous parler le 25 de ce mois aux 33 Carmes du Luxembourg, à neuf heures du ma» tin: adieu
Dans la feuille suivante on verra la lettre qu'elle écrit à son pere, & que je ne puis donner ici.
ONZIEME
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ONZIEME FEUILLE.
Ou E L QUE S" U N 3 de mes Lecteurs s'ennuieront sans doute de voir trois Feuilles de fuite rouler sur le même sujet: mais les intérêts de la Demoiselle en question le demandent; & tout ami que je fuis moi même de la variété , je ne la foutiendrai jamais aux dépens des services que je pourrai rendre dans mes Feuilles. Il vaut mieux remettre vingt curieux, que de faire attendre une personne qui a besoin de secours.
Mais que dis-je ? une personne ! que de filles peut être font aujourd'hui sur le bord du précipice où elle est tombée ! mille sûretés imaginaires les rassûrent contre le péril qu'il y a d'avancer; un reste de vertu les retient encore : mais en pareil cas , c'est bien peu de chose que la vertu , quand on ne voit point de risque à la perdre, & qu'on ne craint que la honte de n'en avoir plus.
L'exemple que je leur propose va, pour ainsï dire, éclairer toute l'horreur de l'abyme que la passion leur cache : elles verront ce que devient une fille qui confie son honneur à des ferments
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amoureux , ce que devient le cœur d'un Amant satisfait, les funestes révolutions qui s'y passent, ou plutôt son épouvantable métamorphose.
Je me souviens là-dessus que, dans le cours de mes voyages, un Polonois me raconta que dans son pays une Demoiselle , nommée Éléonor, de grande condition , & maitresse d'elle , aimoit un jeune Seigneur, qui de son côté en étoit éperdûment amoureux.
Ils étoient près de se marier, quand un évènement imprévu les empêcha de conclure leur mariage.
Mirski ( c'étoit le nom du jeune Seigneur ) fut au désespoir de l'obstacle qui différait son bonheur. Éleonor n'en soupira pas moins que lui, quoiqu'elle en soupirât plus discrettement. S'aimer autant qu'ils s'aimoient, se voir tous les jours, & ne répondre de leurs actions à personne , ce n'étoit pas-là de quoi modérer l'impatience qu'ils avoient de s'unir.
Cependant l'obstacle ne cessoit point; leur amour s'augmentoit, ils souffroient de se voir, & ne pouvoient se perdre de vue. Il n'y avoit pas moyen de se marier secrettement ; il falloit des témoins, & leur indiscrétion étoit à craindre.
Quoi ! dit un jour Mirski, je ne puis donc être
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heureux ! Eh ! quand le ferai-je, ma chere Èlèonort dites, quand ferez-vous à moi ? quand verronsnous la fin des difficultés qui nous arrêtent ? Après celles-ci n'en reviendra-t- plus? Eh! qui le sçait?
nous attendions nous à celles qui nous gênent?
Notre amour peut donc être le jouet du hasard.
Eh ! pourquoi l'en fefons - nous dépendre ? qu'a de commun ce hasard avec nos sentiments ? Vous m'aimez, n'est-il pas vrai? je vous adore; vous
connoissez le fond de mon âme : vous faites tout mon bien : je fuis , dites-vous, tout le vôtre.
Voilà votre main , voilà la mienne: joignons-les, & nous sommes époux. L'usage veut que nous ayons des témoins. Eh ! n'avons - nous pas nos deux cœurs ? où trouverez-vous des témoins plus respectables & plus fûrs ? un monde entier de garants vaudroit-il pour vous plus que moi, qui vous donne ma foi? vaudroit-il pour moi plus que vous, qui la recevez.
Oui, Mirski, répondit Éléonor un peu confuse, oui, je me fierois à vous, & je crois qu'il est inutile de vous le dire. Ce n'est pas votre amour qUI feroit ma confiance : non, vous n'auriez pas besoin de m'aimer pour être honnête-homme ; mais songez-vous à ce que vous demandez, à ce
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que je fuis ? on nous a prescrit certains devoirs ; & quoique je puisse en toute fûreté m'en affranchir avec vous, je les sçais, & vous ne les ignorez pas : ce feroit toujours m'en affranchir; & les marques de mon estime pour vous feroient aussi.
des marques de hardiesse.
Mirski ne répondit à ce discours que par des soupirs & par des larmes. Éléonor l'aimoit trop pour le laisser si malheureux. Ne vous affligez point, lui dit-elle ; mon cœur est aussi triste que le vôtre : je ne refuse point absolument la foi que vous m'offrez; je ne vous promets point non plus de la recevoir: souffrez que j'y pense.
Nos Amants se quitterent alors. Éléonor, demeurée feule , se vit en proie à la situation d'esprit la plus inquiette. Ce que lui proposoit Mirski l'épouvantoit ; elle rougissoit en y pensant; elle se laissoit entraîner, au plaisir d'y penser. Agitée d'amour & de crainte, elle se perdoit dans ses émotions, ne réfléchissoit à rien, ne sentoit rien de distinct dans son âme, qu'une douceur dangereuse dont elle n'ôsoit jouir, & dont elle jouissoit malgré elle.
C'en étoit fait: Éléonor eût cédé sans doute à son amour ; car le peu de réflexions raisonnables
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que fait une fille dans ces moments-là n'aboutit à rien ; ce n'est jamais qu'une façon plus honnête de se rendre.
Mais elle avoit une confidente: c'étoit Fatime; Demoiselle âgée, qui l'avoit élevée, dont elle avoit souvent éprouvé la prudence, & pour qui elle n'avoit rien de caché. Cette fille entra dans sa chambre , & s'apperçut du trouble où elle étoit; elle lui en demanda la cause. Éléonor lui ouvrit son cœur, lui en avoua la foiblesse, & s'excusa sur la nécessité de s'assurer Mirski, sur l'apparente impossibilité de l'époufer autrement, & sur le peu de danger qu'il y avoit à se sier à un homme de son caractere.
Fatime frémit des dispositions de sa maitresse , & cependant dissimula son étonnement : elle fesoit bien. Les passions font farouches; il faut les ménager d'abord ; leur présenter , pour ainsi dire , un visage ami , & gagner ainsi leur confiance , pour les mieux combattre.
Madame, répondit-elle à Éléonor, votre situation est fâcheuse, vous ne pouvez épouser Mirski avec éclat , ni prendre d'autre témoin que moi, d'une union secrette avec lui, & mon témoignage ne feroit rien : ainsi, dans la conjoncture présente , vous n'avez de ressource que sa bonne foi: vous
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êtes persuadée de sa probité, je le fuis aussi ; mais sans vous en défier, tâchez d'en être plus re" L'estime que vous avez pour Mirski n'est encore digne ni de vous, ni de lui ; elle n'est pas assez éclairée: peut-être l'estimeriez - vous moins, si vous ne l'aimiez pas tant. Prenez-y garde , Ma- dame : lui-même un jour pourroit s'imaginer que vous auriez été trop vîte : il diroit que votre cf..
time fut téméraire , & cela inquiéterait la sienne.
Épargnez-lui ce scrupule sur votre compte; conduisez-vous de façon que sa vertu n'ait rien à reprocher à la vôtre : sauvez-vous enfin de l'affront d'être un jour crue plus tendre que rage,.
& ne laissez rien à faire aux réflexions à venir de votre époux, qui ne vous fasse honneur.
Qu'on ne se scandalise pas ici de l'expédient que va donner Fatime : il n'est pas chrétien, je ne l* approuve point, & ce n'eli qu'une hijloire que je.
rapporte.
Voici donc le parti qu'il faut prendre, ajoutat elle : vous avez chez vous une jeune esclave qui a de l'esprit, & dont le son de voix est le même que le vôtre : nous nous y méprenons tous les jours, Feignez de consentir à ce que Mirski vous propose , mais de ne vouloir accepter sa foi que la nuit : la jeune eslave tiendra, votre place
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Mirski s'y trompera dans les ténèbres, & la croira son épouse : vous le laisserez quelque temps dans l'erreur; son amour pourra se ralentir : mais n'importe , ce ne fera pas sur votre compte; & si., malgré ce ralentissement qui ne vous regardera pas ; si , malgré l'obstacle qui arrête aujourd'hui votre mariage , il consent encore à vous donner la main avec éclat, comme vous feindrez de le souhaiter, pour lors Madame acceptez en secret sa foi : je ne vous en détournerai plus : il vous fera permis de vous y fier, & votre confiance fera plus raisonnable.
Mais, répondit Éléonor, que dira Mirski que j'aurai trompé ? ne se plaindra-t-il pas de l'injustice de mes soupçons ? Eh! Madame, ne vous en mettez point en peine, dit Fatime : les preuves de prudence ou de vertu, que donne une fille , n'ont jamais rien gâté dans le cœur d'un homme.
Mirski se plaindra de vous, & vous en aimera davantage. Éléonor se rendit. Fatime , charmée de la voir dans cette résolution, voulut l'y affermir par un exemple de la perfidie des Amants.
Tous les hommes , lui dit-elle, n'ont pas autant de probité que Mirski en aura sans doute. Le fils de votre Écuyer, Madame, ne veut pas aud'hui reconnoître pour sa femme une fille qui
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s'est perdue par un excès d'estime pour lui: permettez que je le faffe appeller; son procédé vous irrite : mais contraignez-vous, vous fçaurez ses raisons.
On envoya chercher ce jeune homme. Viniescho, lui dit Fatime, quand il entra, je parlois de vous à Madame : votre aventure avec votre maitresse lui paroît plaisante ; mais elle feroit bien-aise de vous l'enten d re raconter à vous-même. Ce n'est qu'une bagatelle, qui ne mérite pas la curiosité de Madame , répondit-il; c'est une fille que j'aimois , qui disoit qu'elle m'aimoit, & que j'ai pressée de m'en donner des preuves : elle l'a fait, & à présent j'en fuis fâché ; car elle est dans un embarras dont je ne fçaurois la tirer. Que ne l'époufiezvous, dit Éléonor d'un air riant. Moi! Madame, reprit-il : il faudroit que je fusse bien méchant pour devenir son époux ; c'est par amitié que je refuse de l'être, c'est par reconnoissance : je lui épargne un malheur, je la tromperois, je ne l'aime plus ; & vous sçavez qu'un mari doit aimer sa femme, & l'estimer, qui pis est. Comment, Viniescho ! la mépriseriez - vous aujourd'hui, dit Éléonor? que le Ciel m'en préserve, Madame, répartit-il : se ferai toujours cas d'elle, pourvu qu'elle appartienne à un autre;
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mais mon estime n'est pas de celle qu'il faut porter à son épouse en mariage ; elle ne foutiendroit jamais l'épreuve du nœud conjugal; elle est aujourd'hui d'un tempérament trop délicat, je la perdrois : & sans cette estime on est de trop mauvaise humeur avec sa compagne. Mais, répondit Éléonor, votre maitresse est bien à plaindre, vous la laissez sans honneur; vous lui avez donné votre foi, & vous la punissez de vous avoir cru ver- tueux; Je lui ai donné ma foi , j'en conviens , Madame, reprit-il; & je lui en aurois donné mille, si je les avois eues : un homme amoureux est-il responsable des ferments qu'il fait? peut-il s'empêcher de les faire? est-il son maître? a-t-il de la raison? Si dans un transport de cerveau j'avois juré de me tuer, au sortir de-là, ferois-je obligé de tenir parole? Eh bien! l'Amour est un transport, on ne sçait ce qu'on dit, quand on aime.
Promettre à une fille de l'époufer, si elle se fie à vous, n'est-ce pas lui promettre une impertinence? n'est-ce pas lui dire : je m'engage à vous prendre pour épouse, quand vous ne le mériterez plus? pourquoi donc s'y fie-t-elle? c'est, dit-on, qu'elle vous croit honnête-homme. Ce
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n'est pas cela : c'est qu'elle a aussi le transport au cerveau, c'est qu'elle vous aime, & qu'elle prend pour conviction de votre probité l'envie qu'elle a de vous mettre à l'épreuve.. Eh! sans cela, Madame, comment expliquer sa complaisance?
mille exemples lui crient de tous côtés : soyez sage: les ferments qu'on vous fait ne valent rien, ils font sans conséquence : votre prétendu mari ne les tiendra pas , & ne fera pourtant point parjure.
Malgré cela, elle continue, & cela est fâcheux ; mais du malheur qui lui en arrive, un Amant n'en est pas coupable, il n'en est que cause innocente. Quand il revient de-là, c'est un homme qui se réveille, & qui voit aussi-tôt disparoître toutes les illusions qu'il a rêvées dans son amour.
Il ne sçait où font passés ces sentiments si tendres : il se trouve avec un cœur froid, nonchalant épuisé : cette maitresse si aimable n'est plus ; il ne voit plus à sa place qu'une fille imprudente, dont la présence l'ennuie, dont les sollicitations l'importunent, dont la tendresse lui est à charge, & qui parle un langage qu'il n'entend plus. Elle est encore folle ; il se trouve libre : elle le pourfuit ; il est naturel qu'il la laisse-là.
Éléonor alors ne put retenir ou la honte, oti
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l'horreur quelle sentit à ce discours. Retirez-vous lui dit-elle, lâche que vous êtes, & ne vous pré- sentez jamais devant moi.
Viniescho sortit en pâlissant. Juste Ciel ! s'écria Éléonor, que viens je d'entendre? quel monstre que cet homme-là ! ah ! Mirski, pardonnez-moi les frayeurs qui me saississent. Fatime, je m'abandonne à votre conduite ; je fuis dans une cons- ternation dont je ne sçais pas la cause.
Éléonor, après ces mots, ne fit plus que soupirer. Mirski revint : tout se passa à son égard, comme on l'avoit projetté. Son amour s'accrût d'abord ; il fut violent les premiers jours, enfuite il baissa : enfin Mirski disparut tout-à-fait, & un mois après , on apprit qu'il étoit marié à une autre, Il fçut la vérité de son aventure. Éléonor eut foin de l'en faire instruire, & l'on dit que cet infidele en mourut de douleur, après avoir langui quelque temps. Et voilà ce que c'est que l'homme. Mais achevons l'histoire de la Demoiselle, à l'occasion de qui je viens de faire ce récit: & finirons par la lettre qu'elle écrit à son pere.
« Mon très-cher pere, je n'ai peut-être pas :1) long-temps à vivre, & je vous ai offensé. J'ai ) trahi la tendresse que vous aviez pour moi JI
3? j'ai porté le poignard dans votre cœur; j'ai
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33 déshonoré celui qui m'a donné la vie ; je l'ai 33 fait repentir de me l'avoir donnée; j'ai rendu 03 le jour où je fuis née, un jour de malédiction 33 pour lui : enfin, mon pere, je fuis aujourd'hui 33 votre malheur, votre désespoir & votre op pro33 bre : voilà toute la récompense de votre amour 33 & de vos soins. Cependant toute coupable que je 33 me fuis rendue, toute indigne que je fuis d'au33 cun soulagement, je n'ai pu, malade & pref- M que mourante , me refuser le seul bien qui me 33 reste; c'est de me jetter à vos genoux, de vous 33 demander pardon, de vous montrer mon re33 pentir, & de vous dire que, de tous les mal33 heurs où je fuis plongée, de toutes les dou» leurs que j'éprouve, rien ne me pénètre tant, 33 que l'injure que j'ai faite à un si bon pere, & 33 que la dérolation où je vous sçais. Dans votre 33 juste ressentiment, vous voulûtes vous venger 33 de moi, quand je me sauvai de votre maison.
33 Hélas! mon pere, je ne fuis pas échappée à 33 votre vengeance, j'ai porté avec moi le ref33 souvenir terrible de tout ce que je vous dois, 33 je n'ai point oublié combien vous m'aimiez, 33 & j'ôse vous assurer, tout irrité que vous êtes,33 que vous auriez pitié de ce que je souffre en vous as regardant, & que vous êtes vengé au-delà de
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» ce qu'un cœur comme le vôtre auroit voulu 33 l'être. Mes larmes & ma foiblesse ne me laissent 33 pas la liberté d'en dire davantage ; & je ne mérite 2) pas la consolation que je me donne en vous ?3 apprenant non affliction. Je ne vous demande 33 rien pour moi ; tant que je vivrai, je dois vous 33 être un objet d'horreur : mais que votre mifé- 33 ricorde ne se refuse pas à ce que je laisse après 33 moi, si son indigne pere l'abandonne. Hélas!
33 je vous implore pour le fruit de mon crime.
33 Quelle espece de cruauté restera-t-il à exer33 cer contre lui? ne l'aurai-je pas accablé. de tous » les malheurs ? il naîtra dans la misere & dans » l'infamie. Adieu, mon pere, j'espere qu'on vous 33 avertira bientôt que ma mort doit calmer votre 33 colere 33.
DOUZIEME FEUILLE.
M o N Confrere le Spectateur Anglais avoit établi des Bureaux d'adresse , où différents Particuliers lui envoyoient des lettres , qu'à leur priere il inféroit dans ses discours. Or, mon Confrere vaut mieux que moi, puisqu'il pense mieux, & qu'il
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est venu le premier. Ainsi, je ne puis m'égarer en suivant son exemple, & je vais mettre encore ici deux lettres qui me font arrivées, je ne sçais comment.
Monsieur le Speêlateur,
Peut-être êtes-vous quelquefois embarrassé de trouver le sujet de vos Feuilles, & ma situation vous en fournit un que vous pouvez rendre utile & agréable. Je fuis un homme sans ambition, d'une humeur douce, d'une fanté vigoureuse , aimant la joie & d'assez bon commerce, à ce que disent mes amis : j'ai du bien plus qu'il ne m'en faut pour vivre à mon aise, & pour laisser mes enfants passablement riches.
Sur cela, vous allez croire que je fuis heureux.
Eh ! non, mon cher Monsieur ; j'ai une femme qui broche sur le tout, & qui m'enlève tous les avantages de ma fortune, de mon tempérament, & de mon caraétere : je fuis triste, en dépit de mon humeur joyeuse; je vis dans la pauvreté, en dépit de mon bien, dont j'ai bonne envie de jouir ; & fuis toujours valétudinaire, en dépit de la meilleure fanté du monde.
Cependant, ma femme, cette femme si fatale,
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par qui tant de moyens d'être heureux me périf..
fent entre les mains, elle est d'une figure aimable ; elle m'aime tendrement, & je l'aime de tout mon {.
cœur aussi.
C'est qu'elle est jalouse, direz-vous: non, je ne lui vis jamais la moindre vapeur de jalousie.
Si c'étoit- là son mal, je l'en guérirois. Je laisse la femme d'autrui en repos ; la mienne me plaît, comme je vous dis ; & je fuis trop paresseux pour me donner la peine d'être coquet. D'où vient donc qu'elle est mon fléau? c'est qu'elle est avare; mais dans un excès qui feroit plus l'admiration que l'exemple de l'avare le plus déterminé: je ne fuis pas même assez méchant pour donner ici son portrait en entier, & pour exposer fidelement toute l'industrie de son avarice : je supprimerai ce détail par charité pour les avares, que je regarde encore comme mon prochain, quoique bien des personnes leur disputent cette qualité. Ces pauvres gens se pendroient peut-être à la vûe de mille petites dépenses qu'ils font depuis longtem , qu'ils croient bonnement indispensables, & que ma femme plus habile qu'eux a pourtant trouvé le secret d'épargner.
D'ailleurs je fuis trop bon serviteur du Roi; , Se dans le détail qu'il faudroit faire, il y auroit
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bien des choses qui instruiroient à blesser ses intérêts; aussi-bien que ceux d'un nombre de mar- chands , dont je pourrois causer la banqueroute.
Par exemple, ma femme n'écrit jamais de lettre, & n'en reçoit jamais. Pour en écrire, il en coûte une feuille de papier ; pour en recevoir , il en coûte le port. Oh ! voyez, s'il vous plaît, ce que deviendroient la vente du papier, & le revenu des postes, si tous les avares penfoicnt de même.
Et c'est-là le moindre des articles que je pourrois citer. Tous les jours elle en imagine de nouveaux, qui, s'ils prenoient crédit, couperoient la gorge aux cuisiniers , aux artisans , aux ouvriers ; livreraient toutes les marchandises aux vers ; casseroient aux gages les deux tiers des matelots, parce que la navigation pour le commerce feroit inutile ; feroit cefferles Manufactures & tomber la République de Hollande, qui ne vendroit plus ses denrées.
Il y a quelque temps qu'à dîner, mes enfants & moi nous avions grand appétit: l'on nous fervit un repas si frugal, que je fis mettre encore un chapon. Ma femme , qui pâlit en le voyant, crut devoir en expier la dépense, & réparer par un coup de sobriété le dommage que fesoit, à son gré, notre intempérance.
L'heure
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L'heure du souper arrive ; deux moineaux bien affamés n'auraient pas eu trop de ce qu'on apporta sur la table. Ma foi, mes enfants & moi nous changeâmes de couleur à notre tour: mais, ma femme, lui dis- je, il n'y a pas-là de quoi manger. Vous vous trompez, me dit-elle ; car je ne souperai point. La condition de votre estomac est bien malheureuse , lui repondis-je , en plaisantant d'un air contraint ; mais je vous avertis que le mien n'est pas si endurant. Là-dessus je mangeai un morceau , faute d'en pouvoir manger deux, à moins que de voler la part de quelqu'autre ; ensuite je me retirai: deux heures après, ma femme tomba en soiblesse de pure inanition , je courus à elle , & la priai de manger : il n'y eut pas moyen. Laissez-moi, me dit-elle ; c'est ce chapon que je n'ai pu digérer. Je l'en aurois désiée; car elle n'en avoit pas goûté.
Vous concevez bien, Monsieur , que çette abs- tinence presque éternelle doit répandre un air de langueur sur tous les visages de ma maison ; aussî quand je reviens chez moi, je crois rentrer dans un défert ; car il y regne un calme si triste; la cuisine est si froide : mes enfants font si sobres, si sérieux ; leur fang apparemment a si peu d'esprits ; il circurle si lentement : moi-même, à l'aspect
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de tout cela, je demeure si abattu, si consterné , qu'actuellement, en vous racontant feulement la chose, & quoiqu'absent de chez moi, il me prend , de mélancolie, un engourdissement par tout le corps.
Vous ne manquerez pas de me dire que je fuis le maître, & que, si je souffre, c'est à ma com- plaisance que je dois m'en prendre. Il est vrai: je n'ai pu jusqu'ici me résoudre à dire d'un ton ferme à ma femme, je veux ; je fuis l'homme du monde le plus soible , le plus indolent, & le plus ennemi du bruit, fur- tout avec les gens que j'aime un peu ; & je le vois bien, voilà ce qui fait que ma femme amaigrit à son aise, que j'ai une migraine continue, & que mes enfants ne font ni nourris, ni vétus: je dis ni vétes; car en été ils étouffent, & tremblent en hyver, à cause que ma femme ne connoît point de faisons ; & pour des habits, elle étoit si fâchée, si piquée la derniere fois qu'elle en acheta, que je la surpris dans son cabinet, ruminant très - sérieusement à quelque honnête moyen de s'en passer. Je m'attends qu'au premier jour elle trouvera l'expédient qu'elle cherche.
Sçavez-vous, Monsieur, comment je me comporte, quand la patience m'échappe avec elle?
Je retiens ma colere: je pars subitement de chez
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moi, & vais du même pas lui faire emplette d'un habit neuf. Cet habit est plus ou moins magnifique, suivant que je fuis plus ou moins en colère.
Il y a deux mois que j'étois si outré, que je lui levai une étoffe toute d'or: elle s'évanouït en la voyant, & j'ai eu un peu de repos pour six semaines; ensuite elle a recommencé sur nouveaux frais : de forte que , ces jours passés, elle me régala d'un trait d'économie si extraordinaire , que, pour l'en punir, je courus vîte lui acheter une cornette superbe : cela la mit à la raison ; elle devint docile pour quelque temps, & promit bien de s'amender : mais franchement ces corrections-là me fatiguent ; & comme elle lit vos Feuilles, qu'on lui prête , je fouhaiterois que, dans un de vos dis- cours, vous essayassiez de me soulager par des réflexions qui la fîssent rougir de Ion avarice, & qui m'épargnassent à moi l'achat des verges dont je la châtie.
Après quoi, si vous ne réussissez point, mon parti est pris ; & tout franc, j'ai résolu de m'en délivrer: non que je veuille employer ni fer, ni poison contr'elle au moins ; je n'en fuis pas capable, & ce n'est pas-là ce que je veux dire. J'ai, pour la faire mourir, des moyens plus innocents, qui se moquent de toute recherche, & qui, je crois ,
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ne blessent presque point ma conscience. Je ne la tuerai point, je ferai feulement cause de sa mort, & cause, à mon gré, très-éloignée. Je lui ôterai la vie par un trait badin, & assurément le badinage n'est point défendu, quand il est honnête : vous en allez juger.
- Depuis dix ou douze ans, quand je veux me divertir, voir mes amis, leur donner à manger, je les mene dans une petite maison que j'ai louée à l'insçu de ma femme. D'ailleurs, je fais quelquefois des parties de campagne ; je vais aux Spec- tacles avec des Dames; je joue, de temps en temps je perds. Ma femme ne sçait rien de tout cela; & moi, par je ne sçais quel pressentiment qu'un jour elle me poufferoit à bout, & qu'il me feroit im- possible de vivre avec elle, j'ai toujours eu la précaution de tenir un mémoire, & de mes pertes , & de ces dépenses qu'elle ignore. Oh ! C'est avec ce mémoire que je la tuerai, Monsieur: voilà mon poignard; il est en bon état ; il ne la manquera pas ; le numéro des sommes écrites dessus se monte à vingt-mille francs. Je le tiens tout prêt. Hier j'avais déjà tiré mon arme de ma cassette ; j'allois faire mon coup: je ne me fuis jamais trouvé contr'elle dans une humeur si assassine ; enfin ma femme n'avoit plus qu'un instant à vivre : j'entrai dans sa
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chambre ; elle étoit à sa toilette ; elle a les plus beaux cheveux du monde ; ils étoient épars, cela lui fesoit une physionomie si douce : elle sourit en me voyant, & me désarma ; je n'eus pas la force de déployer mon papier, de l'exposer à ses yeux, & ma tendresse lui fit quartier. Mais, Monsieur, je sens bien que ce n'est que partie à remettre. Je n'en puis plus ; je vous en prie , fau- vez-lui la vie; préchez-la du mieux qu'il vous fera possible ; préservez-la d'une mort subite, que je fuis toujours tenté de lui donner. J'attends de vous cette grâce avec impatience, & je suis, &c.
Monsieur le Speciaieur,
Avant que de vous entretenir sur ce qui me regarde, je fuis bien-aise de vous dire que je l s exactement vos discours , & que je m'y plaîs beaucoup, quand vous ne parlez ni d'Anciens, ni de Modernes, ni de Bel-esprit ; car dans ce cas, je prends, ne vous déplaire, la liberté de vous fau- ter; parce que je n'aime pas les raisonnements que vous autres , ce me semble , appellez méta- physiques, & dont ie ne connoîs que le nom, sans trop comprendre ce qu'il signifie.
Je me doute pourtant que vous pensez à me"
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veille dans ces raisonnemênts-là ; mais comme ils m'ennuient, dès que j'en ai lu deux lignes, je n'y sçais d'autre façon que de les quitter, & de les passer pour bons , & cela fait justement votre compte & le mien. Ainsi, vous devez être content de mon procédé, & j'espere qu'en revanche vous ne me refuserez pas ce que je vous demande.
- Je fuis une fille de seize à dix-sept ans : j'ai de l'esprit, j'en fuis sûre; car on me déplaît, quand on n'en a point, & je sçais fort bien rire en moimême de toutes les bétises que je vois faire. Lorsque vous aurez lu ma petite histoire, vous jugerez bien que j'ai raison de me croire un peu spirituelle. Si ma mere me lassoit voir le monde, je vais gager qu'en moins d'un mois j'en fçaurois autant que les personnes qui y ont été toute leur vie. Je ne puis pas dire que je fuis belle : non ; mais je m'imagine que c'est tant-mieux : car si je l'étois 3 je crois, en vérité, que je ne ferois pas si jolie que je le fuis. Pour bien faite, j'entendis l'autre jour le Directeur de ma mere, qui lui disoit, du ton d'un homme qui sent ce qu'il dit, il faut avouer que cette Demeifelle est faite à peindre ; je le sçais bien, lui répondit-elle à son tour d'un ton de Consessionnal, & je crains bien qu'elle ne le fache auut.
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Mais je m'amuse à babiller, sans venir au fait.
Il faut me le pardonner, Monsieur : une fille de mon âge, qui parle de sa taille & de son visage , c'est tout comme si elle étoit à sa toilette , elle ne peut finir ; sinissons pourtant. Je ne vous dirai rien de mon cœur ; la fuite de ma lettre vous expliquera ce qu'il est. Il suffit que vous compreniez que je fs aimable ; moi, je le comprends en- core mieux , & voilà ma peine. Ma mere est extrêmement dévote , & veut que je le fois autant qu'elle, qui a cinquante ans passés ; n'a-telle pas tort?
Quand je vous dis cela, ne croyez pas que je blâme la dévotion ; j'en ai moi-même ce qu'il m'en faut : je fuis naturellement fage , mais jusqu'ici j'ai plus de vertu que de piété ; cela est dans l'or-
dre; & de cette piété, je vous jure que j'en au- rois encore davantage, si ma mere n'exigeoit pas que j'en eusse tant. Jamais je ne me sauverois, si je devois vivre toute ma vie avec elle.
Il y a quelque temps qu'elle fut très-malade ; on crut qu'elle mourroit. Comme je vis qu'elle alloit se confesser, il me prit une inquiétude pour elle. Hélas ! dis-je en moi-même, cette femmelà va ne] s'accuser que de ses fautes, sans faire mention des miennes qui font sur son compte.
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Là-dessus je pensai lui aller dire: ma mere, vous ne sçavez pas tous vospéchés, & je me croi s obli- gée en conscience de vous avouer tous les dégoûts, tous les murmures., toutes les dissipations, toutes les impatiences où je fuis tombée, à çause des exercices religieux que vous m'avez fait faire & de la contrainte où vous m'avez tenue.
Je prenois déjà ma secousse pour l'aller trou- ver, quand on m'apprit qu'elle venoit d'avoir une crise qui apparemment la tireroit d'affaire.
Je me retins; mais voilà six heures qui sonnent : à six & demie , je dois aller dans son cabinet faire une lecture pieuse qui dure ordinairement une heure & plus Nous revenons de Com- plies; nous avions déjà été à Vêpres. Dans l'ins- tant où je vous écris, ma mere est en médita tion , & je fuis censée y être aussi. Par précaution se tiens toujours ouvert le livre où est le point que je dois méditer, afin qu'elle me trouve fous les armes, si, suivant sa coutume, elle venoit s'assurer de ma ferveur.
Ce matin, de même que tous les matins que Dieu fit, au sortir du lit, nous avons été une heure f n oraison ; ce soir, avant que de nous couc her, autre oraison de fondation & de la même $urée, & le tout toujours précédé d'une lur
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Pour moi, dans toutes ces oraisons-là, j'y paie de mine. Quand le hasard nous dérange, & que je fuis ma maitresse, je fais ma priere foir & matin d'aussi bon courage qu'on le puisse. Un Pater récité à ma liberté me profite plus, que ne feroient dix années de piété avec ma mere. Vous parlerai-je tout-à fait franchement? Nos heures d'exercices n'arrivent point, je n'entends sonner ni Vêpres, ni Complies, je ne vois point de livre pieux, que je ne fois saisie d'un ennui qui me fait peur.
Avant-hier j'étois feule dans la chambre de ma mere; il entra un Ecclésiastique. Comme je ne fongeois à rien, je me trouvai presque mal en le voyant, feulement à cause de son habit qui a rapport à nos fonctions dévotes.
Sçavez-vous bien , Monsieur, que je crains le* fuites de mes dégoûts là-dessus ? sçavez-vous bien qu'une prédication me donne la fievre, moi qui aimerois à entendre prêcher, si je n'en avois la satiété ? Ce n'est pas-là tout , si vous voyez comme ma mere m'habille : au voile près , vous me prendriez pour une Religieuse ; encore au voile près!
je me trompe ; ma coiffe en est un , de la mapiere dont je la mets. A l'égard de mon corps, il
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me va jusqu'au menton ; il me fert de guimpe : vous jugez bien qu'une âme de seize ans n'est pas à son aise fous ce petit attirail-là. Entre vous & moi, je crains furieusement d'être coquette un jour; j'ai des émotions au moindre ruban que j'apperçois : le cœur me bat dès qu'un joli garçon me regarde.
Tout cela m'est si nouveau ; je m'imagine tant de plaisir à être parée, à être aimée, à plaire, que , si je n'avois le cœur bon, je haïrois ma mere de me causer comme cela des agitations pour des, choses qui ne font peut-être que des bagatelles , & dont je ne me foucierois pas, si je les avois.
Persuadez-la, s'il vous plaît, de changer de maniere à mon égard. Tenez, ce matin j'étois à ma fenêtre, un jeune homme a paru prendre plaine à me regarder; cela n'a duré qu'une minute, Se j'ai eu plus de coquetterie dans cette feule minutelà , qu'une fille dans le monde n'en auroit en six mois. Tâchez donc de faire voir les conséq uences de cela à ma mere : six heures & demie sonnent, elle m'appelle déjà de son cabinet : je m'en vais lire ; je vais prononcer des mots ; je vais entrer dans ce triste cabinet que je ferai quelque jour abattre, s'il plaît à Dieu : car sa vue feule me donne une sécheresse ( pour parler comme ma mere ) qui m'empêcheroit toute ma vie de prier
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Dieu, si je restois dans la maison. Ah ! que je m'ennuie !
TREIZIEME FEUILLE.
LE fameux Scythe Anacharsis, un jour surpris par une nuit obscure, apperçut une maison bâtie au bas d'une montagne. Il vint y demander l'hospitalité, & ce fut le maître même de la maison à qui il parla. Entrez, dit-il à Anacharsis, d'un ton sévere. Les hommes en général ne mé..
ritent pas qu'on les oblige; mais ce feroit être aussi méchant qu'eux, que de les traiter comme ils le méritent. Venez : les vices de leur cœur m'ont valu des exemples de vertu.
La singularité de ce discours eût peut-être étourdi tout autre homme qu Anacharsis; mais ce Scythe , qui étoit un amateur de la sagesse, & qui voyageoit pour en acquérir, se sentit au contraire piqué d'une curiosité de Philosophe : il regarda cet accueil, comme la matiere d'un éclaircissement qui ne manqueroit pas d'être instructif; il s'en promit tout-d'un-coup quelques nouvelles leçons de sagesse ; il lui tarda de voir le dénoue
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ment d'une aventure qui, suivant ses vues, commençoit d'une façon si intéressante.
Il suivit donc son hôte , qui le prit par la main ; & le conduisit dans un appartement commode , dont la propreté fesoit tout l'ornement. Anacharsis, qui étoit bon connoisseur, vit bien alors qu'il étoit logé chez un fage ; & cela étant, il se trou'Voit lui, une bonne fortune pour son hôte ; tout comme son hôte en étoit une pour lui. Il ne s'agissoit plus que d'une chose ; c'étoit que l'autre.
à son tour eût sentiment de son mérite, & que la découverte de ce qu'ils valoient fût entre eux réciproque.
Pour cet effet, voilà Anacharsis qui prend le maintien d'un fage, attitude grave , discours sentencieux , & silence attentif.
Notre Misanthrope remarqua ces façons-là ; & sur cette étiquette , il examine Anacharsis : celui-ci tient bon ; déjà l'autre s'intrigue, s'arrange sur ses conjectures , prend lui-même une contenance moins distraite, & soupçonnant qu'il est devant un fage, ne veut pas manquer le petit profit qui se présente ; c'est d'être aussi pris pour tel.
Cepen dant on servit, ils se mirent à table; & dans la conversation : si je ne craignois de vous pa- roître trop curieux, dit-il, je vous prierois de
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me dire à qui j'ai le plaisir de donner aujourd'hui retraite. Si j'en crois les apparences, je dois vous distinguer des autres hommes pour qui je n'ai pu m'empêcher de vous montrer tant de mépris..
Quand vous me confondriez encore avec eux, reprit Anacharsts , vous ne seriez point injuste : tous les hommes en effet font méprisables, les uns plus, les autres moins; voilà toute la différence qu'on peut mettre entr'eux. Vous souhaitez de sçavoir qui je fuis, & je vous ai trop d'obligation pour refuser de vous satisfaire. Je fuis né Scythe, & je m'appelle Anacharsis. Votre nom, & votre amour pour la sagesse, me font connus, Seigneur, repondit le Solitaire ; je sçais même Votre rang que vous oubliez de me dire ; vous êtes Prince de la famille Royale de Scythie, & je vous demanderois pardon de la maniere dont je vous ai reçu d'abord, si je ne croyois devoir épargner au Philosophe Anacharsis les excuses & les respects que je dois au Prince : cependant, Seigneur, souffrez que je vous dise d'où me vient cette haîne que j'ai prise pour les hommes. J'allois vous prier de m'en instruire , reprit Anacharsis , & j'attends votre récit avec impatience.
Je vais, dit le Solitaire, vous exposer toute l'histoire de ma vie, cela pourra vous amuser, & je ne serai pas long.
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Je m'appelle Hermocrate , & je fuis issu de parents qui furent autrefois Sénateurs dans Athenes.
Mon pere répara, par une éducation excellente, la médiocrité des biens qu'il avoit à me laisser.
J'étois dans la fleur de mon âge, quand il mourut ; je crus, après sa mort, ne dçvoir rien négliger de tout ce qui pouvoit augmenter ma fortune. J'avois l'âme généreuse, & de tous les plaisirs auxquels j'étois sensible , je n'en connoissois point de plus grand, de plus cher, ni qui me fût plus nécessaire, que le plaisir d'obliger les autres. Quand je pouvois rendre un service à quelqu'un , je n'avois pas besoin d'étudier mes façons pour sauver aux gens la petite confusion qu'on a souvent d'être obligé dans bien des choses. J'étois là-dessus tout sentiment ; je n'avois qu'à laisser faire mon cœur, il n'y avoit rien à ajouter à fou industrie naturelle, non plus qu'au talent qu'il avoit de cacher son industrie même.
Né avec de pareilles dispositions , j'envifageois avec volupté toutes les fortes de partages que je ferois de ma fortune aux autres. Quand je serois riche, je ne puis subsister avec mon bien , disois-je en moi-même; car il ne suffit que pour moi, & mon cœur, pour ainsi dire, n'a pas le nécessaire. Être né bon, & ne pouvoir exercer sa
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bonté, n'est-ce pas vraiment n'avoir pas de quoi vivre ? Quoi ! voir les besoins d'un honnête-homme, & n'être point en état de les soulager, n'est-ce pas les avoir foi -même? Je ferai donc pauvre avec les indigents, ruiné avec ceux qui feront ruinés, & je manquerai de tout ce qui leur manquera. Tâchons de me mettre à l'abri d'une vie si triste.
Dans ce projet, je me ressouvins qu'il y avoit un Philosophe qui s'étoit entierement retiré du monde , & qui demeuroit à un quart de lieue de ma Ville. Il cultivoit les sciences dans sa retraite, & beaucoup de personnes l'alloient fouvent consulter sur une infinité de matieres : ses réponses & ses conseils avoient été utiles à tout le monde , & son étude lui avoit même acquis des secrets qui le fesoient passer pour un Magicien dans l'esprit du peuple : il falloit l'interroger en peu de paroles , & il répondoit de même.
J'allai donc le trouver ; je n'avois qu'une question fort courte à lui faire. Comment faut-il s'y prendre , lui dis - je, pour avoir l'amitié des hommes ? ( car je comptois qu'avec leur amitié il n'y avoit rien dont je ne vînsse à bout. ) Être bon avec eux, & dans ses discours & dans ses actions, me répondit-il, & puis il se retira. Sur
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ce pied-là, ils m'aimeront, dis-je, en me retirant aussi ; car , pour être bon, je n'ai qu'à rester comme je fuis.
Je revins chez moi avec cet Oracle qui s'ajustoit si bien à mon caractere ; & dès ce moment je me mis en besogne. Vous concevez bien que je n'eus pas de peine à donner des témoignages de cette bonté qu'on m'avoit recommandée , Se dont mon cœur ne respiroit que la pratique.
Le Philosophe ne s'étoit point trompé ; & en.
effet je fus bientôt regardé comme le meilleur garçon du monde ; je ne voyois personne qui ne fît mon éloge; on s'attendrissoit en me louant ; on se répandoit en caresses; tous les discours qui rouloient sur mon compte étoient affectueux; & ce qu'on me disoit, il est certain qu'on le sentoit.
Sur le rapport de ceux qui me connoissoient, j'avois pour amis tous ceux qui ne me connois- soient pas ; &, je vous l'avoue , les espérances de crédit & de fortune que j'avois conçues me parurent alors infaillibles, au point où je voyois les choses. Je comptois, en homme sensible, que - mes amis me feroient obligés des services que j'exigerois d'eux : ils feront charmés de m'être utiles, me disois-je: ils m'aiment ;& les requérir de quelque grâce, est un bonheur que leur doit ma
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ma reconnoissance ; il est vrai que je n'ai pas le talent de demander pour moi, & qu'assurément je m'y prendrois mal : mais à cet égard-là leur amitié m'épargnera bien des frais de compliments ; & d'ailleurs c'est un titre de bon cœur, que de ne sçavoir pas parler pour foi. L'homme généreux, quand il prie son ami de le servir, s'imagine, presqu'à cause de cela, être un mauvais ami lui même.
C'étoit ainsi que je mentretenois avec moi, quand un poste honorable & qui me convenoit se présenta. Je témoignai à différentes personnes que j'avois envie de l'avoir. Remarquez que ceux à qui je m'adressois me sembloient les plus touchés de mon caractere : j'en avois reçu en toutes occasions de ces tendres ferrements de main , par lesquels on semble dire à un homme qu'il est doux d'être avec lui ; de ces protestations de bienveillance , qui partent d'une abondance de goût pour vous. Ils tenoient ordinairement avec moi de ces discours familiers, qui feroient des injures entre gens indifférents, & qui, entre amis , ne font qu'un badinage joyeux & caressant.
Les uns me dirent d'un air pensif & réfléchi que la chote étoit difficile, qu'ils ne voyoient pas bien encore comment ils s'y prendroient pour s'em
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ployer en ma faveur ; mais j'y rêverai, ajoutoit chacun d'eux, & je vous promets là- dessus une réponse plus positive : les autres me refuserent tout-à-fait cordialement: en homme d'honneur, par telles & telles raisons , je ne puis rien làdedans , mon cher ami : j'en fuis fâché ; mais ne vous re b utez pas; remuez-vous: voilà à- peu-près les tours que je vous conseille de prendre pour arriver à vos fins. C'étoit-là le langage de chacun de ceux d'auprès de qui je revenois chargé d'instructions que m'avoit prodigué leur zèle.
De ces amis, je passai à d'autres ; & par-tout je trouvai des sentiments du même style ; j'en étois surpris, je n'y comprenois rien ; c'étoit une énigme pour moi, que de voir qu'on m'aimoit véritablement, & que pourtant on ne se soucioit point de moi.
Je manquai le poste : un autre l'emporta ; & cet autre , c'étoit un homme dangereux, malin vindicatif, qui avoit le courage de dire de bonsmots contre ceux qui ne lui plaisoient pas, & qui, à l'égard des ridicules de son prochain , étoit d'un commerce aussi cavaHer, que le mien étoit doux & humain ; enfin qui étoit mon contraste : avec cela voyez la différence de nos aventures.
Il s'attiroit des ennemis qui s'empressoient à le
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servir, pendant que je me fefois des amis qui re.
fufoient de m'être utiles. N'auriez-vous pas cru que les hommes se trompoient, & que paf mé- prise , ils me donnoient la part qui lui étoit due 9 & lui transportoient la mienne ? A qui penfezvous qu'il eut obligation du poste dont il s'agissoit? aux mêmes personnes que j'avois tâché d'intéresser pour moi, & qui m'avoient toujours mal parlé de lui. Ce n'est pas tout ; quelque temps après, on me pria d'un repas , où tous les conviés , me disoit-on, feroient charmés de m'avoir.
L'homme en question fçut ce repas , il en voulut être ; il apprit que je m'y trouverois, & témoigna n'en être pas content. Sçavez vous ce qui arriva ?
on m'avoit prié ; on m'aimoit, & il étoit craint: eh bien ! le repas se fit ; & pour mettre à l'aise le malin personnage , on envoya dire au meilleur garçon du monde, que la partie étoit rompue, pour je ne sçais quel accident qu'on imagina , & dont l'imposture fut de l'invention de tous les conviés. Oh ! alors , informé de cela, je crus pour le coup que les hommes étoient devenus foux.
A peine étois- je forti du chagrin que cela me donna, que je tombai dans mille autres dégoûts.
Chaque jour je m'appercevois que j'ennuyois tout le monde qui continuoit à m'aimer. Vouloit-on
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se réjouir : ma compagnie ne tentoit pas mes plus intimes, & l'on préferoit celle des gens, sur qui , s'il en avoit été question, le cœur de ceux qui me laissoient-là m'eût donné mille fois la préférence. On disoit que j'avois de l'esprit, & que j'étois gai, & on le disoit, sans se soucier ni de mon esprit, ni de ma gaieté: on les estimoit sans yprendre goût : le plus petit des plaisirs , une minutie , si je la demandois à quelqu'un, il falloit , pour l'obtenir , me donner la peine de l'arracher à la distraction qu'on avoit pour moi. -
Me voyant enfin si maltraité des hommes, & du côté du bien , de moitié moins à mon aise que je ne l'avois été d'abord , il me prit un jour une si grande colere contre mon Philosophe, pour la tromperie que je croyois qu'il m'avoit faite , quand j'avais été le consulter , que je partis toutd'un coup, pour aller lui témoigner mon ressentiment. J'arrivai bientôt chez lui, & je frappai avec emportement à sa porte ; il se présenta d'un air aussi froid que s'il avoit eu affaire à l'homme le plus tranquille. Me reconnoissez-vous, lui dis-je?
oui, reprit-il ; que me voulez-vous? vous reprocher, répondis-je, la fourberie de vos conseils.
Dites plutôt mon ignorance, s'il est vrai que mes conseils vous aient fait tort, répartit-il. Non, non,
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m'écriai-je , vous vous êtes joué de ma jeunesse : je vous ai demandé ce qu'il falloit faire pour être aimé des hommes, vous avez eu la cruauté de me dire que je n'avois qu'à être bon ; & c'est cette bonté que vous m'avez conseillée, qui m'a perdu auprès d'eux , loin qu'elle m'ait conduit à la fortune, comme je l'efpérois , & peu s'en faut qu'elle n'ait causé ma ruine entiere. Vouloir faire fortune, est une autre chose que de souhaiter d'être aimé des hommes, me répondit-il. Que ne vous expliquiez-vous mieux, quand vous m'avez interrogé ? Comment ! repris-je, pouvois-je m'imaginer que j'échouerois , soutenu de l'amitié de ces hommes ? par quelle fatalité m'a-t-elle donc été si nuisible? Prenez, me dit-il, cette poudre que j'ai composée de simples , & dont les effets font naturels ; allez chez vous, assemblez vos amis , & mêlez - en dans le vin qu'ils boiront ; plaignez-vous ensuite de leur procédé pour vous > & ils vous diront pourquoi leur amitié a trahi vos projets.
J'exécutai ce qu'il me prescrivit : pendant Ii repas, il me sembla qu'ils railloient adroitement jusqu'à la profusion des mêts exquis que je leur donnai. Il ne tenoit qu'à moi de deviner qu'ils d'appelloient dupe, de ce que j'étois si gène-
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leux. Je cho fis cet instant pour leur parler.
Vous êtes d'étranges gens, leurdis-je; je sens toute l'ingratitude que vous enveloppez dans vo- tre façon de louer mon repas : & ce n'est pas d'aujourd'hui que vous n'etes envers moi que des ingrats. Cependant il n'y a pas un de vous ici qui ne m'aime. Cela est vrai, me dirent-ils. Pas un de vous, contunuai-je , qui ne convienne que je fuis le meilleur cœur qu'on puisse trouver. C'est une justice que nous vous devons, dirent-ils encore. Avec cette qualité, repris-je, on peut se vanter d'être aimable & d'un commerce sûr, quand on y joint un peu d'esprit. Pourquoi donc chacun de vous me fuit-il, & paroît-il en toute occasson se soucier si peu de moi ? pendant qu'il s'amufe volontiers avec Diléarque qui est un rapporteur éternel de ce qu'on dit, & de ce qu'on ne dit point ; avec Delphire qui est une âme double ; avec Dioclès qui ne s'attache à personne ; avec Télephe qui n'a jamais obligé qui que ce soit ; avec Amyntas railleur impitoyable, avec qui, dans ,. un cercle votre amour - propre essuye mille petits affronts qui vous le font haïr. Pourquoi rendre service à tous ces gens-là préférablement à moi que vous aimez? pourquoi semblez-vous vous même en faire plus de cas que de moi? c'est que
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w leurs vices, me répondit alors un de la bande , leur donnent une importance que votre vertu ne vous donne point. Voulez-vous que nous vous parlions franchement? ma foi! rien n'est d'une moindre ressource, rien ne tarit tant le plaisir de la société, qu'un homme aussi excessivement bon que vous l'êtes à tous égards : son entretien n'a rien de vif, rien qui flatte la curiosité maligne que nous avons tous mutuellement sur ce qui nous regarde. Que diantre faire avec un homme contre l'esprit de qui le vôtre n'a point à se précautionner dans la conversation ? De quoi s'oc- cuperoit-on avec lui, de qui l'on ne peut espérer aucun trait de malice, & à qui par conséquens on n'en peut rendre; qui ne médit de personne, & qui, par-là, ne vous apprend rien ; qui ne vous dispute jamais son suffrage, quand vous avez de l'esprit avec lui, qui n'est point jaloux de cet esprit, ce qui ôte la vanité d'en avoir; d'un homme avec qui votre amour propre languit dans une éternelle sécurité, d'où naît l'ennui; d'un homme de qui vous ne craignez rien, ni sur vos intérêts, ni sur votre réputation; de qui vous n'attendez rien à votre avantage contre celui des.
autres; ce qui n'établit aucun motif de liaison, ni d'intrigue entre vous & lui ? Eh bien ! vous
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êtes un bon garçon ; je vous aime , parce que vous ferez toujours bon pour moi ; mais vous me lassez , parce que vous ne ferez jamais mauvais pour personne. Nous ne vous avons point rendu service, dites-vous. Eh! par où nous excitez-vous à vous servir? êtes-vous capable de vous venger de nos refus là-dessus? Non; je vous l'ai dit, vous ferez toujours bon , toujours généreux; ainsi ce n'dl pas la peine de se donner du mouvement pour un homme dont on ne peut rebuter la bonté, ni s'attirer la rancune. Pour ceux que vous venez de nommer , je passe le temps, où à me tenir sur mes gardes avec eux, ou à m'en divertir : mais vous, vous n'êtes qu'aimable : & en vérité cela n'anime point; car on vous aime, & puis c'est tout.
Il alloit continuer ; mais moi, faut de fureur à la vue de l'iniquité des hommes, je dis à toux ces indignes de sortir ; ce qu'ils firent en se mo- quant de moi. Le lendemain je vendis le reste de mon bien; & m'éloignant de ma patrie, aussi bien que des hommes qui m'étoient odieux, je fis bâtir cette maison dans ce défert, où je vis de ce que me rapportent quelques arpents de terim' que fr cultivé
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QUATORZIEME FEUILLE.
JE me fuis mis sur le pied de produire les Lettres qu'on m'enverra, quand je les trouverai utiles au Public : & en voici deux que je n'ai pas cru devoir supprimer.
MONSIEUR LE SPECTATEUR, Je ne vous demande point de mettre cette Lettre dans vos Feuilles : je ne sçais point faire de Lettres qui méritent d'être imprimées. Je vous prie feulement d'avoir la bonté, dans un de vos discours, de traiter de la. situation où je fuis.
Si vous aimez à secourir les gens qui font malheureux, vous ne pouvez donner du secours à personne qui foit plus digne de compassion que moi.
Je fuis infirme, accablé d'années, relégué a la campagne , où l'on a livré ma vieillesse à la discrétion de deux ou trois domestiques sans chaîité pour mon âge, ni pour mes infirmités, qui
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m'oublieraient toujours, si je n'étois importun, & dont il faut que j'impatiente la brutalité, pour en arracher quelqu'attention à mes besoins; enfin auprès de qui l'on ne m'a laissé d'autre appui que la pitié que je devrois leur faire; & que je leur fais si peu , qu'ils abusent de l'oubli cruel où m'a biffé leur maître. Hélas ! ce qui m'afflige le plus, ce qui fait toute l'amertume de mes peines, c'est que ce maître dont je parle , vous le dirai- je, Monsieur? c'est qu'il est mon fils. Je fuis sûr que mon état vous touche; mais quelque bon cœur que vous soyez, vous n'en fçauriez comprendre toute la misere ; il faut être à ma place, il faut être pere, pour en sentir toute l'étendue.
C'est sans doute un étrange malheur que d'être à mon âge rebuté de tout le monde, ou de se voir à la merci de l'humanité des étrangers, de gens qui ne font ni vos amis, ni vos parents; de ne trouver qui que ce soit qui s'intérene véritablement à vous, & qui vous foulage, & vous aide à supporter ce reste de vie languissante, où vous ne pouvez plus rien pour vous , & où vous êtes à charge à vous - même. Dans de pareilles extrémités un homme est fort à plaindre. Enfin il souffre beaucoup , & puis il meurt. Eh bien ! Monsieur, soyez-en persuadé, l'infortune de cet homme-
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là n'est rien auprès de la mienne, s'il n'a point d'enfants, si Dieu ne l'a pas fait le pere d'un fils qui l'abandonne. Non, ce n'est rien que d'être délaissé des autres hommes, de n'avoir à se plaindre que de leur peu de compassion ; il n'est pas étonnant qu'ils soient durs, impitoyables: vous ne leur êtes rien. Ce font des indifférents, des inconnus que vous pressés d'être généreux : ils ne veulent pas l'être pour vous, ils le font peutêtre pour d'autres ; & si vous ne souffriez pas , vous n'en exigeriez rien.
Mais, Monsieur, vous imaginez-vous bien ce que c'est qu'un fils ? Sçavez - vous comment on le regarde, ce qu'on en attend, ce qu'il vous est?
Est il pour vous un homme comme un autre ? Ah !
c'est ici où les expressions me manquent; c'est ici où mon cœur est saisi, où je souffre ce qui n'est point douleur , ce qui n'est point désespoir ; mais quelque chose de plus cruel que tout cela. Oui, l'on vit encore ; il reste encore du courage & des forces, quand on fent de la douleur & du désespoir : & moi, Monsieur, je ne vis plus, je ne tiens plus à la vie que par un feotiment de trifctesTe qui me pénètre, qui confond & qui glace mon âme ; qui ne me laisse ni crainte, ni espérance ; qui m'anéantit. Les hommes aujourd'hui
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me rejettent & m'abandonnent ; & ce n'est encore-là qu'être rejetté & abandonné des hommes : mais mon fils me rejette & m'abandonne comme eux, & c'est être rejetté & abandonné de la nature entiere. Il étoit mon unique appui, ma ressource qu'il me semble que rien ne pouvoit m'ôter , qui étoit à moi, qui ne dépendoit ni de la faveur, ni de l'humanité des hommes. Que mon fils fût généreux ou non, la nature, les préjugés même, l'éducation qu'on donne à ses enfants, la tendress qu'on prend pour eux, l'habitude qu'ils ont de respecter leur pere, tout me garantiloit l'amour de mon fils pour moi; tout m'assuroit que cet amour étoit mon bien; tout dans son cœur devoit m'excepter des autres hommes ; eût-il été sans honneur pour eux, tout le lioit à moi, comme tout me lioit à lui; fût-il né l'homme du monde le plus haïssable, aurois je pû le haïr, en auroisje moins senti que j'étois son pere? Nos enfants, pour nous éprouver sensibles, ont-ifs besoin de le mériter, d'être bons & aimables? Hélas ! que font sur nous leurs vices? qu'affliger notre amour, %is le rebuter.
Oui, mon fils, du fond de l'état où vous m'avez mis, de cet état d'abattement où je langui, c'est mon am our qui s'éleve : vous n'avez pu me l'ôter ,
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c'est lui qui se plaint de vous: il ne m'est dur de vivre encore que parce que je vous aime toujours.
Non, je ne souffre que parce que c'est vous qui me maltraitez: votre cœur ne me connoît plus, &; ma tendresse subsiste encore: je n'ai pu copier d'être votre pere, comment avez-vous fait pour cesser d'être mon fils ? Il n'y a donc plus rien qui tienne à moi dans la nature. Tout s'y est donc désuni d'avec moi, je n'y vois plus qu'un défert J'y fuis seul, ignoré de tout l'Univers, de mon fils que je regrette, que j'appelle à mon secours, & qui m'ignore comme tout le resse des hommes.
Cependant, Monsieur, qu'ai-je fait contre ce fils ? De six enfants que j'avois il me resta seul. Je n'étois pas riche : mais je l'aimois tendrement ; & dans l'éducation que je lui donnai, mon écono- mie, & l'industrie de mon amour me tinrent lieu de richesses : il répondit à mes foins : je l'envoyai à Paris y suivre le Barreau, je m'ôtois presque le nécessaire pour l'y soutenir ; il y fit effectivement des progrès qui lui acquirent l'estime de ceux qui le connoissoient; & comme il étoit assez bien fait, qu'on le voyoit laborieux , une riche Dame, dont il fesoit les affaires, en eut si bonne opinion, qu'elle lui offrit sa fille , pourvu qu'en se mariant il eût du moins un bien médiocre : ce bien mé-
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diocre étoit entre mes mains : il consistoit en deux petites Terres qui venoient, partie de mon patrimoine , partie de mes épargnes, & dont le revenu avoit servi à l'avancer, & à me faire vivre.
Il m'écrivit la proposition de la Dame, me marq ua tous les avantages du parti qu'on lui offroit, & me dit que sa fortune étoit entre mes mains.
Hélas! elle ne pouvoit être plus fûre: je partis pour Paris, & je convins tout-d'un-coup de lui donner la moitié de ce que j'avois, & de lui affurer l'autre.
Son mariage se fit quelque temps après : il quitta le Barreau pour des emplois qui paroissoient meilleurs, sa femme mourut en mettant un enfant au monde : je perdis beaucoup ; elle m'aimait, & sa mémoire me fera toujours chere.
Quatre ou cinq mois après sa mort, mon fils, pour certains desseins, eut besoin d'une somme considérable d'argent ; il en emprunta : mais il lui en manquoit encore. J'étois alors content de lui : je fuis né simple & plein de franchise: je le croyois plus amoureux de mon repos que moi-même ; & en vendant ce qui me restoit pour achever sa somme, je voyois feulement que c'étoit un bien qui changeoit de nature, sans changer de maître.
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Je le vendis donc , suivant son envie, & cela sans prendre aucune précaution pour moi: la chose se fit entre nous deux feulement : l'argent en fut employé suivant ses vues; elles réunirent au-delà même de ses espérances. Le voilà puissant, après quoi il voulut jouir sans travailler davantage : sa maison prit une autre face: il se jetta dans les plus grands airs : des amis plus considérables succéderent à ceux qu'il avoit eus d'abord; il se défit insensiblement de ces derniers , dont le commerce lui parut alors trop bourgeois ; & commença enfin à rougir de moi.
Je m'en apperçus ; mais d'abord je crus me tromper: en ce temps-là je tombai malade, & je vis qu'il me négligeoit dans le cours de ma maladie ; ses domestiques , à son exemple, me négligèrent aussi, cela me chagrina sérieusement; je le fis prier de venir dans ma chambre, où il n'étoit pas entré depuis quatre jours: il y vint; je me plaignis à lui du peu de foin qu'on avoit de moi. C'est que vous êtes un peu difficile, mon pere , me répondit- il. Voilà la premiere fois que vous me le dites , lui répartis je , & votre réponse m'étonne. Ce n'étoit pas trop la peine de m'envoyer chercher pour me quereller , comme vous faites tout le monde, me dit-il la-dessus: on a
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soin de vous tout autant qu'on le peut ; cependant vous vous plaignez toujours. Que faire à cela ?
tâchez de vous remettre; quand votre fanté fera meilleures je vous conseille d'aller demeurer à la campagne, vous y ferez plus tranquille qu'ici , vous y vivrez à votre fantaisie; je me trouve dans un genre de vie qui ne vous convient pas ; & nous ne nous gênerons ni l'un ni l'autre.
Il sortit après ce discours, pendant qu'un valet qui l'avoit entendu , tournoit la tête pour rire 8c se moquer de moi.
Le procédé de mon fils m'avoit frappé, l'action de ce valet me perça le cœur: je vis ce que j'allois devenir ; je compris que je n'étois plus qu'un étranger dans la maison de mon fils ,. 8c qu'enfin lui & moi nous étions deux. Je fus encore quelques jours au lit: je me levai ensuite; mes forces revinrent un peu ; je m'habillai du mieux que je pus: on alloit dîner, j'entendis sonner, & j'appellai quelqu'un pour m'aider à descendre: on me répondit; mais personne ne vint; j'essayai donc de descendre en me soutenant avec une canne , & j'étois déjà à moitié de l'escalier, quand mon fils parut à la porte de son appartement.
Que faites-vous-là? me dit-il d'un ton rude; quelle fantaisie vous prend ? j'ai du monde : êtesvous
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vous peur qu'on ne vous envoie pas à manger chez vous ? Remenez mon pere, ajouta-t-il, en s'adressant à un valet-dè-chambre , & puis il rentra; pour moi je restai immobile ; & les larmes me vinrent aux yeux.
Ce valet-de-chambre fit semblant de m'aider à remonter, en me disant que j'étois encore verd pour mon âge. Je ne répondis rien à la raillerie de ce domestique qui fesoit sa charge en m'insultant, la douleur me rendoit muet ; je rentrai chez moi comme un homme qui ne sçait plus où il est je me trouvai mal, & je demandai du vin; on ne m'en apporta qu'un quart-d'heure après, avec un potage froid dont je ne goûtai pas , non plus que du reste de mon dîner qui vint trop tard.
J'achevai la journée dans la plus accablante confusion de pensées qu'on puisse imaginer: mes soupirs à tout moment se confondoient avec mes pleurs: où irai-je ? disois-je : je n'ai plus rien qui foit à moi. Je me fuis dépouillé de tout.
Cependant je résolus, en me couchant, de sortir le lendemain de chez mon fils ; je ne pouvois plus y respirer , j'y expirois ; je me propos- fois d'aller trouver un de nos amis, de lui confier ma situation , de le prier de me secourir , de me donner un conseil dans mon affiiétion, Dans ce
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dessein je me levai le lendemain plutôt qu'à mon ordinaire, & je m'habillai.
Apparemment qu'on alla le dire à mon fils; car il entra dans ma chambre au moment où j'allois sortir. Où allez-vous, mon pere, me dit-il?
chercher, lui répondis-je, quelque ami charitable qui me donne du pain de bonne grâce. Vous sçavez que je n'en ai plus, qe tendresse pour vous m'a tout ôté. Quel raisonnement , me répondit-il !
que les gens de votre âge ont de caprices *! vous voilà donc bien scandalisé de ce que je vous ai dit hier au matin. Mon fils, répartis-je , je fuis allez concerné, laissez-moi aller sans me répondre : vous n'êtes plus en état de me parler; toutes les paroles que vous prononcez font autant de coups de poignard pour moi ; vous n'en connoissez pas la force, elles me tuent. Finissons toutes ces explications , dit-il alors avec vivacité : vous avez tort, mon pere; il est mille choses que vous auriez pu vous dire à vous-même ; vous êtes dans un âge avancé, vous avez presque toujours vécu dans une petite Ville de Province, & vos idées, vos manieres de faire, vos usages font si différents de ce qui se passse dans le monde, que vous auriez dû vous dégoûter le premier de la compagnie de ceux qui viennent ici : mais vous ne fen-
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tez point cela, & je lé sens moi. Le bel agrément pour votre fils ! que de vous voir converser avec des gens d'un certain rang, polis & délicats, que vous faites rire , & à qui votre simplicite donne la comédie. Voilà pourtant ce que c'est pensezvous que cela me soit fort avantageux ? Je suis un homme de fortune , n'est- il pas vrai ? eh bien !
à quoi bon l'apprendre à ceux qui ne le sçavent pas? c'est cependant ce qui faute aux yeux, dès qu'on vous voit; &, malgré cela, vous avez la manie de vouloir toujours vous montrer : ainsi ne nous querellons point, mon pere ; il n'est pas nécessaire d'aller rompre la tête à personne de vos plaintes : je vais donner ordre qu'on vous conduise dès ce moment à ma maison de campagne ; vous y ferez le maître & dans votre centre ; de temps en temps j'irai vous voir, & rien ne vous manquera: adieu, je vous quitte, vous allez partir, & moi je vais sortir pour mes affaires.
C'est ainsi, Monsieur, que mon fils se sépara d'avec moi ; il me quitta sans m'embrasser , sans qu'il lui échappât ta moindre mot de douceur, que celui de pere, que sa bouche prononçoit, &. que son cœur ne sentoit pas ; il se retira sans être touché ni de l'abbattement où il me laissoit, ni du triste silence que je gardai,
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ni des larmes qu'il vit couler de mes yeux : enfuite on vint emporter mes hardes, on me dit de descendre, & je fus mis presque sans sentiment dans une chaise qui me conduisit à cette campagne , où je languis depuis près de deux ans, où mon fils n'est point venu, comme il me l'avoit promis; enfin où je vis dans une privation entiere de toute consolation, & souvent même de toutes les choses nécessaires à la vie.
MONSIEUR LE SPECTATEUR, Zélé comme vous l'êtes pour le public , je ne doute pas que vous ne lui fassiez un présent de ma Lettre : elle fera très-courte; & j'y donne le secret de se faire payer de certains débiteurs qui font très - honnêtes gens , très-généreux, & les meilleurs cœurs du monde ; mais qui, dans le cas dont il s'agit, ont une bizarrerie d'humeur, qui leur ôte l'usage de leur bon caractere : c'est qu'ils ne peuvent se résoudre à payer leurs dettes.
Empruntez d'eux , vous ne fçauriez leur faire un plus grand plaisir ; demandez-leur ce qu'ils vous doivent, il n'y a plus personne : vous les glacez; les voilà perclus de tout sentiment. Qu'est-ce que
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c'est que l'homme ? quel assortiment de vices comiques avec les plus aimables vertus ! mais ce n'est point mon affaire que de réfléchir là-dessus. Je dirai feulement que nous sommes des animaux bien singuliers : bref, il n'y a que trois heures que j'avois un de ces débiteurs, dont je parle. Il me devoit depuis deux ans une fomirçg assez considérable, je l'ai prié en deux occasions de s'acquitter : néant, il m'a toujours remis, & moi j'ai toujours patienté, parce que je connoissois mon
homme, & l'infirmité de son caraétere à cet égardlà; je sçavois bien qu'il n'y avoit point de mauvasse volonté dans son fait : or, hier il m'est survenu une petite affaire dans laquelle il me faut de l'argent : si je vais proposer à un tel de me payer, ai- je dit ce .- matin en moi-même, il me semble que je l'entends ; je n'ai pas un fol, me répondra-t-il. Comment ferai-je ? La nécessité donne de l'industrie : là-dessus continuant à me parler, j'ai dit, mon homme se déplaît à rendre, c'est un grand défaut : mais il &ime à prêter ; c'est une fort bonne qualité : eh bien ! de quoi m'embarrassé-je? sa bonne qualité va me faire raison de son défaut : allons, allons, mon argent est dans ma poche. En effet j'ai prié un de nos amis communs d'aller lui emprunter justement ma fqmmç ; il y est allé tout en rint
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de mon idée; il a exécuté sa commission. Je n'ai ici que les deux tiers de cet argent : mais prenez toujours; dans un instant, je vais vous en" voyer le reste, lui a dit l'autre d'un air aisé : là, de cet air noble, qui met l'obligation qu'on va nous avoir sur le pied d'une chose indifférente , & tout à-fait naturelle : adieu, mon ami, a-t-il ajoûté d'une façon distraite, vous allez recevoir le surplus, Notre ami est venu m'apporter l'argent ; nous sommes allés chez lui, où le reste étoit déjà arrive ; & moi du même pas j'ai été chez mon débiteur lui rendre son billet, en lui apprenant ma pétite intrigue, & je l'ai laissé tout consterné de n'avoi r fait qu'une restitution, au lieu d'avoir rendu un service gratuit : le pauvre homme ! - - - :: :
<2 UINZIEME FE UILLE.
IL y a quelque temps que j'achetai dans un inventaire une assez grande quantité de Livres ; ils avoient appartenu 'à un Etranger qui étoit mort à Paris. En les plaçant dans ma Bibliothèque, il tomba d'un gros volume, un petit cahier de papier. Je le ramassai, curieux de sçavoir ce qu'il
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contenoit: je vis qu'il étoit en Langue Espagnole , & qu'il avoit pour titre : Continuation de mon Journal. Je le lus aussi-tôt , il me fit assez de plaisir : je l'ai traduit en François, & c'et f cette traduction que je donne aujourd'hui.
A Paris, du lundi septieme FJvrier; troijiems jour de mon arrivée.
CE matin j'ai ouvert ma fenêtre entre onze heures & midi ; à l'instant où je l'ouvrois, il est venu un grand coup de vent : j'allois me retirer; car la place ne me paroissoit pas tenable : & voyez ce que c'est, j'aurois perdu une leçon de morale.
Ce vent m'a fait faire une découverte, il m'a appris qu'il mettoit beaucoup d'hommes dans une sïtuation que j'avois toujours cru indifférente, & qui cependant les rend à plaindre. Que de peines dans la vie! Hélas! je n'ignorois pas que le vent causoit bien des malheurs, qu'il abbattoit des maisons, déracinoit des arbres, qu'il couchoit les bleds à terre, sans parler des ravages qu'il fait sur mer. Je ne mets point en ligne de compte 14 poussiere dont il aveugle, les chapeaux qu'il enlève de dessus la tête; & voilà tous les tristes effets que je lui connoitrais. Point du tout; avec cela,
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il peut encore affliger les hommes personnellement, il chagrine leur amour-propre. Voici comment. Comme j'allois fermer ma fenêtre, j'ai vu passer trois ou quatre jeunes gens dont les cheveux étoient frisés, poudrés, accommodés avec un art, dont il n'y a que le François qui soit capable : vous auriez dit que c'étoit l'Amour même qui avoit mis la main à ces cheveux-là, L'air ne paroissoit d'abord agité d'aucun zéphir; & sur la foi de ce calme perfide , ces pauvres jeunes-gens marchoient lestes : ils jouissoient en pleine sécurité de la beauté de leur chevelure, & de la poudre qui l'ornoit : mais qu'en ce monde nos plaisirs font de courte durée ! Ces jeunesgens étoient contents : crac , une persécution survient; les voilà dans l'embarras, le vent souffle & les prend à l'oreille gauche : & vite, ils. se baissent, ils se tournent , ils appellent cent diffé- rentes postures au secours de ce malheureux côté que le vent insulte. Quel état douloureux ! il me touchoit : j'étois fâché de m'être mis à la fe- nêtre, je combattais contre le vent avec eux ; mais il triomphoit : tout alloit en desarroi dans le côté qu'il attaquoit ; bientôt il attaque de front; ensuite il fait le cercle autour de la tête ; la voilà iHartyrifçe , tout est perdu. Oh ! pour lors, ces
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jeunes gens se font mis à disputer si péniblement le peu de poudre & d'arrangement qui leur ref- toient, que je n'ai pu y tenir davantage. J'ai repoussé la fenêtre, & me fuis assis, le cœur tout ferré de l'affiiction où je les laissois.
Mon hôtesse est entrée un moment après, ai je n'ai pu m'empêcher de lui demander pourquoi ceux que je venois de voir avoient tant souffert.
C'est: m'a-t-elle répondu , que ces Messieurs font galants, qu'ils voient des femmes, & qu'un - homme dépoudré n'a plus bonne mine. Comment !.
ai - je dit, ces Meisseurs ne plairont d'aujourd'hui, d'aujourd'hui ils ne feront aimables? ils né diront rien de joli? Ah ! vent cruel ! mais aussi de quoi se font avifées les Dames d'ici, de régler leur bienveillance sur le plus ou le moins de poudre qu'un honnête - homme peut sauver de la fureur du vent? Que diantre ! sur ce pied-là, que n'a-t-on imaginé des machines où l'on puisse enfermer son chef? N'eût-on qu'une cour à traverser, n'en est-ce pas assez pour devenir inhabile à plaire ? Qui pourra se flatter de porter sa tête avec tous ses agréments chez une femme ?
Mon hôtesse est sortie en riant de mes discours : ensuite deux de mes amis font venus pour
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m'emmener dîner chez une Dame Françoise; mais quoique nous dûssions monter en carrosse, j'aifongé que le vent continuoit, qu'il ne falloit qu'un malheur pour me voir abandonné de ma poudre; & comme on venoit de m'en dire les conséquences , ja n'ai point voulu risquer d'arriver chez des Dames, plus laid que je ne fuis naturellement. J'ai remercié mes amis, ils font sortis, & j'ai gardé la chambre toute la journée, sans oser me remettre à la fenêtre, de peur de voir encore quelque âme en peine pour la disgrâce que je venois de plaindre.
Il est cinq heures du soir, je quitte un Livre que j'ai trouvé ici sur des Tablettes, & qui ne .contient que des fermons; j'en viens de lire un qui combat l'orgueil. Ma foi ! il faut que la vertu contraire foit d'une pratique bien difficile. Imaginez-vous que c'est la vanité de bien dire, qui a aidé au Prédicateur à prouver qu'il falloit avoir le cœur humble : aussi le sermon est-il fort beau..
Il est vrai qu'en le lisant je n'ai pas été un moment tenté de la vertu qu'on y prêche : mais en re- vanche je l'ai trouve très-élégamment prêchée.
Ajustez cela comme vous pourrez ; je vous rends compte de mes impressions ; & si celui qui a fait le sermon le sçavoit , je fuis persuadé qu'il fz..
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..rait content de moi : je l'admire, il se passera bien que je me convertisse, A vous parler franchement , je rie fuis pas étonné du peu d'effet des Prédications : la plupart ne font que des pieces d'éloquence, où le Prédicateur nous exhorte bien moins à devenir Pénitents, qu'à le trouver habile.
-■ Je me souviens qu'un jour j'étois dans une petite Eglise où prêchoît un bon Religieux: on ne l'estimoit pas beaucoup ; car il n'avoit que du zèle : ce bon-homme monta en chaire, il prêcha, & je me rappelle à cette heure qu'il prêcha mal, je veux dire qu'il n'étoit pas habile homme.
(,. Cependant je l'écoutai, je ne pus m'en empê- cher , il gagna mon attention, sans que je m'en ■t apperçusse. Je ne songeai pas feulement s'il y avoit de l'esprit au monde ; le mien se familiarisa , je ne sçais comment, avec la simplicité du fien ; moi * qui n'étois pas dévot, je m'intéreffois à tout ce : qu'il disoit : cela me regardait, il traitoit de mes affaires, il parloit comme un homme qui vous apporte la vérité, comme un homme qui la croit, & qui, sans y employer d'art inutile n'a d'autre - secret pour vous persuader de ce qu'il dit, que d'èn être persuadé lui-même. Vous ne fçauriez croire combien ce ton-là est insinuant; cela ressemble ..1 aux entretiens intérieurs que nous avons avec
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nous-mêmes, quand nous réfléchirons sur quel -» que chose qui nous importe. Vous sentez bien que nous n'y cherchons point de façon, & que nous ne voulons alors ni briller, ni nous trouver de l'esprit. Nous voulons simplement voir ; con- noître & nous déterminer. Eh bien ! ce que disoit ce bon Religieux étoit de ce genre là: cela imitoit tout naturellement notre façon de penser alors.
Enfin il pensa me convertir, mai je n'achevai pas de l'entendre ; car une personne de ma connoissance m'emmena.
On frappe à ma porte : c'est une visite qui me vient; quand elle fera finie, je vous dirai ce que c'est.
Me voilà seul: celui qui vient de sortir est unjeune homme qui parle beaucoup; qui s'estime tant, qu'il ne peut s'en taîre. Il feroit bien mortisié qu'on le soupçonnât de vouloir se louer, & pourtant il veut faire son éloge ; de forte que tout son embarras est de l'agencer dans ce qu'il dit, <. de façon qu'il s'y trouve, sans qu'il paroisse qu'il y ait de sa faute: mais il manque toujours son coup, toujours il y a de sa faute. Enfin c'est de lui que je sçais qu'il est bien fait, qu'il est beau, qu'il est adroit, qu'il a plus d'esprit qu'un autre, qu'il est couru des femmes ; & peut-être dit-il
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vrai dans ce dernier article. Je l'en croirois volontiers sur le caractere qu'il m'expose : il est plein de lui-même, il a du caquet, il se dit persécuté de bonnes fortunes, il ment joliment à son honneur & gloire. Oh parbleu ! voilà de grands avantages avec les femmes du pays : vous m'avouerez que c'est-là du mérite, non pas du mérite effectif & vrai, il ne vaudroit rien celui-là : mais de ce mérite badin, comment vous dirai-je ? de ce ridicule galant, enfin de ce mérite impertinent qui agace une femme qui veut plaire ; non qu'on ne critique un pareil homme, & qu'on ne doute quelquefois qu'il soit aussi aimable qu'il croit l'être : mais qu'il le soit ou non , il a toujours cela d'heureux , qu'il y gagne une réputation, à la vérité équivoque ; mais c'est toujours une réputation , on parle de lui. Eh ! quel honneur n'est - ce pas pour une femme , que de fixer un pareil homme?
A la vérité , en le voulant fixer, il peut bien arriver qu'elle se fixe elle-même. L'ambition d'être aimée joue souvent de mauvais tours aux femmes ; ainsi notre jeune homme pourroit bien en être aussi couru qu'il le dit.
Quoi qu'il en foit, il n'a tenu qu'à moi de le regarder comme un petit prodige. Vain comme jl est, si je lui montrois son portrait tel qu'il me
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l'a fait, il s'évanouiroit; j'en fuis sûr: car il n'y a point d'homme plus honteux de se trouver fat, que le fat même, quand il est pris sur le fait.
Sur la fin de notre conversation, il a vu sur ma table ce Livre de fermons dont je vous ai parlé : j'ai jugé tout-d'un-coup que j'allois rece- voir de sa part quelque raillerie là-dessus. Oh ! oh ! oh ! m'a-t-il dit, vous êtes un excellent chrétien : je vous en fais mes compliments. Eh !
ne l'étes-vous pas aussi, lui ai-je répondu? Sans difficulté, je le fuis, m'a-t-il réparti:mais parbleu î vous êtes bien un autre homme que moi. Comment! lire des fermons, y méditer! oh ! je n'irai jamais jusques-là. Vous le prenez sur un ton assez indévot, lui ai-je dit. Indévot ! s'est-il écrié, la réflexion est austere ; je crois qu'effectivement vous avez raison , je ne fuis pas dévot ; vous m'y faites penser, je le deviendrai: c'est une obligarion que je veux vous avoir , mon cher. Croyezvous , lui ai-je dit, qu'il ne faille pas l'être ? Je vous avouerai, a-t-il repris, que je ne fuis pas tout-à-fait de l'humeur de ces bonnes-gens qui croient tout, sans trop sçavoir pourquoi. Fort bien, lui ai-je dit: mais j'ai un petit mot à vous répondre. Ces gens-là, dites-vous, croient tout sans sçavoir pourquoi : & vous; sçavez-vous mieux
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pourquoi vous ne croyez pas ? Ah ! ah ! si je le sçais , m'a-t-il répondu : vous vous divertissez , fansdoute, ( & cela étoit vrai) ; oui, Monsieur, je le sçais: je raisonne quelquefois, j'ai des principes. Moi, là-dessus, curieux du systême étourdi que pouvoit s'être fait un homme qui n'avoit assurément pour toute philosophie qu'un peu de libertinage, beaucoup de vanité, & force igno.
rance, j'ai fait semblant de le combatttre sérieusement pour l'agacer , & en effet le systême est venu ; & ce systême , qui étoit sa croyance, c'étoit un composé de lieux communs, de bribes d'opinions qu'il avoit apparemment retenues de la conversation de quelques esprits qui se donnent pour esprits forts. Je mourois d'envie de rire : mais je n'ai point voulu fâcher ce Philosophe , dont les raisons étoient à l'abri de toute critique, & devenoient incontestables par le peu de logique qu'il avoit foin d'y observer.
Je parlois tout-à-l'heure des prédications mais sunent-elles aussi persuasives qu'elles le devroient être, je ne sçache rien qui pût mieux établir la Religion, rien qui servît tant à la foi, que de faire prêcher à un Docteur de cette espece-là son incrédulité même. Peut-être l'incrédulité des plus forts esprits feroit-elle encore plus efficace:
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ce qui est de sûr, c'est qu'elle ne nuiroit pas.
Quand j'ai vu que mon homme avoit fini : en vérité, mon cher Monsieur, lui ai-je dit, vous vous moquiez tout-à-l'heure de la crédulité des bonnes-gens; mais si vous croyez votre systême, vous n'avez rien à leur reprocher, je vous garantis plus crédule qu'eux. Je vois bien que ce n'est pas le défaut d'évidence qui vous empêche d'ajouter foi à de certaines choses ; car je ne pense pas que vous voyiez plus clair dans celles que vous croyez. A ce discours, il s'est levé d'un air distrait, en ajoutant : chacun à sa façon de voir. Franchement, ai-je répondu, je comprends bien qu'avec la vôtre on marche hardiment dans les ténebres.
Quelques compliments assez froids ont termi- né notre Scene, & il est parti : mais on m'annonce qu'il est temps de souper, bon soir; je me coucherai de bonne-heure.
Du Mardi huitieme féyrieré Les Amants à belle chevelure auront été charmants aujourd'hui : car il a fait le plus beau temps du monde, & le plus calme. Il est huit heures du soir; j'arrive de chez ce Seigneur dont je dois
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dois tirer les appointements que m'a promis la Cour de Madrid pour mes voyages : je vous ai déjà dit que c'étoit un glorieux , d'une humeur hautaine, qui abuse du besoin qu'on a de lui, & devant qui il faut ramper pour l'avoir favorable : chacun a son caractere; il y a des gens qui ne font pas dans le goût d'être aimés ; une reconnoissance vive & respectueuse ne les pique point ; si l'on ne les craint pas, si la haîne qu'on a pour eux ne désavoue pas les soumissions qu'on est obligé de leur faire, & ne les rend pas dou- loureuses , ils ne font point contents, ils ne priment point sur vous , ils ne jouissent point de leur autorité : ils préferent en vous une inimitié , qu'ils forcent à se taîre , à des sentiments d'estime & d'amitié qui les honoreroent.
La premiere fois que j'ai vu celui dont je vous.
parle, c'étoit à Bayonne • il me traita si cavaliè rement, que je me révoltai : & suivant'les principes de l'orgueil humain je ne crus pas qu'un homme d'honneur, & né de quelque chose, pût se laisser brusquer sans s'en ressentir ; vous jugez bien que je ne le disposai pas à me rendre service. Pour me punir, il a tâché depuis de faire réduire mes appointements à la moitié, & il y a réussi : je ne l'ai fçu que ce matin ; d'abord j'en
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ai été au désespoir, il m'est venu cent fois dans l'esprit de tout abandonner : mais comme il s'agit d'un intérêt de conséquence, puisque j'ai compté sur la somme considérable qu'il ne tient qu'à lui de me faire toucher ici, & qu'étant étranger dans le pays, je ne trouverois point de ressource, la raison m'a donné de plus fages avis ; je me fuis résolu d'aller trouver mon homme. Vous allez croire que pour cela j'ai sacrifié ma fierté : point du tout, je n'aurois jamais pu faire ce sacrifice-là ; mais j'ai trouvé moyen de tout ajuster : mon amour-propre s'est secouru , & vous allez voir son expédient , il est curieux : il faut que je vous en instruise, il pourra même vous servir dans le besoin.
Je me fuis donc dit, qu'est-ce que c'est? de quoi s'agit-il ? je ne veux point aller voir cet homme, parce qu'il est superbe, qu'il veut qu'on foit bas & rampant avec lui, & que moi je ne veux pas l'être. Eh ! pourquoi ne le veux-je pas, puisque c'est le moyen de captiver ses bonnes grâ- ces qui me font nécessaires ? quel inconvénient y aura-t-il à flatter sa foiblesse ? tout aussi peu qu'il y en a à appaiser un enfant qui crie, & dont le bruit vous importune ; & cependant j'ai peur que ce ne soit m'abaisser ! Eh quoi ! la petitesse des «
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hommes merite-t-elle qu'on lui fasse l'honneur de $ten piquer ? n'est-ce pas l'estimer ce qu'elle vaut que d'en avoir compassion ? je veux être fier: eh!
la véritable fierté n'est-elle pas d'être raisonnable ? Allons, partons ; mes dégoûts étoient ri-..
dicules.
Cette exhortation faite, j'ai pris ma secousse, & fuis arrivé chez celui dont il s'agissoit; il m'a regardé d'un œil brusque : mais fidele aux principes d'orgueil, dont je venois de me munir, j'ai caresse l'enfant, je lui ai donné du sucre & des bonbons; je triomphois de me trouver si fupé- rieur à lui, & l'enfant s'est appaisé. Il faut l'avouer dans le fond, les orgueilleux, quand on le veut, font les meilleurs gens qu'il y ait, les créatures du monde les plus faciles : que vous dirai-je ? demain je recevrai tout mon argent, mes appointements feront augmentés , mon homme m'offre un appartement chez lui, il m'a ebraisé : je le haïssois; je l'aime , & nous nous aimons.
Oh ! parbleu! qu'il me vienne à présent des or- gueilleux, je les attends avec ma fierté.
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SEIZIEME FEUILLE.
-r OICI la fuite du Journal Espagnol que j'ai traduit. Je crois que ce qu'il en reste suffîra pour remplir cette Feuille.
Du Mercredi neuvieme FJyrier.
t est onze heures du soir; je viens de souper en Ville, j'ai dîné en compagnie, & j'ai bien vu des choses aujourd'hui.
- Je commencerai par vous dire que ce matin j'ai été recevoir de l'argent que devoir me donner un Bourgeois de Paris, Bourgeois riche & distingué; j'étois accompagné d'un de mes amis qui le connoît, & qui, en m'y conduisant, m'a dit qu'il étoitle mari d'une très-belle femme; qu'ils s'étoient épousés par inclination ; que cependant ils ne vivoient pas à présent avec beaucoup de douceur ensemble, & qu'ils paroissoient ne se guères soucier l'un de l'autre. Nous sommes arrivés chez mon homme en. disçourant là-dessus, & l'on nous a fait entrer dans une chambre, où d'abord nous n'avons trouvé que la femme : elle alloit se sauver
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pour n'être point vue ; mais elle n'en a pas eu le temps ; il a fallu se montrer: nous l'avons saluée, elle étoit embarrassée & honteuse, sans doute à cause que nous la trouvions dans un négligé des plus négligés : tranchons le mot, dans un négligé mal-propre ; aussi il falloit voir comme elle se montroit de côté, comme ses mains travailloient machinalement après sa robe, après sa coiffure, pour en diminuer le désagrément, pour leur faire trouver grâce devant nos yeux; après cela c'étoit de ses mains qu'elle rougissoit, parce qu'elles n'étoient pas en état : ensuite venoit la confusion d'avoir des bras trop longs par le défaut d'engageantes : ensuite je la voyois en peine pour une paire de mules qui déshonoroient son pied; elle fuccomboit fous tant d'embarras. La pauvre femme nous parloit ; mais quoique je ne Feune vue qu^.
cette feule fois, il me sembloit qu'elle n'avoit ni son esprit, ni son ton de voix. Non, ce n'étoit point là elle en tout ; c'étoient, si vous voulez, ses yeux, sa taille & son visage : mais des yeux qui n'osoient regarder, une taille qui n'osoit se faire valoir , un visage qui n'osoit se montrer. En effet une belle femme qui n'a point encore disposé ses attraits , qui n'a rien de préparé pour plaire ,
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quand on la surprend alors, on ne peut pas dire que ce soit véritablement elle ; du moins par sa façon de faire vous dit-elle, ce n'est pas moi : cela me ressemble en laid ; mais vous ne me voyez pas encore : attendez, je ne fuis qu'ébauchée, deux heures de toilette m'acheveront; après quoi, vous me jugerez. Oh ! la crainte qu'elle a que vous ne la jugiez par avance déconcerte aussï son esprit.
Pour moi, mon cher , malgré l'embarras de cette Dame, je l'ai beaucoup examinée, & je vous avoue qu'elle doit être une des plus aimables femmes du monde, quand elle veut l'être ; car j'ai deviné ses charmes plus que je ne les ai vus : je ne l'aimois point d'tl tout comme elle étoit; mais elle me plairoit beaucoup comme elle peut devenir.
Enfin pour le soulagement de sa vanité, son mari est venu , & tout en entrant lui a fait une brusquerie pour je ne sçais quelle bagatelle de ménage dont je ne me souviens plus, &elle s'est retirée en lui répondant à l'avenant de ce qu'il lui disoit.
Pour lui, c'étoit un homme encore jeune, d'assez bonne mine; mais dans un déshabillé d'une mal- propreté si dégoûtante, qu'il faut assûrément qu'il
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l'ait étudié pour y parvenir, ou qu'il ait un dessein formel de déplaire à sa femme ; ce dont sa femme se venge en lui rendant la pareille. Il a pourtant <le l'esprit & de la politesse, & je fuis persuadé qu'il est homme aimable hors de chez lui. J'ai reçu mon argent, & nous nous en sommes allés.
Je comprends bien que ces deux personnes-là ont pu s'aimer, quand elles se font mariées, ai-je dit à mon ami : pour se plaire elles n'ont eu qu'à vouloir se rendre agréables ; avec cette attention réciproque , elles méritoient d'être aimées l'une de l'autre. Vous me dites qu'aujourd'hui ces genslà ne s'aiment plus , c'est qu'ils ne le méritent plus. Que dis-je? s'aimer, ils feroient heureux de ne se sentir qu'indifférents : encore entre époux se sauve-ton avec de l'indifférence l'un pour l'au- tre ; mais ceux-là doivent se haïr, se trouver plus que laids : oui, sur ma parole ils se voient avec dégoût. Vous pensez donc , m'a répondu mon ami, que le mariage produit d'étranges effets?
Point du tout, ai-je repris, ce n'est point au mariage que je m'en prends, ce n'est point lui qui fait succéder ce dégoût à l'amour : il y a des Amants qui s'aiment depuis dix ans sans se perdre de vue.
Qu'arrive-t-il? quelquefois leur amour est tiède; Il dort de temps en temps entr'eux, par l'habi-
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tude qu'ils ont de se voir; mais il se réveille , il reprend vigueur, & pasle successivement de l'indolence à la vivacité. Pourquoi n'est-ce pas de même dans le mariage ? Seroit ce à cause qu'à l'Autel on a juré de s'aimer ? bon r eh, que signifie ce ferment-là? rien sinon qu'on s'oblige d'agir exactement tout comme si on s'aimoit, quand même on ne s'aimeroit plus; car à l'égard du cœur , on ne peut se le promettre pour toujours, il n'est pas à nous : mais nous sommes les maîtres de nos actions, & nous les garantissons fidelles, voilà tout. Reste donc ce cœur, dont l'amour doit toujours piquer, parce que cet amour est toujours un pur don , parce que des époux ont beau se le promettre, & qu'i's ne peuvent se le tenir, qu'autant qu'ils prendront foin de se le conserver par de mutuels égards: ainsi des époux ne font précisément que ces Amants heureux qui ne doivent point s'attacher ailleurs, mais qui malgré le mariage, peuvent toujours rester glorieux & jaloux de l'honneur & du plaisir de le plaire, en ce que ce n'est pas le nœud qui les unit, mais feulement - le goût qu'ils ont l'un pour l'autre, qui les rend mutuellement aimables; & comme je vous ai déjà dit, leur devoir est de se comporter en Amants; mais ils ne font pas réellement obligés de l'être s
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de sorte que, quand ils cessent de s'aimer, c'est un Amant qui n'est plus aimable aux yeux de sa Maitresse; c'est une Maitresse qui n'a plus de charmes pour son Amant ; & cela devroit humilier, ce me semble: je ne puis comprendre comment l'amour-propre ne regarde pas cela comme une diminution de ses avantages , comment il ne fange pas à s'en épargner l'affront; car c'en est un, tout de même qu'entre Amants que le mariage n'a point unis ; c'est positivement la même chose.
Quoi! nous qui nous estimons tant, & presque toujours mal-à propos; nous qui avons tant de vanité, qui aimons tant à voir des preuves de notre mérite, ou de celui que nous nous supposons ; faut-il que , sans en devenir ni plus louables, ni plus modestes, nous cessions d'être orgueilleux & vains dans la feule occasion peut être où il va de notre profit & de tout l'agrément de notre vie à l'être? Des gens s'épousent, ils s'adorent en se mariant, ils sçavent bien ce qu'ils ont fait pour s'inspirer mutuellement de la tendresse, elle est le fruit de leurs égards, de leur complaisance 6c du foin qu'ils ont eu de ne s'offrir de part & d'autre que dans une certaine propreté , qui mît leur figure en valeur, ou qui du moins l'empê- chat d'être désagréable ; ils ont respecté leur ima-
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gination, qu'ils connoissoient faible, & dont ils ont craint, pour ainsi dire, d'encourir la disgrâce, en se présentant mal vêtus. Que ne continuent- ils sur ce ton-là, quand ils font mariés? & si c'est trop, que n'ont-ils la moitié de leurs attentions passées ?
pourquoi ne se piquent- ils plus d'être aimés, quand il y a plus que jamais de la gloire & de l'avantage à l'être?
Ne feroit-il pas bien flatteur de se dire : à présent, je fuis jour & nuit avec ma Maitresse, jour & nuit avec mon Amant; cependant elle m'aime, malgré l'habitude qu'elle a de me voir à tout moment : cependant il m'aime, quoiqu'il n'ait plus la peine de me chercher : sa tendresse résiste au commerce continuel que nous avons ensemble, son amour soutient la nécessité de nous voir?
J'en étois-là de mes réflexions, quand mon ami s'est mis à rire de tout son cœur, de la vivacité avec laquelle je les fefois. C'est bien dommage , m'a-t-il dit, que vous n'ayez que moi pour témoin de vos discours édifiants; je n'ai pas le temps d'achever de les entendre, & j'en fuis fâché : mais j'ai affaire , adieu. Là-dessus il m'a quitté; & moi, en attendant l'heure de dîner , j'ai été aux Tuileries, & me fuis promené dans une allée des plus écartées.
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A peine y avois-je fait un tour, que j'ai entendu dans un bosquet deux personnes qui se parloient d'une voix allez élevée, & qui sembloient se quereller. J'ai distingué la voix d'une femme , & cela m'a donné la curiosité d'écouter. Vous pouvez en être sur, disoit-elle, je perdrai votre Maitreflfe' de réputation , j'en ai les moyens, je la connoîs , je sçais de ses aventures. Vous la perdrez de réputation, Madame, a répondu le Cavalier, (car c'en étoit un) ma foi ! je vous en défie; je ne crois pas qu'elle en ait à perdre ; cependant ne l'irritez pas. Vous sçavez de ses aventures, dites-vous: mais elle sçait des vôtres; & vous feriez à deux de jeu. Vous parlez en malhonnête-homme, a-telle réparti, & vous abusez des sentiments que je vous ai montrés. Ma foi ! Madame, a-t-il dit, je n'ai pas cru la chose si sérieuse entre vous & moi : nous nous sommes plûs, il est vrai ; vous m'avez fait l'honneur de me trouver de votre goût, vous étiez fort du mien; je vous ai confié mes dispositions, vous m'avez dit les vôtres; nous n'avons jamais fait mention d'Amour durable : si vous m'en aviez parlé, je ne demandois pas mieux; mais j'ai regardé vos bontés pour moi comme les effets d'un caprice heureux & passager, je me fuis réglé là-dessus: le hasard m'a fait connoître la
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Dame en question ; ce qui m'est arrivé avec vous m'arrive avec elle ; autre caprice dont je profite: il n'y a pas là de quoi vous fâcher, elle n'a pas l'air de m'aimer autrement que vous avez fait, & je l'imiterai exactement: ainsi vous me querellez pour une bagatelle. Sortons; votre carrosse vous attend, il commence à faire chaud, nous nous reverrons un de ces jours, notre conversation fera plus douce ; cet amour exact & sérieux vous sortira de l'esprit ; & nous nous aimerons sans tant de façons , comme à l'ordinaire.
Je ne sçais point ce que la Dame a répondu à ce discours comique, où il n'entroit pas beaucoup d'estime pour elle. Mais j'ai cru qu'ils m'appercevoient, & je me fuis éloigné, en fesant ma réflexion à mon ordinaire : la voici.
Autrefois quand un Amant cessoit d'aimer une Maitresse, c'étoit un infidele , mais un infidele qui la respectoit : aujourd'hui lorsqu'un homme quitte une femme, ce n'est qu'un vicieux qui la méprise, c'est à-dire que l'Amour, tel qu'il est à présent, fait plus de honte & moins de plaisir. A quoi donc songent les femmes de l'avoir mis dans cet état-là?
car c'est leur faute, & non pas la nôtre: c'est d'elles que l'Amour reçoit ses mœurs; il devient ce qu'elles le font.
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J'ai eu encore bien d'autres idées sur ce chapi- tre-là ; mais midi a sonné , & je me fuis rendu vîte dans l'endroit où je devois dîner.
J'ai trouvé plusieurs convives chez celui qui nous avoit invités : il y a quatre enfants, j'en sçais le compte bien exactement ; car le pere & la mere les ont tous fait passer en revue devant nous : l'un est un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui fort du Collège. Je ne lui ai pas entendu prononcer un mot, tant que le pere a été avec nous: il n'a parlé que par révérences, à la fia desquelles je voyois qu'il regardoit timidement son pere , comme pour lui demander si, en saluant, il s'étoit conformé à ses intentions. Le pere a disparu pour quelques moments ; j'avois bien jugé que sa présence tenoit l'âme de ce jeune homme captive ; & j'étois bien-aîse de voir un peu agir cette âme , quand elle était libre & quand on la laissoit respirer : de forte que j'ai interrogé ce fils, d'un air d'amitié. Le pauvre enfant, par la volubilité de ses réponses, a semblé me remercier de ce que je lui procurois le plaisir de parler. Il se pressoit de jouir de sa langue ; je ne sçais comment il fesoit, mais il avoit le secret de répondre à ce que je lui disois, sans qu'il se donnât le temps de m'écouter; car il parloit toujours
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il n'y a qu'un homme qu'on a depuis long-temps forcé à être muet, qui puisse en faire autant. Il commençoit un reçit, quand le pere en toussant s'est fait entendre dans la chambre prochaine : le bruit de sa redoutable poitrine a remis la langue de son fils aux fers : j'ai vu la joie, la confiance & la liberté fuir de son visage, il a changé de physionomie ; je ne le reconnoissois plus. Le pere est entré; & je riois de tout mon cœur, de ce qu'il ne sçait pas qu'il n'a jamais vu le visage de son fils. En vérité , il ne le reconnoîtra pas lui-même , si jamais il le surprend avec la physionomie qu'il avoit en me parlant. Oh ! je vous demande après cela, s'il y à apparence qu'il soit mieux au fait de son esprit & de son cœur.
Qu'un enfant est mal élevé, quand , pour toute éducation, il n'apprend qu'à trembler devant son pere ! dites-moi quels défauts le pere pourra corriger dans son fils , si ceux qu'il a apportés en naissant lui font inconnus & n'ôsent se montrer; si, pour ainsi dire, effrayé par son extrême sévérité ils se font sauvés dans le fond de l'âme ; s'il n'a fait de ce fils qu'un esclave qui soupire après la liberté, & qui en usera comme un fou , quand il l'aura.
Voulez-vous faire d'honnêtes-gens de vos enfants ? ne soyez que leur pere & non pas leur juge.
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& leur tyran. Et qu'est-ce que c'est qu'être leur pere? c'est les persuaderque vous les aimez. Cette persuasion-là commence par vous gagner leur cœur.
Nous aimons toujours ceux dont nous sommes sûrs d'être aimés: & quand vos enfants vous ai- meront , quand ils regarderont l'autorité que vous conserverez sur eux , non comme un droit odieux que les Loix vous donnent, & dont vous êtes superbement jaloux, mais comme l'effet d'une tendresse inquiette, qui veut leur bien, qui semble les prier de ce qu'elle leur ordonne de faire, qui veut plus obtenir que vaincre , qui souffre de les forcer, bien loin d'y prendre un plaisir mutin, comme il arrive souvent; oh! pour lors vous ferez le pere de vos enfants: ils vous craindront, non comme un maître dur, mais comme un ami respectable , & par son amour, & par l'intérêt qu'il prend à eux : ce ne fera plus votre autorité qu'ils auront peur de choquer, ce fera votre cœur qu'ils ne voudront pas affliger; & vous verrez alors avec quelle facilité la raison passera dans leur âme, à la faveur de ce sentiment tendre que vous leur aurez inspiré pour vous. Pardon, mon cher, de toutes mes réflexions : j'avois un pere qui m'apprit à réfléchir, & qui ne prévoyoit pas que je dûsse un jour faire un Journal, & le gâter par-là.
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Je vis encore deux petits enfants de sept à huit ans chacun, & qui me parurent de très-jolies.
machines; je les appelle machines, parce qu'on les avoit feulement dressés à prononcer quelques paroles : comme , je suis votre serviteur. Vous me faites bien de l'honneur, &c. ce qui ne me plut gueres. Eh ! mon Dieu , dûssent les enfants ne répondre que des impertinences, laissons-leur avoir des pensées en propre : à quoi leur fervent ca qu'ils répetent en perroquets ? Écoutons leurs impertinences, & disons leur a près : ce n'eil: pas cela qu'il faut dire. Rien ne rend leur esprit plus paresseux que cette provision de petites phrâfesqu'on leur donne, à laquelle ils s'attendent.
Nous dînâmes très- splendidement ; & au sortir de table , on m'emmena à la représentation d'une Tragédie. Je me trouvai auprès d'un homme qui la critiquoit, pendant qu'il larmoyoit en la criti- quant : de forte que son cœur fesoit la critique de son esprit. Deux Dames spirituelles lui répondoient de la bouche : vous avez raison ; & de leurs yeux pleurants lui disoient : vous avez tort. Moimême , je l'avoue, j'avois quelquefois envie de désapprouver des choses qui me fesoient beaucoup de plaisir. Si c'est un défaut que de plaira ainsi, je vous le laisse à juger. Mais pour moi, je crois que
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que notre esprit n'ést qu'un mauvais rêveur, toutes les fois qu'en pareil cas il n'est pas de l'avis du cœur.
DIX-SEPTIEME FEUILLE.
L E Journal de iitort Espagnol n'est pas encore fini : mais j'en remets la fuite, & je la donnerai une autrefois; j'aime à varier les sujets, &je crois que mes Lecteurs approuveront mon goût.Comme j'ai pris l'habitude de changer de matiere prefqu'à chaque Feuille, quelque jour je pourrai bien de-
meurer long-temps sur le même sujet, par rai son de variété encore ; car est chose neuve pour ceux qui n'y font pas accoutumés è voici maintenant ce dont il s'agit.
Je me trouvai l'autre jour dans le cabinet d'une Dame dont je fuis ami depuis plus de cinquante ans: j'ai même été autrefois piqué de belle tendress e pour elle, j'entends que j'ai eu de ces sentiments qu?
aboutissent à faire dire des choses bien tendres, de cela qu'on appellerait en ce temps-ci élégie ou églogue ; enfin de cet amour qui n'est qu'un soupir perpétuel, & qui vise bien respectueusement
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à surprendre une belle main qu'on baise avec un ragoût si ravissant, qu'une femme en est toute honteuse, à cause du plaisir qu'elle vous y voit prendre.
Je ne sçais de quoi cette Dame & moi nous nous étions avisés de traiter l'amour sur ce piedlà , car dès-lors les sentiments n'étoient plus à la mode : il n'y avoit plus d'Amants, ce n'étoit plus que libertins qui tâchoient de faire des libertines.
On disoit bien encore à une femme, je vous aime : mais c'étoit une maniere polie de lui dire, je vous desire ; aussi pour marquer qu'elle vous entendoit, une femme se montroit-elle plus ou moins fage , suivant qu'elle se disoit plus ou moins sensible : de forte que , quand elle vous aimoit tout-à-fait, pour en faire foi, vous voyiez bien à quelle preuve elle en étoit réduite : elle n'avoit plus rien à perdre que son cœur, qu'elle accusoit de tout, quoique le plus souvent il ne fût cause de rien, & qui, à vrai dire, ne valoit pas la peine d'être regretté avec de pareilles Maitresses.
Quoi qu'il en soit, ce n'étoit pas ainsi que nous nous aimions, la Dame dont je parle & moi * & je crois que nous y gagnions ; car le vice a beau faire avec ses douceurs brutales & rassasiantes, outre qu'il tue l'amour, l'amour quand il s'y,
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en trouve , c'est qu'il ne lui appartient pas de piquer l'âme, autant que peut la piquer un amour tendre & innocent de part & d'autre. Si l'on sçavoit bien ce que c'est que cet amour-la, quelles font ses ressources , &le charme des progrès qu'il fait dans le fond de l'âme ; combien il la pénètre & tient sa sensibilité en vigueur; en combien de façons délicieuses il la remue : si l'on sçavoit com- bien en mille moments, avec cet amour-là, deux Amants se trouvent grands, nobles & délicats ; combien ils font glorieux & contents de se trouver tels : si l'on sçavoit avec quelle satisfaction ils souffrent d'être sages ! car on s'imagine qu'il n'y a point de plaisir à cela : on se trompe, la vertu dédommage de la peine qu'elle coûte, Se de cette vertu on en devient alors tout aussi amoureux que de la personne qu'on aime ; on les confond toutes deux, ce n'est plus qu'un; cela ne fait-il pas un objet bien aimable ? n'a-t-on pas bien du plaisir à l'aimer ? & par-dessus le marché , n'est-ce rien que l'honneur d'avoir une passion si distinguée , & d'en inspirer une pareille ? Eh !
l'on a de la sagesse à l'envi l'un de l'autre, pour se rendre à l'envi plus digne d'être aimé.
Mais moi, avec ma sagesse & ma vertu, je m'amuse ici à des discours gaulois qu'on n'enten-
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dra pas, & qui me dérobent mon sujet. Qu'ai-je fait de la Dame dont j'ai parlé d'abord, je l'ai laissée, ce me semble, dans son cabinet, & moi avec elle.
Elle fouilloit dans un coffre, où je vis sur un cahier de papier ces mots écrits de sa main : Mémoire de ce que j'ai fait & vu pendant ma vie.
Je me jettai sur ce cahier, pour le prendre : elle voulut me l'ôter; & comme je résistois, il nous en demeura à chacun la moitié. Sur le champ je pris le parti de m'enfuir avec ma part , pendant qu'elle me poursuivoit en badinant pour la ravoir : mais je fortis tout en riant aussi, & j'allai chez moi voir ce que c'étoit : & voici ce que c'est, sans y changer un mot.
Mémoire de ce que j'ai fait & vu pendant ma vie.
J'ai soixante & quatorze ans passés, quand j'écris ceci : il y a donc bien long-temps que je vis ! Bien long-temps ! hélas ! je me trompe : à proprement parler, je vis feulement dans cet instant-ci qui passe ; il en revient un autre qui n'est déjà plus , où j'ai vécu, il eil: vrai ; mais où je ne fuis plus ; & c'est comme si je n'avois
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pas été : ainsi ne pourrois - je pas dire que ma vie ne dure pas , qu'elle commence toujours ?
Ainsi, jeunes & vieux, nous ferions tous du même âge. Un enfant naît en ce moment où j'écris.
& dans mon. sens, toute vieille que je fuis, il est déjà auili ancien que moi. Voilà ce qui m'en semble ; & sur ce pied-là, qu'est-ce que la vie un rêve perpétuel, à l'instant près dont on jouit a & qui devient rêve à son tour. Je connoîs un pauvre homme qui a beaucoup souffert depuis trente ans : je connoîs un grand Seigneur qui a paffé tout ce temps-là dans la joie : lequel aimeriez-vous mieux avoir été, ou le pauvre, ou le grand Seigneur ? quelque loi que vous choisissiez vous n'en feriez ni mieux, ni plus mal : voilà pourtant à quoi aboutissent le bonheur ou le malheur de cette vie ; peines passées , plaisirs passés ; tout se confond, tout est égal. Les Rois n'ont qu'à profiter de l'instant dont ils jouissent, ils ne font heureux que cet instant ; & de ce court bonheur qu'ils ont, c'est à eux à en bien choisir l'espece ; tout court qu'il est, il a d'éternellçs conséquences.
Je fuis vieille , ceux qui liront ceci doivent me pardonner les réflexions par où je commence ; réfléchir sur ces matieres-là 9 est, je crois »
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ùn tribut qu'il faut payer une fois en sa vie ; il vaudroit mieux le payer , quand on est jeune : cela procureroit une vie plus tranquille & plus innocente, & diminueroit beaucoup de la valeur que nous trouvons à je ne sçais combien de pe tites doétrines hardies dont nous nous gâtons les
uns les autres, & qui nous paroîtroient bien foibles, si nous n'avions pas un intérêt présent à les trouver fortes, ou si nous n'avions pas le sang trop chaud.
Quoi qu'il en foit, voilà mon exorde : ce qui me reste à dire va m'engager d'abord à des dé- tails plus amusants, & me ramènera ensuite aux réflexions les plus sérieuses.
On me maria à dix-huit ans : je dis qu'on me maria ; car je n'eus point de part à cela : mon pere & ma mere me promirent à mon mari que je ne connoissois pas : mon mari me prit sans me connoître, & nous n'avons point fait d'autre connoissance ensemble que celle de nous trouver mariés, & d'aller notre train, sans nous deman- der ce que nous en pensions, de forte que faiirois dit volontiers : quel est donc cet étranger dont je fuis la femme ?
Cet étranger cependant étoit un fort honnete- homme de trente-cinq à' quarante ans, avec qui }'ai vécu comme avec le meilleur ami du monde;
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car je n'eus jamais pour lui ce qu'on appelle amour : il ne m'en demanda jamais ; nous n'y foni geâmes ni l'un ni l'autre, & nous nous sommes très-tendrement aimés sans cela.
Sept ou huit mois après notre mariage, un aimable homme de notre société s'avisa de pren- dre du goût pour moi : dès que je m'en apperçus, je le condamnai à soupirer en vain : car j'é tois sage ; mais nous autres femmes , lorsqu'un homme nous aime, il n'y a pas moyen que nou le congédions sans retour : la vertu nous dit, il ne faut point avoir d'Amant ; & là-dessus nous renvoyons celui qui nous vient : mais il ne s'en retourne pas si vîte ; car notre vanité lui fait figne d'attendre : & il attend, comme fit le mien , que je traitois avec froideur, & que j'agaçois par mille petites bagatelles, dont il ne dépendoit pas de moi de m'abstenir, parce que j'étois femme, & qu'on ne peut être femme sans être coquette. Il n'y a que dans les Romans qu'on en' voit d'autres ; mais dans la nature c'est chimere, & les véritables font toutes comme j'étois : par exemple, lorsque je me sentois dans un jour de beauté , que j'étois avantageusement parée, j'étois bien-aise que l'Amant dont je parle me vît alors ; je l'en rebutois de meilleur courage 9
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parce que je sçavois bien qu'il n'y avoit point de danger à le faire ; je l'aurois défié de me quitter, j'étois trop belle pour lors : ainsi je laissois ma sagesse se donner carriere ; j'affligeois bardiment mon homme, quand mes agréments pouvoient soutenir tout ce fracas-là : mais j'ailois plus doucement, quand je me sentois moins, forte.
Et qu'on n'aille pas dire que c'est-là une grande coquetterie ; car c'est la moindre de toutes celles: qu'une femme peut avoir : çe n'est encore là qu'une coquetterie machinale. Vraiment quand la réflexion s'en mêle, c'est bien autre chose.
Cependant l'épouse de cet honnête - homme connut, à n'en pouvoir douter, qu'il m'aimoit ; elle s'en allarma comme de raison, & vint me rendre visite un jour qu'il étoit avec moi. Ils parûrent déconcertés en se voyant ; un moment après il sortit; & j'allois continuer la conversation avec elle, quand elle me dit en souriant; mon marivous aime, Madame, & vous méritez d'être aimée plus que personne au monde ; ainsi je n'entreprendrai point de le détacher de vous ? j'y per- drois mes efforts; il vaut mieux que j'aie recours.
à vous-même, & que je remette mes intérêts entre, vos mains : c'est donc à vous, à votre amitié poui;
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moi, que je recommande mon mari; j'ai de l'attachement pour lui, & il le mérite, au penchant près qu'il fent, & qu'il est bien difficile de ne pas sentir pour une femme aussi bien faite que vous l'êtes : je fuis sûre que ce penchant vous est à charge, & il m'afflige ; je ne lui ai rien dit encore : j'ai cru que vous le ramèneriez mieux que moi, & qu'il feroit plus touché du chagrin qu'il me donne, si vous l'y rendiez sensible. Il m'aimoit autrefois ; disposez donc son cceur à plaindre du moins le mien : l'estime & le respect qu'il a pour vous donneront du poids à ce que vous lui di- rez en ma faveur; feignez que je fuis aimable, & il vous croira : vous l'en persuaderez encore mieux que ne feroient mes reproches.
A peine eut-elle achevé de parler que je l'embrassai de tout mon cœur, je me jettai dans ses bras : je crois même que nous pleurâmes : & le moyen à mon égard que je ne me fusse pas attendrie , que je n'eusse pas été remplie de zele pour les intérêts d'une femme qui venoit me dire que j'étois plus aimable qu'elle, & qui demandoit quartier à mes charmes : le tour étoit trop adroit;; aussi je n'y résistai pas , je l'embrassai encore , & puis je recommençai, je l'accablai de caresses,
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je la trouvai adorable, cent fois plus belle que moi : car l'amour-propre, quand il a son compte, est Ci tendre, si réconnoissant, si modeste ! il ren d tout ce qu'on lui donne.
Je ne rapporterai point les discours que nous:.
nous tînmes ; notre attendrissement rendit la sçène aisez muette, je l'affurai qu'elle feroit contente; & elle me quitta. H * Son mari rentra qu'il n'y avoit pas un demiquart-d'heure qu'elle étoitfortie; la joie étoit peinte sur son visage. Ivladarne, me dit-il, voilà qui est fini, je ne vous ferai plus importun; je viens vous demander pardon de vous l'avoir été ; je vous admire, vous êtes la vértu même : ( & je me serois bien paffé de ces éloges-là; ils me déplurent par pressentiment.) J'écoutois à la porte de votre chambre, lorsque ma femme vous a parlé, ajouta-t-il : je suis charmé d'elle : quelle femme !
quel caractère! voyez comme elle m'aime! elle
redemande mon cœur; elle veut le tenir de vous ; elle l'aura, Madame, vous avez promis d'y faire vos efforts, & je vous obéis. Je ne vous ai pas encore parlé lui répondis - je assez vivement; oh! vous avez raison, ajouta-t-il, sans m'entendre : oui, yavo!s un grand tort, je le sens tout
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entier. La pauvre enfant ! quelle tendresse ! vous ferez contenté, vous m'estimerez ; car je vais l'ai- mer plus que jamais.
Là-dessus il partit, ou plutôt il vôla, sans me donner le temps de lui répondre un mot. Pour moi je restâi immobile : je me regardai comme une dupe. Si j'avois revu sa femme dans ce moment-là, elle n'auroit pas eu si bon marché demoi : je ne l'aurois pas trouvé si charmante, & je ne lui avois dit qu'elle l'étoit qu'à con di- tion que je le ferois toujours plus qu'elle : son mari ne tenoit pas la condition, & cela ne m'ac commodoit point.
Je fus long-temps étourdie de ce que je venois d'entendre : à la fin sortant de ma place, où il m'avoit comme fixée, & souriant de dépit : voilà une petite femme qui va être bien glorieuse ; mais je l'humilierai peut-être; & son mari n'est qu'un étourdi.
En effet, j'arrêtai dans mon esprit que je travaillerois à la rechûte de ce mari : je lui destinai quelques regards qui n'étoient gueres charitables pour la femme; mais d'autres incidents me firent oublier ce malin projet. Cette femme-là vit encore ; & il n'y a pas plus de dix ans que je lui ai pardonné : avatit ce temps-là , sa figure m'a
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toujours déplû; je voyois bien qu'elle étoit aimable , & avec tout cela, je le voyois sans en rien croire : un peu de vanité rend ces circonstances- là possibles.
Après cette aventure, je plûsà un jeune homme, beau, bienfait, qui, de l'air dont il m'annonça son amour, m'en parla comme d'une faveur qu'il me fesoit; mais je trouvai la faveur impertinente , & je l'en remerciai sans en vouloir : autant que je m'en ressouviens, mon remercîment fut plaisant.
Vous m'aimez donc, lui dis je? à la bonneheure : continuez , mon cher : apportez-moi fouvent votre belle figure, & ces beaux airs de tête , ils me divertissent déjà ; c'est toujours quelque chose : eh ! que sçait-on ? à force de rire de la bonne opinion que vous en avez, je m'y accoutumerai peut-être, on se fait à tout. Tenez , je gagerois que vous avez pu plaire à quelque fem-< me : continuez , vous dis-je.
Apparemment que l'épreuve que je lui propofois lui parut trop douteuse ; car il me quitta. Hé- las ! s'il avoit tenu bon, je n'aurois voulu répondra de rien, il auroit pu réussir. Les femmes l'appel..
loient le beau garçon : cette réputation-là est bien intéressante pour nous; car nous sommes si folles, ou si disposées à le devenir ! si ce n'avoit pas été
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lui que j'aurois aimé, ç'auroit été le titre qu'on lui donnoit; cela revient au même, & mene tout aussi loin.
Après que je l'eus congédié, mon mari eut une affaire de conséquence , dont le jugement dépen- doit d'un homme en place ; mon mari l'alloit voir souvent & n'en rapportoit pas de grandes espérances; j'allai le voir à mon tour, j'en reçus l'accueil le plus obligeant : il me pria d'entrer dans son cabinet ; & là , me fit la réussite de notre affaire d'une difficulté insurmontable : je ferois pourtant l'impossible, ajouta-t-il, pour obliger une aussi belle Dame que vous. Là-dessus il me baisoit la main, avec des yeux qui applanifloient toutes les difficultés, si j'avois voulu aller par le chemin qu'ils m'enfeignoient. Monsieur, lui dis-je, d'un air sec & sérieux, notre affaire est perdue, je l'abandonne. Un homme aussi zélé que vous l'êtes pour moi n'est plus en état de rendre justice : cependant j'informerai mon mari des dispositions où je vous laisse, & je fuis persuadée qu'il a trop d'honneur pour abuser du mépris que vous feriez du vôtre.
Je vis à ces mots son visage s'allonger de moitié : je lui fis la charité de ne vouloir pas le regarder fixement alors, & je fortis dans une situa-
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tion d'esprit que je ne puis bien exprimer. Une autre femme que moi, à qui pareille chose feroit arrivée, & qui, en la racontant, voudroit un peu se peindre en beau , diroit qu'elle sortit toute scandalisée, & s'arrêteroit là : mais voici ce qu'elle fupprimeroit, & ce que j'avoue ; c'est que je fus scandalisée aussi, mais en hypocrite : car je n'é- tois pas fâchée qu'on m'eût donné le scandale; ma colere étoit sans rancune : au bout du compte une laide auroit été plus respectée.
DIX-HUITIEME FEUILLE.
J'E SPERE que l'histoire de la Dame âgée, dont j'ai parlé dans ma derniere Feuille, n'aura pas déplu, & je me persuade qu'on ne fera pas fâché d'en voir la fuite: c'est donc cette Dame qui continue.
Notre affaire auroit eu sans doute un mauvais succès, si elle étoit restée entre les mains de cet honnête Arbitre que j'avois fait rougir de ses bontés pour moi : mais on la remit au jugement d'un autre, par je ne sçais quel accident qui arriva. Cet autre étoit un Vieillard gracieux, qui
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en son temps avoit été grand ami des Dames, & qui dans ses vieux jours ne pouvant plus être aimé d'elles, s'amusoit à leur montrer qu'il les aimoit toujours, & les prioit de lui pardonner le peu d'agréments qu'il avoit pour elles, en récompense du plaisir qu'elles lui fesoient encore.
On me mena chez cet aimable Vieillard que je trouvai effectivement tel qu'on me l'avoit dépeint: c'étoit un homme qui avoit plus d'âge, que de vieillesse: voilà comment mes yeux en jugerent, & la distinction n'est pas si frivole. Il me fit mille politesses, me promit une prompte décision, & remercia joliment le fort qui lui donnoit occasion de m'obliger.
Les jeunes gens seroient trop dangereux, si dans leurs procédés ils ressembloient à ce bonhomme :' que deviendrions-nous, si leurs maniérés étoient aussi charmantes que leur jeunesse? En vérité nous n'aurions pas allez de notre vertu contr'eux : mais ils font impertinents, cela nous dégoûte d'eux; & franchement nous nous sauvons mieux: avec ce dégoût-là, qu'avec de la vertu ; il nous est plus aisé d'être fages, quand nous - ne sommes plus tentées d'être folles.
Huit jours après ma visite chez ce Vieillard nous fûmes avertis qu'il avoit réglé notre affaire
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plus favorablement que nous ne l'avions demandé. En effet, je crois qu'il nous accorda par ga- lanterie , ce que nous aurions eu de la peine à mériter par justice.
II. faut l'avouer , les hommes galants, en pareil cas, quand une jolie femme leur parle , font sujets à s'éxagerer la valeur de ses raisons: c'est un défaut sans doute ; mais je l'aimerois encore mieux que celui de ces hommes austères, que j'ai connus, qui, afin de n'être point surpris par une femme aimable , commencent par trouver toutes ses raisons mauvaises, pour ne point risquer de les trouver trop bonnes. Ce qui est de vrai, c'est qu'il est bien difficile d'être juste, quand on est si austère ; & pour moi je crois qu'on est déjà surpris, quand on craint tant de l'être. Je souhaite que ce que je dis ici engage à quelques réflexions les personnes du caractere dont je parle. Je n'écris l'histoire de ma vie que dans l'espérance qu'elle pourra servir à l'intrusion des autres. Revenons à moi.
Je recevois tous les jours tant de preuves que j'étois aimable, & ces preuves-là me fesoient tant de plaisir, que je n'oubliois rien pour en recevoir toujours de nouvelles. Quand je dis que je n'oubliois rien, quelque forte que soit cette expressionIi
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là, elle ne signifie rien en comparaison de ce que je veux dire. Mais comment faire ? nous avons tant de foiblesses qu'on ne peut exprimer, qui n'ont point encore de nom dans la Langue , & qui peut-être n'en auront jamais: le tout en conséquence de l'envie que nous avons de plaire à ces hommes, dont nous avons gâté le goût, & que nous ne piquons plus, si nous ne donnons à nos agréments naturels un certain assaisonnement dont nous ne sçaurions nous parer qu'aux dépens de la pudeur, qui devroit être la plus aimable de nos grâces ! De forte qu'aujourd'hui ce n'est pas assez que d'être née belle ou jolie, cela ne vous fert de rien; & vous avez affaire à des yeux inupides si vous ne les animez d'un air de corruption qu'on est obligé d'y mettre; qu'il est difficile d'attraper, si vous n'avez vous-même les sentiments un peu.
libertins, & qu'il ne faut pas outrer pourtant : car vous vous déshonoreriez, si vous ne vous ar- rêtiez pas au point requis. A la vérité on l'a poussé si loin, qu'il faudroit-être bien mal-adroite, ou bien effrontée pour le passer.
Pour moi j'eus d'abord de la peine à me jetter dans cet excès de coquetterie : la mienne étoit encore timide; mais petit à-petit elle s'enhardifsoit: un degré d'immodestie, que je me permets
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tois le matin, m'effrayait. Je le foutenois en femme embarrassée; mais je m'y accoutumois dans la journée : à la fin je riois de moi, comme j'aurois ri d'une Provinciale; & le foir n'étoit pas venu, que je méditois pour le lendemain une liberté de plus.
Cependant il me ressoit encore de legers scrupules qui me retardoient, quand le hasard me lia avec une demi-douzaine de femmes plus courageuses que moi,$i dont le commerce acheva de me défaire do ce peu de retenue poltrone qui me restoit. D'ailleurs mes années commençoient à m'inquiéter ; leur course me sembloit plus rapide qu'à l'ordinaire : j'étois jeune encore ; mais je ne me voyois pas loin de ce terme , où la jeunesse d'une femme devient équivoque, où l'on ne sçait plus quel âge elle a ; & je croyois qu'avec une figure galante, j'en paroîtrois plus long-temps jeune : mais que de fatigues pour l'avoir cette figure galante, aussi-bien que pour la varier !
Comment se coiffera-t-on ? quel habit mettra-ton? quels rubans? de quelle couleur seront-ils?
celle-ci est plus douce ; celle-là plus vive. Comment se déterminer? un air de douceur est bien touchant, un air de vivacité bien frappant. Où prendre du conseil pour un choix qui va décider
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pour nous de la gloire de toute une journée?
Choisir l'air doux, c'est peut-être manquer Ton coup; prendre l'air vif, c'est peut-être se rendre les yeux trop rudes. Il s'agit de consultes son mi.¡ roir ; & si jamais l'âme a porté des jugements d'une justesse admirable ; si jamais ses attentions sur quelque chose, ses examens, ses discussions furent des prodiges de force, de goût, d'exactitude & de finesse, de ces prodiges si étonnants 1 n'allez pas l'en croire capable ailleurs que dans une femme qui est à sa toilette. Et voyez après combien cette âme est petite de n'être jamais si judicieuse, & <le n'y regarder jamais de si près;.
que dans une occasion de si peu d'importance.
Je ne dirai rien des habits, ni de l'embarras que j'avois à sçavoir quelquefois si je me pare- rois beaucoup ou guères : combien de fois suisje sortie de chez moi dans un ajustement que je me repentois d'avoir pris ! Et quand je voyois venir des hommes, de loin dans une promenade , avec quelle inquiétude n'attendois-je pas qu'ils me regardaient préférablement à celles avec qui j'étois ! En tenant alors ma meilleure amie fous le bras, mon amitié pour elle alloit & venoit, suivant qu'on étoit plus ou moins curieux d'elle
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ou de moi ; & ne vous imaginez pas, lorsqu'il passoit une belle femme , que je la regardâsse, moi: j'avois trop de peur de la trouver belle 2 & qu'elle ne le remarquât.
C'étoit ainsi que je vivois, quand un homme veuf, qui s'étoit rendu mon Amant, & qui avoit une fille de dix-sept à dix-huit ans, rompit le commerce que nous avions ensemble cette jeune personne & moi, & lui défendit à mon insçu de me voir.
Il l'envoya d'abord à la campagne chez une de ses parentes, afin de m'accoutumer d'une façon plus honnête à la perdre de vue : mais elle revint, & depuis son retour, je ne la vis pas deux fois en un mois ; j'en étois étonnée, & j'attribuois cela à un de ces caprices qui prennent souvent aux femmes. Son pere même en levoit les épaules avec moi, & traitoit son humeur de volage: mais la fille m'aimoit, & comme elle obéissoit a contrecoeur, elle confia à une femme les véritables raisons de son procédé avec moi. Cette femme ne put se coucher sans venir en secret me faire cette confidence; & voilà comme nous sommes faites, - cela est dans l'ordre : quand nous trouvons occasion de mortifier notre prochain, & que la malj-
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gnité naturelle qui nous y porte peut se mettre à l'abri d'un air de bienveillance, oh ! elle est bien charmée.
J'appris donc pourquoi cette fille ne me voyoit plus, & je l'appris au moment que je venois de quitter son pere, qui ne m'avoit jamais paru plus tendre que ce jour-là Je rougis au rapport qu'on me fit, & je ne mé ressouviens point d'avoir jamais reçu de leçon d'honneur plus vive; car je me doutai tout-d'uncoup des motifs qu'avoit eu le pere quand il avoit fait cette défense. Je compris l'affront qui m'en revenoit, & je fus honteuse de le mériter : j'étois si outrée que je fus m'enfermer sur le champ pour lui écrire : je ne le ménageai point dans ma.
lettre, & je la finis en lui défendant à mon tour, d'une façon terrible, de revenir jamais chez moi.
On me dit que la lecture de ma lettre l'avoit fait rire ; il y répondit aussi-tôt, & voici à-peuprès quelle étoit sa réponse.
Il efi vrai que f ai défendu à ma fille de vouf voir : eh bien! en vérité, cela vaut-il la peine quç nous nous brouillions ensemble, ma Charmante ?' En conscience 9 mon intention a été pardonnable: j'avoue que je ne vous Paipas dite, parce que j'ai regardé
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cela comme un petit arrangement domejlique, dont il n'étoit pas besoin de vous étourdir, ma Reine Écoutez-moi, sans vous fâcher : je veux marier ma fille ; cela efl juste : or ma fille , en vous voyant si (timable, voudroit le devenir autant que vous Vîtes ; & moi j'ai cru bonnement qu'il ne lui appartenoit pas encore de se donner tant de grâces, fso quelles pourroient nuire au projet que j'ai formé de lui trouver un époux ; dès qu"elle fera mariée , je vous la rends; êtes-vous contente ? bon foir, plus de promptitude, ma Déesse, J'aurois grande envie, d'aller me jetter à vos genoux , pour vous demander pardon d'une faute, malheu reusement nécessaire ; ce fera quand il vous plaira. T'attendrai patiemment, sans murmurer, comme on attend les faveurs des Dieux ; entre nous pourtant je me veux mal d'être le pere d'une petite friponne qui efl cause que vous m'avez. tant querellé, Je vous dirai que cette étourdie ne veut plus être qu'en corset, pour n vous avoir jamais vue autrement. Voye £ , je vous prie ! c'efl bien à elle à faire, ma foi ! N' étes-vous pas de mon sentiment ? Je fuis , tic.
Je déchirai cette lettre en mille morceaux ; mais, comme on voit, je l'ai gardée long-temps dans gu mémoire; 4 sans que je m'en apperçusse tro{>.
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ce fut-là le premier accident qui tempéra ma coquetterie.
En voici un second , qui eut aussi le même effet.
Je fus un jour témoin de la brusquerie d'un Ca- valier avec une de mes amies. J'avois remarqué depuis quelque temps qu'ils se voyoient tous deux d'assez bon œil. Je n'ai jamais sçu le sujet de la querelle où je les surpris : mais ce Cavalier perdit avec elle le respect d'une façon si hardie , quoique pourtant peu grossiere ; il me parut abuser si infolemment des raisons qu'elle pouvoit avoir de le ménager; & son ressentiment à elle me parut si timide , je lui vis une colere si humble , si gênée, que la pauvre Dame me fit vraiment pitié.
Et en effet, une femme ne peut guère essuyer de moment plus dur que celui-là; & moi qui vis cela, si j'avois une fille qui eût de l'esprit , je croirois l'élever mieux en lui fesant voir une pareille chose , qu'en lui montrant mille exemples de vertu. La vertu en belle à la vérité; mais le vice, par de certains côtés, a encore plus de laideur qu'elle n'a de charmes : oui, il feroit plus d'hors reur qu'elle ne feroit de plaisir, quoiqu'elle en fasse infiniment. Je dis le vice, car la simple galanterie en est un : ç'eil: un désordre dans l'esprit
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dont le cœur a bientôt sa part ; & si ce désordre a des douceurs , il n'y a point de femmes qu'elles tentassent, si elles en connoulbient bien l'amertume.
L'aventure de mon amie me rendit les hommes moins conifdérables ; je devins moins avide de leur plaire : ma jeunette continuoit à se passer; çe qui m'en restoit, je le perdois auprès d'une jeune femme , je le sentois bien : car, quoi qu'on dire de notre amour-propre , il nous éclaire à merveille sur nos désavantages, quand ils font de cette espece ; & s'il nous dupe alors, c'est en nous persuadant que nous pouvons dérober ces désavantages-là aux yeux des autres , comme je croyois y parvenir en folâtrant plus que de coutume pour contrefaire la jeune; car une de nos folies encore est de penser à certain âge que des airs étourdis nous rajeunissent. Hélas ! nous n'acquérons par-là qu'un défaut de plus , qui est d'être de mauvais singes. On a beau s'évertuer : quelque feu qu'on ait à l'âge où j'étois, en eut-on à soi feule plus que toute la Jeunesse d'une Ville; jamais ce feu-l ne ressemble au feu qu'on a à vingt ans : il peut bien être plus fou ; mais il ne fera jamais si jeune : il y q, toujours quelque chose qui le çaaÇtéri[ ?-
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qui le différencie. Les femmes ne le croient point, & ne le croiront jamais, qu'après avoir, comme moi, donné la comédie.
Dans ce temps-là, la femme-de-chambre d'une Dame avec qui j'étois très-étroitement liée, la vola, en prenant congé d'elle , & lui emporta , dans une petite cassette, une somme d'argent assez considérable, qui provenoit de ses épargnes, & du gain du jeu.
Cette Dame n'osa faire éclater ce vol, pour des raisons que je ne fçavois pas encore toutes entieres, mais que j'appris dans la fuite; elle vint me prier de parler à cette malheureuse, & de l'intimider le plus que je pourrois. J'allai donc trouver cette femme-de-chambre qui ne se cachoit pas, & à qui je représentai le péril & la honte d'une pareille adion.
Madame est une ingrate, me répondit-elle en secouant la tête , & d'un ton ferme : elle avoit promis de récompenser mes services mieux qu'elle n'a fait, & ce que je lui ai pris m'étoit bien dû; ainsi il n'y a rien à dire. Au resste, je ne la crains point : j'ai dans mes mains une douzaine de lettres que M. lui a écrites, & qui l'empêcheront d'être méchante. A l'égard de la honte de l'action dont vous me parlez, quand il feroit
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vrai que je lui aurois pris plus qu'elle ne me doit (ce qui n'eil: pas, & ce dont je ne fuis pas capable ) pardi ! je ne fuis pas obligée de rougir plus qu'elle. Au bout du compte chacun a ses défauts ; celui de Madame éft d'aimer l'amour , & le mien est d'aimer l'argent, sur-tout quand il m'appartient : voilà tout ce j'ai à vous répondre, à vous, Madame, que j'honore beaucoup. Cela dit, elle fit une grande révérence, & se retira sierement.
Pour moi j'allai rejoindre mon amie, à qui j'adoucis un peu la réponse de cette créature ; mais à qui je conseillai avec amitié de laisser-là son argent.
Elle me quitta confuse, non sans verser quelques larmes, que l'intérêt ne fit pas couler : elles eurent un motif plus raisonnable ; je le compris à la maniere dont elle se comporta depuis.
Il me reste encore sur cette histoire de quoi remplir une Feuille, & je continuerai suivante ce que j'entendrai dire.
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DIX-NEUVIEME FEUILLE.
IL m'a paru que l'histoire de la Dame en question n'avoit pas déplu , & quoiqu'elle ait déjà fait le sujet de deux Feuilles, je crois qu'il ne feroit pas à propos de la laisser imparfaite , puisqu'on m'en a fourni la suite qui finit à cette troisieme Feuille. 1 Je fis de grandes réflexions sur la perfidie de cette femme-de-chambre envers sa maitresse ; & en effet, quand on y pense bien, on ne sçauroit comprendre comment il est possible qu'une femme , en certains cas, puisse se résoudre à se fier à un domestique. Par quelle étrange disposition d'esprit perd-elle de vue tous les malheurs qu'elle rifque ? ou si elle les envisage, quel est le tour d'imagination qui lui en ôte l'effroi ? tant de danger & tant de confiance ensemble font ils concevables? comment cela s'arrange-t-il dans sa tête? Si une femme alors pouvoit pour un moment se fé- parer de sa passîon & la mettre à l'écart, & qu'après elle examinât de fang-froid ce qui lui fait croire que sa confiance étoit raisonnable, il n'est point
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d'égarement d'esprit qu'elle jugeât digne d'entrer en comparaison avec le fien ; point de sécurité qui lui parût si stupide, si imbécille que la sienne: mais avec de la passion, ce n'est plus cela ; nous ne voyons plus les objets comme ils font, ils deviennent ce que nous souhaitons qu'ils soient , ils se moulent sur nos desirs. Une femme a besoin du ministere d'un domestique ; d'abord elle hésite à s'en servir. Mettra-telle entre ses mains l'honneur de son mari, le fien, quelquefois sa vie même ?
Dépendra t elle d'une âme vénale, d'un sujet d'autant plus indigne qu'elle le trouvera disposé à lui prêter son secours? Il y a un péril presque inévitable à s'y fier; mais elle voudroit bien qu'il n'y eût point de péril î & la voilà perdue ; ç'en est fait, le péril disparoît : l'envie qu'elle a de se trouver des suretés lui en fournit à perte de vue ; elle croit les examiner & ne sçait pas que c'est le plaisir qu'elles lui font qui en est le juge.
N'avez-vous jamais vu des enfants qu'on amuse avec des contes de Fées ? Ils croient tout ce qu'on leur dit; une femme dans l'état où je la mets leur refTemhle : c'est positivement un enfant comme eux, ce font de vrais contes de, Fées, que les idées dont sa passion Y dmLtfc..
J'ai cru devoir m'arrêter un peu là-dessus : il Y,
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a bien des personnes de mon sexe, qu'il est encore temps d'avertir, & que l'amour n'a pas jet- tées encore dans l'enfance dont je parle. Que cet état leur inspîre donc une frayeur salutaire : rien n'est plus rapide que le mouvement qui nous y entraîne, & quand nous y sommes, rien de plus misérable, rien de plus abandonné que notre esprit alors ; rien de plus inaccessible à tout secours que sa misere ; & , pour comble de malheur, que devient-on , quand on cesse d'aimer ? car on n'aime pas toujours : hélas ! le repentir nous prend où l'amour nous laisse.
Revenons à moi : l'âge enfin me gagnoit, il n'étoit plus question de jeunesse, ni d'aucun artisice pour paroître jeune : mon visage là - dessus n'étoit plus disciplinable, & il falloit me résoudre à l'abandonner. Malgré cela un peu de consolation me restoit encore ; car une femme se retourne comme elle peut dans ces occasions-là: elle feroit inconsolable, si rien ne la soulageoit dans son af- fliction : mais la nature charitable pourvoit à tout.
A la place d'un avantage qu'elle nous ôte , sa fa- veur nous dispense de petites chimeres, au moyen desquelles nous coulons le temps & prenons patience.
Par exemple, je n'étois plus jeune: mais j'avois
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de l'embonpoint, beaucoup de fanté , & dans mon espece, je me trouvois très-aimable; non pas aimable comme une jeune femme : mais n'y a-t-il pas des charmes de différent caractere ? une femme faite, & d'un certain âge, n'a-t-elle pas les Hens ?
Voilà comme je raifonnois pour le repos de mon âme, & effectivement je durai quelque temps avec le secours de cette idée-là: mais dès-lors mes appas étoient déjà si confirmés; j'étois tellement une femme faite, que je la fus bientôt trop, & que, toute ressource épuisée , il fallut au bout du compte en venir à la raison, & voir au vrai ce que j'étois.
Je le vis donc, & avec moins de chagrin qu'on ne pense ; car, à travers toutes mes chimeres , de temps en temps la vérité avoit percé comme un éclair: de forte que, quand elle parut tout-à-fait, je la vis comme une chose dont j'avois déjà eu des nouvelles.
Me voilà donc vieille, & reconnue par moi pour telle, & avec ces débris de beauté qui font connoître aux autres qu'on a été belle. Eh bien !
puifqu'il faut le dire, ces débris-là me flattoient encore, je m'intéressois à ce qu'on en pensoit.
Cela est bien fou, j'en conviens ; mais au111 c'est
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l'histoire d'une femme que je rapporte : coquettes, quand nous sommes aimables; coquettes, quand nous ne le sommes plus : dans le premier cas nous travaillons à être aimées ; dans le second nous travaillons à montrer que nous avons me- rité de l'être : de façon que souvent je fefois encore l'agréable, & quelquefois j'osois esperer que je plairois ; ce qui jettoit un ridicule dans mes actions, qui m'attira une vigoureuse correction.
Allant un jour rendre visite à une Dame , qui, la veille, avoit été avec moi d'une partie de campagne avec d'autres personnes, on me dit qu'elle n'étoit point chez elle, mais qu'elle alloit revenir.
J'entrai dans son cabinet pour l'attendre, & j'y cherchois sur des tablettes un livre pour m'amuser, quand je vis tomber un billet à mes pieds.
Nous sommes curieuses , nous autres : je ramassai le billet, & l'ouvris, me doutant bien qu'on y trai- toit d'amour, & je ne me trompois pas: mais ce que je n'aurois pas deviné , c'est qu'il y étoit traité à mes dépens. L'honnête-homme qui écrivoit se plaignoit à la Dame de la gêne où j'avois mis son cœur , en les accompagnant à une pro.
menade particulière qu'ils firent à cette campagne. Et remarquez que cet homme, qui m'en vouloit tant, m'avoit alors, au sortir du dîner, fait
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des compliments, dont je m'étois, je l'avoue , félicitée , comme d'une bonne fortune ; & il est vrai qu'en conséquençe de ces mêmes compliments, qui m'avoient toute réjouie, je m'étois plu à être avec lui, & l'avois perdu de vue le moins qu'il m'avoit été possible. Voici à présent quel étoit son style dans le billet.
Au nom de notre amour , ma chere Maitresse t rompe{ avec cette vieille Madame de Cest une charité que vous me fere £ , car je la haîs au-tant que je vous aime. Sçave{-vous bien pourquoi elle nous suivit hier dans cette allée où nous nous promenâmes ? vous ne le devinerie^pas : c'efl qu'elle tomba subitement amourellje de moi ; & cet amourlà, c'ejl un mauvais tour que ma joué une hon- riiteté que je lui fis. Pejle foit de la politesse ! Imaginez-vous qu'au sortir du repas j'eus le malheur de la gracieuser sans réflexion , parce que vous veniez. de me ferrer la main, & que j'en avois une joie, qui attendriffoittoutes mes expressions , & qui niauroit fait gracieuser ma bifayeule, si elle avoit été là. La bonne Dame a pris ma dijiraaion pour un llOmmage, & s'efl mise à m'aimer sans autre forme de procès. Ainsi me voilà chargé de son cœur , pour ri avoir Huee que je lui disois. Que ferai-je dt
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de cette antiqúaille-là ? défaites - m en 9 je vous prie ; car tette femme-là voudra que je Paime de gré ou de force ; elle le voudra, vous dis-je. Vous ne sçavez pas ce que c'efl que la coquetterie de ces femmes-ta. Il n'y a rien de jî opiniâtre, & jKai bien peur, si vous n'y mettei ordre , quelle ne vienne relancerfon infidèle jusques chez vous-. Oh,pàrhleu !
épargnez-moi l'embarras de faire le cruel. FaudraI-il que je lui demande quartier? Tont de bon , mon Amour, brouillez-vous avec elle , pour m'ert Jdlivrer; si Ji cela ne suffit pas , dites-lui que je médis d'elle & que je sçais son âge. Bon jour, mes telles mains s je vous adore, & irai vous le jurer dans un quart- £ heurè»
Je repliai le billet bien promptement, ap,.ès l'avoir lu 4 & m'en allai sur le champ digerer mon: aventure , & après bien des réflexions, bien des projets de vengeance , bien des soupirs , & beaucoup de honte, je conc l us. Hélas ! je ne conclus rien : je me couchai feulement triste, vaine & humiliée ; mais un mois après, je conclus quelque chose.
Un de nos amis nous avoit invités à venir dîner chez lui, mon mari & moi : nous y allâmes au jour marqué. Le Portier nous laisse entrer sans nous
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rien dire : je monte, je rencontre une femme-de- chambre, qui pleure , & passe sans me voir : in- quiette de ce que cela signifie, je parviens jur.
qu'à la chambre de la Dame, avec qui j'étois fort liée; & de qui j'étois la confidente, comme elle étoit la mienne; je la vois par derriere dans un fauteuil ; d'aussi loin que je l'apperçois, je cours à elle pour la surprendre & l'embrasser; je me jette à son cou : dans l'instant j'entends des cris & des sanglots dans un cabinet prochain, & je vois que c'est une femme morte que je tiens em- brassée.
Tout mon fang se glaça dans mes veines, & je tombai sur elle évanouie : le cri que je fis en tombant fit sortir les personnes qui étoient dans le cabinet : c'étoient son mari, & son fils, jeune homme âgé de dix-huit ans. Des Prêtres arrivèrent : mon mari entra: on me fit revenir: mon évanouissement fut court : j'ouvris les yeux dans le moment qu'on emportoit le corps de mon amie j'en frémis encore : sa tête penchoit, je vis son visage. Juste ciel ! quelle différence de ce qu'il étoit alors , à ce que je l'avois vu trois jours avant ! L'apoplexie , dont elle étoit morte, en avoit confondu les traits. Ah ! quelle bouche & quels yeux! quel mélange de couleurs horribles !
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J'ai vu dans ma vie bien des figures; que l'ima- gination du Peintre avoit tâché de rendre affreuses; mais les traits qui me frapperent, ne peuvent tomber dans l'imagination: la mort feule peut faire un visage comme celui -là: il n'y a point d'homme intrépide que cela ne rappellât sur le champ à une triste considératiôn de lui - même.
Toutes ces laideurs funestes, on les trouve en soi , elles nous appartiennent. On croit être ce que l'on voit & l'on frémit intérieurement de se reconnoître.
Mais passons: il fallut presque me porter jusqu'à mon carrosse, & je me mis au lit, dès que je fus arrivée chez moi.
Mille tristes pensées vinrent m'assaillir alors ; &, pour la premiere fois, je songeai que j'étois des- tinée à mourir. Hélas ! mon amie n'avoit pas eu le temps de faire cette réflexion-là. Je fçavois que , lorsqu'elle mourut, il y avoit bien loin des idées qui l'occupoient, à l'idée de la mort; & je me demandois ce qu'elle étoit devenue, par inquiétude pour ce que je pouvois devenir moimême. Où étoit-elle alors? ne restoit-il rien d'elle que ce corps sans mouvement, que j'avois vu emporter? Cette âme subitement enlevée à tant de chimeres, quel étoit son fort? & moi, je mour-
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rai donc aussi, me disois-je; & j'ai vécu jusqu'ici sans le sçavoir. Mais qu'est-ce que mourir ? Et quelle aventure est-ce que la mort? Qu'elle est terrible, si j'en crois ma Religion ! A Dieu ne plaise qu'on me soupconne d'avoir, un seul instant de ma vie, douté de ce qu'elle nous dit : je rapporte simplement la maniere dont se tournoient alors mes pensées. Eh ! y a-t-il quelqu'un parmi nous qui puisse douter de la vérité de sa Religion ?
L'esprit pourroit-il s'égarer jusques-là? est-il de perversité du cœur qui puisse entraîner tant de bétise ? non, je ne l'imagine pas. Et s'il y a même des impies, qu'ils fassent les incrédules là-dessus tant qu'ils voudront; mais qu'ils ne se flattent pas de l'être ; car ils se trompent, & confondent les choses. Qu'ils s'examinent bien sérieusement. Je ne fuis qu'une femme, & je leur assûre qu'ils ne trouveront en eux qu'un profond oubli de Dieu, qu'un violent dégoût pour tout ce qui peut les gêner dans leur libertinage, & qu'une malheureuse habitude de vivre à cet égard-là sans réflexion. C'est tout cela qu'ils prennent pour incrédulité ; il ne peut pas y en avoir d'autre. Quand on n'aime pas ses devoirs, en sentant qu'ils font incommodes, on croit voir qu'il sfont inutiles. Voilà la méprise funeste qu'un cœur corrompu fait faire
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à l'esprit ; voilà ce qui fournit aux libertins toute leur Philosophie. Mais , grâce au Ciel, toute folle & toute dissipée que j'avois été pendant ma vie, Dieu ne m'avoit pas abandonnée jusques-là. j'avois eu plus de négligence que de haîne pour mes devoirs : & quand je pensois que la mort étoit terrible, si j'en croyois ma re- ligion ; c'est que je me reprochois de l'avoir crue, cette Religion, comme font une infinité d'honnêtes-gens dans le monde, qui n'ont jamais fongé à la révoquer en doute, qui frémiroient de le voir faire : mais qui,contents de s'appeller Chrétiens, vivent avec ce nom-là qu'ils professent, tout aussi tranquilles que s'ils professoient la chose. Je passaiplusieurs jours dans ces réflexions, pendant lesquels le monde prit à mes yeux une autre face.
Mon-mari tomba malade, & mourut quelque temps après , plein d'une amitié pour moi, que je devois à son bon cœur plus qu'à mes foins. Je lui demandai mille fois pardon de ne lui avoir pas donné d'assez vifs témoignages de la mienne: je versai un torrent de larmes, il me ferra la main & mourut.
Je fus quelques jours ensevelie dans la douteux la plus profonde, & il ne m'avoit point laissé d'enfants. Sa nièce , qui étoit orpheline, me tint liç n
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de fille ; je me chargeai de son éducation & de sa fortune , & je rompis sans retour avec tout ce qu'on appelle plaisirs du monde , & avec toutes les personnes qui les aimoient: je ne fréquentai plus qu'un certain nombre de femmes retirées, qui m'associerent à leurs fonctions dévotes : mais je me rebutai bientôt de leur commerce: je nç leur entendois parler que de leur Directeur : leur vie se passoit en scrupules, qui demandoient qu'on le revît quand on venoit de le quitter, & puis
qu'on y retournât après l'avoir revu, & puis qu'on, l'envoyât prier de revenir, quand on ne pouvoit l'aller chercher : cela ne me plaisoit point, je trouvois beaucoup d'imperfection dans ce besoin éternel qu'on avoit de la créature pour aimer le Créateur. Je croyois voir là-dedans que la chair étoit plus dévote que l'esprit; & il me paroissoit enfin que ce violent amour pour Dieu pouvoit fort bien ne servir au coeur que de prétexte poux une autre passion. Un de ces Directeurs mourut, & la Dame à qui il appartenoit en pensa devenir folle. Son pieux désespoir me scandalisa. Dieu, qui lui restoit, ne lui suffisoit pas pour la consoler : & je quittai tout-à-fait ces compagnes qui ne pouvoient s'accommoder de ses volontés , pour me retirer à
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la campagne, où je fais mon séjour ordinaire, & où mon Curé prend foin de ma conscience , sans avoir rien à déméler avec mon cœur.
VINGTIEME FEUILLE.
J'APPRENDS qu'il a paru dans le Public une Feuille intitulée : un Spectateur François, où l'on fait une Critique d'Inès, Tragédie de M. de la Motte. Quelques personnes, trompées par le titre, auront pu me l'attribuer ; & je crois devoir avertir quelle n'est point de moi, que je ne sçais d'où elle part, & même que je ne l'ai point lue. Ce n'est point parce qu'elle critique l'ouvrage d'un homme illustre , que je prends foin d'avertir qu'on ne s'y méprenne pas, & qu'elle ne m'appartient point ; il est vrai que j'estime infiniment M. de la Motte, & je ferois d'un esprit bien peu sensé, si je n'étois dans ce sentiment-Ià: mais en qualité de Spectateur des hommes, tel que je fuis, M. de la Motte, avec tout son mérite & sa réputation , ne m'effraie point, & devient à mes yeux ua.
homme comme un autre, c'est-à-dire, un simple sujet d'observation, de même que l'homme dont
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on ne parle point & qui se perd dans la foule.
Il n'y a ni petit, ni grand homme pour le Philosophe : il y a feulement des hommes qui ont de grandes qualités mêlées de défauts : d'au- tres qui ont de grands défauts mêlés de quelques qualités : il y a des hommes ordinaires , autrement dit, médiocres, qui valent bien leur prix , & dont la médiocrité a ses avantages ; car on peut dire, en passant, que c'est presque toujours aux grands hommes en tout genre que l'on doit les grands. maux & les grandes erreurs : s'ils n'a- bufent pas eux-mêmes de ce qu'ils peuvent faire, du moins font-ils cause que les autres abusent pour eux de ce qu'ils ont fait.
Mais , pour revenir à mon sujet , je n'avertis que h critique d'Inès n'est point de moi, que parce qu'elle n'en est point. Si elle est bonne, que le véritable Auteur en soit loué, je ne veux le bien de personne : si elle est mauvaise, j'ai aÍfez de mes fautes, sans me charger de celles d'autrui. En fait de critique ou d'éloge, je fuis bien-aise que per sonne ne faffe pour moi; je m'en tiens au peu que je sçaie faire, & je veux avoir tort ou raison par mes propres Œuvres.
Je ne ferai plus qu'une attention-là dessus : la critique d'Inès cil: intitulée : un.Sfséla,uur François.
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Je n'ai rien à dire à l'Auteur qui a pris mon titre : mais si j'avois été homme à faire valoir exactement le Privilége de mon Livre , l'Imprimeur de cette Critique , mise fous mon Titre, n'auroit pas trouvé son compte avec moi. Passe pour cette fois, où je me contente de dire que cette Feuille anonyme ne m'appartient pointl. - mais, si on y revenoit, je prendrois les mesures convenables en pareil cas, & je ne souffrirai plus une confusion de Titres, dont le moindre inconvénient feroit de me faire ou plus d'honneur, ou plus d'injure, & qui avec cela pourroit me charger de l'iniquité de tout homme dangereux & hardi, qui voudroit écrire sans être connu, & par - là livreroit mon caractere & l'innocence de mes mœurs à la dis- crétion de son audace.
Puisqu'il s'agit ici d'Inès, & qu'il m'a fallu discontinuer la fuite des sujets que j'ai coutume de traiter dans mes Feuilles, je vais donner la moitié d'une Lettre qu'un de mes amis m'écrit, de Paris, à la campagne où je fuis : je l'avois prié de me dire ses sentiments sur cette Tragédie, & voici comment il s'explique. Les réflexions qu'il fait dans sa Lettre me tiendront lieu d'un Spectateur ordinaire.
Après vous avoir informé de tout ce que vous
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vouliez sçavoir, je vais à présent vous farisfaire sur le chapitre d'Inès ; le Public a déjà fait son éloge par la grande avidité qu'il a marquée pour la voir, & moi qui vous parle, j'étois de ce public.
là, & même de la portion de ce public la plus avide. Ainsi c'est déjà vous dire en gros ce que je pense de l'ouvrage. Je n'ai pas le temps d'en faire le détail, & je vous en dirai ce que je pourrai » sans ordre, & suivant que les choses me viendront.
Je trouve d'abord qu'il regne un extrême intérêt dans cette Tragédie; mais de cet intérêt rare qu'il n'appartient qu'à peu d'Auteurs de jetter dans ces fortes d'ouvrages; intérêt qui vient moins des faits, que de la maniere de les traiter ; intérêt encore plus femé, plus répandu , que marqué seulement en quelques endroits, Dans les Tragédies ordinaires , paroît - il une situation intéressante ? elle frappe son coup : & voilà qui est fini jusqu'au moment qu'il en revienne une autre.
Ici chaque situation principale est toujours tenue présente à vos yeux, elle ne finit point ; elle vous frappe par-tout, fous des images passageres qui la rappellent sans la répéter: vous la revoyez dans, mille autres petites situations momentanées, qui naissent du dialogue des personnages , & qui en
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naissent si naturellement que vous ne les soupçonnez point d'être la cause de l'effet qu'elles produisent: de façon que dans tout ce qui se passe actuellement d'intéressant, réside encore, comme à votre insçu, tout ce qui s'est paffé : de-là vient que vous êtes remué d'un intérêt si vif, & si soutenu, & qui est d'autant plus infaillible, que , hors les endroits extrêmement marqués, vous ne distinguez plus les instants où il vous gagne, ni les ressorts qui les contiennent.
Et certainement c'est ce qu'on peut regarder comme le trait du plus grand maître : on auroit beau chercher l'art d'en faire autant, il n'y a point d'autre secret pour cela que d'avoir une âme ca- pable de se pénétrer jusqu'à un certain point des sujets qu'elle envisage. C'est cette profonde capacité de sentiment qui met un homme sur la voie de ces idées si convenables, si significatives ; c'est elle qui lui indique ces tours si familiers, si relatifs à nos cœurs; qui lui enseigne ces mouvements faits pour aller les uns avec les autres, pour entraîner avec eux l'image de tout ce qui s'est déjà passé; & pour prêter aux situations qu'on traite ce caractere séduisant qui fauve tout, qui justifie tout, & qui même,exposant des choses qu'on ne croiroit pas régulières, les met dans un biais qui nous as-
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fujettit toujours à bon compte; parce qu'en effet le biais est dans la nature, quoiqu'il cessât d'y être , si on ne sçavoit pas le tourner : car en fait de mouvement , la nature a le pour & le contre ; il ne s'agit que de bien ajuster.
Par exemple, le Prince, malgré la convention faite avec sa Maitresse de cacher leur amour, à cause du danger qu'il y a de le découvrir, l'avoue pourtant, par une vivacité qui le prend aussi-tôt qu'on l'en accuse.
Un génie borné auroit fait son personnage plus discret : il n'auroit pas même imaginé qu'on pût se conduire autrement; & , sans jetter les yeux plus loin , il s'en feroit tenu au parti qui avoit d'abord la mine la plus raisonnable, & qui étoit que le Prince se tût là-dessus; & c'est justement avec cet esprit-là qu'on fait des ouvrages si froids.
Tous les Poëmes dramatiques qui font médiocres, font pleins de ces régularités glacées ; mais il -y a une conduite sensée d'un ordre supérieur, & c'est celle que tient un Auteur qui sçait qu'il y a des occurences où c'est agir judicieusement que de mettre une étourderie apparente à la place d'une action qui se présente d'abord, Se qui seroit dans l'ordre ordinaire de la raison ; qu'enfin il y a des instants où la paflioiii fournit à un homme
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des vues subites , auxquelles il est impossible qu'il résiste, fussent - elles étourdies , & qui doivent l'emporter sur tout ce qu'il avoit auparavant résolu de faire, & qu'il avoit cru le plus fage: car tout passionné qu'il est cet homme-là, il compare rapidement ce qu'il fent alors, à ce qu'il avoit projette, & peut-être n'a-t-on jamais le sens ni plus droit, ni plus vif que dans ces momentslà. La passion est souvent meilleure ménagere de ses intérêts qu'on ne pense; & je croirois que la raison même dans de grands besoins la secourt de tout ce que ses lumieres ont de plus sûr ; car l'homme est ainsi fait, que tout ce qu'il a lui fert, & vient à lui quand il le faut.
Mais je m'écarte; revenons au Fils d'Alphonse: en vertu de quoi étoit-il convenu avec sa Maitresse de ne pas avouer leur amour? En vertu de ce qu'il croyoit que cet amour n'étoit encore connu de personne : mais il voit que la Reine l'a pénétré, cela change la thèse ; elle l'en ac-
cufe devant son pere : n'en eût-elle encore qu'un soupçon, c'est tout de même pour Inès que si elle en étoit sûré. Cette Amante n'en fera pas moins l'objet de ses fureurs, quoiqu'objet douteux.
Il feroit donc inutile pour le Prince de s'en tenir à la négative; bien plus, il va devenir dan-
If,
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gereux de nier : car dans l'état où font les choses, c'est priver Inès de la feule défense qui peut lui rester contre la Reine; & cette défense, c'est l'aveu franc & hardi que le Prince fera de son amour pour elle : on pourra respecter, ou du moins ménager une fille de qualité, chérie d'un Prince héritier présomptif de la Couronne, d'un Héros qui fait lui-même les délices de tout un Peuple, Ajoutez à cela je ne sçais quoi de courageux que fent un homme dont l'âme est haute, qui le dégoûte bientôt de toute prudence craintive, & qui lui dit qu'on n'oseroit le braver, & le pouffer à bout dans une chose à laquelle il a déclaré qu'il s'intéresse.
Voilà donc tout ce que le Prince envisage, dansle détroit où il se voit ; voilà les idées en conséquence desquelles sa passion inquiette lui fait né- gliger une convention qu'un Auteur ordinaire auroit cru sacrée.
Eh bien ! cette hardiesse ne lui réussit pas; le Roi n'en menace pas moins Inès; & quelques personnes voudroient même qu'il la fît soustraire , comme si le Prince qu'il s'agit de gagner en de- voit par là devenir plus docile : mais passons cela ; le Roi, dis-je, n'en menace pas moins Inès: il la fait même prisonniere de la Reine, dont il ne;
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conoît ni la malice, ni la noirceur. Oh ! pour lors le Prince se taira, n'ayez pas peur qu'il parle : il croyoit servir Inès en avouant qu'il l'aimoit, il s'est trompé ; il va croire qu'il l'assassineroit en avouant qu'il est marié avec elle : & voilà bien la passion qui promene toujours nos idées d'une extrémité à l'autre , & quelquefois c'est les mener bien. Ainsi c'en est fait ; jamais il ne dira son mariage ; & , pour tirer Inès de péril, il n'y sçait plus rien que de l'enlever : c'est ce qu'il tente, & qui ne leur réussit pas non plus. Il est vrai qu'Inès lui fait manquer son coup, & se refuse à une action violente & rebelle. Et que ne la force-t-il à le suivre, dira - t - on? c'est son épouse. Oui; mais une épouse à qui le mystere de leur union a confervé tous les droits d'une Amante : elle hait le crime, son époux en fait un qui n'est pas consommé, & cette épouse vertueuse veut lui en sauver l'énormité qu'y joindroit un succès coupable., & se sacrifie elle - même à ce peu d'innocence qu'elle peut encore lui conserver : car pour le Prince, il ne court aucun risque; son père fera son juge, & ce pere ne se vengera que sur Inès de la violence de son fils repentant. Que j'aime alors à voir la passion de ce Prince, toute fougueuse qu'elle est p connoître pourtant les égards
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les plus tendres, & n'en relever pas moins de la tendre vertu d'Inès! Que cela peint bien les ferttiments d'un époux, qui ne l'est jusqu'ici que fous la figure d'un Amant qu'on favorise, qui n'ôse être heureux qu'en tremblant, & qui voit encore la pudeur de son épouse s'allarmer du bonheur secret qu'il obtient !
Pendant qu'Inès lui représente tout ce que son action a de criminel envers son Roi, ce Roi, dont le Prince vient de forcer la garde, arrive, & trouve son fils l'épée à la main. Cherches-tu à m'ôter la vie, lui dit-il, ou quelque chose de semblable. Ces mots désarment le Prince; il jette son épée avec une promptitude qui exprime tenw.
drement à son pere tout l'abandon qu'il lui fait de sa personne, toute l'horreur qu'il a lui-même de l'idée qu'on lui impute, & toute l'étendue de son innocence à cet égard. y On démêle bien que le père fent toute la force de son geste & du discours qui le suit ; il conti- nue pourtant de paroître irrité; & je pense que c'est dans cet endroit-là que le Prince , outré de se voir toujours plus malheureux, & sa Maitresse toujours plus exposée, retombe dans un trans- port de passion qui me semble admirable. Si l'oit ne ménage Inès , dit-il, il fera tout périr ; il tuera
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tuera tout. En l'entendant parler ainsi, vous croiriez qu'il ne connoît plus personne. Point du tout, il est en lui un caractere généreux qui tient 12t friairi à son emportement. Du milieu de ces projets de vengeance, & de cette fureur aveugle, il fort machinalement une exception généreuse en faveur de son pere qui le maltraite, & en faveur de Conf.
tance, à laquelle le Spectateur ne pense pas alors, èc dont on se rappelle tout-d'un- coup la douceur & la vertu, que l'on voit bien être les seules causes de cette exception que le Prince fait pour elle, & pour elle qu'on veut qu'il épouse malgré lui : je ne sçais rien de si beau que cela. Mais à pro,", pos de Confiance , de cette Princesse rejettée du Prince qu'elle aime, & qui ne sert, pour ainsi dire , qu'à mettre le holà par-tout ; qui, de quelque côté qu'on la confidere, fait un personnage comme disgracié, d'ailleurs assez uniforme, & qu; semble ne devoir pas lui attirer une grande at-* tention, avez-vous rien de plus piquant qu'elle dans cette Tragédie? perdez-vous un instant ses intérêts dé vue ? combien ne vous lèc recommande-t-elle pas, par le sacrifice qu'elle en fait elle-même, par la douleur qu'il lui en coûte en les négligeant, par la contrainte où elle tient cette
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douleur, afin que son injure frappe moins la Reirte & le Roi même, par la sensibilité qu'elle éprouve aux malheurs du Prince & de sa Maitresse, par ce secours affectueux qu'elle leur prête sans qu'ils le sçachent, & qu'elle leur offre ensuite : & tout cela sans faste, sans insinuer aucune de ces ostentations Romaines, qui gâtent ce qu'on fait de généreux en le vantant, & qui humilient ceux qu'on oblige? Oui, je l'avoue, Confiance m'a charmé : c'est un caractère absolument neuf ; on oublie de l'admires, à force de l'aimer. Sa douceur & sa simplicité nous dérobant ce qu'il y a de grand , je n'y sens rien de cette vertu affectée au Théâ- tre , & avec laquelle peut-être feroit-on insupportable dans le monde. Confiance est comme une personne qui vivroit parmi nous, qui vaudroit mieux que nous tous, & dont nous sentirions avec plaisir la supériorité, sans y réfléchir avec l'étonnement qu'elle mériteroit.
Avez-vous remarqué ce que vaut l'aveu qu'elle fait au Roi de l'amour qu'elle a pour son fils? Que les sentiments d'un cœur qui se choisit un pareil confident font respectables ! que ce choix est bien garant d'une âme dont les foiblesses mêmes n'enfanteront que des actions vertueuses ! Pour la Reine
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sa mere, je ne l'aime point. Mon sentiment est que M. de la Motte s'est trompé dans ce caractere: cette femme-là déplaît moins, parce qu'elle est méchante, que par sa manière de l'être. Une Reine comme elle doit être plus décemment sensible à ces affronts , & laisser aux femmes du commun cet éclat humiliant qu'elles font des leurs. Je voudrois donc qu'elle dissimulât sans en valoir mieux; que ses emportements n'apprîssent pas que c'est elle qui a empoisonné Inès, & qu'elle ne fût soupçonnée de ce coup qu'à cause de l'intérêt qu'elle auroit eu à le faire.
Après cela je conviens que sa méchanceté va au profit des autres personnages : le malheur d'Inès en est plus touchant, la vertu de Confiance plus sensible ; le Roi moins libre de se dissimuler les torts de son fils, & plus obligé de le punir, quand ils le rendent criminel. La passion du Prince en est plus exercée, son silence obstiné sur son mariage en est plus raisonnable ; car il y a apparence que, foit qu'il meure ou qu'il vive, l'aveu qu'il en feroit, perdroit Inès, à qui l'on ne peut jusques ici rien reprocher, sinon qu'il l'aime ; enfin cette méchanceté nous amene ce bel endroit, où Je Roi, après avoir condamné son fils par une rigueur qui n'est point dans nos moeurs à la vérité,
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mais que la Loi bien exactement observée ne désavoueroit point ; où le Roi, dis-je, parlant à la Reine qui a poursuivi la mort du Prince, lui dit : eh ! pourquoi jugiez-vous sa mort si nécessaire ?
en ajoutant après : je vois bien que mon fils n'a plus de mere.
Cet endroit-là me fera encore remarquer une chose : c'est cette connoissance intime & réciproque , qu'au milieu de leurs divisions le pere & le fils dans toute la Pièce ont, de l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre: jamais ils ne s'aiment plus, ils ne se le font jamais plus entendre que dans leurs actions qui le démontrent le moins ; & pour surcroît de peine , il faut qu'ils gênent leurs sentiments, l'un dans la crainte que son pere ne s'en serve pour le gagner, l'autre dans la crainte que son fils n'arrache à la nature une grâce que la justice lui refuse.
Voilà de grandes sources d'intérêt: mais c'est bien dommage que le Prince aille mourir.
Aussi le Conseil que le Roi tient pour le juger me blesse-t il en partie, sa tournure ingénieuse ne me console pas de l'Arrêt qu'on y prononce; le Juge qui absout le Prince, tout son rival qu'il est, je l'estime d'abord: mais quand l'autre le con- damne politiquement, après avoir cité les obli-
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gations qu'il a à ce Prince, oh ! je fuis son serviteur : sa justice s'explique d'une façon trop bisarre ; le parallele que j'en fais avec les obligations qu'il cite me la rend odieuse, toute louable qu'elle est dans le fond : outre cela je m'apperçois toutd'un-coup qu'on a voulu contraster trop spirituellement les avis de ces deux Juges : l'Auteur est trop là-dedans, lui qui ne paroît nulle part que là; & je sens malgré moi que cela ne s'accorde pas avec l'intérêt sérieux & de bonne-foi qui m'occupe: peut-être ai-je tort de penser comme cela ; mais il eil: comme impossible de ne pas tomber dans ce tort-là, & par-là mon tort est celui dp l'Auteur.
Je ne sçais pourquoi je n'ai presque rien dit du personnage d'Inès, qui contribue de tout son rôle au plaisir que donne cette Tragédie, & dont les discours, dans le dernier acte sur-tout, emportent le cœur. Adieu, mon ami, le papier me manque Vale.
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VINGT-UNIEME FEUILLE UN inconnu m'envoya, il y a quelques jours, un paquet que mon valet reçut pendant mon ab- sence ; j'y aj. trouvé un manuscrit contenant la, vie de ce même inconnu, avec une lettre qu'il est inutile de rapporter toute entiere, & dont j^ QÇ; donnerai ici qu'une partie ; la oi.çi,
MONSIEUR, Puisque vous vous appliquez à connoître les hommes, n'y en eût-il qu'un seul entre centmille qui dût profiter de vos recherches; votr étude ne dût-elle avancer que vous dans la sagesse, ne contribuât-elle qu'à perfectionner votre raison , le peu de progrès que j'ai fait moi-même dans cette étude, me persuade que je dois, si je puis '- aider au progrès que vous y pouvez faire. Le secours que j'ai à vous donner, c'est l'histoire de ma vie : si vous ne trouvez pas à propos de la produire telle quelle est, du moins y puifere.
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- vous des réflexions qui vous feroient peut-être échappées. Dans tout le cours de mes aventures, j'ai été mon propre spectateur, comme le spectateur des autres ; je me fuis connu autant qu'il efi: possible de se connoître ; ainsi c'est du moins un homme que j'ai développé, & quand j'ai comparé cet homme aux autres , ou les autres à lui, j'ai cru voir que nous nous ressemblions presque tous; que nous avions tous à-peu-près le même volume de méchanceté, de foiblesse & de ridicule; qu'à la vérité nous n'étions pas tous, aussi fréquemment les uns que les autres , foibles, ridicules & méchants ; mais qu'il y avoit pour chacun de nous des positions, où nous ferions tout ce que je dis-là, si nous ne nous empêchions pas, de l'être.
Quoi qu'il en soit, Monsieur, disposez comme il vous plaira de ce que je vous envoie, & continuez votre travail : de tous les usages qu'on peut faire de son esprit, le plus louable, & peut-être le seul utile, c'est celui que vous faites du vôtre t laissez à certains sçavants, je veux dire aux feseurs de systémes, à ceux que le vulgaire appelle Philosophes, laisez-leur entasser méthodiquement visions sur visions, en raisonnant sur la nature dçs deux substances, ou sur choses pareilles. A.
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quoi fervent leurs méditations là-dessus ; qu'à multiplier les preuves que nous avons déjà de notre ignorance invincible. Nous ne sommes pas dans ce mond e en situation de devenir sçavants, nous ne sommes encore que l'objet, ou plutôt le sujet de cette science que nous voudrions avoir: jusques-là soumettons notre orgueil : sa curiosité ne trouveroit pas ici son compte ; tout en nous efi: disposé pour la confondre : l'envie que nous avons de nous connoître n'est sans doute qu'un avertissement que nous nous connoîtrons un jour, & que nous n'avons rien à faire ici, qu'à tâcher de nous rendre avantageux ce développement futur des mysteres de notre existence : l'impossibilité de les comprendre ne les détruit point n'empêche pas les conséquences : de la maniere dont nous les ignorons, il nous est aussi peu pot sible de les nier , que de les comprendre , & nq pouvoir les nier, c'est en connoître ce qu'il nous faut, pour en craindre le nœud, & pour prendre garde à nous : voilà où nous en sommes. Ne nous révoltons point contre cette admirable économie de lumiere & d'obscurité que la sagesse de Dieu observe en nous à cet égarc,l.là : en uti mot, ne cherchons point à nous comprendre
ce n'e st pas - la notre tâche ; interrogeons les
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Hommes, ils nous apprendront quelle elle doit être.
Qu'exigent-ils de moi ? qu'est-ce que j'exige d'eux ? quelle est la fonction dont ils ont le plus besoin que je m'acquitte avec eux ? quelle est celle dont j'ai le plus de besoin qu'ils s'acquittent avec moi ? c'est cela qui doit décider , ce me semble. Soyez bon & vertueux avec moi, me dit tout Homme quelconque. Soyez de même à mon égard, dis-je à tout Homme à mon tour: toutes nos voix ne forment là-dessus qu'un écho: & de la science, dont je parlois tout-à-l'heure , pas un mot.
Lalfibns-là donc cette science que personne ne me demande, que je ne demande à personne, &C que toutes nos lumieres nous refusent. Fesons l'ouvrage qui nous eil: indiqué. Soyons bons 6c vertueux, on apprend si aisément à le devenir; ce que je voudrois raisonnablement qu'un autre fît pour moi, ne le fît-il point, m'en feigne ce que je dois faire pour lui : voilà toute la science dont il s'agit, & l'unique qui soit nécessaire, qui est à la portée de tous les Hommes, qui n'exige presque aucuns frais d'étude. Il est vrai qu'elle est d'une pratique difficile : mais pourquoi presque toutes nos lumières n'aboutissent-elles qu'à
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nous en donner des leçons , si nous ne sommes pas nés pour les pratiquer ? nous regorgeons là-desfus, si j'ôse le dire, d'instructions intérieures & pressantes : car enfin que l'homme sans honneur & sans religion me réponde , si pourtant il est vrai qu'il y ait de ces gens-là.
Quand je dis à l'Homme à qui j'ai affaire : traitezmoi avec justice : écoutez la voix de votre conscience; que pensai-j e en disant cela? je regarde cette conscience, à laquelle je veux le rendre attentif, ou comme la regle sacrée de ses actions, ou comme un guide imposteur qui va, s'il le suit, l'égarer à mon avantage, & n'en faire qu'un imbécille. Si elle est la regle de ses actions, ma conscience est donc aussi la regle des miennes : si c'est un guide imposteur qu'il n'appartient qu'aux imbécilles de suivre, il n'y aura donc d'Homme sage que celui qui expliquera toutes les idées de justice à contre-sens. Eh ! où erç sommes nous , si la véritable sagesse n'est qu'un esprit de brigandage ? toutes nos Loix ne font donc établies que pour faire des dupes ; on punit donc un fage , quand on punit un fripon ; le plus criminel est donc le plus raisonnable, Ôç l'Homme vertueux n'est qu'un sot, qu'une misérable dupe de sa rai- son, dont il devroit rebuter les inspirations, &
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auxquels il devroit substituer des idées meurtrieres & subtiles, qui lui apprendroient qu'il faut être un coquin, pour remplir sa véritable charge dans ce monde, Quelle étrange sagesse que celle qu'on ne peut avoir qu'en prenant le contre-pied de toutes ses lumieres naturelles ; qu'en se disant à soi-même ; cet esprit de justice que je trouve en moi, que je trouve dans un autre, qui fait ma sûreté & la sienne , cet esprit-là n'est qu'illusion t Quelle étrange sagesse, encore une fois, que celle qui apprend à détruire l'ordre qui nous conferve; que celle qu'on ne peut souffrir dans les autres, que les autres ne peuvent souffrir en nous, que celle dont on est obligé de poursuivre, de déshonorer, d'étouffer les sectateurs !
Il est vrai que nous naissons tous méchants : mais cette méchanceté, nous ne l'apportons que comme un monstre qu'il nous faut combattre.
Nous la connoissons pour monstre, dès que nous nous assemblons : nous ne fefons pas plutôt société, que nous sommes frappés de la nécessité qu'il y a d'observer un certain ordre, qui nous mette à l'abri des effets de nos mauvaises dispositions; & & raison, qui nous montre cette nécessité, est le correctif de notre iniquité même.
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Cet ordre donc, une fois prouvé nécessaire pour la conservation générale, devient, ( à ne parler même qu'humainement, ) un devoir indispensable pour chacun de nous , qui frémissons d'horreur a la vue de ce qui arriveroit, si cet ordre n'y étoit pas.
Il faut que mon prochain soit vertueux avec moi, parce qu'il sçait qu'il feroit mal, s'il ne l'étoit pas ; il faut que je le sois avec lui, parce que je sçais la même chose.
Malheur à qui rompt ce contrat de justice, dont votre raison & la mienne , & celle de tout la monde se lient, pour ainsi dire ensemble, ou plutôt font déjà liées, dès que nous nous voyons, en quelque endroit que nous nous voyions, & sans qu'il foit besoin de nous parler : contrat qui m'oblige , même avec l'Homme qui ne l'observe pas à mon égard , parce que ce n'est pas une Loi conditionnelle & particuliere faite avec lui ; Loi qui seroit inutile, impuissante, & malgré laquelle notre corruption reprendroit bientôt son empire féroce: Non, c'eil: une Loi de nécessité absolue , passée pour jamais avec l'humanité, avec tous les Hommes ensemble, & par tous les Hommes en genéral qui l'ont tous ratifiée , & qui la ratifieront toujours.
Malheur donc à qui n'observe pas, autant qu'il
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est en son pouvoir, cette Loi de bon-sens univer- felle , devenue juste par la nécessité qu'il y a de la suivre, & dont celui de qui je tiens mes lumieres me reprochera le violement devenu criminel, parce que ma raison le condamne , parce que je sçais que mon bien & ma vie , & tout ce que je possede, font autant de bienfaits que me dispense l'observation générale de cette Loi, & qui me feroient arrachés, si tout le monde étoit aussi méchant que je le fuis.
Que les coutumes, que les usages particuliers des Hommes soient défectueux,, cela se peut bien; aussi ces usages font-ils de la pure invention des Hommes, aussi ces coutumes font-elles aussi variées qu'il y a de Nations diverses : mais cette Loi, qui nous prescrit d'être juste & vertueux ; est par-tout la même ; les Hommes ne l'ont pas inventée, ils n'ont fait que convenir qu'il falloit la suivre, telle que la raison , ou Dieu même, la leur présentoit & leur présente toujours d'une maniere uniforme.. Il n'a pas été nécffaire que les.oCIb mes aient dit : voilà comment il faut être juste &; vertueux ; ils ont dit feulement : soyons justes Se vertueux ; & en voilà assez, cela s'entend partout, cela n'a besoin d'explication dans aucun pays : en quelque endroit que j'aille, je trouve
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dans la conscience de tous les Hommes une uniformité des sciences sur ce chapitre-là qui convient à tout le monde. Si j'ai des besoins ou des intérêts qui me soient personnels & particuliers je n'ai qu'à les dire; & l'on sçait tout-d'un-coup ce qu'il me faut.
Mais c'est allez parler de justice & de Vertu: j'en reviens , Monsieur, à vous encourager à poursuivre un travail qui ne tend qu'à faire ressouvenir les Hommes de leurs véritables devoirs , &c.
Je supprime ici de la Lettre de l'Inconnu plus que je n'en donne : mais ce qu'il en reste nous me- neroit trop loin.
J'ai lu d'un bout à l'autre ses aventures, & je les ai trouvé si instructives, & en même temps si intéressantes, que j'ai résolu de les donner , quelque longues qu'elles soient; elles em- ploieront bien dix-huit à vingt de mes Feuilles; & je les regarde comme des leçons de morale , d'autant plus insinuantes , qu'elles auront l'air moins dogmatiques, & qu'elles glisseront le précepte , à la faveur du plaisir qu'on aura, je crois , à les lire. Cependant je pourrai de temps en temps en suspendre la fuite pour une quinzaine & traiter alternativement quelques-uns de mes
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sujets ordinaires. Voici maintenant par où commencent ces aventures.
Je fuis né dans les Gaules, d'une famille allez médiocre, & de parents, qui, pour tout héritage, ne me laisserent que des exemples de vertu
à suivre. Mon pere, par sa conduite , étoit parvenu à des emplois qu'il exerça avec beaucoup d'honneur & qui avoient déjà rendu sa fortune assez brillante, quand une longue maladie, qui le rendit très-infirme, l'obligea de les quitter dans un âge peu avancé.
A peine s'en fut-il défait, qu'une banqueroute subite lui enleva les deux tiers de ce qu'il avoit acquis : il ne lui resta pour toute ressource qu'un bien de campagne d'un très-médiocre revenu , où il alla vivre , ou plutôt languir , avec sa petite fa- mille , composée de ma mere, de ma sœur, qui avoit dix-sept ans, & de moi qui en avois près de seize, & qui sortois de mes classes.
Ma mere, qui avoit une extrême tendresse pour ses enfants, & qui les voyoit pauvres, soutint d'abord notre malheur avec moins de force que mon pere. Toute vertueuse qu'elle étoit, son esprit parut entièrement succomber fous le coup qui venoit de nous frapper. Dès qu'elle fut à la campagne , la dure économie qu'il fallut y garder pour
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y vivre, le retranchement total de mille petites délicatesses qu'elle nous avoit laissé prendre, & dont elle nous voyoit privés, le chagrin de voir ses chers enfants devenus ses domestiques, & changés, pour ainsi dire, en valets de campagne; enfin je ne sçais quelle tristesse muette & honteuse qu'elle voyoit en nous, que la misere peint sur le visage des honnêtes-gens qu'elle humilie , & qui fait plus de peine à voir aux personnes qui ont du sentiment, que la douleur la plus déclarée : tout cela jettoit ma mere dans une affiction dont elle n'étoit pas la maitresse. Elle ne pouvoit nous regarder sans pleurer : mon pere , qui l'aimoit, & à qui nous étions chers, s'enfuyoit quelquefois à ses pleurs, & quelquefois ne pouvoit à son tour s'empêcher de joindre ses larmes aux fiennes.
Un jour que je revenoîs sur le soir de cueillir quelques fruits dans un petit verger que nous avions, je surpris mon pere & ma mere qui se parloient auprès de notre maison, & je les écou.
tai à la faveur d'une haie qui me couvrait. J'en- tendis que ma mere foupiroit, & que mon pere s'efforçait de calmer sa douleur.
Dans les premiers jours de notre infortune, lui disoit-il, je n'ai point condamné l'excès de votre
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votre afflcétion. Vous va iS y êtes abandonnée; je n.i vous ai rien dit : il n' est pas étonnant que la raison plie d'abord fous : '- certains revers : les mouvements naturels doive "t avoir leur cours ; mais on (e retrouve après cela : on revient à foimême, on s'appaise, & vous ne vous appaifez point. J'ai dévoré mes chagrins au ant que j'ai pu, de peur d'augmenter les vôtres. Pour vous, vous ne me ménagez point, V)US m'accablez; vous me faites mourir, & vous ne vous en souciez pas. J'aime nos enfants autant que vous les aimez : j'ai été aussi sensiole que vous au malheur qui leur ôte ce que j'espérois leur laisser. D'ailleurs j-- suis infirme; suivant toute appirence vous me survivrez, & vous resterez à plaindre, & vous a'rez de la peine à vivre. Que croyez vous.qu'il ftLPJ{fe dans mon cœur, quand j'envisage ce que -- je vous dis-là? Depuis trente ans que je vis avec vous dans une si grande union, n'aije pas appris à m'iméresser à ce qui vous regarde ? N'avezvous pas eu le temps de me devenir chere ? Mes chagrins, tels qu'ils font ne me suffisent ils pas?
Voulez vous tou'ours en redoubler l'amertume?
Mes forces diminuent tous !es jours ; la fin de ma vie n'est que trop persécutée , ne contribuez point à la rendre plus triste. Vous avez toujours
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eu de la Religion , j'efpérois que vous me consoleriez, que nous nous confolerionsl'un & l'autre : mais tout me manque à la fois. Dieu veut apparemment que je meure environné de trouble & de désolation. Il m'a ôté mes biens & ma fanté , & vous m'ôtez la satisfaction de vous voir foumise à sa volonté. C'étoit-là le seul bien qui pouvoit me rester, la feule paix que mon cœur pouvoit encore goûter: votre vertu me la promettoit; mais tout m'en: refusé : il faut que l'afflic- tion me suive jusqu'au tombeau, & que Dieu m'éprouve jusqu'au dernier moment de ma vie.
Je n'entendis après ces mots qu'un mélange confus de soupirs qui me glacerent le cœur : enfuite ils recommencerent à se parler, mais trèsbas, & comme en se promenant; ce qui me fit perdre ce qu'ils disoient. J'allois donc me retirer, quand mon pere , haussant un peu plus la voix, m'arrêta.
Ne vous ernbarrassez point de nos enfants dit il; mon fils a des sentiments d'honneur, & sa sœur est née vertueuse ; ne songeons qu'à cultiver ces heureuses dispositions : depuis le malheur qui nous est arrivé, j'ai découvert en eux un caraéctere qui me charme. Ils vous ont vu pleurer du peu de fortune que nous leur laisse-
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tons; ils m'en ont vu affligé moi même. Vos pleurs & mes chagrins ne font pas demeurés sans recon- noissance : leur cœur y a répondu, & notre af- fliction pour eux à réchauffé leur tendresse pour nous : je l'ai remarqué dans mille petites choses; & je vous avoue que cela me donne une grande idée d'eux. Mettons à profit cet attendrissement où notre amour les a mis pour nous. Voici l'instant de leur donner des leçons , jamais leur cœur n'y fera plus docile : ils font infortunés & attendris; il n'y a point de situation plus amie de la Vertu, que celle où ils se trouvent.
VINGT- DEUXIEME FEUILLE.
v otci la fuite des aventures de l'Inconnu, & dorénavant je les continuerai sans préambule.
Mon pere & ma mere, après s'être encore entretenus quelque temps, rentrèrent dans la maison; je m'y retirois moi-même, quand je rencontrai ma sœur qui venait d'un autre côté : comme elle me vit fort triste , elle me demanda ce que j'avois. Hélas ! ma sœur, lui répondis-je la larme à l'œil, si vous sçaviez la conversation que je
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viens d'entendre entre mon pere & ma mere, sur notre chapitre, vous feriez aussi affligée que moi ; je n'étois pas loin deux , ils ne me voyoient pas : ma mere est touj jurs au désespoir de nous voir ruinés, elle nous aime trop, nous ferons la çause de sa mort : mon pere n'oublie rien pour la consoler, & je sens bien qu'il auroit besoin de consolation lui-même : vous sçavez qu'il n'a point de santé ; ma mere depuis quelque temps cil: toujours malade; nous les perdrons peut-être tous deux , ma sœur, ils ne peuvent pas y résister ; & où en ferions nous après? que ferions - nous au monde, s'ils n'y étoient plus? de quel côté tourner' qui est-ce qui nous aimera autant qu'ils nous aiment? est-ce que nous pourrions vivre sans les voir , nous qui n'avons plus qu'eux, nous qui n'aimons qu'eux? aussi ma xsœur je vous l'avoue, j'aimerois mieux mourir que de nous voir aban- donnés comme nous le ferions.
Nous n'y sommes pas encore, me répondit-elle avec amitié; (car nous étions très-tendrement unis : ) ne vous mettez point des choses si funestes dans l'esprit; sur-tout, mon frere, n'allez point pleurer devant eux, prenez y garde, vous les chagrineriez encore davantage : tâchons au contraire de leur paroître gais; peut-être que cela
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diminuera l'affliction où ils font; puifqu'ils nous aiment tant, ils méritent bien que nous fassions pour eux tout ce que nous pourrons.
Mon pere, qui, au bruit que nous fesions; s'étoit arrêté sur le pas de la porte, s'approcha doucement dans l'obscurité, & entendit ailément tout ce que nous disions; son cœur n'y put tenir, il vint à nous pénétré de tendresse. Ah! mes enfants, que vous êtes aimables ! nous dit il, en nous ferrant entre ses bras, & que vous méritez bien vous-même toute l'inquiétude que vous m'avez donnée jusqu'ici ! venez , suivez-moi, ajoutat-il, en nous prenant par la main ; allons dire à votre mere ce que je sçais de vous, venez lui payer les larmes : je la connoîs, quel bonheur pour elle ! quelle réçompense de sa douleur! quelle mere eut jamais plus de grâces à rendre au Ciel !
Mon pere continuoit toujours à nous parler, quand il entra avec nous dans une salle où étoit ma mere qui lisoit. Quittez votre lecture, lui ditil , je viens vous apprendre qu'il n'y a plus d'affliction ni pour vous, ni pour moi. Embrassez vos enfants , jamais père ni mere n'en ont eu de plus dignes de leur tendresse : ne les plaignez plus , réjouissez -vous; nous nous tromplons, nous avions du chagrin pour eux, & il ne leur est point ar-
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rivé de vrai malheur : rien ne leur manque, ma c here femme, ils ont de la vertu ; je viens d'en être convaincu, je les écoutois sans qu'ils le sçuissent. Votre fille disoit tout à-l'heure à Ton frere qui pleuroit, que, puisque nous les aimions tant, nous méritions bien qu'ils s'efforçassent d'adoucir nos inquiétudes ; que dites-vous de ces sentiments-là? y a-t-il des rÍëheÍfes qui les vaillent?
nos enfants resteront- ils si malheureux? ferezvous encore affligée ? le gourrez-vous ? n'obtiendront-ils rien? pour moi je me fuis déjà acquitté envers eux, mon cœur eA en paix ; je fuis content, & j'ôfe leur répondre que vous le ferez aussi ; car pour de tristesse, il n'en est plus question ; je crois que vous, ni moi n'en sçaurions plus avoir après cela : mais ce n'est pas assez que de cefr fer d'être tristes, cela vaut davantage : nous devons nous croire heureux, nous devons l'être, comme nous le sommes effectivement, d'avoir des enfants qui ont le cœur si bon.
Ma mere, à ce discours, versa encore des larmes ; mais ce furent des larmes de joie. Qui, s'é cria- t-elle, en nous fesant des caresses auxquelles.
mon pere joignent encore les tiennes à oui, mon mari, vous avez eu raison de répondre pour moi j £ çn suis çontentet
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Je ne fçavois où j'étois, pendant que ma mere nous parloit ainsi ; le ravissement où je la voyois , ses caresses, celles de mon pere avaient mis mon cœur dans une situation qu'on ne peut exprimer t je me rappelle feulement que dans tout le cours de ma vie je n'ai jamais senti de mouvements dont mon âme ait été aussi tendrement pénétrée qu'elle le fut dans ce moment.
De ce jour-là finit notre tristesse commune : nous passâmes six mois dans la paix & toute la gaieté que peut donner un état où l'on ne déÍÏre plus rien. Je me promenois souvent avec mon pere, & de tout ce qui s'offrait à nos yeux, il en prenait occasion de m'instruire : je ne sçais comment il fesoit en m'instruisant; mais je regardois nos entretiens comme des heures de récréation pour moi; je craignois de les voir finir; il avoit l'art de les rendre intéressants ; j'aimois à sentir ce qu'il disoit; ma jeunesse & ma vivacité , qui pouvaient me dégoûter de ce qui était sérieux: & raisonnable , comme pour l'ordinaire elles en dégoûtent les jeunes gens, ne contribuoient avec lui qu'à me rendre plus attentit à tous les discours ; j'en valois mieux entre ses mains d'etre. jeune & vif, parce que je n'en avais que plus d'ardeur pour le plaisir, & que ce plaisir, il avoit sçu faire
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en sorte que je le mîsse à m'entretenir avec lui.
Un jour que nous nous promenions comme de coutume, nous vînes passer un Seigneur cxtrè- mement âgé, qui se promenoit comme nous allez près de son château ; il avoit l'air triste, abattu & rêvoit prtfondément. D'où vient donc que ce Seigneur est ici, dis-je, en le voyant? il me semble ne l'avoir jamais vu à la campagne. C'est qu'il a eu ordre de se retirer de la Cour, me dit mon pere. Et pourquoi cela, répartis- je? oh! pourquoi ? me dit-il : pour n'avoir pas eu l'adresse de se maintenir dans sa faveur, pour n'avoir pas eu une intrigue supérieure à celle de ses ennemis , pour n'avoir pas perdu lui-même ceux qui l'ont perdu; car ordinairement voilà les crimes de ces fameux disgraciés. Mais, mon pere , vous m'éton- nez, lui dis je: les moyens de se maintenir dans sa faveur me paroissent bien étranges; est donc un coupe-gorge que la Cour des Princes? Eh!
comment d'honnêtes-gens peuvent-ils s'accommo- der de cette faveur? Je n'en sçais rien, reprit-il; tout ce que je puis dire, ç'est que les ambitieux s'en açcommo dent. Sur ce pied là, répondis-je, quand on dit d'un homme qu'il est ambitieux, on en dit bien du mal; mais ne pourroit-on pas s'exempter de la nécessité de nuire aux autres Hî
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n'y auroit qu'à ne se point faire d'ennemis. Cela ne serviroit de rien, dit mon pere ; car dans ce pays-là les ennemis se font d'eux-mêmes. Avez- vous du crédit ; êtes-vous en place: vous voilà brouillé sans rémission avec je ne sçais conbien de gens à qui pourtant vous rendez service. Eh !
m'écriai-je, quel mal peut-on vouloir à un homme qui oblige ? On lui veut mal de ce qu'il est en état d'obliger, reprit il; de ce qu'on a besoin d'être son ami, au-lieu qu'on voudroit que ce fut lui qui eût besoin d'être le nôtre. Eh! de quelle maniere faut-il donc se comporter avec des gens si méchants, lui dis je? Hélas! mon fils, me répondit-il , il faut être méchant soi-même ; encore est-il bien difficile de l'être avec succès : car il s'agit d'avoir une méchanceté habile, qui perde finement vos ennemis , sans qu'ils voient comment vous vous y prenez : souvent même est-il nécessaire que ceux que vous employez pour les perdre ne s'apperçoivent pas de votre dessein.
Sçais-tu bien qu'a la Cour c'est le chef d'œuvre de l'esprit humain que cette méchanceté-là? on ditde celui qui y parvient: voilà un habile homme, voilà une bonne tête ; il a culbuté ses ennemis ; il a sçu écarter tout ce qui lui fesoit ombrage; il faut avoir bien de l'esprit pour se tirer d'affaire
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comme il a fait. Mais, mon pere, lui répondisje, parmi des personnes comme nous, quelqu'un qui ressembleroit à cet habile homme-là, nous dirions de lui que c'est un fourbe, un perfide un homme sans conscience & sans honneur, un homme qui ne vaut rien. Bon ! me dit mon pere , en riant: tu fais-là une plaisante comparaison. Eh !
qu'est-ce que c'est que des gens comme nous > il appartient bien à des hommes d'un état médiocre devoir le privilège d'être fourbes ou perfides avec gloire ! ne voilà-t-il pas de beaux intérêts que les nôtres, pour mériter qu'on honore du nom d'habileté les perfidies que nous emploierions, pour avancer nos affaires, & pour ruiner celles de nos semblables! oh ! mon fils, ce n'est pas - là l'esprit du monde ; tu vois les choses comme elles font, toi ; tu as les yeux trop fains: mais si un peu d'extravagance humaine s'emparoit
malheureusement de ton cerveau, égaroit ta raison, & mitigeoit tes principes de vertu, tu penserois bien d'une autre maniere : sçache , mon fils, que ce qu'on appelle noirceur de caraétere:Jo méchanceté fine, scélératesse de cœur , iniquité de toute espece , porte toujours son nom naturel , & n'en change jamais pour des gens comme nous : parmi nous, un fourbe est un fourbe, un
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méchant est un méchant ; à notre égard on explique les choses à la lettre, on les prend pour çe qu'elles sont : nos postes font si petits, nos intérêts de si peu de valeur, que nous ne pouvons en imposer à personne : le moyen qu'on se trompât sur notre chapitre ! nous ne sommes revêtus de rien qui foit respectable pour les autres hommes, de rien qui étourdisse, qui subjugue leur imagination en notre faveur : rien ne nous couvre, pour ainsi dire : nous sommes tout nuds, ou nous n'avons que des haillons qui ne font pas graciables, & qui font qu'on nous juge sans miséricorde, & comme nous le méritons : de forte que nous avons beau être faux avec souplesse, méchants avec toute l'industrie du monde , toute cette industrie, toute cette souplesse nous tournent à mal, & ne fait qu'ajouter de nouveaux traits de laideur à notre indignité, (comme cela est juste:) en un mot, chez nous tout cela est misere d'esprit & de cœur , plus ou moins odieuse, suivant qu'elle est plus ou moins rusée.
Mais quand on est environné d'honneurs, qu'on est revétu de dignités, de grands emplois, oh !
pour lors, mon enfant, les choses prennent une nouvelle face : cela jette un fard sur cette misere dont je viens de parler, qui en corrige, qui en
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embellit même les difformités : pour lors soyez méchant, & vous brillerez : nuisez à vos rivaux , trouvez le secret de les accabler; ce ne fera-là qu'un triomphe glorieux de votre habileté sur la leur : soyez toute fraude & toute imposture ; ce ne fera rien que politique , que manège admirable : vous êtes dans l'élévation, & à cause de cela les hommes qui font vains, & qui voudroient bien être où vous êtes, vous regardent avec autant d'égards qu'ils croiroient en mériter, s'ils étoient à votre pace; en respectant vos honneurs, c'est l'objet de leurs desirs qu'ils caressent : leur vanité, faute de mieux, prend plaisir à considérer votre importance, celle des affaires que vous maniez, des relations que vous avez, & l'étendue d'esprit dont vous avez besoin , & la beauté du mystere ou des stratagémes qui vous font nécessaires dans toutes vos actions,quelles qu'elles soient ; sussent-t-elles indignes, n'importe: quelquefois même y gagnent-elles de l'être, elles en paroissent de plus grands coups: on a opinion qu'elles partent d'une nécessîté grave & politique, & cela leur donne un air de majesté : les succès qu'elles ont, le fracas qui s'en-suit, la ruine de celui-ci & de celui-là qu'elles apportent, les convertit en faits illuslres , en aventures notables , qu'on est
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charmé de sçavoir, & qu'on est tout glorieux de raconter : ce que je te dis-la n'est pas encore assez; car non-seulement les actions de cette nature se sauvent du mépris qu'elles mériteroient, mais on semble les exiger de celui qui est en place , & s'il demeure oisif, on ne l'estime pas beaucoup; c'est un homme de peu de valeur, qui ne donne point de spectacle, & qui languit dans la carriere.
Voilà , mon enfant, pourquoi dans les grandes situations l'iniquité la plus déliée fait tant d'hon- neur, pendant qu'il est si honteux à des gens comme nous, de n'etre pas irréprochables dans la conduite de leur vie. Mais au bout du compte, qu'en dis-tu? notre lot n'est il pas incomparablement meilleur que celui de ces personnes-là ? leur grandeur a beau nous masquer leurs actions, ils ont beau n'être appellés qu'habiles , quand ils font méchants ; si c'est un bénéfice pour eux, ils en paient bien les charges : tu ne sçaurois croire ce que c'est que leur vie. Quand j'y songe , je ne comprends rien à eux, ni à la passion qu'ils ont pour le rang , pour le crédit, pour les honneurs; car cette passion-là suppose des cœurs orgueilleux, avides de gloire , furieux de vanité: cependant ces gens si superbes & si vains ont la force de fléchir sous Jtnwe opprobres qu'il leur faut
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souvent essuyer : le croit d'être fiers , & de primer sur les autre, ils ne l'acquierent, ils ne le conservent, ils ne le cimenent, qu'au moyen d'une infinité d'humiliations, dont ils veulent bien ava- ler l'amertume. Quelle misérable espece d'orgueil !
aussi se sent-il presque toujours de la lâcheté qui le fait subsister; aussi n'est il bon qu'à donner la comédie aux gens raisonnables qui le voient.
J'écoutois avec attention mon pere, pendant qu'il parloit ainsi, & je me souviens qu'en vérité j'avois pitié de ceux dont il me dépeignoit le sort.
Je jettois de temps en temps les yeux sur ce Sei- gneur , dont j'ai parlé, & qui se promenoit encore assez près de nous , & je le voyois toujours enseveli dans une rêverie mélancolique.
Il me paroît que tu t'intéresses au chagrin de celui que tu regardes, me dit mon pere. Il est vrai, lui dis-je , il me semble qu'il souffre. Je le connoîs, reprit mon pere, il a l'âme d'un honnête-homme; il est né obligeant, & l'on a toujours dit du bien de lui ; je fuis persuadé qu'il n'est tombé que faute d'avoir cette méchanceté ardente, par laquelle l'on vient à bout de se défendre de ses ennemis, & de les perdre.. Sur ce pied-là, répondis-je, il se consolera bientôt de sa chûte ; un honnête-homme ne sauroit long-
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temps regretter un état incompatible avec sa bonté naturelle. Hélas ! mon- enfant , reprit-il, je fuis sur que ce Seigneur ne le regrette que trop , cet état où il n'est plus ; son cœur n'y a pas fait naufrage, il y est resté bon & généreux; mais l'habitude des honneurs peut lui avoir gâté l'esprit : il regrette ce fracas dans lequel il vi voit, ce mouvement que tant de monde se donnoit pour aller à lui; il regrette ses flatteurs, dont il se moquoit, mais qui regardoient comme un bonheur de se le rendre favorable ; il ne voit plus ces airs ti- mides & rampants, qui divertissoient sa vanité ; il ne fait plus la destinée de personne : ses amis n'ont plus tant d'intérêt à le ménager; il soupire après cette place qu'il tenoit dans l'esprit des autres , après ce respect craintif qu'il aimoit à inspirer , quoiqu'il se plût à le dissiper par des procédés obligeants ; enfin , après mille fantômes pareils , sans lesquels il ne peut vivre, & qui font devenus la nourriture nécessaire d'un esprit em- poisonné d'ambition.
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VINGT - TROISIEME FEUILLE.
QUAND j'ai commencé les aventures de L'Iriconnu , dont j'ai déjà donné deux Feuilles , j'ai dit que je les interromprois de temps en temps par d'autres choses. C'est un privilege que je me fuis réservé, & je me fuis imaginé que l'usage que j'en ferois iroit au profit des Lecteurs. Parmi ces Lecteurs cep ? ndant, il y en a qui diront peutêtre, (en supposant que les aventures de l'Inconnu leur aient plû : ) pourquoi suspendre la fuite d'une Fiiffoire, & laisser réfroidir l'intérêt que nous commencions à y prendre? Que cela ne vous embarrasse pas, me disoit l'autre jour un de mes amis; pourvu que l'histoire que vous interrompez soit bonne , intéressante, ceux qui n'auront pas voulu la lire par Feuille, à cause de cette interruption, la retrouveront toute entière dans le volume , & la liront là tout à leur aise; mais satisfaites une partie de vos Lecteurs, qu'une longue histoire donnée de suite ennuieroit, & qui ne feront pas fâchés de vous voir quelquefois changer de sujet. Changeoms donc, lui dis-je; aussi-bien
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aussi-bien je sens que cela me divertira moi-même Car enfin, il faut que le jeu me plaire; il faut que je m'amuse : je n'écris que pour cela, & non pas précisément pour faire un livre. Il me vient des idées dans l'esprit; elles me font plaisir : je prends une plume > & les couche sur le papier pour les considérer plus à mon aise, & voir un peu com- ment elles feront ; après cela , quand je les trouve payables, je les donne aux autres, qui s'en amusent eux-mêmes, ou qui les critiquent; & lequel que ce foit des deux, j'y gagne toujours : car si la cri- tique est bonne, elle m'instruit ; elle m'apprend à mieux faire; j'en pense une autrefois d'une maniere qui me satisfait plus moi-même: si au contraire elle est mauvaise, ou si je la crois telle , franchement; je leve un peu les épaules sur ceux qui la font; je me moque un peu d'eux entre cuir & chair; & en pareil cas rire de son prochain, c'est toujours quel.;, que chose.
Mais comme c'est une impertinence que de rire ainsi, & qu'il n'y a point d'homme qui soit digne de se moquer des erreurs d'un autre; qu'il ne lui est permis que de les remarquer, ce sentiment moqueur ne me dure pas long-temps; il ne fait que passer: c'est un droit que je paie vite à l'infirmité humaine; & je deviens philosophe, quand l'homme
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en moi a eu son compte : c'est-à-dire que je me repens , lorsque j'ai eu le plaisir de faillir; & voilà ce que c'est que notre sagesse.
Cela me fait songer à un enfant à qui l'on emporte sa poupée ; il crie d'abord : une gouvernante vient qui le console. Allons, mon fils , doucement ! si !
qu'il est vilain de crier comme vous faites ! ah !
que vous êtes laid, quand vous pleurez ! l'enfant s'appaise. L'homme est de même : dérobez-lui le moindre petit plaisir de vanité qu'il attendoit , c'est sa poupée, c'est son joujou qu'on lui emporte, & l'enfant de cinquante ou de soixante ans crie ; la réflexion, qui est alors sa gouvernante, vient, lui dit : eh , pauvre innocent ! vous n'y pensez pas : qu'estce que c'est que votre esprit, qu'est-ce que c'est que l'estime qu'on lui doit, quels font ceux à qui vous la demandez ? créature foible & ridicule , vous êtes vain, & vous croyez être louable, & vous vous moquez de ceux qui ne vous louent pas; il vous appartient bien de railler les autres ! J'abrège ici le sermon de la gouvernante, tout le monde peut l'achever; je reviens à la critique : lors donc qu'elle n'est pas bonne, & que je me fuis reproché de m'en être intérieurement moqué, je m'y prends d'une autre façon pour m'en divertir loyalement : je l'écoute en spectateur; & de cette maniere j'ai
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mes coudées franches, j'en ris de tout mon cœur & sans scrupule , parce que ce n'ést plus directement de celui qui critique que je ris alors ; c'est de notre esprit , de nos fantaisies, de nos extravagances , de nos délicatesses pueriles, des petits profits que nous croyons faire en montrant des dégoûts : enfin c'est des hommes en général que je ris ; c'est de moi - même, que je vois dans les antres.
Mais puisque je parle de critique, je ne fçaurois m'empêcher de dire une chose que je trouve ea mon chemin. QI/un homme qui a du jugement, ou qui n'en a pas, critique les ouvrages de nos meilleurs Auteurs vivants, ou d' Auteurs médio- cres ; qu'il les trouve absolument mauvais : cela lui est permis, il n'y a rien à lui dire , tant qu'il n'at,'. taquera que les productions; ceux qui les ont faites n'ont qu'à ne plus écrire, si la critique d'un homme qui remarque bien , ou qui ne dit que des (attifes, les scandalise : mais que ce même homme , non content de critiquer bien ou mal un ouvrage , enveloppe insensiblement dans sa critique une satyre contre l'Auteur, & jette un ridicule sur son caractère, il me semble que c'est ce qu'on ne devroit jamais lui passer , & que ce n'est pas assez ménager l'honnêteté publique, que de donner passe-port à de
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pareilles choses. Quand j'étois jeune, j'aurois vécu poliment avec mon Critique : mais à l'égard d'un Satyrique, oh! il m'auroit déplu, & j'avois un honneur bouillant qui auroit eu besoin d'un tuteur- pour être sage.
La réflexion que je fais là-dessus m'en fournit une autre. C'est un grand avantage que d'avoir beaucoup d'esprit, mais il ne faut pas tant l'envier à ceux qui l'ont; ils n'en jouissent pas impunément, & ils le paient bien ce qu'il vaut.
J'entrai l'autre jour dans un de ces endroits où s'assemblent de fort honnêtes-gens, la plupart amateurs des Belles Lettres, ou sçavants : je les connoîs presque tous; ils font dans le particulier de la plus aimable société du monde, raisonnables autant que spirituels : se trouvent ils ensemble; vous ne les connoissez plus : ils font à l'instant saisis de la fureur d'avoir plus d'esprit les uns que les autres.
Il part une question : l'un la décide hardiment, & sans appel; un autre condamne tout net ce que le premier a dit ; un troisieme s'éleve qui les condamne tous deux : pendant qu'ils se disputent ensemble, un quatrième , par un ton qui se fait faire place, & qui vaut un coup de tonnerre, leur annonce sans cérémonie que tout ce qu'ils disent
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ne vaut rien; un cinquième survient qui voudroit les appaiser, en leur fesant convenir amiablement qu'il pense mieux qu'eux sur l'article ; un sixieme crie, s'offre pour arbitré, & n'est plus entendu ; mais à force de clameurs il prend toujours aéte de ses diligences, & de l'accommodement judi cieux qu'il propose. Un autre, pour se distinguer, ne dit mot, il secoue feulement la tête en homme qui renferme en lui, qui possede l'unique solution qu'on peut donner à la chose ; il confie la supériorité de ses lumieres à son voisin paisible, qui écoute respectueusement le charivari spirituel qui se fait, & qui en même temps approuve l'idée de celui qui lui parle, sans sçavoîr presque de quoi il s'agit. Quelques autres personnes, qui ne font ordinairement-là que comme les suivants des principaux Acteurs, se répandent en petits pelotons dans la salle, agitent à l'écart la quefston & se régalent incognito du plaisir de la décider, loin du danger & de la réprimande ; car ils n'oferoient approcher de la bataille, on les écrâse- roit comme des pigmées. Cependant la question qui a causé la dispute a disparu : il en a succédé vingt autres qui ont pris furtivement sa place, qu'on n'a point reconnu pour étrangères, & qu'on agite toutes à la fois; enfin tant est procédé qu'il nq
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reste plus rien sur le tapis qu'une masse d'idées subtiles & bizarres, qui se croisent, qui ne figni fient rien, & que l'emportement & l'orgueil de primer ont forcément entrées les unes sur les autres : alors chacun des disputants ne sçachant plus à quoi s'en prendre , entêté confusément d'un sentiment quelconque, qui n'dl pas celui qu'il avoit d'abord, car il l'a perdu dans le combat, celui-là ; mais de quelque autre sentiment qu'il a raccroché par mutinerie, en entendant crier les autres, se retire avec une poitrine épuisée, qu'il a sacrifiée à la gloire de ses idées : la pauvre poi trine ! que sa condition est malheureuse ! Bref, que reste t-il de la dispute? rien, que des leçons
de brusquerie, (qui à la vérité ne font pas perdues ) & qu'un exemple bruyant de la misere de nos avantages.
Voilà l'histoire de ce que je vis dans l'endroit où j'étois entré. Un des principaux disputants laissa sortir tous les autres, vint se mettre auprès de moi. Là, il voulut me faire convenir que c'étoit lui qui avoit dû l'emporter sur les autres. Il n'y a pas moyen, me dit-il, de vuider une. question avec des gens qui s'égosillent jusqu'à perdre haleine ; & notez qu'en me disant cela, il avoit luimême un enrouement qui fesoit foi que Moniteur
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sçavoit perdre haleine; là-dessus, le voilà qui re.
commence à disserter avec moi, & qui me somme de lui rendre justice. Quand il eut bien argumenté que vous en semble, me dit-il ? que vous avez rai r son , lui répondisse, à une chose près ; c'est qua j'ai vu naître le sujet de la dispute, & qu'il ne s'y agissoit point du tout de cela. Parbleu ! ie ne me trompe point, s'écria-t-il. Voulez-vous, répondis-je , que je vous ramene la question? elle étoit fort simple, & je vois bien que vous ne la lÇavez.
plus.
- A ces mots, que je lâchai sans songer à mal je vis le visage de mon dissertateur s'allumer d)uJ¡ feu qui me fit peur ; apparemment qu'il regarda comme une insulte, que j'eusse pensé qu'il avoit perdu la question de vue : peut-être crut-il encore que je l'accufois de n'avoir pas l'esprit exact, ou peut-êtres'imagina-t-il que j'entendois qu'ii étoit un brouillon, un esprit court; que sçais je, moi, ce qu'il crut ? un bel esprit en pareil cas est si om- brageux; sa vanité lui donne des méfiances si subtiles ; il est si sensible au moindre soupçon qu'il a qu'on ne l'estime point aisez; & ce soupçon., il le prend sur si peu de chose , qu'il ne faut qu'un geste pour irriter sa superbe délicatesse.
Aussi à la seule inspection des yeux de celui
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qui me parlait, n'osai je presque me remuer; - j'étois fort embarrassé : de quoi me luis-je avisé, disois-je en moi-même, de proférer la parole imprudente qui lui déplaît ? me voilà perdu: cet homme-là ne me lâchera point qu'il n'ait cru m'avoir démontré que sa capacité est prodigieuse ; non, voilà qui est fini, je ne sortirai point d'ici qu'il ne soit mis en repos sur l'opinion que j'au- rai de ses lumieres : il faudra qu'il pense que je l'admire, il va travailler à m'y forcer, & nous ne nous séparerons que quand il présumera que jq me dirai à moi-même : cet homme-là est le meil- leur esprit que je connoisse.
Tout ce que je dis me vint sur le champ dans la tête; il étoit une heure sonnée , c'est l'heure à- peu-près ou l'on dîne : j'étois à jeun, lui de même peut-être; mais il ne sentoit plus cela ., il s'agissoit de venger son esprit ; cet intérêt-là étoit plus pressé que celui de son estomac, & je n'avois pas lieu d'espérer qu'il pût s'appercevoir qu'il avoit appétit.
D'un autre côté, je n'avois point de poitrine à commettre avec la sienne; mais comment quitter cet homme? quoi! lui dire que le cœur me manquoit d'inanition, que le dîner. m'attendoit !
lX lui dire cela, dans quelle conjoncture? au milieu d'un raisonnement qu'il alloit faire, qu'il se",
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foit déjà, & où il n'y alloit pas moins pour lui que de se purger auprès de moi du reproche de n'être pas le plus judicieux de tous les hommes d'un raisonnement en vertu duquel il attendoit réparation, d'un raisonnement dont la justesse Sù la force devoient faire taîre tous mes besoins : non , je ne voyois point de moyens honnêtes de m'esquiver. J'avois blessé mon homme dans son amour propre; & le laisser-là, sans lui donner se.
cours , c'étoit l'assassiner, lui ôter son honneur; c'était être barbare. D'ê illeurs une autre réflexion m'embarrassoit encore : s'il alloit m'agacer, me disois-je en moi-même; s'il alloit m'induire aussi à prendre le parti de mon esprit, que sçait-on ce qui peut arriver? il y a quarante ans que je fais le métier de Philosophe, & que je persécute. mes foiblesses : mais je n'en fuis pas plus sûr de moi; l'état où je fuis, c'est comme une fanté de con- valescent; il ne faut presque rien pour causer une rechûte.
J'étois donc sur les épines; enfin je pris mon parti : je filai doux avec cet honnête- homme; je lui montrai un visage ami ; je fis avec lui ce qu'on fait avec ces gros dogues, qui vous présentent d'abord les dents, mais qu'on apprivoise indendiblement en les caressant. Mon cher, lui dis- je
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donc d'un ton qui demandoit grâce, quand j'ai dit que vous ne fçaviez plus quelle étoit la question dont il s'agissoit dans la dispute, je n'ai jamais prétendu parler que d'un pur oubli de votre part ; ce n'est point que vous ne l'ayez pas bien com- prise : au contraire , j'ai remarqué que c'est vous qui l'avez le plus maintenue dans ce qu'elle étoit, qui l'avez le mieux renfermée dans ses bornes; &je vous avouerai même que vous êtes le seul de tous ces Messieurs-là qui ayez parlé sensément, A ce discours emmiellé , son âme se calma, N ses yeux redevinrent sereins; je n'y vis plus cette ardeur sauvage dont ils s'étoient allumés: il y "- resta pourtant un peu de feu ; mais ce feu n'étoit plus qu'une vanité contente qui brilloit, & qui '- m'annonçoit la paix.
Monsieur, me répondit-il, vous êtes bien obligeant; il est vrai que j'ai cru tantôt mon sentiment raisonnable; cependant chacun a le fien. Ces Messieurs ont plus d'esprit que moi ; mais ils crient trop, ils veulent trop avoir raison : d'ailleurs, dans a dispute il faut une certaine justesse, une finesse de vue qu'on trouve dans peu de gens : ce n'efi: pas assez que des idées, que de l'imagination, cela ne signifie rien, je n'en fais pas de cas ; j'ai voulu ramener les esprits comme vous avez vu : ma
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on ne me suivoit pas, & je ne fçaurois faire tant de bruit. Vous en avez pourtant fait, lui répartisje ; & je n'aime point qu'un homme aussi judicieux que vous se pique du fade honneur de briller dans des contestations, où le tintamarre étouffe tout ce que vous dites de bon; cela n'est ni fage, ni modesse. Voulez-vous que je vous dise ? je ne sçau- rois ajuster tant de foiblesse avec tant d'esprit.
J'ai tort, me répondit-il d'un ton de bienveillance : ( ce n'est pas que ce que je lui disois fût extrêmement flatteur d'un certain côté;) mais la pauvre dupe n'y voyoit goute, & de faux élo, - ges l'étourdissoient sur de vraies injures: de forte que se levant d'un air riant, quelle heure est-il ?
me dit-il. A propos de l'heure, répartis je, il est très-tard; on ne s'ennuie point avec vous
& je devrois avoir dîné. Là-dessus nous sortîmes par la grâce de Dieu ; & il me quitta en me ferrant la main avec une reconnoissance que je ne méritois guère.
De mon côté, je me rendis chez un de mes amis, qui m'avoit invité. Après le repas, il me pria de l'accompagner chez un marchand qu'il me nomma, & chez qui seul se trouvoit un drap de certaine couleur dont il vouloit un habit. Venez m'aider à n're point trompé, me dit-il; car ce
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Marchand - là passe pour un homme un peu trop ardent à l'intérêt, & je ne me connoîs à rien. Ma foi! lui dis- je , si vous n'avez que moi pour guide dans cette aventure, vous ferez mal mené ; je vous avertis que je fuis aveugle-né sur ces matières-là: mais il me vient une idée ; suppléons à norre ignorance par quelque. tour ingénieux. Allons, venez ; je médite un coup qui va rendre, votre Marchand le plus accommodant & le plus consciencieux de tous les hommes. Donnez-moi votre bourse, & suivez-moi ; j'ai fait un cours de magie qui m'a appris bien des secrets.
Nous partîmes, & nous voilà arrivés chez le Marchand. Nous demandons ce qu'il nous faut ; deux ou trois garçons nous étalent plusieurs piè- ces du drap en question ; à les en croire, il n'y avoit de préférence à donner à aucune ; je m'étois attendu à ce verbiage. Messieurs, leur dis-je, où est le maître? je ne sçais point choifrr, il choisira pour moi. Là-dessus on va l'avertir ; il vient.
Tenez, Monsieur, lui dis-je, en l'abordant d'un air franc & tranquille ; voilà ma bourse que je vous mets dans les mains. J'ai besoin, pour un habit, du plus beau drap d'une telle couleur; vous êtes meilleur connoisseur que moi; donnezmoi ce qu'il me faut ; faites couper le drap; payez-
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vous vous-meme : je reprends ensuite ma bourse, & sans autre cérémonie, je fais emporter la mar- chandise, bien certain que vous en aurez agi en homme d'honneur avec moi. Asseyez-vous, Monsieur, me dit le marchand d'un ton froid. Allons, vïte, ajouta-t-il, apportez-moi le paquet que vous voyez là-haut; il fut obéi. Moi, pendant ce temps-là je regardois de côté & d'autre, & m'amufois à parler avec mon ami. On déplia le drap. Coupez ce qu'il en faut, dit-il à ses garçons.
Cela fait, il prit une plume, calcula, ouvrit ma bourse, prit de l'argent ce qu'il en voulut, la referma, fit plier & emporter mon drap, &: me rendit ma bourse aussi froidement qu'il l'avoit reçue.
Je ne lui demandai point ce qu'il avoit pris z on a tout vu quand on a de la confiance, & je jouois mon rôle d'après nature. Lui de son côté ne me rendit point compte. L'honneur est cavalier dans ses façons , & ne s'avise pas de formalités. Nous nous en allâmes; il nous reconduisit jusqu'à sa porte; me remercia laconiquement, presque d'un air distrait : je lui répondis dans le même goût , & nous courûmes au logis pour vérifier avec le Tailleur la probité du Mar-
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chand, qui se trouva, non seulement sans reproche, mais même genéreuse ; le Tailleur en fut étonné.
Quand il fut parti, mon ami se mit à rire. Sça- vez-vous bien que vous m'avez fait peur chez ce Marchand, me dit il? lui mettre une bourse entre les mains , lui dire de se payer lui - même , prendre ce qu'il vous donne, ne s'informer de rien , ne regarder à rien; ma foi, la manière d'acheter est originale, mais je ne voudrois pas en tirer copie. Que pensiez-vous donc dans ce temps-là ?
Ne m'avez-vous pas dit, répartis-je, que ce Marchand vendoit extrêmement cher, & qu'il n'étoit pas scrupuleux ? eh bien , que vouliez-vous que nous fissions avec un homme de ce caractère- là? ce n'étoit pas ce qu'il nous falloit. Voilà pourtant l'homme à qui nous avons eu affaire, me dit mon ami. Non pas, s'il vous plaît, répondis je, ce n'est plus du tout le même homme ; j'ai changé tout cela: le Marchand qui nous a vendu n'est pas celui qui vend ordinairement : ce dernier est un homme avare, & peu scrupuleux ; & moi d'un coup de baguette j'ai endormi cet homme-là, ou plutôt les vices, & lui ai glissé dans l'âme les
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vertus contraires : ainsi l'homme qui reste est tout un autre homme.
Qu'appellez-vous un coup de baguette ? reprit mon ami en éclatant de rire. Oui, repris-je, je veux dire que je l'ai tout d'un coup tellement pénétré des honneurs que lui prodiguoit ma confiance , je l'ai rendu si vain du portrait flatteur qu'elle lui fesoit de lui même , que la tête lui en a tourné d'orgueil & de reconnoissance ; & dans la chaleur de ces mouvements-là, passionné comme il étoit du plaisir d'être pris pour un si galanthomme, hélas ! il s'est laissé mener comme j'ai voulu, voilà tout ce que c'est mais comme le charme que j'avois jetté sur lui ne de voit pas durer beaucoup, vous avez vu que j'ai été vîte en besogne, de crainte que l'homme avare que j'avois assoupi ne se reveillât, & ne criât au voleur. Oa fait de l'homme tout ce qu'on veut par le moyen de son orgueil; il n'y a que maniere de s'en servir.
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PINGT- Q [J At RIEME FEUILLE.
3Te reprends enfin le Spectateur, interrompu de puis quelques mois, & le reprends pour le con- tinuer avec exactitude. Je l'avois quitté par une paresse assez naturelle aux personnes d'un âge aussi avancé que je le fuis; & d'ailleurs, me disois-je, quand même ce que j'écrirois feroit excellent ( ce qui n'est pas ) qu'en arriverait-il? on dirait, celui qui nous donne le Spectateur écrit bien ; & à mon âge , quand on a passé sa vie à examiner les hommes, à réfléchir sur eux & sur foi-même ,& sur la valeur de nos talents, en vérité l'estime qu'on peut s'acquérir en une infinité de choses devient indifférente : on se dégoûte de tout ; louange & blâme, tout est regardé du même œil : on ne méprise rien, si vous voulez ; mais on ne se soucie de rien non plus , & l'on n'en est pas plus philosophe pour cela : car cette indifférence où vous tombez ne vient pas de ce que vous l'avez cherchée , elle vient de la nature des choses que vous avez examinées : elle vous donne pour elles une tiédeur que vous n'attendiez pas ; vous
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vous leur sentez un vuide que vous n'aviez point dessein d'y trouver ; & ce vuide que vous leur sentez, vous ne prenez pas même la peine de voir s'il y est réc!le~efï?,-. & si vous avez raison de le sentir ou non : ce seroit autant de fatigué inutile. Vous restez comme vous êtes, sans plus de curiosité, sans blâmer ceux qui, ne font pas comme vous ; & voilà précisément l'état où je me trouve aujourd'hui.
Pourquoi donc est-ce que je reprends le Spec- tateur? Par une raison fort fim-ple ; c'est qu'il ya.
mille moments dans la journée où je m'ennuie de ne rien faire; & l'autre jour, en relisant ]eaverl..
tures de l'Inconnu, que j'ai interrompues dans mes dernieres Feuilles, je pris du plaisir à donner en moi-même plus d'étendue qu'il, n'a fait aux réflexions que je vis dans son histoire, & là-dessus je résolus de poursuivre cette histoire telle qu'elle est, & de passer mon temps à augmenter ses réflexions des miennes, sans rien changer aux faits de son récit. ; :, , Je l'ai déjà dit ailleurs ; ces aventures pourvoient être utiles aux Lecteurs, & les instruire.
t Je_q'en attend s pourtant pas un si grand bien; car je sçais que presque tous les hommes ne li- sent que pour s'amuser; & moi, le plaisir de les
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amuser ne me tente plus : ainsi j'en reviens tou- jours à dire que je ne cherche ici qu'à m'occuper moi-même.
Dans ma pénultieme Feuille, j'en fuis demeuré à l'entretien que l'Inconnu & son pere eurent ensemble, sur le Courtisan qu'ils rencontrerent en se promenant à la campagne : voici ce qui fait ; c'est toujours cet Inconnu qui parle.
La nuit qui s'approchoit, pendant que nous nous entretenions mon pere & moi, nous fit reprendre le chemin de la maison.
En nous retirant, nous rencontrâmes un Laboureur qui revenoit de son travail, & qui chan..: toit de toute sa force. Voici un homme qui a le cœur bien gai, dis-je à mon pere. Il y a de bonnes raisons pour cela, me répondit-il ; c'est que la terre avoit besoin de pluie, & qu'il a plû.
Je ne pus m'empêcher de rire du ton sérieux dont mon pere me tint ce discours. Le Courtisan disgracié, qui se promenoit tout à l'heure, a vu pleuvoir aussi, repris-je : mais son esprit n'en a point reçu de soulagement. Tu me fais-là une belle comparaison, me dit-il, d'un Laboureur à un Courtisan. Le temps qu'il fait est excellent pour la terre : eh bien ! le Courtisan, quel avantage en peut-il espérer ? que ses greniers en feront plus
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pleins de biens; qu'il en aura plus abondamment de quoi vivre Î cela est vrai; mais sa vanité de quoi vivra t-elle? ses besoins font pour le moins aussi pressants que s'ils étoient raisonnables, & la pluie, ni le soleil ne peuvent rien pour eux ; aulieu qu'ils peuvent tout pour les besoins de ce Laboureur, qui ne veut que vivre, & qui voit que son champ , dont il vit, en profitera davantage. Ainsi tu comprends bien qu'il a raison d'être gai, puifqu'il est sûr d'avoir ce qu'il souhaite. Ne le trouves-tu pas heureux, d'être si borné dans ses desirs ? qu'en dis tu? que les hommes soient bons ou méchants, qu-ils se trahissent à la Cour ou à la Ville, qu'un Ministre superbe les rebute ou les favorise, qu'ils courent après de grands emplois, qu'ils les manquent, ou qu'ils les perdent avec désespoir, tous leurs soucis, leurs différentes fortes d'intérêts, tout ce que l'orgueil & l'ambition peuvent leur donner de malins plaisirs, ou leur causer de honteuses peines, tout ce fracas d'inquiétudes & de besoins surnuméraires, dont ils font tourmentés, qui naissent de leur corruption irritée, qui leur gâtent le cœur, qui égarent leur esprit, & les plongent, pour des bagatelles, dans un abîme de fourberies & de scélératesses les uns contre les autres : tout cela n'est point de la
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connoissance du Laboureur ; c'e q. un état de trouble & de misere que sa condition lui épargne : il pleut à propos; cela lui suffit, le voilà gai, mais gai comme un homme' qui n'a eu que des desirs innocents, & qui les voit satisfaits ; sa gaïeté ne suspend aucune autre inquiétude,; il n'a d'autre affaire que d'en jouir ,:' elle ne fait trêve à aucun intérêt, qu'il faille ménager le lendemain ; son âme se repose toute entiere , & le bon-homme se couche content, se leve de même, reprçnd son.tiravail avec plaisir,: & meurt enfin aussi tranquille- ment qu'il a vécu ; car une vie passée dans le repos a cela d'heureux , qu'elle est douce pen..
dant qu'on en jouit., & qu'on ne trouve point attaché, quand on la quitte.^ o, -S'.■>>. - - i Les adieux d'un Paysan font bientôt faits lorsqu'il meurt ; son âme n'a pas contracté de grandes liaisons, n'a p'à-s, foufffett-de ces secousses violentes qui laissent tant d'ardeur pour la vie. La mort ne la rappelle pas de bien loin, quand il faut qu'elle parte; elle ne tient presque a rien.
Nous arrivâmes à la maison en nous entretenant ainsi ; nous trouvâmes ma mere un peu indisposée. Le lendemain son indisposition augmenta, la fièvre la prit, & quelques jours après elle mourut.
Je passe la douleur que je ressentis à sa mort, ,&,
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l'affliction où tomba mon pere , qui ne put se consoler; elle mourut en lui ferrant la main , pendant ; que nous fondions en larmes aux pieds de son lit, ma fœur & moi.
Ce ne furent que pleurs &que gémissements dans notre maison pendant un mois; aussî fîmes-nous une perte irréparable. Quelle union entre elle & mon pere ! que de tendresse elle avoit pour ses enfants! je ne me souviens pas de l'avoir jamais regardée comme une personne qui avoit de l'autorité sur moi : je ne lui ai jamais obéi, parce qu'elle étoit la maitres. que je dépendois d'elle ; c'étoit l'amour que j'avois pour elle qui me foumettoit toujours au sien. Quand elle me disoit quelque chose, je connoissois sensiblement que c'étoit pour mon bien; je voyois que c'étoit son cœur qui me parloit ; elle sçavoit pénétrer le mien de cette vérité-là, & elle s'y prenoit pour cela d'une maniéré qui étoit proportionnée à mon intelligence, & que son amour pour moi lui enseignoit sans doute : car je la comprenois parfaitement tout jeune que j'étois » & je recevois la leçon avec le trait de tendresse qui me la donnoit, de forte que mon cœur étoit reconnoissant aussi-tôt qu'instruit, & que le plaisir que j'avois en lui obéif-
fant m'affectionnoit bientôt à ses leçons mêmes.
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Si quelquefois je n'obfervois pas exactement ce qu'elle souhaitoit de moi , je ne la voyois point irritée ; je n'essuyois aucun emportement, aucun reproche dur & menaçant, point de ces impatiences, de ces vivacités de tempérament, qui entrent de moitié dans les corrections ordi- naires, & qui les rendent pernicieuses , par le mauvais exemple qu'elles y mêlent. Non , ma mere ne tomboit pas dans ces défauts-là , & ne me donnoit point de nouveaux défauts, en me reprenant de ceux que j'avois ; je ne lui voyois pas même un air sévere ; je ne la retrouvois pas moins accueillante : elle me disoit doucement que je l'affligeois, & me caressois même en me montrant son affliction : c'étoit-là mon châtiment; aussi je n'y tenois pas. Un jeune homme né avec un cœur un peu sensible ne sçauroit résister à de pareilles maniérés : non qu'il ne fût peut être dangereux de s'en servir avec de certains caracteres; il y a des enfants qui ne sentent rien, qui n'ont point d'âme : pour moi, je pleurois de tout mon cœur alors, & je lui promettois en l'embrassant de ne lui plus donner le moindre sujet de chagrin , & je tenois parole ; je me ferois même fait un scrupule de la tromper, quand je l'aurois pua ce mélange touchant de bonté & de plaintes a
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cette douleur attendrissante qu'elle me témoignoit, quand je fefois mal, me suivoient par-tout : c'étoit une scene que je ne pouvois me résoudre à voir recommencer ; son cœur, que je ne per- dois jamais de vue, tenoit le mien en respect: , & je n'aurois pas goûté le plaisir de la voir contente de moi, si je m'étois dit intérieurement qu'elle ne devoit pas l'être ; je me ferois reproché son erreur. Ces fortes de choses paraîtront peut-être des délicatesses qui demandent de l'esprit : non, avec tout l'esprit possible, souvent on ne les a point; je le repete, il ne faut pour cela qu'un peu de sentiment, & qu'est-ce que ce sentiment?
c'est un instinct qui nous conduit & qui nous fait agir sans réflexion , en nous présentant quel-
que chose qui nous touche , qui n'est pas déve- loppé dans de certaines gens, & qui l'est dans d'autres : ceux en qui cela se développe font de bons cœurs qui disent bien ce qu'ils sentent; ceux en qui cela ne se developpe pas, le disent mal, & n'en font pas moins. Cependant c'est toujours esprit de part & d'autre que cet instinct là, seulement plus ou moins confus dans celui-ci que dans celui-là ; mais c'est une forte d'esprit dont on ne peut manquer, quoiqu'on en ait beaucoup d'ailleurs; & qu'on peut avoir aussi sans être [pi.
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rituel en d'autres niatieres ; & c'est-là toute l'explication que j'en puis donner.
Quoi qu'il en soit , je rends compte de la manière dont je vivois avec ma mere ; la mort me la ravit dans le temps où j'avois le plus besoin d'elle.
J'entrois dans un âge sujet à des égarements que je ne connoissois pas encore , & où ce tendre égard que j'avois pour elle m'auroit été plus profitable que jamais.
Mon pere, à qui le Ciel l'avoit unie, (que j'aimois autant qu'elle & dont le caractere ressembloit au fien,) ne put survivre long temps à sa perte; sa santé,qui étoit déjà très-mauvaise, s'altéra encore davantage ; plusieurs infirmités l'attaquerent à la fois ; il n'agiiloit plus, & bientôt il fut réduit à garder le lit ; il ne vécut qu'un an dans ce trille état, & il mourut entre mes bras, pendant que ma sœur étoit absente pour une affaire domestique.
Mon bIs, me dit - il, un moment avant que.
d'expirer, vous avez perdu votre mere, vous, allez me perdre, & je vous vois au désespoirs, mais vous n'y ferez pas toujours , le temps console de tout. Je vais répondre de mes actions à celui qui m'a donné la vie ; vous lui répondrez un jour des vôtres, songez-y : au défaut des biens que j& ne puis vous laisser, mon amour vous laisse cette
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pensée-là; ne la perdez point, vous y trouverez tous les conseils que je pourrois vous donner , & c'est elle qui doit déformais vous tenir lieu de pere & de mere.
A peine eut- il achevé ce peu de mots , qu'il tomba dans une foiblesse qui lui ôta la parole ; il
prononça encore quelque chose de mal articulé, & où je compris qu'il demandoit sa fille : après quoi , ses yeux se fixerent sur moi, & ne cesserent de me regarder que lorsqu'il expira.
Je ne fçaurois peindre l'état où je me trouvai alors ; en le voyant mourir, je crus voir encore une fois mourir ma mere ; il me sembloit que je venois de les perdre tous deux dans le même moment.
Je ne fçavois plus où j'étois; je restai dans un accablement qui me rendoit stupide, & ma sœur étoit déjà de retour , m'avoit parlé, avoit poussé des cris, que je n'étois pas encore revenu à moimême.
Que nous étions à plaindre ! nous n'avions point de parents dans Ja Province : des amis, nous n'en connoidions point : qui est-ce qui s'attache à d'honnêtes-gens qui font dans l'infortune ? il n'y a point d'objet plus disgracié parmi les hommes , plus abandonné d'eux que l'homme pauvre & vertueux tout ensemble : tous les cœurs font glacés pour
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lui ; il est comme un étranger dans la nature. Un fripon indigent est peut-être plus méprisé, mais mieux servi, moins rebuté ; du moins le mépris qu'on a pour lui est-il plus sans conséquence & de meilleure composition: que dire à cela ? c'est que la qualité de fripon tranche moins que la vertu avec le caractere des hommes en général ; il leur ressemble par-là davantage : peut-être qu'il y gagne à n'être ni estimé, ni estimable; les hommes, qui font vains,en traitent plus commodément avec lui : il est rampant avec eux ; cela les flatte; ils ont le plaisir de primer sur lui, quand ils le fervent : aulieu que l'homme vertueux est honteux & respectable ; & cela les dégoûte, parce qu'ils n'oferoient l'humilier, en le secourant : il faudroit l'honorer malgré son indigence, & ils rougiroient de la comparaison qu'ils feroient obligés de faire avec lui.
Voilà pourquoi mon pere avoit été si délaissé; ainsi il n'y avoit peronne qui s'intéressât à nous, quand nous restâmes seuls, ma sœur & moi.
Dans un si grand abandon, ma sœur parut montrer plus de courage que moi : au milieu de sa dou-
leur, elle songea à prendre un parti, & à m'en faire prendre un à moi-même.
Il n'est pas question, me dit-elle un jour, que nous restions comme ensevelis dans notre afflic-
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tion ; il s'agit de voir ce que nous deviendrons : nous n'appartenons ici à personne ; nous n'avons point de bien, & le peu qui nous en reste, mille accidents peuvent nous l'ôter ; prévenons - les , mon frere : vous entrez dans un âge où vous pouvez faire quelque chose , & ce ne fera pas ici que vous trouverez les occasions de vous avancer: aïnli il faut absolument nous réparer, votre intérêt le demande ; je dois de mon côté m'assurer un état fixe.
Eh bien! lui dis je, à quoi vous déterminez- vous donc, & que me conseillez-vous de faire ?
Vendons ce que nous avons ici, me répondit-elle : de l'argent que nous en tirerons, je n'en veux que ce qu'il en faudra pour me mettre dans un couvent : voilà quel est mon parti, à moi : je n'en sçache point de meilleur, ni de plus sûr ; &, grâce au Ciel, il ne m'en coûte rien pour le prendre; je ne sacrifie rien en quittant le monde : heureusement j'ai reçu une éducation qui m'a mise dans l'habitude de penser , & de penser raisonnablement. Une fille à mon âge, & sans bien dans le monde, que peut-elle devenir ?
de quel côté se tourner ? où est son asyle ? A votre égard ce n'est pas de même ; il y a tant d'honnêtes ressources pour vous ; vous avez mille moyens de yoas avancer, mon frere : rendez-vous à Paris avec a
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l'argent qui vous restera : vous sçavez que nos
parents y font; nous y en avons un, dont mon : pere nous a souvent parlé, & qui y occupe un
poste considérable : il est vrai que jusqu'ici nous n'en avons pas, tiré un grand secours mais aulli : mon pere ne l'a-t il pas mis à de fortes épreuves..
Aujourd'hui le cas où vous êtes exige de droit qu'il
vous aide : il vous connoît; il vous a vu ici dans un voyage qu'il fit avant la chûte de mon pere :
vous lui parûtes aimable ; il vous caressa beaucoup ».
& fut charmé du progrès que vous faisiez dans vos études; enfin il vous recevra sans doute avec quelque attendrissement; votre situation le touchera; votre éducation ne le fera pas rougir & il } ne pourra s'empêcher de donner quelques soins à 1 votre fortune , & j'espere qu'elle deviendra meil- T leure que vous ne pensez.
J'écoutai ma sœur sans prendre beaucoup de
goût à ce qu'elle me disoit ; j'insistai long-temps sur la peine que j'aurois à me séparer d'elle, car .: je l'aimois tendrement: cependant je me lainai conduire comme elle voulut, & nous cherchâmes dès-lors à vendre notre petit bien de campagne.
Plusieurs personnes vinrent le voir, & nous en 1 offrirent bien moins qu'il ne valoit. Parmi ceux qui voulurent l'acheter, vint un jeune hamme
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qui avoit une terre considerable assèz près de notre maison : je n'étois point au logis alors; je m'en étois j écarté eû lisant, & il ne trouva que ma sœur ; elle n'étôit paà belle : mais il nit y avoit peut-être point * de beau visage qui n'eut gagné à ressembler au sïen.
Le jeune Financier ne la vit pas impunément, il 'prit de l'amour, &'rié, p;l s'ehïpêcher de le faire paroître. Ma fcrur qui étoit la modestie même teignit de ne rien entendre à tout ce qu'il mêloit - de galant dans la conversation & traita froidement , 1 ,
.: avec lui : ils ne convinrent cependant de rien au sujet de la maison ; ses offres étoient trop médioères: peut~ftïib Wùiift il" se ménager de nouveaux "prétextés de* rlvènir; ce qu'il fit effectivement, mais 'comme ën jfafrahf & au retour de la chasse. Nous e décidâmes encore rien avec lui, & ses visites continu^Pékp^ériBàht trois semaines, sans qu'il parlât davantage de l'achat de notre bien ; il nous "^nv'oya^même dû gibier, voulut sçavoir notre situation, & parut s'y intefener" avec amitié pour moi , & avec beau coup de tendresse pour ma fœiir, qui -'e {on c'6té rlè tr:ovÓit p;âsTes\rïrttes importunes, de son côté ne trouvoit pas ses visites importunes , à ce que je remarquai, & qui ne s'impatientoit plus de voir que nous ne finissions notre affaire avec r:, Un jour qu'ils s'étoient promenés assez long-
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temps ensemble , elle revint avec un air triste, dont je ne lui demandai point la raison; & le lendemain matin il se présenta une Dame veuve qui nous offrit à-peu-près ce que nous voulions de notre bien : ma sœur me conjura de conclure avec elle ; cela me surprit : mais le marché fut fait, & ma fœur m'engagea sur le champ à l'accompagner jusqu'à un Couvent qui n'étoit qu'à demi-lieue de chez nous: nous partîmes; elle parla à la Prieure, convint de ses faits avec elle, lui donna de l'argent , & arrêta d'entrer au Couvent deux jours a près.
En nous en retournant, nous rencontrâmes le jeune Financier; à peine nous eut il joints, que ma sœur m'arrêtant : mon frère, me dit-elle, vous avez regardé Monsieur comme un homme géné- reux, & je le regardois comme .un hqmme estimable , qui ayoit dç l'inclination pour moi : nous nous trompions tous deux. Monsieur a de l'argent & du crédit, ec il emploieroit volontiers l'un en votre faveur, Iije voulois bien m'accommoder de l'autre ; c'est du moins ce qu'il m'a fait enten- dre, & vous approuverez, je penser que je le remercie pour nous deux. Adieu , Monsieur 9 ajouta-t-elle, en se tournant de son côté ; toutes vos richesses ne valent pas le mépris que vous me
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donnez pour elles , & je dirois aussi pour vous » sans l'obligation que je vous ai de la disposition d'esprit où je me trouve. Le jeune homme fut extrêmement touché de ce discours, & lui demanda pardon presque la larme à l'œil. Monsieur, lui dit-elle, je vous pardonne de bon cœur; mais je vais m'enfermer dans un Couvent. Je ne veux plus que mon indigence m'expose à de nouveaux affronts ; l'essai que j'ai fait du cœur des hommes me suffit. Adieu, Monsieur; voilà votre chemin, & voici le nôtre,
VINGT-CINQUIEME FEUILLE.
J'AI déjà averti que je continuerois à donner l'histoire de l'Inconnu, sans faire aucun préambule ; ainsi j'entre d'abord en matiere.
Ma sœur le quitta là-dessus, & je la suivis en examinant la contenance de ce jeune homme ; il me parut qu'il étoit extrêmement embarrassé, Se en effet il devoit l'être : c'est un mauvais quartd'heure à passer pour un homme riche & vicieux, que d'essuyer en pareil cas le dédain d'honnêtesgens, pauvres comme nous l'étions; je crois qu'il
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se trouve bien petit r';'dn't eux, qu'il se sent bien - lâ IF, 8i que leur i.ldig-ence & leur vertu le rendent bien honteux de ses vices & de son opu- lence : car ehfiri il n'a rien a répliquer; tout ce qu'il pourroît faire , ce feroit d'être effronté: mais j'ai toujours remarqué que les gens qui n'ont point - une certaine pudeur dans les moe-.,rs , une forte de v|*ërîéroi]té- dans leurs sentiments, ne sçauroient s'empêcher d'avoir honte devant les personnes ver- tueuses qui les méprisent.
Cela viendrait-il feulement de ce qu'on rougit toujours d'être méprisé, sans qu'il s'en-suive pour cela qu'on foit méprisable ? Je n'en sçais rien ; mais je pencherois à croire que le vice brutal a en - .,;(
lui même quelque chose de laid , qui demande qu'on lui fasse grâce; quelque chose de contraire à la fierté dê -l'âme", fierté qui à fait que les hom- mes quelconques ont mis en honneur certains sentiments naturels, & qu'ils en ont proscrit d'au; tres comme humiliants pour eux , malgré le plaisir qu'ils en pouvoient tirer. ,: :' J ,,, Ce que je dis-là de la laideur du vice, bien h des gens le combattront sans doute , & il me semble voir à-peu-près ce qu'ils pourroient dire: mais il seroit trop long de donner à mon raisonnement toute son étendue : & , en cas que je me trompe, j'aime
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j'aime mon erreur; la morale y gagne plus que la métaphysique n'y perd, & il fiéra bien à tous les honnêtes gens de se tromper comme moi.
Quoi qu'il en soit, nous nous éloignâmes de ce jeune homme , dont je ne parlai plus à ma sœur, qui, apurement, avoit quelque penchant pour lui; & trois jours après, la vente de notre maison faire, nous nous en retournâmes au Couvent qu'elle avoit choisi, & où je la laissai pour m'en aller en même temps à Paris: car la Dame à qui nous avions vendu notre maison, devoit y entrer le même jour ; & j'avois pris toutes mes mesures pour partir à l'infant que j'aurois quitté ma sœur.
Je la quittai donc; nous nous embrassâmes à la porte du Couvent: de-là elle se rendit au parloir , où je la revis encore , & où je lui parlai bien moins que je ne pleurai.
Elle n'oublia rien pour me consoler de notre séparation, pour me la faire juger moins douloureuse, moins durable que je ne pensois ; ellemême s'efforçoit de n'en paroître pas si touchée que moi: elle espéroit bien me revoir, difoitelle ; elle en êtoit sûre ; elle ne pleuroit pas comme moi, mais elle retenoit ses larmes ; elle en répan-
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doit malgré elle, & je voyois que ma situation la pénétroit de tristesse; elle me regarda souvent sans avoir la force de me rien dire.
Car enfin que devenois-je après l'avoir quittée ?
quel étoit mon fort ? moi qui fortois d'entre les mains d'un pere qui m'avoit conduit, fous les yeux de qui j'étois doucement accoutumé à vivre, sur qui je me repofois de ma sûreté, du foin de ma personne, & qui, en tout ce qui me regardoit,avoit pensé, déliberé pour moi; qui, dans toutes les peines que je lui avois données, ne m'avoit demandé , pour ma part, que d'être docile aux conseils que sa tendresse lui inspiroit pour moi : ce pere n'étoit plus, & ma sœur qui depuis sa mort me sembloit l'unique personne à qui je fusse encore quelque chose , qui empêchoit que je ne fusse absolument seul dans le monde , enfin dont la compagnie avoit foulagé mon imagination étonnée de tous les malheurs qui nous étoient arrivés, j'allois aussi la perdre, cette chere sœur; & dans une heure il n'alloit plus me rester que moi pour moimême, & qu'est-ce que c'étoit que moi?
Je fuccombois fous toutes ces idées-là; je me croyois perdu ; je craignois tout, sans sçavoir pourquoi, sans avoir d'objet fixe; je me regar-
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dois comme un homme entouré de périls , & mon esprit étoit dans un étourdissement qui me fesoit des monstres de tout ce que je voyois.
J'avois plus de cent lieues à traverser pour arriver à Paris; ce n'est rien que cela pour un homme qui a quelque usage de la vie : mais quel voyage pour un homme de mon âge, qui n'a voit jamais vu plus de six lieues d'étendue ! que de mouvements à se donner ! & quel objet d'épouvante que tous ces mouvements pour qui ne connoît rien, & qui fort d'une éducation aussï paisible que l'avoit été la mienne !
Mais il n'y avoit plus moyen de reculer; il falloit partir: je répetai vingt fois les derniers adieux; je finis enfin, & je me retirai. Comme ma sœur avoit contraint sa douleur pendant notre entretien , quand je l'eus quittée, j'entendis en sortant du parloir qu'elle s'étoit évanouie ; je me retournai, & je la vis entre les bras d'une Religieuse qui avoit été présente, & qui appelloit du secours: je fus tenté de rentrer, sans autre dessein que celui de la voir encore, & de m'arrêter-là aussi long-temps que je le pourrois; mais la crainte de n'avoir plus la force de partir après me retint: je me hâtai donc de me retirer, ou plutôt je m'artachai de ce lieu, & je montai vîte à cheval
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avec un ferrement de cœur, qui, dans les circonstances où je me trouvois, est un des plus pénibles états que l'on puisse imaginer.
Me voilà donc en chemin, âgé de dix-huit ans, n'ayant pour tout bien qu'une somme d'argent assez médiocre , quittant un pays où j'étois né, d'où je n'étois jamais forti, & où je ne laissois personne qui pût se ressouvenir de moi, qu'une sœur, qui étoit morte pour le monde , & que suivant toute apparence je ne reverrois jamais.
D'un côté, je voyois le Couvent qui l'enfermoit pour toujours ; de l'autre, dans la campagne, je voyois l'endroit où mon pere & ma mere venoient d'être si récemment, & presque coup-furcoup , enterrés tous deux.
Leur fils, autrefois l'objet de leurs foins & de leur complaisance, sans secours, maintenant sans expérience, & comme un enfant sans aveu, traversoit en fugitif cette campagne, qui ne lui offroit plus de retraite, & s'en alloitfervir de jouet à la fortune. (
Je passois par des lieux où je m'étois promené avec mon pere ; & comme on se parle quelquefois : nous nous arrêtions souvent ici, me difoisje; nous nous sommes assis dans cet endroit: je m'y ressouvenois même des disçours qu'il m'avoit *
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tenus; je croyois encore entendre sa voix: mon fils, ce nom si tendre qu'il avoit coutume de me donner, frappoit encore mes oreilles. Hélas ! c'en étoit fait, personne ne devoit plus m'appeller ainsi; je n'étois plus sur la terre qu'un malheureux inconnu; je n'avois plus que des ennemis dans le monde: car n'y tenir à qui que ce soit, c'est avoir à combattre tous les hommes, c'est être de trop par-tout.
Cependant j'avançois : ma douleur & ma tristesse s'augmentoient à mesure que je m'éloignois davantage; je craignois d'avancer; je ne pouvois renoncer à des objets qui me tuoient, & je mourois de pen fer que bientôt je ne les verrois plus.
Enfin , je m'éloignai tant que je les perdis de vue ; il se fit alors un changement en moi : je n'avois été jusques-là que triste & attendri sur moimême; je n'avois fongé à rien qu'à nourrir ma tristesse de tout ce qui pouvoit me la rendre, plus sensible : mais quand je me vis hors de la portée de ces objets qui m'étoient si chers, & que l'éloignement où je me trouvois eut rompu, pour ainsi dire, le commerce que mes yeux & mon cœur aimoient à avoir avec eux, je fus à l'instant saisi de je ne sçais quel esprit de défiance, & de courage, qui me rappella tout entier pour moi-
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même,& me rendit l'objet unique de toutes mes attentions : je regardai les périls que je croyois courir, moins pour les craindre, comme j'avois fait auparavant, que pour prendre garde à moi ; ma timidité me donna des forces, & je marchai armé d'une précaution soupçonneuse qui veilloit à tout, & qui me tenoit toujours en défense.
Comme je ne sçavois pas le chemin , je le demandois assez souvent aux personnes que je rencontrois , mais feulement à ceux qui n'avoient pas la mine d'abuser de mon ignorance; & quand je voyois de certaines figures équivoques, j'ai- mois mieux m'égarer que de leur exposer mon embarras : j'avois peur que cela ne les mît au fait de ma situation, & qu'ils ne devinassent que j'étois un jeune homme abandonné, qui voyageoit sur la bonne- foi du passant; ce qui auroit pu les tenter de faire un mauvais coup. Je pourfuivois donc sans rien dire, & fournis ainsi ma premiere journée, sans d'autre inconvénient que celui d'avoir fait quelques lieues de plus qu'il ne falloit.
J'en devins un peu plus hardi le jour d'après, & j'arrivai dans un village qui n'avoit qu'une hô- tellerie où j'entrai.
Je n'y rencontrai de voyageur qu'un homme Vçtu simplement, dont la physionomie me parut
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bonne ; il se chauffoit dans la cuisine de l'auberge , en attendant qu'on lui eût préparé de quoi souper.
Il me fit honnêteté, & s'entretint avec moi. Nous sommes seuls, me dit-il, voulez-vous, Monsieur, que nous soupions ensemble? j'y consentis , & comme il y avoit deux lits dans la chambre qu'on lui avoit donnée, l'hôtesse nous pria de vouloir bien y coucher tous deux, parce que ce jour-là, disoit-elle, il lui venoit pour l'ordinaire des équipages qu'il falloit loger. Là-dessus nous nous regardâmes un instant l'inconnu & moi, & comme nous vîmes que nous hésitions un peu tous deux , cela nous rassura ; car hésiter alors, c'étoit mutuellementnous faire sentir que nous étions d'honnêtes-gens : ainsi nous répondîmes que nous le voulions bien.
On porta donc ma valise dans cette chambre ; & nous allions y monter pour y souper, quand il entra dans la cour une chaise de poste ecortée de quelques domestiques à cheval. De la chaise sortit un gros Bénéficier qui revenoit, à ce qu'on nous dit, d'une Abbaye considérable qu'il avoit à dix lieues de ce Village.
Toute l'auberge se mit en mouvement à son arrivée: hôtesse, servantes, valets d'écurie, tout
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alla rendre hommage au train profane , & environner la chaise, comme pour remercier le maî- tre de son nombreux équipage , & des apprêts qu'exigeoit sa friandise. Pour lui, il descendit de sa chaise d'un air sur , en homme qui ne tromperoit pas les gens dans leur calcul, & qui satisferoit aux respects intéressés qu'on lui ren d oit.
Nous montâmes ensuite à notre chambre pour souper. Nous fûmes très-mal servis: on nous avoit comme oubliés; nous n'eûmes rien qu'à force de cris ; & chaque chose dont nous avions besoin ne nous fut apportée que l'une après l'autre.
Voilà comme cela va dans le monde: tous les hommes, les uns après les autres, ressemblent à notre hôtesse; ils prodiguent tout à celui qui a beaucoup, négligent celui qui a peu , & refusent tout à qui n'a rien. Caractere de cœur maudit, qui ne laisse aucune ressource honnête aux misérables , & qui déshérite les deux tiers des hommes des biens que la nature a faits pour eux.
Cependant ces hommes , tels que vous les voyez , ont fait des loix contre leur iniquité , des loix justes & saintes en elles-mêmes : celui qui les viole eU méchant ; il ne s'est point contenté d'avoir ou de trouver un nécessaire , qui, malgré la mauvaise disposition des choses, ne
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manque presque jamais ; il avoit un libertinage & des vices qu'il vouloit satisfaire : l'homme est né pour le travail, il vouloit être un fainéant; en un mot, c'est un mauvais sujet, qui mérite d'être puni. Mais d'un autre côté, on seroit tenté de dire que les hommes ne font pas dignes de le voir punir , qu'ils ne méritent pas les loix justes qui les protegent; ce méchant que l'on punit, ce font eux le plus souvent qui lui ont appris à le devenir ; il se feroit contenté de son nécessaire , de sa cabane , du revenu de son travail & de la médiocrité de ses plaisirs, s'il n'avoit pas vu des hommes dont le luxe, les richesses, la mollesse & la fainéantise ont allumé son orgueil, son avarice & ses vices.
Mais passons ; ces réflexions-là demandent de la modération : il y a des âmes gâtées qui abusent de tout, & je finirai par une réflexion que je crois raisonnable: j'interromps souvent mon histoire; mais je l'écris, moins pour la donner que pour réfléchir.
Celui à qui son état & son opulence peuvent fournir tout à souhait ; qui, pour jouir de tout, n'a qu'à le vouloir, que font les loix à son égard?
dans quelle occasion peut-il en sentir le frein?
fut-il né sans vertu, en les violant, que gagne-
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roit-il qu'il n'ait pas déjà ? Aime-t-il à faire bonne chere ? il la fait. Est-il glorieux ? on le respecte.
Est-il ambitieux? il a du rang & de grands emplois. Est-il vain & fastueux ? il a de grands équipages, & une foule de valets. Est-il avare? il a de grands revenus, qu'il les ménage. Est-il li- bertin? il a de l'argent en quantité, qu'il se pourvoie.
Mais il n'est pas Prince, il n'est pas le premier homme de l'Etat : il est le maître ici ; il vou- droit aussi l'être-là, & cela ne se peut pas : il n'a que dix lieues de terrein à lui, & il faut qu'il se passe à cela, les loix lui défendent d'en usurper dix autres sur son voisin : il peut goûter de tous les plaisirs, cela est vrai; mais malheureusement il en a satiété. Une seule chose le ragoû- teroit, & dont la privation le chagrine, c'est la fille ou la femme d'un homme à qui il n'y a pas moyen de les ôter ; les loix le défendent encore.
Quelle rigueur ! n'est-ce pas cela qu'il veut dire?
je le plains beaucoup; pourquoi n'est-il pas Roi d'un état ? c'est encore trop peu ; que n'est-il Souverain de toute la terre ? on lui donneroit tout ce qu'il souhaite. Mais aussi, où a-t-il pris de pareilles envies? elles ressemblent à ces fantaisies qui viennent dans la débauche; elles font si bi- zarres, qu'on auroit peine à les deviner ; c'est une
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démence de cœur & d'esprit que ces desirs-là; & s'il fait un crime pour tâcher de les satisfaire, qu'on ne le punisse point comme coupable ; il ne mérite pas cet honneur-là. Qu'on le lie comme un insensé, comme un homme qui a le transport au cerveau. Aussi n'est-ce pas de lui que je parle: mais d'un homme opulent, qui jouit de tous les avantages de son opulence, & qui les sent. Et je demande encore une fois : que font les loix à son égard ? Rien , que le mettre à couvert des entreprises criminelles de celui qui n'a rien, & à qui son fort fait envie ; le voilà sans difficulté dans une situation bien commode , & qui lui épargne bien des tentations qu'il auroit peut-être , s'il n'étoit pas si fort à son aise; & je l'en félicite. Il n'est pas défendu d'être mieux que les autres : la raison même dans beaucoup d'occasions veut que ceux qui font utiles, qui ont de certaines lumieres, de certains talents, jouissent d'une fortune un peu distinguée ; & quand l'homme heureux n'auroit rien qui méritât ce privilége, il est un Être supérieur qui préside sur nous, & dont la sagesse permet sans doute cette inégale distribution que l'on voit dans les choses de la vie : c'est même à cause qu'elle est inégale, que les hommes ne se rebutent pas les uns des autres',
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qu'ils se rapprochent, se vont chercher ; & s'entr'aident. Ainsi, que les heureux de ce monde jouissent en paix de leur abondance, & du bénésice des loix; mais que leur pitié pour l'homme indigent, pour le misérable aille au-devant de la peine qu'il pourroit sentir à observer ces loix.
Tout l'embarras est de son côté : que leur humanité le console du fort qui lui est échu en partage ; qu'elle lui aide à parer les mouvements de sa cupidité toujours affamée, de sa corruption toujours pressante : ce qu'on leur dit-là n'est-il pas raisonnable ? cette inégale distribution des biens, dont nous parlions tout-à-l'heure, lie. nécessairement les hommes les uns aux autres, il est vrai : mais le commerce qu'elle forme entr'eux n'est-il pas trop dur pour les uns, & trop doux pour les autres? & cette différence énorme qui se trouve aujourd'hui entre le fort du riche, & celui du pauvre, Dieu, qui est juste autant que fage , n'en feroit-il pas comptable à sa justice, s'il n'y avoit pas quelque chose qui tînt la balance égale, si le bonheur du riche ne le chargeoit pas aussi de plus d'obligations?
Ainsi vous, dont ce riche ne foulage pas la misere, prenez patience : c'est-là votre unique tâche à cet égard-là. Vivez comme vous faites
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à la sueur de votre corps; continuez, t'dl: Dieu qui vous éprouve. Mais vous, homme riche, vous paierez cette fatigue & ces langueurs où vous l'abandonnez : il y résiste; vous paierez la peine qu'il lui en coûte; c'est à vos dépens qu'il prend patience; c'est à vos dépens qu'il la perd : vous répondez de ses murmures, & de l'iniquité où il se livre, & en périssant il vous condamne.
Revenons à mon histoire : j'ai dit que nous fûmes très-mal servis, parce qu'on ne songea qu'au bénéficier & à ses gens : mais ce ne fut pas là notre pire aventure. Il n'y avoit qu'un instant que nous avions soupé, quand nous vîmes entrer deux domestiques du bénéficier avec une servante. Ce lui avec qui j'étais, surpris de cela, demanda à la servante ce qu'elle venoit faire. Mettre les valises de ces Messieurs ici, dit-elle: il faut que vous ayez la bonté de leur céder la chambre, parce qu'ils y couchent toujours, quand ils viennent; on tâchera de vous accommoder ailleurs, quoi- que nous ayons bien du monde. Voilà mon lit, dit alors brutalement un de ces domestiques; & voilà le mien, dit son camarade.
Mon Inconnu rougit là-dessus : je le vis indjgné; mais reprenant presque sur le champ un visage tran- quille : mes enfants, leur dit-il, tout ce que vous
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faites-là est inutile , nous ne sortirons point ; car je ne pense pas que vous pouffiez la hardiesse jusqu'à nous faire violence.
Ils répondirent impertinemment à cela, & parlerent haut. L'hôtesse monta au bruit, & leur maître vint demander ce que c'étoit. Ils dirent que nous ne voulions pas sortir de leur chambre. Mes gens couchent toujours ici, dit leur maître à mon Inconnu; c'est un endroit à eux, l'hôtesse le sçait, & il n'y a pas à contester là-dessus. Les chambres d'une hôtellerie n'appartiennent jamais qu'aux premiers venus, répondit froidement l'Inconnu; ainsi vos gens n'ont que faire ici, Monsieur : faitesles retirer, qu'on ne les voie point ; vous en ferez plus respectable, ou du moins ordonnez-leur d'être paisibles, afin qu'on vous les pardonne.
Fin de la yingt-cinquieme & derniere Feuille du Speélateur.
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, f PIECES DÉTACHÉES A ÉCRITES DANS LE GOUT DU
SPECTATEUR FRANÇOIS.
Lettre de M. de M * * * contenant une Aventure.
J'AI reçu votre lettre, mon cher ami. L'aventure dont vous m'y faites le récit , est particu- lière, & vous avez , dites-vous, de l'admiration pour une femme qui meurt de douleur, après avoir appris l'irréparable infidélité de son amant; un si prodigieux excès d'amour vous pénètre de respect pour elle , & je n'en fuis point surpris: car vous aimez. Cette tragique histoire fait un exemple du caractere d'amour, que vous souhaiteriez pour vous à votre maitresses mais cruel! en le
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lui louhaitant, songez-vous aux conséquences? je la garantis morte, si vous êtes exaucé, & morte peut-être dans huit jours: peut-être le hasard vat-il vous présenter un visage aimable, dont la propriétaire armera toute la coquetterie contre vous. Vous aurez des yeux, un cœur & de l'amour-propre ; vous vous amuserez à regarder avec plaisir; vous aimerez à plaire; voilà votre maitresse à son dernier soupir : vous achèverez de vous gâter la nuit par de flatteuses & de reconnoissantes réflexions; la voilà morte. Où est-il le cœur de tout sexe, dont la loyauté ne périsse dans les dangers dont je parle? & que deviendroient les amants, il l'inconstance de l'un était un arrêt de mort contre l'autre ? Les hommes & les femmes tomberoient autour de nous par pelotons ; on ne pourroit compter sur la vie de personne, & je conçois qu'il ne resteroit plus sur terre que quelques gens, qui , par cas fortuit, se feroient mutuellement porté un coup fourré d'inconstance. Juste Ciel! que de trépas indiscrets & scandaleux ne verroit-on pas !
que de dévots reconnus pour hypocrites après leur mort ! eux , dont la bonne odeur ne subsiste qu'à la faveur du secret qui dérobe leurs foiblesses. Que de meres détrompées de l'innocence de leurs filles !
que de maris crédules, & qui ne pourroient plus l'être !
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fêtre ! que dé vieilles femmes ridiculisées, en cessant de vivre ! mais, grâce à Dieu , nous n'a- vons rien à craindre de tout cela. La nature, plus iage que vous , mon ami, ne donne pas à l'amour un si grand crédit sur les cœurs ; le pouvoir qu'elle lui laisse va tout à l'avantage du genre humain; &, loin d'être homicide, il n'est dangereux que par le contraire. On pleure l'inconstance de fou amant ou de sa maitresse; on la fou pire : voilà le plus grand inconvénient d'un amour trahi. En" core ne voit-on passer par ces peines que ceux dont la nature a manqué le cœur; je veux dire, que c'est un vice dans son ouvrage, que cet excès de sensibilité qu'elle y laisse. Sa regle générale est plus douce; & les amants abandonnés en font quittes pour quelque chagrin que le moindre amusement écarte, & qui ne s'apperçoit que dans ceux qui ne veulent pas se gêner. Je ne sçais même si le plus grand nombre n'en est pas quitte à moins.
Quoi qu'il en foit, pour payer votre petite histoire par une autre, je vais vous rapporter un exemple sur lequel vous pouvez, presque à coup sur, tirer l'horoscope de votre maitreste, en cas que vous deveniez infidele.
J'étois il y a quelques jours , à la campagne, chez un de mes amis. Nombre de Dames, & de
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Cavaliers s'y étoient rassemblés. Il me prit fantaisse, un matin, d'aller me promener seul dans le bois de la maison: je m'enfonçois déjà dans les routes les plus obscures, quand la pluie me surprit; pour l'éviter, je ourus vers un cabinet que je vis assez près de moi. J'allois y entrer, quand j'entendis parler : je prêtai l'oreille; c'étoient deux Dames de notre compagnie, qui s'y étoient apparemment réfugiées avant moi. L'une d'elles, un moment après, pouffa quelques soupirs qui me donnèrent la curiosité d'en apprendre la cause. Je fuis jeune : ces soupirs me préfageoient de l'amour; je crus qu'il feroit bon de voir comment ces deux femmes en traiteroient à cœur ouvert : j'en pouvois tirer des conséquences générales, & m'inf- truire moi-même , en cas d'accident, du plus ou moins de fûreté qui se trouvoit dans les petites façons extérieures du sexe. Hélas ! ma chere, dit la Dame qui me sembloit avoir soupiré, ne me reproche point ma mélancolie ; ne sçais-tu pas que Pyrame est absent, & que je ne le verrai de six mois ? Ah ! répondit l'autre, en éclatant de rire, gageons que ton cœur a pillé ce ton-là dans Cléopâtre. Que tu es folle à contre-temps, dit l'affligée : si tu étois à ma place, tu n'aurois pas le jsnot pour rire. Ne te fâche pas, ma bonne, ré -
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pliqua l'autre ; je t'avoue que j'ai ri d'étonnement: tu ne dois voir ton amant de six mois; tu te prépares , ce me [emble, à gémir autant de temps ; il n'est pas jusqu'àu son de ta voix que tu n'aies mis en deuil : cela m'a paru singulier. Je connoîs bien cette espece d'amour languissant & tous tes devoirs : mais franchement je n'ai pas cru que ce fût celui dont le cœur se servît dans l'ôccasion.
Je l'ai pris pour cet amour qu'on imprime, dont on remplit de gros volumes de Romans; & tu te joues à mourir de fatigue, si tu veux imiter ces amantes que ce fou de la Calprenede a faites avec une plume & de Itencre. Il faut s'imaginer ma chere, qu'un cœur romanesque fournit plus d'amour lui seul, que n'en fourniroit tout Paris en- semble. Ne prends pas ce que je te dis pour uri manque d'expérience ; nous sommes feules. Au moment où je te parle , j'aime : mon amant est absent, non pas absent comme le tien, qui n'est allé que chez son pere ; il est à l'Armée : le voilà bien en risque ; il pleuroit en me quittant ; je pleurai de même, & les larmes m'en viennent encore aux yeux : tout cela est à sa place. Mais, ajoutat-elle, en riant, je veux dire, en mariant une folie plaisante avec ses pleurs, je verse des larmes, & n'en fuis pas plus triste : bien au coa-
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traire, ma chere, je ne pleure que parce que je m'attendris; mais mon attendrissement me fait plaisir, & les larmes qu'il amene font, en vérité, des larmes que je répands avec goût. Je ne sçais pas si tu comprends comme cela s'ajuste; je fuis tendre autant qu'on peut l'être. Je tremble pour mon amant sans inquiétude, je le desire ardemment sans impatience ; je gémis même sans être affligée, & tous ces mouvements ne me font point à charge : souvent je les réveille; de peur d'être oisive ; ils me suivent où je vais ; ils se mêlent à mes plaifii-s, ils ne les rendent que plus touchants : c'est comme une provision toute faite de réflexions douces, qui ne m'en tiennent que plus disposée à la joie, quand j'en trouve. Je me dis à moi-même : je fais la passion d'un homme aimable; cette idée me flatte, c'est une preuve de mérite, je m'en estime avec plus de sûreté de conscience, & je ne fuis pas fâchée de trouver alors sur mon chemin un hommage de petits foins : je m'en amusè sans scrupule; ils me répètent ce que je vaux je les encourage quelquefois par un coup-d'œil, un gesse, un souris, & je te jure enfin que mon Amant ne m'est jamais plus cher, que quand je me fuis prouvé qu'il ne tient qu'à moi de lui donner des rivaux. A leur égard, j.
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ne les aime point, ce me semble: cependant ils me plaisent; mon amour-propre a de l'inclination pour eux ; mais je sens bien confusément qu'eux & mon cœur n'ont riem à démêler ensemble. Voilà tout ce que j'en puis dire, & voilà comme on aime, ma chere: crois-moi, regle-toi là-dessus.
Et que deviendrois-tu donc, si ton Amant venoit- à changer ? Ah! de quoi parles-tu-là, s'écria l'au-- tre? ah ! mon Dieu, tout me frémit. Lui, changer! Toi qui aimes si fort à ton aise, comment te fauverois-tu de la douleur la plus vive, & peutêtre du désespoir, s'il t'arrivoit ce que tu me saisi craindre? Eh ! que me dis-tu, répondit l'autre, avec ta douleur la plus vive, & ton désespoir ?
Du dépit encore paiTe. Du dépit, juste Ciel ! du dépit pour un perfide, dit l'autre Dame. Oh ! je n'en sçais pas davantage, reprit son amie ; & je n'm jamais connu d'autre accident en pareil cas ?
je te parle bien naturellement,, comme tu vois j mais je t'aime, & tu as besoin d'instructions Et je vais, pour te la donner plus ample , te faire un abrégé succint de mes petites aventure., A neuf ans on me mit dans un Couvent, avec intention de m'engager à des vœux: j'avois une fœur aînée à qui mes parents destinoient leur hritage : ils crurent devoir commencer de bonnes
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heure à me soustraire du monde, afin que l'ignorance de ses plaisirs, m'empêchât de les regretter, & que la viéfcime, dans un âge plus avancé, igno- rât du moins tout ce que lui déroboit son sacrisice ; j'y restai trois ans avec tranquillité, & j'y reçus une éducation dévote, qui porta plus sur jnçs maniérés, que sur mon cœur; je veux dire -qui ne m'inspira point de vocation, mais qui me donna l'air d'en avoir une. Je promis tout autant qu'on voulut que je ferois Religieuse: mais je la
promis sans envie de la devenir, & sans dessein de ne pas l'être. Je vivois sans réflexion; je m'oc- cupois de mon propre feu; j'étois étourdie & badine; le jouissois de ma premiere jeunesse,& je m'amufois de tout cela, sans en desirer davan- <tage.
Il est vrai que ce cœur vuide de goût pour 1" clôture, & qu'on n'avoit pu tourner à l'amour de la regle, quoiqu'il ne souhaitât rien encore, sembloit deviner par son agitation folâtre , qu'il étoit d'agréables mouvements qui lui convenoient, & qu'il attendoit que ces mouvements lui vinssent & l'accident que je te vais dire, rçiç débrouilla tout cela,
Une de nos petites Pensionnaires tomba ma- lade s r" mere, qui l'aimoit beaucoup , ne vou" -
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lut point la confier aux foins du Monastere ; elle vint la chercher, & demanda à me voir, parce que mes parents l'en avoient priée. Je fus donc au parloir ; & j'y perdis sur le champ mon-igno, rance.
J'y vis un Cavalièr; c'étoit le fils de la Dame en question : nos yeux se rencontrerent ; je sentis ce qu'ils se dirent, sans être étonnée de la nouveauté du goût que j'avois à voir ce jeune homme ; & la conversation que mes yeux eurent avec les fiens, n'eut de ma part aucun air d'apprentissage.
Si je péchai, ce fut par un excès d'éloquence , dont à présent je retranche un peu dans l'occasion; je n'ai point appris à mieux dire que j'aime; j'ai feulement appris à le dire un peu moins.
La Dame , qui emmenoit sa fille , me parla conformément aux instructions que mes parents lui avoient données ; me vanta les charmes du Cloître , & mit sa main dans sa poche, pour chercher des lettres qu'elle devoit me rendre de la part de ma mere. Heureusement elle les avoit oubliées ; son fils s'offrit sur le champ de me les apporter ; & avant qu'il eût parlé, j'avois déjà compris & souhaité ce qu'il devoit dire. Je l'en remerciai par un regard , dont je vis bien qu'à
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son tour il avoit senti la nécessité, puisque je lui trouvai déjà les yeux sur moi.
Enfin , ma chere, après quelques discours fatigans, sa mere sortit, avec promette de renvoyer son fils me porter mes lettres ; & de mon côté, je m'en allai dans ma chambre donner du progrès à mes sentiments, les goûter à l'aise, & contempler l'image de mon vainqueur. Au retour de IPa méditation , on ne me vit plus, ni si badine, ni si vive ; mais en revanche, j'étois négligente & distraite; non que j'eusse perdu ma gaieté, mais elle se répandoit moins au - dehors. Je jouissois (,l'un plaisir seçret qui m'occupoit tant, qu'il arrêtoit ma dissipation; & pour vaquer à mes petites réflexions, j'oubliois tout le reste.
Cependant, lç jeune, homme revint, il me de-i mande ; une Religieuse me fuit au parloir. Que je la haïssois-là ! mais le hasard m'a toujours servi assez fidèlement : une Sœur Converse vint pour parler 4 ma Religieuse, cela nous fit un moment de liberté , dont le Cavalier & moi profitâmes , parce que nous en étions tous deux également avides; il me glissa adroitement avec mes lettres un billet, qu'un ferrement demain m'avertit être mysterieux; ma main lui redit aussi-tôt que j'en-
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tendois la sienne. Je rougis pourtant de ce geste mis en replique ; il le vit , & pour m'enhardir, le petit fripon me baisa la main. Ce qui est de plaisant, c'est qu'effectivement j'en devins moins honteuse : mais mon importune compagne, la Religieuse , retourna la tête à l'instant le plus intéressant de notre action ; elle en surprit toute l'ardeur sur le visage du jeune homme, & tout le consentement sur le mien ; & la Nonne commença à rougir, où j'achevois de le faire.
- Monsieur, dit-elle au jeune homme, en me retirant de la grille, Madame votre mere ne vous a point donné cette commission. Il est vrai, Madame, répondit-il; mais une si belle main, & mon âge me l'ont donnée; & je n'ai pas cru que ce fût un mal que de les en croire. Pour moi, ma mere, répondis-je, je n'ai pas eu le temps d'arrêter Monsieur. Allez-vous-en , Mademoiselle , me répartit - elle : Vêpres sonnent 3 vous ferez mieux de vous y rendre.
Je fis alors une révérence, ou, à travers beaucoup de modestie, j'enveloppai je ne sçais quel air content de mon Amant, qu'il dut comprendre, & je me retirai plus curieuse qu'inquiette des fuites de l'aventure, & dans une impatience extrême de lire mon billet; il me parut charmant,
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peut-être l'étoit-il, je le gardai comme un trésor , où je puifois dans mille moments du jour une agréable vanité : je me regardois comme une personne importante, je n'avois besoin que de le toucher pour m'estimer, & pour tressaillir de joie. On veilla dès-lors mes actions de plus près; mais au bout de quelque temps je me vis libre par la mort de ma sœur. On me vint reprendre au Cou- vent : mon Amant eut la liberté de me voir; ma nouvelle situation me ravit au point que j'en étois comme étourdie : les moindres visites étoient pour moi des plaisirs sérieux ; un rien m'était beaucoup ou quelque chose , mon amour même augmenta à proportion; la journée ne suffisoit pas à sentir ma satisfaction.
Voilà quelle j'étois, quand les empressements de mon Amant baisserent, & quand enfin j'appris qu'il les portoit ailleurs. Je te l'avoue, ma chere, le jour où l'on m'en confirma la nouvelle, je fus bien une bonne heure où il me sembla que tout étoit désert dans le monde, & que tout m'avoit abandonnée. Dans cette détresse , il me vint compagnie ; le monde à mes yeux se repeupla; mon chagrin s'affoiblit; je me crus moins délaissée : deux jeunes gens me firent des mines que je trouvai sinceres; je me sentis réconfortée,
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& je pris tant de courage dans cette soirée, que lorsque la compagnie sortit, je me félicitai de mes nouvelles conquêtes, sans me recouvenir que trois heures avant, je regrettois la perte d'une.
Cette Dame en étoit là de son discours, quand je fis par mégarde un petit bruit qui la fit taire.Remettons le reste, dit-elle, à une autre fois, il te divertira.
Je me sauvai là-dessus, avec dessein de guetter l'occasion de sçavoir la fuite de l'histoire ; je l'ai sçue; & comme cette lettre est déjà très-longue, ce que j'ai appris fera le sujet d'une autre. Bon jour.
Suite de la Lettre de M. M * * v.
:f iSioN, mon cher, je ne vous manquerai point de parole; je vous ai promis la suite de l'histoire en question; vous souhaitez que j'entre d'abord en matiere , & je commence.
Je vous ai dit qu'un petit bruit que je fis, avoit interrompu la Dame qui parloit, & qu'elle étoit sortie du cabinet avec sa tendre compagne, dans le dessein de continuer une autre fois son dis- cours. Le lendemain je les épiai si bien toutes deux,
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que je les vis sur te foir se prendre fous le bras, & se retirer dans le cabinet, d'où j'avois tout entendu la veille; je me glissai ckmc à ma place, & je crois être obligé de vous conter la nouvelle conversation qu'elles eurent ensemble, avant que 'la Dame, qui avoit commencé son histoire, la pursuivît.
Hé bien ! ma chere , dit la Dame folâtre à son amie, comment as-tu paffé la nuit ? mon Dieu !
répondit l'autre , j'ai honte de te le dire. Ah! j'entends, reprit l'amie; je sçais ta nuit par cœur; je la lus hier en me couchant. Tu l'as lue ? tu rêves, dit l'autre. Non, je te dis vrai, reprit-elle; je lifois hier Cassandre ; l'Auteur suppose son Amant absent, & j'en étois aux agitations qui tou'rmen.
toient son coeur pendant la nuit ; ainsi tu vois bien que je dois sçavoir l'histoire du tien; car apparemment il n'a pas dérogé, & l'exercice de toutes ces nuits-là est uniforme. Tiens, je te dirois de la tienne le commencement, le milieu & la fin, par ordre alphabétique : gageons que c'est d'abord une réflexion cruelle qui produit un soupir douloureux, ou bien, si tu le veux, c'est le soupir qui précede la réflexion ; car les cœurs de ton espece soupirent souvent d'avance, en afrr tendant de savoir pourquoi.
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Il en est d'eux là-dessus, comme de ces Poëtes qui font la rime avant que d'avoir trouvé la raison; mais d'ordinaire, c'est la réflexion qui produit le soupir, le soupir à son tour est le pere d'une apostrophe à l'Amant absent : cher Pyrame ! quand le Ciel permettra-t-il que je te revoie ? En voilà l'exorde : après, on se parle à foi-même; ô fille, ou femme infortunée ! &c. ensuite, il.y a des poses , je veux dire qu'on se taît, qu'on parle, qu'on s'agite; une famille de nouveaux soupirs naît en- core de tout cela ; ils ont aussi pour enfants de nou- velles aposttrophes à la nuit, au lit où l'on re* pose, à la chambre où l'on est, car dans cet état le cœur fait inventaire de tout : dis-moi la vérité ; voilà la généalogie des actions de ta nuit : voilà du moins comment l'original en est dans Cassandre. A la pointe du jour tu t'es endormie d'abattement, & je gage encore que ton sommeil étoit orageux, nuisible à l'estomac , par la quantité des soupirs qui l'ont gonflé.
Après tant de railleries , répondit l'autre Dame en souriant, (car sans la voir, je devinois par son ton qu'elle fourioit,) tu ne mérites pas que je te confie ce que j'ai senti cette nuit. Ah ! ma toute bonne , répartit l'autre, rends-moi compte , je t'en prie: si tu n'as pas été si tourmentée qu'à
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l'ordinaire, c'est une fortune que tu me dois : je t'ai donné des remedes qui t'ont soulagée ; parle.
As-tu observé, dit l'autre Dame, l'empressement qu'Alidor marquoit hier au foir pour moi ?
Oui, sans doute , dit sa compagne, & ma vanité commençoit à souffrir un peu de voir tes appas préférés aux miens ; ( car tu sçais que voilà la régle entre nous autres femmes.) Quand deux Cavaliers ont paru se disputer l'honneur de me plaire, leur hommage m'a raccommodée avec toi : je t'ai pardonné Alidor en leur faveur; je t'avoue qu'alors je t'ai perdue de vue, & que mon acquisition m'a fait oublier la tienne. Hé bien !
qu'est - il arrivé de cet empressement ? Mais , dit l'autre; il est arrivé. j'ai de la peine à te l'avouer. Que signifie cela? répondit son amie ; Pyrame est-il sorti de ton esprit? n'aimes-tu plus qu'Alidor ? je te louerois de ce double impromptu , si tu n'avois que quatorze ans : je t'ai déjà dit qu'à cet âge mon cœur avoit joué le même tour à sa premiere inclination ; mais à vingt.. cinq ans, ma chere, ce n'est plus là pour nous qu'un tour d'enfant : change, fois volage , quand le cœur t'en dira, à la bonne-heure : mais tu n'as pas tant be- foin de sçavoir changer de penchant, que tu as besoin de sçavoir changer ta façon d'en prendre.
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Tu aimois Pyrame ; il étoit absent ; tu t'étois ensevelie dans la douleur ; voilà ce qu'on appelle l'amour pris de travers. Alidor le chasse subitement de ton cœur, c'est quelque chose; & cela marque qu'on peut te conduire à mieux : mais si tu recommences avec ce dernier un cours de tendresse pareil à celui que tu quittes ; si tu vas avec lui doubler encore Cassandre ou Cléopâtre, plus de commerce entre nous, je me retire; aussibien je m'imagine que tu as des devoirs solitaires à remplir, des réflexions à faire sur la honte de ton amour naissant : tu n'as qu'à dire, & je te laisse, sur le champ, la liberté d'être honteuse à ton aise : mais si tu veux être raisonnable, faire le profit de ton amour-propre & de ton cœur, aimer Alidor, parce qu'il te plaît, en te conservant Pyrame, parce qu'il t'aime oh ! tu feras de ce monde : je fuis toute à toi, & je te continue mes conseils pour ta conversion.
En vérité, tu n'es qu'une étourdie, répondit alors l'autre Dame : tu ne m'as pas donné le temps de m'expliquer , & depuis que tu causes, tu n'as combattu que tes chimeres, & point du tout mes idées. Et qu'importe? reprit l'autre : j'y ai toujours gagné, puisque je fuis femme, & que j'ai parlé longtemps ; mais quelle est donç ta pensée ? La voilà ,
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répartit son amie : c'est que, Dieu me pardonne !
il me sembloit,cette nuit, que j'aimois Pyrame sans douleur, tout absent qu'il est; & qu'Alidor me plaisoit encore, sans que je l'aimasse. D'abord cela m'a fait peur, à cause de ce pauvre garçon qui est éloigné de moi : je craignois de lui faire tort ; mais , autant qu'il m'en souvient, cela fesoit dans mon cœur un mélange d'amour & de vanité, qui ressembloit allez à ce que tu m'en enseignes. J'ai perdu quelque temps à m'examiner , par scrupule pour l'absent; mais j'ai vu qu'il n'entroit rien là-dedans contre ses intérêts : en effet, le chagrin que j'avois en l'aimant ne lui rapportoit rien. Oh !
si fait, si fait; il lui rapportoit, reprit son amie, en souriant; ce chagrin - là n'étoit qu'un, dévouement de ton âme à une fidélité éternelle, & cela ne vaut rien : laisse-la hardiment mourir , cette fidélité ; il n'y a que les dupes qui en font leur objet. Je fuis très-contente de toi; à tes scrupules près, tu marches à pas de géant dans la bonne voie: avance, & ferme les yeux.
Tu as beau dire , reprit l'autre ; je me reproche encore quelque chose : mais , si Alidor continue à m'en vouloir, j'espere que cela se passera. Bon, dit son amie; puisque tu vas jusqu'à l'espérer, cela vaut fait : jamais ces espérances-là ne trompent. Astu
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tu vu ce matin 'Alidor? Je le quitte , il n'y a qu'un moment, dit-elle; il est venu sçavoir tantôt si j'é- tois levée. Tu l'étois sans doute , reprit sa compagne. Point du tout, répartit -elle; comme je n'ai point fermé l'œil de toute la nuit, j'ai tâché, de m'assoupir ce matin ; car tu sçais qu'on en: à faire peur, quand on n'a point dormi. Comment, s'écria l'autre, tu crains déjà de faire peur. Oh !
mon enfant, ton cœur a fait un coup de maître; la mien ne sçait rien de plus fin. N'importe, reprit la Convertie; tu feras bien de m'achever ta vie , cela me fortifiera. J'y consens , dit son amie; aussi-bien l'habitude d'aimer languissamment t'a lanle je ne sçais quelle bigoterie de langage, dont je veux te défaire. Cela me fortifiera, dis tu. A t'entendre, on diroit d'une dévote , qui fait une action libertine. Tu ris; mais je veux motirir, si cela ne ressemble. A propos, de ma vie , où en étoisje? Aux conquêtes que tu fis un soir, lui dit l'autre Dame , & qui te firent oublier subitement l'inconstance de ton premier Amant. Nous y voilà , re" prit l'autre.
Je fus le reste de la soirée dans une fituadon de cœur, qui, par intervalles , me fournissoit des secousses de joie incroyables. Les deux jeunes gens, qui s'étoient déclarés pour moi, me revenoient
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dans l'esprit avec leurs petites façons: à cela se joignit une apparition subite des plàisirs de co- quetterie que me vaudroit leur amour. Quelle vue, ma chere, pour une fille, & pour une fille de mon âge ! aussi je n'y pouvois tenir, & je trefJjûllois entre cuir & chair tout autant de fois que cela me passoit dans l'esprit. Cela ne m'y passoit cependant que d'une façon très - confuse , parce que la présence de mon pere & de ma mere me gênoit ; j'en réfervai donc l'examen , & j'en fis ma tâche pour la nuit.
Quand il fut l'heure de se coucher, je vôlai dans ma chambre pour me déshabiller & pour me voir; oui, pour me voir; car j'étois pressée d'une nouvelle estime pour mon visage, & je brûlois d'envie de me prouver que j'avois raison.
Tu penses bien que mon miroir ne me mit pas dans mon tort: je n'y fis point de mine, qui ne me parût meurtriere : & la contenance la moins façonnée de mes charmes pouvoit, à mon goût, achever mes deux Amants.
Te ferai-je le détail de mes petites grimaces ?
nous sommes toutes deux du même sexe, & je ne t'apprendrai rien de nouveau : tantôt c'est un mixte de langueur & d'indolence, dont on attendrit négligemment une physionomie ; c'est un air
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de vivacité dont on l'anime, d'usage & d'éduca- tion dont on la distingue; enfin ce font des yeux qui jouent toutes fortes de mouvements; qui se fâchent, qui se radoucissent, qui feignent de ne pas entendre ce qu'on voit bien qu'ils comprennent ; des yeux hypocrites, qui ajustent habile- ment une réponse tendre à qui cette réponsé échappe, & qui la confirment par la confusion qu'ils ont de l'avoir faite.
Voilà en gros les aspects fous lesquels je m'admirai pendant un quart-d'heure ; je me retouchai cependant fous quelques-uns : non que je ne fusse bien ; mais pour être mieux : après quoi , je mè couchai remplie de sécurité sur l'avenir; mais je me couchai sans envie de dormir : j'avois trop bonne compagnie d'idées; les deux jeunes gens, leurs tendres dispositions, ma gloire pré fente & future , la bonne opinion de moi-même, tout cela me suivit au lit.
Je me mis donc à rêver , & à faire mille projets 4e conduite : j'arrangeois les discours de mes Amants & les miens; j'imaginois des incidents; je troublois leur repos , je les calmois ; j'inveri- tois des caprices, dont je me divertissois de les voir dépendre ; & toute jeune que j'étois, je commençois à comprendre la valeur de nos iné-
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galités d'humeur avec les hommes : je jugeois qu'elles nous varioient à leurs yeux , & nous exposoient fous différentes formes dont l'inconstance les obstinoit à nous fixer dans la bonne ; mais qu'il ne falloit pas qu'ils pussent s'en assurer ; & qu'ainsi leur temps se passoit, à nous chercher, & à ne nous trouver comme ils fouhaitoient, qu'à la traverse.
Voilà , ma chere , jusqu'où portoient alors mes lumieres naturelles : enfin, mon enfant, le sommeil me prit au milieu de toutes ces idées, & je m'endormis sans m'en appercevoir.
Le jour vint: je ne m'étois pas trompée, nos deux jeunes gens étoient blessés. A mon égard , j'étais faine & sauve , & je n'avois encore que ma vanité d'intriguée, Mais l'amour est comme un mauvais air que nous portent les Amants qui nous approchent. Un des miens fut deux jours sans venir au logis; mon cœur s'avisa naïvement de s'en appercevoir; je ne m'amusai point à me le vouloir cacher; ç'eût été trop de peine, & je haîs l'embarras qui ne mene à rien. Je pris la chose tout comme mon cœur me la donnoit; je vis qu'il avoit de l'amour, j'y acquiesçai.
Tu ne le croiras peut-être pas : mais rien ne nuit
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tant à l'Amour que de s'y rendre sans façon. Bien souvent il vit de la résistance qu'on lui fait, & ne devient plus qu'une bagatelle, quand on le laisse en repos. Telle que tu me vois, jç fuis un peu philosophe, moi. Tiens , j'ai trouvé que la raison rend nos plaisirs plus chers en les condamnant.
Si l'on s'y arrache, on en souffre , & en souffrant, on croit se refuser à des délices ; le plus court pour en perdre le goût, c'est de se les permettre, je dis, quand ils ne choquent pas absolument les mœurs que doit avoir une honnête - femme du monde, car je ne fuis pas une libertine au moins; mais se pardonner quelque amour dans le cœur , n'est pas un si grand crime ; & je t'avoue d'ailleurs que je n'espérerois rien de bon de la conduite à venir d'une femme qui combattroit un grand penchant dont elle se voit prévenue : si le penchant l'entraîne , garre qu'il n'en fasse ce qu'il veut ; car elle est bien fatiguée , & ne peut guères ménager de conditions avec son vainqueur. Il n'est pàirit de gens plus extrêmes dans leurs excès, que ceux qui l'étoient dans leurs scrupules ; ils vont toujours plus loin que la tentation ne leur proposoit; elle n'a du moins qu'à se présenter pour être obéie.
Voilà un échantillon de m" Philosophie, & j%
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te le donne pour excuser ma façon d'agir avec çet amour naissant dont je m'apperçus.
Celui de qui je le tenois vint le lendemain; il entra dans le moment que je m'occupois à le (ou- haiter. Comme il me surprit, je n'eus pas le temps 4e m'empêcher d'être ingénue ; je defirois de le voir, je le reçus en conformité ; en un mot, il connut qu'il me fesoit plaisir, il en devint plus aimable ; car en amour, pareille découverte donnera toujours de nouvelles grâces à l'homme d'esprit qui la fait.
Le nouvel agrément qu'il prit ne m'échappa pas ; mon cœur n'en perdit rien , il lui en tint compte , & je ne vis qu'avec plus de complaisance une passion qui s'augmentoit des faveurs, qu'on lui fesoit.
Quelques visites qui vinrent alors, abrégèrent le bon accueil qu'il reçevoit de moi : non que je tui eusse dit que je l'aimois ; j'avois été plus ma- desse, sans être pourtant moins claire, & j'en avois glissé l'aveu fous des plaintes assez empressées de son absence.
On nous interrompit donc; j'allai recevoir la compagnie qui yenoit, avec laquelle il sortit trois
heures après. -
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J'oubliois à te dire que son rival en étoit, de cette compagnie ; sa présence écarta , sans les renvoyer, les sentiments de préférence que j'avois pour le premier de ces deux adorateurs, Risquer d'en perdre un, par trop de naïveté pour l'autre, c'étoit jouer un trop gros. jeu, & je n'étois pas d'humeur à ruiner les plaisirs de ma vat.
nité, en faveur de ceux de mon amour.
D'ailleurs, j'étois un peu fâchée que ce jeune homme préféré m'eût fait un larcin de mon se" cret, quand il m'avoit surpris; & comme il n'en.
troit pas dans mes petites maximes, que sa certitude lui durât long-temps , je me déterminai, tout-d'un-coup, à la dérouter, en fêtant ion.
rival.
Trois ou quatre minauderies, tant en gestes qu'en paroles, corrigèrent le premier de sa fé- curité, & firent germer l'espoir dans le cœur du fecond : de-là, je vis naître des nuages sur le visage de l'un , & la sérénité sur le visage de l'autre. La paix en souffrit ; le favorisé railloit le malheureux, il abusoit insolemment de sa fortune-; & le malheureux répandoit un esprit d'envie sur tout ce qu'il répondoit : mais d'une envie dou- loureufe, plus humiliée que brusque.
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Cela me toucha ; l'Amour dans mon cœur plaida sa caure, & la gagna; mais si a droitement g :e j'avois délà soulagé la douleur de ce pauvre garçon, quand je crovois en être encore à décider du parti que je devois prendre.
Voilà les surprises de l'Amour : mais t'avouerai-je toutes mes folies? ce soir là, je fis & défis plusieurs fois la même chose, tombant tour-àtour d'un acte de pur amour, dans un aéte de vanité ; je ne crois pas qu'il y ait rien de si di- Vertissant.
Cependant l'heure de nous retirer vint, & mes deux Amants sortirent plus piqués, & plus incertains que jamais de leur dessinée. Quand je les vis partir, j'étois bien tentée de finir la scène à la satisrfaction de mon amour : il n'étoit ques- tion que d'un petit tour de gibeciere , du moindre petit clin- d'œil, fait en cachette & reçu de même. Je ne sçais pas çomment je m'en abstins, en voyant l'air mortifié de celui que j'aimois : mais je regardai ailleurs , par un esprit de ménage sur mes plaisirs. Je me des qu'il falloit en réfer- ver pour le lend-emain ; & que , si mon Amant partoit consolé, je m'ôtois la douceur de jouir plus au long de son inquiétude, & de l'effet de mes bontés,
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Je passai la nuit à merveille ; il y avoit long- temps que je ne m'occupois plus à rêver éveillée : j'avois pris de cet amusement-là jusqu'à satiété, & je n'y trouvois plus rien de piquant: en effet il n'dl: bon qu'à des filles novices. Devine qui me rendit visite le lendemain. L'Amant de Couvent, mon infidele. Devine encore ce qui m'arriva, quand on me l'annonça : t'y attendoistu ? le cœur me battit.Mais, mon enfant, je fonge qu'il se fait tard, dit-elle , en s'interrompant ; on peut nous attendre pour dîner ; remettons le resse à tantôt.
Et vous, mon cher, vous voulez bien que je m'interrompe aussi, avec promesse de vous dire la fuite, à condition que je l'apprendrai.
)
Suite de let Lettre de M. M * * *.
3f E vais enfin vous rapporter le dernier entretien des deux Dames en question. Je fors actuel- lement de ma niche, & elles du cabinet d'où je les ai entendues: vous vous souvenez sans doute de la différence de leur caractere, L'une cft une coquette badine, qui, quand un
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Amant lui plaît, n'y sçait d'autre façon que de l'aimer, que de l'oublier sans y tâcher, quand il l'oublie ; & quand il est absent, que de se diver tir, en l'attendant, des cœurs étrangers qui lui viennent; & d'employer, dans cet agréable exer, cice de coquetterie, le temps qu'une autre don- neroit au desir impatient de revoir ce qu'elle aimeroit.
C'est une femme dont le cœur en amour, est fermé à toute impression fâcheuse, accessible à toute impression agréable autant de fois que le hasard le veut : un cœur enfin qui tire parti de tout; qui devenu tendre pour un objet, ne renonce pas pour cela aux autres ; mais qui retient pour sa vanité ceux dont son penchant ne s'accommode pas, & qui souvent même dans le même "Jour se trouve - sensible autant de fois qu'il est coquet.
La compagne de la Dame que je viens de peindre , est d'un caraétere tout opposé: c'est une femme dont le cœur est plus rage & plus neuf, & qui paroît avoir toujours regardé l'Amour comme un péril, dont elle avoit honte de s'approcher : mais le péril apparemment l'a poursuivie ; & comme on fuit avec paresse ce que l'on fuit à contre-cœur, le péril l'a surprise ; elle aime.
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Oh ! vous sçavez que plus une femme à craint l' Amour, plus scrupuleusement le fert-elle , quand les forces lui ont manqué , & qu'elle ne peut plus s'en défendre ; c'est en aimant de tout son Cœur qu'elle se délasse de la fatigue qu'elle a soufferte en combattant; mais elle aime comme une autre remplit un devoir, je veux dire avec une exaditude de sentiments, qui n'est jamais un défaut, & dont elle se fait comme une obligation, religieuse, L'Amant est-il absent pour un demi-jour: il faut y rêver solitairement, fuir ou défier toute occasion qui oseroit réjouir.
Revoit-on cet Amant: il faut un épanchement modeste de tendressè; mais cependant plus tendre que ne pourroit être une joie libertine : il faut soupçonner cet Amant de n'avoir eu ni l'air, ni le cœur assez mortifié pendant sa courte absence, & perdre ses soupçons, après avoir eu le plaisir de sa justification ; lui jurer après, cent fois, qu'on l'aimera toujours : car cette répétition de ferments n'est que dans les paroles ; mais le sentiment en est toujours nouveau.
Enfin il entre dans la tendresse d'une femme de ce caractere une infinité d'autres petites for- malices, qui font toutes de l'invention des cœurs
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qui étoient fages & timides , avant que d'être tendres.
Telle est donc la Dame à qui sa compagne a déjà raconté une partie de ses aventures ; elles prirent ensemble le chemin du cabinet, & moi celui de mon bosquet.
Quel livre as-tu dans ta poche , dit la coquet.
te, en ouvrant la conversation ? c'est Phara- mond, répondit-elle. Pharamond, s'écria l'au'!' tre ! quoi ! pendant que je travaille à ta COUT verlion, & qu'elle est plus d'à-moitié achevée, tu lis encore des livres hérétiques ! Donne-mai ce livre : je te défends d'en lire de pareils, sans peine de ma colere ; donne, te dis-je ; tu n'as pas encore la tête assez forte pour soutenir l'air dangereux qu'on y respire.
Il me semble que si, répondit l'autre ; & je t'assûre que ce matin mon cœur a déjà critiqué dans les Amants de Pharamond, des lenteurs., des timidités, des fiertsi qui, autrefois, étoient tout-a-fait de mon goût. J'ai trouvé que ces gens-l à s'amusoient trop à se re-spedé r a se fâcher ou à se plaindre ; & que les meilleures occasions périssoient entre leurs mains : tu vois bien que - pareilles remarques ne me menacent pas de ^rechute. ;
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■ Ta critique est judicieuse , reprit l'autre ; ef- fectivement, si toutes ces folies étoient d'usage ; & si les amants d'aujourd'hui se balottoient comme ceux-là, le mariage feroit assez inutile ; car on ne feroit d'accord qu'après quatre-vingts ans de martyre.
Abrège tes réflexions, dit sa compagne, pour m'achever ta vi e ; je ne fuis venue ici que pour l'entendre : tes coquetteries m'ont d'abord fait peur ; mais à présent la comédie m'en plaît.
Je te la donne aujourd'hui, reprit l'autre ; mais j'espere que tu la joueras bientôt toi même; achevons mes aventures , puisque tu le veux ; il ne m'en reste pas beaucoup ; mais je travaille tous les jours à les augmenter.
J'en étois, je pense , à mon Amant de Couvent, qui s'avisa de me rendre visite, quand je ne fon- geois plus à lui.
Le petit infidéle avoit entendu parler de mes conquêtes. Le don de mon cœur autrefois lui avoit paru plus agréable qu'important : il en avoit oublié la tendresse ; mais il avoit oublié de l'estimer ; & franchement, quelque aimé que foit un Amant, quelque amour qu'il ait lui-même, s'il n'est glorieux d'avoir acquis le nôtre, c'est un Amant manqué.
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Ce n'dl: pas allez qu'il soit glorieux de nous paroître aimable ; il faut qu'il le foit de nous l'avoir paru plus que d'autres qui aspirent à le paroître aussi bien que lui. Ses rivaux, en lui exagérant ce qu'il vaut, quand il en triomphe * l'avertissent de ce que nous valons nous-mêmes i cette derniere leçon tient son amour en respect, & son orgueil en haleine : il a eu l'honneur de la préférence, cela ne lui suffit pas; il reste que cette préférence lui soit continuée.
Il ne s'étoit rien passé de semblable avec mort inconstant, quand nous nous étions aimés; mais on ne lui eut pas plutôt dit que j'avois deux esclaves à ma fuite, & que mes appas étoient en haute réputation, qu'il jugea que c'étoit un beau coup à faire, s'il pouvoit ratrapper les droits qu'il avoit eus sur mon cœur; mais il avoit eu ces droits sur un cœur brute, sur un cœur enfant Dans le Couvent,j'avois regardé son amour comme un effet étonnant de mon mérite; & le retour que j'avois eu pour lui, n'étoit qu'une admiration de moi - même, qui m'échauffoit ; à quoi s'étoit jointe une curiosité puérile d'essayer mes yeux sur un homme, & de voir ce qu'il en arriveroit: de forte que je n'aurois jamais eu d'amour pour lui, sans l'envie que j'avois eue d'en avoir pour qui
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que ce fût, pour sçavoir ce que c'étoit; mais mes deux dernieres conquêtes, & je ne sçais combien de petits Amours momentanés , qui naissoient autour de moi, par-tout où j'étois, m'avoient guérie de ces enfances ; je n'étois plus surprise d'être aimée, & je l'aurois été de ne l'être pas.
Ainsi mon infidèle étoit bien loin de son compte ; &, comme tu vois, de pareilles dispositions ne lui fesoient pas beau jeu.
Cependant je t'ai dit que le cœur me battit, quand on me l'annonça; mais ce n'étoit qu'émotion d'orgueil: mais encore cet orgueil ne le regardoit-il pas. Il revient, me dis-je aussi-tot; sans doute c'est le bruit que je fais qui le ramene; je ne me flatte pas, quand je crois valoir mieux qu'une autre; il court dans le monde une estima publique en ma faveur; le repentir de mon infi- dèle en est la preuve.
Qu'en dis tu? pareille idée ne méritoit-elle pas bien une émotion ? Le fripon entra donc ; peutêtre crut-il que j'allois traiter froidement avec lui, & que , trop fière pour lui rappeller son crime, je ferois du moins assez mal-habile pour être sérieuse.
Mais qu'il s'abusoit le pauvre garçon ! Ah !
vous voilà, mon cher enfant, lui criai-je au mi-
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lieu de sa révérence; vous avez la conscience en peine, je gage & vous craignez de mourir sans mon absolution. Allez, je fuis bonne , & je vous la donne ; ma générosité va plus lo n , je vous permets l'honneur de rentrer dans mes fers; vous ne vous y ennuierez pas comme autrefois, & vous aurez bonne compagnie dans votre esclavage.
Ma faillie le déconcerta ; il se prisoit assez pour ne s'y pas attendre; & rien n'est plus sot, en pareil cas , qu'un homme vain qui se trouve inno.
cent où il se flattoit d'être coupable. )
Je vis son embarras : une autre en auroit eu pitié ; mais pour moi je ne vaux rien dans ces occasions. Eh , quoi ! mon brave, lui dis-je, vous voilà bien étourdi de ne me pas trouver fâchée!
rendez-moi compte de vos petits sentiments de présomption. :
A cette demande, il me répondit par un bé. gaiement; je me mis à rire de toute ma force.
A la fin, je ne sçais s'il ne feroit pis mort de honte, ou plutôt de pure vanité confondue , s'il n'étoit entré du moude : il se sauva pendant les compliments. r -' !
Suite
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Suite de la Lettre de M. M ¥- ¥:if.
U EL Q U'U N , qui l'autre jour entra dans ma chambre, quand je vous écrivois, m'empêcha de continuer notre histoire : en voici la fuite.
La Dame qui raconte ses aventures, dit que l'Amant que lui avoit ramené la réputation de ses charmes, s'étoit fauvé de ses plaisanteries, à la faveur d'une visite qui survint.
Il s'éclipsa si adroitement, continua t-elle, que je ne m'ena pperçus pas: sa retraite me fit rire, & je n'y songeai plus. Une Dame de la compagnie proposa une partie de Comédie ; on me demanda à ma nrere, & nous y allâmes ; j'y retrouvai mon fugitif ; il étoit dans une loge voisine de la mienne, avec deux Dames, dont l'une me parut une brune fort aimable, sans être belle; c'étoit un de ces visages de goût, dont les traits ont je ne sçais quelle heureuse irrégularité, & qui n'en valent que mieux de n'être pas beaux. J'ai toujours appelle ces physionomies-là, d'agréables fantaisies de la nature, qui n'amusent jamais les yeux qu'aux
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dépens du cœur. Oui, ce font de ces physionomies à part, qui ne ressemblent à rien ; on aime à les voir, sans s'aviser de les craindre ; on les regarde avec un plaisir de bonne-foi, qui n'avertit pas de ce qu'il est. Il y a des visages d'ostentation, déclarés dangereux : quand on vient à les aimer, on n'en a point été la dupe ,on avoit présagé l'aven- ture : mais les physionomies dont je parle, ne font point de fracas; rien n'est d'abord plus familier : leur charme agit sans faste i il ne prélude pas avec un cœur, & l'on est tout surpris de se trouver un amour, dont on n'avoit pas eu la moindre nouvelle.
Tu ne te douterois pas des petites raisons que j'ai de caractériser ces friponnes de physionomies-là; c'est que je connoîs leurs mauvais tours par expérience.
J'en ai rencontré une de cette espece; je croyois, quand elle. me plaisoit, que c'étoit sans confé- quence; je le disois par-tout très innocemment; celui qui la portoit vint un beau matin prendre congé de moi pour un petit voyage , qu'il alloit faire. Jusques-là je ne l'avois cru que mon ami: quand il partit, je le trouvai mon Amant; mais il n'est pas temps d'en venir à lui.
L'aimable brune dont je t'ai parlé me parut
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prendre quelque intérêt au jeune homme en question ; & le jeune homme fit tout ce qu'il put pour me faire remarquer cet intérêt.
L'intelligence de ces petites façons me vint sur le champ: (vous m'avez méprisés vous voyez cependant que je vaux quelque chose. ) Voilà le langage muet qu'elles m'adrefloient.
Là-deuus je pris tout d'un coup mon parti; j'aurais été fâchée qu'il eût cru que je le comprenois, encore plus fâchée qu'il eût vu que je refufois de le comprendre ; car en pareil cas, c'est être trop au fait , que de n'y vouloir pas être.
J'appellai donc à moi toute mon industrie, pour cacher l'attention que j'avais, & pour dérober que je la cachois.
Je pense que je me tirai d'affaire : tantôt je parlois aux personnes de ma loge ; je regardois de tous côtés indifféremment ; je me fis enfin de ces postures oisives, de ces regards dissipés, qui ne tombent sur rien & qui tombent sur tout, 8c dans une curiosité vague où le hasard dispose.
La nature n'est pas plus vraie que mon art dans ces occasions ; c'est un talent qui m'a souvent bien réjouie. Le petit bon-homme crut assurément avoir perdu ses peines ; j'en jugeai du moins par le ra-
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lentiffement des foins qu'il se donnoit pour être entendu de moi.
Pendant ce temps-là je méditois de ma part un coup decoquerte, dont je goûtois le plaisir par avance, car il ne me vint pas un moment dans l'esprit de douter du succès : & voilà ma façon de penser; écoute donc quel étoit mon dessein.
J'avois trouvé la brune fort aimable , je m'étois apperçue qu'elle ne haïssoit pas le jeune homme; il pouvoit l'aimer aussi lui, & quand il ne l'auroit pas aimée , l'honneur de plaire à la belle valoit bien qu'on ne s'exposât pas légèrement à le perdre.
Oh bien! ma chere, je voulois triompher de l'estime qu'apparemment il ferait de cet honneur, & lui faire abandonner sa Maitresse, sur la fimpla espérance de ratrapper mon cœur. Je trouvois dans ce triomphe un ragoût infini; je fçavois bien que j'étois aimable ; c'étoit une vérité prouvée : mais il me sembla que je n'en avois que des preuves ordinaires. Je n'avois fait encore soupirer que dès indifférents, ou de jeunes gens sans maitresses , qui nétoient ni amoureux, ni aimés, & je ne voyois pas qu'il y eût un si grand mystere à cela.
Mon idée me fit penser que je n'étois encore qu'une enchanteresse d'un ordre subalterne, puifqu'il me
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restoit à faire une épreuve de mes charmes, fu- périeure à tout ce que j'avois fait jusqu'ici. J'é- tois comptable à ma vanité d'un Amant qui brisât ses fers pour s'engager dans les miens, ou qui préférât la poursuite de mon cœur, à la gloire d'en conserver un tout acquis.
Je formois-là-dessus des devins meurtriers pour.
I4 brune en question, qu'on me dit être intime amie d'une de mes parentes; mais je n'aurois pas fait grâce à ma fœur, si elle avoit été à la place de la brune : il s'agissoit d'un plaisir de vanité coquette , & quand il se présente un pareil gain à faire parmi nous autres femmes, on. en ignore encore le lacrifice, & j'étois femme complette à cet égard; ou, pour mieux dire, j'avois làdessus, pour ma part, l'avidité de quatre femmes ensemble.
La brune m'en a toujours voulu depuis : elle a tort cependant; passe qu'elle me haïlloit alors: encore ces ressentiments là ne doivent ils durer qu'un jour. Pour moi, si jamais semblable aventure m'arrivoit, je proteste aujourd'hui, contre la rancune qui me saisira, & dont la durée excé- dera le temps que je viens de te dire.
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Suite de la Lettre de M. M * * *,
U te reifouviens bien, ajouta la Dame à sa compagne, en continuant son histoire, que j'avois déjà deux Amants : j'en retenois un, parce que j'étois coquette ; mais le cœur me parloit pour l'autre : & pour entretenir deux Amants de cette espece, il faut du manège.
Il est difficile de se conserver des plaisirs de va., nité, qui nuisent à tout moment à ceux que le cœur veut prendre ; & d'ailleurs une coquette , en pareil cas, oublie souvent de l'être ; ou du moins pour veiller à sa gloire, pour la trouver touchante, il faut qu'elle s'avise d'y penser : mais elle pense à son amour , sans s'en aviser ; elle n'a besoin que de sentiment pour en goûter les douceurs ; & ce sentiment, elle ne le çherche point; il est toujours tout trouvé.
C'est donc un grand embarras que d'avoir à garder deux conquêtes pareilles aux miennes , ôc il falloit être bien hardie pour en méditer une troisieme.
Maisil faut te l'avouer a je ne fuis point faite 14-*
é
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dessus comme les autres femmes ; ce n'est pas même à force d'esprit & de finesse que je me dé- mêle de ces intrigues ; je ne réfléchis jamais , je badine, & je sens : voilà tous mes talents; c'est avec cela que je me fuis toujours tirée d'affaire. Les mesures les plus délicates, les tours les plus subtils ne me coûtent aucun effort de pensée; j'ai là-dessus une adresse de tempérament, j'agis par inftind:, toujours à propos, & toujours me divertissant de tout, même de la violence que je me fais avec mes Amants , pour ne point donner d'avantage à celui que j'aime, sur celui que je n'aime point.
Autant que j'en puis juger cependant, je crois que cette souplesse de cœur & d'esprit , cette audace à tenter plusieurs conquêtes, à vouloir me les cohferver, malgré leur nombre, quand elles font faites ; cet art de surmonter alors des difficultés que je ne prévois jamais , & dont j'ai l'habileté de me tirer, sans tâcher d'être habile i ce talent d'être impunément coquette, de faire soupirer mes Amants fous le joug d'une coquetterie actuelle , dont aucun d'eux ne m'accuse , qu'ils ne devinent point; je crois , dis-je, ne devoir ces avantages qu'à l'insatiable envie de fendr que je fuis aimable, & - qu'à un goût dominant pour tout ce qui m'en fait preuve.
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Vois-tu , mon enfant ! si j'ai quatre Amants, j'ai pour moi-même un amour de la valeur de tout celui qu'ils ont pour moi. Oh ! il faut que tu fçaches que le plaisir de s'aimer si prodigieusement, produit naturellement l'envie de s'aimer encore davantage ; & quand un nouvel Amant m'acquiert ce droit, quand je me vois les délices de ses yeux, je ne puis t'exprimer ce que je deviens aux miens. Mes conquêtes présentes & passees s'offrent à moi ; je vois que j'ai fçu plaire indistinctement; & je conclus en tressaillant d'orgueil & de joie, que j'aurois autant d'Amants qu'il y a d'hommes , s'il étoit possible d'exercer mes yeux sur eux tous.
Et même alors, en concluant ce que je dis-là, je vois en idée les regards que sçavent porter mes yeux ; je les admire, j'en deviens amoureuse ; le charme m'en émeut intérieurement; je brûle de trouver quelqu'un qui les éprouve: & si, chemin fesant, il se présente un objet pour qui mon cœur se déclare , c'ell: une aventure agréable, un bénésice dont je jouis par surérogation, qui dure autant qu'il peut, & qui n'interrompt nullement mes desseins de conquête.
Toutes ces parenthèses , que je mêle au récit de ma vie, vont à ton instruction; voilà pourquoi
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je me les permets volontiers. Jusqu'ici ton amourpropre n'étoit qu'un mal-adroit, qui prenoit ses intérêts à gauche : je crois pourtant m'appercevoir qu'il est de bonne trempe, & qu'il ne tient qu'à lui de s'évertuer. Songe bien, ma fille, à méditer sur l'avidité du mien, & sur la préférence que je donne au plaisir d'être aimée, sur celui d'aimer moi - même : échauffe ton orgueil de l'idée de régner sur plusieurs cœurs, & tu sentiras que l'art de conserver ses conquêtes naît du desir bien ardent de les faire : continuons à présent.
La Comédie finit; le jeune homme dont je t'ai parlé, la belle brune avec laquelle il étoit, & leur compagnie, se leverent pour sortir de leur loge : personne de la mienne ne remuoit encore; mais je me levai pour inviter les autres à en faire autant.
J'avois envie de rencontrer mon fugitif en descendant l'escalier ; j'y réussis: il me falua d'une révérence que j'interprétai encore ; car elle étoit parlante : c'étoit un défi qu'il fesoit au pouvoir de mes charmes. Je fermai les yeux sur l'injure , & je résolus sur le champ de tourner sa vanité même à mon avantage.
Je sentis, je ne sçais comment, qu'en pareil cas le plus sur moyen de triompher d'un fanfaron, c'étoit de feindre de le regretter. Le plaisir que vous
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lui faites, en flattant la bonne opinion qu'il a de lui, l'attire insensiblement à vous, pour l'amour de vous-même. Il se charge, sans y penser, d'une reconnoiltance qui le conduit à l'amour ; d'abord il s'humanise par curiosité, pour la joie que vous aurez de le voir revenir : mais il paie enfin de tout son cœur le plaisir superbe de voir agir le vôtre.
Monsieur, dis-je au jeune homme , en m'approchant de lui avec un sérieux que la dupe prit pour un dépit, il y a six mois que je vous prêtai les Lettres Portugaises: ce livre n'est point à moi ; on me le redemande, & je vous prie de me le renvoyer J'irai vous le rendre moi-même, au hasard d'être encore raillé , me répondit-il, du ton d'un homme qui veut bien laisser entrevoir qu'il pourroit devenir traitable. Non, lui dis-je un laquais suffit: je ne vous raillerois pas: mais je ne vous renverrois pas plus content.
Je prononçai ces derniers mots en le quittant, sans le regarder & avec un dédain qui sans doute lui parut alors tenir la place d'un soupir.
Il ne me répondit point ; mais je m'apperçus bien que sa vanité mordoit à l'hameçon. Pour moi, qui l'avois abordé très-froidement, je gardai toujours un maintien uniforme; je remarquai qu'il
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jettoit les yeux sur moi à la dérobée , & qu'il avaloit à longs traits la douleur dangereuse de me voir sérieuse ; ce qui dans cette occasion valoit autant que me voir triste.
Nous remontâmes en carrosse, & j'attendis le lendemain , persuadée que le jeune homme ne pourroit porter plus loin l'envie de jouir, ou de ma douleur, ou de mes timides espérances.
Je l'attendis donc comme en embu/ cade , je veux dire que je lui fis une nouvelle friponnerie.
Il vint effectivement, me trouva dans un négligé, dont l'économie étoit un chef-d'œuvre. J'avais laissé dans ma parure les marques d'une distraction que je n'avois pas eue ; & cela sans préjudice des grâces que j'y avois ménagées , de façon cependant que ces grâces s'y trouvoient, sans qu'on pût m'accuser d'avoir pris la peine de les y mettre ; elles n'étaient-là que parce que j'avois une figure, & qu'elles y tenoient; & je vis bien, quand il entra , qu'il m'en croyoit effectivement innocente.
Je le reçus avec un air d'indifférence, qui sembloit gêner un mouvement de surprise agréable ; tout cela porta coup. Voici, Mademoiselle, le livre que vous m'avez prêté, me dit-il, & je viens vous demander excuse de l'avoir gardé si longtemps, Cela n'en vaut pas la peine, Monsieur;
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lui dis-je, & je pardonne aisément de pareilles fautes. Je ferois au désespoir d'en avoir de plus grandes à me reprocher, répartit-il. Brifons làdessus, répondis-je vivement, & avec une adresse qui paroissoit exclure une explication qu'elle amenoit ; brifons là - dessus, je vous pardonne tout.
Mais, Mademoirelle, me dit il, charmé de voir que je lui pardonnois, du ton dont on accuse ; de grâce, apprenez-moi mes crimes?
Changeons de discours, ou je vous quitte , lui répondis-je impatiemment, en me levant, & fesant quelques pas.
A ce transport, le petit orgueilleux content, & rassasié de gloire, me fçut si bon gré du mérite que lui fuppofoit ma colere , qu'il se jetta à mes genoux, transporté d'aise, & me prit une main que je ne voulus pas avoir la force de retirer d'entre les siennes ; car il falloit qu'à mon emportement fuccéciât une tendre indulgence. Ce font deux sentiments, qu'en pareils cas la nature a liés l'un à l'autre.
Il donnoit mille baisers à ma main : les souffrir ; c'étoit faire un doux aveu du plaisir que j'avois de le revoir tendre ; & dans cet aveu même, il entroit d'amoureuses plaintes de son inconstance p ailée»
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Je ns sçais si tu conçois comment mon action pouvoit signifier tout ce que je dis ; mais il est certain que peu de chose, en amour, contient fou vent le sens de plusieurs pensées.
Mais, ma chere, le plus plaisant de l'histoire, c'est qu'au milieu de tout cela il m'arriva un accident que je n'avois pas mis en ligne de compte dans mon projet, c'est que je pris ma part au plaisir d'un raccommodement que je n'avois médité que par coquetterie; je dis ma part en amour : ce n'étoit plus vanité , c'étoit tendresse ; apparemment que mon cœur voulut profiter aussi-bien que le fien de l'occasion d'être bien aise; le fripon me remit sur mon siège, & là, mon attendrissement redoublant le fien, il m'embrafloit les genoux avec une ardeur prouvée par quelques larmes, qui me parurent différentes de celles qui viennent du don d'en sçavoir verser.
Dans cet état ; o'ii, s'écrioit- il, Mademoiselle j'ai fait mille crimes, puisque j'ai pu vous être inconstant, si c'est l'être que de négliger un bien, dont une étourderie de jeuneflfe, dont mon peu d'expérience me laissoit ignorer le prix. D'autres objets m'ont amusé quelque temps , je l'avoue : mais il y a plus de quatre mois que mon cœur expie sa faute, qu'il vous regrette, qu'il adore
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votre image, & je n'ôse paroître. Je me trouvois trop indigne d'obtenir grâce & je le suis encore. Oui, ma chere Maitresse, oui, punissez-moi, vengezvous , en me permettant devous voir ; plus je vous verrai, plus' je pleurerai la perte de votre cœur.
De temps en temps le fripon s'interrompoit d'un baiser qu'il donnoit à ma main ; c'étoit malgré moi : mais je ne l'en empêchois pas. A te dire le vrai, je me sentois étourdie; ses caresses, ses larmes, ses regrets me fesoient trembler de peut & de plaisir. L'occasion étoit vive, le jeune homme vif, moi vive aussi : levez-vous , lui dis-je, en baissant ma tête auprès de la sienne : il me vola un baiser ; je m'en fâchai , sans pouvoir m'en mettre en colere; je craignis son désordre & le mien : asseyez - vous, lui dis - je , d'une voix plus ferme que mon cœur; je le veux, asseyezvous.
Il se levoit , quand j'entendis du bruit dans l'anti- chambre ; c'étoit l'arrivée de mes Amants pour qui j'avois du penchant.
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LETTRE A MADAME ***
JE vous tiens parole, Madame, ou plutôt je vous obéis ; car ce qu'un Amant promet à ce qu'il aime vaut un devoir d'obéissance envers son maître.
Vous avez raison de vouloir être instruite des mœurs & du caractere des habitants de Paris , & de tout ce qui se pratique dans cet abrégé du Monde.
Paris est le centre des vertus & des vices ; c'est le lieu où les méchants développent leur iniquité ; l'endroit où se manifeste toute leur capacité de mal faire. La raison de cela, Madame, est qu'ils ont abondance d'occasions, & que l'exercice met en œuvre & perfectionne leurs mauvaises disposissons.
Les vertus n'y regnent pas moins que les vices ; mais elles y regnent sans bruit & fecrettement.
Les Justes y composent un parti ignoré de la foule des hommes. On y voit encore un troisieme ordre de personnes; ce font d'honnêtes-gens d'une probité morale qui n'a pour principe, ou qu'un
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heureux caractere qui les porte à vivre avec honneur, ou qu'un goût de sagesse philosophique , qui les maintient dans un esprit de justice & d'union avec les hommes. Ce font de ces gens, qui, bornés à satisfaire leurs petits plaisirs, tâchent, autant qu'ils peuvent, de ne troubler ceux de personne ; de ces gens, en un mot, qui adoptent le frein des Loix, moins, si vous voulez, par respect pour elles, que par ménagement pour le préjugé public.
Cette Secte, Madame, ne laisse pas que d'être un peu Pirrhonienne ; car elle n'a de vertus que par convention : mais vivre bien avec les hommes, & penser autrement qu'eux, est une chose qui paroît si belle & si distinguée , que, dans bien des endroits à Paris, vous ne passez pour homme d'esprit, qu'autant qu'on vous croit confirmé dans cette impiété philosophique.
Je m'étendrois là - dessus davantage , si je ne prévoyois que, dans la suite de cette relation , l'occasion se présentera d'en parler encore : venons à d'autres matieres.
V..
CHAPITRE
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CHAPITRE I.
tI est difficile de définir la Populace de Paris je vais pourtant tâcher de vous en donner quelque idée.
Imaginez-vous un monstre remué par un certain instinct, & composé de toutes les bonnes 8c mauvaises qualités ensemble: prenez la fureur 8c l'emportement, la folie, l'ingratitude , l'insolence , la trahison & la lâcheté; ajustez tout cela, si vous le pouvez, avec la compassion tendre, la fidélité, la bonté, l'empressement obligeant, la reconnoissance & la bonne foi, la prudence même; en tilt mot, formez votre montre de toutes ces contrariétés; voilà le peuple, voilà son génie.
Pour en achever le portrait, il faut lui supposer encore une nécessité machinale de passer en un instant du bon mouvement au mauvais : détaillons à présent ce caractere.
Le Peuple est une portion d'hommes , qu'une égalité de bassesse dans la condition réunit; ils se querellent, ils se battent, se tendent la main, se rendent service & se desservent tout-à la-fois : un moment voit renaître & mourir leur amitié; ils se raccommodent & se brouillent, sans s'en
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tendre. Le Peuple a des fougues de soumission & de respect pour le grand Seigneur, & des faillies de mépris & d'insolence contre lui: un denier donné par-dessus son salaire vous en attire un dévouement sans réserve ; ce denier retranché vous en attire mille outrages. Quand il est bon, vous en auriez son fang; quand il est mauvais, il vous éteroit tout le vôtre : sa malice lui fournit des moyens de nuire , que l'homme d'esprit n'ima- gineroit jamais. Tel est le pathétique de ses discours, qu'il biffe parmi les plus honnêtes-gens, & les meilleurs esprits, une opinion de bien ou de mal, pour ou contre vous, qui ne manque pas de vous servir ou de vous nuire.
Le Peuple , à Paris, a tous les vices qu'il se reproche dans ses querelles.
Une chose m'a toujours surpris : deux femmes s'accusent de mauvaise vie , citent les lieux & les circonstances : les assistants croient tout ; la que- relle finit, & ne leur a fait aucun tort.
Les femmes entr'elles ne rougissent pas de l'opprobre dont elles se chargent ; leur motif de honte est d'avoir été vaincues en coups ou en injures.
Plus une femme a la voix vigoureuse, & plus celle avec qui elle se querelle a de tort.
Plus une querelle a de témoins, plus elle s'é-
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chauffe : ce n'est plus tant alors une vraie colere qui anime les combattantes, qu'une émulation d'invectives. at i ori Personne ne caractérise plus éloquemment que le Peuple.
On lui inspire aisément de la confiance ; mais quand il la perd, il déshonore.
Toute belle que vous êtes, Madame, si le hafard vous avoit attiré le courroux d'une femme du Peuple , elle vous feroit rougir de vos propres charmes. L'union des gens mariés parmi le peuple est la chose du monde la plus divertissante ; vous diriez, à les entendre se parler & se répondre, qu'ils ne peuvent se supporter, & qu'ils souffrent de se voir.
Voici la réflexion que je fais là-dessus, Madame, Un mot plus haut que l'autre brouille des époux honnêtes-gens ; pourquoi cela ? c'est que leur commerce est ordinairement honnête ; cette h onnêteté cesse-t elle un moment : l'union s'altere. Les gens mariés d'entre le Peuple se parlent toujours comme s'ils s'alloient battre; cela les'accoutume à une rudesse de manieres, qui ne fait pas grand effet, quand elle est sérieuse & qu'il y entre de la colere : une femme ne s'allarme pas de s'entendre dire un bon gros mot, elle y est faite en temps de paix comme
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en temps de guerre : le mari de son côté n'est point surpris d'une réplique brutale , ses oreilles n'y trouvent rien d'étrange : le coup de poing seulement avertit que la querelle est sérieuse; & leur façon de parler en est toujours si voisine , que ce coup de poing ne fait pas un grand dérangement.
Sçavez-vous bien, Madame, qu'à tout prendre , il y a plus de gain dans cette façon de se traiter, que dans celle des honnêtes-gens ?
Je compare l'union de ces derniers à une mer calme ; les deux époux y voguent en paix. Vient-il un seul coup de vent : il porte l'allarme dans la barque; & nos époux, accoutumés à une longue bonace , ne se remettent que long - temps après de leur frayeur.
La même comparaison me servira pour figurer l'union des gens du Peuple.
Cette mer, pour eux, est toujours agitée; les vents & les éclairs y règnent sans interruption; la barque va son train, sans s'en appercevoir; la tempête lui est familiere : la foudre tombe quelquefois ; mais elle est une fuite si naturelle de l'orage, que
la barque tâche de se réparer sans en avoir frémi.
Manie de politesse à part, la mer agitée me paroît préférable à la mer calme.
Je n'aurois jamais fait, si je ne voulois rien
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omettre dans le portrait du génie du Peuple in- confiant par nature , vertueux ou vicieux par ac* cident; c"efi: un vrai Caméléon qui reçoit toutes les impressions des objets qui l'environnent.
Là-dessus, vous vous imaginez que le Peuple est méchant ; vous avez raison : mais il n'a point une méchanceté de réflexion ; c'est une méchan- ceté de hasard , qui lui vient de ce qu'il voit ou de ce qu'il entend; il devient méchant, comme il devient bon, sans le plus souvent être ni l'un ni l'autre.
Il exprimera, par exemple , des cris de malédiction contre les gens d'affaires ; non pas qu'il ait conclu qu'ils le méritent ; mais la voix publique les annonce haïssables: voilà le Peuple irrité contre eux.
On alloit un jour faire mourir deux voleurs de grands chemins ; je vis une foule de Peuple qui les suivoit; je lui remarquai deux mouvements qui n'appartiennent, je pense , qu'à la Populace de Paris.
Ce Peuple couroit à ce triste spectacle avec une avidité curieuse, qui se joignoit à un sentiment de compassion pour ces malheureux; je vis même une femme qui, la larme à l'œil, couroit tout au Of tant qu'elle pouvoit, pour ne rien perdre d'une
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éxécution dont la pensée lui mouilloit les yeux de pleurs.
Que penses-vous de ces deux mouvements ?
Pour moi, je ne les appellerai ni dureté ni pitié.
Je regarde en cette occasion l'âme du Peuple comme une espece de machine incapable de sentir& de penser par elle-même , & comme esclave de tous les objets qui la frappent.
Par ce systême, je vois clair comme le jour Il raison de ces deux mouvements contraires: on va faire mourir deux hommes ; l'appareil de leur mort est fort triste : voilà la machine frappée d'un mouvement assortissant ; voilà le Peuple qui pleure, ou qui se contriste.
L'exécution de ces hommes a quelque chose de singulier : voilà la machine devenue curieuse.
Je gagerois que le Peuple pourroit, en même temps, plaindre un homme destiné à la mort, avoir du plaisir en le voyant mourir, & lui donner mille malédictions Que dirons - nous encore de lui ? Il est de certains endroits à Paris, Madame, où le Peuple est en possession d'une liberté despotique dans le langage & souvent dans les actions : il y regne souverainement ; il y parlç de tout & n'y craint personne.
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Achetez-vous quelque chose aux marchés publics, par exemple; votre honneur, votre taille, votre visage y font à la discrétion des marchandes : il faut opter , ou d'être dupe , ou d'être mal-traité: Dans ces endroits, qu'on pourroit appeller l'Empire des Amazones, vous avez autant de juges & de parties , qu'il y a de femmes : si la colere d'une d'entr'elles vous déclare coupable , c'en est fait toutes les autres vous condamnent sans consultation , & vous exécutent à la même heure : toute la liberté qu'on vous laisse , c'est de vous sauver & vous ressemblez, en ce cas, à ces, soldats qui.
passent par les baguettes en courant Je connoîs un de mes amis, homme d'esprit Se de bon sens, qui me disoit un jour, en parlant du génie du peuple: le moyen le plus sur de çonnoître ses défauts & ses vices , feroit de familiariser quelque temps avec lui, & de lui chercher querelle après. On a trouvé l'invention de se voir le visage par les miroirs ; une querelle avec le Peuple feroit la meilleure invention du monde, pour se voir l'esprit & le corps ensemble. Une aimable fille, entendant parler ainsi mon ami, nous dit, en badinant: tous mes Amants me disent belle; ma glace & mon amour-propre m'en disent autant : mais , pour en avoir le cœur net, quelque jour en car-
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naval j'userai de l'invention dont vous parlez.
Qu'ajouterai - je encore sur le caraftere dur Peuple?
Les dévots d'entre le Peuple, le font infiniment dans la forme : la vraie piété est au - dessus de la portée de leur cœur & de leur esprit.
Une grosse voix dans un Prédicateur les per- suade : ils ne comprennent rien à ce qu'il dit mais il crie beaucoup , & les voilà pénétrés.
Ainsi, je ne confeillerois à personne de compter beaucoup sur la Religion du plus dévot personnage d'entre le peuple : de-là vient aussi qu'il est aisé d'ea corrompre le plus honnête- homme; car, pour l'engager au crime, il ne s'agit pas de gagner son esprit, on a bon marché de cette piece : il faut feulement effacer une impression par une autre, celle du cé- rémonial de la Religion qui les a rendu pieux, par l'impression d'une offre qui les chatouille.
Vous m'avouerez qu'on peut faire tout ce qu'on veut d'un homme qu'il ne s'agit que de toucher sensiblement; l'impression la plus fraîche est toujours la victorieuse.
Ne vous attendez pas, Madame, que j'épuise la matiere là-dessus ; je n'en dirai plus qu'un mot.
Le Peuple dans les Provinces reconnoît autant de maîtres qu'il est de gens au-dessus de lui.
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L'intérêt seul ici fait la vraie dépendance du peuple. Le Cordonnier y va de pair avec le Duc & le Marquis : si l'on ne veut pas qu'il manque de respect pour ces grands noms , il faut acheter son hommage : l'argent est le seul titre de grandeur qu'il révere. Le peuple est comme un gros mâtin : le mâtin abboie après tout ce qui passe ; jettez-tui un morceau de pain , il vous caresse.
Ainsi , Madame, si vous venez jamais à Paris, en cas que vous ayez affaire au Peuple, prenez avec lui des mesures qui mettent vos charmes à l'abri de la correction,
CHAPITRE II.
LE BOURGEOIS.
Le Bourgeois à Paris, Madame, est un animal mixte, qui tient du grand Seigneur & du Peuple.
Quand il a de la noblesse dans ses manieres , il est presque toujours Singe: quand il a de la petitesse, il est naturel; ainsi il est noble par imitation, & Peuple par caractere.
Entre les Bourgeois, la cérémonie est sans fin ; je crois en sçavoir la raison, en suivant toujours mes principes.
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Il regne parmi les gens de qualité une certaine politesse dégagée de toute fade affectation: cette politesse n'est autre chose qu'une façon d'agir naturelle, épurée de la grossiereté que pourroit; avoir la nature. Le Bourgeois voudroit bien imiter cette po, lîtefïè i mais malheureusement son premier effort pour cela le tire de l'air naturel, & tout ce qu'il fait est cérémonie.
Le Bourgeois dans ses ameublements, ses mai fons & sa dépense, est souvent aussi magnifique que le font les gens de qualité : mais la maniere dont il produit sa magnificence a toujours certain air subalterne, qui le met au-dessous de ce qu'il possede : y paroît-il indifférent; on voit qu'il gêne sa vanité : en jouit-il avec faste ; il s'y prend avec petitesse.
Le Bourgeois est quelquefois fier avec les gens au-dessus de lui: mais c'est une fierté qu'il se donne , & non pas qu'il trouve en lui ; il fait comme ceux qui se haussent sur leurs talons pour paroître plus grands.
Un Bourgeois qui s'en tient à sa condition, qui en sçait les bornes & l'étendue , qui fauve son caractère de la petitesse de celui du Peuple, qui s'abstient de tout amour dereilembiancc avec
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l'homme de qualité, dont la conduite en un mot tient le juste milieu ; cet homme feroit mon Sage.
Généralement parlant, à Paris, vous trouverez de la franchise & de l'amitié dans le Bourgeois ; mais, il ne faut point le tâter sur la bourse: une froideur subite & l'éloignement succéderont aux marques d'affection que vous en aurez reçues.
Le Bourgeois alors se fait de vous fuir un principe de sagesse & d'habileté ; il se çroiroit votre dupe, s'il vous avoit obligé.
Je connoîs un homme qui avoit été long-temps en commerce d'amitié avec un Bourgeois. Il eut un jour un besoin pressant de quelque somme d'argent : il écrivit au Bourgeois & le pria de la lui prêter. Je me trouvois chez lui, quand il reçut la lettre : il lui répondit qu'il lui étoit impossible de lui faire ce plaisir. Lorsque le laquais fut parti : Monsieur me demande de l'argent à em- prunter, me dit-il: malpeste! qu'il est fin avec ses amitiés! mais j'en sçais autant que lui. Monsieur; répondis-je, il n'y a pas grande finesse à avoir besoin d'argent & à en demander à ses amis. Bon, ses amis ! reprit il : il en a cinquante comme moi ; mais il n'aura garde de leur proposer la chose : il sçait bien qu'il n'y auroit rien à faire, & il m'a cru plus sot qu'un autre, Peut-être plus généreux,
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répondis- je. Il n'y a plus que les bêtes qui le font; me dit-il.
Parlons un peu des Dames Bourgeoises; car vous avez sans doute plus d'envie de connaître les personnes de votre sexe que celles du nôtre.
Comme je n'ai d'ordre que le hasard dans cette relation, je ne ferai point difficulté de vous dire ici ce que j'aurois pu vous dire ailleurs.
C'est qu'il y a différentes Bourgeoises : le commerce , par exemple, est un métier qui fait une espece de Bourgeoisie: la Pratique fait une autre espece : & dans ces deux especes-là, il y a encore une différence du plus au moins.
Je fuis tenté de vous dire que pour l'ordinaire les Bourgeoises Marchandes font de grosses per- sonnes bien nourries: vous en trouvez de fort brusques, qui vous querellent presque au pre mier signe de difficulté que vous faites: vous ea trouvez d'affables; mais d'une affabilité vive 8c bruyante: rien n'est épargné pour vous faire plaisir : on devine ce qui vous plaît : faites un geste de tête, toute la boutique est en mouvement : cet empressement d'actions est entremêlé, comme je vous l'ai dit, d'un torrent de douceurs & d'honnétetés Un jour, un Provincial nouvellement débarqué
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dans Paris, entra dans la boutique d'une de ces Marchandes, pour acheter quelque chose de considérable. D'abord, salut gracieux, étalage empressé; la marchandise ne lui plaisoit pas, il mâ- choit un refus de la prendre & n'osoit le prononcer: la reconnoissance pour tant d'honnêtetés l'arrêtoit: plus il hésitoit , plus la Marchande chargeoit son homme de nouveaux motifs de re- connoissance, De dépit de lui voir prendre tant de peine, & de n'avoir pas la force d'être ingrat il se lève & tire sa bourse: tenez : Madame , lui dit-il, votre marchandise ne me convient pas & je n'ai nulle envie de la prendre ; vous m'avez accablé d'honnêtetés, & j'en enrage; je n'ai pas le front de sortir sans acheter ; voilà ma bourse , je vous laisse la liberté de me vendre ou de me renvoyer; le dernier m'obligera d'avantage. Ce discours ne démonta pas la Marchande : il crut, le pauvre homme ! avoir trouvé le secret de se tirer d'affaire avec honneur: ce que vous me dites est trop obligeant, lui dit-elle, je n'ai pas le cœur moins bon que vous, Monsieur, & je ne puis répondre mieux à la bonté du vôtre , qu'en vous vendant ma marchandise: j'en sçais la valeur, & vous feriez assurément trompé ailleurs ; je veux vous faire du bien malgré que vous en ayez
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Là-dessus, elle ouvrit la bourse, en prit ce qu'il lui falloit, fit couper la marchandise & la livraà notre Provincial, de qui cette action avoit dif-A sipé la honte, mais il n'étoit plus temps d'être courageux.
Vous me direz là-dessus que toute autre Marchande n'auroit point été capable de profiter de la bétise de l'autre avec autant d'esprit ; mais vous ferez bien surprise, quand je vous dirai qu'elle en avoit fort peu, quoiqu'il y eût bien de la finesse dans sa réplique.
Il y a à Paris un certain esprit de pratique parmi les Marchands : rien n'est plus adroit, plus souple, plus spirituel , que leur façon d'offrir à qui vient acheter. Vous croyez que cette souplesse veut réellement de l'esprit , & qu'elle est mieux ou moins bien pratiquée par ceux ou celles qui ont plus ou moins d'esprit : point du tout ; cette souplesse, cet art de captiver la bienveillance, d'embarrasser la reconnoissance, n'est qu'un métier qui s'apprend, comme celui de Tailleur ou de Cordonnier: les plus spirituels n'y font pas les plus parfaits : dans cet art , un Garçon de Boutique, épais & pesant d'intellect, y fera le plus habile.
Il me vient une pensée assez plaisante sur le
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babil obligeant des Marchands dont j'ai parlé.
Je les compare aux Chirurgiens, qui, avant que de vous percer la veine , passent long-temps la main sur votre bras pour l'endormir. Les Marchandes , pour tirer l'argent de votre bourse, endorment aussi votre intérêt à force d'empressements & de discours ; & quand le bras est en état, je veux dire, quand elles ont tourné votre esprit à leur profit, le coup de lancette vient ensuite; elles disposent de votre volonté, elles coupent, elles tranchent, elles vous arrachent votre argent, & vous ne vous sentez blessé que quand la saignée est faite.
La boutique de ces Marchandes est un vrai coupe-gorge pour les bonnes-gens qui n'ont pas la force de dire non. Êtes-vous belle & jeune : elles vous cajolent sur vos appas en déployant leurs marchandises: ces compliments ne font point étrangers à la vente ; on diroit qu'ils font partie de la marchandise même. Vous êtes cajolée, vous écoutez, vous leur en sçavez gré, vous vous prévenez pour elles ; tout cela , sans que vous vous en apperceviez. Êtes-vous vieux ou vieille: elles ont des recettes de surprises pour tout âge.
Êtes-vous jeune homme: elles font en forte qu'un peu de galanterie vous amuse; pendant lequel
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temps la bourse se délie, & l'argent est jetté sur la table, tout en badinant. Vous me demanderez peut-être, Madame, si la bonne foi regne dans la boutique des Marchands.
Si vous entendez par cette bonne-foi une certaine exactitude de conscience sans détour ; en un mot, cette bonne-foi prescrite à la rigueur par la Loi, je vous répondrai franchement que je n'en sçais rien : en revanche, je vous dirai qu'il peut s'y trouver une bonne-foi mitigée, qui, dégagée de la sévérité du Précepte, s'accommode à l'avidité que les Marchands ont de gagner sans violer absolument la Religion. Le Marchand partage le différend en deux : la Religion veut une régularité absolue , l'avidité veut un gain hors de tout scrupule. On est Chrétien ; mais on est Marchand: ce font deux contraires, c'est le froid & le chaud ; il faut vivre & se sauver. Que faiton? on cherche un tempérament: comme Chrétien, je m'abstiendrai d'un gain exorbitant; comme Marchand, je le ferai raisonnable : le malheur est que ce n'est presque jamais le Chrétien, mais bien le Marchand, qui fixe ce raisonnable.
Ce discours sur le commerce commence à m'ennuyer ; changeons de sujet, sans changer d'objet. Tous les plaisirs, toutes les délices de la vie , font,
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font, £ Paris, tellement à portée de celui qui les peut prendre, qu'il faut être d'un tempérament bien sensible, pour ne point abuser de la possibilité de les goûter. Les riches Marchands ici ne s'en refusent guères. Il est sur-tout un agrément fort goûté du Bourgeois opulent, c'est, ne vous déplaise, Madame, l'agrément d'aimer une personne, qui n'est point sa femme; mais qui le traite avec autant de bonté que son épouse même, A propos de ces femmes si bonnes, puisque j'en fuis à elles, détaillons un peu les différents degrés de bonté que comprend le métier de femme obligeante.
Paris, Madame, est aujourd'hui rempli de femmes excessivement bonnes , dont la charité ne fait acception de personne : cette forte de femmes possède le degré de bonté le plus éminent. Il y en a d'autres d'une charité un peu inférieure, & que j'appellerai, pour quitter le langage figuré, des coquettes parfaites.
Ce font de ces femmes qui n'affichent point, pour ainsi dire , l'excès de leur coquetterie ; qui ne la promenent pas dans les rues; mais qui, sans beaucoup de façons, la montrent toute entiers à ceux que le hazard la fait deviner.
Il y en a d'une autre espece encore, qui font
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celles à qui les Bourgeois donnent volontiers le superflu de leur bien. Dans le métier de coquet- terie , elles font sans doute les plus honorables ; & le défaut qui se trouve dans leur conduite, est à présent, parmi la plupart des femmes, un si petit objet, que,depuis le Peuple jusqu'aux femmes de qualité, tout s'en mêle, & personne n'en rougit.
Je me trouvois un jour en compagnie, j'y vis une des plus belles personnes de la Ville ; je m'approchai d'elle dans le dessein de la féliciter de ses appas ; elle me reçut honnêtement : mais elle avoit de grandes distractions. J'apperçus dans un coin un homme de cinquante ans, & en ra- bat; il fronçoit le sourcil, & jettoit de notre côté de noirs regards, qui fignifioient méchante humeur.
Un de mes amis, plus au fait que moi des mœurs & de la conduite de ceux qui composoient la compagnie, vint me tirer par la manche, m'arracha d'auprès de ma belle, fous prétexte de me dire quelque chose : vous ne sçavez pas, me dit-il, que vous causez de l'inquiétude à deux personnes à la Demoiselle à qui vous parliez, & à celui que vous voyez dans le coin, ajouta-t-il en me montrant mon homme à rabat. Est-ce son mari, répondis-je ? non. C'est apparemment son pere, répondis-je? ce n'est ni l'un, ni l'autre, me dit-
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il; mais c'est un ami, c'est un brutal dont elle a besoin. Mademoiselle de. n'a point de bien, &.
elle est obligée d'avoir des ménagements pour cet homme-là qui lui fait plaisir.
J'entends, répondis-je : elle fait avec lui un troc de ce qu'elle a, contre ce qui lui manque & qu'il posséde ; mais comment n'a-t-elle pas honte de se montrer en si bonne compagnie, puisque l'on sçait le secret de son petit ménage ? Vous Vous moquez, me dit-il : si une petite bagatelle déshonoroit, il n'y auroit pas une femme ici qu'on ne dût fuir : on vit à présent plus aisément dans le monde; la rareté de l'argent a fait congédier bien des scrupules, les bonnes mœurs ne font plus si farouches; se conserver un Amant utile, est prudence. Une femme regarde même comme un bienfait l'amour qu'un homme riche veut bien prendre pour elle; mais enfin, répondis-je, l'hon- t'leur? Bon, l'honneur! me dit-il en m'interrompant : le public ne se scandalise plus de ces bagatelles-là : & ôtez le scandale , il n'y aura plus de cruelles.
Je ne sçais plus où j'en fuis : je parlois des Bourgeoises, ou des Marchandes.
Disons encore un mot sur ces dernieres.
Le comptoir est une place d'une dangereuse
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conséquence pour un mari, quand sa femme est belle, & qu'elle l'occupe ; les regards des curieux qui la contemplent, donnent aux fiens une hardiesse, qui des yeux passe dans le discours, & du discours dans les actions.
Une femme qui s'accoutume à regarder ceux qui la regardent, répond aisément à ceux qui lui parlent.
Les Marchandes à Paris peuvent au comptoir avoir impunément auprès d'elles un soupirant; mais je doute qu'elles l'aient impunément pour leur innocence.
S'il étoit possible que la coquetterie se perdît parmi les femmes, on la retrouveroit chez les filles des Marchands; je ne crois pas qu'on soit obligé de l'y aller chercher; les Bourgeoises de toute espece en ont bonne provision.
La passion dominante des Bourgeoises, c'est la vanité : elle est la tige de tous les autres menus défauts qu'elles contractent. Sans la vanité, elles n'aimeroient pas la bonne chere ; sans la vanité , elles ne feroient point avides de plaisirs.
La vue d'une Bourgeoise magnifique, quoique galante, va triompher de la vertu de cinquante de ses semblables qui la verront, & qui n'auront pas autant de parure qu'elle. La preuve
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la plus certaine qu'elles voudroient être à sa place, c'est le mépris qu'elles témoigneront pour elle.
Parmi les Bourgeoises, la médisance n'est qu'une expression de l'envie qu'elles auroient de la mériter, Ce qui gâte l'esprit des Bourgeoises, c'est le faste continuel qui s'offre à leurs yeux: chaque équipage que rencontre en chemin une femme à pied, porte en son cerveau une impression de douleur & de plai- sir; de douleur, en se voyant à pied; de plaisir en se figurant celui qu'elle auroit, si elle possédoit une pareille voiture : le moyen que le cerveau d'une femme tienne à cela !
Varions les matieres; laissons-là les Bourgeois & leurs femmes , pour les reprendre en chemin fesant , & parlons un peu des Dames de qualité.
C'est-là votre ordre, Madame ; heureux ceux qui, comme vous , sçavent en rendre la chimere respectable, & qui, par leur affabilité restituent à l'ignoble comme un équivalent de l'égalité na.- turelle qui est entre les hommes.
J'ai dit, chimere ; & ce mot est sans confè.
quence : c'est le langage des Philosophes, & leurs idées ne gâtent personne sur le train établi de.s, choses.
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Pouvoir être impunément superbe, parce qu'on est d'une grande naissance ; sentir pourtant qu'il n'y a point-là matiere à orgueil, & se rendre modeste, non pour l'honneur de l'être ; mais par sagesse ; cela est beau.
N Etre né sans noblesse, acquiescer de bonne grâce aux droits qu'on a donnés au noble, sans envier son état, ni rougir du fien propre; cela est plus beau que d'être noble : c'est une raison au-dessus de la noblesse.
Ces deux caracteres d'esprit que je viens de pein- dre font peut-être sans exemple : mais en revanche nous avons des fourbes qu'on appelle Sages ou Philosophes : ils n'ont point les vertus que je viens de dire ; mais ils ont de l'esprit, & beaucoup d'orgueil; ils font avec ces deux pieces-là même figure que s'ils étoient en effet ce qu'ils feignent d'être : ils trompent les sots ; & les clairvoyants font en si petit nombre, qu'ils ne valent pas une exception.
Vous feriez surprise de voir ici, Madame, de quel air certains hommes du plus haut rang abor dent leurs inférieurs; j'ai souvent regardé leurs façons de près.
Celui-ci vous caresse, vous tend la main, vou$ fgurit s familiarise, pourvu qu'il ait des témoins
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car c'est un rôle de simplicité trop brillant pour le perdre dans l'obscurité. Notre homme n'est point simple : c'est un Acteur qui veut être applaudi : il lui faut du spectacle : tous les instants ne font pas favorables; il en vient un: l'Acteur vous trouve ; vous devenez l'instrument & la victime de sa gloire : vous restez caressé, marqué de honte, confirmé petit, insulté par l'efstime que s'acquiert le perfide qui vous sacrifie, qui a joué le public, & qui s'est joué lui même; car il jouit de l'applaudissement sans le douter que c'est un bien mal acquis.
Sur cela, je fais une réflexion. -. De tous les hommes les plus sots, peut-être les plus misérables, ce font les hommes orgueilleux; mais l'homme qui vous pouffe l'orgueil jusqu'à vouloir contrefaire le modeste, pour mériter l'estime qu'on donne à la modestie, cet homme-là est un petit monstre.
Un jour je me trouvai dans un endroit, où vint un de ces hauts Seigneurs dont nous avons, parlé; il se fit un écart dans la compagnie ; on lui prodigua les honnêtes déférences. Messieurs, ditil, avec un geste de main, qui mélangeoit artistement la hauteur & la simplicité; ou qui, pour mieux dire, étoit équivoque de l'une & de l'autre,
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aussi flatteur pour lui, qu'il le croyoit flatteur pour nous ; Messieurs, point de cérémonie, je vis sans façons, & par-tout où je vais ,c'est m'obliger que de n'en point faire.
Cela bien interprété, signifioit : on doit des respects à mon rang, je le sçais ; je fuis charmé que vous ne l'ignoriez pas ; mais je vous en fais grâce ; vous vous êtes mis en état, & cela me suffit.
A votre avis, Madame, ai-je mal fondu ce compliment ? n'est - ce pas là le sens qu'il peut rendre ? & l'inférieur n'est-il pas bien flatté d'une familiarité dont on ne l'honore, qu'en se mon- trant satisfait des sentiments qu'il a de sa petitesse ?
Avec cela cependant, & d'autres vertus de la même force, l'homme de haute qualité gagne le titre de Philosophe ; celui dont je vous parle nous fit un récit qui tendoit à nous prouver sa modestie ; mais qui charrioit en même temps une historiette de ses avantages. Ce récit est de trois lignes; le voici.
Les Provinciaux font fatiguans, nous dit-il; je ne pus l'autre jour me dispenser d'aller à une petite Ville dont je fuis Seigneur; j'appris que les habitants viendroient en corps me complimenter à mon arrivée. Le Gentilhomme de France le plus
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ennemi de ces fadaises - là, c'est moi : la vanité de mes confreres là-dessus m'est insupportable.
Pour me sauver, je dis à mes gens d'arrêter à deux lieues de la Ville, dans le dessein de n'y entrer qu'à dix heures du foir, & d'envoyer dire que je n'arriverois que le lendemain sur le foir.
Mais je m'assoupis pour mes péchés , dans le lieu où je m'étois arrêté; mes gens n'oserent me réveiller ; j'y passai la nuit, & par-là, le lendemain je sus contraint d'essuyer une kyrielle de respects ridicules : quelle corvée ! je baissai mes glaces, & je fis le malade.
Tout ce que j'ai dit jusqu'ici, ne regarde que l'homme du haut rang; le petit Noble ne peut gueres se donner ces airs mitigés de hauteur & de modestie; la distance d'un Bourgeois à lui n'est pas allez grande, pour qu'ils soient à leur place. Dénué de ces équipages magnifiques, de cet appareil de domestiques, qui subjugue la vanité des inférieurs , à la faveur d'un sentiment de vanité même, il n'a pour toute ressource d'orgueil que le maigre titre de Noble ; & sa Phi- lofophie, quand il se mêle d'en avoir, n'est guères au large avec cela.
S'il contrefait le modeste, ce ne peut être qu'a- vec le Bourgeois, & sa modestie avec lui ne feroit
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pas fortune: le Bourgeois, à la vérité, l'en croira sur la mine ; mais il ne l'en louera pas ; il le trouvera feulement dans l'ordre; & si le Bourgeois est plus riche, il croira pouvoir en conscience faire deux membres égaux en valeur de sa ro ture & de ses richesses, avec la naissance & la médiocrité des biens du Noble; tant pour tant, & le compte fait, sa fierté se tient en garde.
Il y a de l'erreur, dit intérieurement le Noble, qui se doute bien du calcul ; mais, comment faire , pour la prouver au Bourgeois? le voici, Madame.
• Parmi les hommes, le préjugé de la Noblesse.
est violent ; le riche Bourgeois a beau s'étourdir là- dessus, il n'y a que façon de le prendre,, pour le rendre au joug.
Le Gentilhomme pour cela emploie une familiarité franche, raille la Noblesse, vante le bon Citoyen, lui fait honneur de sa roture, & le confirme dans le mépris qu'il a pour les avantages de la naissance. C'est-là l'hameçon qui rattrappe le Bourgeois, qui avoit rompu ses filets, Comme il s'étoit attendu à quelque résistance de la part. du Noble, quand il avoit arrêté son compte, il est charmé de sa docilité, il en a de la reconnoissance, il estime, il admire enfin
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celui qui a bien voulu ne pas sentir qu'il étoit Gentilhomme ; voilà le grand œuvre du petit Noble Philosophe , dont l'amour-propre, long-temps contraint, trouve enfin la récompense de la contrainte qu'il a soufferte.
Il me semble, Madame , que vous me demandez comment il en use avec l'homme de qualité; c'est une autre allure : jeune, il brigue sa compagnie, son amitié, sa confidence; quelquefois par un autre tour d'imagination, il travaille d'esprit, de geste & de dépense , pour arriver à prendre un ton d'égal à égal ; il s'enfle, fait comme la grenouille qui veut être aussi grosse que le bœuf.
Si son bien & sa situation lui interdisent le commerce des gens de qualité, & que par hasard il ait à leur parler, il affiche sur son visage qu'il est Gentilhomme, & paroît à peu près dans le goût de ces aventuriers de Roman, casque en tête & lance au poing, & qui se vantent par la posture.
Tous ces caracteres se peuvent trouver en Province , à l'air près de société moins aisé. Parlons de choses plus nouvelles pour vous, Madame : par exemple, disons un mot des Femmes de qualité, cela vous réjouira.
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Otez à la Campagnarde de qualité le masque qu'elle porte, quand, montée sur sa haquenée.
elle traverse d'un Château à l'autre ; ôtez-lui sa vanité crûe sur les antiquités de famille, son ton bruyant, son estomac redressé par intervalles de réflexions, l'embarras total de sa contenance, & sa marche à mouvement uniforme : car tout cela compose l'économie de sa figure; ôtez-lui ses fils le Marquis & le Chevalier, petits enfants qu'elle dresse devant vous à la révérence villageoise, & qui par fatalité font toujours morveux quand ils arrivent, afin d'être mouchés du mouchoir de la mere : ( passez -moi le portrait; ) ôtez lui, dis- je, toutes ces c hofes, il ne vous reste plus rien de curieux chez elle, si ce n'est la langueur ou le ton emphatique des compliments qu'elle fait, quand elle est en ville. 1 Tout cela vu & entendu, le sujet est épuisé; les Femmes de qualité dans ce pays font un spectacle bien plus varié: les définirai-je en général?
le projet est hardi; n'importe.
La Femme de qualité a tous les défauts de la Bourgeoise; mais, pour ainsi dire, tirés au clair par l'éducation & l'usage. Elle possede un goût de hardiesse si heureux, qu'elle jouit du bénéfice de l'effronterie, sans être effrontée, Peut-être ne
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doit-elle cet avantage qu'à la nature de l'esprit des hommes, faciles à donner des droits plus amples à qui les étonne par de plus fortes impressions.
L'air de mépris le mieux entendu de la Femme de qualité pour la Bourgeoise , ce font ses caresses & ses honnêtetés; & là-dessus, rien n'est plus joli que la Femme de qualité, dit la Bourgeoise. L'innocente ! qui ne voit pas que, par cette politesse, la voilà marquée au coin de subordination.
Dans la Femme de qualité, l'habillement, la marche, le geste & le ton, tout est formé par les grâces, la nature ne les a point faites : ce ne font point de ces grâces qui font partie nécessaire de la figure, que l'on a sans y penser qui nous suivent par-tout, qui font en nous, qui font nous-mêmes: ce font des grâces de hasard, d'après coup , que la vanité, des parents a commencées, que l'exemple & le commerce aisé des autres Femmes ont avancées , & qu'une étude de vanité personnelle a finies.
Grâces ridicules aux gens raisonnables, attirantes pour les jeunes gens, imposantes pour le Peuple, inimitables aux Bourgeoises, quoique toujours copiées par elles; voisines du mal dont
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elles applanissent les voies, & peut-être le chef- d'œuvre de l'orgueil.
Et voilà , Madame , ce que l'on appelle airs du monde.
On ne peut aisément exprimer ce que c'est que le commerce mutuelle des Femmes de qualité. Sans aller même jusqu'au crime, tout est jeu pour elles, jusqu'à leur réputation; & cette réputation est un jeu pour ceux dont elles dé pendent.
Parmi elles, attrape qui peut, tout passe, un bon mot tire tout le monde d'affaire ; elles font - les confidentes les unes des autres, se prêtent réciproquement secours dans l'occasion. se promettent le secret, que réciproquement elles violent aussi ; la médisance court, on la croise par une autre, & pendant que la demande & la répartie amusent le public , elles restent, en bonnes amies, spectatrices des effets plaisants de leur perfidie.
Il y a des Femmes tendres : ce font celles dont le cœur embrasse la profession du bel amour; leur esprit fourmille d'idées délicates ; elles aiment en un mot plus par métier que par passion : un Amant infidele met leur talent au jour ; sans lui on ne sçauroit pas qu' elles ont mille grâces atten-
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drissantes dans une affliction de tendresse.
Il y a l'espece des femmes coquettes: celleslà font l'amour indisntictement; ce font des femmes à promenades, à rendez-vous imprudents; ce font des furieuses d'éclat ; elles ns languissent point, elles aiment hardiment, se plaignent de même; c'est pour elles faveur du hasard, quand on trouve un de leurs billets d'intrigue : tout cela va au profit de leur gloire. Il y a les femmes prudes : ce font celles qui s'entêtent, non de l'amour de l'ordre; mais de l'estime qu'on fait de ceux qui font dans l'ordre: elles font ordinairement âgées ; cabale d'autant plus dangereuse , qu'elle est, du côté des plaisirs, dans une oisiveté dont elles enragent. Je vous les peindrai une autrefois , Madame , en achevant l'article des Femmes de qualité qui ne fait que commencer, & où je n'ai rien dit encore des exceptions avantageuses.
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Suite des Caractères de M, M
DAN s mes dernieres réflexions, Madame, je vous en promis de nouvelles sur les Femmes de qualité : j'en vis l'autre jour deux ou trois qui m'en fournirent quelques-unes ; elles étoient ce qu'on appelle en négligé.
J'ai toujours regardé cet habit comme un honnête équivalent de la nudité même. Vous verrez dans un moment pourquoi je l'appelle équivalent : les Femmes ont un sentiment de coquetterie, qui ne désempare jamais leur âme; il est violent dans les occasions d'éclat, quelquefois tranquille dans les indifférentes : mais tou- jours présent, toujours sur le qui-vive : c'est en un mot le mouvement perpétuel de leur âme; c'est le feu sacré qui ne s'éteint jamais : de forte qu'une Femme veut toujours plaire, sans le vouloir par une réflexion expresse. La nature a mis ce sentiment chez elle à l'abri de la réflexion & de l'oubli : une Femme qui n'est plus coquette, c'est une Femme qui a cessé d'être.
Mais revenons à ma thèse. J'ai nommé le né- gligé ,
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gligé, l'équivalent de la nudité même. Pourquoi, Madame ? le voici.
Je vous ai dit que les Femmes étoient coquettes sans relâche. Or elles ne le font jamais plus, que quand elles veulent insinuer qu'elles ne le font pas.
Le négligé; par exemple, sest une abjuration simulée de coquetterie ; mais en même temps lé chef-d'œuvre de l'envie de plaire.
L'habit magnifique donne de l'éclat à l'aima- ble Femme : elle en devient plus curieuse à voir, mais non pas si touchante : elle en est plus belle & moins dangereuse ; & cet éclat étranger; qui faute aux yeux, étouffe l'impression des grâces naturelles, & divertit le spectateur de l'attention risquable qu'il donneroit au refte* Cette façon de se montrer est plus superbe que délicate : user d'ornements pour plaire, eefi: s'appuyer de seconds, c'est combattre avec ruse: & comme cela, la victoire n'est pas nette. Ai-je plû comme Femme ornée , ou comme Femme aimable ? Voilà la sourde question qu'en pareil cas se fait une Dame ; argument diété par l'amourpropre qui se connoît en vrais avantages, & qui se juge à la rigueur , quand il prévoit n'y rien risquer.
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Pour vuider la question, on a recours au né gligé ; c'est par lui qu'on fait une épreuve de ses charmes, qui finit les chicanes de son amourpropre ; c'est par lui qu'on expose la vérité toute nue, qu'on semble dire : me voilà telle que la Nature m'a faite ; voilà du moins une copie modesse de l'original. Mais, à vous dire vrai, ce modeste est si superficiel, qu'il n'est presque de nulle fatigue pour l'imagination des hommes.
Mais, me direz-vous-, les Femmes sçavent-elles ce libertinage d'imagination ? Je ne vous dirai pas si elles le sçavent ; mais, pour le peu qu'elles s'en doutent, le négligé durera long-temps.
Concluez sur-tout ce que nous venons de dire , Madame, que cet habit a la simplicité, la propreté, le peu d'affectation des habits vraiment modestes; mais qu'il n'en a pas la pudeur, qu'il porte, pour ainsi dire, le caractère de la peu chaste vanité qui l'inventa sans doute : quand je dis peu chaste , je n'entends pas des desseins formellement mauvais ; mais de vifs sentimens de 1 complaisance pour ses charmes ; sentimens de qui vient l'art de se vétir, sans y rien perdre, & de mettre, sans blâme, ses appas dans leur plus dangereuse posture.
Revenons aux Dames que je vis. Une d'elles T
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se retira, je m'en allois aussi ; un Cavalier s'avança pour lai parler. Je m'attendis (ur le champ a quelque phrâse de manège, & je ne me trompai point. Laissez-moi, lui dit-elle , je me fauve, je fuis faite comme une folle. Sçavez-vous , Madame, ce qu'une femme de qualité pense confusément toutes les fois qu'elle prononce ce peu de mots ? regardez-moi, je ne fuis point parée comme les femmes doivent l'être ; mon bon air & les grâces de ma taille ne font point équivo- ques ; tout naît de moi; c'est moi qui donne (à forme à mon habit, & non, mon habit qui me la donne ; je sçais combien je fuis aimable & touchante en cet état; mais je dois proître ne le pas sçavoir. C'est une grâce de plus, que d'en avoir tant, & de les ignorer. On les voit, on les fent, on croit qu'elles m'échappent, croyez-le de même.; je me sauve, je fuis faite comme une folle.
Voilà, Madame, ce que signifie le langage hy- pocrite dont nous parlons; & le plaisant de cela, c'est que les hommes n'en expliquent que le sens favorable, & que leur jugement étourdi fait grâce du reste à la Comédienne, & glisse sur le ridicule qu'il contient. Il y a là-dessus bien des réflexions à Úlire, convenables au feu de mon âge ; mais d'un vrai trop voisin de la liçence : quelque agréable
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que foit ce champ d'idées qu'elles ouvriroient à mon esprit, je vous les sacrifie, Madame.
Que vous dirai-je encore ? les femmes de qualité élevées dans les usages de Cour, qui sçavent leurs droits & l'étendue de leur liberté, ne rougissent pas d'avoir un Amant avoué ; ce feroit rougir à la Bourgeoise. De quoi rougissent-elles donc? c'est de n'avoir point d'Amant, ou de le perdre. J'aurois pû dire des Amants ; ce pluriel, ailleurs déshonorant, fait ici cortège glorieux.
Chaque pays a sa guise : on sçait à la Cour le prix de la vie , & l'on n'y admet nulle maxime qui ne tende à le faire sentir.
Nous avons dit qu'elles y rougissoient de n'avoir point d'Amant : cela n'est pas difficile à comprendre , en les supposant coquettes. Une femme qui vit sans être aimée , vit dans l'opprobre & dans la derniere des réputations ; la plus galante des femmes de Cour a le pas sur elle dans l'esprit des hommes. Je ne sçais même, à bien examiner l'esprit de Cour , si cette plus galante n'est pas, dans mille moments, la plus estimée. Ces moments font ceux où les Courtisans ne font point de réflexions raisonnables : il feroit hardi de parier qu'ils en siflent quelquefois.
Il faut donc des Amants, il faut même se les
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conserver. Ah ! c'en est trop, me répondrezvous, ceci devient sérieux; j'en conviens, Madame, & très-sérieux, sur-tout avec des Amants de Cour, qui veulent bien essuyer des délais de bienséance , qui s'attendent bien à combattre des imitations de vertu : mais non pas la vertu même ; & qui sçavent, à un jour près, assigner la durée raisonnable de ces imitations ; qui soupirent enfin, non, pour tâcher de vaincre: car, tâcher, suppose des efforts pour un succès douteux ; mais parce que les soupirs font un cérémonial qui doit précéder la récompense ; & qu'il est de l'ordre qu'une femme paroisse récompenser, & non donner d'avance.
Comment donc conserver des Amants de cette espece? Comment? comme on peut, par des espérances. Ah ! grands dieux ! est-il permis d'en souffrir l'idée dans un Homme? une Femme a-telle besoin d'un plus grand oubli de vertu pour les remplir , que pour les donner ? c'est contester.
sur le temps, & non sur le crime.
Oh ! Madame , attendez ; ces espérances qui vous choquent , ne font pas si criminelles que vous le pensez ; si nous parlions d'une Femme ordinaire , j'entends, Femme de Ville ou de Province, vos conséquences feroient justes., Une édu-
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cation roturiere, purgée de licences, & qui lui a appris à observer les vertus à la lettre, lui dé- fend de souffrir un Amant: le souffre t-elle; elle a fait un premier pas dans la voie du crime: lui permet-elle d'espérer; elle en a fait mille, ou bien les fera.
En effet, avant que d'en venir-là, que de di'
munitions journalières dans sa sagesse ! que d'inu- tiles travaux de pudeur ! quelle succession de mouvements libertins n'a-t-il pas fallu pour aguerrir son âme , pour la familiariser avec l'idée du crime !
elle donne des espérances, le crime est résolu; elle l'envisage, elle s'y promet. Que ne s'y livret-elle ? ce n'et f pas la pudeur qui l'en empêche ; c'est le souvenir d'en avoir eu, qui la retarde.
Voilà, Madame, l'histoire du cœur ordinaire, qui donne des espérances : vous vous imaginez qu'il en en de même du cœur d'une Femme de Cour ; mais il n'y a rien du tout de tout cela.
j~ Quoiqu'elle foit mariée, elle peut avoir un soupirant : il fait comme partie de son équipage ; quant aux espérances qu'elle lui donne, c'est un discours en l'air, un proverbe, un Vaudeville de Cour : en fait de galanterie, elle ne sçàit pas ce qu'elle donne alors.
jMais rAmant qui en attend l'échéance, comme
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d'un bon billet, presse, s'impatiente, fait ses diligences, menace d'infidélité; & si quelqu'un alors se présente pour tenir sa place, en cas de désertion, je crois franchement qu'une Femme est en péril manifeste.
L'on voit encore une autre forte de Femmes de Cour. Il est, par exemple, des coquettes honoraires; ce font celles qui font leurs preuves d'agréments & de charmes, en laissant feulement aborder les Amants ; & qui, résolues d'être fages, prennent de publiques attestations de la facilité qu'elles auroient de se mettre au rang d'esaimables folles.
Ce n'est pas la vertu parfaite; mais que voulez-vous, Madame? la corruption est tellement fymphatique avec le cœur humain, qu'on ne peut l'en purger si bien qu'il n'y reste sauvent ou la honte de n'ôser paroître sage : ou du penchant à ne pas l'être. Là-dessus , ne pourroit-on pas dire que le vice est comme l'Amant chéri de l'âme; elle le regrette en y renonçant, & ne -le hait jamais.
Il y a des Femmes de qualité plus courageuses encore que ces dernieres, & qui ne souffrent point d'adorateurs. On voudroit bien qu'elles fussent
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coquettes : elles sçavent qu'on le voudroit bien , & le sçavent avec plaisir; voilà leur coquetterie : il leur est doux d'être comptées comme des beau1;é inacessibles ; il leur est doux, toutes séquestrées qu'elles font de la foule, d'inquiéter les sens des spectateurs.
Je vous parlerois ici, Madame, des Femmes de qualité dévotes ; mais c'est une espece trop piarquée il vous suffit de sçavoir en général, que la dévotion dont il s'agit les éloigne du monde , sans, le plus souvent , les approcher de Dieu.
Quand je vois ces faintes âmes, je ne puis m'empêcher de les comparer à ces soldats que leurs blessures envoient aux invalides. Les bles- fures de nos Femmes, c'est l'âge & le déchet de leurs charmes : adieu Je monde ; belle vocation t Les habits, le maintien , le discours, les démarçhes, tout est pieux, le cœur même prend du goût pour la façon des avions pieuses; il aime son métier; le formulaire ambulant ou contemplatif lui en plaît ; on gémira sans douleur au pied des Autels ; on versera des. pleurs , dont la source fera, non l'amour de Dieu , mais la vive & jalouse imitation de cet. aniour ; je veux dire
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que l'âme entrera dans son sujet, ainsi qu'un Acteur tragique entre dans la passion qu'il repré- fente.
Mais, sans m'en appercevoir, je traite une matiere que je m'étois d'abord interdite. Peu s'en est fallu, que je ne parlasse de ceux à qui ces Dames confient leur conscience, gens au profit de qui tourne la piété de nos dévotes, pendant que Dieu n'en a que les honneurs.
Je ne sçais ; mais l'inquiétude , ce scrupule toujours renaissant, & ces visites fréquentes chez l'homme de Dieu, font une image bien ressemblante des mouvements d'un cœur tendre : ce pourroît-être de l'amour qui n'a fait que changer de nom; peut-être que l'âme s' y mépren d elle-même, & qu'elle n'est jamais plus profane , que quand elle paroît scrupuleuse.
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Suite des Caraaeres de M. M***.
Vous voulez que je vous parle des Beaux-es- prits de Paris, Madame , la matiere est fine; & bien m'en prend d'avoir un zèle d'obéissance , qui m'étourdit sur les difficultés du sujet. J'oserai donc obéir; ma is observez, s'il vous plaît, Madame , qu'ici tout mon devoir est d'oser, & point de réussir; à moins qu'il ne soit vrai, comme on dit, que l'amour donne de l'esprit : nous fçaurons bientôt ce qu'il en faut croire ; car je vais éprouver le proverbe , comme partie capable, s'il en fut jamais.
Paris fourmille de Beaux-esprits : il n'y en eut jamais tant ; mais il en est d'eux à-peu-près comme d'une armée ; il y a peu d'Officiers Généraux, beaucoup d'Officiers subalternes, un nombre infini de soldats.
J'appelle Officiers Généraux, les Auteurs qu'en fait d'ouvrages de goût le public avoue pour excellents.
Après eux, viennent les grands médiocres dans le même genre de travail: passez-moi ce nom plaisant que je leur donne ; ou bien mettons-les à la tête
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des Officiers subalternes, appellons-les les premiers de ceux-là.
Imaginez - vous , Madame , un espace entre l'excellent & le médiocre ; c'est celui qu'ils occu- pent. Leurs idées font intermédiaires ; ce n'est pas que ce milieu qu'ils tiennent foit senti de tout le monde; il n'appartient qu'au lecteur excellent lui- même , de les y voir ; & leur caractère d'esprit, généralement parlant, leur fait tour à-tour trop de tort & trop d'honneur : trop de tort, parce que bien des gens machinalementconnoiffeurs du beau, ne se sentant pas assez frappés du ton de leurs idées, les confondent avec les médiocres : trop d'honneur, parce que bien des gens aulîi n'ayant qu'un goût peu sûr , peu décisif, les jugent excel- lents sur la foi du peu de plaisir qu'ils prennent à la lecture de leurs ouvrages.
Après eux , sont les médiocres ; comme les Offi- ciers subalternes, gens dont le talent est de fixer avec ordre sur du papier un certain genre d'idées raisonnables, mais communes, qui suffisent pour le commerce & la conduite des honnêtes-gens entr'eux, & par-là si familières , qu'elles ne méritent pas d'être expressément offertes à la curiosité du lecteur un peu délicat.
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Disons un mot en passant des esprits du plus bas rang: ce font des Auteurs au-dessous du médiocre; gens si misérables, que c'est fortune à eux que de fixer même une idée commune dans son degré de force & de justesse.
Un si petit talent d'esprit ne vaut pas la peine d'une plus grande analyse; qu'il vous suffise de sçavoir, Madame, que ces Messieurs n'ont point de nom : qu'on ne connoît chacun d'euxni par la chute , ni par le succès particulier de leurs ouvrages ; fût-ce par la chute, ce feroit toujours être connu par.
quelque chose. Un médiocre compose-t-il : s'il tombe, du moins cit-on, un tel est tombé; comme on dit, un tel Officier a été tué: mais à l'égard da ces derniers , on sçait en gros que mille de leurs productions paroissent & ne valent rien ; c'est comme un bataillon qui se présente, & que le Mousquet fait tomber : qui est-ce qui s'avisera de demander le nom des soldats morts ?Il y a d'autres Auteurs encore , que nous mettrons, si vous voulez, au rang des Beaux-esprits : ce font les Traducteurs; ils sçavent les langues sçavantes, ils ressuscitent l'esprit des anciens, qui , disent-ils , vaut cent fois mieux que l'esprit des modernes ; du moins faut-il avouer qu'ils le croient
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de bonne-foi, puisque nous ne voyons pas qu'ils s'estiment assez pour penser par eux-mêmes. C'est agir conséquemment à leur principe.
Je vous aurois parlé plutôt d'une autre fort d'Auteurs , si je n'avois jugé qu'ils tiendroient à injure de se voir au rang de ceux qu'on appelle Beaux-esprits : ce font les Philosophes & les Géomètres. J'ai quelquefois pensé au peu de cas que ces Messieurs-là semblent faire des productions de sentiment & de goût, aussi bien qu'à la distinc- tion avantageuse que le public fait d'eux.
Le Bel-esprit, il est vrai, ne s'est pas fait de la Géométrie une science particulière ; il n'est point Géomètre-ouvrier ; c'est un Architecte né, qui, méditant un édifice, le voit s'élever à ses yeux dans toutes ses parties différentes ; il en imagine & en voit l'effet total par un raisonnement imperceptible & comme sans progrès, lequel raisonnement, pour le Géometre , contiendroit la valeur de mille raisonnements qui se fuccéderoient avec lenteur. Le Bel-esprit, en un mot, est doué d'une heureuse confirmation d'organes , à qui il doit un sentiment fin & exad de toutes les choses qu'il voit ou qu'il imagine ; il est entre ses organes & son esprit d'heureux accords , qui lui forment une maniere de penser, dont l'étendue, l'évidençe & la chaleur ne
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font qu'un corps : je ne dis pas qu'il ait chacune de ces qualités dans toute leur force; un si grand bien est au-dessus de l'homme; mais il en a ce qu'il en faut pour vôler à une sphere d'idées, dont nonseulement les rapports, mais la simple vue passe le Géometre.
A l'égard des Philosophes, la Nature & ses principaux effets ne (ont-ils pas le nœud- gordien pour eux? nous sommes-nous à nous-mêmes moins énigmes, qu'il y a quatre mille ans ? qu'a pu penser sur l'Homme un Philosophe, qu'un Bel esprit excellent ne nous puisse dire, & plus ingénieusement, & par des préceptes plus accommodés à nos façons non réfléchies de connoître & de sentir? A entendre fastueusement prononcer le nom de Philosophe, qui ne croiroit que son esprit est d'un autre genre que celui du Bel-esprit ?- L'Homme, pour l'ordinaire, en cependant leur sujet commun : en quoi different-ils donc? C'est que l'un traite ce sujet dans un Poëme, dans une Ode; l'autre le traite dans un corps de raisonnements qu'on appelle système. L'un glisse l'instruction à la faveur du sentiment ; c'est un maître caressant qui vous fait des leçons utiles, mais intéressantes : l'autre est un pédagogue qui vous régente durement, & dans un triste silence.
Pourquoi donc pense-t-on plus respectueuse-
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ment du Philosophe que du Bel-esprit ? Ne feroitce pas que le Philosophe, ou bien l'Homme au systême, nous proposant une connoissance expresse de nous-mêmes, nous fait penser que nous sommes difficiles à comprendre , & par-là importants; au-lieu que le Philosophe qui fait un Poëme ou une Ode, semble ne nous exposer à nos propres yeux , que pour nous divertir? ce dessein-là ne nous fait pas tant d'honneur.
Pardon , Madame, si ceci m'a conduit un peu loin : ce que j'ai dit est une idée que j'avois depuis long - temps dans l'esprit, & qui a trouvé jour. Revenons à nos Auteurs. Je sçais que vous aimez à raisonner; je vais tâcher de vous servir à votre goût.
L'amour-propre est à - peu - près à l'esprit, ce qu'est la forme à la matiere. L'un suppose l'autre.
Tout esprit a donc de l'amour - propre, comme toute portion de matiere a sa forme ; de même aussi que toute portion de matiere est pliable à une forme plus ou moins fine & variée, suivant qu'elle est plus ou moins fine & délicate ellemême ; de même encore notre amour-propre estis plus ou moins subtil, suivant que notre esprit a lui-même plus ou moins de finesse.
Ces principes établis, concluons que l'Auteur
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excellent est, de tous les Auteurs , celui dont l'a- mour-propre est le plus subtil.
Tâchons d'en développer le jeu: tout homme vraiment supérieur a sentiment de sa supériorité; il a les yeux bons ; il voit incontetfablement ce qu'il est : or, il se complaît à se voir, il s'estime ; voilà le début de son amour-propre: il veut des témoins de ses avantages ; en voilà les progrès : il veut des témoins sans faveur, naïfs , irrepro- chables , portant témoignage avec un étonnement qui les décele inférieurs : il veut mettre leur pro- pre orgueil en défaut : il est bon juge des moindres expressions de confusion qui échappent à cet orgueil : il apprécie un geste, le silence même ; voilà la finesse de l'amour-propre excellent. Mais observez, Madame, que cet amour- propre est à son dernier période , quand, avec l'art de ces appréciations dont j'ai parlé, il joint encore l'art de dérober ses inquiétudes supérbes, & de jouir de ses découvertes, sans paroître y avoir taché.
Insinuer qu'il est bonnement, innocemment su- périeur : escamoter à ceux qu'il surpasse jusqu'à la triste consolation de l'appeller vain ; voilà le nec plus ultrà de l'orgueil de l'Auteur.
Nous poursuivrons le reste une autre fois, Madame ; il vous divertira.
Suite
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Suite des Caracteres de M. M * * *
Nous parlions l'autre jour de l'amour-propre de l'Auteur excellent ou supérieur; & je vous dis là-dessus, Madame, que cet Auteur sçavoit les avantages , qu'il se disoit : je connoïs ma fu- périorité; cela e/1 doux : mais il me revient encore un plaisir bien flatteur à prendre ; c'est de voir les autres la connoître jpVec moi.
Ces autres, Madame, ce font des hommes or- gueilleux, comme lui, qui composent ou qui ne composent pas ; mais en un mot qui ont dè l'esprit, qui font marqués dans le monde comme gens qui en ont beaucoup, qui s'en croient en- core davantage parce qu'ils supposent que le monde jaloux loue modiquement,. & que, quand il va pour nous jusqu'à l'estime, c'est figne qu'il devoit aller plus loin ; gens enfin qui font sentinelle sur tout ce qui paroît de beau, qui vont & viennent pour en arrêter les impressions, dans la crainte que ce beau ne leur nuise, & qu'en pensant indirectement à eux , on ne présumât pas qu'ils pussent en faire, ou dire autant, & même plus.
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Voilà, Madame, quels font ceux de qui l'Au.; leur supérieur veut un hommage.
Cet hommage, je vous ai dit ce que c'était : ce n'est le plus souvent, qu'un geste, un mot ; c'est le silence même de certaine espece.
Il faut être bien fin pour expliquer de pareils signes, que la jalousie de ceux-mêmes à qui ils échappent rend obscurs : ce font comme des énigmes dont l'homme supérieur a le talent de trouver le mot; mais il se garde bien de laisses appercevoir qu'il l'a trouvé.
Non pas qu'il paroisse indifférent aux louanges formelles qu'on veut bien lui donner : l'air d'indifférence feroit trop grossier ; & qui veut trop prouver , ne prouve rien.
Ce n'est pas-là le parti qu'il prend; ce ne se"; roit digne que d'un mal-adroit qui ne sçauroit pas qu'il est des occasions , où, pour faire mystere de toute sa vanité, il faut en montrer un peu, parce qu'il ne feroit pas naturel de n'en point avoir alors, & de ne pas ressembler à tous les autres hommes.
Bien loin donc d'être indifférent aux éloges, il les reçoit d'un air ingénu , & qui semble dire : tenez, Messieurs, je n'y entends point de finesse ; franchement, votre approbation me flatte; j'ai du
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plaisir à voit estimer ce que j'ai fait; vous récompensez mort travail.
Et voilà, Madame, ce qui s'appelle agir en habile homme; voulez-vous sçavoir ce qui arrive de cela ?
Il a forcé les autres à l'admirer; ils ont rougi de se trouver inférieurs : imaginez vous une jolie femme qui n'a pu s'empêcher de convenir avec elle-même que ses appas le cèdent à ceux de sa compagne; quelle mortification !
Eh bien ! nos gens ont senti un chagrin de la même nature s mais de la façon dont s'y prend l'homme supérieur > ils se trouvent soulagés.
Ils ont pu comprendre qu'il n'a pas apperçu l'excès humiliant de leur admiration ; c'est autant de diminué sur la honte de l'avoir senti : ils m'en ont eu de témoins qu'eux-mêmes; ce témoin-là n'est point incorruptible ; on peut se fau- ver avec lui : à la fin, il se trouvera qu'il s'est trompé.
D'ailleurs; cet homme supérieur auroit pu surprendre leur secret; il l'ignore, il ne leur a
pas fait tout le mal qu'il pouvoit leur faire, ils l'en haïssent moins, ils le supportent volontiers ; à la fin même ils lui voudront du bien, parce que l'ignorance où il est de ce qu'il vaut les met plus à
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leur aise en louant, & rend la louange sans conséquence, & de pair à pair : voici un homme , disent-ils, qui n'abusera point de l'estime que nous lui montrerons ; il l'a simplement espérée, & cela nous fait honneur : car espérer un bien , c'est l'estimer foi-même, & n'en regardant pas l'acquisition comme infaillible, c'est nous dire, je souhaite de l'obtenir; jugez si je le mérite. Nous voici donc juges & dispensateurs de ce bien qu'il attend; c'est jouer un rôle avantageux, & plus noble que le fien même.
Après ces courtes réflexions, qui dans l'esprit de nos admirateurs s'arrangent en un instant, & non par reprises, comme ici, ( le croiriez-vous, Madame ?) l'affront s'oublie, leur dépit paffe. L'art de l'homme supérieur a mis, pour ainsi dire, un appareil à tout ; il s'est justifié, parce qu'il a sçu raccommoder les autres avec eux - mêmes, en amusant leur vanité par de petits profits, qui lui font regarder son désavantage passé comme une fausse allarme.
Que conclure de la confiance de nos dupes, qui croient s'être effarouchés mal-à-propos ?
Que l'homme vraiment supérieur est celui qui sçait plier les autres à lui souffrir, à lui pardonner sa supériorité : tout homme supérieur qui
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révolte les autres, n'est pas si supérieur que l'on pense ; je dis, quand même on lui passe en secret qu'il l'est : il lui manque au moins de voir qu'il intéresse la malice des autres à lui refuses nettement, pour le punir, ce qu'il veut emporter à force ouverte, & ce qu'il pourrait ob- tenir sans violence.
Car quoique l'Auteur supérieur dont je vous ai parlé, Madame, ait fait penser aux autres qu'ils traitent avec lui de pair à pair, cependant le dépit de se sentir inférieurs, les petites illusions dont ils ont eu besoin pour perdre ce sentiment d'infériorité ; tant de mouvements enfin, ont laissé chez eux des traces de ce sentiment même; & l' Auteur revient si souvent à la charge, les ré-' veille si souvent, ces traces, qu'elles se fortifient au point, que petit-à-petit les illusions n'ont plus de prise.
Voilà ce qui arrive en faveur de l'homme su- périeur, quand il sçait se ménager.
• Ses ouvrages peuvent impunément mortifier l'orgueil des autres, pourvu que, par sa conduite personnelle, il répare l'effet de ses ouvrages : il les gâte, en les appuyant de sa voix. Qu'il f& réjouisse de ce que les autres les trouvent bons, il dpit alors des démonstrations de joie à ceux
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qui l'environnent, & qu'il irriteroit, s'il paroissoit peu touché de leur approbation. Il les ab- baisse par l'excès de ses talents ; qu'il les guêrisse, en ne s'en prévalant que de leur aveu : ce fera tenir d'eux ses plaisirs. Par - là, il calmera leur orgueil par cet orgueil même : s'ils ont été fâchés de le sentir au-dessus d'eux, ils feront flattés de penser qu'il ne se croit louable que sur leur pa- role ; il gouvernera leur amour - propre, tandis qu'ils s'imagineront qu'ils gouvernent le ifen.
Disons encore un mot de l'homme supérieur ; si par hazard il se trouve dans le monde avec de grands médiocres, & qu'on vienne à parler d'ouvrages , quel parti croyez-vous que lui fera prendre sa vanité ? de mettre les fiens sur le tapis ?
Non, Madame ; mais bien ceux de grands mé > diocres. ; : Dans le monde on est fort perfiiadé que ces Messeurs ont de l'esprit; mais comme cet esprit est entre deux feux, ni excellent, ni médiocre, la réputation qu'il leur produit, est comme in- décises ; on ne sçait pas bien jusqu'à quel degré d'estime il faut les honorer : parler d'eux alors, leur donner occasion de briller, c'est donner sujet aux autres de les estimer plus hardiment, & de se déterminer du moins sur leur compte le plus
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favorablement qu'il fera possible ; c'est leur pro- curer une bonne fortune de passage.
Vous me demanderez pourquoi leur prêter ce secours, & se taire sur son chapitre ?
Tout doucement, Madame; car voici un des plus fins & des plus superbes procédés de l'amourpropre , dans notre Auteur ; voyons ce qu'il pense.
Il s'agit d'ouvrages : si je parle des miens, mes inférieurs parleront des leurs ; on me louera, on les louera de même, & me voilà compromis : car ils feront comparaison avec moi. Non, non, fefons garder le respect qui m'eil dû ; je fuis déshonoré si l'on me loue, & léloge ici le plus digne de moi, c'est de n'en point recevoir. Qu'ils brillent au contraire ces inférieurs, & qu'ils brillent par moi - même. Le Géant a bonne grâce à louer la taille des hommes : c'est montrer à l'œil sa grandeur & leur petitesse. A leur égard, ils ne remarqueront pas l'affront que leur fera mon suffrage ; la remarque est au-dessus d'eux.
Voilà, Madame, ce que signifie le secours dont yous vous étonniez , & que notre Auteur prête aux grands médiocres.
Une autre fois, Madame, nous verrons le reste.
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je vous parlerai des médiocres, ensuite des traducteurs, ou des amateurs des Anciens : vous verrez les combats qu'ils ont livrés aux modernes, & leurs malheurs : préparez-vous, en attendant , à les regarder comme une famille ruinée, où tout le monde, jusqu'aux domestiques, se.
plaint de la partie adverse, & même des indifférents au procès.
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LETTRE U V- Y X .J[)).ut :ml JË Sur la perte d'un Perroquet.
Par M. de M* * * A A PARI S , le jour qu'un filou
Me prit mon argent dans ma poche, Dans un bateau qu'on nomme un coche, Qui me menoit je ne sçais où :
Car je ne me ressouviens plus où nous allions mes amis & moi, qui nous étions mis - là par curiosité : mais,
»
Que ce foit bien ou mal daté 'J'ai pourtant dit la vérité, V enons au fait.
Vous m'écrivez que votre chatte, De sa griffe incluse en sa patte f
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A tué votre Perroquet, Comme d'un coup de pistolet.
Oh ! la déplaisante aventure !
Et que sa petite figure Naquit pour un étrange fort !
Oh ! quelle espiegle que la mort !
Quelle diable de fantaisie(Car j'en jure de tout mon cœur) L'a donc en ce moment saisie !
Quel est son gain dans ce malheur ?
Passe encor, lorsqu'à leurs Provinces Elle ravit d'aimables Princes; D'un Peuple entier le désespoir Est pour elle un objet à voir : Que d'un Magistrat équitable, Au pauvre, au malheureux affable, Elle médite le trépas ; Cela ne me surprendra pas.
Si quelque éleve de Turenne Nous fait vaincre dans les combats, Passe aussi qu'elle nous le prenne ; Nous avions besoin de son bras.
Que, de crainte enfin d'être oisive ; Sa malice toujours active Porte en détail de menus coups r Et nous enleve, parmi nous, Là, quelque ami ; là , quelque Bere ; Ici, le Fils ; ici, la Mere ; Ce qu'il en naît d'affliction Vaut encor son attention.
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Qu'un Amant perde sa Maitresse, Ou qu'elle perde son Amant: Passe ; il en résulte un tourment Digne d'amuser la traîtresse.
Mais vous ôter un Perroquet, Parce qu'il avoit du caquet ; Se détourner de son ouvrage , Pour tuer l'Hôte d'une cage : Car c'étoit-là qu'on le tenoit, Qu'il buvoit, mangeoit, raisonnoit;
En vérité, Madame, j'en fuis dans un éton- nement qui me fait perdre la rime : attendez, cependant je la retrouve , & tout subitement là - dessus
Il m'apparoît une pensée , — Qui, peu s'en faut, fera sensée.
Quoi ! peu s'en faut ! je vous dis net Qu'elle le fera tout-à-fait.
De tout temps la mort fut perfide, Et s'occupa de l'homicide, Et toujours s'en occupera , Tant qu'au monde un humain vivra : Mais on dit qu'autrefois , Madame, Quand elle frappoit Homme ou Femme, Amis ou Parents qui restoient, Amerement les regrettoient.
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Remarquez cela, s'il vous plaît ; & je quitte exprès le Vers, pour vous le dire : alors donc, Point de procès dans les familles; La Mere y voyoit, sans chagrin , Embellir & croître ses Filles: On n'envioit point son voisin : L'Amant aimoit avec tendresse ; Et , jaloux d'un tendre retour, C'étoit le cœur de sa Maitresse Qu'estimoit son fidèle amour.
Si jusqu'à l'extrême vieillesse Le Ciel ne prolongeoit vos ans, Vos Héritiers ou vos Enfants, En mourroient presque de détresses ; Et finir à cent ans passés, Ce n'étoit pas durer assez.
Fefons là-dessus nos petites réflexions en Prose.
Amants tendres, Meres non coquettes, Héritiers désintéressés, Voisins bons amis, Familles en paix ; quelle conséquence tirer de cela ? que la mort de tout défunt affligeoit quelqu'un &; qu'il étoit plaint de tout le monde.
Et qu'ainsi la Mort, dont l'office Est de mettre au tombeau les gens,
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En prenant ce bel exercice, Jouissoit encor du supplice De ceux qu'elle laissoit vivants.
On eût alors vu des spectacles Incroyables, de vrais miracles ; L'Épouse versant sur l'Époux , Ou bien l'Époux versant sur elle, Des pleurs vrais, inconnus à nous : Que de plaisir pour la cruelle !
Que son métier lui sembloit doux !
Dites, Madame : alors eût-elle Entrepris une bagatelle ; Sur un Oiseau porté ses coups ?
Non, sans doute : la meurtriere Trouvoit dans la bonté des cœurs Une inépuisable matiere A de plus flatteuses douceurs.
Mais ce n'est plus la même chose; Et le temps a fait dans les mœurs Une étrange métamorphose.
En vain toujours sa cruauté Les uns des autres nous sépare : Ces plaisirs de malignité, Que goûtoit jadis la barbare, Sont, grâce à notre iniquité , D'une si grande rareté, Que maintenant je lui pardonne, Ne trouvant presque plus perfonnc Qui puisse être bien regretté, De descendre à la minutie,
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De nous harceler par des riens, Des oiseaux ou de petits chiens, Dont elle ignoreroit la vie, Si nos cœurs lui marquoient encor De plus doux objets à détruire, Et ne la réduifoient à nuire Par un simple Perroquet mort.
Peut-être aussi que j'exagere, Et qu'il peut vivre sur la terre Certain nombre de bonnes-gens, t De Parents, d'Amis ou d'Amants, Dont les cœurs, de bonne fabrique, , S'unissent, s'aiment à l'antique ; Et qu'aujourd'hui la mort encor Fait son profit de leur accord: Mais ce profit d'une journée , Ne faut-il pas, quand il est fait, Qu'elle en revienne au Perroquet, Pour en avoir pendant l'année?
Quand à ce profit, qui dure si peu, vous ajouteriez même encore celui qu'elle peut faire, en nous enlevant certaines personnes absolument nécessaires ici-bas, & qui le feront toujours, vous lui donneriez de quoi la divertir, tout au plus une semaine; ainsi, comme elle est avide, il lui faudra toujours le Perroquet,
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Vous ne vous attendiez pas à cette morale: mais lisez-la sérieusement. Vous n'avez ni pere, ni mere, & vous les avez perdus si jeune, que vous étiez dispensée de les regretter : vous êtes veuve ; mais vous avez un cœur. De quoi l'occupez-vous , pour ne point ressembler aux gens de ce siecle pervers? d'amitié ? Jeune & belle comme vous l'êtes, il vous est bien difficile d'avoir des amis de notre sexe: jugez donc s'il vous lera facile d'avoir des amis du vôtre. Qu'aimerez-vous donc ? quelque nouvel oiseau ? Oh ! le digne objet! pendant qu'une infinité d'Amants frappent à la porte de votre cœur, & que nul d'eux n'y peut entrer. Il me semble vous entendre dire : si j'aimois quelqu'un, la mort me l'enleveroit comme mon Perroquet, & ce feroit bien pis. D'ailleurs , où trouver un homme tendre, qui n'estime, comme vous l'avez dit, que le cœur ? Eh! Madame, c'est bien à vos pareilles à chercher des hommes qui soient nés tendres ! Ne les sont-elles pas ce qu'ils doivent être ? Mais la mort vous ôtera celui que vous choisirez. Le Ciel ne le permettra point; & si ce malheur arrive, du moins alors votre afflic- tion fera-t-elle l'éloge de votre cœur; du moins, je franchis le mot, fera-t-elle raisonnable ; du moins le défunt vous laissera-t-il la satisfaction de
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penser, qu'en l'aimant, vous aviez fait un digne usage de votre capacité d'aimer. Hésitez-vous sur votre choix ? Me voilà tout prêt à courir les ïifques de l'aventure : je ne crains rien. Si tous les dangers ressembloient à celui dont il s'agit, où feroient les poltrons? Consultez-vous; j'ai tout pit, & je fuis avec refpeét l Madame, votre, .&$«
L'INDIGENT
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JL X W M t &' JË J2V a? '.j f - „ '-- - l PHILOSOPHE.
,." - -' - ;
PREMIERE FEUILLE.- : ,. JE m'appelle l'Indigent Plulojbphè& je Vâïï!
Vous donner une preuve que je fuis bieit llbmé a c'est qu'au moment où j'écris cfe : qúe) VlOú: lisez (si pourtant vous me lisez ; car je ne rUÍpas. (ûr que ces especes de mémoires aillent i u fiu à voüs ni soient jamais en état d'avoir des Lèfteursi )f Ci Donc je dis qu'au moment '-qu-erjfi les écris , )»' fuis à plus de cent lieues de lïiâ Patrie, qui est la France, & réduit en une extrême pauvretés.
Bref, je demande ma vie, & le soir je me gîter où l'on veut bien me recevoir. : * Voilà, je pense, une misere aîlex complette.
Vous n'êtes peut- être pas fait pour être mieux, me direz-vous, mon cher & benin Lecteur. C'est
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ce qui vous trompe. Je fuis d'assez bonne fa- mille ; mon pere étoit dans les affaires, issu lui- même d'un pere Avocat, qui avoit des ayeux Officiers militaires. Cela n'est pas si mauvais; je fuis même né riche : mais j'ai hérité de mes parerçts un peu de trop bonne heure. T < Je n'avois que vingt ans, quand ils font morts: à vingt ans aimant la joie comme je l'aimois, vif 2g sémillant comme je l'étois, se trouver maître de cinquante-mille écus de bien ( je n'augmente pas d'en fôljj feroit-il naturel, à votre avis, que j'eusse de quoi vivre à présent que j'ai près de cinquatre ans ? non, la vie que je mene aujourd'huin'est pas bâtarde, elle vient bien en droite ligne de celle que j'ai menée, & que je devois mènera de l'humeur dont j'étois.
} Pfli que ce que je mérite, & je ne m'en soucie guères. Quand j'avois du bien, je le man- painent. je n'en ai plus, je m'en tiens à ce qu'on me donne il est vrai que, si l'on m'en ciopHQÎt autant que je voudrais, j'en mangerois ç.or ,plus que je n'en ai mangé, je ne serois, pas plus corrigible là-dessus : il n'y avoit que la, pauvreté qui pût me mettre à la raison & grâces au Ciel, me voilà bien en sûreté contre ma foiWise : je suis pauvre au souverain degré, & MÊMÇO-
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un.xpaifrivre à"peihdreJ^carvHi0ft habit est en lo* qu.es , & le reste:de mon équipage est à l'avenant, Dieu soit loué, celane m'empêche pas de rire , Se je ris de si bon cœur qu'il m'â pris envie de faire fcire/feïs autres. , Poùf cela, je viens d'acheter quelques feuilles de papier pour me mettre par écrit; autrement dit , pour montrer ce que je suis, & comment je pense , & j'espere qu'on se fera pas fâché de me, connoître, 3 : Au reste , dans le temps que j'étois en France j j'entendois qu'on disoit souvent, à l'occasion d'un livre: ah! que cet homme-là écrit bien! qu'il écrit mal ! pour moi je ne sçais pas comment j'écrirai : ce qui me viendra, nous l'aurons sans au- tre cérémonie: car je n'en sçais pas d'autre que d'écrire tout couramment mes pensées; & si mort
livre ne vaut rien, je ne perdrai pas tout : cat je ris d'avance de la mine que vous ferez en lé rebutant. Ma foi ! cela me divertit ici ; mon livre bien imprimé, bien relié, vous aura pris pour dupe; & , par-dessus le marché, peut-être ne vous y connoîtrez-vous pas: ce qui lera encore trèscomique.
Enfin , arrive ce qui pourra, je me fuis fait un plaisir d'écrire, Sc je n'irai pas m'en abstenir,
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dans la crainte que ce que j'écrirai ne vaille rien; c'est une pensée trop sérieuse pour moi, ou, si vous voulez, trop au-dessous d'un homme joyeux : oui, trop au-dessous ; & je vous dirai que, parmi les hommes, je n'ai encore trouvé que la joie de raisonnable, parce que les gens qui aiment la joie n'ont point de vanité : tout va bien , pourvu qu'ils se réjouissent; & c'est penser à merveille : ce n'est pas avoir de l'esprit que d'être autrement. Vous moquez-vous de moi? grand bien vous fille: je ne m'en mets pas en peine: quand j'étois un enfant, j'étois vain; cela étoit à sa place : à présent que je fuis un homme,' je ne m'amuse plus à cela, j'ai mis toute ma vanité à ne faire de mal à personne, & toute ma sagesse à me divertir du reste. Car ce n'est pas le tout que d'être pauvre, ce n'est pas assez de porter des haillons; il faut sçavoir en faire son profit : & tel que vous me voyez, je ne prise l'estime des hommes que ce qu'elle vaut. Dites-moi, ne ferai -je pas bien avancé, quand vous direz que j'ai de l'esprit?
Sera-ce un grand malheur, quand vous direz que je n'en ai point? J'en ai peut-être : mais pour le montrer comme vous voudriez qu'il fût, il faudroit que je me donnasse de la peine ; & cela ne me divertiroit plus ; ainsi je me contente de celui
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que j'ai à l'ordinaire , je ne me fatiguerai point à le trouver ; je le tiens , & je n'ai rien à lui re- procher: car il m'a toujours réjoui.
Mais voilà assez de préambule: je fuis natu- rellement babillard, il faut que cela se passe.
Parlons de ma vie à cette heure: je vais vous' en donner des lambeaux sans ordre ; car je n'ai pas chargé ma mémoire de dates : mais il faut remettre la partie à une autrefois; car le jour me manque, & je n'use pas d'autre lumiere : je vais manger un morceau , on avale fort bien sans chandelle, & on digere de même : si votre souper ressembloit au mien, vous ne vous couche- riez pas de si bon cœur que je le ferai : mais * pour moi, ma friandise & ma philosophie font les meilleures amies du monde ; ce que la derniers offre à l'autre, celle-ci le trouve toujours bon; l'appétit vient là-dessus, qui s'entend encore avec elles; & moyennant ce trio-là, je m'accommode.
on ne peut pas mieux.
Bon soir, j'ai soupé, je me fuis levé un peu matin, je me couche de bonne heure , je ne veux rien perdre.
Dieu aide les gens gaillards : hier en me couchant je n'avois pas un fol pour le lendemain , aujourd'hui je me retire avec plus d'argent qu'il
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ne m'en faut pour vivre dix jours & je ne donnerois pas ces dix, jours-là pour une année de la vie d'un Ministre d'État: personne ne viendra m'escroquer les. moments que je prétends paffer à ne rien faire ; vive les pl;G!s de ceux qui n'en ont gueres ! il n'y a rien qui les rende si piquants que d'en avoir rarement sans compter qu'il ne faut pas bien de l'apprêt pour être aise , quand on ne l'est pas souvent ; on se réjouit , où les autres ne sentent rien; il faut des machines aux gens du monde pour les divertir. A gens comme, moi il ne faut presque rien : par exemple , me voilà charmé, parce que je vais être huit ou dix jours sans travailler. Allez vous - en proposer l'oisiveté comme un plaisir à un ambitieux, à un homme de Cour ; c'est lui proposer un martyre : il faut qu'il aille, qu'il parle, qu'il agisse qu'il s'inquiète, qu'il n'ait ni le temps de dormir, ni celui de manger : il ne vit plus, dès qu'on lui laisse le temps de vivre : & cependant, le misérable qu'il est ! de combien de choses qui me manquent son repos seroit-il assaisonné! Il est riche , il pourroit faire bonne chere ; il a des maisons de campagne, il peut s'y aller promener; il a des amis qui valent mieux que lui, & qu'il pourrait avoir chez lui quand il voudroit; il est logé çomnae
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un Roi dans son Louvre ; il a du vin de Cham- pagne & de Bourgogne dans ses caves : & tout cela ne lui fert de rien ; son âme jeûne de tout au milieu de cette abondance de douceurs, dont elle peut jouir : sçavez-vous bien pourquoi ? c'est que la folle fait pénitence des excès de cupidité où elle s'est jettée. Oh, parbleu ! je n'ai jamais laissé prendre un si mauvais pli à la mienne, je l'ai stylée à tout: c'est une vraie aventuriere. Aujourd'hui que mon lit est dur, je n'en souhaite pas un plus mollet, je mets feulement mon ragoût à pouvoir y dormir la grasse matinée. Je n'ai point d'amis qui me viennent voir ; mais en revanche je vais voir tout le monde dans les rues : je m'amuse des hommes qui passent, & quand je vois passer un coquin que je connoîs , je le méprise, sans avoir la peine maudite de lui faire encore des compliments, & de le traiter comme un homme estimable, comme je ferois, si j'étoit dans le monde. Je ne fais pas bonne chere : mais j'ai bon appétit ; je ne bois pas de bon vin : mais comme je n'en bois gueres en tout temps, le mauvais me paroît du nectar ; & quand je n'ai que de l'eau, je ne la bois qu'à ma fois, cela la rend délicieuse : & sans cela croiroit-on que les malheureureux, les gens pauvres pussent résister
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à leur état? non : mais la Nature est une bonne mere ; quand la Fortune abandonne ses enfants y elle ne les abandonne pas elle. Un homme étoit riche, il devient pauvre : laissez-le faire, la Nature en lui a pourvu ; à tout ; c'est un soldat qui a armes & bagages: quand il étoit riche, il étoit délicat; à présent qu'il n'a plus rien, la friandite je quitte, l'amour des commodités le laisse-là , son goût brisse & devient ce qu'il faut pour s'ajuster il son état; il aimera le pain comme il aimoit la perdrix, l'eau fraîche comme il aimoit le bon vin, & le vin comme il aimoit la plus exquise des liqueurs; en un mot ses besoins s'humanisent ils demandent peu , parce qu'ils ne peuvent avoir beaucoup ; & le peu qu'ils ont les satisfait mieux cent fois que le beaucoup, quand ils l'avoient.
Que dites-vous de ma morale ? elle n'est pas fort réfléchie : c'est qu'elle est naturelle. Il y a des gens qui moralisent d'une maniere si sublime, que ce qu'ils disent n'est fait que pour être admiré: mais ce que je dis-là moi, est fait pour être suivi, & voilà la bonne morale : le reste n'est que vanité, que folie; les gens d'esprit gâtent tout, ils vont chercher tout ce qu'ils disent dans un pays de chimeres; ils font de la vertu une pré.
cieufe qui est toujours en peine de sçavoir comme
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elle fera pour se guinder bien haut, pour se distinguer. Ils croient donc que c'est-là la vertu: je leur apprends moi de dessus mon escabeau qu'il n'y a rien de si simple que ce qu'on appelle ver- tu, bonne morale, ou raison: nous n'avons pas besoin d'un grand effort d'esprit pour agir raisonnablement : la raison nous coule de source, quand nous voulons la suivre : je dis la véritable raison; car celle qu'il faut ch ercher, cette raison qui est si fine, si spirituelle & si sublime, ce n'est pas la bonne, c'est nous qui la fefons cellelà , c'est notre orgueil qui la forge : aussi la saisis gigantesque, afin qu'elle nous étonne. Il me vient une comparaison qu'il faut que je vous dise : imaginez-vous un habit tout uni ; quelque bien fait qu'il fait à votre taille , on ne dira gueres , en vous voyant passer; voilà un homme qui est bien habillé : mais portez-vous un habit chamarré, brodé d'or ou d'argent ; oh ! tous les passans s'arrêteront pour vous regarder : oh ! le bel habit !
dira-t-on. Eh bien ! cette vertu simple & telle que Nature nous la donne , elle ne fait pas plus de bruit, n'est pas plus remarquable qu'un habit uni : personne n'y prend garde; au-lieu que le faste que vous voyez dans de certaines actions qui vous paroissent des prodiges de raison ou de
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vertu, ce faste-là qui frappe tant, ressemble à la broderie de l'habit chamarré; & il en faut mettre par-tout de la broderie ; il faut de l'étalage dans tout, sans quoi rien ne paroît dans le monde.
Je me souviens d'avoir vu autrefois un Seigneur qui, presque en même jour, perdit son fils unique * & la moitié de son bien : on s'attendoit à des marques de douleur & d'affliction ; mais malheureusement pour lui, c'étoit un homme qui passoit pour un modele de raison, pour un héros en fermeté d'âme ; pour un fage , c'est tout dire : il avoit pris son goût à figurer comme cela dans le monde ; il fallut donc soutenir la gageure dans le double malheur qui lui arriva: je le plaignis de tout mon cœur, j'eus pitié de lui à cause des peines que lui donneroit cette fermeté qu'il alloit jouer ; & en effet le pauvre martyr de l'orgueil ne versa pas une larme , il se montra inébranlable: il jetta un soupir ou deux, dit-on, pour rendre son courage plus vraisemblable, pour montrer aux-gens que ce n'étoit pas faute de sensibilité qu'il n'étoit pas au désespoir, comme y auroit été un autre. Il fit voir qu'il ne tenoit qu'à lui d'être sujet comme le reste des hommes aux foiblesses de la nature ; mais qu'il avoit la force de les repousser. Je le vis le lendemain de ses infortunes, je regardai son visage ;
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mais je ne vis qu'un masque ; car la sérénité même n'a pas l'air plus paisible que l'avoit ce visage-là: oh ! je me dis à moi-même, la raison toute unie ne fait pas cet effet-là, il y a ici de la broderie ; & je devinois juste : car je fçus, à n'en pouvoir douter, que seul dans son cabinet mon homme pleuroit & se défoloit comme une femme, & qu'il s'en donnoit à cœur joie, si l'on peut parler ainsi. Vraiment ! je le trouvois bien plus foible & plus femme, quand il reprenoit son masque devant le monde ; il me paroissoit bien plus pusillanime : car se donner le tourment de ressentir sa douleur, pour avoir la gloire de passer pour un homme admirable en fermeté , je pardonnerois cette vanitélà à une femme, parce qu'elle est d'un sexe plus foible que nous ; & à mon gré, il n'y a point de plus grande foiblesse que l'orgueil de feindre des vertus qu'on n'a pas: cette petitesse-là est digne d'une créature artificieuse & superbe comme la femme , n'est-il pas vrai ?
Cependant on admira le Comédien, à qui ses singeries coûterent cher ; car , autant qu'il m'en ressouvient, je crois qu'il mourut de la violence qu'il se fit pour les soutenir : sa Comédie le tua ; cela n'est pas sain ; & 3 mourir pour mourir, j'ai- merois encore mieux mourir en homme foible,
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qu'en histrion qui fait le fort & qui ne l'est pas ; j'aurois du moins l'avantage de n'avoir voulu tromper personne, & je remporterais l'honneur d'avoir été de bonne-foi. Quand on meurt franchement de douleur, la mort n'est que la punition de notre foiblesse, & cela n'est pas si laid qu'une mort qui est la punition d'une fourberie. Oh ! l'impertinente mort à mon gré ! je ferois immortel, si je n'avois à finir que par-là.
Mais c'est assez moraliser, laissons-là les folies des hommes; & si nous en faisons, comme abfolumcnt il en faut faire, du moins n'en faisons que de celles qui divertissent. Par exemple, j'ai mangé tout mon bien, moi: eh bien ! c'est une grande folie, je ne conseille à personne de la faire ; car pour avoir du plaisir, il n'est pas nécessaire de se ruiner ni de devenir pauvre. La pauvreté est une cérémonie qu'on peut retrancher: ce n'est pas elle qui m'a rendu joyeux & content comme je le fuis; je l'étois avant que d'avoir tout mangé : mais si j'avois à recommencer, si on me remettoit dans mon premier état, j'aimerois mieux faire des folies ruineuses, qui feroient du moins gaies, pendant qu'elles dureroient, que de faire de ces foliés tristes , dures & meurtrieres ; j'aimerois mieux avoir le plaisir d'être fou, que d'avoir la douleur
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de faire le fage, avec tout l'honneur qui m'en reviendroit.
A propos de folies, l'autre jour je me trouvai dans une salle où un homme charitable de la Ville assemble quelquefois des pauvres pour leur distribuer de l'argent & d'autres charités. Il y avoit un grand miroir dans cette salle, je m'en approchai pour voir un peu ma figure, qu'il y avoit longtemps que je n'avois vue : j'étois si barbouillé que cela me fit rire ; car il faut tirer parti de tout. Je me regardois comme on regarde un tableau, & je voyois bien à ma physionomie que j'avois dû me ruiner, & il n'y avoit pas l'ombre de prudence dans ce visage-là, pas un trait qui fît espérer qu'il y en auroit un jour ; c'étoit le portrait de l'Homme sans souci, & qui dit, n'ai-je rien ? je m'en moque.
Voilà donc celui qui a mangé tout mon bien, disje en m'approchant de ma figure ; voilà le libertin qui me fait porter des guenilles, & qui ne s'en soucie guères : voyez - vous le fripon ? tout ce qu'il a fait, il le feroit encore.
Quelqu'un de mes camarades entra comme je finissois la conversation par un faut. Ami, vous êtes bien gaillard , me dit-il. Vraiment oui, répondisje, je viens de voir un homme qui ne doit rier , & qui n'a rien à perdre. Pardi ! je vaux bien cet
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homme-là me dit-il ; ainsi vous n'avez qu'à faire une gambade en me voyant: fautez, fautez; je le mérite. Et, pour m'en donner l'exemple , il fauta lui-même; &* puis je fautai : il me le rendit ; je le lui rendis : je crois que nous fauterions encore , si nous n'avions pas-entendu ouvrir la porte de l'apparte- ment ; c'étoit l'homme charitable qui venoit à nous, & qui nous mit à chacun une piece d'argent dans la main, en nous demandant nos prieres pour lui : cê que je n'ai jamais manqué de lui accorder ; car, tout sans souci que je fuis, je crains Dieu, j'ai toujours eu des sentiments de Religion; je ne les ai pas tou- jours mis en pratique : pendant que je me ruinois , mes actions n'alloient pas mieux que mon patri- moine ; la dissipation de l'un entraînoit le défor- , dre des autres : mais maintenant que je fuis pauvre, j'ai pris, comme on dit, aux cheveux, l'occasion d'être homme de bien , & voici comment j'ai raisonné: j'aimois les femmes, & les femmes aimoient mon argent : à présent que je n'en ai plus , qu'est- ce que je ferois de mon amour pour les femmes? rien; elles ne voudroient plus de moi : il ne faut donc plus vouloir d'elles ; aussi-bien en les souhaitant, sans les avoir, je souffrirois, & je me damnerois d'un péché pénible : faisons donc de nécessité vertu. Depuis ce raisonnement,
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quand j'en ai vu quelqu'une , & que son idée me vient lanterner l'esprit, je mets tout-d'un-coup la main dans ma poche ; je n'y trouve rien, & làdessus je renvoie les desirs libertins à qui a le malheur de pouvoir en acheter la satisfaction : pour moi, qui n'ai pas le fol, l'inutilité de mé laisser tenter m'est démontrée ; je brise avec la tentation, & je me dévoue à la continence par force: de-là je tâche de m'y dévouer par vertu; & ainsi, de main en main, &, pour ainsi dire , par cascades, j'arrive à traiter cet article-là assez chré- tiennement : on appelle cela faire son salut cahin caha; & fournir sa carriere en boiteux: mais on se tire d'affaire comme on peut, & un boiteux qui ne se lasse pas fait son chemin comme un autre.
; DEUXIEME FEUILLE; JE vous parlois tout-à-l'heure de mon camarade avec qui je fautai tant l'autre jour; c'est un assez plaisant personnage : nous ne nous connoissions guères avant nos gambades ; mais notre aventure nous a rendu bons amis : au sortir de la salle, il rioit encore de nos çabrioles & je lui contai-
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à l'occasion de quoi il m'avoit vu fauter : quand il sçut ce que c'étoit; je vous aime de cette humeur, me dit il: allons boire chopine pour 'en..
trenir notre joie ; je vous dirai qui je fuis, à charge, de revanche ; & je paierai l'écot par-dessus le marché : car je trouvai hier une honnête Dame qui ma donné de quoi faire un bon repas. Tope, lui répondis-je; & puis nous entrâmes au cabaret : il ne m'avoit promis que chopine ; mais chopine au cabaret tient bien deux pintes.
Après avoir choqué le verre cinq ou six fois ; ce vin-là est bon, me dit-il : autrefois je l'aurais trouvé bien mauvais; mais ce temps-là n'est plus, j'ai appris à savourer le médiocre., & il n'y a plus aujourd'hui de vignoble que je n'estime, ils font tous en Champagne pour moi : vive la pauvreté, mon camarade ; les gueux font les enfants gâtés de la Nature ! elle n'est que la marâtre des riches, elle ne produit presque rien qui les accommode ; les deux tiers de ses vignes ne leur conviennent pas : quelle perte pour eux, mon cher confrere L & quel plaisir pour nous ! nous buvons tout son vin de quelque côté qu'il vienne, quelle bénédiction ! chantons là-dessus: je commençai, & il chanta : de la joie, de la joie ! notre bien n'est nulle part, & il est par-tout ; quand un pays est grêlé
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grêlé, nous n'y avons rien, n'est il pas vrai? buvez , camarade, & tout plein; cela désaltère. A propos ée vous;àj. promis ma petite, histoire : écoutez, je vous dirait tout, & cela sera bientôt fait : mais' j'ai soif, versez du ovin ,-' je 'tiernini,-.mon verre.
Ah ! qu'il est beau, quand il est pjem l
* Lzwdeffu's il fcjutj & puis'il me" :fitJe récit que je vais vous faire aussi; après quoi je parlerai de ma vie. Quand j'ai mis la plume à la main , je ne voulois vous entretenir que de moi; je vous ravois dit : mais ne-vous en.fiez pas à mon esprit, il se moque :4e l'ordre , & ne veut que se diver- tir. Voulez-vous gager que mesirapsodies trouvent des Imprimeurs, & que vous les lirez? si ce n'est vous ce fera un autre; &. e efi: à cet autre que je ,parle : continuons., & ne nous fâ- c hons pas : je ne dis plus mot; c'est mon camarade qui parle, Je fuis le fils d'un Musicien fort habile dans son métier * ? fort grand ivrogne ; mais il avoit ses raisons pour l'être ne le condamnez point sèns l'enterre ; il disoit qu'il n'y auroit jamais eu de Musique s'il n'y avoit point eu de vin; &" y n'en buvoit beaucoup de ce vin, que pour puiser la Musique dans sa source. Vous voyez bien qu'il n'étoit ivrogne que pour exceller dans son
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Art, & son intention étoit louable : bien des gens prétendoient qu'il buvoit encore mieux qu'il ne composoit; mais c'est qu'à vous dire le vrai il avoir un petit défaut : il chantoit trop, quand il étoit au cabaret; ses chansons usoient toute sa verve Musicale: & puisi lorsqu'il alloit tràvailIr- chez lui, il avoit prësque perdu tout son feu ; 8c delà venoit que le vin ne lui profitoit pas autant qu'il auroit fait sans sa mauvaise habitude de chanter : mais que voulez-Vous ? chaque homme fait des fautes; cela n'empêchoit pas qû-iî ne composât de très-belles choses. <Tai hérité de lui éurtr Opéra qui était admirables : il le fit exécuter à Paris ; mais mon pere n'étoit pas heureux : if avoit travaillé sur de mauvaises pfei-oîésv & la Mu sique, à cause de cela, en parut pitoyable ? pareil accident arrive tous les jours. Mon pere s'excusa sur le Poëte ; mais le Poëte étoit un glorieux quirejetta tout sur le Musiciens ces feseurs de Vers n'ont point de conscience : cela dégoûta 1..
mon pere, qui ferra bien proprement son Opér' dans son porte-feuille & s'en alla dans les Pro-* vinces en faire chanter des lambeaux. A Lyon, où il se trouva:, il tomba malade d'un Motet dont il avoit été prendre les beautés au cabaret, suivant v sa coutume; mais l'excès nuit en tout : le trans-
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port qu'il prit dans le le tua; il fut enterré sans façon, & son Motet aussi. Depuis ce temps-là je n'aime pas les Motets ; voilà la mort de mon pere, voyons ma vie à présent.
Quand il mourut j'étois soldat : la Musqué n'étoit point mon tarent, & je n'avois jamais pu ap prendre que la gamme; de façon que j'auroi s déserté de bonne heure la maison paternelle : car qu'est-ce que j'aurois fait avec ma gamme ? j'ai- mois pourtant beaucoup le vin ; & comme mort pere l'appelloit la source de la Musique, je m'obs- tinois à aller à cette source, pour y puiser la science : mais je n'y rencontrois jamais que dé la joie, & je n'en revenois que plus joyeux, sans!
être plus sçavant : il est vrai que cette joie vaut son prix ; & depuis ce temps-là je vais toujours la chercher où je l'ai prise : prenons-en un petit doigt. A vous, confrere. Parbleu, il y a eu bien du malheur à mon fait : j'ai toutes les inclinations d'un Musicien , j'aime le vin autant que l'aime un Violon ; ( remarquez la bizarrerie de mon tempérament ) & je ne connois que le noir & le blanc dans les notes; je n'ai jamais pu chanter ma par..
tie qu'en empêchant les autres de chanter la leur ; je n'ai jamais pu exceller que dans les airs de Pontneuf : encore faut-il que je les chante tout seuls
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car ma voix ne peut tenir compagnie à celle de personne : aussi fait - elle autant de bruit qu'un Orgue de Paroisse, vous en avez la preuve.
Mais revenons à mon métier de soldat : j'étois le premier homme du monde pour porter un mousquet, & il n'y a qu'à le tirer que j'ai trouvé de la peine : c'est ce qui a fait que je n'ai pas demeuré fantassin long-temps; d'ailleurs il faut obéir à un Capitaine, il a ses volontés, vous avez les vô- tres; &, volontés pour volontés, il vaut encore mieux faire les siennes que celles d'un autre.
Je m'ennuyois donc beaucoup de la vie de soldat; & comme j'étois d'une taille avantageuse, fort & nerveux, mon Capitaine ne vouloit point que je le quittasse. J'écrivis à mon pere, & le priai de payer si bien mon congé qu'on me laissât aller : mais le bon-homme ne sçavoit payer que les cabaretiers, & je n'eus point de réponse. Que fis-je ? puisque je n'ai point d'argent pour me racheter, me dis-je en moi-même, il faut trou- ver un équivalent, & c'étoit la fuite : je désertai; cela fesoit le même effet pour moi que si je m'étois racheté.
Me voilà donc parti, j'allois bon train : je vendis mon mousquet à un paysan, & de l'argent que j'en fis P je m'en aidai à poursuivre mon chemin ;
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cependant j'eus peur qu'on ne me rattrapât ; & , pour éviter ce danger, je prenois toutes les routes détournées. Un foir que j'allois entrer dans un Village, je vis un Ecclésiastique que son cheval avoit jetté dans un soue; il y étoit jusqu'au cou, je m'approchai, il me demanda du secours, & je lui en donnai : ce ne fut pas sans peine que je le tirai de là ; mais enfin je l'en tirai, je le remontai sur son cheval, & je le suivis au Village dont il étoit Curé. C'étoit dans le temps de la vendange ; il n'avoit qu'une vieille Gouvernante qui le servoit, & deux arpents de vigne à vendanger : je m'offris d'en être le vendangeur : le Curé ; qui m'avoit obligation, le voulut bien ; il me retint, & le lendemain je me mis dans la vigne.
L'autre lendemain c'étoit fête ; le Curé dit sa Messe, je la servis : à midi il dîna , & je lui versai à boire, pendant que la Gouvernante essuyois quelques meubles de bois vermoulu. Le Curé, en fesant digestion, s'avisa de me demander qui j'étois; je lui fis là-dessus une histoire dont je ne me ressouviens plus ; mais il en fut si content qu'il me prop osa de le servir. Dans l'embarras où j'étois, cela me venoit à merveille, & j'y consentis de bon cœur ; mais nous ne fûmes que deux mois ensemble ; j'étois gourmand, le Curé était
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avare, & la Gouvernante acariâtre : on me re- prochoit mon pain, cela m'assamoit : je pillois le garde-manger, je trouvois les œufs des poules je les dénichois, ie vuidois le reste des bouteilles, & je ruinois le Bénéfice, disoient-ils ; de forte qu'un matin on me dit : va-t-en , & je m'en allai avec trente fols de monnoie qu'on fut une heure à; me compter sur un banc.
Pendant qu'on fesoit ma somme, je passai un moment dans la cour, & je vis deux poules au nid ; je pris les œufs par habitude : &, pour ne pas séparer les meres d'avec les enfants, je logeai le tout dans mon havre-sac: on ne s'apperçut dG- rien, je vins recevoir mes trente sols, & un bâton blanc à la main , je saluai la maison curiale, & je partis avec ma volaille & coq en plumes, & mes trente fols. Je crois qu'on courut après moi ; car j'entendis de loin qu'on m'appelloit en venant fort vîte ; mais le mot de petit fripon, de petit coquin qui frappa mes oreilles, ne me parut pas mériter de réponse, & je galopai un peu pour m'éloigner de ce bruit là, Mais parlez donc, camarade, il m.
semble. que j'ai passé deux mois chez le Curé sans que nous ayons trinqué : vertubleu ! le sot métier t allons, frere , arrosons; le temps est sec : bon, me voilà en chemin. A quelques jours de-là je trouvai
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une troupe de comédiens de campagne: oh! ma foi, c'étaient de bonnes gens, ceux-là; dès que je vis feulement leur mine , je devinai qu'ils m'accommoderoient. Je les trouvai en chemin comme ils rechargeoient leur bagage dans leur charriot qui avoit versé ; je leur offris mon secours, ils l'accepterent, & je travaillai de si bonne grâce que je leur plus: la Troupe, par hasard , avoit besoin d'un domestique, ils me retin- rent pour l'être. Jamais on ne prit maître de si bon courage que je le fis : une heure après avoir été avec eux, j'y étois comme si je les avois connus depuis dix ans ; ils chantoient en chemin, ils buvoient, ils mangeoient, ils fesoient l'amour, Ah ! la bonne vie ! les Rois ne la menent pas, cette vie-là : elle est trop heureuse pour eux, & ils font trop grands Seigneurs pour elle. Testubleu !
mon camarade , j'étois comme l'enfant qui tette, j'ouvrois les yeux sur eux, mon cœur s'épanouïssoit : je vivois; car je n'avois pas encore vécu, Vous jugez bien que mon plaisir me rendoitgaillard, & comme ils n'étoient pas glorieux avec moi, nous familiarifions ensemble, & je disois le bon-mot avec eux, Je n'étois pas laid au moins, je fuis bien-aise que vous le fçachiez; j'étois gros & gras, j'avois l'air espiegle; de l'esprit je n'en
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manquois pas, de l'effronterie encore moins. J'ai- mois la vie dérangée , tantôt bonne, tantôt mauvaiie ; se chauffer aujourd'hui, avoir froid demain; boire tout à la fois, manger de même ; travailler, ne rien faire ; aller par les Villes & par les champs; se fatiguer, avoir du bon temps, du plaisir & de la peine : voilà ce qu'il me falloit, & j'eus contentement avec eux. : ..- Á' Nous arrivâmes dans une petite Ville , où des le soir même de leur arrivée , on leur demanda, la Comédie : ainsi dès ce jour-là j'entrai en exer* cice de ma charge de domestique de Théâtre t j'avois, la science infuse pour ce service-là; ils admiroient mon habileté; ils jouerent, je ne me souviens plus quelle Pièce ; ils enchanterent l'assemblée provinciale. C'est la Cour du Roi Pétaut , un Spectacle comme celui-là; & il y a un agrément, c'dl que des Comédiens n'ont pas peur d'y être sifflés : plus ils font mauvai s y plus ils réuffiŒent : le bon jeu glisseroit sur le parterre, & le mauvais ressemble au vin dur & épais qui gratte le palais ; il faut crier, s'égofillerfaire des contorsions, s'agiter comme des possédés.
& puis vous entendez rire ou pleurer , suivant ce qu'on joue. Nos Messieurs firent de Tar- gent ce soir-là, & quelques-uns même, des <;o.n-.
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quêtes, qui leur valurent bien autant que leur part dans les Pièces. D'ailleurs notre Troupe mit toute la Ville en rumeur, éveilla les esprits, ren- dit les filles & les femmes coquettes ; elles se coissoient & s'ajustoient pour venir voir la Comédie; on leur en contoit, le feu s'y mettait; & puis c'étoient des amours, des mariages prématurés : nous ne vîmes pas tous ces effets de notre passage; mais nous les apprîmes quelque temps après.
Je me'divertis, ma foi ! bien dans cette Ville-la ; car en qualité de serviteur de la Comédie, il réjailliffoit sur moi un peu de ces grâces que le métier de Comédien donnoit à mes Maîtres.
D'abord je ne fus couru que des servantes, 8c je jettois le mouchoir aux plus jolies : les femmesde-chambre ensuite vinrent sur le marché, & je choisissois; & j'ai vu pleurer pour mes beaux yeux, j'étois bien fier, je mettois le chapeau sur l'oreille; la Troupe me donnoit de vieux bas rouges, & des nippes théâtrales dont je m'ajustois: cela renversoit la cervelle à toutes les chambrières du premier & du second étage; ma braverie tenta jusqu'à des grisettes que la tentation emporta, & je soupçonnai quelques Bourgeoises du premier rang de n'oser me dire ce qu'elles pen-
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soient de moi. Je ne fuis pas si timide qu'elles, camarade : je vous dirai ce que je pense de la bouteille ; c'est qu'il la faut boire, avalons.
Nos Comédiens ne s'oublioient pas, & il y en avoit d'assez bien faits dans la Troupe: les Bour- geoises les aimoient beaucoup , & ils n'en étoient pas ingrats; il reste encore dans plusieurs familles des marques de leur reconnoissance. A l'égard des femmes de la Troupe, on en comptoit deux de jolies, qui avoient l'air vif, un œil coquet, une figure qui agaçoit, & une façon galante qui donnoit aux gens beaucoup plus d'amour que de tendresse. Aussi ne convient il pas d'inspirer de la tendresse, quand on ne peut faire un long séjour dans les lieux ; les sentiments tendres font trop lambins, il faut tant de cérémonie avec eux : l'Amour est bien moins formaliste.
La veille de notre départ nous avions promis une jolie Comédie; je dis nous, car j'avois mon rôle, je mouchois les chandelles, & je vous avertis que sans un Moucheur de chandelles on ne pourroit pas jouer !a Comédie; c'est lui qui répand la lumiere sur l'action. Or la fievre prit à un de nos Adeurs qui avoit un rôle d'Amant volage dans notre Pièce; voilà l'espérance d'une bonne recette confondue: toute la ville de voit se trou-
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ver à nos adieux, & nous avions mis au double ; je vis le moment où l'on alloit quereller l'Acteur de ce qu'il s'avifoit d'avoir la fievre si mal-àpropos, & encore une fievre qui menaçoit d'être continue : comment faire ? on se défefpéroit : parbleu ! je proposai de prendre le rôle du malade : dans un besoin on se fert de tout ; ils me dirent : apprends-le, si tu peux. Je me mis donc à étudier jusqu'au lendemain ; je m'enfermai avec du vin pour encourager ma mémoire. Et à propos de mémoire, si j'encourageois votre attention d'une petite rasade , cela feroit-il si mal ? je fuis homme à vous tenir compagnie. Allons, voilà qui est bien ; revenons dans ma chambre, où j'étudie fort & ferme.
Ma mémoire fit un coup d'essai immortel: le lendemain je fçus mon rôle sur le bout du doigt, j'appellai mes camarades ; car déformais mouche les chandelles qui voudra ; je ne m'en mêlerai plus, j'ai fait fortune, & me voilà Comédien moi-même.
J'appellai donc mes camarades & les avertis du prodige qui s'étoit fait en moi; répétons, leur dis-je, & que le malade ne se presse pas de guérir : je vous assûre qu'il aura du temps de reste pour avoir la fievre ; allons , Messieurs, voyons si le brodequin me fiéra bien. Mon audace les fit rire,
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les mit de bonne humeur : c'étoit de l'argent qui leur venoit, si on pouvoit me produire. Allons , mon ami, c'est toi qui commences, me dirent-ils ; héros, partez pour la gloire ; aussi fis- je. A peine eus-je déclamé quatre vers qu'ils me promirent le laurier du premier jambon qu'ils mangeroient.
Comment donc ! sçavez-vous qu'ils furent étonnés de m'entendre ? ils disoient que ce n'étoit plus moi , que j'avois une autre physionomie ; ce n'étoient que battements de mains. Attendez, leur dis-je, ménagez vos admirations, il m'en faudra bien d'autres , ne me donnez pas tout à la fois, poursuivons, & nous poursuivîmes ; & toujours gloire nouvelle; enfin nous achevâmes, & je fus trouve si prodigieux qu'ils allèrent tous embrasser le malade dans son lit pour lui rendre grâce de sa fievre.
Un d'eux opina pour m'afficher à la porte du logis, le sentiment en fut approuvé, & sur une grande feuille de papier on me promit au public en gros & grands caractères ; là-dessus je rêvai à part-moi sur l'honneur & le profit que j'allois leur faire ; nous n'étions convenus de rien pour mes petits intérêts, l'affiche étoit faite, j'allois gagner de l'argent, & je conclus que je devois en avoir ma part; je leur dis mes petits raisonnements, & à leur air je compris bien qu'ils n'auroient pas pensé
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comme moi. Messieurs., leur dis-je en riant, vous êtes les Maîtres ; mais je ne donnerai ma mar- chandise qu'au prix où vous donnez la vôtre ; vous partagez le gain ensemble, n'est-ce pas? est-ce que j'ai la peste, moi, pour n'être pas admis au partage ? ne me fâchez point, vous êtes bien-heureux de ce que vous ne m'achetez pas plus cher Ne le voulez-vous]pas ? voyez ailleurs; je reprendrai mes mouchettes comme à l'ordinaire ; mais je ne fçaurois à moins. Il a raison, dit alors un gros garçon d'entr'eux, je lui donne ma voix; & nous la nôtre , dirent-ils ensemble, & là-dessus ils m'embrasserent. Il n'y eut que nos femmes qu me refuserent la joue, & qui eurent de la peine à se faire à une égalité si subite avec moi ; mais la représentation de notre Pièce emporta ce reste de fierté qui me disputoit l'honneur de leur bienveillance. T
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TROISIEME FEUILLE.
..[ ¡ :;Uf) J Efis ce jour-là les délices de l'assemblée, on me trouva fait au tour : il est charmant ce gar* çon-là, disoit-on; ce fera le premier Comédien de l'Europe. Bien plus, c'est que, pendant le cours de la Pièce, mes camarades, étourdis des applaudissements qu'on me donnoit, me regardoient presque avec respect ; je les voyois devenir petits devant moi, & je les laissois faire; je maccommodois fort bien de leur paroître im* portans, leur respect étoit le' bien venu ; je naleur disois pas: arrêtez-vous: au contraire, la vanité me gagnoit ; je sentis que mon visage deve..
noit hardi & cavalier, je parlois ferme & je mar" chois de même derriere les coulisses; je leur tendois la main de l'air d'un Capitaine qui caresse ses soldats, & mes soldats le prenoient de même Enfin la Comédie finit ; je reçus tant de compliments que j'en étois ivre. Les compliments de Province font toujours longs de la part des hommes , & précieux de la part des femmes; mais la vanité d'être loué n'est pas délicate, & ils me firent
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tous plaisir: mes camarades étoient muets; ils auroient été jaloux, s'ils avoient osé, ou plutôt s'ils avoient pu : mais il n'y avoit pas moyen de me regarder comme un rival; je confondois tout espoir de concurrence, & l'excès de mon mérite ne leur permettoit qu'une admiration qui les rendoit fluides. Aussi je n'en fis pas à deux fois ; je pris dès cse jour-là la contenance d'un homme qu'on est trop heureux d'avoir, & qui a les bonnes recettes dans sa manche : nous fûmes priés de donner encore le lendemain la même Pièce, tout , ,. , .; le monde ne m'avoit pas vu, & tout le mond es vouloit me voir; -& toujours au double : je dînai chez le premier de la ville j'y montrai beaucoup d'esprit, ma gloire m'en donnoit plus qu'à l'ordinaire, ou bien elle défricha tout celui qua j'avois : on ne pouvoit se rassasier de m'entendre.
Ajoutez que jétois frais & potelé, ce qui etycbnfidérable auprè s des femmes : cela fait grand bien à' l'esprit qu'on a avec elles. Aussi me regardoient- elles comme un objet fort intéressant; j'avois deux de mes camarades avec moi, qu'on laissoit boire & manger en paix sans leur dire mot : ils ne me servoient que de freres lais. - Bref, nous donnâmes notre feconde représentation, qui fit autant de plaisir que la premiere,
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& puis nous partîmes, parce qu'on nous atten- doit dans une autre Ville. Buvons à la fanté de celle que nous quittons. C'est une Cité de bonnes.
gens; j'y laissai bien des cœurs qui aitrohmt voulu faire connoissance avec le mien, ou bien avec moi, je ne sçais lequel des deux : mais je crois, que dans les sentiments que j'inspirois il y entroit aussi un peu d'appétit pour ma figure; je- connoissois cela à la maniere dont on me lorgnoit : îj y avoit de tout dans les œillades qu'on .jet-.
toit sur moi ; mais il fallut m'arracher à toutes mes: conquêtes ébauchées; j'en regrettai quelques-unes: il y avoit sur-tout deux grands yeux noirs qud j'eus bien de la peine à quitter : c'étoit une Dame; avec qui j'avois mangé. Par la corbleu ! mon camarade, il y fesoit chaud : ah! les beaux yeux!
si vous fçaviez comme ils tomboient sur moi ,': ma foi, je ne les foutenois pas : ils ne me fesoient point de quartier, & je ne demandons pas mieux que de me rendre ; mais il y avoit un jaloux qui ne le voulut point, qui ne quitta jamais ma Déesse, attendu que c'étoit la femme, & qu'il avoit surpris ses regards & les miens, & qu'il avoit entendu à merveille les demandes & les réponses : je lui pardonnai à cause de cela d'être inflexible ; car je n'ai jamais été injuste ; il avoit raison, & j'avois
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vois tort ; mais s'il ne m'avoit pas lié les mains, qu'en pen fez-vous? j'aurois eu encore plus de tort avec lui ; le pauvre homme ! malpeste, la jolie femme que sa femme! si vous l'aviez vue, vous feriez chorus : il me semble que je la vois encore, ses deux yeux me font restés dans l'esprit, & le jaloux aussi; & pour lui, il n'y a que quand je bois, que je lui pardonne : mais quand on a du vin, tout passe; il rend les gens bons & humains : c'est ce qui fait que je m'y attache, je vous exhorte à en faire autant, mon garçon. La bonté est une belle chose ! on ne doit rien né- gliger pour en avoir. Ces vilains buveurs d'eau font si rancuniers, si sérieux ! &. quand on est fé- rieux, on est de si mauvaile humeur ! on a une dent contre tout le monde : au-lieu que le vin réjouit la bile, & de la bile nous en avons tous : ergo il faut boire. Il n'y a point de Docteur de Sorbonne qui puisse disputer quelque chose à cet argument-là, il le moque du distinguo, & moi aussi. Allons, songeons à notre bile, la mienne a besoin d'une rasade. Compere, vous êtes bilieux, songez à vous, & ne m'oubliez pas. Pour- j) Suivons.
Nous quittâmes la Ville : il y avoit bien de la différence entre moi qui en fortois, & moi qui
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y étois venu; j'en fortois en héros, & j'y étois entré en moucheur de chandelles : & voilà le monde, aujourd'hui petit, demain grand. Il y auroit de belles choses à dire là-dessus, mon ami: parmi les héros, on trouveroit bien des gens, qui, à leur maniere, n'étoient que des moucheurs de chandelles aussi-bien que moi ; & puis un hazard est venu qui les a fait Acteurs: & puis qui est-ce? ce font des hommes admirables. Ce que je vous dis-là est presque sublime, c'est du beau ; mais il m'ennuie : tant y a que me voilà le Hé- ros de ma Troupe ; marchons: je fuis à la tête du charriot ; je chante, je fuis gai, j'en conte aux Actrices qui n'en font pas fâchées, je fuis l'espoir des recettes : il ne me reste plus qu'à étudier des rôles, & il est résolu qu'à la Ville ou nous allons je m'enfermerai huit jours, pour en apprendre deux ou trois ; car de ma mémoire j'en ferai ce que je voudrai ; & pendant que je jouerai ceux que je sçauras, j'en apprendrai d'autres; & d'autres en autres, j'en aurai bientôt un magasin.
Nous voilà arrivés : je n'avois pris que huit jours pour étudier; & j'en eus douze, parce que mes camarades furent trois ou quatre jours à préparer leur Théâtre ; de forte que je fçavois près de quatre rôles, quand je commençai à jouer.
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Je n'aime pas à me vanter, moi; je fuis natu- rellement modeste, comme vous avez pu voir ?
cela n'empêchera pas que je ne vous dise que je parus comme un astre. Il y eut quelqu'un qui me compara à une comète : mais la comparaison d'un astre vaut mieux : car la comète, compere, on dit qu'elle pronostique malheur : & moi je ne procurois que du bonheur à mes camarades & du plaisir aux autres.
Remarquez bien que je ne cessois d'étudier pour être en état de jouer toujours : voilà qui est une fois dit; car je n'aime pas les répétitions, si ce n'est celle du plaisir, comme de boire, par exemple: ainsi je ne ferai point de difficulté de répéter encore un verre de vin avec vous, pour le peu que cela vous plaise ; hem? qu'en dites-vous; mine d'hypocrite ? vous en avez bien envie : vous êtes un ivrogne, mon camarade ; quand vous voyez une bouteille , vous l'avalez avant que de la boire; je vous le pardonne parce que cela me ressemble , trinquons. Ce qui me charme dans ma maniere de conter une histoire , c'est le talent naturel que j'ai d'y glisser toujours qu'il faut boire ; ce qui ell; une riche parenthèse au cabaret : ne la laissons pas passer sans y faire honneur. Point de vuide; je fuis comme la nature , je l'abhorre. Bon, m.~
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voilà bien ; reprenons le fil de ma vie à cette heure, qu'il est arrosé.
Or, vous fçaurez que je fus admiré, & vous Vous ressouviendrez que je le ferai toujours; car ma modestie ne me permettra pas d'en parler davantage , & il ne faut pas que je perde rien à cause que je fuis modeste.
Dans la Ville où nous étions il y avoit une Dame toute fraîche arrivée de Paris; ce qui la rendoit très-respectable à toutes les femmes du pays : elle étoit ridicule on ne sçauroit dire combien : aussi on l'admirait, il falloit voir ; car il faut qu'une Provinciale se soit fait moquer d'elle à Paris pendant trois ou quatre mois , pour avoir l'honneur d'être admirée dans sa Province, c'est la règle : or, cette Dame si admirable , à cause quelle étoit si ridicule, n'avoit pas voulu venir ipe voir la premiere fois que je parus : elle fourenoit que je devois être détestable, & peut-être avoit-elle raison; car moi-même , voyez le bon esprit ! j'étois très-vain de ce qu'on me trouvoit tant de mérite : mais je n'étois pas certain de l'avoir, je n'y croyois pas tant que les autres; & je jouissois, à tout hazard, de l'opinion qu'on en avoit. S'ils se trompent, c'est leur affaire, me disois-je quelquefois; prévenons toujours, je fuis
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le premier homme du monde ici : eh bien ! Mon- sieur le premier homme du monde, allez votre train ; si vous êtes le dernier, ailleurs , vous marcherez après les autres, & les autres feront les premiers : voilà qui est tout arrangé, point de bruit; allons, vive la joie ! Où en fuis-je, camarade ? à cette Dame qui soutenoit que je devois être détestable : nest-ce pas une Troupe de cam- pagne disoit-elle ? ah l'horreur ! je ne fçaurois voir cela, je fuis persuadée que cela souleve le cœur.
Cependant les autres femmes vinrent : eh bien !
leur dit-elle , vous êtes-vous bien diverties ? cet Acteur si étonnant vous a-t-il remué l'âme ? car c'étoit dans une Tragédie que j'avois joué : eh !
mais , répondirent-elles, vous devriez le voir , il y en a de pires que lui ; & remarquez , camarade , que, pendant la représentation , cet homme qui n'étoit pas le pire de tous, leur avoit fendu l'âme, au-lieu de la remuer; on n'osoit pas le dire à Madame de peur de passer pour des ignorantes, s'il lui prenoit fantaisie de me voir ; au reste , on lui rapporta que j'étois pourtant beau garçon , & que j'avois une figure aisez revenante. Oui - dà ?
dit - elle ; eh bien ! c'est quelque chose dans un Acteur, qu'une jolie figure ; mais se tient-il bien ?
ta'est-il pas embaffailc de sa contenance? a-t-il
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des grâces? car il en faut ; c'est ce qui pare : je m'imagine qu'en disant que les grâces paroient elle fesoit tout ce qu'elle pouvoit pour servie d'exemple.
Elle résolut quelle me verroit : au reste, à cause de ma jolie figure ; & enfin elle arrive : je jouois la même Tragédie ; dès que je parus , voilà tous les yeux sur elle pour sçavoir ce qu'elle en penseroit : elle écoute , mais négligemment, & comme une personne qui ne s'attend à rien de digne de son attention ; cependant un petit figne de tête, pareil à celui de Jupiter quand il branle la tienne & qu'il dit, je consens, annonça d'abord que je n'étois pas si mauvais qu'elle l'avoit cru ; connoissez vous de ces gestes qui, lorsqu'on regarde quelque chose, signifient, pas mal, pas mal ?
eh bien ! ce fut de ce pas mal dont elle me gratifia. Mais à propos de Jupiter, avec quelle élégance ne l'ai-je pas mis-là ? sans moi, camarade , vous n'y preniez pas garde ; ah ! qu'on trouve de belles choses à table! mon ami, Jupiter, dit-on, du temps qu'il régnoit, n'avoit qu'à branler la tête, pour émouvoir & la terre & les cieux : suivez-moi ; & la Dame, en branlant la sienne, inspira du respect pour moi à toute l'assemblée : corbleu!
du respect ! j'en mérite, au moins, pour avoir si
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bien dit ; je ne sçais pas ce que vous en pensez : mais un peu de vénération me conviendroit assez.
LVOUS riez ! ma mine gâte tout; ah ! la peste de mine ! pour être un grand-homme, il ne m'en a jamais manqué que l'air ; c'est ce qui m'a dégoûté du grand, & ce qui m'a fait embrasser le genre bouffon : tenez, mon fils, on a beau faire & beau dire , c'est la mine des gens qui gouverne ordinai- rement les choses du monde ; vous me voyez aujourd'hui grenouiller sans façon avec vous au cabaret , n'est-il pas vrai ? je passe une partie de ma vie dans cette bachique obscurité-là , & à cause de cela vous croyez que ce n'est rien qu'un homme comme moi. Si je n'avois point de vin, j'en pleurerois de la pensée que vous avez; mais je ne fuis pas si sot que de pleurer , quand j'ai de quoi boire : tant y a que vous en croirez ce qu'il vous plaira ; car je me sçais plus ce que je voulois dire : les réflexions me brouillent, ou bien elles me viennent toutes brouillées, lequel des deux ? il ne m'importe, je les donne comme je les sçais, les bribes en font bonnes ; & au surplus, comme dit le Proverbe , les fous réfléchissent, & les fages font ; & moi je bois : dans quelle classe fuis-je ? le Proverbe n'en dit mot, cela m'embarrasse: ne ferois-je pas par hasard entre le ziste & le zeste ? hem ? qu'en penfez-
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vous ? tenez, je l'ai toujours dit, je le dis encore, & je le dirai tant qu'il y aura du vin, sans quoi je ne dis plus mot ; c'est ma bouffonne de face qui me fait tort dans le monde , elle m'a coupé la gorge; tous les hommes s'y sont trompés , on ne m'a jamais pris que pour un convive: regardez-la cette face. Si mes souliers n'ont point de femelles, c'est elle qui en est cause ; & remarquez que mes souliers n'en ont point, & que les vôtres ont tout l'air d'en avoir eu ; mais baste , consolons-nous; la femelle qui nous fert aujourd'hui se moque du Savetier, jamais le vilain ne la raccommodera, c'est autant de cuir d'épargné : attendez, j'oubliois de vous expliquer comme quoi ma face m'a réduit à la femelle qu'on ne raccommode point; c'est que, quand je vis qu'on disoit de moi: c'est un étourdi qui n'aime que la joie, & qu'on me croyoit une tête de linote; oui-dà ! repris-je en moi-même, vous le prenez par-là , Meilleurs les hommes ; je fuis donc une linote! eh bien ! les linotes chantent, & la linote chantera, & depuis ce temps-là j'ai mis tout mon esprit en chansons, en chansons à boire au moins , attendu que c'étoit le cabaret qui me fervoit de cage, & qu'on n'y apprend que des a irs à boire. Au ifi j'en appris: ah, ah ! allez, qu'on me çherçhe une linote qui en sçaçhe autant, & qui
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les entonne aussi bien que moi ; or, par toutes les choses mises en ordre que je viens de vous expliquer, vous concevez, mon garçon, vous concevez que c'est une face joyeuse qui est l'origine du dépit qui m'a conduit à la taverne, où je me fuis brouillé avec la vanité de la belle chaussure, & où j'ai bu , de même que j'y boirai toutes les femelles qu'un autre auroit fait mettre à ses souliers; qu'avez-vous à dire à cela? il n'y manque pas un ïota ; voilà qui est clair & net : si je fuis mal chauffé & mal peigné, ce n'est pas à moi qu'il faut s'en prendre ; c'est à ces hommes qui vous font perdre ou gagner votre procès sur la mine que vous portez : s'ils étoient aveugles , ils n'auroient fait que m'entendre , ils m'auroient ad miré, car je parlois d'or : mais ils ont des yeux, ils m'ont vu, & ma mine a tout perdu ; ergo si leurs yeux n'y voyoient goûte, leur jugement yt verroit clair. Race de dupes, je vous le pardonne, & à ma face aussi. Je lui en veux si peu de mal que vous voyez tous. les rubis dont je l'ai ornée ; & j'espere qu'elle n'en manquera jamais : sçavez-vous qu'elle me vaut une piece de crédit au cabaret ?
tous les jours on me prête hardiment dessus, parce .qu'on voit bien que celui à qui elle appartient ne manquera jamais de revenir, dès qu'il aura de l'ar-
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gent : il faut que ce drôle-là boive, ou qu'il crève ; & on voit que je me porte bien. Je me porterois encore mieux, si nous buvions , par exemple : à vous de tout mon cœur, en vérité. Où est-ce que j'ai laissé mon histoire ? n'est-ce pas à Jupiter ?
il valoit bien une parenthèse ; c'étoit un gaillard aussi, à ce que dit Maître Ovide, qui en étoit un autre : car à propos, j'ai étudié, j'avois oublié de vous le dire: parlez-moi d' hoc vinum, hujus vini, voilà ce qui s'appelle un fier substantif; sçavez-vous le décliner au cabaret ? on commence par le genitivo , parce qu'on dit en entrant au garçon, du vin ; le garçon en apporte au nomi- nativo, voilà le vin ; il vous en verse après, &; c'est au dativo; le dativo dure quelque temps, car vous en versez vous-même en fuite jusqu'à l'ablativo ; c'eil: quand il n'y en a plus dans la bouteille ; & puis vous rappellez le garçon pour en avoir, c'est le vocativo; & puis , quand il en rapporte, vous recommencez par le genitivo en tendant votre verre , en disant, du vin ; & par ce moyen vous faites votre déclinaison sans faute.
Eh bien ! ne fuis-je pas un dru ? ah, ah, ah, allons , mon ami, un peu du dativo dans mon verre , & chapeau bas, s'il vous plaît, malgré mes haillons.
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QUATRIEME FEUILLE.
,.UETO URN ONS à cette Dame que j'ai si joliment comparée à Jupiter, & qui trouvoit que je ne jouois pas mal, ensuite assez bien ; après quoi : mais ce garçon-là fera bon , s'écrioit-elle à haute voix, je vous assûre qu'il fera bon : car elle ne s'embarrassoit pas de nous interrompre , nous n'étions pas un spectacle assez grave pour elle. Cet Acteur-là promet beaucoup, il me furprend; comment donc! il a du feu, des attitudes , une voix touchante ; & ce n'étoit pas-là ce qu'elle vouloit dire, elle trichoit sur sa véritable pensée : car je crois qu'elle n'entendoit rien à ce que je valois , non plus qu'à ce que je ne valois pas : comme j'étois un gros garçon de bonne mine, qualité qui étoit fort de sa compétence ; & qu'elle voyoit aulîi que les autres femmes me trouvoient ragoûtant, je fuis persuadé qu'en me louant, son intention étoit de me donner encore plus de relief dans l'esprit des autres, afin que le goût que je prendrois pour elle en fît plus d'honneur à ses charmes : car elle avoit résolu que j'en prendrois, parce
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qu'elle avoit dessein par galanterie d'en prendre elle- même, non pas à cause de mes beaux yeux, mais à cause du bel air : elle s'étoit mis dans l'esprit que c'étoit la maniere du grand monde ; voilà ce qu'elle avoit rapporté de son voyage de Paris.
Mais, la pauvre Dame ! il ne lui appartenoit pas de se donner de pareils airs avec son cœur de Province; ces cœurs-là n'entendent pas raillerie, ils ne font pas assez dégourdis pour cela, & cette femme du grand monde fit bientôt avec moi la franche Provinciale ; elle m'aima tout de bon, mais d'un amour de Roman, de cet amour qui fait qu'on fou pire, qui a des délicatesses qui ne finissent point, des langueurs de sentiments à perte de vue. Elle alloit au grand dessein , car elle en vouloit à mon cœur directement; nous ne traitions que de cela ensemble , & que de la beauté sublime qu'il y avoit à aimer bien tendrement; & effectivement, je crois que cela est beau, quand on veut s'en entêter: mais moi, je ne trouvois point de prise à ce beau-là, sa tendre fpiritua lité me fesoit bâiller , il me sembloit qu'elle pafsoit tout son temps à admirer la finesse des choses qu'elle sentoit, je crois que mon ingratitude l'amusoit ; car c'est ainsi qu'elle appelloit mon défaut d'attention & de délicatesse : jamais elle n'é-
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toit si fort en goût de tendresse que quand elle n'étoit pas contente de moi, son cœur se délec- toit dans les reproches qu'elle me fesoit; cela m'auroit pénétré l'âme, si j'avois pu y entendre quelque chose : ah ! les admirables sentiments mais je n'en eus que cela, il ne tint qu'à mon cœur de faire bonne chere , & voilà tout. Si j'avois paffé un an dans cette Ville , peut-être cette âme si délicate se feroit-elle humanisée ; car, comme on dit, il n'y a point de chemin qui ne mene à Rome: ces personnes qui, en fait d'amour, ne veulent qu'un commerce de purs sentiments, qui ont mis toute leur complaisance à soupirer tendrement, & qui ne cherchent qu'à lutter de délicatesse avec vous, laissez-les faire les pauvres gens ! tenez, toute cette tendresse les apprivoise pour l'amour : c'est un circuit que le diable leur fait faire , & qui les mene, sans qu'ils le sçachent , où vous les attendez ; ils y viendront , ne vous embarrassez pas; c'est feulement qu'ils prennent le plus long : mais on vous les étourdit pendant la marche, & ils arriveront comme vous les voulez.
Pour moi je n'eus pas le loisir d'attendre la Dame en question, & je la quittai dans le fort de ses délicatesses : je ne m'en fouciois guères; car, putre que je n'y trouvois pas grand ragoût, c'est
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qu'elle y mettoit un ridicule qui les rendoit encore plus fades.
Mais j'ai mal arrangé mon récit; voilà cette Dame que je quitte, & je ne vous ai pas encore conté comme quoi nous fîmes connoissance en- semble : ma foi ! arrangez cela vous-même, ou bien prenez que je n'aie encore rien dit de nos amours; allons , retournons où j'en étois : je sçais bien que je voulois boire, & jamais je ne me trompe, quand je me reprends-là; c'est toujours où j'en fuis. Versez de rechef: à vous, que le ciel vous le rende ; ah ! je me retrouve. Je jouois une Tragédie, & la Dame louoit mon jeu , n'eftce pas? voilà ce que c'est que le vin, je lui découvre tous les jours de nouvelles qualités; il me donne de la mémoire , il me l'ôté, il fait comme je veux ; aussi je l'aime, aussi j'en bois : & plus j'en bois, plus je l'aime; caractere du véritable amour.
Or donc (car si je me biffais faire, je ne finirois jamais, quand je parle du vin : c>efi: un grand présent que le ciel nous a fait; primò la vie, enfuite du vin; car si on ne vivoit pas, comment boire ? mais quelquefois boire, console de vivre ;) or donc cette Dame en question trouva que je
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jouois à son goût, & les éloges qu'elle me donna me firent tant de bien qu'on ne parloit plus de moi dans la Ville que comme d'un petit prodige : Madame une telle le trouve bon, disoit-on, elle qui revient de Paris; & là-dessus, quand je pafsois, on me montrait du doigt : le voilà, & puis on me contemploit ; mais passons cela, car je ne fçaurois le raconter sans rougir.
Quand la Tragédie fut finie, tout le monde vint me féliciter ; je ne fçavois à qui répondre.
Vous m'avez enchanté, me disoit l'un, du ton d'un homme à qui il étoit bien glorieux d'avoir plû , & puis s'en tenoit-là mystérieusement ; l'autre se brouilloit dans un compliment qu'il vou- loit me faire : celui-ci cherchoit des termes scientifiques qui ne s'attendoient pas de servir jamais à mon éloge. J'étois au milieu de tous ces admirateurs , quand la Dame cria : qu'il vienne , je veux lui parler. J'obéis , & j'allai saluer cette grande connoisseuse. Elle étoit encore jeune, passablement jolie, d'un embonpoint entre le gras & le maigre, veuve par-dessus le marché : elle étoit assise , & la compagnie fesoit un cercle autour d'elle, comme font des Écoliers autour de leur Magister. Vous irez loin , me dit-elle d'un air prophétique & sans appel, vous irez loin a 4 toute
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la compagnie, fesant chorus, répétoit : il ira loin.
Quel âge avez - vous, me dit elle? Vingt ans, Madame ; &, par ma foi, je lui répondois par hasard, car je n'en fçavois rien moi-même: mais je le sçauras toujours bien, quand il me plaira , je n'en fuis pas en peine ; toujours vit qui n'est pas mort, & je pense que je luis au monde du jour que je naquis. Avez-vous été à Paris?. Oui, Madame. Oh ! je ne. m'étonne plus de la finesse de ion jeu, il a vu les Comédiens de Sa Majesté; mais à vingt ans jouer de cette force-là!
en vérité il effacera tout. Madame, vous avez bien de la bonté; je fuis charmé d'avoir pu vous divertir. Oui , vous m'avez fait beaucoup de plaisir.
Tout le monde écoutoit notre conversation en silence & la bouche ouverte; on croyoit, en me voyant, voir tous les Comédiens de Sa Majesté.
Lieutenante, dit elle alors , nous soupons ce soir chez vous, emmenons-le avec nous. Lieutenante aussi-tôt de répondre qu'elle ne demandoit pas mieux. Lieutenant son mari, qui étoit dans la foule, de crier brusquement : oui-dà, c'est bien dit, nous rirons; car il a dj l'esprit. Allons, notre cher, c'est fort bien imagine. Avez-vous de l'apétit il çft en âge de cela ; mais il le fait tard : donnez moi
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donnez-moi la main ; ( c'est notre connoiffeufe qui finit ainsi, ) & qui, en s'appuyant sur moi sans façon, humilioit par-là les Bourgeoises qui l'en- touroient, & qui n'auroient pas osé être si dégagées qu'elle; c'étoit comme si elle leur avoit dit: vous êtes trop sottes pour être aussi hardies que moi ; & il sembloit, à la mine stupéfaite de ces Bourgeoises, qu'elles répondoient que cela étoit vrai.
Or je tenois donc cette Dame sur le poing : Lieutenant marchoit derriere nous avec sa femme qu'il tenoit de même, & ce n'étoit qu'une singerie que sa femme lui sesoit faire ; car en retournant la tête pour voir cet Ecuyer, je vis qu'il étoit tout étonné de l'être, & qu'il étoit pris de respect pour cette cérémonie; il marchoit comme s'il avoit eu des entraves, & sa femme à son tour étoit toute émue de plaisir de se trouver menée par son mari ; cela ne fesoit plus un iriênage de Province, & elle en rougissoit de vanité.
Pour moi, la Dame que je menois m'entrete- noit agréablement de mes talents pour le Théâtre ; il y avoit même de la cajolerie dans ce qu'elle me disoit, mais des cajoleries qui ne craignoient point d'être entendues, & qui se moquoient de h retenue Provinciale : elle me trouvoit hardiment
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de bonne mine & d'une physionomie avantageuse ; & moi je m'extasiois à mon tour sur la gloire de ne pas déplaire à de si beaux yeux : c'étoitlà ce qu'elle demandoit; car en Province mettre de beaux yeux en avant, c'est dire qu'on aime, c'est donner son cœur, & demander celui des gens : je sentis tout cela à ses réponses, & nous n'étions pas encore arrivés chez le Lieutenant, que je lui en contois dans les formes ; il y eut un endroit de notre conversation où je lui baisai la main ; il n'y eut point d'inconvénient à cela, je ne vis ja- mais de main si souple ; cette main-là sçavoit fort bien son grand monde, c'est ce qui fit que je répétai. Badin, je crois que ce n'est qu'une Scene que vous jouez. Ah ! Madame, c'est une vérité que je sens. Je n'en crois rien. Ah ! ma belle Dame répartois-je. Oh ! pour belle , non ; tout au plus* jolie, à ce qu'on dit.
Nous en étions-là, quand nous entrâmes dans la maison: on se mit à table ; il y avoit assez bonne chere, nous mangeâmes en gens qui ne se régalent pas tous les jours, & je m'appercevois que ma Dame fesoit tout ce qu'elle pouvoit pour m'escamoter une partie de son appétit bourgeois, & qu'elle vouloit me paroître familiarisée avec les bons morceaux; mais, ma foi, l'appétit prenoit
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le dessus sur la vanité ; elle avoit beau faire l'hypocrite sur sa gourmandise, les mêts la gagnoient malgré elle, & je voyois clairement qu'elle profitoit de la fête aussi-bien que moi, & de même que nos hôtes qui avaloient de grand cœur. Au reste on boit en mangeant, c'est la coutume : il faut la suivre ; allons, camarade , point de singularité, vivons comme tout le monde vit. Y a- t-il encore de ce jus dans le pot? achevons, s'il n'y en a guères ; s'il y en a beaucoup , ne l'épargnons pas.
Ecoutez bien, je vais vous conter maintenant ce qui advint des galanteries que nous nous dî.
mes cette Dame & moi, entre la poire & le [ro.
mage. La Lieutenante, qui se piquoit d'être belle , m'avoit sourdement lorgné pendant le repas, non pas qu'elle sentît rien pour moi, mais c'est qu'il lui fâchoit d'être-là, sans tirer de moi à son tour une attestation qu'elle étoit aimable aussi-bien que son amie , & peut-être plus ; son amie s'étoit ap- perçue de la diversion que la Lieutenante tâchoit de faire, & je vis bien qu'elle trouvoit cela ri- dicule ; elle en sourioit en me parlant ; l'autre s'en apperçut aussi : le Lieutenant, qui aimoit le vin, s'amufoit à 'e boire sans rematquer ce qui se pas- •\ foit, & moi je ne savois plus comment regardes
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pour ne point faire de jalouse ; je ne me mettois à mon aise qu'en buvant , car alors je n'étois obligé qu'à regarder mon verre ; hors de-là j'étois épié pour voir ce que je ferois de mes yeux ; l'une à droite sembloit me dire , ne regardez donc que moi; l'autre me disoit à gauche, pourquoi regardez-vous à droite ? & pour ne fâcher personne, je ne regardois souvent que devant moi.
L'amie de la Lieutenante ne pouvoit pas comprendre comment mon goût héfitoit, je connoissois cela à son air; & la Lieutenante , oubliant le respect qu'elle devoit à une femme qui avoit été à Paris, étoit fort scandalisée de la hauteur avec laquelle son amie prétendoit l'emporter sur elle.
Paris tant qu'il vous plaira, on n'a que faire de l'avoir vu pour avoir un beau visage: & moi, malgré mon embarras, j'étois pourtant bien-aise de me trouver comme cela entre deux vanités que j'avois fait naître, qui se disputoient ma faveur, & qui toutes deux attendoient leur fort de la fantaisse qui me prendroit ; je crus à la fin devoir partager mes faveurs , & honorer ces deux femmes de mes attentions à tour de rôle ; mais cela ne décidoit rien : la Lieutenante se feroit bien contentée de mon indécision, car elle n'afpiroit qu'à mettre les choses en litige; c'étoit assez pour ses
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charmes que d'être aussi avancés que des appas qui avoient pris le bon tour à Paris; mais les appas façonnés à Paris se croyoient insultés de ne lutter qu'à force égale contre de si rustiques rivaux ; le combat n'était pas supportable, & la Dame de Paris étoit outrée d'impatience ; enfin n'y pouvant plus tenir : écoutez-moi, me dit-elle , - en me tirant par le bras avec véhémence & brusquerie, je veux vous voir jouer dans le comique , & mes avis ne vous feront pas inutiles ; car je m'y connoîs, & personne ici ne sçauroit ce que vous valez sans moi. Ah ! Madame, dit alors la Lieutenante, d'un souris moqueur, tout le monde n'a pas comme vous trois mois de séjour à Paris.
Trois mois, Madame! (c'est l'autre qui repart) dites cinq, s'il vous plaît, & quinze jours avec, entendez-vous? & ces cinq mois-là, sans vanité m'en ont plus appris que vous n'en fçaurez peut-être de votre vie. Ah ! Madame, je ne fuis pas cu- rieuse de sçavoir mépriser les autres, & il me paroît que vous n'avez que cet avantage-là. Vous ne vous y connoissez pas, Madame ; je n'ai ap-or pris là-dessus qu'à avoir pitié de leur ignorance.
Et ici, Madame, on a compassion de ces pitiés- là, dit l'autre. Et ici, Madame, on devroit prendre garde à qui l'on parle, reprit-on. Hélas ! Madame,
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ne sçait-on pas qui vous êtes? faut-il des lunettes pour vous reconnoître? en ce cas-là prêtez-moi les vôtres. Qu'appellez-vous, mes lunettes? mais vous êtes bien hardie, femme d'Elu. Eh bien !
qu'est-ce ? que vous a- t-il fait cet Elu, reprit le mari de l'Elue? quel mal y a-t-il à porter lunet- tes ? je m'en servois à vingt cinq ans , moi ; vous pouvez bien en user à quarante, & vous n'en êtes v pas plus vieille. Ah ! Monsieur, me dit-elle alors en se levant; j'étouffe, voilà des grossieretés qui me tuent; je me meurs, reconduisez-moi, je vous prie, Jasmin, éclairez, partons; moi, qua- rante ans, à une femme comme moi ! Et palfam- bleu ? reprit l'Elu, est-ce que c'est offenser Dieu que d'avoir sa quarantaine ? à qui en avez-vous donc, notre bonne amie ? Taisez-vous, idiot, avec vos quarante sottises, s'écria-t elle , en me prenant fous le bras, plus rouge que le feu; vous ne méritez pas l'honneur que je vous ai fait de venir chez vous. Eh bien ! femme, il n'y a qu'à le reprendre , dit le bon-homme. Oh ! la reprise fera petite, ajouta l'Elue; mais l'autre étoit déjà en marche à ce dernier coup de langue , & se con- tenta de jetter un regard qui auroit voulu être un i coup de foudre; & puis nous partîmes.
Mon camarade en étoit-là de son histoire, quand
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nous entendîmes du bruit dans la rue; c'étoit un Ambassadeur qui alloit passer; nous n'avions plus de vin, mon camarade paya, & nous descendîmes : après quoi nous nous perdîmes dans la foule, & je ne le vis plus du reste de la journée; il me promit en me quittant de continuer son histoire, quand nous nous reverrions. L'occasion ne s'en est pas encore trouvée , & cela viendra : c'est un gaillard qui me fera rire ; mais je le lui rendrai bien, ma vie vaut bien la sienne.
Par ma foi! plus j'examine mon état, & plus je m'en loue ; si j'étois dans le monde, apparemment que j'aurois quelque charge, je ferois marié , j'aurois des enfants : sa charge , il faut la faire ; sa femme , il faut la supporter ; ses enfants, il faut les élever, & puis les marier après : c'est-à-dire, ne garder que la moitié de sa vie, & se défaire de l'autre en leur faveur ; c'est la régle : n'est-ce pas-là quelque chose de bien touchant que ce tracas? Je connois des gens qui ont tout ce que je dis-là, femme, charge, & enfants, & qui font riches ; je les vois pensants , ils rêvent creux , ils ont des physionomies sérieuses, qui fervent de remède à l'envie de rire : parlez-leur, ils se plaignent toujours; c'est de leur femme qui joue ; c'est de l'Etat qui va mal ; c'est du Ciel ; il ne pleut
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pas à leur fantaisie ; c'est du chaud, c'est du froid, d'un fils libertin, d'une fille coquette, d'une troupe de valets qui les fervent mal, & les pillent bien. Après cela, c'est des amis qu'il faut régaler, & qui ne feront peut-être pas contents ; qui ont plus d'envie de compter vos plats que de les manger ; c'est leur vanité qui vient voir si la vôtre soutient sa noblesse. Leur faites-vous trop bonne chere ; ils vous trouvent superbes & fastueux, vous les irrritez, parce que vous leur rendez la revanche onéreuse : les régalez-vous de bon cœur, mais frugalement, faute de pouvoir faire mieux; votre bon cœur est un sot qui ne leur apprête qu'à turlupiner de vos moyens: ferez-vous assez bien meublé pour eux, avez-vous assez de valets; ils prendront garde à tout cela : vous le sçavez, vous craignez ce qu'ils en penseront , vous avez peur de rougir devant eux, il s'agit de leur considération ou de leur mépris, le coup de chapeau déformais fera plus honnête ou plus cavalier, selon l'état où ils vous trouveront; car en- fin , tâtez-vous vous-même : voyez si, suivant le hasard de ces choses-là, un homme ne vous est pas plus ou moins important dans le mondes Allez - vous manger volontiers chez des gens d'un étalage médiocre, qui donnent de tout leu
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cœur, mais qui ne peuvent que donner peu? leur amitié vous pique-t-elle ? vous honorez-vous fort de les connoître ? parlez-vous d'eux souvent ? Non; ce font de bonnes-gens que vous aimez bien , mais pour les laisser-là; leur commerce ne vous pare point, votre orgueil n'y gagne rien; ce ne font point-là les connoissances qui vous donnent du nom, qui vous vantent dans l'esprit des autres, Vous-même vous ne vous souciez guères de ceux qui n'ont que de pareils amis : vous vou- lez que les vôtres fassent du fracas , & vous voulez en faire aussi pour être recommandé à leur amour-propre pour être sur la lifte de ceux qu'on peut voir en toute sûreté d'orgueil. Avec qui est-il? dira-t-on, en vous montrant. Avec ltionsieur un tel, avec Madame une telle. Oh ! voilà qui va bien : on parlera de vous, on vous citera, vous en ferez digne ; & qui est ce Monsieur un tel dont le commerce vous est si honorable? Hélas! le plus souvent il n'est rien lui, quant à son esprit, son cœur & ses vertus; mais il a bon équipage, un bon cuisinier, il fait de la dépense, il se donne de bons airs, on le voit aux Spectacles, les Dames le saluent, les hommes l'accueillent; c'est un homme enfin. Non; je dis mal : ce n'est pas un homme, c'est un riche , un
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possesseur de grandes places, un Seigneur ; 8c on voit par-tout des gens qui font tout cela, sans mériter le grand nom d'homme ; car qu'est-ce que c'est qu'un homme? est-ce la naissance qui le fait? non ; appellez-le comme vous le voudrez s elle ne le fait que le fils de son pere, &c.
CINQUIEME FEUILLE.
J'ALLOIS l'autre jour dire de belles choses sur l'homme, si la nuit n'étoit pas venue m'en empêcher : mais quand la nuit vient, mon luminaire finit -, & puis bon foir à tout le monde.
Or fus, continuons mes rapsodies, j'y prends goût; elles ne font peut-être pas si mauvaises ; mais je les ai gâtées en disant que j'étois François, & si jamais mes compatriotes les voient, je les connoîs, ils ne manqueront pas de les trouver pi- toyables. Car c'est une plaisante Nation que la nôtre : sa vanité n'est pas faite comme celle des autres Peuples; ceux-ci sont vains tout naturellement, ils n'y cherchent point de subtilité , ils estiment tout ce qui se fait chez eux, cent fois plus que tout ce qui se fait par-tout ailleurs ; ils n'ont point
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de bagatelles qui ne soient au-dessus de tout ce que nous avons de plus beau ; ils en parlent avec un respect qu'ils n'ôsent exprimer, de peur de le gâter ; & ils croient avoir raison : ou si quelquefois ils ne le croient point, ils n'ont garde de le dire; car où feroit-l'honneur de la Patrie?
& voilà ce qu'on appelle une vanité franche; voilà comme la nature nous la donne de la premiere main, & même comme le bon-sens feroit vain, si jamais le bon-sens pouvoit l'être.
Mais nous autres François, il faut que nous touchions à tout, & nous avons changé tout cela; vraiment ! nous y entendons bien plus de finesse, nous sommes bien autrement déliés sur l'amourpropre. Estimer ce qui se fait chez nous ! eh !
où en feroit-on, s'il falloit louer ses compatriotes ? ils feroient trop glorieux, & nous trop humiliés ; non, non , il ne faut pas donner cet avantage-là à ceux avec qui nous vivons tous les jours, & qu'on peut rencontrer par-tout. Louons les Etrangers, à la bonne-heure : ils ne font pas-là pour en devenir vains ; & au surplus nous ne les estimons pas plus pour cela ; nous fçaurons bien les mépriser, quand nous ferons chez eux : mais pour ceux de notre pays , myrmidons que tout cçla.
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Voilà votre portrait, Meilleurs les François.
On ne sçauroit croire le plaisir qu'un François fent à dédaigner nos meilleurs ouvrages, & à leur préférer des fariboles venues de loin. Ces genslà pensent plus que nous, dit-il, en parlant des étrangers : & dans le fond, il ne le croit pas , & s'il s'imagine qu'il le croit, je l'assure qu'il se trompe. Eh! que croit-il donc? Rien; mais c'est qu'il faut que l'amour-propre de tout le monde vive. Primo, il parle des habiles gens de son pays, & tout habiles qu'ils font, il les juge ; cela lui fait passer un petit moment assez flatteur : il les humilie ; autre irrévérence qui lui tourne en profondeur de jugement : qu'ils viennent alors, qu'ils paroissent, ils ne l'étonncront point, il les verra comme d'autres hommes, ils ne déferreront point Monsieur : ce fera puissance contre puissance; & quand il met les Etrangers au-dessus de son pays, Monsieur n'est plus du pays au moins : c'est l'homme de toute Nation, de tout caractère d'esprit ; & , somme totale, il en sçait plus que les Etrangers mêmes.
Ce n'étoit peut- être pas la peine de vous dire cela, Lecteur François; car je m'imagine que vous ne vous souciez guères de quelle humeur vous êtes ; ni moi non plus : je n'y prends nul in-
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térêt; & si vous lisez mes paperasses, fouvenezvous que c'est l'homme sans souci qui les a faites.
Je gagerois pourtant bien que vous croyez que je fuis à Paris, quoique je vous aie dit que j'en étois à plus de quatre-cents lieues. Eh bien ! si j'y fuis, tant-mieux pour moi, car j'aime à rire; & Paris est de tous les Théâtres du monde celui où il y a la meilleure Comédie, ou -bien la meilleure farce, si vous le voulez : farce en haut » farce en bas, & plut-à-Dieu que ce fût toujours farce, & que ce ne fût que cela; plût-à-Dieu qu'on en fût quitte pour rire de ce qu'on voit faire aux hommes : je les trouverois bien aimables, s'ils n'étoient que ridicules ; mais quand ils font méchants , il n'y a plus moyen de les voir, & l'on voudroit pouvoir oublier qu'on les a vus : ah 1.
l'horreur.
Je demandois l'autre jour ce que c'étoit qu'un homme, j'en cherchois un ; mais je ne mettois pas le méchant au nombre de ces créatures appellées hommes, & parmi lesquelles on peut trouver ce que je cherche. Je ne sçais où le mettre le méchant ; il ne feroit bon qu'au néant ; mais il ne mérite pas d'y être : oui, le néant feroit une faveur pour ce monstre , qui est d'une espece si singuliere, qui sçait le mal qu'il fait, qui goûte
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avec réflexion le plaisir de le faire, & qui, feri- tant les peines qui l'affligeroient le plus, apprend par-là à vous frapper des coups qui vous feront les plus sensibles; enfin qui ne Voit le mal qu'il peut vous faire , que parce qu'il voit le bien qu'il vous faut : lumiere affreuse ! si elle ne doit lui servir qu'à cela, ou bien l'emploi qu'il en fait est bien criminel ; c'est à lui à vuider la question, cela le regarde de plus près qu'un autre.
Il n'y a que le méchant dans le monde qui ait à prendre garde à son systême; il n'y a que lui qui foit obligé d'être si sûr de son fait, qu'il ne se trompe point; & remarquez que la plupart du temps les méchants font les plus ignorants de tous les hommes; & si par hasard il y en a qu'elqu'un qui raisonne, qu'il examine un peu si ce ne feroit pas pour se mettre en pleine liberté d'être méchant, qu'il s'est imaginé qu'il n'y avoit point de mal à l'être : cela se pourroit fort bien ; car qu'il regarde les honn êtes-gens, les gens de bien , qui font en petit nombre à la vérité, mais qui, malgré cela , soutiennent la société icibas, & la sauvent du désordre affreux que lui méchant & ses semblables y mettroient: car que deviendrait la terre, si le peu qui y reste de vertu ne servoit de contrepoids à l'énorme corruption qui s'y trouve? Bien nous
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en prend que cela foit ainsi, que toujours un peu de bon confervé sur cette terre y maintienne un ordre que l'extrême quantité du mauvais emporteroit sans une Providence : mais c'est que Dieu est plus fort que l'homme ; il faut que l'homme puisse toujours voir clair, & que le bien foit toujours-là pour juger le mal; & le mal le respecte.
Revenons à notre méchant, qui croit pouvoir l'être impunément; je disois qu'il regardât les gens de bien, & assurément il y en a parmi eux qui ont autant ou plus d'esprit qe lui : être homme de bien n'est pas être un sot ; & de toutes les bétises, la plus grande feroit de le penser. L'homme d'esprit vertueux peut voir tout ce que voit le méchant, peut se dire tout ce que celui-ci se dit, & peut-être plus ; car le vertueux a plus de dignité <lans l'âme ; il porte plus haut le sentiment de son excellence, que nous avons tous: car c'est même l'abus de ce sentiment qui fait que nous sommes tous orgueilleux; en un mot, ce sentiment nous eH: naturel, & celui qui le consulte le plus peut en apprendre bien des choses inconnues à celui qui le néglige; il peut en tirer bien des pressentiments d'une haute destinée ; ces pressentiments.
il est vrai, c'est toute âme : cela n'a point d'expres.
on ; & l'esprit alors apperçoit ce qu'il ne sçauroit
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dire, il n'apperçoit que pour lui: mais aussi ne ferions-nous pas plus divins dans ce que nous voyons comme cela, que dans ce que nous pouvons exprimer & que nous fefons nous-mêmes.
Quoi qu'il en foit, pourquoi l'homme vertueux, avec tout l'esprit qu'il a, trouve-t-il les raisonnements du méchant absurdes? pourquoi cette difsérence dans leurs sentiments ? car enfin l'homme vertueux, feroit quelquefois tenté d'être méchant: pourquoi y résiste-t-il, puifqu'il en sçait autant que ce méchant qui n'y résiste pas , & qui croit que cela est sans conséquence ? Oh ! mais, dira ce dernier, c'est qu'il est retenu par une crainte que je n'ai point : eh bien ! pensez vous qu'il y ait moins de bon-sens dans sa crainte sublime, que dans votre desir avide & brutal de vous prouver qu'il n'y a point de risque à être ce que vous êtes? est-on moins aveugle dans votre cas que dans le sien ? Et moi je vous dis que c'est tout le contraire.
Un homme qui souhaite un bien avec ardeur, & qui brûle de l'envie de voir qu'il n'y a point de danger à y courir , a bientôt fait son affaire ; cette extrême envie de jouir expédie bien vîte les discussions : on n'est pas délicat sur les raisons légitimes de faire une chose j quand on veut absolument
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folument la faire ; mais l'homme qui, malgré le ) penchant qu'il auroit à la faire, craint en même temps le péril qu'il peut y avoir à s'y livrer; oh!
c'est lui qui y regarde de près : & assurément s'il faut de la finesse dans l'examen, ce fera lui qui l'aura; & , dans toutes les affaires de la vie , vous vous fierez toujours bien plus à lui qu'à l'autre.
Tenez, ôtez la peine qu'il y a à être bon & vertueux, nous le ferons tous ; il n'y a que cette peine qui a fait de si sottes Philosophies : les systêmes hardis, les erreurs les plus raisônnées, tout vient de là. On ne sçauroit croire ce qut:t.' cette peine-là fait devenir notre pauvre esprit, ni jusqu'où elle le dupe ; & malheureusement pour nous encore la'nature prête , quand nous voulons nous égarer dans nos considérations : elle a clef' quoi tromper celui qui la veut voir mal, comme elle a de quoi éclairer celuiqui la veut voir bin Mais à propos de considérations, je m'avise clet voir que je ne m'en fuis pas mal donne : je ne is point comment cela s'est fait ; mais si elles ne font pas bonnes pour vous, elles ont tout ce qui leur faut pour moi ; c'est qu'elles me rendent meilleur ; & , au surplus ,si le Japon me venoit en pensée , je parlèrois du Japon: eh ! pourquoi mon ? me suivra qui voudra, Au reste, quand on a mange
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rop bien, qu'on n'a plus de commerce avec la vanité de ce monde, & qu'on est vétu de gue-, nilles ; enfin quand on ne jouit plus de rien, oit raisonne de tout.
Les choses vont, & je les regarde aller: au..t.
trefois j'allois avec elles, & je n'en valois pas, mieux; parlez-moi, pour bien juger de tout, de n'avoir plus d'intérêt à rien. Autrefois, par exemple, je n'aurois pas pensé si juste sur uner chose qui me frappe actuellement.
Ç'est que je vois de ma fenêtre un homme .qui - pa-ffe , dans la rue, & dont l'habit, si on le vendoit 9 pourroit marier une demi - douzaine d'orphelines ; voilà un vrai gibier pour un chasseur de mon espece. Ah ! que j'aurois de plaisir à tirer déplus, tlu grenier où je fuls. Voyons : voici un pauvre homme comme moi qui tend- la main pour avoir quelque chose ,il ne lui donne rien : apparemment qu'il lui Dieu vous bénissè ; & c'est toujours quelque chose que de renvoyer à Dieu une charité qu'on ne veut point faire î parlons à notre homme. Ah !
Monsieur, que vous avez bonne mine ! que vous êtes brillant ! Je cherche un homme, c'est-à-dire, quelqu'un qui mérite ce nom ; par hasard ne seriez-vous pas mon fait ? car vous avez grande
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apparence. Attendez un moment que ma raison vous regarde ; c'est une excellente lunette pour connoître là valeur des choses. Ah ! il me semble que votre habit n'a plus tant d'éclat ; votre or se ternit, je le trouve ridicule : qu'est-ce que vous faites de cela sur un vêtement ? on vous prendroit pour une mine du Pérou. Eh ! mor- bleu, n'êtes - vous pas honteux de mettre fut vous tant de lingots en pure perte , pendant que Vous pourriez les distribuer en monnoie à tant de malheureux que voici, & qui meurent de faim ? Ne leur donnez rien , si vous voulez ; gardez tout pour vous : mais ne leur prouvez pas qu'il ne tient qu'à vous de leur racheter I4 vie : n'en voient-ils pas la preuve sur votre ha, bit ? Eh ! du moins, cachez-leur votre cœuf | ôtez cet habit qui le découvre; & qui en mon.
tre la dureté ; ôtez cet habit qui insulte à leur misere, & qui n'a ni faim ni fois. Ne sçavez- vous pas bien qu'il feroit barbare de jetter votre argent dans la riviere, pendant que vous pourriez en secourir des affamés qui n'auroient pas de quoi vivre ? Eh bien 0\ st-ce pas le jetter dans la riviere, que de le jetter sur un vêtement : qui n'en a que faire , qui n'en devient ni plus chaud pour l'hiver, ni plus frais pour l'été ? Eh l
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pour qui le galonnez-vous, ou le brodez-vous tant ? Est-ce pour moi ? Est-ce afin de m'inspirer plus de considération pour vous ? Je ne donne plus dans ce piége-là ; j'ai vécu plus d'un jour; k Marchand ni le Tailleur ne rendent point un homme respectable : & d'ailleurs, je ne fçaurois vous regarder dans cet état-là, sans que les lar- mes m'en viennent aux yeux. Retirez-vous ; je ne fuis point un barbare : je vois des gens qui souffrent, je vois le bien que vous pourriez leur faire & votre vue m'afflige. Allez, vous dis-je, vous n'êtes point un homme, & j'en cherche un.
Si je voulois un Tigre , je vous donnerois la préférence sur tous les Tigres à quatre pattes ; car ils ne font pas si Tigres que vous, puisqu'ils ne sçavent point qu'ils le font, & qu'il ne tient qu'à vous de connoître que vous l'êtes.
Voyons ailleurs. Je vois là-bas bien des hommes, n'y en aura-t-il pas un tel qu'il me le faut? Attendez, j'en vois un devant qui tout le monde se courbe.
Qui est-il ? C'est un homme titré, les conventions l'ont fait un Grand; c'est-à-dire, qu'elles lui ont donné le privilége d'être encore plus petit que les autres. S'en sert-il? je n'en sçais rien: mais c'efl: une terrible chose que de n'avoir pas besoin de mérite pour être respecté ; & ceux qui le saluent -
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voudroient bien n'en avoir pas plus besoin que lui : ce n'est pas lui qu'ils saluent, c'est son privilége. Quand ces gens-là se plaignent d'un Grand , quand ils disent qu'il est dur, qu'il est ingrat , qu'il les méprise , laissons les dire : en vérité, ils ne le méritent pas meilleur ; car ils haïssent moins ses mauvaises qualités, qu'ils. ne lui envient la li- berté qu'il a de les produire J'ai connu dans ma vie un homme qui ne pouvoit souffrir l'orgueil des grands Seigneurs : il n'y avoit rien de plus beau que la morale qu'il débibitoit là-dessus : s'il fesoit jamais fortune, té fee roit le plus raisonnable de tous les hommes, disoiton. Cette fortune lui vint, il fut mis en place : je n'ai jamais rien vu de si fotôc de si superbe que lui alors; & d'où vient qu'il avoit paru si différent?
c'est que, quand un homme est dans une condition médiocre, il n'ôfe pas donner l'essor à son orgueil ; il faut que notre homme file doux, en bon François ; car, s'il s'émancipe, on l'humilie, 86 cela est mortifiant: de forte que par un orgueil prudent il s'humilie lui-même, afin que personne ne s'en mêle. Après cela, vous le voyez bon , simple, accommodant, ne pouvant comprendre les grands airs de certaines gens, n'imaginant point comment on peut être orgueilleux, levant les
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épaules sur tous ceux qui le font. Ah ! le bon Apôtre ! tenez, voici ce qu'il pense : puisque j, iie sçaurois montrer mon orgueil, il faut que je m'en venge sur ceux qui ont la liberté de montrer le leur, & qui le montrent. Il faut que je dise qu'ils me font pitié, cela les rendra plus petits aux yeux des autres, & empêchera qu'on ne les voie si fort au-dessus de moi ; car ces gens-là , je ne fçaurois les souffrir, on ne paroît rien au- près d'eux, & je me foulage en les abaissant. Outre cela, c'est qu'en faisant profession de regarder l'orgueil comme une sottise, on croira que je n'en ai point, & que ce feroit peine perdue d'en avoir avec moi, parce je le mépriferois sans en être piqué, ou bien que je n'y prendrois pas garde.
Hem ? l'entend-'il bien notre hypocrite ? soyez bien sûr qu'il pense tout ce que je lui fais dire ; & par tout où vous trouverez de ces esprits raisonnables , qui ont tant de pitié de l'orgueil des autres, ayez en toute sureté pitié du leur: c'est un prisonnier qui voudroit être libre , & qui cherche querelle à tout orgueil qui a ses coudées franches ; comptez là-dessus.
Mais je m'admire moi, de tout ce que j'ai dit depuis une heure ; je n'en voulois pas dire un mot, j'ai toujours été entraîné, je ne sçais çomment"
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Quand j'ai mis la plume à la main ; j'ai cru que j'allois continuer la fuite de mon discours de l'autre jour, où il s'agissoit de sçavoir ce que c'étoit qu'un homme, & de le définir. Point du tout, je l, l'ai oublié. Oh bien ! que cela vienne à propos ou non, je veux pourtant dire ce que c'est que cet homme. Ce n'est ni la naissance, ni les richères qui le font ; ce n'est pas non plus celui qui a de l'esprit, ce n'est pas la créature qui pense ; car la pensée & le sentiment, & tout ce que vous avez enfin , appartient bien à l'homme mais cela ne fait pas l'homme ; je n'appellerois cela que les outils avec lesquels on doit le devenir.
Or qu est-ce donc encore une fois qu'un homme ?
Hélas ! je ne le dirai, j'en fuis sur, que d'après vous-même , & d'après tout le monde, qui en iroit bien mieux, si nous en avions quantité, d'hommes.
Un homme, c'est cette créature avec qui vous voudriez toujours avoir affaire, que vous voudriez trouver par-tout, quoique vous ne vouliez jamais lui ressembler. Voilà ce que c'est ; vous n'avez qu'à entendre ce que je dis-là: tous les hommes la cherchent cette créature , & par - là tous les hommes se font leur procès , s'ils ne font pas comme elle. Adieu, l'homme sans souci n'y voit plus goutç.
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SIXIEME] FEUILLE.
J E viens de relire ce que j'ai écrit la dernière fois, & je ne l'ai pas trouvé mauvais; ma foi, je l'ai trouvé bon. C'est de l'excellente morale, en profite qui pourra, il ne la faut pas meilleure pour les honnêtes gens: à l'égard de ceux qui ne se soucient pas de l'être, je ne les compte point; car ou ils n'ont point d'esprit, ou ils n'ont que de cela : & si c'est lé dernier, c'est encore pis ; ils ne liront ma morale que pour voir si elle est bien pensée : voilà toute la tâche de ces Messîeurs-là : ils ressemblent à ceux a qui on donne de l'or , & qui ne s'en serviroient point ; mais qui se contenteroient de le peser pour sçavoir à que ! karat il feroit. Ne seroit-ce pas-là un beau gain ? eh bien! je les avertis qu'avec tout leur bel-esprit, je ne les reconnoîs point pour Juges en fait de morale : l'esprit ne sçait ce que c'est , quand il en juge tout seul, & que le cœur n'est pas de la partie: il faut que ces deux pièces- * là marchent ensemble , sans quoi on ne tient rien M ai" à propos de morales je m'avise de penser que celle que j'ai mise la derniere fois fcrik
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une plaisante bigarrure avec celle qui la précède.
D'abord on voit un homme gaillard qui se plaît aux discours d'un camarade ivrogne, & puis tout d'un coup ce gaillard, sans dire garre, tombe dans les réflexions les plus sérieuses ; cela n'est: pas dans les regles, n'est-il pas vrai ? cela fait un ouvrage bien extraordinaire, bien bisarre : eh ! tant mieux, cela le fait naturel, cela nous ressemble.
Regardez la nature, elle a des plaines, & puis des vallons , des montagnes, des arbres ici, des rochers-là, point de symmétrie, point d'ordre, je dis, de cet ordre que nous connoissons, & qui, à mon gré , fait une si sotte figure auprès de ce beau désordre de la nature : mais il n'y a qu'elle qui en a le secret de ce désordre là; & mon esprit auui, car il fait comme elle, & je le laisse aller..
Je vous l'ai déjà dit, je me moque des réglés , &il n'y a pas grand mal; notre esprit ne vaut pas trop la peine de toute la fàçon que nous fefons souvent après lui ; nous avons trop d'orgueil pour la capacité qu'il a , & nous le chargeons presque toujqurs de plus qu'il ne peut porter.
Pour moi, ma plume obéit aux fantaisies du 4 mien ; & je ferois bien fâché que cela fût autrement ; car je veux qu'on trouve de tout dans mon
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Livre ; je veux que les gens sérieux, les gais, les tristes, quelquefois les fous, enfin que tout le monde me cite, & vous verrez qu'on me ci tera: bref, je veux être un homme & non pas un Auteur, & ainsi donner ce que mon esprit fait, non pas ce que je lui ferois faire. Aussi je ne vous promets rien, je ne jure de rien; & si je vous ennuie, je ne vous ai pas dit que cela n'arriveroit pas ; si je vous amuse, je n'y fuis pas obligé , je ne vous dois rien : ainsi le plaisir que < je vous donne efi: un présent que je vous fais; & si par hasard je vous instruis , je fais un homme magnifique, & vous voilà comblé de mes grâces; Vous riez, peut-être levez-vous les épaules; mais dites-moi, qu'est-ce qu'un Auteur méthodique? comment pour l'ordinaire s'y prend-il pour composer? Il a un sujet fixe sur lequel il va travailler; fort bien: il s'engage à le traiter, l'y voilà cloué ; allons, courage : il a une demidouzaine de pensées dans la tête sur lesquelles il fonde tout l'ouvrage ; elles naissent les unes des autres, elles font conséquentes, à ce qu'il croit du moins ; comme si le plus souvent il ne les devoit pas à la feule envie de les avoir , envie qui en trouve , n'en fût-il point ; qui en forge i qui les lie ensuite, & leur donne des rapports dç
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sa façon, sans que le pauvre Auteur fente cela, ni s'en doute: car il s'imagine que le bon-sens ■a tout fait, ce bon-sens si difficile à avoir, ce bonsens qui rendroit les Livres si courts, qui en fe- .roit si peu , s'il les composoit tous ; à moins qu'il n'en fît d'aussi peu gênans que l'est le mien : ce bon-sens si simple , parce qu'il est raisonnable ; qui sçait mieux critiquer les sciences humaines , & quelquefois s'en moquer, que les inventer; qui n'a point de part à une infinité de doctrines qui font les délices de la curiosité des hommes : enfin ce bon- sens qui ne sçauroit durer avec aucune folie, comme avec la vanité d'avoir de i'esprit par exemple; & qui, lorsque nous écrivons, & qu'il nous éclaire, nous a bientôt dit sur notre sujet ce qu'il en faut dire : car il ne se prête point à nos allongements; & c'est avec eux que nous fefons des volumes.
Aussi voit-on des ouvrages si languissants ! J'admire comment l'Auteur peut les finir; car, à la vingtième page, son esprit, à demi-mort, ne va plus; il se traîne : & vous qui lisez son Livre, vous le trouvez solide à cause qu'il est pesant: vous autres Lecteurs, vous êtes pleins de ces méprises-là.
Je vous dis vos vérités sans façon ; car je fuis l'homme sans souçi, (k je ne vous crains point :
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vous ne verrez point de Préface à la tête de mon Livre, je ne vous ai point prié de me faire grâce, ni de pardonner à la foiblesse de mon esprit : cherchez ce verbiage-là dans les Auteurs , il leur efl ordinaire; & il efl- étonnant qu'ils ne s'en corrigent point : mais c'est qu'ils font si enfants qu'avec cette finesse-là ils s'imaginent que vous ne pourrez pas vous empêcher de leur vouloir du bien , & qu'ils vont vous remplir d'une bonté, d'une charité , à la faveur desquelles ils feront glisser l'admiration qu'ils méritent : vous ferez le lion qui n'aura plus de griffes, tant vous ferez bien amadoué. La plaisante idée! elle me divertit.
Quand un Auteur regarde son Livre , il se sent tout gonflé de la vanité de l'avoir fait ; il en perd la respiration, il plie fous le faix de sa gloire ; e ce Livre, il va le faire imprimer; les hommes en connoîtront-ils la beauté? crieront ils au miracle? il voudroit bien leur dire que ç'en est un; mais ils n'aiment pas qu'on leur dise cela : ils veulent, au contraire , qu'on foit humble avec eux : c'est leur fantaisie. Allons, foit, dit notre Au teur, fefons comme il leur plaît.
Là-dessus il dresse une Préface dans l'intention d'être humble, & vous croyez qu'il va l'être, il le croit aussi lui ; mais comment s'y prendra-
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t-il? Oh! voici le beau: imaginez-vous un géant qui se baisse pour paroître petit: il a beau se baisser, le Pantalon qu'il est ; on lui voit toujours ses grandes jambes qui se haussent de temps en temps, parce que la posture le fatigue. Eh bien !
ce Géant là, c'est la vanité de notre Auteur : tenez, regardez bien; le voilà qui va se baisser.
( Lecteur, la matiere dont j'entreprends de parler, dit-elle, est si grande , & surpasse tellement mes forces, que je n'aurais osé la traiter, si je navois, campté sur ton indulgence. ) fort bien : c'est ici où le Géant se fait petit. >.
- Chut! poursuivons. (Ce n'est pas que quel- ques amis dont je respecte les lumieres n'aient tâché de me persuader que mon travail ne déplairoit pas ; & il est vrai que l'étude profonde que j'ai fait sur ma matiere, a dû, si je ne me flatte, m'en donner une ajfeç grande connoissance. ) Voilà'les jambes qui se redressent. Quelle singerie ! je n'ai point d'esprit, j'en ai plus qu'un autre; on auroit pu mieux faire que moi, personne ne l'entend mieux; soyez indulgent, admirez moi; mon fuj.et me surpasse , il ne me surpasse point : tout cela s'agence dans la Préface d'un Auteur sans qu'il s'en apperçoive.
Foibles créatures que nous sommes! nous ne
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fesons que du galimathias, quand nous voulons par.
1er de nous avec modestie.
Et à propos de modestie, l'autre jour un hon- nête domestique (si j'étois dans le monde , je di- rois un valet ou un laquais, parce que ma vanit é feroit en haleine, & que le langage des bonnes tes-gens du monde me feroit apparemment familier : mais aujourd'hui , je vois les choses tout simplement: dans un domestique je vois un homme; dans son maître je ne vois que cela non plus ; chacun, afon métier : l'un fert à table, l'autre au barreau , l'autre ailleurs : tous les hommes fervent, & peutêtre que celui qu'on appelle valet, est le moins valet de la bande : c'est-là tout ce que le bon-sens peut voir là-dedans, le reste n'est pas de sa conmoissance; & dans l'état où je fuis, on n'a que du bon-sens, on perd de vue les arrangements, de la vanité humaine. )
Or donc, cet honnête domestique, à l'occaEon de qui ma parenthèse me paroît fort raisonnable, me prêta l'autre jour un Livre qui traitoit de la modestie, & qui disoit qu'il n'y en avoit nulle part de la véritable : auroit-il raison? je n'en sçais rien ; mais effectivement, il me semble à moi, que la modestie de tout le monde a l'air gauche.
Nous ne manquons pas de gens qui croient
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être modefies, & qui le croient de bonne-foi ; ils le paroissent même, à ne regarder que la superficie de cela : mais examinez-les d'un peu près.
Celui-ci ne se loue point , par exemple ; n'ayez pas peur qu'il se vante d'avoir la moindre qualité; il n'oseroit presque dire qu'il est un honnête-homme ; il ne se fert là-dessus que de phrâses mitigées, encore les bëgaye-t-il; il est bon, il est généreux, serviable, franc, simple, il est tout cela, sans en avoir jamais dit un mot. Oh !
c'est qu'il vous trompe : il l'a dit, & le dit tou-
jours ; car toujours il vous fait remarquer qu'il ne le dit point. < En voici un qui rougit, quand vous le louez ; vous l'embarrassez tant, qu'il ne sçait que vous répondre, il perd contenance. Oh ! celui-là est modene. Non; c'est qu'il a tant d'amour-propre, qu'il en est timide & inquiet; vous le louez en compagnie ; tout le monde le regarde, & il n'aime pas à voir l'attention de tout le monde fixée sur lui ; il est en peine pendant que vous le louez, de ce que les autres en pensent; il a peur qu'on ne l'épluche en ce moment-là, & qu'il n'y per(le; il a peur qu'on ne croie qu'il prend plaisir à ce que vous dites, & que cela n'indispose la vanité des autres contre lui. Trouvez le moyen
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de lui persuader que tout le monde est auHi charmé de l'entendre Jouer qu'il le feroit luimême : & vous verrez s'il fera embarrassé: il vous aidera à. dire, il se livrera à vous comme un enfant, il vous dira: mettez encore cela, & puis encore cela. Ainsi ce n'est pas votre éloge qu'il craint, il le favoureroit mieux qu'un autre; mais c'est l'esprit injuste. & dédaigneux de ceux qui écoutent ; appellez-vous cela modestie ?
Je connoîs un homme qui, bien loin de se louer, se ravale presque toujours ; il combat tant qu'il peut la bonne opinion que vous avez de lui; eûtil fait l'action la plus louable, il ne tiendra pas à lui que vous ne la regardiez comme une bagatelle; il n'y songeoit pas quand il l'a faite, il ne sçavoit pas qu'il fesoit si bien; & si vous insistez, il la critique y il lui trouve des défauts, il vous les prouve de tout son cœur, &:, c'est parce que vous êtes prévenu en sa faveur que vous ne les voyez pas. Que voulez-vous de plus beau ?
Ah , le fripon ! il fait bien qu'il ne vous persuadera pas, il ne prend pas le chemin d'y réussir ; vous l'avez cru vrai dans tout ce qu'il disoit ; eh bien ! son coup est fait, vous voilà pris. De quel mérite ne vous paroîtra pas un homme qui, tout estimable qu'il est 3 ne sçait pas qu'il l'est, & ne croit
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croit pas l'être ? peut-on se défendre d'admirée cela? non, à ce qu'il a cru s aussi vous attendoitil-là, & vous y êtes.
Je m'ennuierois de compter les faux modestes de cette espece, ils font sans nombre , il n'y a que de cela dans la vie ; &, comme dit mon Livre, la modestie réelle & vraie n'est peut-être qu'un masque parmi les hommes : il est vrai qu'il y a: tel masque qu'il est difficile de ne pas prendre pour un visage ; ily en a aussi quantité de si grossiers qu'on les devine tout-d'un-coup ; & ceux-l à je les pardonne volontiers, à cause qu'ils me font rire , ou qu'ils me font pitié.
Je connoîs de bonnes gens très-plaisants, par exemple ; c'est quesçachant le cas qu'on fait de ceux qui ne se louent point, ils ont là-dessus fait leur plan ; ils ont dit : je ferai modeste ; allons , cela est arrêté: & ils le font. Ce n'est pas-là tout; c'est que, si après cela vous ne leur disiez point qu'ils le font, ils vous le diroient eux-mêmes il & si vous le dites le premier, ils en conviennent de tout leur cœur: ils vous rapportent des exemples de leur modestie ; ils vous marq uent les temps, les lieux, les aétions avec une satisfaction, une naïveté pleine d'innocence : après cela ils concluent , ils disent : cela est vrai, mon défaut n'est
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pas d'être vain : & pour preuve de cela, eett qu'ils en font vanité, de n'être pas vains; aussi ces gens là, je ne dis pas qu'ils font marqués, car ils ne portent point leur masque; ils ne l'ont qu'à la main, & vous disent : tenez,le voilà; & celât est charmant. J'aime tout-à-fait cette maniere-là d'être ridicule; car enfin, il faut l'être; & de toutes les maniérés de l'être, celle qui mérite 1er moins à mon gré, c'est celle qui ne trompe point les autrés ; qui ne les induit pas à erreur sur notre compte: il n'y a que les vanités fines & souples qui me révoltent.
Les ridicules bien francs, qui ne se cachent point comme je dis, qui se livrent à toute ma critique, à toute la moquerie que j'en puis faire, je ne leur dis mot, je les laisse là, ce feroit battre à terre; mais ces fourberies d'une âme vaine, ces linge- ries adroites & déliées, ces impostures si bien concertées qu'on ne sçait presque par où les prendre pour les couvrir de l'opprobre qu'elles méritent, & qui mettent presque tout le monde de leur parti : oh ! que je les haîs, que je les déteste !
Cependant il faut faire semblant de n'en rien voir ; car il faut vivre avec tout le monde : il ne , s'agit pas de marquer ses dégoûts, & les gens qui se piquent de ne pouvoir souffrir ces fortes
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de défauts-là, qui les persécutent dans les personnes qui les ont, je ne les aime pas trop non plus ces gens-là ; ils ne font point aimables. Et qu'ils n'aillent point dire qu'ils n'en agissent comme cela, que parce qu'ils font amis de la vérité; ce discours-là ne vaut rien ; ces grands amis de la vérité ne la disent point, quand ils parlent ainsi.
Ce n'est pas le parti de la vérité qu'ils prennent là-dedans, c'est qu'ils font extrêmement vains euxmêmes, & que leur vanité ne sçauroit endurer le succès des fausses vertus des autres : cela fati- gue leur amour- propre, & non pas leur raison.
Entendez-vous, Meilleurs les véridiques, ne nous vantez point tant votre caraétete; je n'en voudrois pas, moi. Vous n'êtes que des hypocrites aussi, avec cette haîne vigoureuse dont vous faites prosession contre certains défauts, & des hypocrites peut-être plus haïssables que les autres; car fous ce beau prétexte d'antipathie vertueuse sur ce chapitre, vous ne trouvez personne à votre gré, vous fatyrifez tout le monde, aussi-bien l'impôt teur qui joue des vertus qu'il n'a pas, que l'hon- nêfce-homme qui les a; vous êtes ennemis déclarés de tous les honneurs d'autrui, vous n'en voudriez que pour vous; tout ce qui est loué & ef..
timé vous déplaît ; & je ne fuis point votre dupe,
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laissez les gens en paix; souffrez la vertu; pardonnez aux autres hommes leur vanité : elle est plus supportable que la vôtre, elle vit du moins avec celle de tout le monde; les autres hommes ne font pas ridicules, & vous par-dessus le marché vous êtes méchants; ils font rire; & vous, vous offensez ; ils ne cherchent que notre estime, & vous, vous ne cherchez que nos affronts : est-il de personnage plus ennemi de la société que le vôtre ?
Cependant on a la bonté de vous craindre ; c'est à qui fera de vos amis, afin de n'être pas mordu.
J'ai remarqué même que votre protection, ( car votre amitié en est une) gâte ceux à qui vous l'accordez; ils ne s'inquiètent plus d'eux; il leur semble, parce que vous les aimez , que leur for- tune est faite ; ils ne se gênent plus, ils parlent haut, ils raisonnent sur les autres, ils les jugent; & en effet on les écoute, on les entoure ; & pendant que tout le monde n'ouvre la bouche sur votre chapitre qu'avec crainte & respect, eux ils jouïssent superbement de l'avantage de parler de vous d'une maniere aisée & familiere, & on voudroit bien être à leur place ; ils racontent vos reparties, vos jugements, vos audaces; ils ajoûtent qu'ils vous querellent tous les jours, qu'ils vous retiennent, mais que vous n'entendez pas raison sur certaines
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choses. C'est un étrange homme, disent-ils : il faut marcher droit avec lui : les caraéteres faux ne l'accommodent pas ; du reste le meilleur garçon du monde, & le plus simple : je lui dis ce que je veux moi, quelquefois il se fâche, & il me divertit : mais on ne le changera point.
Tout ce que je dis-là au reste, je l'ai vu arrivée comme je le raconte, & je le rends trait pouc trait.
SEPTIEME FEUILLE.
ECOUTZ, mon Lecteur futur, je vous mé.
priferois bien, si vous ressembliez à certaines gens qu'il y a dans le monde. Oh! que l'esprit de l'homme est sot, & que les bons Auteurs font de grandes dupes, quands ils se donnent la peine de faire de bons ouvrages ! encore s'ils n'écrivoient que pour se divertir, comme je fais à préfent- moi, passe. Un Lecteur, quelque ostrogoth qu'il foit, par - exemple, ne sçauroit mordre sur le plaisir que j'y prends ; je l'en défie. Qu'il dise, s'il veut, que mon Livre ne vaut rien, que m'im.
porte ? il n'est pas fait pour valoir mieux. Je ne,:
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fonge pas à le rendre bon ; ce n'est pas-là ma penlée : je fuis bien plus raisonnable que cela, .vraiment ! je ne fonge qu'à me le rendre amusant.
Est-ce qu'il y a des Lecteurs dans le monde?
je veux dire des gens qui méritent de Eêtre. Hélas!
si peu que rien; je dis même à Paris, qui ejft une Ville où il y a tant de beaux-esprits, tant de jeunesgens qui font de si jolis petits vers, de la petite prose si délicate ; où il y a tant de femmes qui font si aimables, & qui à cause de cela font si spirituellés ; tant d'hommes qui ont du jugement parce qu'ils font graves & flegmatiques: tant de pédants qui ont l'air de penser si mûrement; enfin à Paris où il y a tant de gens qui font mine d'avoir du goût, & qui ont appris par cœur je ne sçais combien de formules d'approbation ou de critique, de petites façons de parler avec lesquelles il semble qu'on y entend finesse.
Mais laissons cela ; je n'en parle qu'à l'occasion de deux personnes que je viens , en passact, d'entendre raisonner sur un excellent Livre, & qui en raisonnoient pitoyablement; & dans le fond il n'y a pas grand inconvénient à tout cela : car qu'est-ce que c'est que l'esprit, pour qu'on se scandalise tant des injures qu'on lui fait? Je jetterois à croix ou à pile de dire que j'en ai beaucoup ou que je n'en
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ai point du tout ; je n'y croirois ni gagner ni perdre. Quelques idées de plus qui n'aboutissent à rien qu'à faire souvent du mal , qui ne donnent que du babil & de l'orgueil à celui qui les a , n'e ft- ce pas-là l'esprit? Je ne vois presque que le Papetier qui ait intérêt qu'on ne le méprise point ; croyez-moi, celui qui n'en a guères est tout aulli avancé que celui qui en a beaucoup , & celui qui n'en a point s'en passe avec un peu de sens- mun ; car il ne faut que de cela dans la vie, il n'y a que de cela non plus , & je crois que les hommes ne vont pas plus loin: des passions & du fenscommun ; voilà leur lot, cela est en eux comme le fang est dans leurs veines ; voilà ce qu'ils reçoivent de la Nature : de l'esprit & des Livres ; voilà ce qu'ils y ajoûtent, & on se passeroit bien 'de leurs présents. Quand je parle de sens-communa les feseurs de Livres diront qu'ils ne cherchent que lui quand ils écrivent : mais celui qui est cherché ne vaut rien, il n'y a que celui qui nous vient dans le besoin, qui est bon ; c'est le véritable, & il arrive assez sans qu'on le cherche : il est simple, il ne sçait point se redresser, se mettre sur ses er-f gots pour faire le Prédicateur à propos de rien, il laisse faire cela à l'esprit qui est le singe : c'ef|
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ce singe-là qui est Philosophe, & qui nous donne souvent des visions au lieu de sciences.
Je me souviens qu'un jour à la campagne nous disputipns deux de mes amis & moi sur l'amer Un bon Paysan qui travailloit auprès de nous entendit notre dispute, & me dit après : Monsieur, vous avez tant parlé de nos âmes, est-ce que 1 vous en avez vu quelqu'une ? & il avoit raison de aiie demander cela, & je le demanderois à tous ceux qui en disputent.
Et à propos de science, il me revient encore dans l'esprit un fait qu'il faut que je dise. J'ai eu autrefois une Maitresse qui étoit fçavante; sa folie étoit de philosopher sur les passions , pendant que je lui parlois de la mienne. Cela m'impatienta !J.
& je me mis à mon tour à philosopher dans mon petit particulier contr'elle. J'avois remarqué qu'elle étoit glorieusè de sçavoir si bien jaser ; je pris donc le parti de la louer beaucoup, & de faire le surpris de sa pénétration ; elle m'en croyoit enchanté : sçavez-vous bien ce qui arriva ?
c'est que pendant qu'elle définiffoit les passions ?
je lui en donnai en tapinois une pour moi que sa vanité lui fit prendre par reconnoissance, & qui m'ennuya à la fin, parce que j'en méprisai l'origine.
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elle fut fâchée de la retraite que je fis : mais elle ne perdit pas tout; car comme elle amoit à phi- lofopher, je lui laissois de la besogne pour cela en me retirant. Elle ne parloit des passions que par théorie, comme de l'amour, de la jalousie, & de ses foiblesses: il n'y avoit que son esprit qui es connoissoit, & je les lui mis dans le cœur, afin de les approcher de plus près d'elle ; de forte qu'il ne tint qu'à elle de les connoître encore mieux : mais je crois qu'elle s'ocçupa plus à les sentir qu'à les examiner. On ne songe guères à ce-J qu'elles font quand on les a ; & depuis ce tempslà j'ai conçu qu'on ne les çonnoît bien, que lors- , qu'on ne les a plus.
Si les femmes lisent cet article-ci, elles m'en voudront du mal : mais qu'elles me le pardonnent, c'est la feule fois de ma vie que j'ai été inconstant; encore ne l'ai - je été que parce que je ne m'étois fait aimer que par espièglerie, & que je ne pouvois pas songer à l'amour de ma Maitresse sans le trouver comique, & sans la trouver ellemême ridicule de l'avoir pris : & je crois que j'avois raison , mon inconstance étoit de bon-sens.
Un homme de ma connoissance fit un jour à- peu-près comme moi : c'étoit un fort honnête.
homme ; mais il n'étoit pas riche ; il plaidoit ; sa
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fortune dépendoit du gain de son procès , & tout ce qu'il avoit d'argent passoit à la nourriture de ce procès, & au profit des défenseurs de son bon droit; cela rendoit sa garderobe modeste, il étoit fort simplement vêtu.
Dans cet état il prit de l'amour pour une trèsjolie Demoiselle : notez qu'il étoit garçon de bonne mine: mais ses habits étoient trop bruns; la Demoiselle ne fit que jetter les yeux sur sa figure si peu décorée, & voilà qui fut fait, elle ne le regarda plus. Il avoit de l'esprit, & sentit fort bien la cause de sa disgrâce ; de crainte pourtant de se tromper, il ne se rebute point, il revient & soupire plus fort : hélas ! loin qu'on l'entendît, on ne sçavoit pas feulement qu'il fut-là ; son misérable habit étoit une nuée qui le couvroit; mais attendez, il gagna son procès, & courut vîte chez le Marchand acheter de quoi se défaire de sa nuée; & deux jours après retourne chez la Demoiselle, brillant comme un soleil. Oh ! le soleil éblouit, échauffa pour le coup. Ce n'étoit plus le même homme, on n'avoit plus d'yeux que pour lui, on lui répondoit avant qu'il eût parlé ; tout ce qu'on lui disoit étoit Uli compliment. Que vous êtes bien habillé ! que cet habit est galant ! qu'il est de bon goût ! & puis •; laissez-moi, car je vous crains : ne revenez plus.;
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& puis: quand vous reverra-t-on? Jamais, ma belle Demoiselle, répondit à la fin notre homme ; jamais: mais je vous enverrai la belle décoration où je me fuis mis, puisque vous en êtes si touchée : quant à moi, ce n'est que par méprise que vous me dites de revenir? car il y a deux mois que vous me voyez j & que vous ne le sçavez pas : ainsi ce n'est pas moi à qui vous en voulez , car je n'ai point changé : j'ai pris d'autres habits, voilà tout ; & ce font eux qui font aimables, & non pas moi : je vous le dis en conscience. Adieu, Mademoiselle ; & cela dit, il sortit , & ne la revit jamais.
Qu'il y a de femmes dans le monde comme cette fille-là ! Êtes-vous laid , mal fait? allez chez le Marchand, sa boutique est un magasin de belles tailles & de jolis visages : les pierreries rendent encore un homme bien redoutable ; on ne sçauroit croire le bon air qu'elles donnent.
Par ma foi ! la Nature a besoin qu'il y ait des femmes dans le monde, & nous aussi : mais si on les regardoit bien fixement d'un certain côté, (je dis en général, car Il y a des exceptions par-tout) elles paroîtroient trop risibles pour avoir rien à démêler avec notre cœur, elles cesseroient d'être aimables, & ne feroient plus que nécessaires.
En voilà pourtant assez contr'elles, & je mé.
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tonne moi-même d'en avoir parlé sur ce ton-là; car personne n'a plus été leur humble serviteur que moi; mais tout ce que j'en dis-là ne leur fera jamais de tort : ceux qui disent du mal d'elles, & qui prêchent leurs défauts , font aux Invalides, répon- doit un jour un de mes amis à un vieillard qui vou- loit lui inspirer de l'indifférence pour elles ; & j'y, fuis aussi moi aux Invalides, aussi-bien que ce vieillard là : car ma pauvreté vaut bien de la vieillesse avec elles, sur-tout avec les femmes du monde, Et je ne dis pas assez ; l'état d'un vieillard n'est pas si désespéré que le mien : encore quand il est riche, lui passent-elles qu'il est jeune ; mais quand on est pauvre, il n'y a plus de ressource, on est mort, ou bien autant vaut. Le mal est qu'on n'est mort qu'à leur compte, & qu'on ne l'est pas pour foi ; au contraire, jamais on ne fent tant que l'on vit, que lorsqu'elles vous retranchent du nombre des vi vants : c'est que le diable ne veut rien perdre.Q uand il voit qu'elles ne veulent plus de vous, il vous fait faire les deux mains , comme on dit au jeu ; c'eil a-dire, qu'avec tout le goût que vous avez pour elles, il vous donne encore le goût qu'elles ont perdu pour vous : des deux parts il n'en fait qu'une, & à vous la masse : n'êtes-vous pas bien à votre aise après cela ?
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Une de mes parentes fut mariée à un homme ex- trêmement âgé; elle étoit jeune & aimable , cela ne lui convenoit point : mais elle étoit née si fage & si raisonnable, qu'on crut que l'inégalité des âges seroit sans conséquence; elle-même n'y sentit pas grand inconvénient quand elle se maria ; elle épousa son vieillard sans chagrin, & pleine de confiance en ses forces, d'autant plus qu'il étoit extrêmement riche , & qu'il lui faisoit un bon parti : mais,comme on dit proverbialement, c'étoit compter sans son hôte que de croire qu'elle s'en accommoderoit ; & cet hôte c'est le diable, ou nous.
A peine y avoit-il deux mois que la pauvre fille étoit mariée , que je lui vis les yeux plus éveillés, plus languissants & plus inquiets que de coutume ; car tout cela y étoit. Rien de plus serein , de plus paisible & de plus tranquille que ces yeux-là auparavant. Comme nous étions elle & moi très-familiers ensemble, je lui demandai à qui elle en avoit : je vous trouve différente de ce que vous étiez, lui dis- je ; vous n'êtes pas contente. Taîs-toi, mon coufin, me dit-elle; ne parlons point de cela. J'insistai ; contez-moi ce qui en est, lui dis-je : y a-t-il quelque chose qui vous chagrine? Je n'ai, me dit-elle, qu'un mot à te répondre ; mon mari est si vieux ! Eh ! ne sça-
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viez-vous pas bien qu'il l'étoit, quand vous l'avez épousé , lui dis-je? Non , reprit-elle, je ne songeois pas à cela, & je ne fçavois pas que j'y fongerois. Elle ne m'en dit pas davantage, & je devinai le reste. C'est que nous sommes des esprits de contradiction : pendant qu'on peut choisir ce qu'on veut, on n'a envie de rien ; quand on fait son choix, on a envie de tout : fût-il bon, on s'en lasse ; comment donc faire ? Est-on mal ; on veut être bien , cela est naturel: mais est-on bien; on veut être mieux; & quand on a ce mieux, est-on content ? oh que non l quel remede à cela ? fauve qui peut.
Voyez; voilà deux jeunes gens qui s'aiment, On ne veut pas les marier ensemble, ils sechent sur pied, ils se meurent; mariez-les, vous leur rachetez la vie, ils ne veulent que cela : ils ne se soucient pas d'avoir de quoi vivre , ils vivront assez du plaisir d'être ensemble. Enfin les voilà unis, & par-dessus le marché ils font riches: que de joie ! que de transports ! qu'ils vont être heureux ! Point du tout ; regardez-les deux mois après, Monsieur fort déjà de son côté, & Madame du sien; ils se voient parce qu'ils se rencontrent; qu'est donc devenu leur amour? il s'est perdu quand il a eu ses coudées franches : on ne
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le gênoit plus, il n'étoit plus contrarié, on l'a laissé libre ; il est mort de sa liberté : à présent que nos jeunes gens font mariés , s'il venoit une défense de s'aimer & de se voir, qu'il leur fût in- terdit de se trouver bien ensemble, vous verriez tout-d'un-coup renaître leur tendresse, ou plutôt leur esprit de contradiction , comme je l'ai déjà dit : oui, je crois que , pour faire cesser tous les mauvais ménages, il n'y auroit qu'à défendre les bons.
Il y a des peuples dans l'Europe qui aiment la liberté, juqu'à sacrifier tout pour elle ; ils font devenus furieux , quand on a voulu la leur ôter.
lV eut-on les assujettir : ce n'est pas par la violence qu'il faut s'y prendre ; rendez-les si libres, laissezles jouir d'une liberté si outrée, qu'ils s'en ennuient, & qu'elle les choque eux-mêmes: ne prenez pas garde à eux , laissez-les faire, ne vous mêlez de rien, oubliez-les : ils viendront vous dire de les mettre aux fers, ils vous reprocheront votre patience; ils vous donneront en un jour plus de pouvoir contr'eux , que la violence ne vous en donneroit en cent ans : ils voudront un Maître, parce qu'ils n'en auront point ; & vous pouvezvous reposer sur eux de l'étendue des droits qu'ils vous donneront alors.
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J'ai une fois en ma vie aimé une femme avec passion , parce qu'à l'occasion de quelque chose , elle avoit dit qu'elle ne pouvoit me souffrir, & qu'elle ne me verroit jamais je m'irritai de ce qu'elle avoit des volontés si mutines ; & quand je crus l'avoir un peu adoucie, je lâchai prise : voilà l'homme. De qui dans la vie veut-on se faire aimer? de ceux qui ne se soucient pas de nous.
Il y a des gens qui donneroient deux de leurs meilleurs amis, pour avoir l'amitié d'un homme qui les fuit. Dire du mal de quelqu'un , n'est le plus souvent qu'une maniere de se plaindre dé son indifférence pour nous. Dans le temps que j'étais dans le monde, on me disoit qu'il y avoit un homme qui marquoit toujours de l'aigreur dans ses discours, quand il parloit de moi : je m'avisai tout-d'un-coup de songer que je le fa-1luois froidement, quand je le rencontrois. Je le tiens, dis-je alors en moi-même: cet homme-là veut que je l'aime ; il l'a mis dans sa tête, parce qu'il s'est imaginé que je ne l'aimois pas : & j'avois raison de pen fer cela ; car dès que je l'eus salué d'un air riant, il me marqua tant d'amitié que je ne fçavois que faire : mais malheureuse- ment j'en pris pour lui aussi, & cela fit qu'il m'aima toujours ? mais qu'il ne me sêtois plus. Puisque je
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je rapporte de temps en temps de petits traits de ma vie, ne vaut-il pas mieux que je vous la donne toute entiere? cela ne m'empêchera pas de m'é- carter, quand il me plaira: vous voyez bien que j'écris comme si je vous parlois, je n'y en cherche pas plus de façon, & je n'y en mettrai jamais davantage.
Au reste, je ne vous entretiendrai pas ce soir bien long-temps ; car je fuis prié d'un repas avec mes camarades : vous entendez bien que je veux dire un repas de gueux , & je vous en promets le récit, quand j'en ferai revenu ; ce fera pour vous une leçon de joie. Ces repas-là ne font pas les plus mauvais , je vous assûre; la politesse n'y gêne personne. Aussi n'a t-on que faire d'elle, quand on veut se divertir: ce n'est pas le plaisir qui l'a inventée ; au contraire, je ne doute pas qu'il ne la chasse quelque jour. Je parle de cette politesse, ou si vous voulez de cette bienséance, de ce bel air que les gens du monde ont dans leurs festins , où il siut s'observer & avoir une façon de boire & de manger qui est de convention. Diantre ! cela est sérieux , prenez garde à vous. Si vous haussez trop le coude en buvant, on dira que vous n'ê- tes qu'un Provincial, qu'un petit Bourgeois qui n'a pas coutume d'être en bonne compagnie.
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voyez ce que c'est ! ô gens du monde , que vous êtes de pauvres gens !
Je disois un jour à un Gentilhomme qui étoit tout frais débarqué de sa Province , & que des personnes de considération avoient prié à souper: eh! Monsieur, où allez-vous vous fourrer? vous êtes bien hardi de vouloir vous présenter tout de gô à pareil fête , vous qui ne sçavez tout simplement manger & couper vos morceaux qu'à la maniere de votre pays ; croyez - vous qu'il suffise d'avoir bon appétit ? vraiment !
vous n'y êtes pas : c'est même le pere des incongruités que l'appétit dans un homme qui ne sçait pas le conduire, en ce pays-ci. Comment remercierez-vous ceux qui boiront à votre fanté ? Je vous vois d'ici, vous pencherez civilement la tête, & vous ferez un joli garçon avec cette contorsion - là. Dites-moi, aurez-vous en mangeant cet air libre & aisé qu'il convient d'avoir avec sa fourchette, son amette, son verre, & son couteau ? Sçavez; vous le nom des plats qu'on vous servira ? Avez-vous étudié votre Dictionnaire de friandise & de gourmandise ? Il faut qu'un galant-homme le sçache, sous peine de ne paroitre qu'un manant. Comment ferezVous assis ? vous tiendrez-vous bien droit à tâ<
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ble ? vous ne ferez qu'un échalas. Y ferez-vous sans façon ? ah ! le paysan. Le Gentilhomme, épouvanté de ce que je lui disois, prit la chose très-sérieusement, & aima mieux être malade, que d'aller à son repas : il m'avoua même six mois après, que j'avois raison , & qu'il voyoit bien qu'il m'avoit eu obligation. Les hommes , avec toutes leurs façons, ressemblent aux enfants : ces derniers s'imaginent être à cheval, quand ils courent avec un bâton entre les jambes ; de mêmes les hommes : ils s'imaginent, à cause de certaines belles manieres qu'ils ont introduites entr'eux, pour flatter leur orgueil, ils s'imaginent en être plus confidéra- bles, & quelque chose de grand : les voilà à cheval. Il y a tel homme dans le monde qui est si fort sur son droit, sur son quant-à-foi, qu'il aimeroit mieux essuyer une fourberie , qu'une impolitesse. A combien de sots coupe-t-on la bourse en cajolant leur vanité ! tout le monde est Bourgeois - Gentilhomme , jusqu'aux Gentilshommes mêmes. Les hommes font plus vains que méchants : mais je dis mal ; ils font tous méchants, parce qu'ils font tous vains. Y a-t-il rien de si malin, de si peu charitable que la va-
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nité offensée ? Je fuis bon, disoit un ancien dont le nom ne me revient pas, je fuis généreux ; mon bien, ma vie, tout ce que je possede est à mes amis ; aux indifférents même : me trahiton; je l'oublie : me nuit-on, me fait-on du mal ; je le pardonne ; mais ne m'humiliez pas,
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LE CABINET DU
PHILOSOPHE.
PREMIERE FEUILLE.
TV t vJ V oici, ami Lecteur, ce que c'est que l'Ouvrage qu'on vous donne.
Un homme d'esprit, très-connu dans le monde, mourut il y a quelque temps.
Parmi pluiseurs choses qu'il laissà en mourant à un de (es amis, s'est trouvée une cadette phme de papiers.
Le défunt, pendant sa vie , n'avoit jamais rien fait imprimer; & quoiqu'on estîmât ses lumieres, qu'on le fçût capable de bien penser, qu'on fouhaitât même qu'il mît ses pensées au jour, on ne
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se doutoit point qu'il écrivît en secret, ni qu'il fût Auteur clandestin; il l'étoit pourtant. Cette.
cassette contenoit toutes ses productions, & ce font elles qu'on vous donne. Il n'y en a pas une de longue haleine. Il ne s'agit point ici d'ouvrage suivi; ce font la plupart des morceaux détachés des fragments de pensée? sur une infinité de (u jets, & dans toutes sortes de tournures : réflexions gaies, sérieuses , morales, chrétiennes, beaucoup de ces deux dernieres : quelquefois des Aven- tures, des Dialogues, des Lettres, des Mempires, des Jugements sur différents Auteurs, & partout un esprit de Philosophe ; mais d'un Philofo- phe dont les réflexions se sentent des différents âges où il a pasle, Voilà ce que vous allez voir ici dans le style d'un homme qui écrivoit ses pensées comme elles se préfentoient, & qui n'y cherchoit point d'autre façon que de les bien voir, afin de les exprimer - nettement; mais sans rien altérer de leur simplicité brusque & naïve.
Attendez-vous à ce que je vous dis-là; tâcher même de vous en faire un spectacle qui n'est pas commun.
Jufquici vous ne connoissez presque que des Auteurs ui songent à vous quand ils écrivent
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& qui, à cause de vous, tâchent d'avoir un cer- tain style. 1.0 Je ne dis pas que ce foit mal fait; mais vous ne voyez pas-là l'homme comme il est. La coquetterie des attentions qu'il a là-dessus, vous le déguise; & il me semble qu'il peut être curieux de voir un homme à cet égard-là.
« En voici un, & ce n'est point un homme neuf.
L'éducation, le commerce du monde, & l'habitude de réfléchir , l'ont mis en état de parler & d'être entendu ; il s'est façonné à l'école des hommes, & n'a rien pris des leçons de l'amour-propre , c'est-à-dire, de cette envie secrette que les autres Ecrivains ont de briller & de plaire.
Mais, dites-vous, pourquoi distribuer ces ouvrages-là par feuilles, & ne les pas faire imprimer tout-à la- fois ? T C'est qu'ils font en trop grande quantité, qu'il y en auroit pour plusieurs gros volumes, & que l'impression, telle que vous la dites, feroit d'une dépense trop forte.
Au-lieu que, de la maniere dont on s'y prend , la vente de chaque feuille, (si cette vente est heureuse, sans quoi tout cesse ) facilitera l'impression de chaque feuille; & ainsi de feuilles en
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feuilles, on donnera sans se fatiguer tout ce qui est dans la cassettte.
- Il est vrai qu'en France un ouvrage distribué par feuilles ne paroît pas à son avantage ; c'est tenter le jugement des Lecteurs, que de le produire > fous cette forme-la; c'et f risquer qu'on ne le méprise. i , si La feuille semble ne promettre qu'une bagatelle, & n'est souvent que le coup d'essai d'un jeune Auteur, ou de quelque aventurier de BellesLettres, de quelque petit esprit suffisant, qui se met à rêver dans son cabinet quelques platitudes, & qui en compose une brochure, dont l'impression ne régale que lui seul.
Mais un volume est respectable, & quoiqu'il puisse ne valoir rien dans ce qu'il contient, du moins porte-t-il une figure qui mérite qu'on l'examine , & qui empêche qu'on ne le condamne sans Je voir, - -"?■ • Car enfin c'est le prendre sur un ton très-sérieux avec le public que de lui présenter un volume; c'est lui dire ; prenez garde à ce que vous allez lire; & voilà ce qu'on ne lui dit point, quand on ne lui présente qu'une feuille : il semble même qu'on lui dise le contraire, & qu'on le prie de
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ne la lire que par distraction, qu'en passant & ne sçachant que faire. )
Ce n'est pourtant point ce qu'on vous demande ici, ami Lecteur; ce n'est point en passant que nous vous proposons de lire ces feuilles; nous ne vous disons point non plus qu'elles méritent toute votre attention ; nous ne les vantons ni peu, ni beaucoup ; nous vous les donnons feulement; pre- nez la peine de voir ce qu'elles font; ne les jugez point fous la forme où elles se présentent; n'en attendez d'avance ni plaisir: ni dégoût; ne les lisez que dans la simple curiosité de sçavoir ce qu'elles valent, & suivant ce que vous en penserez, estimez-les, ou les laissez-là.
Commençons. Voici ce que contiennent les premiers papiers que nous trouvons à l'ouverture de la cassette ; car nous les tirons au hasard, & ce fera toujours de même.
J Allez dire à une femme que vous trouvez aimable & pour qui vous sentez de l'amour : Ma- dame , je vous desire beaucoup, vous me feriez grand plaisir de m'accorder vos faveurs. Vous l'in- fulterez: elle vous appellera brutal.
Mais dites-lui tendrement: je vous aime, Ma- dame : vous avez mille charmes à mes yeux. Elle
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vous écoute, vous la réjouissez, vous tenez le discours d'un homme galant.
C'est pourtant lui dire la même chose; c'est: précisément lui faire le même compliment: il n'y a que le tour de changé; & elle le sçait bien, qui pis est.
Non, me répondrez- vous, elle ne le sçait pas ; elle ne l'entend pas ainsi.
Et moi je vous dis qu'elle ne sçauroit l'entendre autrement, & que je défie de s'y tromper.
Rien de ce qu'il y a de grossier dans ce je vous aime, ne lui échappe. Vous dirai-je plus? c'est ce grossier même qui fait le mérite de la chose, qui rend la déclaration si piquante & si flatteuse; elle n'est de conséquence qu'à cause de cela.
Cette prude n'en baisse les yeux , ou n'en paroît effarouchée , que parce qu'elle est au fait.
Cette dévote ne rougit, ne s'enfuit, ou ne se fâ- che, que parce qu'elle y est aussi.
Celle-ci s'y méprend-elle, qui en redouble de minauderies, pour en avoir plus de charmes?
N'est- ce pas en l'honneur de la chose qu'elle se rend les yeux tantôt si doux, tantôt si vifs.
Que veut dire celle-là, quand elle ôte son gant, Y. pour vous montrer une belle main qu'elle a? Si
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elle ne vous entend pas, que vient faire là sa main?
Je le répete encore : toute femme entend qu'on la desire , quand on lui dit, je vous aime ; & ne vous sçait ben gré du je vous aime, qu'à cause qu'il signifie , je vous desire.
Il le signifie poliment, j'en conviens. Le vrai sens de ce discours-là est impur; mais les expressions en font honnêtes, & la pudeur, vous passe le sens en faveur des paroles.
Quand le vice parle , il est d'une grossiereté qui révolte ; mais qu'il paroît aimable ? quand la galanterie traduit ce qu'il veut dire !
Toutes ces traductions-là n'épargnent que les oreilles d'une femme; car son âme n'en est p.
la dupe.
Je brûle d'amour pour vous, par exemple: c'effc ce qu'on dit tous les jours, c'est ce qu'on chante, ç'est ce qu'on écrit. Comment feroit-on pour ex- primer cela, sans le Dictionnaire de la galanterie ? Aussi ne puis-je m'empêcher de rire en moimême, quand je vois une femme se scandaliser de quelques mots hardis qu'on lui dit, parce que ce n'est qu'une traduction qui l'offense. J'avoue pourtant qu'il faut être bien libertin pour ne pas prendre la peine de tradu ire , quand on n'y perd çien, Se que la vertu s'en contente.
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y De toutes les façons de faire cesser l'amour, ..; 'i , la plus sûre, c'est de le satisfaire.
J De toutes les indifférences que peut essuyer une femme, la plus humiliante pour elle, c'est ,' l'indifférence d'un homme qui l'aimoit, & dont elle a fait cesser l'amour. Li y Un jour, à la campagne, on s'était long-temps entretenu de contes de Fées dans une nombreuse compagnie. On avoit parlé de toutes les qualités dont elles douoient un enfant qui venoit de naître, quand elles en aimoient la mere.
Une jeune Dame près d'accoucher, & qui étoit un peu bel-esprit, se frappa l'imagination de ce - qu'on avoit dit là dessus; & voici en conséquence le rêve qu'elle fit la nuit suivante. C'est elle-même qui me l'a raconte.
Je rêvai, dit-elle, que j'allois accoucher, & que, par je ne sçais quelle puissance invisible, je me sentis légerement transportée dans l'appartement du monde le plus brillant. Un côté de cet appartement pourtant n'étoit garni que de petits tiroirs, mais si jolis, si bien travaillés, qu'il n'y avoit point d'ornement pareil à cela. Je regardois cette singularité, qua d je vis entrer une dl.
femme d'un air majestueux, qui s'approcha de moi , & qui me dit en souriant : je fuis Fée ; j'ai lu dans
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le fond de ton cœur hier pendant qu'on t'entre- tenoit des dons que nous pouvions faire aux er.
fants dont nous chérissons les meres. Tu souhaitas que les Fées ne fussent pas des contes en l'air , & qu'il y en eût quelqu'une qui voulût douer l'enfant que tu vas mettre au jour : je pénétrai ta pensée, je te fus bon gré d'avoir souhaité que nous existassions. Nous exi stons en effet, & je viens te récompenser de l'attention avec laquelle tu écouto's ce qu'on te disoit de nous. C'est moi qui t'ai fait transporter ici. Tu fais cas de l'esprit, tu en as toi même, & j'ai démêlé aussi que tu voudrois que ton fils fût doué de cette qualité. C'est moi qui la donne : je parle de la qualité d'esprit la plus estimable ; car il y a des fortes d'esprit que je ne donne pas , & toutes les sortes en font dans les tiroirs que tu vois.
Chaque tiroir a sa Fée qui en dispose : je préside au premier, qui, aussi-bien que les autres, con- tient une poudre que nous fefons respirer à l'enfant qui vient de naître.
La poudre de mon tiroir est celle du bon
esprit, de l'esprit sage, & en même temps de l'esprit sublime; car il n'y a de sublimité que dans les bons esprits. Veux-tu de cette poudre-là pour ton fils? car c'est un homme que tu vas
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mettre au monde. Dès que tu seras déterminée , tuaccouches , & dans l'instant j'emploie ma poudre.
Au reste , je t'avertis d'une chose ; c'et f que , tout fage, tout estimable , tout grand & sublime que soit l'esprit dont j'offre de douer ton fils, ce ne fera pas l'esprit n le plus brillant, ni le plus estimé, ni celui qui fera- le plus de fracas parmi les hommes : il eit trop raisonnable pour cela , & ce n'est pas la raison qui fait le plus de fortune chez eux ; elle ne les amuse pas assez, elle se refuse à tout ce qui nuit, elle ne fait de mal à personne. Eh ! qui est-ce qui en feroit mieux qu'elle, si elle vouloit? Mais elle est paisible, généreuse ; en un mot, elle n'a ni malice, ni étourderie , & il n'y a que ces deux choses là qui divertissent les hommes. C'est toujours à leurs dépens qu'il faut avoir de l'esprit, quand on veut rendre son esprit extrêmement célèbre. En revanche , le plus célèbre par-là, n'est jamais dans le fond qu'un assez petit esprit, qui ne se connoît point en gloire, qui est pourtant pressé d'en avoir, mais qui na sçauroit y être délicat, & qui court à la fausse; c'et f à dire , à la premiere venue, qu'il ne distingue pas de la véritable, Vois donc à présent si tu t'en tiens aux faveurs que je destine à ton fils. Veux-tu qu'il soit
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un grand esprit, au hazard de briller ou moins, ou plus tard, & toujours plus difficilement que le petit esprit ? Prononce.
A ces mots, me dit cette Dame qui me contoit son rêve, j'hésitai à prendre mon parti : ce fracas , qu'on ne promettoit point à l'esprit de mon fils, me paroissoit pourtant bien considérable & bien séduisant ; enfin je ne me déterminois point.
Qu'en arriva-t il? que ma Fée, sans doute indignée de me voir hésiter, disparut; & qu'à sa place je me trouvai entourée de cinq ou six autres Fées , qui tenoient à la main un de ces petits tiroirs dont je vous ai parlé.
Les Fées s'approchent & ne me disent mot: elles me montroient feulement leurs tiroirs, sur chacun desquels étoit un petit écrit, en guise d'étiquette, qui apprenoit ce qu'ils contenoient.
Sur le premier tiroir que je lus étoient ces mots :
Poudre de tefprit de Bagatelle, autrement dit, de t esprit frivole.
Esprit de bagatelle! m'écriai-je, est-ce-là un présent ?
Comment, si c'en est un! me dit la Fée qui tenoit le tiroir, si c'en est un! Le don d'homme à bonne fortune , le mérite de bon convive, le
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don des petits vers, des chansonnettes & une infinité d'autres menus avantages de cette force-là y tiennent, & rien ne met un homme dans une si aimable posture, que l'Esprit que je te présente.
Je ne répondis rien, & jettai mes yeux sur un autre tiroir, dont je remarquai qu'on avoit effacé la moitié de l'étiquette. Voici tout ce qu'on y lisoit, & qui n'apprenoit rien.
Poudre alchymique de £ Esprit.
On ne pouvoit lire le reste.
D'où vient, Madame, qn'on a rayé la définition de cet esprit-ci, dis-je à la Fée?
Que cela ne t'arrête pas, me répondit-elle ; je vais te dire la vérité.
C'est la Raison qui a fait les étiquettes de toutes les fortes d'esprit qui font renfermées dans nos tiroirs , & la définition qu'elle avoit donnée à cet esprit-ci m'a paru de si méchante humeur, que j'ai trouvé à propos de l'effacer. Si je l'avois laissée, il n'y auroit point eu de mere qui eût voulu de ma poudre pour son fils ; & c'eût pourtant été grand dommage assurément : car, malgré tout ce que la Raison en pense, c'est par le moyen de cette poudre qu'on acquiert l'esprit de la réputation la plus rapide & la plus bruyante.
Eh ! pourquoi donc, dis-je alors, la Raison en &it-eU$
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fait-elle si peu de cas, & l'a-t-elle tant maltraité dans l'étiquette?
C'est, me répondit-elle, que la raison est trop.
difficile, & qu'elle n'estime que ce qui lui plaît: mais encore une fois, que cela ne te rebute pas; prends ma poudre ,• si tu veux assurer de la gloire à ton fils pendant sa vie. f , 1 Qu'appellez-vous , pendant sa vie, répartis-je ?
Est-ce que cette gloire ne lui survivra pas ? Oh!
1 me dit-elle, tu m'impatientes ; cherche ailleurs, des gloires qui survivent; tu n'en sçais pas le défaut de ces gloires-là. Apprends qu'on n'en jouit souvent qu'à la fin de ses jours, comme qui dirait à l'article de la mort. C'efî: un trésor d'avare , il n'y a que les héritiers qui en profitent : si tu veux l'immortalité pour ton fils, je n'ai pas c qu'il te faut. 0 5 ■ - T,: * ; L'Esprit que vous distribuez, lui dis-je alors, «ft sans doute celui dont m'a parlé la premiere Fée que j'ai vue. Je m'en accommoderois volontiers, Madame; mais ces licences qu'il prend; qui divertissent les uns & qui chagrinent les autres; ce goût qu'il a pour une célébrité facile à obtenir, je n'en vousdrois point; aussi-bien n'y a-t-il pas grand mérite à briller de cette façonlà. Mais si vous pouvez lui ôter les mauvaises qua-
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lités que je vous dis, sans retrancher de sa va.
leur , & du bruit que vous dites qu'il fait, je lui donne la préférence.
A pparemment que ce que je demandois étoit impossible, & que l'Esprit en question ne pouvoit se soutenir que par ses défauts, & qu'appuyé de la malice des hommes : car on ne me répondit rien. Toutes mes Fées disparurent comme avoit fait la premiere; & je me retrouvai dans ma chambre, où je me réveillai.
! Il y a des gens qui se damnent, dans la feule crainte du ridicule qu'il y a dans le monde à vouloir se sauver.
Croiroit-on qu'à respecter les idées des hommes; 11 seroit plus honteux dans le monde d'être converti que d'être un frippon?
Le monde ne veut ni qu'on se donne à Dieu, ni qu'on Fè quitte.
Achetez-moi, dit la vie éternelle aux Chrétiens, par le sacrifice de cette viè passagere.
Achetez ma durée, dit la vie passagere, pat le retranchement d'une infinité de plaisirs qui m'a.
brégeroient ; achetez mes douceurs, par le sa- crifice de cette vie éternelle.
L'éternité & le temps parlent donc le même lan- gage; & il n'est question que de sacrifices dans
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la vie. Sacrifiez-moi votre liberté, dit la Cour, dit le Prince; dit ce Seigneur, dit cet Emploi, dit cette Femme : sacrifiez-moi votre fanté, di- fent ces plaisirs : sacrifiez moi ces plaisirs, dit la fanté : votre honneur, dit la Fortune : votre for- ■ tune, dit l'honneur : par-tout sacrifice.
Il y en a un qui est si beau, qu'il en impose à ceuxmêmes qui ne le font pas ; c'est le sacrifice du vice à la Vertu , du crime à l'Innocence, de l'improbité à son contraire. Chaque homme en particulier a besoin que tout homme avec qui il vit fasse avec lui ce dernier sacrifice.
Voilà ce qui rend ce sacrifice bien respectable * ce qui le met bien à l'abri de la raillerie. Or ce facrifice-là fait déjà plus de la moitié de la Religion.
Le reste de cette Religion, ce font ses mysteres qu'il faut croire ; & c'est-là où cette Religion crie à foh tour : sacrifiez-moi , non votre raison; mais les raisonnements d'un esprit si borné, qu'il ne sa connoît pas lui-même.
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DEUXIEME FEUILLE.
j3f E me fuis toujours défié en amour des passions qui commencent par être extrêmes; c'est mauvais signe pour leur durée. Les gens faits pour être constants, destinés à cela par leur caractere, font difficiles à émouvoir.
Vient-il un objet qu'ils aimeront: ils le distinguent long-temps avant que de l'aimer : il ne fait d'abord sur eux qu'une impression imperceptible ; ils se plaisent froidement à le voir , ne le sentent presque pas absent, & peut-être point du tout quand il l'est; ils se passeroient de le retrouver, le retrouvent pourtant avec plaisir, mais avec un plai? fil' tranquille ; s'en sépareront encore sans aucune peine , mais plus contents de lui : ensuite ils pourront le chercher ; mais sans sçavoir qu'ils le cherchent : le desir qu'ils ont de le revoir est si caché , si loin d'eux, si reculé de leur propre connoissance , qu'il les mene sans se montrer à eux , sans qu'ils s'en doutent.
A la fin pourtant ce desir se montre ; il parle en eux, ils le sentent, & n'en vont encore guères plus
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vîte ; mais ils vont, & sçavent qu'ils vont ; & c'est beaucoup. La lenteur ne fait rien à l'affaire : le tout dans ces gens-là, c'est d'aller, de chercher l'objet & de se dire : je le cherche. li Après cela cependant ne le croyez pas encore entièrement pris. L ,_.,', - , Cette paresse, ou cette lenteur de sentiment qu'ils ont, pourra fort bien faire qu'ils en restent là, si quelque difficulté les arrête en chemin , s'il faut de la peine pour retrouver ce qu'ils cherchent, si le hasard ne les fert pas ; car ils n'aideront à rien.
Ils feront pourtant fâchés en ce cas-là : ils vou- droient bien ne pas perdre leurs pas ; mais ils s'accommodent de les avoir perdus, & se tiennent en repos aussi froidement qu'ils se font mis en haleine.
n'JN)y a-t-il point de difficulté à vaincre : ils vont, comme je l'ai dit : ils cherchent avec ce paisible desir. d'avoir, qu'ils satisfont tout doucement Se à leur aise; qui, petit-à-petit, prend des forces; qui demande ensuite à être satisfait par préférence à d'autres envies ; qui obtient cette préférence ; ensuite qui la veut sur tout, & qui l'emporte: mais sans déranger le fang-froid de ces âmes-là * l'amour s'y introduit sans bruit, s'y établit, & s'en rend le maître de même. -,
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Voilà comment cela se passe dans les gens dont je parle. r:
Jamais vous ne les vovez hors d'eux-mêmes: il n'y a point de transports chez eux, point de ces mouvements violents, de ces fougues impétueuses d'amour qui prennent à d'autres personnes, & qui, a vrai dire, ne font que des débauches de tendressè, dont le cœur, pour l'ordinaire ne fort que vuide & épuisé de sentiment, parce qu'il dissipe en un jour ce qui devroit lui durer des mois entiers.
Rien de tout cela dans ceux-ci : ce font des cœurs bons ; ménagers, pour ainsi dire ; qui ne dépensent - leur amour qu'avec économie , qui en amassent de jour en jour, & qui en ont beaucoup: au-delà de ce qu'ils en montrent.
, Aussi; ni l'habitude , ni le temps ne les ruinent pas aisément ces cœurs-là, & il faudra que vous ayez grand tort avec eux, s'ils vous quittent.Les cœurs ardents & sensibles , au contraire, ne cessent bientôt d'aimer que parce qu'ils se hâtent trop & d'aimer & de sentir qu'ils aiment. Ils ne Ce donnent pas le temps de faire un fond ils dissipent presque tout leur amour à mesure qu'il vient ; & comme il ne leur en vient pas toujours, non plus qu'à personne, il s'ensuit que bientôt ils ne s'efc trouvent plus.
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Prévenez-vous un homme inconfiant; votre amour cesse-t-il avant le sien : il éclate, il crie, il s'agite, il se désespere; & le voilà guéri, le voilà sans rancune : son cœur , & peut-être même sa vanité vous pardonne.
En fait d'amour, ce font des âmes d'enfants que l, les âmes inconstantes. Aussi n'y a-t-il rien de plus amusant, de plus aimable, de plus agréablement vif & étourdi que leur tendresse.
Quittezvous un homme confiant ; cessez-vous de l'aimer : vous le blessez mortellement ; mais il fera affligé, à-peu-près, comme il est amoureux ; c'est-à-dire, sans bruit, sans faire d'éclats. Sa douleur ne fort presque point ; il pourroit mourir de fang-froid. Il n'y a que le temps qui le secoure.
Aussi sont-ce des âmes trop sérieuses à cet égard là, que les âmes constantes : elles n'entendent pas assez raillerie là-dessus. J'aimerois mieux l'enfance des autres; elle sied encore mieux à l'Amour.
A peindre l'Amour, comme les cœurs constants le traitent, on en feroit un homme.
A le peindre suivant l'idée qu'en donnent les cœurs volages , on en feroit un enfant; & voilà juk tement comme on l'a compris de tout temps.
Et il faut convenir qu'il est mieux rendu, k plus joli en enfant, qu'il ne le seroit en homme,
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C'est une qualité dans un Amant bien traité, que d'être d'un caractere exactement constant ; mais ce n'est pas une grâce, c'est même le contraire: on diroit d'un mari qui fait bon ménage.
Tout ce qui sent la règle , tout ce qui n'est que conduite mesurée , enfin tout çe qui n'est qu'estimable, est trop froid aux yeux de l'Amour. Il veut plus de grâces que de vertus. À; oj
Aussi les Amants confiants ne sont-ils pas les plus aimés. La confiance leur donne quelque chose de grave & d'arrangé, qui glace l'Amour, qui n'est plus dans foh esprit, & qui ne s'ajuste- point à son humeur folâtre. : -
On commence pourtant par louer beaucoup de pareils amants ; mais on finit par perdre le goût qu'on &,,P-our eux. ; r
En amour, querelle vaut encore mieux qu'é- loge. -' - '; J. ,',;. :
Tenez toujours les gens inquiets , .& jamais tranquilles. Paroiffez plutôt coupable que trop innocent. Du moins soyez confiant avec art; je veux dire , qu'il ne foit jamais bien décidé si vous le ferez, ni même si vous l'êtes. > On se plaindra quelquefois de vous avec cette méthode-là; & tant mieux: rassurez les gens alors ; mais répondez à leurs reproches par plus d'amour
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que de bonnes raisons : soyez plus tendre que [ bien justifié. A Voilà en quoi consiste toute l'industrie des Amants de part & d'autre. Est-elle pratiquable?
peut-être que non : la raison la recommande bien; mais le cœur n'en sçauroit faire usage.
r Si l'amour se menoit bien, on n'auroit qu'un [Amant, ou qu'une Maitresse en dix ans; & il est de l'intérêt de la Nature qu'on en ait vingt, & davantage. ,A, ") Et voilà sans doute pourquoi la Nature n'a eu garde de rendre les Amants susceptibles de prudence ; ils s'aimeroient trop long-temps, & cela ne feroit pas son compte. }
Pour sçavoir de quelle maniere il faudroit gou- verner l'amour , voyez combien un Amant est ( aimé, quand il est ingrat ; ou combien lui est cherè une ingrate dont il se plaint.
- Je ne voudrois pourtant paroître absolument ni ingrat, ni ingrate; & je confentirois à n'être point aimé, plutôt qu'à ne devoir la tendresse d'un cœur qu'à la douleur où je le plongerois : & ma maxime est que, pour entretenir l'amour qu'on a pour nous, il est bon quelquefois d'allarbncr la certitude qu'on a du nôtre.
foyrquoi les gens qui paient pour être aimés,
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( & il y a en tant de ces gens-là ) aiment-ils plus long-temps que ceux qu'on aime gratis ?
C'est qu'ils ne font jamais bien fûrs qu'on les aime ; c'est qu'ils se méfient toujours un peu d'un cœur qu'ils achètent ; ils ne sçavent pas s'il s'est livré ; ils se flattent pourtant qu'ils l'ont ; mais ils se doutent en même temps qu'ils pourroient bien se tromper; & ce doute, qui ne les quitte pas, fait durer le goût qu'ils ont pour la personne qu'ils aiment; ils souhaitent toujours d'être aimés, & on ne sçauroit souhaiter cela, qu'on '¥ toujours à bon compte foi-même.
Au-lieu que la certitude d'être aimé nous ds-r trait du desir de l'être; on dit: je fuis aimé, 84 tout est fait; on en reste-là.
Comment peut-on se flatter d'être aimé d'une femme dont on achete les faveurs ? Dès que son avarice vous a vendu ce que son cœur pouvoi t Vous donner, de quoi ce cœur se mêleroit-il en- core ? il n'a plus de présents à vous faire.
5 Il y a un certain degré d'esprit & de lumiere au-delà duquel vous n'êtes plus senti Celui qui le passe sçait qu'il le passe: mais il le sçait pref que tout seul; ou du moins si peu de gens le sçavent avec lui, que ce n'est pas la peine de le passer.
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Bien plus ; c'est que c'est; même un désavantage qu'une si grande finesse de vue : car ce que vous en avez de plus que les autres se répand toujours sur tout ce que vous faites, embarrasse leur intelligence : vous ajoutez à ce quejrous dites de sensible des choses qui ne le font pas allez; de forte que ce qu'on entend bien dans vos pensées dégoûte de ce qu'on y entend mal; ; on vous croit pbfcur, & non pas fin ; on vous accuse de vouloir briller, quand vous n'avez point d'autre tort que celui d'exprimer tout ce qui vous vient.
Peignez la Nature, à un certain point ; mais ( a bftenez-vaus de la saisir dans ce qu'elle a de trop caché, sinon vous paroîtrez aller plus loin qu'elle, ou la manquer. S - ■ » En fait d'esprit, dans le monde, on confond deux fortes d'hommes : l'homme qui tâche d'être ,.. fin, & l'homme qui l'est naturellement. ', Le langage de ces deux hommes-là, a. je ne p sçais quel air de ressemblance, qui fait qu'on ne les distingue point, Il faut avoir de bons yeux pour distinguer la finefsse du rarement.
Je n'ai gueres vu de gens qui ne prennent l'un pour l'autre ; & malheureusement ceux qui en sçavent assez pour ne s'y pas tromper, se joigqejnt atlez, voJQnners à ceux qui s'y trompent;
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ils appuient leur méprise. Ce défaut de sincérité en eux est une marque que, tout bons esprits qu'ils font, il leur manque encore quelque chose.
Quand on est éclairé foi-même à un certain point, on ne sçauroit être injuste sur l'esprit des autres;
on est leur juge, & jamais leur partie.
J Rarement la Beauté & le Je ne sçais quoi se trouvent ensemble.
J'entends par le Je ne sçais quoi, ce charme répandu sur un visage & sur une figure, & qui rend une personne aimable, sans qu'on puisse dire quoi il tient. ,J'ai lu quelque part sur ce sujet-là une fiction assez singuliere : elle est d'un homme qui suppo foit avoit trouvé la demeure de la Beauté & du.
Je ne sçais quoi.
Et voici à- peu-près ce qu'il disoit. Cela en court; car je ne rapporterai que le précis de la fiction. :
Un jour , dit-il, me promenant à la campagne je revois à une des plus belles femmes du monde, que je voyois depuis huit jours à la campagne où j'étois ; que j'avois regardée avec admiration la premiere fois que je l'avois vue; dont j'avois été moins touché à la seconde ; & qu'enfin j'étois parvenu à voir avec indifférence, toute belle
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que je la trouvois toujours , toute belle qu'elle étoit en effet ; & je me demandois pourquoi cette beauté digne d'admiration m'étoit devenue si insipide , pourquoi même la beauté en général n'inspiroit pas des sentiments d'une plus longue durée.
Je cherchois donc les raisons de ce que je vous dis-là, quand je m'apperçus que j'étois entre deux Jardins, dont l'un me paroissoit superbe, & l'autre riant.
Les portes de ces deux Jardins étoient l'une vis-à-vis de l'autre.
Sur celle du Jardin superbe on lisoit ces mots en lettres d'or :
LA DEMEURE DE LA BEAUTE.
Sur celle du Jardin riant étoit écrit en caracteres de toutes fortes de couleurs fondues ensemble, & qui en fesoient une qu'on ne pou- voir définir :
LA DEMEURE DU JE NE SÇAIS QUOI.
La demeure de la Beauté! dis-je d'abord en moi-même ! oh ! je la verrai; car qui dit Beauté,
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dit quelque chose de bien plus imposant que la Je ne sçais quoi, de bien plus considérable à voir. ; De forte qu'entraîne par la force du mot; je n'hésitai pas à donner la préférence au Jardin de Beauté, & à laisser-là celui du Je ne sçais quoi dont je reviendrois m'amuser ensuite.
Tout déterminé que j'étois en faveur du pre- mier , je jettai pourtant encore un regard sur le dernier qui me sembloit si riant : j'aurois souhaité qu'il eût été possible de les voir tous deux à la fois ; mais vraisemblablement il n'y avoit point de comparaison à faire de l'un à l'autre; il falloit commencer par le plus curieux. C'est ce que je fis.
En entrant donc dans le Jardin de Beauté, je remarquai les pas de plusieurs personnes qui y étoient entrées aussi ; mais j'en remarquai bien autant, de personnes qui en étoient sorties J'avance , & plus je découvre, plus j'admire.
Je ne vous peindrai point tout ce que j'y vis de beau ; la description de ces lieux-là me passe : mais je fus étonné, je fus frappé. Figurez-vous tout ce qui peut entrer de grand, de superbe, de magnifique dans un Jardin ; tout ce que la symmétrie la pluse xacte, & la distribution la mieux
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entendue peuvent faire de surprênant ; à peine vous figurerez-vous ce que je vis.
Mais comment vous peindre ce que c'était que le Palais que je trouvai, après avoir marché quelque temps ? j'y renonce.
Si j'avois à faire des récits, ce feroit de la personne que j'y vis sur une espece de trône, autour duquel étoient rangés plusieurs hommes, qui, à ce qu'ils me dirent, ne m'avoient précédé dans ce lieu-là que d'une heure, & qui tous sembloient être immobiles, & comme en extâse à la vue de cette femme assise sur le trône.
Jugez s'ils avoient tort; c'étoit la Beauté même en personne, qui, de temps en temps,laissoit négligemment tomber sur chacun d'eux, aussi-bien que sur moi, des regards qui nous faisoient nous écrier tous : ah ! les beaux yeux ! & un moment après, ah ! la belle bouche ! le beau tour de visage ! ah !
la belle taille !
A ces exclamations, la Beauté, en souriant, baissoit un peu les yeux d'un air plus modeste qu'embarrassé ; & sans rien répondre , recommençoit à nous regarder tous, comme pour nous confirmer dans les ferttiments d'admiration que nous avions pour elle , & de temps en temps aussi cedressoit la tête avec un air de hauteur, qui
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sembloit nous dire : joignez le respect à l'admiration. C'étoit-là tout son langage.
Dans le premier quart-d'heure, le plaisir de la contempler nous fit oublier son silence; à la fin cependant j'y pris garde, & les autres aussi.
Quoi! dîmes-nous tous, rien que des souris; des airs de tête, & pas un mot: cela ne suffit point. N'y aura-t-il que nos yeux de contents ?, ne vit-on que du plaisir de voir?
Là-dessus, un de nous s'avança pour lui présenter un fruit qu'il avoit cueilli dans le Jardin : elle le reçut toujours en souriant, & avec la plus belle main du monde ; mais sans ouvrir la bouche : elle ne remercia que du geste: il fallut nous en tenir à la regarder.
Apparemment que chacun de nous s'en lassa; car petit-à-petit notre compagnie diminuoit: je voyois mes camarades s'éclipser; & bientôt de tous les admirateurs avec qui je m'étais trouvé il ne resta plus que moi qui me retirai à mon.
tour.
En traversant une allée, pour m'en retourner, je rencontrai encore une femme qui paroissoit extrêmement fiere, & à qui, en panant, je fis une profonde révérence.
-On vas-tu? me dit elle d'un air dédaigneux & mécontent,
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mécontent. Je viens d'admirer la Beauté, lui dis- je , & je me retire. Eh! pourquoi te retirer ? mè répondit-elle. La Beauté n'a-t-elle pas dû te fixer auprès d'elle ? que' te reste-t-il à voir après l'avoir vue ? < Rien sans doute;, lui dis-je : mais je l'ai assez vue ; je sçais ses traits par cceur ; ils font toujours les mêmes: c'est toujours un' beau visage qui se tépete, qui ne dit rien à l'esprit, qui ne parle qu'aux yeux, 8c qui leur dit toujours la même those ; ainsî il ne m'apprendroit rien de nouveau Si la Beauté entretenoit un peu ceux qui l'admirent 5 si son âme jouoit un peu sur son visage * cela le rendroit moins uniforme & plus touchant t il plairait au cœur àuÚnt qu'aux yeux; mais on ne fait que le voir beau, & on ne fent pas qu'il l'est : il faudroit que la Beauté prît la peine de parler elle-même, & de montrer l'esprit qu'elle aj car je ne pense pas qu'elle en manque.
Eh ! qu'importe qu'elle en ait, ou qu'elle n'en ait point? me dit alors cette femme; en a-t-elle besoin , faite comme elle est ? Va, tu n'y entends rien; s'il étoit question d'ui visage ordinaire, je ferais de ton avis ; il ferait avantageux que l'esprit l'animât, cela lui feroit grand bien, & suppléeroit aux grâces qu'il n'auroit pas : mais sou,
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haiter que l'esprit aille jouer sur un beau visage , c'est Souhaiter l'altération de ses charmes. L'esprit peut ajouter quelque chose à des traits informes, mais il nuiroit à des traits parfaits; il ne feroit bon qu'à les déranger : un beau visage est aussi achevé qu'il le peut être ; il ne sçauroit mieux faire que de demeurer tel qu'il est : ce que les mouvements de l'esprit y mettroient, en troubleroit l'écono- mie, puifqu'il est précisément au point qu'il faut, & qu'il ne peut en sortir qu'à son dommage. Ainsi, tu critiques sans jugement ; c'est moi qui te le dis , qui fuis l'immobile fierté des belles personnes, & la compagne de la Beauté ; qui ne m'écarte point d'elle, & qui ai grand foin de tenir son esprit froid & tranquille, afin qu'il laisse son visage en repos, & qu'il n'en diminue pas la noble décence. Il est vrai qu'heureusement je n'ai pas grande peine à temperer l'esprit de la Beauté ; il est de lui-même assez paisible pour l'ordinaire , ou du moins il n'ignore pas combien il est de conséquence qu'il reste grave, & qu'il ne fasse aucun désordre sur ce beau visage : il en respecte trop les intérêts pour songer aux fiens.
Ce fut-là le discours que me tint cette femme, & qui me parut si singulier , que je n'y répondis liue par une révérence, après laquelle je la quittai,
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pour gagner promptement la demeure du Je ne sçais quoi, où je retrouvai tous ceux qui m'avoient laissé chez la Beauté.
Il n'y avoit rien de surprenant dans ce lieu-ci ; & qui plus est, rien d'arrangé : tout y étoit comme jetté au hazard : le désordre même y régnoit, mais un désordre du meilleur goût du monde , qui fesoit un effet charmant, & dont on n'auroit pu démêler, ni montrer la cause.
Enfin, nous ne desirions rien là, & il falloit pourtant bien que rien n'y fût fini, ou que tout ce qu'on avoit voulu y mettre n'y fût pas, puisqu'à tout moment nous y voyions ajouter quelque chose de nouveau.
Et malgré la Fable qui ne conte que trois Grâces, il y en avoit-là une infinité, qui, en parcourant ces lieux, y travailloient y retouchoient par-tout: je dis en parcourant; car elles ne fesoient qu'aller & venir, que parler, que succéder rapidement les unes aux autres, sans nous donner le temps de les bien connoître ; elles étoient-là : mais à peine les voyoit-on , qu'elles n'y étoient plus, & qu'on en voyoit d'autres à leur place, qui passoient à leur tour, pour faire place à d'autres. En un mot, elles étoient par-tout, sans se tenir nulle part; ce
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n'en étoit pas une, c'en étoient toujours mille qu'on voyoit.
F-h ! bien, Messieurs, dis-je alors à ceux qui étoient avec moi, ce séjour-ci est charmant; j'y, passerois ma vie : mais celui qui l'habite , le Je ne sçais quoi, où est-il? menez-moi à lui, je vous prie ; car vous l'avez vu apparemment ?
Pas encore , me répondirent ils, & depuis que nous sommes ici, nous le cherchons sans avoir encore pu le trouver : il est vrai que nous le cherchons agréablemeut; car avec la plus grande envie du monde de le voir, nous ne nous impatientons point de ne sçavoir où il est; & dussîons-nous; ne le jamais trouver, nous sommes résolus de le chercher toujours.
Il faut pourtant qu'il foit ici, répondis-je; & je n'eus pas plutôt prononcé ces mots, que nous entendîmes une voix qui nous dit : me voilà.
Nous nous retournâmes tous alors, parce que nous n'appercevions rien devant nous, & nous eûmes beau nous retourner, nous ne vîmes rien non plus.
Où êtes-vous donc, aimable Je ne sçais quoi; dîmes-nous? Aimez nous tous à la fois.
Me voilà, vous dis-je, nous répondit encore la, même voix.
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Et nous de nous retourner encore , attendant toujours à le voir, & ne voyant jamais rien.
- Vous nous dites, me voilà, repris je ; & vous ne vous offrez point à nous. Vous ne voyez pour- tant que moi, nous dit-il. Dans ce nombre infini de Grâces qui passent sans cesse devant vos yeux, qui vont & qui viennent, qui font toutes si dif-, férentes, & pourtant également aimables, & dont les unes font plus mâles & les autres plus tendres, regardez-les bien, j'y fuis ; c'est moi que vous y voyez, & toujours moi. Dans ces Tableaux que vous aimez tant ; dans ces objets de toute espece, & qui ont tant d'agréments pour vous, dans toute l'étendue des lieux où vous êtes , dans tout ce que vous appercevez ici de simple, de négligé, & d'irrégulier même , d'orné ou de non orné, j'y fuis, je m'y montre, j'en fais tout le charme, je vous entoure. Sous la figure de ces Grâces je fuis le Je ne sçais quoi qui touche dans les deux sexes : ici le Je ne sçai quoi qui plaît en peinture; là, le Je ne sçais quoi qui plaît en architecture, en ameublements, en jardins, en tout ce qui peut faire l'objet du goût, Ne me cherchez point fous une forme , j'en ai mille, & pas une de fixe : voilà pourquoi on me voit sans me connoître, sans pouvoir ni me saisir, ni me dé.
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finir ; on me perd de vue en me voyant, on me sent, & on ne me déméle pas; enfin vous me voyez, & vous me cherchez, & vous ne me trouverez jamais autrement; aussi ne ferez-vous 1 jamais las de me voir.
TROISIEME FEUILLE.
? J'ai près de soixante ans, & il y en a trente- cinq que je n'ai pas passé un jour sans écrire quelques réflexions qui me font venues sur le champ.
Je ne sçais pas ce qu'elles deviendront, car je ne les donnerai jamais : je ne les estime pas assez pour cela: mais je ne les méprise point non plus; & si par hazard on les trouve, je fuis d'avance d'accord avec ceux qui n'en feront point de cas, & je fuis aussi de l'avis de ceux qui les croiront bonnes.
¡ Je ne me souviens point qu'en les écrivant j'aie jamais fongé qu'elles feroient lues, sinon à présent qu'apparemment j'y fonge, puisque je m'a,..
yire d'avertir que je n'y ai pas songé.
Cependant pourquoi les ai-je écrites ? Efl - ce
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pour moi seul? Mais écrit-on pour foi? J'ai de la peine à le croire.
Quel est l'homme qui écriroit ses pensées, s'il ne vivoit pas avec d'autres hommes ?
Vous verrez que sans m'en être douté, ce font aussi les autres hommes qui font cause que j'ai écrit les miennes : je n'ai pas eu dessein de les montrer moi-même, mais je n'ai pas oublié qu'on pouvoit les voir.
A propos de pensées, il m'en vient une.
! Je ne crois pas que ceux qui font des Livres les feroient bien meilleurs, s'ils ne vouloient pas les faire si bons ; mais d'un autre côté, le moyen de ne pas vouloir les faire bons ? Ainsi, nous ne les aurons jamais meilleurs.
Quand un Auteur fonge aux Lecteurs qu'il aura, assurément il s'efforce de penser de son mieux pour les satisfaire; & s'il a naturellement beaucoup d'esprit, il me semble que par-là il va écrire les plus belles choses du monde.
Elles feront belles en effet; mais de quelle beauté ? c'est de quoi il s'agit. D'une beauté qui n'est qu'un objet de curiosité pour l'âme ; & jamais un profit pour elle : elle ne se méprend point à ces choses-là; elle les regarde, elle les admire même ; elle dit, cela est beau, mais' beau
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à voir , §c voilà tout; elle ne s'y livre point, elle s'y amuse : ce font d'adroites singeries, d'industrieuses façons de j J-Artj,. qu'elle loue comme intelligente; c'est tout ce qu'elle en peut faire, & elle ne s'y attache point comme insensible.
5 Je trouve que la plupart des Prédicateurs ne font que des feseurs de pensées, que des Auteurs, Lorsqu'ils çomposent leurs Sermons, - c'est la vanité qui leur tient la plume, & la vanité a bien de l'esprit, Mais tout son esprit n'est que du babil.
Quand elle rencontre une idée pathétique, eîlç ne la quitte point qu'elle ne l'ait vuidée de sentiment a pour la remplir de spiritualité ; & de spiritualité, peu de gens en ont : voilà pourquoi les Prédicateurs ne parlent la plupart du temps qu'à des sourds.. Pour du sentiment, tout le monde en a; auiE a-t-il la clef de tous les esprits : il n'y a que lui qui les pénètre & qui les éclaire ; il ne trouve point de contradictions : toutes les âmes s'entendent avec lui; on ne lui fait point de chicane; il soumet, J En fait de Religion, ne cherchez point à convaincre les hommes; ne raisonnez que pour jçur cœuï ; quand il est pris, tout est fait, Sa 1
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persuasion jette dans l'esprit des lumieres intérieu- res , auxquelles il ne résiste point.
Il y a des vérités qui ne font point faites pour être directement présentées à l'esprit. Elles le révoltent, quand elles vont à lui en droite ligne; elles blessent sa petite logique ; il n'y comprend ien ; elles font des absurdités pour lui. ,.
Mais faites-les, pour ainsi dire, paffer par le cœur, rendez-les intéressantes à ce cœur ; faites qu'il les aime. Parce qu'il faut qu'il les digere, qu'il les dispose , il faut que le goût qu'il prend pour elles les développe. Imaginez - vous un fruit qui se mûrit, ou bien une fleur qui s'épa- nouit à l'ardeur du soleil ; c'est-là l'image de ce que ces vérités deviennent dans le cœur qui s'en échauffe, & qui peut-être alors communique à l'esprit même une chaleur qui l'ouvre, qui l'é- tend, qui le déploie, & lui ôte une cértaine roideur qui lui bornoit sa capacité , & empêchoit que ces vérités ; ne le pénétrassent.
On ne sçauroit expliquer autrement la. docilité subite de certaines gens, & la prompte conviction qui les entraîne, ::) Il faut bien qu'il passe alors entre l'esprit & lé cœur un mouvement dont il n'y a que Dieu qui sçache le mystere. fil - ce que la persuasion de
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J'un feroit la source des lumieres de l'autre ?
En fait de Religion, tout est donc ténèbres pour l'homme, en tant que curieux ; tout est fermé pour lui, parce que l'orgueilleuse envie de tout sçavoir fut son premier péché : mais le mal n'est pas sans remede; l'esprit peut encore se reconcilier avec Dieu par le moyen du cœur. C'est en aimant que notre âme rentre dans le droit qu'elle a de connoître. L'Amour est humble , & c'est cette humilité qui expie l'orgueil du premier homme.
Ceux qui connoissent Dieu, parce qu'ils l'aiment, qui font pénétrés de ce qu'ils en voient, ne peuvent, dit- on , nous rapporter ce qu'ils en con- noissent : il n'y a point de langue qui exprime ces connoissances-là ; elles font la récompense de l'Amour, & n'éclairent que celui qui aime; & quand même il pourroit les rapporter, le monde n'y com- prendroit rien; elles font à une hauteur à laquelle l'esprit humain ne sçauroit atteindre que sur les aîles de l'Amour, Cet esprit humain est à terre, & il faut voler pour aller-là.
Ceux qui aiment Dieu communiquent pourtant ce qu'ils en sçavent à ceux qui leur ressemblent; ce font des oiseaux qui se rencontrent dans les airs.
Quelles étranges choses que tout cela pour le profaner !
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A bien examiner l'esprit de l'homme , à voir les efforts impuissants de sa curiosité, n'est - ce pas un Être enchaîné , qui voudroit rompre ses fers, & dont l'impuissance est plus un effet d'accident que de nature.
Dans le monde, nous n'avons garde de juger du fond d'une affaire que nous fçavons mal, dont nous ne sommes instruits qu'en partie ; nous trouvons qu'il feroit contre le bon-sens d'en décider, quand même elle ne nous regarderoit pas; nous attendons, pour en juger, que nous en fçachions da- vantage; & voilà ce qu'on appelle se conduire avec raison.
Or, notre âme & son avenir font pour nous une furieuse affaire : ceux qui prennent le parti, non-seulement de ne pas s'en embarrasser, mais de décider qu'il n'y a qu'à la laisser-là, qu'on ne doit pas s'en inquiéter, qu'elle n'aura que telles & telles fuites; qui vous disent qu'ils en font fûrs, & qui agissent conséquemment à ce qu'ils disent ; ces gens-là sçavent donc le fond de cette grande affaire. - Ne feroit-ce pas qu'on croit toujours être assez bien instruit de ce qu'on ne se soucie guères de sçavoir, Car pour être au fait de ce cette affaire, ou du
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moins pour en connoître l'importance , que de choses faut-il sçavoir que nous ne fçavons pas; dont la premiere est Nous, qui sommes une énigme à nous-mêmes?
Et d'un autre côté, combien aussi sçavons nous de choses là-dessus, qui nous sont soupçonner l'im- portance de celles que nous ne sçavons pas ?
Quand un Ministre d'un puissant Empire fait quelque grand mouvement, & que nous le voyons prendre de certaines mesures, sur les motifs desquelles il garde le secret; qu'est-ce que cela signifie , disons-nous ? A quoi cela abôutira-t-il ? Quel est son projet? Car nous concluons sur le champ qu'il en a un qui eil: particulier, & qui aura des v suites.
Or , regardez t'homme ; &, fait comme il est, voyez s'il n'y a pas lieu de demander ? Qu'en: - çe que Dieu en veut faire? Y eut-il jamais d'ouvrage qui annonçât tant de dessein 3 qui donnât matière à de si grandes conjectures que son âme ?
Voilà comment nous raisonnerions, si nous pouvions nous séparer de nous-mêmes, & nous considerer dans l'homme. Mais nous nous familiarisons tellement avec ce que nous sommes; il nous efi: si naturel d'être Nous , & d'aller avec notre étonnante façon d'être a que nous ne prenons point
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garde à ce qu'elle est, ni à ce qu'elle peut signifier.
On a beau nous crier : regardez-vous. L'habi- tude de nous voir est formée ; nous sommes nousmêmes le prodige dont il est question, nous vivons avec lui. Le moyen que nous le remarquions ?
Nous sommes plus pressés d'aller, de jouir de nous, que de nous voir.
Y a-t-il rien de plus singulier que nous ? D'une part, un corps qui occupe si peu de place , qu'on a tant de peine à transporter!
Et de l'autre , un esprit qui va si loin , qui se transporte où il veut, qu'aucun éloignement d'un lieu à un autre n'arrête , qui franchit tous les es- paces en un instant, qui mesure les Cieux, qui se rend présent l'avenir & le passé. Joignez à cela cette masse d'idées dont il est capable, où entrent celle d'un Dieu, celle de l'Infini, de l'Immortalité, de l'Éternité & de mille autres choses de ce genre, qui feroient si superflues , si mal assorties à la condition d'une créature destinée à ne faire que raiTer.
5 Si les femmes y pensoient bien , elles rougiroient des égards & du respect que nous avons pour elles ; mais leur amour-propre en jouit, sans en approfondir les causes.
Une femme en colere dit des injures à un homme du monde, & il ne lui en répond point, parce
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qu'elle a droit de pouvoir les lui dire impunément; mais il a droit, lui, de les mépriser ; & cela est bien humiliant pour elle.
< Nous interrompons ici les pensées de l'Auteur, pour mettre le Lecteur au fait des Scènes, ou des Dialogues que nous allons lui donner, & qui font ,,," une fuite des papiers que nous trouvons dans la cassette. Ce morceau porte pour titre : LE CHEMIN DE LA FORTUNE.
( Il faut qu'on se représente une belle campagne j & dans l'enfoncement un beau Palais, auquel on ne peut aborder qu'en fautant un large jôJJé. On voit sur les bords du fossé de petits Mausolées.)
LUCIDOR , arrivant d'un côté en mau vais habit ; LA VERDURE, arrivant aussi.
LUCIDO R, à part, voyant la Perdure.
ME voici, je pense , sur les terres de la Déesse.
Fortune : ne feroit-ce pas un homme de ces cantons-.-eÍ?
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LA VERDURE, à part.
Si ce Gentilhomme-ci ne cherche pas la Fortune, il a plus de tort qu'un autre ; car il me paroît en avoir affaire. Sçachons ce qu'il veut. ( Il salue Lucidor.) Monsieur, je fuis votre serviteur ; vous êtes étranger, sans doute?
LUCIDOR.
Oui, très-étranger, sur-tout en ce pays-ci ; comme vous le voyez à ma parure.
LA VERDURE, riant.
C'est ce qui me sembloit.
LUCIDOR.
Et vous, n'êtes-vous pas d'ici?
LA VERDURE.
Non, j'y arrive.
LUCIDOR.
A votre habit, je vous aurois pris pour un naturel du pays.
LA VERDURE.
Pas encore : je tâcherai de m'y faire naturaliser; & vous aussi, sans doute ?
LUCIDOR.
Oui ; si je puis. Mais n'est çe pas-là le Palais de la Fortune?
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LA VERDURE.
- Sans doute ; & si ce n'est pas le fien, ce seroit du moins celui de quelqu'un de ses parents, ou de ses, meilleurs amis : car voilà qui est superbe.
LUCIDOR. -
Mais nous ne remarquons pas une chose; t'efi que nous sommes entourés de petits Mausolées, & qui ont chacun leur Epitaphe.
Lisons. Cy-gît la fidélité d'un ami.
LAJERDURE.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que la fidélité de cet ami est morte là, de son vivant à lui?
LUCIDOR.
Apparemment que c'est dans ce sens-là qu'il faut l'entendre, & que cela marque un ami devenu traître.
LA VERDURE.
Parbleu ! c'est dommage de la défunte : conti- nuons. Cy-gît la parole d'un Nofmand* C'est toujours marque qu'il en avoit une.
L U CI D 0 R.
Voici qui est plaisant. Cy-gît la Morale d'un Philosophe , & le difintéressement d'un Druide.
A ce que je vois, il y a ici une furieuse morta- lité sur les Vertus.
LA
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LA VERDURE.
Ah! c'est que les Vertus ont la vie courte.
LUCIDOR.
Cy-gît ?innocence d'une jeune fille.
LA VERDURE.
Et plus bas: t-y-g;ît le foin que sa mere avoit de la garder. Plus bas encore : <~y-git la peine Qu'elles avoient à yivre.
LUCIDOR.
Il valoit mieux être sobre. Ce que nous lisonslà ne me présage rien de bon pour ceux qui vien- nent ici.
LA VERDURE.
Oui, tous ces défunts-là méritent qu'on les regrette: ils étoient d'un assez bon commerce; mais que nous importe? ce qui est mort est mort, Avançons, pour aller au Palais de la Fortune.
LUCIDOR.
Allons.
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AUTRE SCENE.
LES CRU PU LE, fartllllt d'un petit bois, les arrête.
ALTE-L A , Messieurs, n'allez pas si vîte; prenez garde à ce fossé qui vous ferme le passage.
LA VERDURE.
Par la fambleu ! je ne l'avois pas vu ; & si vous ne m'en aviez pas fait peur, je l'aurois peut-être fauté sans réflexion; à présent je n'oserois.
LE SCRUPULE.
Vous ne pouvez le fauter que malgré moi.
LUCIDOR.
Et qui êtes-vous ?
LE SCRUPULE.
Je m'appelle le Scrupule. *• LA VERDURE.
Le Scrupule ! Eh ! comment n'êtes-vous pas gîté avec tous ces Messieurs ? car vous êtes à-peuprès de la même espece. Gageons que votre emploi est de rendre poltrons tous ceux qui se pré- sentent ici.
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y LE SCRUPULE.
Je les dégoûte autant que je puis de l'envie de faire ce faut-là, qui est d'une dangereuse conséquence ; mais malheureusement il y en a peu qui me croient.
LUCIDOR.
Pour moi, je vous en crois, & m'en voilà dégoûté.
dégoûté. LA VERDURE.
Oh ! parbleu, non pas moi ; je ne prétends pas que vous m'arrêtiez, & je fauterai: garre. ( IL pousse le Scrupule LE SCRUPULE, l'arrêtant.
Doucement.
LA VERDURE.
Retirez-vous, vous dis-je.
LE SCRUPULE.
Je vous en empêcherai.
LA VERDURE.
Ma foi ! Monsieur le Scrupule ; je vous fauterai vous-même.
LE SCRUPULE.
Tant-pis pour vous.
L A VERDURE.
Enseignez-moi donc quelque détour pour aller chez la Fortune.
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LE SCRUPULE.
Tenez, prenez par-là; c'est le chemin de l'honneur.
LA VERDURE.
Bon! le chemin de l'honneur! Appellez-vous cela un détour? Le joli voyage qu'il nous conseille !
sans compter que par ce chemin-là nous allons tourner le dos à celui de la Fortune.
LE SCRUPULE.
J'en conviens; mais quelquefois il conduit bien, & on ne risque rien en le prenant.
LA VERDURE.
Ce vieux rêveur se moque de nous; nous avons affaire à droite, & il veut nous mener à gauche: garre encore une fois, que je faute.
(Il fait des efforts: le Scrupule le retient par un bras , & il ne sçauroit franchir le Jôffè.) Il n'y a pas moyen ; depuis que ce perfonnagelà m'a parlé, je n'ai pas le courage de prendre ma secousse : je n'ai jamais été si pesant.
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AUTRE SCENE.
Les Perfotinages ft/dits. ;
UNE DAME qui paroît., LA DAME.
D'où vient donc le bruit que j'entends?
LES CRUPULE, Je retirant.
C'est la Cupidité, & je fuis.
LA DAME.
Que demandez-vous? Est-ce que vous voulez.
passer de ce côté-là ?
LA VERDURE.
Oui, Madame; & voici un sot qui m'épou-, vante, tout la Verdure que je fuis.
LA DAME, Vous êtes pourtant de métier à être dispos: mais vous avez sans doute parlé au bon-homme Scrupule : il est toujours aux environs de ces lieuxci; & cette pesanteur qui vous tient, est un fruit de sa conversation.
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LUCIDOR.
Il étoit avec nous tout à-l'heure.
LA DAME.
Vraiment ! vous n'avez qu'à l'écouter, il vous menera loin. (à la Verdure.) Donnez-moi la main, je vous aiderai à sauter.
LA VERDURE
lui présente la main timidement, puis la retire à plvjïeurs fois, & dit en riant:
Eh, eh , eh 5 je n'oserois ; il faut que j'y reve encore : j'ai des réflexions qui m'engourdissent.
LA DAME.
A vous, des réflexions! vous n'y pensez pas, Mens de la Verdure. Vous ne méritez ni le nom, ni l'habit que vous porte/ ; vous les déshonorez tous les deux ; & votre camarade fera plus rai sonnable. Allons, Monsîeur, suivez-moi.
LUCIDOR.
Non , Madame ; vous m'en dispenserez, s'il vous plaît., LA DAME.
Quoi! des réflexions dans cet équipage-là!
LUCIDOR.
Mon équipage n'est point un crime, & cela m& çonsole : d'ailleurs le Scrupule nous a dit qu'il y
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avoit un autre chemin, & j'aime mieux le prendre, tout long qu'il est.
LA DAME, riant.
Ah, ah , ah. Oui, il est un peu long, & on n'y court pas la poste. Ne sont-ce pas-là de jolis gens pour y regarder de si près? Adieu , Messieurs les chercheurs de fortune sur le chemin de l'honneur ; vous y trouverez des gîtes un peu maigres: mais vous avez l'air d'être faits à la fatigue.
LA VERDURE, l'arrêtant.
Eh ! Madame , encore un moment par charité, ne vous en allez pas si-tôt; tenez, je fuis trop fâché d'être si poltron , cela ne durera pas : faitesmoi encore un petit mot d'exhortation; donnezmoi du cœur.
LA DAME.
Eh! vous devriez déjà être dans l'anti-chambre de la Fortune.
LA VERDURE.
Cela eil: vrai, dans son cabinet peut-être.
LUCIDOR.
Avant que de vous en-aller, Madame, voudriez-vous bien nous dire ce que c'est: que toutes ces Vertus enterrées. Que font devenus les possesseurs de ces Vertus-là ? sont-ils morts avec elles ?
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LA DAME.
Non, vraiment ; & ils ne s'en portent que mieux de ne les avoir plus. Ce font elles qui leur rendoient la vie difficile, & qui les mpéchoient de sauter ce fossée.
LUCIDOR.
Cela est bon à sçavoir.
LA VERDURE.
Vous verrez que ce sont mes Vertus qui m'ap- pesantissent aussi, & qu'il faudra que je me mette à la légere & pourpoint bas, LUCIDOR.
Mais, sur ce pied-là, concluons, Madame. Il n'est donc passé de l'autre côté, qu'un ami perfide; qu'un Philosophe lâche & corrompu; qu'un dévot hypocrite ; que des femmes effrontées & sans mœurs, comme je l'apprends là; qu'un mari sans cur, comme je le lis ici; qu'une jeune fille sans pudeur avec son indigne mere : voilà tout ce que vous avez de l'autre côté, & cela ne fait pas bonne compagnie. Je ne fuis pas tenté d'augmenter le nombre de ces personnages-là.
LA DAME.
Ces perfonnages- là ont meilleure mine que vous, mon petit Monsieur: ils n'ont que faire de
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vous , & ne manqueront pas de camarades. Il y, aura plus de presse à être de leurs amis que des vôtres : & quand on est si délicat, ce n'est pas la peine de se présenter ici: la Fortune n'y tient point école de Morale , & vous n'avez qu'à porter vos haillons ailleurs. +
LA VERDURE.
Eh, jarni! commençons par devenir riches pour avoir le moyen d'être honnêtes-gens : tout ce que nous voyons-là, peut-être que nous l'entendons mal.
LA DAME, riant.
Il l'explique à la maniere du Scrupule.
LA VERDURE, Et le Scrupule est trop scrupuleux.
LA DAME.
Ces petits écrits qui vous environnent font de sa façon, & il ne les y met que pour épouvanter les sots, LA VERDURE.
Je le crois volontiers.
LA DAME.
Sans doute , quand quelqu'un est déterminé à franchir le fossé, & qu'il a de petites vertus incommodes qui ne sauroient le suivre, il les laisse-
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là. Le Scrupule vient & les ramasse, & leur dresse malicieusement ce grotesque Mausolée que vous voyez, & que les gens sensés ne regardent pas.
Mais j'entends une symphonie qui nous annonce que la Fortune arrive , pour donner ses Audiences à tous les poltrons comme vous, qui refu- sent de fauter : il y a déjà ici plusieurs personnes qui l'attendent ; si vous voulez lui parler , que l'un de vous deux se retire, & que l'autre reste.
LUCIDOR, Comme je ne fuis pas pressé, je cède le pas à Monsieur de la Verdure : il me paroît vouloir être expédié. t LA VERDURE.
Oui, je crois que je m'épargnerai le détour; je sens que mes scrupules tirent à leur fin, & qu'ils auront bientôt le petit Mausolée.
( itci la Fortune arrive & se place sur un TrJne.
Plusieurs psrfonnes tabordent, & entr autres une jeune femme nommée Clarice qui s avance, & à qui une des Suivantes de la Fortune dit d approcher, )
LA SUIVANTE.
Venez, Madame, approchez, & saluez bien profondément la Déesse ; encore plus bas, vos
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révérences ne sçauroient être trop humbles ; que demandez-vous ?
CLARICE.
Quelques faveurs de la Fortune, qui ne m'en a jamais accordé, LA SUIVANTE., Jamais ; cela est difficile à croire : vous êtes trop jeune & trop aimable; & la Fortune ne sçauroit vous avoir négligée autant que vous le dites: mais peut être n'avez-vous pas profité de tout ce qu'elle a fait pour vous ?
CLARICE.
J'ai pourtant pris toutes les mesures qui pouvoient m'obtenir ses bontés.
LA SUIVANTE, Voyons, qui êtes-vous ?
CLARICE.
La veuve d'un des plus honnêtes-hommes du monde , qui m'a laissée sans bien, & qui a toujours eu du malheur dans tout ce qu'il a entrepris.
LA SUIVANTE, Ah ! que voulez-vous ? quand on a le plaiGtt d'être le plus honnête-homme du monde, il ne faut guères s'attendre au plaisir d'être heureux :
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on ne sçauroit avoir tant de plaisirs à la fois. Mais à votre âge, faite comme vous êtes, comment vivez-vous?
CLARICE.
Oh! d'une maniéré irréprochable. Je défie la médisance de pouvoir attaquer ma conduite.
LA SUIVANTE.
Fort bien ; vous êtes donc très-retirée.
CLARICE.
Autant que la plus rigide vertu l'exige. Je ne vois point d'homme chez moi ; & quand il y en a quelqu'un qui m'aborde ailleurs , je lui parle avec une réserve , avec une modestie qui doit certaiment m'attirer son estime, & même son cœur, s'il est vrai que je fois aimable, comme, je l'ai souvent entendu dire.
LA SUIVANTE.
A merveille: & avec tout le foin que vous prenez de fuir les hommes , il ne s'en présente pas un.
CLARICE.
Pas un seul.
LA SUIVANTE.
Est-il possible ?
CLARICE.
Pas un, du moins qui parle de madage.
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LA SUIVANTE.
, Ah ! la Beauté indigente dans la plus honnête femme du monde a encore ce malheur-là; presque personne ne l'épouse.
CLARICE.
Vraiment! si je voulois des Amants, j'en trou- yerois de reste.
LA SUIVANTE.
Et des Amants riches ?
CLARICE.
Opulents, & même généreux: mais qu'est-ce que j'y gagne ? Ces Amants si riches n'ont que de l'amour pour moi.
LA SUIVANTE.
Eh ! que voulez vous donc qu'ils aient ? de la ,.
baîne ?
CLARICE.
Je veux dire qu'ils ne font qu'amoureux, & point tendres; ils ne pensent point sérieusement; ils ne proposent que d'aimer.
LA SUIVANTE.
Mais la proposition est galante.
CLARICE.
Oui : mais ils veulent bien de moi, & non
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pas de ma main ; ils ne soupirent pas dans les règles.
LA SUIVANTE.
Ah! oui-dà, je vous comprends. Eh bien?
CLARICE.
Eh bien ! je viens prier la Fortune de me procurer un Mari qui me mette à mon aise, au lisu de tant d' Amants, dont les intentions m'offensent.
LA FORTUNE, qui, de dessus son Trône a entendu tout ce Dialogue, se leve & dit: Ah ! quel verbiage ! Renvoyez cette femme-là, renvoyez-la: elle tient des discours d'une fadeur, d'une platitude qui me donne des vapeurs.
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- mi——UJHM—^«iwatnraimuMi
QUATRIEME FEUILLE.
5 LA source la plus ordinaire des crimes qui se commettent dans le monde, ce n'est pas la pauvreté , comme on le croiroit ; c'est la honte qu'elle fait à ceux qui la souffrent.
Mille gens feroient pauvres avec patience, s'ils n'avoient que la peine de l'être ; ou du moins, ils ne seroient point d'efforts criminels pour sortir de leur pauvreté , si elle n'étoit que fatiguante : mais elle est honteuse.
Un homme fait mauvaise chere , il est mal vétu mal logé, mal chauffé; il n'y a pas encore-là de quoi le tenter d'être coupable, pour cesser d'être malheureux.
Mais on le méprise parce qu'il est pauvre, ou bien on le méprisera si on sçait qu'il l'est ; & à la fin on le sçaura : car il n'a pas de quoi empêcher qu'on ne le découvre : il faut du bien pour pouvoir cacher qu'on en manque , de forte qu'il est méprisé ou qu'il va l'être ; & voilà ce qui le perd.
Son voisin est riche , & il lui pardonneroit de dîner mieux que lui, mais son voisin est glorieux
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de ce qu'il dîne mieux que lui : son voisin a des amis qui l'honorent ; & lui, tout le monde le laisselà. On dit en parlant de lui : ce pauvre Monsieur un tel ! II entre dans une maison , dans une assemblée; il sent qu'on le reçoit comme une figure hé- téroclite & moquable , dont on a la pudeur de ne pas rire encore; mais dont il est sur qu'on rira, quand elle n'y fera plus : sa présence fait tomber la conversation: on lui dit, allez-vous-en, à force de ne lui rien dire. Va-t-il ailleurs: il n'est rien, en quelque droit qu'il aille : il n'a ni tort, ni raison avec personne; il ne vaut la peine, ni d'être persuadé, ni d'être contredit. Voilà ce que la pau- vreté a d'affreux.
5 Quelle folle, quelle impertinente , quelle fu- neste inconséquence dans les mœurs des hommes f Ils punissent de mort celui qui est convaincu d'avoir fait un crime pour cesser d'être pauvre, & punissent de mépris celui qui a le courage de rester pauvre.
Quel monstrueux mélange de démence & de raison, de dépravation & de justice !
La plus étonnante chose du monde , c'est qu'il y ait toujours sur la terre une masse de vertu qui résiste aux affronts qu'elle y souffre , & à l'encouragement qu'on y donne à l'iniquité même ; car - tous
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tous les honneurs font pour l'iniquité, quand elle peut échapper aux loix qui la condamnent.
Et assurément, il y a plus de coupables honorés dans le monde, qu'il n'y en a de punis.
Combien de fois rachete-t-on son crime par le gain du crime même !
Il faut que les hommes portent dans le fond de leur âme un furieux fonds de justice, & qu'ils aient originairement une bien forte vocation pour marcher dans l'ordre, puisqu'il se trouve encore d'honnêtes-gens parmi eux.
L'iniquité devroit absorber toute la terre , à la maniere dont on vit.
La peur du châtiment arrête beaucoup de mé- chants, dira-t-on. J'en conviens; mais pensezvous que cette peur-là pût suffire pour la sûreté générale? Vous imaginez-vous que ce soit-là tout le mystere de la conrervation des hommes, & qu'il ne faille que cela pour mettre le monde à l'abri du déluge de crimes qui l'inonderoit ?
Vous vous trompez. S'il n'y avoit que ce ressortlà qui jouât en notre faveur, il manqueroit bientôt. Il est pourtant fort: mais c'est parce qu'il est joint à d'autres; car il ne seroit rien tout seul.
L'iniquité aboliroit bientôt jusqu'à ces châtiments qu'elle s'est donnés pour frein à elle-même,
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Ce qui garantiroit l'homme inique , ce ne feroit donc pas la prudence qu'il auroit de faire des loix contre ceux qui lui ressemblent. Il ne les refpecteroit pas lui-même, & donneroit l'exemple de ne les pas respecter.
Le nombre des coupables qu'il faudroit punir ouvriroit les yeux aux coupables mêmes.
Ils feroient bientôt absous, puifqu'ils feroient les plus forts.
A quoi bon les loix que nous avons établies pour notre sûreté, diroient-ils ? Quel feroit l'abus de les suivre, puisque le remede qu'elles apportent est aussi cruel que le mal que nous avons prétendu arrêter par elles ! Si on vouloit les observer, il faudroit leur sacrifier autant d'hommes , que notre méchanceté s'en immoleroit. Ce n'est donc pas la peine d'avoir égard à ces loix ; &, tout bien compté, il n'y a qu'à rester comme nous sommes, & nous entre- déchirer comme à l'ordinaire. Que chacun prenne ses précautions : cela fera plus simple, & reviendra au même.
Figurez-vous, par exemple, qu'on tient le discours suivant : Nous sommes tous méchants : ainsi nous allons tous nous entre-détruire.
Pour remédier à cela, convenons de mettre à
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mort ceux qui feront tel & tel désordre ; & voilà la convention faite. Il ne manque à ce prudent traité , pour sa validité, qu'une petite chose ; c'est d'être paffé entre des créatures capables de l'ob- ferver.
Mais ceux qui ont eu l'esprit de le faire font des méchants, qui, à la fin, s'indigneront eux- mêmes & de le voir violer par leurs camarades, & de l'impudence que ces camarades auront de prétendre qu'ils l'observent, & de l'abus immanquable qu'on fera de ce traité-là au préjudice des Uns, & en faveur des autres ; & voilà le désordre & la confusion qui recommencent.
Mais à ces créatures , à qui le besoin de vivre heureux a fait faire ces loix , & à qui le même besoin les fera mépriser , glissez-leur dans le fond de l'âme , comme Dieu a fait, la connoissance de ce Dieu même : frappez-les d'une impression d'amour pour la vertu : mettez en eux une cer- taine lumiere, qui leur rende le crime aussi horrible, aussi condamnable qu'il est funeste ; & l'innocence aussi louable, qu'elle est utile & nécessaire : donnez-leur enfin des idées de justice.
Et, après cela, qu'ils fassent des loix, qu'ils jurent de détruire ceux qui oseront les eafreindre.
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Je comprends alors que le traité tiendra, & que la peur du châtiment, ajoutée à tout ce que je viens de dire , balancera leur iniquité, & leur procurera une certaine médiocrité de paix , telle que nous l'avons dans ce monde, & telle que nous ne l'aurions point, si tout ce que j'ai dit manquoit à l'homme.
La crainte de ce Dieu que les hommes connoî- tront s'affoiblira ; ils oublieront Dieu même. N'importe, l'idée en restera parmi eux ; elle ne périra jamais, elle fera des vertueux ou des hypocrites; & les hypocrites feront des méchants qui n'oseront l'être autant qu'ils le voudroient bien.
L'hypocrisie, toute affreuse qu'elle est, sert à l'ordre.
Un homme qui aime la vertu en force dix autres ui n'en ont point à faire comme s'ils en avoient.
Il faut en avoir , ou en feindre, ou du moins dire qu'on en a, même avec ceux qui n'en ont point. On ne sçauroit donner un autre ton au monde, tout corrompu qu'il est.
~y L'homme est glorieux, & on ne doit pas s'en étonner. Il n'étoit fait que pour avoir un Maître, qui est Dieu ; & le péché lui en a donné mille, dont la supériorité lui est toujours étrangere & doulou-
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reuse, quelque nécessaire qu'elle lui foit aujour- d'hui.
Cette supériorité même, ceux qui l'ont sur les autres n'en font pas plus heureux ; ils n'étoient pas faits pour une place que le péché est cause qu'ils occupent : ils devoient être mieux qu'ils ne font 5 Les gens pieux, ceux qui fervent Dieu, font, de tous les hommes , les plus fiers & les plus superbes; car ils n'ont que Dieu pour Maître , ils n'of béissent qu'à lui-même, en obéissant aux hommes.
C'est toujours Dieu qu'ils voient dans chaque homme à qui Dieu veut qu'ils soient soumis : c'est toujours lui qu'ils fervent. Aussi n'y a-t-il point de serviteurs ni plus fideles, ni plus fûrs.
Les Rois de la terre ( il doit être permis de le leur dire ) n'ont point de meilleurs sujets que ceux qui ne font soumis qu'au Maître des Rois mêmes.
~y Voici la fuite des Scènes que nous avons trouvées, & qui roulent sur le projet dont nous avons déjà donné quelque chose dans la derniere Feuille, & qui porte pour titre :
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- w
LE CHEMIN DE LA FORTUNE.
LA SUIVANTES Fortune , qu'on a ci-devant nommée ; LA DAME, LA VERDURE, LA FOR- TUNE sur son Trône.
LA SUIVANTE.
J^EESSE, fera-t-on approcher tous les Étrangers qui font venus vous demander votre secours > LA FORTUNE, Qu'ils paroissent.
LA VERDURE.
( Cétoit apparemment lui qui parloit le premier à la Fortune ; mais nous n avons trouvé Ja Scène que la feconde.. )
Il salue, £ • dit:
Madame. LA SUIVANTE.
Taisez-vous, vous manquez de respect à la Déesse; il est trop familier de s'adresser directefaçnt à elle. Je vous interrogerai, vous nie reb
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pondrez, & la Déesse décidera : c'est ainsi que cela se pratique; apprenez la cérémonie.
LA VERDURE, saluant.
, Je supplie Sa Majesté de pardonner à Fignc)* rance de son très-humble sujet.
LA SUIVANTE.
Vous n'êtes pas non plus dans une posture assez soumise : on ne paroît qu'en esclave devant elle. A genoux, la Verdure, à genoux.
LA VERDURE.
M'y voilà.
LA FORTUNE, de dessus son Trône.
Interrogez-le avec bonté; je fuis volontiers favorable aux mortels de son espece; j'ai du foible pour eux. Je trouve celui-ci un joli garçon; il a je ne sçais quoi d'ardent & de hardi dans la physionomie qui me plaît. Son ajustement même est de mon goût; cet habit-là me gagne.
LA VERDURE, dans sa jQie, relevant un genou : 'Ah Madame, mon habit, ma physionomie & moi, nous sommes tous trois bien honorés de vous plaire, & votre Hautesse me traite d'une maniéré.
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LA SUIVANTE.
Paix, vous dis-je, & à genoux.
LA VERDURE.
Excusez mon transport.
LA FORTUNE.
Passez-lui quelque chose ; je ne me 'pique pas d'être si fiere avec lui.
LA VERDURE, charmé.
Ah, ah !
LA FORTUNE.
Demandez-lui ce qu'il veut. Pourquoi ne l'ai-je pas déjà trouvé chez moi ? Le faut qu'il falloit faire l'auroit-il arrêté ? Comment le desir de venir à moi ne lui a-t-il pas fermé les yeux ? Vîte, qu'il nous dise ce qui l'a arrêté. Mais que notre ami réponde à son aise, & qu'il prenne une posture moins gênante; je lui épargne cet abbaissement-là.
LA SUIVANTE.
Levez-vous.
LA VERDURE.
J'obéis.
LA SUIVANTE.
Qui êtes-vous?
LA VERDURE, ~K..*';r rArc-en-ciel,
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LA SUIVANTE.
Je le vois bien, & je vous demande ce qu'étoient vos parents.
LA VERDURE.
Je n'en sçais rien; je ne les ai jamais connus LA SUIVANTE.
Vous les avez donc perdus au berceau?
LA VERDURE.
Non ; ce font eux qui m'ont perdu; & je fus trouvé par un Commissaire.
LA FORTUNE, descendant de son Trône.
Ah! je n'y fçaurois tenir: venez, mon fils ; venez, digne objet de ma complaisance ; que je vous embrasse. Combien de qualités n'apportezvous pas pour me plaire ! Je ne m'étonne plus du penchant que j'avois pour vous.
LA SUIVANTE, à part.
La Fortune deviendra folle de ce garçon-la.
(Haut.) Pourquoi n'avez-vous pas sauté ? Où est l'intrépidité que doit vous inspirer une aussi heureuse naissance? Chez qui êtes-vous aujourd'hui ?
LA FORTUNE, se remet sur son Trône.
LA VERDURE.
Chez un homme que la Déesse a comblé de (es grâces, dans le temps qu'elle logeoit rue
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Quinquempoix; & il ne tient pas à lui que je ne change d'état; il y auroit long-temps que je dispoferois moi-même de la couleur de mon habit, si je voulois l'en croire.
LA SUIVANTE.
Eh! que vous dit ce Seigneur moderne?
LA VERDURE.
Qu'il me donnera des emplois ; qu'il me fera riche, si je veux époufer Lisette, ci-devant une petite Femme-de-chambre extrêmement jolie, tout-à-fait mignonne vraiment, & parfaitement nippée. Ce feroit, ma foi, un bon petit ménage tout dressé, & qui n'attend que moi pour devenir honnête ; mais , néant.
LA SUIVANTE, Eh ! qu'est-ce qui vous arrête ?
LA VERDURE.
C'est que je ne l'épouserois qu'en fecondes noces.
Mon Maître m'est un peu suspect; je n'aime pas les veuves dont le mari vit encore.
LA FORTUNE.
Ah ! le benêt ! ah le sot ! J'en allois faire mon enfant gâté. Allons, qu'il se retire : je ne veux plus le voir.
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LA VERDURE.
Mais, ma Déesse.
LA SUIVANTE.
Allez-vous-en , vous reviendrez une autre fois ; mais ne reparoissez que bien déterminé.
AUTRE SCENE.
En ce moment paroît M. RONDELET, qui passi en chantant, & qui dit : JL A, la, ra, ra, ra. Bon jour, Mesdemoiselles; ou bien, bon jour, Mesdames : car vous autres filles, ou femmes, vous vous ressemblez toutes ; n'est-ce pas ?
LA SUIVANTE.
Vous avez l'abord familier.
M. RONDELET.
C'est que je fuis sans façon: je n'ai point le talent des compliments; aussi je n'en fais gueres.
LA SUIVANTE.
Ce n'est pas de cette maniere qu'on se présente ici.
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M. RONDELET.
Eh! comment donc s'y prendre? on ne sçauroit se présenter qu'en se montrant : eh bien ! je me montre, me voilà. A qui en avez-vous? qui estce qui vous fâche ?
LA SUIVANTE.
A peine avez-vous fait la révérence.
M. RONDELET.
J'en ai fait plus de trois ; mais c'est que je les tire un peu courtes : c'est ce qui fait qu'elles ne paroissent rien. Tenez, en voilà encore une, & puis deux, & puis des compliments. Bon jour, mes enfants, serviteur très-humble; comment vous portez-vous ? dites-moi que vous vous porter bien, je dirai que j'en fuis bien-aile j & puis voilà qui est fini.
LA FORTUNE rit de son Siége.
Ah, ah, ah, ah. Il me divertit beaucoup.
M. RONDELET.
Tout de bon ? ah, ah, ah ! Folichonne.
LA SUIVANTE.
Ah , ah , ah ! il est en effet très-plaisant.
M. RONDELET.
Elles font, ma foi, charmantes.
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LA SUIVANTE.
Que cherchez-vous ici?
M. RONDELET.
Rien; je passe.
LA FORTUNE, riant.
Rien ! dit il; il ne cherche rien ? ah ! qu'il est original ! il n'a pas feulement l'esprit de me chercher.
M. RONDELET.
J'ai pourtant l'esprit de te trouver, comme tu vois, mon petit cœur.
LA SUIVANTE.
En voici bien d'une autre! Déesse, il vous tutoie. )
M. RONDELET.
Voilà comme Monsieur Rondelet en use avec ceux qu'il aime. LA FORTUNE.
Rondelet ? il s'appelle Rondelet ? son nom même.
est comique.
LA SUIVANTE.
Connoissez-vous la Fortune?
M. RONDELET.
Non.
LA SUIVANTE.
Avez-vous envie de la voir, & d'être de ses amis ?
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M. RONDELET.
Oui-dà : il n'y a qu'à dire : il n'y aura point de mal à cela : qui est-ce qui en empêche?
LA SUIVANTE, à la Fortune.
Admirez-vous comme il traite cette matierelà? Saluez la Déesse Monsieur Rondelet; voilà la Fortune elle-même à qui vous parlez.
M. RONDELET.
La Fortune ! Eh ! pardi, tant mieux m'amour: je fuis bien-aise que nous ayons fait connoissance: embrassons-nous. Qu'elle est gentille ! pu demeures-tu , mignonne ? je veux t'aller voir.
LA SUIVANTE, riant.
Et le tout sans cérémonie ?
LA FORTUNE, lui tendant les bras.
Viens, mon gros benêt; lourdaud, mon ami, viens: je veux que tu ailles chez moi. Tu sauteras bien le fossé, toi; rien ne t'arrêtera: tu n'y entends point de finesse, & je te tiendrai la main moi-même. Saute ; je vais t'aller joindre.
M. RONDELET, sautant.
Grand-merci : je t'attends, au moins.
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AUTRE SCENE.
LA SUIVANTE, LA FORTUNE, HERMIDAS.
LA SUIVANTE.
Voici un nouveau Client ; reprenez votre gravité ordinaire.
LA FORTUNE.
Je n'ai garde de faire autrement, je ne badine pas avec tout le monde.
(Monsieur Hermidas s'avance.) HERMIDAS, à la Suivante.
Me tromperois-je , Madame ? n'est-ce pas ici la Fortune? & ce prodige de beauté dont l'afped enchante , ne m'annonce-t-il pas que c'est la Fortune elle-même qui paroît à mes yeux ?
LA SUIVANTE, imitant son ton.
Pouvez-vous en douter à la prodigieuse éloquence qu'elle vous inspire? (A part. ) Quel original !
HERMIDAS.
Puis-je avoir l'honneur de la haranguer ?
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LA SUIVANTE.
Non, J'opine à la suppression de la harangue.
La Déesse n'a point de goût pour la période.
HERMIDAS.
Je me flatte que ma harangue lui plairoit.
LA SUIVANTE.
Celles de Ciceron l'étourdissent.
HERMIDAS.
A l'air sérieux que vous prenez, aurois-je le malheur d'être importun?
LA SUIVANTE.
C'est un accident qui vous menace.
HERMIDAS.
Fasîè le Ciel qu'il ne m'arrive pas.
LA SUIVANTE.
Vous l'éviterez en abrégeant; expédions; quel homme êtes-vous ?
HERMIDAS.
Un Amateur des Belles-lettres.
LA SUIVANTE.
Quoi ! des lettres de l'Alphabet ?
HERMIDAS.
Non. Je fuis ce qu'on appelle communément un Bel-Esprit, LA
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L A FORTUNE s'écriant de son Trône d'un air ennuyé.
Un Bel-Esprit !
LA SUIVANTE, en bâillant.
Un Bel-Esprit ! c'est fort bien fait à vous, LA FORTUNE bâille.
Ah !
HERMIDAS.
Que dit la Déesse ?
LA SUIVANTE.
Elle bâille.
HERMIDAS.
Auroit-elle la bonté d'accepter un Livre que je lui dédie.
LA SUIVANTE, nonchalamment.
Eh ! comme il vous plaira ; mais la Déesse ne lit guères, & je vous dis qu'elle bâille.
LA FORTUNE.
Dites-lui que je le remercie. Bon soir, Qu'on tire mon rideau.
HERMIDAS.
Est-ce que la Déesse va s'endormir ?
LA SUIVANTE.
Oui, c'est votre Livre & sa dédicace qui opè- rent: tout ce qui est bel-esprit l'invite assez au
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sommeil; & moi qui vous parle, je lui ressemble un peu là-dessus. Bon soir.
HERMIDAS.
Comment! bon soir ! J'allois vous lire quelque chose de mon livre.
LA SUIVANTE.
Oh ! cela n'empêche pas que vous ne lisiez, sur-tout la Préface : nous n'en dormirons que mieux.
HERMIDAS.
Est ce-là l'accueil qu'on fait ici aux gens comme moi ? il me prend envie de vous réveiller par une Chanson.
LA SUIVANTE.
Ah! oui- dà: c'est une autre affaire. Voyons LA FORTUNE, se réveillant.
Il me semble que j'entends parler de Chanson, Est-elle jolie?
HERMIDAS.
Oui, Madame, c'est une Chanson de Guinguette.
LA FORTUNE.
Ah ! c'est encore ce Bel- Esprit. Que me veutil? Est-ce un Laurier qu'il demande? Je n'en ai point qui lui convienne. Cet homme-là se mé-
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prend: qu'il s'adresse à Apollon; qu'il lui porte ses Belles-lettres: je ne connoîs que des Lettresde-Change : rendez-lui son porte- feuille ; qu'Apol- lon y lafic honneur ; ce n'est point à moi à payer ses dettes.
(Elle se rendort.) HERMIDAS.
Je vous demande pardon de vous avoir cru sensibles à de belles choses.
LA SUIVANTE.
Monsieur le Bel-Esprit, vous faites quelquefois des Vers , sans doute ?
HERMIDAS, s'en-allant.
Vous en fçaurez des nouvelles.
LA SUIVANTE.
N'y manquez pas: voilà de quoi faire contre nous une belle & bonne Epigramme qui nous apprenne à vivre ; car cela est honteux.
HERMIDAS.
Vous ne la sentiriez pas.
LA SUIVANTE.
Attendez : nous ne vous donnons rien ; mais du moins emportez un conseil. Au-lieu de faire de si belles choses, & de les dédier à la Fortune , qui n'y entend rien, dédiez vos ouvrages à la
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malice humaine : elle est riche ; elle vous paiera bien ; la bonne Dame n'est pas délicate sur tout ce qui l'amuse. Avec elle , il vous en coûtera la
moitié moins de peine, pour avoir de l'esprit: vous brillerez avez une commodité infinie; & ce fera le Pérou pour vous.
(Hermidas fort, en levant les épauÜs.)
AUTRE SCENE.
LA FORTUNE, LA SUIVANTE.
LA FORTUNE, ouvrant les yeux, comme
se réveillant.
CE Harangueur est-il parti ?
LA SUIVANTE.
Oh ! il emporte son congé en bonne forme.
LA FQRTUNE.
Je me fauve de peur qu'il ne revienne; qu'on m'attelle mon Char pour l'Opera-Comique.
LA SUIVANTE.
Voici encore un Client.
( C'efl Lucidor qui paroi t. )
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Mais il ne vous arrêtera pas ; ce n'est qu'un honnête-homme.
LA FORTUNE.
Eh bien! cet honnête-homme, qu'il saute, ou que le Ciel l'assiste.
LA FORTUNE s'en-va avec toute sa suite.
LA SUIVANTE, à Lucidor.
Vous avez entendu ce qu'a dit la Fortune: eh bien! qu'il saute; & moi je vous répete après elle : eh bien ! fautez donc.
LUCIDOR.
Mes petites vertus me font cheres, & je voudrois bien ne les point donner à ramasser au Scru- pule : j'aimerois mieux qu'on fît mon Epitaphe, que la leur. ,LA SUIVANTE.
En ce cas là, que le Ciel vous assiste; comme dit la Déesse : mais tenez, voici le Grand- Prêtre de la Déesse : remettez-vous entre ses mains.
Il va vous débarrasser de vos scrupules par la plus petite opération du monde.
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CINQUIEME FEUILLE.
Réflexions sur les Coquettes.
! LES Coquettes ne s'aiment pas, & ne font pourtant bien que lorsqu'elles font ensemble. Sçavez-vous ce qu'elles cherchent en se prenant pour compagnes? le plaisir de l'emporter l'une sur l'autre: elles vont pourvoir à la nourriture de leur vanité, & faire assaut de charmes; ce font des visages, des tailles, des mines & de bons airs qui vont lutter ensemble.
Assurément je fuis ou plus belle, ou plus jolie, ou plus aimable que Doris, dit Julie en son particulier: mais à la certitude que j'en ai, & que mon miroir m'en donne, il seroit délicieux d'y ajouter une autre preuve ; & c'est la preuve de fait.
Julie ne me vaut pas, dit de son côté Doris : je l'efface ; j'ai bien d'autres grâces qu'elle, & je n'ai pas besoin d'en être plus sûre que je le fuis : mais quelques certitudes de plus ne gâteront rien; allons les multiplier, pour les rendre plus vives :
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mon amour-propre se chicanne quelquefois là-dessus ; allons le rassasier d'évidence.
Et voilà Doris & Julie qui vont se trouver. Elles s'embrassent en s'examinant sourdement d'un œil critique. Doris croit étonner Julie par ses grâces, & Julie s'imagine que les siennes inquiètent Doris, & lui font peur.
Il est cinq ou six heures du soir ; où ira-t-on ?
au Spectacle, ou aux Tuileries? & là, de quelque maniere que les choses tournent, que leur vanité ait lieu de s'y applaudir, on non , ne craignez pas qu'il y ait aucune de nos deux femmes qui rabatte de sa confiance.
L'amour propre des femmes veut bien avoir le régal de se convaincre qu'il ne s'en fait pas trop accroire: mais s'il arrive quelque chose qui ne lui soit pas favorable , il fçaura bien y remédier ; tout ce qui prouvera contre lui ne prouvera rien.
Menons nos deux Coquettes aux Tuileries: vous les voyez qui s'y promenent ; elles se tiennent fous le bras. Ah ! les bonnes amies ! Que croyez-vous qu'elles pensent, & que chacune d'elles dise intérieurement à l'autre?
Venez, Madame , venez, Coquette que vous êtes; venez orner mon triomphe , & voir confondre la vanité que vous avez sans doute de croire
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que vous êtes aussi aimable que moi; avancez, que je vous montre le contraire : nous voici en bon lieu pour vuider notre différend.
Et là-dessus, elles marchent à grands pas: vous les entendez éclater de rire en parlant.
Eh ! de quoi parlent-elles ? elles ne le sçavent pas elles-mêmes ; ce font des mots qu'elles prononcent, afin d'ouvrir la bouche avec grâce.
De quoi rient-ettes ? De rien. Ce n'est-là qu'une coquetterie ; ce n'est que pour faire du bruit, pour en paraître plus vives, plus bruyantes, plus dissipées ; pour en tenir plus de place ; pour attirer l'attention de ces hommes qui se promenent aussi, qui viennent à elles, & qui en passant vont juger nos Coquettes.
Quatre hommes font passés : il y en a trois qui n'ont regardé que moi, dit Doris en elle-même, & j'aurois eu le quatrieme, s'il n'avoit pas regardé ailleurs en passant, ou si par hasard ses yeux ne s'étoient pas d'abord trouvés sur Julie.
Ainsi je pense qu'il est clair que je vaux mieux qu'elle : il n'y a pas à en douter; c'est une affaire de calcul : j'ai trois contre un ; & cet un, je l'aurai au retour.
Que répond à cela Julie? convient-elle qu'elle- a perdu ? Ob ! que non, Elle a fort bien vu ç.%
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trois hommes n'honorer effectivement que sa com- pagne de leurs regards ; elle n'a eu que le quatrieme, elle le sçait : c'est un fait qu'elle ne peut contester.
Mais qu'est-ce que cela conclut? Rien. C'est que Doris a fixé les trois autres par un fracas de coquetterie supérieure à la sienne, par un ton de voix d'une hauteur indécente, par des regard s effrontés qui ne manquent jamais d'arrêter les hommes, qui les débauchent, qui subornent leur jugement. Doris n'a pas les yeux plus beaux qu'elle, pas même si beaux : mais elle les a plus hardis; elle les jette à la tête : & c'est parce qu'ils ont moins de modestie , moins de pudeur qu'on s'y est arrêté préférablement aux fiens, qui, à modestie égale, n'auroient pas souffert de con currence.
Que Doris plaise à ce prix-là, ajoûte Julie: je ne lui envie pas la misérable vanité qu'elle en tire; & si elle appelle cela être plus aimable qu'une autre, à la bonne heure: mais si on vouloit étaler sa gorge , comme elle , avoir les épaules aussi dé- couvertes , l'air aussi déhanché, & une tigurc auui cavaliere, elle n'auroit pas beau jeu Pendant que Julie tient ce petit dialogue en f Ile-même 3 & se console ainsi du désagrément de
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cette premiere aventure , une autre troupe d'hommes passe & Julie, dont la gorge (quoi qu'elle en dise ) n'est pas m ieux vétue que celle de Doris, ne s'y prend pas plus honnêtement, ni plus loyalement que sa rivale, pour triompher cette fois-ci. Elle imagine à son tour quelque vivacité, quelque folie ; par exemple , un cri pour un faux-pas, & qui fait que ces hommes la regar- dent la premiere.
Il est vrai qu'ensuite, pour retenir leurs yeux sur elle, il en coûte aux fiens autant de hardiesse & de corruption qu'elle en a reproché à ceux de sa compagne : mais tout cela lui échappe ; elle ne s'en apperçoit pas; sa rivale n'a d'abord gagné qu'en trichant : pour elle, elle a gagné de bon jeu, comme qui diroit par la force des cartes.
Mais, Mesdames , leur dirois-je, est-ce-là vaincre ? Êtes-vous venues disputer d'effronterie ou de beauté ? Car aucune de vous, ce me semble, ne peut se flatter de l'emporter ici comme belle.
Et en ceci pourtant je crois que je me trompe moi-même.
Entre deux femmes qui, en pareil cas, se ménagent aussi peu l'une que l'autre , c'est, sans difficulté,l'immodestie de la plus jolie qui pique le plus.
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Ainsi, il y a toujours combat de beauté entr'elles.
5 La Coquette , ne sçait que plaire, & ne sçait pas aimer; & voilà aussi pourquoi on l'aime tant.
Quand une femme nous aime autant qu'elle nous plaît, pour l'ordinaire elle ne nous plaît pas longtemps: son amour nous a bientôt fait raison du pouvoir de ses charmes.
La femme vertueuse, avérée pour telle, & par conséquent inaccessible à la fleurette , quelque aimable qu'elle foit, n'a plus de sexe aux yeux d'une infinité de gens ; ce n'est plus une femme pour eux, elle ne leur est bonne à rien. Dites-leur: elle est belle femme; ils vous répondront, fort belle. Mais c'est un mot qu'ils disent, & non pas une réflexion qu'ils font avec vous.
Les vraies Coquettes n'ont l'âme ni tendre, ni amoureuse; elles n'ont ni tempérament, ni cœur.
Je crois qu'il ne leur en coûteroit rien d'être fages, s'il ne falloit pas quelquefois manquer de sagesse pour garder leurs Amants. Leurs bontés, toujours rares , ne font pas des foiblesses ; ce font des prudences. Elles n'ont pas besoin d'être foibles ; mais vous avez besoin qu'elles le soient un peu.
Un homme feroit bien honteux de tous les trans-
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ports qu'il a auprès d'une Coquette qu'il adore, s'il pouvoit sçavoir tout ce qui se passe dans foa esprit, & le personnage qu'il fait auprès d'elle ; car elle n'a point de transports, elle est de fang froid, elle joue toutes les tendresses qu'elle lui montre, & ne sent rien que le plaisir de voir un fou, un homme troublé, dont la démence, l'ivresse & la dégradation font honneur à ses charmes. Voyons, dit-elle, jusqu' où ira sa folie, contemplons ce que je vaux dans les égarements où je le jette, Que de soupirs ! Que de ferments ! Que de discours emportés & sans fuite ! Comme il m'adore ! Comme il m'idolâtre ! Comme il se taît !
Comme il me regarde ! Comme il ne sçait ce qu'il dit ! Allons, ma vanité doit être bien con- tente : il faut que je fois prodigieusement aimable ; car il est prodigieusement fou.
Quelquefois aussi se trompe t-elle. Cet homme, qu'elle appelle fou , peut n'être de son côté qu'un fripon, qui croît avoir attendri la friponne, & qui s'écrie en lui- même : ah. ! que je fuis aimable, & qu'elle est folle !
On parle des Coquettes, on en parle devant des Coquettes même. On leur dit qu'il est honteux de l'être. Elles le disent aussi de la meilleure soi du monde. Elles ne s'avisent pas de penser qu'on
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parle d'elles ; & ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'on n'en parle point non plus. Elles plaisent à tout ce qu'il y a d'hommes là ; & on ne trouve point Coquette une femme qui plaît, on ne la trouve qu'aimable.
Je n'aime pas les Coquettes, vous dit un homme qui fait le délicat en fait de femmes ; &, de toutes les femmes, la plus Coquette, c'est celle qu'il aime & qu'il adore.
Que veulent dire la plupart des Romans ? Ils nous font des Amants si fideles, qu'ils ont le courage de faire les cruels avec les plus belles femmes du monde qui se jettent à leur tête. Ils ne font pas feulement tentés de jetter un regard sur elles: le tout parce qu'ils ont une Maitresse. Cela ne vaut rien , & n'est ni vrai, ni vraisemblable.
Il seroit pourtant beau qu'un homme , en pareil cas, réliPi?.': ; encore feroit-ce du beau qui choqueroit la vue. On !e souffriroit dans un Chrétien , on ne l'aimeroit pas dans un galant-homme.
Des Femmes mariées.
Les hommes disent que les femmes ont la foî- blesse en partage : cela peut être vrai en foi. Mais avons-nous droit de le dire, ou même de le croire ? -
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Examinons, par exemple, la distribution des devoirs que nous avons faite dans le mariage entre des créatures si foibles, & nous qui sommes si forts; & nous verrons si la balance est égale.
Marions une fille à un brutal : il n'y a que trop de ces Meilleurs-là; de quel ton quelquefois ne parlet-il pas à sa femme ? Taîsez - vous, Madame ; je le veux ; laissez moi en repos ; vous ne sçavez ce que vous dites; je le veux.
Que ce superbe je le veux, est humiliant ! Le dernier des esclaves s'y accoutume-t-il? Ya-t-U d'âme pour qui il ne soit pas sanglant ? Il écrâse l'amour-propre; & j'ai pitié d'une femme dont on outrage jusques-là la dignité de Compagne, dont on anéantit la volonté jusqu'à cet excès.
L'Infortunée se plaint- elle, ( vous diraient les femmes ) c'est encore pis ; le brutal s'en offense.
Se révolte-t elle à force de récidives : elle est perdue ; les Loix l'attendent pour la condamner, pour la punir de n'avoir pas la force de mourir dans le silence.
Que faut il donc qu'elle sasse? Hélas ! lui dira-t-on, cela est bien fâcheux; tâchez de prendre patience : vous n'avez de ressource que dans vos vertus ; & c'est comme si on lui disoit : souffre , pleure, gémis, soupire, pratique des vertus impraticables, & ta-
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che de te traîner ainsi jusqu'à la mort, d'attraper le mieux que tu pourras la fin de ta vie ; voilà tous les remedes qu'on sçache à ta peine, la patience & la mort.
Qu'on nous cite un seul article où nous ne soyons pas maltraitées; ( ajouteront les femmes:) car ce font toujours elles que je fais parler.
Une femme se comporte mal ; elle a des Amants; elle trahit la fidélité conjugale. Point de quartier pour elle : on l'enferme, on la séquestre, on la réduit à une vie dure & frugale , on la déshonore, & elle le mérite.
ar Mais que fait-on à un mari qui est: infidele, qui la des Maitresses, qui vit avec elles, qui se ruine pour elles, lui, sa femme & ses enfants? Que lui fait-on ? Le voilà dans le cas où l'on enferme sa femme.
Et remarquez que cette femme a caché son libertinage autant qu'elle a pu ; - elle étoit même hypocrite , de peur d'être scandaleuse. Son vice était timide , il se sauvoit dans les ténèbres ; à peine en a t-elle joui.
Jettez les yeux sur un mari infidele. Y a-t-il rien de plus effronté que son libertinage ? Prend il quelques mesures pour le cacher à sa femme ? Eh lqu'importe qu'elle le sçache ? Il en fera quitte pour
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la voir pleurer. Le cachera-t-il à les amis ? Lis n'en feront que rire. Aux indifférents ? que lui dirontils? N'est, il pas le maître de ses actions ? Ne lui est il pas permis de corrompre les mœurs , & de donner des exemples de vices ? Bagatelle que tout cela.
Mais sa femme est punie, encore une fois. Eh !
que lui fait-on à lui? Nous le demandons. Que lui en arrive-t-il ?
Où font les maris qu'on enferme, qu'on séquestre-?
Sont-ils feulement déshonorés dans le monde ?
Point du tout.
Monsieur un tel est un homme qui se dérange , dira-t-on. Sa femme est aimable , sa maitresse ne la vaut pas.
Qu'est ce que cela signisie, sa femme est aimable?
Est- ce-là tout ce qu'il y a à dire.
Et quand lui-même n'est qu'un magot, qu'il est laid de visage & d'esprit, vous ne pardonnez pas à cette aimable femme de le trahir avec éclat, toute aimable qu'elle est! Cette injustice-là passè l'imagination.
Nous disons qu'on lui pardonne à ce mari; vrai- ment , qu'on ne s'en tient point-là !
Comment donc ! Son libertinage , ou plutôt sa galanterie le rend illustre ; elle en fait un Héros qu'on est curieux de voir ; on se le montre au Spectacle ;
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tacle ; on épie le moment qu'il vous salue. Où est-il ? se dit-on. Il vient de paroître ; tenez le voilà : c'est lui, c'est-là ce fameux violateur de l'ordre.
Aussi faut-il voir combien il se tient droit, les airs qu'il se donne, & avec quelle superbe confiance J il produit son visage.
Et pourquoi donc nous prend-on ? ( continue- ront les femmes. ) Que les hommes s'expliquent: nous abandonnent-ils l'exercice de la vertu, comme une chose aisée, & qui ne passe pas nos forces? ou bien cette vertu est - elle si pénible, qu'elle ne puisse appartenir qu'à nous ? Nous feules, à cause de l'excellence de notre sexe, méritons - nous d'en avoir, de la suivre, & d'être punies, quand nous en manquons?
Les hommes au contraire ne font-ils pas dignes d'être vertueux ? leur indignité est-elle sans conséquence? Si cela est, qu'ils se déclarent, & nous ne dirons mot; nous ferons les premieres à trouver justes ces punitions dont on nous accable; quand nous nous égarons, & qui feront alors des titres de grandeur.
Mais que les hommes aient l'audace de nous mépriser comme soibles , pendant qu'ils prennent pour eux toute la commodité des vices , & qu'ils
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nous laissent toute la difficulté des vertus; en vé- rité cela n'est-il pas absurde ?
5 Nous accusons les femmes d'être coquettes, d'être fourbes, & méchantes. Laissons-les parler là-dessus.
Si notre coquetterie est un défaut, Tyrans que que vous êtes, ( nous diroient-elles, ) qui devons.
nous en accuser que les hommes ?
Nous avez-vous laissé d'autres ressources que la misérable emploi de vous plaire ?
Nous sommes méchantes, dites-vous? Ofezvous nous le reprocher ? Dans la triste privation de toute autorité, où vous nous tenez ; de tout exercice , qui nous occupe ; de tout moyen de nous faire craindre, comme on vous craint, n'a-t-il pas fallu qu'à force d'esprit & d'industrie , nous nous dédommageassions des torts que nous fait votre tyrannie? Ne sommes-nous pas vos prisonnieres; & n'êtes-vous pas nos geoliers? Dans cet état, que nous reste t-il, que la rufe? Que nous reste-t-il, qu'un courage IrripulÛant, que vous réduisez à la honteuse nécessité de devenir finesse? Notre malice n'est que le fruit de la dépendance où nous sommes.
Notre coquetterie fait tout notre bien. Nous n'avons point d'autre fortune que de trouver grâce de- vant vos yeux. Nos propres parents ne se défont
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de nous qu'à ce prix-là ; il faut vous plaire, ou vieillir ignorées dans leurs maisons: nous n'échappons à votre oubli, à vos mépris, que par ce moyen ; nous ne sortons du néant, nous ne sçaurions vous tenir en respect, faire figure, être quelque chose , qu'en nous faisant l'affront de substituer une industrie humiliante, & quelquefois des vices , à la place des qualités, des vertus que nous avons, dont vous ne faites rien, & que vous tenez captives.
y Un Amant est une espece de créancier qui a donné son cœur à une femme, & qui vient lui de, mander d'en être payé en même valeur.
Donnez-moi le vôtre, lui dit-il d'abord : elle le renvoie, & ne veut point entendre parler de cette dette-là.
Là dessus, grand procès entr'eux ; il l'assiége de galanteries, de respects, d'assiduités, de mille tendres foins. C'est la maniere de plaider de l'Amour.
Elle y répond par des froideurs, par des refus redoublés, par des fiertés, par des fuites, par des assurances qu'il prend des peines inutiles ; & enfin, ne sçachant plus que dire, par des incrédulités sur le besoin insupportable qu'il a , dit - il , d'être payé.
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Laissez-moi, vous me fatiguez; vous êtes im- portun ; & puis, vous me parlez d'une chimere : je ne vous dois rien. Elle a beau dire, point de trêve de la part de l'Amant; c'est un plaideur chitine qui redouble de chicanes ; ce'st-à-dire , d'empressements, d'ardeur, de plaintes, de défef- poir, & d'écritures en billets doux.
Que fera-t-elle ? il faut bien en venir à un accommodement.
Mais est-il bien vrai que je vous doive? la dette est-elle confiante? je ne fçaurois me le persuader.
Ne tient-il qu'à cela; l'Amant en jure, & en est cru sur son ferment.
Eh bien ! nous verrons, ne me pressez point.
Soit, dit-il, mais donnez-moi toujours quelque chose à compte. Et quoi? Un mot: dites seulement que je ne vous déplaîs point. Eh! qui vous dit que vous me déplaisez?
A ce discours, elle rougit; c'est-à-dire qu'elle entre en paiement. Sa réponse & sa rougeur sont deux à-comptes On est interrompu, l'Amant fort. Quand vous reverra-t-on? Autre à-compte.
Il revient le lendemain, mais plus tard qu'a l'ordinaire. On boude. Encore un à-compte.
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Il s'excuse , il a eu des affaires indispensables ; il se met à ses genoux, il soupire : on ri,, boude plus. Autre à -compte.
Et ainsi d'à-compte en à-compte, qu'elle lui distribue petit-à-petit, qu'elle fait durer plus ou moins. Il est enfin temps de vous payer tout-à- fait, lui dit elle : je vous ai disputé mon cœur autant que je l'ai pu ; mais il est juste que vous l'ayez, je vous le dois tout entier; je vous le donne, & je vous aime. Vous m'aimez! s'écrie.
t-il. Ah ! vous me ravissez! est-il bien vrai ?
Oui, je vous aime. mais prouvez-le moi donc ?.
En faut-il d'autres preuves que ce que je vous dis ? Oui, Madame ; vous ne me donnez pas tout ce qui m'est dû: vous me payez mon cœur, mais vous ne m'en payez pas les intérêts, ajoute-t-il , en lui ferrant les mains qu'elle lui permet de baifer mille fois , pendant qu'elle lui dit : eh bien !
vos intérêts, les voilà : êtes vous content ? Il n& répond rien; car elle est bien loin de son compte; mais elle y viendra. Rien ne va si vîte que le paiement de ces intérêts-là, quand il est une fois commencé.
Si pourtant elle ne l'acheve pas, si elle refuse de le consommer, elle gardera long-temps son créancier.
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Si elle le consomme, serviteur à la débitrice : la chance tourne ; c'est elle qui devient la créancière, & le tout finit par une banqueroute qui: la déshonore, quoique ce foit elle à qui on la sasse.
5 Il y a bien de la différence entre un homme fier, & un homme glorieux.
La fierté part d'un, sentiment noble & louable ; c'est une vertu, quand elle est réglée; ce n'est qu'un vice, quand elle ne l'est pas.
Mais la vaine gloire est toujours un ridicule.
On peut dire à un homme : vous êtes trop fier; mais on ne lui dit point : vous êtes trop glorieux ; parce que c'est dire une injure, c'est l'appeller fat.
Il sied bien à un homme d'être fier dans de certaines occasions; il n'y a point d'occasion où il ne se dégrade , quand il est glorieux.
Ordinairement même, le glorieux n'est pas hër.
L'homme fier veut-être intérieurement content de lui. Il suffit au glorieux d'avoir contenté les autres c'est assez pour lui que Ces actions paroissent louables. L'autre veut que les fiennes le soient, à fee yeux même.
En un mot, l'homme fier a du cœur : le glorieux n'a que l'orgueil de persuader qu'il en a.
L'un a de vraies vertus dans l'âme ; l'autre ce
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joue qu'il n'a pas, & qu'il ne se soucie pas d'avoir.
L'un a du plaisir à être honnête-homme : l'autre voudroit bien souvent s'exempter de faire comme s'il l'étoit. Il ne tient pas à la probité, il tient à l'honneur qu'elle procure. Aussi en manque-t-il dans mille petits détails qu'on ne sçait point.
L'homme fier est un bon ami ; c'est à vous personnellement que son amitié s'adresse.
Le glorieux n'est ami de personne ; & quand il paroît le vôtre, ce n'est pas vous qu'il aime; c'est votre rang, c'est votre fortune, c'est l'éclat qui vous environne , & l'estime où vous êtes dans le monde : c'est-à-dire qu'il vous aime comme riche, comme grand Seigneur, comme puissant, comme accrédité, comme honoré des autres, & jamais comme homme qu'il estime & qui lui plaît. Vous n'êtes rien pour lui; vous ne valez pas votre habit; il l'aime mieux que vous, quand il est magnifique.
Distinguez pourtant le fanfaron du glorieux: on prendroit souvent le glorieux pour un fanfaron; mais l'homme qui n'est que fanfaron, peut être un très-honnête-homme ; il peut avoir toutes les vertus qu'il vous montre : son défaut, s'est de les
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avoir avec faste, de vouloir les rendre étonnant tes ; & quelquefois il a dans l'âme de quoi pouvoir les rendre telles, de quoi tenir tout ce qu'il promet: c'est feulement dommage qu'il le pro- mette. Il peut être rfpeble dans, le fond, pendant qu'il est un fanfaron dans la forme: il n'é\
quelquefois tort que dans les manieres.
fin du neuvieme Volume*
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TABLE Des Matieres contenues dans ce Volume.
LE SPECTATEUR. FRANÇOIS.
Premiere Feuille. Page r Seconde Feuille. 1 J*.
Troisieme Feuille 2 Quatrieme Feuille. 33 Cinquième Feuille. 43 Sixieme Feuille. 54?
Septieme Feuille. 64.
Huitième Feuille. 77 Neuvieme Feuille. S8 Dixieme Feuille. 100 Onzième Feuille, 113 Douçieme Feuille. 12) Treiçieme Feuille. 139 Quatorzième Feuill 153 Quinzième Feuille* l6S Seiçieme Feuille. 180 pi-Septieme Feuille. ijp3 piJf-:#uitieme Feuille 206
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Dix-Neuvieme Feuille. 219 Vingtième Feuille. 231 Vingt-Unieme Feuille. 246 Vingt- Deuxiemc Feuille. 259 Vingt-Troisieme Feuille. 272 Vingt-Quatrième Feuille. 283 Vingt- Cinquième Feuille. 301 PIECES D ÉTJTC H ÈE S.
Zettrede M. de M*¥¥ contenant une Aventure. 319 Suite de la Lettre de M * * iC. 3 JI Suite de la Lettre de M" -'si. 34S Suite de la Lettre de M* * *. 3 5"3 Suite de la Lettre de M* * it. 3^8 Lettre à une Dame. 369 SUÍte des Caracîeres de M* * ¥. 400 Suite des Caraêleres de M 409 Suite des Caraêleres de M* **. 111 Lettre à une Dame sur la perte et un Perroquet. 425* VINDIGENT PHILOSOPHE Premiere Feuille. 433 Seconde Feuille. 44.7 Troisieme Feuille. 462 QUa/rieme Feuille.. i7
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Cinquième Feuille. 4.90 Sixieme Feuille. m* Septieme Feuil LE CABINET DU PHILOSOPHE.
J5Î Premiere Feuille. J3Y.
Seconde Feuille. jfS Troijieme Feuille. J.56 Le Chemin de la Fortune. j'dt Quatrieme Feuille. sgr Suite du Chemin de la Fortune Y.98 Cinquième Feuille. 61.1
Fin de la Table.