------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
OEUVRES COMPLÈTES
DE
fraÏMfttim ttouwlU.
KL Mai 9
CHARLES GOSSELIN ET A. SADTELET ET C°
* EIBKAIRES-ÉDITEtJRS.
" M DCCC XXVIII.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
OEUVRES COMPLETES
DE
SIR WALTER SCOTT.
TOME DIXIÈME.
------------------------------------------------------------------------
IMPRIMERIE DE H. FOURNIER,
Huit i>t *usm, «° l't.
------------------------------------------------------------------------
BIOGRAPHIE LITTÉRAIRE
DES
ROMANCIERS CELEBRES.
TOME SECOND.
(Sioflrupljical anîr aïtical Yloticez ot rmiitfttt ttowliste. )
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR
J. SWIFT.
L'HISTOIRE de Swift est plutôt celle d'un homme d'état et d'un patriote anglais que d'un romancier, d'autant plus que l'ouvrage qui le place dans cette dernière classe appartient moins aux fictions romanesques et frivoles qu'au genre des romans politiques. Mais, considéré comme une oeuvre de pure imagination, il a tant de charmes, et on le lit si souvent comme tel, qu'une bibliothèque de romans passerait pour incomplète si l'on n'y trouvait pas les Voyages de Gulliver.
Nous avons publié récemment les Mémoires de Swift (i) ; on nous pardonnera de répéter ici quelques événemens et quelques faits qui se trouvent déjà dans ces mémoires, et d'en extraire le court commentaire
(l) Ouvrage plus étendu dont la traduction a paru chez Charles Gossrlin, mais qui ne fait point partie de cette collection. — ÉD. TOM. x. i
------------------------------------------------------------------------
2 SWIFT.
qu'ils contiennent sur les Voyages de Gulliver, ayant
peu de choses importantes ou curieuses à y ajouter.
Le célèbre doyen de Saint-Patrick naquit à Dublin , le 3o novembre 1667. Il descendait d'une famille anglaise, et son père étant mort jeune et pauvre, ce fut son oncle Godwin Swift qui pourvut aux dépenses de son éducation (1). Il ne put obtenir ses degrés à l'université de Dublin, non pour cause d'incapacité, puisqu'il avait déjà assez de connaissances pour faire le plan de son fameux conte du Tonneau et l'exécuter en partie ; mais ce furent son insouciance et son insubordination qui le privèrent des honneurs académiques.
En quittant l'université, Swift fut admis au patronage de sir William Temple, avec lequel il demeura, presque constamment, depuis 1688 jusqu'en 1698, époque de la mort de cet homme d'état. Ce fut à cette école que Swift cultiva et développa par degrés le génie dont la nature l'avait doué. Il alla, en qualité de chapelain , en Irlande avec lord Berkley, un des juges de
(1) Swift descendait d'une bi"anche cadette de la famille de ce nom dans le comté d'York. Son grand-père , Thomas Swift, était vicaire de Goodwich , dans le comté de Hercford , et avait une petite propriété dans le voisinage de son bénéfice. Au commencement des guerres civiles , Thomas Swift se distingua par son zèle et son activité pour la cause de Charles 1er. Après avoir été pillé à plusieurs reprises par les troupes du parlement, qui enlevèrent jusqu'aux langes d'un enfant au berceau et le dernier pain destiné à nouriirsa nombreuse famille, Thomas Swift mourut en l'année l658 , laissant dix fils et trois ou quatre filles , qui n'avaient pour toute fortune que la petite propriété qui venait de leur grand-père, et qui se trouvait réduite à rien par les amendes et les séquestres. Suivant la tradition de la famille , le doyen était fils de l'enfant au berceau dont les troupes du parlement enlevèrent les langes.
Le doyen a réunit dans un mémoiie séparé les exploits et le* malheurs de son grand-père.
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. 3
ce royaume, qui le fit nommer aux bénéfices de Agher, de Laracor, et de Rathbeggen ; mais ces bénéfices ne lui donnèrent qu'un revenu médiocre avec lequel il n'aurait pu vivre sans la plus stricte économie. L'infortunée Stella, ou mislress Johnson, jeune dame dont il avait fait la connaissance dans la famille de sir William Temple, et avec laquelle il vivait dans une étroite intimité, le suivit dans sa retraite. Sans la rechercher en mariage, Swift conduisit cette liaison avec une telle prudence qu'il était impossible de rien soupçonner qui pût donner occasion à la malignité de s'exercer. Swift, pendant cette période de sa vie, fit plusieurs voyages en Angleterre, où il forma des liaisons intimes avec plusieurs seigneurs, presque tous du parti Whig, et avec Addisson, Henley, Steele, et d'autres hommes célèbres par leurs talens. Le satirique s'annonça par quelques écrits politiques, et se fit bientôt une réputation par le conte du Tonneau, l'ouvrage le plus hardi, le plus ingénieux et le plus singulier qui eût encore été publié dans la controverse religieuse. Quoiqu'il ne portât aucun nom d'auteur, le public l'attribua à Swift ; les opinions religieuses y étaient traitées avec une telle légèreté, pour ne rien dire de plus, qu'il eut souvent occasion de s'apercevoir depuis que cet ouvrage était un grand obstacle à ce qu'il fût élevé aux plus hautes dignités ecclésiastiques.
Swift fut mécontent du peu d'efforts que ses amis Wihgs firent pour son avancement ; il croyait aussi que ce parti méditait des innovations contraires à l'église anglicane; et, quoiqu'il fit profession d'être Whig dans ce qui tenait à la politique spéciale, il était zélé pour les droits du clergé quand il les croyait menacés. Ces motifs l'engagèrent à abandonner la cause des
------------------------------------------------------------------------
4 SWIFT.
Whigs, lorsqu'en 1710 Harley et Saint-John remplacèrent Godolphin et Somers (1).
Swift embrassa la cause du ministère Tory avec toute l'énergie de son caractère, et le défendit presque seul, pendant les quatre années du règne de la reine Anne. Il n'est pas douteux qu'il fut dans l'intimité de lord Oxford et de lordBolingbroke, et que, lorsqu'il survint de la mésintelligence entre ces deux ministres, Swift fut le seul ami commun qui fît des tentatives répétées pour les réconcilier. Quand la rupture éclata enfin, Swift resta courageusement attaché à Oxford, dont le parti, plus faible, fut obligé de céder à Bolingbroke un triomphe passager : triomphe auquel la mort imprévue de la reine mit bientôt fin. Les deux ministres furent exilés et proscrits par son successeur.
(i)Le grand trésorier Hailey, créé comte d'Oxford , et SaiutJohn, vicomte Bolingbroke, tous deux célèbres comme hommes d'état et comme écrivains.
Harley a dit une grande vérité dont devraient se pénétrer tous les hommes placés à la tête des affaires publiques : c'est que le crédit public d'un peuple dépend de la foime de son gouvernement. « Notre crédit public, dit-il, n'est pas le crédit de nos né« gocians , de notre commerce ; il n'est pas le crédit du roi, du «parlement, de la nation; il n'est pas même le crédit de l'An« gleterre : c'est le crédit de notre constitution politique. »
Bolingbroke écrivit, à la sollicitation de la princesse de Galles , mère de Georges III, le Roi patriote (tke patriot King. ) Son génie prophétique annonça que la maison de Brunswick serait affermie sur le trône, et que l'Àngleter.e parviendrait au plus haut degré de prospérité et de puissance quand elle serait gouvernée par un prince qui aurait reçu une éducation anglaise, abjurerait les maximes du pouvoir absolu professées dans les cours du continent, et aurait appris en Angleterre que la puissance des rois n'a pas de plus ferme appui que la liberté des sujets.
KIÏ.
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. 5
Swift partagea toute la haine des Whigs contre les chefs du parti vaincu. Il se retira en Irlande, où il avait été nommé doyen de Saint-Patrick de Dublin : le dernier ministère n'avait pu lui procurer une plus haute dignité ecclésiastique.
Séparé de Pope, d'Arbuthnot, de Prior et des autres amis avec lesquels il avait vécu dans une douce intimité pendantson séjour en Angleterre; dédaigné par les gouverneurs de l'Irlande; impopulaire parmi les Irlandais ; n'ayant pour toute société que quelques ecclésiastiques qui avaient la prétention de savoir quelque chose; troublé dans le repos de son ame par la passion de la fameuse Vanessa ( miss Vanhomrigh ), qui l'avait suivi en Irlande, Swift pouvait se] dire bien malheureux.
Il avait vécu avec Vanessa, comme avec Stella , dans une intimité platonique. Mais le caractère de ces deux femmes était bien différent. Quelle que fût la nature du sentiment que Swift éprouvât pour Vanessa, et l'espèce de liaison qu'il avait formée avec elle, elle y répondit par une passion violente. La catastrophe de cette liaison est connue. Obligé de se prononcer sur les prétentions de deux femmes aimables qui lui étaient tendrement attachées, on croit que Swift épousa mis-, tress Johnson, et que Vanessa en mourut de chagrin. Le mariage du doyen avec Stella ne changea en rien leur manière de vivre ; elle fut tout aussi réservée qu'auparavant; le mystère observé par lui dans toutes les circonstances peut bien faire supposer un mariage secret, mais rien ne prouve que le mariage ait eu lieu réellement. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'en contractantavec deux femmesjeunes et belles une liaison intime, dégagée de tout commerce des sens, Swift a probable-
------------------------------------------------------------------------
fi SWIFT.
ment abrégé leurs jours, et empoisonné le bonheur
de sa \ie.
Pour faire distraction à ses chagrins domestiques , il saisit avec empressement l'occasion qui se présenta de redevenir un homme marquant dans le monde politique, et d'acquérir un degré de popularité auquel aucun Irlandais n'était encore parvenu. Le système de l'Angleterre avait été jusqu'alors de traiter ce beau royaume comme une province conquise. L'Irlande avait, à la vérité, son parlement, où elle voyait des représentans de son choix : mais quel était l'avantage de cette représentation impuissante? L'Angleterre s'était réservé par le fait le pouvoir législatif : c'était le parlement d'A.ngleterre qui l'exerçait réellement ; toujours guidé par un esprit impolitique et étroit de nationalité, ce parlement faisait des lois qui bornaieut l'industrie en Irlande, en entravaient les efforts, et réduisaient ce royaume, sous le rapport du commerce, à un état peu différent de l'esclavage par les restrictions qu'elles y mettaient. En 1720, Swift osa proposer une association pour ne faire usage que d'articles manufacturés en Irlande, à l'exclusion des marchandises de fabrique anglaise. Cette démarche excita le ressentiment du ministère ; mais de tous les sentimens la peur était celui auquel le doyen était le moins accessible. Il publia , en 1723, les Lettres du Drapier, qui firent tant de bruit. Sous prétexte de contester les droits d'un certain Wood , à qui le roi avait accordé une patente pour fabriquer de la monnaie de cuivre ayant cours en Irlande, Swift attaqua le pouvoir arbitraire que l'Angleterre exerçait sur l'Irlande. Ces lettres portèrent le doyen à l'apogée île la popularité, et, de ce moment jusqu'à iclui où les facultés de son
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. 7
esprit s'affaiblirent, Swift conserva assez de prépondérance pour contrôler, et souvent combattre avec succès le gouvernement d'Irlande.
Il était naturel que, même dans l'éclat de sa popularité, Swift désirât de retourner en Angleterre, où il avait laissé un si grand nombre d'amis dont les talens avaient tant d'analogie avec les siens; il parait qu'il le souhaitait ardemment. Il espéra quelque temps que l'influence de la reine Caroline lui procurerait l'objet qu'il avait tant à coeur; mais le crédit de cette princesse échoua contre clui de Sir Robert Walpôle, qui n'avait nulle envie de rapprocher de la sphère de son adminislration un homme dont l'influence avait été si puissante contre ses délégués en Irlande. Ce désappointement, qui arriva en 1726, contribua sans doute à faire ajouter quelques traits au caractère de Flimdap, grand trésorier de Lilliput, personnage qui ne joue pas un très-beau rôle dans les Voyages de Gulliver. Cet ouvrage célèbre fut publié peu de temps après le retour du doyen en Irlande, et nous nous proposons de faire quelques remarques sur ce romau, après le précis de la vie de l'auteur.
Swift résida en Irlande de 1726 jusqu'en 1736, cherchant à distraire sa mélancolie naturelle, augmentée par le désappointement qu'il avait éprouvé et par des attaques périodiques d'une infirmité cruelle (1). Il trouyail du soulagement à ses peines d'esprit et une espèce de langueur physique provenant de l'affaiblissement de sa constitution, en écrivant quelquefois sur des matières politiques, mais plus souvent sur des su(0
su(0 alliihuait cette infirmité' à une indigestion de fruits à noyaux, qu'il avait eue pendant son picniiei séjour cVz sir William Temple. — Tu
------------------------------------------------------------------------
8 SWIFT.
jets moins élevés. Sa veine poétique était remarquable par l'esprit et l'humour, quelquefois par l'élégance du panégyrique, plus souvent par le sel mordant de la satire, et de temps en temps par la grossièreté et l'indécence de la pensée et de l'expression.
En 1736, les facultés intellectuelles de cet homme célèbre commencèrent à décliner; il les retrouva encore par intervalles jusqu'en 1740 ; mais alors l'homme d'esprit, le poète, le politique, disparurent, ne laissant plus qu'un être dégradé remplissant toutes ses fonctions sans montrer une lueur de l'esprit qui l'avait animé; telle fut l'existence de Swift jusqu'au moment où la mort termina ce spectacle douloureux , le 3o octobre 1745.
— Les Voyages de Gulliver furent publiés avec le même mystère que les autres ouvrages de Swift. Il s'en était probablement occupé depuis que l'on avaitsuggérédans le club de Martinus Scriblerus l'idée d'une satire semblable dans laquelle Arbuthnot devait figurer comme un des principaux personnages. Charles Ford, ami du doyen, fut chargé de remettre le manuscrit au libraire Motte, dont les craintes engagèrent Ford à consentir à quelques retranchemens ; ce qui donna beaucoup d'humeur à Swift.
Les Voyages de Gulliver eurent un succès prodigieux. Jamais peut-être ouvrage n'eut autant d'attrait pour toutes les classes de la société. Les lecteurs de la haute société y trouvaient une satire personnelle et politique; le vulgaire, des incidens bas et grossiers; les amis du romanesque, du merveilleux; les jeunes gens, de l'esprit; les hommes graves, des leçons de morale et de
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. 9
politique; la vieillesse négligée et l'ambition déçue, dts maximes de misanthropie sombre et amère. Le plan de la satire varie dans ses différentes parties. Le voyage à Lilliput est une allusion à la cour et à la politique de l'Angleterre : sir Robert Walpole est peint dans le caractère du premier ministre Flimnap ; et il ne l'avait pas pardonné à Swift, car il s'opposa constamment à tout projet qui aurait pu amener le doyen en Angleterre.
Les factions des Torjs et des Whigs sont désignées par les factions des Talons hauts et des Talons plats ; les Petits-èoutiens et les Gros-boutiens sont les Papistes, et les Protestans. Le prince de Galles, qui traitait également bien les Whigs et les Torys, rit de bon coeur de la condescendance de l'héritier présomptif, qui portait un talon haut et un talon plat. Blefuscu est la France, où l'ingratitude de la cour lilliputienne force Gulliver à venir chercher un asile, pour ne pas avoir les yeux crevés : allusion à l'ingratitude de la cour d'Angleterre envers Ormond et Bolingbroke, qui furent obligés de se réfugier en Fiance. Les personnes qui connaissent l'histoire secrète du règne de George I" saisiront facilement les autres allusions. Le scandale que Gulliver cause par sa manière d'éleindre l'incendie du palais impérial fait allusion à la disgrâce que l'auteur encourut de la reine Anne, pour avoir composé le conte du Tonneau, dont on se ressouvint pour lui en faire un crime, tandis que le service que cet ouvrage, avait rendu à la Haute-Église était oublié. Nous ne devons pas omettre de faire remarquer que la constitution et le système d'éducation publique de l'empire de Lilliput sont proposés comme des modèles, tandis que Swift donne à entendre que toutes les corruptions de la cour
------------------------------------------------------------------------
io SWIFT.
dataient des trois derniers règnes. C'était son opinion
sur la constitution d'Angleterre.
Dans le Voyage àBrobdingnag,\a satire est d'une application plus générale, et il est difficile d'y rien trouver qui se rapporteaux événemenspolitiquesetaux ministres du temps. C'est un jugement des actions et des sentimens des hommes porté par des êtres d'une force immense, et en même temps d'un caractère froid, réfléchi et philosophique. Le monarque de ces fils d'Anack est la personnification d'un roi patriote, indifférent à ce qui est curieux , froid pour ce qui est beau, et ne prenant intérêt qu'à ce qui concerne l'utilité générale et le bien public. Les intrigues et les scandales d'une cour européenne sont, aux yeux d'un tel prince, aussi odieuses dans leur origine que méprisables dans leurs succès. Le contraste de Gulliver arrivant de Lilliput, où il était un géant, à Brobdingnag, parmi une race d'hommes où il n'est plus qu'un pygmée, est d'un effet heureux. Les mêmes idées reviennent nécessairement, mais, comme elles sont renversées dans le rôle que joue le narrateur, c'est plutôt un développement qu'une répétition. Il y a quelques passages sur la cour de Brobdingnag que Delany prétend s'appliquer aux dames d'honneur de la cour de Londres, pour lesquelles on dit que Swift n'avait pas une grande vénération.
Arbuthnot, qui était un savant, n'approuvait pas le Voyage à Laputa, dans lequel il voyait probablement un ridicule jeté sur la société royale. Il est certain qu'on y trouve quelques allusions aux philosophes les plus distingués du temps. On prétend même qu'il y a un trait dirigé contre sir Isaac Newton. L'ardent patriote Swift n'avait pas oublié l'opinion du philosophe en faveur de la monnaie de cuivre de Wood. On si-p-
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. i t
pose que le tailleur, qui,aprèsavoir calculé la taille de Gulliver avec un demi-cercle et pris sa mesure par une figure mathématique, lui apporte des habits manques, fait allusion à une erreur de l'imprimeur qui, en ajoutant un chiffre à un calcul astronomique de Newton, sur la distance du soleil à la terre, l'avait augmentée à un degré incalculable. Newton fit insérer dans la Gazette d'Amsterdam un erratum à cette erreur typographique, mais la circonstance n'échappa point à la malicieuse sagacité du doyen de Saint-Patrick. Les amisdeSwiftcroyaientaussiquel'idée du Flapper (i) lui fut suggérée par la distraction habituelle de Newton. Le doyen disait à M. Dryden Swift que <• sir Isaac était « le compagnon le plus maussade du monde, et que, «quand on lui faisait une question, il la tournait et a retournait en cercle dans son cerveau ( Swift tra« çail deux ou trois cercles sur son front pour exprimer « cette idée) avant de pouvoh répondre. »
Mais, quoique Swift ait peut-être trailé avec irrévérence le plus grand philosophe du temps, et que, dans plusieurs de ses écrits, il paraisse faire peu de cas des mathématiques, la satire de Gulliver est plutôt dirigée contre l'abus de la philosophie que contre la science elle-même. Les faiseurs de projets de l'académie de Laputa sont représentés comme des hommes qui, ayant une légère teinture des mathématiques, prétendent perfectionner leurs plans de mécanique par pure fantaisie et par bizarrerie. Du temps de Swift il y avait beaucoup de gens de cette espèce qui, abusant de la
(t) Tapeur, celui qui e'tait chargé de tenir éveillées les idées des grands de Laputa en leur tapant avec un instrument ad hoc sur l'organe qu'il était nécessaire d'exciter pour percevoir une sensation. — ED.
------------------------------------------------------------------------
i2 SWIFT.
crédulité des esprits, faisaient des dupes au détriment du public. En versant le ridicule sur tous ces faiseurs de projets, les uns dupes eux-mêmes, les autres vrais charlatans, Swift, qui les avait en aversion, a emprunté plusieurs traits , et peut-être son idée première, à Rabelais , liv. V, chap. xxm, où Pantagruel observe les occupations des courtisans de Quinte-Essence, reine d'Entéléchie.
Swift a voulu représenter les professeurs de sciences spéculatives occupés à l'étude de ce que l'on appelait alors la magie physique et mathématique, étude qui, ne reposant sur aucuns principes solides, n'était ni indiquée ni constatée par l'expérience, mais flottait entre la science et la mysticité: telles sont l'alchimie, la composition de figures de bronze parlantes, d'oiseaux de bois volans,de poudres sympathiques, de baumes que l'on appliquait, non pas à la blessure, mais à l'arme qui l'avait faite, de fioles d'essence suffisantes pour fumer plusieurs arpens de terre, et autres merveilles semblables, vantées par des imposteurs qui trouvèrent malheureusement des dupes. La machine inventée par le bon professeur de Lagado pour faire faire des progrès aux sciences spéculatives, et composer des livres, sur tous les sujets, sans le secours du génie ou du savoir, était un ridicule jeté sur l'art inventé par Raymond Lulle, et perfectionné par ses sages commentateurs , ou sur « le procédé mécanique par lequel, «selon Cornélius Agrippa, un des disciples de Lulle, « tout homme pouvait disserter sur une matière quel« conque, et avec un certain nombre de grands mots, «noms et verbes, inventer et disputer avec éclat et « beaucoup de subtilités des deux côtés. ■
Le lecteur pouvait se croire transporté au sein de la
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. i3
grande académie de Lagado, quand il lisait « Le bref « et grand art de l'invention et de la démonstration , » qui consiste à ajuster le sujet qu'on doit traiter à une machine composée de divers cercles fixes et mobiles. Le cercle principal était fixe, et on y lisaitles noms des substances et de toutes les choses qui pouvaient fournir un sujet, arrangés en ordre général, comme DIEU, ANGE, TERRE, CIEL, HOMME, ANIMAL, etc. Dans ce cercle était placé un autre cercle mobile, sur lequel étaient écrits ce que les logiciens nomment les accidens, comme QUANTITÉ, QUALITÉ, RELATION, etc. Dans d'autres cercles paraissaient les attributs absolus et relatifs, etc., avec les formules des questions. En tournant les cercles de manière à faire porter les divers attributs sur la question proposée, il en résultait une espèce de logique mécanique, que Swift avait incontestablement en vue quand il décrivait la fameuse machine à faire des livres. On a essayé plusieurs fois de porter au dernier degré de perfection Part des arts, comme on le nomme, par le moyen de ce mode de composer et de raisonner. Kitcher, qui a enseigné cent arts différens, a rajeuni et perfectionné la machine de Lulle; le jésuite Knittel a composé, sur le même système «La Route royale de toutes les sciences et « de tous les arts ; » Brunus a inventé l'art de la logique sur le même plan ; et Kuhlman fait dresser les cheveux quand il annonce une machine qui contiendra nonseulement l'art des connaissances ou le système général de toutes les sciences, mais encore l'art de savoir les langues, de commenter, de critiquer, d'apprendre l'histoire sacrée et profane, de connaître les biographies de toute espèce ; sans compter la Bibliothèque des bibliothèques contenant l'essence de tous les livres qui ont été imprimés. Quand un savant annonçait gravement en TOM. x. a
------------------------------------------------------------------------
14 SWIFT.
latin passable qu'on pouvait acquérir toute cette érudition à l'aide d'un instrument mécanique, qui ressemblait beaucoup à un jouet d'enfant, il était temps que la satire fit justice de ces chimères. Ce n'est donc pas sur la science que Swift a cherché à jeter du ridicule, mais sur les études chimériques auxquelles on a quelquefois donné le nom de science.
Dans la caricature des faiseurs de projets politiques Swift laisse percer ses idées de tory; et, en lisant la triste histoire des Struldbrugs, on se reporte au temps où l'auteur conçut pour la mort une indifférence que les dernières années de sa vie devaient lui faire éprouver.
Le voyage chez les Houyhnhnms est une composition que tous les éditeurs de Swift ne peuvent que regretter .d'avoir à rappeler; une diatribe aussi sévère contre la nature humaine n'a pu être inspirée que par l'indignation qui, comme Swift le reconnaît dans son epitaphe, avait si long-temps rongé son coeur. Vivant dans un pays où il voyait l'espèce humaine divisée en petits tyrans et en esclaves opprimés; idolâtre de la liberté et de l'indépendance qu'il voyait chaque jour foulées aux pieds, l'énergie de ses sentimens n'étant plus contenue lui fit prendre en horreur une race capable de commettre et de souffrir de telles iniquités. Ne perdons pas de vue son état de santé déclinant graduellement par les fréquentes attaques de son infirmité; son bonheur domestique détruit par la perte d'une femme qu'il avait aimée, et le spectacle affligeant du danger qui menaçait les jours d'une autre femme qui lui était chère; ses propres jours flétris dès leur automne; la certitude de les finir dans un pays qu'il avait en aversion , et de ne pouvoir habiter celui où il avait conçu de si flatteuses espérances et lai »sé tous ses amis. Cette réunion de cir-
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. i5
constances peut faire excuser une misanthropie générale qui n'empêcha jamais un seul acte de bienfaisance. Ces considérations ne se bornent pas à la personne de l'auteur; elles sont aussi une sorte d'apologie pour l'ouvrage. Toute haineuse qu'est la description du caractère des Yahoos, elle offre au lecteur une leçon morale. Swift n'a pas voulu peindre l'homme éclairé par la religion, ou n'ayant même que les lumières naturelles, mais l'homme dégradé par l'asservissement volontaire de ses facultés intellectuelles et de ses instincts, tel qu'on le trouve malheureusement dans les dernières classes de la société, quand il est abandonné à l'ignorance et aux vices qu'elle produit. Sous ce point de vue la inorale profite du dégoût qu'inspire le tableau; car l'homme livré à une sensualité brutale, à la cruauté, l'avarice, approche beaucoup du Yahoo. Nous n'allons pas jusqu'à dire qu'un but moral justifie la nudité du tableau que Swift trace de l'homme dans l'état de dégradation qui le rapproche des animaux. Les moralistes doivent imiter les Romains, qui infligeaient des chàlimens publics aux crimes dont l'atrocité pouvait révolter, et punissaient secrètement les attentats à la pudeur.
Quant à la vraisemblance, nous devons encore avouer que la quatrième partie de Gulliver est inférieure aux trois autres. La fiction la plus extravagante a ses degrés de probabilité. Le lecteur conçoit des géans et des pygmées ; non-seulement ils font partie du merveilleux le plus souvent employé dans les romans, mais nous avons continuellement sous les yeux, dans les ordres inférieurs de la création, cette disproportion de taille entre les êtres de la même espèce ( parmi les reptiles au moins) que rappelle la fiction de Gulliver. Néanmoins l'esprit
------------------------------------------------------------------------
i6 SWIFT.
repousse, comme impossible, la supposition d'un peuple de chevaux logés dans des maisons qu'ils n'ont pu construire, nourris de la paille d'un grain qu'ils n'ont pu ni semer, ni moissonner, ni mettre en grange ; ayant tics vaches qu'ils ne peuvent traire; déposant leur lait dans des vases qu'ils ne savent pas faire; observant enfin tous les usages de la société humaine, dont leur structure les rend incapables.
Malgré Ces invraisemblances, les Voyages de Gulliver excitèrent un intérêt universel j ils le méritaient par leur nouveauté et par leur mérite intrinsèque. Lucien, Rabelais, More, Bergerac, Alletz, et plusieurs autres écrivains avaient déjà imaginé de faire raconter à des voyageurs ce qu'ils avaient observé dans des contrées idéales. Mais toutes les utopies connues étaient fondées sur des fictions puériles, ou servaient de cadre à un système de lois inexécutable. Il était réservé à Swift d'animer la morale de son ouvrage par l'humour, d'en faire disparaître l'absurdité par une satire piquante, et de donner aux événemens les plus invraisemblables un air de vérité par le caractère et le style du narrateur, llobinson Crusoé, racontant des événemens bien plus près de la réalité, n'est peut-être pas supérieur à GuK liver pour la gravité et la vraisemblance du récit. Le caractère du voyageur imaginaire est exactement celui de Dampier, ou de tout autre navigateur opiniâtre de ce temps-là, doué de courage et de sens commun, par» courant des mers éloignées, avec ses préjugés anglais, qu'il rapporte tous à Portsmouth ou à Plymouth, et racontant gravement et simplement à son retour ce qu'il a vu et ce qu'on lui a dit dans les pays étrangers^ Ce caractère est tellement anglais, que les étrangers peuvent difficilement l'apprécier. Les réflexions et k'3
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. i7
observations de Gulliver ne sont jamais plus fines ou plus profondes que celles d'un capitaine de \ aisseau marchand, ou d'un chirurgien de la cité de Londres. Toute sa personne est décrite avec tant de vérité, qu'un matelot soutenait avoir bien connu le capitaine Gulliver, mais qu'il demeurait à Wapping, et non à Roter - hithe. C'est ce contraste entre la facilité naturelle du style et les merveilles du récit, qui produit un des grands charmes de cette mémorable satire des imperfections, des folies et des vices de l'espèce humaine. Les calculs exacts qui se trouvent dans les deux premières parties donnent aussi de la vraisemblance à la fable. Dans la description d'un objet naturel, quand les proportions sont exactement observées, le merveilleux, que l'objet soit gigantesque ou rapetissé, est moins sensible à l'oeil du spectateur. Il est certain qu'en général la proportion est un des attributs du vrai, et par conséquent du vraisemblable. Si une fois le lecteur admet l'existence des hommes que le voyageur raconte avoir vus, il est difficile de trouver aucune contradiction dans le récit. Il semble que Gulliver et les hommes qu'il voit se conduisent précisément comme ils devaient se conduire dans les circonstances imaginées par l'auteur. Sous ce point de vue, le plus grand éloge que l'on pût citer des voyages de Gulliver est la critique qu'en fit un docte prélat irlandais, qui disait qu'il y avait dans ce livre certaines choses qu'il ne pouvait pas prendre sur lui de croire. Il y a un grand art de la part de Swift à nous laisser apercevoir que Gulliver perd graduellement, par l'influence des images qui l'environnent, ses propres idées sur les proportions de la taille en arrivant à Lilliput et à Brobdingnag , et qu'il adopte celles des pygmées et des géans
------------------------------------------------------------------------
18 SWIFT.
au milieu desquels il vit: sans pousser plus loin ces réflexions, j'engage seulement le lecteur à remarquer l'art infini avec lequel les actions humaines sont partagées entre ces deux races d'êtres imaginaires, pour rendre la satire plus mordante. A Lilliput, les intrigues et les tracasseries politiques, qui sont la principale occupation des gens de cour en Europe, transportées dans une cour de petites créatures de six pouces de haut, deviennent un objet de ridicule; tandis que la légèreté des femmes et les folies des cours de l'Europe que l'auteur met sur le compte des dames de la cour de Brobdingnag deviennent monstrueuses et dégoûtantes chez une nation d'une stature effrayante. Par ces moyens et par mille autres dans lesquels on retrouve la touche du grand maître, mais dont on ne pourrait saisir la cause que par une longue analyse, le génie de Swift a fait d'un conte de féerie un roman sans égal pour l'art du récit et la satire.
La réputation des Voyages de Gulliver se répandit en Europe; Voltaire, qui se trouvait alors en Angleterre > en fit l'éloge à ses amis en France, et leur recommanda de les faire traduire. L'abbé Desfontaines entreprit d'en faire une version. Ses doutes, ses craintes, ses apologies, sont consignées dans une introduction curieuse propre à donner une idée de l'esprit et des opinions d'un homme de lettres de celte époque en France. Le traducteur convient qu'il sent qu'il blesse les règles ; et tout en demandant grâce pour les fictions extravagantes qu'il a entrepris d'habiller à la française, il avoue qu'à certains passages la plume lui a échappé des mains, d'horreur et d'étonnement, en voyant toutes les bienséances aussi audacieusement violées par le satirique anglais. Il tremble que quelques-uns des traits lancés
------------------------------------------------------------------------
SWIFT. 19
par Swift ne soient appliqués à la cour de Versailles, et il proteste, avec beaucoup de circonlocutions, qu'il n'est question que des toriz et des wigtz ( tories et whigs ), du factieux royaume d'Angleterre. Il termine en assurant ses lecteurs que non-seulement il a changé beaucoup d'incidens, afin de les arranger au goût de ses compatriotes, mais qu'il a supprimé tous les détails nautiques, et beaucoup de détails minutieux, si peu agréables dans l'original. Malgré cette affectation de goût et de délicatesse, la traduction est passable. Il est vrai que l'abbé Desfontaines s'est identifié avec Gulliver en publiant une continuation de ses voyages; cette suite, on le conçoit aisément, est d'un style fort différent de l'original.
On a aussi publié en Angleterre une continuation des Voyages de Gulliver, un prétendu troisième volume, la plus impudente piraterie que l'on ait osé se permettre dans le monde littéraire. Taudis que l'on affirmait que cette continuation était de l'auteur du véritable Gulliver, il s'est trouvé qu'elle n'était pas même de son imitateur, qui avait copié en entier un ouvrage français obscur, intitulé : L'histoire des Sévèrambes. Indépendamment de ces continuations, un livre qui avait si complètement réussi ne pouvait manquer de donner lieu à des imitations, à des parodies, à des clefs, à des vers qui en faisaient l'éloge ou la censure, et à tout ce qui accompagne ordinairement un triomphe populaire, y compris l'esclave dans le char, dont les injures grossières pouvaient rappeler à l'auteur triomphant qu'il était encore un homme. Tout cela est oublié depuis long-temps, mais qui nous dira quand les Voyages de Gulliver seront oubliés?
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR
OLIVIER GOLDSMITH.
L'ÉTENDUE de la notice biographique de chaque romancier célèbre doit, en quelque sorte, être mesurée sur l'espace que ses ouvrages occupent dans une collection (i). Ainsi, l'auteur dont nous allons parler, si intéressant sous tout autre point de vue, ne nous arrêtera pas long-temps. D'ailleurs Goldsmith ayant eu à lutter contre la mauvaise fortune et même contre la misère, les circonstances diverses de sa vie , depuis sa première jeunesse jusqu'aux succès de sa courte et brillante carrière, sont si connues et ont été si bien racontées, que nous devons nous borner à une simple esquisse.
(l) Cette phrase s'appliquait .'i la collection dr lomans dont ces notices fout pailiL. — Eu
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 31
Olivier Goldsmith naquit, le 29 novembre 1728, à Pallas, ou plutôt à Palice, dans la paroisse de Farney, comté de Longford, en Irlande, où son père, le révérend Charles Goldsmith, ministre de l'église anglicane, résidait alors. Ce digne ecclésiastique, dont son fils a rendu les vertus immortelles dans le personnage du vicaire du village (1), avait sept enfans, auxquels la médiocrité de sa fortune ne lui permettait de donner qu'une éducation très-ordinaire. Il obtint enfin un bénéfice dans le comté de Roscommon, mais il mourut jeune. Le révérend John Graham de Lifford, qui a fait des recherches sur la famille d'Olivier Goldsmith, a trouvé la veuve de Charles Goldsmith nigrâ veste senescens habitant Ballymahon , avec son fils Olivier, dès l'année 1740. Le nom de mistress Goldsmith figure souvent sur les livres d'un petit marchand épicier de ce village, comme une pratique qui ne payait pas toujours comptant ; et il paraît que monsieur Noll (2) était chargé de faire les emplettes de sa mère. Il avait cependant laissé d'autres souvenirs dans les environs : on se rappelait les sons harmonieux de sa flûte, et ses promenades solitaires dans les îles, ou sur les bords de la rivière Inny, qui est très-pittoresque à Ballymahon.
Olivier se distingua de bonne heure par sa vivacité, et par cette inconstance d'humeur et de goût qui est trop souvent compagne du génie, comme pour rappeler à l'homme qu'il est homme. Un de ses oncles par alliance, le révérend M. Contarine, se chargea des dépenses qu'exigeait l'éducation classique d'un enfant qui donnait de si belles espérances. Il l'envoya à l'école
(1) Dans le Deserled Village.
(2) Noll est l'abréviation de Oliver, Olivier. — TR.
------------------------------------------------------------------------
22 GOLDSMITH.
d'Edgeworthstown , et, au mois de juin 1744. Olivier passa au collège de Dublin, comme écolier servant ( sizer) ; situation qui expose au découragement et à de mauvais traitemens, surtout quand on a le malheur de rencontrer un maître brutal, ce qui arriva à Olivier. Le i5 juin 1747» Goldsmith obtint la seule couronne académique qu'il ait eue, une des bourses fondées par Erasmus Smythe (1). S'étant rendu coupable de quelque étourderie, il quitta l'université pour un temps; et il paraît avoir commencé de bonne heure cette vie oisive et ambulante qui a souvent de si grands charmes pour les génies naissans, qu'elle affranchit de toute espèce de sujétion, et qu'elle laisse maîtres de leur temps et de leurs pensées. Cette liberté, ils ne croient pas l'acheter trop cher par la fatigue, la faim, et tous les autres inconvéniens auxquels sont exposés les voyageurs qui se mettent en route sans argent. Ceux qui se rappellent des voyages entrepris de la sorte, les stratagèmes, les embarras et les petites aventures qui en sont la suite, se figureront aisément l'attrait qu'ils de(1)
de(1) des bourses que les rois ont fondées dans les écoles d'Eton, de Westminster, de Winchester, etc., il y a beaucoup d'écoles auxquelles des particuliers ou des corporations ont fait des legs, qui, par la différence que le temps a amenée dans la valeur des propriétés ainsi léguées, forment aujourd'hui un revenu considérable. Une partie de ce revenu est employée à faiie des pensions aux jeunes gens qui sortent de ces écoles pour aller à l'une des universités d'Oxford ou de Cambridge. Ces bourses se nomment exhibitions, parce qu'on les donne aux écoliers qui ont été assez appliqués pour être admis par les maîtres à figurer dans les exercices publics qui ont lieu avant les vacances d'été. Ces exercices consistent à réciter des scènes de comédies ou de tragédies anciennes , des morceaux de poésie ou de prose , giecque, latine, ou anglaise, et quelquefois française.—KD.
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 23
vaient avoir pour un jeune homme du caractère de Goldsmith. Malgré toutes ses excursions et cette vie errante, il obtint le degré de bachelier-ès-arts en 1749.
L'ami constant de Goldsmith, M. Contarine, désirait que son neveu étudiât la médecine ; en conséquence , il alla s'établir à Edimbourg, en iy52, pour y suivre les cours de médecine. Goldsmith ne conserva pas de souvenirs agréables de son séjour en Ecosse. Il était confiant, et il fut trompé ; il était pauvre, et il mourut presque de faim. Cependant, dans une lettre trèsgaie, adressée d'Edimbourg à Robert Brianton, de Ballymahon, il termine une description satirique du pays et des habitans avec cette candeur enjouée qui fut un des traits distinctifs de son caractère. « Comme un « homme laid et pauvre n'est bonne société que pour « lui-même, on me laisse jouir amplement de cette « société. Vous avez de la fortune, et la nature vous a « donné tous les moyens de plaire au beau sexe. Je ne «vous envie point ces avantages, mon cher Bob (1), « quand, assis sur ma chaise, je puis rire du monde et « de moi, qui en suis l'objet le plus ridicule. »
D'Edimbourg, notre étudiant passa à Leyde, mais il n'eut point à se plaindre de la monotonie de son voyage. Il fut arrêté pour dettes, et détenu sept jours dans les prisons de Newcastle ; ce qui lui arriva pour s'être trouvé en compagnie avec quelques Écossais qui recrutaient pour le service de France. Une fois embarqué, il eut à essuyer une tempête. A Leyde, Goldsmith se vit particulièrement exposé à une tentation à laquelle il ne sut résister dans aucune époque de sa vie ;
(l) Bob, abréviation de liobei t. ■—ÉD.
------------------------------------------------------------------------
24 GOLDSMITH.
de fréquentes occasions lui firent chercher la fortune
au jeu, et il perdit jusqu'à son dernier shelling.
Dans cette position désespérée , Goldsmith commença ses voyages avec une chemise dans sa poche, et plein de confiance en la Providence. C'est une opinion générale que dans le récit de Georges, l'aîné des fils du Vicaire de Wakefield, l'auteur nous a confié les ressources à l'aide desquelles il fit le tour de l'Europe à pied et sans argent. En Allemagne et en Flandres, il eut recours à son violon, dont il jouait assez bien : un air passable lui procurait ordinairement un gîte pour la nuit dans une chaumière de paysan. En Italie, où sa musique n'était pas aussi estimée, il obtenait l'hospitalité des monastères en argumentant dans certaines thèses de philosophie, que les doctes habitans des cloîtres étaient obligés de soutenir, par les statuts de leur fondation, contre tous les étudians qui se présentaient. Par ce moyen il se procurait tantôt de l'argent, tantôt un lit, mais il devait nécessairement avoir d'autres ressources , qu'il n'a pas jugé à propos de faire connaître.
Les universités offraient aux pauvres étudians les mêmes facilités que les monastères. Goldsmith séjourna quatre mois à Padoue, et l'on croit qu'il prit un grade à l'université de Louvain. Ce qu'il y a de certain, c'est que le récit d'un voyage fait par un si bon juge de la nature humaine, placé dans des circonstances aussi singulières, aurait été un des livres les plus amusans du monde : c'est à la fois un sujet d'étonnement et de regret que Goldsmith n'ait pas songé à publier une histoire de ses pèlerinages, et que son esprit, si fertile en ressources littéraires, ait négligé celle-là. Il n'ignorait pas les avantages que sa manière de voyager lui donnait. « Les pays , dit-il dans son Essai sur la Littéra-
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. a 5
« ture en Europe, présentent des aspects tlifférens aux « voyageurs , selon leurs diverses manières de voyager. «Un homme qui parcourt rapidement l'Europe dan sa « chaise de poste, et le pèlerin qui en fait le tour à pied, « en prendront une idée différente. Haud inexpertus lo« quor : j'en parle par expérience. » Peut-être était-il honteux d'avoir annoncé de quelle manière il avait voyagé, et il ne voulut pas révéler tous les secrets du pèlerin. Les excursions de Goldsmith durèrent environ un an , et il revint en Angleterre , en 1746 , après avoir parcouru à pied la France, l'Italie et une partie de l'Allemagne.
La pauvreté se présenta, dans toute sa laideur à notre jeune étudiant. Ses parens et ses amis d'Irlande l'avaient depuis long-temps abandonné et oublié; et une place de précepteur dans une école particulière, dont Georges fait un tableau si triste dans le récit de ses aventures, fut son unique ressource pour ne pas mourir de faim. Il n'est pas douteux que l'auteur parle d'après ses souvenirs, quand Georges dit : « Je me le« vais de grand matin et me couchais tard. Le maître « me faisait une mine renfrognée, et la maîtresse ne « me pardonnait pas ma laide figure. Tourmenté par « les écoliers, je ne pouvais aller chercher quelque « compensation à tous ces désagrémens hors de l'école, « dont il ne m'était pas permis de sortir. »
Goldsmith avait conservé un souvenir amer de l'esclavage auquel il avait été contraint de se résigner à l'académie de Peckham, au point de s'offenser de la moindre allusion à cette époque de sa vie. Quelqu'un de sa connaissance s'étant servi en sa présence de la phrase proverbiale : «Oh! c'est aujourd'hui la fête de « Peckham,» Goldsmith rougît, et lui demanda s'il vou3
vou3
------------------------------------------------------------------------
2fi GOLDSMITH.
lait l'insulter (i). Il ne s'affranchit qu'avec difficulté de cette misérable condition de précepteur, pour prendre celle de manipulateur, ou plutôt de journalier à gages, chez un chimiste (2), dans Fish-street-hill, où il fut reconnu par son compatriote et compagnon d'études à Edimbourg, le docteur Sleigh, qui, à son éternel honneur, retira Olivier Goldsmith de cet état dégradant de servitude.
Sous les auspices de cet ami, Goldsmith commença à pratiquer la médecine à Bankside (3), et ensuite près du Temple; et, quoiqu'il eût bientôt beaucoup de malades, il ne réussit pas souvent à recevoir d'eux le prix de ses visites. Ce fut alors qu'il eut l'idée de recourir à cette plume féconde qui fit bientôt les délices du public. Il écrivit, travailla, compila. Un écrivain contemporain le dépeint, avec la livrée des muses, en habit noir à brandebourgs, bien râpé; ses poches pleines de papiers, et sa tête remplie de-projets. Il se fit bientôt
(1) Peckam est un village entre Londres et Greenwich où était l'académie ( la pension ) dans laquelle Goldsmith avait été maître subalterne. Oh 7tis ail hohday al Pecham, ou, 'lis ail hohday ■with him. Cette phrase signifie proverbialement c'en est fait de lui, en parlant d'une personne , ou c'est une affaire terminée, en parlant d'une chose : Goldsmith prit le mot de Peckam pour une application ; la phrase anglaise prétait en effet à une allusion , le mot hohday signifiant/éVe., et jour de congé.
Il y a encore tous les ans à Peckham , une foire qui dure trois jours, où les artisans de Londres se rendent avec leurs familles , comme à toutes celles des environs de Londres.^ÉD.
(2) Apothicaire qui n'est pas médecin j et se contente de vendre des drogues. — ED.
(3) Bankside est la partie delà rive droite de la Tamise située entre le pont de Londres et celui de Westminster, et qui, à cette époque, était habitée par des ouvriers et des bateliers.
ÉD.
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMII'H. 27
remarquer par son talent, et se trouva enfin dans une position assez indépendante pour écrire à un ami «qu'il était trop pauvre pour être un objet d'attention, mais trop riche pour avoir besoin d'assistance (1). » Dans une autre lettre, il se vantait d'être admis quelquefois à une conversation distinguée (2).
Ce fut alors que Goldsmith proposa par souscription son Essai sur la Littérature en Europe. Il en destinait les profits à s'équiper pour les Indes, où la compagnie l'avait nommé médecin d'une de ses factoreries sur la côte de Coromandel. Mais il ambitionnait bien plus de se faire un nom dans la littérature, que d'augmenter sa fortune. «Je suis impatient, dit-il, de me séparer du « vulgaire par ma position sociale, comme j'en suis « déjà séparé par mes sentimens. — Je sens que j'aurais « besoin d'un caractère décidé et ferme, qualité indis« pensable pour faire un grand homme. Cependant, je « me corrigerai, puisque je connais mes défauts (3). »
La diversité des talens de Goldsmith et sa facilité d'écrire le firent bientôt rechercher des libraires; sans doute que les traits de son esprit et de son humour n'ont pas peu contribué à égayer les pages de plusieurs Mélanges et Revues littéraires de cette époque. Ce genre de vie et son imprévoyance rendaient son revenu aussi incertain que ses occupations. Il écrivit plusieurs essais dans divers journaux périodiques, et les recueillit ensuite dans un volume, s'étant aperçu que quelquesuns de ses contemporains se les appropriaient sans cérémonie. Dans la préface, il se compare à un homme bien
(1) Lettre <\ Daniel Hodson. Voyez la Vie de Goldsmith, en tête de ses oeuvres , vol. t , pag 4.2>
(2) C'est-à-dire dans une société distinguée. Ibid., p. 48 — ED.
(3) Vie de Goldsmith , vol. I, pages 48 et 49-
------------------------------------------------------------------------
28 GOLDSMITH.
portant dans un temps de famine, qui, voyant ses compagnons de malheur décidés à assouvir leur faim sur la partie superflue de sa personne, insiste avec quelque justice pour en avoir la première tranche. Mais le plus marquant de ses ouvrages dans ce genre est Le Citoyen du monde (i), lettres supposées écrites par un philosophe chinois, résidant en Angleterre, à l'imitation des Lettres persanes de Montesquieu.
Cependant, malgré cette existence précaire, il se faisait connaître dans la société ; et, dès l'année 1761, il s'était mis en rapport avec le docteur Johnson , qui, du moment qu'il eut fait sa connaissance jusqu'à ce que la mort les séparât, semble avoir eu pour Goldsmith l'amitié la plus sincère. Johnson rendait justice à son génie, jugeait ses défauts avec indulgence, et aimait sa personne.
Ce fut probablement peu de temps après cette nouvelle liaison, que la nécessité, mère de tant d'ouvrages de génie, donna le jour au Vicaire de Wakefield. Les circonstances de la vente de cet ouvrage à l'heureux libraire qui l'acheta sont trop singulières pour que nous nous dispensions de les rapporter dans les propres termes de Johnson, transmis par son fidèle chroniqueur Boswell.
«Un matin, je reçus un message du pauvre Gold« smith, qui me disait qu'il était dans un grand embar« ras; et que, ne pouvant pas venir me trouver, il me « priait de passer à son logement le plus tôt possible. Je « lui envoyai une guinée, et lui promis de me rendre « chez lui sur-le-champ. Je m'habillai, et quand j'ar« rivai j'appris que son hôtesse avait voulu le faire ar(1)
ar(1) Citizen 0/ the world.
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 29
« rêler pour son loyer, ce qui l'avait mis en grande « colère. Je m'aperçus qu'il avait déjà changé ma gui« née, et qu'il avait une bouteille de Madère et un verre « sur sa table. Je bouchai la bouteille, le priai de se calci mer, et commençai à parler avec lui des moyens de « le tirer d'embarras. Il me dit qu'il avait un roman tout « prêt pour l'impression, et il me le donna. J'en par« courus quelques pages, et en compris tout le mérite. « Je dis à la maîtresse de la maison que je reviendrais « dans quelques instans, et j'allai chez un libraire, à « qui je vendis le roman soixante livres sterling, que « j'apportai à Goldsmith. Il paya son hôtesse non sans « lui reprocher amèrement la manière dont elle s'était « conduite. »
Newberry, l'heureux libraire qui avait acheté le Vicaire de Wakefield, et qui est plus connu des hommes de la génération actuelle, par les lectures de leur enfance (1), était un homme riche et très-estimable; il venait souvent au secours du génie dans l'infortune. Quand il conclut le marché, ce qu'il fit en partie par compassion et en partie par déférence pour le jugement de Johnson, il comptait si peu sur son acquisition nouvelle, que le Vicaire de Wakefield resta chez lui en manuscrit jusqu'à ce que la publication du Traveller (2) eût mis l'auteur en réputation.
Goldsmith avait recueilli dans ses voyages des matériaux pour ce beau poème : il en avait même composé en Suisse une partie, qu'il avait envoyée à son frère, le révérend docteur Henry Goldsmith. Le docteur Johnson ne lui refusa pas les conseils d'un ami ; on dit même
(1) Ce libiahe a pnl.hé une grande partie des livres destinés .iiix eufaus en lias â^c.—En (^ 1 le V oyageitr, pueme.
3.
------------------------------------------------------------------------
3o GOLDSMITH.
qu'il lui donna l'idée que Goldsmith a rendue dans de
si beaux vers, à la fin du poëme (i).
La publication du Traveller procura à son auteur la célébrité à laquelle il aspirait depuis si long-temps. Il prit, à compter de ce moment, l'attirail d'un médecin : le manteau écarlate , la perruque, l'épée et la canne. Il fut admis dans la société distinguée qui devint le club littéraire, et qui est plus connue sous la dénomination emphatique de CLUU. Pour y être admis, Goldsmith renonça à quelques lieux publics qu'il fréquentait parce qu'il y trouvait une société agréable et des délassemens économiques ; mais ce ne fut pas sans regret, car il disait souvent : « Il faut bien faire quelques sacrifices « pour être dans la bonne société : j'ai renoncé à plu« sieurs réunions où je faisais des folies qui m'amusaient « beaucoup. »
Il arrivait souvent au docteur Goldsmith, au milieu de ces esprits caustiques qui l'avaient reçu dans leur club, que la simplicité de son caractère, l'inexactitude de ses expressions, une vanité trop franche et une vivacité de conception qui le jetait souvent dans l'absurde, le rendaient le plastron de la société. Garrick, en particulier, qui croyait probablement à la supériorité d'un directeur de théâtre sur un auteur dramatique, lui lançait volontiers des traits épigrammatiques. Il est assez vraisemblable que Goldsmith trouva que les choses commençaient à aller trop loin, et, pour les arrêter de la manière la plus convenable, il composa le poëme célèbre des Représailles (2), satire piquante, dans laquelle les
(1) Vain, <very <vain, etc. ! « Oui c'est en vain et bien en vain que nous cherchons au loin un bonheur qui n'est qu'en nousmêine , etc. » — ED. (2) Betalintwn
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 3i
caractères et les défauts des membres du club sont présentés avec une spirituelle gaieté. Garrick est tancé assez vertement; Burke, la cloche du dîner de la chambre des communes, n'est pas épargné; et de tous les membres distingués du club, Johnson et Reynolds sont les seuls qui échappent à la férule du satirique. Le dernier reçoit même des marques non équivoques d'estime. L'effet du poëme des Représailles fut de mettre l'auteur sur un pied plus égal avec ses co-sociétaires. Il est même remarquable que Goldsmith résistait avec plus de fermeté au despotisme de Johnson, qu'il aimait et respectait, que n'osaient le faire les rivaux de ce sultan de la littérature. Boswell en cite un exemple frappant. Goldsmith avait discuté sur la difficulté de faire parler les animaux dans un apologue, et citait pour exemple la fable des petits Poissons de La Fontaine; s'apercevant que le docteur Johnson souriait avec une sorte de dédain, il continua d'une manière piquante: « Non , docteur Johnson, cela « n'est pas aussi aisé que vous semblez le croire ; car si « vous aviez à faire parler des petits poissons, ils parle« raient comme des baleines (i). »
Pour subvenir aux dépenses de ses nouvelles dignités, Goldtmith travaillait sans relâche. Les Lettres sur l'histoire d'Angleterre, que l'on attribue communément à lord Lyttlelon, et qui sont un abrégé excellent et trèsamusant des Annales britanniques, sont de Goldsmith. On connaît la manière dont il les compilait par quelques anecdotes intéressantes de l'auteur, publiées par Lee
(l) Le docteur Johnson était un homme athlétique, qui avait l.i voix liès-fnte, et accoutumé à dominer dans les sociétés où il se tiouvait, il avait ce que nous appelons le verbe huut.—TR,
------------------------------------------------------------------------
32 GOLDSMITH.
Lewes, acteur de mérite, que Goldsmithpatronisait (i),
et qu'il voyait très-souvent.
«Il lisait, d'abord, le matin dans Hume, Rapin, et « quelquefois dans Kennet, les passages qui avaient rap« port à la lettre qu'il avait dessein d'écrire ; il les trans« crivait sur une feuille de papier , et y ajoutait ses re« marques. Il sortait à pied ou à cheval, avec un ou « deux amis, qu'il avait constamment avec lui, revenait « dîner, passaitgénéralement la journée en société, bu« vait peu, et, quand il allait se coucher, prenait ses « livres et son papier pour écrire avant de s'endormir « Ce dernier travail lui coûtait fort peu de peine, di« sait-il; car, ayant tous ses matériaux prêts, il écrivait « son chapitre en entier ou en partie avec autant de faci« lité qu'une lettre ordinaire.
«De toutes ses compilations, son choix de poésies « anglaises ( Sélections of english Poelry ) est celle qui, « selon lui, faisait voir le fin du métier. Il ne faisait autre « chose que marquer d'un trait de crayon les passages à « citer, et cet ouvrage lui valut deux cents livres ster« Iing. Mais, disait-il, dans un ouvrage de ce genre, un « homme montre son jugement, et il peut avoir été vingt « ans de sa vie à cultiver cette qualité. »
Au milieu de ces travaux de peu d'importance, Gold. smith aspirait aux honneurs du cothurne, et, le 29 janvier 1768, l'Homme bon (2) fut joué au théâtre de CoventGarden. Celte pièce n'eut que neuf représentations. Il est probable que l'auteur modela le principal caractère sur le côté faible du sien : car Goldsmith était de tous les hommes le plus facile à se laisser duper par de faux
(1) Protégeait, expression an^l.ns''. — ED.
(2) The good-natin cd Vu
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 33
amis. Le caractère de Croaker, très-comique en soi, et parfaitement rendu par l'acteur Shuter, contribua beaucoup à sauver la pièce, que la scène des officiers de justice mit en grand danger, parce que ces scènes étaient alors jugées trop vulgaires pour le théâtre. On dit que cette pièce rapporta à Goldsmith cinq cents livres sterling (12,000 francs). Il loua un appartement plus considérable; se livra plus hardiment à des spéculations littéraires, mais, malheureusement aussi, à des dépenses plus fortes, et à son penchant pour les jeux de hasard. Ijes Mémoires et Anecdotes, que nous avons déjà cités, donnent une description curieuse et détaillée de ses habitudes et de sa manière de vivre à cette époque, où il était constamment occupé à faire des extraits, des abrégés, et autres compilations, mais en même temps travaillant lentement et dans le silence à ces vers immortels qui lui assurent un rang si élevé parmi les poètes anglais. « Goldsmith, qui écrivait facilement en prose, était « obligé de travailler ses vers, non que son imagination « fût paresseuse, mais il passait beaucoup de temps à « aiguiser le trait et à polir sa versification. Il consacra, « de son propre aveu, quatre ou cinq ans à recueillir des «matériaux dans ses excursions à la campagne, pour « son poëme du Village abandonné (Deserted Village), et « deux ans à le finir. Voici quelle était sa manière de « composer des vers : il écrivait d'abord en prose une « partie de son plan, et jetait ses idées comme elles lui « venaient : puis il les disposait en ordre pour les mettre « en vers, les corriger et en ajouter d'autres qu'il croyait « meilleures. Quelquefois il franchissait les limites de sa « prose préparatoire , et ajoutait quelques vers ifn«promptu, qu'il revoyait avec un soin extrême, de « peur qu'ils parussent ne pas tenir au sujet.
------------------------------------------------------------------------
3 ', GOLDSMITH.
« L'auteur de ces Mémoires (Lee Lewes) alla chez le « docteur le surlendemain du jour où il avait commencé « le Village abandonné; il lui communiqua le plan de >< son poëme. Quelques-uns de mes amis, dit le docteur, « ne goûtent pas ce plan, et pensent que cette dépopu« lation de villages n'existe point : mais je suis certain du « fait. Je me souviens qu'il y a des villages dépeuplés en « Irlande, et j'en ai vu dans ce pays-ci. Il lut ensuite ce « qu'il avait composé le matin, commençant par ces « vers :
« Chers et aimables berceaux de l'innocence et de la paix , séjour de ma jeunesse, alors que tous les jeux ine charmaient, combien de fois j'ai erré sur vos gazons, où un modeste bonheur embellissait chaque scène J combien de fois j'ai reposé des yeux satisfaits sur ces riants tableaux ! Je crois îevoir encore la cabane solitaire, — la ferme cultivée , — le ruisseau murmurant sans cesse,—le moulin toujours en mouvement, — la simple vallée que couronne le coteau voisin, le bouquet d'aubépine , — et sous son ombrage des sièges destinés à la vieillesse causeuse et aux amans qui venaient y dire tout bas leurs secrets. »
« Eh! bien, dit-il, je crois que ce n'est pas une ma« linée perdue; et si vous n'avez rien de mieux à faire, « mon cher enfant, j'aimerais à faire le dimanche des cor« donniers avec vous. Ce dimanche des cordonniers était « vraiment un jour de fête pour le pauvre Goldsmith, « et il le passait de la manière suivante.
«Trois ou quatre de ses intimes amis se donnaient « rendez-vous chez lui pour déjeuner à dix heures; à « onze heures ils se rendaient par la route de la Cité « ( City-road) et à travers les champs , à la grange de « Highbury, où l'on dînait; vers les six heures on allait « à White Conduit Bouse prendre le thé, et l'on achevait « la soirée en allant souper au café Grec, ou à celui de
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 35
« la Bourse dans le Temple, ou du Globe dans Fleel« Street. Dans ce temps-là (en 1766), il y avait régulière« ment à la grange de Highbury un très-bon ordinaire de « deux plats avec de la pâtisserie, à dix pences (1) par « tête, y compris un penny pour le garçon: c'étaient pour « la plupart des hommes de lettres, quelques avocats, et « quelques marchands retirés , qui composaient cette « table d'hôte. La dépense de la journée n'excédait ja« mais quatre shellings, et ne montait souvent qu'à trois « shellings et demi. Pour cette somme on avait joui d'un « bon air, on avait fait de l'exercice, on avait bien vécu, « on avait l'exemple de moeurs simples, et l'on avait pris « part à une conversation agréable et instructive. »
Lepublic reçutavecenthousiasmele Village abandonné; l'élégance, le naturel, la simplicité, le pathétique qui distinguent cette production de Goldsmith, furent appréciés. Le libraire montra autant d'adresse que de générosité en forçant l'auteur à accepter cent livres sterling , que le docteur voulait absolument rendre quand il eut calculé qu'à ce prix il recevait une couronne (2) pour chaque vers, somme qui, selon lui, était exorbitante. La vente du Village abandonné le dédommagea amplement de cet exemple bien rare de modération.
Lissoy, village près de Ballymahon, où le frère de Goldsmith avait une cure, passe pour être le lieu décrit dans le poëme du Village abandonné. On montre encore l'église qui couronne le coteau voisin, le moulin et le lac ; et une aubépine a souffert de la célébrité que le poète lui a donnée; tous les admirateurs du poète irlandais ont voulu avoir des cure-dents et des fouloirs
(1) Vingt sous français.
(2) Six francs
------------------------------------------------------------------------
36 GOLDSMITH.
de tabac de cette aubépine chantée par Goldsmith, Il est à présumer que la description doit beaucoup à l'imagination du poète, mais c'est un hommage qui lui est rendu dans la patrie de ses pères.
Nous devons faire mention ici des Abrégés de l'histoire romaine et de l'histoire d'Angleterre par Goldsmith. Ils sont très-propres à donner à la jeunesse les connaissances élémentaires, parce qu'ils rapportent tous les événemens remarquables et intéressans sans entrer dans une controverse fatigante pour des enfans, ou dans des détails arides. Cependant l'Histoire d'Angletem attira au pauvre Goldsmith le ressentiment des Whigs les plus ardens, qui l'accusèrent de trahir les libertés du peuple, « tandis que, comme il le dit dans une lettre « à Langton, Dieu sait que je n'ai pas eu une pensée « pour ou contre la liberté en composant l'ouvrage, et « que je n'avais d'autre but que de faire un volume « d'une grosseur ordinaire, et qui, comme dit Squire « Richard, ne fît de tort à personne. »
La célèbre comédie de She Stoops to conquer (i) suivit son Histoire, et c'est la meilleure pièce de Goldsmith. Si l'objet de la comédie est de faire rire les spectateurs, Johnson dit que celle de Goldsmith y réussit plus qu'aucune de celles de ce temps-là. Lee Lewes y parut pour la première fois comme acteur parlant, dans le rôle du jeune Marlow, et il nous a conservé des particularités qui doivent avoir le mérite de l'exactitude.
« Au lieu d'assister à la première représentation, • Goldsmith était entre sept et huit heures au Mail dans
(i) Elle s'abaisse pour vaincre, ou les Méprises d'une nuit. Cette comédie pleine de gaieté a été transportée pai fragmeus sur plusieurs de nos théâtres secondaires. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 37
« le parc Saint-James ; et ce ne fut que sur les observa> lions réitérées d'un ami qui lui fit sentir combien sa « présence pouvait être utile, s'il y avait quelques chan« gemens imprévus à faire à la pièce, qu'il se décida à « aller au théâtre. Il était sur la porte justement au mi« lieu du cinquième acte, au moment où l'on sifflait la « scène invraisemblable où mistress Hardcasste, quand « elle est dans son parc, se croit à quarante milles de « sa terre tout près de sa maison. — Qu'est-ce que c'est? « dit le docteur effrayé du son qui frappait son oreille. <— Bah! docteur, dit Colman (1), qui était debout « dans la coulisse ; n'ayez pas peur des fusées ; nous « avons été deux heures assis sur un baril de poudre.
« Dans la vie de Goldsmith, imprimée en tête de ses « oeuvres, on dit que Colman fit cette réponse à la der« nière répétition de la pièce ; mais le docteur m'a conté « lui-même le fait tel que je l'ai rapporté ; et jusqu'au « dernier moment de sa vie il n'a pas pardonné à Col« man. » Il n'est pas inutile de remarquer ici que le principal incident de la pièce est emprunté d'une méprise de l'auteur lui-même', qui, voyageant en Irlande, prit effectivement la maison d'un gentilhomme pour une auberge.
Nous ne dissimulerons pas que quelque doux, quelque aimable, quelque bienveillant que Goldsmith se soit montré à ses contemporains, surtout à ceux qui avaient besoin de ses secours, il avait sa bonne part de cet esprit jaloux et irritable qu'on a de tout temps remarqué chez les auteurs : genus irritabile vatum. Une plaisanterie de journal l'engagea dans une querelle ab(t)
ab(t) le père.
------------------------------------------------------------------------
38 GOLDSMITH.
surde avec l'éditeur Evans, affaire qui lui fit peu d'honneur.
Le défaut d'économie, des pertes au jeu, et une trop grande confiance dans la variété de ses talens et dans sa facilité, avaient mis un grand embarras dans ses affaires. Il fut tourmenté pour des engagemens qu'il avait contractés, et qu'il ne pouvait remplir avec la rapidité expéditive que les libraires se croyaient en droit d'exiger. Un de ses derniers ouvrages fut une Histoire de In terre et de la nature animée, en six volumes , qui n'annonce ni recherches profondes, ni connaissances exactes, mais qui offre au lecteur une idée générale et intéressante du sujet en style clair et élégant, et qui contient des réflexions excellentes. C'est à propos de cet ouvrage que Johnson fit la remarque qu'il a depuis intercalée dans l'épitaphe de son ami. — « Il compose maintenant « une histoire naturelle, qu'il rendra aussi agréable « qu'un conte persan. »
Le terme des travaux de Goldsmith approchait : il avait été sujet depuis quelque temps à des attaques de strangurie occasionées par une trop grande application à des occupations sédentaires. Une de ces attaques, aggravée par des chagrins, amena la fièvre. Malgré tout ce qu'on put lui dire, il prit des poudres du docteur James, qui ne le soulagèrent point. Il mourut le 4 d'avril 1774» et fut enterré très-modestement dans le cimetière du Temple. Un monument, élevé par souscription dans l'abbaye de Westminster, porte l'inscription latine suivante composée par le docteur Johnson.
OLIVARI GOLDSMITH,
Poêlai, physici, Iiistorici, Qui nulliim fere scribendi genus non tptifjil ,
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 3g
Nullutn quod tcligil ornavi! ,
Sive risus esscnl uiovcndi
Sire lacrinicc ,
AtTectulim polens ac lenis dominator
Ingctiio, sublimis, îîïidus, vprsilalis
Orationi, grandis DÎlidus . vcnuslus
Hoc momimcntum mcmoiiam colent,
Sodnlitim amor,
Amicoruni filles,
Lectorura ^eneratio.
Natus ni Iïiberniro Fernite Longfordiensis
Utio loqui nomeD Pallas
Noi.XXIXMDCCXXXI.
Eblanoe litlcris ïnstitutus,
Oliiil Londioi , ApiillVMDCCLXXIV.
Celte élégante épitaphe donna lieu à une pétition en forme de rondeau, adressée au docteur Johnson, pour le supplier d'y substituer une inscription anglaise, plus convenable à un auteur qui ne s'était rendu célèbre que par des ouvrages écrits dans cette langue : le docteur s'en tint à sa première idée.
La personne et les traits du docteur Goldsmith n'étaient pas agréables. C'était un petit homme assez gros ; il avait le visage rond, très-marqué de la petite-vérole, le front bas, et singulièrement saillant. Ces traits communs annonçaient cependant un esprit observateur.
Cet abrégé de la vie de Goldsmith indique les particularités de son caractère. C'était un homme de bien, et dans ce qu'il a écrit de plus libre, il ne s'est jamais écarté du respect que la vertu doit inspirer. Une grande délicatesse de sentimens distingue tous ses ouvrages. Ils nous font comprendre cette générosité naturelle qui ne connaissait de bornes que l'impossibilité de s'y livrer. Il entrait dans les inconséquences d'un tel caractère un défaut de fermeté et de résolution qui le mettait à la
------------------------------------------------------------------------
4o GOLDSMITH.
merci de la ruse et de l'effronterie, lors même qu'il les soupçonnait dans ceux qui abusaient de sa bonté. L'histoire des souris blanches (i) est bien connue ; et dans son histoire si plaisante de la Hanche de -venaison (a), Goldsmith a rapporté un autre exemple de la manière dont il fut pris pour dupe. Ce ne pouvait être entière(i)
entière(i) croyons pouvoir citer ici celte anecdote telle que la raconte M. Amédée Pichot dans une notice sur Goldsmilh, insérée dans les chefs-d'oeuvre du theâtie étranger.
« Goldsmilh, auteur original et ingénieux, était la dupe de tous « les mystificateurs et souvent des fripons. Je ne me rappelle plus « où j'ai lu qu'un de ses amis , je crois que c'était Carteret, qui « avait, plus d'une fois levé un impôt sur 6a bonhomie , vint le « trouver uu jour, les yeux rayonnans, se frottant les mains d'un « air de bonheur, et s'écriant que sa fortune était faite. — Et « comment? demande Goldsmilh avec un intérêt affectueux. — « Apprenez , lui dit Caiteret, que j'ai découvert que la princesse « de Galles a depuis long-lemps la plus grande envie d'avoir des « souris blanches ! — Eh bien? ■— Eh bien , uu de mes amis , de « retour des grandes Indes , vient de m'en apporter quatre. Je « cours chez Son Altesse, les lui offrir respectueusement , et vous « savez qu'elle est sensible aux moindres attentions. Qui sait jus« qu'à quelle somme peut aller sa reconnaissance! Adieu, j'y « cours. — Courez, s'écrie Goldsmith, courez , et puis venei « m'apprendre combien elle vous aura donné. Mais tout à coup « son ami semble passer de la joie à la plus profonde tristesse. «Hélas! dit-il, il n'y a qu'une difficulté, je n'ai pas de quoi « acheter une cage pour mettre les souris ! — Ce n'est que cela qui « vous embarrasse ? s'écrie Goldsmith : tenez , mon ami, je ne suis « pas mieux en fonds que vous ; mais voilà ma montre , allez la « mettre en gage. Carteret se garde bien de refuser. Quelques «jours après, Goldsmith le rencontre : Eh bien! vous avez ou« blié de venir m'apprendre comment la princesse avait reçu votre «cadeau.— Ah! dit Carteret en souriant, croiriez-vous que je «suis arrive trop tard? Les souris s'étaient échappées, nous en « sommes pour les frais de la cage. — ED »
(2)ïftstory of tke Haunch of venaison, poème comique.—En.
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 41
ment l'effet de la simplicité ; car celui qui a si bien su conter les tours de M. Jenkinson était certes bien capable de deviner des escrocs moins habiles. Mais Goldsmith ne savait pas refuser; trompé, les yeux ouverts, il était la proie la plus facile pour les imposteurs dont il savait si bien décrire les manoeuvres. Il était homme à accepter le mandat sur le voisin Flamborough (1), et il eût indubitablement fait le fameux marché des lunettes vertes (2).
A cette bonhomie se mêlait un excessif amour-propre: il ne convenait pas volontiers que l'on pût rien faire mieux que lui, et quelquefois il s'exposait au ridicule de vouloir traiter des sujets qu'il n'entendait pas. Mais, quand la critique a fait remarquer ces faiblesses, et l'insouciance de Goldsmith pour ses propres affaires, la tâche est finie ; sa trop grande bonhomie avec les fripons est rachetée par sa bienveillance universelle, et l'esprit dont pétillent ses écrits contre-balance, et au-delà, ce qui lui manquait dans la conversation. « Comme écri«vain, dit le docteur Johnson, Goldsmith doit être <• mis au premier rang. Tout ce qu'il a écrit est tel qu'un « autre ne pourrait faire mieux. Comme poète, comme « auteur comique, ou comme historien, Goldsmith fut « un des meilleurs auteurs de son siècle ; sa réputation « lui survivra long-temps. »
A l'exception de quelques contes assez courts, Goldsmith , considéré comme romancier, n'a fait qu'un seul ouvrage : l'inimitable Vicaire de Wakefield. Nous avons déjà dit qu'il ne fut publié que deux ans après que le
(1) Allusion à un des tours (te Juikinson dans le Vicaire de Vakefield — ÉD (■>) Ilnd. — ÉD
4-
------------------------------------------------------------------------
42 GOLDSMITH.
libraire l'eut acheté, et lorsque le Voyageur (the Traveller) eut fixé la réputation de l'auteur. Goldsmith aurait donc eu le temps de revoir cet ouvrage, mais il n'y songea pas. Il avait reçu le prix de son travail, disait-il, et il n'y avait pour lui aucun avantage à le rendre plus parfait. C'était un faux raisonnement, mais bien naturel de la part d'un auteur qui était obligé de gagner son pain quotidien par son travail. On aurait pu retrancher dans son histoire, qui est d'ailleurs aussi simple qu'elle puisse l'être, certaines invraisemblances dont quelques-unes même sont sans excuse. Il est difficile, par exemple, de concevoir comment sir William Thornhill essaie de se cacher sous le nom de Burchell, parmi ses tenanciers, dans sa terre même; et il est impossible, absolument impossible, d'expliquer comment son neveu, fils d'un frère cadet (puisque sir William a hérité des domaines et du titre de baronnet), est presque aussi âgé que son oncle. On peut dire encore que le caractère de Burchell, ou de sir William Thornhill, est hors de nature. Un homme aussi bon et aussi juste que lui n'aurait jamais laissé aussi long-temps son neveu en possession de richesses dont il faisait un si mauvais usage. Il eût encore moins souffert que les desseins de son neveu sur Olivia réussissent en quelque sorte, et que Sophie elle-même fût sur le point d'être aussi sa victime. Dans le premier cas, il n'intervient nullement, et dans le second, ce n'est que par hasard qu'il arrive à propos. Il eût été facile à Goldsmith, en revoyant son ouvrage, de faire disparaître ces défauts et quelques autres invraisemblances.
Mais quelques taches que l'on puisse trouver dans la composition du roman, la facilité et la grâce du style, et la vérité des principaux caractères, font du Vicaire
------------------------------------------------------------------------
GOLDSMITH. 43
de Wakefield une des plus délicieuses fictions imaginées par l'esprit humain. Quel caractère que celui du simple pasteur, doué de toute la bonté et de toute l'excellence qui doivent distinguer l'envoyé de la Divinité auprès de l'homme, et qui a cependant toute la pédanterie et la vanité littéraire qui sert à faire reconnaître en lui la créature jetée dans le même moule que ses ouailles, et sujette aux mêmes imperfections !
Noble et simple à la fois, dans son triple caractère de pasteur, de père et d'époux, le bon vicaire nous offre une peinture de la fragile humanité prise dans sa dignité la plus naturelle. Il forme un vrai contraste avec son excellente compagne, qui, avec toute sa finesse de mère, son économie, son affection conjugale, déjoue ses plus sages projets par sa vanité et sa folle complaisance pour ses filles. Enfin, M. et mistress Primrose, entourés de leurs enfans, composent un tableau de famille si parfait que peut-être il n'a jamais été égalé. Il est tiré, à la vérité, de la vie réelle, et s'éloigne de ces caractères exagérés et de ces incidens extraordinaires auxquels ont recours les auteurs qui, comme Bayes (1), veulent surtout nous surprendre ; mais la simplicité même de ce livre charmant rend plus durable le plaisir qu'il procure. On lit le Vicaire de Wakefield à tout âge ; on le relit sans cesse, et l'on bénit la mémoire de l'auteur qui a cherché à nous réconcilier avec la nature humaine. Soit que nous choisissions les incidens pathétiques et déchirans de l'incendie, les scènes de la prison, les parties plus gaies et plus légères du roman, nous trouvons toujours les sentimens les plus vrais et
(t) Le poète boursouQd que Buckinghara amis en scène dans sa comédie de la Répétition ( The Behearsal. ) — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
44 GOLDSMITH.
les plus purs exprimés avec une rare élégance. Peuton citer un caractère plus noble que celui de cet excellent pasteur, s'élevant au-dessus de l'oppression , et travaillant à la conversion des criminels parmi lesquels l'a jeté son lâche créancier? Dans beaucoup trop d'ouvrages de ce genre, les critiques sont obligés d'excuser ou de censurer des passages dangereux pour l'innocence et la jeunesse. Mais le laurier de Goldsmith est sans tache : il a écrit pour faire aimer la vertu, pour rendre le vice odieux, et il a réussi à se placer au premier rang parmi les écrivains anglais.
Nous terminons celte notice en exprimant le regret qu'un auteur de ce mérite n'ait pas plus souvent puisé à la source de son génie, et qu'il ait été enlevé si jeune à la littérature dont il était l'ornement.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SAMUEL JOHNSON.
DE tous les hommes célèbres de ce siècle et des siècles précédens, le docteur Samuel Johnson est celui qui a laissé en Angleterre l'impression la plus profonde par les souvenirs de son caractère et de sa conversation. Si nous entendons prononcer son nom, si nous ouvrons un livre écrit par lui, nous nous rappelons tout à la fois sa personne, son mérite, ses singularités, la brusquerie de ses gestes, et le son imposant de sa voix. Nous ne savons pas seulement ce qu'il a dit, mais encore de quels termes il fit usage ; nous devinons son motif secret pour avoir parlé, soit qu'il voulût s'égayer soit qu'il fût irrité, soit qu'il prétendit convaincre, ou seulement exercer son talent pour la discussion. On a dit d'un plaisant dont on citait les bons mots, qu'ils perdaient à être imprimés, par ce qu'on ne pouvait im-
------------------------------------------------------------------------
4« JOHNSON.
primer aussi l'air de sa figure. Cela ne serait pas exactement vrai à l'égard du docteur Johnson; quoique la plus grande partie de la génération actuelle ne l'ait jamais vu, il ne s'offre pas moins à notre imagination comme une personnification aussi frappante que celles de mistresse Siddons et de John Kemble dans les rôles de lady Macbeth et du cardinal Wolsey.
Cela vient, comme chacun sait, de ce que Johnson a trouvé dans James Boswell un biographe tel qu'aucun autre auteur n'en a eu et n'a mérité d'en avoir. L'ouvrage qui par la forme ressemblerait le plus à la Vie de Jonhson par Boswell serait la vie du philosophe Démophon dans Lucien : mais cette esquisse est bien inférieure par les détails et l'esprit à la Vie de Johnson; si l'on considère les célèbres personnages dont il y est question, le nombre de connaissances diverses et de causeries amusantes qu'il réunit, cet ouvrage est sans contredit le livre qu'on doit rencontrer le plus souvent sur la table du cabinet, comme sur celle du parloir à la campagne (i). Cette biographie de Boswell jouit d'une telle réputation, qu'elle rend inutile même un abrégé qui est d'autant moins nécessaire ici que le grand lexicographe n'a composé qu'un seul roman fort court, sous le titre de Rasselas.
Nous nous contenterons de rapporter quelques dates et quelques faits, afin de suivre un plan uniforme; puis
(l) Cette espèce de journal qui peint un homme célèbre en déshabillé n un air d e franchise qui séduit. C'est un cadre où tout peut entrer et qui ne repousse aucun détail. Les conversations de tord Byron ne sont malheureusement qu'un fragment de ce genre; mais le Mémorial de Sainle-Hélhie est devenu à coup sûr l'ouvrage le plus intéressant, et le plus important pour l'histoire, de tous ceux qui ont quelquo analogie avec le Journal de Boswell. — El).
------------------------------------------------------------------------
JOHNSON. 47
nous hasarderons quelques remarques sur Rassclas et sur le caractère de son célèbre auteur.
Samuel Johnson était né et fut élevé à Litchfield, où son père devait être un libraire assez considérable, puisqu'il était juge de paix. Il naquit le 18 septembre 1709 : il fut mis à l'école à Litchfield, et acheva son éducation au collège Pembroke, à Oxford. D'une taille presque gigantesque, et doué d'une vaste intelligence, il était sujet à cette indéfinissable langueur morale qui rend souvent inutiles les plus brillantes qualités de l'esprit, et sa physionomie mâle et expressive était défigurée par les traces d'une maladie scrophuleuse. A la mort de son père, qui arriva en 1781, et de la succession duquel Johnson ne recueillit que la somme de onze livres sterling, il fut contraint de quitter l'université. Dans son indigence, son savoir et sa probité lui méritèrent l'estime de la meilleure société de sa ville natale. Son premier essai dans la carrière littéraire, la traduction du Voyage du père Lobo en Abissinie, parut à cette époque, et l'engagea probablement à placer dans ce royaume lointain la scène de son roman philosophique. Vers le même temps il épousa une femme beaucoup plus âgée que lui, et essaya d'établir une école dans les environs de Litchfield. Le projet ne réussit pas; et, en 1737, il partit pour Londres avec David Garrick (1), dans le dessein d'y rétablir ses affaires. Johnson emportait avec lui le manuscrit de sa tragédie d'Irène, et il avait l'intention d'écrire pour le théâtre : Garrick était destiné au barreau. Un autre avenir était réservé à ces deux hommes célèbres.
Il est presque certain qu'à son début à Londres,
(l)Lc célèbre actcui. — ÉD
------------------------------------------------------------------------
48 JOHNSON.
Johnson éprouva toutes les difficultés auxquelles est exposé un jeune homme sans protecteurs, dont les talens sont encore inconnus, et qui écrit pour gagner du pain et acquérir quelque réputation. La belle satire dans le genre de celles de Juvénal, intitulée Londres (London) (i), fut la première de ses productions qui fixa l'attention du public. Malgré l'espèce de célébrité qu'obtint cet ouvrage, et le succès plus brillant de celui qui le suivit, la Vanité des désirs de l'homme (Î), dont la morale touchante a souvent fait couler des larmes des yeux qui restent secs sur des pages sentimentales, le poète était réduit à la dure nécessité d'écrire dans tous les genres. Sa tragédie d'Irène n'eut point de succès, et il fut forcé de consumer son temps en travaux obscurs. Johnson avait heureusement une ame forte et noble qui le garantit des excès auxquels les hommes de génie délaissés se livrent en renonçant ainsi à l'estime publique pour obtenir des jouissances passagères. Tandis que son ami Savage (3) dégradait le talent dont la nature l'avait doué, Johnson s'introduisait lentement, mais sûrement, dans les classes relevées de la société. Sa conversation n'était pas moins remarquable que ses écrits ; sa conduite ne lui fit perdre aucun ami, et chaque nouvel ami devenait son admirateur.
Les libraires apprécièrent ce que valait Johnson comme auteur laborieux, et l'employèrent à l'entreprise colossale du Dictionnaire de la langue anglaise.
(1) Imitation de la Satire sur Rome. — ED.
(2) Vanity of humane Wishes. Autre satire remplie d'allusions classiques. — ED.
(3) L'auteur du p eme intitulé le Bâtard.
------------------------------------------------------------------------
JOHNSON. 49
On sait comment cet ouvrage a été exécuté; on est d'autant plus surpris de son mérite, que l'auteur était étranger aux langues du nord de l'Europe, d'où la nôtre dérive, et que les découvertes en grammaire faites par Horne Tooke n'existaient pas encore. Sur ces entrefaites le Rôdeur (Rambler}, dont le succès ne fut pas d'abord bien grand, classa cependant Johnson parmi les premiers moralistes du siècle.
En 1752, Johnson perdit sa femme, et cette perte l'affecta profondément. La haute société, aux plaisirs de laquelle un homme de son mérite contribuait si souvent, lui offrit des distractions dignes de lui, et une ressource contre cette maladie d'esprit qui empoisonnait ses heures de solitude.
L'Oisif (Idler), qui n'eut pas autant de vogue que le Rôdeur, parut en 1758. L'année suivante, il composa à la hâte Rasselas, pour payer les dépenses des funérailles de sa mère et quelques petites dettes qu'il avait contractées. Ce beau roman fut composé en une semaine, et le manuscrit envoyé à l'impression à mesure que l'auteur écrivait : Johnson assura à sir Joshua Reynolds qu'il ne l'avait jamais relu. Les libraires achetèrent l'ouvrage cent livres sterling, mais ils en ajoutèrent vingt-quatre quand la première édition fut épuisée.
La promptitude avec laquelle Rasselas fut écrit, et l'objet que l'auteur avait en vue, prouvent que ses affaires étaient encore embarrassées. En 1762, une pension de trois cents livres sterling changea sa position, et il ne fut plus dans la nécessité d'écrire pour subsister. Le brevet de sa pension portait expressément qu'elle était accordée pour les services rendus par Johnson à la littérature. Il justifia la libéralité du gouTOM. x. 5
------------------------------------------------------------------------
5o J0NHS0N.
vernement parla publication d'un pamphlet intitule la
fausse Alarme, et d'un autre sur les îles Falkland.
Em 1765, une satire de Churchill détermina Johnson à publier son édition de Shakspeare, qui avait été depuis long-temps proposée par souscription.
Son fameux Voyage aux Hébrides parut en 1775. Quels que fussent ses préjugés contre l'Ecosse, les habitans de ce royaume doivent reconnaître que ses remarques sur la pauvreté et la stérilité du pays à celle ■époque étaient fondées. Elles ont contribué certainement à leur ouvrir les yeux et à remédier aux causes qui avaient appelé le reproche. Les Ecossais ne pardonnaient pas à Johnson de n'avoir pas été enchanté de leur pays, que le vice de son organisation physique ne lui permit pas d'apprécier : ils me semblent avoir mis un trop haut prix à leur hospitalité, en prétendant qu'un voyageur littéraire ne devait en parler que pour louer. Le docteur Johnson prit un meilleur moyen de reconnaître les politesses qu'il avait reçues, ce fut de rendre à tous le Ecossais qui venaient à Londres la même hospitalité et les mêmes attentions qu'il avait trouvées en Ecosse.
Son pamphlet intitulé tlmpôt n'est pas une tyrannie {Taxation no tyranny), qui courrouça si fort contre lui les partisans de la cause des Américains, est écrit dans un esprit de torysmeblen fait pour accélérer un événement dontles suites fâcheuses et les résultats avantageux peuvent être calculés aujourd'hui, nous voulons dire la séparation des colonies américaines de la mèrepatrie.
En 1777, Johnson commença celui de ses ouvrages qui a eu la plus grande vogue, les Vies des Poètes an'
------------------------------------------------------------------------
J0NHS0N. 5i
glais ( The lives ofthe british Poets). Un juste mélange de saine critique et de talent distingue cet ouvrage.
Johnson termina en 1783 sa laborieuse et brillante carrière. A sa mort la vertu perdit un ferme soutien, la société un de ses plus brillans ornemens, et les letties un des hommes qui les ont cultivées avec le plus de succès. Les dernières années de sa vie furent honorées par une approbation unanime, car il eut le bonheur de gagner et de conserver l'amitié des hommes les plus vertueux. Généralement aimé et respecté, Johnson aurait été heureux, si le ciel, aux yeux de qui la force est faiblesse, n'avait voulu que ses facultés fussent quelquefois obscurcies par une maladie de langueur qui affectait son moral et le rendait susceptible de certaines préventions, poussées quelquefois jusqu'à l'injustice la plus criante.
Quand on considère le rang que le docteur Johnson lenaitnon-seulement dans les lettres, mais dans la société, on se le figure comme le bon géant d'un conte de fées, dont la bienveillance et la douceur sont mêlées à uu peu de cette férocité sauvage attribuée aux enfans fabuleux d'Anak; ou mieux encore peut-être tel qu'un dictateur romain, tiré de sa ferme, et dont la sagesse et l'héroïsme soupirent après ses occupations rustiques. Il y avait des momens où, avec toute sa science et tout son esprit, cette âpreté de caractère, cette exigence indiscrète et despotique, étaient portées au point que mistress Thrale (1) elle-même trouvait à la fin que l'honneur de loger Johnson était presque balancé par le tribut qu'il levait sur son temps et sur sa patience.
(1) Femme d'un habitant de Londres chez lequel Johnson rivait familièrement. — ED.
------------------------------------------------------------------------
5 2 J0NHS0N.
La cause de cette rudesse n'était point l'ignorance des égards dus à la société , et des complaisances réciproques qu'elle demande, car personne ne connaissait mieux que le docteur Johnson les règles du savoirvivre; personne ne s'y conforma plus exactement quand le rang élevé des personnes avec lesquelles il se trouvait le demandait. Mais il avait été, pendant la plus grande partie de sa vie, étranger à la haute société dans laquelle cette contrainte devenait nécessaire; et il est assez présumable que dans les cercles qu'il avait d'abord fréquentés, il avait contracté l'habitude de se livrer à des singularités que la bonne éducation ne laisse pas apercevoir. Le sentiment de sa supériorité dans plusieurs cercles contribua à son ton dogmatique; et lorsqu'il eut atteint une espèce de dictature littéraire, il aimait, comme les autres potentats, à déployer son autorité; il eut cela de commun avec Swift et deux ou trois autres hommes de génie, qui n'eurent pas le tact de sentir que leurs talens ne les dispensaient nullement de se conformer aux règles établies dans le monde. Il ne faut pas perdre de vue que du temps de Johnson la société des hommes de lettres était plus bornée que de nos jours; il était le Jupiter d'un petit cercle, et toujours prêt, sur la plus légère contradiction, à lancer le tonnerre du mépris ou du sarcasme. C'était, en un mot, un despote, et le despotisme entraine parfois les caractères les moins tyranniques à des abus de pouvoir Il n'est pas vraisemblable que jamais personne obtienne cette étrange soumission que Johnson obtint de tout ce qui l'entourait. Les révélations de ses amis, plutôt que l'humeur de ses ennemis, ont fait connaître ses qualités aimables, et les ont placées dans leur vrai jour; mais on n'a pas dissimulé se3 défauts, qui après tout se
------------------------------------------------------------------------
JOHNSON. 53
îéduisent à son manque de tact et à quelques préjugés nationaux, dont peu de caractères sont entièrement exempts; mais ses talons, ses moeurs et sa bienfaifaisance, peuvent défier la critique.
On a, depuis long-temps, apprécié le mérite de Rasselas; il a été traduit en tant de langues étrangères qu'il est familier à tous les hommes qui s'occupent de littérature. Cet ouvrage fut composé dans la solitude et dans un moment d'affliction ; le ton mélancolique qui y règne fait assez connaître la disposition d'esprit de l'auteur. L'analogie que l'on peut remarquer entre le but moral de Rasselas et celui de Candide est si frappante, que Johnson lui-même convenait que si les auteurs de ces deux ouvrages s'étaient communiqué leurs manuscrits, on aurait pu accuser chacun d'eux de plagiat. Mais les deux fictions se ressemblent comme une plante salutaire et une plante vénéneuse. L'ingénieux Français a "cherché à metlre en question la sagesse du grand Régulateur de l'univers, en osant l'accuser d'impuissance devant les créatures de sa volonté. Johnson tire ses argumens des mêmes p/émisses avec l'intention pieuse d'engager les hommes à espérer dans un monde meilleur l'accomplissement de leurs désirs déçus sur la terre. L'un est un démon très-gai, il faut en convenir, qui se rit de nos misères; l'autre est un grave philosophe , ami de l'espèce humaine, qui nous montre le néant des espérances terrestres, pour nous euseigner à placer ailleurs nos affections.
On peut à peine appeler Rasselas un roman, car il y a bien peu d'incidens ; c'est plutôt une suite de dialogues moraux sur les vicissitudes de la vie humaine, sur ses folies, ses craintes, ses espérances et ses vains désirs, le style est digne de Johnson, et rendu harmonieux
------------------------------------------------------------------------
54 JOHNSON,
par ces phrases cadencées qu'il aimait tant, et arrangées avec l'art du savant sir Thomas Brown. Le lecteur peut se plaindre quelquefois, avec Boswell, que le tableau des misères humaines et de l'impossihilité d'y échapper laisse une impression de tristesse. Il faut chercher la morale de Rasselas dans la conclusion de la Vanité des désirs de l'homme, poëme qui traite ce sujet mélancolique et se termine par cette morale sublime :
«Demande avec ferveur un esprit sain, des passions «soumises, et une volonté résignée; l'amour, qui peut « à peine remplir le coeur de l'homme considéré colleç« tivement; la patience, souveraine panacée; la foi, qui, « soupirant pour un monde de félicités, regarde la mort « comme un signal par lequel la nature nous invite à un » asile tranquille : ces biens, les lois du ciel les ré« servent à l'homme ; celui qui peut tout les lui accorde. « La sagesse céleste s'en sert pour calmer l'esprit et « dédommager d'un bonheur qui est introuvable. »
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR
CHARLES JOHNSTONE,
AUTEUR DE CHRYSAL.
Nous aurons peu de chose à dire de l'auteur de Chrysal, roman satirique, qui, par sa ressemblance avec le Diable Boiteux, se range naturellement dans la classe de ceux de Lesage. Charles Johnstone était Irlandais de naissance, mais, dit-on, Écossais d'origine, et il descendait de la famille d'Annandale; si cela est, nous avons adopté la véritable orthographe de son nom, quoiqu'il soit écrit Johnson en plusieurs endroits. Il reçut une éducation classique, et, ayant pris ses grades comme avocat, il se rendit en Angleterre pour y exercer sa profession. Johnstone devint sourd comme Lesage , et c'est une coïncidence assez singulière ; cette infirmité nuisit naturellement à ses succès au barreau; quoique dans ce siècle nous ayons vu ce désavantage
------------------------------------------------------------------------
56 JOHNSTONE.
surmonté avec éclat par un de ces hommes rares qui, réunissant le don de l'éloquence et le savoir le plus profond comme jurisconsultes, possèdent de plus une intelligence capable de tout saisir et de tout comprendre comme par intuition; mais Johnstone était doué de grands talens dans un autre genre, et il nous en a du moins laissé une preuve admirable dans son histoire de Chrysal. Son esprit étail vif et son humeur sociale; ayant beaucoup vu le monde dès sa jeunesse, il avait assez observé les hommes dans tous les rangs pour pouvoir peindre leurs vices et leurs folies avec une vigueur remarquable de pinceau.
On dit que Chrysal fut composé chez le feu lord Mount Edgecombe dans le Devonshire, où l'auteur passa quelque temps, en 1760. Cet ouvrage avait été annoncé par les journaux comme «un récit détaillé et impartial de tous les événemens remarquables du temps actuel dans toute l'Europe.» La publication suivit presque immédiatement cette annonce ; et, comme le roman offrait au lecteur le double attrait de la chronique secrète de tous les principaux personnages vivaus, et d'un style nerveux, riche de couleurs et d'images, il s'empara tout d'abord de l'attention publique. Une seconde édition parut après un très-court intervalle , avec plusieurs additions que l'auteur fondit dans le plan général. Mais l'avidité du public n'étant point encore satisfaite, la troisième édition, qui dale de 1761, fut augmentée d'un quatrième volume.L'auteurpensa avec raison qu'il était inutile de se donner beaucoup de peine pour classer ses nouvelles additions dans son premier cadre, et sentant bien qu'il n'était d'aucun intérêt pour personne de suivre bien régulièrement la transmission de Chrysal « de main en main », il ne lia la
------------------------------------------------------------------------
JOHNSTONE. 57
continuation avec le corps de l'ouvrage que par des notes et des renvois qu'on ne trouve pas toujours assez intelligibles; mais c'est un point sur lequel l'auteur semble avoir été parfaitement indifférent.
Après cet heureux coup d'essai, Johnstone publia les ouvrages suivans, qui sont restés dans l'obscurité et l'oubli :
Rêverie, ou une Visite au paradis des sots. 2 volumes in-12, satire.
L'Histoire d'Arbacès, prince de Betl, 2 vol. in-12 , 1774, espèce de roman politique.
Le Pèlerin, ou Tableau de la vie, 2 vol. in-12, 1775.
L'Histoire de John Juniper, autrement dit Juniper Jack, 3 vol. in-12, 1781, roman dans le genre trivial.
Nous avons lu tous ces romans il y a déjà long-temps, mais il ne nous en reste qu'un souvenir trop confus pour pouvoir hasarder une opinion sur leur mérite.
En 1782, vingt après la publication de Chrysal, M. Johnstone partit pour les Indes dans le dessein d'y chercher fortune ; et il eut le bonheur de l'y trouver, mais non pas cependant sans essuyer quelques traverses dans le voyage. Le Brillant, capitaine Mears , sur lequel il s'embarqua, fit naufrage, et beaucoup de passagers périrent. Ce ne fut qu'avec les plus grandes difficultés que Johnstone, le capitaine et quelques autres parvinrent à se sauver.
Johnstone, arrivé au Bengale , écrivit beaucoup dans les journaux sous le nom d'Oneiropolos ; il devint propriétaire, en compte à demi, d'une des principales feuilles périodiques du Bengale, et acquit une grande fortune. Il mourut en 1800, à l'âge de soixante-dix ans, autant qu'on peut le conjecturer. Presque tous ces
------------------------------------------------------------------------
58 JOHNSTONE.
détails sont empruntés au Dictionnaire biographique
de M. Chalmers.
C'est seulement par son tilre d'auteur d'un ouvrage regardé comme la chronique scandaleuse de son temps, que le mérite littéraire de Johnstone réclame notre attention. Nous avons déjà fait observer qu'il y a une grande analogie entre le plan de Chrysal et celui du Diable boiteux. Dans les deux ouvrages les auteurs ont introdui'tun esprit doué delà faculté de lire les pensées, et d'expliquer les aberrations du coeur humain ; il est censé découvrir à un mortel le tableau réel de l'humanité; il dépouille les actions des hommes de leurs prétextes et de leurs motifs spécieux, et il en décèle les véritables causes, par l'histoire de leurs passions et de leurs folies. Mais l'auteur français a été infiniment plus heureux que Johnstone dans le personnage intermédiaire qu'il a pris ou plutôt emprunté à Guevara. Asmodée est un personnage d'une conception admirable, et soutenu partout également. Le lecteur prend autant de plaisir au développement du rôle de ce démon, qu'à aucun de ceux qu'il dévoile et analyse à nu pour l'instruction de don Cléofas; il est presque impossible de ue pas se laisser surprendre par une sorte d'attachement pour le lutin , et de ne pas éprouver quelque désappointement à l'idée de le savoir enfermé de nouveau dans sa bouteille enchantée. Bien plus, si nous pouvions juger des régions infernales sur ce seul échantillon, nous nous rangerions de l'avis de Sancho Panza, qu'il peut se trouver bonne compagnie même en enfer. Chrysal, au contraire, n'est qu'un esprit élémentaire, sans sensation, sans passions, sans aucun trait distinctif; il ne fait autre chose que réfléchir, comme un miroir, les objets qui lui sont présentés , sans y rien ajou-
------------------------------------------------------------------------
JOHNSTONE. 5g
ter, et sans leur faîre subir aucune espèce de modification.
C'est un moyen ingénieux dans une satire de moeurs, que de suivre le passage d'une pièce de monnaie dans les mains de ses divers possesseurs , pour rendre compte de leurs actions et de leurs caractères. Le docteur Bathuist, ami de Johnson, s'en était déjà servi dans les Aventures d'un halfpenny, qui forment le quarante-troisième numéro de t Aventurier, publié le 3 avril 1753, plusieurs années avant Chrysal.
C'est surtout dans le ton de la satire que les Aventures de Chrysal diffèrent de celles des héros de Lesage. Nous avons comparé l'auteur français à Horace, et mus ne craignons pas d'appeler Charles Johnstone un Juvénal en prose. Les folies que décrit Lesage nous font rire; l'auteur anglais peint des vices et des crimes qui nous font horreur. Si, comme nous l'avons déjà remarqué, on pourrait désirer, sous le point de lue moral , plus d'énergie et quelque noble sentiment de plus dans les héros de Lesage, nous dirons maintenant que Johnstone aurait pu rendre sa satire plus piquante et tout aussi sévère, en éclairant un peu plus les ombres de ses tableaux, et en nous épargnant la grossièreté de quelques-unes des scènes qu'il réprouve. Lesage rend le vice comique ; Johnstone semble vouloir rendre la folie même haïssable autant que ridicule. Son héraut et son commissaire d'encan, qui sont deux de ses caractères les moins odieux , sont d'une friponnerie et d'une cupidité qui nous les font prendre en aversion lors même qu'ils sont comiques.
On peut excuser l'âpre causticité de ce satirique, en disant qu'il vécut dans un temps qui appelait un censeur inflexible. Une longue paix et la prospérité qu'elle
------------------------------------------------------------------------
6o JOHNSTONE.
procure avaient amené à leur suite les maux qui accompagnent ordinairement ces deux grands biens, l'égoïsme, la cupidité et la débauche. Notre conduite n'est peut-être pas plus morale que celle de la génération qui nous a précédés; mais, de nos jours, le vice respecte les apparences , et porte du moins le masque des convenances. Une lady H.... et Pollard Ashe, dont il est si souvent question dans la correspondance d'Horace Walpole , n'oseraient certainement pas insulter à la décence publique comme de telles gens le faisaient alors, et nos plus cyniques débauchés ne se hasarderaient pas à renouveler les orgies de l'abbaye de Medenham, que Johnstone nous a peintes avec des couleurs si horribles. Ce n'est pas là que se borne l'amélioration de nos moeurs. Les hommes publics de notre époque sont obligés d'agir, ou au moins de paraître agir par de plus nobles motifs que ceux que se proposaient leurs prédécesseurs. On ne tolérerait pas aujourd'hui sir Robert Walpole, qui, après avoir gouverné pendant tant d'années par la plus scandaleuse corruption ouvertement avouée, avait amassé une fortune immense aux dépens de l'état. Notre siècle n'endurerait pas la splendeur de Houghton (t). Nos derniers ministres et nos hommes d'état sont morts, presque tous sans exception, pauvres et endettés; signe certain que, s'ils ont été guidés par l'ambition , on ne peut du moins les accuser d'avarice ; et leur exemple servirait encore à prouver que l'ambition n'égare point hors du sentier des vertus publiques, tandis que la cupidité entraine toujours dans les voies détournées de
(l) Château de sir Robert Walpole , dans le comté de Norfoil. i dont le marquis de Cholmondelcy a héiilé.— ED.
------------------------------------------------------------------------
JOHNSTONE. 6i
l'intérêt personnel. Du temps de nos pères, la corruption générale des ministres, leurs fortunes acquises par un système avoué de revenant - bons, et qu'ils avaient l'impudeur d'étaler, avaient introduit dans tous les départemens de l'administration un esprit d'avarice et de rapacité ; en même temps que ce système fermait les yeux de ceux dont le devoir était de les tenir ouverts sur tant de honteuses déprédations. En payant des sommes éuormes à leurs supérieurs, les subordonnés achetaient le privilège de voler impunément le public. Quand les commissaires de l'armée et de la marine remplissaient les coffres des généraux et des amiraux, c'était pour avoir pleine licence d'exercer toutes sortes de pillages sur les malheureux matelots et soldats. Nous avons connu des hommes véridiques, et jouissant d'une bonne réputation , qui avaient servi daus l'expédition de la Havane, et nous les avons toujours entendus affirmer que les hideuses scènes décrites dans Chrysal n'étaient nullement exagérées. Cette attention paternelle aux besoins du soldat et du matelot, cette tutelle vigilante sur leurs droits et leurs intérêts, qui, de nos jours, font tant d'honneur aux officiers de terre et de mer, étaient alors entièrement inconnues.Les généraux, les amiraux , voyant le ministre déterminé à s'enrichir sans s'inquiéter de la fortune publique, ne songeaient point à cueillir des lauriers, mais à amasser des richesses. M. Pitt le père et le général Wolfe parurent des êtres presque surnaturels, moins à cause de l'éloquence et des grands talens du premier, ou de l'habileté du second , que parce qu'ils avaient fait de l'honneur et de l'intérêt de leur patrie le grand objet de leurs travaux. Ils osèrent, pour me servir de l'expression classique, mépriser les richesses. L'homme d'état et le gé-
------------------------------------------------------------------------
62 JOHNSTONE
néral de notre temps n'oseraient pas en faire un but.
L'amélioration comparative de nos moeurs et de notre gouvernement est, certainement en partie, l'effet de la propagation des lumières et du perfectionnement du goût ; mais elle fut favorisée par les vertus privées et par le patriotisme du monarque vénéré qui a si longtemps régné sur nous. Chrysal parle souvent du frein que la sévérité de son front, jeune encore, imposait au vice et à la licence ; et la disgrâce de plus d'un ministre dans le commencement de son règne eut évidemment pour cause l'abus qu'ils avaient fait des secrets que leurs places les mettaient à portée de connaître, pour augmenter leurs fortunes en spéculant dans les fonds publics. Tous les abus dans les départemens de l'administration ont également été réformés ; le système des pots-de-vin (1) a été aboli, et tous les moyens de profits honteux ont été interdits, autant que possible, aux employés de la bureaucratie. Ces réglemens salutaires ont été adoptés pour l'armée et pour la marine. Le commandant en chef de l'armée ne pouvait donner une preuve plus forte de son attachement à sa famille et à sa patrie (2), qu'en fermant ces plaies honteuses qui minaient notre force militaire, et auxquelles l'auteur de Chrysal a si justement appliqué le caustique de sa satire.
Cette réforme n'était pas commencée du temps de Johnstone, qui, doué d'un caractère ardent, aurait pu dire avec raison, difficile est salyram non scribere. Il s'est donc livré sans réserve au penchant naturel de son caractère ; comme la plupart de ses personnages étaient
(1) Perquisites, revenant-Ions , tours de bâton.—ED.
(2) Le duc d'York , fils de Georges III, frère du loi régnant, et héritier présomptif de la couronne. — ED.
------------------------------------------------------------------------
JOHNSTONE. 63
vivans, et dès-lors faciles à reconnaître, il leur offrait un miroir où ils pouvaient voir l'image de leurs traits les plus hideux. Son style est soutenu et énergique; son talent de personnification n'est pas moins remarquable; ses personnages se meuvent, respirent, parlent avec toute la vérité d'une existence réelle. Ses sentimens sont en général ceux d'un censeur hardi, fier, arrogant, et indigné contre un siècle lâche et corrompu. On ne peut cependant disconvenir que, dans sa haine et dans son mépris pour le vice et pour toutes les bassesses, Johnstone ne se montre trop indulgent envers Churchill et d'autres libertins, qui menèrent ouvertement une vie dissolue, parce que, disaient-ils, « cela vaut mieux que l'hypocrisie. » Il est des vices, il est vrai, qui peuvent se trouver mêlés à des qualités nobles et généreuses ; mais, comme toute débauche a son principe dans l'amour de soi, il est à craindre que les mauvaises herbes viennent à croître assez vite pour étouffer les germes plus nobles, toujours plus lents à se développer.
La même indulgence pour la vie dissipée des villes semble avoir eu de l'influence sur l'aversion que Johnstone montra pour les méthodistes ; il a peint leur fondateur , Whitefield, sous les traits les plus odieux et les plus injustes. Ce n'est pas précisément l'affaire de l'éditeur d'une bibliothèque de romans de faire l'apologie des dogmes d'une secte qui tient pour criminels presque tous les amusemens; mais justice est due à tout le monde. Les dogmes particuliers des méthodistes favorisent à beaucoup d'égards les scrupules étroits, et ne sont point en rapport avec les progrès de la civilisation ; ils sont propres aussi à exciter un enthousiasme exalté ; leur influence sur des esprits d'un certain tempérament peut conduire aux funestes extrémités d'une présomp-
------------------------------------------------------------------------
64 JOHNSTONE.
tion religieuse ou du désespoir. Mais, pour juger les autres comme nous voudrions être jugés, il faut analyser leur doctrine non dans les points sur lesquels ils diffèrent, mais dans ceux sur lesquels il s'accordent avec tous les autres chrétiens ; et si nous trouvons que les méthodistes recommandent une vie pure, une morale sévère et l'accomplissement des devoirs de la société, faut-il les dénoncer comme des hypocrites parce qu'ils s'abstiennent de ses plaisirs et de ses amusemens? Le nombre des méthodistes dût-il se multiplier au centuple, il resterait encore assez d'amateurs des théâtres et des beaux-arts. Quant à l'homme remarquable qui a fondé la secte, la postérité l'a vengé des outrages injustes auxquels il a été en butte pendant sa vie, et qu'il a supportés avec la patience magnanime d'un confesseur. La pauvreté dans laquelle Whitefield est mort a prouvé la pureté de son ame, et a réfuté la calomnie grossière qui l'accusait de s'approprier les souscriptions charitables que son éloquence encourageait si efficacement. La Providence se sert, pour l'accomplissement de ses grands desseins, des imperfections ainsi que des talens de ses créatures; l'enthousiasme de Whitefield servit à éveiller la conscience de milliers de personnes, que les froides exhortations d'un prédicateur ordinaire n'auraient pas tirées de leur apathie et de l'ignorance où elles étaient de leur état déplorable. Peut-être même l'église anglicane a-t-elle moins souffert du schisme, qu'elle n'en a profité par l'émulation qu'il a excitée dans ses ministres. En un mot, si le portrait de Whitefield par Cowper est un peu flatté, il approche bien plus de l'original que la caricature de Johnstone :
« Il aimait le monde qui le haïssait : la larme qui tom« bait sur sa Bible était sincère. Attaqué par le men-
------------------------------------------------------------------------
JOHNSTONE. 65
« songe, sa seule réponse fut une vie irréprochable : et « celui qui forgeait le trait, et celui qui le lançait, trouci vaient dans son coeur tout l'intérêt d'un frère. Il hérita « de l'amour de Paul pour le Christ, de sa foi et de sa «fermeté inébranlable (i). »
Ces remarques nous sont dictées par la justice au sujet d'un ouvrage où cet homme mémorable est si gravement accusé. On ne peut guère les attribuer à un autre motif, car ceux qui probablement aimeraient à lire la justification de Whitefield ne la chercheront pas ici. Les lecteurs moins rigides dans leurs dogmes feront bien de se rappeler que l'affectation d'appeler hypocrisie tous les témoignages d'une morale plus sévère, ou d'une piété scrupuleuse, est tout aussi contraire à la saine raison et à la philosophie chrétienne, que celle qui attache l'idée d'un crime à des matières indifférentes, ou aux amusemens ordinaires de la vie.
Nous aimerions à croire que plusieurs des autres personnages peints par Johnstone, s'ils ne sont pas aussi grossièrement calomniés que celui de Whitefield, lui ont du moins inspiré des traits exagérés. Le premier , lord Holland, était un ministre élevé à l'école de ces temps corrompus, et le comte de Sandwich un libertin sans pudeur; ils avaient cependant des qualités, quoique Chrysal les voue à la haine inexorable de la postérité. On en peut dire autant de quelques autres ;
(l) He toved llie world tbal h.ilcd hlm — Ihe tear That dropped upon I115 bible WJS sinceie. Asgailcd bj scandai, and tue longue of strifi 1, His only answer was a blameless life, And he thaï forgrd, and bc llul threw llie d.ul . II jd cacli a broluei't. uileiest in bis béai I Paul's Io\e of Clirist , and stendinfss milmbctl , Weie follnwrd TCI.11 111 Iiim, and well trunsnibi d
------------------------------------------------------------------------
66 JOHNSTONE.
car Johnstone ne prétend pas que les crimes qu'il impute à ces personnes aient été littéralement commis ; et il convient d'avoir imaginé les actions qu'il jugeait les plus analogues à l'idée qu'il s'était faite de leur caractère. Ainsi, il modifiait ses événemens sur l'opinion qu'il avait conçue d'avance, au lieu de former son opinion sur les faits.
Johnstone, jeune, ardent et hardi, paraît s'être livré au feu de sa composition, et il mêlait une véritable crédulité à la verve de son talent ; aussi a-t-il poussé la louange jusqu'au panégyrique, et condamné sans retour ce qu'il ne voulait d'abord que censurer. Partout il se montre enchaîné par le cours de l'opinion populaire; et, excepté dans l'affaire de Wilkes, dont il paraît avoir soupçonné le patriotisme simulé, sa perspicacité va rarement jusqu'à découvrir les erreurs dans lesquelles tombe quelquefois l'opinion publique. Le bill pour la naturalisation des Juifs venait d'occasioner une clameur générale, et nous voyons Chrysal non-seulement donner aux Israélites comme négocia ns le caractère le plus odieux, mais répéter la fable absurde qu'ils célébraient laiPâque en immolant des enfans chrétiens. C'est avec la même crédulité qu'il admet toutes les accusations accumulées contre les Jésuites, et qui donnèrent lieu aux clameurs générales pour leur suppression (i).
(i) De ce que sir Walter Scott n'admet pas la vérité de toutes les accusations qui exprimèrent la haine inspirée par l'ordre justement flétri des Jésuites , il ne faut pas que leurs amis se hâtent de conclure que Walter Scott ne partage pas l'opinion la plus générale sur leur compte ; mais il reste assez de révélations prouvées contre cette société à la fois régicide et ennemie des peuples, pour que l'on puisse avouri que quelques-uns de ses crimes ont pu être exagérés. — En.
------------------------------------------------------------------------
JOHNSTONE. 67
D'un autre côté, comme c'était la mode de dire que la guerre continentale, dont l'objet était la conservation de l'électorat de Hanovre, avait été entreprise pour défendre la religion protestante, Johnstone fil de l'athée égoïste, Frédéric de Prusse, le héros du protestantisme, et la prière qu'il lui prête serait très-bien placée dans la bouche d'un guerrier chrétien qui aurait tiré l'épée pour défendre la religion. C'est s'éloigner tellement de toute vraisemblance, que nous pensons que le romancier ne donnait pas là ses opinions, mais celles qui pouvaient lui mériter la faveur du public à cette époque.
Nous dirons cependant que, tout en sentant et en écrivant sous l'influence de l'opinion du moment, Johnstone a toujours exprimé dans ses écrits les sentimens d'un véritable Anglais, ami sincère des lois et de la prospérité de son pays, ce qui doit lui faire pardonner ses erreurs et ses préventions en maintes occasions ; témoignant son respect pour la maison de Brunswich, il laisse à la postérité sa déposition contre la marche adoptée par Wilkes pour capter la faveur de la populace en calomniant le trône, exemple si bien suivi par les imitateurs de ce démagogue. Il est assez temarquable que, malgré le zèle de Johnstone pour le roi George et la religion protestante, il ne soit presque pas question dans Chrysal du parti jacobite expirant, dont les intrigues pouvaient fournir quelques anecdotes piquantes.
L'auteur de Chrysal donna à lord Mount Edgecombe, et au capitaine Mears, avec lequel il s'embarqua pour l'Inde, la clef des personnages qui figuraient dans son ouvrage: M. William Davis l'a publiée dans son Recueil d'anecdotes bibliographiques et littéraires avec l'avertisse-
------------------------------------------------------------------------
68 JOHNSTONE.
ment suivant : « L'intention de l'auteur a été de tracer des caractères généraux, ainsi le lecteur doit exercer son propre jugement en faisant usage de la clef. » Cette clef est jointe au texte avec quelques notes explicatives des événemens et des personnages en place ou qui appartiennent à l'histoire. On a laissé les anecdotes scandaleuses, particulières, enveloppées du mystère qui les couvre dans le texte ; et l'on a relevé quelques-unes des erreurs évidentes du satiriste. Mais, en retranchant tout ce qu'il peut y avoir d'exagéré dans Chrysal, il restera encore dans cet ouvrage singulier assez de vérités pour disposer le lecteur à se féliciter d'être né un demisiècle après les scènes qu'il lui retrace.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
suit
ROBERT BAGE.
ROBERT BAGE, romancier distingué, était de cette classe d'auteurs qu'on ne rencontre qu'en Angleterre, cultivant avec succès les lettres et exerçant en même temps des professions regardées sur le continent comme incompatibles avec le caractère d'auteur. Chez presque tous les peuples, les littérateurs forment une caste à part, dans laquelle ils consentent à admettre les hommes élevés dans les arts qui tiennent aux sciences, à condition, généralement parlant, qu'ils renonceront à la partie lucrative. Les simples citoyens sont exclus de la caste, comme les roturiers l'étaient autrefois de la société de la noblesse. En France ou en Allemagne, Bage, fabricant de papier, et Riehardson, imprimeur, employant leur papier et leurs presses à la publication
------------------------------------------------------------------------
7o BAGE.
de leurs ouvrages, paraîtraient des espèces de phénomènes (i).
Miss Catherine Hutton, fille de M. Hutton de Birmingham , antiquaire bien connu, a communiqué à l'éditeur un mémoire contenant quelques circonstances de la vie de Robert Bage. Une analogie de talent et des relations de commerce avaient lié d'une étroite amitié M. Hutton et notre auteur. Ce mémoire est très-intéressant, et les extraits des lettres de Bage prouvent qu'au milieu de l'amertume des préjugés politiques, de l'embarras des affaires commerciales, et de la routine ennuyeuse de sa profession, l'auteur des Dune* de Barham (Barham Downs) avait conservé la douce gaieté de son caractère. On serait tenté de croire que l'auteur a tiré du brouillon de sa correspondance les traits distinctifs des hommes d'affaires qui figurent dans ses romans.
Le père de Robert Bage avait une papeterie à Darley, hameau situé sur la rivière Derwent, près de Derby. On ne parlait guère de lui que pour remarquer qu'il avait eu quatre femmes. Robert était fils de la première; il était né à Darley, le 29 février 1728. Sa mère mourut peu de temps après, et son père quitta Darley pour aller demeurer à Derby, où Bage fut élevé dans une école ordinaire. Il y fit des progrès tels, qu'il excita l'étonnement et l'admiration de tous ceux qui le connaissaient. A sept ans il savait déjà assez bien le latin.
(t) L'assertion de sir Walter Sott nous semble tiop générale. Nous avons eu en France Rétif delà Bretonne , qui fut à la fois proie et auteur. Il serait facile d'en citer d'autres. — ED.
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 71
Il apprît ensuite la fabrication du papier, sous la direction de son père, qui avait conservé sa papeterie de Darley.
A vingt-trois ans Robert Bage épousa une jeune personne qui avait de la beauté, du bons sens, un heureux caractère et de l'argent. Il est probable que le premier de ces avantages fut le premier oublié; mais le bon sens et le bon caractère assurèrent le bonheur de la vie domestique de Bage : l'argent l'aida à établir à Elford, à quatre milles de Tamworth, une papeterie qu'il a dirigée jusqu'à la fin de sa vie.
Quoiqu'il suivît ses affaires avec beaucoup d'attention, et qu'il fabriquât le meilleur papier du canton , la direction de sa manufacture et ses occupations littéraires ne suffisaient pas à un esprit aussi étendu que celui de Robert Bage. Sa manufacture marchait toute seule avec la régularité d'une machine, et lui laissait un loisir qu'il employait à satisfaire sa soif de connaissances. Il apprit le français sans le secours d'un maître; et l'usage, peut-être trop fréquent, qu'il fait de cette langue dans la Belle Syrienne (rhe Fair Syrian) prouve qu'elle lui était familière. Il y avait neuf ans qu'il était marié quand il se mit à l'étude des mathématiques; et il a probablement voulu se désigner lui-même en faisant dire à un de ses personnages, « qu'il est rede« vable à cette science d'une grande rectitude d'idées, « et d'un goût pour l'uniformité dans les actions ordi« naires de la vie. »
Bage forma, en 1765, une société de commerce avec trois personnes ; le célèbre docteur Darwin était un des associés, et l'entreprise était une fonderie de fer. Au bout de quatorze ans, époque fixée pour la liquidation de la société, Bage se trouva en perte, à ce que
------------------------------------------------------------------------
72 BAGE.
l'on croit, d'une somme de quinze cents livres sterling. La raison et la philosophie du fabricant de papier auraient eu long-temps à lutter contre un échec aussi considérable; l'homme de lettres eut recours au consolateur éprouvé du malheur, du besoin et de la prison même : une occupation littéraire. Il composa un roman en deux volumes, qu'il vendit trente livres sterling au libraire Lowndes. En 1781, le Mont Hennet (Mount Hennet) annonça un nouveau romancier remarquable par l'esprit, l'imagination et la gaieté, par ses opinions libérales et ses connaissances étendues. Mais, comme le dit Bage lui-même : « Un éloge exagéré est « une mauvaise lettre de recommandation; »et la vérité, qui était son idole, exige que nous reconnaissions que le Mont Hennet pèche souvent contre la bienséance.
Bage publia successivement les Dunes de Barham (Barham Downs) en 1784, deux volumes; la Belle Syrienne (thcFair Syrian) en 1787, deux volumes ; Jacques Wallace (James Wallace) en 1788, trois volumes ; t Homme tel qu'il est (Man as he is), quatre volumes, en 1792 ; et Hermsprong, ou l'Homme tel qu'il n'est pas, en 1796, trois volumes. C'est peut-être une chose sans exemple en littérature que de six ouvrages différens, composés dans un espace de quinze années, le dernier soit incontestablement le meilleur. Plusieurs des romans de Bage ont été traduits en allemand, et publiés à Francfort.
Ceux qui ont lu la vie de Cowper, par Hayley , ne seront pas fâchés d'entendre l'auteur leur parler de luimême, plutôt que son biographe. C'est ce qui nous engage à donner quelques extraits des lettres de Robert Bage à son ami William Hutton , de Birmingham. Hutton a acheté presque tout le papier que Bage a
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 73
fabriqué dans le cours de quarante années ; et, quoique les lettres de Bage fussent des lettres d'affaires, elles sont écrites dans un style qui lui était particulier. L'amitié se mêle plus ou moins aux détails d'affaires ; car le commerce n'avait pas éteint dans l'ame de Bage ce noble sentiment. Comme fabricant de papier, Bage dit à son ami :
28 mars 1785.
« Je te jure que je suis un des hommes du monde qui prennent le plus de précautions avec Taccise (1). Dans les cas douteux, j'interprète toujours la loi contre moi-même, et si je me croyais vulnérable en quelque endroit, j'endosserais l'armure d'Achille. Je suis déjà armé de pied en cap des armes de la droiture ; mais tout cela ne signifie rien avec nos gens de l'accise. »
i5 août 1787.
« Oh! comme je voudrais que tu exerçasses tout ton esprit à écrire une histoire de l'accise, pour faire connaître l'injustice, l'inégalité, qui président aux clauses des actes du parlement, et cette éternelle tendance à opprimer les sujets. Ce serait le livre le plus utile à faire. Tu ne peux recevoir dans ton magasin que du demi-bleu, et encore au risque d'avoir des contestations avec les seigneurs de l'échiquier ; car je ne sais si j'ai bien compris certaines gens qui n'ont que bien rarement la bonne fortune de s'entendre eux-mêmes. Le papier que j'ai envoyé est au prix le plus bas que puisse le donner un fabricant pour vivre, et boire de la petite bière.»
(i) Impôt direct.
------------------------------------------------------------------------
74 BAGE.
10 décembre 1788.
« Les auteurs, surtout quand ils ont acquis une certaine réputation, doivent être sincères, et dire des choses muettes le bien et le mal qu'il y a à en dire. Le papier fait avec des cordes n'est pas assez épais, je l'avoue; mais pourquoi l'habiller de la tête aux pieds, comme tu l'habilles? Si j'y vois clair, il a de bonnes qualités, et j'espère que les bons habitans de Birmingham les découvriront. Mais il est trop mince! j'en suis réellement fâché ; comme je ne saurais le rendre plus épais, tout ce que je puis faire, c'est de réduire le prix. Tu proposes six sous par rame ! j'y consens. Si tu crois qu'il faille rabattre douze sous, rabats-les. Concilie la justice et la pitié; je l'abandonne à leur influence réunie. »
23 février 1789.
« La certitude que je ne puis donner mon papier au prix stipulé est ce qui me l'a fait fabriquer trop mince. Il faut cependant corriger ce défaut, et je le corrigerai, que tu doives changer mon prix on non. Il vaut mieux renoncer à quelque profit que de changer un bon renom contre un mauvais. »
ri mars 1793.
« Je ne suis pas un faiseur de comptes. Je ne vois pas pourquoi je me donnerais la peine d'en faire, puisque tu peux les faire toi - même, et que surtout il est probable que tu les feras mieux à mon gré que je ne pourrais les faire. Si le papier est si fort au-dessous du poids que tu sois obligé de diminuer le prix, je sup-
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 75
porterai avec toi la perte. Si tu en as une trop grande quantité, rabats un shilling par ballot; rabats-en deux. Tu es disposé, je le vois avec plaisir, à me traiter en ami. »
3o juin 1795.
« Tout est contre moi. Les ouvriers me demandent des prix que je ne puis donner; les femmes menacent de démolir ma fabrique ; les chiffons haussent de valeur à cause du fret et de l'assurance ; les officiers de l'accise saisissent mon papier! Pourras-tu me dire si messieurs de l'accise peuvent saisir du papier qui a été laissé à la disposition du fabricant! du papier qui a été marqué, timbré, signé par l'officier de l'accise? du papier qui a payé le droit d'accise? Fait-on de ces choses-là? Faut-il que je me pende?
6juin 179g.
« Tu ne saurais t'imaginer à quel point les officiers de l'accise sont tourmentans pour la couleur. Ne voulaient-ils pas saisir une assez grande quantité de papier commun , que la gelée avait blanchi? Ils ont une antipathie décidée pour tout ce qui est plus blanc que la toile à sac. »
Bage avait effectivement eu du papier saisi par les officiers du fisc ; ce même papier lui avait été rendu ; il avait été saisi une seconde fois et rendu encore. Si sa prudence et son intégrité sont manifestes dans les extraits de ses lettres que l'on vient de lire, l'ignorance et la folie des gens de l'accise sont évidentes.
Nous allons donner quelques extraits qui ont un rapport moins direct avec son commerce de fabricant de papier.
------------------------------------------------------------------------
76 BAGE.
«J'en jure par Junon, mon cher Guillaume, il n'existe pas au monde un homme qui désire plus d'avoir des relations avec un autre que je désire d'en avoir avec toi. Le lien qui nous unit ne saurait être rompu sans me causer une douleur égale à la torlure. Tu n'es pas aussi certain d'avoir trouvé la place où Henri VII fut perdu, que tu dois l'être d'avoir trouvé Elford et un ami. »
« J'ai reçu ton pamphlet (i), et je ne sais pas si je ne l'ai pas lu avec plus de plaisir qu'aucun de tes autres ouvrages. Il y a de la chaleur, et les raisonnemens sont justes. Souviens-toi seulement que ta satire est dirigée contre les institutions des jurés et les cours des comtés; tu aurais dû te borner à en censurer les abus. Mais pourquoi m'adresses-tu des injures, à moi? N'as-tu pas eu connaissance du Mont Hennet et des Dunes de Barham avant la publication de ces ouvrages? Oui, cerlainement. Je crois que tu as eu également connaissance de la Belle Syrienne. De quoi donc m'accuses-tu? Sois donc juste ; pourquoi me traites-tu d'incrédule? Je crois tout ce que tu dis. J'attends avec impatience ton Histoire de Derby. Je suis assez hargneux pour grogner de payer trente pour cent ad valorem sur mes cartons, car je paie cela et plus, comme si l'on pouvait faire trop pour son roi et pour son pays. Mais je serai dédommagé de tout quand ton Histoire de Derby paraîtra. »
« Miss Hutton a été le pacifique messager des bonnes dispositions des journalistes. Je savais qu'elle avait du goût et du jugement; je savais encore que ses éloges iraient au-delà des justes bornes; mais je croyais aussi
(l) Dissertation sur les jurys.
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 77
qu'elle ne consentirait pas à flatter sans fondement. »
« Déjeuner tranquillement, faquin! C'est aussi ce que je fais quand ma maison ne fume pas, que ma femme ne gronde pas, que les journaux ne me donnent pas d'humeur, que mes ouvriers ne clabaudent pas pour une augmentation de salaire. Mais il faut que je gagne mon pain , en mangeant aussi peu que possible; car milord Pitt voudra avoir tout le surplus. N'importe; dans dix ans je ne me soucierai de rien (i). »
« Encore une assemblée de mes ouvriers ! encore une augmentation de gages ! c'est la troisième. Comment tout cela finira-t-il? William Pitt paraît recourir à une autre de ses manoeuvres : l'invasion, au moment où le parlement va s'assembler, afin que, dans notre effroi, nous donnions notre argent sans crier. »
« Si tu es retourné dans le pays de Galles, et que tu ne sois pas mort d'extase, j'espère avoir bientôt de les nouvelles. En attendant je suis toujours, et toujours davantage, tout à toi. »
« Je crains bien que ta manière de m'envoyer des billets des uns et des autres ne m'expose à en voir revenir souvent qu'il faudra rembourser. Mais je n'ai reçu de toi que du bien; pourquoi n'en recevrais-je pas quelque mal? Dans ce pays, le plus beau, le plus libre, le meilleur des pays possibles, tout va de mal en pis, et pourquoi pas toi aussi? »
« J'ai eu beau chercher dans ta dernière lettre la mauvaise humeur que tu prétends qu'il y a, je n'ai pu la découvrir. Et dis-moi, je te prie, pourquoi aurais-tu de l'humeur si tu pouvais en avoir? Détourne ton courCi) Bagemouiut huit mois après la date de cette lettre, qu'il écrivait le 24 janvier 18m.
------------------------------------------------------------------------
78 BAGE.
roux de moi, et porte-le sur les vents et les brouillards. Je crains qu'à l'avenir tu ne t'en prennes aux chiffonniers de Londres et d'Allemagne, où les prix ont augmenté, où ils augmentent et devraient diminuer, mais ne diminueront point, parce que nous commençons le siècle par ne pas faire ce que nous devrions faire. Ce que nous ferons à la fin, c'est ce que je ne sais pas, et ce dont je ne m'embarrasse pas. »
Au mois d'octobre 1800, Bage alla voir Hulton à Birmingham, où Hutton passait les heures de la journée qu'il donnait aux affaires. Miss Hutton et son père furent frappés de l'altération qu'ils remarquèrent dans les traits de Bage; ils crurent y apercevoir des symptômes alarmans, et le voir pour la dernière fois. Bage lui-même parait avoir eu cette idée : en quittant ses amis, il pressa affectueusement la main de Samuel Hutton, petit-neveu de M. Hutton, et lui dit : « Adieu, « mon cher enfant, nous nous reverrons dans le « ciel. »
Il parait cependant que, rendu chez lui, Bage se flattait de revoir encore son ami dans ce monde. Deux mois plus tard il écrivait à Hutton : « Dis à miss Huttou « que j'ai pensé à elle cent fois depuis que je ne l'ai « vue; c'est au point que je craignais d'en être amou« reux. Je l'aime autant qu'un homme qui a soixante « et treize ans et qui est marié doit aimer. Je pense «souvent à l'aller voir, et je tâcherai de réaliser te « projet, mais pas encore. »
Au mois d'avril, il pouvait à peine éctire une lettre. En juin il était mieux , et s'occupait des affaires de sa fabrique; mais dans une 1 épouse à son ami, qui lui annonçait qu'il avait le dessein de lui faire une visite, il disait: « J'aurais été bien aise cl fâché, mon cher
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 79
«Guillaume, de te voir à Tamworth. » 11 mourut le i" septembre 1801.
Bage avait quitté Elford pour aller demeurer à Tamworth, où il passa les huit dernières années de sa vie. Sa femme lui survécut, mais elle est morte depuis. Il avait eu trois fils; il en perdit un au moment où il approchait de la virilité. Il fut très-affecté de la perte de ce fils. L'aîné, Charles, avait établi une filature considérable de coton à Shrewbury. Il est mort en 1822, à l'âge de soixante et dix ans. Edouard, le plus jeune de ses fils, fut placé apprenti chez un chirurgien-apothicaire à Tamworth, où il exerça ensuite sa profession. Il est mort plusieurs années avant son frère. Ils avaient tous deux hérité d'une grande partie des talens de leur père, et de toute son intégrité.
Robert Bage était d'une taille au - dessous de la moyenne, mince, mais bien proportionnée. Il avait le teint blanc et coloré, des cheveux blonds et naturellement bouclés. Sa physionomie, très-expressive , avait de la douceur ; ses manières étaient polies et son aine très-ferme. Il avait une intégrité à toute épreuve, et une aversion invincible pour l'imposture. L'humanité, la bienfaisance, la générosité que l'on remarque dans les caractères de ses héros, n'étaient pas étrangères au sien, et sa vie privée en offrait continuellement-la preuve. Il donnait de l'argent à des personnes qu'il n'avait jamais vues, et parce qu'il avait entendu dire qu'elles étaient dans le besoin. Il gardait ses domestiques et ses chevaux jusqu'à la dernière vieillesse; car hommes et quadrupèdes lui étaient attachés. Sa conduite envers ses fils fut, dans leur enfance, celle d'un père tendre; quand ils devinrent hommes, il les traita en hommes et en égaux, et encouragea en eux l'intlé-
------------------------------------------------------------------------
8o BAGE.
pendance de caractère et de conduite qu'il réclamait
pour lui-même.
En parlant des domestiques, Bage dit dans la Belle Syrienne : « Je plains ces malheureux maîtres qui par « une gravité imperturbable étouffent les émotions d'un « coeur affectionné , dans la crainte qu'il ne sorte de la « bouche d'un domestique des paroles familières qui « choqueraient leur orgueil. »
Dans le même ouvrage il dit d'un père: « Au lieu de «la verge de fer, il employait l'autorité de la douce « persuasion, cultivait les affections de ses enfans par «un commerce continuel avec eux, et par une ten« dresse qui ne se démentait jamais. »
Peu importe dans quelle bouche Robert Bage met ces sentimens : ils étaient dans son coeur, il ne s'en écarta jamais, et tout ce qui l'environnait s'en ressentait.
Charles Bage, fils aîné de notre auteur, l'a comparé avec son ami Hutton, dans une lettre à miss Catherine Hutton, en date du 6 octobre 1806, qu'elle a bien voulu nous communiquer.
« Le contraste entre la vie de votre père et celle du « mien est curieux. Ils avaient tous deux de grands « talens ; ils étaient tous deux d'un caractère doux, sen« sible, bienfaisant, qui était peint dans leur physiono« mie. Ils étaient indignés des excès de l'orgueil et du «pouvoir; ils étaient industrieux, et aimaient beau« coup la littérature. Avec tontes ces qualités, qui leur « étaient communes, leur succès dans la vie a été bien « différent. Mon père n'a jamais ambitionné les riches«ses, et n'a jamais été dans l'opulence. Les talens du « vôtre étaient continuellement excités par le contact « du monde; ceux du mien étaient arrêtés par sa rési«. dence habituelle dans le voisinage d'une petite ville
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 81
• dont il .fuvait la société, parce qu'il n'y trouvait pas « le charme de la conversation qui convenait à un es«piit aussi cultivé que le sien. Mais tel est l'empire de « l'habitude que, quoique dans sa jeunesse il fût étourdi «et aimât le monde, il finit par mettre son bonheur à « lire, à écrire et à faire un quadrille avec des femmes, « dont il paraît qu'il préféra toujours la société à celle « des hommes. »
Après avoir donné au lecteur une idée de la vie et du caractère de Bage, nous allons présenter quelques observations critiques sur ses ouvrages.
L'objet que se proposait Robert Bage dans les romans qu'il a publiés, était plutôt de tracer des caractères que de faire des histoires; plutôt de propager ses opinions philosophiques et politiques, que d'amuser le lecteur par les événemens merveilleux d'une fiction, ou de l'intéresser aux malheurs de ses personnages. Il n'est pas douteux qu'un homme du caractère de Bage ne fût de bonne foi dans les opinions qu'il chercha à répandre. Il adopta la marche de Voltaire et de Diderot, qui, pour rendre plus formidables leurs attaques contre le système religieux et politique qu'ils voulaient changer, rassemblèrent toute leur artillerie dans des contes amusans. Bage a emprunté de ces romans de l'école française son style élégant, badin et ironique; et s'il ne peut être comparé à ses modèles pour l'esprit, il faut convenir que dans plusieurs passages il a une veine d'humour anglaise dont Voltaire lui-même est privé.
Nous ne nous étendrons pas sur le but et la tendante de ces ouvrages. Le style de Bage indique assez qu'il avait eu une éducation de quaker, et dans tous ses ou-
------------------------------------------------------------------------
8a BAGE.
vrages ces chrétiens primitifs sont peints sous les couleurs les plus aimables. Cependant il ne s'est pas conformé aux dogmes de la secte, et il s'était jeté dans le vague du scepticisme.
Un sectaire qui se fait incrédule par raisonnement, ne pouvait être partisan de l'église anglicane ni des doctrines qu'elle enseigne. On doit peut-être attribuer en partie les opinions politiques de Bage aux fréquentes visites des officiers de l'accise, qui percevaient un impôt destiné à soutenir une guerre qu'il n'approuvait pas. Il était assez naturel qu'un homme qui ne voyait dans les percepteurs de l'impôt que des sangsues publiques, et dans les soldats soudoyés par cet impôt que des assassins patentés, pensât que toutes les affaires de ce monde étaient conduites par un mauvais génie. S'il avait la conscience du talent, il pouvait bien s'imaginer qu'il avait mission pour rétablir l'ordre moral. C'est une opinion très-répandue en France, et parmi nous chez les admirateurs de l'école philosophique française, que les hommes de lettres sont les hommes les plus capables de consti tuer des gouvernemens, ou en d'autres mots, que plus aisément et mieux on fait un livre, plus on est propre à gouverner un état. Quiconque a lu les ouvrages de l'ingénieuse madame de Staël, une des femmes les plus remarquables de son époque, s'aperçoit qu'elle a cru, jusqu'au dernier moment de sa vie, qu'on devait faire les révolutions et gouverner les empires par des pamphlets lancés à propos dans le public. Une nation qui jouit depuis long-temps du bienfait de la liberté de la ptesse ne croit pas si généralement à l'omnipotence des talens littéraires. Elle sait que toutes les questions peuvent être débattues sous différens points de vue, et rarement elle adopte une proposition
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 83
uniquement parce qu'elle a été faite et discutée par un orateur habile. Je ne pense point qu'une bonne cause ait beaucoup à redouter d'une discussion libre, et je reconnais que les romans [de M. Bage sont l'oeuvre d'un vrai talent, quoique je ne partage ni ses opinions religieuses, ni ses doctrines politiques. Ces ouvrages sont plus propres à confirmer dans leur manière de penser ceux qui ont des idées semblables , en leur procurant un triomphe aux dépens de leurs adversaires, qu'à convaincre ceux qui voudraient examiner avec calme. Quand on est disposé à brûler en effigie un homme que l'on croit dangereux, on s'embarrasse peu si son costume et sa ressemblance sont exagérés. Il est de même facile à un auteur de faire la caricature de ceux qu'il considère comme des ennemis, ou un portrait flatteur et d'imagination de ceux en qui il voit des amis. Quand on observe le monde avec impartialité, on est bientôt convaincu que M. Bage n'a pas saisi les traits caractéristiques qui distinguent les classes supérieures et inférieures de la société. Il est bien vrai que les diverses classes sont sujettes à des tentations qui leur sont particulières , et leur situation relative sert à faire apprécier toute la sagesse de celte prière : « Ne me donne ni « les richesses ni la pauvreté. » Mais ces inclinations instinctives diffèrent de celles dont M. Bage fait les attributs particuliers des classes supérieure et inférieure. En général, les grands seigneurs de ses romans rappellent les géans des anciens romans de chevalerie, dont la haute stature indiquait seule les mauvaises qualités, et qu'il fallait combattre et couper en morceaux parce qu'ils avaient quelques pouces de plus que le commun des hommes. Les vices des hautes classes sont autres que ceux que Bage a peints. De nos jours, les
------------------------------------------------------------------------
84 BAGE.
gens de qualité sont trop indifférens ou trop indolens pour avoir ces passions violentes et irrégulières qui en faisaient de petits tyrans et des oppresseurs au temps de la féodalité. Leur grand défaut est un manque d'énergie, ou, pour parler plus clairement, une apathie que troublent à peine les risques auxquels ils exposent leur fortune pour jouir d'une excitation momentanée. Dans le nombre des hommes de haut rang et de talent qui restent échoués sur les bords du « lac de l'Oisiveté » de Spenser (i), on en trouverait beaucoup qui n'ont besoin que d'être réveillés de cette apathie pour mériter notre estime; et parmi ceux qui inspirent plus de mépris que de pitié, c'est encore une apathie égoïste qui est leur attribut dominant.
Les habitudes des classes inférieures sont loin de produire exclusivement cette abondante moisson de vertus et de générosité que les écrits de Bage nous donneraient le droit d'attendre d'elles. Il faut convenir, au contraire, qu'elles sont assez naturellement mécontentes de leur condition, trop souvent disposées à saisir les jouissances passagères que le hasard leur présente, et facilement tentées par la promesse d'améliorer leur sort, ou au moins d'étendre la sphère de leurs plaisirs aux dépens de leurs moeurs.
Quand on veut tenir la balance égale, on est porté à croire que, dans la société, la condition la plus favorable à la vertu est celle de l'homme qui n'est ni dans le besoin ni dans l'abondance; de l'homme qui n'est pas tellement au-dessus de la nécessité de se livrer au travail qu'il puisse être blasé bientôt par la satisfaction
(i) Allusion à une tics allégories du poème de Spenser ( the fairy (aeen ) — ED.
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 85
de ses désirs, mais qui n'est pas dans un rang assez bas pour être exaspéré par sa lutte contre l'indigence, ou captivé par les séductions auxquelles l'indigence rend difficile de résister.
Après avoir essayé de tracer cette distinction entre les vices des classes riches et ceux des classes indigentes, nous invitons le lecteur à prendre ces mots dans un sens relatif. Les hommes ne sont pas riches ou pauvres en raison de leurs moyens de fortune, mais plutôt de leurs besoins et de leurs désirs. Celui qui sait proportionner ses dépenses à son revenu , quelque modique qu'il soit, résiste aux tentations qui assiègent l'indigence; et l'homme riche qui se fait un devoir de bien employer sa richesse sera également à l'abri des pièges dont l'opulence est entourée.
Les fausses couleurs sous lesquelles Bage présente les diverses classes de la société ne sont pas la seule erreur que l'on remarque dans ses écrits. On y trouve une tendance dangereuse à relâcher les principes de la morale sur la question où son joug est peut-être le plus salutaire et le plus utile à la société.
Fielding, Smollet et d'autres romanciers, en feignant de ne pas blâmer avec assez de sévérité celte violation de la morale, qu'on traite trop légèrement de peccadille chez les hommes, ont peut-être eu ce tort; mais, dans quelques occasions, Bage s'est permis cette licence avec l'autre sexe: il va quelquefois jusqu'à se jouer des liens du mariage, de toutes les institutions sociales la plus favorable à la religion et au bon ordre, et celle qui, dans ses conséquences, établit le mieux la distinction qui sépare l'homme des vils animaux. Toute l'influence que les femmes ont dans la société; leur droit à l'exercice de ces soins maternels qui sont notre éducaTOM. x. 8
------------------------------------------------------------------------
86 BAGE.
tion première; l'empire salutaire qu'elles exercent avec douceur pour réprimer les passions de l'homme ; ce don qu'elles ont de protéger notre jeune âge, et de rendre moins triste notre vieillesse : toutes ces choses dépendent tellement de la pureté de leurs moeurs et du charme que la chasteté répand autour d'elles, que laisser percer un doute sur le prix de leur vertu , c'est enlever la pierre angulaire sur laquelle repose la société civile avec tous ses avantages et toutes ses consolations. On conçoit facilement que miss Ross , dans les Dunes de Barham, soit victime des artifices d'un séducteur, dans des circonstances faites pour exciter la compassion , et nous ne poussons pas le scrupule jusqu'à dire qu'elle ne peut plus reparaître dans la société lorsque sa conduite subséquente a pu faire oublier son erreur. Mais elle devrait s'y présenter dans l'attitude du repentir, et non comme une personne qui réclame un droit à une place dont elle ne fut jamais déchue. Son déshonneur ne peut pas être aux yeux d'un mari une tache assez commune pour en faire le sujet d'une excellente plaisanterie dans une lettre à son ami. Elle doit penser à ses erreurs, non pas seulement avec repentir, mais encore avec une véritable humiliation. Les lois de la société l'exigent de celle même qui a été trompée et que l'on est porté à plaindre ; il ne pourrait y avoir d'autres concessions làdessus sans ouvrir la porte à la licence. A cette absence de principes se joignent souvent des expressions peu délicates, faute essentielle contre le goût, mais qui est à nos yeux moins condamnable que le reproche que l'on peut faire aux romans de Bage de tendre à relâcher les principes d'une morale nécessaire au bon ordre et au bonheur de la société. Ces expressions ont été un peu châtiées dans l'édition que nous en avons publiée, et
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 87
s'il en reste encore qui prêtent à la censure, elles trouveront leur excuse dans l'exemple des romanciers plus anciens que Bage.
Après avoir relevé cette grande erreur de Bage sous le rapport des moeurs, nous ferons aussi remarquer que ses opinions sur la conduite de l'autre sexe ne sont pas des règles plus exactes que celles qui le rendent si indulgent pour les faiblesses des femmes. Hermsprong, qu'il offre comme un modèle idéal de la perfection humaine, est un homme qui, dégagé de tout ce que les nourrices et les prêtres lui avaient enseigné, entre dans le monde sans se soumettre à aucun frein religieux ou politique, qui ne reconnaît de règles de conduite que celles qu'il s'est faites lui-même, et qui évite ou repousse toutes les tentatives dont s'entourent les passions, parce que sa raison en aperçoit toutes les conséquences funestes. Selon l'expression énergique de notre poète moral, Wordsvvorlh (1), c'est « un être raisonnant qui «sesuffit à lui-même , un être intellectuel qui comprend « toute chose. »
Mais a-t-il jamais existé un tel homme? pouvons-nous croire à cette perfection dans un être à qui la nature a donné des passions et des faiblesses ; qui se trouve sans cesse exposé à des tentations, et à qui on ne donne, pour les combattre, que les armes d'une philosophie pratique? Que le lecteur s'interroge lui-même: — Ne craindrait-il pas de s'écarter des sentiers de la morale et de la vertu, s'il croyait ne devoir compte de sa conduite qu'à lui seul, et s'il n'avait d'autre autorité que la raison, ce juge si sujet à être séduit et aveuglé par les so(0
so(0 , sur ce poète et sur l'école des lacs, le Voyage historique tt littéraire en Angleterre et en Ecosse. — ED.
------------------------------------------------------------------------
88 BAGE.
phismes que l'esprit humain appelle à son secours pour justifier les passions? Que le lecteur, dis-je, s'interrogei et si sa conscience répond affirmativement, il est « ce « monstre sans défaut que le monde n'a jamais vu, » ou il se trompe aussi grossièrement que ce bon dévot qui, rapportant toute sa conduite à une inspiration intérieure, ne croyait pas pouvoir être criminel au moment même où il commettait un crime.
Nous ne traitons pas ce sujet en théologien : la nature de notre ouvrage n'admet pas une discussion aussi grave. Mais nous rappellerons, même dans ces pages fugitives, à ceux qui croient n'avoir besoin pour guide que de la morale des philosophes, ou plutôt des sophistes modernes, que depuis long-temps on a fait en grand l'essai de leur système. Quelle que soit la supériorité des modernes dans les sciences physiques, on ne contestera pas que sans le secours des lumières de cette raison, que l'on assure de nos jours être une règle suffisante de conduite, les anciens avaient sur la morale autant de lumières que les philosophes modernes. Toutefois, en reconnaissant ce que leur système a fait pour le perfectionnement de l'espèce humaine, parmi ces professeurs de morale, il y a bien peu d'hommes qui aient laissé des exemples propres à accréditer la doctrine qu'ils enseignaient. Il y a eu , à la vérité, quelques philosophes qui ont été pour leurs disciples des modèles de conduite morale. Nous ne rechercherons pas avec sévérité si la vanité, le désir de paraître conséquent avec leurs doctrines, l'importance attachée au fondateur d'une secte, a été le principe de leurs actions, quoique le moindre de ces motifs soit un auxiliaire puissant-pour la tempérance, lors même que l'âge, en calmant les passions, en a fait une vertu plus facile. Mais les satires
------------------------------------------------------------------------
BAGE. 89
de Juvénal, de Pétrone, et surtout de Lucien, nous montrent assez le peu d'effet que les doctrines de Zenon, de Platon, d'Épictète, de Socrate, d'Épicure, avaient produit sur leurs disciples, et le peu d'influence que la barbe du stoïcien , les subtilités de l'académicien, et les mortifications des cyniques, avaient sur les sectes dont les dénominations rappelaient les noms de ces grands philosophes. On voit que ces hommes, qui affectaient le mépris des plaisirs des sens, avaient tous les vices du siècle le plus corrompu, et y ajoutaient l'hypocrisie de prétendre suivre pour règle de conduite les lois de la véritable sagesse et de la raison.
Si, dans les temps modernes , ceux qui ne reconnaissent de règle que la philosophie ne se sont pas livrés aux mêmes dérèglemens, c'est parce que ces principes de religion qu'ils affectent de mépriser ont inculqué dans les esprits un sentiment moral, inconnu avant la propagation du christianisme. Depuis que la religion chrétienne est devenue celle de l'Europe, ce sentiment moral est presque inné dans la société européenne, et les novateurs ne peuvent en méconnaître l'influence : ils sont donc réduits à prétendre que la raison peut obtenir les mêmes résultats que les doctrines annoncées du haut de la chaire chrétienne, et pratiquées par les fidèles.
Enfin, pour opposer une autorité du même genre à une autre, nous engageons le lecteur à comparer le caractère du philosophe Square, de Tom Jones, avec celui des philosophes de Bage, et d'examiner sérieusement si un système de morale qui laisserait l'homme juge suprême et unique de ses actions, est bien propre à former un caractère noble, éclairé, généreux, et capable d'exercer sur les autres une grande influence par
8.
------------------------------------------------------------------------
go BAGE.
son énergie et des exemples continuels de vertu ; ou s'il n'est pas plus vraisemblable que cet homme, abandonné à sa raison, accommodant sa morale à ses pencbans et à ses convenances, ne sera qu'un égoïste, un sophiste hypocrite, qui, ayant toujours le mot de morale à la bouche, trouvera perpétuellement des prétextes pour se livrer à toutes les tentations que son intérêt et ses passions lui conseilleront de satisfaire.
Loin de nous la pensée de vouloir insinuer que les fausses notions de Bage l'aient égaré dans sa conduite. Ce que nous connaissons de sa vie privée indique tout le contraire. Son style, ainsi que nous l'avons déjà dit, nous fait penser qu'il appartenait à la secte morale et bienfaisante des quakers ; et si leurs doctrines l'ont conduit à des opinions erronées, il n'a pu y puiser rien de favorable au relâchement des moeurs. Dans ses romans, les quakers sont toujours représentés sous des couleurs aimables; le caractère d'Arnold, et celui surtout de miss Carlile, sont des peintures admirables de l'alliance du talent et même de l'esprit aux sentimens et aux manières particulières de cette secte intéressante, qui se rapproche des institutions prirnitives de la foi (i).
Si Bage était lui-même sans vices, ses principes n'en sont pas moins propres à favoriser le vice dans la société, Des hommes d'un caractère plus hardi que le sien en pourraient abuser pour agir autrement que lui, et ce danger nous imposait le devoir démontrer qu'ils ne sont fondés que sur des sophismes.
Les ouvrages de Bage, abstraction faite de cette tendance pernicieuse, sont incontestablement d'un grand
(i) Il ne sera pas hois de propos de remarquer que la lecture de Bage a peut-être donné l'idée à Walter Scott d'introduire dans sou roman de Bedgauntlel le caiaciprc priginal d'un quaker. —ED.
------------------------------------------------------------------------
BAGE. oi
mérite. Ils sont amusans et instructifs. Son unique but est de développer le caractère de l'homme, et il faut avouer qu'il en avait trouvé le secret. La partie narrative de ses romans est rarement bien intéressante; c'est la conduite des personnages, comme êtres pensans et parlans, qui captive notre intérêt; et, contre l'ordinaire, le lecteur n'est presque jamais tenté de passer les dialogues pour arriver plus vite au récit des événemens. Les conversions subites et invraisemblables n'embarrassent nullement Bage. Sir George Osmond passe tout d'un coup de l'égoïsme et de l'avarice à la générosité et à la libéralité, parce que la vertu lui parait aimable dans son frère et dans ses amis.
Bage ne connaît pas bien cette espèce de caractère formé par les professions ou la nationalité. Ses marins n'ont rien de piquant ; ses Irlandais sont une charge de ceux que l'on voit sur la scène; ses Écossais sont une mauvaise caricature, et il leur fait parler un langage que l'on n'a pas parlé depuis la tour de Babel. Le talent de Bage consiste surtout à analyser les opérations secrètes d'une intelligence supérieure, comme celle de Paracelsus Holman ; et ce mérite est grand , si l'on considère combien il est plus difficile de saisir la variété de caractère que produit l'habitude de ce travail métaphysique, que de peindre ceux qui reçoivent leur cachet individuel des moeurs et des usages du pays où ils se développent.
Il règne dans les romans de Bage un ton de légèreté et de gaieté agréable, et lors même que vous êtes tenté d'en vouloir à l'auteur de chercher à faire prévaloir la mauvaise raison sur la bonne, la facilité et l'/i«- mour de son style vous réconcilient avec lui. Nous ne croyons pas qu'on doive s'abstenir de lire les ouvrages
------------------------------------------------------------------------
92 BAGE.
d'un romancier aussi distingué , parce qu'ils contiennent des erreurs philosophiques. Nous avons tâché de les faire remarquer ; et, comme nous sommes loin de penser que c'est dans des livres de cette nature que les jeunes gens inconsidérés puisent leurs opinions sur des sujets graves, nous les recommandons aux oisifs, dans la persuasion qu'ils n'oublieront pas qu'une bonne plaisanterie n'est pas un argument : un romancier, semblable au maître d'un théâtre de marionnettes, dispose son drame à sa fantaisie, et, soit que le diable s'envole en emportant Polichinelle, ou que Polichinelle étrangle le diable, cela ne prouve rien en faveur de la force comparative de l'un ou l'autre des personnages; cette force ne dépend que des caprices de celui qui fait mouvoir les ressorts secrets.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR
HORACE WALPOLE.
LE Château aVOtrante (1) n'est pas seulement remarquable comme un roman rempli d'intérêt, mais encore commele premier essai d'unefiction moderne fondée sur la même base que les anciens romans de chevalerie. Dès le règne d'Elisabeth, on commençait à négliger ces vénérables légendes. Nous voyons, par les critiques du temps, que le poëme de féerie (2) de Spenser dut son succès plutôt au sens mystique et allégorique qu'on y attachait qu'au récit des exploits chevaleresques considéré indépendamment de l'allégorie. Le théâtre, qui brilla bientôt d'un vif éclat, et les traductions des innombrables romanciers d'Italie, procurèrent aux classes supérieures de la société les amusemens que leurs pères trouvaient à la lecture des légendes de Don Belianis et du Miroir de la Chevalerie. Les énormes vo(1)
vo(1) Castle of Otranto.
(2) ThefairyQueen.
------------------------------------------------------------------------
94 WALPOLE.
lûmes qui avaient fait autrefois les délices de la noblesse et de la cour, dépouillés de leurs ornemens et réduits en abrégés,furent relégués dans la cuisine, dans l'appartement des enfans, ou encore sur la fenêtre du salon de quelques vieux manoirs.
Sous le règne de Charles II, le goût généial pour la littérature française mit à la mode les lourds in-folio de La Calprenède et de Scudéri, ouvrages destinés à marquer la transition des anciens romans de chevalerie au roman moderne. Mais l'alliance était si mal conçue, que l'on retrouvait l'insupportable longueur des romans en prose de la chevalerie, les mêmes détails de combats, le même genre d'incidens surnaturels et extravagans, sans aucun de ces traits sublimes de génie ou d'imagination que l'on remarque souvent dans les romans du moyen âge. Toute la langueur sentimentale et les fades intrigues amoureuses de la nouvelle n'y étaient rachetées ni par la diversité des caractères, ni par la vérité du sentiment, ni par une observation fine des moeurs. Cette sorte de composition fut à la mode plus qu'on ne pouvait s'y attendre, uniquement parce que l'on appelait ces romans des ouvrages d'amusement, et que l'on n'avait rien de mieux à mettre à leur place. Du temps même du Spectateur, Clélie, Cléopâtre, et le Grand Cyrus (comme il a plu à son barbare traducteur de le baptiser) étaient la lecture favorite du beau sexe. Ce mauvais goût commença à s'affaiblir dans les premières années du dix-huitième siècle, et disparut entièrement devant les ouvrages de Lesage, de Richardson , de Fielding etdeSmoIlet, au point que le nom de roman (i), aujourd'hui si respectable à l'oreille des antiquaires et
(i) Les Anglais ont les mots romance, laie et novel pour exprimer les diverses espèces de roinjus —En.
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. 95
des bibliomanes, était presque oublié lorsque le Château d'Otrante parut.
La position personnelle d'Horace Walpole, ingénieux auteur de cet ouvrage, était de nature à lui donner un goût décidé pour ce que l'on peut appeler le style gothique, expression à laquelle, avant lui, on attachait l'idée de tout ce qui était diamétralement contraire aux règles du bon goût.
Horace Walpole était fils de sir Robert Walpole, ce fameux ministre qui fut à la tête des affaires sous deux règnes successifs, et qui tint les rênes du gouvernement d'une main si ferme et si absolue que son autorité semblait faire partie des droits de la famille de Brunswick.Horace naquiten i7i7;ilfutélevéàEton, et se lia à cette école fameuse avec le célèbre Gray. Cette liaison continua pendant les premiers temps de leurs études à Cambridge, et d'un mutuel accord ils voyagèrent ensemble, en 1739. Il survint entre eux quelque mésintelligence, et ils se séparèrent sur le continent. La vivacité de Walpole et peut-être ses manières aristocratiques ne s'accordèrent pas avec les opinions et les habitudes de l'homme de lettres de profession. Lors de leur réconciliation, qui eut lieu dans la suite, Walpole prit franchement sur lui le tort de la rupture, et ils restèrent liés jusqu'à la mort de Gray.
A son retour en Angleterre, Walpole fut nommé membre du parlement, et débuta dans la carrière politique comme le fils du ministre le plus puissant qu'on eût vu en Angleterre depuis plus d'un siècle. Les fils d'un père placé à la tête du gouvernement avaient nécessairement leur part de cette cour que l'on est dans l'usage de faire aux proches parens de ceux qui disposent des grâces de l'état. Au sentiment d'importance que
------------------------------------------------------------------------
96 WALPOLE.
donnent de telles attentions se joignit l'habitude, contractée de bonne heure, d'associer l'intérêt de sir Robert Walpole, et même les affaires domestiques de sa famille, avec les partis qui existaient dans la famille royale d'Angleterre, et avec les changemens dans les affaires publiques de l'Europe. Il n'est donc pas étonnant que son fils, Horace Walpole, qui était naturellement porté à un goût très-prononcé pourles généalogies, et qui attachait un grand prix aux honneurs, ait été entretenu dans ces idées par les circonstances qui semblaient, pour ainsi dire, associer le sort de sa maison à celui des princes, et donner aux armoiries des Walpole, des Shorter et des Robsart, dont il descendait, une splendeur inconnue à ceux qui les portaient jadis. Si M. Walpole fonda jamais ses espérances de fournir une haute carrière politique sur l'importance de sa famille, la fin du pouvoir de son père, et le changement qui en fut la conséquence pour luimême , le dégoûtèrent de prendre part aux affaires, et lui firent chercher de bonne heure des consolations dans la retraite, où il se livra à la littérature. Il conserva, à la vérité, sa députation au parlement pendant plusieurs années; mais il ne prit part aux débats de la chambre qu'en une seule occasion, pour défendre, avec beaucoup de dignité et d'éloquence, la mémoire de son père, sans s'être jamais mêlé des affaires publiques. Dans ce qu'Horace Walpole a publié de ses vues et de ses idées personnelles, relativement au gouvernement, il paraît avoir aimé à favoriser l'esprit de parti, et à s'occuper du gouvernement plutôt pour avoir le plaisir d'intriguer pour l'intrigue elle-même, que pour faire adopter quelque mesure avantageuse pour lui, ou importante pour l'état. En 1758, âgé seu-
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. 97
lement de quarante-un ans, jouissant d'une fortune assurée, il renonça entièrement aux affaires publiques, pour se livrer, dans la retraite, à ses goûts et à ses études. Son père avait eu soin de le pourvoir de trois bonnes sinécures (i), en sorte que son revenu, administré avec une économie qu'il entendait mieux que personne, suffisait à ses dépenses d'amateur et pour maintenir son haut rang dans la société.
L'objet des études d'Horace Walpole était en grande partie le résultat de sa manière de penser et de sentir. Il y portait une imagination ardente, et un esprit vif, actif, pénétrant, qui était riche de connaissances diverses. Ses voyages avaient formé son goût pour les beaux-arts; mais la prédilection qu'il avait toujours eue pour le rang et pour la naissance avait lié ces deux branches d'étude avec celle de l'histoire des temps gothiques et 'des antiquités. Ses Anecdotes de la peinture et de la gravure (Anecdotes of Painting and Engraving) laissent souvent percer son goût favori ; mais son Catalogue des Rois et des Nobles qui ont été auteurs ( Catalogue of Royal and Noble authors ), et ses Doutes historiques (Hislorical Doubts ), sont évidemment l'oeuvre d'un antiquaire et d'un généalogiste. Le premier de ces deux ouvrages prouve le respect de H. Walpole pour la naissance et pour le rang; mais il nous semble peu propre à intéresser à l'une ou à l'autre. Il serait difficile, par aucun principe ou procédé de soustraction , de former Une liste d'auteurs plébéiens qui en contînt un si petit nombre dont le génie fût digne de mémoire. Mais le faible de Walpole fut toujours de vouloir paraître ne
(l) Ces soi 1rs de places sont presque hérédilaires dans quelques familles.— En.
------------------------------------------------------------------------
98 WALPOLE.
pas aspirer à la faveur publique, dont il était pourtant jaloux, et de prétendre être un auteur privilégié, un membre du petit nombre des élus (i), qui ne veulent point descendre dans l'arène où combattent des écrivains de profession. Il se donnait donc pour un auteur qui n'écrivait qu'afin de satisfaire un goût particulier et employer quelques heures de loisir. Il y avait dans tout ceci une grande affectation, qui eut le sort ordinaire de l'affectation. Walpole fut très-sensible à la critique qu'il affectait de mépriser, et parfois piqué de l'oubli qu'il paraissait désirer.
Les Doutes historiques sont un exemple curieux de tout ce que peuvent les recherches minutieuses des antiquaires pour rendre incertains les faits les plus avérés de l'histoire générale. Il est aussi remarquable de voir comment, en défendant un système que H. Walpole n'avait d'abord adopté que comme un exercice littéraire, ses doutes acquirent dans son esprit la force d'une certitude sur laquelle il ne permettait pas de discussion.
Ses occupations domestiques, aussi-bien que ses études, sont la preuve d'un goût pour les antiquités anglaises qui n'était pas commun alors. Il aimait, comme dit un de nos satiriques, « à contempler des joujoux gothiques à travers un verre gothique (2); » et la maison de Strawberry-Hill (3), qu'il choisit pour demeure, devint par degrés un château féodal, par l'addition de tourelles, degaleries et de corridors dont les sculptures, les panneaux et les vitraux peints
(1) One of the right hand file.
(2) To gaze on gothic ioys through gothic glass.
(3) Sur la route de Twickonham à Ilamploncourt. — ED.
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. 99
étaient ornés d'écussons, de supports, de boucliers, de lances de tournois, et de tout l'arsenal de la chevalerie. L'architecture gothique est aujourd'hui tant à la mode, qu'on est surpris lorsque la maison de campagne d'un marchand retiré du commerce n'a pas des fenêtres en lancettes, des piliers en pierre, des vitraux peints, un buffet en forme de stalle de cathédrale, et une auge avec un fronton dans le style de la façade d'une ancienne chapelle. Mais, vers le milieu du dixhuitième siècle, lorsque H. Walpole commença à faire revivre l'architecture gothique, et à nous apprendre comment les bas-reliefs, les cathédrales et les monumens pouvaient être appropriés à des manteaux de cheminées, à des plafonds, à des fenêtres et à des balustrades, il ne copiait pas la mode; il consultait son propre goût, et réalisait ses propres rêves dans la construction romantique de sa maison.
Walpole suivit dans ses études plus légères le même principe qui avait eu tant d'influence sur ses recherches historiques et sur son goût en architecture. Il était versé dans la littérature étrangère, et il s'en glorifiait avec raison ; mais ses connaissances dans ce genre étaient subordonnées à son principal objet comme antiquaire et généalogiste anglais : il glanait dans les antiquités des sujets pour la poésie et le roman, comme pourses controverses historiques. Ces recherches passent pour être assez ennuyeuses, mais c'est lorsqu'elles sont faites par des hommes dont l'imagination ne sait rien animer. Un Horace Walpole, un Thomas Warton , ne sont pas de simples compilateurs de ces faits arides que l'historien dédaigne de recueillir. Ils entrent dans les ruines qu'ils aiment, le flambeau du génie à la main. Le jeune poète n'est pas plus inspiré par la lecture de
------------------------------------------------------------------------
IOO WALPOLE.
Virgile, que ne le sont de tels antiquaires parles peintures féodales de Froissart, si brillantes dans leur naïveté. Riche des connaissances acquises dans ses recherches sur les antiquités du moyen âge; inspiré, comme il nous l'apprend lui-même, par la construction romantique de sa demeure, M. Walpole résolut de donner au public un exemple du style gothique appliqué à la littérature moderne, comme il avait déjà donné un exemple de ce genre en architecture.
Dans son modèle de manoir gothique moderne, Walpole avait pris soin d'adapter aux commodités de notre siècle, et même à notre luxe, les sculptures variées et les ornemens des anciennes églises : son but dans le Château d'Otrante a été d'unir le merveilleux des aventures, et le ton imposant de la chevalerie des anciens romans, au développement de caractère et au contraste de sentimens et de passions que l'on trouve ou que l'on espère trouver dans le roman moderne. Incertain de l'accueil que le public ferait à un ouvrage conçu sur ce plan, et peut-être aussi ne voulant pas s'exposer au ridicule qui en suivrait la chute, Walpole publia le Château d'Otrante, en 1764, comme une traduction faite par William Marshall de l'italien d'Onuphrio Muralto, sorte d'anagramme ou de traduction italienne du nom de l'auteur anglais (1). On soupçonna bientôt que l'ouvrage sortait d'une plume plus élégante que celle d'aucun William Marshall, et, dans la seconde édition, Walpole dévoila le secret. Il fait dans une lettre particulière le récit de l'origine de son ouvrage; cette lettre contredit l'assertion long-temps admise qu'il fut achevé dans huit jours.
(1) JPall, mur , muro ; pôle, perche, quelque chose de haut, alto. — ED.
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. ICI
9 mars 1763.
« Vous avouerai-je quelle a été l'origine de ce roman? «Je m'éveillai un matin du mois de juin dernier, à la «suite d'un rêve, dont tout ce que je pus me rappeler «fut que je me trouvais dans un vieux château (rêve «bien naturel pour une tête remplie comme la mienne « d'histoires gothiques ) , et que tout au haut de la ba«lustrade d'un grand escalier je voyais une main de «géant armée. Dans la soirée je pris ma plume sans « savoir le moins du monde ce que j'allais écrire ou ra« conter. L'ouvrage prit de l'extension , et je m'en amu«sai. Ajoutez que j'étais fort aise de penser à autre « chose qu'à la politique. J'étais si occupé de mon ro« man (terminé en moins de deux mois), qu'un soir «j'écrivis depuis le thé, vers six heures, jusqu'à une « heure et demie du matin ; j'avais la main et les doigts « si fatigués, que la plume m'échappant, je ne pus finir « ma phrase , et que je laissai Matilde et Isabelle cau«sant ensemble, au milieu d'un paragraphe.»
Il parait que l'on ne douta pas dans le premier moment de l'authenticité de l'ouvrage. M. Gray écrivait à M. Walpole, le 3o décembre 1764 : «J'ai reçu le Châ« teau d'Otrante, et je vous en fais mes remerciemens. Il « est beaucoup lu ici ( à Cambridge ) ; il fait pleurer « quelques-uns de nous , et nous fait redouter chaque « soir d'aller nous coucher. Nous croyons que c'est une « traduction , mais nous croirions que c'est une histoire « véritable , si ce n'était le saint Nicolas. »
A en juger d'après la lettre déjà citée, le voile de l'anonyme ne tarda pas à être un peu soulevé pour les les amis de l'auteur; il le fut entièrement pour le public par la préface de la seconde édition, dans laquelle
9-
------------------------------------------------------------------------
rua WALPOLE.
la tendance et la nature de l'ouvrage sont brièvement commentées et expliquées. Le passage suivant d'une lettre à madame du Deffand semble indiquer que Walpole se repentait de n'avoir pas continué à garder l'incognito , et que, sensible à la critique comme tous les écrivains amateurs, il était plus piqué des critiques de ceux qui n'aimaient pas son roman de chevalerie, qu'il ne jouissait des éloges de ceux qui l'admiraient.
«Ainsi, dit-il à madame du Deffand, on a traduit «mon Château d'Otrante, probablement pour tourner «l'auteur en ridicule. Fort bien; je vous prie cepen« dant de ne point relever ces plaisanteries. Laissez les « critiques dire ce qu'ils voudront ; cela ne me fait rien «du tout. Je n'ai pas écrit pour notre siècle, qui ne « peut souffrir que la froide raison. Je vous avoue , ma « chère amie (vous allez me croire plus fou que jamais), « que c'est le seul de mes ouvrages dont je suis content. « J'ai donné un libre essor à mon imagination qui s'est « échauffée par ces visions et les sentimens qu'elles exci« taient. J'ai écrit en dépit des règles, des critiques et « des philosophes ; et l'ouvrage ne m'en paraît que « meilleur. Je suis même persuadé que quelque jour, « quand le goût aura repris la place qu'occupe en ce « moment la philosophie, mon pauvre Château trouvera «des admirateurs: nous en avons déjà quelques-uns « ici, car il va en paraître une troisième édition. Je ne « vous dis pas cela pour mendier vos éloges (r). Je vous « ai dit, dès le commencement, que vous n'aimeriez pas
(l) Madame du DefT.ind avait écrit i M. Walpole qu'elle avait lu le Château d'Otrante deux fois; mais elle n'ajoutait pas un mol d éloge. Elle blâmait le traducteur d'avoir donné la seconde piéface, surtout parce qu'elle ciaignait que cela n'indisposât Vollaiic contte Walpole.
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. io3
« l'ouvrage : vos visions sont d'un genre tout différent. .< Je ne suis pas fâché que le traducteur ait donné la se« conde préface : la première s'accorde pourtant mieux « avec le style de la fiction. Je voulais qu'on la crût an« cienne, et presque tout le monde y a été trompé. »
Si toutefois les éloges étaient atténués par la critique au point d'alarmer la sensibilité de l'auteur, les éditions multipliées, eu divers formats, du Château d'Otrante ne laissent aucun doute sur l'estime générale qu'obtint l'ouvrage , ce qui dut vraisemblablement réconcilier M. Walpole avec le goût de son siècle. Ce roman a été considéré non-seulement comme le type original d'un genre particulier de composition, heureusement conçu et exécuté par un homme de talent, mais encore comme un ouvrage très-remarquable de notre littérature légère.
Horace Walpole continua le genre de vie qu'il avait adopté, depuis 1753 jusqu'à sa mort, à moins qu'on ne veuille voir un changement dans ses principes de wliiggisme, qui, à ce qu'il nous assure lui-même, allaient presque au républicanisme, lorsqu'ils reçurent un contre-coup terrible de l'horreur que lui inspira la révolution française dès son origine. Il n'y eut rien de changé non plus dans ses manières, lorsque, par la mort de son neveu , il hérita du comté paternel d'Orford. H. Walpole avait alors près de soixante et quatorze ans; il prit à peine le titre de comte, et mourut quelques années après, le 2 mars 1797, dans sa maison de Bcrkley- Square.
Pendant que l'on imprime cette notice, nous trouvons, dans les Souvenirs très-amusans que miss Hawkins a publiés des premières années de son séjour à Tvvickenham , la description de la personne de M. Horace Wal-
------------------------------------------------------------------------
io4 WALPOLE.
pôle, avant 1772. Cette description donne l'idée de la personne et des manières d'un homme du monde vers le milieu du dernier siècle.
« Sa taille n'était pas seulement grande, mais, à «proprement parler, longue et mince; son teint et ses «mains surtout étaient d'une pâleur maladive. Il avait «l'oeil très-brillant et pénétrant, très-noir et très-vif. « Sa voix n'avait pas un aecent sonore ; mais elle était « très-agréable, et, si je puis m'exprimer ainsi, très« comme il faut ( gentlemanly). Je ne me rappelle pas bien «son port; il entrait toujours dans l'appartement avec « cette manière de délicatesse affectée que la mode avait «alors rendue presque naturelle; le chapeau entre ses « mains, comme s'il avait voulu l'aplatir, ou sous le « bras ; les genoux plies, et marchant sur la pointe du «pied, comme s'il avait craint que le plancher ne fût «humide. —Voici sa toilette ordinaire: en été, saison « pendant laquelle je l'ai vu le plus souvent, un habit «complet, couleur lavande, la veste avec une petite « broderie en argent, ou en soie blanche , travaillée au « tambour ; bas de soie gris, couleur de perdrix; boucles « d'or ; manchettes, et, le plus souvent, jabot de den« telle. Je me souviens qu'étant enfant, je croyais qu'il « n'était pas bien habillé, quand il avait des manchettes « de baptiste à ourlet, à moins qu'il ne fût en deuil. Il « ne portait point de poudre en été, mais sa perruque « était plate, laissant voir son front uni et pâle; en hiver « il portait de la poudre. »
Nous pensons que cette respectable dame, à laquelle nous devons des détails très-intéressans sur plusieurs personnages distingués, a été un peu trop sévère sur les bizarreries gothiques de l'architecture de Stravvberry-Hill. Les amis des beaux-arts se doivent une mu-
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. io5
tuelle indulgence, quand leur enthousiasme pour un objet favori les entraîne dans des extrêmes qui sont, pour la multitude, un véritable caviar (r). L'oreille de l'architecte ne doit pas juger précipitamment les conceptions savantes du musicien, et l'oeil du musicien doit avoir quelque indulgence pour les tourelles et les pinacles de l'architecte enthousiaste.
Il n'entre pas dans notre plan de nous étendre sur le caractère personnel d'Horace Walpole. Ses ouvrages prouvent ses talens ; en mettant même de côté le drame terrible, mais repoussant, de la Mère mystérieuse ( the mjstcrious Mother), et l'excellent roman dont nous allons donner une analyse critique, il jouirait encore de la réputation d'un homme de très-bon goût, qui a écrit les meilleures lettres qu'on puisse citer dans la langue anglaise.
Il parait que son caractère avait ses inégalités : libéral pour satisfaire son goût, il suivait cependant, en s'y livrant, les principes d'une stricte économie. Dans sa correspondance, il est dur et désobligeant envers madame du Deffand, dont l'esprit, la cécité et la tendre amitié, réclamaient toute l'indulgence d'un homme sensible et bon. Il est également sévère envers Bentley, dont il avait mis le goût et les talens à contribution pour les embeilissemens de sa maison. Ce sont des traits de caractère peu aimables , qui ont été cités et exagérés. Mais on lui a surtout reproché sa conduite envers Chatterton; nous croyons cependant qu'il est facile de
(i) Caviar, ceufs d'esturgeon salés. Les esturgeons sont trèalares en Angleterre. Aussi, par un des droits de la couronne, qui ont survécu à ceux que la révolution a abolis comme vestiges delà féodalité, tous les esturgeons pf-chés dans la Tamise npparliumcut au roi. — ED.
------------------------------------------------------------------------
io6 WALPOLE.
la justifier. Ce malheureux enfant du génie avait voulu en imposer à Walpole, en lui envoyant, comme anciennes, quelques stances très-médiocres, et une liste prétendue de peintres, qui était une imposture grossière et palpable. Le seul crime de Walpole est de ne s'être pas déclaré le patron d'un jeune homme qui s'était montré à lui seulement comme un imposteur maladroit, quoique dans la suite il ait prouvé qu'il excellait dans l'art des mystifications littéraires. Ce n'est pas à Walpole, mais au public, qu'il faut reprocher le sort de Chatterton. Si, deux après avoir échoué auprès du seigneur de Strawberry-Hill, ce poète a montré d'une manière éclatante les talens dont la nature l'avait doué, Walpole n'est pas plus blâmable que le public de n'avoir pas prévenu la catastrophe malheureuse de sa mort.
Enfin, il faut dire, à la louange de Walpole, que, quoiqu'il ne fût pas habituellement libéral, il était juste, et toujours prêt à donner la portion de son revenu qu'exigeaient les nécessités de l'état. Il a pu se tromper quand il a dit que « le désintéressement et le mépris de « l'argent» étaient les traits distinctifs de son caractère, et que ces deux choses étaient chez lui rsoins « une « vertu qu'une passion. » Mais l'offre généreuse et trèssincère, à ce qu'il paraît, de partager son revenu avec le maréchal Conway, prouve que, s'il aimait l'argent plus qu'il ne le croyait, ce goût cédait sans regret à des vertus et des sentimens plus nobles.
Nous allons offrir maintenant quelques remarques sur le Château d'Otrante, et sur le genre de composition auquel il appartient, et dont il fut le précurseur.
C'est faire une injustice à la mémoire de Walpole que de prétendre que, dans le Château d'Otrante, il na
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. 107
cherché qu'à exciter l'horreur et la surprise, ou, en d'autres termes, qu'il en a appelé au goût secret des lecteurs pour le merveilleux et le surnaturel. Si tel avait été l'unique but de Walpole, les moyens qu'il a employés pour l'atteindre pourraient être justement qualifiés de maladroits et de puérils ; mais il cherchait quelque chose de plus difficile et de plus important : le tableau de la vie domestique et des moeurs privées dans les siècles de la féodalité. Il a voulu animer ce tableau par l'action d'un merveilleux auquel la superstition de l'époque croyait avec une foi aveugle. Tout ce qui, dans le Château d'Otrante, ne s'écarte pas du naturel est habilement associé à ce merveilleux, de manière à donner aux speciosa miracula une couleur frappante de vraisemblance, quoique la froide raison nous en démontre l'impossibilité; pour causer à un esprit éclairé une surprise et une terreur fondées sur des événemens surnaturels, le cadre et le corps entier de l'histoire doivent être en parfaite harmonie avec ce ressort principal de l'intérêt.
Celui à qui, lors de sa première jeunesse, il est arrivé de passer une nuit solitaire dans un de ces anciens manoirs que la mode des temps modernes n'a pas dépouillés de leurs ameublemens, a sans doute éprouvé que les gigantesques et bizarres figures, à peine visibles dans les tapisseries usées ; le battement lointain des portes qui le séparent des vivans ; la profonde obscurité qui enveloppe les voûtes en ruine; les portraits, presque effacés, d'anciens chevaliers fameux par leur valeur, et peut-être par leurs crimes; les sons variés et confus qui troublent l'horreur silencieuse d'une demeure à peu près abandonnée ; enfin , le sentiment qui nous reporte aux siècles du régime féodal et de la su-
------------------------------------------------------------------------
io8 WALPOLE.
perstition papale : tout se réunit pour exciter en nous une sensation de respect surnaturel, si ce n'est de terreur. C'est dans de telles situations que la superstition devenant contagieuse, nous écoutons avec émotion les légendes dont nous rions à la clarté brillante du soleil, et au milieu des sons et des aspects flatteurs qui égaient la vie de tous les jours. Par l'exactitude scrupuleuse d'une fable dans laquelle le costume du temps serait observé avec une attention particulière, Walpole se proposait de produire cette même association d'idées qui prépare l'esprit du lecteur à des prodiges en harmonie avec les croyances et les sentimens des personnages mis en scène. Son tyran féodal, sa damoisellc dans la détresse, son ecclésiastique résigné, mais toujours noble; le château avec ses donjons, ses trappes, ses oratoires et ses galeries; les incidens du jugement; la procession des chevaliers et le combat; en un mot, la scène, les acteurs et l'action, forment les accompagnemens de ses spectres et de ses prodiges, et produisent sur l'esprit du lecteur la même impression que l'ameublement d'une chambre comme celle que nous avons décrite ferait naître dans l'esprit d'un homme obligé d'y passer une nuit.
Cette entreprise demandait de grandes connaissances, de l'imagination et du génie. L'association dont nous avons parlé est d'une nature singulièrement délicate. Il est presque impossible d'élever une construction gothique moderne qui inspire les sentimens que nous avons essayé de décrire. Elle peut être grande ou sombre; elle peut inspirer des idées de splendeur ou de mélancolie; mais elle ne saurait réveiller la sensation de cet effroi surnaturel attaché aux salles dont l'écho répondit à la-voix des générations anciennes, et dont
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. 109
les planchers ont gémi sous les pas de ceux qui n'existent plus. Horace Walpole a atteint, comme romancier, le but qu'il a dû reconnaître impossible à remplir comme architecte. L'époque reculée et superstitieuse des événemens qu'il invente, l'art avec lequel il dispose ses décorations gothiques, le ton soutenu et en général imposant des moeurs du moyen âge, nous préparent par degrés à accueiller favorablement des prodiges qui, quoique impossibles dans aucun temps, ont été crus universellement dans celui où l'action est placée. L'objet de l'auteur n'était donc pas simplement d'inspirer la surprise et la terreur, en recourant à des agens surnaturels, mais de captiver les sentimens du lecteur jusqu'à ce qu'ils fussent identifiés, pour un moment, avec ceux d'un siècle moins éclairé, qui
Dévotement crojnit à lout ri-cil étrange ']).
La difficulté de l'entreprise se fait mieux sentir quand on compare le Château d'Otrante avec les productions moins heureuses des écrivains qui ont voulu imiter Walpole. Au milieu de leurs efforts pour prendre le ton de l'antique chevalerie, on trouve, dans chaque chapitre, quelque chose d'inconvenant qui nous rappelle sur-le-champ une mascarade maladroite dont les spectres, les chevaliers errans, les magiciens et les damoiselles sont tous vêtus en dominos loués dans le même magasin de Tavistock-Street (2).
Les auteurs qui se sont le plus distingués dans la car(1)
car(1) Held each strange taie deToutly truc D WIRTOT. (2)Magasin de costumier. — ÉD.
10
------------------------------------------------------------------------
no WALPOLE.
rière ouverte par M. Walpole se sont écartés de leur
modèle dans une particularité remarquable.
Il est deux espèces de fictions romanesques : celle qui, racontant des choses possibles, est croyable dans tous les temps, et celle qui, racontant des choses auxquelles on ne croit plus dans les siècles éclairés, est conforme à la croyance des temps antérieurs. Le sujet du Château d'Otrante appartient à cette dernière classe. Mistress Radcliffe, dont le nom ne doit être prononcé qu'avec le respect dû au génie, et dont nous aurons l'occasion de parler plus au long, a essayé d'établir un compromis entre les deux genres, en se réservant d'expliquer, dans les derniers chapitres de ses romans, les causes naturelles des prodiges qu'elle raconte. Il y a tant de choses à dire contre ce perfectionnement du roman gothique, que nous sommes disposés à préférer, comme plus simple et produisant plus d'effet, la manière de Walpole, racontant avec détails des incidens surnaturels qui auraient paru croyables dans le onzième et dans le douzième siècle.
D'abord , le lecteur est piqué lorsqu'il découvre qu'il a été ému par des terreurs dont on finit par lui expliquer la cause très-simple, et tout l'intérêt d'une seconde lecture est perdu pour celui qui a vu dans la coulisse le jeu des machines. En second lieu, la précaution de soulager nos esprits de l'impression d'une terreur surnaturelle semble tout aussi inutile, dans un ouvrage de pure fiction, que la précaution du sage Botlom (i), qui voulait que l'amateur chargé du rôle du lion ôtât son mas(l)
mas(l) dramatique. Personnage burlesque du Songe d'une Nuit d'été. (Shakspeare. ) Le menuisier Snug est un autre ai liste dramatique chargé du rôle du lion. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. ni
que et montrât sa figure humaine, afin de convaincre les spectateurs qu'il était un homme comme les autres hommes, et rien de plus que Snug le menuisier. Enfin, ce que l'on met à la place des agens surnaturels est souvent tout aussi improbable que les machines qu'on veut expliquer ou bannir du roman. Le lecteur, auquel on propose d'admettre une intervention surnaturelle, comprend précisément ce qu'on demande de lui ; il se prête avec complaisance à l'erreur qu'on lui offre pour l'amuser, et ne conteste pas, pendant la lecture, les prémisses sur lesquelles la fable est fondée (i). Mais si l'auteur s'oblige volontairement à expliquer tous les incidens merveilleux de son histoire, nous sommes autorisés à exiger que l'explication soit naturelle, facile, ingénieuse et complète. Il faut que chaque lecteur puisse se rappeler quelques exemples de circonstances mystérieuses dans lesquelles l'explication eût été aussi incroyable, et même plus incroyable, que si on les eût attribuées à l'intervention d'êtres surnaturels ; car le plus incrédule doit être forcé de convenir que cette intervention est plus probable qu'il ne le serait qu'un effet qui y ressemble fût produit par une cause imparfaite. Il est inutile de s'arrêter plus long-temps sur cette partie du sujet, dont nous n'avons parlé que pour disculper notre auteur du reproche d'avoir fait usage d'une machine que n'exigeait point la nature de son roman. L'admission hardie de l'existence réelle de fantômes et d'apparitions nous semble être plus en harmonie avec les moeurs des temps féodaux, et devoir faire plus d'im(i)
d'im(i) y a cependant des exemples du contraire ; enlre autres , celui de cet homme tellement attaché à la vérité, qu'il ne voulut plus lire les Voyages de Gulliver, parce qu'ils contenaient, disait-il , des fictions improbables.
------------------------------------------------------------------------
us WALPOLE.
pression sur l'esprit du lecteur que les tentatives qu'on peut faire pour concilier la crédulité superstitieuse de ces temps avec le scepticisme philosophique du nôtre, en attribuant ces prodiges à l'opération de la poudre fulminante, aux miroirs cabalistiques, aux lanternes magiques, aux trappes, aux trompettes parlantes, et autres appareils de fantasmagorie allemande.
Nous avouerons que l'on peut reprocher à l'auteur du Château d'Olrante d'avoir eu trop recouts à des moyens surnatutels. Il en résulte qu'ils excitent trop fréquemment les mêmes sentimens dans l'ame du lecteur, an risque de relâcher l'élasticité du ressort sur lequel ils doivent opérer. Nos habitudes et notre éducation modernes ont bien diminué la sympathie des hommes pour le merveilleux. Nos ancêtres pouvaient frémir de surprise ou de terreur en parcourant tous les labyrinthes d'un interminable «roman rimé» de féerie, et les enchantemens que racontait
Cn poète inspilé dont le crédule esprit
Crovait tout le premier ton merveilleux ircit (i/.
Mais nos habitudes, nos sentimens, notre croyance ont bien changé; et, de nos jours, une impression vive, mais passagère, est tout ce que le merveilleux d'un roman produit sur l'imagination la plus ardente. En ayant trop souvent recours aux prodiges, H. Walpole s'est exposé à éveiller cette raison froide, qu'il jugeait lui-même l'ennemi le plus à craindre pour l'effet qu'il voulait produire. On peut ajouter que les événemens surnaturels du Château d'Otrante sont placés dans un
(il « l'icvailing poet, w-liose un doubting niind » lielieied llie m.i^ie nundei:, lie bung. ■
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. n3
hop grand jour, décrits trop distinctement et avec trop d'exactitude. Une mystérieuse obscurité nous semble, sinon essentielle, au moins plus analogue aux idées que nous nous formons des Esprits : les proportions gigantesques du spectre d'Alphonso , décrites par les domestiques épouvantés, ont quelque chose de trop distinct et de trop matériel pour inspirer les sentimens que son apparition est destinée à produire. Cette faute, si toutefois c'en est une, est bien compensée par le grand mérite de la plupart des incidens du roman. La descente du portrait de l'ancêtre' de Manfred, quoique voibine de l'extravagance, est parfaitement amenée, et interrompt d'une manière dramatique une conversation intéressante. Nous avons entendu remarquer que la figure animée aurait dû être une statue plutôt qu'un tableau. Nous doutons fort que cette critique soit juste. L'avantage des couleurs nous semble décisif en faveur de la fiction que Walpole a choisie. Quel est celui qui, à quelque époque de son enfance, ne s'est pas senti atteint d'une sorte de terreur, quand l'oeil d'un ancien portrait semblait fixé sur lui (i)? C'est peut-être pousser trop loin la critique, que de remarquer que l'action se passant vers le onzième siècle, il n'y avait point alors de portraits en pied. De tous les auteurs, H. Walpole est celui dont on devait le moins attendre cet anachronisme. L'apparition de l'ermite au prince de Vicence est, depuis long-temps, regardée comme un chefd'oeuvre dans le genre horrible; mais, depuis quelque temps, la vallée de Josaphat pourrait à peine suffire à fournir les ossemens qu'il faudrait pour tous les spec(i)
spec(i) ce que lord Byron a parfaitement exprimé dans la desciiptiun de la galerie de Noi man-Abbey (Don Juan.) —En.
10.
------------------------------------------------------------------------
u4 WALPOLE.
très que l'on met en scène : tant les imitateurs sans jugement se sont multipliés et ont nui à l'effet du modèle original.
Ce qu'il y a de plus frappant dans le Château d'Otrante est la manière dont les diverses apparitions merveilleuses sont liées entre elles et tendent toutes à l'accomplissement de la prophétie qui annonçait la chute de la maison de Manfred. Elles servent à nous préparer graduellement à la grande catastrophe.La lune agrandie telle qu'Alphonso l'aperçoit, le groupe des spectateurs étonnés, et les ruines éparses du château, sont d'un effet sublime. Nous ne connaissons aucune scène que l'on puisse comparer à celle-là, si ce n'est l'apparition de Fridzean, ou Fawdoun, dans un ancien poème écossais (i).
La partie du roman qui se fonde sur des sentimens et des moyens humains est conduite avec le talent dramatique dont Walpole a fait preuve dans la Mère mystérieuse (the mysterious Mothcr). Les personnages sont plus génériques que particuliers ; mais cela était nécessaire, jusqu'à un certain point, pour un ouvrage dont l'objet était de tracer le tableau général de la société et des moeurs d'une époque, plutôt que de marquer les nuances exactes et les points de dissemblance de quelques caractères particuliers. Mais les acteurs du roman
(i) Ce spectre, l'esprit d'un homme de son parti, qu'il avait tué sur le soupçon qu'il le trahissait, apparaît à qui? à Wallace, au champion de l'Ecosse , dans l'ancien château de GasK-Hall. Voyez Ellis's Spécimens , vol. I. (*). (Note de l'Auteur. )
{') C'est à celle tiadilion que ]c prince de Itolhsay fait allusion en s'ddm tant à Itamorny, toro. TI de la Jolie Fille de Perlh. L'ancien poème éoossai* rU la Vie de Wallace, par le ménestrel Hnnij-l'Ajcugle. Nou< y vojonl Faudomi Ictei set pupie Ule o l.i ute de Wallace. >— Lv
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. u5
sont dessinés d'une manière frappante ; leurs traits ont la hardiesse qui convient au temps et à la nature de l'histoire racontée. Un tyran féodal n'a peut-être jamais été mieux représenté que par le caractère de Manfred : il a le courage, l'artifice, la duplicité et l'ambition d'un chef barbare de ces temps d'ignorance, avec des momens de remords et de retour aux sentimens de la nature , qui font que l'on conserve quelque intérêt pour lui, quand son orgueil est humilié et sa race éteinte. Le moine pieux et la patiente Hippolyla contrastent heureusement avec ce prince orgueilleux et tyrannique. Théodore est le jeune héros qu'on retrouve dans tous les romans, mais la douce Matilda est plus intéressante que ne le sont ordinairement les héroïnes de ces sortes d'ouvrages. Comme le caractère d'Isabella n'est qu'en seconde ligne, et pour faire ressortir celui de la fille de Manfred, on est fâché de l'insinuation qui termine l'histoire, et d'apprendre que Théodore se décide à l'épouser. Cela n'est pas très-conforme aux lois de la chevalerie : un incident naturel dans la vie commune nuit aux illusions magiques du roman.
Enfin, en accordant à l'auteur pleine licence pour introduire des aventures extraordinaires dans l'histoire d'un siècle de barbarie et d'ignorance, l'ouvrage est bien conduit, la marche en est uniforme, les événemens sont intéressans et se lient bien entre eux ; la catastrophe est grande, tragique et touchante.
Le style du Château a"0tmnte a la pureté et la correction de la bonne école. Le goût de Walpole lui fit rejeter ces auxiliaires, plus lourds qu'utiles, importés par le docteur Johnson de la langue latine dans la nôtre, et que plusieurs écrivains, moins heureux, ont trouvés aussi difficiles à manier que les gantelets d'Erix :
------------------------------------------------------------------------
nfi WALPOLE.
£t pondus et ipsa
Hue illuc vincloruin immen&a volnmina veisat (il
La pureté du style de Walpole et la simplicité de sa narration n'admettent point ces descriptions brillantes et fleuries dont mistress Radcliffe orne souvent, et quelquefois surcharge, ses romans du même genre. A peine si le Château a"Otrante contient une seule description qui ne tienne pas essentiellement au récit ; et si les auteurs réfléchissaient combien cette sobriété contribue à l'illusion, ils seraient tentés d'abréger cette pompe de style qui convient plus à la poésie qu'à la prose. Walpole réserve toutes ses forces pour le dialogue; faisant toujours agir ses héros mortels avec l'art d'un auteur dramatique moderne, il conserve le ton soutenu de la chevalerie, qui marque l'époque de l'action ; et ce n'est pas en mêlant à son récit ou à son dialogue des termes du glossaire, ou une antique phraséologie, mais en évitant avec soin tout ce qui pourrait rappeler les usages actuels. Dans le premier cas, son roman eût ressemblé à un habit moderne, ridiculement surchargé d'ornemens antiques: tandis qu'on peut dire qu'il a revêtu l'ancienne armure, moins la rouille et les toiles d'araignée qui la couvraient. A l'appui de cette assertion, nous renvoyons le lecteur à la première entrevue de Manfred avec le prince de Vicence, où les moeurs de la chevalerie sont admirablement peintes, ainsi que le trouble d'une conscience coupable, qui s'embarrasse en essayant de se disculper, même devant un accusateur muet. Les caractères subalternes ont paru aux criCi) Il pèse dans sa main , examine l'immense volume de ««s g«iiUleLs. — Tn.
------------------------------------------------------------------------
WALPOLE. n7
tiques trop au-dessous du reste de l'histoire. C'est un point sur lequel l'auteur s'est pleinement justifié dans ses préfaces.
Nous n'ajouterons, en terminant ces remarques, qu'une réflexion : si Horace Walpole, qui a ouvert le premier celle nouvelle carrière aux romanciers, a élé surpassé par quelques-uns de ceux qui l'ont suivi, sous le rapport des descriptions, et peut-être dans l'art de tenir l'esprit du lecteur dans un état d'hésitation impatiente et inquiète à travers les incidens d'un long récit, il lui restera mieux encore que le simple mérite de l'originalité et de l'invention. On ne contestera jamais à l'auteur du Château d'Otrante un stjle pur et précis; l'heureuse alliance d'une influence surnaturelle avec des intérêls purement humains ; l'art de reproduire le langage et les moeurs de la féodalité par des caractères fortement dessinés et bien développés ; enfin cette unité d'action qui produit des scènes touchantes et imposantes tour à tour.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR
CLARA REEVE.
CLARA REEVE, l'ingénieux auteur de l'Ancien Baron anglais (i), était fille du révérend William Reeve, maître ès-arts, recteur de Freston et deKerton, dans le comté de Suffolk, et curé perpétuel de Saint-Nicolas. Le grand-père de miss Reeve était le révérend Thomas Reeve, recteur de Storeham d'Aspal, et ensuite de Saint-Mocry-Stoke, à Ipswich ; sa famille faisait depuis long-temps sa résidence clans cette ville, et y jouissait des droits de bourgeoisie. Le nom de fille de la mère de miss Clara Reeve était Smithies ; son père était orfèvre et joaillier du roi George Ier.
Dans une lettre à une amie, miss Reeve parle de son père dans les termes suivans :
« Mon père était un ancien Whig; c'est de lui que
(l) The old Enghsh Barun.
------------------------------------------------------------------------
CLARA REEVE. n9
„ j'ai appris tout ce que je sais : il était mon oracle. Je « lui lisais les débats du parlement après souper, pen« dant qu'il fumait sa pipe. Je bâillais quelqpefois pen« dant ces lectures, mais, sans que je m'en doutasse, « elles fixèrent pour toujours mes principes. Il me fai« sait lire VHistoire S Angleterre par Rapin Thoiras ; « l'instruction que j'y puisai m'en fit supporter la sé« cheresse. Je lisais les Lettres de Caton, par Trenchard et « Gordon; je lisais les histoires grecque et romaine : « tout cela à un âge où peu de jeunes garçons et de « jeunes filles savent épeler leurs noms. »
M. Reeve eut, ainsi que son père, huit enfans : il est donc très-vraisemblable que c'était plutôt le tour d'esprit naturel de Clara que le soin particulier que son père donna à sa première éducation, qui lui procura toutes les connaissances qu'elle avait acquises dans un âge aussi peu avancé. Après la mort de M. Reeve, sa veuve se retira à Clochester, avec trois de ses filles; et ce fut là que Clara devint auteur en publiant, en 1772, la traduction du beau roman latin de Barclay, intitulé Argents. Cinq ans après, en 1777, elle fit paraître son premier ouvrage, qui est aussi le plus distingué. M. Dilly, libraire, donna dix livres sterling du manuscrit, et le publia sous le titre du Champion de la Vertu, Histoire gothique (t). L'année suivante, l'ouvrage eut une seconde édition , et parut alors, pour la première fois, sous le titre de ïAncien Baron anglais (2). Nous ne prétendons pas deviner la cause de ce changement ; car, si l'on considère Fitzowen comme l'ancien baron anglais, nous ne voyons pas pourquoi on choisirait, pour don(1)
don(1) Champion of Virtue t a Gothic story,
(2) TheoldEnghs Baron.
------------------------------------------------------------------------
120 CLARA REEVE.
ner son nom au roman, un personnage passif depuis le commencement jusqu'à la fin, et qui agit toujours par une impulsion étrangère. Une circonstance que nous ne devons pas omettre, c'est que cet ouvrage est dédié à mistress Brigden, fille de Richardson, qui, à ce que l'on dit, l'a revu et corrigé.
Le succès de ce premier roman engagea miss Reeve à consacrer une grande partie de ses heures de loisir à la littérature, et elle publia successivement les ouvrages suivans : Les deux Mentors, histoire moderne (ï);les Progrès du Roman, dans les différens siècles et les différens pays (2) ; t Exilé, ou Mémoires du comte de Cronstadt (3) ; dont les principaux incidens sont tirés d'une nouvelle de M. d'Arnaud; VEcole des Veuves, nouvelle; Plans d'éducation, avec des remarques sur le système d'autres écrivains (4); les Mémoires de sir Roger Clarendon, fils naturel d'Edouard, surnommé le Prince Noir, avec des anecdotes de plusieurs autres éminens personnages du quatorzième siècle (5).
Il faut ajouter à ces ouvrages un autre roman , dont l'intérêt est fondé sur des apparitions surnaturelles. Dans la préface de la dernière édition de l'Ancien Baron anglais, miss Reeve avait annoncé qu'une amie lui ayant suggéré l'idée de faire un roman, dans lequel il y aurait des apparitions, elle avait composé le Château Connor,
(1) The iwo Mentors , a modem story.
(2) The progress of Romance , trough limes , countrics , nnd manners.
(3) The Exile, or memoirs of counl de Crounsladt.
(A) The Schoolfor Widows, a JSfovel; Plans of Education, with remarks on the System of otkers wnters , 1 vol. in-12.
(5) The memoirs of sir Roger Clarendon , a natural son of Edward the Black prince; with anecdotes of many other einmcnl persons of the fourteenth century.
------------------------------------------------------------------------
CLARA REEVE. IÎI
histoire irlandaise (i). Le manuscrit fut confié à une personne négligente ou infidèle, et ne s'est jamais retrouvé.
Les romans de Clara Reeve se distinguent par un excellent jugement, une morale pure, et tout ce qui suffit pour constituer un bon roman. Ses ouvrages furent en général très-favorablement accueillis dans le temps ; mais celui qui occupa le plus l'attention du public fut fAncien Baron anglais, sur lequel on peut dire que repose exclusivement aujourd'hui sa réputation.
Chérie et respectée, miss Reeve mena une vie retirée, qui fournit peu de matériaux au biographe. Elle mourut, le 3 décembre i8o3, à Ipswicb, sa ville natale, à l'âge de soixante et dix-huit ans. Elle fut enterrée dans le cimetière de Saint-Etienne ( Saint-Stephen), suivant ses dernières volontés, près du tombeau de son ami, le révérend M. Derby. Son frère, le révérend Thomas Reeve, est encore vivant, ainsi que sa soeur, mistress Sarah Reeve. Un autre frère, qui a servi dans la marine, est parvenu au grade de vice-amiral.
Tels sont les détails que nous avons pu nous procurer sur cetle femme estimable, et le lecteur peut trouver dans leur simplicité une image de sa vie et de son caractère. Comme critique , notre devoir est de présenter quelques observations que nous bornerons à son ouvrage le plus célèbre.
L'auteur nous a appris elle-même que VAncien Baron anglais est « un enfant littéraire du Château d'Otrante, » et elle nous a rendu service en indiquant elle-même qu'en ayant recours aux ressorts surnaturels employés par Horace Walpole, elle s'est restreinte dans un cadre
(l) Connor Casllpj nn frish sloiy. TOM. X. J f
------------------------------------------------------------------------
122 CLARA REEVE.
plus borné ; elle condamne l'extravagance de plusieurs des conceptions de son modèle : la gigantesque dimension de son épée et de son casque, la fiction exagérée d'un portrait qui marche, et celle d'un esprit en capu- , chon d'ermite. Elle maintient qu'un Esprit, pour être : admis comme acteur dans un roman, doit se comporter I comme les Esprits d'une conduite sage, et se soumettre I aux règles observées dans les granges et dans les châteaux habités par les êtres de son espèce.
Malgré cette autorité, nous protestons contre le principe de gouverner le royaume des ombres par les ! opinions reçues dans ce monde de réalités. S'il nous faut juger les esprits par les règles ordinaires de l'hu- [ manité, nous les privons entièrement de leurs privi- f lèges. Par exemple, pourquoi admettre l'existence d'un • fantôme aérien, et lui refuser le terrible attribut d'agrandir sa stature? Pourquoi admettre un casque enchanté, et non un casque d'une grandeur gigantesque? Pourquoi reconnaître l'impression que peut produire . la chute d'une armure complète, dans des circonstances qui font attribuer cette chute à une influence surnatu- ' relie, et ne pas accorder à cette influence surnaturelle la puissance de faire illusion (car c'est seulement une illusion que Walpole a voulu peindre ), quand Manfred croit voir le portrait de son ancêtre doué de mouvement? On peut dire, et il paraît que c'est le raisonnement de miss Reeve, qu'il y a une limite de probabilité que la fiction la plus hardie ne doit pas franchir. Nous répondrons par une autre question : si nous devons soumettre nos agens surnaturels aux limites delà raison humaine, où faut-il nous arrêter? D'après cette règle, nous serions autorisés à prier les esprits de nous rendre compte des détours qu'il leur plaît de prendre
------------------------------------------------------------------------
CLARA REEVE. i23
pour communiquer avec les vivans. Nous pourrions, par exemple, demander par quelle raison le spectre de lord Lovel se tient caché dans l'aile orientale du château (i), quand on pouvait raisonnablement espérer que, s'il n'accusait pas sur-le-champ ses assassins devant le magistrat du lieu, il aurait pu du moins mettre Fitzwen dans le secret, et, par ce moyen obtenir, pour son fils l'héritage de ses ancêtres plus facilement que par la voie détournée d'un combat singulier. Si pour en appeler de ce reproche, on nous cite la pratique universelle des esprits en pareilles circonstances, car ils agissent toujours d'une manière singulièrement oblique, en dévoilant le crime dont ils se plaignent,-—le sujet devient une question d'antécédent ; et, sous ce point de vue, on peut pardonner à Horace Walpole la dimension gigantesque de sou casque, et la justifier par l'apparition effrayante de Fawdoun , dans la Vie de Wallace, par Henri-l'Aveugle; enfin nous pourrions, si nous le voulions, mettre en parallèle le portrait mobile de l'ancêtre de Manfred, avec un portrait que nous connaissons, et qui, dit-on, se meut et pousse des gémissemens, au grand effroi d'une famille très-distinguée (a).
Où donc, demandera le lecteur, l'imagination doitelle nous arrêter? Nous répondrons uniquement que l'auteur lui-même, étant dans le fait le magicien, ne doit point évoquer des esprits auxquels il ne saurait donner un langage et des manières conformes à leur caractère surnaturel. Ainsi Shakspeare, en traçant les caractères de Caliban et d'Ariel, leur a donné de la
(0 Voyçj l'Ancien Baron anglais. — ED.
(2) Allusion à une appaiilion très-connue dans une famille d'Edimbourg.— ÉD.
------------------------------------------------------------------------
i24 CLARA REEVE.
réalité, non en inventant les opinions que les spectateurs pouvaient avoir de la possibilité ou de l'impossibilité de leur existence, mais en les revêtant des j attributs que tous les lecteurs et tous les spectateurs j pourraient supposer être ceux de ces êtres extraordinaires, s'ils existaient. S'il avait imaginé de mettre en mots articulés «les cris et les sons inarticulés» {the g squeaking and gibbering) de ces fantômes aériens qui » revenaient dans les rues de Rome, il n'est pas douteux que sa féconde imagination n'eût achevé l'ébauche ' qu'il en a laissée dans ces deux expressions emphatiques , et singulièrement heureuses du langage des morts.
Sous ce point de vue, miss Reeve a restreint, avec beaucoup de jugement, l'essor de son talent à la hauteur où ses forces pouvaient la soutenir; et, quoique j disposés à contester la justesse de son principe général, ' nous l'admettons comme prudent et sage dans l'application qu'elle en a faite à son roman. Miss Reeve n'a montré une grande richesse d'imagination, ni dans l'Ancien Baron anglais, ni dans aucun de ses autres ouvrages. Son dialogue est spirituel, facile, agréable, mais ne présente aucun trait saillant, aucun éclat de passion. Ses apparitions sont les fictions ordinaires dont la superstition fournissait des milliers d'exemples dans la saison des longues nuiis, lorsqu'une famille, n'ayant rien de mieux à faire, s'assemblait autour de la bûche de Noël, pour entendre raconter des histoires de revenans. Elle a très-heureusement évité d'évoquer l'esprit de lord Lovel plus souvent que cela n'étail nécessaire. C'est un revenant muet, qui est visible seulement, et qui n'apparait jamais au grand jour afin de ne pas compromettre notre respect pour lui. Par ce moyen, nous le répétons, l'auteur a tiré tout l'avan-
------------------------------------------------------------------------
CLARA REEVE. u5
tage possible de son talent, et a atteint son but en ne hasardant pas un pas au-delà de ses forces. Mais nous ne pouvons admettre que la règle qu'elle a si sagement suivie, comme la plus analogue à ses moyens, doive arrêter une imagination plus audacieuse.
Dans ce que l'on peut appeler le costume de l'époque chevaleresque, pendant laquelle la scène se passe dans le roman du Château d'Otrante, et dans celui de l'Ancien Baron anglais, on remarque une différence sensible entre le style de Walpole et celui de miss Reeve. Walpole avait sur elle l'avantage de connaître parfaitement les usages du moyen âge ; Plutarque et Rapin Thoiras étaient probablemenrplus familiers à miss Reeve que Froissart et Olivier de la Marche. Que l'on ne voie point dans cette remarque une critique contre le goût de cet ingénieux auteur. De son temps, on représentait Macbeth en grand uniforme, et lord Hastings était habillé comme le grand-chambellan allant au lever. Aujourd'hui on observe davantage le costume, et l'on exige des auteurs, ainsi que des acteurs, qu'ils imitent les usages et les costumes du temps, quelque fantasques et grotesques qu'ils soient. Autrefois, les spectateurs n'attendaient rien de tout cela. Probablement, c'est Walpole qui le premier a donné l'exemple d'être rigoureusement fidèle aux moeurs d'une époque historique. Dans l'Ancien Baron anglais , au contraire, tout le monde parle et agit comme si la scène se passait dans le dix-septième siècle; ce sont les phrases polies, c'est le style de conversation de ce temps-là. Le baron Fitzowen, et les autres principaux personnnages, ont le ton des Squires de province, et les personnages subalternes , celui des compères et des commères de la même époque. Retranchez le combat en champ clos, ou chanIT,
chanIT,
------------------------------------------------------------------------
126 CLARA REEVE.
gez-le en duel moderne, tous les incidens, loin d'offrir rien de particulier dans le langage et dans la narration, auraient pu avoir lieu sous le règne de Charles II, ou sous les deux rois qui lui ont succédé. Nous n'oserions cependant prononcer si, d'un autre côté, l'ouvrage n'y gagne pas. Par là il inspire un intérêt d'un genre différent, et qui, s'il n'est pas de la nature de celui que produisent une imagimtion exaltée et poétique, jointe à une scrupuleuse observation du caractère et des moeurs du moyen âge, a toutefois l'avantage d'atteindre plus sûrement l'objet de l'auteur, que n'eût pu le faire une tentative dans un genre de composition plus élevé, plus difficile et plus ambitieux.
Nous allons expliquer notre pensée : un auteur qui veut plaire aux lecteurs de nos temps modernes, et cependant reproduire une chronique du moyen âge, se convaincra qu'il doit, en dépit de son dépit, sacrifier le dernier objet au premier, et s'exposer éternellement à la juste critique du sévère antiquaire, parce que, pour intéresser les lecteurs de nos jours, il est obligé de prêter à ses personnages un langage et des sentimens inconnus dans le moyen âge. Ses plus grands efforts produisent une sorte de composition qui reste indécise entre le vrai et la fiction; exactement comme l'habit du roi Lear, dans le costume qu'il a sur le théâtre, n'est ni celui d'un souverain moderne , ni la couleur bleue et la peau d'ours dont les Bretons tatoués se couvraient pour se garantir du froid, à l'époque où ce monarque est supposé avoir vécu. On évite toutes ces inconséquences en adoptant le style de nos grandspères et de leurs pères.
Il n'est pas douteux que l'Ancien Baron anglais, éctit sans prétention, est quelquefois insipide, pour ne pas
------------------------------------------------------------------------
CLARA REEVE. I37
dire trivial et fatigant. Il faut un peu s'en prendre à l'absence totale d'un caractère original et saillant dans son individualité. Chaque personne introduite sur la scène est décrite plutôt comme appartenant à un genre, que comme un personnage original. C'est le défaut général des romans de l'époque; et l'on ne pouvait guère s'attendre à ce que l'aimable et ingénieuse miss Reeve , vivant dans la retraite, ne connaissant les événemens et les hommes que par les livres, pût rivaliser avec ces auteurs qui avaient acquis, comme Fielding et Smollet, la connaissance du coeur humain par la triste expérience d'une vie pleine de contrastes. Il n'est guère plus raisonnable de penser que miss Reeve pût égaler en cela son prototype Walpole, qui, comme homme d'état, comme poète, et homme du monde, « connaissant le monde comme homme, » a donné un caractère prononcé à son Manfred. Nous ne voulons pas parler ici des fautes de style et de costume, mais on peut reprocher justement à miss Reeve une manière commune et traînante dans sa narration. Nous citerons, pour exemple, le compte minutieux dans lequel entrent sir Philip Barclay et le baron Fitzowen, après un événement aussi terrible que le jugement du ciel sur un assassin victime d'un combat judiciaire; et ce combat, c'est par les prodiges de la chambre orientale du château qu'il a été amené. Était-ce le moment de calculer gravement les arrérages du domaine de l'héritier dépouillé, afin de les compenser par les dépenses de son éducation et de son entretien dans la famille du baron? Toutefois, ces détails prolixes et inutiles sont précisément ceux que donnerait, dans une histoire semblable, un grand-père ou une grand'inèrc à un cercle rassemblé autour du feu
------------------------------------------------------------------------
128 CLARA REEVE.
d'hiver; et si la narration perd par là de sa dignité, si un écrivain, doué d'une plus vive imagination, aurait dédaigné de semblables détails, ils sont certainement bien propres à donner à l'histoire un air de réalité. Sous ce rapport, on peut y voir une analogie avec l'art qu'emploie De Foe, dans la relation de ces circonstances minutieuses et insignifiantes , que nous croyons d'autant plus vraies qu'elles ne vaudraient pas la peine d'être inveutées.
Peut-être ces détails circonstanciés et prosaïques prêtent-ils à l'ensemble une couleur d'antiquité qui rappelle les siècles reculés de la superstition. Nous avons remarqué que ceux qui excellent à conter des histoires de revenans s'étudient à captiver, par cette prolixité, l'attention de leurs auditeurs. L'Ancien Baron anglais, quoique l'on y trouve les défauts que nous avons franchement exposés, sans contester les talens de son aimable auteur, a toujours produit autant d'effet qu'aucun roman de ce genre. Faut-il l'attribuer à la manière d'écrire que miss Reeve a choisie, ou à l'intérêt du sujet, ou bien à un reste de superstition qui survit dans presque tous les coeurs ?
Nous trouverons, dans la suite de cet ouvrage, l'occasion de présenter des observations plus générales sur l'emploi des moyens surnaturels dans le romau moderne.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR
RICHARD GUMBERLAND.
RICHARD CUMBBHI,AHD, auteur distingué du dix-huitième siècle, a vu les dix premières années du dix-neuvième. Il intéressait le public et ses amis, non-seulement par son propre mérite, mais encore comme le dernier membre de cette association d'hommes de talent que l'esprit dominateur de Johnson avait rassemblés autour de lui, et qu'il présidait en aristarque sévère. Le caractère de Cumberland et ses écrits lient son nom à ceux de Goldsmith, de Burke, de Percy, de Reynolds, qui nous rappellent l'âge d'or des classiques anglais. Cumberland a été son propre biographe : c'est à ses Mémoires que nous devons de pouvoir offrir un précis de sa vie, de ses travaux et de son caractère, sur lequel nous avons, de plus, le témoignage des contemporains, et peut-être aussi quelques souvenirs personnels.
Richard Cumberland se glorifiait avec raison de des-
------------------------------------------------------------------------
i3o CUMBERLAND.
cendre de parens respectables par leur rang dans la société, et renommés pour leur savoir, leurs vertus et leur piété. Le célèbre Richard Bentley (i) était le grandpère maternel de Cumberland, qui a défendu, avec une piété filiale, ce nom redouté et respecté dans la littérature, contre les insultes que les satiriques du temps de la reine Anne s'étaient permises contre lui, et dont la tombe ne le mit point à l'abri. Ce littérateur célèbre eut un fils, l'auteur des Souhaits (2), et deux filles. La cadette, Joanna, la Phoebé de la pastorale de Byrom (3),épousa Dennison Cumberland, fils d'un archidiacre et petit-fils de Richard Cumberland, évêque de Petersborough. Quoiqu'il eût une fortune indépendante, son beau-père le docteur Bentley le décida à accepter la cure de Stanwick; il fut fait évêque de Clonfert, et passa ensuite au siège de Kilmore (4).
De ce mariage naquit d'abord une fille, nommée Joanna, et, le 19 février 1732, Richard Cumberland, dont nous allons examiner les écrits. Sa mère accoucha dans un appartement appelé la chambre du juge , qui faisait partie de celui du maître du collège de la Trinité, alors occupé par son grand-père maternel ( inter Sylvas accademi). Il est assez naturel que Cumberland se plaise à rapporter avec précision cette circonstance.
Le petit-fils du savant Bentley n'est pas moins exact dans le récit qu'il fait de ses premières études et de ses
(1) Bibliothécaire du roi Guillaume; savant critique et tbe'ologîen, né en 1662. Il a publié* plusieurs éditions des classiques.
ÉD.
(2) The Wishes. — ÉD.
(3) John Byrom, auteur de pastorales, né en 1691 , moit eu ij63. — ÉD.
(4) Ces deux c'véchés sonlsilucs en Iilandc. —TR
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i3i
progrès, sous Kinsman de Saint-Edmondsbury, puis à l'école de Westminster, et enfin à Cambridge. Partout il se distingua par son application et ses heureuses dispositions. A l'université, il se livrait à l'étude avec tant d'ardeur que sa santé s'altéra au point de donner des inquiétudes. Il obtint le degré de bachelier, après avoir subi avec éclat un examen singulièrement difficile, et il fut élu agrégé.
Ses études classiques ne lui firent point négliger la littérature anglaise ; il composa plusieurs poèmes dans lesquels il y a beaucoup de mérite. Nous devons cependant faire observer qu'il fit rarement des vers d'inspiration : n'osant pas s'écarter des sentiers battus, il traitait des sujets déjà traités par d'autres, et en copiant servilement leur manière.
Rien n'y décèle ce feu intérieur qui ne se laisse guider que par ses propres lueurs et se fraie une route nouvelle. Cumberland composa une Élégie dans un cimetière , la veille de Saint-Marc, parce que Gray avait composé une Elégie dans un cimetière de campagne. Il composa une tragédie d'Elfrida, avec des choeurs, en imitation de Mason. Il a imité Hammond(i); il a imilé Spencer (2). Dans toutes ses compositions, on découvre un esprit actif, plein de connaissances, qui désire ardemment de se faire un nom, mais qui n'a pas encore acquis assez de confiance dans ses ressources, défaut dont aucune des compositions de Cumberland n'est peutêtre tout-à-fait exempte.
M. Cumberland était d'abord destiné à la carrière honorable et retirée qu'avaient parcourue ses ancêtres
(0 Poêle d'églogues et d'élégies. —ÉD. t"0 L'auteur de la Reine des Fe'es — Eu.
------------------------------------------------------------------------
i32 CUMBERLAND.
avant d'obtenir des dignités ecclésiastiques. Il est trèsprésumable que des vertus et des talens héréditaires dans sa famille lui auraient procuré les mêmes succès. Mais des espérances, auxquelles il est si difficile de résister, le firent renoncer à la théologie pour embrasser la carrière politique.
Son père, le révérend M. Cumberland, se trouva dans le cas de rendre quelques services importans au marquis d'Halifax, qui jouait alors un rôle distingué comme homme public. Le marquis voulut reconnaître ces services ; et le jeune Richard fut tiré de l'ombre paisible des bords du Cam (i), pour venir remplir auprès de Sa Seigneurie le poste avantageux de secrétaire particulier. A travers toutes les circonlocutions et les réflexions morales que fait Cumberland sur sa promotion et son changement d'état, il n'est pas difficile d'apercevoir que, tout en remplissant régulièrement les devoirs de sa place, elle ne lui convenait pas. On peut même en inférer qu'il ne la remplit pas d'une manière aussi satisfaisante pour son patron qu'il aurait pu le faire, si le jeune académicien, la tête farcie, comme il le dit lui-même, de grec et de latin, et peu au courant des affaires de ce monde, avait pu d'avance les observer quelque temps comme spectateur, avant d'être appelé à y prendre une part active.
Un avantage réel de son emploi fut de l'introduire dans les meilleures sociétés, et de lui assurer, comme auteur, le patronage et la faveur d'une classe d'hommes toujours prodigues d'éloges et de recommandations. Sa liaison avec lord Halifax le fit connaître de Bubb Doddington, depuis lord Melcombe, qui voulait passer
(l) Rmèicdi Camhtidgr —Ko.
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i33
pour un Mécène , et qui était réellement un homme très-instruit.
Ce fut sous les auspices réunis de lord Halifax et de lord Melcombe que Cumberland composa le Bannissement de Cicéron, qu'il a intitulé sa première tragédie régulière (i); sujet assez peu tragique , et qui n'est pas assez relevé par un style vigoureux. Les deux nobles patrons de Cumberland recommandèrent sa tragédie à Garrick; mais le directeur, malgré sa déférence pour les grands noms et les hommes en place, n'osa pas en risquer la représentation. L'auteur fit imprimer le Bannissement de Cicéron, et il avoua franchement qu'il imprimait la justification de Garrick.
Vers ce temps-là, Cumberland obtint, par l'influence de lord Halifax , comme un gage de ses fa\eurs futures, le poste d'agent de la couronne dans la piovince de la Nouvelle-Ecosse , et jugea sa fortune assez assurée pour se marier. Il épousa, en 1789, Elisabeth, fille unique de George Ridge, de Kilmore, et de miss Brooke, nièce du docteur Bentley, grand-père de Cumberland. Mistress Cumberland était une belle femme, remplie de talens, et la fortune souriait à son heureux mari.
L'étoile de lord Bute commençait à briller sur l'horizon politique ; le marquis d'Halifax et le versatile Btibb Doddington se tournèrent \ers cet astre éphémère. Doddington fut créé pair d'Angleterre, honneur stérile, qui lui donnait seulement le droit de faire partie de la procession au couronnement. Lord Halifax fut nommé vice-roi d'Irlande. Le fameux Discours-Unique Hamilton (2) fut fait premier secrétaire du vice-roi ; et,
Vt ' The Bamilimcnt oj Cicei n. — ED.
K-) tmgle-Sprei li ïtamillon prononça . à la iliamlue <li-> corn-
------------------------------------------------------------------------
i34 CUMBERLAND.
à son grand désappointement, Cumberland fut obligé de se contenter de la place de secrétaire d'Ulster. Il y avait sagesse dans ce choix, quoiqu'on ne pût raisonnablement s'attendre à ce que le secrétaire de l'Ulster fût de cette opinion. Le talent et la sagacité politiques de William Gérard Hamilton étaient bien connus et avaient été éprouvés, tandis que le tempérament poétique de Cumberland le rendait moins propre à être un homme d'état. Une imagination vive, qui ne se livre avec ardeur qu'à ses projets, mais peu touchée de tout ce qui n'a qu'un intérêt matériel et prosaïque ; un caractère confiant, qui croit que ses espérances se réalisent toujours; enfin, une certaine dose de bonne opinion de soi-même, peuvent plaire dans un ami intime , mais risquent de compromettre l'homme dépendant qui doit s'occuper d'affaires ordinaires.
Cependant Cumberland rendit à lord Halifax un service réel, dans le sens le moins idéal de la phrase : il découvrit un grand nombre de patentes expirées, dont le renouvellement pouvait être, pour le vice-roi, un moyen d'influence qu'il ne négligea point. Le secrétaire d'Ulster n'en retira que l'offre stérile du titre de baronnet , qu'il eut la sagesse de refuser. Il fut cependant récompensé indirectement par la nomination de son père à l'évêché de Clonfert. Le nouveau prélat fixa sa résidence en Irlande, où son fils se fit un devoir de passer une grande partie de l'année avec lui, aussi longtemps qu'il vécut.
A son retour en Angleterre, lord Halifax fut nommé secrétaire d'état au département des affaires étrangères.
mmies,uu discoms qui fit beaucoup de sens l'ion , et, comme u' l'ut le seul , on l'appelait Single Speech Hamilton, —Vo.
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i35
Cumberland sollicita la place de sous-secrétaire, et reçut de son patron la froide réponse « qu'il n'était pas >. propre à toutes les places. » Réponse à peine adoucie par ce que le ministre voulut bien ajouter, « que Cum«berland ne parlait pas assez bien le français.»
La nomination de Sedgewick à la place de sous-secrétaire d'état fit vaquer celle de clerc des rapports au bureau du commerce. Cumberland la sollicita. Comme elle dépendait de lord Hillsborough, en proposant à lord Halifax d'eu faire la demande, c'était, en quelque sorte, renoncer à son patronage. Lord Halifax en jugea ainsi, et il s'ensuivit quelque froideur entre le ministre et son ancien secrétaire privé. Tous ces événemens nous semblent indiquer que Cumberland n'était pas un homme propre aux affaires, et encore moins un bon courtisan; sans quoi il se serait rendu trop utile ou trop agréable pour que lord Halifax consentît facilement à se séparer d'un homme qui avait rempli auprès de sa personne une place aussi confidentielle.
Un essai de Cumberland , dans le genre de l'opéra comique, lui fit un ennemi de Bickerstaff, auteur de VAmour au -village (i), qui était exclusivement en possession de ce genre du département dramatique. La pièce de Cumberland, le Conte d'été(2), eut un tel succès que son rival prodigua à l'auteur la critique et les injures. Cumberland eut le bon esprit de ne voir, dans ces hostilités de Bickerstaff, que sa peur de perdre une ressource avantageuse à ses intérêts pécuniaires ; il eut même la générosité de déclarer qu'il renonçait à faire des opéras. Cette querelle eut des suites importantes.
(1) Love in a village.
(2) The Summer's Talc
------------------------------------------------------------------------
i36 CUMBERLAND.
Smith, connu sous le nom bien mérité de Gentleman Smith, qui était alors acteur du théâtre de Covent-Garden, conseilla à notre auteur d'employer son génie à un genre plus élevé, et à composer des pièces régulières. Cet encouragement détermina M. Cumberland à entrer dans la carrière dramatique. H y a souvent obtenu des succès , et s'y est livré avec une persévérance infatigable dont l'histoire de notre théâtre n'offre guère d'exemple.
Sa comédie des Frères (i) fut le premier fruit de celle ample moisson. Cette pièce eut beaucoup de succès, et fait encore partie du répertoire. L'énergie soudaine de sir Benjamin Dove, et l'insolence qui succède à la servilité deLud, sont de ces incidens qui ne manquent jamais de faire effet sur le spectateur. L'auteur reconnaît qu'il a quelques obligations au Petit Légiste français de Fletcher (2) ; mais la comédie de Cumberland a un but si différent, que ses obligations ne diminuent eu rien son mérite.
Le Créole (3), qui fut représenté l'année d'après, éleva Cumberland au rang des meilleurs écrivains dramatiques de son temps, et l'eût placé à leur tête, si Shéridan n'avait pas été son contemporain. Le Créole est une comédie classique (4) ; le dialogue en est vif et élégant; les caractères, bien conçus, présentent des traits hardis sans sortir de la ligne de la vraisemblance; l'intrigue de la pièce est régulière, et le dénouement heureux. Le caractère du major O'Flaherty, que tous
(1) TheBiathers.
(2) The liltltt frcnch Lawycr.
(3) The Wcst-huhan.
(4) Sir Wallcr Scolt e\phquc ce qui sufiit à un auteur pour clic classique. —ED.
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i37
ceux qui l'ont vu représenter par l'Irlandais Johnstone considéreront toujours comme un des meilleurs rôles de la scène anglaise, a peut-être le mérite d'avoir suggéré l'idée de sir Lucius O'Trigger (i); mais sir Lucius est un pendant plutôt qu'une copie du portrait de Cumberland.
Garrick, qu'un éloge délicat amené dans le prologue des Frères avait réconcilié avec Cumberland, composa l'épilogue du Créole; et Tom King, chargé du rôle de Belcour, le joua avec tant de vérité que toutes les bizarreries de cet enfant du soleil parurent naturelles, et sa bienveillance une inspiration d'instinct comme ses passions.
L'Amant à la mode (a) ajouta à la réputation dramatique de Cumberland. On y retrouva la même élégance de dialogue que dans le Créole, mais beaucoup moins de vis comica. L'action ne marche pas; et le caractère de Colin Mac-Leod, l'honnête valet écossais, n'étant pas dessiné d'après nature, n'a rien qui le distingue des Gibbies et des Sawneys (3), qui étaieut en possession de faire rire les Anglais aux dépens des Écossais. L'auteur n'est pas de cette opinion ; il croit que l'Amant à la mode ne le cède en rien au Créole; mais nous sommes forcés de nous déclarer pour le jugement qu'en porta le public. L'Homme colère (4), qui fut joué après l'Amant à la mode, eut du succès, mais n'est pas resté au répertoire. Cumberland composa encore quelques autres pièces dont on ne parle plus, avant de donner sa tra(1)
tra(1) les Rivaux ( the Rivais ) , coniéd.c de Shc'ridan. — ÉD.
(2) The fas/iionable Lovet.
(3) Gibbies et Sawneys, noms eaiacléristiqucs d'un Écossais 110™c , sm la scène anglaise. — ÉD
(l\) The choient 1/Vrn.
I 2.
------------------------------------------------------------------------
i38 CUMBERLAND.
gédie de la Bataille de Hastings (i), dont le principal mérite est un style souvent très-remarquable. Les caractères sont faiblement tracés, et le plan a le grand défaut d'être contraire à l'histoire, et par là de prêter à la critique de ceux même qui ont les connaissances les plus ordinaires. La pièce réussit cependant, parce que Henderson jouait le principal rôle.
Bickerstaff(2) ayant renoncé à faire des opéras, Cumberland composa celui de Ca/ypso pour rendre service à un jeune musicien nommé Butler, qui avait montré du talent. Il composa aussi un autre opéra comique.
Ses travaux dramatiques lui laissaient encore des heures de loisir. Il défendit la mémoire de son grandpère, Bentley, contre Lowth,dans une controverse que celui-ci avait engagée. Le discours que l'infortuné Daniel Perreau ( sur le sort duquel est encore suspendu un voile impénétrable) adressa au jury était de la composition de Cumberland.
La satisfaction que durent lui procurer les succès de ses ouvrages dramatiques semble avoir été troublée par les critiques auxquelles tous les auteurs, et surtout ceux qui suivent la carrière du théâtre, sont exposés. Il avoue qu'il fut trop sensible aux calomnies et au\ injures de ses ennemis, et il nous apprend que Garrick l'appelait l'homme sans peau. Il n'est pas douteux que, dans ces occasions, il faudrait être cuirassé d'un triple airain. Mais, au total, on trouvera que ceux qui font le moins d'attention à ces flèches empoisonnées, sont ceux qui sentent moins la douleur de leur blessure.
La position de Cumberland lui offrait des motifs de
'1) The Baille oj tlaslings
(1) \uletu de plusituis faites ri opcias comique. — KD
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i39
consolation pour des chagrins bien plus sérieux que ceux qu'une critique malveillante peut causer. Il était heureux dans sa famille, composée de quatre fils et de deux filles. Tous ses fils étaient entrés au service du roi; l'ainé et le troisième servaient dans l'armée de terre, le second et le quatrième dans la marine. A ce bonheur domestique se joignait la satisfaction d'être classé au nombre des littérateurs les plus distingués, et d'être admis dans la haute société, dans laquelle, en Angleterre, les hommes de lettres sont toujours bien accueillis. Les habitudes et les manières de Cumberland devaient lui rendre ces jouissances encore plus agréables. Les appointeniens de sa place et ses revenus littéraires, ajoutés à sa fortune patrimoniale, lui procuraient les moyens de figurer convenablement dans le monde. Son revenu s'accrut bientôt après par sa promotion au poste de sécrétait e du bureau du commerce, auquel il fut nommé, delà manière la plus flatteuse, par lord George Germain, depuis lord Sackeville.
Un parent éloigné, M. Décimus Reynolds, institua M. Cumberland son héritier ; et afin de n'être pas tenté de changer son testament, par lequel il lui léguait des propriétés considérables, il le lui remit entre les mains. Cumberland avait trop de délicatesse pour l'accepter autrement que comme un dépôt qui serait toujours à la disposition du testateur. Plusieurs années après , M. Reynolds éprouva la tentation contre laquelle il avait voulu se prémunir, et il retira son testament des mains de son légataire désigné.
Un autre grand désappointement survenu dans ces entrefaites, mit un terme à la carrière politique de Cumberland, porta un coup sensible à sa fortune, et, pour nous servir de ses propres expressions , ■■ produisit
------------------------------------------------------------------------
i4o CUMBERLAND.
» un contraste frappant entre ses dernières années et
« celles qui les avaient précédées. »
En 1780 , le ministère espéra pouvoir détacher l'Espagne de la confédération redoutable qui s'était formée contre l'Angleterre. L'exemple des colonies anglaises de l'Amérique septentrionale se déclarant indépendantes de la mère-patrie, était un avertissement pour l'Espagne. On pensa qu'il n'était pas impossible d'entamer une négociation secrète avec le ministre Florida Blanca, et la conduite de cette intrigue politique fut confiée à Richard Cumberland. Pour ne donner lieu à aucunes conjectures sur sa mission, il se rendit à Lisbonne à bord d'une frégate, et sa santé était le prétexte de ce voyage. De Lisbonne, il devait aller à Madrid ou revenir en Angleterre, suivant l'avis qu'il recevrait, après avoir communiqué avec l'abbé Hussey, chapelain de Sa Majesté catholique , agent secret de cette affaire importante. Mistress Cumberland et ses filles étaient du voyage. L'envoyé eut dans la traversée l'occasion, précieuse pour un poète et un auteur dramatique, de voir le courage des Anglais se montrer sur leur élément. La frégate Milford, à bord de laquelle il était, eut avec une frégate française un engagement qui se termina par la prise du vaisseau ennemi. Cumberland célébra la victoire de nos marins dans une chanson pleine de verve, que nous nous rappelons avoir entendu chanter encore plusieurs années après.
Il y avait dans la négociation dont M. Cumberland était chargé un point très-important, qui l'a été dans toutes les négociations avec l'Espagne, et le sera encore quand elle reprendra son rang dans la république européenne. Ce point était la cession de Gibraltar. Il
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. 141
n'est guère douteux que l'espérance de recouvrer cette forteresse avait été l'appât offert à l'Espagne pour lui faire prendre part à la guerre de l'Amérique ; et trèsprobablement ce point une fois obtenu, le pacte de famille n'eût pas été un obstacle insurmontable à une paix séparée avec l'Espagne. Mais le peuple anglais considère la possession de Gibraltar comme un trophée de gloire nationale, et l'Espagne attache le plus grand prix à rentrer dans une forteresse située sur son territoire. Dans le fait, la restitution de Gibraltar ne pouvait être considérée en Angleterre et sur le continent que comme un abandon de l'honneur national et un aveu de notre faiblesse.
Les instructions de Cumberland lui recommandaient de ne se rendre à Madrid que lorsqu'il aurait appris de l'abbé Hussey si l'Espagne faisait de la cession de Gibraltar la base de la négociation proposée. Dans ce cas, l'envoyé secret de la Grande-Bretagne devait revenir en Angleterre. L'abbé Hussey alla à Madrid pour s'assurer de ce point préliminaire. Malheureusement sa correspondance, tout en encourageant Cumberland a tenler une négociation, ne lui donnait aucune assurance sur le point essentiel qui devait régler ses inouvemens. Walpole, ministre du roi près de la cour de Portugal, parait avoir soupçonné de la duplicité dans 1 abbé Hussey, qui, pour son compte particulier, désirant que la négociation ne fût pas rompue, conseillait à Cumberland de se conformer implicitement à ses instructions et de retourner en Angleterre, ou au moins de ne pas se mettre en route pour Madrid sans avoir reçu de nouveaux ordres de Londres. Cumberland s'était persuadé qu'un délai pouvait faire manquer le traité. Comptant sur les dispositions pacifiques du mi-
------------------------------------------------------------------------
i42 CUMBERLAND.
nistère espagnol, ne doutant pas de la probité de l'abbé Hussey, il prit sur lui d'aller à Madrid : démarche téméraire , dont le résultat doit servir de leçon à tous les agens politiques.
Le passage suivant d'une lettre de Cumberland à lord Hillsborough prouve qu'il savait tout le risque qu'il crut de son devoir de courir :
« Je ne me dissimule pas que je fais une démarche «qui m'expose à être blâmé si je ne réussis point, à « moins que l'on ne pèse avec sincérité, et même avec «indulgence, les raisons qui m'ont déterminé. En me « décidant à aller à Madrid, je n'ai eu d'autre objet que « de continuer une négociation que le moindre délai, « ou tout ce qui aurait l'air d'une évasion, aurait rom« pue immédiatement. Je sais le danger que je cours ; « mais comme mon zèle pour le service de mon pays et « pour l'honneur de votre administration est sincère, «je ne doute point que je ne trouve en vous un pro« tecteur. »
Cette citation, à laquelle nous pourrions en ajouter d'autres, est une preuve assez évidente qu'aux yeux même de Cumberland le succès pouvait seul justifier une généreuse témérité. Les événemens qui se passaient à Londres dans les entrefaites renvoyaient bien loin toute chance de succès. En arrivant à Madrid, Cumberland trouva le ministre espagnol informé de toute l'histoire du rassemblement tumultueux connu sous le nom de rassemblement de lord George Gordon (i).
(t) Lord George Gordon était le chef de la grande association anti-catholique de l58u. Ou vit plus de 20,ooo hommes rassemblés aux cris d'à bas les papistes , menacer la chambre des communes où il était question d'adoucir les lois pénates contre les catholiques Les chapelles du culte proseiit furent brûlées , les maisons pil-
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. 143
Comme tous les étrangers, le comte de Florida-Blanca vit dans un tumulte populaire la chute du ministère et même de la monarchie britannique (1). Une négociation délicate sous toute espèce de rapports, et entamée sous de semblables auspices, ne présentait pas une issue heureuse : M. Cumberland, à ce qu'il paraît, n'en désespéra cependant pas. Ayant obtenu, ou plutôt arraché par importunité la permission du ministère britannique, il résida à Madrid, ne négligeant rien pour rapprocher des ministres qui ne paraissent pas avoir jamais eu l'espérance sérieuse ou l'intention de faire la paix.
Enfin, le 18 janvier 1781, M. Cumberland reçut l'ordre exprès de revenir en Angleterre. La cession de Gibraltar fut ce qui motiva cet ordre M. Cumberland croyait que les Espagnols ne parlaient de cette cession que comme d'une matière de forme, et que si on lui avait permis de se prêter à celte forme d'étiquette, il aurait pu réussir à conclure un traité séparé avec l'Espagne. Nous ne pouvons partager cette opinion. L'Espagne rassemblait, en ce moment, toutes ses forces pour attaquer Gibraltar: elle regardait naturellement son honneur engagé à reconquérir cette place importante. La France entrait dans ses vues, et lui prometlait la coopération la plus puissante; il n'était doncpas probable que la cour de Madrid eût sacrifié l'espérance de reconquérir Gibraltar, à aucun traité qui n'en stipulerait pas la restitution. Cependant, comme M. Cumberland agissait de trèstces,
trèstces, On ne saurait croire combien le peuple anglais est fanatique encore aujourd'hui, smilenu par l'intolérance du cleigé anglican. —ED.
(l)Mémoircs de Cumbeiland , \o! II, p 18
------------------------------------------------------------------------
144 CUMBERLAND.
bonne foi et avec un zèle auquel on n'avait d'autre reproche à faire que son excès, le lecteur ne peut guère s'attendre, malgré les erreurs que nous venons de signaler, à l'indigne traitement qu'il reçut. Cumberland affirme, et nous devons le croire, qu'en parlant pour celte mission, il reçut mille livres sterling, et qu'on l'assura positivement, au ministère, que toutes les lettres de change qu'il tirerait sur son banquier seraient immédiatement remboursées par la trésorerie. Il déclare, que, ma'gré cette assurance positive, donnée pour une somme très-considérable laissée à sa discrétion, le gou\erncment n'a jamais remboursé un penny des sommes que ses banquiers avaient avancées, et qu'il a été obligé de les acquitter de ses propres deniers, toutes ses réclamations et toutes ses représentations n'ayant eu aucun succès.
Quoi que l'on puisse penser de la prudence politique de Cumberland en ne se conformant pas strictemenl à sa mission, et de son caractère trop confiant, qui entrevoyait une issue heureuse à une négociation désespérée, il n'en est pas moins vrai qu'on lui avait permis de rester à Madrid en qualité d'agent d'Angleterre; qu'il était reconnu comme tel par le ministère; qu'il correspondait constamment avec le secrétaire d'état, qu'il en reçut l'ordre de continuer de résider à Madrid, et ensuite celui de quitter cette capitale. Il n'j avait donc ni justice ni humanité à refuser de payer ses mandats, et à le laisser dans un état de pénurie cl d'embarras tel, qu'ayant cru ne devoir pas accepter l'offre du roi d'Espagne, de le défrayer de son voyage, l'envoyé de l'Angleterre se fût trouvé en état de banqueroute sans l'assistance généreuse d'un ami qui l'iî prêta 5oo livres sterl. La balance de son compte .s'éle-
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. 145
vait à une somme considérable ; elle était de 45oo liv. sterl. On pensera peut-être que Cumberland n'était ostensiblement à Madrid que comme un particulier qui voyageait pour sa santé, et que son établissement aurait pu n'être pas dispendieux, ou au moins n'aurait pas dû l'être. Mais il avait avec lui sa femme et ses filles; et il faut convenir qu'un homme qui, par la nature de sa mission, était nécessairement en relation avec les ministres d'Espagne, ne pouvait vivre sans une espèce d'éclat. II avait droit au moins aux commodités et aux agrémens de la vie. D'ailleurs, on lui avait donné beaucoup de latitude pour les dépenses secrètes, sur une somme que l'on devait tenir à sa disposition. La vérité est que, sous l'administration de lord North, on jugeait une somme de mille livres suffisante pour une négociation qui n'avait pas réussi; et comme Cumberland s'était, en quelque sorte, rendu responsable de l'événement, les mêmes ministres qui, sans aucun doute, n'auraient pas fait difficulté d'avouer le résultat des ses intrigues en cas de succès, jugèrent convenable de les désavouer parce qu'elles avaient échoué.
Pour faire face aux pertes inattendues qu'il éprouvait, Cumberland fut obligé de vendre ses biens patrimoniaux dans un moment peu favorable et où ils n'avaient point de valeur. Peu de temps après, on supprima plusieurs places dans les diverses administrations, et celle de secrétaire du bureau du commerce n'échappa pas à l'économie inexorable de Burke.
Cumberland n'eut en indemnité que la moitié des émolumens attachés à la place. Forcé de renoncer à la carrière politique, il prit la sage résolution de quitter sa maison de Londres, et d'aller s'établir, avec sa faJ3
faJ3
------------------------------------------------------------------------
i4o CUMBERLAND.
mille, à Tunbridge, où il a passé le reste de sa vie dans la retraite, sans renoncer rependant à recevoir ses amis, qui trouvaient chez lui une agréable hospitalité.
Le roi d'Espagne avait donné à Cumberland une permission expresse de voir les tableaux de l'Escurial, dont il a publié un catalogue, précédé d'anecdotes sur les peintres célèbres d'Espagne. Ce fut le principal fruit qu'il retira de son voyage. Il faut toutefois y ajouter la charmante Histoire de Nicolas Pedrosa, excellente iraitalion de Lesage, et qui parut dans le Connaisseur, ouvrage périodique dont Cumberland était éditeur, et qui avait eu beaucoup de succès. C'était une de ces entreprises littéraires dans lesquelles la connaissance des hommes et des moeurs donne à un auteur de grands avantages pour briller. Cette connaissance du monde, le goût et le savoir de Cumberland , assuraient le succès d'un ouvrage de ce genre; et le Connaisseur est encore lu avec intérêt par les hommes du monde et par les hommes instruits. Le littérateur ne peutmanquer d'être profondément intéressé par la dissertation curieuse qu'il trouve dans le Connaisseur, sur les premières tragédies grecques. Cumberland a reconnu que les notes de son grand-père Bentley lui avaient été d'un grand secours. Richard Bentley, son fils, auteur delà comédie ou farce intitulée les Souhaits, moins connu que son père, a été encore plus utile à l'éditeur du Connaisseur dans cette dissertation.
Ce savant ingénieux, mais un peu singulier, était l'ami d'Horace Walpole, qui, comme s'en plaint avec justice son neveu Cumberland, abusait des droits de l'hospitalité. Uhumour de la pièce des Souhaits n'était pas à la portée d'un public vulgaire. C'était une critique de la contexture absurde de l'ancienne tragédie, et du
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND, 147
stoïcisme particulier des choeurs, qui étaient censés des spectateurs tirant des atrocités dont ils étaient témoins des leçons morales sur la justice des dieux, mais qui n'auraient pas fait un pas pour les prévenir. Afin de faire sentir le ridicule de cette absurdité, on vient dire au choeur des Souhaits qu'un fou est descendu dans les caves, une torche à la main, pour mettre le feuà un magasin à poudre; sur quoi, au lieu de prendre les moyens de l'en empêcher, ou ceux d'échapper au danger dont ils sont menacés, les spectateurs commencent leurs lamentations en strophes et en antistrophes sur le malheur de leur position, et leurs exclamations contre le trois fois malheureux fou, ou plutôt ses trois fois malheureux païens, qui n'ont pris aucune mesure pour s'assurer de lui, ou plutôt sur leur six fois malheureux sort à eux-mêmes, exposés qu'ils sont à la fureur d'un fou. Tout cela est très-plaisant pour ceux qui se rappellent le stoïcisme des choeurs dans les tragédies d'Eschyle et d'Euripide, et leurs froids commentaires sur les horreurs commises sous leurs yeux ; mais cela pouvait paraître un peu extraordinaire à la généralité des spectateurs anglais. La pièce néanmoins fut bien reçue jusqu'à l'incident extravagant d'Arlequin, que l'on pend sur le théâtre. L'auteur en sentit si bien l'absurdité, que, pendant l'exécution, il dit à l'oreille à son neveu Cumberland : « S'ils ne sifflent «pas celle-ci, ils méritent d'aller à tous les diables.» Comme il disait cela, le public jugea de manière à ne pas encourir la peine prononcée par l'auteur, et le sort de la pièce fut décidé. Il serait bien à souhaiter que cette pièce singulière fût imprimée.
Cette digression sur Richard Bentley nous a un peu écartés de notre but; nous avions seulement voulu re-
------------------------------------------------------------------------
148 CUMBERLAND.
inarquer qu'il avait traduit, pour son neveu Cumberland, les morceaux des auteurs dramatiques grecs que l'on a admirés dans le Connaisseur. Cumberland réclame cependant, comme lui appartenant uniquement, la traduction des Nuées d'Aristophane , qui fut depuis insérée dans ce journal.
Les personnages modernes introduits dans le Connaisseur sont de Cumberland. Il nous apprend que celui du bienfaisant Israélite, Abraham Abrahams, fut composé dans le but de détruire les préjugés contre une race persécutée. Il donna suite à cette intention bienveillante dans une comédie qui a eu du succès, intitulée le Juif. Le caractère de Shéva, réunissant à une parcimonie d'habitude une philanthropie naturelle, fut composé pour le théâtre, dans le même esprit que celui d'Abrahams, et fut admirablement joué par Jack Bannister. Les journaux du temps ont fait honneur aux juifs d'avoir envoyé à l'auteur des preuves non stériles de leur gratitude. Dans ses Mémoires, Cumberland ne déguise point son désir qu'ils lui eussent donné une marque de la reconnaissance qu'il pensait lui être due. Il nous semble que l'auteur du Comte Fathom avait un droit antérieur pour le caractère qu'il avait tracé de Josué dans son roman. Nous ajouterons que nous ne sommes pas sut pris que les personnes en question aient envisagé un portrait dans lequel elles étaient tout autant un objet de plaisanterie que d'intérêt, comme quelque chose qui pouvait passer aussi bien pour une insulte que pour un compliment. Nous croyons, quant à nous, que dans la classe riche des co-religionnaires de Shéva et d'Abrahams, on en trouverait peu de disposés à reconnaître dans ces deux caractères des portraits ressemblons.
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. 14a
Dans sa retraite à Tunbridge, travaillant au sein de sa famille, faisant du salon son cabinet d'étude, Cumberland avait composé un assez grand nombre de pièces de théâtre, dont il semble que lui-même avait presque oublié les noms, et qui sont bien peu connues de nos jours. Nous en avons fait une liste, ainsi que de ses autres ouvrages, d'après l'index de ses Mémoires. Plusieurs de ses pièces eurent du succès; plusieurs autres n'en eurent aucun, et beaucoup n'ont pas été jouées. L'auteur parait n'avoir jamais été découragé ni fatigué. L'Arabe, les Wallons, et beaucoup d'autres ouvrages dramatiques de Cumberland, sont oubliés, mais le caractère de Penruddock, dans la Roue de Fortune (i), bien conçu en lui-même, admirablement bien rendu par Kemble dans l'origine, et depuis par Charles Young, est toujours applaudi. La Carmélite (2) , tragédie conduite régulièrement, eut beaucoup de succès, parce que l'inimitable Siddons joua le rôle de la dame de Saint-Valois, et Semble celui de Montgomery. Mais l'intrigue a le défaut que l'on peut reprocher à beaucoup de pièces de Cumberland; elle manque d'originalité. Elle rappelle involontairement Douglas; et il y a dans le dialogue plus de goût que de génie. Le style vaut mieux que les sentimens ; mais la grâce de l'un ne suffit pas toujours pour suppléer à la nouveauté qui manque aux autres. Les Frères (3), le Créole (4), et la Roue de Fortune (5), sont des pièces toujours jouées avec
(\)The Wheelof Fortune.
(2) The Carmélite.
(3) The Brothers. Cl) The IVest-Indian
(5) The 11 heel of Foi lune
------------------------------------------------------------------------
IJO CUMBERLAND.
succès; et un très-bon juge nous assure que le premier Amour (i), que nous n'avons pas vu représenter, est une excellente comédie encore au répertoire de Londres.
Nous devons croire que le théâtre était le genre de littérature favori de Cumberland, car c'était le but auquel il visait cesse, quoiqu'il le manquât souvent et que des chutes répétées fissent oublier de véritables succès. Il a composé plus de cinquante pièces de théâtre, et quelquefois les prières et les flatteries étaient nécessaires pour obtenir de les faire jouer. Dans ces occasions, la tradition des foyers dit que le poète vétéran prodiguait sans hésiter ses complimens aux comédiens qui devaient jouer dans une de ses pièces, aux dépens de la compagnie rivale, qui recevait à son tour le même tribut quand la réception d'une nouvelle pièce lui rendait les bonnes grâces de l'auteur.
On dit encore que lorsqu'un assez grand nombre d'auteurs dramatiques se réunirent pour porter plainte au lord chancelier, contre M. Shéridan, alors directeur du théâtre de Drury-Lane, il empêcha M. Cumberland de se joindre à la confédération, en lui offrant de faire jouer celle de ses pièces manuscrites qu'il voudrait. Le choix n'était pas une tâche facile pour un auteur à qui tous ses enfans étaient également chers. Après beaucoup d'hésitations, il se décida à s'en rapporter au sort : il porta au directeur la pièce qu'il avait prise au hasard, dans plusde douze manuscrits qui étaient sous sa main, sans lire le titre.
Si Cumberland avait pour ses productions, une tendresse paternelle il faut convenir qu'il avait aussi le courage de se soumettre sans murmurer aux jugemens
(l) Fil si Tnvc
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. I5I
du public : « J'ai eu ma bonne part de succès, mais je » crois que j'ai bien payé ma taxe sur ces succès, dit-il « gaiement, et cela sans me révolter, presque toujours « même sans murmurer. Je n'ai jamais irrité le public « par une résistance opiniâtre à ses jugemens, quand ils « n'élaient pas favorables à mes productions. Je n'ai ja« mais manqué de me retirer, du moment qu'il me no« tifiait que je n'étais pas bienvenu. La seule chose dont «j'aie été coupable est de n'avoir pas jugé un ouvrage «plus mauvais, seulement parce que le public n'en « pensait pas bien (i). »
Melpomène et Thalie ne furent pas les uniques objets du culte de Cumberland ; la Muse sacrée eut aussi ses offrandes. Il entreprit, dans son poème du Calvaire (2), un sujet trop imposant et trop terrible pour être traité en vers, quel qu'ait été le succès de Rlopstock (3). Il composa aussi, conjointement avec sir James Bland Burgess, auteur de Richard Coeur-de-Lion et de quelques autres ouvrages, un poëme épique fondé sur l'histoire sainle. Le Calvaire occasiona à son auteur une perte de cent livres sterling, qui le gêna, et F Exode n'eut pas un grand succès.
M, Richard Sharpe, chéri pour ses vertus, estimé pour ses connaissances étendues et sa grâce naturelle , a rendu un véritable service au public en engageant M. Cumberland à écrire ses Mémoires. C'est, sans contredit, un des ouvrages les plus agréables de l'auteur; ils donnent une idée très-exacte de ses talens , de ses sentimens et de son caractère; ils contiennent
(1) Mémoires de Cumberland , vol ï , p. ?6Q.
(*) Calvary.
o*)0ans Je poctnc du llcssn
------------------------------------------------------------------------
i5i CUMBERLAND.
aussi beaucoup d'aperçus intéressans sur le siècle dernier. Il est impossible de lire sans être vivement intéressé le tableau que fait Cumberland du théâtre de Goodman's-Fields, où Garrick, dans la fleur de la jeunesse, et dans toute la verve de son génie, bondissant, pour ainsi dire, sur la scène, dans le rôle de Lothario, livrait au ridicule le mari complaisant et le lourd Horatio; tandis que, dans ce dernier caractère, M. Quin offrait un contraste de l'ancienne action dramatique avec la moderne, par son costume et son jeu. Son air grave et solennel, son habit vert foncé, couvert de broderies, ses bas roulés, ses souliers à hauts talons et à bouts carrés, une déclamation lente, monotone, accompagnée d'une sorte d'action plutôt faite pour le parlement que pour le théâtre, contrastaientd'une manière piquante avec le costume élégant et le jeu animé de Garrick.
On trouve dans les Mémoires de Cumberland les caractères de plusieurs personnes distinguées, dessinés avec beaucoup de talent, particulièrement ceux de Doddington, de lord Halifax, de lord Sackville, de George Selwyn, et quelques autres. On y remarque aussi quelques traits de satire et de ridicule, peut-être exagérés. Ces Blémoires n'auraient dû être publiés qu'après la mort de Cumberland : les ouvrages de ce genre se présentent de meilleure grâce quand l'auteur a disparu de la scène du monde. Mais, depuis la malheureuse négociation d'Espagne, M. Cumberland avait toujours été dans un état de gêne dont un travail infatigable n'avait pu le tirer; et, dans ses Mémoires même, il fait l'aveu touchant que des circonstances auxquelles il faut quelquefois sacrifier la prudence cl les bienséances, le forçaient de les publier de son vivant. La maison Lac-
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i53
kington acheta l'ouvrage cinq cents livres sterling. L'édition in-4° fut bientôt épuisée, et il en parut une in-8°.
A un âge très-avancé, M. Cumberland entreprit un nouvel ouvrage périodique. La Revue aV Edimbourg jouissait d'une grande réputation, et la Revue de Trimestre (i) venait de paraître quand M. Cumberland se fit éditeur d'un journal périodique, auquel il donna le titre de Revue de Londres (2), et qu'il conçut sur un plan neuf, en ce que tous les articles devaient être signés par leurs auteurs. Il s'associa, pour collaborateurs, des hommes de beaucoup de talent; mais, après deux ou trois numéros , il fut obligé d'y renoncer. Dans le fait, quoiqu'il y eût dans ce plan une apparence de franchise et de hardiesse que n'a pas une critique anonyme, il avait des inconvéniens que son auteur n'avait pas aperçus. Il est bien certain que personne ne croit que l'usage du pronom personnel, NOUS , garantit que les divers articles d'un journal périodique sont soumis à l'examen d'un comité de littérateurs, et que chaque article est le produit de leur sagesse réunie. Cependant, l'emploi de la première personne du pluriel est assez légitimé par l'usage établi dans tous les journaux organisés sur un plan sage, où tous les articles, quel qu'en soit l'auteur, sont revus par une personne chargée de la rédaction ; ce qui est, pour le public, une meilleure garantie de la bonne foi des juges que si chaque article n'offrait que la responsabilité personnelle de celui qui l'a écrit. Une autre remarque plus importante est celle-ci : le caractère anonyme d'une critique périodique tend à donner aux
(1) Çuarteiiy Review.
(2) London Review.
------------------------------------------------------------------------
i54 CUMBERLAND.
discussions littéraires plus de liberté, et, en même temps, à adoucir les animosités qu'elles pourraient faire naître ; sous ce rapport, le langage usité dans les chambres du parlement, et que, par cette raison, on nomme parlementaire, ressemble au style ordinaire des discussions littéraires. Un auteur, quelque sévère que soit la critique d'un journal, ne peut guère, dans les cas ordinaires , y voir autre chose qu'une question de littérature; taudis qu'une attaque directe et immédiate contre l'écrivain pourrait tendre, d'une part, à restreindre la liberté de la critique, en la soumettant à la direction d'une complaisante timidité, ou , de l'autre, à lui donner ( ce qui est au moins inutile ) un caractère d'audace et de personnalité contraire aux bienséances, et peutêtre à la paix de la société. D'ailleurs, la majorité des lecteurs souscrira toujours plutôt aux oracles sortis du sanctuaire mystérieux d'un corps invisible, qu'au jugement porté par uu homme dont le nom de baptême et le nom de famille ne sonnent pas beaucoup mieux que ceux de l'auteur critiqué. Dans le fameux tribunal secret d'Allemagne, c'était l'invisibilité des juges qui rendait leur juridiction si terrible (i).
Cumberland a publié un si grand nombre d'ouvrages que, même après avoir fait une analyse rapide d'une faible partie, il nous reste encore à parler de ses romans; c'est cependant comme romancier qu'il a droit de figurer dans notre recueil. Nous avons de lui : Arundel, Henry, et John de Lancastre. Les deux premiers eurent un succès mérité; le dernier se ressentait de l'âge avancé de son auteur, et fut moins bien accueilli
(l) Ce passage de sir Waller Scoll a été oublié dans la discussion de la dornière loi sur la picsse périodique. Juin 1828. — Eu.
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i55
du public. 11 ne serait pas juste de parler de ce roman comme faisant partie des productions sur lesquelles reposera la réputation littéraire de Cumberland.
Il avait écrit à la hâte son premier roman. — Arundel fut composé pendant un séjour de quelques semaines à Brighlhelmstone (i), et envoyé à l'imprimeur feuille par feuille. On y aperçut, au premier coup d'oeil, ce que l'on trouve rarement dans les romans, la certitude que l'auteur connaissait bien les écoles, les cours et les usages de la haute société, et que les sujets sur lesquels il écrivait lui étaient familiers. Le style est facile et clair, les caractères hardiment tracés. En peignant les sentimens à!Arundel, quittant sa société de l'université, et ses études, pour devenir secrétaire du comte de G., il se rappelait sans doute l'événement qui changea ses premières destinées. Mais il n'y a aucune raison de croire que les teintes sombres du caractère du comte de G. trahissent l'intention de faire la satire de son patron; car, dans ses Mémoires, il peint lord Halifax sous des couleurs beaucoup plus flatteuses.
Le succès d'un ouvrage qui lui avait coûté si peu de peine l'engagea à en composer un autre, auquel il donna tous ses soins. Il prit pour modèle Fielding, et mit deux ans à corriger et à polir le style de Henry. Peut-être, après tout, ce roman n'a-t-il pas sur Arundel la supériorité à laquelle l'auteur aspirait. II n'en serait pas moins injuste de refuser à Henry le mérite d'être un roman excellent. On y admire de belles descriptions, et des détails curieux sur la vie des classes inférieures en Angleterre. Les paysans de Cumberland, peints d'après ceux du comté de Kent, au milieu desquels il pas(i)
pas(i) —ÉD.
------------------------------------------------------------------------
i56 CUMBERLAND.
sait sa vie à Tunbridge, peuvent être placés à côté des portraits de ce genre faits par les plus grands maîtres. Le caractère d'Ézéchiel Daw est si heureux que, quoique l'idée lui en ait été suggérée par le caractère d'Abraham Adams (i), c'est encore un excellent original. Comme les méthodistes abhorrent les arts frivoles et méprisent peut-être les arts plus sérieux, ils ont été sévèrement traités, comme on devait s'y attendre, par les auteurs dramatiques et par les romanciers, qui les représentent en général comme des niais ou des hypocrites. Ce n'est pas l'opinion que méritent un grand nombre, et peut-être le plus grand nombre de ces sectaires enthousiastes. Il serait également injuste de croire que l'homme qui fait de la religion le grand objet de sa vie, est, par cette seule raison, un sot ou un imposteur. Les professions où une piété scrupuleuse est de rigueur, sont incompatibles avec des moeurs vicieuses, et doivent en conséquence, généralement parlant, empêcher les hommes de se livrer secrètement à des actions qui, si elles venaient à être connues, leur feraient perdre leur réputation.'Ainsi, aux règles que la religion et la morale imposent à tous les hommes, pour résister aux tentations qui les assiègent sans cesse, les méthodistes et les autres sectaires rigides ajoutent le frein de l'intérêt et d'une contrainte habituelle. Il faut encore considérer que cette espèce de religion est singulièrement propre, eu s'adressant aux sentimens, à faire impression sur des millions d'hommes ignorans, dont l'intelligence ne sentirait pas la force des raisonnemens des théologiens les plus habiles, et il n'est pas douteux que beaucoup d'enthousiastes, aussi simples
(ij Dans îtnejih Amliew; de Fii'îdiug —l'.n
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. ,57
qu'Ézéchiel Daw, qui ont fait des efforts sincères et continuels pour convaincre des horrimes ignorans et opiniâtres, ont été des instrumens dont la Providence s'est servie pour retirer ces hommes d'un état dégradant et en faire des êtres raisonnables et dignes du nom de chrétiens. Nous sommes donc d'opinion que le caractère d'Ezéchiel Daw, qui nous montre le prédicateur méthodiste dans sa force et dans sa faiblesse, actif et fervent dans l'accomplissement de sa mission, simple, bien intentionné, et même absurde dans les affaires ordinaires de la vie, est non-seulement un portrait bien peint, mais ressemblant.
Cumberland n'a pas toujours été heureux dans les inc.idens de la vie des classes du bas peuple qu'il décrit. Il lui fallait sans doute un effort pour renoncer à l'élégance naturelle de ses idées, en voulant imiter les scènes de cette nature que l'on trouve dans Fielding. Il se trouvait dans la position d'un homme timide qui devient impudent en essayant de montrer de l'aisance, et en croyant n'être que gai : Cumberland nous choque dans sa description de Zacbarie Cawole et de sa femme.
Il se piquait surtout de bien entendre l'art de conduire un roman, et nous devons convenir que nous ne trouvons rien dans les siens qui puisse justifier cette prétention. Son intrigue n'est ni plus habilement nouée, ni plus heureusement dénouée que celles de beaucoup d'ouvrages du même genre. Il y a le degré ordinaire (peut-être devrions-nous dire nécessaire) d'invraisemblance, auquel le lecteur est accoutumé à se prêter et doit même se prêter. Sous ce rapport, ou a peu de chose à dire pour ou contre l'auteur. Mais il y a une suite d'incidens liés par un genre de sentiment particulier à Cumberland, que l'on peut remarquer clans TOM. x. 14
------------------------------------------------------------------------
i58 CUMBERLAND.
toutes ses diverses pièces de théâtre, que l'on retrouve dans son roman <YArundel, et qui contribue beaucoup à l'intérêt que l'on éprouve en lisant Henry.
Dans les intrigues amoureuses, il avait un goût particulier qui lui faisait intervertir l'usage reçu dans ces sortes d'affaires. Ce sont ses héroïnes qui font les avances; et nous croyons ici exprimer l'opinion presque universelle, en disant qu'il vaut mieux laisser à l'homme ce rôle, qu'il joue plus naturellement et de meilleure grâce. Dans Henry, Cumberland a poussé les choses plus loin : son héros est doué de la continence du patriarche hébreu, et il l'expose aux attaques d'un être séduisant, dont les aveux sont bien plus dangereux que ceux de la matrone égyptienne. A cet égard, Cumberland n'a pas copié son maître Fielding, ou, ce qui serait inconcevable dans un auteur aussi ingénieux, il a pris au sérieux le récit ironique de la continence de Joseph Andrews. Nous ne voulons pas nous arrêter long-temps sur ce sujet; mais les idées morales de notre siècle sont si peu correctes, que nous craignons bien qu'un auteur plus judicieux n'eût pas cherché à lutter contre le torrent, en offrant pour modèle un héros plus propre à exciter le ridicule qu'à inspirer le désir de l'imiter.
On pourrait encore faire un autre reproche à l'auteur. Henry se trouve avec Susanne, mais placé dans des situations que les écrivains modernes n'oseraient pas se permettre de présenter, parce qu'elles compromettent la décence. Cumberland ne croyait pas en avoir franchi la limite : « Si, dans mon zèle pour montrer la «vertu triomphante des attraits les plus séduisans, «dit-il, j'ai peint ces attraits sous des couleurs trop « vives, je le regrette, et j'en demande pardon à ceux
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i5g
«qui pourraient croire que la morale n'a pas servi de « correctif au mal qui en résulte. »
Une autre particularité aux romans de Cumberland, c'est qu'il entre toujours dans ses plans une affaire d'honneur, un duel, ou au moins un rendez-vous pour se battre. On doit s'attendre assez souvent à cet incident dans les romans, puisque c'est le seul usage des temps gothiques qui leur ait survécu, et qu'il fournit aux romanciers une occasion de développer des passions violentes, d'aller au - delà des bornes prescrites par les règles de la société, et de décrire des scènes extraordinaires sans encourir le reproche d'invraisemblance. Mais Cumberland avait dans le caractère quelque chose de chevaleresque. Il avait été élevé dans des sentimens d'honneur et dans l'idée qu'il faut soutenir sa réputation au péril de sa vie. En cela il ressemblait à un autre poète dramatique, le célèbre auteur de la tragédie de Douglas (i), qui n'était pas moins enthousiaste sur le point d'honneur. Cumberland avait eu occasion de faire ses preuves. II raconte avec une sorte de complaisance, dans ses Mémoires, qu'il avait forcé «un capitaine de vaisseau grossier et violent,» à rétracter quelques expressions injurieuses sur son ami et son patron, lord Sackville. II s'étend encore dans ses Mémoires, avec plaisir, sur l'attachement que lui avaient montré deux compagnies de volontaires levés dans la ville de Tunbridge, et il met beaucoup d'importance à la commission de commandant dont ils l'avaient investi. « Ils présentèrent à leur commandant «une épée, et quand on leur retira leur paye, ils of«frirent de continuer à servir gratuitement sous ses « ordres. »
(i)Home. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
i6o CUMBERLAND.
Cet homme aimable, cet ingénieux auteur termina une longue carrière littéraire, le 7 mai 1811, la quatrevingtième année de sa vie, dans la maison de M. Fry, Bedford-place, Russel-square. Il fut enterré dans l'abbaye de Westminster.
M. Richard Sharpe, dont nous avons déjà eu occasion de parler; M. Rogers, auteur des Plaisirs delà Mémoire (i}, et sir James Bland Burgess, furent ses exécuteurs littéraires; mais nous ne connaissons de ses oeuvres posthumes qu'un poème en vers blancs, intitulé Coup d'oeil sur le passé (2), qui a été publié en 1812, et dont il parait qu'il conçut l'idée en écrivant ses Mémoires.
M. Cumberland eut le malheur de survivre à sa femme et à plusieurs de ses enfans. Ceux qui restent sont Charles, qui, à ce que nous croyons, a obtenu un grade supérieur dans l'armée, et William, capitaine des vaisseaux du roi. Sa fille aînée, Elisabeth, a épousé lord Edward Bentink, frère du duc de Portland ; Sophie, la seconde, eut le malheur de perdre M. William Radcock, son mari, à la fleur de son âge, laissant quatre enfans, dont le chancelier confia la tutelle à M. Cumberland; la troisième, Fanny-Marianne, née pendant l'ambassade malheureuse de Cumberland en Espagne, n'avait point été mariée. Son père lui a dédié ses Mémoires. Aimable et pleine de taleus, elle lui avait prodigué tous les soins d'une fille tendre et reconnaissante, avec toutes les consolations d'une tendre amitié.
Cumberland avait dû être dans sa jeunesse un homme
(ï) The Pleasures of memory. (2) Retrospeclion.
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. ifir
bien fait, et il avait conservé un air agréable; ses manières étaient polies, aisées, enfin celles d'un homme qui a l'habitude de vivre dans la meilleure société. Il parlait avec éloquence, il avait des connaissances étendues , et sa conversation était très - agréable par le grand nombre d'anecdotes qu'il savait. Il aimait la louange, et pour appeler les choses par leur nom, la flatterie, car il ne prenait guère la peine de s'assurer si les louanges étaient sincères. Sa conversation décelait souvent le côté faible de l'auteur. Shéridan a réuni ces, faiblesses dans le caractère de sir Fretful Plagiary (i). Mais ce n'est pas d'après une caricature qu'il faut dessiner un portrait; et dans l'humeur que les critiques excitaient chez Cumberland, il y avait plus de dépit que de mauvaise volonté contre ses contemporains. Il n'était pas plus disposé que ne le sont d'ordinaire les poètes à se rendre aux remarques de ses critiques, et souvent, en brave général, il rassemblait toutes ses forces pour défendre le point le moins tenable. On ne saurait nier qu'en combattant avec vigueur pour la cause de la comédie légitime et du roman régulier , il laissait apercevoir quelque chose qui tenait à un sentiment personnel dans son zèle contre ceux de ses contemporains qui s'étant ouvert de nouvelles routes à la renommée, éclipsaient ceux qui ne sortaient pas des sentiers battus. Ces imperfections provenaient peutêtre du tempérament de l'auteur, et du sentiment de n'avoir pas été justement apprécié, ou d'un esprit de rivalité ordinaire chez les hommes d'un caractère ardent,. qui deviennent irritables en écoutant trop le besoin souvent contrarié d'obtenir des applaudissemens ; mais
(0 Dans The CriliL. —ÉD.
14.
------------------------------------------------------------------------
162 CUMBERLAND.
ces imperfections sont plutôt les faiblesses de la profession que du coeur. L'homme de lettres aurait pu être plus heureux en les réprimant; mais elles ne nuisent en rien au caractère de l'honnête homme, de l'homme instruit, et du gentleman.
Le caractère de M. Cumberland a été apprécié, avec autant de justice que d'affection, par le docteur Vincent, doyen de Westminster, son ami, qui prononça son oraison funèbre lorsqu'il fut enseveli à l'abbaye. « L'homme que vous voyez ici déposé, dit ce vénérable «ecclésiastique, est Richard Cumberland, auteur dis« tingué. Il a principalement écrit pour le théâtre, mais « toujours dans un but moral. On peut reprocher à « ses écrits quelques défauts, mais ils ne sont point de « nature à corrompre les moeurs. Il a écrit autant qu'au« cun auteur, et peu d'auteurs ont écrit mieux que lui. « Ses ouvrages seront estimés aussi long - temps que « l'on parlera la langue anglaise. Il regardait le théâtre « comme une école propre à perfectionner la morale, et « sa dépouille mortelle méritait d'être placée parmi « celles des hommes illustres qui nous environnent. « Ses écrits sur la théologie sont dignes d'un vrai « chrétien, et puisse Dieu, dans sa miséricorde, lui « accorder la récompense du vrai chrétien ! »
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. ifiî
CATALOGUE
DES OUVRAGES DE CUMBERLAND.
EXTRAIT DE i/lNDEX DE SES MEMOIRES.
Calvary. Exodiad.
POEMES EPIQUES.
OUVHAGES DRAMATIQUES.
Arab.
Banishment of Cicero.
BattleofHastings.
Brutus the Elder.
Box-bobby challenge.
Brothers.
Choleric Man.
Country Atlorney.
Calypso.
Caractacus.
Carmélite*
Clouds , from the Greek of Aristophanes.
Dépendant.
Days of Geri.
Don Pedro.
Eccentric Lover.
Fashionable Lover.
False Dcmetrius.
False Impressions.
First Love.
HintloHusbands.
ïmpostor.
JfW.
Joanna of MnnLfaucon , a diam.iUo inmaiin-
------------------------------------------------------------------------
iC4 CUMBERLAND.
Last of the Family. Mysterious Husband Natural Son. Note ofHand. Sailpr's Daughtei. Shakspeare in the Shadcs. Timon of Atliens Torrendal. Walloons. Wat-Tyler. West-Indian. Weelof Fortune. Widow of Delphi. Word of Nature.
PIÈCES FUGITIVES.
Affection.
Lines to Princess Anielii.
Avarice.
Dreams.
Envy.
Epilogue to the Ar.ib.
Fragment.
Hamlct.
Hammond.
llumiiity.
Judges.'
Verses to Dr .lames
to lord Mansficld
- on Nclson's Dealh
Ode to the Sun. Lines adressed to Pitt. —— on Pride.
to the Prince of Walus
—— to Romney the Paintfi Elegy on SantMarli's Eve. Translations from the Troadcs. fiom Virgil
------------------------------------------------------------------------
CUMBERLAND. i65
OUVRAGES EN PROSE.
Curlius rcdeemed from the Gulph.
Evidences of the Christian Révélation.
Controveisy with Lowthon the subject of Dr Bentley.
MÉLANGES.
Anecdotes of Eminent Painters in Spaïn.
Catalogue of Painlings in King of Spain's Palace.
Sermons.
Periodicalpapers in the Observer.
Translation of the Psalms.
Memoirs.
ROMANS.
Arundel.
Henry.
John de Lancaster.
A celte longue liste il faut ajouter les critiques que l'auteur a écrites dans le London Review > the Retrospection 3 poème en vers blancs , et peut-être d'autres ouvrages inconnus à l'éditeur.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR
ANNE RADCLIFFE.
LA. vie de mistress Anne Radcliffe, passée à l'ombre de l'intimité domestique et dans un échange continuel d'affections de famille, paraît avoir été aussi obscure et retirée que la réputation de ses ouvrages a été brillante et universelle. La notice suivante, adressée à un biographe contemporain, est ce qu'il y a de plus authentique sur sa naissance, sa famille et sa personne.
« Elle était née à Londres le g juillet 1764. Son père et sa mère, William et Anne Ward, étaient dans le commerce, et les deux seules personnes dans les deux familles qui ne.fussent pas riches, ou au moins dans l'aisance. Sa grand'mère paternelle était une Cheselden, soeur du célèbre chirurgien. M. Ward conservait un souvenir reconnaissant des bontés de son oncle. J'ai vu des livres dont il avait fait présent à son neveu.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 167
Je crois que feu le lieutenant - colonel Cheselden , de Somerby, dans le comté de Leicester, était un autre neveu du chirurgien. Mistress Barwell, tante de M. Ward, qui avait habité d'abord Leicester, et qui demeurait alors à Duffield, dans le comté de Derby, fut une des marraines de mistress Radcliffe (1). Sa grand'mère maternelle était Anne Oates, soeur du docteur Samuel Jebb, de Strafford, père de sir Richard Jebb. Elle était aussi parente, par sa grand'mère maternelle, du docteur Halifax, évêque de Gloucester, et du docteur Halifax, médecin du roi. Mistress Radcliffe descendait d'un proche parent des De Witt de Hollande. D'après quelques papiers de famille que j'ai vus, un De Witt, delà famille de Jean et de Cornélius, vint en Angleterre, où il avait été appelé par le gouvernement pour donner un plan sur le dessèchement des marais du comté de Lincoln. Il amena avec lui sa fille Amélie, encore enfant. Il est présumable que l'exécution du projet fut interrompue par la révolution qui eut lieu sous le règne de Charles Ier; et De Witt paraît avoir passé le reste de sa vie dans une terre qu'il avait achetée près de Hull. Il laissa beaucoup d'enfans, et Amélie élait la mère d'un des ancêtres de mistress Radcliffe.
Mistress Radcliffe, que je me rappelle avoir connue lorsqu'elle avait à peine vingt ans, était parfaitement proportionnée dans sa taille, quoiqu'elle fût petite, ainsi que son père, son frère et sa soeur. Elle avait un très-beau teint, une belle figure, surtout les yeux , les ourcils et la bouche. Ses ouvrages ont assez fait connaître les qualités de son esprit, et l'on peut juger de
(1) L'usage, en Anblcleire, est de donner denx parrains aux gaiçons, et deux marraines aux filles. —-ÉD.
------------------------------------------------------------------------
iCS RADCLIFFE.
ses goûts par ces mêmes ouvrages. Un de ses plaisirs était de contempler les beautés , et surtout les grands traits de la nature. Elle était aussi très-sensible à la belle musique. Elle éprouvait un grand charme à entendre prononcer les langues sonores, et se faisait répéter les passages des classiques grecs et latins dont les sons la frappaient, priant de temps en temps que l'on voulût bien lui en faire la traduction la plus littérale, en conservant tout ce qu'il était possible de l'idiome , quelque embarrassée que fût la version par cette exactitude rigoureuse. Avec une imagination vive, et beaucoup d'autres avantages qui pouvaient rendresa conversation animée, elle n'avait pas cette confiance et cette présence d'esprit sans lesquelles une personne qui sait qu'on l'observe ne se trouve à son aise que dans une société habituelle. Cependant, mistress Radcliffe avait vécu dans un monde où elle avait eu des exemples d'une conversation facile dans des cercles nombreux. Elle avait passé une grande partie de sa jeunesse chez ses parens riches , à leurs maisons de campagne. Dans son enfance, elle était chérie de M. Bentley, qui avait la surintendance de tout ce qui avait rapport au dessin, dans la belle manufacture de porcelaine connue sous le nom de Wedgwood et Bentley (t). M. Wedgwood était l'homme d'affaires intelligent , le chimiste habile;
(t) Celte manufacture , nommée Etruna, est dans le comté'ue Slafford, près de la petite ville de Henley, dans le district connu sous le nom de pays des poteries. Il y a , dans ce même endroit, une autre manufacture presque aussi considérable , appartenant à M.Spodo, banquici de Birmingham. Les nombreuses mines de charbon du comté deStaflbrd, la qualité de la terre et le grand canal de jonction qui passe à Henley , rendent ce lieu très-propreà des manufactures de faïence. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. ifi9
M. Bentley, l'homme qui avait les connaissances générales en littérature, et le goût nécessaire dans un établissement de ce genre.
« M. Bentley avait épousé une des soeurs de la mère de mistress Radcliffe ; et pendant la vie de sa tante, qui était une femme accomplie , dans le sens modéré (dirai-je sage ?) attaché alors à ce mot, la petite nièce était la favorite à Chelsea , puis à Turnhamgreen , où M. et mistress Bentley demeuraient. Elle voyait chez sa tante des auteurs distingués, et d'autres personnes qui, sans avoir la même réputation en littérature, étaient faites pour attirer l'attention par leur esprit et leurs manières. Mistress Montague, et dans un temps, je crois, mistress Piozzi (i), voyaient souvent mistress Bentley; mistress Ord était certainement une femme distinguée. Le gentleman connu sous le nom de l'Athénien Stuart (2), était aussi de la société habituelle de M. et de mistress Benlley. »
A l'âge de vingt-trois ans environ , miss Ward prit le nom qu'elle a rendu si fameux ; elle épousa William Radcliffe, gradué à l'université d'Oxford, et qui se destinait au barreau. Lorsqu'il renonça à l'étude des lois, il devint propriétaire et éditeur de la Chronique anglaise (3).
Ainsi mistress Radcliffe avait formé une union qui ne pouvait que l'engager à écrire quelques essais littéraires. En 1789, deux ans après son mariage, et à l'âge de vingt-quatre ans , elle publia les Châteaux d'Athlin et de Dunbayne (4\ roman qui n'annonçait guère le talent
(1) L'amie du docteur Johnson —ÉD.
(2) A cause de l'élégance de ses manières..— Eu.
(3) The Engli'h Chronicle.
(4) The CnsIles Alhlin and fiunbay ne.
------------------------------------------------------------------------
i7o RADCLIFFE.
particulier de l'auteur. La scène se passe en Ecosse, dans les siècles d'ignorance ; mais on n'y remarque rien qui puisse donner une idée des moeurs ou de l'aspect particulier du pays , et, quoique lisant l'ouvrage aujourd'hui dans l'intention d'y découvrir le germe du talent de mistress Radcliffe, et de son goût pour le romanesque et le mystérieux, nous ne pouvons le considérer comme digne de sa plume. Il est cependant toujours important pour l'histoire de l'esprit humain de lire une première production, afin de parvenir à deviner, s'il est possible, comment le chêne est sorti du gland que l'on n'avait pas remarqué.
Mistress Radcliffe fut plus heureuse dans l'ouvrage qui suivit les Châteaux d'Athlin et de Dunbayne. En effet, il y a plus de talent dans le Roman sicilien (i), qu'elle publia en 1790; nous nous rappelons qu'il fit assez de bruit. On trouve dans cet ouvrage le luxe et la fécondité d'imagination qui était le caractère distinctif des compositions de l'auteur. Des aventures sans nombre, qui se succèdent rapidement, avec tous les charmes d'un danger évité au moment où il paraît inévitable, entraînent le lecteur; les riches tableaux et les descriptions qui relèvent l'action sont celles d'un conte oriental. Toutefois, on y reconnaissait encore la touche d'un auteur qui n'a pas l'habitude d'écrire. Les scènes n'étaient pas liées avec art ; les caractères esquissés à la hâte , et sans traits saillans , étaient jetés dans le moule ordinaire des amans passionnés, des parens tyranniqties, des assassins, des traîtres, etc., qui avaient gémi on exercé leurs fureurs dans les romans, sans la moindre altération dans leurs habitudes ou dans leurs traits
(1) The sicihan Romance
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 171
de famille pendant près d'un demi-siècle avant l'époque de mistress Radcliffe. Néanmoins, le Roman sicilien fit assez de sensation parmi les lecteurs de romans de ce temps-là, comme supérieur à ces faibles productions , remplies d'incidens rebattus et sans intérêt, dont les régalait la presse de Lendenhall (i). Dans le fait, mistress Radcliffe peut réclamer le mérite d'avoir été la première à introduire dans ses fictions en prose un style descriptif animé et un récit touchant, qui jusqu'alors n'avaient été d'usage que dans la poésie. Fielding, Richardson, Sinollet, et même Walpole, en traitant un sujet d'imagination , ne sont que des écrivains en prose. Mistress Radcliffe doit être considérée comme le premier poète du roman, si toutefois le rhythme n'est pas un caractère essentiel de la poésie.
Le Roman de la Forêt (2) , publié en 1791, plaça mistress Radcliffe au premier rang des écrivains dans son genre de composition, et elle n'en est pas descendue depuis cette époque. Dans cette nouvelle production, son imagination s'était soumise à un plan plus régulier. Les caractères, quoique peut-être il n'y ait rien de bien original dans leur conception, sont peints avec un art bien supérieur à celui que l'auteur avait montré dans ses ouvrages précédens. Aussi le Roman de la Foiét fit-il beaucoup plus de sensation. Le caractère de La Mothe est dessiné avec un talent particulier; et presque tout l'intérêt repose sur les vacillations de ce personnage, plus faible et vicieux que scélérat, et qui est néanmoins toujours sur le point de devenir l'agent des atrocités que
(t) Allusion à la Mtnerva-press , entreprise d'imprimerie établie dans Lendenhall, et d'où il sortait toutes les semaines des romans assez médiocres. —ÉD.
^2) The Romance oflhe Forest.
------------------------------------------------------------------------
i72 RADCLIFFE.
son coeur désavoue. C'est « l'homme indigent qui a connu des jours plus heureux. » Dans son dépit contre le monde, d'où il a été chassé avec mépris, et condamné par les circonstances à chercher un asile dans un château en ruines, plein de mystères et d'horreurs, il se venge en exerçant un sombre despotisme dans sa famille , et en tyrannisant ceux qui ne lui cèdent que par le sentiment de leur devoir. Un agent plus puissant apparaît sur la scène, prend de l'ascendant sur cet esprit cruel, mais irrésolu, et, employant alternativement la séduction et la terreur, le force à devenir instrumentde ses desseins contre la vertu et même contre la vie d'une orpheline que la reconnaissance, l'honneur et l'hospitalité lui faisaient une loi de chérir et de protéger.
L'héroïne a l'innocence, la candeur et la simplicité qui sont l'apanage obligé des héroïnes ; mais elle se distingue cependant par quelques traits particuliers. Sa reconnaissance affectueuse, sa confiance en l'honneur de la famille La Mothe , quand la mère a été désobligeante et le père perfide envers elle, est un trait particulier et intéressant dans son caractère.
Mistress Radcliffe avait certainement fait preuve, dans le Roman de la Forêt, de plus de talent dramatique que dans ses premières productions : elle s'était montrée supérieure à la foule des romanciers ; mais ce ne fut point ce mérite qui fit sa réputation. Le public fut ébloui d'une composition qui excitait une terreur mystérieuse , tandis que, par des incidens toujours nouveaux , l'intérêt restait toujours suspendu et la curiosité éveillée. Tous les lecteurs éprouvaient ces impressions, depuis l'homme grave, dans son cabinet, jusqu'au groupe rassemblé le soir autour d'une table, pour cheicher, dans le pays de l'imagination, un relâche aux Ira-
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 173
vaux ordinaires de la vie. Ce roman produisait d'autant plus d'effet qu'il était varié et relevé par les descriptions tour à tour gracieuses et sombres, ou terribles , du château en ruines et de la forêt dont il était environné. Ces scènes ne pouvaient être tracées que par un auteur à qui la nature avait donné l'oeil du peintre et le génie du poète.
En 1793 , mistress Radcliffe visita les bords du Rhin , et, quoique nous ne soyons pas certains du fait, nous sommes très-disposés à croire qu'elle composa, ou au moins retoucha les Mystères dUdolphe (r) à son retour de ce voyage. Les châteaux en ruines des chevaliers-brigands d'Allemagne , situés sur les bords sauvages de ce fleuve célèbre, semblent avoir communiqué à l'imagination de mistress Radcliffe un essor plus hardi, et à son coloris une teinte plus brillante. Elle avait visité, vers le même temps , les lacs du comté de Westmoreland, dont les tableaux étaient propres à exciter son imagination ; car la nature y a réalisé les descriptions dans lesquelles mistress Radcliffe se complaisait. Ses observations sur ces contrées pittoresques furent publiées en 1794, dans un livre très-bien écrit, sous le titre de Voyage en Hollande, etc. (2).
On attendait naturellement de mistress Radcliffe un ouvrage digne d'elle, et les libraires lui offrirent des Mystères d'Udolphe cinq cents livres sterlings , offre considérable et sans exemple à cette époque. Il arrive souvent que la réputation d'un auteur est le plus dangereux ennemi qu'il ait à redouter à chaque nouvelle tentative qu'il fait pour plaire au public. La critique se réveille
(1) The Mysteries of Vdolpho.
(2) A Joui ney thiough Holland, oit..
------------------------------------------------------------------------
i74 RADCLIFFE.
quand parait un ouvrage prôné d'avance, et elle se met sur ses gardes, séduite une première fois par le plaisir de la surprise ; mais des louanges anticipées la rendent exigeante. Mistress Radcliffe la désarma, et sa réputation , au lieu de déchoir, s'accrut par les Mystères d'ildolphe. Le titre seul fut un charme, et le public dévora le roman. Dans les familles nombreuses , on se passait les volumes de l'un à l'autre; on se les arrachait de main en main , et les plaintes portées contre ceux dont les occupations étaient ainsi interrompues, étaient un tribut général payé au génie de l'auteur. Un tribut différent et plus flatteur était celui du malade solitaire, ou du célibataire négligé , qui ne regrettaient plus leur solitude , et oubliaient leurs souffrances, leur délaissement et leurs chagrins secrets, grâce à l'enchanteresse. On pourrait peut-être , sans injustice, comparer la lecture de ces sortes d'ouvrages à l'usage des baumes qui deviennent funestes, pris habituellement, et dont l'effet est presque miraculeux dans certains momens de douleur ou de langueur. Si ceux qui condamnentce genre de composition indistinctement réfléchissaient sur lasomme déplaisirs réels qu'il procure, et de chagrins qu'il soulage , la philanthropie modérerait leur orgueilleuse critique ou leur intolérance religieuse.
Pour en revenir aux Mystères aVUdolphe, l'auteur, s'attachant de plus en plus à son genre favori, agite encore sa baguette sur un monde de merveilles imaginaires. La situation, les malheurs de son héroïne, lin donnent la physionomie de celle du Roman de la Font. Elles sont toutes deux séparées de l'objet de leur attachement par la funeste influence de tuteurs infidèles et lyranniques ; toutes deux sont reléguées dans des touis menaçant ruine, où elles sont témoins de scènes pics-
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. i75
que surnaturelles, ou propres à inspirer l'horreur. Mais cette ressemblance est celle que l'on aime à trouver dans les tableaux du même peintre , destinés à faire le pendant l'un de l'autre. Tout, dans les Mystères d'Udolphe, est développé dans un cadre plus grand que dans le Roman delà Forêt; l'intérêt est plus vif, les descriptions sont plus sombres, les caractères distingués par des traits plus mâles et plus gigantesques. Montoni, homme déterminé, chef de condottieri, est auprès de La Mo the et de son marquis ce qu'est un ange déchu de Milton auprès du lutin d'une sorcière. Adelrne est renfermée dans un manoir en ruines; mais Emilie est emprisonnée dans un vaste château comme ceux de la féodalité; l'un est attaqué par des bandes de soldats mercenaires, et l'autre est seulement menacé par des officiers de police. Le paysage ne diffère pas moins : le tableau calme et borné d'une forêt contraste avec les montagnes majestueuses de l'Italie.
Quand les Mystères d'Udolphe parurent, on j ugea généralement la nouvelle production de mistress Radeliffe aussi supérieure au Roman de la Forêt, que celui-ci l'était à son premier roman des Châteaux d'Alhlin et de Dunbayne. Nous en avons la même opinion en les lisant après un intervalle de quelques années. Cependant des personnes dont le jugement doit être compté pour quelque chose préfèrent la simplicité du Roman de la Forêt au style plus large et plus brillant des Mystères d'Udolphe; il en est de ces préférences comme des partialités premières d'un amour qui, en littérature comme dans la vie réelle, nous rend souvent injustes. Mais la grande majorité des lecteurs donne au dernier ouvrage la palme qu'il mérite, selon nous, par la magnificence du paysage et la conception plus élevée des caractères.
------------------------------------------------------------------------
i76 RADCLIFFE
Mistress Radcliffe publia un cinquième ouvrage, qui devait être la dernière de ses productions. L'Italien parut en 1797 (1) ; les libraires achetèrent le manuscrit huit cents livres sterling, et le public jugea ce roman aussi favorablement que ceux qui l'avaient précédé. En employant le talent qui lui était particulier, et eu peignant dans un style dont on peut lui attribuer l'invention, mistress Radcliffe avait, avec beaucoup de jugement, évité de se répéter et de se copier. Elle fit choix, dans l'Italien, du puissant ressort de la religion romaine, et par là eut à sa disposition moines , espions, donjons, la muette obéissance du fanatisme, le sombre et tyrannique esprit du prêtre hypocrite, toutes les foudres du Vatican et toutes les terreurs de l'inquisition. Par ce choix heureux, elle pouvait donner une couleur de probabilité aux détails de l'histoire qui sortaient du cercle ordinaire des événemens de la vie.
Presque tous les auteurs de romans ont cherché à présenter leur sujet de manière à éveiller l'intérêt du lecteur, et à préparer son esprit au genre de sensation qu'ils veulent produire. Mistress Radcliffe y a réussi dans l'Italien avec un bonheur rare, et l'introduction du roman n'en est pas la partie la moins frappante par l'intérêt qu'elle excite.
Des voyageurs anglais vont visiter une église, dans les environs de Naples.
— « Sous un portique, un homme, les bras croisés, « les yeux baissés vers la terre, allait et venait derrière
a colonnade, tellement absorbé dans ses pensées qu'il « n'apercevait pas les étrangers qui s'approchaient de « son côté. Cependant, au bruit de leurs pas il ttes(l)
ttes(l) llahan.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 177
« saille, se retourne soudainement, gagne sans s'arrêter « une porte qui donnait dans l'église, et disparaît.
« Il y avait quelque chose de si extraordinaire dans « la figure de cet homme, et de si singulier dans ses « mouvemens, qu'il attira l'attention de nos voyageurs. « Sa taille était haute et élancée; il avait les épaules « voûtées, le teint bilieux, les traits durs et le regard « farouche quand il levait les yeux de dessous le man« teau qui couvrait le bas de son visage.
« Ayant pépétré dans l'église, les voyageurs cherchè« rent inutilement des yeux l'étranger qui y était entré « un moment avant eux. Dans l'obscurité des ailes laté« raies, ils n'aperçurent qu'un religieux du couvent «voisin, qui montrait quelquefois aux voyageurs les « objets dignes d'être vus dans cette église, et qui ve" nait leur offrir ses services.
» Les voyageurs, ayant parcouru les différentes cha« pelles, et tout ce qui leur avait paru digne de leur « attention , revenaient au portique, par une des ailes, « lorsqu'ils aperçurent l'homme qu'ils avaient vu sur le « perron de marbre qui conduit à l'église, entrant dans « un confessionnal, sur leur gauche. Un des voyageurs « demanda au moine quel était ce religieux? Le moine « se retourna pour voir qui c'était, et ne répondit pas « sur-le-champ ; mais l'étranger ayant répété sa ques« tion, le moine baissa la tête, en signe d'obéissance, « et dit, sans montrer la moindre émotion : — C'est un « assassin.
« — Un assassin! s'écria l'un des Anglais; un assas« sin, et il est en liberté !
« Un Italien de la compagnie sourit à l'étonnement « de son ami.
------------------------------------------------------------------------
178 RADCLIFFE.
« — Il a trouvé un asile ici, reprit le moine ; — il est « dans un sanctuaire où il ne peut être arrêté.
« — Vos autels protègent donc les meurtriers? dit ■< l'Anglais.
« — Il ne trouverait de sûreté en aucun autre lieu , •> dit le moine avec douceur.
« — Mais remarquez, continua l'Italien, ce confes« sionnal là-bas, au-delà des piliers, sur la gauche, au« dessous des vitraux peints. Le voyez-vous ? Peut-être « les verres colorés ne jetant qu'une lumière sombre « sur cette partie de l'église, vous ne pouvez le distin« guer.
« L'Anglais, regardant avec plus d'attention, observa « un confessionnal de chêne, adossé au mur, et recon« nut que c'était celui dans lequel l'assassin venait d'en« trer. Il était en trois compartimens, et couvert d'une « étoffe noire. Dans le compartiment du milieu était le « siège du confesseur, élevé de quelques marches au« dessus du pavé de l'Eglise; à droite et à gauche étaient « deux cabinets, séparés de la partie du milieu, et dans « lesquels le pénitent, agenouillé sur une marche de « bois, pouvait, à travers une ouverture grillée, verser « dans l'oreille du confesseur l'aveu des crimes dont sa « conscience était chargée.
« — Le voyez-vous? dit l'Italien.
« — Oui, dit l'Anglais; — c'est le confessionnal dans <■ lequel est entré l'assassin, et je ne crois avoir jamais « vu un lieu aussi triste : la vue seule devrait suffire « pour jeter un criminel dans le désespoir.
« — Nous ne sommes pas si faciles à jeter dans le dés« espoir, dit l'Italien en souriant.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 179
« — Eh bien, demanda l'Anglais, que vouliez-vous « me dire à propos de ce confessionnal?
« — Il n'a point de rapport avec ce que je vais vous « dire, répondit l'Italien ; mais j'ai voulu vous le faire « remarquer, parce qu'il y a des circonstances fort ex■
ex■ qui s'y rattachent.
« — Et quelles sont-elles? dit l'Anglais.
« — Il y a quelques années qu'à ce même confession« nal fut faite une confession qui a rapport à ces cir« constances. La vue du confessionnal, celle de l'as<
l'as< et votre étonnement de le voir en liberté, «m'ont rappelé l'histoire. Quand vous serez retournés . chez vous, je vous la communiquerai, car je l'ai en > manuscrit de la main d'un jeune étudiant de Padoue
■ qui se trouvait à Naples peu de temps après que cette
< horrible confession y était devenue publique.
« — Vous m'étonnez beaucoup, interrompit l'An1 glais, je croyais que la confession était gardée par les
< prêtres sous un secret inviolable.
■ — Votre observation est juste, dit l'Italien. Le se« cret de la confession n'est jamais violé que par le
■ commandement d'une autorité supérieure, et dans
■ des circonstances qui justifient celle violation ; mais ' quand vous lirez le récit, votre surprise cessera. . . .
« — Oui, dit l'Anglais, après que j'aurai jeté encore ■ un coup d'oeil sur cet édifice imposant, et particuliè« rement sur le confessionnal que vous m'avez fait re' marquei'.
« Tandis que l'Anglais promenait ses regards sur • les voûtes et sur l'intérieur imposant de la Santa del «PIAKTO, l'assassin sortit du confessionnal et traversa
------------------------------------------------------------------------
i8o RADCLIFFE.
« le choeur ; saisi à sa vue d'un mouvement d'horreur,
« l'Anglais détourna les yeux, et sortiten hâte de l'église,
« Les amis se séparèrent; — l'Anglais reçut le volume « peu de momens après son retour à son logement, et <i lut ce qui suit. »
Cette introduction nous prépare au récit de mystère et de terreur qu'elle précède. Par; les idées qu'elle fait naître dans l'esprit du lecteur, dont elle exci te l'inquiète curiosité, elle peut être comparée à la sombre voûte qui conduit à un ancien château. Mistress Radcliffe, qui était si grand maître dans l'art de rendre ses récits mystérieux, l'a prouvé avec une supériorité rare dans les détails de ce passage qui font pressentir de secrètes horreurs couvertes d'un voile qu'elle va soulever. Notre raison suspend son jugement. Nous n'osons pas prononcer avant d'avoir tout lu , et ce n'est qu'après avoir fermé le dernier volume que nous nous permettons de critiquer ce qui nous a si vivement intéressés. Alors, nous reconnaissons qu'il n'y a pas un mérite bien remarquable dans le plan ; que plusieurs des incidens sont improbables, et qu'il y a des mystères qui ne sont pas éclaircis. Mais l'impression générale que nous avons reçue reste la même, parce qu'elle est fondée sur le souvenir des émotions profondes du merveilleux de la curiosité, de la crainte même, que nous avons éprou^ées dans le cours du récit.
Un jeune homme d'une haute naissance, et possédant une fortune très-considérable, devient amoureux d'une demoiselle qui n'en a point, dont la famille est inconnue, et qui a la beauté et les talens ordinaires d'une héroïne de roman. La famille du jeune homme repousse l'idée d'une pareille union ; l'orgueil de sa mère s'en indigne. Elle appelle à son aide le véritable
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 181
héros de l'histoire , son confesseur, un père Schedoni, caractère aussi fortement dessiné, aussi détestable par les crimes qu'il a autrefois commis que par ceux qu'il est encore disposé à commettre ; redoutable par ses talens et son énergie ; à la fois hypocrite et débauché, insensible et implacable. A l'aide de cet agent, Vivaldi, l'amant, est jeté dans les prisons de l'inquisition, et Hélène, l'objet de son amour, est emmenée dans une caverne obscure, où , craignant qu'un complice ne trompe ses fureurs, le moine se décide à l'immoler de ses propres mains. Jusqu'ici l'histoire, ou au moins la situation, ne diffère pas beaucoup des Mystères d'Udolphe; mais la belle scène où le moine, levant le bras pour frapper sa victime endormie, reconnaît sa fille, est neuve, grande et sublime ; l'horreur qu'éprouve un scélérat qui, prêt à commettre un assassinat, vient d'échapper à un crime encore plus horrible, est le plus beau tableau que le pinceau de mistress Radcliffe ait tracé. Le détestable Schedoni rencontre un être aussi méchant que lui, qui déjoue ses complots, et il est enfin accusé et convaincu par ce même homme qui avait été son confident. La curiosité reste long-temps suspendue et comme haletante dans le cours de ces intrigues, par lesquelles mistress Radcliffe savait si bien exciter l'intérêt.
En examinant avec réflexion la partie historique du roman, on s'aperçoit que beaucoup d'incidens ne sont qu imparfaitement expliqués ou développés. De ce nombre est l'étonnement que témoigne le grand inquisiteur, et qui est d'un effet si frappant, quand on entend une voix étrangère, même en présence de ce tribunal redoutable, assumer le rôle d'interrogateur qui appartient à ses juges. L'incident est certainement du
16
------------------------------------------------------------------------
i82 RADCLIFFE.
plus grand effet au moment où Vivaldi est amené, un mouchoir sur les yeux, et qu'il est attaché sur la roue ; la voix d'un agent mystérieux, qui l'avait plusieurs fois coudoyé dans le chemin, et qui avait éludé ses recherches, se mêle à ses interrogatoires, et frappe de consternation toute l'assemblée. « Qui est-ce qui s'est «mêlé parmi nous? répéta le grand inquisiteur d'un «ton plus haut. Point de réponse encore; mais un « murmure confus se fait entendre, et la consterna« tion semble être générale. Personne ne parlait assez « haut pour être entendu de Vivaldi ; il semblait que «quelque chose d'extraordinaire se passait, et il en « attendait l'issue avec toute la patience dont il était « capable. Bientôt après, il entend les portes s'ouvrir, « et le bruit de personnes qui quittent la chambre. Un «profond silence succède; mais il était certain que les « familiers étaient encore à ses côtés, attendant l'ordre « de commencer leur oeuvre de torture. »
Cette scène est incontestablement très-belle ; mais tout ce que l'on apprend de l'intrus qui a jeté le tribunal dans la consternation, c'est que c'est un officier de l'inquisition; circonstance qui explique bien comment il a pu être présent à l'interrogatoire de Vivaldi, mais nullement pourquoi et comment il y prend part, contre le gré du grand inquisiteur. Le grand inquisiteur n'aurait certainement pas été surpris ni intimidé de la présence d'un de ses officiers. Sa présence était un devoir, et une interruption eût été jugée comme une insolence. On pourrait ajouter que l'auteur ne donne aucune raison satisfaisante de la cruelle et implacable inimitié de Zampari pour Schedoni, et que les motifs connus de cette haine invétérée sont faibles et assez communs. Nous pourrions faire remarquer une plus grande
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. i83
négligence encore relativement au palais en ruines du baron Cambrusca, où le récit imparfait de l'histoire horrible à laquelle fait allusion le paysan qui sert de guide à Schedoni, semble agir sur la conscience tourmentée du moine, et prépare le lecteur à une suite d'incidens importans. Il n'est pas douteux que mistress Radcliffe voulait lier cette histoire commencée à quelques détails de l'histoire principale ; mais que l'ayant achevée plus précipitamment, ou d'une manière différente qu'elle ne l'avait d'abord conçue, elle avait, comme une ouvrière un peu négligente, oublié de reprendre ses mailles. C'est là cependant tromper l'imagination du lecteur que les auteurs de ce genre de roman devraient satisfaire quand ils l'ont éveillée. D'un autre côté, les critiques ne doivent pas perdre de vue combien il est plus facile de compliquer la trame d'une intrigue que de la dénouer parfaitement. Dryden , dit-on, maudissait ceux qui avaient inventé le cinquième acte dans les tragédies et les comédies, et les romanciers ne doivent pas bénir la mémoire de celui qui a imaginé les chapitres explicatifs.
On a dit que les usages et les règles du tribunal de l'inquisition n'étaient pas bien observés dans ce beau roman : accusation plus facile à mettre en avant qu'à prouver, et qui, fût-elle vraie, est de bien peu d'importance, parce que le code de ce tribunal nous est heureusement peu connu. Une erreur bien plus grave, est le mauvais choix de mots italiens en langue italienne employés pour donner un air de localité à la scène, et qui sentent un peu l'affectation. Mais si mistress Radcliffe n entendait pas parfaitement la langue et les moeurs italiennes, le morceau suivant prouve qu'elle savait peindre un paysage de cette Italie, qu'elle n'avait pu
------------------------------------------------------------------------
184 RADCLIFFE.
voir que dans les tableaux du Poussin ou de Claude
Lorrain.
« Ces promenades les conduisaient quelquefois à « Pouzzole, à Bayes, ou aux coteaux boisés de Pausi« lippe, et à leur retour dans une barque le long de la « baie éclairée par la lune, la mélodie des chants d'Italie « semblait enchanter le rivage. Souvent c'était un trio « de vendangeurs se reposant des fatigues du jour, sur « un promontoire, à l'ombre des peupliers, ou quel« quefois la musique vive et gaie d'une danse de pê« cheurs rassemblés sur la plage. La rame des bateliers « restait immobile, tandis que les voyageurs prêtaient « l'oreille à des voix auxquelles le sentiment ajoutait un « charme que l'art seul ne peut donner, ou bien ils ad« miraient la grâce légère et naïve qui distingue la « danse des pêcheurs et des villageoises des environs « de Naples. Souvent en doublant un promontoire dont « les masses boisées s'avançaient comme suspendues sur «la mer, ils décrouvraient des perspectives magiques, « ornées par des groupes de danseurs, et que le pinceau « ne saurait rendre. L'eau profonde et limpide réllé« chissait tous les accidens du paysage, les rochers dé« coupés en formes bizarres, et couverts de bosquets, « dont le feuillage abondant descendait jusqu'à leur « base, la Villa en ruines se montrant à travers les « arbres, sur un cap avancé ; les chaumières suspen« dues sur les précipices, et les groupes dansant sur le « rivage. Tous ces objets éclairés par la lumière argen« tée de la lune ou à demi voilés par les ombres de la «nuit, et d'un autre côté la mer resplendissante de « clartés et sillonnée en tout sens par des vaisseaux que «l'on distinguait dans le lointain, présentaient un « spectacle d'une magnificence sublime. »
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. i85
Il y a dans l'Italien d'autres passages descriptifs qui, comme ceux des Mystères d'Udolphe , se rapportent au style de Salvator Rosa.
L'enthousiasme pour le nouveau roman de mistress Radcliffe fut égal à celui qu'avaient excité les deux précédens ; et l'on ne peut pas dire que ce fut le froid accueil du public qui la décida à se retirer d'un théâtre où elle brillait de tout l'éclat de sa renommée. Cependant l'Italien fut le dernier ouvrage que mistress Radcliffe publia.
On ne peut former que des conjectures bien vagues sur les motifs qui condamnèrent, pendant plus de vingt ans, une imagination aussi féconde à une stérilité dont les lecteurs avaient peine à se consoler. La douceur de son caractère aurait-elle été intimidée par une critique désobligeante qui, comme l'envie, pardonne rarement au talent; ou bien, comme il arrive souvent, mistress Radcliffe aurait-elle été dégoûtée de voir le genre de composition qu'elle avait mis en vogue, profané par la tourbe des serviles imitateurs qui copièrent et rendirent plus sensibles ses défauts sans reproduire ses beautés. Elle fut si ferme dans sa résolution, que pendant plus de vingt ans le nom de mistress Radcliffe n'était prononcé que par ceux qui parlaient de ses anciens ouvrages, et elle menait une vie si retirée, que l'opinion générale était qu'elle n'existait plus.
Quoiqu'elle n'ait rien publié, il est impossible de croire qu'une imagination aussi féconde, aidée d'une aussi grande facilité, soit demeurée inactive pendant un aussi long intervalle; mais les manuscrits qu'elle a pu laisser sont encore inédits. Nous avons quelque motif de croire que dans un temps elle avait eu des arlangcinens presque conclus avec une maison respeciP.
respeciP.
------------------------------------------------------------------------
i86 RADCLIFFE.
table de librairie pour un roman poétique ; ils furent rompus, parce que l'auteur changea d'avis, ou retarda le moment de la publication. Il faut espérer que le monde ne sera pas définitivement privé de ce qui t:e pourrait être qu'une source de plaisir pour lui (i).
La vie privée de mistress Radcliffe semble avoii été particulièrement calme et retirée. Elle se refusa probablement à cette sorte de notoriété qui, dans la société de Londres, s'attache aux personnes dont les écrits ont de la réputation. Jamais peut-être un auteur, dont les ouvrages ont été universellement lus et estimés, ne fut si peu connu personnellement, même de cette classe de gens distingués qui appuient leurs prétentions au ton fashionable sur la fréquentation d'une société de littérateurs. Sa demeure n'en était pas moins agréable, et son bonheur domestique ne fut pas troublé, quoique beaucoup de ses admirateurs crussent, et que quelques-uns croient encore, que, sans cesse occupée des terreurs qu'elle décrivait, sa raison s'aliéna enfin, et que l'auteur des Mystères d'Udolphe habitait la triste enceinte d'une maison de fous. Ce bruit se répandit si généralement, et a été si souvent répété par les journaux et dans la société, que l'éditeur de cette notice l'a cru pendant plusieurs années , jusqu'à ce qu'il ait su de très-bonne part qu'il n'y avait jamais eu le moindre fondement à celte fable.
Un faux rapport d'un genre différent fit beaucoup de peine à mistress Radcliffe. Dans sa correspondance, miss Seward , parmi les commérages littéraires du jour, avança sans façon que The Plays on the Passions (2) sont
(1) On a publié depuis celle notice un roman de- mistress Ra<lrliffe, sous le litre de Gaston de Blondevillc. —ÉD.
(2) Drames sur les passions , par miss Baillie. Voyez le Yoyagc littéraire en Angleterre et en Ecosse Toin. Tel. —En.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 187
de mistress Radcliffe, et qu'elle les avouait. Mistress Radclilfe fut très-fâchée qu'on la jugeât capable d'emprunter la réputation d'une autre ; et miss Seward n'eût pas été moins affligée si elle avait pu prévoir le chagrin qu'elle causerait en donnant cours à une supposition si peu fondée. Le fait est que miss Seward, s'étant mise à un régime de nouvelles littéraires, était souvent la dupe des pourvoyeurs empressés de lui donner la nouvelle la plus fraîche, sans s'embarrasser si elle était vraie.
Pendant les douze dernières années de sa vie, mistress Radcliffe souffrit beaucoup d'un asthme spasmodique qui affecta et affaiblit sa constitution. Celte maladie chronique prit un caractère plus dangereux le 9 janvier 1822, et, le 7 février suivant, mit un terme à la vie de cette femme ingénieuse et aimable : elle mourut dans sa maison de Londres.
Mistress Radcliffe a un droit incontestable à prendre place parmi le petit nombre des écrivains que l'on distingue comme fondateurs d'une école. Un grand nombre d'auteurs ont cherché à l'imiter, mais ils sont restés bien au-dessous du modèle; il faut peut-être faire une exception en faveur de l'auteur de la Famille île Montorio (1) (le révérend Maturin).
Le roman, tel que mistress Radcliffe l'a conçu, est au roman moderne (novel) ce que l'anomalie dramatique appelée mélodrame est au drame proprement dit. Il ne cherche ni à plaire à l'esprit par la peinture du coeur humain, ni à émouvoir les passions par des scènes pa(ij
pa(ij family of lïonloi 10
------------------------------------------------------------------------
188 RADCLIFFE.
thétiques, ni à parler à l'imagination par des tableaux de moeurs, ni à exciter la gaieté par des situations comiques ou bouffonnes. En d'autres termes, ce genre ne captive l'attention ni par les moyens de la tragédie, ni par ceux de la comédie; et cependant il produit, par des moyens étrangers à ces deux genres de composition , un très-grand effet, en excitant le sentiment de la crainte soit par des dangers naturels, soit à l'aide de la superstition. Tout le charme consiste dans la description d'incidens tout extérieurs; les caractères sont entièrement subordonnés au lieu de la scène, comme les figures d'un paysage ne se distinguent que par les traits qui les mettent en harmonie avec les arbres et les rochers, objets principaux du tableau. Tous les personnages (et ici le rapprochement du mélodrame et des romans dans le genre des Mystères d'Udolphe est facile à faire) figurent, non comme individus, mais comme représentant la classe à laquelle ils appartiennent. Un comte farouche et despotique ; une vieille concierge de château, qui est dépositaire de presque tous les secrets de la famille; une femme de chambre causeuse ; un valet plaisant et gai ; un ou deux bandits capables de tout ; et une héroïne qui, douée de toutes les perfections imaginables, se trouve exposée à toute espèce de dangers, voilà le fonds du magasin d'un romancier et d'un auteur de mélodrames. Si ces personnages se présentent dans le costume qui convient à leurs rôles, et parlent le langage de leur condition, de leur rang et de leur caractère, il ne faut pas s'attendre à ce que les spectateurs se tiennent les côtés de rire, ou fondent en larmes en les écoutant.
D'un autre côté il est indispensable que ces personnages, qui n'ont point de traits particuliers qui les
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. i8y
distinguent, aient la physionomie de la classe à laquelle ils appartiennent ; que leur costume corresponde à leur rôle dans la pièce; que leur langage et leur maintien augmentent la frayeur qu'ils doivent inspirer, ou, dans l'occasion, forment un contraste dramatique. Mistress Radcliffe avait le grand talent de peindre ces personnages, de ne les présenter que dans le jour douteux qu'exige le mystère , et de les faire parler et se conduire d'une manière analogue à leur situation et à leur inter\ention.
Nous citerons pour exemple l'admirable portrait du moine Schedoni dans le roman de Vltaiien.
«Sa figure était remarquable et frappante, mais ce « n'était point par sa grâce. Il était grand, et, quoique «extrêmement maigre, ses membres étaient larges et « forts. Quand il marchait, enveloppé dans la robe noire
■ de son ordre, il y avait dans son air quelque chose «de terrible, — quelque chose déplus qu'humain. Son « capuchon , jetant une ombre sur la pâleur livide de « son visage, ajoutait à la sévérité de sa physionomie, « et donnait à ses grands yeux un caractère de mélau« colie qui approchait de l'horreur. Ce n'était pas la «mélancolie d'un coeur sensible et blessé,mais celle « d'une ame sombre et féroce. Il y avait dans son visage « quelque chose de très-singulier, et que l'on ne saurait « définir. On y apercevait les traces de bien des passions «qui semblaient avoir laissé leur empreinte sur ces « traits qu'elles n'animaient plus. La tristesse et la sévé« rite y dominaient; ses yeux étaient si perçans, qu'ils «semblaient pénétrer d'un seul regard dans les pro« fondeurs du coeur des hommes, et y lire leurs plus
■ secrètes pensées. Peu de personnes pouvaient sup« porter ce coup d'oeil scrutateur ; et l'on cherchait à
------------------------------------------------------------------------
igo RADCLIFFE.
« éviter ses yeux quand on les avait déjà rencontrés. « Cependant, malgré cette sombre austérité, quelques « occasions rares avaient prêté à sa physionomie un « caractère tout différent : il pouvait s'accommoder « avec une étonnante facilité à l'humeur et aux passions « des personnes qu'il voulait se concilier, et il parve« nait à les subjuguer entièrement (i).
Ce portrait et plusieurs autres qui se trouvent dans les romans de mistress Radcliffe révèlent un talent ordinaire. Ils sont, à la vérité, plutôt du domaine du roman que peints d'après nature; mais l'impression qu'ils font sur l'imagination est à peine affaiblie par la réflexion, qu'ils sont en quelque sorte aussi fabuleux que les fées et les ogres.
Quand le public s'est laissé surprendre jusqu'à applaudir, il est assez ordinaire qu'il s'en dédommage en censurant avec une sévérité égale à l'enthousiasme qu'il avait témoigné; précisément comme les enfans, quand ils sont fatigués de leurs joujoux, les brisent en morceaux. Mistress Radcliffe était destinée à éprouver le sort commun à tous les auteurs. Les critiques que l'on fit de ses ouvrages furent quelquefois d'autant plus cruelles, qu'elles étaient écrites par des hommes de talent qui suivaient la même carrièrequ'elle; en sorte que l'envie peut fort bien n'y avoir pas été tout-à-fait étrangère. On a dit dans le temps, et l'on a quelquefois répété depuis, que les romans de mistress Radcliffe, et l'enthousiasme qu'ils avaient excité, prouvaient le mauvais goût de l'époque. Au lieu de continuer à aimer les peintures vraies des passions,
(l) Sir Walter Scott aurait pu remarquer que lord Byrou s'est approprié les principaux trails de ce portrait de Schtdoni, pour peindre Comod, Lara et sui tout le Giaour.— ED.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. I9I
comme celles de Richardson, ou des moeurs, comme celles de Smollet et de Fielding, on en revenait aux contes d'enfans, et l'on ne pouvait se rassasier des fictions extravagantes et improbables d'une imagination exaltée.
Quand on veut être juste, on s'aperçoit bientôt que cette critique tient à cet esprit déprédateur qui cherche à détruire la réputation d'un écrivain, en lui refusant les qualités qui appartiennent à un genre de composition tout-à-fait différent de celui qu'il a choisi. La question n'est pas si les romans de mistress Radcliffe ont l'espèce de mérite que son plan n'exigeait pas, et qu'il excluait même; il ne s'agit pas non plus de prononcer si le genre qu'elle a choisi a la dignité et l'importance de celui que les grands maîtres ont illustré. L'unique point à décider, est de savoir si, considéré comme genre nouveau, le roman de mistres Radcliffe a quelque mérite, et fait plaisir. Quant à ces avantages particuliers d'un autre genre qu'on regrette de ne pas trouver dans ses ouvrages, portons nos regards sur les oeuvres de la nature, et nous nous convaincrons combien est injuste ce système de critique. Nous voyons que non-seulement chaque étoile diffère d'une autre par son éclat particulier, mais que chaque arbre a ses fruits, et que chaque fleura ses beautés qui lui appartiennent exclusivement. Il en est de même du champ de la littérature; il y faut de la variété, et l'on peut dire de la muse de la fiction, comme de ses autres soeurs :
Mille kabei ornalttt, mille decenier habel (1).
On pourrait ajouter pour confondre les hypercrifll
hypercrifll d millr ouicmcm , chacun est uni- giacu,
------------------------------------------------------------------------
igi RADCLIFFE.
tiques auxquels nous faisons allusion, que non-seulement la variété infinie de nos goûts exige différens styles de composition pour la satisfaire, mais que si l'on demandait un genre qui eût du charme pom l'homme instruit et l'ignorant, pour l'homme grave et le frivole, l'homme du monde et le campagnard, ce serait peut-être le genre même que dans leur censuie austère ils cherchent à déprécier. Il y a beaucoup de personnes trop superficielles pour goûter les beaux mais longs développemens de passions que l'on admiie dans Richardson ; il en est d'autres qui n'ont pas asse/. de vivacité dans l'esprit pour saisir l'esprit de Lesage; d'autres ont dans le caractère une disposition à la tristesse qui les empêche de trouver du charme au naturel comique de Fielding: et ces mêmes personnes quittent difficilement la lecture des Mystères d'Udolphe, ou du Romande la Forêt. La curiosité, le plaisir du mystère et un germe caché de superstition sont au nombre des élémens de l'esprit humain, et plus communs que le sentiment et le goût chez la plupart des hommes.
L'auteur inconnu des Essais de Littérature, qui, au sujet de ce genre de romans, se fait gloire d'avoir un coeur anglais, qui n'est pas accoutumé à tressaillir à l'aspect d'un spectre, ou au bruit des ossemens d'un squelette:
Boastt un engltslt hcai l,
Unused al ghotte or railling bones to slart.
ne conteste point aux ouvrages de mistress Radcliffe leur mérite de composition. Il fait même un asse? grand éloge de son talent, après avoir parlé avec peu de respect de quelques autres dames qui se sont exercées dans la même carrière. « Quoiqu'elles soient toutes des
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. it,3
«femmes d'esprit, dit-il, elles font des romans tron « sombres et trop larmoyans, dont les aventures impro« bables tournent la tête à nos filles; elles affectent aussi «volontiers une teinte de démocratie. Il n'en est pas « ainsi de la grande magicienne des Mystères d'Udolphe . «nourrie par les muses de Florence dans leurs grottes «solitaires, sous les voûtes de la superstition gothi«que, et au milieu des terreurs de la magie; c'est une « femme poète que PArioste aurait saluée avec trans« port comme une autre Trivulze nourrie dans l'antre « sacré ;
« La nudrîla « Famigetla Trivaisia al sacro speeo a (1).
Mistress Radcliffe n'eut connaissance de ce compliment flatteur que long-temps après la publication de la satire, mais la sévérité d'un tel juge, et la connaissance parfaite qu'il avait des moeurs et de la langue de l'Italie, qu'elle avait choisie pour le lieu de ses plus belles scènes, durent rehausser le prix de cet éloge.
Il faut encore observer que la même classe de critiques qui cherchaient à ridiculiser ses romans comme improbables et hors de la nature, cherchaient surtout à rabaisser le génie de l'auteur sous prétexte de la facilité de sa tâche. Il ne fallait, selon eux, ni art ni talent pour produire un intérêt et des émotions que la légende vulgaire d'un revenant excite, après tout, bien plus fortement que les descriptions étudiées de mistress Radcliffe. Cette critique n'est pas plus fondée que la
(l) Vers du début du chant quarante-sixième de l'Orlando furioso. L'Aiioste nomme toutes les beautés qui piépaient son triomphe poétique, et entre autres la jeune Trivulze, nourrie dam l'antre tavré. — ED.
TOM. X. 11
------------------------------------------------------------------------
I94 RADCLIFFE.
première, c'estnien par des ressorts qu'un talent médiocre peut faire jouer, que mistress Radcliffe captive l'attention. Mais ces ressorts, un usage trop fréquent risque de les user; le public est bientôt, comme Macbeth, rassasié d'horreurs, et devient insensible aux stimulans les plus actifs de cette espèce. Il fallait donc tout le talent de mistress Radcliffe pour faire éprouver à ses lecteurs le même intérêt dans trois romans du même genre, tandis que de ses nombreux imitateurs, qui ont voulu aussi nous promener dans les vieux châteaux, les forêts, et les antres affreux, aucun n'avait pu fixer l'attention du public jusqu'à ce que M. Lewis publiât le Moine, plusieurs années après que mistress Radcliffe eut renoncé à écrire.
L'auteur cherche surtout, dans ses compositions, à émouvoir ses lecteurs par les idées d'un danger, d'un crime secret, et d'une apparition toujours imminente; en un mot, par le terrible combiné avec le merveilleux; le plan général et les matériaux de ces romans concourent également à ce but. Ses tableaux sont en général aussi sombres que son histoire, et ses personnages , de ces hommes dont le regard seul vient encore les rembrunir. L'action se passe généralement dans ces régions méridionales de l'Europe, où les passions, comme les plantes du sol, se ressentent de l'influence d'un soleil brûlant. Ces contrées abondent en monumens mutilés de l'antiquité, et en débris gothiques du moyen âge; la tyrannie féodale et la superstition du culte romain y exercent encore leur empire sur l'esclave et le bigot crédules; le seigneur ou le prêtre hautain y conservent ce pouvoir despotique qui déprave presque toujours le coeur, et trouble la raison. Le théâtre de l'action,les matériaux mis en usage, sont habilement
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. io5
choisis pour donner de la probabilité à des événemens qui n'en auraient aucune si la scène se passait en Angleterre. Toutefois en faisant ces concessions à la difrence des moeurs étrangères et à celle de l'effet que ces événemens peuvent produire sur les esprits de peuples dont les idées ne sont pas les nôtres, nous sommes forcés d'avouer que cette succession interminable de malheurs qu'éprouve l'héroïne ne nous paraît pas dans la nature. Elle lutte trop continuellement contre l'adversité;— si, parfois, une scène plus gaie vient animer le tableau, c'est seulement pour faire un contraste, et jamais pour soulager l'ame de la mélancolique et sombre impression que l'histoire a produite sur elle.
En cherchant à exciter la sensation d'une terreur naturelle et superstitieuse, mistress Radcliffe a souvent recours à l'obscurité et à l'incertitude, qui sont peutêtre les sources les plus fécondes des émotions sublimes; car il est peu de dangers avec lesquels un esprit ferme ne se familiarise, quand on les lui présente comme certains et sous une forme sensible, tandis que les plus braves ont tressailli dans l'obscurité à l'idée d'un péril douteux. Suspendre le récit au moment où il devient le plus intéressant, éteindre une lampe précisément lorsqu'on allait lire un parchemin qui contient un secret horrible, faire apparaître des ombres, faire entendre des sons sinistres, ce sont là des res» sources connues que mistress Radcliffe a employées avec plus d'effet qu'aucun autre romancier. Il est vraj que pour amener une scène dramatique, l'art de l'auteur se montre trop à découvert. Ses héroïnes se placent volontairement dans des situations que toute femme seule eût naturellement cherché à éviter. C'est presque toujours l'heure de minuit qu'elles choisissent pour
------------------------------------------------------------------------
igfi RADCLIFFE.
aller découvrir les mystères d'une chambre inhabitée ou d'un passage secret; en général elles y vont avec une lampe qui s'éteint au moment où elles sont près de lire les choses les plus intéressantes. La simplicité de l'histoire en est un peu altérée; c'est exactement comme si nous voyions habiller le fantôme qui doit nous faire tressaillir, et ce défaut, quoique racheté par des beautés sans nombre , n'a pas échappé à la critique.
Un des traits caractéristiques des romans de mistress Radcliffe est la règle qu'elle s'était imposée de donnei à la conclusion de l'histoire l'explication naturelle de toutes les circonstances, quelque mystérieuses, quelque surnaturelles qu'elles pussent paraître. Il faut convenir qu'elle a beaucoup mieux réussi à exciter l'intérêt et la terreur, qu'à expliquer les moyens qu'elle avait mis en usage pour produire ces sensations. Nous avons déjà eu occasion de parler de ce fléau des auteurs de roman, de ces derniers chapitres, où il faut débrouiller les fils de ces aventures qu'ils ont pris tant de peine à compliquer, et expliquer tous les incidens qu'ils ont cherché à rendre si inexplicables. S'il était permis à ces grands magiciens, qui font à plaisir du merveilleux et du terrible, de renvoyer leurs spectres comme ils les ont évoqués, à la faveur d'une lueur douteuse, auxiliaire puissant de la fantasmagorie, la tâche serait beaucoup plus facile, et le beau fragment de SirBcrtrand ne serait pas unique dans ce genre. Mais on ne permet pas aux auteurs modernes d'éluder ainsi les difficultés.
Le lecteur connaît peut-être l'histoire de ce vieux juge formaliste, devant qui on vint déposer que l'esprit d'une personne assassinée avait déclaré au témoin que l'accusé était coupable. •— ■■ Le témoignage de l'esprit est très-valide, dit-il, mais je lui conteste le droit de
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. i57
le transmettre par la bouche d'un tiers, et je le somme de comparaître en personne. » Le public de nos jours est tout aussi exigeant que ce juge ; il-veut que le conteur explique lui-même son histoire : celui-ci doit donc examiner si un agent surnaturel est nécessaire pour le dénouement, et alors faire paraître sur la scène son spectre ou son démon, ou bien, comme mistress Radcliffe, entreprendre de tout éclaircir par des agens naturels.
Dans quelques remarques sur le Château d'Otrante, BOUS nous sommes déjà prononcé en faveur du moyen plus simple d'appeler franchement la superstition au secours de l'art. Les esprits et les sorcières étant, il n'y a pas encore très-long-temps, reconnus par l'autorité légale, ce ne serait pas exiger du lecteur un effort extraordinaire de crédulité que de lui proposer, quand on l'entretient de ses ancêtres, d'ajouter foi à ce que ses ancêtres croyaient pieusement. Cependant, malgré les succès de Walpole et de Maturin, à qui l'on peut ajouter l'auteur de Forman (i), on est forcé de reconnaître que l'emploi de ces ressorts est une affaire très-délicate. Il n'y a qu'un pas, disait Buonaparle, entre le sublime et le ridicule, et dans ce siècle d'incrédulité, il faut avouer qu'un très-grand talent peut seul empêcher le surnaturel de tomber dans le burlesque. L'incredulus odi est une objection formidable.
Quelques auteurs modernes ont assez ingénieusement tenté des espèces de compromis entre la foi ancienne et l'incrédulité moderne. Ils ont fait apparaître des fantômes ou rapporté des prophéties accomplies d'une manière surprenante, sans prononcer si c'était(t)
c'était(t) vol iu-12. —ED.
------------------------------------------------------------------------
ig8 RADCLIFFE
l'effet d'une influence surnaturelle, ou si ces apparitions étaient le produit (ce qui est assez souvent le cas) d'une imagination exaltée ou d'un hasard bizarre. C'est ainsi qu'a été éludée la difficulté qu'il s'agissait de résoudre. Si cela ne devait pas nous entraîner trop loin de notre sujet, nous examinerions jusqu'à-quel point l'auteur d'une fiction est tenu par sa charte à satisfaire la curiosité du public, et si, comme peintre des moeurs, il n'a pas le privilège de laisser quelque chose dans l'ombre, quand le cours naturel des événemens cache tant d'incidens dans une obscurité complète. Au reste, c'est peut-être la manière la plus adroite de terminer un récit de merveilles, parce que c'est le moyen de composer avec le goût de deux classes différentes de lecteurs: les premiers qui, comme les enfans, veulent qu'on leur explique toutes les circonstances et tous les incidens d'une histoire; et les seconds , semblables à ces hommes qui, se promenantau clair de la lune pour le plaisir d'y rêver, sont importunés de l'exactitude minutieuse d'un compagnon complaisant, toujours empressé à dépouiller prosaïquement les troncs d'arbres et les pierres des formes vaporeuses que l'imagination leur avait prêtées.
On peut, à la vérité, approuver le moyen dont se sert mistress Radcliffe pour expliquer ses mystères, en ce qu'il est fondé sur les probabilités. Il y a beaucoup de situations naturellement romanesques, et dont l'obscurité mystérieuse est éclaircie par la découverte de quelque complot ou de quelque déception ; telles ont été les impostures de la superstition dans tous les siècles. Dans le moyen âge, des membres du tribunal secret avaient recours à ces illusions, et de nos jours elles ont été pratiquées par les rosecroix et les illuminés, dont
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 109
les machinations ont servi de base à Schiller dans son beau roman du Sorcier (1). Mais mistress Radcliffe n'a pas eu recours à une solution aussi artificielle, et je crois qu'elle n'en a pas mieux réussi. Un pas furtif qu'on entend derrière la tapisserie peut sans doute, dans certaines circonstances, et quand les nerfs sont irrités, avoir une grande influence sur l'imagination; mais si le conteur de bonne foi découvre que c'est un chat qui est la cause du bruit, toute la solennité du sentiment s'évanouit, et le visionnaire ne pardonne point à ses sens et à sa raison d'avoir été dupes d'une déception. Nous craignons que la plupart des lecteurs n'éprouvent le même désappointement quand ils lisent pour la première fois la solution peu satisfaisante des mystères du manteau noir et de la figure en cire, qui est différée de chapitre en chapitre, comme trop horrible à entendre.
Il est un autre inconvénient attaché aux récits qui ont tenu l'imagination en suspens, et qui ne la satisfont pas entièrement parce que l'explication est imparfaite: tout l'intérêt finit avec la première lecture du roman, et plus il a été vif, moins il peut être reproduit à une seconde lecture. Les romans de mistress Radcliffe, dont l'intrigue est heureusement compliquée et le dénouement ingénieux, se font relire avec plaisir. La curiosité est remplacée par un plaisir plus calme. On admire l'art de l'auteur; on remarque mille passages qui rendent la catastrophe probable, et qui ont échappé à la première lecture. Il n'en est pas ainsi d'un roman dont l'auteur ne donne qu'une explication insuffisante des émotions fortes qu'il a produites; le lec(0
lec(0 Ghost-scer.
------------------------------------------------------------------------
200 RADCLIFFE.
leur s'aperçoit qu'il a été trompé, comme l'enfant qui a vu de trop près le jeu des machines du théâtre: l'idée des décors et des poulies détruit pour toujours l'illusion. On exige d'un roman qu'il soit intéressant et extraordinaire, et l'on ne permet pas à l'auteur d'expliquer ce qu'il y a de merveilleux par les causes ordinaires, parce que ce sont des moyens usés; on ne lui permet pas non plus de l'expliquer par une influence surnaturelle, parce que l'on n'y croit pas : il n'est donc guère surprenant que, gênée par ces règles sévères, mistress Radcliffe, qui possédait à un degré supérieur l'art d'exciter la curiosité, n'ait pas toujours été également heureuse dans la manière de la satisfaire.
La mystérieuse disparition de Lùdovico, après qu'il a entrepris de veiller toute une nuit dans un appartement où il revient des esprits, peut donner une idée de l'art admirable qu'elle emploie. Le lecteur est habilement préparé à quelque catastrophe étrange par l'histoire de revenant qu'il est occupé à lire pour se distraire de sa solitude, au moment où il disparait de la scène. II serait injuste de nier que l'explication de cet incident mystérieux ne soit aussi probable que l'exige un roman; c'est là peut-être l'exemple qui prouve le mieux le talent particulier de mistress Radcliffe, Les incidens du voile noir et de la figure en cire peuvent être considérés comme d'autres exemples où l'explication ne remplit pas l'attente du lecteur désappointé. D'un autre côté, elle a le soin, suivant le précepte classique, « de cacher son art » dans le beau passage où la marquise concerte, dans le choeur du couvent de San Nicolo, avec l'atroce Schedoni, l'assassinat d'Hélène.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 201
,,— Point de violence, s'il est possible, ajouta la «marquise, comprenant aussitôt sa pensée, mais ne « tardez pas ; qu'elle meure promptement ! La peine « doit suivre le crime. En disant ces mots, les yeux de «la marquise se portèrent sur un confessionnal, où « l'on lisait en lettres noires une inscription conçue en « ces termes : DIEU T'BKTEKD ! Ces mots terribles la « frappèrent; sa physionomie s'altéra; elle tomba dans «une rêverie profonde.— Schedoni était trop absorbé «dans ses propres pensées pour l'observer, ou pour « démêler la cause de sou silence. Elle revint à elle«même, et réfléchissant que c'était l'inscription com«mune de tous les confessionnaux, elle cessa de voir «dans celle-là un avertissement particulier. Ce ne fut «cependant qu'après quelques momens qu'elle put re« prendre sa conversation.
«—Vous parliez, mon père, dit la marquise, d'un « endroit... Vous disiez que sur la côte de l'Adriatique « il y a une maison...
«—Oui, dit le confesseur toujours rêvant; dans « une chambre de cette maison il y a...
« — Quel bruit est ceci? dit la marquise en l'inter«rompant. Ils prêtèrent l'oreille, et distinguèrent quel« ques sons graves et plaintifs dans l'éloignement.
«— Quelle triste musique! dit la marquise d'une «voix tremblante; les vêpres sont finies depuis long« temps?
« — Ma fille, dit Schedoni d'un air sévère, vous di« siez que vous aviez le courage d'un homme. Hélas! « vous avez le coeur de votre sexe.
« — Excusez-moi, mon père; je ne sais à quoi altri« buer l'agitation que j'éprouve, mais je la surmonterai, « •— Cette chambre ?
------------------------------------------------------------------------
202 RADCLIFFE.
« — Dans cette chambre, dit le confesseur, il y a une « porte secrète pratiquée depuis long-temps.
« — Et pour quelle fin? demanda la marquise.
« — Excusez-moi, ma fille ; il suffit que vous sachiez « qu'il y a une porte, dont nous ferons un bon usage. « Par cette porte, au milieu de la nuit, quand elle sera « ensevelie dans le sommeil...
«— Je vous comprends, dit la marquise, je vous « comprends ! Mais pourquoi ? — Vous avez vos raisons « sans doute; — mais quelle nécessité d'avoir une porto « secrète dans une maison que vous dites isolée, habitée « par une seule personne?
»— Dans cette chambre, continua Schedoni sans « répondre à la question , une issue secrète conduit à « la mer. Là, sur le rivage , au milieu des ténèbres; là, « plongée dans la mer, nulle trace laissée...
«— Paix! dit la marquise en tressaillant; encore « ces sons plaintifs.
« L'orgue résonna faiblement dans le choeur. Ensuite « un chant lent et mélancolique se mêla au son lugubre « de la cloche.
« — Qui est-ce qui est mort? dit la marquise, chan« géant de visage; c'est un requiem.
« — Dieu fasse paix au défunt! dit Schedoni avec « un signe de croix ; Dieu fasse paix à son ame!
«—Écoutez ce chant, dit la marquise d'une voix « tremblante, c'est un premier requiem. Une ame vient « de quitter son corps mortel.
« Ils écoutèrent en silence. La marquise était toute «troublée, elle changeait de couleur à chaque instant; •■sa respiration était pénible et entrecoupée; elle ver« sait même quelques larmes, non de tristesse, mais de « désespoir. »
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 2o3
On a beaucoup vanté avec justice le style de mistress Radcliffe, et son talent descriptif, qui portent l'empreinte de son imagination ardente et riche. Il est des artistes dont un dessin correct est le principal mérite; chez d'autres, c'est la vigueur et la vivacité du coloris, et mistress Radcliffe appartient à cette dernière classe. Ses paysages n'ont pas à beaucoup près l'exactitude et la vérité de ceux de sa contemporaine, mistiess Charlotte Smith, dont les esquisses sont si parfaites, qu'un artiste n'aurait pas beaucoup de peine à les rendre sutla toile. Celles de mistress Radcliffe, au contraire, donneraient de nobles et grandes idées pour produire un effet général, mais laisseraient à l'imagination du peintre le soin de tracer un tableau exact. Comme ses histoires sont ordinairement enveloppées du mystère, de même il règne pour ainsi dire sur ses paj sages un voile vaporeux qui adoucit les teintes de leur ensemble, et ajoute de l'intérêt et de la dignité à certains détails. L'auteur obtient tous les effets qu'il voulait produire, mais sans présenter au lecteur aucune image précise et exacte. C'est ce que l'on peut dire de la belle description du château d'Udolphe, quand Emilie en approche pour la première fois. C'est certainement le sujet d'un beau tableau, mais supposons que six artistes l'entreprennent, il est très-probable qu'ils feraient six tableaux différens. Cette description, quoiqu'un peu longue, est si belle que nous n'hésitons pas à la transcrire.
«Vers la chute du jour, la route tourna dans une « vallée profonde, environnée presque de tous côtés par » des montagnes qui paraissaient inaccessibles. A l'est, « une échappée de vue montrait les Apennins dans toute « leur sombre horreur. La longue perspective de leurs • sommets s'élevant les uns sur les autres, et leurs flancs
------------------------------------------------------------------------
204 RADCLIFFE.
«garnis de noirs sapins, présentaient une image de « grandeur plus noble qu'aucune de celles qu'eût encore « vues Emilie. Le soleil venait de disparaître des cimes « de la montagne dont l'ombre agrandie s'étendait sur la «vallée; mais ses rayons obliques, perçant encore à «travers quelques rochers escarpés, donnaient une « teinte dorée aux sommets des arbres qui couvraient « les monts opposés, et brillaient de tout leur éclat sur « les tours d'un château dont les vastes remparts s'éle« vaient le long d'un précipice. La splendeur de ces ob« jets était encore augmentée par le contraste des om« bres qui commençaient à envelopper la vallée.
« —Voilà Udolphe, dit Montoni, qui avait gardé le « silence depuis plusieurs heures.
«Emilie regarda avec une sorte d'effroi le château, « quand elle sut que c'était celui de Montoni. Quoiqu'il «fût en ce moment éclairé par le soleil couchant, la « gothique magnificence de l'architecture, et les vieilles « tours de pierre grise, en faisaient un édifice imposant « et sombre. Bientôt la lumière s'affaiblit, et ne répandit « plus qu'une teinte de pourpre qui s'effaça par degrés, « à mesure que la vapeur légère gagna les montagnes, « tandis que les créneaux du château étaient encore « éclairés par les derniers rayons du soleil; mais enfin « tout ce vaste édifice fut enveloppé dans les ténèbres « solennelles d'une nuit silencieuse et sublime ; il sem« blait être le monarque de la contrée , et défier tous « ceux qui oseraient troubler son règne solitaire. L'obs« curité croissante rendait le château de plus en plus « majestueux ; Emilie ne cessa de le regarder que lors« qu'elle ne distingua plus que ses tours au-dessus des « bois épais à l'ombre desquels les voitures commen« caient à monter.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. ao5
«Cette noire forêt réveilla dans son ame des images « de terreur ; elle s'attendait à tout moment à voir pa« raître des bandits ; enfin les voitures roulèrent sur un « chemin couvert de bruyères, et atteignirent bientôt les «portes du château. Le son lugubre de la cloche qui «annonça leur approche augmenta l'effroi d'Emilie. « Pendant que l'on attendait le domestique qui venait « ouvrir les portes, elle regardait l'édifice; mais l'obscu« rite ne lui permit guère que de reconnaître une partie «des murailles épaisses, et de deviner sa vaste et redou« table solitude. La première porte qui conduisait dans « les cours était d'une dimension gigantesque et flanquée «de deux tours surmontées de tourelles crénelées; au «lieu de bannières, on y voyait flotter de longues herbes « et des plantes sauvages qui avaient pris racine entre « les pierres disjointes, et qui semblaient ne croître qu'à « regret au milieu de la désolation qui les environnait. «Les tours étaient unies par une courtine percée de «meurtrières, et sous laquelle on voyait l'arceau d'une « pesante herse. Les murs des remparts communiquaient «à d'autres tours et bordaient le précipice. Ces mu« railles, presque en ruines, encore éclairées par la « lueur mourante du couchant, attestaient les ravages « de la guerre. Au-delà, tout était perdu dans l'obscu« rite. »
Nous croyons qu'il est intéressant de comparer ce tableau d'imagination avec l'exactitude que mistress Radcliffe a mise dans la description de Hardewick, où elle a copié la nature. L'opinion du lecteur sera probablement que, si Udolphe est un tableau d'un bel effet, Hardewick est un portrait frappant de ressemblance.
« Après avoir traversé un pays qui n'offre rien de «remarquable, arrêtons-nous un moment pour parler
18
------------------------------------------------------------------------
2o6 RADCLIFFE.
«de Hardewick, château du duc de Devonsbire, dans « le comté de Derby (i), et autrefois la résidence du « comte de Shrewsbury, à qui Elisabeth confia la garde « de l'infortunée Marie, sa captive. Il est situé sur une «colline, à quelques milles sur la gauche de la route « de Mansfield à Therstesdeld ; on y arrive par des ave«nues couvertes, qui en dérobent la vue jusqu'à ce « que l'on soit aux confins du parc. Trois tours de « pierre grisâtre s'élèvent avec majesté au milieu de bois « antiques, et leurs sommets semblent couverts de frag« mens de créneaux , que l'on découvre bientôt être « parfaitement travaillés à jour, et dans lesquels se trou« vent les lettres initiales E. S., surmontées d'une cou«ronne, et attestant la vanité d'Elisabeth, comtesse de «Shrewsbury, qui a fait construire le château. Les «grands traits de cet édifice pittoresque se découvrent « entre les bois majestueux et sur les pelouses du parc, « d'où l'on aperçoit de temps en temps les montagnes « du comté de Derby.
« Les voûtes de feuillage qui voilent Elfrida, et celles «de Hardewick, voilèrent autrefois des formes plus « gracieuses encore que la création idéale du poète, et « conspirèrent à une destinée plus tragique que celle « dontHarewood fut témoin.
•■En face des grandes portes de la cour du château, ■< le terrain planté de vieux chênes s'abaisse tout d'un « coup, et l'on trouve une sombre clairière qui s'ouvre «sur la vallée de Scardale, bornée par les montagnes « agrestes du Peak ( Pic). Immédiatement à gauche du « château habité, quelques ruines de l'ancien manoir,
(i) Comte d'Angleterre où sir Walter Scoll a conduit quelqmsuns de ses héros. {Peveril du Pic. ) — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 207
« couvertes d'une riche draperie de lierre, donnent au « paysage un intérêt que prolonge la construction bisto«rique du château moderne. Nous suivîmes, non sans «émotion, l'allée que Marie avait si souvent parcourue, «etnous arrivâmes aux portes du grand vestibule, dont «le silence et la sombre solitude étaient en harmonie « avec le caractère du tableau général. Les larges fenê«tres ne laissaient entrer qu'un demi-jour, suffisant «pour distinguer les grandes figures de la tapisserie «au-dessus de boiseries en chêne; une colonnade du «même bois supporte une galerie supérieure, et deux «bois gigantesques d'élan s'épanouissent entre les «fenêtres vis-à-vis de l'entrée. L'arrivée de Marie, ses «sensations en entrant dans ce séjour, se représentè«rent involontairement à mon esprit; le bruit des che« vaux et de plusieurs voix dans la cour; son regard fier, «mais doux et mélancolique, lorsque, conduite par le « lord Keeper ( le lord garde du grand sceau ), elle tra« versa le vestibule; l'air obséquieux, mais vigilant et «inquiet de ce geôlier, quand, frappé de sa beauté et de «sa dignité, il se rappelle les terreurs de sa rivale ; le «silence et l'inquiétude des dames d'honneur, et l'air «affairé des officiers et des serviteurs.
«Du vestibule, on monte à la galerie d'une petite «chapelle, dans laquelle on voit encore les fauteuils et «les coussins qui servaient à Marie; de là, ou passe au «premier étage, où un seul appartement présente des «traces de son emprisonnement, le lit, les fauteuils et ■ la tapisserie ayant été brodés par elle. Les figures de la « tapisserie ont une explication au-dessus, et ayant été «conservées très-soigneusement, elles ont encore de la « fraîcheur.
" Sur la chenr'née d'une salle à manger voisine, à la-
------------------------------------------------------------------------
2o8 RADCLIFFE.
■■ quelle on a ajouté des meubles modernes, ainsi que « dans les autres appartemens, on lit l'inscription sui« vante, gravée en bois :
Voici le grand précepte : CRAINDRE DIEU ET GARDER SES COMMANDEME.NS.
« Lorsque cet édifice fut construit, la main-d'oeuvre « était si fort au-dessus de la valeur du bois, que les « parties des escaliers qui ne sont pas en pierre, sont en « bois de chêne plein au lieu de planches. Tel est celui « qui conduit du second au faîte du château, d'où pen« dant les beaux jours on découvre les cathédrales d'York «et de Lincoln.
« Ce second étage est le plus intéressant ; Marie en oc« cupait presque tous les appartemens. Elle y tenait sa ■< cour, les meubles sont encore ceux qui y étaient du « temps de cette reine infortunée. La salle d'audience « est d'une élévation peu ordinaire, et frappe d'abord « par sa grandeur; mais bientôt les malheurs de l'illustre « victime appellent seuls votre émotion et vos res« pects (i). »
Le contraste de ces deux descriptions prouve assez que mistress Radcliffe savait tout aussi bien copier la nature, que composer d'imagination. Les tours d'Udolphe sont, sans proportion déterminée, perdues dans les brouillards et les ténèbres ; les ruines de Hardewick sont
(l) Voyage en Hollande , sur la frontière occidentale de l'Allemagne, et les bords du Rhin, auquel on a joint des observations pendant une excursion aux lacs des comlés de Lancastcr , de Weslmoreland et de Cumbeiland ; par Anne Radcliffe , in-4 , 17!)^, pag. 371. ÉD.
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 209
un tableau d'une touche large, hardie; le dessin en est plus exact, mais bien moins riche de couleur.
II est assez singulier que les plus belles descriptions que l'on trouve dans les romans de mistress Radcliffe, fondées sur des matériaux fournis par les voyageurs, aient (du moins selon nous) un air de tableau de fantaisie; cependant la plupart de ses contemporains les ont prises pour des descriptions réelles de ce qu'elle avait vu. Les éditeurs de la Revue d'Edimbourg ont publié que M. et mistress Radcliffe avaient voyagé en Italie, que M. Radcliffe avait été attaché à une des ambassades anglaises dans cette contrée, et que c'était là que mistress Radcliffe avait pris le goût des châteaux en ruines, des sites pittoresques, des anecdotes mystérieuses et terribles que la tradition raconte de ses anciens habitans. Le fait est cependant que mistress Radcliffe n'avait jamais vu l'Italie; mais nous avons déjà dit qu'elle avait profité des magnifiques vues des bords du Rhin qu'elle avait visitées en 1793, et des ruines des châteaux construits dans les temps de la féodalité qu'on y rencontre presque à chaque pas. L'inexactitude du critique n'est pas d'une grande importance, mais on a imprimé une erreur plus absurde en prétendant que mistress Radcliffe avait visité Haddon-House; qu'elle avait insisté pour passer une nuit dans ce sombre manoir, qui lui inspira ce goût pour les demeures gothiques, les passages secrets et les murs en ruines, qui figurent si souvent dans ses descriptions. Nous nous sommes assuré que mistress Radcliffe n'avait jamais vu HaddonHouse; et quoique le lieu fût bien digne de son attention, et que très-probablement il aurait pu lui suggérer quelques-unes des idées dans lesquelles se complaisait son imagination, nous présumons que ce secours mé18.
mé18.
------------------------------------------------------------------------
210 RADCLIFFE.
canique d'invention, cette recette pour bien écrire, une nuit passée dans un vieux manoir démantelé, n'aurait eu d'autre avantage pour elle que celui de lui donner un rhume, et qu'on lui a prêté bien gratuitement une affectation d'enthousiasme à laquelle mistress Radcliffe eût dédaigné de recourir.
La chaleur d'imagination qui se fait remarquer dans les ouvrages de mistress Radcliffe suppose un goût naturel pour la poésie; aussi des chansons, des sonnets, des pièces fugitives , viennent-ils distraire le lecteur dans ses romans. Ce n'est pas le lieu d'en faire la critique; mais on peut remarquer que sa poésie décèle plutôt une imagination vive et riche qu'un goût pur et l'élégance des expressions ; ne se doutant pas qu'elle manquait de facilité, elle a essayé de plier la langue» un mètre nouveau , qui ne saurait convenir à l'anglais. La chanson du Ver-luisant en est la preuve. II faut dire encore que l'imagination de mistress Radcliffe l'entraîne quelquefois trop loin, et que si elle avait une idée claire et juste de ce qu'elle a voulu exprimer, elle n'a pas toujours réussi à mettre le lecteur dans son secret. Quelquefois sa poésie offre le brillant coloris qui distingue sa prose, et a peut-être le défaut de ne pas rendre avec la précision désirable l'idée de l'auteur.
L'invocation suivante à la mélancolie peut être présentée comme un échantillon de son talent.
ODE A LA MÉLANCOLIE.
I.
ESPRIT d'amoui et de trislesse , sois le bienvenu! j'entends de loin ta voix plainlive se mêlant à la brise mourante du soir, je tu salue de cette triste et douce lai me .'
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 211
II.
0 ! à cette heure tranquille, solitaire, cet'e heure qui met fia à la clarté du jour , accorde ton luth , dont le charme puissant éveillera l'imagination,
III.
Pour peindre la rêverie romanesque, qui se présente à l'oeil rêveur du poète , quand sur le bord d'un ruisseau ombragé , il exhale un fervent soupir.
IV.
Esprit solitaire! que Ion chant me conduise dans ton antre sacré; le long des ailes de la cathédrale, éclairées par la lune, où les spectres entonnent le chant de minuit!
V.
J'entends leurs chants funèbres s'élever faiblement j puis uu silence plein d'effroi leur succède , tandis que ces formes fantastiques parlent dans l'obscurité des piliers de cloître.
VI.
Conduis-moi dans ces bois, où sous les pins élevés on aperçoit avec peine un sentier non frayé , à la lumière tremblante de la lune.
VII.
Conduis-moi au noir sommet des montagnes , d'où l'on découvre sous ses pieds de vastes forêts , donnant une ombre impénétrable; des plaines, des hameaux épars, et d'où l'on entend le triste son des cloches du soir ;
VIII.
Ou guide-moi vers le lieu où la rame fendant l'onde , interrompt le calme profond de la vallée , en suivant lentement un rivage sinueux, pour aller joindre le vaisseau en pleine mer;
IX.
Guide-moi vers les îivages dont Neptune lave les cailloux; où les vagues profondes se succèdent en grondant, où de noirs rochers s'avancent sur les flots et où sitllent les vents de l'automne.
------------------------------------------------------------------------
^ RADCLIFFE.
X.
Arrête-toi là, à l'heuie de minuit, à l'heure où les speclies apparaissent, écoute le souffle prolongé de la brise ; saisis la cljilê passagère de la lune sur les vagues écumantes et sur les vaisseaux dans le lointain.
On ne peut nier que ce soient là de belles idées rendues en beaux vers; et cependant dans ses vers, k poète, ainsi que dans ses ouvrages en prose, s'occupe trop des objets extérieurs, et songe trop au cortège de la Mélancolie, pour exprimer le sentiment lui-même; et, quoique la comparaison se fasse aux dépens d'un auteur favori, nous ne pouvons nous dispenser de citer la chanson de Fletcher sur le même sujet.
Loin d'ici les vains plaisirs , aussi courts que les nuits que vous perdez en folies ! 11 n'\ a de doux que la mélancolie , si l'homme était assez sage pour le voir !
Salut, toi, qui viens les bras croisés , calme et muette, ou pous santun soupir étouffé , attachant ton îegaid à la terre!—Salut, ruisseaux, fontaines , bosquets solitaires , lieux que la paie mélancolie piéfère ! salut, promenades au clair de la lune , quand tous les oiseaux dorment dans leurs nids, excepté les chauve-souus elles hiboux! La cloche de minuit, un t>oupir, un gémissement, voilà les sons qui me charment; puis , j'aime à m'étendre dans une Iranquille et sombre vallée. Salut, plaisirs si doux de l'aimable mélancolie (i) !
Le lecteur peut remarquer que dans ces derniers vers domine le sentiment de la mélancolie, ou plutôt la mélancolie elle-même, que nos pensées accompagnent
(i) Hence , ail you vain dchghls , sic., clc.
(The Nice Valoui.)
------------------------------------------------------------------------
RADCLIFFE. 2r3
le rêveur pensif, et que les sources, les bosquets solitaires sont, comme le paysage dans un portrait, les accessoires du tableau. Dans les vers de mistress Radcliffe, les accessoires et le cortège de la mélancolie sont bien décrits, mais ils captivent toute notre attention , et le sentiment lui-même ne l'appelle pas. Nous nous trouvons environnés d'objets mélancoliques, mais s'ils nous peignent la tristesse, elle ne vient pas de notre ame. On peut dire la même chose des romans de mistress Radcliffe : notre curiosité est tellement intéressée à la marche des événemens, que nos sentimens ne sont point réveillés par les malheurs du héros et de l'héroïne. Ils ne sont pas personnellement les objets de notre intérêt, et convaincus que l'auteur les tirera d'embarras, nous nous occupons plus du cours des événemens que des sentimens ou du sort de ceux dont on nous raconte l'histoire.
Mais nous ne devons pas prendre congé d'un auteur favori par une critique. Peut-être est-il vrai que mistress Radcliffe nous transporte plutôt dans les régions de la féerie que dans celles des réalités ; qu'elle n'a pas au même degré cette connaissance des passions et du coeur humain , ni cette observation de moeurs qui distinguent d'autres romanciers. Mais elle a créé un genre, elle a puisé largement à cette puissante source d'intérêt : l'art d'exciler une terreur surnaturelle, et la curiosité de l'homme pour tout ce qui est caché et mystérieux. Si on a approché d'elle en ce genre , ce que nous hésiterions à affirmer, il est au moins certain qu'elle y tient encore la première place.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR
HENRY MACKENZIE.
ON a publié à Paris, il y a quelques années, une jolie édition in-12 de l'Homme sensible (1) , en tête de laquelle se trouve une courte notice sur la vie de noire contemporain, Mackenzie, écrite d'après des renseignemens authentiques. Nous avons des obligations à l'auteur de cette esquisse pour la partie biographique du mémoire que l'on va lire. Mais nous avons eu l'avantage de pouvoir la corriger et l'augmenter d'après des autorités incontestables (2).
Henry Mackenzie est né à Edimbourg, dans le mois d'août 1745, le jour même que le prince Charles Stuart
(1) The man of fechng,
(2) Henry Mackenzie, qui vit encore , est en liaison d'amilit: avec l'auteur. —ED
------------------------------------------------------------------------
MACKENZIE. 2i5
débarqua en Ecosse. Il est fils du docteur Joshua Mackenzie, d'Edimbourg, et deMargaret Rose, sa femme, fille ainée de M. Rose de Kilravoch, d'une ancienne famille du comté de Nairn. M. Mackenzie a commencé ses études à l'école d'Edimbourg (i), et les a achevées à l'université de la même ville. Son père, d'après les conseils de quelques-uns de ses amis , le plaça au sortir du collège, chez M. Inglis de Redhall, pour y acquérir la connaissance des affaires de la cour de l'Échiquier, branche de jurisprudence dans laquelle il avait moins de compétiteurs à craindre en Ecosse que dans aucune autre.
Il s'y appliqua avec beaucoup d'assiduité, quoique ce genre d'occupations ne s'accordât pas parfaitement avec son goût pour la littérature, qui s'était manifesté de bonne heure. Il alla à Londres en 176a , pour y étudier la manière de procéder à la cour de l'Echiquier, qui est la même qu'en Ecosse, ainsi que la constitution de la cour elle-même. Un des amis de M. Mackenzie reconnut ses talens , et l'engagea à rester à Londres et à se faire avocat. Mais ses parens avaient montré un vif désir de l'avoir auprès d'eux ; il était sans ambition; il se décida à revenir à Edimbourg, où il devint associé, et ensuite successeur de M. Inglis, dans la charge de procureur de la couronne.
Les devoirs de sa profession ne l'empêchèrent pas de se livrer à son goût pour les lettres. Pendant son séjour a Londres, il avait ébauché la première partie de son premier ouvrage, l'Homme sensible, qui fut publié en 1771, sans nom d'auteur. Le grand succès de ce roman donna, quelques années après, l'idée d'une fraude assez remar(l)
remar(l) school.
------------------------------------------------------------------------
2i 6 MACKENZIE.
quable. Un M. Eccles, de Bath, voyant que l'auteur ne se nommait point, imagina de transcrire l'Homme sensible , effaça, corrigea son manuscrit, et défendit son droit d'une manière si plausible, que MM. Cadell et Strachan , qui avaient publié l'ouvrage de M. Mackenzie, jugèrent nécessaire de détromperie public par un démenti formel.
Peu d'années après, M. Mackenzie publia l'Homme du Monde (i), dont il parait qu'il a eu l'intention de faire la seconde partie de l'Homme sensible. Cette production est distinguée comme la première par un ton de délicatesse morale et de sensibilité exquise. Dans son premier roman, M. Mackenzie nous présente son héros obéissant constamment aux émotions de son sens moral. Dans l'Homme du Monde, au contraire , le héros est un homme qui se précipite dans la misère et dans une ruine totale, répandant le malheur sur tout ce qui l'approche, en cherchant un bonheur qu'il espère obtenir en contrariant sans cesse le sens inoral. — Julia de Roubigné, roman en forme de lettres, suivit l'Homme du Monde. La fable est très-intéressante , et le style pur et élégant.
En 1776, M. Mackenzie épousa miss Penuel Grant, fille de sir Ludovic Grant de Grant, baronnet, et de lady Margaret Ogilvy ; M. Mackenzie a une nombreuse famille, et son fils aîné, M. Henry-Joshua Mackenzie, vient, au moment où nous écrivons, d'être nommé, à la grande satisfaction de son pays, juge de la cour suprême des sessions (2).
Il s'établit à Edimbourg, en 1777 et 1778, une société
(1) The nian of the world.
(2) La tour où sirWaltcr Scott est lui-même greffier (fleil}
ÉD.
------------------------------------------------------------------------
MACKENZIE. si7
de Gentlemen qui se réunissaient pour lire des essais de leur composition dans le genre de ceux du Spectateur. M. Mackenzie, devenu membre de cette société, suggéra l'idée de traiter quelques sujets plus légers, et de donner plus de variété au recueil, par des tableaux de la vie ordinaire et des moeurs. Il lut quelques morceaux de ce genre: et cette société publia l'ouvrage périodique intitulé le Miroir, dont M. Mackenzie se chargea d'être l'éditeur, et auquel il a beaucoup contribué (i). Le succès du Miroir engagea M. Mackenzie à entreprendre le Flâneur (2), ouvrage périodique conçu et exécuté sur le même plan et qui n'eut pas moins de succès (3).
M. Mackenzie , membre de la société royale d'Edimbourg dès l'origine de son institution , a enrichi de mémoires précieux les Transactions de cette société, et en a été un des membres les plus actifs. On remarque surtout un éloge de son ami le juge Abercromby, et un mémoire sur la tragédie allemande. Il est aussi un des membres delà société des Highlands(4) ; depuis sa formation , il a publié les volumes des Transactions de cette société, piécédés de l'histoire de son institution et de ses travaux, avec un Essai sur la Poésie gaélique.
En 1792, il fut un des hommes de lettres qui contribuèrent par des brochures à désabuser les classes inférieures du peuple égarées à cette époque par l'enthousiasme qu'avait excité la révolution française. En 1793 , M. Mackenzie composa la Vie du docteur Blacklock, que
(1) Le premier numéro du Miroir parut le 23 janvier 1779 , et le derniei fut publie' le 27 mai 1780. — ED.
(2) The Lounger.
(3) Le Lounger païut, pour la première fois, le 6février T785, et a cessé le 6 janvier 1787. —ÉD.
(4) Highland Society.
19
------------------------------------------------------------------------
218 MACKENZIE.
la veuve de ce poète aveugle lui avait demandée pour placer à la tête d'une édition in-quarto de ses oeuvres. L'intimité qui avait régné entre M. Mackenzie et le docteur lui avait donné occasion de connaître ses habitudes, la tournure de son esprit, et les sentimens particuliers à la cécité dont iî était affligé.
Dans la Vie de John Home, que M. Mackenzie a lue à la Société royale, en 1812, il fit un tableau de la société littéraire d'Edimbourg à la fin du siècle dernier, avee les membres de laquelle il vivait dans les termes de l'intimité : il ajouta à la vie de Home, comme une sorle de supplément, quelques essais critiques (inédits), et la plupart sur l'art dramatique,
En 180I8, M. Mackenzie a publié une édition complète de ses oeuvres en huit volumes in-octavo. On y trouve une tragédie, le Père espagnol (1), et une comédie , l'Hypocrite blanc (2). Cette comédie avait eu une seule représentation au théâtre de Covent-Garden. La tragédie n'avait jamais été représentée, M. Garrick ayant pensé que la catastrophe était trop horrible pour la scène moderne; tout en reconnaissant le mérite de la poésie, la force de quelques scènes , et l'effet que pourrait produire le rôle du principal personnage, Alphonso, joué par un bon acteur. On trouve aussi dans la même édition la tragédie du Prince de Tunis (3), qui avait été jouée avec beaucoup de succès à Edimbourg, en 1703.
Au nombre des ouvrages en prose de M. Mackenzie nous devons faire remarquer un essai politique, intitulé : Compte rendu de la session du parlement de 1784 (4}i
(1) The spanish Falher.
(2) The white Hypocrite.
(3) The Prince of Tunis.
(4) An Account of Ihe proeeedings of the parliament of 1781
------------------------------------------------------------------------
MACKENZIE. 219
que son ancien et constant ami, M. Dundas, depuis lord Melville (1), l'avait engagé à composer. Cet ouvrage lui mérita l'estime et la faveur de M. Pitt, qui lut l'ouvrage avec une attention particulière, au point d'y faire de sa main plusieurs corrections. Quelques années après, M. Mackenzie fut nommé, sur la recommandation de lord Melville et du très-honorable Georges Rose (2), qui était aussi son ami particulier, à la place de contrôleur des taxes d'Ecosse. La manière dont il a rempli cette place laborieuse, qui entraîne une responsabilité considérable, a prouvé que l'auteur ingénieux dont on avait admiré l'imagination, savait, au besoin, examiner et discuter les questions les plus arides et les plus compliquées.
Le temps est encore éloigné, nous l'espérons, où en parlant de Henry Mackenzie comme de ceux parmi lesquels son génie lui donne le droit d'être placé, un biographe pourra peindre, sans blesser aucune convenance son caractère personnel, et louer dignement la manière dontila rempli ses devoirs de citoyen. Quand ce moment arrivera, peu de ses contemporains survivront
(1) M. Henry Dundas , depuis lord Melville, d'une ancienne famille d'Ecosse, secrétaire d'état de la guerre , sous la première administration de M. Pitt, et premier lord de l'amirauté loisque te grand homme fui une seconde fois chargé des destinées de l'Angleterre , dans un moment de crise.
M. Dundas avait un accent très-écossais. — ÉD.
(2) M. Georges Rose a été secrétaire-adjoint (joint-secretary) «le la trésorerie sous la première administration de M. Pitt, et payeur-général de l'armée quand ce ministre fut appelé une seconde fois au timon des affairts. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
220 MACKENZIE.
probablement pour le pleurer ; mais nous pouvons prévoir les regrets que causera aux jeunes gens de la génération suivante la perte de celui qui animait par son esprit les heures de leur solitude, qui les dirigeait pai ses bienveillantes leçons , et leur enseignait, par son expérience, leurs devoirs envers la société. Il suffil de dire aujourd'hui que le vénérable et vénéré M. Mackenzie est comme le dernier anneau de la chaîne qui lie la littérature écossaise de notre époque à celle des gèaiu littéraires de la terre natale, les Robertson, les Hume, les Smith , les Home, les Clerk , les Fergusson ; et que les souvenirs d'une époque aussi intéressante ne pouvaient être confiés à un jugement plus sain, à un goût plus sûr, et à une mémoire plus heureuse. Il est bien à désirer que M. Mackenzie, agrandissant le cercle dans lequel il s'est resserré dans la vie de Home, transmette à la postérité les anecdotes et les souvenirs qui ajoutent tant de charme à sa conversation. Nous allons faire comprendre les moyens qu'il a de remplir cette tâche par une remarque singulière, mais qui appartient au caractère de M. Mackenzie. Nous croyons qu'il a tué du gibier de toutes les espèces connues en Ecosse ( excepté le daim et le coq de bruyère) , sur le terrain où sont de nos jours les magnifiques rues de la nouvelle ville d'Edimbourg; qu'il a poursuivi les lièvres et les canards sauvages, là où nous voyons des palais, des églises, et des salles d'assemblée (i) ; et qu'il a, été témoin de révo(i)
révo(i) toutes les villes un peu considérables de la GrandeBretagne, il y a une salle d'assemblée dans laquelle se donnent ILS bals publics, les fêtes , pour les occasions solennelles, et Its concerts , dans les villes qui n'ont point de salle de concert.
Ces 6allcs d'assemblée sont des clubs où se trouvent tous Ici journaux anglais , et une grande partie de ceux des pays étrangers.
------------------------------------------------------------------------
MACKENZIE. 221
luttons morales tout aussi surprenantes que ces vicissitudes de localité. Les changemens dans les moeurs se sont opérés successivement, mais ils ont eu des résultats très-importans, et n'ont commencé que dans la deuxième partie du dernier siècle. Le précis de ces changemens et des circonstances qui les ont amenés pourrait rivaliser, nous ne craignons pas de le dire, en utilité et en agrément avec tous les ouvrages les plus piquans de nos jours, si un observateur aussi exercé que M. Mackenzie voulait s'en occuper, ne serait-ce que par fragmens.
Comme auteur, M. Mackenzie a montré du talent pour la poésie et le théâtre. Notre opinion bien arrêtée est qu'un auteur ne peut réussir dans des ouvrages de fiction s'il n'a presque toutes les qualités du poète, quoiqu'il n'écrive point en vers : mais M. Mackenzie joint le charme de la mélodie à l'imagination. II a donné un modèle de poésie traditionnelle dans deux ballades montagnardes ; genre de composition qui est de temps en temps à la mode, à cause de sa simplicité touchante, mais négligée bientôt, et que les serviles imitateurs usent entièrement, parce que sa facilité en fait le principal mérite (1). Mais c'est comme romancier que nous allons juger le mérite de notre auteur; et le succès universel et durable de ses romans nous autorise à le classer parmi les écrivains les plus distingués. Ses ouvrages ont le rare et inappréciable mérite de l'originalité, qualité qui doit toujours l'emporter sur toutes les
il y a aussi quelquefois une bibliothèque , et toujours des chambres où l'on joue des jeux de commerce. — ÉD.
(t) Allusion au-ç ballades poétiques de Scott lui-même , qui survivront cependant à toutes les imitations. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
i2î MACKENZIE.
autres dans la balance; et M. Mackenzie s'est frayé une route qui lui appartient exclusivement. L'attention du lecteur n'est point captivée comme dans les romans de Fielding, par un caractère fortement dessiné, par un plan bien conçu; ou, comme dans ceux de Smollet, par une humour franche, et une connaissance profonde de la vie humaine dans ses diverses conditions. Enfin, pour parler d'une classe d'auteurs avec lesquels M. Mackenzie a plus d'analogie, ce n'est point de la même manière que Sterne et Richardson sont parvenus à être pathétiques. Une accumulation de circonstances qui produisent quelquefois l'ennui, une combinaison d'événemens racontés avec des détails minutieux, et suivis chacun d'un commentaire fort long, ont paru nécessaires à Richardson pour préparer l'esprit du lecteur aux scènes touchantes qu'il décrit parfois avec tant de verve. Mais sans chercher à diminuer son mérite, on peut dire qu'il a écrit des volumes pour préparer ces effets qui ne coûtent à Mackenzie et à Sterne que quelques pages, ou peut-être quelques phrases.
D'un autre côté, quoique les deux derniers auteurs que nous venons de nommer aient plus d'analogie entre eux, ils diffèrent en quelques points si essentiels, qu'ils assurent à Mackenzie le mérite de l'originalité, que nous venons de lui attribuer. Il est superflu de parler de la différence sensible qui existe dans le caractère général de leurs ouvrages, et combien le style de Mackenzie correct, pur et presque recherché à force de chasteté, contraste avec l'esprit bizarre et le mépris intrépide des bienséances et des règles littéraires qui distinguent Tristram Shandy. Ce n'est donc ni dans la conduite ni dans le style de leurs ouvrages que les deux romanciers se rapprochent; on peut même dire que nou'.
------------------------------------------------------------------------
MACKENZIE. a» 3
n'avons pas deux écrivains plus opposés dans leurs manières. Dans les passages même où ils ont tous deux cherché à toucher l'ame du lecteur, ils ont encore eu recours à des moyens différens. Le pathétique de Sterne est comme son humour, et ce n'est que rarement qu'il emploie des moyens simples; un tour hardi, original et brillant de pensée et d'expression distingue ses chapitres sérieux, et un tour extravagant, comique et burlesque caractérise sa gaieté bouffonne; j'en appelle au fameux passage où la larme de l'ange efface le serment profane de l'oncle Tobie du registre du ciel, image si poétique, mais qui touche de si près à l'exagération. Pour atteindre son but, c'est-à-dire pour nous faire partager l'irritation d'esprit qui entraîne l'oncle Tobie à prononcer sa fameuse assertion, l'auteur fait intervenir le ciel et l'enfer, et peint, dans un beau délire de poète» l'effet produit sur l'ange qui accuse et sur l'ange qui enregistre. Que l'on mette ce passage à côté du bel épisode deia Roche, dans lequel Mackenzie a décrit avec une délicatesse si exquise la scène sublime des douleurs et de la résignation du père privé de ses enfans. C'est aussi un tableau de reflet, dans lequel la sensibilité du lecteur est excitée par l'effet produit sur un des acteurs du drame, qui n'est ni ange ni démon , mais un philosophe dont le coeur est resté sensible, quoique ses études aient égaré son esprit dans les rêveries glacées du scepticisme. Nous nous bornerons à remarquer que Mackenzie nous présente une vérité morale, et Sterne une belle figure de rhétorique, et que si l'un mérite la palme d'une imagination supérieure, celle qui est due à un sentiment naturel et vrai demeure à l'auteur écossais. Tout en remarquant cette grande différence entre les
------------------------------------------------------------------------
JI4 MACKENZIE.
deux auteurs les plus célèbres parmi ceux à qui l'on donne le titre A'auteur sentimental, nous devons ajouter que, quoique Mackenzie ait évité la licence d'esprit et les écarts d'imagination de Sterne; qu'il ait retranché en grande partie ses digressions épisodiques, et banni l'indécence et la bouffonnerie auxquelles l'auteur de Tristram Shandy a trop souvent recours, leurs ouvrages doivent être considérés comme appartenant à la même classe; et dans le grand nombre d'imitateurs qui ont cherché à rivaliser avec eux, il n'est pas un seul auteur anglais qu'on puisse placer à leur côté. Les auteurs étrangers Riccoboni et Marivaux, ont écrit dans le même genre : nous nous rappelons peu de chose de madame Riccoboni ; et Marivaux, dans lequel on trouve des traits d'une sensibilité délicate, compte trop souvent pour faire effet sur le tour de sa phrase, sur les embarras prolongés d'une galanterie artificielle, bien plus que sur la vérité et la simplicité de la nature. On retrouve dans Emile et dans la Nouvelle Héloïse l'esprit malade de l'auteur ; ce sont des peintures très-éloquentes, mais exagérées, d'une passion violente plutôt que des ouvrages de sentiment (i).
Les autres romans de Mackenzie ne présentent même plus le seul trait de ressemblance qui rapprochait le genre de VHomme sensible de celui des ouvrages de Sterne. L'Ecosse peut se vanter d'avoir produit un écrivain dont la prose a toute l'harmonie de celle d'Addison, et chez qui la vigueur n'exclut ni la clarté ni la simplicité.
Il nous reste à faire remarquer que Mackenzie s'est
(t) Et le développement du rôle de M. de Wolmar , et milou! Sottom ? etc., etc. Sir Walter Scott nous semble ici passer tit>r légèrement sur le génie de Rousseau. — ÉD
------------------------------------------------------------------------
MACKENZIE. aa5
proposé surtout pour objet dans ses romans, d'être à la fois pathétique et moral, en peignant l'effet d'un événement, soit important, soit insignifiant, Sur l'homme en général, et particulièrement sur ceux qui sont nonseulement justes, honorables et éclairés, mais naturellement plus propres à éprouver ces sentimens délicats auxquels restent fermés les coeurs ordinaires. Ce fut le but direct et avoué de M. Mackenzie dans son premier ouvrage, qui dans le fait n'est point une histoire, mais une série d'incidens qui se succèdent, et qui sont tous rendus intéressans par les sentimens qu'ils excitent dans Harley. La tentative eût été dangereuse pour un peintre ordinaire : crayonné par une main moins habile, Harley n'était plus l'homme que nous aimons, que nous estimons, et qui se fait admirer et plaindre; il devenait un Don Quichotte de sentiment, un objet de pitié peut-être, et de ridicule en même temps. Dupé, escroqué à Londres, Harley ne cesse pas d'être à nos yeux un homme de sens et d'espril ; il n'est pas exposé à cette espèce de mépris que les lecteurs en général ont pour les nouveaux débarqués dans la capitale, parce que c'est une occasion de s'applaudir eux-mêmes de la connaissance qu'ils ont du monde. La conduite énergique de Harley avec l'impertinent voyageur qu'il rencontre dans la diligence, son mouvement d'indignation en écoutant l'histoire d'Edouard, sont des détails amenés avec art pour montrer aux lecteurs que la douceur et l'affabilité de son caractère ne tiennent point à la lâcheté, et que, dans l'occasion, il sait se conduire en nomme de coeur. Nous avons entendu dire que l'auteur avait puisé dans son ame quelques-uns des sentimens de Harley, lorsqu'en entrant dans la carrière aride et barbare des lois municipales, il jeta, comme Blackstone, un
------------------------------------------------------------------------
2 2 b' MACKENZIE.
regard sur la vallée des muses dont il était forcé de s'éloigner (i). On a dit aussi que le portrait de miss Wallon était celui de l'héritière d'une famille distinguée, qui à cette époque était fort remarquée dans la haute société d'Ecosse. Ces conjectures ne méritent pas nos recherches ; car nous sommes persuadés qu'un auteur n'a jamais tracé de caractère original, dont l'idée ne lui ait été suggérée d'abord par l'observation de ce qu'il a vu dans la nature.
Les autres romans de M. Mackenzie, quoique plus réguliers dans la forme , sont cependant, ainsi que 'Homme sensible, plutôt l'histoire des épreuves du sentiment, qu'une suite d'aventures. L'infamie de Sindal nous peint un homme endurci dans l'égoïsme par l'habitude d'assouvir ses goûts libertins; c'est le contraste de Harley, dont la sensibilité morale a pris un tel ascendant , qu'il n'est plus propre aux affaires journalières de la vie. Le caractère de Sindal est si affreux, que l'on serait tenté de croire qu'il n'a rien de réel, si malheureusement on ne savait pas que, comme dit Burns , la plaisirs des sens endurcissent le coeur et pétrifient la sensibilité (2), et qu'il n'exista jamais un homme constamment vertueux sans être capable d'une courageuse abnégation de soi-même. L'histoire des victimes, des artifices et des crimes de Sindal, et particulièrement celle des Annesleys, est parfaitement tracée : peut-être l'auteur n'a écrit rien au-dessus de la scène entre le frère et la soeur près de l'étang. Si vous en doutez, l'expérience vous le prouvera bientôt, en mettant l'ouvrage entre les
(1) Blackstone, avant de s'engager dans le dédale des lois, adressa aux Muses une épître en vers. — ÉD.
(a) Bardent a' WHKn
And pelriflet the feeltngt.
------------------------------------------------------------------------
MACKENZIE. 227
mains d'une jeune personne douce, d'esprit sensible, belle, et d'âge à n'avoir pas encore oublié les jeux et les passions de l'enfance.
Le beau et tragique roman de Julia de Roubigné tend à un but bien différent de celui de l'Homme du Monde ; l'auteur s'était proposé d'en faire la contre-partie de ce dernier ouvrage. Un de ses amis, le célèbre lord Kames(i), à ce que nous croyons, avait représenté à M.Mackenzie, que dans presque tous les poèmes, les pièces de théâtre et les romans, l'intérêt repose sur la scélératesse préméditée d'un des personnages. Mackenzie eut idée de composer un roman dans lequel tous les caractères seraient naturellement vertueux, et dont la catastrophe, comme cela arrive souvent dans le monde, ne serait pas l'effet d'une scélératesse préméditée , mais de passions et de sentimens honnêtes, louables même, qui ayant été encouragés jusqu'à l'exaltation , et se trouvant en opposition par un hasard funeste, amènent les plus désastreuses conséquences. Ce plan convenait à un auteur qui a toujours prétendu bien moins décrire des objets extérieurs, que faire connaître le coeur humain. Julia de Roubigné est une des histoires les plus déchirantes qui aient jamais été écrites. Les circonstances qui atténuent les erreurs des victimes dont le malheur nous intéresse, nous montrent qu'il n'y a plus ni espérance, ni remède, ni vengeance. Quand un Lovelace ou un Sindal se présentent comme le mauvais principe, comme l'agent de tout le niai qui s'opère, nous croyons qu'une chance fera trahir leurs artifices ; leurs victimes, du moins, ont la
(t) Auteur de plusieurs traités didactiques , homme de talenl et 1I5 goût, — ÉD
------------------------------------------------------------------------
228 MACKENZIE.
conscience de leur innocence, et le lecteur conserve jusqu'à la fin l'espoir qu'elles seront vengées; mais lorsque, comme dans Julia de Roubigné, le retour d'un attachement mutuel entre deux êtres aimables et vertueux, dans leur imprudence, éveille justement l'honneur jaloux d'un mari dont l'ame est haute et fière; quand nous voyons Julia si à plaindre pour avoir sacrifié un premier amour à la piété filiale; Savillon, malheureux comme elle, par son tendre et fidèle attachement à un objet qui en est digne, et Montauban par le sentiment jaloux d'une réputation sans tache, nous ne pouvons plus prévoir qu'une catastrophe terrible. Le soutien sur lequel s'appuyaient les victimes, est ce qui leur perce le coeur, et les sentimens auxquels elles se livraient d'abord bien légitimement, les précipitent dans l'erreur, le crime, le remords et le désespoir. On pourrait croire que la vengeance cruelle à laquelle Montauban se livre aveuglément, nous rendra insensibles à ses malheurs, dans un temps surtout où le crime dont Julia est soupçonnée n'excite pas la vengeance du mari outragé. Mais les habitudes des temps plus reculés, et du caractère espagnol, peuvent faire excuser Montauban, comme elles plaident en faveur d'Othello. Peut-être le roman de Julia de Roubigné nom affecte-t-il trop douloureusement, pour être aussi généralement recherché que l'Homme sensible; car nous avons entendu des personnes de goût plaeer au-dessus de Julia ce bel essai sur la sensibilité humaine par lequel Mackenzie a débuté dans la carrière littéraire.
Les lecteurs qui s'émeuvent facilement d'une infortune imaginaire, aiment dans Julia de Roubigné, la vérité des sentimens et la vérité du style. Quel est celui qui dans le cours de sa vie, n'a pas eu à gémir .sur quel-
------------------------------------------------------------------------
MACKENZIE. 229
ques-unes des douleurs dont Julia de Roubigné rappelle le souvenir? Cherchons maintenant le secret du pathétique de M. Mackenzie; pour en augmenter l'effet l'auteur nous semble lui avoir soigneusement subordonné les autres facultés dont il est doué. L'Addison du Nord (1), qui a fait revivre l'art des écrits périodiques, et a esquissé d'un crayon léger les folies et les vices de son temps, s'est montré supérieur dans la satire badine. L'historien de la famille Homespun peut la placer sans crainte à côté du Vicaire de JVakefield. Le colonel Caustic et Unfraville sont des personnifications parfaite du Laudator temporis acti : et les divers caractères qui figurent dans les articles dont M. Mackenzie a enrichi le Miroir et le Flâneur, attestent la souplesse de son talent. Les belles descriptions qu'on trouve dans plusieurs passages de M. Mackenzie, celle, par exemple, du château de la vieille Lady écossaise et de ses dépendances, attestent son art pour peindre la nature.
Mais tous ces talens, dont un seul eût suffi pour faire remarquer des hommes inférieurs àM.Mackenzie , ont été soigneusement subordonnés au principal objet qu'il s'était proposé, celui dépeindre le coeur humain. Il n'a point multiplié les caractères ; il n'a eu que rarement recours à des incidens singuliers, se bornant à ceux qui peuvent être considérés comme le domaine commun des romanciers ; enfin , pour me servir de l'expression des artistes, il relègue sur le second plan le sentiment qu'il a des beautés de la nature, et le talent de les rendre, comme la branche écartée qui ombrage la figure de son invalide endormi, et qui ne sert
(t) En Angleleire , ou appelle l'Ecosse le Nord. — TR. TOM. X. 20
------------------------------------------------------------------------
»3o MACKENZIE.
qu'à faire ressortir son principal objet. On ne saurait relever qu'une exception à cette règle : dans toutes les occasions où il peut décrire une chasse, M. Mackenzie se montre familier avec cet exercice ; on sent que des habitudes auxquelles nous avons déjà fait allusion, lui font trouver une espèce de jouissance à parler d'un sujet favori.
Enfin, l'esprit qui étincelle dans ses essais périodiques , comme dans sa conversation, se retrouve peu dans ses romans, et quoique sa veine particulière de gaieté puisse s'y faire voir plus souvent, elle est si bien adoucie et si loin de l'humour bouffonne, qu'elle s'associe très-bien avec les parties les plus sérieuses et les plus touchantes du roman, et n'est plus, comme la satire de Jacques (i), qu'une nuance plus gaie de sa mélancolie.
En un mot, Mackenzie aspirait à être l'historien du sentiment, et il a atteint l'objet de son ambition. Mais, comme l'homme n'est jamais pleinement satisfait, et que les critiques nefont pas exception à cette règlesi générale, nous aurions désiré, sans vouloir perdre ou changer une ligne de ce que nous devons à M. Mackenzie, qu'il eût écrit un roman de moeurs. Nous sommes convaincus que c'eût été pour lui l'occasion d'ajouter une nouvelle branche de laurier à sa couronne.
Toutefois , comme dit Sébastien, ce qui aurait été, est inconnu; ce qui est, est connu (2). Nous devons nous estimer heureux et être fiers, comme Écossais, d'avoir un romancier vivant d'un mérite aussi distingué que celui de Henry Mackenzie.
(1) Lephénixdes rêveurs , personnage de la pièce de Shakspeare intitulée , Comme il vous plaira. — ÉD.
(2) What lias been , is unknown ; what is , appears.
( DmDi-N.)
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SUR LE RÉVÉliBND
CHARLES-ROBERT MATURIN ( 1)
duiiiES-RoBEB-T MATURIN descendait d'une famille française de réfugiés protestans, dont l'histoire offre, dit-on, plusieurs particularités très-romanesques. Son père exerça long-temps un emploi lucratif et honorable. Après avoir terminé ses études élémentaires, le jeune Robert fut admis au collège de la Trinité à Dublin, sa ville natale, où il se distingua par ses progrès rapides dans les belles-lettres, et par ses compositions, qui obtinrent plusieurs fois des prix. On le citait cependant comme un jeune homme mélancolique et plus indolent que remarquable par son esprit. Un grand besoin d'émotions tendres le rendit de bonne
(i) Cette notice sur le révérend Maturin est extraite tics articles insérés par l'auteur dans les revues anglaises. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
a3a MATURIN.
heure amoureux ; et dès qu'il put disposer de lui-même, il épousa celle qu'il aimait depuis l'enfance, Henriette Kingsburg, soeur de l'archidiacre de Killala, et petitefille de ce docteur Kingsburg qui, selon la tradition, recueillit les dernières paroles de Swift, avant la perte de sa raison. Bientôt père de plusieurs enfans, il ne tarda pas à éprouver les privations les plus cruelles lorsque son père perdit la place qu'il avait remplie avec honneur pendant quarante-sept ans.,
M. Maturin était dans les ordres, et suppléait dans son ministère un curé desservant (curate) de Dublin les appointemens d'un si mince emploi ne furent plus suffisans au fils d'un homme qui se retirait de ses fonctions, sans fortune. M. Maturin prit des écoliers chez lui, et forma une espèce de pension. Cet établissement réussit, mais il eut l'imprudente générosité de répondre pour un ami, qui prit la fuite et laissa à ses cautions le soin de payer ses dettes. Par suite de cette affaire, M. Maturin fut obligé de céder ou d'abandonner sa pension, sans autre ressource que sa plume. Ce fut alors qu'il publia successivement la Famille Montorio ou la Fatale Vengeance, le Jeune Irlandais et Conal ou le Milesien. Il avait déjà composé Berfram lorsqu'il était instituteur, et les succès de M. Shiel (i) sur le théâtre de Dublin l'encouragèrent à présenter sa pièce au directeur de Crow-Sheet : mais elle fut refusée en 1814.
M. Maturin se rendit à Londres, y fut présenté à lord Byron (2) qui était membre du comité de Drury(1)
Drury(1) i'Evadne, d'Adélaïde , etc. Voyez le Voyage hulorique et littéraire en Angleterre et en Ecosse.—TR.
(2) Par sir Waltcr Scott lui-même alors à Londres, et a qui M. Maturin s'adressa, ayant su que le îomancier écossais avait parlé avec éloges de la Famille Montorio. —ÉD.
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 233
Lane ; le crédit du noble lord fit jouer Bertram dans le mois de mai i8t6. Kean produisit un effet prodigieux dans le rôle principal, et la pièce, louée ou critiquée avec une égale chaleur, eut un succès comparable à celui du Pizare de Shéridan.
Sur la demande particulière de Kean, M. Maturin composa la tragédie de Manuel, qui ne répondit pas à l'attente générale. Frédolpho n'eut pas un sort plus heureux. Le roman de Pour et Contre ou les Femmes, celui deMelmoth,el dernièrement les Albigeois, ont prouvé que malgré le succès de Bertram, malgré le poème de l'Univers, riche de pensées graves et souvent sublimes, M. Maturin était plutôt destiné à être le rival de Godwin et de mistress Radcliffe, que poète et écrivain dramatique. Ses Sermons (i) n'ont même réussi qu'à la faveur du bruit qu'avaient fait Melmoth et Pour et Contre. On y trouve cependant les élans d'une éloquence remarquable et la morale la plus sévère exprimée dans le style le plus noble et le plus élégant, lorsque l'auteur consent à s'affranchir de ses iiiandismes.
M. Maturin venait de publier les Albigeois, et vivait à Dublin généralement aimé et respecté, lorsqu'il est mort dans le courant de janvier 1825 (1). Tous ceux qui l'ont connu vantent ses moeurs douces et aimables. Jamais il ne laissait échapper une occasion d'exprimer sa gratitude pour les auteurs qui avaient contribué à recommander ses ouvrages à l'attention du public. Bon père et bon époux, il y avait dans son caractère une insouciance qui était chez lui une grâce. On prétend qu'il existait enfin un contraste singulier entre le style gé(OUnvol.in-8.—
gé(OUnvol.in-8.— (2)11 était né en 1782.—-ÉD.
2-1.
------------------------------------------------------------------------
234 MATURIN.
néral de ses compositions et ses goûts particuliers. Le sorcier dont la baguette évoque une vengeance infernale dans Montorio; l'interprète des fureurs de ce Bertram si redouté ; le peintre du désespoir dans les Femmes, était dans son intérieur et dans la vie réelle trop gai peut-être pour un prêtre, tirant vanité d'une jambe bien tournée, amoureux de la danse et de la musique, de la société des jeunes gens et des jeunes dames.
L'auteur d'une tragédie qui a réussi peut s'en faire un titre de talent et de gloire dans une époque marquée comme la nôtre par la décadence générale de l'art dramatique (i). Les défauts de Bertram sont ceux d'un jeune auteur, ardent et sans expérience ; mais ses beautés sont incontestablement d'un ordre élevé. Le poète dramatique qui est parvenu à exciter la terreur et la piété dans une foule rassemblée au théâtre pour y venir admirer des changemens à vue et des parades brillantes plutôt que pour pleurer ou frémir au spectacle des angoisses de la passion; ce poète, dis-je, mérite que la critique s'occupe de lui. Ce n'est pas que déjà M. Maturin n'ait sacrifié, dans sa tragédie, à son goût pour les horreurs surnaturelles : mais ce goût est chez lui un instinct de génie ; car on peut dire de M. Maturin qu'il n'est jamais si grand que lorsqu'il touche de plus près à l'extravagance. Nous croyons même devoir citer ici un retranchement que la cen(t)
cen(t) partie de la critique des productions du révcreud M. Maturin est datée de l8[8( Ed. rev. vol. 3o. ) Rien n'a démenti dLpuis ce jugement sur le théâtre anglais , quoique la plupait dos poètes modernes, y compris Scott et Byron lui-même , aient adopte la forme dramatique poui une partie de leurs ouvrages. — ED
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 235
sure dramatique exigea de l'auteur, et que nous regrettâmes beaucoup. Nous en tenons la copie d'un ami et d'un admirateur de M. Maturin , auquel celui - ci avait envoyé son manuscrit (i). Bertram était représenté, dans ces vers supprimés, comme poussé à ses crimes par l'action directe d'un être invisible et malveillant. C'est le prieur qui parle
« — du sombre chevalier de la forêt, ainsi nommé à cause de la couleur noire de son armure et de son casque, dont jamais aucun mortel ne vit la visière baissée. Il habite seul ; aucune créature terrestre ne vit près de lui, excepté le corbeau, dont la voix rauque retentit au-dessus de sa tour; tout est flétri à l'entour, excepté les plantes humides qui couvrent de leurs feuilles ver • dâtres l'eau stagnante du fossé.
BERTRAM.
«J'irai frapper à sa porte, qui en sera ébranlée jusque dans ses gonds.
LE PRIEUR.
« As-tu perdu la raison? Je ne me rappelle qu'un seul homme qui osa s'y hasarder. De cruelles pensées dévoraient son coeur ; il cherchait à s'en délivrer par un aveu confidentiel. Nous le vîmes diriger ses pas vers ce sinistre séjour. C'était le soir d'un jour orageux de l'hiver. Il entra dans ce défilé ; mais bien des jours et des nuits se sont écoulés depuis qu'il est parti.
BERTRAM.
« Quel fut son sort?
LE PRIEUR.
« On n'a jamais su comment il périt.
(l) On comprend que cet admirateur est Walter Scott lui-même Vi, écrivant dans une revue d'anonymes ( Ed. rev. ) , ne pouvait l'arlcr de tm qu'à ia troisième personne. — TR.
------------------------------------------------------------------------
236 MATURIN.
BERTRAM.
« Cet homme sera mon compagnon cette nuit; ne t'oppose pas à ma résolution; les horreurs sont pour moi des choses familières. Que le chevalier soit un homme ou un démon, il a gagné l'ame de Bertram. »
Dans une autre scène, Bertram, paraissait seul, errant près de la tour fatale, et décrivant dans un monologue l'effet de l'entrevue terrible qu'il était allé chercher.
BERTRAM, seul.
« Était-ce un homme ou un mauvais génie? Quel qu'il soit, il en a agi d'une façon bien étonnante avec moi. Tout est en harmonie avec lui autour de son habitation : l'invisible ouragan qui courbe la tête des pins; les pas obscurs dont l'écho est répété par le sol calciné, ces flots inaperçus formant une cataracte impétueuse, ces sons dont les causes ne sont pas connues: j'aime toutes ces choses parce qu'elles sont mystérieuses comme ma destinée. Comme sa taille immense s'élevait à travers le voile des ténèbres ! quelle éloquence dans ses gestes muets! et combien étaient retentissantes les paroles qui s'échappaient de sa visière baissée! Mon ame en était saisie. Sa main couverte d'un gantelet a cherché la mienne, et quoique son haulme cachât ses traits, on devinait sa ressemblance avec une figuie humaine. J'ai senti le souffle sépulcral de son salut ; j'ai senti que ses yeux invisibles étaient fixés sur les miens, s'il y avait des yeux à cette tête. Des pensées sinistres dont le souvenir était effacé de mes sens, des instincts malveillans, des germes féconds de passions et de crimes étaient comme assoupis dans le fond de
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 237
mon coeur. A sa voix menaçante je les ai sentis se réveiller : tel est le souffle de la tempête dans le désert immobile, lorsqu'il réveille ses bataillons de sable embrasé ; tel sera l'effet des accens redoutés de la trompette du dernier jour pour réunir et rendre à leur unité les fragmens dispersés de la poussière des morts.
«Je ne suis plus ce que j'étais avant cette entrevue. J'étais alors l'esclave indécis des passions, et docile à toutes leurs vicissitudes; tout est maintenant condensé et immuable dans mon coeur endurci. C'est un volcan qui a mugi et lancé sa première flamme : la lave brûlante en va descendre pour verser au loin ses flots dévastateurs, et frapper toute la nature de mort sur son passage incendiaire (1). >■
On sait que Bertram est à la tête d'une troupe de bandits. Deux d'entre eux survenaient sur le théâtre et se tenaient à l'écart pour épier leur chef.
LE PREMIER VOLEUR , à son camarade.
« Quelle fierté dans sa démarche ! le vois-tu s'avancer à grands pas ?
LE DEUXIÈME VOLEUR, à Bertram.
« Tu as vu le chevalier noir de la forêt ; car jamais homme en quittant l'entretien d'un autre homme, mortel comme lui, ne marcha d'un tel pas, ne lança des regards aussi enflammés.
LE PREMIER VOLEUR.
« Et as-tu vu réellement le chevalier noir? » Bertram restait jusqu'à cette question distrait ou
(1) Nous ne partageons peut-être pas toute l'admiration du critique pour cette métaphysique de la fureur; mais , comme l'a (lit l'écrivain remarquable qui a appelé l'école de Maturin l'école frénétique , « la langue du romancier irlandais est une langue à part. >, — TR
------------------------------------------------------------------------
a38 MATURIN.
plutôt préoccupé; puis se tournant tout à coup vers le
questionneur, il lui saisissait la main :
BERTRAM.
«Ta main est glacée par la peur; eh bien, poltron tremblant, tu peux dire que je l'ai vu! Pourquoi me regarder ainsi? Serais-tu curieux d'entendre l'histoire d'un esprit en sentinelle, d'un chevalier-géant dont l'armure, forgée par un charme, est réduite en poudie au premier son d'un cor magique; d'une bannière de flamme dont les replis flottans dévorent les arbrisseaux et les plantes agitées par un souffle mystérieux? ....
LE PREMIER VOLEUR.
«Ne nous raille pas ainsi. L'as-tu vu réellement? parle.
BERTRAM.
« Eh bien, quand cela serait, homme stupïde?
LE DEUXIÈME VOLEUR.
« Eh bien, en ce cas, la merci du ciel soit avec toi. A compter de celte heure nous nous séparons. C'est pour une cause mortelle que je porte ce fer, ouvrage de l'homme; mais l'homme ligué avec les démons n'a pas besoin de l'aide des hommes. »
La description du démon et l'idée que Bertram donne de son langage, l'effet que son entrevue avec lui a produit sur son ame; l'effrayante dignité dont l'investit cette communication directe avec un tel associé, qui le rend un objet de terreur même pour les bandits sous ses ordres, tout cela est conçu et exécuté par l'auteur dans un style imposant de poésie.
Que le lecteur se transporte par l'imagination dans ces temps où un semblable commerce entre les démons et les mortels était un article de foi, cette histoire de
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 33g
Bertram acquiert un degré de probabilité, grâce à un incident qui est en lui - même non-seulement improbable, mais encore impossible. L'entrevue de Bertram avec le démon incarné de la forêt aurait été supposé avoir (dans le temps auquel l'action se passe) la même influence sur son ame que le secours métaphysique des sorcières sur celle de Macbeth. Elle aurait réveillé et stimulé cet instinct de crime qui restait assoupi dans leur sein en attendant cette suggestion surnaturelle. Néanmoins, en nous estimant heureux de faire connaître un passage si remarquable, nous approuvons le goût qui le retrancha de la pièce jouée. Le suadente diabolo (l'instigation diabolique) n'est plus désormais une phrase tolérée même dans notre procédure, et nous croyons que si sa majesté satanique paraissait en personne sur nos théâtres modernes, elle y courrait fort à propos le risque d'être reçue comme dans le Pandemonium de Milton (i).
(l) Le texte dit ihe fate of damnation , le risque d'être damné. Cette expression de Waller Scott forme une espi.ee de pointe que le traducteur ne pouvait faire comprendre que par uu équivalent, lo damn an auihor, a play , etc. ; damner un auleui , une pièce , signifie sifjler un auteur, une pièce ; l'équivoque roule sur les mots de damnation du diable. On sait que Satan est reçu à coups de sifflets par ses compagnons d'infortune, à son retour du paradis terrestre.
Nous croyons pouvoir ajouter ici ce que dit de Bertram uu des tiaducteurs de ce drame monstrueux, qui a quelquefois été accusé d'un goût peruers en littérature, mais qui du moins a toujours écrit en style classique ses plus romantiques conceptions :
«L'étal de notre société fait très-bien com[.rendre l'accueil qu'elle accorde aux folies sentimentales et aux exagérations passionnées , les peuples vieillis ont besoin d'être stimulés par des nouveautés violentes, il faut des commotions électriques à la paralysie, des horreurs poétiques à la sensibilité blasée, et des exécutions à la
------------------------------------------------------------------------
*4o MATURIN.
Dans ses Mémoires biographiques et littéraires, l'auteur du Remords (i) a critiqué, peut-être avec un peu d'amertume, la tragédie de Bertram. Mais il repousse avec raison l'importation du goût germanique en Angletene. Il est déplorable que l'auteur de la meilleure comédie anglaise moderne ( The School for scandai) (2) ait été aussi le traducteur de Kotzebue (3). Sans doute que les
populace Bertram est une digne production du
génie morose et farouche qui s'est plié à retracer dans Melmollt tous les progrès de la séduction infernale par le désespoh. Ce qu'il y a de déplorable , c'est que cette tragédie est horriblement belle, et si l'on peut s'exprimer ainsi, qu'elle est horriblement morale ; car on ne peut pas se plaindre que le crime n'y reçoit pas sa punition; mais c'est ici que se trompe l'imagination du ductien lui-même, surpris par cette application si juste et si rare du châtiment aux forfaits. Il est vrai de dire que ce n'est gueic que le hasard qui amène ces terribles péripéties dans la vie du coupable , et que l'éternité ne serait plus une nécessité aux yeus de la foi, si toutes les actions de l'homme avaient leur complément sur la terre. A une époque où nous avons été tourmentés par le spectacle de tant de douleurs , et frappés de la gloire de tant de dévouement, il est d'ailleurs très-commun d'attacher plus de prix à l'éclat d'une entreprise énergique et d'une mort vigoureuse, qu'aux simples et touchantes résignatiuns de la vertu. Nous pouvons nous tromper , mais nous croyons que le Bertram du re've'- rend Maturin, si souvent représenté en Angleterre, a nourri plus de déterminations féroces dans le coeur d'un méchant oiganisé comme le bandit, qu'il n'a développé de pieuses émotions dans l'arae d'un néophyte appelé à marcher sur les traces du saint prieur; cependant c'est le prieur qui est le héros de la tragédie, et son calme sublime contraste avec le désordre et les passions des corsaires , comme l'immobilité de ses antiques murailles avec l'agitation des flots , domaine inconstant de ce peuple désespcic, etc. » (i)S.T.Coleridge. —ÉD.
(2) Shéridan, préface de la trad. de Bertram par CI). N. et T....r.
(3) Dans la pièce de Pizarre.
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 241
brigands de Schiller ont servi de prototype à Bertram; mais comme Lewis, M. Maturin s'est inspiré encore plus des romans de mislress Radcliffe. L'Italien et les Mystères d'Udolphe ont produit la Famille de Montorio et Melmoth. Peut-être le romancier irlandais n'est pas moins redevable aux compositions célèbres de M. Godwin (i).
Dans sa préface de Pour et Contre, ou les Femmes, M. Maturin a jugé lui-même avec sévérité ses premières fictions. Cette impartialité est assez rare pour mériter d'être citée :
«Aucun de mes précédens ouvrages, dit-il, n'a été « populaire, et la meilleure preuve en est qu'aucun » n'est parvenu à une seconde édition (2), et aucun li« braire ne voulut en acheter la propriété, excepté d'un «seul, the Milesian (les Milésiens), qui fut vendu à «M. Colburn en 1811 pour 80 livres sterling.
'Montorio que le libraire prit sur lui d'intituler à «faux la fatale Vengeance (tho fatal Revenge') , excellent «titre de vente, a bien eu quelque popularité, mais la «popularité des cabinets de lecture (circulating libra« ries) : c'était tout ce qu'il méritait. Ce genre de roman «était passé de mode dès mon enfance, et je n'avais « pas assez de talent pour le remettre en vogue. Quand «je pense à ces ouvrages maintenant, je ne suis nulle« ment surpris de leur mauvais succès ; car indépen« damment de l'absence d'intérêt extérieures) (intérêt
(1) Auteur de Caleb William et de St.-Léon.
(2) D'après un nouveau système, cette preuve ne serait plus à citer. D'ailleurs , depuis la publication de Pour et Contre, les premiers romans de M. Maturin ont été réimprimés. — ED.
(3) Peut-être !e révérend Maturin entend-il par intérêt extérieur 1 intérêt des localités et des moeurs nationales.
------------------------------------------------------------------------
242 MATURIN.
« le plus vif que puisse avoir un livre, même dans ce « siècle de lecture ), ils me semblent manquer de réalité « et de vraisemblance. Les caractères, les situations et « le langage appartiennent à l'imagination : mon peu de « connaissance du monde me privait de toute autre « ressource. Dans le roman que j'offre aujourd'hui au «public, peut-être reconnaitra-t-on quelque caractère « que l'expérience ne désavouera pas, et quelque res« semblance avec les réalités de la vie commune. C'est « là-dessus que je fonde en grande partie l'intérêt de « mou histoire. Le petit nombre des caractères et des « incidens exclut tout autre genre d'intérêt. »
Cette préface se termine par la déclaration de l'auteur, qui renonce à écrire des romans, promesse ou menace qui se renouvelle aussi souvent que les seimens des amoureux, et le lecteur n'avait aucune raison de désirer qu'elle fût exécutée plus scrupuleusement par le révérend ecclésiastique que par tant d'autres écrivains célèbres des temps anciens et modernes. Nous aurions été fâchés pour notre part que M. Maturin ne trouvât pas quelque motif de se livrer de nouveau à un genre si facile pour un écrivain d'une imagination comme la sienne, au grand contentement de cette classe nombreuse de lecteurs qui croiraient volontiers avec Gray à un paradis dont la béatitude consisterait à lire des romans du matin au soir.
Il faut avouer que l'idée première de la Famille Montorio est trop horrible pour rappeler même le paradis de Gray ; mais dans le roman de Pour et Contre, la pure et touchante Eva est une créature angélique comme Eve elle-même dans Eden, avant sa chute. Nous ne tenterons pas d'analyser l'intrigue mystérieuse de ce
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 2/,3
roman (i). Un de ses grands défauts est la ressemblance du caractère et de la destinée de Zaïre (a), avec le caractère et la destinée de Corinne ; coïncidence trop frappante pour ne pas enlever à M. Maturin tout mérite d'originalité, toutes les fois que ce personnage brillant est mis en scène. Par ses talens et sa beauté, par le malheur d'aimer un amant dont l'inconstance la met au désespoir, Zaïre rappelle trop souvent un trop célèbre modèle. Cependant c'est Corinne en Irlande, contrastant avec d'autres personnages, rencontrant d'autres aventures, éprouvant d'autres sensations, et parlant un langage qui n'est pas celui que madame de Staël lui eût prêté : nous pardonnons volontiers le manque d'originalité dans la conception, en faveur du nouveau jour sous lequel parait cette héroïne si intéressante qui, au milieu d'une carrière de succès continuels et couronnée de l'auréole du génie, sacrifie les jouissances du monde et les triomphes de sa gloire à une passion mal placée.
D'un autre côté, nous pouvons réserver tous nos éloges au tableau que M. Maturin a tracé de son Eva, si douce, si tendre, si dévouée, réunissant à un si haut degré la pureté du ciel et la simplicité de la terre, dissimulant les senlimens les plus vifs sous l'apparence d'une préoccupation toute religieuse, et ne pouvant exprimer sa passion autrement qu'en mourant pour elle. Les diverses impressions que les doctrines du méthodisme peuvent communiquer à un caractère naturellement bon , ou à un autre naturellement vicieux,
(0 îïous devons a\ouer au lecteur que nous supprimons la longue an.ilyse de ce roman qui n'a plus l'intérêt de la nomejulé, et qui a été imilé en français par deux traducteurs à la fois. — TK.
(2) La mèie d'Eva et l'béroinc du roman. — TR.
------------------------------------------------------------------------
244 MATUHIN.
forment un chapitre curieux dans l'histoire de nos moeurs modernes. M. Maturin a analysé le méthodisme avec la science et la rigoureuse impartialité qu'un homme de l'art appliquerait à la dissection d'un sujet curieux pour les anatomistes : personne n'a mieux apprécié ce système de religion qui fait parmi nous des progrès toujours croissans, et qui quelque jour pourra influer essentiellement , même sur la destinée des peuples.
Le caractère de De Courcy (i) est faible, ou plutôt d'une inconséquence ridicule. Il nous ferait désirer que l'on pût remettre à la mode les anciens dénouemens, dont nous avons un exemple dans la ballade du Prince errant de Troye (a), où l'amant perfide est porté par le diabie.
Et dans le fait, une pareille catastrophe n'aurait été que trop d'accord avec le génie de M. Maturin , qui, comme nous l'avons déjà remarqué plus haut, aime à s'armer de la baguette des sorciers. Pendant que De Courcy s'occupe de sacrifier Eva, sa première passion, à Zaïre , le fantôme de la première , son wraith (3), comme nous appelons en Ecosse l'apparition d'une personne vivante , glisse silencieusement auprès de lui, vêtue de blanc,les yeux fermés, le visage couvert d'une pâleur funeste, et la même apparition se montre encore à lui comme s'il la foulait à ses pieds, lorsqu'il donne la main à Zaïre montant dans sa voiture ; tandis que de son côté Eva dans un rêve voit toutes les circonstances qui correspondaient à sa propre apparition.
(i) C'est l'amant ou le héros du roman. —TR.
(2) Espèce d'Enéide romantique. — TR.
(3) Apparition , ressemblance.
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 245
La vieille mère de Zaïre produit un effet encore plus effrayant chaque fois qu'elle apparaît dans sa réalité. Qu'on nous permette une seule citation pour introduire ce personnage mystérieux.
L'auteur décrit un incendie dont une partie de Dublin fut la proie. «Tout était vie et mou\ement, quoique ce fût l'heure du repos , et tout était lumière , terrible lumière, quoique le ciel fût sombre comme dans une nuit de décembre. Ils essayèrent de gravir CorkHill; la foule leur opposa un obstacle insurmontable. Forcés de revenir sur leurs pas , jusqu'à Fishamble-Street, ce fut dans cette rue que des signes effrayans du danger les frappèrent : ce furent les sourds roulemens des machines à pompes; les cris de gare, écartez-vous ! sortant de la foule qui ouvrait ses rangs pour laisser passer les pompiers et se pressait de nouveau; les pas retentissans de la cavalerie sur le pavé humide ; les soldats menaçant le peuple de la voix, et manoeuvrant en tous sens; le bruit assourdissant des leviers pour briser les canaux souterrains d'irrigation ; les cloches des églises voisines, et le tocsin de Cht ist-Church , qui, les dominant toutes, semblait appeler les incendiés à la mort au lieu de les inviter à redoubler d'efforts pour leur conservation. En sortant de Fishamble-Street par une sombre ruelle latérale, le spectacle de l'incendie brilla tout à coup à leurs regards dans toute son horreur. Le feu, borné dans la sphère de son action parmi des boutiques entassées dans des rues étroites, s'élançait en colonnes rougeàtres au-dessus des toits des maisons, tel qu'un volcan dont personne ne pouvait voir le cratère.
«Sur les gradins de l'église de Saint-Jean on remarquait le groupe nombreux de ceux qui avaient
21.
------------------------------------------------------------------------
246 MATURIN.
enlevé l'ameublement de leurs misérables maisons, et l'avaient porté sur une place où un piquet de soldats montait la garde. Les pauvres gens restaient assis en plein air, regardant leurs habitations se réduire en cendres, et ignorant où ils reposeraient leur tête cette nuit.
« Toutes les rues voisines étaient illuminées par les flammes, et par moment c'était avec un double éclat, quand les habitans des maisons se mettaient à leurs fenêtres avec des flambeaux, depuis le sixième étage jusqu'au premier. Les groupes qui circulaient en bas paraissaient dans ces flots de lumière ou disparaissaient dans une soudaine obscurité. Leurs visages tournés vers le ciel, l'expression de leurs craintes, de leur horreur ou de leur désespoir, offraient un sujet de tableau digne de Salvator Rosa. Jamais bandits au fond des plus noires forêts de l'Apennin, lorsqu'un éclair luit dans leur retraite, ne fournissent un tel spectacle. Un moment les flammes s'affaissèrent, puis tout à coup éclatèrent de nouveau, comme une masse de lumière qui embrasa tout l'horizon : du sein de la foule partit une clanieur, qui semblait être plutôt un cri de triomphe que de désespoir. Il est certain qu'un peuple comme les Irlandais, dont l'imagination est la faculté intellectuelle prédominante, peut jeter des cris de plaisir à l'aspect d'un magnifique incendie dévorant ses maisons.
« Le dernier jet de flammes produisit un singulier effet. Les édifices de Castle-Street restèrent plongés dans une nuit profonde, que faisait ressortir la clarté environnante: la tour bizarre et le clocher élégant de l'église de Saint - Werburgh , élancés dans le vide tle^ airs, furent seuls entourés des reflets lumineui, c<
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 24;
parurent tels qu'un magique palais de feu bâti sur les nuages. »
C'est au milieu de cette scène d'horreur que M. Maturin fait survenir la vieille maniaque. Elle fend les flots pressés de la foule , et se place au-devant de Zaïre.
«Elle était, selon son usage, vêtue de haillons, et lorsque l'éclat de l'incendie venait frapper ses cheveux blancs en désordre, ses traits sauvages et son costume étrange, elle semblait représenter la furie triomphante qui inspirait Néron, et se tenait à son côté pendant qu'il contemplait, du haut d'une tour, Rome en proie aux flammes, à ces flammes allumées, dit-on , par ses ordres, et que ses ordres empêchèrent d'éteindre. Elle commença d'abord sa danse ordinaire, sans faire attention à la foule, sans se soucier de la cause terrible de ce concours de peuple. Par intervalles elle poussait des exclamations bizarres sur un ton tenant du récitatif et du chant, et qu'on eût dit modulé sur l'accompagnement d'une musique infernale. C'était une singularité chez cette femme, que quoique son accent fût parfaitement irlandais, ses expressions ne l'étaient pas ; sa manière de sentir tout individuelle semblait absorber et anéantir sa nationalité. Partout où elle se trouvait, elle paraissait parfaitement seule, seule au milieu des montagnes de Wicklow, seule au milieu de la populace de Dublin : le temps, les circonstances et les personnes le cédaient au sentiment unique, mystérieux et indéfinissable qui la maîtrisait toujours, et qui, tout en la rendant un objet de terreur pour tous, lui faisait également mépriser tous les objets (t). »
(l) Su-Wdltcr Scott aurait pu réclaulci le tjpc de cette espèce <l<- Mailge ou dcNoina. — TR.
------------------------------------------------------------------------
ai8 MATURIN.
Malgré tout ce qu'il y a encore d'étrange dans le roman de Pour et Contre, on put y remarquer avec plaisir que M. Maturin y soumettait son génie à des règles plus sages que dans ses compositions précédentes , et s'y livrait moins au luxe du style irlandais. Cette surabondance d'ornemens semble toute naturelle aux auteurs et aux orateurs de ce pays , que leur imagination extravagante rend quelquefois semblables à ce paysan, leur compatriote, qui se plaignait que ses jambes couraient plus vite que lui(i). On a toujours tort de laisser croître l'ivraie avec le bon grain, sous prétexte qu'elle prouve l'abondance du sol. Un auteur doit souvent, comme Job, se priver de dire mainles belles choses, quelque peine que cette abstinence lui fasse.
Nous avons voulu trouver une transition pour amener Mclmoth à la suite de Pour et Contre, mais il faut avouer que tout ce qu'il y a de plus horrible dans les citations que nous venons de transcrire, n'approche pas de la conception infernale de ce nom eau Faust. L'auteur ne s'est pas donné la peine de lier entre elles les diverses parties de cette histoire ; il passe d'un épisode à un autre avec aussi peu de cérémonie que le poète de Roland, et ceci nous rappelle le mot un peu prétentieux d'une dame d'esprit, qui, après a\oir lu Melmoth, appela M. Maturin l'Arioste du crime : autant valait le nommer, par une comparaison plus juste, h Dante des romanciers. Dove diavolo, signor Maturino, amie, pigliate où diable, révérend auteur, avez-vous pris
(l) C'est là un de ces bulls ou bévues qu'on attribue volontiers aux pauvres irlandais , en Ecosse comme en Angleteire. Je ciois qu'on a même publié un dictionnaire des bévues irlandaises , San» «omplcr l'ouvrage de iniss Edgeworlb. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. 249
tant de diableries? Nous avons dans Melmoth un damné plus effrayant que Satan lui-même ; une héroïne qu'un ermite mort marie, et le fantôme d'un domestique assassiné pour témoin ; nous vivons parmi des sibylles et des monstres d'avarice, des maniaques et des inquisiteurs, des juifs apostats, des amans frappés du tonnerre ou se dévorant dans des caveaux plus affreux que la tour d'Ugolin, etc., et au milieu de cette fantasmagorie, on est forcé d'applaudir à des traits de la plus grande énergie et de la plus pathétique réalité; malgré un déplorable système d'exagération dans le style, nous admirons les passages du plus grand effet, dans le genre gracieux ou le terrible. Un sujet comme celui de Melmoth échappe à l'analyse; nous nous contenterons de citer l'épisode de cette malheureuse famille Walberg', amenée en Espagne pour y attendre dans la misère et le désespoir un héritage long-temps douteux. La mendicité est sa seule ressource : le vieux père de Walberg est presque tombé en enfance, et Walberg lui-même commence à perdre la raison :
«Ce fut à cette occasion que Walberg donna un exemple de ces accès d'humeur soudains et violens, auxquels il s'était depuis peu habitué, et qui tenaient de la démence. Il paraissait voir, avec un sombre mécontentement, que sa femme, ainsi qu'elle l'avait fait toujours, réservât la plus forte portion pour son père. Dans le premier moment, il se borna à le regarder de coté, en marmottant d'un air chagrin entre ses dents. Il parla ensuite plus haut, mais pas assez pour être entendu du vieillard, qui dévorait son mince repas. Tout a coup les souffrances de ses enfans lui inspirèrent une sorte de ressentiment sauvage, et se levant comme en sursaut, il s'écria: — Mon fils vend son sang à un chi-
------------------------------------------------------------------------
a5o MATURIN.
rurgien pour nous sauver la vie ! ma fille est sur les bords de l'abîme de la prostitution, et tremble de s'y précipiter pour nous procurer un repas ; et que fais-tu pendant ce temps, toi, inutile vieillard ? Lève-toi, lèvetoi , et demande l'aumône pour nous, ou il faudra que tu meures de faim. A ces mots il leva la main contre le vieillard sans défense. A cette vue horrible, Inès jeta de grands cris, et les enfans, accourant, se placèrent audevant de leur père. Sa rage ne fit qu'augmenter, et il distribua de tous côtés des coups qui furent supportés sans murmure. Quand l'orage fut apaisé, il s'assit et fondit en larmes.
« Dans ce moment, au grand étonnement de tout le monde, excepté de Walberg, le vieillard , qui, depuis l'enterrement de sa femme, n'avait fait d'autre chemin que de son fauteuil à son lit, et de son lit à son fauteuil, et cela encore appuyé sur quelqu'un de sa famille, se leva tout à coup comme pour obéir à son fils, et marcha d'un pas ferme et assuré vers la porte. Quand il l'eut atteinte, il s'arrêta, regarda en arrière avec un inutile effort de mémoire, et sortit lentement. Tel fut l'effroi que toute la famille éprouva à ce dernier regard, qui ressemblait à celui d'un cadavre marchant lui-même vers sa tombe, que personne n'essaya d'arrêter ses pas, et plusieurs momens s'écoulèrent avant qu'Everard se recueillit assez pour le suivre.
« Cependant, Inès , qui avait renvoyé ses enfans,s'était assise à côté de son malheureux époux , et s'efforçait de le consoler. Sa voix, qui avait une douceur remarquable, sembla produire un effet mécanique sur lui. Il tourna d'abord la tête vers elle, puis s'appuyant sur son épaule, il versa quelques larmes; enfin, se jetant sur son sein, il ne retint plus ses sanglots. Inès
------------------------------------------------------------------------
MATURIN. a5 r
profita de ce moment pour lui faire sentir l'horreur qu'elle éprouvait de l'outrage fait à son père, et le supplia d'implorer la miséricorde divine pour un crime qui, à ses yeux, équivalait presque à un parricide. Walberg lui demanda d'un air égaré ce qu'elle voulait dire. Elle répondit en frémissant : Votre père... votre pauvre vieux père!... Mais Walberg, souriant avec une expression de confiance mystérieuse et surnaturelle qui glaça le sang de sa femme, approcha ses lèvres de son oreille et lui dit tout bas : Je n'ai plus de père! il est mort, il y a long-temps qu'il est mort! je l'ai enterré le jour que j'ai creusé la tombe de ma mère! pauvre n'eillard, ajouta-t-il avec un soupir, c'était bien heureux pour lui... Il aurait vécu pour pleurer et peut-être pour mourir de faim. Mais je vais vous dire quelque chose, Inès...; n'en répétez rien à personne. Je m'étonnais de ce qui faisait diminuer si vile nos provisions; je ne savais pas pourquoi ce qui auparavant était suffisant pour quatre suffisait à peine aujourd'hui pour un. J'ai long-temps guetté et j'ai enfin découvert... mais c'est un grand secret... un vieux revenant visitait tous les jours la maison. Il prenait la forme d'un vieillard couvert de haillons, avec une longue barbe blanche; il se mettait à table et dévorait tout, tandis que les enfans mouraient de faim en le regardant... Mais je l'ai frappé, je l'ai maudit, je l'ai chassé au nom du Tout-Puissant, et il est parti. Oh! comme il était avide ce revenant! mais il ne nous pouisuivra plus, et nous en aurons assez... assez, pour demain, — » ajouta-t-il en se rappelant son désespoir habituel dans son délire. Inès, accablée d'horreur à cette preuve évidente de démence, ne chercha point à l'interrompre. Elle s'efforça seulement de le calmer, en priant intérieurement le ciel de pré-
------------------------------------------------------------------------
25 a MATURIN.
server sa propre raison. Walberg observa ses regards et avec la prompte méfiance naturelle à un commencement de folie, il ajouta : Si vous ne croyez point ce que je viens de vous dire, vous ajouterez sans doute encore moins de foi à l'horrible apparition qui me poursuit depuis quelque temps, etc., etc. (i). »
Melmoth contient plusieurs passages de la même force.
Le dernier roman de M. Maturin, les Albigeois, atteste encore la sombre et inépuisable imagination du romancier irlandais ; mais ici c'est un tableau d'ensemble, un tableau historique, où malgré quelque confusion dans la distribution des groupes, on voit ressortir sur le premier plan plusieurs figures saillantes, entre autres celle de Simon de Montfort (2). Dans la préface, M. Maturin annonçait le projet de publier une série de romans historiques. Il faut espérer que dans son héritage quelque manuscrit viendra justifier encore la juste admiration qu'inspire, malgré ses défauts, le talent de l'auteur de Melmoth et des Albigeois.
(1) Certes , cette scène, et celle de l'enterrement de la mère de Walberg, ne peuvent être comparées qu'à la scène de l'enterrement du jeune pécheur dans l'Antiquaire— De tels passage» établissent une distance immense entre Maturin et les écoliersde l'école frénétique. -—ÉD.
(2) Ce roman, qu'on aurait pu intituler les Puritains de France, a été traduit récemment, ainsi que l'avaient été tous les autre» romans de Maturiu. — TR.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SDR
CHARLOTTE SMITH.
L'ESQUISSE biographique qu'on va lire a été communiquée à l'auteur de la manière la plus obligeante par mistress Dorset, soeur de Charlotte Smith; mais il reste responsable des observations critiques qui la terminent.
Charlotte Smith était fille aînée de Nicolas Turner de Stoke-House, comté de Surrey, et de Bignor-Park, comté de Sussex, et d'Anna Tewers, sa première femme. Elle n'avait pas encore quatre ans qu'elle perdit une mère aussi distinguée par une intelligence supérieure que par une beauté peu commune. Le soin de son éducation retomba sur sa tante, qui, avec un zèle
22
------------------------------------------------------------------------
254 CHARLOTTE SMITH,
infatigable, consacra les plus belles années de sa vie à remplir les devoirs dont elle s'était chargée. Le but de son ambition semble avoir été de donner des talens à sa nièce, et elle ne perdit pas de temps pour s'en occuper, car Charlotte était encore dans sa première enfance quand elle reçut les leçons d'un excellent maître, et ce fut sur la table qui servait pour le dîner, qu'elle apprit ses premiers pas. Elle ne pouvait se rappeler le temps où elle ne savait pas lire, et elle avait l'habitude de lire tous les livres qui lui tombaient sous la main, même avant d'avoir été à l'école. Elle y fut envoyée à l'âge de six ans, et fut placée dans une pension estimée à Chichester.
Son père, désirant cultiver le talent qu'elle montrait pour le dessin, engagea George Smith, artiste célèbre, né dans cette ville et y demeurant, à lui donner les premiers élémens de son art, et on la conduisait chez lui deux ou trois fois par semaine, pour qu'elle reçût ses leçons.
Elle fut retirée de Chichester dans le cours de sa huitième année, et on la plaça à Kensington , dans une pension jouissant alors d'une haute réputation, où les jeunes personnes des familles les plus distinguées recevaient leur éducation. Pour rendre compte de ses progrès à cette époque, je suis tentée d'emprunter la plume d'une dame qui était sa compagne d'école,et qui en parle dans les termes suivans :
« En réponse à la question que vous me faites si, pendant notre intimité à l'école, mistress Smith était supérieure aux autres jeunes personnes de son âge, ma mémoire me met en état de vous dire que, pour l'écriture et ie dessin, elle nous surpassait presque toutes. Il était reconnu qu'aucune de ses compagne»
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 255
n'approchait d'elle pour la danse, et c'était elle qu'on mettait en avant, chaque fois qu'on rendait une compagnie témoin de nos talens. Elle aurait eu une supériorité décidée sur toutes les autres , si son application avait été proportionnée à ses moyens; mais on l'avait toujours regardée comme ayant trop de génie pour étudier; elleavaitbeaucoup dégoût et l'oreille juste en musique, mais elle ne s'y appliqua pas avec assez d'assiduité pour y réussir. Cependant, quoiqu'elle pût être inférieure aux autres sur quelques points, elle leur était fort supérieure pour l'intelligence et pour le développement progressif de l'esprit. Elle avait lu beaucoup plus qu'aucune de ses compagnes, et elle composait continuellement des vers. On la regardait comme ayant un caractère romanesque, et quoique je n'eusse pas une tournure d'esprit semblable, je ne l'en aimais et ne l'en admirais pas moins. A mon avis, ses idées étaient toujours originales, pleines d'esprit et d'imagination, et sa conversation singulièrement agréable; j'ai continué à penser de même depuis que plus de commerce avec la société et une connaissance plus parfaite du monde, m'ont mise plus en état d'apprécier son caractère. »
Dans ce pensionnat, il était d'usage que les jeunes personnes jouassent des pièces de théâtre en français et en anglais; et en ces occasions, les talens de miss Turner étaient toujours mis en réquisition, attendu qu'elle était regardée, sans comparaison, comme la meilleure actrice de la petite troupe; ses talens pour le théâtre étaient applaudis tant dans sa pension que chez son père où on lui demandait souvent d'en donner un échantillon, quand il s'y trouvait compagnie. Je ne crois pas que cette coutume, certainement peu judicieuse, de lui faire ainsi déployer ses talens à un âge si
------------------------------------------------------------------------
a56 CHARLOTTE SMITH,
tendre, ait produit sur elle l'effet défavorable qu'on aurait pu en attendre. Elle n'en contracta ni hardiesse, ni confiance démesurée en elle-même, car elle avait des manières modestes, plutôt qu'à prétentions ; cependant celte circonstance exerça probablement une influence fâcheuse sur son caractère, et contribua à nourrir cette disposition d'esprit romanesque, qui l'avait distinguée même dans son enfance. Ce fut dans cette pension qu'elle commença à faire des vers ; on les montra aux amis de la famille, comme étant des preuves d'un génie précoce, mais on n'en conserva aucun. J'ai un souvenir confus que le sujet d'une de ses compositions de jeunesse était la mort du général Wolfe, et elle n'avait alors que dix ans; mais elle parle dans un de ses ouvrages de pièces de vers qu'elle avait faites étant encore plus jeune.
A douze ans, elle sortit de pension, et son père, qui passait alors une partie de l'année à Londres, lui donna des maîtres chez lui. Mais elle ne put tirer que bien peu de profit de leurs instructions, car, malgré sa grande jeunesse, elle fut introduite dans la société, fréquenta avec sa famille tous les endroits publics, et son air et ses manières étaient tellement au-dessus de son âge, qu'elle n'avait que quatorze ans quand un homme d'une condition et d'une fortune convenables la demanda en mariage à son père, qui refusa cette proposition à cause de l'extrême jeunesse de sa fille. Il eût été heureux que des raisons si puissantes eussent conservé toute leur force quelques années de plus.
Quand tant d'objets se disputaient son attention, et avec les veilles occasionées par une vie passée dans la dissipation, ses études, si l'on peut leur donner « nom, ne furent suivies ni avec diligence ni avec succès
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. a57
Comme si elle eût prévu combien serait courte la durée des plaisirs de sa jeunesse, elle s'y livra avec toute l'ardeur naturelle à la vivacité de son caractère, et quoique son père fût quelquefois disposé à mettre des bornes au goût qu'elle montrait pour la dissipation, il se laissait toujours désarmer par quelques soupirs ou quelques larmes. Elle n'avait rien perdu de sa passion pour les livres, quoique ses lectures ne fussent pas choisies, et se bornassent principalement à la poésie et aux ouvrages de fiction. A celte époque, elle envoya plusieurs de ses pièces de vers aux éditeurs du Magasin des Dames, sans en rien dire à sa tante.
Il est évident que l'éducation de mistress Smilh, quoique dispendieuse, fut superficielle, et peu propre à lui assurer de grands avantages. L'indulgence sans bornes de son père, et celle d'une tante , dont elle était presque l'idole, n'étaient pas faites pour préparer son esprit à lutter contre les calamités qui l'assiégèrent par la suite. Elle regretta bien souvent qu'on n'eût pas dirigé son attention vers des lectures plus utiles, et vers l'étude des langues. Si elle eut quelque avantage sur d'autres jeunes personnes, elle le dut nécessairement à la société de son père, qui était lui-même nonseulement un poète élégant, et un savant, mais un homme doué d'une imagination et d'un esprit infinis; il était presque impossible de vivre sans saisir quelques étincelles du feu qui animait sa conversation , et qui le rendait un des hommes de son temps dont la société était le plus agréable. Cependant, quand on fait attention au court espace de temps qui s'écoula entre sa sortie de pension et son mariage, et à la circonstance que l'amabilité de son père comme convive faisait si généralement rechercher sa compagnie, qu'il lui restait
------------------------------------------------------------------------
Î58 CHARLOTTE SMITH,
peu de loisir adonner à sa famille, on doit croire qu'elle ne s'était pas approprié l'esprit enjoué et la veine particulière de gaieté qui distinguait son entretien , mais qu'elle en avait plutôt hérité.
En 1764, M. Turner se décida à se remarier, et sa belle-soeur envisagea cet événement avec les craintes les plus pénibles pour le bonheur de celle qui était l'objet de sa plus chère affection, et qui jusqu'alors n'ayant été contrariée dans aucun de ses désirs, ni même de ses caprices, était mal préparée à se soumettre à l'empire d'une belle-mère. Sans refléchir que le mal qu'elle prévoyait, et qui était pour elle un sujet de tant d'inquiétudes , ne serait probablement que de courte durée, puisqu'il n'était pas vraisemblable qu'une jeune personne si généralement admirée restât Iong-temp» dans le célibat, elle s'efforça avec une précipitation qu'elle eut ensuite tout lieu de regretter, de l'établir avantageusement. Ses désirs furent secondés par quelques parens officieux et à vue courte, par le moyen desquels M. Smith se trouva avec miss Turner, après qu'ils l'eurent convenablement disposé par leurs discours et leurs éloges immodérés, à devenir amoureux à la première vue. L'événement justifia leur attente, on eut soin d'entretenir la flamme par de fréquentes parties de plaisir, et par des rendez-vous dans les endroits ouverts au public. 11 venait d'atteindre vingt et un ans, et elle n'en avait pas tout-à-fait quinze, quand ils se virent pour la première fois, et il ne fut pas très-dif ficile de la déterminer à entrer dans les vues de sa tante. Une proposition de mariage fut faite, et elle fui acceptée sans qu'on prit beaucoup de renscigneiiien» sur les dispositions et le caractère du jeune homme Jl était fils cadet de Richard Smith, négociant faisan"
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. »59
le commerce des Indes occidentales, et directeur de la compagnie des Indes orientales, qui avait réalisé une fortune considérable, et associé son second fils à ses affaires lucratives. Le choix de son fils n'obtint pas d'abord son approbation ; il aurait voulu que ce fils eût choisi la fille de quelque citadin industrieux, plutôt que celle d'un homme vivant dans les plaisirs du monde, et qu'il supposait, avec assez de raison, n'avoir pas été élevée dans ces habitudes d'économie qu'il regardait comme les qualités les plus désirables dans une femme. Mais sa première entrevue avec sa future belle-fille fit disparaître toutes ces objections, et il lui accorda toujours une affection qui allait même jusqu'à la partialité. Ce mariage eut lieu le 23 février 1765, et après avoir passé quelques mois chez une soeur de M. Smith, veuve de William Berney, mistress Smith se trouva établie dans la maison qui lui avait été préparée dans une des rues les plus étroites et les plus sales de la Cité. C'était une grande et sombre habitation dans laquelle les rayons bienfaisans du soleil n'avaient jamais pénétré; il était impossible d'y entrer sans éprouver un frisson et un accablement d'esprit qui faisaient naître un désir bien décidé d'échapper aux ténèbres que tout le goût déployé dans l'ameublement, et toutes les sommes qu'on avait dépensées pour cet objet, n'avaient pu réussir à dissiper.
Les habitudes auxquelles on attendait que la jeune maîtresse de ce logis se conformât, n'étaient guère d'accord avec ses dispositions. Le rez - de - chaussée était destiné aux affaires du commerce; M. Smith père y venait tous les matins pour surveiller les opérations de son négoce, et il prenait ordinairement son chocolat dans le cabinet de toilette de sa belle-fille. C'était un
------------------------------------------------------------------------
25o CHARLOTTE SMITH,
digne homme, et même d'un excellent caractère; mais il avait peu vu la société, ses idées étaient étroites, et ses habitudes et ses manières n'étaient pas faites pour inspirer l'affection, quelque droit qu'il pût avoir au respect et à la reconnaissance; il n'avait aucun goût pour la littérature, et les amusemens élégans de sa belle-fille ne lui parafaient que des sources de dépenses et des moyens de perdre un temps qu'il regaidait comme devant être exclusivement consacré aux occupations domestiques. Sa manière de parler était pétulante et tranquille en même temps, et ses yeux noirs et vifs, ombragés par de gros sourcils de même couleur, lançaient des regards pénétrans , qui semblaient toujours chercher quelque chose à blâmer. Aussi toutes les fois que le craquement de ses souliers annonçait qu'une de ses visites domiciliaires allait avoir lieu, c'était un signal pour que sa belle-fille cachât tout ce qui aurait pu être pour lui un sujet de reproche ou un objet de curiosité. Si quelqu'une de ses amies ou de ses connaissances venait la voir, il les examinait avec un air de curiosité soupçonneuse, qui les obligeait ordinairement à abréger leur visite, et qui leur ôtail le désir d'en faire de nouvelles. Sa femme, qui était a cette époque en fort mauvaise santé, exigeait la présence constante de toute sa famille, et il aurait été difficile de trouver une tâche plus pénible pour une jeune personne. « Je passe presque toutes les journées, » disait mistress Smith dans une lettre à une des amies de son enfance, «auprès de la vieille dame malade, quoique je ne sois nullement sa favorite; quelqu'un lui a dit que je n'ai pas été parfaitement élevée, — ce qui n'est peut-être que trop vrai, — et elle me fait des questions auxquelles, pour dire la vérité, je ne suis pas toujours
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 261
en état de répondre. Il n'y a pas de femme, dit-elle, qui soit si propre à être maîtresse de maison, que les dames des Barbades, et elle oppose sans cesse à mon ignorance leurs talens pour tenir un ménage. Malheureusement les choses que je connais me mettent peu en crédit dans son esprit, et sont plutôt un désavantage pour moi. Cependant je n'ai encore vu aucun de ses phénix, et je ne suis nullement disposée à leur porter envie. 1
Les manières tristement cérémonieuses de cette dame, sa grande taille, sa inaigreur, son air de langueur, son teint jaune, et l'accent monotone et traînant de sa prononciation, défaut particulier aux personnes nées dans les Indes, occidentales, la rendaient une des femmes les plus fatigantes qu'on puisse imaginer, et je crois fort que ses dissertations économiques n'avaient que peu d'attraits pour une jeune femme à qui l'on n'avait jamais demandé qu'elle donnât beaucoup de. soins aux affaires du ménage, et qu'elle les écoutait avec une indifférence trop marquée. La belle-mère ne vécut pas assez long-temps pour opérer la réforme qu'elle désirait si vivement. Cependant sa mort ne diminua guère le poids des chaînes que portait mistress Smith. Sa présence auprès de son beau-père devint plus nécessaire que jamais, et jamais devoir plus pesant ne fut le partage de la jeunesse et de la beauté. Le pauvre viellard était affligé d'une complication de maladies; un long séjour dans les Indes occidentales l'avait rendu si sensible au froid, que la moindre brise le faisait frissonner; il n'était pas permis au moindre souffle d'air de rafraîchir l'appartement dans lequel il était assis dans les jours les plus chauds de l'été, enveloppé dans sa roquelaure rouge, entouré de tout l'ap-
------------------------------------------------------------------------
262 CHARLOTTE SMITH,
pareil de la maladie. Il attendait de sa belle-fille qu'elle l'accompagnât dans ses promenades sur de grandes routes couvertes de poussière, une glace de la voilure n'étant baissée que suffisamment pour laisser entrer l'odeur des fours à brique, ou des eaux stagnantes dans les fossés des environs d'Islington.
Dans les intervalles de cette récréation, elle avait à assister aux lectures d'une vieille gouvernante, dont la besogne consistait en partie à tâcher d'endormir son maître en lui lisant des livres de dévotion, écrits dans l'esprit le plus sombre, et qui s'en acquittait avec l'accent le plus prononcé du comté de Cumberland. Jamais la religion n'avait pris un extérieur si peu attrayant.
Dans sa propre maison, sa situation ne fut pas améliorée par l'arrivée de quatre à cinq jeunes gens volontaires, fils des correspondans de M. Smith dans les Indes occidentales, et qui venaient l'habiter pendant les vacances des collèges d'Eton et d'Harrow.
Quoiqu'elle pût, dans l'occasion, s'abandonner à la gaieté de son imagination, et décrire ces scènes d'ennui et de désolation de la manière la plus enjouée, cependant l'aversion qu'elle conservait pour tout ce qui avait rapport à cette époque de sa vie, et le contraste qu'elles offraient avec l'enjouement et la vivacité de ses premières habitudes, semblent avoir fait sur elle la plus profonde impression, et avoir fini par se représenter a son espiit de la manière la plus forte. Ses senliinens à cet égard sont supérieurement exprimés dans son poëme de Beechy Head, qu'elle n'a jamais terminé. Plusieurs vers en ont été cités par l'élégant auteur de \aLiteraiia censura.
Le petit poëme suivant, dans lequel la mélancolie et la gaieté sont mêlées avec agrément, parait, d'après le
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 263
caractère faible de l'écriture, avoir été composé peu de temps avant sa mort.
A MA LYRE.
« Telle que tu es, ma lyre fidèle, crois-moi, je ne te changerais pas pour tout ce qu'admirent les grands et les sages; puisque l'adversité même ne put jamais te séparer de mon coeur déchiré, ni le temps ou le chagrin le rendre étrangère pour moi.
«Éloignée des champs qui m'ont vue naître, de tout ce qui m'était précieux, de tout ce que j'aimais; assiégée bientôt de chagrins précoces; ennuyée, excédée d'entendre parler de primes, d'assurance, d'échantillons,
«d'omnium (i), de fonds publics, de fêtes delà Cité, île bals de lords-maires, scènes qui ne me procuraient aucun plaisir; car tous les fils soucieux du commerce, depuis Bishopsgate jusqu'à Temple Bar, semblaient à mes jeunes yeux grossiers et sordides.
« Je me rappelle ces bourgeoises, au babil intarissable, et portant sur elles la richesse des nations, leurs filles et leurs nièces si gauches, bonnes gens sans doute, et ayant les meilleures intentions; mais quel lien pouvait m'unir à elles? j'étais d'une espèce différente.
« 0 ma lyre! tes sons furent long-temps étouffés, jusqu'à ce que je t'eusse emportée, mon cher trésor, bien loin du bruit détesté des cloches de l'église de Bow, et qu'abandonnant pour toi sans regret le calcpash et le callipee (2), j'eusse cherché la verdure des champs, l'air pur et le loisir.
(0 Termes d'agio. — TR.
(2) Noms de ragoûts faits de cliair de tortue. — TR
------------------------------------------------------------------------
264 CHARLOTTE SMITH.
« Quiconque a entendu tes sons mélodieux, quiconque reconnaît l'influence des muses, peut-il êtresuipris que mon attachement pour toi dure encore, que mon coeur cède encore à ton pouvoir, toi qui as consolé toutes mes heures d'adversité? Non, jamais nous ne nous séparerons.
« Dans ma triste solitude, privée de jeunesse el de santé, je te retrouve encore quand l'espoir et la fortune ne m'ont trompée. Bien différente de l'ami des beaux jours, tu suis encore mes pas chancclans, et tes accens plaintifs me consolent
« Et comme le temps n'est pas éloigné où je serai silencieuse dans la tombe, tu conserveras ces strophes respirant la douleur, car les âmes compatissantes aimeront mes vers, et la pitié répétant mes accens fera connaître mon nom aux âges à venir. »
La mort de son premier enfant, qui eut lieu à l'époque où elle donna le jour au second, pensa lui devenir fatale par l'excès de son affliction. On lui conseilla un'changement d'air et descènes; on lui loua une petite maison dans le joli village de Southgate, et en peu de mois elle y recouvra la santé. Elle y vécut aussi retirée qu'elle le pouvait, et elle y jouit de plus de liberté et de calme qu'elle n'en avait encore connu. Sa tante avait cessé depuis quelque temps de demeurer avec elle, et s'était ensuite laissé décider à épouser M. Smith père, ce qui naturellement rendit à celui-ci les soins personnels de sa belle-fille peu nécessaires. Son mari allant ordinairement tous les jours à Londres, elle devint maîtresse de son temps, et elle se trouva dans la possibilité de l'employer à la culture de son esprit. Elle possédait une nombreuse collection de livres, et elle lisait
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 26a
sans choix, n'ayant aucun ami pour diriger ses études et former son jugement.
Le résultat du perfectionnement de son esprit ne fut pas favorable à son bonheur. Elle commença à remonter à la source de cette impatience et de cette anxiété indéfinissables qu'elle avait senties long-temps sans en comprendre la cause; à distinguer les caractères, et à comparer ses facultés intellectuelles avec celles des individus qui l'entouraient.
Le sentiment intime de sa propre supériorité, la conviction mortifiante qu'elle était soumise à un être qui était tellement au-dessous d'elle, se présentaient tous les jours à son esprit avec plus de force, et elle se regardait avec raison «comme une perle qui avait été jetée sur le fumier.»
«Nul désavantage, » dit-elle dans une de ses lettres, «ne pourrait égaler ceux que j'éprouvais. Plus mon esprit se développait, plus je sentais le poids de mon esclavage; plus je cultivais et perfectionnais mon intelligence, plus je me trouvais éloignée de ceux avec qui j'étais condamnée à passer toute ma vie, et plus les lumières que j'avais nouvellement acquises me faisaient voir clairement l'horreur de l'abîme dans lequel je m'étais précipitée sans le savoir. »
Pénétrée, comme elle l'était, de cette fatale vérité, rien ne pouvait être plus méritoire que la conduite qu'elle adopta. Quelles que fussent ses opinions, quelques sentimens secrets qu'elle pût nourrir, elle les renfermait dans son sein ; et jamais elle ne laissait échapper de ses lèvres une plainte ou une remarque sévère, en présence même de ses amis les plus confidentiels.
Pendant son séjour à Southgate, sa famille s'était considérablement augmentée, et une plus grande maiT0.1t. \. j
------------------------------------------------------------------------
2fi6 CHARLOTTE SMITH,
son était devenue nécessaire. On espéra qu'en se rapprochant de Londres , M. Smith pourrait se déterminer à donner une attention plus suivie aux affaires du commerce; ce fut dans cette vue que son père lui acheta une belle maison à Tottenham, où il se flatta que son fils répai erait le temps perdu. Mais ses habitudes étaient enracinées; il n'avait aucun goût pour le commerce, et jamais on ne put obtenir de lui qu'il y donnât plus qu'une très-faible portion d'un temps dont il ne savait pourtant que faire, puisqu'il était obligé d'avoir recouts à une foule d'expédiens pour le tuer. De là, des fantaisies devinrent pour lui des occupations, et pour les satisfaire il se livrait à des dépenses sans bornes, jusqu'à ce qu'il y renonçât pour suivre quelque nouveau caprice aussi frivole et aussi dispendieux.
Malheureusement le séjour de Tottenham déplaisait d'autant plus à mistress Smith, qu'elle avait échoué dans le but qu'elle s'était proposé en y allant. Elle avait peu de société, elle n'en avait même aucune ; son esprit languissait, faute de conversation analogue à ses goûts, et sa vivacité naturelle semblait éteinte par la monotonie de sa vie.
Son beau-père avait coutume de lui confier toutes ses inquiétudes, et il avait souvent recours à sa plume pour ses affaires. Dans une certaine occasion, elle fut chargée de le défendre contre une attaque injuste dirigée contre sa réputation, et elle s'acquitta de cette tâche avec beaucoup d'habileté. Ce petit factum fut rendu public , mais n'étant pas d'un intérêt général, il n'a pas été conservé. M. Smith père a souvent déclaré que telle était la rapidité de la plume de sa belle-fille, qu'elle pouvait expédier plus de besogne en une heure, sous sa dictée, qu'aucun de ses commis en une journée entière.
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 267
Il lui offrit même un salaire annuel considérable, si elle voulait venir demeurer à Londres, et l'aider dans ses affaires, prévoyant que son commerce serait perdu pour sa famille après sa mort. Des raisons qu'il est facile de sentir l'empêchèrent d'accepter cette proposition , qui, toute singulière qu'elle était, prouve l'étendue d'un esprit qui pouvait s'adapter avec une égale facilité aux charmes de la littérature, et aux détails arides du commerce.
Mistress Smith s'était efforcée depuis long-temps d'obtenir le consentement de son beau-père à ce qu'elle allât avec sa famille s'établir entièrement à la campagne, et telle était son influence sur lui, qu'elle y réussit enfin, en dépit du jugement plus sain du vieillard. En 1774 un domaine nommé la ferme du Lys fut acheté dans le Hampshire, et dans la nouvelle situation où elle allait se trouver pour la première fois, elle se plut à croire qu'elle échapperai aux maux qu'elle avait éprouvés ; mais le réveil succéda bientôt à ce songe de bonheur.
En éloignant son mari des yeux de son père, elle l'avait délivré du seul frein qui pût le retenir, et il en résulta qu'il se jeta dans des dépenses beaucoup plus sérieuses que toutes celles qu'il avait faites jusqu'alors. A d'autres égards, sa situation était améliorée, et si elle n'avait pas un bonheur plus réel, elle avait du moins des jouissances passagères. Elle voyait une société plus nombreuse et mieux choisie ; ses talens et ses attraits personnels étaient mieux appréciés. Quoiqu'elle fût à cette époque mère de sept enfans, et qu'elle eût perdu quelque chose de la légèreté de sa taille, elle était encore dans le midi de sa beauté:
------------------------------------------------------------------------
af>8 CHARLOTTE SMITH.
« Revêtue des chat mes modestes et de toute la dignité du ta femme; mûre, mais ne toucbant pas encore à la décadence , .n,,,,, le poi t d'une reine; une niaicslé nalurclle et habituelle ennoblis sait tous ses pas. »
Il était naturel qu'elle trouvât du plaisir dans la société, puisqu'elle était sûre d'y être toujours bien reçue, et qu'elle cherchât, dans la dissipation que pouvaient lui procurer les environs, un soulagement temporaire aux contrariétés perpétuelles qui chez elle remplissaient d'amertume toutes ses heures. En 1776, elle perdit son meilleur ami, en la personne du père de son mari. Si ce n'était pas un homme avec lequel il fût très-agréable de vivre, il avait du moins des qualités estimables, et il possédait assez de discernement pour apprécier celles de sa belle-fille. C'est de l'époque de sa mort qu'on peut dater la longue suite de calamités qui affligèrent le reste de la vie de mistress Smith. Soit par une confiance présomptueuse dans ses connaissances en jurisprudence, soit par cette économie mal placée d'un esprit étroit, qui risque des milliers de guinées pour en épargner quelques-unes , M. Smith avait jugé à propos de rédiger luimême son testament. C'était un écrit très-volumineux; et d'après son obscurité, et le nombre des clauses incompréhensibles et contradictoires qu'il contenait, il aurait été impossible que deux hommes de loi l'entendissent jamais de la même manière. C'était un écheveau embrouillé que ni la patience ni l'expérience ne pouvaient dévider. Il avait nommé conjointement sa veine, son fils et sa bru, ses exécuteurs testamentaires, dans le dessein de restreindre l'autorité de son fils, sans toutefois l'en dépouiller. Mais le moyen qu'il avait pris pour y réussir, fut pi et isément ce qui l'empêcha d'arriver a
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. aGy
son but. La veuve , faible et infirme, fut aisément mise de côté par des cajoleries, ou par des moyens moins doux ; la nomination de la femme était, quant à l'autorité immédiate, complètement illusoire ; et par conséquent toute l'administration des biens tomba entre les mains les moins propres à en être chargées. Des contestations interminables s'élevèrent entre les parties intéressées , ou pour mieux dire entre leurs agens, car la plupart des pelits-enfans de M. Smith étaient orphelins et mineurs; et quoique mistress Charlotte Smith se soit considérée avec ses enfans comme les victimes de ces malheureuses dissensions, je crois que les autres branches de la famille en souffrirent aussi plus ou moinsi Outre ce qui fut dépensé en procès, et dissipé par imprévoyance, une somme de vingt mille livres sterling fut perdue pour la famille: le vieillard, malgré toute sa prudence, s'était laissé tromper par son procureur, qui le détermina à prêter cette somme sur hypothèque à un baronnet qui avait grand besoin d'argent. Mais l'hypothèque ne valait rien, et je crois que la famille n'en retira jamais la moindre chose. Mistress Smith avait prévu depuis long-temps l'orage qui se formait autour d'elle, mais elle n'avait aucun moyen pour le détourner. Une entreprise lucrative, que le crédit de M. Robinson, alors secrétaire de la marine, procura à M. Smith, dont il avait épousé la soeur, retarda le coup pour un certain temps, et il continua à se conduire avec son inconséquence ordinaire. Vers celte époque, il prit une part active dans une élection contestée pour le comté de Southampton, entre sir Richard Worsley et — (i); comme beau-frère de M. Robinson, tous ses efforts fu(0
fu(0 ne se souvient pas du nom. ( Note de l'Auteur. )
23.
------------------------------------------------------------------------
=7" CHARLOTTE SMITH,
a'ent naturellement dirigés en faveur du candidat ministériel. Mistress Smith n'avait pas alors été allaquée de l,i contagion qui fit de si grands progrès quelque", .iiiuu", ensuite, et elle prêta volontiers le secours de sa plume pour soutenir la même cause. Parmi le grand nombie d'efforts qu'on fit de part et d'autre pour unir l'esprit a la politique, les siens furent regardés comme les plus heureux; mais n'étant pas connue pour être auteur de ces écrits, sa vanité ne put en être Irès-flattée.
Dans le printemps de 1777, elle perdit son fils aine à l'âge de onze ans. Sa santé avait toujours été délicate depuis son enfance, et cette raison l'avait rendu plus cher à sa mère. La douleur que lui causa cette perte fut donc proportionnée à la tendresse qu'elle avait poui lui. Elle l'avait regardé comme devant être un jour son ami, son compagnon, et quelques-unes de ses amies intimes remarquèrent qu'un changement visible s'opéra en son caractère après cet événement. Pour distraire son esprit de cette calamité sans remède, et l'empêcher de se fixer sur un grand nombre de sujets d'inquiétude qui l'accablaient, elle s'amusa à composer ses premiers sonnets, qu'elle ne destinait pas à être imprimés. Je crois que ce fut feu Bryau Edwards, auteui de l'Histoire des Indes occidentales, et de quelques poèmes écrits avec beaucoup d'élégance, qui, par de grands éloges, satisfaisans pour l'amour-propre, lui en fit concevoir le premier une opinion plus avantageuse que celle qu'elle avait cru d'abord qu'ils méritaient; et elle fut ainsi encouragée à grossir son recueil.
La paix de 1782 priva M. Smith de son entreprise. Les légataires devinrent impatiens de voir régler leurs, droits respectifs ; et fatigués par des délais qui ne finis■iaientpas, il, prirent les mesures vigoureuses qui sont
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. a;i
détaillées dans le tome III des Hommes publics (i). Le domaine du Hampshire fut vendu. Mistress Smith n'abandonna pas un instant son mari pendant le cours pénible de ses infortunes, et sa conduite ne mérita peut-être jamais tant d'admiration qu'à celte époque. Tandis qu'il souffrait les malheurs qu'ils'était attirés lui-même, et dans lesquels il avait entraîné sans retour sa femme et ses enfans, elle montra autant de zèle et d'énergie que si la conduite de son mari avait toujours été sans reproche, — se rendit maîtresse de ses affaires, — se soumit à des sollicitations humiliantes, — et s'exposa aux refus les plus durs. Peut-être sa tâche la plus difficile fut-elle d'employer ses talens supérieurs à défendre une conduite qu'elle ne pouvait approuver. Pour un esprit aussi ingénu que le sien, il ne pouvait y avoir de sacrifice plus pénible que celui des talens sur l'autel du devoir. Les biens du défunt furent enfin placés entre les mains d'administrateurs, et M. et mistress Smith furent libres de retourner dans la maison qu'ils avaient prise dans le comté de Sussex quand la ferme du Lys avait été vendue.
Ce fut en cette année que fut publiée la première édilion des Sonnets; les circonstances qui y sont relatives ont déjà été amplement détaillées dans le volume de l'ouvrage que nous venons de citer. Ils furent dédiés à M. Hagley, mais je crois que mistress Smith ne fit personnellement sa connaissance que quelque temps après. M. Smith jugea à propos de se retirer sur le continent, et comme il ignorait entièrement la langue française, sa femme l'accompagna à Dieppe. Après y avoir pris les arrangemens que le temps permettait, pour que
(i) l'nblu i haï aciers.
------------------------------------------------------------------------
27a CHARLOTTE SMITH.
rieu ne lui manquât, elle retourna en Angleterre par le même paquebot qui l'avait amenée, dans l'espoir de surmonter les nouvelles difficultés qui s'étaient élevées; et n'ayant pu y réussir, elle ne larda pas à aller le rejoindre avec toute sa famille. Pendant ce temps, avec son indiscrétion ordinaire, son mari s'était décidé à louer un grand château à douze milles de Dieppe en Normandie. Les inconvéniens de cette maison à une telle distance d'un marché, son état de délabrement, les réparations dont elle aurait eu besoin, la difficulté excessive de se procurer des combustibles, et les manières presque brutales des paysans dans ce canton isolé, rendirent sa situation fort désagréable. Elle fut pourtant condamnée à y passer l'hiver particulièrement sévère de 1783, et ce fut là que, privée des aisances et des secours convenables, elle donna le jour à son dernier enfant. En dépit des prcssentimens qu'elle avait qu'elle ne survivrait pas à la naissance de ce fils, elle recouvra la santé plus promptement qu'elle ne l'avait fait lors de ses autres couches, quand elle avait toutes ses aises, et qu'elle était entourée de tout ce qu'elle pouvait désirer.
Quelques jours après, elle fut surprise de voir entrer dans sa chambre à coucher une procession de prêtres , qui, malgré ses prières et ses larmes, emmenèrent de force son enfant pour le baptiser dans l'église de la paroisse, quoique la terre fût couverte de plusieurs pouces de neige, et le froid très-rigoureux. Comme aucun de ses enfans n'avait été exposé à l'air extérieur si peu de temps après sa naissance, elle se persuada que son fils ne pourrait survivre à ce cruel acte d'autorité de l'Eglise. Il lui fut pourtant bientôt rendu, sans avoir souffert le plus léger inconvénient. Ce fut pendant sa
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 273
irtraitc dans ce triste séjour, que, pour son amusement, et celui de quelques amis, exilés comme elle d'Angleterre, elle traduisit le roman intitulé Manon Lescaut, écrit environ cinquante ans auparavant par l'abbé Prévost. Peu de temps après son retour en Angleterre , qui eut lieu pendant l'été de 1785, — car elle s'était convaincue de l'erreur qu'elle avait commise en supposant qu'elle pourrait vivre plus économiquement en France, — cette traduction fut imprimée, et le choix qu'elle avait fait de cet ouvrage fut sévèrement critiqué sous le rapport de la moralité : mais je crois que si elle occupa de cette traduction un esprit capable d'un meilleur emploi, ce fut faute de savoir bien choisir. L'auteur de cet ouvrage le regarde lui-même comme strictement moral, et il nous dit dans sa préface : « Les personnes de bon sens ne regarderont pas un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d'une lecture agréable, on y trouvera peu d'événemens qui ne puissent servir à l'instruction des moeurs; et c'est rendre, à mon avis, un service considérable au public, que de l'instruire en l'amusant.» Le bon abbé, après avoir continué assez long-temps dans le même style, termine sa préface par assurer ses lecteurs « que l'ouvrage entier est un traité de morale réduit agréablement en exercice. »
J'ai fait ces citations pour mieux établir le contraste entre le moraliste français et le moraliste anglais, un ami m'ayant permis de faire usage de la lettre suivante, écrite par feu le célèbre M. Steevens, à qui mistress Smith avait fait offrir un exemplaire de cet ouvrage.
------------------------------------------------------------------------
274 CHARLOTTE SMITH.
A MISS ***
Mi. CHÈHE DEMOISELLE,
« J'avais acheté Manon Lescaut quelques jours avant l'arrivée du présent obligeant de mistress Smith; eu conséquence j'ai renvoyé cet ouvrage à Cadell (i), et je vous prie d'informer votre amie de cette circonstance, de peur qu'on ne porte à son compte le prix de cet exemplaire. Je ne lui suis pas moins obligé de son intention , quoique la négligence de son libraire ait empêché qu'elle ne fût exécutée. Manon me parait fort bien traduite, mais je ne puis en bien juger, n'ayant jamais vu l'ouvrage français.
« Quand mistress Smith pourra se déterminer à employer ses talens admirables sur des sujets qui en soient plus dignes quej des Werthers et des Manons , je serai toujours heureux de contribuer de tous mes efforts aux succès de sa plume; mais je vous dirai franchement que de tels héros et de telles héroïnes n'obtiendront jamais de moi le moindre mot de recommandation :
« Je puis avoir pitié des infortunes de la sagesse et de la vertu ; mais c'est une faiblesse d'être touché des souffrances de l'ingratitude et de la folie. »
«Dites-moi, je vous prie, quelle leçon morale on prétend nous donner en nous faisant voir que les sentimens les plus exaltés ne nous mettent pas à l'abri de nous rendre coupables des actions les plus criminelles? L'amour est le seul mobile qui soutienne le caractère du
(l) Libraiie édileut de cette tiaduction —TR
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 2;5
chevalier. C'est un séducteur, un hypocrite, un mauvais fils, un ami ingrat, un fripon; un joueur, un meurtrier, etc., etc. Et faut-il qu'on lui pardonne tout cela parce que la source s'en trouve dans un attachement violent pour une belle dévergondée ? De son côté, celle-ci ne nous intéresse que parce qu'on la soupçonne d'avoir au fond quelque amour réel pour son amant, quoique une indigence passagère, une privation momentanée de moyens de dissipation, manquent rarement de la guérir de sa faiblesse amoureuse pour son prétendu favori.
« Mon indignation ne connaît pas de bornes, quand je trouve des livres qui distillent les passions des jeunes gens au point de justifier la licence par les excuses les plus frivoles; et cette histoire est conduite de telle sorte qu'on ne peut refuser de temps en temps quelque pitié à deux caractères qu'une sérieuse réflexion doit condamner sous tous les rapports. Mais je demanderai comment sont punis le héros et l'héroïne. Celle-ci meurt, non par suite de ses vices , mais par une attaque de maladie naturelle quoique soudaine, et le premier, à l'âge de vingt-deux ans, se trouve débarrassé d'une femme à qui il avait dû autant de plaisirs que de chagrins, et l'on nous laisse supposer que c'est la mort de son père, accélérée par son inconduite, qui l'a rendu à l'opulence etaubonheur. En un mot il a été trop dupe pour conserver du respect pour qui que ce soit, et trop corrompu pour mériter la pitié, et pourtant j'avoue que certaines situations nous arrachent de temps en temps ce deruier sentiment, mais c'est par fraude, et cela ne réussit qu'un instant. Le tableau de la nature peut présenter des êtres composés d'élémens aussi contradictoires que noire chevalier, qui admirent la nécessité des lois divi-
------------------------------------------------------------------------
a7(i CHARLOTTE SMITH,
nés et humaines, et qui néanmoins les violent toute-» • mais ce sont de ces caractères qu'un moraliste consciencieux ne voudrait jamais embellir. On peut lever le bouclier pour défendre la vertu, mais cette armure défensive, décorée d'images licencieuses, ne peut jamais conduire à un but moral.
« Le passage le plus pittoresque et le plus intéressant, à mon avis, estla première apparition de Manon enchaînée. Mais bientôt combien de passages qui se ressemblent beaucoup les uns aux autres ! et ce n'est pas sans peine que j'ai pu finir le second volume.
«Relever toutes les improbabilités de cette histoiie serait au-dessous de la critique, et la scène où Manon peigne les cheveux de son amant est si ridiculement française, que je suis surpris que mistress Smith ne l'ait pas supprimée. Cependant tant d'amour et tant d'invraisemblance ne peuvent manquer d'assurer à cet ouvrage beaucoup d'admirateurs.
« Je suis, ma très-chère demoiselle, etc.
« GEORGE SXEEVEKS. »
J'ai déjà remarqué que ce fut le hasard plutôt que son propre choix qui porta mistress Smith à entreprendre ce petit ouvrage , qui, indépendamment de la critique sévère, quoique juste, de M. Steevens, fut pour elle une source de grands chagrins. Cependant, quand elle aurait pu faire un choix parmi les plus célèbres romanciers français, même parmi les ouvrages les plus récemment publiés, de quelque admiration et de quelques éloges qu'ils aient été l'objet, on peut douter qu'elle n'eût pas encouru le même blâme, et
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 277
ceux qui insistent sur une morale stricte doivent la chercher dans une source plus pure (1).
Peu de temps après la publication de Manon Lescaut, mistress Smith reçut de son éditeur à Chichester la lettre suivante, qui avait paru dans le Public Advertiser.
« Monsieur,
« On doit faire connaître les fraudes littéraires dès qu'elles sont découvertes. Veuillez informer le public que le roman intitulé Manon Lescaut, qui vient d'être publié en deux volumes in-8°, a déjà été imprimé deux fois en anglais ; la première fois joint au Marquis de Bretagne, et la seconde seul, sous le titre du Chevalier des Grieux. Il a été composé par l'abbé Prévost, il y a quarante à cinquante ans.
«Je suis, monsieur, votre ancien correspondant,
« SCOURGE. »
L'éditeur ajouta : « J'ai vu M. Cadell, qui craignait que les journalistes ne s'emparassent de cette lettre, et que l'assertion qu'elle contient n'eût des suites fâcheuses, non - seulement relativement à la vente de l'ouvrage, mais pour lui-même, attendu que le public pourrait le considérer comme ayant voulu le tromper,
(l) Voilà un de ces sacrifices à l'antipathie nationale qu'il est important de relever pour avoir le droit de défendre Walter Scott quand on l'attaque mal à propos. L'immoralité des îomans anglais est ici oubliée fort adroitement, mais il serait facile de citer une foule de noms pour rétorquer l'argument. Mistress Behcn, Lewis, etc., sont-ils plus moraux que l'abbé Pi évost."" Mais quel îonian français égale en obscénités le théâtre de Drydcn, de ConS'èee, de Iffitclierlc} , etc., cle. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
278 CHARLOTTE SMITH,
ce qui pourrait nuire à sa réputation. Je prends la liberté de vous donner cette information, parce que, comme je l'ai assuré à M. Cadell, cette circonstance vous était aussi inconnue qu'à lui-même. La vente, en ce moment, est entièrement arrêtée.
«Je suis, madame, etc. »
Ce fut ainsi que les louables efforts de mistress Smith furent remplis d'amertume, soit par les attaques d'une méchanceté froide que rien n'avait provoquée, soit par les artifices d'un ennemi secret; et pour ajouter à ses infortunes privées, il fallut qu'elle apprît à supporter tout le découragement et tous les chagrins qui s'attachent à la profession d'auteur. Elle n'était pas sans soupçonner de quel côté partait ce coup, quoiqu'il eût été difficile d'en découvrir le motif, et la lettre suivante fera voir sur qui portaient ses conjectures.
A MISS ***.
«Quand je vis, d'après la communication que vous me fîtes de la critique de M.—, qu'il désapprouvait grandement l'humble ouvrage que je croyais à peine qu'il regarderait comme méritant un instant son attention , j'espérai que s'il ne pouvait y donner des éloges, il s'abstiendrait du moins de le blâmer. Mais il est évident que, quand même j'aurais été dans les circonstances qu'il dit pouvoir seules justifier, ou plutôt pallier l'action de répandre un tel poison littéraire, ce motif n'aurait pas adouci l'âpreté de sa critique, ou ralenti son zèle infatigable pour la justice publique, en découvrant ce qu'il appelle une fraude littéraire; terme qui me parait un peu dur, car je ne puis réellement regarder comme coupable de fraude une personne qui
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 279
lâche de faire une meilleure traduction d'un ouvrage déjà traduit. Le mot fraude n'est applicable que lorsque celui qui veut tromper cherche à faire passer une chose pour ce qu'elle n'est pas. Or, c'est un reproche qu'on ne peut faire au livre dont il s'agit. Je n'ai jamais prétendu que ce fût autre chose qu'une traduction. Que ce fût la première ou la seconde, c'est ce dont je n'étais pas mieux informée que la plupart de mes lecteurs ne l'étaient, je crois; et quand même j'aurais eu à cet égard des renseignemens aussi exacts que M. Scourge lui-même, j'aurais regardé cette circonstance comme fort peu importante; car je suis persuadée que les premières traductions sont peu connues, et que les éditions en sont probablement épuisées depuis bien des années. J'oserai dire qu'on ne les trouve sur le catalogue d'aucun cabinet de lecture, et peutêtre ne sont-elles connues que de ceux qui sont à la piste de pareilles bagatelles. Je vous laisse à juger s'il est probable que quelque autre que votre ami eût voulu prendre cette peine, ou y eût si bien réussi. Ne croyez pourtant pas que je veuille m'eraporter en style de *** relativement à cette lettre; je voudrais seulement qu'il ne l'eût pas écrite, qu'il eût prononcé une condamnation plus douce contre cet ouvrage, et qu'il l'eût du moins laissé mourir de sa mort naturelle, ce qui était tout ce que j'en attendais. Quoi qu'il en soit, je retirerai l'ouvrage plutôt que de permettre que de Cadell en souffre.
« J'ai le plaisir d'ajouter que la dernière édition des sonnets est si près d'être épuisée, qu'il est grand temps de songer à en préparer une autre; ce que je ne ferai pourtant pas à la hâte, attendu que j'ai dessein de les publier sous un format différent et avec plus de correc-
------------------------------------------------------------------------
280 CHARLOTTE SMITH.
tion. Je crois môme que je serai en état d'augmenté!
considérablement le volume. »
En comparant cet exemple de méchanceté froide avec des traits du même genre cités par miss Hawkins dans ses Anecdotes, dont Garrick était l'objet, et un autre rapporté par M. Hayley dans ses Mémoires, on ne saurait douter que cette flèche ne fût sortie du même carquois. Ces messieurs avaient des habitudes d'intimité avec le célèbre éditeur de Shakspeare. Mistress Smith ne le connaissait pas personnellement, et ne pouvait jamais avoir excité son inimitié ou son envie.
Mistress Smith s'occupait alors à traduire quelquesuns des procès les plus remarquables contenus dans les Causes célèbres, et elle les publia sous le titre de Romans tirés de la vie réelle (i); ouvrage dont la grande difficulté confirmant son dégoût pour ce genre de travail , la détermina à ne compter à l'avenir que sur ses propres ressources, et à ne s'occuper que d'ouvrages originaux.
Dans le printemps de 1786, son fils aine fut nommé à une place de clerc dans le Bengale ; et quoiqu'il partit avec des avantages plus qu'ordinaires, ce fut une cruelle épreuve pour une mère tendre et inquiète. Mais une affliction encore plus vive lui était réservée dans le cours de la même année ; son second fils lui fut enlevé, après une maladie de trente-six heures seulement, par une fièvre de la nature la plus maligne, qui attaqua en outre plusieurs de ses enfans et de ses domestiques, et les conduisit sur le bord du tombeau. Ses soins personnels les rappelèrent à la santé, et elle échappa à la contagion.
fi) The romance of icalc life.
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 28i
Son mari et elle demeuraient alors à WoolbedjngHouse, près de Midhurst, maison qu'ils avaient louée après leur retour de France, en 1785. Mais mistress Smith n'était pas destinée à faire une longue résidence dans le même endroit. Une incompatibilité d'humeur, qui ne faisait que croître avec le temps, et qui pendant vingt-trois années avait rendu pour elle l'union conjugale une source de maux, la détermina à se séparer de son mari. Après s'être inutilement adressée à un membre de la famille pour le prier de l'aider à arranger les conditions de cette séparation, mais avec l'entière approbation de ses amis les plus impartiaux et les plus judicieux, elle partit de Woolbeding-House, accompagnée de tous ses enfans, dont plusieurs étaient en âge de pouvoir juger par eux-mêmes, et qui tous résolurent de suivre la fortune de leur mère.
Elle s'établit dans une petite maison dans les envi rons de Chichester; et bientôt après son mari, se trou vant dans de nouveaux embarras, se retira encore sur le continent, après avoir fait quelques vains efforts pour la décider à revenir habiter avec lui. Ils se revirent quelquefois après cette époque, et ils eurent toujours une correspondance suivie, mistress Smith ne se relâchant jamais dans ses efforts pour rendre à son mari tous les services possibles, et pour arranger d'une manière définitive les affaires de sa famille; mais ils n'habitèrent jamais ensuite la même maison. Quoique la démarche décisive qu'elle avait faite en quittant le domicile de son mari fût peut-être inévitable dans les circonstances où elle se trouvait alors, cependant on m'a dit qu'elle s'y était prise d'une manière peu judicieuse, et qu'elle aurait dû préalablement insister suides arrangemens légaux, et s'assurer la jouissance de
2/,.
------------------------------------------------------------------------
a8j CHARLOTTE SMITH,
sa propre fortune. Il est tout simple qu'un lel paru l'eût exposée à beaucoup de blâme qu'elle ne méritait pas; mais ceux qui connaissaient le dessous des cartes ne purent que regretter qu'elle ne l'eût pas pris bien des années auparavant.
L'été de 1787 vit mistress Smith établie dans une petite maison de campagne à Wyhe, s'occupant de ses travaux littéraires avec autant d'assiduité que de plaisir, et remplissant auprès de ses enfans les devoirs de père comme ceux de mère. Ce fut là qu'elle commença et qu'elle finit, dans l'espace de huit mois, le premier et peut-être le plus agréable de ses romans, Emmeime, qui obtint un succès complet. Ce roman fut publie pendant le printemps de 1788, et la première édition, tirée à quinze cents exemplaires, se vendit si rapidement, qu'il fallut en faire une seconde sur-le-champ. M. Cadell y trouva un profit si considérable, qu'il fut assez libéral pour augmenter volontairement le prix qu'il était convenu de payer pour cet ouvrage. Le succès de son volume de sonnets ne fut pas moins satisfaisant, et sans parler du profit et de la réputation , il lui procura des amis précieux et des connaissances estimables, même dans le rang le plus élevé. Une circonstance qui ne fut pas la moins agréable pour le coeur d'une mère, c'est que ce fut à ses talens que son fils, qui était dans le Bengale , dut son avancement dans le service civil.
Etlielinde fut publiée en 1789 ; Célestine, en 1791.
Mistress Smith avait quitté sa maison de campagne près de Chichester, et elle demeurait tantôt à Londres, tantôt dans les environs de cette ville, mais principalement à Brighthelmstone (1). Ce fut là qu'elle fit con(\)
con(\) lïughlon
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 2S3
naissance avec quelques-uns des avocats les plus violens de la révolution française, et elle gagna malheureusement la contagion , quoique en opposition directe avec les principes qu'elle avait autrefois professés, et avec ceux de sa famille.
Ce fut pendant ce paroxysme de fièvre politique qu'elle composa Desmond, roman qui a été fortement condamné, non-seulement à cause des opinions politiques qu'il contient, mais aussi pour sa tendance immorale. J'en laisse la défense à une plume plus habile, et je me contente d'en regretter les conséquences. Cet ouvrage lui fit perdre plusieurs amis, fournit à d'autres personnes un prétexte pour cesser de s'intéresser en faveur de sa famille, et mit en ligne contre elle une légion de femmes auteurs, armées de toute la méchanceté que l'envie pouvait inspirer.
Elle avait eu depuis deux ou trois ans des relations intimes avec M. Hayley ainsi qu'avec son épouse, celuici étant alors au faîte de sa réputation poétique; mais c'était une distinction dont elle ne pouvait jouir impunément. Les louanges qu'il lui donnait furent regardées comme un vol fait aux autres muses, comme il appelait les dames, ses amies, qui composaient des vers; et chacune d'elles prétendait avoir un droit exclusif à ses adulations. Aujourd'hui le prix paraîtrait à peine mériter qu'on le disputât. En 1792 , mistress Smith faisait partie de la compagnie qui se trouvait à Eastham lorsque Cowper visita cet endroit. En 1793, son troisième fils, qui servait en qualité d'enseigne dans le 14e régiment d'infanterie, perdit une jambe à Dunkerque (1), et
(l)Cet estimahle jeune homme mouiut, quelques années apn de la fièvi c jaune, à la B.ub ide. ( Note de l'Auteur. )
------------------------------------------------------------------------
284 CHARLOTTE SMITH,
la santé de mistress Smith commença alors à chancelei sous le poids de tant d'afflictions et des embarras continuels de ses affaires de famille, malgré ses efforts infatigables pour les arranger. Elle alla à Balh pour y prendre les eaux, mais ne s'en trouva pas soulagée. Une espèce de goutte s'était fixée sur ses mains, el elle s'accrut probablement par l'usage constant de la plume, dont elle ne continua pourtant pas moins à se servir, quoique quelques-uns de ses doigts eussent éprouvé une contraction. Sa seconde fille avait épousé un gentilhomme de Normandie qui avait émigré au commencement de la révolution; elle tomba en consomption après son premier accouchement, et mourut à Clifton dans le printemps de 1794- H serait impossible de décrire l'affliction de mistress Smith en cette circonstance; les mères seules peuvent la comprendre. Depuis cette époque, elle devint moins sédentaire que jamais. Elle allait sans cesse de place en place, cherchant cette tranquillité dont elle était destinée à ne jamais jouir, et cependant se livrant à ses occupations littéraires avec une assiduité surprenante.
Les dates de ses différens ouvrages sont mentionnées dans l'ouvrage intitulé Censura Ulteraria, à l'exception d'une Histoire d'Angleterre à l'usage des jeunes personnes, qu'elle laissa, je crois, incomplète, et qui fut achevée par quelque antre personne, et d'une lïuloire naturelle des oiseaux, qui fut publiée en 1807.
Les délais qu'éprouvait l'arrangement des affaires de sa famille, et qui étaient également embarrassans pour toutes les parties, engagèrent enfin l'une d'elles à proposer un compromis; et grâce à l'aide d'un noble ami, les prétentions respectives furent réglées définitivement, non sans une grande pette de part et d'autre. Mistress
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 385
Smith éprouva pourtant une vive satisfaction en voyant sa famille se tirer ainsi des difficultés contre lesquelles elle avait lutté si long-temps, quoique personnellement elle y eût bien peu gagné. Tant d'années d'inquiétudes et d'efforts continuels avaient complètement miné une constitution que la nature semblait avoir formée de manière à résister à toutes autres attaques que celles de la vieillesse ; et convaincue que son corps épuisé succombait sous ses infirmités croissantes, elle se détermina à se retirer dans le comté de Surrey, par le désir qu'elle avait que ses dépouilles mortelles reposassent près de celles de sa mère et de plusieurs membres de la famille de son père, dans l'église de Stoke, près de Guildford. En i8o3 elle quitta Frans, près de Tunbridge, et se rendit dans le village d'Elsted, dans les environs de Godalming. Dans l'hiver de 1804, je passai quelque temps avec elle. Elle composait alors son charmant petit ouvrage à l'usage des jeunes personnes, intitulé Conversations ; et elle y travaillait de temps eu temps dans la salle où se réunissait toute la famille, ayant autour d'elle deux ou trois de ses petils-enfans qui jouaient. Elle plaisantait et conversait avec beaucoup d'enjouement, quoique ses souffrances la retinssent presque constamment sur son sopha, et qu'elle éprouvât un besoin mortifiant des services des autres: mais elle conservait l'entière possession de toutes ses facultés ; faveur du ciel à laquelle elle était justement sensible, et dont elle exprimait souvent sa reconnaissance au Tout-Puissant.
L'année suivante elle alla demeurer à Tilford, près de Farnham, où ses longues souffrances se terminèrent enfin le 28 octobre 1806, étant dans sa cinquantehuitième année. M. Smith était mort dans le mois do
------------------------------------------------------------------------
286 CHARLOTTE SMITH,
mars précédent. Elle fut enterrée à Stoke, comme elle l'avait désiré, et un monument exécuté par le sculpteur Bacon y est élevé à sa mémoire et à celle de ses deux fils Charles et George, qui moururent tous deux dans les Indes occidentales au service de leur pays.
A ce tableau abrégé de la vie de cette femme admirable et malheureuse, je suis tenté d'essayer d'ajouter une esquisse de son caractère, qui, je crois, a été aussi peu connu de ses admirateurs qu'il a été représenté sous de fausses couleurs par ses ennemis. Ceux qui s'en sont fait une idée d'après ses ouvrages, et d'après ce qu'elle dit elle-même dans ses momens de découragement, ont naturellement conclu qu'elle avait du penchant à la mélancolie; mais il serait impossible de faire une plus grande méprise. L'enjouement et la gaieté caractérisaient son esprit, malgré des circonstances de la nature la plus accablante. Même aux époques les plus sombres de sa vie, elle possédait le pouvoir d'oublier ses chagrins, et s'abandonnant à la gaieté de son imagination, elle trouvait des sujets de plaisanterie même dans les embarras qu'elle éprouvait, plaçant les personnes et les choses sous un point de vue si grotesque, et s'abandonnant à de telles saillies, qu'il était impossible de ne pas être enchanté de son esprit tout en déplorant les circonstances qui le lui faisaient déployer. Le confesseur de la célèbre madame de Coulanges disait que tous les péchés de cette dame étaient des épigrammes. Ce mot aurait pu s'appliquer aussibien à mistress Smith, qui donnait souvent à tous ses embarras une tournure vraiment épigrammalique. Elle aimait surtout à faire de petites pièces de poésie de circonstance, et elle y mettait tant de gaieté, d'es-
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 287
prit et d'élégance, que quoiqu'il en existe encore plusieurs, on ne peut s'empêcher de regretter qu'elles ne soient intelligibles que pour le petit nombre de personnes qui peuvent encore se rappeler, avec un plaisir mélancolique, les occasions qui y ont donné naissance. Elle réussissait parfaitement dans les parodies, et n'épargnait pas même ses propres ouvrages. Dans la société de personnes qu'elle aimait et avec qui elle n'éprouvait aucune contrainte, avec ceux qui comprenaient la veine particulière de son humeur et qui savaient en jouir, rien ne pouvait être plus spirituel et plus piquant que sa conversation : chaque phrase avait son trait, et l'effet en était encore augmenté par la rapidité avec laquelle elle parlait, comme si sa langue n'avait pu marcher aussi vite que ses idées. Mais avec des étrangers, et dans la compagnie de gens qu'elle ne connaissait pas, ou qu'elle croyait ne pas lui convenir, elle était froide, silencieuse et abstraite, trompant ainsi l'attente de ceux qui avaient recherché sa société dans l'espoir de s'amuser.
Malgré ses travaux littéraires constans elle n'adopta jamais l'affectation, le langage ampoulé et les expressions exagérées qu'on remarque fréquemment dans les femmes auteurs. Elle composait avec plus de facilité que beaucoup d'autres ne pourraient transcrire, et elle ne voulut jamais dicter ce qu'elle composait, alléguant toujours qu'il était plus difficile de faire comprendre ce qu'on dictait que d'écrire soi-même : dans le fait, la promptitude de son imagination était telle, qu'elle n'avait pas égard à la lenteur de celle des autres, et sa pré cipitation lui laissait rarement le temps de s'expliquer avec la précision qu'exigeaient des esprits moins ardens. Cette humeur impétueuse lui nuisit beaucoup, et fut
------------------------------------------------------------------------
288 CHARLOTTE SMITH,
un de ses plus grands malheurs. Comme tousses sentimens étaient vifs, elle exprimait son mécontentement avec une âpreté dont elle ne reconnaissait l'imprudence que lorsqu'il était trop tard, quoiqu'il ne lui fallût peut-être pas dix minutes pour oublier l'offense et pardonner à celui qui l'avait commise : mais ceux qui avaient été blessés par la sévérité de sa censure ne s'apaisaient pas si aisément, et elle se fit certainement beaucoup d'ennemis en agissant trop souvent d'après l'impulsion du moment.
Elle fut toujours l'amie des infortunés, et elle n'épargnait ni son temps ni ses talens, ni même sa bourse, pour se rendre utile à ceux qu'elle s'efforçait de servir. Avec un coeur si ardent, il est aisé de croire qu'elle fut souvent la dupe de sa bienveillance. Les pauvres trouvèrent toujours en elle une protectrice zélée, et elle ne quitta jamais aucun lieu où elle résidait, sans emporter avec elle leurs prières et leurs regrets.
Jamais femme n'eut à subir de plus cruelles épreuves comme épouse, et très-peu eussent pu se conduire aussi bien tant qu'elles durèrent : mais sa conduite pendant vingt-trois ans parle d'elle-même. Elle fut la mère la plus tendre et la plus attentive; et si elle porta trop loin l'indulgence pour ses enfans, c'est une faiblesse trop générale pour qu'elle soit l'objet d'un reproche trèssérieux. L'objet de ses efforts infatigables fut de les mettre à l'abri, autant que possible, des suites mortifiantes de la perte de sa fortune. Elle en trouva la récompense dans leur affection , dans leur reconnaissance et dans l'approbation de son propre coeur. Si elle puisa un haut degré de satisfaction dans l'hommage rendu à ses talens, ce plaisir fut mêlé d'amertume par les traits envenimés de l'envie et du fanatisme, et par des ca-
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 289
lomnies anonymes. Quelques personnes l'ont blâmée parce qu'il n'est jamais question de religion dans ses ouvrages; mais je crois qu'il ne s'y trouve pas une seule ligne qui indique qu'elle en manquât elle-même; et je suis convaincue que mistress Smith aurait regardé la religion comme un sujet trop sacré pour l'introduire sans nécessité et avec irrévérence dans un ouvrage de fiction destiné aux heures de récréation, et non à celles d'une réflexion sérieuse. D'ailleurs ce mélange n'était pas alors à la mode comme il l'est devenu depuis; personne ne prenait un roman dans l'attente d'y trouver un sermon. On n'avait pas encore remis en vogue les Amours religieux, et Coelebs n'avait pas encore com.- mencé ses Voyages pour chercher une femme (1). Elle fut également blâmée, et avec plus de raison, d'avoir introduit la politique dans un de ses ouvrages; c'était une faute contre le bon goût dans une femme auteur (2). — Peut-être se mêlait-il à son patriotisme un peu de mécontentement personnel.
La réputation de mistress Smith comme auteur repose moins sur ses ouvrages en prose, qui furent souvent écrits à la hâte, au milieu des chagrins et des souffrances physiques, que sur ses poésies. Ses sonnets et ses autres poèmes ont eu onze éditions , et des traductions en ont été publiées en français et en italien. On avait une si haute idée de ses talens, qu'après la mot t du docteur Watson, elle fut invitée à composer son épitaphe, ce qu'elle refusa, quoiqu'elle ne pût qu'être sensible à uu tel compliment, venu d'une so(t)
so(t) Courtslups , et Coelebs in search of a wife , romans d'un genre îcligieux.— En. (2) Epigrammc contre laih Morgan. — En.
2J
------------------------------------------------------------------------
29o CHARLOTTE SMITH,
ciété aussi fertile en poètes que le collège de Winchester.
Mistress Smith ne laissa aucun ouvrage posthume quelconque. Tous les fragmens qui se trouvaient dans son secrétaire furent livrés aux flammes, sans aucune exception. Le roman publié sous son nom il y a environ trois ans, dans l'intention de tromper le public en le lui attribuant, est une fraude contre laquelle il parait que les lois n'offrent aucun recours. Ceux qui l'ont lu m'assurent qu'où trouve dans l'ouvrage même des preuves suffisantes pour déjouer cette intention, et qu'aucune personne de bon sens ne peut s'y tromper. Mais pour rendre justice à la mémoire de mistress Smith, une pareille imposture doit être démasquée d'une manière plus publique.
En terminant celte relation mélancolique d'une vie si invariablement marquée par l'adversité, il est impossible de ne pas éprouver le plus vif regret qu'un •être ayant un esprit doué de si hautes qualités, un coeur si ouvert à lous les sentimens tendres et généreux, des charmes et des vertus dignes d'attacher tous les coeurs, si bien fait pour goûter le bonheur et pour en faire jouir les autres, ait été, depuis sa première jeunesse, une victime dévouée à la folie, au vice et à l'injustice. Qui peut s'empêcher de faire contraster sa malheureuse destinée avec la situation brillante qu'elle aurait occupée dans le monde dans des circonstances plus heureuses? Mais son ange gardien sommeillait!
Notre voyage « dans cet agréable pays de féerie s'étant terminé brusquement avant que les ouvrages de mis très Smith eussent été compris dans la collection
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. agi
à laquelle ces notices ont rapport (i), cette circonstance nous a privés de l'occasion de relire, avec quelque soin, les productions d'une femme dont nous devons reconnaître que les écrits nous ont procuré plus de plaisir que ceux de certains auteurs à l'égard desquels nous avons dû entrer dans plus de détails. Cependant quoique nous écrivions sans avoir sous les yeux les ouvrages de mistress Smith , et que nos souvenirs datent déjà d'assez loin , ils sont trop profondément gravés dans notre mémoire, pour qu'ils soient d'un caractère général. Nous nous flattons qu'on ne les trouvera ni vagues, ni inexacts.
Avant tout, nous devons prendre la liberté d'avouer que nous différons d'opinion avec l'obligeante correspondante à qui nous sommes redevables de la notice qui précède, en ce qu'elle considère la prose de mistress Smith comme fort inférieure à sa poésie. Nous reconnaissons les grandes beautés de ses sonnets, et notre admiration n'est nullement ébranlée par l'objection pédanlesque que leur construction en deux quatrains élégiaques, terminés par un distique, diffère de celle du sonnet légitime inventé par les Italiens, et que Milton et d'autres auteurs anglais ont imité de leur littérature. La qualité de la poésie nous paraît d'une plus grande importance que la structure du vers; et la forme plus simple des sonnets de mistress Smith convient aussi-bien et même mieux au sujet en général mélancolique et sentimental sur lequel elle aime à exercer son génie, que le rhythme plus compliqué du sonnet italien régulier. Mais tout en donnant de grands
(i) Allusion à l'interruption du Recueil des Romanciers anglais , dunt ces notices sont extraites. — ÉD.
------------------------------------------------------------------------
a92 CHARLOTTE SMITH,
éloges aux douces et mélancoliques effusions de l,t muse de mistress Smith, nous ne pouvons convenu qu'elles eussent suffi pour l'élever à la hauteur à laquelle nous sommes disposés à la placer comme auteur de ses ouvrages en prose. L'élégance, le goût et le sentiment de cette dame douée de si hauts talens, peuvent sans doute se trouver dans les poésies de mistress Smith; mais l'invention, cette qualité la plus émineiile du génie, la connaissance du coeur humain , la description de la nature, l'esprit, la satire, voilà ce que le lecteur doit chercher dans ses ouvrages eu prose.
Nous nous rappelons parfaitement l'impression que fit sur le public Emmeline, ou l'Orpheline du château, lors que cet ouvrage vit le jour. C'est un roman d'amour et de passion, dont l'idée est heureuse, et dont l'exécution est très-intéressante. Il contient un heureux mélange de gaieté, de satire amère et de pathétique, tandis que les caractères, tant pour les sentimens que pour les manières, y sont tracés avec une fermeté de pinceau et une vivacité de coloris qui appartiennent au genre le plus relevé de la fiction. Nous nous souvenons fort bien d'un défaut qui nous frappa ainsi que plusieurs autres lecteurs aussi jeunes que nous l'étions alors. Il y a (ou du moins il y avait, car les choses peuvent avoir changé depuis le temps où nous éprouvions de pareilles sensations), dans l'esprit de la jeunesse, ce sentiment chevaleresque qui répugne à tout changement, et à l'ombre même de l'inconstance, dans le héros ou l'héroïne d'un roman. De même qu'on s'attend à trouver dans l'amant favorisé:
« Un chevalier d'amour , fidèle à tous ses voeux, »
ainsi la dame, de son côté, doit êlrc, non-seulement
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. ag3
fidèle à ses promesses, mais, en dépit de toutes les tentations, constante dans son premier amour. Cela est si vrai, que nous ne connaissons aucun ouvrage dans lequel on ait fait passer l'héroïne par le purgatoire d'un premier mariage, avant que le dénouement la mit entre les bras de son premier amant, sans que le lecteur s'en soit trouvé offensé, pour la raison que nous venons de donner. Or Emmeline, complètement justifiée, comme nous le reconnaissons, par la raison et encore plus par la prudence, rompt son engagement avec le fier, l'impétueux, mais le noble et généreux Delamere, pour s'attacher à un M. Godolphin, du mérite duquel on nous parle beaucoup à la vérité, mais pour qui nous n'éprouvons pas la moitié autant d'intérêt que pour le pauvre Delamere, peut-être parce que nous connaissons les fautes aussi-bien que les vertus de celui-ci, et que nous le plaignons des infortunes auxquelles l'auteur le condamne par suite de sa partialité pour son favori.
Quelques personnes diront que c'est une objection déjeune écolier. Tout ce que nous pouvons leur répondre, c'est qu'elle nous parut naturelle à l'époque où nous lûmes cet ouvrage. On peut dire aussi que la passion et les sacrifices qu'on lui fait sont un sujet dangereux quand on s'adresse à la jeunesse; cependant nous ne pouvons nous empêcher de penser que, si la prudence est éminemment la vertu du temps actuel, elle en est aussi, en quelque sens, le défaut; et que Cupidon, roi des dieux et des hommes, a peu de chance de recouvrer une portion très-dangereuse de son influence, dans un siècle où l'égoïsme est si dominant. Il semble du moins bien dur que les romanciers actuels soient les premiers à déserter le pauvre enfant
------------------------------------------------------------------------
»i)i CHARLOTTE SMITH,
aveugle qui est naturellement leur divinité tutélaire. C'est pourtant ce qui a eu lieu si généralement, que cette circonstance rappelle les plaintes du vieux Davenant:
«La presse est maintenant l'ennemie de l'Amour , oui l'ennemie de l'Amour. Elle a saisi son arc, ses ilècbcs, son caïquois, (die lui a mis les fers aux pieds , parce qu'il favorisait les ciilievucs des amans. »>
La Recluse du Lac, quoique le canevas d'amour soit inoins intéressant, attendu une sorte de romanesque fantastique qui s'attache au héros Montgomery, est, sous d'autres rapports, digne de servir de pendant à l'Orpheline du Château. La femme à la mode, à coeur froid, mais coquette, iady Newenden, qui devient corrompue uniquement par ennui, est parfaitement dessinée, et l'on peut en dire autant de la virago qui ressemble à un jockey, et du libertin brutal.
Mistress Smith avait de grands talens pour la satire, mais elle les emploie rarement, d'une manière légère et enjouée. Son expérience l'avait malheusement portée à voir la vie sous ses traits les plus mélancoliques, de sorte que les folies qui offrent aux heureux du siècle un sujet de plaisanterie, avaient été pour elle une source de chagrins et même de détresse. Les caractères dont nous venons de parler, ainsi que d'autres qu'on trouve dans ses ouvrages , sont odieux plutôt que propres à faire rire à leurs dépens; et quant au ministre chasseur, et à d'autres personnages moins fortement dessinés, ils obtiennent le sourire du mépris sans exciter aucun intérêt. L'état embarrassé des affaires de sa famille fit que mistress Smith jugea avec sévérité ceux qui en avaient l'administration, et l'introduction dan.
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. ,tJS
ses romans d'un ou deux membres du barreau, — hommes d'affaires, comme elle les appelle — ne dut pas les engager à se féliciter beaucoup d'avoir eu des rapports avec une dame dont la plume était si bien taillée. Les faibles de M. Smilb lui-même ne lui échappèrent point. En dépit du droit imposant de la suprématie , nous le reconnaissons dans le bizarre faiseur de projets qui espérait faire fortune en fumant ses terres avec de vieilles perruques. Cette satire peut n'avoir pas toujours été juste, car les dames qui ont la vue perçante, et qui sentent vivement, désirent quelquefois arriver à leur but sans passer par les formes que leur opposent les lois, plutôt que les hommes de loi. Ceux qui ont lu dans le mémoire qui précède, les scènes de provocation et de détresse qui remplirent la plus grande partie de l'existence de mistress Smith, excuseront aisément en elle un excès d'amertume et d'irritabilité. Sa vie littéraire eut aussi ses fléaux particuliers, et elle en dit assez dans un de ses derniers romans pour en faire connaître la nature. Il existe entre une femme auteur et quelques hommes du même métier une correspondance admirable qui démontre l'incertitude et les vexations auxquelles la vie d'un auteur est assujettie.
Le chef-d'oeuvre des ouvrages de mistress Smith est, à en juger par nos souvenirs, le Vieux Château, principalement la première partie de l'histoire, où la scène se passe dans le vieux château et les environs. La vieille mistress Rayland est sans rivale : c'est une reine Elisabeth dans la vie privée, jalouse de ses dignités et possessions immédiates , et encore plus jalouse du droit de les léguer. Sa lettre à M. Somerive, dans laquelle elle lui intime plutôt qu'elle ne lui exprime son désir de conserver le jeune Orlando au château, tandis
------------------------------------------------------------------------
ÎO" CHARLOTTE SMITH,
qu'elle évite avec tant de soin de se compromettre par aucune expression qui pût annoncer direclemrnt ses intentions à son égard, est un chef-d'oeuvre do diplomatie, tel qu'aurait pu le composer dans une occasion semblable la fille des Tudors. L'amour des jeunes gens rapprochés si naturellement, l'innocence et la pureté de ce sentiment, le genre de pjrils dont ils sont environnés, ne peuvent manquer d'intéresser profondément tous ceux qui trouvent quelque attrait dans ce genre particulier de littérature. L'entrevue inattendue avec le contrebandier Jonas, fournit une occasion pour jeter de la variété dans l'histoiie par une belle scène de terreur naturelle, tracée de main de maître.
On trouve aussi dans le Vieux Château quelques excellens passages descriptifs, mais il est vrai qu'on en trouve de semblables dans tous les ouvrages de mistress Smith ; et il est remarquable que la description des côtes de la mer des comtés de Dorset et de Devon, avec lesquelles elle devait être familière, présente à peine des traits plus exacts que celle de la tour siluée sur un promontoire escarpé de la côte de Caithness qu'elle ne pouvait connaître que par ouï-dire: tant le pouvoir créateur du génie sait s'emparer des matériaux recueillis par lui-même ou par d'autres. On peut remarquer que non-seulement mistress Smith conserve dans ses paysages la vérité et la précision d'un peintie, mais qu'on y trouve quelquefois les marques de ses goûts et de ses études favorites. Elle décrit les plantes et les fleurs sous les noms que leur donne Linnée, aussibien que sous ceux par lesquels elles sont connues vulgairement; et en parlant des habitans des airs, elle emploie souvent des expressions d'histoire naturelle. On
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 297
peut observer quelque chose de semblable dans les poèmes de M. Crabbe; mais ni dans ces poèmes, ni dans les romans de mistress Smith, aucun de ces détails n'indique une affectation de pédanterie, reproche qu'on aurait certainement lieu de faire, si ces ornemens scientifiques étaient distribués par une main moins habile.
La partie la plus faible des romans de mistress Smith est sans contredit le plan, ou la narration , qui en général paraît avoir été conçu , comme l'on dit, sans beaucoup d'égards pour la probabilité, et pour l'exactitude de l'ensemble. Ce défaut ne peut s'attribuer au manque d'invention, car lorsque Charlotte Smith en avait le loisir, et qu'elle voulait employer tous ses moyens, elle conduisait son histoire, comme dans ÏQrpheline du Château , avec une adresse qui défie la critique. Mais la voix inexorable de la nécessité l'appelait trop souvent à ses travaux littéraires, et la forçait à écrire tous les jours pour la presse, sans avoir préalablement arrangé sa composition. Delà cette précipitation et le manque de liaison qu'on peut remarquer dans quelques-unes de ses histoires; de là aussi ces exemples où nous voyons le caractère du roman changer tandis qu'il était encore dans l'imagination de l'auteur, et finir par devenir tout différent de ce qu'elle s'était d'abord proposé. Cela peut venir soit de ce qu'elle avait oublié le fil de son histoire, soit de ce qu'à mesure que son ouvrage avançait, elle trouvait plus difficile d'arriver à un dénouement satisfaisant, qu'elle ne l'avait espéré d'abord en concevant le plan. Cet abandon du fil d'un récit est sans contredit une imperfection ; car parmi les différais genres de mérite que peut avoir un roman, il en est peu qu'on puisse préférer à l'in-
------------------------------------------------------------------------
:>i)8 CHARLOTTE SMITH,
térêt et à la conduite de l'histoire. Mais ce mérite, quelque grand qu'il soit, n'a jamais été considéré comme indispensable dans un ouvrage de fiction. Au contraire, dans un grand nombre des meilleurs modèles de ce genre de composition, comme, par exemple, GilBlas, Pérégrine Pickle, Roderick Random, et plusieurs autres de la première classe, l'auteur n'a fait nul effort pour mériter les éloges qui sont dus à un système d'aventures bien suivies, dans lequel les volumes qui succèdent au premier, comme les mois d'été qui amènent à leur maturité les fleurs et les fruits que le printemps a vus naître, conduisent lentement l'histoire à un dénouement bien préparé, comme l'automne recueille les produits de l'année. Au contraire, les aventures, quelque plaisir qu'elles fassent en elles-mêmes , ne sont que
« Dis perles orientales enfilées au hasard. »
Elles n'ont entre elles d'autre liaison que d'être arrivées au même individu, et pendant le cours de la vie d'un homme. En un mot, quelle que puisse être l'opinion des critiques plus sévères , nous craignons que la plupart de ceux qui travaillent dans cette partie du champ delà littérature, ne finissent par demander avec Bayes : «A quoi sert le plan, si ce n'est à amener de belles choses?» et véritablement, si les belles choses méritent réellement ce nom, nous pensons qu'il y a du pédantisme à critiquer les ouvrages où elles se trouvent, uniquement parce qu'il manque à ces productions du génie l'ornement additionnel d'une régularité de conception conduisant l'histoire avec habileté vers son dénouement, ce que nous pouvons proclamer un des plus rares efforts de l'art.
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. Ï99
Les caractères de mistress Smilh sont conçus avec force et avec vérité, quoique nous ne nous en rappelions aucun qui porte le cachet de l'originalité; et dans le fait, la tentative d'en introduire de semblables, à moins que l'auteur ne soit doué d'une grande puissance d'invention, paraît devoir produire des monstres, plutôt que des modèles décomposition. Mistress Smith est généralement heureuse à leur prêter le langage qui convientà leur situation dans le monde, et l'on trouve peu de conversations qui soient aussi amusantes, et qui en même temps approchent autant de la vérité. Le ton variable de la haute société à la mode ne se copie pas aisément, et ce ne doit pas être peut-être une cause de regret, vu le soin qu'on prend dans ces régions élevées, de dépouiller la conversation de tout ce qui approche de l'emphase delà passion et même d'un intérêt sérieux. Mais les ouvrages de mistress Smilh présentent d'heureux modèles de toute autre espèce de dialogue, et ses portraits d'étrangers ne sont pas moins frappans que ceux des Anglais , ce dont elle est redevable au long séjour qu'elle a fait sur le continent.
Les romans de mistress Smith ont encore une autre qualité qui peut passer pour un mérite ou pour un défaut suivant les caractères différens des lecteurs, ou suivant que le même lecteur se trouve dans des dispositions différentes. Nous voulons parler du ton général de mélancolie qui règne dans tous ses ouvrages, et dont quiconque a lu le mémoire qui précède, ne peut être embarrassé pour expliquer la cause. II est vrai que tous les romans se terminent par un dénouement heureux, et elle a épargné à ses lecteurs, qui trouvent probablement dans leurs propres affaires assez de motifs d'inquiétudes et de chagrins, le désagrément addi-
------------------------------------------------------------------------
3oo CHARLOTTE SMITH,
tionnel d'avoir perdu leurs heures de loisir à se rendre l'esprit encore plus triste et plus sombre qu'auparavant par la catastrophe fatale d'une histoire qu'ils n'avaient prise que pour s'amuser. L'horizon , quoique uniformément nuageux pendant tout le cours de la narration de mistress Smith, s'éclaircit quand elle arrive vers la fin, et embellit la scène quand on est sur le point de la quitter. Cependant il n'en est pas moins vrai qu'on voudrait voir de temps en temps quelques rayons de soleil animer le paysage pendant le cours de l'histoire, et de pareils instans sont très-rares , de sorte que nous pouvons à peine échapper à l'influence générale de la mélancolie , par l'assurance que nos héros favoris seront enfin mariés et heureux. Le dénouement satisfaisant et précipité semble si peu d'accord avec les persécutions constantes de la fortune dans tout le cours de l'histoire, qu'on ne peut s'empêcher de craindre que l'adversité n'ait pas encore épuisé sa coupe, et qu'elle n'ait pour eux d'autres infortunes en réserve, après que l'auteur a tiré le rideau sur leur sort. Ceux qui ont peu de chagrins personnels, comme le dit Coleridge avec élégance (i), aiment les histoires qui font naître en eux un sentiment auquel ils ont peu d'occasions de se livrer, tandis que d'autres, harassés par les chagrins véritables de la vie, préfèrent celles qui peuvent les distraire du souvenir de leurs alflictions. Mais n'importe qu'on soit d'un caractère gai ou triste, chacun doit .regretter que le ton de mélancolie qui règne dans les ouvrages de mistress Smith, n'ait que trop pris
(l)«Mon espérance, ma |oie, ma Geneviève a peu de chagniis
peisoiincls; elle ne m'en aime que mieux quand je lui chante des
chansons qui font veiseï des larmes »
L'A MOI i
------------------------------------------------------------------------
CHARLOTTE SMITH. 3oi
sa source dans les circonstances où se trouvait cette dame aimable, et dans les sensations qu'elle éprouvait. A la vérité mistress Dorset nous assure que le caractère naturel de sa soeur était vif et enjoué; mais on doit prendre en considération que les ouvrages dont elle était obligée, souvent à contre-coeur, de s'occuper, étaient rarement entrepris par suite d'un choix libre. Rien n'attriste autant le coeur que ce genre de travail littéraire qui dépend de l'imagination, quand on s'y livre à regret et parce qu'on y est en quelque sorte contraint. Le galérien peut chanter dans les instans où il ne sent pas le poids de ses fers, mais il lui faudrait une égalité d'ame peu commune pour qu'il se décidât à le faire quand il est enchaîné à la rame. S'il est une corvée d'esprit comparable au travail pénible de l'esclave, c'est le travail qu'exigent les compositions littéraires quand le coeur n'est pas à l'unisson avec la tête qui s'en occupe. Ajoutez à la tâche du malheureux auteur la maladie, le chagrin, les revers de fortune, et la besogne du serf devient légère en comparaison. Avant de terminer une faible tentative pour nous acquitter de la dette que nous ont fait contracter les ouvrages de mistress Smith, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer le grand nombre de femmes douées de talens supérieurs, qui se sont distinguées dans cette branche de la littérature, depuis le temps où nous avons commencé à lire des romans. Parmi celles qui vivent encore, indépendamment des talens du premier ordre de madame d'Arblay (i), de Marie Edgeworth, de l'auteur des romans intitulés
(i) Plus connue sous le nom de mistress Burney, auteur de Cécilia , Evelma , ele.
Tom. X. 2 G
------------------------------------------------------------------------
302 CHARLOTTE SMITH.
le Mariage et VHéritage, et de mistress Opie, notre mémoire nous rappelle les noms de miss Austin, qui atracé un tableau si fidèle des moeurs anglaises, et de la société de la classe moyenne, c'est-à-dire de celle qui s'élève au-dessus du peuple; de mistress Radcliffe, de miss Reeve, et d'autres à qui nous nous sommes efforcés de rendre justice dans ces feuilles. Nous avons aussi à remercier mistress Inchbald, l'auteur de Frankenstein, mistress Bennett, et plusieurs autres femmes de talent, de l'amusement que leurs ouvrages nous ont procuré; et nous devons ajouter que nous croyons qu'il serait impossible d'opposer à ces noms un pareil nombre de compétiteurs du sexe masculin ayant paru dans la lice pendant le même espace de temps. Ce fait . est digne de remarque : mais faut-il l'attribuer au simple hasard? ou les nuances moins marquées et plus fugitives de la société moderne sont-elles peintes plus heureusement parle pinceau plus délicat d'une femme? ou enfin, notre délicatesse actuelle ayant banni les traits hardis et quelquefois grossiers qui étaient permis aux anciens romanciers, la rivalité est-elle devenue plus facile aux femmes auteurs? C'est une question qui nous mènerait fort loin, et que par conséquent nous n'entreprendrons pas de discuter en ce moment.
------------------------------------------------------------------------
NOTICE
BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
SDK
DANIEL DE FOE "'
PEUT-ÊTRE dans la littérature anglaise il n'est aucun ouvrage, soit instructif, soit amusant, qui ait été plus généralement lu et admiré que la Vie et les Aventures de Robinson Crusoé. Il est difficile de dire en quoi consiste le charme qui a fasciné ainsi l'imagination de toutes les classes de lecteurs dans cet ouvrage, un des premiers qui aient éveillé leur attention et intéressé leur jeunesse. Même à un âge plus mûr, on sent que Robinson Crusoé rappelle encore ces sensations particulières à cette époque de la vie où tout est nouveau, où tout embellit pour nous l'avenir, et où nous sont données ces visions que l'expérience ne tend ensuite qu'à couvrir d'un voile sombre.
(l) La partie biographique de cette notice est due à feu John Ballantyne, libraire d'Edimbourg, que son esprit, ses talens agréables et sou caractère obligeant feront long-temps regretter par
------------------------------------------------------------------------
3o{ DE FOE.
Cet ouvrage parut pour la première fois en avril 1719, et, comme on peut le supposer, son succès date de cette époque. C'est une singulière circonstance que Daniel De Foe , après une vie passée dans les embarras politiques, dans les dangers et dans les prisons, se soit occupé, sur le déclin de ses jours, à composer un ouvrage du genre de celui dont nous parlons, à moins qu'on ne veuille supposer que son esprit fatigué du monde se soit détourné avec dégoût de la société et de ses institutions, et ait trouvé quelque consolation à peindre la situation de son héros. Quoiqu'il en soit, le monde est à jamais redevable à la mémoire de De Foe d'un ouvrage dans lequel les voies de la Providence sont démontrées d'une manière si simple et si agréable, et qui donne tant de leçons morales sous le voile d'une fiction intéressante.
Daniel De Foe naquit à Londres en i663. Son père, Jacques Foe , était boucher dans la paroisse de SaintGiles ; on a fait bien des conjectures, dont nous ne fatiguerons pas nos lecteurs, sur l'addition que Daniel fit lui-même de la particule De à son nom de famille. Nous sommes tentés de croire avec un critique que Daniel, rougissant delà bassesse de son origine, trouva que le De qu'il ajoutait à son nom avait un son qui lui donnait une dignité normande. Sa famille et lui-même étaientnon-conformistes, mais il paraît que ses principes n'étaient pas aussi stricts que sa secte l'exigeait ; car, dans la préface de son ouvrage intitulé More Refermation, il se plaint que quelques non-conformistes lui aient reproché d'avoir dit que le gibet et les galères devaient être le châtiment de ceux qui fréquentaient les conventicules, « oubliant qu'en ce cas je dois vouloir y conduire avec moi mon père, ma femme et six enfans innocens. >»
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 3o5
De Foe reçut une éducation assez bornée. Son père le plaça à l'âge de douze ans dans un pensionnat de non-conformistes à Ncwinglon Green, tenu alors par M. Morton. Il y resta quatre ans, et il parait que ce fut toute l'éducation qu'il reçut jamais. Voyant qu'il avait peu de goût pour son état, son père le plaça dans quelque commerce : mais de quelle nature, c'est ce que nous ne pouvons savoir, De Foe lui-même étant trèsréservé à ce sujet. Lorsque Tuchin (i) l'accusa d'avoir été élevé comme apprenti d'un marchand bonnetier, il affirma (mai 1705), «qu'il n'avait jamais été bonnetier ni apprenti, » mais il convint « qu'il avait été commerçant (2).»
Au surplus le commerce n'avait occupé qu'un bien court espace de sa jeunesse ; car en i685, dans sa vingtdeuxième année, il prit les armes pour le duc de Monmouth. Lorsque le parti du duc de Monmouth fut anéanti, Daniel eut la bonne fortune d'échapper au milieu de la foule déplus grands coupables; mais à un âge plus avancé, et quand il n'était plus dangereux d'avouer ses opinions, il se vanta beaucoup de ses exploits , dans son Appel à Thonneur et à la justice, étant un compte fidèle de sa conduite dans les affaires publiques.
Trois ans après ( 1688), De Foe fut admis aux droits et libertés de la Cité de Londres. Il avait toujours été ferme partisan de la révolution,et il eut alors la satisfaction d'être témoin decegrandévénement. Oldmixon dit
(t) Edileur de l'Observateur, et adversaire constant de De Foe , tant en politique qu'en littérature. (Note de l'Auteur.)
(2) « Peut-être sa conseieuce se pardonna-t-elle la fausseté évidente de cette assertion, en se disant que quoiqu'il vendît des marchandises de bonneteries, il ne les f.ibiiquait pas. »( Note de l'stulenr )
2(1.
------------------------------------------------------------------------
3c6 DE FOE.
(tom. 2' de ses oeuvres, pag. 276) qu'à une fête que donna le lord-maire de Londres au roi Guillaume, le 29 octobre 1689, De Foe parut bien monté et richement équipé, parmi les cavaliers commandés par lord Peterborough, qui escortèrent le roi et la reine depuis Whitehall jusqu'à Mansion-House (1). Cependant tous les talens d'équitalion de Daniel, unis à la constance avec laquelle il consacra sa plume à la cause de Guillaume, ne purent attirer sur lui l'attention de ce monarque, d'ailleurs si froid; et notre auteur fut obligé de se contenter d'exercer l'humble profession de marchand bonnetier dans Freeman's Yard, Cornhill; réfléchissant prudemment que, si la cour pouvait se passer de traités politiques, la nation ne pouvait se passer de bas.
Mais la mauvaise fortune accompagne volontiers les hommes de génie qui, pour cultiver leurs talens supérieurs , négligent ce seDS commun si nécessaire pour qu'on puisse s'acquitter honorablement de la besogne journalière de ce monde. Les affaires de De Foeallèrent de mal en pis. Les heures qu'il aurait dû consacrer à sa boutique, il les passait dans une société pour la culture des belles-lettres; et en 1692, il fut obligé de se cacher pour éviter les poursuites de ses créanciers. Un d'entre eux, qui avait moins de considération pour les belles-lettres, et plus d'irritabilité que les autres, fut sur le point de le faire déclarer en banqueroute; mais un compromis fut accepté, heureusement pour notre auteur, à la demande de ceux à qui il devait le plus; il paya ponctuellement ce qu'il était convenu de
(1) Whilchall ctailalors le palais habilépar les lois d'Anglcteiu Mansion-House est l'hôtel-de-ville , la maison commune. — Kl)
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 3o/
donner ; et quelques-uns de ses créanciers envers lesquels il s'était libéré de cette manière, élant ensuite tombés eux-mêmes dans la détresse, il alla les voir, et leur paya intégralement tout ce qu'il leur avait dû. Il s'occupa ensuite à fabriquer des tuiles sur les bords de la Tamise, près de Tilbury, mais avec peu de succès; car on fit sur lui ce sarcasme, qu'il ne demandait pas, comme les Égyptiens, des briques sans paille, mais qu'il en demandait, comme les juifs, sans payer ses ouvriers. Outre sa tuilerie, notre auteur, stimulé par un esprit actif et des embarras pécuniaires, imagina plusieurs autres entreprises, ou, comme il les appelait luimême, des projets : il écrivit sur les monnaies anglaises ; il projeta des banques pour chaque comté d'Angleterre , et des factoreries pour les marchandises. Il fit imprimer, non sans songer à ce qui lui était arrivé sans doute, une proposition de nommer une commission pour faire une enquête sur les biens des banqueroutiers. Il imagina un bureau de pensions pour le soulagement des pauvres; et il finit par publier un long essai sur les projets eux-mêmes.
Vers cette époque ( i6g5 ), les efforts infatigables de Daniel De Foe lui valurent une légère faveur de la cour, et il fut nommé teneur des comptes de3 commissaires chargés de la recette des droits sur le verre. Mais sa mauvaise fortune ordinaire le poursuivit encore en celte occasion; la suppression de cette taxe en 1699, lui ayant fait perdre sa place.
Le soleil de la faveur royale se leva enfin pour De Foe. «Vers la fin de 1699,» dit-il lui-même, «un nommé Tutchin publia un horrible pamphlet, écrit en fort mauvais vers, et intitulé les Étrangers. L'auleur y faisait une attaque personnelle contre le roi, et ensuite
------------------------------------------------------------------------
3o8 DE FOE.
contre la nation hollandaise; et après avoir reproché à Sa Majesté des crimes auxquels ses ennemis les plus acharnés n'auraient pu songer sans horreur, il conclut en lui donnant le nom odieux d'Etranger. La lecture de cet ouvrage me mit en fureur, et fut l'occasion d'une bagatelle dont je n'aurais jamais espéré le succès. »
La bagatelle dont De Foe parle ici, était son Véritable Anglais, satire en vers contre les Etrangers, ou la défense du roi Guillaume et des Hollandais. Il s'en vendit un grand nombre d'exemplaires, au grand profit de l'auteur. Le roi lui accorda même l'honneur d'une entrevue personnelle, ce qui le rendit le partisan prononcé de la cour. Dans cette satire, De Foe reprochait aux Torys anglais leurs injustes préjugés contre les étrangers, d'autant plus que c'est par le mélange d'un grand nombre de nations différentes que s'est formée la masse qu'on appelle aujourd'hui le peuple anglais. Les vers en étaient durs et sans harmonie, car De Foe parait n'avoir jamais eu d'oreille pour la mélodie du langage, soit en prose, soit en vers. Mais quoiqu'il lui manquât le vers sonore et la divine énergie de Dryden, il avait souvent des expressions mâles, et des pensées heureusement tournées qui n'auraient pas été indignes de l'auteur d'Absalon et Achitophel. Au total, son style parait plutôt formé sur celui de Hall, d'Oldham, et des anciens auteurs satiriques. Les premiers vers sont bien connus :
« Partout où Dieu érige une maison de prière , le diahlc y construit toujours une chapelle; cl si l'on examine les choses de près , on verra que le dernier a l'audilonc le plus nombreux. »
Le premier ouvrage que publia De Foc après le Véritable Anglais, fut, le Pouvoir originaire du corps collectif
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 309
du peuple anglais examiné et démontré. Il fut suivi d'uu pamphlet intitulé Argument pour prouver qu'une armée permanente, du consentement du Parlement, n'a rien d'incompatible avec un gouvernement libre. Mais comme nous n'avons pas dessein de suivre De Foe dans sa carrière politique, et que nous ne voulons parler que de ceux de ses ouvrages qui, par leurs conséquences, influèrent matériellement sur sa situation et sur ses affaires, nous passerons à la mort du souverain, son protecteur, qui eut lieu le 8 mars 1702.
L'avènement d'Anne au trône y ayant rétabli la race des Stuarts, qui avaient vu particulièrement de mauvais oeil la politique et la conduite de De Foe, notre auteur fut bientôt réduit, comme il l'avait déjà été, à vivre du produit de son esprit. Il est peut-être heureux pour le monde qu'il y ait tant de vérité dans le cri universel qui s'élève contre la manière dont on néglige les auteurs pendant leur vie ; car il semble que le génie soit toujpurs accompagné d'une certaine nonchalance, et que la nécessité puisse seule lui donner de l'activité. Si Guillaume avait vécu, il est probable que le monde n'aurait jamais eu le plaisir de lire les Aventures de Ro~ binson Crusoé.
Nous ne pouvons savoir si De Foe trouvait que la politique était le produit de la presse qui se vendait le mieux; ou s'il se disait comme Macbeth:
« Je me suis lellcmeut avancé, que si je ne voulais pas aller plus loin , retourner sur mes pas serait pire que de continuer à marcher en avant. »»
ce qui est certain, c'est qu'il se hasarda à réimprimer son ouvrage intitulé : Le plus court chemin avec les NonConformistes, et à publier plusieurs autres pamphlets,
------------------------------------------------------------------------
3io DE FOE.
que la chambre des Communes regarda comme des libelles ; et le 25 février 1702-3, une plainte ayant été faite à la chambre contre un ouvrage intitulé : Le plus court chemin avec les Non-Conformistes, et les pages n, 18 et 25 en ayant été lues, elle prit une résolution portant « qu'attendu que cet ouvrage était rempli de réflexions fausses et scandaleuses contre le Parlement, et tendant à exciter la sédition, il serait brûlé par la main du bourreau dans New-Palace-Yard. »
Tous les péchés politiques de notre malheureux auteur furent alors rassemblés contre lui: il avait été le favori et le panégyriste de Guillaume; il avait combattu pour Monmouth contre Jacques; il avait justifié la révolution et défendu les droits du peuple; il avait raillé, insulté et offensé tous les Torys, meneurs de la chambre des Communes; et après tout cela, il ne pouvait rester en repos ; il fallait qu'il donnât de nouvelles éditions de ses ouvrages les plus offensans!
Ainsi accablé par un pouvoir irrésistible, De Foe fut obligé de se cacher, et nous sommes redevables d'une description exacte de sa personne à une circonstance très-désagréable. Les secrétaires d'état, en janvier 1703, firent publier une proclamation dans les termes suivans :
* Saint-James, 10 janvier 1702—3.
«Attendu que Daniel De Foe, autrement dit De Fooe, est accusé d'avoir écrit un pamphlet scandaleux et séditieux intitulé, Le plus court chemin avec les NonConformistes. C'est un homme de moyenne taille, maigre, âgé d'environ quarante ans, ayant le teint brun et les cheveux d'un brun foncé , mais portant une perruque;
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 3n
ayant le nez aquilin, le menton pointu, les yeux gris, et un gros poireau près de la bouche, né à Londres, ayant été bien des années marchand bonnetier dans Frecman's Yard, Cornhill, et maintenant propriétaire de la tuilerie près de Tilbury-Fort, comté d'Essex. Quiconque découvrira ledit Daniel De Foe à un des principaux secrétaires d'état, ou des juges de paix de Sa Majesté, de manière à ce qu'il puisse être arrêté, recevra une récompense de cinquante livres, dont Sa Majesté a ordonné que le paiement fût fait à l'instant même de celte découverte. »
Il fut bientôt après arrêté, et condamné à une amende, au pilori et à l'emprisonnement. «Ce fut ainsi, » dit-il, «que je fus ruiné une seconde fois; car je perdis par cette affaire plus de 3,5oo livres sterling. »
Tandis qu'il était détenu à Newgate, il s'occupa à revoir un recueil de ses ouvrages, pour en préparer l'impression, qui eut lieu dans le cours de la même année; et il s'amusa même à composer une ode au pilori, dont il avait si récemment fait la connaissance bien malgré lui. De là les vers insultans de Pope, qui classent De F'oe avec le Tory son rival,
« En haut on voyait De Foe sans oreille et sans honte , et eu bas Tutchin , venant d'être battu de verges (l). »
Son hymne au pilori, en vers iambes durs et raboteux , renferme comme le véritable Anglais, et l'on peut dire comme toutes les poésies de De Foe, un fonds considérable de satire mâle ; et nous nous trompons
(l) Dunciade, liv. H. Ces vers font partie delà description d'une Mjpiiserie donnée par la Sottise, — Tu.
------------------------------------------------------------------------
3i2 DE FOE.
fort si, dans les vers qui suivent, l'auteur ne rejette pas avec succès sur ceux qui l'avaient poursuivi en justice la honte au moins du châtiment auquel ils l'avaient fait condamner. On y remarque la veine sinon l'éloquence de l'ancien et brave Cavalier Lovelace.
« Des murs de pieire ne font pas une prison ; des barres de fer ne font pas une cage; l'esprit tranquille et innocent n'y voit qu'un ermitage. »
L'hymne de De Foe commence ainsi :
« Salut ï macbine hyérogliphique d'état, condamnée à punir l'imagination; tu ne peux faire subir aucune peine à des hommes qui sont hommes, ils dédaignent ton insignifiance. Le mépris, cette fausse et nouvelle expression pour la honte , est un mot vide de sens quand il ne tombe pas sur le crime. —C'est une ombre pour amuser lo genre humain, mais qui n'effraie jamais l'esprit sage nu résolu. La vertu s'inquiète peu du mépris des hommes, et les calomnies sont l'ornement de l'innocence.
« Élevé sur ton siège d'apparat, quelle est la perspectivetle l'avenir? Combien les voies impénétrables delà Providence diffèrent de nos vues rétrécies ! De là les erreurs delà ville: les fripons font leurs affaires pendant que les fous rêvent. »
De Foe ne se contenta pas d'avoir choisi pour ses iambes ce sujet désagréable, il écrivit ensuite une hymne à la potence.
Mais le principal objet dont il s'occupa fut le projet de la Revue. Cet ouvrage périodique commença à paraître in-4° le 19 février 1704, et continua, à raison de deux numéros par semaine, jusqu'en mars 1705. A cette époque il en donna un troisième numéro chaque semaine, et l'ouvrage parut ainsi les mardis, jeudis et samedis, jusqu'en mai 1713 : il compose neuf gros volumes , écrits en entier par De Foe. Il y donne les nouvelles étrangères et domestiques; il y traite de politique
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 3*3
et de commerce ; mais prévoyant que cet ouvrage n'obtiendrait de la vogue qu'autant qu'il serait amusant, il y discute, sous le titre de Club de la médisance, divers autres sujets, comme l'amour, le mariage, la poésie, la langue, ainsi que les goûts et les habitudes qui prévalaient alors. Cette occupation ne suffisait pas à son esprit actif. Tandis qu'il était encore à Newgate (1704), il publia la Tempête, ou un recueil des incidens les plus remarquables qui arrivèrent dans la tempête du 26 novembre 1703. Cet ouvrage n'était pas seulement un aride détail de désastres, De Foe, avec son heureuse sagacité, ayant saisi cette occasion pour inculquer à ses lecteurs les vérités de la religion et le pouvoir suprême de la Providence (1).
(r) On trouve dans les mémoires du temps les détails suivans de ce terrible fléau :
« 26 novembre. — Vers minuit commença la plus terrible lemptHe qu'on ait jamais éprouvée en Angleterre, le vent étant à l'ouestsud-ouest, et accompagné d'éclairs. Il découvrit les toits d'un grand nombre de maisons et d'églises, renversa les flèches de plusieurs clochers, et beaucoup de cheminées ; il déracina une multitude d'arbres. Les plombs qui couvraient quelques églises furent loulés comme des feuilles de parchemin , et nombre de navires, Larges et barques, coulèrent à fond sur la Tamise. Mais la marine loyale souffrit le plus grand dommage , parce qu'elle venait seulement d'arriver du détroit. Quatre vaisseaux de troisième rang , un de second , quatre de quatrième , et beaucoup d'autres de moindre force, furent jetés sur les côtes d'Angleterre, et plus de quinze cents marins périrent, sans compter ceux qui se trouvaient sur des liâtimens marchands. Ou calcula à un million sterling la perte que fit la ville de Londres seule. Celle de Bristol perdit environ deux cent mille livres. Le contre-amiral Bcaumont fut du nombre de ceux qui furent noyés.
» D'après cette calamité, la chambre des Communes présenta une adresse à Sa Majesté pour la prier de faire réparer les vaisseaux
27
------------------------------------------------------------------------
3i4 DE FOE.
Vers la fin de 1704, tandis que De Foe, comme il nous le dit lui-même, était à Newgate, ruiné, sans amis, et sans espoir d'en sortir, sir Robert Harley, alors secrétaire d'état, qu'il ne connaissait pas personnellement jusqu'alors, lui envoya un message verbal pour lui demander « ce qu'il pouvait faire pour lui. » Notre auteur lui fit sans doute une réponse convenable. En conséquence, sir Robert saisit une occasion pour faire des représentations à la reine sur sa malheureuse situation, et sur ce qu'il souffrait sans l'avoir mérité. Anne ne consentit pourtant pas sur-le-champ à sa mise en liberté; mais elle se fit donner des détails sur la position de sa famille, et envoya à sa femme, par lord Godolphin, une somme considérable. Elle se servit ensuite du même canal pour lui faire passer à lui-même une somme suffisante pour payer l'amende à laquelle il avait été condamné, avec tous les frais, et l'attacha ainsi pour jamais à ses intérêts. Il sortit de Newgate à la fin de 1704, et se retira sur-le-champ près de sa famille à Saint-Edmund's bury. On ne lui permit pourtant pas de goûter le repos qu'il cherchait. Les libraires, les nouvellistes, les beaux esprits firent circuler partout le bruit qu'il s'était soustrait à la justice, au détriment de ceux qui l'avaient cautionné. Il méprisa leur méchanceté el reprit ses travaux littéraires, dont les premiers fruits furent un Hymne à la Victoire, et une Double bienvenue au duc de Marlborough, général dont les glorieux exploits lui avaient fourni les sujets de ces deux ouvrages.
delà marine royale, et d'eu faire construire d'autres, et d'jccoider quelques secours aux familles des marins qui avaient pe'ii dans cette lempéle , demandes auxquelles Sa Majesté fit droit. »
{Notede l Auteur. )
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 3.5
Notre auteur continua alors, pendant plusieurs années , à rédiger sa Revue et à composer des pamphlets politiques; et pendant ce temps il fut exposé à bien des inquiétudes, et souvent même à des dangers. Mais il fut soutenu par le sentiment intime de sa situation comme citoyen anglais libre, et jouissant des droits de la Cité de Londres; en joignant à ces litres un degré considérable de courage personnel et de résolution, il sut faire face aux manoeuvres de ses ennemis, et vint à bout de les déjouer. On aura de la peine à croire aujourd'hui que, lors d'un voyage d'affaires qu'il fit dans les parties occidentales de l'Angleterre, on forma le projet de s'emparer de sa personne et de l'envoyer à l'armée comme soldat; que les juges de paix de ces comtés, dans l'ardeur de leur esprit de parti, résolurent de le faire arrêter comme vagabond; et que, pendant son absence, on commença des poursuites contre lui pour des dettes qui n'existaient pas. Cependant De Foe a affirmé toutes ces circonstance dans sa Revue, et nous n'avons pas appris qu'on ait jamais cherché à jeter des doutes sur sa véracité à cet égard.
Vers cette époque ( 1706 ) il se présenta une place à laquelle les talens de notre auteur convenaient particulièrement. Le cabinet de la reine Anne avait besoin de quelqu'un qui eût des connaissances générales en commerce, de l'habilelé et des manières insinuantes', pour l'envoyer en Ecosse, dans le dessein de faire passer la grande mesure de l'Union. Lord Godolphin résolut d'employer De Foe à celte mission. Il le présenta donc à la reine, qui le reçut avec bonté; et quelques jours après il partit pour Edimbourg. La nature particulière de ses instructions u'a jamais été rendue publique; mais en arrivant à Edimbourg, en octobre 1706, De
------------------------------------------------------------------------
3i6 DE FOE.
Foe fut reconnu comme un personnage presque diplomatique. Nous sommes obligés de renvoyer nos lecteurs à son Histoire de l'Union pour les détails variés et intéressans de cette mission , attendu qu'ils occuperaient plus de place que nous ne pouvons leur en donner dans cette notice biographique.
De Foe ne parait pas avoir gagné les bonnes grâces des Ecossais, quoique pendant son séjour en Ecosse il eût publié en l'honneur de cette nation un poëme intitulé Caledonia. Il parle de plusieurs dangers imminens auxquels il échappa « par sa propre prudence et par la permission de Dieu. » Il n'est pas étonnant que lorsque presque toute la nation était décidément prononcée contre l'Union, un homme comme De Foe, envoyé en ce pays pour favoriser cette mesure par tous les moyens possibles, directs et indirects, ait été vu de mauvais oeil et même exposé à être assassiné. L'acte d'Union fut passé par le parlement d'Ecosse en janvier 1707, et De Foe retourna à Londres en février suivant, pour écrire l'histoire de ce grand traité entre les deux nations. On croit que la reine Anne récompensa ses services par une pension.
Pendant les troubles qui eurent lieu jusqu'à la fin de la guerre par le traité d'Utrecht, De Foe, rendu plus sage par l'expérience, vécut tranquillement à Newington, continuant à publier sa Revue. En s'acquittant de cette tâche il rencontra pourtant des obstacles qu'il surmonta, et il essuya des reproches auxquels il riposta; mais après les changemens politiques qui firent sortir du ministère son premier protecteur sir Robert Harley, et ensuite lord Godolphin, le secours pécuniaire qu'il recevait de la trésorerie paraît avoir cessé, et il fut obligé de se remettre à écrire sur divers sujets pour
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 317
pourvoir à ses besoins. L'agitation politique du temps, lui fournit des sujets; mais malheureusement pour De Foe les torys et les jacobites, à cette époque, étaient des hommes qui prenaient tellemeut les choses au pied de la lettre , qu'ils n'entendaient pas raillerie, et il fut arrêté et conduit dans son ancien gîte pour quelques sarcasmes qui n'étaient évidemment que de l'ironie.
Les écrits pour lesquels il fut poursuivi étaient au nombre de deux: Que faire si le Prétendant arrivait ? et Que faire si la reine venait à mourir? « Il est bien évident, dit De Foe, que les titres de ces ouvrages sont des plaisanteries, afin de les placer dans les mains de ceux qui avaient été trompés par les jacobites. » Celte explication ne fut pas jugée suffisante; il fut mis eu jugement, déclaré coupable, condamné à une amende de huit cents livres sterling, et mis en prison à Newgate. Il fut alors obligé de renoncer à publier sa Revue; et il est assez singulier qu'il ait abandonné cet ouvrage tandis qu'il était à Newgate, où il en avait conçu la première idée neuf ans auparavant.
Après être resté en prison quelques mois, il en sortit par ordre de la reine en novembre 1713.
Quoique sa mise en liberté prouvât que l'innocence de ses intentions était admise, sinon reconnue, on ne lit rien pour lui, et la mort de la reine, qui arriva bientôt après (en juillet 1714), le laissa sans défense contre les attaques de ses ennemis. « Dès que la reine fut morte, dit-il, et que le roi, comme de droit, eût été proclamé, la rage de mes ennemis s'accrut à un tel point, qu'il m'est impossible d'exprimer les menaces qu'ils me firent ; et quoique je n'aie rien écrit depuis la mort de la reine, on m'altribue un grand nombre d'ou\rages, et j'ai à souffrir les insultes de ceux qui y ré-
------------------------------------------------------------------------
3i8 DE FOE.
pondent. » Ce fut l'époque la plus malheureuse de sa vie : il avait perdu sa place, quelle qu'elle fût; il avait été obligé de renoncer à sa Revue; tout ce qu'il se hasardait à publier était reçu avec méfiance, et il était attaqué de'toutes parts par une faction qui l'accablait d'injures. Des souffrances si peu méritées influèrent bientôt sur sa santé, mais la force de son esprit lui restait, et il résolut de prouver l'innocence de sa conduite, et de rendre tout son éclat à sa réputation ternie. Ce fut dans cette vue qu'il publia en 171a un Appel à P honneur et à la justice même de ses plus cruels ennemis, étant un compte fidèle de sa conduite dans les affaires publiques. Cet ouvrage contient une défense longue et détaillée de sa conduite politique, et un exposé touchant de toutes ses souffrances. Mais ce travail avait été trop pénible pour lui. Quand il passa en revue ce qu'il avait fait, et la manière dont il en avait été récompensé; ce qu'il avait mérité, et les tourmens qu'il avait endurés ; son esprit ardent ne put supporter ce tableau, et il fut frappé d'une attaque d'apoplexie avant d'avoir pu terminer son ouvrage. Ses amis le firent pourtant imprimer, et le produit de la vente paraît avoir été la seule source qui lui fournit des moyens d'existence.
A celte époque se termina la carrière politique do De Foe. Il recouvra la santé, mais son esprit avait changé dedireclion ; et ce fut alors que l'histoire de Selkirk lui suggéra pour la première fois l'idée deRobinson Crusoé. Quelques personnes ont pensé que l'idée de cet ouvrage n'appartenant pas originairement à De Foe, cette circonstance diminuait son mérite; mais réellement l'histoire de Selkirk, qui avait été publiée quelques années auparavant dans le Voyage autour du monde de Woodcs Rogcrs, parait avoir fourni à noire auteur si
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 3 [9
peu de matériaux, à l'exception de l'idée d'un homme demeurant dans une île déserte, qu'il semble peu important qu'il ait conçu le plan de son ouvrage d'après cette histoire ou quelque autre semblable, car il eu courait alors plusieurs. Pour mettre nos lecteurs en état de juger combien peu De Foe a été aidé par la relation de Selkirk, nous l'avons extraite en entier du Voyage de Woodes Rogers, et nous l'avons jointe à cet article (1).
La vente de Robinson Crusoé fut, comme nous l'avons déjà dit, rapide et considérable, et le profit qu'en retira De Foe y fut proportionné. Cet ouvrage fut attaqué de toutes parts par ses anciens adversaires, dont les travaux littéraires sont depuis long-temps tombés tranquillement, comme leurs auteurs, dans un oubli bien mérité; mais De Foe ayant pour lui le public, défia toute leur méchanceté, et publia la même année uu second volume avec autant de succès. Ainsi
« Sa barque Lien assurée, ma cliait toutes \oiles déployées, et favorisée par le vent ; »
mais excité par l'espoir d'un nouveau profit, et regardant comme inépuisable le sujet de Robinson Crusoé, il publia bientôt après une nouvelle suite intitulée : Sérieuses réflexions de Robinson Crusoé pendant sa vie, avec sa vision du. monde angélique. Ces réflexions et cette vision furent bien accueillies dans le temps, quoiqu'elles ne soient pas aussi recherchées aujourd'hui.
Avec ce retour de bonne fortune la santé de notre auteur se rétablit, et son esprit reprit sa vigueur. Il publia en 1720 la Vie et les pirateries du capitaine Singlcton,
(1) Ye^ez l'appcndix n" I.
------------------------------------------------------------------------
3 ao DE FOE.
et trouvant, à ce qu'il parait, moins dangereux et plus profitable d'amuser le public que de le réformer, il suivit ce système avec peu de variation pendant tout le reste de sa vie.
Ceux de ses ouvrages qui obtinrent tous un degré considérable de succès, quoique sans arriver à la même vogue que Robinson Crusoé, furent: le Philosophe muet, r'Histoire de Duncan Campbell, la Vie remarquable du colonel Jack, tHeureuse maîtresse, et un Nouveau voyage autour du monde.
Il mourut en iy3i, à l'âge de soixante-huit ans, dans Cripplegate à Londres, laissant une veuve et une famille nombreuse dans une honnête aisance.
Que De Foe fût un homme doué d'une intelligence forte et d'une vive imagination, c'est ce que prouvent ses ouvrages ; qu'il eût un caractère ardent, un courage résolu, un esprit d'entreprise infatigable, c'est ce qui est démontré par les divers incidens de sa carrière agitée; et quoi qu'on puisse penser de cette humeur inconstante et inconsidérée qui opposa si souvent des obstacles à son avancement dans le monde, on ne trouve aucun motif pour lui refuser le mérite d'avoir été aussi intègre, aussi sincère, aussi conséquent avec lui-même, — pour ne pas dire davantage, — qu'on pouvait l'attendre d'un écrivain politique qui travaillait pour gagner du pain, et dont le principal protecteur, Harley, avait fini par être d'un parti différent du sien. Comme auteur de Robinson Crusoé, sa renommée promet de durer aussi long-temps que la langue dans laquelle il a écrit.
Telle est la notice mie noiio devons a un ami bien
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. . 3îi
regretté : il nous reste a expliquer brièvement les succès de l'écrivain, et surtout celui de son ouvrage principal.
Nous devons d'abord remarquer que De Foe était doué d'une fertilité étonnante. Il écrivait en toute occasion et sur tous les sujets, et il paraissait n'avoir que peu de temps pour se préparer à celui dont il s'occupait; mais il le traitait d'après les souvenirs nombreux qu'il conservait de ses premières lectures, et d'après les idées qu'il avait saisies dans la société, et dont il semble qu'il ne perdit jamais une seule. Malgré les recherches de feu George Chalmers, on ne s'est pas encore procuré une liste complète des ouvrages de De Foe, et le bibliomane le plus actif peut à peine réunir une collection entière de ses ouvrages, même de ceux dont il est l'auteur reconnu (i). La notice qui précède ne mentionne pas la moitié de ses ouvrages, qui tous, jusqu'au plus insignifiant, ont un caractère distinctif qui les fait reconnaître comme étant sortis de la plume d'un homme extraordinaire. On ne peut donc douter qu'il ne possédât une mémoire fertile et une verve inépuisable d'imagination pour en tirer parti.
De Foe ne montre pas de grandes connaissances classiques, et il ne parait pas que son séjour dans la pension de Newington l'ait conduit bien loin dans l'étude des langues anciennes. La sienne est le véritable anglais, simple souvent jusqu'à la bassesse, mais toujours si clair et si expressif que sa trivialité même, comme nous le prouverons tout à l'heure, sert à donner un air de vérité ou de probabilité aux faits et aux opi(l)
opi(l) de cette notice a cherché long-temps son poème intitulé Caledonia sans avoir pu le trouver, {Note de l'Auteur. )
------------------------------------------------------------------------
322 DE FOE.
nions que l'auteur avance. Laissant à part la politique, son goûl le portait à ces narrations populaires qui font l'amusement des enfans et des classes inférieures; à ces relations de voyageurs qui ont visité des contrées lointaines, de marins qui ont découvert de nouveaux pays et des nations étrangères, de pirates et de boucaniers ayant fait leur fortune par des entreprises désespérées sur l'Océan. Son séjour à Limehouse, près de la Tamise , doit lui avoir fait connaître un grand nombre de ces marins moitié corsaires, moitié brigands ; il doil les avoir entendus souvent raconter leurs aventures, et s'être ainsi familiarisé avec leurs moeurs et leurs opinions. Il y a lieu de croire, d'après un passage de sa Revue, qu'il connaissait Dampierre, marin dont la science nautique et les talens littéraires se trouvaient alors rarement réunis dans les hommes de son métier, surtout parmi ces enfans bourrus de l'Océan qui ne reconnaissaient pas de paix au-delà delà Ligne, et qui avaient pour un bâtiment espagnol venant de l'Amérique méridionale une insurmontable antipathie; en un mot qui, quoique distingués par le terme un pou moins dur de boucaniers, ne valaient guère mieux que de véritables pirates. On sait parfaitement que le gouvernement anglais ne prenait pas des mesures très-actives pour réprimer cette classe d'aventuriers, tant qu'ils ne commettaient de déprédations que contre les Hollandais et les Espagnols, et qu'il les inquiétait rarement si, après leur vie errante, ils revenaient jouir tranquillement dans leur patrie de leurs richesses mal acquises.
Le courage de ces hommes, les dangers qu'ils couraient, la manière miraculeuse dont ils y échappaient, et les contrées peu connues où ils voyageaient, parais-
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 323
sent avoir eu pour De Foe des charmes infinis. Il a écrit plusieurs ouvrages sur ce sujet, tous fort amusans, et remarquables par l'exactitude avec laquelle il peint le caractère d'un boucanier. Le Nouveau voyage autour du monde, les Voyages et pirateries du capitaine Singleton, sont de cette classe, et, à proprement parler, la seconde partie de Robinson Crusoé y appartient aussi. On n'a jamais douté des connaissances générales de De Foe en matières nautiques, car on assure qu'il n'a jamais employé mal à propos un seul terme de marine, ou montré une ignorance qui n'aurait pas convenu au personnage qu'il mettait en scène. Ses remarques sur le commerce, qui se mêlent naturellement à ses relations des contrées étrangères, on pouvait les attendre d'un homme que ses réflexions sur toutes les branches de commerce avaient mis en état d'écrire un Exposé du commerce et un ouvrage intitulé le Commerçant anglais; ce qui prouve qu'il connaissait parfaitement les pays étrangers, leurs produits, leurs moeurs , leur gouvernement, et tout ce qui pourrait faciliter le commerce avec eux ou y mettre obstacle. On peut donc en conclure qu'il avait examiné avec soin le Pèlerinage de Purchass, les Voyages d^Hackluyt et les autres auteurs anciens, de même que les \oyages de son ami Dampierre, de Wafer, et d'autres marins qui avaient navigué sur les mers du sud comme corsaires, ou, comme on le disait alors, pour leur compte.
Phylock dit qu'il y a des voleurs de terre et des voleurs de mer, et si De Foe connaissait parfaitement les premiers, il n'ignorait pas les pratiques et les moeurs des seconds. Il faut sans doute attribuer aux longs emprisonnemens qu'il subit plusieurs fois les occasions qu'il eut de se mettre au fait des secrets des voleurs et
------------------------------------------------------------------------
324 DE FOE.
des mendians, de leurs pillages, de leurs ruses, et de leur adresse à se dérober au châtiment. Mais de quelque manière qu'il eût acquis ses connaissances à cet égard, il en possédait certainement de très-étendues, et il s'en servit pour composer divers ouvrages de fiction dans le style appelé par les Espagnols gusto picaresco, style que personne ne s'appropria jamais mieux que lui. Cette classe de fictions pourrait s'appeler le roman de la coquinerie, puisqu'elle a pour sujets les aventures des coquins, des voleurs, des vagabonds, des filous, des viragos et des courtisanes. Le meilleur goût du siècle actuel a rejeté ce genre grossier d'amusement, qui d'ailleurs ne pouvait qu'être infiniment pernicieux aux classes inférieures, attendu que ces ouvrages présentent sous une forme comique, ou même héroïque, les crimes et les vices auxquels elles ne sont que trop vraisemblablement portées à se livrer. Cependant les scènes basses que décrit De Foe peuvent se comparer aux jeunes Égyptiens du peintre espagnol Murillo, qu'on admire si justement comme étant de vrais chefsd'oeuvre de l'art par la véri lé de la conception, par la force de l'exécution, quelque bas et répugnans que soient les originaux dont ils offrent la copie. De ce genre sont, par exemple, l'Histoire du colonel Jack, qui eut une vogue immense parmi les classes inférieures; celle de Moll Flanders, voleuse de boutiques et proslituée; celle de Mistress Christian Davis, dite la mère Ross, et celle de Roxane, courtisane d'un ordre plus relevé. Tous ces ouvrages contiennent des preuves de génie, et l'on en remarque particulièrement dans le dernier; mais le Ion grossier de ces ouvrages, les vices et la bassesse des acteurs qui y figurent, font que le lecteur éprouve le même sentiment qui peut influer sur un jeune homme
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 325
ayant de bons principes, et qui s'étant laissé entraîner dans une scène de débauche par quelque libertin, peut s'en amuser, mais en rougit. Ainsi donc, quoique nous puissions trouver dans ces romans picaresques bien des choses amusantes, nous les laissons à l'écart, comme nous éviterions la société de gens qui, quoique intéressans d'ailleurs, ne seraient pas tout-à-fait dignes, par leur caractère et leurs moeurs, d'être admis dans la bonne compagnie.
Un troisième genre d'ouvrage auquel le génie actif et vigoureux de notre auteur était particulièrement adapté, fut la relation de grandes convulsions nationales occasionées par la guerre, la peste ou la tempête. Ce sont des histoires qui ne manquent jamais d'attirer l'attention, même quand le style n'en est que passable ; mais qui écrites avec ce ton de vérité que De Foe savait si bien y mettre, font hérisser les cheveux sur la tête du lecteur. C'est de cette manière qu'il a écrit les Mémoires d'un Cavalier, qui ont souvent été lus et cités comme la production authentiques d'un personnage réel. Né lui-même presque immédiatement après la restauration , De Foe doit avoir connu un grand nombre de ceux qui avaient pris part aux commotions civiles de 1642-6 ; époque à laquelle ces mémoires se rattachent. Il faut qu'il ait vécu parmi eux à cet âge où les enfans tels que nous concevons que De Foe doit nécessairement avoir été, grimpent sur les genoux de ceux qui peuvent leur raconter les entreprises audacieuses et les dangers de leur jeunesse, à une époque où leurs passions et leurs vues d'avancement dans le monde n'ont pas commencé à exercer une influence sur leur esprit, et où ils sont encore charmés d'écouter le récit des aventures arrivées aux autres sur un
28
------------------------------------------------------------------------
326 DE FOE.
théâtre où ils n'ont pas encore paru eux-mêmes. Les Mémoires d'un Cavalier ont certainement élé enrichis de quelques anecdotes qui devaient enflammer l'imagination active et puissante de De Foe, et lui faire sentir de quelles couleurs il devait se servir pour peindre un tel tableau.
Le contraste entre les soldais du célèbre Tilly et ceux de l'illustre Gustave-Adolphe semble presque tracé avec trop de détails pour être l'ouvrage de tout autre qu'un témoin oculaire. Mais le génie de De Foe a prouvé en cette occasion comme dans plusieurs autres avec quelle exactitude il sait s'identifier au personnage qu'il veut peindre.
Voici comme il décrit les troupes de Tilly : «Moi qui avais vu l'armée de Tilly et ses vétérans endurcis aux fatigues, dont la discipline et les manoeuvres étaient si exactes, et dont le courage avait élé si souvent éprouvé, je ne pouvais regarder les troupes saxonnes sans quelque commisération , quand je songeais à qui elles avaient affaire. Les soldats de Tilly étaient des hommes fiers et déterminés; leur figure annonçait la bravoure et la résolution; ils étaient couverts de blessures et de cicatrices ; leurs armures montraient les traces des balles de mousquets, et étaient rouillées par les pluies de l'hiver. Je remaïquai que leurs uniformes étaient toujours sales, mais que leurs armes étaient propres et brillantes. Ils étaient habitués à camper en plein champ, et à dormir en dépit de la pluie et de la gelée. Leurs chevaux étaient robustes et endurcis comme eux-mêmes, et connaissaient bien toutes les manoeuvres. Les soldats étaient si bien au fait de leur besogne, que des ordres conçus en termes généraux leur suffisaient. Chacun d'eux était en état de coin-
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 3 27
mander, et leurs mouvemens, leurs marches, leurs contre-marches, toutes leurs manoeuvres s'exécutaient avec tant d'ordre et de promptitude, que les mots ordinaires de commandement étaient à peine nécessaires parmi eux. La victoire en avait fait des enthousiastes, et ils savaient à peine ce que c'était que de fuir (1). »
Voici le contraste entre la discipline de GustaveAdolphe et celle de son ennemi :
«Quand je vis les troupes suédoises, leur discipline exacte, leur bon ordre, la modestie et la familiarité des officiers, et la conduite régulière des soldats, leur camp me sembla'une cité bien ordonnée. La dernière paysanne apportant ses denrées y était aussi à l'abri de toute violence que dans les rues de Vienne. On n'y voyait pas des régimens de coquins et de coquines comme à la suite des troupes impériales; il n'y avait même d'autres femmes dans le camp que celles qui étaient connues aux prévôts comme femmes de soldais, et qui étaient nécessaires pour blanchir leur linge, prendre soin de leurs habits et préparer leurs vivres.
« Les soldats étaient bien vêtus, quoique sans recherche, et munis d'excellentes armes, dont ils prenaient le plus grand soin; et quoiqu'ils ne parussent pas aussi terribles que me semblèrent ceux de Tilly la première fois que je les vis, leur air belliqueux, joint à ce que nous en avions entendu dire, me les firent paraître invincibles. L'ordre et la discipline qui régnaient dans leurs marches, dans leurs camps et dans leurs exercices, étaient ce qu'on pouvait voir de plus parfait et de plus excellent, et ce qui ne se trouvait que parmi les troupes du roi, son propre talent, son jugement et
(1) Mémoires d'un Cavalier , tom. ï, chap. 3.
------------------------------------------------------------------------
3 28 DE FOE.
sa vigilance ayant beaucoup ajouté au système alors
généralement adopté pour la conduite des armées (i). »
Quand la grande rébellion éclata en Angleterre, rébellion dans laquelle l'auteur supposé joue un rôle actif, l'esquisse légère qui suit forme un tableau plus complet des misères d'une guerre civile que ne pourrait le faire tout un volume de réflexions sur ce sujet.
« Par la faveur particulière du roi je fus alors appelé aux conseils de guerre, mon père continuant à être absent et malade; et je commençai à songer aux véritables motifs, et qui plus est à l'issue fatale de cette guerre. Je dis que je commençai, car je ne puis dire que mon esprit eût bien pesé les choses jusqu'alors. Il est vrai que j'avais été accoutumé à voir couler le sang, prodiguer la vie des hommes, brûler les villes et piller les campagnes; mais c'était en Allemagne, en pays étranger; et mon coeur était saisi d'une tristesse inexplicable en voyant les mêmes scènes se passer dans mon pays. Même quand nos ennemis étaient en déroule j'avais le coeur percé de douleur, et un homme qui demandait quartier en anglais m'inspirait une compassion que je n'avais jamais éprouvée ; il me semblait quelquefois que c'était un de mes soldats qui avait élé renversé, et loi sque j'entendais crier: « O Dieu! je suis tué! »je me retournais pour voir lequel c'était de mes hommes. Je me voyais alors occupé à couper la gorge à mes amis, et même à quelques-uns de mes proches parens. Parmi mes anciens camarades, mes compagnons d'armes en Allemagne, les uns combattaient pour nous, les autres étaient dans les rangs opposés, suivant la différence de leurs opinions religieuses. Quant a
li)Mémoircs d'un Cavalier, vol. I , chap. 4.
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 3i9
moi, j'avoue que je n'avais pas alors beaucoup de religion, mais je pensais que la religion bien entendue de part et d'autre nous aurait tous rendus meilleurs amis (i). »
L'Histoire de la grande peste de Londres appartient à celte classe particulière d'ouvrages tenant le milieu entre le roman et l'histoire. De Foe y a sans contredit inséré un grand nombre de traditions avec ce qu'il pouvait avoir réellement lu, ou ce dont il avait obtenu des preuves directes de quelque autre manière. Ce sujet est si hideux qu'il fait presque naître le dégoût; et pourtant, quand même il n'eût pas été auteur de Robinson Crusoé, De Foe aurait mérité l'immortalité par le génie qu'il a déployé dans cet ouvrage comme dans les Mémoires d'un Cavalier. Cette maladie terrible, qu'on peut décrire en employant le langage de l'Ecriture, comme «la peste qui marche dans les ténèbres, et la destruction qui frappe en plein jour, » était vraiment un sujet qui convenait à un pinceau aussi véridique que celui de De Foe, et en conséquence il peignit des tableaux presque trop horribles pour être contemplés.
Il est étonnant que le grand incident de Londres ait échappé à l'atlention de De Foe, si empressé à en chercher qui eussent un caractère populaire. Cependant nous pouvons à peine le regretter, puisque, indépendamment des vers de Dryden insérés dans l'Annus Mirabilis, les tableaux qu'en ont laissés deux contemporains, Evelyn et Pépys, nous retracent cet événement dans tout son éclat terrible.
La grande tempête qui, le 26 novembre 1703, suivant l'expression d'Addison, « passa sur la Grande-Bretagne
(n Jlcni' !tci d'un Cavahei , lotn.llchap lî.
------------------------------------------------------------------------
33o DE FOE.
pâlissant, » parut à De Foe un sujet propre à exercer ses talens pour la description. Mais comme son ouvrage est en grande partie rempli de lettres écrites de la campagne, de misérables poésies pastorales, — car De Foc n'était qu'un poète en prose, — et de ces remplissages bien connus qui tirent au volume, il lui fait moins d'honneur que ses autres écrits.
Une autre espèce de composition pour laquelle cet auteur doué de talens si variés montra une vraie prédilection , est celle qui s'exerce sur la théurgie, la magie, la sorcellerie, les apparitions et les sciences occultes. De Foe appuie sur ces sujets avec tant d'onction, qu'il nous laisse quelque doutes'il ne croyait pas,jusqu'à un certain point, à quelque chose ressemblant à une communication immédiate entre les habitans de ce monde et ceux de celui que nous devons habiter un jour. Il insiste particulièrement sur le sujet des pressentimens secrets, des impressions mystérieuses, des bons et des mauvais présages, qui s'élèvent dans notre esprit, mais qui semblent lui être présentés par quelque agent extérieur, et non pas naître du cours naturel de nos réflexions. Peut-être même agissait-il d'après ces inspirations supposées, car le passage suivant a évidemment rapport à sa propre histoire ; mais parle-t-il sérieusement, c'est ce que nous ne pouvons décider, quoique nous soyons porlés à le croire.
«Je connais un homme qui se fait une règle de toujours obéir à ces avis muets, et il m'a souvent déclaré que toutes les fois qu'il les suit il ne manque jamais de s'en bien trouver; mais que s'il les néglige, ou qu'il agisse en sens contraire, rien ne lui réussit. Il lui arriva, dans un cas particulier, d'encourir le déplaisir du gouvernement ; il fut poursuivi pour malversa-
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 331
lion, traduit en justice devant la cour du Ban du roi, et déclaré coupable par le jury. Le moment n'était pas favorable au parti auquel il appartenait; il craignit de subir le hasard d'une sentence, et il se cacha, après avoir eu soin d'indemniser ses cautions de ce qu'ils pourraient avoir à payer (i). Dans cet état de choses il était dans une grande détresse, et il ne voyait d'autre ressource que de s'enfuir du royaume, ce qui lui paraissait bien dur, puisqu'il fallait qu'il quittât sa famille, ses enfans et ses occupations ; et il ne savait quel parti prendre, tous ses amis lui conseillant de ne pas se livrer entre les mains de la justice, attendu que, quoiqu'il n'eût pas à craindre la peine capitale, cependant, dans les circonstances où il se trouvait, la sentence qui devait être prononcée contre lui semblait le menacer d'une ruine complète. Dans cette extrémité, un matin, à l'instant de son réveil, comme l'idée de ses infortunes se représentait à son imagination, il entendit une voix intérieure lui dire : « Écris-leur une lettre. » Cette voix parlait si distinctement et avec tant de force, que, comme il l'a souvent dit depuis ce temps, il eut peine à se persuader qu'il ne l'avait pas entendue ; et cependant il convient qu'il ne l'entendit pas des oreilles du corps.
(t) Dana les cours de justice d'Angleterre, la sentence n'est pas prononcée immédiatement après la déclaration rendue parle jury. On attend la lin de la session, et l'on'prononce alors jugement contre tous ceux qui ont été déclarés coupables. Cependant, à l'exception des cas déterminé* par la loi, et notamment de ceux emportant peine capitale, l'accusé teste en liberté sous cautionnement, dont le montant esta la discrétion du juge de premièie mslancc ; et s'il ne se présente pas pour recevoir son jugement, le montant de ce cautionnement est versé dans le trésor public.
TR.
------------------------------------------------------------------------
332 DE FOE.
« Quoi qu'il en soit, cette voix lui répétait les mêmes mots tous les jours et à toute heure. Un jour qu'il se promenait dans la chambre où il était caché, livré à des réflexions mélancoliques, il l'entendit encore, et il s'écria tout haut, comme si c'eût élé une voix véritable : « A qui écrire? » Elle répondit sur-le-champ: « Écris au juge. » Ces mots le poursuivirent encore plusieurs jours. Enfin il prit plume, encre et papier, et s'assil pour écrire, sans savoir un seul mot de ce qu'il avait à dire. Mais Dabilur in hâc horâ, les expressions ne lui manquèrent pas ; les mots se présentèrent à l'instant à son esprit, et ils coulèrent de sa plume d'une manière qui le charma lui-même, et qui lui inspira le pressentiment du succès.
« Cette lettre était si forte en raisonnemens, si pathétique et si éloquente, si touchante et si persuasive, qu'aussitôt que le juge en eut fait lecture il lui fit dire d'être tranquille, et qu'il tâcherait de le tirer d'affaire. Et dans le fait il ne cessa ses démarches qu'après avoir obtenu que la poursuite serait abandonnée, et l'avoir rendu à la liberté et à sa famille (i). »
Quels que fussent les véritables sentimens de De Foe sur ces sujets mystiques, il n'y a nul doute qu'il s'en occupât volontiers ; et soit par suite de son propre goût, soit qu'il crût que de pareils ouvrages fussent faits pour attirer l'attention d'une classe nombreuse de lecteurs, il est certain qu'il en écrivit plusieurs ayant pour objets des événemens surnaturels. Ce fut ainsi qu'il écrivit un « Essai sur l'Histoire et la réalité des Apparitions, « étant un exposé de ce qu'elles sont et de ce qu'elles
(l) Vision fin Monde angrlique , pn;,. ^8, ^O > 5o. I/OndlBî , 1720.
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 333
* ne sont pas ; d'où elles.viennent et d'où elles ne vien« nent pas ; avec la manière de distinguer les appari« tions des bons et des mauvais esprits, et de se con« duire à leur égard. » Cet Essai sur les apparitions fut ensuite publié sous le nom de Morton. De Foe écrivit aussi sous le nom de John Beaumont un Traité sur les esprits, les apparitions, la sorcellerie et autres pratiques de magie, rendant compte des génies, des esprits familiers, etc. Dans ces deux ouvrages les raisonnemens de De Foe, si cette expression peut convenir, appartiennent au système platonique du docteur Henry More ; mais De Foe n'est d'accord ni avec ce système, ni avec lui-même. D'une autre part, les exemples, ou en d'autres termes les histoires d'esprits et de magie dont il nous régale, sont parfaitement racontées, et avec cet air de vérité parfaite que personne ne sut jamais aussi bien prendre que lui.
Il faut comprendre dans cette classe de ses écrits la Vie de Duncan Campbell, sorcier et diseur de bonne fortune, drôle qui prétendait être sourd et muet et prédire l'avenir, et qui avait alors tant de réputation, que De Foe pensa que son nom ferait vendre plus d'un ouvrage; il écrivit aussi l'Espion du sorcier, car dans le besoin pressant de choisir des sujets qui avaient la vogue pour le moment, il revenait volontiers sur ceux qui avaient déjà reçu l'approbation du public. Ainsi non-seulement il ajouta à Robinson Crusoé une seconde partie inférieure a la première, mais il exploita une troisième fois la vogue que ce roman inimitable avait obtenue , par un ouvrage du genre mystique dont nous venons de parler, et qui semble la perfection de l'art de faire des livres. Il est intitulé : Sérieuses reflexions de Robinson Crusoé pendant sa vie, avec sa Vision du monde angélique. Il contient
------------------------------------------------------------------------
334 DE FOE.
en général des réflexions assez banales sur la morale, et quoiqu'il y soit quelquefois question de la situation isolée de Robinson Crusoé, et que cet ouvrage soit orné d'un plan à vue d'oiseau de son île mémorable, cependant il ne s'y trouve que bien peu d'observations que n'aurait pu faire tout boutiquier demeurant à ChaiingCross. C'est ainsi qu'on peut épuiser la source la plus féconde du génie, et vider jusqu'à la lie la coupe de l'invention.
Indépendamment de ces différentes classes d'ouvrages romanesques, clans chacune desquelles Daniel De Foe fut aussi fertile, sa plume infatigable s'occupa aussi de sujets moraux et philosophiques, de ceux qui ont rapporta l'économie de la vie et à l'histoire, de statistique et de descriptions. Il écrivit des Voyages dans le nord et le midi de la Grande-Bretagne, une Histoire de l'Union, une incorrecte Histoire de l'Église d'Ecosse, depuis la restauration jusqu'à la révolution. Aucun de ces ouvrages historiques n'est de grande valeur, à l'exception peutêtre de l'Histoire de CUnion, qui n'est guère qu'un journal de ce qui s'est passé dans le parlement d'Ecosse en cette occasion remarquable. Cependant De Foe aurait pu faire un récit intéressant s'il l'avait voulu ; mais ayant Harley pour protecteur pendant qu'il écrivait cette histoire, il coupa les ailes à son génie, probablement pour éviter le risque d'offenser l'irritable nation écossaise. Parmi ses nombreux traités politiques, le plus intéressant peu t-être est l'Histoire des Adresses, qui, écrite sur un ton parfaitement soutenu de sarcasme, place sous un jour burlesque et méprisable ce mode de communication entre le peuple et le trône. Chacun doit se rappeler l'histoire de Richard Cromvvell, qui, en délogeant de Whitehall qui avait cessé de lui ap-
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 335
partenir, demanda qu'on prit un soin tout particulier d'une grande caisse qui contenait, dit-il, « toutes les vies et toutes les fortunes de l'Angleterre; » laquelle s'était engagée, voulait-il dire, à soutenir le second Protecteur, par l'organe de ceux qui le voyaient alors avec la plus grande indifférence renversé du siège du gouvernement.
Mais ce n'est pas de ces sujets politiques que nous avons entrepris de parler. L'écrivain fécond dont la tête imagina et dont la plume exécuta tant d'écrits variés que c'est un travail d'en recueillir seulement les titres, ne doit maintenant se présenter à nous que comme auteur d'ouvrages de fiction.
Et ici, avant de faire quelques observations sur Robinson Crusoé en particulier, il peut être nécessaire d'examiner quel est le charme singulier qui entraîne le lecteur quand il tient en main non-seulement ce chefd'oeuvre, mais d'autres ouvrages de De Foe, charme qui fait qu'il ne peut se résoudre à quitter le volume avant d'êtie arrivé à la fin ; et qu'il désire, — ce qui n'est pas très-commun dans la lecture des ouvrages de fiction, — « lire chaque page, chaque phrase, chaque mot, au lieu de se contenter de le parcourir légèrement, de manière à êlre en état d'en comprendre le dénouement. »
Ce ne peut être la beauté du style qui enchaîne ainsi l'attention du lecteur; car celui de De Foe, quoiqu'il ait souvent de la force, en est redevable à l'intérêt de quelque situation particulière plutôt qu'à l'art de l'écrivain. En général son style est lâche et inexact, souvent bas et rampant, et presque toujours celui des classes inférieures de la société. Ce charme ne se trouve même pas dans le caractère des incidens, car s'ils sont
------------------------------------------------------------------------
336 DE FOE.
attachans dans Robinson Crusoé, ils répugnent dans VHistoire de la peste; et l'on peut en dire à peu près autant de ceux de ses ouvrages dont la scène est placée sur un théâtre vulgaire. Cependant, comme Pistol mangeant son poireau (i), on continue tout en grondant à lire jusqu'à ce qu'on soit arrivé à la fin du volume, tandis qu'on bâille en lisant des ouvrages traitant de sujets plus relevés, et écrits par des auteurs sachant beaucoup mieux manier leur langue. Ce n'est pas non plus la conduite adroite de l'histoire qui fait naître tant d'intérêt : De Foe semble avoir écrit trop rapidement pour faire la moindre attention à cette circonstance; ses incidens sont entassés sans art et sans liaison ; ses scènes ne font que se suivre, sans dépendre les unes des autres; elles ne sont pas, comme celles du drame régulier, liées ensemble par un commencement, un milieu et une fin ; elles ressemblent plutôt aux verres peints d'une lanterne magique, qui n'ont d'autre rapport entre eux que d'être enfermés dans la même boîte, et de passer à la suite les uns des autres sous les yeux du spectateur.
A quoi donc attribuer ce charme général qui s'attache aux romans de De Foe ? Nous osons répondre que c'est à l'adresse sans égale avec laquelle notre auteur donne une apparence de RÉALITÉ aux événemens qu'il rapporte. Les défauts mêmes du style de De Foe, la simplicité de ses expressions, le peu de recherche de ses pensées exprimant ce qu'on appelle crassa Minerva, semblent exiger qu'on le regarde comme un homme qui dit la vérité, parce qu'on ne lui suppose pas assez d'art pour la cacher et la déguiser. Ce
(l) Dans Henry V, pièce de Sltakspeare.— TR.
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 337
principe est presque trop simple pour avoir besoin de preuve; et pourtant comme il parait tenir un peu du paradoxe, puisqu'il enseigne que plus on met d'art à raconter une histoire, moins il est probable qu'elle attirera l'attention , on peut en démontrer la vérité par ce qui arrive dans le cours de la vie. Si nous rencontrons dans la rue un ami qui nous raconte une histoire contenant quelque chose qui offre un intérêt plus qu'ordinaire, et qui ne soit pas de nature à se passer tous les jours, notre opinion sur la vérité de la relation sera déterminée en grande partie p3r le caractère du narrateur. Si c'est un homme d'esprit, aimant la gaieté, et qu'il place sous le point de vue le plus saillant la partie burlesque de l'histoire, nous nous souviendrons que notre ami aime à plaisanter; si nous supposons que la personne qui raconte ce fait est d'un caractère romanesque, sentimental ou enthousiaste, avec un choix nombreux d'expressions pour s'énoncer, nous écoutons son récit avec une sorte de méfiance; nous pensons qu'il est trop bien raconté pour l'être avec vérité, et nous croyons que, quoiqu'il puisse être vrai quant au fond, il a été embelli par le narrateur. Mais si le même fait nous est raconté,par un homme n'ayant qu'un gros bon sens et une connaissance suffisante du monde, les détails de son histoire, se mêlant à d'autres circonstances qui n'y ont d'autre rapport que d'exister en même temps, semblent en garantir la vérité ; et les éclats de rire, les élans d'émotion qui accompagnent sa narration^ paraissent être de nouvelles preuves de sa véracité, parce qu'ils s'éloignent de son caractère habituel. Ce qui nous persuade est justement ce qui nous eût semblé de la part de tout autre une tentative pour nous tromper, comme Benedict croit le rapport
Toll. .V. 2Q
------------------------------------------------------------------------
338 DE FOE.
qu'on lui fait de l'affection que Béatrice a pour lui, parce que « le drôle à barbe grise l'a dit (t). »
Dans le témoignage que rend un tel homme sur Un sujet intéressant, nous découvrons en général quelque point qui fait reconnaître le témoin oculaire, et quelque expression qui semble n'avoir pu se présenter qu'à un individu qui a vu et entendu les faits qu'il rapporte. Ceux quî sont habitués à fréquenter les cours de justice pendant l'interrogatoire des témoins, entendent souvent nbn-seulement des hommes et des femmes capables d'observation, mais des cerveaux creux et des enfans sans réflexion citer des circonstances frappantes du genre de la suivante. Un homme avait assassiné un ami qui l'avait invité à venir chez lui : ils étaient seuls quand le crime avait été commis, et le meurtrier, jetant sur lui son habit, avait quitté la maison à la hâte avant que le meurtre fût découvert. Une jeune fille de douze à treize ans déclara qu'elle était à jouer alors dans la partie inférieure du bâtiment, et qu'elle avait entendu l'accusé descendre l'escalier avec précipitation, et trébucher en passant le seuil de là porte, ajoutant qu'elle avait été fort effrayée du bruit qu'elle avait entendu. On lui demanda s'il lui était jamais arriv é d'être effraj ée en entendant quelqu'un descendre précipitamment l'escalier. Elle répondit que non, mais que le bruit qu'avait fait l'accusé ne ressemblait à aucun bruit qu'elle eût entendu auparavant. Le poète doué de l'imagination la plus active aurait à peine osé attribuer un effet si puissant à la retraite précipitée et égarée du crime cherchant à se soustraire à la justice. On aurait pu douter de cet effet particulier produit sur l'imaginalion
(l) Beaucoup de bruit pour i ien , comédie de Slinkipeare. —Tn.
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 33g
d'Un enfant, si on l'avait trouvé dans un roman ; mais combien il devient frappant quand on l'entend affirmer par la bouche de l'enfant même !
Il est vrai sans contredit qu'en adoptant ce genre particulier de narration, l'auteur court un certain risque. Il se prive des grâces du style et de l'art de l'élocution. Il doit paraître tantôt prolixe, tantôt obscur., rarement fleuri. Son histoire, sous ce rapport, peut ressembler à quelques anciennes villes catholiques du continent, dont les rues sont laissées dans de profondes té.nèbres, si ce n'est à ces endroits favorisés où une lampe brûle devant l'effigie de quelque saint; une narration régulièrement composée représente une ville d'Angleterre , si bien éclairée partout qu'aucun endroit particulier, pas même la demeure de M. le maire ou la fenêtre de l'apothicaire, ne peut se montrer brillant d'un éclat privilégié. Certainement c'est le dernier style que devrait essayer un écrivain de génie inférieur; car quoiqu'il soit possible de déguiser la médiocrité par des expressions choisies, elle se montre dans toute sa nullité naturelle quand elle prend le costume de la simplicité. D'ailleurs ce genre particulier d'écrire exige que l'auteur possède le secret du roi Fadlallah pour passer d'un corps dans un autre, et qu'il s'approprie toutes les qualités qu'il trouve dans l'individu qu'il veut peindre, en conservant son goût et son jugement pour en diriger l'emploi.
L'auteur le fait quelquefois en se chargeant ouvertement du rôle d'un personnage imaginaire, et en écrivant conformément aux sentimens et aux préjugés qu'il lui suppose. Que serait l'histoire du ministre de Wakefield, si elle n'était racontée par le meilleur et le plus digne pédant qui ait jamais porté un surplis, c'est-
------------------------------------------------------------------------
34o DE FOE.
à-dire par le ministre lui-même? Et que seraient les passages les plus intéressans, les plus touchans aussibien que les plus comiques de Castle-Rackrent, s'ils étaient racontés par quelqu'un qui eût moins d'égards pour « la famille » que l'immortel Thady, qui, tandis qu'il voit qu'aucun des membres de la dynastie qu'il célèbre n'a parfaitement raison, n'a jamais été en état de déterminer en quoi ils avaient certainement tort. On doit encore distinguer dans cette classe le Prévôt de M. Galt, et surtout son révérend Annaliste de la. Paroisse. Wordsworlh lui-même, dans un de ses poèmes touchans, s'est chargé de représenter un marin retiré pour s'établir à la campagne.
Mais dans tous ces ouvrages l'auteur ne fait que prendre un masque pour jouer son rôle; nous croyons au contraire que celui de De Foe lui était parfaitement naturel. Le Cavalier de haute naissance, par exemple, parle à peu près le même langage et'montre à peine une plus grande connaissance de la société que Robinson Crusoé; seulement il a la tournure d'un grenadier, tandis que l'autre a le ton d'un marin. 11 est fort douteux que De Foe eût pu changer son style de conversation , plein de périphrases et de circonlocutions, pour en prendre un autre, soit plus grossier, soit plus élégant. Nous avons peu de doute que ce style ne fût enté sur son caractère même, et sur le tour particulier de ses pensées et de ses expressions ordinaires ; il n'eût pas réussi aussi bien en prenant pour écrire une manière empruntée, qu'en s'abandonnant entièrement à la sienne.
Ce sujet est si intéressant, qu'il mérite d'être approfondi. C'est dans cette vue que nous avons fait réim-
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 341
primer (i), comme venant à l'appui de notre commentaire sur ce qu'on peut appeler le style plausible de composition , « La véritable Histoire de l'apparition d'une mistress Veal, le lendemain de sa mort, à une mistress,Bargrave, à Cantorbéry, le 8 septembre 170^, laquelle apparition recommande la lecture de l'ouvrage de Drelincourt intitulé : Consolation contre les craintes de la mort. » Nous nous y sommes déterminés parce que l'origine de ce pamphlet est curieuse, qu'il est fort court, et que, quoique autrefois fort en vogue, il est maintenant peu lu et peu connu ; mais surtout parce que De Foe, dans ce petit nombre de pages, donne un échantillon remarquable de l'art avec lequel il sait faire valoir la narration la plus invraisemblable.
Un libraire aventureux s'était hasardé à faire imprimer et à tirer à un très-grand nombre d'exemplaires un ouvrage du révérend Charles Drelincourt, ministre de l'Église calviniste à Paris, et traduit en anglais par M. d'Assigny sous le titre de Christian s Defence agarit the Fcar of Death, with several directions how to prépare ourselves to die a>ell(i). Mais quelque certaine que soit la perspective de la mort, elle n'est — malheureusement — pas assez agréable pour inviter le public à s'empresser de la contempler ; et l'ouvrage de Drelincourt, étant négligé, restait en pure perte dans la boutique du libraire. Celui-ci, vu l'urgence du cas, s'adressa à De Foe, et le pria de l'aider, — par les moyens qui étaient connus alors comme aujourd'hui, — à sauver l'ouvrage infortuné de la mort littéraire à laquelle l'oubli général semblait le condamner.
(1) Voyez l'Appendix, no 2.
(2) M Défense de chrétien , coulre la crainte de la mort, avec divois avis sui la manière de nous prépara à bien mourir. »
29.
------------------------------------------------------------------------
342 DE FOE.
Le génie et l'audace de De Foe inventèrent un plan dont l'adresse et l'assurance laissaient bien loin tous les efforts de M, Puff dans le Critique. Quel autre que lui aurait songé à évoquer un esprit du tombeau pour rendre un témoignage favorable d'un traité incomplet de théologie? Toute cette relation est racontée d'un style grave et sérieux, qui annonce un fonds inépuisable d'empire sur soi-même. Elle est rédigée « par un juge de paix de Maidstone, comté de Kent, homme très-intelligent, et attestée par une dame très-prudente et très-intelligente, demeurant à Cantorbéry, à quelques portes de la maison de mistress Bargrave. » Le juge croit que sa parente a trop de discernement dans l'esprit pour s'en laisser imposer par quelque fourberie, et la parente assure positivement le juge « que toute l'histoire, telle qu'elle est rapportée et rédigée, est exactement vraie, et qu'elle en a entendu elle-même le récit, presque dans les mêmes termes, de la bouche de mistress Bargrave, qui, comme il est à sa connaissance, n'avait aucune raison pour inventer et publier une pareille relation , ni aucun dessein d'imaginer et de raconter un mensonge, étant une femme pleine d'honneur et de vertu, et dont toute la vie n'était en quelque sorte qu'un enchaînement d'actes de piété. » Le scepticisme même ne pouvait résister à ce triple bataillon de preuves si artistement arrangées, le juge attestant le discernement, la prudence et l'intelligence de sa parente; et sa parente se rendant caution de la véracité de mistress Bargrave. Et ici, ami lecteur, admirez la simplicité du temps dont nous parlons. Si l'apparition de mistress Veal avait eu lieu de notre temps, les éditeurs des journaux n'auraient eu qu'un mot à prononcer, et sepl de leurs collaborateurs seraient partis, avec une obéis-
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 343
sance empressée, pour Kingston, pour Cantorbéry, pour Douvres, — pour le Kamtschatka, s'il l'avait fallu, — afin de questionner le juge, d'interroger mistress Bargrave, de leur confronter la prudente et intelligente parente. — Ils auraient exhumé mistress Veal de son tombeau , 'plutôt que de ne pas arriver à la vérité de cette histoire. Mais dans notre siècle nous doutons et nous examinons ; nos bons aïeux admiraient et croyaient.
Avant que l'histoire commence, la dame intelligente qui la rapporte ( non le juge de paix) se donne quelque peine pour repousser les objections faites contre sa relation par quelques amis du frère de mistress Veal, qui regardent ce prodige comme un sujet de reproche pour sa famille, et qui font tous leurs efforts pour lui ôter tout crédit en s'en moquant. A la vérité on convient, avec une impartialité admirable, que M. Veal est trop homme d'honneur pour supposer que mistress Bargrave ait inventé cette histoire; — la calomnie ellemême ne pourrait le supposer, — quoique une menteuse notoire, qui est châtiée vers la fin de la relation , se hasarde à jeter en avant cette insinuation. Cependant nulle personne raisonnable ou respectable n'a pu admettre un tel soupçon, et M. Veal lui-même pensait que mistress Bargrave avait perdu l'esprit par suite de la cruauté de son mari , et avait rêvé toute cette histoire d'apparition. Or tout cela est suffisamment adroit. Donner le fait comme universellement reconnu, comme admis par tout le monde, nemine conlradicenle, n'aurait pas été à moitié si satisfaisant pour un sceptique, que de convenir franchement que la vérité de l'histoire avait été attaquée par quelques esprits méfians, et de faire valoir le caractère de l'un et les motifs de l'autre,
------------------------------------------------------------------------
344 DE FOE.
comme des causes suffisantes pour justifier leur manque
de foi. Maintenant passons au fait lui-même.
Mistress Bargrave et mistress Veal avaient été amies de jeunesse, et elles s'étaient promis que leur attachement durerait autant que leur vie. Cependant le frère de mistress Veal ayant obtenu une place dans les douanes à Douvres, leur intimité avait cessé, quoique sans querelle positive. Mistress Bargrave était allée habiter Cantorbéry, et elle y demeurait dans une maison qui lui appartenait, quand elle reçut tout à coup une visite de mistress Veal, tandis qu'elle réfléchissait profondément sur quelques chagrins qui lui étaient personnels. Mistress Veal portait une robe faite pour monter à cheval, et elle s'annonça comme étant sur le point de faire un long voyage. — Ce qui semble indiquer que les esprits ont une distance considérable à parcourir pour arriver à leur destination, et que les femmes du moins mettent des habits en cette occasion. — L'esprit, car la prétendue mistress Veal n'était pas autre chose, se dispensa de la cérémonie de l'embrassement, tant en arrivant qu'en partant; ce qui rappellera au lecteur la réponse faite par l'esprit d'un amant à sa maîtresse dans une ancienne ballade écossaise :
« Pourquoi entrerais-je? je ne suis pas un habitant de ce monde, et si ma bouche touchait tes lèvres de rose , tes jours n'auraient pas longue durée. »
Elles commencèrent alors à jaser dans le style ordinaire des femmes d'un moyen âge, et mistress Veal parla des conversations qu'elles avaient eues autrefois, et des ouvrages qu'elles avaient lus ensemble. Son expérience toule récente la conduisit sans doute à parler de la mort, et elle prononça ex cathedra, comme un
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 345
morte avait bien le droit de le faire, que « le livre de Drelincourt sur la mort était le meilleur qui eût jamais été écrit sur ce sujet. » Elle fit mention aussi du docteur Sherlock, de deux ouvrages traduits du hollandais, et de plusieurs autres; mais Drelincourt, ajouta-t-elle, avait sur la mort et sur l'état futur de l'homme des idées plus claires qu'aucun de ceux qui avaient traité ce sujet. Elle demanda alors cet ouvrage, — nous sommes surpris qu'elle n'ait mentionné ni la date de l'édition, ni le nom de l'imprimeur, — et elle fit à ce sujet un commentaire plein d'éloquence et d'affection. Le spectre critique parla aussi en termes d'appro>- bation de F Ascétique du docteur Kenrick ; — l'ouvrage du docteur restait sans doute aussi en permanence dans la boutique de quelque libraire favorisé; — et du Poème sur Camitié, de M. Norris ; ouvrage qui, bien qu' honoré des éloges d'un esprit, serait cherché, je crois, aussi inutilement aujourd'hui que Correlli fatigua sa mémoire pour retrouver la sonate que le diable lui avait jouée en rêve.
Bientôt après, probablement par suite d'une ancienne habitude, mistress Veal demande une lasse de thé; mais songeant au changement encore tout nouveau qui s'était opéré en elle, elle se désiste de sa propre demande en se rappelant que M. Bargrave avait coutume de briser la porcelaine de sa femme. Il aurait certainement été bien étrange qu'un esprit fit un premier ou un second déjeuner avec du thé et des rôties. Un tel incident aurait paru aussi ridicule que si la statue du commandeur dans Don Juan, non-seulement eût accepté l'invitation à souper du libertin, mais eût placé entre ses mâchoires de pierre et avalé une tranche de boeuf. Il s'ensuivit une conversation d'une nature un peu moins sérieuse,
------------------------------------------------------------------------
346 DE FOE. _
et tendant à prouver que même le passage de la vie à la mort ne met pas tout-à-fait fin à l'intérêt que prend une femme à sa personne et à sa parure. Mistress Veal demanda à mistress Bargrave si elle ne la trouvait pas bien changée, et celle-ci tout naturellement lui fit compliment de sa bonne mine. Mistress Bargrave admira la robe que portait mistress Veal, et comme marque du retour de sa confiance , l'esprit lui confia l'important secret qu'elle était faite depuis peu , et que la soie en avait été nettoyée. Elle lui apprit aussi un autre secret, qui était qu'un M. Bretton lui avait fait une pension annuelle de dix livres sterling. Enfin elle pria mistress Bargrave d'écrire à son frère, de lui dire comment distribuer ses bagues de deuil, et ajouta qu'il y avait dans son armoire une bourse d'or. Elle exprima quelque désir de voir la fille de mistress Bargrave ; mais cette bonne dame étant allée la chercher chez une voisine, trouva à son retour mistress Veal quittant sa maison. Elle en avait déjà passé la porte, elle était dans la rue, en face du marché aux bestiaux, un samedi, qui est un jour de marché, et semblait prête à partir. Elle dit qu'il fallait qu'elle s'en allât, attendu qu'elle devait passer chez sa cousine Watson, — ce qui parait gratis dictum de la part de l'esprit; — et soutenant jusqu'au bout le rôle d'une mortelle, elle tourna tranquillement le coin de la rue, et se trouva hors de portée des yeux.
Vint alors la nouvelle que mistress Veal était morte la veille à midi. « Je suis sûre, dit mistress Bargrave, qu'elle a passé avec moi près de deux heures samedi. » Arrive le capitaine Watson, qui assure que mistress Veal est certainement morte. Et viennent alors tous les faits servant de preuves, et notamment la robe de
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 347
soie rayée. « Vous l'avez donc vue réellement? s'écrie mistress Watson, car personne que mistress Veal et moi ne savait que la soie en avait été nettoyée. » Et elle ajouta que la robe était décrite très-exactement; et elle pouvait en juger, puisqu'elle avait aidé à la faire. Viennent ensuite les sottes tentatives faites pour discréditer l'histoire. M. Veal lui-même, frère de la défunte, fut obligé d'avouer qu'il avait trouvé l'or, quoique avec quelque différence, car il l'avait trouvé, non dans une armoire, mais ailleurs. En un mot nous avons tout le commérage des dis-je et dit-elle, pensé-je et pensa-t-elle qu'une discussion contradictoire occasione ordinairement dans une ville de province.
Après avoir ainsi retourné l'histoire de manière à en montrer, comme on dirait, toutes les coutures, on peut la regarder comme trop ridicule pour avoir attiré l'attention. Mais quiconque la lira, comme De Foe la rapporte, conviendra que si pareille chose fût réellement arrivée, c'est ainsi qu'on l'aurait racontée. En prêtant à ses interlocuteurs, pendant cette visite surnaturelle, le ton de la moyenne ou de la basse société, il en couvre l'absurdité d'un air de vraisemblance. L'esprit de la femme de charge d'un employé de l'excise et une couturière ne doivent pas converser comme Brutus et son mauvais génie. Et les circonstances de soie nettoyée, de porcelaines cassées , et autres semblables, quoiqu'elles soient un sujet naturel de conversation entre dépareilles personnes, seraient, penserait-on, les" dernières qui se présenteraient à l'imagination de celui qui voudrait forger un prétendu dialogue entre un mort et un vivant. En un mot, tout est si bien circonstancié, que sans l'impossibilité, ou du moins l'extrême improbabilité, d'un tel événement, les preuves ne pouvaient qu'en attester la vérité.
------------------------------------------------------------------------
3 j8 DE FOE.
L'effet qui en résulta fut merveilleux. L'ouvrage de Drelincourt sur la mort, vanté par un être qui pouvait en parler par expérience, eut une vogue sans égale. Les nombreux exemplaires qui pesaient sur les tablettes du libraire, comme des piles de boulets, traversèrent alors la ville dans tous les sens, aussi rapidement que ces mêmes boulets lancés par une pièce d'artillerie de campagne. En un mot, le but de l'apparition de mistress Veal fut complètement atteint.
L'art d'écrire avec toule la plausibilité de la vérité, doit, dans presque tous les cas, avoir un prix particulier ; comme nous admirons les tableaux de quelques artistes flamands, dont les sujets bas et repoussans sont de telle nature que nous n'aimerions pas à en.étudier les originaux, ou à les regarder de trop près, mais l'art avec lequel le peintre a représenté ces objets sur la toile, donne à la copie un intérêt qui manque entièrement à l'original. Mais, d'un autre côté, quand un dessin exact relève des objets que nous désirons vivement de voir sous la forme et les couleurs qui leur conviennent, nous avons une double source de plaisir, et dans l'art du peintre, el dans l'intérêt que nous prenons au sujet représenté. Ainsi le ton de probabilité dont De Foe a su revêtir toutes ses fictions, était peutêtre pris mal à propos, ou pour mieux dire, en pure perte, dans quelques-uns des ouvrages qu'il lui a plu d'écrire , et ne peut faire valoir à nos yeux le sujet du Colonel Jack et de Moll Flanders ; mais d'un autre côlé, le même talent jette sur l'histoire délicieuse de Robinson Crusoé un air de vérité que nous n'aurions jamais cru possible d'unir à une situation aussi extraordinaire que celle dans laquelle il place son héros. Il écarte avec soin tout l'échafaudage, tout le mécanisme ordinaire qu'on emploie pour composer un ouvrage de fiction. Les premiers incidens de l'histoire qui, dans les romans
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 349
«le tous les jours, ne sont que des chevilles préparées pour y attacher le dénouement, ne sont qu'indiqués dans celui-ci. Par exemple, Robinson n'entend plus parler de son frère aîné, qui, au commencement de l'ouvrage, entre dans le régiment de dragons de Lockhart, et qui, dans un roman ordinaire, aurait certainement reparu avant le dénouement. Nous perdons de .vue tout à coup et pour toujours l'intéressant personnage de Xury; et toutes les premières aventures de notre voyageur s'effacent de notre souvenir. Son père, le bon vieux commerçant de Hull, — tous lés autres personnages qui ont joué un rôle actif dans les premières scènes du drame,—disparaissent de la scène,etne s'y remontrent plus. C'est ce qui n'arrive pas dans lesvromans ordinaires, où l'auteur, quelque fertile que soit son imagination, n'abandonne pas volontiers les êtres qu'elle a produits, avant qu'ils lui aient rendu quelque service sur la scène; quoique, dans la vie réelle, il arrive rarement que nos premières connaissances aient beaucoup d'influence sur le destin de notre vie future.
Notre amii Robinson, dans le cours de sa vie errante et agilée, est enfin jeté sur son île déserte, situation dans laquelle, existant en être isolé, il devient un exemple de ce que peut faire l'énergie isolée d'un être appartenant à la race humaine; et l'auteur, avec une exactitude merveilleuse, le représente pensant et agissant précisément comme un tel homme doit avoir pensé et agi dans une position si extraordinaire.
Le pathétique n'est pas, en général, ce qui caractérise De Foe.-Quand il se présente sous sa plume, il est créé par la circonstance, et sans que l'auteur l'ait cherché. Par exemple, l'excès du désir si naturel de la société humaine, que manifeste Crusoé, 'lorsqu'il est à bord du bâtiment espagnol échoué, et qui le porte à
3o
------------------------------------------------------------------------
35o DE FOE.
s'écrier: «Oh! si un homme eût été sauvé! — si un seul eût été sauvé!» est pathétique au plus haut degré. Les réflexions désespérantes du solitaire, quand il est en danger d'être entraîné en pleine mer, lors de sa tentative téméraire pour faire le tour de son île dans une barque, sont également touchantes.
Nous pouvons de même remarquer que le génie de De Fce n'approchait pas du grand ou du terrible. Les batailles, qu'il aime à décrire, sont racontées avec l'indifférence d'un vieux boucanier, et probablement de la même manière qu'il les avait entendu raconter lui-même par ceux qui avaient été acteurs dans de pareilles scènes. Tout ce qu'il dit de ses esprits, n'est ordinairement que des lieux communs, car leur présence n'inspire que fort peu de terreur surnaturelle. Et cependant le bel incident de la trace d'un pied nu sur le sable, et la terreur qu'en conçut Robinson Crusoé, ne manquent jamais de laisser une forte impression sur l'esprit du lecteur.
La situation supposée de son héros était particulièrement favorable au style circonstancié de De Foe. Robinson Crusoé était placé dans une position où il était naturel que le moindre événement fit impression sur lui; et De Foe n'était pas un auteur qui aurait laissé passer le plus léger événement sans en faire mention. Quand il parle de deux souliers qui furent jetés sur le rivage, et qu'il ajoute qu'ils ne formaient pas la même paire, nous sentons que c'est un incident important pour le pauvre solitaire.
Les secours que De Foe tira de l'histoire de Selkirk paraissent fort peu de chose. Il n'est pas même certain qu'il ait eu obligation à l'ermite véritable de Juan Fernantlez de la première idée de son ouvrage; car jeter m* la côte dans des lieux solitaires des esprits mutins
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 351
et turbulens, était un usage si général parmi les boucaniers, qu'on avait donné un nom particulier à ce châtiment. On l'appelait maronner un homme (i). De Foe emprunta peut-être de la relation qu'on trouve dans WooderRogers la circonstance des deux huttes, l'abondance des chèvres, les habits faits de leur peau; et les navets d'Alexandre Selkirk lui donnèrent peut-être l'idée du blé de Robinson Crusoé. Mais il sait tellement faire valoir et mettre en oeuvre ces mêmes incidens ; il y ajoute tant de choses pour les rendre plus intéressans, que la circonstance seule qu'ils se trouvent ailleurs ne peut faire perdre à notre auteur ses droits à ne pas être regardé comme copiste. En un mot, l'industrie de Robinson Crusoé est mise à tant d'épreuves, il augmente tellement ses moyens d'aisance, sa solitude est si diversifiée, le compte qu'il rend de ses pensées et de ses occupations est si distinct, que le cours de l'ouvrage embrasse un cercle de recherches sur la nature humaine, étendu bien au-delà de ce que pouvait fournir la situation de Selkirk. Celui-ci, faute des outils et des autres facilités que le bâtiment naufragé laissait à Crusoé, retombe dans une sorte d'état sauvage, qui ne pouvait fournir que peu de traits à décrire. On peut dire pourtant que De Foe peut avoir assez connu l'histoire de Selkirk, pour savoir combien ses passions fougueuses furent réprimées et domptées par sa longue solitude, et qu'après avoir été une sorte de Will Atkins , c'est-à-dire un marin séditieux et dissolu, il devint,— ce qui est certainement un fait — un homme grave, tranquille et réfléchi. La manière dont les sentimens
(l*i Probablement parce qu'on appelait Marons dans les Antilles les nègres qui , pour se soustraire à l'esclavage , s'enfuyaient dans des endroits déserts. ■— Tu.
------------------------------------------------------------------------
35a DE FOE.
moraux et religieux de Robinson Crusoé sont éveillés et mis en jeu, forme un passage important dans cet ouvrage (i).
A ces remarques faites en passant on peut ajouter que, dans tous ses romans, De Foe a fait dépendre une grande partie de sa narration, d'heureux hasards et d'accidens qu'on devrait plutôt appeler des intervenu lions de la Providence, comme il se donne ordinairement quelque peine pour l'expliquer. Cela s'associe à une croyance en des communications- spirituelles, en forme de fortes suggestions intérieures auxquelles De Foe, comme nous l'avons vu, était lui-même assez porté à croire. Des incidens étranges et surprenans arrivent certainement souvent dans la vie humaine; et quand nous les entendons raconter, nous y prenons intérêt, non-seulement par suite de la tendance naturelle de L'esprit humain vers tout ce qui est extraordinaire et merveilleux, mais aussi parce que nous avons quelque penchant à regarder comme vraies des circonstances qui, d'après leur invraisemblance même, ne paraissent pas susceptibles d'avoir été inventées. C'est aussi "espèce de bon ne fortune que chacun se désire, qui arrive sans efforts, et précisément à l'instant du besoin. On trouve donc une sorte plaisir à reconnaître, même dans une fiction, la possibilité de tels événemens.
La continuation de l'histoire de Robinson Crusoé après qu'il a obtenu la société de Vendredi, est moins philosophique que la portion précédente qui porte nos pensées sur les efforts que peut faire un individu isolé pour
(t) Nous en dirions davantage sur ce sujet, si MVHowel d'Edimbourg, homme qui a tout ce qu'il faut, pour bien s'acquitter de cetlc tâche , n'avait recueilli sur l'histoire de Selkirk, prototype de Robinson Crusoé , divers détails qu'il a dessein de soumettre avant Peu au public. ( Note de l'Auteur. )
------------------------------------------------------------------------
DE FOE. 353
ajouter à son bien-être dans la triste situation où il se trouve, et sur les réflexions qu'elle suggère naturellement à son esprit. Le caractère de Vendredi n'en est pas moins fort attachant, et toute l'histoire qui suit des Espagnols naufragés et du bâtiment pirate est du plus grand intérêt. Là auraient dû certainement se terminer les Mémoires de Robinson. La seconde partie, quoiqu'on y trouve plusieurs passages qui développent le génie de l'auteur, ne s'élève guère au-dessus des Mémoires du capitaine Singleton ou des autres voyages imaginaires de notre auteur.
Il existe à peine un ouvrage qui ait autant de vogue que Robinson Crusoé. Il est lu avec avidité par tous les jeunes gens, et à peine se trouve-t-il un morveux assez dépourvu d'imagination pour ne pas s'être supposé dans une île déserte, où il pourrait jouer le rôle de Robinson, ne fût-ce que dans un coin de la chambre de sa bonne. Ce livre a décidé la vocation de plusieurs d'entre eux, en leur faisant prendre parti dans la marine; car l'esprit, jeune encore , est moins frappé de ce qu'il y a de pénible dans la situation de l'anachorète, que des efforts qu'il fait pour l'améliorer, et Robinson Crusoé fait sur un esprit doué de hardiesse la même impression que produirait le Livre des Martyrs sur un jeune dévot, ou le Calendrier de Newgate sur un acolyte de Bridewell. L'un et l'autre sont moins effrayés par le dénouement horrible des histoires qu'ils y lisent, qu'animés par le mouvement de sympathie qui les unit aux saints ou aux malfaiteurs qui sont les héros de leurs volumes. Une seconde lecture de Robinson Crusoé, à un âge plus avancé , ne diminue rien à nos impressions de jeunesse. La situation est telle, que chacun peut supposer qu'il s'y trouve; •-1 étant possible en elle-même, elle est rendue, par l'ait
3o.
------------------------------------------------------------------------
35"4 DE FOE.
exquis du narrateur, aussi probable qu'elle est intéressante. Un mérite de cette espèce de peinture exacte, c'est qu'on peut y porter les yeux à plusieurs reprises avec un nouveau plaisir.
Et ce n'est pas seulement en Angleterre que cet ouvrage a excité l'admiration, quoique Robinson Crusoé lui-même, avec son gros bon sens, ses préjugés, et sa résolution de ne pas se laisser abattre par des maux qu'on peutsurmonter à force de travail, offre en sa personne le type du Véritable Anglais. La rage d'imiter un ouvrage qui avait eu tant de succès, semble avoir élé jusqu'à la frénésie; et par une méprise qui n'est pas une erreur exclusive de cette classe particulière du servum pecus, les imitateurs n'essayèrent pas d'appliquer la manière de De Foe, en traitant son sujet, à quelque situation d'un genre différent, mais ils s'emparèrent des principaux événemens arrivés au marin naufragé dans son île déserte. On a calculé que dans les quarante ans qui suivirent la publication de l'ouvrage original, on vit paTailre jusqu'à quarante-un différens Robinson, sans compter quinze autres imitations auxquelles on «tonna, d'autres titres. Enfin , quoique peut-être ce ne soit pas une grande recommandation, le philosophe anti-social Rousseau ne permet de mettre entre les-mains d'Emile aucun autre livre que Robinson Crusoé. Enfin il est invraisemblable que cet ojjyraseperdejamaissa célébrité, comme il l'est qu'il soitjâmaîs'ég^lé, dans son caractère particulier, par aucnixantre d'une excellence semblable.
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX.
N° I"-
HISTOIRE D'ALEXANDRE SELKIRK.
WOODES ROGERS , gui tira Selkirk de sa solitude , était com-t modore d'une expédition commerciale autour du monde, qui mit à la voile en février 1709 et revint en Angleterre en 1711. Un projet pour former une seconde fois un établissement dans les îles de Baliama ayant élé soumis à M. Addison , alors secrétaire-d'état, en 1717, cette mesure fut adoptée, et le commandement de l'expédition fut donnée à Rogers. 11 mourut gouverneur de ces îles eu 1732. Voici les détails qu'il donne sur la manière dont il trouva Selkirk dans l'île de Juan Fernandez.
«Le 1er février 1709, nous arrivâmes à la hauteur de l'île de Juan Fernandez , ajantiaitla veille une lionne observation, et trouvé que nous étions sous34oo —10' de latiLudeméridionale.Dans l'après-midi, nous mîmes en mer notre pinasse; et le capitaine Dover, avec l'équipage de la chaloupe , y monta pour se rendre à terre , quoique nous n'en pussions pas être à moins de quatre lieues. Dès que notre pinasse fut partie, je me rendis à hord de la Duchesse 3 où l'on admirait noire chaloupe tentant de gagner la terre à une pareille distance. C'était contre mon inclination , et je n'y consentis que par complaisance pour le capitaine Dover. Des que le jour tomba, nous vîmes une lumière dans l'île. Lapinasse n'en était alors qu'à une lieue ; mais dès qu'elle aperçut celte lumière^ elle revint vers nos navires. Nous en fîmes allumer les lanternes pour qu'elle pût se diriger vers nous , quoique quelques marins pensassent que la lumière qu'on voyait venait de la chaloupe; mais quand la nuit fut tombée, on vit qu'elle était trop considérable pour que cela pût être. Wous tuâmes un coup de canon de poupe , et plusieurs coups de mousquet, et nous plaçâmes des lanternes au mât et aux haubans du misaine pour que notre chaloupe pût nous trouver, pendant que nous étions sous le vent -de l'île. A dent, hem es du matin elle aiiîva , après avoir passé deux ïicuics à bout de la Duchcac , qu'elle avait tiomée en airière de
------------------------------------------------------------------------
356 APPENDIX.
nous. Nous fûmes charmés de la voir arriver, parce que le vent commençait à être vif. Nous fûmes tous convaincus que la lumière était sur le rivage, et nous nous disposâmes à préparer nos vaisseaux pour une action, présumant qu'il s'y trouvait des navires Français à l'ancre, et qu'il faudrait les combattre ou nous passer d'eau. Tous ces mouvemens, toutes ces craintes, n'avaient d'autre cause, comme nous l'apprîmes ensuite, qu'un pauvre homme presque nu , qui passait en ce moment dans notre imagination pour une garnison espagnole , un corps de Français , ou un équipage de pirates. Tandis que nous étions livrés à ces appréhensions, nous tournâmes derrière l'île pour rencontrer le vent du sud jusqu'à ce que nous eussions dépassé Juan Fernandez , et alors nous nous en rapprochâmes, et nous côtoyâmes la terre qui en forme l'extrémité au nord-est.
« Nous continuâmes à raisonner sur cette affaire , et d'étranges idées passèrent par la tête de quelques-uns de nos gens en voyant le feu qui brûlait dans l'île. Cela servit pourtant à montrer le caractère et le courage de notre équipage, et nous pûmes assc? hien juger comment il se comporterait s'il y avait réellement des ennemis dans l'île. Nous fûmes obligés de carguer nos voiles de hunes vers la baie du milieu , où nou3 nous attendions à trouver l'ennemi ; mais nous n'y vîmes aucun navire , ni dnns l'autre haie qui en est voisine au nord-est. Ces deux baies sont les seules où entrent les bâtimens qui viennent faire de l'eau sur cette île ; mais la baie du milieu est la meilleure de beaucoup. Nous supposâmes qu'il s'y était trouvé des vaisseaux, mais qu'ils en étaient pa»lis en nou3 apercevant. Vers midi nous envoyâmes notre chaloupe à terre avec le capitaine Dover , M. Fry et six hommes bieu armés. Pendant ce temps , la Duchesse et nous nous continuâmes à louvoyer pour entrer dans la haie, et il venait de terre de si fortes risées de vent que nous fûmes obligés de larguer nos écoutes , et de tenir tout l'équipage près des voiles , de crainte qu'elles ne fussent emportées par le vent. Mais quand les risées cessèrent, nous n'eûmes que peu ou point de vent. Ces risées venaient de la terre , qui est fort élevée au milieu de l'île. Notre chaloupe ne revenant pas , nous envoyâmes à terre la pinasse avec un équipage bien armé , pour vérifier quelle était la cause de ce retard , car nous craignions que les Espagnols n'eussent une garnison dans cette île , cl qu'ils n'eussent (ait prisonniers nos compagnons Nuits ai boj âmes un si»mil de rappel peni la cltaluupe , -1 la Pat ficà&c de-
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX. 357
ploya un pavillon français. Notre pinasse revint de l'île sur-lechamp , et en rapporta une grande quantité d'écrevisses de rivière, ramenant aussi un homme vêtu de peaux de chèvres , et ayant l'air plus sauvage que les animaux qui en avaient été revêtus avant lui.
« Il avait passé sur cette île quatre ans et quatre mois , y ayant été laissé par le capitaine Straddling, commandant le navire nommé les Cinq-Ports ; il était Écossais, et se nommait ALEXANDRE SELKIRK. Il avait rempli la place de maître sur les Cinq-Ports , bâtiment venu ici récemment avec le capitaine Dampierre, qui me dit que c'était le meilleur marin qui fût sur ce bord. Je consentis sur-le-champ à le recevoir sur notre bord en qualité de contre-maître. C'était lui qui avait allumé un feu la nuit précédente , quand il avait vu nos vaisseaux, qu'il avait jugé être anglais. Pendant son séjour dans cette île, il vit passer plusieurs navires , mais il n'y en eut que deux qui y jetèrent l'ancre. En s'approchant pour les examiner, il reconnut qu'ils étaient espagnols , et s'étant enfui, on fit feu sur lui. S'ils eussent élé français, il se serait rendu , mais il préféra courir le risque de mourir dans cette île déserte, plutôt que de tomber entre les mains des. Espagnols dans cette partie du monde t parce qu'il craignait qu'ils ne le tuassent, ou qu'ils ne le fissent esclave dans les mines ; car il croyait qu'ils n'épargneraient pas un étranger qui pourrait être en état de découvrir les mers du Sud. Les Espagnols avaient débarqué avant qu'il eût reconnu qui ils étaient, et ils étaient si près de lui qu'il eut beaucoup de peine à leur échapper, car nonseulement ils tirèrent sur lui , mais encore ils le poursuivirent jusque dans les bois. Il monta sur le haut d'un arbre, au pied duquel ils vinrent faire de l'eau, et près duquel ils tuèrent plu-- sieurs chèvres ; mais ils partirent sans l'avoir découvert.
» Il nous dit qu'il était né en Ecosse, et qu'il avait été marin depuis sa jeunesse. Il avait été laissé dans cette île par suite d'une querelle entre son capitaine et lui. Cette circonstance, jointe à ce que le navire faisait eau, fit qu'il préféra d'abord rester à Juan Fernandez, plutôt que de continuer son voyage; et quand enfin il se décida à partir , son capitaine ne voulut plus le prendre à bord. Il avait déjà été dans celte île pour faire de l'eau et prendre une cargaison de bois, et deux hommes de son bord y étaient restés six mois jusqu'à ce que leur bâtiment y revînt, attendu qu'il avai^ été chassé par deux navires français de la compagnie de la mer du. Sud. U avait avec luises vétemens , son lit, un fusil,, d,e Lj poudre,
------------------------------------------------------------------------
358 APPEND1X.
des balles , du tabac, une hache , un couteau , une bouilloire , une bible , ses livres et ses instrumens de mathématiques. Il se donna des distractions en pourvoyant à ses besoins aussi bien qu'il le put. Mais pendant les huit premiers mois il eut fort à faire pour se défendre contre la mélancolie, et contre l'horreur d'être abandonné seul dans un Heu si désolé. Il se construisit deux huttes avec des. arbres de piment, les couvrit de longues herbes , et les tapissa de peaux de chèvres , qu'il tuait à coups de fusil , à mesure qu'il en avait besoin, tant que sa poudre lui dura. Mais comme il n'en avait qu'environ une livre , cette provision fut bientôt épuisée, et alors il se procurait du feu en frottant sur ses genoux l'un contre l'autre deux morceaux de bois de piment. La plus petite des deux huttes, qui était à quelque distance de l'autre , lui servait de cuisine ; et la plus grande était sa chambre à eoucher. Il s'occupait à lire, à chanter des psaumes, et à prier, de sorte, disait-il, qu'il était meilleur chrétien dans sa solitude qu'il ne l'avait jamais été auparavant , et, u ce qu'il craignait, qu'il ne le serait j amaîs ensuite. « D'abord il ne mangeait que lorsque la faim l'y forçait, tant par suite de son chagrin , que parce qu'il manquait de pain et de sel. De même il ne se couchait que lorsqu'il ne pouvait plus veiller; le bois de piment, qui donnait un feu clair, lui procurant chaleur, lumière, et même un parfum agréable. Il aurait pu avoir du poisson en abondance , mais il n'en mangeait pas faute de sel, et parce qu'il lui donnait la diarrhée , à l'exception des écrevisses de rivière qui sont très-bonnes dans cette île, et presque aussi grandes que nos écrevisses de mer ordinaires. Il les faisait tantôt griller. tantôt bouillir , comme la chair des chèvres , dont il faisait du fort bon bouillon, car leur chair n'a pas une odeur forte comme celle des nôtres. Il gardait le compte de celles qu'il avait tuées pendant son séjour dans cette île, et il montait à cinq cents. Il en avait bien pris en outre un pareil nombre , auxquelles il avait rendu la liberté, en les marquant à l'oreille. Quand la poudre lui manqua , il les prit à la course ; car sa manière de vivre et l'exercice qu'il prenait sans cesse en marchant et en courant, l'avaient débarrassé de toutes les humeurs grossières du corps; de sorte qu'il courait avec une vitesse prodigieuse dans les bois , sur les rochers et sur les montagnes , comme nous nous en aperçûmes quand nous le chargeâmes de nous prendre des chèvres. Nous avions un bouledogue que nous envoyâmes avec plusieurs de nos meilleurs coureurs pour l'aider à en attraper, mais il fatiguait et laissait bien loin
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX. 359
derrière lui ces hommes et le chien, et saisissant la chèvre, il nous l'apportait sur son dos.
» Il nous dit que son agilité à poursuivre une chèvre avait une fois pensé lui coûter la vie. Il la poursuivait avec tant d'ardeur, qu'il la saisit sur le bord d'un précipice qu'il n'avait pas aperçu : des buissons qui y croissaient l'ayant dérobé à sa vue. Il tomba avec la chèvre d'une très-grande hauteur , et fut si étourdi et si brisé de celte chute, que c'est un miracle qu'il y ait survécu. Quand il recouvra l'usage de ses sens , il trouva la chèvre morte sous lui. Ce ne fui qu'au boutd'envirou vingt-quatre heures qu'il fut en état de se traîner à sa butte, qui était à peu près à un mille de distance, et il se passa dix jours avant de pouvoir en sortir.
(t II finit enfin par s'habituer à manger sa viande sans sel et sans pain. Il avait, en saison convenable, une grande abondance de bons navets , qui avaient été semés dans cette île par l'équipage du capitaine Dampierre , et qui couvraient quelques acres de terrain Les fruits du chou-palmiste ne lui manquaient pas , et il relevait la saveur de sa viande avec le fruit de l'arbre à piment, qui est le même nue le poivre de la Jamaïque , et dont le parfum est délicieux. Il trouva aussi un poivre noir nommé malagetta , qui avait la vertu de chasser les vents , et de guérir les coliques.
v II usa bientôt ses souliers et ses vêlemens , à force de courir dans les bois, etilfutenfin fotcéd'abord d'aller sans chaussure; mais ses pieds s'endurcirent tellement, qu'il pouvait courir partout sans difficulté. Il se passa même quelque temps avant qu'il pût portei des souliers , lorsqu'il fut avec nous, car en ayant perdu l'habitude depuis si long-temps, ses pieds s'enflèrent quand il en remit pour la première fois.
« Après avoir triomphé de sa mélancolie , il s'amusait quelquefois à graver sur l'écorce des arbres son nom , l'époque de son arrivée dans cette île , et le temps qu'il y avait passé. Il fut d'abord fort tourmenté par les rats et les chats. Quelques animaux de ces deux espi ces avaient quitté les navires pendant que les marins faisaient de l'eau et coupaient du bois , s'étaient établis dans l'île , et y avaient prodigieusement multiplié. Les rats rongeaient ses habits et même ses pieds pendant qu'il dormait, ce qui l'obligea à faire la cour aux chats en leur donnant de la chair de chèvre. Par ce moyen, ils devinrent si familiers, qu'ils l'entouraient par centaines, etils le délivrèrent bientôt des rats. Il apprivoisa aussi quelques chevreaux , ot il lui arrivait quelquefois , pour se récréer, de chanter
------------------------------------------------------------------------
36o APPENDÏX.
et de danser avec eux et avec ses chats. Ce fut ainsi que , par la fa\eur de la Providence , et grâce à la vigueur de la jeunesse , car il n'avait alors que trente ans, il réussit enfin à supporter patfienimeut sous les inconvc'niens de sa solitude.
« Quand ses vêtemens furent usés , il se fit un habit et un bonnet de peaux de chèvres , se servant pour les coudre, de petites courroies de même peau, qu'il coupait avec son couteau. Il u'avait d'autre aiguille qu'un clou ; et quand son couteau fut complètement usé , il s'en fit d'autres, aussi bien qu'il le put, avec des cercles de fer qui étaient restés dans l'île, et dont il formait le tranchant en les battant, et en les aiguisant ensuite s>ur une pierre. Ayant avec lui un peu de toile, il se fit quelques chemises, et employa pour les coudre , à l'aide d'un clou , la laine de ses vieux bas détricotés. Il avait sur lui sa dernière chemise quand nous le trouvâmes dans cette île.
«Lorsqu'il arriva sur notre bord, il avait tellement oublié sa langue, faute d'usage, que nous pouvions à peine le comprendre. Il semblait qu'il ne prononçait les mots qu'à moitié. Nous lui offrîmes un verre d'eau-de-vie,, mais il ne voulut pas y toucher, n'ayant bu que de l'eau depuis qu'il était dans celte île, et il se passa quelque temps avant qu'il pût s'habituera nos vivres. Il ne put nous citer aucune autre production de l'Ile que ce que nous en avons déjà mentionné, à l'exception de quelques prunes noires qui sont fort bonnes, mais difficiles à se procurer, attendu que les arbres qui les portent croissent sur des montagnes et des lochers trèsélevés. Les arbres au piment y sont très-nombreux, et nous en vîmes quelques-uns dont le tronc pouvait avoir soixante pieds de hauteur , et environ six d'épaisseur. Les cotonniers s'élèvent encore plus haut, et les troncs de ces arbres, près de la terre, ont près de quatre toises de circonférence. Le climat est si favorable, que l'herbe et les arbres conservent leur verdure toute l'année. L'hiver ne se fait sentir qu'en juin et juillet, et il n'est jamais rigoureux, n'étant accompagné que de peu de gelée et de quelque grêle. La chaleur de l'été est également mode'rée, et le tonnerre et les orages y sont très-rares. Selkirk ne vit dans cette île, ni animaux sauvages, ni reptiles venimeux; il n'y trouva que des chèvre!», dont les premières y avaient été amenées par un Espagnol nommé Juan Fernandez , qui s'y était établi avec quelques familles. Biais quand le Chili commença à être soumis aux Espagnols , un établissement dans ce pays leur paraissant plus avantageux , ÎIs se déci-
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX. 36 r
dèrentà quitter cette île, qui est pourtant en état de fournir aux besoins d'un bon nombre d'hahilaus , et susceptible d'être fortifiée de manière à ce qu'on ne pût aisément les en déloger. »
Nous sommes redevables des détails additionnels suïvans relativement à la vie et à la destinée de cet homme singulier, aux recherches de feu A.Oibson Hunter, écuyer, deBalskelly, en Ecosse, qui, à ce que nous croyons, était en possession de son testament, et de quelques autres objets curieux lui ayant appartenu. Nous apprenons delui que Selkirkétait né eu iSjG^Largo, comté de Fife, où il possédait quelque petite propriété territoriale. Dans sa jeunesse , il manifesta un caractère violent et turbulent, qui ne s'adoucit probablement pas dans le cours de ses expéditions avec des boucaniers , mais qui fut dompté pendant sou séjour solitaire dans cette île déserte. IL partit en qualité de contre-maître avec le capitaine Stradling , commandant les Cinq-Ports , pour un voyage de commerce autour du monde en 1704. Pendant ce voyage, il s'éleva entre lui et son capitaine une querelle dont les causes ne seront maintenant jamais connues. Selkirk, avec la fermeté de caractère d'un marin , demanda à être rais à terre sur l'île de Juan Fernandez. Il y vécut dans une solitude complète, existant de la manière qu'il a décrite lui-même, jusqu'au moment où il fut découvert par le capitaine Rogers. Selkirk mourut à bord d'un bâtiment du roi, le TPeymouthj dont il était contre-maître, en 1723 , laissant tons ses effets , par son testament, « à diverses amies » avec lesquelles il avait contracté intimité dans le cours de ses voyages. Sa caisse , son fusil et sa coupe , la dernière qu'il fit de l'écorce d'une noix de coco, sont, ou étaient encore il n'y a pas iong-lemps, entre les mains de ses descendans à Largo.
N" II.
RELATIOS* véritable de l'apparition d'une mistress Veal, le lendemain de sa mort, à une mistress Bargrave, à Cantorbéry, le 8 septembre i7o5; laquelle apparition recommande la lecture de l'ouvrage de Drelincourt, intitulé : Consolations contre la crainte de la mort.
PRÉFACE. Cette relation contient un Fait, et ce fait est accompagne' île cir3i
cir3i
------------------------------------------------------------------------
362 APPENDIX.
constances qui peuvent porter tout homme raisonnable à le croire. Elle a été envoyée par un juge de paix de Maidstonc, comté de Kent, homme très-intelligent, à un de ses amis à Londres, telle qu'elle est ici rapportée. La vérité en est attestée par Une dame très-prudente et très-intelligente, parente duditjuge de paix, demeurant à Cantorbéry, à quelques portes de la maison de ladite mistress Bargrave. Ledit juge de paix croît que sa parente a trop de discernement pour s'en laisser imposer par quelque tromperie; et il assure positivement que toute la relation, telle qu'elle est écrite et rapportée, contient réellement la vérité, et que sa parente l'a entendu raconter, dans les mêmes mots , autant que possible, par la bouche de mistress Bargrave elle-même , qui, comme elle lésait, n'avait aucune raison pour inventer et publier une telle histoire, ni aucun dessein de forger et de répandre un mensonge , étant une femme pleine d'honneur et de vertu, et toute sa vie n'étant en quelque sorte qu'un Cours non-interrompu d'actes de piété. L'usage que nous devrions en faire est de considérer qu'il existe une vie à venir après celle-ci, et un Dieu juste qui rétribuera chacun suivant ses oeuvres. C'est à nous de réfléchir sur la vie que nous avons menée en ce monde, et de songer que le temps que nous avons à y passer est court et incertain ; si nous voulons éviter la punition des méchans et recevoir la récompense des justes, c'est-à-dire jouir de la vie éternelle , nous devons à l'avenir rc • tourner à Dieu par un prompt repentir, cesser de faire le mal, apprendre à faire le bien, chercher Dieu de lionne heure, si nous pouvons être assez heureux pour le trouver, et faire en sorte que dorénavant la vie que nous mènerons puisse être agréable à ses yeux.
RELATION DE L'APPARITION DE MISTRESS VEAL.
C'est une chose si rare dans toutes ses circonstances, et elle repose sur une si bonne autorité, que je n'ai ni lu , ni entendu rapporter rien qui y soit semblable. Elle est faite pour satisfaire celui qui met toute son attention à faire des recherches sérieuses. Mistress Bargrave est la personne à qui mistress Veal est apparue après sa mort. Elle est mon intime amie, et je puis garantir sa réputation , à ma connaissance , depuis quinze ou seize ans , et confirmer la bonne renommée dont elle a joui depuis l'instant de sa naissance jusqu'à celui uù je l'ai connue : quoique, depuis cette relation , elle soit calomniée par quelques gpns qui sont amis du fière
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX. 363
de mislress Veal qui lui est appacue, qui pensent que la relation de celle apparition est une injure , et qui font tout ce qu'ils peuvent pour noirqir la réputation de mistrpss Bargrave , et pour ôler tout crédit à l'histoire en s'en moquant. Mais d'après les circonstances de l'affaire, et le caractère enjoué de mistress Bargrave, malgré les mauvais traitemens d'un très-méchant mari, il n'y a pas sur son visage le moindre signe d'abattement, et je n'ai jamais entendu sortir de sa Louche un murmure ou une expression de découragement , pas même quand elle souffrait les traitemens barbares de son mari, ce dont j'ai été témoin, ainsi quç plusieurs autres personnes d'une réputation incontestable.
Maintenant il faut que vous sachiez que mistress Yeal était une demoiselle d'environ trente ans, qui, depuis quelques années, était sujette à des accès d'épilepsie , de l'arrivée desquels on s'apercevait parce qu'elle changeait brusquement de conversation pour débiter quelque extravagance. Elle demeurait avec son frère unique , dont elle tenait la maison à Douvres. C'était une femme très-pieuse, et son frère un homme très-rassis, mais à présent il fait tout ce qu'il peut pour démentir son histoire et empêcher d'y croire. Mistress Yeal avait élé intimement liée avec mistress Bargrave depuis son enfance. Mistress Yeal alors n'était pas favorisée de la fortune ; son père ne prenait pas soin de ses enfans comme il l'aurait dû ; et il en résultait qu'ils étaient exposés à de vrais embarras. Mistress Bargrave , à cette époque, avait un père qui n'était guère plus tendre, mais elle ne manquait ni de vêlemens ni'de nourriture , ce qu'on ne pouvait pas toujours dire de mistress Yeal. Aussi celle-ci disait souvent : « Mistress Bargrave , vous êtes nonsculeraent la meilleure , mais la seule amie que j'aie au monde, et nul événement dans ma vie ne détruira jamais mon amitié. » Chacune d'elles s'affligeait de la mauvaise fortune de l'autre; elles lisaient ensemble Dreiincourt sur la mort j et d'autres bons livres; cl comme deux amies chrétiennes , elles se consolaient l'une l'autre dans leurs chagrins*
Quelque temps après, les amis de M. Yeal lui obtinrent une place dans les douanes à Douvres , ce qui fit que mistress Yeal perdit peu à peu son intimité avec mistress Bargrave, sans qu'il y tût entre elles la moindre querelle; mais l'indifférence survint peu à peu , et enfin mistress Bargrave n'avait pas vu son ancienne amie depuis deux ans et demi ; il est vrai que pendant ce temps, elle avait été une année absente de Douvres, et que des derniers
------------------------------------------------------------------------
364 APPENDIX.
six mois elle en avait passé deux à Gjntorbéry, dans une maison qui lui. appartenait.
C'est dans cette maison , le ^septembre i^oS , qu'elle était assise seule dans la matinée, réfléchissant aux malheurs de la vie, et raisonnant avec elle-même pour s'inspirer la résignation aux volontés de la Providence , quoique sa situation semblât bien dure: « Dieu a pourvu à mes besoins jusqu'ici, dit-elle, et je ne doute pas qu'iLy pourvoie encore, et je suis convaincue qu'il mettra fin à mes afflictions quand il le jugera convenable pour moi.>> Alors elle prit un ouvrage de couture, et à. peine l'avail-elle en main qu'elle entendit frapper à sa porte. Elle alla l'ouvrir, et elle vit mistress Yeal, son ancienne amie, qui était en robe faite pour monter achevai. En ce moment, l'horloge sonna midi.
« Mademoiselle, dit mistress Bargrave , je suis, surprise de votre visite; iL y a si long-temps que vous m'avez abandonnée.» Elle ajouta pourtant qu'elle était charmée de la voir , et s'approcha pour l'embrasser. Mistress avança de son coté , au point que leurs lèvres se touchèrent presque , mais elle recula tout à coup , et se passant une main sur les yeux, elle dit qu'elle ne se portait pas très-bien. Elle ajouta qu'elle allait faire un voyage, et qu'elle avait eu un grand désir de la voir auparavant. — « Mais comment pouvez-vous voyager seule? demanda mistress Bargrave; j'en suis surprise, car je sais que vous avez, un frère qui vous aime beaucoup. » — « Oh , répondit mistress Yeal, j'ai faussé compagnie à mon frère, et je suis partie; mais j'avais une telle envie de vous voir avant do me mettre en voyage! » Mistress Bargrave la fit entrer dans une autre cham.bre communiquant à la première , et mistress Yeal s'y assit dans le fauteuil que son amie occupait quand celle-ci l'avait entendue frapper. <( Eh bien , ma chère amie , dit alors mistress Yeal, je sui;> veuue pour renouer notre ancienne amilié , et vous demander pardon d'y avoir manqué ; et si vous pouvez me le pardonner, vous êtes la meilleure des femmes. » —. « JN'en parlez pas, répliqua mistress Bargrave , je ne vous en ai pas voulu un instant, et je puis gisement vous pardonner. » — « Mais qu'avez-vous pensé de moi ? demanda mistress Yeal. » — « J'ai pensé que vous étiez comme le reste du monde, répondit mistress Bargrave, et que la prospérité avait fait que vous m'aviez oubliée en vous oubliant vous-même. »
Alors mistress VeaJ rappela à mistress Bargrave les services que celle-ci lui avait autrefois rendus , et une grande partie des conversations qu'elles avaient pues dans les jours de leur adversité ; tes
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX. 365
livres qu'elles avaient lus ensemble , et notamment les consolations qu'elles avaient puisées dans l'ouvrage de Drelincourt sur la mort, ouvrage qui était, dit-elle T le meilleur qui eût jamais été écrit sur ce sujet. Elle fit aussi mention du docteur Sherlock , de deux ouvrages hollandais sur la mort, qui avaient été traduits , et de plusieurs autres. Mais de tous ceux qui avaient traité ce sujet, dit-elle, c'était Drelincourt qui avait les idées les plus claires sur la mort, et sur l'état qui devait la suivre. Elle demanda à son amie si elle avait cet ouvrage. — « Oui, répondit mistress Bargrave. » — « Allez le chercher, reprit mistressYeal.» Mistress Bargrave alla le chercher et le rapporta en descendant.— «Ma chère mistress Bargrave, dit alors mistress Yeal, si les yeux de notre foi étaient aussi ouverts que ceux de notre eprps, nous verrions nombre d'anges rangés autour de nous pour nous garder. Les idées que nous nous faisons maintenant du ciel ne sont rien auprès de ce qu'il est en réalité, comme dit Drelincourt. Consolez-vous donc dans vos chagrins, et croyez que le Tout-Puissant a les yeux particulièrement fixés sur vous; que vos afflictions sont des marques de la faveur de Dieu, et que lorsqu'elles auront produit l'effet pour lequel elles vous sont envoyées, vous en serez délivrée. Et croyez-moi, ma chère amie , croyez ce que je vous dis , une minute de bonheur futur vous dédommagera amplement de toutes vos souffrances.Car je ne puis croire,—et elle frappa son genou de sa main, avec la même chaleur qui avait régné dans tous ses discours , — que Dieu souffre que vous passiez tous vos jours en proie à de telles afflictions. Soyez assurée qu'avant peu il les fera cesser, ou vous y dérobera. » Elle parlait d'un ton si pathétique et si céleste que mistress Bargrave pleura plusieurs fois, tant elle en était profondément affectée.
Alors mistress Yeal parla de VAscétique du docteurKenrick, ouvrage à la fin duquel il donne le détail de la vie des premiers chrétiens. Elle recommanda ce modèle à notre imitation , et ajouta :
— « Leur conversation n'était pas semblable à celle de notre siècle ■; car à présent il n'y a dans nos discours que néant et vanité, et il n'en était pas de même des leurs. S'édifier et se fortifier mutuellement dans la foi, était leur but, de sorte qu'ils n'étaient pas ce que nous sommes, et que nous ne sommes pas ce qu'ils étaient.Cependant nous devrions faire ce qu'ils faisaient. ïl régnait parmi eux une amitié cordiale ; mais où peut-on la liouver aujourd'hui' »
— « Oui, dit mislicss Bargrave , il est bien difficile aujourd'hui de
3 t.
------------------------------------------------------------------------
366 APPENDIX.
trouver-un véritable ami. » — « M. Norris , continua mistress Yeal, a composé une belle pièce de vers , intitulée : la Perfection de VAmitié, et je l'admire beaucoup. Avcz-rvous ses ouvrages?» — « Non , répondit mistress Bargrave , mais j'ai cette pièce de vers , que j'ai copiée moi-même. »— «L'avez-vous? reprit mistress Yeal; en ce cas. allez la chercher. » Elle alla la chercher, et l'offrit à mis-i tress Yeal pour qu'elle la lût ; mais celle-ci fit un geste de la main en signe de refus , et dit qu'elle gagnerait un mal de tête si elle la baissait pour lire. Elle pria mistress Bargrave de lui en faire la lecture , ce qu'elle fit. Tandis qu'elles admiraient celle pièce de vers, mistress Yeal dit : — « Ma chère mistress Bargrave, je vous aimerai toujours. Le mot élysien est employé deux fois dans ces. \ers. t? — « Ah! ces poètes, dit mistress Yeal, ils ont toujours de ces noms pour le ciel î » Elle passait souvent la main sur ses yeux. —• « Mistress Bargrave, dit-elle, ne trouvez-vous pa,s que mes attaques m'ont bien changée?» — « Non, répondit mistress Bargrave , voua me paraissez avoir aussi bonne mine qu'en aucun temps de notre connaissance. »
Après tous ces discours , dans lesquels mistress Bargrave dit que son amie employa des expressions plus choisies que celles de ses conversations habituelles., et plusieurs autres encore , dont elle nu pourrait se souvenir, car on ne peut croire qu'il soit possible de se rappeler toute une conversation d'une heure trois quarts , quoi* qu'elle croie en avoir retcuu les points principaux,— Mistress Yeal pria mistress Bargrave d'écrire à son frère pour lui dire qu'elle désirait qu'il donnât des bagues de deuil à telle et telle personne ; qu'il y avait dans son armoire une bourse de pièces d'or, et qu'elle souhaitait en donner deux à sa cousine Walson.
Tandis qu'elle parlait ainsi, mistress Bargrave crut qu'ell e allait avoir une attaque , et elle plaça sa chaise précisément devant les genoux de son amie, afin de l'empêcher de tomber par terre, si elle en avait une , car les bras du fauteuil , pensait-elle, l'empêcheraient de tomber d'un côté ou de l'autre. Pour distraire les idées de mistress Yeal, elle toucha plusieurs fois la manche de sa robe, et en fit l'éloge. Mistress Veal lui dit que la robe avait élé faite tout lécemment, et que la soie en avail été nettoyée. Cependant elle lui réitéra sa demande, et dit à mistress Bargrave qu'elle ne devait pas la lui refuser. Elle ajouta même qu'elle désirait qu'elle repeint à son frère toute leur conversation , quand elle en aurait l'occasion. —K Ma chcie mistress Yeal, dit misticss Bargrave,ccla pniaît si vx.-
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX. 367
(ravagantque je ne puis vous le promettre ; et quelle histoire mortifiante serait notre conversation pour un jeune homme! Il me semble qu'il vaudrait beaucoup mieux que vous fissiez, tout cela vous-même. »i — « Non , répondit mistress Yeal ; cela peut vous paraître extravagant à présent; mais avec le temps , vous trouveiez plu« de motifs pour le faire'. » Mistress Bargrave, pour satisfaire son importunité< se leva pour aller chercher une plume et de l'encre , mais mistress Yeal lui dit M< Non , pas à présent ; mais faites-le quand je serai partie, et surtout n'y manquez pas. » Ce fut une des dernières choses qu'elle lui recommanda , et mistress Bargrave le lui promit.
Alors mistress Yeal lui demanda des nouvelles de sa fille. Mistress Bargrave lui dit qu'elle n'était pas à la maison, mais que si elle désirait la voir , elle irait la chercher. Mistress Yeal l'en pria , et son amie sortit pour aller chercher sa fille chez une voisine , mais quand elle revint, mistress Yeal était sprlie de la maison , et était dans la rue , en face du marché aux bestiaux ( car c'était samedi , jour de marché ) prête à partir dès que mistress Bargrave serait de retour. Celle-ci lui demanda pourquoi elle était si pressée. Elle répondit qu'il fallait qu'elle partit, quoiqu'il fût possible qu'elle ne se mît en voyage que le lundi. Elle dit à mistress Bargrave qu'elle espérait la revoir encore chez sa cousine Watson avant d'aller où elle allait. Enfin elle prit congé d'elle, et s'éloigna de mistress Bargrave qui la suivait des yeux jusqu'au détour delà rue. Il était alors une heure trois quarts après midi.
Mistress Yeal était morte le 7 septembre à midi, d'une de ses attaques, et elle n'avait recouvré l'usage de ses sens que quatre heures avant sa mort. Pendant cet intervalle de temps, elle reçut le sacrement. Le lendemain de l'apparition de mistress Yeal, qui était un dimanche, mistress Bargrave fut fort indisposée d'un rhume et d'uu mal de gorge, de sorte qu'elle ne put sortir de toute la journée. Mais le lundi malin elle envoya chez le capitaine Watson pour s'infoimer si mistress Yeal y était. On fut surpris de celte demande de mistress Bargrave, el on lui fit dire que mistress Yeal n'y était pas , et qu'on ue l'attendait point. A cette réponse , niistress. Bargrave dit à sa servante qu'elle s'était certainement trompée de nom , ou qu'elle avait fail quelque bévue. Et quoiqu'elle fût encore mal,portante, elle mit sa coiffe, eL se rendit elle-même chez le capitaine Watson, quoiqu'elle ne connût personne de cette famille, jfin de s'infoimer si misliess Ve.il y était ou non. On lui répondit
------------------------------------------------------------------------
368 APPENDIX.
qu'on était surpris de celte demande. Mistress Yeal n'était pas venue à Cantorbéry, par il n'était pas douteux que si elle y était venue , elle aurait été chez ses parens. — « Il est pourtant certain qu'elle a passé avec moi samedi près de deux heures , dit mistress Bargrave. » — « Cela est impossible , reprit mistress Watson , car si elle fût venue ici nous l'aurions certainement vue. «Pendant qu'elles étaient à discuter sur ce sujet, arrive le capitaine Watson qui annonça que mistress Yeal était morte sans aucun doute , puisqu'on préparait l'écusson (ï). Cette nouvelle surprit étrangement mistress Bargrave; elle envoya chez hi personne chargée de préparer cet écusson, et elle ne put plus douter de la vérité. Elle raconta alors toute l'histoire à la famille du capitaine Watson, disant quelle robe portait mistress Yeal, comment elle était rayée , et qu'elle lui avait dit que la soie en avait été nettoyée--— « En ce cas, s'écria mistress Watson, vous l'avez vue bien véritablement, car personne qu'elle et moi ne savait que la soie avait été nettoyée , et vous avez fait une description très-exacte de la robe ; ce dont je puis juger , puisque je l'ai aidée à la faire. »
Mistress Watson répandit celte nouvelle dans toute la ville, et attesta la vérilé de l'apparition de mistress Veal à mistress Bargrave. Le capitaine Watson conduisit sur-le-champ deux hommes de considération chfz celle-ci, pour qu'ils en entendissent la relation de sa propre bouche. Et quand cet événement commença à faire du bruit, les hommes de qualité, les personnes judicieuses ou sceptiques , accoururent chez elle en si grand nombre , que ce devint pour elle une tâche , et elle fut obligée de se tenir à l'écart ; car on était en général convaincu de la vérité du fait, et l'on voyait clairement que mistress Bargrave n'était pas hypocondriaque. Au contraire , elle paraît toujours avec un air si enjoué et si agréable qu'elle a gagné l'estime et les bonnes grâces de toutes les personnes de distinction; et l'on regarde comme une faveur de l'entendre elle-même raconter cette relation. J'aurais dû vous dire plus tôt que mistress Yeal dit à mistress Bargrave que sa soeur et son beau-frère venaient tout justement d'arriver de Londres pour la voir.— « Comment se fait-il que vous ayez arrangé les choses d'une manière si étrange ? demanda mistress Bargrave. » — « Je n'ai pu
(il Usage dngldîs. On .illaHit' au mur pxttripur de la ni.usoti qu'occupait I'' défunt un grand ectibson nv^lc ennleiunt ses >u mol ries, et il y icstc expUM! tant que dure Ir drml. — t'ii
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX. 36g
faire autrement, répondit mistress Yeal.» Etvéritablementaon beaufrère et sa soeur avaient été à Douvres pour la voir, et ils entraient dans cette ville précisément comme elle expirait. Mistress Bargrave lui demanda aussi si elle voulait prendre du thé. — « Yolontiei'S, répondit mistress Yeal, mais je réponds-que cet enragé drôle (voulant dire le mari de mistress Bargrave ) vous a brisé toutes vos tasses » — « N'importe, dit mistress Bargrave, j e vous trouverai quelque chose pour prendre le thé. » Mais mistress Yeal la refusa en disant :—« Non , non, n'y pensez pas.» Et il n'en fut plus question.
Pendant tout le temps que je passai avec mistress Bargrave, et j'y restai quelques heures , elle se rappelait sans cesse de nouvelles choses que mistress Yeal lui avait dites ; onlre autres, une circonstance importante, qui était que le vieux M. Bretton lui faisait une pension annuelle de dix livres sterling, ce qui était un secret, et mistress Bargrave l'ignorait avant que mistress Yeal le lui eût dit,
Mistress Bargrave ne varie jamais dans son histoire , ce qui embarrasse ceux qui doutent qu'elle soit vraie, ou qui ne sont pas disposés à la croire. Une servante qui était dans la cour du voisin , tenant à la maison de mistress Bargrave, l'entendit parler à quelqu'un pendant une heure du temps que mistress Yeal futavec elle. Mistress Bargrave alla chez sa plus proche voisine à l'instant même que mistress Yeal la quitta, elle lui dit quelle conversation ravissante elle avaiteue avec sou ancienne amie, et la lui raconta tout entière. Depuis ce temps l'ouvrage de Drelincourt sur la mort a une vogue étrange. Et il est bon d'observer que malgré toute la fatigue et tout l'embarras que mistress Bargrave a eu à essuyer à ce sujet, elle n'a jamais reçu de personne la valeur d'un farlhiug, et qu'elle a défendu à sa fille de rien recevoir de qui que ce soit. Elle ne peut donc avoir aucun intérêt à sa réyélalion.
Cependant M. Veal fait tout ce qu'il peut pour étouffer cette histoire; il a dit qu'il désirerait voir mistress Bargrave; mais c'est un fait certain qu'il a été chez le capitaine Watson depuis la mort de sa soeur, et qu'il n'a pas mis le pied chest mistress Bargrave. Quelques-uns de ses amis disent que c'est une menteuse , et qu'elle n'ignorait pas les dix livres de M. Bretton. Mais la personne qui fait courir ce bruit passe elle-mémo pour une menteuse avérée dans l'esprit de gens que je sais mériter toute confiance. M.-Yeal est un homme Irop bien élevé pour due lui-même que
------------------------------------------------------------------------
37o APPENDIX.
mistress Bargrave a menti, mais il dit que les mauvais traitemens de son mari lui ont dérangé l'esprit. Or, elle n'a qu'à se montrer pour démentir cette calomnie. M.Yeal dit qu'il demanda à sa soeur, sur son lit de mort, si elle désirait disposer de quelque chose, et qu'elle lui répondit « Non. » Or, les choses dont mistress Yeal, lors de son apparition, désirait disposer, étaient dételles bagatelles , elle était si peu influencée par quelque motif de justice en faisant cette disposition, qu'il me semble qu'elle ne parla ainsi que pour mettre mistress Bai grave en état de démontrer la vérité de son apparition; de prouver au monde la réalité de ce qu'elle avait vu et entendu, et d'assurer ainsi sa réputation parmi la partie raisonnable et intelligente du genre humain. Ensuite M. Veal convient qu'il y avait une bourse d*or, mais il dit qu'elle s'est trouvée, non dans l'armoire de sa soeur , mais dans une boîte à peignes. Cela paraît invraisemblable, car mistress Watson a déclaré que mistress Yeal était si soigneuse de la clef de son armoire, qu'elle ne la confiait jamais à personne; et si cela est, il n'est pas douteux qu'elle n'aurait pas gaidé son or sans l'y enfermer. Et mistress Yeal passant ses mains sur ses yeux, et demandant à mislress Bargrave si ses attaques ne l'avaient pas bien changée, me paraît l'avoir fait pour rappeler ces attaques à mistress Bargrave, et la préparer à ne pas trouver étrange qu'elle la priât d'écrire à son frère pour disposer de bagues de deuil et de pièces d'or, ce qui avait bien l'air de la requête d'une personne mourante. Et l'effet que cela produisit sur mistress Bargrave fut de lui
faire croire que son amie allait avoir une de ses attaques , et elle
bidonna en cette occasion une nouvelle preuve de son amitié et du
soin qu'elle prenait d'elle ; car , comme on le voit par toute sa conduite , elle n'eut pas l'air de trouver étrange que mislress Veal fût venue la voir au milieu du jour ; qu'elle se fût refusée à l'embrasser , et qu'elle l'eût quittée de manière à prévenir une seconde tentative ppur l'embrasser en s'en séparant.
Maintenant, je ne puis m'imaginer pourquoi M. Yeal regarde cette relation comme une injure, et il est clair qu'il la regarde ainsi, puisqu'il fait tant d'efforts pour empêcher d'y croire ; car on considère généralement l'apparition de mistress Yeal comme celle d'un bon esprit, puisque tous ses discours étaient si religieux. Ses deux grands motifs étaient de consoler mistress Bargrave dans son affliction, de lui demander pai don d'avoir manqué d'amitié pour clic, et d« lui donner des encouragernens par une conversation
------------------------------------------------------------------------
APPENDIX. 371
pleine de piété. De sorte, après tout, que supposer que mistress Bargrave ait pu inventer une pareille histoire entre le vendredi à midi et le samedi à pareille heure ( en admettant qu'elle ait appris à l'instant même la mort de mistress Yeal), sans confondre les circonstances, et sans y avoir aucun intérêt, ce serait lui accorder plus d'esprit, de bonheur et d'astuce qu'une personne impartiale ne peut lui en attribuer. Je demandai plusieurs fois à mistress Bargrave si elle était bien sûre d'avoir touché la robe de son amie , et elle me répondit modestement :— « Si je puis compter sur le témoignage de mes sens, j'en suis sûre. » Je lui demandai si elle avait entendu du bruit quand mistress Yeal avait frappé sur son genou avec sa main ; elle me dit qu'elle ne s'en souvenait pas, mais que mistress Yeal lui avait paru un corps , aussi bien que moi qui luiparlais.— «Urne seraitaussi facile de me persuader , ajoutât-elle , que vous qui me parlez en ce moment n'êtes qu'une apparition , que de croire que je ne l'ai pas vue réellement; car je n'avais aucune espèce de crainte ; je l'ai reçue comme une amie , et je l'ai quittée de même. Je ne donnerais pas un'farthing pour que personne me croie ; je n'y ai aucun intérêt; et depuis ce temps il n'en est résulté pour moi que de la peine et de l'embarras. Si le hasard n'avait pas rendu publique cette histoire, je n'en aurais jamais parlé. » Mais à présent, elle dit qu'elle la gardera pour elle seule, et qu'elle se tiendra à l'écart autant que possible, ce qu'elle continue à faire. Elle dit que quelqu'un est venu de trente milles pour entendre cette relation de sa propre bouche, et qu'elle l'a racontée une fois quand sa chambre était pleine de monde. Plusieurs particuliers l'ont entendue en faire le récit.
Celle hibtoire m'a fort affectée, et je suis très-convaincue que c'est un fait bien constaté; et il me semble fort étrange que no u* contestions la vérité d'un fait, uniquement parce que nous ne pouvons expliquer des choses sur lesquelles nous n'avons pas des idées certaines et démonstratives. En tout autre cas, jamais on n'aurait révoqué en doute la bonne foi et la véracité de mistress Bargrave.
FIN DU TOWE D1X1EUE.
------------------------------------------------------------------------
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.
Pages Notice biographique et littéraire sur J. Swift. i
Notice biographique et littéraire sur Olivier Goldsmith. 20
Notice biographique et littéraire sur Samuel Johnson. 4^
Notice biographique et littéraire sur Charles Jhonstone , auteur
de Chrysal- 55
Notice biographique et littéraire sur Robert Bage. 6g
Notice biographique et littéraire suir Horace Walpole. g3
Notice biographique et littéraire sur Clara Reeve. 118
Notice biographique et littéraire sur Richard Cumberland. 129 Notice biographique et littéraire'sur Anne Radcliffe. 166
Notice biographique et littéraire sur Henry Mackensie. 214
Notice biographique et littéraire sur le révérend Charles-Robert
Maturin. ^23i
Notice biographique et littéraire sur Charlotte Smith. -253
Notice biographique et littéraire sur Daniel De Foe. 3o3
Appendîx. 351
FIN DE LA TAIILC. I
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
OEUVRES COMPLETES
DE '
JAMES FENIMORE COOPER.
Cette e'dition sera précédée d'une notice historique et % littéraire sur les Etats-Unis d'Amérique ; elle formera vingt-sept vol. in-dix-huit, imprimés en caractères neufs de la fonderie de Firmin Didot, sur papier Jésus vélin superflu satine'; orne's de vingt-sept gravures à l'eau forte ; de vingt-sept titres avec des vignettes représentant des scènes tire'es des romans américains et des vues des lieux de'crits par l'auteur, grave's en taille-douce par MM. Alfred et Tony Johannot, sur leurs propres dessins, compose's d'après des do.
do. authentiques; de neuf cartes géographiques destinées spécialement à chaque ouvrage, par A. Perrot et P. Tardieh ; d'une carte générale des ÉtatsUnis^ d'Amérique, et d'un portrait de 'l'auteur. La traduction est. entièrement revue"sur le texte, et elle est accompagnée de notes explicatives.
CHAULES GOSSEL1N, LTBRA1B.E
DE S. A. II. M. LB DUC DH sonofcAur, Hue St.-Germain-des-Plés, n. 9.
A. SADTEI.ET ET C°.
LmilAlltI5t ,
Place de la Bourse.
OEUVRES COMPLETES
DE SÏR WALTER SCOTT.
Cette édition est précédée d'une notice historique et littéraire.-La traduction est entièrement revue sur le texte, et elle est accompagnée de notes explicatives. Elle formera quatre-vingts vol. in-18, ornés de 200 gravures, vignettes et cartes géographiques, et d'un ^portrait de-l'auteur.
CONDITIONS DE LA SOUSCRIPTION AUX DEUX COLLECTIONS.
Il paraît tous les mois une livraison de ehacun des auteurs". Chaque livraison se compose de 1rois vol. de texte et d'tra>atlas renfermant les planches. Pnix : 12 fr.
ON SOUSCRIT, SANS RIEN PATtEU D'AVANCE, CHE^ LES ÉDITEURS,