MÉLANGES.
TOME II.
------------------------------------------------------------------------
IMPRIMERIE DE CASIMIR, DUE DE LA VIEILLE - MONNAIE, NO u.
------------------------------------------------------------------------
MÉLANGES
nt:
PHILOSOPHIE, D'HISTOIRE ET DE LITTÉRATURE, PAR M. CH.-M. DE FÉLETZ,
, lit l'a c A DK M I I - P n A » Ç A I SI.
AU m ut tic Altéra poscit opetn rei, 1 conjurat aii&i.
Hoa., de Art. pHf" 4io.
TOME DEUXÏ r~E.
BELLES-LETTRES.
Po tg i R.
PARIS.
GRIMBERT, LIBRAIRE, SUCCESSEUR DE MARADAN, RU I DB IATOII, 1° 14.
1828.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
BELLES-LETTRES.
SECTION PREMIÈRE.
POÉSIE.
Œuvres de Mathurin Régnier.
RÉGNIER peut être regardé comme un des premiers anneaux de cette longue chaine de poëtes qui, dans l'espace de plus de deux cents années, depuis Henri IV jusqu'à nos jours, illustrèrent notre langue et notre poésie , et rendirent plus d'une fois les Muses françaises rivales des Muses grecques et latines. Après les grands et parfaits modèles que dans tous les arts on doit toujours préférer et constamment étudier, il n'en est point dont la lecture soit plus utile à ceux qui cultivent la poésie, que ces
------------------------------------------------------------------------
écri vains demi-gaulois, demi-français, qui, les premiers, luttèrent avec succès contre la barbarie des mœurs et du langage; donnèrent à un idiome, jusque-là rude et grossier, de la grâce et de l'harmonie, surent renfermer leurs pensées dans un tour vif et naturel, et les revêtir d'expressions claires, simples et naïves. Sans doute c'est dans Corneille , Racine , Boileau, et quelques autres en très-petit nombre, que nous trouverons les vrais modèles de la justesse et de la grandeur des idées , de la beauté et de la perfection du style ; mais c'est dans nos premiers écrivains que nous découvrirons le mécanisme de la langue, que nous connaîtrons son véritable génie, si souvent corromp par les grâces étudiées de nos poëtes modernes, par leurs figures incohérentes, par leurs métaphores tirées de la physique et des sciences, dont la langue est si éloignée de celle du poëte, et même de l'orateur. On semble, à la vérité, écrire aujourd'hui avec plus de correction, de pureté et d'élégance; mais les vers de nos poëtes, leurs pensées et leurs tours jetés à peu près dans le même moule, et l'esprit d'imitation dont leurs ouvrages sont servilement empreints, ne valent pas l'allure vive et franche, la verve libre et originale des restaurateurs de la poésie française.
Ce sont ces qualités surtout qui distinguent la muse de Régnier, et qui ont valu à cet illustre poëte une célébrité avouée par ses contemporains, confirmée dans le beau siècle qui suivit celui où il vécut, et conservée jusqu'à nos jours. Tout le monde connaît ces vers du législateur des poëtes : ne ces mattres savans disciple ingénieux.
------------------------------------------------------------------------
Régnier seul parmi nous forme sur ces modèles, Dins son vieux style encore a des grâces nouvelles.
Mais on connaît moins un autre témoignage, à mon sens, beaucoup plus flatteur, rendu par le même poëte. En effet, Boileau, obligé dans son Art poétique de parler de Régnier et de le juger, devait quelques égards à son devancier : l'éloge lui était presque dicté par les convenances ; mais dans la réflexion cinquième sur Longin, rien ne le forçait à parler de ce poëte, et la vérité seule a pu lui dicter ce jugement : « Régnier est le poëte français qui, du consente« ment de tout le monde, a le mieux connu, avant « Molière, les moeurs et le caractère des hommes. m Parmi un grand nombre d'autres témoignages glorieux accordés à la mémoire et au mérite de Régnier, je citerai celui du père Rapin, critique plein de goût, qui lui reproche, à la vérité, d'être trop effronté, mais qui avoue quil a bien du génie ; et celui de Massillon qui, dans son discours de réception à l'Académie-Française, décrit ainsi l'état des lettres au commencement du dix - septième siècle : « La poésie même, malgré ses Marot et ses Régnier, « marchait encore sans règles et au hasard. Les grâces « de ces deux auteurs appartiennent à la nature qui « est de tous les siècles , plutôt qu'au leur; et le « cahos, où Ronsard, qd ne peut imiter l'un, ni de« venir le modèle de l'autre, la replongea, montre « que leurs ouvrages ne furent que comme d'heu« reux intervalles qui échappèrent à un siècle ma« lade et généralement gâté. »
Je pourrais rapporter une foule d'autres jugemrns favorables à Régnier : je passerai sous silonre
------------------------------------------------------------------------
ceux des poëtes de son temps. Les éloges ou les critiques des poëtes contemporains prouvent, à mon avis, très-peu de chose : les uns sont inspirés par la flatterie, les autres par la haine et l'envie. Je ne fais pas plus de cas du témoignage du père Garasse en faveur de Régnier; ce bon père aimait trop la satire, et il était trop peu délicat dans celles qu'il se permettait, jusque dans la chaire, pour qu'il soit permis de se prévaloir de son jugement en faveur d'un i poëte satirique: mais il est un de ces éloges qui m'a paru trop remarquable, et par sa tournure originale, et par le caractère de la personne qui le donne, pour que je n'aie pas cru faire quelque plaisir nu lecteur en le citant. Mademoiselle Scudéry, dans son roman de Clélie, tome VIII, page 587, fait apparaître en songe Calliope à Hésiode endormi sur l Hélicon. Celte Muse lui fait voir les plus grands poëtes qui doivent illustrer les divers âges, et lui dit au sujet de Régnier : « Après cela, r, rde cet u homme négligemment habillé et assez malpropre : « il se nommera Régnier ; sera neveu de Despoi les, « et méritera beaucoup de gloire; il sera le premier u qui fera des satires en français; et, quoiqu'il ait « regardé quelques fameux originaux parmi ceux « qui l'ont précédé, il sera pourtant un original en « son temps : ce qu'il fera bien, sera excellent ; et « ce qui sera moindre, aura toujours quelque chose cc de piquant. Il peindra les vices avec naïveté, et cc les vi cieux fort plaisamment; enfin, il se fera un « chemin particulier parmi les poëtes de son siècle, « où ceux qui le voudront suivre s'égareront bien u souvent. »
------------------------------------------------------------------------
Tel est le jugement qu'une demoiselle très - vertueuse porte sur un poëte très-licencieux; toi est l'éloge qu'une femme qui, dans de si nombreux et de si gros volumes, nous peignit un amour si pur et si platonique; des héros si galans, si délicats, si retenus ; des héroïnes si sages, si réservées, si cruelles, et même si prudes, fait d'un homme qui ne connait d'autre amour que le libertinage, et ne parle que d'hommes et de femmes perdus de débauche. Elle trouve qu'iljpeint les vices avec naïveté; quels vices, et souvent quelle naïveté ! Il faut avouer que nos mœurs actuelles ne permettraient point à une demoiselle de lire et de juger un poëte aussi cynique que Régnier. Est-ce une preuve de la peifectibilité ?
Je veux le croire. Je sais bien que des gens moroses prétendraient que mademoiselle Scudéry aurait plus d'une occasion de prendre sa revanche et d'exercer aussi sa critique; et qu'ainsi la décence n'a fait que changer d'objet, sans se perfectionner réellement; mais je remarque le bien, et laisse aux autres, sur un pareil sujet le soin d'indiquer le mal.
Quoique la plupart des poésies de Régnier, né sous Charles IX, un an après la Saint-Barthélemy, Aient plus de deux cents années d'antiquité, ce poëte est généralement si peu lu, que ses vers seront une sorte de'nouveauté pour un grand nombre de lecteurs; j'en citerai donc un assez grand nombre, sans scrupule, et comme si j'avais à rendre compte de l'Almanach des Muses de cette année.
Corriger les hommes, tel est l'objet apparent du poëte satirique : fronder ses contemporains, tel est son objet,réel ; mais dans tous les cas il doit les bien
------------------------------------------------------------------------
connaître. Nous avons vu Boileau placer le nom de Régnier à côté de celui du plus grand peintre des mœurs et des ridicules des hommes, et le louer davoir été le poëte français qui, avant Molière, ait eu la connaissance la plus approfondie du cœur humain.
Le caractère le plus énergiquement tracé par Molière, est celui du faux dévot : plus d'un demi-siècle auparavant, Régnier avait peint le même caractère, et plusieurs traits de son pinceau ne seraient pas il indignes de l'auteur du Tartufe; on en pourra juger par quelques citations. Chez le poëte satirique, c'est une femme qui est le Tartufe, et il est inutile d'observer sans doute, que la plupart des traits de ce tableau ne deviennent ridicules, ou même odieux qu h cause de l'hypocrisie du personnage; et ce n'est que dans ce sens, qui sans doute était aussi celui du poëte, que je me permets de les copier et d'y applaudir i Sans art elle s'habille, et simple en contenance, Son teint mortifié presche la continence.
Clergesse elle fait jà la leçon aU1 prescheurs, Elle lit Sainct-Bemard, la guide des pêcheurs., l.es méditations de la mère Thérèse, Sçait que c'est qu'hypostase avecque syndérèse.
Sçait toutes les indulgences Que talent chapelets, gl'lins benitt enfilez, Et l'ordre du cordon des pèret Récoliez.
Loin du monde elle fait M demeure et son gillte;.
Son œil tout pénitent ne pleure qu'eau bénute; Enfin c'est un exemple en ce siècle tortu, D'amour, de charité, d'honneur et de vertu.
Pour béate partout le peuple la renomme * Et la gazette mesme a deljà dit à Rome, La voyant aimer Dieu, et la chair mailtriser, Qu'on n'attend que sa mort pour la canoniser.
------------------------------------------------------------------------
Régnier, tout écllûé des bons exemples que lui donnait cette femme revenue de ses égaremens, était, dit-il, esmeu d'en faire autant; mais par malheur il entend la conversation de cette vieille hypocrite avec une jeune personne qu'elle veut endoctriner. Le commencement de son discours rappelle ces vers si connus du Tartife : Laurent, serrez ma haire avec ma discipline, Et priez que toujours le ciel vous illumine.
Il y a plus d'affectation et de forfanterie, comme dit Dorine, dans le discours du Tartufe, parce qu'il est plus en spectacle : mais il n'y a pas moins de vérité, de naturel, de douceur feinte et d'hypocrisie dans le langage de Macette ; c'est le nom de la femme hypocrite : Ma Glle, Dieu TOUS garde et TOUS veuille bénir!
Si je voua veux du mal, qu'il me puisse advenir!
Qu'eussiez-vous tout le bien dont le ciel vous est chiche !
L'ayant, je n'en seroy plus pauvre ni plus riche; Car n'étant plus du monde au bien je ne préteas, Ou bien ci j'en deaire, en l'autre je l'attens : D'autre chose icy-bas, le bon Dieu je ne prie.
Mais de même que Tartufe, après avoir parlé de quiétude, de béatitude et de tribulations, s'émancipe à faire une belle déclaration à la suave merveille dont il est épris, de même Macette, après son patelinage mystique, s'évertue à donner à son élève d'assez singuliers conseils, qu'elle appuie par cette belle maxime :
Ces vieux contes d'honneur, dont on repaist les dames, Ne sont que des appas pour les débiles ames, Qui, sans choix de raison, ont le cerveau perclus.
L'honneur est un vieux lainct que l'on ne chomme plus.
------------------------------------------------------------------------
Il est une classe d'hommes que le poëte satirique épargne encore moins que les autres; ce sont ses confrères les portes. Si l'amour de la vertu, de la morale, des bienséances, lui a servi de prétexte pour s'élever contre les vices et les ridicules, le zèle pour son art et pour les véritables principes du goût semblent aussi l'autoriser à censurer vivement tous les mauvais écrivains qui, dans tous les siècles, se reproduisent à peu près avec la même affluence, les mêmes prétentions et les mêmes défauts. Combien de poëtes de nos jours devraient se reconnaître dans ce portrait que Régnier nous trace des rimeurs de son temps!
Nul esguillon divin n'esleve leur courage; Ils rampent bassement, foibles d'inventions; Et n'osent, peu hardis, tenter les fictions, Froids à l'imaginer : car s'ils font quelque chose, C'est proser de la rime, et rimer de la prose, Que l'art lime et relime, et polit de façon Qu'elle rend à l'oreille un agréable son ; Et voyant qu'un beau feu leur cervelle n'embrase, Ils attifent leurs mots, enjolivent leur phrase ; Affectent leur discours tout si relevé d'art, Et peignent leurs defaux de couleurs et de fard Aussi je les compare à ces femmes jolies, Qui par les affiquets se rendent embellies, De rubans piolez s'agencent proprement, Et toute leur beauté ne gist qu'en l'ornement ; Leur visage reluit de reruse et de peautre ; Propres en leur coiffure un poil ne passe l'autre.
Où ces divins esprits, hautains et relevés, Qui des eaux d'Hélicon ont leurs sens abreuvés; De verve et de fureur leur ouvrage estincelle, De leurs vers tout divins la grâce est naturelle, Et sont comme l'on voit la parfaicte beauté.
Rien <|tic le naturel sa grâce n'accompagne:
------------------------------------------------------------------------
So Vi-ont lavé d'eau claire esclate d'un beau teint ; De roses et de lys la nature la peint.
Il y a dans ce morceau une variété de tons qui est très-remarquable, dans un poëte qui écrivait à une époque où cet artifice de la composition était tout-àfait inconnu. Plaisant avec les mauvais écrivains et les femmes qui reluisent de ceruse et s'agencent de rubans piolez; gracieux et naturel avec celles qui sont véritablement belles, Régnier s'élève avec ces divins esprits qui s'abreuvent dans l'Hélicon. Malheureusement cela lui arrive trop rarement : son style est trop souvent bas et trivial, ses expressions populaires et ignobles; ce qui tient plutôt à ses habitudes et à ses mœurs, qu'au défaut d'élévation de son esprit. En effet, divers morceaux de ses poésies prouvent qu<* le ton noble et élevé ne lui était pas étranger. Telle est sa première épitre tout entière; elle est adressée à Henri IV. Régnier n'eut pas seulement l'honneur d'adresser une épître à ce prince, il en fit deux pour lui; il devint son poëte, et Henri IV, amoureux, le choisit pour interprète de ses sentimens. Il est difficile, sans doute, de bien chanter un amour qu'on ne sent pas : aussi les vers que fit Régnier, dans cette occasion, ne sont pas les plus beaux titres de sa gloire ; il tombe dans l'afièctation , le mauvais goût et le faux bel-esprit qu'il a reprochés aux poëtes de son temps. Henri IV n'aurait dû employer ni poëte, ni secrétaire; et je suis persuadé que ses maîtresses devaient être plus touchées de sa prose vive, originale et spirituelle que d'un pareil galimatias : Par tes yeux que l'esprit par les miens me volèrent, Pur leurs feux et si beaux et si clairs à mon cœur.
------------------------------------------------------------------------
Régnier avait un grand avantage sur la plupart de nos poëtes modernes; il connaissait parfaitement les anciens. On découvre à chaque instant, dans ses poésies, des imitations plus ou moins heureuses d'Ovide, de Juvénal, d'Horace, etc. J'en avais noté plusieurs pour les citer; mais cet article, déjà trop long, ne me permet de présenter au lecteur que limitation de ces beaux vers d Horace : Si fractus illabatur orbis, etc.
Mesme si péle-méle avec les élémens, Le ciel d'airain tomboit. jusques aux fondemens, Et que tout se frnisast d'une estrange tempeste, Les esclats sans frayeur leur frapperoient la teste.
Si Régnier a imité les anciens, il a mérité d'être imité par Boileau, qui a rajeuni plusieurs de ses pensées ; et qui, à son exemple et à celui d'Horace, a fait une satire sur un repas mauvais et ridicule. Comme l'observation des mœurs et des usages n'est pas ce qui intéresse le moins dans les écrivains des divers âges, je remarquerai que si du temps de Boileau on dinait à peu près à midi, J'y cours, midi sonnant, au sortir de la messe ;
on dinait à onze heures du temps de Régnier : L'orloge du palais vint A frapper onze heures ; Et lui, qui pour la soupe avait l'esprit subtil : A quelle heure , monsieur, votre oncle disne-t-il ?
Les poëtes, et Régnier plus qu'un autre, s'abandonnent à une mobilité d'imagination, qui ne leur permet pas d'être conséquens; ils soutiennent le pour et
------------------------------------------------------------------------
le contre, selon qu'ils sont affectés dans le moment.
Ainsi, Régnier dit, satire XIV, que la fortune est aveugle : Aux sagel comme aux fous elle est assez commune ; Elle avance un chacun sans raison ni sans choix.
Et quelques vers plus bas, il assure que nous en sommes les maîtres : La fortune est à nous, et n'est mauvaise ou bonne, Que selon qu'on la forme, nu bien qu'on se la donne.
Juvénnl lui avait donné l'exemple de cette contradiction ; cir dans la satire Vile, il soumet nos destinées à une fortune aveugle :
Sifortuna volet, fies de rhetore consul; Si volet htec eadem ,fte, de contule rhetor.
et dans la X., il affirme que c'est nous qui faisons notre fortune :
Nos te Nos fadmits , Fortuna , dtamfyloque cajtocamiis.
I
Cette opinion est plus encourageaute ; elle est aussi celle des meilleurs auteurs anciens; de Plaute: Nam sapiens quidem, poil ipse fingit fortunam sibi; de Salluste : Fabrum esse suce quemque fortunœ; de Cornélius Nepos : Sui cuique mores fillgullt fortunam, etc., etc.
Malgré son penchant à la satire, Régnier avait df!
la douceur dans le caractère : on l'appelait le bon • Régnier. Et le surnom de bon me va-t-on reprochant, dit-il lui-même.
------------------------------------------------------------------------
Il fut l'ami des meilleurs poëtes de son temps, entre autres de Malherbe ; il se brouilla néanmoins avec celui-ci pour une raison assez singulière, mais qui fait l'éloge des sentimens qu'il avait pour ses parens. Étant allés diner ensemble chez le poëte Desportes, oncle de Régnier, ils trouvèrent qu'on avait déjà servi les potages. Desportes reçut Malherbe avec beaucoup de politesse, et voulut lui faire hommage de ses psaumes en vers, qu'il venait de faire imprimer : comme il se levait de table pour les aller chercher, Malherbe le retint, lui dit que cela ne valait pas la peine, qu'il les avait déjà vus; que son potage valait mieux que ses psaumes. L'oncle et le ueveu ne pardonnèrent jamais cette brusque saillie.
Œuvres de maître Adam Billaut, menuisier de Nevers; nouvelle édition revue par L.-N. Pissot; avec cette épigraphe : Des lauriers du Parnasse, il a fait ses Chevilles.
Maître Adam était connu par une chanson beaucoup plus célèbre qu'elle n'est bonne, mais dans laquelle une certaine verve bachique faisait pardonner au peu d'agrément des idées, à l'impropriété des expressions, et à des disparates tels que le diable mêlé à Bacchus et aux autres divinités du paganisme. Voltaire, danx son Siècle de Louis XIF, avait aussi cité avec éloge r •* rondeau du même auteur; et cette petite pièce a en effet l'esprit et le sel, le tour n lïf et piquant qui convient au genre. Un rondeau et une « li<in>on, oilà donc les titres réels de la renommée
------------------------------------------------------------------------
que maître Adam avait conservée jusqu'à nous ; mais à ces titres, assez minces en eux-mômes, se joignaient quelques circonstances qui les grossissaient prodigieusement à nos yeux. C'était une singularité assez remarquable, qu'un simple menuisier, sans lettres, sans étude, et dans un temps où la langue, dépourvue de bons modèles, n'était pas encore fixée, s'occupât de poésie. On savait qu'il avait fait beaucoup de vers, et on les jugeait, sans examen, d'un mérite à peu près égal à ceux de sa chanson et de son rondeau; ce qui n'était pas mal, ce qui était même assez étonnant pour un homme de son temps et de son état. Enfin, les pensions que lui avaient données le cardinal de Richelieu, à la vérité assez mauvais juge du mérite des vers; Gaston d'Orléans, qui sans doute ne s'y connaissait pas mieux; les éloges que lui avaient prodigués tous les poêles de son temps, depuis Rotrou jusqu'à Scarron, depuis Corneille jusqu'à Scudéry ; les expressions unanimes de l'admiration d'un siècle qui, dans ses premiers essais, était porté à tout admirer, avaient protégé la mémoire de maître Adam jusque dans un siècle qui, dans son orgueilleuse décadence, était porté a tout dénigrer.
Il y avait donc quelque chose d'idéal et de vague dans la renommée de ce poëte-menuisier ; et, puisque cette renommée était bonne et honorable, je crois qu'il eût été plus prudent de ne pas vouloir en éclaircir les titres. Il y a une foule de réputations qui s'accommodent de ce vague et de cette sorte d'opinion, dénuée de preuves bien réelles et bien fondées; celle de maitre Adam était du nombre. Qu'un menuisier ait fait un volume de mauvais vers, cela
------------------------------------------------------------------------
est encore étonnant, sans doute; mais ce n'est pas une raison pour nous ce les lire, et ce serait acheter beaucoup trop cher l'étonnement que peuvent causer de pareils vers, que de l'acheter par l'ennui que produirait bien plus infailliblement une pareille lecture. En poésie, comme dans tous les ouvrages de l'esprit, ce n'est pas ce qui surprend que l'on recherche , c'est ce qui est bon et agréable ; et il serait mille fois plus surprenant que maître Adam, sans étude, eût fait une foule de mauvais vers, ou même de vers médiocres, qu'il ne l'est que Boileau, après d'excellentes études, ait fait des vers excellons, que je n'en lirais pas moins ceux de Boileau, et laisserais la ceux d'Adam Billatit.
Je ne sais même s'il y a tant lieu de s'étonner qu'un artisan ait fait de pareils vers; et, si l'on en excepte un très-petit nombre, noyés dans un déluge de trivialités et de platitudes, tous les autres ne sont point au-dessus de la portée d'un menuisier bavard, qui se serait mis dans la tête de rimer en dépit de Minerve et du bon sens. Il est rare, il est vrai, qu'un menuisier sache autant de mythologie que maître Adam ; il en prodigue dans ses vers les noms et les images , sans goût, sans agrément et sans poésie.
Bacchus est surtout son dieu favori, et souvent
Il jure par ce dieu qui sortit d'une cuisse, Un jour que Jupiter était soûl comme un Suisse.
i 1 À I &
Quelquefois aussi il a des idées d'une grandeur gigantesque; mais le plus souvent ses idées, ses ex pressions et les sujets qu'il chante ne s'élèvent point au-
------------------------------------------------------------------------
dessus de la bassesse de son éducation et de son origine. Il adresse de longues pièces de vers à la princesse Marie de Gonzague, pour lui demander un habit ou une paire de souliers, et le style est encore au-dessous du sujet : Faut-il que cette injuste guerre De l'insolence des frima* Me morfonde dans ton amll, Et que je fasse pénitence Par faute de votre assistanre ?
L'ardeur qui bouillonne en mon sein M'invite à ce fameux dessein De peindre au front de la mémoire Le saint portrait de votre gloire ; Mais lorsque je pense couler Sur ce grand sujet de parler, Je perds le mouvement de rAme Auprès d'un misérable feu, Qui paratt et luit aussi peu Que l'œil d'une vieille ridée, Dont la mort déteste l'idée.
-.
Si je pense prendre un manteau, Je n'en trouve point de plus beau Qu'un qui, dès la première année, Sert de manteau de cheminée, Où le temps avide et goulu A tant puisé de vermoulu, Qu'il a des antres sans poussière Qui cacheraient une sorcière , etc., etc.
Dans une autre occasion, il dit agréablement à la princesse Marie, en lui demandant un habit de deuil, que, s'il était more, il ne lui en demanderait pas, parce que sa peau serait assez noire pour figurer un habit de deuil. Voulant la consoler de la mort
------------------------------------------------------------------------
d'une biche qu'elle aimait beaucoup, il lui dit galamment :
Et sans TOUS en prendre â vos charmel, Gardez vos soupirs et vos larmes Pour vous ôter un jour le faix Des péchés que vous avez faits.
11 parait que la princesse Marie était charmée de ces gentillesses. Je ne sais si elle donnait des habits et des souliers à maître Adam; mais elle lui faisait de petits cadeaux, tels qu'un étui acheté à la foire Saint - Germain; et aussitôt le reconnaissant menuisier lui écrivait :
Incomparable et grand appui De ma fortune et de ma gloire, Votre altesse ne saurait croira Combien je chéris cet étui Que j'eus, de vos mains, à la foire.
Ailleurs, il termine ainsi son petit billet poétique : Autant et plus qu'aucun quidam, « Votre petit valet ADAM.
Prenant tous les tons, embouchant la trompette héroïque, et s'élevant à l'alexandrin pour la princesse Marie, il lui dit : Et que votre beauté qui toute autre surmonte, Surpassaut en autels la reine d'Amathonte, Vous êtes le portrait d'Amour et de la Grace; Vos regards ont des traits si fort impérieux, Que je suis étonné, comme dans votre glace Vos yeux sans s'aveugler peuvent voir dans vos yeux.
Après la princesse Marie, c'est au cardinal de Ri-
------------------------------------------------------------------------
chciieu que maître Adam adresse le plus de vers ; et il faut avouer qu'il est moins malheureux dans sa correspondance poétique avec le cardinal, que dans celle qu'il entretenait avec la princesse : c'est qu'il est sérieux avec le cardinal ; et il voulait être plaisant avec la princesse : or, de toutes les manières d'être mauvais, la plus détestable sans doute, c'est de l'être dans le genre plaisant. Voici, par exemple, des vers au cardinal, qui, pour la noblesse des idées, la pompe des expressions et la poésie des images, sont fort au-dessus des talens et de l'esprit d'un obscur artisan ; on ne serait point étonné de les trouver dans Malherbe lui-même : Mon Ame t'en allait tristement abattue, Sous le pesant fardeau de cent soucis divers ; Et III nécessité, qui la rouge et la tue, L'éloignait pour jamais de la source des vers ; Mais le bruit glorieux que fait ta renommée , De climat en climat superbement semée, M'empêche d'écouter ces lâches passions ; Et, malgré la rigueur du destin qui m'outrage, Je vis tes grands exploita faire sur mon courage Ce que font sur les flots les nids des alcyons.
Il est vrai qu'il n'est ni sobre, ni heureux dans le choix de ses éloges : il fait du cardinal un demi-dieu; il le place dans l'Olympe ; il prétend que son intellect passe celui des anges ; il en fait surtout un saint homme , grand, Atlas, le soutien de l'Eglise de Dieu; mais c'est que maître Adam donne libéralement à chacun les vertus de son état : il n'écrivait pas à e d'Arpajon , *!e e Sevirac, au moindre lieutenant d'infanterie, sa lui sacrifier Alexandre et César, ont les exploits nt passés, ternis, abat*
------------------------------------------------------------------------
tus par les leurs. Mais ce qui prouve que c'était plutôt mauvais goût que basse adulation , c'est que !e poëte ne loue pas moins le cardinal après sa mort, et même en assez beaux vers :
Quelles noires frayeur* , quelles Gerea tempêtes Ébranlèrent jamais ses constantes vertus ?
Et quels hydres Affreux ont assez eu de têtes, Que sa main aussitôt ne les ait abattus ?
Ces nouveaux rejetons des enfans drt la terre, Ces peuples basants de l'éclat du tonnerre Qui dessus leurs aïeux se vint précipiter, Ne sont-ils pas réduits A fléchir leur audace, Et dire, en rugissant, qu'un coup de Jupiter Est moins à redouter, qu'un trait de ta menace.
On a peine à croire que de pareils vers aient été faits par l'auteur de tant de platitudes. Je ne dois par, du reste, dissimuler une partie de sa gloire : maître Adam faisait fort bien le calembour. En voici un que je donne à juger aux amateurs ; c'est une épigramme contre un M. Granchamp qui avait promis à l'auteur les Œuvres de Duvair, et qui ne les lui envoyait pas : Ta promesse m'est inutile, Puisqu'elle ne preduit aucun événement : Tu n'es rien qu'un grand champ stérile, Qui ne donne du vert que difficilement.
Les poésies de maitre Adam sont suivies des poésies que lui adresse ses admirateurs : ils sont en grand nombre ; ils l'exaltent en vers français, en vers latins, en vers italiens, en vers espagnols. L'auteur de Cinna s'abaisse à faire un sonnet en l'honneur d'Adam Billaut, et même le sonnet n'est j>as_mauvais.
Scudéry le joue avec toute Veiillure qu'on remarque
------------------------------------------------------------------------
dans les vers et dans la prose de ce fier gouverneur de Notre-Damede-la-Garde. Scarron , de son côté, ne manque pas de célébrer Cette main pousse-rabot, Qui carmes sur carmes entasse.
Si cette édition des OEuvres de maître Adam est terminée par beaucoup de vers en son honneur, elle est précédée par beaucoup de prose à sa louange : on y a mis deux anciennes Préfaces et une toute neuve. Je ne parle de ces trois Préfaces que parce qu'elles peuvent servir à faire connaître la différence du mauvais style des mauvais écrivains, à des époques différenles. La première est de l'abbé de Marolles : on y remarque cette longueur de périodes qui du moins avait quelque majesté et quelque harmonie, et qui était imitée des meilleurs écrivains latins. On y voit aussi l'érudition pédantesque du temps; le bon abbé de Marolles ne peut parler d'un menuisier de Nevers, sans parler aussi de Pindare, de Démostliène, de Socrate, de Simon d'Athènes, de Sophronius, de Cicéron, de Marius, de Térence, et de quelques autres encore. Il loue son héros outre mesure : il est vrai qu'il peu! y avoir de la reconnaissance; car, de même que maitre Adam appelait Richelieu un ange, un saint homme, Sevirac un César, il appelle Marolles un soleil, la lumière des écrivains : Merveille des esprits, dont la féconde plume Jamais ne se repose, et d'un vol sans pareil, Composant tous les jours la beauté d'un TolulM, Honore l'univers, à l'égal d'un soleil.. A/ f' .a~
La seconde Préface est d'un M.4^ Caurciy : il y a
------------------------------------------------------------------------
moins d'idées et d'érudition que dans la première, un tour plus sec, des formes plus philosophiques. La troisième est du nouvel 'éditeur, M. Pissot : il n'y a dans celle-là ni ordre, ni suite dans les idées, ni style; mais on y remarque surtout une telle stérilité, que l'auteur ne peut parvenir à la faire qu'en la remplissant des vers de maitre Adam, qu'on aurait bien pu se contenter de trouver une seule fois dans le cours de l'ouvrage.
Œuvres de Boileau-Despréaux, avec un Commentaire; par M. de Saint-Surin.
Je ne par lerai ni des Satires, ni des Epftres, ni de l'Art poétique, ni du Lutrin, ni des vers, ni de la prose de Boileau. Que peut-on en dire de nouveau? Toutes ses OEuvres, ses OEuvres poétiques surtout, ont été lues , apprises par cœur, jugées, appréciées, admirées par tous les lecteurs judicieux et les hommes de goût; elles ont été critiquées jusqu'à l'injustice et au dénigrement par des hommes d'esprit, tels que Fontenelle, Helvetius, D'Alembert, Condillac et Marmontel ; elles ont été méprisées par des écrivains qui ont ajouté ce ridicule à beaucoup d'autres, depuis Pradon jusqu'à Mercier, et à Dorat-Cubières-Palmezeaux.
Elles ont surtout été fort commentées : Boileau R déjà presque autant d;; commentateurs qu'un ancien, qu'un poëte grec ou latin, qu'Homère et que Virgile : Brossette, Cizeron - Rival, l'abbé Souchay , Saint-Marc, M. Daunou, M. Amar, M. de SaintSurin , sans compter un M. Mermet, qui publia, il
------------------------------------------------------------------------
y a peu d'années, un volume de nouvelles observations sur Boileau, et une foule d'autres observations nouvelles ou non ; d'annotations, de remarques critiques et littéraires, et de commentaires répandus dans tant de Rhétoriques, de Cours de littérature, de recueils périodiques, et autres ouvrages qui ont pour objet la langue, la poésie et les belles-lettres.
Le dix-neuvième siècle a vu éclore, dans un assez court espace, trois de ces commentaires et trois nouveaux commentateurs : c'est du dernier que je m'occupe; il s'est lui-même occupé des autres, qui entraient dans son plan, et qui devenaient matière et sujet de son travail, puisqu'il ne devait rien négliger de cequi a rapport avec Boileau ; il les juge avec beaucoup d'impartialité et de justice : et Brossette, qui eut l'immense avantage de tenir plusieurs notes et plusieurs éclaircissemens de Boileau lui-même; homme, d'ailleurs, d'une critique médiocre, d'un goût peu sûr, dont tout le mérite est dans l'exactitude, et qui n'est pas toujours assez exact; et Souchay, qui n'est qu'un abréviateur de Brossette ; et le prolixe et lourd Saint-Marc, qui, par une bizarrerie inconcevable, emploie toutes les ressources d'une érudition indigeste, du faux savoir et du mauvais goût, à dénigrer ce Boileau qu'il commente ; et M. Daunou, qui, littérateur nourri dans les principes de la bonne école, et critique habile, adopte tout ce qu'il y a de bon dans les commentaires de ses devanciers, rejette tout ce qui lui parait inutile ou de mauvais aloi ; ajoute, quoiqucavec trop de sobriété, et ses propres réflexions et le fruit de ses propres recherches, reforme leurs erreurs, en commet pourtant quelques-
------------------------------------------------------------------------
unes lui-même, que relève le dernier commentateur; car, qui peut être assez exact aux yeux de M. de Saint-Surin ?
Mais pourquoi, s'écriera-t-on, un nouveau commentaire? Boileau n'est-il pas assez commenté? Sans doute il l'a été souvent, même quelquefois fort bien.
C'est ainsi qu'il vient de l'être tout récemment encore par M. Amar, dont le travail se distingue par un mérite particulier, trop négligé de la plupart des commentateurs. Les vers de Boileau peuvent être en elfet le texte ou l'heureux prétexte d'un cours presque complet de littérature; et c'est sous ce rapport que M. Amar aime surtout à les considérer ; ils peuvent être aussi l'occasion , sinon d'un cours de morale et de philosophie, du moins de nombreuses réflexions morales et philosophiques ; et M. Amar ne la laisse point échapper. Aussi trouve-t-on dans son commentaire une ample moisson de comparaisons pleines d'intérêt, et d'observations remplies d'une solide littérature.
Toutefois, un nouveau travail sur cet objet n'est pas inutile et superflu, s'il offre beaucoup de choses neuves et curieusesf s'il répare plusieurs omissions, s'il réforme plusieurs erreurs, s'il offre une belle et correcte édition ; si le nouvel éditeur a, le premier de tous, mis de l'ordre dans la correspondance de Boileau avec Racine et d'autres hommes célèbres de son temps ; si le premier il a donné cette correspondance dans son intégrité; si enfin son commentaire, tout en empruntant aux autres ce que ceux-ci avaient puisé dans des traditions certaines et des sources communes, se distingue de tous les autres,
------------------------------------------------------------------------
et par une exactitude encore plus scrupuleuse, et par des réflexions neuves et par de nouveaux aperçus ; et tel est incontestablement le mérite de ce nouveau commentaire.
De tous les écrivains, ceux qui ont le plus besoin de notes, d'éclaircissemens et d'interprétation, ce sont les satiriques. Bayle, ennemi des commentateurs, est peut-être le premier qui ait signalé la nécessité d'un commentaire pour les Satires de Boileau. Il se Ggure les érudits et les scholiastes, dans les âges futurs, privés de ce secours, s'épuisant en conjectures absurdes pour expliquer certains passages ; il choisit pour exemple ce vers du Lutrin : Que chacun prenne en main le moelleux Abely ; et il prétend qu'il n'est pas impossible que tel lourd savant, voulant se distinguer de tous ses rivaux par la sagacité ou l'audace de ses conjectures, ne ren'onte jusqu'à Abel, et à la graisse, à la moelle des animaux qu'il offrait à Dieu, pour expliquer ce passage et cette épitliète : supposition bien bizarre et bien ridicule, mais qui n'étonnera peut-être paf ceux qui ont lu beaucoup de commentateurs. Boileau lui.
même voit ses vers , Aux Saumaiies futurs préparer des torture..
Il est certain qu'il n'y a pas d'ouvrages plus difficiles à entendre, que ceux qui, déjà un peu anciens, ont le plus souvent pour objet des mœurs inconstantes , des usages passagers, des ridicules d'un moment. Comment sentirait-on la finesse d'une raillerie qui cousiste dans une allusion à un fait, à une cir-
------------------------------------------------------------------------
constance, à un caractère, dont la mémoire est abolie ? Avec elle a du s'évanouir le sel d'une foule de plaisanteries et de sarcasmes extrêmement goûtés des contemporains. Il n'est pas douteux que ce ne soit là une des raisons de l'obscurité de Perse ; et, parmi les satiriques que nous entendons le mieux, combien de traits dont, par les mêmes causes, l'agrément , la grâce ou la causticité nous échappent !
Combien de passages d'Horace, que nous croyons très-bien comprendre, que nous comprenons même, s'il est permis de parler ainsi , matériellement, mais dont l'éloignement des temps et l'ignorance de certaines circonstances nous dérobent et le sens délicat et l'agréable enjouement! Combien de déclamations de Juvénal, dont nous ne sentons pas toute la m rdante causticité ? Avec quel empressement et quel fruit ne lirions-nous pas des commentaires sur la poésie de l'ami de Mécène, du courageux critique de Néron, de l'âpre censeur du siècle de Domitien , laissés par leurs contemporains ou ceux qui les suivirent de près !
Il faut féliciter la postérité de ce qu'elle entendra Boileau presque aussi bien que nous; et M. de Saint-Surin n'y aura pas peu contribué. L'exactitude de ses recherches est poussée jusqu'au scrupule, peut-être jusqu'à la minutie, et ce n'est point un reproche que je lui fais : il faut qu'un commentateur consente à être quelquefois minutieux. Je ne puis entrer dans le détail de tout ce qui compose son travail sur les Œuvres de Boileau; j'en indiquerai seulement les principales parties, parmi lesquelles je placerai, sans contredit, une notice bibl:ographi-
------------------------------------------------------------------------
que de toutes les éditions partielles et complètes des OEuvres de Boileau, faites du vivant et sous les yeux de l'auteur, depuis 1666 jusqu'en 1711, ou même 17 13, car il avait donné ses soins à cette édition , qui ne parut que deux ans après sa mort. Ce tableau nous avait déjà été présenté dans l'édition de M. Daunou, mais moins complet, et surtout moins exact.
Toutes ces éditions sont affreuses à voir ; papier détestable, caractères gothiques, lettres italiques, gravures pitoyables ; et je ne puis m'empêcher de croire que Boileau se réjouirait, s'il voyait la belle édition que lui consacre M. de Saint-Surin, si différente du celles de Louis Billaine, de Claude Barbin, d'Augustin Lecourbé, d'Esprit-Biliote, imprimée sur beau papier, par le plus célèbre de nos imprimeurs, M. Didot l'aîné, et ornée de douze charmantes gravures, et même de quatorze, car les éditeurs ont donné deux portraits qu'ils n'avaient pas promis.
Mais ces mauvaises éditions originales sont cependant curieuses à consulter : on y voit les premiers jets du génie et les corrections heureuses du travail et. de la méditation ; on y voit Boileau fidèle luimême aux ':Ages préceptes qu'il a donnés ; vingt fois sur le métier il remet son ouvrage; il le polit et le repolit ; il ajoute et il efface ; il met quelquefois à profit les critiques de Pradon, de Saint-Sorlin, et démêle quelques bonnes observations à travers le fatras de sottises que leur inspirent l'envie, la haine et le mauvais goût; et il semble que c'est pour eux qu'il a fait ces deux vers : trouiez tout le monde, assidu consultant; Un fat '1"1'ln,.(nh onvrr un avist important.
------------------------------------------------------------------------
Depuis 1674 ces mauvaises éditions portaient avec elle une recommandation qui devait les rendre belles et précieuses aux yeux de l'auteur. C'était un privilége dans lequel Louis XIV s'exprimait ainsi : « Désirant traiter favorablement ledit sieur Dit"" « (Despréaux), et donner au public, par la lecture « de ses ouvrages, la même satisfaction que nous en k avons reçue, nous lui avons permis, etc. » Après la mort de Boileau, ce grand roi voulut que cette formule fut répétée dans le privilége avec quelques variations qui ne la rendaient pas moins flatteuse.
Quelle grâce ! quelle bonté pour le poëte vivant !
quel hommage à sa mémoire! quel encouragement pour les lettres 1 Une Vie de Boileau succède à cette Notice bibliographique des éditions de ses ouvrages faites de son vivant, et des principales éditions données après sa mort. On y voit que Boileau fut aussi honnête homme qu'il fut grand poëte. Le poëte satirique était même bon , sensible, généreux. Madame de Sévigné lui disait, avec ce tour d'esprit qui lui est particulier : « Vous « êtes tendre en prose, et cruel en vers. » Il y a dans cette nouvelle Vie de Boileau des morceaux très-remarquables, entre autres celui où M. de Saint-Surin explique en bon littérateur et en bon écrivain, les services rendus par l'auteur de l'Artpoétique à la langue et à la poésie. Mais cette Fie étant déjà en partie disséminée dans les notes, l'auteur y renvoie à chaque instant; il en est de même des notes particulières, qui renvoient presque toujours à d'autres notes, de sorte qu'il faut sans cesse avoir les quatre volumes devant soi, et les feuilleter pour ainsi dire tous à la
------------------------------------------------------------------------
fois; mais tel est l'inconvénient obligé de ces sortes d'ouvrages; et tel est aussi l'attrait du travail de M. de Saint-Surin, qu'on se soumet volontiers à cette obligation , et qu'on parcourt sans se lasser les quatre volumes. 1 Quant aux notes elles-mêmes, elles sont ou biographiques, et donnent des notions suffisantes de tous les personnages anciens et modernes ; ou purement explicatives , ou critiques et littéraires ; elles réforment plusieurs erreurs accréditées, et légèrement adoptées par les autres commentateurs; elles renferment des principes d'une saine littérature ; elles défendent Boileau contre les attaques de ceux de ses détracteurs dont le nom a quelque poids dans la littérature, de Marmontel surtout, et quelquefois même de Voltaire; car Voltaire, qui fut pendant si long-temps le sincère admirateur de Boileau, qui lui rendit de si purs, et quelquefois de si brillans hommages, qui le défendit même contre D'Alembert, dont le cœur froid et peu poétique insultait à des vers, où la perruque du satirique était très-poétiquement décrite, et lui écrivait plaisamment : « Vous « frondez la perruque de Boileau! vous avez la tête « bien près du bonnet; » Voltaire lui fit, dans la suite, essuyer les caprices de sa vieillesse inconstante et chagrine, et se permit plus d'une fois des critiques assez peu justes et assez peu mesurées. «
Je m'en permettrai aussi quelques-unes envers M. de Saint-Surin, qui n'auront pas, j'espère, ces deux caractères; et d'abord, pour lui prouver que je n'ai pas pris en mauvaise part le mot minutieux, que j'ai pris la liberté de lui appliquer, je vais être
------------------------------------------------------------------------
minutieux moi-même; car, si les commentateurs ont le droit de l'être, j'invoque le même droit pour les critiques. Je lis, page 10 de la Notice bibliographique : « Quoiqu'il y soit fait mention (dans l'édition « de 1674 ) de plusieurs dialogues, l'auteur n'en fit « jamais imprimer. Celui qu'il intitula les Héros de « roman, fut inséré, pour la première fois, dans « l'édition de 1 713, » par conséquent deux ans après la mort de Boileau; et je lis, pages 61 et 621: « Zélateur invariable du goût et de la raison , il te vengea l'un et l'autre avec l'arme du ridicule, par « le dialogue intitulé : Les Héros de roman , et par « l'arrêt burlesque, opuscules qu'il se contenta long« temps de réciter dans les sociétés, et qu'il ne fit « imprimer que dans ses dernières éditions. » Il me semble qu'il est difficile de concilier ces deux passages.
Dans le tome II de son édition , page 546, M. de Saint-Surin a inséré une épigramme très-leste qu'on a toujours attribuée à Boileau. Cependant, dans une Vie de La Fontaine, publiée par M. Walckenaër, cet habile critique semble insinuer que cette épigramme est de l'auteur des Contes, avec lesquels elle a plus de rapport, par la liberté des images et du style, qu'avec les poésies toujours chastes du sévère Boileau. J'aurais voulu que M. de Saint-Surin qui, dans son commentaire, parle plus d'une fois de M. Walckenaër, eût discuté cette opinion. Je persiste toutefois à croire l'épigramme de Boileau, et j'en ai pour garant J.- B. Rousseau, qui l'assure formellement, et qui s'exprime ainsi : « M. Despréaux n'a « point donné cette épigramme au public, parce « que, disait-il, un ouvrage sévère peut bien plaire
------------------------------------------------------------------------
« aux libertins, mais un ouvrage trop libre ne « plaira jamais aux personnes sévères : maxime « excellente, continue l'auteur de tant d'épigram« mes licencieuses, qu'il m'a apprise trop tard, et « que je me repens fort de n'avoir pas toujours pra« tiquée. »
M. Daunou, dans son commentaire, s'était étonné de td que, dans la première édition du Lutrin, le mot Eglise eût été supprimé, et indiqué seulement par des étoiles, dans ces vers : La dresse, en entrant, qui voit la nappe mise, Admire un si bel ordre, et reconnaît Y Eglise.
Tandis que, dans la même édition, le même mot a été imprimé tout entier dans le vers suivant, beaucoup plus fort et plus injurieux : Abtme tout plutôt, c'est l'esprit de l'Église.
M. de Saint-Surin est presque étonné de cet étonnement; quant à moi, j'avoue que je le partage entièrement, et les raisons que donne M. de SaintSurin pour le combattre, ne le diminuent guère.
Dans une table générale des matières, très-commode et très-bien faite, à l'article Geoffroy, l'un des plus anciens et le plus célèbre des rédacteurs du Jour-
liai des Débats, je lis : « Blâme avec plus d'assu« rance que de goût des corrections faites par Boi« leau. » Je cours à l'endroit indiqué, tome III, page 477 , pour connaître et l'assurance si déplacée et le mauvais goût de Geoffroy; et je n'y trouve qu'une opinion juste, raisonnable, et dictée par le goût. J'en fais juges mes lecteurs : dans les premières
------------------------------------------------------------------------
éditions de la traduction de Longin , Boileau traduisait ainsi un morceau célèbre de l'Iliade, cité par le rhéteur grec : Mais Hector, de ses cris remplissant le rivage, Commande à ses soldats de quitter le pillage; De courir aux vaisseaux : « Car j'atteste les dieux Que quiconque osera s'écarter à mes yeux, Moi-même dans le saug j'irai laver sa honte. »
1 Dans les éditions postérieures, Boileau vieillissant refit deux fois cette traduction qui ne manque ni de verve ni de chaleur; et chaque fois il la rendit plus faible et plus languissante; voici la dernière version qu'il adopta : Mais Hector, qui les croit épars sur le rivage, Leur commande à grande cris de quitter le pillage, D'aller droit aux vaisseaux sur les Grecs se jeter: Car quiconque mes yeux verront s'en écarter, Aussitôt dans son sang j'irai laver sa honte.
L'autre version ne vaut pas mieux : M. Geoffroy préfère donc justement la première. M. de SaintSurin prétend qu'en prenant des vers dans les trois versions, on en ferait une supérieure à toutes. Cela est possible ; mais ce n'est pas là ce que M. Geoffroy examine et veut examiner ; il compare les trois traductions , et donne à la première une juste préférence. Il n'y a là ni assurance répréhensible, ni mauvais goût.
Dans le début de la fameuse Épltrc sur le Pass âge du Rhin, le poëte s'excuse de ne pouvoir suivre Louis XIV dans ses conquêtes, parce que le nom barbare des villes que le roi soumet effarouche sa musc. Sur la foi de Monchesnay, guide peu sûr,
------------------------------------------------------------------------
M. de Saint-Surin croit que cette idée a été fournie à Boileau par une epigramme de Martial ; le rapprochement me parait un peu forcé. Si Boileau a pris cette idée dans un ancien, ce qui est douteux , je croirais plutôt que c'est dans Ovide, qui dit ( Héroid, XIII, v. 54), mais dans un sens tout-àfait différent :
Nomina sunt ipso ptrae timenda sono.
On voit que la plupart de mes critiques ne sont que des doutes, et ces doutes même sont très-rares.
On prétend que Boileau disait à Brossette, qui le commentait, pour ainsi dire, sous ses yeux : « En « vérité, vous savez votre Boileau mieux que moi« même. » S'il pouvait lire le commentaire de M. de Saint-Surin, il lui dirait : Vous savez votre Boileau, non-seulement mieux que moi, mais mieux encore que Brossette !
Œuvres de Molière, avec un Commentaire ; un Discours préliminaire et une Fie de Molière, par M. Auger, de l'Académie-Française.
Je crois qu'on me dispense de faire l'éloge de Molière, et de m'étendre beaucoup sur le mérite de son théâtre. Je hasarderai toutefois, sur ce grand et illustre auteur, une réflexion qui ne me parait pas beaucoup plus nécessaire ni plus utile que cent autres que je pourrais faire pareillement, mais qui me semble plus neuve, parce qu elle ne m'est fournie ni par mes lectures, ni par ma mémoire. Dans la fameuse question sur la prééminence des anciens et
------------------------------------------------------------------------
des modernes , l'homme que les partisans des modernes pouvaient, ce me semble, opposer le plus victorieusement à leurs adversaires, c'est Molière.
Tantôt la justice et la vérité, tantôt la prévention et l'esprit de parti, combattant en faveur des anciens, opposeront à nos plus grands poëtes Homère et Virgile ; à nos meilleurs historiens, Hérodote et TiteLive ; à Corneille et à Racine, Sophocle et Euripide ; Horace, à Boileau ; Pindare et Horace, à Rousseau; Démosthène, à Bossuet, etc. ; mais l'enthousiasme le plus déraisonnable, la superstition la plus aveugle pour l'antiquité, ne trouveront jamais aucun rival à Molière.
Je dirai plus : si, dans quelque autre partie de Ja littérature, nous avons égalé ou même surpassé les anciens, c'est en suivant leurs pas, c'est en marchant sur leurs traces , c'est en les imitant avec soin ; leurs ouvrages sont nos premiers modèlcs; ils sont nos meilleures poétiques; c'est en les étudiant que nous apprennons à en faire d'aussi bons, et même de meilleurs; et, sous ce rapport, les anciens, même vaincus par les modernes, resteraient encore leurs maîtres. Mais Molière a, pour ainsi dire, créé son art; et, pour le porter au point de perfection où nous l'admirons dans ses belles comédies, il a dû très-rarement imiter les comiques grecs et latins , et même le plus souvent s'éloigner de la route qu'ils lui avaient tracée. Il dut pareillement abandonner bien vite celle où, dans ses premiers essais, il s'était engagé à la suite des Italiens et des Espagnols, qui nous avaient devancés dans cette carrière. Son génie lui en indiqua bientôt une nouvelle : c'était la véritable, et il ne
------------------------------------------------------------------------
s en écarta pl us, heureusement pour sa gloi re, pour la gloire de l'art, et pour celle du Théâtre-Français.
Objet de l'admiration de tous les hommes de goût, Molière a été le sujet des méditations particulières , des travaux assidus et des études constantes de plusieurs hommes de lettres. Je ne parlerai point du premier d'entre eux, dans l'ordre des dates, de Visé qui, au ridicule d'être uc méchant poëte dramatique, joignit le ridicule bien plus grand d'être jaloux de Molière et de Racine. Dans le siècle suivant, Riccoboni, Biet, et après eux Cailhava , firent sur le génie et les œuvres immortelles du premier de nos poètes comiques, et de tous les poëtes comiques, des remarques littéraires, des observations critiques plus ou moins justes, mais toutes fort superficielles, et qui jusqu'ici, faute de mieux, avaient été adoptées, celles titi moins des deux premiers critiques, dans la plupart des anciennes éditions de Molière.
Un grand nombre d'écrivains célèbres, sans faire précisément des notes et des commentaires, avaient publié, sur cet admirable peintre des mœurs et des ridicules de son siécle et de tous les siècles, des jugemens très-éclairés, très-étendus et très - utiles à tous les éditeurs et commentateurs. A leur tête, il faut placer Voltaire : ce ne fut pas même sa faute , s'il ne fut pas lui-même éditeur et commentateur.
Voltaire avait en effet cowposé, pour une édition de Molière, une vie de ce grand poëte comique, avec une rapide analyse de toutes ses pièces; mais le travail d'un certain Laserre fut préféré à celui de Voltaire par le directeur de la librairie d'alors : tant il peut y avoir de singuliers directeurs de la librai-
------------------------------------------------------------------------
rie! Parmi les autres écrivains qui se sont occupés plus particulièrement de Molière, il faut distinguer La Harpe, Marmontet, Palissot, qui l'ont jugé avec beaucoup ds sagacité et de goût; D'Alembert, qui en a parlé avec beaucoup d'esprit et de finesse; Diderot, qui l'a loué avec enthousiasme, mais avec quelques-unes des préventions de l'école qu'il voulait fonder; J.-J. Rousseau, qui l'a envisagé sous des rapports de morale, et l'a attaqué par d'éloquent sophismes , très-solidement réfuté dans le Commentaire qui est le sujet de cet article ; Chamfort, qui l'a loué avec grâce, et quelquefois avec profondeur; enfin M. Geoffroy, qui a écrit sur toutes ses pièces restées au théâtre , qui a fait au moins dix articles dans le Journal des Débats sur chacun de ses chefsd'œuvre, et qui a répandu, dans chacun d'eux, les principes du goût le plus pur, et des observations aussi justes qu'ingénieuses.
Plus récemment encore ont paru, pour ainsi dire tout à la fois, trois Commentaires sur Molière : celui de M. Petitot, celui de M. Aimé-Martin, et celui de M. Auger. J'aurais pu dire quatre ; mais, je ne parle pas de celui de M. Taschereau ; non que je ne le croie un ouvrage très - estimable ; mais on ne peut pas tout connaître, et je ne connais pas le Commentaire de M. Taschereau. Ce futM. Auger lui.
même qui se chargea, dans le temps, de faire connaître aux lecteurs de ce Journal, le mérite du travail de M. Pelitot ; et il porta dans cet examen une sorte de sévérité qui était loin de passer les bornes de la justice, mais qui annonçait la conscience de ses propres forces, et le pressentiment qu'il ferait
------------------------------------------------------------------------
mieux un jour. Ce pressentiment ne J'a point trompé, et cette conscience ou confiance était assurément très-fondée. Je rendis compte, il y a environ deux ans, et avec de justes éloges, de l'ouvrage de M. Ai mé - Martin ; et comme son Commentaire est un choix des meilleurs Commentaires qui aient été faits jusqu'ici sur Molière, auxquels il a joint ses propres remarques et ses propres réflexions, il a rendu luimême justice à celui de M. Auger, en lui empruntant un assez grand nombre d'observations critiques et littéraires, et ce ne sont ni les moins justes, ni les moins piquantes de celles qu'il a rassemblées avec beaucoup de discernement et de goût.
J'ai aussi rendu justice ailleurs à cet ingénieux et intéressant Commentaire, et je ne parlerai ici que de deux pièces importantes qui, quoiqu'à la tète de l'ouvrage, n'ont été publiées par l'auteur que les dernières, et tout récemment : le Discours prélimi- naire, et la Vie de Molière.
Dans ce discours, M. Auger parcourt l'histoire entière 4e la comédie chez tous les peuples où elle a été cultivée par d'heureux génies, depuis sa première origine qu'on ne saurait faire remonter plus haut : « Le premier, dit-il, qui, frappé des vices ou des « ridicules d'autrui, imagina de les retracer, non « par le simple récit, mais par l'action et le discours « direct, fit la première comédie. » Il eût été peutêtre plus exact de dire, fit la première scène , ou les premières scènes de comédie; car il ne dut point résulter de ces premières ébauches d'un esprit observateur et malin, une action régulière et complète , une intrigue avec tous ses développemcns, ses per-
------------------------------------------------------------------------
sonnages, ses caractères, son nœud, ses péripéties, son dénoùmcnt. Aussi M. Auger se hâte - 1 - il d'ajouter : « Il y a loin sans doute de là au Misan« thropect au Tartufe. »Thespis et ses vendangeurs barbouillés de lie, insultant les passans et les spectateurs, ne contribuent guère à combler cet immense intervalle qui reste bien grand encore, môme après les 1 rois âges de la comédie grecque. Il est difficile de rien dire de nouveau sur la comédie ancienne, la comédie moyenne et la comédie nouvelle des Grecs ; sur Aristophane, dont quelques ouvrages, qui ont échappé à l'injure du temps, représentent seuls la première de ces trois périodes; ni sur Ménandre , dont il ne nous reste rien, ou presque rien, mais qui, par sa seule renommée, et par la grande et constante admiration dont il fut l'objet auprès des vrais juges de son mérite, de ceux qui connurent ses ouvrages , jette un grand éclat sur la troisième.
L'écrivain qui, par la nature de son travail et le fond même de l'objet qui l'occupe, est obligé de traiter ces matières si rebattues, objet de tant de dissertations littéraires, et qui remplissent tant de volumes, doit subir cette nécessité, et le lecteur exige même qu'il la subisse avec grâce; s'il n'attend pas de lui des notions neuves et des idées nouvelles, ce qui serait une exigence fort injuste , il veut que ces notions soient présentées, que ces idées soient exprimées avec un art nouveau : Non nova, sed lIovè.
C'est aujourd'hui, et lorsqu'on vient après tant d'écrivains, la plus grande difficulté qui s'offre dans presque tous les genres, et plus que dans tous les autres, dans celui de la littérature proprement dite;
------------------------------------------------------------------------
mais c'est le talent particulier du nouveau commentateur de MoUir., de surmonter et de vaincre cette grande difficulté. L'art de M. Auger est de choisir, avec un rare discernement et un goût exquis, ce qui a été dit de mieux et pensé de plus juste sur le sujet qu'il traite; tout ce qui sert à lu bien définir et à le faire bien connattre, tout ce qu'il est utile et essentiel d'en savoir ; et de se l'approprier par un tour heureux et des expressions choisies; de le graver dans la mémoire par la manière nette, claire, précise, avec laquelle il l'exprime, et par quelques traits heureux qui lui appartiennent, et qui frappent lesprit et fixent les idées. Telles sont les qualités qui distinguent particulièrement l'excellent morceau de littérature qu'il a placé en tête de son Commentaire de Molière. Ainsi, le jugement qu'il porte d'Aristophane est un parfait résumé de tout ce qu'on a dit de ce poête comique si célèbre, si diversement jugé, et sur lequel on a tant écrit. Avant M. Auger, on avait comparé Aristophane à notre Rabelais ; j'avais moi-même fait ce rapprochement, il y a plus de vingt ans : d'autres, peut-être, l'avaient fait avant moi ; mais M. Auger rend cette comparaison beaucoup plus sensible, en appliquant au poète grec ce que La Bruyère avait dit du curé de Meudon : a Où « il est mauvais, il passe bien au-delà du pire : c'est « le charme de la canaille ; où il est bon, il va JUI- « qu'à l'exquis et à l'ncelleat, il peut être le mets « des plus délicats. » Peut-on mieux caractériser tout A la fois, et l'auteur des Guêpes, des Oiseaux, des Nuées {et l'historien de Gargantua et de Pantagruel?
M. Auger esquisse à traits plu rapides encore la
------------------------------------------------------------------------
comédie latine qui, comme on sait, nétait qu'une copie, ou même une simple traduction de la comédie grecque, et il explique très-bien pourquoi il en fut ainsi ; il fait passer sous nos yeux tout ce théâ re si peu intéressant par la peinture des mœurs, si peu varié dans la forme, et dans lequel de petits romans, qui se ressemblent trop, sont terminés par des dénoùmens également romanesques, qui ne diffèrent guère, et dont quelques personnages oblip. t et presque toujours les mêmes, sont les éternels acteurs. « Des esclaves gouverneurs, précepteurs et « surtout corrupteurs de leurs jeunes maitrél. Ala ternativement menacée du fouet et de la mort « même, par les pères et par les fils, et ne pouvant « presque jamais s'y soustraire, qu'à force de les « mériter. Des fanfarons qui, revenant, on fei« gnant de revenir des guerres lointaines, parlaient « des millien d'hommes qu'ils avaient tués ou mis « en fuite, et recevaient des coups de bâton de quie conque leur en voulait donner Des parasites e toujours bouffonnans, et toujours affamés. » Ajoutes à cela le père du jeune homme, irrité de sea déportemens, et les imitant quelquefois comme pour a en distraire et s'en consoler ; le père ou la nourrice de la jeune fille arrivant d'outre-mer, ou tombant des Due. pour la reconnattre, tout éclaircir et tout arranger; un marchand d'esclaves, et une marchande plus vile et plus odieuse encore, s'il est possible, exerçant ouvertement leur noble trafic, tels sont les élémens et les acteurs de ces drames uniformes. Toutefois, quoique toujours renfermés dans le cercle si étroit d'actions et de peintures dramatiques,
------------------------------------------------------------------------
deux hommes d'un génie très-divers, Plaute et Térence, dont M. Auger nous offre un ingénieux parallèle, jetèrent un assez grand éclat sur la scène latine. A la vérité, les critiques se sont fort partagés sur le mérite du premier: extrêmement loué par les uns, extrêmement rabaissé par les autres; et comment se décider, lorsqu'on voit Cicéron au nombre des admirateurs de Plaute, et Horace parmi ses contempteurs : le premier, assurer que l'auteur fljémphytrion est plein de grâce, d'esprit et d'urbanité ; le second, accuser ceux qui l'ont applaudi d'avoir été trop indulgens, trop patiens, pour ne pas dire trop peu délicats ou même trop grossiers; et je ne sais si par ma traduction je n'affaihlis pas la rigueur avec laquelle il les traite : Laudavere, dit-il, "imiÚ", patienter., ne dicam STULTÈ ?
M. Auger ne dit pas quel est son sentiment particulier; mais il est permis de conjecturer, par les expressions dont il je sert, en rapportant ou en indiquant les deux jugemens, qu'il pfnche pour celui d'Horace. « Cicéron, dit-il, grand orateur, grand « philosophe, grand citoyen, mais assez méchant « diseur de bons mots, admire beaucoup ceux de « Plaute. Horace, un des plus fins railleurs de « l'antiquité, n'en fait aucun cas. » Je ne prendrai point le parti de Plaute, qui, malgré l'anathème d'Horace, a continué d'être admiré par les plus habiles gens, entre autres par saint Jérôme; mais je prendrai celui de Cicéron, contre lequel M. Auger lance un trait qui me parait un peu dur, quoique accompagné des plus magnifiques, comme des plus justes éloges. Quelques - unes des plaisanteries de
------------------------------------------------------------------------
Cicéron nous paraissent un peu froides, sans doute; la différence des languea, des temps et dea moeura, peut bien les dénaturer jusqu'à un certain point ; maia la plupart restent toujours excellentes, et je ne puis consentir à appeler ce grand homme un méchant diseur de bons mots.
Quelque rapide, quelque concis que soit M. Au ger, obligé de l'être encore plus que lui , et ne pouvant y réussir que par un moyen, a la vérité, trop 1 facile et peu glorieux, je me détermine cependant à le prendre, et je passe sous silence une grande partie dea matières intéressantes qu'il traite dans son discours préliminaire. Je ne le suivrai donc point sur les diveraea acènea dramatiquea de l'Eutope moderne, dont il trace un tableau fort abrégé, mais fort net, depuis la renaissance des lettres jusqu'à nos joun. Je m'étonne cependant qu'il ait exclu le théâtre allemand de cette revue, qu'il eût pu rendre plus complète, sans qu'elle ftt beaucoup moina laconique. Ce laconisme, commandé par la nature d'un si vaste sujet qu'il fallait renfermer dana les bornes d'un discours et d'une préface générale, ai bien placéa à la tète des Œuvrât de Molière, s'étend, comme il convenait, lorsque l'auteur traite de l'art dramatique en France, du ThÜ.re-Franç"¡.. et particulièrement de la comédie, qui l'a ai glorieusement illustré, et du grand écrivain à qui l'on dut la première et la principale part de cette gloire.
C'est néanmoins encore avec beaucoup de rapidité et de concision qu'il parcourt l'histoire des premiers commencement et des informes essais de notre comédie qui, dès sou origine cependant, enfanta une
------------------------------------------------------------------------
sorte de chef-d'œuvre, la farce du Patelin, pièce pleine d'originalité, de verve et de galté; et qui , rajeunie seulement pour le style, est toujours en possession de nous faire rire beaucoup plus franche, ment que beaucoup de pièces célèbres de nos jours, fort spirituelles, si l'on veut, très-élégamment écrites, très-habilement conduites, et à qui il ne manque que d'être gaies, amusantes, comiques. Enfin Molière vint, et c'est lui dont les admirables comédies réunirent toutes ces rares qualités. M. Auger fait parfaitement ressortir l'extrême différence entre ce qui n'est que plaisant, et ce qui est véritablement comique, dans cet ingénieux parallèle de Molière et de Régnard : « Le dialogue de celui-ci, dit-il, est un « assaut continuel d'esprit et de gailé; on est dans « un cercle de gens à bons mots, qui veulent à la « fois rire et faire rire les autres de leurs snillies.
« C'est à bon escient qu'ils nous divertissent; et leur « humeur, quand ils en ont, a je ne sais quel ton « plaisant qu'ils ont l'air de lui avoir donné exprès.
« Les personnages de Molière n'ont ni une finesse, « ni une vivacité remarquables, el ce sont les moins « ingénieux qui nous amusent le plus. Ils n'aiguisent « point de traits d'esprit; ils laissent échapper des « mots de caractère. Ils n'entendent pas malice à ce « qu'ils disent; c'est de bonne foi qu'ils se fâchent « et qu'ils grondent : s'ils, sont réjouissans, c'est « contre leur gré, et ce n'est ni pour leur plaisir ni « pour le nôtre; enfin, chacun deux pourrait dire « comme Alceste :
« Par la sambleu ! Messieurs, je ne croyais pas ttre « Si plaisant fille je suis ! »
------------------------------------------------------------------------
Je suis fâché d'être obligé de mutiler cette citation, et d'en supprimer la fin, où M. Auger établit si bien la différence du plaisant et du comique, par la différence du succès, et surtout de la durée du succès.
Si riche de son propre fonds, Molière ne négligeait pas le fonds des autres, et l'exploitait très-ha- bilement à son profit; il disait lui - même qu'il reprenait son bien partout où il le trouvait; et son biait, c'était tout mot heureux et de caractère, toute scène < divertissante, toute situation plaisante et comique; mais, s'il dérobait aux autres, combien ne lui a-t-on pas dérobé! « 11 est de vastes réservoirs, dit M. Au« ger, qui, recueillant toutes les eaux du ciel et de « la terre, les répandent au loin dans les contrées « qu'ils dominent. C'est à peu près ainsi que Mo- « lière, réunissant à tous les trésors du génie toutes « les richesses de l'étude, est devenu, pour ses nom« breux successeurs, comme une source commune « où ils ont puisé, gù ils puiseront toujours. Quelle que part qu'on porte ses pas dans le domaine de « la comédie, on est toujours sûr d'y trouver la « trace des siens ; et si le danger de se rencontrer « avec lui est grand, la difficulté de l'éviter tout-à« fait est peut-être plus grande encore. ? Cétait, au reste, dans les sources les plus ignorées et les plus dignes de l'être, que Molière puisait l'idée des scènes les plus heureuses, les situations les plus dramatiques : dans les méchantes farces italieDnes, dans les parades de Tabarin, de Gautier-Garsuille, dans le canevas de Mezzetin, dans Francion, Benmld de Berville, les Balivernes d'Eutrapel, les Quinze Joies de Mariage, etc.
------------------------------------------------------------------------
Les Quinze Joies de Mariage furent mêlées de beaucoup d'amertume et de traverses pour Molière ; mais ceci appartient à sa vie, que M. Auger a du écrire après tant d'autres, et que certainement il a écrite mieux que tous les autres. Il y discute particulièrement, sur le mariage de Molière, une controverse qui s'est élevée depuis quelques années. Ce n'est que depuis quelques années, en effet, qu'on prétend avoir découvert quelle était la véritable femme de Molière. Tout le monde, à commencer par ses contemporains, s'est trompé sur ce point pendant cent cinquante ans; et cette erreur était d'autant plus grave, qu'elle fut la source d'une odieuse calomnie : on prétendit que Molière nvait épousé sa propre fille; mais M. Beffara, plein de zèle pour la gloire et la mémoire de notre grand poëte comique, a découvert des pièces qui prouveraient que ce n'était point la fille, mais la sœur de madame Béjart, que Molière avait épousée; ce qui ôterait tout prétexte à la calomnie. Toutefois, cette opinion a été vivement combattue par M. le marquis Fortia d'Urban; M. Auger, par une confiance que lui avaient justement acquise ses travaux sur Molière , a été pris pour arbitre ; mais il a modestement décliné cet honneur ; il s'est donc borné à rapporter avec beaucoup de clarté et d'impartialité les pièces du procès : il semble pourtant pencher pour l'opinion de M. Beffara ; ce qui prouve d'autant plus son exactitude dans ses recherches, et sa bonne foi, qu'il y a six ans, dans la Vie de Molière qu'il écrivit pour-la Biographie tittiverselle, et qui fut remarquée parmi tant d'autres articles remarquables qui
------------------------------------------------------------------------
distinguent ce grand et utile ouvrage, il s'était ouvertement déclaré pour le sentiment de M. de Fortin.
Celi tout ce que je puis dire de cette intéressante Vie de Molière. J'ajouterai seulement que ce grand poëte comique a trouvé, dans M. Auger, un digne historien, comme un digne commentateur. Je n'ai même plus d'espace pour parler de cet excellent Commentaire ; heureusement cela est assez Inutile, et ma tâche est rem plie, lorsque j'ai dit qu'il était teri miné. Donné au public par livraisons qui ne se succédaient qu'à d'auez longs intervalles, les lecteurs ont eu le temps de le juger, comme l'auteur a pris celui de le bien faire. Son goût si pur, et son esprit si juste, se sont aidés de toutes les recherches qui pouvaient jeter ou quelque lumière, ou quelque intérêt sur cet important travail, et de toutes les études qui y ont quelque rapport. Il a particulièrement étudié les mœurs et les coutumes du temps où furent écrites ces immortelles comédies; l'histoire littéraire de l'époque, la langue parlée et écrite de la première moitié du siècle de Louis XIV, langue assez différente de la nôtre, ce qui justifie Molière de beaucoup de constructions qui nous paraissent irrégulière., de beaucoup de locutions qui nous semblent vicieuses: enfin, il n'a point négligé la partie féconde des anecdotes littéraires et autres, qui éclaircissent souvent les textes, expliquent les allusions, et jettent de la variété et de l'agrément dans le Commentaire.
Tels sont les principaux élémens des Notes; mais ce n'est lA qu'une partie du travail de M. Auger. Il a fait suivre chacune des pièces de Molière d'un jugement littéraire : ce sont des morceaux de critique
------------------------------------------------------------------------
d un goût exquis, pleins d'idées justes, d'aperçus ingénieux, et ce n'est pas là ce qui m'étonne de la part de l'habile commentateur ; mais ce qui , je l'avoue , n'a pas laissé de me surprendre , malgré toute la bonne opinion que j'ai de lui, c'est qu'obligé de revenir sur le même sujet et dans la rie de Molière, et dans son Discours préliminaire, il l'ait toujours traité et d'une manière différente, et avec un égal bonheur. A la vérité, il a un peu éludé , et avec raison, cette difficulté dans la Fie de Molière, si riche d'autres détails; mais, dans son Discours préliminaire, il l'a affrontée avec une assurance que justifie le succès. Parcourant l'histoire de la comédie entière, il s'est surtout arrêté sur son époque la plus brillante et sur celui qui l'a le plus illustrée. Il passe donc en revue toutes les pièces, tous les chefs-d'œuvre du moins de Molière, et jetant plus d'idées gi.
nérales dans le Discours, plus d'aperçus particuliers dans les Jugemens, il ne se répète point, et il est toujours vrai, ingénieux , intéressant. Il y a certainement en cela beaucoup d'art, et c'est la preuve d'une grande fécondité d'idées et de beaucoup de ressources dans l'esprit.
Œuvres choisies de J. - H. Rousseau.
De tous les genres de poésie le plus ancien, et cehi qui contribua le plus à donner aux poëtes une origine céleste, à les représenter en commerce avec l'Olympe, animés du souille des dieux, toujours entourés de prestiges et de miracles, c'est la poésie lyrique. L'exagération, si familière aux Grecs , prend
------------------------------------------------------------------------
encore dans leur bouche un accent plus hyperbolique, lorsqu'ils parlent des premiers poëtes qui chantèrent leurs vers sur la lyre. Orphée apprivoise les tigres, les lions et les hommes, vaincus par la double harmonie des vers et de la musique. Amphion fait plus encore, il émeut jusqu'aux pierres, qui accou rent à sa voix et s'élèvent en ordre sur les murs théhains. Ces prodiges des premiers vers les font consacrer comme divins, et font décerner aux poëtes les honneuts de l'apothéose :
Sic honor et nomen divinis vatibus atque Carminibus luit.
Ce langage sublime et élevé, cet enthousiasme , ces écarts, ce délire, cette fureur poétique, caractère des poëtes lyriques, durent être attribués à des causes surnaturelles; c'est à ces poëtes surtout qu'il appartient de dire :
Rsl deus in nobis , agitante caletcimus iUo.
Lors même que les effets qu'on leur attribue ne sont pat fabuleux, et qu'ils sont attestés par l'histoire, ils ont encore de quoi nous étonner; et le courage inspiré aux Lacédémoniens par les chants de Tyrtée , et la défaite des Messéniens, peuple belliqueux , vaincu par l'effet de l'enthousiasme martial qu'excita un poëte, ne sont pas moins célèbres dans les temps historiques de la Grèce, que dans ces temps incertains et héroïques, les fables d'Amphion et d'Orphée.
Recommandés par d'aussi prodigieux effets, et sans doute aussi par la beauté de leur poésie, et la subli-
------------------------------------------------------------------------
mité de quelques - unes de leurs strophes , les poëtes lyriques furent célébrés à l'égal des plus beaux génies qui illustrèrent ces heureux climats, berceau de tous les arts. Les auteurs de quelques chansons, de quelques petites pièces de vingt ou trente vers, eurent une renommée égale à celle de ces hommes immortels qui enfantèrent ces longs poëmes dans lescluels ou ne sait ce qu'on doit admirer le plus, de la grandeur, de l'ordonnance, de la sagesse du plan, de l'agrément des détails, de la variété des caractères, ou de In beauté soutenue de la versification et de l'harmonic des vers. Jamais Homère, jamais Sophocle n'ont reçu un tribut plus inagniiique d'éloges, que Pindare, dans cette ode, composée par un de ses plus célèbres émules : Pindarum quisquis studet œmulari, etc.
Il faut l'avouer : ce n'est point ainsi que nous classons nos poètes, et la poésie lyrique excite parmi nous moins de transports et d'enthousiasme : c'est que le monde, en vieillissant, devient moins sensible à la poésie. Sans doute une belle tragédie, une excellente comédie, un grand et beau poëme nous procurent à peu près les mêmcs jouissances qu'aux Grecs ; et, comme chez eux, trouvent chez nous de vifs admirateurs; mais ce n'est pas la poésie qui fait le seul mérite d'une tragédie ou d'une comédie ; elle ne doit pas même y trop dominer. Elle règne, 1 est vrai, avec plus d'empire dans le poëme épique; elle y est un des premiers élémens de notre pltisir; mais combien elle y trouve d'auxiliaires, dans le sujet, l'ordonnance et le plan du poëme! Dans l'ode, au contraire, ou du moins dans la plupart des odes,
------------------------------------------------------------------------
point d'action point d'événemcns, point d'épisode , point de caractères ; du mouvement poétique, des images, de l'harmonie, et quelquefois l'élan rapide d'un sentiment ou d'une passion, voilà sou essence et son caractère. C'est donc la poésie, et la poésie seule qui en fait le charme; elle doit donc plaire d'autant plus à un peuple, que chez lui le sentiment de la poésie est plus vif et plus passionné.
Nous raisonnons plus que les Grecs les plaisirs de l'esprit ; nous voulons plus de suite et de liaison dans les idées, plus de j ustesse dans les figures et les images ; nous sommes moins disposés A faire des sacrifices à l'harmonie; nous examinons tout avec un esprit d'analyse et de philosophie généralement eunemi de la poésie ; enfin, nous lisons froidement une ode dans notre cabinet : les Grecs l'écoutaient sur la place publique, au son de la lyre, au milieu d'une foule immense d'auditeurs qui s'électrisaient mutuellement; ou si dans la suite on la lisait, les lecteurs, peu nombreux, étaient entraînés d'avance par une réputation déjà faite-, et un concert unanime d'élopa.
Comment nos poëtes, qui s'attendent à être jugés par des lecteurs froids et impassibles, se permettraient-ils ces transports lyriqaes, ces écarts, ce délire que les lyriques grecs faisaient si aisément partager à une Assemblée tumultueuse ? Aussi voyez quelle mesure ils mettent dans leur enthousiasme, et quel ordre règne dans ïour beau désordre 1 Encore craignent - ils à chaque instaut de s'être lamé emporter au - dçlà des justes bornes ; et, semblables à Lamotte, dont Rousseau se moque si plaisamment, fous de sang-froid, ils s'écrient :
------------------------------------------------------------------------
, , , , Je m'élire i Pardon, messieurs ! j'imite trop Pindare.
Mais Rousseau lui-même ne se croit-il pas obligé d'excuser la hardiesse de ses fictions et de ses écarts, et de rappeler à ses lecteurs les droits de l'ode et de la poésie lyrique ?
Si pourtant quelque esprit timide, ( Du Pinde ignorant les détours, Opposait les règles diEuclide Au détordre de met discours ; Qu'il sache qu'autrefois Virgile Fit même aux Muses de Sicile Approuver de pareils transports; Et qu'enfin cet heureux délire Peut seul des maîtres de la lyre, Immortaliser les accords.
Ce n'est pas sans doute pour rabaisser le genre sublime de l'ode, que je représente les esprits des modernes moins favorablement disposés que ceux des anciens à se laisser séduire par l'enthousiasme lyrique; c'est an contraire pour mieux faire ressortir le mérite d'un potite qui, ayant à vaincre ces dispositions peu favorables, et a maîtriser une langue moins harmonieuse ; qui, privé du prestige du chant et de la musique, obligé de réunir à autant de verve, de chaleur et de poésie que ses devancier., plus de segesse dans ses plans, plus de justesse dans les images, plus de suite et de liaison dans les idées, a triomphé de tous ces obstacles, et s'est montré le digne rival des plus fameux lyriques de l'antiquité. Tel est J.-B.
Rousseau. L'harmonie des vers, leur coupe savante, la variété du rhythme, la magnificence de la poésie se trouvent réunies au plus haut degré dans ses ou-
------------------------------------------------------------------------
vrages ; ses poésies sacrées étincellent de ces beautés sublimes que tous les gens de goût admirent dans les psaumes et les prophètes ; et qui, revêtues d'expressions nobles et harmonieuses, ne perdent rien de la grandeur et de la majesté qu'elles ont dans l'original, et se trouvent parées de tous les ornemens d'une belle poésie. L'inspiration, la verve et le véritable enthousiasme lyrique forment le caractère de ses odes profanes : il y fait le plus heureux emploi des fictions de la mythologie; et l'abbé de Condillac, cet esprit si juste, lorsqu'il ne s'agit point de poésie, se méprend bien grossièrement lorsqu'il lui fait un reproche contraire; il n'avait donc pas lu ce magnifique début de l'ode au comte du Luc : Tel que le vieux pasteur des troupeaux de Neptune, etc.
ni le bel épisode du serpeut Python tué par le dieu des arts, ni une feule d'autres allégories. tt Les Can« tates de Rousseau, dit La Harpe, sont des mor« ceaux achevés : c'est un genre de poésie dont il a « fait présent à notre nation, et dans lequel il n'a « ni modèle ni imitateur. » Enfin Rousseau excelle dans l'épigramme.
C'est ce poëte si éminemment classique dont M. de WaiUy donne une nouvelle édition à l'usage des lycées, et digne d'être à l'usage de tout le monde.
L'éditeur * conservé toutes les bonnes poésies de Rousseau, c'est-à-dire, toutes ses odes et toutes ses cantates, toutes les épigrammes que la décence permettait de conserver; enfin les parties les plus agréables des épitres et des allégories dont il a retranché seulement les morceaux indignes d'un aussi grand
------------------------------------------------------------------------
poëtc, et qu'on ne pouvait présenter ni comme modèle à la jeunesse, ni comme agréables à aucune classe de lecteurs. M. de Wailly a, de plus, enrichi cette édition de quelques notes littéraires pleines de goût, et très - utiles aux jeunes gens auxquels elles sont destinées. C'est un poëte qui veut bien commenter un poëte, et guider les autres dans la connaissance des secrets et des beautés de la poésie. Ces notes sont claires et courtes comme devraient être toutes les notes; elles indiquent les principales imitations soit de l'Écriture sainte, soit des auteurs profanes, et surtout d'Horace, souvent heureusement imité par Rousseau. Enfin M. de Wailly n'a rien mis dans ses notes que de vrai et d'utile, ce qui est trèsrare dans un commentateur. Il n'a point voulu s'élever au-dcssus d'un travail auquel il était très-supérieur, et c'est toujours le plus sûr moyen de le bien faire.
L'Imagination , Poëme par Jacques Delille.
ARTICLE PREMIER.
Dans ces jours de décadence, de disette ou d'une stérile et malheureuse abondance, qui affligent notre littérature, il parait néanmoins à peu près chaque année une de ces productions marquées au coin d'un grand talent, et qui eussent honoré les temps féconds et brillans où les lettres étaient cultivées avec le plus de succès. M. Delille soutient toujours avec gloire l'honneur des Muses françaises. C'est ainsi que dans les temps de décadence des républiques grecque et romaine, on vit briller sur la scène politique et
------------------------------------------------------------------------
militaire, des hommes qu'on Appela les derniers des Grecs et des Romains, et qui rappelèrent les plus beaux jours de Rome et d'Athènee.
Il en est du monde littéraire comme du monde politique : lorsque les grande événement y sont rares, ils excitent un intérêt d'autant plus Bénéral, qu'il peut moins se partager, une curiosité d'autant plus vive, qu'elle a moins de distraction. Ainsi un poëme de M. Delille est-il annoncé ,. il tient tout le monde' dans l'attente et le désir. Paraît-il, aussitôt il devient un sujet de conversations, de discussions littéraires, d'élogea, de critiques, de débats entre certains lecteurs, et bien certainement de plaisir pour tous. Ces circonstances si flatteuses pour l'auteur, et que seul parmi nous il a le droit de produire, ont dû surtout accompagner la publication du poëme de l'Imagination , annoncé depuis tant d'années, attendu avec tant d'impatience, et déjà connu par plusieurs fragmena pleins de grâce ou d'énergie, d'esprit vu de sentiment, d'imagea et de poésie.
Déjà cependant quelques critiques s'étaient mêlées aux applaudissemens et aux éloges avec leaquels les divers fragmens avaient été accueillis, et dans les aaiona, et dans les tociétét littéraires, et dans tous ces almanachs ou recueils périodiques qui, de puia trente ans, croient avoir asses fait pour leur gloire ei leur succès, lorsqu'au milieu de tant de mauvais vert, ils offrent aux lecteurs cinquante beaux vers de M. Delille. L'homme, surtout l'homme de lettres ( et qui est-cé qui ne l'est pas, qui est-ce qui, du moins, ne se constitue pas juge dans cette partie?), aime médiocrement à louer.
------------------------------------------------------------------------
L'admiration est un sentiment qui lui pèse et le fatigue; s'il est obligé de l'accorder à quelques parties , il s'en dédommagera en le refusant à d'autres; s'il loue les détails, il blâmera l'ensemble ; s'il ne peut critiquer ce qu'il connaît, il critiquera ce qu'il ne connaît pas encore, ou ce qu'il ne counalt qu'imparfaitemeDt. C'est ainsi que, lorsqu'on était forcé de louer les vers de M. Delille, on blAmait son plan qu'on ne pouvait deviner; on Annonçait d'avance qu'il n'y en avait point dans son poëme ; on critiquait le sujet ; et cette critique était du moins prématurée; car tout sujet étant modifié par le génie qui s'en empare, et par la manière dont il le traite, n'est parfaitement connu que par la publication des chants qu'il a inspirés.
M. Delille avait le droit de défendre son poëme contre les critiques que jusqu'ici, peut-être, on n'avait pas le droit de faire ; et il use avec beaucoup d'art de ce droit dans sa préface. « La vaste étendue du « sujet, dit-il, est plutôt un avantage qu'un inconvé« nient : l'important est d'en bien diviser le* masses « en parties bien distinctes et bien circonscrites; » et il prouve qu'il s'est acquitté de ce point, le plut important de tous, en soumettant au lecteur l'analyse de son poëme, où, liant sans cesse des systèmes très-philosophiques à des tableaux très-poétiques ; faisant succéder aux idées d'un esprit juste et réfléchi les images d'un poëte brillant et harmouieax, au langage de Platon et de Leibnits, les mouvement, les tours et les expressions de Virgile, de Racioe et de Boileau, il cueille dans 1m vastes champs de Itlmagination ses plus belles fleurs, ses plus riches
------------------------------------------------------------------------
moissons, et la considère dana ses principaux rapporte avec l'homme et ton intelligence, avec l'homme et set sentimens, et ses affections, et ses devoirs, et son bonheur ; enfin dans ses relations avec les objets extérieurs, avec les autres hommes, avec la Divinité.
Quelque magnifique que paraisse ce plan et cet ensemble, quelque esprit philosophique qui ait présidé à la division de ses parties, et surtout quelque génie poétique qui ait présidé à l'exécution de l'ou- 1 vrage, j'oserai cependant disputer et contre le plaisir qu'il m'a fait, et contre le sentiment de M. Delille.
J'observerai que ces parties, qui paraissent d'abord si distinctes, le sont cependant quelquefois si peu, que tels tableaux qu'on voit développés dans un chant, pourraient tout aussi bien être transportés dans un autre, et peut-être y seraient mieux placés : observation que j'aurai lieu de prouver dans l'examen des détails du poëme ; ici je me borne à l'ensemble. Enfin, sans rentrer dans la querelle des poëmes sans action ou avec une action, des poèmes descriptifs, pittoresques ou philosophiques, je ne puis reconnaître pour sujet heureux et pour plan régulier d'un poëme étendu, que celui dont mon esprit peut apercevoir les bornes et les limites, et qui ne m'offre pas un océan sans rivages ; dans lequel je vois le poête s'avancer insensiblement vers la fin de sou ouvrage et le finir réellement, non parce qu'il ne veut plus faire de vert, mais parce qu'il ne doit plus en faire ; dont les parties soient tellement enchaînées, tellement liées, qu'on ne puisse ni les détacher, ni les déplacer, sans apercevoir ou un détordre réel ou une lacune sensible; et jamais ces conditions ne se
------------------------------------------------------------------------
trouveront réunies dans un sujet aussi étendu et aussi vague que celui de l'Imagination.
M. Delille, après s'être défendu par des raisonncinens, se défend par des exemples. J'ai combattu ses raisonncmcns, je combattrai ses exemples. Il n'y a que ses beaux vers que je ne combattrai pas; ce sont là ses plus forts argumens, et ceux qui, en dernier résultat, lui donneront toujours gain de cause. « On a oublié, dit M. Delille, que Lucrèce a « fait un poëme sur la Nature des choses, de lie« rum Naturdf c'est-à-dire, sur le monde entier et « sur tout ce qu'il renferme : sujet assurément beau« coup plus vague, beaucoup plus étendu, et dont a l'Imagination ne serait qu'une faible partie ; ce te qui n'empêche pas que ce poëme ne soit un des « plus magnifiques et des plus précieux monumens « de l'antiquité. » Je crois cet éloge du poëme de Lucrèce un peu exagéré : on y trouve, il est vrai , quelques morceaux pleins de chaleur et d'énergie, et d'une poésie sinon élégante et gracieuse, du moins mâle et vigoureuse ; mais c'est un poëme fort ennuyeux. Échappé au naufrage des temps, premier fruit, ou l'un des premiers fruits des muses latines ; recommandé auprès de quelques esprits par les opinions hardies qu'il renferme, il a parmi nous un ancien succès d'estime et sur parole; mais personne ne le lit ( à quelques morceaux près) pour son plaisir. Or, comme c'est pour notre plaisir que nous voulons lire actuellement les poëmes, je ne conseillerai à aucun poële moderne de faire un ouvrage dans le goût de celui de Lucrèce; et je plaindrais beaucoup M. Delille, si XImagination n'était pas
------------------------------------------------------------------------
plus agréable que le poëme sur la Nature des choMt; il aurait certainement moins de lecteurs qu'il n'en aura. Enfin, je ne pense pas avec M. Delille que le sujet de l'Imagination sait moins vague et moins étendu que celui qu'a chanté Lucrèce; je pense, au contraire, qu'il l'est davantage. Si, comme il le dit, l'imagination n'est qu'une faible partie de la nature des clwltJl, c'est le cas de dire que la partie est plus grande que le tout. En effet, la Nature des choltJ, ne renferme que ce qui est : l'imagination est affectée et modifiée par ce qui est, et par ce qui peut être. Il n'y a aucun des objets dont traite Lucrèce, qui ne pùt entrer, avec d'autree couleurs sans doute, dans le poëme de l'Imagination ; et une foule d'objets qui sont dans le domaine de l'imagination, sont entièrement étrangers au poëme de Lucrèce, et ne pourraient y entrer, si cependant il est quelque chose qu'on ne puisse pas faire entrer dans tout poëme philosophique.
Que M. Delille, au reste, laisse le soin de soutenir, contre l'avis général, l'excellence de leur sujet et de leur plan, à eu poëtes médiocres qui, faibles dans toutes les parties, ont besoin de tout défendre, parce qu'ils n'ont rien à perdre. Qmnt 4 lui, il lui restera toujours, même en supposant la justesse de nos observations critiques, la plus belle prérogative du génie, celle qui constitue véritablement le poète, et qui fait vivre tous les ouvrages, même en prose, mais surtout en vers : je veux dire le style. Sans doute la beauté et la régularité du plan contribuent à la beauté et à l'agrément du poëme ; mais le poète le plus médiocre peut, à force de conseils, de Ira-
------------------------------------------------------------------------
vail ou de bonheur, faire un plan très-régulier, donner à ses personnages des mœurs très-convenab les , observer enfin toutes les règles de l'art, et faire cependant un poëme très-ennuyeux, et même barbare.
Que lui manqucra-t-il ? la poésie du style. La sage hardiesse des figures ; la variété des tours, des mouvement et des images ; le choix des expressions harmonieuses et pittoresques; le savant mécanisme de la période poétique : voilà la vie et l'àme de la poésie ; c'est ce qui fait le charme des vers, et ce qui constitue la grande qualité et le véritable esprit du poëte : Mens divinior, atque os magna IOllaturUni. Or, personne ne conteste ces heureux dons du génie i M. Delille.
Que d'autres tâchent, s'ils le peuvent, d'être plus scrupuleux, plus exacte que lui dans quelques partiea beaucoup moins importantes de fart : son art, à lui, c'est de faire de beaux vers : Hœ tibi erunt aries.
A R T. Il.
Les poëtes allemands, qui ont plus d'imagination que de goût, doivent célébrer, avec une aorte d'enthousiasme, cette faculté brillante de l'esprit. Je trouve, dans un petit poëme de l'un d'eux, les Quatre Heww du four, par M. Zacharie, une allégorie ingénieuse, où elle est représentée sont des traitA qui lui conviennent assez bien : « Sa télo, dit-il, est a ornée d'un panache, tes cheveux doNt sont garK nia de fleurs, et flottent dans les airs ; sa robe, « parsemée de mille couleurs, étincelle de brillant; « errant à pas perdus, et toujours égarée dans son « vol incertain, tantôt elle s'élève dans les champs
------------------------------------------------------------------------
m de l'Éther, tantôt elle se précipite de la cime des « rochen, ou s'élance à travers des flots mugissans ; « tantôt l'extase la transporte dans des mondes fan« tastiques, dans des prairies lumineuses, où elle « entend la voix des Sirènes, et s'assied à la table a des fées ; tantôt elle arrive, par d'horribles déserts, « à d'antiques masuree, où, couverte de crêpet et de « lambeaux funèbres, elle vole parmi les tombeaux. »
Si cette déesse légère, volage, capricieuse, dont l'empire s'étend k tout, ou qui du moins veut tout asservir à son domaine, pouvait être le sujet d'un poëme régulier, dont les différentes parties doivent avoir une véritable liaison entre elles, dont les bornes doivent pouvoir être déterminées, dont l'intérêt doit être réel , et ne pas consister tout entier dans l'agrément de quelques détails et la beauté même d'un grand nombre de vers, sans doute c'était à la muse légère, flexible et brillante de M. Delille à s'en emparer. 11 y a de grands traits de ressemblance entre les caractères de sa poésie, et les divers emblèmes sous lesquels on nous représente l'Imagination : personne ne pouvait mieux que lui la revêtir de cette robe semée de mille couleurs et étincelante de brillais; il n'avait qu'à la revêtir de son style. Ainsi que llmagination, un peu incertain dans sa marche ou dans son vol, il s'élève, il s'abaisse, se précipite, s'égare sur mille objeta divers, se perd quelquefois, se retrouve ensuite avec beaucoup d'art; se plaît dans la variété des tous, des couleurs, des ornemens, aime surtout les contrastes et les oppositions, les recherche avec un peu de soin et d'affectation, et ne manque guère de faire succéder, dans ses tableaux,
------------------------------------------------------------------------
aux prés émaillés de fleurs, aux prairies lumineuses, aux merveilles de l'art, aux enchantemens des Fées, aux concerts des Sirènes, les sables aride., les horribles déserts, les images funèbres, It silence des solitudes et l'horreur des tombeaux.
Ce sujet était donc éminemment propre A faire ressortir les qualités brillantes de l'esprit, du style et de la poésie de M. Delille; mais Il était très-propre aussi A faire ressortir les défauts qu'on lui reproche communément dans la conception de ses ouvrages, dans la liaison des parties, dans l'ordre et la conduite de l'cnaemble; et il devait également lui plaire sous ces deux rapports; car les plus grands portes aiment leurs qualités et leurs défauts ; ils se complaisent dans la manière elle ton général qui les distinguent, et par conséquent dans les sujets qui y sont parfaitement Accommodés. On doit donc s'attendre à trouver dans le poème de l'Imagination (et certes on ne sera point trompé dans cette attente), les tableaux les plus riches et les plus habilement diversifiés, les deteriptiont les plus poétiques et les plus variées, les contrastes les plus ingénieux et les plut agréablement distribués; le plut grand art dani la facture, le mécavisme et la coupe dee vers; enfin, la plus grande variété d'ornement et d'objetl. Mait cette variété produit quelquefoit de la confution ; te* transitions sont brusques ou peu heureuses; les parties ne sont pa-t toujours aitea habilement liées entre elles : le fil qui devait les réunir, et que l'esprit de M. Delille, plus analytique et plus philosophique que ne lest ordinairement celui des pcëtet, semble tuivre atscx bien, dans le plan sommaire qu'il trace lui-même do
------------------------------------------------------------------------
son poëme, lui échappe souvent dans l'exécution ; et il faut avouer qu'il ne pouvait pa-,4 eu t:ll'e autrement dans un sujet si vagua et si étendu.
Pour diminuer autant que possible In somme de ces inconvénient, je crois que M. Delille aurait dû beaucoup restreindre son immense sujet : il s'est au contraire plu à l'agrandir encore. Non content du célébrer l'empire de l'imagination sur les objets nombreux où elle règne en souveraine, avec une autorité exclusive, sans partage, ou du moins fort inégalement et fort avantageusement partagée, il chante ses rapports les plus éloignés et les plus indirects avec des objets sur lesquels elle ne peut avoir que l'influence la plus légère ou même la plus contestée : il la voit dans la politique, dans la métaphysique, jusque dans l, géométrie; dans les sciences, dans l'esprit, dans la mémoire, dans nos facultés, nos sentiment et nos sensations ; partout enfin. Il est certain que tout se tient dans l'homme, et même dans la nature entière; tout se lie par des rapporta plus ou moins délicats, plus ou moins visibles : les esprits bornés n'aperçoivent point ces rapports ; les esprits justes et méthodiques les aperçoivent, mais ils ne confondent pas les objets, parce qu'ils voient aussi les limitet qui les séparent ; les esprits brillans, les imaginations vives franchissent ces limites, et se plaisent à réunir dans le même ordre d'idées, sous le même point de vue et dans le même tableau, les objets les plus distincts et les plus réellement séparés. Telle est, ce me semble, la manière de M. Delille. Lorsqu'il chantait la Pitié, toutes uos vertus étaient de la pitié, ou étaient liées avec ce sentiment; lorsqu'il chante l'Imagina-
------------------------------------------------------------------------
tion, tous nos sentimens, toutes nos sensations, toutes nos Cacultés, tous nos moyens, tout ce qui est au dedans ou au dehors de l'homme, est, ou de l'imagination, ou ¿¡ ressort de l'imagination.
Comment, il est vrai, ne pas s'abandonner au penchant de tout décrire. et de tout peindre, lorsque, comme M. Delille, 011 a le talent de tout orner et de tout embellir? On a déjà remarqué, dans plusieurs de ses ouvrages, et particulièrement dans sa traduction des Gtiorgiqijes, que les objets les plus bas et les plus vils s'ennoblissent par son style ; que les expressions qui, par leur défaut d'harmonie ou par la nature des idées qu'elles présentaient à l'imagination, semblaient être à jamais exclues du domaine de la poésie, entraient cependant très -heureusement dans ses vers et leur donnaient une nouvelle grâce, par le mérite de la difficulté vaincue. On verra, dans le poëme de l'Imagination, que M. Delille, envahissant toujours sur le domaine qui semblait l'apanage It plus exclusif de la prose, a fait encore d'heureuses conquêtes, et que son talent ne connaît rien de rebelli à l'empire de la poésie, pas même les questions les p:u. ardues et les plus abstraites de la philosophie e*. de la métaphysique. Sans doute il aurait pu se bormr à chanter les plus brillant effets de rima.
gination sont remonter à son obscure origine, et la suivre clin.,. rapports déliés avec l'anatomie de l'homme it l'action plus ou moins vive et rapide des sens. Tou, autre poëte aurait dû laisser A la prose plus ou moins claire, mais certainement très - peu poétique d" Locke, des Condillac, à éclaircir ou embrouiller de plus en plus ces matières, qui sein-
------------------------------------------------------------------------
blent devoir éteindre toute verve , et être l'écueil dt; toute poésie. M. Delille lui-même aurait pu, dans un sujet déjà trop vaste, ne pas reprendre les choses de si haut, et négliger, dans cette immense variété d'objets qui s'olIYaic u à son pinceau, des détails beaucoup plus philosophiques que poétiques : mais qui voudrait s'en plaindre, après avoir lu ces détails ornés de tous les agrémens de la poésie? Qui n'aimerait la philqsophie en beaux vers? Or, quel philosophe parle mieux de quelques - uns de ces objets qui semblent être purement philosophiques, de la Mémoire, par exemple : Cependant de* objets la trace passagère S'enfuirait loin de nous comme une ombre légère.
Si le ciel n'eût créé ce dépôt précieux, Où le goût, l'odorat, et l'oreille, et les yeux V ieunent do ces objets déposer les images, La Mémoire. A ce nom, se troubLut tous nos sages : Quelle main a creuse ces secrets réservoirs?
Quel dieu range avec art tous ces nombreux tiroirs, Les vide ou les remplit, les referme ou les ouvre ?
Comment un souvenir qu'en vain elle demande, Dans un temps plus heureux promptement accourt, Quand je n'y songeais pas, a-t-il donc reparu ?
Au plus ancien dépôt quelquefois si fidèle, Sur un dépôt récent pourquoi me trahit-elle ?
Pourquoi cette mémoire, agent si merveilleux, Dépend-elle dei temps, du hasard et des lieux ?
Par les soins, par les ans, par les maux aflaibie, Comment resumble-t-elle à la cire vieillie, Qui, fidèle au cachet qu'elle admit autrefois, Refuse une au:rc empreinte et résiste A mes toigts'
1
Là repose en secret, accumulé par eux,
------------------------------------------------------------------------
Tout cc que m'ont apprit met oreilles, met yeux (i) ; Les erreurs, les vertus , les faiblesses humaines ; De la terre et des cieux les nombreux phénomènes ; Ce qui croit sous nos pas, ou resplendit dans l'air, * Ou marche sur ce globe, ou nage dans la mer ; Les annales des arts, les fastes de la gloire, Et les lieux, et les temps, et la fable et l'histoire ; Et des faisceaux légers de fibres et de nerfs, Dans l'ombre du cerveau voht graver l'univers.
Comme ce dernier vers complète le tableau, en renfermant, dans une expression vive et concise, tous les secrets et tous les prodiges de la mémoire! Et la poésie, passant rapidement d'un monde purement intellectuel au monde physique, embellit ces matières philosophiques, en les éclaircissant par des compasons tirées d'objets plus sensibles : Tel, dans l'enfoncement d'une retraite obscure, Que n'éclaire qu'à peine une étroite ouverture, Le magique miroir, dans ses mouvans tableaux, Représente à nos yeux et la terre et les eaux; Les travaux des citél, les lointains paysages, Des objets réfléchis fugitives images.
C'est une remarque qu'on peut faire généralement sur les comparaisons de M. Delille : aucun poëte ne choisit plus heureusement que lui ces ornemens si agréables dans la poésie, et si propres à varier un sujet. Ses comparaisons sont toujours justes ; tirées d'objets agréables et gracieux, lorsque son objet et l'effet qu'il veut produire le comportent, et renfermées dans un tour heureux et une expression harmonieuse. Veut - il exprimer comment les idées se pro-
(i) Vert de Racine le fils.
------------------------------------------------------------------------
duisent les unes les autres, et comment en images sans fin une image est féconde : Tel un caillou tombant forme un cercle dans l'onde ; Un autre lui succède, et tout les flots troublés Étendent jusqu'aux bords leurs cercles redoublés.
Veut-il peindre la bizarrerie et la confusion des songes : 1 Tel au miroir des eaux notre ail voit retracés Les nuages en bas, les arbres renversés : La terre sous les eaux, et les troupeaux dans l'onde, Et des ruisseaux roulant sous la voûte du monde ; Mais le fond est le même. En songe, un orateur En quatre points encor lasse son auditeur.
Bercé par le rouet d'une rauque éloquence, En songe, un magistrat s'endort à l'audience; Eu songe, un homme en place, arrangeant son dédain, Pour prendre des plaeets étend encor la main.
En songe, sur la scène, un acteur se déploie; L'auteur poursuit sa rime, et le chasseur sa proie ; Le grand voit des cordons, l'avare de l'argent, Et Penthièvre ouvre encor sa main à l'indigent.
Je ue voulais d'abord citer que la comparaison ; mais j'ai été entraîné par l'agrément des vers qui la suivent. Je m'a perçois que je n'ai encore pris mes citations que dans le premier chant. Heureusement le public à qui des articles où l'on cite de pareils vers, ne peuvent déplaire, me permettra de l'entretenir encore sur le même sujet.
ART. III.
L'intérêt, ce mérite si essentiel dans tout poëme, et si rare surtout dans nos poëmes français, me pa-
------------------------------------------------------------------------
rail nécessairement banni de la poésie descriptive ou philosophique ; car il ne faut pas confondre l'intérêt particulier du style, ou celui de chaque morceau pris à part, de quelques descri ptions et de quelques épisodes, avec cet intérêt général qui doit être un, et qui, toujours présent et sensible, doit en même temps régner dans l'ensemble, et nnimer toutes les parties de l'ouvrage. A cet intérêt qui attache, M. Delille A substitué la variété qui plait. Son poëme est une sorte d'encyclopédie poétique. L'iufluence que l'Imagination exerce dans toutes les conceptions et les opérations de l'esprit, dans toutes les productions des arts, dans tous les sentimens et toutes les affections de l'âme, dans tous les âges et toutes les conditions de la vie ; les impressions qu'elle peut recevoir de ses relations avec les hommes, avec Dieu, avec tous les objets disséminés dans l'univers ; enfin, l'homme tout entier et la nature dans toute son étendue, voilà le vaste objet de ses chants, voilà la source immense où il a puisé ses tableaux ; et, s'il n'y a pas puisé avec sobriété, il semblerait cependant qu'il l'a fait avec beaucoup de choix et de discernement, tant chacun de ses tableaux est agréable; tant l'homme, dans tous les mystères de son intelligence et de ses sentimens, y est bien peint ; tant la nature, dans toute sa variété, y est bien décrite ; tant tous les tableaux enfin, à un très-petit nomdre d'exceptions près, sont revêtus des couleurs qui leur conviennent, et ornés de toutes les grâces de la poésie! Et, tandis que le goût est satisfait et que l'oreille est charmée, l'esprit et In raison le sont également par des réflexions vives et ingénieuses, par une morale douce et raisonnable,
------------------------------------------------------------------------
par une philosophie aimable et indulgente, qui, sortant naturellement du sujet, et pincées propos, sans faste, sans morgue et sans enflure, ramènent la poésie à sa première destination, et lui donnent ce caractère de gravité et de raison dont elle est trop souvent dépourvue.
Ne reconnaît-on pas le langage de cette raison et de cette philosophie toujours également éloignées des deux extrêmes, dans ces vers où M. Del il le, plaçant.
le bonheur dans l'état moyen des conditions humaines, et dans cette précieuse médiocrité qu'Horace appelle si heureusement aurcam mediocritatem, s'élève, et contre la pauvreté cynique qu'affectait, pour se faire remarquer, une secte de philosophes, et contre l'opulence qu'ambitionnent les hommes insatiables de richesses :
Tu peux jeter ta coupe, orgueilleux Diogéne, Et boire dan* tel mains, moi je garde la mienne j Et si la mode encor voulait que les Iloudon, Le* Moreau, les Pajou, rivaux d'Alcimédon Gravassent sur ses bord* le lierrn qui serpente , Ou les bras tortueux de la vigne rampante, Malgi-t; toi je saurais en connaître le prix.
Mai. combien tu me plail, lorsque d'une souris Les miettes de ton pain t'atliraut la visite, Tu t'écriais gaîment : « J'ai donc un parasite !
« J'ai donc le tuperÛu ! w
Mais vois que de travail, que de soins, que d'apprêt* Danl te* pompeux besoin* exige l'opulence!
A toute la nature elle fait violence.
1
Pour elle il faut braver les saisons, les climats; Il faut des matelotl, du canon, des soldats; Il faut pour ses habits, que le Mexique enfante La pourpre d'un insecte et l'alur d'une platite ;
------------------------------------------------------------------------
Il faut pour ses festins tirer d'un 101 nouveau La fève d'un arbuste et le miel d'un roseau.
Où courent cet vaisseaux voguant A pleine voile ?
Oanl le fond de l'Asie ili vont chercher la toHe, Qui, gonflée en cravate ou pliée en turban, Parc le cou d'un fat ou le front d'un sultan j Ou ces cailloux brillant que Golconde nous donne, On ce globe argenté que la nacre emprisonne, Ou l'émail du Japon ou le thé des Chinois.
L'or commande : partet, tourmentes à la fois Les hommes, et les vents, et la terre, et les ondes; Le déjeûner du riche occupe les deux mondes.
Ce qui forme un des caractères remarquables de la poésie de M. Dclille, indépendamment de la beauté des vers, de la variété des tours et de la phrase poétique, c'est une foule de traits agréables , de rapprochcmcns ingénieux, d'allusions piquantes; c'est beaucoup d'esprit enfin, soit dans la pensée, soit même dans l'expression de la pensée. Or, l'esprit ne gâte rien, quoi qu'en disent quelques censeurs austère; car je n'appelle point véritable esprit, celui que le bon goût réprouve et qui veut se montrer à contresens et hors de sa place. J'avoue qu'il serait fort ridicule de vouloir en mettre dans une sombre tragédie ou dans une grave épopée; partout enlin où les passions parlent et agissent, où un grand intérêt nous occupe. Mais, à défaut de cet intérêt et de ces passions, l'appui le plus ferme de la poésie et le mobile lu plus puissant du plaisir que nous y trouvons, le poëte doit appeler à son secours toutes les ressources de l'art, et l'esprit est une de celles qui manquent le moins leur effet. Il est très-bien placé dans les poèmes descriptifs ou philosophiques ; il en est un des orneinens les plus agréables ; et celui de M. Delille doit
------------------------------------------------------------------------
plaire d'autant plus, que, toujours souple et flexible, il sait prendre tous les tons et l'accommode à tous les sujets qu'il traite. Voyez comme il est doux et gracieux, dans ces tableaux charmans de la grAce et de b pudeur : Mais comment dérinir, expliquer ses appas?
Ah lia grâce le sent et ne t'explique pas : Rien n'est si vaporeux que ses teintes légères; L'oeil te platt A saisir ses formes passagères; Elle brille à demi, se fait voir un moment; C'est ce parfum dans l'air exhalé doucement, (Test cette fleur qu'on voit négligemment éclore, Et qui, prête A s'ouvrir, semble hésiter encore : L'esprit, qui tout son voile aime à le deviner, Joint au plaisir de voir celui d'imaginer.
L'imagination en secret la préfère A la froide beauté constamment régulière.
Je ne sais quoi nous platt dans ses traits indécis, Que n'a point la beauté dans ses contours précis.
Où peut-on rencontrer sa forme passagère ?
Est-ce chez la princesse, est-ce chez la bergère?
Partout où la nature, en dépit de leur art, La fait natlre en passant et la jette au hasard.
t
Peu savent la trouver, mais la trouvent sans peino.
Elle craint le travail el redoute la géne; L'air d'effort lui déplatt; et, lorsque dans sa mein Vénus tient en riant les marteaux de Vulcain, Un air d'aisance encore embellit la déesse.
Le caprice sied bien à cette enchanteresse ; On l'oublie, elle vieut ; on la cherche, elle fuit.
C'est la nymphe échappant au berger qui la suit, Et qu'un doux repentir ramène plus charmante^ Sa négligence plalt, et son détordre enchante.
Mais je voit la pudeur s'avancer sur sa trace.
Ah ! qui peut separer la pudeur de la grâce ?
L'imagination de ses regards discrets A peine ose entrevoir ses mystères secrets ;
------------------------------------------------------------------------
Mail Je ton trouble heureux, de sa rougeur aimable, Elle adore tout bas le charme inexprimable.
Le vice audacieux s'arrête à son aspect, Et le déiir lui-mémo est glacé de respect.
,
Mais comme nous voyonl, délicate et craintive, Se flétrir sous nos mains la tendre sensitive, Un mot, un geste, un rien alarme ses appas ; Le cœur vole au devant de son doux embarras ; Son silence nous platt, sa froideur même enflamme, Et la pudeur enfin est la grâce de Pâme.
Mais, tandis que j'essaie à tracer ce tableau, Elle-même, en mes mains, arrête mon pinceau.
D'orgueil, de modestie, ineffable mélange, Ainsi que le reproche , elle craint la louange.
Déjà je vois rougir ses timides attraitt, etc.
Veut-on voir un contraste dn tons et de couleurs, et partout le ton et les couleurs qui conviennent au sujet ; voici l'image des combats : Le fer luit, l'éclair brille et les tonnerres grondent, Des montagnes, des bois les échos leur répondent; Les échos qui, jadis chers aux dieux bocagerl, N'avaient appris encor que les chants des bergers.
Telle qu'une Méoade ardente-, échevelée, L'imagination se perd dans la mêlée : A travers et la poudre, et le fer, et les feux, Vagabonde, elle porte et ses pas et ses yeux , Et revient m'en tracer l'épouvantable image.
tout dégouttant de sang, le démon du carnage Appelle à lui la gloire, eUe accourt sur ses pM; L'éblouissant fantôme ennoblit le trépas : Tout l'affronte ou l'attend, le reçoit ou le donne; Ici la fondre abat, là le glaive moissonne ; Le fer croise le fer, les rangs foulent 1»*' 'an8$Entendez-vous les cris des ~vainqu ilo dei .oura. L'un di e son assassin ~repo- - la furie; L'autre tratM a rr~ ..ch reate alfreua de vie L'autre traîne à la rage, invoquant l'amitié, Et, ~provoir tout sanglant la mort à la l,ilié, ~Dem ^Ut Mn6lanl la raort à la pitié,
------------------------------------------------------------------------
Ft ne la doit en lin qu'à la soif «lu pillage.
Ft si j'interrogeais ee. scènes de carnage!
De ces guerriers mourant dam leur jeune saison, L'un a quitté M vigne et l'autre M moisson ; L'autre un art bienfaisant. Mai. la patrie ordonne : Marchons, bravons ces feux, rompons cette colonne, Reprenons cet drapeaux déchiré* et sanglant.
Jeune guerrier, tu meurs à la fleur de tet une!
Ali ! combien va gémir ta mère délai';.!
Pleures , amours ; beaux arts, ornes son mausolée.
On reconnaît, dans cet heureux mélange de scènes de désolation et de sentimens tendres et doux, une agréable imitation de la manière de Virgile, qui, par une circonstance touchante. sait jeter tant d'intérêt sur la mort d'un guerrier, et dulces morieus reminiscitur Argos ! La sensibilité poétique de Virgile attache souvent le plus vif intérêt, même aux objets inanimés; M. Delille, qui s'est si bien pénétré de ce grand modèle, à son exemple, anime tout, nous intéresse à tout. Parle-t-il de ce château de Meudon, où il passa de si heureux jours, et des bois qui l'environnnient, où il fi t de si beaux vers, il s'écrie : Hel).. 1 ces bois sacrés, cet bosquets ne sont plus; Par le fer destructeur je les ris abattus, Abattus au printemps !
, Rien de plus heureux , ce semble, que cette répétition abattus; elle est extrêmement touchante, ainsi que la circonstance du temps, qui aurait défaire respecter c-tie superbe parure de la nature et de la saison.
H n'y a point de chah. Iqns le poëme de ; /„M.
gination, qui ne renferme un g.. , bfe de mor('('I\U' aussi beaux, et peut-être plus » encore
------------------------------------------------------------------------
que ceux que j'ai cités. J'avoue que le choix m'en a extrêmement embarrassé ; et quoique j'aie dû éviter et les morceaux les plus intéressans, tels que les épisodes, parce qu'ils sont trop longs pour entrer dans un journal ; et les morceaux nombreux déjà fort connus, il en restait encore une si grande quantité, que je n'ai jamais mieux éprouvé l'embarrai des richesses.
Le quatrième chant fournirait à lui seul une ample moisson d'heureuses citations : rien de plus poétique que les souvenirs qu'inspirent à M. Delille les lieux antiques et fameux; que les impressions qu'il éprouve à l'aspect des débris, des ruines et des ravages du temps ; que les émotions qu'il reçoit des lieux célèbres par quelques scènes, quelques souvenirs chers à l'imagination, au cœur, au sentiment. Je regrette surtout de ue pouvoir pas citer cet épisode ingénieux et poétique, où il rend hommage en si beaux vers à l'esprit, au talent, au goût pour les beaux-arts qui distinguent M. de Choiseul-Gouffier, aux travaux sur la Grèce qu'il a déjà publiés, et à ceux qu'il nous promet encore.
A tant de beautés se mêlent sans doute quelques défauts; je les indiquerai avec franchise: la critique que j'en ferai, et quelques petites observations sur les grandes notes de M. Esménard, feront le sujet d'un quatrième et dernier extrait.
ART. IV.
Je ne m'arrêterai point à prouver longuement qu'il n'y a pas de véritable ordre, ni de liaison essentielle entre les diverses parties du poëme de
------------------------------------------------------------------------
1SI. Delille : ce serait une dissertation superflue. Cet ordre et cette liaison étaient impossibles; et l'esprit de M. Dclille, qui fait des choses étonnantes, ne peut cependant pan faire des choses impossibles. Ce n'est pas qu'il n'ait imagiué une sorte de méthode générale , de plan philosophique, auxquels il a voulu subordonner les diverses parties et les nombreux détails de son poëme. Ainsi, adoptant deux grandes divisions, il considère l'imagination dans l'homme, 1 et hors de l'homme ; il chante son or igine, et ses opérations dans l'homme intellectuel ; ses effets, sur l'homme sensible; il décrit poétiquement les principales impressions qu'elle reçoit des objets extérieurs.
Mais pourquoi, parmi ces impressions, co mptc-t-il la mélancolie et la tristesse? Ces deux alfcctions n'appartenaient-elles pas plutôt au second chant, où il célèbre les effets de l'imagination sur l'homme sensible? Et si M. Delille répond qu'elles nous sont souvent inspirées par des objets extérieurs, n'en est-il pas de même de la reconnaissance, de l'amitié, de la haine, de la crainte, de l'espérauce, qu'il a cependant chantées, et avec raison, ce me semble, dans le second chant ? Si l'auteur eût été fidèle à ses deux grandes divisions, n'était-ce pas dans celle où il considère l'imagination plutôt dans l'homme que dans les objets extérieurs, qu'il devait placer le chant de la Morale et le Bonheur ? Et la liaison des idées ne demandait-elle pas que ce chant vint immédiatement après t Homme sensible, plutôt qu'après le chant sur les arts? Je sais que le bonheur et la morale dépendent des objets extérieurs, et de nos relations avec les autres hommes ; mais dès-lors il n'y a
------------------------------------------------------------------------
plus de divisions possibles dans un pareil sujet : car nos affections en dépendent aussi, et même notre intelligence. N'est-on pas un pcu étonné de voir un chant de l'Imagination consacré à la politique ? Et lorsque dans ce chant on voit célébrer, à la vérité en fort beaux vers, les cérémonies funèbres, le culte des morts, L.'s tombeaux, la résurrection , la récom- pense des justes, tout en admirant les vers, ne pensct-on pas que ces différons morceaux appartiennent bien plus directement au chant suivant sur les cultes?
Ainsi, tantôt ces diverses parties rentrent les unes dans les autres et se confondent; tantôt elles n'ont aucun rapport entre elle., aucun lien qui puisse les unir. Et comment en effet soumettre à une méthode et à une division philosophique., les opérations, les effets, les impressions , les caprices, let bizarreries, les écarts et la puissance indéfinie de l'inagination ?
L'ordre est cependant une qualité bien précieuse dans un ouvrage dégoût : il doit régner inèlie dans les plus minces productions de la littérature, uème dans une critique, même dans un article de journal; et c'est ce qui fait que de toutes les critiques, les puS difficiles pour l'auteur et les plus fatigantes pour
lecteur, ce sont les critiques de style. En effet, le style peut être défectueux pour cent raisons différentes, toutes très- indépendantes les unel des autres : des vers sont mauvais, ou parce qu'ils sont mal placés, qu'ils n'ont pas la couleur qui convient au sujet, ou parce qu'ils sont durs et peu harmonieux, ou parce qu'ils renferment une expression impropre, ou un tour obscur, ou une construction vicieuse; ou pour une foule d'autres raisons qui,
------------------------------------------------------------------------
n'ayant aucune liaison entre elles, ne peuvent être soumises à aucun ordre, et donnent à la critique une forme décousue, et à son auteur une apparence de désordre dans ses idées et ses observations, d'autant plus fâcheuse, qu'il ne peut pas, comme l'auteur d'un poÜme, racheter ce défaut par des vers admirables et des beautés d'un ordre supérieur. Je crois que le mieux alors ( car le mieux est incontestablement d'ennuycr son lecteur le moins possible), c'est d'indiquer généralement les principaux défauts de style qu'on a remarqués, et d'appuyer cette critique par un petit nombre de citations. C'est le parti que je prendrai, bien persuadé que, si je laisse, sans les citer, une centaine ce vers à reprendre, j'en ai laissé aussi plus de mille que j'aurais pu citer avec éloge; proportion aose7 juste dans un ouvrage où il y a certainement iix fois plus à louer qu'à critiquer.
Parmi quelques exemples de transitions peu heureuses j'en citerai une qui m'a paru tout-à-fait choquai»e« M. Delille vient de peindre en vers trèsénit'oiqtteà l'événement le plus horrible et le plus monstrueux de la révolu! ion, les massacres de sepembre ; il veut fuir du lieu saint la scène ensanglantée, expressions un peu sifflantes, qu'il aurait fallu éviter, et il s'écrie : Ah! quitton* In horreun de ces IOmhrtt tableaux ; Que des objets riant dtfluieot met pinceaux : Mon Ame en a besoin. Et qui mieux que cette âme, Que des morts, des bourreaux, du fer et de la flamme, (Jue d'un si long malheur poursuit le souvenir, Yer" de. objet. rians a droit de revenir ?
Sans doute l'esprit aime les contrastes; mais ils ne
------------------------------------------------------------------------
doivent jamais Aire aussi heurtés que celui-là. Il est des senliinens profonds de l'âme, qu'il ne faut jamais sacrifier aux petites combinaisons de l'esprit : certainement filme n'a ni le droit, ni la volonté de revenir de ces scènes d'horreurs à des objets rians. Et voyez comme la beauté des vers dépend le plus souvent de la beauté et de la vérité de l'idée t ici une idée fausse est exprimée en vers peu harmonieux, et d'une construction embarrassée et pénible.
Le début du second chant, un des plus beaux , au reste, de tout le poëme, est d'une construction non moins embarrassée, et qui, de plus, blesse la langue, et viole les lois de la grammaire : Heureux, (Huit Virgile, heureux l'esprit sublime
Qui peut de la nature approfondir l'abîme !
.1.,.,,, Qui Mit pourquoi du jour s'eclipse la lumière; Qui fait pâlir des nuits l'inégale courtière ?
Il fallait dire, pour parler correctement, ce qui fait pâlir, etc. Virgile ou M. Delille ne placent pas le bonheur dans une opération magique qui ferait pâlir la lune, mais dans la science qui nous donne le secret des lois de la nature, et l'explication de ses phénomènes. Serait-ce aussi trop sévère de remarquer que le pronom qui est trop souvent répété dans celte période, que je n'ai même pas rapportée tout entière, ainsi que le monosyllabe ou dans les vers suivans :
J'atteins par la pensée, ou le verre ou les yeux, Tout ce qui remplit Pair, ou la terre ou les cieux, Ne voyant plus de terme où l'univers s'arrête.
Un homme qui fait aussi bien les vers que M. De-
------------------------------------------------------------------------
lille, ne devrait pas s'en permettre d'aussi faibles et d'aussi prosaïques que ceux-ci : Cet maux si redoutes sont de peu de puissance.
,"11"
L'imagination dont je peint la puissance.
Le regret au départ en forma ses supplices, I/csjxirance au retour en fera ses délices, etc.
1
Tant des lieux et des temps prête à franchir l'espace, D'un Age dans un autre elle aime à voir la trace!
Je remarquerai, au sujet de cette dernière formule, que M. Del il le l'affectionne un peu trop : cm plovée à propos, qlle ajoute beaucoup de vivacité et d'énergie à la pensée. C'est ainsi que Virgile , il près avoir présenté le tableau de tous les dangers d'Énée, de tous les travaux que lui avaient suscités et les dieux et les hommes, termine magnifiquement ce tableau par ce vers sublime : Tantôt molis erat Romanam condere gentem !
(:'csl ainsi que Lucrèce, après avoir exposé les maux divers nés de la superstition, qu'il appelle la reliGion, termine cette énumération par ce vers, dont on a fait tant d'applications impies : * Tantum relligio potuit iuadere malorum !
Mais les plus bettes pensées et les plus belles formes de style deviennent réprélieusibles et monotones lorsqu'elles sont prodiguées : M. Delille n'a pas employé avec assez de sobriété ce lour, d'ailleurs trèsbon en soi. Il inc serait facile d'en citer plus de vingt exemples; mais il y aurait, dans de pareilles cita-
------------------------------------------------------------------------
lions, cette injustice, qu'ainsi amoncelées, elles donneraient une apparence de ridicule à ce qui, dans le cours d'un long poëme, n'est qu'une inadvertance légère, et qui échappera même à la plupart des lecteurs.
C'est ici le cas d'appliquer au poëme de l'Imagination une réflexion de M. l'abbé Dubos, sur les fautes que l'on peut découvrir, même dans les meilleurs poëmes. « Quoi qu'il en soit, dit-!!, de ces A fautes que les critiques ont trouvées, ou décou« vrironl encore dans les écrits des anciens, elles n n'en feront point abandonner la lecture; on con« tinuera de les lire et de les admirer, à moins que « les poëtes à venir ne produisent quelque chose de « meilleur. » Je ne sais ce que produiront les poëtc.
à venir; mais, sans me permettre des prédictions chagrines que semblerait assez justifier la décadence bien visible de la littérature, et surtout de la poésie française, je suis bien persuadé qu'ils ne parviendront jamais à faire oublier tant de beaux vers, tant de morceaux admi rables qu'on trouve dans les divers ouvrages de M. Delille, et ces belles traductions d'ouvrages jugés impossibles à traduire, et ces productions originales, si agréables et si variées, et tant de richesses ajoutées à notre poésie. Dans le plus beau siècle des Muses françaises, M. Delille eût été regardé comme un très-grand poëte; Boileau et Racine eux-mêmes eussent admiré cette étonnante fécondité, qui est un très-beau titre à la gloire, lorsque presque toujours elle est heureuse; ces nouveaux tours, ces formes poétiques si variées, cette coupe de vers si savante ; cet art surtout de donner de l'agrément aux matières les plus sèches et les plus abs-
------------------------------------------------------------------------
traites, de la dignité aux objets les moins relevés, de la noblesse aux expressions les plus communes, et (lui, maîtrisant ainsi tout ce qui parait le plus rebelle à la poésie, agrandit infiniment son domaine : tels sont les titres qui resteront incontestablement n M. Delille dans la postérité, puisqu'ils lui sont accordés même par ses contemporains: car les contemporains admirent le moins possible, et sont essentiellement critiques. Ce principe, quoique assez général, n'est cependant pas sans exception ; et tout poëte, dont l'ouvrage n'est pas regardé par le public comme un chefd'œuvre, ne manque pas d'en abuser en s'en faisant l'application. Tel est, ce me semble, l'auteur de la Navigation. M. Esmétiard ae voit que des ennemis parmi ses critiques , que des injures dans les observations polies qu'on lui a faites, et dont il a même assez profité pour retrancher deux mille vers de son poëme : amélioration très-sensible. C'est pour répondre à ces critiques, c'est pour repousser cer prétendues injures qu'il en dit lui-même beaucoup dans des notes qu'il a ajoutées au poëme de J'Imagnation, uniquement pour défendre le poëme de la Navigation. Toutes celles, en effet, qui n'ont pas ce but, sont d'une inutilité que je suis obligé d'appeler ridicule, pour ne pas trop affaiblir la vérité. N'est-il pas ridicule, par exemple, de supposer un lecteur du poëmc de l'Imagination assez ignorant pour ne pas connaître le mot de Titus : J'ai perdu une journée ! Et lorsque M. Delille fait allusion à ce mot célèbre, faut-il faire une note pour en donner l'explication, avec une petite histoire de
------------------------------------------------------------------------
Titus, un petit éloge de ce prince, une petite comparaison avec les autres Césars, et même un petit morceau de politique? Est-ce dans le poëme de /'Imagination qu'on cherche à apprendre, si on ne la sait pas , l'histoire des démélés de Calvin et de Servet, et le supplice de ce dernier? S'attendait-on à y voir copier, tantôt deux pages d'une histoire, tantôt quatre d'un voyage, tantôt des vers de celui-ci , tantôt de la prose de cclui-Ià ? Ce qui grossit fort inutilement l'ouvrage du doubk , et nous le fait payer deux fois plus cher ; car la prose faite ou copiée par M. Esménard se vend aussi cher que les vers de M. Delille : ce qui n'est pas juste (i).
Avouons-le donc, ces notes sont bien inutiles; mais celles qui ont pour but de défendre le poëme de M. Esménard, sont bien plus déplacées encore ; et ce qui est plus déplacé que tout cela, c'est le ton et les expressions du commentateur. Il appelle ceux qui n'ont pas admiré son poëme d'un bout à l'autre, des critiques d'un jour. S'il ne s'agissait que de combattre d'injures, la récrimination serait aisée; moi, j'avoue qu'elle serait injuste. Il les appelle encore critiques sans titres; ce qui veut dire qu'ils n'ont pas l'honneur d'être poètes comme lui ; mais je le prie d'observer qu'il estsouvent avantageux du n'avoir rien fait; que lui-même, par exemple, ferait des notes
(1) Danl une édition de ce poëme , publiée par madame Delille en 1817, les note* d'L.ménnrd ont été remplacées par celles de MM. de Boufflers, Choiseul, etc., dont M. Amara récemment enrichi la magnifique édition qu'il vient de donaer des OEuvre, de J. DeliUe.
------------------------------------------------------------------------
beaucoup meilleures, ail n'avait pas composé un gros poëme, parce qu'alors il s'occuperaitmoins des intérêts de son amour-propre. Concluons donc, avec Rivarol, que c'est souvent ait grand avantage de n'avoir rien fait, mais qu'il ne faut pas en abuser.
« Trop souvent, dit encore M. Esménard, la « critique de l'ouvrage est une satire directe contre cc l'auteur (i). » Quoi 1 parce que j'aurais présenté quelques observations critiques contre le poème de l'Imagination, on en conclurait que j'ai voulu faire uue satire directe contre M. Delille; que je n'ai pas la plus aincère admiration pour son talent, le plus véritable attachement pour sa personne ? Parce que j'aurai dit que le plan de M. Esménard n'est pas parfait , que l'intérêt de son poème n'est pas toujours bien vif, que son navigateur débarque souvent, etc., cela voudra dire qu'il n'est pas un homme bon et loyal; j'aurai fait une satire directe contre lui; je lui aurai donné des preuves de haine ! Quel singulier paradoxe! J'ai si peu de haine contre M* Esuiénard , que je suis le premier à reconnaître qu'il a du talent, et je serais bien charmé qu'il en eût davantage : L'dIo.,ropr. inquiet Milita de pu de ohm i C*«t un voluptueux que bletee m pu-de nu.
J'avoue que, si j'avais fait des notes sur le poëme de t Imagination, j'aurais appliqué ces dieux vers A ces auteurs chatouilleux, révoltés par les plus honnêtes critiques, que je suis loin, du reste, de comparer à des roses.
(i) Au moins fallait-il se contenter de dire indirtttt.
------------------------------------------------------------------------
L'Essai sur T Homme, de Pope, traduit en vers français par M. Delille, avec le texte en regard ; suivi de Notes et de Fariantes, et de la Prière universelle, en vers français, par M. de LallyTolendal.
Cette traduction de l'un des plus célèbres ouvrages de Pope, attendue depuis cinquante ans, ne pouvait guère, dans ce long espace d'un demi-siècle, choisir une époque moins favorable pour paraître. Si l'ou en excepte, en efIet, quelques annécs funestes, où il ne s'agissait pas de lire, mais de sauver sa vie, ni de se livrer aux plaisirs de l'esprit, mais d'échapper à ses bourreaux, je n'en connais aucune où l'on ait eu moins d'attrait pour les lettres, la philosophie et les vers. L'Essai sur T Homme de Pope et sa traducLion réunissent toutes ces causes de réprobation. Ce sont des traités de philosophie en vers; ce soit des idées graves et élevées, des questions sérieuses et abstraites, des pages deLeibnitz, de Locke ou de Malebranche, parées à la vérité des grâces de la poésie; mais on y est si peu sensible aujourd'hui , qu'on peut les regarder comme plus capables d'éloigner encore, que d'attirer les lecteurs. M. Delille pourra-t-il vaincre tant d'obstacles ? Long - temps, il est vrai, nous l'avons vu triompher et des esprits rebelles et des sujets rebelles; ceux qui n'aimaient point les vers sont souvent devenus amis des vers en lisant les siens, et il a su façonner, au joug de la poésie française , plus dédaigneuse encore que celle des autres langues, des objets qui semblaient à jamais exclus
------------------------------------------------------------------------
,h, son domaine, et agrandir ainsi son empire par de nombreuses conquêtes.
Une circonstance, d'ailleurs assez inattendue et fort intéressante, doit exciter tous les esprits qui ne sont point dépourvus de culture, quelque indifférens qu'ils soient devenus sur les lettres et la poésie. Une autre traduction de l'Essai sur l' Homme, de Pope, paraît à peu près en même temps que celle de M. Delille; un autre traducteur se présente, et ce trnducJ.
teur est un digne rival, et le seul que pourrait avouer M. Delille, s'il vivait encore; lui seul, parmi les poëtes, a le droit d'entrer avec un pareil concurrent dans cette noble arène ; lui seul peut tenter avec grâce un si glorieux combat, et disputer avec une confiance qui, dans tout autre , serait présomptueuse, téméraire et presque ridicule, une aussi belle victoire.
Ce n'est donc pas seulement un livre, un ouvrage, une traduction et des vers que j'annonce au public : c'est un événement littéraire, c'est un spectacle intéressant et curieux. Fontenelle, parlant d'un spectacle à peu près pareil, quoique encore plus philosophique que littéraire, qui s'offrit de son temps et excita l'attention générale, dit avec ce tour d'esprit ingénieux et fin qui lui est ordinaire : « Tout la « monde était spectateur, mais où trouver des juges ?» Je me contenterai d'être spectateur, c'est le rôle qui me convient le mieux, et qui me plait davantage.
Je suis persuadé que, lorsque les deux traductions auront paru , on pourra dire des deux rivaux qu'ils ne le cèdent point, pour ainsi dire, l'un à l'autre, et qu'ils remportent tous les deux la victoire :
Cum duo ccrtarcnl, victor utcrqucJuil.
------------------------------------------------------------------------
Mais, afin d'éviter toute démangeaison de comparer et de juger, je par le avant que le spectacle commence. Je ne sais, au milieu des débats politiques qui remplissent les journaux , quand cet article sera imprimé, mais il sera fait avant que la traduction de M. de Fontanes paraisse. Je ne m'occuperai donc, dans cet article, que de Pope et de M. Delille, et c'est bien assez.
Traduit en français, soit en vers, soit en prose, par une foule de traducteurs, pnrRobeton, LaPilonière, Silhouette, l'abbé Millot l'abbé Duresnel et le duc de Nivernais, le poëmedePopeconserve encore en France, malgré toutes ces traductions, une fort grande réputation. Les Anglais, les premiers juges de son mérite, le regardent comme un des plus beaux ouvrages de leur littérature. Ils louent l'heureux choix des expressions, la beauté du style, l'harmonie et l'élégance de la poésie; et en cela, ils sont non-seulement les premiers, mais pour ainsi dire les seuls juges. Nous aurions mauvaise grâce à leur dire que ce qu'ils trouvent noble et élégant dans leur poésie n'est ni noble ni élégant ; que ce qu'ils regardent comme harmonieux dans leur langue n'est point harmonieux.
Mais le sujet et la matière, la nature et l'ordre des pensées, la liaison et la distribution des parties, l'ordonnance générale et le plan du poëme sont soumis au jugement des hommes de goût de toutes les nations et de toutes les langues ; et, si le plus grand agrément de tout poëme, qui est sans contredit celui qui résulte des grâces et de la noblesse du style, leur échappe en grande partie, ils seront du moins tous sensibles à celui qui ne peut manquer de naître de
------------------------------------------------------------------------
l'heureux choix du sujet, de la justesse et de la beauté des pensées , de la clarté et de la netteté des idées, de la régularité du plan.
Voltaire, qui savait un peu d'anglais, et qui passait pour en savoir beaucoup, dans un temps où personne en France n'étudiait cette langue, déclare YKssai sur l' flomme à peu près parfait sur tous les points : « C'est, dit - il, le plus beau poëme didactique , le « plus utile, le plus sublime qu'on ait jamais fait « dans aucune langue. » Quelques Anglais, entre autres W arburton, pensent de même; «or, dit encore « Voltaire, quand un Français et un Anglais pensent « la môme chose , il faut bien qu'ils aient raison. »
Cette proposition pourra bien ne pas paraître incontestable.
Remarquons d'abord que l'Essai sur l'Homme n'est point, à proprement parler, un poëme didactique : il n'enseigne aucun art, il ne prescrit les règles d'aucune science , il ne dicte les lois ni d'aucun de ces genres de littérature qui plaisent à l'esprit et à l'imagination de l'homme, ni d'aucun de ces travaux qui varient ses jouissances ou satisfont ses besoins. Il établit un système sur l'ordre moral de l'Univers, combat des opinions, réfute des erreurs, et revêt des couleurs de la poésie des idées abstrai tes et des principes métaphysiques. C'est un poëme philosophique comme celui de Lucrèce; genre de composition qui a moins d'agrément réel et d'utilité apparente que le poëme didactique, moins de variétés et de ressources que le poëme descriptif; qui n'est point aussi susceptible d'être égayé par des épisodes, et dans lequel il est bien difficile d'éviter la
------------------------------------------------------------------------
sécheresse, la froideur, la monotonie et l'ennui.
Malheureusement le système philosophique que Pope établit dans son poëme n'est guère soulenable ; c'est un ouvrage bâti sur un fondement assez ruineux ; c'est l'optimisme dans toute sa rigueur qu'il défend.
Tout est bien, voilà son principe favori, sa loi universelle. Voltaire , si grand admirateur du poëme de Pope, était loin cependant d'être le partisan de cette philosophie; elle convenait peu à son humeur moqueuse, à son esprit railleur, caustique, satirique. On voit, dans Candide, que le philosophe Martin, qui trouve que tout est mal, est bien plus l'interprète des senti mens de Voltaire , que le philosophe Pangloss, zélé défenseur de l'optimisme, et qui trouve que tout est bien. Pangloss est évidemment le personnage ridicule et sacrifié.
Voltaire combat ce système en vers et en prose ; le poëme du Désastre de Lisbonne est une nouvelle attaque contre l'optimisme. En vain, dans sa préface, il se défend de combattre Xillustre Pope: il le combat très - directement, et même très - durement , et en vers souvent assez durs. Il rassemble, dans les notes de ce poëme, de nouvelles preuves contre ce système, en accumplant les malheurs et les crimes qui composent l'histoire de ce meilleur des mondes possible. La révolution française aurait pu l'enrichir de plus d'une note, lui inspirer quelques vers chagrins de plus, et fournir quelques nouveaux argumens au philosophe Martin, pour prouver que tout n'est pas bien. Pope lui - même eùt été un peu embarrassé à faire rentrer tant de maux et de désordres dans l'ordre et le bien général.
------------------------------------------------------------------------
Mais pourquoi Voltaire, Ai ennemi du système développé dans l'Essai sur l Homme, se montre-t-il nn si grand admirateur de ce poëme ? Ce n'étnit point son usage, et il n'était nullement dans son caractère d'être si juste, et mêmeplusque juste, envers les écrivains et les ouvrages qui contrariaient ses doctrines.
Mais la première des doctrines pour Voltaire, c'était la haine contre la religion. Le principe général de Pope avait paru dangereux , et peu conforme aux dogmes du christianisme; on en tirait des conséquences peu orthodoxes : c'est là vraisemblablement ce qui, indépendamment du mérite réel du poëme , et des beautés de détail qu'il renferme, et peut-être plus que ce mérite et ces beautés, le rendait si précieux et si admirable aux yeux de Voltaire; et ce qui le prouve, c'est que lorsque Pope , dans une lettre à Racine le fils, eut expliqué ses principes, et désavoué les dangereuses conséquences qu'on en lirait, Voltaire, par d'assez mauvaises raisons, s'efforça de nier l'authenticité de cette lettre, imprimée du vivant même des deux hommes célèbres, dont l'un l'avait écrite, et l'autre l'avait reçue.
Les contemporains, et surtout les compatriotes de Pope, s'étonnèrent qu'un homme aussi maltraité plr la nnturc, faible , contrefait, toujours souffrant, malheureux par ses infirmités, malheureux par l'iri habilité de fIIOH caractère et de son amour-propre, ne montrât un si grand partisan de l'optimisme ; il aurait du. mieux qu'un autre, s'apercevoir que tout n'est fHts !J.(>, Goti organisation physique, et même, à certaine. égards, son organisation morale, était sans rontied it un mal particulier ; et il était difficile
------------------------------------------------------------------------
de prouver qu'elle contribuât à la perfection du bien et de l'ordre général. Voici l'abrégé d'un portrait fort long qu'en trace un Anglais, qui n'était point au nombre de ses ennemis; il décrit une journée de Pope, et le prend dès le matin. Je passe les premiers détails et l'instant de son réveil; le voilà donc éveillé: « Sa bonne entre, et lui met trois paires de bas <fui « n'empêchent pas sa jambe d'être à peu près aussi « mince que sa canne. Au - dessus d'une fourrure « qu'il ne quitte jamais, on lui passe une chemise « de toile très - épaisse, puis un corset de fortes ba« leines qu'on lace très-serré : alors son corps ayant H pris une sorte de consistance, il se lève, met son « gilet de flanelle, son habit noir, sa perruque « nouée, sa petite épée, et le voilà aussi propre que « le peut être un petit homme qui né saurait se lac. ver les mains tout seul. Il sort, va voir un de ses « amis. C'est l'heure du déjeûner ; il pourrait dire « tout uniment qu'il a faim ; mais cette manière « simple n'est pas de son go&t : c'est l'homme aux et petites ruses. Pope, a dit Johnson, n'a jamais « pris une tasse de thé qui ne lui ait coûté un stra« tagème. Lady Bolingbroke disait que Pope jouait le « politique pour des choux et des navets. A dinar, « on lui a choisi la chaise la plus haute, et le voilà « juché au niveau de la table, à côté de miss Blount, « la constante amie de son cœur et de son esprit, « car le pauvre corps de Pope ne pouvait ni aimer « ni être aimé. Dans la conversation il est peu « saillant, et ne rit jamais. On cite ses vers, mais « on pe cite pas ses reparties. Une idée lui vient, « son esprit part, Pope n'y est plus; il ne reste plus
------------------------------------------------------------------------
« qu'un petit homme bâti en manière d'araignée, « riant aux anges, et cherchant des rimes ; mais le « monde gagne ce que la société perd ; ce petit hom« me compose la Prière universelle. On apporte les K journaux : il va, dit -il, s'amuser. Il lit, tombe sur « un article dirigé contre lui : sa figure change, le et dépit contracte ses traits, humecte ses yeux; et le « jeune Steele dit en sortant à son père : Dieu me « préserve de m'amuser comme M. Pope ! Le soir, « il entre au café Button, où quelques homme? de » lettres se rassemblent. On était embarrassé sur un « passage grec : un jeune officier demande la permis« sion de jeter les yeux sur le livre. « Messieurs, dit « Pope d'un air moqueur, donnez le velume au jeune K gentilhomme. » Celui - ci examine le passage, et dit, qu'en rétablissant un point d'interrogation qui manque, la phrase devient très-claire. « Et, « s'il vous plaît, reprit Pope en souriant, qu'est-ce « qu'un point d'interrogation ?—C'est, répondit l'of« ficier, une petite chose tortue qui faitdesquestions. »
Ce portrait de l'auteur, un peu long quoique je l'aie abrégé, m'a un peu écarté de l'ouvrage : j'y reviens. Il est difficile, ce me semble, d'en approuver le but et le système ; il est impossible d'en approuver l'ordre et le plan ; ou plutôt il est à peu près impossible d'y trouver un ordre régulier, d'y découvrir un plan net et bien dessiné, dans lequel les idées se succèdent naturellement, et par une marche progressive, tendent à un dénoûment, à un résultat, à un terme. Les quatre épitres, dont se compose ce poëmc, ont peu de liaison entre elles; les vers et les pensées qui entrent dans chacune d'elles, ne sont
------------------------------------------------------------------------
point unis par un tissu plus serré. Tout pourrait être changé, déplacé, dérangé, bouleversé, sans qu'il y eût moins d'ordre ou plus de désordre. Cette incohérence d'idées fut vivement reprochée à Pope, même par ses compatriotes. Warburton, l'un d'eux, le défendit avec beaucoup de chalcur; et, à force d'art et de subtilité, il prétendit avoir trouvé le fil qui conduit à travers ce labyrinthe, et indiqua une sorte de plan. Pope, qui n'y avait pas songé, qui n'avait pensé qu'à mettre en vers admirables quelques pensées éparses de la philosophie de Bolingbroke et de Shafsterbury, fut enchanté; il sentit tout le prix de cette découverte, et en garda une vive reconnaissance à Warburton.
Où est donc le mérite de l'Essai sur l' Homme, et pourquoi ce poëmea-t-il une si grande et si universelle réputation? C'est qu'il y a un asseq grand nombre de beautés de détail, des pensées justes et brillantes , des vues nobles et élevées, des sentimens humains et généreux. Voilà ce qui le recommande chez tous les peuples, et auprès de tous les hommes faits pour être touchés par ce rare mérite. Ajoutons que ces sentimens et ces pensées sont rendus avec beaucoup de précision, d'élégance, d'harmonie; qu'ils sont exprimés en beaux vers, les plus beaux, dit-on , de la langue anglaise ; c'est là ce qui le recommande auprès des compatriotes de Pope.
Cette recommandation ne manquera plus à ce poëme en France, à présent qu'il est traduit par M. Delille, et qu'il va l'être par M. de Fontanes.
Quoique M. Delille ait fait de beaux vers toute sa vie, et jusqu'à la fin de sa vie, il est cependant bon
------------------------------------------------------------------------
de remarquer ou de rappeler que la traduction de Y Essai sur f Homme fut faite dans sa jeunesse, et à.
peu près vers l'époque brillante où son rare talent s'annonça par la traduction des Géorgiques de Virgilet C'est là ce que, dans une expression vulgaire et familière, on appelle son bon temps, car le bon temps d'un poëte , c'est celui où il produit ses chefsd oeuvre ; et, quoique cette heureuse période, qui trop souvent est très-courte, et pour ainsi dire fu- gilive chez un grand nombre de poëtes, ait eu une assez longue durée pour M. Delille, il n'a pu toutefois entièrement s'affranchir de la loi commune.
Tous les écrivains ressemblent, en effet, plus ou moins à ce philosophe platonicien dont parle Porphyre, qui avait fait cinquante-quatre ouvrages, dont le mérite décroissait avec les progrès de la vieillesse de leur auteur, d'où Bayle conclut qu'on peut juger de l'âge d'un écrivain par les traits de sa plume comme par ceux de son visage.
M. Delille a marqué lui-même, dans un vers de sa traduction, à peu près l'époque de cette composition. Quelques personnes m'ont accusé d'en avoir un peu exagéré l'ancienneté, en la faisant remonter à environ cinquante arlS, et en prétendant qu'elle était attendue depuis un dcmi-sièclc; on a pensé que cela était dit un peu au hasard, et pour compter par grandes époques, et faire, comme on dit vulgairement, un compte rond. Toutefois, il est aisé de prouver que ce calcul est sinon d'une précision mathématique, du moins assez approchant de la vérité.
Pape, dans sa quatrième épître, après s'être efforcé de prouver la vanité de tous les biens et de Ions les
------------------------------------------------------------------------
avantages qui louchent le plus le cœur de l'homme, combat, peut-être plus en déclamateur qu'en vrai sage, le désir si naturel et même si moral de la réputation, de la renommée et de la gloire; moins philosophe en cela que Tacite, qui dit avec son énergie ordinaire, que du mépris de la réputation suit le mépris de la vertu : Contemptâ famâ , virtutes COlltemlllmtllr. « L'éclatante réputation dont on jouit « de son vivant, dit Pope, celle qu'on conserve après « sa mort, tout cela n'est rien, ou est bien peu de « chose. » AI. Deiille suivant son usage de substituer des personnages français aux personnages anglais que l'auteur avait introduits dans son poëme, on même de mettre des noms propres où Pope n'en avait point mis, afin de donner plus du clarté et d'intérêt à une maxime générale, et de la rendre plus sensible et plus frappante par une heureuse Application, traduit, ou plutôt imite, et embellit ainsi la pensée du poëte anglais : U n Eugène, un César, un Français, un Romain , L'un sur le Rubicon, et l'autre sur le Rhin, Celui qu'on admira, celui que l'oh admire, Homère qui n'est plus, Voltaire qui respire, Sont tous également, pour tous ces vains discours.
Une cendre insensible et des fantômes sourds.
Pope ne parle ni d'Homère, ni de Voltaire ; il se contente d'établir sa proposition générale. M. Delille orna cette froide maxime de deux grands noms, el saisit cette occnsion pour payer son tribut de reconnaissance au poëte qui l'avait si bien reçu à Ferney, et qui avait accueilli sa traduction des Gcorgiqitcs p«ir drs cris de surprise et d'admiration. Ainsi Vol-
------------------------------------------------------------------------
taire vivait encore, lorsque la traduction de l'Essai sur T Homme fui non-seulement commencée, mais même terminée, car ce morceau est dans la dernière épître: or, il y a quarante-trois (i) ans que Voltaire est mort; il n'y a donc guère moins de cinquante ans que cette traduction est faite.
Ce point chronologique n'était peut-être pas trèsessentiel à établir. Comme je l'ai remarqué, le talent de M. Delille ne se borna ni à une courte durée, ni à un seul ouvrage et à quelque beaux vers. Depuis sa traduction des Géorgirques, où, en reproduisant un des plus beaux ouvrages qu'ait inspirés la muse latine, il vainquit des difficultés que Voltaire lui-même jugeait insurmontables, jusqu'à son poëme des Trois Règnes de la Nature, où, entre autres morceaux pleins de verve, il célèbre dans une poésie immortelle l'immortalité de l'âme, et les hautes destinées de l'homme, c'est-à-dire, pendant plus de quarante années, il a enrichi notre littérature d'ouvrages nombreux et variés, où de beaux vers et des tableaux hrillans annonçaient la constante jeunesse de son esprit et de son talent. Digne de tous ces ouvrages, la traduction de l'Essai sur l'homme est une preuve de plus de l'admirable facilité et de l'inépuisable fécondité de M. Delille. Comme ses autres traductions, elle se distingue par l'art si difficile de rendre avec précision et fidélité , et avec beaucoup de naturel et d'élégance , les pensées conçues par un autre esprit et dans une autre langue ; ou de substituer d'heureux équivalens aux tours, aux images et aux pensées
(1) J'enivaix ceci en tH-ji.
------------------------------------------------------------------------
que le goût différent des peuples et le génie divers des langues rendent tout-à-fait intraduisiblés.
Toutefois, il ne faut pas le dissimuler : la traduction de l'Essai sur l'Homme a été privée d'un grand avantage qu'ont eu les autres ouvrages de M. Delille: elle n'a point été imprimée du vivant et sous les yeux de l'auteur. Il y a une foule de corrections qu'on réserve pour le moment définitif de la publication ; il y a une foule d'imperfections qui ont échappé jusque là, et qui se dévoilent à la clarté nouvelle que l'impression fait luire sur un ouvrage. Aux fautes que voit l'auteur se joignent celles qu'en lui fait voir; les corrections qu'il fait de lui-même sur les épreuves de la première édition, se multiplient par celles qu'on lui iudique pour les éditions sui vantes.
La critique, cette importune critique dont on se plaint, contre laquelle on se révolte, que dans son dépit on affecte même de mépriser, donne pourtant de bons conseils dont on profite : ainsi se perfectionne un ouvrage; ainsi s'est perfectionnée, par exemple, la traduction des Géorgiques. Si l'on pouvait comparer la première édition de ce bel ouvrage, resté le chef-d'œuvre de l'auteur, avec son manuscrit, je suis persuadé qu'on trouverait déjà plus d'une différence, plus d'une heureuse correction; mais combien ces corrections et ces différences se sont accrues d'édition en édition ! Supposez donc que la traduction de l'Essai sw l' Homme, faite à peu près en même temps que celle des Géorgiques, ait aussi paru en même temps, sans doute elle aurait été moins souvent réimprimée, parce que, quoique Voltaire proclame l'Essai sur l'Homme le plus beau
------------------------------------------------------------------------
des poèmes didactiques, il n'est et ne sera jamais classique comme celui de Virgile; qu'il n'a ni autant d'intérêt dans le sujet, ni le même agrément de détails et d'épisodes , ni, j'oserai le dire, le même charme de style et de vers ; parce qu'en supposant un génie égal dans les deux poëtes, Pope n'avait à sa disposition qu'un instrument moins heureux, moins noble , moins doux, moins harmonieux. Mais enfin cette traduction recommandable par une foule de beaux vers, par un grand nombre de morceaux rendus avec une grande fidélité et une rare précision , qui n'est point obtenue aux dépens de l'élégance et de l'harmonie, aurait eu infailliblement plusieurs éditions ; et, à travers ces diverses épreuves, elle aurait subi d'heureuses réformes et de sensibles améliorations. Alors auraient disparu quelques vers faibles et durs ; alors auraient été entièrement refondus un petit nombre de fragmens secs et dénués de verve et de poésie ; alors auraient été éclaircis quelques passages obscurs, dont il est juste peutêtre d'accuser l'obscurité de l'originnl ; alors, enfin, M. Delille, qui sait si bien plier les formes de la langue française à celles des autres langues, et qui serre de si près les auteurs qu'il traduit, ne se serait pas contenté de paraphrases dans lesquelles se noie la pensée qu'il veut rendre, ou d'àpeu près, sou- * vent assez éloignés du sens de l'original.
Ce n'est pas qu'il faille être trop scrupuleux sur la fidélité d'un ouvrage moderne; plus de latitude doit être accordée au traducteur. Les poëles modernes ne sont ni classiques ni sacrés, comme les grands poètes de l'antiquité; c'est leur faire assez d'honneur
------------------------------------------------------------------------
que de les imiter heureusement. Je regarde donc comme parfaitement traduits certains endroits où M. Delille change un peu les idées, les transpose, ajoute même quelques traits, mais avec goût, avec sobriété, et pour embellir l'eriginal; tel est ce morreau, où il serait injuste d'exiger plus d'exactitude et de fidélité, et dont il serait plus injuste encore de nier la facilité et l'agrément. i ., Quel que soit cependant l'objet qui l'intéresse, L'ambition, les artl, la gloire ou la richesse.
Tout homme, grâce an Ciel, fit enchanté de lui Nul de noua ne voudrait s'échanger pour autrui.
Le sage à méditer met son bonheur suprême, L'ignorant est heureux par l'ignorance méme, L'ulchimiste afiamé voit et soupe de l'or, Le riche l'applaudit en comptant ton trésor.
Vois l'heureux mendiant bénir la Providence, Vois le boiteux qui chante et l'aveugle qui danse; Le fou se croit un roi, le buveur un héros, Rt le poëte est fier de cadencer des mots.
Chaque Age à son plaisir, chtique état a ses charmes.
Le bien succède au mal, les ris suivent les larmes, L'orgueil vient nous flatter au sortir du berceau, Et l'espoir nous conduit aux portes du tombeau.
Vois cet enfant naïf ; sa main n'est occupée Qu à frapper son tambour, qu'à parer sa poupée.
La jeunesse luccède; il se livre à des jeux, Peut-être plus bruyans, mais non plus sérieux.
Dans rARe mûr, épris des richesses, des titres, Ses joujous sont de l'or, des cordons et des mitres.
Et le trépas enfin vient briser ces hochels.
Mais jusqu'à ce moment l'erreur enchanteresse Dans sa coupe à longs traits lui fait puiser l'ivresse ; Et, pour nous rendre heureux , nous abusant tou jours, De nuages dorés elle embellit nos jours.
Que la triste raison dissipe un doux mensonge ; La douce illusion enfante un autre songt> :
------------------------------------------------------------------------
L'espoir des biens futurs tient lieu des biens présens ; L'orgueil remplit toujours le vide du bon sens : Notre amour-propre, utile au bien des autres , Apprend à mesurer leurs besoins par les nôtres.
La vanité souvent nous remplit d'un beau feu, Et jusqu'en sa folie on reconnaît un Dieu.
Peut-être ne vivons-nous pas au sein de ces illusions si heureuses, et au milieu de ces nuages si brillana et si dorés, mais ce n'est pas la faute de M. Delille qui traduit Pope, ni même de Pope qui, n'ayant pas1 le bonheur de vivre dans ce siècle heureux, où la perfectibilité toujours croissante, où le progrès des lumières et les droits de l'homme bouleversent le monde, et rendent quelques soldats mutinés arbitres des destinées des rois et des peuples, pouvait se bercer des douces chimères de l'optimisme. Ce n'est pas que Pope ne rêvât lui-même quelques-unes de ces idées subversives de la société, qui charmeront les obstinés partisans d'une égalité chimérique; ils citeront ses vers contre la noblesse ; je les citerai aussi, parce qu'ils sont beaux, et bien traduits par M. Dclille; parce qu'ils ne disent rien que de vrai et de juste, et ne prouvent rien contre cette institution de tous les temps et de tous les lieux, et éminemment sociale. Boileau, ami de l'ordre, revêtait les mêmes idées des couleurs de la poésie; et Pope n'a fait que l'imiter, et même quelquefois le copier assez servilement : Le sang de tes aïeux, peut-être toujours pur, De Lucrèce en Lucrèce a passe dans tes veines ; Mais si par leurs vertus tu calcules les tiennes , Eflace donc au moins ceux qui n'en turent pas.
Va , crois-moi, si ton sang est antique, mais bas, Et si de lâche en lâche il a coulé sans gloire,
------------------------------------------------------------------------
Même par vanité, laine en paix leur mémoire !
Garde-toi d'avouer, pour l'honneur de ton nom, Qu'un aussi long opprobre a souillé ta maison.
Déchire les portraits de tes lâches ancêtres : Rien n'ennoblit des sots, rien n'ennoblit des traîtres.
Pope a, comme tant d'autres poëtes, chanté l'âge d'or et l'état chimérique de nature; mais il a rajeuni par quelques traits ce tableau, aussi vieux que le monde, l'imagination et la poésie. Je m'étais proposé de le mettre sous les yeux de mes lecteurs, mais il est trop long : je me contenterai d'en citer les derniers vers. ,
Dieu sur tout l'univers étendait son empire: L'homme régnait tout lui, mais régnait sans détruire; Et de son peuple heureux bienfaiteur couronné, De respect et d'amour marchait environné.
Combien il a perdu sa pureté première!
Des animaux, voués à sa faim meurtrière, La gémissante voix accuse leur bournan; Il en est l'assassiu, il en est le tombe.
Meurtrier de leur race, et perfide A la sienu;:, Le monde entier mauùit sa puissance inhumaine : Partout de la nature il entend les clameurs; Mais ces morts dans son sein nourrissent leurs vengeurs ; Et contre l'homme enfin leur violence extrême Arme des ennemie le plus grand, l'homme même.
La Prière universelle, de Pope, traduite par M. de Lally-Tolendal, termine ce volume. Célèbre par son éloquence, M. de Lally n'est point étranger à la poésie : cette traduction en serait une nouvelle preuve. Quelques strophes sont bien rendues, mais avec plus de nerf cependant que d'harmonie. J'oserai croire qu'il était possible de ttaduire plus heureusement la sixième que voici : ,.~- ~, v~
Mats A<^ctqrclc étroit de la terre où nous sommes,
7
a.
------------------------------------------------------------------------
Garde-moi de borner tant de bienfaits divers, Et de ne voir en toi que le seigneur des hommes, Quand tu créas mille univers.
Indépendamment de la faiblesse de ce style, je ne crois pas qu'on puisse dire mille univers. On dit mille mondes; mais l'univers les comprenant tous, quelque nombreux qu'ils soient, il n'y en a jamais qu'un seul, rerum universitas ; il ne peut pas y en avoir deux : comment y en aurait-il mille? - 1 Il y a quelques années que M. Hennet fit imprimer une traduction de la Prière universelle, dans sa Poétique oUMlaise" ouvrage utile et agréable, et qui ne jouit pas de toute la réputation qu'il mérite : c'est là que j'ai puisé le portrait de Pope, que j'ai cité dans cet article. Il me semble que la traduction de M. Lally-Tolendal n'est pas meilleure que celle de M. Hennet; ce qui n'est point une critique, puisque celle de M. Hennet est fort bonne.
Œuvres diverses d'Évariste Parny.
C'est dans ce recueil que sont renfermés tous les titres de gloire que les contemporains de M. de Parny se sont toujours plu à lui reconnaître, et que la postérité lui confirmera sans doute; car je le mets au nombre de ces poëtes pour qui il y a une postérité.
En voulant considérablement grossir ce recueil, et enfler ces titres, il a failli à les compromettre, et il aurait pu s'appliquer, quoique dans un sens différent, ce qu'Ovide disait de lui-même, Rem. 758 : Submoven dotes impius ipte meas.
Mais il serait injuste de rendre les premiers vers de
------------------------------------------------------------------------
M. de Parny responsables des derniers; ceux - ci ne se trouvent point dans le volume dont j'ai à rendre compte, et je m'en applaudis : je n'en dirai donc plus rien ; et si quelques amis de l'auteur me reprochaient d'en avoir même trop dit, puisque je pouvais 'entièrement passer sous silence des poésies omises dans le recueil soumis à mon examen , je leur répondrais que le nom de M. de Parny réveille trop le souvenir de ces poésies ; et que je me suis cru obligé de faire voir à ceux qui ne les approuvent pas, que je ne les approuve pas plus qu'eux, afin que, cette déclaration une fois faite, je puisse me livrer sans blâme et sans contrainte à l'éloge d'un assez grand nombre d'autres petites compositions du même auteur, presque toutes charmantes, et aussi parfaites que les meilleurs modèles en ce genre ; dignes par conséquent d'être elles-mêmes proposée pour modèles.
Ce n'est pas que, même dans ces Poésies diverses, tout soit encore à l'abri de la juste censure d'un moraliste qui ne serait même pas très-sévère. Je crois que la muse de M. de Parny, si facile et si brillante, n'aurait rien perdu à avoir en même temps plus de retenue et de délicatesse : ce sont des qualités aimables qui conviennent également bien à l'amant et au poëte, et qui sont parfaitement accommodées an génie de la langue française. Un poëte sans talent croit pouvoir suppléer, par la licence, à la disette de ces moyens, pour plaire et intéresser ; c'est à ceux qui n'ont que cette misérable ressource qu'il appartient de dire, avec je ne sais quel ancien poëte : ,S'î huriva legit, ingeniosa teges.
------------------------------------------------------------------------
Mais M. de Parny est loin d'avoir besoin d'y recourir; il prouve, dans une foule de tableaux, où il ne passe pas les bornes que les lois de la bienséance, lois même. assez indulgentes et assez faciles, prescrivent aux poètes érotiques, qu'il peut, sans avoir recours à ces moyens peu honorables, être ingénieux, aimable et piquant. Je bais de quel air de dédain et de quels termes méprisans les partisans de M. de Parny, peut-être M. de Parny lui-même, et surtout 1 cette cour de petits poëtes qui le flattent, pour en être flattés à leur tour, accueilleront ces observations : ils n'ignorent pas cependant, du moins je le pense, de quels suffrages imposans je pourrais les appuyer : ils savent que les poëtes, les orateurs, les moralistes, grecs et latins dont je pourrais ici accumuler les passages, tous beaucoup plus sévères que ces observations, d'étaient point des capucinsy qualification que sans doute ils m'ont déjà donnée. Platon bannissait de sa république les poëtes, parce que trop souvent leur Muse peu sage amollit et corrompt les moeurs : il ne faisait même aucune distinction entre eux; il les bannissait tous, soit que, dans leurs vers, ils eussent respecté l'innocence et les moeurs, soit qu'ils y eussent porté de funestes atteintes ; seulement, en bannissant les premiers, il les couvrait de fleurs. Moins sévère que Platon, je ne bannis point M. de Parny de mon Utopie; je le couvre de fleurs, pourvu qu'il s'y présente avec ce seul recueil de ses Poésies diverses; et je me borne à exprimer quelques regrets qu'il n'en ait point effacé certaines images trop vives, certains tableaux trop nus, certaines pensées peu délicates, le dirai-je, même grossières.
------------------------------------------------------------------------
Telle est, par exemple, la petite pièce intitulée : Dieu vous bénisse, où elle ne signifie rien du tout; enfin, je crois pouvoir lui reprocher aussi quelques prédications philosophiques. Il ne faut point prêcher sa maîtresse; il n'y a rien à gagner, même sous le rapport de l'agrément, de la grâce et de l'intérêt, à la rendre esprit fort : c'est un mauvais moyen de la séduire, et cela ne vaut rien ni en morale, ni en poésie, ni en amour.
Mais, a près m'être permis ces petites observations, il ne me reste plus qu'à louer une foule de vers charmans, et de poésies qui, dès long-temps, ont fait à leur auteur un nom célèbre dans un genre sans doute nssez difficile, puisque de tant de poëtes qui, chez toutes les nations , et surtout chez les Français, ont fait des vers éroliques, ont chanté leurs maîtresses et leurs amours, il en est si peu qui se soient dégagés de la foule, se soient acquis une réputation durable, et qui surtout se fassent lire! Rien de plus insipide, en effet, que des amours décrits d'un style faible, célébrés avec un talent médiocre; il faut que le naturel et la grâce assaisonnent ces poésies; il faut, pour ainsi dire, que le sceau de la perfection soit imprimé à ces vers tendres et galans, toujours insipides et fades, quand ils ne sont pas excellens; il faut surtout que l'accent d'un sentiment vrai, ou d'une passion véritable, s'y fasse remarquer et sentir. C'est le défaut de cette qualité indispensable qui refroidit et glace tant d'anciennes poésies françaises, stances, madrigaux, idylles, élégies, où des poëtes langoureux font si souvent retentir les échos de leurs soupirs, de leurs chaînes, de leurs martyres, et
------------------------------------------------------------------------
chantant des feux imaginaires, meurent par métaphore pour des Iris en l'air. Les premiers temps, en effet, où la langue commença à se polir, où la poésie fut cultivée avec quelque succès parmi nous, furent aussi ceux où la galanterie française fut portée au plus haut degré. Les poëtes, suivant l'impulsion générale des esprits, durent espérer avoir des succès faciles , en chantant leurs amours , en célé- ( brant leurs maitresses. Ceux qui n'en avaient point en créèrent de chimériques et de fantastiques ; ils se les distribuaient même pour ainsi dire entre eux.
Nous voyons un exemple de ce singulier arrangement dans la Vie de Malherbe, par Racan. Ces deux poëtes s'entretenaient un jour de leurs amours, C'ESTA-Dlal:, continue l'historien, du dessein qu'ils avaient de choisir quelque dame de mérite et de qualité pour être le sujet de leurs vers. Ils convinrent entre eux, et cet accord ne dut pas être très-dinL' , .,¡ leur coûter beaucoup , que madame de Rambouillet serait chantée, célébrée, adorée par Malherbe, et madame de Terme par Racan. Ce fut ensuite une grande affaire, et le sujet d'une longue délibération, de donner à ces dames de leurs pensées des noms poétiques : toutes les deux en avaient un qui l'était fort peu; elles s'appelaient Catherine : les deux poëtcs se mirent à chercher, dans l'anagramme de Catherine, un nom plus digne du Parnasse : ils en trouvèrent trois, Arthénice, Éracinthe et Charintée. Racan s'empara <V Arthénice ; Malherbe, peu conten' des deux autres, appela Catherine de Rambouillet Rhodante; et ces points importans une fois réglés, ils se miront à l'œuvre. et attendrirent tous les échos de
------------------------------------------------------------------------
leurs vœux et de kurs soupirs pour Arthénice ci Rhodante, et des rigueurs de Rhodanto et d'Arthénice.
On sent combien est froide une pareille galanterie, combien sont froids les vers qu'elle inspire : ou est bien persuadé, en lisant ceux de M. de Parny, qu'ils ne sont pas le fruit d'un pareil arrangement.
Comme je l'ai déjà observé, un sentiment vrai y domine ; une passion véritable s'y fait sentir ; cette passion parcourt toutes ses périodes accoutumées, ou du moins les plus ordinaires : d'abord heureuse, bientôt troublée par des soupçons et des défiances , ensuite ranimée par un raccommodement qui abjure toutes les inquiétudes, et la rend plus tendre encore et plus vive; enfin, détruite par des torts réels, et par une rupture ouverte ; et, ce qui rend le poëte plus intéressant, c'est que ce n'est pas lui qui a ces torts, ce n'est pas lui qui est infidèle. C'est donc pour ainsi dire un roman tout entier, mais un roman véritable : toutes ces phases de la passion , et les triomphes de l'amour heureux, et les plaintes de l'amour jaloux, et les regrets, el les reproches de l'amour trahi et malheureux , inspirent à M. de Parny des chants analogues à la diversité des sentimens qu'il éprouve, tour à tour empreints de sa joie, de son délire, de sa tristesse et de sa douleur, et toujours purs, corrects, élégant; toujours il se montre poëte, et soigne même les plus petits détails : c'est en cela qu'il est supérieur à nos meilleurs pootes érotiques; à Chaulieu même, dont l'abandon, le naturel et la facilité dégénèrent trop souvent en idées communes, exprimées avec beaucoup de négligence. Les vers de M. Parny sont faciles aussi, mais
------------------------------------------------------------------------
Je cette facilité que produisent beaucoup de travail et de soins, unis à beaucoup de talent; rarement ce soin et plus rarement encore ce talent l'abandonnent.
Voici cependant des vers où l'on ne découvre, ce me semble, l'empreinte ni de l'un ni de l'autre j l'auteur les adresse à uu ami trahi par sa maîtresse, et à qui il donne des consolations et des conseils, dont il eut bientôt besoin lui-même : , Quoi ! tu gémis d'une inconstance ?
Tu pleures, nouveau Céladon?
Ah ! le trouble de ta raison Fait honte à ton expérience.
Es-tu donc assez imprudent Pour vouloir fixer une femme * Trop simple et trop credtile amant, Quelle erreur aveugle ton âme!
Ce sont là des lieux communs bien négligemment écrits; ces vers sont même dépourvus de cette douceur et de cette harmonie qui, lorsque le cœur ne saurait être intéressé, ni l'esprit agréablement occupé, flattent du moins l'oreille ; je le répète : de pareils vers sont rares dans ce recueil des poésies diverses de M. de Parny. La pièce la plus étendue de ce recueil, intitulée la Journée champêtre, est pleine de détails charmans et variés, de tableaux doux et aimables : j'en détacherais un volontiers pour orner cet article ; mais la plupart sont trop longs pour l'espace qui me reste, et perdraient à être abrégés ; d'autres sont par trop erotiques aussi, et point assez sévères pour pouvoir être Insérés dans ce Journal.
J'nimo beaucoup moins un poëme ossianique ou
------------------------------------------------------------------------
Scandinave qui se trouve dans ce recueil. Le poëme intitulé Isnel et Aslega est en quatre chants ; on ne s'y intéresse à personne. Le poëte y fait sans doute presque toujours preuve d'un rare talent pour éçrire en vers; mais ce talent s'exerce sur un sujet peu heureux : ces noms durs eL barbares, ces éternelles images de glaces, de frimas, de nuages , dé brouillards, de combats, sont d'une monotonie assoupissante. Et qu'attendre d'un peuple qui, même dans son paradis, n'imagine rien de mieux que de se battre encore, de manger du sanglier, et de boire de In bière versée par les charmantes valkyries ? il y a d'ailleurs de l'obscurité dans quelques endroits du poëme.
Parmi les complimens et les vers flatteurs que M. de Parny adresse à divers personnages, et qui terminent ce recueil, j'ai distingué un hommage à M. le comte Français : dire la vérité sans exagération et sans fadeur, et la dire en vers spirituels, cela est rare sans doute dans un compliment, et c'est ce qui distingue celui de M. Parny. Ce sont des vers adressés au premier janvier : le poëte, qui avait remarqué que Janus ouvrait l'année chez les anciens Romains comme chez les nouveaux peuples de l'Europe , continua ainsi : Tout passe, dit-on; faux système: Nous rebordons de vieux habits Dont l'étoffo est toujours la même.
Rome avait ses droits réunis: Un homme intègre, franc, affable, Bon citoyen , bon orateur, De morgue et d'intrigue incapable , De ces droits était directeur ;
------------------------------------------------------------------------
Il savait Horace par cœur, i !: Il lisait Térence et Catulle; , Et certain cadet de Tibulle Dans ses bureaux fut rédacteur.
On Sent que c'est M. de Parny lui-même qui est ce cadet de Tibulle.
Trop souvent la reconnaissance S'exprime en assez mauvais veri.
TihlllliclIS, faible de téte, Au nouvel an devient poëte, Enfle une ode, et, joyeux, la lit , A son directeur qui sourit.
Le poêle suppose modestement que son directeur, dont le goût est sévère, lui conseille de ne plus faire de vers : Laisqez la flûte et la lyre; Et pour étrenne une autre fois, A ma santé, qui vous est chère, De Falerne buvez un verre, Pourvu qu'il ait payé les diviii.
Cela est gai, aimable, spirituel.
Les autres complimens sont pour la plupart adresses à des poëtes, en réponse à d'autres vers. M. de Parny est tellement honteux de ces brevets d'immortalité qu'il leur distribue, que quelquefois il supprime le nom du poëte à qui il les adresse; ce qui n'est pas flatteur pour le poète ainsi secrètement célébré, et ce qui fait un peu sourire ceux qui le reconnaissent. On sent bien que, pour flatter tous ces petits poëtes, M. de Parny leur Sacrifie impitoyablement leurs critiques. J'ai quelque lieu de croire que c'est moi qui, dans une de ces pièces, suis appelé un pédant ridicule ; je ne crois pas être si ,.Ùlic:ule,
------------------------------------------------------------------------
j'espère n'être pas pédant, et M. de Parny doit être sûr que je ne suis pas vindicatif.
Les Rosecroix, poëme en douze chants; par Evariste Parny.
La critique, fatiguée de s'exercer sur tant de misérables productions, sur tant de plats discours et d'insipides poésies que chaque jour voit éclore et périr, espère un dédommagement à l'ennui que lui causent ses ordinaires et tristes occupations, lorsqu'un écrivain distingué, un poete célèbre, et connu par une foule de pièces charmantes, publie un nouvel ouvrage. C'est une sorte de bonne fortune, une heureuse diversion qui semble devoir faire oublier, du moins pour quelque temps, et la mauvaise prose de ceux qui ambitionnent un prix à une académie, et les mauvais vers de ceux qni ambitionnent une place à une autre, et la grande colère des petits auteurs critiqués, et leurs petites récriminations, et leurs ridicules npologies. Tel était le flatteur espoir que nous avait inspiré l'annonce d'un nouveau poeme de M. de Paniy. Une crainte, il est vrai, s'était mêlée à nos espérances : si nous connaissions ses lalens, nous connaissions aussi le mauvais usage qu'il en a fait; et nous avions craint que, fondant un coupable succès sur la corruption des coeurs et l'égarement des esprits, il n'eut encore une fois déshonoré sa Muse par l'impiété de ses saillies, et la licence de ses tableaux. Heureusement M. de Parny n'a pas réalisé nos craintes : mais malheureusement aussi il n'a pas réalisé nos espérances, et nous avons
------------------------------------------------------------------------
été également trompés dans l'objet des unes et des autres.
M. de Parny semble insinuer que c'est précisé- ment pour avoir respecté pot craintes, qu'il n'a pas mieux rempli nos espérances. Dans une épttre dédicatoire où il rend un juste hommage à l'esprit et aux talent d'un sage et aimable administrateur (1), son Mécène, et celui de beaucoup d'hommes de lettres, il accuse la pudeur et l'aigre langage de certaines gens, qui ont cru rougir en lisant quelques-uns de ses autres ouvrages, fis voulaient, ajoute-t-il : Ils voulaient ma maie plus uge : Pour eux et pour moi quel dommage, Si sagesse n'est pas plaisir!
Sur cela, je ferais deux réflexions : la première, c'est qu'on ne peut assez admirer les prétentions de ces écrivains qui, ne respectant rien, voudraient cependant qu'on respectât leur amour-propre; et s'it pouvait être question d'amour-propre, lorsque de plus nobles senti mens sont offensés, ne bléssent - ils pas eux-mèmea celui d'une foule d'hommes respectables, en s'élevant orgueilleusement au-dessus des croyances révérées, en tournant en dérision des opinions sacrées ! Et lorsqu'ils attaquent ainsi lei fondemens de la société, et les affections les plus vives et les plus sensibles de l'homme moral et religieux, ils trouvent de l'aigreur dans le langage noble et forme de celui qui, interprète de l'indignation publique, défend des intérêts aussi chers, s'élève contre des
(t) M Français, directeur-général des Droits-Réunis.
------------------------------------------------------------------------
loris aussi graves ! Ma seconde réflexion, c'est que si, dans un ouvrage, sagesse riesi pas plaisir, ce n'est pas la faute delà sagesse, c'est celle de l'auteur.
C'est la sagesse qui donne l'immortalité à ces admirnbles poëmes, à ces sublimes discours, et à toutes ces productions littéraires qui, dans tous les âges, seront les plaisirs les plus vifs et les plus solides de l'esprit; c'est elle qui présida aux immortels ouvrages d'Homère, de Sophocle, de Démosthène, de Virgile, d'Horace, de Cicéron , de Racine, de Boileau, de Bossuet, de Fénclon, et de tous les grands écrivains de l'antiquité et des temps modernes; c'est elle qui fait bien penser et bien écrire : Scrilendi rectè SAPKM est et principium et font.
Et Horace est lui-même la preuve de ce principe éternel qu'il exprime ici. Quelles sont, parmi ses satires, ses ttpîti-es et ses odes, celles qui font le charme des gens de goût ? Ce sont celles où le fnvori de Mécène parle le langage d'une sage philosophie. Veutil au contraire s'abandonner aux écarts d'un esprit libertin et d'un cœur corrompu, il est sans grâce, et, j'ose le dire, sans esprit; il n'est que grossier : et, chose bien remarquable, telle est la destinée de tous ceux qui, dans leurs productions littéraires, ont voulu chercher le plaisir hors de la sagesse. Jamais leurs ouvrages n'ont pu atteindre une certaine perfection ; jamais ils n'ont eu le droit d'être cités parmi les chefsd'œuvre de l'art. Dans tous les temps , les écrits, licencieux ont été la honteuse ressource des esprits médiocres; ou, lorsque les écrivains supérieurs ont flétri leur talent par cet indigne usage
------------------------------------------------------------------------
qu'ils en ont fait, ils sont toujours restés au-dessous deux-mêmes.
Félicitons donc M. de Parny d'être sorti de ces sentiers fangeux, où il avait traîné et Sali sa Muse, jadis si aimable, si polie, si gracieuse. Si elle ne se montre pas avec tous ses avantages dans les lieux plus décens où il la conduit aujourd'hui, elle y sera néanmoins accueillie, sinou en triomphe, du moins avec les égards que lui méritent ses anciens trophées; et, s'il nous est impossible de dire qu'il ait reproduit parmi nous ni Homère, ni même l'Arioste, nous rappellerons avec plaisir que, par ses poésies érotiques et ses tendres élégies, il a fait revivre sur notre Parnasse un des plus aimables poëles de l'antiquité; et que, seul entre nos poëtes, il a mérité d'être appelé le Tibulle français.
Ce n'est donc point la sagesse qu'il doit accuser; * pt, s'il faut expliquer à M. de Parny pourquoi son poème n'aura pas de succès , il y en a beaucoup d'autres raisons bien plus certaines, plus claires, plus décisives. Et d'abord u'a-t-il pas méconnu son talent?
L'auteur de quelques pièces pleines de goût, de sentiment et de poésie, mais, par leur genre et la nature même du sujet, renfermées dans des limites assez étroites, devait-il ainsi se hasarder dans la plus longue et la plus difficile carrière de la poésie ? Quelle entreprise que celle d'un poëme français en douze chants! Mais ceci n'est qu'une raison générale; ce n'est même qu'une conjecture que j'énonce en hésitant , quoiqu'elle soit rendue assez probable par le nouveau poëme de M. de Parny : et s'il lui faut des raisons plus particulières, plus applicables à ce
------------------------------------------------------------------------
poëme, on peut dire qu'il ne doit point avoir de succès, parce qu'il n'a pas d'intérêt ; parce qu'il n'y a ni action principale, ni héros intéressant, ni nœud réel ; parce que le poëme entier est tout en épisodes détachés, isolés; qu'il n'y a point entre les parties cette suite et cette liaison que demandait Horace, series et junctura ; parce qu'au lieu d'un héros principal, qui fixe l'attention et captive les sentimens du lecteur, il y a cent acteurs qui excitent à peu près le même intérêt, et qui, par conséquent, finissent par n'exciter aucun intérêt ; parce que l'auteur ne sait ni les faire arrivera propos, ni les mettre heureusement en scène, ni surtout les faire agir d'une manière attachante; parce qu'enfin, n'ayant pas bien conçu son sujet, il ne peut le débrouiller, et que tout est obscur, et prodigieusement obscur dans le but, dans le plan, dans la marche du poëme, et jusque dans les détails, quoiqu'il en ait quelques-uns, en petit nombre , de fort agréables, et où l'on remarque la touche du poëte, de l'homme qui sait manier sa langue, et la langue poétique.
Tout contribue à cette obscurité, défaut principal et essentiel de l'ouvrage. Dans la plupart des grands poëmes anciens ou modernes, l'esprit du lecteur est aidé par la connaissance des faits principaux et des principaux acteurs, célèbres ou dans la fable ou dans l'histoire, ou dans la chevalerie, qui participe de l'une et de l'autre. Ici tout est de l'invention de M. de Parny : c'est lui qui a créé les cent ou deux cents acteurs qu'il propose à notre intérêt et à notre admiration ; les cent ou deux cents actions particulières et aventures où il les fait agir : c'est un roman
------------------------------------------------------------------------
d'un bout à l'autre, et je crois que dans le poëme héroïque, comme dl. la tragédie, il y a un grand désavantage à traiter ainsi des sujets purement d'imagination : proferre ignotn, indictaque prima*. Il faudraildu moins une grande clarté dans l'exposition, une grande netteté dans le style, pour faire eonnattre dès l'abord un sujet tout-à-fait inconnu, qui, selon Boileau, ne saurait être assez tôt expliqué. Or, l'exposition et le style de M. de Parny sont bien loin ¡ d'avoir ces qualité. : il reuemble à cet auteurs qui de ce qu'ils veulent ue savent pas nous informer; Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue, D'un divertissement nous font une fatigue.
L'obscurité commence dès le titre. On se demande qu'est-ce que les Rosecroix ? Sont-ce des francamaçons? Non. Sont-ce ces sectaires qui, dans le commencement du dix-septième siècle, firent tant de bruit en Europe, et surtout en Allemagne; espèce d'illuminés qui, alliant la théologie è la philosophie, la religion à la magie; religieux et alchimistes, trouvèrent à la fois, s'il faut les en croire, In plus haut point de la perfection chrétienne, et la pierre philosophale ? Pas davantage. Les Rosecroix de M. de Parny sont de prétendus chevaliers, institués par une prétendue reine d'Angleterre. Ce seront donc ces chevaliers qui seront les héros du poëme! Pas plus que d'autru : ils seront au moins autant battus que battans ; le résultat ne sera pas plus à leur avantage qu'à celui de leurs ennemis; et ils ne seront pas plus intéressans que Harold, par exemple, et une foule d'autres, qui ne sont nullement Rosecroix.
------------------------------------------------------------------------
Mais du moins à quelle époque existaient-ils, ou dans quel siècle les place celui qui les a ainsi créés et mis au monde? Je n'en sais rien. Si c'est dans le temps des incursions des Danois et d'Harold, leur chef, en Angleterre, comme sembleraient l'annoncer la plupart des actions du poëme, c'est alors dans le onzième siècle ; si c'est du temps d'Elfride, à qui l'acteur fait instituer les Rosecroix, c'est dans le milieu du dixièrne;si c'est du temps de Chérébert, roi de France, que M. de Parny donne pour époux à Elfride, c'est vers le milieu du sixième. Et qu'on ne dise point que la fixation des temps est indifférente : tout poète épique et héroïque peint des mœurs; et M. de Parny prétend bien en peindre aussi. Or, pour juger si cette peinture est exacte, ne dois-je pas connaître l'époque à laquelle on la rapporte, puisque les mœurs sont variables avec les temps? Pour savoir, par exemple , si Charles et Roger ont quitté de la France, la cour et la paisible opulence, n'ai-je pas besoin de m'assurer qu'au temps dont parle M. de Parny, la France était réellement paisible et opulente ? Pour juger de la grandeur du sacrifice de Dunstan, qui livre luimême son château aux flammes , ne faut-il pas que je sache si dans ce temps-là on voyait dans les châteaux *de l'England des lambris d'or, de riches peintures, des lits pompeux, de flottantes parures, des vases, des portraits, pénibles fruits des arts? Et les présens mille fois plus magnifiques encore que fait Arthur à EIfridc, dans quel siècle un petit roi d'une petite ile septentrionale a-t-il pu les faire, etc., etc. ?
Je crois que M. de Parny aurait quelque peine à bien déterminer l'époque où tout cela est vraisemblable
------------------------------------------------------------------------
L'obscurité du sujet, du plan, de l'époque, du style, suffirait pour ôter tout intérêt au poëme : supposez-y plus de clarté, ce sera, à la vérité, un grand défaut de moins ; mais il serait encore dépourvu de ce qui attache et intéresse un lecteur.
Quelle est en effet l'action principale pour le succès de laquelle je dois faire des vœux? Quel est le résultat que je dois désirer? Quel héros dois-je affectionner? Est-ce Dunstan, Engist, Charles, Jules, Raimond, Roger, Albert, Arthur, Harold, Eric; et parmi les femmes, est-ce Elfride, Emma, Blanche, Olfide, Isaure, Aldine, Osla ? On n'en sait rien; et dans ce vague de peintures et de sentimens, on finit par ne s'intéresser à aucun événement, à aucun héros, à aucune héroïne : ils étaient totalement inconnus avant la lecture du poëme; ils restent à peu près inconnus , et tout-à-fait indifférens après la lecture ; le plus souvent on ne retient même pas leurs noms barbares. Roileau reproche à un poëte de son temps d'avoir été, parmi tant de héros, choisir Childebrand : M. de Parny nous donne par centaine des Childebrands ou des héros plus bizarres encore ; et tous ces personnages si nombreux, presque tous épisodiques, agissant isolément et sans concert , semblent ne pas concourir au dénoùnrent, à l'achèvement d'une action principale ; de sorte que le poëme n'avance pas, qu'on en a lu les trois quarts sans savoir où l'auteur veut vous mener; et que tous les chants, dépourvus d'un lien commun, pourraient être transposés, ou même la plupart supprimés sans que cela partit.
Voilà tout ce que j'ai à dire du sujet, du plan et
------------------------------------------------------------------------
des caractères du poëme. Les vers ne m'en paraissent pas assez remarquables pour que je croie devoir en citer.
OEuvres de Stanislas de Boufflers, membre de l'Institut et de la Légiond'Honneur; édition seule complète, ornée de seize gravures, et du portrait de l'auteur.
Le nom de M. de Boufflers rappelle aussitôt à tous les lecteurs un des hommes qui, dans presque toute la moitié du dernier siècle, et jusqu'à nos jours, ont le plus brillé par l'éclat, la finesse et l'originalité de l'esprit. Depuis Henri IV, et peut-être depuis François 1er jusque dans Iss derniers temps de l'ancienne monarchie française, on vit constamment quelques hommes privilégiés, distingués par leur naissance, se distinguer encore plus par la vivacité de leur esprit, captiver les suffrages de la cour et de la ville, être recherchés de tous, plaire à tous, et quelquefois échapper à tous par l'indépendance de leur caractère , et une vie chevaleresque qui les transportait loin des sociétés choisies dont ils faisaient le charme; enfin, conserver jusque dans leur vieillesse ces dons heureux d'une imagination facile et enjouée qui prodigue les traits, les saillies, les réparties vives et ingénieuses, et se faire, par ces grâces légères, une réputation durable. M. de Boufflers continue cette chaine heureuse et brillante : successeur des Richelieu , des Saint-Simon, des Canillac, des chevaliers de Grammont, des Vardes, des Bellegarde, et de plusieurs autres seigneurs éminemment français, à
------------------------------------------------------------------------
qui l'esprit français dut particulièrement, chez le* étrangers, sa célébrité et son renom. Je ne parle point encore de l'esprit plus cultivé et des talens plus réels par lesquels il est incontestable qu'il les a surpassés ; je ne les compare que sous le rapport des agrémens de l'esprit, dans lesquels ils excellèrent et furent jugés par leur siècle supérieurs; aucun d'eux ne dut l'être, ce me semble, à M. de BoufWers, nucun autre ne laissa sur ce point une réputation mieux établie, acquise sur des théâtres plus illustres, et contirmée par des suffrages plus unanimes et moins suspects. La cour de Lunéville fut témoin de ses succès comme celle de Versailles, et n'en était pas moins bon juge ; là, autour d'un monarque bienfaisant, vertueux et spirituel, se réunissait avec une liberté décente et d'une respectueuse familiarité, un choix de femmes aimables et d'hommes d'un mérite distingué : madame la marquise de Boufflers, mère de M. deBoufflers; madame la marquise du Chàtelet, madame de Lenoncourt; MM. de Tressan, de SaintLambert, Voltaire même pendant quelque temps, et quelques autres noms moins célèbres, mais dignes toutefois d'être admis dans une pareille société.
A la cour du prince Henri, frère du grand Frédéric , M. de Boufflers eut un autre patron et d'autres juges, et ne leur plut pas moins à tous. Mais de tous les suffrages les plus difficiles à obtenir, ce sont ceux de sa société, de ses amis, de ses pairs, de ses rivaux, ou de ceux qui croient letre : ceux-là n'ont pas plus manqué à M. de Boufflers que ceux des rois, des princes et des étrangers; les Mémoires du tempo, dont les jugemens ont froissé tant d'amours-propres,
------------------------------------------------------------------------
dont les révélations ont été si fatales à tant de frôles réputations, parlent tous avec un concert d'éloges et d'applaudissement des saillies originales et de la verve d'esprit et de gaîté qui animaient ses discours, ses aimables madrigaux, ses épigrammes doucement malignes, ses poé&ies badines et ses jolis contes, productions légères, inspirées le plus souvent par les circonstances du moment, et bien plus destinées, par leur auteur, à sa société qu'à la postérité, quoique plusieurs soient dignes de l'une et de l'autre. Parmi ces témoignages flatteurs , je n'en citerai que deux , mais ces deux en valent mille : tant les esprits auxquels ils ont été pour ainsi dire arrachés, sont sévères et difficiles ! Qui jamais, en effet, loua plus sobrement que La Harpe et madame du Déffant? La Harpe, excellent juge des ouvrages d'esprit, mais jugeant un peu pédantesquement les gens du monde, et les traitant assez lestement sous le nom d'amateurs-, lorsqu'ils voulaient réunir les succès littéraires aux succès de la société ; madame du Deffatii, plus dédaigneuse encore, plus inflexible dans ses arrêts. Cependant toute la morgue du premier cède aux grâces badines et à l'enjouement de M. de Boufflers, dont en vingt endroits de sa correspondance il loue l'esprit et le talent : il fait mieux , il en rapporte des preuves; et madame du Deffant, qui s'ennuie de tout le monde , et qui, dans son humeur de trouver si peu de gens aimables , s'écrie qu'elle n'est pas surprise que le nombre des élus soit si petit, admet constamment M. de Boufilers dans ce petit nom bre qu'elle voudrait restreindre encore.
Ces suffrages si flatteurs et si unanimes n'étonne-
------------------------------------------------------------------------
ront point ceux qui connaissent M. de BoufHcrs, et le voient conserver encore dans un âge fort avancé cette vivacité d'esprit qu'éteignent trop souvent les glaces de l'âge, et égayer, comme dans sa jeunesse, la conversation par des traits heureux et piquans, et des saillies inattendues; ils ne paraitront point exagérés non plus à ceux qui liront ses ouvrages. Ils brillent, en effet, tous ou presque tous, par ce genre d'esprit qui plait le plus dans la société et dans les conversations, soit qu'il tourne avec délicatesse un compliment dont la fadeur accoutumée est déguisée par une forme nouvelle et piquante; soit qu'il aiguise un trait légèrement malin, qu'il laisse entrevoir une allusion fine et imprévue, présente un mot dans un sens avec l'intention de le faire entendre dans un autre; soit enfin que cet esprit se montre de mille autres manières que je définirais mieux si j'eu avais davantage. Je sais qu'on en a fait un sujet de critique pour les ouvrages de M. de Boufllers ; on a prétendu que l'esprit d'un livre n'était pas précisément celui de la conversation; on lui a reproché d'avoir prodigué moins heureusement dans les siens des agrémens un peu légen, un peu frivoles, qu'il prodiguait avec un rare bonheur dans ses entretiens familiers ou au milieu des plus brillantes sociétés. Mais il faut remarquer, pour être juste, que la plupart des ouvrages de M. de Boufllers comportent ce ton, cette manière, ces orneaiens, cet esprit. Voltaire, le meilleur juge sut un pareil sujet, qui peut-être ait jamais existé, Voltaire, dans un chapitre où il se montre sévère contre l'esprit, et où il traite des abus de l'esprit, s'exprime ainsi : « Ayez
------------------------------------------------------------------------
« autant d'esprit que vous voudrez, ou que vous « pourrez dans un madrigal, dans des vers légers , « dans un compliment, dans un petit roman , dans « une lettre où vous vous égayez pour égayer vos « amis. a M. de Boufflers avait donc le droit d'en mettre autant qu'il pouvait, c'est - a - dire, prodigisement, dans ces lettres charmantes qu'il écrivait de la Suisse à madame la marquise de Boufflers, dans ce petit roman si gai d'Aline, reine de Go le onde, dans ces pièces légères, et dans ces madrigaux qu'il adressait aux princes à qui il faisait un peu la cour, et aux femmes aimables à qui il la faisait bien davantage.
Mais, dira-t-on, était-ce à M. de Boufflers à marcher sur les traces de La Fontaine, et n'y a-t-il pas une opposition trop directe entre l'esprit brillant, et quelquefois recherché du premier, et cette bonhomie du second qui se reproduit avec tant de charmes dans ses fables ? J'observerai d'abord que si, d'après le caractère imprimé aux fables par notre grand fabuliste, nous jugeons que la bonhomie soit une des qualités les plus heureuses dans ceux qui en font, cette qualité, dans tout ce qu'elle a d'aimable, ne manque assurément point à M. de Bouftlers ; et je ne serai démeuti par aucun deceux qui le connaissent. J'observerai en second lieu que La Fontaine a mis beaucoup d'esprit dans ses fables. Si, par exemple, celui de M. dt Boufflers est trop recherché, dans le Prologue trop long de la fable intitulée, le Rat Bibliothécaire, il est très-gai et très-bon aloi dans la narration, et dans toute la fable proprement dite ; il est peut-être plusagréable encore, et mieux accommodé au genre, dans
------------------------------------------------------------------------
In fable des Deux Pinsons ; la moralité de cette dernière fable est la même que celle du Chien et du Loup de La Fontaine, et j'ose dire qu'elle ne serait point indigne de ce grand fabuliste, au risque de m'entendre reprocher d'avoir comparé, peut-être même préféré M. de Bouftlers à La Fontaine, comme on m'a reproché d'avoir dit qu'un auteur de ftos jours était un aussi grand écrivain que Montesquieu, pour avoir nommé à son occasion l'auteur des Lettres Persanes. Je vais, au reste, mettre sous les yeux des lecteurs la suite, l'analyse et quelques vers de cette jolie fable. Un jeune pinson, né et élevé dans une cage, veut consoler un vieux pinson qu'on a fait captif, qu'on lui a donné pour compagnon, et qui se désole de son esclavage : Mon père, je TOUS plains, disait le jeune oiseau ; Mais de tant de regrets je ne rois pas la cause : Manque-t-il ici quelque chose?
Ne nous donne-t-on pas notre millet, notre eau, Kt le matin du sucre, et le soir du gâteau ?
La fille du logis nous aime : On le voit i ses petits soins : Essayez de l'aimer de même Alors qu'on aime, on souffre moins.
Elle TOUS parle, parlez-lui : Toute fille a d'ailleurs un ramage si doux, Qu'on la prendrait pour un de nous; Et c'est comme une sœur à qui ton peut tout dire.
Je ne reconnais plus La Fontaine, je reconnais M. de Boufllers à ces trois derniers vers ; mais qui voudrait Jes retrancher? Le jeune pinson avoue que, dès qu'il > se sentit des plumes aux ailes, il eut aussi envie de
------------------------------------------------------------------------
voyager dans les airs, et d'y faire le chevalier errant; il fil part de ses désirs à sa jeune maîtresse : Je sens, lui dis-je, en moi quelque chose de grand Qui n'annonce rien moins qu'un pinson ordinaire; Je veux tenter fortune, et m'abandonne au sort : Des pinsons mes aïeux je veux voir la patrie; On se plaît au berceau de ceux de qui l'on sort.
La jeune (111e répond à ce fier discours par de tendres représentations qui convertissent le jeune pinson, et qu'il répète au vieux, pour le convertir à son tour : il y en ajoute de nouvelles pour le mieux persuader, et lui représente tous les dangers de celte vie libre et indépendante , objet de ses regrets.
Ven minuit, nous la feuille, étes-vous endormi?
Gare le chat-huant, et gare la belette ; Au retour du soleil, l'oiseleur a son tour ; Si vous vous éloignes des piéges qu'il vous dresse, Un chasseur vient sur vous éprouver ton adresse ; Au chasseur échappé, vous trouvez le vautour.
Toujours vivre à ce prix, la vie est par trop chère; Mais c'est peu du péril auprès de la misère ; Tantôt la soif, tantôt la faim ; Point d'eau dans les chaleurs, et l'hiver point de grain.
Et puis le grand air est malsain, A ce que dit Mademoiselle , etc.
On sent bien que le vieux pinson n'est pas plus convaincu que le loup de La Fontaine : toutes ces idées, fort bien présentées et spirituellement développées, n'ont d'autre défaut, que d'être un peu rebattues.
Il ne me reste plus assez d'espace pour parler des mitres ouvrages contenus dans cette jolie édition des OEuvres de M. Boufllers : heureusement ils sont tous fort connus. Je puis donc me contenter de rnp-
------------------------------------------------------------------------
peler, dans une rapide nomenclature, les principaux aux lecteurs; ce sont, outre quelques contes en vers, trois contes en prose, le Denviche, Tamara, ou le Lac des Pénitens. Ah! si. moins gais sans doute qu'Aline, mais beaucoup plus philosophiques et fort agréables aussi ; on voit la différence des deux âges où ils ont été composés : l'un celui de la gaité et de l'imagination, l'autre lage de la réflexion et des sages observations qui en sont la suite dans les esprits bien faits : ces contes remplissent le second volume.
Dans le premier, indépendamment des poésies légères dont j'ai déjà parlé, on rencontre plusieurs traductions en vers d'auteurs anciens de quelques fragmens de Claudien, de quelques pièces de l'Anthologie, de quelques odes d'Horace, dont l'une Otiwn divo* m'a paru fort heureusement traduite ; une seconde, Rectiùs vires, et une troisième, Eheu! fugaces, moins heureusement, ce me semble; ensuite des traductions en prose de quelques morceaux de3 Métamorphoses d'Ovide et de l'Hippolyte de Sénèque ; enfin les discours académiques de l'auteur, soit lorsqu'il fut reçu membre de l'académie à la place de M. de Montazet, archevêque de Lyon ; soit lorsqu'il reçut, en qualité de directeur de l'académie, M. l'abbé Barthélémy, succédant à M. Beauzée; soit enfin lors* qu'il prononça une seconde fois l'éloge de M. l'abbé Barthélémy, mort depuis quelques années : il n'y a aucun de ces discours qui ne contienne des morceaux très-brillans, des pensées très-ingénieuses, quelquefois même plus étendues et plus profondes que ne le soupçonneraient ceux qui ne connaissent M. de Bouftlers que comme homme du monde ou comme ait-
------------------------------------------------------------------------
leur de quelques vers Ugers, de quelques jolis contes, de quelques lettres charmantes. Le second de ces discours est surtout remarquable par un éloge plein d'élégance, d'imagination et de noblesse, de l'abbé Barthélémy, et de son plus. bel ouvrage, le Voyage du jeune Anacharsis. M. de Boufilers excelle à louer, il aime à louer, il loue dans chaque discours le plus de monde qu'il peut, et chacun autant qu'il est possible ; c'est une disposition heureuse de son âme bienveillante: peut-être même ne met-il pas toujours dans ses éloges la juste et convenable mesure ; comme il ne la met pas toujours dans les ornemens, quelquefois trop recherchés dont il les pare. Ainsi, soit qu'on parle de ses ouvrages et de ses talens, soit qu'on parle de son caractère et de son cœur, on a deux aimables défauts à lui reprocher : excès d'esprit et excès de bonté.
Théâtre de Marie- Joseph de Chénier.
*.
La duchesse de Nemours , dans les Mémoires un peu courts, un peu secs, mais qui ne sont toutefois dépourvus ni d'esprit ni de finesse, qu'elle a laissés sur les troubles de la Fronde, raconte qu'un homme ayant été tué dans le carrosse même du duc de Beaufort, les ennemis du cardinal Mazarin prétendirent que des assassins, apostés par lui, avaient tué cet homme , croyant tuer le duc de Beaufort. Leur méprise, ajoutaient-ils, venait de ce que le malheureux , qui était tombé sous leurs coups, avait, comme le duc de Beaufort, les cheveux extrêmement blonds. Les partisans du cardinal soutenaient, au contraire, que le mort ne pouvait avoir été pris
------------------------------------------------------------------------
pour le duc de Beaufort, attendu qu'il avait les cheveux extrêmement noirs; « de sorte, continue ma« dame de Nemours, que Saint-Églan (c'était le nom « du mort) avait des cheveux selon le parti qu'on « embrassait. » , J'avoue qu'il n'est pas rigoureusement nécessaire de remonter jusqu'au temps de la Fronde, pour trouver de singuliers exemples de jugemens opposés et contradictoires, portés par l'esprit de parti. Si le malheureux Saint - Eglan était blond ou brun , suivant qu'on tenait pour le cardinal Mazarin ou pour le coadjuteur, aujourd'hui on est pareillement blmic ou noir, suivant l'opinion qu'on embrasse, ou même suivant les nuances différentes d'une même opinion.
Ce ne sont plus les cheveux qui varient et changent de couleur au gré de l'esprit de parti, c'est le caractère et c'est l'esprit; ce sont les mœurs et les talons.
Écoutez les jugemens qu'on ported'un même individu : c'est un homme d'honneur, c'e,,' un homme de génie, s'écrient les uns; c'est un misérable, c'est un SOL, cl ient encore plus fort les autres.
Ce n'est pas pour tomber dans de pareils excès que je les ai reconnus et signalés. Il me semble , en m'examinant bien, que je suis très-capable de trouver beaucoup d'esprit à un homme dont je n'aime point les opinions, et de louer les ouvrages d'un auteur dont je n'approuve ni la conduite ni les actions : j'en ai souvent donné la preuve. Plus souvent encore, il est vrai, il m'est arrivé de critiquer les œuvres des écrivains dont les opinions sont opposées à celles que je me fais honneur de professer depuis trente ans ; mais c'est que les révolutionnaires no
------------------------------------------------------------------------
font pas tous, et toujours, des chefs-d'œuvre : il leur arrive souvent de joindre au malheur d'avoir de mauvais principes et de mauvais systèmes, celui de faire de mauvaise prose et de mauvais vers ; et c'est une ressource trop*commune de leur amour-propre offensé, de rejeter sur leurs détestables opinions les critiques qu'ils ne doivent qu'à leurs détestables ouvrages.
Mon vœu même le plus cher, comme critique, serait de séparer entièrement l'homme de l'écrivain et les opinions des écrits. Mais comment cela seraitil possible, lorsqu'il s'agit d'un écrivain tel que Chénier, dont les opinions politiques se reproduisent dans presque tous ses écrits; et qui n'est pas moins révolutionnaire dans ses tragédies, que dans ses discours à la tribune de la Convention? Je voudrais du moins ne m occuper que de ses écrits, de ses tragédies, passer sous silence les opinions et les principes professés ailleurs, faire abstraction de l'homme, oublier sa carrière politique, et éloigner le souvenir des funestes époques qu'elle retrace à notre mémoire. Mais comment cela est-il possible encore, lorsqu'une Notice très-étendue , placée à la tête de son Théâtre, nous rappelle indiscrètement cette carrière, ces principes, ces opinions; et, plus indiscrètement encore, ose en faire une apologie sans aucun mélange d'improbation , un éloge sans restriction ? L'auteur de cette Notice la termine en félicitant Chénier d'être mort, pour échapper sans doute à des temps plus malheureux, et, comme il le dit formellement, à d'autres infortunes, à de nouvelles chances de proscription. Apologiste intolérant, il montre beau-
------------------------------------------------------------------------
coup de ressentiment contre ceux qui , comme lui, n'approuvent pas tout dans la conduite politique de son héros. Disons avec La Fontaine : Mieux vaudrait un sage ennemi. Le lecteur, en effet, révolté par des éloges aussi inconsidérés, êt des ins;nuations aussi déplacées, est fort tenté d'opposer, à ce tableau fanatique de la sagesse, de la modération et des vertus politiques de Chénier, un autre tableau tout autrement vrai de ses exagérations démagogiques, qui ne lui permirent point de rester étranger à tout ce que cette fatale époque nous présente de plus déplorable. Je ne succomberai point à cette tentation , ou plutôt je ne l'ai pas : je me contenterai d'opposer l'auteur de cette Notice à lui-même; et ce qu'il écrivait en 1813, à ce qu'il écrit en 1819.
Cet auteur s'est caché sous le voile de l'anonyme, et il y a , dans le soin qu'il a pris de se dérober à la connaissance du public, autant de prudence pour le moins que de modestie. J'ai surpris son secret ; mais je ne le trahirai précisément pas, quoiqu'à la vérité je rende le voile uu peu moins impénétrable, et que je facilite le moyen de le soulever tout-à-fait; je ne pourrais autrement faire ressortir une contradiction qui me parait bonne à faire remarquer, puisqu'elle prouve sans doute le progrès des lumières, de l'esprit dit siècle et des bons sentimens. Curieux de lire, dans la Biographie universelle, dont M. Michaud est l'éditeur, l'article consacré à Chénier, j'ai vu qu'il avait pour auteur celui de la Notice : c'est le même style, les mêmes vues littéraires, souvent les mêmes expressions, les mêmes phrases textuelles : le plagiat serait trop évident, trop grossier, si les deux moi-
------------------------------------------------------------------------
ceaux étaient de deux écrivains différens. Au reste, si c'en est un, je le dénonce à fauteur de l'article inséré dans la Biographie universelle : c'est à lui à se plaindre ; jusque-là j'attribuerai les deux morceaux au même écrivain, et je m'étonnerai que ce qui lui paraissait si condamnable en 1813 lui paraisse si digne d'éloge en 1819; qu'il dise, à deux époques si rapprochées , le blanc et le noir ; et que sa façon de penser et sa manière de voir sur les opinions et la conduite de Chénier aient autant et plus varié que les cheveux de Saint-Églan, au dire des Mazarins ou des Frondeurs.
Dans la Biographie, la tragédie de Charles IX essuie de vives critiques, plus encore sous les rapports politiques , que sous les rapports littéraires; les intentions du poëte sont encore plus blâmées, que son plan et ses vers, On avoue que le succès de cette pièce est un monument de l'esprit qui régnait alors en France. On attribue la vogue momentanée des autres pièces du même auteur, au soin qu il prenait de faire parler à ses personnages le langage du parti dominant. On convient que , nommé à la Convention, Chénier partagea long - temps les opinions du parti qui voulait changer en lois les systèmes exagérés d'une folle démocratie. On accuse cette même Convention d'ingratitude, lorsque, arrêtant la représentation d'une des tragédies de Chénier, elle oublia tout à coup les trop nombreux sacrifices qu'il avait faits au génie de la révolution.
Enfin, après avoir parlé de l'apothéose d'un monstre , et de plusieurs autres déclamations révolutionnaires , prononcées à la tribune par l'auteur de
------------------------------------------------------------------------
Charles IX, on ajoute: « Chénier eut le malheur et de se jeter dans un 'parti qui, à l'exception d'un « petit nombre d'hommes éclairés, appréciait moins « la beauté de ses vers, que l'exagération de tes a idées ; et l'entraînait ainsi dans des excès que le a talent ne saurait justifier. » Dans la Notice, au contraire, tout est louable, tout est bien, tout est admirable, d'abord dans les tragédies de Chénier, ensuite dans ses ouvrages en vers, puis dans set oul vragea en prose, et enfin dans ses opinions, dans ses discours de tribune, dans son caractère et dans sa conduite politique.
Ainsi, sous le gouvernement d'un usurpateur qui devait à la révolution le trône sur lequel il avait osé s'asseoir, et l'empire qu'il avait envahi, on la netria- sait avec justice et sans ménagement; et le même écrivain fait l'apologie de cette révolution, dans un de ses plus chauds partisans, tous le gouvernement Itt.
gitime, envers lequel elle s'est rendue si coupable !
cela m'a paru digne d'observation. Dans cette même Notice, on loue beaucoup Chénier de ton opposition à la tyrannie et de sa haine contre le tyran : ce sont là de ces choses qu'on ne pouvait dire en 1813, et il est tout simple que l'auteur de l'article de la Biographie universelle ne l'ait pas dit; mais si je voulais entrer dans cette discussion, je prouverait facilement à l'auteur de la Notice que ses éloges sur ce point sont fort exagérés ; et que Chénier n'a été ni si opi- niâtrément opposé à la tyrannie, ni si constamment maltraité par elle, qu'il le auppote.
Mais laissons là le membre de la Convention, l'orateur de la tribune, le déclamateur politique dont
------------------------------------------------------------------------
il m'eût été beaucoup plus agréable de ne rien dire, et dont, je le répète, je ne me serais nullement occupé sans les éloges indiscrets et les louanges maladroites dont il a été l'objet, et parlons de l'auteur dramatique. Nous ne prendrons pas plus pour guide l'auteur de la Notice dans ses jugemens littéraires, que dans ses jugemens politiques. Chénier avait fait, luimême justice de sa première tragédie : il l'avait bannie de son Théâtre, et ne l'avait point insérée dans l'édition , à la vérité très-incomplète, qu'il publia en 1 801. Nous avons émpjoiiis sévères, s'écrie l'éditeur.
Hélas! tant pis; et le lecteur ne s'applaudira pas beaucoup de cette indulgence. Lorsqu'un auteur s'est élevé à des chefs - d'œuvre tels que le Cid, Cinna, Polyeucte, on est bien aise de voir le point de départ , de mesurer l'intervalle immense qui sépare ses premiers essais de ces productions sublimes; et l'on trouve avec plaisir, dans le recueil de ses œuvres, Mélite, la Place - Royale, l'Illusion comique; on suit aussi avec intérêt le génie de Racine, s'élevant des Frères ennemis et d'Alexandre, à Andromaque, à Britamnicus, à Phèdre, à Athalie. Un intérêt d'un autre genre, moins heureux et moins flatteur sans doute, et qui a même quelque chose de triste et de mélancolique, s'attache aux productions dégénérées des grands génies; on les suit dans ce déclin de l'âge, dans cet affaiblissement des forces de l'esprit comme de celles du corps, et on jette un coup d'oeil sur YAgésilas, le Suréna, le Pertharile, de Corneille; sur les Scythes, les Guèbres, les Lois de Minos, de l'auteur d'Œdip", de Zaïre, de bltfrope, Mais, lorsqu'on n'est parvenu qu'à faire des pièces telles que»
------------------------------------------------------------------------
Charles IX, Tunoiïoii , Caïus Gracchus , Jean Calas, Henri VIII, Tibère (je ne parle point des imitations ou traductions de Sophocle, que je classe à part) , il n'est certainement pas nécessaire de grossir ce recueil de pièces mauvaises par une pièce plus mauvaise encore, rejetée par l'auteur lui - même, qu'on n'accusera sûrement pas d'une excessive modestie, ni d'une sévérité trop inflexible pour ses propres ou vrages. Ici les progrès de l'art et du talent ne sont pas très-curieux à observer; et, puisqu'on ne peut offrir au lecteur que des pièces très - médiocres, de la lecture desquelles il ne doit pas 5e promettre infiniment de plaisir , il valait mieux les lui donner tout de suite, sans le contraindre, ou l'engager du moins à n'y arriver qu'à travers l'ennui d'une tragédie fade, languissante et décolorée.
Telle est Azémire : quelque intrépide lecteur que je sois, il m'a été impossible d'en soutenir la lecture jusqu'au bout. C'est une tragédie sans invention et sans intérêt, n'offrant que des caractères ou faux ou communs, et imités d'une foule d'autres pièces; de situations extravagantes, ou calquées sur un grand nombre d'autres, et un style fort au - dessous même ue ces mauvaises conceptions. Chénier, qui écrivait toujours très-médiocrement, ou même mal dans ses tragédies (je parle toujours de celles qui lui appartiennent en propre), ne savait pas du tout écrire en vers, quand il composa Azèmire. On sait que cette tragédie fut impitoyablement siffiée à Fontainebleau, où elle fut jouée, pour la première fois, le 4 novembre 1786. L'orgueil du poëte, et peut-être les sentimens naissans du républicain, persuadèrent aisément
------------------------------------------------------------------------
à Chénier que la cour était un mauvais juge : il en appela à la nation, c'est-à-dire, au parterre de Paris ; mais, craignant l'envie et les cabales qui poursuivent toujours les beaux ouvrages et les grands poëtes, il ne fit point annoncer sa pièce. Le public croyait assister A la représentation de Zaïre, portée sur l'affiche : m lever de la toile, un acteur prétexte l'indisposition d'une actrice, et demande qu'on accepte la tragédie nouvelle, Azémire, à la place de Zaïre.
On s'y prête de fort bonne grâce; mais bientôt on se repent de sa complaisance; on voit tout ce qu'on a perdu au change, et on se venge en sifflant. Chénier voulut se venger en imprimant sa pièce, et la lit précéder d'une préface apologétique, daus laquelle il s'efforçait d'imiter Voltaire, et d'être léger et plaisant; mais il écrivait alors aussi mal en prose qu'eu vers; ses plaisanteries lie valent rien, ses raisons valent moins encore ; c'est une très - mauvaise cause très-mai défendue.
La dissertation littéraire qui sert de préface à la tragédie de Charles IX, est un morceau beaucoup plus étendu, beaucoup plus im portant ; mais il n'est guère mieux écrit : c'est encore une mauvaise apologie d'une mauvaise tragédie. Quelques principes faux et révolutionnaires se mêlent à cette discussion : Chénier avait le sentiment très-vif des beautés littéraires; il admirait de très-bonne foi les grands écrivains du siècle de Louis XIV, et c'est à tort que La Harpe a dit et répété le contraire. Mais dans ce discours préliminaire, l'auteur de Charles IX semble croire que ces grands écrivains eussent été bien plus grands encore, s'ils avaient eu le bonheur de vivre
------------------------------------------------------------------------
de notre temps, dans le siècle des lumières, et affranchis de tous les préjugés qui, selon lui, rétrécissaient leur génie. C'est la thèse développée dernièrement par un professeur d'athénée et du collége royal. En vérité, lorsqu'on voit le parti qu'ont tiré certains hommes des grands avantages du siècle où ils ont eu le bonheur de naître; lorsqu'on observe le point où ils sont restés, malgré ces énormes avantages, l'imagination se perd à rechercher ce qu'ils seraient devenus, s'ils avaient eu le malheur de naître dans un siècle dont la malheureuse influence eût diminué la somme de leurs talens; on ne sait quel microscope prendre.
Ceci , au reste, ne s'applique point à Chénier : il eût été certainement très - heureux pour lui de naître dans un siècle tranquille, où les heureuses dispositions qu'il avait reçues de la nature, perfectionnée6 par de bonnes doctrines, n'eussent point été détournées de leur route naturelle par l'ambition et les orages politiques ; il eût fait sans doute de bien meilleurs ouvrages; il n'eût point fait surtout Charles IX, et c'est là un grand avantage.
Tout est faux dans cette tragédie, je ne parle pas seulement des faits qui y sont odieusement altérés, mais des personnages, des caractères et des discours ; le style y est tantôt bas et trivial, tantôt pompeux et déclamatoire. Chénier fait parler les personnages vertueux de sa pièce, les l'Hospital, les Coligny, comme des philosophes à la fin du dix - huitième siècle, ce qui est un terrible anachronisme; les autres, Catherine de Médicis, Charles IX, Guise, etc., ne parlent ni comme il convient à l'époque où se passe l'action, à leurs intérêts, à leurs passions, ni
------------------------------------------------------------------------
conformément au caractère qui leur est donné par l'histoire. Henri IV est le personnage le plus insignifiant, quoique, selon Coligny, Il porte dans ses yeux le vœu d'être un grand homme.
Tous sont extrêmement dissertateurs : Henri IV disserte sur le jeu, Coligny sur la découverte de l'imprimerie, qu'il appelle, L'art de multiplier, d'éterniser l'esprit, D'offrir à tous les yeux tout ce qui fut écrit.
Espérons que cet art n'éternisera pas de pareils vers, mais il est fâcheux qu'ils les multiplie ; et concluons que le second vers est la plus terrible satire de l'imprimerie.
Je vais rapidement parcourir les autres tragédies de Chénier, ne demandant pas mieux que de les trouver meilleures que les deux dont je viens de parler. J'aurai quelquefois ce bonheur, mais trop rarement. Loin d'être le détracteur de ce poëte, je reconnais avec plaisir qu'il a montré du talent dans quelques - unes de ses productions , et je serais bien enchanté qu'il en eût montré davantage.
Je voudrais que Chénier, qui eut les mêmes torts politiques que Milton, eût eu le même génie; je ne balancerais point à le reconnaître. Je voudrais que, si la tribune française peut lui reprocher de mauvais discours et de fatales opinions, la scène française lui dût de belles tragédies et d'agréables comédies ; car il s'est exercé dans les deux genres. Dans le procès qui existe entre ses admirateurs, et nous qui ne l'admirons point, un tribunal a prononcé , et son jugement imposant a prouvé que ce n'est point nous qui
------------------------------------------------------------------------
sommes mus par l'esprit de paru, que c'est a eux qu'il faut adresser ce reproche ; et en vérité, je ne conçois pas trop l'esprit de parti qui rejetterait de beaux ouvrages auxquels on peut très-bien applaudir, sans approuver en tout leur auteur, et même, s'il le faut, en flétrissant sa mémoire; tandis que je conçois très-bien l'esprit de parti qui enfle ou suppose le mérite de quelques pièces médiocres, ou même tout-à-fait mauvaises, afin d'avoir un grand homme dans ses rangs.
Ce tribunal qui a prononcé, c'est le public ; il ne veut plus d'aucune des pièces qui composent le théâtre de Chénier, à l'exception de Tibère, dont il va incessamment se passer la fantaisie (i), et dont je ne me propose point de parler pour le moment. On peut regarder toutes les autres comme définitivement rejetées par le goût du public. Toutes , même dans leur nouveauté, furent assez froidement accueillies, si l'on en excepte une seule ; et ce n'est certainement pas la moins mauvaise. Dans toutes cependant, comme dans Charles IX, Chénier excusait les opinions dominantes, et flattait les passions de la multitude. Mais en vain dans Henri Vlll, dans Jean Calas, dans les Gracques, dans Timoléoll, dans Férrewll, dans Brutus et Cassius, il livre tantôt au mépris et à la haine populaire les rois, les cours, les courtisans, les magistrats, la noblesse; la religion catholique toujours fanatique, ses ministres toujours cruels, ambitieux et hypocrites; tantôt il
(i) décrivais ceci en 1819, au moment où l'on attendait une représentation de lïbère, qui n'eut pas lieu.
------------------------------------------------------------------------
offre, à l'admiration frénétique des spectateurs de 1793 et 1794, les sublimes vertus des tribuns populaires, l'héroïsme d'un frère qui immole son frère à la liberté, et d'une mère qui applaudit au meurtrier de son fils, et quelques autres vertus civiques, de cette nature et de cette force. Ces pièces, à cette époque même, eurent un très-médiocre succès. La froideur générale de ces compositions ne put être réchauffée par les passions même que l'auteur avait mises dans ses intérêts, et qu'il avait appelées comme auxiliaires de son talent, dont il était loin cependant de se défier. La curiosité qu'inspire toujours au théâtre une not ^auté, ouvrage d'un écrivain qui n'est pas sans mérite, et qui est prôné fort au-delà de son mérite, bientôt satisfaite, bientôt épuisée, bientôt lassée, la pièce disparaissait de la scène, et n'était plus redemandée. L'éditeur s'en prend à Bonaparte qui, irrité contre le poëte peu souple et peu courtisan, proscrivait ses tragédies, et défendait de les jouer. Ah ! si le despotisme de Bonaparte n'avnit exercé que des tyrannies de cette sorte, la France ne s'en serait point aperçue; elle aurait cru, en lui obéissant, n'obéir qu'à ses propres volontés : un autre despotisme plus puissant encore au théâtre que celui de Bonaparte, le despotisme du goût, bannissait également de la scène les tragédies de Chénier.
Mais on lit souvent, et quelquefois même avec plaisir, des pièces qu'on ne joue point ou qu'on ne joue plus au théâtre, et c'est là le prétexte ou l'excuse de ceux qui les impriment. Privées du premier et du plus grand avantage des ouvrages dramatiques,
------------------------------------------------------------------------
celui d'être représentées, les tragédies de Chénier jouiront-elles du second, celui d'être lues? Je ne le pense pas : ce qui soutient, en effet, à la lecture les pièces exilées de la scène, c'est le style, c'est i beauté des pensées et le charme de lelocution. Les tragédies d<; Chénier sont généralement mal écrites , et beaucoup plus mal écrites que, d'après sa réputation, je ne l'aurais cru; car j'avoue que je n'en avais vu ni lu aucune, depuis Charles IX, que je vis représenter en 1789. Le style de Charles Lf est trèsinégal , et le plus souvent très-défectueux, quoique très-supérieur à celui d'jé zémire, première tragédie de l'auteur ; mais ce progrès , qui pouvait donner quelques espérances, s'arrête là, du moins pendant très-long-temps : il se soutient dans Henri VIII ; mais il semble même rétrograder dans les deux tragédies qui suivirent, dans Calas, dans les Gracques. Je m'étendrai peu sur ces pièces, et même sur d'autres un peu moins mauvaises : c'est une sorte d'inventaire après décès ; et il faut le faire le plus court possible.
Salu doute le sort d'Aune de Doulen, livrée à ht mort et aux bourreaux par un barbare époux, est digne d'intérêt et de pitié; mais il faut bien distinguer l'intérêt d'une situation cruelle et désespérée, de l'intérêt dramatique. Ce dernier intérêt vit de mouvemens, d'alternatives de crainte et d'espérance , de cliangemens de situation, de péripéties et d'événemens imprévus, quoique naturels, qui tiennent l'esprit dans l'incertitude jusqu'au dénoûment.
Il n'y a rien de semblable dans la tragédie de Henri A 7II. Le sort d'Aline de lîonlon est décidé dès
------------------------------------------------------------------------
la première scène; rien ne peut la défendre contre un tyran féroce qui maîtrise tout, et contre des juges corrompus qui sacrifient tout à leur lâche ambition.
Tel est le vice , ou , si l'on veut, telles sont les difficultés du sujet ; et, il faut l'avouer, Chénier ne les a point surmontées. Ses partisans observaient qu'on pourrait faire les mêmes reproches au sujet traité par Voltaire dans la tragédie de Mariamne; maison leur avait justement répondu que du moins Ilérode aime la femme qu'il veut faire périr. Or, une victime n'est point sans ressource, tant qu'elle est défendue par l'amour même irrité, même méprisé, de celui qui dispose de son sort, quelque barbare, quelque féroce qu'on le suppose. Mais si la passion est éteinte dans le cœur d'un pareil homme, si même le dégoût et la haine lui succèdent; si surtout une autre passion a pris la place de la première, et si elle ne peut être satisfaite que par la mort de cette victime, dèslors inévitablement dévouée, quels pourraient être son espoir, son protecteur, son refuse. ? qui pourrait '.i défendre de son sort ? C'est là sans doute une des causes de la froideur de la pièce, et du peu d'intérêt qu'elle inspire ; mais ce n'est pas la seule : il faut y ajouter encore les fausses combinaisons, et trop souvent le mauvais style.
Parmi ces combinaisons, il en est même une qui m'a paru puérile, et tout-à-fait indigne de la majesté de la scène tragique. Norris, le seul honnête homme, je crois, de la pièce, passait pour être l'amant d'Anne de Boulen, Le barbare Henri VIII comptait sur sa déposition , qu'il avait- sollicitée, marchandée, et qu'il croyait atoir ndwlér, pour per-
------------------------------------------------------------------------
dre la reine. On sait que plus récemment, dans une cour du Nord, uue reine, également accusée, ayant été trahie devant le tribunal qui la jugeait par la aveux de son complice, l'ambassadeur français décria : - Un Français l'aurait dit à tout le monde, * mais Il ne l'eût jamais avoué. Peut- être Norrit lavait dit aussi, mais il ne l'avoue point. Il est confronté avec Aune de Boulon en présence d'Henri VIII qui, croyant l'avoir corrompu par ses promesses , veut encore l'intimider, en assistant en personne à cette sorte d'interrogatoire : plusieurs courtisans sont aussi préseus ; l'un d'eux avait été l'agent même de la corruption , et avait répondu de son succès, et de Seymours, la rivale d'Anne de Boulea, et son généreux mais trop faible appui. Cette scène pouvait être trèa-belle; la situation est trè-intiressante; maia Chénier n'a pas su soutenir l'intérêt qu'il a au créer. Norris gAte tout par un discours ambigu qui semble d'abord accuser la reine : Anne de Boulen, consternée, s'écrie : Grand Dieu ! Seymours, trompée, dit à Norrit avec indignation : Quoi! vous l'accuse»! Et celui-ci, qui devait, ce me semble, être très-pressé de dire. Non, je ne Vaccuse pas, semble se complaire dans cette méprise, fruit naturel de l'ambiguité de ses discours; il veut encore accroître cette incertitude et cette anxiété, prolonger et les tourmens de la reine, et le barbare espoir de Henri VIII, et les IAche. espérances des courtisans , et la vertueuse indignation de Seymours ; ce n'est qu'après avoir long-tempa parlé, IODI-tempi divagué, avoir été souvent interrompu par les autres personnages de la scène, qui tous le regardent
------------------------------------------------------------------------
comme on val accusateur d Anne de Bouleo, qu'il te résout à dire, la rei" il leevrw encore, se laine interrompre encore par Henri VIII, par le plus odieux des courtisant, et finit enfin par dire : la reine est ititiocente! Que dans une comédie un valet balourd ou malin trompe ainsi par tes discours quelques espérances, et nourrisse quelque crainte ; que par sa gaucherie ou par son espièglerie il prolonge cette perplexité, cela peut être d'un effet assez comique et assez plaisant ; mais cette combinaison, qui peut avoir de la galté, n'a jamais de dignité; elle est par conséquent tout-à-fait indigne de la scène tragique, et plus que jamais déplacée dans une situation aussi douloureuse, et qui devrait être si pathétique.
Le style de Henri Vlll est très-inégal, comme celui de toutes les tragédies de Chénier, même les moins mal écrites. Quelques tirades ont de la facilité, de la nobleaae, et sont asses heureusement inspirées ; mais le poëte, ne maîtrisant point la langue poétique, rend souvent mallea idées, est géné dans tes constructions, malheureux dans ses tours, plus malheureux encore dans ses expressions. De là une grande bigarrure dans le style ; une versification tantôt facile, tantôt pénible et contrainte, tantôt noble et élevée, tantôt familière et triviale; des vers tantôt asiei élégans, assez harmonieux, tantôt médiocres, mauvais, ridicules même. le crois pouvoir mmn ceux-ci de ce nombre ; Seymours plaide faiblement pour Anne de Boulen, et conseille à Henri Mil d'écouter son CtJIur, Un moment irrite; Mait qui raiaaii, qui l'aime, et qu'elle a mérité.
------------------------------------------------------------------------
Henri VM reste un moment suspendu entre sa ptnsion pour Seymours, et 108 remords qui parlent en faveur de Boulen, et il exprime, par ce vers assurément bien singulier, cette lutte pénible : Quand elle (la passion) dit Seymours, le remords dit Boulen.
Comment peut-on avoir laissé un pareil vers dans une tragédie qu'on a corrigée pendant douze une, et
travaillée, dit-on, avec une sorte de prédilection ?
Mais rien n'est comparable à l'enthousiasme de l'éditeur pour cette mauvaise pièce : « Quand on u veut la critiquer, dit - il, il faut commencer par « essuyer ses larmes, veiller sans cesse à les re« tenir, et résister non moins courageusement aux n impressions qui résultent des mouvement et de « la beauté du style. » Admirons nous-mêmes le beau style de cet éloge, ainsi que sa justesse et sa mesure.
Les déclamations contre les parlemens, le despotisme, le fanatisme et les prêtres, ne purent, même en 1791, soutenir Jean Calas au-delà de trois représentations ; le nom de Voltaire et son éloge prouoncés dans cette pièce; ton souvenir qu'elle rappe- lait à tous les spectateurs, son apotheMe encore récente qui semblait les disposer plus favorablament encore, rien ne put défendre cette tragédie contre l'ennui, et la préserver de l'oubli. El quels spectateurs, en effet, quelque prévenus qu'on les suppose» ne se seraient pas refroidis, lorsque, dans une situa- tion qui devait être une des plus -touebinwe de la pièce, Jean Calas, condamné à mort, et apercevant à travers les barreaux de sa fenêtre son fils Louis
------------------------------------------------------------------------
(lalas, qui erre autour de la prison où il est enfermé, le conjure de s'en aller, parce que le ciel est orageux et qu'il va se mouiller ; le fils ne se rend point, mais le père insiste et lui représente qu'il doit ménager sa santé pour être utile à sa mère : tel est le fond de ce dialogue; la beauté de l'expression et de lA poésie ne pourrait racheter ou déguiser la puérilité d'un pareil dialogue dans une pareille circonstance. Mais la poésie et l'expression sont au niveau de la pensée, et n'ont rien que de très-médiocre et de très-commun.
Plus loin , ce même fils de Jean Calas, imputant le malheur de sa famille à la religion catholique, a laquelle pourtant il s'était converti lui-même, s'emporte en imprécations contre cette religion , devant un ecclésiastique vertueux ; et celui-ci, qui aurait dû, par des discours fervens et pleins d'onction, porter quelques consolations dans l'ârne ulcérée de ce jeune homme, et le faire doucement revenir de ses injustes impressions, ne fait que lui dire : Je conçois la douleur qui doit vous déchirer.
Quel vers sec et froid, dans un moment aussi pathétique! et c'est à ce seul vers cependant que se réduisent toute l'éloquence et toute la sensiblité du religieux.
Je ne dirai qu'un mot de la tragédie de Caïus Gracchus, qui commence par ce vers ridicule : rd, ne m'étale plus ces timides alarmes.
Étaler des alarmes ! quelle poésie ! quel langage! Les trois quarts de cette tragédie se composent de véritables discours ou déclamations de club : ce sont de
------------------------------------------------------------------------
longs plaidoyers pour et contre l'égalité, la souveraineté du peuple, la noblesse. Faisons honneur à Chénier de cet hémistiche : Des lois et non du Imlll mais flétrissons à jamais l'époque dû il y eut du clan- ger à s'exprimer ainsi ; flétrissons les hommes et les doctrines qui voulaient du sang et non des Uns!
Telle est la prédilection de Chénier pour tout factieux, qu'il transforme en grand homme et en véiitable héros, un certain Fulviui, que l'histoire représente comme un homme odieux, méprisé de tous les partis, et la première cause des malheurs et de la perte de Caïus Gracchus. Cest ainsi que dans Henri FUI il peint tous les plus beaux traits le misérable Cranmer, sans doute parce que c'est un archevêque apostat; tandis que dans Charles IX t pour avoir le plaisir de calomnier un prélat catbolique (lecardinal de Lorraine), il dément les traditions historiques les plus certaines, sans que ces altérations de la vérité tournât au profit de ses productions; et corrompt l'histoire, sans embellir ses tragédies.
Il est cependant un prêtre catholique, un prélat même qui a trouvé grâce aux yeux de Chénier; c'est Fénelon, que tout les philosophes, et ce qui est plus odieux encore, que les révolutionnaires ont pris à tâche de rendre complice de leurs doctrines et de leurs opinions. Je me rappelle qu'ayant un jour fait la critique d'un ouvrage où l'on affirmait que, si Dieu existait, ce qui n'était pas bien sûr, il était sûrement matériel, parce qu'il n'y avait que de la matière dans la uature, un journal du parti me répondit que je ne m'étaia élevé contre le philosophe, auteur de cet
------------------------------------------------------------------------
ouvrage, que parce qu'il professait la philosophie de l'etieloii. Comme Fénelon, l'un des prélats, l'un des écrivains les plus religieux d'un siècle si religieux, s'étonnerait de ses panégyristes et de leurs panégyriques! Comme il s'étonnerait des discours que lui prèle Chénicr! Tout est faux dans cette prétendue tragédie : le roman sur lequel elle est fondée est sans vérité et sans vraisemblance; ces cachots, tombeaux affreux où l'on enfermait des victimes vivantes, ces barbares religieuses dont on veut faire des geôlières et des bourreaux, ne sont que des contes populaires et odieux; mais ce qui est plus faux que tout le reste, ce sont les discours que Chénier met dans la bouche de Fénelon. Il y a cependant dans cette pièce quelques tirades éloquentes et bien écrites , et on y remarque quelques progrès dans l'élocution et le style; mais ces avantages sont loin de se soutenir dans tout le cours de l'ouvrage. Le lieu de la scène est tantôt dans un couvent, tantôt dans un palais, tantôt dans un souterrain. Cette violation d'une des lois de l'unité est fréquente dans les tragédies de Chénier ; aussi il assigne largement le lieu où se passe l'action : la scène, dit-il, est à Rome, est à Toulouse, est à Cambrai : c'est se donner de la marge.
Dans Timoléon, il n'a pas sufli à Chénier d'un frère immolant son frère à la liberté et à l'égalité; il a fallu une mère applaudissant au meurtre de son fils : ce caractère ne lui est pas plus donné par l'histoire, que par la nature. Plutarque nous représente cette mère infortunée prenant hautement le parti de son fils tué, contre son fils meurtrier de son frère :
------------------------------------------------------------------------
« et davantage, dit ce grave historien, étant averti « que sa mère en jetait contre lui des paroles cffroyau bles à ouïr, et des malédictions horribles, il s'en « alla vers elle pour la cui der reconforter; mais elle « ne le voulut jamais voir, ains lui fit fermer la « porte. » C'est une belle chose que l'égalité ! Mais qui est-ce qui ne préférera pas, dans une mère, l'expression de ces sentimens naturels, à la barbare exaltation et au féroce délire des sentimens politiques ?
Je ne dirai que peu de chose de Philippe 11 et de Cyrus : cette dernière pièce, qui offre quelques scènes bien écrites, est fondée sur un absurde roman : une des principales situations rappelle trop la plus intéressante scène de Mérope. En général, Chénier, dont l'imagination parait peu riche et peu féconde, imite trop, copie trop. Je ne serais point embarrassé d'en mettre des preuves nombreuses sous les yeux du lecteur : mais j'aime mieux consacrer l'espace qui me reste, à lui parler de Tibère, et des imitations de Sophocle, qui, avec une comédie et un fragment de comédie, composent le troisième volume du théâtre de Chénier.
Dans cette revue de tragédies, trop nombreuses pour la gloire de leur auteur, dont elles attestent encore plus l'impuissance que la fécondité ; et pour le plaisir du lecteur qui, passant continuellement de la lecture d'une pièce mauvaise à celle d'une pièce qui ne l'est guère moins, ou qui tout au plus est médiocre, n'eit pas assez dédommagé de l'extrême imperfection de l'une par la faible supériorité de l'autre : trop nombreuses surtout pour lecrilique,
------------------------------------------------------------------------
obligé de les lire avec attention , et de s arrêter sur chacune d elles, j'ai négligé les discours préliminaires, les préfaces, les epitres dédicatoires qui sont aussi des dissertations, des apologies, des poétiques à l'usage et à l'éloge de l'auteur. Pour abréger ( et peutêtre le lecteur trouve-t-il mes abrégés longs au dernier point), je n'ai dit qu'un mot du long discours qui est à la tête de Charles IX, et je n'ai rien dit d'une longue épitre dédicatoire qui précède la tragédie de Fénelon;v\ dans laquelle l'auteur, pour repousser quelques justes critiques de cette pièce, répond anx objections qu'on ne lui a pas faites, ou omet celles qu'on lui a réellement faites; remonte jusqu'à la tragédie des Grecs, qui n'a rien à démêler avec la tragédie de Fénelon , et ne dit sur ce vieux sujet, si souvent traité, que des choses communes, que les critiques auxquels il prétend les apprendre savaient aussi bien que lui ; et que peut - être celui à qui il les adressait plus particulièrement savait un peu mieux. J'ai également passé sous silence une autre épitre dédicatoire attachée à la tragédie de Brutus et de Cassius, dans laquelle Chénier s'élève peut-être avec une sévérité outrée contre nos tragédies efféminées , dont la passion de l'amour est le principal ressort; et où il attaque plus vigoureusement encore l'ignorance et la barbarie de l'anglais Shakspcare ; ce qui, joint à l'admiration qu'il professe pour le divin Racine, déplaira beaucoup à lady Morgan, et à tous les partisans de l'école romantique.
Mais je comptais m'étendre davantage sur le Discours préliminaire, qui ouvre le troisième voiutm*. C'est un morceau d'apparat assez étendu, di-
------------------------------------------------------------------------
visé en trente-trois paragraphes bien numérotés, et dont le titre imposant, Considérations sur la liberté du théâtre en France, annonce un sujet grave et une discussion intéressante; ce troisième volume nous étant d'ailleurs donné tout entier comme une œuvre posthume, tout ce qu'il contient me semblait devoir être neuf pour les lecteurs; mais assurément rien n'est moins neuf que cette dissertation : non-seulement nous la connaissions, mais nous pouvions la lire presque tout entière dans le premier et le second volume de ce théelt-e ; c'était bien assez d'une fois, et nous ne nous attendions pas à la retrouver encore à la tète du troisième volume. Ces considérations sur la liberté du Théâtre se composent , en effet, d'une vingtaine de pages, textuellement copiées dans la préface de Charles IX, et remises pour la seconde fois sous les yeux du lecteur ; d'un petit nombre de pages prises avec quelques légers changemens , dans l'épître dédicatoire de la tragédie de Fénelon ; et enfin de quelques exagérations de plus sur la liberté indéfinie, ou plutôt sur la licence du théâtre , et de quelques apostrophes aux Etats-Généraux ( ce qui donne la date précise de cette dissertation ), pour les engager à porter une loi qui permette de traduire sur le théâtre français, et à vouer à l'indignation publique les rois de France, les ministres de la religion catholique, les évêques, les prêtres, les religieux , les religieuses. On voit que c'est un des premiers ouvrages de Chénier, fait surtout pour défendre et justifier Charles IX et Fénelo", et placé en effet pnr lambeaux, à la tète de ces deux pièces; et l'on ne peut concevoir pourquoi l'éditeur a rassemblé
------------------------------------------------------------------------
ces lambeaux, pour en former une préface à la tragédie de Tibère, comme s'il fallait excuser la liberté de mettre Tibère sur le théâtre. Il n'y a donc guère de nouveau dans cette nouvelle préface, que la division des paragraphes, et les numéros eu chiffres romains qui en marquent l'ordre et le nombre.
On peut également conclure, des préfaces et des tragédies de Chénier, qu'il a peu d'invention dans les idées , de fécondité dans l'imagination. Dans ses préfaces, quoique très-peu nombreuses, il ressasse a peu près le même fond d'idées, et il finit par les revêtir des mêmes expressions, et par se copier textuellement , comme s'il ne pouvait pas faire son thème en deux façons. Il me semble qu'un éditeur, ami de sa mémoire, aurait dû lui éviter ce reproche, en supprimant l'une des deux préfaces. Dans ses tragédies , ses sujets ne sont guère plus variés ; Timoléon , les Gracques, Brutus et Cassius, sont absolument jetés dans le même moule : ce sont toujours de longues et monotones déclamations sur la liberté, l'égalité, la souveraineté du peuple ; ces idées reviennent souvent même dans les autres tragédies, dont elles ne forment pas le fond et l'essence. On observa, dès la première des tragédies de Chénier , un défaut absolu d'invention : elle rappelait une foule de situations célèbres au tbéâtre, copiées et gâtées par l'auteur d'Azémire : son héroïne reproduisait tour à tour les traits affaiblis de toutes les amantes abandonnées : de blédée, fi Ariane, d'Artnide, de Bérénice.
La scène la plus pathétique de Mérope est dérobée, joserai dire avec impudence, et transportée dans le mauvais roman qui fait U4 fond de la tragédie de
------------------------------------------------------------------------
Çyrus. Ce roman est lui-même pris tout entier dans Métastase. Lors même queChénier ne s'empare pas sans pudeur des situations et des caractères connus, il prend du moins sans scrupule des pensées et des vers : son style est rempli de réminiscences. Dans Henri VIII, ce tyran farouche, obligé de quitter un instant Seymours dont il est épris, gâte en les délayant les vers charmans d'Orosmane à Zaïre : Je vais donner une heure aux soins de mon empire, Et le reste du jour sera tout à Zaïre.
Dans Philippe II, ce sombre monarque, ce père barbare , dit à son fils D. Carlos , qui, victorieux, est venu porter lui-même la nouvelle de sa victoire, et est arrivé plus tôt qu'on ne l'attendait : Vous prévenez mon vœu ; mais un sujet "attend
Ce vers sentencieux rappelle trop la réponse beaucoup plus vive,beaucoup plusdramatiquede Mahomet, h qui Séide dit : J'ai prévenu votre ordre, et qui lui répond : Il eût fallu l'attendre. Appelant toujours sa mémoire au secours de son imagination stérile, Chénier, dans cette même tragédie de Philippe 11, fait mettre en vers par le comte d'Egmont, et adresser à don Carlos la célèbre lettre de Montausier au Dauphin , fils de Louis \IV , après la prise de Philisbourg ; et cette lettre perd beaucoup dans la poésie de Chénier. Dans la tragédie de Henri VIII, Anne de Boulen adresse à ln France les aimables et tendres adieux que lui fit Marie Stuart, lorsque, veuve de François II, elle s'embarque pour l'Écosse ; et il faut avouer qu'en 1793, lorsqu'on représentait cette traavouer qii"en i 7t
------------------------------------------------------------------------
gédie dans cette France hérissée de Bastilles el d'échafauds, on devait parfaitement sentir le charme et la véri té de ces expresssions : Doux climat de la France, ton aimable séjour, etc. Je louerais bien plutôt que je ne blâmerais Chénier d'avoir transporté dans la tragédie de Brulus et Cassius, la traduction de ce beau morceau des Géorgiques de Virgile :
Ergò inter sese paribut concurrere telis Romanat aciet iterùm videre Philippi, etc.
Ces sombres idées revenaient parfaitement dans sa tragédie , et les heureux larcins faits aux grands poètes de l'antiquité plaisent toujours : on sait presque autant de gré au poëte qui ee les approprie, que des pensées mêmes qu'il crée et qu'il invente ; mais je le blàmerai d'avoirsi faiblement traduit ces beaux vers.
La tragédie de Tibère est pleine de traits dérobés à Tacite, et quelquefois assez heureusement transportés sur la scène, assez heureusement rendus dans la langue et la poésie françaises ; mais plus souvent encore dénaturés parla faiblesse de la traduction et l'impropriété de l'expression; et malheureusement ce sont les plus célèbres qui sont le plus faiblement traduits : ce sont ceux qui, connus de tous les lecteurs, de tous les spectateurs, les rendent plus difficiles, el imposaient, pour ainsi dire, le devoir d'une sorte de perfection, au poëte qui osait se les approprier.
Ainsi, lorsque dans le récit, du reste assez bien fait et a sez élégamment écrit, de la douleur publique qui avait éclaté aux obsèques de Germanicus, et de la pompe funèbre qui a accompagné ses cendres jusqu'au tombeau de ses pères, il dit de Brutm el de
------------------------------------------------------------------------
Cassius, dont on ne voyait pas les images parmi celles des ancêtres du jeune héros, objet de tant de regrets !
'l'¡',l,¡ brillaient par leur absence, on ne peut trouver que ce soit une traduction brillante ni heureuse du fameux passage de Tacite : Præfulgebant Rrutus et Cassius , en quod eorum effigies von visebantur.
Peut-être aussi ce vers de Tibère à Agrippine : Y mu n'aves qu'un chagrin : c'est de ne pas régner, ( lie traduit-il que trop faiblement le mot de Tacite , et rappelle-t-il trop le vers de Racine : Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
Soit que Chénier ait l'ambition de lutter avec Bacitie; soit plutôt que , dans la sécheresse de son imagination , il appelle à son secours celle des autres, et emprunte même les vers les plus connu". je retrouve encore dans Tibère deux vers dérobés à IplU-
génie. La fille d'Agamemnon dit à son père, avec la plus tendre et la plus aimable résignation : D'un cril aussi content, d'un cœur aussi soumis, Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis, J. saurai, s'il le faut, victime obéissante, Tendre au fer de Calchas une téte innocente.
Kt Pison a Tibère :
Auriez-vous prétendu Que, par mon trépas même à vous plaire assidu, En bénissant vos coups, victime complaisante, J'irais tendre aux bourreaux ma tiHe obéissante.
Il y a là moi ns de résignation sans doute, mais c'est la même pensée, c'est le même tour, ce sont les mêmes ex pressions, les mêmes vers ; ce n'est point
------------------------------------------------------------------------
un de ces emprunts qu'on Justine, en embellissant la pensée dont on s'empare ; c'est un vol et un plagiat que n'autorise aucune des lois littéraires.
Je ne balance pas toutefois à regarder Tibère comme la meilleure, ou si l'on veut comme la moins mauvaise tragédie de toutes celles qui composent le théâtre de Chénier, et qui lui appartiennent en propre. L'action est simple, l'exposition claire et rapide; plusieurs caractères sont bien dessinés; la profon(le dissi mulation et la cruauté froide et réfléchie de Tibère; les remords de Pison , entraîné au cri me par l'ambition, et rappelé à des idées de gloire, d'honncur et de vertu , par la fierté naturelle de son caractère, l'éclat de sa naissance et le souvenir de ses aïeux ; les sentimens généreux et inflexibles de son fils Cneius Pison; la douleur fastueuse d'Agrippine, ses plaintes superbes et ses prières menaçantes, éclatent dans les discours de ces divers personnages. Peut-être Séjan se montre-t-il trop clairement vil et odieux , car les habiles scélérats savent un peu mieux déguiser leur corruption et leur bassesse. Quelques scènes sont belles ou plutôt quelques parties de scènes, car il est rare que le poiitc se soutienne long-temps à la même hauteur : c'est ainsi que la seconde scène du second acte est irès-belle, lorsque Agrippine accuse, très-faible, lorsque Pison se défend. Le style participe de cette inégalité de conception , de conduite et d'intérêt: il a dans quelques endroits de la facilité, de l'élégance, de l'éclat même; mais souvent il est faible, prosaïque : quelquefois même il devient bizarre par l'impropriété des expressions et l'incohérence des images, comme dans
------------------------------------------------------------------------
cesdetrx vers, où le poête dit, en partant d'Agrippine : Et dorant la nuit même, </& marche irte noua, Toujours tenant «M fila dormant sur ses genoux.
Il est difficile de se représenter une mère qui marche et qui tient ses enfans endormis sur ses genoux. Je pourrais ciler d'autres vers non moins défectueux.
J'ai remarqué surtout une tirade de sept vers, dans lesquels le nom de Séjan est répété cinq fois, et celui ( <te Pison six; de sorte qu'il ne faut pas beaucoup d'autres mots pour composer ces sept vers : les noms de Pison et de Séjan font presque la moitié des frais.
Toutefois, l'esprit de parti soutenant un peu le mérite réel de la pièce, cette tragédie aurait pu avoir dans sa nouveauté plusieurs représentations ; je ne l'en crois pas indigne ; mais je dirai aussi franchement, que je ne la crois pas digne de rester au théâtre.
Chénier a imité, on peut même dire traduit, car presque partout la traduction eat exacte et fidèle, Œdipe-roi, Œdipe à Colone, deux des plus célè- bres chefs-d'œuvre de Sophocle, et par conséquent de l'art tragique. Je ne parle pas d'Électre, qu'il avait aussi essayé de traduire, mais qu'il n'a point achevÑ; et dana laquelle, au milieu de morceaux qui semblent cependant finis, il a laissé des vers tellement imparfaits, que la mesure même n'y eat paa; tel est celui-ci : J'outrageai la nature, et ania ptUIi. par elle.
Maia il y a beaucoup de mérite dans la traduction d'Œdipe -roi et à'Œdipe à Colone. Dégagé du < travail pénible d'imaginer, d'inventer, de créer, et tout entier occupé du soin d'orner; de polir son
------------------------------------------------------------------------
style; de donner à son élocution de la clarté, du nombre, de l'harmonie; à sa poésie, de la facilité, et surtout cette simplicité qu'exigeaient les ouvrages antiques qu'il voulait reproduire, Chénier a su rendre cea traductions remarquables par un mérite dont ses productions originales sont trop généralement dépourvues. Ce n'est pas que, même ici, on ne trouve encore trop de mauvais vers, tels que celui où il APpelle OEdipe: Ce martyr étonnant de la fatalité.
Et cet autre, où, employant une tournure plus latine que française, il dit : Désormais inégal* au poids du diadème.
Mais, malgré cet imperfections, qui sont encore un trop grand nombre, de tous les ouvrages drnmatiques et poétiques de Chénier il n'en est point, à mon avis, qui lui fassent autant d'honneur q.. les traductions de Sopbocle; les chœurs si bien adaptés au sujet et à l'action de ce* deux pièces, ne »at pas moins bien traduits. Je ne sais si je me fait illusion; mais il me semble que ces deux ouvrage, avec toute leur simplicité antique, religieusement conservée par le traducteur, ne seraient point sans effet sur notre scène. Il est impossible qu'on n'admirât pas surtout, dans Œdipe-foi t cet art merveilleux de l'intrigue qui semble se dénouer à chaque scène f et qui se resserre et se renoue par les moyens mêmes qui semblaient devoir tout éclaircir, tout terminer. On peut dire, de ces antiques chefsd œuvre du génie, ce quePlutarquc disait des chefs-
------------------------------------------------------------------------
d'œuvre d'un autre genre, dont l'art des Phidias, des Zeuxis, des Praxitèle, avait embelli Athènes : a lit « conservent encore unq fraîcheur de jeunesse, une et fleur de grâce et du nouveauté, qui empêche que « l'injure des temps ne les terniue et ne les efface, « comme s'ils avaient eux-mêmes un esprit toujours « rajeunissant, et une Ame exempte de vieillesse, w Il ne me reste plus d'espace pour parler des comédies ou fragmens des comédies de Chénier; les lecteurs n'y perdent pas grand chose, et la mémoire de Chénier y perd encore moins.
Chavlemagne, ou l'Église délivrée, poëme épique en vingt-quatre chants ; pAr Lucien Bonaparte , membre de l'Institut, etc., etc.
Si la poésie est le plus noble langage qn'il soit donné à l'homme de parler, le poëme épique est aussi le plus noble ouvrage que la poésie poisse produire ; c'est le chef-d'œuvre de l'esprit humain : pr etiosis simum humani itigenit opus, dit Pline, en parlant du plus ancien et du plus illustre de tous. Beaucoup de poëtes ont eu l'audace de tenter cette grande entreprise, couronnée par de si rares succès ; ils ont essayé de cueillir cette palme, la plut brillante que les lettres puissent offrir au génie, et de partager ainsi une gloire qui n'a été accordée qu'à cinq on six hommes privilégiés, les seuls qu'ait heureusement inspirés, dans tous les Ages et chez tous les peuples, la musc de l'épopée. Mais, quoique la modestie ne soit pas la vertu des poëtes, à peine OIIlelat-i" avouer cette prétention. Je crois, en effet, que c'eat par une sorte
------------------------------------------------------------------------
du pudeur louable que, rougissant de se donner pour avoir entrepris et exécuté ce qu'il y a de plus difficile et de plus glorieux dans la carrière littéraire, ils ne s'écriaient point fastucusement : Voici un poëme épique. Ils se contentaient d'inscrire au frontispice de leur livre, le titre plus simple et plus modeste de poëme, laissant au public le droit de déterminer si leur ouvrage devait être associé à l'Iliade n YEnéide, à la Jérusalem délivrée, et aux rares chefsd'œuvre qu'a enfantés le génie épique. M. Lucien Bonaparte a dédaigné ces imides précautions, et il nous déclare bien positivement, alin que nous n'en prétendions cause d'ignorance, que c'est un pothno épique (In'il nous donne. Ce titre fut long-temps refusé au Paradis perdu: et, dans son enthousiasme , Addisoti s'écrie à ce sujet : « Si vous vous faites scrute pule de donner au Paradis perdu de Milton le « nom de poème épique, a ppelez-le, si vous vou« lez, un poeme divin. » Mais M. Lucien Bonaparte ne veut pas même nous laisser cette alternative.
Déjà, depuis deux ans, le bruit de ce nouveau poëme s'était répandu en France, et y avait causé une assez grande surprise. Cruellement opprimés alors par un membre de cette famille, nous n'espérâmes guère qu'un chef -d'œuvre de son frère vint apporter quelque distraction à nos malheurs : nouu ne nous flattions point que l'humiliation du joug honteux dont nous étions flétris par l'un, fût en quelque sorte effacée, ou du moins adoucie par l'honneur que l'autre ferait rejaillir sur les muses françaises. Nous réfléchissions sur le sort malencontreux auquel était réservé de nos jours ce pauvre Chnrle-
------------------------------------------------------------------------
magne, ce grand et puissant monarque, l'antique honneur de la monarchie française. Il était l'objet d'une prédilection particulière et fatale de MM. Bonaparte : l'un l'appelait insolemment 10D prédécesseur; dans ses momens de modestie, il le prenait pour son modèle, et ses flatteurs le prirent pour objet de comparaiaon, tant qu'ils crurent qu'il était permis de comparer leur héros avec quelque mortel; l'autre le choisissait pour objet de ses chants, et allait probablement le célébrer à peu près comme le poêle Chétile célébrait le grand Alexandre. Enfin noua admirions l'étrange ambition des deux frères : l'un voulait régner sur le monde, l'autre sur le Parnasse.
Cette dernière ambition est du moins fort innocente, et l'on serait trop heureux, si, comme M. Lucien Bonaparte , son frère se fùt contenté de faire de mé.
chans poëmes et de mauvais vers, et qu'il eut borné ses prétentions à détrôner Homère et Virgile.
Telles furent nos réflexions sur ce poëme ; après quoi nous l'oubli Ames, comme il est d'usage à Paris d'oublier bien vite des choses beaucoup plus importantes. Nous n'y pensions donc plus, lorsque les jou r.
naux de Londres nous ont appris qu'il était imprimé, nous en ont cité des fragmens, et lorsque les journaux de Paris nous ont dit que les presses de M. Didot allaient le reproduire et le répandre parmi noua. Puisque l'attention a été ramenée une sans fois sur cet objet, je crois que c'est le moment d'en parler, avant qu'un aecond oubli, qui pourrait bien être définitif. ne noua le fesse encore perdre de vue.
Un exemplaire de l'édition de Londres, qui m'est parvenu, me procure les moyens de prévenir ce
------------------------------------------------------------------------
malheur, que pourrait bien ne pas conjurer l'édition de Paris, qui peut-être arrivera trop lard.
Cette édition est en deux grop volumes in-4 dt j'avoue que j'ai frémi à leur aspect, jamais je ne vis un plus redoutable poëme. Dans ce terrible combat que se livrent, sur l'antique perron du Palais, et auprès de la boutique de Barbin, les chanoines de la SRinte-Chapelle, les deux armées ennemies du Chantre et du Trésorier se lancent beaucoup de pommes a la tète, et les combattans roulent sur les degrés, et tombent renversés, suivant les expressions de l'auteur du Lutrin, sous le poids du tome épouvantable, du volume effroyable.
D'un Pinchine in-quarto Dodillon étourdi, A long-temps le teint pâle et le coeur afladi.
Mais enfin, quelque gros qu'il fût, ce poëme était renfermé dans un in-4°; il en a fallu deux pour contenir le Charlemagne de M. Lucien Bonaparte. S'il eût existé alors, et qu'il fût tombé dans les mains du sacristain Boirude ou du robuste Fabry, il eût suffi pour mettre à lui seul deux ennenis hors de combat. Ce n'est pas qu'il n'y eût dès-lors, dans la boutique de Barbin, un Charlemagne, qui devint une arme très-fatale à l'un des combattans.
Dans le fort du combat, le chapelain Garagne, Vers le sommet du front atteint d'un Charlemagne, ( Des ver* de ce poëme effet prodigieux ! )
Tout prit A s'endormir, bâille et ferme le* yeux.
Je crains que le moderne Charlemagne ne produise cet effet prodigicux sur tous ceux qui entreprendront de le lire, sans qu'il soit besoin pour cela de le leur jeter a la tête.
------------------------------------------------------------------------
Ce n'est pas toutefois que re %cîl nn C sprit méprisable et même ordinaire qui ait pu concevoir cette vaste machine poétique, quelque mal conçue qu'elle soit; et l'exécuter, quelque imparfaite, quelque mauvaise qu'en soit l'exécu'ion. Ceux qui lisent beaucoup, et qui réfléchissent un peu sur leurs lectures, ont souvent l'occasion de s'étonner de l'esprit qu'il a fallu pour composer un mauvais ouvrage, des connaissances qu'il annonce , de la peine et de la fatigue qu'il a du donner à son auteur , de l'espèce même do talent qu'il suppose : mars ils regrettent ce temps perdu, cette peine inutile, cette fatigue d'où il ne résulte ni plaisir pour eux, ni gloire pour l'auteur; ce mauvais emploi des connaissances , ce malheureux usage du talent, cet abus de l'esprit; et ils ne peuvent s'empêcher de dire qu'avec un peu plus d'esprit encore, de talent, et surtout de goût, on se serait abstenu décomposer un pareil ouvrage, et surtout de le publier. Telles sont les réflexions que m'a particulièrement inspirées la lecture du poëme de Clunlemagne. Assurément., c'est déjà une chose fort étonnante qu'un étranger, né dans une île qui jusqu'ici n'a pas paru très-favorisée par les Muses, jeté au milieu de nos troubles civils auxquels notre malheur a voulu que sa famille prit tant de part, détourné des méditations littéraires par la politique et l'ambition, distrait long-temps encore par ses démêlés avec son terrible frère, par les plans de son avenir, et par
les bouvenirs du passé et du rôle singulier qu'il avait joué, ait enfanté le plus long poëme de la langue française, et qu'il ait poursuivi pendant dix ans cette entreprise commencée à Tusculuip , dans l'ancienne
------------------------------------------------------------------------
campagne de Cicéron , lieu fatal À la poésie , continuée à Malte, et terminée à Londres. Ce n'est cependant pas tout : M. Lucieu Bonaparte a fait encore une autre poëme épique. A l'exemple d'Homère, après avoir fait son Iliade, il n voulu faire son Odys- sée: ce n'est pas moi qui fais ces rapprochement c'est M. Lucien Bonaparte lui-même; il nous apprend que c'est l'île de Corse qui sera son Ithaque : c'est là qu'il prétend ramener les souvenirs , et probablement les principaux personnages de son premier poeme. Un de ces personnages est Isolier, né à Ajaccio, comme M. Lucien Bouaparte lui-même, qui défigure un peu le nom de sa ville nntale, et l'appelle Ajace , ce qui est plus commode pour rimer avec trace, mais ce qui n'est pas plus harmonieux.
Cet Isolier, ou plutôt son père, suivant lepoëte, reçut Charles Martel lorsqu'il poursuivait les Maures qu'il avait battus à Tours. On ne savait peut-être pas qu'il les eût poursuivis jusqu'en Corse; mais voici une strophe qui en fait foi : Martel Ici atteignit aux mers Cyrnésiennes ; Sur ronde, sans repos, les martelant trois jours , Il accomplit alors la victoire tle Tours, Et rejeta l'impie aux plaines africaines.
Le chef ajacien, le pire d'Isolicr, Du toit hospitalier Offrit au conquérant le secourablc asile : Pour les vaisseaux brisés dépouillant ses forêts, Et les chargeant des fruits de sa terre fertile, 11 prodigua ses soins au prince des Françai..
J'ai voulu donner d'abord au lecteur un échantillon de la poésie de M. Lucien Bonaparte, ou plutôt du système métrique qu'il a adopté ; car je
------------------------------------------------------------------------
ne veux point m occuper encore do l'inconcevable prosaïsme de ces vers, ou plutôt de oes lignes ri.
méei. J'observerai seulement que les trois quarts des strophes de ce poëme sont de ce style. Dans un petit nombru, l'élévation de quelques pensées et l'énergie des sentimens déguisent jusqu'à un certain point la faiblesse des expressions et du style, toujours dépourvu d'imagination, d'éclat, de coloris ou de goût : mais je me réserve, lorsque je ferai connaître plus particulièrement lesujetet leplan de l'ouvrage, de parler aussi des vices du langage, de l'élocution et des images. Je me borne, pour le moment, à faire remarquer ce système général de strophes que M. Lucien Bonaparte veut introduire dans notre poésie epiqw, et le genre particulier de strophes qu'il a choisi. C'est une innovation peu heureuse, et qui, je crois, ne fera pas fortune. Né italien , M. Lucien Bonaparte s'est laissé entraîner par l'exemple de deux grande poëtes italien., Le Tasse et l'Arioste; mais il n'a pas assez réfléchi sur la différence du génie des deux languel, sur l'empire d'un long usage et des grandes autorités. Chez nous, le vers alexandrin est consaeré, et semble très-propre aux récits longs, nobleset soutenus : il a plus que tout autre la pompe et la grandeur qui conviennent au merveilleux, la vigueur et l'énergie qui conviennent aux passions. N'est-ce pas là tout ce qui constitue la poésie épique ? Entre les mains des grands poëtes, il ne manque ni de flexibilité, ni d'harmonie. Mais si le système général du strophes est peu heureux, le choix particulier des strophes adoptées par M. Lucien Bonaparte me semble encore plus mauvais. Ce petit vers, jeté vers
------------------------------------------------------------------------
lu milieu Je la strophe, n'a aucune grâce. Il fait surtout le plus mauvais effet, lorsqu'il n'est pas lié avec le précédent, et qu'au lieu de finir la phrase ou de la continuer, il en commence lui-même une nouvelle. Le poIte termine alternativement chaque strophe par un vers masculin et par un vers féminin, et la strophe suivante commence par un vers du même genre, qui cependant ne rime pas avec la précédente, ce qui est contraire à l'harmonie et au système de notre poésie à rimes croisées. Pour justifier ces innovation., M. Lucien Bonaparte prétend que notre vers alexandrin est peu propre à la musique, et qu'un poëme épique doit se chanter. Mais je crois 'lue ses strophes, souvent plates ou barbares, se chanteraient encore moins que de beaux vers alexandrins. D'ailleurs, l'auteur de Chtvlemagtie a pris trop à la lettre le mot je chante, employé par les poëtes épiques. On ne chantait certainement pas à Rome les vers harmonieux de l'Enéide. Des rhapsodes chahtêrent, dans la Grèce, des morceaux de l'iliado : mais je crois qu'on ne fera jamais cet honneur aux strophes de Charlemagne. Combien de rhapsodes il faudrait, pour chanter tant de rhapsodies 1 Quoiqu'un demandant un jour à M. le duc de Choiseul s'il avait lu les Mais, poëme de Roucher : « Non, répondit le ministre, il m'a paru trop long.—Il est vrai, lui diton , qu'il contient douse chanta, et à peu près doute mille vers. — Il faudrait douse mille hommes pour lire cela, s'écria vivement le duc de Choiseul. » Le propos est bien d'un ministre de la guerre ! Combien eùt - il donc exigé d'hommes, pour ciuutter ln poëme de M. Lucien Bonaparte ? Quant a moi, qui
------------------------------------------------------------------------
n'ai point d'armée à ma disposition, j'ai été obligé de le lire à moi tout seul, ce qui est déjà bien dur ; mais j'avoue que j'y aurais renoncé, s'il avait fallu le chanter. Avant, toutefois, de faire justice des chants et des vers du poète, je m'empresse de la rendre aux principes et aux sentimens de l'auteur du poëme. Ces lellti mens sont nobles et élevés, ces principes toujours conformes à la morale, a la justice, à l'honneur : ils ■ bont religieux, édifians même; et l'on est souvent teuté, en lisant les vers de Charlemagne, de dire qu'ils sont bien plus d'un bon chrétien que d'un bon poëte. Toutes les vertus doucea, sociales et généreuses y sont célébrées : l'amour de l'humanité y respire. Les qualités odieuses, ou même les vices brillans qui asservissent les peuples et font le malheur des hommes, y sont détestés et flétris : l'ambition surtout, l'insatiable soif des conquêtel, l'abus de la force, la tyrannie, la mauvaise foi dont les transactions, la perfidie dans la violation des traités, y sont voués au mépris et à l'exécration des hommes, sinon avec le talent d'un poëte, du moins avec l'expression et la chaleur d'une Ame indignée. Quelquefois même, mais trop rarement, la vérité, l'énergie ou la nobleue de la pensée , soutiennent 188ft bien la strophe, lui donnent quelque éclat, et de même que, selon le législateur du Parnasse, le vers i« sent toujours des bassesses du CDfmr, il se sent quelquefois, dana le poëme de M. Lucien Bonaparte, de l'élévation des sentimens. Il est certain que, si ce poëme eût été passablement conçu, et passablement exécuté ; si, enfin, renfermé dans de plus justes bornes,
------------------------------------------------------------------------
<>l réduit à des dimensions moins effrayantes, il eût été lisible, ces principes humains et généreux, cet vires et honorables déclamations donneraient à ce poëme un attrait assez piquant, celui de la satire dirigée contre un homme odieux, et de la satire faite par un frère.
Disons de plus, à l'honneur de ce frère, que ce n'était pas seulement dans ion poëme et dans ses vers, mais plus encore par sa conduite et une résistance ferme, courageuse et constante, qu'il protestait contre la politique cruelle et les volontés oppressives du tyran de la France; et cette conduite honorable attesterait que l'auteur ne donne point ici de vaines paroles et ne prend pas un vain masque, quand même un accent de vérité et de conviction intérieure ne déposerait pas en faveur de la franchise de se.diICO\tI'l(r}..
J'ai depuis long-temps remarqué qu'on flattait trèspeu les poètes en vantant leurs sentimens : ce sont leurs vers qu'il faudrait vanter. Je me lui. même brouillé avec plusieurs, pour avoir dit ou insinué qu'ils étaient de fort honnêtes gens 5 mais c'est ici un cas tout particulier, et je suis persuadé que h justice que je rends aux bons sentimens et aux ex* cellens principes qui sont exprimés dam le poëme de M. Lucien Bonaparte, et qui sous sans doute dans son Âme, ne lui déplaira pas. Elle attestera de plus mon impartialité, et lui prouvera que je n'aurais pas moins loué ses vers que ses principes, si SA poésie m'eût paru valoir sa morale. Mais je doit dire, au contraire, que ses vers sont tellement mauvais, que, s'ils ne doivent pas faire oublier ses bons
(1) J'imprimais ceci dans les premiers jours de janvier 1815.
------------------------------------------------------------------------
principes quand une fois on les a découverts, ils RUte raient dû naturellement empêcher de lfn découvrir jamais. Ces sentimens honnêtes et généreux auraient dû rester toujours ineODDUI, et à jamais ensevelis dans cet amas de strophes, dans ce délugede mots et de rimes, sans que jamais personne eût le courage de les y chercher, et assez de persévérance pour les trou* ver. Il a fallu un lecteur bien intrépide et un devoir bien impérieux, pour les démêler, les remarquer, les' publier: certainement M. Lucien Bonaparte me doit de la reconnaissance.
Je ne ferai point, à l'occasion de ce poëme, une longue dissertation sur la nature du poëme épique; M n'est pas nécessaire de s'armer de grandes autorités contre un tel ouvrage, ni d'appeler à son secours Aristote, Quintilion, Horace, Boileau, le père Le Bossu, l'abbé Batteux, Rollin, La Harpe ; il n'est point question de citer les grands modèles et de comparer les chants de M. Lucien Bonaparte avec ceux d'Homère, de Virgile, du Tasse, de Milton, de Voltaire. Il est inutile d'esaminer ai un poëme est régulier, lorsqu'il est illisible 4 la première loi est en effet de se faire lire, it c'est ce qu'on ne fera jamais une ordre, sans plan, sans style, avec un héros grand dans l'histoire, et sans intérêt dans le poëme : des chanta sans liaison, et des événemens multipliés qui ne sont point subordonnés les uns aux autres » et ne tiennent point à l'action principale. Cette action est sans doute une des plu Importantes du règne de Gharlemagne et même de l'histoire moderne': c'est fa destruction de l'empire des Lombards en Italie, l'affranchissement du souverain pontife qu'ils
------------------------------------------------------------------------
nuibicU opprimer, et des Étals de l'Église qu'ils voulaient envahir, et enfin l'établissement de l'empire d'Occident, dont la couronne est placée sur la tète de Charlemagne. Le choix d'un pareil sujet était déjà une amère satire contre le frère de l'auteur.
Dès le premier chant, les Lombards, soutenus par une troupe auxiliaire de Grecs, assiègent Spolette, s'en emparent, la mettent à feu et à sang; les Grecs, surtout de la secte des iconoclastes, pillent les églises, brisent les images, renversent les crucifix, commettent de plus horribles profanations encore, et assassinent au pied des autels le saint évêque de Spolette, vénérable vieillard qui s'opposait à leur fureur sacrilège. Voilà l'aclion bien engagée.
On s'attend que l'Italie en sera le principal théâtre ; mais on se trompe. Dès le second chant on csf. à Paris : là, Charlemagnea répudié sa femme, et s'abandonne à de coupables amours. Roland indigné veut le forcer, les armes à la main, à reprendre sa femme, et court sur son roi la lance en arrêt : si l'on n'eût nrrèté sa furie, il l'aurait peut-être tué, ce qui aurait bientôt mis fin au poëme; mais ce qui est bien contraire au caractère et à la loyauté de ce bon paladin , l'antique honneur de.la chevalerie. Dans les chants suivanson se bat en Espagne, en Allemagne; on est au ciel, en enfer, en purgatoire; mais jamais en Italie, où les Lombards et le pape sont tout-à-fait oubliés. Ce n'est qu'au huitième chant qu'on fait faire quelques propositions d'accommodement : elles sont rejetées par Didier, roi des Lombards. Charlemagne se propose de passer les Alpes pour le mettre à la raison; mais il se bat, soit en personne,
------------------------------------------------------------------------
soit encore plus par ses généraux, en Saxe, en naviére, dans d'autres parties de l'Allemagne, contre Tittoillon, contre Witikind, en Espagne, eu Gascogne, en Aquitaine; et ce n'est qu'au vingtième citant que le lecteur est ramené en Italie pour ne plus la quitter, jusqu'à ce qu'enfin l'interminable poëme soit fini. Les vides nombreux que laissent 3ans cette action languissante ou dans cette multiplicité d'actions incohérentes, le récit fréquent et monotone des combats, est rempli par des épisodes, des sacrifices, des sermons, des visions, des apparitions d'ombres ou de revenana; des oraclee, des miracles ; car le poète prodigue le merveilleux, et abuse de la foi, de la crédulité même. Il lOutlent.
dans sa préface, que le merveilleux de la religion chrétienne est infiniment plus favorable à la poésie épique, que le merveilleux de la mythologie païenne; mais Il le prouve mal dans son poëme. Il ajoute que l'opinion de Boileau, à cet égard, est plu digne de l'auteur des Satires, que de celui de VArt poétique ; mais il devait savoir que l'auteur des Satires et des Eptires est très-digne de l'auteur de l'Art poétique.
C'est, dans ces divers ouvrages, même doctrine, mêmes principes, même talent.
Je ne m'étendrai pas davantage sur le plan, le sujet et les fictions de ce poëme : il serait très-long et encore plus inutile d'en présenter une analyse complète. C'est en effet principalement par le style que vivent les poëmes ; c'est par le charme et la no blesse du langage, les grâces de l'élocution, l'agrément et lA beauté des images. Le poëmo da Chapelain est trèsrégulier et très-barhare; et le plan de Ckarlrmagnc
------------------------------------------------------------------------
serait le mieux ordonné, et les fictions lut plus belles et les plus ingénieuses qu'il soit possible d'imaginer, que la poésie de M. Lucien Bonaparte gâterait tout. Une diction lâche, diffuse et prosaïque énerve ses pensées et affaiblit ses tableaux, lors même que sa verve devrait être plus soutenue par la grandeur de ses fictions et l'énergie de ses sentimens.
Voici, par exemple, comment dans son enfer, moitié chrétien, moitié païen, comme celui du Dante son compatriote, il exprime le supplice et les tourmens des mauvais frères : Ici rugit Caïn, les cheveux hérissés, Et portant sur ton front la marque sanguinaire.
« Caïn, Caïn , réponds : qu'as-tu fait de ton frère» A cette voix du ciel, tout ses sens sont glacé* ; Caïn croit voir Abel éclatant de lumière; Et d'un brai téméraire Il ose encor frapper l'objet de ton couroux : Mais l'ombre glorieuse, échappant à ses coups, Redouble dans son coeur les tourmenl de l'envie.
Les squelettes hideux d'Atrée et de Thyeste Semblent toujours brûler d'un courroux ennemi.
Cly temnestre, près d'eux, de son époux trahi Cherche en vain d'éviter la rencontre funeste.
L'assassin de Rémus gémit prés de Caïn, etc.
Parmi ces mauvais frères, M. Lucien Bonaparte n'oublie pas le sien ; et il est évident qu'il le place eu enfer avec sa cour; mais il ne l'y place pas en meilleurs ,ers :
Ceux dont l'orgueil funeste Par d'injuste. combats trouble les nations, Et tous leurs vils flatteurs, artisans de poisons, Gémissent pêle-mêle au fond du goufre immonde.
------------------------------------------------------------------------
Il est inutile d'accumuler les exemples do cet étrange prosaïsme, (lui fait des vers de M. Lucien Bonaparte des lignes rimées, et souvent très-mal l imées. Je n'en citerai plus qu'un : le roi des Lombards parle ainsi d'un de ses alliés : Pour l'exarque, je puis soupçonner M franchise!
La haine des Latius sans doute est dans son cœur.
Peut-être de ces Grecs la fidèle va!eur, Ne démentira point l'alliance promise; Mais le secours des Grecs est souvent dangereux.
Fn tout temps , en tous lieux , Avec leur amitié marche la défiance : Le glaive à deux tranchant arme leurs faibles maills, Malgré tous leurs sermens, une sage prudence Tient mes regards fixés sur leurs secrets desseins.
Je ne parle pas de la valeur des Grecs et de leun faibles mains, expressions qui, dans la même strophe , se contredisent ; mais quel style ! quels vers ! On a pu remarquer cette paraphrase décolorée de ce trait ni vif dans Virgile : Timeo Danaos et dona ferentes.
Né étranger, M. Lucien Bonaparte se trompe quelquefois sur la propriété des expressions, sur la noblesse, sur les règles même du langage. Nous avons vu qu'il disait, chercher d'éviter; il emploie le mot ire dans la poésie noble et épique, tandis que ce vieux mot ne doit plus se trouver que dans les vers marotiques. Il appelle une guerre entre deux frercp, une guerre fraternelle, tandis que le mot fraternel n'exprime chez nous que des sentimens tendres et doux : il en est de même du mot paternel; et le crime d'un père ne s'appelle point un crime paternel. Fixer, pour regarder, est une faute grossière, et
------------------------------------------------------------------------
cette faute est fréquente dans le poëme de M. Lucien : Nul héros ne pouvait le fixer MM frémir, etc.
Il ne se trompe pas moins sur le système de notre poésie et le mécanisme de nos vers : lee enjambemens sont nombreux, et souvent très-vicieux, ses rimes insufifsantes. Par exemple, il fait rimer flanc et Cadoman. 1 Sans doute, parmi les quinze ou seize cents strqphes dont cet énorme poëme se compose, il en est quelques-unes de passables, quoique dans mon envie de les distinguer et d'en citer deux ou trois, je n'en aie pu trouver aucune qui soit à l'abri de quelque gr&ve reproche, soit pour l'expression et le ityle, soit pour la composition et la liaison des pensées. Dans mon désir de porter la justice jusqu'au scrupule, je remor.
querai dans le seizième chant, où le poêle décrit et met en action un sacrifice des Druides, une couleur sombre qui convient bien au sujet, aux lieux, aux personnages ; le fanatisme cruel du grand-prêtre Or.
mès, qui réclame des victimes que veut dérober à sa fureur l'humluittt de Witikind, qu'on ne croyait pas trop humain, est peint avec assez de vigueur et d'éner.
gie. A la suite de ces horribles tableaux, le poëte en présente dè plus doux : une vision mystérieuse appa- raît à Witikind sous la forme d'un ange, le convertit à la foi, et lui déroule les deitinées des rois de Francp.
On aime À voir M. Lucien Bonaparte parler de SaintLoui., dé Henri IV, de Louis XIV, même des malheurs de Louis XVI et de sen auguste famille, si non un grand poIte, du moins en juste appréciateur de
------------------------------------------------------------------------
l'héroïsme, de la grandeur, de la vertu, de la boulé.
De toutes ces strophes je ne rapporterai que celle qui a pour objet Louis XII; non quelle soit aussi bonne que je le voudrais pour un pareil sujet, ou même que ce soit la meilleure de celles que AI. Lucien Bonaparte a consacrées à célébrer les vertus et les qualités des rois de France, mais parce quelle présentera à tous les bons Français l'application la plus douce et la plus juste.
Sur un siège éclatant, Tois cet autre Louis Dont le regard serein exprime l'indulgence; Rien ne pourra lasser sa tranquille clémence, Kt dans tons ses sujets il aura des amis.
Que de pleurs répandus à IOn heure dernière !
Pmds d'un si bon père, Les peuples orphelins connattront la douleur Un meilleur roi jamais ne porta la couronne ; Jeune, il profitera des leçons du malheur; Monarque, il placera la bonté sur son trône.
Ce n'est point par lassitude que M. Lucien llonapartc a fait les plus mauvais vers; car les plus passables sont dans le second volume; mais ils ne sont encore ni assez bons, ni en assez grand nombre, pour qu'on ne dise pas souvent : Pourquoi donc tant de vers, et un second volume à ce poëme ? Et combien de lecteurs s'écrieront : Pourquoi même un premier?
La Navigation, poëme; par M. Esmenard.
Lorsqu'un poëine d'une certaine étendue est annoncé dans le public ; lorsque l'auteur est déjà connu pour un homme d'csprit et de talent; lorsque les fragmens qu'un a vus de son ouvrage, loin d'affaiblir
------------------------------------------------------------------------
cette réputation, la soutiennent et l'augmentent, cet événement littéraire occupe tous les esprits, et le poème, avant d'être un sujet de lecture, devient un sujet général de conversations. C'est ce qui est arrivé A celui de M. Esmenard. Les gens aaget ne pouvaient en juger l'exécution qu'ils ne connaissaient pas ; mais les gens pressés n'attendent pas cette petite circonstance: ils jugent toujours d'un ouvrage, avant la lecture, comme après, et toujours à peu prés aussi bien.
Mais il est un objet sur lequel on pouvait prononcer d'avance, et qui se présente toujours le premier à l'esprit des lecteurs et des juges, comme à celui des poëes : c'est le sujet du poëme. La Navigation en offre-t-elle un favorable pour un long ouvrage en vers? Set progrès étonnans et m merveilleux effets ne paraissent-ils pat plut propres A devenir la matière d'un brillant épisode, ou à inspirer au poète lyrique quelquet belles strophes, qu'à être longuement célébrée dans un poëme en huit chants? Telles sont les questions qu'on a souvent agitées, et qu'on a assez généralement résolues contre M. Esmenard.
La possibilité de faire un poëme, et même un excellant poëme sur la navigation, avait cependant déjà été entrevue et indiquée par quelquea bonaeapritt.
L'abbé Desfontaines, entre autres, quoique asses peu porté en faveur de la poésie française en générai, et de la poésie didactique en particulier, après avoir asses durement prononcé que c'était dans ce genre surtout que notre langue faisait sentir sa stérilité et son ingratitude, et qu'elle était presque in-
------------------------------------------------------------------------
capable d'exprimer les choses communes, ajoute r « Il n'en est pas ainsi des objets spirituels et relevés ; « nous avons pour ces sortes de sujets assez de ma« nières de les exprimer noblement : c'est ce qui a « fait enfanter à M. Despréaux son Art poétique, « ouvrage accompli. Je crois, pour cette raison, « que nous pourrions produire (TexceUetia primes <4 sur la musique, sur la peinture, sur l'art de la « guerre , sur la navigation, » 1 Ce que l'abbé Desfontaines regardait comme possible, M. Esmenard vient de l'exécuter; et Il faut qu'un critique soit bien obstiné, pour persister en- core dans son sentiment, malgré cette double preuve d'autorité et de fait. Cependant. comme l'autorité de l'abbé Desfontaines n'est pas tellement irréfragahIe, qu'on ne puisse être d'uu avis contraire; comme
le poëme de M. Esmenard, remarquable par un mérite très-distingué, n'est pas tellement bon, qu'il réponde à toutes les objections, je crois, pour me servir d'une expression de madame Dacier, que les remarques faites contre le sujet qu'il a traité, subsistent.
L'imagination n'aime point à s'occuper de sujets tellement vastes, qu'ils sont vagues et indéfinis, et qu'ils n'ont, pour ainsi dire, de bornes ni dans lespace, ni dans la durée. L'intérêt s'affaiblit, lorsqu'il se porte ainsi successivement sur tous les temps, sur tous les lieux, sur une foule d'hommes de toutes les nations; c'est un sentiment qui, comme tous la autres, demaude à être concentré pour être vif. Fera-t-on d'ailleurs sur la navigation un palme didactique ? Mais cet art très-merveilleux, et même trhpoétique dans quelques-uns de ses effets, et très sec
------------------------------------------------------------------------
•<lans 5mi règles, très-barbare dans ses expressions ; et j'aimerai. autant rimer les termes de la chimie, que ceux de la marine. Fera-t-on un poëme historique ? mais si cette histoire n'est ni fidèle, ni exacte, ni entière, ui chronologique, ce sera une mauvaise histoire; si elle a toutes ces qualités, ce sera un mauvais poëme, et par conséquent encore une mauvaise histoire, puisqu'on ne pourra pas la lire.
M. Esmenard a pris un troisième parti 1 c'est de fondre ces deux genres en un seul, de faire un poëme historico-didactique, de manière cependant que l'histoire l'emportât beaucoup sur les préceptes ; et en cela il a eu raison. Le premier objet de la poésie est d'être agréable; son but est moins d'instruire, que d'attacher, que d'émouvoir et de plaire. Cest d'ap.
ces véritables idées de son art, que le poëte, sans s'assujettir à l'ordre chronologique, si ce n'est dans les grandes masses et dans les grandes divisions des temps ; sans s'astreindre à ùre un historien minutieux et exact, a choisi dans l'histoire de la navigation les événement les plus important, ceux qui ont le plus influé sur les progrès de l'art qu'il veut chanter; ceux qui sont les plus propres à être embellis par les couleurs de la poésie, à inspirer des réflexions douces ou énergiques, des sentimens déli- eau ou profonds. Quelquefois il donne à cet événemens une origine fabnkuse, il les embellit par une ingénieuse fiction, et mêlant ainsi les droite du poëte aux devoirs de l'historien, il fait sinon un poème irréprochable, du moins un ouvrage rempli de beaux tableaux et de beaux Yen.
Mal. M. Esmenard n'a-l-il pas en quelque aorte
------------------------------------------------------------------------
fait lui-même le procès au plan et au sujet de son poëme, lorsque, parlant de la Lusiade de Camoëns, il dit : 11 n'y a ni action ni caractères, par conséquent point d'intérêt praértù? Si dans l'ouvrage de Camoëns il n'y a ni action ni caractères, c'est la faute du poêle, et non du sujet qu'il chante. L'expédition do Vasco de Gama, et la conquête d'une immense et riche contrée, est une action bien plus importante que l'expédition des Grecs et le siège de Troie; poignée de Portugais qui exécutèrent une aetiM si neuve et si hardie, n'étaient pas des honur** tant caractère. Dans la Navigation, au contraire, ces deux sources d'intérêt manquaient à son auteur, et ce n'est qu'à force d'art, qu'il a pu en donner à soit poëme. Il y a, à la vérité, une suite d'actions, mais aucune action principale à laquelle les autres soient subordonnées; une foule de caractères depuis Jason jusqu'à M. Huon de Kermadec; mais ces peno.
ges épisodiques passent successivement comme dans une lanterne magique, n'inspirent qu'un intérêt passager que chaque renouvellement de scène efface et fait oublier.
Mais, dira M. Eamenard, je n'ai point prétendu faire un poëme épique, mais bien un poëme descriptif. Et quels sont, ajoutera-t-il, l'action et les caractères de l'Art poétique, qu'il est tenté de ranger dans la classe des poëmes descriptifs ? Malt, lui ré* pondra-t-on, puisque, d'aprèt votre aveu, il n'y a point d'intérêt générai sans action et sens caractères, faites vos poëmes descriptifs plu. eourtt, parce que, malgré votre rare talent, il voue sera bien difficile d'attacher à un long poëme qui n'est point soutenu
------------------------------------------------------------------------
par un intérêt général : c'est le parti qu'a pris Hoileau; de plus, l'objet qu'il traite, plus de charmes pour le plus grand nombre de lecteurs ; enfin, on pourrait peut-être donner une troisième raison de la supériorité de son poëme sur le vôtre.
D'ailleurs ne faut-il pas, même daus un poème descriptif, borner la série de ses descriptions ? Doiton embrasser un sujet tellement vaste, qu'il offre à peu près tous les objets de la nature et des arts à décrire ? Tel est le sujet de la navigation : il comprend tous les siècles; il s'étend naturellement sur la moitié du globe; mais M. Esmenard empiète considérablement sur l'autre moitié. C'est un navigateur qui débarque souvent, qui relâche dans les ports, qui s'enfonce dans les terres, qui grimpe sur les montagnes ; et on le voit tantôt sur les Pyrénées, tantôt sur les Alpes, où jamais vaisseau ne le porta. Cela ne doit point étonner : la mer est le lien du monde physique ; les transitions sont le lien du inonde intellectuel. Avec la mer et les transitions, on peut donc aller bien loin; on peut, tout en naviguant, peindre le ciel, la terre et les enfers, décrire tous les objets, célébrer tous les arts, parler de tous les hommes ; et c'est sans doute pour user de ce droit que M. Esmenard nous donne, entre autres excursion., un morceau de l'histoire romaine, et décrit rapidement et en beaux vers les règnes de Tibère, de Néron , de Claude, de Caligula, de Commode, d'Héliogabale, de Titus, de Trajan, des deux Antonins, d'Aurélien, de Constantin , et de quelques - uns de ses successeurs, tous gens plus ou moins célèbres, mais que jusqu'ici la marine n'avait pas réclamés.
------------------------------------------------------------------------
Cette surabondance de verve et de tableaux poétiques avait sans doute frappé le premier de nos poëtes, M. Delille, lorsqu'il conseillait à M. Esmenard de faire quelques suppressions. Celui-ci l'en défendit; et M. Delille, aussi poli qu'il est bon juge, et qui ne manque pas de fournir une raison ingénieuse et agréable a ceux qui ne se rendent point à ses avia, s'écria : « Monsieur, je l'éprouve comme voua : la v poésie qui enfante, c'est Cybèle qui se couronne « de fle&. et de fruits; la poésie qui retranche, « c'est Médée qui égorge ses enfans. » Et M. Esme- nard aima mieux sans doute ressembler à Cybèle qu'à Médée ; il n'eut point la cruauté d'égorger ses ettfans.
Cette tendresse paternelle noua a, au reste, conservé de beaux vers et do beaux tableaux, Ion même qu'ils sont un peu étrangers à l'objet que chante le poëte; et je n'ai insisté sur le défaut que semble me présenter un long poëme une action, et un sujet sans bornes, qt- e pour louer avec plus de franchise le parti que le poëte en a tiré. U n'appartient qu'aux hommes d'un véritable talent de vaincre la obstacles que présentent un plan et un sujet défectueux, et de trouver quelquefois, dans au défauta même, une source de beautéa.
Je mettrai sous les yeux du lecteur quelques - uns des beaux vers et des beaux morceaux qu'on trouve en grand nombre dans le poëme de M. Esmenard$ et, pour n'avoir plus à m'occuper que de ses vers, je vais dire un mot de sa prose. Elle consiste dans un discours préliminaire asses étendu, et des notes très - longues et la plupart cari. le style en est asses nombreux , assez harmonieux, et en gé-
------------------------------------------------------------------------
néral , cette préface et ces notes sont assez bien écrites, malgré quelques incorrections qui échappent à te ut le monde, et quelques amphibologies qui échappent souvent à l'auteur. On serait d'ailleurs bien injuste de ne pas en être content; car M. Esmenard a In but évident de plaire à tout le monde. Il faut être bien obscur ou bien malheureux, pour n'y avoir pas son petit mot d'éloge. L'homme religieux y trouvera des scutimcns religieux, et le philosophe qui en aura frémi, trouvera ailleurs des dédommagemens. M. Esmenard parait même tenir à cette dernière école par ses opinions politiques, par le fond de ses pensées cl par leur tour sententieux. Je n'en citerai qu'un t'xcmple, entre beaucoup d'autres. Christophe Colomb est présenté à ses souverains, après avoir découvert l'Amérique: « Dans cette audience solennelle, Fer« dinand et Isabelle voulurent qu'il fût assis et cou« vert devant eux , comme un grand d'Espagne. On « l'accabla de caresses et d'honneurs. Mais la vanité « ne se manqua pas à elle-même: elle fit donner à « Colomb de3 lettres de noblesse ; et, comme si la « gloire avait besoin de titres, dit M. de Langear, « les rois crurent de bonne foi qu'eux seuls venaient « d'anoblir un grand homme. » J'en demande pardon à MM. Esmenard et de Langeac, mais leur mauvaise humeur me ptraît bien injuste. Dans tout État où la noblesse est un titre politique, on peut bien mériter d'ôtre anobli avant la déclaration du souverain; mais on ne l'est réellement qu'après cette déclaration. Les philosophes sont bien difficiles à contenter : si Ferdinand et Isabelle n'eussent pas anobli Colomb, i!< eussent été des ingrats; ils
------------------------------------------------------------------------
l'anoblisscnt , on les accuse d'une sotte et ridicule vanité !
ART. II.
La navigation, obscure dans ses commenccinens, incertaine dans son origine, mais bien plus merveilleuse dans le premier instant de sa découverte et dans la faiblesse de ses premiers pas, que dans le haut point de perfection où elle est aujourd'hui, est aussi bien plus poétique alors, que dans ies plus brillantes époques de son histoire. La poésie (surtout dans un long poëme) se soutient par la fable et vit de fictions. Les époques trop éclairées par le flambeau de l'histoire peuvent, à la vérité, inspirer au poëte de beaux vers, de belles narrations, des sentimens tendres ou énergiques, des réflexions agréables ou profondes; mais elles éteignent, pour ainsi dire, le feu du génie qui crée, l'âme de la poésie qui invente; tandis que le lointain mystérieux dans lequel se trouvent placées les causes obscures d'un grand événement, les ténèbres dont se trouve enveloppée l'origine faible et incertaine d'une institution ou d'une découverte féconde en grands résultats, laissent une libre carrière à l'imagination, le premier dou du poëte, le charme le plus puissant de la poésie, le plus grand attrait des lecteurs. C'est alors que le poëte s'égaye en mille inventions ; c'est alors qu'il orne, élève, embellit, agrandit toutes choses.
M. EqmpnArd s'est contenté d'orner et d'embellir, il ne s'est égayé en aucune invention sur l'origine
------------------------------------------------------------------------
de Part qu'il a chanté. Il a tout simplement adopté celle que Gesner a consacrée dans son Premier Navigateur. Tel est l'agrément de cette fiction , que l'on sait gré à M. Esmenard de l'avoir revêtue des couleurs de la poésie française ; mais tel est aussi le talent créateur qu'il a lui-même développé dans quelques autres fictions dont il a embelli son poëme, qu'on est fâché de le voir copier, dans la plus belle occasion qu'il avait peut-être d'inventer; et qu'on regrette qu'il n'ait point ajouté à la poésie française une richesse purement nationale.
Dans un poëme moins rempli de beaux vers que celui de la Navigation, le premier chant serait trèsremarquable, et fournirait au critique impartial une foule de morceaux à citer avec éloge. Mais je c'ai noté un si grand nombre de citations agréables, que pour ms mettre un peu plus à l'aise, et être moins embarrassé dans le choix; je saute courageusement sur tout ce premier chant, et j'arrive au second qui commence par cette belle et juste comparaison d'Horace.
Tel que sur le sommet des Alpes menaçantes Un aiglon généreux sur ses ailes naissantes Part, s'abat, se relève, et descendant encor, Quelque temps incertain balance son essor; Mais bientôt il s'élance au milieu des uuage., 11 plane avec la foudre au milieu des orages, Fend la voûte azurée, et divisant l'éther, Porte son vol superbe aux pieds de Jupiter Telle navigateur, dont la voile timide Eflleure les contours de la plaine liquide, Mesure le pouvoir d'un art encore enfant : Il tremble; mais un jour il ira triomphant
------------------------------------------------------------------------
Sur les flots subjugués élevant sa puissance, Peupler de l'Océan la solitude immense, Agrandir son empire, et, vainqueur des hivers, Jusqu'au pôle glacé reculer l'univers.
J'ai souligné, un peu sévèrement peut-être , le premier hémistiche du premier vers , parce qu'il est un peu dur, et que l'harmonie doit être la qualité dominante dans tout ce qui n'est qu'ornement, comme les comparaisons. On trouve, dans le même chant, une fiction des Alpes personnifiées, s'opposant nu passage d'Annibal.
De ces monts orgueilleux le génie alarme, S'indignant qu'un mortel aflroute sa puissance, Entasse ses rochers , et dans leur cercle immense S'efforce vainement d'arrêter le vainqueur : Le roc cède à la flamme et s'ouvre à la valeur.
Dans ses tlancs ténébreux la terre déchirée Livre au fier Annibal une route assurée, Et le porte en tremblant sur ce sol ebraulé Que le pied des mortels n'avait jamais foulé.
Le Dieu qu'irrite en vain son inflexible audace S'entoure de frimas, se couronne de glace : Son front chauve est chargé de douleur et d'ennui, La téte des forêts s'abaisse devant lui; Les fleuves à ses pieds de leurs urnes profondes En torrens écumeux précipitent les ondes, Et l'Aquilon mugit dans le creux d'un sapin, Sceptre antique et touffu dont il arme sa main.
On admirerait peut-être encore davantage cette fiction, si on la trouvait dans le poëme de Silius Itali- cus, parce qu'elle y serait mieux placée. C'est en général un défaut, dans ce second chant, de ne tenir que par des idées et des transitions assez éloignées au sujet du poëme. Le troisième y est beaucoup plus étroitement lié : les épisodes y sont d'autant plus
------------------------------------------------------------------------
heureux, qu'ils sont puisés dans le fond même du sujet. Tel est le triomphe de Cléopâtre sur les bords du Cydnus , tableau qu'on a déjà présenté dans ce journal; telle est surtout la bataille d'Actium, dont l'espace trop borné qui me reste ne me permet que de citer quelques vers : Sur un vaisseau brisé la Victoire arrêtée Balance sur les flots son aile ensanglantée, Repousse au loin la gloire, et n'offre aux combaltans Que les lauriers du crime et le choix des tyrans.
Long-temps des deux rivaux la fortune incertaine Suspendit tour à tour sa faveur et sa haine.
La Discorde, attachée à ses pas inégaux , Des torches à la main, planait sur les vaisseaux.
Poussés par la fureur dans les partis contraires, Des amis égarés, des citoyens, des frères, L'un de l'autre chéris, l'un par l'autre blessés , Intrépides, sanglans, à leurs postes fixés, D'un chef ambitieux déplorables victimes, Fidèles à sa voix, étrangers à ses crimes, Invoquaient leur pays que déchiraient leurs mains, Anéantissaient Rome, et mouraient en Romains.
On trouvera peut-être dans ce morceau, ainsi que dans beaucoup d'autres du même poëme, un certain luxe d'antithèses ; mais ici du moins ce ne sont point de vaines oppositions de mots et de frivoles ornemens ; elles expriment de grandes et fortes idées ; et, loin d'affaiblir la pensée, ce sont des antithèses telles qu'en employait souvent Corneine, le plus fier et le plus énergique de nos poètes.
Si, en louant la belle fiction des Alpes personnifiées, j'ai cru devoir remarquer qu'elle avait trop peu de rapport avec le sujet, j'aurai le plaisir de répéter, pour une autre tiction que le poëte a placée
------------------------------------------------------------------------
dans le quatrième chant, le même éloge, sans y mê1er la même censure. Rien de plus ingénieux , rien de plus convenable dans un poëme sur la navigation , que l'origine et l'explication données par M. Esmenard, des effets merveilleux de la boussole et des services importans que sa propriété singulière rend aux marins. Les physiciens peuvent bâtir mille systèmes différens pour expliquer la vertu de l'aimant et la direction de raiguille aimantée; ils peuvent y voir des particules agitées, des molécules en mouvement , des sympathies, des attractions. Le poëte ne devait y voir qu'un sentiment. La poésie donne la vie la tous les objets : elle peuple la nature de divinités et de génies; elle n'emploie que des agens animés, elle ne trouve d'explications que dans les sentimens et les affections ; et eut-elle jamais une plus belle occasion d'exercer cette puissance magique , et de se livrer à ces interprétations mystérieuses, que lorsqu'elle nous présente un phénomène étonnant, admirable , une espèce de cause occulte, inexplicable à la physique, et aussi merveilleuse dans ses effets qu'utile dans ses résultats?
M. Esmenard suppose donc , en véritable poëte, qu'une nymphe, amie des marins et des navigateurs, protégeait leurs vaisseaux contre les naufrages et contre les divinités ennemies. Le plus puissant de ces génies malfaisans était le géant Adamastor , célébré par Le Camoëns. Il gardait le cap des Tempêtes , et brisait sans pitié les vaisseaux qui tentaient de doubler ce cap dangereux. La nymphe tutélaire veut sauver un de ces malheureux vaisseaux ; elle y parvient , et bientôt victime de sa générosilé, et de la
------------------------------------------------------------------------
cruelle vengeance du tyran des eaux , elle subit une triste métamorphose ; sa vie immortelle est cachée dans les flancs d'une pierre quelle anime; et, divinité sans forme et sans autels, elle continue toujours sa bienveillance et sa protection aux marins. Mais une pareille métamorphose a besoin d'être revêtue des couleurs de la poésie; elle paraitra froide sans doute dans la prose, c'est donc dans les beaux vers de M. Esmcnard qu'il faudrait la lire. Je regrette que la longueur de ce morceau m'empêche de le citer.
La versification en est aussi soignée que l'idée est ingénieuse; je n'y relèverai qu'un petit défaut : M. Esmenard dit que la nymphe, bravant h fureur d'Adamastor , viola soit empire et trompa sa puissance. Un empire violé, et sur tout violé par une nymphe, me paraît rne fort mauvaise expression.
J'ai loué M. Esmenard d'avoir donné peu de préceptes dans son poëme , et d'avoir plutôt écrit l'hisloirc, que les lois et les règles de la marine et de la navigation. Il y a cependant dans ce poëme des morceaux purement didactiques, qu'on lit avec le plus grand plaisir; tel est celui-ci, par lequel je terminerai ce second extrait.
Voyez nos rapides vaisseaux Presser ou ralentir l'attaque ou la poursuite, Tantôt d'un cercle immense envelopper la fuite, Tantôt sur un seul rang n'offrir à l'ennemi Qu'un mur ceint par la foudre et sur l'onde affermi.
Faut-il soudain briser cette masse enflammée ?
Un signal a paru ; l'ordre change, et l'armée Reconnaît, aux drapeaux qui flottent dans les airs , Sa route , ses devoirs, sa gloire ou ses revers.
Vos rivaux étonnés perdent-ils leur audace ?
Volez: de l'onde à peine effleurant la surface ,
------------------------------------------------------------------------
Que vos vaisseaux serrés, do flamme étincelaus r De la ligne ébranlée élargissent les flancs: Qu'elle s'ouvre; isolez l'ennemi qui se trouble ; Son ardeur s'affaiblit, que la vôtre redouble, Et que bientôt cherchant ses vaisseaux fugitifs, L'œil du chef éperdu les découvre captifs, Au milieu de vos rangs, sur leurs poupes fumantes, Portant avec effroi vos couleurs triomphantes.
Mais vous voyez du sort les caprices soudains: L'inconstance des vents a trompé vos desseins ;
Votre heureux ennemi, saisissant la victoire, Confie aux Aquilons sa vengeance et sa gloire.
Arrêter.
Bientôt la nuit viendra, favorable A vos vœux, Couvrir l'azur des flots et le front des étoiles; A l'Aquilou qui siffle alors ouvrez vos-voiles, Eteignez tous ces feux dont les sombres lueurs Trahissent votre marche, éclairent vos malheurs ; Qu'un seul cherche le port qui vous garde un asile : On le suit; vous, soudain, par un détour facile, Revenez, et trompant votre ennemi jaloux, Loin des bords qu'il menace allez porter vos coups ; Ainsi vous balancez son heureuse fortune.
ART. III.
Le XVIIe siècle, si remarquable dans les annales de l'esprit humain et dans l'histoire politique de l'Europe ; si fécond en grands événemens et en grands hommes dans tous les genres, si glorieux pour la France, doit une partie de son lustre aux progrès d( la marine et de la navigation. L'art nautique se perfectionnait, il est vrai, depuis cent cinquante ans, par l'invenlion de la boussole, par la découverte de Christophe .Colomb, par les voyages hardis des navigateurs génoL , espagnols et portugais; mais la science du commerce , qui doit tout à la naviga-
------------------------------------------------------------------------
tion, et qui depuis a tant tnflué sur la prospérité des États, était à peu près inconnue : mais la tactique militaire, surtout, était entièrement dans l'enfance.
L'audace, la force, le courage, et souvent le hasard, décidaient alors uniquement de la victoire, comme du temps des guerres Puniques ; et, à l'artillerie près, la bataille de Lépante ne diffère pas beaucoup de celle où Duilius défit les Carthaginois. Mais bientôt l'audace, toujours utile , est reglée par des signaux certains et des ordres savans : le courage, toujours nécessaire, est dirigé par une tactique sûre ; le hasard lui-même est maîtrisé par des combinaisons profondes : à de simples galères succèdent des forteresses flottantes , qui bravent la fureur des flots et les foudres de l'artillerie. Trois puissances se distinguent surtout dans ces constructions savantes, dans ces entreprises hardies , et dans toutes les parties de la science navale, soit militaire, toit commerçante.
La Hollande, sortie pour ainsi dire de l'Océan , acquiert et défend courageusement son indépendance, fait dans l'Inde des conquêtes immenses, établit des comptoirs utiles et nombreux , protège ses anciens maîtres f.près les avoir battus ; et l'on voit un sol triste , pauvre et ingrat, s'élever à un haut degré de splendeur et de richesses. L'Angleterre jette les fondemens de son ambition et de sa puissance maritime ; Vt la France, qui jusqu'alors presque inconnue sur mer, parait la dernière dans ce nouveau champ de gloire et d'honneur, et victorieuse en y entrant, disperse les flottes rivales, bat leurs amiraux les plus renommés , et obtient sur l'Océan et la Méditerranée la même supériorité qu'elle a dans les arts , dans les
------------------------------------------------------------------------
sciences, dans la civilisation, et dans les armes.
Cette époque , la plus brillante de la marine , est aussi celle qui inspire à M. Esmenard les plus beaux vers. Le sixième et le septième chants, consacrés en grande partie à la célébrer, se font lire avec d'autant plus de plaisir, que l'histoire maritime de ce siècle est très-intéressante, et que de beaux vers ne sauraient gâter une belle histoire. Parmi les divers morceaux qui m'ont frappé dans ces deux chants, je choisirai quelques fragmens sur les merveilles que l'art nautique a opérées dans la Hollande ; j'en citerai vraisemblablement beaucoup, également entraîné par l'intérêt du sujet et par le talent du poëte.
J'en attente tes champs et tes marais sauvages, Batave industrieux! Quel dieu vint sur tes plages, De la mer mugissante enchatner les fureurs ?
Quel art d'un sol impur dissipa les vapeurs, Kt, de mille canaux ailermissant la rive, Fit circuler leur onde épurcée et captive ?
Qui remplit ces déserts d'un peuple courageux ?
Qui creusa ces bassins, et d'un limon fangeux, Où le roseau stérile osait À peine éclore, Fit des ports à Neptune, et des jardins à Flore?
Art des navigateurs! Protée audacieux!
Seul, sous des traits divers, tu fécondes ces lieux.
..,',.
Le Batave te doit ses vertus, sa patrie, Et ton puissant génie, en fondant ses remparts, Y créa la nature et la soumit aux arts.
Souvent jusqu'au milieu de ses froids pâturages, L'Océan mutiné se creusait des rivages : Le Batave enchaîna ce monstre menaçant.
Des arbustes, unis par un lien vivant, Joignant au fond des eaux leurs flexibles racines, Et le sable entassé qui s'élève en collines Entre l'onde agitée et le sol affermi,
------------------------------------------------------------------------
Ont ferme la Hollande à ton fier ennemi; Des joncs entrelacés défiant la tempête, Repoussent l'Océan qui mugit et s'arrête.
Le voyageur, frappé de ces hardis travaux, Sur sa tilte alarmée entend gronder les flots, Tandis que sous ses pieds l'art, trompant la nature, Fait naltre autour de lui les fleurs et la verdure.
Poursuis, peuple intrépide! accomplis ton destin !
Tes fleuves prisonniers roulent dans leurs basains; Et Neptune , vaincu sur ses propres rivages , Te défie et t'appelle au milieu des orages.
-
O! des navigateurs redoutable science!
Des arts et de la guerre invincible alliance !
Par toi, d'un peuple obscur que dédaignaient ses rois, Les monarques d'Asie ont adoré jes lois.
Le Surinam, l'Hydaspe, et les champs malabarcs, Les mers de l'Indostan et les îles barbares, Où le Malais féroce enfouit ses trésors, * Des cités du Batave ont vu couvrir leurs bordst Et tandis qu'il commande aux peuples de l'Aurore, Tandis que l'Amazone et l'antique Bosphore Ouvre leur sein paisible à ses mille vaisseaux, Ceux que sa voix appelle aux plus rudes assauts, Suivant de Calisto la fatale lumière, Du Nord épouvanté franchissent la barrière.
L'ancre mord les glaçons, vieux enfans de l'hifer.
1 ,
Heureusement que j'arrive là à un morceau sur la pèche de la baleine, déjà inséré dans le Journal des Débats, sans quoi je n'aurais su où m'arrôter ; et, pour 11e plus m'exposer au même danger, je ne citerai plus rien de M. Esmenard, si ce n'est pour appuyer quelques critiques, parce qu'il me sera beaucoup plus aisé de m'arreter dans la censure que dans l'éloge.
On a pu juger, par les morceaux que j'ai déjà ci-
------------------------------------------------------------------------
tés, le caractère de la poésie de M. Esmenard; elle a de la force, de la noblesse, quelquefois de la chaleur et de l'harmonie ; mais cette harmonie est plus sonore et retentissante que douce et graciëuse, de sorte qu'à la longue elle étourdit plus qu'elle ne flatte, ce qui tient peut-être au défaut de variété et de flexibilité dans les tons. Très-propre à décrire, à raconter, à revêtir les objets des couleurs qui leur sont propres, à célébrer les grands événemens, M. Esmenard me semble moins heureux dans la peinture des sentimens. 11 y a dans ton poëme plusieurs morceaux qui appartiennent à ce IInN; et tous, si voua en exceptez le récit des malheurs de l'infortuné Lapeyrouee, qu'on lit avec beaucoup d'intérêt dans le huitième chant, me semblent dépourvus de' ce charme qu'une grande infortune ou une vive passion jettent ordinairement sur un épisode.
Les prières que, dans le danger ou dans le malheur, on adresse à un Dieu protecteur, à un Dieu consolateur, appartiennent encore au aentiment; or, si l'on en jugeait par les prières poétiques de M. Eamenard, on croirait qu'il ne aait pis bien prier. Voyez comme, dans la prose de M. Châteaubriant, la prière des matelots est bien plus animée, plus touchante que dans le poëme de la Navigation 1 Quels accents plaintifs et douloureux le vénérable Las Casas devait élever vers ce Dieu qu'il implorait pour les malheureux Indiens! Comment, après lui avoir demandé de protéger cet hémisphère entier que ses mains ont formât peut-il s'amuser i lui dire : * Colomb l'a découvert, Amrfric l'a nommé.
------------------------------------------------------------------------
Ces petits détails historiques sont inutiles à apprendre à Dieu, refroidissent beaucoup la prière.
Enfin, les consolations données à ceux qui sont accablés sous le poids du malheur, sont encore du domaine du sentiment, et j'avoue que je ne goûte pas celles que M. Esmenard donne aux malheureux qui ont tout perdu , lorsqu'il leur conseille de considérer les rivages de Catane et les goufres de l'Etna. Cela me paraît peu consolant.
Un autre défaut, que je reprocherais à M. Esmenard, c'est obscurité qui règne quelquefois dans son style. Ce défaut tient à trois causes différentes : 1° aux fréquentes amphibologies qu'on trouve dans ses vers comme daWs sa prose ; le pronom son, sa, ses, est un (icueil pour la Navigation ; on a déjà pu le remarquer, même dans les morceaux de choix que j'ai cités. J'en pourrais rapporter plusieurs autres exemples; je me contenterai de celui-ci, parce qu'il est le plus court : Et le fils de Minos, oubliant sa justice.
D'après la construction de la phrase, on croirait que c'est la justice du fils dont il s'agit, et je me trompe fort, ou M. Esmenard a voulu parler de la justice du père; 2° ce défaut tient encore à la longueur de la période poétique qu'affecte le poëte ; ses phrases sont souvent de seize vers, et quelquefois davantage : voyez, par exemple, son début, dont les différens membres sont liés par des qui multipliés et fort éloignés de leur relatif. D'autres fois l'auteur, aux qui, qui, qui, etc. , substitue des ou, ou, ou, etc., qui ne jettent sur la phrase ni plus de rapidité, ni plus d'élégance, ni plus de clarté. Enfin cette obscurité
*
------------------------------------------------------------------------
vient aussi quelquefois du peu de netteté dans les idées de l'auteur, ou dans la manière dont il les exprime : je pourrais citer à l'appui de cette observation , entre autres morceaux , une trentaine de vers de la page 268 du second volume ; mais ce sont les bons vers de M. Esmenard que je me plais à citer; je ne fais donc qu'indiquer la page, et le premier vers que j'entends encore moins que les autres : L'Épopée aussitôt, souveraine des ondes, etc.
Qui est-ce qui reconnaîtrait, sans le ucond vers , l'amour de la patrie, dans cette tirade si entortillée et si peu poétique?
Il est un sentiment, dont le charme vainqu^r Au lieu qui nous vit naitre attache notre coeur; Qui, de nos souvenirs formant nos espérances, Rapproche les climats, efface les distances.
Cette idée me parait très-fausse : l'amour de la patrie doit, au contraire, éloigner les climats, agrandir les distances ; et le Français qui e&t à Saint-Pétersbourg, doit trouver les climats d'autant plus différens, et les distances d'autant plus considérables, qu'il aimera davantage sa patrie.
Je pourrais multiplier ces critiques de détail , et trouver dans le poëme de la Navigation beaucoup d'épithètes oiseuses ou môme tout-à-fait déplacées ; d'inversions forcées, de transitions qui ne le sont pas moins , J'hémistiches ou de vers entiers très-durs , très-prosaïques; des images fausses, des constructions vicieuses, des vers dérobés ou trop clairement imités.
J'aime à prouver ce que j'avance : ici l'espace me manque; mais, si M. Esmenard me demandait mes preuves , je les lui donnerais.
------------------------------------------------------------------------
Mais il ne faut pas que ces Critiques fassent oublier les justes éloges que j'ai donnés à ctf'po&ne. Le sujet en est à la vérité un peu vague, et le poëte, pour me servir d'une de ses expressions, en éloignant les bornes infidèles de ce sujet, l'a rendu plus vague encore ; mais il n'en a que plus de mérite d'avoir su donner souvent de l'intérêt à un long poëme sur la navigation. Si son style n'est pas sans défaut, s'il est un peu tendu , s'il n'a pas assez de naturel et de grâce, il est aussi remarquable par de véritables beautés, et aucun poëte de nos jours (il faut toujours excepter M. Delille) ne nous a fait lire d'aussi beaux vers. Tel est le jugement, que je crois devoir porter de ce poëme; et, je l'avoue, j'ai quelque confiance dans ce jugement qu'on avait déjà pu recueillir de mes deux premiers articles, depuis qu'il m'est revenu de toutes parts qu'il avait également déplu, et à l'auteur et à ses ennemis.
Le Mérite des Femmes, poëme ; par Gabriel Legouvé.
On se plaint chaque jour de la décadence de la galanterie française. Nous sommes, dit-on, encore plus éloignés par la différence des moBars, que par la distance des siècles, de ces temps aimables de la chevalerie, où chaque preux comptait sa dame pour un des trois articles fondamentaux qui composaient le symbole de l'honneur et de la religion.
Un long intervalle nous sépare de ces jours de politesse et d'urbanité, d'amour et de respect pour les femmes, de ces temps enfin d'une galanterie noble
------------------------------------------------------------------------
et décente qui formait le caratère diatinctif des Françaiat sous le, règne de Louis XIV. La dissolution des moeurs qui deshonora la cour du régent; l'affaiblissement des principes religieux (car les femmes ne savent pas tout ce qu'ellea doivent à la religion) ; les progrès de la philosophie, qui, voulant tout définir, tout analyser, nous a appris que l'amour n'est qu'une petite convulsion, selon l'expression d'un célèbre philosophe; la révolution enfin qui, pendant longtemps , ne fut que le triomphe de la corruption des mœurs, de ritréligion, d'une philosophie exaltée, et de la force sur la faiblesse t arrachèrent le sceptre au sexe le plus faible, et détruisirent son empire.
Cependant on contesterait cette décadence de la galanterie, si l'on en jugeait par le grand nombre d'ouvrages qui paraissent sur les femmes. La comédie , qui, dans les jours de leur triomphe, ne, perdait aucune occasion de lancer contre elles des traits satiriques et malins, nous les représente presque toujours aujourd'hui sous 1m plus beaux dehors.
Si ma tante Aurore est un peu ridicule, combien Fanchon la viellewe est édifiante ! Et, pour une épigramme assez innocente, que de madrigaux saupoudrés de sucre et de miel ! Tous les prosateurs, tous les poêtea se disputent l'honneur de célébrer les Cemmes. Un anonyme fait crois volumes de pensées, nouvelles à ce qu'il prétend , sur les femmes : M. de Ségur (t) ne se laisse vaincre ni par la quantité, ai par la qualité; il fait aussi trois volumes sur ce fécond
(1) V oyes, tome I, page 365.
------------------------------------------------------------------------
et intéressant sujet. M. Philogyne. (1 ) les observe avec le plus tendre intérêt. Demoustier les chanta toute sa vie ; ce qu'il ne put dire en vers , il le dit en prose ; les sentimens qu'il ne put exprimer dans le corps de ses ouvrages, il les exprima dans ses préfaces. Si l'on ne connaît pas les éloges que leur ont adressés MM. Saint - Arnaud, Auguste Creusé, Dusaussoir, etc., ce n'est pas leur faute, car ils les ont publiés. Pourquoi aussi ne lit-on pas les almanachs?
Enfin M. Legouvé a fait quatre ou cinq cents vers pour célébrer tout le mérite des femmes anciennes et modernes.
Ce qu'il y a d'embarrassant, c'est de décider ce qui vaut le mieux de tant de prose ou de tant de vers.
Il s'émut, vers le milieu du siècle dernier, une grande querelle entre les prosateurs et les poëtes, sur la prééminence de ces deux langages. Les partisans de la poésie appelaient celui de leurs adversaires delà vile prose. Les prosateurs pourraient bien aujourd'hui le leur rendre. Un système d'équilibre très-exact a prévalu entre les deux puissances; notre poésie est tombée tout-à-fait au niveau de notre prose , et par conséquent fort au- dessous de la prose de tout bon écrivain. Comparons, par exemple, dans un sujet absolument semblable, un morceau de M. Legouvé, avec une page de M. Bernardin de SaintPierre le dernier des bons écrivains du dernier siècle. Voici comme il peint l'ivresse de deux amans : a C'est dans l'âge d'aimer, que se développent
(i) M. Lemontey, dans l'ouvrage intitulé: l'Observateur de la ./;.",,,, e.
------------------------------------------------------------------------
« toutes les affections naturelles au cœur humain.
« C'est alors que l'innocence, la candeur, la sincérité, « la pudeur, la générosité, l'héroïsme, la foi sainte, la « piété, s'expriment en grâces inexprimables, dans « l'attitude et les traits de deux jeunes amans. L'a« mour prend dans leur âme pure tous les caractères cc de la religion et de la vertu. Ils fuient les assemblées « tumultueuses des villes, les routes corrompues » de l'ambition , et cherchent dans les lieux les plus « reculés quelque autel champêtre , où ils puissent « jurer de s'aimer éternellement. Les fontaines, les « bois , le lever de l'aurore , les constellations de la « nuit, reçoivent tous leurs sermens. L'herbe « qu'ils foulent aux pieds, l'air qu'ils respirent, « les ombrages où ils se reposent, leur paraissent « consacrés par leur atmosphère. Ils ne voient, cc dans l'univers, d'autre mérite que de vivre et de « mourir ensemble; ou plutôt ils ne voient plus « la mort. L'amour les transporte dans des siècles in« finis, et la mort ne leur parait que le moyeu « d'une éternelle réunion. Mais si quelque obstacle « vient à les séparer, ni les espérances de la fora tune , ni les amitiés de douces compagnes ne peu« vent les consoler. Ils ont touché les cieux, ils « languissent sur la terre, ils vont, dans leur déses« poir , se retireç dans des cloîtres, et demander à « Dieu , toute leur vie , le bonheur qu'ils n'ont en« trevu qu'un instant. Long-temps même après leur « séparation , quand la froide vieillesse a glacé leurs « sens, quand ils ont été distraits par mille et mille « soucis étrangers, leur cœur palpite encore à la « vue du tombeau qui renferme l'objet qu'ils ont
------------------------------------------------------------------------
« aimé. Us l'avaient quitté dans le monde, ils espè« rent le revoir dens les cieux. Infortunée Héloïse !
« quels sentimens sublimes éleva dans votre âme la « cendre d'Abeilard ! u Le morceau de M. Legouvé est trop long pour pouvoir être cité. Je remarquerai seulement que le poète a voulu imiter l'écrivain en prose; et l'imitation est si visible, qu'en plusieurs endroits elle est une traduction. Mais combien cette traduction est au-dessous de l'original! Elle a moins de décence, et c'est un défaut de goût de n'avoir pas senti combien la décence ajoutait de charme à ce tableau.
M. Legouvé a souvent rendu une prose harmonieuse en vers très-durs, tels que ceux-ci : Il a bu des baisers le nectar inconnu,
Chaque objet la lui rend, l'éclat des don. de Flore.
"1'
Comme un aveugle, à qui Part rendrait la clarté, etc.
Il a travesti une aimable simplicité par des métaphores et des images pleines d'affectation et de fadeur.
Il nage dans un air tout chargé Je bonheur.
L'azur du firmament, par l'aurore éclairé, C'est l'nur des beaux yeux dont il est enivré.
Le plan de M. Legouvé n'a pas dû lui coûter un grand effort d'imagination. Il consiste à offrir à notre admiration la femme, d'abord comme musicienne, ensuite comme danseuse, puis faisant respirer , , Les portraits précieux, Où Lebrun immortelle attache tous le* yeui.
enfin , comme auteur.
------------------------------------------------------------------------
Ce début n'est pas heureux : ces avantages sont extrêmement secondaires ; il en est dont le mérite est contesté, tel que celui d'auteur, dans une femme. M. Legouvé nous présente ensuite la femme sous des rapports plus intéressans ; il la peint comme mère , puis comme épouse. Ici l'ordre des temps n'est pas observé; je sais que Boileau s'est moqué de ces poëtes , trop didactiques et trop chronologistes, qui ne sauraient prendre Douai, avant d'avoir fait tomber les remparts de Courtray. Mais je ne. vois aucun avantage à renverser ici tout Pordre chronologique. Je ne vois pas non plus pourquoi l'auteur a passé sous silence un âge très-digne de ses pinceaux. Une fille aimable, tendre, sensible et respectueuse pour les auteurs de ses jours, embellissant la fin de leur carrière , ne lui offrait-elle pas iin intéressant tableau? Enfin M. Legouvé met à contribution l'histoire mythologique , ancienne, moderne et révolutionnaire, et il rime quelques anecdotes honorables aux femmes. Tous ces tableaux sont maigres et secs : ils sont peu animés. L'auteur aurait dû y jeter du mouvement, de la vie et de la variété , tantôt par une forme dramatique, tantôt par quelque heureux épisode. Les transitions ne sont pas toujours heureuses ; on y est fatigué par une monotone répétition des mêmes tours et des mêmes figures, surtout de l'exclamation. M. Legouvé parle-t-il d'une mère : Sa mère ! elle lui prete un secours assuré.
d'une maitresse : Sa mattresse ! ô combien ton regard la dévore !
------------------------------------------------------------------------
d'une épouse : Une épouse ! ah! pour nous ion aspect, etc..
d'un père: 11 est devenu père ! oh trop heureux amant !
Et remarquez que ce n'est pas dans un poëme en douze chants, que se trouve cette répétition de formules. Enfin, puisque M. Legouvé puisait dans l'histoire les trois quarts de son ouvrage, il pouvait faire un meilleur choix. Quel sublime tableau , par exemple, offre au peintre et au poëte l'action de ces généreuses Sabines, devenues épouses et mères , se précipitant entre les armées des Sabins et des Romains ; « accourant, comme dit Plutarque, les « unes d'un côté, les autres d'un autre, avec pleurs, « cris et clameurs, se jetant à travers les armes et « les mourans gisans sur la terre , de manière qu'il cc semblait qu'elles fussent forcenées ou possédées « de quelque esprit ; les unes portant leurs petits en« fans de la mamelle entre leurs bras, les autres « déchevelées, et toutes appelant ores les Sabins , « et ores les Romains , par Tes plus doux noms qui •« soient entre les hommes. » Qu'il y a de poésie dans ce morceau de prose !
Le sujet que M. Legouvé a choisi doit intéresser pour lui, et rendre indulgent en sa faveur. Je remarquerai donc qu'on trouve dans son poëme des vers agréables, tels que ceux-ci : Bon La Fontaine1 ô toi, qui chantas l'amitié, Avec La Sablière ainsi tu fus lié.
Prolongeant, sans amour, des entreliens aimable* Elle écoutait ton cœur, tes chagrins cl tes fables j
------------------------------------------------------------------------
Au fond de la pensée allait chercher tel vani, Sauvait tout soin pénible à tes goûts paresseux, Et, chassant de tes jours les plus legers nuages, Te donnait un bouheur pur comme tea ouvrages.
Mais plus souvent tiussi on en trouve de durs et de prosaïques; on y rencontre des antithèses fausses et puériles , des épithètes amenées par la rime, et peu d'accord avec la raison ; quelques fautes même contre la langue. Il me serait trop facile de justifier ces critiques; mais je n'ai déjà cité quo trop de mauvais vers, et j'imagine que ni M. Legouvé, ni le lecteur , ne me demanderont de preuves.
Les Notes sont trois fois plus longuesque le poëine. ,
On y trouve trois morceaux assez étendus de poëles latins traduits en vers français; deux de ces traductions , celle de i Invocation de Lucrèce, et celle d'un fragment de Lucain, sont assez bonnes ; la troisième, celle d'une Héroïde d'Ovide, est très-faible; on y trouve ce vers : Pleurante et le cherchant trop vainement, hélas!
Les anecdotes relatives au courage que les femmes ont montré pendant la révolution, sont intéressantes;* les autres sont très-inutiles, et supposent trop peu d'instruction dans le lecteur. Je le répète : ces notes sont d'une étendue démesurée, et si le plan lu l'ouvrage de M. Legouvé était mieux conçu, s'il offrait une exécution plus agréable, je lui conseillerais d'alonger son poëme , et de raccourcir ses notes.
------------------------------------------------------------------------
Profanation des Tombes royales de Saint-Denis, en 1793, poëme élégiaque; par madame de Vannoz, née Sivry.
Un des sentimens les plus universels, les plus anciens, et par conséquent les plus naturels dans l'homme, c'est le respect pour les morts; c'est la vénération des tombeaux. On le retrouve parmi les hordes barbares, comme chez les peuples civilisés, dans les premiers âges, comme dans les temps modernes. Plutarque rapporte que les habitans d'Haliarte, ayant éprouvé de grands malheurs, les regardèrent comme une punition de ce qu'ils avaient souffert qu'on remuât les cendres d'Alcmène, mère d'Hercule ; et cependant ce n'était point pour les outrager qu'on les avait déplacées, c'était pour les transporter honorablement A Lacédémone. Les lois de Solon dévouaient aux furies les violateurs des tombeaux. La religion, en éclairant ce sentiment naturel, l'avait encore fortifié; elle lui avait imprimé un plus noble caractère, en le soutenant par de plus sûres et de plus nobles espérances.
Mais il fut un temps affreux, où ce qui était consacré par la nature et les lois les plus saintes, devait, à ces deux titres, être doublement proscrit : alors des mains impies dispersèrent les ossemens et les cendres des monarques et des sujets, des plus grands rois, des Français les plus illustres, des femmes les plus aimables ; de saint Louis, d'Henri IV, de Turenne, de Scvigné. C'est là un des plus inconcevables attentats de la révolution. On conçoit, en effet, pourquoi on
------------------------------------------------------------------------
tue les vivans; crime plus grand encore que celui
d'insulter aux morts : les vivans résistent, ils haïssent, ils désapprouvent tout haut, ou condamnent en secret; mais les morts , quelles passions haineuses et vindicatives peuvent-ils exciter? Qui concevra jamais la fureur d'un homme qui brise avec emportement les tombeaux du roi Dagobert ou de la reine Nauthildc, et qui s'irrite à l'aspect de ces vieilles inscriptions effacées par la rouille des siècles : Hic jacet corpus Dagoberti, hic jacet corpus Nauthildis ? Comment croire du moins que son bras furieux ne sera point arrêté dans ses dévastations sacriléges, lorsqu'il rencontrera le monument de quelques-uns de ces rois qui vécurent pour le bonheur des peuples et la gloire de la patrie ? Ce sont là de ces forfaits inouïs que la poésie doit dévouer à l'exécration des siècles ; et si , comme le disait Juvénal, l'indignation est une seconde Minerve, facit indignatio versum, il est peu de sujets où elle puisse mieux inspirer le poëte. Li.
poésie doit, pour l'instruction des âges futurs , immortaliser les grands crimes comme les grandes actions , et transmettre ainsi des souvenirs d'autant plus salutaires, qu'en peignant, avec les couleurs et l'énergie qui lui sont propres, les horribles désordres de l'anarchie, elle en inspirera de plus en plus la haine et l'effroi. Oublier trop tôt les cruelles leçons du malheur, 'c'est en perdre tout le fruit ; et c'est en ce sens que La Harpe disait avec beaucoup de raison : Qui oublie trop et trop vite, n'est ni assez instruit, ni assez corrigé.
Plus d'un monument honorable , à l'époque présente, rappellera aux âges futurs cet horrible atten-
------------------------------------------------------------------------
tat du temps qui vient de s'écouler. Il faut mettre au premier rnngcelui que ln puissance VA élever pour l'expiation de ces crimes (t), dans le lieu même où ils furent commis ; ensuite les beaux vers que loutrage et la réparation de l'outrage ont inspirés à quelques-uns de nos poëtes. Le poëtne de madame de Vannoz , sur cet intéressant sujet, a été accueilli du public avec une faveur, et que justifie le mérite de l'ouvrage écrit avec une sensibilité digne d'une femme , et un talent bien rare parmi les femmes comme parmi les hommes, celui de faire de beaux vers. Quoique madame de Vannoz ait su prendre les divers tons que comporte son sujet, tantôt sombre dans la profondeur des méditations de ia mort, et du néant des grandeurs humaines ; tantôt élevée dans la hauteur des jtigemens et des vengeances de l'Éternel ; tantôt remplie d'indignation, à la vue des coupables excès de l'homme, elle a cependant donné à son ouvrage le titre de Poème Elégiaque , parce que ce sont en effet les accens plaintifs et les géniissemensde la douleur qu'on y entend le plus souvent retentir. Comme la plaintive Élégie, madame de Vannoz semble, en longs habits de deuil, errer dans des tombeaux , et, le.t cheveux épars, pleurer sur des cercueils : Per tumulos errat pattis discincta capilli" Dans le début de son poëme, l'auteur raconte ou suppose, qu'ignorant encore la profanation des sépultures royales , elle allait, dans les derniers jours
(1) Ce projet, annoncé avec faste par Bonaparte, ne fut jamais exécuté.
------------------------------------------------------------------------
de 1793, à l'église de Saint-Denis, pleurer sur les maux de la patrie, chercher un asile, au pied des autels, contre les fureurs des hommes ; et une consolation des malheurs présent, dans l'espérance d'un meilleur avenir : Je cherche dans ces murs, dernier palais des rois, Les leçons de la mort, dont l'éloquente voit Éclate sur leur tombe en oracles terribles, Et fait parler aux sens les pierres insensibles.
1
Je crois voir devant moi les siècles assemblés; Tout porte mon esprit à ces temps reculés Qui des princes français ont vu ualtre les races.
Les règnes et les noms , l'un par l'autre effacés, Comblent ce gouffre immense, et dans leurs rangs pressés L'impitoyable mort ne laisse plus de places.
Tous ces héros fumeux, ces monarques divers, Que dans l'étonnement adorait l'univers , De leur trône uu tombeau sont forcés de descendre ; L'urne étroite sans peine a contenu leur cendre ; tant de palais en vsiin attestaient leur splendeur : Vainement sous son poids leur rhar triomphateur, Dans sa course brillante, a fatigué la terre ; L'heure a sonné : déjà leur grandeur passagère, Au souffle de la mort, et tombe et se détruit, Comme au souffle des vents, cette toile légère Que suspend à leur tombe un insecte éphémère.
Ce morceau a les couleurs tristes et sombres du sujet : j'y remarque de plus deux heureuses imitations, l'une de Bossuet dans ce vers : L'impitoyable mort ne laisse plus de places ; l'autre beaucoup plus savante, si savante même , qu'il faut connaître toute l'érudition de madame de Vannoz, également versée dans la littérature ancienneet dans la littérature moderne, pour la lui attribuer. Mais je ne puis m'empêcher de croire que dans ces vers : L'urne étroite
------------------------------------------------------------------------
sans peine a contenu leur cendre, elle ne se soit rappelé le mot de Sénèque le tragique, qui fait dire à l'ami d'Hercule, tenant à la main une petite urne où sont contenues les cendres du héros : Eccetotus Hercule in hâc pyxide continetur : « voilà tout Hercule renfermé dans un petit vase; » ou, comme s'exprime madame de Vannoz : L'urne étroite sans peine a contenu ta cendre.
On voit que c'est absolument la même idée. Juvénal l'a aussi imitée dans sa Satire dfl-SP œux, où il applique à l'urne d'Annibal, ce que dit Sénèque de celle d'Hercule. Avant eux, Ovide l'avait appliquée à Achille, dans ces vers pleins d'harmonie et de sentiment ;
Et de tam magno restat Achille Nietcio quid, parvam quod non bene compleat urnam.
Madame de Vannoz, déjà troublée dans ses méditations sur la mort et le néant des grandeurs humaines , par des couronnes et des sceptres brisés et épars sur le pavé du temple; par des monumens de (j,4 marbre et d'airain mutilés, et des ornemens du trône, qui roulent confusément à ses pieds, voit bientôt à sa rêverie et à sa surprise succéder l'horreur et l'indignation. La voix d'un vieillard caché dans le temple se fait entendre , lùi raconte ce qui vient de se passer , et déroule à ses yeux cet horrible tableau.
Dans la première édition, le vieillard se trouvait là par hasard, c'était un défaut : le hasard est une cause aveugle dont abusent trop souvent les poètes , les romanciers, et même les historiens. Madame de Vannoz a heureusement corrigé ce défaut dans cette troisième édition : le vieillard est un homme qui,
------------------------------------------------------------------------
comblé des bienfaits d'un prince, et ayant eu le naalheur de le perdre, ne peut soulager sa douleur qu'en venant pleurer sur sa tombe, et en se dévouant au service de l'église dans laquellecette tombe est renfermée.
Là, témoin des profanations que cette circonstance lui rend encore plus odieuses, sa douleur éloquente les peint avec toute l'indignation dont il est pénétré. C'est ainsi que madame de Vannoza substitué au hasard un sentiment. Rien n'est plus heureux, rien n'est plus poétique : ce sentiment contraste d'ailleurs parfaitement avec l'ingratitude, la barbarie cl la férocité des excès sur lesquels il gémit et s'indigne.
Tout le monde a lu, dans l'original mèrne, la touchante expression de cette douleur, d'autant plus vive, que les objets quelle pleure sont plus dignes de ses larmes. Madame de Vannoz, en déplorant l'insulte faite à de grands rois , sait peindre en traits énergiques les grandes qualités par lesquelles ils brillèrent. Elle sait également nous intéresser à de moindres objets. Tel est l'art du poëte, telles sont les ressources de In poésie : elle anime tout, elle tire parti des plus petites ci rconstances; et d'événemens presque inaperçus ; elle leur donne de l'importance ; elle y voit des présages, desavertissemens, des oracles; elle fait parler la mort, la fatalité ; elle les interroge, elle demande ses secrets à l'avenir ; surtout dans les sujets lugubres et déchirans, où l'imagination est fortement ébranlée, où lame est occupée par un sentiment profond, ces images, ces figures, ces apostrophes sont d'un effet immanquable , lorsque la noblesse de l'expression répond à la grandeur et au pathétique de la pensée. Je peins ainsi presque toutes
------------------------------------------------------------------------
les ressources de la poésie, en indiquant celles que madame de Vannoz en a tirées.
Après avoir ainsi fait la part de l'éloge, je ferai aussi celle de la critique, que la politesse et la galanterie ne doivent épargner qu'à la faiblesse. On trouve, au milieu de morceaux pleins de force et d'énergie, quelques vers faibles et prosaïques; il y a aussi quelquefois du vague dans les pensées et dans lesexpressions. Madame de V .nnoz, à qui la langue poétique ne fait point, comme à tant d'autres , négliger la langue grammaticale, l'a cependant violée dans ce vers : Ses regarda douloureux tantôt fixent la terre.
Fixer la terre n'est français que dans un sens dont ne s accommoderait pas le système de Copernic. Enllii, on trouve aussi dans son poëme des rimes inexactes, telles que muet et respect; et quelques autres encore, moins répréhensibles cependant. Mais un de mes amis à qui j'en faisais l'observation, m'assura que les femmes n'étaient point asservies à une aussi grande exactitude; qu'elles avaient quelques priviléges sur la rime; et je suis bien loin de vouloir leur contester aucun de leurs privilèges : mon ami voulait même les étendre plus loin et ne les bornait pas à la ri me; mais ici je crus voir percer l'épigramme, et je cessai d'être de son avis.
Poëmes élégiagues, précédés d'un Discours sur Y Elégie héroïque ; par M. Trcneuil.
Il y a des poëtes qui font des vers, beaucoup de vers, et même, il faut l'avouer, des vers assez pas-
------------------------------------------------------------------------
sables, assez bons, si l'on veut, et qui, cependant, ne peuvent jamais parvenir à se faire connaître du public. Leur réputation, extrêmement circonscrite, ne sort guère d'un très-petit cercle d'académiciens, de littérateurs et de critiques, à qui rien n'échappe de ce qui intéresse un peu les lettres; elle ne franchit point l'enceinte de la capitale : là, même, elle est ignorée du plus grand nombre; jamais elle ne devient populaire, jamais elle ne pénètre dans le» provinces. D'autres, au contraire, dès leur première production, se sont fait un nom généralement connu, une réputation qui s'est étendue de Paris dans les autres villes; et qui, des gens de lettres, est parvenue à ceux qui les aiment, à un grand nombre même de ceux qui y sont tout-à-fait étrangers. ou ne connaissent d'elles que les noms des écrivains qui les cultivent avec le plus de succès.
On ne peut nier que M. Treneuil ne soit un de ces poetes heureux , qui se dégagent tout d'un coup , et dès leur premier essai, de ce triste et cruel incognito où restent ensevelis tant d'autres poëtes, qui, je le répète, ne sont pas sans quelque mérite. Les Tombeaux de Saint-Denis le firent non-seulement connaître, mais s'associèrent, pour ainsi dire, à son nom ; de sorte que ce sujet ne se présente point à la mémoire, sans rappeler aussitôt le souvenir du poëte qui l'a chanté. C'est une preuve incontestable du mérite de l'ouvrage. Ce n'est que par un talent vrai, original mûmc en quelque sorte, et par des qualités qui lui sont propres, qu'un poëte parvient à rattacher son nom au sujet qu'il traite, à s'identifier, pour ainsi dire, avec l'objet de ses chants. La critique, sans
------------------------------------------------------------------------
doute, put reprocher plusieurs Jéfauts à la composition de M. Treneuil ; et lui-même, docile à la critique , a reconnu la sagesse de ses leçons, et en a profité, en corrigeant, en perfectionnant son poëme, et en faisant disparaître, dans les nombreuses éditions des Tombeaux de Saint-Denis qui ont suivi la première , les taches qu'elle lui avait indiquées. Plnsieurs autres élégies, puisées à la même source, celle de nos malheurs publics, inspireens par les mêmes sentimens, remarquables par le même talent, ont eu le même succès et les mêmes destinées : applaudies, critiquées , et successivement corrigées dans de nouvelles éditions, elles sont aujourd'hui réunies pour la première fois dans un volume, telles que l'auteur les laissera désormais, et avec toute la perfection qu'il a pu leur donner. Elles mériteraient donc que, dans ce dernier état, la cri tique, qui s'en est beaucoup occupée, s'en occupât encore ; mais ce volume contient un ouvrage tout-à-fait nouveau, tout-à-fait inconnu au public : c'est par celui-là qu'il convient de commencer.
Il est même écrit dans un langage qui n'est pas ordinairement celui de l'auteur, et c'est une nouveauté de plus pour les lecteurs. Jusqu'fci ce n'était que comme poële qu'ils avaient jugé M. Treneuil, qu'ils l'avaient critiqué, ou qu'ils lui avaient applaudi ; c'est aujourd'hui comme écrivain en protc qu'il se livre à leur jugement, et qu'il ambitionne leur suffrage, ce sont des observations littéraires et les recherches de l'érudition qu'il substitue aux ouvrages de l'imagination et aux inspirations de la poésie. Enfin ce n'est pas une nouvelle et touchante élégie qu'il offre au public : c'est un savant traité sur l'élégie, non sur cette élé-
------------------------------------------------------------------------
gie molle et efféminée, qui, se détournant de sa grave et noble origine, chante les vains tourmens de l'amour, les vains caprices d'une maltresse, les soins frivoles d'un amant, et ces chaînes, et ces rnartyres, et ces joies, et ces triomphes, et tous ces lieux communs des poëtes.amoureux ; mais l'élégie, telle qu'elle fut dans sa première institution, sérieuse et élevée, triste môme et plaintive; destinée aux gémissement et aux larmes, déplorant les grandes infortunes publiques, s'attendrissant sur les malheurs particuliers, et trouvant dans les pleurs et dans l'expression de la douleur, quelques consolations et même une sorte de jouissance : Est quœdamJleve voluptas.
Telle fut l'Elégie chez les Hébreux; telle nous la lisons dans ces livres sacrés où se trouvent les premiers et les plus sublimes modèles de toute poésie simple, noble et élevée, et qui ne pouvaient surtout manquer de nous en offrir un grand nombre de cette poésie consolatrice qui pleure sur les douleurs et les misères de l'humanité ; tels sont en effet le caractère et le génie de la plupart des écrivains sacrés.
Un livre entier de l'un d'eux, le livre de Job, est consacré aux plaintes et aux gémissemens. Un de leurs prophètes, Jérémie, a seul été capable, selon la belle expression de Bossuet, d'égaler les lamentations aux calamités; d'autres prophètes, et entre autres le prophète-roi, ont fait soupirer à la Muse de Sion les accens les plus touchans et les plus pathétiques. Nourri de ce' - littérature sacrée, pénétré de l'esprit de ces saints et antiques personnages, qui furent véritablement poëles, dans l'acception entière du mot, vatrs, M. Treneuil reproduit et analyse
------------------------------------------------------------------------
dans son discours, les belles imagns, les sentimens élevés, les sublimes beautés de leurs chants élégiaques.
Il nous transporte dans ces champs de Maggédo, où un pieux et vaillant roi, Josias, vient de tomber les armes à la main, en défendant la patrie contre Néchas, roi d'Égypte. Jérémie chante sur la tombe du saint roi la douleur de l'armée, du peuple, et la sienne. Ce chant devient un monument religieux et patriotique parmi les Hébreux ; tous les ans ils en renouvellent la mémoire, et le chantent à une de leurs solennités. Mais cette touchante composition, digne sans doute de l'effet quelle produisit sur tout un peuple, et dans une longue suite de générations, est perdue, et M. Treneuil a entrepris de la recomposer et de la reproduire : hardiesse qui pourrait paraître téméraire, mais qui est heureuse, tant l'auteur a su donner une apparence de vérité à sa supposition, et faire passer dans sa composition les images, les tours et les expressions de l'Écriture !
Plus heureux encore, quand, n'ayant point à suppléer les inspirations de l'esprit divin qui animait ces saints personnages , il ne lui reste plus qu'à faire ressortir les beautés qui éclatent dans les compositions que leur inspirent leur douleur et leur indignation, à la vue des égaremens d'Israël, et plus souvent encore leur compassion, à l'aspect des maux qui accablent les Israélites. C'est ainsi qu'il traduit et analyse et ces chants plaintifs, où le même prophète Jérémie, déplorant les malheurs de Sion, la représente prenant à témoin tous les passans, et leur demandant s'il est une douleur semblable à la sienne ; et les déchirantes lamentations de Job, et l'hymne
------------------------------------------------------------------------
touchante d'hzéchias, si heureusement imitée par notre grand lyrique ; et le chant funèbre sur la mort de Saül et de Jonathas, et le psaume admirable où le prophète-roi exprime avec un sentiment si touchant la douleur des Israélites captifs, qui suspendent leurs instrumens de musique aux saules d'un fleuve étranger, et refusent de chanter loin de leur patrie; et un assez grand nombre d'autres chants de tristesse et de deuil, puisésdans cette source féconde et sacrée.
Mais tout le talent de la traduction, de l'analyse et des plus brillans commentaires littéraires, ne saurait nous rendre les beautés sublimes de l'original, ni surtout l'impression de ces cantiques de deuil sur un peuple assemblé , qui les chantait dans ses solennités religieuses. Personne ne sait mieux cette vérité que M. Treneuil , et personne ne l'exprimerait avec ptnt (le force et d'éclat : « Pour concevoir, dit-il, l'imu pression qu'ils devaient produire (ces cantiques « sacrés), il faut se transporter en idée dans le « temple de Salomon, le plus magnifique, le plus « vaste, que la main des hommes ait su jamais élever « à l' Éternel. Voyez la nation entière, accourue, « pour les entendre, de tous les coins de la Judée; « voyez plus de six cents Lévites, sous la présidence « d'Asaph, d'Heman et d'Idithun, les uns prêts à u chanter, les autres accordant le nable, le kinnor, « le sistre, le sambuque, le psalterion, la cithare et « le hazur, tandis que la troisième troupe se dispose « à compléter, par la majesté de ses danses, cette « grande scène d'harmonie. Les Lévites, FœH fixé « sur leurs maitres, donnent le signal; le concert « commence. Quelle impression ineffable ne devait-
------------------------------------------------------------------------
« il pas produire sur ce peuple inspiré, qui regardait « les vers de ce cantique comme dictés par Dieu ie même, les instrumens comme descendus du ciel, « et le chant comme la musique des anges ! »
L'élégie oublia bientôt chez les Grecs, pour me servir des expressions de M. Treneuil , quelle était née parmi les gémissemens et les larmes, auprès des tombeaux, et qu'urt cyprès ombragea son berceau.
Quelques poëtes lui conservèrent cependant sa première destination et son caractère primitif : tel fut Simonide, dont les poëmes furent appelés les larmes de Simonide. 11 vainquit Eschyle, son rival, dans un chant funèbre consacré aux guerriers morts à Marathon.
Les Grecs comptèrent aussi un de leurs plus grands législateurs, Solon, au nombre de leurs poëtes élégiaques. Dans une élégie intitulée la Salamine, dont Plutarque fait un grand éloge, il déplore le malheur des Athéniens et enflamme leur courage. M. Treneuil aurait pu citer un autre passage de Plutarque, qui prouve que Solon avait fait d'autres élégies encore.
Mais le temps nous a envié les poésies élégiaques de Simonide, de Solon, l'élégie d'Eschyle sur les héros de Marathon, celles d'Archiloque, si terrible dans sa haine et sa vengeance, et qu'on n'aurait pas cru un poëte tendre et élégiaque; bientôt Mimnerme , dénaturant le genre de l'élégie, lui fit parler le langage de l'amour, et obtint par cette innovation un grand succès : Plut in amore valet Mimnermi versus Homero.
Il eut beaucoup d'imitateurs; mais M. Treneuil, ne
------------------------------------------------------------------------
voulant point suivre l'élégie dans cette nouvelle route où les poètes grecs la détournèrent, la cherche sur les champs de bataille et dans les chante de Tyrtée et de Caltinus; sur la scène tragique, et dans les chœurs d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, partout uotiii où des infortunes publiques et particulières inspirent le poète, animent ses vers, et font retentir des accens ptamiitt et touchant dans l'âme attendrie des lecteurs ou des spectateurs : c'est étendre beaucoup sans doute le domaine de l'élégie. Fontenelle, dans son Éloge de Tournefort, voulant justifer un singulier système de ce célèbre botaniste) qui était tenté de regarder les pierres, et même let métaux, comme des plantes, dit avec beaucoup de finesse, et peut-être un peu d'ironie : « Il était tout simple que M* Tourne« fort voulût tout transformer en ce qu'il aimait le « mieux, et en ce qui avait-fait un succès, sa rép..
« talion et sa gloire. » On pourrait excuser de même M. Treneuil; mais il n'a pas besoin d'excuse. Ea agrandissant ainsi le domaine de l'élégie, il n a poiat confondu les genres, il en a reconnu les limites; mais il a cru, non sans fondement, que c'était moins la forme que le fond, le sujet et les sentimens qui déterminaient le genre et la nature d'un poëme; il n'a profilé de cette latitude qu'il s'est donnée, que pour faire d'heureus rapprochemens, d'excellentes observations littéraires, et imprimer à son discours plus d'importance, d'agrément et de variété.
La muse latine, imitatrice peut-être un peu servile de la muse grecque, la suivit surtout dans h nouvelle route tracée à l'élégie par MimDerme, Callimaque, Philétas, etc. Cependant Ovide, si céte
------------------------------------------------------------------------
bre par ses chants amoureux et souvent, licencieux, ramena quelquefois l'élégie à sa noble et grave origine, et célébra en vers louchans la mort de son ami et de son rival Tibulle : il chanta en vers moins touchans ses propres infortunes. Catulle, si fréquemment grossier et obscène, est tendre et sensible , quand il déplore la mort de son frère. Tibulle et Properce retiennent en quelques endroits quelques nceens de l'ancienne et véritable élégie; Horace pleure avec Virgile la mort de leur ami commun Quintilius Varus ; et M. Treneuil fait rentrer dans son domaine , c'est-à-dire, dans celui de l'élégie, cette ode célèbre parmi les belles odes d'Horace. Je suis surpris qu'avec ce système il n'ait point revendiqué comme son bien, ou comme rentrant dans son sujet, plusieurs morceaux de Virgile, l'apothéose de Daphnis, Extinctum nymphœ, etc., l'admirable morceau sur la mort de Marcellus, les regrets d'Évandre ; mais je m'étonne plus encore qu'il ait totalement oublié le poëte Stace. Les Silves de ce poëte contiennent six chants élégiaques très-étendus, trop étendus peutêtre; mais où un sentiment vrai de ses propres infortunes, où une vraie compassion des infortunes des autres, attendrissent quelquefois son style, ordinairement dur et tendu. Dans la disette que M. Treneuil reprochait à la muse élégiaque des Latins, Stace ne devait point être oublié.
M. Treneuil suit cette muse jusque dans le moyen âge, et fait une magnifique paraphrase du Dies iræ.
Je regrette que le défaut d'espace m'empêche d'en rapporter quelques fragmens; la même raison ne me permet pas de le suivre dans l'examen qu'il fait du
------------------------------------------------------------------------
caractère de l'élégie dans toutes les littératures modernes. Je lui aurais reproché quelques omissions.
le crois que, dans la définition étendue qu'il donne de l'élégie, il aurait dû y comprendre , chez les Anglais, le Village abandonné, de Goldsmith, et peut - être encore l'H ermite de Parnell, Peut - être aussi, dans l'histoire de l'élégie en France, aurait-il du remonter jusqu'à Marot, premier anneau de la chaîne de nos bons poëtes; il est vrai que l'accent noble et plaintif de l'elégie ne se retrouve guère dans ces vers sur la mort de François I" : Rien n'est ça bas qui cette mort ignore.
Coignac s'en cogne en sa poitrine blême, Romnrantin sa perte remémore, Le Mrinc en mène un lamentable bruit, Anjou fait joug, Angoulesme de même, etc.
Dans cette histoire complète et cette poétique générale de l'élégie chez tous les peuples, et dans toutes les littératures anciennes et modernes, M. Treneuil montre une érudition très-variée, beaucoup de connaissances et de goût. Par son étendue, son discours est un véritable ouvrage ; et par son mérite, un bon ouvrage.
Sapho, poëme en dix chanta; par M. Gorsse.
Un long poëme, une assez longue préface, des notes démesurément longues, enfin deux volumes de poésies, de prose et d'érudition, voilà ce que j'ai à faire connaître et à juger dans un article qui né peut jamais être bien long , et que je voudrais faire bien court. Sans autre préambule, j'entrerai donc brusquement en matière, et pour arriver plus promp-
------------------------------------------------------------------------
teraent au plan du poëme, et à la poésie du l'auteur, je lui passe sa préface ; je ne m'arrête point à quelques idées vagues et vaguemeut exprimées, à quelques raisonnemens qui ne me paraissent pas concluans, à quelques éloges qui ne paraissent pas mérités ; et sans le chicaner même sur la vertu de Sapho , je dirai que c'est la passion de cette femme célèbre pour le beau Phaon qui fait tout le sujet du poëme. Cet amour a deux périodes, comme la plupart des amours ; une période de bonheur, une période de malheur : de là deux grandes divisions dans le poëme. Jusqu'ici tout est dans l'ordre naturel; mais voici de la subtilité métaphysique. L'amour heureux a cinq nuances trèsdistinctes, l'amour malheureux en a cinq aussi, ni plus ni moins, qui correspondent très-symétriquement aux cinq premières. Ce n'est pas tout : chacune de ces nuances est chantée en cinq parties, ou élégies, ce qui prouve combien l'amour est méthodique dans tout son cours et dans toutes ses phases. Ainsi, un poëme, deux divisions, cinq subdivisions, dont chacune en a cinq autres, dix chants, cinquante élégies, tel est le plan de M. Gorsse. On voit qu'il veut introduire !e calcul décimal sur le Parnasse.
Les cinq nuances de l'amour heureux , sont : r le désir; 20 le contentement; 30 le bonheur; 40 la crainte ; 5° le calme, auxquelles correspondent exactement les cinq nuauces de l'amour malheureux : le soupçon au désir , la douleur ait contentement, le tourment au bonheur , l'illusion à la crainte, le désl'spoirau calme. Cela ressemble un peu à l'échelle des vertus et des vices, imaginée par Aristotes, mais ce qui est ingénieux dans un système de philosophic, peut
------------------------------------------------------------------------
devenir bien froid dans un poëme. D'ailleurs, si nous parlons philosophiquement, je demanderai au poëte quelle différence il met entre le contentement et le bonheur, entre le bonheur et le calme ; et même, en amour, entre la douleur et le tourment; entre la crainte et le soupçon, dont l'une est pourtant, selon lui, le partage de l'amant heureux, et l'autre celui de l'amant malheureux ; je lui demanderai enfin si les légères différences qui peuvent exister entre ces divers modes d'un même état, peuvent être exprimées toujours en cinq élégies bien pleines, bien intéressantes?
Et s'il parait difficile que le poëme présente de l'intérêt dans chacune de ces subtiles divisions, croit-on même qu'il en offrira dans son ensemble? Les progrès d'une passion depuis sa naissance jusqu'à sa mort, sans autre action , et pour ainsi dire sans épisodes , sans événemens, sans acteurs, peuvent - ils être agréablement développés dans l'étendue de dix chants entiers ? Je dis sans acteurs, car quoiqu'il y en ait toujours deux dans l'amour heureux, et ordinairement trois dans l'amour malheureux, ici Sapho seule parait sur la scène depuis le commencement jusqu'à la fin ; elle parle toujours, depuis le premier vers jusqu'au dernier ; c'est uu monologue en dix chants; et je ne crois pas qu'il y en ait un autre exemple dans les fastes de la poésie.
J'insiste sur le plan; premièrement, parce qu'il est bien difficile de faire un bon poëme avec un mauvais plan ; en second lieu, parce que c'est une double calamité qu'un mauvais poëme : en effet, il ne manque jamais de produire une foule de mauvaises poétiques pour le defendre; et tout auteur d'un mauvais poëme
------------------------------------------------------------------------
descriptif, ou autre, n'écrit plus une ligne de prose sans avoir pour intention première celle de justifier son plan et son œuvre poétique.
Du moins , ce n'est pas un poëme descriptif que nous donne M. Gorsse : mais il est un peu embarrassé pour le classer : il avoue que ce n'est pas une épopée ; il ne peut se dissimuler que ce n'est pas une tragédie, ni un poëme didactique; mais il croit qu'il tient le milieu entre l'épopée et le drame; et comme il faut nommer ce genre intermédiaire, M. Gorsse trouve dans Robortellus un nom qui lui plait et qu'il adopte : il appelle donc son poëme aulétique.
Aulétique, soit : le nom ne fait rien à l'affaire ; l'es- sentiel est que le poëme soit bon. 11 y a sans doute, quelque mérite dans celui de M. Corsse; ses vers ont de la facilité et de la douceur; son style n'est pas dur et tendu, comme celui de la plupart de nos poëtes; il n'a pas l'emphase, le faux brillant, la prétention de faire cffet à chaque phrase, à chaque vers, à chaque hémistiche : défaut insupportable de la moderne école. Il a, en plus d'un endroit, tiré un heureux parti des fictions mythologiques ; mais sa poésie est souvent faible et prosaïque, son style 1/iehe et diiïhs *, ce qui tient peut-être au malheureux projet d'élendre dans dix chants le sujet de deux ou trois cents vers au plus. Mais c'est aujourd'hui la maniH de jos poëtes, de vouloir fastueusement faire un grand poème d'un petit épisode.
Je citerai un assez long fragment du poëme de M. Gorsse, parce qu'on saisit mieux la manière d'un poëte dans une trentaine de vers qui se suivent , que dans un même nombre de vers, détachés et choi-
------------------------------------------------------------------------
sis çà et là. Dans une des périodes de l'amour heureux, Sapho célèbre ainsi un combat de musique où son amant a remporté le prix, en chantant sur la flûte la victoire d'Apollon sur le serpent Python : Mais, quels terribles IOn. de l'ivoire s'échappent ?
Quels hurlemens affreux, quels longs rugissemens Se changent par degrés en aigus sifflemens !
.,.
C'est Python, dans sa marche effrayante.
Aussitôt mille voix signalent sa fureur : On distingue ICI cris des filles éploréca, Des amans sans espoir, des mères égarées; Kcho répond plaintiro à ces cris de douleur.
Cepeudant une vive et légère cadence , Des peuples rassurés annonce l'espérance; Elle imite d'un dieu le vol précipité.
Tel glisse le téphir sur le flot argenté.
Aux sons hardis et fiers dont retentit l'ivoire, On counatt Apollon qui marche à la victoire.
11 approche ; et son arc, que ses mains font fléchir, Frémit comme un roseau que l'autan fait gémir.
On croit dire témoin du combat qui s'engage.
L'air, par un art savant dans l'ivoire pressé , Aspiré lentement, ou vivement chassé,
D'un combat inégal est la vivante image; Le trait qui vole atteiut, et frappe en bondinant; L'horrible cri du monstre et son sang jAillissant, Sortent d'un double tube. Enfin, le monstre expire.
El Phaon, que sans doute Apollon même inspire, Du terrible Python retrace les tourmens : Ou entend tour à tour ses derniers sifflement, On voit les flots de sang où ta rage te noie, Les peuples sont sauvés; et dans leurs cris de joie On suit de l'mil encore Apollon radieux, Avec tranquillité remontant vers les cieux.
Là s'arrête Phaon.
Je m'arrêterai aussi; ce morceau, que j'ai abrégé,
------------------------------------------------------------------------
est un peu long : c'est le défaut de M. Gorsse et de bien d'autres poëtes ; mais les vers sont en général bien faits. Je ne sais si tout ce qu'ils décrivent pouvait être exprimé par la musique des anciens ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'on en raconte des choses plus étonnantes encore ; et M. Gorsse, qui a particulièrement étudié cette partie de l'histoire de leurs beauxarts , et qui a composé un ouvrage sur cet objet, doit mieux qu'un autre en connaitre les merveilles. Je remarquerai que Sapho célèbre cette victoire de son amant ~hs le second chant (celui du contentement ) ; elle avait célébré dans le premier (celui du désir ) deux triomphes de Phaon dans le combat du cesle et dans la course des chars ; nouvelle preuve du vague de toutes ces divisions; car i quel titre lamour heureux doit-il plutôt s'occuper de célébrer la victoire dans un combat de musique ; et l'amour nnissant, le triomphe dans une course de chars ?
Je pourrais sans aoute citer un assez grand nombre de morceaux aussi bien écrits que célui qu'on vient de lire ; mais il me serait plus facile encore d'en citer un plus grand nombre de faibles, de prosaïques ou de mauvais goût ; telle est l'élégie entière où Sapho chante son bonheur , où elle dit à Phaon , dont la bouche est purpurine : Et tu Mis bien ri notre nuit fut belle.
Et beaucoup d'autres choses, que je reprends moins en moraliste qu'en homme de goût, parce qu'ellcs sont bien plus ridicules qu'indécentes. Je pourrais facilement justifier cette censure par des citations , si un journal ne devait être encore plus décent qu'un
------------------------------------------------------------------------
livre; mais voici des vers qu'on serait heureux de ne trouver ni dans un livre, ni dans un journal : Aimer Phaon peut être une faiblesse; Mais des mortels il est le plus charmant.
Ma taille, pour Phaon, est celle d'une reine.
Ce n'était ni chez les rois , ni chez les reines que les Grecs allaient chercher des modèles de beau idéal.
Blanche Cydno, délicate Amynthone, Douce Pyrine, intérersante Athis, Brune Andromède, agréable Gellonc,
Blonde Gorgo, séduisante Mnaïs,
t
Belle Mégare, adorable Gyiione, Docte Gougile, etc.
Cette docte Gougile et ses compagnes , dont l'une est blanche, l'autrc brune, l'autre blonde, l'autre douce, forment une nomenclature peu intéressante.
Tandis que les coursiers, par leurs hennissement, Par leurs pieds bondissans, par leurs naseaux/unum*, Témoignent partager, daus leurampatience, De leurs guides bouillant la flatteuse espérance; Mais cette obscurité, ce poudreux tourbillon, Servent aux combattant de nouvel aiguillon.
La poussière et les ténèbres sont, à la vérité, un aiguillon fort nouveau. Mais de même que je n'ai pas cité tous les bons vers de M. Gorsse , il ne faut pas que je cite tous les mauvais. J'observerai seulement que son poëme, dépourvu d'action, est presque tout en iuvocatioDs. Sapho s'adresse à tout l'univers, pour toucher, conserver ou reconquérir le cœur de Phaon ; elle s'adresse deux fois à Apollon , trois fois à Vénus , deux fois à fAmour, à ses amis, à sa ri-
------------------------------------------------------------------------
vale, aux Muscs, à Minerve même ; enfin, ne sachant plus à quel saint se vouer, elle s'adresse à Eacchus.
Les Notes de ce poëme annoncent, dans M. Gorsse, une grande connaissance des anciens, avantage dont peu de poëles de nos jours pourraient se flatter.
Elles annoncent aussi quelquefois une trop grande admiration pour certains modernes , tels que M. Laniier , dont l'onvrage Joué par M. Gorsse, les Voyages d'Anlenor, est un des plus mauvais et des plus ennuyeux qui aient déshonoré la littérature.
\'U01 qu'il en soit, ces notes prouvent que le véritable genre de M. Gorsse est l'érudition. Mais quoi!
dira-t-on , n'a-t-il pas aussi quelque talent pour la poésie ? Hélas! oui il en a; et qu'on ne s'étonne point de m'entendre dire cela d'un ton aussi piteux.
Avec cette mesure de talent on ne reste point oisif; on fait nécessairement des vers. Fait-on un bon ouvrage ? Cela est possible, mais cela est bien douteux.
Sapho, poëme en trois chants, suivi de poésies ly- riques; par C. T. D. Avec cette épigraphe : Tentandu via est.
Fait-on des vers encore ? Y a-t-il encore des poètes eu France? Lee Muses n'ont-elles pas pour toujours déserté notre patrie, ou n'y sont-elles pas condamnées à un éternel silence par nos éternelles discussions politiques? Et si , par hasard, elles inspiraient quelqu'un parmi nous, qui est-ce qui entendrait sa voi x et ses accens? Peut-être, en euet, serait-il plus facile encore de trouver quelqu un qui fait des vers que quelqu'un qui en lit. Qui* faget. hœc. ? Qui est-
------------------------------------------------------------------------
ce (lui lira ceci ? peut s'écrier avec l'interlocuteur d'un fameux satirique latin , tout rimeur, tout poëte.
Et on lui répondra comme à Perse : « Personne; « non, personne, ou tout au plus un ou deux lec« leurs : nemo. vel duo, vel nemo. » Cela est assurément fort décourageant, et capable d'éteindre toute ardeur et toute verve, dans ceux qui croiraient sentir du ciel l'influence secrète, s'il en est encore parmi nous ; car c'est aux poëtes surtout qu'il fvut des lecteurs. Le même satirique, que je citais tout à l'heure, reproche aux savans de ne faire cas de la science que par la renommée qu'elle leur procure, et de ne vouloir être savans que pour qu'on sache qu'ils sont savans :
Scire tuum nihil est, niti te scire hoc sciat alter.
Et pourquoi les poëtes font-ils des vers, auraient pu lui dire bien plus justement encore les savans, si ce n'est pour qu'on les lise, qu'on les prône et qu'on les admire ?
Je ne sais si l'auteur du poëme de Sapho a eu deux lecteurs, chance la plus favorable que le poëte puisse espérer, si. * mnt le satirique latin, vel duo; mais il n'a pas éprouvé la plus fatale, celle de n'en avoir aucun, vel nemo. Je l'ai lu, et si le même auteur en publie quelque autre, je le lirai encore, non que le premier soit bon, mais il en fait espérer un meilleur.
Cette espérance, toutefois , n'est pas tellement établie , qu'elle ne se perdît entièrement par une seconde tentative qui ne serait pas plus heureuse, et il est bon d'en préveuir le poëte ; elle n'est fondée, en effet, que sur quelques tirades assez correctement et
------------------------------------------------------------------------
assez élégamment écrites, cl plus encore, peut-être, sur la preuve que donne l'ouvrage des bonnes études de l'auteur et de la connaissance qu'il a des bons modèles de l'antiquité.
Je ne sais si les amours de Sapho sont un heureux sujet de poëme. Une femme qui poursuit de son amour un jeune homme, qui fait des avances et qui est repoussée, ne peut jamais être intéressante. L'éclat même des talens de Sapho ne peut couvrir tout ce qu'il y a d'avilissant dans une pareille conduite. Il faut, en effet, qu'une femme, pour mériter notre intérêt, conserve de la dignité, même dans son amour, même dans son malheur, même dans ses douleurs.
L'aventure de Sapho me rappelle celle dont mademoiselle de Lespinassê, ou plutôt les éditeurs de sa Correspondance, ont bien voulu nous faire part; et la ressemblance est d'autant plus parfaite, queSapho n'était ni jeune ni jolie, lorsqu'elle fatiguait de son amour le beau et cruel Phaon ; elle en fait l'aveu ellemême, dans l'héroïde de son interprète Ovide; elle avoue qu'elle n'est pas blanche, candida si non sum; mais elle prétend que la beauté de son génie répare les défauts de sa personne ; elle confesse qu'elle est fort petite, sum brevis; mais elle ajoute que son nom est grand, et qu'il remplit toute la terre,
R" mihi ted nomen quod remu impleat omnet.
ce qui a le double inconvénient de n'être ni très-modeste, ni très-concluant; car il est possible qu'aux yeux de Phaon, ce ne fut point une compensation ; et que la grandeur du nom ne suppléât point à la petitcsscdela taille. Ainsi raisonnent beaucoup d'hommes.
------------------------------------------------------------------------
Le nouveau chantre de Sapho, contre tous les aveux et toutes les traditions, nous la représente comme très-belle. Il fait plus: malgré les mêmes traditions, et une opinion contraire assez généralement établie, il nous la donne comme très-vertueuse, et même un peu sauvage. Je ne veux point le chicaner là-dessus ; il n'est pas d'ailleurs le premier qui ait voulu lui faire cette réputation, qui n'a pu cependant prévaloir, soit qu'on aime mieux croire le mal que le bien , soit qu'effectivement le mal soit mieux établi. Il suppose donc Sapho, ennemie de Vénus et de son culte, de l'Amour et de ses doux caprices, et même de l'Hymen et de ses graves plaisirs. Vénus, irritée qu'une mortelle ose ainsi se soustraire à ses lois, vn porter ses plaintes à son fils; elle se plaint surtout que ce soit à Lesbos, dans une de ces iles fortunées de l'Asie-Mineure, lieux particulièrement soumis à son empire, qu'elle trouve une rebelle. L'Amour entre facilement dans les intérêts de sa mère: il partage ses ressentimens, se déguise, prend la forme et 'es traits d'un beau et frivole Lesbien , et va trouver Phaon, le plus frivole et le plus beau de tous.
Quel charme de vers et de poésie il faudrait pour intéresser à des fictions aussi usées, un peuple occupé de finances, de budget, de gouvernement représentatif, et de toutes les discussions politiques qui y ont rapport ! Sapho résiste en vain aux séductions de Phaon; vaincue par le beau jeune homme, à qui deux divinités ennemies prêtent de nouveaux charmes, elle chante sur sa lyre cette ode passionnée et célèbre que Longin nous a conservée, que Boileau, que M. Delille ont traduite, et que M. C. D. T. a osé
------------------------------------------------------------------------
traduireaprès eux. Sa traduction nVst même pas trop mauvaise ; mais tout ce qu'ou peut dire de plus flatteur pour lui, c'est qu'il a fait assez bien ce que d'autres avaient fait mieux.
Tel eti le premier chant.
Le second s'ouvre par un grave conseil. Les Muses s'assemblent, convoquées et présidées par Apollon : Apprenea, leur dit-il, une triste aventure : Cette élève du Pinde, et si chaste et si pure,
Elle aime !
Il leur demande ce qu'il fant résoudre de cette triste aventure. Faut-il laisser Sapho en proie aux vengeances de Vénus? Faut-il l'y soustraire? Parlez : Votre nombreest impair : il convient au suffrage.
Il faut avouer qu'ici le dieu de la poésie ne s'exprime pas en grand poëte. La fière Calliope, qui prend la première la parole, se montre très-contraire à l'Amour; Mais Érato, moins sauvage, plaide au contraire la cause de l'Amour, et la plaide assez bien : elle prétend que ce dieu inspire aux poctes des vers plus touchaus, et que par conséquent les Muses, Apollon et la poésie sont intéressés dans cette cause, et doivent se liguer avec V énus, l'Amour et Phaou contre l'insensible Sapho.
Assez elle a chante les plaisirs de la gloire, Et Minerve à Cypris arrachant la victoire : L'Amour lui dictera des accords plus tonchans; D'une grâce nouvelle il ornera sea chants; Kt ces transports brûlans qu'on lui veut interdire, De l'oubli seul un jour pourront sauver sa lyre.
Ce dernier vers prophétique est heureux. Thalie,
------------------------------------------------------------------------
aux yeux malius, se déclare aussi pour l'Amour; mais la sévère Clio s'élève vivement contre cette doctrine efféminée : elle est appuyée dans ses austères principes par la superbe Uranie; mais Contre cette rigueur Euterpe te rebelle; Terpsichore l'imite, et t'en rit avec elle.
On pourrait se rire un peu de ces vers, et l'on est étonné qu'un poëlequi, dans la plus grande partie de son ou.
vrage, prouve qu'il sait écrire, en fasse de pareil.
Enfin, quatre Muses ont opiné pour l'Amour ; quatre ont opiné contre : Melpomène seule n'a pas encore donné son suffrage, et l'on ne doute point que cette Muse de la tragédie, qui jusque-là avait banni l'Amour de la scène, n'opine à le bannir du cœur de Sapho ; on se trompe, et voici comment elle motive son alliq : Il est vrai, dit-elle, L'Amour jusqu'à présent eat banni de ma teine; Mais mon art, difficile et lent en IOn ewor, De son plus vif éclat ne brille point encor.
U n jour,, sous d'autres cieux, une Athènes nouvelle De sa perfection verra l'heureux modelé : Ou terrible ou plaintif, l'Amour, dans ses écrits, D'une douleur sublime emplira les esprits : D'un élève si cher la tlatteuse espérance, En faveur de ce dieu me dispose d'avance.
Ce raisonnement n'est pas très-concluant; cette manière de prédire Racine n'est peut-être pas très-lieureuse, et surtout ces vers ne sont pas très-bons, ni très-dignes du grand poëte qu'ils annoncent : je le répète, il y en a de beaucoup meilleurs dans le poëme.
Voilà donc Sapho condamnée, par le conseil des neuf chastes sœurs , à brûler de tous les feux de l'A.
------------------------------------------------------------------------
niour; elle subit AR condamnation dans ~e M rigueur. Non-seulement elle éprouve le malheur d'être bientôt abandonnée par son volage amant, mais le malheur cent fois plus grand d'être sacrifiée à une rivale : elle surprend l'infidèle Phaon avec cette rivale. Poursuivie par des divinités jalouses, elle invoque des dieux protecteurs, et tout à coup l'isthme sur lequel était placée la tour où demeurait Théléis, cette rivale, est coupé , et devient une lie entourée d'intarissables feux et de dévorantes eaux ; ce qui n'est pas commode pour les amours de Phaon. Mais Vénus vient a son secours : elle va trouver Vulcain , lui sourit; fait mieux encore, et beaucoup- plus d'avances; fait si bien, en un mot, que son époux, ne pouvant plus rien lui refuser, fabrique un aréostat tel que celui que Montgolfier doit un jour inventer sur les bords de la Seine; machine légère.
qu'on ne croirait pas devoir sortir des forges de Lemnos ; mais l'auteur aime beaucoup à rattacher les noms et les inventions modernes au sujet antique de ses vers. C'est ainsi que, dans un autre endroit ,le son poëme, il place la découverte de l'électricité et le nom de Franklin. Le balfon, remis entre les mains de Phaon, lui sert a aller voi r Théléis, et même a l'enlever aux yeux de Sapho, frémissant qu'à ses prodiges on oppose des prodiges plus étonnans encore. Par les conseils d'Orphée, et sous la conduited'Uratiie , déguisée en pilote, elle va à Crotonne oublier, s'il est possible, à l'école du sage Pythagore, son amour et son infidèle amant. Mais, malgré l'habileté de son pilote , une tempête la jette à Syracuse : elle y aborde au moment où Phaon et
------------------------------------------------------------------------
Théléis JÎS^ivés sans doute eu ballon pour sc marier, allaient au temple célébrer leur hyménée; elle éclate en reproches : Phaon y est insensible, et irrite de pius en plus Sapho, en lui offrant son amitié pour dédommagement de son amour. Perdant tout espoir, et ne pouvant survivre à cet affront, Sapho court i Leucade, monte sur le fatal rocher, se précipite, et est engloutie dans les Ilots de la mer.
Ce poëme, divisé en quatre chants, se compose de situations données par le sujet, d'inventions un peu communes, et d'inventions un peu bizarres ; mais il y a des détails heureux, des descriptions brillantes, des comparaisons ingénieuses; une, entre autres, dont les songes lui ont fourni le sujet, et qui est tout* à-fait neuve et poétique. Il est dommage que des vers prosaïques, ou même tout-à-fait plats, et des expressions, ou peu poétiques, ou impropres, ou recherchées, défigurent quelquefois le style, assez ordinairement correct, et même en quelques endroits élégant.
Le poëme de Sapho est suivi d'une épitre et de quelques odes : J'espace me manque pour en parler ; je n'en citerai que ces deux vers : Critiques, paraissez! Voi plus Apres censures Me trouvoroot toujours résigné, complaisant.
J'applaudis à ces dispositions, trop rares parmi les auteurs, parmi les poëtes surtout. Quoique mes censures ne soient point âpres, je lui sais bon gré de cette résignation, et je ue lui demande d'autre complaisance , que celle de faire de meilleurs vers encore, de meilleurs poëmes rt de meilleures odes : ses premiers essais ont assez de mérite pour qu'on puisse,
------------------------------------------------------------------------
sans indiscrétion, lui faire cette demande, et en espérer, avec assez de vraisemblance, le succès.
Recueil de poésies , par M. Ducis, de l'Institut de France.
Kien ne prouve mieux la flexibilité du talent, que la variété des tons ; et il semble que M. Ducis peut les prendre tous, puisqu'il a pris les plus contraires et les plus opposés. Sa muse tragique et sombre est devenue joyeuse et légère : l'imitateur de Shakespeare, l'est tour à tour de Chaulieu, de Gessner, de Gressct , de La Fontaine, de tous les poëtes les plus doux et les plus gracieux ; le chantre des spectres, des fantômes, du délire, df toutes les horreurs tragiques ou monstrueuses enfantées par le poëte anglais, et auxquelles le poëte français a cru devoir en ajouter de non moins épouvantables, puisees jusque dans l'enfer du Dante, chante actuellement les douces affections, les sentimens touchans, la tendre amitié , l'amour plus tendre encore, les plus simples objets, les goûts les plus champêtres : son petit verger, son petit bois, son petit logis, son ruisseau , sa musette, son chevet, son sablier , etc.
Aux accens delà haine, du désespoir, de la fureur, aux cris des passions les plus effrénées, aux tmaportemens frénétiques de Frédégonde ; de Alan» beth, du Roi Léar, de Roméo, ont succédé des vers calmes et doux, où respirent les aimables sentimens d'un bon fils, d'un tendre époux , d'un excellent frère, d'un parfait ami ; des romances plaintives, des vers galaus à de jeunes et jolies dames, de jeunes
------------------------------------------------------------------------
charmante Agathe , sans oublier la jeune gouver- ■ uante Julienne, qui, avec son joli juste d'in dicitite, ne s'attendait guère à trouver place dans les vers de ■ M. Ducis, et encore moins dans le Feuilleton d'un I journal. I Parmi le qualités qui distinguent ces poésies légères, ces aimables épancltemens d'un poëte qui cause en vers, gaimenl et familièrement, avec tout ce qui l'intéreue , et de tout ce qui l'intéresse , il en est une qui donne du prix à toutes les autres , qui embellit le talent même; à laquelle le talent ne peut point suppléer, et dont le charme se fait particulièrement sentir dans toutes ces productions échappées à la plume de M. Ducis : c'est la vérilé des seulimens qu'il exprime. Quoiqu'en général, et à quelques exceptions près, le tour et l'expressiun poétique ne lui manquent point, on voit cependant que c'est moins le poëte que l'ami, le fils , le frère, l'époux, inspiré plus encore par son cœur que par sa muse; on voit qne c'est l'homme rempli de simplicité et de bonhomie, qui exprime avec les qualités du style analogues à ces qualités du caractère, des sentimens purs et vrais, des affections sim ples et douces, et qui les exprime en vers, parce que c'est son langage naturel. Delà cette franchise de ton et d'expression , le premier attrait de ces poésies, la première source du plaisir qu'on éprouve en les lisant. On comprend facilement, en cflet, tout l'avantage d'un poëte qui célèbre les goûts simples et purs qui le rendent heureux, les sentiinens vrais qu'il éprouve, les vertus réelles qu'il possède au fond du cœur , sur celui
------------------------------------------------------------------------
dont les tableaux ne tout que dans l'imagination , (jui ne chante que des goûts factices, des scntimens feints et d'hypocrites vertus.
Sans doute c'est un cœur fait pout sentir l'amitié et pour l'inspirer, qui a dicté cette belle épître adressée à M. Thomas, et dans laquelle ce noble sentiment de l'âme est décrit en vers pleins de chaleur, d'élévation, de poésie : Noble et tendre amitié, je te chante en mes vers ; Du poids de tant de maux semés dans l'univers, Par tea soins consolant c'est toi qui nous soulages.
Il Il' ., Il Il * Il * Il
D'un zéphir indulgent si les douces haleines Ont conduit mon vaisseau vers des bords enchante*, Sur ce théâtre heureux de mes prospérités, Brillant d'un vain éclat, et vivant pour moi-même, Sans épancher mon cœur, sans un ami qui m'aime, Porterai-je moi seul, de mon ennui chargé, Tout le poids d'un bonheur qui n'est point partage ?
Qu'un ami sur mes bords soit jeté par l'orage, Ciel! avec quel transport je l'embrasse au rivage !
Moi-même, entre ses bras si le flot m'a jeté, Je ris de mon naufrage et du flot irrité.
Voici un tableau plus riche encore de poésie; c'est la comparaison de l'amour et de l'amitié : Sans doute il est un âge où, bouillant dans nos veines, De désirs, de transports noire sang allumé, Dans ses étroits canaux, avec peine enfermé, Comme un torrent de feu court et se précipite; L'esprit est agité, le cœur s'enfle et palpite.
Le jeune homme, à l'aspect de la jeune beauté, De surprise et d'amour soupire épouvanté.
Mais déjà, comme un songe, a passé la jeunesse.
Je voit fuir loin de moi cette (le enchanteresse; Cette tle, où mon regard trop long-temps arrête
------------------------------------------------------------------------
Avec un long soupir cherche encor la beauW.
A travers mille écueils, à travers les tempêtes, Je touche enfin ce port où, brillant sur nos têtes, Ces deux astres amis, les gémeaux radieux, M'éclairent tons fatigue et consolent mes yeux.
Que de fois j'ai béni leur clarté douce et sûre !
Amitié, don du ciel, flamme invisible et pure, A mon dernier soupir échauffe encor mon sein ?
Lorsque M. Ducis écrivit cette épitreil venait d'éprouver lui-même tous les charmes, toutes le* consolations, tout le tendre intérêt de l'amitié. Voya- geant dans les Alpes, il avait fait une chute horrible; et roulant de rochers en rochers, tout froissé, tout meurtri, tout sAnglant, il semblait dévoué à une mort certaine, lorsque deux vieillards, pauvres et compatissans, le recueillirent et lui portèrent les premiers secours. Bientôt le bruit de son malheur parvient à M. Thomas, qui se trouvait alors dans une campagne près de Lyon : M. Thomas vole au secours de son ami mourant, et M. Ducis peint dans les vers suivans les premiers mornens de leur touchante entrevue : , , Oh! flue de pleurs coulèrent!
Comme en mes faibles bras tes bras s'entrelacèrent !
Appuyé sur ton cœur, renaissant bons tes yeux, Dans quelle extase, ami, je contemplais les cieux!
J'admirais leur azur, je regardais la terre ; Je crus me ressaisir de la nature entière.
Oh ! sortant de la tombe où l'on fut endormi, Qu'il est doux de revoir le ciel et son ami !
Lorsque Virgile part pour Athènes, Horace l'accompagne des plus tendres vœux ; il le recommande au vaisseau à qui il a confié un dépôt si cher, cette moitié de lui-même ! aux vents propices, aux divinités tutélairrs, à Castor et Pollux, constellation fa-
------------------------------------------------------------------------
vorable aux navigateurs , et emblème de l'amitié.
M. Ducis, dans cette même épttre, imite le beau mouvement du poëte latin, et fait les mêmes vœux pour son ami M. Thomas, sur le point de partir pour Nice; et, ce qui rend la conformité plus entière et plus touchante, c'est que, comme la mort de Virgile suivit de très-près les tendres invocations de son ami, de même la fin de M. Thomas vint affliger M. Ducis peu de jours après qu'il lui eut adressé ces souhaits heureux et ces beaux vers : Tu pars ! Climats heureux! je le confie à vous; Zéphirs, apportez-lui vos parfums les plus doux; , De vie et de bonheur chargez l'air qu'il respire.
•
Dans cette éphre et dans plusieurs de celles qui la sunent, M. Ducis traite des sujets graves, et il les écrit en vers graves, en vers alexandrins. On le sait : L'hexamètre est plus beau, mais parfois ennuyeux; Et M. Ducis, pour égayer le lecteur, prend souvent des sujets moins sérieux, varie son rhylhmeetsa mesure, et ne montre pas moins de talent dans ces diverses compositions et ces styles divers. Dans la pièce intitulée la Solitude et VAmour, après avoir décrit rn beaux vers les grâces de la beauté et les charmes du désert, il transporte son lecteur dans les solitudes de l'Arabie, et dit très-poétiquement, à mon avis : Pour goûter ces enchantemens Les Arabe* sont faits. Des plaines embrasées , Des chameaux, des pasteurs, des tribus dispersées, Des caravanes harassée., Traversant le désert tout l'œil brûlant du jour; Un océan de sable, où parfois la nature
------------------------------------------------------------------------
Sema de loin en loin des Iles de verdure : Tout promet dans ce vaste et magique séjour, Un long recueillement, une retraite sûre Aux solitaires de l'amour.
On dit à ce sujet, etc.
Ici M. Ducis raconte les amours d'Usbeck et d'AImazclle, charmant épisode, que son étendue ne me permet pas de citer. Plus loin, baissant encore le ton, il peint deux bonnes ménagères, excellentes, sœurs, donces, simples, Filant beaucoup, et n'écrivant pall.
Et leurs petits enfans, Troupe agréable, Gentils, pas plus hauts que leur table, Y montraient, lorgnant tous les plats, Et le doux ris de l'innocence, Et leurs dents encor dans l'enfance, Et leurs petits mentons tout gras.
Il n'est pas jusqu'à des vers bachiques, su jet extrêmement usé, a qui M. Ducis ne sache imprimer un caractère d'originalité : Le dur Caton buvait dans Rome; Chapelle au vin donnait la pomme ; Piron buvait, et l'on sait comme !
Boileau buvait, je bois aussi ; Car j'ai toujours, en honnête homme, Honoré le vin , Dieu merci.
Je me suis complaisammcnt étendu sur les éloges que me paraissent mériter les poésies de M. Ducis ; ii me reste peu d cspacc pour la critique : il y aurait cependant aussi beaucoup de critiques à faire. Nous
------------------------------------------------------------------------
avons vu que M. Ducis avait parcouru les deux extrêmes dans la carrière poétique, et que, des hauteurs tragiques, il s'était abaissé au genre le plus simple et le plus léger. Mais, dans ces compositions si diverses, il n'a pas toujours gardé la mesure convenable : lorsqu'il s'élcvait, il se perdait quelquefois dans la nue ; lorsqu'il s'abaisse, il rase de trop près la terre. Il avait outré le tragique, il outre en quelques endroits la simplicité et la bonhomie. Lorsque sa composition est un peu étendue, et surtout dans les épîtres graves et sérieuses, il en oublie trop souvent le sujet, traite trop longuement les accessoires, ce qui jette beaucoup de vague dans la pièce, et lui ôte cette unité d'objet, qualité essentielle de tout ouvrage. Sa phrase est quelquefois incorrecte, et très-incorrecte; ses expressions sont recherchées ou de mauvais goût, co ime quand il remercie La Fontaine d'avoir couvé sa raison, ou qu'il loue des vers opulent de verve f t de rime. On ne dit pas plus des vers opulens de rime, qu'une rime opulente. Souvent aussi ceux de l'auteur sont durs, et son oreille n'est pas effrayée de sons tris que ceux-ci : N'étais-tu pas toi? Maudit auteur, tais-toi, etc.
Je sais que des critiques se sont plu à accabler M. Ducis d'éloges, sans aucun mélange de censure.
Il m'eût été facile de faire comme eux ; mais il me semble que ce qu'il me convient toujours le mieux de dire, et ce qui même est le plus digne du caractère de M. Ducis, c'est ce qui est juste et vrai, ou du moins ce qui me parait tel. De ces deux parts de justice que j'ai cru devoir lui faire, on a pu juger quelle était celle que je me pliisai,, le plus ;'i lui rendre, par
------------------------------------------------------------------------
celle sur laquelle je me suis le plus étendu. Il en est une encore que je lui rendrai avec grand plaisir, et qui est, à mon avis, un grand et rare éloge : c'est que, même au milieu des taches de sa poésie et des défauts de sa manière, M. Ducis se montre toujours poëte.
Méditations poétiques; par A. de Lamartine.
Ab Jove principium.
Ces poésies sont déjà fort connues et fort goûtées du public. Elles plaisent aux âmes sensibles, par les accens de la passion , de la mélancolie et de la douleur; aux imaginations vives, par des tableaux pleins de vie et de chaleur; aux caractères sérieux et méditatifs, par de hautes considérations philosophiques; aux esprits religieux, par un sentiment profond des grandes vérités sur lesquelles se fondent la religion et la morale ; aux hommes de goût et aux amis de la poésie, par des compositions brillantes et par de beaux vers. L'auteur des Méditations poétiques est un poëte, ce qui est extrêmement rare parmi ceux qui font des vers. On serait en effet tenté de croire , en lisant tous les vers qu'ils produisent avec tant de confiance et d'abondanc" , que, s'il est encore quelque poëte en France , il faudrait plutôt le chercher parmi ceux qui écrivent en prose, ou qui même n'écrivent pas du tout. Toutefois, le plus sûr est de juger un poëte par ses œuvres; et le mieux est de prouver qu'on lest, en publiant de bons et de beaux vers. Telle est l'incontestable preuve que donne M. de Lamartine.
Je prends la liberté de le nommer, quoiqu'il n'ait
------------------------------------------------------------------------
pomt placé son nom au frontispice de son livre, et j'ai pour cela plusieurs raisons ou du moins plusieurs excuses : d'abord, cela m'est plus commode, et m'évite de chercher des périphrases , là où un seul mot suffit. Rien, en effet, n'est plus commode que de désigner une personne par son nom; ensuite, ayant beaucoup d'éloges à donner à l'auteur de ces poésies, i! m'est plus agréable de les donner à M. de Lamartine qu'à un anonyme ou à une lettre initiale; et je crois que cela est aussi plus agréable aux lecteurs. Enfin , il est bon qu'il se trouve quelquefois des gens un peu indiscrets auprès des personnes trop modestes, qui se cachent pour se dérober aux justes louanges qui leur sont dues.
Avouons-le, d'ailleurs: mon indiscrétion n'est pas grande; les poésies de M. de Lamartine ont eu trop de succès, dès le moment même de leur publication, pour qu'on ne se soit pas empressé d'en rechercher, d'en connaître l'auteur, de savoir du moins son nom.
Cette apparition, si rare au moment où nous sommes, de vers où il y a beaucoup de poésie, et de compositions brillantes, où de nobles et grandes pensées sont revêtues d'un coloris très-poétique; où des sentimens forts et élevés sont reproduits avec l'énergie des tours et la magnificence des expressions qui leur conviennent ; où des sentimens tendres et mélancoliques sont rendus avec une grâce touchante, et cesaccens plaintifs qui retentissent dans toutes les âmes; cette sorte de phénomène, dis-je, a frappé les esprits les plus distraits, les moins occupés de vers et de poésie , et excité une attention assez généraie. Le poëte, en variant ses tons, en élevant ou en abaissant sa voix, en
------------------------------------------------------------------------
parcourant les diverses cordes de sa lyre, a tantôt faisi les imaginations fortes, tantôt ému les fibres les plus délicates des cœurs tendres. Les femmes surtout, naturellement religieuses, naturellement sensibles, out été charmées par un double aurait en lisant ces Méditations poétiques, où respire à chaque vers ce double caractère. Un amour vertueux, un amour passionné, un amour partagé, et cependant à jamais malheureux; une imagination ardente, qui retrace vivement tout le charme de cette passion et tout qon désespoir un talent rare , qui, en peignant fortement les sensations diverses de son âme, les fait passer pour ainsi dire dans celle de ses lecteurs, et qui, de ces pensées touchantes et douloureuses, s'élève avec bonheur aux plus hautes spéculations de la philosophie et de la religion : tels sont les élémens et les sujets de ces poésies, telles sont les qualités qui y dominent. Que de causés de succès, que de moyens d'attacher, de plaire, de toucher, d'émouvoir !
Qui ne serait, en effet, ému et doucement attendri, en lisant ces stances si pleines d'images et de poésie , sur un lac que le poêle avait, dans des temps plus heureux , traversé, sur une barque légère, avec son El vire , hélas ! perdue pour toujours ! Il redemande à toute la nature ces doux instans. Quoi ! stécrie-t-il douloureusement :
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiera perdus !
0 lac! rochers muets ! yoUe* ! forêt obscure !
Vout, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir, Gardée de cette nuit, gardes, belle uaturt, Au moins le souvenir.
------------------------------------------------------------------------
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tn orages, Beau lac, et dans l'aspect de te. rians coteaux , Et dans cet noirs sapin., et dans cet rocs sauvages Qui peu dent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords, par tes bords répétés, Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumtS, Que tout ce qu'on entend, l'on voit, ou l'on respire, Tout dise : Ils ont aimé.
Veut-on voir comment le poëte sait s'élever de ces sons plaintifs de la tendre élégie, aux nccens fiers et austères d'une sublime philosophie, qu'on lise J' Épître à lord Byrott. M. de Lamartine, plein d'admiration, et même d'enthousiasme, pour le génie du pocte anglais, dont il combat les principes et déteste les désolantes doctrines, débute par une comparaison souvent employée, mais rajeunie par de belles images et une belle poésie. J'aime, dit-il à lord Byron, J'aime de tes concerts la sauvage harmonie, Comme j'aime le bruit de la foudre et des vents Se mêlant daus l'orage à la voit des torrens ; La nuit est ton séjour, l'horreur est ton domaine.
L'aigle, roi des déserts, dédaigne ainsi la plaine ; Il ne veut, comme toi, que des rocs escarpés, Que l'hiver a blanchis, que la foudre a frappés : Des rivages couverts des débris à9 naufrage, Ou des champs tout noircis qles restes du carnage ; Et tandis que l'oiseau , qui chante ses douleurs, Bâtit ait bord des eaux ton nid parmi les fleurs, Lui, des sommets d'Athos franchit l'horrible cime, Suspend au flanc des monts son aire sur l'abtme ; Et là, seul, entouré de membres palpitans,
------------------------------------------------------------------------
De rochers, cl'un sang noir sans cesse dégouttans, Trouvant M volupté dans les cris de M proie, Bercé par la tempête, il s'endort dans la joie; Et toi, Byron , semblable à ce brigand des airs, Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts, Le mal est ton spectacle, et l'homme est ta victime, etc.
Ccll,e Méditation, la plus étendue des vingt-quatre qui composent ce recueil poétique, et qui, dans son étendue, n'est pas exempte de quelques défauts, est toutefois remarquable par l'alliance d'une haute poé* sie à une haute philosophie, alliance qui donne à celle-ci, non-seulement plus de grâce, mais même plus de vigueur et de force, comme le remarquait très-hier. Montaigne , lorsque , parlant de la poésie et s'exprimant presqu'en poëte lui -même, il disait énergiquement : u Tout ainsy que la voix contraincte « dans l'cstroit canal d'une trompette, sort plus aiguë « et plus forte, ainsy me semble-t-il que la sentence, h pressée aux pieds nombreux de la poésie, s'eilance m bien plus brusquement, et me fiert d'une plus « vive secousse. » Je ne puis suivre M. de Lamartine dans cette dissertation philosophique et poétique, mais je citerai quelques vers de la fin de son épitre; on verra que si, au commencement, il a dit quelques duretés à lord Byron, il lui dit beaucoup de douceurs à la fin. On pourra trouver même que sou enthousiasme n'est pas assez réglé par la raison , et que son admiration est exagérée; mais, du moins, cette exagération s'exprime en beaux vers : Ah ! si jamais ton luth amolli par tes pleurs Soupirait sous tes doigts l'hymne de tes douleurt, Ou si du sein profond des ombres éternelles, Comme un ange tombé tu secouais tes ailes,
------------------------------------------------------------------------
Et, prenant vers le jour un lumineux essor, Parmi les chœurs sacrés tu t'asseyais encor; Jamais , jamais l'écho de la céleste voûte, Jamais ces harpes d'or que Dieu lui-même écoute, Jamais des Séraphins les chants mélodieux , De plus divins accords n'auraient ravi les cieux; Courage ! enfant déchu d'une race divine, Tu portes sur ton front ta céleste origine ; Tout homme, en te voyant, reconnatt dans tes yeux Un rayon éclipsé de la clarté des cieux.
V iens reprendre ton rang dans ta splendeur première, Parmi ces purs enfant de gloire et de lumière; Que d'un souffle choisi Dieu voulut animer, Et qu'il lit pour chanter, pour croire et pour aimer.
Sans transition et sans préambule, pour perdre le moins d'espace possible et en laisser davantage aux vers de M. de Lamartine, je citerai quelques stances de la méditation intitulée le Désespoir. L'auteur, plein de son sujet, en pénètre pour ainsi dire son lecteur : ce sont des strophes vraiment désespérantes. Le desespoir ne respecte rien ; il s'en prend à la Divinité elle-même, et l'accuse : Quel crime aVonl-DOUI fait pour mériter de nattre ?
L'insensible néant t'a-t-il demandé l'étre, Ou l'a-t-il accepté?
Sommes-nous, ô hasard , l'oeuvre de tes caprice* ?
Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplices Pour ta félicité ?
Montes donc vers le ciel, montez, encens qu'il aime, Soupira, gémissemens, larmes , sanglots, blasphème, Plaisirs, concerts divins I Cri, du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles, Montez, allez frapper les voûtes insensibles Du palais des Destins !
------------------------------------------------------------------------
Quel spectacle , demande le poëte, s'est oflcrt à l'homme depuis la naissance du monde : La vrrtu succombant sous l'audace impunie, L'impolture en honuetlr, la vérité bannie, L'errante liberté Aux dieux vivans du monde offerte en sacrifice, Et la force partout fondant de l'injustice' Le règne illimité.
La valeur sans les dieux décidant les batailles, Et Caton, libre encor, déchirant ses entrailles Sur la foi de Platon ; Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu'il aime, Doute au dernier moment de cette vertu même, Et dit : Tu n'es qu'un nom!.
La fortune toujours du parti des grands crimes!
Les forfaits couronnés devenus légitimell La gloire au prix du sang !
Les enfans héritant l'iniquité des pères 1 Et le siècle qui meurt racontant ses misères Au siècle renaissant !
Dans la Méditation suivante, la Providence répond à ces reproches amers ; mais quoiqu'elle dise de très-belles choses, je ne sais si elle se défend aussi bien qu'elle est attaquée.
Sans doute la critique pourrait apercevoir quelques taches dans ces Méditations, où éclatent tant de belles pensées et une si belle poésie ; quelquefois ces pensées sont un peu obscures : cette poésie n'est pas toujours exempté de recherche ou de mauvais goût : ces vers, si généralement harmonieux, sont cependant quelquefois dépourvus d'harmonie ; ils sont durs et sifflans; tel est celui-ci : C'est Dieu, c'est ce grand tout, qui soi-même s'adore.
------------------------------------------------------------------------
Je n'aime point, dans la même Méditation qui a Dieu pour objet, ce vers : Il produit l'infini chaque fois qu'il respire.
Cette pensée a quelque chose de singulier et d'extraordinaire : cela est ou sublime ou mauvais, et je crains que cela ne soit pas sublime. Mais, je ne veux point m'arrêter sur ces critiques minutieuses ; je me permettrai cependant encore d'engager M. de Lamartine à se défier un peu plus de ses réminiscences.
Je crois que, lorsque Racine, le fils, a écrit ces beaux vers dans un des plus célèbres morceaux de son Poc'me de la Religion, 0 cieux ! que de grandeur, et quelle majesté !
J'y reconnais un mattre à qui rien n'a coûté, Et qui, dans vos déserts, a semé la lumière, Ainsi que dans nos champs il sème la poussière.
Il n'est plus permis de dire que Dieu de ses puissautes mains a laissé tomber le monde, Comme il a dans les champs répandu la poullière, Et semé dans les airs la nuit et lumière.
Je lis dans la Méditation Xp, le/lot fut attentif, c'est un hémistiche de Quinault: 0 temps, suspends ton vol, c'est un hémistiche de Thomas.
Il ne faut pas confondre une imitation avec un plagiat. Ainsi Rousseau , dans son Ode admirable au comte du Luc, se moque des poëtes sans génie, et sans enthousiasme, dans cette strophe pleine d'une sublime ironie : Je n'ai point l'heureus don de ces esprits faciles Pour qui les doctes Sœurs , caressantes, dociles, Ouvrent tous leurs trésors;
------------------------------------------------------------------------
Et qui, dans la douceur d'un tranquille délire, N'éprouvèrent jamais, en maniant la lyre, Ni fureurs, ni transports.
M. de Lamartine a visiblement imité cet endroit de Rousseau, dans la cinquième strophe de son ode sur l'Enthousiasme : il en avait le droit, sans doute; mais il aurait dû faire des efforts pour approcher plus près de son modèle; et ce pussillanime Icare, comme il appelle son poëte sans enthousiasme, forme dans cette strophe un vers peu agréable et peu harmonieux.
Cependant il appartient à M. de Lamartine de parler de l'enthousiasme, et d'en bien parler. Ses poésies en portent généralement l'empreinte et le caractère; il parait doué de ce qui le produit et l'alimente d'un génie poétique, d'une extrême sensibilité de l'âme, et d'une imaginaliou forte et vive.
On retrouve dans ses conceptions le mens dmniory et dans les expressions et les images dont il les revêt, l'os magna sonaturum, qui, selon Horace, constituent le poëte. Qu'il s'adonne donc à la poésie, pour Inquelle un si heureux début annonce un si rare talent.
, , , I/we Mutât indulgent, hune poicit ApoUo.
Poésies de Clotilde de Surville.
Des poésies charmantes , pleines d'agrément, de grâces et de naïveté, souvent même d'élégance et d'harmonie, respirant à la fois le goût le plus délicat , la plus saine raison, le sentiment le plus vif, le plus tendre et le plus heureusement exprimé ; de pareilles poésies appartenant à cette époque bar-
------------------------------------------------------------------------
bareoù la France, successivement déchirée par les factiona de la jacquerie, des cabochiens, des tardvenus s par les divisions des maisons de Bourgogne et d'Orléans, par les conquêtes d'un ennemi habile à profiter de nos dissensions intestines, avaient à la vérité pour défenseurs , les La Hire , les Poton , les Saintrailles, tous braves chevaliers , mais qui probablement ne savaient pas lire : voilà sans doute un phénomène littéraire , très-sit.çulier , très-extraordinaire. Ensevelies dans un profond oubli pendant plus de trois cents années, ces poésies reparaissent enfin, comme pour nous dédommager de notre propre indigence et de la disette de bonnes productions où nous sommes. C'est ainsi qu'un siècle ignoraut et barbare vint au secours d'un siècle poli et éclairé. Nous ne faisons pas de bons vers, mais nous en trouvons de tout faits, cela revient à peu près au même.
En parcourant cet agréable recueil, il était peu de pièces qui ne m'offrissent des vers charmans que je mt promettais de citer. J'en ai ainsi noté plus qu'il ne m'en faudrait pour faire dix articles. Dans l'emharras du choix, je ne citerai peut-être pas les meilleurs , mais j'en citerai sûrement de bons, en choisissant ceux que l'amour inspirait a Clotilde pour un époux qu'elle nous peint comme le plus aimable des hommes. Bérenger de Surville combattait sous les drapeaux de son roi contre les ennemis de la France : Clotilde, après avoir décrit en beaux vers les horreurs de la guerre, Bellone au front d'arhain ravage nos provinces ; France est en proie aux denu des Léopard. ;
------------------------------------------------------------------------
après avoir donné à son cher Bérenger des avis di.
gnes de l'épouse d'un brave chevalier fraiiçàis Mourir plustost que trahir son devoir, revient nux sentimens de crainte si naturels à une femme tendre et sensible.
Pardonne maintz souleys i ceste qui t'adore!
A tant d'amour est permys quelqu'effroy : Ah! dez chasque matin que l'Olympe se dore,
Se me voyoiz montant sur le beflroi, Pourmenant mes regards tant que peuvent s'étendre, Et me livrant à l'impuyssans desira, Folle que suys, hftaz ! m'est adviz de t'attendre : Illusion me tient lieu de playsirs.
Te cuy deveoir, me semble te parler: Là, me dis-je, ay reçu sa dernière caresse.
ft Icy, l'est un ormeil cerclé par aubespine, R Que doulx printemps ja coronoit de fleurs, ft Me dit adieu. » Sanglots suffoquent ma poitri le, Et dans mes yeux roulent torrens de pleun, Me semble oyr, eschappant de ta bouche rosée Ces mots gentyls que me font tressaillir; Aiuz vois au même instant que me suis abusée, Et supirant, suis preste à défaillir.
Il n'y a certainement d'autre raison de m'arrêter ici , que le défaut d'espace et le désir de citer d'autres morceaux. En voici un qui prouvera avec quel talent Clolilde savait varier son ton par d'heureux contrastes ; mêler des images terribles à des images gracieuses, et d'une voix légère passer du grave au doux, du plaisant au sévère. Après avoir présenté, dans un agréable tableau, une soirée d'été, le chant des rossignols, le murmure des ruisselets ,
------------------------------------------------------------------------
et le vol de l'hironde, et les écarts de la bique t'ngabonde, et de ses cabrys : Mais quoi! tandis qu'en ce vaste silence, Soulz grotte obscure ay trefve à mes ennuyets, Quel tourbillon dans le vuyde s'eslance S'ahscond le jour, entre voilel des nuieta; Des quatre vents, jouste la turbulence , Marche la foudre emmyeu nuages noirs, Gronde, reluict, éclaste, hélas et tombe.
Dieulx ! sur ce roc le plus frais des manoirs ; Frappe la creste, où sylvestre Palombe, Près son ramier roucouloit tous les soirs : L'a veu périr, s'enfuyt. Ah ! malheureuse, A peyne vit et cuydes t'envoler!
Me fend le cœur ta plainte langoureuse; Et moinz barbare était de l'immoler, Que te forcier vivre ainsi doloreuse !
Que quiers etftour ce funeste rocher?
De ta demeure encor toute fumante 0 Ne peulx t'enfuyr, et tremble d'approscher !
Vole plustost sur le seyn d'ugne amante, Qu'au pair de toy tes maux doibTent touscher ; Laz, n'est plus temps ; s'allanguissent tes esles : Tien seul amy pouvoist te secourir : Sçayz qu'il n'est plus, et sy toujours l'appelles !
Ouy, m'apprenez, coulples d'oyseaux fidèles.
Qu'en pareil cas ne reste qu'à mourir. *' Ces sentimens du plus tendre amour pour son clier Bérenger se reproduisent à chaque page, et toujours avec une variété et un agrément infinis. Elle se représente entour du feu, dans son vieux chustcl avec ses amies : * S'oyons un cry, tout-à-coup dans la plaine, Un bruit cor fus. Tant soit au loing cela, Soudain mon sang tout se fige en ma veyne; Retiens mon souffle, et ne reprends haleine Que pour me dire : « Oh ciel! s'il était là ! »
------------------------------------------------------------------------
Elle conjure l'amour de ne point lui épargner ses traits.
Règne sur moi, cher tyran, dont les armes Ne me sauroient porter coupa trop puitMntt !
Pour m'épargner n'en crois onc i mes larmes; Sont de playzir.
Quelle vivacité dans ces mots: Sont de playzir, Qu'on substitue à cette tournure celle que nous prescrirait aujourd'hui les lois de la grammaire, et on verra la différence.
La tendresse maternelle inspire 8 Clotilde de plus beaux vers encore que l'amour. Je voudrais pouvoir citer cette bAllade, qu'elle intitule, dans son vieux et naïf langage : A mon espoux, lors, quand tornoit, emprèz un ail d'absence, miz eh ses bras notre fils enfançon; et sur tout ces verselets à son premier né , où elle imite si bien ce charmant vers de Virgile : Incipe, parve puer, ritu cognoicere mat rem.
Mais comment en détacher un couplet? ils sont tous d'un charme inexprimable, et ne pouvant choisir, je n'en citerai aucun.
Je l'avouerai , quelque supérieure que soit cette poésie à celle de tous les poëtes du xv" siècle, je ne balancerai pas il l'attribuer à Clotilde. Le sentiment, lorsqu'il est vrai , lorsqu'il est vif, lorsqu'il est profond, a un langage naturel, qui appartient à tous les Ages. Il y a , dans le cœur d'une tendre amante et d'une tendre mère, une poétique sûre et infaillible, s'il m'est permis de m'expliquer ainsi, qui la garantira de l'affectation, du mauvais goût et de beaucoup
------------------------------------------------------------------------
d'autres défauts des poêles de son siècle ; surtout bi , comme dans Clotilde , d'excellentes dispositions naturelles ont été cultivées par une bonne éducation , et développées par d'heureuses circonstances. Mais comment expliquer la beauté, la correction, la verve de quelques strophes d'une ode sur la bataille de Fournouë ? Clotilde composa, dit-on , cette ode à quatre-vingt-dix ans. C'est ainsi que l'eût écrite Malherbe, dans le feu de la jeunesse, cent ans plus tard. Comment lui attribuer des vers de différentes pièces , qu'on croirait lire dans des épitres de J, B. Rousseau ? Une femme du xv* siècle , après avoir tourné en ridicule les revenans, lesfaifadets, lit magie et la sorcellerie, où les poètes des temps puisaient tout leur merveilleux, peut-elle dire avec autant de raison que de goût ?
Dreasai mon vol aux monta de Thessalie, Bord. de Lesboz, et plaine. d'Italie!
LA vous cogneuz Homère, Anacréon, Cygne en Tybur, doulx amant de Corynne!
Li m'enieigna les secrets de Cyprinne, Cette Sapbo qui bruila pour Phaon.
Des ce moment m'écriey dans l'yvresse : Sui. toute à vom, dieulx charmans de la Grèce 1 0 du génie, invincible* appuy.!
Bandeaux heureux de l'amour et du nuicts, Char. de Vénus, de Phëbë, de l'Aurore,
Aule. du temps et du tirant du air.,
Trident tacré qui soulesves les mera,
M'en veulx servir, ainz n'en faut abuzer : En tout propos n'est permyz d'en uzer.
Pour guide aurajr telle toict ma paincture, Peux livres seurs, mon cœur et la nature.
------------------------------------------------------------------------
M. Vanderbourg, éditeur des poésies de Clotilde, ne se dissimule pas les soupçons qu'une foule de pareils morceaux peuvent faire naître dans l'esprit des lecteurs. Il tache de les détruire dans une préface très-intéressante, très-bien raisonnée et qu'on peut regarder comme un excellent plaidoyer en faveur de l'authenticité de ces poésies. Son objet le conduit à nous donner des détails très-agréables sur l'état des lettres et de la poésie dans le xv* siècle, et sur les femmes qui In cultivèrent. Il ne se dissimule pas les objections : il les présente avec force, il y répond avec solidité. Quand on lit sa préfAce, on dit : 11 est impossible que ces poésies aient été composées par d'autres que par Clotilde de Surville. Quand on lit les poésies, on est tenté de s'écrier : Il est impossible que des vers aussi agréables aient été faits dans un siècle barbare. M. Vauderbourg ne nous abandonne pas dans cette perplexité : il nous offre uu mezzo termine, au moyeu duquel tout se concilie.
Le fond de toutes les pièces de ce recueil aura été fourni par Clotilde , plusieurs auront été imprimées telles quelles sont sorties de sa plume, d'autres auront été corrigées par une de ses descendantes qui cultiva les lettres dans le XVIIe siècle, avec quelque succès, comme on peut en juger par ce morceau plein d'images et d'harmonie, où elle fait l'éloge de son aïeule. et S'il est vrai que le goût consiste à ne « point faire entrechoquer le style et le sujet , les « couleurs et les genres; à marier avec art, mais « sans que l'art y paraisse , des fleurs de tous les '( pays et de toutes les saisons ; a savoir quand il « faut prendre vol , l'allentir, tournoyer, s'arrêter
------------------------------------------------------------------------
« ou s'étendre, et sans, pour ce , épuiser la mine, « extraire de l'or et des diamans d'un terrain mé« prisé du vulgaire; en un mot, avec la simple « émaillure des champs, simuler quelquefois l'é« clal et la fraîcheur des roses de l'antiquité; certes, « ou je me trompe fort, ou ce goût, tant de fois « outragé , fut le partage de ma Clotilde. File n'a « point de ces éclairs qui d'abord éblouissent d'une « lueur blaffarde, et ne font que replonger triste« ment dans une obscurité plus profonde; c'est un « jour pur et doux à propos éclatant, mais d'un « éclat ami de la vue, et qui sait recréer les yeux « saus les fatiguer. »
Fab¿.s de AI. Gosse.
Il est bien dur de se voir impitoyablement poursuivi par la politique et l'esprit de parti, jusque dans un recueil de fables : c'est un véritable guet-apens.
A quelle lecture faudra - t - il donc se fier? Si mon esprit doit être attristé par les mêmes injustices et les mêmes passions, j'aimerais autant lire des Lettres Normandes et des Hommes Gris (1), que les Fables de M. Gosse : je l'aimerais même mieux; j'aurais de moins le désagrément qui naît d'une fâcheuse surprise. L'apologue qu'on s'était plu jusqu'ici à caractériser par une épithète qui exprimait la douceur de ses leçons; toujours éloigné du dessein de nuire et de blesser, l'innocent apologue s'est donc transformé en violente satire pleine de haine et de fureur? Ce ne sont doue plua les simples et naïves instructions
(I) Tristes pamphlets de cette frigo illoque.
------------------------------------------------------------------------
d'Esope, ce sont les iambesmordans d'un Archiloque politique; je m'abstiens de dire révolutionnaire. Kt c'est en se plaignant de l'esprit de parti que M. Gosse met tant d'esprit de pnrti dans ses fables; c'est pour conseiller la sagesse qu'il s'exprime avec tant de passion ; c'est en parlant de modération qu'il s'emporte avec tant de violence; c'est en se plaignant des excès qu'il se jette dans les extrêmes ; c'est enfin en prêchant la tolérance qu'il se montre intolérant, exclusif, ennemi passionné de tous ceux qui n'adoptent pas ses systèmes libéraux et ses opinions démocratiques : Qui, tulerit G racchot de seditione querentet ?
M. Gosse n'est pas jeune, il a vu les horreurs de la révolution, les excès de l'anarchie, les tragédies sanglantes de la terreur, l'insolence du despotisme militaire; il a vu récemment les prétendus amis de ja liberté présenter de nouveau leurs mains anx fers de ce despotisme; les prétendus amis de l'égalité se chamarrer de nouveau de leurs titres et de leurs cordons; les fonctionnaires publics trahir leurs sermens, et contribuer, pas cette félonie, à précipiter la France dans un déluge de maux. Serait-ce cette succession et ce spectacle de malheurs et de crimes qui auraient excité son indignation et allumé sa bile? Non : c'est l'année 18 15, à compter du mois de juillet. Il avait tout IOuf.
fert très-patiemment jusque-là; mais il ne peut supporter les destitutions qni eurent lieu à cette époque.
C'est de cette époque que sa vertu s'indigne des intrigues des cours, de la bassesse des courtisans, des prétentions de la noblesse ; mais les destitutions surtout le mettent tont-à-fait hors de lui-même. Raisonnons ce-
------------------------------------------------------------------------
pendant un peu avec M. Gosse, s'il veut bien le permettre. Une affreuse trahison venait d'éclater; un grand nombre de fonctionnaires l'avaient secondée, en étaient même complices; d'effroyables malheurs s'en étaient suivis. N'était-il pas naturel qu'on eût de l'humeur contre ceux qui, nu mépris de leurs sermens, l'avaient favorisée dé toute l'influence de ces places qu'ils tenaient du roi, et qu'ils conservèrent, nu mépris de leurs devoirs, au profit de l'usurpateur, et au détriment de la France? Leur devait-on du moins beaucoup de confiance? A ces senlimens justes et naturels se sont mêlées des passions, des animosités privées, des haines particulières, la cupidité surtout. C'est un tort sans doute, et aux yeux de ceux qui connaissent un peu la nature humaine, un tort à peu près inévitable, et qui se reproduira toujours dansde pareilles circonstances.L'autorité l'a réprimé ; et c'est depuis la révolution la seule fois qu'il l'a été si promptement et si efficacement : ne serait-ce pas une raison pour l'oublier! Est-ce cette circonstance passagère, et je lie dirai pas seulement excusable, mais louable dans son principe, qu'on doit choisir dans toute la révolution, pour en parler avec tant d'animosité, et exciter l'indignation publique? Je l'avouerai : cette fureur hors de mesure est suspecte , et ne parait inspirée ni par un sentiment de justice, ni par la haine de l'injustice; et si M. Gosse était le maitre, et que j'eusse quelque place, je craindrais fort d'être destitué par lui, qui crie si fort contre les destitutions. N'avons-nous pas vu, en effet, un homme que sans doute il estime fort, et qu'il met au premier rang de ceux en faveur de qui il fait tant
------------------------------------------------------------------------
do complaintes, nous destituer tous en masse? Je ne crois pas cependant que M. Gosse nous ait plaint», qu'il ait pensé à nous, et que nous puissions prendre pour nous aucune de ses fables contre les destitutions , pas même aucune des notes (lui les accompagnent : il ne nous a pas consacré une seule petite note. llègle générale à laquelle il y a bien peu d'exceptions, et que les lecteurs et les Français de toutes les classes ne devraient jamais perdre de vue, afin de bien apprécier tous les publicistes révolutionnaires : ceux qui parlent avre tant d'enthousiasme de liberté, voud raient dom i ner et opprimer; ceux qui proclament si hautement l'égalité, voudraient des distinctions ; ceux (lui s'élèvent avec violence contre les destitutions, voudraient destituer.
Mais comment des Cibles peuvent-elles nous conduire à des réflexions de ce genre? Hélas! c'est que ce sont les Fables de M. Gosse, fables politiques comme il n'y en a point, haineuses s'il en fut jamais.
Sans doute, l'apologue s'adressant à tous le? états, parlant à tous les hommes, peut donner des leçons de tous les genres : les règles de conduite dans toutes les conditions, IR morale, la philosophie, la politique même sont de son ressort; mais ses instructions doivent toujours être simples et naïves, douces et bienveillantes. Ainsi La Fontaine, que j'ai quelque regret de nommer à l'occasion de M. Gosse , débite aussi, par-ci par-là, quelques maximes politiques, et était beaucoup plus indépendant que la plupart de ceux qui s'en piquent, quoiqu'il n'en affichât pas les prétentions. Tantôt il laisse échapper une moralité républicaine; tantôt, une maxime tout-à-fait
------------------------------------------------------------------------
favorable au despotisme; tantôt il fait voir une parfaite indifférence sur tous les débats politiques, et met dans la bouche du sage cette maxime à double face ; vive le r(li: vive la ligue ! De tous les principes politiques de La Fontaine, c'est celui qui a fait le plus de fortune dans ces derniers temps, et qui est le plus à l'usage de nos modernes publicistes. Il y a, dans cette politique un peu versatile de La Fontaine, ce caractère de bonhomie dont son esprit et ses ouvrages portent toujours l'empreinte. Il se laisse aller aux impressions du moment ; et dans un temps heureux et tranquille, sous un gouvernement puissant et doux , il donne un libre essor à sa pensée, sans danger, comme sans mauvais dessein. Il n'en est pas toutà-fait de même de M. Gosse : la bonhomie ne me parait pas faire le caractère de ses pensées, de ses ouvrages, de sa politique; et entre autres différences qu'il y a entre La Fontaine et lui, si on s'est plu à attacher au nom du premier une épithète qu'on n'en sépare presque jamais; si l'on dit, et si l'on dira toujours le boit La Fontaine, on ne dira jamais, je pense, le bon Gosse.
On ne din pas non plus le modeste Gosse, lorsqu'on aura lu son long et très-long prologue. Il suppose que des critiques assurément fort injustes (il n'aime pas les critiques; il les déteste peut-être plus encore que les députés de 1815); il suppose donc que ces critiques lui crient de tous côtés : « Pour« quoi faites-vous des fables? Donnez-nous des co« médies. » Mais pourquoi s'imagine-t-il donc que ceux qui ne veulent pas de ses fables, lui demandent des comédies ? Ne serait-il pas possible qu'on ne lui
------------------------------------------------------------------------
demandàt rien du tout? N'est-ce pas être un pru trop enflé du petit succès du Médisant, et ne Tiiii e.
souvenir assez des terribles sifflets qui accueillirent la crainte de l'OI)itiioit ? Dans une note de ce prologue, parlant d'une pièce de je ne sais quel auteur, dont la censure a empêché la représentation, et qui a pour titre : Orgueil et Vanité, M. Gosie s'exprime ainsi : « Je ne connais pas cet ouvrage, que recom« mande déjà le nom de son auteur ; mais si j'en « juge par le mot vanité, il a voulu montrer dci « bourgeois qui recherchent l'alliance des nobles ; et « parle mot orgueil, des nobles qui repoussent lal« liance des bourgeois. » Quoi ! sans connaître la pièce, M. Gos«e juge que tel en est le fond et le sujet ! Il n'imagine donc pas d'autre vanité, que celle des bourgeois aspirant à s'allier avec la noblesse, ni d'autre orgueil que celui de la noblesse repoussant cette alliance? Il y en a d'autres sortes cependant; et un poëte qui se croit irrésistiblement appelé à faire des comédies, pour en avoir fait une en trois actes, devrait mieux s'y connaître. Enfin, dans ce prologue, M. Gosse répond à ses détracteurs qu'il a bien le droit de faire des fables, puisque La Fontaine a décidé que toute fable était une petite comédie. Vous le voyez : il n'en démordra pas !
Donnons quelque idée de ses fables, ou petites comédies. Le sujet de l'une est une Crême fouettée. Un idéologue, un physicien et un théologien dissertent sur la nature de cette crème. Leurs raisonnemens sont fort longs, et la fable est par conséquent trois fois longue. Voici une partie du discours du théologien : Ce mets, ajoute-t-il, d'un ton plein d'éloquence,
------------------------------------------------------------------------
Fut inventé par le démon; Car, tiquctqu'un dans le carême Allait manger de cette crème, Dans l'enfer le brûlerait-on ?
Serait-ce un cas de conscience ?
S'il appelait de la sentence, L'esprit malin , ergotant en docteur, Pourrait bien, confondant de pieux paradoxe., Jeter ce plut menteur Sur le museau des orthodoxes.
S'il y a là de l'esprit, de la poésie, ou seulement quelque chose de clair et de sensé, je serais bien trompé. Enfin la crême elle-même prend la parole; die fait entendre une voix argentine, par conséquent féminine; et termine cette fable par une épigramme assez commune : on n'aurait jamais soupçonné tant Je malice et de fiel à une crime fouettée. Certainement M. Gosse peut se vanter d'avoir imaginé le premier de prendre une crème pour interlocuteur, et de la faire parler: c'est, je crois, abuser des licences du genre; mais M. Gosse affection ne les personnages de cette espèce. Ici, c'est une bougie qui tance vertement un directeur des droits réunis; là , c'est un flambeau qui gourmande un cteignoir, et qui est mis à la raison par un soufJlet; plus loin c'est un soulier qui raisonne avec et comme une pantoufle.
Dans une autre fable, des canards Du soir jusqu'au matin répétaient huant, huans, huans.
Mais bientôt la sécheresse vient; « Chaque canard pâtit, plus de kuant, huant joyeux.
w * H Et la moralité de cette fable est, canards, prenez les
eaux; ce qui est assurément un fort bon avis donné
------------------------------------------------------------------------
aux canards. Voltaire se moque beaucoup des bre ké ké koaks d'une grenouille, dans une fable de J. - B. Rousseau : on pourrait bien se moquer des kuans , kuans, kuans, de M. Gosse.
Plusieurs de ses fables pèchent, ou par une composition obscure, embarrassée, ou par des fictions qui n'ont point assez d'analogie avec les objets que le poële veut représenter. Par exemple, je ne crois pas qu'un cheval de manège, sur le dos duquel s'élance un cavalier, soit la véritable image du génie.
Quelquefois M. Gosse refait les fables de La Fontaine. Ainsi, sa fable du Renard et du Rossignol a le même but, les mêmes moyens et la même moralité que le Renard et le Corbaau; seulement le rossignol, plus dupe encore que le corbeau, est croqué par le renard, qui fait là un triste repas. La fable du Chien de ville et du Chien des champs, est la fable du Chien et du Loup du La Fontaine; celle du Pourceau et du Sanglier n'en est qu'une second copie. La fable du Renard et du Blaireau Qjfre des images grossières et dégoûtantes. Je sais que Phèdre a dit dans une des siennes :
# f • Totam, timentes, concacdrunt regiam.
mais Le latin dam les mots brave l'honnêteté, Et le lecteur français veut être respecté.
4 Ce n'était pas ce qu'il fallait choisir dans Phèdre pour l'imiler, l'étendre et le paraphraser.
Le style de ces Fables est d'une grande inégalité.
Le plus souvent l'auteur s'abandonne à une malheureuse facilité ; ses expressions sont impropres ou
------------------------------------------------------------------------
pleines d'affétérie : ici , c'est un renard qui prend un air suave; là, c'est uae abeille qui, s'approchant d'uue tleur , bourdonne soit salut; c'est un chat qui, trouvant un poisson d'un goût fade, devient misanthrope; c'est un rat qui trouve saint Thomas d'Aquin coriace; c'est un chien qui appelle le poison par lequel on se débarrasse des chiens vagabonds, la sau.
cisse municipale ; quelquefois des expressions familières dénaturent le ton noble et héroïque que veut prendre l'auteur : ainsi, dans un morceau de ce genre, M. Gosse appelle les souvenirs d'Ansterlitz , la souvenance d'Àusterlitz : La Fontaine a mieux employé ce mot de souvenance. Cependant il y a dans quelques-unes de ces fables une composition plus heureuse, une poésie assez gracieuse, mais rarement souienue dans toute l'étendue de la fable, et plusieurs traits spirituels : de ces qualités assez rares, et des nombreux défauts que j'ai remRrqués, résultent de mauvaises fables, parmi lesquelles toutefois il est juste de remarquer qu'on en trouve quelques-unes de médiocres.
Fables, par M. le Baron de Stassart, des Académies de Lyon, de Marseille, de Vaucluse, etc.
Un de ces misérables pamphlets semi-périodiques qu'on rencontre par hasard, et qu'on ne lit que par accident, gourmandait dernièrement, avec beaucoup de hauteur, le Journal des Débats, et lui reprochait v ivement d'avoir traité avec une irrévérence t coupable, les Fables de M. le baron de Stassart.
Notez que le Journal des Débats n'avait pas encore
------------------------------------------------------------------------
dit un mot du cas Fables, Chargé d'en rendre compte, je ne les avait même pus lues alors. Il y avait bien là, il fAUt l'avouer, de quoi me donner quelques préventions contre elles, et, en les lisant plus tard , il m'a été facile de découvrir pourquoi le pamphlétaire les trouvait si bonnes. Certainement, l'esprit de Fauteur, et il a de Pesprit, ni le mérite de ses Fables, et elles ont du mérite, n'entraient pour rien dans ce jugement. Je voyais aussi par la même raison, pourquoi 'I supposait que nona les trouverions nécessairement mauvaises. Toutefois il s'est trompé dans cette dernière supposition, et il faut que je lui eu dise Ja raison, car il np la devinerait probablement pas. Hx de Stassart n'est pas né Français; il n'a point l'honneur actuellement d'être Français.
Nous n'avons donc pas le dfoit d'exiger de lui les sentimens que nous exigerions d'un Français. Bien plus, certaines allusions qui dénoteraient ses regrets du passé, certains traits satiriques qui témoigneraient son humeur du présent, nous paraissent autant d'hommages qu'il nous rend * et, loin de lui en faire un crime, nous serions disposés à lui en savoir quelque gré. Comment trouverions-nous mauvais, en effet, que M. de Stassart regrette u Unmps où il était noire compatriote, et voie avec déplaisir qu'il ne l'est ptuar Ce sentiment le rend injuste, il est vrai, le dispose à trouver fort beau ce qaiitftait nullement beau, et t être le détracteur et ce qui est conforme à l'ordre, à la ju.tif!'. et doit assurer notre tranquillité et noiré bonheur* si nous savons en profiter et en jouir t sué si bona hârintf Mais je le répète: ce n'est point A nous à lui reprocher cette in-
------------------------------------------------------------------------
justice dont la source est flatteuse pour nous. C'est dans cette disposition que j'ai lu ses Fables; et c'est ainsi qu'à l'exception d'une seule, dont rien ne peut excuser l'injuste et odieuse application, la mauvaise leinie politique d'un trop grand nombre d'autres a entièrement disparu à mes yeux.
Je ne m'occuperai donc que du mérite littéraire de son l'vre. Il se compose d'environ cent vingt fables , ce qui est beaucoup de fables, et de deux cent soixante-ùouze notes, ce qui est prodigieusement de notes. Ces notes sont rejetées à la fin du volume, comme pour inviter le lecteur à les lire à part, et à les méditer, ce que je n'ai pas manqué de faire. L'une d'elles m'a appris que nous avions en ce moment treize poètes fabulistes faisant actuellement des fables; c'est un nombre malheureux; mais nous en aurions quatorze, si l'un d'eux voulait publier ses charmantes fables ; et même quinze, si un autre n'était pas mort ; puis je vois dans d'autres notes que nous en avons bien d'autres encore : nous pouvons raisonnablement compter sur une trentaine. M. de Stassart leur rend à tous l'hommage le plus éclatant ; c'est un rival très-généreux. Il ne traite pas moins bien ceux qui cultivent les autres genres : savans, érudits, philosophes, poètes, prosateurs, tout le monde est loué dans ses notes, même les journalistes, parmi lesquels je ne suis point oublié ; et je l'en remercie.
Si on veut avoir une haute idée de nos richesses littéraires, on n'a qu'à lire ces notes. Je ne sais même si la modestie de quelques-uns de nos poëtes ne sera pas blessée par l'excès de l'éloge. Certainement le poeme de la Gastronomie est plein d'enjouement cl d'esprit;
------------------------------------------------------------------------
mais je suis persuadé que l'auteur de cette production ingénieuse et ba.line serait le premier à réclamer contre le jugement qui le place à côté du Lutrin, l'un des chefs-d'œuvre de Boileau et de la poésie française.
Je no >ais si M. Tissot pense que sa traduction des Bucoliques de Virgile rappelle absolument la manière et le talent de M. Delille ; mais je sais que le public ne s'y est point mépris, et n'a jamais attribué cette traduction au célèbre traducteur des Géorgiques, quoi qu'en dise M. de Stassart.
Ce qui em barrasse un peu, en liSAnt ces notes, c'est de savoir pour qui elles sont faites. Est-ce pour les enfans P On le croirait, quand on y lit que Neptune est le fils de Saturne et de Rhée; que l'empire des eaux est son lot ; qu'on le représente armé d'un trident ; que Plutus est le dieu do la richesse; mais lorsqu'il ajoute que le culte de ce dieu est le seul qui n'ait point eu de dissidens, il est clair que l'auteur s'adresse aux hommes faits, et que les enfants ne l'entendraient pas; enfin, il a l'air de ne s'adresser ni aux enCans, ni aux adultes , ni à personne , ou tout au plus à une famille, lorsqu'il dit que M. Rabillon est un homme très-estimable ; qu'il est membre de VAthénée de Vaucluse, qu'il a pour compagne une femme très-respectable, qu'il est père de sept garçons qui promettent beaucoup, et dont l'aîné a même fait une fable latine. En général, M. de Stassart aime prodigieusement les noms propres; ses fables en sont hérissées. Ses animaux lui rappellent ou les dieux de l'Olympe, ou les héros de la fable, on ceux de l'histoire ancienne , ou les hommes les plus célèbres des temps modernes. Il trouve à cela deux av.'n
------------------------------------------------------------------------
tages : d'abord celui d'orner ses fables, et c'estlà sou ornement favori ; certainement il le prodigue, et en abuse; et ensuite l'occasion û'une note. C'est ainsi qu'il nous apprend dans ses notes ce que c'est que Jupiter, Neptune, Plutus, Patrocle, Achille, Socrate, Lycurgue, Solon, Pythagore, Charondas, Hippocrate, saint Jean Chrysostôme, l'ânesse de Balaam, le chevalier Bayard, l'abbé de Vertot, M. Martinet, vendeur et faiseur de caricatures, rue du Coq, à Paris; et une foule prodigieuse d'autres , sans compter tous les fabulistes passés et présens, nationaux ci étrangers. Si par hasard il ne fait pas une note à l'occasion d'un nom propre, jeté dans une de ses fables, il s'en excuse, et son excuse est encore une iiOtc, c'est ainsi qu'ayant nommé Montesquieu dans une de ses fables , il nous renvoie à sa cent vingt-cinquième note, et nous dit : « Faire une note sur l'im« mortel auteur de l'Esprit des Lois 1 Je ne me sens « ni la force ni le courage nécessaires pour l'entrea prendre, n La même formule à peu près revient au nom de Voltaire. Enfin il est tenté de faire une note sur la Seine, parce qu'il a erré pensif sur ses bords : mais il se retient et met en note : « Les notes « sont trop à la mode par le temps qui court, pour « ne pas s'en permettre quelques-unes ; mais en faire « sur les eaux de la Seine, dans un ouvrage qui « s'imprime à Paris , cela serait tropfort. » Je suis vraiment étonné de ce scrupule.
L'auteur, et peut-être même les lecteurs, trouveront que je m'étends beaucoup sur ces notes ; mais il y a long-temps que j'avais le projet de faire la guerre aux notes, et de mélever contre cette manie univer-
------------------------------------------------------------------------
selle , et ce moyen tiop facile de grossir insensiblement et fastidieusement un livre. Je ne pouvais en trouver une meilleure occasion ; car il est difficile d'en abuser plus que ne I n fait M. de Stassart. J'avais même, dans ma mauvaise humeur contre ces éternels annotateurs, fait beaucoup d'autres observations sur les deux cent soixante-douze noies de M. de Slassart; mais cille humeur s'étant un peu refroidie depuis quelques jours que je les ai lues, je lui ferai gràce de mes autres critiques. Je ne ferai qu'une dernière observation : c'est qu'il serait bon, même dans des Dotes. de citer plus exactement : par exemple, M. de SIRSIRrt, dans ses douces rêveries, ravi d'être délivré du fardeau des affaires publiques , et d'être rendu aux douceurs de la vie privée, se promène délicieusement dans les champs, un Horace à la main, et s'écrie : 0 beatus Hic, qui procul uegotiis. Il me semble que, lorsqu'on a un Horace à la main, on devrait y mieux lire ; et même quand on le cite de mémoire, on pourrait se rappeler plus fidèlement un passage si connu , et ne pas le gâter, en y ajoutant cette interjection J, qui n'y fait point un bon effet. 11 faudrait se rappeler aussi que Charron a fait un livre de la Sagesse, et non point une Analyse de la Sagesse : qu'est-ce que c'est qu'une analyse de la sagesse ?
Rllfiu, nous voilà quittes de ces maudites note?.
Passons aux Fables ; et si nous avons été obligés de critiquer les unes, réjouissons-nous de pouvoir louer les autres. Ce n'est cependant pas encore par l'éloge que nous commencerons. Il est impossible , en lisant ces Fables, de ne pas blâmer cette prof usion de noms propres, et ces allusions si multipliérs aux dieux.
------------------------------------------------------------------------
•iux héros , aux législateurs , à tous les hommes célèbres de l'antiquité et des temps modernes. La Fontaine a fait de quelques - unes de ces allusions pleines de grâce et d'enjouement, un (les plus agréables ornement (le ses Fable*. C'est ainsi qu'à l'occasion de In guerre suscitée entre deux coqs par l'arrivée d'une poule, il rappelle un des grands événemens de l'antiquité héroïque et s'écrie plaisamment : Amour, lit perdis Troie ! Deux chèvres se disputant le passage d'un pont lui rappellent Pile de la Conférence, où s'abouchent deux grands souverains, et toutes les difficultés du cérémonial, de l'étiquette et des préséances. Mais c'est avec beaucoup d'esprit, de goût, et par conséquent de sobriété, que La Footaine fait ces rapproebemens. Trop multipliés, ils fatiguent par le retour fréquent des mêmes intentions et des mêmes ornemens ; il est d'ailleurs presque impossible que la plupart ne soient pas forcés. Souvent aussi La Fontaine donne à ses animaux des noms plaisans, pris des habitudes de leur corps ou de leur instinct, de leur façon de vivre et de leurs mœurs; mais ces dénominations sont claires, et portent incontinent A l'esprit l'idée de l'animnl qu'il veut désigner, sans qu'il soit possible de le confondre avec un autre. Mais lorsque M. de Slassarldit : , , Calme-toi, longue oreille ; pense-t-il que cette dénomination longue oreille , porte bien nettement à l'esprit l'idée d'un lièvre? Il avoue lui-même, dans sa cent dix - neuvième note , qu un âne pourrai: à bon droit s'appeler ainsi ; mais il ",,,"",. que c'est le nom patronymique du lièvre. J'a-
------------------------------------------------------------------------
voue que ce nom patronymique m'était inconnu, quoique j'aie lu un grand nombre de fables où le liè.
vre joue un rôle. Je crois aussi que l'expression de coq d'Etat est au moins hasardée, quoique M. de Stassnrt remarque en note qu'on dit homme d'Etat; mais cela ne me parait point une excuse.
M. de Stassart a certainement beaucoup de faci.
lité; mais peut-être en ahuse-t-il un peu. Son style n'est pas assez travaillé. Je sais que l'apologue veut de la simplicité dans le style, mais la simplicité n'est point ennemie de la poésie ; elle n'exclut ni les images dans le style, ni l'imagination dans l'expression; et les Fables de M. de Stassart sont trop dépourvues de ces caractères essentiels de toute poésie. Ce qui les distingue plus particulièrement, c'est souvent l'agrément des détails, l'esprit de quelques traits, la finesse de quelques allusions : je n'approuve pas la plupart de ces allusions, mais j'en remarque l'adresse et le mérite. Je voulais citer une de ces fables pour justifier mes éloges, et peut-être même une partie de mes critiques ; mais les meilleures sont assez longue., et il ne me reste plus assez d'espace. Je me contenterai donc de citer la moralité de celle qui a pour titre le Brochet et les Poissons, l'une de celle que j'aurais volontiers rapportées en entier : Peuple*, méfiez-vous des tribuna factieux Qui voudraient briser vos entraves : Si les rois succombaient, de ces ambitieux Vous seriez bientôt les esclaves.
Je ne conçois pas comment le pamphlétaire, qui nous tançail si vertement pour avoir dit du mal de
------------------------------------------------------------------------
ces fables , Jont nous n'avions rien dit, a pu passer à M. de Stassnrt une fable si peu indépendante, cl une moralité si peu liber air.
Odes d'Anacréon, traduites en vers, sur le texte de Brunck par J. - B. de Saint -Victor.
Nee, si qrtitl nlim lutil Anacreon , Delei'it trtiis. HOI.
Je parlerai peu d'Anacréon : assez d'autres eu oijt prié. Les lecteurs, en petit nombre, qui lisent ses ouvrages dans le texte grec (et le plus heureux de ses traducteurs Avouera sans peine que c'est la meilleure manière de les lire ) n'ont pas besoin que je leur répète après cent autres, ce qu'ils connaissent par eux-mêmes infiniment mieux que moi. Ceux qui ne libent point de grec, mais qui lisent un peu de français , pour peu qu'ils en aient lu , ont encore souvent rencontré le nom d'Anacréon , et les éloges de son aimable talent et de ses aimables poésies : ils me dispensent de leur parler encore, et du charme de ses petites compositions , et des grâces de son style, et des agrémens qu'il a su répandre sur un genre , peu élevé à la vérité, mais qu'il a porté à un Ici degré de perfection, que son nom est resté au genre ; que c'est par ce nom qu'on le désigne, et que ',011 ('S les langues et toutes les littératures, en adoptant cette dénomination , ont reconnu Anacréon pour l'inven- teur et surtout le modèle de ces poésies vives et légères qui ont pour objet l'amour, les festins, la joie et les plaisirs : ils savent enfin que l'auteur de ces petites compositions si courtes, et dont le Mijet est
------------------------------------------------------------------------
si frivole, a été célébré par les anciens , à l'égal des grands poëtcs à qui nous devons les plus importons ouvrages.
Les modernes ont rendu au vieillard de Téos des hommages différens, mais non moins flatteurs; ils l'ont imité, ils l'ont pillé, ils se sont approprié ses idées; et il n'est pas une des pensées gracieuses et déliciitcs d'Anacréon, que tous nos poëtes erotiques, lyriques, anacréontiques, n'aient adressées à toutes leurs maîtresses, et présentées sous cent formes différentes, retournées en cent façons , le plus souvent gâtées, quelquefois heureusement traduites , embellies , et même parées de grâces nouvelles. La Fontaine est au premier rang de ceux qui ont honoré Anaeréon , en l'imitant avec un rare bonheur. Tous, du moins dans leur reconnaissance , l'ont avoué pour leur maitre, et n'ont prononcé son nom qu'avec respect. Voltaire, moins respectueux, s'est seul, je crois, dispensé de tant d'égards, et a même quelquefois parlé d'Anacréon avec assez d'irrévérence.
D'abord, citant un madrigal du marquis de SaintAulajre, il décide, sans balancer, qu'Anacréon moins vieux faisait de moins jolies choses. Le madrigal de Saint-Aulaire est, à la vérité, fort joli; mais Anaeréon en a fait de bien jolis aussi. Je ne sais si , dans la querelle des anciens et des modernes , Voltaire n'aurait pas été avec Perrault pour les modernes. Ailleurs, il traite Anaeréon plus lestement encore : dans une Ephre à madame la duchesse de Choiacul, il en parle avec une sorte de mépris : Anaeréon, de qui le Ily Je Est souvent uu peu familier,
------------------------------------------------------------------------
Dit, dam un certain vaudeville, Soit à Daphné, soit à Dalhylle, Qu'il voudrait être ton soulier.
Je révère la Grèce antique ; Mai* ce compliment poétique Pnratt celui d'un cordonnier.
H est aisé de faire paraître un poete ridicule en le travestissant ; mais une parodie ne prouve rien.
Assurément le compliment d'Anacréon n'est point celui d'iiii cordonnier. Qu'on en juge par l'élégante traduction qu'a faite M. de Saint-Victor, des vers d'Anacréon qui ont fourni à Voltaire le prétexte de cette plaisanterie d'autant plus mauvaise, que certainement un cordonnier ne souhaite pas plus qu'un autre d'être un soulier. Je supprime à regret une partie de cette ode , également bien traduite d'un bout à l'autre : Que ne suis-je, A mon amie !
L'eau dont les flots amoureux De ton corpl voluptueux Daignent la forme arrondie!
Que ne tuis-je l'ambroisie Qui parfume tel cheveux!
Sur ton sein, dan* ma f 4ie, Je ferait voeu d'être encor La bandelette jolie Qui preste un si cher trésor : Je voudrait, perle mobile, Glisser sur les blanc* contour* D'un col que tout les amours Ont choisi pour leur asile.
Par un autre enchantement, Puissé-je prendre la place Du cothurne qui s'enlace Autour de ton pied charmant!
Ces idées gracieuses , ces images volupteuses rappellent une chanson française, Que ne suis-je la
------------------------------------------------------------------------
Fougère ! qu'elles ont évidemment inspirée, et qui est connue de tout le monde ; mais ce que tout le monde ne sait pas, c'est que cette chanson est de La Motte, homme très-aimable, mais poëte très-dur.
J'apprends cette circonstance d'un homme qui pouvait la tenir des contemporains de La Moite (i); il l'a consignée dans une des notes de sa nouvelle traduction d'Anacréon, qu'il n'a fait imprimer que pour ses amis, au nombre desquels il m'a fait l'honneur de m'admcttre. Vieillard aussi aimable, aussi gui qu'Anacréon , atiwi ami des vers , des plaisirs et de la joie que sa présence apporte toujours, que ron ncmple communique infaillihlement, il devait aimer d traduire un modèle avec lequel il a tant de rapports.
Ce charmant modèle a tenté beaucoup de traducteurs. M. de Saint-Victor en cite plusieurs dans M préface ; il aurait pu en nommer d'autres encore, s'il avait voulu; entreautres le fameux abbé de Ranct, le réformateur de la Trappe, qui, à l'âge de douze ou treize ans, avait publié une édition d'Anacréon avec des scholies grecques; et qui, dans un âge aussi tendre, avait, dit-on, aussi une traduction de ce poëte : de ces divers traducteurs, les uns ont prétendu traduire Anacréonen prose, les autres en vers; la plupart n'ont fait que le travestir misérablement; un ou deux n'ont réussi qu'à en présenter une copie extrêmement médiocre et décolorée. Toutes ces tentatives malheureuses avaient accrédité parmi nous celle tranchante décision : Auacrcon est intraduisible; car nous sommes assez portés à regarder comme im-
(t) M. Le marquis d'Estampei.
------------------------------------------------------------------------
possible ce qui véritablement est très-difficile , et ce que, jusqu'à nous, on a vainement entrepris d'exécuter. La Harpe avait partagé et propagé cette opinion : « Il composait d'inspiration , dit-il, en parti lant de cet aimable poëte; nous traduisonsdeflort : « ne traduisons point Anacréon. » II suffirait quelquefois d'une jolie phrase comme celle-là pour engager un écrivain à défeudre un sentiment qui lui donne occasion de la placer; et ce ne serait pas la prt.
mière fois qu'on aurait sacrifié la vérité on son opinion à une antithèse. La Harpe toutefois avait trop de conscience littéraire pour cela ; tel était donc son avis, mais cet avis n'est point irréfragable ; et M. de Saint- Victor, avanld'opposer au système de La Harpe la meilleure de toutes les preuves, colle de fait, en donnant une très-agréable traduction des poésies d'Anacréon , le combat par d'excellentes raisons. Ce système, en effet, prouverait également qu'il ne faut traduire aucun grand poêle. Tons ne travaillent- ils pas d'inspiration ? Peut-on les traduire sans efforts ?
Est-ce sans de graud. tfJoru, aidés d'un grand talent, que M. Delillea fait passer dans notre langue les beautés de Virgile et de Milton, qui sans doute aussi travaillaient d'inspitation, et à qui elle n'a pas plus manqué qu'au vieillard de Téos ? Ces raisons , parfaitement déduites dans la préface de M. de SaintVictor, me paraissent sans réplique.
Une autre partie de cette préface est employée à une modeste apologie. L'auteur crainl qu'on lui reproche le luxe typographique dont il n'a pas craint d'enrichir sa traduction d'Anacréon. A la vérité, l'édition est superbe ; le plus beau papier vélin, les
------------------------------------------------------------------------
plus beaux caractères, les plus grands soius portés à lit correction du texte, les plus habiles artistes employant leur savant crayon , leur savant burin, pour dessiner et graver des sujets pleins de grâce el d'a.
grément; tout concourt à l'embellir. Ce n'est poiot' ordinairement dans une première édition que l'on prodigue toutes ces richesses des arts, tout ce luxe typographique ; on attend, pour orner ainsi et enrichir un ouvrage, que le suffrage des gens de goût, celui du public, qu'un grand succès, enfin, lait, pour ainsi dire, consacré. Pourquoi donc M. de SaintVictor a-t-il, dès la première édition, décoré son livre de tous ces brillaus accessoires, qu'on ne hasarde qu'à la cinquième ou à la sixième? Il y a été engagé, entraîné , forcé , pour ainsi dire, par une réunion de circonstances qui, ne pouvant plus se reproduire, feront qu'au rebours de l'usage commun, cette première édition seule sera embellie par tous ces ornemens, tandis que celles qui ne peuvent manquer de la suivre, en seront privées. Je trouve les raisons de M. de Saint-Victor excellentes, et ses excuses sont trop modestes ; au reste, le public excuse facilement ce luxe, ces richesses, ces décorations brillantes qui ornent un livre ; il permet sans peine qu'on lui donne d'admirables dessins de M. Girodet, de charmantes compositions de M. Bouillon ; que tout cela soit gravé par le plus habile artiste, ei qu'enfin l'ouvrage soit imprimé par Didot, et sur le plus beau papier possible. M. de Saint-Victor ne connaît pas même tous ses torts en ce genre, ou du moins ne s'accuse pas de tous. En effet, à cette somptuosité dans son édition, qu'il craint qu'on ne lui
------------------------------------------------------------------------
K jtroc lie , les libraires chez qui elle est aiuioiux'e cii ont joint une nouvelle encore ; ils ont confié aux plus habiles relieurs ce livre, imprimé par le plus habile imprimeur, et décoré à l'envi par les plus habiles artistes ; de sorte qu'à tout le luxe typographique il réunit celui des plus superbes reliûres. Voilà dore une nouvelle magnificence dont M. de Saint-Victor aurait à s'excuser.
Heureusement, ses vers sont dignes de toute cette magnificence, et c'est là sans doute sa meilleure npologie. Je ne comparerai point le nouveau traducteur avec tous ceux qui l'ont précédé ; il remporterait sur eux une trop facile victoire : c'est d'après son modèle qu'il faut le juger. 4 facilité, le naturel , la grâce, l'harmonie, telles sont les principales qualités qu'on exige d'un traducteur d'Anacréon , et qu'on trouve réunies à un rare degré dans la traduction de M. de Saint-Victor. Les rritiques, qui s'accordent si rarement, se sont tous accordés a louer en lui ces heureux dons d'une versification facile et harmonieuse ;0 leur suffrage a été confirmé par le public , puisque cette édition, d'un prix fort élevé, a été presque épuisée en moins d'une année. C'est donc moins pour confirmer une opinion si juste et si bien établie, que pour orner mon article, que je citerai une des odes d'Anacréon, traduite par M. de Saint-Victor; et je suis obligé de choisir, non la meilleure et la plus agréable, mais celle dont la longueur convient le mieux au peu d'espace qui me reste 1 Sur l'emploi du temps.
l e myrte et le lotui, tout ce tranquille ombrage, M'offrent un lit rommod* et frais ;
------------------------------------------------------------------------
Amis , je veut boire ù longs traits, Nonchalamment couché tous leur tendre feuillage.
Que le fils de Venus, esclave officieux, Relevant d'un air gracieux Les plia de M robe flottante, M'y verte de Bacchui la liqueur pétillante.
NOUII voyons fuir nos jours emportât par le temps, Ainsi qu'un char léger vole dans la carrière, iit de nous, dans quelques instans, Tout ne qui restera c'est un peu de poussière.
Pour un marbre, insensible à tes vaines douleurs, Pourquoi garder ce vin, ces parfums et ces roses?
Tant que tu vit encor, de cet douces odeurs J'aime bien mieux que tu m'arroses , Que tu mo couvres de ces fleurs.
Allons ! fait ma couronne, appelle mon amie : Avant de voir Pluton et les danses des morts, Dans les ris et les jeux et d'aimables transports, Je prétends oublier les chagrins de la vie.
Un mérite bien incontestable de M. de Saint-Victor, c'est le goût pur et antique de sa versification, c'est la couleur antique qu'il conserve à son modèle; qualité bien essentielle, mais bien rare dans les traducteurs des portes anciens. M. de Saint-Victor est un des coopérateurs de ce journal; il est de mes amis; il me compte parmi les sietis; et je sais que le public.
fini dispute autant qu'il se peut ses suffrages, peut opposer ces considérations à mes éloges. Quelques - uns de mes lecteurs n'y manqueront pas sans doute ; c'est un moyen si aisé de combattre un juste éloge, de refuser son estime à un bon ouvrage! Mais je ne crains point que cette trop facile et très - injuste objection me soit faite par ceux qui auront lu , et mon article, et la trad uction qui en est le Mijet.
------------------------------------------------------------------------
(Jfïuvrts choisirs de P. Laujon , -nienibre de l'Institut.
tt y a soixante-seize ans que M. Laujon chanta des couplets ou récita des vers à la fête de madame sa grand'mère ; il est vrai qu'il n'était point l'auteur de ces vers ou de ces couplets ; mais bientôt il n'eut besoin de s'adresser à personne ; il fut son propre poête et celui de beaucoup d'autres ; il fi, des chansons joyeuses et gaies, qu'il chanta galmenl et joyeusement ; il en fait encore de fort jolies, qu'il chante agréablement, avec une complaisance aussi inépuisable que sa verve, avec un air de satisfaction qui rend un vieillard si aimable, et une chaleur de sentiment qui prouve la part qu'il prend à la joie qu'il inspire, et qui double, en le partageant) le plaisir de ceux qui l'écoutent.
Il y a donc soixante-dix ans environ que M. Laujon compose et chante ; il y a soixante-dix ans qu'il monta sa lyre légère , et qu'il ne cesse d'en tirer d'aimables accords. On ne trouverait peut-être pas un autre exemple d'une aussi longue carrière, passée au milieu des din'rtis.('menA dont on est l'âme; des fêtes et des plaisirs dont on est le premier ordonnateur et le principal instrument; des spectacles où , quelquefois tout ensemble auteur et acteur, on réasMt à plaire, tantôt sur des théâtres particuliers, à une cour polie, à des femmes aimables, à des couttisans spirituels ; tantôt sur un théâtre plus grand et plus périlleux , à un public difficilt. Les jours longs et cruels qui succédèrent à ces temps de prospérité
------------------------------------------------------------------------
et de joie, et les glaces de l'âge , n'ont pu altérer ni son âme douce, ni sa franche gaîté ; son talent a même été à l'abri de ces deux redoutables ennemis, la vieillesse et le malheur ; et si , ce que je ne puis décider, puisque je ne connais point de comédie nouvelle faite par lui, il ne la pas conservé tout enlier pour l'œuvre plus compliquée d'une pièce dramatique, il semble qu'il n'en ait rien perdu pour la composition d'un joli cou plet, d'une agréable chanson. Les dernières compositions de ce genre que nous lui devons ont, comme les premières, un tour vif et enjoué, et cet aimable naturel, premier mérite de ces petits poemes légers et badins, enfans de la gaité, dont les inspirations réprouvent ces idées péniblement recherchées, ces rapprochemens forcés, ces jeux de mots bizarres, qui trop souvent forment toute la poétique de nos modernes chansonniers, et tout l'esprit de leurs chansons. Voltaire, peu respectueux envers les anciens , aurait donc pu dire de M. Laujon ce qu'il a dit du marquis de Saint-Aulaire : Anacréolt moins vieux faisait de moins jolies choses.
Puisque voilà Anacréon mis en jeu (et comment éviter de le nommer, lorsqu'on parle d'un poëte qui, à quatre-vingt-quatre ans, fait encore de jolies chansons et les chante encore agréablement?) j'indiquerai une autre ressemblance entre ces deux aimables vieillards, qui, dans des lieux si différens, à des époques si éloignées, eurent le même culte et sacrifièrent avec la même persévérance aux mêmes divinités, le vin , la table , les amours, les plaisirs. On a vu dans tous les temps des princes et des rois qui, fatigués de leur grandeur, aimaient à s'en. délasser dans des réu-
------------------------------------------------------------------------
nions particulières, des divertissemens privés, où, libres de tout soin, et surtout de toute étiquette, ils s'amusaient: non comme det rois, selon le proverbe populaire et peu philosophique, mais comme des hommes ordinaires, ce qui leur paraissait fort agréable. Ils accueillaient alors avec une distinction particulière ceux qui savaient contribuer à ces amusemens , et les joyeux poëtes qui, par le genre de leur esprit et de leur talent, et par leurs vers et leurs chants, animaient ces fêtes et ces plaisirs. C'est ainsi qu'Anacréou fut appelé à la cour de PolycrRte, roi de Samos, où il fut retenu plusieurs années : c'est ainsi que M. Laujon passa les plqs belles années de sa vie 4ans la société d'un prince du sang, le prince de Clermont, qui goûtait fort les plaisirs de l'esprit, et qui fut assez ami des lettres, pour avoir l'ambition d'associer à ses grandeurs le titre de membre de l'AcadémieFrançaise. C'est ainsi qu'un autre prince, le duc d'Orléans, fort ami des spectacles, trouva long-temps dans les talons de M. Laujon, comme auteur et comme acteur, une double ressource, qu'il sut apprécier, pour ses fêtes et pour son théâtre, alors célèbre , de Bagnolet; enfin , le premier de ces deux talena valut à M. Laujon l'honneur d'être choM par Louis XV pour l'un des auteurs des petits spectacles de faveur et d'intimité qu'il venait d'instituer à sa cour, et qu'on appela spectacles des petits appartemeus, ou plus familièrement encore spectacles des petits cabinets. Ce petit théâtre, dont madame de Pompadour était la principale actrice, ne dura que trois ou quatre ans, depuis 1747 jusqu'à 1750 ; et ce fut en 174R qu'Eglé, jolie pastorale de M. Laujon, y fut représentée pour.
------------------------------------------------------------------------
la première fois. Déjà , l'aimée précédente, Daphuis et Chloé, opéra en quatre actes, lui avait procuré un plus grand succès sur uo plus grand théâtre.
Qu'il me soit permis de remarquer que c'était précisément à l'époque où des écrivains tristes et moroses frondaient le gouvernement avec une impunité qui rendait leur conduite très-Iàche ; iusultaient audacieusement la puissance et tous ses dépositaires , corrompaient la nation par leurs diatribes, l'attristaient par leurs homélies phiJQsopluques, et leur préparaient dans l'avenir de plus grands malheurs , que quelques poètes gais et légers au nombre desquels il faut mettre M. Laujon, fidèles au caractère national, n'avaient d'autres philosophie que celle d'égayer les peuples et les grands , la cour et la ville *, et il faut avouer que cette philosophie a bien son mérite : elle a du moins celui de n'être pas dangereuse : Collé , le plus aimable confrère de M. Laujon, en chansons et en gaîté, Collé qui entrevoyait les dangera de l'autre, mais qui voyait surtout très. clairement l'atteinte qu'elle portait au caractère vif, enjoué, léger des Français, ne pouvait lui passer ce funeste résultat, ce raisonner, que tristement elle accréditait ; et dons ses Mémoires, il s'emporte contre elle en invectives amères, et avec une humeur plaisante, et même une colère tout-à-fait amusante.
Dans ces mêmes Mémoires > CoUé pule souvent de M. Laujon. Ils avaient tous les deux la tâche assez pénible de vivifier le petit théâtre de Bagnolel : comédies, vaudevilles, chansom, parodies, parades, prologues, scènes détachées, eL pour ainti. dire ini-
------------------------------------------------------------------------
provisées; fêtes et divertissemens, tout était de leur ressort: ils étaient chargés de tout, ils suffisaient à tout avec une intarissable galté. Collé ne dissimule pas les ressources inépuisables qu'il trouvait, pour le seconder, dans l'esprit facile et fécond de M. Laujon ; il lui rend une pleine et entière justice; et c'est une chose remarquable dans cet auteur, qui semble n'avoir écrit ses Mémoires que pour déchirer impitoyablement, sous'une apparence de franchise, de simplicité et de bonhomie, à peu près tous ceux dont il parle. Il avait même d'abord assez mal commencé avec M. Laujon ; mais c'est une de ces occasions rares où la justice le force à revenir sur ses jugemens ; et il faut convenir qu'il y revient alors avec une franchise entière qui a de la grâce. C'est ainsi, par exemple, qu'après avoir critiqué avec beaucoup de raison un drame de M. de Beaumarchais, Eugénie, mais avoir très-ridiculement ajouté que l'auteur était sans esprit, il met plaisamment en note, quelques années après : C'est moi qui suis une bêle d'avoir jugé Beaumarchais sans esprit, Il ne démlht pas moins formellement, et avec beaucoup plus d'étendue , un jugement dur et injuste qu'il avait porté en 1760 sur M. Laujon. « Je me « dédis, écrit-il en note, je me dédis aujourd'hui , 81 en 1767, de ce que j'ai dit d'injuste et de mal vu sur « M. Laujon.. Et, treize ans plus tard , il ajoute, « dans une seconde note : « Si je me suis dédit, en « 1767, du faux jugement porté sur le talent de « M. Laujon, je me dédis en 1780. C'est en 1771 « qu'il a donné son Amoureux de quinze ails: a dans son genre, c'est un chef-d'œuvre ; il n'a point
------------------------------------------------------------------------
« été donné depuis quarante ans de pièce plus jolie, « je ne sais même s'il en existe de plus agréable.,..
« Cette petite comédie, parfaite en son genre, pas« sera à la postérité la plus reculée. Quand la gale « des pièces à ariettes sera tombée, ce qui doit arri« ver nécessairement, on arrangera cette petite « comédie pour le Théâtre-Français, où elle restera u éternellement. Il ne faut pas être un grand pro« phète pour faire cette prédiction ; il ne faut qu'a« voir un goût vif et vrai de la bonDc. comédie. »
Ces éloges, quoique bien conditionnés, ne sont rien cependant, en comparaison de ceux que donne Collé à la même pièce, dans l'endroit de ses Mémoires où il en rend un compte détaillé. « C'est un la» bleau de l'Albane, dit-il, c'est une miniature « charmante. » Et, une page plus loin; car il y a deux pages d'éloges sur ce ton là, « J'avoue ici « qu'à sa représentation, j'ai eu un plaisir doux, « tendre, très-affectant, une autre sorte de plaisir, « en un mot, que celui que j'ai trouvé au théâtre,' « depuis cinquante ans que j'y vais. C'est la pre« mière comédie que de ma vie j'aie éprouvée à la re« présentation sans aucun défaut qui m'ait frappé. »
Ailleurs, parlant d'une fête qui avait eu lieu sur le théâtre de Bagnolet, et qui avait commencé par la comédie de la Tête à Perruque, il dit : « Laujon est « inépuisable ; il a fait des couplets cbarmaDs, déii« cats, agréables, et avec une profusion quim'étonne « toujours. J'ai surtout remarqué une chanson sur « le printemps, qui m'a paru de la poésie la plus « anneréontique; c'est une petite idylle qui n'a pas n sa pareille. » Qu'on me permette de citer encore
------------------------------------------------------------------------
un autre passage, parce qu'il rend justice à M. Laujon, sous un lutre rapport, sous celui de son bon et aimable caractère. Collé parle d'une des pièces de ce fécond auteur, dont on lui avait dit que la musique était mauvaise. «Si cela est exactement vrai, « dit-il, le pauvre Laujon est flambé; car , comme « on sait, c'est la musique qui décide de tout dans « un opéra. Je suis vraiment fàché que le sien ne « réussisse pas ; car c'est un bon petit diable (jede« mande pardon à M. Laujon de la familiarité de « ces expressions), qui n'est point envieux, qui est « le meilleur homme du monde, et dont j'a. perte sonnellcment à me louer. » Collé témoigne ensuite la crainte que la chute de cet opéra , qu'il prévoit, ne retarde la nomination de l'auteur à l'AcadémieFrançaise ; et il est certain que cette nomination A été prodigieusement retardée; car M. Laujon n'a été reçu que quarante-deux ans plus tard.
J'aurais pu , sans recourir aux Mémoires de Collé, donner beaucoup de détails sur la vie de M. Laujon; car dans cette édition de ses OEuvres, il est lui-même son historien : mris comme il est historien très-modeste, mes récits, si je les eusse faits d'après lui, ne lui auraient point été aussi avantageux. Ceux ue M. Laujon ont une rare simplicité et une aimable bonhomie.
Il raconte que, lorsqu'il alla pour la première fois au château de Bercy, chez M. le prince de Clermont, celui-ci le retint, contre son attente, pour plusieurs jours. M. Laujon observait au prince qu'il "omJail point, apporté son bonnet de nuit ; on leva cette difficulté; on parla de chasse. « Quoi ! vous allez à la * (.liasse ? s écria M. Laujon , que vous êtes heureux !
------------------------------------------------------------------------
ft J'en raffole, moi. » Et le lendemain, 011 le mena à la chasse, où il ne brilla pas, mnifoù il divertit beaucoup , et se divertit encore mieux. Arrive-t-il à l'époque de sa vie où il a fait une pièce? M. Laujon interrompt son récit et donne la pièce; puis il reprend le fil des événemens, est ainsi conduit à racon..
ter l'occasion et le sujet de telle autre pièce, de telle chanson qu'il donne encore, et distribue de ceU" manière son histoire en préfaces de pièces et de chansons. C'est là en effet toute sa vie. Tout cela est raconté peut-être un peu longuement; c'est le privilège de la vieillesse : cela est un peu embarrassé de parenthèses; mais la simplicité, la candeur, la modes* tie qui règnent dans ces récits, ce qu'ils apprennent ou rappellent de cette époque, ainsi que des plaisirs et des personnages d'un siècle déjà éloigné de nous, intéressent le lecteur, et surtout font aimer l'auteur.
Je me borne à faire connaitrc cette nouvelle édition de ses œuvres ; ses jolies comédies sont assez connues, et il ne faut pas analyser des chansons.
Contes en vers et en prose, suivis de Pièces fugitives, du poëme d'Erminie et de Métastase à Naples ; par M. de Lantier.
Il y a déjà long-temps. que M. de Lantier tâche d'être un écrivain amusant, s'efforce de plaisanter avec finesse, de badiner avec grâce , et prétend à la réputation d'un homme gai et léger dacs ses conceptions et son stv es efforts n'ont pas été trèsheureux , niais ses prétentions l'ont été beaucoup davantage : il a véritablement obtenu cette réputa-
------------------------------------------------------------------------
lion auprès d'un grand nombre de lecteurs. Ses Voyages d'Anténor ont suffi pour la lui acquérir, et ses Voyageurs en Suisse n'ont pas suffi pour la lui faire perdre. Il publie aujourd'hui ses Contes en prose, ses Contes en vers, des pièces fugitives, une comédie, un poëme, et peut-être les conservera-til encore ! •
Lc;8 contes en prose remplissent le premier volume, et sont au nombre des trois : le Petit Candide, conte moral ; Fatte ben per voi, conte moral; et l'Histoire de M. Nicolas Rémi, histoire à laquelle M. de Lantier refuse le titre de conte moral, quoiqu'elle ne le soit ni plus ni moins que les autres. Le secoud conte, Fatte hell per voi ( Faites bien pour vous) , n'est point gai du tout : au contraire. En lisant les innombrable:) plaisanteries que M. de Lantier a semées dans ses ouvrages légers, je me figurais que le genre sérieux était sou véritable genre; je me trompais : Fatte ben per voi me l'a bien fait voir. Il est difficile, en cffet, de montrer moins d'imagination dans l'inventioa d'un conte, et de mettre moins d'intérêt dans le fond, dans les accessoires, dans les détails, dans la peinture des caractères. Le président de La Barre est un fort galant homme, mais il a le malheur d'être un peu vieux ; il est fort raisonnable, mais il fait la folie d'aimer une jeune personne. Celle-ci, fort raisonnable aussi, ne peut cependant parvenir qu'à estimer le président, tandis qu'elle est parvenue très-aisément à aimer le jeune Florville, neveu de M. de La Barre. Mêlanie allait néanmoins, par raison et par obéissance, prendre le vioux mari qno lui destinaient ses parens ,
------------------------------------------------------------------------
lorsque celui-ci se doute de l'inclination des deux jeunes gens : il les épie; il surprend leur secret. Un médecin, en râlant le pouls de Florville, découvre son amour pour Mélanie, comme le médecin Érasistrate, en t&tant le pouls d'Andochus, avait découvert son amour pour Stratonice; car M. de Lanticr, qui imagine peu, qui invente peu, aime beaucoup à prendre les imaginations toutes faites , et les inventions des autres. Je pourrais remplir tout mon article des preuves de cette stérilité d'esprit, et de cette fécondité de mémoire. Mais, pour en revenir au conte Fatte ben per voi, le président, après s'être bien assuré que les deux jeunes gens s'aiment tendrement, fait néanmoins semblant de vouloir toujours épouser : il fait dresser le contrat de mariage, jouit de l'abattement de Mélanie qui signe avec une douloureuse résignation, du désespoir de Florville qui signe plus mort que vif; et puis il leur monfre que c'est leur propre contrat de mariage qu'ils ont signé. C'est une situation qui ne se rencontre jamais dans la société, mais qui roule dans je ne sais combien de contes, de nouvelles, de romans, de drames; et ici, elle a de plus l'inconvénient de n'avoir que le rapport le plus éloigné et le plus vague avec le titre de l'ouvrage.
M. de Lantier , en se jetant ainsi dans le sérieux et le pathétique , a sans doute voulu prouver que son esprit flexible était propre à tous les tons. Je ne sais si c'est là précisément la conséquence qu'on tirera après avoir lu et ses contes graves, et ses contes badins. Le Petit Candide est de ce dernier genre : c'est un conte moral, dont la principale moralité
------------------------------------------------------------------------
est que la franchise nuit souvent à nos intérêts.
M. de Lantier trouve les hommes trop francs, et il veut les corriger de ce défaut; il semblerait vouloir prouver aussi que les filles publiques ou entretenues, sont bonnes, généreuses, compatissantes ; vérité extrêmement utile à démontrer. Chemin faisant, il drape des ridicules très-communs aujourd'hui, tels que les pratiques minutieuses de la dévotion, les actes fréquens de susperstition, la crédulité outrée, la foi aux miracles du diacre Paris, recueillis par Carré de Montgeron : observation ou plaisanterie qui paraît excellente à M. de Lantier ; car il y revient deux fois dans deux contes. différens, La confession, les confesseurs, la messe même, tout cela parait très-plaisant à M. de Lantier ; et l'on ne saurait dire combien de fois la messe revient dans ses contes en prose et dans ses contes en vers. Cela lui paraît même si ingénieux, si agréable , que dans un de ces contes rimés, un Turc, avant de rendre lâme à son dieu Mahomet, et d'aller boire le sorbet que doivent lui verser cent houris, demande un convoi magnifique, garni d'abbés de toute espèce, qui lui chantent la messe en faux-bourdon, lui chantent l'office avec dévotion, lui chantent un Requiem. De ces plaisanteries, si convenables, si bien adaptées à nos moeurs, M. de Lantier passe à la peinture des caractères qui frappent sans doute journellement ses regards, et des conditions qui peuplent la société actuelle : par exemple, de ces abbés jeunes, galans et voluptueux, consumant le fruit de leurs immenses bénéfices dans le sein des plai- » sirs, des délices et du désordre; des grands seigneurs
------------------------------------------------------------------------
fiers et hautains, des sots gentilshommes et dus siupides barons, méprisant l'esprit, le génie, les gens de lettres, tous les hommes, et n'estimant que leurs titres et leurs parchemins : ce sont des ridicules aux.
quels ne pardonne pas M. de Lantier, ancie i ohevalier de Saint-Louis.
Si le canevas de ces plaisanteries est un peu usé, le fond même du colite n'est pas non plus très-neuf.
le Petit Candide, né à Uwel, petite ville du BasLimousi ti, et éjevé par une mère tret-dévotc, apprend d'elle qu'il ne faut jamais mentir : il me semble qu'une mère philosophe no lui aurait pas donné un meilleur avis. Il est vrai que la mère dévote motive mal le sien : elle dit au petit Candide que deux pigeons, symboles d'innocence et de candeur, s'étant reposés sur son berceau, le jour de sa naissance, c'est un miracle fait en sa faveur, et qui doit l'engager à ne trahir jamais la vérité. Candide a un cousin fort riche h Paris; il vient l'y chercher; et pour le trouver, il demande à tous ceux qu'il rencontre, son cousin. Ici, M. de Lantier n'imite pas parfaitement les mœurs : un jeune homme qui arrive directement d'Ussel en Bas-Limousin, ne demande pas soit cousin ; il demande le cousin. Quoi qu'il en soit, le petit Candide trouve le sien, qui le reçoit fort mal ; mais il est mieux reçu par la femme du cousin, qui a des projets sur le cœur du jeune homme. Elle lui demande s'il la trouve jolie et jeune: le véridique Candide, fidèle au symbole des derx pigeons, lui répond qu'elle a bien environ cinquante ans, comme sa mère, qui les a depuis le jour de Sainte - Monique. Il est honteusement chassé ; et,
------------------------------------------------------------------------
plaçant toujours la vérité aussi à propos, il se trouve souvent sur le pavé, ne sachant où donner de la tète.
Enfin, il est assez heureux pour épouser mademoiselle Rosalie, charmante personne, douc^ bonne, ingénue, quoiqu'elle connût fort bien les contes de La Fontaine, à ce qu'il parait, puisqu'elle rougissait beaucoup lorsqu'on parlait devant elle du Calendrier des Vieillards.
On voit que la plaisante aventure de Gil-Blas chez l'archevêque de Grenade a fourni l'idée de ce conte.
Ce n'est plie; le seul trait que M. de Lantier ail dérobé à Lestage. Je l'ai déjà dit : il aime les choses toutes faites. Gil-Blas était à Madrul au service d'un petit-maître, nommé don Mathi,u de Silva, qui se prit un jour de querelle avec dou Lope de Velasco.
Le lendemain matin , don Mathias fut éveillé par le domestique de Velasco, qui lui apportait un billet : ce billet était un cartel. Il le prit, l'ouvrit, et dit tranquillement au valet de don Lope : « Mon enfant, « je ne me lèverai jamais avant midi, quelque par« tie de plaisir qu'on me pût propoaer; juge si je me « lèverai à six heures du malin pour me battre. Tu « peux dire à ton maître que, s'il est encore à midi et « demi dans l'endroit où il m'attend, nous nous y « verrons : va lui porter cette réponse. » A ces mots, il s'enfonça dans son lit, et ne larda guère à se rendormir. M. de Lantier s'empare encore de cette histoire, la délaie et la gâte.
Au milieu de ce persifflage, M. de Lantier ne dédaigne pas de semer beaucoup d'érudition. Il cite du Virgile, du Salluste, du Tacite; que sais-je encore ? Mais comme l'érudition n'est pas du bon ton
------------------------------------------------------------------------
et du bel usage, 'A suppose que tout cela lui est suggéré et expliqué par M. Baldus. Idée, comme on voit, très-plaisante et très-ingénieuse. Voici un de ces traits d'érudition : le petit Candide se battait à coups de pied et à coups de poing, unguibus et rostris , dit M. de Lantier, qui semble croire <\u unguibus répond à mains, et ros tris à pieds; mais il se trompe : rostrum veut dire bec d'oiseau , ou museau ; et comme un oiseau n'a qu'un bec, et un animal qu'un museau, on dit toujours au singulier, unguibus et rostro. Lorsque ce mot est au pluriel, il signifie la tribune aux harangues. Dussé-je passer pour un Baldus aux yeux de M. de Lantier, il faut que je lui apprenne cela.
Je voudrais bien pouvoir conter au lecteur les aventures de M. Nicolas Remi, natif de Manosque, ville fertile en oliviers et en têtes à perruques, lequel M. Remi, descendant en droite ligne du Remi qui avait baptisé Clovis, et qui s'était fait saint, finit par se jeter du haut du pont de Charenton dans la rivière, la tête la première. Mais il faut dire quelque chose des contes en vers ; il me reste même trèspeu d'espace, et je n'en suis pas fâché. Je ne regrette point de m'être plus étendu sur les contes en prose; car, il faut être juste, ils valent mieux que les contes en vers. M. de Lantier n'est point poète; ce n'est pas qu'il ne fasse quelquefois de la poésie assez magnifique sur le lever ou le coucher du soleil , sur le midi, le vesper, le crépuscule, et "n général sur les circonstances du temps; mais sa narration n'a ni la facilité, ni la grâce, ni la légèreté qui conviennent au genre. Ses expressions sont com-
------------------------------------------------------------------------
munes, triviales; et M. de Lantier n'a jamais, dans leur choix, ce bonheur qui caractérise les bons conteurs. Ses constructions sont pénibles, embarrassées, chargées de répétitions qui choquent l'oreille.
Peint-il la chute d'un char : Le galant Phaéton, dit-il, S'approche de si près d'une ornière perfide, Que la main de l'hiver avait approfondi.
Que la roue avançant et tournant dlilol le vide, etc.
Là. la terre amoureuse, Couvre son sein des plus riches trésors ; Là, sur des fleurs l'illusion repose; Mais le réveil détruit ce lit de rose, Et sur Stol pas conduit le repentir.
Mais aux messieurs de notre académie, etc.
L'invention ne brille pas plus dans les contes en vers de M. de Lantier, que dans ses contes en prose : la plupart ne sont autre chose que des anecdotes ou des mots connus qu'il se donne la peine de rimer, et qui le plus souvent ne gagnent rien à ses rimes ; tel est celui dont j'ai déjà cité quelques vers. Dans cette voiture qui s'approcha de si près de l'ornière perfide, qu'elle culbuta, se trouvaient trois dames qui tombèrent bien malheureusement; mais M. de Lantier raconte fort mal les précautions de pudeur que prit l'une d'elles, et la manière dont elle se distingua de ses compagnes d'infortune. S'il avait eu, comme moi, le plaisir d'entendre conter cette anecdote à madame D., il verrait qu'il n'a pas la bonne version , et que ses vers ne valent pas cette prose. Le Conte interrompu de M. de Lantier est tiré tout entier de don Quichotte j mais autant il est plaisamment ra-
------------------------------------------------------------------------
conté par Sancho-Pança , autant il l'est mal et en.
nuycusement par Jean-Benoit de Latouche, que M. de Lantier substitue à Sancho. Comment n'a-t-il pas senti que souvent tout le mérite d'un conte consiste dans les circonstances où est placé le conteur?
Ainsi que Sancho, effrayé d'une périlleuse aventure que veut tenter son maître, lui raconte une méchante histoire pour lui faire perdre de vue son dessein ou en retarder du moins l'exécution ; qu'il la surcharge de répétitions qui, en alongeant le récit, remplissent encore mieux son but ; qu'il se brouille dans la narration, et finisse par n'avoir pas le sens commun, tout cela est fort plaisant, parce que cela est bien dans la situation ; mais tout cela est assurément fort insipide dans la bouche de Jean-Benoit de Latouche, bel esprit d'un roi d'A quitaine.
Les poésies fugitives de M. de Lantier ne valent ni plus ni moins que ses contes ; mais ce qui vaut beaucoup moins que tout cela , c'est Métastase à Naples, comédie en un acte. Il y a véritablement du malheur à faire trente-neuf scènes (car cet acte n'en a pas moins) sans trouver une intention comique, un mot heureux, un trait spirituel, aucune invention, aucun plan ; et quel dialogue ! J'en appelle à M. de Lantier lui-même; qu'il lise cette comédie, s'il peut, et s'il a autant de patience crue moi ; et qu'il dise s'il nVt pas étonné, sinon de l'avoir faite, du moins de l'avoir imprimée.
Comme j'aime à finir mes articles par quelque chose d'agréable aux auteurs, je dirai que dans le poëme d'Erminie, ainsi que dans quelques détails des contes en vers et en prose, ou remarque un certain
------------------------------------------------------------------------
talent et une certaine facilité. Talent malheureux!
malheureuse facilité! puisqu'un auteur, avec de pareilles qualités, qu'il s'exagère encore, voudra nécessairement produire ; et, avec ce degré de taleut, il ne produira rien de très-estimable : il y en « trop pour se condamner à ne rien faire, et pas assez pour réussir à faire bien.
Héro et Lcandre, poëme en quatre chants, suivi de poésies diverses ; par M. Denne Baron.
Chez les anciens, dont les mœurs étaient si éloiguées de la galanterie, et qui semblaient professer sur l'amour cetie doctrine un peu grossière que Buflon a durement exprimée parmi nous, au grand scandale des âmes sensibles et des coeurs délicats, on trouve rarement des amans intéressans et des passions touchantes. Les antiques aventures de Héro et de Léandre sont du petit nombre de celles où l'amour prend le caractère tendre et sentimental, qui, chez les modernes, l'accompagne toujours , si l'on en croit quelques amans, quelques poëtcs, et tous les romanciers.
Il faut, pour qu'une tendre passion ait le droit de nous intéresser, que les amans soient jeunes et beaux, qu'ils soient vivement épris, que de grands obstacles les séparent, qu'ils les surmontent avec persévérance et courage; et si , par là-dessus il arrive une grande catastrophe, c'est le comble de l'intérêt. Or, toutes ces circonstances se trouvent réunies dans l'histoire de Héro et Léandre : les historiens, les poëtes, les médailles, les représentent d'une beauté ravissante: à leur première entrevue, s'allume dans leurs cœurs
------------------------------------------------------------------------
une flamme vive, subite, et qui promet d'être éter.
nelle. Héro est d'une origine illustre, Léandre d'une famille obscure. Les parens contrarieront doue infailliblement leur amour. A ces obstacles de la nature et de la société, se joignent ceux qu'oppose la religion. Héro était une vierge consacrée au service divin d'un temple de Sestosr. C'estait, dit Marot, qui, dans son naïf langage, traduit assez fidèlement le poële Musée, c'estait Nounain à Vénus dédiée, Et se tenoit vierge et non mariée
Cet obstacle paraissait insurmontable aux autres amans de Héro; l'un s'écrie, toujours dans Marot : Hélas , Vénus! si c'est chose odieuse Que de toucher à ta religieuse, Content serois d'estre en terre caché, etc., etc.
L'amoureux LéRndre, seul, n'est point arrêté par tant de difficultés : c'est donc un parfait héros de roman. Son amante, fille courageuse, qui se révolte contre l'autorité tyraunique de ses parens ; religieuse ou nonnain non moins hardie, qui s'élève au-dessus des préjugés, n'écoutant que la voix de la nature, et sacrifiant tout aux sentimens du cœur, est une héroïne non moins parfaite, et telle que nos plus sublimes romanciers n'imagineraient rien de mieux.
Cependant ce n'est pas tout encore ; et ces obstacles aplanis, il en reste encore un bien plus dangereux à surmonter : un bras de mer sépare les deux amans, et ce n'est qu'en le traversant à la nage que Léandre peut aller passer la soirée avec Héro. A la vue de cette
------------------------------------------------------------------------
nouvelle difficulté, quelques savans, plus géographes sans doute qu'amoureux, ont osé douter de la vérité de cette histoire; ils ont mesuré les distances, et ils ont décidé qu'un nageur, quelque habile et quelque passionné qu'il fût, ne pouvait les franchir. Il s'éleva a ce sujet, dans le siècle dernier , une assez grave contestation dans l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; M. de La Nauze soutenant fortement que Léandrc avait plusieurs fois franchi le détroit, et citant à l'appui de son opinion Ovide, Virgile, Servitis, Strabon, Pomponius Mêla, Lucain, Stace, Martial, Musée par-dessus tous (t); Lord-Byron , et le lieutenant Ekcnbead , ont tenté de nouveau l'expérience, ils ont traversé le détroit ; l'un, en une heure dix minutes; l'autre, eu cinq minutes de moins; tandis que M. Mahudel opposait à tant d'autorités les courans d'eau qui traversent l'Hellespont ; trentb -.) > des, ou trois mille sept cent cinquante pas géométriques à parcourir ; l'impossibilité d'un pareil trajet, et l'autorité du savant Tournefort, qui , étant sur les lieux , et les examinant attentivement, insinue assez clairement que, quelque amoureux qu'il fût, s'il était à Abydos, il n'irait point à la nage trouver sa maîtresse à Sestos.
Les amours de Héro et de Léandre, après avoir été le sujet des chants, des allusions et des souvenirs des poëtes anciens, après avoir été un sujet de contestations entre des académiciens modernes, est actuellement un objet d'émulation entre nos poëtes. Depuis
(i) Cet article fut imprimé en 1806, quatre 8011 plus tard , le 3 mai 1810.
------------------------------------------------------------------------
Marot, qui traduisit Musée, il y a près de trois cents ans, aucun poëte français , si je ne me trompe, n'avait chanté ces amours (i), si ce n'est Scarron qui, comme on croit, ne les chante pas d'un ton très-noble et très-héroïque. On peut en juger pur ce début : Le garçon avait nom LÓandre, Et ne passait pas pour zéro ; La pucelle avait nom Héro, De peau doucette et d'Ame tendre.
Mais en moins d'un an il m'a été adressé trois traductions, ou imitations du poëte Musée, le premier ou le plus célèbre chantre de ces amours : celle de M. Mollevaut, jeune et laborieux professeur du lycée de Nancy , à la traduction duquel je rendisjmtice dans le tem ps ; celle de M. Cournand, dont je n'ai pas parlé, parce que j'évite, autant que je peux, les mauvais vers; enfin celle de M. Denne Baron, dont je parle, parce que je ne puis pas les éviter tous.
Mais je choisis du moins de préférence ceux d'un jeune poëte, qui peut donner quelques espérances, à qui l'on peut se permettre de donner quelques avis; d'un poëte modeste , qui paraît très-disposé à les recevoir : tel est M. Denne Baron. Je lui dirai donc que c'est bien inutilement, et même contre toutes les règles du goût, qu'il a alongé le poëme de Musée, parce que ce poëme est assez long, pour les deux seuls personnages qu'il nous présente , pour le peu de temps qu'il les met en scène, pour le petit nombre d'événemens qu'il contient. Rien ne nuit plus à l'in-
(1) Je ne parle point d'un opéra sur ce mijrt, ni d'une tragicomédie oubliée depuis plus d'un siècle et demi.
------------------------------------------------------------------------
térèt d'un poëme, que d'en délayer l'action et les discours dans une surabondance de paroles et une longue suite de vers superflus. Il n'y avait donc qu'un seul moyen d'alonger le poëme de Musée ; c'était d'y introduire de nouveaux personnages, d'imaginer de nouvelles difficultés, de nouveaux incidens, de nonveaux événement. M. Denne Baron prétend, à la vérité, dans sa préface, qu'il a ajouté quelques épisodes au poëme de Musée; mais il se trompe, il n'a point ajouté d'épisodes : il a ajouté quelques descriptions , quelque* images, quelques discours pris dans une demi-douzaine d'autres poëtes grecs ou latins ; il a imaginé, dc plus, que Vénus envoie en députation l'Amour pour fléchir le cœur d'Héro; qu'elle va ellemême trouver Neptune , et l'engage à rendre calmes les ilôts de l'Hellespont, afin que Léandre puisse les traverser sans danger, lui promettant une belle nymphe, s'il veut avoir cette complaisance. C'est là une machine poétique, c'est du merveilleux ; mais ce ne hont point des épisodes : ces conceptions ne sont d'ailleurs ni bien neuves, ni bien intéressantes. L'illusion poétique et l'imagination nous reportant aux opinions et à la croyance des temps anciens, nous trouvons avec plaisir ces fictions dans les poëmes grecs et latins, lorsqu'elles y sont exprimées en beaux vers; mais nous ne croyons pas qu'un poëte français doive les ajouter à un poëte grec ou latin, lorsque celui-ci n'a pas jugé à propos de les employer.
Trop long dans certains détails, M. Denne Baron est aussi trop brusque et trop heurté dans quelques autres. C'est ainsi que , lorsque Héro a répondu à la déclaration de Léandre en fille de bien , et lorsqu'elle
------------------------------------------------------------------------
lui a doucement signifié qu'il l'aime sans espoir; qu'elle ne peut répondre à son amour, Léandre lui déclare positivement qu'il viendra la trouver dès la nuit suivante. Et en cruels termes lui annonce-t-il ce dessein : Pour cueillir, lui dit-il, un baiser sur ta bouche, Te presser sur mon sein et partager ta couche, Du rapide Hellespont je franchirai les flots.
Cela est un peu trop clair, ce me semble; et je ne crois pas qu'il faille dire roussi franchement à une jeune personne bien élevée pourquoi on vient la trouver: on doit laisser cela dans un cèrlaio vague, sur lequel son imagination alarmée ne veut pas trop se reposer, ou du moins qu'ell ne veut démêler qu'en secret.
Héro devait doue se révolter contre un pareil discours ; et c'est une inconvenance de plus, de la représenter assez souple et assez facile , pour trouver cet arrangement fort bon. Dans Marot, à un discours beaucoup moins clair et moins précis, Iléro répond fièrement : Êtes-vous insensé, Mon gentilhomme ?
Puis elle le tance, et ajoute : Croyez qu'ici fort mal vous adressez; Allez ailleurs, eima robe laissez.
Prier d'amour est chose défendue, Nonnain qui s'est vierge à Vénus rendue ; Ft n'est loisible inventer achoison D'aller au lict de fille de maison.
Héro, dans le poëme de M. Denne Baron, soutient toujours ce caractère, beaucoup plus vif et passionné que tendre et d jcent. Ainsi, lorsque Léandre arrive
------------------------------------------------------------------------
à Scstos, tout mouillé des eaux de l'Hellespont, qu'il a traversé à la nage, elle allume un bon feti pour le sécher; ce qui me parait assez juste. Mais elle ajoute : Sèche les flots amers qui mouillent tel cheveux, Cher épolts ; mais mon sein brûle plus que ces ilummes; Viens reposer sur lui, viens confondre nos âmes.
Elle dit et rougit : En vérité il y a de quoi ; et M. Denne Baron a tort d'ajouter : Tant la chaste pudeur vitencor dans soit cœur! car, dans ces discours et dans ces actions, il y a très-peu de pudeur.
Le style de M. Denne Baron est fort inégal : tantôt plein de cette mollesse un peu fade que produisent les expressions prodiguées de fleurs, de zéphyrs, d'amarante, de rose , de gazon, de verdure, etc.; tantôt hérissé de durs hémistiches, tels que ceux-ci : Ne cherche en sa souffrance, l'or n'orne point son char, par aventure errant, etc. ; souvent très-prosaïque, comme dans ces deux vers : Dans son sein entendit une secrète voix, Qui disait que tes yeux ne verraient plut set rives.
quelquefois offrant des images incohérentes, tels que des aquilons qui fondent en flots de poudre ; mais souvent aussi il a une correction et une sorte de vrve qui sembleraient annoncer que M. Denne Baron, avec plus de maturité, d'étude et de soin, pourrait un jour faire de bons vers. Si j'avais plus d espace, je pourrais citer plusieurs morceaux qui donneraient ces espérances; entre autres la description d'une tempête: car, malgré l'attrait qu'un jeune pucte doit avoir pour les objets gracieux , je pense
------------------------------------------------------------------------
que M. Deune Baron réussirai t mieux dans les sujets qui demandent plus de force et de chalcur, que de sensibilité et de grâce.
Il ne faut pas cependant se jeter dans une extrémité opposée ; et c'est ce que M. Dennc Baron a fait, lorsque , fuyant sans doute la grâce, et cherchant la force, il a trouvé l'horreur dégoûtante, en traduisant l'affreux portrait que fait d'une magicienne l'imagination déréglée de Lucain, qui ne sait jamais s'arrêter. Qu'on s'imagine une centaine de vers dans le goût de ceux-ci ! Trouve-t-elle, dit-il, La dépouille embaumée D'où coule goutte à goutte une fétide humeur, Elle plonge ses doigts tous la pâle paupière, En arrache le* yeux privés de la lumière, En ronge avec plaisir les ongles desséchés.
Elle rompt de ses dents le cordage funeste Où pend d'un criminel l'épouvantable reste ; En sépare le cœur, épargné du vautour.
'1'
Elle en suce le sang, infect et noir poison , Et reste suspendue aux uerfs qu'elle dévore.
Sur les corps expira os elle vient se poser : Feignant de leur donner le plus tendre baiser, Elle entrouvre leurs dents par la mort rapprochées, Et mord, dans leurs palais, leurs langues attachées, etc.
Ces poésies sont précédées d'une Épître à Sophie, femme de l'auteur, et femme très-jolie et très-aimahle, qui @ pouvait inspirer quelque chose de mieux; d'une Préface, écrite d'un style par trop simple aussi, mais dans laquelle l'auteur, toujours modeste, ne forme d'autre vœu, sinon que son poëme puisse sou-
------------------------------------------------------------------------
tenir la comparaison avec celui d'André Papius. Elles sont suivies de longues notes, où l'auteur déploie une grande érudition : il parait connaître fort bien 1rs poiites grecs, latins, anglais, la langue hébraïque même. On aime à voir un jeune homme montrer des connaissances si étendues, et si rares aujourtd'hui ; mais à présent qu'il est bien prouvé que M. Denne Baron les a, je lui conseillerais de faire a l'avenir des notes moins longues, et d'étaler moins d'érudition.
Les cinq premiers Chants de la Jérusalem délivrée, traduits en vers français; par M. Mallet.
Le Tasse , supérieur à Virgile pour la beauté des caractères qu'il a créés, pour les richesses d'une imagination brillante qu'il a semées dans son poëme, pour l'intérêt qu'il a su y répandre; supérieur à Homère même dans quelques-unes de ces parties, doit à ces divers avantages celui de se faire lire avec un plaisir plus soutenu , de trouver par conséquent un plus grand nombre de lecteurs, et d'être bien plus à l'abri que l'auteur de VIliade ou de l'Énéide, des coups mortels que la meilleure traduction ne manque guère de porter aux poëtes. Le Tasse n'est cependant que le troisième des poëles épiques (1); tant les traits
(1) Ce troisième rang lui est même contesté, non - seulement par l'orgueil national des Anglais qui place généralement le Paradis perdu au-dessus de la Jérusalem délivrée, et dont quelques - uns le placent même au-dessus de l'Iliade et de l'Enéide, entre autres Addisou, qui s'écrie fièrement : Cfilile, Romani scriptores , cedite , firai ; mais même par des Français. M. Delille est de ce sentiment : il
------------------------------------------------------------------------
d'un génie admirable, fréquemment empreints dans l'Iliade et dans l'Odyssée, ont suffi pour faire généralement assigner à Homère le premier rang parmi les poëtes! tant les charmes d'un style enchanteur, les grâces d'une poésie inimitable et d'un sentiment exquis, ont du, malgré le faible intérêt de l'Enéide, faire regarder Virgile, moins comme le second, que comme le digne émule et l'égal du premier des poëtes!
Il ne faut pas oublier, d'ailleurs , que c'est à Homère et a Virgile que le Tasse doit ses plus belles conceptions : on voit qu'il est nourri de leurs ouvrages, et qu'il marche toujours sur leurs traces. C'est le même plan, et souvent les mêmes caractères, les mêmes passions , les mêmes épisodes, les mêmes discours, les mêmes comparaisons. Le cam p des Croisés ressemble à celui des Grecs : ceux-ci, justement irrités de l'injure faite ii un de leurs princes, vont assiéger Troie, la patrie et l'asile du coupable ravisseur d'Hélène; ceux-là , plus justement indignés de l'outrage fait à leur religion et à leur Dieu , vont assiéger Jérusalem gémissant sous le joug des infidèles profanateurs du tombeau de Jésus-Christ. La vengeance des Grecs est retardée par la colère d'Achille, que le ressentiment d'un outrage, qui lui est personnel, empêche de combattre dans leurs rangs; la vengeance des Croisés est suspendue par l'absence de Renaud, forcé aussi de s'élojgner de leur camp ; et par le ressentiment d'une injure personnelle, et par la sévérité
croit Milton très- supérieur au Tasse ; et si je ne puis me rendre à son avis, c'est au moins une grande raison pour me défier du mien.
------------------------------------------------------------------------
delà discipline. Dans l'Iliade, la belle Hélène fait le dénombrement des héros grecs au vieux Priam : dans la Jérusalem délivrée, la belle Herminie fait le dénombrement des héros chrétiens au vieux Aladin.
Godcfroi, c'est Agamemnou et Enée ; Renaud, triomphant de la passion d'Armide, c'est Éuée s'arrachant à la passion de Didon. Les discours et les imprécations que le Tasse met dans la bouche d'Armide sont même traduits littéralement, et des tendres supplications et de l'emportement furieux que l'espérance et le désespoir donnent tour à tour à l'infortunée Didon, etc., etc.
Mais ajoutons aussi à la gloire du Tasse, qu'en imirant, il embellit souvent ses originaux. On voit, dans son ouvrage, les progrès de la civilisation et des mœurs. Ses caractères sont plus nobles et plus soutenus : Godefroi a l'autorité et l'expérience d'Agamemnon , mais avec plus de sagesse et d'empire sur ses passions ; il a la piété d'Énée, mais avec quelque chose de plus vénérable et de plus aimable en même temps, avec un caractère moins froid, plus vif et plus énergique, malgré les langueurs de la vieillesse et les glaces d'un âge déjà assez avancé ; le ressentiment de Renaud a une cause bien plus légitime et plus noble que la colère d'Achille. Son absence du camp des Croisés n'est pas toujours oisive comme l'absence d'Achille du camp des Grecs ; elle est quelquefois marquée par des événemens dignes du plus valeureux des chevaliers. A tout prendre, le héros chrétien est bien supérieur au héros grec, et par la noblesse de son caractère, et par l'intérêt qu'il inspire. Si Armide, lorsqu'il échappe à ses séductions, lui tient à peu près
------------------------------------------------------------------------
les mêmes discours que Didon à Énée, il lui répond avec plus de grâce, plus de douceur, et un accent plus tendre eL plus consolant, s'il était possible de consoler une amante passionnée qu'on abandonne : « Armide, lui dit-il, lorsqu'elle lui offre de le servir « en esclave, Armide, je partage la douleur; (lue « ue puis-je éteindre dans ton sein l'ardeur funeste « qui le dévore! la haine, le dédain! ah, ce ne sont.
« pas les sentimens que j'éprouve. Tu n'es point « mon esclave, tu ne seras point mon ennemie. Ton « cœur s'est égaré ; mais ce sont là de vulgaires fai« blesses, et ton excuse est dans ta loi, dans ton « sexe, dans ton âge. Et moi aussi j'ai partagé tes Il erreurs ; et, si je te condamnais, de quel droit « pourrais-je m'absoudre? Non, dans mes disgrâces, « dans mes prospérités , ton souvenir sera toujours « cher à mon cœur ; et tant que l'honneur et ma re« ligion me le permettront, je serai toujours ton « chevalier. Mettons, mettons un terme à nos égare.
« mens, ensevelissons dans ces déserts inconnus le « souvenir de nos faiblesses. Puissent l'Europe et « notre hémisphère ignorer à jamais cette indigne « partie démon histoire; et toi-même efface de la « tienne un trait qui flétrirait ta beauté, tes vertus, « et l'éclat de ta naissance (i) ! »
Même dans les combats , qu'Homère excelle à peindre, il me semble que le Tasse ne lui est point inférieur ; il n'a ni moins de vivacité, ni moins de chaleur; il l'égale, si même il ne le surpasse, dans
(T) Je me sers, dans mes citations, de l'élégante traduction de M. Lebrun.
------------------------------------------------------------------------
la variété des couleurs, des alternatives de la fortnne, des attitudes des combattans, des coups qu'ils se portent , des blessures qu'ils reçoivent. Dans ces descriptions si vives, si rapides, où tant de faits particuliers sont remarqués, où tant d'objets se pressent dans un espace si étroit et dans un temps si court, rien n'c»i confus, tout porte à l'esprit des images nettes -, distinctes : que de tableaux divers le peintre trouverait dans ces descriptions ! ou plutôt quel admirable peintre, que l'auteur de la Jérusalem déliw'l:e! Quel coloris et quelle verve dans ses combats!
Il conduit ses guerriers au milieu des hasards : La lyre est dans sa main la trompette de Mars.
A ce signal, Bellone aux combats appelée, Jette un cri formidable, et court drnsla mélée; Elle court, sous ses pieds foulant les étendards : Elle tratne, à travers les cadavres épars, Les lambeaux déchirés de sa robe sanglante, etc.
Les guerriers du Tasse, nobles chevaliers , ont une élévatiou dans les sentimens, une générosité dans le caractère, une loyauté dans la conduite, qu'on chercherait vainement dans les héros d'Homère; ils ont même une valeur plus intéressante et plus soutenue.
La valeur des héros grecs et troyens n'est qu'une confiance brutale dans leurs forces physiques ; la valeur des chevaliers chrétiens est un plus noble sentiment de la force de lame : aussi les premiers fnient-ils devant un ennemi plus fort et plus adroit qu'eux ; les seconds ne fuient jamais , parce que s'ils savent qu'ils peuvent être vaincus par la force du corps, ils savent aussi qu'ils ne doivent jamais l'être par la force de l'âme ; et que, s'ils peuvent succom-
------------------------------------------------------------------------
ber, ils doivent avoir le courage de mourir. Ce sont les beaux caractères du Tasse qui ont fourni à M. de Chateaubriand son argument. peut-être le plus puissant, en faveur der beautés nouvelles que le christianisme a créées dans la poésie, considérée dans ses rapports avec les hommes et avec les passions. « Qu'ils sont aimables, dit - il, tous les chevaliers de la Jém« salem ! Ce Renaud si brillant, ce Tancrèdesi gé« néreux r, £ e vieux Raymond de Toulouse, toujours « abattu et toujours relevé! » Dans Homère, Agamemnon déclare qu'il aime autant Briscis que son épouse, qu'elle fait d'aussi bons ouvrages. Un chevalier, ajoute M. de Chateaubriand , ne parle pas ainsi. Comparez à cette déclaration brutale l'élan chevaleresque et véritablement français du jeune Bouillon, lorsque le prudent Godcfroy, pour ne point affaiblir son armée destinée à une plus haute entreprise , refuse des secours à Armide : « Ciel ! si « jamais en France, dans ces heureux climats où « règne la courtoisie, on disait que nous avons re« fusé notre bras a la beauté, et que, pour une cause « si légitime, nous avons craint de braver les dan« gers et les fatigues ! ah, j'aime mieux déposer ici « mon casque et ma cuirasse ! Allons, guerriers « sans courage, chevaliers sans honneur, quittons « des armes avilies dans nos mains, et n'usurpons « plus un titre qu'une semblable lâcheté dés« honore. M On a beaucoup reproché au Tasse son merveilleux , sa uiagie , ses magiciens, sa forêt enchantée, etc. « Sas doute , dit Voltaire, lin homme qui « vient de lire Locke e: Addison, sera étrangement
------------------------------------------------------------------------
a révolté de trouver dans la Jérusalem un sorcier « chrétien qui tire Renaud des mains des sorciers « mahométans. » Mais aussi quelle singulière idée de vouloir juger le merveilleux d'un poëme épique d'après les principes métaphysiques de Locke, et d'après les corollaires de l'Essai sur l'entendement humain ! Serait- ce après avoir lu Locke que Voltaire aurait composé la Ilenriade ? On le croirait quelquefois, à la froideur de ce poëme. Il faut néanmoins lui rendre justice : il est ordinairement un très- juste appréciateur, et un grand admirateur du Tasse: lui-même loue la conception d'un des plus grands sorciers de la Jérusalem délivrée , de l'enchanteur Ismen, qui faity dit-il, un personnage dans le tableau, et forme un beau contraste avec Pierre r H ermite ; et ces deux figures, ajoute-t-il, sont bien au-dessus de Cal chas et de Talthybius. Quel est l'homme de goût, même le plus sévère, qui voudrait retrancher do la Jérusalem délivrée le personnage d'Armide?
« N'y a-t-il pas beaucoup d'art, dit La Harpe, à 9 nous avoir montré cette magicienne, livrée par « sa passion à la merci de celui qu'elle aime, dans « le temps même qu'un pouvoir surnaturel la rend « maîtresse de la vie de Renaud ? N'est-ce pas là « parler à la fois à l'imagination et au cœur ? Et « cette forêt enchantée, qu'on a tant critiquée, oserait t-on prétendre qu'elle ne produise pas un grand « effet, et qu'elle ne soit une source de beautés ? Je « demanderais aux critiques même, s'ils n'ont pas « été émus au moment où l'intrépide Tancrède « entre dans la forêt, au moment où il en sort a « pas lents , en homme supérieur à la crainte , mais
------------------------------------------------------------------------
« qui reconnaît une puissance surnaturelle qu'il « ne peut vaincre ? Quand la voix gémissante de « Clorinde et d'Armide, sortant de ces troncs sen« sibles, frappe les oreilles de Tancrède et de Re« naud , est-on moins attendri que dans cet endroit « de l'Énéide, où Énée, voulant arracher les bran« ches d'un myrte, en voit couler des gouttes de « sang, et entend une voix plaintive qui lui repro« che sa cruauté ? » Le Tasse eut le premier don des poëtes, une imagination très-brillante ; l'invention de son poëme est admirable, la distribution des parties en est très-bien ordonnée ; l'intérêt en est très-grand ; il y a un art infini dans la variété du ton, des couleurs et des objets. Que manque-t-il donc à ce poëme pour être parfait P La perfection du style, les vers de Virgile.
Ce n'est pas que , comme le dit Voltaire , « lorsque « son sujet demande de l'élévation, on ne soit étonné « comment la mollesse de la langue italienne prend « un nouveau caractère sous ses mains, et se change « en majesté et en force. » Cependant sa poésie, en général, a quelque chose de faible et d'énervé ; son goût n'est pas sûr, ses ornemens sont peu épiques; trop souvent il a la fadeur du madrigal et la manie du bel-esprit. Parie-t-il des premiers traits dont l'amour a frappé le valeureux Tancrède, il ajoute cette petite pensée, digne tout au plus de l'Opéra : cc 0 merveille! l'Amour, à peine né, vole déjà grand, « et triomphe d'un guerrier ! »
0 meraviglia ! Amor ch' appena è nato, Già grande vola, e trionfa armato !
Peint-il la coquetterie d'Armide captivant les cœurs
------------------------------------------------------------------------
par ses feintes douleurs, et plus belle encore par ses larmes, il ajoute : « O miracle de l'Amour, qui « des larmes tire des étincelles, et enflamme les « cœurs dans l'eau ! » 0 miracol' d'Amor! che le faville Tragge del pianto, e i cor ne l'acqua accende !
Ce sont ces pensées fausses ou quintessenciées, re sont ces concetti , trop fréquens dans le Tasse, qui armaient la sévérité de l'inflexible Boileau ; et ceux qui la lui ont si amèrement reprochée, plutôt par jalousie contre le beau siècle dont il fut un des plus beaux orneinens, que par aèle pour le Tasse, auraient pu, s'ils avaient eu ou plus de goût ou plus de bonne foi, trouver son excuse dans de pareils défauts.
Quelques étrangers lui ont rendu plus de justice ; et un des meilleurs critiques, et des plus agréables auteurs anglais, Addison s'exprime ainsi ( Spectateur du 6 mars 1711 ) : Quant au poète dont toutes ces merveilles sont tirées, en parlant de l'opéra d'Armide , je pense, comme Despréaiuc, quun vers de Virgile vaut mieux que tout ce clinquant du Tasse. Les Italiens eux-mêmes, entrainés par la supériorité du style de l' Arioste, le placent au-dessus du Tasse. L'académie de la Crusca a donné une décision en forme, qui adjuge à l'Arioste le premier rang entre les poetes épiques : et le pls zélé défenseur du Tasse, Camillo Pellegrini, confesse qu'il attaque l'opinion générale, qui s'est déclarée pour l'Arioste : quelques Italiens même mettent le poëme, moitié barbare, moitié sublime, du Dante, au-dessus 'le la Jérusalem délivrée; et l'on connaît 1° 'rait Ho
------------------------------------------------------------------------
ce gentilhomme Napolitain, qui se battit quatre fois pour prouver la supériorité du Dante; et qui, tué dans le quatrième combat, eut le temps de secrier avant de mourir : Je n'ai pourtant jamais lu ni flln ni l'autre !
Les poëtes doivent être lus dans leur langue : voilà ce qu'ont dit et prouvé cent fois des hommes de goût, ennemis des traducteurs et des traductions, et ce qu'ont bien mieux prouvé encore les traductions et les traducteurs. L'abbé Dubos, un de leurs plus grunds adversaires, traite parfaitement ce sujet dans ses Réflexions sur la poésie et la peinture; il me semble cependant qu'à d'excellentes raisons il en mêle de mauvaises, ou plutôt qu'il appuis de bonnes raisons par de mauvais exemples. Ainsi, il remarque, avec vérité : « Qu'il est très-rare que les figures, « qu'on regarde comme relatives en deux langues, « puissent avoir précisément la même valeur; ou que, « lorsqu'elles ont la même valeur, elles aient la même « noblesse. Par exemple, ajoute-t-il (et c'est cet « exemple qui me parait mal choisi) pour dire une « chose impossible aux efforts humains, les Latins « disaient, arracher la massue à Hercule ; et nous « disons en français, prendre la lune avec les dents.
« La figure latine, simple et noble, est-elle bien « rendue par la figure française?» Non, assurément; mais aussi quel est le traducteur, si ce n'est Scarron, qui la rendrait ainsi? Pourquoi ne traduirait-on pas littéralement l'expression latine? On n'est obligé d'employer des figures relatives ou équivalentes, que lorsque par la différence des mœurs, des usages ot du génie des langues, la figure employée
------------------------------------------------------------------------
par l'auteur original serait inintelligible. Or, dans quelle partie du monde poli n'entendrait-on pas cette expression, arracher la massue à IJercule J Mais ceci m éloigné un peu de la traduction dont j'ai à parler; et, pour y revenir, je dirai que M. Mallet n'est point parvenu à arracher la massue à Hercule; et qu'entreprendre de traduire la Jérusalem délivrée, c'est à peu près pour lui comme s'il voulait prendre la lune avec les dents.
M. Mallet ne s'est déterminé à pousser sa traduction que jusqu'au cinquième chant; et à publier son travail, que d'après l'avis des gens de goût qu'il a consultés, et qui lui ont témoigné leur satisfaction, et ont cru lui découvrir du talent pour ce genre de littérature. Mais je voudrais que les auteurs fussent bien persuadés que c'est une épreuve fort inutile ; et que les gens de goût, à qui ils lisent leurs ouvrages, sont bien décidés d'avance à les trouver excellens. Ce n'est que lorsqu'ils sont imprimés, que ceux qui ont du goût, ou qui croient en avoir, deviennent beaucoup plus difficiles. M. Mallet méritait cependant qu'on lui parlât avec plus de franchise; car, c'est très-franchement qu'il invoque une critique sévère : il avoue qu'elle doit être impitoyable envers les mauvais écrivains; que, si elle peut quelquefois user de ménagement, ce n V ;t qu'à l'égard des jeunes auteurs qui, à travers beaucoup d'imperfections,font briller quelques talens. Quant à lui, dit-il encore, sa muse est trop surannée pour qu'il ait droit à quelque indulgence; enfin il attend son arrêt, prêt à le subir, sans que son amour-propre en murmure, et que son repos eu soit troublé.
------------------------------------------------------------------------
Encouragé par des déclarations aussi nettes et aussi précises, et par un langage qui, je le répète, me parait franc et sincère, et qui m'a été confirmé par deux lettres que M. Mallet m'a fait l'honneur de m'adresscr, je lui dirai franchement aussi que, puisqu'en continuant son travail il pourrait ruiner sa santé délicate ;f et que d'ai l l eurs, s'il n'a pas l'avantage de produire un ouvrage honorable à son auteur et à sa patrie, il a au moins celui d'être utile à Li société par la place qu'il occupe, il doit se contenter de cet heureux dédommagement, ménager sa santé et laisser là sa traduction. M. Mallct n'est en effet nullement poëte, et il faudrait l'être beaucoup pour traduire le Tasse. Quelque résigné qu'il soit à la critique, comme cette assertion parait toujours un peu dure à l'homme le plus raisonnable et le plus modeste , je dois l'appuyer de quelques preuves. On sait combien le Tasse est éloquent dans ses discours : il serait injuste néanmoins de dire de lui ce que Quintilien disait de Lucain : magis oratoribus quàm poetis annumerandus, parce qu'il est également grand poëte et grand orateur ; mais il ne parait ni l'un ni l'autre, lorsque M. Mallet traduit ses discours. J'ai déjà rapporté , dans une prose élégante et poétique, celui du jeune Bouillon qui, indigné de ce que le chef des Croisés refuse des secours à la belle Armide, s'écrie : « Que dira-t-on à la cour de France, quand on et saura que nous avons refusé notre bras à la beauté ? »
Voici comme M. Mallel rend cet élan chevaleresque, dans des vers languissans et prosaïques : 1 Nous pouvons, de nos bras, si l'honneur seul dispose, Armer dit défenseurs •!« la plu* juste CI' •
------------------------------------------------------------------------
D'une belle opprimée embrasser l'intérêt, C'est du ciel, son vengeur, exécuter l'arrêt.
..,1" ,.
Je dois au sexe faible, au ciel qui m'autorise, A mon vœu, de tenter cette noble entreprise; Ah ! plutôt que jamais au milieu de sa cour, Elle où la courtoisie a fixé son séjour, La France, nous taxant d'une indigne mollesse , Flétrisse justement la fleur de la noblesse.
il est inutile de faire beaucoup de réflexions sur des vers aussi faibles, pour ne rien dire de plus; mais je demanderai à l'auteur à quoi se rapporte cet Elle qu'il a jeté au commencement d'un de ses vers : serait-ce au mot cour, qui termine le vers précédent ?
Cela me paraîtrait bien extraordinaire ; mais il ne le serait guère moins que ce pronom ne se rapportât à rien.
Godefroi, par son âge et par son éloquence, ressemble à Nestor, le plus éloquent des Grecs, dont les paroles, dit Homère, coulaient plus douces que le miel. Les paroles de Godefroi sont un peu moins douces dans la traduction de M. Mallet; elles sont, au contraire , aigres et sifflantes : Si dans un temps si court, tant de vastes provinces Ont vu se renverser les trônes de leurs prince#.
Si pour un prix si vil, tant de sang fut versé, Ce sang fera vengé par le ciel courroucé.
illusion funeste ! espérance assassine ! etc.
Le vénérable Pierre n'est pas plus éloquent, lorsqu'il conseille aux Croisés de choisir un chef, afin que, réunis en un seul corps, Ils sentent sous ce chef l'aiguillon et le mors ; ni cet Alète, à qui le Tasse fait prononcer un dis-
------------------------------------------------------------------------
cours si adroit, pour engager Godefroi à abandonner le siècle de Jérusalem. Je n'en citerai que ce trait: Tu dépends donc des vents, dit-il à Godefroi, qui comptait sur le secours d'une flotte. Quand on prononce cet hémistiche un peu vite, OD ne sait dans quelle langue il est écrit. Le fier Argant est moins éloquent qu'Alète ; mais, lorsqu'il ordonne arrogamment à Godefroi de choisir d'un mot entre la paix ou la guerre, le Tasse ne lui fait pas dire :
Tu peux encor choisir ; Mais un moment suffit à l'instinct du détir.
Ce n'est pas l'instinct de la poésie qui dicte de pareils vers. M. Mallet n'est pas plus heureux à peindre l'action que les discours; soit qu'il représente, Cet Argant qui, couvert de la gorge d'un mont, Accourt avec sa troupe et l'attaque de front ; soit qu'après avoir fait tenir un petit discours ÂCIorinde, il ajoute : Elle dit, pique et fond sur un parti chrétien, etc.
Ce motfond ne réussit jamais à M. Mallet, dans quelque sens qu'il l'emploie. Ainsi, parlant d'Olinde qui brûle d'amour pour la belle Sophronie, il s'exprime ainsi : llfond d'amour, mais n'ose et ne demande rien.
C'est la traduction, ou la prétendue traduction d'un vers du Tasse souvent imité : Brama assai, poco spera, nulla chiede.
k Il désire beaucoup, espère peu, ne demande rien. »
Vers que Voltaire a ainsi transporté dans un genre très-familier :
------------------------------------------------------------------------
Ce jeuue homme de bien Voulait beaucoup et ne demandait rien ; et que Bernard, dans un style plus élevé, a ainsi imite : Espère tout, prétend peu , n'ose rien.
Le genre descriptif ne réussit pas mieux à M. Mal'et : Ses armes que polit un art industrieux, Sollicitant du prince un souris gracieux.
Sous son œil attentif, d'un pas ferme et tranquille, Après le cavalier, le fantassin défile.
Une moitié, d'Orange habitait les coteaux.
Il faut toujours éviter de mettre dans un poëme épique une moitié d'orange. Voici des descriptions dans le genre gracieux : après avoir parlé de Clorinde et des charmes d'un bel œil, l'auteur met en scène Arniicle, qui Laissu Bouillon chauer sa crainte et sa rougeur.
Elle ne peut cependant affoler. la sagesse de Godefroi, ni de Tancrède, qui craint les plaisirs badins.
Elle a bien cependant de quoi affoler la sagesse; car
Zéphire orne son front sans ombrager ses yeux.
De ces riches brillans possesseur envieux, Un jeune amour sur eux tient son aile abaissée.
Son sein, qui de la neige efface la blanrheur, Et du roi des amours fait éprouver l'ardeur, Sur l'un et l'autre mont, du plus beau marbre antique, Par les Grâces poli, porte un globe élastique.
Doux mons qui portent un globe ! C'est un si n-
------------------------------------------------------------------------
gulicr tableau! Je dois m'arrêter là; car ce morceau fameux dans le Tasse, et connu sous le nom de tamoroso Pemiere, est d'un gracieux un peu libre dans l'auteur original, et le devient bien davantage, pour peu qu'il ne soit pas déguisé par la noblesse de l'expression, par la poésie du style, et qu'il soit rendu dans une traduction bourgeoile.
L'Art cpistolaire, poême traduit en vers rnaçaia du latin d'Hervey de Montaigu, jésuite ; suivi de Réflexions sur l'épîtrefamilière et l'épîre didac- tique, par Hyacinthe Morel.
Nous avons vu dernièrement se sucréder plusieurs ouvrages en vers et en prose sur XArt de la Coitversation (t) ; en voici un en deux langues, en vers latins et en vers français, sur l'Art ép$istolaire. Ces deux arls, si l'on peut appeler ainsi ce que les règles et les préceptes enseignent bien moins qu'un heureux naturel et un fréquent usage, ont d'intimes rap ports ; ils ue doivent même être considérés que comme deux divisions du même art, puisqu'on peut regarder un commerce de lettres comme une tonversation avec les absous. Ces deux manières de converser doivent être mises au nombre des plaisirs ou des délassemens de l'esprit, auxquels les Français sont les plus sensibles : on doit croire qu'ils excellent dans toutes les deux, puisque ce ne sont pu eux
(t) Troii Pointu ou Epître sur ce .-Jet, venaient d'être publiét : l'un par M. Delille, l'autre par madame ue Vannoz, et le troiti. par M. de Chazet.
------------------------------------------------------------------------
seuls qui le disent ; ils ont des modèles de l'une tellement parfaits , que leur mérite est senti et avoué même par les étrangers, à qui doit cependant échapper une partie de cette perfection délicate et de ces grâces légères ; et si la nature de l'autre est d'être fugitive et de ne pouvoir être fixée par des monuniens durables, la supériorité des Français n'en est que plus incontestable : car, puisque leur réputation eu ce genre subsiste toujours chez tous les peuples de l'Europe, il faut qu'ils renouvellent sans cesse des preuves qui s'envolent sans cesse.
On entend cependant assez communément se plaindre dans les salons qu'on ne sait plus causer aujourd'hui j que la conversation languit et s'éteint ; que ce doux et aimable plaisir de la société n'a plus les mêmes charmes ni la même vivacité qu'autrefois.
Les femmes de soixante ans trouvent qu'on leur disait, il y a quarante ans, de bien plus jolies choses; et celles de vingt trouvent qu'on ne leur dit pas tout ce qu'elles méritent ; elles se figurent que dans le siècle dernier, et bien plus encore dans celui d'auparavant, on eût beaucoup mieux causé avec elles ; qu'clles eussent inspiré des propos plus délicats et plus galatis ; qu'on eût été plus spirituel, plus aimable à leur égard : de sorte que, par un acrord assez rare , et les grand'mères et les petitesfil Ici se liguent toutes pour accuser la génération actuelle. Il faut toujours se défier un peu de ces éloges du temps passé et de ces satires du temps présent. Il serait possible toutefois que les Français , arrachés trop long-temps par les agitations civiles et I anarchie aux paisibles h.ihitudn* d<' la xoriété,
------------------------------------------------------------------------
eussent, en la cultivant moins, perdu quelque choie de ce qui en fait le lien le plus paissant et le charme le plus doux: la facilité, la légèreté, les grâces de la conversation.
Ont-ils également dégénéré dans cette autre con.
versation avec les ab., dans, l'art d'écrire une lettre ? Je ne le pense pas. Sans doute on citerait, dans les deux âges précédens, quelques femmes privilégiées , quelques hommes dont le génie brillant et flexible, après s'être élevé aux productions du plus haut genre, se pliait, avec une grâce infinie, à cea petites compositions épistolaires : leur corres- pondance, une des plus agréables lectures qu'on puisse faire, est même devenue un des monumens dont notre littérature s'honore: elle restera toujoun le modèle du genre ; modèle toujours admiré, et vraisemblablement jamais surpassé, peut-être même jamais égalé. Plusieurs autres correspondances des mêmea siècles, quoique brillant de moins de grâces et d'attraits, et fort inférieures, ont été imprimées, et méritaient de l'être ; quelques autres peut-être méritaient de l'être, et ne l'ont pas été. Je crois néanmoins que ce talent, possédé à un haut degré par quelques personnes rares des deux siècles précédens , était alors moins universellement répandu : il était plus exclusivement le partage de quelques esprits délicats de la cour et du grand monde, et de quelques beaux-esprits, que leur réputation avait mis en commerce avec les grande : aujourd'hui, il a pénétré dans toutes les classes où ont pénétré aussi le luxe, une certaine élégance de moeurs, et l'ambition de s'égaler par le ton , lei manières et l'éela-
------------------------------------------------------------------------
ration aux plus élevées ; et on avouera que c'est le plus grand nombre. Enfin ce n'est pas seulement dans la capitale qu'on cultive avec succès ce talent aimable et si digne d'un peuple chez qui les relations sociales ont une grande importance : dans les provinces même les plus éloignées, il n'est point rare de voir des hommes, des femmes surtout, mettre dans leur correspondance cet heureux abandon, cette aimable négligence, ce ton simple et naturel, ces grâces légères, cette politesse charmante, ce badinage ingénieux, ou ce touchant intérêt qui font le charme d'une lettre.
Cest, je le répète , un talent naturel que l'usage et les bons modèles peuvent perfectionner, mais que Ic. préceptes ne peuvent guère donner. Je ne pense donc pas que le poeme du P. Monlaigu soit fort utile, ni qu'il fasse faire beaucoup de progrès à l'art; mais, avouons-le, ce n'est pas l'utilité qui est le but de la poésie , même de la poésie didactique , malgré les prétentions de son tiire ; elle ne fait que répéter dans un langage plus harmonieux , mais avec moins de méthode et de profondeur , des préceptes déjà confirmés par d'illustres modèles, et des règles dès long-temps établies et pratiquées. Le premier but de la poésie didactique , comme celui de toute poésie, est donc de plaire : trop heureuse quand elle peut l'atteindre. C'est d'après ce principe qu'il faut juger le poëme du P. Montaigu et de son traducteur, il serait beaucoup trop rigoureux d'en exiger davantage.
L'ouvrage du P. Montaigu, quoique déjà ancien, était peu connu de la génération actuelle , qui lit peu de vers latins, et surtout de vers latins moder-
------------------------------------------------------------------------
ties ; il était enfoui avec une foule d'autres non moins oubliés, quoique quelques-uns soient cxrellens, dans un recueil intitulé: Poemata didascalica, recueil publié par les jésuites , et composé surtout de poëmes faits par les PP. de cette compagnie savante. Les jésuites, fort répandus dans la société, retenaient dans leur retraite tous les goûts d'un monde élégant et poli, qui pouvaient rigoureusement s'accorder avec les bienséances de leur étal.
Leurs muses en firent souvent l'apologie, en prescrivirent les règles : elles chantèrent des arts pour le moins aussi profanes que religieux : la Peinture, la Sculpture. Long-temps avant M. Delille , un P. Tarillon avait célébré en vers latins les plaisirs et les agrémens de la conversation. Un P. Janvier avait fait sur le même sujet un poëme en vers français, qui n'était guère, il est vrai , que la traduction du premier; enfin, le P. Montaigu voulut nous prescrire des règles, nous enseigner l'art d'écrire une lettre, un billet.
Le style de ce petit poëme est Agréablc, pur, facile et orné ; mais les ornemens sentent un peu la recherche et l'affectation : ils consistent le plus souvent dans de petits artifices de style, qui paraissent trop, et reviennent trop souvent : telles sont surtout des répétitions de mots avec de petites oppositions symétriques et calculées , que le jésuite affectionne beaucoup. Ainsi il dit de Pline : Sæpè monendo placet , sapé placendo monel.
11 dit d'une lettre ou trop soignée ou trop négligée : Hœc nimis artis habet, hæc nimis arte caret.
------------------------------------------------------------------------
Ces petits oriiemens qui, employas avec sobriété, ne sont pas dépourvus d'agrémens, et sont assez accommodés au genre, se reproduisent trop souvent dans ce poeme. La composition en est trèsmédiocre ; ln poëte, après une courte exposition et une courte invocation, donne des préceptes bien vagues et bien communs ; il passe ensuite à l'éloge de ceux qui ont excellé dans ce genre : c'est là , sans contredit, le meilleur morceau de son poëme ; son éloge de Cicéron est même très-bien fait ; celui de Pli ne est peut-être un peu exagéré. Le jésuite n oublie pas les savans du quinzième siècle , Casaubon, Muret, Scaliger, Manuce, Politien, qu'on ne regarde communément que comme de lourds érudits et de pesans commentateurs; mais dont la plupart joignaient beaucoup d'esprit à leur érudition : et cet esprit se montre surtout dans leurs lettres , aujourd'hui totalement ignorées. Ils y attachaient cependant une grande part de leur espérance de gloire et de renommée ; ils les travaillaient avec un soin extrême, et y employaient un temps considérable ; c'était un sacrifice qu'ils croyaient devoir à leur réputation , afin que rien d'indigne d'elle ne sortit de leur plume. Nous voyons encore , dans l'lige suivant , un bel-esprit (i) se plaindre de cette pénible contrainte, et envier le sort de son procureur, qui pouvait impunément commencer ses lettres par ces formules peu élégantes et peu étudiées ; j'ai reçu la vôtre, je vous fais ces lignes , etc.
De l'éloge des anciens, le jésuite passe à l'éloge
(i) Sarrazin.
------------------------------------------------------------------------
des modernes qui, surtout en France, se sont distingués par le ton vif, agréable, spirituel de leurs lettres. De son temps, le nombre en était beaucoup moins grand qu'aujourd'hui ; on ne connaissait point cette énorme quantité de lettres qui ont paru de nos jours, et dont un assez grand nombre ont véritablement augmenté nos richesses nationales en ce genre. Le P. Moniaigu ne loue donc que les lettres de quatre écrivains françaia, et encore en nomme-t-il deux de trop : Voiture, qu'il nous conseille do lire assidûment, Velturium légat assiduè, conseil que nous ne suivrons point ; le pompeux Balzac, écrivain qui n'est certainement pas une mérite, mais qui n'a pas le mérite qui fait le charme d'une lettre; le caustique Bussy-Rabutin , dont le jésuite fait un magnifique éloge, et madame de Sévigné, dont il fait un éloge assez mesquin, s'excusant sur la difficulté du sujet, qu'il ne pourrait, dit-il, bien remplir qu'en empruntant la plume même de madame de Sévigné : calamurti commodet ipsa siium.
De ces éloges , le P. Mont aigu revient aux préceptes ; et si je me suis plaint que ceux qu'il donne au commencement de son poëme étaient un peu vagues, je ne dois pas en dire autant de ceux par lesquels il le termine, ils sont très-clairs, très-posi- tifs ; mais aussi très -minutieux. Il recommande d'abord de prendre du papier blanc comme neige, d'écrire avec netteté et même élégance, et de ne point souiller cette belle écriture et ce beau papier par de fréquentes ratures; à moins, dit le sensible jésuite, que le sentiment qui règne dans la lettre
------------------------------------------------------------------------
nalteste que c'est par les larmes que les mots ont été effacés :
Non malè tuffusas habeat maculota lituras, Ni factas lacrymit littera mœsta probat.
Enfin, pour dernier avis, le P. Montaigu recommande d'avoir soin de mettre la lettre à la poste , ultimus est misisse labor- vient ensuite un bel éloge de la poste, qui est là placé fort à propos ; et enfin le poëme est terminé par un épisode dont je parlerai en rendant compte de la traduction de M. Morel.
On a loué ou accusé les jésuites d'être d'une extrême prudence : le P. Montaigu conserve bien ce caractère dans son poëme. Je ne sais quelle âme froide et défiante a dit : « Vivez toujours avec votre ami, comme s'il pouvait un jour devenir votre ennemi. »
Le jésuite prescrit du moins de ne lui écrire que dans cette supposition , et avec ce pressentiment ; « Confiez-lui, dit-il, vos secrets de vive voix, si vous « voulez, mais jamais par écrit : les écrits restent. »
Enfin , il conseille , dans les cas un peu hasardeux, de se servir de chiffres, de signes particuliers et inconnus ; il donne même quelques recettes à cet égard, et finit par dire que le plus sûr est de ne pas en faire usage, et de ne rien écrire qui puisse compromettre :
Tu tamen ha. prudent meliùs vitaveri. artes : Scepius auctori damna tulere suo.
Telle est cette petite composition , très-faihle de conception et de plan , mais assez remarquable par l'esprit que l'auteur a su jeter sur un fond aussi
------------------------------------------------------------------------
mince, et"par le style agréable et facile dont il l'i revêtue. Je me suis étendu avec quelque complaisance sur l'analyse du poëme latin, parce que jIli eu quelque plaisir A le lire: disons maintenant quelque chose du poëme français qui en est la traduction.
Les lois de la traduction varient suivant l'importance de iouvrage que l'on traduit ; la servitude da traducteur et la dépendance où il est de son origiDal, suivent les mêmes variation*, et deviennent ou plus pesantes ou plus légèrel; plus ou moins rigoureuses , suivant que l'auteur et l'ouvrage qu'on traduit ont plus ou moins de perfection et de renommée : même parmi les ouvrages d'une célébrité à peu prh épie t parmi les cfiefe d'oeuvre, ceux qui sont écrite dans une langue antique et cousacrée, imposent au traducteur de plus grands devoirs, exigent une plus scrupuleuse fidélité, que ceux qui sont écrits dans une langue moderne et vivante. Le traducteur de Virgile ne peut pas prendre avec lui les mêmes libertés que le traducteur de Milton ; et c'est ce qu'a parfaitement senti le grand poëte auquel nous devons deux immortelles traductions de ces deux immortels auteurs. Cette liberté peut même, dans de certains cas, et quand il s'agit de certains ouvrage*, aller jusqu'à la licence, pourvu que cette licence soit heureuse : on peut alors impunément changer, réformer, ajouter, supprimer. Ce ne sera plus, si voua voulez, une traduction : ce sera une simple imitation, ce sera même un nouveau poëme fait, pour ainsi dire, à l'occasion du premier ; naît, pourvu que cc nouveau pelme soit agréable, le lec-
------------------------------------------------------------------------
teur ne vous demandera pas un compte rigoureux des idées, des pensées, det images et du plan de Pauteur original.
Le poëme du P. Montaigu, écrit à la vérité dans une de ces luiagu" ancienaes et consacrées, mai.
par un auteur moderne, qui, quelque pur qu'il soit, ne peut jamais devenir classique, elt sans contredit au nombre de ceux qu'un traducteur peut aussi traiter fort légèrement et sans façon : M. Morel a usé de ce droit. 11 a, il est vrai, conservé l'or.
dre, la marche et le plan du petit poëme latin ; DIli.
il a sagement supprimé certains détails minutieux sur l'art de bien plier une lettre, de la bien cache- ter, et autres préceptes frivoles et même puérile, sur lesquels je me mie déjà expliqué. 11 a changé l'épisode qui termine le poëme, ou du moins il lui a donné une couleur toute nouvelle ; il a souvent étendu, développé le texte eriaiDiI. On voit qu'il s'attache i rendre en substance ou par des équivalens l'idée de l'auteur, mais sana se piquer de cette fidélité scrupuleuse ; qui veut non - seulement exprimer le fond de la pensée, maia en représenter la forme, les accessoires, le tour, les images; il choisit lui-même, comme il l'entend, cm accessoires et ces images. D'après les principes que je viens d'établir, et que je crois très-justes, je ne lui reprocherai point cette liberté qu'il s'est donnée, si ce n'est cependant dans quelques endroits, où il n'aurait eu rien de mieux à faire qu'à traduire fidèlement; où le poëte latin Avait très-bien fait ; où le traducteur français parait l'avoir très-bien senti, et où il serait peut-être permis de soupçonner que,
------------------------------------------------------------------------
s'il n'a pas été plus exact et plus fidèle, c'est moins par système que par impuissance.
Il était surtout essentiel de s'attacher à reproduire le ton général du poëme, qui est léger, doux et gracieux ; le mélange des vers consacrés à l'élégie latine, des hexamètres et des pentamètres, se prête merveilleusement à lui donner ces agréables qualités : peut-être le traducteur français aurait-il trouvé les mêmes avantages dans des vers libres, ou du moins dans le vers de dix syllabes, moins solennel que le vers alexandrin qu'il a employé. L'hexamètre est fort beau, a dit Voltaire; mais si, comme il l'a dit aussi, il est parfois ennuyeux, c'est qu'il a une certaine gravité, une certaine raideur, qui se plie difficilement à la gràce et à la délicatesse d'un sujet léger et badin. Je sais que les maîtres de la poésie française lui ont donné une souplesse et une flexibilité propres à exprimer tous les sujets : mais il faut être pour cela un Racine, un Boileau, un Voltaire, un Dclillc. Cette difficulté de le plier à tous les tons se fait surtout sentir dans le début de M. Morel, qui est un peu raide et tendu : 0 toi, qui par des mots que la main sait tracer Nous fais avec l'absence et vivre et converser, Qui, lançant la pensée au vaste sein des ondes, Fais d'un papier disert le Ken des deux mondes, Art bienfaisant, c'est toi que je chante en mes vers !
Le ton de ce morceau a quelque chose de trop emphatique. Que le début soit simple, a dit le législateur de la poésie française; et il n'aurait sûrement pas excepté de cette loi générale le début d'un poëme sur l'art d'écrire une lett re. Lauçant la pensée est une expression
------------------------------------------------------------------------
bien véhémente, nu lieu d'une expression douce qu'il fallait : confiant la pensée eut étélemot propre; mais je ne me charge pas du nombre des syllabes et de la mesure du vers. Le jésuite s'était conformé à la règle prescrite par Boileau, par la raison et le goût.
Artkm quæ gemino fecit commercia mundo, Quæ valet alloquii ferre, reserrevices; QlUe vocat absentes in mutua foedera; mente, Corpore quò nequeal, quæ dabit ire, cano.
Peut-être fallait-il s'efforcer de traduire ce dernier trait, qui exprime le principal mérite d'une lettre dont la nature est de transporter notre esprit, nos pensées, nos senti mens, où notre corps ne saurait être.
Après une invocation assez bonne, quoique peutèire toujours montée sur un ton un peu trop élevé, M. Morcl continue ainsi :
Quoiqu'une lettre abhorre et le luxe et le fard, Gardez-vous de l'écrire en l'abtence de l'art : La main doit obéir à l'esprit qui la guide.
On voit qu'il y a encore là un choix peu heureux ou d'expressions trop fortes ou d'expressions trop maniérées. Le troisième vers est vague, et ne se lie point aux deux autres; mais les vers suivons ont le naturel, la facilité, la simplicité convenables; ils expriment très-bien de très-bons préceptes : Qu'à votre lettre donc le jugement préside : N'allez point, écrivain sans méthode et sans choix, Mllant tous les objets, blesser toutes les lois.
D'un écrit l'ordonnance est la première grAce, Et tel mot doit souvent tout son lustre à sa place.
Auteurs, aimez-vous l'ordre? aux objets difTJrem ivec sagesse et If-iir marlie et Ipllrlt ranR" i
------------------------------------------------------------------------
Le goût admet entr'eux une hiérarchie, Et s'enfuit d'une lettre où règne l'anarchie.
Hiérarchie et anarchie sont encore de grands mots, qui ne sont pas trop en proportion avec les objets dont il s'agit, el qui même ne riment point, à force de rimer trop exactement. Je crois qu'en poésie, comme en proue, il faut dire le désordre et non l'anarchie d'une lettre. Le talent de M. Morel, plus propre aux peintures fortes, nobles, élevées et sérieuses, qu'aux petits tableaux d'un genre léger et délical, a trouvé, dans le portrait de Ciréron, un sujet plus analogue aux qualités qui le distinguent.
En peignant le grand homme d'I::tat, le grand orateur, le grand écrivain , les figures hardies, les expressions vigoureuses ne sont point déplacées : Cet illustre consul , qui , dieu de la parole, Semblait le Jupiter-Tounant du Capitole, Dont la voix confondait les complots des pervers, Dépouillant tout à coup sa foudre et ses éclairs, Et quittant la tribune où régnait son génie, Répand dam une lettre une grâce infinie.
Quel style doux et pur ! Sous ton léger tissu, Croyez-moi, le grand homme est à peine aperçu.
Citoyen vertueux, mais ami véritable, Cet orateur SA grand n'est plus qu'un homme aimable.
Quel badinage exquis! La plume dans sa main N'écarte point des jeux le sémillant essaim; Mais il sait se borner, et son goût toujours sage Ne cueille que les fleurs qu'il voit sur son passage.
On sent qu'il pourrait prendre ua plus sublime estor j Riait il fait pour se vaincre un généreux effort : Il retient son génie, et nous cache sa force.
Le P. Montaigu avait dit agréablement, en s'emparant d'une expression d'Horace :
------------------------------------------------------------------------
Sapé lumen prudens ttfii tempérât, algue videlur Comulto vires extenuare guaài.
Il avait aussi mis dans ce portrait un petit artifice assez agréable, auquel les distiques, en vers hexamètres et pentamètres, se prêtent merveilleusement ; mais dont je pense qu'il fallait retenir quelque chose dans la traduction : dans le premier distique, louant l'orateur sublime, il preud un ton plein de noblesse et d'élévation : Publica dum queteret facunda pulpita voce, Romuloi tenuit régna diserta fori.
Dana le second, louant l'aimable auteur d'une foule de lettres, il prend tin ton doux et gracieux : Dum charté tentut interprete e iwdit amicis, Detinet iUecebrit p*,nrd.flJa tuit.
Et ainsi de suite il élève et abaisse alternativement en voix, s'arrêta nt où il taut, et ne prolongeant point avec affectation et outre mesure cet artifice de style.
L'auteur du poëme latin terminait son ouvrage par un épisode, dans lequel il expliquait poétiquement l'origine de l'art qu'il chante. D'après sa fiction, deux bergers, Alexis et Iolas, étaient unis par l'amitié la plut tendre : le sort les avait mép"; et Alexis, dans son désespoir, s'adresse à l'Amour : L'Amour, mais un Amour chatte, dit le jésuite, accourt aux plaintes du berger : Venit Amor, sed Amor castus. Ii donne au sensible berger une plume de ses ailes, un morceau de son écharpe, et lui apprend à écrire une lettre, et à diminuer ainsi les meiheurs de l'absence. M. Morel a substitué aux deux amis un amant et sa maîtresse, et l'amour à l'amitié.
------------------------------------------------------------------------
11 a eu raison : l'Amour est bien plus ingénieux que l'Amitié ; c'est à lui qu'il appartient de faire de nouvelles et aimables découvertes. Rien n'est plus ridicule, d'ailleurs, qu'une invocation à l'Amour, et l'intervention de cette divinité avec son carquois et ses flèches , quand il ne s'agit que d'amitié. On voit que le jésuite a été gêné par la gravité de son état. Un professeur est moins grave aujourd'hui, il peut parler d'amour ; l'épisode d'ailleurs, tel qu'il est dans le poëme français, est très-décent. J'en cite ici les derniers vers qui m'ont paru assez gracieux. L'Amour vient de donner ses instructions h Amyntas, désolé de l'absence de Phrosinc : Il dit, et de son aile une plume docile Présente un bec taillé par mie flèche habile ; Puis sur un tertre vert qu'il érige en bureau, De sa brillante écliarpe il étend un lambeau.
A peine le berger entrevoit sa pensée, La lettre avec n,on sang, dit-il, sera tracée.
Dans le carquois d'amour précipitant sa main, Il en retire un trait ; et se piquant le sein, En petits flots de pourpre un sang pur en ruissèle ; La plume ingénieuse aussitôt le recèle, Et, courant sur l'écharpe à la merci des doigts, Y figure des mois, image de la voix : Ainsi rhomme à l'Amour dut la première lettre.
11 fallait un courrier, et Cupidon veut l'être : Il vole vers Phrosine, agile melsager, Et dépose en ses mains la plainte du berger; Puis reprenant l'essor, son aile complaisante fient remettre k l'amant les soupirs de l'amante.
Je n'ai plus d'espace, et je ne puis qu'indiquer comme une table de chapitres les autres compositions du même auteur qui entrent dans ce volume : des notes assez étendues donnent quelques développe-
------------------------------------------------------------------------
mens aux principes que M. Morel n'avait pu qu'indiquer ou effleurer dans son poëme, et les appuient par des exemples bien choisis. Deux épîtres, l'une sur les maux causés par l'ignorance, l'autre sur la préférence que le sentiment doit obtenir dans la poésie sur l'esprit et l'imagination, offrent plusieurs tirades heureuses, et annoncent que l'apologiste du sentiment n'est dépourvu ni d'esprit ni d'imagination; on y reprendrait quelques vers de mauvais goût, quelques expressions et quelques tours qui sentent la province ; enfin l'ouvrage entier est terminé par un hommage du savant professeur d'Avignon au chef illustre de l'Université (i), dont le* titres à la renommée et à la gloire sont assez ingénieusement retracés, el célébrés en vers qui n'en sont point indignes : c'est en faire un bel éloge.
Catulle, traduction de M. C. L. Mollevaut.
« Celui qui pourra exprimer, dit La Harpe, le « charme des regards, du sourire, de la démarche Il d'une femme aimable ; celui-là pourra expliquer « le charme des vers de Catulle. » Je ne sais si M. Mollevaut, qui a voulu nous faire connaître le charme du poëte , en le faisant passer, du moins en partie, dans ses vers (car tel est le but d'un traducteur), nous expliquerait parfaitement tout le charme des femmes, dans ce qu'elles ont de plus aimable et de plus expressif. Je suis persuadé qu'il se tirerait de cette difficile explication tout aussi bien qu'un autre ; mais je pense que cela n'est point nécessaire
(i) Alors M. de FODlaDcI.
------------------------------------------------------------------------
pour bien traduire Catulle. Cette ph rase de La Harpe se ressent bien du lieu où elle a été débitée : on voit que @ c'est à l'Athénée, dans un auditoire composé en partie de femmes, en partie d'hommei moins littérateurs que galans , et qui lui avaient inspiré l'émulation assez déplacée de paraître un instant lui.
même plus galant professeur que sage et grave littérateur. Il semble, en effet, avoir voulu, dans cet endroit, lutter d'afféterie et de mauvais gota avec un traducteur de ce même Catulle, le marquis de Peaay , dont il ae moqua pourtant beaucoup dans le temps. Ce prétendu traducteur noua assure aussi , mais en langage moins bon et moins délicat que celui de La Harpe, que, pour entendre et traduire Catulle, « il faut conimitre uti peu l'ivresse du vin de Tokti « et les caprices d'une jolie femme : ce qu'un 4m.
« rite de l'Université peut forttrien ne pas savoir. Il « faut, ajoute-t-il, avoir aimé ce dont Vaugelas et « d'Ablaucourt ne se sont douté de leur vie. » Les malheureux ! comme M. le marquis de Pezay les accable de sa supériorité, lui qui a aimé, qui a bu du vin de Tokai, qui connaît les caprices dei jolies femmes ! En est-ce assez contre ces tristes pédans, comme il les appelle lestement ? non. « Des « vers inspirés dans l'alcove de Délie, dit-il encore, « seront difficilement sentis et rendus par un pro« fesseur des Quatre-Nations. a Et que faudra-t-il préférer au professeur des Quatre-Nations, à Ïd" rite de l'Université, à Vaugelas et à d'Ablaucourt, pour traduire Catulle, Tibulle, Gallus, etc.? la voici : « Il faudrait qu'un homme bien amoureux « les expliquât à sa maîtresse; que la maîtresse
------------------------------------------------------------------------
« les traduisit , et que J'amant ne se chargeàt « de corriger que les fautes d'orthographe ; car la « femme qui n'en ferait point ne serait pas celle Il dont je préférerais la traduction. » Cette maltresse, qui, pour bien traduire Tibulle, ne doit pas savoir l'orthographe , doit à plus sorte raison, ignorer le latin. M. de Pezay déclare son aversion pour les femmes qui le savent ; et il la déclare de manière n prouver qu'il ne sait pas lui-même trop bien le français. ff Je n'aime point, » dit-il, avec une grâce que ne sauraient avoir ni un émérite de l'Universilé, ni « un professeur des Quatre-Nations; « je n'aime « point les dames qui savent le lalin, et je ne courre« rai jamais le risque de perdre le mien avec elles. »
Mais je crains d'avoir moi - même perdu trop de temps avec M. de Pezay, et je reviens à Catulle.
En supposant même que ces phrases maniérées, ces jugemens évaporés, ces arrêts prononcés avec ce ton de fatuité el ces airs de petit-maître, portassent à l'esprit des idées bien claires et bien nettes de quelques-unes de poésies de Catulle , elles ne donneraient néanmoins du poëte lui - même et de la totalité de ses ouvrages, de ceux même qui sont parvenus jusqu'à nous, qu'une idée bien partielle et bien incomplète. Ce n'est point surtout aux images douces, gracieuses et décentes que présente La Harpe, qu'on pourrait reconnaître la plupart des compositions de Catulle : ce n'est ni la démarche, ni le sourire d'une femme aimable, qu'il faut prendre pour terme de comparaison : c'est l'allure grossière el la gaité brutale d'un porte-faix ivre, à la différence près du talent dans le tour el l'arrangement des
------------------------------------------------------------------------
idées et des expressions, qui sont véritablement communes au porte-faix et lUI poëte; mais je fait peu de cas du talent, lorsqu'il est aussi misérablement employé. C'est surtout en lisant Catulle, qu'on sent, à chaque instant, la justesse et la vérité du vers de Despréaux : Le latin dans les mots brave l'honnêteté.
On ne conçoit pas comment le même poëte a pu liu.
u i r à un si haut degré les deux extrêmes si opposés de grâce et d'effronterie, de délicatesse et de grossièrelé. Ce n'est pas seulement par l'obscénité de ses tableaux qu'il vous révolte, c'est encore par les objets sales et hideux qu'il vous préaente, choisissant dans la débauche ce qu'elle a de plus horrible, dans les injures ce qu'elles ont de plus grossier, dans les
images ce qu'elles offrent de plus dégoûtant. On ne saurait, par exemple, sans l'avoir lu, se faire une idée, et je n'essaierai sûrement pas de la donner, de la manière dont il peint la maigreur et la aëcheft aae dit corps d'un certain Furius, malheureux famélique, père des affamés ou même de la faim, pater esuritionum. Les philosophes reprirent vivement Boileau d'avoir dit que Colletet, misérable poëte de son temps, Crotté jusqu'à léchine, S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
Je crois , comme eux, que Boileau eùt mieux fait de supprimer ces vers; mais ils sont un modèle de politesse et de bienséance, en comparaison de ceux de Catulle, reprochant aussi à un malheureux sa misère et sa faim.
------------------------------------------------------------------------
Mais, sur des sujets plus scabreux, Catulle porte si loin l'audace du cynisme , qu'un philosophe, souvent très-cynique lui-même, Bayle, s'en étonne; il avoue qu'un écrivain qui, de nos jours, se permettrait dans ses discours cet excès d'impudence et d'effronterie, encourrait non-seulement le mépris universel, mais même la haine publique. Il conclut de ce que les infamies dont l'amant de Lesbie empoisonna ses vers, ne le déshonorèrent pas auprès de ses contemporains; que les Romains avaient sur ce point une façon de penser très-diuercn'e de la nôtre. Il parait cependant que, malgré leur excessive indulgence , ils trouvèrent que Catulle passait toutes les bornes par la licence de ses poésies. Il s'en excuse en cllet dans un endroit de ses ouvrages ; et tel est le malheureux penchant de son esprit, que la pièce môme où il s'excuse, n'est pas la moins licencieuse de toutes. Son apologie se réduit à ceci : « Il faut que « le poëte soit chaste ; mais il n'est pas nécessaire que « ses vers le soient : »
N am castum eti s decet, piunt poeiam Ipsum, versiculos nihil necesse at.
Cette apologie, toute mauvaise qu'elle est, fut retournée en cent façons par les poëtes qui méritèrent les mêmes reproches que Catulle. C'est ainsi qu'Ovide disait :
Vila verecunda ett t Musa jocota mihi.
EL Martial :
Lalcivø ell nobis paginavita proba.
C'est ainsi que l'empereur Adrien a dit de je ne sais quel autre poëte :
Lascivus versu, mente pudicus erat.
------------------------------------------------------------------------
Mais cette futile distinction entre les discours et les actions, ne dut en imposer à personné; le rapport de langage à la conduite est trop évident en pareille matière; et il est impossible que, lorsque l'un est effréoé, l'autre soit sage et exemplaire. On 6t à Catulle surtout l'application de cet principes incontestables, dans une semence célèbre chez les anciens, et dont lu sens est, q u"il en difficile de vivre comme Caton, lorsqiion écrit comme Catulle ; cependant, chez les modernes, où la décence du latiguge est maintenue, et par des bienséances sociales plus rigoureuses, et par 1rs principes d'une religion plus sévère, on avudes commentateurs assez idolâtres de l'antiquité, pour vouloir tout excuser , tout approuver, tout conserver surtout, même ces pièces grossières où les mœurs sont outragées, saos aucun profit, sans aucune jouissance pour l'esprit et le goût. Quelques-uns même ont poussé le zèle jusqu'à invectiver vivement contre les critiques qui censurent, et ces coupables polies et leurs coupables auteurs ; à les entendre, ma rriti- ques, au fond bien plus corrompus que le poëte qu'ils condamnent, veulent être réservée dans lear langage et déréglés dans leur conduite, tandis que le poëte veut être sage dans ses actions, et licencieux dans ses discours :
Nimirum crilicus facere id quàm teriber« meruit, Quod mavult vatet scribere quàm facere.
J'avoue que ce raisonnement ne m'a pas paru assez convaincant, pour m'cmpêcber de me ranger sa nombre de ces critiques.
La langue française est essentiellement décente, et
------------------------------------------------------------------------
il n'y a pas do traducteur français assez effronté pour oier rendre Cntulle dans toute son intégrité, nu plutôt dans toute m turpitude. L'abbé de Marollet, qui semble s'être cru obligé en conscience de traduire tous le auteurs, et tout, dans chaque auteur, éprouve i chaque instant des embarras dont il se tire de la manière la plus risible. Un des nombreux passages de sa traduction, devenus célèbres par le ridicule, est celui où, voulant exprimer des menaces obscènes faites par CaluUe, il dit : Je vous serai d'étranges choses; et c'est à la vérité une étrange manière de traduire. M. Mollevaut a mieux fait : il n'a point traduit du tout les endroits véritablement intraduisibles; mais il aurait pu et dû faire mieux encore: crût été de ne laisser subsister aucune trace de cette excessive licence d'expressions dans le texte latin qu'il semble offrir a côté de sa traduction , comme un ouvrage classique et épuré. Pourquoi donc n'en a-t-il pas fait disparaître quelques expressions d'une révoltante grossièreté? Pourquoi ne pas retrancher ou les pièces où elles se trouvent, on du moins les vers et la phrase qui les renferment? 11 a tant retran ché dans Catulle ! n'aurait-il pas pu en retrancher cinq ou six vers encore? Sur cent quinze pièces qui nous restent de Catulle, M. Mollevaut n'en a en effet traduit que vingt-trois (i). Un arithméticien trouve, rait que c'est justement la cinquième partie ; et d'à
(t) On trouve vingt-quatre piAcea dm fa recueil de M. Molbtaut; mais la viogt-quatrième, Ptrvigilwm , tt'aat point de Catulle i et même, sur let vingt - trois qui rwteot, il y en a une dont la traduction ou plutôt limitation est l'ouvrage de Boileau, et ronds M. Mollevaut.
------------------------------------------------------------------------
près ce calcul exact, on est un peu surpris que le traducteur ait donné à son ouvrage le titre très-court, mais très-clair, de Catulle. Ce titre donne en effet une idée très-différente de la vérité : ce n'est point un Catulle ; c'est un abrégé, c'est un extrait, c'est un choix de Catulle que nous a donné M. MOUetltn.
J'aurais donc voulu un autre titre, j'aurais voulu une courte préface : j'aurais voulu des notes en petit nombre; elles sont presque toujours nécessaires dans la traduction d'un ancien poète, soit pour expliquer quelques endroits difficiles, soit pour justifier le teste qu'on a adopté, le sens qu'on lui a donné, etc.: M. Mollevaut entre trop brusquement dans son sujet.
Sa préface nous eut expliqué quelles raisons il avait eues pour placer le Pervigilium Veueris Au nombre des pièces de Catulle : quels motifs lui avaient fait adopter telles pièces, rejeter telles autres : la chevelure de Bérénice, par exemple, imitée du grec de Callimaque, et qui jouit de quelque célébrité. Elle est mal composée sans doute ; mais il en est ainsi de toutes les pièces de Catulle qui ont un peu d'étendue : c'est par les détails qu'il se montre poëte ; et la Chevelure de Bérénice en offrait quelques-uns de ce genre.
L'épitre dans laquelle il console Manlius de la mort de sa femme, est plus mal composée encore ; mais je regrette les beaux vers où le poëte, à qui le malheur d'autrui rappelle son infortune particulière) déplore la perte de son frère; ces vers font encore plus d'honneur au cœur de Catulle qu'à son talent, et je les regrette d'autant plus, que M. Mollevaut les aurait très-bien traduits : j'en ai pour garant un mor-
------------------------------------------------------------------------
ceau du même genre , que je pourrai citer dans la suite de cet article. La scandaleuse indécence des épigrammes , et autres petites pièces , n a permis à M. Mollevaut d'en conserver qu'un si petit nombre, que je ne vois pas pourquoi il en a supprimé une : Lcshic, qui commence ainsi : Lesbia mi dicit semper maie, etc. Elle est assez agréable dans le latin.
Le comte de Bussy Rabutin, dans son style cavalier, l'avait ainsi traduite ou imitée en français : Philis dit le diable de moi ; De ton amour et de sa foi C'est une preuve assez nouvelle; Ce qui me fait croire pourtant Qu'elle m'aime effectivement, C'est que je dis le diable d'elle, Et que je l'aime éperdument.
Jusqu'ici mes remarques ont porté sur ce que n'a pas fait M. Mollevaut : elles vont avoir pour objet ce qu'il a fait.
Il faut remarquer, à l'honneur de Catulle, que les ennemis contre lesquels il invective si cruellement dans ses épigrauimes , sont en général des personnages assez méprisables ; tandis que ceux qu'il loue dans ses vers, et qu'il compte parmi ses amis, doivent être rangés au nombre des hommes les plus distingués de son temps. Jamais la jalousie d'un talent rival et d'une réputation contemporaine et incommode , source la plus ordinaire de l'humeur et des satires d'un pocte , ne lui met les armes à la main : ceux qu'il attaque sont d'obscurs débauchés , à qui le poëte avait à la vérité peu le droit de reprocher leurs débauches : il faut excepter de cette troupe
------------------------------------------------------------------------
abjecte Jules César, non moins débauché qu'eux ion*, mais qui rachetait ses vices par les qualités les plus aimable. et les plus brillantes. L'audace du poêle ne servit même qu'à faire éclater de plus en plus la me.
gnanimité du héros. César connut les épigrammes faites contre Mamurra, et dans lesquelles il n'est pas moins maltraité que ce fameux déprédateur ; il les connut, et il invita le poëte à souper : ce fut sa seule vengeance. « Il ne faut pas trop admirer César, dit « La Harpe , car les épigrammes ne sont pas bon« nés. » Sans doute elles ne sont pas délicates ; elles sont même très-grossières, mais elles sont sanglantes; mais elles reprochent au dictateur des torts véritables, de véritables crimes, ses débauches et ses déprédations : et ! on sait que c'est surtout la vérité qui offense. La générosité en pareil cas n'est ni si commune , ni si facile : encourageons-la par nos éloges, et admirons la puissance vivement insultée et qui pardonne! Il parait que ce fut en soupant à une des maisons de campagne de Cicéron, que César prit connaissance, uns le troubler, sans changer de visage, des violentes diatribes faites contre lui et Mamurra : Tune audivit de Mamurra ; vultum non mutavit (t).
(1) Je sais que quelque* critiques ont pensé qu'il n'est pas ici question des vers de Catulle. S'il faut les en croire, César apprit seulement que Mamurra l'était rendu coupable de l'infraction de quelques lois somptuaires. Mais César était - il donc un stoïcien assez sévère pour devoir être fort ému d'une pareille infraction ; et Cicéron étaitil homme à s'étonner que le pltis voluptueux des Flomftius n'eût pas changé de vitage, en apprenant une nouvelle qui, au fond, lui était assez indifférente ? Si, au contraire, César lut en cette occation les épigrammes de Catulle, c'eit alors qu'il y avait quelque fermeté A ne pas changer de visage.
------------------------------------------------------------------------
Cicéron, de qui nous tenons ces détails (ad Ait.
Mil, 5a ), était un de ces personnages distingués que Catulle compte au nombre de ses ami., et qu'il loue dans ses vers ; on a même dit qu'il avait employé ton éloquence à le défendre, et que l'orateur avait plaidé pour le poète : cela est douteux ; mais ce qui ne l'est pas, c'est qu'il lui avait rendu quelque service dont il reçut des remercîmens, contenus dans un billet parvenu jusqu'à nous, et qui n'a de remarquable que les noms de Catulle et de Cicéron i « 0 Tullius !
e le plus éloquent des Romains des temps passés, (t prcscns et à venir, recevez les actions de grâce de <. Catulle, le dernier des poëtes, et autant le dernier « des portes que vous êtes le premier des orateurs. »
Voilà tout le billet: un tour plus spirituel dans le compliment ne gâterait rien, et une modestie moi ns excessive paraîtrait plus franche.
L'hiatorien Cornelius Nepos fut aussi un des amis du Catulle, qui lui adressa la première pièce de son recueil : cette pièce n'est même qu'une dédicace, et je ne veux pas attacher à une dédicace plus d'importance qu'elle n'en mérite ; cependant, ne fût-ce que parce qu'elle ouvre le recueil, qu'elle tombe d'abord fous les yeux des lecteurs, dont la plupart sont disposés à concevoir, d'après la première pièce, une impression dont il est quelquefois difficile de les faire revenir, J'aurais désiré que M. Mollevaut eût traduit cette dédicace moi ns négligemment; qu'il n'eàt point fait parler Catulle tantôt d'un style emphatique, tantôt d'un style familier, et toujours d'un style vague; qu'il n'eût point fait sourire Cornélius Nepos des hauteurs du Parnasse; parce que, quoique
------------------------------------------------------------------------
la Musc de l'histoire habite comme les autres Musa ce mont poétique et sacré, il n'est cependant point d'usage d'y placer les historiens, et de les y faire sourire.
Les deux pièces suivantes ont plus de réputation : c'est par elles que Catulle a immortalisé le moineau de Lesbie. Dans la première, le poëte peint les dis* tractions que le petit oiaeau, par sa gentilleueet sa pétulance, procure à Lesbie : Heureux moineau, délices d'une amante Qui te réchauffe en IOn sein caressant, Et sur tou corpf glisse une main charmante, Ou de ton doigt nargue un bec agaçant!
Comme ce style est lourd et pénible ; comme l'enjouement de l'original, que rend plus sensible la grAce des expressions, a disparu dans cette traduction ! Le dernier vers surtout est excessivement dur; c'est un défaut dont ne se garantit pas toujours M. Mollevaut. Ailleurs, il dit ; Contre son sein pressant la bien-aimée ; et on voit que c'est pour être un peu moins dur qu'il n'a pas dit : Contre son sein pressant sa bien-aimde; ce qu'il aurait dû dire cependant pour l'exactitude du sens et de la phrase. Le Moineau de Lesbie eut, comme dit Malherbe, le destin des plus belles choses; il mourut, et Catulle célébra sa mort dans une pièce qu'un choix d'expressions douces et harmonieuses rendent un modèle intraduisible de grâce et de délicatesse. On lit dans la traduction de M. Mollevaut les deux vers suivant :
Il becquetait les lis de sa gorge defutre, Autour de ton beau front courbait un vol folâtre.
------------------------------------------------------------------------
Cette expression courber son vol, pour exprimer qu'on décrit une courbe envolant, m'a semblé d'une hardiesse inexcusable. cependant elle porte à l'esprit une idée très-claire; elle la transmet par une image très-juste, et c'est la propre de la poésie ; si elle se trouvait dans quelqu'un de nos grands poêtel, nous l'admirerions peut-être : cela risque de devenir beau, je ne veux pas risquer de le condamner; mais je serai moins circonspect pour le dernier des deux vers suivans : 0 moineau malheureux! 6 mortelles alarmes!
Lu ! deux btaux yeux ternis en itont gonflés de larmes.
Deux beaux yeux, pour dire les yeux de sa mattreaae, cela est bien compté, mais cela est bien fade.
En sont est à peine français, et est fort dur. Pourquoi ne pas dire plus simplement : Hélas ! tes yeux ternis sont 10D848 par ses larmes ; ou mieux encore, ce qui n'est pas difficile.
La pièce de Catulle la plus parfaite dans son ensemble à mon gré, c'est l'épithalame qu'il 6t pour le mariage de son bienfaiteur Manlius, et de Junie : elle réunit au mérite de la composition, si rare dans les pièces de quelque étendue du même poëte, celui des image. les plus gracieuses, des expressions les plus heureuses, des vers les plus harmonieux. Tout le monde connaît et sait par coeur ces vers pleins de suavité, qu'on me permette cette expression, où le chœur des jeunes vierges, voulant se défendre du mariage, célèbre les avantages de leur état et de leur innocence ;
------------------------------------------------------------------------
Ut flos in septis secretus nascitur hortis Ignotus pecori, nullo contusus aratro , Quem mulcent auræ, firmat sol, edueat imber , Multi illum pueri, multce optavere puellce : J'lem cum tenui carptut defloruit ungui; Nulli ilium pueri, nullæ optavere puellæ.
Sic virgo, dùm intacta manet, etc.
Ovide a pris mot à mot deux de ces vers, et lésa appliqués à Narcisse :
Multi illum jUIJene" mullet optavere puellæ; Sedfuit in tenerd tànt dura superbia formd; Nulli ilium pueri, nulla? optavere putllce.
Ainsi, Catulle qui fleurit dans un temps où la poésie latine était encore très-imparfaite, eut l'honneur d'être mis à contribution par Virgile, qui la porta à son plus haut degré de perfection ; et par Ovide, qui la cultiva avec un si brillant succès.
M. Mollcvaut, qui R bien senti le mérite de cet épithalame, paraît avoir fait, pour le bien traduire, plus d'efforts; et ces efforts sont souvent assez heureux. Voici la traduction des vers latins que j'ai cités, du moins en partie : Vois la rose cachde au fond de ces berceaux : Loin du soc meurtrier, de la dent des troupeaux , L'aurore la nourrit, le zephir la caresse ; L'amante , ton amant, près d'elle tout s'empresse; Un doigt profane-t-il ses attraits ingénue, L'amante, son amant, ne la regardent plus.
Ainsi, la jeune vierge, à plaire destinée, Perdant la chatte fleur que l'on perd tan* retour, A l'amitié moins chère, est san-t prix pour l'amour.
Cela est loin de l'original, sans doute; mais ces n'fi ne manquent point de douceur et d'harmonie. Dans
------------------------------------------------------------------------
Catulle, le chœur des jeunes garçons répond au chœur des jeunes filles par d'aussi bonnes raisons , pour le moins, et par d'aussi beaux vers. Voici la traduction de M. Mollevaut : Vois, dans un champ désert, le cep coucher ion front; Jamais il ne s'élève ; il n'est jamais fécond ; Son propre poids l'accable, et ses mains dispersées Se traînent tristement à son pied enlacée., Sans appeler la béclie ou le soc d't taureau.
(Jusque circonspect que je me sois montré à censu- rer les hardiesses du traducteur, je ne saurais approuver les mains d'un cep dispersées, se traînant autour de son pied, et appelant ou n'appelant pas In Itiche. Je crois aussi qu'il faut dire le soc de la charrue, et non le soc du taureau. Ailleurs, les jeunes vierges s'indignent contre l'étoile du soir, la plus fatale pour elles : V esper! est-il aux cieux des feux plus criminels ?
Tu ravis une fille aux baisers paternels !
Il y a dans le latin, aux baisers d'une mère, comlI/l'XIl matris : cela vaut bien mieux. M. Mollevaut ! a senti lui-même ; et par forme de compensation , il it, comme le poete latin , ramené dans les vers suivais deux fois la mère sur la scène. L'épithète de criminels ne convient, je crois, qu'aux feux pris dans un sens métaphorique, et non dans le sens propre. Cette pièce, si pleine de grâce et de fraîcheur, est cependant terminée par la pensée la plus froide et la plus puérile. Le chœur des jeunes garçons, pour linir de convaincre les jeunes filles par un dernier argument irrésistible, divise une vierge en trois
------------------------------------------------------------------------
parts, dont la première appartient au père, la seconde à la mère, et la troisième seule à la jeune fille : or, lui dit-on, puisque le père et la mère cèdent les deux tiers qui sont à eux, ne faut-il pas que le troisième suive la loi des deux autres? Je crois qu'on doit savoir gré à M. Mollevaut d'avoir substitué, à ce ridicule calcul de fractions, des idées plus raisonna- bles et plus galantes : Vierge timide, ah cesse un combat aussi doux , Cède aux brûlans transport* de ton heureux époux CVst ton père joyeux, c'est ta mère attendrie, Qui, livrant tous leurs droits sur leur tille chérie, Lui prodiguent en dot les trésors de ton cœur.
Mais, non , reprends ces droits , règle ta destinée : L'hymen à l'amour seul veut devoir son boubeur.
Sans autre transition, pour ne pas perdre d'espace, et après avoir indiqué d'un mot le petit poëme d'Atjs et de Cybèle, comme traduit avec verve et chaleur, je citerai la traduction de quelques strophes d'une ode, dans laquelle Catulle, trahi par l'amour, compte assez sur l'amitié, pour croire vue ses amis, Furius et Aurelius, l'accompagneront dans son désespoir jusqu'au bout du monde : Compagnons d'un ami que le chagrin dévore, Soit qu'il aille cacher son amoureux tourment Aux lieux où l'Inde entend les oodu de l'Aurore Battre son rivage écumaot; Soit qu'il brave les feux de la molle Arabie, Kt du Parthe indompté le perfide carquois, Kt le Nil colorart les flots de la Libye, Qu'enflent sept urues à la fois.
Oui, tous, vous me suivrez bien loin du l'intidèlc.
L'amour! seul j'ai senti son bonheur et sa peine;
------------------------------------------------------------------------
Mail son erliM l'éteint dans mon cour déohM, Comme le tendra lit sur le bord de la plaine, Du 100 en passant eflleartf.
Cet Aurelius et ce Furiut, cet tendres ami. auxquels Catulle s'adresse Ici, sont les mêmes qu'il insulte ailleurs comme les plus affamés des mortels, coupables des plus horribles débauches, et qu'il menace du plus inftme traitement. Bayle fait à cette occasion une réflexion très-sensée : « Admire., dit« il, l'entêtement des poètes pour leurs productions; « ils aiment mieux faire savoir au public les louan« ges qu'ils ont données à des gens qu'ils ont ensuite « diflaiftés, que de supprimer les vers où ces louan« ges sont contenues. Ils admirent sans doute la « manière dont ils ont tourné leurs pensées, et ils « préfèrent la louange qu'il. espèrent, au blâme « d avoir soufflé le froid et le chaud. »
Catulle n'a fait qu'un seul poëme d'une étendue considérable, les Nocel de Thétis et Pélées c'est là qu'il a ambitionné les formes épiquet ; c'est là qu'il a eu In gloire de servir quelquefois de modèle au plus grand des poëtes, dans le plus beau de ses épisodes, celui de Didon et d'Énée; de lui fournir des pensées, des expressions, et quelquefois même dus vers heureux.
L'épithalame de Thêlis et Pelée est d'origine grecque , comme le poëme sur la chevelure de Bérénice.
Catulle avait imité celui-ci de Callimaque : on a dit qu'il avait imité le premier d'Hésiode; cela est douteux , et l'on ne connaît pas d'uue manière certaine le poète grec, à qui l'invention du sujet est due, ni par conséquent les emprunts que lui a faits le poète
------------------------------------------------------------------------
lutin. L'original étant perdu, l'imitation nous en tient lieu , et elle a assez de mérite pour nous consoler de cette perte. C'est cependant à un défaut, et à un défaut grave et presque choquant qu'elle doit ses principales beautés; c'est parce que le poêle perd son sujet de vue pendant une bonne moitié de ion potime; c'est parce qu'il oublie et Thétis et Pélée, et leur amour, et leurs noces, et leurs futures destinées, et qu"à l'occasion d'une bro d erie qu'il a aperçue sur un coin du lit nuptial, il chante les infortunes d'Ariane, qu'il nous intéresse, nous touche et nous émeut. On a cherché beaucoup de raisons pour justifier Catulle d'une digression si ~démenerément longue, si hors de toute proportion avec l'étendue du poëme entier; je crois qu'il n'y en a qu'une bonne.
Il faut reconnaître la fnutc et absoudre le poëte, en faveur de l'heureux parti qu'il a su en tirer; on lui pardonne d'oublier Thétis et Pélée, qui ne nous intéressent guère, pour Ariane à laquelle il a on nous intéresser vivement. On aime à voir dans Ariane trahie le modèle de Didon abandonnée. Sans doute
Virgile est un plus grand poète que Catulle : Virgile seul connut le secret d'un choix toujours heureux d'expressions, d'une mesure toujours sage de pensées et de sentiment, d'une harmonie soutenue, d'une perfection continue. Ce fut lui qui apprit véritablement aux Latins à faire le vera hexamètre; de sorte que ses faibles imitateurs, en marchant sur ses traceA, donnèrent constamment à ce vers une coupe plus gavante et plus harmonieuse que la poëtes plus anciens, dont quelques-uns sans doute, mieux partagés qu'eux par la nature, étaient doués d'un génie
------------------------------------------------------------------------
plus fort et plus vigoureux, mai. étaient privés d'un si parfait modèle. On s'aperçoit qu'il a manqué à Catulle, si heureusement né d'ailleurs, et l'un de ceux dont s'honorent le plus les MUle. latines: son vers hexamètre est quelquefois dur et sans céaure ; tes épithètes, souvent values, ne disent rien à lesprit ni à rame; il prodigue le vers spondalque, espèce de licence dont Virgile n'use que très-sobrement, et toujours pour produire un heureux effet.
Catulle offre néanmoins, et en grand nombre des vers admirables; Il pArte très-bien le langage du sentiment et de la passion : d'ailleurs, si le chantre d'Ariane est inférieur au ohaqtre de Didon, peutêtre Ariane elle - même est - elle plus intéressante que la reine dé Carthage : son malheur est plus grand; elle devait encore moîns s'y attendre, car elle avait encore plus fait pour son amant : elle n'est pas abandonnée dans ses propres États, mais sur une terre étrangère : elle n'est pas simplement quittée ; elle est quittée pour une ri vale, et cette rivale est une sœur, en qui elle avait mis toute sa confience! Tel est l'intérêt de cette situation, qu'il suffit seul pour soutenir une tragédie bien mauvaise d'ailleurs. « tas « hommes, tout ingrats qu'ils sont, dit Voltaire, « s'intéressent toujours à une femme tendre, aban« donnée par on ingrat ; et les femmes qui se roa trouvent dans cette peinture, pleurent sur elles« même.. »
Un traducteur doit être naturellement tenté d'exercer son talent sur un poëme animé par une passion vive, par une situation dramatique, et qui, a ces qualités, réunit celle d'être très-court. Il voit, dan.
------------------------------------------------------------------------
l'expression d'un sentiment vif et trahi, on langage très-favorable à la poésie ; et dans la brièveté du poème, l'inestimable avantage de n'avoir point à craindre que sa verve se refroidisse par la longue patience et les longs efforts que demande la traduction de tout grand ouvrage. Le poëme de Thétis et Pélée offrait toutes ces amorces aux traducteurs : trois d'entre eux s'y sont laissé prendre en très- peu de temps; M. Cournand , professeur au collége de France, il y a environ cinq ans; et tout récemment MM. Ginguené et Mollevaut. Je rendis compte, dans le temps, de la traduction de M. Cournand; c'est donc une tftebe remplie, oubliée, il est vrai, mais que rien ne m'oblige à recommencer. Les deux traductions de MM. Ginguené et Mollevaut se produisant sur l'horizon précisément à la même époque, semblent, par cette circonstance seule, établir une rivalité, et provoquer un parallèle. le sais que les lecteurs aiment asses ces comparaisons, mais les auteurs les aiment un peu moins : de deux auteurs ainsi comparés, il y en a toujours un fort mécontent, quelquefois tous les deux : celui-ci, parce qu'il se voit sacrifié; celui-là, parce qu'il ne se trouve pu asses élevé au-dessus de son rival. Je ne comparerai donc point les deux nouvelles traductions; et je m'en dispenserai d'autant plus volontiera, que l'on a déjà parlé asses louguement dans ce Journal, de la traduction de M. Ginguené.
Je m'occuperai donc de M. Mollevaut d'une manière absolue et non relative, abstraction faite de tout concurrent, et comme ail était seul dans cette carrière. Je rappellerai d'abord au public qu'il est déjà
------------------------------------------------------------------------
redevable au même écrivain de plusieurs traductions : M. Mollevaut traduit en vers; il traduit en prose; Salluste et Y Enéide, tels sont les ouvrages latins qu'il a essayé de reproduire en prose française (i) ; et son Sallusle n eu deux éditions en assez peu de temps. Sa traduction de Tibulle, en vers, en a trois, et il prépare la quatrième. A peine avait-il publié celle de Catulle, qu'il se prépare, dit-on, à donner celle de Properce; je ne parle pas d'une traduction iïllêro et Léandre, poëme grec de Musée ; c'était le premier essai de la jeunesse de M. Mollevaut, fort jeune encore. Tous ces travaux annoncent du zèle, de l'instruction, l'amour des bonnes et solides études. Dans tous on remarque du talent; talent néanmoins qui semble plus le produit du labeur et de la patience, que le don heureux et facile de la nature. Son style. qui n'est pas dépourvu de vigueur et d'énergie, ni d'une certaine concision dans la prose , et d'une certaine pompe dans le vers alexandrin , manque ordinairement de souplesse et de grâce ; qualités bien essentielles, surtout pour traduire les poëtes dont il a fait l'objet de ses travaux. Ce jugement lui paraîtra sévère, sans doute; mais ce n'est point avec les qualités qu'il a, et les succès qu'il a obtenus et mérités, qu'on se décourage; ainsi , sans craindre ce résultat dont je serais le premier à me plaindre, je vais poursuivre le cours de mes observations.
M. Mollevaut parait s'être fait deux systèmes trèsopposés, suivant qu'il traduit en vers ou qu'il traduit en prose : traduil-il en prose? il veut, comme
(i) Il a donné depuis une traduction en vers de l'Éne'ide.
------------------------------------------------------------------------
on dit, serrer son auteur de près, le suivre avec un scrupule littéral ; plier, dans ce desseiu, la langue à des constructions inusitées ; y faire passer une foule de latinismes, 10UI prétexte de l'enrichir par des formes nouvelles; sans doute ce dernier avantage pourrait êt. te produit d'un pareil système, suivi avec beaucoup de goût et do modération : A cet avantage, il joindrait encore celui du reproduire, avec un peu plus de fidélité, le génie des auteurs anciens; mais pouseé à l'excè. (et M. Mollevaut l'y pousse quelquefois), il dénftture la langue, et de tentatives en tentittives de ce genre, on finirait par la tendre barbare.
Tels sont les inconvéniens de cette méthode, et ils se font beaucoup plus sentir dans l'Enéide de M. Mollevaut, que dans son Salluste, ouvrage qui a du mérite et qui a eu du succès.
Dans ses traductions en vers. au contraire, M. bloi.
levaut s'éloigne de son auteur avec une grande liberté; il le paraphrase, l'alonge, le raccourcit, y ajoute, en retranche, le rajeunit, et lui donne quelquefois un peu de l'enluminure moderne. J'avoue que je n'entendrais point raillerie 1à-dessus, s'il s'agissait de ces auteurs classiques et consacrés, tels que Virgile, Horace, ou Ovide dans ses MtlttMIJorplttml; mais Catulle, quel que soit son mérite, n'est point un poète classique ; on peut prendre avee lui un peu plus de liberté, et je ne les blâmerais, que lorsqu'elles sont portées à l'excès, bien plus encore Ion* qu'elle. ne sont pas heureuses. J'ai déjà même applaudi A quelques-unes de cet libert.pri. par M. Mollevaut; je l'ai loué d'avoir, en quelques occasions , substitué aux idées de Catulle du idées
------------------------------------------------------------------------
ou véritablement plus raisonnables, ou qui s'accommodent mieux à nos moeurs et à DOt UMges.
Je citerai encore un exemple fort heureux, ce me semble, de ce dernier genre de substitution. Dans des stances charmantes où Catulle célèbre le bonheur d'Acmé et de Septimiu., il dit que l'Amour qui assistait à leurs doux entretiens, voulant paraître favorable à ces deux tendres amans, éternua à (huile et.
à gauche : ce qui, chez les anciens, passait pour un heureux augure :
Hoc ut dixit: j4mor tinitlram ut «M« Dextram iternuil dJ prohilOMtIt J
Et M. Mollevaut traduit : Il le disait : les Amours, de leur aile, Applaudissaient à ce coupla fidèle.
Je ne crois pas qu'il y ait d'adorateur assez fanatique de l'antiquité, pour trouver mauvais qu'ici le traducteur ait substitué le battement d'aile à léternuemeiU de l'Amour; car, comme le dit lestement ce même marquis de Pezay dont j'ai déjà parlé, un Amour qui éternuerait dans un madrigal français, serait un Amwr d cracher dessus. •
Mais souvent M. Mollevaut substitue, change et ajoute sans raison, sans motif, et surtout sans bonheur. Par exemple, dans le poème des Noces de Thétis et Pélée, le poète peint l'étonnement qu'éprouva tout l'empire de Neptuue, lorsqu'il vit voguer sur ses eaux le vaisseau des Argonautes, le premier qui ait sillonné les mers; M. Mollevaut nous présente ainsi ce tableau :
------------------------------------------------------------------------
Ions les monstres marios, les jeunes Nereidct, Bondissent si la fois de leurs grottes humides, Et l'œil ivre d'amour, d'immortelle. beautés Dévore les appas, les chastes nudités, Ces suaves contours de leur gorge d'albâtre s Que il'humides baisers couvrent Tonde idolâtre !
Ces deux dernicrs vers sont entièrement ajoutés à l'original, et l'addition n'est pas heureuse. M. Mollevaut a cru cela voluptueux ; je crois qu'il s'est trompé : rien n'est plus commun que le premier de ces deux vrrs : rien n'est plus ridicule que le dernier : les quatre premiers sont du moins indiqués par le texte, mais ils sont bien mal traduits : les Néréides paraissent faire partie des monstres marins ; on dirait que ce sont elles aussi qui dévorent les appas d'immortelles beautés, tandis que ce sont elles qui sont les immortelles beautés dont on dévore les appas. Le verbe dévore est au singulier ; je pense que c'est une faute d'impression ; mais le sens n'est pas même trop clair, ni la construction trop bonne, en le mettant au pluriel : je ne parle pas de l'épi tliète humide répétée deux fois à si peu de distance; tout ce morceau est absolument à refaire.
Il serait assurément bien injuste d'en dire autant de tout le poëme; il est écrit en vers alexandrins, comme cela devait être, et c'est le mètre que M. Mollevaut manie avec le plus de succès. Le début du poëme a de la pompe et de l'harmonie ; plusieurs morceaux sont heureusement traduits et écrits avec correction et avec élégAnce. Je voudrais pouvoir mettre de ce nombre le morceau le plus intéressant du poeme, les plaintes d'Ariane; mais ce n'est pas, à mon avis, l'endroit oit M. Mollevaut a été le mieux
------------------------------------------------------------------------
inspire : il l'a Jté beaucoup mieux dans la traduction du long oracle des Parques chantant les destinées du fils de Thétis et de Pelée, du divin Achille : je citerais volontiers ce fragment s'il n'était trop loug. J'ai remarqué aussi des vers fort agréables dans la traduction du Peivigilium Veneris. Dorat avait fait passer les plu'! jolies idées de cet hymne à Vénus, dans son poëme du mois de mai. J'ai comparé les deux poêles : le plus souvent M. Mollcvaut m'a paru l'emporter, et il ne faut pas qu'il dédaigne ce triomphe : Dorat est sans doute un fort mauvais modèle ; mais beaucoup de poëtes de nos jours affectent de le mépriser, qui sont loin d'avoir son esprit et son talent.
J'ai été aussi impartial que j'ai pu l'être, et par lit même j'ai du paraître bien sévère à M. Mollevaut.
Pour continuer mes rigueurs jusqu au bout, je lui dirai qu'il se presse trop dans son travail et se hâte trop de publier ses ouvrages. Parmi beaucoup de preuves de précipitation, j'en trouverais encore une dans l'imperfection du texte de Catulle qu'il nous a donné; on voit qu'il ne s'est pas donné le temps de consulter les bonnes éditions, ni de corriger les fautes échappées à l'imprimeur. Je ne remarquerai qu'une de ces fautest parce qu'elle est bien singulière : Catulle représente les Parques vêtues d'un habit blanc, candida vestis; le texte de M. Mollevaut porte canaida quercus : ainsi, il habille les Parques de chêne blanc (i).
(i) La plupart des éditions, je le ub, portent quercut; mais alors l'épithète (candida) ne lui appartient plus, et se rapporte à la nymphe Tyro. Au surplus, ce p»*«age est l'un des plus tourmentis de ce beau poème.
------------------------------------------------------------------------
Dialogues, Contes et autres poésies ; par M. Uvrl,^ 1 Briflaut.
Il me semble que je ne m'adresse qu'aux provinciaux , et m~mc aux provinciaux les plus éloignés, les plus reculés, les plus étrangers à la littérature, à la poésie, et à tout ce qui a acquis quelque célé.
brité en ce genre, lorsque je parle des contes et des dialogues de M. Brinaut, et que je veux en faire connaître le mérite , l'agrément et le prix. Qu'est-ce qui ignore tout cela, en enet, dans Paris? Quel homme ami des vers, de l'esprit et de la gahé, n'a pas été admis dans les réunions où ces récits enjoués et ces petits drames gais et spirituels sont demandés avec empressement, écoutés avec plaisir , applaudis avec unanimité? Le succès de ce recueil a été assuré par parties et en détail, puisque celui de presque toutes les pièces qui composent les deux volumes a été constaté, pour ainsi dire, une à une. Tous les tribunaux de goût et de littérature qui s'érigent dans la capitale ont prononcé en leur faveur ; elles ont été applaudies dans les salons des académiciens , et dans ceux où se réunit la société la plus élégante et la mieux élevée; elles ont obtenu le suffrage des hommes de lettres , des hommes du monde, non moins bons juges de ces petites compositions vives, légères , badines, dans lesquelles beaucoup d'enjouement assaisonne un peu de philosophie *, et celui des femmes, les meilleurs juges de tout ce qui est fin et déiicat, et de ces observations qui peignent les mœurs et la société, de ces traits qui révèlent les seulimens, et,
------------------------------------------------------------------------
pour ainsi dire, les secrets du cœur ; enfin de cette!
mesure, de ces convenances qui doivent régler la gaite, la liberté même qt,'on permet au conte, en lui imposant un frein et des bornes, et en lui interdisant une licence presqueautant réprouvée par le goût que par la morale.
La poé,ie vit d'images et de fictions ; elle vit par l'imagination , l'éloculion et le style ; mais elle - vit Aussi, et même la poésie la plus légère et la plus frivole, d'idées justes et de senti mens honnêtes. Peutêtre même les lecteurs sont-ils plus que jamais disposés à exiger d'elle qu'elle rachète la futilité de IW8 sujets et la frivolité de ses compositions par un peu de bon AÎIIS et de raison , et même par quelques traits de morale et de philosophie, placés avec mesure, avec sobriété, sans affectation et sans pédanterie.
Trop long-temps auxiliaire des mauvais principes , des sentimens corrompus et du vice, on veut que, revenue à SA première origine et à sa noble destination , elle serve les intérêts de la société. On ne lui pardonnerait pas du moins de les attaquer ou même de s'en jouer , ce qui autrefois était un attrait pour elle. Aujourd'hui c'est une recommandation de les respecter, et non-seulement elle ne doit pas se montrer leur ennemie; mais on lui reprocherait sévèrement de les traiter avec trop de légèreté on d'indifférence.
Les poésies de M. Briflaut ont encore cette recommandation; sans doute ses contes ne sont point politiques ; ils sont gais, légers, et remplissent toutes les conditions d'un genre essentiellement badin et frivole. Mais Ics Dialogues, genre plus sérieux et plus
------------------------------------------------------------------------
philolophique, même dans les écrivains les plus portés à considérer les objets du côté plaisent et comique, tels que Lucien, Fontenelle et Voltaire, touchent assez souvent à ces hautes questions, et presque toujours avec un choix heureux dans le sujet et dans les personnages qu'il met en scène, avec un rare bonheur d'expressions et de pensées, et avec ces traits spirituels et fins qu'on attend de la forme du dialoluê, et les agrémens de détail qu'on exige du poëte et de la poésie. Presque toujours les dialogues de Voltaire ont un fond corrupteur et pervers. Fontenelle, moins coupable, emploie cependant toutes les ressources de son esprit ingénieux et subtil à soutenir des paradoxes, à faire triompher de an.uni.
causes, et à donner toujours l'avantage de la discus- sion au moins célèbre et au moins recommandabledes Jeux personnages qu'il met en scène. Ce ne sont, tant doute, que des jeux d'un esprit qui ne s'exerce d'ailleurs que sur des sujets légers et peu importans, quoique quelquefois les intérêts même de la morale soient compromis dans ses dialogues. Mais cela avait peu de danger dans un temps où tout était défini et fixé.
Je crois que, dans tous les temps, l'esprit juste de M. Briffaut lui aurait interdit cette polémique versatile qui semble annoncer du moins beaucoup d'indifférence pouf le vrai et le faux, le juste et l'injaste, l'honnête et ce qui ne l'est pas ; mais à une époque où tant d'écrivains ont tenté de tout confondre, et oi leurs dangereux sophismes n'ont eu que trop de suocès, il devait plus que jamais l'.ba,,nir de ces jeux, le dirai-je, de ces débauches d'esprit. Dans ses dialoguea, celui qui a le plus de bons sentimens et
------------------------------------------------------------------------
d'honneur , est aussi celui qui a le plus d'esprit, de raison, et qui plaît le plus ; la bonne cause l'emporte, la vertu triomphe, les doctrines sociales sortent toujours victorieuses de la lutte, et les armes qui les font prévaloir n'en sont ni moins décisives ni moins triomphantes , pour être maniées avec stAce et légèreté, et comme en se jouant, ainsi qu'il convient A la nature du combat, à l'arène où il s'engage, et aux juges ordinaires du camp qui doivent définitivement prononcer et assigner la victoire.
Dans ses contes, et même dans les plus badins et les plus frivoles, dans ceux où la morale a bien de la peine à se glisser, et où la politique serait bien déplacée, M. Briffaut, qui n'a garde de l'y introduire , parce que son bon goût le défend toujours de ce qui est contraint et forcé, décèle toutefois, par un mot heureux et heureusement placé, par un trait spirituel et naturellement amené, ses nobles pensées ci ses généreuses affectionl. Partout est empreinte l'honnêteté de ses sentimens, de ses principes et de son caractère, qui ne lui ont pas fait moins d'amis et de partisans dans la société que la grâce de son talent et l'agrément de son esprit. Il se rend à lui-même un juste témoignage de ces heureuses dispositions et de ce naturel heureux , et l'éloge qu'il en fait est tout à la fois modeste et touchant ; ce qui est assez rare dans les éloges qu'on fait de soi-même.
Il le rattache à la mémoire de ses parens, aux regrets de les avoir perdus dès sa première jeunesse, aux sages leçons, aux utiles exemples n'il en a reçus.
Hilas/leur dit-il dans une épltre pleine de sentiment et de philosophie sur le retour, aux champs paternels :
------------------------------------------------------------------------
Hélas! trop tôt privé de von secours ntilfll.
Que j'ai perdu de temps en des travaux stériles!
Mais du moins, toujours plein de ces germes d'honneur Dont vos soinl prévoyans ont enrichi mon coeur, Long-temps dans un commerce heureux et salutaire, Instruit par votre exemple au plaisir de bien faire, Même au sein des poisons de nos goûts corrompus, Respirant le parfum de vos (Inutell vertus, Je ne sais quelle paix dans mon Ame exhalée, Aux fruits de vos leçons en secret s'est mêlée, De votre esprit divin souffle conservateur.
Ainsi le faible oiseau , loin du nid protecteur, Dans le vague des airs jeté par quelque orage, L'uvre une aile novice ; et, rasant le feuillage, De ion mattre emplumé répète les détours : Il n'a plus ses leçons ; il s'en souvient toujours.
Tel de vos sentimens j'ai gardé la candeur.
Vos penchans respectés, vos exempter prospères; Glorieux de rentrer sous le toit de mes père, Le cœur et les mains purs comme je Fin quitté j D'étaler noblement ma chaste pauvreté, De dire à mes amis, dont la foule s'empresse : Ma probité me reste et voilà ma richesse.
Si M. Briffaut me demandait pourquoi j'ai souligné le maître emplumé, je lui dirais que c'est parce qu'il m'a semblé que ce langage familier et celte dénomination badine, qui ne seraient point déplacés dans une fable ou dans une pièce légère et naïve, ne conviennent point dans un morceau noble et sérieux, el dicté par un sentiment doux et tendre. Au reste, c'est moins pour le mérite des vers , que pour celui des pensées, que j'ai cité ce fragment, non que les vers ne soient dignes des sentimens qu'ils expriment ; mais , sous ce rapport, il m'eût été facile de trouver dans M. Briflaut une foule de citations plus heureuses encore, et de morceaux d'un style plus ferme,
------------------------------------------------------------------------
plus soutenu, et écrit avec plus de verve et d'élégance.
Sans aller les chercher bien loin, son premier dialogue, celui qui se trouve en tète de son premier volume, m'en eût fourni beaucoup plus que je ne puis en citer dans cet article. Les deux interlocuteurs qu'on peut mieux que jamais appeler les deux liéros de la scène, sont Turenne et Luxembourg. Il est difficile de faire parler deux personnages de cette importance et de cette renommée. Il semble que Turenne et Luxembourg, se rencontrant dans ! autre monde, aient tant de choses à dire de celui-ci, que le poele est très-embnrrnssé, et le lecteur trèsdifficile et très-exigeant, sur le choix de leur conversation. Sans doute ils pouvaient dire autre chose ; la chance des conversations possibles entre deux grands hommes est infinie, et chacun des lecteurs, substituant ses propres idées à celles du poëte, rût peut-être donné un autre tour à leur entretien.
Leur choix eut - il été meilleur ? Il est permis d'en douter. Dans le dialogue de M. Brillaut, les deux Itéros conservent bien le caractère que leur donne l'histoire : Turenne, plein de raison , de bon sens , de modestie; Luxembourg, léger , hardi, indiscret, frondeur ; tous deux pleins de franchise, de générosité et de grandeur. La gloire de Louis XIV et de son siècle, un peu abaissée par les propos médisans de Luxembourg, est très-bien défendue par Turenne.
C'est un tableau plein de vérité et de poésie. Après avoir très-bien peint les troubles de la Fronde et toutes les petites intrigues par lesquelles un prélat factieux , un ministre rusé , de grands ambitieux , uu parlement généralement fidèle, mais composé
------------------------------------------------------------------------
d'élémens divers, et incertain dans sa marche; un peuple égaré par tant de chefs opposés, veulent faire prévaloir leurs vues diverses et leurs sentiment contraires, à la faveur d'une faible minorité et d'uno faible régente, il présente tout à coup un inblcpu tout différent. Celte minorité cesse, et Louis XIV paraît dans toule sa fermeté et sa grandeur.
Soudain il te dévoile A nor yeux éblouis.
Ce n'eut plu* un enfant, c'est un roi, c'rlt Loirii.
Louis qui, s'cmparknt tle la toute-puissance, Dicte à la fois l'amour avec l'obéissance, Abaisse devant lui grands, magistrat*, guerriers, Jette sur ses sujets des chaînes de lauriers, Les retient par l'honneur, les séduit par la grâce.
Quel prince autour de lui créa plus de merveilles Ceit lui qui de Racine encouragea les teilles, Devina Bosquet dont le regard de feu Des hauteur. du génie atteignit jusqu'à Dieu ; Des rois près de son trône accueillit le malheur, Fonda , plein de vaillance, un temple A la valeur ; Anima tous les arts j au sein de la patrie Fit par d'heureux canaux circuler l'industrie, Et vit cent nations, accourant dans nos ports, Du prix de leurs besoins enrichir nos trésors.
Itl'
Forbin tient le tridei.t, Coudé tient le tonnerre, Rousseau saisit la lyre et Lebrun les pinceaux.
Le héros au milieu d'une cour de héros S'élève ; l'œil fixé sur ses vastes conquêtes, De l'hydre des partis il foule aux pieds les têtes.
Qnrl nom s'égale au sien ! Partout je le revoi : On dira le grand siècle, on dira le grand roi ; Tous les âges viendront, devant sa uoble image.
Se courber en passant; et d'un sublime hommage, Saluant l'astre henren* qui sur la France a lui, Tous les fils de ta lyre auront des chants pour lui.
------------------------------------------------------------------------
Qui pourrait, insultant à ce concert immense, D'un cri diffamateur él. -f.r la démence (Contre un roi protdfrë par Uant de souvenirs? *
Français dans ses exploits, Français dans aea plaisirs, Un rempart de lauriers le dérobe à l'envie.
Je demande pardon à l'auteur, et encore plus au lecteur, d'avoir gâté ce morceau en l'abrégeant.
Da-n son second Dialogue, M. Briffaut introduit sur la scène Voltaire et Chênier : c'est Voltaire qui est l'honnête homme, qui professe les bonnes doctrines sociales, qui seléve contre l'abus qu'on a fait de son nom et de ses ouvrages, qui s'indigne que des misérables l'aient pris pour patron, et aient voulu donner le poids de son suffrage à des maximes qu'il déteste, et l'autorité de son goût à des forfaits qu'il a en horreur. Tels eussent été, j'en suis peisuadé, les sentimens de Voltaire, s'il eût assisté au drame épouvantable de la révolution. La longue tirade où il les exprime dans M. Briffant est très-élo: quente. Quelque plaisir que j'aie & lui voir louer l'abbé Delille dans ce même dialogue, je crois que Voltaire, pressé par le temps, par la multitude de questions que sa curiosité doit lui suggérer, se serait moins étendu sur cet objet. Il apprend même à Clicnier une petite anecdote qu'il devait mieux savoir (lue lui, puisqu'elle s'était passée de son temps. « On « m'a dit, lui dit-il, ■ Qu'en TOI temps de terreur et d'orgie, Cet auteur plein de grâce, et même d'énergie , Saisi dans sa retraite, au cri de liberté, .s Rudement fut conduit au fameux comité.
N'as-tu pas, en rIIauni" ritoyeu, ne la sœur du tyran solennisé le chien ?
------------------------------------------------------------------------
Tes Yen adulateurs te coûteront la téte.
Eh ! reprit doucement notre aimable poète, Quand j'aurau pour un chien rimé sur mon grabat, Trouvez-voua là, meuieuri, de quoi fouetter un chat?
J'ai entendu critiquer l'expression de grabat comme ne convenant point à l'abbé Delille, qui pouvait avoir, et avait vraisemblablement un fort beau lit d'acajou ; mais il me sçmble qu'indépendamment de la nécessité pour M. Briffaut de rimer à cltat, l'abbé Delille, parlant des juges sans-culottcs, a dû se servir du mot grabat.
Je n'ai rien dit des contes de M. Briflaut, plus nombreux et plu, renommés encore que ses dialogues, et qui ont fondé et soutenu sa réputation; mais je dois me réserver un peu d'espace pour la critique. M. Briflaut s'abandonne trop à sa facilité, qui dégénère souvent en négligence : des vers faibles, prosaïques, incorrects même, succèdent à des morceaux brillans et pleins d'éclat ; quelques détails sont inutiles et ralentissent la marche de ces petits poèmes, et, qui pis est, sont quelquefois un peu obscurs. Quelques expressions sont trop familières, même dans un genre familier. Tel est, je croib, le mot émoustiller. Turennc dit des Français qu'ils sont remplis d'incartades. Je ne sais si Turennc parlait très-bien, mais il faut le faire bien parler. Les vert de dix syllabes ont aussi leur césure, et il n'y en a point dans celui-ci : L'cnchantemcot de* hommes; l'un d'entre eux,etc.
Depuis que ce recueil est imprimé, M. Briflaut u lu, dans quelques sociétés choisies, des dialogues qui
------------------------------------------------------------------------
ont eu encore plus de succès, et ont paru plaire encore plus que ceux qu'il y a publiés ; ici est le dialogue entre Mirabeau et. , et celui entre M. tic Fontanes et lord Byron. Le commencement surtout de ce dernier est digne de Voltaire, appliquant la galté, la grâce et la facilité de son esprit à établir et à défendre de bons principes et de Mines doctrines.
Poésies, par madame Amable Tastu.
Montaigne, dans son chapitre des Trois Commerces, interdit aux femmes le commerce des lettres avec une grande sévérité, et même une sorte d'humeur. « Que leur faut - il, dit-il, que vivre a aymées et lionnorées ? Elles n'ont el ne savent que « trop pour cela. Il me fasche quand je les veois at« lâchées à la rhétorique , à la judiciaire , à la logi« que et semblables drogueries si vaines, et iuuliles « à leur besoing. Baste, qu'elles peuvent sans ce« la ranger la grâce de leurs yculx à la gayelé, à la « sévérité, à la doulceur, assaisonner un nenny de « rudesse , de doubte et de faveur. Avecques celte « science, elles commandent à baguette, et régen« tent les régens et l'eschole. - Cette citation lie paraîtra peut-être pas très - heureusement choisie pour la placer à la tête d'un article sur l'ouvrage d'une femme qui, pouvant sans doute s'en fier aux avantages 4e son sexe pour commander à baguette , cl régenter les régens et teschole , a cependant voulu joindre à ces succès des succès non moins flatteurs. Mais Montaigne lui - même, dans toute «
------------------------------------------------------------------------
sévérité, ne met point la poésie au nombre de ces drogueries qu'il interdit aux femmes : « Si toutefois, « ajoute-t-il, il leur fasche de nous céder en quoy « que ce soit, et veulent, par curiosité, avoir part « aux livres, la poésie est un amusement propre « à leur besoing : c'est un art follastre et subtil, « déguisé, pirlier, tout en plaisir, tout en montre, « comme elles. »
Il était du bon esprit de Montaigne de ne pas confondre, dans ses prohibitions sévères, la poésie avec la judiciaire ou la science des lois et de la jurisprudence, assez inutile aux femmes; ou même avec la logique et la rhétorique artificielles, et f.pprises d'après les règles d'Aristote; elles ont en effet une rhétorique et une logique naturelles qui leur suffisent ordinairement, et les servent merveilleusement dans l'occasion. Mais si le philosophe périgourdin leur permet de cultiver la poésie légère, badine ,follatre, et tout eu montre et en plaisir, à cause de ses rapports avec leur esprit, leur caractère et leurs grâces, ue leur sera-t-il pas permis aussi, à cause de ses rapports avec leur cœur compatissant et sensible, de cultiver cette poésie douce , tendre et généreuse, où respirent le sentiment, la pitié, la douleur; où se peignent les peines de l'âme, où leur muse plaintive retrace les malheurs et les revers qu'elles éprouvent, ceux même qui leur sont étrangers, mais qu'elles partagent avec une bonté si touchante?
Madame Tastu a cultivé tous ces genfes divers : et cette poésie légère, joyeuse, brillante, qu'indique Montaigne comme faite pour les femmes, est parfaitement appropriée à leur esprit ; et cette
------------------------------------------------------------------------
poésie, plus grave et plus sérieuse qu'élève une philosophie douce et intelligente, qu'embellit l'expression des sentimens délicats, qu'échauffe le langage de sentimens plus vifs et plus profonds , qu'ennoblit et que rend plus touchante encore l'accent des ssentimens religieux. Ces caractères d'une poésie moins frivole ne sont certainement pas moins accommodés au génie, aux dispositions et aux penchans des femmes, qui doivent naturellement se reproduire dans leurs écrits et leurs compositions littéraires; et madame Tastu ne réussit pas moins bien à les exprimer dans ses vers; elle a même, pour les sujets où ils conviennent, une prédilection particulière : ce sont les chants que distinguent et recommandent ces caractères, et auxquels ils impriment un doux et tendre intérêt, que le lecteur rencontrera le plus fréquemment dans le Recueil de tes poésies. Madame Tastu n'a même pas craint d'essayer quelquefois ces chants IUAles et fiers qui sembleraient exiger , s'il m'est permis de m'exprimer ainsi , un talent tout-a-fait viril ; ces chants où retentissent des accens de patriotisme et de liberté, ou ceux de l'indignation soulevée contre l'injustice, l'oppression et la tyrannie. Il est sans doute inutile d observer qu'elle se préserve toujours des déclamations, des abus , des écarts où entraine trop souvent l'expression de ces sentimens, et qu'elle se renferme constamment dans les justes limites, où ils sont justes, vrais, et avoués par tous les bons esprits et par tous les cœurs généreux.
Toutefois, la voilà bien loin des concessions faites aux femmes par Montaigne; mais si quelque esprit
------------------------------------------------------------------------
rigoureux voulait faire revivre parmi nous les doctriiies surannées et injurieuses dont tant d'heureuses tentatives , faites par des femmes qui se sont distinguées dans des genres divers , ont prouvé l'injustice, madame Tastu lui répondrait par le succès qu'ont obtenu et que doivent de plus en plus obtenir mi poésies diverses, sur quelque ton qu'elle ait monté sa lyre. Son talent flexible se plie, en effet, I\et une merveilleuse flexibilité, à toutes ces variéiés du langage poétique : aimable et gracieux dans les sujets doux et légers, plein d'âme et de sensibilité dans les sujets tendres et mélancoliques, et ne manquant point de force et d'énergie, dans les sujets graves et élevés. Mais, surtout, madame Tastu est toujours poële, et c'est ce qui la distingue de tant d'hommes et de femmes qui font des vers. Son style a de la (Itcilité, du naturel , du nombre, de l'harmonie; dans les endroits où elle est bien inspirée, et ces endroits sont nombreux : il est de plus rempli d'ex- pressions et de tours poétiques ; les figures et les images qui ornent la poésie, qui en sont le vétitable langage et qui révèlent le poële, abondent dans ses bonnes compositions , c'est-à-dire, dans la plupart de ses compositions; et si, dans un article qui lui est consacré, il était permis de citer d'autres vers que les siens , j'en citerais deux de Boileau que je lui appliquerais , et je dirais de ses poésies : lÀ, pour noui enchanter, tout est mis en usage ; Tout prend un COfl", une tme, un esprit, un visage.
Je prendrais pour exemple , si je ne craignais de choisir un sujet trop peu propre à enchanter, la
------------------------------------------------------------------------
pièce intitulée la A/ort. Madame Tastu y développe cette idée commune et bien rebattue, que la mort est moins redoutable à la jeunesse ; que ses terreurs s'accroissent toujours avec l'âge, et que c'est dans la vieillesse où elle devrait, pour ainsi dire, 6tre regardée comme un bienfait qui nous délivre du fardeau de la vie, de l'amertume des privations et des dégoûts, du poids insupportable des infirmités et des douleurs, qu'elle est un objet d'épouvante , d'effroi, d'horreur. Mais le poële rajeunit ces vieilles observations d'une longue expérience, par le tour , l'expression, l'imagination ; elle personnifie la mort, la montre au chevet du jeune homme , de l'hommc mur, du vieillard , sous des formes si di verses, si bien a ppropriées aux vœux , aux espérances, aux illusions, aux senlimens, aux regrets des divers âges, tantôt ange consolateur, tendre ami, au front pâle et légèrement vôtu de deuil, allégeant les souffrances par un doux sourire, et mêlant les espérances aux regrets; tantôt spectre effroyable, le front caché dans la nue, et debout à côté du vieillard qui sent qu'il ne peut lui échapper, que le tableau plait également par fa vérité et par sa nouveauté , et ce dernier mérite surtout doit frapper dans un si vieux sujet.
O mérite est fréquent dans les ouvrages de madame Tastu ; elle se plaît à orner les vérités philosophiques des grâces de son imagination et de son style, et les vérités philosophiques les plus certaines, les plus vraies, s'il est permis de s'exprimer ainsi, sont fort anciennes. Telles sont celles qui sont heureusement développées dansune pièce charmante,
------------------------------------------------------------------------
qu'on pourrait regarder comme une méditation sur le dernier jour de l'année, méditation qui, comme on \oit. est bientôt à l'ordre du jour. Qui est-ce qui est assez dépourvu de réflexion pour n'avoir pas quelquefois réfléchi aux jours passés, et un peu pensé aux joui s à venir ? C'est aussi à ces deux périodes qui com.
posent la vie entière, que pense et réfléchit madame THSIU , le Dernier Jour de lAnnée, époque qui amène plus naturellement qu'une autre ces sortes de réflexions. Elle est assise au coin de son feu, ce qui est aussi très-naturel, le 31 décembre; elle regarde si pendule, ce qu'on fait souvent quand on est seul, ou quand on est avec certaines personnel; et décrit en poëte ces circonstances préliminaires : PrèA du foyer, seule, inactive, Livrée aux souvenirs puissans, , Ma pensée erre fugitive Des jours passés aux jours présens.
Ma vue, au hasard arrêtée, Long-temps de la flamme agitée Suit les caprices éclatana, Ou s'attache à l'acier mobile Qui compte sur l'émail fragile Les pas silencieux du temps.
L'heure qui termine l'année va sonner; le poète attentif à cette révolution, ému de cette course rapide du temps , voudrait arrêter l'aiguille; les femmes n'aiment point qu'aux années qu'elles ont déjà s'ajoute une nouvelle année, quoiqu'elles aient la ressource de ne pas la compter. Toutefois, madame Tatlu se résigne , et se dit très-philosophiquement : Du temps qui vient de s'écouler, Si quelques jouis pouvaient renaître,
------------------------------------------------------------------------
Il n'en est pas un seul, peut-être , Que ma voit daignât rappeler. *
Mais la philosophie fis tient point contre de certains resfcts; elle fait mieux, elle ne les défend pas ; et, comme elle s'allie merveilleusement avec le goût et la poésie, elle y applaudit lorsqu'ils sont aussi poétiquement exprimés : Mais des ans la fuite m'étonne, Leurs adieux oppressent mon cœur , Je dit : C'est encore une fleur Que l'Age enlève à ma couronne , Et livre au torrent destructeur : C'est une ombre ajoutée à l'ombre Qui déjà l'étend sur mes jours; Un printemps retrancbé du nombre De ceux dont je verrai le cours !
Mais le temps est insensible comme la mort. On a beau le prier, même en beaux vers, comme elle, il se bouche les oreilles, et continue sa marche.
Avec quelque facilité que madame Tastu ait fait ceux que je viens de citer , l'aiguille a continué son cours; déjà l'heure fatale a sonné , Tannée est expirée; une nouvelle a déjà commencé.
Salut, sa sœur nouvelle , Salut! quels dons chargent ta main?
Quels biens nous apporte ton aile ?
Quels beaux jours dorment dans ton sein ?
Que dis-je ? A mon ame tremblante w!
Ne révèle point tes secrets
D'espoir, de jeunesse, d'attraits, Aujourd'hui tu parais brillante ; Et ta course insensible et lente * Peut-être amène les regrets !
Ainsi chaque soleil se lève l'rmoin de nos vcsui insensés !
------------------------------------------------------------------------
Ainsi toujours ton court t'achévf Eu entralnant, comme un Tiio réve, Mot tobux dllqui et <!it|>eri4i.
Cette pièce fut couronnée par une savante société lit.
téraire , amie des vers, et que je regarde comme TAcadémie-Française du midi, par l'Académie des Jeux-Floraux. Deux autres couronnes ont été accordées à deux autres pièces du même auteur, renfermées aussi dans ce recueil : l'une intitulée l'Étoile de la lyre, où Ton remarque des inspirations plus poétiques, plus lyriques, mais quelquefois un peu vagues ; et l'autre dont le titre est la Nuit de Noël, chant religieux plein de sentimens doux et touchans : c'est une mère qui veille et travaille, toute la nuit, auprès de son fils pauvre et souffrant, et qui invoque la luére de l'Enfant divin, qui a voulu naître aussi pauvre et souffrant. Il faut féliciter l'Académie des Jeux- Floraux de recevoir de pareilles pièces à ses concours. Il semble que Clémence Isaure doive sa plaire à voir les dons et les fleurs que, dans un siècle barbare , elle destina à encourager les lettres et la poésie, qu'elle aimait et qu'elle cultivait, dans les mains et sur le front d'un poète de son sexe, qui fait des vers meilleurs que les siens et que ceux de tous les troubadours de sou temps. Au reste, uous pourrions en juger, ceux du moins parmi nous qui entendent le patois languedocien ou la langue d'Oc; car madame Tastu cite une romance de Clémence Isaure, sur le Printemps, à laquelle elle accorde les honneurs de sa traduction. J'observerai seulement qu'elle traduit le mot troubadours, qui se trouve deux fois dont cette romance, d'abord
------------------------------------------------------------------------
par troubadours, ce qui est aussi bien traduit que (OllrgilllU par collège ( traduction dont Lubin , dans Georges Daudieu, se glorifie si fort) ; ensuite, pour varier sans doute par trouvères, ce qui n'est pas aussi bien : ces deux mots ne sont pas synonymes. Clémence Isaure ne connaissait pas les trouvères, poêles picards du nord de la France, et de la langue d'Oyl; elle ne connaissait que les troubadours , ou docteurs de la gaie science et du gai savoir. Tout cela est parfaitement éclairci dans l'ouvrage nouveau qu'a publié M. le comte P. de Vaudreuil, sous le titre de , Tableaux du moyen «g*■ Madame Tastu a plusieurs fois aussi très-heureusement imité le langage naïf du vieux temps , écueil quelquefois de grands poëles, entre autres de J. - n, Rousseau. Il y a beaucoup de fraîcheur et de grâce dans le lui de la mort d'amour, dont le refrain est ce quatrain, traduit des anciennes poésies de Thibaut, comte de Champagne.
N'est plus amour qui bien aimer faisoit ; L..I faux amllnl l'ont jeté hors de vie; Amour vivant n'est rien que tromperie : Pour franc amour priez Dieu, s'il vous plaît !
La Chambre de la Châtelaine est encore une imitation charmante, sinon du langage , du moins des mœurs du moyen âge , et des entretiens des femmes dans les châteaux à tourelles et il machicoulis ; écrite en vers faciles , corrects, élégans, tels qu'on les fait dans les meilleurs temps d'une nation polie, et d'une langue fixée par de brillantes compositions et des chefs-d'œuvre.
------------------------------------------------------------------------
L'espace eu je suis resserré me condamne à ne faire connaître que par un mot, et, pour ainsi dire, par leurs titres, un grand nombre de pièces sur les.
quelles je voulais arrêter l'attention du lecteur, et dont j'espérais lui faire connaître le prix et le mérite jnr quelques citations. Telle est celle intitulée Shakespeare, adressée à une femme qui cultive heureusement aussi les Il'ures, madame Belloc, et dans laquelle madame Tastu, débutant à peu près comme Horace dans sa belle ode sur Pindare, avec les nuances toutefois qu'exigeait la différence des deux genres qui ont fait la gloire du poëte thébain et du poete anglais, amène, a,ec beaucoup d'art, de belles scènes de Jules César, de Roméo et Juliette , du roi LétJr, qu'elle traduit en beaux vers ; tels sont encore les vers sur le Siège de Lyon, dont elle a puisé les traits les plus énergiques et les principaux tableaux dans l'excellente histoire de ce siège, publiée par M. l'abbé Aimé Guillon de Mauléon; l'Epitre à l'Enfant de Canaris, où retentissent des vœux généreux pour la Grèce ; une pièce sur le Serment des trois Suisses libérateurs de l'Helvétie, où les mâles acccns de la patrie et de la liberté ne perdent rien de leur fierté et de leur énergie dans la bouche d'une femme. Madame Tastu chante très-bien tous les nobles sentimens ; sensible à la gloire et à la icnommée. elle chante généreusement celle d'une rivale digne d'elle, de madame Dufrenoy, dans une belle ode consacrée à sa mémoire ; puis , après lui avoir payé ce tribut pompeux et lyrique , baissant le ton avec une heureuse facilité, elle dit , avec l'accent le plus sensible :
------------------------------------------------------------------------
Maintenant loin«-moi, dans l'ombre et la mystère, Pleurer 1M doux avii dial l'eepoir Wanimait, L'accueil accoutumé, la voix qui m'était chère, Et le cœur qui m'aimait.
Au mérite des vers , du style, de l'harmonie, de la variété dUA tons, madame Taatu joint celui de l'art dans la composition. A un petit nombre de débUI. prè., qui ont un peu de vague et même d'obscurhé, les pièces sont bien ordonnées, les divers?* parties en sont heureusement distribuées ; elle entre liardiment en matière, se jette au milieu de son sujet, rejette des détails inutiles, omet ou diffère ce qui doit être omis et différé, et suit ainsi les préceptes donnés par l'ami de Mécène, dont je rapporterais les vers, si je ne craignais que madame Tastu, qui parle si bien français, et fait de si bons vers français, n'entende pas le latin ; et je suis bien aise qu'elle m'entende, lorsque je vente ton talent et que j'applaudis à ses vers.
Espagne poétique, choix de poésies castillanes, depuis Charles-Quint jusqu'à nos jours, mises en vers français, avec une dissertation comparée sur la langue et la versification espagnoles, une introduction en vers et des articles biographiques, hutoriques et littéraires, par D. Juaa-Maria Maury.
Voltaire, parlant.des premières années du XV n.
siècle, s'exprimait ainsi : a On m piquait alors de « "voir l'espagnol , comme on se fait honneur au« jourd'hui de parler français. Cétait la langue clet.
------------------------------------------------------------------------
« cours deVienne, de Bavière, de Bruxelles, de « Naples et de Milan ; la Ligue lavait introduite en « France, et le mariage de Louis XIII avec la 611e a de Philippe III avait tellement mis l'espagnol à la « mode, qu'il était alors presque honteux aux gens « de lettres de l'ignorer. La plupart de nos comédies « étaient imitées du théitre de Madrid. » Comment cette impulsion donnée aux esprits s'est-elle arrêtée tout A coup? Comment le mariage de Louis XIV avet la fille de Philippe IV n'a-t-il pas conservé, continué cette vogue, cette mode qu'avait introduite le mariage de Louis XIII avec la fille de Philippe ID ?
Comment enfin une sorte de durée ne lui fut-elle pas imprimée par le grand événement politique qui plaça sur le trône d'Espagne un fils de nos rois, et qui, augmentant nos rapports avet ces peuples, si longtemps nos ennemis et nos rivaux, devait naturellement redoubler le désir de connaître de plus en plus leur langue, leur littérature et leur géniet Ces questions seraient longues i résoudre. Toutefois, pour ne pas les avoir soulevées sans indiquer quelque réponse, je dirai un mot de chacune d'elles.
A l'époque même du mariage de Louis XIV, la littérature française prit un si brillant essor, et s'éleva à un si haut degré de gloire, qu'elle crut devoir se suffire à elle-même; on traita avec dédain, et sans doute avec un injuste dédain, toutes les richesses littéraires des nations contemporaines, et la langue et la littérature espagnoles ne furent pas plu négligée» que les autrès : elles le furent comme la autres. Jamais on n'apprit moins, et pn r conséquent on ne sut moins la langue de ses voisins du midi, du nord, de l'orient ,
------------------------------------------------------------------------
de l'occident. On sait d'ailleurs quela douce, la timide, la pieuse Marie-Thérèse fut très-éloignée d'exercer sur la France, sur les Français, sur leurs mœurs et leurs goûts, l'influence qu'y avait exercée la belle et fière Anne d'Autriche. Quelle différence de caractère et de position entre la mère et la femme de LouisXiV !
La première, unissant aux grâces d'une femme l'autorité d'une reine, et ne négligeant aucun de ces avantages ; permettant aux poëtes de célébrer sa beauté avec toutes les formules et toutes les expressions de la galanterie, alors si fort en usage; luttant contre un ministre puissant et liai ; vaincue et opprimée, mais obtenant de cette oppression même un intérêt nouveau et un attachement plus vif; bientôt investie de l'autorité royale, et régnant dans une cour à la vérité fort orageuse, et sur des sujets un peu turbulens, mais parmi lesquels le plus grand nombre se distingua par la fidélité, et quelques-uns par un dévouement dont les Français sont naturellement animés envers leur souverain, mais où il semblait entrer quelque chose des sentimens qu'inspire une femme : la seconde, ne sortant point de son oratoire ou d'un intérieur particulier , privé, très-circonscrit, sans éclat et sans faste, et n'étant connue de la cour et de la France que par des vertus simples et modestes. Quant à l'avènement d'un fils de France au trône d'Espagne, il unit peu les deux peuples, bientôt divisés par les brouilleries de la régence et par les barrières que l'Espagne tâcha d'opposer aux systèmes philosophiques du XVIIIe siècle; peut-être les Français et les Espagnols avaient-ils plus de rapports , quand ils étaient rivaux et ennemis ; ils en
------------------------------------------------------------------------
avaient du moins à chaque instant sur les champs de bataille.
Ce genre de rapports ne nonl a pas manqué de nos jours ; nous en avons eu d'autres encore et de plus heureux. D'ailleurs la connaissance des langues étrangères l'étant fort répandue parmi nous, et le goût des littératures modernes s'y étant fort accru, la langue des Espagnols, si noble et si majestueuse, et leur littérature, qui, comme celles dont la renommé est la plus grande, a été illustrée par trois ou quatre génies du premier ordre, et cultivée par un grand nombre d'écrivains d'un mérite incontestable, ne devaient point être et n'ont point été oubliées. Beau.
coup de Français entendent aujourd'hui et parlent cette langue, connaissent cette littérature, l'aiment et lui rendent une entière justice.
Le choix de poésies espagnoles, traduites en fers français par D. Juan Maury , et publiées par lui, est très-propre à étendre cette connaissance, à accroître de plus en plus ce goût pour la langue et la littérature d'un peuple ingénieux, spirituel, original daM set conceptions et dans la manière de le* exprimer, et à généraliser la justice qui leur est due. Ce choix comprend tous les âges de la poésie espagnole, depuis l'époque reculée où, lorsque les autres contrées de l'Europe étaient grossières et barbares, l'Espagne montra du goût pour lea jeux, les fêtes, la poésie, et fit briller quelques étincelles de génie sous les lois d'un peuple africain qui l'avait conquise, et au milieu des combats héroïques qu'elle livra pour estfranchir de ce joug étranger. Les Maures d'ltp.pttt unissant le goût des Arabes pour la poésie aux moeurs
------------------------------------------------------------------------
plus douces que leur inspirèrent les doux cUmatl qu'arrosent le Douro et le Bétis, chantèrent, dans les palais de Grenade, de Cordoue, et dans les plaines délicieuses de l'Andalousie, leurs amours et leurs plaisirs ; tout à la fois efféminés et belliqueux, ils chantèrent aussi leurs combats. Les princes ou califes maures furent poètes les princes chrétiens, qui disputaient leur antique héritage, ne voulurent pas leur céder, même sur ce peint, et furent leurs rivaux dnns l'art des vers, comme dans celui de la guerre.
Alphonse X, dans le treisième siècle, fut à la fois législateur, historien, Astronome , poëte : j'ignore si, comme poëte, il fut plus modeste que comme utronome ; mais on sait que, dans cette qualité, il prétendait que, s'il eût assisté à la création, il eût pu donner au Créateur d'aues bons conseils. Le sang des rois deCastille coulait aussi dans les veines de Vil- lena, poëte si habile, qu'il fut regardé comme un sorcier, et que ses ouvrages furent condamnés au feu.
Cet poëtes du premier et du second âge de la littérature espagnole chantent les mémorables événemens de cette époque, les exploits du Cid, ses amours avec Chimène, et les cruelles divisions des Abencérages et des Zégri., dont le brillant pinceau de M. de Châteauhriand a rajeuni la mémoire parmi nous, dans une Nouvelle pleine de grâce, de charme et d'intérêt.
Les couleurs empreintes dans les ouvrages de ces vieux poëtes espagnols sont fort différentes assurément ; mais ces productions ont un caractère ou de vétusté, ou de naïveté, ou d'originalité, qui plaît ou qui étonne. M. Maury en offre aux lecteurs plusieurs échantillons, et dans le texte espagnol, et dans
------------------------------------------------------------------------
sa traduction en vers français. Cest même en vers qu'il a tracé l'histoire de ces deux premiers agea, et j'oserai dire qu'il a eu tort. C'est en prose qu'il faut écrire l'hietoire, et même l'histoire littéraire, si on veut qu'elle soit complète et elaire; celle que M. Maury a écrite en vers manque surtout de cette dernière qualité, au moins en quel ques endroits : peut-être serait-elle claire pour des Espagnols qui, connaissont et les vieux poëtes dont il parle, et leurs ouvrages, et les circonstances au milieu desquelles ils ont été jetés, et les faits auxquels l'historien-polte fait allusion, l'entendraient à demi-mot ; mais elle ne l'est pas pour les Français, à qui pourtant il s'adresse particulièrement. Il l'a senti lui-même : il répète, il explique et développe en prose, dans des notes, ce qu'il avait dit en vers: autant valait commencer par là, et s'en tenir là.
C'est ce qu'il fait dans les âges suivans, les plus intéressans pour nous. Alors commence et se continue presque sans interruption une suite de poëtes pleins d'imagination , dont quelques-uns sont pleins de gé-
nie. Cette brillante période de le. poésie espagnole remonte jusqu'à sainte Thérèse, dont l'auteur nous donne et nous traduit un sonnet pieux, dans lequel la sainte exprime à Dieu, en beaux vers, l'amour le plus vif, le plus pur, le plus désintéressé. Sainte Thérèse avait fait aussi un roman de chevalerie, sur lequel son confesseur, le P. Francisco de Ribera, jugeait qu'il r avait bien des chose* à dire. Si f.,.
contester quelque chose à M. Maury sur 1* littérature espagnole, je lui contesterais ce fait; lit ma plus forte raison, c'est que Cervantes » le compatriote et
------------------------------------------------------------------------
le contemporain de sainte Thérèse, le grand ennemi des romand de chevalerie, ne dit pas un mot de celui de sainte Thérèse. Son héros, D. Quichotte, dans ion immense érudition sur les ouvrages de ce genre, ne le nomme pas une fois; comment aurait-il oublié celui-là, lui qui semble n'en oublier aucun ? Il les avait tous dans sa mémoire, tous rassemblés dans sa bibliotbèque; et dans la revue que firent sa nièce, sa servante, le curéPero Peret, et le barbier Nicolas, de cette bibliothèque, qu'ils condamnèrent presque tout entière aux flammes, ils ne trouvèrent point ce roman de sainte Thérèse, qu'ils auraient sans doute sauvé de la proscription avec D. Belianis, Palmer in d'Angleterre et quelques autres. Au reste, on peut concilier tout cela en disant que sainte Thérèse avait réellement composé ce roman , et il faut bien le croire, puisque son confesseur l'a dit, mais qu'elle ne l'a jamais fait imprimer ; ce qu'il. faut croire encore, puisque D. Quichotte ne le connaissait pas.
Si Cervantes n'avait fait que son célèbre roman, sa gloire n'en serait pas moins immortelle ; mais il n'aurait aucun droit de se trouver dans le recueil de M. Maury , quoiqu'un critique espagnol, D. Vicence de los Ri os, dans son enthousiasme, assure que ce roman est un véritable poème épique, comme l'Iliade et l'Énéide ; mais un autre critique espagnol déclare qu'il faut avoir la tète aussi timbrée que D. Quichotte lui-même, pour prétendre que le chevalier de la Triste-Figure puisse être lé héros d'un poëme épique. Mais Cervantes fit aussi des vers, et même une quantité prodigieuse de vers. M. Maury ettime peu sa pastorale de Galatée imitée par Florian i
------------------------------------------------------------------------
il n'estime guère davantage toutes les pastorales espagnolce, qui sont en grand nombre, et il croit que, de tousles peuples du monde, les Espagnols sont les moins propres à faire des idylles, des églogues, des bucoliques, des pastorales, et à chanter les bet-gers, les bergère., et les occupations ou les plaisirs champêtres.
Cervantes lui-même ne parait pas fnire beaucoup plus de cas de sa Galatée. Cet ouvrage se trouve dans la bibliothèque et parmi les livres de D. Quiahoûe.
Dans la revue sévère que font de ces livres le curé et le barbier, celui-ci ayant pris et nommé Galatée, le curé, toujours interprète des sentimens de Cervantes, s'exprime ainsi : « Il y a long-temps que l'auteur « est de mes meilleurs amis, et je sait qu'il est plus « malheureux encore que poète. Son Ii". a de l'luit vention, il promet assez , mais il n'achève rien.
« 11 faut attendre la seconde partie qu'il fait espérer; « peut-être qu'il réussira mieux, et qu'il meriteMt « qu'on fasse grâce à la première. Cependant, com- « père, gardez-la. » On ne peut guère, en eAt, exiger que l'auteur condamne lui-même son livré au feu, ni même qu'il en parie plu modestement. Il ne parle pas moins convenablement des Mvreàde ses rivaux et même de ses onnemis; tel était Lope de Vega. Cervantes, qui avait fait lui-même beaucoup de comédies monstrueuses, avait cependant critiqué l'excessive irrégularité des pièces de Lope de Vega, et avait tracé des règles du drame aussi rigoureuses que celles cV.A 'vstote, d'Horace et de Boileau. De là, une véritable ~mitié entre les deux poëtes, et une guerre assez vive d'épigrammes ; cependant un poëme de Lope de Vega , les Larmes d'Angélique, se trouve
------------------------------------------------------------------------
dans la bibliothèque du malencontreux chevalier ; il était même dans un tas de livres, tous sans rémission condamnes au feu. Mais le curé l'aperçoit dans les mains du barbier, maître Nicolas, qui s'apprêtait à exécuter l'impitoyable sentence; il le lui arrache aussitôt, et s'écrie : « Pour celui-ci , j'aurais été incoti« soiable qu'il eût été brûlé par mon ordre ; car l'au« tcur a non-seulement été un des plus célèbres « poëtes de l'Espagne , mais encore de tout le mon« de. » Jugement trèsjuste, mais bien généreux delà part d'un rival offensé et d'un ennemi.
Si Lope de Vega, qu'il ne faut point écrire Lopez, comme cela nous arrive souvent, a été un des plus grands poëtes du monde, il a été plus incontestablement encore le plus fécond : on a compté ses vers ; opération très-longue, puisque le nombre s'en élève à vingt-un millions trois cent seize mille. Il avait luimême oublié le nombre de ses comédies ; car , dans une sorte de revue qu'il en fait, il n'en accuse que quinze cents; mais il en avait bien fait dix-huit cents, toutes représentées , sans compter quatre cents drames ; de sorte que le nombre de ses ouvrages dramatiques se monte à deux mille ieux cents. Le plus souvent il ne lui fallait qu'un jour pour faire une comédie ; de sorte que, comme l'observe ingénieusement M. Maury, il semblait appliquer la règle de vingt-quatre heures, non au temps que doit durer l'action du drame , mais au temps que le poëte doit employer à le composer. A la vérité , quelques-unes de ces pièces n'ont que quatre actes, suivant l'usage des premiers poëtes dramatiques espagnols ; car, comme il l'observe lui-même dans une de ses préfa-
------------------------------------------------------------------------
ces, a la comédie espagnole, dans son entance, mnrm chi à quatre pattea, comme les enfans. » Lape de Vega fil aussi un très-grand nombre de trés-iftp poëmes, et on a dit plaisamment qu'il ne les finissait que par égard pour les lecteurs, comme le père dt Veslris disait de son fils, que c'était par égard pour "et camarades qu'il retombait fcur les planches, et ne demeurait pas toujours en l'air. Il faut l'avouer : les œuvres du génie supposent et exigent une réflexion et une méditation qui ne sont point compatibles avec cette facilité vraiment inconcevable et qui tient du prodige. Cependant Lope de Vega fat un homme de génie, et ses ouvrages, dans leur abondance et leur irrégularité, en portent l'empreinte. Il fat l'ob.
jet du plus vif enthousiasme parmi ses compatriotes.
Le cardinal légat marchait à sa suite dans les rues de Madrid ; le roi, le sombre Philippe II, s'arrêtait pour le voir passer ; la foule l'environnait ; son nom était devenu synonyme de beau et de parlait : M bel édifice, un diamant superbe, un jour pur et serein, s'appelaient un édifice Lope, un diamant Lope, on jour Lope. Mais sa gloire et sa renommé* ne se ren- fermèrent point dans les limite* de t'leptpe t la cavalier Marin, son admirateur et son imitateur, mettait au-dessus de Roland furieux la sorte de continuation que Lope de Vega avait faite de ce point, sous le titre des Larmets d'Angélique} et sacrifiait même la Jérusalem délivrée du Tasse à celle du poIKe espagnol; ouvrage dont j'apprendrai l'existence à M lecteurs, comme je l'ai apprise moi-même d# M. bhe ry. Enfin , un célèbre Anglais, lord Holland, a écrit une notice sur sa vie et ses ouvfttgea : celle dont
------------------------------------------------------------------------
HI. Maury a enrichi sa collection , plus étendue que celles qu'il consacre aux autres poêles, est pleine d'intérêt , et embrasse plusieurs questions littéraires développées et résolues avec beaucoup de talent et de goût.
J'ai été obligé de passer sous silence Garcilasso et Herrera, deux célèbres prédécesseurs de Cervantes et de Lope de Vega ; je ne dirai rien non plus de plusieurs de leurs illustres successeurs ; de Gongora plein de talent, mais corrupteur du goût ; de Quevedo, digne, par son génie et ses profondes connaissances, de ramener les écrivains dans les bonnes voies, mais qui se laissa lui-même entraîner par le torrent; de Villegas, qui s'était représenté au frontispice de ses premières oeuvres sous l'emblème d'un soleil levant qui fait pâlir les étoiles, avec cette épigraphe : Si eu* sol matutinus, me surgente, qiiid istoe «." Et cependant ces planètes qu'il prétendait ainsi éclipser, n'étaient rien moins que lesRioja , les Gongora , les Lope de Vcga, les Argensola , les Villemediana , les Quevedo. Un pareil trait aurait pu trouver place dans les rodomontades espagnoles sur lesquelles le gascon Brantôme, qui s'y connaissait, a fait un livre. Un des poëtes que je viens de nommer, Villemediana, périt misérablement et avec des circonstances singulières. Le jour même de sa mort, un ecclésiastique l'avertit qu'il prit garde à lui, que sa vie était en danger. Villemediana ne tint pas compte de cet avis. Le soir, traversant Madrid dans sa voiture, il s'entend appeler par son nom ; il s'arrête, on l'invite à descendre de voiture ; il descend et est poignardé sur le marche-pied. Aucune démarche ne
------------------------------------------------------------------------
fut faite pour punir le crime et en connaître lVv tir.
Le public crut qu'il avait été commis par l'ordre de Philippe. Villemediana était chambellan de L reine Élisabeth ; on prétendit que cette princesse, traver- sant une galerie du palais, et sentant une main iip.
pliquer sur ses yeux, s'était écriée : « Que me vou« lez-vous, co".te, » C'était Philippe, qui parut fort étonné, et plus qu'étonné. Élisabeth, pour expliquer son propos, dit au roi : Nètes-vous pu comte'de Barcelonne ? Mais Philippe ne se paya point de cette explication; il trouva singulier que, parmi tous les titres d'un roi d'Espagne, la reine eût été choisir, pour le désigner, celui de comte, et Il soupçonna qu'Élieabeth avait attribué cette familiarité à Vlllo- mediana, dont c'était aussi le titra, si qui n'en avait pas d'autre.
C'est ainsi que M. Maury nous fait connaître l'histoire de la poésie espagnole, par des extraits des principaux ouvrages des poëtes de cette nation, par des traductions en vers français de ces extraits, par des notices historiques et littéraires, et quelquefois même par les portraits lithographiés de eee écrivains.
Il conduit cette histoire jusqu'à 801 jours. La littérature espagnole, un peu modifiée, et rendue plni française par la domination des Bourbons, se soutenait en effet avec gloire jusque dans ces derniere temps, et l'on voit plusieurs poëtes célèbres, Norona, Cienfugos, Jovellanon, Moratin, Arriasa, Quia- tana, Martinez de La Rose, et surtout Melettdel, prendre part aux derniers troubles et aux dernières divisions de 1lipaple. Jetés dans des rangs opposés, ils montrent tous du courage, du patriotisme, des
------------------------------------------------------------------------
senlimcns élevés, et sont presque tous réunis par lu même sort et une destinée commune, l'exil et la proscription. Un de leurs contemporains, Yriarte, non moins célèbre, peut-être plus célèbre qu'eux , fi t des fables que les diverses littératures de l'Europe se sont appropriées en les traduisant. Ce sont des fables littéraires etlcritiques, espèce nouvelle dans un gen:e fort ancien. Voici, du moins en partie, la traduction de l'une dulles, par M. Maury; les personnages sont l'ours, le singe, et le cochon : Un ours, qu'un Savoyard dressait Pour vivie de cette entreprise, Sur ses deux pattes repassait Sa leçon pas trop bien apprise.
Cependant le lourd animal Dit au singe avec suffisance : « Comment trouves-tu que :e danse ?
m — Mon ami, tu danse. très-mal. »
L'ours orgueilleux, et très-peu satisfait de cette réponse, interroge le porc, qui applaudit de toutes ses forces, crie bravo, et assure qu'on ne fut jamais plus leste et plus gracieux. Mais l'ours, réfléchissant sur tout cela, dit à part soi, en vrai philosophe : « Le singe tout seul me blâmant, « Je doutais encor, je l'avoue; « Mais puisque le cochon me loue, et Je dois danser horriblement. »
La morale de cette fable est, comme on voit, toutà-fait juste et piquante. Il vaut mieux être critiqué par le goût, qu'applaudi par la sottise; je suis seulement fâché que ce soit le singe qui soit l'interprète du goût. A la vérité, il s'agit de danse.
------------------------------------------------------------------------
Le poète Arriaza fil, à en juger du moins par la traduction, une belle ode sur la bataille de Trafalgar, où la marine française et la marine espagnole éprouvèrent un grand échec : en général, les poëtes célèbrent la victoire; mais Arriaza chante noblement la défaite. Voici la traduction des premières srrophes, par M. Maury : L'orgueil se platt sans doute à chanter la victoire; Apprenez toutefois, qu'arbitre de la gloire, Le dieu puissaptdes vers, A la vertu trahie offrant sa rtcompense, Au-dessus du succès que le hasard dispense, Proclame les revers.
La Mémoire retient, au parvis de son temple, Ceux, ô Léomdas ! qui suivirent l'exemple Donné par ton grand coeur.
Les héros ont reçu, dans leur noble Elysée, Ceux qui, cendres aussi, de Numance embrasée Trompèrent le vainqueur.
Là brille l'héroïsme où Bellone obstinée Fait lutter la constance avec la destinée : Cest là notre vertu, etc.
Quelque long que soit cet article, j'ai dû omettre beaucoup de choses dignes d'être recueillies ou observées dans cet ouvrage. Mais je veux dire un mot d'une savante Introduction, dans laquelle l'auteur compare la langue espagnole avec la langue française, et les principales langues de l'Europe. On ne sera pas étonné qu'un Espagnol montre quelque prédilection pour le noble langage castillan. Toutefois, la France n'a pas à se plaindre, et il rend une justice éclairée à notre prose et a notre poésie. Déjà il avait dit en vers : Le goût naquit français. Si M. Maury est Espagnol par la naissance, on le prendrait pour
------------------------------------------------------------------------
un Français par see) jugemens sur notre littérature, surtout par le talent avec lequel il écrit en français, soit eu prose, soit en vers; et pour on cosmopolite, par la manière dont il connait et apprécie toutes les langues de l'Europe.
Les Jeux de mains, poëme inédit en trois chants; par M. de Rulhière, suivi de son Discours sur les Disputes et de plusieurs antres pièces du même auteur, également inédites.
Il semble que lorsqu'un homme d'esprit et de talent prend pour matière de ses travaux et de ses chants un sujet léger" frivole, futile même, il se met du moins à l'abri delà censure qu'encourent ceux qui, n'obéissant point au précepte donné par les deux plus grands législateurs du Parnasse, ne consultent pas assez leur esprit et leurs forces, et entreprennent dczb ouvrages au-dessus de leur portée et de la faiblesse de leur génie. Cette censure, en effet, parait ne devoir atteindre que les écrivains téméraires qui, avec des moyens très-bornés et des talens extrêmement médiocres, veulent néanmoins concevoir les plans les plus vastes, traiter les sujets les plus ambitieux , s'adonner aux genres les plus nobles et les plus élevés. Mais tout ouvrage d'une certaine haleine, tout poème, par exemple, demande beaucoup d'esprit, des forces peu communes, et exige qu'on les consulte de bonne foi et sans présomption. Ce n'est même pas toujours l'importance 4h sujet qui en fait la plus grande difficulté, et je ne sais s'il n'est pas tfatt aussi difficile d'intéresser long-temps le lecteur à un objet
------------------------------------------------------------------------
qui n'a aucun intérêt par lui-même, de créer un 1 poëme avec une futile anecdote, et de faire, pour 1 ainsi dire, quelque chose avec rien, que de disposer heureusement les matériaux d'un sujet noble, important, riche et fécond. Boileau n'est pas moins ad* mirable, lorsque avec un pupitre placé et déplacé, et 1 les rivalités d'un chantre et d'un trésorier, il dispose une fable poétique, invente des accessoires heureux, associe le merveilleux aux exploits du chanoine Evrard et du sacristain Boirude; et emploie ainsi, dans ces burlesques débats, tous les ressorts d'une grave épopée ; que lorsque, dans un poëme plus sérieux et plus utile, il découvre les secrets et dicte les nobles leçons de l'art dans lequel il est un si grand maître.
Si donc la grandeur et l'importance de la matière doivent inspirer à un poële une salutaire défiance, et lui imposent la loi d'examiner franchement s'il peut supporter un pareil fardeau : quid valeant humeri, qiiidferre recusent, la frivolité et l'exiguïté de l'objet qu'il chante ne doivent pas le rassurer davantage, ni le dispense' d'un examen à peu près semblable. L'immensité du sujet et son extrême petitesse sont des écueils également redoutables ; l'un accable un esprit médiocre, l'autre appauvrit de plus en plus une imagination peu féccnde. Dans le premier cas, l'écrivain doit consulter SJ-S forces, et se demander s'il est en état de s'élever à la hauteur du sujet ; dans le second, il doit les consulter encore , pour connaître s'il peut élever le sujet à la dignité d'un ouvrage agréable, et propre à se concilier l'approbation et 'intérêt des lecteurs.
------------------------------------------------------------------------
Cet examen , fait de bonne foi, et sans celle indulgence trop ordinaire que les auteurs ont pour eux.
mêmes, eût détourné M. de Rulhière de prendre pour sujet de ses chants une anecdote vaine et frivole, qu'avec un esprit très-distingué, il n'a pourtant pas eu celui d'orner suffisammcnt; et qu'avec un ûilen*.
très-remarquable, il n'a pu parvenir à raconter d'une manière intéressante et agréable. L'esprit de M. de Rulhière consistait plutôt dans le trait, l'épigrnmme, les saillies caustiques et plaisantes, que dans la grâce, l'abandon et le naturel , qualités que rien ne peut suppléer dans un poëme léger et badin. Son talent pour écrire, pour exprimer des idées justes, raisonnables , spirituelles, avec force, énergie et précision, était dépourvu de cette imagination qui crée et qui est J'âme de la poésie ; il avait le secret si rare de l'art d'écrire en prose et en vers; il connaissait la langue poétique et possédait très-bien le mécanisme des vers ; avec de l'esprit et de la raison, ces qualités suffisent pour faire une très-bonne épître philosophique, un excellent discours critique et moral *, aussi, lorsque le discours sur les Disputes parut, cet ouvrage plein de sens, et renarquable par le ton de la bonne plaisanterie, cul le plus grand succès, et fut comparé aux ouvrages du même genre de Boilcau ; mais il faut autre chose pour faire un bon poëme; et la grâce, le naturel et l'imagination, qui manquent à M. de Rulhière, empêcheront qu'on ne compare jamais les Jeux de Mains au Lutrin : il y a l'infini entre ces deux ouvrages. <-*'*•• Le petit poème de M. de Rulhière a doublement trompé l'espérance du public; d'abord on espérait
------------------------------------------------------------------------
qu'il serait plus agréable, plus amusant, meilleur ; enfin. ceux du moin" qui n'avaient pas été à portée d'en entendre autrefois la lecture, supposaient que l'objet en était tout différent, ou s'attendaient à un poëme didactique et descriptif sur les jeux de mains, en général. On croyait voir le poëte peindre la variété, la vivacité , la turbulence de ces jeux folàtres que le bon ton et la froide bienséance interdisent, que l'étourderie de la jeunesse, la familiarité, la liberté, et quelquefois la licence, autorisent; ou croyait le voir permettre ceux-ci, proscrire ceux-là, dicter des règles, prescrire des bornes, peindre les suites ou douces ou cruelles de ces jeux divers, créer des épisodes, et donner enfin une libre carrière à une imagination vive et poétique, qui se joue de son sujet , et même de ses lecteurs en les amusant. Je ne prétends pas qu'il faille faire un poëme sur ce fond léger et frivole ; mais peut-être est-il moins frivole, moins léger, plus susceptible de détails poétiques, et par conséquent plus heureux, que celui dont M. de Rulhière a fait le sujet du sien.
C'est une simple anecdote de société qu'il a divisée en trois chants, à la vérité fort courts, mais toujours trop longs, pour raconter (et le poëte se borne absolument au rôle d'historien) un fait aussi peu important. Une société choisie s'était assemblée à Passy, chez madame la duchesse de Valentinois; elle comptait y passer huit jours dans les plaisirs et les fêtes, lorsque, dès la première soirée, des jçux de mains, imprudemment commencés, indiscrètement prolongés, et portés trop loin, brouillent les amis, les séparent , rompent tous les beaux plans qu'ils avaient
------------------------------------------------------------------------
formé., el dissipent en un instant même tous les plaisirs qu'ils s'éiaient promis. Tel est, ni plus ni moins, le sujet du poëme de M. de Rulhière ; telle est l'anecdote qu'il a tout simplement racontée et divisée en trois chants, sans invention, sans épisodes, sans aucun effort d'imagination , si ce n'est dans l'expression et le style.
Ce petit poëme, en vieillissant, pour ainsi dire, dans le portefeuille de son auteur, loin d'acquérir quelque intérêt de sa tardive publication , a perdu , au contraire, celui que lui aurait donné l'à-propos , s'il eùt paru peu de temps après la petite aventure qu'il rappelle. Dans la société, les plus faibles événemens ont de l'importance, lorsque les acteurs en ont beaucoup. De jolies femmes gaies, spirituelles , exerçant dans un monde choisi un grand empire, par leur rang, leur fortune et leurs grâces, intéressent à leurs jeux , à leurs plaisirs, à leur chaprin et à leurs larmes; et, pendant quelque temps du moins, ce ne sera pas une chose indifférente à Paris, qu'une boulette de pain lancée par l'une d'elles, une aiguière d'eau versée par une seconde sur une troisième, les bouderies de celle-ci, la part qu'y prendront quelques hommes à la mode, et tous les petits mécomptes qui résulteront de la brouillerie des personnes qui paraissaient naguère le mieux d'accord et le plus heureusement unies. Mais, à présent que ces femmes aimables ne sont plus, à présent qu'on ne voit plus la jolie main qui a lancé la fatale boulette, les beaux yeux qui ont pleuré, le principal mérite de ces détails et du poëme a disparu : on ne voit plus que le poëte; et, malheureusement, le poëte ne pa-
------------------------------------------------------------------------
ralt pas assez dans une composition stérile et dénuée d'imagination.
Il parait, du moins, dans le mécanisme du vers et daus la poésie du style. Ce sont des qualités très-remarquables dans les œuvres poétiques de M. de Rulliière, et dans celle-ci comme dans les autres. L'auteur y excelle surtout à revêtir les petites choses d'images et d'expressions pleines de poésie ; tel est ce tableau de l'indécision d'une femme, agitant en elle-même la grande question , si elle quittera Passy, ou si elle y restera : Quand du flambeau du jour ou de l'astre des nuib, Aux fentes d'un volet les rayons introduitl, D'une onde transparente ont touché la surface, Ou d'un trumeau dans l'ombre ont effleuré la glace, Si par quelque hasard ce vase ou ce miroir, Dans cette obscurité, viennent à se mouvoir, Des mobiles reflets la lueur incertaine Du parquet au plafond se joue et se promène, Vient, fuit, et, dans ses jeux, rapides et croisés, Frappe et refrappe encor tous les murs opposés ; Ainsi, notre indolente, tncor mal décidée, Passe de crainte en crainte, et d'idée en idée : Mais au plus triste choix son esprit s'est fixé, Et l'arrêt du départ est enfin prouoncé.
Deux femmes se poursuivent autour d'une table, et cette course rapide et circulaire est à la fois poétiquement et exactement décrite dans les vers suivans : On se platt à les voir se délier, se craindre, Se joindre, s'éviter au moment de se joindre : La table les sépare, et ce varte circuit, Où l'on voit devant soi courir ceux que l'on fuit, Par les tours redoublés que chaque pas commence, Est dans un court espace une carrière immense.
M. de Rulhière , toujours sage dans son récit, trop
------------------------------------------------------------------------
sage même pour un poêle, ue recherche d'autres ornemens que ceux du stylc; il ne crée point des épisodes, et n'appelle point à son secours le merveilleux ; deux fois cependant il a eu l'idée d'en faire un sobre et timide usage : c'est un fantôme qui, prenant l'air, la voix et le visage de l'abbesse de Bon-Secours, détermine le départ de Passy. Mais cette conception n'est pas très-heureuse; on ne voit pas pourquoi l'abbesse de Bon-Secours joue un rôle dans cette affaire ; il fallait cependant motiver le choix de cette machine poétique. Ailleurs, le Destin, comme dans Homère, prend les balances d'or pour peser les destinées des personnes réunies à Passy, et connaître si cette réuuion sera durable et constante :
Cependant le destin prend ses balances d'or, Comme il fit au combat d'Achille contre Hector ; Non les mêmes pourtant, mais des bassins plus minces Qui servent à peser les promeues des princes, La foi de leurs traités , les medernes amours, Les paroles d'honneur qu'on donne de nos jours; Os bruits, ces grands éclats de prompte renommée, Dont le feu si brillant se dissipe en fumée.
Les bassins suspendus hésitent deux instanl; Leur légère amitié n'y tient pas plut long-temps ; Et le souffle du vent, venant à la traverse, La balance, en flottant, se tourne et se renverse.
On vit en ce moment, dans le vague des airs, Errer des feux follets semblables iux éclaira, Et le croissant pâtir ; et, cette nuit entière, Vénus de son étoile éteignit la lumière.
Ce n'est qu'une parodie, mais cette parodie est heureuse. Et, lu plus souvent, le Lutrin est-il autre chose?
Il est vrai que le Lutrin, indépendamment d'une conception féconde et d'une riche imagination , offre
------------------------------------------------------------------------
toujours une admirable perfection de style, qu'on est bien loin de trouver au même degré dans le poëmc de M. de Rulhière. Ce dernier morceau, que je viens de citer, l'est pas exempt de quelques taches assez graves. Leur légère amitié n'y tient pas plus long- temps, est un vers dur et prosaïque ; on ne sait à quoi se rapporte le pronom leur, on croirait que c'est aux bassins. Je ne trouve pas plus d'harmonie dans cet hémistiche : se tourne et se renverse. Quand on n'a rien à soigner que son style, et qu'on n'a, pour ainsi dire, pas d'autre mérite, il faut le rendre plus élégant et plus pur. Je pourrais citer d'autres critiques, mais en voilà assez, et peut-être même trop, sur un poëme que le nom de son auteur a pu recommander un instant, mai. qu'il ne pourra soutenir.
La meilleure pièce de vers qui soit contenue dans ce recueil, et que M. de Rulhière ait jamais faite , était connue depuis long-temps : c'est son Discours sur les DÚputes. Voltaire l'avait cité tout entier, et avec beaucoup d'éloge, dans les Questions sur l'Encyclopédic : « r oilà 1 dit-il, comme on faisait des vers dans « le bon temps. » Ces éloges ne doivent point être comptés parmi ceux dont Voltaire accablait, en riant sans doute, de petits poëtes adulateurs : ils sont trèsmérités. Les vers de M. de Rulbière, pleins de raison, de bon sens, et assaisonnés par le sel d'une bonne plaisanterie, sont tels en effet qu'on les faisait dam le bon temps. Voyez avec quelle vervo, quelle chaleur, quelle précision , il peint deur. disputeurs acharnés, s'emportant sur les plus minutieuses bagatelles :
SatU cette répliquant, sans répondre jamais.
« Je ne céderais pas au prix d'une couronne.
t
------------------------------------------------------------------------
fi Je sens. le sentiment ne consulte personne.
Il Et le roi serait là. Je verrais là le feu.
Il Messieurs, la vérité mise une fois en jeu.
h Il ne m'importe point de plaire ou de déplaire. »
C'est bien dit : mais pourquoi cette morale austère?
Hélai! c'est pour juger de quelques nouveaux airs, Ou des deux Poinsinet lequel fait mieux des vers.
Ce trait de satire est excellent, et on ne peut mieux amené. Il est vrai qu'Horace avait donné A M. de Rulhière un modèle de cette querelle animée sur des riens, et du trait plaisant qui la termine. « De quoi « s'agit-il, s'écrie Horace, après avoir vivement peint « la chaleur des contendans ? de quoi s'agit-il cepen« dant? De savoir si le chemin de Minucius mène « plus droit à Brindes que celui d'Appius; ou lequel « est le plus savant de Dolichitu ou de Castor : »
Ambigitur quidenim ! Castor sciat an Dolicho, plusf Brindusium Minuet melius via ducat an ÅI'pt!
Mais je trouve que, dans M. de Rulhière, la querelle est encore mieux racontée que dans le poëte latin , et le trait encore plus fin et mieux placé, puisqu'il termine le tableau. Il est bien difficile d'avoir de pareils avantages sur les anciens, et surtout sur Horace.
Dans ce même discours, M. de Rulhière ne se montre pas moins habile à tourner agréablement un éloge fin et délicat, qu'à aiguiser une épigramme mordante et acérée : c'est ainsi qu'après avoir peint son disputeur, M. d'Aube, contredisant tout le monde ; un colonel, sur ce qui s'était passé à son régiment; un officier général, sur la marche et les exploits de l'armée qu'il commandait, le poëte ajoute :
------------------------------------------------------------------------
Ft. Richelieu prêtent, il aurait raconté Ou Gênes défendue , ou Mabon emporté.
Il est difficile de louer avec plus de grâce, et en vers mieux faits et plus heureux.
C'est A cette pièce que M. de Rulhière dut toute la réputation dont il jouit comme poëte pendant sa vie ; il ne laissa plus échapper de son portefeuille que quelques épigrammes, dont même il ne s'avouait jamais l'auteur, et une autre pièce charmante, une allégorie pleine de grâce et de vérité, VA-propos. Plus courte, ce qui est un mérite dans ce genre, elle est aussi plus agréable qu'aucune des Allégories de J. -B. Rousseau. M. de Rulhière avait un véritable talent pour créer et peindre avec esprit des divinités nllégoriques. Je trouve une seconde preuve de ce talent dans le portrait original et piquant qu'il fait de l'Étiquette. Jeu citerai quelques vers, parce que cette allégorie est moins connue que celle d ~A-propos.
M. de Rulhièrc, dans une lettre agréable et spirituelle, en vers et en prose, qu'il adresse à M. le marquis la Montesquiou, rend compte de son voyage de Pétersbourg à Paris ; il passe par Ratisbonne, ville jadis célè- bre par les diètes de l'empire, assemblées où le cérémonial le plus minutieux consumait tant de temps eu vaines formalités : c'était le cas de peindre tEtiquette, et M. de Rulhière n'en manque pas l'occasion. « Il faut me presser, dit-il, d'arriver à Ratis« bonne, et vous dire quelques mots de cette ville :
C'est là que, toujours grave et toujours inquiète, Habite tristemeut, au fond d'un vieux palais, Sur une estrade et IIOU" un dais, La déesse de l'Étiquette.
------------------------------------------------------------------------
Sans cesse, la balance et le compas en main, Mesurant chaque pas, pesant chaque parole, Voulant régir le genre humain par la cérémonie et par le protocole.
.,.
Nous lui devons le* grande habit*, Le* tabouret*, les balustrade*, Les manteaux fourrés, les tapit, Et les plianl, et les estrades ; i Elle *ert, dit-on, quelquefois La dignité des grands, la majesté des rois; Elle est, pour leur grandeur, une garde fidèle.
Les jeuuel Vénus de la cour Se (auvent quelque temps par elle De tous les pièges de l'Amour.
M. Je Rulhière représente ensuite l'Etiquette exerçant partout plus ou moins son empire; puis il ajoute : Mais la ville de Ratisbonne * Est sa ville sacrée : on y voit, nuit et jour, Ses ministres les plus ineptes ; On n'y vit que de ses préceptes : Ce&t là que ses dévots, ses prêtres, ses adeptes, N'osenl ni respirer, ni penser qu'à leur tour.
Les autres pièces de ce recueil sont fort médiocres, quoique dans toutes on reconnaisse, sinon le poëte, du moins l'homme qui, avec beaucoup de soin et de travail, faisait fort bien des vers : écrivain correct, vigoureux, précis, en vers et en prose; mais, dans l'un et l'autre genre, pénible, et quelquefois obscur.
On remarque des tirades très-bien faites dans l'épitre qu'il adresse A un ami, sur le renversement de sa fortune : c'est une noble philosophie exprimée souvent en vers dignes d'elle; mais l'épitre, au total, est longue, vague et diffuse. La plupart des autres pièces
------------------------------------------------------------------------
sont galantes, et M. fie Rulhière était plus heureux en épigrammes qu'en madrigaux.
A la suite de ces petits poëmea, de ces pièces lé..
gères, ou qui devraient l'être, l'éditeur a placé le discours de réception de M. de Rulhière à l'AcadémieFrançaise, et c'est sans contredit une des meilleures pièces du recueil, comme c'est un des meilleurs discours de réception qui aient été prononcés. Dans les ouvrages de longue haleine, il semble que M. de Rulhière n'eut point ce génie vaste qui, d'un coup d'oeil, embrasse l'ensemble, choisit les détails, et dispose les matériaux dans cet ordre convenable, hicidus ordo, d'où résultent la clarté et l'agrément de l'ouvrage : on chercherait en vain cet ordre lumineux, et les heureuses qualités qui en découlent, dans l' His.
toire de l'anarchie de la Pologne : c'est plutôt l'ouvrage d'un écrivain très-distingué, que celui d'un grand historien. La pureté et l'éclat du style, la justesse et la vigueur des pensées, l'énergie et la variété des traits dont sont composés tant de caractères et de portraits différens, ont fait, et ont dû faire la fortune de cet ouvrage ; mais des détails brillans ne peuvent entièrement racheter l'incohérence de quelques parties, les excursions trop fréquentes de l'auteur hors du sujet, et l'obscurité de l'ensemble :
Infelix operis tummd, quia ponere totum Naciet.
Mais un discours de réception est une composition moins vaste que l'histoire des troubles et des révoluLions d'un empire, et l'esprit de M. de Rulhière a pu ici mieux embrasser sou sujet. Il a su donner de l'in-
------------------------------------------------------------------------
térêt à un de ces ouvrages qui, le plus souvent, en sont dénués ; rattaches me question assez importante à ces frivoles lieux communs d'éloges fastidieux et de modestie affectée, et y mettre à propos de la philosophie sans morgue, du bon sens et de la raison sans pédantisme, de l'esprit et de la finesse sans afiectation. M. de Rulhière succédait à M. l'abbé de Boismont, dont le talent oratoire était gâté par cette afféterie et ces grâces étudiées que la corruption du goût avait subtituées aux beautés mâles et sublimes dignes de XEvangile, de l'éloquence de la chaire; et dont les plus grands orateurs, parmi nous, avaient donné les plus illustres modèles. L'orateur remonte aux causes de cette altération du goût et de cette décadence des lettres : il observe avec vérité et avec finesse toutes ces nuances fugitives qui marquent le rapide passage d'un siècle littéraire a l'autre, et séparent deux époques, si rapprochées dans l'ordre des temps, si éloignées dans l'ordre des pensées, des sentimens et de leur expression. Dans ce tableau, sont heureusement amenés tous les éloges ou mérités ou convenus dans un discours académique; et celui de l'abbé de Boismont y est enchâssé avec d'autant plus d'adresse, que les défauts de sa manière y sont notés sans offen- ser les convenances qui commandaient de le louer, et excusés par la pente générale des mœurs, qui entraine les meilleurs esprits, sans sacrifier la vérité des principes qui exigeait qu'on les remarquât.
Si M. de Rulhière partagea les opinions dominantes de son temps, sa philosophie sage et modérée l'éclaira néanmoins de bonne heure sur les dangers et les abus de ces opinions, et lui en fit, a une épo-
------------------------------------------------------------------------
que malheureuse, détester les terribles conséquences.
Il peignit en vers et en prose les orgueilleux dominateurs qui voulaient tout asservir à leurs dangereux systèmes ; il avait dit en vers : J'ai résolu, belle Sophie, D'être gage ; mais , par ce mot, Je n'entends point la maladie Des élèves de Diderot, Sages de l'Encyclopédie, Réformateurs avantageux, Sophistes toujours pleins d'eux-mêmes, Qui s'en vont criant anathèmes A qui ne pense pas comme eux, Et nous répétant que leur gloire Va faire époque dans l'histoire.
Il ne s'exprime pas avec moins de justesse et de vérité, sur le même sujet, dans son discours de réception. « L'abus (du bel esprit ), dit-il, dans ce nouveau « période ( le milieu du XVIII* siècle), fut une espèce « d'emphase magistrale, une audace imprudente, une « sorte de fanatisme dans les opinions, et surtout un n ton affirmatif et dogmalif, qui faisait dire à Fon« tenelle, alors dans sa centième année, et témoin « encore de cette révolution : Je suis effrayé de « l'horrible certitude que je rencontre à présent parti tout. »
M. de Rulhière avait fait sept à huit contes licencieux. L'éditeur, par une précaution bien louable, ne les a point insérés, dit-il, dans ce recueil, que les femmes aimeront à lire. On pouira, ajoute-t-il, les trouver dans un autre. Il est vrai que cet autre, il ne faut pas le chercher bien loin : il est dans le même volume, placé seulement à la fin , en guise de sup-
------------------------------------------------------------------------
plément. L'éditeur a pensé avec raison que les femmes qui aimeront à lire ce recueil, n'iront pas chercher cet autre, et qu'une fois averties, elles éviteront avec soin le supplément.
Achille à Scyros, poëme en six chants ; par M. Luce de Lancival.
Les demi-dieux et les héros dont les poëtes de l'antiquité consacrèrent dans des chants immortels les aventures, les exploits, les brigandages et les crimes, ont beaucoup perdu, depuis un siècle, de leur interètet de leur mérite poétique. Cette sorte de discrédit où ils sont tombés, ne peut être attribuée au seul changement de langage, de religion, de mœurs, de coutumes et de lois; car alors il remonterait à une époque bien plus reculée. Depuis long-temps les Grecs et les Romains ne dominaient plus par leurs armes, leurs lois et leur religion, et les fictions mythologiques étaient plus révérées que jamais dans le domaine de la poésie; par un bizarre mélange elles s'introduiraient même dans les sujets les plus chrétiens et les plus sacrés; l'on ne chantait point la Sainte-Vierge sans l'entourer de Nymphes et de Druïdes, et l'on avait bien de la peine à nommer le Père Éternel autrement que Jupiter. Lorsqu'un heureux accord de goût et de religion eut proscrit ce burlesque assemblage de fictions et des vérités, de grands poëtes s'emparèrent encore de ces antiques sujets de la mythologie, nous intéressèrent à ses héros, et nous firent encore frémir des crimes de Médée, d'Atrée, de Clytemnestre, ou nous arrachèrent des larmes sur
------------------------------------------------------------------------
les malheurs d'OEdipe, d'Agamemnon, d'Oreste, d'Iphigénie, d'Electre, et de Phèdre.
A ce siècle d'érudition , où l'on se traînait servilement sur les pas des anciens, à ce bel âge de la littérature, où on les imitait avec tant de goût, de grâce et d'élégance, a succédé un siècle de philosophie, de politique, de raisonnement, de calcul, de sciences exactes, toutes choses très-bonnes en soi (car je ne veux me quereller avec personne, ni prendre parti pour ou contre aucun de ces difTérens âges ), mais peu favorables à l'illusion et aux charmes de la poésie. Il est certain que nous sommes moins poëtes que nos ancêtres, et ce n'est point aux auteurs que j'adresse ici ce reproche, c'est aux lecteurs. J'oublie un moment tes compositions des premiers, pour me plaindre des dispositions des derniers. Comment leurs études ou nulles, ou un peu sèches et froides, comment leurs distractions extrêmement frivoles, ou leurs spéculations qui ont un but très-réel et trèssolide, disposeraient-elles leur esprit à s'intéresser pour les malheurs ou les exploits chimériques de héros souvent imaginaires ?
S'il est pourtant quelqu'un de ces héros qui ait un peu échappé k cette insensibilité générale avec laquelle leur histoire poétique est accueillie, c'est Achille, et l'on peut dire des Français comme des Grecs et des Romains : Nomen Achillis amant. Placé sur les limites de la fable et de l'histoire, il a dans son existence toute la réalité nécessaire à l'intérêt, qui devient plus fort lorsqu'il ne se porte pas sut un être entièrement fictif, et dans son origine et la plupart de ses actions, tout le mystère et l'obscurité
------------------------------------------------------------------------
qui permettent à l'imagination du poëte de les embellir, en déployant toute la richesse de son invention. Son caractère dislinctif n'est pas la force moins estimée des Français, mais la bravoure et la beauté, qualités auxquelles ils attachent un grand prix : ainsi ils préféreront toujours Achille à Hercule. Chanté par le plus grand poëte de l'antiquité, il a été mis sur la scène par le plus grand de nos poëtes, qui, conservant à ce héro* toute la noblesse et la fierté de son caractère, le dépouillant de la rudesse et de la grossièreté qu'Homère donne quelquefois à ses personnages, l'a représenté avec toutes les grâces, l'élégance et la politesse d'un véritable héros français.
Nommerai - jo Stace parmi les poëtes qui ont étendu la célébrité d'Achille, et qui ont contribué à nous faire aimer son nom et sa gloire? Hélas !
non ; car nous lisons bien peu Stace. Est-ce la faute du poëte? est-ce la nôtre? M. Luce de Lancival décide la question contre nous; mail j'oserai entreprendre notre défense contre M. Luce de Lancival.
Stace n'est pas, à la vérité, ttans quelque mérite, c'est un poëte du troisième ordre; mais on est toujours excusable de ne pas lire un poëte du troisième ordre. Je lirais cependant volontiers ses Sylves; premièrement, parce que ces poésies sont courtes, quoique plusieurs soient encore beaucoup trop longues, et parce qu'on y trouve beaucoup d'esprit, de délicatesse, quelquefois même du sentiment : mais comment avoir le courage de lire la Thébaïde tout entière? Quel intérêt peuvent nous inspirer Étéocle et l'olyriice? quels charmes peuvent avoir pour nous uuiue chants consacrés à célébrer la haine
------------------------------------------------------------------------
furieuse de deux frères qui finissent par s'arracher mutuellement la vie? et par quels détails heureux, par quels épisodes intéressans. par quel charme d'expression Stace a-t-il racheté le vire d'un pareil sujet? Le plan de l'Achilléide semble offrir plus d'intérêt que celui de la Tliébaïcie, mais il est bien plus irrégulier. Les poëmes cycliques, qui célèbrent toutes les actions et tout le cours de la vie d un héros, pèchent contre une des premières lois dictées par le goût, qui exige dans un poëme unité d'action comme de héros. On ne trouve d'ailleurs, dans cet ouvrage resté imparfait, ni ces inventions attachantes , ni ces grâces d'expression, ni ce sentiment exquis d'harmonie, qui font vivre un poëme. Tant de détails ne peuvent être rachetés par quelques beaux vers.
La Harpe, dont M. Luce de Lancival réfute avec chaleur le sentiment peu favorable à Stace, n'a d'autre tort, ce me semble, que de ne l'avoir pas assez motivé, et'peut-être de l'avoir prononcé avec un peu de sécheresse et de dureté. Voltaire avait été, sur le même sujet, encore plus laconique et pins dur. « Je ne parlerai pas, dit-il ( Essai sur la poésie épique), je ne parlerai pas de Silius Italicus, ni de Stace, l'un faible, l'autre monstrueux imitateur de l'Iliade et de l'Énéide. » Stace eut, il est vrai, une grande réputation dans un siècle où le goût était déjà corrompu, et où les adulations prodiguées à un méchant prince pouvaient tenir lieu de L ~ie. Il en eut une très-grande encore à la renaissance des lettres; c'était le siècle des commentateurs, et on sait de quel enthousiasme ils étaient susceptibles pour de médiocres auteur».
------------------------------------------------------------------------
Quelle confiance aurai-je dans le goût de Scaliger, détracteur d'Homère et admirateur de Stace? Le Dante fut, à la vérité, un homme de génie; mais le peu de goût que je trouve dans ses ouvrages ne me garantit pas celui qu'il a mis dans ses jugemens. Je relèverai, du reste, une erreur du poëte italien, dans le passage que M. Luce de Lancival cite en l'bonneur du poëte latin. Le Dante parait confondre Slace le rhéteur avec Stace le poëte : c'est le premier, qui était né A Toulouse, comme on peut le voir dans le traité de claris Rhetoribus, attribué à Suétone : le second était de Naples. Cette erreur, commune à beaucoup d'écrivains, a été solidement réfutée parGevartius, et il ne fallaitpasla reproduire.
Si Stace a peu fait pour la gloire d'Achille, M. Luce de Lancival fait beaucoup pour celle de Stace, moins encore par une préface où il le défend contre ses critiques avec esprit et avec chaleur, que par une agréable imitation de son poëme.
L'irrégularité du plan, que j'ai reprochée à XAcldlléide, disparalt dans Achille à Scyros. L'action est une, c'est Achille amoureux , mais c'est toujours ce lier Achille en qui la passion de la gloire brise les liens de l'amour. Ce sujet, dans Stace, n'est pas dépourvu de tableaux poétiques très-brillan. : ils y sont même jetés avec une sorte de profusion ; car, chez les poëtcs comme chez les peintres, ce n'est point cette imagination habile à créer des tableaux qui leur manque : c'est le coloris qui donne la vie à ces tableaux, c'est l'âme et le sentiment qui doit respirer sur la toile comme dans la poésie ; c'est surtout cet art difficile qui préside à l'ordonnabcc de l'ensemble, à la distri-
------------------------------------------------------------------------
bution des partes, à la sage économie des richesses qu'il ne faut point prodiguer, mais placer avec sobriété , et dans un ordre qui en double la valeur.
M. Luce de Lancival n'a pas été plus content que moi, sans doute, de cet ordre, de cette distribution, de cette ordonnance de l'Achilléide : son goût l'a porté à transposer plusieurs des tableaux de ce poëme, à en créer quelques-uns, à embellir ceux qu'il a imités. Il n'a eu garde, et c'est lui-même qui l'observe, de s'engager comme Stace, dans « un roman poétique qui « devait embrasser toute la vie d'Achille, ire perom« nem heroa; ce qui supposait le dessein peu réfléchi « de refaire l'Iliade. » M. Luce de Lancival, un des hommes de la France les plus versés dans la littérature ancienne et dans la connaissance des langues grecque et latine, avait trop appris dans l'Université de Paris, dont il fut un des plus brillans élèves et des plus habiles professeurs, à respecter le prince des poëtes, pour partager le dessein, à la vérité très-peu réfléchi, de Stace. Loin de vouloir refaire l'lliade, il ne regarde son poëme que comme l'avant-scène de celui d'Homère, et il le lui dédie par ces vers aussi agréables que modestes : Homère, honneur du Pinde! aigle chéri des dieu1 t Ne crois pas que je tente, émule ambitieux, La route inaccessible où plana ton géuie 1 Timide adorateur des nymphes d'Aonie, Je m'en gage d'un pas chancelant, effrayé, Dans un sentier que Stace à ma muse a frayé; D'Achille aux pieds légers tu chantas la vengeance ; Je chanterai les jeux de sa fongueuse enfance.
A l'amour il devra sa première victoire : Hicntôt Ulysse , armé du clairon do la gloire.
------------------------------------------------------------------------
Aux chants d'amour viendra mêler uu ton guerrier.
Je te le livre alors; saisis, sublime Homère, Ce héros qu'espérait te dérober sa mère ; Place-le sur un char poudreux, ensanglanté, Et volez l'un par l'autre à l'immortalité.
Le poëte français s'arrête donc où commence l'action de l'Iliade, composant avec le commencement du poëte latin , qu'il traduit quelquefois, que plus souvent il imite, un poëme complet et régulier.
Achille, élevé dans l'antre du centaure Chiron , arraché à cette éducation mâle et sauvage par sa mère, enrayée des préparatifs de la guerre de Troie, et instruite du sort fatal qui attendait son fils sous les murs de cette ville fameuse; transporté dans Pile de Seyros pnr cette mère craintive et plus soigneuse de la sûreté que de la gloire de son fils ; amant heureux de Déidamie; réclamé par le camp des Grecs comme le seul héros capable de venger l'affront fait à Ménélas par le ravisseur d'Hélène; confondu parmi les filles de Lycomède, et reconnu malgré son déguisement par l'artifice adroit du prudent Ulysse; enlevé enfin à la séduction de l'amour par la séduction delà gloire : tel est le plan du fragment du poëme laissé par Stace ; tel est le plan du poëme entier de M. Luce de Lancival.
Quoique dans un tel sujet le principal personnage soit un des plus grands héros de l'antiquité, on voit cependant qu'un pareil poëme ne peut point être héroïque. Les amours furtifs d'Achille et de Déidamie ne peuvent avoir ce caractère : l'amour peut former un bel épisode dans un poëme héroïque, mais il ne peut en faire le fond principal, surtout l'amour
------------------------------------------------------------------------
traité à la moderne, à la française, avec toutes les grâces et les agrémens de la galanterie. C'est une bien belle chose assurément que la galanterie, et je ne ferai point son procès, de peur qu'on ne me fasse le mien ; mais avouons-le : elle satisfait plus l'esprit que le cœur; elle annonce plus la délicatesse et la facilité des moeurs, que la profondeur des sentimerj; elle ne saurait donc faire une impression forte et durable : très-agréable dans un boudoir, dans un salon, dans une lettre, dans une poésie légère, dans uue oeuvre badine, elle affadit un poëme, elle dénature un peu le caractère des antiques héros. Jamais les auteurs anciens ne connurent cette langue; Tibulle, Ovide lui-même, parlent souvent le langage de l'amour, de la passion, trop souvent celui du libertinage, jamais celui de la galanterie. Voyez quel mauvais effet elle produit dans le beau poëme du Tasse.
On s'intéresse vivement à Renaud, dans cette belle scène transportée à l'Opéra, lorsque, parlant le langage naturel de l'amour, il dit à sa maîtresse, qui le quitte pour un moment : Armiàe, vous m allez quitter! On s'y intéresse plus vivement encore, lorsque, après avoir entendu les motifs qui déterminent cette courte absence, il ne répond qu'en répétant les mêmes paroles : Armide, TOUS M'allez quitter. On reconnaît, à ces expressions simples et naturelles, un homme entièrement absorbé dans le sentiment de l'amour. Mais comme cet intérêt se refroidit, lorsque Armide lui disant pour le consoler, voyez en quels lieux je vous laisse, il répond avec le jargon précieux de la galanterie : Puis-je rien voir que vos appas ?
Je ne suis cependant pas étonné que M. Luce de
------------------------------------------------------------------------
Lancival, qui connaît si bien les mœurs et le caractère des anciens, ait donné à son Achille ces petites grâces et ces petits agrémens; son poëme en sera plus généralement goûté. Il a suivi le goût de son siècle , de M nation ; et peut-être ne me dcsavouera-t-il pas, lorsque j'ajouterai son goût particulier. Lorsqu'on a beaucoup d'esprit, on est toujours tenté d'en donner beaucoup à ceux que l'on fait parler. Cependant celui de M. Luce de Lancival, très-flexible, se prête à tous les genres, et i! ne réussit pas moins dans les compositions sévères, que dans les morceaux gracieux. Parmi une foule de vers que je pourrais citer à l'appui de ce sentiment, jejchoisirai ceux où l'auteur peint l'ardeur des Grecs pour venger l'injure faile à Ménélas, et l'activité de leurs préparatifs pour le siège de Troie ; Tout s'arme ; on voit voler sous le même étendard Celui que l'Isthme enferme en son double rempart; Celui ilui voit, au pied des rochers de Malée, Rouler avec fracas la vague amoncelée ; Les habitant lointains des rives des Colchol, Ceux plus lointains encor que vit nattre Abydos.
Mari triomphe; à son char, plein d'une affreuse ivresse ,.
Avec un nœud d'airain il enchaîne la Grèce.
Partout mêmes transports, partout mêmes alarmes; Ou de l'or, ou du fer, ou des bratl, ou des armes, Chacun paye un tribut : instrdite par Vulcain, Temèse à coups prêtais dompte, amollit l'airain, Le courbe en bouclier, er casque le façonne : Du bruit des lourds marteaux Mycène au loin résonne;
Pise fournit des chars : la belliqueuse Épire , Dus coursiers, dont le vol devance le Zéphire; Cirrhade traita mortels remplit mille carquois; De leur parure antique on dépouille les bois.
------------------------------------------------------------------------
Sommets inspirateurs de la docte Aonie , Où vient souvent rêver le dieu de l'harmonie; Doux sommets! d'un mortel pour venger les affronts, La hache sacrilège ose éclaircir vos fronts.
Plus d'ombrage : sur Tonde est déjà descendue Cette forât de pins qui menaçait la nue, Et qui, prête à voguer vers de nouveaux climat*, Présente à l'œil surpris une forêt. de mAts, Enfin , contre Priam et contre son empire, Tout devient instrument, tout marche, tout conspire.
Pour ravager le monde, on ravit à Cérès Lo fer qui dans ses mains féconde les guérets j L'or même qui des dieux décorait les images, Qui de la piété consacrait les hommages, On l'arrache, et poli par des arts meurtriers, Il arme les héros ou pare leurs coursiers : Dans leurs sanglans projets, les Grecs d'intelligence N'ont 1)1 tis qu'un dieu, c'est Mars ; n'ont plusqu'un cir, vengeance!
Le goût de M. Luce de Lancival ne parait pas moins dans son imitation du long morceau où Achille fait le tableau de l'éducation qu'il a reçue dans l'antre du Centaure. Chez le poëte latin, Achille a trop l'air d'un capitan et d'un matamore; et il faut avouer que le poëte français a encore trop imité de ces traits gigantesques; mais il s'étend avec une complaisance dont son modèle ne lui a pas donné l'exemple, sur la partie morale de cette éducation. C'est à sa mère qu'Achille adresse son récit, et il le termine par ce compliment : Mon cœur n'a pas besoin des leçons du Centaure, Pour payer avec joie une autre dette encore : Je regarde ma mère, et non auguste aspect Me commande à la fois l'amour et le respect.
Cela est Lien joH; mais je crois que c'est M. Luce de Lancival qui dit cela, et non pas Achille. Le condaninerai-je ? Je n'oserais. Toutes les mères de Paris
------------------------------------------------------------------------
trouveront cela charmant, et elles seront enchantées devoir que, dans une caverne du Pélion, et chez un Centaure, on parlait avec autant de grâce que le plus aimable de leurs enfans, dans un salon de la Chausséed'AuLin.
La Musique, poëme en quatre chants.
Il n'y a point d'association pins naturelle que celle de la musique et de la poésie. Chez les anciens , elles étaient tellement inséparables, qu'un poëme sur la musique n'eût été qu'une partie de l'art poétique -, c'était elle qui, chez les Grecs, réglait h mesure variée des différens vers ; c'était elle qui en jugeait l'harmonie. Dans nos langues modernes, moins prosodiques, moins musicales, et par conséquent moins poétiques, ces deux arts sont moins inséparables ; ils conservent cependant toujours quelques rapports de mesure et d'harmonie ; et quelquefois ils se réunissent encore pour varier et augmenter nos plaisirs. C'est donc à la poésie reconnaissante à chanter cette heureuse association, et les services qu'elle en reçoit ; c'est à elle qu'il appartient de célébrernos jouissances, accrues par le charme de la voix et du chant, uni au charme des vers, et par les prestiges de la cadence et du rhythme musical unis aux prestige du rhythme et de la cadence poétique.
Tout est d'ailleurs de son domaine, et lui offre un sujet heureux dans l'origine et l'histoire d'un art merveilleux , dont la naissance se perd dans la nuit des siècles, et remonte au berceau du monde ; dont les premiers inventeurs passèrent pour des demi-
------------------------------------------------------------------------
dieux ; dont les premiers accens enfantèrent des miracles; dont les effets , dans les âges moins éloignés de nous, sans être fabuleux, n'eu sont pas moins prodigieux ; dont les révolutions enfin sont nombreuses, et tellement importantes, que quelquefois elles semblent liées aux révolutions des États.
Cette importance, il est vrai, n beaucoup diminué; et la musique, malgré l'cnthousiasme réel ou feint de quelques personnes, ne produit pas sur les peu ples modernes des eflets aussi sttrprenans que ceux que l'histoire nous atteste de son pouvoir sur les peuples anciens, sur les Grecs surtout; car les Romains furent moins sensibles aux charmes de la musique : ils la méprisèrent long-temps comme tousles arts; et même vers les derniers temps de la république, à une époque de luxe , de délicatesse et de corruption , ils l'estimèrent assez peu pour en faire le partage des esclaves et des courtisanes. Salluste croit flétrir la mémoire d'une dame romaine, en observant qu'elle était meil leure musicienne qu'il ne convenait à une honnête femme : Psallere elegantiùs, quàm necesse est probæ, Ce ne fut que plus tard encore que, le cœur des Romains dégénérant de plus en plus , leur esprit oisif ne s'occupant plus des affaires publiques, ils se passionnèrent pour des arts frivoles qu'ils avaient dédaignés dans des temps plus heureux. La tyrannie même leur en fit un devoir auquel ils se soumirent servilement comme à tant d'autres de ses caprices. Néron les contraignit d'aller au théâtre lorsqu'il y chantait, de l'y applaudir, de ne point dormir, surtout de ne pas sortir jusqu'à ce qu'il eût fini ; et sa musique était longue , puisqu'au
------------------------------------------------------------------------
rapport de Suétone , des femmes, pour ne pas enfreindre cette dernière loi, accouchèrent en plein théâtre, et que des hommes feignirent d'être morts, afin qu'on les transportât hors de cette fatale enceinte.
Il fallut, sous peine de mort, regarder Néron et comme le premier poëte et comme le premier chanteur de son empire, et ce' n'est pas à lui qu'un musicien aurait eu l'audace de dire ce que l'un d'eux disait au roi de Macédoine, Philippe, qui disputait avec lui sur quelque partie de son art : « A Dieu ne « plaise, seigneur, que vous soyez assez malheureux « pour savoir ces choses mieux que moi ! » Absit, o rex, ut eo infortunii devolvare, ut harum scientiarum me fias prior !
Mais ce qui, chez les Romains, n'était que la passion d'un petit nombre, ou une passion factice et forcée, était, chez les Grecs, une passion vive, réelle et commune à tous. La musique n'était pas seulement pour eux un art agréable, source d'un plaisir innocent et d'un délassement honnête ; ils en faisaient une affaire d'Etat, la regardaient comme essentiellement liée à la morale et à la politique; et Platon dit formellement qu'une innovation en musique peut ébranler les fondemens de la république, comme une innovation dans les lois. Observons, en passant, que leb Grecs appelèrent d'un même nom les lois et les chansons, ~, comme s'ils avaient voulu témoigner par là qu'ils n'attachaient guère moins d'importance aux unes qu'aux autres. Le mot de Platon nous paraitrait cependant fort exagéré, et nous serions tentés de ne le prendre que pour une hyperbole un peu forte , ai les Lacédémoniens
------------------------------------------------------------------------
n'ava ient confirmé par leurs sévères réglemens l'avis du philosophe, et prouvé par leurs décrets qu'ils pensaient, comme lui, que la musique n'était point simplement un art frivole, un plaisir indifférent.
Trois fois le gouvernement de Sparte s'éleva avec force contre des innovations qu'on avait voulu introduire dans la musique ; il prescrivit de revenir à l'ancienne méthode , ordonna solennellement de retrancher quelques cordes ajoutées à la lyre ; et s'il y a quelque chose de plus extraordinaire que le décret môme, ce sont les paroles solennelles dont il est revêtu.
Timothée ( c'est le nom de ce musicien innovateur ) était condamné pour avoir, parla variété et la mollesse de ses chants, blessé la majesté de l'ancienne musique, porté atteinte à la sévérité des mœurs, et entrepris de corrompre les jeunes Spartiates. Qui croirait qu'il s'agit de quatre cordes ajoutées a une lyre? mais c'est presque toujours sur ce ton, qui nous parait si emphatique, si peu proportionné à l'objet, qu'il est question de musique chez les philosophes , les moralistes , les historiens, tous les écrivains , de l'antiquité ; ils la regardent tous comme capable de porter dans l'àme ou des semences de vertu et d'héroïsme, ou des germes de corruption et de vice , s Ion la gravité ou la mollesse de ses accords; tous , à l'appui de leur enthousiasme, citenl des faits prodigieux : ces faits, compilés par Meibonnius, Bartholin , et une foule d'autres, sont trop connus pour que je les rapporte ici. Qu'on me permette cependant de faire une rapide mention de l'un d'eux, non qu'il soit moins connu que les autres, mais parce qu'il donnera l'occasion d'en citer
------------------------------------------------------------------------
un beaucoup plus obscur, quoique non moins étonnant , et qui prouvera que la musique moderne , même dans des temps assez barbares, e" où elle était vraisemblablement mal cultivée, peut opposer ses miracles aux miracles de la musique ancienne.
Tout le monde sait qu'un fameux musicien de l'antiquité, les uns disent Timothée , le même dont j'ai déjà parlé, les autres, Antigenide, ayant, à la table d'Alexandre-le-Grand , joué un air militaire , ce prince , enflammé par ces accens guerriers, s'était précipitamment levé de table, avait couru aux armes, et, mêlant leur cliquetis au son do l'instrument de musique , allait charger les assistans , lorsque l'habile musicien , passant rapidement de ce mode martial à un mode plus doux, porta le calme dans l'âme du prince furieux , lui fit poser les armes, et, par la puissance de son art, compromit et conserva la vie de je ne sais combien de convives eUrayés.
Plusieurs historiens du XVIe siècle rapportent que le même fait arriva dans ces temps malheureux, où il n'y avait, je pense, guère plus d'harmonie dans la musique, que d'harmonie politique entre le souverain, les sujets el les divers ordres de l'Etat. Aux noces du duc de Joyeuse, en 1581, un musicien, nommé Goudimel, ayant fait entendre des airs guerriers de sa composition , un gentilhomme fut possédé d'une ardeur tellement belliqueuse, que, se levant, il jura tout haut qu'il fallait absolument qu'il se battit contre quelqu'un ; action du moins plus noble que celle d'Alexandre. Goudimel, non moins habile que Timothée ou Antigenide, ramena, par les mêmes moyens, le même calme dans l'âme du gentil-
------------------------------------------------------------------------
homme fougueux : mais il fut moins heureux en sa faveur ; car il ne put désarmer les assassins qui le massacrèrent pour cause de rel igion. Les protestans, reconhaissans de ce qu'il avait mis en musique les psaumes de Ma rot, l'ont mis dans leur Martyrologe, avec ce naïf éloge : « Claude Goudilftel, excellent « musicien , et dont la mémoire sera éternelle pour « avoir heureusement besogné sur les psaumes de « David , en français. »
Mais me voilà bien loin du poëme sur la musique ; cette digression m'en a écarté beaucoup plus que je ne l'avais voulu d'abord, et vraisemblablement plus que je ne l'aurais du. Le poëte surtout, s'il me fait l'honneur d'être au nombre de mes lecteurs, impatient de voir rendre compte de son ouvrage, doit trouver mes aberrations singulièrement déplacées : il pourrait bien avoir raison ; et, pour ne pas augmenter mes torts , j'aborde enfin son poëme.
On a beaucoup disserté sur la poésie didactique comme sur tous les genres de poésie ; assez d'autres ont prétendu en assigner les lois , les règles, les libertés, l'utilité, l'agrément, les modèles. Je n'augmenterai point le nombre de ces éternels dissertateurs ; je craindrais, en me jetant dans ces théories, en abordant ces diverses questions, même pour les effleurer, de m'écarter encore de mon sujet. D'ailleurs, sans partager l'opinion d'un homme de beaucoup d'esprit, qui dernièrement, dans un discours ingénieux et brillant, voulait affranchir la poésie du joug salutaire des règles, qu'il semblait ne regarder que comme des entraves données au génie pour lui ôter la liberté, la force et la grâce de ses mouvemens ;
------------------------------------------------------------------------
sans pouvoir me persuader que ces règles , dont l'observation n si bien réussi aux grands hommes qui s'y sont soumis, et a été pour eux une source de succès et de gloire , et pour nous d'admiration et de plaisir, éteignent le talent, étouffent la poésie; j'oserais croire toutefois que celles qu'on a coutume de prescrire aux poêles didactiques so'it les moins positives, les moins déterminées , les moins impérieuses. Sans doute l'unité , première loi de toute composition régulière, doit être observée par eux; mais combien elle a de latitude dans la plupart des sujets ! Lepoëte peut rattacher à celui qu'il a choisi, des objets qui, s'ils n'y sont pas tout-à-fait étrangers, n'y ont que de faibles rapporta ; il peut, il doit même le varier, le* gayer par des épisodes : il lui est permis de s'affranchir de la plupart des autres lois qui règlent la marche et l'essor du poëte dramatique, épique, lyrique.
11 semble que, privé de toutes les sources d'intérêt qui découlent du récit ou de la représentation d'une action éclatante, du nom et du souvenir de personnages fameux, du jeu des passions vives, brillantes, orageuses, le poëte didactique en soit dédommagé par plus de liberté et d'indépendance, afin que, s'il a moins de ressources, il ait aussi moins de difficultés pour arriver au but essentiel de toute poésie , celui de plaire.
Telle est en effet la plus essentielle destination de la poésie, tel est le premier devoir du poëte. En vain la poésie didactique semble annoncer par son titre ipiellea d'autres prétentions, et qu'elle se propose 1111 but plus utile encore, celui de nous instruire, denseigner un art, de nous donner des préceptes:
------------------------------------------------------------------------
clic peut tout au plus , par le charme du langAge, graver mieux dans notre mémoire ceux qui sont déjà connus ; elle peut nous faire aimer l'art qu'elle chante, et encore fera-t-elle mieux de choisir pour l'objet de ses chants un art qu'on aime déjà. Qu'elle se borne donc à nous plaire, et elle y trouvera encore, et assez de difficultés , et assez de gloire. Ses deux principaux moyens, pour y réussir, seront de choisir un sujet heureux et de le chanter en beaux vers : l'intérêt de la matière, le charme, la variété, l'agrément, la poésie du style, voilà ce qui recommandera dans tous les siècles les Géorgiques, l'Art poétique, les Jardins y l' Homme des Champs. Je ne m'arrêterai point à prouver, ce qui me pal ait incontestable, que le sujet adopté par l'auteur du poëme de la Musique est d'un intérêt général, universel, constant, et commun aux hommes de tous les pays et de tous les âges. Je me bornerai à faire quelques observations sur le style de son ouvrage.
Ce style inégal mérite des éloges et des critiques; je commencerai par celles-ci , afin d'être quitte le plus tôt possible de la partie la plus fâcheuse de mon travail. Quelquefois la marche de l'auteur est pénible et embarrassée ; cet embarras se fait surtout sentir à son début :
Essayant à mon tour le langage des dieux, J'ose tracer les lois du chant mélodieux ; 0 vous ! qui sur les pas du dieu de l'harmonie, etc.
et douze \crs plus bas : La musique d'abord a fleuri dans ces lieux Où la Grèce a placé le berceau de ses dieux.
------------------------------------------------------------------------
C'est trop de dieux en moins de vingt vers. Le poëte continue l'histoire de la musique, et s'exprime ainsi : Cécrops alla régner aux rivel Je FAttique ; A son peuple sauvage il donna la musique : Danaüs à son tour la porta dans Argos.
Il faut avouer que tous ces prétérits définis alla, donna, porta, sont très - antipoétiques ; et d'ailleurs, porter la musique dans une ville, la donner à un peuple, sont des expressions qui ne sont remarquables ni par leur élégance ni par leur propriété. Pour être juste , je dois observer que la suite du tableau des progrès de la musique est présentée en vers plus faciles, plus harmonieux, et d'un tour plus heureux et plus poétique; mais il faut, avant tout, que la langue soit respectée, et t'auteur en viole les règles lorsqu'il dit : LeaCëtartetrempire, Néron même honora les maîtres de la lyre.
» Les Césars et l'empire sont ici un nominatif sans verbe, et ils en exigeaient un au pluriel. Les détails techniques d'un art quelconque ont peu d'agrément en poésie comme en prose ; l'auteur , pour leur en donner , les charge d'ornemons , et les peint avec des couleurs qui conviendraient plutôt au genre burlesque qu'à un poëme noble et grave comme le sien.
C'est ainsi qu'il peint la tierce et la sixte assiégeant les degrés de l'orgue épouvantée; c'est ainsi que pour désigner le rôle de la coutre-basse, qui dans un conu rt se borne à accompagner, il l'appelle grave eautlataire; ces expressions, ces images, sont plutôt grotesques qu'agréables. Enfin, ces détails techni-
------------------------------------------------------------------------
quel sont tout-à-fait ennemis de la poésie ; le langage de la science musicale n'est pas toujours aussi harmonieux que la science elle - même ; les nom. des musiciens allemands qu'il faut célébrer sont bien moins harmonieux encore : tout cela inspire au poëte des vers assez durs ; et le moyen d'éviter cet inconvénient, lorsqu'il faut parler de ttilles, de comma, de genre eit-hai-mortique, de genre chromatique, et y joindre l'éloge des Baptistin , des Quanta des Fischer, et des Crammcr, et des Haase, des Colasse , etc. ?
Mais, lorsque le talent du poete est secondé par de plus heureux tableaux, lorsqu'il entreprend de peindre quelques-uns des prodigieux effets de la munique, lorsqu'il la fait voir régnant sur la scène, animant nos fêtes, présidant à nos danses, égayant nos villageois, enflammant nos guerriers ; lorsqu'il célébré quelque invention nouvelle qui en a accru le charme et étendu l'empire ; lorsqu'il décrit quelques.
uns de cm instrumens doux et sonores qui flattent le plus généralement, et se placent au premier rang dans nos chants et nos concerta ; lorsque enfin, donnant encore plus l'essor à son imagination, il invente quelques-uns de ces épisodes ingénieux qui égaient et varient l'objet de son poème, alors sa muse s'élève ., s'ennoblit, sa verve s'anime et s'échauffe, ses vers coulent faciles et harmonieux comme les sujets qu'il chante. le voudrais pouvoir donner ici, comme preuve de son talent pour décrire, la brillante description qu'il fait de l'orgue et de ses effets sur les auditeurs t mais elle est trop longue. L'auteur, après avoir savamment exprimé toute la vàriété des ion.
------------------------------------------------------------------------
qu'un habite artiste sait tirer de ce bel instrument, termine ce tableau par le récit d une sorte de lutte dont il fut le témoin , et qui s'établit en 1781 , dans l'église de Saint-Sulpice, entre quatre célèbres rivaux. Les spectateurs ravis avaient écouté les trois premiers dans une religieuse extase : Mais lorsque tout à coup on entendit Balbatre, Éclatant à son tour en sons impétueux, Peindre le dernier jour de la terre et des cieux; Les prêtres étonnés, et les artistes même, Crurent voir sous les coups de leur juge suprême La mer franchir ses bords, l'univers s'ébranler, Et sur leurs fronts tremblans le temple s'écrouler : Tant l'art a de pouvoir dans la main du génie!
De ces accens mâles et fiers, l'auteur passe facilemont à des tons plus doux et plus légers ; il fait soupirer la romance en vers tendres et mélancoliques, et ce sujet le conduit assez naturellement à un touchant épisode, dans lequel l'auteur célèbre sa patrie, les rives pittoresques du Gave, les eaux salutaires qui coulent des montagnes qui l'environnent, et surtout le bon Henri né sur ces bords, et dont la mémoire, clière à tous les Français, l'est encore plus aux Béarnais :
Un jour, j'aime à conter cette touchante histoire, Je venais de ces bords qu'en son lit tortueux, Hérissé de rochera, le Gave impétueux Hat sans cesse à grand bruit de son nmie écumante.
De ces lieux renommés déesse bienfaisante, La fille d'Esculape avait sauvé mes jours; Kilo avait de mes maux interrompu le cours.
Je contemplais le Gave et sa fertile plaire, Et ces monts, vieux témoins des malheurs de tymif, Le soleil leur prêtait son charme et m splendeur.
------------------------------------------------------------------------
Je marchaia pleio de jnie et de foree et d'ardeur : Soudain je croit entendre une voix qui m'appelle ; Je m'arrête. J'entends la voix deGabrielle : J'ecoute, et reconnais Pair des amans chéri, Que chantait autrefois le tendre et bon Henri.
.,.,..1 "!t"
Mon cœur se retraçait sa noble et chère image; Je me disais ! Ici peut-être il a marcbd; Cet arbre est dlfji. vieux , peu t. etre il Ta toucbd; Peut-être il est venu dbrmir sous son ombrage ; La naïade l'a vu jouer sur son rivage, Et ces bols, cet vergers, ces vignobles, ces ehaMp., Out été Ils témoins de ses premiers penohans.
Cependant j'entendais la romance rustique, etc.
Je suis obligé d'interrompre le récit, et je n'en dirai que In fin. Un vénérable vieillard retrace à l'auteur tous les souvenirs qu'a laissés dans le Béarn l'enfance et la jeunesse de Henri, et sa galtd, sa franchise, sa bonté, sa familiarité; mais il fallut quitter ce pays qui l'adorait : Enfin U entendit le signal des alarmes, De ce triste hameau peindrai- je les douleurs ?
.¡,.
Aux borda de la Charente, aux champs de l'Angoumeis, Nos pères étonnés apprirent ses exploits, Et ses sanglans combats, et ses douces faiblesses.
Fidèle à son parti, fidèle à ses maîtresses, L'émule de Condé, des champs de Moncontour Revenait consoler Corisande et l'amour : C'est ainsi qu'il passa ses plus belles années.
Depuis. Vous connaissez ses tristes destinées f La France pleure encor le meilleur de ses rois t Dieux ! pourquoi monta-t-il au trône des Valois?
Un autre épisode, ce lui du premier chant, est plus intimement lié à l'objet principal du poëme : la musique, l'amour, la jalousie, y jouent un grand
------------------------------------------------------------------------
rôle, Le lien de la scène est en Italie t patrie naturelie des beaux-arts, des sentimens vifs, des som-
bres passions. Corina, jeune et belle Vénitienne, tendrement aimée de Lysis, fils d'an sénateur, n'était point insensible aux feux de ton amant ; elle en avait même, après les petites dissimulations, les petites façons d'usage, laissé échapper l'aveu; elle allait lui donner la main, et couronner M tendresse et sa constance, lorsqu'elle entendit les ravissaus accords que tirait de je ne sait quel intrament le jeune Stradella. Corina , enchantée, émue , attendrie, oublie Lysis, et sent nahre dans son coeur une nouvelle passion pour l'heureux Stradella. J'avoue que cet effet, de la musique ne m'a paa plu d'abord; je n'aime point qu'une amante soit infidèle , même pour ta musique, même en faveur d'un musicien ; les malheureux qui ne le sont paa auraient trop de désavantage ; mais tout le monde est ai content à la fin de l'épisode, que j'ai été content aussi. En effet, Corina, au lieu de ae marier à Venise avec son premier amant, part pour se marier à Rome avec le second. Lysis furieux la pouraait, et, un poignard à la main , s'avance à l'autel même de l'hy menée, pour immoler sa perfide maîtresse et le musicien séducteur. Mats, 6 prodige 1 ému sans doute aussi par quelques doux et savans accords de musique, il sent le poignard tomber de tes mains; il tombe luimême aux pieds de Stradella, se jette cil. braa, ne voit plus en lui qu'un tendre ami, et une tendre amie dans Corina ; et tous les trois vivent heureux par l'amitié ou par l'amour. Voilà un grand effet de la musique! Je voulais* à l'occasion d'un troisième épi-
------------------------------------------------------------------------
sodé, rapporter encore quelques autres effets produits par la musique militaire, j'avais, à ce sujet, un beau passage de Quintilieu, un beau trait raconté par TitoLive; mais il faut finir, et j'ai mnuvaise grâce de faire un article si long, lorsque je veux conseiller à un poete de raccourcir son poëme, d'en élaguer plusieurs détails techniques, plusieurs morceaux languissans, beaucoup de vers très - faibles ; c'est un grand moyen d'améliorer un poëme, que de le raccourcir. Virgile, Virgile lui-même, dans l'endroit d'où, l'auteur du poëme sur la musique a pris son épigraphe, voulant que ses vers soient lus, même par Lycoris , quœ legat ipsa Lycoris, prend, rengagement de n'en pas faire un grand nombre : pauca ttieo Gallo,
Les Plaisirs du poete, poëme, la Satire des romans du jour, et autres poésies , par Charles Millevoye (t).
Lorsqu'on a une tâche pénible à remplir, le meilleur parti c'est de s'en débarrasser promptement; c'est aussi celui que j'ai pris. J'avais sept à huit poètes à juger, et qui pis est, à lire; je les ai fait tous passer de suite. Depuis un mois c'est un feu de file d hémistiches et de rimes : j'en suis tout étourdi. Je ne lis pas autre chose, et je crains que par contagion il ne le glisse dans ma prose beaucoup de rimes et peu de raison.
(i) C'était le début de ce poète, très- jcuue alors, dam ta carrière on il A'est signale depuis par des production. vraiment est imableset à laquelle il a été trop tôt enlevé !
------------------------------------------------------------------------
C'est par hasard que j'ai réservé M. Millevoye pour le dernier. Je n'avais point l'honneur de le connaître ; mais depuis quelque temps il n'a tenu qu'à moi d'en faire plusieurs fois la connaissance : je le rencontre partout, dans l'Encyclopédie poétique, Xjtlmanach des Muses, 4e Chansonnier des Dames, les Etrennes de VAmour. Enfin , non content de diviser ainsi sa gloire, et de la confond ru dans des recueils avec celle do tant d'autres, il a rassemblé ses titres, et a fait, comme un autre, un petit livre à lui tout leul; mais, ce qui n'arrive point à tout autre, son petit livre n'est pas tout-à-fait sans mérite. J'avais commencé, je l'avouerai, à le lire avec une certaine prévention, bien naturelle A quelqu'un qui, dans In si court espace de temps, a lu une si grande quantité de mauvais vers ; mais ma prévention ne me rend point injuste, et j'ai bientôt découvert que si M. Millevoye n'est pas un grand poète, parce qu'il invente peu, et qu'il n'a pas une grande richesse d'imagination, soit dans les idées, soit dans te style, il est du moins ordinairement un poëte raisonnable et correct, et quelquefois même asses élégant.
Avec ces qualités, on pourrait redouter un peu moins les critiques. M. Millevoye en à use peur terrible t et c'est vraiment une terreur panique) il pourrait aussi se dispenser de les appeler à chaque instant des Zoïles. : il n'est point un Homère ; son mérite n'excite la jalousie de personne ; et ses faibles et médiocres talens excitent mon IDdalpnoe, car je vais les louer.
Les plaisirs du poëte sont trop souvent l'ennui des lecteurs. La pièce à laquelle M. Millevoye a donné
------------------------------------------------------------------------
ce titre, et qu'il a placée à la tète de ton livre, ne produira pas cet effet; elle offre des tirades asm bien pensées et agréablement versifiées. Parmi celles que je pourrais citer pour justifier cet éloge, j'en choisirai une qui n'est peut - être pas la meilleure, mais que je cite de préférence, parce qu'elle rappelle deux morceaux charmans de Boileau et de Voltaire; morceaux qui, connus de tout le oonde, fourniront des objets de comparaison un peu rrdbutable, il est vrai, pour M. Millevoye; mais il n'est point honteux pour lui d'avoir été vaincu par deux poètes aussi célèbres. Cest ainsi qu'après ces deux grands modèles, il nous présente Il tableau des sensations que fait éprouver au poëte le spectacle de la nature, expliqué par les riantes traitions de la mythologie : L'être insensible même a droit à son hommage ; Souvent il l'interroge, il lui prête un langage.
Un simple arbutte, un fruit, une fiante, une tour, Captivent ses regards et parlent A son OGIur.
Lefruit de ce mûrièr rappelle à sa mémoire De Pyrame et Thisbé la déplorable histoire.
Dans les balancemens du lugubre cyprès, Du triste Cyparisse il entend les regrets.
Cet oiseau, dont la voix gémit désespérée, Cest Philoméle au loin qui se plaint de Térée.
Dans l'ait tnille couleurs charment ses jreax surpris : Ce n'est plus l'arc-en-ciel, c'est l'éeharpe dirk; Et lorsque dos bienfaits de l'humide rosée, Au retour du matin, la terre est arrosée, Il croit que de Tithon la jeune épouse en pleurs Rajeunit la nature et fait naître les fleurs.
0 tendre illusion ! puissante enchanteresse !
Ne l'abandonne pas, sois toujours sa déesse; Ptolonge les erreurs qui charmeut son printempI; Daigne le protéger et le tromper long-temps.
------------------------------------------------------------------------
Toi que le ciel créa pour embellir le monde , Tu rends seule à ses yeux la nature féconde; Sans toi, tout meurt pour lui, tout l'abîme et te perd : Son œil desenchanté ne voit plus qu'un désert.
Ali ! laisse-le jouir d'un aimable mensonge ; Respecte son sommeil: il est heureux en songe; Dans un monde idéal il l'êve le bonheur : La triste vérité ne vaut pas son erreur.
Le commencement de ce morceau est une imitation peut-être trop sensible; c'est même une copie : ce sont les images de Voltaire, c'est la coupe et h; tour des vers de Boileau; ce sont les mouvemens de sa poésie; mais il vaut mieux imiter, copier même ainsi, que d'inventer misérablement comme tant d'autres. Ces vers sont assez facilement tournés; je citerais encore les morceaux assez longs où M. Millevoye peint les effets que produisent dans l'âme du poêle, et les mélodieux accens de la musique , et la vue des chefs-d'œuvre des arts, rappelant à sa mémoire les merveilles de la mythologie, les hauts faits de l'antiquité, et l'héroïsme des temps chevaleresques. Plus original dans ces différons morceaux, ii n'est ni moins correct, ni moins élégant.
On pourrait, à la vérité, le chicaner sur le fonds même des idées; on pourrait ne pas envier au poète le bonheur que M. Millevoye lui fait trouver dans des illusions et des rêveries, et lui contester les prétendus avantages qu'il lui accorde dans la jouissance d'objets moins chimériques. Je citerai un de ces avantages que personne n'enviera au poëte, et un de ceux que généralement on lui contestera. Personne , par exemple, excepté peut-être quelque Allemand et quelque amateur zélé de la littérature du Nord, n'eu-
------------------------------------------------------------------------
viera au poëte le bonheur de se plaire dans ht soupirs de la mélancolie, dans les pleurs qui mouillent sa lyre, dans les murmures plaintifs qui nourrissent sa rêverie, et dans ces objets qu'il adore et qu'il croit en chantant posséder encore. Tout le monde, au contraire, lui contestera l'avantage de mieux aimer sa maltresse; et tout le monde rira de M. Mil-, levoye parlant ainsi : Bénissons de l'amour L'influence divine !
Cest A toi, Champmêlé, que tous devons Rûcinc : Il écrivait pour toi ; de te plaire ocoupé, Son vers coulait plus dout, de ton cœur échappé. ,
D'abord on lui dira qu'appttremment ce dernier vers ne coule pas de son cœur échappé, car il n'est pas doux ; ensuite on lui fera observer combien il est ridiculê de prétendre que c'est à la Champmêlé que nous devons Ricine, Andromaque, AtlUJlic, etr, Si M. Millevoye fait des vers assez faciles et assez bien tournés, il en fait quelquefois de bien prosaïques, tels que ceux-ci : Mais ce n'est point assez du charme des talens : Le ciel lui donne encor des giom plus vigilant ; Rien n'échappe à ses yeux : telle image ordinaire Glisse rapidement sur Time du vulpîm, Qui, par une profonde et forte impression, Jusqu'au fond de ton cœur porte l'émotion.
Quelquefois ses tournures sont plus latines que françaises : Amène-moi Delphis, élance-toi rapide, Didon dit très-bien, dans Virgile : Ferte citi flam- masi mais on ne dit pas en français, Élance-toi,
------------------------------------------------------------------------
rapide. Quelquefois on n'entend pas trop ce que veut dire le vers de M. Millevoye : Il a vidé sa coupe à l'objet de sa foi.
Je crois, mais je n'oserais pas assurer, que cela veut dire : Il a bu à la santé de sa maîtresse. Il emploie aussi quelquefois des chevilles bien ridicules : Libre* des préjuges de la terre où nous hommes, Ils servent l'Éternel en secourant les hommes.
Je ne lui reprocherai pas la tournure philosophique de ces vers ; je ne lui objecterai pas que dans la terre où nous sommes, on sert aussi l'Eternel en secourant les hommes; mais je lui ferai remarquer que le dernier hémistiche du premier vers est un remplissage ridicule. Je sais bien qu'il peut m'alléguer l'exemple de Voltaire, qui dit dans Mahomet : Exterminez, grand Dieu , de la terre où nous sommes, Quiconque avec plaisir répand le sang des hommes!
mais je répondrai que cela ne prouve rien, sinon que Voltaire avait, comme M. Millevoye, besoin d'une rime à hommes.
J'ai parlé trop long-temps des Plaisirs du poète, pour pouvoir m'étendre sur les autres pièces du recueil; je dirai seulement qu'à mon avis elles sont inférieures à la première. Elles consistent dans des poésies fugitives très-médiocres, dans une imitation de l'Enchanteresse de Théocrite; elle est presque toujours bien versifiée : il y a même de la verve et de la chaleur; mais ce sujet n'est pas assez dans nos moeurs, pour devoir être généralement goûté. On ne saurait trop répéter aux poëtes et à tous les écrivains l'avis
------------------------------------------------------------------------
que leur donne Quintilien ; Plurimùm refert qui siut audientium mores, quœ publicè recepta perâuasio.
Enfin on trouvera encore dans les poésies de M. MSI* levoye un dialogue entre la raison el la rime iù il y a plus de rime que de raison ; une satire des < mal" du jour, et une autre des mœurs de la capitole, deux pièces qui ont été couronnées dans deux Athénées, et qui ne sont pas plus mauvaises pour cela.
La Maison des Champs, poëme , suivi de quelques Poésies; par M. CRmpenon.
Il est assez généralement reconnu que l'on ne croit point à la modestie des poëtes. n semble que cette modestie soit plus suspecte encore, quand elle s'exprime dans une préface; une double prévention s'élève contre elle, et il est bien difficile qu'elle triom.
phe tout éla fois, et de la mauvaise réputation des préfaces, et de la mauvaise réputation des poètes Il me semble toutefois que celle que M. Campenon montre dans sa préface, a franchi ce double écueil, triomphé de ce double obstacle; elle s'exprime du vnoi ns de si bon goût, qu'elle parait tout-à-fait franche et naturelle, et qu'elle persuade le lecteur tout autant qu'il est nécessaire qu'il soit persuadé dans une pareille question. M. Campenon raconte agréablement les petites vicissitudes qu'avait éprouvées son poëme, même avant de parahre, et les petites tribulations qui l'avaient assailli dès sa naissance, pour ainsi dire dans le berceau. C'est là que, sans attendre les jugemens sévères du public, les arrêts rigoureux de la critique, ce poëme à été cruellement raccourci,
------------------------------------------------------------------------
impitoyablement mutilé, et sacrifié à une rivalité très-redoutable à la vérité, et à de modestes craintes, par l'auteur, plus sévère lui-même, plus rigoureux, que ne l'auraient été vraisemblablement ses lecteurs ; il a eu le courage et la modestie de réduire infiniment le plan et les proportions de sa Maison des Champs, 11 l'avait d'abord décrite et célébrée en quatre chanta; il n'en a offert qu'un au public; il est impossible de s'exécuter de meilleure grâce. M. Campenon en met beaucoup aussi dans l'exposé des motifs qui le déterminèrent à tant de rigueur.
Depuis plusieurs années, il gardait dans son portefeuille, suivant le précepte d'Horace, son poëme, appelant sur lui toutes les sévérités de ses amis et toutes celles de sa propre critique. Mais pendant qu'il corrigeait et perfectionnait son ouvrage, M. Delille en fil paraître un ( V Homme des CIUJmps) t qui avait de nombreux rapports avec la Maison des Champs. Les mêmes images, les marnes tableaux, s'étaient, en plus d'nn endroit, présentés aux deux poëtes. « J'aurais pu facilement constater, ditM.Cam« penon, que mon poëme avait été fait bien avant « que l'Homms des Champs fût connu..,.. Mais à « quoi m'aurait servi cette réclamation ? A prouver, « ce que personne, je crois, n'eût mis en doute, « que je n'avais pas affronté volontairement une si re- « doutable concurrence; mais il n'en était pas moins « impossible de la soutenir. Je pris donc le parti de « sacrifier ces morceaux, les meilleurs de mon poëme « peut-être, puisqu'ils avaient quelque ressemblance « avec ceux où M. Delille traitait les mêmes sujets. »
Cependant, un peu étourdi de ce coup imprévu,
------------------------------------------------------------------------
effrayé du désordre qui résultait nécessairement dans son ouvrage de ces suppressions et des calculs qui en résultaient dans son plan et entre les diverses parties qui se trouvaient ainsi en contexture, sans suite et sans liaison, M. Campenon, découragé, paraissait oublier sa Maison des Champs. « Ces délais, dit-il, « me furent encore une fois funestes. M. Delille, qui « avait déjà étendu si loin ses conquêtes dans le do« maine de la poésie pittoresque, finit par l'envahir « tout entier, en publiant successivement ses deux , « poëmes de l' Imagination et des Trois Règnes de « la Nature. Mes petites possessions l'étaient encore « trouvées sous les pas du vainqueur, et avaient en« core été ravagées par lui ; je fus réduit à ce coin de « terre, à ce petit champ, où j'ai recueilli et rassem« blé de mon mieux les faibles débris de ma fortune « poétique, m Un poëte célèbre, à qui sa richesse, on pourrait dire son opuleuce et son luxe poétique., auraient dû rendre de pareils sacrifices moins pénibles, a vivement exprimé cependant, et semble, par conséquent , avoir vivement senti tout ce qu'ils coûtent, et tout ce qu'ils ont de dur et de rigoureux (1).
Un reste de tendresse paternelle a toutefois sauvé, jusqu'à un certain point, un grand nombre de ces vers condamnés par M. Campenon ; chassés du poëme, ils ont été seulement exilés dans les notes; indulgence bien excusable sans doute, et dont il faut même lui savoir gré, car elle nous a conservé quelques jo-
(i) J'ai rapporté ce mot heureux, cette expression originale de vifs rcgrets, dans un de mes articles sur le poëme de la iyaieiggiiott, Je M. Esmenard; voyez ci-devant, page 176.
------------------------------------------------------------------------
lies descriptions, quelques tableaux champêtres trèsgracieux, très-agréables, très-poétiques. Félicitons néanmoins le poêle d'avoir eu le courage de les sacrifier, de les retrancher, du moins du poëme. L'expérience a trop prouvé que des descriptions qui suivent des descriptions, des tableaux qui succèdent à des tableaux , produisent enfin la monotonie et l'ennui ; c'est surtout dans ce genre qu'il faut de la sobriété et de la mesure : lègle générale, que le plus grand talent ne parviendrait peut-être pas A faire entièrement oublier. Le poënie de M. Campenon, ainsi réduit à de petites proportions, que la facilité de ses vers, l'agrément et la variété de ses tableaux, a fait paraître plus courtes encore, a obtenu beaucoup de succès.
Dans ce siècle, peu ami des vers, il a eu trois éditions en peu d'années. On y a remarqué surtout un sentiment vrai des plaisirs que chante le poëte, un véritable amour des champs et des occupations champêtres; c'est peut-être une des qualités qui manquent lopins aux poëles citadins, qui, se passionnant à froid pour les plaisirs innocens de la campagne, et séduits peut-être uniquement par la facilité des rimes, célèbrent la vie paisible des hameaux, le murmure des ruisseaux , la fécondité des troupeaux , et les ramages, et les feuillages, et les ombrages, et tous les lieux communs, si souvent rebattus, de toutes le* poésies pastorales et champêtres. L'Auteur de l'Art poétique a dit, avec raison, que pour bien chanter l'amour, C'est peu d'être poëte, il faut être amoureux.
Ce précepte peut, jusqu'à un certain point, s'ap-
------------------------------------------------------------------------
pliquer À ceux qui chantent lu campagne comme i ceux qui chantent leur maîtresse. C'est cet accent passionné qui fait préférer quelques vers d'Horace et de La Fontaine , où respirent un vif désir des champs, un vif sentiment des plaisirs qu'on y goûte, à un grand nombre de longs poëmes pastoraux et champêtres.
Une autre qualité non moins rare qui distingue la production de M. Campenon, c'est le naturel et la facilité du style ; c'est l'heureux emploi de la langue poétique, et l'art de revêtir, des couleurs de la poésie, des objets qui y paraissent naturellement assez rebelles. Je pourrais choisir dans sa Maison des Champs plusieurs tableaux gracieux , qui plairaient peut-être davantage à la plupart des lecteurs : je citerai toutefois de préférence un morceau où cette difficulté de rendre en vers faciles et harmonieux des détails secs et techniques, me parait avoir été fort heureusement vaincue. L'auteur représente le propriétaire faisant bâtir sa maison des champs : Mais quoi ! déjà j'entend. grincer la scie; Du bloc pierreux la surface amincie Vole en éclats sous la dent des marteaux.
L'acier tranchant elague les rameaux Du châtaignier qui s'alongeen solive j La chaux frémit dans les flots d'une eau vive; Et le travail, partout portant ses pas, Sous l'œil du maître agite 801 cent bras.
Ah ! si les vers reprenaient leurs prestiges !
Si d'Amphion le luth mélodieux Savait encor de ses son. fabuleux Renouveler les antiques prodiges !
Vous me verriez, par des accords puissans, Faire mouvoir ces hlocs éblouissans; En voûte épaisse, en pilastre docile,
------------------------------------------------------------------------
Courber la pierre et façonner l'argile ; Et sur le soi attentif à ma voix, Du caveau frais jusqu'aux fléches des toits, Au bruit des vers élever votre asile.
Mais puisqu'enfin de ces enchantemens, Le temps n'est plus, bêlas ! puisque lrf pierre, Rebelle au luth , n'obéit qu'à l'équerre, Sachez du moins , etc.
La description d'un paratonnerre est plus poétique encore : elle prêtait plus à la poésie ; elle offrait à l'imagination des couleurs plus brillantes; le poëte n'a point manqué à son sujet. Après avoir peint l'orage qui succède à un beau jour, il continue ainsi : Et si la nue, en long sillon tranchant, Ouvre son sein, le ferme et l'ouvre encore, Et de nos toits tout à coup s'approchant, Semble y porter l'effrayaut météore, N'aves-vous pas la flèche de Franklin, Qui, vers les cieux t'ouvrant un Iftr chemin, Dresse sa tige , atteint la foudre errante, Ft de ses feux aussitôt s'e m parant, Du haut du fer où leur Uamme serpente , Guide à vos pieds leur courroux expirant ; Tandis qu'au loin les cloches du village, Que font mouvoir l'ignorance et la peur, Vont dans les airs tout noircis de vapeur, De leur vain bruit irriter le nuage.
M. Campenon , docile à la voix de la critique , et corrigeant son petit poëme d'après les avis qu'elle lui a donnés en rendant compte des deux premières éditions ; le perfectionnant plus encore d'après ses propres lumières et ses propres rigueurs, a laissé peu A reprendre dans cette troisième édition. Cependant, comme il est bien dur de tout louer, de tout approuver, de tout applaudir, je reprocherai à l'auteur
------------------------------------------------------------------------
quelques transitions peu naturelle", peu heureuses.
Les transitions sont un écueil pour les poëtes descriptifs encore plus que pour tous les autres poëtes ou écrivains. Je n'aime point, par exemple, que le poëtr, après s'être élevé contre les propriétaires qui envient au passant le fruit dont il pourrait apaiser sa faim ou désaltérer sa soif, lui conseille d'écarter plutôt un vil et hideux insecte :
Voua, empêchez un plus triste larcin !
Que sur vos fruits la livide chenille N'ose jamais promener son veniu !
Je reprendrai aussi l'épilhètc de judicieux, donnée au doigt qui interroge le fruit et le presse pour savoir s'il est mûr. Un doigt judicieux! l'expression est hardie sans être poétique.
Ce petit poëme est suivi de petites poésies fugitives où l'on remarque de l'esprit et de la grâce. La pièce la plus considérable de ce recueil, après la Maison des Champs, est la relation en vers et en prose d'un voyage à Chambéry. Ce voyage parut, pour la première fois, en 1790: l'auteur devait être fort jeune alors. Ce petit ouvrage annonçait cependant déjà un homme d'esprit, un poëte agréable, une âme pleine de senti mens honnêtes, doux et aimables. M. Campenon a de plus en plus confirmé tout ce qu'annonçait sa première production.
------------------------------------------------------------------------
Pocme et poésies fugitives par J. A. M. Monperlier.
Je ne crois pas qu'il y ait d'ouvrage dont on soit plus dégoûté en France que de poésies fugitives. La prodigieuse quantité de celles que nous avons déjà, l'excessive médiocrité, pour ne rien dire de plus, de celles quon nous offre chaque jour ; l'extrême facilité du genre, la frivolité, la futilité, souvent même la niaiserie des sujets qu'il admet et qu'il choisit de préférence, tout concourt à nous rendre dédaigneux et à justifier notre dédain. Que nous importe en effet que la fournie du sous-préfet, du maire, du juge au tribunal d'appel d'une ville de province ait demandé des vers au bel-esprit du lieu, pour célébrer un petit événement de sa société? Nous n'avons l'honneur de connaître ni cette société, ni cette dame, ni ce poëte.
et en vérité ce ne seront pas des vers médiocres qui nous intéresseront à tout cela. Qu'une femme ait brodé un gilet, reçu une paire de gants, fait un petit compliment ou dit une petite malice à un jeune homme fraîchement sorti du collège, et qui se croit poêle; et que ce jeune homme, saisissant ces heureux à propos, s'empresse de faire des stances, des couplets, des épitres, des vers fugitifs de toutes les façons, à la bonne heure; mais il faudrait que ces choses-là se passassent entre la femme et le poete, et toutau plusentre les personnes qui se réunissent avec eux dans un même salon. Que mademoiselle Laure ait refusé de tutoyer l'auteur du recueil que j'annonce ici, que cette même demoiselle, ou peut « être une autre, après l'avoir beaucoup aime, ne l'aime plus,
------------------------------------------------------------------------
se soit montrée inconstante, volage, coquette; que madame M** Fait engagé à faire des fables pour ressembler entièrement à EJopc, cela me parait assez désobligeant de la part de cette dame, et un fort mauvais procédé de la part de mademoiselle Laure. Je voudrais fort que les choses ne se fussent point passées ainsi; cm*, pour éviter à M. Monperlier la peine qu'il a dû en ressentir, je sacrifierais bien volontiers les vers que tout cela lui a inspirés.
Ce n'est pas que ces vers soient plus mauvais que d'autres; qu'ils ne soient même, si l'on veut, supérieurs à la plupart de ceux qu'on trouve dans ces recueils de poésies fugitives dont nous sommes innndés; mais ils ne s'élèvent point Au-dessus du médiocre, et c'est dans ce genre surtout que l'arrêt de Boileau, peut-être trop dur et trop inflexible, quand il s'agit de compositions plus élevées, plus étendues, plus difficiles, me parait avoir une très-juste application : Il n'est point de degré du médiocre au pire.
Qu'est-ce qui pourrait en effet recommander ces petites pièces qui n'exigent ni force, ni élévation, ni étendue dans l'esprit ; qui, renfermées dans un très-petit cadre, ne supposent ni de longs elTorts, ni une longue haleine; dont l'invention, le plan, la composition ne sont rien ou presque rien, si ce n'est l'esprit fin et délicat qui les assaisonne, les grâces vives et légères qui les embellissent, l'enjouement des pensées, le naturel du langage et des sentimens, la perfection du style? Voilà ce que nous exigeons, et nous n'en rabattons rien; mais aussi nous n'exigeons point qu'on mus donne des poésies fugitives:
------------------------------------------------------------------------
au contraire, nous en avons déjà un si grand nombre qui ne sont point mauvaises, et que IÎOUS regardons cependant avec beaucoup d'indiilérenca ! Nous ne nous attachons guère en ce genre qu'à trois ou quatre poetes qui ont rempli dans leurs poésies fugitives toutes les conditions que je viens de noter; ce qui jutifie assez ma poétique rigoureuse. Combien de poetes dont les poésies légères furent estimées de leur temps, et méritèrent de l'être, et dont les oeuvrer languissent dans nos bibliothèques, et ne sont jamais feuilletées! Lisons-nous beaucoup Charleval, Sarrasin, Voiture, Regnier-Desmarets, Lainez, Ferrand, Pavillon, Lasuze, La Sablière, etc., etc. ? Estil probable après cela que nous lirons M. Monperlier?
Il paraît cependant qu'on le lit à Lyon, et M. Monperlier en semble modestement tout étonné lui-même.
Ce recueil y a obtenu les honneurs d'une seconde édition, et l'on sent bien que ce sont les succès de la première qui ont déterminé à hasarder la seconde.
Ces succès, s'il faut en croire l'auteur, étaient toutà-fait inespérés; il les attribue plutôt à son bonheur qu'à son talent; et moins à son mérite, qu'à l'indulgence de ses juges, de ses maîtres : il les remercie de leurs conseils , de leurs leçons; enfin il emploie toutes les expressions de la plus louable modestie. Je sais que ces expressions d'un auteur à genoux dans une humble, préface, paraissent toujours suspectes.
Quant à moi, je les crois ici très-sincères : pourquoi, en effet, M. Monperlier ne serait-il pas modeste?
La première pièce de son recueil, la meilleure de toutes à mon gré, n'est nullement dans le genre gai et léger : elle est intitulée le Cimetière : l'auteur y va
------------------------------------------------------------------------
pleurer sur lu tombe de son père. Il y a dans ce petit poërne un sentiment vrai et un accent de douleur si légitime, qu'il désarmerait la critique, quand même il ne s'exprimerait pas en beaux vers, et ceux de M. Monperlier ne sont point sans mérite; mais aucun moiceau n'en a un assez brillant et assez remarquable pour pouvoir être détaché de la pièce, et mis sous les yeux des lecteurs qui, disposés à penser que le fragment qu'on cite avec éloge est ion supérieur au reste, jugent d'autant plus sévèrement l'ouvrage, lors.
que ce fragment ne les a pas frappés par de grandes heautés. Le Cimetière de M. Monperlier est partout également et passablement bon. Je n'y reprendrais que quelques traits vagues, quelques expressions ou inversions peu heureuses, peu harmonieuses, telles que ma filiale voix, et un morceau entier où une illusion, à la vérité assez naturelle, est prolongée au-delà de toute vérité, de toute possibilité, de toute vraisemblance. On sait que dans une grande douleur une sorte d'espoir confus renaît un instant au fond du cœur; on veut douter de son mAlheur; on se demande s'il est bien réel, si l'on n'a pas été trompé.
Mais combien cet éclair de l'espérance est fugitif, et comme on retombe vite, et avec pins d'amertume, dans la certitude accablante de son malheur! M. Monperlier don ne beaucoup trop de consistance et de durée à cette légère et rapide illusion, dans les vers suhans : Souvent, dans le silence, un prestige enchanteur Enivre met esprits de ion charme imposteur.
""-,,.
Plein d'espoir, je m'écrie : On me trompa peut-être !
Mon pire, il n'est pas vrai que la fau, du trépu, Après de longs tourment m'ait frappé dans tes brai.
------------------------------------------------------------------------
Tu respires encor; je m'abusai moi-même : Rien n'a pu te ravir à ma tendresse extrême.
Ce soir, en regagnant le toit hospitalier, Je veux à ton retour assister le premier; Je guiderai tell pas auprès de ta famille.
Assis en l'attendant près du feu qui pétille, Tesenfans réunil, ma mère au milieu d'eux, Voudraient hâter l'instant qui te rend a leurs vœux j Prêtant au moindre bruit une oreille attentive, Vois-les suivre de l'oeil l'aiguille fugitive, De sa lenteur funeste accuser le destin !.
L'heure frappe pourtant sur le timbre argentin, Tu parait, on t'élance , on t'entoure, on te presse, Chacun veut recevoir ta première caresse!.
Insensé ! quel espoir, quelle erreur me séduit !
Je le demande: n'est-ce pas detruire l'effet d'une illusion touchante, que de l'exagérer ainsi ?
La pièce la plus étendue de ce recueil est intitulé Voyage au blollt Cindre. Le mont Cindre est une petite élévation aux environs de Lyon, sur laquelle on voit un hermitage et une chapelle appelée Notre- Dame de boit Secours : c'est un pélerinage célèbre où les Lyonnais et les Lyonnaises vont offrir leurs ex voto; beaucoup de pèlerins et de pèlerines y vont aussi avec d'autres intentions, à ce qu'il paraît. Sur tout cela, M. Mon perlier n'approuve, ne désapprouve rien, mais il rit et se moque de tout : cela est fort gai, sans doute, et l'auteur ne l'est pas toujours autant; il est le plus souvent mélancolique, morose, frondeur. Le commencement de son voyage se ressent un peu de ces dispositions : M. Monperlier s'applaudit d'être hors des villes, d'avoir quitté la société des hommes, d'avoir fui les salons, dont il fait une dure satire, ainsi que de ceux (iui s'y rassemblent, et desc trouver dans la solitude et dans les forêts dont le séjour
------------------------------------------------------------------------
lui parait infiniment prétërable. De tout temps les poètes ont abusé de ces idées chagrines qui ne sont ni justes ni philosophiques, et qui de plus sont aujourd'hui fort usées. Les forêts ont leur mérite, et les salons aussi; la solitude a ses avantages, la société des hommes a les siens : la vraie philosophie consiste à ne méconnaître ni les uns ni les autres, et à en augmenter le prix en les variant à propos; et la poésie n'en sera que meilleure, lorsqu'elle se nourrira d'idées justes. A ces saillies d'humeur succèdent des gaîtés qui ne sont point gaies, des plaisanteries qui ne sont point plaisantes, des descriptions qui sont un peu meillenres. Enfin, le poëte arrive au morceau sentimental de son voyage : il rencontre un vieillard qui a cent ans, la plus belle figure, les plus beaux cheveux blancs; mais il est aveugle. Le poëte s'assied à côté de lui, et ils causent assez long-temps, et d'une manière bien peu intéressante; enfin, avant de se quitter, le vieillard veut offrir une prise de tabac à M. Motiperlier : Mas, ô surprise ! ô douleur trop amere !
sa tabatière était vide. Heureusement, ajoute le poëte : Heureusement je ne marche jamais Sans tabatière; et la mienne remplie Jusques aux bords d'un Tonneios pur et frais, Offrit bientôt à mon Arne attendrie, Le moyen sûr d'accomplir met projets.
Ces projets sont de substituer sa tabatière à celle du vieillard. Quand le coup est fait, M. Monperlier s'cloignc doucement, et guette le ccntcuaire pour
------------------------------------------------------------------------
jouir de SA surprise; il en jouit en effet, entend ses bénédictions, et s'écrie : Oui, bon vieillard, ta voix pure et touchante Me prophétisé un brillant avenir!
On peut braver la fortune inconstante, Lorsqu'on emporte un pareil souvenir.
Ainsi, pour quelques prises de tabac, M. Monperlier se promet un brillant avenir: c'est acheter la fortune bon marché. En continuant soit voyage, il dérange le tôte-à-lête d'un jenne homme et d'une jeune fille : cela le ramène à ses malheureuses amours, et nous vaut une belle déclaration contre sa perfide maîtresse.
Ce poëme est suivi de notes, dans lesquelles on répète en prose ce qu'on avait dit en vers contre les hommes, les femmes et les salons; puis on fait un bel éloge de la maison de campagnede Mad. B. L'auteur désire fort d'en avoir une semblable; il nous dit quelle inscription il y mettrait : c'est presque prier Mad. B. de lui donner sa maison. Ces notes ne sont point de M. Monperlier; elles sont d'un de ses amis : je soupçonne que c'est M. Félix Pitt, et je ne le remarque que pour avoir occasion de parler d'une pièce de vers que ce même M. Félix Pitt adresse à l'auteur du recueil.
Cette pièce est fort bonne; elle a de la simplicité, du naturel, de la facilité, enfin tout le mérite que comportait le sujet de son épître, qui n'est qu'un compliment à son ami M. Monperlier. On voit que celui-ci ne fait pas tous le5 frais de ce petit recueil : c'est ainsi qu'ayant adressé une épitre chagrine à M. Bérenger , académicien de Lyon, il en reçoit à son tour une épître qui commence ainsi :
------------------------------------------------------------------------
Vou. avez de l'esprit, des talent et du goût, Cher et bon Monpcrlicr.
M. llérenger est étonné, d'après cela, qu'il ne soit pas plus gai ; et il lui conseille de faire, pour s'égayer, des satires, de faire des tragédies, de faire des comédies, de faire des vaudevilles, de faire de grands opéras, mais de ne pas trop s'égayer cependant avec les sirènes de l'Opéra : tous ces conseils sont mêlés de beaucoup de digressions et de parenthèses. On pourrait bien donner aussi quelques conseils à M. Bérenger, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Pour en revenir à M. Monpcrlier, on ne sait trop que lui conseiller : on voit qu'il fera nécessairement des vers; on sent qu'il a trop de talent pour n'en point faire; on craint qu'il n'en ait pas assez pour en faire de très-bons : cela est bien embarrassant !
Mes Passe-temps, chansons, suivies de l'Art de la nalue, poëme en quatre ohants, calqué sur l'Art poétique de Boileau Des préaux, par Etienne Despréaux.
Les chansons ont une origine très-ancienne et très-illustre : le chant est presque aussi naturel à l'homme que la parole ; il a donc dû chanter a peu près aussitôt qu'il a parlé. Dès que les hommes se rassemblèrent en société, ils firent des lois et des chansons, ou des chansons et des lois : on ne sait lequel des deux genres est antérieur à l'autre. Ce qu'il y a de certain , c'est que les Grecs, un des plus anciens peuples que nous connaissions, leur donnèrent à tous les deux le même nom : ils appelèrent
------------------------------------------------------------------------
indistinctement les lois et les chansons vôpoc, comme pour inarquer ou leur origine commune, ou leur égale utilité : on ne sait encore lequel des deux , quoique Aristote, qui a fait lui-même une très-belle chanson, se soit mêlé d'expliquer cette identité de uom ; et quoique enfin plusieursérudils très-profonds se soient exeicés sur cet objet, et qu'ils aient découvert chez les Grecs dix-huit espèces dé chansons, parmi lesquelles on distingue celle des Eplucheuses de grains.
Mais ce n'est pas seulement chez un des plus anciens peuples réunis en société qu'on retrouve des chansons , c'est encore chez les hommes isolés et barbares qui vivent dans les forêts, étrangers à tous les arts, à tous les démens de la littérature ; tant la poésie unie au chant ert naturelle à l'homme!
Mous connaissons plusieurs de ces hymnes sauvages, auxquels on a voulu faire une sorte de réputation dans un temps où il était de mode d'exalter l'état qu'on appelait de nature , aux dépens de l'état civilisé. Montaigne, chez qui Rousseau avait puisé cette opinion, ainsi que beaucou p dau. *, rapporte avec un assez vif sentiment d'admiration deux de ces chansons barbares, Tune guerrière, l'autre anacréontique, à ce qu'il dit. Voici la première; elle est d'un sauvage prisonnier de guerre, qui va être mangé par les vainqueurs : a Qu'ils viennent har« diment trestouts, et s'assemblent pour disner de « moi ; car ils mangeront quant et quant leurs « ayeulx et leurs pères qui ont servy d'aliment à « mon corps. Ces muscles, cette chair et ces veines, « ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes; la
------------------------------------------------------------------------
« substance des membres de vos ancestres a y tient « encore : savourez-les bien , vous y trouverez le « goust de vostre propre chair. » Invention, ajoute Montaigne , qui ne sent auculnemenl la barbarie. Voici la chanson amoureuse : « Couleuvre, ar« reste-toi : arreste-toi, couleuvre, afin que ma sœur « tire sur le patron de ta peincture , la façon et l'on« vrage d'un riche cordon que je pense donner à ma « mie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta dis« position préférée à touts les auhres serpens. » 0,., j'ai assez de commerce avec la poésie, ajoute encore Montaigne, pour juger cecr, que non - seule.
ment il n'y a rien de barbarie en celte imagination, mais qu'elle est tout-à-jaict anacréontique. Je crois que nos dames et nos chansonniers du Vaudeville ne seront pas de cet avis ; mais il faut leur dire aussi que la plupart des chansons qui nous restent encore des Grecs , et qui plaisaient beaucoup sans doute au peuple le plus poli de l'univers , ne leur paraîtraient guère , si Ton en excepte celles d'Anacréon , ni plus agréables , ni plus ingénieuse".
Les chansons n'ont pas seulement l'avantage d'être le genre de poésie le plus anciennement et le plus universellement répandu parmi les hommes : elles ont encore la gloire d'avoir prépare et amené la renaissance des lettres en Europe. Les troubadours parcouraut toutes les provinces, tous les châteaux, toutes les cours , chantant, dans le langage le plus harmonieux et le plus poétique qu'on connût alors, leurs amours , leurs exploita, les héros et les belles, répandirent partout le goût de la poésie , et furent les précurseurs de Pétrarque et de ces poètes fameux
------------------------------------------------------------------------
qui, dans le quatorzième siècle, illustrèrent la littérature italienne. C'est de la France que partirent ce4 premières étincelles d'esprit, de gailé, et quelquefois de sentiment. La chanson semble avoir dèsIon regardé la France comme sa terre natale; elle s'y est multipliée avec plus d'abondance; elle y a porté des fruits plus agréables que partout ailleurs.
« Nous sommes tellement riches en ce genre, dit « Voltaire , que nous négligeons nos richesses. Nos « chansons, dit-il ailleurs , valent mieux que celles « d'Auacréon v et le nombre en est étonnant ; on en « trouve même qui joignent la morale avec la gailé, « et qui, annoncées avec art, n'aviliraient point « du tout un journal sérieux. »
J'espère donc ne pas compromettre la dignité du journal, en annonçant, à la vérité sans art, des chansons où l'on trouvera beaucoup de gaîté, et la morale ordinaire des chansons qui célèbrent la table, les amours , les plaisirs ; qui tournent en ridicule les mœurs, les usages et les opinions du jour ; qui traitent plaisamment des objets sérieux , et quelquefois des bagatelles avec un sérieux affecté. Une grande partie de ces chansons a été faite aux dmers du FaudeviUe. Je voulais ici laisser , pour la postérité, une note qui lui apprit ce que c'est que les dhurs du Vaudeville; mais un de mes confrères, en me gagnant de vitesse, m'a enlevé cette gloire. L'U"ivers connait déjà et ces diners, et plusieurs des convives; il ne me reste plus qu'à lui apprendre que M. Despréaux est un des membres les plus gais et les plus spirituels de cette bande joyeuse et chantante : ajoutons encore qu'il est un des plus
------------------------------------------------------------------------
féconds, ainsi que l'attestent deux gros volumes iu-8" de chansons imprimées avec soin, et nuW avec luxe, chez Crapelet. Tout en est joli, papier, gravures , caractères, et souvent même les vers ; mais c'est beaucoup de chansons !
Un critique, il est vrai, peut être facilement injuste en jugeant un ouvrage de ce genre. Un des premiers mérites d'une chanson, c'est d'être chanter; or, quel est le critique qui va, seul, au coin de (ion feu, chanter deux volumes de chansons! Quant à moi , j'avoue que je ne l'ai pas fait ; je crois même que cette méthode m'aurait mal réussi : de plus , on entend chanter avec plaisir trois ou quatre chansons; l'auditeur fatigué s'ennuierait beaucoup, si on lui en çhantait quinze ou vingt de sui te, et goûterait peu leur mérite. Que sera-ce du critique, obligé d'en lire à peu près cent cinquante sans désemparer !
Les chansons des dîneurs du V audc', ilIe ont encore, aux yeux d'un critique sévère, un autre inconvénient qui leur est propre. On sait qu'elles roulent sur un mot, souvent bizarre, donné au chansonnier, et qui doit se reproduire une ou plusieurs fois dans chacun des couplets de sa chanson une pareille contrainte peut quelquefois , comme celle de la rime , amener des idées originales et inattendues ; mais, en général, la plupart de ces pièces ne sont que des jeux de mots, des calembours et des tours de force faits souvent aux dépens de la raison, du bon sens et du bon goût. La petite société qui a imposé ces conditions dures et pénibles, peut savoir gré à celui qui en subit le joug et qui les a remplies; mais le public ne peut partager cette reconnaissance :
------------------------------------------------------------------------
il uc voit dans tout cela que le triste mérite d'une vainc difficulté vaincue ; telle à peu près que celle des bouts-rimés, des acrostiches, des vers dont tous les mots commencent par la même lettre, et de toutes ces bagatelles difficiles, difficiles IIugæ, contre lesquelles il existe un proverbe flétrissant.
Si je rappelle et ces inconvétiicns du genre, et ces préventions défavorables du critique, c'est pour mieux rendre justice it M. Despréaux, qui le plus souvent en a très- heureusement triomphé. Il y a sans doute dans son recueil des chansons de peu d'intérêt et de peu de mérite; il y en a quelques autre? dans lesquelles on peut reprendre quelques pensées ou un peu trop libres, ou un peu trop hardies; mais 011 trouvera, dans la plupart, beaucoup d'esprit, d'originalité, de gaité. On rit avec M. Despréaux des choses les plus respectables et les plus sérieuses : par exemple, de rInstitnt, au sein duquel Fauteur introduit madame Angot, qui, dans une sarabande avec la savante bande, propose un prix à celui d'entre eux qui sera le moins lourd, et prenant tour à tour un astronome , un chimiste, un grammairien , un idéologue , les fait tous sauter les uns après les autres, en leur chantant, dans son style, un couplet analogue aux sciences qu'ils professent.
Toutes les chansons de M. Despréaux n'ont pas été faites aux dîners du vaudeville et d'après un mot donné, et tout ce qui se trouve dans son recueil n'est pas chansons. Il y a encore un poëme en quatre chants, sur l'art de la danse : ce poënte est fait exactement d'après l'art poétique de Boileau, et il est composé d'un bon nombre de vers pris mot à mot
------------------------------------------------------------------------
dans ce dernier poëme, d'un nombre plus grand encore auxquels l'auteur a fait de légers changcmrns pour les adapter à son sujet, et d'un assez grand nombre de vers tout neufs, que l'auteur a été obligé de faire pour lier les diverses parties de son plan, et exprimer quelques petites différences qui se trouvent entre la danse et la poésie, malgré leur prodigieuse ressemblance. Le Menuet et le Sonnet, par excmple, ne se ressemhlent-ils pas comme deux gouttes d'eau ? Et si l'on en doutait, on n'a qu'à se rappeler les lois du sonnet établies par HoiieRu-Dcspréaiix , et lire les lois du menuet prescrites par M. Etienne Despréaux : Le grave menuet fut en vogue autrefois.
Le goût en a fixé les rigoureuses lois : Il veut que tous ses pas de mesure pareille, Lorsq ue l'air A trois temps frappe six fois l'oreille, Par quatre mouvemens artitement rangés, Soient en deux fois trois temps, en quatre partages.
De ce genre surtout il bannit la licence ; Lui-même en mesura le nombre et la cadence, Défendit qu'aucun saut y pût jamais entrer, L Et qu'un geste commun osit y pénétrer.
Du reste, il l'enrichit d'une simple élégance.
Un mruuet parfait est la plus noble danse; En vain mille danseurs y pensent arriver, Kt cet heureux phénix est encore à trouver.
A peine dans ces bals dont abonde la ville, F.n peut-on admirer un ou deux entre mille.
Il n'y a pas moi ns de ressemblance entre la chaconne et Iode héroïque, la danse pastorale et l'ode anacréontique : De l'ode la chaconne a l'éclat, l'énergie; Élevant jusqu'au ciel son vol ambitieux, La chaconne sans doute est la danse des dieu*
------------------------------------------------------------------------
, , , ,
Elle peint les (cltin., et les jeux et les ril, Et fit briller long-temps le premier das Vestris.
,
La danse pastorale amuse, Halte, éveille, Quand choisissant des aira qui plaisent à l'oreille, Dans les jardin. de Flore, au milieu des vergers, Klle peint ICI combat* et les jeux des bergers, Retrace des amans la joie et la tristesse, Flatte , menace, irrite, apaise une mattreue.
Ainsi dans ce ballet qui charme tout Paris , Hylas guette un baiser sur les lèvres d'Iris, Qui mollement résiste, et, par un doux caprice, Quelque/oi. le refuse, afin qu'on le ravisse.
On ne peut nier que ces applications des règles d'un art à un autre ne soient ingénieuses et ne fassent plaisir au lecteur, quoique quelques-unes soient un peu forcées. Les vers nombreux faits entièrement et ajoutés par M. Despréaux, ne sont point Anns mérite; il en est même de fort heureux, quoiqu'il prévienne ses lecteurs qu'il n'a point la prétention de faire des vers comme Boileau, ce qui lui est.
imjtossiblc, ajoute-t-il dans une parenthèse, dont ( par parenthèse) il aurait pu se dispenser.
'ii mJ Le Soupé, les Toilettes du jour, poêmes.
Dans cette multitude de vers qui s'accumulent, et cette foule de poètes qui se pressent vers la renommée, et ne veulent pas perdre un instant de leur immortalité , je prends à la fois deux poèmes et un recueil de poésies, où sont contenus les œuvres et les noms de plus de cent poëtes; et pour satisfaire à l'impatience de tous, je réunis ces divers ouvrages dans un seul et même article. Si je suivais l'ordre
------------------------------------------------------------------------
chronologique de nos habitudes, jl. I)ai,itii- à, des Toilettes avant le Soupé; mais j'aime mieux suivre l'ordre du mérite des deux poëmes, et je parlerai du Soupé avant les Toilettes.
On soupait autrefois, et l'on ne soupe plus: ici est l'objet des regrets et des chants de l'auteur de ce petit ouvrage : on pourrait revenir à cet antique et excellent usage ; tel est l'objet de ses vœux. Il remonte d'ahord à la source du mal, à la révolution, qui, entre autres torts, eut celui de bannir la gaité, de disperser la société , et fit disparaître le Soupe, âme de l'une et de l'autre. Beaucoup d'anciens usages, proscrits dans ces temps affreux, se rétablissent, et l'auteur applaudit à leur retour: il est enchanté de voir les plaisirs reprendre leur empire; la politesse et l'urbanité succéder à la grossièreté des salis-culot- tes, et leur costume remplacé par des habits parés, des bijoux, des dentelles. Tout cela est fort bon; mais ce n'est pas le tout d'avoir des bijoux et des dentelles , il faudrait encore souper, et l'auteur ne sera parfaitement content que quand cet usage sera rétabli. Il prouve d'abord qu'il est fort ancien ; quePériclès soupait avec Aspasie, qu Horace soupait avec Mécène : il aurait même pu remonter plus haut; mais cela n'est pai nécessaire. L'auteur parle aussi de beaucoup de soupés plus modernes ; de ceux de Scarron , de Chapelle et Bachaumont ; des soupés do temple, chez M. le prince de Conti; de Sceaux, chez madame la duchesse du Maine, etc.; et il termine l'histoire de ces soupés par le tableau d'un soupé de famille ; tableau où il y a de la grâce et de la sensibilité.
------------------------------------------------------------------------
On trouvera aussi de la facilité et du l'agrément dans celui de la Société, telle qu'ellu était au temps heureux où elle étant le plus perfectionnée en France : Réunion fortuite ou choisie, Qui se convient, se plaît, ou la gatté Au tentiment, à la raison s'allie; Où la discrète et sage liberté, D'un doux commerce entretient l'harmonie; Où le bon goût critique sans aigreur, Où l'indulgence applaudit, encourage : De l'amitié l'indulgence est l'image, Et s'y tromper est une heureuse erreur.
Elle n'est plus, hélas ! à notre usage, On ne voit plus d'aisance, d'abandon : Par intérêt, par air, l'on se rassemble; Et, quoiqu'on soit dans le même salon, On voit très-bien que l'on n'est pas ensemble.
Ce dernier trait est assez heureux ; et l'auteur eût beaucoup mieux fait de terminer son petit tableau par ce vers, que par celui-ci, beaucoup moins bon : Nous faisons cercle , et non pas compagnie.
On ne dit point faire compagnie, du moins dans ce sens ; et le mot compagnie, répété plus d'une fois dans ce petit poëme, n'est ni Agréable, ni surtout poétique : il a presque toujours besoin d'être relevé ou modifié par quelque épithète..
L'auteur ne réussit pas moins bien à peindre les travers et les excès de la mauvaise compagnie, que les agrémens et les charmes de la bonne. Je ne sais même s'il n'aurait pas plus de talent pour les sujets qui demandent une certaine vigueur de pinceau, que pour ceux qui exigent de la grâce et de la légèreté ; du moins ces vers, où il caractérise avec concision et
------------------------------------------------------------------------
énergie les débauches et les orgies du Palais - Royal, f sous le régent, me paraissent-ils les meilleurs de son !
poëme : N'attendez pas que, copiant Pétrone, ; Effrontément ma muse l'abandonne A retracer le scandaleux tableau De ces Soupé., honteuses saturnales, Où le régent, Trimalcion nouveau , Dans la débauche et ses fêtes brutales , De son génie éteignant le flambeau , Déshonorait quelques momens de gloire, Otait aux lois le saint appui des monurs, Et, pour sujet, ne laissait à l'histoire Qu'un nom flétri, ses vices et nos pleurs.
Jusqu'ici voilà des éloges, ou des vers qui en sont dignes; actucllement, voici des critiques. La première que je ferai ne sera pas précisément une critique littéraire ; ce ne sera pas d'abord un mauvais "CfS que je reprocherai à l'auteur; ce sera une injustice. Un poëte est bien moins sensible à ce dernier reproche : c'est un toit très-commun dans la société, de ne pouvoir louer une personne ou un objet qu'aux dépens d'un autre objet ou d'une autre personne; c'est ordinairement par des comparaisons odieuses ou des préférences injustes qu'on déclare ses goûts et ses affections. Telle est l'injustice que je reproche à l'auteur de ce petit poëme. Ne pouvait-il donc être le panégyriste du soupé, sans être le détracteur du iiiiié ? Cette injustice, au reste, lui a porté malheur: il en a été puni sur-le-champ ; car elle lui a inspiré de mauvais vers : Reconnalt-on le modeste dlné, Cr doux Iniiir que l'étaient fait nos pires
------------------------------------------------------------------------
Pour partager le jour et les affaires, (Jui maintenant, usurpateur hardi, Enfant ingrat de l'heure du midi, A déplacé, s'il n'a banni ses frères?
Froide assemblée, équivoque repa., etc.
Dahord un bon diné n'est point un repas équivoque; ensuite cette construction est on ne peut pas plusmauvaise : Reconnaît - on le modeste dlllc;. qui maintenant usurpateur hardi. Ce n'est pas le modeste dîné qui est un usurpateur hardi ; l'auteur a voulu dire : Reconnaît-on le modeste diné dans le repas somptueux, et retardé jusqu'à sept heures, qui main tenant, etc. Voilà son idée complète; mais il n'eqt pas permis de supprimer cinq ou six mots essentiels dans une phrase; l'ellipse est un peu trop forte.
Par une suite de son injustice, l'auteur du Soupe croit que les dinés sont toujours froids , ennuyeux ; que les convives sont mal choisis, mal assortis ; et il a tort : il veut au contraire que ses soupés soient fort gais, et ses convives aimables ; et il a raison : il pousse même la précaution jusqu'à en exclure les athées. C'est fort bien fait : les athées ne sont bons nulle part, pas même à soupe. Je ne sais cependant si des idées aussi sérieuses, et le souvenir d'un aussi triste système, devaient entrer dans un poëme léger et badin. Ce souvenir et ces idées n'inspirent pas d'ailleurs des vers très-heureux au poëte : Vous avez TU leurs sinistres exploits; Mais sommes-nous innocent de leur* faute.!
N'avons-nous pas, d'aveuglement frappés, De leurs erreurs adopté les plus hautes!
Pouvions-nous pas, aisément détrompés, Prévoir qu'admis, priés à nos soupés, Ils finiraient par dévorer leur* hôtes?
------------------------------------------------------------------------
Des erreurs les plus hautes, n'est pas une bonne expression, et des athées qui dévorent d'abord les soupés, et puis leurs hôtes, n'est pas une bien bonne plaisanterie.
Il faut, pour être juste, reconnaître dans ce petit poëme de quatre ou cinq cents vers, d'abord de fort bonnes intentions, et un bon esprit, ensuite un assez grand nombre de vers heureux, et des tirades entières, agréables et bien écrites ; mais on n'y trouve A as assez de légèreté, de gaité, de saillies : ce sont là les élémens essentiels et constitutifs d'un poëme dans le genre badin comme celui-ci. La phrase, la période poétique n'y sont pas assez variées; elles manquent trop souvent de grâce, de nombre et d'harmonie; la contrainte se fait sentir, soit dans le vers, qui est dur, soit dans l'expression , qui n'est pas exacte ; soit dans une accumulation d'expressions à peu près synonymes, et qui ne »e trouvent là que pour la mesure du vers. Je donnerai un ou deux exemples de ces différens défauts, et je pourrais en donner bien davantage. Parmi les vers durs, je citerai cel ui-ci, qui est très-remarquable : , , , Je me borne à de modestes vaux, Tant que de Mart la foudre éclate ou gronde.
Tant que de Mars n'est pas seulement dur; cela n'est pas frança is : ailleurs le poëte écarte de son ftoupéJes. beaux esprits, , , , , , , , Tout bouffi.
D'orgueil pour eux, de méprit pour têt autret Pour rimer avec les autres, il a besoin des apôtres; et voici comment il les fait venir : Pltr ions moyens se créànt des apâtres.
------------------------------------------------------------------------
Malheureusement on ne se crée point des apôtres.
C'est un mot qui n'est relatif que dans la langue sacrée ; dans la langue ordinaire, et familière surtout, on est apôtre pour son compte, comme quand on dit, c'est un bon apôtre : on est le disciple d'un autre, son prosélyte, son Séide, tout ce qu'on voudra; mais on n'est point son apôtre.
Parmi les expressions que l'auteur a accumulées dans ses vers, pour la rime et la mesure, je ne parlerai pas de celles qu'il pouvait défendre, parce qu'elles ne blessent que le goût, dont les règles sont quelquefois un peu arbitraires. Je ne citerai que celles qu'il lui sera impossible de justifier, parce qu'elles pèchent contre la langue, dont les lois sont plus rigoureuses. Ainsi, en parlant du chef de l'empire , il dit:
Vous le voyez chaque jour reconstruire, Ramener l'ordre, et les mœurs , et les lois.
On dit bien ramener l'ordre, et même, quand on n'est pas très-diffidle, ramener les mœurs ; mais on ne reconstruit rien de tout cela. L'auteur dira-t-il qu'il n'a pas donné de régime au velibe reconstruire ?
Mais c'est que précisément il lui en faut un. Plus loin , l'auteur dit encore : C'est là qu'un père, «n ses sages leçonl, Conleille, excuse , écarte les soupçons.
Ce père fait fort bien d'excuser, et surtout d'écarter les soupçons ; mais il a tort de les conseiller. N oilà cependant ce que siguifie cette phrase; car le mot soupçons étant régime du troisième et du second
------------------------------------------------------------------------
verbe, pourquoi ne le serait - il pas du premier?
Ces observations sont rigoureuses , sans doute; mais la poésie est un objet purement de luxe ; et tout ce qui ne se recommande pas par l'utilité, doit se recommander par l'agrément et la correction. Si la prose n'est pas un objet de première nécessité, elle est cependant plus utile dans le commerce de la vie, plus modeste dans le ton; elle a donc plus de droit à l'indulgence.
Ce soupé s'est prolongé beaucoup plus que je n'avais pensé : les Toilettes en souffriront. Il faudra pourtant que j'en parle, puisque m'y voilà engage mais je prendrai mes dimensions si justes, que je renfermerai certainement dans un seul et même article , et les Toilettes, et les Annales poétiques du XIXe siècle.
Annales poétiques du XIX* siècle.
Je m'étais engagé à parler de deux ouvrages, du poëme des Toilettes du Jour, et des Annales poétiques : je ne parlerai cependant que de ce dernier recueil. Dans toute autre occasion, et s'il s'agissait d'un ouvrage de philolophie, de politique, de morale , de religion, je ne m'excuserais point de ne pas tenir ma promesse, persuadé que le public fait peu d'attention aux engagemens que je puis prendre, ou qu'il les a bientôt oubliés; mais ici l'importance du sujet a dû fixer son attention et sa mémoire; et je suis persuadé que dans la capitale, dans les proviuces, et peut-être plus loin encore, on attend mon article avec quelque impatience, non pas assurément
------------------------------------------------------------------------
pour le mlrite de l'article, mais pour l'intérêt de l'ouvrage. J'avais prévu, ou, si l'on veut, supposé cette impatience, et je m'étais empressé d'y répondre : mon article était fait; il allait paraître, lorsque j'ai appris que le poème des Toilettes avait été imprimé Mns l'aveu de l'auteur, qui, averti par le dessein que j'avais annoncé d'en parler, s'empressait de retirer de la circulation tous les êxemplaires. Or, il ne faut pas te battre contre un livre retiré, quoiqu'il nous arrive souvent de nous battre contre des livres qui semblent l'avoir été, tant ils sont obscurs et inconnus! L'auteur, qui, même dans la composition de te poëme , avait donné plus d'une fois des preuves d'esprit, donne, en le retirant, la preuve d'un bon esprit; ce qui est bien plus rare, et ce qui vaut bien mieux : il me donne d'ailleurs un bel exemple que je dois imiter ; et, puisqu'il retire son chef-d'œuvre de la circulation, je retire le mien de l'impression. Véritablement nous faisons là un beau sacrifice l'un et l'autre !
Le mien est d'autant plus grand, qu'il ne me reste plus pour pâture à la critique, que les Annales poétiques du XIX. siècle : c'est bien peu de chose.
Ce n'est pas que ce recueil n'en vaille bien un autre ; mais il ne vaut pas mieux que cent autres, et on les a cent fois jugés. Ils se ressemblent à peu près tous, et cela se conçoit facilement, puisqu'ils se copient tous mutuellement, et multiplient ainsi nos magasins de vers, sans augmenter nos richesses poétiques. Nous avions, comme chacun sait, plusieurs Almanachs des Muses, de." Saisons du Parnasse, des Etrenncs Lyriques, des Etrennes d'Apollon , des Almanachs des Grâces, des Almanachs des Dames, etc., etc.
------------------------------------------------------------------------
Nous avons de plus des Annales poétiques, mais avons-nous dix bons vers de plus? Je ne le pense pas. Trois ou quatre noms, et sept n huit pièces font la fortune de tous ces recueils ; le reste en fait le remplissage. Les vers de M. Delille, de M. Lebrun, et d'un très-petit nombre d'autres, passent ainsi par une route qu'il est aisé de suivre, du A/mcllre dans les Quatre-Saisons ; des Saisons, dans les A ImallacllS; des A lmanachs, dans les Etrennes; de là peut-être, dans la Perce-Neige; de la Perce-Neige, dans les An- nales poétiques : on les trouve partout; le reste ne devrait se trouver nulle part. Je vois cependant que ces Annales poétiques sont composées par une société de gens de lettres. Une société de gens de lettres!
Cela me parait bien fastueux : assurément s'ils se sont mis une douzaine pour transporter des vers de quelques recueils dans un autre, voilà des gens de lettres bien occu pés !
Ils ont pourtant oublié une chose bien essentielle ; ils n'ont point fait de table : or il n'y a pas d'ouvrage où une table soit plus nécessaire. L'usage, dans ces sortes de recueils, est de la faire, non par ordre de matière, mais par ordre alphabétique de poetes, et cet usage est excellent ; on sait dès l'abord à quoi s'en tenir. Trouve-t-on les noms de Delille, de Lebrun, de Colin-d'Harleville, de Ducis? vite on cherche leurs vers, et on h's lit avec empressement. Trouvet-ou au contraire les noms de messieurs. tels et tels (je suis trop poli pour les nommer) ? on évite avec soin la page qui contient leurs longues épitres, leurs fades épigrammes et leurs bouts-rimés de toute espèce : mais ici il faut indistinctement tout lire; cela
------------------------------------------------------------------------
est dur, et pourrait bien engager à ne lien li re.
J'étais aussi, de mon côté, décidé à ne rien citer, parce que le choix des citations ne laisse pas que d'embarrasser dans un pareil recueil. Que citer en effet? Les mauvais vers? Ce n'est pas la peine; les bons? Ils ont si souvent passé par toutes les filières que j'ai indiquées, et par d'autres encore, qu'il est b!cn peu de lectcursqui ne les connaissent. Cependant, t'n feuilletant ces Annales poétiques, j'ai rencontré deux pièces qui m'ont frappé par une circonstance singulière que je crois devoir remarquer. Ces deux pièces sont de deux auteurs différens et cependant elles ont le même titre ou à peu près : elles roulent sur le même sujet, le traitent avec le même ordre, le même plan, souvent les mêmes idées, et se terminent par le même vœu. L'une de ces deux pièces est les Paradis de M. de Parny; l'autre , les Elysées de M. Cam pcnon. Il faut absolument, dans cette affaire, ou une rencontre singulière de deux esprits, ce qui n'est pas naturel, ou un plagiat, ce qui n'est pas loyal. Je ne décide contre aucun des deux poëtes, parce que j'ignore laquelle des deux pièces a paru la première : quanta leur mérite respectif, elles en ont toutes les deux, et on peut dire que M. Campenon ne s'est point laissé vaincre par un rival aussi redoutable que M. de Parny. Si, dans ce dernier, il y a quelques traits plus gais et plus vifs, il y a dans M. Campenon des développemens plus heureux : le premier dit gaîment, en parlant du paradis de nuages où les Écossais plaçaient les mortels vertueux, comme des ombres entourées de vapeurs brillantes : , , , De ces Sylphes, entre nous,
------------------------------------------------------------------------
Je ne veut Itoint Irolair le nombre ; J'ai quelque réptigtiance à n'être iblus qu'une ombre, Une ombre est peu de chose , et les corps valent mieux Gardons-les.
Il n'aime pas davantage le paradis des Scandinaves, où Oditi donnait pour passe-temps à set guerriers, de nouveaux combats et de nouveaux carnages.
J'honore la valeur : aux braves j'applaudis; Mais je pense qu'eu Paradis Il ne faut plusieur personne.
M. Campenon donne à la même idée des développt-mens plus poétiques : Les enfant d'Ossian, les guerriers scandinaves.
Moins polis que les Grecs, plus fous, mais aussi hraft", Vont dans leur Élysée à de nouveaux combats.
La vaste château d'or y reçoit leur courage; Enfans, femmes, vieillards, tous ont soif de carnage, Et le sang d'un vainc u leur offre des appas : Là, le Barde s'élance au milieu des soldats, Les bat, meurt, reuuscite, et va boire à la ronde, A la santé d'Odin, dans un crane ennemi.
Ah ! nous n'envtrons point à Fingal, à Morni, L'épouvantable espoir où leur bonheur se fonde.
De leur félicité ne soyons point jaloux : Cest déjà bien asseï de se battre en ce monde.
M. de Parny parle aussi trop sèchement. ce me semble, de l'Elysée des païens; M. Campenon peint mieux l'ennui que l'uniformité et la monotonie doivent produire dans ce séjour, Où les esprits des bienheureux Tout le jour l'un vout, deux à deux , A l'ombre du même feuillage, Respirer l'air des mêmes cieux, Sur les bords du même rivage;
------------------------------------------------------------------------
Tout admirer des mémes yeux ; Et du même air de négligence Se disant les mêmes fadeurs ; Sur des gazons toujours en fleurs, Promener la même indolence.
Ce ciel toujours d'azur, ces bosquets toujours verts , Finiraient, croyez-moi, par lasser votre vue; A des plaisirs toujours offerts, Sans en jouir ou s'habitue, Et le plui beau printemps doit son lustre aux liivers.
J'ai loué les deux pièces avec d'autant plus de plniair, que, quoique très-païennes, elles ne passent point certaines bornes accordées aux vers et à la poésie : la gaité y est décente; mérite bien louable dans un pareil sujet, et surtout dans un poële comme M. de Parny.
Si la société des gens de lettres a négligé de faire une table qui pût nous guider sûrement dans la lecture de son recueil, elle en a fait deux qui doivent nous donner beaucoup d'orgueil; Tune nous présente le tableau de nos richesses ; l'autre, celui de nos espérances. La première est la table des principaux ouvrages de poésie qui ont paru depuis sept ans. Il résulte de ce dénombrement, que nous avons eu, dans ce court espace de tem ps, quarante-quatre poëmes. Je n'ai pas compté les odes et stances, les discours en vers etépitres, les élégies et romans, les recueils, etc. ; cela eût été trop long. 1 a seconde table est celle de nos poêtes vi vans : on en compte cent quarante-six ; mais cette liste n'est pas exacte. Moi, qui n'ai pas l'honneur de connaître beaucoup de poëtes, j'en connais bien une douzaine qui ne s'y trouvent pas ; il est vrai qu'en revanche , elle en contient
------------------------------------------------------------------------
une centaine dont je n'avais jamais entendu parler; et cela forme une sorte de compensation.
Le Parnasse du Sentiment, ou Calendrier des familles, de l'amour et de l'amitié ; Recueil inédit de bouquets et complimens, rédigés mois par mois et pour chaque jour de l'année, dans l'ordre établi par le Calendrier grégorien ; contenant plus de quatre cents sujets diflérens pour le jour de Tan, les fêtes, les anniversaires, etc.
Il est certainement impossible de mieux prévoir tous les cas, toutes les circonstances de temps, de lieux, de personnes et d'événemens. Avec le Parnasse du Sentiment t jamais le sentiment ne sera en défaut; il pourra toujours s exprimer, et dans toutes les occasions, etaupiès de tout le monde. On ne saurait nier que cela ne soit très-commode, car le sentiment n'est pas toujours très-fertile ni très-heureux dans son expression ; on peut être extrêmement sensible, sans être très-spiritucl. Tous les jours on voit de bons fils, de bons neveux, de bons cousins, aimer tendrement tous leurs parens , et leur oncle, et leur tante, et leurs parrains, et leurs marraines, et n'avoir, pour prouver leur tendresse, que ces discours et ces procédés habituels, qui suffisent dans les temps ordinaires et dans le train journalier de la vie, mais qui n'auraient pas assez de pompe et d'éclat pour ces circonstances d'apparat, qui mettent toutes les familles en mouvement; pour ces grands jours où un père reçoit des vœux et donne des étreunes , où une mère fête sa patrotitie, où une cousine se marie , où
------------------------------------------------------------------------
une nièce accouche , où une tante célèbre la cinquantaine de son mariage, etc., etc. : il est reçu que , dans ces occasions solennelles, on s'exprime en vers, et que le sentiment soit rimé. Que fera donc l'homme sensible qui n'est point rimeur ? S'adressera-t-il à l'homme d'esprit de la famille, et mendiera-Ut humblement quelques couplets ? Mais souvent l'homme d'esprit de la famille n'en a pas beaucoup ; puis il est fier, dédaigneux, peu complaisant ; enfin, il ne peut pas suffire à tout. C'est ainsi que, placées entre leur excellent cœur et leur faible génie, beaucoup de personnes n'éprouvent point une joie complète et uu bonheur sans mélange du retour de ces jours de fête, qui auraient pour elles tant de charmes, si elles avaient autant d'esprit que de sentiment.
Mais avec le Parnasse du Sentiment, avec le Calendrier des familles, Je l'amour et de l'amitié, on ne peut jamais être embarrassé. Tous les saints du calendrier ont leurs chansons ; tous les parens, tous les événemens de la vie ont leurs couplets ; on en trouvera pour son oncle, s'appelàt-il Nicaise, Eustache ou Gauthier; pour sa tante, se nommât-elle Barbe, Gertrude, Opportune ou Thècle ; pour sa jolie cou- , sine ou son aimable amie, Adelaïde, Élisa, Caroline, Zoé , Zélic, etc. Veut-on , avec ses vers, offrir une simple fleur? que d'idées délicates et neuves sur la pensée, l'immortelle et la rose! Veut-on offrir uu présent plus considérable, et s'élever jusqu'au ridicule, à la bourse tissue d'or et de soie, au gilet brodé représentant des pensées, au schall, etc.? il y a des vers pour tous les dons et pour tous les caprices du sentiment. L'auteur ou l'éditeur fait son thème en
------------------------------------------------------------------------
plusieurs façons, varie ses !mjetl' etiesmuttiptie, tantôt avec une sage économie, tantôt avec une riche profusion , suivant la nature des événemens plus ou moins fréquens da is le cours ordinaire de la vie, et suivant la condition , l'àge et le sexe des personnes qu'on aime plus ou moins à fêter. D'après ces sages proportions, on trouvera, par exemple, infiniment plus de chansons et de couplets pour son amie que pour son parrain. Ce n'est cependant pas l'amie à qui sont adressés le plus de vers, c'est à celle que l'on aime; nuance bien délicate, et qui prouve jusqu'à quel point l'éditcur a porté l'attention pour ne pas confondre les rangs et les personnes, puisqu'il a si subtilement distingué l'amie, de colle que l'on oime. Je dois observer qu'il n'oublie pas celle que l'on estime seulement.
Il est vrai que ces distinctions si fines se trouvent bien plus dans le titre des couplets, que dans les couplets eux mômes, qui peuvent assez indistinctement s'adresser à tout le monde ; de sorte que je ne serais pas surpris que les vers qui, par leur titre, sont indiqués pour la cousine, pour l'anue, ou même pour celle que ton aime, ne pussent être indiOéremment chantés à l'oncle ou au parrain. C'est même là un des grands avantages du recueil, et l'éditeur semble j'en applaudir beaucoup : il indique lui-même en note comment des couplets faits pour une occasion peuvent être facilement transportés à une autre, à l'aide des plus légers changemens; en substituant, par exe m ple, papa à maman, oncle à tante, celui à celle, il à elle, cousine à cousin, pourvu que le mot suivant commence par une voyelle, et autres petites combi-
------------------------------------------------------------------------
naisons à la portée des esprits les moins transcendans.
Bien plus , les vers faits pour le patron que vous voulez célébrer ne vous conviennent-ils pas, prenez ceux faits pour un autre patron, observant seulement de prendre des noms de même taille, c'est-à -dire, du même nombre de syllabes, et des saints qui riment ensemble, si leur nom est placé à la fin du vers. Par exemple, voulez-vous fêter votre ami Bernard, et êtes-vous mécontent des couplets qu'on vous donne pour ce nom , prenez ceux qu'on avait destinés à un Médard. Vous voulez offrir votre bouquet A votre amie Fanchette, choisissez, si vous l'aimes mieux , la chanson faite pour Jeannette. La substitution n'est pas difficile, et tout ira bien. Il y a mille choix, mil!.* échanges, aussi heureux et aussi faciles à faire dans le Parnasse dit Sentiment ; de sorte que, si je ne craignais de profaner le sentiment par un proverbe trop trivial, je dirais que ces complimens sont des selles à tous chevaux. A quelques exceptions ; :«s, et avec les plus légers changemens, tous semblent faits pour toutes les occasions et pour tout le monde. Quelle est la femme, par exemple, à qui ne conviennent pas parfaitement les couplets adressés à celle qui n'a point d'égale ?
Enfin, et c'est le dernier éloge que je crois devoir faire du Parnasse du Sentiment; ces couplets, ces chansons, ces complimens, ces fera, ne valent rien, absolument rien. Je le dis franchement, c'est un mérite; et les éditeurs ont donné en çeln une grande preuve de jugement. Le premier mérite d'un ouvrage, est d'être parfaitement approprié au but qu'on se propose et aux personnes à qui on le destine. Or, pour
------------------------------------------------------------------------
qui a-t-on fait le Parnasse du Sentiment? Ce n'wt certainement pas pour nos poêles$Athénées, de Musées et d'Almanachs, pour nos faiseurs de vaudevilles et de calembours; pour tant d'illustres poëtes enfin, dont les noms et les titres se présentent en foule A mon souvenir, et que je pourrais nommer par centaines. Ces messieurs dédaigneront le Parnasse du Sentiment : ils ont la conscience de leurs forces, et s'en rapportent à eux pour trouver d'éternelles fa- deurs sur l'immortelle, la pensée, et toutes les fleurs qui entrent dans un bouquet; des calembour sur tous les objets qui composent un présent; des jeuy de mots et des allusions neuves et fines pour toutes V* fêtes des Madeleine, des Marie , des Hélène, des Jean, des Joseph, des Antoine; enfin , des gentillesses et des rébus pour mademoiselle Aimée, mademoiselle Désirée, mademoiselle Félicité, pour une nouvelle mariée, une jeune accouchée, etc. Ce n'est pas non plus aux beaux-esprits dont chaque famille se vante, qu'est destiné ce recueil ; ceux-là n'ont encore besoin que de leurs propres idées, et tout au plus d'un Richelet pour les rimes. C'est donc pour ceux qui ont le cœur sensible , mais l'esprit borué, qu'est fait le Parnasse du Sentiment. Il faut, par conséquent, que les choses qui y sont contenues ne soient pas trop au-dessus de leurs faibles moyens, et qu'elles soient, autant que possible, dans les proportions de leur étroit génie ; car, enfin , celui qui débite un compliment qu'il n'a pas fait veut cependant avoir l'air d'en être l'auteur, et il a raison. Quoi de plus ridicule, en effet , que d'aller choisir dans un livre et apprendre péniblement par cœur des vers par
------------------------------------------------------------------------
lesquels on prétend exprimer sa tendresse et ses sentimens à ses parens, à sa famille, à celle que l'on aime, à celle que l'on estime. Il faut donc, pour sauver les apparences, qu'il soit du moins possible que celui qui les récite ou les chante les ait aussi composes. Or, et (je le répète) c'est un grand mérite: il n'y a point, dans ce recueil, de couplets que l'homme le plus ordinaire ne puisse avoir faits; et certainement quiconque voudra les avouer, en sera censé l'aulcur.
Mais se trouvera-t-il quelqu'un qui ait assez peu d'amour-propre, ou un amour-propre assez mal entendu pour adopter de pareils complimens, de pareils rouplets, de pareilles chantopis ? Assurément il s en présentera, et en grand nombre. C'est une chose merveilleuse, en effet, que le prestige qu'opèrent sur une foule d'esprits quelques rimes, une certaine mesure dans les lignes du discours ; et c'est là un des plus graves inconvéniens de ce qu'on appelle si improprement des vers et de la poésie. Les écrivains en prose n'ont pas toujours du jugement, de la raison, de l'esprit; ils disent parfois des choses assez inutiles, assez fausses, assez déraisonnables; parfois ils n'ont pas trop de sens commun ; mais il y a cependant des sottises qu'on n'oserait dire en prose : il y a des bornes au galimatias et à la déraison dans ce langage, plus naturellement voué à la raison et à la justesse. Il n'y a point de bornes en poésie, point d'absurdité qu'on ne se permette de dire, pourvu qu elle soit de deux rimes ortice. Choisissons-en un exemple dans le Parnasse du Sentiment, qui m'en offrirait cent. Quel est le prosateur qui eût osé adres-
------------------------------------------------------------------------
ter à ion lamie, le jour de en fête, "1 surtout faire imprimer ce compliment, s'il n'eût été rimé?
On dit que votre patronne Eut jadis 110 grand renom ; Je le crois plus que personne , Puisque vous portez son nom.
Permettez qu'à votre fête Je vous offre ce bouquet, Et qu'un ami vous souhaite Le bonheur le plus parfait.
Mettons cela en proqe : « Votre patronne eut, « dit-on, une hnute renommée, et cela ne m'é« tonne point ; il est tout simple qu'elle ait joui m d'une éclatante célébrité, il y a dix ou douze sièv cles, puisque aujourd'hui vous portez son nom. »
Certainement, sans me vanter, et à l'invention près, que je ne réclame pas, ce compliment ainsi tourné vaut tout autant que l'autre; et cependant qui oserait écrire une pareille absurdité en prose? Eh bie..
en vers on l'ose! beaucoup de lecteurs trouveront cela fort bien ; quelques amateurs s'empareront peutêtre de cette heureuse idée. Quel est donc le mérite qui, dans cette pièce, peut leur fasciner ainsi les yeux? Sans doute le mérite des deux rimes de nom et de renom, et de pouvoir être chantée sur l'air : Ce mouchoir, belle Raymonde, etc.
------------------------------------------------------------------------
Mrs Quatre Ages, par M. J. Saiut-Cyr Poncet Delpech, le fils, poëme en quatre chants. — Les Quatre Ages de la Femme, par A. F. R. Teulières, poëme en quatre chauts.
Je ne séparerai point ces deux poëmes : le sujet de l'un est l'homme, le sujet de l'autre est la femme.
Leurs auteurs sont deux jeunes troubadours : même âge, même patrie, même goût, mêmes sentiments ; c'est Oreste et Pylade. Une préface, quatre chanta et (les notes, tel est l'ouvrnge de chacun des deux poëles; cent cinquante-huit pages de part et d'autre. La quantité est donc la même ; la qualité ne diOëre pas beaucoup, et quand je verrais mieux cette différence, je me garderais bien de l'assigner. Je ne voudrais pas troubler cette égalité parfaite si bien établie dans tous les autres points; je craindrais d'ahércr le tewhe sentiment qui unit ces deux amis : quelque affermie que paraisse J'amitié entre deux poëtes, elle tient rarenient contre les jalousies et les rivalités de talent.
Ce n'est donc point par un sentiment de préférence que je vais commencer à m occuper d'un poëme plutôt que de l'autre : mais premièrement il est absolument nécessaire de commencer par l'un des deux ; en second lieu , leurs auteurs ayant pris l'homme et la femme pour objet de leurs chants, et M. Teulières s étant chargé de la femure, l'intérêt du sujet et les lois de la politesse et de la galanterie m'obligent à parler d'abord de son poëme.
Le sujet d'un poëme ou de tout autre ouvrage n 'c.t pas neuf parce que le titre est nouveau , et c'est une
------------------------------------------------------------------------
remarque qu'il est utile de faire à tous nos poëtes, à !
tous nos auteurs. Nous venons bien tard pour être des esprits créateurs, des écrivains originaux : le destin j nous a fait naitre après une longue révolution de siècles, après une foule immense d'auteurs dans tous les genres : l'expérience et la surcession des années ont amené, produit et reproduit toutes les idées, tous les sujets ; l'étonnante variété des esprits les a considérés sous tous les aspects, traités dans tous les rapports : et, pour ne pas. oubiier et perdre de vue dans ce monde infini d'auteurs et d'ouvrages, M. Teulières et son poënie ; je lui dirai que tous les tableaux dont il a dû composer les Quatre sfges de la Femme, sont du nombre de ceux qui ont été le plus souvent dessinés ; qu'ils se trouvent épars dans une foule d'autres poëmes j et qu'ainsi le sien, à la vérité, n'était pas encore rassemblé , mais qu'il était fait depuis long-temps. Dans combien d'ouvrages, en effet, ne trouve-t-on pas décrits et les jeux d'une petite fille, et les leçons qu'elle donne à sa poupée, et ses petits caprices, et ses petits goûts, et sa coquetterie naissante ? Dans combien d'autres n'a-t-on pas tâché de peindre les grâces et les charmes d'une jeune fille, et ses aimables occupations, et ses agréables talens, et sa naïve pudeur, et son timide embarras, et les premières impressions d'un sentiment nouveau pour elle?
Où ne trouve-t-on pas et les devoirs, et les vertus, et le bonheur des épouses et des mères, et leur éloge, etleur satire? Les vieilles femmes sont un peu moins chantées ; mais on a cependant célébré quelquefois l'esprit orné et la raison aimable de quelques-unes d'entre elles, les travers et les ridicules de quelques autres.
------------------------------------------------------------------------
Je ne prétends point conclure de ces observations, que M. Teulières n'eût pas le droit de faire un poëme sur les quatre âges de la femme. Les tableaux qui le composent étaient épars, il avait certainement le droit de les rassembler ; ils étaient usés, il avait celui de les rajeunir : mais j'ai voulu prouver qu'à l'exception du titre qu'il devait à M. Zacharie, il n'avait pas eu besoin de recourir à ce poëte allemand pour retrouver toutes les idées, toutes les images, tous les sentimens qui animent son poëme; que nos poëtes français n'avaient pas été moins galans que les poëtes allemands, ot qu'enfin il n'était pas le seul qui, parmi nous, eût le droit de dire ;
Oui, femmes, c'est pour vous que je monte ma lyrll, Mais si M. Teulières a le petit orgueil d'être le premier parmi nous qui ait chanté, sinon les femmes, du moins leurs divers âges , il n'en est pas moins modeste dans la récompense qu'il exige : A l'auteur qui vous chante accordez un sourire.
Ce n'est assurément pas trop pour un homme qui a monté sa lyre, et qui l'a montée de manière à fournir quatre chants en l'honneur des femmes. Les premiers sons qu'il en tire sont pour la petite fille au moment où sa mère la met au monde ; c'est là ce qui s'appelle commencer ab ovo; il est impossible de prendre son sujet de plus haut. M. Teulières venge assurément les femmes de la première injure qu'il soit possible de leur faire : 'If L'homme de ses dédains entoure ton berceau.
Pour premier rejeton de leur teu'h 9 famille,
------------------------------------------------------------------------
La femme A son 4potix donne-t-elle ira* fille, Il prend un air ooatu., et sottement boudeur; Affiche cl u mépris, montre de la froideur j Reçoit, en s'excusant, les complimens d'usage: L'humeur et le dépit percent sur eon viisage.
M. Teulièrts place ensuite la petite fille dans un berceau ; puis il la tient à la lisière quand elle est aux langes échappée ; enfin, il la voit croître, embellir, et il peint alors ses petits goûts, ses petits caprices , ses jeux variée, ses grâces enfantines : il se met lui-même en Icène; il se place A côté de sa petite sœur, et on les voit tous les deux foire mille petites gentillesses. Dans tout cela, il y a sans doute quelques détails peu intéiessans et un peu longs, quelque. transitions qui ne sont pas heureuses, quelques expressions peu justes ; mais on y trouve aussi de la grâce, quelques tableaux assez bien faite, quelquefois même un peu de poésie. Ce premier chant, qu'on aurait dû croire le plus languissant et le plus dépourvu d'intérêt, est, à mon sens, le meilleur de tous.
Le second commence par une description banale du printemps. Le poëte décrit les amours de la colombe , puis celles de la tourterelle; ce qui n'est pas le moyen de varier aes tableaux ; enfin, la défaite de l'alouette qui, je crois, a peu, combattu; celle de Philomèle, d'où M. Teulières passe, sans autre transition , A la jeune fille :
fille, voili de ton adolescence Le fidèle tablea u ( ce qui semble dire que les jeunes 6IIea - doivent penser qu'à l'amour, et que leur 0dûl**c?nce t pour 80 conformer au fidèle tableau qui leur est présenté,
------------------------------------------------------------------------
doit être consacrée à cet unique sentiment : ce n'est point là ce que pense M. Teulières, qui est un jeune poëte très-moral. Mais le commencement de ce second chant offre moins de suite et de justesse dans les idées qu'il n'appartient même à un poëte. Bienlùt, il est vrai, l'auteur présente la jeune fille occupée , non à faire l'amour, mais à perfectionner ses talens, à aimer ses parons , à faire leur joie , leur bonheur, ainsi que l'agrément de la société. Cependant , comme toutes ces filles doivent être mariées au troisième chant, où le poëte ne s'occupera plus que des femmes, il introduit sur la scène un jeune amant qui les représente tous. Ce jeune amant est d'abord bien timide, bientôt il s'enhardit, il s'approche de la jeune beauté; il n'ose lui parler, mais il saisit sa main d'albâtre, et y pose sa bouche idolâtre : la jeune beauté rougit ; mais elle a là son éventail, dont la gaze officieuse cache sa rougeur. On joue à des jeux innocens ; l'amant prend bien son temps pour glisser sa déclaration dans la main de sa timide amautc; celle-ci ne sait trop qu'en faire, mais enfin elle la dépose dans son fïchu. Curieuse d'aller la lire, elle feint une légère indisposition qui l'empêche de sou per, va dans Talcove solitaire lire vingt fois cet écrit enchanteur. Mais elle ne fait pas réponse ; l'amant est dans une incertitude cruelle ; il est bientôt tiré d'embarras par l'amour espiègle : d'après le conseil de ce dieu, il va droit à la chambre de sa maîtresse lorsqu'elle dessine; il entre, et lui enlève de force son dessin. Quel bonheur! il trouve qu'elle était tendrement occupée à dessiner ses traits. Il-est p??Mblc que les choses se passent ainsi du côté de
------------------------------------------------------------------------
Montauban, patrie de l'auteur; mais ce n'est pas trop l'usage ailleurs.
Ce chant offre cependant quelques morceaux assex gracieux, quelques vers heureux; mais il en offre de bien mauvais, tels que celui-ci : D'un adroit sdducteur la louange est la glu; une foule d'expressions impropres , telles que le fard de la pudeur, qui, selon M. Teulières, embellit une jeune personne. Le fard se prend toujours en mauvaise part; ici il veut dire une pudeur feinte et hypocrite, et ce n'est sûrement pas l'idée de M. Teulières. On y remarque, de plus , peu de liaison dans les tableaux et de cohérence dans les idées, deux ou trois plaisanteries assez froides, etc.
Les deux autres chants sont, à mon avis, plus faibles que les deux premiers : l'auteur, contre le but de son poëme, y fait presque autant la satire que l'éloge des femmes mariées et des vieilles femmes. Aucune autre source d'agrémens et d'incérêt ne compense, dans ses tableaux, l'absence de cette grâce et de cette fraîcheur que l'enfance et la jeunesse répandent toujours autour d'elles. L'auteur n'est pas heureux en prologues ; voici celui du troisième chant : Complaire à tout le monde et charmer tous les goùte, Ne peut être un dessein formé que par des fous.
Ces fous tout les auteura. , , , , ,
La louange d'un fat chatouille notre oreille; Eu Tain le ridicule est là qui nous poursuit : Notre cœur fuit souvent sa dupe de l'esprit.
On ne pouvait guère faire une plus mauvaise application de la maxime de La Rochefoucauld.
------------------------------------------------------------------------
Si le ciel eût voulu seconder mon envie, Enc hanter l'univers eût été ma folie.
Mel vœuv seraient d'avoir la gloire pour compagne; Pour l'atteindre, on bAtit des châteaux en Espagne, Desarmer le censeur prêt à me réprouver, Voilà l'heureux secret que je voudrais trouver.
Ce n'est point avec de pareils vers qu'on a le secret de désarmer le censeur. M. Teulières en a fait un bon nombre qui, à la vérité, valent beaucoup mieux : on peut même dire qu'on trouve de bons vers dans sou mauvais poëme. J'en citerai quelques-uns à propos de M. Poncet Delpech.
Il ne faut point être étonné si M. Poncet a fait un poeme : il nous apprend qu'il est irrésistiblement poussé vers le démon de la métromanie, ce qui veut dire à peu près le démon du démon des vers , et on doit en faire beaucoup avec tous ces démons-là. Mais s'ils avaient eu un peu d'es prit, comme on leur en suppose ordinairement, ils auraient dissuadé M. Poncet de se choisir lui-même pour héros de son poème : Je veux chanter un homme , et cet homme, c'est moi.
Il tourne, il est vrai, ce projet en plaisanterie : Le sujet paraîtra d'assez mince importance.
Mais, tout en plaisantant, il lie l'exécute pas moins; ce qui prouve qu'il n'est pas trop persuadé de sa mince et qu'il le juge digne d'intéresser le lecteur. M. Poncet se trompe, et je ne dis point cela pour faire une épigramme, puisqu'elle tomberait également sur tous les jeunes gens du même âge. Bien plus : un homme, quel qu'il soit, ne peut jamais être l'objet particulier de ses chants : s'il est un héros, la
------------------------------------------------------------------------
modestie le défend; s'il ne l'est pas, la modestie encore , et de plus, les véritables règles du poëme.
Les tableaux de l'enfance, en général, sont trèsagréables; le tableau particulier de l'enfance d'un individu est toujours très-ennuyeux : j'en atteste tous ceux qui ont entendu de,. pères et des grands-pères s'extasier sur les gentilletiteé de leurs enfans. Ce sers bien pis, si c'est l'enfant lui-même qui s'extasie en iious racontant ses petites prouesses, quand même il nous dirait en plus beaux vers : Dit que je me connus, je devina intraitable; Je fui ce qu'on appelle un malin petit diable.
A peine fui- je entré da tia le monde lutin, J'y payai mon tribut en me foulant h maiat
Cela ue peut pas être bien intéressant ; M. Poncet, cependant, ne passe aucun détail : il se voit naître, il célèbre sa naissance ; et comme il n'est point une petite fille, son père ne prend pas cet Wr jotommt boudeur dont parle M. teulières ; il est enchanté. Sa mère le nourrit de son lait; le premier mot qu'il prononce produit le plus grand effet. Il devient, comme nous l'avons vu, un malin petit dlaIJle; il dérobe des gAteaux à sa Dlère, Il élève un moineau, qui bientôt est croqué par un chai, et il lui fait cette épilaphe : loi gtt un oiteau qui vécut adoré, Et dont amtr émeut le trépas fat pleuré.
et il désire que ses enlabs gravent la même épitaphe sur son tombeau, tant doute avec quelque différent* ; car il ne voudrait pas apparemment qu'on gravâteur soft tombeau : Ici gft un oiseau.
------------------------------------------------------------------------
Ce premier chant est, sans contredit, le plus mauvais de tous : le premier chant de M. Teulières est, au contraire, le meilleur des siens; et, comme je mobstine à ne vouloir pas régler les rangs entre les talens des deux amis, je veux croire que la supériorité de M. Teulières vient de ce qu'il a considéré l'enfance sous un rapport général et non individuel, et qu'il n'est point son propre héros.
Enfin, M. Poncet sort de l'enfance : il dev ient jeune homme, c'est-à-dire qu'il va au spectacle, au Musée, et qu'il devient amoureux : c'est là toute sa jeunesse. Il est trompé par sa maîtresse; il se bat contre son rival, et c'est du moins un événement.
Mais la pitié et la terreur s'évanouissent, quand on apprend qu'il n'y avait que de la poudre dans les pistolets. Après ce bel exploit, M. Poncet revient chez sa maîtresse , Pensant de la trouver dans les bras de la mort.
Elle était au bal. Justement piqué, M. Poncet l'aballdorme; il devient un peu misanthrope; mais une jeune personne sage , modeste, aimable, le convainquit, Que toujours ou est sot de braver la beauté.
Il l'épouse, ce qui le mène Irès-nalurcllement au troisième chaut. Mais, avant d'y passer, je me rappelle la promesse que j'ai faite de citer quelques vers de M. Teulières ; je les prends dans son second clnnt, où il parle aussi beaucoup d'amour. Il veut prouver que cette passion est vertueuse ou coupable, vivant qu'elle s'empare d'un cœur vertueux ou corrompu,
------------------------------------------------------------------------
et il emploie une image aussi juste que bien exprimée : S'il (l'amour) se tourne en poison dans les cœurs corrompus, Chez l'innocence il est la source des vertus.
Tel un feu dévorant qui s'attache au bitume, Sans jamais éclairer, le brûle et le consume : Par de noires vapeurs il infecte les airs ; Tous les arbres voisins portent des fruits amers; Des flenrs auprès de lui le coloris s'efface i De la fécondité la mort a pris la place. A cette flamme acti ve , à ce feu dévorant, Et la myrrhe et l'encens servent-ils d'aliment, De suaves parfums la vapeur salutaire, En épurant les airs , embaume l'atmosphère.
Je reviens à M. Poncet : il n'a pas encore parcouru les deux âges qui lui restent à décrire, et cela est heureux pour lui, non-seulement comme homme, mais même comme poëte, puisque cette circonstance le force à n'être plus son héros. Aussi, malgré les fautes nombreuses qu'on pourrait reprendre dans les deux derniers chants, ils sont, en général, très-supérieurs aux premiers. 011 chercherait vainement dans ceux-ci une tirade aussi juste et aussi ferme dans le raisonnement, aussi correcte dans le langage, aussi facile dans la versification , que celle où il célèbre la plus noble passion de l'homme dans l'âge mûr, l'ambition :
Il est permis, sans doute , à l'âme noble et fière, De vouloir se placer au-dessus du vulgaire.
A son ambition sait-elle mettre un frein, Elle devient alors l'honneur du genre humain.
,.
Sans ce feu créateur, la tribune d'Athènes N'eût point, vert l'avenir, élevé Démosthéncs ; Newton eût expiré , sans surprendre jamais
------------------------------------------------------------------------
De Ion divin auteur les sublimes secrets; Le Pline de nos jours , traînant sa vie obscure, Aurait, pour le repos, délaissé la nature ; Montesquieu, dédaignant d'approfondir les lois, N'eût point au genre humain fait recouvrer ses droits; Sur le Pinde, éclairé de sa vive lumière, L'ambition de gloire environna Voltaire ; Enfin elle donna, dans le sein des hasards, Turenne et Duguesclin pour rivaux au dieu Mars.
Ces vers ne sont pas assurément exempts de tout reproche ; ils sont souvent faibles et prosaïques, mais ils ne sont pas aussi sans mérite. On en trouve beaucoup, dans le troisième chant, qui ne leur sont point inférieurs. Si, dans le quatrième, M. Poncet n'est pas toujours bon poëte, il est, ce qui vaut beaucoup mieux, constamment bon fils, bon époux, bon neveu, bon ami; il rend à M. Teulières une partie des éloges que celui-ci lui avait donnés dans sa préface, dans son poëme, dans ses notes, dans une épitre; et il faut avouer que les deux amis se prodiguent un peu mutuellement les louanges ; ils parlent de leurs productions délicieuses, de leurs brillans écrits, inspirés par les Muses, de l'heureuse magie qui met le sceau du génie à leurs ouvrages, etc. Il y a quelques hyperboles dans tout cela; mais il faut se rappeler que les auteurs sont gascons, et être un peu in.
dulgent ; il faut l'être aussi sur les productions de deux jeunes gens. Ces productions ne sont point san3 mérite ; elles décèlent quelque talent pour la poésie ; elles sont remplies de sentimens vertueux, et il faut avouer que leurs auteurs pouvaieut, à leur âge , employer beaucoup plus mal leur loisir, qu'à faire même des poëmes qui ne sont pas excellens. Je leur épargnerai donc d'autres critiques j je veux ccpcu-
------------------------------------------------------------------------
dant les avertir d'employer un pe*. plus di crètemrnt l'antithèse banale d'esprit et de t;o,-iir.
Et ne faisons parler l'esprit qu'après le cœur. (Poncet.) Notre cœur fait souvent sa dupe de l'esprit. (Teulières.) Il platt à mon esprit, comme vous à mon cœur. (Poncet.) D'intéresser ensemble et l'esprit et le cœur. (Teulières.) Pourquoi défendre au cœur d'avoir un peu d'esprit. (Poncet.) Ce que dicte le cœur, pour l'esprit c,t facile. (Idem.) J'en trouverais encore, si je voulais chercher plus long-temps. Je conseillerais à MM. Poncet et Teulières de lire le quinzième chapitre de Zadig : « Le cœur « et le corps , dit le roi à Zadig. A ces mots, le « Babylonien ne put s'empêcher d'interrompre sa « majesté. Que je vous sais bon gré, dit-il, de i:'a« voir pas dit l'esprit et le coeiii,; car on n'entend « que ces mots dans les conversations de Babylone, « on ne voit que des livres où il est question du « cœur et de l'esprit, composés par des gens qui n'ont K ni l'un ni l'autre! » Ce dernier trait de Zadig est dur, et je suis bien éloigné de l'appliquer à MM. Teulières et Poncet, qui me paraissent au contraire avoir un excellent cœur et beaucoup d'esprit, soit dit sans antithèse.
VAnnée champêtre, poëme en quatre chants et en vers libres, suivi de poésies diverscs; par M. Murville.
La plupart des pièces contenues dans ce gros et lourd Recueil sont déjà , sinon connues, du moins depuis long-temps publiées : quelques-unes même ont été plus ou moins couronnées; je dis plus ou
------------------------------------------------------------------------
moins, car il s'est élevé des débats bien plaisans sur les portions de prix et les fractions de couronnes que M. Murville a obtenus. Quant à lui, malgré les ré.
clamations de ceux même qui les lui avaient accordés, et qui devaient savoir pourtant jusqu'à quel point ils avaient voulu le récompenser, il transforme tout en prix bien complets, en couronnes bien entières. Lui donne-t-on un accessit pour une Epitre à Voltaire, ccA un prix; il ne veut pas en démordre. Parlage-t-on une couronne entre un rival et lui, il la place sur sa tête ; et faisant peu d'auention aux droits de son compétiteur, M. Gruet, il met en titre de l'ouvrage qui lui a valu cette demicouronne : Pièce qui a remporté le prix de poésie.
Il ne néglige pas les prix d'encouragement qu'on lui donnait assez mal à propos, ce me semble ; car je pense que, de son naturel, M. Murville a toujours été passablement encouragé. Enfin, l'Académie refusait-elle de le couronner, M. Murville la menaçait de lui intenter un procès, ou tout au moins d'attaquer celui qu'elle couronnerait à son préjudice, et que d'avance il appelait un voleur. L'auteur remet encore sous nos yeux, et fort indiscrètement à mon avis, ces singulières contestations. M. de La Harpe, connu pour mettre à chaque chose le mot propre, parlant de ces prétentions , et rapportant une partie des raisons sur lesquelles les appuyait M. Murville , s'écriait : Est-ce assez de folies ? Mais si le public, tout en riant, pardonnait à ces boutades d'un amourpropre jeune, robuste et récemment offensé, il se montrera peut-être moins indulgent pour les enfantillages d'un vieil auteur, réclamant ses prix jus-
------------------------------------------------------------------------
que par-devant les tribunaux, et plus disposé à rire d'un vieil amour-propre dont les blessures, à ce qu'il parait, ne se cicatrisent jamais.
D'ailleurs, si le fond du procès est bien risible, le plaidoyer ne l'est guère moins. En effet, M. Murville, qui, par la nature même de sa cause, était dans une position fort plaisante, semble prendre à tâche de la rendre plus plaisante encore, par les difficultés qu'il crée et qu'il ajoute assez maladroitement aux difficultés assez embarrassantes de sa position : il prétend concilier les choses les plus inconciliables.
Au lieu de montrer là bien franchement tout son amour - propre, il vent conserver les apparences de la modestie dans une pareille cause, et cela est difficile; il veut aussi garder un ton de noblesse, de dignité et de justice envers M. de La Harpe, et ne rien perdre néanmoins des épigrammes et des sarcasmes que peuvent lui suggérer l'amour-propre irrite et le désir dela vengeance, dispositions qui ne s'accordent guère avec la dignité, la noblesse et la justice.
Enfin il voudrait que les traits de sa colère tombassent sur l'ancienne Académie tout entière, dont il n'a plus rien à craindre ; et il a peur qu'ils ne tombent aussi sur l'Institut dont il a encore à espérer : de toutes ces intentions contraires et de tous ces intérêts opposés naissent la gène la plus singulière, la contrainte la plus plaisante, les contradictions les plus risibles.
Ainsi, lorsqu'il veut être conséquent à cette phrase si noble et si fière qu'il adresse à M. de La Harpe : « Parce que vous n'avez pas voulu m'adjuger le prix, « est-ce une raison pour que jesoisinjusteenvers vous, « moi? » ( Que de fierté dans ce moi!), il assure que
------------------------------------------------------------------------
M. de La Harpe est un bon écrivain, un écrivain de mérite, un poète, et même un bon poète ; il lui dit presque tendrement qu'il l'aime toujours. Mais bientôt le ressentiment prenant le dessus, il l'appelle avec un sarcasme amer et une ironie peu noble, mon Joux ami : il lui refuse peu à peu les qualités qu'il lui avait accordées ; il appelle la collection de ses œuvres un tombeau; il l'appelle lui-même le Campistron de Voltaire, ce qui était déjà bien plaisant; et finit par l'a ppeler le Campistron de saint Grégoire de Nazianze, ce qui est à mourir de rire. Il n'est pas plus d'accord avec lui-même, lorsqu'il veut être modeste : ainsi, après nous avoir assuré quelque part que, Dieu merci, il s'abandonne rarement aux chimères de l'amour-propre, il nous assure ici que, si on lui a refusé le prix, c'est qu'on voulait lecarler de l'Académie, attendu que bs académiciens, et M. de La Harpe surtout, redoutaient la supériorité de ses talens. Le morceau est curieux : « Les portes « de l'Académie, dit M. Murville, s'étaient ouver« tes pour M. l'abbé Maury, et plus facilement en« core pour M. de Florian , dont vous ne redoutiez « pas le talent. Mais moi, qui depuis quinze ans, « n'avais jamais paru dans le concours sans être cou« ronné ou distingué ; mais moi, qui me préparais à « disputer les palmes du théâtre. ; mais moi, que « l'opinion publique plaçait parmi les gens de lettres « susceptibles de devenir un jour membres de votre « Académie, il vous importait de m'en écarter, parce « que j'arborais les mêmes étendards que vous. Et « vous, surtout, M. de La Harpe, vous redou« liez, etc. » Est-ce assez de folies, dirait ici M. de
------------------------------------------------------------------------
La Harpe avec sa franchise accoutumée, et son imperturbable propriété d'expressions?
Dans son dépit, M. Murville lance beaucoup Je traits contre l'Académie entière : il assure qu'il y a tout au plus dans son sein six ou sept membres capables de juger les vers (i) : mais il craint toujours que l'Institut ne se sente Messé par ces traits; et c'est ici le troisième écueil de son plaidoyer. Pour l'éviter, il multiplie les notes : « Ceci ne regarde pas l'Institut, dit-il : ces abus ont disparu dans la Mouvelle organisation de l'Institut. Il y a beaucoup plus de gens de lettres dans le sein de l'Institut, etc. Je conteste d'autant moins ces propositions, que je ne les examine pas du tout; je remarque seulement qu'elles ont peu d'autorité dans la bouche de M. Mnrville, et qu'elles sont un peu décréditées par ses nouveaux intérêts et ses nouvelles espérances.
Au reste, il est absolument possible de concevoir comment M. Murville a dit tant de choses singulières et plaisantes : l'amour - propre et un aveugle esprit de vengeance expliquent tout; et, lorsqu'on prend ces petites passions-là pour conseillères, il est sûr qu'on donnera dans beaucoup de petits écarts, et qu'on apprêtera fort a rire à ses dépens; mais ce qui est tout-à-fait inexplicable, c'est l'ignorance complète qu'il montre de l'histoire littéraire de son temps.
Par exempte, il loue M. Suard d'avoir composé le beau
(1) C'est la même propos que, dans IOn dépit aussi, et pour l'en prévaloir, un autre potÏtr. fort inférieur à M. Murville, attribuait A M. de La Harpe. en l'exagérant encore. L'erreur est un peu forte.
------------------------------------------------------------------------
discours préliminaire de l'Histoire de Charles-Quint ; il fallait seulement le louer de ravoir traduit, et de lavoir véritablement bien traduit. M. Suard a mis dans ce discours tout le mérite qu'il peut y avoir à translater dela proseanglaise en prose française : c'est une justice que je me plais à lui rendre ; mais il n'a point composé, il a traduit le Hobertson : c'est un vers connu de tout le monde, et il est bien surprenant que M. Murville l'ignore. N'est-il pas surprenant aussi qu'il attribue à Voltaire précisément le contraire de ce que Voltaire a dit ! « M. de Voltaire, 1 cc dil M. Murville, prétend que ce fut l'abbé Gédoyu « qui eut les dernières faveurs de Ninon, qui, à cette « époque, était encore belle. » Eh ! non, M. de Voltaire ne prétend pas cela ; il se moque au contraire de ceux qui le prétendent : il assure positivement qu'à cette époque, Ninon n'était point belle du tout; et, quant à l'anecdote de l'abbé Gédyon, il dilen propres ternies : C'est un conte absurde. Comment faut-il donc s'expliquer avec M. MurvUte?
Je voudrais enfin arriver aux vers de M. Murville ; inais je trouve toujours en mon chemin une prose curieuse qui m'attache et me retient. Ainsi, avant de parler de l'Année champêtre, je ne puis me dispenser de dire un mot d'une préface qu'il appelle fastueusement un discours préliminaire : car M. Murville agrandit les objets dans sa prose, et les rapetisse prodigieusement dans sa poésie, où une île , quelque grande qu'elle soit, eût-clle quatre cents lieues de tour, n'est plus qu'un vase : Toute île fut un vase.
Il met aussi dans sa prose beaucoup de poésie et de mythologie. Ainsi, il nous parle, dans sa préface ou
------------------------------------------------------------------------
discours préliminaire, de Thomson parcourant, sur Taile de son génie, tous les climats, parce que le sien ne s'enrichit pas assez des dons de Cérès, ri offre à la corbeille de Pomone que quelques-uns des fruits qu'elle aime à recueillir; qu'il est pauvre des dons de Minerve et de Bacchus, peu recommandable aux jeux de Palès. Il n'y a que cette pauvre Flore qui est oubliée : je ne sais pourquoi M. Murville a eu ce mauvais 'procédé pour elle; je ne sais aussi pour, quoi il reproche tant au cardinal de Bernis d'avoir prodigué la mythologie dans ses vers. Croit-il qu'il n'est permis d'en mettre que dans la prose ?
Continuant l'éloge de Thomson , il assure qu'en lisant les Saisons de ce poëte, « vous captez, vous resm pirez par tous les sens la fraîcheur et l'ombrage; « votre vue et votre pensée se plongent voluptueuse« ment dans le cristal des ruisseaux ; vous êtes inon« dés, accablés, pénétrés des flots de la lumière jail« lissante; vous respirez tous les parfums. » Vous captez, vous respirez, et vous respirez encore : en vérité, on ne respire pas, tant on est accablé, pénétré, inondé de tant de beautés ! Enfin, la conclusion de M. Murville est que l'ouvrage de Thomson est admirable, mais que c'est un chaos.
M. de Saint-Lambert n'est pas moin3 emphatiquement loué; et il est certain que, parmi les vers qu'on ne lit pas, il n'en est pas de plus beaux que ceux de M. de Saint-Lambert. M. Murville ne le range pas moins parmi les poètes classiques ; et il en donne deux raisons : son talent d'abord, et puis sa longue vieillesse.
A ce dernier titre, tout le monde peut espérer de devenir classique à sou tour, et M. Murville tout
------------------------------------------------------------------------
comme un autre. Mais, quelque longue qu'ait été la vieillesse du cardinal de Bernis, M. Murville le traite fort mal; il le méprise en prose et en vers ; il se moque de ses vers courtisans : Ma muse, dit-il, Ma muse le défie, et de le vaincrq est sûre.
Cela est fier, et même dur; mais quand le poëte ajoute, parlant toujours des Saisons, Bernis les protégea de sa lyre sonore, cela n'est pas français. M. Murville croit-il protéger les Saisons, parce qu'il les chaule ? Et quand on lui passerait ces airs protecteurs, croit-il qu'on puisse dire protéger d'une lyre?
Que dirai- je maintenant de Y Année champêtre, que M. Murville a composée par délice, et que je n'ai pas lue de même ? On y trouve quelques vers passablement tournés, et beaucoup ; em?ui : c'est un petit malheur qui ne manque guère d'arriver à ceux qui lisent des Saisons. Ce genre de poëme est en effet composé de tableaux qui succèdent à des tableaux, sans interruption, et c'est déjà un inconvénient ; mais ce n'est pas le seul. Le plus grand, c'est que ces tableaux sont rebattus et usés : on les trouve non-seulement dans les vers de ceux qui ont chanté ou protégé les Saisons, mais dans tous les poëmes sur les champs, sur l'agriculture, dans toutes les géorgiques, idylles, pastorales, églogues, bucoliques, etc. Comment donc rajeunir des scènes si souvent répétées, des tableaux décrits par tant de poëtes, et quelquefois par degrandspoëtesP M. Murville a fait, pour vaincre cette difficuhé, des efforts malheureux sans doute,
------------------------------------------------------------------------
mais moins malheureux cependant que je n'aurais cru. Il y a dans le second chant de son poëme plus de poésie que je n'y en aurais soupçonné, si je ne l'avais pas lu : sur à peu près deux mille vers dont est composée XAimée champêtre, il y en a environ cinquante qui ne .«ont pas sans mérite; je les trouve dans ce second chant. L'auteur feint que dts moissonneurs de Thrace, brûlés par les feux du soleil, blasphêment la saison de l'été : Orphée apparaît tout à coup au milieu d'eux, et chante sur sa lyre les bienfaits du soleil et de la saison où l'on sent davantage la puissance de cet astre bienfaisant. La description de la personne d'Orphée, de sa lyre, de l'effet que produit son apparition subite au milieu des Thraces, offre quelques détails poétiques qui ne sont pas sans tache , mais qui relativement sont fort bons. J'en dis autant de quelques-unes des strophes que chante sur sa lyre le poëte de Thrace; mais ces éclairs poétiques sont bien rapides, et ne reparaissent plus : d'ailleurs, tout cela est assez mal conçu. N'était-ce pas à une divinité champêtre, ou à un poëte qui leur eût consacré ses chants, plutôt qu'à Orphée, qu'il appartenait de chanter les bienfaits de l'été et la richessedes moissons ?
M. Murville, en introduisant Orphée sur la scène, s'est imposé une grande difficulté, celle de mettre, dans la bouche de ce dieu de l'harmonie, des vers dignes de lui : or, M. Murville ressemble, on ne peut pas moins, à Orphée, ou du moins à l'idée qu'on s'est faite de ce chantre divin. Ses vers sont ou extrêmement prosaïques et plats, ou extrêmement durs et sifflans ; sa versification est généralement sans grâce rt sans légèreté : il y a un endroit où, peignant l'élé-
------------------------------------------------------------------------
pliant, il a fait quatre rimes masculines de suite, innovation qu'il a imaginée, dit-il, afin d'exprimer la pesanteur de l'animal par la pesanteur du rhythrne : il n'a pas besoin de tant d'artifice pour être lourd et pesant.
Je ne puis citer des vers à l'appui de toutes ces critiques ; mais ici le public m'en croira sur parole : un seul homme ne sera pas de mon avis , et cet homme, c'est M. Murville. Peut - être sera - t-il tenté de me demander mes preuves ; pour pouvoir les lui donner, je garde pour un second article, s'il l'exige , les notes que j'ai prises en lisant son livre (i): mais je le conjure de me dispenser de ce second article : cela m'ennuierait fort, ainsi que le public, déjà convaincu de reste ; et j'ai d'ailleurs à m'occuper d'une foule d'autres ouvrages : car jamais il n'a tant paru de livres que depuis que nous décourageons les auteurs.
Boilrau Despréaux corrigé dans soit Art poétique, ou ce Poëmc reproduit avec des changemens esse/itiels; par M. Nasse-Lamothe.
Depuis que j'ai soulevé tout le Midi contre moi, pour avoir avancé que les habitans de ces beaux climats, pleins d'esprit, de vivacité et d'imagination, n'étaient cependant pas poëtes, tous les rimeurs méridionaux semblent avoir pris à tnehe de confirmer la justesse de cette observation. Ils ont lancé dans le public une nuée de vers , une foule de poèmes qui
(i) M. Murville n'a pas hasardé l't:preuYe : il s'est rendu à ma prière,
------------------------------------------------------------------------
auraient terminé la question, si elle avait été indécise.
Mais M. Nasse ne se contente pas d'apporter, à cette masse de preitves que j'avais recueillies, son petit tribut particulier ; non-seulement il fait de mauvais vers, petit malheur qui peut arriver à tout le monde sur les bords de la Seine, comme sur ceux de la Garonne ; il méconuaît encore la beauté de ceux qu'un siècle et demi d'admiration a consacrés ; il insulte à l'un de nos plus grands poëles.
Boileau était regardé comme le législateur du Parnasse : ses arrêts, pleins de goût, avaient force de loi; son autorité était respectée, son empire paraissait affermi par une longue succession d'années. Tous les poëtes l'avaient reconnu; mais voilà que M. NasseLamothe se déclare en pleine insurrection. Il est vrai que M. Nasse ne peut pas être regardé comme un citoyen du Parnasse; il est étranger à l'empire de Boileau : ainsi, dans la véritable acception du terme, il n'est point rebelle, il n'est que ridicule.
A la vérité, il l'est beaucoup ; car il ne faut pas l'être médiocrement, pour vouloir réformer les vers de Boileau, lorsque premièrement on ne les entend pas; lorsqu'en second lieu, non-seulement on ne sait pas écrire en vers, mais lorsqu'on ne connaît pas même le plus simple mécanisme de la versification française ; lorsqu'enfin on ne sait pas même écrire en prose française et correcte. Or, M. Nasse se trouve dans ces trois cas ditférens.
Il ne connaît point ies premières lois de la versification française, puisqu'à ce vers, qu'il trouve trop pesant, Qu'aux acccus dont Orphée emplit les monts de Thrace,
------------------------------------------------------------------------
il substitue ce prétendu vers de sa façon : Qu'Orphée par ses chants dans la Thrace sauvage.
Ce qui sans doute est plus léger, mais ce qui ne forme point un vers, puisque le mot Orphée n'est jamais que de deux syllabes, et ne peut entrer dans un vers que pour le terminer, ou par élision.
M. Nasse ne sait pas même écrire en prose française et correcte; témoin sa critique raisonnée, où, après avoir fait la plus impertinente critique des vers de Uoileau, il ne manque presque jamais de dire : Changé comme suit, réformé comme suit; témoin encore sa préface, où l'on admirera ie bon sens et le beau style de ces phrases : « Des inexactitudes ou des fautes « majeures s'y trouvant (dans l'Art poétique), pour « ainsi parler sous l'incognito, ne peuvent qu'égarer « l'ingénuité de l'âge, et vicier les premières impres« sions. L'erreur, qui ne peut jamais être Ùwio« table, doit être sévèrement bannie de ces sortes « d'écrits, où la moindre irrégularité, la moindre « tache est un vice funeste : ainsi, loin qu'on doive im« prouver les efforts de ceux qui voudraient les atté« nuer, etc. » Sont-ce les efforts ou les écrits qu'il s'agit d'atténuer? Si c'est Virrégularité, ou la tache, ce qui ne vaudrait guère mieux, faudrait-il encore alors l'atténuer.
Enfin, M. Nasse n'entend pas Boileau. Ce grand poëte, dans un des plus beaux morceaux de son Art poétique, prouve deux choses : la première, qu'il ne faut point bannir de la poésie les fictions ingénieuses de la mythologie j la seconde, que le merveilleux de la fable ne peut pas élre remplacé par le merveilleux
------------------------------------------------------------------------
que nous offre la religion chrétienne. Après avoir établi ces deux points en très-beaux vers, que M. ftasse trouve bien médiocres , il détruit, l'objection de ceux qui, par un vain scrupule, voudraient ôter à Temis son bandeau et sa balance, et qui, comme une idolâtrie , vont dans leur faux zèle chasser l'allégorie.
Enfin, il termine cet admirable morceau par ce< quatre vers, qui sont la conclusion de toute sa doctrine, et des deux véritéi littéraires qu'il vient d'établir ; Laissons-les s'applaudir de leur pieuse erreur; Mais, pour nous, bannissons une vaine terreur ; c'est-à-dire, faisons usage des fictions mythologiques;
Ft, fabuleux chrétiens, n'allons point, dans nos son ges, * Du dieu de vérité faire un dieu de mensonges : c'est-à- d ire, n'emp loyons pas les vérités de l' Évangile comme des fictions j. poétiques. Cela est clair, je crois; mais M. Nasse ne l'a pas entendu : il a confondu tout cela , et il trouve que ces deux derniers vers sont en contradiction avec les deux précédens.
Comment, dit-il, après s'être élevé contre ceux qu'un scrupule vain empêchait d'employer la fable, peutil détruire sa pensée, en disant : Et, fabuleux chré- lieits, etc. Pour faire disparaître cette contradiction, M. Nasse corrige comme suit: Le faux dans le discours, s'il est sans artifice, N'est plus mensonge alors, ou cesse d'être vice.
Et j'aimerais autant qu'il mit ; C'est monsienr Tout-à-Bas, vicomte de La Case, Et votre serviteur, pour terminer la phrase. -
------------------------------------------------------------------------
Cela se lierait à peu près aussi bien avec ce qui précède et ce qui suit.
Vcut-on encore quelques exemples des changemens il des rfformes que nous devons à M. Nasse ? Boileau avait dit :
Mais attendant qu'ici le bon sens de retour; M. Nante aime mieux :
Mais tout en attendant que le goût de retour.
Cela est harmonieux! Boileau , parlant des nombreux admirateurs des mauvais ouvrages, s'était exprimé ainsi : Et sans ceux que fournit la ville et la province, Il en est chez le duo, il en est chez le prince.
« N'est-ce pas insinuer, dit M. Nasse, que le duc et « le prince ne sont ni à la ville, ni en province? » et il réforme comme suit : Et, sans parler de ceux que fournit la 'province, Il en est à la ville, il en est chez le prince; en quoi il évite véritablement l'objection par rapport au due; mais il me semble que son prince est, comme celui de Boileau, hors de la ville et de la province.
L'importance de cette observation le cède encore à celle qu'il fait sur ce vers : Sans cesse en écrivant, variez vos discours. En écrivant, dit judicieusement M. Nasse, on ne peut varier que ses écrits. Mais voici une observation plus fine encore, et plus subtile que toutes les autres:
Gardez qu'une voyelle , à courir trop bitée, Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
------------------------------------------------------------------------
« Wailly, dit M. Nasse, et quelques Autrc", tout « une méprise, en louant l'expression de ces deux « vers. Que signifie à courir trop hâtée? D'ailleurs, « si elle court plus que l'autre , elle pourra bien ln « heurter, niais n'en sera pas heurtée; et il change « ainsi ces deux vers :
Évitez bien , surtout, la rencontre mortelle.
, D'une voyelle forte avec une voyelle.
Je ne sais ce qu'il y a de plus curieux de la prose de M. Nasse ou de ses vers : cepcndlnt, comme je ne puis pas tout citer, je me détermine pour les vers.
Je ne citerai plus ceux de Boilcau, que tout le monde sait par cœur, en attendant que ceux de M. Nasse les aient fait oublier : Quelque sujet qu'on traite, ordinaire ou sublime, Au sens, à la raison il faut plier la rime.
1"
EUe plaît d'autant plus, que, sans effort ni géne, Un mot qu'on n'atteud pas au bout du vers l'amène ; Mais elle platt encor quand Tart qui nous séduit Déguise le travail qui parfois la produit.
C'est un principe enfin, que toujours la raison Doit être des écrits et l'essence et le fond.
,.f Il n'est style èi beau, s'il est trop uniforme, Qui, par ce vice seul, bientôt ne vous endorme.
Heureux plutôt celui dont la plume facile Sait changer A propos de manière et de style !
Qui ne préférera ces deux derniers vers à ceux de Boileau :
Heureux qui, dans ses vers, sait d'une voix légère Passer du grave au doux, <1n plaisant au sévère?
------------------------------------------------------------------------
« Car enfin , comme dit M. Nasse, que fait ici cette « voix légère quand il s'agit de composition d'es« prit, fût-ce même de composition de musique? »
M. Nasse paraît très-content de sa prose et de ses vers, et je ne voudrais pas troubler sa satisfaction.
Les janséuistes, gens un peu durs, prétendaient que la complaisauce qu'un auteur a pour ses ouvrages, est un des péchés les plus dangereux ; et Pascal se moque beaucoup des jésuites, ou plutôt du jésuite Garasse, parce que celui-ci défendait à la vérité aux bons auteurs d'avoir de la vanité; mais il le permettait aux mauvais écrivains. J'avoue que la doctrine du père Garasse me paraît assez raisonnable. Voici comme il argumente : « C'est un effet de justice com« mutative, que tout travail honnête soit récompensé « de louanges ou de satisfaction. Quand les bous « esprits font un ouvrage excellent, ils sont juste« ment récompensés par les louanges publiques; « mais quand un pauvre esprit travaille beaucoup « pour ne rien faire qui vaille, et qu'il ne peut ainsi « obtenir de lonanges publiques, afin que son trait vail ne demeure point sans récompense, Dieu lui « donne une satisfaction personnelle qu'on ne peut « lui envier sans une injustice plus que barbare.
« C'est ainsi que Dieu , qui est juste, donne aux « grenouilles de la satisfaction de leur chant. » Cela me parait très-concluant; le père Garasse ne pouvait mieux parler pour M. Nasse; et les grenouilles reviennent là très-à-propos.
------------------------------------------------------------------------
Le Génie de l'Homme, poëme ; par Charles de Chênedollé.
Il y a des auteurs qui, malheureux dans In composition de leurs ouvrages, ne montrent desprit que dans le titre assez ingénieux qu'ils savent leur donner: d'autres, au contraire, après avoir fait un bon ouvrage, et c'est l'essentiel , ne savent trop quel titre adopter , et finissent par le choisir a ,Aez mal.
Tel est, à mon avis, M. de Chênedollé. Il n'est personne, si je ne me trompe qui, sur l'annonce du Génie de l' Homme, ait pu deviner, je ne dirai pas le plan du poëme, secret que l'auteur n'est tenu de dévoiler que dans la composition et la suite de son ouvrage, mais même les principaux objets qu'il renferme; le sujet enfin, que le titre devrait toujours clairement exprimer. On a dû croire que le poêle, après avoir médité sur les facultés de l'intelligence, plein d'enthousiasme pour le génie qui est la réunion et la perfection de ces facultés , en avait célébré la puissance et l'étendue, les conquêtes et les prodiges, en recherchant dans les divers âges et les obstacles qu'il avait surmontés, et les monumens qu'il avait élevés dans le domaine des arts ou dans celui de l'imagination : sujet vaste, immense, et par cette étendue plus susceptible d'être renfermé dans les bornes étroites de.quelques strophes, et d'être chanté dans une ode qui n'expiique rien, qui ne développe rien qu'à être traité dans les longues divisions d'un poëme dont l'auteur ne peut oublier aucune partie importante de son sujet , sans qu'on ait droit de lui demauder raison de son silence.
------------------------------------------------------------------------
je ne vois, dans le poëme de M. de Chênedollé, que le premier chant qui ait quelque rapport au titre de son ouvrage. L'auteur y parle des grandes decou-.
vertes que l'homme a faites dans les cieux : il trnce poétiquement l'histoire de l'astronomie; science admirable sans doute, et une de celles quihonorent le plus le génie de l'homme. Mais heureusement le génie de l'homme ne s'est pas borné à contempler la lune et les étoiles, ni à déterminer le cours des astres et les révolutions des planètes; il est descendit sur la terre, et s'y est montré dans des ouvrags non moins grands, non moins utiles, non moins agréa.
bles, que les observations célestes et les savans cnl- culs astronomiques. M. de Chênedollé y descend aussi ; mais il me semble qu'il y perd de vue le génie : qu'a - t-il en effet de commun avec les monta" gnes de la Suisse, objet à peu près le seul du second chant? Les montagnes sont une fort belle chose mais, s'il m'est permisde parlerainsi, elles montrent le géniedu Dieu qui les créa , et non Celui de l'homme.
L'homme les admire; mais l'admiration n'est pas dit génie : il les parcourt; mais il y a dans ces voyages ou promenades plus de fatigue ou plus de cooragé que de génie. On ne peut donc voir dans tout cela que le génie particulier de M. de Chênedollé, qui décrit fort bien ces montagnes, et non le Béllid (!.,e l'homme, Enfin, je trouve dans le troisième et quatrième chant de forts bons morceaux de philosophie et de morale sur les contradictions de l'homme, sur les preuves de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'Âme; sur les dangers des passions, sur la religion, sur la nécessité des lois, sur le luxe, l'in-
------------------------------------------------------------------------
vasion des barbares, la révolution et la teneur; mais de tous ces objets la plupart n'appartiennent point au génie de l'homme, ou n'appartiennent qu'au génie du mal.
J'insiste un peu sur le défaut de rapport entre le titre de l'ouvrage, et les objets qu'il renferme, parce que ce n'est point une remarque aussi frivole qu'on serait d'abord tenté de le croire : le défaut, en lui - même, est à la vérité très- peu de chose; mais la cause du défaut est plus grave. Pourquoi, en cHet, tant de poèmes ont - ils un titre vague? C'est qu'ils sont très - vagues eux-mêmes; qu'ils n'ont ni un sujet, ni un intérêt unique , que les bornes et les limites n'en sont point déterminées par la nature du sujet ; qu'ils n'ont réellemcnt, ni commencement, ni milieu, ni fin , et qu'ils ne (iniraient véritablement jamais, sans la lassitude de faire des vers, qui saisit enfin le poète, mais ordinairement bien plus tard que celle de les lire ne saisit le lecteur. Il est certain qu'il faut à de pareilles poëmes des titres tellement vagues, qu'ils puissent convenir q tout, et qu'ils conviendraient, par exemple, à dix mille autres poèmes aussi étendus, qui traiteraient du même objet, ou des mêmes objets, sans jamais les épuiser.
Avec du talent, on surmonte tous les obstacles , on atténue les défauts, on parvient à se faire lire enfin, malgré les vices d'un sujet ingrat, stérile ou trop abondant, ce qui revient au même. C'est ainsi que par la beauté des vers , la gràce ou la magnificence des tableaux, le charme des épisodes, quelques pOt-mes philosophiques et descriptifs C'.it vaincu l'cn-
------------------------------------------------------------------------
nui qui les accompagne ordinairement, et échappé à l'oubli qui les menace. L'ouvrage de M. de Chènedollé augmentera le petit nombre de ces poëmes estimables, dans un genre qui ne l'est pas littéralement parlant. M. de Chênedollé, qui connait trèsbien les objections qu'on peut faire a ce genre, a voulu mettre son poëme à l'abri de ces objections, en le rattachant à un autre genre assez froid en luimême, mais que deux génies admirables, et deux chefs - d'oeuvre immortels, les Géorgiques et l'Art poétique, recommanderont éternellement, et feront toujours respecter par les critiques les plus chagrins, pour peu qu'ils soient sensibles à une poésie divine, ou au goût dictant ses oracles en beaux vers. Il a dcnc prétendu que son poëme était didactique : mais quelles leçons nous dicte-t-il? Quelles règles nous prescrit-il ? Nousapprcndriit-il, par hasard, à avoir du génie? Cela serait fort heureux. Mais , dira l'auteur, il nous apprend les travaux et les découvertes du génie, l'usage que l'homme en a fait, quelquefois même celui qu'il doit en faire. Je répondrai que, fût-il même sur ce point beaucoup plus complet qu'il ne l'est réellement, ce ne serait jamais qu'un poëme historique sur les progrès de l'esprit humAin; mais comme l'ouvrage de M. de Chônedollé n'a point unité de sujet, il n'a point unité de ton : il est histo- rique dans le premier chant, où railleur nous trace l'histoire et les progrès de l'astronomie, depuis les Chaldéens jusqu'à nous, depuis Eratosthène jusqu'à Herschell ; il est purement descriptif dans le second 'haut, ou second poëme, où l'auteur, descendu des deux et parcourant la terre ; n'y voit guère que les
------------------------------------------------------------------------
montagnes de la Suisse, qu'il décrit avec beaucoup de talent; il est purement philosophique dans le troisième et le quatrième chant, dont le sujet est rhomme avec ses facultés, ses passions, ses devoirs.
Il n'y a rien dans tout cela de didactique; mais il y a toujours de fort bonnes intentions, et presque toujours de fort bons vers.
C'est là le premier devoir dt poëte, et M. de Cbênedollé était peut-être encore plus obligé qu'un autre de faire de bons vers, parce que sur chaque sujet qu'il traitait on en avait déjà fait d'excellens: c'étaient des pièces de comparaison redoutables qui, en excitant sun émulation , augmentaient cependant les difficultés de son entreprise. Toujours il rencontre dans sa carrière un poëte distingué qui, avant lui, en a parcouru telle ou telle partie. S'il chante les merveilles des deux, l'éclat et la splendeur des astres, les révolutions des planètes et les lois admirables des corps célestes, tous ces grands et magniques objets ont été déjà célébrés par un de nos plus purs et de nos plus élégans écrivains, dans un poëme, publié déjà depuis plusieurs années, et qui tient de reparaître, avec d'heureux changemens et une plut, grande perfection, dans le Mercure de France. S'il chante l'homme et ses passions, et les facultés brillantes de l'csprit, et les attributs immortels de l'âme, les vers immortels de M. Delille, de Racine le tils, de Pope, semblent avoir éruisé tout ce qu'il y a de grand et de poétique dans ces graves et importans objets. C'est un grand mérite de se faire lire après d'aussi illustres poètes; et, lors même qu'on serait vaincu jw eux, li; défile
------------------------------------------------------------------------
ne serait pas sans gloire : Sn/tem cerfasse feretur.
C'est ainsi qu'après les beaux vers qu'inspira l'Imagination au poëte qu'elle semblait, en le douant de ses plus heureux dons, avoir choisi pour la chanter , on lira encore avec plaisir ceuy où M. de Chene- dullé décrit avec autant d'exactitude que de poésie les effets merveilleux, les secrets et les prodiges de cette faculté brillante et des autres facultés de l'esprit. Ou a souvent décrit les effets pittoresques des inontagues, les ravages terribles des volcans: mais je ne crois pas que le Vésuve ait jamais été peint avec plus de vérité et de poésie, que dans les vers de M. de Chèticdollé : O Dieux géant! ô toi, dont la bouche embrasée, Sur ces bords qu'embellit l'éclat de l'Elysée, Épanche trop souvent les lave. des enfer*, Vésuve, tu rugi., te* flancs le sont ouvert* !
L'onde qui bat te. pieds a fait fumer ta cime ; La mer, dans tes fourneaux, que sa fureur anime.
Se roule, et tes torrens s'échappent à graud bruit.
Mille langues de leb se croiseut dans la nuit.
0 ravage! ô terreur! la lave qui bouillonne Court sur les flanc* du mont qu'elle embrase et sillonne; Puis, rassemblant au loin tous ses flots irrités, Emporte dans ton court les débris des cités ; Gronde jusqu'à Pouzzole, où le brûlant orage Entre enfin dans la mer qui nourrissait sa rage : La mer, en mugissant, le reçoit dans son sein.
Oh ! quel combat al ors ébranle son bassin !
Le volcan à la mer vient rendre sa secousse, Et heurte avec fracas les ond.. qu'il repousse.
Ainsi, loraque V ulrain, près de cet mémes lieux, Forge , aux flancs de l'Etna, des foudres pour les dieux , Daut la mer fretaittaute il trempe le tonnerre, Et det deux élémens renouvelle la guerre.
Cependant l'eau bouillonne, et d'immenses vapeurs Enveloppent les cieux de leurs voiles trompeurs;
------------------------------------------------------------------------
Et le soleil, qui tort de la mer enflammée, Parmi les flots rougis d'une ardente fumée, De son disque agrandi montre les bords sanglans, Et d'un oeil effrayé voit ces gouffres brûlans.
Veut-on des couleurs moins sombres et moins terribles PEn voici de vives et de brillantes, dans cette comparaison du bonheur fugitif, avec les feux rapides de l'éclair ; Le bonheur! Qu'ai-je dit? Ah ! ce bien inconstant, Que l'homme, sans repos, poursuit en haletant, De notre humanité doux et frêle apanage , A peine nous permet d'embrauer son image ; Et, fixé nulle part, il se montre en tous lieux : Pareil à ce rayon qui, traversant les cieux, Frappe de ses éclairs le beroeau des enges, De leurs franges d'argent entoure les nuages, Se brise en sept couleurs dans le prisme des airs, Et court en flèche d'or sous le cristal des mers.
N'ayant plus d'espace pour citer une foule d'autres morceaux remarquables que je regrette de ne pouvoir transcrire, je me contenterai d'indiquer une beauté d'expression. M. de Chénedollé parle d'un célèbre naturaliste qui avait franchi les plus hauts sommets de In plus haute montagne d'Europe. Il s'était ouvert, dit-il, une route aux aigles in* connue,
Et les voyait descendre et ramper dans la nue.
Ramper dans la nue me parait une très-belle expression, et une hardiesse très-poétique.
Il y a sans doute dans cet ouvrage, comme dans tout long poëme, des vers faibles et prosaïques, tels que ceux-ci ;
------------------------------------------------------------------------
Oui, la religion est le besoin de tous ; Tout est amer sans elle, et rempli de dégoûts.
Si l'absence de Dieu dans l'âne se prolonge, Au sein du désespoir l'homme bientôt se plonge; Et si cet état dure, il se donne la mort.
Puis, toute loi n'est pas propice à tout empire.
Il faut toujours se rAppeler, quand on fait tles v(rt, que la rime et la mesure gâtent ce qu'elles n'embellissent pas. Il y a aussi quelquefois une recherche (lui n'est pas heureuse, dans les expressions de M. de Chônedollé. Solliciter l'espace, est une sorte de latinisme ; et je crois que, dans aucune langue, on ne doit appeler les Muscs, ou les neuf stictirs , une panacée qu'on peut appliquer sur nos maux. Je ne crois pas qu'il soit de bon goût d'allé- goriser l' emban a.'; et les vers où M. de Chênedollé le personnifie paraissent un peu embarrassés. Mais ce sont de légers défauts qu'on aperçoit à peine au milieu d'une foule de tableaux agréables et bien dessinés, et de morceaux écrits avec un talent poétique fort rare aujourdhui. M. de Chênedollé a orné son poème d'épisodes intéressans, tels que la mort de Pline, victime de son courage et de son ardeur pour les sciences ; la mort d'un jeune homme , victime de ses passions ; le vieillard du Mont-Jura. Il faut en effet des épisodes, pour varier l'uniformité des descriptions et tempérer l'anstérité des discussions philosophiques et l'ennui des longs préceptes : ils sont donc presque toujours nécessaires dans un poëme philosophique, descriptif, ou même didactique. On ne relit guère les ouvrages qui se bornent à instruire -
------------------------------------------------------------------------
l'esprit ne saurait jouir deux foin du plaisir d'apprendre la même chose; mais le cœur peut jouir plusieurs fois du plaisir de sentir la même émotion.
Aussi les hommes aimeront - ils toujours mieux les livres qui les toucheront, que les livres qui les instruiront : l'ennui leur étant plus à charge que l'ignorance , il est tout simple qu'ils préfèrent le plaisir d'être ému au plaisir d'être instruits.
Les Bucoliques de Virgile, traduites en vers français, et accompagnées de notes sur les beautés du texte, par J. A. D***.—Eglogucs de Virgile, traduction nouvelle en vers français, avec le texte en rega rd
M. Delille n'a point traduit les Eglogues de Virgile : ce grand poète, si passionné pour l'admirable poésie du chantre des Ovorgiqucs et de l'Enéide, et non moins épris sans doute des grâces simples, touchantes et variées répandues dans les Bucoliques, et de ces tableaux enchanteurs à la vue desquels Fénelon s'écriail : « Malheur à celui qui n'en sent pas le charme ! » n'a cependant point fait passer dans notre langue tant de beautés ravissantes que sa muse souple, flexible et légère, aurait sans contredit beaucoup plus fidèlement exprimées, que celle d'aucun autre poëte de notre âge. De tous les ouvrages de Virgile, c'est le seul dont il ait pu dire avec vérité , ce qu'il a dit avec une si aimable modestie des autres :
Et, s'ils n'ont fait ma gloire, ils ont fait mes aehcM!
Il n'est pas douteux cependant que M. Delille n'ait
------------------------------------------------------------------------
plus d'une fois songé à traduire les comme il avait tradnillcs Géorgiques et Y Enéide, et à compléter ainsi et la traduction du plus grand des poëtes Utins, et sa gloire, et nos jouissances. Ses amis ont même pu recueillir de sa bouche certains propos, certains demi-aveux qui sembleraient prouver qu'il ne s'en était pas tenu au simple projet, qu'il avait passé à l'exécution, qu'il l'avait commencée du moins; mais il n'a pas été possible de pénétrer jusqu'à quel point il l'avait avancée.
Que faut-il conclure de ces projets, conçus par un si grand talent, et cependant itbatidonnés ? de ces entreprises que devaient animer tant de succès, et une si grande confiance, et néanmoins laissées imparfaites ? C'est que M. Delille a jugé les Eglogues de Virgile intraduisibles, lui qui avait si heureusement traduit les Géorgiques, proclamées intraduisibles aussi par Voltaire, et tant d'autres; lui, dont le talent, après avoir triomphé de pareilles difficultés, n'a du s'arrêter que devant celles qui sont véritablement insurmontables. Cette divine poésie ne lui parut atoir aucun équivalent dans notre langue. Elle est divine aussi, dira-t-on, dans les autres ouvrages de Virgile : sans doute; mais du moins elle embellit des objets, des images, des tableaux qui ne sout étrangers ni à notre langue, ni à nos mœurs, ni à notre intérêt. Dans l'Enéide, elle chante des combats, des héros, do nobles amours, de tragiques infortunes; dans les G cor piques, moins élevée, mais peut être plus parfaite encore, elle revêt des plus séduisantes couleurs , des détails rustiques et des occupations champêtres, que ne dédaigne pas l'opulcnt et oisif
------------------------------------------------------------------------
habitant des viiies, et dont la peinture lui plait peutêtre d'antant plus, que ces objets sont plus éloignés de ses habitudes. Mais les mœurs des bergers, mais leurs amours, mais leurs querelles sur la prééminence du chant, et les ptix qu'ils se disputent, et les compliment qu'ils se font, on les injures qu'ils se disent, sujets de la plupart des Eglogues : tout cela nous parait ou d'une simplicité triviale, ou d'une naïveté basse, ou môme tout-à-fait fade, grossier et rebutant. Notre langue poétique, ou pauvre et stérile, manque des expressions et des tours convenables à ces objets; on (ière et dédaigneuse, elle les rejette; et, comme pour désespérer celui qui oserait entreprendre de le traduire, c'est dans ces tableaux simples et naïfs que Virgile prodigue tontes les grâces de son imagination et de son génie, et tout le charme d'une langue riche et flexible, d'une poésie douce et harmonieuse.
Dantf l'enfance même de notre poésie, où l'on osait tout, parce que, dépourvu de goût, on ne soupçonnait même pas les difficultés, et que, n'ayant nulle idée des convenances., on confondait tous les genres, tous les tons, on écrivait tout du même style, Marot n'osa traduire que la première Eglogue de Virgile, celle de toutes peut-être dont le sujet et les idées vieilliront moins chez tous les peuples, si ce n'est pourtant la dixième. Dans colle-ci, le poëte exprime les tendres regrets et les plaintes passionnées d'un amant malheureux : dans la première, un berger, proscrit et dépouillé, peint l'horreur des discordes civiles, et ses malheurs particuliers qui en ont été la e-iiitc-, tandis qu'un autre berger, plus heureux, cé-
------------------------------------------------------------------------
lèbre un protecteur, ami des ver., qui ! .1 préservé de ces suites funeste. C'est un des chefs-d'œuvre de la poésie pastorale, malgré quelque obscurité dans l'allégorie^ toutes les couleurs locales, tous lis charmes du sentiment et de la poésie, ornent et embellissent ce touchant sujet, et en augmentent l'intérêt.
Dans la version de Marot, ce n'est plus qu'une triviale et plate conversation. J'en donnerai, pour échantillon , la traduction de ce morceau , où un berger, frappé de la grandeur et de l'éclat de Rome qu'il voit pour la première fois, et qu'il avait autrefois comparée à Crémone et à Mantoue , s'écrie dans Virgile : Urbem quant Jicunt Roman., Mehbae, putavi, été.
Marot traduit ainsi : Je sot cuidois, que ce que ron dit Romme Fuit une ville ainsi petite , comme Celle de nous : là où maint aignelet INous retirons, ainsi que bestes de lait.
Mais pour cet tain, Romme , noMe c* civile, Lève son chef par sus tout autre ville, Ainsi que fout les grans et hauts cyprès Sur ces buyssons que tu veois icy près.
Je ne parlerai point des autres essais malheureux de quelques traducteurs qui , depuis Marot jusqu'à nos jours, ont tenté de reproduire dans notre langue et notre poésie, les Eglogues de Virgile; je remarquerai seulement qu'ils ont été peu nombreux •, mais ils l'ont été beaucoup depuis quelques années.
Plusieurs poëles (le nombre, dans l'espace de sept ou huit ans, s'en est élevé à sept ou huit) n'ont point
------------------------------------------------------------------------
été effrayés de ce qui avait effrayé M. Delille, et snns doute bien d'autrea poëtes avant lui. Je n'apprendrai rien au public, pas même à ces traducteurs, en disant qu'ils sont tous extrêmement éloignés de l'agré- ment infini et des grâces inimitables du modèle; mais je dois ajouter que ces tentatives mutipliées n'ont pas été toutes atiesi malheureuses que devait le faire craindre l'extrême difficulté de ce modèle. Au reste, je regarderai toutes ces diverses traductions comme jugées ou par les habiles critiques qui en n'ndirent compte au moment de la publication, ou, ce qui est un jugement plus définitif encore, par le public éclairé et ami des lettres qui, depuis plusieurs années, a eu le temps do fixer son opinion sur le mérite de ces divers ouvrages. On voit tout l'espace qu'il me faudrait pour comparer les deux nouvelles traductions qui viennent d'éclore, avec celles de MM. de Langeac, Tissot, Firmin Didot, Millevoye, Dorange; je mecon ten terai de les coin parerentrelles.
La première, celle du moins qui m'est parvenue la première, a pour auteur M. J. A. D..n , poëte extrêmement jeune, et cette circonstance, qu'on regarde avec raison ordinairement comme un motif d'i nd ulgence, pourra i t être en cette occasion un juste sujet de reproche, et appeler sur l'auteur une l'énl.
rité plus grande; on aurait le droit de lui dire que ce n'est point au sortir du collège , et à peine échappé des classes, qu'il faut traduire les Êglogues de Virgile ; que ce n'est pas à un talent non encore éprouvé, si talent y a , à essayer ce que de grands poëtes oseraient à peine tenter ; qu'il n'y a que la conscience de longues études, et l'ex périence de plus d'un suc-
------------------------------------------------------------------------
cès, qui puissent excuser l'audace d'une pareille entreprise ; qu'il y a de la présomption à s'imaginer que, dès son début dans la carrière des lettres et de la poésie, ou remportera sur tous les traducteurs ses devanciers, qui n'ont osé lutter contre d'aussi prodigieuses difficultés qu'avec un talent plus mûri, d autres titres et une plus juste confinure. Il ne faut en effet traduire que pour mieux faire que ceux qui ont traduit avant nous ; telle est la loi et l'obligation d'un nouveau traducteur : tel est aussi son but et ton espérancc, quelle que soit la modestie qu'il affecte dans sa préface , et quels que soient les éloges qu'il seigne de donner à ses prédécesseurs. Cette sévérité ne sera point désarmée par les bous vers et les endroits heureusement rendus qu'on rencontrera dans la traduction d'un trop jeune traducteur (et il y en a cluelques-uns de tels, dans celle de M. J. A. D***). Plus ils feront espérer de ses moyens et de son talent, plus on lui reprochera d'en avoir trop hàté le développement, ou plutôt d'en avoir fait une application prématurée à un objet trop au-dessus de ses forces; enfin, elle redouhlera, à l'uspect des mauvais vers, et des morceaux mol traduits qu'offrira sa tradition (et malheureusement il y en a beaucoup de pareils dans celle de M. J. A. D"**). On lui dira qu'avec plus de temps, de réflexion el d'étude , il les eût fait disparAître, où il en tût du moins diminué considérablement le nombre.
La préface de M. J. A. D*** , extrêmement courte, n'offre rien ni à l'éloge ni à la critique, si ce n'est cependant qu'on veuille reprendre un petit fait apocryphe , ou du moins extrêmement douteux, qui y
------------------------------------------------------------------------
Ml rapporté avec une grande eon fiance et une eerlitude entière. « Virgile, dit l'autour, avait donné H dans ses Eglogues la mesure de son génie; iVil « pénétrant de Cicéron y avait découvert l'auteur (e des Géorgiques et de Y Enéide : Spes altera Romœ.
C'est une fable imaginée par Servius, l'un des nombreux commentateurs de Virgile. Ce fragment de vers est de Virgile lui-même, qui , dans le douzième chant de Y Enéide, l'applique an jeune Ascagne. Scrvius jugea à propos sans doute d'en faire l'application au chantre même de l'Enéide ; et, pour donner plus de poids à cette application, il la mit dans la bouche de Cicéron. Mais d'excellentes raisons, qu'il serait trop long de développer ici, ont fait généralement rejeter cette anecdote, malgré l'autorité de l'abbé (tCnesl, qui la répéta nu sein de l'Académie-Française, dans un discours dont je rapporterai un fragment, à cause de sa singularité : « Quelle assemblée, s'écrie« t-il ! quel commerce se trouvait alors dans le pa« lais d'Auguste! Avouons, messieurs, que c'était « l/Atîtc belle Académie ! Mécénas, Tucca, Varius, cc Pùllîon , Gallus, Horace, Virgile, l'empereur « même ! et, ce qui sait à notre sujet, nous découi vrons le jugement qu'on fit de YEglogue dans cette « assemblée, par l iiùmense Vavail dont frirgiicfut « chargé après le premier essai de son génie. Ses (e Eglogues, chantées ou déclamées sur le théâtre, « furent d'abord l'admiration de Rome. » Et c'est dans ces représentations que, selon l'abbé Genest, Cicéron s'écria , rn parlant de Virgile : Aîagnre spes
------------------------------------------------------------------------
altéra Romœ. Mais rien ne me paraît plus plaisaut que cette académie qui se tient chez Auguste, et qui charge Virgile d'un immense travail, c'est- à - dire sans doute, des Gèorgiques et de l' Enéide.
La seconde traduction dont j'ai à parler, est un ouvrage de plusieurs mains, peut-être de dix traducteurs, autant que d'Eglogues. L'éditeur a écumé je ne sais combien de porte-feuilles dont il a tiré ces dix traductions; il en a même tiré onze; car la première Eglogue est traduite deux fois, mais par le même auteur qui a voulu faire son thème en deux façons : j'en préférerais une bonne. Le traducteur ne s'est pas seulement imposé cette double tâche, il l'a hérissée de difficultés inutiles; il aurait pu se contenter cependant de celles qui s'y trouvent nAturellcment, etqui sortent nécessairement du sujet. Il a donc voulu que ses. deux traductions continssent exactement le même nombre de vers, et que toutes les pensées du poëte latin, qui, dans l'une, sont renduee en vers à rimes masculines, le fussent, dans l'antre, en vers à rimes féminines : ce sont là de ces difficultés que les anciens appelaient nugœ difficiles, et contre lesquelles il existe un proverbe flétrissant.
Mais, je reviens au premier des deux traducteurs, à M. J. A. D***. Voici comment il traduit les premiers vers de la première églogue : Tityre, tu patulœ receubans, etc., vers qui sont dans la mémoire de tout homme qui a poussé ses études jusqu'en quatrième.
Couché tranquillement à l'ombre de ce hêtre, Tu médite. des airs sur ta flûte champêtre 1 Nous , hélas ! nous quittons ces champs délicieux , N nu, fnyoru Ifi patrie ; et toi, vieillard heureux,
------------------------------------------------------------------------
Toi, Tilyre, étendu mollement sous l'ombrage , Du nom d'Amaryllis tu charmes le bocage.
Cela n'est ni mauvais ni bon, c'est simplement médiocre , et cela suffit pour déplaire exlièmemetjt, dans la traduction d'un modèle parfait, et de vers pleins de douceur, d'harmonie , de sentiment et de poésie. Dans Virgile, le berger, qui est d'abord en scène, nomme tout de suite le berger à qui il s'adresse, Tityre. Dans la traduction, il n'est nommé qu'au cinquième vers : c'est bien tard. Le traducteur dit au second vers, tu médites des airs; quoique le mot médites se rapproche beaucoup du latin medilaris, je ne crois pas qu'il en soit ici une traduction exacte.! ityre ne médite pas des airs, comme un musicien , un compositeur; mais il chante des airs connus ; il passe de l'un à l'autre, et les essaie tour à tour sur sa flûte. Cependant beaucoup de traducteurs ont traduit comme M. J. A. D-u, et je ne tiens que médiocrement à ma remarque. Je blâme avec plus d'assurance ces champs délicieux, pour rendre dulcia atva. Ce n'est pas parce que ces champs sont délicieux que Mélibée les regrette, c'est parce qu'ils sont chers à son cœur, dulcia; c'est le domaine de ses pères; c'est sa patrie : il y a dans l'épithète dulcia un sentiment que ne rend point le superlatif banal, parasite et emphatique délicicux. C'est avec le même charme de sentiment que le même poëte dit : Dulces moriens reminiscitur Argos qu'il ne faut sûrement pas traduire par la délicieuse Argos. Etendu mollement, ressemble trop à couché tranquillement ; c'est de part et d'autre un participent un adverbe à peu près synonymes. L'image est, à ia vérité, répétée dans
------------------------------------------------------------------------
le poete latin , mais elle est variée par le tout et l'expression : Recubans sub tegmine fagi p"IU/ce.
Icntus in umbrâ. Malgré ses imperfections, je préfère encore celte traducti n à celle du traducteur qui a fait son thème en deux façons. Voici celle qu'on a sans doute jugée la meilleure, puisqu'on l'a placée la première en regard du texte : Couché, mon cher Tityre, à l'ombre d'un ormeau , Tu soupires des airs sur ton léger pipeau.
Aux bois retentissant, dans ton bonheur tranquille, Cent fois tu dis le nom de la belle Amarylle, Et nous, il faut quitter, infortunés. proscrits, Nos champs , notre patrie, et nos toits si chéris!
A l'extrême faiblesse se joint ici le renversement , sans motif et sans excuse, de l'ordre des idées de Virgile. L'éditeur admire beaucoup la rare facilité du traducteur qui a fait deux traductions de cette églogue, et surtout la dextérité avec laquelle il a supporté le joug qu'il s'était imposé , en s'astreignant à rendre dans l'une des deux traductions, en vers à rimes masculines, les pensées qu'il avait rendues dans l'autre, en vers à rimes féminines. Cependant, ce tour de force n'a rien de bien prodigieux : ici, par exemple, en rétablissant dans le premier vers le hêtre de Virgile à la place de l'ormeau qu'y avait substitué le traducteur, on a un vers féminin au lieu d'un vers masculin ; alors la flûte champêtre remplace fort heureusement le léger pipeau , et vient rimer parfaitement avec le hêtre. Le troisième vers, au lieu de commencer par aux bois retentissant, sera renversé et finira par là, et il ne sera pas bien difficile de trouver 'Je, sons attendrissans, pour rimer; enfin , dans les
------------------------------------------------------------------------
deux sui vans, à toits si chéris, on substituera une terre chérie, on rimera avec la patrie , et tout sera dit. Assurément il n'y a pas là de quoi se récrier.
Dans le reste de cette première églogue, M. J. A.
D" fait des eflbrts pour se tenir près de son modèle et en rendre du moins fidèlement les pensées; ses ertorts sont quelquefois heureux, et à la fidélité il jqint ( » quelques endroits des qualités de style, une sorte de facilité et d'élégance qui, à la vérité, ne se soutiennent pas long-temps. C'est malheureusement surtout dans les morceaux les plus justement renommés de cette églogue, que le traducteur est le plus faible. On ne retrouve rien du mouvement de la poésie, ni du sentiment du poëte latin, dans la traduction de ces vers si connus ;
Fortunate aeпeı ! ergo tua rura manebunt
..,.
Fortunate senex ! hlc, inter flumina nota, etc.
.,.
Ln unquàm patrios, longo pott tempore, fines, etc.
Impius hate tam culta novatia mile* habebit !
Barbarus lUll segetes I
.,
Ite, mece , felix quondam pecus! ite , capellœ; Non ego vos posthac , etc.
M. J. A. D*** affaiblit par de languissantes paraphrases tous ces vers inspirés, pleins d'âme et d'intérêt ; quelquefois même il s'éloigne trop du texte et du sens de l'original; mais du moins il ne fait pas de contre-seus formel, comme il arrive au traducteur qui a fait son thème en deux façons. En voici un exemple : Mclibée, dans Virgile, demande à Tityrc
------------------------------------------------------------------------
quel motif lui inspira le désir de voir Rome, et Tityrc répond :
Libertas ; quœ, tera tamen retpexit inertem, Candidior poslquam tondenti barba caJebat, Retpexit tamen, et longo pott tempore venit.
Et l'homme aux deux traductions traduit ainsi dans rune:
Ami, la liberté, ce premier bien de l'homme, Que j'ai connu trop tard , qui n'excita met vœux Que lorsque sur mon front blanchiitaient met cheveux.
Ce premier bien de l'homme n'est point dans Virgile ; mais le traducteur ne se contente pas de faire dire à Virgile ce qu'il ne dit pas, il lui fait ensuite dire tout le contraire. En effet, Tityre ne s'accuse point de n'avoir connu le prix de la liberté que quand il a été vieux , et lorsque ses cheveux et sa barbe ont commencé à blanchir; il se plaint, au contraire, d'en avoir joui si tard : toutes ses expressions témoignent qu'il soupirait après elle, et qu'il était malheureux d'en être si long - temps privé. Libertas sera respexit. respexil tamen ; et longo post tempore venit. On se doute bien que le même contre-sens est répété dans son autre traduction : l'auteur ne s'est attaché qu'à changer les rimes ; il eût mieux valu qu'il se fût appliqué à réformer le sens el à entendre son auteur. Il dit donc en vers également mauvais : La liberté, pour moi trop long-temps sans appat, Et donc je n'ai connu le charme et l'avantage Que lorsque met cheveux étaient blanchi. par l'Age.
Je ne m'occuperai plus de sa traduction ; mais je
------------------------------------------------------------------------
dirai quelque chose encore de M. J. A. D***. Toutefois je me suis si long-temps arrêté sur cette première églogue , que je ne pourrai faire qu'un trèspetit nombre de remarques sur les autres. J'ai été plus content de la traduction de la seconde. Je reprendrai cependant une faute de français, dans le vers où le berger Alexis , désespéré de ne pouvoir inspirer lessentimens qu'il éprouve, s'écrie : f
Suil-je donc si difforme ? Hier, sur le rivage, L'onde expirait : faut-il en croire mon image ?
A lexis, je l'ai ru dans les flots aplanis : Je peux, tu l'avoûras, ne pas craindre Daphni*.
Il fallait, je l'ai vue.
Dans la troisième, M. J. A. n." traduit ainsi ces deux vers :
TTuw, credo , cum me arbullu". videre Myconis, Atque maid vitei incidere falce novella.,
Serait-ce quand, armé d'une mauvaise faux , J'ébranchais de Mycon la vigne et les ormeaux ?
MalA jalcs, ne veut certainement pas dire une mauvaise faux : la faux pouvait être excellente, mais elle était employée à un maut-aiç uiiige,, et c'est ce qu'a voulu dire le poète. C'est la serpe, instru- ment de dommage, de La Fontaine. Dans cette églogue, qui commence d'une manière si grossière, que, comme le dit Fontenelle, le combat des deux bergers devrait être à coups de poings, et non pas à qui chantera le mieux, il y a des endroits charmans et pleins de délicatesse :
Alalo me Galalea petit, Lis iva puclla, etc.
() quoties el qua nobis Galatea locuta est! etc.
------------------------------------------------------------------------
Et ces endroits charmons sont médiocrement traduits par M. J. A. D***. Le commencement de la sixième églogue est écrit en vers assez faciles : Ma Mute, la première, a iu d'un doigt docile, Badiner noblement sur le luth de Sicile; Et sans rougir enfin elle habita les boii.
Je chantais les héros, les combats et les rois, Quand Phéhus, arrêtant mon ardeur indiscrète : Tityre, me dit-il, laisse là la trompette ; N'est-ce point au berger de garder les troupeaux Et de prendre en sa main les mode3tes pipeaux ?
Assez d'autres, Varus, voudront, pleins de ta gloire, Atteler à ton char Belloneet la Victoire : Moi, je vais animer la flûte sous mes doigts; Cest un dieu qui le veut : mais, à l'ombre des bois, Si quelque ami des vers me prête aussi l'oreille, Les buissons, les (orêts, je veux que tout s'éveille, Que tout chante Varus.
Si cet article n'était déjà bien long, je pourrais citer encore d'assez bons vers dans la traduction de la dixième églogue, le chef-d'œuvre, peut-être, des poésies pastorales de Virgile ! mais il y en a de bien mauvais aussi , tel est celui-ci : Et du gland des hivers Ménalque humide encore , e Humide du gland ! l'ellipse est un peu forte ! et celui-ci, qui est inintelligible : Les vers qu'à la Chalcis j'empruntais autrefois.
Que veut dire à la Chalcis? Virgile, par chalcidico versu, désigne le poëte de Chalcis, c'est-à-dire, Euphorion.
M. Bernardin de Saint- Pierre, après avoir traduit dans sa prose élégante et harmonieuse un endroit
------------------------------------------------------------------------
charmant de ces églogues , ajoute modestement : « Virgile est plein de nuances délicates qui dispa« raissent dans les traductions, et surtout dans les « miennes. » M. J. A. D*** croira facilement qu'il disparnit encore davantage de ces nuances dans la sienne. C'est un essai, mais un essai qui ne laisse pas sans espérance : c'est une traduction à refaire, et je ne lui donnerais pas ce conseil, si je la trouvais tout-à-fait mauvaise.
-
FIN DU DEUIIÈME VOLUME.
------------------------------------------------------------------------
TABLE DES MATIÈRES
CONTSNVBS DANS CI VOLUME.
BELLES - LETTRES.
SECTION PREMIÈRE.
roi si i.
Poses Œuvre* de Mathurin Régnier t Œuvre* de Mattre Adam Billaut 12 Œuvre* de Boileau Desprétuit , avec un Commentaire , par M. de Saint - Surin. , , , , 20 Œuvre* de Molière, avec un Commentaire, par M. Auger. 3it Œuvre* choisi., de J, - B. Sou.leau, , , , 45 L'Imagination, poème, par J. Delille : Art. 1er, , , , , , 5t Art. M. 57 Art. III 64 Art. IV, , , , , , , ,. 71 L'Etui sur l'Homme de Pope, traduit en ver* français par M. Delitte. 81 (Euvres diverses d'JÈvaritte Pamy 98 Les Roaecrois, poème en XII chants, par le même. 107 iEuvres de Stanislas de Boumen. , n5 Théâtre de M.-J. deGhénier 123 Charlemagne, ou l'Église délivrée, poème épique, par Lucien Bonaparte. * 54 La Navigation, poème, par M. Esménard : Art. 1er. 170 Art. II. , (78 Art. HL 184
------------------------------------------------------------------------
P*K#« Le Mérite des Femmes, poëme, par G. Legouvé. 191 Profanation des Tombes royales de Saint - Denis, poëtne éJégiaclue, par madame de Vannoi 19g Poèmes élégiaques, précédé* d'un Discours sur l'élégi., héroïque , par M. 'freDf'UH. , , , , , , , ., ao5 Sapho, poëme en X chanta, par M. Goruf'!, , , , ., 21 j Sapho, poème en III chants, suivi de Poésies lyriques, par C. T. D. 221 Recueil de Poésies, par M. Ducis 339 Méditations poétiques, par A. de Lamartine 3I6 Poénes de Clotilde de Surville ->54 Fables de M. Gosse »5i Fables, par M. le baron de Stassart 35g Odes d'Anacréon, traduites en vers, par J.-B. de St.-Victor. 367 Œuvrer choisies de P. Laujou. , , , , , a?5 Contes en vêts et en prose, par M. de Lantier.. afri Hero et Léandre, poëme en IV chants, par M.Denne-Baron. 291 Les cinq premiers Chants de la Jérusalem délivrée, tra0 duits en vers français, par M. Mallet 393 L'Art épistolaire, poâtue, traduit du latin d'Hervey de Montaigu, par Hyacinthe Morel. 314 Catulle, traduction de M. C.-L. Mollcvaut 329 Dialogues, contes et autres poésies, par M. Ch. Brifl'aut.. 354 Poésies, par madame AmableTastu 363 Espagne poétique, par D. Juan Maria Maur,. , ., 371 Les Jeux de mains, poëme inédit en III chlllt., par M. de de Rutbicre. 387 Achille à Scyros, poëme en VI chants, par Luce de Lancival 401 La Musique, poëme en IV cbantl. 4" Les Plaisirs du poëte, par Ch. Millevoye 4*4 La Maison dea champs, poëme, par M,Campeoon. 4^° Poëme et Poésies fugitives, par J.-A.-M. Monptrlier. 437 Mes Passe-temps, suivis de l'Art de la danse, par Étienne Despréaus, , , , , 4¡, IJC Souper, les Toilette. du jour, , , , 45, Annales poétiques du XIX'siècle .$58
------------------------------------------------------------------------
Vtfr* Le Parnasse (1.. Ic.>nlimetlt, , , , , , , , 4^4 Mus Quatre Ages, les Quatre Ages Je la femme, poëmel, 4"1 L'Année champêtre, poëme en IV eliauts et en vers libre., parM.Murvit!c. 482 Boileau Dellpréalls, corrigé dans son Art poétique, par M. Nallo-Lamotb,:, , , , , , , , ., 4!)' Le Génie de l'Homme, par Charles de Chenpdottc. .{q8 Les Bucoliques do Virgile, traduites en vers français, par J.-A. I)***. — Éçloeues de Virgile, traduction nouvelle ,{t'*ntàl,8" ',.,.",.,.,.. 506
ri » m i. « t t kl ■.