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Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort naquit en 1741, dans un village voisin de Clermont en Auvergne. Il ne lui fut permis de connaître et d’aimer que sa mère ; et, quoiqu’il sût de très bonne heure le secret de sa naissance, il ne s’écarta jamais du respect et de l’amour d’un fils. Admis, sous le nom de Nicolas, au collège des Grassins, en qualité de boursier, ses premières années n’y eurent rien de remarquable ; il ne commença à se distinguer qu’en Troisième, et termina sa Rhétorique par les plus brillants succès ; il obtint tous les prix. Son esprit naturellement caustique avait déjà contracté des habitudes satiriques, qui le firent renvoyer du collège avant d’avoir terminé sa Philosophie. Letourneur, qui depuis s’est fait connaître par ses traductions d’auteurs anglais, partagea sa disgrâce ; ils parcoururent de compagnie quelques parties de la Normandie, et revinrent demander un asile au collège qui les avait renvoyés, et qui les reprit. Jeté, à quelque temps delà, dans le monde, sans fortune et sans appui, Chamfort se trouva bientôt réduit à l’état le plus misérable ; il ne subsistait que de son travail pour quelques journalistes et pour quelques prédicateurs, dont il faisait les sermons. Son caractère, plus fort que l’adversité, luttait avec avantage contre elle ; il se repaissait à l’avance du succès des ouvrages qu’il n’avait pas encore composés. Dans Jeune Indienne, et qu’il faisait l’Épître d’un père à son fils, il disait à Sélis : « Savez-vous ce qui m’arrivera ? j’aurai un prix à l’Académie, ma comédie réussira, je me trouverai lancé dans le monde, et accueilli par les grands que je méprise ; ils feront ma fortune sans que je m’en mêle, et je vivrai ensuite en philosophe. »
Heureux pressentiment ! l’épître obtint le prix, et la comédie fut applaudie. Un esprit brillant, des réparties ingénieuses, une figure agréable, achevèrent ce que le talent avait commencé ; mais les succès que Chamfort eut auprès des femmes ne tardèrent pas à le désabuser sur les plaisirs qu’on trouve dans le grand monde. Cet Hercule sous la figure d’un Adonis, perdit la beauté de l’un, sans conserver la force de l’autre ; ses traits restèrent affectés ; des humeurs âcres se jetèrent sur ses yeux. Un voyage qu’il fit à Spa, puis à Cologne, ne lui rendit pas la santé qu’il avait espéré y retrouver. Cet homme qui avait supporté la mauvaise fortune avec tant de courage, devint la proie d’une mélancolie profonde ; et l’indigence qui s’était un moment éloignée de lui, ne tarda pas à revenir l’assaillir ; mais il trouva dans les soins généreux de l’amitié un soulagement à ses maux.
L’Académie française qui avait couronné l’Épître d’un père à son fils, couronna, en 1769, l’Éloge de Molière, proposé pour sujet du prix d’éloquence. L’année suivante, Chamfort donna au théâtre Marchand de Smyrne. Ce fut à cette époque que Chabanon lui fit accepter la pension de douze cents livres qu’il avait sur le Mercure de France. Chamfort employa ce don de l’amitié à faire les frais d’un voyage à Contrexeville, pour y prendre les eaux et achever sa guérison.
L’académie de Marseille avait proposé pour sujet de prix l’Éloge de La Fontaine. M. Necker, qui savait que La Harpe avait concouru, ajouta une somme de 2, 400 livres, ne doutant pas que l’ouvrage de La Harpe ne fût couronné. Il en fut autrement ; Chamfort, excité par les circonstances piquantes qui accompagnaient la couronne proposée, entreprit de l’enlever, et y réussit. Les deux ouvrages imprimés eurent, devant le public, le même sort qu’à l’académie de Marseille : on en porte encore aujourd’hui le même jugement ; et celui de Chamfort est resté comme un des morceaux les plus précieux que le genre de l’éloge nous ait fournis. Le commentaire sur les Fables de La Fontaine prouve d’ailleurs avec quelle attention Chamfort avait étudié notre fabuliste.
Il ne pouvait travailler que dans les intervalles de santé que la maladie lui laissait. Il espéra que les eaux de Barrège seraient plus efficaces que celles de Contrexeville ; mais, à défaut de santé, il y trouva plusieurs dames de la cour, qui prirent un goût particulier à sa conversation ingénieuse et piquante. À son retour, la duchesse de Grammont
Les besoins de sa santé avaient encore une fois absorbé les ressources de ses ouvrages. Il s’était retiré, avec sa misanthropie, à Sèvres, dans un appartement que madame Helvétius lui avait fait meubler, résolu de se laisser entièrement oublier du public. Il fallait cependant un aliment à l’inquiète activité de son esprit ; sa tragédie de Moustapha et Zéangir, commencée depuis longtemps, abandonnée et reprise vingt fois dans les alternatives de langueur et de force qu’éprouvait sa santé, fut achevée dans cette retraite : plusieurs scènes de cette pièce prouvent avec quelle attention Chamfort avait étudié la manière de Racine, et jusqu’où il en aurait peut-être porté l’imitation, s’il n’eût été sans cesse distrait par ses maux et par des travaux étrangers à ses goûts. Représentée en 1776, à Fontainebleau, la tragédie de Moustapha obtint un succès que le public confirma, et qui valut à l’auteur une pension sur les menus et la place de secrétaire des commandements du prince de Condé. Mais Chamfort qui s’indignait à la seule pensée de dépendance, n’éprouva plus que le besoin de briser les
Il s’était retiré en auteur dégoûté des grands, du monde, et des succès littéraires. Une femme aimable, dont il fit la connaissance à Boulogne, lui tint lieu, pendant six mois, de tout ce qu’il voulait oublier. La mort vint rompre des liens que l’habitude n’aurait pas tardé à relâcher. Retombé dans une morne mélancolie, Chamfort en fut tiré par M. de Choisisseul-Gouffier, qui l’emmena avec lui en Hollande ; le comte de Narbonne était du voyage ; son esprit vif et étincelant puisait de nouvelles saillies dans celui de Chamfort.
Admis à l’Académie française, à la place de Sainte-Palaye, il prononça un discours de réception, qui est resté un des morceaux les plus remarquables de ce genre. Depuis que son esprit et ses succès l’avaient lancé dans le grand monde, il n’y était pas resté spectateur oisif, ni, si l’on veut, spectateur bénévole ; les vices qu’on appelait aimables, les ridicules consacrés et passés en usage, avaient fixé ses regards ; et c’était par le plaisir de les peindre qu’il se dédommageait souvent de l’ennui et de la fatigue de les voir. Ses « J’ai, disait-il, trois sortes d’amis ; mes amis qui me détestent, mes amis qui me craignent, et mes amis qui ne se soucient pas du tout de moi. »
Mirabeau chercha et saisit l’occasion de se lier avec lui. Entre ces deux hommes, si différents en apparence, il s’établit promptement une véritable intimité, qui eut sa source dans le besoin que Mirabeau, dévoré de la soif de la gloire littéraire, avait du talent de Chamfort ; et dans l’amour-propre de Chamfort, que savait si bien caresser l’homme le plus habile qui fut jamais à se faire des amis de ceux qui pouvaient lui être utiles. Le caractère principal de l’un s’alliait avec ce que l’autre avait d’accessoire. La force, l’impétuosité, la sensibilité passionnée dominaient dans Mirabeau ; la finesse d’observation, la délicatesse ingénieuse, dans Chamfort.
Pendant tout le temps de cette liaison, que la mort seule de Mirabeau paraît avoir rompue, il soumettait à Chamfort non-seulement ses ouvrages, mais ses opinions, sa conduite ; Mercure de France s’enrichit de la nécessité dans laquelle on le mettait encore une fois, de se faire une ressource de sa plume. Ses articles étaient autant de petits ouvrages, tous plus piquas les uns que les autres. Il commença aussi le recueil important des Tableaux de la Révolution, Discours contre les Académies. Il ne paraissait aux assemblées populaires que dans les moments où il y avait du danger à s’y montrer. Habitué à parler en homme libre, il ne pouvait se persuader qu’il fût dangereux de s’expliquer franchement sur les hommes et les choses. Il n’avait pas attendu la révolution pour le faire : ni Marat, ni Robespierre, ni aucun de ceux qui commençaient à peser sur la France, n’étaient exempts de ses saillies. Indigné de la prostitution qu’ils avaient faite du doux nom de fraternité, il traduisait cette inscription tracée sur tous les murs, « Vous avez raison, répondit-il, j’aurais dû dire, pour varier, d’
Ses sarcasmes étaient autant de crimes qui étaient notés, dénoncés, et dont on se promettait dès lors de lui faire porter la peine. Cependant, comme c’était sous le masque du patriotisme et au nom de la liberté, qu’à cette Étéocle et de Polynice. »
Ses bons mots, en passant de bouche en bouche, attestaient ses opinions et ses sentiments populaires. L’homme qui avait proposé pour devise à nos soldats entrant en pays ennemi :
Il avait été nommé l’un des bibliothécaires de la Bibliothèque nationale, par le ministre Rolland ; c’en fut assez. Dénoncé par un certain Tobiesen Duby, employé subalterne dans le même établissement, il fut arrêté avec ses collègues, et conduit aux Madelonnettes. Il n’en sortit que pour rester sous la surveillance d’un gendarme, qui ne le quittait pas. Il avait conçu pour la prison une « Je suis un homme libre, ajouta-t-il, jamais on ne me fera rentrer vivant dans une prison. »
Il signa cette déclaration où respire l’énergie du plus ferme caractère ; et sans daigner s’apercevoir qu’il pouvait être entendu des nombreux agents de la tyrannie, il continua de s’expliquer librement sur les motifs de l’action qu’il venait de commettre. Il disait à ses amis : « Voilà ce que c’est que d’être maladroit de la main ; on ne réussit à rien, pas même à se tuer. Et cependant je pouvais le faire en sûreté, ajoutait-il ; je ne craignais pas du moins d’être jeté à la voirie du Panthéon. »
C’était ainsi qu’il l’appelait depuis l’apothéose de Marat. Contre son attente, les progrès de la guérison furent très rapides ; il s’amusait à traduire les épigrammes de l’anthologie ; et, tout meurtri des coups qu’il s’était portés pour se soustraire à ceux de la tyrannie, il ne craignait pas de se montrer aux tyrans. Les tendres soins qu’il avait reçus de l’amitié semblaient avoir adouci l’idée du besoin qu’il en avait eu. « Ce n’est point à la vie que je suis revenu, disait-il, c’est à mes amis. »
Toujours plus indigné des horreurs dont il avait voulu s’affranchir par la mort, on l’entendit dire plus d’une fois : « Ce que je vois me donne à tout moment l’envie de me recommencer. »
Obligé, par la perte presque totale de ses moyens d’existence et par les frais considérables de sa détention et de son traitement, à vivre de privations,
Ramené insensiblement à ses habitudes littéraires, ce fut presque uniquement pour l’occuper d’une manière utile que Ginguené et quelques autres conçurent le projet du journal intitulé : la Décade philosophique ; mais la mort qui naguère s’était trop fait attendre, quand il s’en remettait à elle du soin de l’affranchir des tyrans, ne lui laissa pas le temps d’y travailler. Une humeur dartreuse, qui avait été contrariée dans son cours, acheva ce que la honte de vivre sous une tyrannie anarchique avait commencé. Chamfort expira le 13 avril 1793, non pas sur un grabat, comme l’ont dit quelques personnes mal instruites ou mal intentionnées, mais dans le modeste asile où ses malheurs l’avaient relégué La terreur était alors si générale, que ce fut un acte de courage que de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure : et celui qui, au temps de sa faveur dans le monde, avait vu se presser autour de lui tant d’hommes se disant ses amis, semblait
Chamfort avait eu une jeunesse très orageuse ; sa pauvreté, ses passions, son goût exclusif pour les lettres, qui l’éloignait de toute occupation lucrative, donnèrent, à son entrée dans le monde un aspect qui put blesser des hommes austères ; et ceux qui l’avaient suivi de moins près depuis cette ancienne époque, pouvaient en avoir conservé de fâcheuses impressions. La vivacité de son esprit, le sel de ses réparties, une certaine causticité naturelle, qui fait trop souvent suspecter la bonté du caractère, une invincible aversion pour la sottise confiante, et l’impossibilité absolue de déguiser ce sentiment, inspirèrent à beaucoup de gens une sorte de crainte qu’il prenait trop peu de soin de dissiper, et qui, pour l’ordinaire, se change facilement en haine. La chaleur avec laquelle il avait embrassé la cause d’une révolution qui heurtait tant de vieilles idées et blessait tant d’intérêts, lui a fait, de tous les ennemis de cette révolution, des ennemis personnels. Il avait pris, dans les réunions politiques et dans les clubs, l’habitude de parler haut, de soutenir son opinion à outrance, et de mettre la violence de la dispute à la place de cette discussion polie et spirituelle dont lui-même avait été le parfait modèle. « Il y a une certaine énergie ardente, a-t-il
Les événements de la vie de Chamfort prouvent que la trempe de son âme était naturellement forte, et qu’habitué de bonne heure à lutter contre l’adversité, il ne s’en laissa jamais abattre. La philosophie avait tellement renforcé en lui la nature, qu’après avoir, pendant quelques années, joui des douceurs de l’aisance, il sut, déjà sur son déclin, envisager avec courage et sérénité une position presque aussi malheureuse que celle où il avait passé sa jeunesse. De là cette fierté qui ne savait composer avec rien de petit ni de servile, cet amour de l’indépendance qui repoussait toute « Tout homme qui, à quarante ans, n’est pas misanthrope, n’a jamais aimé les hommes. »