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SUR
LA TRAGI-COMÉDIE DU CID.
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DES SENTIMENTS
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
SUK
LA TRAGI-COMÉDIE DU CID
ESSAI
sur la compétence des Hommes de l'art et du public en matière de soûl.
PARIS
IMPRIMERIE PANCKOUCKE
14, RUE DES POITEVINS
184©
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IOil®I&!Wl,
Le Cideat le sort auquel il fallait s'attendre. Les faux savants et les mauvais poètes, dont il déconcertait les idées, le condamnèrent. Le public subit, comme toujours, l'ascendant du génie.
On s'étonne de trouver Richelieu à la tête de la conjuration contre le Cid. Pélisson l'explique par une jalousie de poète ; Voltaire pense qu'occupé des affaires de l'Europe et des factions de la France, il ne pouvait pas sentir le charme des scènes de Rodrigue et de Chimène. Mais il y avait dans le Cid des caractères à sa taille : si l'on songe que la pièce parut après l'édit contre les duels; qu'à cette époque des gentilshommes se battaient sur la place Royale pour braver l'édit du roi, et qu'on ne fit supprimer à Corneille que quatre vers trop dangereux 1, on croira peut-être' que le ministre fut magnanime, s'il fut jaloux.
Corneille dédaigna d'abord les cris de ses envieux. A la fin il eut le malheur de publier XExcuse a Ariste, où la jalousie remarqua ce vers :
Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée.
La fureur fut au comble. Ce vers aurait suffi pour faire songer à Guillen de Castro 2, si l'envie avait besoin d'un avertissement
1 Les satisfactions n'apaisent point une âme; Qui les reçoit a tort, qui les fait se diffame; Et de pareils accords l'effet le plus commun Est de déshonorer deux hommes au lieu d'un.
( Acte ii, RC. i ) > 5 Auteur de las Mocedades del Cid.
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pour élever l'accusation de plagiat. On fit parler ainsi le poète espagnol :
Donc, fier de mon plumage, en corneille d'Horace, Ne prétends pas voler plus haut que le Parnasse. Ingrat, rends-moi mon Cid jusques au dernier mot; Après tu connaîtras, corneille déplumée, Que l'esprit le plus vain est souvent le plus sot; Et qu'enfin tii me dois toute ta renommée.
On alla jusqu'à dire que trois ou quatre de l'Académie avaient corrigé à Corneille plusieurs fautes *, et l'on se tut sur VHonrador de su padre par Diamante, preuve que cette pièce, qui a tant de rapports avec le Cid, n'avait pas encore paru, quoique don Eugenio de Ochoa exprime encore un léger doute. L'homme qui parut avec le plus d'éclat dans cette polémique fut Scudéri.
Il publia un pamphlet anonyme sous le titre d'Observations sur le Cid. On imagine ce qu'avaient pu produire l'amour-propre humilié d'un mauvais poète, et l'orgueil du gentilhomme, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde. Mais il faut rendre cette justice à Scudéri, que ni Voltaire, ni La Harpe n'ont pu découvrir dans le Cid un seul défaut (sauf l'emphase de quelques vers), qu'il n'eût déjà signalé. Cela prouve que l'envie, à l'oeil timide et louche , est clairvoyante quand il s'agit d'apercevoir des fautes.
Rien ne manqua à la gloire de Scudéri. La Défense du Cid ne s'adressait qu'à lui; un tiers, qui voulait tout concilier, le plaçait au-dessus de Corneille; Mairet 2, Claveret 8 et leurs apologistes'' ne firent guère que répéter ses critiques, varièrent peu ses injures, et imitèrent ses travers en les surpassant. Ainsi, Scudéri ayant fait sonner un peu haut son titre de gentilhomme, Mairet crut devoir au public l'arbre généalogique de sa famille 5. v J'abandonne les ridicules, les injures, les cartels même (Corneille reçut un cartel de Scudéri) à celui qui voudra nous peindre les moeurs de ce temps. Je n'étudierai que la critique.
La littérature avait alors, comme la théologie, un livre sacré ; c'était la Poétique d'Aristote. Le Cid était mauvais, parce qu'Aris1
qu'Aris1 Lettre à l'Académie.
2 Epitre familière sur la tragi-comédie du Cid.
3 L'auteur du vrai Cid espagnol à son traducteur français.
4 Apologie pour Monsieur Mairet contre les calomnies du sieur Corneille de Rouen.
5 Lettre à son apologiste.
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tote avait dit que les moeurs devaient être bonnes au théâtre ; et Chimène était une Furie, une Danaïde, une parricide, un monstre. Il ne fallait pas dire qu'elle n'épouse pas Rodrigue dans la pièce : la volonté seule fait le mariage, répondait Scudéri; et il citait aussitôt les canonistes et les jurisconsultes au titre des noces. Aristote avait voulu que les moeurs fussent égales, et l'amante de Rodrigue voulait une fois
Le poursuivre, le perdre et mourir après lui.
( Acte IÏI , se. 3. )
Elle lui disait dans un autre moment :
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
( Acte v, se. i.)
Aristote avait distingué deux vraisemblables, l'un commun , l'autre extraordinaire. C'est ici que le savoir et l'esprit vont se déployer. Scudéri a trouvé que le cadavre du comte devait être dans la maison de Chimène au moment où Rodrigue y paraît ; il est tenté de demander au héros s'il n'a pas jeté de l'eau bénite sur le corps avant de sortir. Dans la pièce, les Maures jettent l'ancre dans le port. En ces occasions, dira Scudéri, on n'ancre pas, afin de se retirer plus vite au besoin. L'Académie répondra qu'on a la ressource de couper les cordes. Aristote avait voulu qu'une pièce de théâtre se renfermât dans un tour de soleil. Corneille, dira éloquemmént Claveret, n'a pas entendu les heures à l'horloge de l'antiquité.
Aristote avait appelé fable le sujet d'une tragédie.... Mais je m'arrête ; Scudéri en est à peine à sa troisième citation, que je lis au bas de la page cette, note de Voltaire : Que tu es ennuyeux avec ton Aristote! Honneur cependant à ce grand homme , à qui la tragédie française doit peut-être sa majestueuse régularité !
Il faut remarquer qu'une réaction fut sur le point d'éclater contre la Poétique. 'Le bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse, se vantait de n'avoir pas lu Aristote , et se souciait peu de ses règles 1. D'autres allaient jusqu'à dire « qu'Aristote avait fait des règles pour son siècle et pour les Grecs, et non pour le leur et pour les Français 2. » Corneille arrêta ce commencement d'émancipation littéraire.
1 Jugement du Cid par un bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse. 3 CORNEILLE, Avertissement du Cid,
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Après le jugement de l'Académie , il déclarait encore «qu'il serait le premier à condamner le Cid s'il péchait contre les grandes et souveraines maximes posées par le Stagyrite ; il insinuait même que l'Académie avait tourné le sens du bon Aristote du côté de la politique ; il tâcha de le tourner du côté de sa gloire. Il reprocha à Scudéri de « s'être fait tout blanc d'Aristote et d'autres auteurs, qu'il n'avait lus ni entendus peut-être jamais 1. »
Ce fut alors que Scudéri irrité déféra le jugement de la querelle à l'Académie, la conjurant de prononcer pour l'honneur de l'Académie en particulier, et celui de la France en général, vu que les étrangers, qui pourraient voir le beau chef-d'oeuvre, croiraient que les plus grands maures de France ne fussent que des apprentis*. Cette lettre fut suivie d'un mémoire 3, pour servir à MM. de l'Académie, clans lequel ii indiquait tous les chapitres d'Aristôte, où étaient les règles que Corneille avait violées. Vadius envoie de même à Philaminte Horace, Virgile, Térence et Catulle, où elle verra notés en marge tous les endroits que Trissotin a pillés. Il me paraît que l'art de Molière est resté une fois au-dessous de la nature.
Lorsqu'on songe que le Cid fut contemporain de ce pédantisme, on s'étonne de l'essor que le génie de Corneille avait pris au-dessus de son siècle. L'étonnement redouble lorsqu'on apprend en quoi Corneille faisait consister lé mérite de son chefd'oeuvre. On croit voir le génie à terre, pour ainsi, dire, et dépouillé de ses ailes, à la lecture de ces lignes de VAvertissement du Cid : « Cet heureux poëme n'a si extraordinairement réussi que parce qu'on y voit les deux maîtresses conditions que demande Aristote aux excellentes, tragédies. La première est que celui qui souffre ne soit ni tout méchant, ni tout vertueux; l'autre, que la persécution et le péril ne viennent pas d'un ennemi , ni d'un indifférent, mais d'un homme qui doive aimer celui qui souffre et en être aimé. » Ce sont là, sans doute, deux maîtresses conditions ; mais elles peuvent se trouver dans une pièce très-médiocre, dans la Sophonisbe de Mairet, par exemple, et dans toutes les Sophonisbes du monde, puisque ces conditions sont: dans le sujet.
La Harpe a pensé.que « Corneille non-seulement faisait mieux
1 CoRsnn.r.E, Lettre apologétique.
2 Lettre à l'Académie.
3 Preuves des passages f etc.
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que tous ses rivaux, mais en savait plus que tous ses juges. » Je le crois; et cependant je songe à ces voyants de l'antiquité, qui proféraient, durant l'agitation prophétique, des paroles sublimes, où ils ne voyaient plus que des mystères, lorsque le' dieu avait cessé d'agiter leur poitrine.
Balzac me parait être le seul homme qui ait porté dans cette polémique Un esprit supérieur. Voici un fragment de la lettre qu'il écrivait à Scudéri : « L'auteur du Cid, disait-il, vous avouant qu'il a violé les régies de l'art, vous oblige de lui avouer qu'il a un secret, qu'il a mieux réussi que l'art même, et ne vous niant pas qu'il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là, sinon qu'il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la tromperie, qui s'étên'd à Un si grand nombre de personnes , est moins une fraudé qu'une conquête. Cela étant, je ne doute pas que MM: de l'Académie rie se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre procès, et que, d'un côté, vos raisons ne les ébranlent, et, dé l'autre} l'approbation publique ne les retienne. Je serais en la même peine, si j'étais en la même délibération, et si, de bonne fôftuné;, je nèvénais de trouver votre arrêt dans les registres de l'antiquité, il a été prononcé, il y a plus de quinze cents ans par un philosophe de la famille stôïqùë, mais un philosophe dont la-dureté n'était pas impénétrables la joie j de qui il -nous reste des jeux et des tragédies, qui vivait sous le règne d'un empereur poète ét<mtfs'icien :, au siècle des vers et de la musique. Voici les termes décet authentique arrêt; et je vous le laisse interpréter à vos daniës.: ïiiud multum est primo dspectu ôculos 'occupasse, etiàmsi contemplatio diligens inventura est qiiod arguât. Si nie interrogàs± m'ùjof, .est ille qui judicium abstulit qu'am qui meruit. » ■'■■'■'"■
Ce passage latin montre assez que l'érudition ile' gâtait le goût que des pédants et des petits esprits. Balzac était alors membre de l'Académie. Il est déplorable qu?ilait été ïaissédariSsa retraite,
Tandis que Chapelain osait juger Corneille ».
Mais que penser de ce Scudéri, qui fut charmé de cette-lettre, remercia Balzac, et écrivit partout que ce savant pensait comme lui? Il aurait, je crois, reconnu dans le CM tous les genres de mérites. Il lui suffisait que la pièce fût contraire aux règles d'Aristote.
1 VOLTAIRE , Discours sur l'Envie.
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Cependant l'Académie travaillait au jugement du Cid. Richelieu avait désiré qu'on fît droit à la demande de Scudéri; il avait fallu le consentement de Corneille, et Corneille, pressé longtemps par l'hypocrite Boisrobert,avaitlaissé échapper ces mots : « MM. de l'Académie peuvent faire ce qu'il leur plaira ; puisque vous m'écrivez que Monseigneur serait bien aise d'en voir le jugement, et que cela doit divertir Son Éminence; je n'ai rien à en dire. » Aussitôt le cardinal avait dit à un de ses domestiques (c'est Pélisson qui parle1): « Faites savoir à MM. de l'Académie que je le désire , et que je les aimerai comme ils m'aimeront. » Et l'Académie avait chargé Desmarets, de Bourzeis et Chapelain d'examiner le gros de l'ouvrage etles Observations de Scudéri, se réservant de prononcer en corps sur les vers et la diction.
Chapelain seul apporta son travail, on le présenta à Richelieu, qui fit mettre des notes dans les marges par son médecin, ap-- prouva la substance et écrivit.au bas qu'il fallait y jeter quelques poignées de-fleurs,.
Ce soin fut confié à Sirmond, Cérizi, Cérizai et Gombauld. Il paraît qu'ils jetèrent les fleurs à pleines mains, puisque Richelieu/trouva l'ouvrage trop fleuri çette.fois. Il s'emporta contre Cérizi, et.manda Sirmond,.Cérizai, Gombauld et:Ch£melain dans sa maison de Charonne, Cérizai.partait!pour le Poitou;. Les.'.au; très obéirenti Chapelain essaya d'abordi de, justifier Cérizi ;i mais le cardinal le saisit par ses glands, et lui parla d'un ton.à lui persuader qu'il serait plus.sage de se taire*,, ,,: ; .,j ;., ; :■
Il faut dire en passant que les factions, déchiraient la France, que l'intrigue agitait la cour, que l'Europe était,en feu; et l'on sait que le ministre ne négligeait ni,les factions, ni les intrigues de la cour^m les affaires de l'Europe. Dans cette circonstance il chargea Sirmond de polir l'ouvrage de Chapelain.
Mais Sirmondne: fut pas. plus heureux que les autres, jl-ne pat satisfaire le goût difficile du cardinal, qui, obligé de finir comme ' il aurait pu commencer, pria Chapelain de fleurir son oeuvre luimême.
On aurait dû se hâter davantage , ne fût-ce que par commisération pour Corneille, qui attendait son jugement dans la plus vive anxiété. Un jour, timide comme un enfant, il écrivait: « J'attends avec beaucoup d'impatience le sentiment de l'Aca1
l'Aca1 l'Académie, \i. g7, in-4°.
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demie, afin d'apprendre ce que dorénavant je dois suivre ; jusque-là je ne puis travailler qu'avec défiance, et n'ose employer un mot en sûreté. » Une autre fois il exprimait des espérances naïves. « Je me prépare, écrivait-il, à n'avoir rien à répondre à l'Académie, que par des remercîments. » Cependant déjà ses ennemis se communiquaient secrètement leur joie maligne. Boisrobert écrivait à Mairet, par commandement de Son Éminence, qu'il mit toutes ses injures sous le pied.Il ajoutait: « Vous verrez un de ces jours son Cid assez mal .mené par les sentiments de l'Académie. » Alors Corneille prenait la seule attitude digne de son génie et de sa gloire. Enfin, Chapelain eut le bonheur de satisfaire Richelieu , et l'ouvrage , approuvé par l'Académie , parut.
L'Académie n'avait espère satisfaire ni l'auteur, ni l'observateur, ni le public. Le public approuva ; Scudéri remercia ;, Corneille fut atterré. Il se plaignit « qu'on ne l'avait trouvé coupable que parce qu'on lui avait interdit de se montrer innocent. » Il voulut répondre à l'Académie ; mais il redouta la colère de Richelieu : « Il était, disait-il, un peu plus de ce monde qu'Héliodore , qui aima mieux perdre son évêché que son livre. »
Trop docile aux censures peut-être , il fit des variantes qui ne. furent pas heureuses. Ainsi il y avait, dans la première édition du Cid, un vers plein d'éclat et de mouvement :
Au milieu de l'Afrique arborer ses lauriers.
L'Académie déclara qu'on n'arbore pas les arbres; Corneille réfléchit qu'on les arrose, et mit à la place d'un beau vers :
Du sang des Africains arroser ses lauriers.
(Acte II, se. 5.)
Tel fut le résultat du long travail de l'Académie.
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DES SENTIMENTS
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
La Bruyère a dit : Le Cm est l'an des plus beaux poèmes que l'on puissefaire, et F une des plus belles critiques qui aient été faites sur aucun sujet est celle du Cid 1.
La postérité a ratifié le premier de ces jugements; elle a modifié le second. ?
Aujourd'hui la critique de l'Académie est plutôt, comme l'a dit La Harpe, un modèle d'impartialité et de modération que de justesse et de bon goât.he Cid a obtenu mieux qu'un rang même considérable entre les poèmes français de ce genre quiava ientjusqù alors donné le plus de satisfaction *. Pélisson nous apprend que l'opinion commune plaça l'auteur du Cid infiniment au-dessus de tous les autres poètes 3. Il est inutile de dire que ce rang lui a été maintenu par la postérité.
L'erreur de l'Académie m'a paru un sujet d'étude
1 LA BRUYÈRE , des Ouvrages d'esprit.
2 Sentiments de l'Académie, Conclusion.
3 Histoire de l'Académie, p. 94, in-/(°.
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important ; je l'aborde clans le désir d'établir par un grand exemple quelle est la compétence des hommes éclairés, quelle est celle du public en matière de gottt.
L'Académie commença par déclarer qu'elle ne tiendrait pas compte de l'approbation publique. Il me parait que cette erreur entraîna toutes les autres.
Nous ne dirons pas sur la foi du peuple, disait-elle, qu'un ouvrage soit bon , parce qu'HP aura contenté, si les doctes aussi n'en sont contents '. Dès lors le Cid était condamné. Il est vrai que Scudéri déplore en style emphatique qu'un fantôme ait abusé le savoir comme Vignorance''. Mais Richelieu écrivait en marge du premier travail de Chapelain : L'approbation et le blâme du Cm sont entre les doctes et les ignorants 3.
Les ignorants allaient au théâtre pour leur plaisir. Ils se sentaient émus de terreur et de pitié , et ils approuvaient, sans savoir que la terreur et la pitié sont les objets de la tragédie; ils sentaient leur âme s'élever, et ils admiraient, sans savoir ce que La Bruyère a écrit plus tard : Quand une lecture vous élève Vesprit, ?ie cherchez pas une autre règle pour juger de P ouvrage; il est bon, et fait de main d'ouvrier1'.
Cependant que faisaient les doctes ? ils commen1
commen1 p. o\
2 Observations sur le Cid, \>. i.
3 PÉLISSON, Histoire de l'Académie, p. 99. * Des Ouvrages d'esprit.
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laient la Poétique, pour savoir si les règles leur permettaient de s'émouvoir ; et l'Académie elle-même ne regardait pas tant si la pièce avait plu, que si elle avait du plaire ' d'après les règles.
Laquelle des deux méthodes était la meilleure ?
Nous laisserons répondre Molière qui, en qualité de poète dramatique, de comédien et d'observateur surtout, a dû étudier profondément la manière dont jugeaient les doctes et les ignorants. Il est difficile dé croire qu'il ait écrit la Critique de PÉcole des Femmes sans se souvenir ni des observations de Scudéri, ni des sentiments de l'Académie. Il est vrai que les arguments employés contre Corneille ont probablement servi contre lui, et qu'il a pu même rencontrer une ressemblance sans y songer, comme tous les jours, dans le monde, on joue sans le vouloir quelqu'une de ses scènes. Quoi qu'il en ait été, je demande, malgré quelque répugnance, qu'on me permette le dialogue suivant :
SCUDÉRI.
Je ne m'étonne pas beaucoup que le peuple, qui porte le jugement dans les yeux, se laisse tromper ; mais que cette vapeur grossière, qui se forme dans le parterrea !
DORANTE.
Tu es donc, gouverneur, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d'avoir ri ou pleuré avec lui! Je vis l'autre jour, sur le théâtre, un de nos amis qui se rendit ri1
ri1 p. 5.
2 Observations sur le Cid, p. i.
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dicule par là. À tous les éclats de risées, il haussait les épaules, et, regardant le parterre avec dépit, il disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie que le chagrin de notre ami. Apprends, gouverneur, qu'à le prendre en général, je me fierais assez à l'opinion du parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent, il y en a qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses "'.
SCUDÉRI.
Je me tairai pour te vaincre, et laisser parler Aristote, qui te veut répondre pour moi que la pièce choque les principales règles du poème dramatique'.
DORANTE.
Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants, et nous étourdissez tous les jours. Je voudrais bien savoir si la grande règle des règles n'est pas de plaire, et si une pièce qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin 3. Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu'il prend 4?
CHAPELAIN.
La pièce a eu assez d'éclat et de charmes pour avoir fait oublier les règles à ceux qui ne les savent guère bien. S'ils eussent été moins ingénieux, ils eussent été moins sensibles. Ils eussent vu les défauts que nous voyons en cette pièce, s'ils ne se fussent point trop arrêtés à en regarder les beautéss.
. ' MOLIÈRE, Critique de l'École des Femmes, se. YI.
2 Observations et preuves des passages.
3 La principale règle est de plaire et de toucher : toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première. (RACINE , Préface de Bérénice. )
* MOLIÈRE, Critique de l'Ecole des Femmes, se. vu, b L'Académie, p. 23 et 70,
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URANIE.
Pour moi, quand je vois une pièce de théâtre, je regarde seulement si les choses me toucheut ; et lorsque je me suis^ bien divertie, je ne vais pas demander si j'ai eu tort, et si les règles d'Aristote me défendaient de rire ou de pleurer '.
CHAPELAIN.
Il faut plutôt peser les raisons, et ne pas tant regarder si la pièce vous a plu, que sien effet elle a dû vous plaire d'après les règles*. r.'
DORANTE.
C'est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français 3.
Deux vérités me paraissent établies maintenant. La première,
Que l'Académie, en voulant juger le Cid par l'application des règles, avait adopté la pire des méthodes. —La seconde,
Qu'il est impossible que toute une nation se trompe en fait de sentiment> et ait tort d'avoir du plaisir, comme l'a dit Voltaire, qui se souvenait de Molière dans ce moment.
Il semble, au premier abord, que Chapelain aurait pu accabler Uranie et Dorante sous la gloire de ce poëme dont Boileau lui a fait un titre à l'immortalité. Si jamais une nation s'est trompée, ce
1 MOLIÈRE, Critique de l'Ecole des Femmes, se. vu.
Ceux même qui s'y étaient le plus divertis eurent peur de n'avoir pas ri dans les règles. (RACINE, Préface des Plaideurs.)
2 L'Académie, p. 5.
3 MOLIÈRE, Critique de l'Ecole des Femmes, se. vu.
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fut alors sans nul doute. Voici comment la chose se passait :
Chapelain lisait \&Pucelle chez le grand Condé. Il avait pour auditoire tout ce qu'il y avait de plus distingué dans les deux sexes, à la cour et à la ville, et tout le monde admirait. Cela est beau! cela est sublime ! s'écriait-on d'une voix entrecoupée de bâillements. Enfin madame de Longueville dit tout bas à l'oreille du prince : Oui, cela est beau; mais c'est bien ennuyeux , car nous bâillons tous.
On admirait, on se récriait, parce qu'on peut se tromper dans ses jugements; mais on n'était pas intéressé, parce qu'on n'est pas libre de l'être par un livre sans intérêt. Au contraire, on bâillait. Une des lois qui régissent nos organes veut qu'on bâille à la lecture d'un livre ennuyeux, et il serait étrange que le faux goût fût un privilège qui dispensât d'obéir à cette loi.
Méprisez, tant qu'il vous plaira, le jugement du public; mais tenez compte du sentiment qu'il éprouve.
Et il ne faut pas craindre une méprise là-dessus. On peut lire les qualités d'un livre sur la physionomie des auditeurs. La terreur glace les traits du visage; la chaleur a seule le pouvoir de les enflammer; une scène touchante fait seule verser des larmes, et il y a un sourire que la grâce seule produit.
Ni la cabale, malgré le bruit de ses acclamations; ni l'illusion théâtrale, malgré son prestige;
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ni la nouveauté, qui est. à l'art ce que la jeunesse est à la beauté, ne peuvent donner le change au sentiment, ni contrefaire ses signes extérieurs.
Buffon a pensé qu'il y a des prestiges à l'aide desquels on surprend l'émotion. Il a pris possession du fauteuil académique par cette insulte au bon sens populaire : Que faut-il pour émouvoir la multitude et l'entraîner? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes.
Dans l'antiquité, les orateurs qui n'avaient que ces qualités-là s'enfermaient dans les murs des écoles, sortes d'académies, ou n'affrontaient la poussière et le soleil que pour être vaincus sur la place publique. Eschine avait le geste fréquent et le ton pathétique. Il avait été acteur. Il avait des paroles sonnantes : Somtam JEschines, vim Demostkenes \ Il avait des qualités éminemment populaires, l'éclat de l'imagination, l'ampleur du style : Plus carnis habet, lacertorum minus*', et Démosthène le vainquit par la supériorité de sa raison et la beauté sévère d'une diction pure, précise et forte.
Je ne sais s'il est plus exact de dire avec le seigneur de Montbar, qu'il s'est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la parole. Les orateurs d'un jour ou deux sont de toutes les époques, comme les traits d'élo1
d'élo1 de Oratore, p. t8î, in-folio, t/^\\V'V'' Vy\
2 QUTNTIL., Inst, orat. lib. x, c. i. /C* ' „ ty\
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quence; mais on n'a exercé la royauté, l'empire continu de la parole que dans les siècles où on a. bien écrit et bien parlé et où les arts ont fleuri. Le premier qui régna par la parole à Athènes, fut contemporain de Sophocle et de Phidias. A Rome, on ne régna par la parole, sur la multitude même, qu'après que les chefs-d'oeuvre de la Grèce furent entrés dans ses murs à la suite des chars de triomphe. On voit s'il est aisé de persuader le peuple.
Buffon ajoute : Pour ceux qui* comme vous, comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots, il faut des choses, des pensées, des raisons. Il faut des Démosthènes sur la place publique, et des Fôntenelles dans les académies.
M'opposera-t-oh le sens exquis du peuple athénien , le bon sens du peuple de Rome? Je dirai que la chaire est aussi une tribune populaire, et que jamais nulle part, ni à Antioche, ni à Hippbne, ni à Paris, le peuple n'a préféré les orateurs à prestiges à saint Chrysostome, à saint Augustin, à Massillon. Mais j'ai hâte de rentrer dans la polémique du Cid.
Là aussi on parla de prestiges. Mondori et la Villiers avaient fait le succès de la pièce. L'Académie ne s'arrêta pas à ces raisons, et elle fît bien, puisque le Cid nous charme à la lecture autant qu'à la représentation. Mais elle imagina, elle, un singulier prestige ; elle dit que l'auteur du Cm s'était aisément rendu maître de l'âme des spectateurs,
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en y portant le trouble et Pémotio?i '. Elle aurait dû au moins reconnaître que c'était là, selon l'expression de Balzac, une excellente magie.
Un stoïcien s'écriait, dans les douleurs de la goutte : O douleur! ta as beau faire, je n'avouerai pas que tu sois un mal. L'Académie a l'air de dire, dans les douceurs du trouble et de l'émotion : O Cid! tu as beau faire, je n' avouerai pas que tu sois beau.
Pour échapper à l'émotion populaire, elle se replie en cent façons. Ainsi elle suppose un peuple qui ne serait pas moins touché de voir affliger une Clytemnestre qu'une Pénélope". Si un tel peuple existe, il faut se ranger à la religion des anciens Perses, et dire : Il y a un dieu du mal, voilà un peuple organisé par lui.
Elle apporte comme exemple de goût dépravé, celui qui fait aimer les aigres et les amertumes 3. Un tel goût n'est jugé dépravé que parce qu'il est contraire au goût général. Voulez-vous, messieurs de l'Académie, qu'on juge sur Ge même principe les divers goûts en littérature 4?
J'hésite maintenant à presser les principes que l'Académie va poser. Je pressens qu'il faudra renouveler entre l'Académie et Corneille la bizarre argumentation du maître d'éloquence et de l'élève plaidant contre lui.
L'Académie dira : Un'estpas croyable qu'un plaisir
1 Page 70.
2 et 3 Page 6.
* With regard to the objecls of sentiment the common feeliDgs of mon hâve a litle to regulate the taste of every individual. (BLAIH, Lect. 11.)
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— 20 — soit contraire au bon sens *. Corneille n'avait qu'à ajouter : Mon Cm a fait plaisir; il n'est donc pas contraire au bon sens. L'Académie prouvera plus loin que le Cid choque le bon sens ; elle sera conduite à nier la possibilité même d'un plaisir avoué par elle, et senti par tout le monde.
Elle dira encore : Il est comme impossible de plaire par le désordre et la confusion, et, s'il se trouve que les pièces irregulières côntententquelquefois , ce n'est que pour ce qu'elles ont quelque chose de régulier '. Corneille pouvait s'emparer de ce principe, et dire avec confiance : Si les pièces de théâtre ne plaisent que pource qu'elles ont quelque chose de régulier, si P agrément est en raison de la régularité, jamais pièce ne fut plus régulière que le Cm 3. L'Académie prouvera l'irrégularité du Cid, et l'on voit où le syllogisme, qu'elle n'achèvera pas, l'aurait conduite.
Il est plaisant de voir l'analyse et la synthèse aller chacune de son côté. Il est bizarre de voir la synthèse conduire toujours l'Académie à nier la possibilité de ce qu'elle avoue ; il paraît que les arts ne sont pas du domaine de la synthèse 4.
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3 Ils disaient que la pièce était contre les règles. Je m'informai s'ils se plaignaient qu'elle les eût ennuyés. On me dit qu'ils avouaient qu'elle les avait attendris, et qu'ils la verraient encore avec plaisir. Je les conjura d'avoir assez bonne opinion d'eux-mêmes, pour ne pas croire qu'une pièce qui les attendrit et leur donne du plaisir puisse être absolument contre les règles. (RACINE, Préface de Bérénice.)
4 Une science du beau supposerait une idée objective du beau , que l'on pourrait prouver par des principes a priori, ce qui est impossible. ( KANT , Critique de la faculté de juger. )
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L'Académie arrive enfin au jugement de la pièce. Après les principes qu'elle a posés, on pressent qu'elle empiétera sur les droits du public.
Elle condamne le sujet du Cid au nom de la morale. Elle appelle Chimène une fille trop dénaturée, aa moins scandaleuse si elle n'est dépravée. La vérité même de l'aventure ne justifie pas le poëte; car il en est de certaines vérités comme de ces crimes énormes dont les juges font brûler le procès avec les criminels*. Cela veut-il dire qu'il aurait fallu brûler le contrat de mariage avec les contractants, ou n'est-ce que de la phraséologie? La Harpe répond qu'une fille dénaturée ne serait pas supportée aa théâtre, bieti loin d'y produi?'e Peffet qu'y produit Chimène; ce sont là de ces fautes qu'on ne pardonne jamais, parce qu'elles sont jugées par le coeur. Il y a sans doute des fautes qu'on fait plus que pardonner au théâtre, mais ce sont des fautes brillantes, qui ont leur source dans de nobles sentiments, témoin le premier coup d'épée de Rodrigue, que l'Académie n'a-pas condamné.
Elle fait scène par scène la revue de la pièce, et ne rencontre guère d'incident, qu'elle ne traite d'invraisemblable. Au bout de cette interminable série d'invraisemblances dramatiques placez ce vers de Boileau :
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas,
et vous vous trouverez pressé entre des invraisemblances que vous ne pourrez pas toutes nier, le prinr:
prinr: i3;
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cipe deBoileau, et l'expérience qui atteste l'émotion publique.
Il fallait distinguer deux invraisemblables : l'un qui éclate aux yeux des spectateurs et exclut l'intérêt, l'autre que la raison, l'envie ou la subtilité découvrent dans le cabinet, où elles font \'a?iatomiede la pièce. La première sorte devait être jugée par le public ; l'Académie pouvait abandonner l'autre aux recherches de Scudéri.
Assurément l'Académie pouvait, ses statuts à la main, évoquer le jugement du langage et de la versification. On m'accordera toutefois que le public pouvait être juge au moins de la clarté du style. Si le public vous dit : Cela est clair; car je le comprends et je l'explique; que lui répondrez-vous ? qu'il est stupide ? plus il sera stupide, plus son raisonnement sera fort.
L'Académie a vu de l'obscurité dans ces vers- :
.... Ce fer, que mon bras ne peut plus soutenir, Je le remets au tien pour venger et punir.
(Acte i, se. 6.)
Va, je ne te hais point. — Tu le dois. — Je ne puis.
(Acte m, se. 4.)
Il me semble qu'il faut avoir l'oeil bien fin pour voir là des ténèbres, et je ne sais par quelle bizarrerie la subtilité se plaît à se montrer moins intelligente, en fait de style, que le bon sens.
Buffon a dit que les écrivains qui ne savent que tracer des mots n'ont pas de style; que le style doit graver des pensées. Sur ce principe il faut sentir
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— 23 — plutôt que juger si le style effleure l'âme, pu s'il y grave.
L'Académie a condamné les vers, suivants :
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c'est son sang ?
(Acte ii, se. z.y
L'amour n'est qu'un plaisir, et l'honneur un devoir.
(Acte m, se. 6.)
Va combattre don Sanche, et déjà désespère.
(Acte v, se. i.)
Nous laissent pour adieux des cris épouvantables.
( Acte iv, se. 3. )
A ces expressions fortes, à ces tours rapides substituez les phrases plus correctes ou plus complètes que propose l'Académie, et allez voir au théâtre si l'effet sera le même, si la signification des mots, selon l'expression de Montaigne, s'enfoncera aussi profpndéme?i t.
Je suis persuadé que, pour rendre le Cid insipide au public, il aurait suffi de substituer la faiblesse, l'emphase, la langueur à la force, à la simplicité, à la vivacité.
La Harpe a vu dans le jugement de l'Académie sur les vers du Cid, une application trop rigoureuse de la grammaire à la poésie. Il a dit du jugement sur l'ensemble : L'exemple de P Académie nous prouve combien l'esprit peut s'égarer, en jugeant les effets du théâtre par des principes généraux et abstraits. En un mot, l'Académie a eu le tort de prétendre assujettir à la raison, aux règles,,à la grammaire,..
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ce qu'il y a de plus indépendant au monde, les passions, l'imagination, le génie.
Mais comment lés principes généraux peuventils égarer l'esprit ?
N'entendez-vous pas les politiques dire tous les jours que les principes n'ont besoin que d'une déduction rigoureuse pour conduire à la destruction ? Pour moi, je poserais en politique ce principe seulement : Le bien de la société est la loi souveraine ; et je défierais la logique de me conduire à l'anarchie.
On a trop multiplié les principes en politique; en littérature c'est pis encore. Les conseils les plus simples sont devenus de grandes et souveraines maximes, dont la plus légère inobservation a ruiné tout le mérite d'un poëme.
De toutes ces maximes, la moins contestable est celle qui prescrit l'unité d'intérêt. Elle est fondée sur un axiome : Diviser, c'est affaiblir. Irez-vous en conclure qu'HermioneetAndromaque,separtageant notre intérêt, ne nous intéressent beaucoup ni l'une ni l'autre ? Votre coeur démentira votre logique. Quel a été le secret de Racine ? Il a fait Hermione si terrible et si passionnée, qu'elle n'a qu'à paraître pour attirer à elle tout l'intérêt; il a fait Andromaque si touchante, qu'elle n'a qu'à paraître pour faire oublier Hermione. Il vous a donné deux créations au lieu d'une contre les prescriptions de la règle. Il a fait comme un général qui, sûr de ses troupes,, les partagerait pour rempoi'ter deux victoires.
Montesquieu voulait dans les religions beaucoup
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de%conseils et peu de préceptes. Les religions ne dépendent pas de nous; mais les arts nous sontsoumis. Laissons-leur tous leurs conseils, mais ne leur imposons que deux lois : Etre vrai et agréable. C'est assez pour saisir tout l'homme.
Ces deux lois ont déjà fixé la compétence. Les hommes éclairés seront juges de la vérité :il faut pour cela du savoir et de l'intelligence.
Le public jugera l'agrément, c'est-à-dire qu'il s'abandonnera au poêle, se laissera prendre aux choses dans une sorte de far niente, et puis recueillera ses souvenirs pour dire ce qu'il aura éprouvé d'illusion, senti d'émotion, entendu d'hai-monitë ; il ne faut pour cela que des oreilles, un coeur, et cette imagination qui saisit les images qu'on lui présente.
De même le public sentira le charme d'une belle musique. La vérité de cet art, le rapport entre la musique et les paroles ou la situation, sera jugé par les hommes éclairés. Tout le monde sentira l'effet d'une statue ou d'un tableau ; le public éclairé jugera la vérité de l'expression, et les hommes de l'art prononceront sur l'exactitude de l'imitation. L'entraînement de l'éloquence est universel ; le public éclairé juge si l'émotion de l'orateur est réelle, ou si elle est du moins ce qui peut suffire à la vérité de l'art, l'image fidèle de l'émotion véritable; quant à la vérité du raisonnement, la loi nomme les hommes qui doivent la juger dans l'éloquence de. la tribune et du barreau.
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En un mot, dans tous les arts, aux hommes éclairés le jugement de la vérité ; à tous les hommes le sentiment du délectable. Et gardez-vous de changer les rôles; l'incompétence du juge, en matière de goût, a été la source de tous les mauvais jugements.
Le peuple ne peut pas juger la vérité des moeurs, des caractères, du style; et il juge imparfaitement la vérité des passions, quoiqu'il les porte dans son coeur.
A leur tour, les savants ne sentent pas bien. On dirait que l'étude a émoussé leur sensibilité. La première fois que Bernardin de Saint-Pierre lut Paul et P*lrginie dans un salon de Paris, pendant que les dames fondaient en larmes, Thomas dormait, et Buffon demandait ses chevaux.
Que d'erreurs générales on va m'opposer! Athalie dédaignée, le Médecin malgré lui plus populaire que le Misanthrope! ces exemples confirmeront ma théorie.
La comédie qui fait le plus rire est la meilleure de toutes pour le peuple, qui j uge par les entrailles. Le public éclairé préfère le Misanthrope, où les caractères les plus vrais sont groupés avec tant d'arjt; où Célimène avec sa coquetterie, Arsinoé avec sa pruderie, Philinte avec sa bonhomie, deux marquis avec leur fatuité , un poëte avec sa susceptibilité, contrastent entre eux et avec le misanthrope, et allument tour à tour la bile d'Alceste, qui exhale dans toute leur variété ses haines vigoureuses contre le genre humain.
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On a dit qci Andromaque n'aurait pas pu être dédaignée comme le fut Athalie; on a dit une vérité.
Andromaque avec cet Oreste, instrument et victime d'Hermione et de la fatalité ; avec cette Hermione, qui passe en quelques heures par toutes les humiliations, toutes les joies, toutes les inquiétudes, toutes les fureurs de l'amour; enfin avec cette veuve d'Hector, si fidèle et si malheureuse, Andromaque a toujours été sûre dé triompher:au théâtre.
Britannicus, dont le mérite principal est dans la force et la vérité des caractères où deux génies ont mis leur empreinte, est la pièce des connaisseurs '; ou plutôt ils préfèrent encore cette Athalie, où Jérusalem vit tout entière avec la pompe de ses cérémonies, la splendeur de son langage, l'enthousiasme de ses prêtres, l'inspiration de ses prophètes, les merveilles des anciens jours, et les promesses que les temps à venir accompliront.
Sur ces principes quelle était la tâche de l'Académie? Je tenterai quelque chose de hardi. Voici une esquisse du travail qu'elle aurait pu faire, dans mon opinion :
« En intervenant dans une dispute devenue illustre par tant de circonstances, l'Académie n'a prétendu ni condamner les acclamations publiques, ni dé1
dé1 , Préface de Britannicus ; LA HARPE , Cours de Littérature.
Britannicus ne réussit pas; on n'avait pas encore d'idée d'une tragédie aussfe simple, aussi naturelle, aussi vraie. On n'avait point encore vu un accord aussi parfait du bon sens et de la raison avec les fictions théâtrales. (GEOFFROY..)'
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pouiller l'auteur du Cid de la gloire dont l'environnent les éloges de toute une nation; mais elle n'a pas cru qu'un corps littéraire ne fût institué que pour ratifier le jugement de la multitude; elle s'est persuadée, au contraire, que si le public a ses droits qu'il faut reconnaître, l'Académie a les siens qu'elle doit établir et défendre.
a Cicéron, si grand partisan des suffrages populaires, dit à Brutus : « Parle pour moi et pour le « peuple, le peuple sentira que tu es éloquent, et « moi je saurai pourquoi tu l'auras été '. » De même le peuple a senti que Corneille est un grand poëte; l'Académie pourra dire en quoi il l'a été.
« L'heureux- choix du sujet, les moeurs de la chevalerie, l'élévation des caractères, la véhémence des passions, l'éclat et la vivacité du style ont reçu les applaudissements des spectateurs. L'Académie recherchera si la vérité s'est jointe à l'éclat dans la physionomie de l'époque, les moeurs, les caractères , les passions et la couleur du style.
« L'Académie abandonnera au jugement du public toutes les qualités par lesquelles le style saisit l'âme ou charme l'imagination; elle veut même que le public soit juge de l'harmonie; c'est au poëte et à l'orateur à la régler sur l'oreille plus OIT moins délicate des auditeurs. On reconnaîtrait k l'harmonie seulement qu'Isocrate a parlé clans une école, et Démosthène sur la place publique.
1 Cic., Brut., ch. t;
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« L'Académie sera plus compétente que le public pour juger la noblesse du style et la correction.
« Le public voit les scènes passer les unes après les autres, et jouit de l'émotion que chacune lui envoie en passant. L'Académie jugera l'effet de l'ensemble.
« Lors même que le délectable serait l'unique fin de la poésie, l'Académie aurait encore une lâche à remplir.
« S'il y a des beautés fortes qui saisissent tous les esprits; s'il y a des beautés aimables qui font naître le sourire sur toutes les lèvres, il y a aussi des beautés fines et délicates qu'on ne saisit qu'avec des organes exquis.
« L'indécence a des grossièretés qui révoltent les sens de tout le monde. La bienséance a des délicatesses qu'on ne saisit qu'à l'aide d'un tact cultivé.
« Quelques parties faibles ou négligées disparaissent aisément pour le public devant les charmes éclatants de l'ouvrage. L'Académie doit signaler les faiblesses et les négligences dans l'intérêt de l'art et du public.
« Après que le critique a jugé l'ouvrage, sa tâche n'est pas accomplie; il faut encore apprécier le degré de génie que l'ouvrage révèle.
« Le public goûte les beautés de l'ouvrage, sans s'informer s'il a sous les yeux une oeuvre originale, ou la copie d'un modèle. L'Académie examinera ce que l'auteur du Cid doit à son génie, ce que
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l'histoire, les romances du Cid, et Guillen de Castro lui ont fourni.
« Le public ne tient pas compte au poète des écueils qu'il a évités, des difficultés qu'il a surmontées. L'Académie les indiquera.
« Le public, satisfait des richesses que le poëte met sous ses yeux, ne s'informe pas si des métaux plus précieux sont restés dans la mine. L'Académie pourra indiquer les veines qui n'auraient pas été explorées.
« Enfin, une étude comparée des ouvrages est nécessaire pour assigner à chacun la place qu'il a méritée.
« L'Académie abandonne au public tout ce qui peut et doit être senti, plutôt que jugé par les sens, le coeur, l'imagination. Elle réserve pour elle ce qui doit être apprécié par l'intelligence, le goût cultivé et le savoir.
« Elle s'occupera surtout de la vérité, de ce qu'elle doit être dans la tragédie, de ce qu'elle est dans le Cid.
« Durant la jeunesse du Cid, la Castille en guerre avec l'Aragon, et menacée de. tous côtés par les rois maures qui régnaient dans les fortes cités de Coïmbre, de Tolède, dé Séville, de Cordoue et de Grenade, était une sorte de camp plutôt qu'un royaume. Pourquoi le poëte français en a-t-il étendu les limites jusqu'à lui donner pour capitale Séville au lieu de Burgos? Dira-t-il « qu'il a été obligé à « cette falsification pour former quelque vraisem-
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— 31 — « blance à la descente des Maures, dont l'armée ne « pouvait venir si vite par terre que par eau ' ? » Mais si
C'est la seule raison, qui l'a fait, dans Séville Placer depuis dix ans le troue de Castille,
(Acte ii, se. 7.I
nous répondrons que les Maures n'en étaient pas encore réduits à n'attaquer les villes des rois chrétiens que furtivement et de nuit. Dire à Fernand
Qz/'ils ont perdu le coeur De se plus hasarder contre un si grand vainqueur;
(Acte 11, se. 7.)
c'est mentir à l'histoire plus que ne le devait faire même un courtisan.
« D'ailleurs fallait-il, malgré l'exemple de Mariana, donner le nom de courtisans' à des guerriers plus accoutumés à faire trembler leur roi qu'à le flatter, et qui habitaient le palais moins que les camps ?
« Don Diègue ne trouve pas de plus bel éloge, pour les exploits du comte de Gormas, que ces paroles :
Vous servez bien le roi.
(Acte 1, se. 6.)
On peut douter que se battre pour la Castille et pour la foi, dans les batailles que donnaient Jésus1
Jésus1 , Examen du Cid.
2 Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans.
( Acte 1, se. G.)
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Christ, fils du Père , et Pimposteur Mahometl, s'appelât servir bien le roi, dans la langue de cette époque d'indépendance et de foi. L'Académie regrette que le poëte n'ait pas porté plus franchement sur la scène la physionomie originale et pittoresque de ces temps où luttaient en Espagne l'Orient et l'Occident, le croissant et la croix.
« Mais si un tableau infidèle d'une époque est toujours une faute grave', le poëte est libre cependant de modifier les faits selon les besoins du poëme.
« Le mariage de Chimène et de Rodrigue, tel qu'il est raconté dans les romances espagnoles, ne pouvait pas être présenté sur le théâtre. Chimène va elle-même demander au roi la main de Rodrigue, et elle ne dissimule pas le sentiment qui lui inspire cette demande. « Je suis sûre, dit-elle, que son bien « fera toujours des progrès, qu'un jour il sera plus «riche qu'aucun parmi vos sujets3;» et Rodrigue se donne à Chimène seulement pour réparer la perte qu'il lui a causée. «J'ai tué un homme, lui « dit-il, et je donne un homme : «■ Maté hombre ; y hombre doy *. »
« Le poëte espagnol et le poëte français ont donné à Chimène et à Rodrigue le seul sentiment qui pût
1 Ximenes aux troupes devant Oran, dans Fléchier.
* Dans un roman frivole aisément tout s'excuse.... Mais la scène demande une exacte raison.
(BoiLBA.ii, Art poétique, chant nr.)
La scène peut donc se soumettre aux lois que le roman s'est imposées.
3 Historia del Cid, romance x.
4 Ibid., romance xi.
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— 33 — justifier leur mariage et le rendre digne de la poésie. Tel est le droit du poëte. Demander à la poésie l'exacte vérité de l'histoire, ce serait lui enlever ses charmes avec sa liberté. On n'exige d'elle que la vraisemblance, vérité de la fable et de la fiction.
« L'émotion publique nous est un sûr garant qu'il n'y a pas dans le Cid de ces invraisemblances qui frappent les yeux du spectateur. Si la réflexion peut y «n découvrir quelquefois de celles qui se découvrent à ceux qui les cherchent, tantôt l'art du poëte, tantôt le trouble et l'émotion les ont dérobées au public.
« H y a même une invraisemblance sur laquelle le poëte appelle lui-même l'attention des esprits :
Sortir d'une bataille et combattre à l'instant !
(Acte iv, se. S.
s'écrie le roi. Don Diègue répond :
Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.
(Acte iv, se. 5.)
et l'invraisemblance disparaît devant ce trait sublime
« Un chevalier qui balance un instant entre l'amour et l'honneur, sacrifie l'amour au devoir, tue , pour venger son père, le père de sa maîtresse, vient aussitôt présenter sa tête à l'orpheline, et sort enfin vainqueur d'un combat dont elle est le prix ; c'était assez sans doute pour intéresser, émouvoir, ravilles spectateurs : ils ont applaudi la vérité même des moeurs de la chevalerie.
3
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— 34 — '
« Si le poëte a quelquefois altéré la vérité, on lui doit des éloges pour n'avoir présenté sur la scène -qu'une image adoucie des moeurs d'une époque barbare. Dans les Romances, donDiègue serre avec force dans ses mains les mains de Rodrigue, afin d'éprouver son coeur. Le jeune homme lui dit que s'il n'était pas son père, il lui arracherait les entrailles avec ses doigts, en guise de poignard ou de dague '.
« Le public a entendu avec enthousiasme la scène noble et vive que le poëte français a substituée aune scène énergique et barbare.
« La fierté castillane est le caractère dominant de tous les guerriers de la pièce. Le poëte l'a heureusement nuancée selon les âges. Elle a de l'éclat et de l'impatience dans le jeune Rodrigue :
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées La valeur n'attend pas le nombre des années.
(Acte ii, se. 2.)
Elle est orgueilleuse et emphatique dans le comte :
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille ; Mon bras sert de rempart à toute la Castille.
(Acte i, se. 6.)
Elle ne se soutient plus que par des souvenirs dans le vieux don Diègue :
Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus.
( Acte i, se. 6.)
1 Antes con la mano mesma
Vos sacaria las eulranas, Haciendo lugar el de do En vez de pufial 6 daga.
( Tesoro de loi romanceros, p. 129.)
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« Sans doute les modèles de ces caractères sont dans la tragédie espagnole; mais le poëte français mérite nos éloges pour avoir évité un écueil dangereux en n'imitant pas le poëte espagnol, qui a exagéré la fierté castillane avec toute l'emphase de la littérature espagnole. L'observateur, au contraire, a reproché à Corneille d'avoir donné à ses personnages la fierté de leur nation '.partout, dit-il, il se trouve d'honnêtes gens. Le savant interprète d'Aristote et d'Horace n'i gnore pas que la poésie doit nouspeindre les moeurs générales, et négliger les moeurs exceptionnelles qui, au lieu de nous instruire , nous induiraient en erreur'.
« La plus grande gloire de Corneille, celui de ses titres qui justifie le plus l'enthousiasme dont il a été l'objet, c'est sans nul doute d'avoir porté sur la scène les combats et les orages des passions, beauté devant laquelle toutes les autres sont des beautés sans vie.
« Le secret du poëte, pour rencontrer l'expression la plus vraie et la plus naturelle de la passion, c'est de s'identifier avec le personnage qu'il fait par1
par1 Harpe n'a-t-il pas raisonné sur Orosmane à peu près comme Scudéri sur le comte de Gormas? «Le caractère de Saladin est si connu , dit-il, qu'il serait trop absurde de prétendre qu'Orosmane n'a pu lui ressembler. » Voltaire a dû vouloir et a voulu « faire contraster les moeurs des chrétiens et celles des ■> mahométans » {Lettre à M. de Laroqué) ; et Orosmane n'est, comme Saladin, qu'une exception dans les moeurs musulmanes. II résulte de là que, jusqu'à la fin du troisième apte, où Orosmane devient musulman par la jalousie, on se demande, comme Zaïre :
S'il était né chrétien, que sciait.il de plus?
(Acte IY-, se. i.)
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f -3-61er.
-3-61er. le poëte se sera confondu avec le personnage, et plus il y aura de vérité dans le langage des passions. Il ne faut donc pas s'étonner si Corneille, qui dessine avec tant de vigueur et de vérité les caractères de don Diègue et de Rodrigue , ne trouve pas toujours des traits aussi heureux pour exprimer la passion de Chimène. Ce n'est pas que le plus souvent les plaintes ne s'échappent bien du coeur de cette amante; mais trop souvent le poëte, comme s'il n'avait pas dans son propre coeur une source de sentiments, va puiser dans ïa pièce espagnole des phrases ampoulées, et quelquefois aussi de beaux traits, qu'il gâte en voulant les embellir. Si le public n'a pas bien jugé sur ce point, il a du moins senti juste 1.
« Il s'attendrit lorsque Chimène, toute à la vengeance de son père et toute à l'amour de Rodrigue, veu
Le poursuivre, le perdre et mourir après lui.
(Acte m, se. 3.)
« Mais lorsque cette amante ne fait entendre que des plaintes emphatiques :
........ La valeur, en cet état réduite
Me parlait par sa plaie et hâtait ma poursuite 2.
(Acte il, se. 9.)
1 Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant; Mais la nature est vraie, et d'abord on la sent.
(BOILSIU.) i Me hablo
Por la boca de la herida
(.Las Mocedades del Cid, Jornada sejftindir.}
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Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ; La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau Et m'oblige à venger, après ce coup funeste, Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste *.
(Acte m, se. 3.)
le public ne s'attendrit pas, il se contente d'applaudir. On peut même prédire qu'on cessera ces applaudissements aussitôt que notre littérature aura vu renaître, non pas sans doute la simplicité naïve d'Homère (ces grâces, pareilles à celles du premier âge, meurent pour ne pas renaître), mais seulement l'élégance naturelle des poètes latins du siècle d'Auguste.
« Le style a aussi sa vérité : elle consiste à dire naturellement ce qu'on a dans l'esprit ; dans la tragédie, à teindre le langage des personnages de la couleur de leurs moeurs, de leurs passions, de leurs caractères, de leur climat, de leur époque, le style n'étant que toutes ces choses produites au dehors par la parole dans la poésie, par les couleurs et le dessin dans la peinture. On comprendra dès lors que le travail de l'Académie est déjà fait sur la vérité du style; il lui suffira, pour le compléter, de reprendre dans ce vers :
Avec tous vos lauriers, craignez encore la foudre.
(Acte ii, se. i.).
1 Le poëte espagnol s'était borné à ces paroles :
La mitad de mi vida .;
Ha muerto la otra mitad.
(Jornada segunda.)
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une allusion à une croyance qui n'est pas espagnole f une couleur étrangère au sujet '.
« Il faut maintenant envisager l'ensemble d'un poëme que nous n'avons jusqu'à présent examiné que par parties.
« Bien que l'Espagne soit notre ennemie, nous rendrons justice à son théâtre, si différent du nôtre par les formes ; nous reconnaîtrons que la chevalerie aux courses aventureuses s'est trouvée plus à l'aise dans le libre espace de la scène espagnole.
« Là Rodrigue, qui a déjà fait la veille des armes, est armé chevalier près de l'autel du saint patron de l'Espagne. La reine lui sert de marraine, et la fille du roi lui chausse les éperons d'une main agitée, en le priant de ne pas oublier ce jour. Il sort pour monter un coursier que la reine lui donne, et il emporte avec lui les coeurs de Chimène et de la fille du roi. Aussitôt après le combat singulier, il va présenter sa tête à sa maîtresse qu'il a rendue orpheline, lui fait ses adieux en lui annonçant qu'il va mourir. Il se hâte de recevoir la bénédiction de
1 On a été indulgent pour ce genre de fautes. Dans ces vers de Racine :
Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie.
(Andromaque, acte iv, se. 5 )
De l'armée en vos mains recevoir le serment.
(Britannicus, acte iv, se. 2.)
Respectez votre sang, j'ose vous en prier; Sauvez-moi de l'horreur de l'entendre crier.
(Phèdre, acte iv, se. 5.)
On pouvait relever une allusion au triomphe chez les Romains, uu souvenir de la cérémonie du serment au temps de la féodalité, une figure hébraïque.
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son père, et il part aussitôt pour aller combattre les Maures, afin de conquérir la faveur du roi et la grâce de sa maîtresse. Dans un jardin délicieux il rencontre la fille du roi, qui nourrit dans la solitude une secrète mélancolie. Il l'entretient comme un chevalier galant et fidèle doit entretenir une princesse qui l'aime. Cependant un geste d'amour échappe à la belle affligée : le chevalier incline sa tête comme pour recevoir la bénédiction de la belle, sûr garant de la victoire. Mais les montagnes d'Oca se dessinent sous nos yeux. On entend des cris de guerre: Allah! Mahomet! saint Jacques! tout cède à la valeur de Rodrigue ; Almanzor se rend à lui, Almanzor, qui compte quatre rois parmi ses vassaux, va lui-même raconter au roi cette vietoire, et le galant chevalier attribue la victoire à la bénédiction de l'infante, qui le bénit une seconde fois. Mais un paladin n'est pas si vite au terme de ses travaux; le roi, cédant à la prière de Chimène, le bannit de sa cour. 11 faut qu'il coure par l'Espagne, éprouvant partout la force de son bras. Sur la route de la Galice il trouve un lépreux dans une fondrière; chrétien charitable autant que valeureux chevalier, il lui prête le secours de sa main, il partage avec lui son manteau, ses vivres , sa couche; et ce lépreux, c'est saint Lazare, qui, dépouillant ses infirmités apparentes, s'envole radieux, et bénit les armes désormais invincibles du héros. Cependant , à la demande de Chimène, on a publié dans les cités et dans les villages, dans les champs et sur
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la mer,'que Chimène donnera sa main ou la moitié de sa fortune à celui qui lui portera la tête du Cid. L'envoyé du roi d'Aragon, don Martin, géant pour la force et pour la taille, provoque Rodrigue à se battre en champ clos pour Chimène et pour Câlahorra. On tremble pour les amants et. pour la Castille'. Dés nouvelles affligeantes arrivent de l'Aragon : un chevalier écrit à Chimène qu'il s'est mis en chemin pour venir déposer à ses pieds la tête de Rodrigue; ce chevalier, c'est Rodrigue lui-même, qui revient de l'Aragon, et présente sa tête à Chimène. Quant à celle de don Martin, il l'a laissée làbas sur la pointe de sa lance. La valeur a enfin désarmé la beauté : Chimène obéit aux ordres du ciel.
« Il faut reconnaître que le héros de l'Espagne, forcé, sur la scène française, d'attendre les Maures dans Séville, lui qui allait les chercher au nord et au midi ; forcé de ne combattre que le premier champion que Chimène a pu trouver dans les vingt-quatre heures, a dû se trouver mal à l'aise dans l'étroit espace des unités. Encore, vainqueur dans trois combats et adoré de deux belles, il a eu trop d'aventures pour la scène française.
« Le Cid n'a ni l'unité simple et majestueuse de la tragédie grecque, ni la libre variété de la tragédie espagnole. Les défauts de l'ensemble ont tenu au
1 II aurait fallu que le salut du roi et du royaume eût dépendu du mariage. (L'ACADÉMIE.)
Cette idée me paraît belle; mais il eût fallu changer toute la construction du poëme. (VOLTAIRE.)
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sujet; les beautés de détail appartiennent au génie du poète. »
Telle est la marche que l'Académie aurait suivie. S'il était vrai qu'elle eût. pu la conduire à une plus juste appréciation de la pièce, l'utilité pratique de la théorie, que j'ai présentée dans le dialogue latin , aurait reçu la consécration d'un grand exemple.
Celte thèse sera soutenue le janvier 1840, par Timothée FABRE , licencié es-lettres, agrégé pour les classes supérieures des lettres, aspirant au grade de docteur.
Vu ET LU,
A Paris, en Sorbonne, le 18 décembre iSSp, Par Je Doyen de la Faculté des lettres -de Paris,
J.-V. LE CLERC.
PERMIS D'IMPRIMER ,
L'Inspecteur général des études,
chargé de l'administration de l'Académie de Paris,
ROUSSELLE.