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MELANGES
TOME I
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ANGERS, 1MP. P. LACHÈSE. BELLEUVRE ET DOLBEAU.
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MÉLANGES
RELIGIEUX, HISTORIQUES
POLITIQUES ET LITTÉRAIRES -
PAR
Louis VEUILLOT
RÉDACTEUR EN CHEF DE L'UNIVERS
|;pi8IÉNE SÉRIE
TOME I
(1801 - 18 6 7)
PARIS
LOUIS VIVÈS, LIBRAIRE-ÉDITEUR
Rue Delambre, 13
1876
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PRÉFACE
Dans ce premier volume de la troisième série des Mélanges, j'ai fait entrer divers petits écrits publiés à longs intervalles durant la suppression de l' Uiiivee-s. Ils ne seront pas inutiles pour la suite de l'histoire du parti catholique durant cette période où il fut privé de la liberté de la presse, tandis qu'il était attaqué, abandonné et souvent trahi de toutes parts. Expulsé de mon poste, je suis resté autant que je pouvais sur le seuil, essayant de donner d'inutiles avis, et me consolant du moins à pousser de faibles plaintes. Je n'obtins guère que la satisfaction de voir combien la vérité et la justice peuvent être méprisées, lorsqu'elles n'ont plus d'armes. C'est une joie pourtant, puisqu'on ne cesse pas de les sentir immortelles.
Trois de ces écrits, le Pape et la Diplomatie, Waterloo et le Guêpier Italien, traitent de la politique suivie par le gouvernement de Napoléon dans ce qu'on appelait la question romaine. C'est la plus grande, pour ne pas dire la seule de son triste et
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fastueux règne. Il s'y rendit particulièrement imprévoyant et coupable envers l'Église, envers la France, envers lui-même. Car son iniquité s'est menti, suivant la menace de l'Écriture, comme elle mentait aux autres. De ses propres mains, il a ouvert l'abîme où il est enfin tombé, ayant tout préparé pour n'en pouvoir sortir. La postérité le jugera sur cette œuvre pernicieuse commencée avant lui, par d'autres que lui, mais à laquelle il mit la dernière main lorsqu'il pouvait en arrêter le progrès et lorsque la Providence lui avait tout donné pour en interrompre le cours. Quoi que l'on puisse essayer en sa faveur, le jugement lui sera sévère. On pourra lui trouver des qualités privées attachantes; les connivences de ses conseils et la pauvreté intellectuelle et morale de son temps pourront empêcher que tout ne pèse sur lui. On dira qu'il était entouré des Morny, des Persigny, des Troplong, que l'époque lui imposait une secrète admiration et une secrète terreur pour les Cavour et les Mazzini, pour les Garibaldi et les Hugo. Mais enfin, instrument ou chef, il a trahi Dieu, l'Église et la France, il s'est trahi, il a trahi le présent et l'avenir et la trahison a été basse et inepte. C'est trop; on ne l'en dessouillera pas. Le trahisseur de Pie IX sera devant la postérité l'un des plus mesquins favoris de la fortune, l'un des plus téméraires et l'un de ceux qui ont le plus sottement mérité leur malheur. Il
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n'y a nul moyen de s'apitoyer sur ces gens de peu qui font le mal et qui croient impudemment à leur génie et à leur étoile. Toutes les racines et les malheurs de guerre de 1870 sont dans l'effronté machiavélisme de Napoléon III envers l'Église. Nous n'en avons pas épuisé la funeste récolte.
J'ai conservé aussi un opuscule que je fus amené à écrire pour ma défense contre un poète de cour qui se crut permis de me diffamer en plein théâtre, uniquement à cause de mes opinions. Je devrais demander pardon d'avoir donné tant de place à ce sujet. Il serait trop peu important s'il ne s'était agi que de moi dans cette comédie aujourd'hui justement oubliée; mais elle attaquait et mon écrit défendait bien autre chose. On y trouve un tableau assez exact des mœurs littéraires de l'Empire. Selon moi, cet épisode est un des faits moraux les plus significatifs du règne...
Je n'ai pas cru devoir omettre deux autres opuscules qui passèrent à peu près inaperçus, l'un religieux, l'autre politique. Encore que leur insuccès doive me porter à leur attribuer peu de valeur, ils sont importants pour moi qui ai voulu remplir mon devoir. L'Illusion libérale expose une question de doctrine qui n'a pas cessé d'être débattue. J'y combats certaines interprétations de l'Encyclique Quanta cura et du Syllabus qui avaient cours parmi les catholiques libéraux. Ces interprétations étant
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encore soutenues, quoique plus faiblement, mon écrit n'a pas perdu ce me semble toute opportunité. L'école dite libérale n'y a pas répondu; elle s'est contentée du dédain.
La brochure politique A propos de la guerre, parut avant la bataille de Sadowa, lorsque déjà courait en Europe le souffle précurseur des événements plus graves qui ont suivi. Ces choses sont tristes et curieuses à relire aujourd'hui. On y verra que les catholiques n'ont à rougir ni du patriotisme ni de la prudence de leurs opinions.
L' Univers, après sept ans de suppression, reparut le 15 avril 1867, à la veille du jour où les événements prévus par les angoisses des catholiques, allaient se précipiter. Mon ancien travail, continué comme je viens de le dire en ces jours de violence et de fraude, reprit alors son cours journalier. Ce premier volume commencé au lendemain de CastelFidardo dont je n'ai pu parler, s'arrête à la veille de l'annonce du Concile et de la bataille de Mentana.
Dans cette nouvelle série comme dans les précédentes, je n'ai fait que de rares corrections littéraires. Telle a donc été ma polémique, et je l'avoue. Devant la critique des hommes, je ne rétracte rien ; devant l'Église, je suis et je veux être soumis.
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MÉLANGES
RELIGIEUX, HISTORIQUES, POLITIQUES
ET LITTÉRAIRES
LE PAPE ET LA DIPLOMATIE
M. Arthur de la Guéronnière, conseiller d'État, ayant considéré que « le premier devoir de la vie publique est celui de concourir à éclairer l'opinion de son pays, » publie une brochure où il traite de la France, de Rome et de l'Italie. Il en traite cavalièrement et fragilement, obscurcissant plus les choses qu'il ne les éclaire. Il paraît ne pas soupçonner que la France, Rome et l'Italie sont trois noms différents d'une même question, et que cette question un peu plus grosse que le monde, embrasse toute l'humanité dans tout son avenir.
M. de la Guéronnière s'occupe de l'entreprise du Piémont révolutionnaire qu'il appelle l' Italie, contre la Papauté qu'il appelle Rome, comme s'il s'agissait simplement d'un de ces grands brigandages auxquels le succès donne le nom de conquète. Le souverain victorieux trouve à sa convenance les États et la capitale du souverain vaincu ; il tient déjà les États, il veut prendre encore la capitale, l'Italie en a besoin ! La France ne
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peut pas s'opposer absolument à ce résultat, qu'elle ne trouve pas absolument injuste, mais qu'une certaine délicatesse de conscience l'empêche d'approuver absolument ; elle ne désespère pas néanmoins d'arranger l'affaire. Voilà ce que M. de la Guéronnière a trouvé pour éclairer l'opinion de la France, sur Rome et sur l'Italie.
M. de la Guéronnière a dit de lui-même : « Il y a une boussole qui m'a toujours guidé, c'est la modération. » Il dit vrai, si je me rappelle bien les combats qu'il a eu l'oecasion de livrer contre la force, ou présente ou future. A l'égard des maitres de l'Italie, son style n'est que fleur et douceur. Mais il calomnie assez les catholiques de France, et il n'a pas su se donner le lustre de respecter le Pape. Il ne peut dissimuler que ce souverain, d'ailleurs honnête et bon, a trop mérité ce qui lui arrive. Le Pape ne s'est-il pas refusé à corriger les célèbres abus de son gouvernement? N'a-t-il pas avec une égale obstination, repoussé le-s diverses combinaisons qui lui ont été offertes pour le tirer honorablement d'embarras ? C'est ce que M. de la Guéronnière prétend prouver au moyen des dépêches diplomatiques récemment communiquées aux Chambres. Chemin faisant, sa modération s'exerce à jeter le ridicule sur ce souverain sans finances et sans armée, qui prétend résister à la puissante France et au Piémont vainqueur.
Quant à la conclusion, suivant les uns elle manque, suivant les autres il y en a deux. Après avoir raisonné pour démontrer que la France doit enfin abandonner Rome à l'Italie, M. de la Guéronnière semble annoncer que la France veut continuer à protéger le Pape dans Rome. Certains journaux familiers disent que cela doit s'entendre d'un temps moral ; d'autres plus familiers
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encore, moins bien informés peut-être, assurent qu'il s'agit d'un temps illimité. L'opinion ne se trouve pas aussi éclairée qu'elle voudrait !
Tel est cet écrit, dont le bruit remplit l'Europe. Il n'a nul autre mérite que la qualité antifrançaise de ne rien dire. On y escamote sans effort des arguments que la réflexion retrouve sans effort ; on y élève facilement de légers brouillards, faciles à dissiper. La phrase semble cacher quelque chose dans les cavernes sonores de la période : elle ne cache que la contradiction. Néanmoins puisque tout le monde le lit, il faut le réfuter.
Au moment d'entreprendre cette tàche, je la sens inutile. Pour les lecteurs catholiques, M. de la Guéronnière a certainement beaucoup mieux réussi à les révolter qu'à les séduire. Pour ceux qui composent la masse de l'opinion libérale et révolutionnaire, il a pris lui-même un soin superflu : ils n'ont plus besoin d'encouragements ni de prétextes, et aucune objection ne les atteindra. L'Europe est sur une pente où nulle voix ne peut l'arrêter. Elle touchera le fond de l'abîme.
J'écris donc sans espoir de succès, uniquement par honneur, pour ajouter une protestation au petit nombre de celles qui se dresseront devant le cortége triomphal du mensonge. Au temps où nous sommes, tout chrétien doit se souvenir que le traître envers la vérité n'est pas seulement celui qui la transgresse par les feintes de son langage, mais celui-là encore qui ne la proclame pas librement4.
Forcé d'arriver vite, je ne m'occuperai point du
1 Non solum ille proditor est veritatis qui transgrediens veritatem palam pro veritate mendacium loquitur, sed etiam qui non libere veritatem pronuntiat. (TERTULL.)
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gouvernement pontifical, iniquement et barbarement renversé. Le but des calomnies dont il est l'objet se déclare avec trop d'évidence. Il s'agit d'enflammer l'ignorance, d'enhardir la félonie, d'énerver jusqu'à la fidélité, de justifier le crime. On y a répondu sans réplique et sans profit. Vingt fois terrassées, les accusations les plus folles se renouvellent avec une obstination plus cynique. M. de la Guéronnière nous dit encore que la diplomatie réclamait « la cessation de nombreux abus. » Le seul abus que les adversaires du gouvernement pontifical voulaient corriger en lui, c'était son existence, et plusieurs ont eu la sincérité d'en convenir.
Personne n'ignore ce que les partis ont coutume de désirer en réclamant des réformes. Les réformespeuvent être bonnes quand le souverain les fait dans sa pleine liberté. On a toujours pris soin de les exiger du Pape publiquement, comme pour mettre une arme de plus aux mains des séditieux. Le lendemain de la perte des Romagnes, on le pressait d'accorder des réformes ! Les réformes que l'on exigeait du Saint-Père, à voix haute, sous la pression de la sédition, sous celle de l'invasion, sous celle de la protection, ces réformes étaient une révolution.
Laissant donc toute discussion sur ces prétendus « nombreux abus » qui déshonoraient le gouvernement pontifical, et sur les excellentes réformes qui prétendaient le sauver, je m'attache d'abord à examiner l'attitude des catholiques envers l'Empire. Je prouve qu'ils n'ont été ni ingrats ni hostiles, comme M. de la Guéronnière les en accuse pour avoir sujet de leur attribuer la résistance du Souverain-Pontife et justifier de loin la politique dont il fait, très-maladroitement en
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ce point, l'apologie. Je pousse cette étude jusqu'au moment de la guerre, époque où l'attitude des catholiques, sans cesser d'être loyale et légale, a dû cependant se modifier.
Abordant ensuite les événements de ces dernières années, j'en retrace l'histoire diplomatique. Je parcours les pièces que M. de la Guéronnière prétend analyser, j'y cherche la réalité des offres faites au Saint-Père, les motifs et le caractère de sa résistance. En ce qui regarde Rome, il n'y a guère que les documents émanés du gouvernement français, et la collection n'est pas sans lacunes. Nous y verrons néanmoins combien M. de la Guéronnière expose faussement ce qu'il veut, dit-il, éclairer.
Après ces redressements, je pouvais poser la plume. Que le Pape, simple évêque de Rome, y tienne matériellement plus ou moins d'espace ; qu'un soldat français ou un soldat piémontais garde l'entrée du Vatican, devenue l'entrée des catacombes, ou que le prisonnier habite toute autre prison, peu importe. Mais cette prétendue conclusion, déjà proposée par M. About, M. Cayla et d'autres semblables publicistes, n'est qu'un simple épisode. Ayant posé la vraie question, j'ai cherché la vraie conclusion.
Quand, de manière ou d'autre, le Pape sera dépossédé de Rome, et bientôt après le monde dépossédé du Pape, une question plus grande, la question capitale, que M. de la Guéronnière n'aborde point, restera debout. Que deviendront la France, Rome et l'Italie, que deviendra le monde veuf de la Papauté ?
C'est là l'horizon plein de ténèbres où voudrait lire quiconque a encore l'honneur de penser. M. de la
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Guéronnière n'a pas songé à l'éclairer de ses regards éminents. Il n'avait pas à s'occuper de ce que l'on fera du monde d'ici à quelques mois. Ce sera l'affaire d'une autre brochure, quand le moment viendra.
Je ne trouve pas inutile de considérer les éventualités de demain. Se tenir à réfuter M. de la Guéronnière me semblerait frivole. Après avoir sondé l'intime des événements dont il a faussement coloré l'écorce, je sors des faits présents. Me plaçant au dernier terme où la Révolution veut arriver, au delà des mesquines combinaisons de M. le comte Cavour, en pleine utopie mazzinienne, je contemple cette situation nouvelle, où l'humanité ne s'est pas trouvée depuis Néron : le monde sans le Pape !
Cette contemplation d'un avenir sombre et horrible n'est pas pourtant sans douceur. Que les catholiques y portent vaillamment leurs pensées. L'invincible vérité ne saurait apparaître plus vénérable à l'âme humaine et mieux répondre à ses plus nobles aspirations. On se sent fier d'appartenir à l'Église ; on est raffermi par la vue de la justice, consolé par l'attente de la miséricorde. Quoique terrible, la justice de Dieu est belle à contempler; elle répare, elle guérit ; et à quiconque accepte la justice, la miséricorde est assurée. Prenons soin seulement de confesser la vérité avec plus de fermeté encore que nous ne protestons contre le mensonge. La sagesse de l'heure qui passe a toujours condamné les esprits qui s'attachent trop au vrai; mais toujours aussi et plus particulièrement dans les grands périls, l'esprit de vérité a condamné cette sagesse, détesté son silence, réprouvé ses accommodements. Certains discours prononcés avec grand applaudissement par des hommes que je révère m'effrayent plus que toutes les débauches
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de la presse et toutes les erreurs de la diplomatie. La vérité ne rougit que d'être cachée, disait Tertullien ; c'est le seul déshonneur qu'elle connaisse i. A la racine des maux que nous souffrons, on trouve des vérités humiliées et enfouies ; l'erreur y a poussé plus épaisse, comme le gazon sur les tombes. De grands désastres s'annoncent. Si la vérité périt, qui sera sauvé ? Les rois perdront l'autorité, les peuples perdront la liberté, tout sera la proie de la force. Nous qui sommes chrétiens, n'usons pas du funeste pouvoir de diminuer les vérités ; respectons toute la hauteur de ces phares divins qui bientôt s'élèveront seuls sur le déluge des grandes eaux.
1
Les Catholiques et l'Empire.
Bonne volonté des catholiques pour le gouvernement impérial.
Esquisse de leur politique dans la question des alliances.
On sait que les catholiques montrèrent de l'empressement pour l'Empire. M. de la Guéronnière signale ce mouvement, mais il n'en indique pas toutes les causes et il en méconnaît la durée. Il veut trouver parmi les catholiques un parti hostile à- l'Empire, sur lequel le souverain Pontife aurait appuyé sa résistance. Il ne voit pas le ridicule de supposer que dans les conjonctures où se trouve l'Église, le Saint-Père puisse être ou le patron, ou l'instrument d'un parti. Nous verrons qu'il ignore essentiellement ce que c'est que le Pape.
1 Nihil veritas erubescit, nisi solummodo abscondi. (TERTDLL., adversus Valent.)
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« Il y avait des hommes, dit-il, des catholiques insenI( sibles aux intérêts de leur foi, qui, après avoir été I( mêlés à nos anciennes luttes politiques, gardaient le « sentiment amer de leur défaite. Ils profitèrent de la « liberté que l'Empire apportait à la religion, non point « en vue des œuvres divines qui sont la mission de « l'Église, mais au profit de passions, d'espérances et de " desseins que la France venait de condamner dans « un vote solennel. »
Quels étaient ces hommes, et comment les avantages faits à la religion pouvaient-ils être exploités contre l'Empire? M. de la Guéronnière poursuit; sa phrase multiplie les contours et les cachettes, et bientôt ces hommes, insensibles aux intérêts de leur foi, sont assez puissants en France sur les catholiques, à Rome sur le Pape, pour faire échouer toutes les bienfaisantes intentions de la politique française, et mettre l'Empire dans le cas de se défendre contre le Pape et ses amis, — de faux amis !
Le clergé cependant n'est pas dans la conspiration, et M. de la Guéronnière ne trouve aucun reproche à lui adresser. « C'est le clergé, dit-il, le plus éclairé, le plus I( pieux, le plus désintéressé qui soit dans le monde. Il « a montré successivement son indépendance, son cou(i rage, son amour de Dieu et de la patrie. Son patrio« tisme est inséparable de sa foi, et s'il est toujours prêt i( à mourir, comme à une époque néfaste, au pied de » ses autels, il est également prêt à remplir tous ses dei( voirs envers le pays et le souverain. » Justes éloges! Et ce clergé dont M. de la Guéronnière, écrivain, parle avec cette pompe de respect, est le même clergé qu'insultent tous les jours abominablement et impunément
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les journaux surveillés par M. de la Guéronnière, conseiller d'Etat ! Mais voici une autre contradiction : ce clergé, dont la vertu doit nécessairement exercer une grande influence sur les fidèles, s'il est confiant en vous, que craignez-vous? Si, au contraire, il est blessé et effrayé ; si sa foi « inséparable de son patriotisme » l'entretient de préférence dans des pensées qui font braver les persécutions, comment en rendez-vous compte?
En 1851, trois ans après le grand vote du 10 décembre, vingt ans après la chute des Bourbons, trente-cinq ans après la chute des Napoléons, soixante ans après la chute de la vieille constitution française, la France tout entière était fille de la Révolution. Sa naissance datait de 1789, sa virilité de 1830. Tout ce que la Révolution a d'acceptable était accepté, généralement et largement. Partout et ardemment on désirait la paix. Les hommes de parti, « irrités de leurs défaites récentes, » n'étaient guère nombreux, étaient encore moins menaçants. Les plus pressés ont pris aisément le parti du repos. Mais parmi les catholiques actifs, ces hommes-là n'existaient pas.
Sous Louis-Philippe, les catholiques engagés dans la vie publique avaient accepté la Charte. Ils comptaient y trouver la conciliation de la religion et de la liberté moderne. A leur tête marchait M. de Montalembert ; ce nom dit tout.
Le clergé, tout entier renouvelé, fils du peuple par le sang, fils des martyrs par la foi, n'avait reçu de son origine naturelle qu'une indifférence respectueuse pour les choses périssables, de son origine spirituelle que l'amour des choses qui ne périssent point. Là où il conservait des sentiments politiques, ces sentiments, parfaitement subordonnés au devoir religieux, étaient plus
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que tempérés par cet air ambiant qui ne laisse en dehors des vérités de la foi, rien de bien vivant dans les cœurs. Le clergé presque en masse encourageait le petit noyau d'orateurs et d'écrivains qui se formait autour de M. de Montalembert. Pour se distinguer et se séparer des partis, ces hommes se proclamaient catholiques avant tout. S'ils avaient voulu se donner un nom politique, ils auraient pu s'appeler le parti de la Charte. Les évêques avaient sanctionné leurs efforts, et c'était une sorte d'adoption de cette Charte, fille, non la dernière, de toutes les constitutions par lesquelles la Révolution a essayé de se satisfaire et de se contenir.
Sous la République, les catholiques avaient continué de chercher la solution de leur beau problème, l'accord de la liberté moderne et de la religion. Le difficile n'était pas de savoir ce que la religion pouvait donner à la liberté, mais ce que la liberté voulait donner à la religion. Nous étions dans le parti de l'ordre, non du parti de l'ordre. Triste parti, triste mélange où dominaient la passion, les rancunes, l'effroi de la liberté; où la religion , acceptée comme un rempart de guerre, non comme une demeure, était dès lors menacée d'expier plus tard le concours qu'il fallait bien lui demander.
M. de Montalembert avait eu promptement confiance au nom de Bonaparte. Il fut l'un des patrons de la candidature du prince Louis, dès que le prince Louis eut pris publiquement parti pour la souveraineté temporelle du Pape, et il célébra son élection dans l'Univers. M. de Falloux devint ministre du nouveau Président. On voit qu'au lendemain du 10 décembre, les catholiques anciennement mêlés à nos luttes politiques n'essayaient pas encore de tromper le clergé, en semant habile-
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ment des doutes sur les intentions du chef de l'État.
Cependant, dès 1849, les doutes naquirent. Ils furent semés par la lettre fameuse du Prince-Président au colonel Edgard Ney. Néanmoins, tout en exprimant leur opposition, les catholiques ne rompirent pas; Le Président ayant laissé la Chambre et le ministère déchirer bientôt ce programme inquiétant, on oublia « les souvenirs douloureux de Savone et de Fontainebleau, » qui, comme le dit M. de la Guéronnière, venaient de traverser les esprits, mais non par l'effet de la perfidie catholique. D'autres souvenirs, sans cesse évoqués, se pressaient pour couvrir ceux-là. Les socialistes menaçaient la propriété, menaçaient la religion, menaçaient la civilisation. A la tribune et dans les journaux ils invoquaient leurs pères de 93 et paraissaient dignes de les imiter. Savone et Fontainebleau étaient apparus dans un éclair, au plus loin de l'horizon ; la terreur apparaissait en permanence pour un avenir prochain. On se disait : La société en a pour deux ans, pour un an, pour un mois, pour quelques jours ! Et ainsi les glorieux enfants des pères de 93 faisaient l'Empire. La France avait peur. Louis-Napoléon était l'espérance secrète de beaucoup de ceux qui le combattaient. Là même où l'on repoussait encore la pensée de l'Empire, on acceptait, on souhaitait l'expédient de la dictature. Le clergé contemplait l'effrayant progrès de l'anarchie, et il n'ignorait pas que la solution des difficultés humaines se fait entre le Pape et l'Empereur, par le concert de la force matérielle et de la force morale. L'heure était venue ; l'on vit la facile révolution du-2 décembre 1851.
Il n'existait à Paris qu'un seul journal exclusivement catholique. En présence des barricades un moment dres-
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sées, ce journal adhéra pleinement au coup d'État. Il n'avait pas demandé l'Empire, il ne le demandait pas : il acceptait comme naturel, légitime et heureux, le moyen qui arrachait la France à l'imminence d'une révolution sau\age, et il pressait les catholiques de donner leur concours au pouvoir nouveau.
L'attitude de l'Univers était celle de la grande majorité du parti catholique. Je désire et j'espère ne point désobliger M. le comte de Montalembert en alléguant ici son témoignage, si précieux contre les frauduleuses alléga-' tions que je combats.
Le 12 décembre, dans une lettre parfaitement digne de sa signature, M. de Montalembert disait :
« Louis-Napoléon sera, en 1852 comme en 1848, l'élu « de la nation. Cela étant, j'estime qu'il n'y a rien de H plus imprudent, je dirai même rien de plus insensé •< pour les hommes religieux et pour les amis de l'ordre, « dans un pays comme le nôtre, que de se mettre en '< travers ou à côté du vœu populaire, lorsque ce vœu r( n'a rien de contraire à la loi de Dieu ni aux condition^ K fondamentales de la société...
« Sans entrer dans l'appréciation de sa politique I( depuis trois ans, je me souviens des grands faits relief gieux qui ont signalé son gouvernement tant que « l'accord entre les deux pouvoirs a duré : la liberté de « l'enseignement garantie ; le Pape rétabli par les armes « françaises ; l'Église remise en possession de ses conI( ciles, de ses synodes, de la plénitude de sa dignité, et r( voyant graduellement s'accroître le nombre de ses « colléges, de ses communautés, de ses œuvres de salut I( et de charité. »
On voit que les catholiques n'étaient pas ingrats. Leur
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reconnaissance n'oubliait que la lettre à M. Edgard Ney et les douloureux souvenirs de Savone et de Fontainebleau.
M. de Montalembert ajoutait :
« Je cherche en vain hors de Louis-Napoléon un sys« tème, une force qui puisse nous garantir la conserva« tion et le développement de semblables bienfaits. Je « ne vois que le gouffre béant du socialisme vainqueur. « Mon choix est fait. Je suis pour l'autorité contre la ré« volte, pour la conservation contre la destruction, pour « la société contre le socialisme, pour la liberté possible « du bien contre la liberté certaine du mal ; et dans la « grande lutte entre les deux forces qui se partagent le « monde, je crois, en agissant ainsi, être encore, aujour« d'hui comme toujours, pour le catholicisme contre la « révolution t. »
En même temps, M. de Falloux conseillait à ses amis de ne pas déposer un seul vote négatif dans le scrutin destiné à légitimer l'acte du 2 décembre 2.
,Quels étaient donc ces hommes du passé, catholiques insensibles aux victoires de la foi, qui mêlaient perfide-ment de douloureux souvenirs aux espérances de l'Église?
La vérité est que le .parti catholique, rangé sous ses premiers et véritables chefs, les évêques, restait en masse du côté du gouvernement, ne lui demandant autre chose que de protéger la liberté de l'Église, mère féconde et sage éducatrice de toutes les libertés. On se rappelle le long voyage du Président à travers le midi
1 Lettre publique au rédacteur en chef de l'Univers.
* Lettre de M. de Montalembert au Constitutionnel, 16 décembre
1851.
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de la France, et ses beaux discours, partout admis comme le programme de l'Empire. Le prince donnant l'exemple des sentiments religieux, saluant partout les autels, partout salué par les évêques, bâtissant partout des églises, tenait le langage d'un Constantin. Quels sujets d'alarmes avaient alors les catholiques, et que pouvaient, contre leur confiance si justement excitée, de vaines et rares paroles inspirées par des regrets qu'ils ne partageaient point? On leur disait de se défier de la force, ils répondaient qu'il fallait attendre que la force se défiât de la foi. D'autres périls les inquiétaient davantage : la Révolution, moins hardie, ne se montrait pas moins hostile aux principes les plus sacrés et aux œuvres les plus saintes. Le Président était toujours le seul rempart matériel contre ce péril permanent.
La confiance des catholiques ne cessa point lorsque plus tard, sans trop de surprise, ils s'aperçurent que la protection promise et d'ailleurs accordée à la religion ne la mettait pas à couvert des attaques de la presse. Ils acceptèrent cette lutte, tandis que les catholiques de l'opposition faisaient de légers efforts en faveur des libertés politiques. Ainsi, véritablement, le gouvernement était, en un certain sens, secondé par les deux fractions catholiques. La première, composée des ultramontains, le soutenait par principe ; la seconde, composée de la petite école libérale, le combattait dans la mesure constitutionnelle, mais en même temps donnait quelque assistance à quelques-uns de ses penchants libéraux. Elle disait volontiers, par exemple, qu'il fallait marcher avec le temps, ne pas irriter l'esprit moderne, que l'Église avait besoin de se rajeunir et Rome besoin de se réformer. Dans les affaires romaines, aucun conseil de ré-
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sistance à l'esprit moderne n'est venu de ce côté. C'est de ce côté que nous autres ultramontains et gouvernementaux, nous étions traités d'absolutistes, « d'adulateurs, » de « théoriciens du bon plaisir » qui voudraient « étouffer la liberté entre le corps de garde et la sacristie '. » En même temps, au mois d'août 1854, l'Empereur écrivait de l'un des nôtres, aujourd'hui fort mal noté : « Son talent s'inspire toujours de ce que le pa« triotisme a de plus pur et la foi de plus élevé ; dites-lui « combien je suis fier des sentiments qu'il me porte 2. » Comment les catholiques ont-ils pu mériter les anathèmes dont M. de la Guéronnière les écrase aujourd'hui ? Les catholiques sont ce qu'ils étaient, mais les événements ont pris un cours qu'ils ne prévoyaient pas.
Les premières inquiétudes sérieuses leur furent données peu de temps après le voyage de Bretagne, qui avait semblé annoncer tout autre chose. Là, l'Empereur, au milieu de ce peuple « monarchique, catholique et soldat, » avait senti battre le cœur de la France catholique ; il y avait senti la confiance et l'amour. Le voyage de Bretagne eut lieu en septembre 1858. Au mois de février 1859 parut la brochure intitulée Napoléon III et l'Italie. Cet écrit révéla une modification profonde dans la politique de l'Empire : la balance, jusque-là tenue dans un équilibre si parfait, penchait décidément vers la Révolution. Orsini avait lancé son testament comme une bombe destinée à faire plus de victimes que celles qui avaient éclaté sous le péristyle de l'Opéra, et la guerre se préparait en Italie.
1 Paroles de M. de Montalembert
b Lettre à M. le comte de la Tour, au sujet du rédacteur de l'Univers.
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Quoique les catholiques eussent en général désiré une alliance avec l'Autriche, parce qu'ils y voyaient l'affranchissement prochain de l'alliance anglaise et de l'alliance russe, et le meilleur moyen de faire de grandes choses dans le monde, ce n'était pas cette espérance écartée qui les affligeait, ni le sort de l'Autriche qui les inquiétait. La guerre en Italie les effrayait pour la Papauté. Des bruits alarmants circulaient sur les résultats de l'entrevue de l'Empereur et de M. de Cavour à Plombières; l'on disait que les Romagnes seraient enlevées au Pape. Sans ces prévisions, la guerre ne nous eût pas inspiré plus d'alarmes que n'en peuvent éprouver des Français. Il ne nous semblait pas nécessaire à la religion que l'Autriche gardât la Lombardie.
La guerre fut déclarée, et en même temps des assurances officielles tranquillisèrent les catholiques sur la neutralité de l'État pontifical. Les évêques avaient ordonné des prières pour l'Empereur et pour son armée ; il ne restait plus qu'à souhaiter la prompte et heureuse fin d'une si redoutable aventure. Il y eut en France des détails pénibles. A califourchon sur le canon de Magenta, quelques hérauts d'écritoire se mirent à chanter des Marseillaises de mauvais aloi, poussant d'insolentes clameurs contre quiconque ne leur semblait pas allumer assez de lampions. Mais, nos soldats triomphèrent à Solferino, et la victoire négocia la paix.
Cependant les Romagnes restaient aux mains du Piémont, enlevées non par la guerre, mais par la Révolution. La prise du Milanais était la noble conquête des armes ; le rapt des trois duchés, et surtout celui de Bologne, constatait la chute du droit dans les piéges de la fourberie révolutionnaire. Juste sujet de deuil au milieu
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des joies du triomphe ! La Lombardie arrachée à l'Autriche, c'était une victoire ; les ducs détrônés et le SaintPère spolié, c'était une défaite. Tel fut le sentiment des catholiques.
Les paroles et les apparences de Villafranca consolèrent leur loyauté. Un horizon inespéré parut s'ouvrir. Jurée entre les deux Empereurs, sans concours du Piémont ni des puissances neutres, qui s'étaient targuées d'intervenir souverainement en temps opportun, la paix promettait la restitution de Bologne et la réintégration des princes dépossédés. On ne connaissait pas bien alors l'élasticité et la rigidité alternatives du principe de nonintervention. Nous crûmes à ces promesses, au retour de l'ordre légitime, à la confédération de l'Italie. La difficulté d'organiser la confédération ne pouvait être au-dessus de la bonne foi et de la bonne volonté de la France.
Je ne fais aucune difficulté d'avouer que nos espérances allaient plus loin encore. Pendant un instant, l'alliance avec l'Autriche, cette alliance catholique si longtemps désirée, nous parut une des conséquences probables de Villafranca.
Est-ce une chose antipatriotique et coupable d'avoir sur les alliances d'autres vues que celles des écrivains d'État qui font des brochures anonymes dans toute leur dépendance, ou des brochures signées dans toute leur liberté ? Il serait loyal alors d'interdire franchement la manifestation d'une opinion contraire, afin que la liberté d'opinion n'eût pas pour unique résultat de créer des catégories de suspects.
Quant à nous, citoyens français, catholiques par la grâce de Dieu, par le droit de notre naissance, par la
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volonté sainte de nos pères et par notre propre volonté, nous croyons avoir encore le droit de désirer à la France des alliances catholiques. Une alliance généreuse avec l'Autriche, dans laquelle entreraient les autres nations catholiques, y compris l'Italie reconstituée, nous semblait devoir dominer promptement l'Europe, arracher le monde au joug anglais, le préserver du joug russe, le donner tout entier à la civilisation, à la liberté et à l'unité de l'Évangile. Bien loin d'anéantir les nationalités existantes pour créer sur leurs débris un de ces monstrueux empires dont le christianisme a délivré la race humaine, nous rêvions que cette alliance affranchirait, ressusciterait, exalterait toutes les nationalités ; et la France, initiatrice de ce grand mouvement, devenait ainsi la patronne des peuples, conviant les uns à la plus saine activité, portant aux autres la plus pure et la plus féconde lumière. Il n'y avait plus de nation mutilée, ni mourante, ni morte, ni de division irrémédiable et éternelle entre les fils d'Adam. La Pologne, vivante et entière, surgissait à la fois de ses trois sépulcres ; la liberté réchauffait les membres nus de l'Irlande et fécondait son sein désolé ; le Portugal déchirait enfin son ignoble linceul de cotonnade anglaise; l'Espagne, sortant de sa honteuse léthargie, s'agrandissait sur le Maroc, nous aidait à donner au Christ toute l'Afrique encore endormie dans le néant ; l'Orient voyait revenir le jour jusque dans ses extrémités les plus reculées ; des monarchies européennes et chrétiennes détruisaient l'esclavage et la barbarie. Si des remaniements étaient nécessaires en Europe, ils devenaient faciles par l'abondance des compensations qu'offrait ce vaste Orient à partager, et sur lequel toutes les nations pouvaient
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avoir des sorties. La France aurait obtenu des peuples reconnaissants plus que son ambition ne peut désirer : une marine et des colonies pour l'Allemagne seraientelles un prix indigne des provinces du Rhin ?
Si c'est un rêve que j'expose là, du moins je ne le fais pas d'aujourd'hui et il ne témoigne pas que les catholiques attendissent peu du génie de l'Empereur et formassent de mauvais desseins contre la gloire et la sécurité de son règne. Pour mon compte, j'ose dire que j'ai souhaité à l'Empereur tout l'amour de la France, toutes les bénédictions de Dieu, tout ce qu'un homme peut porter de grandeur dans le temps et dans l'éternité.
Je me reporte à cette situation qui suivit le 2 décembre. Quel moment incomparable ! Tous les ressentiments apaisés, toutes les illusions dissipées, toutes les espérances ajournées et ne demandant qu'à s'éteindre, tous les éléments de l'ordre vrai, épars, mais réels et puissants, attendant de la même main le lien qui devait leur donner la cohésion et la fécondité ! La France, n'ayant rien à redouter de l'Europe en désarroi, excitant plutôt la confiance et l'admiration universelles, rencontrait dans un seul homme ce qu'il fallait pour écarter toutes ses appréhensions et satisfaire toutes ses aspirations. Qui n'offrait pas déjà son concours, et qui du moins pouvait et voulait le refuser longtemps ? Il semblait que la vie nationale pût recommencer sur le terrain de toutes les traditions, agrandi pour toutes les innovations. Ainsi nous apparaissait l'avenir, plein de nobles conquêtes, de grandes œuvres et de paix ; ainsi nous le montrions au petit nombre de ceux qui accusaient notre confiance obstinée à le poursuivre. Et maintenant que les souffles ennemis ont dissipé cette belle espérance, il nous
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suffit d'en évoquer les éléments encore visibles devant quiconque dirait que nous les avons nous-mêmes répudiés. Certes, il s'en faut de peu que je ne sois maintenant aussi épouvanté de l'avenir que j'en étais naguère séduit ! Mais il me semble tout à la fois que ma douleur serait moins grande sans cet amer sentiment de tant de belles choses manquées et dédaignées, et que pourtant je garderais moins de consolations au fond de l'âme si je n'avais pas vu les magnificences de la route abandonnée, ou que, les ayant vues, et aussi longtemps que l'on pouvait s'y engager, j'eusse parlé un autre langage que celui d'un ami.
Tels étaient, d'ailleurs, les sentiments du clergé et des catholiques, à peu d'exceptions près. Et qu'avonsnous à souhaiter, sinon que l'Église soit libre et la France grande et tranquille ! Ceux qui croyaient moins que nous ne demandaient qu'à espérer autant et n'ont pas manqué de patience. Ceux qui, d'accord en ce point avec des oppositions aujourd'hui fort bien traitées, désiraient un accroissement de liberté politique, ne conspiraient pas pour cela. A qui croit-on persuader que MM. de Montalembert, de Falloux, Albert de Broglie, etc., sont des citoyens moins pacifiques, moins religieux observateurs des lois, moins respectueux des conditions de l'ordre que tous les écrivains de la presse autorisée et favorisée ?
Quand les catholiques se trouvèrent enfin dans l'obligation de montrer que s'ils voulaient donner beaucoup à César, ils ne voulaient cependant rien refuser à Dieu, alors on les a vus tout au moins modérés, pour ne pas dire timides. Dans la crainte de compromettre tant d'oeuvres nécessaires à l'humanité, qu'un seul acte de
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bon plaisir peut renverser instantanément, ils ont moins agi que protesté, moins protesté par leurs paroles que par leur silence. M. de la Guéronnière ose répéter d'ignobles dénonciations ; il ne rougit pas d'accuser les associations de charité : « La charité elle-même, dit-il, « était un piége tendu aux âmes généreuses, et trop « souvent la tolérance de la loi n'était que la complicité « de mauvais desseins qu'elle couvrait sans les absoudre. » Quelle manie de voir partout des conspirateurs ! quelle tendance de triste augure à avancer toujours la main pour écarter les difficultés avec le tranchant de la loi ! La vérité est que les conférences de Saint-Vincent-dePaul se sont généralement abstenues de concourir à l'œuvre du denier de saint Pierre, afin justement de ne pas irriter la tolérance qui leur permet de nourrir les pauvres.
Pour finir sur ce sujet et le rattacher plus étroitement à la question générale, personne n'ignore que les catholiques, à qui l'on reprochait leurs dispositions trop confiantes, s'autorisaient des sentiments souvent manifestés par le Saint-Père lui-même. Jamais nous n'aurions prévu que Pie IX serait un jour accusé d'ingratitude envers la France ! L'un de ses traits les plus marqués est la reconnaissance pour le bien que les souverains et tous les autres hommes ont fait ou voulu faire à la religion. Il n'a jamais laissé croire qu'il ignorât ce que la religion avait pu devoir au gouvernement impérial. Il a loué hautement l'Empereur d'avoir respecté la liberté de l'Église, d'avoir laissé les communications libres entre le Saint-Siége et les évêques, entre les évêques et les fidèles confiés à leurs soins ; il l'a maintes fois remercié de la protection dont il couvrait Rome. Nul doute
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qu'aujourd'hui encore il ne lui sache gré de toutes ces choses, aussi sincèrement qu'il lui souhaite de ne pas dévier d'une route où se maintiendront sa prospérité et sa gloire.
Arrivons aux propositions de la diplomatie.
II
Le Pape et la Diplomatie.
Historique de la question romaine. — Fourberies diplomatiques.
— Volontaires éehecs de la France.
La question romaine s'est posée au Congrès de 1856 par la bouche de la France. Depuis cette époque, tout le travail politique a eu pour objet, suivant nous, de détruire la puissance temporelle du Saint-Père, d'amener le Pape à se dépouiller lui-même, de préparer les peuples à voir tranquillement cet événement s'accomplir par la force.
Quelles que fussent les intentions qui avaient fait publier le manifeste intitulé Napoléon III et l'Italie, cet écrit ne pouvait manquer de jeter dans la Péninsule une longue et terrible semence de sédition. La semence leva immédiatement ; la proclamation de l'Empereur, lors de son entrée à Milan, ne pouvait l'empêcher de croître. Cette proclamation ne s'adressait pas àux Piémontais, dont on comblait l'ambition séculaire en les instituant les soldats et les libérateurs, c'est-à-dire les maîtres de l'Italie; elle ne s'adressait pas aux Lombards, à qui l'on annonçait leur affranchissement ; elle s'adressait aux Italiens. On leur disait qu'on ne venait pas déposséder les souverains, mais combattre les ennemis
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de l'Italie et maintenir l'ordre intérieur, sans vouloir mettre aucun obstacle aux vœux légitimes des populations. On ajoutait: «La Providence favorise quelquefois « les peuples en leur donnant l'occasion de grandir tout u à coup... Profitez de la fortune... Organisez-vous mili« tairement, volez sous le drapeau du roi Victor-Em« manuel... Animés du feu sacré de la patrie, ne soyez « aujourd'hui que soldats, demain vous serez citoyens « libres d'un grand pays. » Les Italiens qui n'auraient pas " vu dans ces paroles la promesse de l'unité future de l'Italie sous la couronne du roi subalpin, n'auraient.pas compris le français. Il était clair que si l'Empereur ne voulait pas lui-même déposséder les souverains, il n'empêchait pas les peuples de le faire. Tels pouvaient être, dans les États de l'Église comme ailleurs, ces vœux légitimes des populations assurées de ne rencontrer aucun obstacle. C'est ce qui fut commencé bientôt et ce qui est maintenant accompli partout, non, il est vrai, parles peuples, très-médiocrement empressés d'accourir sous les drapeaux de Victor-Emmanuel et de Garibaldi, mais par le gouvernement piémontais, fondé de pouvoir général des Italiens et légitime interprète de leurs « vœux légitimes. »
M. de la Guéronnière signale Rome comme un centre d'ingrates et injurieuses alarmes envers la France. C'est l'un des principaux objets de son écrit. A Rome, cependant, la proclamation aux Italiens n'avait pas abattu la confiance. Le Pape croyait que la neutralité serait respectée par les parties belligérantes. Leur loyauté gardant son territoire sur deux points, il avait lieu de penser que la sédition n'y entreprendrait et n'y pourrait rien nulle part. L'on se rend compte des promesses du
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gouvernement français et de la sécurité qu'elles inspiraient au gouvernement pontifical lorsque l'on entend le langage du cardinal Milesi, légat de Bologne, s'adres- sant aux gouverneurs et maires des Légations :
« Le gouvernement français s'est empressé d'assurer « dans les termes les plus formels le gouvernement « pontifical que dans le cours de la présente guerre,
« S. M. l'Empereur ne permettra pas que l'on tente « impunément aucune chose au détriment des égards a dus à l'auguste personne du Saint-Père ou ayant « pour but de ruiner sa puissance temporelle t. »
Peu de temps après, néanmoins, une manœuvre du 5e corps de l'armée française, trop secondée par la prompte démoralisation de l'armée autrichienne, fait tomber Bologne et les Romagnes au pouvoir des révolutionnaires, qui ne cachent pas leur dessein de les remettre promptement au Piémont. Et l'on voit aussitôt la diplomatie ouvrir à Rome une série d'instances plus ou moins habiles, tendant toutes à obtenir du SaintPère qu'il commence lui-même et sanctionne en quelque sorte la destruction de sa puissance temporelle. Il résiste, on revient, la ténacité ne s'épuise pas plus que la . patience. Mais, d'un côté, la menace ne cesse pas, les coups les plus accablants suivent de près la menace, la dérision s'ajoute aux coups ; de l'autre, la même perspicacité tranquille refuse tout sans se laisser surprendre ;
la même douceur invincible souffre tout sans se laisser accabler ; la même confiance en l'éternité du droit, laissant passer les dérisions comme elle a déjoué les
1 Cette pièce est citée avec beaucoup d'autres dans le curieux et. instructif ouvrage de M. Eugène Veuillot : Le Piémont dans les États de l'Eglise; documents et commentaires. 1 vol. in-12, Paris, 1861.
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astuces et. supporté les sévices, espère inébranlablement au milieu du dénûment absolu de toute force humaine.
Les Documents sur lesquels M. de la Guéronnière prétend s'appuyer pour éclairer l'opinion, et dont il cite à peine et inexactement quelques courts paragraphes, auraient besoin d'ètre complétés en ce qui regarde les affaires de Rome. Les pièces réunies sous ce titre, au nombre de trente-deux, émanent toutes du gouvernement français, sauf une note du cardinal Antonelli relative à nos troupes et où les questions débattues ne sont pas abordées. On n'entend le gouvernement romain que par la bouche de notre ambassadeur ; exclusion d'autant plus significative que l'on n'a pas craint, sur d'autres questions, de donner la parole aux ministres étrangers. De plus, dans cette collection exclusive, il y a des lacunes. On y cherche vainement, par exemple, la fameuse dépêche au consul de France à Ancône, lors de l'invasion des Marches et de l'Ombrie. M. le Conseiller ne persuadera pas partout qu'il a été chargé de faire la lumière, lorsqu'on a préalablement posé l'éteignoir sur tant de flambeaux. Néanmoins, malgré ces éteignoirs et malgré les élucidations de M. le Conseiller, l'on voit encore assez clair. Tâchons de peindre la scène et de reconstituer le dialogue entre le Pape et la diplomatie.
Lorsque la guerre éclate, on promet au Saint-Père que sa neutralité sera respectée complétement, que l'Empereur ne permettra pas qu'aucune chose soit tentée impunément contre sa personne ou contre sa domination temporelle. Le Saint-Père exprime sa reconnaissance et sa confiance.
Après la perte des Romagnes, à la suite des prélimi-
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naires de Villafranca, on lui conseille ou plutôt on le somme d'accepter le fait accompli, en reconnaissant a,ux provinces détachées par la sédition un gouvernement laïque séparé. On ajoute qu'il devra donner des réformes aux provinces qui lui restent. C'était le moment où l'on stipulait la réintégration des ducs de Toscane et de Modène. Dans ce même moment, on demandait au Pape de ratifier la révolte triomphante, et d'encourager ailleurs la révolte imminente ! — Quant à la cession des Romagnes, le Pape maintient son droit. Quant aux réformes, il ne trouve pas que le moment permette de les faire avec fruit et avec dignité ; il ajourne.
Remarquons que le Piémont, déjà ferme sur le droit nouveau, n'adhérait pas non plus au gouvernement séparé. On le savait sans doute, et l'on proposait au Pape une faiblesse dont il n'aurait pas le prix.
L'idée d'un congrès pour régler les affaires de l'Italie, qui semblent plus embrouillées depuis la paix de Zurich, est mise en avant. Le gouvernement pontifical accepte l'idée du congrès. Il veut bien, lui, le chef spirituel des peuples catholiques, débattre sa cause devant le conseil de ses enfants. Il n'a plus lieu de compter sur leur amour ni même sur leur déférence, mais il compte encore sur leur esprit de justice. Le cardinal Antonelli fait chercher un logement à Paris, et le bâtiment de la marine pontificale qui doit l'amener en France est préparé. Tout à coup surgit la brochure intitulée : Le Pape et le Congrès, destinée à éclairer l'opinion sur les excellents résultats que l'on pouvait espérer du congrès. Le premier résultat de la brochure fut de faire ajourner le congrès. Elle en eut encore un autre, moins immédiatement prévu du public, et qui toutefois ne se
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fit pas attendre : « Nous ne pouvons pas oublier, écrit « plus tard lord John Russel, que la brochure Le Pape « et le Congrès a fait perdre au Pape plus de la moitié de « ses domaines, et a empèché la réunion d'un congrès '. » A l'occasion de cette brochure, on observa dans la presse affidée un jeu qui se renouvelle aujourd'hui. Le Constitutionnel, représenté par M. Grandguillot « dans la plénitude de son indépendance », fit ou annonça quelques réserves ; le Pays déclara « qu'on aurait tort de vouloir « rattacher cette publication à une pensée gouverne« mentale ou à de hautes influences » ; le Siècle donna une approbation enthousiaste, et l'Opinion nationale revendiqua l'honneur d'avoir dès longtemps imaginé la solution proposée par l'auteur anonyme. De même aujourd'hui. Le Siècle proclame joyeusement que, par la nouvelle brochure, Rome est enfin arrachée au Saint Père ; le Constitutionnel et le Pays répondent avec insistance qu'il ne s'agit point de cela, bien au contraire, et que le Siècle ne comprend pas la conclusion de M. le Conseiller.
Pendant quelques jours le public ignora que la brochure intitulé Le Pape et le Congrès, lancée le 22 défi
cembre 18-e, répondait à une lettre privée du Pape, écrite le 2 du même mois, et par laquelle Sa Sainteté faisait appel à la loyauté de S. M. I. sur la question des Romagnes. L'Empereur écrivit bien de sa main, mais tardivement, le 31 décembre. Dans l'intervalle, le Pape, que le bruit de la brochure et le silence de l'Empereur avaient dù surprendre, eut l'occasion de donner publiquement son avis sur cet écrit retentissant. Il le fit avec
1 A lord Cowley, 24 décembre 1860.
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une vigueur 1 qui scandalisa fort MM. Limayrac et Grandguillot, et un peu le Moniteur. Divulguant alors la lettre impériale, le Moniteur fit remarquer que peut-ètre le Pape n'aurait pas dit ce que l'on venait d'entendre s'il avait reçu plus tôt cette lettre, datée de la veille du jour où il parlait. Sans doute, le Pape ne se serait jamais exprimé sur une lettre de l'Empereur, mème publique, comme il avait sujet de le faire sur une brochure anonyme, et le Moniteur tombait dans une distraction trop forte en mettant sur le mème pied deux documents si distincts par l'ordre hiérarchique.
Du reste, la lettre impériale résumait les arguments et adoptait les conclusions de la brochure. Après avoir dit au Pape que sa lettre l'avait vivement touché, et qu'il répondrait avec entière franchise à l'appel fait à sa loyauté, l'Empereur pressait le Saint-Père de faire le sacrifice des provinces révoltées, pour faciliter les délibérations du congrès. Il ne voyait qu'à ce prix la possibilité d'obtenir la garantie du reste ; c'est-à-dire, qu'en refusant d'abandonner les Romagnes, le Pape risquait de perdre tout.
Le Pape refusa, comme il avait refusé le gouvernement laïque séparé. Les mèmes raisons de refuser subsistaient. Elles sont rappelées dans l'Encyclique du 19 janvier 1860, qui n'a trouvé place ni dans les Documents, ni dans les éclaircissements de M. de la Guéronnière :
« Nous avons déclaré à l'Empereur clairement et ou« vertement que nous ne pouvions en aucune manière « adhérer à son conseil, parce qu'il porte avec lui d'in-
1 ...Un opusculo che può definirsi un monumento insigne d'ipocrisia ed un ignobile quadro di contradizioni. (Allocntioll de Sa Sainteté à M. le général de Goyon, 1cr janvier 1859.)
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« surmontables difficultés, vu Notre dignité et celle du « Saint-Siége, vu Notre sacré caractère et les droits de ce « même siége, qui n appartiennent pas à la dynastie de quelque « famille royale, mais à tous les catholiques. Et en même « temps Nous avons déclaré que Nous ne pouvons pas céder « ce qui n'est point à Nous, et que Nous comprenions parfai« tement que la victoire qui serait accordée aux révoltés de « l'Émilie serait un stimulant à commettre les mêmes attentats
« pour les perturbateurs indigènes et étrangers des autrespro« vinces, lorsqu'ils verraient l'heureux succès des rebelles. Et « entre autres choses, Nous avons fait connaître au « même Empereur que Nous ne pouvons pas abdiquer Notre (( droit de souveraineté sur les susdites provinces de Notre « domination pontificale, sans violer les serments solennels « qui Nous lient, 'sans exciter des plaintes et des soulèvements « dans le reste de Nos États, sans faire tort à tous les catho« liques, enfin sans affaiblir les droits non-seulement des « princes de l'Italie, qui ont été dépouillés injustement de leurs cc domaines, mais encore de tous les princes de l'univers chré« tien, qui ne pourraient voir avec indifférence l'introduction « de certains principes très-pernicieux. Nous n'avons pas (c omis d'observer que Sa Majesté n'ignore pas par quels « hommes, avec quel argent et quel secours les récents attentats « de rébellion ont été excités et accomplis à Bologne, à Ravenne « et dans d'autres villes, tandis que la très-grande majorité « des peuples demeurait frappée de stupeur sous le coup de ces (c soulèvements qu'elle n'attendait aucunement, et qu'elle ne « se montre nullement disposée à suivre. »
La réponse de la diplomatie à cette Encyclique se trouve dans les Documents. C'est une dépêche de notre ministre des Affaires étrangères, M. Thouvenel, à notre ambassadeur à Rome, M. de Gramont, en date du 12 fé-
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vrier, et rendue publique avant même que le gouvernement pontifical en eût reçu communication. Elle a pour but de faire peser sur le Pape la responsabilité de tous les événements arrivés dans les États de l'Église pendant la dernière guerre, et ceux qui pourront survenir. Le procédé, les idées, le langage, sentent également la colère et diffèrent singulièrement à cet égard des formes toujours calmes et respectueuses de l'Empereur. « Si le Saint-Siége, dit M. Thouvenel, se dé« cidait enfin à descendre des régions mystiques, où la « question n'est pas réellement placée, pour revenir sur « le terrain des intérêts temporels, seuls engagés dans le « débat ; si à l' intelligence de la situation il joignait de « la modération dans les procédés, peut-être apporterait-il, « quoiqu'il soit bien tard, un changement favorable à sa « cause. »
-Ainsi le Saint-Siége, perdu dans les régions mystiques, n'a ni intelligence, ni modération, et ces qualités lui ont manqué si essentiellement, que quand même il viendrait à les acquérir, sa cause n'en serait que difficilement améliorée. Voilà ce qu'un ambassadeur de la fille aînée de l'Église est chargé de notifier au chef de l'Église. Que Dieu nous fasse miséricorde ! ces paroles retentissent comme le soufflet de Nogaret sur le visage trois fois sacré de Boniface VIII, dépouillé et captif.
Trois mois après que M. Thouvenel faisait ainsi le commentaire de l'encyclique, on avait le commentaire du Piémont sur la lettre de l'Empereur. « Cette lettre, disait le comte de Cavour (26 mai 1860), nous a donné plus que nous n'avons obtenu à Palestro et à San Martino (combats où les Piémontais eurent l'avantage sur lesAutrichiens ; Magenta et Solferino ne comptent pas
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dans l'histoire du Piémont). » Et pour prouver l'esprit de conciliation qui l'anime, le ministre piémontais ajoute : « La domination sacerdotale était pour nous « plus préjudiciable même que la domination autri« chienne. »
Cependant, après le refus si motivé rappelé dans l'encyclique, après la dépêche si courroucée de M. Thouvenel, et selon toute apparence sans ignorer les dispositions altières de Turin, la diplomatie ne juge pas encore à propos d'épargner au Pape ses suggestions. L'on vient d'entendre M. Thouvenel à la date du 12 février ; le 24, il écrit au ministre de France, à Turin : Que le moment est venu de s'expliquer « avec une entière franchise », que le Piémont doit veiller à ne pas s'agrandir trop et trop vite, que les annexions doivent être arrangées d'une certaine manière qui ne blesse pas trop tout le monde. En conséquence, pour ce qui regarde les Romagnes, M. Thouvenel propose cette combinaison qui excita tant d'étonnement, l'institution du roi de Piémont comme vicaire du Saint-Père ! M. de Cavour ne délibère pas longtemps. La proposition lui avait été portée le 29 février ; le ter mars, il la repousse. Il répond que c'est trop tard ; que les Romagnols ayant goùté depuis neuf mois les bienfaits d'un gouvernement national (exercé par M. Farini, de Parme ou de Modène), ne voudront certainement pas reconnaitre au Saint-Père « un titre qui impliquerait une ingérence directe dans le gouvernement intérieur. »
Le Saint-Père, à qui la proposition fut néanmoins portée, la repoussa également; et probablement son refus n'étonna pas plus que celui de M. de Cavour, qui l'avait précédé. Le refus de M. de Cavour n'eut pour le
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Piémont aucune des conséquences fâcheuses que la dépêche le priait de redouter de la part de l'Europe et de la part de la France. Celui du Saint-Père lui est amèrement reproché, et c'est un des arguments sérieux de la diplomatie, pour prouver que le Saint-Père s'est obstiné à tout perdre.
La France ensuite parle de rappeler ses troupes de Rome, et propose de les faire remplacer par une garnison napolitaine. Dans Le Pape et le Congrès on avait remarqué en passant que le roi de Naples ne pouvait donner aucun secours militaire au souverain Pontife sans s'exposer lui-même aux coups de la Révolution, qui ne manquerait pas de regarder ce secours comme une intervention contre l'Italie.
La France, que d'ailleurs les brochures n'engagent. pas, oublie cette considération lointaine et ne voit plus aucun danger pour le roi de Naples à protéger le SaintPère. Le roi de Sardaigne, consulté et rassuré par la France, non-seulement consent, mais même « s'engage « à faire tout ce qui dépendra de lui pour prévenir des « troubles dans les États roînains. » (M. Thouvenel à M. Brenier, 25 mars 1860.)
L'expédition de Garibaldi était imminente. Le roi de Naples se souvient de la brochure, doute peut-être de la sincérité piémontaise, répond qu'il a peu de troupes, qu'il doit se défendre avant tout sur la frontière et en Sicile, et enfin que certainement les troupes françaises ne quitteront pas Rome pour livrer le Saint-Père .aux entreprises du parti piémontais. (Dépêche de M. Brenier au ministre des affaires étrangères.) M. Thouvenel observe que le roi de Naples, ayant si peu de confiance dans le système sur lequel il fonde sa sécurité, devrait
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alors faire des réformes qui lui rendissent les sympathies des populations. (Dépêche du 31 mars.)
Dans ce débat, l'attitude du Saint-Père est passive. Il ne s'oppose pas à la retraite des Français, il accepte le secours des Napolitains. Seulement, par réserve, et vu la gravité des circonstances, il se défend d'insister auprès de S. M. sicilienne. Les Français restent à Rome.
C'est alors que le Saint-Père demande (4 avril) si l'Empereur pense devoir s'opposer à la nomination de M. de la Moricière comme général de l'armée romaine. Avant de transmettre cette demande, l'ambassadeur exige que la commission du général, déjà signée par le Pape, soit révoquée, attendu que le gouvernement romain aurait dû préalablement s'assurer de l'agrément de Sa Majesté. Le Saint-Père subit cette humiliation, révoque la nomination du général, et le gouvernement français donne son consentement. « Disons-le franchement, s'écrie M. de « la Guéronnière, lorsqu'un prélat romain connu par « son hostilité personnelle à la politique française venait « jusqu'au fond de l'Anjou (tant de fiel entre-t-il dans «l'âme des dévots!) faire appel au courage et au dé« vouement de M. de la Moricière, il choisissait moins le « héros de Constantine que l'homme politique séparé du gou« vernement de son pays. » M. de la Guéronnière laisse échapper souvent de ces petites choses. A qui faut-il apprendre que M. de la Moricière est aussi fervent chrétien que vaillant soldat, et que ses sentiments religieux ne le désignaient pas moins que sa capacité pour porter le drapeau de l'Église ? Si le souverain Pontife avait offert le commandement de ses troupes à quelque général en activité de service, il eût pu premièrement essuyer un refus, et qui sait s'il ne serait pas accusé
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d'avoir tenté la fidélité de nos généraux? On le connaît déjà si ingrat!
Ce qui suit, dans la brochure, sur les scènes ridicules qui se seraient passées au Vatican après l'arrivée de M. de la Moricière, est pénible à lire et ne mérite pas de réfutation. M. le duc de Gramont, notre ambassadeur, qui a eu l'honneur de faire sa première communion avec M. le duc de Bordeaux, a dû s'affliger de répéter des bruits qui ne rapportent rien de vrai ni de vraisemblable. Les ramasser, pour tâcher de ridiculiser le Pape, et cela au moment de la dernière catastrophe et lorsqu'oit se charge de la préparer, n'est pas digne d'un conseiller d'État. Si cette partie comique est nécessaire et qu'il faille absolument un bouffon dans ce drame, on a les jolis talents de MM. John Lemoinne et About. Je me permets de rappeler à M. le Conseiller qu'il est né pour le genre sérieux.
Voyons les dernières propositions de la diplomatie.
Garibaldi est en Sicile. La France et la Sardaigne le désavouent et, surprises au dernier point de cette expédition de forban, elles sont encore sans inquiétude sur le résultat. Rome, plus prévoyante, n'ignore pas que le dénoûment approche. C'est en ce moment qu'on lui propose une combinaison en trois points principaux, (léjà soumise au cabinet de Vienne : « Organisation, en « dehors d'une intervention soit française soit autri« chienne, d'un corps d'armée destiné à veiller au maintien de l'ordre à Rome; subside offert au souverain « Pontife par les puissances catholiques ; enfin promul« gation dans les États romains des réformes déjà ap« prouvées par Sa Sainteté. »
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Voici la réponse du cardinal Antonelli, résumée dans une dépêche de M. de Gramont. M. de la Guéronnière la trouve curieuse et ne la reproduit pas tout entière :
« Le Saint-Siége n'adhérera à aucun protocole qui contienti drait une réserve concernant la question des Romagnes. Ad« mettre une réserve à cet égard lui paraît une concession au « fait accompli. Si les puissances catholiques se réunissent pour « traiter des affaires du Saint-Siége, la première question qui « doit les occuper est celle des Romagnes. Ou bien ces puissances « adhèrent à la spoliation, ou bien elles la désapprouvent. Dans « le premier cas, le Saint-Siége ne peut conférer avec elles. « Dans le second, il ne peut admettre que tous les États catho« liques, formant une force aussi imposante dans le monde, en « soient réduits à souffrir en silence et à cacher leur méconten-
« tement par crainte de déplaire à la Sardaigne. Qu'ils déclarent « leur volonté et leur résolution, et le spoliateur rendra à la « victime de son usurpation ce qu'il lui a ravi.
« Le Saint-Siége regarde la question des réformes comme ré« solue en principe, mais il persiste à différer la publication de « celles qu'il a consenties jusqu'à ce qu'il soit remis en posses« sion des provinces annexées à la Sardaigne.
« Il n'acceptera jamais une garantie pour les États restés sous « sa domination, parce que, à ses yeux, ce serait reconnaître « une différence entre ses États et ceux qui lui ont été ravis. « Sous ce rapport, sa résolution est inébranlable.
« Le Pape s'est déjà exprimé sur la question des subsides et « il n'accepte pas le système d'une rente inscrite an grand-livre « des États. Il ne se prêterait qu'à une combinaison qui aurait « la forme d'une compensation des anciens droits canoniques « perçus sur les bénéfices vacants et qui, par cela même, serait « très-difficile à concilier avec les institutions actuelles de la a plupart des États contribuants.
« Quant au secours des troupes à fournir par les puissances « catholiques autres que la France et l'Autriche, le Saint-Siége « préfère avoir la liberté de recruter lui-même son armée et « acceptera avec plus de reconnaissance toutes les facilités que « les gouvernements lui donneront à cet effet. »
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Ce qui me semble curieux, je l'avoue, c'est la sincérité et la sécurité avec lesquelles M. de la Guéronnière livre ce noble langage à la risée publique. On nous fait sagement admirer, dans les classes, la majesté de ces anciens de Rome, qui, fermes sur leur chaise curule, subissaient patiemment les insultes des Gaulois vainqueurs et préféraient la mort à l'impiété de trahir la patrie. J'avoue humblement que le souverain Pontife, refusant de transiger sur son droit, ne me semble nullement inférieur à ces héros, qui eurent raison de ne pas fuir et de ne pas désespérer.
M. de la Guéronnière ne se contente pas pourtant de son beau sourire. Il essaie quelques arguments. Il demande avec quelles forces le gouvernement pontifical eût rétabli son autorité sur les Romagnes ? Il avait la réponse du cardinal Antonelli « Nous ne réclamons ni l'intervention française ni l'intervention autrichienne. Que l'on fasse sortir les Piémontais et les étrangers, et qu'on nous laisse en présence des provinces, ainsi ramenées à l'état où elles étaient le jour où les Autrichiens les ont quittées. Qu'on ne s'oppose pas à ce que le Pape fasse appel aux puissances catholiques autres que la France et l'Autriche pour qu'elles lui envoient un contingent, et nous nous chargeons de rétablir l'autorité pontificale dans tout le territoire insurgé. » On dira que le gouvernement pontifical n'aurait pas réussi. Pourquoi ne l'avoir pas laissé essayer ?
Sur le refus des subsides à payer par les puissances en forme de rente inscrite au grand-livre, M. de la Guéronnière se contente de supprimer l'observation du cardinal Antonelli touchant la difficulté de concilier la
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forme canonique, qu'il indique en passant, avec les institutions actuelles de la plupart des États modernes.
C'est l' exposé présenté aux Chambres gui a prononcé le mot d'annates, lequel a fait tant rire M. John Lemoinne, du Journal des Débats. M. Lemoinne, très-joli écrivain, presque aussi joli que M. About, n'est pas forcé de savoir ce qu'étaient les annates. Le rédacteur de l'exposé aurait pu s'en enquérir, et il aurait vu qu'on a souvent demandé aux peuples des impôts plus onéreux et plus déshonorants. Un de nos malheurs est d'avoir beaucoup d'écrivains qui ne savent pas la langue, pour endoctriner un public qui ne sait pas l'histoire 1.
Quant à la résolution de former lui-même son armée et de la composer de contingents empruntés aux divers pays catholiques, le souverain Pontife, en cela encore, a montré sa sagesse. Malgré de beaux exemples, trop volontiers passés sous silence, on a malheureusement pu voir à Castelfidardo ce qu'aurait valu cette armée
1 A propos du subside et de l'indication du cardinal Antonelli, M. le baron Brenier, notre ambassadeur à Naples, rapporte une réflexion douloureusement remarquable de M. Caraffa, alors ministre de François II, alors roi : « Il a souri à la proposition, émise par le « cardinal, qui ravivait indirectement la prétention du Saint-Siége à « la suppression des régales et modifierait ainsi l'antique droit de la « monarchie française relativement à l'absorption par l'État des proI( duits résultant des vacances de bénéfices. En voyant, m'a-t-il dit, « l'inflexible persistance du Saint-Siége à revendiquer des priviléges « prescrits par les siècles et par les droits des couronnes, nous deI( vous nous féliciter d'autant plus d'avoir obtenu du gouvernement « pontifical la suppression du tribut de la haquenée, qui tenait le « royaume de Naples dans une sorte de vassalité morale à l'égard du ■< Saint-Siége. » M. Caraffa et tout le gouvernement napolitain étaient fort régalistes. Que pensent-ils du droit des couronnes, aujourd'hui que le Saint-Siége ne les opprime plus? Il me semble que Naples, délivrée de cette sorte de vassalité morale envers le Saint-Siége, paie an Piémont un peu plus que le tribut de la haquenée.
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exclusivement nationale à laquelle la diplomatie voulait que le gouvernement pontifical confiât sa sécurité. D'un côté, la trtltison n'y aurait pas trouvé moins de facilités qu'à Naples ; de l'autre, le Saint-Père ne doit pas consentir à prendre le caractère laïque et militaire des autres souverains. Il n'est pas, il ne peut pas consentir à devenir un prince politique et exclusivement italien. Ni l'un ni l'autre de ces titres ne répond à sa dignité. Il est le père commun des catholiques ; il occupe un territoire qui, en réalité, leur appartient à tous. Tous le doivent défendre, et, dans l'état normal, à cette défense peut suffire une force de police qu'aucune raison n'empêche de recruter partout. Il convient de plus que ce service soit essentiellement volontaire. Étrange politique, qui presse le Saint-Père de faire des réformes, et qui lui impose de commencer par établir la conscription !
La garantie du reste des États de l'Église, promise en retour de l'adhésion du Saint-Père aux trois dernières propositions de la diplomatie, n'a jamais été qu'une proposition de la France. Personne n'y a jamais adhéré ; l'Angleterre et le Piémont l'ont repoussée. Donc, en acceptant cette proposition, le Pape aliénait son droit et n obtenait rien. Il y a plus : l'office de l'armée fournie par les diverses puissances devant, suivant le texte, se limiter à la garde de Rome ; il en résulte que le Pape, acceptant cette condition, abandonnait moralement le reste de ses États. Voilà où portait et ce que comportait cette dernière suggestion de la diplomatie. M. de la Guéronnière y veut voir le comble et l'entêtement de la générosité française, faisant contraste avec la faiblesse, l'impéritie et l'ingratitude du Saint-Père. 1
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Un dernier point à noter pour en finir avec ces dernières propositions, c'est que les Documents ne produisent aucune pièce directement émanée des cabinets étrangers. Nos agents seuls ont la parole et résument les réponses des ministres d'Autriche, d'Espagne et de Portugal. Sans accuser leur bonne foi, nous pouvons dire que de telles pièces ne permettent pas de juger sùrement la question. Je fais cette remarque à la décharge de M. Collantès, ministre des affaires étrangères d'Espagne, dont la réponse, transmise par M. Barrot, porte un regrettable cachet d'inconvenance. Du reste, la dépèche de M. Thouvenel sur la réponse de l'Autriche prouve que cette puissance n'a pas pris la proposition au sérieux. M. de la Guéronnière insinue le contraire.
M. de Rechberg, dit-il, « fit une réponse sympathique. » Des dépêches subséquentes de M. Thouvenel, il résulte que cette réponse sympathique démontrait la convenance de remanier le plan français.
Résumons ce fidèle exposé : Toujours on a proposé au Pape des conditions inacceptables et injurieuses, car toujours on lui a demandé de sacrifier les principes, son droit, sa dignité, et de précipiter la ruine de son pouvoir.
On lui a toujours proposé : 1° de reconnaître l'insurrection ; 2° de se laisser imposer un système gouvernemental qui semblait imaginé pour détruire également son autorité morale et son autorité matérielle ; en d'autres termes, de laisser au Piémont ce qu'il avait pris et de consentir à ce qu'il prît le reste.
Accepter l'insurrection à Bologne, c'était la provoquer partout, la ratifier partout ; c'était abdiquer.
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Accepter un gouvernement laïque pour certaines provinces, c'était condamner partout le gouvernement pontifical, l'avouer incapable, indigne; c'était abdiquer.
Accepter et appliquer immédiatement les réformes sur l'ordre de la France, c'était abaisser l'autorité du Pape, l'annuler, encourager et justifier toutes les exigences ; c'était abdiquer.
Combien la scène change et combien notre diplomatie, que nous venons de voir si pressante et si impérieuse à Rome, paraît plus patiente, disons le mot, plus docile, dans ses rapports avec le Piémont !
Les Documents font connaître positivement le refus du Piémont d'adhérer à quelques-unes des propositions françaises au sujet des États de l'Église ; ils ne mentionnent son adhésion à aucune, et c'est avouer assez clairement un refus absolu, qu'établissent d'ailleurs tous les actes du gouvernement piémontais. Le comte Cavour en a fait la confession officielle par cette parole bizarre, adressée aux Chambres : « Notre étoile à l'égard de Rome
« c'est qu'elle devienne la splendide capitale du royaume « italien. » Le Piémont n'a pas tout de suite parlé si haut, mais personne n'oserait contester qu'il a toujours . pensé ainsi.
L'on dira que la volonté de la France lui aurait fait accepter les propositions qu'il a rejetées, si Rome ne les avait pas rejetées comme lui. Les faits démentent péremptoirement cette allégation. Le Piémont n'a jamais paru prendre en considération la volonté de la France telle qu'elle a été officiellement connue. Il a passé outre, même lorsqu'il rencontrait la parole de l'Empereur ou sa signature.
La France, au début de la guerre, avait dit au Pape et
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déclaré au monde, que le Chef de l'Église serait respecté dans tous ses droits de souverain. Le Piémont n'en a pas moins mis la main sur les Légations, et s'y est toujours conduit de manière à montrer qu'il ne songeait nullement à les rendre.
L'Empereur avait signé à Villafranca, et a fait maintenir à Zurich, la rentrée des princes dépossédés. Jamais le Piémont n'a paru prendre au sérieux cet engagement, aujourd'hui radicalement et définitivement violé.
La France a réclamé contre les premières expéditions garibaldiennes en Sicile. Ces expéditions, d'abord désavouées par la Gazette piémontaise, n'en ont pas moins continué, et plus tard, Victor-Emmanuel s'est fait un honneur d'y avoir consenti : « la Sicile, a-t-il dit, com« battait pour sa liberté, quand un preux guerrier (un « soldat heureux, dit M. de la Guéronnière), dévoué à « l'Italie et à moi, courut à son aide. Ils étaient Italiens ; « je ne pouvais, je ne devais pas les retenir. »
La France conseille au Piémont de faire alliance avec
Naples. Le Piémont y met des conditions que la France reconnait inacceptables ; le Piémont continue d'expédier des volontaires.
Des troupes piémontaises sont concentrées sur la frontière des États de l'Église. Rome s'inquiète ; elle interroge l'ambassadeur de France. Il répond au nom du Piémont, dans les premiers jours de septembre, que loin de songer à envahir le territoire pontifical, cette puissance s'opposerait même à ce qu'il (t'tt envahi par les bandes de volontaires1 ! Il y a mieux, il y a pire. Le 29 août.
1 Rapport du général de la Moricière.
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le général Cialdini et M. Farini se présentent à Chambéry devant l'Empereur. Ils lui déclarent que le gouvernement piémontais redoute une invasion immédiate de Garibaldi dans les États romains, et que si l'approche du condottière troublait les Marches et l'Ombrie, le cabinet de Turin croirait nécessaire d'entrer dans ces provinces pour y rétablir l'ordre sans toucher à l'autorité du Pape, et se trouver en mesure de livrer bataille à la révolution sur le territoire napolitain. M. Thouvenel ajoute que l'Empereur, tout en déplorant que la tolérance ou la faiblesse du gouvernement sarde eût amené les choses à ce point, ne désapprouva pas la résolution ainsi motivée et ainsi limitée du cabinet de Turin (Documents, p. 162). On sait ce que faisait huit jours après toute l'armée piémontaise, ce Cialdini en tête ; comment furent traités Spolète et Pérouse ; comment fut écrasée Ancône, sans qu'une barque française se soit avancée dans le port de cette ville pour sauver un vaincu ni protéger un mourant.
Cette explication de M. Thouvenel fait voir dans le Piémont une audace inouïe. Le mensonge arrive ici au plus haut degré de l'insolence. Jamais, certes, souverain d'un puissant État n'a été trompé de la sorte par l'impudence d'un allié qui ne serait rien sans lui.
Le Piémont envahit, pille, rançonne, bombarde, tue, trahit, viole tous les droits, méprise toutes les libertés, renverse toutes les institutions. Il ne reçoit aucun conseil de réforme. On garde ces sortes de conseils pour les « tyrans » de Rome et de Naples. Il faut que le Piémont fasse l'Italie, et que le principe de non-intervention, posé par l'intervention de la France, soit respecté.
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Le Piémont qui avait pris les Romagnes comme par un tour de gobelet, a pu, par un guet-apens, prendre encore les Marches et l'Ombrie. La France a protesté, elle a retiré son ambassadeur ; mais, toujours en bonnes relations avec Turin, elle a maintenu le principe de nonintervention, qui doit nécessairement livrer aux subalpins toute la péninsule, sauf la Vénétie, gardée par des forteresses qu'on ne peut pas broyer comme Ancône, faire sauter comme Gaëte.
Ainsi le Piémont a pu annuler la parole de l'Empereur au Pape et sa signature à Villafranca ; il a repoussé ses conseils, rejeté ses propositions, bravé ses protestations ; il s'est enfin joué de lui à Chambéry : et M. de la Guéronnière loue et admire le Piémont, et s'indigne contre l'ingratitude du Pape !
Dieu, dit le Prophète, « réserve d'immenses joies à ceux qui le craignent ». La moindre de ces joies n'est pas de sentir, lorsque l'iniquité nous écrase, qu'au moins nous sommes à l'abri du malheur de la seconder, de lui applaudir, ou seulement d'abaisser en silence notre conscience devant ses succès.
Ce succès de l'iniquité, dont les affaires de l'Italie nous offrent jusqu'à présent le spectacle hideux, n'a rien d'ailleurs qui puisse flatter notre orgueil national. Ceux qu'il réjouit en France font voir qu'ils aiment le mal pour lui-mème, dans une complète abnégation de tout patriotisme comme de toute idée de j ustice. Que nous apprennent les Documents ? La diplomatie française y paraît en lutte réglée sur les affaires de l'Italie contre trois adversaires, Rome, le Piémont et l'Angleterre. Tous les trois ont des vues contraires aux siennes ; par tous les trois elle est battue.
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A Rome, elle ne fait fléchir aucun principe, elle ne fait réussir aucune combinaison ; tout ce qu'elle prétend vouloir sauver succombe, tout ce qu'elle veut manifestement abattre reste debout. Le Pape n'a plus, en fait, ce domaine temporel qui était garanti par la France ; par une constance invincible, il maintient le droit que la France voulait lui faire abjurer. Insaisissable dans les régions mystiques, ces régions du droit et du devoir d'où la diplomatie le somme en vain de descendre, le Pape est plus grand et plus souverain qu'avant d'être dépouillé. C'est bien ce que la diplomatie annonçait. mais non pas ce qu'elle voulait : elle est battue.
En Piémont, la France, par une inconséquence étrange, se tient à son tour volontiers dans les « régions mystiques. » Elle allègue des engagements dont on ne tient pas compte ; elle étale des sentiments et des attendrissements religieux dont on se rit ; elle propose des idées qu'on rejette toujours, elle intime des volontés qui ne prévalent jamais. Confédération, restauration .des princes, autonomie des peuples, gouvernement laïque et séparé, vicariat, garantie, etc., aucune proposition française n'est admise, et la France subit tous les refus. Elle ne tient ferme qu'au principe de non-intervention, au moyen duquel seul le Piémont peut faire ce qu'elle ne veut pas qu'il fasse, du moins comme il le fait, l'unité de l'Italie. Le Piémont met tout en feu, en sang, en ruines, fait sa main dans cet incendie, et la diplomatie française n'empêche rien : elle est battue.
Contre l'Angleterre, peu visible en Italie et dans les Documents, partout présente néanmoins, la conduite du Piémont nous vaut un troisième échec. Le programme officiel français, posé avant la guerre et à Villafranca,
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c'était la confédération : il n'est pas même honoré d'un essai. Le programme anglais, c'est-à-dire absorption piémontaise, a gain de cause. L'absorption piémontaise, c'est dans l'avenir, pour la Sicile au moins, l'annexion anglaise déguisée. Ainsi, avec l'intérêt révolutionnaire et anti-catholique, l'intérêt anglais triomphe en Italie par le fait même de nos victoires. Notre diplomatie, qui n'a pas pu ne point prévoir ce résultat, n'a pas su l'empêcher. Là encore elle est sensiblement battue.
Dans les Documents, et jusque dans la brochure de M. de la Guéronnière, à travers les félicitations que les diplomates ont coutume de s'accorder à eux-mêmes et de recevoir de leurs amis sur la belle conception et l'heureuse fortune de leurs plans, on rencontre cependant des aveux d'embarras, d'impuissance même, presque des cris de détresse. Nous n'en sommes pas étonnés ! Ou l'on ne veut pas avouer entièrement la dessein que l'on poursuit, parce que la conscience humaine, tout endurcie qu'elle est, ne le pourrait soutenir ; ou déjà, emportés par les forces fatales qu'il a fallu déchaîner, on prévoit l'heure où les cataractes révolutionnaires, tombant toujours avec plus d'abondance et de furie, submergeront tout.
Ne demandons pas, — il est trop tard, — si les situations étaient si fatales il y a deux ans qu'il fallût absolument se jeter dans ce péril. On y est, et rien ne peut faire qu'on n'y soit pas. Ce qu'il faut chercher, c'est le moyen d'en sortir.
Je crois que ce moyen existe, qu'il serait glorieux, et même facile.
On allègue deux devoirs qui pèseraient également sur l'Empereur, et dont la diplomatie prétend chercher la
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conciliation jusqu'ici introuvable. On dit que, souverain issu du suffrage universel et fils aîné de l'Église, l'Empereur se trouve en présence de deux ordres d'idées, de deux ordres de faits, qui se contrarient et qu'il doit respecter également. Il doit respecter le vœu des peuples italiens qui aspirent à l'unité ; il doit respecter, et ses propres sentiments l'y obligent, les droits de l'Église de Jésus-Christ. Cette aspiration des Italiens à l'unité, je n'y crois guère, je l'avoue ; et ce devoir de l'Empereur envers un prétendu suffrage universel italien gouverné par des Cialdini, devoir qui le lierait envers l'Italie plus qu'envers la France, je n'y crois pas du tout, et la France ne le lui a pas imposé. Mais soit. Au moins peut-on trouver que ce devoir est rempli. Il a coûté assez d'or et de sang. Le suffrage universel français se croirait probablement tout à fait quitte de la dette qu'il a contractée sans aucunement le savoir, le 20 décembre, envers le suffrage universel italien. Reste l'autre devoir assumé par l'Empereur, le devoir trèsévident de donner au Vicaire de Jésus-Christ la protection que lui doit cette France, l'aînée des nations chrétiennes, formée par les évêques sous la protection du Pontife romain.
Le plein et entier accomplissement de ce devoir serait aujourd'hui encore la plus forte garantie d'avenir pour la nouvelle Italie. Voyons ce qu'il demande, et s'il y faut renoncer.
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III
Le Pape et Rome.
Règlement possible de la question Romaine, si l'on voulait.
Je suis de ceux qui pensent encore qu'il n'y avait point de question d'Italie, quant aux peuples italiens ; que partout, en Italie, le peuple était gouverné suivant son génie et son bon sens, ne portant de lois qu'à la mesure de sa fierté, de liberté qu'à la mesure de sa paresse, et, en somme, de tous les peuples modernes, le plus près d'être content de son sort, et avec le plus de raison. Jamais voyageur intelligent et sincère n'a vu nulle part qu'aucune partie de l'Italie manquât des institutions nécessaires au bien matériel du peuple. Celles qui ont pour objet le bien moral étaient sans nombre, particulièrement dans les États de l'Église.
Sur ce sol pontifical si calomnié, quel étranger n'a d'abord remarqué la fière tournure du paysan ? On peut rencontrer comme partout des figures incultes et farouches, mais ces infâmes laideurs de la bassesse absolue et de la misère absolue, ce facies hideux de l'abrutissement, enfin, — qu'on me pardonne le mot, — ce type de la canaille, si fréquent chez nous, il n'existe point dans les campagnes ; à peine le rencontre-t-on à Rome, même dans le Ghetto.
Les protestants et les incrédules oisifs de toute l'Europe qui se sentent étouffer d'ennui dans leurs patries si bien administrées, accourent à Rome pour vivre un instant de la vie de ce peuple qu'ils disent le plus misérable du monde. Ils croient que le soleil, les monuments,
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les beaux aspects et les beaux souvenirs de cette terre composent seuls le charme qui les enivre et qui leur laisse au départ un inépuisable regret. De retour sous leurs cieux répudiés, dans les merveilles de la symétrie et de l'administration, ils luttent avec colère contre un attrait que leur orgueil national et philosophique voudrait en vain secouer. Ils ne peuvent comprendre ce prodige du soleil et des beaux-arts qui les a forcés de se plaire dans un pays où le balayage public est si mal organisé et l'homme si peu gouverné. Mais la nature est belle partout où elle s'appelle la terre natale, et partout la vieille et savante Europe a élevé des monuments et recueilli quelques merveilles des arts. Le charme incomparable de Rome, c'est d'être d'abord la maison de famille, le berceau universel près duquel le fils rejeté lui-même sent frémir dans son cœur il ne sait quoi de doux qui est la voix du sang. Et ensuite, c'est l'instinct même de l'humanité régénérée par le Christ, qui tressaille et se réjouit. Au fond de l'âme, à des profondeurs inconnues de ceux que n'a pas allaités le sein de l'Église, s'éveille la joie inénarrable de vivre au milieu de la liberté ; non la fausse et louche liberté des philosophes et des politiques, liberté armée contre Dieu, contre l'autorité et contre les hommes ; mais la liberté du Christ, la vraie liberté qui donne à Dieu et à César ce qui leur est dù, qui n'entreprend rien contre les hommes, et contre qui personne n'entreprend. Partout dans l'Europe, séparés du Christ en fait ou en principe, les hommes sont des administrés, lorsque sous divers noms et sous divers costumes ils ne sont pas en réalité des esclaves. A Rome, dans les États de l'Église, les hommes sont encore des hommes, et qui se sentent
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des hommes, et que l'on traite en enfants du Christ.
La question italienne a été créée par la Révolution, avec l'arme dont elle dispose et qui est irrésistible, l'expansion des mauvaises doctrines. Elle a d'abord, comme en France, comme partout, séduit l'orgueil et l'ingratitude des classes riches ; elle a caressé la vanité ignorante et jalouse de la bourgeoisie. Nulle part elle n'a pénétré aussi tardivement et n'a moins profondément entamé le peuple que dans les États pontificaux. Malgré le peu de défense matérielle que pouvait lui opposer la puissance publique, il n'a pas suffi des conspirations ordinaires, et il a fallu que toute la diplomatie européenne s'y employât durant de longues années. En donnant un peu de' secours au Saint-Père, rien n'était plus facile que de maintenir chez lui, je ne dis pas seulement l'ordre, mais la paix. Il ne fallait pas même de force matérielle ; il n'y avait point de sédition armée à vaincre, c'était assez de l'assistance morale de l'Europe.
Non-seulement cette assistance a manqué, mais l'Europe a fait le contraire, et depuis longtemps. Cependant, lorsque la Révolution triomphe partout, nous voyons que quelque chose l'arrête encore à Rome ; elle hésite devant ce dernier coup à porter. Ses conseils sont partagés : elle veut et ne veut pas ; la fureur de destruction pousse, l'instinct de la conservation retient. Il y a dans la Révolution un parti sage, ou, si l'on veut, timide, qui sent qu'elle n'aura jamais commis une pareille injustice, ni un pareil forfait contre le genre humain, et qui en craint les conséquences pour la Révolution elle-même. Il semble que déjà plus d'un centurion se dit : Si c'était vraiment le fils de Dieu !
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Je n'ai pas à faire l'histoire de la Révolution dans l'État pontifical. Cela remonte loin, et l'on trouve partout beaucoup d'audace, de ruse, d'abus de la force, d'hypocrisie. Ce n'est pas de nos jours que l'on a inventé « le catholique sincère mais indépendant. » Pour ruiner le pouvoir pontifical, éternel antagoniste de ceux qui font mourir les âmes, tous les ennemis politiques et religieux ont allégué l'intérêt de la religion, ont feint de vénérer le Pontife. Tous ont donné ce témoignage de l'attachement des peuples à la doctrine et au souverain dont on prétendait en même temps qu'ils voulaient s'affranchir. Aujourd'hui encore, il faut employer cette ruse, même dans les provinces les plus gâtées par l'esprit révolutionnaire. On sait si la violence a été négligée !
C'est la violence qui prétend que les États de l'Église sont du domaine de l'Italie ; c'est elle qui réclame Rome. Et en réclamant Rome, l'Italie révolutionnaire réclame plus qu'une tête pour elle-même : elle veut décapiter la vieille humanité chrétienne.
Sans opposer à l'Italie révolutionnaire les arguments qui conviendraient et dont elle dispose, la France témoigne assez cependant par ses hésitations et ses incertitudes que la suppression du domaine temporel implique la suppression prochaine de la Papauté, et que peut-être le maintien de la Papauté est l'intérêt supérieur du genre humain.
Or, comment maintenir la Papauté autrement qu'elle ne veut elle-même être maintenue ? Si on la violente à ce point de la transporter d'un lieu à un autre, de mépriser ouvertement à la face des peuples ses droits, ses protestations, ses anathèmes, quelle force morale lui
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laisse-t-on ? Quoi ! c'est Dieu que l'on prétend honorer en elle ; c'est parce qu'elle représente Dieu qu'on lui conserve un reste de vie, et c'est ainsi qu'on la traite, et son Dieu avec elle ! Et l'on croit que les peuples ne se demanderont pas : Quel est donc ce Dieu ?
La conscience crie avec le bon sens que le Pape n'est dans son lieu qu'à Rome, mais libre et non en prison. Rome avec une banlieue ne différerait en rien de Savone et de Fontainebleau. Il faut un espace légitime, quelque forme que reçoive l'Italie ; et ce n'est pas trop de ce petit royaume créé et consacré par le temps, qui existait encore l'année dernière.
Les Italiens seront-ils sacrifiés pour cela ? Les Italiens qui s'estiment sacrifiés à moins d'avoir Rome pour capitale, ou sont des ambitieux qui méritent la haine, ou sont des sectaires sauvages qui songent beaucoup moins à faire l'Italie qu'à défaire le christianisme. Ce petit territoire, distrait du sol de l'Italie au profit du genre humain, et qui porte le chef et le guide des consciences, n'est pas indispensable à l'Italie pour s'élancer dans les voies de la gloire et de la fortune. Ces mêmes Italiens qui ne veulent pas laisser de place au père commun des nations, séparent Nice du sol sacré, ne revendiquent ni Malte ni la Corse, et trouvent fort bon que l'on contraigne la Chine à recevoir l'opium qui se présente avec un passe-port anglais.
Ceux des Italiens qui pourraient se prétendre sacrifiés, les seuls, sont les sujets des États de l'Église. Trois millions d'hommes condamnés à vivre dans une paix perpétuelle avec les autres peuples, à ne payer que fort peu d'impôts, à subir le gouvernement d'un prince électif. naturellement débonnaire, qui doit, au péril de sa vie,
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leur conserver la nationalité, la religion, la famille, la propriété! Ajoutons-y le malheur de ne pouvoir fonder une dynastie (car ils peuvent d'ailleurs aspirer à tous les emplois, même au trône), voilà l'inévitable infélicité des sujets de l'Église !
Dira-t-on qu'il faut parler sérieusement, et que les Romains sont trop à plaindre de n'avoir pas, d'une part, ce que l'on appelle la liberté de penser, qui est le droit. de contester publiquement les vérités nécessaires au salut des sociétés ; de l'autre, d'être privés des vastes chances d'aventures et de fortune qu'offrent les grands empires ? Il est facile de leur donner cela, et plus largement qu'à tous les autres peuples, sans chasser du monde ni le Pape ni Dieu.
Comme, en fait, tout catholique est citoyen de Rome, rien n'empêche d'accorder à tout sujet romain le bénéfice de la réciprocité, et de le déclarer sujet de tout État catholique ; de telle sorte que, sans perdre sa nationalité romaine, il puisse désormais courir telle carrière qu'il voudra choisir, en France, Belgique, Italie, Allemagne, Espagné, etc.
Que la France seulement prenne l'initiative. Qu'elle ouvre les charges de l'Église, de la magistrature, de l'administration, à tout sujet pontifical qui, sans autre brevet de naturalisation que son acte de naissance, aura pris les grades et rempli les conditions imposées aux régnicoles. Ce que fera la France, on ne tardera guère à le faire partout. Dès lors, les lecteurs du Siècle n'auront plus aucun sujet de plaindre ces tristes Romains, « étouffés sous le joug abrutissant des cardinaux. »
Cependant, d'un côté, le Pape resterait Roi et Maître chez lui ; de l'autre, beaucoup de réformes, inutilement
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et témérairement essayées aujourd'hui, deviendraient promptement praticables. Immédiatement le peuple recevrait tous les allégements que procurent la paix et la sécurité ; bientôt le gouvernement se trouverait en position de restaurer, plus libéral que jamais, cet ancien régime municipal qui faisait de l'État de l'Église une véritable confédération de républiques. Ramenés par l'amour de la terre natale, la plupart des Romains qui auraient cherché fortune à l'étranger, sans pourtant abjurer la patrie, fourniraient les éléments sérieux qui manquent aujourd'hui pour assurer la conservation de l'ordre dans l'inévitable mobilité d'un régime quasi tout républicain. Instruits, calmés, entourés de considération, assez riches, ces hommes seraient les gardiens naturels d'une liberté qu'on ne songerait pas d'ailleurs à attaquer, et leur expérience les porterait d'eux-mêmes à en réprimer les écarts.
On pourrait, non moins facilement, ouvrir aux sujets pontificaux une autre sphère d'activité, toute nationale. Il faudrait donner au Saint-Père une colonie dans l'extrême Orient, et l'aider à se créer une marine à laquelle on assurerait tous les priviléges possibles, et qui serait en même temps commerciale et apostolique. Je n'ai pas besoin de faire entrevoir tout ce que l'influence naturelle des missions peut assurer d'avantages à la grande nation catholique, d'ici à une époque maintenant bien rapprochée. La colonie pontificale deviendrait un centre d'établissements religieux et scientifiques, indispensable à la civilisation régulière de ces populeuses contrées que l'on ne peut plus maintenant appeler des contrées lointaines. J'ose dire que la colonie pontificale ne paraîtrait pas moins utile et indispensable à la sécurité de
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l'Europe. Si la Chine ne devient pas en grande partie catholique, elle deviendra russe ou anglaise, plus probablement russe, et elle sera le poids qui écrasera l'Europe. Il ne faut à Dieu que des brins d'herbe pour arrêter les avalanches, et partout on voit l'industrie humaine planter des roseaux et disposer d'humbles clayonnages pour lutter contre l'invasion des fleuves et de la mer.
Je n'insiste pas sur les conséquences variées de l'idée que je mets en avant. Plus l'application en serait large, plus les résultats seraient prompts et salutaires. En appelant toutes les nations catholiques à protéger ainsi l'Église, comme elle veut et comme elle doit être protégée, la France reste dans la beauté de son rôle historique. Sans dommage pour personne, elle conserve la primauté qui lui appartient. Elle résout noblement une difficulté formidable ; elle fonde une seconde fois, au profit du monde agrandi, la sécurité temporelle du principat apostolique.
C'est ainsi qu'il me paraît possible de concilier ce que l'on est convenu d'appeler Y intérêt italien, et l'intérêt du maintien de la Papauté, intérêt supérieur, intérêt universel, et par là même infiniment plus- italien que l'intérêt révolutionnaire, auquel on l'a jusqu'ici manifestement subordonné. Ainsi encore me semble se concilier ce que l'on appelle un double devoir de l'Empereur, et comme souverain issu du suffrage universel, et comme fils aîné de l'Église. Devoir imaginaire et de pure convention, selon moi, dans le premier cas ; mais, dans le second cas, essentiel et très-évident. On comprend trèsbien que le fils de l'Église doive assistance au chef de l'Église, et plus encore à sa fonction qu'à sa personne.
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On ne comprendra jamais que le suffrage universel puisse avoir des droits jusque sur la conscience religieuse des souverains, et obliger Sa Majesté Très-Chrétienne à laisser le Piémont supprimer le domaine temporel du Vicaire de Jésus-Christ. Jamais il n'a été question de rien de pareil en France ni avant ni depuis l'Empire. Si le suffrage universel des Piémontais et des Romains pouvait imposer une telle révolution à la France et à toutes les nations catholiques, si elles pouvaient être dépossédées à la fois et du Pape et de Rome avec le Pape, que deviendrait la conscience du monde entier, et que serait le suffrage universel lui-même ?...
Oui, mais le Piémont? mais l'Italie?
Si le Piémont doit dominer, s'il faut en passer par sa volonté et le laisser faire lui-même l'Italie, et comme il la veut faire, je n'ai rien à répondre, sinon qu'il est difficile de croire à la durée du Piémont, plus difficile de croire à la durée de l'unité de l'Italie.
Avant que le Piémont ait achevé de pétrir cette pàte sanglante de l'Italie, et que tant de sang et de rancunès aient pu s'évaporer, et que l'oubli éteigne de si amères douleurs, si elles peuvent s'éteindre jamais, il faut plus qu'un long règne. On ne peut guère l'attendre ; on ne peut guère davantage attendre de longues prospérités. Mais, d'un autre côté, tandis que l'Italie en dissolution, ou si l'on veut en fusion, livrée à la conquête et à la guerre civile, n'ayant de force en elle que contre ellemême, paraîtra aux yeux de l'étranger une proie facile il saisir, il ne faudra pas de longues années pour que quelqu'un se ravise en Europe et s'aperçoive que l'Italie unitaire, une fois ramassée et disciplinée sous la main d'un maître hardi, deviendrait une puissance assez in-
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quiétante. Par l'Adriatique et le Tyrol, elle menacerait l'Allemagne ; par les Alpes, elle menacerait la France; par la Méditerranée, elle menacerait l'Angleterre. De ces trois voisins de l'Italie unitaire, il y en aura un au moins qui ne voudra pas la laisser grandir ! Ce sera peu de chose que l'Italie sans le Pape ; elle n'aura plus son palladium, son territoire neutre et sacré. Elle inspirera peu de sympathie au monde ébranlé par les débauches de sa politique sans gloire. Quelques compétiteurs viendront se la disputer en la foulant aux pieds, et elle servira le vainqueur.
IV
La vraie Question.
Les trois liberté? du Protestantisme. — Leurs conséquences actuelles.
La diplomatie qui n'est pas franchement révolutionnaire se sent embarrassée devant le Pape, d'autant plus embarrassée qu'elle ignore en partie et sincèrement les causes de son embarras. Elle se targue d'être parfaitement au-dessus des préjugés populaires et ne voit rien dans le Pape qui le distingue d'un autre souverain, sinon qu'il est matériellement le plus faible des souverains. Napoléon Ier se proposait d'accorder au Pape le degré de considération auquel peut donner droit une armée de 200,000 hommes. Mais la diplomatie voit trop que le Pape ne les a point. De l'existence manifeste de la faiblesse matérielle, la diplomatie infère aisément la nécessité de la faiblesse morale, seule vertu que permette alors la sagesse politique. Elle va donc, pousse en avant
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et s'inquiète fort peu des réprobations qu'elle excite. Elle a la force. Contre la force, que pourra ce petit souverain qui ne porte point l'épée, ce prêtre qui n'a pas pas même d'épée et dont la couronne n'est plus qu'un objet d'archéologie? Si la première communion apparaît au diplomate, comme elle apparut à ce général qui fut chargé d'arrêter Pie VII, le diplomate se souvient que son affaire est de contraindre le Pape et nullement de contempler sa première communion.
Mais voilà qu'au lieu de la faiblesse attendue, on se heurte à une force morale invincible ! Alors la diplomatie n'est pas seulement déconcertée, elle est véritablement indignée. D'où vient cette résistance insensée ? Elle l'attribue à l'étroitesse d'esprit, elle écrit publiquement que le Saint-Siége n'a pas l'intelligence de sa situation , qu'il se perd dans les régions mystiques au lieu de descendre sur le terrain des intérêts matériels, seuls engagés dans le débat f.
Une proposition qui implique immédiatement un changement dans l'assiette morale du monde, et qui prochainement doit réduire le Catholicisme à l'état de secte sans existence officielle, une telle proposition ramenée à de tels termes, et présentée en ces mèmes termes au souverain Pontife ! Et quel comique amer se mêle à l'effroi de la pensée, lorsque la diplomatie qui formule des ingénuités si fortes, vient aceuser d'ingratitude la raison désarmée à qui elle veut imposer son aveuglement.
Chargé de faire admirer cette diplomatie qui consterne le sens catholique et qui blesse le bon sens, M. de la
1 Circulaire de M. Thouvenel, ministre des affaires étrangères.
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Guéronnière semble ne rien comprendre aux déconvenues qu elle a essuyées, et les embarras qui font il tout moment gauchir son apologie ne l'éclairent point. Jaloux de parler en catholique « sincère, » forcé de raisonner en catholique « indépendant, » vainement il ourdit. Sa trame provoque partout les deux mots terribles qui ont naguère déchiré un autre chef-d'œuvre de la même navette : Hypocrisie, contradiction. Il croit peut-être que c'est par habileté qu'il n'a pas conclu ; c'est encore plus par nécessité. Il n'existe point de COIlclusion où se puissent trouver d'accord le catholique sincère et le catholique indépendant. A la conclusion, il faut de toute nécessité que le masque tombe, que le sincère expulse l'indépendant, ou que l'indépendant fasse voir que le sincère n'est pas sincère.
Le Pape conclut parce qu'il est sincère ; le Piémont conclut parce qu'il est indépendant. M. de la Guéronnière, sincère et indépendant, ne peut pas conclure ; et c'est à quoi n'a pu arriver non plus la diplomatie.
La diplomatie et M. de la Guéronnière semblent croire que le Pape est ici-bas pour traiter avec un représentant de la France du dix-neuvième siècle, sur une lutte locale entre le Roi temporel de Rome et les volontés supposées de Y Italie ; lutte dont les conséquences matérielles seules, et non le principe, peuvent intéresser et le Pape et la France, et le reste du monde. Mais les angoisses du monde et les propres perplexités des diplomates proclament qu'il s'agit de tout autre chose, d'une chose plus grave même que le sort d'une nation.
Le Pape est porteur de ce que l'humanité désire, honore, croit depuis vingt siècles. Le monde chrétien le sent et l'affirme, le monde révolutionnaire le sent et le
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nie. Le monde chrétien veut maintenir le Pape à Rome, parce que Dieu l'a placé là, pour être la tête de l'humanité. Le monde révolutionnaire veut ôter le Pape de Rome, parce que la Révolution qui est satanique, et par conséquent ennemie de l'humanité, aspire à décapiter l'humanité. La Révolution veut reprendre Rome sur le Christ et sur Pierre, comme le Christ et Pierre l'ont prise sur Satan et sur Néron. Telle est la question romaine. M. de la Guéronnière paraît ne pas le soupçonner; M. de Cavour en a quelque idée, peut-être; M. Mazzini le sait bien.
Avant de développer ce vrai terrain de la question que M. de la Guéronnière a cru traiter, je dois à cet auteur un rapide aperçu de l'intention fondamentale (je ne dis pas de l'idée) de son écrit.
En homme d'Etat, très-sûr de son coup d'œil, il part de ce point acquis, que le temps des guerres de religion est passé..., attendu, probablement, qu'il n'y a plus de schismes, plus d'hérésies, et que Dieu se mettant au pas de la saine philosophie, est devenu éclectique. Ayant constaté ce progrès consolant, M. de la Guéronnière passe à un autre tableau, non moins flatteur : il nous montre l'Église calme et puissante « au milieu des sectes dissidentes (ne dites plus hérésies) librement exercées. » Il nous montre la France donnant au Pape plus d'âmes qu'il ne pourra jamais perdre de sujets ; délicate insinuation ! Il fait voir aux catholiques combien ils doivent peu s'alarmer de la situation présente, puisqu'il ne s'agit nullement de s'attaquer à la suprématie spirituelle du Pape, loin de là ! mais tout simplement de lui prendre un simple petit morceau de terrain auquel on s'afflige de le voir si scandaleusement attaché, et que
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sa piété plus éclairée devrait enfin sacrifier au bonheur de l'Italie et à la paix de l'univers.
A qui la faute, se demande ensuite le brillant auteur, si le Pape se trouve aujourd'hui isolé, séparé du mouvement italien dont il serait le chef naturel ? Gardonsnous de répondre que, l'Église n'ayant pas encore aboli le septième commandement, le Pape ne saurait s'associer au mouvement italien, qui est essentiellement une entreprise contre le bien d'autrui. Le monde est devenu sérieux ; le septième commandement ne peut plus servir de raison ! Si le Pape est abandonné, c'est à cause des abus de son gouvernement. Le gouvernement pontifical fait tache au milieu des reluisantes perfections de tous les autres gouvernements de la terre. Sans doute, le Pape n'en est pas coupable ; mais son entourage ! Quel entourage pour un Pape, quand les autres souverains sont si bien entourés ! Tableau de Pie IX, victime et jouet d'une poignée d'intrigants pleins de haine contre la France, et tous Autrichiens. Dans ce pittoresque tableau de l'incapacité absolue du Pape, le pinceau pieux de M. de la Guéronnière n'a rien tant soigné que les présentations de volontaires, qu'il qualifie de « scènes ridicules, » de « parodies de Coblentz, » d'« imitations puériles de Grégoire VII. » Après quoi, reprenant « la boussole de la modération, » il exhorte les catholiques à ne point se laisser entraîner par ce délire d'un pontife trèsvénérable et très-bon, mais qui, pour son malheur et le nôtre, ne cherche que de détestables conseils.
Lorsqu'il expose ainsi les faits, M. de la Guéronnière devrait se demander pourquoi il continue de protester de son respect et de son dévouement envers le SaintSiége ? Est-ce qu'il croit sincèrement que le Pape est le
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représentant de Dieu sur la terre? Non, car il croirait en même temps que Dieu, ne pouvant pas ignorer absolument la science politique, devrait en communiquer quelque chose à celui qui le représente, assez du moins pour ne pas tomber tout à fait dans le mépris. Est-ce pour ne pas trop froisser les catholiques sincères sans indépendance? Non. M. de la Guéronnière a tâté le pouls des catholiques. Il a vu leur indifférence ou tout au moins leur apathie pour la défense du pouvoir temporel ; il constate avec allégresse le petit nombre et la prompte défaite de ces pauvres jeunes fous qui sont venus périr à Castelfidardo, se croyant des croisés, comme si le temps des croisades, des « guerres de religion » n'était pas fini, et qu'il fallût désormais autre chose qu'un guet-apens pour se débarrasser des croisés et de la croisade! Et toutefois, même dans ce mépris sublime pour la vérité que lui inspire le triomphe de l'esprit philosophique à Castelfidardo, M. de la Guéronnière ne se déprend pas de respecter le Pape. Il se hâte d'ajouter que la voix du Pape, s'élevant de la chaire de Saint-Pierre pour défendre une vérité divine remuerait encore le monde : et c'est à croire que M. de la Guéronnière lui-même se lèverait pour le soutenir d'une brochure !
On ne croit pas que le Pape représente la Divinité ; on méprise les tièdes fanatiques qui conservent cette erreur ; on fait assez peu de cas du clergé pour le complimenter sur le sens éclairé qui le rendrait insensible aux gémissements du Vicaire de Jésus-Christ ; on méprise enfin le Pape qui, seul dans le monde, ne sait pas voir ce que réclame le salut de l'Église ; mais l'on se met à genoux pour dire ces choses ! Au lieu de déclarer nettement que
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la Papauté, telle que dix-huit siècles l'ont faite, est une imposture de dix-huit siècles et qui doit être traitée en conséquence, on prétend n'être occupé que des moyens de la maintenir et d'augmenter sa splendeur.
La clef de ces hypocrisies, de ces contradictions, de ces mystères, la voici : malgré tout, derrière les catholiques défaillants, derrière le clergé sans vigueur, derrière le Pape sans défense, on craint de se heurter à la main du Dieu vivant !
Et nous qui tremblons aussi, et qui devons trembler, nous ne savons pas si jamais, depuis le Calvaire, le caractère divin de la Papauté est apparu plus évident. D'un bout de la terre à l'autre, la plupart de ceux qui ont maintenant la puissance ne font entendre qu'un seul cri : Crucifige! On prodigue les dérisions, on donne toute licence à d'odieux insulteurs, mais l'on retient encore la main sauvage qui s'offre pour porter le dernier coup.
Frappera-t-elle enfin ? La laissera-t-on faire? Le délire du mal est monté assez haut, et Dieu garde un silence assez terrible pour que le monde ait tout à redouter : cependant, nous ne pouvons craindre cette chose que la folie humaine désire par-dessus tout : la disparition de l'Église de Jésus-Christ. Non pl'ævalebunt! Les cieux disparaîtront, cette parole est stable à jamais.
La question italienne n'est pas la question de l'indépendance politique d'une nation. Si le Pape n'était point là, peuples, sectes, gouvernements ne se montreraient pas plus touchés du destin de l'Italie autrichienne qu'ils ne le sont des malheurs bien autrement réels de l'Irlande et de la PolÓgne. La question italienne met le feu sur la terre, parce qu'elle est le dernier acte de la révolte du Protestantisme contre l'Église de Dieu.
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Le mot liberté des peuples couvre la révolte contre la vérité divine, exactement comme cet autre mot, liberté des consciences, la couvrait au temps de Luther. Et quand je dis le Protestantisme, je n'entends point la forme religieuse qui a pris cet étrange nom. Le Protestantisme, comme religion, n'était que le premier masque du monstre. Il avait besoin de ce déguisement, les peuples ne voulant pas encore se passer de Dieu ni reprendre le dieu de chair et d'os des païens, le dieu César. Mais les peuples ont fait du chemin ! Le Protestantisme l'a compris, il a progressé lui-même : de la liberté des consciences, il a passé à la liberté des peuples, au suffrage universel déclaré maître absolu des institutions et des àmes, et c'est par là qu'il espère enfin frapper de mort l'œuvre immortelle de Jésus-Christ. Son attaque nous offre le triple caractère qu'elle avait au seizième siècle : caractère social, caractère politique, caractère religieux.
Luther attaque l'état social dans sa racine en ébranlant la solidité du mariage, base de la société chrétienne ; il attaque l'état politique dans sa racine par le déplacement des pouvoirs et l'abolition de la hiérarchie, déceloppement de la société chrétienne ; il attaque l'état religieux dans sa racine par l'abolition du culte extérieur, expression nécessaire du culte intérieur, couronnement de la société chrétienne. Cette triple attaque se fait au nom de la liberté : pour la liberté de la chair, le divorce ; pour la liberté de l'âme, le pontificat des princes ; pour la liberté de l'esprit humain, au nom de la dignité de Dieu, la déchéance de tout culte extérieur.
La Révolution nous présente le développement régulier et logique de ces trois libertés protestantes.
La Révolution traîne à sa suite le socialisme ; et le
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socialisme, au nom de la liberté de la chair, proclame l'abolition totale du mariage, ruine absolue de la famille, dernière logique du divorce.
De même que Luther avait proclamé pontifes les rois, au nom de la liberté de conscience religieuse, de même la Révolution proclame les peuples rois au nom de la liberté de conscience politique. D'un côté, le droit de l'individu au choix d'une forme de religion ; de l'autre côté, le droit de l'individu au choix d'une forme de gouvernement. Une fois sortis de la théorie, les deux droits sont devenus des réalités exactement de la même manière ! Là où existe encore le pur Protestantisme, la législation punit de l'exil, elle a puni de mort tout individu saisi dans l'exercice du droit sacré de choisir sa forme de religion ; là où elle peut travailler en liberté, la Révolution punit d'exil, punit d'emprisonnement, punit de mort tout individu qui veut exercer le droit sacré de choisir sa forme de gouvernement. La Révolution se soucie bien de la justice, de la logique, de la raison, des dogmes même qu'elle enfante ! Elle aime à broyer sous ses pieds et l'homme et toute puissance intellectuelle et morale dans l'homme ; et tout lui est bon contre l'homme, pourvu qu'elle le sépare de la vérité.
Les peuples-rois sont la conséquence rigoureuse, inévitable, du principe qui avait créé les rois papes ; c'està-dire du principe qui veut que l'autorité s'exerce de bas en haut ; c'est-à-dire encore du principe qui veut, en les divisant, tuer d'un même coup et l'autorité et la liberté, lesquelles n'existent pas si elles ne sont indissolublement unies.
Enfin, la Révolution proclame au nom de la liberté de l'esprit humain, au nom de la dignité de Dieu. la dé-
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chéance du Pape-Roi ; en d'autres termes, l'abolition absolue et sans retour d'un culte extérieur, image et expression du culte intérieur. Ici, l'identité du principe de Luther et du principe de la Révolution se manifeste dans les termes mêmes. Luther jurait aux peuples qu'il n'en voulait pas à leur foi : tout au contraire, dans l'intérêt même de leur foi, il voulait la dégager de ces formes extérieures qui ne font que l'obscurcir. — Pourquoi ce culte, ces cérémonies, ces richesses dans les temples ? Dieu n'a pas besoin de ces choses ; — elles nuisent à la pureté de la foi. Le vrai chrétien redoute de s'attacher à la forme extérieure, il veut adorer en esprit et en vérité! — Et il en a été de l'adoration en esprit et en vérité comme du droit de se choisir une forme de religion, comme du droit de se choisir une forme de gouvernement. L'esprit de secte a multiplié sans fin les mensonges ; il a fait pulluler des docteurs pour inventer toutes les folies ; mais pas la folie héroïque, la folie de l'amour, la folie de la croix!
En face du pouvoir temporel du Pape, la Révolution répète mot à mot les serments de Luther en face du culte extérieur. Loin d'en vouloir au pouvoir spirituel du Pape, son unique dessein est de l'affermir, et c'est pourquoi elle aspire à le dégager des entraves de ce monde. Les préoccupations du Roi nuisent trop aux obligations du Pontife ; soulageons donc le Pape du fardeau de la royauté : qu'il n'ait plus qu'à vaquer aux besoins des âmes !
Une partie du monde est tombée dans le piége de Luther ; le monde entier tombera-t-il dans le piége de la Révolution? Le monde entier adoptera-t-il cette absur-
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dité suprême de croire que l'idée ne se développe souverainement qu'à condition de s'interdire toute expression? Je sais seulement que le jour où l'on obtiendrait de la Papauté sa renonciation à la Royauté temporelle, ce jour-là le Catholicisme serait protestant, et produirait les fruits du protestantisme. La Révolution ne l'ignore pas ; de là, peut-être ses hésitations à frapper le dernier coup, ses instances et ses ruses pour obtenir cette renonciation qui lui donnerait ce que ses ancêtres ont en vain demandé à la mort. Depuis dix-huit siècles qu'il fait effort pour anéantir l'Église, l'esprit du mal a pu apprendre que la Papauté ne périt pas dans les supplices ; il voudrait la faire apostasier.
Ceux qui, de bonne foi, demandent au Pape d'abjurer son pouvoir temporel, ceux-là non-seulement ne savent pas ce que c'est que la religion catholique, mais ils ne savent pas même ce que c'est qu'une religion.
Une religion quelle qu'elle soit n'embrasse pas une partie de l'homme ; elle embrasse l'homme tout entier, elle embrasse la société tout entière. Les mœurs, la législation, la vie sociale et la vie politique de toutes les nations, à toutes les époques, n'ont été que le miroir fidèle de leur vie religieuse. Et voici la question dans les termes les plus clairs : Le Catholicisme est-il, oui ou non, la vérité religieuse ? S'il n'est pas la vérité religieuse, rien n'empêche d'en finir. Qu'on marche sur Rome comme on marcha sur Gaëte et qu'on ne s'inquiète pas du moyen ; il n'en est plus de mauvais.
Mais si cependant le Catholicisme est la vérité religieuse, il est par cela même la vérité sociale et politique ; et alors il n'y a pas de salut en dehors de lui, ni pour les âmes, ni pour les sociétés. La chute du Catholicisme
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entraînerait également et nécessairement la perte des âmes et la perte des sociétés.
Or, le Pape sait que le Catholicisme est la vérité religieuse, la vérité sociale, la vérité politique ; il sait aussi que la renonciation du Pape à la royauté temporelle (non pas sa dépossession, non pas son martyre), serait pour le Catholicisme le coup de la mort. Il sait qu'on a infructueusement tué beaucoup de Papes, il voit qu'on lui demande de tuer la Papauté. Il ne le fera pas. Il ne léguera pas à son successeur la Papauté moins grande, moins royale que saint Pierre ne l'a reçue et ne l'a exercée. Saint Pierre était roi temporel, administrateur souverain des biens de l'Église, magistrat suprême des chrétiens.
Cette renonciation une fois faite, signée, accomplie, passée au rang d'un principe, de quelle manière le Catholicisme pourrait-il désormais se manifester aux yeux du monde, dans son ensemble religieux, social, politique?
La Papauté ne trouverait pas en ce moment sur la surface du globe un arpent de terrain où la religion catholique soit pleinement libre et en assurance de n'être pas encore plus asservie demain. C'est ce moment que l'on choisit pour demander à la Papauté le sacrifice de sa souveraineté temporelle ! C'est en présence de ce qui se passe à Naples et dans les États mêmes de l'Église, au point de vue religieux, social et politique; c'est quand on se joue des biens, de la vie et de l'âme des peuples, quand on les plonge et qu'on les étouffe à plaisir dans cette boue sanglante, c'est alors qu'on demande au Roi-Pontife d'abandonner ses sujets, au Pontife-père de livrer ses enfants, de les vendre, corps et biens et âmes, pour des rentes !
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Si la diplomatie et ses apologistes s'étaient donné la peine de réfléchir sur ces réalités de la situation, je crois qu'au moins la main leur eût davantage tremblé, lorsqu'ils ont cru bon à leur cause de jeter quelque dérision sur la victime.
Il y a quatre-vingts ans, dans le temps que l'ancienne monarchie allait finir et mal finir, la diplomatie des nations catholiques persécutait aussi le Pape. Ils étaient trois ambassadeurs de la maison de Bourbon qui exigeaient du pape Clément XIII une chose qu'il ne voulait pas accorder, une bien petite chose en comparaison des exigences d'aujourd'hui ! Et le ministre Choiseul écrivait à son agent : A cette tête de fer, opposez une verge de fer. On sait quelle a été la suite pour la maison de Bourbon et ce qu'est devenue la gloire des Choiseul.
Avant de finir sur les plans de l'esprit révolutionnaire, et pour les éclairer par un abrégé de sa généalogie, je ferai remarquer que cet esprit, qui déjà dans les cieux avait dit : Non serviam, est né sur la terre le jour où Adam fit acte de désobéissance envers son Créateur. L'orgueil souffla ce premier péché, et ce fut la révolte, l'attentat contre l'autorité. Il fut suivi de près d'un attentat contre la liberté, commis par la sensualité et l'égoïsme du cœur. L'auteur de ce nouvel attentat s'appelait Caïn. L'acte de Caïn est la pensée même du Protestantisme et de la Révolution : refus de rendre à Dieu un culte extérieur. Caïn, comme Luther, comme la Révolution, trouva que Dieu n'a pas besoin de ce culte abondant et parfait, et que l'homme peut bien prendre la meilleure part pour lui. C'était un attentat contre la liberté, parce que l'homme n'est libre qu'en triomphant des sens. Le lendemain, l'homicide ensanglanta la terre.
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Ni le Protestantisme ni la Révolution n'ont dégénéré de Caïn.
Le péché contre l'autorité crie : A bas les rois l Le péché contre la liberté crie : A bas les prêtres / Et ces deux cris répétés sous mille formes accompagnent infailliblement chaque crime du genre humain. En ce moment, ils se combinent pour ne former plus qu'une seule clameur : Mort au Prêtre-Roi l
Formule suprême du crime suprême !
V
Le Monde sans le Pape.
La civilisation païenne. — Auguste. — Retour à César.
Conclusion.
Et si le crime était accompli, si le Pape était chassé du monde, que se passerait-il dans le monde?
Pour le savoir, il suffit de contempler le monde à l'époque florissante où le Pape n'y était pas.
Le monde avant le Pape, le monde sans le Pape, c'est le paganisme.
En quatre mille ans, le paganisme avait enfanté la puissance et la civilisation de Rome, et la puissance et la civilisation de Rome se nommaient Néron. Elles allaient périr, elles entraient dans une agonie de trois sièeles, durant lesquels l'humanité devait subir une réeapitulation et une concentration de toutes les misères qui l'avaient précédemment dévorée. Rome, le dernier maître de la terre avant le Christ, fut le plus cruel de
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tous et le plus savant, Il allait devenir le plus infamant. Mais déjà une étoile se levait et répandait sur le front de l'homme des rayons de gloire jusqu'alors inconnus ; car la primitive innocence elle-même ne parut pas avec cette triple et éclatante beauté de la rédemption, du repentir et de l'amour.
Rome, où de si fortes maximes et tant de grandes vertus naturelles avaient longtemps régné ; Rome sobre, patriarcale et pieuse, cette Rome-là, que Dieu, dit Bossuet, avait récompensée en lui donnant le monde, n'existait plus. Elle s'était laissé vaincre au torrent de ses prospérités. Un de ses écrivains a dit qu'elle avait pris les vices du monde conquis, et qu'ainsi les vaincus s'étaient vengés d'elle. Et d'où venaient à ces vaincus eux-mêmes leurs vices ?
Comme toutes les choses naturelles, les vertus naturelles vieillissent et s'épuisent ; il leur faut une culture et un principe surnaturel de rajeunissement. Ce principe, Rome ne le possédait point, Dieu ne l'avait pas encore donné aux hommes. Rome s'était détachée de ses vertus, de ses maximes et de ses dieux. Elle passa naturellement de la république à l'empire, l'empire d'Auguste devint naturellement celui de Tibère, de Caligula, de Claude et de Néron. Les professeurs ont coutume de pleurer la République, il n'est guère de citoyens en Europe, parmi ceux qu'épouvantent les entreprises garibaldiennes, qui n'ait composé une pièce de rhétorique en l'honneur de la tribune muette et du forum asservi. Mais une république où se produisaient des citoyens tels que Catilina et César, et entre ces deux-là un Cicéron pour garder les lois, cette république devait se transformer en empire, aussi infailliblement que les
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rudes freins du pouvoir seront établis et serrés sur tout peuple où peut s'élever un Garibaldi.
La Providence ne fait pas d'œuvres incohérentes, et n'en permet pas même à l'humanité. Des principes qu'elle a posés et des négations que l'homme y oppose découlent inévitablement les conséquences qu'elle a voulues. L'homme se trompe souvent à cet égard ; l'amour qu'il a pour ses œuvres limite encore le champ borné de sa vue ; quelques instants d'équilibre pénible suffisent pour lui faire croire à la durée de ce qu'il a bâti sur la contradiction. Mais le principe qu'il s'est flatté de comprimer développe bientôt ses conséquences ; elles se pressent, elles se précipitent et rien ne peut les maîtrlser longtemps. Au moment où, par la main encore invisible de l'Église, elle allait construire un ordre du monde tout nouveau, la Providence voulut prouver qu'il n'existe pour les sociétés humaines ni dignité, ni liberté, ni prospérité véritable en dehors des conditions qu'elle met à ces biens. Lorsque Rome affamée de paix civile se réfugiait nécessairement dans le despotisme, Dieu lui fit le plus rare présent, peut-être, que jamais, avant l'avénement du Christ, civilisation en péril ait reçu : il lui donna un maitre patient, qui aimait sa beauté, son génie, sa gloire et mème sa liberté.
Je sais ce que fut Octave : il valait les autres Romains du temps de sa jeunesse, les derniers Romains de la république. Je ne le mets ni au-dessus ni au-dessous de ceux qui l'entouraient et l'avaient formé, de ceux qu'il proscrivit, de ceux qui le voulurent proscrire. Mais je n'oublie pas qu'Octave était païen, et qu'il devint Auguste, c'est-à-dire un homme qui s'amenda et s'améliora, qui devint plus sage, plus clément, plus paci-
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fique, plus désintéressé dans l'exercice de l'absolu pouvoir. L'histoire même des peuples chrétiens n'offre pas beaucoup de pareils exemples. A bien meilleur titre que Brutus, Cicéron et les autres meurtriers et ennemis de César, Auguste mérite d'être appelé le dernier des Romains. Esprit vraiment libéral, il ne fit pas, comme le commun des maîtres nouveaux, une guerre stupide à la splendeur du passé. Il n'exigeait point que Rome datât de lui et de l'empire ; et tout au contraire, il honorait de sa faveur le pompéien Tite-Live, qui écrivait l'histoire de la République avec des couleurs si brillantes et si complaisantes. Amant passionné de Rome et de sa gloire, que ne rêva-t-il pas, que n'essuya-t-il pas pour lui rendre des vertus ? Rome lui décerna des autels, se plia sous sa main plus même qu'il ne semblait le demander, mais ne lui donna point la joie de mépriser moins les vertus qu'il lui proposait, ni de la voir moins attachée aux vices qui la faisaient périr.
Sans secousse, sans heurt, presque sans alarmes, Rome passa de la domination d'Auguste à celle de Tibère, qui pourtant ne lui était pas inconnu. Tibère, réfugié dans une île d'où il ne sortit qu'une fois, transi de peur lui-même, gouverna sans péril Rome tremblante et le monde soumis, et les légua plus avilis à Caligula, un fou, qui les avilit encore, jusqu'au jour où Claude, un savantas, les reçut comme par force d'une sédition devant laquelle il avait fui ; et après Claude, Rome et l'empire étaient assez vils pour devenir l'héritage de Néron.
Nous ne vivons pas dans un siècle où tout le monde ait le droit de mépriser ces maîtres de Rome et les peuples qui leur obéissaient. Quant à la cruauté, la jour-
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née où Tibère fit couler le plus de sang sous la hache, n'eût été qu'une des journées médiocres de la Convention, et l'Italie a présentement des libérateurs de qui Tibère aurait pu apprendre quelque chose sur l'art de pacifier les peuples. Le roi Victor-Emmanuel, permettant à ses généraux de bombarder des cités qui négocient leur capitulation, promet à l'Italie des maîtres près de qui les empereurs païens sembleront scrupuleux. Caligula n'était bien à craindre que pour ses amis et quelques hautes têtes qui restaient encore ; il obtint la complaisance de l'armée, comme plus tard Néron celle du peuple. Claude était bonhomme ; ce n'était pas sa faute si on l'avait fait maître du monde. Néron aimait la gloire de l'esprit, les spectacles rares ; il encourageait les arts, il embellissait Rome, il détestait les chrétiens et se proposait d'en délivrer l'empire. Enfin, quoiqu'il méprisât la divinité, ce qui est le caractère commun des tyrans, il ne se donnait pas pour impie.
Néron, cet infâme, ce perfide, cet histrion, c'était un maître tel que le paganisme pouvait l'enfanter. Il était souverain pontife, dieu lui-même comme Auguste et tous les empereurs ; il avait des temples, des prêtres, des sacrifices ; et c'était le plus respecté des dieux, même des dieux empereurs.
L'époque qui voyait de tels dieux n'était point la barbarie. On jouissait, au contraire, de la civilisation la plus parfaite où le monde se fût encore trouvé : civilisation savante, raffinée, pleine de toutes les jouissances du luxe, dotée d'une administration si diligente, qu'il n'y avait nul moyen d'échapper à la police. Le Romain accusé de lèse-majesté, quand même il aurait pu sortir de l'empire, trouvait meilleur de sortir de la vie. César fai-
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sait dire à un personnage gênant ou déplaisant de se tuer, et cet homme se tuait, après avoir fait son testament en faveur de César. Que peut-on rêver de mieux en fait de sécurité publique ? Il est vrai qu'on se tuait encore sans que César l'eût demandé, simplement pour ne pas vivre. Et pourtant les amusements ne manquaient pas. Sous NérÓn, il y eut de grands progrès de l'art culinaire ; il devint possible de dépenser 600,000 francs en un seul festin. On avait le goût des curiosités. On appréciait les acteurs ; ils devenaient des gens considérables ; le tragédien iEsopus laissa une fortune de quatre millions, après avoir toute sa vie scandalisé le peuple par ses prodigalités. Ces quelques traits constatent une civilisation brillante !
La culture intellectuelle et littéraire était à son plus haut niveau. Les empereurs donnaient l'exemple. Ces belles-lettres, dont la connaissance et l'habitude, nous dit-on, font l'homme meilleur, en quels temps furentelles mieux connues que sous les premiers Césars? Euxmêmes en étaient les disciples assidus. Auguste écrivait noblement en prose et en vers, il avait composé des tragédies, il avait eu même l'esprit de ne les point publier ; Tibère était puriste et le premier grammairien de l'empire ; Caligula faisait des vaudevilles; Claude était archéologue, érudit, homme de lettres, fin helléniste ; Néron, artiste universel, chanteur, mime, architecte, mourut en récitant un vers d'Homère. Humaniores litterse 1
Avec cela, les conséquences infaillibles de l'ignorance et du mépris de la vérité se développaient, écrasaient le monde. Rome est morte de peur et d'ennui. Le suicide la dévorait. On se tuait par peur de vivre. César était le plus craint des dieux, la mort le plus invoqué. Toties
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invocata morte, ut nullum frequentius sit voturn1 ; et Lucain plaignait les dieux de ne pouvoir mourir.
Quant aux mœurs, les matrones descendaient dans le cirque et conduisaient chez César les prostituées qui pouvaient lui plaire. Quant à la famille, Tertullien disait aux magistrats : Quel est celui d'entre vous qui n'a pas donné la mort à son propre enfant ?
Remarquez-le : cette civilisation si forte, si asservie, si éclairée, si corrompue, qui se donnait de si prodigieux divertissements et qui mourait d'un si prodigieux ennui, qui avait souffert un Caligula, qui s'était laissé donner un Claude, qui portait un Néron, qui ne se dissimulait point sa honte, et qui, lorsque de tels chefs mouraient, s'avouait qu'elle les pourrait regretter ; cette civilisation parvenue à tous les perfectionnements, à toutes les ignominies et à toutes les détresses, ellejouissait des trois libertés de Luther. Liberté de la chair : qui l'eut pareille ? où les liens de la famille furent-ils moins gênants? Liberté de la conscience : l'empereur était pontife et Dieu, en réalité seul pontife et seul dieu, aussi peu gênant pour la conscience comme dieu que comme pontife. Liberté de l'esprit : certes, le Romain qui se voulait contenter d'adorer « en esprit et en vérité » n'était pas gêné par l'obligation du culte extérieur ! Entre les centaines de divinités que Varron comptait dans l'Olympe romain, l'homme avait de quoi choisir, de quoi répandre son amour ou son mépris:
Telle était Rome, lorsque le premier Pape y apporta Jésus-Christ, c'est-à-dire la foi, l'espérance et l'amour. Telle était la descendance d'Auguste, de Cicéron, de Virgile et d'Horace. Depuis longtemps la Grèce. était
1 Pline.
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morte sous le brillant pavillon d'Homère et de Platon. Ni Homère, ni Platon, ni Cicéron, ni Virgile, ni Horace ne firent pour Rome ce que ne pouvait faire Auguste, son maître le plus longtemps et le plus docilement obéi : ils ne purent lui donner des gens de cœur; et jamais l'on ne vit pareille puissance dans cet esprit destructeui de l'Humanité que porte en soi l'Humanité. Si le Chrisl avait tardé quelques siècles, non-seulement les arts non-seulement la civilisation, mais l'homme lui-même la bête humaine, aurait péri. La guerre, la tyrannie, le cirque, le suicide, la débauche épuisaient rapidement h genre humain. Jésus-Christ, par les mains de son Église a sauvé l'âme et le corps.
Tous les biens que poursuit aujourd'hui l'envie insen sée et basse de l'Europe, la civilisation païenne les £ possédés plus amplement que l'Europe ne les peut rêver L'Europe copie honteusement les lois, les arts, la litté rature du monde romain, aspire à l'unité matérielle daw laquelle il a croupi, par laquelle il a péri. L'Église avai fait oublier tout cela, ou l'avait purifié et mis dan; l'ordre. Le Protestantisme est venu : il a violé les tom beaux des saints et des martyrs et jeté au vent leur: cendres victorieuses afin de retrouver la pure matièr< païenne et de lui restituer le pur esprit païen. Et mainte nant, pressée d'accomplir l'œuvre, pressée de ressusci ter la mort, la Révolution, fille du Protestantisme, pro pose à la folie humaine d'arracher cet arbre de salu planté de la main de Dieu sur la terre pour porter per pétuellement le fruit de rajeunissement qui seul em pèche la société de crouler et l'individu de périr.
Si Dieu permettait que l'humanité prononçât cetti abjuration stupidement ingrate et sacrilège, si le Pap<
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sortait de ce monde où il est entré sous Néron, ce jourlà le mal absolu reprendrait la conduite et l'histoire du monde au point où il les a laissées sous Néron. Il referait un maître du monde, il lui bâtirait des temples et lui donnerait un sacerdoce tels qu'en avait Néron ; et le genre humain mis en coupe réglée, plongé dans le sang et dans l'ordure au pied de ces autels infâmes, se plaindrait de périr trop lentement.
La conséquence infaillible et prompte de la destruction de la royauté pontificale sera la restauration du sacerdoce ou plutôt de la divinité impériale; et ce sacerdoce et cette divinité voudront être universels, comme la grandeur suprême que la folie humaine viendra de renverser.
Ce petit espace de la domination temporelle du Vicaire de Jésus-Christ, consacré à figurer humblement sur la terre la royauté du chef du corps de l'Église, prince des rois et rédempteur de l'humanité ce n'est pas uniquement le trône du Maître, c'est encore la prison de l'ennemi. Là le Prince des Apôtres tient captif un géant, le redoutable ennemi de l'homme et de sa liberté, l'esprit qui conseille à l'homme de se faire dieu, et qui peut plier l'homme devant cette idole.
Un Pape relégué dans quelque maison de ville n'importe où, sujet d'un prince qui sera aujourd'hui VictorEmmanuel, demain quelque autre de plus noble taille sans valoir mieux; ce Pape tributaire ou errant, sujet de tous les rois ou étranger à tous les rois, n'aura pas la main assez forte pour tenir à la chaîne le formidable
1 Et ipse est caput corporis Ecclesiœ (Col., 1, 18). Princeps regum terræ, qui dilexit nos, et lavit nos a peccatis nostris in sanguine suo (Apoc., 1, 5).
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vaincu, ni la voix assez puissante pour mettre le genre humain en garde contre ses séductions. Dieu, .dont la justice doit aussi s'accomplir en ce monde, ne le voudra pas. La terre pourra s'attendre à voir bientôt apparaître une incarnation de l'Antéchrist, terrible entre toutes celles qui ont flagellé le genre humain.
Le monde est mûr pour un despotisme incomparable, pire peut-être que le despotisme ancien. On voit de tous les côtés les patries se dissoudre, les frontières tomber et niveler le sol pour laisser passer Je char d'un triomphateur. Quel obstacle y feront les rois? Il n'y a plus de rois, et ceux qui en portent encore le nom ne travaillent qu'à se livrer les uns les autres. L'Église avait institué les rois pour confesser et défendre la vérité et protéger \ les pauvres. Dans ce devoir était leur droit. La Révolution en leur faisant abjurer le devoir, leur a ôté le sentiment du droit. Où est aujourd'hui le roi qui se montre entièrement et pleinement assuré de son droit royal; qui honore et maintienne le droit des autres au risque de se mettre lui-même en péril ? Ce roi, je le vois à Rome, et nulle part ailleurs. Dernièrement, trois grands souverains s'étaient rassemblés pour délibérer sur la gravité des circonstances. Ils se sont trouvés, dès le premier soir, tous ensemble, à la représentation théâtrale. Ils ont vu jouer un vaudeville et un ballet. Voilà bien l'époque ! Ces rois qui se piquaient d'organiser la paix du monde et de conjurer le commun danger des couronnes, n'avaient d'autre édifice que le théâtre où ils se pussent trouver d'accord. Ils ne pouvaient se réunir dans la maison de Dieu : chacun d'eux a son Christ. Autre est celui du Prussien, autre celui du Russe, autre est celui de l'Autrichien. Le théâtre était donc leur point
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de jonction. Là ils se sont reconnus du même monde, ils ont pu applaudir du mème cœur. Mais ce monde dont ils sont tous, est un monde divisé contre lui-même. Ces grands souverains ont pu s'accorder sur le mérite de tel ou tel bouffon, nul autre accord ne s'est fait. Si dans le parterre il y avait un homme (un homme, cela n'est guère moins rare qu'un roi), cet homme a pu lire comme dans un livre l'avenir des couronnes et l'avenir du monde, lorsqu'il a vu ces rois se donner le noble plaisir du vaudeville pour se distraire de délibérer si le Prince des rois serait dépouillé, si le Père des rois serait jeté sans sépulture au pied de son rempart... Quelle monnaie de Charlemagne, quand l'œuvre de Charlemagne menace de crouler !
Dieu a fait les patries, et nous avons légitimement l'amour de la patrie. C'est un noble sentiment, mais qui peut dégénérer en orgueil, en dureté, en inimitié contre l'étranger. Grâce au Catholicisme, les patries étaient sœurs. Le Protestantisme a restitué la dure patrie antique, et chaque nation s'est isolée au milieu du genre humain. L'Angleterre est le type de ce nationalisme barbare. Comme Ismaël, elle dresse fièrement sa tente contre tous les peuples, en parlant sans cesse de les délivrer.
La Révolution vient parodier la fraternité chrétienne. Bâtissant partout des casernes, elle demande partout la destruction des frontières. Pour créer l'unité, elle veut abolir la patrie, comme pour créer la liberté elle veut abolir la famille. Garibaldi s'est fait le hérault de cette pensée. Remarquant que les guerres sont fort préjudiciables aux pauvres peuples, Garibaldi propose aux rois de fondre tous les peuples en un. Contre qui
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un peuple fera-t-il la guerre, s'il n'y a plus de peuple ennemi ? Ébloui de la beauté de sa pensée, Garibaldi oublie la possibilité des guerres civiles. Or, pour éviter la guerre civile, le peuple unique ne manquera pas de se donner un maître unique, et la force de ce maître sera proportionnée à l'étendue de l'empire. Il aura des dents, des muscles et des ongles capables de tenir en repos et en respect le genre humain. Qui lui dira : Non licet?
Sans doute, Garibaldi parle ridiculement ; mais ce que dit Garibaldi, il ne faut pas en rire ! Cent monstruosités mortelles, dominantes, étaient, il a vingt ans, de justes sujets de moquerie. Que sera-ce, quand la lumière du vrai aura subi de nouveaux affaiblissements, ou ne luira plus que dans les catacombes ? Otez le Pape, éteignez ce flambeau, faites crouler cette frontière ; vous saurez ce que pourra la raison, ce que deviendront les remparts des peuples ! Le despotisme universel les percera comme un char lancé à fond de train passe à travers des amas de poussière. Il n'y aura plus de patriotisme, il n'y aura plus de patries, plus d'asile pour la liberté.
Mais, grâce à Dieu, qui daignera, dans sa miséricorde, ne point se laisser vaincre, la Papauté survivra. Cachée au milieu du monde retombé au temps et aux œuvres de Néron, elle recommencera le temps et l'œuvre de saint Pierre. Lorsque les puissants et les heureux de la terre ne distingueront plus le mal du bien et l'erreur de la vérité, en présence de la force brutale organisée et maîtresse de tout, le cœur de la Papauté ne défaudra pas. Elle annoncera l'Évangile aux ignorants et aux pauvres ; elle consolera les vaincus et maintiendra la vérité jusque sous la hache et les insultes des vain-
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queurs ; elle parlera encore de la justice, de la miséricorde et de l'amour. Elle enseignera que si le genre humain est descendu dans l'abîme d'où le Christianisme l'avait tiré, c'est parce qu'il a séparé entre eux les différents membres du corps social, en dissolvant les liens dont la sagesse et la douceur de la charité de Jésus les avaient unis.
Certes, la famille humaine souffre d'une grande souffrance ! Elle souffre de l'unité brisée, et chacun des actes de son délire en rend témoignage. La Révolution comprend parfaitement la nature de ce mal dont elle est l'auteur; elle l'exploite avec son habileté ordinaire, l'habileté du démon. En 1793, elle soulevait les peuples et tuait les hommes au nom de la liberté individuelle. Aujourd'hui elle soulève, elle divise et tue au nom de l'unité. Ayant perdu la vraie notion de l'unité, qui ne peut se réaliser dans le monde matériel en dehors des idées, les peuples, sur la foi de la Révolution, s'imaginent qu'ils s'affranchiront des souffrances du désordre individuel en nivelant les positions et en unissant les terrains ! Ils ne feront que préparer le terrain et les hommes pour les aises du despotisme. Mais cette grossière ignorance révèle l'erreur déjà barbare où sont tombés les gouvernements. Ils oublient tout simplement que l'homme a une âme. De là leur impuissance absolue à concilier l'ordre et la liberté, le développement individuel et le développement collectif et social. Leur science traite l'homme comme s'il n'avait qu'un corps et des appétits ; elle ne tient pas compte de son âme immortelle et de ses devoirs envers Dieu. Voilà pourquoi cette science qui veut sincèrement réaliser l'ordre n'engendre que des révolutions, et bientôt ne verra plus
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et ne laissera plus voir de remède à l'engrenage infernal des révolutions que par le seul despotisme, devenu aussi dur et aussi méprisant pour les droits de l'humanité que l'a toujours été la révolution.
Les lois qui régissent les sociétés comme les lois qui régissent les individus ne peuvent être justes, et par conséquent stables, qu'à la condition d'être modelées sur les rapports de l'homme avec Dieu.
Le jour, moins éloigné qu'on ne croit peut-être, où les nations auront compris de nouveau ces enseignements de la Papauté, ce jour-là elles comprendront aussi que les vérités qui sont la sauvegarde de la liberté de tous n'ont d'abri contre les passions et l'aveuglement des hommes que sous le sceptre du PrêtreRoi.
Et la Papauté reprendra dans le monde sa place agrandie par les pontifes martyrs.
Paris, février 1861.
NOTE.
L'auteur avait sollicité l'autorisation de fonder un journal à Paris. Après un assez long délai, il a reçu la réponse suivante, où il n'a pas bien reconnu les idées qu'il avait eu l'honneur d'exposer devant M. le Ministre, et qui sont la plupart développées dans cet écrit.
Paris, le... janvier 1861.
a Monsieur, je vois avec le plus vif regret que, dans votre appréciation des actes et des intentions du Gouvernement de l'Empereur, vous imitez des partis politiques qui, se cachant
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sous le manteau de la religion et se jouant du Pape, voudraient faire du Saint-Père un instrument de leur hostilité contre l'Empereur.
« Au lieu de chercher à consolider deux idées que l'Empereur, et comme Souverain issu du suffrage universel et comme fils aîné de l'Église, a le devoir de respecter l'une et l'autre, vous prétendez ne voir dans le Gouvernement impérial que la préoccupation de l'indépendance italienne, pour vous réserver contre le Prince dont l'armée protége le Saint-Siége le rôle de défenseur exclusif de la Papauté.
« Le Gouvernement de l'Empereur ne saurait, sans manquer à la vérité des faits et à l'intérêt public, autoriser des efforts qui ont pour objet de créer de si dangereux malentendus.
« Si vous aviez voulu consacrer votre incontestable talent à une œuvre de conciliation, au milieu des graves intérêts politiques et religieux qui s'agitent en Eúrope, je n'aurais pas hésité à vous accorder l'autorisation que. vous demandiez pour l'établissement d'un nouveau journal. Mais le Gouvernement a le devoir d'écarter de la discussion, dans l'intérêt même de l'Église, tout. ce qui ne ferait que répandre dans les esprits des agitations stériles et troubler les consciences.
« Ces motifs, qui sont la règle de mon administration, ne me permettent pas de répondre comme je l'aurais désiré à la demande que vous m'avez adressée.
« Recevez, etc.
« F. DE PERSIGNY. »
m
A M. Louis Veuillot.
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WATERLOO.
I
A Vienne, en 1815, les nations immédiatement victorieuses étaient protestantes. L'Angleterre et la Prusse venaient de triompher à Waterloo, la Russie poursuivait encore quelques débris de la grande armée épars dans ses déserts. Ces trois puissances absorbaient la Hollande, le Hanovre, la Suède et les États protestants de la Confédération germanique ; elles dominaient dans le Congrès, unies par le principe premier du Protestantisme, qui est d'humilier la religion catholique. La haine de la religion catholique est le dogme commun des sectes protestantes ; cette haine les inspire encore lorsqu'elles ne l'avouent pas, et même lorsqu'elles ne le savent pas.
Le but, ou si l'on veut, l'inspiration de la SainteAlliance, fut d'humilier la religion catholique. Hélas ! les nations catholiques ne songeaient guère à défendre leur religion, et à cause de cet oubli elles ne surent pas se défendre elles-mêmes ! C'étaient l'Autriche, l'Espagne et les Deux-Siciles, ayant autour d'elles la Bavière, le Portugal, les principautés italiennes, etc., toutes catholiques, mais atteintes du venin janséniste et voltairien, représentées par des hommes d'État qui avaient la plu-
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part étrangement oublié les bienfaits de la vraie Église de Jésus-Christ. Et la grande nation catholique, la France, plus oublieuse que les autres, paraissait dans cette assemblée des puissances à titre de vaincue, pour être mutilée, enchaînée et châtiée. Le plénipotentiaire de la France au congrès de Vienne, le ministre du roi Très-Chrétien, était un évêque apostat.
Mais il n'y avait pas moins en présence et en hostilité deux principes, le protestant et le catholique ; et l'ignorance où l'on pouvait être de cet antagonisme n'empêcha point le principe victorieux, c'est-à-dire le principe protestant de régler les parts.
Officiellement, il s'agissait d'organiser l'Europe pour la paix. Une des premières mesures fut d'affaiblir la France, de la faire rentrer dans ses limites anciennes et de créer le royaume des Pays-Bas.
On ne s'occupa ni de la configuration matérielle du sol, ni de la conformation morale des peuples. La sagesse et la bonté de Dieu s'abaissent à de tels soucis ! Sur la surface du globe, Dieu a circonscrit des apanages pour les diverses branches de la postérité d'Adam. Les frontières qu'il leur a données sont les chaînes de montagnes, les grands fleuves, les mers. Là dedans il a mis des hommes qui parlent la même langue, ou du moins des dialectes dérivés de la même source. Il a donné à ces hommes les mêmes penchants, les mêmes passions, les mêmes aptitudes, afin que la vie et l'œuvre communes leur devinssent plus faciles et que chaque peuple, demeurant un, pùt accomplir avec plus d'énergie sa mission particulière, et en même temps conservàt dans sa nationalité, comme dans une forteresse, ou une partie ou la somme des doctrines qui constituent le
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patrimoine divin de l'humanité. C'est avec ce respect pour leur dignité, et avec cette prévoyance paternelle pour leur liberté que Dieu a voulu traiter les nations. Dans ce plan visible, réunies intellectuellement par la Vérité que leur distribue d'une même voix et d'une même langue le Verbe divin, comme du même ciel elles reçoivent l'air et la lumière, réunies en haut, elles demeurent libres de s'allier sans être obligées de se confondre ; elles restent distinctes pour s'évertuer dans le travail de la civilisation auquel doit concourir la diversité des génies, pour se secourir dans leurs besoins, pour se défendre contre leurs défaillances, pour rompre, par la diversité des mœurs et par l'obstacle des frontières, ces courants de mort que l'erreur et le despotisme font passer sur le genre humain.
Mais la superbe des diplomates ne s'arrête pas à considérer les dispositions de la Providence, ou ne daigne pas en tenir compte. La diplomatie de 1815 fit un trait de plume sur la carte et voilà un royaume des PaysBas. Un territoire français par le sol, par l'histoire, par la langue et par la religion, adjugé à une nation d'aventure, la Hollande, nation protestante, avec un roi protestant bien résolu à faire disparaître la religion catholique des nouvelles provinces qu'on lui ajoutait.
L'Espagne aussi figurait au congrès de Vienne. Lorsque partout, et jusque chez elle, tous les gouvernements étaient vaincus, l'Espagne, la première en Europe, avait résisté à l'Empereur, et relevé les espérances du monde accablé. Elle avait fait connaître qu'il y a une autre force parmi les hommes que la force des régiments ; on avait vu combien un peuple est invincible dans le nid que Dieu lui a créé. L'Angleterre s'était
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hàtée d'offrir ses soldats et son argent à ces paysans espagnols si longtemps méprisés ; de là Wellington et tant d'autres choses qui finirent à la bataille de Toulouse.
Malgré de si hauts titres à la reconnaissance de l'Europe, l'Espagne n'obtint absolument rien des inspirés de la Sainte-Alliance. Ils la reléguèrent dans les puissances de second rang. Gibraltar demeura sous le pied anglais, et bientôt les Amériques purent se détacher par la sédition et la trahison révolutionnaires, sans que l'Europe y mît le moindre obstacle. u,
Jadis un saint évêque, reprochant au roi Catholique les rapines de son gouvernement dans les Indes, avait annoncé un temps où l'Espagne serait ruinée par les nations étrangères. Ce temps d'expiation était venu. L'ingratitude de l'Europe mettait le dernier sceau à la prophétie de Las Casas, dès longtemps en voie d'accomplissement. La justice de Dieu s'exécutait par l'injustice des hommes. Mais à quel mobile propre obéissaient les hommes injustes qui sacrifiaient ainsi leur alliée ? Quel était le crime de l'Espagne devant les meneurs du Congrès ? L'Espagne était une nation catholique, la nation catholique où le Protestantisme avait le moins d'accès. Voilà son crime.
1. L'Autriche même eut-elle lieu de se féliciter? Non. Son influence et son lustre diminuaient en Allemagne ; sa part de la Pologne n'était qu'une part de complice dans un crime déjà pesant.
J'ai nommé la Pologne : par le traité de Vienne, sous le voile de quelques articles destinés à rester lettre morte, cette nation catholique fut définitivement effacée. L'annexion de la Belgique à la Hollande créait un
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royaume protestant de plus ; par le partage de la Pologne entre la Russie, la Prusse et l'Autriche, il y.avait une nation catholique de moins. Voit-on l'inspiration de la Sainte-Alliance !
Le Portugal resta sous la protection anglaise, qui devait l'amener à l'état de mort et de corruption où nous le voyons. L'Italie demeura amputée de Malte définitivement anglaise, de la Corse définitivement française, de Venise et du pays lombard définitivement autrichiens.
Ainsi tout l'avantage du traité de Vienne fut pour les nations protestantes, toute la perte pour les nations catholiques : le Protestantisme y consomma son triomphe de Waterloo.
On a considéré ce terrible jour de Waterloo sous tous les points de vue politiques, on a oublié le point de vue religieux. C'est une si petite chose ! Cependant, n'est-il pas vrai de dire que, dans cette bataille, les nations protestantes vainquirent et humilièrent les nations catholiques? D'un côté se trouvait la France seule, la première, l'aînée des nations catholiques : la religion de l'armée qui périt à Waterloo était la religion catholique ; le chef qui la commandait, bien qu'excommunié, n'était pas apostat ; il était, il se disait enfant de l'Église catholique, apostolique, romaine ; il l'avait tirée des prisons et de l'exil, et elle l'avait sacré. Il est mort dans son sein, revêtu de ses miséricordes. De l'autre côté se trouvaient l'Angleterre et la Prusse, l'une l'épée du Protestantisme, l'autre son berceau, et, avec elles, les soudoyés protestants du Hanovre et de la Hollande. De cette dernière et sanglante scène, Dieu écarte les catholiques; les mains qui accompliront son arrêt ne seront
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pas fratricides. Le fratricide sera commis plus tard, à Vienne, contre la Pologne, contre la Belgique, -contre Malte, contre les peuples catholiques du Rhin ; mais ce ne sera pas l'épée, ce sera la plume des diplomates qui fera cet office. Habituellement Dieu ménage l'honneur de l'épée ; il est le Dieu des armées, il n'est pas le Dieu des chancelleries.
Et si jamais la main de Dieu fut signalée dans les affaires des hommes, ce fut bien en ce formidable dénoûment de l'une des plus sanglantes tragédies qui aient été jouées sur la terre. Presque jusqu'à la fin de la bataille, les chances furent ou incertaines ou favorables aux Français. Un moment les Anglais se crurent perdus ; la retraite sur Bruxelles allait être décidée, lorsque les Prussiens arrivèrent. Napoléon, les- prenant pour une division française qu'il attendait, dégarnit la droite de son armée, là fut le sort du combat. Par cette erreur du capitaine catholique1, les nations protestantes restèrent victorieuses.
Les Anglais ont tiré beaucoup de fruits de leur triomphe, ils s'en arrogent tout l'honneur. Ils ont dit et ils disent qu'à Waterloo la liberté a vaincu le despotisme, la vraie civilisation a vaincu la barbarie militaire, l'ordre légitime a vaincu la Révolution. Rien de tout cela n'est vrai ; on peut voir si la liberté est en progrès, si la force
1 On m'a beaucoup reproché d'avoir appelé Napoléon « le capitaine catholique, 1) comme si pour expliquer l'expression par la circonstance, j'avais tout simplement dit que Napoléon fut un saint comparable à saint Louis. C'est un exemple et il y en a bien d'autres, de ce que j'ai appelé « les iniquités de la polémique. M Celle-ci, dont je suis encore indigné, eut pour auteur et propagateur des hommes de grand crédit et de grand mérite, mais catholiques libéraux et qui voulaient prouver que j'étais napoléonien.
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a moins d'empire, si la Révolution a perdu ou gagné du terrain sur la civilisation chrétienne!..
A Waterloo, pour la satisfaction de sa justice, qui voulait punir et guérir, Dieu a permis que les peuples catholiques fussent vaincus et humiliés par les peuples protestants.
Il
Le lendemain du traité, les nations protestantes se sont trouvées plus unies que jamais. Les nations catholiques, au contraire, séparées les unes des autres, séparées surtout de l'Église par l'esprit déchristianisé et dénationalisé de leurs hommes d'État, multiplièrent les périls de la fausse organisation que le Protestantisme vainqueur leur avait imposée.
La France et l'Espagne avaient entre elles les souvenirs de six années de la plus âpre guerre ; la même inimitié régnait entre l'Autriche et la France ; l'Italie reprochait à la France de l'avoir conquise et découronnée ; le Portugal n'était plus une nation. Seule entre les peuples, humiliée, pleine de regrets et de malaise, livrée à une recrudescence d'impiété en haine de ses nouveaux maîtres, qui n'avaient pas la main si ferme, ni l'esprit si haut que le cœur, la France se refaisait une influence révolutionnaire, comme dédommagement de cette prépondérance des armes que les armes lui avaient ôtée. Ainsi, elle continuait de guerroyer contre Dieu, contre l'ordre et contre elle-même.
Secondant d'une autre manière encore la politique protestante, ces malheureuses nations catholiques irritaient les divisions dans leur propre sein en y laissant de
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plus en plus fermenter les idées révolutionnaires qui troublent, entraînent et renversent les gouvernements.
L'Angleterre attisait ce feu intérieur. En même temps, promettant ou retirant son alliance toujours incertaine, elle savait toujours réduire à des appuis ruineux les peuples de même culte et de même race morale qui, s'ils s'étaient soutenus les uns les autres et rattachés à l'Église, auraient trouvé dans cette concorde la grandeur et la paix. La France, rivée à l'alliance anglaise, n'essayait d'y échapper que pour gagner l'alliance de la Russie ; l'Autriche, rivée à l'alliance russe, ne relâchait ce licol que pour postuler l'alliance anglaise.
La politique intérieure de l'Autriche n'était pas plus catholique que ses alliances. Dure envers sa part de la Pologne, ombrageuse envers l'Italie, elle faisait peser sur ces nations sujettes une administration sans sagesse, parce qu'elle était sans entrailles; elle abaissait de plus en plus l'Église sous le poids et la flétrissure du joséphisme, dont notre gallicanisme parlementaire n'est qu'une forme ébauchée ; elle vexait les peuples par les perfectionnements toujours plus raffinés de la police et de la bureaucratie. Pour racheter ces méfaits, elle se faisait libérale à Rome ! Merveilleuse intelligence des gouvernements modernes! le lendemain de 1830, l'Autriche et la France, qui avaient chacune leurs prisons pleines de conspirateurs, et qui craignaient également la Révolution qu'elles combattaient et servaient toutes deux, s'entendirent pour présenter au gouvernement du Saint-Père ce mémorandum si souvent allégué et si savamment exploité, par lequel on lui conseillait de faire chez lui des réformes et de se mettre au pas de l'esprit humain.
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III
Cependant, telle est la puissance du Catholicisme, telle est sa divine fécondité que les nations qui le possèdent encore n'ont qu'à le laisser faire, disons mieux, n'ont qu'à le laisser vivre, même dans les conditions les plus défavorables, pour recevoir de lui un renouvellement de sagesse qui les attire quasi invinciblement sur le terrain de leurs plus nobles intérêts.
De 1815 à 1848, la division a persisté entre les nations catholiques, et la politique de chacune d'elles, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, a été insensée. Malaise, agi- . tations, secousses, révolutions, diminution en tous sens, voilà le résumé de leur histoire dans cette longue période de près de quarante ans, jusqu'au moment où tout à coup elles se virent sur le bord de l'abîme.
Sans doute, au milieu de ces aventures, l'œuvre du congrès de Vienne avait subi elle-même à peu près autant d'infortunes qu'elle procurait de catastrophes. Le royaume des Pays-Bas n'avait pu vivre ; la Pologne assassinée ne finissait pas de mourir, et son fantôme était une des épouvantes du monde. Mais les affaires des nations catholiques n'allaient pas mieux pour cela, et la prompte caducité du savant travail des diplomates de 1815 laissait en apparence au Protestantisme tous ses avantages. L'état de la France, de l'Autriche, de Naples semblait vraiment désespéré. En France, l'anarchie et la menace imminente du socialisme; en Autriche, la guerre civile et la guerre étrangère; à Naples, le libéralisme triomphant dans la capitale, la Sicile en révolte;
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en Espagne, plus de crédit, les progressistes au pinacle, les carlistes prêts à reprendre les armes. Ainsi les trente-cinq années de paix relative procurées à l'Europe par la sagesse de la diplomatie incrédule sous l'inspiration dominante du Protestantisme, se trouvaient en définitive avoir été remplies par un travail de destruction universelle. Car si les nations catholiques devaient tomber les premières, la sape avait attaqué tout l'édifice européen.
Mais sous les avanies de la tribune et de la presse, sous les tracasseries de l'administration, pendant ces trente-cinq années, le Catholicisme avait vécu, et lui aussi il avait travaillé. Au milieu des ténèbres du moment, il apparut tout à coup et à tous les yeux comme l'élément constitutif de l'ordre, comme la lumière sur la route de salut. Si sa main persévéramment affaiblie n'était pas la seule force qui pùt sauver le monde, le monde reconnut du moins que sans cette main il ne sauverait pas un bien qui se trouvait compromis avec tous les autres et plus que tous les autres, la liberté.
IV
Il y a dans l'humanité déchue un esprit destructeur de l'humanité. Le caractère de Satan est la haine de Dieu et la haine de l'homme comme œuvre de Dieu ; et c'est là le trait distinctif de la Révolution. La Révolution est satanique. Toutes ses voies aboutissent à la destruction, elle y tend par toutes ses entreprises ; son entreprise la plus chère, parce qu'elle y reconnaît sa voie la plus prompte, est d'anéantir l'Eglise de Jésus-Christ,
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par laquelle seule l'homme peut vivre dans la justice et dans la liberté. De là son perpétuel effort contre le chef visible de cette Église, son perpétuel dessein de l'ôter de Rome pour l'ôter ensuite de la vie.
L'année 1848 fut un des moments, déjà si nombreux dans l'histoire, où la Révolution crut avoir enfin frappé le coup décisif. Elle se voyait à peu près délivrée du Pape. Le Pape avait dû abandonner Rome, fuyant devant ces libérateurs du genre humain qui commencent par la trahison leur oeuvre d'affranchissement, et qui la terminent par l'assassinat. Il était à Gaëte, en exil, et la tempête victorieuse agitait le monde.
Mais à Gaëte le Pape n'était pas seul. Sous l'humble toit qu'il habitait, dans cette frappante image de la petite et frêle barque de Pierre, les nations catholiques, représentées par leurs ambassadeurs, étaient venues, animées d'un mouvement filial, se serrer autour du Vicaire de Jésus-Christ. Et là, comme soudain réveillée de son sommeil plus que séculaire, l'intelligence politique des nations catholiques se retrouva. Elle comprit, elle entrevit tout au moins que cette nacelle livrée aux orages et emportée si loin dans la mer, était pourtant le dernier abri de l'autorité, le dernier rempart de la civilisation, l'unique sol où le pied humain se pût poser avec sécurité.
L'Espagne, la première, éleva la voix et indiqua la résistance efficace au despotisme révolutionnaire, comme elle avait, la première, quarante années auparavant, donné l'exemple de la résistance efficace au despotisme militaire. Elle convoqua les nations à la défense du sol sacré, s'offrant pour combattre seule, s'il le fallait, afin de ramener le Père commun des Fidèles dans le sanctuaire de la grande patrie catholique.
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Depuis longtemps, aucune proposition de la diplomatie n'avait si bien répondu aux vœux de la conscience universelle. Entre ces gouvernements des pays catholiques si longtemps divisés, il n'y eut plus que l'émulation d'être le premier à tirer Pierre de son exil et à le ramener triomphant au siége de sa paternelle et divine souveraineté. La France obtint cet honneur. En permettant que la France devînt la libératrice du Pape, Dieu humiliait plus profondément les démagogues de Rome et les protestants de tous les pays que s'il avait élu pour cette mission n'importe quel autre peuple.
On peut contester aujourd'hui sur les prévisions cachées qui se trouvaient dès lors au fond des conseils du gouvernement ; mais ce qui ne fait l'objet d'aucun doute, c'est l'assentiment empressé de la nation elle-même. La France ne demandait pas que le pouvoir du Pape fût restauré pour le diminuer plus tard ; elle ne posait pas de conditions ; elle n'eût pas imaginé que l'armée française dût entrer à Rome pour y être, après douze ans, le fourrier de Victor-Emmanuel et de Garibaldi, comme l'ont osé récemment proposer, en pleine assemblée, ceux qui furent alors vaincus avec Garibaldi.
V
Les bénédictions de Dieu descendirent sur la France.
Dès qu'elle eut pris la résolution de rétablir le Pape chez lui, la France commença de redevenir maîtresse chez elle. Le 10 décembre 1848, elle élisait pour Président le candidat qui avait ajouté à son programme politique cette parole pleine de sens et de promesses :
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La souveraineté temporelle du Chef vénérable de l'Église est « essentiellement liée à l'éclat du catholi« cisme, comme à la liberté et à l'indépendance de « l'Italie. » Quelques mois plus tard, le même prince devenait le chef du parti de l'ordre en Europe, en disant ces simples mots, depuis longtemps inouïs dans une bouche souveraine : « Il est temps que les bons se ras« surent et que les méchants tremblent. » L'ordre matériel faisait mieux que renaître, il était déjà le plus fort, et la France marchait à une prépondérance qui n'effrayait plus aucun intérèt légitime, mais qui, au contraire, les rassurait tous.
La France assiégeait Rome pendant le mois de juin. Elle y entra le 3 juillet. C'était, à quelques jours près, l'anniversaire de Waterloo, et ce jour-là le désastre des nations catholiques fut plus et mieux que vengé : l'œuvre essentielle du congrès de Vienne, l'œuvre protestante parut renversée.
Elle l'était, en effet, mieux que par toutes les ruptures de traités et tous les remaniements de territoires ; elle était renversée par le triomphe d'une idée, l'idée catholique ; et rien ne pouvait empêcher que cette idée, organisée à son tour, si on l'avait voulu, ne dominât le monde.
On vit s'ouvrir une trop courte période où les doctrines d'autorité furent en progrès pacifique partout. Dans les pays catholiques particulièrement, la monarchie parut renaître. La monarchie, cette forme antique et quasi révélée de l'ordre politique ! Il suffit d'indiquer ce mouvement général de l'Europe et les événements qu'il suscita de 1849 à 1855, c'est-à-dire depuis la campagne de Rome jusqu'au moment où la
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présence et l'influence impertinentes du Piémont dans le congrès de Paris, ramenèrent à l'horizon des orages plus terribles que ceux dont les révolutions de 1848 et 1849 l'avaient purgé.
La paix et l'amitié régnaient entre les nations qui s'étaient réunies à Gaëte, les prospérités pleuvaient sur chacune d'elles, et toutes étaient heureuses en leurs desseins. Les Deux-Siciles vivaient tranquilles, comblées de biens temporels sous un roi populaire et respecté. L'Autriche, pacifiée entièrement, se serrait dans la main de son jeune empereur : en rétablissant la liberté de l'Église, François-Joseph préparait à son empire une unité morale que ne réalisera jamais l'unification bureaucratique, et qu'opérèrent encore moins les conquêtes ou plutôt des additions territoriales. L'Espagne goùtait une paix inespérée. Une fille de l'Espagne régnait en France, et le choix qui l'avait élevée au trône, sans aucunement rappeler les combinaisons matrimoniales de l'ancienne politique, ne laissait pas de ménager entre les deux nations une alliance d'ailleurs conforme à leur génie et pleine d'avenir. La France avait la grande récompense. Depuis le jour où par ses mains le Pape était rentré dans Rome, elle avait vu successivement l'anarchie disparaître, un gouvernement régulier s'élever, une dynastie s'établir, et avec elle la paix civile jeter des racines vigoureuses dans le sol si remué et devenu si désastreusement mobile. Le présent était beau, l'avenir souriait, de terribles épreuves avaient été franchies. Sédition, peste, famine, guerre, tout avait passé ; il ne restait de tout que l'espérance voisine de la sécurité et la gloire. Sans doute, en France comme ailleurs, bien des choses restaient à
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désirer, bien des choses étaient à craindre. Mais tous les vœux légitimes pouvaient se faire entendre et rien ne paralysait directement et décidément l'énergie qui voulait tendre au bien.
Les nations protestantes, celles qui avaient vaincu à Waterloo et fait prévaloir leurs volontés et leurs intérêts dans le congrès de Vienne, étaient loin de cette paix dans la gloire, plus loin de cette espérance dans la prospérité. L'Angleterre n'avait pas eu l'honneur de la guerre de Crimée, elle voyait tout à coup fondre sur elle les angoisses de la guerre des Indes. La Russie était battue, humiliée, déchue du long prestige de la force ; sa défaite la livrait à de nombreux embarras intérieurs ; le redoutable czar Nicolas, poussé soudain dans la tombe, avait eu le temps d'y voir descendre avec lui tout l'ouvrage et tout l'effort de son règne dur et sanglant. La Prusse n'était plus en Allemagne que le type de l'ambition intrigante et irrésolue.
La seule paix des nations catholiques entre elles, et dans chacune d'elles le seul respect de la liberté de rÉglise, constituait pour l'Europe protestante le plus grand peut-être de tous les dangers. Il n'est point de grand État hérétique qui ne tienne sous le joug un peuple ou un tronçon de peuple catholique. L'Angleterre a l'Irlande, pour ne nommer ici que cette victime; la Prusse a son duché de Posen et ses provinces du Rhin ; la Russie a le plus lourd lambeau de la Pologne.
Or, l'oppression et le mépris des populations catholiques avaient été possibles aussi longtemps que tous les gouvernements européens, ceux d-es pays catholiques comme les autres, s'étaient fait une règle d'opprimer et de mépriser l'Église, d'étouffer sa vie, de la
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dénoncer comme l'ennemie du genre humain, de la livrer eux- mêmes à la dérision et à la haine des peuples. Alors l'Anglais, le Prussien et le Russe pouvaient se permettre contre le raya catholique tout ce que le Turc s'était longtemps permis contre le raya chrétien ; non contents de lier et bâillonner le sacerdoce, ils pouvaient aspirer à l'éteindre entièrement, acheter à leur gré l'apostasie ou l'installer par la fraude et par la force. Ainsi avait fait la Russie, au mépris même des traités comme de la justice naturelle, sans aucune opposition des autres gouvernements, avec la complicité de toute la presse ; elle pouvait continuer, et les autres, suivant leurs besoins et leurs aptitudes, pouvaient l'imiter jusqu'au jour où les populations catholiques seraient enfin assimilées ou annulées. Mais, en présence de quatre nations dans le sein desquelles l'Église, pure et savante, vivait libre et honorée, deux choses devenaient également impossibles : la première, de poursuivre et d'achever cette tâche barbare ; la seconde, d'en faire oublier les excès anciens et récents. Désormais donc l'Angleterre, la Russie et la Prusse étaient condamnées envers leurs sujets catholiques à cette situation vengeresse, de ne pouvoir maintenir le système de compression sans exciter la révolte, ni le relàcher sans exciter le mépris. Ainsi, après moins d'un demi-siècle, ces protestants victorieux de 1815 se trouvaient pris dans leurs piéges si habilement tendus : par la seule force des choses, par sa crue naturelle et invincible, en dépit de tous les' obstacles, sans leur avoir livré un combat, le Catholicisme qu'ils avaient industrieusement morcelé et cerné, revivait partout et s'annonçait vainqueur.
Moins d'un demi-siècle après Waterloo, quelques an-
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nées après la prise de Rome, la grande France catholique se voyait l'arbitre de l'Europe, et il n'existait pas dans le monde un peuple opprimé qui n'espérât d'elle la délivrance, et qui ne fût déjà de quelque manière son protégé.
VI
Nous avons négligé de prononcer le nom de deux nations ou plutôt de deux gouvernements catholiques, qui, en 1849, ne s'étaient pas associés aux vœux et aux efforts des autres pour délivrer le Pape. Le gouvernement belge se souvint trop qu'il est voué à la neutralité, et la nation, négligeant le plus sage usage qu'un peuple puisse faire de la liberté, ne sut point exiger sa place dans la croisade. Le gouvernement piémontais, déjà subjugué par la Révolution, protesta contre l'initiative espagnole, et invoqua le principe de non-intervention. Ce sacrilége encore timide fut signé par un roi catholique, contre-signé par un prêtre excommunié.
On dira que la Belgique n'en est pas moins prospère, et que le Piémont, s'il n'a pas encore prospéré, a du moins grandi. Je me contente d'observer que les prospérités de la Belgique ne sont point sans mélange. Qui voudrait garantir les destinées de la Belgique? Quant au Piémont, Dieu n'a pas dit son dernier mot, mais il n'a pas laissé de parler d'une voix assez menaçante. Les grandeurs du Piémont sont encore moins affermies que les prospérités de la Belgique.
Après avoir refusé de s'associer au dévouement des autres puissances catholiques pour le Pape, et refusé
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d'une manière qui n'avait rien de catholique ni rien de royal, Charles-Albert, battu, est allé se cacher pour mourir ; son ministre, sifflé, a été trouvé mort dans un lit d'auberge ; son petit État, qu'il avait vu riche, tranquille, très-honoré, et qui pouvait attendre d'un avenir prochain des accroissements brillants et légitimes, est tombé soudain aux mains d'un prince inexpérimenté, qui l'a laissé choir dans celles de la Révolution. Je sais que le Piémont est devenu l'Italie. Cela est fait... sur le papier ; mais le papier souffre des ratures ! En attendant que l'Italie, qui n'est qu'un fait décrété, soit un fait accompli, la situation aujourd'hui certaine de l'État et de la dynastie de Charles - Albert présente deux provinces en moins, et deux milliards de dette en plus.
Si la Belgique avait été moins indifférente aux plans de ceux qui se proposaient, dès 1848, d'exproprier le Pape, elle pourrait moins craindre aujourd'hui d'être elle-même incorporée.
Si le Piémont avait été simplement italien au lieu d'être révolutionnaire, s'il avait simplement voulu faire l'Italie et non défaire la Papauté, peut-être que le Piémont aurait grandi d'une manière plus pure et plus sûre.
VII
Mais si la Belgique et le Piémont, qui ont été indifférents ou contraires en 1848 au sort de la Papauté, peuvent dès à présent passer' pour punis, que dironsnous de l'état plus lamentable de la Papauté elle-même, et de quelques-unes des nations catholiques qui l'ont
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Nous voici bien loin en quatre effet de la scène et distinctes, Modène, Parme, Florence et Naples ont disparu dans l'incendie; Rome, plus importante que toutes matériellement
plus
tionnaire, protestante pour de faire " révolubrutales
Papauté. C est le programme de Garibaldi.
L'Autriche, malgré la force et la fidélité de son armée qui glace encore d'effroi la valeur garibaldienne, subit une crise dont les meilleurs esprits doutent se puisse tirer la Révolution la presse au dehors, la dé-
chireaudedans,lalivreauxjuifs,auxprotestants,aux~sectairesdetoutgenre.Contretantd'ennemis,onne
lui voit q ue des -COnSeiIS sans sagesse et des mains sans vigueur. en Îm de l'Autriche? Restera-t-il une
Autriche en Italie, restera-t-il même une Autriche en Allemagne? Et si l'Autriche succombe, il n'y a plus magne catholique, comme il n'y a plus d'Ital' catholique, Rome une fois tombée. '6
En France aussi, l'aspect est bien changé. Non que la Frace ait subi jusqu a présent aucune diminution de cette prospérité matérielle qui s'est si magnifiquement relevée après la campagne de Rome; non que sa force
matérielle inspire moins de respect ou moins de crainte au reste de l'Europe; non qu'elle * matériellement tourné son bras puissant contre le Catholicisme, dont elle se proclame, au contraire, plus que jamais la pro-
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tectrice dans le monde. Mais la France ne jouit plus de cette sécurité d'allégresse qui l'enivrait, lorsqu'au bruit des mêmes salves et des mêmes fanfares, elle recevait tous les ambassadeurs de l'Europe qui venaient signer la paix, et le légat du Pape qui venait baptiser le fils de l'Empereur. Ce bel horizon s'est chargé de tempêtes, les astres propices ne brillent plus, aucun vent ne s'élève qui n'épaississe encore les lourds nuages d'où tant de foudres sont déjà tombées. Que deviennent les espérances des peuples, de ceux qui souffrent la persécution et la mort, de ceux qui appelaient la liberté, de ceux qui comptaient conserver la paix ? Le Liban aura vu passer l'épée de la France, et ne sera point délivré. La Pologne s'est relevée sur ses genoux, et montrant son linceul plein de sang, elle a cru que l'on verrait qu'elle est encore vivante. Le Moniteur lui a dit : Recouchetoi!
0 Pologne ! non, le ciel n'est pas trop haut pour entendre tes plaintes désespérées, et la France ne serait pas trop loin pour te secourir. Ce n'est pas le bras de la France qui est loin, ce n'est pas même son cœur ; c'est sa politique. Et parce que tu t'es laissé séduire aux promesses de la politique révolutionnaire, tu apprendras par une prolongation de martyre que ce ne sont pas les chemins de fer qui rapprochent les peuples, ni les programmes de liberté qui les délivrent. Les peuples sont frères et s'assistent en frères, lorsqu'ils servent et adorent en commun leur Père qui est aux ci eux ; et alors un homme qui marche pieds nus va et rassemble des armées, et apporte la délivrance. Recouche-toi. Pologne !
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VIIJ
Mais c'est surtout à l'égard de l'Église que le changement survenu en France est considérable. L'on se souvient des vives acclamations de l'Épiscopat convoqué et présent au baptême du Prince Impérial : les paroles et les actes qui inspiraient cette manifestation solennelle n'avaient certes pas annoncé cette suite de menaces toujours plus âpres, lancées l'une sur l'autre pour imposer silence à la conscience tourmentée des évêques. Le Piémont dépouille l'Église sans perdre pour cela le patronage de la France ; le chef de l'Église, dans sa détresse, est officiellement accusé en France d'entêtement et d'ingratitude ; un prince tourne en dérision les douleurs de l'Église, et les bl'avos concédés à son élocution facile sont administrativement signalés à la France comme un succès de la dynastie. Lorsqu'on voit s'accumuler ces choses étranges et effrayantes, en même temps, sous peine de procès, d'amende, de prison, de bannissement, il est enjoint aux évêques de ne rien craindre, et dans tous les cas de ne rien dire. Jamais, depuis un demi-siècle, la liberté d'écrire ne fut aussi restreinte, et jamais on ne vit paraître et circuler un si grand nombre de mauvais écrits. Des spéculateurs en librairie réimpriment Voltaire à l'usage du peuple, et des prêtres vénérables sont traduits en justice pour avoir colporté quelques pages de réfutation. Tous les jours cent valets de presse, insolemment dénués de décence et de culture, se lâchent sur l'Église, diffament ses dogmes, sa morale, ses institutions, ses ministres,
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ses œuvres, se donnent impunément carrière contre la foi de leurs concitoyens, traitent impunément de vermine les Petites Sœurs des Pauvres et les Sœurs de Charité, demandent cyniquement qu'on leur applique des lois de proscription ; et cependant les journaux catholiques ne publient qu'au risque d'un avertissement les graves ef nobles enseignements des évêques. Plus d'un côté la licence se déchaine, plus de l'autre les freins sont serrés. Par une nouveauté peut-être inouïe dans l'histoire des journaux, il y a des écrivains sur qui pèse l'interdit, quoique aucune indignité légale ne leur soit imputée. Leur indignité, c'est d'être catholiques ; pour ce seul délit, ils se voient fermer la publicité commune. L'administration ne leur reconnaît pas « l'esprit de conciliation » qu'elle requiert des citoyens, — quand bon lui semble, —avant de les admettre au droit constitutionnel d'écrire tous les jours. On leur tolère encore la brochure et le livre; malheur au journal qui oserait les recevoir dans sa rédaction ! Mais le citoyen qui traite de vermine les Sœurs de Charité, celui-là ne rencontre aucune entrave et n'expose son journal à aucune mésaventure ; celui-là possède suffisamment « l'esprit de conciliation. » La presse approuvée est à peine plus retenue dans la mème voie ennemie. Pour elle aussi les catholiques sont maintenant des cléricaux, et cette appellation empruntée des journaux révolutionnaires belges, devient l'un de ses arguments favoris. On comprend les volontaires en apparence indisciplinés du Siècle, de l'Opinion nationale, cherchant à relever, sous le nom de parti clérical, l'ancien et stupide épouvantail que les libéraux de 1828 appelaient le parti prêtre. Mais dans quelles vues les réguliers du Constitutionnel, de la Patrie et du Pays reçoivent-
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ils mission d'évoquer ce fantôme du parti clérical, et pourquoi le voit-on paraître jusque dans les communiqués? Car les plumes anonymes de l'État adressent aussi à la religion cette injure, qui est surtout une injure à l'histoire, à la vérité , à la langue, et plus encore une injure pour le gouvernement. Étymologiquement et historiquement, parti clérical signifie parti de la science et parti de la religion. Un clerc a toujours été un homme instruit ; le clergé, puisqu'il s'agit ici du clergé catholique, a toujours été la première, la plus pure et la plus durable des forces sociales. Les chefs laïques du parti clérical ont été les David, les Constantin, les Théodose, les Charlemagne, les saint Louis; ses écrivains, depuis les Pères de l'Église jusqu'aux Bonald, aux Joseph de Maistre et aux Donoso Cortès, peuvent soutenir la comparaison avec les écrivains des partis contraires ; et s'il fallait prononcer les noms cléricaux les plus insultés du moment, il nous semble que les Gerbet, les Parisis, les Pie, les Guibert, les Plantier, les Montalembert et d'autres ne représentent ni moins de talents, ni moins de probité, ni moins de patriotisme, ni ne jouissent de moins de considération que tout ce que l'on connait ailleurs d'employés de plume et de parole, mème en ne choisissant que sur les hauteurs... Quelle singulière manie de vouloir que le clergé soit un parti, et la foi catholique une opinion séditieuse ! et quelle naïveté à ces escouades illettrées de croire qu'elles vont déconsidérer ce qu'elles se flattent d'injurier ! Par le temps qui court, c'est grand'honte en effet de se trouver comme citoyen derrière toutes ces robes et toutes ces voix cléricales ! On ira chercher ailleurs de plus nobles exemples de courage civique et de zèle généreux pour
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les droits que l'on doit garder et les intérèts que l'on doit défendre !...
Le but que se proposent les inventeurs et les dénonciateurs du parti clérical commence à se dévoiler ; des sévices récents le découvrent avec trop d'évidence. La presse prétendue libre et la presse ouvertement serviable travaillent à faire des suspects, afin que plus tard, toute rigueur se puisse exercer sans paraître faire des opprimés. Bientôt, quand nous réclamerons la liberté de la charité, on nous répondra, comme le National de 1845 : La liberté à vous ! rien ne vous est dù que l'expulsion ! Mais les républicains, l'extrême libéralisme et l'Université poussaient seuls ce cri sauvage ; le gouvernement se laissait provoquer, la presse officielle avait la pudeur de se taire, et la presse religieuse ne portait pas le bâillon...
IX
Résumons-nous sur l'état général des nations catholiques qui, par leur concours au rétablissement du trône pontifical en 1849, avaient pris une si noble et si politique revanche des conséquences de la bataille de Waterloo, conséquences protestantes, désastreuses pour le Catholicisme, plus désastreuses pour ces nations elles-mêmes.
L'esprit qui les avait réunies à Gaëte a cessé de souffler entre elles, et sauf l'Espagne, heureuse interprète de cet esprit généreux et supérieur, toutes ont vu les bénédictions de 1849 se retirer d'elles plus ou moins. Naples est tombée, l'Autriche chancelle ; la France.
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étonnée de l'irrésolution de sa conduite extérieure, se remplit intérieurement d'angoisses.
On dit à la France qu'elle est la protectrice de Rome, et elle se voit la patronne et l'auxiliaire du Piémont ; on lui dit qu'elle est la gardienne des intérêts catholiques, et elle a tout lieu de se croire l'alliée dévouée de l'Angleterre, à moins qu'elle ne soit l'alliée dévouée de la Russie ; on lui dit qu'elle veut et qu'elle impose la paix, et de quelque côté qu'elle tourne l'oreille elle n'entend que des bruits de guerre ; on lui dit qu'elle est la seule nation qui combatte pour les idées, et elle sent qu'on la retire de la seule grande idée qu'elle ait représentée dans l'histoire, au moment où cette idée est la seule aussi qui soit franchement opprimée sur toute la surface de la terre ; on lui dit qu'elle est tranquille, et on la fatigue du danger que lui font courir les « vieux partis ». Cherche-t-elle où sont ces fameux vieux partis, qui n'empêchent nullement le pouvoir de faire ce qu'il veut, qui ne jettent pas une contradiction de vingt voix dans le scrutin définitif des assemblées, qui ne produisent nulle part une émotion quelconque? On lui explique alors, de fort mauvaise grâce, qu'en effet elle est tranquille, contente, unanime, mais qu'il faut néanmoins serrer tous les freins, dompter toutes les résistances et ajourner l'éclosion de toutes les libertés à l'époque indéterminée de l'extinction de tous les vieux partis. En somme, la France ne se connaît pas une route. ne se prévoit pas un lendemain, n'est assurée ni de ses alliances ni de son industrie, ni de l'espace que ses institutions laissent à la liberté, ni de l'indépendance de son culte.
Quant aux autres peuples catholiques, l'Italie reste
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dans le feu, la Pologne dans le tombeau, la Belgique dans la peur, le Portugal dans la fange ; plus malheureux, le Piémont demeure le bras armé du sacrilége.
En esquissant ce tableau lamentable, je cherche à préciser les faits, je n'ai pas la prétention d'en révéler toutes les causes. L'histoire contemporaine n'est jamais bien connue des contemporains, et parmi les ressorts que la Providence emploie, il en est qui ne, seront jamais visibles aux yeux mortels. Dieu seul a tout le secret de ses justices, connait tout le trésor de ses clémences, mesure toute l'étendue de ses desseins. Il sait pourquoi il punit, comment il sauvera. La chute actuelle de Naples et le triomphe actuel du Piémont forment un de ces contrastes que l'obscur et imparfait sentiment de l'équité humaine peut malaisément accepter. Quoi ! le jeune et pur François JI et le trône catholique des DeuxSiciles écrasés dans Gaëte, sur cette pierre où dix années auparavant le vicaire de Jésus-Christ avait reposé sa tète proscrite ! Oui, ainsi Dieu l'a permis ; Dieu qui met quand il le veut la vie dans les tombeaux, «qui abandonne à ceux qui le haïssent l'empire du monde, comme un présent de nul prix, » dit Bossuet ; Dieu qui abat et qui relève ! Et rien ne prouve encore que le sanglant débris de Gaëte soit un tombeau, et que M. de Cavour saura installer quelque part, transformé en trône, l'escabeau qu'il a déménagé de Turin.
X
Mais sans essayer de pénétrer des mystères trop audessus de nos regards, et sans même aborder certains secrets plus accessibles que la prudence interdit de
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sonder, nous ne sommes pas cependant tout à fait privés.de vue sur la cause profonde et sur le sens vrai des événements actuels. La lumière du passé les éclaire jusque dans l'avenir.
En présence de la désunion et du désarroi des nations catholiques, du péril dont quelques-unes sont enveloppées, de la mort dont quelques-unes semblent frappées, de l'embarras croissant qui gêne la plus puissante, de l'isolement qui menace la plus épargnée ; en pr-ésence du chef de l'Église seul et prisonnier sur un calvaire de détresse peut-être incomparable depuis le jour où le monde apprit que l'évêque Remi venait de baptiser Clovis et le peuple franc, quelles nations voyons-nous debout, unies entre elles, ou du moins capables de cet accord violent que procurent une même haine et une même passion de détruire la chose également haïe?
Il y en a trois, la Russie, l'Angleterre et la Prusse ; les trois nations qui- en 1815, immédiatement victorieuses de la France, dictèrent les traités de Vienne contre la France et contre le Catholicisme.
Personne dans le public ne sait à fond ce qui s'est dit et ce qui a été déguisé dans les célèbres entrevues de Stuttgart, de Bade et de Varsovie ; on ignore le mot décisif qui a été prononcé entre lord Palmerston et M. de Cavour. Mais le conseil et le triomphe de l'esprit anticatholique sont assez visibles, on le reconnaît assez dans le stoïcisme véritablement fanatique et implacable qui, malgré tant de liens, tant de droits, tant de pressants appels de l'honneur et même de l'intérêt, a laissé le roi de Naples périr, abandonne Pie IX, et condamne l'Autriche à bouillonner et à se dissoudre comme dans une cuve de fer entourée de brasiers.
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Le rétablissement du trône pontifical, en 1849, a été une revanche des nations catholiques contre les nations protestantes victorieuses à Waterloo ; mais quelle défaite nouvelle l'habileté protestante n'est-elle pas à la veille d'infliger aux nations catholiques en leur reprenant Rome par les mains du Piémont, qui n'a de mains que par le consentement de la France !
Et j'ose dire que la France, malgré ce consentement, si elle le donne — à cause de ce consentement même — sera encore la grande vaincue dans ce second Waterloo, plus désastreux que le premier; vaincue des mêmes ennemis, vaincue par suite des mêmes fautes.
XI
Après la campagne de Rome et la campagne de Crimée, la France n'avait en face d'elle que l'Angleterre, comme en 1815, à la rencontre suprême du mont SaintJean, mais dans quelles conditions incomparablement meilleures ! La France était la force en qui l'ordre et la justice espéraient. Elle pouvait, comme nation victorieuse, choisir ses alliances parmi les gouvernements ; elle avait, à titre de nation catholique, des protégés parmi tous les peuples. Elle en avait en Russie jusque dans les neiges les plus perdues, elle en avait aux deux extrémités de la Prusse, elle en avait en Angleterre; l'Italie tout entière était sous sa protection. A l'intérieur, personne alors ne parlait des vieux partis.
L'Angleterre, humiliée en Crimée, inquiétée dans l'Inde et partout, sentait ce contraste, contemplait cette gloire et cette paix, songeait à l'avenir.
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Tout à coup, un vieux parti, qui n'arait jamais bien disparu, il est vrai, se réveilla et se manifesta. Il ne se manifesta pas par un article de journal philippiste ou bourbonnien ou catholique, ni par un mandement d'évêque, mais par une effroyable tentative de régicide ; c'est dire le nom de ce parti. Les assassins venaient d'Angleterre. On n'accuse pas l'Angleterre de les avoir envoyés, mais enfin ils venaient de là, de l'île des Saints du Protestantisme, et l'île en renfermait d'autres. Un cri s'éleva : Il faut vider le repaire ! Ce fut le cri de la France ; même, un journal du vieux parti clérical le prononça le premier. Cependant l'Angleterre ne voulut pas vider le repaire. Naples et Rome, souillées de Bourbons, de cardinaux, de prêtres, c'étaient là les repaires, disait-elle, qu'il fallait vider, comme depuis longtemps elle en pressait la France et l'Europe. Mais pour le repaire de Londres, le repaire d'assassins, les lois de l'Angleterre et l'honneur anglais exigeaient qu'on le respectât. La France insistait ; il y avait lutte d'écrits, de discours, de notes diplomatiques. Au fond, il s'agissait d'autre chose, et le monde ne l'ignorait pas. Il s'agissait de savoir à qui serait l'influence directrice dans les affaires générales de l'humanité, plus rassemblée matériellement qu'elle ne le fut jamais ; il s'agissait de savoir si la civilisation du dix-neuvième siècle serait française ou anglaise ; c'est-à-dire, avec l'esprit dont la France était en ce moment visiblement animée, si la civilisation serait catholique et monarchique, ou protestante et révolutionnaire.
Je crois que le poids et mème le nombre des vœux n'étaient pas pour l'Angleterre, ni en France, où l'Angleterre a cependant son parti, ni dans le reste du
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monde, où je ne conteste pas que l'Angleterre a aussi ses protégés, d'une autre espèce que les protégés français. Il ne semblait donc pas que le succès pût manquer à la France ; elle avait d'ailleurs tout le temps et tous les moyens de soutenir le combat.
Le Piémont parut alors sur la scène. Était-il appelé? Cela serait difficile à comprendre. S'offrait-il de luimême? L'impertinence ne lui manque pas, et toutefois cette impertinence semblerait forte. Est-ce qu'il sut persuader qu'il apportait un secours ? Autre problème d'une explication laborieuse. L'histoire éclaircira ces mystères, lorsque tous les aveux seront faits et qu'elle aura en main tous les papiers. Ce qui est certain, c'est que le Piémont parut et que tout changea d'aspect. L'Angleterre fut soudain proclamée une alliée solide ; soudain la France et l'Autriche apprirent avec un égal étonnement qu'elles étaient ennemies.
Et bientôt l'épouvante se répandit dans le monde catholique, parce que l'on vit que la royauté, c'est-à-dire l'indépendance du chef de l'Église, n'était plus en sûreté.
Je ne puis m'en défendre : ce Piémont, que l'on prend pour un ami et pour un renfort, me rappelle l'arrivée des Prussiens sur le champ de bataille de Waterloo, la droite de l'armée catholique dégarnie, et la bataille perdue.
XII
Je ne l'ignore pas et je ne le conteste pas, une défaite de ce genre n'offre rien dont se puisse alarmer le patriotisme ravalé et imprévoyant de nos contemporains.
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Pour un trop grand nombre d'entre eux, la patrie ca tholique n'existe plus, ou elle est abjurée ; ils son insensibles à ses malheurs, incapables de comprendr comment ces malheurs pourraient avoir des suite dures et funestes pour leurs mesquines prospérités D'autres, aveuglés par la prévention anticatholique, son plus portés à se réjouir qu'à s'affliger des avantages di Protestantisme. Point d'échec pour le drapeau, point d perte de territoire, et tout au contraire, en nous lais sant l'honneur entier de nos récentes victoires, les évÉ nements s'acheminent à nous donner peut-être l'île d Sardaigne et les rives du Rhin. Avec cela l'indépendanc « spirituelle » du Saint-Père assurée dans les domaine du roi d'Italie par les stipulations des diplomates et l, parole d'honneur la plus sacrée du loyal et chrétie] comte Cavour ! Combien d'esprits salueraient une tell défaite, dût le gain charger un peu la conscience dussent l'Angleterre, la Prusse et la Russie y trouve leur compte, comme Garibaldi et nous !
Et néanmoins la bataille serait perdue ; et néanmoins même dans les conditions brillantes que je viens di poser, ce second Waterloo serait plus formidable que li premier. En décapitant l'Europe catholique, il attein cirait pleinement le résultat que les diplomates russes anglais et prussiens de 1815, — les diplomates protes tants, — avaient voulu préparer de loin, et que l'ceuvri si généreuse et si politique de 1849 pouvait renverse: à jamais.
Le premier Waterloo fut une catastrophe, le secom serait un cataclysme.
Je ne veux pas essayer ici le tableau de cette destruc tion. Il n'y a plus rien à dire après tant de voix élo
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quentes qui se sont élevées depuis deux ans. La science sacrée, la science politique, la conscience, la raison ont parlé tour à tour. Ceux qui les ont entendues ont appris à aimer la justice et à croire que Dieu seul est puissant et éternel. Ceux qui leur ont fermé l'oreille entendront le tonnerre. Hélas ! ce qui fait l'angoisse de nos cœurs, à nous fils catholiques de la France, ce n'est pas la crainte que Dieu ne soit point vengé.
Paris, 1862.
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LE FOND DE GIBOYER.
M. Émile Augier, de l'Académie française, fit représenter au Théâtre-Français, en t863, une comédie intitulée le Fils de Giboyer, qui fit grand bruit à Paris et dont la police imposa presque la représentation en province, où elle échoua. Comme littérature, c'était peu de chose. Comme politique, c'était un programme, une manifestation, et surtout une sottise, mais à tous les titres un signe du temps. A huit années de là, le programme pouvait servir à la révolution du 4 septembre et presque à la Commune. Sous le nom de « Nouvelles couches socialés, » les Fils de Giboyer se levèrent en multitude, renversant les Giboyers régnants et se culbutant les uns les autres.
A dire vrai, le gouvernement de Napoléon ne peut pas être précisément accusé d'avoir ruminé cette folie, et M. Augier luimême n'en est pas plus responsable. Il était grand partisan de l'Empire et aussi conservateur qu'un autre. Selon toute apparence, il ne savait pas ce qu'ilfaisait. Il avait eu seulement,comme il dit, l'ambition de faire une pièce sociale. Qu'est-ce que c'est qu'une pièce sociale? On peut croire qu'il ne l'a jamais su. Le véritable auteur, non de la pièce, mais de l'idée, parait avoir été le fameux prince Napoléon-Jérôme, qui passait en ce temps-là pour un « homme fort » dans sa petite cour des gens de lettres et d'aventuriers, la plupart impudents et ignorants.
Ce prince, que l'un des siens avait appelé, voulant le flatter, un « César déclassé » aspirait fort à se classer. Il y est parvenu. Peu d'hommes ont mieux réussi à se mettre à leur vraie place, malgré le sort qui semblait s'obstiner à lui en faire une autre. Il avait des amis parmi les gens de littérature; il leur donna l'idée, M. Augier se mit en l'œuvre, et la pièce sociale fut faite
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et poussée. Ainsi des princes furent mêlés à la composition et à la représentation de Figaro, autre prologue d'une autre révolution. L'esprit ambiant fit le reste. Il y a dans Paris des déclassés et des inclassables sans père authentique, sans feu ni lieu, sans état défini, sans épouse et sans enfants, qui tous se croient de taille à réformer le monde et qui sont incontestablement appelés à le manger; il y a encore plus d'imbéciles situés, classés et rangés qui se trouvent toujours prêts à leur prêter l'épaule et la main. Voilà le parterre.
J'étais gravement insulté dans cet ouvrage. Je pouvais m'honorer de l'avoir mérité, et ce fut le sentiment que j'en eus d'abord; mais je finis par me laisser indigner. Cette agression au moins inusitée envers un écrivain que le Pouvoir venait de désarmer et de spolier, me parut trop révoltante. Je répondis à la comédie sociale par une brochure intitulé le Fond de Giboyer, qui dans le moment fut assez lue. Néanmoins je m'étendis trop. J'y étais contraint pour éviter le timbre auquel la loi soumettait les écrits de courte dimension. Aujourd'hui que la comédie de M. Augier est morte, ma réfutation, déjà trop longue alors, paraîtrait excessive. Je l'abrège donc, et je ne laisse de cet écrit que ce qui parait intéressant pour l'art, la politique et les mœurs.
Paris, septembre 1875
ARGUMENT.
Une courte analyse du Fils de Giboyer est nécessaire pour l'intelligence du dialogue qui va suivre. La voici :
Le marquis d'Auberive, mauvais sujet plus que septuagénaire, l'un des chefs du parti légitimiste et catholique, s'occupe d'organiser « le parti clérical, » lequel est composé de légitimistes, d'orléanistes et d'impérialistes, « unis dans la haine ou la peur de la démocratie. )1
Il forme en même temps trois projets qui se rattachent
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à son plan politique. — Premièrement, il veut donner un mari à mademoiselle Fernande Maréchal, fille d'un député clérical-voltairien, imbécile et riche, dont il prétend avoir séduit la première femme, de qui cette Fernande est née. — Deuxièmement, il veut donner un rédacteur en chef au principal journal clérical, son journal à lui, pour remplacer Déodat qui vient de mourir. — Troisièmement, il veut donner au parti clérical un orateur éclatant, qui débutera par un discours sur la question romaine.
A mademoiselle Maréchal, il destine un parent pauvre, le jeune comte d'Outreville, qu'il tire exprès du Comtat et qui sera son héritier. — Au journal, il destine l'illustre Giboyer, actuellement employé aux pompes funèbres et au théâtre de Lyon. — A la tribune, il destine Maréchal, père imaginaire de Fernande; Giboyer lui fera ses discours, qui seront payés à part.
Le marquis septuagénaire se moque de tout, de ses amis vivants, de ses maîtresses défuntes, de son parti politique, de son parti religieux et même du bonheur et de l'honneur de sa fille ; car dès qu'il a vu le mari dont il prétend la munir, il le déclare sot et lâche, et ce détail ne l'empêche nullement de persévérer. Dans la pensée de l'auteur, le marquis d'Auberive est la personnification de la noblesse ancienne : c'est l'ombre qui fait resplendir la noblesse nouvelle, personnifiée en Giboyer, franc chenapan, mais plein d'aspirations sublimes, savant, éloquent, dévoué, en un mot, démocrate, et l'ancêtre de l'avenir.
Malheureusement pour les plans du marquis d'Auberive, Giboyer a un fils pseudonyme, un bâtard charmant et délicieux, né de ses libres amours avec une plieuse
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de journaux, et qui est aimé de la bâtarde Fernande Maréchal, aussi ravissante que lui. De plus, pour former et gouverner le parti clérical, le marquis se fait assister d'une intrigante nommée la baronne Sophie Pfeffers, et cette dame trouve le comte d'Outreville si précieusement niais qu'elle a résolu d'en faire son mari.
La baronne Pfeffers est le pendant féminin du marquis d'Auberive. Elle personnifie les dames de la suprême aristocratie catholique, les patronesses des œuvres pieuses, les vraies tètes qui, d'après l'auteur, conduisent les intrigues religieuses et politiques du faubourg SaintGermain. Elle a pour reflet, dans le monde bourgeois, madame Maréchal, femme du député voltairien qui va devenir l'orateur du parti clérical, grâce aux confections de Giboyer. Comme sa belle-fille Fernande, madame Maréchal distingue fort le petit Giboyer, mais il la dédaigne.
Ce petit Giboyer, élève de son père inconnu, n'a que (le vertueux penchants. Il est le contraste démocratique qui fait ressortir la stupidité du comte d'Outreville, rejeton misérable de la vieille noblesse, et élève de M. de Sainte-Agathe, certainement jésuite, quoiqu'on ne le dise pas. Quant au député Maréchal, il représente la bourgeoisie voltairienne et papiste, et peut-être orléaniste et impériàliste. Dans la pièce, c'est le seul personnage à qui ces diverses opinions puissent également convenir. Au fond, cependant, il n'est que démocrate, et j'ignore pourquoi l'auteur le charge de tant de brocards, puisque c'est un des siens. Peut-être a-t-il voulu personnifier le personnage rare et absurde qu'on appelle un député de l'opposition.
L'amour de Fernande Maréchal, fille secrète du prin-
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cipe nouveau, pour le jeune Giboyer, produit patent du même principe, et l'ambition de la baronne Pfeffers, qui a besoin d'être comtesse, déjouent les combinaisons du vieux marquis et renversent tous ses plans. Maréchal, destitué de sa position d'orateur catholique au profit du protestant d'Aigremont, marie sa fille au fils de Giboyer, qui lui fera des discours voltairiens. Giboyer père, à qui ce mariage assure de quoi vivre, se retire de l'infamie cléricale et retourne aux sentiments politiques et religieux qui lui sont naturels. Le journal clérical n'a plus de rédacteur en chef et va se trouver supprimé sans décret. Le comte d'Outreville est déshérité, et de plus il épousera la baronne, double et juste punition d'avoir été élevé par M. de Sainte-Agathe. Le marquis d'Auberive trouvera des héritiers dans la postérité de Giboyer fils. — Et la démocratie, couronnée des fleurs de l'hymen et engraissée des écus de la bourgeoisie et des ducats de l'aristocratie, triomphe sur toute la ligne.
Cette composition est rehaussée d'une courte préface, écrite d'un style singulièrement pesant, incorrect et louche. L'auteur se renie sur différents points. Il explique, ou plutôt il avance, que sa pièce est sociale et non politique ; que « l'antagonisme du principe ancien et du principe moderne » en est « tout le sujet ; » et que son véritable titre serait les Cléricaux, « si ce vocable tout politique était de mise au théâtre. » En un mot, il joue le personnage triplement amusant d'un moraliste qui ne sait pas ce qu'il fait, d'un politique qui ne sait pas ce qu'il veut, d'un académicien qui ne sait pas ce qu'il dit. Il n'a rien mis de si vraiment comique dans tout son poëme, où d'ailleurs abondent les odeurs épaisses, les
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accords faux, le miel de Sardaigne et tout ce [qui est plus propre à gâter un festin d'esprit :
Symphonia discors,
Et crassum unguentum, et Sardo cum melle papaver...
Voilà ce fameux Fils de Giboyer, que l'on propose et que même l'on impose à l'admiration de tous les sujets de S. M. I. Comme œuvre littéraire, personne ne fait difficulté d'avouer que c'est pauvre ; comme œuvre morale, on est généralement d'accord que c'est sordide ; comme œuvre politique, chacun reconnaît que c'est plat. Mais comme opération financière, peu d'auteurs en ont fait d'aussi heureuses depuis longtemps ; et comme travail de désorganisation publique, l'efficacité en est manifeste.
On va l'examiner au triple point de vue de la littérature, de la morale et de la politique. On expliquera pourquoi tout ce mesquin, tout ce mauvais et tout ce malhonnête, couronnés d'un si grand succès, ne sont plus indignes d'attention ; on essayera particulièrement de découvrir les étranges sources d'où s'épanche une admiration sincère pour des œuvres médiocres et même mauvaises. Le Fils de Giboyer est un document de quelque valeur historique ; il mérite d'être commenté.
Je me permets de citer ici les passages qui regardent
Déodat et de donner la préface tout entière.
(ACTE fer, SCÈNE II.)
LE MARQUIS. — La goutte ne m'a pas empêché de lire notre journal. Savez-vous que la mort de ce pauvre Déodat s'y fait cruellement sentir ?
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LA BARONNE. — Ah ! quelle perte ! quel désastre pour notre cause !
LE MARQUIS. — Je l'ai pleuré.
LA BARONNE. — Quel talent ! quelle verve ! quel sarcasme !
LE MARQUIS. — C'était le hussard de l'orthodoxie.,. Il restera dans nos fastes sous le nom de pamphlétaire angélique... Conviciator angelicus. Et maintenant que nous sommes en règle avec sa grande ombre...
LA BARONNE. — Vous en parlez bien légèrement,
Marquis.
LE MARQUIS. — Puisque je l'ai pleuré!... Occuponsnous de son remplaçant.
LA BARONNE. — Dites son successeur. Le ciel ne suscite pas deux hommes pareils coup sur coup.
LE MARQUIS. — Et si je vous disais que j'ai mis la main sur un second exemplaire ? OlÙ, Baronne, j'ai déterré une plume endiablée, cynique, virulente, qui crache et éclabousse ; un gas qui larderait son propre père d'épigrammes moyennant une modique Tétribution, et qui le mangerait à la croque-au-sel pour cinq francs de plus.
LA BARONNE. — Permettez, Déodat était de bonne foi. LE MARQUIS. — Parbleu ! c'est l'effet du combat : il n'y a plus de mercenaire dans la mêlée ; les coups qu'ils reçoivent leur font une conviction...
(ACTE Ier, SCÈNE VIII.)
GIBOYER. — Je veux le même traitement que Déodat... A quoi donc puis-je vous servir sinon à remplacer votre virtuose? Vous avez pensé que la mauvaise honte ne m'arrêterait pas et vous avez eu raison. Ma conscience
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n'a pas le droit de faire la prude. Mais si vous avez cru m'avoir pour un morceau de pain, vous vous êtes trompé. Vous avez plus besoin de moi que je n'ai besoin de vous.
LE MARQUIS. — Oh ! oh ! voilà de la fatuité.
GIBOYER. —Non, monsieur le Marquis, vous trouveriez peut-être un garnement de lettres aussi capable que moi de vider sur quiconque une écritoire empoisonnée : mais l'inconvénient de ces auxiliaires-là, c'est qu'on n'est jamais sûr de les tenir. Or, moi, vous me tenez. C'est ce qui me met en posture de faire des conditions.
LE MARQUIS. — Ce raisonnement cornu me paraît sans réplique. Déodat avait mille francs par mois ; le comité voulait opérer une réduction sur ce chapitre ; mais je lui ferai valoir vos raisons.
GIBOYER. — Il ne voudra peut-être se décider que sur échantillon. Si je vous brochais d'ici à ce soir une tartine de Déodat ?
LE MARQUIS. — Possédez-vous sa manière ?... GIBOYER. — Parbleu ! pour m'en servir en la définissant, elle consiste à rouler le libre penseur, à tomber le philosophe, en un mot à tirer la canne et le bâton devant l'arche. Un mélange de Bourdaloue et de Turlupin ; la facétie appliquée à la défense des choses saintes : le Dies irœ sur le mirliton...
LE MARQUIS. — Bravo ! tournez ces griffes-là contre nos adversaires, et tout ira bien.
Voici maintenant la Préface de la comédie :
PRÉFACE DU FILS DE GIBOYER.
« Quoi qu'on en ait dit, cette comédie n'est pas une « pièce politique, dans le sens courant du mot : c'est I( une pièce sociale. Elle n'attaque et ne défend que
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« des idées, abstraction faite de toute forme de gouver« nement.
« Son vrai titre serait les Cléricaux, si ce vocable était
« de mise au théâtre.
« Le parti qu'il désigne compte dans ses rangs des « hommes de toutes les origines, des partisans de l'Em« pire comme des partisans de la branche aînée et de la f branche cadette des Bourbons. Maréchal, actuellement « député, le marquis d'Auberive, Couturier (de la Haute« Sarthe), ancien parlementaire, représentent dans ma « comédie les trois fractions du parti clérical, unies dans « la haine et la peur de la démocratie ; et si Giboyer I( les englobe toutes trois sous la dénomination de légiI( timistes, c'est qu'en effet les légitimistes seuls sont « logiques et n'abdiquent pas en combattant l'esprit de 89.
« L'antagonisme du principe ancien et du principe « moderne, voilà donc tout le sujet de ma pièce. Je défie « qu'on y trouve un mot excédant cette question; et « j'ai l'habitude de dire les choses assez franchement « pour ne laisser à personne le droit de me prêter des I( sous-entendus.
« D'où viennent donc les clameurs qui s'élèvent contre « ma comédie ? Par quelle adresse cléricale soulève-t-on « contre elle la colère de partis auxquels elle ne touche < pas ? par quelle falsification de mes paroles arrive-t-on « à feindre de croire que j'attaque les gouvernements « tombés? Certes, c'est une tactique adroite de susciter « contre moi un sentiment chevaleresque qui a un « écho dans tous les cœurs honnêtes ; mais où sont-ils, .( ces ennemis que je frappe à terre? Je les vois debout « à toutes les tribunes ; ils sont en train d'escalader le « char de triomphe ; et quand j'ose, moi, chétif. les tirer
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« par la jambe, ils se retournent indignés en criant : « Respect aux vaincus !
« En vérité, c'est trop plaisant!
« Un reproche plus spécieux qu'ils m'adressent, c'est
« d'avoir fait des personnalités.
« Je n'en ai fait qu'une : c'est Déodat. Mais les repréI( sailles sont si légitimes contre cet insulteur, et il est « d'ailleurs si bien armé pour se défendre !
« Quant à l'homme d'État considérable et justement « honoré qu'on m'accuse d'avoir mis en scène, je pro« teste énergiquement contre cette imputation : aucun « de mes personnages n'a la moindre ressemblance « avec lui, ni de près ni de loin. Je connais les droits et « les devoirs de la comédie aussi bien que mes adverI( saires : elle doit le respect aux personnes, mais a droit « sur les choses.
« Je me suis emparé d'un fait de l'histoire contempoI( raine qui m'a paru un symptôme frappant et singulier « de la situation troublée de nos esprits ; je n'en ai I( pris que ce qui appartient directement à mon sujet, '( et j'ai eu soin d'en changer les circonstances pour lui « ôter tout caractère de personnalité. Que peut-on me « demander de plus?
« Répondrai-je à ceux qui reprochent à ma comédie ■< d'avoir été autorisée, — c'est-à-dire d'exister? Le « point est délicat. S'il est permis de comparer les pe« tites choses aux grandes, je demanderai à ces puri« tains, qui a jamais songé à reprocher au Tartufe la « tolérance de Louis XIV. »
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LE FOND DE GIBOYER.
INTERLOCUTEURS :
LE MARQUIS, ancien ambassadeur, 71 ans.
M. D'AIGREMONT, ancien pair de France, 60 ans.
M. COUTURIER, ancien député, 55 ans.
LE COMTE, soldat pontifical, 25 ans.
MAXIMILIEN, valet de pied du marquis.
Un salon à Paris.
LE MARQUIS. —Calmez-vous, neveu. Je l'ai lu, ce foudroyant Giboyer. Cela manque de vertu dans tous les sens du mot. Il y en a pour deux ou trois mois.
LE COMTE. — Deux ou trois mois de pilori pour les honnêtes gens, mon oncle.
LE MARQUIS. — En fussent-ils toujours quittes à si bon marché, mon neveu ! Mes vieux amis d'Aigremont et Couturier, que voilà; Déodat, madame de .Pfeffers ; tout ce que je fréquente de braves gens, je n'ai cessé de les voir, et moi avec eux, à un pilori quelconque. Le journal, la caricature, le théâtre, vivent de nous. Restez homme de cœur, vous apprendrez à connaître les industries et les justices de Giboyer; C'est lui qui nous marque au fer rouge de son génie... A moins pourtant qu'il ne soit dans nos maisons, comme parasite ou laquais : alors il nous flatte, nous trahit et nous pille. Mais, encore une fois, le Giboyer du jour n'est pas fort et n'ira pas loin.
LE COMTE. — Je crois que vous vous trompez, mon
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oncle. Vous n'avez pas vu le parterre. Je suis sorti indigné, car l'œuvre est inique ; et désolé, parce que c'est plein d'esprit.
LE MARQUIS. — Passe pour l'indignation. A votre âge, certaines choses ne doivent pas encore vous laisser patient. Mais que vous trouviez de l'esprit là-dedans, cela me fait de la peine. Il n'y a point d'esprit, ou je ne m'y connais plus.
COUTURIER. — Vous vous y connaissez très-bien, monsieur le Marquis, et néanmoins il y en a.
LE MARQUIS. — A l'autre! Mon neveu sent sa province. et mon ami Couturier est un de ces sérieux que la grosse bouffonnerie surprend et détend. On les amuse avec des calembours. Vous vous laissez prendre à la voix mordante du comédien qui fait vibrer des platitudes, à sa grimace qui chatouille le parterre.
COUTURIER. — Peut-être. Cependant, j'ai remarqué dans Giboyer beaucoup de mots qui s'enfoncent dans le but comme des flèches barbelées.
LE MARQUIS. — Des mots, tout le monde en fait, et tous les auteurs en ramassent. Dans une comédie, je voudrais voir des traits comiques. Ici, il y a des mots, — pas beaucoup ! Et de ce peu, plusieurs sont ramassés. Une fois par mois, je fais acheter une botte de petits journaux. J'y vois où en est l'esprit des Athéniens. Cela sent le soulier percé, le rogomme, la honteuse famine. Votre homme pêche là-dedans. Cela pique, el l'on dit : C'est très-fort !
D'AIGREMONT. — Allons, marquis, vous me donneriez envie de faire l'avocat du diable ! Notre auteur ramasse. mais comme il filtre et comme il colore ! L'angélique Maximilien Gibover, dégageant son père de la servi-
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tude cléricale, lui dit, en lui mettant la main sur le front : « Je ne veux plus que tu avilisses le grand esprit « qu'il y a là. — Mon vieil ami, comme tu dois souf« frir à vilipender tes belles idées dans ce journal d'écre« visses 1 Quitte-le, je T'EN supplie, pour que messieurs « les membres du comité aient un pied de nez à leur « réveil. Quelle joie de leur souffler leur boxeur! » Vous avouerez que voilà un joli rhabillage de plusieurs vieilleries.
LE MARQUIS. — Et un style distingué. On s'explique la faveur dont le petit Giboyer est l'objet, jusque dans le salon de la baronne Pfeffers.
COUTURIER. — Voyons, messieurs, n'accordez-vous rien à notre Aristophane? Car enfin, c'est Aristophane, puisque Paris est Athènes.
LE MARQUIS. — Excellent Aristophane de cette Athèneslà ! Scribe en fut le Ménandre, et Ponsard le Sophocle. Nous sommes jolis! A mes yeux l'Aristophane n'a qu'un mérite.
COUTURIER. — Et ce mérite, c'est?
LE MARQUIS. — Devinez. Je veux contrôler mes impressions par les vôtres.
COUTURIER. — L'observation ?
LE MARQUIS. — Aucunement.
D'AIGREMONT. — L'invention ?
LE MARQUIS. — Pas du tout.
LE COMTE. — Ma foi ! puisque déjà vous lui refusez l'esprit et le style...
LE MARQUIS. — L'esprit, à peu près ; le style, absolument.
LE COMTE. — Alors, vous lui accordez le courage 1 LE MARQUIS. —Ah! non, pas cela! pas mème l'au-
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dace. Il avait une permission bien en règle. Point de réquisitoire à craindre, point de comédie possible contre lui, nulles représailles. Tout au plus quelques brochures, qui feront encore son affaire en soutenant le bruit. Ainsi, la gloire, l'argent, la sécurité, et je suppose, la paix d'une bonne conscience : voilà un soldat de l'idée que je ne peux croire un héros.
COUTURIER. — Ce n'est pas comme Molière, comme
Beaumarchais.
LE MARQuis. — Si fait, c'est tout de même, moins le génie de Molière et le talent endiablé de Beaumarchais. Molière a beaucoup de rapport avec toutes sortes de gens qui restent fort au-dessous de lui. Personne n'a mieux pratiqué l'art de la réclame. La préparation de Tartufe fut un travail de maître en ce genre. Il en montrait la moitié, il l'essayait dans le monde et à la cour ; jamais œuvre en gésine n'a mené pareil bruit. Les « dévots de coeur » criaient, comme aujourd'hui les honnêtes gens, quand les vrais Giboyers se taisent. Molière se disait calomnié, invoquait le roi, invoquait Condé, invoquait le légat du pape, attestait qu'il ne voulait que l'intérêt du ciel. Au fond; il se moquait de tout le monde. « Bien sûr de n'avoir aucun de ses maîtres
« contre lui, dit son commentateur Bret, il ne perdait « pas courage. » Enfin la pièce fut représentée, et l'auteur se donna le plaisir d'ajouter une préface où il se vante d'avoir rendu le plus grand service à la cause de Dieu, malgré l'aveuglement respectable des vrais dévots. Il prétend s'appuyer des Pères de l'Église ; il cite M. de Corneille et met Tartufe sur le même rang que Polyeucte. Si du moins aujourd'hui l'on se moquait de nous en si bonne prose ! — Hélas ! pauvre Molière !
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pauvre grand artiste, mort sans sacrements, dans une casaque d'histrion ! — Son mensonge dure encore. Tartufe, devenu prêtre de la Raison, démontre tous les jours à Orgon devenu penseur, que Scapin fut le plus pieux des apôtres.
D'AIGREMONT. — J'avoue que je n'ai jamais admiré le courage de Molière, non plus que sa profondeur comme moraliste. C'est un courtisan très-adroit et un habile observateur des surfaces. Si vous le sondez un peu, vous avez bientôt fait de trouver le tuf. Il se détournait également, là où il voyait que ses maîtres seraient contre lui, et là où la vraie profondeur de l'âme humaine s'ouvrait devant lui.
LE COMTE. — Cependant, Messieurs, Beaumarchais ? Si vous me dites que ce fut un garnement, je ne me révolterai pas. Mais au moins, voilà un garnement hardi et qui paye de sa personne. Comme il se place en plein champ, comme il forme à lui seul le bataillon carré, partout hérissé de dards, faisant feu de partout !
LE MARQUIS. — Sur la famille, sur le mariage, sur la justice, sur la religion, sur la noblesse; aucune base de l'ordre social n'est épargnée.
LE COMTE. — Eh bien! mon oncle, cela prouve au moins son audace.
LE MARQUIS. — Non, mon neveu ; cela, tout simplement, démolit votre panégyrique. Lorsqu'une société reçoit en face, je ne dirai pas de telles leçons, — il faut d'autres lèvres pour donner des leçons, — mais de tels soufflets, l'homme qui les applique ne risque rien. Cette société est arrivée à son terme, elle a hâte de périr. Elle applaudit quiconque secoue sa vétusté d'un bras plus impitoyable et court vers l'abîme d'un pas plus fou. La
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première édition du Mariage de Figaro contient un trait particulièrement sanglant, qui n'est point de l'auteur : c'est l'approbation de la censure. — « Rien de contraire aux lois ni aux mœurs, » dit la censure, sifflée ellemême comme toutes les autres institutions. Votre brillant garnement n'avait donc pas besoin de tant de hardiesse. Il était bien autre chose que le sieur Caron de Beaumarchais : il était la foule déjà triomphante, dansant déjà sur les débris. Le comte Almaviva, la comtesse Rosine, le juge Bridoison, le bourgeois Bartholo, l'homme d'église Basile, se donnent la main pour la ronde impie. Figaro, le bâtard, produit, agent, ministre et victime, mais non pas victime innocente, de leurs corruptions, entonne la chanson et mène la danse. La démocratie est née.
COUTURIER. — Ah ! que c'est vrai. Je n'y avais pas songé. Figaro, c'est Giboyer, premier du nom.
D'AIGREMONT. — Cependant vous vous disiez : Où l'ai-je déjà vu?
COUTURIER. — Précisément.
LE MARQUIS. — Oui, Beaumarchais, fils aîné de Voltaire, est le propre père de Giboyer. Notre contemporain n'a pas l'honneur de cette création. Je lui rendrai pourtant justice ; il s'est loyalement approprié la trouvaille. Il n'a pas démarqué le linge, comme on l'a dit de l'un de ses illustres émules ; il l'a troué, fripé, encrassé et rendu sien par ce travail aussi naturel qu'adroit. Ainsi il a contenté la brutalité du goùt présent, il a fait du réalisme, et honnêtement mis sa marque sur l'objet emprunté. Giboyer est Figaro vieilli, mais comme il de"ait vieillir ; sali, appesanti, abruti par la logique de ses mœurs. Du journal, il est tombé au journalisme ; il n'é-
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tait qu'incrédule, il est impie ; il n'était qu'impudent, il est cynique ; il intriguait, il sert, et en servant il trahit ; il se laissait payer, il se met en vente. Il dégringole sans lutte aux métiers ridicules et odieux, croque-mort, vendeur de contremarques, fournisseur de discours pour et contre. Jadis époux de la fringante Suzanne, maintenant corrupteur d'une plieuse de journaux, qu'il laisse au coin de la borne avec son enfant. Il n'échappe à l'ignoble par aucun côté. Crotté, crasseux, sentant la pipe ; jadis canaille, maintenant crapule. Ce progrès de la dégradation est très-bien observé. Le travers est d'avoir fait du même Giboyer un mystique.
D'AIGREMONT. — Que voulez-vous ? Il faut bien aussi un peu d'idéal. Cet ingrédient est de première nécessité. Le réalisme, qui ne le dispense pas, n'en dispense pas non plus. Belle matière de métaphysique : la nécessité et l'amour du vrai, l'impraticabilité et le dégoût du vrai ; et ces deux contraires permanents et impérieux dans l'homme ! La religion fait la grande harmonie pour le cœur ; l'art doit la faire pour les choses de l'esprit. Mais l'art est fidèle ou révolté, pur ou corrompu. Fidèle et pur, il prend le vrai et le transfigure dans le beau ; révolté, c'est-à-dire corrompu, il prend le vrai et le défigure dans l'ignoble ; il y cherche son type, qui est l'extrême dégradation. Seulement, arrivé à cette limite, il s'aperçoit d'une chose : c'est que l'œuvre réalisée n'est plus intéressante, n'est plus vivante, n'est plus possible ; elle manque le but misérable où elle tend, la glorification absolue du mal absolu. La nature humaine s'insurge ; toutes ses puissances morales, réveillées et insultées, repoussent la création d'ignominie. Les bas gredins parvenus à leur complément de dépravation ne
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sont pas simplement répugnants à voir, ils sont bêtes. Toute intelligence s'éteint dans la crapule. Nous les pratiquons, les Giboyers ! nous avons visité leurs incurables taudis : nous les avons trouvés ivres, cuvant l'aumône qu'ils venaient de nous extorquer pour leur famille en proie à la faim. Pousser ces brutes au pillage est facile, nos demeures leur sont connues. Mais de les ériger en argument légitime contre la société, et de les présenter comme les fondateurs d'un ordre nouveau et meilleur | nul moyen ! L'esclave ivre ne peut que dégoùter de l'ivresse. Que faire ? Alors fut inventé le procédé stupide et immoral de supposer dans ces cloaques vivants, non-seulement des vertus héroïques, mais toutes les délicatesses de l'âme la plus vigilante à s'épurer ; et cela sans aucune grâce de Dieu, sans aucun recours vers Dieu, mais au contraire avec l'ignorance, la haine ou le mépris de Dieu ! Pour les faire cheminer sur le plus ferme pavé de la vertu, tout en restant dans la fange jusqu'à la barbe, il suffit de ce que Giboyer appelle une turlutaine.
COUTURIER. — Tur...?
D'AIGREMONT. — Turlutaine, tur-lu-taine.
COUTURIER. — Monsieur le Marquis, vous qui savez la langue...
LE MARQUIS. — Turlutaine est la même chose que toquade. Toquade est pané et ne se porte plus depuis six mois. En français, nous disions une manie ou une folie. La turlutaine de Giboyer est l'amour paternel. Turlutaine, dit-il, « qui vaut bien celle des tabatières. » Il lui plaît « d'être du fumier et de nourrir un lis. »
D'AIGREMONT. — Oui. Après avoir oublié six ans dans le ruisseau le fils de la plieuse, l'infect Giboyer est tout
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à coup pris d'amour paternel. Turlutaine invraisemblable s'il en fut! Mais enfin, il est pris. Et soudain, sans réformer en rien sa vie immonde, il devient un archange. C'est un grand philosophe, un grand politique, un grand écrivain. Il ne laisse pas pour cela d'encanailler de plus en plus ; mais plus l'homme encanaille, plus l'archange aussi resplendit. Ce singulier ménage du truand et de l'archange subsiste vingt ans en parfait accord. Chacun mène à part ses affaires, l'archange sans décrotter le truand, le truand sans déplumer l'archange. Effet merveilleux de la turlutaine, plus merveilleux que tous les miracles de la légende dorée ! Avec vingt années de boue accumulée sur un ancien fond déjà riche, Giboyer n'a pu submerger son génie. Au COIltraire, ce fumier ambulant d'où sort un lis, est aussi le combustible qui entretient la belle et claire flamme de la pensée ; et tout en vérifiant des contremarques, notre drôle a écrit l'évangile du monde futur.
COUTURIER. — Savez-vous, mon ami, que vous nous contez là un roman de Balzac ; je ne sais quel Vautrain, que j'ai feuilleté je ne sais quand ? Ce Vautrain, homme de police, voleur, assassin, ancien forçat, esprit d'ailleurs distingué, se donne aussi la turlutaine paternelle, et produit également un fils chéri des dames. Mais je ne me rappelle pas si Vautrain fait un évangile.
D'AIGREMONT. — Cela se pourrait. Cependant le génie de Balzac doit l'avoir préservé de ce vice. Giboyer réformateur de la société chrétienne, voilà ce qui pourrait passer pour de l'audace ; voilà le soufflet, non pas au parti clérical, mais à la société tout entière et à la morale de tous les temps, et au bon sens particulier des
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auditeurs. Audace de l'outrage, audace de l'absurde. Mais pas du tout ! la société, dans son ensemble, ou trouve cela très-bon et se rend complice de l'outrage qu'elle subit, ou trouve cela très-vieux et n'y prend pas garde. Elle est blasée sur ce personnage d'honorable infâme qui, depuis vingt ou trente ans, par la loi générale du progrès moderne, remplace le ci-devant vertueux criminel, devenu fatigant. Giboyer, c'est Figaro croisé de Marion Delorme. Virginité refaite! M. Hugo est autant que Beaumarchais l'ancêtre littéraire de notre écrivain.
LE MARQUIS. — Mon cher d'Aigremont, peu s'en faut que vous ne m'ayez dispensé d'expliquer quelle sorte de mérite je reconnais à la pièce et à l'auteur.
D'AIGREMONT. — Eh bien! mon ami, achevez.
LE MARQUIS. — Pas encore ; mais j'entrevois que nous serons du même avis. Pour le moment, permettez-moi d'observer que, si en effet l'auteur de Giboyer descend de Beaumarchais et de Victor Hugo, c'est conformément à cette loi du progrès moderne dont vous parlez : le descendant de deux grands artistes n'est qu'un ouvrier épais.
COUTURIER. — Allons ! allons ! laissez-lui l'esprit.
LE MARQUIS. — Il ajuste ce qu'il faut d'esprit pour être l'homme le plus spirituel de France pendant un certain temps, dans un certain quartier. Imaginez un lecteur capable de savourer La Fontaine, Mmc de Sévigné, Lesage, mais qui habiterait Meaux depuis une dizaine d'années : que trouvera-t-il là-dedans ? Des impertinences souvent inintelligibles. Mettez cela sous les yeux d'une femme d'esprit et d'honneur, elle sera révoltée.
COUTURIER. — Monsieur le Marquis, vous devez avoir
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quelque théorie particulière de l'esprit... quelque théorie surannée.
LE MARQUIS. — Que voulez-vous? Je suis né vieux, et je crois que je vieillis encore. A mon sens, l'esprit est un don de voir et de dire juste, mais de dire juste dans un continuel essor d'imagination qui crée l'originalité en gardant la simplicité. C'est le style, la chose spontanée et savante avec quoi Mmc de Sévigné fait sa lettre, La Fontaine sa fable, Molière son dialogue, Montaigne sa divagation. Cette chose-là, cette chose exquise, les ramasseurs ne la ramassent jamais, et parmi ceux qu'on appellè gens d'esprit, beaucoup même ne la savent pas discerner. Ce n'est point le mot, ce n'est point l'éclat, ni le coup de feu ni le coup de dent ; c'est la grâce et la fleur de l'intelligence, plus délicieuse qu'ailleurs chez Mmo de Sévigné, à cause de son perpétuel épanouissement d'honnête joie. Ne confondons pas le fard avec l'éclat de santé d'un visage charmant ! Le véritable esprit repousse les oripeaux, il ne se laisse pas enfieller par la haine. Une bouteille historiée déshonore le bon vin, une addition d'alcool le gâterait. Le bon esprit et le bon vin ont assez de leur robe riante et de leur saine chaleur.
COUTURIER. — Voulez-vous donc que j'aille de ce pas brùler la moitié de ma bibliothèque et vider la moitié de ma cave ? Combien me laissez-vous de perles dans les deux écrins ?
LE MARQUIS. — Mais, mon ami, je ne méprise pas les qualités inférieures, les seconds crus. Parmi ces seconds crus de l'esprit, on compte La Bruyère, Regnard, Lesage et d'autres. Il y a plus bas des places honorables ! Je fais une troisième catégorie, pour les mélanges et
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les métis; mélanges plus ou moins heureux, métis plus ou, moins rapprochés de la race supérieure. Voltaire et Beaumarchais sont là-dedans.
COUTURIER. — Et mon auteur ?
LE MARQUIS. — Quatrième et dernière catégorie : celle des fabrications, manipulations et produits chimiques. Il y a des esprits comme des vins fabriqués. On leur donne du montant, de la mousse, un certain mauvais feu. Je le mets là, votre homme, à une certaine distance de tout ce qui est « immédiatement au-dessous de rien. »
COUTURIER. — C'est la grâce que vous lui faites?
LE MARQUIS. — C'est la justice que je lui rends. Soyez assuré que sa conscience ne réclamerait pas. Un auteur qui a délibéré de faire une « pièce sociale » va de luimème résolûment se caser dans le rang des manipulateurs. Étudiez le caractère et le but de la comédie sociale et démocratique : c'est la même chose que le vin démocratique et social, et que tout ce qui porte ces deux épithètes du temps. Cette comédie-là ne se fait pas avec les mouvements du cœur, ni ce vin-là avec du raisin ; et le fabricant sait qu'il travaille pour le cabaret. Du reste, le débit est assuré. — Le peuple ne se soûle pas d'autre chose.
COUTURIER, au Comte. — Eh bien, zouave, qu'en ditesvous ?
LE COMTE. — Enfin, je voudrais pourtant savoir ce que j'aime dans Giboyer; car positivement j'y aime quelque chose. Après avoir vu la pièce, je l'ai lue. J'étais mécontent de me sentir un fond d'admiration...
D'AlGREMONT. — Oh!
LE COMTE. — Ma foi, oui ! Un fond d'admiration pour
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une œuvre que je sentais en même temps fausse et condamnable. Il m'eût agréé que cela fùt de tout point mauvais. Je me croyais sous le joug des acteurs... Ces gaillards-là sont du métier. Quel front surtout ont les femmes ! Il y en a de jeunes, pourtant.
COUTURIER. — On sait se faire un front qui ne ride jamais.
LE COMTE. — Donc, je me rappelai un axiome de mon professeur de rhétorique : En fait de pièces de théâtre, les bonnes ne se peuvent pas jouer, les mauvaises ne se peuvent pas lire. J'ai soumis Giboyer à la lecture.
LE MARQUIS. — Eh bien ?
LE COMTE. — Eh bien, cela ne m'a pas ennuyé. C'est vivant, remuant, courant ; rien ne languit. Aucun des personnages ne porte pesamment ce qu'il veut dire, aucun ne s'attarde.
LE MARQUIS. — L'auteur sait son métier. Sa machine est adroitement montée, ses rainures glissent, ses portes ouvrent et ferment, on entre, on sort, on dégoise. Ce vin de fabrique fait sauter le bouchon. C'est la dextérité de Scribe. Je vous attends à quelques années, quand vous aurez pratiqué la vie et les bons livres : vous jugerez alors le carton et le coloriage.
COUTURIER. — Vous rendez-vous, Comte?
LE COMTE. — L'on me propose une trêve, j'accepte. COUTURIER. — Moi, je tiens. Cet ouvrage me plaît ; il est à la mode. De la crinoline, du nez en l'air...
LE MARQUIS. — L'agrément du quart d'heure. Mais représentez-vous ce postiche au jugement de Pâris.
D'AiGREMONT. — J'ai rêvé cette terrible justice de la confrontation. L'auteur s'est osé rapprocher de Molière : j'aurais voulu l'attirer à lire sa pièce en public, comme
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faisait Molière ; mais j'aurais composé le salon. Imaginez le Fils de Giboyer chez Mme Swetchine, lorsqu'on y trouvait Lacordaire, Donoso Cortès, Dom Guéranger , l'abbé Dupanloup , Berryer , Montalembert, Falloux. Imaginez autour de la maîtresse du logis, ce cercle de femmes si élevées qui butinaient sa sagesse et sa vertu. La lecture est terminée, non sans que l'auteur ait sué à grosses gouttes, épouvanté comme Macbeth devant l'ombre Banque. On est au jugement. J'entends la duchesse de La Rochefoucauld demander la traduction de turlutaine ; je vois la comtesse Sophie Swetchine, dans sa miséricorde, tâcher de couvrir le caricaturiste de la baronne Sophie Pfeffers. Mais ce qui est à peindre, c'est l'effarouchement de l'aigle comique, au milieu de ces cléricaux qui le déplument it coups de bec discrets et l'expulsent enfin, si rasé que le volume inédit de Giboyer père ne suffirait pas pour refaire un duvet.
LE MARQUIS. — Notez que la scène serait la mème dans les zones moins éloignées de l'esprit de 89. Imaginez seulement parmi les auditeurs M. Guizot, M. Thiers, M. de Barante, M. de Rémusat, M. Cousin, M. Duchâtel, M. Vitet, M. Villemain : vous voyez tout de suite comme l'auteur soutiendrait son personnage. Sans qu'on lui objectât un mot, il se trouverait mal et demanderait à s'en aller.
COUTURIER. — Je veux, parbleu, me donner un peu de cette comédie ! Passez-moi la pièce, mon cher Comte. Messieurs, vous n'avez plus devant vous le niais bourgeois clérical, Pierre-François Couturier. J'ai changé, Messieurs. Giboyer m'a prèté son livre manuscrit. Je ne l'ai pas lu ; l'odeur seule qui s'en exhale m'a révélé un
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publiciste plus fort que Bonald, Joseph de Maistre et Donoso Cortès. Quelle pipe ! Toutes mes convictions passées se sont évanouies dans ce parfum de l'avenir. Je ne crois plus que la vieille religion, la vieille morale, la vieille manière d'avoir une femme et des héritiers, puissent désormais servir de base à l'ordre social. La société qui repose là-dessus est corrompue et barbare. Corrompu, barbare et imbécile le vieux Couturier, qui rêvait de maintenir le ruineux édifice monarchique et chrétien ! J'abjure ce Couturier-là, je l'abolis. Je suis le citoyen GIBAUGIER, chambellan des choses nouvelles, et je me fais le champion de ma nouvelle foi. Voyons, hommes du passé, voyons... Ganaches, que dites-vous contre ceux que vous devriez bénir? Un moraliste affronte les périls du théâtre dans le généreux dessein d'épurer vos mœurs et de mettre au pas vos esprits attardés. Vous l'attaquez. Quoi que vous ayez dit, sachez d'abord que j'honore son courage. Contre les vieux partis coalisés, il défend deux faiblesses : celle du gouvernement, et celle de la démocratie.
D'AIGREMONT. — Mais pas du tout ! D'après Giboyer, les vieux partis sont une légion de colonels sans régiment, un état-major sans troupes (plaisanteries dès longtemps connues) ; le jour d'une levée sérieuse, ils battraient le rappel dans le désert, ce qui signifie qu'ils ne lèveraient rien : donc la démocratie n'en a rien à craindre. Et comme ces gens-là ne sont redoutables que pour les gouvernements qu'ils soutiennent, le gouvernement qu'ils ne soutiennent pas n'a nul besoin de secours contre eux.
COUTURIER. — Eh bien! mon auteur vous protége vousmèmes. Il met à couvert de vos déplorables victoires le présent qui vous sauve et l'avenir qui vous transfigurera.
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LE MARQUIS. — Mais pas du tout! Quant aux victoires, les cléricaux n'en peuvent pas remporter, cela vient d'être établi. Quant aux avantages que leur assurent le présent et l'avenir, le présent ne les sauve pas même des injures et des diffamations de vos moralistes; l'avenir ne leur promet rien d'aimable, s'il doit les transfigurer en Giboyers.
COUTURIER. — Quoi ! ce Giboyer, si courageusement entêté de la plus noble des turlutaines, vous ne le trouvez pas, au fond, plein d'adorables vertus ?
D'AIGREMONT. — Il est certainement le vertueux de la pièce ; mais enfin, c'est une franche canaille, et nous ne sommes pas encore habitués...
COUTURIER. — On vous habituera. Tel est justement le grand et saint travail de la muse démocratique. La démocratie effacera toutes les souillures, comme elle brisera toutes les chaînes.
LE MARQUIS. — Ah ! puissent les déchainés se précipiter au bain ! L'espérez-vous?
COUTURIER. — Nous en sommes sûrs. D'ailleurs, si Giboyer vous offusque, vous savez qu'il est réservé pour l'Amérique. On a prévu vos scrupules et on les a ménagés. Le type c'est Maximilien. N'est-il pas charmant de tout point, ce petit Giboyer ; n'est-il pas vraiment un lis?
D'AIGREMONT. — Délicieux, frais, pur, doué d'une facilité d'opinion et d'un goût pour le cigare qui font bien deviner en lui son père inconnu ; coulant sur les questions de famille, acceptant père, beau-père, grand'mère, absolument comme on les lui donne ; fils de Giboyer, fils de tout le monde. Impossible de nous présenter une pilule démocratique plus douce à avaler !
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Mais que deviendra-t-il, cet aimable enfant qui se trouve subitement accablé de tant de parents et de tant de rentes, pour le seul mérite d'avoir réfuté de minuit à six heures du matin une opinion qu'il avait eue de midi à six heures du soir ? A-t-il un caractère ? Offre-t-il une garantie ? Je ne vois en lui qu'un Giboyer mieux tenu, tant qu'il n'aura pas mangé ses rentes. Savezvous que le comte d'Outreville me paraît autrement trempé, et que c'est lui qui est véritablement le noble jeune homme et le héros de l'aventure ?
COUTURIER. — A mon tour de dire : Point du tout !
Comment, ce sacristain de Carpentras, ce novice à cheveux plats, ce benêt vierge, qui « a l'air franc... comme un jeton! »
D'AIGREMONT. — Autre joli mot qui trainait un peu. Mais raisonnons. — Otez la vile mimique, ce sacristain n'est qu'un ingénu de province. Sa seule infériorité devant le fils de Giboyer est de n'avoir pas « perdu la sainte ignorance du mal » et de croire encore en Dieu. Dans tout cela, aucun vice irréparable. Ce sacristain aristocrate hésite à se mésallier chez le ridicule Maréchal, mais sa fierté s'honorerait de l'alliance de Cathelineau ; sentiment suffisamment moderne pour un fils des Croisés. Toute la dot de Fernande ne le porte pas à fermer les yeux sur les pentes démocratiques de cette jeune délurée ; il résiste à l'insolence despotique du marquis d'Auberive qui veut la lui faire épouser à tout risque ; il ne sait pas feindre l'amour. Lorsque l'amour est venu dédaignant la fortune du marquis, il se jette tête baissée, dans les filets d'une coquette à laquelle il suppose des vertus. Ce sacristain n'est donc ni faux. ni avide, ni lâche. Donnez-lui huit jours pour prendre
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rurbana frons, il écrasera vosGiboyers. Chrétien sincère, il les domine de toute la hauteur de son origine et de toute la dignité de ses croyances ; libre-penseur, pratiquant vos larges maximes, il lui reste l'avantage de son blason, '— et le petit Giboyer pourra regretter de lui avoir enlevé Fernande.
COUTURIER. — Ah! fi!
D'AIGREMONT. — Ma foi, mon cher, je ne réponds de rien ! Fernande tient de la religion de l'avenir, dans laquelle je ne vois aucune ressource contre les tentations. Est-ce que vos héros et vos héroïnes démocratiques n'auront jamais que des « turlutaines » trop vertueuses? La jeune Giboyère est pure, je ne sais pas trop pourquoi ; mais cet autre lis a aussi du fumier dans ses racines, et beaucoup ! et elle est curieuse et hardie ! et pour une fille de dix-sept ans, elle a bientôt fait d'embrasser ' un garçon qui lui va !
COUTURIER. — Il faut qu'elle se compromette pour finir la pièce.
D'AIGREMONT. — Je le veux bien, mais elle ne s'y épargne pas. Quelle décidée! A moins que le triomphant petit Giboyer ne doive être toujours frais et toujours plaire, je ne garantis pas Fernande pour un an. Voyez-vous, monsieur, pour qu'une femme trébuche, il n'est pas nécessaire qu'elle soit de l'œuvre des Tabernacles. On peut glisser aussi très-désastreusement dans les bibliothèques, lorsque l'on y va trouver un jeune secrétaire, pour lui demander les livres qu'il donnerait à sa sœur2. Ainsi MUc Julie d'Étanges, l'une des innombrables aînées de Fernande Maréchal, finit par
1 Acte IV, scène vi. — Acte Y. scène dernière.
* Acte III, scène v.
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s'engager trop avec un cuistre nommé Saint-Preux, cousin-germain du jeune Giboyer. Car elle n'est pas non plus d'une invention toute première, cette aimable Fernande! - Et pour qu'un lis obtienne sa blancheur et son parfum, il ne suffit pas que ses racines plongent' dans un fumier riche ; il faut encore que le ciel pur et le soleil brillant rayonnent sur sa tête. Quant au fumier, autour de vos lis, il y en a, Dieu merci ! Giboyer, Auberive, Maréchal, c'est-à-dire la truanderie, l'adultère cynique, l'ignominieuse trahison, voilà de l'engrais. Mais le ciel pur et le soleil vivifiant qui verse la couleur et les aromes, où sont-ils? Je ne vois d'autre astre au-dessus de ces jeunes plantes que la pipe du père Giboyer.
COUTURIER. — Monsieur d'Aigremont, vous avez soixante ans ; vous ne vous y connaissez plus. Prenons un juge plus compétent Que pensez-vous de Fernande Maréchal, monsieur le Comte ?
LE COMTE. — Vous m'embarrassez. Sur le théàtre, je ne vois pas des femmes, je ne vois que des actrices, des êtres qui n'ont point d'existence pour moi, hors de ce lieu où je les regarde avec une certaine curiosité douloureuse. Celle qui fait Fernande Maréchal est belle en son espèce. Je ne me suis point demandé si je l'aimerais ou ne l'aimerais pas. Cela est totalement à part du monde où je chercherai ma femme. Fille de vieille maison, ou bourgeoise, ou paysanne, ma femme certainement ne sera rien qui ressemble à cela. Une parole m'a surtout choqué. Lorsque Fernande apprend que son Giboyer décampe et va se trouver sans place, elle s'écrie : Je lui ai ôté son pain! Le propos me paraît à l'opposé de tout ce que doivent suggérer la délicatesse et l'amour. Je lui ai ôté son pain ! Je ne sais
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pourquoi, mais j'affirme qu'une femme n'aime pas et n'aimera jamais l'homme dont le sort peut lui inspirer un pareil souci. Son pain! Se propose-t-elle de le nourrir? le soupçonne-t-elle de songer à cela? Ce cri est une bassesse achevée! Si le jeune Giboyer l'entendait, et ne se désamourait pas à l'instant, je le tiendrais pour le plus fieffé pleutre qu'on ait jamais vu courir les héritières. Votre Fernande a les instincts d'une demoiselle de magasin. Et ce lis nourri de fumier... il a une odeur de terroir.
LE MARQUIS. — Voilà !
LE COMTE. — J'ajoute que-l'auteur place ses amoureux dans des conditions bien antipoétiques. Giboyer, Maréchal, le vieux Auberive, quels anges gardiens autour de ces jeunes gens ! quelle putréfaction de sentiments et de langage ! quelles perspectives, enfin ! Fernande ne sera pas plutôt mariée que le roué septuagénaire lui contera des gaudrioles, Maréchal multipliera les basses sottises, et Giboyer, toujours noble, apportera dans le salon sa pipe, ses turlutaines et son argot. Le premier sentiment que vos gracieux bâtards devront mettre en commun, sera le plus complet mépris pour tout ce qu'ils se connaissent de pères et de parents. Sous ce rapport, la pièce offre un spectacle aussi profondément disgracieux que profondément immoral. Les vieux y sont tutoyés, redressés, moqués par les jeunes, et tous hideux ou de cynisme ou de sottise. Et comme rien n'annonce que Maximilien Giboyer les veuille expulser, tout fait prévoir que sa maison deviendra promptement un terrain... propre à porter des lis.
LE MARQUIS. — Bravo ! zouave. Qu'en dites-vous, monsieur Gibaugier ?
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COUTURIER. —J'aime à voir comme vous l'instruisez ! ...
Ce pauvre jeune garçon est plus arriéré, s'il se peut, que vous-même; il ne jouira jamais des grâces et des libertés du ménage démocratique. Mais je l'aurais cru plus disposé à goûter notre littérature... Vous changez bien promptement d'avis, mon petit Comte : au commencement de cet entretien, vous nous trouviez du bon.
LE COMTE. — Si je vous trouvais du bon, ou plutôt du séduisant, je vous trouvais aussi du faux, et même du répugnant. Je m'aperçois par moi-même que l'examen ne vous est pas favorable. Je m'en réjouis ; car ce vif tapage et ce trompe-l'œil dont j'étais à demi charmé, pesaient sur ma conscience. A mesure que je m'en délivre, votre succès me fait moins peur. Je commence à trouver qu'en effet tout cela n'est point fort. Je commence à croire que la raison et le bon sens public prévaudront. Ce pamphlet animé n'est qu'un mille-pattes très-agaçant ; il n'a point de muscles, point de charpente osseuse, point de tête. On mettra le pied dessus et ce sera fmi... Mais, Messieurs, puisque nous vivons entrepris l'examen des caractères, achevons, je vous supplie. Cette méthode va au fait. Mon oncle, que pensez-vous du marquis d'Auberive ?
LE MARQUIS. — Il était mon parent. Riche, ennuyé, débauché dès sa jeunesse ; impie par ton, pour imiter les gens de lettres qu'il nourrissait, admirait et méprisait ; nul au fond, avec des manières. On le nommait le comte Almaviva. Pendant la Révolution, il négligea de racheter sa vie passée. Il n'eut point l'honneur de combattre, on ne lui fit point l'honneur de le guillotiner. Il prit une sorte de bonnet rouge, cacha
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sous une carmagnole un peu d'argent sauvé, et sut s'aplatir assez pour qu'on l'oubliât. Ce gentilhomme méritait d'être démocrate. On le vit dans les salons de Barras. Plus tard, il devint chambellan et je ne sais quoi encore, chevalier d'honneur de je ne sais quelle reine. Vers le temps de la catastrophe, un peu auparavant, il se fit prendre, conspiraillant avec quelques benêts blancs et rouges, les uns à peu près honnêtes, les autres tout à fait fripons. Dans cette belle compagnie il tenait le milieu. Un brin de prison lui permit de se proclamer martyr. A ses anciens défauts, il ajoutait la morgue aristocratique la plus intolérable et la jactance d'un victorieux. Le triple sot se croyant le restaurateur de la monarchie et de la religion, prétendait ne pas se gêner envers ses deux obligées. Il possédait toujours son même clan de conspirateurs variés et avariés qui le grugeaient et se moquaient de lui. Les Giboyers n'y manquaient pas : blancs, rouges, changeant de couleur à volonté ou portant les deux couleurs à la fois. Il comptait sur ces athlètes pour se hisser au ministère et appliquer enfin ses idées de gouvernement... Un mélange, , une pâtée, un detritus de toutes les doctrines que l'ignorance, la suffisance et la peur avaient introduites dans ce cerveau où rien n'entrait entier et ne tenait debout. Aristocrate et démocrate ; voltairien de cœur, chrétien de drapeau; au fond, un intrigant et un fat; mais par-dessus tout, un sot. Quelque bonheur de répartie, aidé d'un masque goguenard, le faisait passer pour un Talleyrand méconnu, et il en était fier... Un sot, je le répète, admirateur de Pigault-Lebrun et champion des libertés de l'Église gallicane. 11 nous faisait horreur. C'était le moindre de ses soucis ; mais nous ne
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lui cachions pas que nous le trouvions en même temps très-ridicule, et il en éprouvait une douleur qui. nous vengeait, hélas ! sans le convertir. Lorsqu'il vit les principes romains dominer enfin dans la presse religieuse et dans la presse royaliste, les dernières apparences de la raison parurent s'éteindre en lui. Il mourut assisté de Giboyer, devenu son commensal, méditant un mémoire pour persuader au pape d'excommunier Déodat. Il détestait Déodat, qui le mettait décidément à la porte.
COUTURIER. — Eh ! mais, de tout ce que vous venez de dire, il résulte que nous n'avons pas si mal touché notre marquis d'Auberive.
LE MARQUIS. — Pardonnez-moi ; votre marquis d'Auberive est un plagiat, une caricature et surtout une calomnie. Plagiat : c'est Figaro, mais cette fois tout craché. Caricature : un marquis de soixante-dix ans et de quatre-vingt mille livres de rente ne peut pas perdre la forme d'un gentilhomme : votre marquis se trémousse comme un valet de comédie et parle exactement la langue de Giboyer. Calomnie : vous donnez pour type d'une classe actuellement vivante, une figure qui a depuis longtemps disparu de cette classe-là et qui n'en fut jamais le type. Les corrompus de l'ancien régime ont été amplement punis du crime, d'ailleurs trèsgrand, d'avoir abandonné la loi de Dieu et la loi de leur ordre. Vous savez sous quelles mains tombèrent leurs têtes et dans quelles poches passèrent leurs biens ; vous savez aussi quelle était la supériorité morale de Robespierre et de Fouquier-Tinville sur Almaviva. Ceux qui échappèrent et qui ne se convertirent point n'ont pas laissé de descendants. Il y a vingt ans que j'ai vu mourir le dernier, plus qu'à demi des vôtres.
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D'AIGREMONT. — Observez, monsieur Gibaugier, que le marquis d'Auberive, dont vous prétendez nous faire présent, est résolùment à vous. Il passe à la démocratie avec armes et bagages, et déshérite son sang pour enrichir le petit-fils de Giboyer.
COUTURIER. — Non, le marquis n'est pas démocrate pour cela. Il montre simplement encore une fois qu'il est le vrai père de Fernande.
LE MARQUIS. — Ah ! parlons de ce dada !
COUTURIER. — Mais certainement. Cette allusion, multipliée dans la pièce, y court comme un fil d'or par lequel l'aimable Fernande est sans cesse rattachée à une illustre origine. Le fil reparaît toujours avec une jovialité plus hardie. Les esprits chagrins, les cléricaux, tranchons le mot, les hypocrites, affectent là-dessus de fausses pudeurs. Ils se détournent comme Tartufe devant les naïves épaules de Dorine. Ils disent que le cynique n'est pas comique , et que le rappel incessant de la mère adultère et défunte fait planer autour de la fille quelque chose de lugubre et de malpropre ! Messieurs les prudes, mettez-vous au libre pas de la muse démocratique. Sa prétendue indécence amuse beaucoup le parterre. Il y a un roulement de rire toutes les fois que le marquis montre le bonnet de Georges Dandin sur le front oratoire du bourgeois Maréchal.
D'AIGREMONT. — Joli métier, mons Gibaugier, que celui de moraliste dramatique et démocratique !
COUTURIER. — Sachez, monsieur, que le moraliste purifie tout ce qu'il touche. Nous y allons rondement, nous autres. Assurés de la pureté de nos intentions, nous regardons à plein œil, nous parlons à pleine voix. Nous vous laissons les regards indécis, les désirs
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craintifs, les chastes vœux, et (lisant) « cette sensualité « mystique qui est le dévergondage de la vertu 1. » LE MARQUIS. — L'auteur de Giboyer a sa mystique, nous en pourrons parler; mais assurément ce n'est point celle des chastes. La phrase que vous venez de lui emprunter me ramène à son style, qui est des plus grossiers, principalement dans les deux rôles où la convenance du langage serait indispensable. Le marquis est un vieux drôle qui tourne à la démocratie, la baronne une aventurière, soit ! Mais puisqu'ils sont les chefs du parti légitimiste et catholique, il faut au moins que ce drôle et cette aventurière parlent la langue du pays. Autrement, quel crédit pourraient-ils obtenir? Sans l'exquise correction de la tenue, la baronne est particulièrement impossible. On passe au poëte dramatique toutes les invraisemblances matérielles ; votre auteur les a accumulées, je n'en dis rien. Mais la vraisemblance des personnes et des caractères est la première loi de l'art : elle est ici violée absurdement. Avec sa nauséabonde manie de mauvais sujet septuagénaire, votre marquis n'est pas un vieillard, n'est pas un gentilhomme ; c'est Figaro crotté. Il dit des gravelures à son domestique, à la baronne, à lui-même. Le souvenir des faux pas de la première Mm0 Maréchal ne peut lui suffire ; il se moque de sa propre femme, morte aussi, et cela pour l'amusement de son valet de chambre 1 ! Parfait exemple de médiocre esprit très-mal placé. Il dit à son neveu, en lui montrant Fernande : « C'est la plus
1 Acte I, scène n.
2 « Apprenez, Monsieur Dubois, que quand on a eu le malheur de « perdre un ange comme Mmc la marquise d'Auberive, on n'a pas la c moindre envie d'en épouser un second. — Verse-moi à boire. » (Acte I, scène 1.).
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belle personne que je connaisse... je m'en vante 1 » Gentillesse empruntée directement à Figaro. Giboyer peut se permettre ces hoquets de mauvaise littérature ; mais un gentilhomme, un chef de parti ! Le marquis annonçant à la baronne qu'il a trouvé le second exemplaire de Déodat, dont il va faire le rédacteur en chef de son journal, le définit : « Un g as qui larderait son propre « père d'épigrammes moyennant une modique rétribu« tion, et le mangerait à la croque-au-sel pour cinq francs « de plus. » Si vous admettez comme un trait de caractère que sa rage imbécile de faire de l'esprit le porte à se vilipender lui-même dans les gens qu'il emploie, il saurait du moins prendre la langue des hommes bien élevés. Cette langue que vous ignorez a plus de hauteur que la vôtre et n'a pas moins d'énergie. La remarque s'applique davantage encore au langage de la baronne. Cette grande dame dévote, l'oracle du grand monde, a le propos leste d'une soubrette. La longue scène du premier acte avec le marquis est une escarmouche entre Frontin et Marton. Ce qui se dit de part et d'autre est également hors de caractère. On met bas le masque, on se méprise à cœur ouvert, on fait pacte en francs picaros. Je nie qu'une femme, même une intrigante, à moins d'être authentiquée, voulût entendre la moitié des grossièretés que celle-ci se laisse dire. Le marquis lui fait compliment de ses yeux : « C'est bon pour « vous, mécréant, de faire attention à ces choses-là. » Je suis étonné qu'elle ne l'appelle point vieux fripon. Elle le met sur le compte de la première Mme Maréchal, oÙ le monde entier doit savoir qu'il radote, et il ne manque pas de se répandre. Il y a d'autres propos galants, comme celui-ci : « C'est un sot que vous voulez
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« pour mari. — Parce que? » Et : « Vous faites de moi « tout ce que vous voulez. — Ah ! baronne, comme je « vous prendrais au mot si j'avais seulement soixante « ans. » De l'infection pure !
LE COMTE. — Et la scène du troisième acte, où la baronne s'applique à enflammer le jeune comte d'Outreville en lui faisant rattacher son bracelet !.... Et si vous aviez vu le jeu !
LE MARQUIS, — Je l'imagine. Je sais de quoi sont capables les actrices qui jouent les rôles de dévotes. En général, elles y excellent par le contre-sens ; mais c'est ce qu'il faut pour enlever le public. Tartufe avec une mine d'honnête homme dérouterait le parterre. Le comédien prendrait moitié plus de peine pour n'avoir ni tant de plaisir personnel ni tant de succès.
D'AIGREMONT. — Molière voulait qu'on jouât Tartufe en habit laïque ; les comédiens l'affublent d'un costume demi-ecclésiastique. Ils savent bien ce qu'ils font.
LE MARQUIS. — Faites attention à la mystique du théâtre. Le théâtre n'est pas un art ni une carrière comme les autres. On y trouve des applaudissements, de l'argent, de la renommée; tout cela n'est pas la gloire, encore moins l'honneur. Dans le vrai, la tribu comique est une tribu de bannis. Sur la petite porte de derrière, par où entrent les acteurs, il y a l'inscription de l'enfer : Lasciate 1 perdez l'espérance de sortir, perdez l'espérance d'arracher jamais de dessus votre chair le fard de l'histrion ! De l'autre côté de la rampe commence l'inaccessible. Là où tout le monde entre de plain-pied, le comédien ne pénétrera plus. On courtisera son opulence, on rendra justice à ses qualités privées; il y aura toujours cela, toujours une tache de ce
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fard. L'un des acteurs de Giboyer brame après la croix d'honneur. Son ambition parait modeste. Il est vieux, honnête en son particulier, professeur de déclamation, auteur de diverses rimes décentes : il ne peut cependant cueillir ce coquelicot qu'il voit fleurir, comme le « lis » démocratique, jusque sur ses moindres fournisseurs. Le jour où un comédien, fût-il dix fois galant homme, attachera la croix d'honneur au gilet de Scapin, le grand chancelier pourra faire ses paquets, l'institution sera morte. Bannis, vous dis-je , bannis à perpétuité ! Or, de même que le caractère de l'exilé est de soupirer après la patrie, celui du banni est de la haïr. Il y veut rentrer, mais en triomphateur. L'exilé, chassé par la force et souvent par l'injustice, se laisse pardonner ; le banni, qui s'est éloigné de libre choix, ne pardonne pas. Il en veut à l'ordre dont il s'est séparé. Il aime à lui lancer le sarcasme , à le diffamer dans la représentation des conditions et des caractères qui en constituent davantage la vigueur, et d'où son propre personnage est plus irréparablement écarté. C'est peut-être pourquoi les rôles de chenapans hardis sont si abondants et si variés dans le théâtre moderne, depuis Figaro ; ils excitent davantage la verve des comédiens, et par suite, ils servent mieux la fortune du théâtre. Après ces Giboyer et ces Marion qui trépignent les sommités sociales, les rôles assurés de trouver des interprètes mordants sont ceux de grands seigneurs pervers, de gros bourgeois stupides, d'honnêtes gens niais, de grandes dames hypocrites et corrompues. Dans ce dernier caractère les actrices les plus bornées déploient un art surprenant. Elles mordent, elles brùlent, elles ont des cafarderies et des audaces qui font pâmer le parterre. Croyez que plus d'une, inté-
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rieurement, ne se contente pas de savourer sa gloire et rend hommage à sa vertu. Elle se dit : Je vaux mieux que ces femmes, je suis franche ; j'ai mon âme sur le visage, moi!... Cela doit se faire très-bien au ThéâtreFrançais, mais je suis persuadé que cela ne se fait pas très-mal au théâtre de Périgueux.
LE COMTE. — Entendons-nous, mon oncle. Très-bien pour le parterre, oui. Un grognement de contentement bestial bruit sans cesse dans cette masse, éclate en acclamations, se monte jusqu'au délire. C'est curieux et hideux. On voit là, sur certaines faces, le plus complet épanouissement de la plus mauvaise bêtise humaine. Au supplice des vierges martyres il y avait certainement de ces figures ineptes, cruelles et amusées. Mais que l'actrice représente, même de loin, le personnage qu'elle dit être, une femme du monde élevé, je le nie.
LE MARQUIS. — Parbleu, où aurait-elle rencontré le modèle ? Il y a plus que la rivière entre le noble salon de la comtesse Swetchine et le Théâtre-Français. Les dames du Théâtre-Français étudient les femmes du faubourg Saint-Germain dans les peintures qu'en font leurs écrivains à elles, qui ne passent guère les ponts.
LE COMTE. — A la bonne heure ! L'habillement, la voix, l'attitude, n'y sont pas plus que le langage, les pensées et les mœurs ; c'est à peine une singerie.
D'AIGREMONT. — La scène du premier acte est jouée comme elle est écrite. Un dialogue entre un académicien et une muse qui postule le prix de vertu. Quant à la scène du bracelet...
LE COMTE. — Elle est indescriptible. Je ne connais point de jeune niais, même élève de M. de Sainte-Agathe qui se voulût laisser épouser après de telles manœuvres.
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L'excès de moralité que l'auteur attribue au comte d'Outreville est sans doute humiliant pour ce gentilhomme. Avoir gardé jusqu'à vingt-huit ans « la sainte ignorance du mal, » cela surcharge désastreusement sa triste et honteuse condition de fils légitime. Il y perd Fernande Maréchal ; c'est bien fait. Mais pour que cette double infirmité l'expose encore au malheur d'épouser la baronne, l'actrice en fait trop. Il doit voir clair, ou c'est un idiot incurable ; et alors sa sottise ne prouve rien en faveur du fils de la plieuse. Quand j'entendais dans l'atmosphère empoisonnée de ces impudicités et de ces rires, murmurer le nom de la comtesse Swetchine, j'éprouvais un frémissement d'indignation, et j'ai peine à me pardonner d'avoir été patient. L'outrage est pour nous, puisque nous le subissons.
LE MARQUIS. — Cher enfant, heureux ceux qui ne sont ni parmi les bourreaux, ni du cortége des bourreaux, ni de Timmense foule des indifférents, et qui, ne pouvant plus combatre, se découvrent devant les victimes lorsqu'elles passent escortées de huées ! Détestons l'impiété de cette populace menée par des histrions. Dans le moment même qu'elle nous écrase, nous pouvons encore lui arracher son plus cher triomphe, en rendant hommage aux vertus qu'elle injurie. Sophie Swetchine, si bonne, si savante, si humble, si pieuse envers Dieu et envers les pauvres, si douce à l'erreur, si justement vénérée ! Plusieurs d'entre nous, lui reprochaient trop de clémence pour quelques idées nouvelles , trop de bonnes . œuvres pour les dernières heures de sa vieillesse épuisée. Elle souriait, et on lui voyait de jour en jour plus de sainte sévérité pour elle-même, plus de sainte douceur pour autrui. Quand je la rencontrais le matin, se
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traînant sur le chemin de l'église, quelquefois je lui offrais le bras, quelquefois je me contentais de la suivre avec respect ; il me semblait que son passage établissait dans la rue un courant d'air pur. Je voyais qu'elle allait mourir. Si j'avais pensé qu'un homme de lettres, même des derniers, dût venir chercher dans cette noble existence un motif de caricature infamante à faire exploiter par les comédiens, j'aurais cru entendre les reproches de ma vieille amie, et je lui aurais demandé pardon de pousser à ce point d'injure le mépris du temps présent.
COUTURIER. — Monsieur le Marquis, parlons sérieusement. Mon auteur a ses défauts ; mais je ne crois pas qu'on puisse l'accuser d'avoir voulu outrager la sainte femme dont vous parlez.
LE MARQUIS. — Toute la pièce n'est qu'un outrage! COUTURIER. — Suit. Mais celui-ci serait trop absurde. Vous savez d'ailleurs qu'il se défend d'avoir fait des personnalités. Il n'en avoue qu'une. C'est un bon sentiment, et il faut le croire.
LE MARQUIS. — Quel que soit son sentiment, je ne l'excuse pas lorsqu'il s'accuse, et lorsqu'il s'excuse, je ne le crois pas. Son apologie sur ce point est piètre, autant dans la forme que dans le fond. Il n'a voulu, dit-il, insulter ni M. Guizot, ni MME Swetchine, ni personne, sauf le seul Déodat. Par malheur, c'est une phrase de M. Guizot, protestant, qui sert de thème à tout l'épisode du discours politique confié par les cléricaux au protestant d'Aigremont. Par un autre malheur, il a donné à son intrigante le nom, la qualité d'étrangère et la position particulière et spéciale de MMC Swetchine. Tout le monde sait que le salon de la comtesse russe Sophie Swetchine fut longtemps le principal salon
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catholique du faubourg Saint-Germain. Votre auteur était-il seul à ignorer cela? Le public a tout de suite prononcé le nom de Mme Swetchine comme celui de M. Guizot. Pour ce qui regarde M. Guizot, votre auteur en est bien marri. Il s'épuise en dénégations qui ne relèvent guère le caractère de son attaque, et qu'il a le crève-cœur de ne point voir agréer. Pour ce qui regarde Sophie Swetchine, qui est morte, je ne sais s'il se fait vraiment l'honneur d'éprouver un regret. Il prétend connaître parfaitement les droits et les devoirs de la comédie. « Elle doit, dit-il, le respect aux personnes, mais elle a le droit sur les choses. » Est-il capable de croire que le nom, la qualité et ce que je puis appeler la fonction distinctive de Sophie Swetchine, sont des choses, et la personne de Déodat une chose aussi ? Ces défaites annoncent une âme humiliée, je ne dis pas troublée. Le poëte n'a point réussi comme il l'avait rêvé ; ses victimes demeurent plus honorées que lui. Mais l'embarras visible qu'il éprouve les venge sans le justifier. Il reste l'auteur flagellé par la conscience publique dune grossièreté mémorable entre toutes celles de la muse moderne, si coutumière du fait.
COUTURIER. — Vous êtes implacable. Je sens en vous l'esprit du funeste Déodat, qui, dans sa vie heureusement terminée, mais trop longue, fit tant de mal aux bonnes doctrines par sa rage de les soutenir intégralement. Voyons, ne m'accordez-vous rien? Reprochezvous aussi à notre auteur le portrait de Déodat?
LE MARQUIS. — Oh! sur le portrait de Déodat, je suis du sentiment de Déodat lui-même : il est content.
D'AiGREMONT. — Il n'a pas tort. Comment l'Auteur aurait-il pu mieux le flatter ? Premièrement, ce nom de
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Déodat, A Deo datus. L'Écriture nous apprend que dans la troisième guerre de David contre les Philistins, Adeodat, fils de la Forêt, béthléémite d'origine, tua Goliath de Geth, frère du Goliath qu'avait tué David. Secondement, « la manière de Déodat consiste à rouler « le libre penseur, à tomber le philosophe, en un mot « à tirer le bâton devant l'arche. » Cela est du style de Giboyer. Mais enfin, Percussit Adeodatus Goliath Gethœi; l'Écriture ne blâme point cette action. Et quant à « tirer la canne et le bâton devant l'arche, » le poëte ne saurait condamner cet exercice, lui qui s'y livre avec tant de zèle devant le char de l'État. Tout au plus peut-il trouver que Déodat fut un sot de se mettre à bâtonner sans protection des gens qui pouvaient l'écraser et qui l'ont fait. Notre poëte a perfectionné la méthode : il a pour lui les sergents, il ne se prend qu'aux inoffensifs et aux emmenotés ; du maigre métier de Déodat, il sait tirer des rentes. Néanmoins s'il a beaucoup amélioré le rendement, il a bien gâté la manière ; j'entends celle de Déodat. C'est, dit-il, « un mélange de Bourdaloue et . de Turlupin. » la louange est forte ! Déodat rendait compte de la scène politique : il ne pouvait pas faire uniquement du Bourdaloue devant un spectacle qui requérait souvent une 'forte dose de Turlupin. Mmc de Sévigné ne s'envolait sur la trace de Bossuet que quand il était question de Turenne. Combien de rencontres où le Turlupin seul est de mise ! Serait-il décent de parler de Giboyer en style de Bourdaloue? Il faut donc les deux genres, et varier suivant les sujets. Si Déodat les avait su réunir, ce serait un maître ouvrier. Il ne le dit point de lui-même et se loue seulement de l'instinct qui lui a fait tenter l'entreprise. Pour votre auteur, il n'y est pas!
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Il veut glorifier la démocratie,^placer dans leur lustre et dans leur ciel les immortels principes de 89, obscurcis par les vapeurs noires du passé ; voilà une matière d'éloquence : j'attends Bourdaloue, je n'entends que Turlupin. Et encore, la turlupinade peut avoir une forme littéraire; c'est encore l'ironie, c'est encore le sifflet. La giboyade est la voie de fait du mercenaire. Supposez maintenant autour du mercenaire un renfort de police ou de canaille qui le mette à couvert de tout, jusqu'à imposer silence aux spectateurs indignés... Que pensez-vous de ce métier-là ?
LE MARQUIS. — De sorte, monsieur Gibaugier, que votre auteur, ne voulant diffamer qu'un seul homme, — un seul, pas davantage, — s'y est pris de façon que ce seul homme qu'il a voulu diffamer, est précisément le seul adversaire à qui sa pensée rende un hommage légitime, jusque dans l'injure dont il prétend l'accabler. Il calomnie sans réserve et sans mesure le voltairianisme brut dans la personne de Maréchal ; le voltairianisme cultivé dans la personne du marquis d'Auberive ; l'aristocratie dans la personne du comte d'Outreville ; le grand monde chrétien dans la personne de la baronne Pfeffers ; le grand monde bourgeois dans la personne de Mmc Maréchal défunte et dans celle de Mme Maréchal vivante; le monde parlementaire dans la personne de Maréchal et dans celle de Couturier ; la démocratie enfin dans la personne du grand Giboyer, qui n'est après tout qu'un chenapan, dans celle du petit Giboyer, qui ne sera jamais qu'un cuistre, dans celle de Fernande Maréchal, qui est déjà une dessalée ; que dirai-je? Il n'épargne pas même la livrée, cet uniforme de l'égalité future, et le domestique du marquis, un cer-
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tain Dubois, paraît juste le temps qu'il faut pour montrer le profil d'un cafard. Mais Déodat, il l'honore en fait, et surtout par comparaison. Ce portrait ennemi est la seule figure dans tout le poëme qui représente à peu près un honnête homme. Regardez bien.
COUTURIER. — Eh! je le vois trop! Je crois au moins pouvoir assurer que ce n'est pas fait exprès.
D'AIGREMONT. — C'est pourquoi nul honneur n'en revient au peintre, et il reste avec le ridicule remords d'avoir manqué une mauvaise action.
COUTURIER. — Oh ! une mauvaise action ! D'AIGREMONT. — Traduire un particulier sur le théâtre, attaquer son caractère, mettre en doute ses convictions, le livrer sans défense possible aux jugements d'une foule incapable de désenvenimer l'injure, j'appelle cela une mauvaise action.
COUTURIER. — Ah çà, monsieur d'Aigremont,
De tous les animaux l'homme a le plus de pente
A se porter dedans l'excès.
L'honneur de Déodat est-il votre turlutaine ?
D'AIGREMONT. — Un peu. Je dis que quelques journalistes comme était Déodat, pleins d'honneur et parlant à bouche ouverte, disséminés dans les journaux, pourraient rendre à la presse une certaine saveur franche que toutes les œuvres de tous les Giboyers de la démocratie et du théâtre ne compenseront jamais. Insultez cet homme, livrez-le aux huées du parterre : on lui a fait un honneur que vous n'effacerez point. Son nom, est le synonyme de liberté de la presse. Lorsqu'il a été renversé, la liberté de la presse a subi une éclipse ; elle ne reparaîtra que s'il se relève. Il peut se consoler
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de vos outrages, en regardant sa main mutilée et liée.
COUTURIER. — Qu'elle reste ainsi pour l'accroissement de la concorde civile et religieuse ! Nous jouirons d'un calme charmant, pourvu que « cet insulteur » ne puisse plus irriter nos seigneurs les journalistes et les vaudevillistes. Voyez comme ils respectent les croyances catholiques, depuis que Déodat ne les défend plus.
D'AIGREMONT. — Très-bien, vous voilà d'accord avec bon nombre d'excellents chrétiens qui de tous côtés reprochaient à Déodat de n'être pas assez hostile au pouvoir établi. Si votre auteur lisait les écrits polémiques de ses confrères de l'Académie... il en est jusqu'à cinq que je pourrais nommer, — sa surprise serait grande de voir que des chrétiens, des gentilshommes, et plus encore, ont poussé la passion jusqu'à invectiver contre Déodat dans le propre style de Giboyer. Il peut espérer que ces adversaires , craindront de vous imiter après vous avoir devancés.
COUTURIER. — Bah ! bah ! Déodat ne sera jamais assez mort ! Lorsque l'on aura d'un commun effort avili son nom, alors la politesse deviendra la IoL des écrivains. Voyez déjà comme mon auteur et un autre académieÍen s'étant pris aux lauriers à propos de Giboyer, se gourment délicatement : Chenille truffée l dit l'un ; Chien ingrat! dit l'autre. Voilà de l'atticisme! Ramenons tout à ce ton de bonne compagnie. Mais pour en venir à bout, tous les saints de l'Académie doivent s'entendre avec leur confrère Giboyer. Point de trêve, et détruisons Déodat !
LE MARQUIS. — « Toutes les représailles sont légi« times contre cet insulteur. » Ah ! pauvre et imprudent
' M. Laprade.
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Déodat, de s'être si souvent pris à Tartufe libéral ! PaulLouis Courier se disait à lui-même, probablement sans le croire : Paul-Louis, les cagots te tueront ! Il a été tué par un Antinoüs d'écurie qui méprisait fort les commandements de Dieu et ceux de l'Église. Moi, je disais à Déodat : Les cagots de la libre pensée te bâillonneront ; ils t'empêcheront de dire que la terre tourne, et ils t'accuseront de persécuter Galilée.
D'AIGREMONT. — Je ne crois pas cependant que l'auteur de Giboyer ait cédé à un ressentiment personnel. Il eût été plus modéré. C'est comme vengeur de la foisonnante espèce giboyère qu'il s'est cru tout permis. A ce titre, je l'avoue, il avait de longues représailles à exercer. Déodat a rencontré souvent ses clients et les a malmenés partout. Les Giboyers sont parents de Tartufe, et Tartufe est un des ancêtres de la démocratie. Quand le temps est calme et que Giboyer ne peut gagner « son tabac » en aboyant au chrétien, que faitil ? Il change sa blague contre un chapelet, s'introduit chez Orgon, le trompe et le pille. Vingt Giboyers, parfaits démocrates, ont volé leur orthographe, leur latin et leur hébreu dans les séminaires. Avant de se placer où chacun les voit, ils ont fait des journaux orléanistes, des journaux légitimistes, quelques-uns même des journaux religieux. Giboyer nous dit que la République a refusé ses services ; c'est qu'il ne veut pas « larder d'épigrammes sa propre mère. » Il la sert toujours; mais lui-même aime mieux la servir chez l'ennemi.
Outre l'avantage du gain, il y trouve son honneur à lui, l'honneur de trahir. Boutonné dans un habit d'emprunt, il exhale davantage à son propre odorat cette essence d'infection qui le distingue du commun des êtres
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corrompus. Sa turlutaine est d'insulter les gens dont il a pa. surprendre la pitié. Destiné à finir dans un hôpital, il calomniera les Sœurs, et s'il peut, avant d'expirer, incendier la maison avec le feu de son brûle-gueule, il mourra content. Déodat avait un flair pour deviner ces maheutres. Il les a beaucoup pourchassés; ils l'ont beaucoup haï. L'auteur n'a pas négligé ce trait du modèle. Son Giboyer, si large sur tous les emplois de l'intelligence, montre de l'aversion pour l'homme sincère qu'il doit remplacer. La copie est exacte, mais hors de propos. Sans doute le vrai Giboyer doit haïr Déodat ; mais le Giboyer héroïque ne doit pas le dire : ce trait de canaille, haïssant pour de bon l'honnête homme, ne permet plus au poète de se tromper sur son gredin.
COUTURIER. — Tarare !
D'AJGREMONT. — L'instinct démocratique, si fort dans la littérature inférieure, l'espoir d'un succès, la certitude d'un grand tapage, tout cela, joint à l'ignorance absolue du vrai monde, explique parfaitement ce que nous avons ici. Cette pièce est une espèce de monstre sans queue ni tête, que son propre père luimême ne sait comment nommer ; mais un monstre grondant, hurlant, roulant, plein de passion absurde, et qui menace enfin de faire assez de dégât pour effrayer même des yeux qui ne le peuvent d'ailleurs contempler sans mépris. Certains esprits n'ont qu'une force pour ainsi dire musculaire, suffisante à ces sortes d'œuvres. Courts et violents, on les lance ; lancés, ils deviennent furieux avant même d'avoir reçu des coups. Le taureau se rue, se butte et mugit.
LE MARQuis. — L'on a connu des bœufs qui avaient conservé ce caractère.
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COUTURIER. — Messieurs, il vous échappe des aveux. Remarquez d'abord comme vous prenez la thèse de l'astuce cléricale, qui fait courir toutes sortes de mauvais bruits pour polluer l'innocence de notre ouvrage ; voyez comme vous voulez changer les situations. Vous êtes les agresseurs, et vous vous posez en victimes. Écoutez là-dessus les plaintes de l'auteur; elles sont touchantes, quoiqu'en très-petit français. Car, je l'avoue, ce n'est pas par le français que nous brillons.
LE MARQUIS. — Lisez-nous cela.
COUTURIER, lisant. — « Par quelle adresse cléricale « soulève-t-on contre ma comédie la colère de partis « auxquels elle ne touche pas ? Par quelle falsification de « mes paroles arrive-t-on à feindre de croire... »
LE MARQUIS. — Oh !
COUTURIER. — Quoi, oh?
LE MARQUIS. — Feindre de croire!
COUTURIER. — Oui... « Arrive-t-on à feindre de croire
« que j'attaque les gouvernements tombés? »
D'AIGREMONT. — Ah ! noirceur cléricale !
COUTURIER. — Je continue : « Certes, c'est une tactique « adroite de susciter contre moi un sentiment chevale-
« resque qui a un écho dans tous les cœurs hon« nêtes... »
LE MARQUIS. — Hum !
COUTURIER. — Je continue : « Mais où sont-ils les
« ennemis que je frappe à terre ? Je les vois debout à « toutes les tribunes... »
LE MARQUIS. — Vous improvisez.
COUTURIER. — Je lis : « A toutes les tribunes (sic). <( Ils sont en train d'escalader le char de triomphe. Et « quand j'ose, moi chétif, les tirer par la jambe... »
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LE COMTE. — Cela fait image.
COUTURIER. — « Ils se retournent en criant : Respect
« aux vaincus ! En vérité, c'est trop plaisant. »
D'AIGREMONT. — Moi, je trouve cela trop triste. Après cette protestation et ce prosternement, on ne peut « feindre de croire » que l'auteur soit dans la moindre disposition de soutenir le combat contre n'importe quel adversaire en mesure de parler. Il s'est permis de les I( tirer par la jambe, » mais pour rire ! Le seul adversaire qu'il attaque sérieusement c'est Déodat, enterré. — Ensuite ?
CouTURlEB. — Ensuite, remarquez un côté touchant du vieux Auberive, et l'hommage indirect qui est rendu il l'aristocratie. Le marquis semble un scélérat achevé. Il est sceptique, insolent, cynique : mais il a une turlutaine délicieuse, l'amour paternel ! Il aime sa fille, Fernande Maréchal, et tout ce qu'il fait n'est au fond que pour lui léguer honnêtement son bien. Fernande, quoi que vous en disiez, est charmante, ce qui prouve encore la largeur de nos sentiments. Si dans la personne du comte d'Outreville, nous abimons les enfants légitimes de l'aristocratie, dans la personne angélique de Fernande, nous relevons ses bâtards. Hé ! messieurs, nous ne sommes pas si difficiles ! Une origine un peu irrégulière, une éducation purgée de tout préjugé chrétien, nous n'exigeons pas davantage, et nous reconnaissons qu'on peut n'ètre plus idiot quoique fils des Croisés. Faites attention que par son mariage avec le fils de Giboyer, la fille du marquis d'Auberive entre pleinement dans la démocratie : ainsi le vieil aristocrate devient le grand-père du type démocratique intégral et pur qui naîtra de cette union fortunée. La vraie démocratie sera donc la
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petite-fille légitime du marquis d'Auberive et de Giboyer.
LE MARQUIS. — Deux fumiers pour engraisser ce lis. Qu'il sera beau ! C'est la vraie mystique de la démocratie, que je me proposais de vous déduire ; ma besogne est faite. Achevez de venger votre auteur.
COUTURIER. — Ce sera trop aisé. Vous lui reprochez le goût des réhabilitations impossibles. Premièrement, c'est le goût du public lui-même, et il le faut contenter. Secondement, cela est très-bon au point de vue de la démocratie. La démocratie est une chose sérieuse parce qu'elle est une théologie. Cette théologie fait de l'homme un dieu, en affranchissant son âme. Elle lui promet, elle lui donnera l'absolution universelle de tout ce qui passa jadis pour contraire à la règle, au devoir, à l'honneur. Voilà le sens des réhabilitations démocratiques. Les catholiques aussi aiment à réhabiliter, mais qu'ils s'y prennent sottement ! Ils réhabilitent des institutions ou des personnes endommagées par l'histoire. Paperasses ! Nous autres , nous réhabilitons des types et des bandes ; nous établissons une pompe aspirante qui fait monter dans le ciel tout l'ancien égoût. Voilà une besogne salutaire et véritablement suivant l'esprit de 89 ! Ces réhabilitations prétendues impossibles, sont très-accueillies. Giboyer bâtard et Giboyer truand traînent en triomphe à leur suite, l'un le préjugé Outreville, l'autre le préjugé Déodat. Le bâtard empoche l'héritage de l'héritier légitime, le truand mercenaire emporte la palme du loyal combattant. Quand vous dites que mon poëte n'a pas d'esprit...
LE MARQUIS. — Oh ! l'esprit de 89, il en est plein. COUTURIER. — Il en a un autre : celui de renoncer à vouloir voler contre le vent. Vous lui demandez de
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la vieille morale, n'est-ce pas? Il en pouvait faire, il en a fait, dans l'ancien genre, avec l'ancien esprit. Cela s'appelle l'Aventurière. C'est une femme de théâtre dont la tw,lutaine est de rentrer dans la vertu en épousant un vieillard follement épris. Son désir est trèssincère. Cependant le fils du vieillard vient à se montrer; il est encore jeune et la Giboyère ne veut plus ètre vertueuse qu'avec ce beau garçon. Le fils, sans se trouver tout à fait insensible à la pureté d'une pareille flamme, comprend ce qu'il doit à son père, chasse l'infante et rétablit l'ordre dans la maison. Il y a de la vivacité, un certain parfum de langue, une touche de poésie, un fond de comédie, et enfin pas trop de morale, puisque le père est complètement avili devant sa famille. Mais comme après tout c'est la vieille vertu qui triomphe du vice intéressant, le succès n'a été qu'ordinaire ; une cinquantaine de représentations, et plus rien. Voilà ce qu'on fait avec votre vieille vertu : quelques milliers de francs. Laissez-nous donc tranquille ! La Bruyère disait de Corneille : Il ne juge de la bonté de sa pièce que par l'argent qui lui en revient.
D'AIGREMONT. — Par modestie... Le grand Corneille croyait le publi.c meilleur juge que lui-même, et il disait : La pièce rapporte de l'argent, parce qu'elle est bonne.
COUTURIER. — On a cela de commun avec le grand Corneille... en changeant un peu; et l'on dit : La pièce est bonne, parce qu'elle rapporte de l'argent.
LE MARQUIS. — Esprit de 89.
COUTURIER. — C'est le vrai. Il règne, il rend !
LE MARQUIS. — Continuez. Nous serons tout à l'heure battus.
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COUTURIER. — Que dites-vous encore, que la pioce n'a ni queue ni tête, que l'auteur même n'a su quel nom lui donner ?
D'AIGREMONT. — Oui, j'ai dit cela. J'ajoute que j'ai bien ri des efforts de l'auteur dans sa préface, pour expliquer ce qu'il a voulu faire. Après avoir pataugé sur social et politique ; après avoir dit, en son langage, que sa pièce non politique devait s'appeler les Cléricaux, si ce vocable politique était de mise au théâtre, il découvre enfin son sujet : « L'antagonisme du principe « ancien et du principe moderne, voilà donc tout le sujet « de ma pièce. Je défie qu'on y trouve un mot excédant « cette question. » Et moi, je le défie de montrer dans la pièce un mot qui touche à cette question ; je le défie surtout d'y montrer ni principe ancien ni principe moderne, ni trace d'un antagonisme quelconque contre la démocratie. Je n'y vois que des sots et des chenapans qui. sont parfaitement d'accord pour faire triompher cette fille de Giboyer. Où est la lutte, où est la contradiction, où est l'obstacle? Dans cette pièce sociale, pas une ombre des forces que la société oppose encore à l'envahissement du giboyérisme. Enlevez ces misérables masques, et contemplez les vrais personnages. A la place du marquis d'Auberive, vous avez Noailles ou Luynes, ou des Cars, ou le gentilhomme fermier qui habite sa terre, assiste ses voisins pauvres, élève ses fils pour le service public, introduit les améliorations agricoles, conserve intacts son vieux nom et sa vieille demeure. A la place du comte d'Outreville, vous avez le rejeton de noble souche qui a pris l'uniforme et maintient pour sa part les traditions du vieil honneur sous le jeune drapeau ; vous avez le confrère de saint Vin-
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cent de Paul, qui se tient à l'écart des fortunes du temps, mais non pas de ses misères, et qui étudie de plus près que vous le secret de les diminuer ; vous avez enfin le zouave pontifical, le soldat de Castelfidardo, c'est-à-dire l'ombre dernière de la chevalerie ancienne, l'annonce de la chevalerie moderne, si les temps modernes sont destinés à voir quelque chose de si beau. Quelle figure ferait près d'eux le petit Giboyer, le fils de la plieuse, valet de plume de M. Maréchal, et lecteur de madame son épouse ? Et Maréchal, et Couturier, et d'Aigremont, quels noms portent-ils dans le monde ? Ils se nomment Guizot, Broglie, Berryer, Montalembert, Ségur d'Aguesseau. Pas un des vôtres ! C'est cela, c'est la société tout entière que vous prétendez vaincre avec le livre inédit de Giboyer?
COUTURIER. — Elle sera vaincue, pourtant, et par
Giboyer.
D'AiGREMONT. — Oui, peut-être, mais avec sa mainforte d'argousins séditieux, pas avec son livre.
COUTURIER. — Il n'importe guère. Cependant le livre ne nuira pas à la victoire, ni notre comédie. Notre comédie va au but. Son caractère, que vous disiez indéfinissable, est si clair et si marqué, que vous venez de le définir vous-même. Si je daignais la défendre en qualité d'œuvre littéraire, je vous dirais qu'elle a parfaitement une tète et une queue. La tête est le premier acte, la queue est le cinquième, et vous n'avez pas le droit d'être plus difficile que le public, qui se contente parfaitement de cette composition. J'en dirai autant du style et de l'esprit : l'un et l'autre sont à la portée des lecteurs du Siècle, compris et applaudis dans toute la France, excepté des seuls cléricaux. Nous nous soucions
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bien de vos critiques ! Ce n'est pas votre langue ? c'est la nôtre, et ce sera celle de vos enfants. Langue moderne pour des principes modernes. Le français de Molière a vieilli, nous le rajeunirons en lui transfusant l'argot. L'argot aussi a bien le droit d'être réhabilité ! Malheur à vous qui vous obstinez dans une langue à part ! Mais laissons cela, comme la distinction de social et de politique. La pièce est parfaitement politique. On le nie, pour ne pas infliger à l'administration le déplaisir de frapper son timbre sur les ailes de la muse, ce qui eût été « trop plaisant ! » Et cette pièce politique est également sociale, puisqu'elle est dirigée contre la société.
D'AIGREMONT. — Alors, anti-social, est l'expression qui conviendrait.
COUTURIER. — Vous me ferez bien la grâce de croire que nous le savions ; mais on peut avoir des préjugés à ménager. Un petit déguisement pour assurer la circulation n'est pas coupable, lorsqu'il ne trompe personne. La pièce est donc dirigée contre la société : rien de plus légitime, puisqu'il s'agit de faire triompher le principe moderne, et que la société, vous venez de le dire, est encore établie sur le principe ancien. Or, quel est ce principe ancien? Le droit divin, le droit de Dieu : principe chrétien, principe ecclésiastique. Donc, tous les tenants du principe ancien, sont gens d'église, cléricaux. Ce' vocable n'étant pas de mise au théâtre, on ne l'a pas inscrit au front de la pièce. Un autre vocable eût encore mieux exprimé le dessein et le sentiment de l'auteur : il se dit tout haut dans la tabagie attenante au théâtre, et c'est le vrai titre : Les Calotins. Mais celui-ci n'était pas compatible avec toutes les pudeurs. On a donc donné à la pièce le nom de l'anti-calotin par excellence :
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Le Fils de Giboyer. Un bâtard probablement peu baptisé, certainement très-affranchi des obligations du baptême, un poulain d'université qui n'a jamais été embarrassé d'aucune idée ni flétri d'aucun sacrement catholique, qui s'estimera bien marié à ne l'être qu'à la mairie, et qui se contenterait de l'autel de la nature. Voilà le vrai représentant du principe moderne, délivré de tout lien, de toute relation avec le principe ancien ; étranger à la vieille société, à ses traditions, à son culte, fait pour laisser tomber ce passé qui ne le regarde en rien, pour le fouler aux pieds sans pitié, sans colère, sans même daigner savoir ce que c'est. Trouvez-vous tout cela si peu lié et si peu logique?
D'AIGREMONT. — Non, vraiment ; et tout serait fort clair, si la préface n'avait rien expliqué.
COUTURIER. — Qui vous dit que l'auteur s'est expliqué dans le dessein d'éclaircir les choses? D'ailleurs, claires ou non, ses explications sont superflues autant que vos critiques sont vaines. Il vous a jeté cela par timidité naturelle, peut-être, ou pour se débarrasser de vos criailleries, ou pour couvrir une politique qu'il avait trop démasquée. Peut-être aussi qu'il ne sait pas bien ce qu'il a fait, et qu'il ignore lui-même la portée de son œuvre. Ces curiosités sont creuses ; il faut voir le but et le moyen. Or, le but est clair, le moyen puissant. Écoutez les applaudissements de la foule démocratique. Vous méprisez la foule, elle vous le rend bien ! Elle n'est que la foule, c'est vrai, mais vous n'êtes que le petit nombre. Raisonnez, protestez, criez à la calomnie ; montrez vos vrais visages et le vrai visage de Giboyer, devant qui tout le monde et lui-même reculerait : qu'estce que cela fait à la foule? Vous, les honnêtes gens, et
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lui, le gredin, la foule vous veut voir non tels que vous ètes, mais tels qu'on vous dépeint pour son plaisir. Les masques deviennent les vrais visages, Giboyer monte au Capitole, et, — permettez-moi le style de l'avenir, — vous êtes rasés !
D'AIGREMONT. — J'en ai peur.
LE COMTE. — Oh! pour cela...
COUTURIER. — Rasés ! vous dis-je... J'ai eu depuis un mois la fortune de voir travailler Giboyer sur différents théâtres ; j'ai senti le souffle de la bête : elle est grande, elle est puissante, et les remparts qu'elle menace ne sont défendus que par ses soldats. Dans une discussion sur un pareil sujet, l'on peut emprunter des mots ; j'en emprunte un à Voltaire : Encore quelques années, et le principe ancien verra beau jeu !
LE COMTE. — Mon oncle, êtes-vous de cet avis? ne pourrons-nous pas combattre ?
LE MARQUIS. — La question est de savoir si Dieu donnera sa démission. Quant aux peuples, ils ont reçu la leur, et ils l'ont acceptée. Les rares individus qui refusent encore sont ce que nous sommes, des ganaches. Rappelle-toi les noms que notre ami d'Aigremont prononçait tout à l'heure, et cherches-en un qui exerce une action comparable à celle de l'auteur de Giboyer
LE COMTE. — Quelle honte !
LE MARQUIS. — On verra mieux. D'autres nous apprendront plus formellement les droits de la démocratie et nos devoirs envers cette reine. Et comme ces nouveaux instructeurs seront tout à fait ineptes, il y aura défense de répondre.
LE COMTE. — Mais c'est la tyrannie la plus insupportable !...
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LE MARQUIS. — Oh! la plus insupportable!... En fait de tyrannie, qui donc peut se flatter de savoir ce que le genre- humain ne supporterait pas? Cette plus insupportable tyrannie ne sera que l'organisation de la liberté selon le principe moderne, telle que le monde en jouissait avant l'avénement du principe ancien qu'il s'agit d'expulser. On brouille un peu les choses et les noms pour le service de la démocratie ! Le droit divin, que ce savant Giboyer qualifie principe ancien, est d'une application sociale récente : il n'a pas quinze siècles d'exercice. Jusqu'au moment où il fut implanté par le christianisme, l'histoire n'est pleine que des faits et gestes du droit humain, droit absolu de l'homme sur l'homme. Ce droit avait organisé parfaitement la merveille où nous tendons : la démocratie couronnée.
D'AIGREMONT. — C'était Néron.
LE MARQUIS. — C'était Caracalla, c'était Héliogabale, c'était n'importe qui ; et tout cela allait très-bien, avec des poètes, des gens de lettres, des acteurs, des tribuns, un sénat, des consuls, une armée très-brave, des magistrats très-savants ; avec le nom de la république sur les monnaies et la souveraineté du peuple dans les protocoles. Il y avait une égalité qui n'était pas un niveau, mais une succession de niveaux formant une parfaite figure de hiérarchie ; seulement, le plus haut niveau s'arrêtait juste aux pieds de l'empereur : c'était l'égalité. L'empereur marchait à volonté sur tous les fronts, élevait de terre aux plus hauts emplois', faisait descendre des plus hauts emplois sous terre, et cela suivant les mérites ou les crimes que sa justice appréciait. A chacun selon ses œuvres ! crie l'équitable cœur de Giboyer; car Giboyer ne serait pas tout ce qu'il doit
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être, s'il n'était encore saint-simonien. Qui définira légitimement les œuvres, et leur attribuera ou la récompense ou le châtiment ? L'infaillible démocratie. Mais comme la démocratie n'a par elle-même que des pattes, la force des choses lui fabrique une tête omnipotente, sur laquelle elle réunit la couronne et la tiare. Et voilà cette belle invention de démocratie couronnée, qui vous donne à la fois la hiérarchie, l'ordre, la religion, l'autorité, et le trésor des trésors : l'égalité !
LE COMTE. — Mais la liberté?
LE MARQUIS. — Sachons sacrifier quelque chose. La liberté est une nouveauté chrétienne, incompatible avec les nobles exigences de l'égalité. Sous le règne de l'Évangile, la chrétienté était une confédération d'indépendances sacrées. A la place de l'Empire, le christianisme avait constitué la foule des nations, libres dans cette atmosphère de justice générale qu'on appelait le droit des gens. Dans chaque nation, à la place de l'empereur ou du proconsul, il y avait le roi; ou plutôt la royauté, puissance contenue, comme la clef de voûte est contenue par les différentes parties de l'édifice même dont elle fait la solidité. Liée à tout, la royauté dépendait de tout. Elle était la principale et non pas l'unique tête de la société. Le clergé, la noblesse, la magistrature, les corporations, la propriété, formaient autant de têtes secondaires qui devaient obéir à la royauté, mais d'après une règle, en conservant leur indépendance légitime et leur permanence au rang hiérarchique qu'elles occupaient. C'était compliqué. Cet enchevêtrement offrait plusieurs obstacles à la circulation des marchandises, des vaudevilles et de l'artillerie ; mais la liberté vivait làdedans ! Le droit finissait toujours par trouver quelque
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vieux mur derrière lequel il pouvait soit combattre, soit attendre et rallier l'invincible petit nombre des cœurs qui ne se soumettaient pas au fait accompli. 89 y a mis ordre ! Depuis que je suis au monde, j'entends disputer sur les présents que 89 a faits ou n'a pas faits à l'humanité. Je suis fixé. Il nous a fait un présent que je connais bien : l'esprit de servitude. Seulement, il l'a enveloppé des couleurs de la révolte et lui a donné le nom d'égalité. — Ah ! que c'était bien là le sobriquet que le duc d'Orléans, le grand parricide, devait prendre, et qu'une étonnante logique est au fond de tout ! — Donc 89, sous son nom d'égalité, a coupé toutes ces têtes, percé tous ces remparts, rasé tous ces vieux murs où le droit trouvait un refuge. Toutes les frontières sont renversées ou ébranlées, l'empire universel se refait à vue d'œil, des figures de la démocratie couronnée avancent la main sur la tiare, et Giboyer, admissible à tous les emplois, se croit, non sans raison, l'égal d'un honnête homme. Mais pour la liberté, elle peut se préparer à faire un long somme dans les catacombes.
D'AIGREMONT. — Si elle en trouve ! Les catacombes de la Société moderne sont des égoûts éclairés au gaz.
LE MARQUIS. — Eh bien ! la liberté conservera toujours son dernier asile : l'échafaud.
LE COMTE. — Messieurs, quelque chose en tout ceci n'est pas clair pour moi. Je vois très-bien que le principe. Giboyer sacrifie la liberté, mais je me demande comment il sauve l'égalité. De qui l'esclave est-il l'égal? d'un esclave comme lui. Est-ce qu'égalité est synonyme d'esclavage?
D'AIGREMONT. — N'avez-vous pas médité les réponses de Giboyer à son garçon?
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LE COMTE. — Justement ; et je les trouve ridicules. LE MARQUIS. — Il est vrai que l'auteur est bon dans cet endroit-là !
LE COMTE. — Messieurs, permettez-moi de vous relire cet entretien, qui n'empêche absolument de rien entendre à la thèse sociale de l'avenir. L'enfant Giboyer, ému du discours qu'il vient de copier, s'écrie : « Je crois que la seule base solide dans l'ordre politique comme dans l'ordre moral, c'est la foi, là ! »
LE MARQUIS. -Là 1 délicieux là ! S'il disait na ce serait encore plus joli. Du reste, l'enfant a bien raison.
LE COMTE. — C'est ce qui me semble.
' LE MARQUIS. — Que répond Giboyer père?
LE COMTE. — Giboyer père est stupéfait : — Tu es légitimiste à présent? L'enfant recule : — On n est pas légitimiste pour ça. — Si fait, répond Giboyer : « — Je ne « connais qu'une façon d'introduire la foi dans le do« maine de la politique, c'est de professer que tout pou« voir vient de Dieu, et par conséquent ne doit de « comptes qu'à Dieu. Quand on professe cette opinion, « à quelque parti qu'on croie appartenir, on est légiti« miste. » Vous voyez qu'ici Giboyer écarte la notion chrétienne du pouvoir ; comme au surplus toute la pièce éloigne tout le christianisme, en montrant qu'il n'est plus suivi que par des hypocrites, des intrigants et des sots.
D'AIGREMONT. — Parfaitement.
LE COMTE. — Le petit Giboyer n'objecte pas que la société qui professait que le pouvoir vient de Dieu, s'arrangeait aussi pour que le pouvoir rendît ses comptes à Dieu. Il ne dit pas que cette société, qui se faisait l'honneur de ne vouloir recevoir ses maitres que du
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ciel, était constituée, amplement pourvue de lois, de règles, de priviléges généraux et particuliers, et qu'elle avait enfin pris soin que toute puissance ne fût pas laissée à tout pouvoir... Ce petit Giboyer n'est pas fort.
COUTURIER. — S'il disait tout cela, il allongerait trop la scène. D'ailleurs, il doit s'arranger pour être battu. Voulez-vous qu'il soit plus savant que son père? Ce serait immoral. Contentez-vous qu'il soit plus honnête.
LE COMTE. — Néanmoins, cette nécessité et cette beauté de la foi le frappent si vivement qu'il s'écrie : — « Eh bien ! mettons que je suis légitimiste. »
LE MARQUIS. — Beau, ce mouvement d'un garçon à qui les défectuosités de son état civil doivent inspirer tant de répugnance pour toute légitimité.
LE COMTE. — Giboyer est renversé. La vie, dit-il, se dérobe sous lui. Et il jette à son élève, ces paroles effarées : — « Qui t'a volé à moi, « Par où m'échappes« tu? Qui t'a perverti? Il y a une femme là-dessous ! « Tu n'es pas légitimiste, tu es amoureux ! »
LE MARQUIS. — Éloquentes lamentations d'un père qui voit son fils exposé à croire en Dieu.
LE COMTE. —Désespéré, Giboyer avoue son étonnante infamie, et comment il fait des discours, non-seulement pour prouver ce qu'il ne croit pas, mais pour combattre ce qu'il croit et vilipender ce qu'il adore : — « J'ai désho« noré en ma personne un soldat de la vérité, je ne suis « plus digne de la servir... »
LE MARQUIS. — En conséquence, je continue de la trahir...
LE COMTE, lisant. — « Mais je lui dois un remplaçant,
« et je me suis promis que ce serait toi. »
LE MARQUIS. — Et, par ce moyen, je me réhabilite en
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trahissant aussi ceux que je sers par trahison... Il est auguste ! -
LE COMTE. — Le jeune Giboyer tient bon : — « Ta vé« rité n'est plus la mienne! Celle que je reconnais, c'est « celle qui t'a dicté ton discours. » Voilà le moment de montrer que tout pouvoir ne vient pas de Dieu, et comment le christianisme a cruellement abusé l'humanité en lui persuadant cette erreur et les erreurs concordantes, d'où est née la monstruosité de la monarchie chrétienne. Mais le vieux Giboyer, accusé d'utopies, se borne à exhiber cette maxime, un peu fripée par l'usage immodéré qu'en font quelques millions de sots : « La « pire des utopies est celle qui veut faire rebrousser « chemin à l'humanité. »
LE MARQUIS. — Bourdaloue !
LE COMTE. — Le jeune Giboyer objecte que l'humanité « peut se tromper de route. » Il pourrait ajouter que l'humanité n'est pas une machine absolument sourde, et que, si elle est une machine, elle est gouvernée par des êtres intelligents et libres. Mais le grand Giboyer, abusant de ses moyens, écrase le petit d'une seconde maxime, encore plus triomphante : « Les fleuves ne se « trompent pas, et ils submergent les fous qui veulent « les arrêter. »
D'AIGREMONT. — Turlupin !
LE COMTE. — Là-dessus, le petit Giboyer rompt. Il ne lui vient pas à l'esprit que l'on peut détourner les fleuves, les endiguer, diminuer le volume des eaux... Décidément, ce garçon est faible, malgré « l'éducation sterling » qu'il a reçue ! Néanmoins, il pousse à Giboyer un dernier argument : « En somme, vous n'avez rien à mettre à la place de ce que vous avez détruit. ))
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LE MARQUIS. — En somme, les objectious.du petit drôle sont insolubles.
D'AIGREMONT. — Mais il ne tient pas.
LE COMTE. — Ce n'est pas la faute de son père 1 Giboyer lui fait une réponse en deux parties, que je trouve deux fois. impayable. Première partie : « Nous n'avons « rien ? Et où as-tu vu dans l'histoire qu'une société en « ait remplacé une autre sans apporter au monde un « dogme supérieur?» Ainsi Giboyer va nous servir quelque chose de supérieur au dogme chrétien, définitivement écarté. Seconde partie : « L'antiquité n'admet« tait l'égalité ni devant la loi humaine ni devant la loi « divine ; le moyen âge l'a proclamée au ciel, 89 l'a pro« clamée sur la terre. » Ainsi le dogme supérieur de la société qui vient remplacer la vieille société basée sur le dogme chrétien, c'est le dogme chrétien de l'égalité ! N'est-ce pas se moquer du public ?
LE MARQUIS. — N'importe, voilà un couplet troussé ! Je défie quiconque de se procurer des pinces assez fines pour démêler ici le Bourdaloue du Turlupin.
COUTURIER. — L'égalité veut que Bourdaloue devienne identique à Turlupin. Vous vous y ferez. A l'heure .qu'il est, prenez plutôt soin de discerner les idées ; ne confondez point où l'on distingue. L'égalité du moyen âge et l'égalité de 89 ne sont nullement la mème chose.
LE COMTE. — Permettez!... C'est à M. Gibaugier que je parle ?
COUTURIER. — A lui-même.
LE COMTE. — Eh bien, votre distinction me paraît vaine. Si l'égalité de 89 est un développement de l'égalité imposée à l'orgueil de l'homme par le christianisme, vous êtes insensé de la vouloir séparer du principe d'où
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l'égalité découle uniquement. Que servira d'élargir le canal, quand vous coupez la source? Pour que les hommes consentent à se croire égaux, il faut qu'ils s'avouent frères; pour s'avouer frères, il faut qu'ils croient, qu'ils craignent, qu'ils aiment le même Dieu. Je vous défie de faire croire, aimer, craindre un Dieu qui ne soit pas Celui de qui vient tout pouvoir et à qui tout pouvoir devra rendre compte ; Celui qui a créé le ciel et la terre et qui est mort sur la croix ; Celui qui a dit aux hommes : Je suis votre père et vous êtes mes enfants ; le Dieu Christ enfin, dont vous ne voulez plus. Vous n'apporterez point au monde un Dieu supérieur à celui-là. Mais si votre égalité de 89 n'est pas celle que le Christ nous a donnée, si c'est autre chose, une chose qui n'est pas de droit divin et qui ne prend pas en nous les racines de la foi, tout de suite votre égalité de fabrique humaine trouve en face d'elle l'orgueil du cœur humain, où jadis la douceur du Christ avait fait entrer l'amour des petits et des pauvres et que sa crainte avait muselé. Qui maintiendra l'égalité contre l'orgueil de l'homme? La force? Mais cette force, cette seule gardienne de l'égalité, d'un côté accroîtra l'orgueil de ceux qui la posséderont, de l'autre abolira toute fierté en ceux qui devront la subir. Et alors, c'est ce que l'on disait tout à l'heure : c'est l'esclavage ; c'est l'égalité sous les pieds de César, remplaçant l'égalité dans le sein de Dieu... — Vous faites rebrousser chemin à l'humanité.
COUTURIER. — L'argument paraît assez plausible ; mais vous oubliez que l'égalité « qui n'est pas un niveau, » sera sauvée par la « hiérarchie. JJ
LE COMTE. — Oui, Giboyer déclare que l'égalité sera l'application du principe : A chacun selon ses œuvres, le-
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quel « n'est pas incompatible avec une hiérarchie. » Le petit Giboyer objecte que ce principe est inapplicable ; le grand Giboyer réplique qu'il est appliqué déjà, en partie du moins ; que « l'administration, la magistrature, « l'armée, pour ne pas parler du clergé, sont de véri« tables hiérarchies du mérite, qui n'ont pas bougé de« puis soixante ans et sur lesquelles nos révolutions « n'ont pas songé à porter la main... »
LE MARQuis. — Le fait est qu'elles se sont contentées d'y porter le pied.
LE COMTE. — Il ajoute ce galimatias étonnant : « Et « c'est ce problème à moitié résolu qu'on ose proclamer « insoluble ! Au lieu d'achever l'édifice dans ses parties « provisoires, on le déclare atteint et convaincu de cadu« cité, et on aime mieux se confier à des ruines ! » Vous voyez que je possède mon auteur. Mais que j'épouse "Fernande, — après trois semaines de veuvage, — si j'y comprends rien ! L'humanité est un fleuve, l'égalité n'est pas un niveau ! L'égalité sera réalisée par l'application du principe : « A chacun selon ses œuvres ; » et il y a déjà des mécanismes d'ap*plieation, qui sont l'administration, la magistrature et l'armée, véritables hiérarchies du mérite !... Que signifie tout cela? Que viennent faire ici ces prétendues hiérarchies ? Et ces hiérarchies, simples échelles où les révolutions opèrent d'étranges dégringolades, en quoi peuvent-elles assurer l'égalité? Et cette égalité elle-même, qu'offre-t-elle de neuf, si ce n'est pas un niveau? Je vous prie de me satisfaire làdessus, monsieur Gibaugier.
COUTURIER. — Vous êtes curieux, jeune homme. Mais enfin, puisque vous avez sondé les profondeurs de la comédie sociale, j'essaierai de vous répondre. Dites-moi
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seulement, — si vous le savez, — quelles sont les « parties provisoires de l'édifice? » Je n'entends pas bien cela.
LE COMTE. — Ce sont, je pense, les parties non encore munies de la hiérarchie du mérite qui doit y introduire l'égalité. La propriété, par exemple, me semble en plein provisoire. Il est impossible que Giboyer la trouve équitablement distribuée. L'héritage fait des sottises. C'est assez qu'on ne puisse pas empêcher les priviléges de l'esprit de tomber à tort et à travers, sans leur permettre encore de fonder une fortune intégralement transmissible, et à qui ? Comment ! le privilége du génie se prolongerait en faveur d'un crétin par le privilége de la postérité ! Et ce crétin non-seulement posséderait, mais transmettrait à son tour ! Et mon oncle, abonné du « journal des écrevisses, » pourrait me laisser une terre et des rentes, à moi, éteignoir, tandis que Giboyer n'aurait à léguer au fils de la plieuse que son manuscrit immortelet l'honneur de son nom !...
D'AIGREMONT. — Ce serait inique. Aussi voyons-nous la comédie sociale, prophète île la justice future, faire tomber tous les héritages sur le petit-fils de Giboyer.
LE COMTE. — Très-bien ; mais cela nous rejette dans l'aristocratie. Le petit-fils de Giboyer sera grand seigneur comme sous l'ancien régime, pour s'ètre donné la peine de naître.
LE MARQUIS. — Remarquez qu'il réunira deux bâtardises, celle de son petit papa et celle de sa petite maman, laquelle peut compter double, étant relevée d'adultère. Double ou triple bâtard, voilà le mérite. On doit bien quelque chose à de si beaux quartiers ! Néanmoins, il y a là un point qui gêne, et qui me donne à
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penser que l'auteur n'a pas lu le livre de Giboyer, ou que Giboyer n'est pas complet.
D'AIGREMONT. — C'est ma pensée. Dans je ne sais quelle comédie moderne, un certain Mercadet, Giboyer d'affaires, stylant quelque jouvenceau qu'il veut poser, lui recommande de se dire socialiste. Le jouvenceau fait comme on lui dit, n'y entend pas autre chose, et finit pourtant par se donner une figure qui impressionne le bourgeois, et qui ne lui déplaît pas à luimème. Notre auteur, si content d'avoir fait une pièce sociale, me représente cet ingénu. Il a écrit une pièce sociale, c'est assez gentil à son âge, sans qu'il se tienne obligé- d'en savoir plus long. Et pourquoi prendrait-il tant de peine, puisque le bourgeois est impressionné ? Ne lui demandez donc ni ceci ni cela. Il vous a répondu : Pièce sociale, que diable !
LE MARQuis. — Pièce sociale me semble plus fort que tarte à la crème.
D'AIGREMONT. — Incomparablement. Cela répond bien mieux à tout. Pièce sociale et non politique « quoi qu'on en ait dit ; » pièce sociale (1 qui n'attaque et ne défend que des idées, abstraction faite (quel plâtras !) de toute forme de gouvernement... » et de toute forme d'idées. Prendre garde aux formes de gouvernement, et à la forme, à la logique, au lien des idées en matière sociale, c'est le fait du vulgaire. Le poëte plane. Ses lumières descendent des suprêmes hauteurs; verra clair qui pourra. Giboyer ne se trouve pas dans le nombre de ceux qui voient parfaitement. Giboyer n'est qu'un précurseur. Il traîne encore des idées du moyen âge ; et comme tous les réformateurs de son espèce, qui n'ont guère que leur personnage en vue, il arrête tout à lui-
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même. Le progrès lui semblera parfait lorsqu'il se verra dans la place d'autrui. Les Giboyers au premier rang de la hiérarchie du mérite ; personne au-dessus d'eux, sauf César, qui s'appuiera sur eux ; le Pape égal de M. Coquerel; des tribunaux, une administration, des gendarmes, voilà le monde content. Les choses vont leur petit train accoutumé, et la dynastie Giboyer, bien établie, se perpétue à l'ancienne mode.
COUTURIER. — Eh bien, ce programme ne vous semblet-il pas parfait, en ajoutant la grande liberté morale qui résultera de la théologie démocratique?
D'AIGREMONT. — Parfait pour Giboyer encore naïf et innocent, et déjà repu en espérance; mais il y séra donné des développements sur lesquels Giboyer ne compte pas. On peut prévoir qu'il y aura une limite d'âge pour le propriétaire et pour le chef de famille comme pour le militaire, le magistrat et les autres fonctionnaires. La logique le veut, l'égalité l'exige, la pente y est. Ce seront de petits sires que le propriétaire et le père de famille, une fois dépouillés de la garde des vertus chrétiennes en eux et autour d'eux ! De quel droit ce chétif individu serait-il possesseur, directeur et maître pendant une trop longue vie, au détriment de ceux qui attendent? Il est digne de la civilisation moderne d'étendre jusque-là son empire, de régler jusqu'aux chances du sort, jusqu'aux dons naturels, d'introduire là encore l'égalité. Je vous défie, le point de départ étant donné, de trouver cette idée aussi impraticable que vos préjugés chrétiens vous la montrent au premier aspect: Il ne sera pas permis de franchir une certaine limite de fortune ni d'en jouir passé un certain âge. Il ne sera pas permis d'être supérieur dans un
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art, dans une science f. L'effort ignoble de l'envie deviendra la toute-puissance de la loi. On a déjà trèsefficacement travaillé à réaliser le niveau des caractères, on trouvera moyen de procurer celui des esprits, des aptitudes, des génies. L'éducation gratuite et obligatoire fera cela ; les règlements administratifs perfectionneront l'œuvre et achèveront de dompter et de racler la nature. Ce qui domine le monde est un génie de rabaissement incomparable, le génie idiot de l'égalité. Demain, d'un nouveau soulèvement de boue égalitaire surgira un nouveau Giboyer, qui méprisera le nôtre et le traitera de stupide encore chrétien. L'avenir est à Bicêtre; il recèle des trésors d'ineptie abjecte! Tout homme sera jeté dans le moule, taillé à l'emporte-pièce, mis sous le laminoir pour faire partie de l'infâme mécanisme, et ne pourra recevoir une autre destination. Les intelligences fonctionneront aussi servilement que les mains. Avez-vous vu une salle d'asile? Il y a là des enfants de trois ans qui manœuvrent, chantent, s'arrêtent, se taisent au coup de sifflet. C'est un petit régiment. Plus de volonté, plus de spontanéité. Le turbulent qui distrait les autres, est ausssitôt enveloppé , éteint, machinisé. Rendez la salle d'asile obligatoire, l'égalité le veut : au bout de quelques années, on ne rencontrera plus un seul casseur de reverbères, pour se permettre quoi que ce soit qui puisse déplaire au pouvoir politique. On aura des hommes hardis en tout ce que l'autorité leur ordonnera, des héros et des gymnastes qui escaladeront nus les forteresses hérissées de canons, mais qui ne connaîtront rien en dehors
1 Sous la Commune on y est venu. Rochefort a établi qu'il ne pouvait pas être permis de gagner plus de 3 fr. par jour.
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de l'autorité, ni pères, ni frères, ni Dieu. Ils se sentiront empêtrés comme s'il leur manquait un membre, dès qu'ils auront perdu de vue leur caporal ou leur sergent de ville. Et il n'y aura plus d'art. L'artiste devra produire un brevet pour avoir le droit de pocher une lithographie; mais s'il a son brevet, s'il est dans la hiérarchie, il pourra, quel que soit son mérite, peindre des temples : et malheur à qui s'aviserait de critiquer le peintre de J'État ! De même pour les gens de lettres : on fera le succès d'une pièce de théâtre, d'un livre, d'une ode, comme on fait un député. L'auteur recommandé aura pour lui le suffrage universel.
LE COMTE. — Quelles effroyables chimères ! D'AIGREMONT. — Ce ne sont pas des chimères : nous touchons la réalité.
LE MARQUIS. — Il y a une chose trop certaine : ce que les tètes les plus malsaines proposaient de plus fou, nous l'avons vu prendre un corps et opprimer en peu d'années la raison publique.
D'AIGREMONT. — Remarquez le dédain profond, le sans-gêne, l'ignorance avec lesquels sont aujourd'hui traités des principes qui se défendaient encore il y a vingt-cinq ou trente ans. Pour ne point multiplier les exemples, relevez seulement les tranquilles blasphèmes de notre comédie sociale contre le mariage, contre la famille, contre la société. Ce n'est pas ce que l'on appelle « un penseur » qui parle de la sorte, c'est un homme du monde ; il apporte naïvement au théàtre le langage des compagnies qu'il fréquente. Cela prouve que cet auteur, qui vous semble s'appliquer à révolter la conscience publique, n'y songe mème pas. Rien ne l'avertit qu'il blesse quelque chose de vivant. (jiboyer fils, le
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pur, se voyant aimé de Fernande, s'écrie gentiment : Vive le bon Dieu ! Il le dit comme il dirait autre chose, sans vouloir être grossier et sans prétendre étonner personne. C'est le langage tranquille de la victoire. Giboyer prend ingénument le contre-pied du christianisme. Si vous voulez vous faire idée de la civilisation giboyère, partez de là.
LE MARQUIS. — Voyez-vous, mon pauvre cher enfant, vous qui aimez tant la liberté, — et vous avez bien raison : — il y a deux esprits auxquels peut obéir le monde : l'esprit de vérité, et l'esprit de mensonge. D'habiles gens se disent sur le point d'inventer un troisième esprit, qui serait composé des deux premiers ; ils se trompent, et ce prétendu troisième esprit n'est que l'esprit de mensonge, qui leur ment. L'esprit dp. vérité seul nous rend libres; l'esprit de mensonge nous asservit. Mais nous l'aimons... Quand je dis nous, je parle de notre malheureuse espèce. Le mensonge a toujours su lui préparer un pain qu'elle trouve agréable : Suavis est homini panis mendacii. — Vous désirez des explications sur les hiérarchies égalitaires, et notre ami Gibaugier ne se presse pas de les donner. Pour compléter les remarques de M. d'Aigremont, j'avouerai que ces hiérarchies me font l'effet d'un trompe-l'œil destiné à conserver les distinctions sous le nom de l'égalité, comme le suffrage universel, la presse, la tribune, et * quantité d'autres mécanismes, convenablement disposés et réglementés, me semblent destinés à conserver le pouvoir, et mieux que le pouvoir, sous le nom de la liberté. Tous ces noms nouveaux recouvrent autant de vieilles choses. Cependant le nom n'est pas seul nouveau. Ces vieilles choses elles-mêmes sont retournées a
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la mode antique, et c'est ce qui en fait la nouveauté. Tout le monde n'est pas capable de reconnaître au premier coup d'œil des visages que l'on a perdus de vue depuis quinze et dix-huit cents ans. Aujourd'hui la liberté païenne et l'égalité césarienne se présentent avec un air de fraîcheur.
COUTURIER. — Que faut-il de plus ?
LE COMTE. — Messieurs, vous raillez ; je prends moins aisément mon parti. Tout cela m'épouvante et m'indigne. Quoi ! l'abjection du monde païen, c'est là que nous allons !
D'AIGREMONT. — Mon jeune ami, nous n'allons plus : il y a longtemps que nous sommes partis, nous arrivons. Le flot tout seul nous fait entrer dans le port. Ah! les bonnes gens qui disent que l'humanité ne rebrousse pas chemin !... Ils auraient l'air d'avoir bien raison, si nous ne savions que Dieu se réserve un dernier mot. Pendant de longs siècles, l'humanité, cédant à son divin guide, et quelquefois même enflammée d'amour pour lui,' a véritablement paru et véritablement voulu rebrousser chemin. Elle s'est éloignée de l'esclavage, de l'idolâtrie, du culte de la chair ; elle s'est laissé détourner de l'abîme, elle a vogué vers les sources éternelles. Mais l'effort a promptement épuisé sa vertu. Lasse, elle a rejeté le guide qui lui montrait le ciel. Il s'obstinait, elle l'a frappé; il s'obstinait encore, elle l'a lié; et, lâchant la rame et pliant la voile, elle s'est abandonnée à la pente du fleuve de mort. La voici revenue, fière d'elle-même, au bord du gouffre où l'ancre de salut l'avait arrêtée.
LE COMTE. — Non, nous n'y tomberons pas ; non ! L'ancre de la croix nous sauvera de nouveau; nous
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rebrousserons encore. Nous ne jetterons pas dans le gouffre, à la voix des histrions, l'honneur, la liberté, l'égalité, tous les dons de notre Christ.-Il y aura une révolte du sang chrétien contre ce plan d'infamie éternelle !
D'AIGREMONT. — Je le désire. Les révoltés ne seront pas nombreux.
LE COMTE. — Détrompez-vous. Même hors de nos rangs, plus de cœurs que vous ne pensez restent attachés à cette liberté que l'on sacrifie. L'impatience du frein, l'amour de l'indépendance ne sont-ils pas le caractère même du temps moderne ?
D'AIGREMONT. — Un moment ! Dans la lumineuse discussion entre les deux Giboyer, le père accuse « la confusion des langues. » Il n'a pas tort. Ce signe assuré du dépérissement de la raison est visible partout, et Giboyer n'y apportera nul remède, car c'est son grand moyen de succès. Pour nous, suivons jusqu'à la fin le conseil de saint Paul ; conservons religieusement la santé des mots, qui importe fort à la santé de l'esprit. Il y a liberté et liberté. On en distinguait une autrefois, dont les sectateurs étaient nommés, en bon français, les libertins. Celle-là n'est pas la liberté chrétienne, qui a sauvé le monde en refusant d'adorer les dieux de César, et qui a développé l'égalité en se limitant elle-même par le respect de la liberté d'autrui. Vous dites bien que le caractère du temps est la haine du frein et l'amour de Y indëpendance. Or, voilà le malheur : l'austère liberté chrétienne n'est pas l'indépendance ; au contraire, elle est un frein. Que dis-je? elle est le frein. Frein sur le cœur, frein sur l'esprit, frein sur les sens, frein de tout l'homme. Si l'on dit d'un individu qu'il est effréné, vous donne-t-on l'idée d'un honnête homme ? On ne le dirait
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même pas de Giboyer pour lui faire honneur. Cependant, qu'est-ce que Giboyer ? Un homme intelligent qui a rejeté le frein, un vicieux qui s'est rendu indépendant. Mais, comme il faut honorer le vice, qu'a-t-on fait ? On a donné un petit tour de langue. Indépendant, équivalent à'effréné, est devenu synonyme de libre, avec quelque chose de plus hardi et de plus honorable. Confusion des langues, ruine du bon sens ! Après avoir, dans son indépendance, donné le jour au fùs de la plieuse, Giboyer, dépendant de la faim, fait les métiers que vous savez, entre autres le métier de prisonnier, qui n'est pas le plus vil. Plus tard, on ne sait pourquoi, cet indépendant devient esclave du sentiment paternel. Il retire du ruisseau le Moïse de la démocratie. Pour l'élever il s'impose d'ignobles labeurs, mais il a l'honneur de ne point reprendre le frein divin : plutôt l'ignominie que l'obéissance, plutôt le garde-chiourme que l'ange gardien ! Une vertu, ce serait une dépendance ; il n'a pas de vertu, il a une t-urlutaine qui le laisse indépendant. Tout cela est très-conséquent. Une vertu pourrait l'induire à ne former qu'un honnête homme ; avec un caprice, il est à peu près assuré de faire un objet semblable à lui, un indépendant qui lui appartiendra, qu'on ne lui volera pas, c'est-à-dire qui ne croira point au droit de Dieu.
LE MARQUIS. — Quelles sympathies fondamentales se révèlent à l'occasion, dans les hommes en apparence les plus opposés. La tendre douleur de Giboyer disant à son fils : « Qui t'a volé à moi ! » me rappelle la fureur de Proudhon menaçant de tuer le prêtre qui tenterait de lui voler un de ses enfants, en s'ingérant de lui conférer le baptême.
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D'AIGREMONT. — Rien de plus naturel.... dans l'ordre contre nature que l'on travaille à former. Tous ceux qui s'y emploient doivent arriver à la même expression de la pensée génératrice. — Ne point subir le droit de Dieu, là est le fond sérieux de tout, le roc de la liberté philosophique. L'orgueil de l'homme accepte n'importe quelle humiliation, n'importe quelle livrée, n'importe quelle chaîne : il est laquais, il est proxénète, pourvu qu'il se débarrasse du Dieu personnel et vivant, ce spectre de la conscience, dit très-bien le même Proudhon. Et en effet, débarrassé de Dieu en lui, et ne le rencontrant plus chez les autres, l'homme est Dieu luimême, quelle que soit l'abjection où le sort le fasse tomber ; il est Dieu partout où il se trouve le plus fort, soit par la vigueur de ses membres, soit par l'adresse de son esprit. Alors, il trompe, il pille, il écrase... il est libre !
LE MARQIDS. -Ajoutez que, même réduit en servitude et dans une totale impuissance, l'indépendance philosophique ne l'abandonne pas : d'une part, elle l'affranchit de cette importune loi de Dieu qui lui commande de respecter ses maîtres, de leur pardonner et de prier pour eux ; de l'autre, elle lui donne le droit précieux de haïr, de maudire et de se venger.
D'AIGREMONT — Voulez-vous maintenant une définition précise de l'indépendance matérielle, et vous plaîtil de savoir au juste ce que cela vaut? Écoutez ce sordide Giboyer. Il y revient deux fois, comme à la belle métaphore de lécher la boue devant les pas de son fils, oubliant que c'est avec cette langue chargée de boue qu'il lui fait le cœur. Au premier acte, il parle d'aller en Amérique : « Si je vais là-bas, au bout de six ans, je « rapporte à Maximilien trois mille francs de rente.
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« c est-à-dire ^'INDÉPENDANCE. » Au troisième acte, il est rédacteur en chef du journal clérical, il se trouve riche, et il presse Maximilien de quitter son emploi. — Nous avons, lui dit-il, mille francs par mois ! Maximilien déjà moins simple, répond que ce n'est pas la richesse. «En tout cas, reprend Giboyer, c'est l'INDÉPENDANC:E.» Le noble Maximilien ne fait aucune objection. Ainsi, pour le Giboyer frais comme pour le Giboyer faisandé, l'indépendance , c'est trois mille francs de rente au plus bas ; et si l'on a une turlutaine, mille francs par mois. En d'autres termes, c'est le pouvoir de vivre sans travailler, ou de ne se livrer qu'au travail attrayant. A présent, mon jeune ami, je vous exhorte à combattre et à mourir s'il le faut pour la liberté et pour l'égalité ; vous ne pouvez faire meilleur usage de la vie... Mais ne comptez que médiocrement sur le concours de ceux qui ont l'amour de l' indépendance, — et ne leur confiez pas vos secrets.
LE MARQUIS. — Est-ce votre sentiment, M. 'Gibaugier? COUTURIER. — Écoutez, j'ai fait de mon mieux ressortir le sens démocratique et social de l'œuvre ; je n'ai pas pris l'engagement de vous consoler. A présent, je donne ma démission d'avocat d'office. Mais, vous, monsieur le Marquis, vous aviez promis de nous montrer je ne sais quoi d'admirable dans cette production de l'esprit courant. Le moment est venu.
LE MARQUIS. — Je n'ai à présent qu'un résumé là faire. Mais laissez-moi vous présenter auparavant une idée qui me revenait tout à l'heure en écoutant M. d'Aigremont. — Au mois de mai dernier, allant à Rome, je m'arrêtai un instant chez notre ami de Marseille. Il me conduisit à sa bastide, toute en fleurs sous l'ombre
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claire des pins. La beauté du lieu ne vous est pas inconnue : vous vous souvenez de ces rochers, de cette mer, de cette solitude aux portes de la ville. Un chalet, mais en marbre ; une terrasse de château, la Méditerranée sous les yeux, des collines au loin ; deux horizons, l'un de pointes noires découpées sur l'azur, l'autre de vagues bleues doucement remuées dans une brume d'or.
LE COMTE. — J'y ai passé au mois de décembre; c'était délicieux.
LE MARQUIS. — Il faut voir l'endroit en habit de printemps. On ne peut imaginer ce que les premiers soleils y épanouissent de richesses, y brûlent de parfums. Accoutumés à l'opulence tranquille des chênes et des herbages, mes yeux du Nord s'étonnaient. Cette nature est fougueuse comme l'homme du Midi, prodigue de gestes, de discours, d'éclats de voix ; tempêtes et chansons. Les longs rameaux jaillissent des moindres anfractuosités de la pierre ; ils se groupent en buissons, se tordent en guirlandes, s'étendent en draperies ; tout pétille de fleurs, toutes ces fleurs versent des arômes puissants. Pourpre, or, émeraude, azur, neige; la symphonie des couleurs est pleine et forte comme l 'harmonie des parfums. On est pris par tous les sens à la fois. Je demandai à notre ami comment il avait fait pour ne point passer là sa vie à fainéanter. Il me répondit qu 'il connaissait bien cette pente au rien-faire et il ajouta en souriant que la délicieuse bastide ne servait guère que de but de promenade. Bâtie par entraînement de la jeunesse, ornée par entraînement d'artiste, et enfin trouvée trop belle, elle est quasi abandonnée. Les hommes n'y demeurent point à cause des affaires, les femmes n'y veulent point séjourner parce que l'église est trop
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loin pour avoir la messe tous les joift's. La messe qui est la force de la pauvreté et la joie de l'aisance, est le nécessaire de l'opulence. La journée serait vide sans cela. Voilà ce que la vie apprend aux chrétiens qui vieillissent sur des roses.
D'AIGREMONT. — Giboyer ne s'en doute point.
LE MARQUIS. — Il y a tant de choses dont Giboyer ne se doute pas ! Pour moi, réfléchissant là-dessus, il me sembla que je venais de toucher la racine vivace de la question d'Orient et de beaucoup d'autres questions. En Orient, la tentation de fainéanter a été victorieuse. L'homme s'est couché sous l'ombrage, parmi les fleurs, un sabre à la main ; et, entouré d'esclaves tremblants et pleins de vices, il a rêvé, plein de fatigue et d'ennui. Il a rêvé des délices plus énervantes, plus silencieuses : toujours printemps, toujours clair de lune, toujours jeune! Voilà le rêve. Pendant ce beau rêve, le sabre est tombé de la main du rêveur ; et un jour on est venu de l'Occident lui apporter non le réveil, mais la mort. Les esclaves sont restés ; ils ont baisé les pieds du victorieux, bientôt alangui et vaincu par le rêve oriental. D'autres Occidentaux sont accourus, se sont dissous, ont alléché d'autres invasions : tout s'est engouffré dans le lit de fleurs. Rome s'y est couchée, et avec elle le monde. Que serait-il arrivé si le christianisme n'avait pas suscité une Rome nouvelle? Qu'arriverait-il si cette seconde Rome disparaissait devant l'Alcoran de Giboyer? La décadence humaine reprendrait au point où le christianisme l'a interrompue ; la matière ressaisirait son empire ; le genre humain s'absorberait dans la nature et y périrait.
D'AIGREMONT. — Je le crois ; et je crois même que cela
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se consommerait assez vite, vu l'abondance et la vigueur des éléments de destruction.
LE MARQUIS. — Le christianisme seul nous tient debout, par sa perpétuelle répudiation de la mollesse et de l'esclavage. Mais il y faut le christianisme intégral, celui qui nous donne la présence réelle du Dieu vivant, la parole vivante du Dieu présent. Le christianisme ébréché des hérétiques n'est qu'une philosophie. Il est impuissant à combattre cet envahissement de la nature qui trouve en nous tant d'ardentes complicités. La liberté, dignité si salutaire et si nécessaire, il faut que le christianisme nous l'oppose et surtout nous l'impose, et lui seul le veut, et lui seul le peut. Ce ne serait rien de nous défendre d'avoir des esclaves, il faut nous défendre de l'être. On dit que la plus noble aspiration de l'homme est vers la liberté ; oui, et son penchant le plus violent est vers l'esclavage ! Il veut y réduire les autres, il s'y précipite lui-même. La grande affaire de l'homme est de se trouver un maître. A quel prix ne l'achète-t-il pas, quels sacrifices ne lui fait-il pas? Tu n auras pas d'autres dieux que Dieu / voilà le premier article de la loi divine, et la première, la plus large, la seule solide assise de la liberté humaine. C'est ce que Giboyer efface avec mépris, sous le nom de droit divin. Giboyer ne propose pas une chose si nouvelle qu'il croit. Irisez l'Écriture, voyez les efforts de Dieu contre l'idolâtrie, ce principe générateur et ce complément de l'esclavage ; écoutez les anathèmes d'Isaïe et des autres prophètes contre la frénésie de se faire des idoles, et d'aller les adorer sous les térébinthes, dans les ombres complaisantes de la nuit! L'idolâtrie emporte tout ; elle règne dans le monde entier, elle arrive à ce perfectionnement
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de prosterner le genre humain devant une idole de chair. Le dieu Octave en était embarrassé, le dieu Tibère en était dégoûté. « 0 hommes faits pour la servitude ! » Les autres ne s'en étonnaient plus, n'y pensaient plus. Le dieu Claude trouvait tout simple d'avoir des autels... Le vrai Dieu a triomphé par son Christ ; le commandement divin a renversé l'idole infâme, et la liberté est née. Mais l'idolâtrie a conservé des temples sur la terre, mais le penchant vers l'esclavage est resté dans le cœur de l'homme. Rarement il s'y montra tout à la fois plus habile et plus débordé qu'aujourd'hui. Il s'appelle la liberté, la fraternité, l'égalité. Le « Père du mensonge, » père de l'esclavage, n'est jamais embarrassé de trouver de faux noms ! Quelque figure qu'on donne à l'idole , l'idolâtrie est facile à reconnaître ; quelque nom que prenne l'esprit d'esclavage, on devine son travail contre la liberté. Voyez vos anciens libéraux de presse et de tribune en face de l'Italie et de la Pologne catholiques. Humanitaires, égalitaires, fraternitaires, comme tout cela est devenu « autoritaire » et regarde tranquillement dépecer la chair humaine ! Comme tout cela s'abreuve carrément d'apostasie ! Sont-ils assez commodes à toute œuvre de larrons et de bourreaux, assez sourds à tout cri des victimes ? Croyez-vous qu'on les puisse révolter jamais, et que l'esprit fécond de la tyrannie vienne à inventer un attentat qui les décide à compromettre leur « indépendance » personnelle de cinq cents ou de mille francs par mois? Les voilà, les gas qui mangeraient d'un martyr pour une modique rétribution ! Sans augmentation de gages, pour le plaisir, si le bourreau juge à propos que le martyr soit diffamé, ils sont prêts!... Laissez aller l'esprit d'esclavage : qu'il par-
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vienne à enlever au Christianisme le caractère d'institution sociale et le réduise à n'être plus qu'une philosophie, bientôt Claude aura des prêtres, et bientôt la race elle-même de Giboyer, courbée sous le bâton, cultivera pour d'autres ses jardins mal acquis. — Ah ! Giboyer, mon ami, vous faites des discours contre le domaine temporel du Pape, pour avancer le triomphe de l'égalité et pour acquérir « une indépendance » qui vous permette de n'être pas honnête homme.... Vous aurez du chagrin, Giboyer! Votre fils sera réduit à l'égalité tout comme nous, ou il finira par payer comme nous le denier de Saint-Pierre, parce que s'il ignore que le Pape garde son âme, il sera bien forcé de comprendre au moins que le Pape garde sa caisse et sa maison.
COUTURIER. — Je vous remercie, monsieur le Marquis, de cette philosophie de l'histoire. Ce n'est pas celle que m'enseigne la Revue des Deux-Mondes. — Les gens de M. Buloz ne croient pas avoir autant que vous besoin du Christ. Ils pensent, en moyenne, qu'ils pourront tout arranger sans Lui. M. Buloz a ses points de vue, vous avez bien le droit d'avoir le vôtre... A présent, je demande les mérites de Giboyer.
LE MARQUIS. — Vous les avez vous-même à peu près tous décrits, mon cher ami, et je doute que l'auteur eût mieux su se faire valoir, en public ou dans l'intimité. D'abord, Messieurs, rendons justice à ce nom de Giboyer. C'est très-sincèrement que je l'admire. On nous fait un nouveau français qui, passez-moi l'expression, parle tout seul et nous apporte des saveurs que ce noble idiome ne semblait pas pouvoir recéler, Giboyer! Nous avons aussi les Ganaches. Quels titres de comédies ! Il n'y a pas même besoin d'y aller voir. Vous sentez, c'est-à-
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dire, vous savez tout de suite de quoi il s'agit. Voilà le dix-neuvième siècle, voilà le mépris, la dérision, l'avilissement de la langue, signe certain de tous les autres avilissements ; voilà, en un mot, le démocratique 1 Ce nom de Giboyer donné au français de l'avenir, j'appelle cela un coup de génie. Il y a de la potence là-dedans. Avouez que l'ennemi le plus entier des rénovations modernes et de toutes leurs promesses n'aurait pas mieux baptisé l'homme-type de ces odieuses charlataneries. Autrefois le français se nommait Jacques Bonhomme , ou Montmorency : à présent c'est Giboyer ; Maximilien Giboyer ! Remarquez le prénom, qui est celui de Robespierre : par là Giboyer se rattache aux pères de 93. Si ce trait n'a pas été cherché, il est trouvé. Or, la pièce est pleine de traits de ce genre, qui vont droit contre les intentions de l'Auteur. C'est le grand mérite que j'y vois. D'un bout à l'autre, l'Auteur a eu des inspirations de Balaam, avec cette différence que Balaam envoyé pour maudire a béni, et que lui, qui voulait bénir, a maudit. Il est le Balaam de la démocratie ; il la vilipende, la souille et la rend odieuse. Il la fait fille de Giboyer, bâtarde de Giboyer, infecte dans sa source, ignoble en ses mœurs et en son langage, inepte en ses conceptions, incapable de soutenir le choc d'un raisonnement. Il ne lui donne qu'un triomphe ridicule, une victoire sur des mannequins. Comme le diable, elle n'emporte que des âmes perdues, un vieux roué, un vieil imbécile ; elle les emporte, elle ne les conquiert pas : ils lui appartenaient déjà, l'un par ses vices, l'autre par sa sottise. Si j'avais été tenté de démocratie, la lecture de cette pièce m'au' rait sauvé. C'est une démonstration par l'absurde des étonnantes misères intellectuelles et morales de l'école
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démocratique, et des supériorités encore éclatantes de la société chrétienne, même dans l'état de décadence où elle est tombée. Je sais trop que cette démonstration sera inutile pour le gros public, et qu'il ne la comprendra pas, que tant d'aveux incroyables ne lui ouvriront pas les yeux. Couturier nous l'a très-bien dit : la foule en est là, de ne vouloir plus voir les choses que dans ce faux et cet absurde où les courtisans de la démocratie prennent soin de les lui montrer, pour caresser sa jalousie. N'importe, la démonstration est parfaite pour moi, pour nous; et je crois qu'il y a encore quelques âmes fières qu'elle éclairera et qu'elle fortifiera contre la violence du torrent démocratique.
D'AIGREMONT. — L'espérez-vous vraiment ?
. LE MARQUIS. — Oui. Je vois plus d'un esprit juste, mais troublé par le mal du temps, à qui Giboyer sera salutaire. Je vais plus loin, et pour vous exprimer tout mon sentiment par une métaphore à la Giboyer, je regarde cela comme un abcès qui crève extérieurement. C'est hideux, c'est douloureux, j'en conviens ; néanmoins, pour employer une savante expression médicale : la plaie est bonne. Le succès est une chose redoutable à la conscience humaine. Quantité d'honnêtes gens sont toujours tentés de croire que des succès répétés, éclatants, durables, ne peuvent pas ne point reposer sur un fond de justice ; que tout victorieux est nécessairement doué de génie et même de vertu, que toute idée triomphante porte en soi le vrai et le grand. Eh bien ! voilà ; regardez ; voyez ce qu'ils ont dans le ventre... — Encore une bien belle métaphore de ce temps-ci, pour exprimer d'où viennent et à quoi tendent les aspirations de l'homme moderne, et encore un trait
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d'origine antique ! Les philosophes ennemis du christianisme naissant avaient aussi quelque chose, et même tout dans le ventre. Saint Paul disait d'eux : Quorum Deus, venter est. — Mais enfin, il reste des hommes qui ont quelque chose dans le cœur et dans la tête. Ce choc brutal vient remuer, indigner, enflammer ce quelque chose de chrétien. En vérité, il y a de quoi s'irriter, parce que le fait est plein de violence et d'injure ; mais comme après tout on n'est pas déshonoré pour être molesté par les sergents de ville, j'estime qu'on devrait plutôt remercier la main de police qui nous soufflète de ce morceau de littérature autorisée. Ah ! c'est là ce que vous avez à nous offrir de mieux contre nos principes ; c'est là votre art, c'est là votre langue, ce sont là vos idées et vos conceptions sociales ?... Merci mille fois, et nous sommes charmés d'avoir le fond de vos vues et de vos conseils ! Eh bien, mais, tout abîmés que nous sommes, tout démantelés par vos victoires, tout pervertis par vos exemples, frivoles, oublieux de nos devoirs, misérablement éblouis de vos fortunes, misérablement séduits par vos divertissements, nous valons encore mieux que vous, et nous sommes intellectuellement et moralement plus forts. Nous gardons un dépôt de vérités vivantes et augustes que vos insolences nous rendent plus chères. Votre Giboyer, votre pontife, votre saint, que vous proclamez vous-même un chenapan, c'est un chenapan sans doute, et déjà cette physionomie, dont vous ne lui savez pas assez mauvais gré, le gâte auprès de nous ; mais il a un autre petit défaut que vous n'apercevez pas : il est bête, ce beau génie ! Il sait l'anglais, il sait écrire en plusieurs langues, il sait plaider le pour et le contre, il sait lécher la boue
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sur les pas de son fils, mais il ne sait point ôter la boue de son propre cœur : c'est bête ! Il a su écrire un beau livre, il n'a pas su devenir homme de bien ; il sait forcer des gens qui l'achètent à le payer plus cher, il ignore l'art de les forcer à l'honorer, il n'y tient pas, et son fils même ne l'honore que parce qu'il est formé par lui : c'est bête ! Il sait se faire une indépendance de trois mille francs par an, mais son élève a déjà besoin d'une indépendance de mille francs par mois : c'est bête ! Il se fait croque-mort, contrôleur de théâtre, il se met la chaine cléricale au cou, lui démocrate, lorsqu'il a tout ce qu'il faut, sans changer de style ni de linge pour gagner sa vie dans les journaux belges de sa naturelle couleur : c'est bête absolument ! Ce Diogène habillé de crasse nous parle d'organiser l'égalité, comme s'il avait lui-même, pour être l'égal de tout le monde, autre chose à faire que de prendre un bain ! Je vous demande s'il faut tant de talent et d'honnêteté pour devenir un personnage ? Mais non, maitre Giboyer veut garder son odeur et sa parure ; il prétend entrer au Sénat en habit de travail et sans même avoir besoin de laisser sa pipe chez le concierge 1.. Je vous dis qu'il est bête et qu'on s'en apercevra.
D'AIGREMONT. — Hélas ! j'en doute.
LE MARQUIS. — J'augure mieux du monde. Il s'y fait des choses que je vois et dont j'ai horreur. Néanmoins, je n'y signale pas le caractère suprême et décisif de la mort, l'inertie du bien. Après tout, l'époque a de la vie, et cette lutte que la comédie n'a pas su montrer, elle existe.
D'AIGREMONT. — Je ne sais pas. Je doute que nous fassions, une brillante figure dans l'histoire. Les entre-
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prises ne manquent point, je l'avoue, ni l'appareil, ni le fracas. Nous nous agitons beaucoup, ou du moins nous sommes très-remués par des machines très-puissantes. Il y a du tapage, de la fumée, des cantates, des mirlitons. Le plâtre prend des formes grandioses ; il monte, il monte ! On entend par intervalles des brouhahas immenses, des tempêtes d'acclamations, des rafales et des ouragans de rires. Sont-ce des œuvres qui s'accomplissent, des doctrines qui se choquent, des solutions qui s'opèrent? Est-ce la vie, ou n'est-ce rien? Dans cette foule, il faut la loupe pour apercevoir un visage ; dans ce vacarme, il faut le cornet acoustique pour entendre une voix. On détourne un instant le regard de ce plâtre qui tout à l'heure s'élevait si haut ; l'œil y revient et ne le voit plus. C'était un simulacre d'édifice, sa chute a produit un simulacre d'écroulement. A un autre ! Notre fécondité, qu'une grande voix appelait la fécondité des avortements l, enfantera-telle enfin autre chose que des simulacres ? Notre industrie nous laissera-t-elle même des ruines ? Questions ! De toutes parts, il surgit des tréteaux ; nous y courons avec un âpre désir de nous amuser. Nous amusonsnous ? Question ! question terrible ! Au fond, le genre humain, relié non plus par la foi, mais par des fils de fer, et tassé devant les mêmes spectacles, n'est pas plus content de ses bouffons que de ses grands hommes : il méprise et s'ennuie. Gare ! Il y a quelque chose de plus lugubre que le rugissement du peuple, c'est son bâillement. Tout peut finir par un effroyable sommeil sur un effroyable dégât.
1 Expression de M. Guizot, lui-même avorté.
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LE MARQUIS. — Je ne dis pas non. Il en sera ce que Dieu voudra. Il a pesé les repentirs et les endurcissements, les bons desseins et les actions mauvaises, les prières et les blasphèmes. Je m'en rapporte à ce juge, pour les nations de la terre comme pour moi. A chacun selon ses oeuvres 1... Mourir sur Giboyer serait une vilaine mort !... Elle est possible et elle sera méritée. Pourtant, dans cette situation encore, je dis que l'auteur de Giboyer nous fait honneur et nous peut faire du bien. Il nous fait honneur en nous diffamant. Il est contraint de nous diffamer, de nous montrer autres que nous ne sommes, et de nous rapprocher enfin de son héros pour nous abattre devant lui. Avec les caractères que l'observation lui pouvait fournir, à prendre les champions du « principe ancien » tels qu'ils sont, sa pièce n'était plus possible, pas plus qu'avec son héros tel qu'il est dans la nature. Il a beau mésestimer et bafouer la vieille vertu de l'ancien régime, il lui faut un Giboyer qui tienne de cette vertu-là, et en qui la turlutaine produise certains effets du ci-devant repentir. Giboyer se fait père après avoir oublié six ans qu'il l'était; Giboyer a voulu même être époux, et n'en a été empêché que par la mort de la plieuse ; Giboyer est laborieux, sobre, dévoué, tout ce que le Giboyer nature ne saurait être, ne se soucie nullement d'être et n'est pas. Cela ne peut que nous devenir utile, en nous prouvant que notre vieille vertu a encore du bon, puisque Giboyer n'est présentable qu'à la condition d'en porter au moins le reflet. Recueillons précieusement les vaticinations du plus récent prophète de la démocratie, et persuadons-nous bien que, malgré le discrédit dont les honnêtes gens paraissent frappés près de lui, il faut encore leur ressembler
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en quelque point pour obtenir ses hommages. Assurément le créateur de Maximilien Giboyer, élevé pour devenir les délices du genre humain, — et pour avocasser devant la justice, ou pour faire des travaux de librairie à quarante francs la feuille dans un galetas, ou pour servir de secrétaire au député Maréchal, — assurément, dis-je, le créateur de ce bijou ne voudrait pas avouer qu'il méprise Fitz-James et La Bourdonnaye, enseignes de vaisseau, ou Crussol, Guitaut et cent autres sous-lieutenants de cavalerie, ou Sabran, RohanChabot, Gontaud-Biron, Puységur, Tournon, La Guiche, de Maistre, Renneville, et tous les soldats du Pape que je pourrais nommer, quoique ces cléricaux, la plupart élevés par M. de Sainte-Agathe, soient munis d'un père légitime. J'imagine aussi que Vogüé, quoique grand d'Espagne et absolument incapable de faire un discours contre le pouvoir temporel, ne lui paraîtrait pas trop hardi d'opposer son livre sur la Terre-Sainte aux travaux de librairie du petit de Giboyer. Que vous diraije? je vais jusqu'à croire, enfin, que le Balaam de la démocratie, lorsqu'il siégera dans nos assemblées politiques, ne votera pas l'exclusion de quiconque aura épousé sa femme avant d'en avoir postérité, ou n'aura pas laissé trainer n'importe où son fils unique, durant au moins six ans. Eh bien, avec cela et la première communion, nous pourrons nous soutenir et faire encore quelque chose. Nous pourrons du moins servir pour ensemencer la terre. Mon cher d'Aigremont, dussions-nous borner là nos espérances, profitons des titubations de Giboyer, et ne nous laissons point aller aux mœurs démocratiques. (Au comte : ) Vous surtout, mon cher enfant, qui verrez des spectacles probablement
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épargnés à mes yeux, — j'en ai d'ailleurs assez vu! — gardez pur et préservez du charançon ce grain qui ne sera enfoui que pour couvrir la terre d'une moisson abondante...
LE COMTE. — Soyez tranquille, mon oncle. Giboyer ne me séduit point et ne me fait pas peur. Sans trop présumer de moi, je me sens de cœur et même de taille à l'affronter partout.
COUTURIER :
Nous ne mourrons pas seuls, et quelqu'un nous suivra.
Comte Hugues, quand vous étiez tout petit enfant, et moi tout petit directeur des forges de votre oncle, qui s'obstinait à faire ma fortune, j'ai prédit qu'on ne vous empêcherait pas de porter le mousquet.
LE MARQUIS. — Ah çà ! pourquoi ne nous fait-on pas. dîner? (Il sonne.)
MAXIMILIEN, ivre. — Monsieur le Marquis, ça y est. LE MARQUIS. — Comment, ça y est?
MAxIMILIEN. — Eh bien, ça y est sur la table. C'est servi, quoi 1
LE COMTE. — Il est ivre.
LE MARQUIS. — Maximilien, vous avez vu le père Giboyer aujourd'hui? —
MAXIMILIEN. — Puisqu'il est mon père !... Je n'en suis pas cause, moi... Il faut bien que je voie mon père, qui dit qu'il m'a donné mon éducation.
LE MARQuis. — Je vous ai commandé, toutes les fois que vous auriez vu le père Giboyer, d'aller vous coucher, et de ne paraître devant moi que le lendemain.
MAXiMiLŒN. — Et mon service? Il faut bien que je le fasse 1 Je ne veux pas voler mes gages, moi !...
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LE MARQUIS. — Vous le voyez, messieurs, partout les principes anciens. Oh! Giboyer n'en a pas fini! (A Maximilien.) Allez vous coucher. Et nous, messieurs, allons dîner. (Ils sortent.)
MAXIMILIEN, seul. — Ganachesj... — Néanmoins, que mon soi-disant père est un indiscret. Il me fait boire le soir; ça m'expose... Et c'est encore moi qui paye !... — Je ne trouve pas que ça soit bien.
LA QUEUE DE GIBOYER.
(Épilogue de la septième édition.)
Les journaux il y a vingt-cinq ans et aujourd'hui. — Le sacerdoce de la Presse! — Les chroniqueurs. — Le littérateur Férat et l'éditeur • Dentu. — Douleur immense du littérateur Férat. — M. Francisque Sarcey. — Inconsolable chagrin de M. Sarcey. — Les sous-Sarcey. — L'éloquent Racot — Le Temps. — Le philosophe Schérer. — Souvenirs et regrets de M. Ulbach. — Du choix des amis. — M. le rédacteur en chef Nefftzer. — Propos de Thersite. — Éclaircissement sur les Comédiens et sur la Démocratie. — Les Idées « sagement libérales. » — Refus d'invitation.
De vives injures et d'ingénieux silences n'ont pas empêché ce petit ouvrage d'avoir presque le succès d'un mauvais livre. Malheureusement la critique n'a pas été aussi sérieuse qu'ardente, et ne me fournit guère l'occasion de discuter. Elle s'accroche à un mot, jette un outrage, et s'enfuit devant les idées. Je crois bon d'en ramasser quelques preuves ; on y verra ce que deviennent les journaux.
Les journaux se gâtent! Je les ai connus moins misérables. Tout journal, autrefois, avait au moins une Tête pour conduire la rédaction, et une Main pour la net-
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toyer. Quand je fus introduit dans la presse parisienne, il y a vingt-cinq ans, les talents, les caractères même n'y manquaient pas. La moindre feuille gardait un certain maintien. Mon premier rédacteur en chef f, m'a donné de bonnes leçons; j'ai vu jusqu'aux grands patrons descendre à cette petite besogne. Ayant été un jour consulter au ministère sur un entrefilet de quelque importance, je rapportai des corrections de M. Guizot. L'homme d'État avait retouché deux phrases, uniquement pour la toilette. Les écrivains propres à tout, qui rédigeaient sur un thème indiqué, sans se donner le luxe d'une opinion, rencontraient peu d'estime. Et, chose plus étrange, ils en étaient honnêtement embarrassés, à ce point parfois de faire semblant d'avoir des principes ! C'était un scandale de changer non de couleur, mais même de nuance. Des journalistes ignorés et pauvres se retiraient d'une feuille qui passait de M. Guizot à M. Molé! On raisonnait, on argumentait. On aurait rougi d'esquiver un syllogisme autant que d'abandonner un drapeau. On ne laissait pas le bon droit sans défense : les antagonistes du bon droit ne se rangeaient pas silencieusement et cyniquement du côté de l'injustice, ils s'efforçaient de prouver qu'il n'y avait point d'injustice, et ils attrapaient d'éloquentes flagellations. Bref, dans
1 M. Armand Malitourne. Il avait de l'esprit et de la littérature, il est mort chrétien. M. Armand Malitourne était rédacteur en chef de la Charte de 1830, journal fondé par M. Guizot. C'est là que je débutai à Paris, en 1837. Précédemment, étant rédacteur d'un journal à Périgueux, j'avais reçu de bons conseils de M. Romieu, préfet de la Dordogne, autre homme d'esprit et de goût, meilleur que sa très-mauvaise réputation. C'était alors un voltairien complet. Lorsqu'il fut . surpris par la mort, Romieu, éprouvé par de grands malheurs, s'était bien modifié. Toute sa raison était devenue chrétienne.
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ce temps-là, les journalistes osaient encore parler du « sacerdoce de la presse. » Emphase ridicule, mais qui témoignait pourtant du sentiment que la profession leur inspirait. En majorité, c'étaient des gens qui ne se méprisaient point. Je doute qu'aujourd'hui beaucoup d'entre eux, dans l'intime de leur conscience, se flattent ou se proposent d'exercer un sacerdoce. En tout cas, ils ont hardiment changé de dieux, et de fonctions auprès de leurs dieux. Combien, qui faisaient office de prêtres devant l'idole de la liberté, sont maintenant, pour me servir d'un mot qu'ils aiment, petits sacristains ou moins encore au fond de quelque temple du pouvoir !
Dans cette cléricature abaissée, les bouffons abondent. Chaque journal entretient, sous le titre de chroniqueur, un employé aux bagatelles de la porte, qui est devenu le personnage important de la rédaction. Ces plaisants sont la plupart d'une ignorance hardie. Ils forment la partie la plus inférieure et la plus agissante de ce grand demi-monde politique et littéraire qu'on appelle la presse. Ils m'insultent beaucoup, par l'unique raison que j'ai été quasi de tout temps très-insulté. Mon nom a pour eux la valeur d'une phrase toute façonnée, comme tartufe ou jésuite. J'aurais de quoi bâtir et doter un monastère s'ils me payaient le décime sur ce que je leur ai fait gagner depuis quinze ans. Dans cette guerre se sont distingués Gaboriau, Pèlerin, Férat et d'autres.
Je parlerai de Férat.
Férat, je crois bien que c'est Pèlerin ; mais qui est Pèlerin? Comme Pèlerin, Férat travaille à la porte du Progrès de Lyon. Il s'y est dégonflé d'une longue lettre intitulée : M. Veuillot et Giboyer, absolument dans le goût de Pèlerin. A l'imitation de Pèlerin, il a ensuite
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torché sa lettre en brochure, — 32 grandes pages in-8° , — qu'il a mise en vente chez Dentu, toujours comme Pèlerin. Suivant l'usage, la brochure ne se vend pas ; on la donne, ou plutôt on l'impose. Mes amis sont servis les premiers, puis le public, avec largeur. Sans méconnaître ce qu'il y a de flatteur dans ce zèle à me détruire, je voudrais savoir quel bailleur de fonds opulent en fait les frais. Le libraire Oentu pourrait me le dire, mais il se tait !
Une fois j'ai entr'ouvert le libraire Dentu. C'était à l'occasion d'un pamphlet intitulé l' Univers jugé par luimême, dont le factum Férat n'est qu'un abrégé craintif. Nous étions devant les juges correctionnels. Là, le libraire Dentu m'a laissé voir quelque chose. A mon tour, je ne lui ai pas caché qu'il s'était prêté à une œuvre malhonnête ; que ce pamphlet formé de prétendus textes de V Univers, assaisonnés de commentaires injurieux, n'était qu'un composé de grossières falsifications. Je ne sais pas si le libraire Dentu fut très-étonné. Quand la preuve a été faite, le compère lettré du libraire Dentu a désiré se retirer. Je l'ai laissé aller, et du même coup j'ai rendu le libraire Dentu à sa boutique, après qu'ils eurent juré de supprimer leur libelle. L'Univers jugé par lui-même a été brûlé au bas du grand escalier du Palais, par les propres mains de son auteur et de son éditeur.
Il ne tiendrait qu'à moi de déranger encore le libraire Dentu pour lui imposer la même opération sur un écrit tout semblable, et je saurais qui est Férat.
Mais pour déranger ainsi le libraire Dentu, je serais obligé de me déranger moi-même beaucoup ! J aime mieux supporter le tort que me fait le littérateur Férat,
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avec ses citations, au moyen de quoi il prouve que la suppression de Y Univers fut le plus grand service que la police ait jamais pu rendre à la liberté et à la civilisation. Notez que Férat est libre penseur et républicain.
Par le- même art de citer, Férat démontre jusqu'à la dernière évidence que quiconque accorderait un peu d'estime à l'ancien rédacteur en chef de l'Univers, serait dans une erreur absolue et mênrffe inconcevable. Mais Férat compte bien que la noble terre de France ne porte point de tels aveugles... Et toutefois le malheureux Férat entretient en son cœur un souci qui le ronge. Il a une ambition : il voudrait me convaincre moi-même, me voir enfin honteux des crimes de ma plume, et c'est ce qu'il n'espère point. Pour opérer ce miracle de m'inspirer des remords, il ne se trouve pas assez éloquent. Il en fait l'aveu avec une douleur intéressante : — Ah ! que je voudrais, dit-il à son directeur du Progrès, « que « je voudrais être capable de ressentir un moment, « pour la justice et la vérité, l'influence d'un fanatisme « comparable à celui que de misérables passions « inspirent à M. Veuillot! Peut-être une sainte co« 1ère me ferait-elle trouver les mots qu'il faut « pour flétrir les affligeantes choses que je viens de « citer Mais il me suffit de lui avoir présenté un « miroir pour s'y contempler ; et ce qui m'attriste, c'est « de n'avoir pas seulement l'espoir qu'il rougisse de son <( image ! » Voilà un garçon qui souffre visiblement de ne pouvoir contenter sa justice. Je suis fâché de sa tristesse ; mais enfin, s'il ne sait pas se hisser à la sainte colère, il ne doit s'en prendre qu'à lui-même, puisque je fais, selon lui, tout ce qu'il faut pour le pousser.
Je pourrais dire ce qui lui manque. J'ai l'avantage,
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moi, de connaître la « sainte colère. » Je sais par quelles voies elle entre dans un cœur, et comment elle trouve des mots pour s'exprimer. Je suis prêt à livrer mon secret au triste Férat. Qu'il vienne ; je lui prendrai la main, je lui mettrai le doigt sur les passages de son écrit qui dénotent un cœur où la sainte colère ne peut entrer; et plus heureux que lui, je le ferai rougir et rougir deux fois : la première de son masque, la seconde de son visage. Alors je lui indiquerai le moyen de se débarbouiller ; et s'il veut se tenir propre, ne plus écrire de lettres pseudonymes réchauffées en brochures anonymes, ne plus enrager niaisement contre les hommes d'un talent plus franc que le sien et d'une doctrine infiniment supérieure à ses conceptions ; s'il veut, enfin, devenir ou redevenir un véritable chrétien, au lieu de rester un médiocre sectaire, alors les saintes colères emporteront son cœur, et il goûtera peut-être le plaisir de se sentir éloquent.
Venons aux journaux de Paris. La plupart n'ont pas rompu le silence qu'ils m'accordent ordinairement. C'est leur droit ; mais je ne trouve pas qu ils en usent tout à fait avec justice. Aucun n'a manqué de parler de l'agression, pourquoi se taire sur la défense? D 'un autre côté, il y a dans le Fils de Giboyer, « pièce sociale, » une idée et un système que je crois avoir combattus. Tel a été le but de mon écrit ; je ne me suis occupé qu 'accessoirement du reste. L'épisode de Déodat est significatif: il donne un aperçu de l'action que les bouffons, auxiliaires de police pourront exercer contre les citoyens disgraciés. J'ai consacré quelques pages à ce détail ; le surplus traite de la littérature qui se soumet, de la liberté qui s'en va, de l'égalité qui s'abaisse, du pouvoir
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que rien ne borne plus. De pareilles questions, bien ou mal abordées, sont peut-être aussi dignes d'attention qu'un roman ou qu'un vaudeville. Mais il faudrait raisonner, discuter, prononcer, et il y aurait là des périls de plusieurs sortes. Le plus redouté n'est pas d'attirer la foudre des avertissements ; c'est de laisser entrevoir que la liberté est catholique. Plutôt le bâillon !
Les critiques ont esquivé ce point capital plus complètement que ceux qui n'ont rien dit de mon ouvrage. Les silencieux, du moins, ne prétendent pas que je me sois donné le tort d'écrire un demi-volume sans toucher aux doctrines qui intéressent le présent et l'avenir de la société ; les parlants le laissent supposer, ou même articulent hardiment que j'ai commis cet oubli.
Ainsi fait M. Sarcey, dans l'Opinion nationale de M. Guéroult, l'un des bons apôtres de la démocratie.
Je lis le critique Sarcey partout où je le découvre, comme l'écrivain le plus capable de me donner l'exact niveau intellectuel et littéraire de la presse démocratique. Il s'en réjouit, dit-il. Et moi je suis enchanté de lui pouvoir faire ce plaisir. Je pense que nous nous agréerons ainsi mutuellement l'un l'autre fort longtemps, car M. Sarcey ne changera pas. Il est au comble et dans la perfection de ses moyens, avec le précieux avantage de ne pouvoir décroitre.
Et pourtant M. Sarcey n'est pas complétement heureux !
Comme Férat, il nourrit un grand chagrin. Ce n'est pas l'impuissant désir d'être éloquent : il l'est suffisamment à son goùt et il se plait en sa manière. Le chagrin de M. Sarcey est d'avoir dit une fois du bien de moi.
Dans ce temps-là, — c'était avant Giboyer, — ayant lu
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à peu près tout ce que j'avais alors publié, il imprima qu'il ne voyait aucune raison de ne me pas croire honnête homme et chrétien. Quel malheur! Il rappelle cette circonstance, et il ajoute qu'il se trouva tout seul de son avis, « oh! mais là, ce qui s'appelle tout seul; » et que « ce fut sur lui et sur son article un haro général. » Je suppose que M. Sarcey exagère un peu. Je n'imagine pas qu'il ait pu vivre assez exclusivement en mauvaise compagnie pour se trouver si absolument seul dans un cas de probité. Néanmoins l'orage dut être grand autour « de lui et de son article ; » mais aussi quelle faute de conduite! quelle imprévoyance! Et quel besoin avait-il de dire du bien de moi!... Puisque le mal est fait, je veux offrir à M. Sarcey la seule consolation qui soit en mon pouvoir; je lui promets de ne point me prévaloir du certificat qu'il m'a étourdiment donné; je le lui rends ; quil le déchire. Je n'en dirai rien jamais.
Il y a des sous-Sarcey qui me traitent avec un mépris terrible, tout en me soumettant les raisons qui devaient, selon eux, m'engager à garderie silence devant Giboyer. La plus ingénieuse de ces raisons, c'est qu'en ne répondant point, j'étais plus intéressant. On me plaignait de tous côtés, disent-ils; mais à présent que j'ai parlé et qu'on voit bien que je ne suis pas désarmé, — puisqu'il • m'est permis d'écrire des brochures, — on cesse de me plaindre, et j'y perds beaucoup. Cela est signé de différents noms, peut-être connus de Férat, mais que je crois plus décent de ne point écrire. Je fais une exception en faveur de M. Adolphe Racot, collaborateur de M. Louis Xavier de Ricard, directeur de la « Revue « du Progrès moral, littéraire, scientifique et artistique. « paraissant tous les mois, » avec un épigraphe de
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M. Michelet, où il est dit que toute femme est un autel.
Je nomme M. Racot, parce qu'il aspire au sublime. Je vois en lui un de ces personnages dignes d'égards, qui ne seraient pas fâchés de se présenter dans le monde avec un habit propre.
Voici mes torts exposés par M. Racot :
« Lorsqu'à l'appui d'une cause, bonne ou mauvaise, un écrivain, à bout d'arguments, n'hésite pas à appeler perfidement à son aide, contre un adversaire qu'il sent plus fort et mieux fondé que lui, les vieilles rancunes personnelles, les scrupules étroits, pudibonds et criards de la coterie bigote et grasse; lorsqu'un homme, à tout prendre, vient cracher l'injure sur les victimes d'une cause aux principes de laquelle il doit, bien qu'il l'oublie, et le rang qu'il occupe, et le droit de parler, il appartient à tous de crier à cet homme, à cet écrivain : Catholique, respect à la foi ! pamphlétaire, respect au génie ! »
Ce qui enflamme ainsi M. Racot, je ne le sais pas bien, et je ne voudrais pas jurer qu'il le sait lui-même.
Je soupçonne pourtant qu'il m'accuse d'avoir manqué de respect à la foi et au génie de Giboyer, homme de l'avenir. Je tire cette conclusion du passage suivant, fanfare finale, destinée à enlever le lecteur et à le précipiter sous la direction de M. Louis Xavier de Ricard :
« M. Veuillot a imaginé un dialogue entre les mêmes personnages que ceux de la comédie, mais recrépis à sa manière et truffés de ses opinions à lui. Dans la liste qui précède ce dialogue figure un certain Maximilien, valet du marquis, dit la légende. Ce personnage ne paraît qu'à la page dernière. Il fait son entrée ivre-mort, juste pour annoncer que le dîner est servi. Il apprend au lecteur qu'il est le fils de Giboyer, et qu'il doit son peu d'équilibre à une visite que lui a faite son père une heure auparavant. Pour M. Veuillot, ce laquais représente évidemment le vrai type qu'a manqué M. Augier. Pour M. Veuillot, c'est le
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produit de l'éducation libérale. 0 martyrs inconnus du travail et de la foi dans l'avenir ! Quand vous tombiez épuisés de luttes et de veilles, si on vous eût dit alors qu'un jour un homme, un chrétien, personnifierait, souillerait votre dévouement à l'humanité dans un type de laquais stupide et ivrogne, si du fond de votre tombe vous entendez ces rires qu'excite ce type si réussi, chez les prétendus vaincus que vous avez usé votre vie à combattre, conservez-vous votre foi, ô génies? et comme Brutus, n'êtes-vous pas tentés de crier dans la fureur du désespoir : Vertu, tu n'es qu'un mot ! »
0 Férat ! qui désirez tant l'éloquence, venez vite à l'école de Racot.
J'ai donc contristé M. Racot, mais j'ai réjoui M. Ulbach, rédacteur du Temps. Auparavant que d'en conter l'histoire, il faut que je dise un mot de ce Temps. C'est un journal libéral et démocrate, où plus d'un trait me rappelle la noble physionomie du Progrès de Férat.
Lorsque M. de Persigny, ministre dev l'intérieur, considérant la pétition de M. Nefftzer et la mienne, accorda à M. Nefftzer les droits de citoyen qu'il me refusait, il fit un peu plus que m'imposer le silence : il créa, sans y penser, une voix pour combattre les vérités que je ne pourrais plus défendre, et pour m'injurier moi-même lorsque je ferais mine de parler. M. Nefftzer eut licence de fonder un journal démocratique et protestant, dans le moment qu'il me fut interdit de relever un journal conservateur et catholique. La même main aida le Temps à sortir de la caisse de ses actionnaires, et mura l'in-pace où r Univers avait jusqu'alors espéré de revivre.
Il semble que M. Nefftzer, tout en jouissant de l'existence, devrait se rappeler cela, lorsqu'il est question de l' Univers ou de moi dans son journal, et que ce souvenir
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devrait lui conseiller quelque retenue. Mais tout au contraire, le Temps, lorsqu'il en trouve l'occasion, m'insulte avec plus de fiel et de frénésie que ne font les autres. On dirait que c'est une des fins pour lesquelles il a été créé et mis au monde.
Là, M. Edmond Schérer, philosophe protestant que le progrès de ses études a conduit hors du christianisme, écrit avec la douceur de Mélanchton, que je suis « ce « que la civilisation avec tous ses vices a produit de plus « affreux ; » et il ajoute que la religion est devenue dans mon cœur « un ulcère qui a rongé tous les traits sacrés « de l'humanité. » Un rédacteur en chef d'autrefois aurait biffé ces hyperboles à titre d'injures, et surtout à titre de niaiseries.
M. Schérer a l'originalité de croire que l'humanité est Dieu ou va le devenir. Partant de ce point, je voudrais savoir quels arrangements il prend avec la logique pour me contester ou me reprocher quoi que ce soit ? Car enfin je suis homme; étant homme, je suis Dieu; étant Dieu, j'ai bien le droit de penser à ma guise, de me moquer même de ma divinité et de celle de M. Schérer. Si l'on me nie ce droit, quel dieu suis-je ? quel dieu sommes-nous? Il importe peu que l'ulcère religieux ait rongé dans mon cœur tous les traits sacrés de l'humanité : je suis Dieu tout de même. M. Schérer ne peut se débarrasser de ma divinité qu'en sacrifiant la sienne, et du même coup toute sa conception philosophique. Point de milieu : ou je suis Dieu comme lui,. et je peux tout me permettre et il ne peut rien me reprocher ; ou il n'est pas plus Dieu que moi, et il se permet indûment contre moi d'étranges infractions à la politesse. Ces infractions, je les pardonne à M. Schérer
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en faveur de l'entorse incurable -qu'il donne à sa philosophie ; mais M. le rédacteur en chef Nefftzer, comment se pardonne-t-il de laisser si incivilement divaguer M. le philosophe Schérer?
M. le philosophe Schérer me damnerait s'il pouvait le faire un peu décemment. A défaut de l'enfer, qu'il a supprimé, et qui dès lors ne peut s'ouvrir pour « le « produit le plus affreux de la civilisation moderne, » il me garrotte dans la géhenne de l'immortalité réservée à ses écrits.
Hélas ! que pensera-t-elle de moi cette postérité qui lira Gaboriau, Férat, Racot, Sarcey, Schérer ? — Et il y a encore M. Ulbach !
M. Ulbach entre en matière sur le Fond de Giboyer en se rappelant, non sans complaisance, qu'il a beaucoup « collaboré au Dictionnaire d'épithètes pour définir la « foi enragée de M. Veuillot, cet inquisiteur rabelai« sien. » Une fois il m'a appelé « ivrogne d'eau bénite. » On ne l'a pas assez su ! Il y a bien du Sarcey dans M. Ulbach. Il y a aussi du Férat. C'est avec l'accent attristé de Férat qu'il ajoute que « ces duretés légitimes « n'eurent pas la chance de décourager M. Yeuillot. » Bien plus, le découragement qui ne m'a pas atteint, M. Ulbach le ressent lui-même. Il ne veut plus, dit-il, me parler dans mon style. Et je dois avouer qu'en effet il en prend un autre.
Après avoir montré son esprit par la création d ivrogne d'eau bénite, M. Ulbach a voulu étaler son grand cœur, et il s'est donné la pure joie de me protéger contre Giboyer. Or, quoique rompu à la patience, je ne l'ai pas voulu souffrir. J'ai dit un mot sur « l'intrusion de certains
« particuliers qui s'étaient avancés pour me défendre
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« et qui n'en avaient pas le droit. » Je ne nommais personne, mais M. Ulbach s'est reconnu. Et en effet, à quel titre se faisait-il l'honneur de me défendre ? L'agression de Giboyer n'est pas plus extra-littéraire que celles dont j'ai été l'objet de la part de M. Ulbach, dans de longs articles dont j'ai dédaigné la fureur me contentant de reléguer leur auteur au rang des adversaires contre qui l'on ne discute pas. Sa place est dans ce vulgaire. Je ne consens point qu'il en sorte pour me défendre avant de s'être excusé. Je n'ai pas plus le souci que le privilége de limiter le nombre de ceux qui hurlent quand j'élève la voix; mais sur le nombre de mes appuis, je suis délicat et j'établis un contrôle.
J'emprunte maintenant à M. Ulbach un trait qui fera voir comment on peut parler assez longuement d'un écrit, et ne donner aucune idée de la pensée qu'il exprime, ou même en donner une idée absolument contraire.
L'avenir de la liberté sous le règne de la démocratie giboyère, tel est l'objet de mon ouvrage. Voici comment M. Ulbach en fait l'analyse et la réfutation :
« Je passe sur un tableau de fantaisie qui représente l'ancien régime monarchique et théocratique comme une confédération d'indépendance sacrée sous l'influence de l'Évangile. 89 a dérangé cela, c'était le bon temps; et en revanche 89 nous a donné l'esprit de servitude. « Ce qui domine le monde, est un génie de ravalement incomparable, le génie idiot de l'égalité. D'un nouveau soulèvement de boue égalitaire, surgira un nouveau Giboyer, qui méprisera le nôtre, qui le traitera de demeurant du moyen âge, de stupide, encore chrétien. L'avenir est à Bicêlre, il recèle des trésors d'ineptie abjecte, etc., etc. »
Voilà comme M. Veuillot écrit l'histoire. Mais qu'on se rassure
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cependant. Cet avenir d'égoût qui nous est promis ne se réalisera pas facilement. « Il y aura, dit M. Veuillot en extase,. une révolte du sang chrétien contre ce plan d'infamie éternelle. » Cela veut dire que les chrétiens tueront les libres penseurs, ou que les chrétiens de l'école de M. Veuillot deviendront tout à coup si éloquents, qu'il faudra tomber foudroyé sur leur passage. On est libre de choisir entre ces deux interprétations : la première me paraît la plus logique... »
Je n'ai pas besoin de reproduire ici mon texte pour montrer tout ce que ce paragraphe révèle ou d'impuissance contre les idées ou de volonté formée de donner le change au lecteur. Je prie seulement que l'on relise les passages si singulièrement traduits : La liberté est une nouveauté chrétienne, et celui qui commence ainsi : Le christianisme seul nous tient debout par sa perpétuelle répudiation de la mollesse et de l'esclavage. L'on prononcera si cela veut dire que les catholiques' tueront les libres penseurs.
Dans un autre endroit, M. Ulbach, s'abandonnant aux mouvements impétueux de son esprit, enfante ces plaisanteries peu nouvelles : « On brûle, on étouffe, on - « assomme les hérétiques, on ne prend pas la peine de « leur répondre. » En vérité, ils sont, lui et les siens, d'une espèce qui excelle dans l'art de répondre !
Ces fanfarons de la libre pensée, qui consentent à fuir si piteusement lorsque la pensée leur offre le combat, devinent trop le sentiment que nous inspire leur stratégie ; et comme ils ne sont pas dépouillés d 'amourpropre, nous comprenons la rage avec laquelle ils nous écrasent du poids des cohues. C'est le fait du sauvage, qui, ne pouvant comprendre le mécanisme d une montre, la broie sous ses pieds en criant : Je t 'einpè-
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cherai bien de faire du bruit ! Mais je n'aurais pas cru rencontrer cette passion jusque dans l'âme sereine de M. NefTtzer, l'écrivain heureux qui a trouvé grâce devant M. de Persigny, lorsque cet homme d'État me bannissait de la presse à cause de mon esprit peu conciliant.
Cherchant à égaler le pittoresque de M. Ulbach, qui m'a qualifié d'ivrogne d'eau bénite, M. Nefflzer, dans une « lettre à son cher ami M. Peyrat, » m'appelle Thersite de sacristie !
A mon avis, M. Nefftzer n'est pas encore suffisamment Achille pour se permettre de donner ce sobriquet épouvantable de Thersite à un journaliste qui n'écrit pas plus mal que lui et qui n'occupe pas dans la presse un rang inférieur au sien. Si M. Nefftzer était l'homme aux trois millions de lecteurs, deux fois élu par le suffrage universel ravi, il la bonne heure ! il aurait quelque sujet de me mépriser. Mais en quoi les dédains du rédacteur en chef du Temps sont-ils justifiés à l'égard de l'ancien rédacteur en chef de l'Univers ? Que M. Veuillot ait été l'ami de Donoso Cortès, tandis que M. Nefftzer est le eher ami de M. Peyrat ; que l'Univers ait été supprimé par M. Billault et que le Temps ait été créé par M. de Persigny, ce ne sont pas des raisons, pour peu que M. Nefftzer y veuille réfléchir. — Thersite, dit-il, a pris des libertés qui ont déplu, et son journal a été supprimé. — Eh bien ! mais l'on pourrait conclure de là que M. Nefftzer, créé rédacteur en chef vers la même époque, n'avait pas précisément déclaré l'intention de prendre des libertés qui pussent déplaire ! En un temps où Thersite lui-même porte ombrage, il n'est pas croyable que ceux qui restent debout se fassent bien à craindre. « 0 « Achille, ô Ajax, si Troie n'est enlevée que par vous,
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« ses murs tiendront jusqu'à ce qu'ils tombent d'eux« mêmes ! » Ainsi parle Thersite dans Shakespeare.
Pour ne me pas peindre plus malheureux que je ne suis, de compter tant d'adversaires, il faut que je dise un mot de mes amis. Férat prétend que je n'ai d'appui que moi-même. Ce serait déjà quelque chose, mais je peux montrer mieux. Giboyer m'a valu des amis qui ont compris et accepté ma pensée. Quelques-uns cependant ont fait des réserves sur lesquelles je dois deux mots d'explication. On me reproche de la dureté envers les Comédiens et un excès d'amertume envers la Démocratie.
Les Comédiens, dit-on, ne sont pas en dehors de la société ni ennemis de l'ordre et de la religion. « Au « Théâtre-Français, parmi les sociétaires, l'on connaît « des gens instruits, spirituels, de bonne compagnie et « de bonnes mœurs. » Soit ! Avec cela, ces patriciens jouent Giboyer.
Les hommes peuvent être excellents, la profession est mauvaise. Il y a contre elle un sentiment public persistant, et qui tient ferme au milieu de l'abatis général de tout ce qu'on appelle préjugés. Quelle en est la cause? En 1848, le suffrage universel prit plaisir à marcher sur les préjugés, et il en violenta même de stupides. Il poussa pêle-mêle dans l'Assemblée constituante des ouvriers, des sectaires, des ducs, des nègres, des prètres apostats et des prêtres saints : pourquoi n'eut-il pas même la tentation d'y introduire un comédien ? Entre le théâtre et la société subsiste une barrière d'opinion plus forte que tous les raisonnements et que tous les entraînements. L'Église a levé son excommucation, la société maintient la sienne. Quoi qu 'oii puisse
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lui dire, en dépit d'elle-même, la société laisse obstinément les comédiens dehors. Vous me dites qu'ils sont citoyens comme moi? Je le sais, et j'ai une raison bien autrement forte de ne point dédaigner leur personne : ils ont reçu le baptême comme moi ; Jésus-Christ est mort pour eux comme pour moi. Mais ce fard qu'ils se mettent sur le front couvre le sacre civique et semble effacer jusqu'à l'ineffaçable baptême. Ils se sont jetés dehors, ils restent dehors. Voilà le fait. J'en ai cherché la raison. Si je ne l'ai pas trouvée, la raison vraie, qui m'échappe, est certainement encore plus dure.
Je doute qu'il soit jamais possible de mettre les comédiens sur le même pied que tout le monde ; cependant, s'il y a une puissance capable de faire ce prodige, c'est la Démocratie. Elle installera le comédien sur les débris de la civilisation chrétienne, comme elle y établira le César, par des moyens semblables, avec les mêmes avantages pour le genre humain.
On entend assez de quelle démocratie je parle, c'est la démocratie des libres penseurs, des niveleurs, des destructeurs ; celle dont Giboyer, son apôtre du moment, nous dévoile en partie le programme et nous fait entrevoir les mœurs J'avoue que j'ignore ce que l'on peut espérer de cette démocratie-là en fait de justice, de grandeur, de liberté, même d'égalité. Telle qu'elle s'annonce, Giboyer lui semblera trop pur. Elle aimera d'ailleurs les comédiens. César Néron était bon acteur.
Si l'on me dit qu'il y a une autre démocratie, je crois que l'on s'abuse ; en tout cas, je ne la connais point, ou, pour mieux dire, je ne la vois et ne l'ai connue que dans l'histoire. Elle est née le jour de la Cène eucharistique, lorsque le Fils unique de Dieu appela les hommes à
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se nourrir de sa chair sacrée et leur enseigna la vérité qui les rendrait libres. Elle a été arrosée du sang qui coula de la croix ; elle a grandi, elle est devenue le peuple du Christ, qui n'avait pour roi suprême que le Christ, pour guide suprême que le vicaire du Christ, pour chefs légitimes sur la terre que des fidèles du Christ, instruits et astreints à gouverner leurs sujets ou plutôt leurs frères dans la justice et dans la liberté. Où est-elle, cette démocratie chrétienne que les rois respectaient et qui savait se respecter elle-même ? cette démocratie qui, rangée autour de la croix, versait son sang pour défendre la vérité du Christ ? Hélas ! hélas ! quel vestige en restet-il qui ne doive être bientôt emporté, peut-être sans retour !
J'ai reçu aussi quelques compliments que je suis contraint de refuser. Tandis que d'un côté l'on me reprochait trop de rigueur envers la démocratie, de l'autre on me félicitait de ma conversion aux « idées sagement libérales. » J'ai appris, non sans surprise, qu'après « avoir longtemps servi les idées sagement libérales, » je les avais « non moins longtemps desservies. » Mais à tout péché miséricorde : « Veuillot, vaincu par l 'évi« dence de la vérité, sent et traduit très-vivement la « situation qui est faite soit à l'Église, soit à l'État, « lorsque, par suite de l'intimidation qu'y exercent par« fois l'ambition servile des hommes ou l'insuffisance « involontaire des lois i, on n'y a plus la liberté des opi« nions libres. Sur ce point nous compatissons de toute
1 Ainsi, dans l'Église comme dans l'État, on peut remarquer nonseulement l'ambition servile des hommes, mais encore l insuffisance des lois! Je n'ai pas besoin de dire combien je déteste ces façons e parler « sagement libérales. »
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« notre âme et depuis longtemps aux récentes douleurs « de M. Veuillot, et nous estimons assez sa conversion « pour ne plus regretter le long silence qui en a été « l'occasion. »
Le catholique libéral qui revendique ainsi l'avantage de compatir depuis longtemps à mes récentes douleurs, me permettra de dire qu'il me semble mal informé sur mon compte. J'ai trop parlé dans le but de convertir les gens pour avoir mauvaise opinion des gens qui se convertissent, et par conséquent pour rougir d'être moi-même un converti. Cependant il est vrai qu'en fait d'idées libérales, je ne me sens ni converti, ni perverti ; je crois en être toujours au même point. La liberté que j'ai servie n'a jamais contesté le droit légitime du pouvoir,
et je n'ai jamais desservi au profit du pouvoir cette , liberté, qui est la liberté de l'Église. Aujourd'hui que l'on me voit revenu aux idées « sagement libérales, » comme à l'époque où l'on prétend que je les avais abandonnées, je dis que l'Église est le seul rempart et la dernière garantie de la liberté politique. On m'accuse d'avoir fait fi des garanties politiques et d'avoir soutenu qu'il n'en faut point. Ce grief fut inventé par des adversaires qui ne se sentaient pas assez forts sur le terrain de la réalité. J'ai simplement soutenu qu'il n'existait plus de garanties politiques, que l'esprit révolutionnaire les avait détruites avec acharnement et avec succès, et que la religion, mettant seule la conscience humaine à l'abri de l'esclavage, était aussi le seul élément qui pùt rendre une sève et un corps à la liberté.
Voilà le résumé de mes opinions anciennes, présentes, et, j'ai tout lieu de le croire, futures. Je les ai soutenues, pendant vingt années, à travers d'étranges vicis-
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situdes, sans m'en écarter un jour. Ni les hommes ni les événements ne les ont ébranlées. Comme je ne veux usurper les suffrages de personne, je ne saurais dissimuler que les idées « sagement libérales, » pour autant que je les connais, ne m'inspirent guère moins de dédain que je n'ai de mépris et d'aversion pour les idées follement démocratiques. A mes yeux, on n'est pas un chrétien intelligent, et je dirais presque on n'est pas un bon chrétien, si l'on n'aime pas la liberté; mais tout borner à la liberté politique, c'est une risée ; et quand cet amour de la liberté politique oublie ou subordonne la liberté de l'Église, c'est une honte.
Dieu merci, cette honte ne pèse point sur moi. Des hommes que je croyais plus fiers l'ont subie ; elle m'a été offerte, j'ai payé cher mon refus. Je crois bien que si j'avais voulu, contre ma raison et contre ma conscience, revêtir les couleurs « sagement libérales, » M. Schérer ne verrait point en moi « ce que notre civi« lisation, avec tous ses vices, a produit de plus affreux. » Mais quoi, je n'aurais pas non plus en moi-même la tranquillité que j'y sens. Et, après tout, ni M. Schérer, ni M. Nefftzer, ni même M. Ulbach, ni Férat, ni Gaboriau, ni Sarcey, ni enfin Giboyer, ne peuvent empêcher un honnête homme de dormir.
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TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET LITTÉRAIRES
DU CLERGÉ FRANÇAIS.
10 avril 1862.
1
Le mois passé, à propos du Parfum de Rome, j'ai eu l'honneur de recevoir une forte leçon personnelle de M. Schérer, rédacteur du journal le Temps. M. Schérer me reproche longuement mes célèbres violences, et il aspire à se classer lui-même parmi les violents. Nous allons juger de ses aptitudes.
Il n'oserait affirmer que je me distingue par une grande délicatesse de sentiments ou par une grande élévation de caractère ; — il ne me croirait pas digne de conduire une sous-préfecture; — il assure que j'étais réservé à montrer jusqu'où peut descendre le cynisme de la plume, voilà pour commencer. Après ces préliminaires, il se permet quelque chose que je trouve moins honnête : il écrit un nom propre sous une peinture générale, que je n'ai appliquée à personne, et il s'écrie : « La foi qui s'exhale en de pareils anathèmes, « c'est la foi sans la moralité, ou si l'on veut la moralité « sans la vertu, sans la bonté, sans la pudeur... C'est la
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« piété à l'état de démence, c'est la dévotion tournant « à l' obscénité (sic). » En lisant le Parfum de Rome, « on (c assiste à un carnaval sacrilége, le char descend cou« vert de masques avinés. Le fort en gueule injurie les « passants d'une voix rauque. Place! place à l'insulteur! « Voici les saturnales du catholicisme ! »
C'est ainsi que M. Schérer donne des leçons d'urbanité. Je dois dire qu'il est allemand de frontière, protestant, et qu'il a fait ses premiers exercices dans Genève. Cette origine explique la qualité mélangée de son atticisme. Je crois sincèrement qu'il faut être huguenot de Suisse pour se permettre le trait final qu'on vient de lire. Il a cependant jailli plus d'une fois à mon adresse du brillant carquois de M. Havin.
M. Schérer a donné un recueil d'articles, très-vanté de
M. Sainte-Beuve. Je l'ai peu lu, n'étant pas tombé sur les bons endroits. Littérairement, il appartient à cette fourmillante tribu des bombyx, qui vit sur la feuille d'autrui. Quelques individus de cette famille produisent une belle soie, mais le cocon de M. Schérer n'est pas partout de première qualité. Quant à sa personne, je n'en sais pas plus sur son compte que lui sur le mien ; ce n'est pas assez pour que je conteste son caractère ou ses sentiments. Il a des procédés de critique dont je m'abstiendrais néanmoins sans y voir « l'exemple le « plus monstrueux du cynisme de la plume, » ou une piété philosophique « à l'état de démence » et « tournant à l'obscénité. » Ces emphases écolières pourraient m'empêcher de confier à M. Schérer une classe de haute rhétorique, je ne dis pas qu'elles le rendent indigne de gouverner le canton de Genève. Bref, je proteste que M. Schérer n'est nullement, à mon avis, « ce que
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« notre civilisation avec tous ses vices a produit de plus « affreux. » Simplement, je le trouve suisse, et je le crois sot.
Il pourra se franciser. S'il étudie bien M. SainteBeuve, sans se gonfler des éloges que ce périlleux maître lui lâchera ; s'il triomphe d'une pente forte vers un certain philosophisme qui mène droit aux conceptions de M. Havin, alors il finira par ourdir proprement son cocon de soie moyenne, et il deviendra le Renan des petits lieux.
Mais quand même il attraperait cette belle façon de haut cuistre et ce certain art de la nuance, où il se croit trop vite arrivé, il ne se défera pas du lieu commun. Son sol produit ce chiendent ; non-seulement le lieu commun spontané, l'ancienne platitude à qui les gens du métier ont donné un nom de métier, la rengaine, mais encore le lieu commun prétentieux que le producteur estime une plante rare, parce qu'il l'obtient de culture. On ne se corrige point du lieu commun comme de la balourdise. L'abondance des injures dont M. Schérer surcharge sa critique, dénonce l'ouvrier de frontière ; le soin de pétrir et d'enluminer ces platitudes et de les ordonner en corps d'argumentation pour enseigner les belles manières, est parfaitement d'un sot. Le temps présent est à la sottise, partout sa déplaisante image saute aux yeux. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais rencontrée plus vive, qu'en écoutant cet ambitieux d'éloquence qui demande si « notre civilisation, avec tous « ses vices, a jamais rien produit de plus affreux que « M. Veuillot, dans le cœur duquel la religion est de(c venue comme un ulcère, et a rongé l'un après l'autre « tous les traits sacrés de l'humanité. »
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J'ai senti plus d'une fois la nécessité de me défendre. Je ne pense point que ce soit ici le cas. En ce qui regarde ma manière de traiter certaines figures de l'incrédulité, de l'hérésie et de la platitude, je suis sans repentance. Je peins comme je vois, avec probité ; je parle à certaines catégories d'adversaires comme je crois qu'il leur faut parler. Le chrétien a le droit d'employer toutes les formes de langage dont il trouve l'exemple dans l'Écriture sainte et dans les Pères, l'invective aussi bien que les autres. Il y a deux sortes d'invectives : celles qui sont littéraires et celles qui ne le sont pas. Les invectives littéraires passent dans les cours de littérature ; les autres, simplement brutales, tombent dans le mépris. Je me crois assuré du destin des invectives de M. Schérer. Je crois aussi que l'on peut, dans la dispute, offenser même le goût, être un peu lourd, un peu rustre, un peu sot, et ne point perdre « les traits sacrés de l'humanité. » A plus forte raison suis-je persuadé que l'énergique répulsion du mal ne défigure pas la créature de Dieu. Saint Jean Chrysostôme voulant que son peuple fermât à coups de poing la bouche des blasphémateurs i ; David priait Dieu d'obscurcir les yeux des impies et de les effacer du nombre des vivants : Deleantur de hbro viventium. M. Renan parle « du charme austère que « trouvent les natures fortes à braver la médiocrité
1 Le passage du saint Docteur est curieux. Le voici : « Après vous « avoir entretenu du blasphème, je veux, en terminant, vous adres« ser une demande, c'est la rétribution que j attends de vous « ce discours : C'est que vous me châtiiez d'importance les blasphé« mateurs qui sont dans la cité. Si, par exemple, vous venez à rencon- « trer par les rues un individu blasphémant contre Dieu, approc hez « vous, reprenez-le, et s'il faut en venir aux coups, n hésitez pas. « Donnez-lui du poing sur la figure, frappez-le sur la bouche, sanc-
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« impuissante et à s'attirer la haine des sots. » Il n'y a que trop de vrai là-dedans ! Peut-être ne suis-je pas sans éprouver, en ce moment même, quelque légère atteinte de cette volupté. Elle n'est point austère et il faut se méfier d'elle. Je me hâte donc de me tirer du débat et d'appeler M. Schérer sur un autre terrain, où je compte lui prouver que, s'il est plus suisse qu'il ne pense, il est moins savant qu'il ne le croit.
Il me déclare très-ignorant, beaucoup plus ignorant que Joseph de Maistre, qui l'était « horriblement. » On voit où cela me rejette. Je sais diverses choses essentielles que M. Schérer ne sait pas, mais je ne réclame point. La vérité est que je suis ignorant. Dans le livre même que M. Schérer examine, j'en avais laissé des marques qu'il n'a point vues et que mes amis m'ont fait effacer. Quant aux erreurs prétendues qu'il y signale pour étaler sa science, cette partie de sa critique me donne à penser que mon docteur n'est ni très-loyal ni très-ferré. Je passe. En le redressant ici, je ne lui apprendrais rien. Je lui veux apprendre quelque chose.
Un de mes plus grands torts aux yeux de M. Schérer, un trait caractéristique du fanatisme, de l'ignorance, „ et je pense aussi de la bassesse d'âme qu'il remarque en moi, c'est mon admiration pour le clergé. Quant à lui qui arrive de Genève où le Protestantisme jette de
<( tifiez votre main par ce soufflet. Veulent-ils vous traîner devant le « magistrat, suivez-les. Dites en toute liberté que cet homme a blas<( phémé contre le Roi des Anges. Car s'il faut punir les insulteurs « des rois de la terre, à plus forte raison faut-il châtier les insulteurs « de Dieu. C'est là un crime qui intéresse la société elle-même : c'est « une injure publique. La réprimer est le droit de quiconque en a le « courage. Qu'à leur tour donc les juifs et les païens, les libertins et « les impies, apprennent à redouter les serviteurs de Dieu. » (Ex Homilia Il ad populum Antiochenum.)
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si belles lueurs, il estime que le Clergé catholique n'est rien, ne fait rien, ne sait rien. J'ai toujours trouvé que les catholiques gagnaient beaucoup à laisser parler leurs adversaires. Ecoutons donc ce critique. Dans une seule page, il va nous donner toute sa mesure ; nous connaitrons son esprit, sa manière, et son art.
« Les volumes de M. Veuillot sont un acte d'adoration. Ce n'est, d'un bout à l'autre, que tendresses et ravissements. Il n'y a pas une réserve. La seule nuance qu'on y puisse observer est celle du crescendo dans l'admiration. Ainsi, Pie IX est un plus grand pape encore- que Grégoire XVI; voilà tout. Pie IX. on le sent d'ailleurs, serait un Borgia que l'enthousiasme serait le même. Et comme il en est de Rome, ainsi en est-il du reste du monde catholique. Sait-on quel est aujourd'hui l'écrivain le plus parfait de la France? C'est l'évêque de Perpignan. Et saison quel a été le plus grand homme d'Etat de notre temps? C est feu l 'évêque d'Auch. Peut-être l'évêque d'Auch n'aurait-il pas mieux gouverné que M. de Metternich; mais, à coup sûr, « il savait beaucoup mieux en quoi et pourquoi M. de Metternich et les autres gouvernements de l'Europe avaient failli. » Cela n est pas étonnant; M. Veuillot s'est persuadé que les esprits distingués sont incomparablement plus nombreux daus le clergé que partout ailleurs. « Quand c'est un théologien qui nous parle, s 'écriet-il, quels horizons par-dessus tous les horizons aperçus et rêvés ! Quels torrents de clarté céleste ! quelle poésie! » M. Veuillot n'a connu qu'un laïque qui possédât la vue complète et tranquille . des choses qui caractérise l'esprit sacerdotal : c était Donoso Cortès, et Donoso Cortès était prêtre par le cœur. Donoso Cortès, Mgr Gerbet, Msr de Salinis : voilà les vraies lumières de notre siècle.
« Qui n'admirerait ici le privilége des naïves croyances? C est bien le cas de dire qu'il y a des grâces d'état. Rien au monde, semble-t-il, ne devrait plus consterner le croyant que le vide qui se fait dans l'Eglise, et ce vide M. Veuillot n'a pas même l'air de le soupçonner. Les arts, la littérature, le savoir ont aban donné le sanctuaire. Le clergé français, pour ne parler que de no tre pays, ne joue pas le plus petit rôle dans la politique ou -dans es
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lettres. Qui en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, a entendu parler de nos évêques? Où sont, je ne dirai pas nos Bossuet et nos Fénelon, mais nos Beausset et nos Maury? Les plus redoutables questions se posent tous les jours, questions qui touchent à la science et à la foi, à l'Etat et à l'Église ; nous avons de nouvelles branches d'érudition, une nouvelle philosophie, une nouvelle critique, un droit public qui se transforme, un avenir inconnu qui se prépare pour la chrétienté : le clergé ignore tout. Il en est encore à ses manuels du séminaire. Il n'élove la voix que pour trahir son incompétence. Y a-t-il parmi nos prêtres un orientaliste, un helléniste, un savant qui ait étudié l'histoire des religions, l'histoire même de sa religion? On a beau regarder du côté de l'autel, on n'aperçoit pas un nom qui perce, pas un nom qui compte. Rien de l'Église n'arrive jusqu'au siècle. »
Voilà le talent de notre génevois. Pour lui répondre, attachons-nous aux faits, ils nous permettront de négliger les ornements.
II
S'il y a une nouvelle critique, comme dit M. Schérer, la sienne, certes, n'est pas de ce bord ! Depuis vingt ans, j'ai lu au moins une fois chaque jour la tirade qu'on vient d'entendre. Rien n'est plus en faveur sur l'échelle
*le lumière qui monte du Siècle à la Revue des Deux-
Mondes, et qui descend du Journal des Débats au Charivari. M. Quinet ou M. Michelet en est l'inventeur. Sous
Louis-Philippe, l'un et l'autre, entourés d'un chœur nombreux, chantaient l'insuffisance, l'ignorance , la nullité, la mort du clergé catholique. M. Quinet y use les restes d'une voix qui n'eut jamais rien d'entier ;
M. Michelet s'y essouffle, en battant ses entrechats galants. Ils ajoutent que le dogme aussi est mort, comme
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le prêtre. On sait à quelle place illustre ces deux Messieurs-se sont élevés dans l'opinion. M. Quinet passe pour avoir trouvé une demi-douzaine de disciples en Belgique ; M. Michelet n'a que des spectateurs. Le Clergé est mieux pourvu.
J'ignore si M. Schérer est micheletiste ou quinettin. Ce savant semble assez embarrassé d'avouer ce qu'il est, soit qu'il ne le sache pas, soit qu'il n'ose. Il nous dira qu'il appartient à la « philosophie nouvelle. » Je crois bien que sa philosophie est nouvelle comme sa critique. Lorsqu'il décrira plus strictement cette nouveauté, elle ne surprendra personne ; la science catholique reconnaîtra une vieille erreur. Ce sera le pyrrhonisme, ou le socinianisme, ou l'athéisme ; tout cela est très-connu. Contre ces nouveautés, les manuels du séminaire peuvent suffire. Ils sont extensibles et la matière ne manque pas. Déjà elle est prête; déjà, quoique M. Schérer n'en sache rien, des mains actives la mettent en œuvre. Quand les « nouvelles branches d'érudition » seront formées, si elles ne sont pas simplement des herbes vaines, le Clergé saura promptement et parfaitement quelle sève y circule, quelle greffe elles réclament. Il y mettra la greffe nécessaire et elles lui donneront du fruit ; sinon il coupera ce bois stérile avec les instruments que la nouvelle critique lui fournira, si toutefois la nouvelle critique a des instruments. Et l'opération de la greffe ou celle du retranchement se fera sans que la nouvelle philosophie y mette obstacle, par la raison simple qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas de nouvelle philosophie. Tel est « l'avenir inconnu qui se prépare « pour la chrétienté. » Avenir inconnu! J'aime bien que nos docteurs laissent échapper de tels mots et de telles
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confessions. Ils travaillent donc à nous donner un avenir inconnu? Ils ne savent ce qu'ils font, ces déplanteurs de la croix ! Mais leurs nouveautés ne sont nouvelles que pour eux. Le ÇJergé, qui en connaît la source, n'en ignore pas l'aboutissement. Elles heurtent avec ensemble une vérité qui les a déjà vaincues en détail : cette même vérité les vaincra dans leur ensemble, et l'avenir sera le triomphe de la civilisation chrétienne par la vérité qui l'a fondée et maintenue, ou la fin de la civilisation et du monde.
Je m'étonne un peu, du reste, que l'on reproche au Clergé français de ne pas jouer « le plus petit rôle dans « la politique. » Là-dessus, M. Schérer n'est pas moins instruit que moi, et son ignorance affectée n'a nul besoin des longs éclaircissements que je ne pourrais d'ailleurs donner ici.
Rappelons-lui seulement un fait qui appartient maintenant à l'histoire. En 1848, on a vu que le Clergé, ni ne se croit incapable de se mêler des affaires publiques, ni n'est repoussé par le pays ; trois évêques et une douzaine de prêtres furent élus députés à l'Assemblée constituante. Ils y jouèrent le rôle qui convenait à leur caractère, éloignés de tous les partis extrêmes, conciliants, aussi favorables à la liberté que les besoins de l'ordre le permettaient. Précédemment, sous le règne de Louis-Philippe, le Clergé avait donné la théorie la plus saine et l'exemple le plus loyal et le plus persévérant de l'action constitutionnelle. M. Schérer n'ignore pas assez l'histoire contemporaine pour n'avoir jamais entendu parler du grand épisode de la liberté d'enseignement, mais il croit peut-être que ce fut une affaire purement laïque. Malgré l'admirable éloquence de M. de
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Montalembert et la bonne volonté de quelques autres, les laïques n'auraient rien fait sans l'intervention et la direction de l',Episcopat. Les Évêques maintinrent dans l'union des efforts qui se seraient promptement divisés, ils leur donnèrent une sanction nécessaire, ils portèrent les grands coups, ils se tinrent prêts à profiter du succès. M. de Montalembert fut le héros de cette campagne, plus savant, plus éclatant et plus libéral que tous ses adversaires, sans en excepter un seul ; il n'y avait pas en lui malheureusement, les qualités d'un général ; il prenait le soin de nous en convaincre, avec une assiduité triomphante. Le véritable général des catholiques, c'était un évêque, Mgr Parisis, actuellement évêque d'Arras. On a beaucoup parlé de « concilier le « progrès et la religion » : nulle part, les termes du contrat n'ont été posés avec autant de clarté, d'équité et de sincérité, que dans les écrits de Mgr Parisis. M. Schérer dira qu'il ne les connaît pas, et il étalera de beaux dédains pour ces œuvres d'un publiciste que n'a pas même nommé le dictionnaire Vapereau. Mais ce n'est pas tout ce que M. Schérer ne connaît pas, et ses beaux dédains n'ôtent la vie à rien de ce qui existe.
M. Schérer semble dire que le Clergé est sans action sur le mouvement des esprits. S'il le croyait et qu'il voulût développer son avis, la « critique nouvelle » nous offrirait au moins un point de vue nouveau. Je rappelle à M. Schérer une variante notable au refrain si connu qui constate l'incapacité, la nullité, l'état de mort du Clergé. D'après cette variante, très-chantée aussi, le Clergé, rien qu'en France, est un mort doué de cinquante mille voix fort parlantes et fort écoutées. On en fait de grandes plaintes. Des libres penseurs notables
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demandent que l'on tue enfin ce mort beaucoup trop vivant. M. Quinet, philosophe, opine pour qu'il soit étouffé dans la boue. Contre le Catholicisme, la boue lui paraît une arme plus sûre que la discussion, et même que le couteau. Voilà un penseur qui connaît à fond les ressources réciproques de la pensée catholique et de l'autre pensée. M. Schérer est moins savant ou moins sincère.
Pour conclure sur ce chapitre délicat, où j'aurais fort à dire, je ferai une dernière remarque. Depuis vingtcinq ans, à la voix du Clergé, le sol français se couvre' d'églises. Tel évêque encore vivant, Dieu merci, en a bâti ou restauré plus de cent pour sa part. Or, quand la liberté d'enseignement a été proclamée, aussitôt, et sans que la prodigieuse germination des églises ait diminué, on a vu les colléges sortir de terre, se remplir, s'agrandir, se remplir encore. La confiance publique a fourni ce qu'il fallait d'argent et d'élèves, le zèle du Clergé ce qu'il fallait de maîtres. Tout un corps enseignant a été mis sur pied, instantanément pour ainsi dire. Je ne sais ce que M. Schérer pense de ce fait ; moi, j'y vois un signe de vie religieuse et de vie nationale, c'est-à-dire de vie doublement enracinée et doublement féconde. J'ajoute que le haut enseignement catholique ne serait pas plus difficile à organiser que l'enseignement primaire et secondaire. On aurait même des chaires de littérature et d'art, même des chaires de grec et d'hébreu, on pourrait tenir tête même à la science de M. Renan ; le Clergé fournirait tout. M. Schérer va me trouver téméraire. Tout à l'heure il verra que je ne m'avance pas trop ; mais j'ai à lui présenter quelques observations d'un autre ordre sur nos évêques.
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III
Il demande qui en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, a entendu parler d'eux, et où sont non pas nos Bossuet et nos Fénelon, mais nos Beausset et nos Maury? Si M. Schérer est toujours protestant, je lui demanderai où sont ses Ferry, ses Basnage, ses Jurieu et même ses Saurin. S'il a le lustre d'être complétement incrédule, je peux lui dire qui sont ses Bayle et ses Voltaire ; ma réponse vaudra exactement sa question. J'aime mieux lui faire l'honneur de laisser là ces misérables ritournelles de journal. Nous n'avons pas de nouveau Bossuet ni de nouveau Fénelon. De tels hommes, Dieu n'enfaitpas tous les jours, mais il les faitpour servir longtemps. L'ancien Bossuet et l'ancien Fénelon servent encore ; nous les réimprimons tandis que la civilisation profane réimprime Voltaire. Ils empêchent les Ferry et les Jurieu de renaître dans leur splendeur passée. Faut-il absolument que Dieu suscite un Bossuet pour tenir tête aux pasteurs Monod, Coquerel, Pressensé, Naville et Larive ? Nous n'avons point de nouveau Maury, et nous en faisons l'aveu sans honte. Pour la science, pour la doctrine, pour le talent, nous nous flattons d'avoir beaucoup mieux que le très-estimable Beausset. Nous ne dédaignons pas ce qu'il a laissé, particulièrement ce qui a été corrigé par M. l'abbé Gosselin, de SaintSulpice ; mais plusieurs de nos évêques nous ont donné de plus amples et plus solides richesses. Les uns ont écrit des livres, les autres ont formé leur clergé, les autres créé des bibliothèques et accru la force des
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études4, les autres fondé de grandes institutions de charité ou d'enseignement, et plus ont à la fois tout cela.
Peut-être que M. Schérer ne sait pas exactement ce que c'est qu'un Évêque. La gloire d'un évêque français n'exige pas que l'on entende beaucoup parler de lui en Amérique, en Allemagne et en Angleterre. Sa propre patrie peut ignorer son existence ; c'est assez qu'il soit connu dans son diocèse. Nous avons d'excellents etd'éminents magistrats dont la renommée ne franchira jamais les limites de leur ressort, et nos généraux et nos colonels, fort inconnus des Russies, des Allemagnes et des Amériques, ont néanmoins formé des troupes qui ont su se comporter très-convenablement à Sébastopol et à Solférino. Est-ce que M. Schérer ne s'aperçoit pas que ses critiques sont un peu bien niaises ? Si la notoriété européenne est une condition du mérite épiscopal, on aurait pu de leur vivant et l'on pourrait encore aujourd'hui mettre en doute les titres de saint Augustin, de Bossuet et de beaucoup d'autres. Il est très-vraisemblable qu'aujourd'hui, même en Europe, les Pères de l'Église font moins de bruit et sont moins lus que M. About.
Mais enfin, s'il faut qu'un nom d'évêque ait franchi la frontière, nous en avons plus d'un à produire. Je crois qu'en Amérique, en Allemagne, en Angleterre et ail-
1 Lorsqu'il a pris possession du siége archiépiscopal de Reims, le savant cardinal Gousset y a trouvé pour toute bibliothèque quelques années de l'Almanach royal. Il a agrandi ces salles vidées par la révolution et les a meublées de trente à quarante mille volumes, admirablement choisis. L'exemple n'est pas isolé. Dans le Clergé comme dans l'Épiscopat et dans les Congrégations ce zèle est général. L'une des plus belles bibliothèques de droit canon qu'il y ait en France et en Europe, est celle du séminaire du Saint-Esprit, tout entière due à la science et à la générosité d'un simple religieux, le R. P. Gaultier.
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leurs, tous les esprits cultivés qui sont dignes de prendre intérêt aux questions de religion et de liberté, connaissent ces noms illustres et ont entendu ces vqix éloquentes. J'ai nommé dans mon livre Mêr Getbet, évêque de Perpignan, que je regarde en effet comme un écrivain parfait et très-supérieur à la plupart de nos contemporains les plus retentissants ; j'ai nommé feu Mgr de Salinis, archevêque d'Auch, grand et aimable esprit, fort versé dans la philosophie, dans l'histoire, dans les lettres et dans la politique ; j'ai nommé Mgr Berteaud, évêque de Tulle, théologien aussi éloquent que savant. J'en aurais pu nommer d'autres. M. Schérer ne connaît ni ceux-là ni les autres. Qu'est-ce que cela fait, et qu'est-ce que cela prouve? Cela fait simplement que M. Schérer n'est pas fort au courant du mouvement de la pensée parmi les catholiques, et ne connaît pas les forces de l'adversaire qu'il prétend combattre ; ou plutôt cela prouve qu'il ne se sent pas en mesure de soutenir le combat : il esquive la difficulté en affirmant qu'il ne la voit point. Au fond, je ne crois guère que ce superbe n'ait jamais entendu parler de Mgr Pie, évêque de Poitiers ; de l'éminent cardinal Gousset, archevêque de Reims ; de Mgr Donney, évêque de Montauban ; de Mgr Plantier, évêque de Nîmes ; de Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans ; de Mgr Ginoulhiac, évêque de Grenoble ; de Mgr Pavy, évêque d'Alger, etc. Qu'il les connaisse ou ne les connaisse point, ces orateurs, ces savants, ces publicistes ne nous laissent pas trop envier les mérites variés que l'on déploie contre nous. En prononçant leurs noms respectés, je ne me permets pas d'assigner des places ; je serais trop assuré de blesser ceux que je voudrais louer davantage. Un
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évêque ne cherche pas la gloire et surtout n'aspire pas à la louange ; il écrit pour servir. Mais je crois fermement que plusieurs sont de cette classe d'esprits qui servent longtemps. Ils enseigneront encore lorsque les prétendus athlètes de la pensée moderne auront perdu toute figure sous un épais linceul de toiles d'araignées.
Ce ne sont -pas d'ailleurs quelques évêques (en assez grand nombre, Dieu merci) qui se distinguent dans l'art d'écrire ; on peut dire que tout notre épiscopat contemporain est remarquable par ce talent. Presque seul il a conservé les qualités éminentes de la littérature française , je veux dire la clarté et la noblesse du style. Des gens qui craindraient la rouille s'ils manquaient un numéro de la Revue des Deux-Mondes, croiraient perdre leur temps de lire une lettre pastorale. Pour ces genslà, M. Buloz est le pontife des idées, et ils savent juste ce que M. Buloz consent à leur dire. C'est trèsbien pour ces gens-là. Mais ceux qui lisent les lettres pastorales sont plus forts qu'eux : outre ce que dit M. Buloz, ils savent ce que M. Buloz ne dit pas, et ils voient clair fort au delà des horizons bulosophiques. Forcés par les circonstances, nos évêques, en multipliant les exhortations et les avertissements qu'ils doivent aux fidèles, préparent une incomparable apologie du Christianisme dans toutes ses applications à l'homme et à la société. Un architecte viendra plus tard, qui n'aura qu'à ordonner ces matériaux solides et souvent admirables pour élever un édifice près duquel les petites constructions de la critique, de l'érudition et de - la philosophie nouvelles feront pauvre figure. Je n'en dis pas davantage, puisque M. Schérer ignore absolu-
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lument de quoi je parle, et que le plus grand nombre de mes lecteurs n'ont aucun besoin d'une plus ample démonstration. Il y a eu toujours une quantité de beaux esprits qui se sont fait gloire de ne pas lire les Lettres épiscopales. Leurs dégoûts sont ridicules et proprement imbéciles. La Bruyère le faisait entendre aux dédaigneux de son temps : « Un Père de l'Église, un Docteur de « l'Église, quels noms ! quelle tristesse dans leurs écrits ! « quelle sécheresse ! quelle froide dévotion et peut-être « quelle scolastique! disent ceux qui ne les ont jamais « lus : mais plutôt quel étonnement pour tous ceux qui « se sont fait une idée des Pères, si éloignée de la véte rité, s'ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour « et de délicatesse, plus de politesse et d'esprit, plus de « richesse d'expression et plus de force de raisonne« ment, des traits plus vifs et des grâces plus natu« relies que l'on n'en remarque dans la plupart des « livres de ce temps, qui sont lus avec goût, qui donnent « du nom et de la vanité à leurs auteurs ! » Ce sentiment
-d'un si bon juge, sur les mandements et les lettres pastorales des premiers siècles, s'applique parfaitement à ce que nous pourrions appeler la littérature épiscopale d'aujourd'hui, mise en regard de la littérature profane. Je confesse hautement ne rien connaître aujourd'hui dans l'Académie ni dans l'Université, à qui je craignisse de comparer Mgr l'évêque de Perpignan ou Mgr l évêque de Poitiers, « pour l'étendue des connaissances, pour la « profondeur et la pénétration, pour les principes de la « pure philosophie, pour leur application et leur déve« loppement, pour la justesse des conclusions, pour la « beauté de la morale et des sentiments. » Dans les termes de ce programme posé par la Bruyère, l'Épis-
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copat français peut soutenir la lutte contre n'importe qui. Si l'on objecte que le camp profane se distingue par plus de souplesse et de variété, que pas un évêque ne saurait, comme tel grand-prêtre de la pensée moderne, passer de Platon aux dames de la Fronde, et qu'on chercherait en vain dans tout l'Épiscopat un tragique comme M. Ponsard, un moraliste comme M. Scribe, un exégète comme M. Renan, concedo.
IV
Voyons maintenant le clergé secondaire, c'est la grande œuvre des évèques.
Je rappelle à M. Schérer que l'Église de France a passé sous le fer de la Révolution, qu'elle a été détruite, qu'elle n'existait pas il y a soixante ans. Elle est née de nouveau, faisant avorter, par le miracle de cette seconde naissance, le plus beau triomphe de la libre pensée. Elle n'a retrouvé ni ses bibliothèques si abondantes, ni ses maitres si nombreux et si savants, ni ses institutions qui favorisaient si magnifiquement l'étude. Indigente et petite en face d'un labeur immense, elle n'a recruté ses ministres que parmi les petits et les indigents. C'est le peuple presque tout seul, l'humble peuple des champs, qui a comblé les vides effrayants du sacerdoce ; ce sont les enfants de la charrue qui se sont trouvés face à face avec toutes les superbes de la terre pour proposer à ce monde orgueilleux et victorieux de reprendre la loi de Jésus-Christ. Certes, même après soixante ans, un clergé renouvelé dans ces conditions arides et cruelles, serait pardonnable de n'être pas
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encore entré bien avant dans les finesses et dans les curiosités de la science ! Qu'il ne se soit point lassé, qu'il ait tenu bon contre les privations, contre l'indifférence, contre la risée et trop souvent contre la haine ; qu'il ait maintenu et agrandi la vie chrétienne ; qu'il ait bâti des églises, des écoles, des hôpitaux et commencé de relever des monastères ; qu'il ait multiplié ces congrégations de femmes enseignantes et hospitalières, si secourables à la multitude souffrante ; qu'au milieu de tels travaux, il ait encore envoyé tant de missionnaires dans les régions désolées auxquelles la civilisation laisse attendre la lumière et la liberté de
Jésus-Christ, ce serait assez, peut-être, pour mériter quelque respect, même des grands esprits qui rendent compte des livres nouveaux. Mais M. Schérer, homme très-distingué parmi cette élite, et que les meilleurs juges placent au-dessus de M. Ulbach et de M. Dolfus, a bien le droit de ne pas accorder son estime à si bon marché ! Il demande donc si le clergé sait le grec et les langues orientales ; il prononce que le clergé ne sait ni cela ni autre chose, et il livre à la risée des savants lecteurs du Temps le fanatisme ignorant qui admire ces petits prêtres et leurs petites œuvres. « Le clergé ignore « tout. Il en est encore à ses manuels du séminaire. Y
« a-t-il parmi nos prêtres un orientaliste, un helléniste, oe un savant qui ait - étudié l'histoire des religions, « l'histoire même de sa religion ? On a beau regarder « du côté de l'autel, on n'aperçoit pas un nom qui perce, « pas un nom qui compte. »
Examinons cela un peu en détail ; mais avant de venir au grec et à l'hébreu, touchons un mot du latin.
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V
Pourquoi M. Schérer ne parle-t-il pas du latin ? Est-ce par oubli, ou accorde-t-il que le clergé sait le latin ? Je le préviens d'une chose. Les catholiques sont disposés à soutenir que le clergé seul en France sait le latin, seul le parle, seul l'écrit. De ce côté, la science profane affiche des prétentions que nous n'ignorons pas, mais que nous contestons. Elle peut former des élèves qui expliquent couramment les livres de classe, elle enseigne peut-être à lire, c'est le Clergé qui écrit. Tous les ans, le Clergé voit un certain nombre de ses membres publier des volumes latins, soit comme auteurs, soit comme éditeurs et commentateurs, volumes que le clergé seul achète et seul lit. M. de Lamennais, déjà tombé, disait : « En France, il n'y a que le clergé qui lise, » surtout qui lise du latin. Et ailleurs que dans le clergé, je doute fort qu'on lise beaucoup de grec.
Un prêtre français, M. l'abbé Migne (ce nom sans doute n'est jamais parvenu jusqu'aux fières oreilles de M. Schérer), à lui tout seul, sans secours du Gouvernement ou des Compagnies savantes, a publié une Bibliothèque universelle du Clergé, composée de cours complets sur chaque branche de la science ecclésiastique. Cette bibliothèque forme un total de DEUX MILLE volumes in-4°, en grande partie grecs et latins. La pauvre bourse du clergé a fait les frais de cette entreprise sans exemple, et son zèle pour l'étude a permis que le courageux éditeur la pût mener à terme et n'en fût pas écrasé. Indépendamment des formidables publications de M. Migne,
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d'autres librairies catholiques éditent en ce moment d'immenses et magnifiques ouvrages latins et français. L'éditeur Palmé prépare la réimpression des Acta sanctorum, 53 vol. in-fo, tandis que les nouveaux Bollandistes continuent cette œuvre monumentale avec une science digne de leurs devanciers. La librairie Lecoffre a donné 10 vol. des Institutiones juris canonici, par M. l'abbé Boliix. La librairie Vivès publie en même temps les Commentaria in Scripturam sacram, de Cornélius à Lapide, 24 volumes in-4°, à deux colonnes, édition à 4,000 exemplaires, à peu près épuisée ; les Œuvres complètes de Suarez, 28 vol. in-4,1 ; les ŒUVl'es de saint Thomas d'Aquin, texte latin et français, 24 vol. in-8°. La même librairie prépare les Œuvres complètes de saint Bonaventure, le Droit canon de Reiff'enstuel, la Theologia dogmatica de Petau, la Theologia dogmatica- de Tho-massin, etc. Je nomme quelques ouvrages plus considérables entre un nombre presque infini. Depuis quelques années il s'est fait plusieurs éditions dé saint Thomas, ou totales ou partielles ; on publie à Turin une édition nouvelle du Bullaire romain, savamment complétée et non moins remarquable au point de vue typographique. Tout cela est acheté par de pauvres prêtres dont le grand nombre touchent -de huit à douze cents francs de traitement. Si M. Schérer veut jeter les yeux sur les catalogues des librairies catholiques, il verra tout de suite que rien n'égale ni n'approche de bien loin ce grand mouvement d'études latines. En ce genre, la science profane en est restée, je crois, à deux ou trois collections demi-scientifiques, demi-industrielles, qui sont subventionnées, patronnées, réclamées, et néanmoins n'atteignent que fort languissamment leur com-
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plément de cinquante à cent minces volumes, où ne brille en aucune manière la main de l'ouvrier.
Arrivons au grec.
VI
Si le Clergé français n'était pas helléniste, il pourrait s'en excuser, par la raison qu'en France les maîtres de grec ne sont pas communs. J'aurais souhaité que M. Schérer nommât les hellénistes français actuellement vivants auxquels tout le monde rend hommage. Au commencement de ce siècle, on a eu G ail, élève de l'ancienne Université royale, débris de l'ancienne civilisation. Il ralluma le flambeau éteint sous le pied brutal de la Révolution, et forma les premiers professeurs de l'Université impériale. A côté de lui, on nommait à l'étranger Boissonnade, Courier, Letronne, restes comme lui de l'ancien régime universitaire, qui ne devaient rien au nouveau et qui le sifflaient sur différents tons. M. Hase, élève du Gymnase de Weimar, est arrivé tout fait en France, à l'âge de 21 ans. Voilà nos hellénistes. Ces hommes habiles ne firent pas beaucoup d'illustres élèves. Les officiers du gree bornèrent rigoureusement leurs travaux à ces fragments de la vaste littérature hellénique qu'un discernement littéraire ou moral souvent douteux avait inscrit sur les programmes d'enseignement. Dans ce champ étroit et lucratif, ils ne s'endormirent pas. Ils en firent surgir cette incomparable quantité d'éditions dites classiques, où l'on trouve ordinairement des textes défectueux, des notes compilées, beaucoup de contre-sens et des traductions interli-
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néaires et juxta-linéaires. C'est tout juste ce qu'en Allemagne on appelle joyeusement et librement charta cacata; nous disons, en français, papier gâté. Les hellénistes étrangers en emportaient des échantillons qu'ils donnaient à leurs enfants pour servir d'amusette. En somme, qui voulait faire des études grecques un peu sérieuses, devait d'abord se procurer des éditions d'outreRhin et d'outre-Manche, notre France n'ayant pas un bon texte avec commentaire ni d'Homère, ni d'Euripide, ni de plusieurs autres. Se plaignait-on aux savants de profession, ils répondaient qu'ils en étaient marris, mais que les éditeurs ne voulaient que des livres de classes, et qu'ainsi leurs grands travaux vieillissaient dans le portefeuille. Telle est l'histoire de l'hellénisme français jusqu'en 1835. A cette époque, des libraires catholiques, les frères -Gaume, osent entreprendre une grande et magnifique collection des Pères grecs, et l'année suivante les frères Didot annoncent leur vaste bibliothèque de tous les auteurs profanes que la Grèce nous a légués. Voilà donc, grâce à l'initiative cléricale (car MM. Gaume cédaient aux conseils de leurs deux frères, prètres éminents), voilà donc une ère de gloire qui s'ouvre pour les maîtres de grec ! Il y avait cent dix énormes volumes à publier. Les éditeurs appelèrent les professeurs, plusieurs de ceux-ci s'offrirent, et le résultat du travail préparatoire fut que pas un professeur, à l'exception du seul Boissonnade, ne figure ni dans la collection Gaume ni dans la collection Didot. Ces deux publications nationales, ainsi que plusieurs ministres les ont nommées, ont été faites et achevées sans aucun concours des savants qui enseignaient le grec. A quoi tient cette incapacité, ou, pour parler comme un grand
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universitaire, « cette décadence continue des études « grecques ? » Un helléniste dont personne ne conteste la parfaite compétence, M. Dübner, a pris la peine de l'expliquer dans une suite d'écrits et de mémoires que je n'ai pas à analyser ici. M. Schérer les peut lire ; il se procurera moins aisément les réponses qu'on lui devrait.
La conclusion de cette histoire, un peu longue et un peu triste peut-être, assez amusante cependant, c'est qu'il ne serait pas bien scandaleux que le Clergé ne fût pas helléniste, puisque la science profane elle-même ne l'est pas. Remarquons que c'est le métier de la science profane de savoir le grec, et non pas celui du Clergé.
Mais le grec est une des langues sacrées, et malgré les langueurs et les méthodes de la science profane, le Clergé n'a pas laissé de cultiver le grec. Il n'en fait point étalage, c'est vrai. Il ignore cet art merveilleux des savants de profession qui, dès qu'ils ont pour trois sous d'une chose, en vendent tout de suite pour six francs. Néanmoins, ce n'est pas rareté de rencontrer dans un petit séminaire, mème dans un humble presbytère de village, sous une soutane rapiécée, plus de vrai grec que n'en renferment les plis fastueux de la robe laïque. Je connais, non loin de Paris, un bon vieux chanoine, qui tient dans ses tiroirs, sans en faire grand cas, toute l'Iliade en vers latins et toute l'Enéide en vers grecs. Il a fait ces deux traductions en se promenant le matin sur les remparts de sa petite ville, ou en revenant de visiter ses malades ; il n'a pas demandé de récompense pour cela; il ne se vante pas même de savoir le grec. S'il était professeur, on le citerait et il se citerait. Une autre fois, dans un village, j'ai vu un curé, fort simple et même négligé en sa tenue champêtre.,
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qui prenait sa récréation accoutumée du matin en lisant saint Jean Chrysostome. — Vous arrivez bien, me dit-il; écoutez ceci ! Il me traduisit, comme s'il lisait son journal, l'exhortation au peuple d'Antioche que j'ai citée plus haut, et je l'écrivis sous sa dictée, prévoyant que je trouverais quelque bonne occasion de la placer.
Le souvenir de saint Jean Chrysostome m'amène à nommer un autre curé helléniste, M. l'abbé Martin (d'Agde), curé de Montpellier, auteur d'un livre intitulé Saint Jean Chrysostome, ses œuvres et son siècle, 3 vol. in-8°. Paris, Lethielleux. C'est en mème temps un très-beau travail historique, plein de force et de sagacité, et une admirable traduction des plus éloquentes inspirations du saint docteur. Il ne me semble pas que l'on puisse obtenir du français une plus impétueuse énergie. Un mérite analogue distingue les belles études sur les Pères des temps apostoliques, par M. l'abbé Freppel, professeur à la Faculté de théologie.
M. Schérer ignore certainement le nom de M. l'abbé Martin. La presse catholique, peu assidue à faire valoir les travaux littéraires du Clergé, l'a à peine prononcé ; l'autre presse ne le connaît pas et aurait soin de le taire : A Nazareth potest aliquid boni esse ? Sans doute encore que M. Schérer n'a jamais entendu parler de la savante traduction de saint Denys l'Aréopagite, par M. l'abbé Darboy, aujourd'hui évêque de Nancy. Et saint Denys l'Aréopagite lui-même, qu'est-ce que cela ? Est-on helléniste pour avoir traduit saint Denys l'Aréopagite ? Prenez-moi tous les scoliastes d'Anacréon, compilez et empilez-les dans une édition dite nouvelle : moyennant ce travail de patience, vous serez helléniste, et qui prouvera que vous n'entendez pas Anacréon ? Mais faire
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passer en français les déclamations d'un Chrysostome ou les rêveries d'un Aréopagite, « quels noms ! quelle « tristesse ! quelle froide dévotion et peut-être quelle « scolastique! » disent ceux qui ne les ont jamais lus.
Et Dom Pitra, moine bénédictin de l'abbaye de Solesmes, en France ? Est-ce encore un nom que j'apprends à M. Schérer? Le R. P. Pitra est auteur du Spicilegium solesmense, dont quatre volumes ont déjà paru chez Didot, et sont en assez bonne renommée dans toutes les bibliothèques de l'Europe, que le savant auteur a presque toutes visitées. Je transcris le titre entier du livre de Dom Pitra ; j'espère qu'il suffira pour prouver que ce moine peut avoir quelque droit au titre d'helléniste et même d'érudit : Spicilegium solesmense complectens sanctorum Patrum scriptorumque E cclesiasticorum anecdocta, hactenus opera selecta et grœcis orientalibusque et latinis codicibus. Ma mémoire ne me rappelle rien en ce moment que l'on puisse comparer au travail de Dom Pitra, depuis les plus célèbres découvertes de M. Hase.
Je veux me borner et j'y suis condamné. Je n'indique point quelques noms modestes, qui ne sont cependant en rien inférieurs à ceux que l'on peut citer dans la partie laborieuse et vraiment instruite des hellénistes laïques ; je ne dis rien du grand nom de Mai, qui n'est pas français, et je pense d'ailleurs qu'au moins M. Schérer n'entend pas celui-là pour la première fois ; je ne mentionne point les nombreux travaux de M. le chanoine Beelen, de l'Université de Louvain, helléniste, orientaliste et philologue de premier ordre ; il est belge. Je me contente d'écrire encore le nom de M. l'abbé Cruice, aujourd'hui évèque de Marseille, auteur de la plus lumi-
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neuse et de la plus convaincante dissertation sur la valeur historique du manuscrit grec intitulé Philosophumena, découvert et publié il y a quelques années. M. l'abbé Cruice, alors directeur de l'école des Carmes, en a donné une traduction latine et un commentaire qui ont terminé la polémique dont ce document était l'objetl. Je m'arrête ; je pense que maintenant la bonne foi de M. Schérer, suffisamment éclairée, ne refuse plus si complètement au Clergé la gloire d'avoir des hellénistes. Il en a vraiment quelques-uns, et qui vraiment en valent d'autres 1
Mais le Clergé a-t-il un orientaliste ? M. Schérer n'en demande qu'un : voyons si nous le trouverons.
VI.
La gloire laïque et profane de l'orientalisme, aujourd'hui, c'est M. Renan, membre de l'Institut, professeur de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque. Jusqu'ici, ce que les travaux de M. Renan sur l'hébreu ont particulièrement prouvé, c'est qu'il pratique le haut allemand. M. Frank, juif, conteste sa grammaire et son érudition biblique ; M. Benlœu, protestant, conteste son sens scientifique; M. Crellier, catholique, conteste sa grammaire hébraïque, son érudition biblique, son sens scientifique et sa bonne foi. M. Drach, ancien rabbin, d'une science, d'une probité et d'une bienveillance
1 Philosophumena, sive Haeresium omnium confutatio, opus Origeni adscriptum e codice paricino producto recensuit, latine vertit, notis variorum suisque instruxit, prologomenis et indicibus auxit Patr\cius Cruce. Imp. Imperiale. Paris, 1860.
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incontestées, croit fermement, si j'ai bien compris son sourire, que M. Renan aurait encore beaucoup de peine à tenir une classe modeste, quand même il y mettrait de la bonne volonté. Il n'est pas jusqu'à l'Allemagne hégélienne qui ne rie un peu de M. Renan et qui ne lui trouve plus de grâce française que de fond sémite. Enfin, M. Renan lui-même ne paraît nullement jaloux d'entrer en dispute avec les adversaires compétents qui contestent non-seulement ses interprétations, mais ses traductions. Il n'a rien répondu à M. Benlœu, rien à M. Franck, rien à M. l'abbé Crellier, rien à quelques autres. Il passe superbement, dogmatisant toujours, et il a raison, puisque peu de gens s'aperçoivent qu'en réalité, il fuit. Néanmoins il fuit, il se dérobe, et cette tactique ne sera pas toujours reçue pour du bon hébreu. M. Renan pourra savoir les langues orientales, il ne l'avouera jamais ; car les langues orientales ne lui donnant pas ce qu'il prétend leur arracher, il sera alors forcé de confesser l'impiété et la folie de ses systèmes. Un jour, cette crevasse, déjà si visible aux doctes et aux sensés, frappera tous les regards ; mais il faut attendre. Présentement, M. Renan est un homme qui promet de prouver la non-existence de Dieu par le moyen des divines Écritures. Un homme qui a des idées si ingénieuses doit nécessairement passer, pendant un temps, pour le premier savant du monde.
Il n'y a point d'hébraïsants et d'orientalistes dans l'Église qui aient eu de ces idées de génie. Ils savent l'hébreu et les langues orientales, c'est ce qui leur ôte le plumet scientifique. M. Schérer ignore leurs noms. Je lui en citerai quelques-uns, exclusivement français et prêtres. J'allongerais trop la liste si je pas-
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sais la frontière et si je m'arrêtais aux travaux des laïques.
L'opinion place dans le premier rang, en France et en Europe, M. l'abbé Lehir, professeur d'hébreu au séminaire de Saint-Sulpice. M. Lehir fut le professeur de M. Renan et lui a donné (donné est bien le mot) tout ce que celui-ci possède de sérieux. Il lui a offert davantage; mais M. Renan s'est bien gardé de prendre le bagage importun qui l'eût réduit à l'humble condition de son maître. M. Lehir n'a presque rien publié. Les Sulpiciens n'écrivent guère ; quand par hasard ils s'y décident, c'est par une très-rare exception qu'ils signent leurs écrits. Ils sont professeurs, non auteurs ; ce qu'ils ont ils le donnent. Mais M. Lehir a fait et fait encore des élèves ; ils pourront écrire, et ne laisseront pas périr ni décheoir en France les solides études hébraïques. Il y a deux professeurs d'hébreu au grand séminaire de SaintSulpice à Paris ; dans la plupart des vingt séminaires confiés en France à la compagnie de Saint-Sulpice, l'hébreu est enseigné par un professeur sorti des mains de l'un des plus excellents maîtres qu'il y ait au monde. Voilà déjà plus d'hébraïsants dans l'Église que dans tout l'Institut. Mais ce n'est pas seulement la compagnie de Saint-Sulpice qui sait l'hébreu ; la langue de l'Ancien Testament est enseignée dans beaucoup de grands séminaires. Il est fort probable que le fracas de la « nouvelle critique » donnera une nouvelle impulsion à ces études déjà si bien lancées et qu'avant peu de temps on comptera en France une cinquantaine de chaires d'hébreu. Nous verrons alors le destin de la « nouvelle « critique » et des glorieuses imaginations de M. Renan.
Le professeur d'Écriture sainte au séminaire de Digne.
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M, le chanoine Bondil, théologal du chapitre, a publié en 1840 « le Livre des Psaumes, traduit sur l'hébreu et « les anciennes versions, avec des arguments, des observe vations critiques sur les différences de l'hébreu et de « la Vulgate, et des notes explicatives, philologiques, « littéraires, etc. » C'est le premier travail de ce genre qui ait été fait sur le livre de la prière par excellence. L'auteur a réuni toutes les lumières qui peuvent ressortir de la comparaison des versions grecques, latines, chaldaïque, arabe, éthiopienne, syriaque, italiennes, espagnoles, anglaises ; il a mis à contribution Origène, saint Jérôme, saint Chrysostome, Génébrart, Vatable, Bellarmin, Mariana, Lorin, Tirin, De Muis, Ménochius, Sacy, Bossuet, Carrière, Bellenger, Calmet, Weitenauer, Berthier, Drach ; les rahbins Aben-Ezra, Moyse, Kimchi, Ilasi, Salomon ; il a consulté Pagnin, Arias Montan, Houbigant, les Buxtorf, Robertson, Schultens, Petau, Buchanan, Lowth, etc. « Personne, lui dit son évêque, « à qui il a dédié son livre, ne s'était encore servi de « toutes ces lumières et de tant de ressources à la fois « pour confirmer l'autorité du texte de la Vulgate et le « concilier avec le texte hébreu, de manière à faire dis« paraître la plupart des différences de sens. » Le Livre des Psaumes de M. l'abbé Bondil a été publié à Paris et à Lyon, mais je crois que M. Schérer parviendrait difficilement à se le procurer s'il lui venait à l'esprit d'en faire la critique. L'édition est épuisée depuis longtemps, et l'auteur, occupé d'autres travaux, n'a pas songé à le réimprimer 1.
1 M. l'abbé Bondil est encore auteur d'une Introduction à la Langue latine au moyen de l'étude de ses racines et rie ses rapports avec le français, et d'une Introduction à la Langue anglaise, sur le même plan. Ces deux ouvrages sont également devenus introuvables.
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M. l'abbé Crellier a publié récemment une nouvelle traduction des Psaumes. Je ne la connais pas ; mais sije peux juger du mérite de l'auteur d'après l'examen qu'il a fait du Cantique des Cantiques de M. Renan, M. l'abbé Crellier donnera maints soucis à l'hébraïsme nouveau. Il écrit avec une netteté ample et incisive, et il est fort au courant des citernes allemandes, où M. Renan va puiser un peu plus encore qu'il ne l'avoue.
M. l'abbé Bargès professe à la Sorbonne l'hébreu, l'arabe et le phénicien. Est-ce assez pour être orientaliste?
M. l'abbé Glaire publie une version de l'Ancien et du Nouveau Testaments, traduite sur les originaux et approuvée à Rome. Il tient prête une Concordance du Coran.
Je peux citer ici l'infortuné abbé Chiarini, mort si jeune en soignant les cholériques. Il était italien, mais c'est en français qu'il a écrit et publié son beau travail sur le Thalmud. Les juifs ont fait disparaître ce livre précieux. Les juifs n'aiment pas « ce qui vient du côté de l'autel, » et empêchent les sociniens de le voir.
J'ai déjà nommé M. l'abbé Beelen à l'article des hellénistes. Je note ici sa Chî,estomathia Rabbinica et Chaldaïca, cum notis grammaticis, historicis, theologis, glossario et lexico abbreviaturum quse in Hebraeorum scriptis passim occurrunt, 3 vol. in-8°, 1841. Outre beaucoup d'autres travaux, le même auteur a donné, en 1856, une nouvelle version latine des deux Epîtres en syriaque de saint Clément romain, pape, sur la virginité, avec des notes critiques, philologiques et théologiques.
M. l'abbé Bertrand, longtemps curé d'Herblay, dans le diocèse de Versailles, aujourd'hui chanoine de la
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cathédrale, a publié l' Histoire du règne des Pandaras dans l'Hindoustan, éditée par la Société asiatique, une Étude sur le 18e chapitre du Livre de Job, une Chrestomathie hindoustani, et enfin, un Dictionnaire universel et comparatif de toutes les religions du monde.
Le P. Bertrand, jésuite, a écrit l'histoire des missions du Maduré, qu'il a étudiée sur les lieux, et ne serait pas embarrassé de donner des leçons de sanscrit à plus d'un maître.
M. l'abbé Vandrival, chanoine d'Arras, philologue et archéologue, a donné et multiplié des travaux estimés sur l'hébreu et sur les hiéroglyphes ; on lui doit une grammaire comparée des langues bibliques.
M. l'abbé Eugène Boré, lazariste, préfet de la Mission à Constantinople, dirige un collége où il pourrait à lui seul enseigner toutes les langues de l'Orient, anciennes et modernes, et une partie des langues de l'Europe. Si l'on veut admettre qu'il n'est pas absolument indispensable d'avoir édité quelque chose avec des notes quelconques pour être orientaliste, et que ceux qui distribuent leur science oralement peuvent être aussi des savants, nul n'a plus droit à ce titre que M. Eugène Boré. Étant encore laïque, il était déjà missionnaire et il avait fondé et dirigé des écoles catholiques à Ispahan.
Mais au delà de l'Orient des orientalistes, il y a un monde, l'extrême Orient, où la science profane s'engage peu et dont quelques parties même lui sont fermées. Nos prêtres vont par là. Les populations de ces contrées lointaines sont plus heureuses que M. Schérer, qui ne voit rien venir du côté de l'autel. A travers tous les périls, malgré la distance, malgré le climat, malgré les hommes, malgré la mort, elles voient arriver des mis-
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sionnaires de Jésus-Christ. Ces missionnaires leur apportent ce que toute la science humaine ne peut se flatter de donner, la vérité qui sauve les âmes. Le clergé catholique est voyageur. Sans doute, il ne voyage pas précisément pour la littérature, pour la science et pour le commerce ; néanmoins la littérature, la science et le commerce ne laissent pas de profiter de ses voyages. Ce que l'on sait de la Chine, on le sait par les missionnaires. Il y a quelques années, deux missionnaires français, MM. Hue et Gabet, lazaristes, ont visité une grande partie du Thibet et en ont rapporté des notions intéressantes. On se souvient des anciens travaux des
Jésuites, on sait comment ils furent interrompus ; l'esprit philosophique y mit la main. Mais les Jésuites ont repris beaucoup de leurs stations évangéliques ; ils reprendront aussi leurs études. Un court aperçu des travaux d'une société de missionnaires, la Société des Missions étrangères, mettra M. Schérer lui-même en mesure de comprendre parfaitement ce que sa folle ignorance méprise.
Les travaux scientifiques et littéraires des membres de la Société des Missions étrangères sont encore peu nombreux. Revenus sur les théâtres de leur apostolat, après les destructions du siècle dernier, ils ont dû pourvoir au plus pressé et s'occuper avant tout du salut des âmes. Ils ont prêché, administré les sacrements ; ils ont vécu errants, cachés le jour dans d'obscurs réduits ; ils ont souffert la faim, les intempéries, les persécutions ; ils sont morts de fatigue et de misère, ou par le martyre.
Néanmoins, comme l'étude est aussi un moyen de faire le bien et que ces hommes ne se laissent pas dé-
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courager, un membre de la congrégation des Missions étrangères, M. Mermet, a préparé un dictionnaire français-japonais, composé sur les seuls ouvrages japonais, car l'auteur ne connaît pas le hollandais. Il a préparé également un vocabulaire loutchouan. Le manque d'argent retarde seul l'impression de ces deux ouvrages. Les caractères sont prêts et ont été fondus à HongKong
Mgr Daveluy, coadjuteur du vicaire apostolique en Corée, a terminé depuis longtemps un grand dictionnaire coréen. Il n'y a eu jusqu'ici aucun moyen de le faire imprimer, la persécution ne laissant pas un moment de répit aux missionnaires. A l'exception d'un seul, tous les prètres qui sont morts en Corée depuis l'inauguration de la mission, sont morts martyrs.
En Chine, M. Delamarre, l'interprète du général Montauban, a terminé un dictionnaire de la langue chinoise parlée. M. Delamarre est l'Européen qui parle le mieux le chinois ; il étonne également les étrangers et les indigènes.
Pour la Cochinchine, on a le célèbre dictionnaire annamite-latin et latin-annamite, de Mgr Taberd, imprimé à Sevampore en 1838. C'est le seul qui existe. Les missionnaires y avaient joint une carte qui a été fort utile dans ces derniers temps.
Le dictionnaire cambodgien a été fait par M. Levavasseur, des Missions étrangères, à la fin du dernier
1 Tandis que les Anglais et les Américains ne pouvaient s'entendre avec les Japonais qu'à travers un hollandais plus ou moins défiguré, l'ambassadeur français a pu traiter directement par l'intermédiaire de M. Mermet. Les Japonais ne pouvaient pas croire que M. Mermet fût européen. Ils disaient que c'était un transfuge, et nommaient la province dont ils le prétendaient originaire.
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siècle. Il sera complété et publié dès que la paix aura été rendue à cette mission.
Il y a quelques années, pendant un séjour en France, Mgr Pallegoix, vicaire apostolique de Siam, a publié le beau dictionnaire siamois-français-anglais, imprimé à l'imprimerie impériale, et une Histoire de Siam en 2 vol., avec un vocabulaire spécial pour les marins, négociants, etc.
M. Favre, ancien missionnaire en Malaisie, revenu pour cause de santé et maintenant professeur agrégé de malais au Collége de France, prépare un dictionnaire de cette langue.
Mgr Bigandet, vicaire apostolique de la Birmanie, a publié en anglais, à Rangoon, la traduction de la vie de Gaudama, fondateur du Boudhisme, avec des notes d'une étendue considérable et très-savantes. Tous les journaux de l'Inde ont loué ce travail.
A Pondichéry, MM. Dupuy et Mousset ont publié en quelques années un dictionnaire latin-français-tamoul, un vocabulaire français-tamoul, un grand dictionnaire français-tamoul, un dictionnaire tamoul-français.
A Macao, les missionnaires réimpriment les livres chinois de leurs devanciers, et déjà plus de quarante ouvrages ont été édités. De l'imprimerie de la mission de Pondichéry sont sortis rapidement une cinquantaine d'ouvrages tamouls, réimpressions et écrits nouveaux composés pour le pays, controverses protestantes et païennes, traductions des meilleurs .livres de piété de l'Europe, livres d'écoles, etc.
La mission de Mysore a publié en 1853 le dictionnaire canara-latin de M. Bouteloup, et en 1859 le dictionnaire latin-canara de Mgr Charbonneaux. travail de vingt an-
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nées, aussi complet que possible. Dans cette même mission de Mysore, plusieurs missionnaires s'occupent des langues non-sanscrites de l'Inde. Déjà quelques écrivains, entr'autres Caldwell, ont mis hors- de doute l'unité de ces langues et leur caractère propre, fort différent du sanscrit. Les missionnaires veulent retrouver la langue primitive, en compter les racines, et, par l'examen attentif des termes qui s'y trouvent et de ceux qui manquent, déterminer l'état intellectuel et social des populations du sud de l'Inde avant l'invasion du brahmanisme. Ils prouveront ainsi, par la langue elle-même, que ces populations étaient monothéistes. Un des missionnaires de Mysore, maintenant à Paris, M. Dalet, fait graver des caractères canara pour sa mission et pour l'imprimerie impériale. Ce sont les premiers qu'on ait eus en France.
Je crains d'avoir désobligé M. Schérer en lui présentant ce tableau, cependant bien réduit, des travaux de linguistique qui viennent « du côté de l'autel, » d'où il se flattait trop de ne rien voir venir, et il sera tenté de m'opposer les travaux analogues des missionnaires protestants. Je peux lui laisser ce plaisir, pourvu qu'il prenne soin d'observer que les missionnaires protestants n'ont que peu ou point d'ouailles à soigner, et en général nul danger à courir, situation favorable aux occupations littéraires, tandis que les missionnaires catholiques sont décimés par les fatigues, la maladie et les bourreaux. Si ensuite l'on défalque des études protestantes ce qui est tiré des anciens missionnaires, ou dérobé aux manuscrits des anciennes missions, la juste valeur des produits bibliques se trouvera réduite à peu de chose, et la même à peu près en littérature qu'en
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religion. C'est encore la vraie Église qui a le don des langues. Elle connaît toutes celles qui ont existé, elle parle toutes celles qui existent, elle forme ou développe toutes celles qui ne sont qu'à l'état rudimentaire. Dans l'Océanie, dans l'Australie, dans les glaces quasi inabordables de la baie d'Hudson, les naturels possèdent maintenant des livres, des cantiques, des catéchismes composés par les missionnaires.
Un prêtre séculier, M. l'abbé Brasseur de Bourbourg, déjà connu par un grand et beau livre sur le Mexique, vient de publier « le livre sacré et les mythes de l'anti (t quité américaine, avec les livres héroïques et histo« riques des Quichés ; ouvrage original des indigènes « de Guatémala, textes Quiché et traduction française « en regard, accompagné de notes philologiques et d'un « commentaire sur la mythologie et les migrations des
« peuples anciens de l'Amérique. » M. l'abbé Brasseur a travaillé sur les documents originaux et inédits, la plupart recueillis par lui-même ; ses patientes investigations nous rendent, au grand profit de la philosophie et de l'histoire, toute une civilisation qui avait complètement disparu.
VIII
Touchons à l'art et à ce qu'on appelle superbement les Sciences. Le Clergé n'est sans doute ni peintre, ni statuaire, ni poëte. Il a cela de commun avec la Magistrature, l'Armée et l'Administration, qui ne se distinguent pas en ces sortes d'oeuvres, et l'on en pourrait trouver diverses raisons. La principale n'est pas que le Clergé a autre chose à faire, c'est que les édifices sacrés ne lui
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appartiennent plus. D'un autre côté, les congrégations religieuses, naissantes et pauvres, ne peuvent guère encore favoriser les vocations pour l'Art qui se manifesteraient dans leur sein. Elles n'y renoncent pas cependant, et la vocation d'artiste n'est pas plus qu'autrefois' séparée de la vocation sacerdotale. Parmi les premiers compagnons du P. Lacordaire se trouvaient un architecte et un peintre. L'architecte, Piel, plein de feu, d'invention et de génie, et qui avait donné mieux que des promesses, est mort au noviciat; le peintre, Besson, vient de mourir jeune encore, préfet d'une mission de son ordre en Asie. Avant de quitter l'Europe, il a pu terminer deux grandes et belles fresques au couvent de Saint-Sixte de Rome, et ce sont, avec les œuvres d'Overbeeck, les pages qui se rapprochent le plus de la sérénité de fra Angelico. Un enfant de la naissante abbaye Bénédictine de Solesmes, le P. Jean Gourbeillon, attaché à la mission de l'Australie, a peuplé de ses statues la cathédrale de Sydney. Que la philosophie laisse renaître les monastères, et à l'ombre des monastères on verra renaître l'art chrétien. M. Schérer n'est pas forcé de savoir que les jésuites ont bâti depuis quelque temps plusieurs collèges et plusieurs églises, et que la plupart de ces édifices, qui ont eu pour architectes des membres de la Compagnie de Jésus, sont des chefsd'œuvre. Je lui citerai particulièrement le collége de Saint-Joseph, à Bordeaux, d'un aspect grandiose, et l'église de la maison professe à Toulouse, véritable fleur d'architecture gothique, charmante de légèreté et de pureté. A Bordeaux, il y a encore une église bâtie par un religieux Carme. C'est peut-ètre le seul édifice contemporain où l'on remarque un effort heureux pour
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sortir de la copie, de l'imitation ou du mélange des styles connus. L'église des Carmes offre enfin quelque chose de nouveau. M. Schérer ignore peut-être que notre siècle brillant et bâtisseur n'a pas encore d'architecture ; tout ce qu'il construit porte toutes les dates possibles, excepté la sienne. Si le siècle trouve enfin ce que tous ses architectes ont jusqu'ici vainement cherché, s'il y a un jour une architecture du xixc siècle, cela commencera par une église. J'observe ici qu'il y a plus de véritables archéologues dans le clergé que partout ailleurs, et que les grands séminaires sont les seules écoles où l 'on suive un cours d'archéologie. M. Michelet s'est vanté d'avoir découvert les tours de Notre-Dame de Paris ; il les a, dit-il, montrées à l'Église qui ne les apercevait pas. Le Clergé a profité de la trouvaille, il a étudié les cathédrales. Cette étude est devenue un acheminement à celle de la théologie, qui a beaucoup grandi depuis lors et qui ne laissera pas perdre le don de M. Michelet. Je prie M. Schérer de se faire renseigner sur les recherches archéologiques des PP. Cahier et Martin, jésuites. Qu'il se méfie de la science des savants qui ne les connaîtraient pas !
Une partie importante de l'archéologie, intimement rattachée à l'art chrétien, est celle qui regarde la musique. Des travaux considérables sont faits par le Clergé ou inspirés par lui, pour retrouver et restaurer le chant d'église. De l'aveu des juges et des érudits les plus compétents, personne ne s'est avancé aussi loin dans cette voie et n'y a marché d'un pas aussi sûr que M. l'abbé Raillard, très-humble membre du clergé de Paris. Il a publié : 1° Explication des neumes, ou anciens signes de notation musicale ; 2° Mémoire SUI' la l'estavra-
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tion du chant grégorien. Ces deux mémoires ont été couronnés par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, au concours pour les antiquités nationales ; 3° Chant grégorien restauré, application des principes posés dans les écrits précédents, à un recueil de 145 pièces entières du Graduel, notées en caractères de la musique moderne, avec des éclaircissements sur la manière de les exécuter. Cette explication des neumes est du plus haut intérêt pour l'art, pour la science et pour l'histoire. Elle nous rend des œuvres musicales admirables et des prières d'une suavité céleste.
IX
Quant aux sciences mathématiques, physiques, chimiques, etc., et à leurs applications, là le Clergé, peutètre, est inférieur. Je dis peut-être. Il y a dans ces branches un nom ecclésiastique qui égale les premiers, celui de M. l'abbé Moigno, ami de Cauchy et l'explicateur le plus compétent de ses découvertes. La Cosmogonie de la Bible, par M. l'abbé Sorignet ', est un ouvrage des plus estimés. En Savoie, le clergé, moins occupé au travail immense et indispensable des reconstructions, voyait naguère à sa tête deux naturalistes du premier ordre : S. E. le cardinal Billiet, archevêque de Chambéry, encore vivant, et feu Msr Rendu, évêque d'Annecy , publiciste supérieur, aussi remarquable par l'étendue de ses connaissances en histoire naturelle que par le charme et la vigueur de sa piété et de son esprit.
1 Un vol., Gaume.
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Mgr Rendu a donné la plus ingénieuse et la plus plausible théorie des glaciers.
Tous les collèges ecclésiastiques ont leurs professeurs de mathématiques, de physique et de chimie, que rien ne fait supposer inférieurs à ceux des établissements laïques. Dans les hauts degrés de la fine science, à Paris, l'école préparatoire tenue par les PP. Jésuites n'a nullement la réputation de le céder à aucune autre ; ses élèves remplissent les écoles spéciales et n'y entrent pas sans doute uniquement par faveur. Je répète ce que j'ai dit plus haut : que la liberté de l'enseignement supérieur soit proclamée, qu'il y ait des Universités libres, et le Clergé, que l'on voit à un rang d'honneur parmi les pères de toutes les sciences, donnera des mathématiciens, des astronomes, des physiciens, des chimistes et le reste, et mème des ingénieurs, comme il en a déjà donnés. Il en donnera même sans cela : il ne faut qu'attendre. Le Dieu qu'il sert et qui l'inspire, s'est décerné à lui-même son brevet de membre de l'Institut : il s'appelle le Dieu des sciences, quia Deus scientiarum, Dominus est ; et c'est ce même Dieu qui disait à Salomon : t( Puisque vous ne m'avez point demandé des richesses, c( ni de la gloire, ni la vie de ceux qui vous haïssent, ni » même une vie longue, et que vous avez demandé la I( sagesse et la science, afin que vous puissiez gouverner Cc mon peuple, la sagesse et la science vous sont don« nées. » Or, la prière du Clergé est précisément la prière de Salomon : Da mihi sapientiam et intelligentiam, ut t"ngi'edl'ar et egrediar coram populo tuo. Si M. Schérer connaissait un peu l'histoire de l'Église catholique passée et présente, il verrait que cette prière n'est pas méprisée.
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X
L'histoire m'amène à l'allégation la plus inattendue et je dirais volontiers la plus amusante où se soit jetée la fatuité étourdie de M. Schérer. Il demande s'il y a dans le clergé « un savant qui se soit occupé de l'histoire des religions, de l'histoire même de sa religion. » Oui vraiment, il y en a, et plus d'un, et je crois même l'avoir suffisamment démontré par ce qui précède. Je pense premièrement que-les 2,000 volumes in-4° à deux colonnes, publiés par M. Migne, et dans le nombre desquels il y a beaucoup de travaux tout nouveaux, roulant tous sur la science sacrée, peuvent compter pour quelque chose en matière d'histoire de la religion catholique et des religions. Le dictionnaire universel et comparatif de toutes les religions du monde, en 4 volumes, paT M. l'abbé Bertrand, ci-dessus mentionné, fait partie de la collection Migne. Voilà un savant. Nous avons de M. l'abbé Glaire, autre savant, une Introduction historique et critique aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, en 5 volumes, qui est à sa troisième édition.
M. l'abbé Ginouilhiac, maintenant évéque de Grenoble, a donné l'Histoire du dogme catholique pendant les trois premiers siècles de t Église et jusqu'au Concile de Nicée, 2 vol. in-8°.
Il y a quelques années, l'abbé Sionnet, sans attendre le fracas des exégètes, a publié sa Bible expliquée et commentée, en 18 volumes, œuvre de bonne érudition autant que de bonne piété, qui a pris sans bruit sa place dans les bibliothèques sacerdotales, où elle répond par
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avance à beaucoup d'impertinences germaniques. M. l'abbé de Valroger, prêtre de l'Oratoire, a fait comme M. Renan, avec plus de modestie et de vrai mérite : il a mis à contribution les savants de l'Allemagne et donné d'après eux, mais en y ajoutant ses propres recherches, une Introduction historique et critique aux livres du Nouveau Testament 1. M. l'abbé de Yalroger est orthodoxe et il écrit sans fanfreluches, se contentant de l'élégance sobre qui convient à la matière, voilà le malheur. Son ouvrage n'en contient pas moins la substance des meilleurs travaux de l'Allemagne catholique sur ce vaste sujet.
Je regrette de ne pouvoir que nommer ici M. l'abbé de Solesmes, dom Guéranger, ce grand et vrai savant, et d'une science si libérale, dont les vastes travaux sur la liturgie ont provoqué en France la plus heureuse rénovation. M. Schérer ne sait pas tout ce qu'il y a de profonde histoire, même d'histoire civile, dans les Institutions liturgiques, et probablement il ignore l'existence de cet ouvrage. Si je lui parlais de l'Année liturgique, il croirait qu'il s'agit d'un livre de piété et que cela est méprisable. C'est un livre de piété en effet, mais principalement formé de monuments historiques des plus rares et de monuments poétiques tout brillants de flamme et de majesté. Les dédains de M. Schérer n'em-
1 Deux vol. in-8°, chez Lecoffre. La même librairie a publié depuis quelque temps : Institutiones iuris Canonici, par M. l'abbé Bouix, première partie, 10 vol. in-8° : Institutiones Théologien, 4 vol. in-8o, par M. l'abbé Martinet, le remarquable publiciste à qui l'on doit la Solution de grands problèmes mise à la portée de tout le monde. — Tractotus de Castitate, par M. l'abbé Louvet, 2 vol. in-8°. — Sy170ge monumentorum ad mysterium conceptionis Deiparse Virginis, etc., par le P. Ballerini, S. J., 2 vol. in-80, grec et latin.
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pêcheront pas la postérité d'admirer et de pratiquer ce livre, solide comme la' science, ardent et doux comme la prière. Ce sont de tels livres qui prennent et qui façonnent les âmes.
Sous la direction de leur illustre fondateur, les Bénédictins de Solesmes donnent une nouvelle traduction des Actes des Martyrs, de Dom Ruinart, et poussent cette collection jusqu'à nos temps. J'ai parlé de la continuation des Bollandistes, c'est encore de l'histoire. Le dernier volume paru contient les actes de saint Arethas et ses compagnons, martyrs dans le Nedjran. A cette occasion le P. Carpentier, se livrant à des recherches qui avaient effrayé l'érudition de Boissonnade, a retracé l'histoire des origines du christianisme en Arabie.
La Vie de M. Olier, par un prêtre de Saint-Sulpice (M. Faillon) est un travail d'histoire également précieux par les faits qu'il raconte et par les sources qu'il indique. Toute une partie de l'histoire de France durant la première moitié du xvne siècle était restée dans l'ombre et pour ainsi dire ignorée. Les doctes qui connaissent si bien les intrigues et jusqu'aux moindres accidents de santé des dames de la Fronde, et qui en dissertent si savamment, n'ont rien dit et peut-être rien su avant M. Faillon, qu'ils ne nomment pas, de ce grand mouvement religieux qui exécutait le concile de Trente, réformait le clergé séculier et régulier, fondait les séminaires, restaurait les paroisses et préparait les meilleures splendeurs du siècle. L'historien de M. Olier nous a restitué un chapitre important de l'histoire de France. Combien de longs travaux, prétendus historiques, vantés et couronnés comme tels, ou n'apportent rien de si neuf, ou n'apportent que des nouveautés à refaire !
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A côté de la vie de M. Olier, il faut placer la Vie de saint François de Sales, par M. l'abbé Hamon, curé de SaintSulpice, qui se repose de bâtir des écoles et des hospices et de gouverner sa paroisse en écrivant aujourd'hui l'histoire du culte de la sainte Vierge en France 1. Dans le même ordre de travaux, touchant à l'histoire générale, nous avons eu récemment la Vie de sainte JeanneFrançoise de Chantai2, fondatrice de la Visitation, qui a été entre autres choses une féconde et intéressante institution littéraire. Nous avons eu surtout la belle et complète Histoire de saint Vincent de Paul 3, par M. l'abbé Urbain Maynard. Déjà M. l'abbé Maynard avait donné la plus curieuse édition et en même temps la plus décisive réfutation des Provinciales de Pascal, en y ajoutant comme notes le texte intégral et la discussion des théologiens et casuistes falsifiés par la perfidie janséniste. J'observe en passant que ce commentaire si érudit témoigne d'un vif et solide talent. M. l'abbé Maynard, aussi versé que M. Sainte-Beuve dans la connaissance littéraire du xvn8 siècle et de toute la littérature moderne, est à la fois un excellent critique et un excellent écrivain. Il songe à une vie de Voltaire : puisse-t-il s 'y décider ! Personne n'est plus capable de bien exécuter ce livre opportun et nécessaire ; personne ne le ferait plus vif, plus juste et plus curieux. M. l'abbé Hue a donné une Histoire du Christianisme en Chine ; M. l abbé
Christophe, une Histoire des Papes d'Avignon ; M. l abbé Goschler traduit et complète une encyclopédie allemande. Paris, Gaume ; 15 volumes ont paru. Et où
1 3 volumes ont paru. Paris, Plon.
* 2 vol. in-86, par M. l'abbé Bougaud. Chez Lecottre.
3 Bray, 4 vol. in-8°.
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trouve-t-on un recueil de voyages comparable aux Annales de la Propagation de la Foi ?
M. Faillon, auteur de la vie de M. Olier, a encore publié les Monuments inédits sur sainte Madeleine et les premiers Apôtres de la Provence et des Gaules. Depuis de longues années, rien n'a été donné de plus sérieux en ce genre d'érudition et de recherches, et tous les jours l'Institut faufile ses lauriers sur de moindres étoffes.
Mais, laissant de côté les écrits sur les questions particulières et les monographies qui sont sans nombre, nous avons une histoire générale de l'Église, en 28 volumes in-8°, par l'abbé Rorhbacher (Paris, Gaume frères). Elle est parvenue à sa troisième édition. Une seconde histoire générale est annoncée, en 20 volumes, par l'abbé Darras (Paris, Vivès) Si ces ouvrages ne sont pas parfaits, je prie M. Schérer de considérer que la science profane est bien heureuse d'avoir un Sismondi, et que l'Académie couronne les Martin et les Dargaud. Le temps viendra de mieux faire. En attendant, l'abbé Rohrbacher a élevé un monument historique de la plus solide ordonnance, dont l'ensemble fait passer aisément sur certaines défectuosités d'exécution, ét M. l'abbé Darras a montré, comme écrivain, un mérite fort supérieur à celui de Sismondi et même de quelques autres plus récents et plus vantés. Je ne parle plus de M. Martin et de M. Dargaud, qui sont grotesques. Je sais ce que l'on doit d'éloges à MM. Guizot et Augustin Thierry, même à MM. Michelet et Ampère, et je ne leur refuse pas ma part d'admiration. Néanmoins, pour le sens
1 M. l'abbé Darras est aujourd'hui au XXIIIe volume de son Histoire tle l'Église. Il en est parlé dans ces Mélanges.
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général de l'histoire, Rorhbacher leur est habituellement supérieur. Sa sincérité est incontestable ; la leur laisse à désirer. Un simple curé de campagne, l'abbé Gorini, dans sa Défense de l'Église, a prouvé qu'ils avaient erré, quelquefois sans le vouloir ; ils en ont fait l'aveu, sans se corriger autant qu'ils l'auraient dû. Ils n'ont pas voulu' refaire leurs livres. A cause de cela, d'autres les referont ; et, faute d'avoir osé ou d'avoir su être assez chrétiens, les maîtres de l'histoire moderne n'auront employé leurs meilleures années qu'à préparer des matériaux.
Ces matériaux, le Clergé saura les mettre à profit. Il n'y a pas à craindre que l'élan donné aux études de tout genre dans le sein de l'Église s'affaisse après un effort stérile. A moins que la terre manque, rien n'avortera. Je demandais l'autre jour quelques renseignements à M. Bonnetty, le savant directeur des Annales de Philosophie chrétienne, recueil plein d'études précieuses, la plupart dues au Clergé. Dans la conversation, il me lut une lettre qu'il venait de recevoir : elle était d'un curé de campagne qui travaille à un ouvrage sur la Bible, et qui demandait conseil à son expérience : « Il me semble « que je serai bientôt arrivé à peu près au terme de « mes recherches. J'aurai bientôt vu de mes propres « yeux toute l'antiquité païenne, romaine et grecque, « et ce qui nous est connu des Chinois et des Indiens, « ainsi que des autres peuples. Je songe à mettre la « main à la rédaction dans le courant de l'année. Dois-je
« encore faire un suprême effort et apprendre l'alle « mand, pour juger par moi-même des récents travaux « d'outre-Rhin ? » Je ne citerais pas ce trait s'il était isolé. Vingt années de relations étendues avec le Clergé
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français me permettent d'attester que de tels exemples ne sont rien moins que rares.
Je passe sous silence les travaux des laïques. Je ne m'arrête pas aux noms qui brillent, marqués du signe de la Croix, dans toutes les branches de la science, et qui prouvent assez que l'on peut encore donner des leçons même aux plus fiers, sans mettre bas cette ignominieuse livrée du Nazaréen. Cauchy était catholique, apostolique, romain. Ozanam, mort avant le temps, savait sans doute l'histoire et savait sans doute aussi l'écrire. Donoso Cortès n'était qu'un brillant orateur espagnol : il embrassa la croix, et le monde entier entendit sa voix : il n'a pu dire que quelques paroles, il n'a pu laisser que quelques pages ; mais ces quelques paroles retentissent encore, ces quelques pages ne périront pas. M. de Montalembert était fort jeune lorsqu'il publia Y Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie, on y trouve les défauts de la jeunesse et ceux du moment ; mais, guidé par la foi, l'auteur avait vu et révélait un monde, et les études historiques reçurent la plus forte impulsion peut-être qui leur ait été donnée de ce temps. De là sont venus tant de beaux travaux sur le moyen âge et sur l'hagiographie. M. Schérer veut être plaisant lorsqu'il dit que personne n'a paru dans le sanctuaire ni autour du sanctuaire depuis Lamennais : il l'est, en effet, et plus qu'il ne veut et plus qu'il ne pense ! Le sanctuaire est assez peuplé et assez entouré pour déborder jusque sur l'Académie. Mais je ne m'occupe ici que du Clergé, et je prie M. Schérer d'observer que j'ai laissé de côté les œuvres spécialement cléricales. Je n'ai pas nommé les orateurs. Nous en avons encore, quoique Ravignan et Laeordaire ne soient plus. Que M. Schérer
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consacre une semaine à visiter les endroits où l'on parle, qu'il aille d'une chaire à l'autre, qu'il écoute tous les professeurs, qu'il étudie tous les auditoires et qu'il termine par Notre-Dame de Paris : il saura où se disent les choses que le monde sent le besoin d'entendre, et où se trouvent des disciples.
J'ai fait de nombreux oublis; je n'ai point nommé M. l'abbé J. Gaume, historien et publiciste ; M. l'abbé Meignan, versé dans les études bibliques ; le R. P. Gratry, savant distingué, philosophe ingénieux, écrivain supérieur; Mgr de Ségur, apologiste populaire, aussi remarquable par le charme de la simplicité dans son style que dans sa parole, et dont les petits écrits, pleins de sens et de saveur, se vendent à cent mille exemplaires. Je n'ai point énuméré les nombreuses publications périodiques, scientifiques et littéraires que le Clergé alimente dans les départements, où seul il donne signe de vie en ce genre. Il est temps de finir. J'en ai assez dit pour établir que M. Schérer, représentant de l'érudition nouvelle, appartient tout simplement à la catégorie très-ancienne et très-connue des gens qui méprisent ce qu'ils ignorent, qusecumque quidem ignorant, blasphémant. Ils se croient nouveaux, c'est leur usage ; mais, il y a dix-huit siècles, l'apôtre saint Jude les savait par cœur et burinait leur figure pour être reconnaissable jusqu'à la fin des temps.
Ce que les adversaires du Clergé ont de plus que lui, leur grand avantage, je le connais et je ne craindrai pas de le dire. Ils ont le style à la mode, le talent de faire valoir leurs idées, surtout celui de se faire valoir eux-mêmes. Ils savent exploiter parfaitement la frivolité publique et ne sont pas moins habiles à envelopper
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de silence les œuvres de leurs rivaux qu'à fatiguer pour leur propre compte toutes les cymbales et toutes les trompettes de la renommée 1. Mais le bruit n'est que .du bruit ; il n'y a pas de ballon, pour bien enflé qu'il soit, qui prenne la consistance du marbre. Les travaux et la gloire de la plupart de nos victorieux périront avec ce bruit d'un jour. Je ne garantis pas l'immortalité même de M. Renan. Je me souviens que Volney aussi a été un triomphateur, un homme de forte pensée et de beau style. Cette grande figure de Volney pâlit et s'efface, même dans les colléges. M. Renan, qui trouve que Bossuet n'a pas beaucoup à nous apprendre en philosophie 2, remplacera Volney pour un temps, et Bossuet restera lumineux et magnifique pour tous les temps. Il y a du pathos et du précieux dans M. Renan ; il y a du plâtre dans son style comme dans son érudition. Si ses doctrines ne faisaient pas horreur, on sifflerait son joli style, aussi éloigné de la gravité de la science que sa science elle-même est éloignée de la majesté du vrai. Laissons passer un hiver, laissons la critique ancienne
1 Le Dictionnaire Vapereau est un livre des camarades. J'ai eu parfois besoin de le consulter, et ses lacunes m'ayant frappé, la pensée m'est venue de voir quels noms n'y sont pas. En voici un petit relevé, fait en quelques minutes. On jugera de ce que j'aurais trouvé si j'avais poussé mes recherches pendant une heure. Sont omis : Parisis, évêque d'Arras; Pie, évêque de Poitiers; Ginouilhiac, évêque de Grenoble ; Plantier, évêque de Nîmes ; Bondil, Cruice, Freppel, Bouix, Martin d'Adge, Pitra, Faillon, Lehir, Beelen, Vandrival, Christophe, Hamon. Est-ce ignorance ou dessein formé? Je n'en sais rien, et la chose revient au même. Du reste, le Dictionnaire universel des Contemporains, contenant toutes les personnes notables de France et des pays étrangers, n'oublie ni un demi vaudevilliste, ni un tiers de journaliste, ni un acteur, ni un homme politique d'aucun endroit.
* « On lui a fait grand tort (à Bossuet), en le forçant d'avoir une « philosophie : il n'en avait d'autre que celle de ses vieux cahiers de « Navarre. » M. Renan, Essais.
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pleuvoir sur la « critique nouvelle » : tout ce plâtre tombera par grands morceaux.
M. Schérer est le juste décalque de M. Renan. Il le reproduit en style de province, sans fermeté, sans couleur, avec des tours outrés et un contentement de luimême plus parfait ou moins déguisé. M. Renan dit que Bossuet n'a pas beaucoup à lui apprendre ; M. Schérer crie que Joseph de Maistre était « horriblement ignorant. » Voilà comme ce copiste, qui cherche le délieat, réussit à attraper la nuance !
Dans son fonds, M. Schérer serait volontiers socinien. C'est là cette nouveauté avec quoi il s'est d'abord flatté de désarçonner l'ignorance catholique. Mais le socinianisme est encore une doctrine trop subtile et qui exige trop d'équilibre pour les ressources de la nouvelle philosophie. M. Schérer ne peut s'y tenir et se laisse emporter plus avant dans l'absurde. Sait-on où le vent et la fumée de la science poussent ces enflés (scientia inflat) qui nous annoncent tant de nouveau ? A la double négation et de la vie surnaturelle, qui est l'essence du Catholicisme, et du Dieu personnel que conserve encore la philosophie séparée. Dans un article de la Revue des Deux-Mondes, M. Schérer, après bien des ambages, a fini par donner sa formule, toujours copiée de M. Renan, qui n'en est pas l'inventeur. La voici : « Quand ■< l'homme, ayant déchiré le voile et pénétré tous les « mystères, contemplera face à face le Dieu auquel il f( aspire, ne se trouvera-t-il pas que ce Dieu n est autre il chose que l'homme lui-mème, la conscience et la « raison de l'humanité personnifiées ? » Quelle science Quelle risée, si la civilisation livrée à l enseignement philosophique n'avait pas atteint la profondeur d 'or -
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gueil et d'ignorance où il faut qu'elle soit descendue, pour que de pareils axiomes puissent insulter cette conscience et cette raison même que l'on prétend déifier ! Mais la tribu sainte étudie la science sacrée, et les aveugles volontaires qui disent ne rien voir venir du côté de l'autel, verront pourtant leurs disciples ouvrir les yeux et courir vers les abondantes et sereines lumières de l'autel, parce que nulle autre lumière ne peut ni montrer l'homme à lui-même, ni le mettre en face de ce Dieu auquel il aspire et qui n'est pas lui.
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LES MISÉRABLES.
PAR M. V. HUGO.
25 avril 1862.
Un critique nommé Hector, 'employé dans un grand journal parisien, analyse le nouvel ouvrage de M. Victor Hugo, jette dans toutes les directions quelques adjectifs enflammés, et termine en disant qu'il ne se permettra point de juger un tel livre, par la raison que « s'il se voyait au pied du mont Blanc, il n'aurait garde d'ouvrir son parapluie pour mesurer la montagne ! » Voilà un exemple des ferveurs qu'inspirent les Misérables, et un échantillon de la critique littéraire en 1862 :
Or, maintenant, suez, graves auteurs, Epuisez-vous, ramez comme corsaires
Pour mériter de tels admirateurs,
Ou pour avoir de pareils adversaires!
Cependant laissons le parapluie du critique Hector : le livre de M. Hugo est véritablement une montagne : par ses dimensions d'abord, ce sera une quintilogie en dix volumes ; et par son objet, qui est la réforme ou la refonte du monde et de l'homme. Le but est grandiose assurément ; il n'est point inouï. De nos jours, le roman
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est volontiers réformateur et se développe volontiers en dix tomes. Eug. Sue, pour ne citer que lui, a broché plusieurs évangiles dans ces proportions-là. Sans en avoir lu aucun, je crois qu'il y propose toutes les reconstructions et toutes les rédemptions que l'auteur des Misérables a en vue d'opérer, et par les mêmes moyens à peu près. Ce vilain précurseur n'empêche pas que l'entreprise de M. Hugo soit haute et digne de considération. Les données de l'erreur, même les plus vulgaires, prennent beaucoup d'importance dans la bouche de cet écrivain, qui possède une immense puissance de poumons, décuplée sans doute par le vacarme dessots admirateurs, mais après tout conquise par une véritable force de génie. Le génie donne à l'erreur ce rajeunissement qui est toute sa nouveauté. Nous avons d'ailleurs ici plus et mieux que l'erreur vulgaire ou rajeunie ; on y sent un souffle de justice, un souffle de foi chrétienne et catholique, par conséquent; souffle court et mêlé, mais brûlant, parfois sublime. En présence des maux qu'il veut guérir, le génie se dégage des systèmes humains et vole vers les dictâmes du Christ. 0 témoignages de l'âme naturellement chrétienne ! J'étonne sans doute le lecteur, et peut-être davantage l'auteur lui-mème. Je lui montrerai que j'ai pourtant raison, et que ses plus belles et plus saines aspirations sont catholiques. S'il l'ignore, je ne m'y attendais pas; difficilement sa surprise égalera la mienne. Puisse-t-elle lui faire le même plaisir !
Tous les ouvrages de M. Hugo prêtent largement à la raillerie. Il n'a point de goût, point de mesure, point d'esprit, et je crains qu'il ne se croie de l'esprit; il aime à passer du grandiose au grotesque, et
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il prend aisément le grotesque pour le grandiose ; il est très-injurieux, très-lourd et très-furieux dans l'injure, ce qui donne envie et rend facile de lui appliquer la peine du talion; il a une rage d'imiter le mauvais chez lui-même et chez les autres, qui le fait clapoter longuement dans des mares odieuses et épaisses, il s'oublie à des parades également indignes de son sujet, de son âge et de sa valeur. Aucun de ces défauts ne manque dans les deux premiers volumes des Misérables, et l'on peut compter qu'ils ne manqueront pas dans les volumes suivants. On y trouve des calembours, des grimaces d'e la foire, des jovialités qui trainaient déjà il y a trente ans. Tout cela est imité de Shakespeare, de Notre-Dame de Paris et du Tintamarî-e ; tout cela est vieux, pesant et fait de la peine. Je le note pour protester contre le mauvais goùt qui prodigue de telles verroteries sur une étoffe vraiment admirable et contre la décadence qui préfère les verroteries aux diamants. Voyons le fond de l'œuvre.
M. Hugo veut en expliquer la pensée dans une préface qui a le mérite d'être brève, puisqu'elle ne se compose que d'une seule phrase; malheureusement, cette phrase, longue et peu claire, demande un peu d'application. Il nous serait utile de la reproduire, mais le livre a des droits que n'ont pas les revues, et nous devons nous borner à dire que l'auteur se propose d'abolir la faim, la nuit, la dégradation, la déchéance de la femme, les enfers artificiels et quantité d'autres choses.
Il y a là beaucoup de mauvaises idées en détestable style. S'il faut abolir tout ce que dénonce M. Hugo, et si les fléaux qu'il prétend détruire ont la cause qu'il signale, la tâche sera rude ! Loin d'y aider, des appels
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comme celui-ci, que l'auteur des Misérables adresse à la foule, ne serviraient qu'à aggraver le mal.
Quelle possibilité d'abolir la faim, c'est-à-dire la souffrance et encore plus l'envie ? Quelle possibilité d'abolir . la nuit, c'est-à-dire l'inégalité des intelligences? Et d'ailleurs, n'y a-t-il que ces conditions de l'humanité qui dégradent l'homme, qui fassent décheoir la femme, qui « atrophient » l'enfant? M. Hugo ne s'est pas aperçu, en écrivant sa préface, qu'il posait la question contre l'ordre même des choses humaines, ou ne s'est pas dit qu'une question ainsi posée est insoluble autrement que par des catastrophes qui impliquent une immense et inévitable aggravation des maux existants. Il voit des enfers, et les démons par lesquels il fait tourmenter les damnés de ces enfers, il nous les montre, sans exception, remplis de l'esprit nouveau. Quel remède donc, puisque les enfers ne sont pas fermés ? Nul autre qu'un cataclysme qui abolisse absolument l'homme ancien et crée une humanité absolument nouvelle où le mal, l'injustice et la souffrance seront inconnus : et cette humanité nouvelle jouira du paradis... de Fourier !
Mais le livre vaut mieux que la préface. Il redresse, au moins en certaines parties, les tortuosités du programme ; le génie de l'écrivain franchit d'un vol puissant les abimes où se perd le sectaire. C'est ce qu'une courte analyse va nous montrer.
Jean Valjean est un ouvrier de campagne, ignorant, à demi-sauvage, mais plein de droiture naturelle, bon et généreux sans le savoir. Dans une année de disette, un soir d'hiver, il vole avec effraction un pain, pour donner à manger à ses sept neveux. Il est arrêté, conduit aux assises, condamné par le jury à cinq ans de
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fers. Il reste au bagne dix-neuf ans, en punition de trois tentatives d'évasion. Lorsqu'il sort du bagne, il a eu le temps de réfléchir : son intelligence irritée s'est développée sous le poids des duretés, non pas injustes, mais iniques et inexplicables pour lui, dont il a été si longtemps victime ; il est devenu mauvais. Il veut se venger de Dieu et des hommes. L'accueil qu'il reçoit dans le monde n'est pas fait pour l'adoucir. Il a une affreuse mine, il est couvert d'affreux haillons, armé d'un affreux gourdin; il présente pour toute recommandation un passeport jaune qui le signale comme un homme très-dangereux. C'est en cet état qu'il arrive dans la petite ville de D***, après une longue marche. Libre depuis quelques jours, il a déjà subi de cruelles avanies et même des injustices. Un négociant l 'a volé en ne lui donnant que la moitié du prix d'une journée de travail, et il n'a pas osé se plaindre, parce qu'un forçat libéré n'a jamais eu raison contre un bourgeois. A D***, les aubergistes lui refusent asile ; un artisan à qui il demande l'hospitalité le menace de son fusil ; il ne trouve pas à acheter un morceau de pain. La nuit est venue, le froid le saisit : il voit une espèce de hutte, il s'y glisse ; un chien l'occupait déjà et le chasse, comme si ce chien était un homme. Épuisé, il se couche sur un banc à la porte de l'église. Une dévote, qui . s'était attardée dans ses prières, l'interroge sans se laisser intimider par son aspect et par ses réponses farouches. Ayant appris qu'on le renvoie de partout, la dévote lui indique une maison voisine où on le recevra, une maison dont la porte n'est fermée ni de jour ni de nuit. Il heurte rudement, on lui dit d entrer et il se trouve en présence d'un prêtre et de deux vieilles
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femmes. Il décline son nom, sa situation, son aventure ; il montre son terrible passeport. Le prêtre répond en ordonnant à l'une des deux femmes de mettre un couvert de plus et de préparer un lit. Il fait asseoir le forçat près de lui, au coin du feu. Le forçat croit rêver : — Je vous ai pourtant appris mon nom et qui je suis, dit-il au prêtre. — Qu'ai-je besoin de votre nom? répond le prêtre, avant que vous me l'eussiez dit, vous en avez un que je savais. Vous vous appelez mon frère. Ce prêtre est l'évêque de D***, ancien magistrat, ordonné prêtre pendant l'émigration, homme de Dieu, plein de bonté et de miséricorde. Pour l'embellir, M. Hugo l'a rapproché tant qu'il a pu du Vicaire Savoyard et de Jocelin, et lui fait dire et faire plusieurs sottises. Mais dans cette occasion, il parle et agit en prêtre orthodoxe.
Le forçat dine donc à la table du bon évêque, et ensuite on le mène coucher dans la chambre des hôtes.
Pendant la nuit il s'éveille, cherche à se rendre compte de ce qui lui arrive, et se rappelle parfaitement, comme le point le plus certain de son histoire depuis quelques heures, l'endroit où la servante de l'évêque a serré l'argenterie : six couverts qui, avec deux vieux flambeaux, sont tout le luxe de l'évêché. Il est tenté de voler ces couverts. Il lutte en lui-même, mais il cède. Il y a là un tableau d'une beauté achevée et suprême. Pour arriver jusqu'à l'argenterie, le voleur doit traverser la chambre de l'évêque. L'évêque dort du sommeil du juste; la lune éclaire son doux et saint visage. Pour la première fois, l'homme du bagne commence à bien comprendre ce que c'est qu'une mauvaise action. Néanmoins il passe outre ; il commet le vol et se sauve. Arrêté quelques heures après, il est ramené chez l'évêque : — « Ah !
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vous voilà, s'écrie celui-ci en regardant Valjean, je suis bien aise de vous voir. Eh bien, mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? » L'évêque renvoie les gendarmes. Resté seul avec le forçat presque évanoui, il s'approche et lui dit à voix basse : « — N'oubliez pas, n'oubliez jamais « que vous m'avez promis d'employer cet argent à « devenir un honnête homme. » Le forçat reste interdit ; il ne se souvient pas d'avoir rien promis. L'évêque avait appuyé sur ces paroles. Il reprend avec solennité : « — Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus l( au mal, mais au bien. C'est votre âme que je vous « achète ; je la retire aux pensées noires et à l'esprit de <( perdition, et je la donne à Dieu. »
L'homme du bagne résiste aux sentiments inconnus qui viennent l'envahir. « Il voyait avec inquiétude s'ébranler au dedans de lui l'espèce de calme affreux que son malheur lui avait donné. » L'orgueil se révolte et fortifie l'habitude des pensées mauvaises. L occasion d'un nouveau crime se présente, il la saisit; il vole quarante sous à un enfant qu'il rencontre sur le chemin. Mais la parole de miséricorde le poursuit et ne le lâche pas. Elle retourne son âme, et cette âme, ainsi secouée et comme raclée par la grâce de Dieu, se révèle à ellemême sous un aspect qu'elle ignorait. Cette âme renouvelée a déjà fait un homme nouveau. Valjean déteste surtout son dernier crime. Ce larcin presque involontaire, commis dans la tempête de l'obsession, lui fait horreur. Il essaie de restituer, il demande aux passants de le faire arrêter, il se désespère, il veut expier ; il a des retours violents et veut persévérer dans le mal.
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Cette péripétie est d'une grande conception, d'une vérité profonde, d'une langue admirable. « Vous m'avez promis « de devenir honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la
« retire à l'esprit de perversité et je la donne au bon Dieu. « Cela lui revenait sans cesse. Il opposait à cette indul« gence céleste l'orgueil, qui est en nous la forteresse « du mal. Il sentait indistinctement que le pardon de ce « prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable « attaque dont il eût encore été ébranlé ; que son endur« cissement serait définitif s'il résistait à cette clémence ; « que s'il cédait, il faudrait renoncer à cette haine dont « les actions des autres hommes avaient rempli son âme « pendant tant d'années, et qui lui plaisait ; que cette « fois il fallait vaincre ou être vaincu, et que la lutte, « une lutte colossale et définitive, était engagée entre « sa méchanceté à lui et la bonté de cet homme...
« Il promena sa vue au loin et appela une dernière « fois l'enfant qu'il avait volé : Petit Gervais ! Petit Ger« vais ! Son cri s'éteignit dans la brume, sans même « éveiller un écho. Il murmura encore une fois : Petit
« Gervais ! mais d'une voix faible et presque inarticulée. « Ce fut là son dernier effort ; ses jarrets fléchirent « brusquement sous lui, comme si une puissance invi« sible l'accablait tout à coup du poids de sa mauvaise « conscience ; il tomba épuisé sur une grosse pierre, les « poings dans ses cheveux et le visage dans ses genoux, « et il s'écria : Je suis un misérable !
« Alors son cœur creva et il se mit à pleurer. C'était « la première fois qu'il pleurait depuis dix-neuf ans...
« Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura à chaudes « larmes, il pleura à sanglots, avec plus de faiblesse I( qu'une femme, avec plus d'effroi qu'un enfant.
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« Pendant qu'il pleurait, le jour se faisait de plus en « plus dans son cerveau, un jour extraordinaire, un « jour ravissant et terrible à la fois. Sa vie passée, sa « première faute, sa longue expiation, son abrutisse« ment extérieur, son endurcissement intérieur, sa « mise en liberté, réjouie par tant de plans de ven« geance, ce qui lui était arrivé chez l'évêque, la der« nière chose qu'il avait faite, ce vol de quarante sous « à un enfant, crime d'autant plus lâche et d'autant plus « monstrueux, qu'il venait après le pardon de l'évêque, « tout cela lui revint et lui apparut clairement, mais « dans une clarté qu'il n'avait jamais vue jusque-là. Il « regarda sa vie, et elle lui parut horrible ; son âme, et « elle lui parut affreuse. Cependant un jour doux était « sur cette vie et sur cette âme. Il lui sembla qu'il voyait « Satan à la lueur du paradis.
« Combien d'heures pleura-t-il ainsi ? Que fit-il après « avoir pleuré ?... Le voiturier qui faisait à cette époque « le service de Grenoble, et qui arrivait à D*** vers trois « heures du matin, vit un homme dans l'attitude de la « prière, à genoux sur le pavé, dans l'ombre, devant la « porte de l'évêque. »
Voilà l'homme du peuple, que le besoin rend coupable, que la répression rend méchant et pervers. La charité le relève, la miséricorde le transfigure. Il est changé, dit M. Hugo. Pardon ! il est mieux que changé ; et nous, que rien n'oblige d'employer les euphémismes philosophiques, nous pouvons dire le vrai mot : il est converti. S'il n'était que changé, la suite de son histoire ne serait pas possible, ou du moins ne serait plus vraisemblable. Cet homme est tellement converti qu'il s'élève jusqu'à l'héroïsme et jusqu'au surnaturel de la
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vertu chrétienne. Il devient bon, compatissant, il se sacrifie par amour de la justice ; nous le verrons accepter l'ignominie, la chercher volontairement pour faire son devoir et rester dans la véritable voie de la conscience et de l'honneur.
Avec l'argent de l'évêque, Valjean, dont l'intelligence grandit à mesure qu'il devient meilleur, s'établit dans une petite ville du Pas-de-Calais, sous un nom supposé, fonde une industrie, et s'élève rapidement à la considération et à la fortune. Il vit en anachorète, sobre, silencieux, studieux, bienfaisant, modeste. Les honneurs s'offrent à lui, il les refuse. Cependant il est forcé d'accepter la mairie de sa ville. Un jour, comme maire, il fait mettre en liberté une pauvre femme perdue, une fille injustement arrêtée à la suite d'une querelle avec un bourgeois qui s'était amusé à l'insulter.
Cette fille, c'est Fantine, qui donne son nom à cette première partie de la quintilogie. Avant le moment où Valjean la rencontre, nous la connaissions déjà ; nous la connaissions même avant que M. Hugo n'eût commencé son épopée : c'est la Récluse de Notre-Dame de Paris.
Fantine n'a ni père ni mère. Elle était belle, intelligente, même pudique. Un étudiant l'a séduite lorsqu'elle avait dix-huit ans, et l'a abandonnée d'une façon lâche et cruelle, lui laissant un enfant. L'histoire de la séduction de Fantine, de son amour ingénu et de sa joie imprévoyante et ignorante parmi les ménages du quartier latin, vient après celle de la conversion de Valjean. C'est une suite de tableaux plus malheureux les uns que les autres, pleins de fausse verve, de fausse ironie, abominablement lourds. Ces étudiants. particulièrement
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leur chef, l'amant de Fantine, qui est vieux, qui fait de l'esprit et qui n'en a point, sont d'odieux petits drôles, absolument sans cœur, et leurs compagnes ne valent guère mieux. Je ne dis point que la peinture ne soit vraie au fond, mais elle manque d'art. A côté de cela, M. Courbet et son prophète Champfleury font de l'idéal. C'est le mal morne et bête. On ne s'explique pas que Fantine, avec les qualités que l'auteur lui a données, soit tombée dans de tels filets. A défaut de principes et de toute lumière morale, elle devait être protégée contre son étudiant, par le seul instinct de sa nature délicate ; elle devait le fuir comme on fuit le reptile. Je veux bien admettre que Fantine n'est point dégradée par sa première chute, puisqu'il paraît que c'est la faute des lois et des mœurs ; mais elle l'est par son choix. Ni les mœurs ni les lois ne la livraient à ce cuistre prétentieux, déjà chauve et malsain.
Enfin, la Fantine abandonnée veut désormais demander au travail sa vie et celle de son enfant ; forte invraisemblance ! Car d'où lui vient cette morale si elle ne l'avait pas? Et si elle l'avait, pourquoi est-elle tombée? Passons là-dessus. Le travail manque à Paris. Fantine espère trouver quelque secours dans son pays natal. Elle part avec son enfant, une charmante petite fille qu'elle appelle Cosette. Chemin faisant, elle craint que son enfant ne lui fasse tort et qu'il ne lui devienne ainsi plus difficile de trouver le travail nécessaire pour l'élever. Elle la confie à des gens qu'elle croit bons, et elle arrive à M***-sur-M***, où Valjean est manufacturier. Elle est admise dans sesateliers, tout va bien pendant quelque temps. Mais ces ateliers sont tenus sur un pied de moralité sévère ; et quoique Fantine ne donne lieu
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à aucune plainte, par jalousie de sa bonne grâce, par méchanceté bête, une femme de bien, chargée de surveiller les ouvrières, découvre que la pauvre fille a un enfant, et la chasse. La gêne arrive à grands pas, la misère, la faim. En même temps, les gens chez qui Fantine a laissé sa fille, et qui sont des monstres, lui demandent sans cesse de l'argent, tantôt sous prétexte que l'enfant est malade, tantôt en menaçant de la renvoyer. Cet argent, ils le volent ; l'enfant n'est ni élevée, ni vêtue, ni nourrie ; on l'accable de coups et de travail ; elle est « atrophiée. » Fantine paye toujours. Pour satisfaire ces vampires, elle vend ses cheveux, elle vend ses dents, elle vend son corps. Elle tombe à la prostitution. C'est là que Valjean la ramasse, complètement dégradée, malade, à demi folle, mourante. Valjean a deviné toute cette histoire, tout ce martyre de l'amour maternel. L'ancien forçat, devenu chrétien, recueille la prostituée restée mère. Il la fait porter dans un hôpital qu'il a fondé pour ses ouvrières, la confie aux sœurs de la charité, et s'occupe de lui rendre son enfant. Placée dans ce milieu, entre cet homme régénéré et ces deux saintes femmes, dont l'une surtout, la Sœur Simplice, est un ange, Fantine reparaît telle que Dieu l'avait faite et voulue; elle gagne le cœur de tout le monde. Sœur Simplice la chérit, Valjean l'honore, le médecin veut la sauver, et il n'en désespère pas, pourvu qu'elle revoie son enfant, mais Fantine mourra sans embrasser Cosette.
Valjean est sur le point de partir pour aller chercher lui-même Cosette, que les misérables à qui Fantine l'a confiée ne veulent pas lâcher. Tout à coup, il apprend que l'on juge aux assises du département un homme
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que l'on croit être le forçat libéré Jean Valjean, disparu depuis sa sortie du bagne. Cet homme est accusé de plusieurs crimes, entre autres d'avoir volé récemment des fruits dans un verger. Son identité est constatée, et l'arrêt probablement le condamnera à rentrer au bagne pour n'en plus sortir.
Que va faire l'ancien forçat, réhabilité par le repentir et par la pratique de toutes les vertus, mais qui, en réalité, a commis deux des crimes reprochés à un autre ? Laissera-t-il condamner l'innocent ? Sacrifiera-t-il non-seulement toute cette situation qu'il a si noblement conquise en devenant un homme nouveau, mais encore le bien immense qu'il fait par cette situation même à toute une population tirée de la misère, bien que personne ne peut faire comme lui ? La conscience parle ; elle triomphe de tous les sophismes ingénieux et spécieux que l'intérêt propre lui oppose, et le chrétien obéit. Jean Valjean va se dénoncer aux assises.
La scène est d'une extraordinaire beauté. Le combat intérieur qui la précède est plus magnifique encore, et il est conduit, ravivé, mené à son terme avec un art prodigieux. J'y regrette pourtant deux choses, et je le regrette sincèrement, car ce qui est si véritablement plêin de la grande beauté, de la beauté morale, mériterait d'être sans tache. A mon avis, ce grand drame de l'âme, si artistement déroulé, pèche néanmoins contre l'art en deux manières : par omission et par excès. M. Hugo, ne voulant pas être chrétien, laisse trop croire que son héros est livré aux seules ressources de la vertu naturelle. Dans la nuit où, ayant déjà décidé le sacrifice, Valjean combat cependant encore contre la grâce qui le pousse au sublime de l'héroïsme, il l'immolation volon-
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taire, le crucifix n'apparaît pas, et Dieu semble n'être pour lui que le mot des philosophes, le spectre de la conscience. Dès lors, le sacrifice n'est ni si beau, ni si touchant, ni si vraisemblable qu'il pourrait l'être. En effet, jusqu'au dernier moment, Valjean semble souvent plutôt agir par une certaine fatalité qui est en lui et autour de lui que par un dessein formé et accepté de se perdre en ce monde pour se sauver devant Dieu. M. Hugo ne craint pas de rappeler la nuit de Gethsémani, et je ne lui en fais point reproche : comme tout chrétien qui veut racheter son âme et l'âme de son frère, Valjean à cette heure suprême est un christ. Mais, par l'erreur du poëte, Valjean tantôt semble subir la volonté du destin, tantôt semble faire sa propre volonté. Le Christ, dans la sueur sanglante de l'agonie, fait avec amour la volonté très-juste et très-sainte de son Père. — « Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi : néanmoins, non comme je veux, mais comme vous voulez ! »
L'excès vient de la poétique même de M. Hugo, qui l'entraîne à mêler toujours le grotesque au sublime ; il vient aussi de cette passion étroite et violente qui l'anime contre les puissances sociales. Pour obéir à sa poétique, il a affublé de titres ridicules, comme s'il'se voulait railler de son œuvre, tous ces beaux chapitres, où il peint en traits si magnifiques et si poignants les combats, les défaillances, les grandeurs de l'àme humaine : Une tempête sous un crâne. — Entrée de faveur. — Le lieu ou des convictions sont en train de se former. — Champmathieu de plus en plus étonné, etc. A quoi bon ces dérisions ? A quoi bon surtout les dérisions qu'il jette sur la justice, et à propos de son appareil, et à propos de ses
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faiblesses inévitables, et à propos de ses cruelles et involontaires erreurs? M. Hugo veut-il abolir les tribunaux, ou veut-il que la justice ne soit plus rendue par les hommes? Cette faute d'excès, qui serait déjà grave quand même le poëte resterait dans la mesure, le devient davantage par sa pente à outrer tout. Les quinquets fument, les avocats sont ridicules et indifférents au sort de l'accusé, le ministère public s'acharne à requérir en style fleuri, les juges passent d'une manière invraisemblable sur les invraisemblances les plus énormes ; on se hâte de dépêcher le pauvre diable qui est sur la sellette, on veut en finir et aller se coucher, car il est tard. Un satirique peut se permettre ces hyperboles, et elles n'en sont pas moins blâmables ; mais un réformateur doit considérer les choses dans le vrai, et l'artiste doit prendre soin de ne pas révolter le sens du lecteur. Le vrai est qu'il faut des avocats, un ministère public, des juges, une salle d'audience, des quinquets pour éclairer la nuit, et que la justice ni ne prend si peu de souci du sort des accusés, ni ne se trompe habituellement sur les coupables ; le vrai est qu'on ne réformera rien en riant au nez de tout l'ordre judiciaire, en se moquant des réquisitoires, des plaidoieries, des résumés, des quinquets et des verdicts, et en érigeant l'accident en coutume. J'ajoute que si le réformateur est en devoir de rester dans le vrai, l'artiste n'y est jflas moins étroitement tenu. Le droit de développer*l'idéal n'est pour l'artiste que le droit d'étendre et de transfigurer le vrai. S'il révolte le sens du lecteur, s'il le force à s'écrier : C'est trop, c'est faux, c'est impossible ! alors il manque son but en même temps que son effet. Il abaisse ce qu'il veut trop grandir encore plus que ce
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qu'il veut trop rapetisser. La belle scène dont je parle franchit l'écueil, mais ne le franchit qu'en chavirant. Valjean, le forçat libéré, l'emporte trop sur ses juges ; il est trop élevé au-dessus de la justice et de la société tout entière ; les organes de la justice, vengeurs de la société, sont trop acharnés à perdre cet innocent qu'il veut sauver. On se réfugie contre l'horreur du spectacle, en se disant que tout cela est impossible, que c'est un cauchemar.
Cependant Valjean fait relàcher son Sosie et reste luimème livré à la justice, qui ne tarde pas à mettre la main sur lui. Il s'échappe de prison, vient recevoir le dernier soupir de Fantine, qui meurt — en odeur de sainteté — sans avoir revu sa fille ; et redevenu forçat en rupture de ban, il part avec l'intention de délivrer Cosette.
La première partie du poëme finit ici. Il est probable que les parties suivantes nous montreront le forçat en lutte contre la société, s'efforçant de lui arracher les misérables qu'elle opprime et qu'elle broie. Le forçat va devenir un rédempteur ; point de vue faux, favorable peut-ètre à l'intérêt vulgaire que recherchent les goûts, les passions et les folies du temps, mais au fond antilittéraire, créant un art inférieur, et dont les conséquences morales sont à redouter. J'ai grand peur que lalausseté du point de départ ne détermine d'autres faussetés en tout sens, et que beaucoup de génie ne se dépense à fourvoyer de plus en plus le goût et les sentiments publics.
Valjean a pu devenir un admirable pénitent. C'est ce qu'il est jusqu'à présent, dans la vérité de son personnage plus encore que dans la peinture de l'auteur.
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manquée en divers endroits, tantôt par des erreurs de poétique, tantôt par d'autres défaillances. Valjean ne peut devenir un rédempteur, parce qu'il est flétri. Il l'a été trop durement, sans doute, mais il l'a été justement. Cette flétrissure ne l'empêcherait pas d'être saint ; elle l'empêcherait d'être prêtre ; c'est ce que l'on nomme une irrégularité. Nul moyen d'ériger en rédempteur un homme qui ne pourrait être élevé au sacerdoce. L'œuvre de la rédemption a ses conditions nécessaires, au-dessus des puissances du repentir. Il y faut une certaine virginité que les larmes et le sang même ne restituent pas lorsqu'elle est une fois perdue. Fantine peut ètre placée dans le ciel à côté de Marie-Madeleine, elle n'aura point place parmi les vierges qui forment le cortége de l'Agneau. Ces hiérarchies sont éternelles. Quiconque veut les briser, tombe dans le faux, et cette loi gouverne l'art comme tout le reste.
J'ai indiqué en courant quelques-uns des défauts qui déparent ce puissant ouvrage; j'ai essayé aussi d'en signaler les fortes beautés. Je pourrais faire une part * plus vaste à la critique et à l'éloge ; mais il ne faut pas oublier que nous n'avons ici qu'un premier chant du poëme. Laissant les questions de forme et de goût, je termine en appelant l'attention de l'illustre écrivain sur des considérations qui tiennent au fond de son sujet. Il me semble que l'histoire- même de Valjean et de Fantine réfute les propositions radicales de la préface, et montrent que ni le mal n'est si grand qu'il le dit, ni le remède si difficile à trouver et si impraticable qu'il le croit. Ce remède est dans la société même, et il a un nom fort connu : c'est la religion catholique.
Premièrement, Valjean n'est pas un vrai criminel, et
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Fantine n'est pas -une vraie prostituée. Un brave homme qui a volé un pain pour nourrir de pauvres enfants, qui est intelligent et plein de cœur, qui se relève au premier appel de la conscience, qui n'a besoin que de sentir dans sa main un roseau pour se tirer de dix-neuf années de dégradation et monter aux plus hauts sommets de l'honneur, cet homme n'est pas du tout le criminel ordinaire que rencontrent la. société et les lois ; ou il faudrait admettre que les bagnes sont peuplés de saints et de héros, déportés là par les pervers siégeant dans les cours de justice. Semblablement, une femme telle que Fantine, bonne, simple, courageuse, capable d'embrasser tous les travaux, de supporter toutes les ignominies, d'accepter tous les martyres pour remplir ses devoirs de mère, cette femme n'est pas la prostituée que l'on rencontre partout ; ou bien, il faudrait croire que les maisons de prostitution sont, comme les bagnes, des pépinières du paradis.
Secondement, ni Valjean ni Fantine ne sont si rejetés, * si destitués d'appui, si fatalement condamnés et perdus que M. Hugo le prétend. Quant à Valjean, point de doute : il ne trouverait pas un jury pour le condamner, et peut-être pas même un avocat-général pour requérir contre lui. Que par impossible on le condamne, il ne trouverait pas une administration de la justice qui voulût remettre à la chaîne et au boulet le « vertueux criminel. » Quant à Fantine, hélas ! nous ne sommes plus au temps où le :< préjugé » repoussait les filles-mères, et ce n'est pas aujourd'hui qu'on chasserait une bonne ouvrière de n'importe quelle manufacture, parce que l'on viendrait à découvrir qu'elle a un enfant. Sur ce point, les mœurs sont assez converties ; et malheureuse-
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ment la faim et la prostitution n'y ont rien perdu. ÍIJ Troisièmement : Quand même la société serait aussi rigoureuse et aussi impitoyable envers ses membres tombés que le prétend l'auteur des Misérables, il reste dans cette société ' assez d'éléments chrétiens et avec eux assez de miséricorde pour montrer comment l'amélioration est possible. M. Hugo lui-même le prouve, et la magie de son éloquence reste encore au-dessous de la réalité. Le forçat chassé de partout rencontre une femme qui lui dit : Frappez à cetteporte ! Cette femme est une chrétienne qui vient à lui d'elle-même, en sortant de l'église. Derrière la porte indiquée, il trouve un homme qui lui dit : Tu es mon frère ! Cet homme est un chrétien. Le forçat se rend coupable envers son bienfaiteur : le bienfaiteur trahi pardonne, et lui dit : Je t'achète ton âme pour la donner au bon Dieu ! Ce bienfaiteur est un prêtre. La prostituée est bafouée, insultée, mise hors la loi. Un homme la relève et lui dit : Tu es ma sœur! Cet homme est un homme revenu à Dieu, un converti. Une femme la reçoit dans son cœur, la sert et l'aime : cette femme est une vierge vouée à Jésus-Christ. Et que voit elle, cette vierge, dans la prostituée qui lui est amenée, couverte de honte et de souillures ? Elle voit un membre souffrant de Jésus-Christ. — Le vagabond est saisi par la justice, accusé de crimes qu'il n'a pas commis, enveloppé d'un filet dont il ne peut se tirer. On se moque de son ignorance, qui semble une ruse. Un homme vient le sauver en se livrant lui-même. Pourquoi cet homme fait-il cette action grande et étrange? Parce qu'il est chrétien. Où puise-t-il le courage d'obéir ainsi aux dictées de sa conscience? Dans la pensée que ce n'est rien d'être juste devant les hommes
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et qu'il faut être juste devant Dieu. — L'enfant pauvre et sans famille est livré à-la rapacité de deux monstres. Qui délivrera l'enfant, qui le tirera de ces mains barbares ? Le chrétien encore, l'homme dont la conscience s'est éclairée et affermie aux rayons de la vérité.
Ainsi le problème que veut résoudre M. Hugo, ramené aux termes du possible, n'est pas sans solution, parce que le christianisme est là. Le christianisme travaillait à résoudre ce problème longtemps avant que M. Hugo songeât à écrire son livre. Nous ne manquons pas de réformateurs qui songent à bannir le ehristianisme pour tout améliorer. S'ils savent lire le livre de M. Hugo, ils y verront ce que l'humanité saurait faire et pourrait devenir lorsque le christianisme en aura été banni; et M. Hugo lui aussi, qui a bien quelque pente vers les réformateurs de cette espèce, n'a qu'à se relire pour se convaincre que sans le christianisme il n'aurait pas mème pu concevoir son livre.
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LE ROI VOLTAIRE.
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Quand l'Arabe se découvre un poil blanc, il songe à se ranger, se prépare au pèlerinage de la Mecque et ne tient plus que des discours graves. Un de nos auteurs galants, voyant venir la cinquantaine, s'est dit, sans doute, qu'il fallait faire œuvre de maturité. Il a écrit le Roi Voltaire. Ce titre n'est point malheureux. Au premier aspect, il simule quelque figure d'une idée. La réclame a fortement chanté là-dessus, et le livre s'est cahoté vers une troisième édition, faisant monter d'un cran l'écrivain dans la hiérarchie des étoiles.
Le malheur est qu'un certain nombre de juges l'ont ouvert, ce fameux livre si bien titré. C'est encore la jeunesse, mais grisonnante, surmenée, peu piquante... lorsqu'elle pique. Horrible disgrâce d'avoir été jeune trop longtemps ! On ne peut plus s'en dépêtrer et cela devient une enfance.
Les sujets du roi Voltaire, généralement, ne sont pas pour accroître son lustre. Celui-ci n'est pas même bon voltairien. Il a des timidités, des embarras, presque des pudeurs! Il'fait ses réserves. On voit que son cœur est meilleur que son esprit. Mais Voltaire n'eut son esprit
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qu'à la condition de n'avoir pas de cœur. Supposez qu'un jour il lui soit poussé du cœur, et voyez-le relisant ses livres ! Il efface d'abord tout le brillant ; il jette le reste au feu, par horreur de la platitude. Notre auteur du Roi Voltaire penche, sans trop le savoir, à l'expurgation. Un peu d'honnêteté ne l'effaroucherait point, passer moraliste ne lui déplairait pas. Je le loue de ce sentiment enveloppé ; mais par ce sentiment il gâte son esprit voltairien et aussi son Voltaire ; il le dédore plus qu'il ne l'adore, il fait de l'opposition à ce roi qu'il a sacré. Je crois voir M. Odilon Barrot devant son roi Louis-Philippe, qu'il aimait tant et qu'il détrôna.
Louis-Philippe, roi voltairien, le dernier voltairien de marque, qui mit l'image de son prophète au fronton d'une église ! Voyez cette lignée de Voltaire, comme elle fut sage et glorieuse, comme elle sut fournir un gouvernement solide et des rois étincelants....
Non pas que je nie Voltaire, mais il faudrait s'entendre. Voltaire a été le roi et même le dieu d'un certain nombre de garnements et d'un plus grand nombre de sots. Des garnements et des sots, si nombreux et si puissants qu'ils soient, ne font jamais qu'une bande, tout au plus qu'une horde. Gouverner ou pousser cela, ce n'est pas régner ; et cela ne compose pas un peuple, pas plus que la Société des Gens de Lettres ne compose une église. Mais il ne faut pas trop regarder aux titres des livres que font les gens d'esprit. L'auteur du Roi Voltaire est homme d'esprit. « Dans les révolutions, dit Bonald, il n'y a de gens d'esprit que ceux qui savent faire fortune et ceux qui ne s'en soucient pas. » De même dans les Lettres.
Je suppose un Charlemagne, un homme au cœur
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juste, au bras fort, qui, montrant sa longue épée, dirait : « Voici l'appui du droit et de la justice, l'arme du devoir envers le Christ et le peuple du Christ ! « Que deviendrait le peuple du roi Voltaire ? Dans les réduits où sa passion vivrait encore, que ferait-il ? Il fermerait l'huis, tirerait les courtines et rirait tout bas; heureux de craindre, heureux d'alléguer la prudence pour voiler désormais l'abjection de ce rire qui naguère bravait Dieu et la conscience humaine, qui souillait d'un jet de bave la foi, l'humilité, la charité, la pudeur, qui voulait contraindre les rois à ne plus prier, les peuples à ne plus espérer, Dieu à ne plus pardonner ! Et si le rire échappait dehors, ceux mêmes qu'il amusait dans le huis-clos en auraient honte. Ce rire, à travers la joie sérieuse de l'humanité réconciliée au devoir, leur semblerait bête.
Voltaire fut, de sa personne, ce qui s'appelle une franche canaille. On est d'accord sur ce point. Ses apologistes attestent, non pas volontairement, mais unanimement, son infamie. Nul moyen de le raconter, de l'admirer, de le citer, sans prouver aussitôt que le grand homme se composait de tous les éléments d'un affreux drôle. Le dernier, qui vient l'oindre de son huile de poisson, fait cette preuve à son tour, moins qu'il ne faudrait, plus qu'il ne voudrait. Prenez dans la rue douze passants et lisez-leur le Roi Voltaire, taisant simplement ce nom qui fascine. En leur àme et conscience, prononçant sur la récompense due aux œuvres et à la vie du héros, ils lui décerneront le bagne.
Je n'ignore pas que certains académiciens des plus vertueux, éditant deux volumes retrouvés de sa correspondance, n'ont parlé que de ses vertus. Quand on a
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possédé les nouveaux documents, ce tour d'académicien a indigné. Plusieurs font valoir les circonstances atténuantes : — « Canaille, oui, et très-canaille ; mais pourtant, ajoutent-ils, lumière de l'esprit et bienfaiteur de l'humanité ! » Ces timorés reprochent à Voltaire d'avoir affaibli la morale ; ils lui savent gré d'avoir si fructueusement entrepris de les débarrasser de la religion.
Les bons voltairiens, les fiers et les crânes, sont plus francs. Ils trouvent que Voltaire avait parfaitement le droit de n'être pas un honnête homme, qu'il en a usé, qu'il a bien fait, et que le souci de l'humanité n'eût pu que gâter un si grand esprit. Honnête, philanthrope, bon citoyen, apôtre d'un bien quelconque, à moins que ce ne fût pour son plaisir ou pour son intérêt, il les amuserait moins. — Roi de l'esprit, disent-ils, c'est bien assez !
Voilà comment Voltaire a conquis une gloire et une puissance incomparables, plus fièrement qu'aucun autre, en méprisant tout ce que les hommes révéraient et en les méprisant eux-mêmes ouvertement. Il se moque de tout ; il ment, il trahit, il hait, il n'a point de patrie, point d'honneur, point de Dieu, point de famille ; il ne se dévoue à rien qu'à sa gloire : on l'encense. C'est Satan, mais vainqueur et tranquille. Il est dans son château, en robe de chambre, la plume à la main; le monde vient à ses pieds. Le plus grand malfaiteur social et le chef de tous les autres, qu'il a créés, élevés, soutenus, il voit les chefs et les gardiens de l'ordre social trembler devant lui et devenir ses complices. Le plus grand négateur de la Divinité, il pousse sa vie au delà des limites ordinaires ; la mort aussi paraît le craindre.
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Il meurt ; la monarchie succombe dans une des plus effroyables catastrophes de l'histoire, le sang coule, le meurtre et le pillage ont toute carrière ; pour la première fois la France subit la tyrannie : Condorcet s'écrie avec orgueil : « Voltaire a fait tout ce que nous voyons ! » Et pour que cette parole de disciple ne puisse être considérée comme le cri d'une démence isolée, l'abjecte cohue des tyrans et des bourreaux décerne à Voltaire des honneurs plus que civiques, des honneurs divins. La monstrueuse idole résiste à ce délire, le nom de Voltaire ne succombe pas sous de tels hommages, le culte continue. Aux adorateurs sanglants succèdent les adorateurs stupides, rien n'y fait ; c'est toujours le grand Voltaire.
Certes ! ce spectacle est capable de fasciner des têtes plus fortes que celle d'un poëte peu accoutumé à aucune sorte de réflexion, et qui veut composer un livre sérieux sans pourtant se faire broyer par M. Havin, grandprêtre régnant de Voltaire.
Mais il n'en est pas moins vrai qu'un homme armé d'un bon fouet mettrait le dieu Voltaire en poudre et son église en fuite, du jour au lendemain.
II
Ot" trois bastonnades que reçut le roi Voltaire.
Il est à remarquer que le roi Voltaire reçut diverses fortes bastonnades. Nul auteur, sauf je crois l'Arétin, ne fut tant corrigé de cette façon. Ces aventures prouvent bien quelque chose. Sans doute, personne
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n'est à l'abri d'une brutalité * mais une seconde bastonnade explique la première, une troisième bastonnade justifie les deux précédentes, et à la demi-douzaine, il devient clair que toutes furent trop méritées. Tant de coups de bâton ne peuvent tomber qu'à leur place.
Dans le monde littéraire, on ne parle que de la première raclée. Les autres semblent assez justes, mais cette première n'est pas digérée encore et ne le sera jamais. Les voltairiens imaginent des postériorités illustres. Voltaire bâtonné prend, disent-ils, des leçons d'escrime et provoque son adversaire, lequel refuse- de croiser le fer avec un vilain. C'est alors que l'homme de lettres se réfugie- en Angleterre,. où il devieirt expert en une autre escrime, par laquelle il délivrera la Francé du joug honteux de l'aristocratie. On faufùe ainsi ces fameux coups de bâton avec les conquêtes de 89, et Voltaire devient un martyr de l'ancien ordre social.
Tout cela est trop accommodé.
La vérité est que Voltaire, frotté si chaudement, avait encore les rieurs contre lui. Il passa en Angleterre surtout pour fuir les brocards. Vôiei l'histoire..
Le jeune comte de Chabot, se trouvant assis au théâtre à côté du jeune Arouet, l'appela mons Voltaire. L'épigramme n'était pas énorme, puisqu'enfin M. de Voltaire n'avait encore que de très-nouveaux papiers. Mais le poëte s'offensa, s'anima, et d'aigreur en aigreur, finit par dire qu'il commençait son nom, tandis que Chabot finissait le sien.
La question n'est pas de savoir s'il disait vrai. Aujourd'hui le mot vaudrait un soufflet ; en ce temps-là, comme aujourd'hui, il était une insulte qu'un gentilhomme devait autrement punir. Il fallait bien prouver au jeune Arouet
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qu'il n'était gentilhomme que de sa propre façon. Je parle selon les idées du monde. De là les coups de bâton. Chabot les fit donner par ses laquais, en sa présence, et marqua la mesure. C'était dans la rue Saint-Antoine, devant l'hôtel de Sully. Que ne fait-on là un monument expiatoire ?
Autres temps, autres mœurs. Aujourd'hui Chabot dégainerait sans le moindre scrupule. Je ne sais si Voltaire aimerait mieux cette conclusion. Il ne se montra jamais grand ferrailleur, fors de plume. Peut-être que la perspective d'un duel le rendrait plus réservé, et celle de la police correctionnelle aussi. Car il n'échapperait pas à la police correctionnelle. Vingt articles du Code pénal couchent en joue toutes les faces de son talent. A l'époque, Voltaire devait être bâtonné. Molière en eût prononcé l'arrêt. Manifestement Trissotin recevrait des coups de bâton, si Dorante venait à le rencontrer ailleurs que chez Philaminte; et le parterre rirait de tout son cœur, Trissotin fùt-il auteur d'une tragédie et d'un plan de poëme épique.
Ce qui encourageait encore à bâtonner les satiriques, c'est qu'eux-mêmes ne le prenaient point en mauvaise part. Ils se faisaient l'honneur de croire que les traits de leur esprit étaient aussi des coups de bâton, et qui valaient pour le moins ceux qu'ils pouvaient recevoir. Patru, ce grand avocat, si admiré, déjà membre de l'Académie, fut soldé de cette façon plus d'une fois, par des gens qui lui étaient redevables de maint lardon et qui n'avaient pas la langue si bien pendue. Il en rit, montrant par la suite qu'il eût rougi d'en devenir plus sage. Un jour que la chose était encore toute fraîche, ou pour mieux dire toute chaude, il se montra dans une
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compagnie où sa présence mit un peu de gêne. — Quoi donc ! dit-il, parce que je sors du bois, me prenezvous pour un sauvage ?
D'auteur à auteur on se donnait rendez-vous chez Barbin. Cela était aussi plus brave que d'aller échanger une balle ou un bouchon au bois de Boulogne. On ne cite que ce grand sot de Scudéri qui se soit avisé d'appeler un adversaire littéraire sur le pré. L'adversaire était le jeune Pierre Corneille. Scudéri comptait lui prouver par tierce et par quarte que le Cid enfreignait les lois du poëme tragique. Corneille stupéfait aurait trouvé moins ridicule qu'on le menaçât de coups de bâton. Il rappela spirituellement Scudéri aux lois et us du Parnasse, et contraignit le bravache de rengainer.
Mais où vais-je chercher des arguments ? Voltaire luimême , d'auteur à auteur, voulait qu'on bâtonnât. Quand le satirique lui semblait insolent contre lui ou contre ses amis, — et il ne fallait pas pour cela grand'chose, — il se servait d'abord de ses armes, sans nul scrupule ; puis, à la moindre riposte du délinquant, il appelait le guet et invoquait Martin-Bâton.
Un certain Clément, qui n'était pas sans lettres, et qui soutenait le bon parti, je ne sais trop à quel titre, mais qui calculait mal ses forces, s'avisa de rimer une satire contre les Encyclopédistes. La pièce était plate à souhait, Voltaire s'en amusa. C'est un de ses bons morceaux que sa réponse à Clément. Laissant de côté le fond de la pièce, où son pauvre adversaire avait raison, il se contenta de lui donner une leçon de grammaire et de prosodie française, aussi salée que jolie. Le maladroit osa répliquer : Voltaire se fâcha.
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Entre autres faibles vers, Clément s'était permis ceux-ci :
Et moi, je ne pourrai démasquer la sottise!
Je ne pourrai trouver d'Alembert précieux,
Dorat impertinent, Condorcet ennuyeux !
« Voilà certainement, reprend Voltaire, une grossiè« reté qu'on ne peut excuser... C'est le comble de l'im« pertinence de dire, d'imprimer qu'un homme, quel « qu'il soit, est un impertinent; c'est une injure punis« sable qu'on n'oserait dire en face, et pour laquelle un « gentilhomme serait condamné à quelques années de « prison. A plus forte raison une injure si grossière, si <( vague, si sotte, mais si insultante, dite publiquement « PAR LE FILS D'UN PROCUREUR à un homme tel que M. Dorât, « est un délit très-punissable... Je fais juge tout le public « de l'excès d'impertinence (et c'est ici que le mot d'im« pertinence est bien placé), de cet excès, dis-je, avec « lequel un si mauvais écrivain ose insulter plus de « vingt personnes respectables par leurs noms, par leurs « places, par leurs talents. »
Si Clément, fils d'un procureur, était très-punissable pour avoir qualifié d'impertinent un homme tel que M. Dorât, et de précieux et d'ennuyeux d'autres personnages « respectables par leurs noms et par leurs places, » il est manifeste que le jeune Arouet, fils d'un notaire, devait recevoir une correction signalée pour avoir dit publiquement à un homme tel que le comte de Chabot que son nom finissait.
Postérieurement, sans compter les décrets, expulsions, sentences d'exil, et autres mesures qui furent les coups de bâton de la justice, des gouvernements et des corps
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constitués, — car tout le monde s'y mit, — le roi Voltaire empocha : 10 un soufflet en plein théâtre, du vieux comédien Poisson; — 2° une balafre ignominieuse, d'un officier calomnié (il empocha aussi pour cette affaire mille écus de dédommagement, qui le consolèrent assez) ; — 3° une bastonnade bleue de son libraire ~ anglais, laquelle le fit rentrer en France, fuyant le même fléau qui l'avait fait sortir.
Mais partout cet orage planait sur sa tête illustre. Tout couvert de lauriers, craignez encore la foudre 1 A Francfort, la décharge fut drue. C'était Frédéric-le-Grand qui tapait, par la main d'un pandour. Combien, en ce moment, Voltaire dut regretter la main réglée des laquais de Chabot !
Une autre particularité distingue la bastonnade du grand Frédéric. Ce Prussien renommé fit preuve, en cette occasion, d'un certain esprit où la force comique ne manquait pas. Il tira un reçu du poëte. Reçu tant de coups de bâton de S. M. le roi de Prusse, à qui j'ai enseigné la philosophie et la poésie. Signé : Voltaire. — Sans être fol amateur d'autographes, j'aimerais à posséder celui-là ! Je l'offrirais à la Bibliothèque Impériale pour être déposé à côté du cœur de l'auteur de Candide.
Le comte de Chabot s'était vanté des coups de bâton qu'il avait fait donner à l'auteur brillant d'Œdipe. Vingt ou vingt-cinq ans après, Frédéric de Prusse veut avoir un document officiel des coups de bâton dont il tatoue l'auteur couronné de la Henriade. Preuve mille fois convaincante que ce fut toujours une chose bien vue dans la bonne compagnie, et très-acceptée ailleurs, de bâtonner Voltaire.
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On aura beau faire, rien ne pourra supprimer jamais ce beau mouvement de l'âme humaine qu'on appelle le . sentiment de la justice !
III
Poétique du roi Voltaire.
Le jeune M. Helvétius se fit fermier général, et malgré les brocards des gens de lettres, c'était un joli métier. Il n'y avait que quarante fermiers généraux. Le jeune M. Helvétius se trouvait l'un des quarante. Il « pensait » ; il adorait Voltaire, il le disait. Tout cela n'était point si sot. Un jour, M. le Fermier fut mordu des Muses. Il ne s'en gêna pas. Il fit une épître sur l'Orgueil et la Paresse de l'Esprit, qu'il envoya tranquillement à Voltaire pour la corriger.
Voltaire y trouva peu d'orthographe mais beaucoup de sublime, admira sincèrement quelques vers sentencieux et ronflants dans le goùt de l'époque, en fit effacer beaucoup d'autres totalement ineptes, et cria merveille. Helvétius refit sa pièce suivant les conseils du maître ; nouvelles observations de Voltaire, troisième refonte. Cet Helvétius travaillait comme un bœuf.
Au troisième coup, soit que Voltaire en eùt assez, soit qu'en effet il fùt content, et cela pourrait bien être,
il écrivit au jeune fermier général qu'il approchait de la perfection : « Vous êtes le génie que j'aime et qu'il « fallait aux Français... Mon cher rival, mon poëte,
« mon philosophe!... J'ai montré au roi de Prusse « votre épître corrigée ; j'ai eu le plaisir de voir « qu'il a admiré les mèmes choses que moi et qu'il a
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« fait les mêmes critiques... Vous ne savez pas com-
« bien cette épître sera belle, et moi je vous dis que les
« plus belles de Boileau seront au-dessous, 1) etc., etc.
Car il ne peut s'assouvir. Dans ses notes, parmi de bonnes critiques de maître d'école, il y a des choses impayables :
HELVËTtCS :
Quel funeste pouvoir, quelle invisible chaîne
Loin de la vérité retient l'homme et l'enchaîne?
Est-il esclave né des mensonges divers?
Non, sans doute, et lui-même, il peut briser ses fers ,
Il peut, sourd à l'erreur, écouter la sagesse,
S'il connaît ses tyrans, l'orgueil et la paresse.
VoLTAiRE : Ce commencement me paraît bien; il est clair, il est exprimé comme il faut. Peut-être le dernier vers est-il un peu brusque.
HELVÉTIUS :
Locke étudia l'homme. Il le prend au berceau, L'observe en ses progrès, le suit jusqu'au tombeau , Cherche par quel agent nos âmes sont guidées ;
Si les sens ne sont point les germes des idées.
Le mensonge jamais, sous l'appui d'un grand nom,
Ne put en imposer aux yeux de sa raison.
VoLTAiRE : L'endroit de Locke est bien, les idées en sont liées, les mots sont propres, et cela serait beau en prose.
HFLVÉTIUS :
Malbranche, plein d'esprit et de subtilité,
Partout étincelant de brillantes chimères,
Croit en vain échapper à ses regards sévères.
Dans ces détours obscurs Locke le joint, le suit :
Il raisonne, il combat, le système est détruit.
VOLTAIRE : L'endroit de Malbranche, bien écrit, parce qu'il est sagement écrit.
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HELVÉTIUS :
Le brûlant équateur ceint le vaste univers.
VOLTAlBH : Vers admirable ! Je vous dirai en passant que le roi de Prusse en fut extasié; je ne vous dis pas cela pour vous faire honneur, mais pour lui en faire beaucoup.
HELVÉTIUS :
Du sédiment des eaux sa main pétrit la terre.
VoLTAiRE : Bon !
HELVÉTIUS :
Du chemin des erreurs, Locke nous arracha.
Dans le sentier du vrai devant nous il marcha.
VoLTAiRE : Ce vers est beau !
HELVÉTIUS :
D'un bras il (Locke) apaisa l'orgueil du platonisme,
De l'autre il rétrécit le champ du pyrrhonisme.
VOLTAIRE : Voilà deux vers admirables et que je retiendrai par cœur toute ma vie. Je vous demande même la permission de les citer dans une nouvelle édition des Eléments de Newton, à laquelle j'ajoute un petit traité de ce que pensait Newton en métaphysique.
Ces deux vers valent mieux qu'une épître de Boileau (!!).
Muni de tels papiers, le jeune Helvétius ne douta plus de rien. Il enfanta une seconde pièce : Épître sur l'amour de l'étude, à Mme la marquise du Châtelet, par un élève de
Voltaire. Il l'adressa, comme la première, à Voltaire, qui était en ce moment à Cirey près de cette marquise fameuse.
Pour dire la vérité, c'était bien le fatras le plus lourd et le plus sot et parfois le plus inintelligible qui pût sortir de la tête ou du ventre d'un nourrisson de J' En-
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cyclopédie. L'orthographe y manquait plus encore que dans la première pièce, et c'était son moindre défaut.
Les barbarismes, les solécismes, les pléonasmes, les incorrections et les impropriétés de tout genre s'y pressaient, s'y entassaient ; et rien à faire admirer au roi de Prusse ! Rendons justice à Voltaire : il n'y tint pas ; ses remarques sabrèrent là-dedans, et plusieurs ont le terrible accent de son rire, comme si les vers étaient de La Motte ou de Rousseau.
Deux passages cependant trouvèrent grâce. Le premier est le portrait de la sublime. Émilie ; le second est le portrait du sublime Voltaire. L'un et l'autre sont curieux :
Esprit vaste et fécond, lumière vive et pure,
Qui, dans l'épaisse nuit qui couvre la nature,
Prends, pour guider tes pas,4e flambeau de Newton, Qui d'un vain préjugé dégageant la raison ,
Sais d'un sophisme adroit dissiper les prestiges : L'univers se dévoile à ta sagacité,
Et par toi le Français marche à la vérité....
... Dans sa course arrête ton génie :
Viens servir ton pays, viens, sublime Émilie,
Enseigner aux Français l'art de vivre avec eux (?) ; Qu'ils te doivent encor le grand art d'être heureux ; Viens, dis-leur que tu sus, dès la plus tendre enfance, Au faste de ton rang préférer la science;
Que tes yeux ont toujours discerné chez les grands
De l'éclat du dehors le vide du dedans.
Dis-leur....
Et que l'étude enfin peut seule dans un cœur,
En l'ornant de vertus, enfanter le bonheur.
Remarque de Voltaire : « Les vers à Émilie sont beaux! »
Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau !
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Mais Oronte est fermier général, et il atteste les vertus de la marquise : dès lors, qu'importe : De l'éclat du
, de hoî, s le vide du dedans, et Dis-leur que tu sus,... et tout le reste !
Voici maintenant le portrait de Voltaire, offert à luimême et visé par lui-même ;
Et toi, mortel divin, dont l'univers s'honore,
Être que l'on admire et qu'on ignore encore ;
Toi dont l'immensité te dérobe à nos yeux,
Tiens le milieu, Voltaire, entre l'homme et les dieux ! Soleil levé sur nous, verse tes influences;
Fais germer à la fois les arts et les sciences....
J'ai vu des ennemis acharnés à te nuire,
Ne pouvant t'égaler, chercher à te détruire.
J'ai vu des envieux....
J'ai vu leurs vains efforts t'ébranler sans t'abattre....
Qui peut armer ton cœur de tant de fermeté,
Et quel fut ton appui dans ton adversité?
L'amour seul de l'étude. Au fort de cet orage,
Ce fut lui qui sauva ta raison du naufrage ;
C'est lui seul à présent qui t'arrache aux morteis,
Et c'est lui seul à qui tu devras des autels.
Remarques de Voltaire : Sur : Et toi, mortel divin :
« Pour Dieu, point de mortel divin ; le mot d'ami vaut « bien mieux. Conservez la beauté des vers et ôtez l'excès
« de louanges. » Sur : Et c'est lui seul à qui tu devras des autels : « Ne gâtez point ces beaux vers par des « autels. »
C'est tout. « Tiens le milieu, Voltaire, entre l'homme et les dieux, » passe sans correction. Le modeste Vol- • taire se contente d'être un demi-dieu. Voilà où il borne l'excès de la louange, et c'est ainsi qu'il consent d'être honoré.
Et l'on siffle Vadius et Trissotin!
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J'imagine néanmoins que Voltaire, qui ne manquait point de bon sens ni même de bon goût, pour son époque, se jugeait mieux et qu'il lui venait d'amères pensées, lorsque, se voyant décidément le premier en tout, il considérait à droite et à gauche ses amis, ses rivaux et ses adversaires.
C'est dans ces moments-là sans doute, entre Je sifflet de Clément et l'encensoir d'Helvétius, corrigeant les épreuves de la sublime Émilie, qu'il s'écriait si douloureusement et si sincèrement :
« 0 CHIASSE des siècles ! »
Il ne devinait pas sa postérité.
IV
Ce que serait aujour&hui le roi Voltaire.
On peut différer d'opinion sur le mérite littéraire de Voltaire. Pour son compte, il s'estimait plus grand poëte que Corneille, Shakespeare, Fénelon et Milton, et proche voisin de Virgile et de Jean Racine. Il le disait à peu près tout franc. Ses leçons de littérature sont pleines de cette idée. Il cherche constamment à l'établir en produisant certains textes de ses ouvrages, particulièrement de sa chère He?triade ; et il montre avec un sérieux et une naïveté qui étonnent comment il a mieux tourné telle pensée ou mieux réussi telle description et telle allégorie qui ont été touchées avant lui. Cela est d'une grammaire courte et chicanière et d'un sens poétique étrangement borné.
M. Frédéric Godefroid a prouvé que Voltaire n'entendait déjà plus la langue de Corneille; bien moins ep-
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core entendait-il son âme. Toutefois il ne manque pas d'honnêtes gens qui mettent Voltaire au rang que luimême s'est donné, et ils ont leurs petites raisons, qu'il serait inutile de combattre. M. Hugo le qualifie de « singe de génie. » Euphémisme reçu de beaucoup de ceux qu'un mot plus clair révolterait. On trouve peu de rapports entre singe et génie. Quelle sorte de génie peut avoir un singe? Mais enfin, c'est le roi Voltaire. Et il faut respecter les tendres oreilles des Parisiens. Après tout, Voltaire eut un grand talent pour le temps où il vécut. Il sut merveilleusement s'emparer delà force brutale, il fascina même ses adversaires ; cet art peut bien s'appeler du génie.
A présent ce serait autre chose. Privé des libertés dont la littérature jouissait de son temps ; n'ayant plus les imprimeurs clandestins, les libraires de Hollande, les fermiers généraux, les complices riches et puissants qu'il rencontrait partout ; forcé de laisser au greffe le plus vert de son esprit, Voltaire aujourd'hui ne ferait qu'un bon charivariste... un peu vieux. Il songerait à passer au Journal des Débats, et le Journal des Débats, fort tenté, délibérerait pourtant, et lui recommanderait plus de tenue dans la prose.
Il publierait la Henriade et Candide, et le monde dirait : — Quel singulier mélange de Viennet et d'About !
Beaucoup lui préféreraient M. Ponsard ; beaucoup quelque jeune plume à deux sous. J'avoue que je serais parfois de ceux-là.
Il imprimerait les Épîtres, et on le prendrait pour un échappé des Jeux Floraux.
Il ferait Nanine, et au-dessous de qui ne le mettrait-on pas?
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Il serait fort impopulaire à cause de ses courtisaneries. Figurez-vous la stupeur du public, entendant désigner madame de Pompadour sous cette périphrase : « Une personne respectable, dont le nom doit être cher « à tous les gens de lettres ! » et lisant des compliments semblables à celui-ci : « Tyrtée, capitaine, poëte et mu« sicien, tel que nous avons vu, de nos jours, le roi de « Prusse !... » le même roi de Prusse qui lui fit donner des coups de bâton et en tira reçu.
Et quel succès obtiendraient les grands préceptes de sa poétique, la plupart dignes de cet axiome capital fourni au jeune Helvétius :
Rien n'est si beau que de ne pas appeler les choses par leur nom!
Sifflé pour la Henriade, pour l'Orphelin de la Chine et pour les Épîtres ; hué pour lV anine ; médiocrement estimé pour le Dictionnaire philosophique, qui ne serait plus amusant ; écrasé dans l'historique par Michelet, dans le tragique par Ponsard, dans le comique par tout le monde ; infiniment éloigné de la puissance des Havin et de la célébrité des Timothée Trimm, n'osant pas même aspirer aux premiers rangs, sa bile s'échaufferait furieusement contre les journaux, qui ne lui ménageraient pas les dures vérités. Je crois l'entendre :
« On a vu chez les nations modernes qui cultivent les lettres, des gens qui se sont établis critiques de profession, comme on a créé des langueyeurs de porcs, pour examiner si ces animaux qu'on amène au marché ne sont pas malades. Les langueyeurs de la littérature ne trouvent aucun auteur bien sain ; ils rendent compte deux ou trois fois par mois de toutes les maladies régnantes, des mauvais vers faits dans la capitale et dans les provinces, des romans insipides dont l'Europe est inondée, des systèmes de physique nouveaux, des secrets pour faire mourir les
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punaises. Ils gagnent quelqu'argent à ce métier, surtout quand ils disent du mal des bons ouvrages et du bien des mauvais. On peut les comparer aux crapauds, qui passent pour sucer le venin de la terre et pour le communiquer à ceux qui les touchent. »
Et il se ferait chasser de la Société des Gens de
Lettres.
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LE GUÊPIER ITALIEN.
1
« — Qui diable, s'est dit M. le duc de Persigny, peut empêcher l'arrangement des affaires italiennes ? Pourquoi le Saint-Père refuse-t-il d'abandonner ses provinces, d'abdiquer son pouvoir temporel, de faire ainsi le bonheur de l'Italie, de la France et du monde ? »
M. le Duc pressentait un grave secret. Il court à Rome, il arrive le 15 avril, et le 30, le secret est expédié en France à l'adresse de M. le président du Sénat et de tout le genre humain.
Ce n'est pas merveilleux. M. le duc de Persigny nous apprend que la révolution italienne, juste en son essence, pure en ses œuvres, promet et donne déjà des fruits que le Chef de l'Église bénirait, s'il entendait mieux les choses de la terre et les intérêts du ciel. Non que les dispositions du Saint-Père soient mauvaises, mais il n'est pas libre ; et les Cardinaux, assez sages aussi, ne sont pas libres non plus. Il existe à Rome une puissance occulte, « tout un monde de diacres, sousI( diacres, monsignori, auditeurs de Rote , prêtres , « moines, princes, nobles, avocats, etc.., distribués dans I( une vingtaine de congrégations, et qui domine tout, Il le Pape, les Cardinaux, les Congrégations, le Gouver-
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« nement. » Or, ce monde est fou ; non-seulement fou, mais « autrichien, » non moins ennemi de la France que du bon sens. « Il conspire au sein de la papauté contre la seule puissance qui la protége et qui puisse la protéger. »
Tel est le « secret ; » là est la cause des entraves de l'Italie et des « difficultés qui divisent en France l'Église et l'État. » Tout le mal vient de cet absurde parti des diacres, sous-diacres, monsignori, etc. M. de Persigny propose un moyen bien simple de supprimer ce parti funeste : c'est de ne plus tenir aucun compte de ce qu'il fait dire au Pape. Il faut décréter, réformer, abolir, instituer et ordonner toutes choses dans Rome comme si le Pape y consentait, en sa présence s'il reste, en son absence s'il se retire ; — et tout sera dit, et l'Église et l'État vivront en paix.
Ces imaginations nous étaient connues. Il n'y a d'un peu nouveau que le détail du parti occulte, anciennement nommé parti réactionnaire. On n'avait pas encore inventé l'action politique des diacres et sous-diacres, c'est-à-dire des séminaristes : celle des monsignori, équivalents des simples chevaliers de la Légion d'honneur ; celle des auditeurs de la Rote, juges civils, au nombre de douze, en partie nommés par les puissances étrangères. On n'avait pas songé à distribuer dans les Congrégations, conseils exclusivement ecclésiastiques, ce grand nombre de princes, de nobles et d'avocats. Si M. le duc de Persigny vient à savoir un jour combien sa découverte est extraordinaire, il en sera intimidé.
Son écrit, néanmoins, mérite attention. Les mêmes choses diffèrent étrangement lorsque c'est, par exemple, M. About ou M. Havin qui parlent à leur peuple, ou
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lorsque c'est un ancien ministre, membre du Conseil privé, qui s'adresse au Président du Sénat, membre du Conseil privé. Tout devient sérieux tombant de ces hauteurs. Je n'offenserai pas M. de Persigny en disant que le nom de M. Troplong ajoute au poids du sien. M. le Due est homme de guerre, il porte quasi l'épée ; M. le Président est homme de loi et nous apparaît revêtu de toute l'ampleur de la toge ; l'un combat, l'autre juge. L'accord de ces deux noms donne fort à penser. On se demande si M. le Président croit au secret découvert par M. le Duc? S'il ignore aussi comment les provinces pontificales ont été annexées et pourquoi le Saint-Père ne ratifie pas la spoliation? Si le vrai caractère de la révolution italienne ne lui est pas plus visible qu'à son impétueux correspondant ? On se demande s'il estime comme lui que la question se doit résoudre par un coup de force qui laisserait le Pape évèque de Rome et roi de Fontainebleau en Italie? On se demande si ces rêveries lui paraissent conformes au droit, à l'histoire, au christianisme? On se demande où en sont les esprits dans les plus hautes régions de la société ?
C'est à cause de ce doute que je tente d'écrire. Je ne suis rien à Rome ; en France je suis moins que rien. J'appartiens à cette opinion que M. de Persigny proclame ennemie universelle : Hostes generis humani, ainsi qu'on disait au temps de Tertullien ; je fais partie de eette nation amie des ténèbres et muette en public : Lucifugax natio, ac latebrosa, et muta in publico, dont M. de Persigny n'a pas compris la langue et qu'il prétend n'avoir pu faire parler. Cependant, si je suis muet, c'est contre mon gré, M. de Persigny ne l'ignore pas. Il est
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de ceux qui m'ont refusé la parole. J'essaye, parce que j'ai un devoir. Je dois protester contre des conseils que je trouve pleins d'erreur et d'une suite funeste pour la religion et pour la patrie.
Il
En accordant à M. le duc de Persigny son parti des diacres, tel qu'il le compose, il faut toujours arriver à une conclusion peu respectueuse et peu lumineuse, savoir : que le Saint-Père se laisse mener par une foule absurde, laquelle possède toutefois le secret de tenir en échec toute la foree et toute l'habileté du monde.
Quel est donc le véritable secret de Rome? Car la, lettre de M. de Persigny témoigne qu'il ne l'a pas même pressenti.
Ce secret, le secret de la force pontificale contre toute politique anti-chrétienne, n'est nullement indéchiffrable. Si M. de Persigny l'avait demandé au Saint-Père, le Saint-Père le lui eût aussitôt révélé. Bien plus, s'il avait lu attentivement son livre de messe, pendant qu'il séjournait à Rome, il aurait pu saisir lui-même le grand mystère, puisqu'il se fût mis dans la confidence des entretiens journaliers du Pape avec Dieu. Que de choses apprendraient les hommes d'État s'ils lisaient les livres d'Église ! M. de Talleyrand, célébrant le mérite d'un diplomate, en attribuait la plus grande part à l'avantage que ce diplomate avait eu d'étudier la théologie. La théologie est utile lorsque l'on doit traiter des questions du temps avec les hommes qui tiennent compte de la question d'éternité.
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Je ne terminerai point sans avoir mis au jour le secret de Rome ; mais, je suis contraint de faire d'abord un peu d'histoire contemporaine. M. le Duc y touche d'une façon qui ôte toute clarté.
III
Il y a dans le monde une chose qu'on appelle la Révolution. M. de Persigny lui donne un siècle d'existence ; elle est plus vieille 1 C'est une chose très-diverse en ses tactiques, parfaitement la même en ses œuvres. Son nom dit ce qu'elle est : il signifie Renversement.
Or, comme il n'existe au monde qu'une seule construction politique définitive, à savoir la sainte et unique Église catholique, il n'y a aussi qu'un but aux efforts de la Révolution. Elle aspire à renverser cet édifice divin. Elle ne veut pas moins ; plus serait inutile. Une fois l'Église arrachée de la terre, la destruction y sera souveraine.
M. le duc de Persigny doit regretter de n'avoir pu visiter les grandes antiquités de Rome. Au palais des Césars, au Colisée, aux thermes du magnifique et divin empereur Caracalla, se faisant expliquer les. splendeurs de la vie romaine lorsque la construction chrétienne cachait encore ses fondements dans les Catacombes, il aurait découvert un autre secret. Il aurait appris que la mort n'a plus rien à désirer quand César est le seul prêtre et le seul dieu du genre humain.
Le centre de l'Église est à Rome. Dieu voulut y poser la PIERRE qui porte tout l'édifice : Super hanc Petram. La Révolution le sait; elle l'a toujours su, de quelque nom
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qu'elle se soit masquée. On peut le demander à toutes les hérésies : plus haut que toutes en fera l'aveu, celle qui se nomma hypocritement la Réforme.
Il faut distinguer entre la Révolution et les révolutions. Les révolutions naissent de sources mêlées : elles peuvent avoir de justes causes; elles engendrent des conséquences acceptables, et qui, après plus ou moins de temps, plus ou moins modifiées, finissent toujours par être acceptées. Ainsi furent victorieuses mille révolutions qui ont emporté les dynasties, les institutions, la nationalité même; ainsi, en partie, triomphe sous nos yeux, sans lutte, le grand fait du siècle dernier, si considérable dans l'histoire des révolutions. Cet ensemble de déplacements, de destructions et de restaurations, ce 89 si malaisé à définir, si facile à comprendre, n'aurait plus d'adversaires en France s'il n'avait plus de commentateurs ; et ses commentateurs eux-mêmes, quoique si volontiers arrogants, ne parviennent pas à lui faire des ennemis. On repousse le commentaire, on garde le fait. Et pourquoi le commentaire est-il repoussé? parce qu'il prétend conduire le fait au but implacable de la Révolution, au renversement de l'ordre chrétien, ordre éternel, ordre nécessaire que le mouvement de 89 n'a pu ni voulu détruire, et dans lequel il doit rentrer. L'empereur Napoléon III a exprimé un jour cette pensée. Il a parlé de faire rentrer dans leur lit les fleuves et les révolutions. Le lit où l'esprit des révolutions doit être contenu, c'est l'ordre social, l'ordre chrétien.
Nous voyons à l'œuvre en Italie ces deux choses distinctes, les révolutions et la Révolution : les révolutions qui sont des combats d nommes contre hommes, des entreprises politiques quelconques et qui se marquent
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des bornes et un arrêt ; la Révolution qui ne se donne point de limites, qui ne veut point donner de repos, et qui est la suprême iniquité de l'homme contre l'homme, parce qu'elle est l'iniquité radicale de l'homme envers Dieu.
Il est aisé de marquer comment l'entreprise politique, devenue une guerre de conquête, et la conjuration d'apostasie, devenue une guerre de sacrilége, se sont unies sans avoir le même dessein, se sont combinées sans avoir le même but ; comment, aujourd'hui, se sentant contraires, elles cherchent réciproquement à se dominer. Là est la clef de la situation.
IV
Parce que Rome est le centre de l'Église, la Révolution a longtemps travaillé à s'emparer de l'Italie. Personne n'ignore combien elle y a été aidée par les gouvernements italiens eux-mêmes, lesquels, depuis plus d'un siècle, ont surpassé tous les autres en tout genre d'inintelligence. Les ambassadeurs travaillaient de concert avec les conspirateurs. Récemment le prince Napoléon en a développé les preuves devant le Sénat, et nous ne manquons pas d'autres témoins mieux éclairés. Le but a toujours été le même : décrier le gouvernement du Pape, l'affaiblir, l'abolir, afin de détruire l'Église, d'ôter JésLls-Christ au monde et le monde à
Jésus-Christ. Jusqu'ici, il n'y a eu d'ôtés que la plupart des gouvernements dont les ambassadeurs jouaient cette belle partie.
Quand les gouvernements n'ont pas conspiré formel-
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lement contre le pouvoir temporel de l'Église, ils se sont du moins appliqués à empêcher le Pape de gouverner son État. Ils ont fidèlement donné cette consolation aux révolutionnaires que leur propre sùreté les obligeait de contenir. Grégoire XY1 fut perpétuellement harcelé du Mémorandum de 1831, œuvre insidieuse d'un diplomate protestant, présentée en commun par l'Autriche, la Russie, la France, l'Angleterre et la Prusse. Que la Papauté n'ait pas sombré vingt fois depuis le commencement du siècle sous le continuel assaut de la Révolution et de la diplomatie, c'est le secret de Rome, le secret dont M. de Persigny ne rend pas compte. En 1814, en 1830, en 1848, un tremblement de terre a dénoué la situation, devenue particulièrement périlleuse. 1814 fit crouler Fontainebleau; jamais Pierre n'avait été enfermé dans des murailles si fortes ! 1830 et 1848 montrèrent les abîmes ouverts, et le monde eut peur.
Pie IX arrivant au trône proclama la plus généreuse amnistie, opéra de larges réformes, enrichit spontanément la liberté. Les gouvernements signataires du mémorandum de 1831 trouvèrent qu'il donnait trop ; il promit davantage et ne demandait qu'un peu de temps. On sait la suite : Rossi assassiné, le Pape assiégé par ceux qu'il venait d'amnistier, le Vatican bientôt désert, la République installée avec ses triumvirs. Les triumvirs faisaient dire la messe par des prêtres à eux, et laissaient égorger les prêtres fidèles. Dans toute l'Europe, le sentiment public ordonna de mettre fin à cette orgie. La République française, mandataire des nations catholiques , se ehargea d'exécuter la République romaine. Alors, je crois, fut dit une parole que l'on peut
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compter parmi les pierres fondamentales de l'Empire : « Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent. »
Tout le monde fut rassuré, les uns par la prise de Rome, les autres par la Lettre au colonel Edgar Ney : Sécularisation, code Napoléon, amnistie. C'était un memorandum plus redoutable que celui de 1831. Il devait, quoi que pût faire le Pape, entretenir dans Rome l'esprit d'ingratitude et de rébellion. A la vérité, une force française demeurait là, pour contenir ce mauvais esprit si puissamment excité. Mal et remède également périlleux ! Que le programme fût destiné à compenser les baïonnettes ou les baïonnettes à compenser le programme, il importe peu. La bonne politique eût été de retirer les baïonnettes et le programme. On le pouvait. Personne ne croira que toute l'Italie eût osé passer, je ne dis pas sur une sentinelle française, mais sur un simple avertissement rédigé en bon français. Dans ces conditions, Pie IX, vraiment maître chez lui, aurait fait le possible. Malgré la cruelle expérience de 1848, il eût tenté de voir ce qui peut rester de bon sens et de reconnaissance au fond des cœurs que la Révolution a séduits.
V
Il y eut quelques années de repos, c'est-à-dire d'attente. Le Pape les employa à réparer les méfaits de la République. Il enleva les souillures, releva les ruines, créa de nouveaux établissements et restaura les finances. La coutume est de crier contre l'indolence du gouvernement pontifical. Injure ignorance ! On n'a pas par-
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tout le moyen de maçonner comme à Paris, il est permis de n'en avoir pas le goût, et ce n'est point la maçonnerie qui met le ciel sur la terre, même pour les maçons. Le règne de Pie IX est d'ailleurs remarquable par l'importance des travaux publics.
Tandis que Pie IX faisait ainsi son métier de roi temporel, un autre travail s'accomplissait dans la Péninsule. Sous la direction du Piémont, la trame un peu rompue par les événements de 1848 et 1849, se renouait plus serrée ; la Révolution et l'esprit de conquête se donnaient la main. Le Piémont, qui voulait conquérir l'Italie, avait besoin d'un masque; c'est ce que l'on appelle aujourd'hui l'idée; la Révolution, qui voulait continuer son entreprise sur Rome, avait besoin d'un bras. Le Piémont offrit le bras, la Révolution fournit le masque, chacun d'ailleurs réservant ses clauses secrètes.
Cependant, bras piémontais, idée italienne, force de Carignan et splendeur de Garibaldi, que pouvait tout cela contre le quadrilatère ? Mais la France donna son appui. Selon M. le Duc, ce ne fut pas principalement pour l'amour de l'Italie ; ce fut par précaution contre l'Autriche, noyau possible d'une coalition. Ainsi, le Piémont rêvait un grand brigandage, la Révolution un grand sacrilége, la France un grand coup politique. L'Italie n'est pas aimée pour elle-même !
Tout étant prêt, le Piémont parut d'abord à la guerre de Crimée. L'on se demandait ce qu'il allait faire dans cette lutte de géants ? Il allait chercher sa carte d'entrée au congrès de Paris. La politique moderne entend bien la partie scénique. Les caraetères laissent à désirer, le style manque ; mais un art raffiné pose les personnages, prépare de loin les situations et multiplie les péri-
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péties, toujours surprenantes et toujours logiquement amenées.
Le Piémont vint donc au Congrès. Son diplomate, le fameux comte Cavour, mort depuis en état d'imbécillité, se dissimula. Il n'y perdit rien. La France crut opportun de questionner le Congrès sur deux points des affaires d'Italie : Rome et Naples. L'Angleterre se chargea de répondre. A propos de Rome, lord Clarendon fit reparaître le fond du programme de 1849 : Sécularisation, système administratif « en harmonie avec l'esprit du siècle, » force armée nationale ; et si ce régime ne pouvait être étendu à tout l'État pontifical, il fallait au moins en réclamer le bienfait pour les Légations. C'était proposer d'enlever au Saint-Père ses plus riches provinces. Personne n'appuya ni ne contredit. A l'égard du roi de Naples, la France opina que ce souverain devait être averti de mieux gouverner et invité à des actes de clémence. L'Angleterre insista. Elle dit que le Congrès devait recommander au roi de Naples l'amélioration de son système de gouvernement et l'amnistie de tous les condamnés et détenus politiques. Par ces déclarations, rendues publiques, la guerre révolutionnaire était commencée. On se rappelle les Lettres scélérates de l'anglais Gladstone, pionnier de cette politique.
La presse redoubla de violence contre le roi de Naples, surtout contre le Saint-Père. Alors fut montée cette làche machine du petit Mortara, qu'exploitèrent six mois durant les journalistes et les diplomates du monde entier. Il s'agissait d'un enfant juif baptisé, que le Pape avait légalement retiré de la maison de son père pour le faire élever suivant sa dignité de chrétien. On vit les
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gouvernements de Russie et d'Amérique, d'accord avec le Charivari, exhorter Pie IX à respecter enfin « les droits de l'humanité ! » M. Mocquart mit en mélodrame cette aventure tragique. Ensuite la presse exalta le livre de M. About. La civilisation du xixe siècle ne se ménage pas sur les ignominies 1
Pendant que ce pestilentiel vacarme s'exécutait au profit de la Révolution, le Piémont obligeait l'Autriche à le menacer. La France prit fait et cause pour le subalpin, l'Empereur entra en campagne. Il partit de NotreDame pour se mettre à la tête de son armée. Déjà il avait rassuré le sentiment catholique et anti-ré volutionnaire de la France. Le ministre des cultes, M. Rouland, crut devoir insister auprès des évêques. « Il importe, « leur écrivait-il, d'éclairer le clergé sur les consé« quences d'une lutte devenue inévitable... l'Empereur « y a songé devant Dieu, et sa sagesse, son énergie, sa « loyauté bien connues ne feront défaut ni à la religion, « ni au pays. Le prince qui a donné à la religion tant « de témoignages de déférence et d'attachement... est « le plus ferme soutien de l'unité catholique, et il veut « que le chef de l'Église soit respecté dans tous ses droits « de souverain temporel. Le Prince qui a sauvé la France « de l'invasion de l'esprit démagogique ne saurait accep« ter ni ses doctrines, ni sa domination en Italie. »
Mais en mème temps que la Révolution était ainsi reniée, Garibaldi et sa bande prenaient place dans l'armée piémontaise, sous leur drapeau distinct, comme une troisième puissance. Faible puissance, physiquement. L'Aventurier n'avait qu'une troupe d'aventure ; toute la bonne volonté du monde ne lui put procurer qu'une ou deux victoires d'escarmouche ; encore le nom
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et le site n'en furent-ils jamais bien connus. Pourquoi donc, à côté de nous, le général des triumvirs? Il était là, comme le Piémont avait été en Crimée, pour prendre un certain droit d'intervenir à sa façon dans les événements futurs, pour qu'on parût ne pouvoir l'empêcher de se jeter sur les Siciles. Quel meilleur instrument que Garibaldi, plein de jactance, écrivailleur, et, en somme, facile à brider !
Quoi que l'on veuille dire des aspirations des peuples, de leurs vœux impérieux, de l'impossibilité de n'y pas céder, il est trop évident que ni le Piémont, ni Garibaldi, ni la haine de la Papauté, ne sont des produits populaires spontanés. Tout cela est factice, forgé à grand labeur. Rien n'était si aisé que de ne pas laisser naître et grandir tout cela.
VI
Le Saint-Père avait fait savoir aux deux empereurs qu'il leur laissait le choix d'occuper ou d'évacuer les États pontificaux. Sa magnanimité offrait d'ôter cette cause alléguée des troubles de l'Italie. Les Français voulurent rester à Rome et les Autrichiens à Bologne.
L'on sait comment ensuite les Autrichiens évacuèrent le pays qu'ils gardaient. Ce fut la victoire du prince Napoléon. Elle ne coûta point de sang. La coutume est de dire que « les populations, » se trouvant libres, se donnèrent au Piémont. Les populations non gardées se donnent à qui se trouve en mesure de les prendre. Un bataillon français les eût maintenues sous l'autorité légitime avec autant de facilité que la manœuvre du prince Napoléon les avait délivrées des Autrichiens. Mais nous
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proclamons le principe de la non-intervention, qui ne doit jamais être violé, sauf par Garibaldi ou pour assister Garibaldi. A l'égard des Légations, on aima mieux supposer un vœu contraire au Pape que de s'exposer à violer le principe de la non-intervention en faisant respecter le principe de la neutralité. Quelque populace, dirigée par M. le comte Pepoli, héros de M. About, se chargea d'agir pour « les populations. » Elles se « donnèrent » de la sorte ; et ainsi il se trouva que lord Clarendon avait prophétisé dans le Congrès de Paris. Ah! j'espère que la justice de Dieu atteindra cet Anglais ! Toutefois Victor - Emmanuel n'accepta que provisoirement. En présence de l'Empereur, il fallait respecter sa parole encore chaude. L'affaire fut remise pour être régularisée par le suffrage universel. Le suffrage universel, si j'ose me servir de l'expression de M. Rouland, ne fit pas défaut. La guerre finie, le traité signé, les droits du Pape reconnus de nouveau, le suffrage universel consacra l'annexion, moyennant quatre millions de la cassette du Roi, en sus des frais militaires.
M. de Persigny argumente passionnément pour démontrer que la perte des Légations est uniquement le fait du parti des « diacres. » Aux propositions les plus avenantes de Victor-Emmanuel, qui se résumaient toutes à garder ce qu'il avait pris, le parti des diacres ne cessa d'opposer les prétentions les plus folles, qui se résumaient toutes à demander que ce qui avait été pris fût rendu. Parce stupide entêtement, le parti des diacres perdit un temps précieux, et l'Italie, plus habile, déclara tout de bonne prise. M. de Persigny estime qu'elle fit bien. Pour le prouver, il ajoute, un peu plus loin, ces
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simples mots : « Il est clair que sans la Romagne, les « Marches et l'Ombrie, le royaume d'Italie était imposte sible. »
Puisqu'il voulait dire encore cela, pourquoi prendre la peine de chercher autre chose !
Quant aux motifs de refus que M. de Persigny met au compte du parti des diacres, nous les connaissons par le Saint-Père lui-même. Le roi Victor-Emmanuel, en notifiant à Pie IX le vœu « si légitime » des peuples, avait offert de « rendre hommage à la souveraineté suprême
« du Saint-Siége, de diminuer ses charges, et de contri-
« buer à son indépendance et à sa sécurité!... » Le Pape répondit. Sa lettre contient l'histoire de l'annexion ; elle touche aux suggestions diplomatiques ; elle affirme le droit et le devoir que le Saint-Siège leur oppose. Si
M. le Duc ne connaît pas cette lettre, elle l'instruira beaucoup ; s'il veut la faire oublier, c'est un motif pour la faire relire.
« Je pourrais dire que l'occupation étrangère dans les Légations était depuis longtemps circonscrite à la ville de Bologne, laquelle n'a jamais, fait partie de la Romagne. Je pourrais dire que le prétendu suffrage universel fut imposé; je m'abstiens d'ailleurs de demander l'avis de Votre Majesté sur le suffrage universel, comme aussi de lui en exprimer mon opinion. Je pourrais dire que les troupes pontificales ont été empêchées de rétablir le gouvernement légitime dans les provinces soulevées par des motifs qui sont également connus de Votre Majesté. Je pourrais m'appesantir sur ces considérations et sur d'autres. Mais ce qui surtout m'impose le devoir de ne pas adhérer aux pensées de Votre Majesté, c'est de voir l'immoralité toujours croissante dans ces provinces, et les insultes qui y sont faites à la religion et à ses ministres. Bien plus, quand même je ne serais pas tenu par des serments solennels à maintenir intact le patrimoine de l'Eglise, serments qui me défendent de me pi éter à toute tentative ayant pour but de diminuer l'extension de ce patrimoine, je me verrais obligé
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de repousser tout projet fait en ce sens, afin de ne pas souiller ma conscience par une adhésion qui me conduirait à donner ma sanction et à participer indirectement à ces désordres, et à concourir à ripn moins qu'à justifier une spoliation injuste et violente. Je ne puis donc non-seulement faire aucun accueil bienveillant à Votre Majesté, mais je proteste au contraire contre l'usurpation qui s'opère au détriment de l'Etat de l'Eglise, et qui laisse sur la conscience de Votre Majesté et de tout autre coopérateur à cette insigne spoliation les conséquences fatales qui en découlent. Je suis persuadé que Votre Majesté, en relisant avec un esprit plus tranquille et plus instruit des faits la lettre qu'elle m'adresse, y trouvera de nombreux motifs de repentir. Je prie Dieu de donner à Votre Majesté les grâces dont elle a besoin.
« Plus PP. IX.
« Du Vatican, 20 avril 1860. -
Il y eut une réplique du Piémont. Ce fut Castel-
Fidardo et le rapt qui suivit. M. le duc de Persigny ne semble pas importuné de ces faits énormes ; il redouble de mépris pour l'imbécile parti des diacres, qui les a provoqués, dit-il. Je ne perdrai pas le temps à tâcher de l'éclairer sur ce point. Sachant ce qu'il ignore, je sais ce qu'il ne peut comprendre. Qu'il médite cependant la lettre de Pie IX au roi Victor-Emmanuel. Le vrai secret de Rome y est publié.
J'achève l'histoire de la guerre, si nécessaire pour jeter du jour sur l'histoire de la paix.
VII
La campagne fut rapide, glorieuse, sanglante. Le roi
Victor-Emmanuel, malgré sa bravoure, Garibaldi, malgré ses fanfares, n'y donnèrent point la preuve qu'ils
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eussent pu, seuls, affranchir l'Italie. On apprit à Paris, coup sur coup, avec une joie immense, la belle victoire de Solférino, l'armistice, la paix.
Relisons cette éloquente dépêche de l'Empereur :
« Vallegio, 11 juillet 1859.
« La paix est signé entre l'empereur d'Autriche et Moi.
« Les bases de la paix sont :
« Confédération italienne sous la présidence honoraire du
Pape.
« L'empereur d'Autriche cède ses droits sur la Lombardie à l'empereur des Français, qui les remet au roi de Sardaigne.
« L'empereur d'Autriche conserve la Vénétie; mais fait partie intégrale de la confédération italienne.
« Amnistie générale. »
Ces brèves paroles proclamaient un résultat vraiment inespéré. La paix était française, monarchique et conservatrice ; tous les droits étaient respectés, à l'abri du plus sacré de tous; l'affranchissement de l'Italie se trouvait opéré en dehors du révolutionarisme et de la diplomatie. L'Univers, avec une allégresse et une admiration sincères, s'écriait : « Gloire aux deux Empereurs « catholiques, qui ont fait entre eux la paix du monde « et qui se réservent la protection de l'Église. »
Le sentiment révolutionnaire était tout différent et se trompait moins. Tandis que le gouvernement affichait la dépêche impériale, dans le même instant, le Siècle nous faisait lire un commentaire prophétique du traité de paix, encore inconnu. Voici quelques passages de cet article, dont peu de personnes eussent alors deviné l'importance. Il est signé de M. Havin, et tout rempli de traits de son génie et de son style ; mais certainement
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ce n'est pas l'esprit de M. Havin qui a été si bien informé de l'avenir, ni sa plume toute seule qui a si sûrement tracé d'avance le détail des avortements de ViRafranca, et jusqu'à la récente brochure de M. le duc de
Persigny :
« Ce que nous croyons pouvoir dire.... c'est qu'en dehors du programme annoncé à l'ouverture de la campagne, tout nous semble mensonge, tout doit être mensonge. Qu'un soldat autrichien reste officiellement en Italie, que la plus petite influence autrichienne y demeure, et tout serait à recommencer dans peu d'années...
« Un corollaire de ce programme, c'est l'expulsion complète de tous ces petits princes qui depuis 181 5, étaient en complicité permanente avec l'Autriche pour l'absorption de l'Italie. Si on en tolérait un seul, il est évident que ses Etats deviendraient le foyer de la contre-révolution, non-seulement italienne, mais européenne.
« Quant au pouvoir pontifical, c'est selon nous un pouvoir qui ne devrait rien demander à la force matérielle : c'est sur les âmes que devrait s'exercer uniquement son empire. Nous croyons fermement que si la ville de Rome, comme ville libre, était garantie au Pape, que si cétte grande cité était pour ainsi dire le palais du Chef de l'Église catholique, que si une liste civile considérable lui était donnée par toute la chrétienté pour verser les trésors de la charité sur tous les points du globe, la Papauté, disons-nous, serait plus grande, plus respectée; et la religion, n'étant plus mêlée à toutes les misères des choses humaines, dominerait de toute sa hauteur les rois et les peuples.
« .... Mais si le Pape, dans le cas même où ses États seraient diminués, doit continuer à avoir un pouvoir temporel, et le moment est venu d'appliquer les principes de la lettre célèbre (la lettre à M. Edgar Ney; c'est l'un des évangiles du Siècle) que nous avons citée plus d'une fois : on ne peut différer la sécularisation du gouvernement, la promulgation du code civil, et, avant tout, la liberté de conscience, cette divine garantie que réclamèrent les premiers chrétiens dans Rome même, alors que leur croyance et leur foi étaient persécutées.
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« Le règne des oppresseurs des États Romains est fini. Les Cardinaux qui ont depuis dix ans compromis la popularité et l'autorité temporelle du Pape, n'ont plus que quelques jours à exercer un pouvoir qu'ils avaient rendu odieux. Nos armes n'ont pas seulement vaincu les Autrichiens, elles ont assuré le triomphe de la morale sublime sur laquelle repose le christianisme.
« Nous ne dirons que peu de mots de Naples ; des événements plus ou moins prochains décideront de ses destinées. Quand l'Italie sera libre, libre comme l'entend la France, il faudra bien que Naples subisse cette grande et douce loi de la liberté. »
Je m'abstiens de toutes remarques sur la fraude de
ces pensées et l'ineptie fondamentale de ce langage. Le Siècle dévot n'offre ni un spectacle auquel on veuille s'arrêter, ni un argument que l'on ait besoin de réfuter.
Il suffit de constater une chose évidente : c'est que le programme de la paix tracé à Paris par le Siècle, le
11 juillet 1859, l'emporte manifestement sur le programme de la paix tracé par l'Empereur, le Il juillet 1859, à Valeggio.
Les petits princes ont disparu, comme le Siècle l'avait dit, et avec eux a disparu la Confédération, première base du programme impérial, qui impliquait leur maintien. Le Pape, président honoraire de la Confédération dans le programme impérial, a été dépouillé et
son État plus que sécularisé, suivant le programme du Siècle. Le programme impérial laissait à Naples au moins la couronne, le programme du Siècle lui promet-
tait au plus une constitution. Naples n'a plus la cou- ■« ronne et jouit d'une constitution militaire; le pro- j gramme impérial est effacé, le programme du Siècle est ] dépassé. Il reste des Autrichiens en Italie, mais à l'état
de guerre, comme le Siècle l'a prédit, non à l'état de paix, comme l'Empereur l'a voulu. Il reste à Rome des
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cardinaux, des diacres et des sous-diacres, mais M. le duc de Persigny, conformément aux dictées du Siècle, contrairement aux déclarations impériales, nous avertit que Rome va être régénérée. La France en expulsera les sous-diacres et prendra soin que les Cardinaux et le Pape lui-même n'y soient plus ce qu'ils ont été.
VIII
De tout ce qui précède, il résulte deux choses :
La première, c'est que, quelque dessein qu'ait eu la France en faisant la guerre d'Italie, jamais conseil politique n'a tourné davantage au plan de la Révolution, jamais événement ne l'a davantage rapprochée de son but de destruction. A vue humaine, elle y marche d'un . pas victorieux, elle y touche.
La seconde, c'est que, ni l'Église, ni le gouvernement pontifical, ni la conscience des peuples, quoique si lamentablement affaiblie, ne sont pour rien dans cette catastrophe imminente de la société chrétienne. Le gouvernement pontifical a perdu ses provinces parce qu'elles étaient à la convenance des fabricateurs de l'Italie, il a été accusé parce qu'on voulait le dépouiller,
il est diffamé parce qu'on l'a dépouillé ; raison et pratiques du plus fort. Semblablement, l'Église est injuriée parce que le décret politique la condamne à servir et le décret révolutionnaire à périr. La conscience publique s'épouvante de ce dernier crime. La Révolution seule le réclame, le genre humain en a peur; ceux-là même qui le proposent ne le font qu'en hésitant. Ils balbutient des excuses, ils se prétendent en cas de légitime défense
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contre l'Église, ils vont jusqu'à se dire chrétiens. Le Siècle se réjouit parce que « nos armes ont assuré le « triomphe de la morale sublime sur laquelle repose le « christianisme. » Étrange comble de déraison, de parjure et de ridicule! Étrange malheur du monde, qui voit dérouler cette supercherie hideuse, qui la pénètre, qui en prévoit l'aboutissement terrible, et qui n'ose ni siffler ni gémir !
IX
Cependant rien n'est encore fait. Au moment du triomphe, les conjurés se divisent. La prétention suprême de la Révolution est si exorbitante, que le Piémont lui-même n'en veut pas. En effet, elle le menace dans un avenir prochain.
Je crois volontiers que le Piémont n'aspire plus à Rome ; je crois même qu'il ne s'est jamais proposé de pousser jusque-là. Maître de Milan, de Naples, de Florence et de Bologne, pouvant espérer Venise ou par conquête ou par marché, assez puissant pour obtenir la paix s'il craint de risquer la bataille, le Piémont, qu'on me passe ce mot, tient son affaire. Il n'a pas besoin de Rome : elle est suffisamment dans sa main. Quand même le Saint-Père posséderait toutes ses provinces, que pourrait-il contre le possesseur unique de l'Italie? Rome serait donc périlleuse à prendre davantage, onéreuse à garder plus directement. Sur ce rapt, nulle espérance d'assoupir jamais l'opinion en Italie ni ailleurs. Le Pape exilé ou captif, les catholiques poussés au désespoir et contraints de s'offrir à la persécution
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matérielle, le danger se combat contre toute justice et toute innocence, le péril même d'un triomphe qui ne peut s'obtenir que par la plus ingouvernable démoralisation, ce sont des éventualités que n'eût point affrontées l'audace de Cavour. De plus, comment prendre Rome et ne pas se jeter bientôt après sur Venise? Et comment -aller à Venise sans la France? Et si la France vient à Venise, n'aura-t-elle pas fantaisie de rouler dans ses bagages, en se retirant, ou Turin, ou la Ligurie, ou la Sardaigne, comme déjà elle a empaqueté le comté de Nice et la Savoie ? Alors il n'y aura plus d'Autrichiens en Italie, mais il y aura des Français ; et l'on ne peut pas même espérer que M. Havin s'y oppose, parce que M. Havin se sent bien capable de résister à Jésus-Christ, mais non pas de braver un avertissement ! Et enfin, enfin, le dernier des désastres et le plus irremédiable : quand l'unité de l'Italie sera faite par la possession de Rome et de Venise, quand la Révolution n'aura plus rien à attendre de la dynastie de Savoie, que deviendra la dynastie de Savoie, que deviendra le royaume d'Italie, que deviendra l'Italie ? A quelles secousses du dedans et surtout à quelle entreprise du dehors pourra résister cette nation de fabrique, sans remparts, sans forteresses, sans princes, sans patriciens, toute formée de nationalités vaincues et découronnées, toute fumante d'incendies, toute frémissante d'amers outrages, et dont les principales parties ne sont en réalité que collées les unes aux autres par du sang ?
Telles sont les préoccupations des hommes d'État italiens, piémontais d'origine ou attachés à la fortune du Piémont. Elles les écartent de Rome. Ils ont peur de Rome pour l'Italie, peut-être pour eux-mêmes. Eux
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aussi, tiennent leur affaire. Les événements en ont éclairé quelques-uns ; il en ont enrichi davantage et ceux-là sont convertis. Nous avons traversé assez de révolutions pour nous rendre compte de ces mouvements intérieurs, déjà tout-puissants, lors même qu'ils restent encore cachés. Tel a juré, avant de quitter Turin, d'aller bientôt à Rome et crie encore : Rome ou la mort! qui votera demain pour demeurer à Florence, et souhaite d'y mourir en paix « muni des sacrements. »
Le Piémont, agrandi de l'Italie, ne voit qu'un moyen de se consolider, c'est de se régulariser, et il y est résolu. Il a voulu conquérir, le coup est fait, il n'aspire désormais qu'à être un gouvernement comme un autre. Il serait enchanté de se mettre en paix avec l'Église, en paix avec lui-même, en paix avec le monde, sans excepter l'Autriche, certainement. La pente s'est dénoncée à Aspromonte, où Garibaldi fut arrêté avec autant de décision que d'à-propos. Et l'on peut encore croire que le héros niçard, peu habitué à marcher de lui-même, ne s'est pas enfourré dans cette gorge par les seules combinaisons de son génie. Ce qui fut dès lors visible, ce qui devint manifeste après la convention du 15 novembre, est avoué par la négociation entamée pour remplir les siéges épiscopaux. On dit que le gouvernement de Florence, sur la liste longue, hélas ! qu'il présente, s'est abstenu d'inscrire aucun de ses amis. Je ne crains pas d'ajouter que si Garibaldi, tué politiquement à Aspromonte, pouvait aujourd'hui tenter le moindre effort militaire pour s'épargner l'humiliation d'avoir un évêque, il courrait grand risque d'être fusillé plus haut que le talon.
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X
Mais parce que Garibaldi et ses illustres escouades sont retombés sous la surveillance de la police, la Révolution n'est pas désarmée. Sans doute, Garibaldi était précieux ! Un général en chemise rouge, en bottes éculées, qui faisait de si fortes proclamations contre le « chancre pontifical, » qui se réndait si cher aux dames et aux étudiants, qui, sans désespérer le génie politique des caporaux, leur donnait l'exemple d'une si belle fortune, c'était un excellent agent de décomposition sociale. La Révolution peut le regretter, elle a de quoi le remplacer. Outre ses armes de poche, qu'on ne lui ôtera point, outre ses encriers inépuisables, outre les perversités et la folie qu'elle sait toujours répandre, elle a ses gens de cabinet, froids et fermes fanatiques, habiles à exploiter toutes les passions et toutes les terreurs ; elle a le concours de la plupart de ceux qui se sont introduits dans les grandes places, poussés de sa main. Ceux-là gardent son esprit, même lorsqu'ils se flattent de l'abjurer. Elle peut compter sur leur igno- # rance des lois sociales, sur leur tempérament pétri d'orgueil et d'audace. Partis du plus bas, arrivés au plus haut, pleins de foi en eux-mêmes, de mépris pour le reste, tranquillement décidés à fouler du même pied les principes, le droit et les hommes, prêts à fusiller également Garibaldi et le Pape, ils n'admettent ni qu'ils puissent se tromper, ni qu'on ose seulement les inquiéter. On les inquiète dès que l'on parait toucher au fait révolutionnaire qui les a créés, et ils frappent. Avec ces
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forces, la Révolution peut se passer du haillon rouge. Le sabre de Garibaldi ne lui est nullement nécessaire pour contrecarrer la tardive sagesse des hommes d'État italiens.
Or, la Révolution se soucie peu de Milan, de Naples, de Bologne, de Venise, elle veut Rome. L'indépendance de l'Italie n'était que son moyen, Rome est son but. Avec Rome elle a tout, sans Rome elle n'a rien. Rome ou la mort ! Toute la Révolution est dans ce cri, politiquement stupide. Qu'importe à la Révolution un royaume et un roi d'Italie, s'il y reste une Église et un Pape ? Dans le royaume, elle finira par être traquée, le royaume ne pouvant durer qu'à de certaines conditions d'ordre public dont elle est irréconciliable ennemie. En Italie, le cœur populaire est catholique, la foi catholique est par conséquent la vraie force : le labarwn peut donc réapparaître, un roi d'Italie peut donc un jour se trouver chrétien ! Et alors, pourra-t-on recommencer la guerre ?...
Ainsi, outre sa passion, la Révolution a ses raisons très-réfléchies de vouloir Rome immédiatement, quel que soit l'intérêt contraire des Florentins.
XI
Maintenant, que propose M. le duc de Persigny, si dévoué au gouvernement de Florence? Il propose un arrangement qui, obligeant le Pape de quitter Rome, ou ne l'y laissant que dans les conditions de l'exil, livrerait Rome immédiatement à la Révolution.
Cet arrangement, c'est le programme de 1849, avec
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les aggravations que n'eût pas manqué d'y apporter le temps : spoliation définitive des provinces, sécularisation absolue, dépossession totale. Le Pape devient prince honoraire de Rome investie de la nationalité italienne, « ville libre, » disait M. Havin. On pourrait imprimer à Rome Strauss et Renan; les Mormons y pourraient avoir des temples ; un révolutionnaire romain, membre du Parlement italien, irait déclamer à Florence contre le Pape, contre l'Église, contre le Christ, et viendrait ensuite étaler dans Rome le faste de son impiété. Du reste, l'Europe catholique payerait les dettes du Pape et lui servirait de belles rentes. Les rentes seraient-elles fidèlement servies, dans le cas où le Pape se permettrait encore de publier des encycliques?.. On éprouve du malaise à énoncer seulement de pareilles idées.
M. le duc de Persigny ne voit aucune difficulté à son plan. Premièrement, le plan est sage, pourquoi le Pape refuserait-il de l'accepter ? Secondement, pour exécuter le plan, on a la force : qu'importe le refus du Pape? Pourtant la chose n'est pas si simple que l'imagine M. le duc de Persigny.
En 1849, le Pape, encore à Gaëte, refusa de rentrer dans Rome, aux conditions du programme français. n y a donc lieu de prévoir un nouveau refus. Eh bien ! il faut oser avouer à M. le duc de Persigny que ce refus désarmé prévaudra contre toute puissance humaine. Le Vicaire de Jésus-Christ pourra s'imposer l'exil, même à Valence ; il pourra rester au Vatican : libre ou captif, ses anathèmes ont leur effet. Ce qu'il frappe tombera. Quant à l'heure, elle appartient à Dieu. Il y a des œuvres mauvaises que Dieu laisse accomplir par un
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effet de sa miséricorde envers ceux qui les subissent et par un coup de sa vengeance contre ceux qui les ont méditées. La Providence règle la durée de ces épreuves ; la foi attend. Le Vatican ou Fontainebleau, qu'importe la catacombe !
M. de Persigny, oubliant certaines promesses faites au nom de l'Italie nouvelle, a pris soin de nous dire, en commençant, que la France est la « seule puissance qui protège et qui puisse protéger la Papauté. » En un sens, c'est vrai, et plaise à Dieu de nous garder et de nous accroître cet honneur ! Mais l'honneur de pouvoir seul aujourd'hui protéger la Papauté, n'implique pas le droit de l'enfermer dans sa ville « libre, » à la merci des libres citoyens qui ne veulent plus de la royauté du Christ et qui disent amoureusement à Victor-Emmanuel, au nom de Rome : « Mon César, pourquoi m'as-tu délaissée 1 ! M Et comme la force protectrice n'a pas le droit de tout faire, la faiblesse protégée n'a pas le devoir de tout subir. On ne peut pas exiger et surtout on ne peut pas obtenir du Pape qu'il cesse de reconnaître une puissance supérieure mème à la France, capable de le protéger encore quand la France ne le protégerait plus. C'est la puissance divine. La Papauté compte aussi sur cette puissance-là, et l'on doit se tenir assuré qu'elle ne consentira jamais à n'en plus attendre de secours. Captive, traînée dans le cirque, sous la dent des bêtes, en vain on lui crierait de ne plus espérer. — Non possumus!
1 Cesare mio, perché non rn' accompagne! C'est Rome qui parle. Ils ont gravé ce vers de la Divine Comédie sur une épée offerte à VictorEmmanuel, à l'occasion des fêtes du Dante. Ils auraient pu aussi bien en illustrer une cravache, car, dans ce même passage, le poète traite l'Italie de cavale rebelle et qui n'a pas assez senti le frein.
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Mais il ne s'agit pas seulement du Pape. M. de Persigny a négligé de considérer les embarras que son arrangement susciterait aux nouveaux Florentins, et par suite à la France.
XII
Rien ne pouvant faire que le Pape ou ne s'exile ou ne se déclare captif, voilà subitement la Révolution triomphante et en même temps plus menacée que jamais, livrée à tous ses délires et à toutes ses fureurs. Comment le gouvernement de Florence se disculpera-t-il d'être la grande cause de la perturbation du monde ? Qui fusillera-t-il en Italie ? S'il accable les catholiques, c'est la masse : tout ce peuple finira par appeler un libérateur. S'il veut, lui excommunié, protéger l'Église, la Révolution l'excommuniera. Et Venise, qu'il faudra enfin tâter? Victorieux à Venise, tout seul, c'est la guerre en Europe ; victorieux par la France, l'Italie est française ; battu, l'Italie est autrichienne.
Il est clair que la France devra tôt ou tard rentrer dans ce guêpier italien, ou pour conserver ce qu'elle a fait, ou contrainte pour sa sécurité à le défaire. Quand nous ne protégerons plus Rome pour la Catholicité, il faudra ou conquérir Venise, ou protéger Naples pour Florence, et ensuite Gènes pour nous. Tant que l'Italie aura besoin d'un appui contre elle-même, nous ne pouvons lui permettre aucune autre alliance que la nôtre. Et si nous voyons venir le moment où aucune alliance ne lui sera plus nécessaire, ce sera le moment de prendre nos précautions contre les alliances qu'elle pourrait former.
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Portons-nous à quelques années dans l'avenir, faisons par la pensée cette Italie qui n'existe pas encore, l'Italie sillonnée de chemins de fer, armée, munie de ports et de vaisseaux, sans Pape, sans guelfes, sans vieux partis d'aucun genre, possédant Rome, n'ayant plus rien à désirer que Venise et la Corse... Car enfin, la Corse est aussi une des feuilles de l'artichaut1 !
Supposons alors des complications en France, un règne moins heureux, un affaiblissement quelconque, et dans le même moment l'Europe reprise de ces inquiétudes qu'elle est sujette à concevoir lorsqu'elle tourne les yeux vers nous. Les plans de coalition qu'il a paru bon de prévenir par la guerre d'Italie se reforment. Nous invitons l'Italie à nous assister, l'Allemagne, la Russie et l'Angleterre l'invitent à nous accabler ; nous lui rappelons nos services déjà vieux, la coalition menace ses prospérités encore frères. Que fera l'Italie ? • Quand même le parlement nous aurait juré que l'Italie ne voudra jamais fausser le but français dans lequel elle fut créée, il faudrait ne se fier à rien. C'est d'ailleurs le pressentiment de M. de Persigny. Cependant M. de Persigny loue l'Italie d'avoir déchiré le programme de l'Empereur pour se faire sur le programme de M. Havin. Il me semble que le programme de l'Empereur eût été meilleur pour elle, et certainement celui de M. Havin est plus mauvais pour nous. Cette Italie ainsi faite ne nous promet que soucis et périls; toujours il nous faudra la garder, ou nous en garder.
1 Je veux manger l'artichaut feuille à feuille, disait Charles-Albert.
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XIII
N'y a-t-il pas un beau côté de la médaille italienne ? Je le cherche. Je voudrais voir ce que les artisans de cette merveille voudraient montrer comme un bien certain pour l'Italie, comme une bonne gloire pour euxmêmes.
M. de Persigny regarde, et il est charmé. Il se presse trop, puisque rien n'est fini nulle part, sauf peut-être à Turin, définitivement évacué peut-être. On pille encore l'Église partout ; on insulte encore partout la religion, la pudeur, la morale. On tue encore dans les DeuxSiciles, et l'armée qui s'exerce à ces carnages est encore formée de troupes qui ont tourné. Les emplois sont encore remplis de défectionnaires, les prisons sont encore gorgées de suspects. M. de Persigny croit avoir vu cinquante mille habitants de plus dans Naples ; il n'a vu que cinquante mille réfugiés des campagnes livrées au fusil. La Révolution, dit-il, a habillé les lazzaroni; oui, mais elle a (déshabillé la société. M. de Persigny n'a pas vu cela. Il n'a pas vu les prêtres excommuniés qui desservent cinq églises ; il n'a pas vu le débordement favorisé des autres scandales. Ses regards sont négligents ! Il néglige aussi son langage. Il revient de Naples et il écrit posément que la révolution italienne ne s'est souillée d'aucun crime. Quoi! les trahisons des fonctionnaires, les expéditions de forbans, les territoires neutres envahis sans déclaration de guerre, les honneurs publiquement rendus au régicide, nous n'appelons plus cela des crimes ! Un homme d'État considé-
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rant l'engourdissement passager qu'ont produit tant d'horreurs, n'en devrait pas parler avec cette conscience engourdie. Laisser croire au gouvernement florentin qu'il n'a rien à se reprocher, par conséquent rien à réparer, c'est le trahir. Il est nouveau, il a besoin de remettre en honneur la fidélité civile et militaire ; il a été inique et dur, il a besoin de devenir juste et doux ; il lui importe de beaucoup se souvenir, parce qu'il a besoin de faire beaucoup oublier. La besogne est vaste et elle est urgente ! Depuis que la croix y est voilée, l'Italie apprend qu'elle avait un astre plus lumineux et plus fécond que son soleil. Naples apparaît lugubre au bord de ses flots éclatants. On emporte de Naples une impression de pitié et de dégoût : « Tout s'en va d'ici, écrit un voyageur peu soucieux de politique, tout, la religion, l'honneur et le bonheur; la poésie est partie dès longtemps. » Et je ne lis nulle part que ces choses qui s'en vont de Naples annoncent leur arrivée à Florence. Elles sont, avec la liberté et la paix, là où M. de Persigny s'est condamné à ne les point voir, à Rome, dans les rues de Rome, sur la voie Appienne, au Colisée, sous le portique de Saint-Pierre ; elles habitent les bénignes splendeurs du Vatican, cette maison paternelle du genre humain ; mais Rome n'est plus en Italie.
Il faut donc détourner les yeux du présent et demander à l'avenir cette Italie régénérée qui sera la gloire de ses auteurs.
XIV
J'en aperçois une, loin, bien loin, peut-ètre dans les nuages. Je vois un roi d'Italie qui vient sans armée aux
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portes de Rome ; il demande la permission d'entrer, il se dirige vers le Latran, il se met à genoux. C'est ce que fit Charlemagne. Il dit au Pontife : Da pacem / Le Pontife lui répond : Pax tibi! Et cette paix qui s'établit entre eux, ils délibèrent de la donner au monde. L'Italie, par la main de son Roi, rend à l'Église ce qui lui appartient; et l'Église, par la main du Vicaire de Jésus-Christ son chef éternel, donne à l'Italie, aux conditions qu'elle a le droit d'imposer, ce qu'elle a le droit de donner; je parle du droit humain et historique autant que du droit divin. L'Église ajoute cette consécration sans laquelle aucun trône italien ne saurait être bien solide ; et alors il y a vraiment un roi d'Italie, parce qu'il y a vraiment un protecteur du Saint-Siége ; et il y a aussi une paix vivante dans l'Église et dans l'État. Sans doute une grande sagesse sera nécessaire à ce Roi d'Italie ! Pour que l'Italie soit toute aux Italiens, il faut premièrement que le Pape soit bien à tout le monde. Le Pape devra donc habiter chez lui, parfaitement et manifestement chez lui, et le protecteur prendra soin de ne pas se transformer en geôlier. Pour un Roi vraiment chrétien, la difficulté est moindre qu'il ne semble. Et après tout, il pourra être plus difficile encore de supprimer le Pape et d'empêcher que l'Italie n'échappe aux Italiens, ou pour y ramener le Pape, ou pour d'autres raisons.
Mais il faut craindre que cette Italie, royale et pontificale et purement italienne, ne réponde pas aux vœux de tous les fondateurs de la moderne Italie. Cherchons un horizon différent.
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XV
Une autre Italie se dessine, plus conforme à tous les programmes. Celle-ci n'a nul besoin de Charlemagne. Elle est constitutionnelle, démocratique, industrielle, militaire, oratoire, marchande. Au lieu de cloches, on y entend le clairon ; elle brûle plus de tonnes de charbon en un jour qu'elle ne brûlait de grains d'encens en une année ; elle a plus de généraux qu'elle n'avait d'évêques, plus de casernes qu'elle ne comptait de monastères. Elle est tranquille; elle a été si pacifiée qu'elle est devenue pacifique. L'institution de la conscription corrige ce que pourrait offrir de périlleux l'institution de la tribune et l'introduction de la grande industrie. La démocratie approuvée parle, l'armée se promène, le peuple se tait.
Au milieu de cette prospérité, dans un coin de Rome, il y a un prêtre entouré d'un reste de pompe. Il célèbre certaines cérémonies antiques, il donne de certains papiers aux sujets que l'on fait évêques, il maintient de certains règlements touchant la manière de disposer les cierges sur l'autel; il marie les rois, casse leur mariage et les remarie ; il bénit les peuples en certaines occasions et leur recommande en toute occasion de bien obéir. Il est très-honoré et les souverains lui font un beau traitement. Si les souverains étaient mécontents de lui, son traitement serait supprimé. Ce prêtre, c'est le Pape, c'est le gardien des âmes, c'est celui qui a dit à César : Tu n'es pas Dieu !
Voilà, je crois, l'Italie idéale, absurde et hideuse
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comme une femme impie. Je présume que M. Havin la reconnaît.
Si M. de Persigny en espère la réalisation par les moyens relativement anodins qu'il propose, il ne manque pas de foi ; et si la réalisation lui paraît bonne quels que soient les moyens employés, il est béat à sa manière ! Du reste, plus cette réalisation serait aisément obtenue, plus elle écraserait sùrement l'humanité.
XVI
Il y a certainement une chose au monde que M. le duc de Persigny considère comme indispensable à la dignité humaine. Cette chose, — ce sera ce qu'il voudra ; comme elle ne peut être qu'avouable, elle dépend de notre chose à nous, — cette chose, dis-je, que M. de Persigny l'imagine ôtée, sans que le monde à qui elle est nécessaire fasse un mouvement pour la retenir : assurément il jugera que l'ignorante làcheté qui abandonne le bien est un malheur plus grand que la privation même du bien.
Or, il n'est rien d'indispensable au monde moral ; rien ici-bas n'est le Bien, autant que la liberté de l'Église. Que la liberté de l'Église soit supprimée par une aberration de la force, c'est un malheur immense, incomparable, non encore sans remède. Les martyrs se lèvent et ensemencent la terre de liberté.
Mais que la liberté de l'Église sombrât dans la fange d'une apostasie générale, et qu'il n'en fût plus question parmi les hommes, ce serait la catastrophe irréparable, le triomphe de la vieille mort. Aussitôt l'humanité
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déchue retomberait sous la dent païenne. Elle y retomberait inerte et stupide, et telle qu'elle en fut tirée, et elle achèverait ainsi ses destins.
Dans le poëme de l' Enfer, l'âme du suicide devient un arbre que broutent les harpies, et de chaque déchirure, il sort une douleur. Au jour de la résurrection, cette âme, comme les autres, retrouvera son corps, mais ne pourra le revêtir. Il restera éternellement suspendu à l'arbre prison. Car la justice ne permet pas que l'homme rentre en possession de ce qu'il s'est volontairement ravi :
Che non è guisto aver ciò, eh' uom si toglie.
Image du supplice des peuples apostats, rongés sans relâche dans leur esclavage sans fin.
XVIII
L'on me demande peut-être une conclusion. Nous autres catholiques, nous n'avons point à conclure ; nous attendons. On traite de nous sans nous. Nous assistons au spectacle politique un peu comme de la fenêtre — une fenêtre grillée, — regardant ce qui se passe, ne pouvant que nous exhorter mutuellement à la patience, n'ayant rien à faire qu'à inarquer nos portes du sang de l'Agneau. Je ne conclus point. Je proteste seulement que l'Italie idéale de M. Havin et de M. le duc de Persigny serait l'œuvre inaugurale d'une très-basse et mauvaise époque du monde.
Mais, s'il faut dire mon avis sur ce qui arrivera demain, je crois que le gouvernement de Florence,
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écartant les vues de M. le duc de Persigny et celles de M. Havin, suppliera très-humblement S. M. l'Empereur Napoléon III, de garder encore quelque temps, un temps indéterminé, Rome et le petit territoire qu'on a laissé autour ; je crois que ce vœu sera écouté ; je crois que ce statu quo paraîtra généralement le moindre mal ; je crois que M. le duc de Persigny en jugera comme moi, et que M. Havin n'en dira que ce que l'on trouvera bon qu'il en dise.
Je crois aussi que ce siècle conjuré contre l'Église de Jésus-Christ, ne laissera rien à la postérité de si grand, de si calme et de si fort, que la figure de Pie IX, prêtre de Jésus-Christ.
Paris, Vigile de la Pentecôte, 1865.
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L'ILLUSION LIBÉRALE.
1
Sentant l'hérésie.... J'ai compris, il y a quelques jours, la vérité et la profondeur de cette expression, en écoutant longuement causer un homme, le plus honnête que l'on puisse imaginer, dévot, occupé de bonnes œuvres, érudit, ardent, plein de belles illusions, mais plein aussi, hélas ! de lui-même.
11 s'était proclamé catholique « libéral. »
On lui a demandé ce que c'est qu'un catholique libéral, relativement au catholique pur et simple, qui croit et qui pratique ce qu'enseigne l'Église? Il a répondu : La même chose ! puis il a fait entendre que le catholique pur et simple est un catholique peu éclairé. On objecta qu'alors donc, à son avis de catholique libéral, l'Église catholique est peu éclairée ? Il se lança dans des distinctions et des confusions assez louches entre l'Église et la Cour romaine. A propos de brefs, lettres latines et encycliques publiés dans ces derniers temps, la Cour romaine venait sur sa langue bien à point pour le tirer d'affaire. Néanmoins il n'en résultait rien de net.
Pressé de donner un mot plus clair que ce peu éclairé, il recommença une digression sur la "liberté humaine,
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sur les changements qui se sont opérés dans le monde, sur les époques de transition, sur les abus et les inutilités de la contrainte, sur le péril d'avoir des priviléges et sur la convenance d'y renoncer absolument... Dans ce verbiage, nous reconnùmes divers lambeaux des doctrines révolutionnaires qui se combattent ou plutôt se bousculent depuis 1830. Le fond était du Lamennais, et il y avait jusqu'à du Proudhon. Mais ce qui nous frappa davantage, ce fut l'insistance avec laquelle notre catholique libéral nous qualifiait de catholiques intolérants.
On l'arrêta là-dessus. Oubliant cette fois la « Cour romaine, » il avoua que ce qu'il reprochait à l'Église, c'est son intolérance. — « Elle a, dit-il, toujours trop gêné l'esprit humain. Sur le principe de l'intolérance, elle a constitué un pouvoir séculier encore plus fâcheux. Ce pouvoir a asservi l'Église elle-même plus encore que le monde. Les gouvernements catholiques se sont ingérés d'imposer la foi ; de là des violences qui ont révolté la conscience humaine et qui l'ont précipitée dans l'incrédulité. L'Église périt par les appuis illégitimes qu'elle s'est voulu donner. Le temps est venu de changer de maximes. Il faut que l'Église renonce à tout pouvoir coërcitif sur les consciences, qu'elle nie ce pouvoir aux gouvernements. — Plus d'alliance entre l'Église et l'État : que l'Église n'ait plus rien de commun avec les gouvernements, et que les gouvernements n'aient plus rien de commun avec les religions, qu'ils ne se mêlent plus de ces affaires ! — Le particulier professe à sa guise le culte qu'il a choisi suivant son goùt ; comme membre de l'État, il n'a point de culte propre. — L'État reconnaît tous les cultes, leur assure à tous une égale pro-
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tection, leur garantit une égale liberté, tel est le régime de la tolérance ; et il nous convient de le proclamer bon, excellent, salutaire, de le maintenir à tout prix, de l'élargir constamment. — L'on peut dire que ce régime est de droit divin : Dieu lui-même l'a établi en créant l'homme libre ; il le pratique en faisant luire son soleil sur les bons et sur les méchants. A l'égard de ceux qui méconnaissent la vérité, Dieu aura son jour de justice, que l'homme n'a pas le droit de devancer. — Chaque Église, libre dans l'État libre, incorporera ses prosélytes, dirigera ses fidèles, excommuniera ses dissidents ; l'État ne tiendra nul compte de ces choses, n'excommuniera personne et ne sera jamais excommunié. — La loi civile ne reconnaîtra aucune immunité ecclésiastique, aucune prohibition religieuse, aucun lien religieux : le temple paiera l'impôt des portes et fenêtres, l'étudiant en théologie fera le service militaire, l'évêque sera juré et garde national, le prêtre se mariera s'il veut, divorcera s'il veut, se remariera s'il veut. D'un autre côté, pas plus d'incapacités et de prohibitions civiles que d'immunités d'un autre genre. Toute religion prêchera, imprimera, processionnera, carillonnera, anathématisera, enterrera suivant sa fantaisie, et les ministres du culte seront tout ce que peut être un citoyen. Rien n'empêchera, du côté de l'État, qu'un évêque commande sa compagnie de garde nationale, tienne boutique, fasse des affaires; rien n'empêchera non plus que son Église, ou le Concile, ou le Pape puissent le déposer. L'État ne connaît que des faits d'ordre public. »
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II
Notre catholique libéral s'animait beaucoup en déroulant ces merveilles. Il soutenait qu'on n'avait rien à lui répondre, que la raison et la foi et l'esprit du temps parlaient par sa bouche. Pour l'esprit du temps, personne n'y contestait. En matière de raison et de foi, on ne lui épargnait pas les objections, mais il haussait les épaules et ne restait jamais sans répartie. Il est vrai que les assertions énormes et les contradictions énormes ne lui coûtaient rien. Il partait toujours du même pied, criant qu'il était catholique, enfant de l'Église, enfant soumis; mais non moins homme de ce siècle, membre de l'humanité mûre et en âge de se gouverner elle-même. Aux arguments tirés de l'histoire, il répondait que l'humanité mûre est un monde nouveau, en présence de qui l'histoire ne prouve plus rien. Aux paroles des saints Pères, tantôt il opposait d'autres paroles, tantôt il disait que les saints Pères avaient parlé pour leur temps, que nous devons penser et agir comme au nôtre. Devant les textes de l'Écriture, ou il arrachait de l'Écriture des textes qui semblaient contraires, ou il fabriquait une glose à l'appui de son sens, ou enfin cela était bon pour les Juifs et leur petit État particulier. Il ne s'embarrassait pas davantage des bulles dogmatiques de la « Cour romaine : » la bulle Unam Sanctam, de Boniface VIII, le fit sourire ; il prétendit qu'elle avait été retirée ou réformée. On lui dit que les Papes l'ont insérée dans le Corps du Droit et qu'elle y est toujours. Il répondit : C'est bien vieux et le monde a bien changé !
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Il trouva également trop vieilles la bulle in C œnlÎ Domini et toutes les bulles subséquentes : — Ce sont, ditil, des formules disciplinaires, faites pour le temps, et qui n'ont plus de raison d'être aujourd'hui. La Révolution française a enterré ces règles avec le monde sur qui elles pesaient. La contrainte est abolie ; l'homme aujourd'hui est capable de liberté et ne veut plus d'autre loi !
« Ce régime, qui déconcerte vos timidités, poursuivitil, est pourtant celui qui sauvera l'Église, le seul qui puisse la sauver. Le genre humain se lève pour l'imposer, il faudra bien le subir, et cela même est déjà fait. Qui peut résister à cette force triomphante, qui mème y songe ? Catholiques intolérants, vous étiez déjà plus absolus que Dieu le Père, qui a créé l'homme pour la liberté ; plus chrétiens que Dieu le Fils, qui n'a voulu établir sa loi que par la liberté : vous voici maintenant plus catholiques que le Pape ; car le Pape consacre, en les approuvant, les constitutions modernes, qui sont toutes inspirées et pleines de l'esprit de liberté. Je dis que le Pape, le Vicaire de Jésus-Christ approuve ces constitutions, puisqu'il vous permet de leur prêter serment, de leur obéir et de les défendre. Or, la liberté des cultes y est, l'athéisme de l'État y est. Il en faut passer par là ; vous y passerez, n'en doutez point. Dès lors, pourquoi vous tant débattre ? Votre résistance est vaine ; vos regrets ne sont pas seulement insensés, ils sont criminels. Ils font haïr l'Église et ils nous entravent beaucoup, nous, libéraux, vos sauveurs, en faisant suspecter notre sincérité. Au lieu donc d'attirer sur vous une défaite certaine et probablement terrible, courez à la liberté, saluez-la, embrassez-la, aimez-la. Elle vous don-
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nera plus que vous ne sauriez jamais ressaisir. La foi croupit sous le joug de l'autorité qui la protége : obligée de se défendre, elle se relèvera; l'ardeur de la polémique lui rendra la vie. Que n'entreprendra pas l'Église lorsqu'elle pourra tout entreprendre ? Combien ne touchera-t-elle pas le cœur des peuples, lorsqu'ils la verront abandonnée des puissants du monde, vivre uniquement de son génie et de ses vertus ? Au milieu de la confusion des doctrines, du débordement des mœurs, elle apparaîtra seule pure, seule affermie dans le bien. Elle sera le dernier refuge, le rempart inexpugnable de la morale, de la famille, de la religion, de la liberté ! »
111
Tout a des limites ; l'haleine de notre orateur trouva les siennes. Comme il nous intéressait, sinon par la nouveauté de ses doctrines, du moins par sa franchise à les exposer, on l'avait laissé aller sans l'interrompre. Ne pouvant plus refaire ses poumons, il s'interrompit lui-même. Quelqu'un en profita pour lui montrer le vide de ses maximes, l'incohérence de ses raisonnements, le néant de ses espérances. Il écoutait avec cette physionomie de l'homme qui s'occupe moins de peser ce qui lui est dit que de trouver à contredire.
Je dois avouer que son adversaire, quoique ferme et plein de bon sens, ne me rassurait pas. Il disait certainement des choses excellentes, irréfutables, et il n'y avait aucun des assistants qui de tout son cœur ne lui donnât raison. Mais en esprit j'agrandissais la scène, j'appelais un autre public, et aussitôt je sentais doulou-
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reusement la profonde impuissance de cette raison.
En ces matières, c'est la multitude qui prononce, uniquement mue et décidée par des poussées de sentiment. La raison est un poids qu'elle ne peut porter. La multitude obéit à des passions, elle aime le dégât; elle applaudit quand son instinct devine qu'il s'agit de faire crouler quelque chose. Et quelle chose à faire crouler que l'Église! Ainsi s'explique le succès des hérésies, toutes absurdes, toutes combattues par des raisons inexpugnables, toutes triomphantes de la raison pendant un certain temps, qui ne fut presque pour aucune de courte durée.
Affaiblie par le péché, l'humanité penche naturellement à l'erreur, et la pente de l'erreur est à la mort, ou plutôt l'erreur est elle-même la mort. Ce seul fait, évident partout, démontre que le Pouvoir est dans l'obligation de confesser lui-même la vérité, et de la défendre par la force que la société lui met dans les mains. La société ne peut vivre qu'à cette condition ; elle n'a même jamais entrepris de vivre autrement. Aucun sage du paganisme ne s'est fait un idéal de chef d'État qui ne fùt le défenseur armé et résolu de la vérité et de la justice. Jéthro donne ce conseil à Moïse : « Choisissez d'entre tout le peuple des hommes fermes et courageux, qui craignent Dieu, qui aiment la vérité et qui soient ennemis de l'avarice, et donnez la conduite aux uns de mille hommes, aux autres de cent f. » Cicéron, à l'autre extrémité du monde ancien, écrit : « Un État, pas plus qu'une maison, ne peut exister si les bons n'y sont pas récompensés et les méchants punis 1. » Ce de-
1 Exode, XVIII. 21.
2 De la nature des Dieux.
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voir d'appuyer la justice, et par conséquent de confesser la vérité, est de l'essence même du gouvernement, indépendamment de toutes les constitutions et de toutes les formes politiques. Dieu menaçant le peuple rebelle, leur dit : « Je vous donnerai un roi dans ma fureur et je vous l'ôterai dans ma fureur » Toute l'Écriture est pleine de cette lumière. Mais qu'importe la raison divine et la raison humaine, quand l'ignorance domine? Du sein de la multitude s'élève je ne sais quel brouillard qui obscurcit même les intelligences supérieures, et il se trouve en abondance des sages qui ne verront" plus clair qu'aux lueurs de l'incendie déchaîné. Lorsqu'on étudie ce phénomène, il apparaît si étrange et si terrible qu'il faut bien y reconnaître quelque chose de divin. La colère divine éclate, elle triomphe, elle punit le long mépris de la vérité.
IV
Le libéral avait repris haleine, il reprit son discours. L'on vit bien que ce qu'il venait d'entendre n'avait fait aucune impression sur lui, si même il l'avait entendu. Il ajouta force paroles à celles qu'il avait déjà dites en grande abondance ; rien de nouveau. Ce fut un mélange plus épais d'arguments historiques contre l'histoire, d'arguments bibliques contre la Bible, d'arguments patristiques contre l'histoire, contre la Bible, contre les Pères et contre le sens commun. Il témoigna le même dédain, je devrais dire la même aversion pour les bulles des Souverains Pontifes, se perdit dans les
1 Osée, xiii, fi.
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mêmes emphases et les mêmes vaticinations. Il allégua encore le monde nouveau, l'humanité émancipée, l'Église endormie et prête à se réveiller pour rajeunir ses symboles. Le passé mort, l'avenir radieux, la liberté, l'amour, la démocratie, l'humanité, étaient mêlés làdedans comme les faux brillants que les femmes répandent sur leurs fausses chevelures. Tout cela ne parut pas plus clair ni plus vrai que la première fois. Il s'en aperçut, nous dit que nous nous séparions du monde et de l'Église vivante qui sauraient bien aussi se séparer de nous, nous maudit presque, et enfin nous laissa consternés de sa folie.
Chacun en exprima du chagrin et produisit quelques raisons contre tant d'extravagances. Pour moi, j'eus assurément regret, comme les autres, de voir un si galant homme empêtré dans une si grande erreur. Mais puisqu'enfin il y était, je ne fus pas fâché d'en avoir eu le spectacle et la leçon.
Jusqu'alors je n'avais vu le catholique libéral que mêlé d'ancien catholique intégral, c'est-à-dire « intolérant. » Je n'avais entendu que la thèse officielle, laquelle n'est jamais entière, et prend toujours une physionomie personnelle que le parti peut désavouer. Cet enthousiaste venait de me donner la gnose, en même temps que la thèse extérieure. Je possédais désormais le catholique libéral à fond ; je savais par cœur ses sophismes, ses illusions, ses entêtements, sa tactique. Hélas! et rien de tout cela ne m'était nouveau. Le catholique libéral n'est ni catholique ni libéral. Je veux dire par là, sans douter encore de sa sincérité, qu'il n'a pas plus la notion vraie de la liberté que la notion vraie de l'Église. Catholique libéral tant qu'il voudra !
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Il porte un caractère plus connu, et tous ses traits font également reconnaître un personnage trop fréquent dans l'histoire de l'Église : SECTAIRE, voilà son vrai nom.
V
Cet ennemi n'est pas à dédaigner, quoiqu'il ne soit approvisionné que de chimères. Il y a des chimères que la raison ne doit pas affronter toute seule ; elle serait battue, non par les chimères, mais par la complicité des àmes.
Les âmes sont malades, et d'une terrible maladie : la fatigue et la terreur de la vérité ! Dans les âmes encore chrétiennes, cette maladie se manifeste par une absence d'horreur pour l'hérésie, par une continuelle complai- „ sance envers l'erreur, par un certain goût des piéges qu'elle tend, souvent par une honteuse ardeur à s'y laisser prendre. Le mal n'est pas d'aujourd'hui, il tient au cœur de l'homme. « J'aimais à être pris, » dit saint Augustin. Le P. Faber en a décrit la physionomie politique au temps présent. La sirène libérale cache sa queue de poisson, montre son visage fleuri, et tient la croix à la main. Elle attire aisément sur le bord de l'abime ; elle séduit les yeux, la raison, le cœur. Si l'esprit d'obéissance ne nous garde pas, nous sommes pris. Il faut soigneusement veiller à rester tout un, pour ne pas bientôt se trouver tout autre.
Le chant de la sirène rencontre de dangereux échos. Plusieurs des maximes dites libérales sont spécieuses et plus qu'embarrassantes pour quiconque ne leur oppose pas une contradiction absolue. Or, la foi seule fournit
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ces contradictions absolument victorieuses. Il y a péril, rien qu'à biaiser sur les mots. La trahison des mots achève la ruine des principes dans un esprit secrètement tenté. N'oublions pas que l'hérésie excelle à caresser toutes les faiblesses, et fait flèche de toutes les convoitises. Le catholicisme libéral est un habit de grande commodité : habit de cour, habit d'académie, habit de gloire ; il donne les couleurs de la fierté sans transgresser les conseils de la prudence ; il entre dans l'Église et il est reçu dans tous les palais et même dans toutes les tavernes.
Voilà de grands avantages ; ils semblent à bas prix. Quelques paroles libérales acceptées, quelques paroles « intolérantes » répudiées, moins encore, un hurrah pour celui-ci, un grognement pour celui-là, c'est tout ce qu'il faut ; l'église libérale n'exige point d'autre profession de foi. On prononce les mots sacramentels et l'on a déjà fait beaucoup de chemin. Ce simple déplacement de mots effectue fort vite im immense déplacement d'idées. Vienne un habile avocat qui sache jeter un voile de belles illusions sur les nudités de la conscience désormais intéressée à se tromper, la thèse libérale triomphe. Le vrai se trouve faux, et réciproquement. On se laisse dire, on répète des choses énormes. On ne fait plus difficulté d'admettre que depuis un siècle tout a bien changé, non-seulement sur la terre, mais au ciel ; qu'il y a sur la terre une nouvelle humanité, dans le ciel un Dieu nouveau. Caractère d'hérésie! Formellement ou implicitement, toute hérésie a proféré ce blasphème. Arrêtons ici un moment.
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VI
Plaçons-nous à la porte d'une église ; parmi les fidèles qui viennent d'entendre la messe, rassemblons une cinquantaine d'hommes au hasard, puis remontons à vingt-cinq ou trente ans : nous trouverons que la plupart de ceux que nous venons de réunir, ou n'étaient pas des hommes il y a trente ans, ou erraient en dehors de la vérité. C'est à peu près le cas de tous les vivants. En langage chrétien nous pouvons dire du plus grand nombre des hommes, ou qu'ils ne sont pas même nés, ou qu'ils sont déjà morts et ne servent plus qu'à communiquer la mort.
Cela, cette multitude d'enfants, de larves et de cadavres, c'est l'humanité vieillie et majeure, perfectionnée et parfaite ! Elle est désormais en pleine puissance de raison, de lumière, de justice, capable enfin de se gouverner elle-même. Et si Dieu prétend la gouverner encore, alors ce sera avec plus d'égards que dans le passé, par des lois qu'il lui inspirera directement ou qu'elle saura bien trouver sans lui, et dont, en tout cas, sa vieille Église n'a point le secret.
Les Pères ont bien dit que l'Église est invieillissable, Ecclesia insenescibilis ; mais les Pères eux-mèmes sont vieux et l'Église a vieilli ; elle est caduque. Le SaintEsprit, — qui ne pense plus ce qu'il pensait autrefois, — ne révèle plus à l'Église ce qu'il pense ; elle ne le sait plus ! Donc le Saint-Esprit a changé de voie ; donc le Dieu éternel est devenu autre, comme autre est devenue l'humanité, à qui ses anciennes directions ne peuvent plus servir.
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Le libéralisme catholique adopte implicitement cette vue plus que protestante sur la vitalité des Saintes Écritures, sur leur inspiration et sur leur interprétation par l'Église. Il nous propose d'engloutir ces impertinences, si nous ne voulons voir le genre humain se retirer de nous. Et il donne l'exemple, il se retire. Mais, en se séparant, c'est l'Église qu'il accuse de se séparer. Nouveau trait d'hérétique.
vit
Je ne dis point que les catholiques libéraux sont hérétiques. [1 faudrait premièrement qu'ils voulussent l'être. De beaucoup d'entre eux j'affirme le contraire ; des autres, je ne sais rien, et ce n'est pas à moi de les juger. L'Église prononcera, s'il y a lieu, lorsqu'il sera temps. Mais quelles que soit leurs vertus et quelque bon désir qui les anime, je crois qu'ils nous apportent une hérésie, et l'une des plus carrées que l'on ait vues.
Je ne sais si le monde y échappera. J'en doute. Le libéralisme catholique et l'esprit du monde sont consanguins ; ils vont l'un à l'autre par mille pentes. Dans la vaste cohue des athées, des déistes, des éclectiques, des ignorants, des prétendus chercheurs, il y a bien des consciences faibles qui ne demandent qu'une religion commode, « tolérante. » Dans l'Église même, on rencontrerait sans doute des fatigués, des tentés, des effrayés, qui ne voudraient pas être ouvertement apostats , ni rompre ouvertement avec le monde. Nous voyons en Italie des excommuniés qui s'obstinent à dire la messe, et qui eussent sincèrement protesté si quel-
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qu'un, il y a cinq ou six ans, leur avait annoncé cette chute... L'hérésie, qui ne nie pas tout-à-fait la vérité,
qui n'affirme pas tout-à-fait l'erreur, ouvre un lit à ces eaux vaines ; elles s'y précipitent des deux versants opposés, et ainsi s'enfle le torrent.
VIII
Si l'hérésie déborde, il n'y a qu'un terrain insubmersible, il n'y a qu'un refuge : c'est la PIERRE. TU es Petrus... et non prœvalebunt.
Ce n'est pas, dit l'Évêque de Tulle, une pierre roulante, qui soit aujourd'hui dans un lieu, qui était hier dans un autre, qui sera demain dans un autre. Ce n'est pas non plus une pierre inconsistante, que les hommes puissent tailler à leur guise. La PIERRE a son lieu, sa matière, sa forme, et tout est immuable. La PIERRE ne
se façonne pas elle-même pour le temps, pour être de
« son temps. »
On répète volontiers que l'Église doit être de son temps. C est au moins une niaiserie. L'Église est de son _ temps, en a toujours été, en sera toujours, parce qu'elle
est de tous les temps. Si c'est là ce que l'on veut dire,
on ne fait qu'une dépense de paroles inutiles. Malheureusement, dans la gnose libérale, ces mots insignifiants reçoivent un sens qui fait horreur. L'Église doit être de son temps, même quand le « temps » veut qu'elle ne soit pas ; et, par une conséquence naturelle, Dieu aussi doit être de son temps : c'est-à-dire que Dieu aussi doit couler avec l'heure, et ne recommencer avec elle que si la main de l'homme daigne
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retourner le sablier ! En d'autres termes, il n'a pas d'Église, et l'homme crée Dieu. Ces formules caractérisent l'époque qui les admet. Nous traversons véritablement une orgie de sottise.
Sortons de là ; attachons-nous à l'immuable, pitoyablement nié et insulté.
Pierre est le rocher éternel, et ce rocher préfiguré dans les Saintes Écritures, est la montagne de salut, la montagne où il plaît à Dieu d'habiter. Notre Seigneur s'adressant à Simon et le créant Pierre, lui dit : Tu es, comme il dit de lui-même Sum qui sum. Tu es choisi d'un dessein éternel pour une œuvre éternelle. C'est chose faite. Pierre, Os Christi t, dit éternellement la parole divine; Pierre est éternellement la PIERRE posée de Dieu, la montagne que Dieu se plaît d'habiter. Ainsi Dieu a voulu, ainsi Dieu a fait ; et ce que Dieu a fait ne sera ni défait ni mieux fait.
Or, en quelle qualité Dieu réside-t-il sur cette montagne de sa création, sur ce rocher plus dur et de plus de durée que toute chose terrestre ? En qualité de Roi. Ici le Libéralisme croule absolument.
IX
Jésus-Christ est le roi du monde, il parle au monde par son Prêtre, et les décrets de ce Prêtre, étant l'expression des droits royaux de Jésus-Christ, sont éternels. Ils ne s'appliquent pas à un temps, mais à tous les temps; à une société, mais à toutes les sociétés; à quelques hommes, mais à tous les hommes. Et comme
1 S. Jean Chrysostome.
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ils sont dictés suivant la nature de l'Humanité par le Créateur même de l'Humanité, partout la société humaine en a besoin, partout son instinct les appelle à force de cris, de gémissements, de troubles renaissants, d inénarrables douleurs ; car en dehors de leur empire, rien de bon n'existe, ou rien de bon n'a la plénitude et l'assurance de la vie. C'est pourquoi il n'est point de temps, point de société, point d'homme de qui les fidèles du Christ ne doivent, lorsqu'ils le peuvent, exiger quelque forme d'obéissance aux décrets du prêtre de Jésus-Christ roi du monde.
Les enfants du Christ, les enfants du Roi, sont des rois. Ils forment une société absolument supérieure, qui doit s'emparer de la terre et y régner pour baptiser tous les hommes et les élever à cette même vie surnaturelle, à cette même royauté et à cette même gloire que leur a destinées le Christ. Ils doivent tendre à ce but, parce que la domination universelle du Christ réalisera seule l'universelle liberté, l'universelle égalité, l'universelle fraternité. Car la liberté due à l'homme est d'atteindre sa fin surnaturelle, qui est d'aller au Christ ; et l'on ne vit jamais que la société des disciples du Christ qui reconnût les hommes pour égaux et frères.
La société chrétienne, dans l'état normal, se maintient et s'étend au moyen de deux forces qui doivent être distinctes non séparées, unies non confondues, subordonnées non égales. L'une est la tète, l'autre le bras ; l'une est la parole suprême et souveraine du Pontife, l'autre la puissance sociale.
La société chrétienne étant premièrement et avant tout chrétienne, soumet tout à cette première loi ; et elle met toutes choses en leur place, parce qu'elle met
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d'abord à sa place son seul vrai Seigneur et Maître, Jésus-Christ.
Elle le met à sa place souveraine dans la société, comme tous les fidèles le mettent à sa place souveraine dans les âmes : et de là naissent l'ordre, la liberté, l'unité, la grandeur, la justice, l'empire, la paix.
Ainsi, à travers et malgré les déchirements suscités par les passions de l'infirmité humaine, se forma dans sa variété magnifique cette communauté de l'Europe qu'on put appeler la République ou mème la Famille chrétienne; œuvre merveilleuse, brisée par l'hérésie lorsque la paix intérieure et le progrès des arts lui promettaient la gloire d'étendre au genre humain tout entier le bienfait de la Rédemption. Si l'unité catholique avait été maintenue au xvic siècle, il n'y aurait plus ni infidèles, ni idolâtres, ni esclaves; le genre humain serait chrétien aujourd'hui, et par le nombre et la diversité des nations dans l'unité de la croyance, il échapperait au despotisme universel qui le menace dp, si près.
X
Ces deux pouvoirs unis, distincts et subordonnés, par lesquels la société chrétienne se régit, c'est ce que l'on appelle les deux glaives. Car la parole ne serait rien, si elle ne pouvait être, à certain moment, aussi un glaive. La mansuétude du Christ a voulu deux glaives pour que la répression tombât plus tardive et pût être prévenue.
Le premier glaive, celui qui ne déchire que les ténèbres, demeure au pouvoir patient et infailliblement
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éclairé du Pontife. L'autre, le glaive matériel, est dans la main du représentant de la société, et afin qu'il n'erre pas, il doit obéir au commandement du Pontife. C'est le Pontife qui le fait sortir du fourreau et qui l'y fait rentrer. Son office est de réprimer l'erreur agressive, une fois définie et condamnée, de la lier, de l'abattre; de donner protection à la vérité, soit qu'elle ait besoin de se défendre, soit qu'elle se trouve dans la nécessité d'attaquer à son tour. La main séculière doit faire passage à la vérité, assurer la liberté de ses enseignements, garder au loin la vie de ses ambassadeurs et de ses disciples. Il a été dit aux Apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations ; baptisez-les. » Il nous est ordonné à tous de prier pour que le règne de Dieu arrive : Adveniat regnum tuum. Jésus-Christ n'a rien commandé d'injuste. Ce commandement implique le devoir à tous les peuples de recevoir les envoyés du Christ, et donne à la société chrétienne au moins le droit de protéger leurs jours. C'est assez qu'ils supportent l'exil, la faim, les travaux, les mépris, qu'ils meurent de misère, qu'ils soient dévorés par les bêtes féroces ; la république chrétienne a bien le droit d'exiger qu'ils ne rencontrent pas encore le bourreau, et que leurs néophytes , étant entrés dans la famille, soient sacrés comme eux. Tels sont les emplois de la force obéissante au commandement du Pontife. Il lui appartient de procurer l'accomplissement de cet ordre divin donné à Pierre déjà investi du principat : « Lève-toi, tue et mange. » C'est-à-dire, suivant l'interprétation des Pères : Tue l'erreur, qui est la mort, et transforme-la en ta lumière, qui est la vie.
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XI
Quand nous disons ces choses, la libre pensée crie au théocrate, comme elle crierait à l'assassin. Elle prend de feintes épouvantes qui nous effrayent nous-mêmes beaucoup plus qu'elle n'est effrayée. Par ce moyen elle exalte la prudence jusqu'au délire, jusqu'à la trahison de la vérité ; elle empêche la revendication et même l'expression la plus légitime et la plus nécessaire du droit chrétien.
Assurément la prudence n'est que trop motivée. Quand les libres-penseurs affectent de trembler, ils s'estiment dispensés de raison et de justice, et l'Église peut s'attendre à la persécution. Le catholique libéral ne néglige pas de toucher cette corde sensible : « Allezvous prêcher la théocratie? Voulez-vous nous faire lapider ? » Cependant, parce que nos adversaires sont irrémédiablement injustes, faut-il que nous devenions absolument lâches, et la première condition de la liberté où ils nous convient est-elle de ne plus voir, de ne plus savoir, de ne plus parler, de ne plus penser ? Bravons la fourberie des mots, et que les valets et les servantes du prétoire où la libre pensée prétend juger le Christ, ne nous fassent pas dire : « Je ne connais point cet homme ! » Nous devons obéissance à l'Église dans les limites qu'elle a elle-même posées, et qui sont d'ailleurs assez larges pour que la révolte et l'orgueil n'y manquent pas d'air. Si cette obéissance est la théocratie, ceux qui en ont peur sincèrement n'ont pas assez peur d'autre chose. Dans la vie publique comme dans la vie privée, il n'y a qu'un moyen d'échapper au règne du
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diable, c'est de se soumettre au règne de Dieu. Nous avons derrière nous, dans l'histoire, jusqu'aux portes du présent, et dans le présent même, assez d'exemples de l'emploi que l'autocratie humaine sait faire des deux glaives. Il ne faudrait pas chercher longtemps sur la terre pour trouver le peuple qui gagnerait tout, et premièrement la vie, si le Vicaire de Jésus-Christ, le Roi spirituel, pouvait dire au roi temporel : « Remets ton glaive au fourreau. »
XII
Le chrétien est prêtre, le chrétien est roi, et il est fait pour une gloire plus haute. Dieu doit régner en nous, Dieu doit régner par nous, afin que nous méritions de régner avec Dieu. Voilà des règles de foi que nous ne pouvons pas écarter de nos règlements de vie politique. Notre rang est sublime, notre dignité est divine; nous ne pouvons pas abdiquer la destinée présente, nous n'en pouvons pas décliner les devoirs trèsaugustes et très-pressants, — devoirs d'ordre particulier et d'ordre public, — sans abdiquer du même coup la dignité future. Nous n'avons la richesse, la force, la liberté, la vie, nous n'avons rien au monde pour nous seulement : à tout don qui nous est fait incombe le devoir de .protéger dans leur âme et dans leur corps la multitude de nos frères faibles et ignorants. Or, la grande protection due aux faibles est d'établir des lois qui leur facilitent la connaissance de Dieu et la communication de Dieu. Nous serons examinés et jugés là-dessus, et nul chrétien ne peut croire qu'au jour où il lui sera
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demandé compte des petits abandonnés avec mépris ou défendus sans constance et sans amour, il se justifiera par la réponse de Caïn : Num custos fratris mei sum ego ?
XIJr
Que signifie l'argument de la liberté humaine, qui revient sans cesse par mille chemins tortueux et couverts dans les thèses du catholicisme libéral ? L'homme a la faculté de faire le mal et de ne pas faire le bien. Qui l'ignore et qui le conteste ? Mais la folie est étrange de conclure que Dieu, laissant à l'homme cette faculté, lui donne l'exemple et le modèle de l'indifférence entre la vérité et l'erreur, entre le mal et le bien. La moindre réflexion nous montre l'abondance des divins et miséricordieux obstacles dont Dieu a entouré l'exercice mauvais du pouvoir de choisir et de s'abstenir. Il nous ôte la ressource du néant et ne nous donne à décider qu'entre deux éternités. S'abstenir c'est avoir choisi. Voilà ce que l'on appelle avec tant d'emphase la liberté humaine !
Ce misérable quiproquo est la base sur laquelle toute la doctrine libérale est édifiée. Non, il n'y a point de liberté humaine dans ce sens périlleux ; Dieu n'a point fait ce dangereux présent à des êtres faillibles. Dieu seul est libre. Il nous a donné le libre arbitre, point la liberté.
Ce que nous avons vraiment la liberté de faire, c'est ce que nous pouvons faire impunément en présence de la justice parfaite. Eh bien, pouvons-nous impunément ne point obéir à Dieu, ne le point servir, ne point pro-
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curer autant qu'il est en nous que Dieu soit obéi et servi? Pouvons-nous impunément ne point écouter l'Église ?
Ce sont là les termes vrais de la question. Tout effort pour l'éluder, de quelque applaudissement qu'il soit suivi, n'est que la vaine preuve d'une vaine dextérité.
A l'occasion de l'Encyclique Quanta cura, l'on a vu multiplier ces jeux frivoles. Diverses explications de l'Encyclique, plus ou moins respectueuses dans les formes, la réduisaient au fond à peu de chose, pour ne pas dire à rien. Cela fut très-goùté. Au bout d'une année, ce sont ces explications qui paraissent peu de chose, qui ne sont rien. Nous y avons lu que l'Encyclique ne contient absolument « que la condamnation nécessaire et légitime de la liberté illimitée. »
L'Encyclique ne s'occupe pas de la liberté illimitée, qui est une folie et une hérésie contre les gouvernements, dont les gouvernements savent fort bien se défendre ; elle avertit les catholiques du péril dans lequel ils mettraient leurs frères et eux-mêmes, en préconisant, au mépris des enseignements de l'Église, certaines affirmations téméraires qu'elle qualifie en bloc la liberté de perdition, libertatem perditionis. L'Encyclique en trace une esquisse, le Syllabus en précise les trop reconnaissables traits. Il est clair que les notes données aux délires de l'indifférentisme, de l'incrédulité ou de l'hérésie caractérisée regardent peu les fidèles. Mais si l'on veut scruter les erreurs signalées comme contraires aux droits de l'Église, à son pouvoir, à l'obéissance qui lui est due, on connaîtra la « liberté de perdition. »
Et celle-là, les puissances séculières ne la combattent point comme la démence de la liberté illimitée ; mais
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au contraire elles la favorisent et même elles l'imposent. Leur instinct ne les trompe pas ! Tout ce qui émancipe l'homme du pouvoir de Dieu, le précipite sous les pouvoirs de ce monde ; la barrière qu'il franchit en bravant les défenses divines, est toujours la barrière de l'Éden.
XIV
Étant donc dans cette situation en face de Dieu et de l'Église, je nie au chrétien, lui qui doit obéir, le droit de déléguer la désobéissance. Je lui nie le droit, nonseulement de créer, mais même d'accepter sans protestation un pouvoir qui se constituerait indépendant de Dieu.
Le libéralisme catholique nie que le pouvoir puisse être chrétien ; je nie qu'il puisse impunément ne l'être pas et que nous puissions impunément nous dispenser de faire tout ce que la religion commande et approuve pour le maintenir chrétien ou l'obliger à le devenir.
Le pouvoir non chrétien, n'cùt-il aucune autre religion, c'est le mal, c'est le diable, c'est la théocratie à l'envers. Si nous sommes forcés de subir ce malheur et cette honte, le malheur et la honte seront plus grands encore pour le monde que pour nous. Nous nous en tirerons par la grâce de Dieu, et seuls nous en pourrons tirer le monde. Mais provoquer, fabriquer de nos mains un gouvernement athée par principe, donner le sacre à cette chose absurde et vile, ce serait trahison envers le genre humain. L'humanité nous en demanderait compte devant Dieu. Elle nous accuserait d'avoir éteint la
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lampe, d'avoir été les complices des ténèbres où siégeait la mort.
Il me semble entendre Tertullien, s'adressant au chrétien fabricateur d'idoles : « Peux-tu prêcher un seul Dieu, toi qui en fais tant d'autres? prêcher le Dieu vrai, toi qui en fais de menteurs? — Je les fais, diras-tu, je ne les adore pas. — Même est la raison qui défend de les adorer, même la raison qui défend de les fabriquer : c'est, des deux côtés, l'offense à Dieu. Mais tu les adores, toi par qui l'on peut les adorer. Tu les adores et tu leur sacrifies la vie de ton âme ; tu leur immoles ton génie, tu leur offres en libation tes sueurs ; pour eux tu allumes le flambeau de ta pensée. Tu leur es plus qu'un prêtre, car c'est par toi qu'ils ont des prêtres, et c'est ton travail qui fait leur divinité1 ! »
XV
Il est vrai, le Libéralisme annonce le contraire. La lampe, dit-il, brillera davantage, et c'est alors qu'elle percera les ténèbres. Dès que nous serons catholiques nuancés, catholiques modifiés, enfin catholiques nouveaux, aussitôt nous convertirons le monde. Là-dessus, les catholiques libéraux sont inépuisables. Cette illusion console leur esprit des défaillances de leur cœur ; ils la caressent, et l'éloquence qu'ils déploient révèle bien les violences de l'appétit d'Esau et la force de sa passion pour les lentilles. Malheureusement le séduisant tableau des conquêtes que la religion devra faire moyen-
I De Idololatria, VI.
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nant le concours de l'esprit libéral, est gâté par un souvenir difficile à oublier.
Au commencement de l'Évangile selon saint Matthieu, le Tentateur s'approche de Jésus retiré dans le désert, et s'apercevant que la faim le tourmente, il lui dit : « Commandez que ces pierres se changent en pain. » Jésus lui répond : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Alors le Tentateur le transporte sur le sommet du Temple et lui dit : « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas, car il est écrit que les anges veilleront sur vous, vous soutiendront de leurs mains et empêcheront que votre pied ne heurte contre la pierre. » Jésus lui répond : « Il est écrit aussi : Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. » Le Tentateur fait un dernier effort, et livre son secret. Il transporte le Sauveur sur une haute montagne, et par un prestige, il lui fait voir tous les royaumes du monde et toute leur gloire. — « Je vous donnerai, dit-il, tout cela, si, vous prosternant, vous m'adorez. » Jésus lui répond : « Va-t-en. Il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul. » Satan se retira, et en même temps les anges s'approchèrent, et ils servirent Jésus
Le Libéralisme renouvelle cette scène : l'Église est pauvre, elle a faim : que l'Église soit libérale, elle sera riche, les pierres se changeront en pain ! Mais la faim qui tourmente l'Église comme elle tourmentait Jésus, c'est la charité. L'Église a faim de nourrir les âmes languissantes. Le pain qu'elle veut leur distribuer, le pain
1 Matth., iv.
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qui les rendra fortes, c'est la parole sortie de la bouche de Dieu, c'est la Vérité. Le Libéralisme lui dit : Si vous êtes de Dieu, si vous avez la parole de Dieu, vous ne risquez rien de quitter le sommet du Temple : jetezvous en bas, allez à la foule qui ne vient plus à vous, dépouillez ce qui lui déplaît en vous, dites-lui des paroles qu'elle aime d'entendre, et vous la reconquerrez ; car Dieu est avec vous ! Mais les paroles que la foule aime d'entendre ne sont pas les paroles sorties de la bouche de Dieu, et il est toujours défendu de tenter le Seigneur.
Enfin, le Libéralisme prononce son dernier mot : Je tiens le monde et je vous donnerai le monde...
Mais il fait toujours la même condition : Si cadens adoraveris me. Descendez, tombez, prosternez-vous dans l'égalité de ceux qui n'ont point de Dieu, et suivez les gens de bien que je préposerai à votre conduite après qu'ils auront juré de ne franchir jamais le seuil d'un lieu de prière : alors vous verrez comme le monde vous honorera et vous écoutera, et comme Jérusalem renaitra plus belle !
« Le roi du néant, disait saint Grégoire VII, promet de remplir nos mains. Ainsi, des princes de la terre, qui ne sont pas même assurés d'un jour, osent parler au Vicaire de Jésus-Christ. Ils lui disent : Nous vous donnerons la puissance, l'honneur, tous les biens, si vous reconnaissez notre suprématie, si vous faites de nous votre Dieu ; si, tombant à nos pieds, vous nous adorez. »
Que de fois cette séduction a été essayée ! Aux Papes qu'il a persécutés, Frédéric d'Allemagne promettait un vaste développement de la Foi; Cavour crut prendre
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Pie IX à ce mirage ; le Parlement de Florence multipliant les insultes et les rapines, tient le même discours, mélange de dérision et de stupidité. Personne ne varie sur les conditions : Sortir du camp d'Israël, quitter ce stérile rocher de Rome, fermer l'oreille aux redites de cette Arche sainte qui ne rend jamais des oracles nouveaux ; enfin, tomber, adorer le Menteur et le croire uniquement !
XVI
Chose horrible, et aussi niaise qu'horrible : c'est au peuple du Christ que l'on propose d'accepter, de choisir pour chefs civils des ignorants qui ne savent pas que Jésus-Christ est Dieu, ou des vauriens qui le savent et qui s'engagent à gouverner comme s'ils l'ignoraient. Et l'on promet des bénédictions divines à des hommes, à des sociétés capables de cette folie et de cette bassesse ! Ce n'est pas ce que leur annonce l'Esprit-Saint. Les enfants d'Israël s'étant consacrés à Belphégor, Dieu dit à Moïse : « Prends tous les chefs du peuple, et pends« les à des potences, en plein jour, afin que ma fureur « ne tombe point sur Israël '. » Voilà une note à mettre dans le dossier de la liberté des cultes. Il est dit ailleurs que « la justice élève les nations et que le péché rend les peuples misérables2. » Que fait le Libéralisme de cet oracle ? Le déclare-t-il abrogé, ou veut-il prétendre que la justice dont il est ici question est l'art impraticable de tenir la balance exacte entre Jésus, Luther,
1 Nombres, xxv, 4.
* Prov., xiv.
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Mahomet et Joë Smith, entre Dieu et Bélial ? Jésus ne veut point d'un pareil équilibre : « Qui n'est pas pour moi est contre moi 1. »
« Sachez, empereur, écrivait saint Grégoire-le-Grand, sachez que la puissance vous est accordée d'en-haut, afin que la vertu soit aidée, que les voies du ciel soient élargies, et que l'empire de la terre serve l'empire du ciel. » C'est la traduction de Bossuet.
Mais il s'agit bien de ces vieux dictons, de ces vieilles idées divines ! D'abord, le monde a changé, et enfin, il faut suivre le courant.
XVII
« Suivre le courant, » c'est à quoi se résument ces fameuses inventions et ces grandes fiertés du libéralisme catholique.
Et pourquoi donc suivre le courant? Nous sommes nés, nous sommes baptisés, nous sommes sacrés pour remonter le courant. Ce courant d'ignorance et de félonie de la créature, ce courant de mensonge et de péché, ce courant de boue qui porte à la perdition, nous devons le remonter et travailler à le tarir. Nous n'avons pas d'autre affaire au monde.
Notre histoire est le récit du triomphe de Dieu par la vérité désarmée de toute politique humaine à l'égard des princes et à l'égard du monde. Les païens étaient libéraux. Ils ont beaucoup voulu s'arranger avec l'Église. Ils ne lui demandaient que d'avilir un peu son Christ et de le faire descendre au rang de particulier
1 Matth., XII, 3.
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divin. Alors le culte aurait été libre ; Jésus aurait eu des temples comme Orphée et comme Esculape, et les païens eux-mêmes, reconnaissant sa philosophie supérieure, l'auraient adoré.
En négociant cet accommodement, et pour aider à la transaction, le pouvoir public, poussé par les philosophes, les gens de lettres, les juifs, les astrologues et les apostats, persécutait les chrétiens. Il arrivait, dans les provinces, que la persécution prenait d'un coup de filet une Église entière. L'évêque, le clergé, les fidèles, les enfants, les néophytes étaient là devant le proconsul. Fréquemment le proconsul les conjurait de le mettre à même de les acquitter ; il ne leur demandait qu'un signe. Ces chrétiens ne délibéraient pas, ne se disaient pas : Que deviendra l'Église et qui servira Dieu si nous mourons? Ils confessaient le Dieu unique et ils mouraient. C'est ainsi qu'ils ont fait tomber le fer des mains du bourreau, ôté le glaive des mains de l'Empereur, et arraché le genre humain de l'abîme. Mais ce qu'ils avaient affirmé persécutés, ils ne l'ont pas renié vainqueurs. Ils avaient affirmé la royauté du Christ, ils l'ont établie, et la croix du Labarum a dominé la couronne impériale.
Le Déchu , le grand artisan d'hérésie s'appelle Satan, Adversarius; l'adversaire du juste, du vrai, du bien ; et ce qu'il propose, est ce qu'il ne faut pas accepter. Comme il proposait jadis l'absorption, dans le même but, par des moyens analogues, par les mêmes organes ennemis et trompeurs, tantôt menaçant, tantôt séduisant, il propose maintenant la séparation. Il disait aux premiers chrétiens : Abdiquez la liberté, entrez dans l'empire. Il nous dit aujourd'hui : Sortez de l'em-
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pire, entrez dans la liberté. Jadis : Unissez-vous; aujourd'hui : Séparez-vous. Jadis, une union qui eût avili l'Église; aujourd'hui, une séparation qui avilirait la société. Ni cette union ne convenait alors, parce qu'elle eût été l'absorption, ni cette séparation ne serait bonne aujourd'hui, parce qu'elle serait la répudiation. L'Église ne répudie pas la société humaine et ne veut pas en être répudiée. Elle n'a pas abaissé sa dignité, elle n'abdiquera pas son droit, c'est-à-dire, au fond sa liberté royale. Il est de l'intérêt de l' Adversaire, non de l'intérêt de l'Église et de la société chrétienne d'ôter la croix à la couronne et d'ôter la couronne à la croix.
XVIII
Les chrétiens ont pris à la société païenne ses armes et ses temples pour les transformer, non pour les détruire. Du temple, ils ont expulsé l'idole ; à la force, ils ont imposé le droite Cette folle pensée d'anéantir la force ne leur est pas même venue. La force se laisse déplacer, se laisse discipliner, se laisse sanctifier : qui se flattera de l'anéantir, et pourquoi donc l'anéantir? Elle est une très-bonne chose ; elle est un don de Dieu, un caractère de Dieu. Ego sum fortissimus Deus patris tui.
Comme le droit est par lui-même une force, la force par elle-même peut être un droit. Le genre humain et l'Église reconnaissent un droit de la guerre. De ce fer qu'il ôtait à la force barbare, le christianisme a fait des cuirasses pour les faibles, de nobles épées dont il a armé le droit. La force aux mains de l'Église est la force du droit, et nous ne voulons pas que le droit demeure
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sans force. La force à sa place et faisant son office, voilà l'état régulier.
Parce que dans le monde présent la force n'est pas partout à sa place, c'est-à-dire à la disposition de l'Église ; parce que loin de servir le droit, elle abuse contre le droit, conclurons-nous avec les illuminés qui décrètent, les uns l'anéantissement de la force, les autres que le droit suprême n'aura plus jamais la force en main, de peur qu'il ne vienne à gêner la liberté qui veut détruire la vérité?
Il faudrait, au contraire, donner avec joie tout notre sang pour remettre la force dans son rôle légitime, pour l'attacher au seul service du droit.
La force doit protéger, affermir, venger le plus grand, le plus illustre, le plus nécessaire droit de l'homme, qui est de connaître et de servir Dieu ; elle doit mettre l'Église à même de dispenser ce droit à tout homme sur la terre. N'abandonnons pas cette vérité que le catholicisme libéral*jette et noie dans le courant, avec tant d'autres.
XIX
Elle est indigne, cette suggestion de suivre le courant; elle révolte même le simple honneur humain, et c'est un trait de ce temps-ci qu'on la puisse tenter sur des hommes qui ont été marqués du saint chrême ! Imaginons qu'un roi renversé du trône, seul et dernier espoir de la patrie conquise, vient tout à coup déclarer qu'il s'estime justement détrôné et qu'il n'aspire qu'à jouir de ses biens particuliers, suivant le droit commun, sous la protection des déprédateurs de son peuple :
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voyez-vous l'immense avilissement de ce malheureux ! Cependant ce ne serait rien en comparaison de ce que l'on nous propose.
Ce roi imaginaire ferait une ignominie gratuite. On ne le voudrait pas croire. Ceux à qui il offrirait de vendre ses droits et son honneur lui diraient : Allons donc ! Tu es roi...
Nous ferions pire, et par cette raison l'on nous croirait moins encore. J'ajoute que l'on aurait grandement raison de ne nous croire pas. Comme autrefois parmi les jureurs de la constitution civile du clergé, il y aurait parmi nous des repentants et des rétractants. Or, les catholiques qui demeureraient ou redeviendraient simplement catholiques, feraient douter de la sincérité de ceux qui voudraient rester libéraux. Quel parti prendraient ces derniers, entre les orthodoxes qui leur jetteraient l'anathème et les incrédules qui leur réclameraient des garanties ? Voilà une éventualité certaine dont ils doivent se préoccuper. Si les catholiques libéraux se rattachent au groupe fidèle, s'ils se soumettent à l'enseignement de l'Église qui affirme ses droits sur le monde, ils n'ont rien fait. S'ils fournissent les garanties qu'on exige d'eux dans l'autre camp, ils se séparent, ils trouvent bon que la liberté impose silence aux dissidents, ils donnent les mains à la persécution, ils sont du même coup apostats de l'Église et apostats de la liberté.
Ils peuvent compter qu'ils n'échapperont pas à l'un ou à l'autre de ces termes :
Libéraux pénitents, — ou catholiques impénitents.
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XX
Je fais une hypothèse. J'admets que nous suivions tous le courant. Je dis tous, sauf le Pape, car l'hypothèse ne peut aller jusque-là. Qu'en résulterait-il? Il y aurait une force de moins sur la terre. Quelle force? Ah ! ce ne serait point la force barbare, ni la force brutale...
La force qu'il y aurait de moins sur la terre serait cette force par laquelle il a plu à Dieu jusqu'ici de vaincre le monde, et le monde jusqu'ici est encore vaincu. Dieu triomphe par un petit nombre de fidèles ; ce petit nombre, pusillus grex, à qui il est dit, comme au commencement : « Ne craignez point ; » ce petit nombre qui est appelé le sel de la terre. Si le sel s'affadit, avec quoi sale7-a-t-oîi ?
0 sagesse prophétique de la parole divine ! le grain de sable est la sentinelle de Dieu sur le bord de l'Océan, et lui dit : Non amplius ! Le grain de sel est la vigueur des montagnes et la fécondité des vastes prairies.
Nous nous tournons vers le Crucifié de Jérusalem, vers le Crucifié de Rome, vers sa vérité abandonnée et trahie; nous lui disons : Je te crois, je t'adore et je veux bien être foulé aux pieds comme toi, tourné en dérision comme toi; je veux bien mourir avec toi!... Nous disons cela, et le monde est vaincu.
Il ne sera jamais vaincu autrement, jamais nous ne lui arracherons autrement ses armes, dans le but de les transfigurer et de les sanctifier en nous en servant pour éteindre toute voix de blasphème et aplanir tout obstacle entre les petits de ce monde et l'éternelle vérité.
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Car il faut que tout homme sache et prononce ces paroles, ce Credo qui seul peut délivrer le monde, cet adveniat qui sollicite l'éternelle paix.
XXI
La première parole de grande liberté qui ait été prononcée d'une bouche mortelle, le premier acte de grande liberté que le genre humain ait vu accomplir, ce fut quand ces deux pauvres juifs, Pierre et Jean, proclamèrent le devoir d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, et continuèrent de répandre l'enseignement que l'erreur et la persécution, sous des masques de justice et de prudence, voulaient supprimer 1. Qui suit cet exemple est libre, libre des faux juges, libre des faux sages ; il entre dans la cité imprenable ; sa pensée, délivrée des basses terreurs, est soustraite à l'empire de la mort; il met à couvert de l'esclavage tous ceux qu'il peut persuader.
Mais il faut observer deux choses.
Premièrement, cet acte de liberté que font les apôtres envers les puissances de la terre, est en même temps un grand hommage de soumission qu'ils font envers Dieu, et ils ne sont si forts contre le monde que parce qu'ils obéissent à Dieu.
Dans un discours tenu au congrès de Malines, discours éloquent, très-célèbre parmi les catholiques libéraux, on fait remonter la liberté de conscience à ce premier et fameux non possumus, on dit qu'elle y fut créée et promulguée. — Mais tout au contraire, selon la remarque
1 Act. Apost., IV, 19-20.
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d'un publiciste anglais 1, c'est ce jour-là, c'est par ce non possumus que la conscience humaine connut et accepta le frein d'une loi immuable. Ce n'était pas un principe de liberté libérale que saint Pierre évoquait : il proclamait le devoir impérissable, irrévocable, imposé de Dieu qui l'obligeait de prêcher la Révélation. Il n'annonçait donc pas au monde l'émancipation libérale de la conscience : il chargeait au contraire la conscience du glorieux poids de rendre témoignage à la vérité ; il l'émancipait des hommes, non pas de Dieu. Saint Pierre pouvait demander aux païens, de la part de Dieu, la liberté pour les chrétiens ; il ne donnait ni ne rêvait de donner aux chrétiens la licence d'élever l'erreur au niveau de la vérité, de telle sorte qu'elles dussent un jour traiter d'égale à égale, et que la vérité considérât l'erreur comme souveraine de droit divin en tel lieu, pourvu qu'elle fût elle-même souveraine ou tolérée en un autre lieu. Et quelles réponses alors cette vérité humiliée et diminuée saurait-elle faire aux sophismes sans nombre de l'erreur?
Secondement, cette vérité de délivrance, cette vérité unique, l'Église seule a mission de l'enseigner et elle n'en persuade que les âmes remplies de Jésus-Christ.
Où Jésus-Christ n'est point connu, l'homme obéit à l'homme et lui obéit absolument. Où la connaissance de Jésus-Christ s'efface, la vérité baisse, la liberté subit une éclipse, la vieille tyrannie reprend et étend ses anciennes frontières. Quand l'Église ne pourra plus enseigner Jésus-Christ tout entier, quand les peuples ne compren-
1 Les Rapports du Christianisme avvc la Société civile, par Édouard Lucas, discours prononcé à l'Académie catholique de Londres, et publié par mur Manning.
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dront plus qu'il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, quand il ne s'élèvera plus de voix pour confesser la vérité sans déguisement et sans amoindrissement, alors la liberté aura quitté la terre et l'histoire humaine finira.
Néanmoins, tant qu'il restera un seul homme de foi parfaite, celui-là sera libre du joug universel, aura dans ses mains ses destinées et celles du monde. Le monde n'existera plus que pour la sanctification de ce dernier. Et si ce dernier aussi apostasiait, s'il disait à l'Antéchrist, non qu'il a raison de persécuter Dieu, mais seulement qu'il lui est permis de ne pas employer sa force à faire régner Dieu, ce serait sa sentence et celle du monde que prononcerait l'apostat. La terre ne donnant plus à la vérité divine la confession et l'adoration qu'elle lui doit, Dieu retirerait son soleil. Privé du contre-poids de l'obéissance et de la prière, le blasphème ne monterait pas au ciel, il périrait aussitôt. De luimême il retomberait dans le puits de l'abîme.
XXII
Mais le dernier mot de l'Église militante ne sera pas une parole d'apostasie. Je me représente le dernier chrétien en face du suprème Antéchrist, à la fin de ces jours terribles, quand l'insolence de l'homme se sera stupidement réjouie d'avoir vu les étoiles tomber des cieux. On l'amène lié, à travers les huées de cette boue de Caïn et de Judas qui s'appellera encore l'espèce humaine. — Et ce sera l'espèce humaine en effet, l'espèce humaine parvenue au comble de la science, descendue au dernier degré de l'abjection.
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Les anges saluent l'astre qui n'est pas tombé, l'Antechrist contemple le seul vivant qui refuse d'adorer le mensonge et de dire que le Mal est le Bien. Il espère encore le séduire ; il demande à ce chrétien comment il veut être traité. Que penserons-nous que le chrétien réponde, et que peut-il répondre, sinon qu'on le traite en roi ? Dernier fidèle, dernier prêtre, c'est lui qui est le Roi. Il a tout l'héritage d'Abraham, tout l'héritage du Christ. Dans ses mains enchaînées, il tient les clefs qui ouvrent la vie éternelle ; il peut donner le baptême, il peut donner le pardon, il peut donner l'Eucharistie ; l'autre ne peut donner que la mort. Il est Roi ! Et je défie bien l'Antéchrist avec toute sa puissance, de ne pas le traiter en roi, puisqu'enfin le cachot lui est aussi un empire et le gibet un trône.
A qui ferait aux catholiques la même question, les catholiques doivent la même réponse. Le libéralisme moderne veut que les enfants de l'Église lui donnent un sacre et il leur parle comme le roi sarrazin parlait à Louis de France : — « Si tu veux vivre, fais-moi chevalier. »
Le saint captif lui répondit : — « Fais-toi chrétien. »
XXIII
Deux puissances vivent et sont en lutte dans le monde moderne : la Révélation et la Révolution. Ces deux puissances se nient réciproquement, voilà le fond des choses.
La lutte a donné naissance à trois partis :
1" Le parti de la Révélation, ou parti du Christia-
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nisme : Le parti Catholique en est la tête, si élevée audessus des ignorances et des bassesses contemporaines, qu'elle semble n'avoir pas de corps; mais cependant ce corps, souvent presque invisible, existe, et il est même le plus réellement puissant qui soit sur la terre, parce que, indépendamment du nombre, il est le seul qui possède véritablement cette force incomparable et surhumaine qu'on appelle la Foi.
2° Le parti Révolutionnaire : Les écoles dites libérales n'en sont que les masques indécis et la parole changeante et hypocrite.
3° Le Tiers-Parti : Il prétend tenir des deux autres et se croit de force à les concilier. Le Tiers-Parti se nomme l'Éclectisme et il est la Confusion, c'est-à-dire l'Impuissance.
Par cela même que le Tiers-Parti adopte la Révolution, il nie le Christianisme, dont la Révolution est la contradiction absolue et la négation formelle. Par cela même que le parti Catholique est l'affirmation de la vérité chrétienne, il nie la Révolution qui est le mensonge anti-chrétien ; il nie le Libéralisme et l'Éclectisme, qui ne sont, chez la plupart, que l'hypocrisie de ce mensonge, et chez un certain nombre que le résultat de ses séductions. Le parti Catholique les nie. Nous les nions comme nos pères ont nié l'idolâtrie, l'hérésie et le schisme; nous les nions, dussions-nous périr. Et nous savons que si nous périssons en ce combat nous ne serons pas vaincus.
C'est sous le drapeau du Tiers-Parti, dans la confusion, dans l'impuissance que le Libéralisme catholique expose ses combinaisons prétendues conciliatrices, partout mal accueillies, fréquemment repoussées avec
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dérision. Les catholiques, qui ont leur conception dogmatique et leur pratique historique de la liberté, ne veulent pas de ses systèmes compliqués et louches à tant d'égards ; les révolutionnaires, les libéraux et les éclectiques, qui prétendent avoir leur christianisme, renvoient le Tiers-Parti à son église, dont il n'a pas secoué le joug. Ils lui rappellent que son église ne l'avoue pas, que même elle l'avertit de prendre garde. Ils lui signifient que son église n'est pas la leur : dans leur église à eux, les chrétiens ne peuvent entrer que par la porte de l'apostasie.
XXIV
On est attristé de voir des hommes d'un grand mérite et qui ont rendu de grands services, s'efforcer de faire pénétrer chez les catholiques des doctrines que ceux-ci repoussent comme attentatoires aux droits et à la dignité de l'Église, tandis que les adversaires et les ennemis de l'Église les rejettent comme encore trop imprégnées de l'esprit chrétien. Leurs formules, inspirées par cet esprit de compromis qui confond toutes les limites, rencontrent partout le même sort malheureux. Ils parlent de l'indépendance de l'Église : ce mot seul est de trop pour les révolutionnaires, on leur enjoint de l'effacer ; et en même temps, d'un autre côté, comme ils parlent aussi de l'indépendance de l'État, les catholiques observent que sous le couvert de ce mot, par la force des choses, ils subordonnent la société religieuse au pouvoir civil et font dépendre l'existence matérielle du christianisme de la bienveillance de ses ennemis, lesquels, en toute circonstance, se montrent non-seule-
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ment indifférents mais hostiles, non-seulement hostiles mais furieux. Il s'agit toujours de concilier l'inconciliable, d'obtenir pour l'Église une grâce qu'on ne veut point lui accorder, de soumettre l'Église à des conditions de grâce qu'elle ne saurait supporter. Nulle richesse d'éloquence ne peut dissimuler longtemps ce fond d'incurable misère, nulles paroles dans aucune langue n'ont une élasticité qui puisse mettre d'accord et retenir ensemble de pareilles contradictions. Libre coopération, indépendance réciproque des deux pouvoirs, etc. Que signifient ces sonorités? Que tirer pratiquement de la « libre coopération » de l'âme et du corps, de « l'indépendance réciproque » de la matière et de l'esprit?
Il y a des mots plus malheureux, parce qu'ils ont une portée plus nette. L'invitation faite à l'Église de renoncer au privilège est un de ces mots qui blessent le sens catholique.
En effet, l'Église a une constitution divine, elle vit de son droit propre, et non de privilége. Qui donc lui aurait accordé un privilége qui ne lui appartînt pas de nature? L'État? Mais alors la société civile est donc supérieure à la société religieuse et peut légitimement lui reprendre ce qu'elle lui a bénévolement octroyé? L'histoire, d'accord avec le bon sens chrétien, condamne la fausse vue que trahit ce langage. L'Église n'a pas été faite par l'État : c'est elle au contraire qui a fait l'État et la société ; et ni l'État ni la société n'ont octroyé à l'Église des priviléges : ils lui ont reconnu une manière d'être antérieure à leur propre existence, un droit qui ne relève d'eux en aucune sorte et qu'ils ne peuvent modifier que par un abus contre lequel l'intérêt publie l'oblige de protester.
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Nous ne pouvons partager l'ignorance où l'ingratitude révolutionnaire prend soin de s'enfermer. Nous savons que l'Église a grandi malgré la puissance païenne, qu'elle a changé l'assiette du monde, qu'elle est, en un mot, la mère et l'institutrice des États chrétiens, et que la supériorité de leur civilisation est due à ses principes et en dépend toujours. Nous savons aussi que l'Église n'a pu accomplir ce grand ouvrage, ne l'a pu défendre et ne le pourra maintenir qu'au moyen de cette constitution propre qui lui a été donnée de Dieu pour agir dans le monde en sa double qualité de Mère et de Reine, également maîtresse du genre humain par l'amour, par la lumière et par l'autorité. Et nous attribuerons aujourd'hui aux écoulements déjà si restreints de cette suprématie maternelle et royale, le caractère flétrissant de privilèges, de concession humaine qu'il faut enfin abdiquer ! L'Église a moins encore le droit de les abdiquer que la société le droit de les suspendre, car il ne lui est pas donné de se méprendre sur la source d'où ils viennent et sur le but qu'ils doivent réaliser. En présence de l'État incrédule ou hérétique, elle saura subir la privation temporaire de l'exercice de sa prérogative divine ; elle ne peut proclamer qu'elle en fait l'abandon, qu'elle rejette comme mauvais ou superflu ce qui lui a été, non-seulement conféré, mais imposé de Dieu pour le bien du monde. Quand l'Église conclut un concordat, elle ne traite pas en subordonnée, mais en supérieure ; c'est elle qui concède ; elle ne reçoit pas des priviléges, elle en accorde. Elle les accorde à regret, car si elle évite par là un plus grand mal, l'expérience a trop prouvé que ces concessions ne sont guère propices au bien général, rien de ce qui affaiblit le sentiment
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chrétien ne pouvant tourner à l'avantage de personne.
L'argument que le libéralisme croit tirer de ces concessions contre les principes, est indigne d'une raison chrétienne. En premier lieu, l'Église ne concède point sur les principes, ne signe point de traités où ils ne soient réservés. En second lieu, exposée aux coups emportés de la force et n'ayant d'autre arme naturelle que sa patience, l'Église, suivant la profonde observation de J. de Maistre, « ne refuse à la souveraineté qui s'obs« tine, rien de ce qui ne fait naître que des incon« vénients. »
XXV
Les docteurs du libéralisme catholique se flattent d'expliquer la fameuse devise « l'Église libre dans l'État libre » en disant que par là ils entendent « la liberté de l'Église fondée sur les libertés publiques. »
Ce n'est pas ainsi que l'entendaient nos ancêtres : « En développant les libertés de l'Église, dit le cardinal « Wiseman, ils croyaient développer le progrès des « libertés civiles. A peine existe-t-il une charte qui ne « base son système d'affranchissement sur la liberté de « l'Église et l'exercice illimité de ses droits. » Faudra-t-il renverser l'ancien ordre, et au lieu de ces libertés publiques fondées sur l'organisation chrétienne, chercher dans les libertés politiques la base de celles de la religion? Ce serait asseoir l'immuable sur le mouvant. Prenons garde d'habituer toute une génération à porter de l'ambiguité dans les questions d'une importance vitale. En vantant outre mesure la droiture avec laquelle
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nos ennemis sauraient appliquer des principes insoutenables, on prépare mal la jeunesse à combattre et à supporter les persécutions futures.
C'est une ambiguité d'avancer que l'Église ne peut être libre qu'au sein d'une liberté générale. Que veut-on faire entendre, si ce n'est que la liberté de l'Église dépend de causes extrinsèques ? Et cependant la société chrétienne existant par la volonté divine, ayant pour chef Jésus-Christ qui lui a assuré une durée impérissable, ne pourrait qu'être libre par sa nature et son essence ; et cette liberté se communique à toute la société, sur laquelle elle agit comme le levain dans la pâte et comme l'âme sur le corps.
Il est impossible de comprendre comment la société pourrait être asservie là où l'Église est vraiment libre ; tandis que la société la plus affranchie en apparence, si elle souffre que l'Église soit liée, se verra liée elle-même encore plus étroitement, et ne sera en réalité que libertine, et non pas libre. La police permet beaucoup de choses que la liberté interdirait, ou plutôt s'interdirait ; mais ces licences que donne la police ne sont point la liberté, ne seront jamais la liberté. Dans une société qui restreint la liberté de l'Église, l'individu fera peutêtre ce qu'il voudra de son corps, et n'en voudra rien faire de bon; son âme ne lui appartient pas, et bientôt son corps même ne lui sera pas laissé.
Si l'Église ne peut être libre qu'au sein d'une liberté générale, c'est dire qu'elle ne peut être libre qu'à la condition de voir s'élever contre elle la liberté de la nier et de la détruire par toutes les offenses et tous les moyens légaux qu'un tel ordre de choses mettra nécessairement aux mains de ses ennemis. Et comme elle y
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doit non moins nécessairement ajouter la renonciation à ses « priviléges, » sans quoi il n'y aurait plus de liberté générale, il en résultera qu'elle perdra d'aùtant le pouvoir d'imposer aux hommes le frein intérieur par lequel ils deviennent capables et se sentent dignes de la liberté. Dès lors, par une conséquence fatale, le frein politique montera, et la société verra vite arriver cette heure funeste où César, du consentement de la « liberté générale, » se déclarera pontife et dieu : Divus, Csesar, imperator et summus pontifex.
Ainsi, par la « liberté générale » et par la « suppression du privilége, » son corollaire obligé, le Christianisme prendrait dans le monde une position encore inférieure à celle qu'il occupe aujourd'hui.
XXY1
Telles sont les affinités de toute erreur avec toutes les erreurs, et telle est la pente commune des erreurs limitées vers l'erreur générale, que nous voyons le libéralisme catholique, si fier dans son attitude extérieure, converger vers le césarisme du même pas que la Révolution. Et c'est au nom de la liberté de conscience que l'on tend à cet universel écrasement de la conscience humaine ! Il faut concilier les principes du christianisme avec ceux de la société moderne ; la société moderne l'exige, il faut en passer par là, accepter toutes ses conditions, rejeter tout ce qui lui déplaît, protester contre tout retour à des idées dont elle ne veut plus ! Mais ceux qui trouvent que la société moderne a
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tort ; ceux qui estiment que ce personnage fantasque — et peut-être fantastique, — affiche d'iniques prétentions ?... Ceux-là, quels que soient leur dignité et leur nombre, doivent se taire, subir le joug, disparaître d'un monde que leur présence irrite. La société libérale, l'humanité émancipée n'entend pas subir leurs contradictions. Il faut courir à cette unité renversée qu'elle rêve pour empêcher l'unité que réaliserait le Pasteur divin ; il faut accepter l'unité infernale qui mettra le troupeau sous la seule houlette de César ! Évidemment, à l'exemple des autres docteurs révolutionnaires, les docteurs du libéralisme catholique ont laissé entrer dans leur pensée qu'un même mode de vivre peut et doit être institué dans tous les États européens. Quant aux différences de races, de caractères, d'habitudes religieuses et politiques qu'il faudrait briser et broyer pour obtenir une pareille assimilation, ils n'en tiennent pas compte : la société moderne exige ce sacrifice, la liberté de conscience le fera ! Ne faut-il pas agréer à la « société moderne? » Ne faut-il pas sauver la liberté de perdition?...
XXYÏI
Au moment où j'écris ces lignes, les journaux nous apportent des paroles de Pie IX. Elles sont pleines à la fois de tristesse, de lumière et de fermeté, et elles s'appliquent au sujet de mes réflexions. Je m'interromps pour écouter avec le respect et l'amour que nous devons au Père des chrétiens.
Le Saint-Père vient de dire qu'il déplore et condamne
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les usurpations, l'immoralité croissante, la haine contre la religion et l'Église. Il ajoute cet avertissement solennel :
« Mais, tout en déplorant et condamnant, je n'oublie « pas les paroles de Celui dont je suis le représentant « sur la terre, et qui, dans le jardin de son agonie et « sur la croix de ses douleurs, élevait vers le ciel ses « yeux mourants et disait : Pater, dirnitte illis, nesciunt « enim quid faciunt ! Moi aussi, en face des ennemis qui « attaquent le Saint-Siége et la doctrine catholique elle« même, je répète : Pater, dimitte illis, nesciunt enim...
« Il y a deux classes d'hommes opposées à l'Église. La « première comprend des catholiques qui la respectent « et qui l'aiment, mais critiquent ce qui émane d'elle. « Depuis le concile de Nicée jusqu'au concile de Trente, « comme l'a dit un savant catholique, ils voudraient « réformer tous les canons. Depuis le décret du Pape « Gélase sur les Livres saints, jusqu'à la bulle qui a « défini le dogme de l'Immaculée Conception, ils trou« vent à redire à tout, à corriger en tout. Ils sont catho« liques, ils se disent nos amis, mais ils oublient le res« pect qu'ils doivent à l'autorité de l'Église. S'ils n'y « prennent garnie, s'ils ne reviennent promptement sur « leurs pas, je crains bien qu'ils ne glissent sur cette « pente jusqu'à l'abime où déjà est tombée la seconde « classe de nos adversaires.
« Celle-ci est la plus déclarée et la plus dangereuse. « Elle se compose de philosophes, de tous ceux qui « veulent atteindre la vérité et la justice avec la seule « ressource de leur raison. Mais il leur arrive ce que I( l'Apôtre des nations, saint Paul, disait il y a dix-huit « siècles : Semper discentes et nunquam ad cognitionem veri-
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« tatis pervenientes. Ils cherchent, ils cherchent, et bien « que la vérité semble fuir devant eux, ils espèrent tou« jours trouver et nous annoncent une ère nouvelle où « l'esprit humain dissipera de lui - même toutes les « ténèbres.
« Priez pour ces hommes égarés, vous qui ne par« tagez pas leurs erreurs. Vous êtes vraiment les dis« ciples de Celui qui a dit : Ego sum via, veritas et vita. « Vous savez aussi que tout le monde n'est pas appelé « à interpréter sa parole divine, qu'il n'appartient pas « aux philosophes d'expliquer sa doctrine, mais seule« ment à ses ministres, à ceux auxquels il a donné la « mission d'enseigner en leur disant : Qui vos audit me « audit; quand vous parlerez aux hommes, c'est ma voix « même qu'ils entendront 1. »
XXVIII
Ce serait allonger sans utilité ces observations, que de s'arrêter à considérer le monstre vague que l'on appelle la « société moderne, » de chercher s'il demande réellement tout ce qu'on lui fait demander, et si sa force matérielle, très-différente en ce cas de sa force intellectuelle, est aussi considérable et prépondérante qu'on le dit. Les boilnes raisons, les raisons de fait, ne manquent pas pour contester la profondeur de ce torrent, d'ailleurs si bruyant et si violent. Nous l'entendons bien, nous savons bien qu'il menace d'emporter l'Église et
1 Réponse du Saint Père, à l'Adresse des fidèles de diverses nation? réunis à Rome, le 17 mars 1866.
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quiconque voudra défendre son intégrité. Pour mon compte néanmoins, je ne suis pas éloigné de croire que la société moderne, en France et dans d'autres pays, contient encore beaucoup de séve catholique pure et parfaite, et que l'Europe, au-dessous d'une certaine couche qui a peut-être plus d'écume que d'épaisseur, n'est nullement disposée à abandonner le Christianisme. Il m'est impossible d'admettre que les groupes politiques , littéraires et artistiques où l'on décrété' la déchéance du Christ et de sa loi, ont plus de racines dans le sol français et représentent mieux le fond national que ce nombreux et glorieux clergé, ces œuvres sans nombre, ce zèle généreux et inépuisable qui couvre le pays de bienfaits et de monuments. On objectera le succès scandaleux d'un livre impie ou d'un journal anti-chrétien : ce succès est déplorable sans doute ; il s'en faut pourtant que ce soit une preuve sans réplique. Dans le courant de 1864 et de 1865, il s'est bâti en France plus d'églises que le blasphème de M. Renan n'a eu d'éditions : les églises élèvent leurs flèches couronnées de la croix ; l'œuvre du blasphémateur est tombée pour jamais sous les pieds insouciants des fidèles. Et qui doute dans le monde quelle serait la grosse affaire d'État de supprimer par exemple le Siècle, ou d'emprisonner pour un acte religieux l'évêque du diocèse où le Siècle compte le plus de lecteurs !
Joseph de Maistre écrivait, au commencement de ce sièclé : « Il y a dans le gouvernement naturel et dans les idées nationales du peuple français, je ne sais quel élément théocratique et religieux qui se retrouve toujours. »
Mais je ne veux pas insister sur ce point, de nulle
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importance quant au devoir des catholiques. Mettons les choses au pire ; accordons que le torrent irréligieux a toute la force dont il se vante, et que cette force peut nous emporter : Eh bien, le torrent nous emportera ! Ce sera peu, pouvu qu'il n'emporte pas la vérité.
Nous serons emportés et nous laisserons la vérité derrière nous, comme l'ont laissée ceux qui furent emportés avant nous. Malgré le torrent, nous la tenons pourtant et nous l'embrassons, cette vérité toujours nouvelle. Nous sommes venus à cette terre que l'on dit aride. Nous avons connu sa jeunesse et sa fécondité. Que seulement nos œuvres y répandent le sel fécondant et y amassent ce grain de sable qui amortit la mer : comme nos pères nous ont conservé cet abri, nous le conserverons aux générations à naître. Le monde a encore un avenir ou il n'en a plus. Si nous touchons à la fin des âges, nous n'avons à bâtir que pour l'éternité ; si de longs siècles doivent se dérouler, en bâtissant pour l'éternité, nous aurons bâti pour le temps. En face du fer ou en face du mépris, soyons les fermes témoins de la vérité de Dieu, notre témoignage subsistera. Il y a une végétation qui monte invinciblement sous la main du Père céleste. Là où le germe est déposé, l'arbre s'enracine ; là où le martyr a laissé ses os, il pousse une église. Ainsi se forment les obstacles qui divisent et arrètent les torrents. En ces jours de stérilité, après quinze siècles, nous vivons encore du froment amassé dans les catacombes.
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XXIX
Le sphinx révolutionnaire, sous le nom d'esprit moderne, propose quantité d'énigmes dont les catholiques libéraux s'occupent plus qu'il ne convient à la dignité des enfants du Christ. Aucun d'eux d'ailleurs ne répond de manière à contenter ni le sphinx ni soimême ni personne, et l'on peut observer que le monstre dévore premièrement ceux qu'il flatte de l'avoir mieux deviné.
Peu de fierté, peu de foi restent en ceux-là ! Ils viennent, non sans arrogance, au nom du sphinx et en leur propre nom, demander comment le Catholicisme « intolérant » saurait s'arranger des « conquêtes » de l'esprit dissident, de ses droits de l'homme, de sa liberté des cultes, de ses constitutions politiques établies sur ces bases, etc., etc. Rien n'est moins mystérieux.
Premièrement, l'esprit dissident à tous les degrés le prend sur un pied de supériorité qui ne lui appartient pas et que nous ne reconnaissons pas. L'erreur n'est ni la maîtrese ni l'égale de la vérité, n'a rien de légitime à lui imposer, ne peut légitimement rien contre elle ; et, par suite, les disciples de l'erreur, infidèles, incrédules, athées, renégats, ne sont ni les maîtres ni les égaux légitimes des disciples de Jésus-Christ, Dieu unique. Entre la cohue qui s'amasse autour de l'erreur, et la société parfaite que forme l'Église du Christ, les obligations ne sont nullement pareilles au point de vue de l'inaltérable droit. Nous savons parfaitement à qui il a été dit : Allez, enseignez. — Parole, pour le remarquer
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en passant, identique à ce grand Crescite, croissez, qui fut prononcé au commencement des choses ; et ces deux paroles sont vivantes en dépit des ruses et des triomphes de la mort. — L'erreur n'a rien à enseigner de droit divin, n'a pas le droit divin de croître et de multiplier. La vérité peut tolérer l'erreur, l'erreur lui doit la liberté.
Secondement, les partisans de l'erreur ayant pris le dessus et intronisé dans le monde de prétendus principes qui sont la négation du vrai, et par conséquent la destruction de l'ordre, nous leur laissons ces faux principes jusqu'à ce qu'ils s'en dégoûtent ou en meurent, et nous gardons nos vérités, dont nous vivons.
Troisièmement, lorsque le temps sera venu, lorsque l'épreuve sera faite et qu'il faudra reconstruire l'édifice social suivant les règles éternelles, que ce soit demain, que ce soit dans des siècles, les catholiques arrangeront les choses comme pour eux. Sans s'inquiéter de ceux qui voudraient demeurer dans la mort, ils établiront des lois de vie. Ils mettront Jésus-Christ à sa place, en haut, et on ne l'insultera plus. Ils élèveront les enfants pour connaître Dieu et honorer leurs pères. Ils maintiendront l'indissolubilité du mariage, et si les dissidents s'en trouvent mal, leurs fils s'en trouveront bien. Ils imposeront l'observation religieuse du dimanche pour le compte et pour le bien de la société tout entière, quitte à laisser les libres-penseurs et les juifs célébrer pour leur propre compte, incognito, le lundi ou le samedi. Ceux que cette loi pourrait gêner seront gênés. Le respect ne sera plus refusé au Créateur et le repos à la créature dans l'unique but de contenter quelques maniaques, dont la frénésie fait si sottement et si insolemment pécher tout un peuple. Leurs maisons en seront
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d'ailleurs, comme les nôtres, plus solides, et leurs champs plus féconds.
En un mot, la société catholique sera catholique, et les dissidents qu'elle tolérera connaîtront sa charité, mais ne morcelleront pas son unité.
Voilà ce que l'on peut, de la part des catholiques, répondre au sphinx ; et ce sont les paroles qui le tueront. Le sphinx n'est pas invulnérable; nous avons contre lui les armes qu'il faut. L'Archange n'a pas vaincu le Rebelle avec des armes matérielles, mais avec cette parole : Quis ut Deus! Et Satan est tombé, foudroyé d'un coup de lumière.
XXX
En résumé, le parti catholique libéral accepte la rupture de la société civile avec la société de Jésus-Christ.
La rupture lui paraît bonne, il la veut définitive. Il croit que l'Église y gagnera la paix, et même, plus tard, un grand triomphe. Néanmoins les perspectives de triomphe ne sont présentées qu'aux catholiques « intolérants, » et on ne leur en parle qu'à voix basse. Tenons-nous à la paix : pouvons-nous l'attendre?
A coup sûr, cette église libérale, église tout-à-fait de « son temps, » ne pouvant être raisonnablement soupçonnée d'obéir à Rome, devra cesser d'irriter ou d'effrayer les généreux esprits qui ont résolu de cautériser enfin « le chancre pontifical. M Dès lors, pourquoi les catholiques, devenus semblables à tout le monde, n'obtiendraient-ils pas le bénéfice du mépris ! Ils seront méprisés, ils vivront en paix ; ils vaqueront à leur culte comme à leurs autres affaires ; le Siècle ne criera pas
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plus au clérical contre le paroissien de Saint-Sulpice que contre les brebis libérées du pasteur Coquerel.
N'être rien, assez rien pour vivre en paix avec tout le monde, cette espérance peut sembler plus que modeste ! Elle est de trop, toutefois. Quand même, par voie de séduction ou par voie de compression, les catholiques libéraux parviendraient à supprimer les catholiques entiers, je leur annonce qu'ils ne réussiront pas à se voir méprisés aussi parfaitement qu'ils y aspirent. Quelques réflexions vont les convaincre de la solidité de cette prédiction, et les forcer de juger eux-mêmes l'illusion dont ils se laissent envelopper.
J'écarte simplement la conception bizarre et inouie de créer un gouvernement athée, lors même qu'il n'y aurait point d'athées dans la société que ce gouvernement doit conduire. Je me tais sur la dureté de vouloir soustraire les peuples à l'équité, à la mansuétude, au respect du sceptre chrétien, tellement qu'ils ne pourraient plus jamais avoir de saints rois. Je n'insiste pas sur le dédain des docteurs pour les enseignements historiques et religieux qui condamnent l'indifférence gouvernementale entre le mal et le bien, et qui la montrent d'ailleurs absolument chimérique. L'illusion des catholiques libéraux va plus loin. Elle n'a pas seulement le pouvoir de falsifier l'histoire, la Bible, la religion, et de teindre de ses fausses couleurs jusqu'à la nature humaine : elle leur ôte l'appréciation du présent comme elle leur dérobe la connaissance du passé et la vue de l'avenir. Ils ne voient plus ce qui se passe, n'entendent plus ce qui se dit, ne savent plus ce qu'ils ont fait eux-mêmes ; ils méconnaissent leur propre cœur comme tout le reste.
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XXXI
S'il est une chose évidente, c'est que les libéraux non chrétiens, tous révolutionnaires, ne veulent pas plus des catholiques libéraux que des autres catholiques. Ils le disent formellement, sans cesse, sur tous les tons ; le Siècle en a fait des déclarations répétées qui ne laissent rien à deviner, et qui, certes, ne manquent pas d'écho. Plus de christianisme ! qu'il n'en soit plus question ! voilà le cri de la Révolution partout où elle domine. Et où ne domine-t-elle pas en Europe ? Aucun révolutionnaire n'a protesté contre les hurlements féroces de Garibaldi, contre les thèses plus froidement meurtrières de M. Quinet, demandant que le catholicisme soit « étouffé dans la boue, » contre l'impiété inepte de ces séides qui s'associent pour refuser les sacrements. D'un autre côté, aucun groupe, aucun notable révolutionnaire n'a encore été converti par les programmes, les avances, les tendresses, et il faut le dire, hélas ! les faiblesses des catholiques libéraux. Ils ont en vain renié leurs frères, méprisé les bulles, expliqué ou dédaigné les encycliques : ces excès leur ont valu de chiches éloges, d'humiliants encouragements, point d'adhésion. Jusqu'ici la chapelle libérale manque d'entrée , et semble n'être qu'une porte de sortie de la grande Église. L'explosion de haine continue dans le camp libéral non chrétien : elle allume au milieu du monde une sorte de fureur, non-seulement contre l'Église, mais encore contre l'idée de Dieu. Il se manifeste une émulation générale parmi les chefs de partis qui
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gouvernent à présent l'Europe, pour briser toute union entre l'homme et Dieu. Chez les schismatiques, chez les hérétiques, chez les infidèles enfin, pour peu qu'ils aient de contact avec la civilisation, partout on dépouille l'Église. L'État musulman met la main sur les biens des mosquées, comme ailleurs l'État chrétien sur la propriété ecclésiastique ; il faut que Dieu, sous aucun nom, à aucun titre, ne possède plus une parcelle de ce qu'il a créé. Tel est ce monde, dans lequel les catholiques libéraux pensent trouver des défenseurs, des gardiens probes et dévoués de la liberté catholique.
XXXII
Ce n'est pas ce que leur propre expérience leur promet. Nous pouvons parler de cette expérience; nous l'avons faite ensemble, du mème effort, dans le même sentiment.
L'expérience a été longue ; le temps semblait aussi favorable que les jours présents le sont peu. Quoique en petit nombre, notre union nous rendait forts. La constitution régnante obligeait de compter avec nous ; elle nous faisait des avantages dont nous étions reconnaissants, des promesses auxquelles nous voulions croire et qui nous touchaient plus que ses refus. Qui souhaita autant que la Charte fùt « une vérité » , qui s'y prêta davantage, qui l'espéra plus sincèrement et plus ardemment? Tout en maintenant nos principes contre la doctrine révolutionnaire, que rejetions-nous en fait? Que demandions-nous au delà du pouvoir d'opposer la liberté à la liberté ?
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Nous ne formions pas un parti isolé ou de peu d'importance. Nous avions à notre tête les princes de l'Église, un surtout aussi éminent par son caractère et par son talent que par sa position : c'était le grand Évêque de Langres, qui vient de mourir sur le siége d'Arras, aimé de Dieu et honoré des hommes. Mgr Parisis étudia la question de l'accord de la religion et de la liberté, moins pour savoir ce que l'Église devait retenir que pour connaître ce qu'elle pouvait concéder. Un écrit qui obtint son approbation résume ainsi le programme du parti catholique : Les Catholiques ont dit « aux princes, « aux docteurs et aux prêtres des idées modernes : « Nous acceptons vos dynasties et vos chartes ; nous « vous laissons vos gains. Nous ne vous demandons « qu'une chose, qui est de droit strict, même à vos « yeux : la liberté. Nous voulons combattre et vous con« vaincre par la seule liberté. Cessez de nous soumettre f< à vos monopoles, à vos entraves et à vos prohibitions ; « laissez-nous enseigner librement, comme vous faites ; « nous associer librement pour les œuvres de Dieu « comme vous pour les œuvres du monde ; ouvrir des « carrières à toutes les belles ardeurs auxquelles vous « ne savez qu'imposer des contraintes ou proposer des « marchés. Et ne craignez pas notre liberté : elle « assainira et sauvera la vôtre. Là où nous ne sommes
« pas libres, nul ne l'est longtemps »
Voilà ce que nous demandions. Et, sans vouloir louer ni déprécier personne outre mesure, nos adversaires d'alors étaient plus graves, plus sincères, plus éclairés, plus modérés que nos adversaires d'aujourd'hui.
' Notice de l'Auteur, sur Mar Parisis.
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C'étaient les Guizot, les Thiers, les Cousin, les Villemain, les Broglie, les Salvandy, et à leur tête, le roi LouisPhilippe. Tous ces chefs de la société dirigeante n'avaient point le fanatisme d'irréligion et d'antichristianisme que nous avons vu depuis. Leur attitude subséquente l'a honorablement prouvé. De plus, ils croyaient à la liberté, du moins ils y voulaient croire.
Qu'avons-nous obtenu de leur sagesse, de leur modération, de leur sincérité? Hélas! le compte en est aussi facile à faire qu'amer à dire : Nous n'avons rien obtenu, rien du tout, ce qui s'appelle rien.
Une catastrophe est survenue : l'épouvante a mieux réussi que la raison, la justice et la Charte. Sous le coup de l'épouvante, on nous a laissés prendre quelque chose, mais avec quel dessein mal dissimulé de réduire bientôt ou d'annuler ces minces avantages ! L'orage a passé. Ceux de nos adversaires qui sont restés à bas n'ont point donné de signe éclatant de conversion; ceux qui se sont relevés semblent ne pouvoir se pardonner d'avoir eu peur du tonnerre ; généralement, ils se montrent plus hostiles qu'ils ne paraissaient.
Avons-nous donc changé nous-mêmes, et retiré aux choses modernes l'adhésion pratique et le concours que nous leurs donnions ? Les catholiques libéraux le prétendent, mais ils s'abusent gratuitement.
Nous disions alors, nous disons aujourd'hui que la base philosophique des constitutions modernes est ruineuse, qu'elle livre la société à des périls certains. Nous n'avons jamais dit que l'on pùt ni que l'on dùt substituer violemment d'autres bases, ni qu'il fallût s'interdire de pratiquer ces constitutions en ce qui n'est pas contraire aux lois de Dieu. C'est un fait totalement indé-
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pendant de nous, un état de choses au milieu duquel nous nous trouvons à certains égards comme en pays étranger, observant les lois générales qui règlent la vie publique, usant même du droit de cité dont nous acquittons les obligations, mais nous abstenant d'entrer dans les temples et d'offrir l'encens. L'auteur de ces pages, s'il peut se permettre d'avancer un pareil exemple, a longtemps pratiqué la liberté de la presse et il demande à l'exercer encore, sans croire aucunement pour cela, et sans avoir cru jamais, que la liberté de la presse soit un bien absolu. Bref, nous tenons envers les constitutions la même conduite que tout le monde à peu près tient envers l'impôt : nous payons l'impôt en demandant qu'on le diminue, nous obéissons aux constitutions en demandant qu'on les améliore. Là se bornent nos difficultés ; les catholiques libéraux le savent bien.
Si c'est trop, si nous devons toujours payer l'impôt sans jamais le trouver lourd; si nous devons transporter aux constitutions modernes la créance religieuse que nous retirerons aux dogmes qu'elles déclarent implicitement déchus ; s'il ne faut y souhaiter d'autre amélioration qu'un dégagement plus radical de toute idée chrétienne, quelle liberté nous promet-on, et quels avantages les catholiques libéraux pensent-ils tirer de cette liberté qui leur sera faite dans la même mesure qu'à nous ?
XXXIII
Ils jurent volontiers par les principes de 89 ; ils disent même « les immortels principes. » C'est le schibboleth 1
Judic., XII, 6.
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qui donne entrée au camp du grand libéralisme. Mais il y a manière de le prononcer, et nos catholiques n'y sont pas tout à fait, car malgré tout on les reçoit froidement ; les plus avancés font encore quarantaine. Je les en félicite. Pour avoir bien l'accent, il faut premièrement bien comprendre et bien accepter la chose.
S'ils voulaient comprendre bien la chose, j'ose dire qu'ils ne l'accepteraient pas.
Qu'est-ce que c'est que les « principes » ou les « conquêtes » ou les « idées » de 89 ? Ces trois noms donnent déjà trois nuances, ou plutôt trois différentes doctrines, et il y en a bien d'autres. Tel catholique libéral distingue très-soigneusement entre principes et conquêtes, tel autre reçoit conquêtes et principes, tel autre rejette également conquêtes et principes et n'admet qu'idées.
Chez les libéraux purs, c'est-à-dire sans mélange de christianisme, l'on déteste ces distinctions, aigrement qualifiées de jésuitiques. Idées, principes, conquêtes sont des articles de foi, des dogmes, et leur ensemble constitue un symbole. Mais ce symbole, personne ne le récite, et si quelqu'un l'a écrit tout entier pour sa satisfaction privée, on peut le défier de le recopier sans y faire de retouches, et surtout de trouver un frère en 89 qui n'y propose des suppressions et des additions.
Rien de plus laborieux et de plus infructueux qu'un voyage à la recherche des principes de 89. On y rencontre considérablement de buissons creux, de banalités, de phrases vides.
M. Cousin, ayant entrepris de révéler ces mystères qui portent le nom de redouté et béni de principes de la Révolution française, les réduit à trois : « La souve. « raineté nationale, — l'émancipation de l'individu, ou
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« la justice, — la diminution progressive de l'ignorance, « de la misère et du vice, ou la charité civile. » Tocqueville ne contredit pas M. Cousin ; seulement il démontre sans peine que 89 n'a inventé ni cela ni rien de ce que l'on peut mettre encore de bon et d'acceptable sous le nom de 89. Tout existait mieux qu'en germe dans l'ancienne constitution française, et le développement en eùt été plus général et plus solide si la Révolution n'y avait pas mis la main, c'est-à-dire le couteau.
Avant 89, la France croyait bien s'appartenir et l'on avait bien déjà quelques lueurs de l'égalité devant la loi, par suite de la pratique déjà longue de l'égalité devant Dieu; la charité manifestait son existence par un assez grand nombre d'établissements et de congrégations charitables; l'instruction publique était plus libérale, plus solide et plus largement répandue qu'aujourd'hui'. Il est certain aussi que la religion catholique n'a jamais passé pour ennemie des tribunaux, des hôpitaux et des colléges. Quand nous combattions le monopole universitaire, c'était pour ouvrir des écoles et fonder des universités ; quand nous combattions pour la liberté du dévouement religieux, aucune infortune n'en devait souffrir; nous n'avons jamais demandé qu'un droit fût lésé, ni qu'un crime pût échapper à la répression par la qualité du criminel.
Si donc les principes de 89 sont ce que dit M. Cousin, en quoi la foi catholique leur est-elle contraire ? Catholiques libéraux et catholiques non libéraux les ont également non-seulement respectés, mais pratiqués et défendus.
1 Rapport de M. de Salvandy, ministre de l'Instruction publique.
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XXXIV
Mais il est temps d'ouvrir l'arcane de 89, et de dénoncer le point où la foi catholique libérale devra cesser ou d'être libérale ou d'être catholique.
Il existe un principe de 89 qui est le principe révolutionnaire par excellence, et à lui seul toute la Révolution et tous ses principes. On n'est révolutionnaire qu'au moment où on l'admet, on ne cesse d'être révolutionnaire qu'au moment où on l'abjure ; dans un sens comme dans l'autre, il emporte tout ; il élève entre les révolutionnaires et les catholiques un mur de séparation à travers lequel les Pyrames catholiques libéraux et les Thisbés révolutionnaires ne feront jamais passer que leurs stériles soupirs.
Cet unique principe de 89, c'est ce que la politesse révolutionnaire des Conservateurs de 1830 appelle la sécularisation de la société ; c'est ce que la franchise révolutionnaire du Siècle, des Solidaires et de M. Quinet appelle brutalement l'expulsion du principe théocratique ; c'est la rupture avec l'Église, avec Jésus-Christ, avec Dieu, avec toute reconnaissance, avec toute ingérence et toute apparence de l'idée de Dieu dans la société humaine.
A vrai dire, il ne faut pas presser beaucoup le principe catholique libéral pour le conduire jusque-là. Il y arrive par la même route, par les mêmes étapes, par les mêmes nécessités de situation, par les mêmes suggestions d'orgueil qui ont impérieusement conduit le principe du libre examen protestant à la négation de la divinité de Notre-Seigneur. Les Pères de la Réforme ne
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se proposaient pas le but où touche aujourd'hui leur postérité, et l'on peut dire que les plus audacieux ne l'eussent pas envisagé sans horreur. Mais ce qu'ils prétendaient conserver du dogme étant plus que suffisant pour contraindre la raison humaine de l'admettre tout entier, leurs fils ont nié, nié, toujours nié ; ils ont porté la hache sur tous les points où la séve dogmatique produisait un bourgeon légitime, c'est-à-dire catholique ; et enfin, l'ayant mise au tronc, et trouvant que l'indéfectible vérité jaillissait toujours la même et leur criait toujours qu'il faut être catholique, ils ont dit : Arrachons les dernières racines et cessons d'être chrétiens pour demeurer protestants !
Pareille chose est arrivée aux écoles philosophiques de l'antiquité qui ont voulu résister au christianisme : la . logique à rebours les a replongées dans les absurdités de la théurgie païenne, niant toute vérité, affectant de croire toute folie.
Parmi nous, les philosophies séparées vont jusqu'à la négation implicite de la morale pour le profit de sapience de rendre la morale indépendante de la religion. L'Université, sous Louis-Philippe, nous disait comme une chose toute simple : « C'est le travail de la raison de « l'homme et des sociétés depuis trois siècles, d'opérer « cette scission que la Révolution française a définitive-
« ment établie dans nos mœurs et dans nos institu-
« tions. »
Hélas ! ce ne serait rien que l'erreur : le grand danger de l'esprit humain, c'est de vouloir avoir raison, et, dès qu'il relâche le frein de l'obéissance, ce danger devient le péril. Quia omnis facit peccatum servus est peccati 1.
1 Joan., VIII, 34.
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Cela est vrai du péché de doctrine comme du péché matériel.
XXXV
Nos catholiques libéraux sentent le danger de la doctrine de 89; de là ces distinctions par lesquelles ils s'efforcent d'en détourner la conséquence pratique, et de composer un 89 particulier qui les fasse suffisamment révolutionnaires, en les laissant pourtant catholiques. Mais l'entreprise est de concilier le mal et le bien, elle dépasse donc les forces humaines.
C'est pourquoi ils prononcent mal le schibboleth, et pourquoi la Révolution ne leur ouvre pas. La Révolution est plus juste envers eux qu'ils ne le sont eux-mêmes. Elle les flaire catholiques ; elle leur fait l'honneur de ne les pas croire lorsqu'ils la veulent convaincre qu'ils le sont si peu que personne, hors de l'Église, n'en verra rien, et qu'ils joueraient très-bien leur personnage d'athée dans cette forme idéale de gouvernement sans culte et sans Dieu... Qui l'eût dit, que M. Dupin levail le drapeau catholique libéral, quand il glorifiait son régime de 1830 d'être un gouvernement qui ne se confessait pas !
Mais M. Dupin lui-même s'est confessé, et la Révolution, qui n'avait pas confiance en lui, s'obstine à n'être pas confiante aux catholiques libéraux. Elle sait quelles applications elle veut faire de son principe, elle sait que les catholiques y résisteront jusqu'au dernier souffle, qu'ils se désabuseront, se rétracteront, et qu'enfin ces quasi-rebelles voudront donner leur sang pour affirmer ce qu'ils font mine d'ébranler aujourd'hui.
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Le prophète Quinet exclut de la société libérale quiconque ayant reçu seulement le baptême ne l'aura pas formellement renié. Ce trait de prévoyance est juste et profond ; il montre que M. Quinet se fait une certaine idée de la puissance du baptême et n'ignore pas l'incompatibilité qui existe entre la société libérale et la société de Jésus-Christ. La société libérale proscrira donc le baptême, et, naturellement, elle prendra soin d'empêcher que quelque baptisé, s'échappant des catacombes, ne vienne parler aux renégats, car aussitôt les renégats mêmes cesseraient d'être sûrs. Dès lors, quelle espérance peut rester aux catholiques libéraux ? Ils diront qu'ils n'entendent pas la liberté comme M. Quinet. Nous le savons bien, tout le monde le sait bien ; mais tout le monde leur criera que c'est comme M. Quinet qu'il faut l'entendre.
XXXVI
Placé devant l'impossible, il est superflu de scruter l'impraticable. Je n'entreprends pas de montrer à l'église catholique libérale les insurmontables difficultés de son installation. Je paraîtrais outrager le sens commun ; les éventualités qu'il faudrait prévoir, comme les souvenirs qu'il faudrait évoquer, jetteraient sur ces pages une teinte contre laquelle protestent la gravité du sujet et la sincérité des hommes que je combats. J'indique seulement les divisions qui éclateraient dans ces églises affranchies ; les luttes qu'il faudrait immédiatement et toujours subir contre les dissidents, lesquels ne tiendraient pas plus compte des excommunications que le Gouvernement lui-même, et plaideraient pour s'em-
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parer des édifices religieux. On en serait bientôt à demander à l'État, comme les Protestants viennent de le faire, une constitution civile qui l'instituerait promptement pontife et régulateur de la foi. C'est alors que les articles organiques se multiplieraient ! Regardons seulement ce qui se passe présentement en Suisse, où le digne et saint Évêque de Bâle, persécuté du Gouvernement, est plus grièvement encore persécuté d'une partie de son peuple, qui se pique de lui enseigner la tolérance. Nous avons là le libéralisme catholique en action. Assurément, c'est tout ce qu'il y a de plus odieux, de plus révoltant et de plus ridicule. Mais, dans le système libéral, quel remède y trouve-t-on? Ou l'État, fidèle à son rôle, ne se mêle point d'apaiser les dissensions qu'il suscite, et l'évêque est obligé soit de pactiser, soit de fuir, et le peuple fidèle est opprimé par les factieux ; ou l'État intervient, parce que tel est son bon plaisir, et alors il stipule en maître et en maître ennemi. Voilà donc un pontife non-seulement laïc, mais hérétique, mais athée... Je laisse à penser si cette conséquence se ferait longtemps attendre parmi nous.
Je dirais volontiers que le catholicisme libéral est une erreur de riche. Elle ne pouvait venir à l'esprit d'un homme qui aurait vécu parmi le peuple et qui verrait les difficultés sans nombre que la vérité, surtout aujourd'hui, éprouve à descendre et à se maintenir dans ces profondeurs où elle a besoin de toutes les protections, mais plus particulièrement de l'exemple d'en haut. Le peuple attache une idée de mérite intellectuel à la situation, à la force, au commandement. L'inférieur se laissera difficilement persuader qu'il doit être chrétien quand son supérieur ne l'est pas. Et le supérieur lui-
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même a quelque chose de cette idée, car l'élévation morale de son inférieur le désoblige, l'irrite et lui devient promptement odieuse. De là le zèle non moins ardent qu'insensé et coupable avec lequel tant de misérables travaillent à détruire la religion dans l'âme de leurs subordonnés. Que l'État cesse de pratiquer officiellement le culte, qu'il rompe, qu'il cesse de prendre part aux cérémonies, que cela se dise et se voie : ce serait déjà une persécution, et il n'y en aurait pas de plus dangereuse, peut-être. On s'en apercevrait peu immédiatement dans les villes ; les riches, pendant un temps, ne s'en apercevraient pas du tout ; mais dans les campagnes ce serait un fait immense et désastreux. Je ne dis rien des autres conséquences de l'athéisme de l'État ; je me tiens aux seuls effets de l'exemple. Qu'on en calcule la portée dans un pays qui a été catholique durant tant de siècles, et où le baudrier du gendarme commence à être plus sacré pour la foule que l'étole du curé.
XXXVII
Il est trop évident que dans l'état présent du monde, le libéralisme catholique n'a aucune valeur ni comme doctrine, ni comme moyen de défense de la religion ; qu'il est aussi incapable d'assurer l'Église dans la paix que de lui procurer le moindre avancement et la moindre gloire. Il n'a été qu'une illusion, il n'est qu'une obstination et une attitude. On peut prédire son destin. Promptement abandonné des intelligences généreuses, aùxquelles il doit un certain éclat de sentiment, il ira s'engouffrer dans l'hérésie générale. Puissent les adeptes
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qu'il y entraînera ne pas se transformer alors en ardéîits persécuteurs, suivant l'ordinaire inconséquence des faibles têtes qu'envahit le faux esprit de conciliation ! Certains esprits semblent faits pour l'erreur comme certains tempéraments pour la maladie. Tout ce qui passe d'insalubre s'accroche là : ils sont pris au premier vent et au premier sophisme ; ils sont le partage, le butin, la chose des puissances de l'air, et l'on peut les définir comme l'antiquité définit l'esclave, non tam viles quant nulli.
N'entreprenons pas tant de les convaincre, que de leur donner un exemple qui les puisse préserver.
D'accord avec la foi, la raison nous crie de nous réunir et de nous affermir dans l'obéissance. A qui irons-nous? Libéraux et non libéraux, saisis du trouble affreux de ce temps, nous ne savons tous certainement qu'une chose : c'est que nul homme ne sait rien, excepté l'homme avec qui Dieu est pour toujours, l'homme qui porte la pensée de Dieu.
Il faut se serrer autour du Souverain Pontife, suivre inébranlablement ses directions inspirées, affirmer avec lui les vérités qui seules sauveront et nos âmes et le monde. Il faut s'abstenir de toute entreprise pour réduire sa parole à notre sens : « Quand le Souverain Pontife a proclamé une décision pastorale, nul n'a le droit d'y ajouter ou d'en retrancher la moindre voyelle, non addere, non minuere. Ce qu'il affirme, c'est le vrai pour toujours »
Toute autre pratique n'aboutira qu'à nous diviser davantage et qu'à nous dissoudre. C'est là le malheur des
1 Mflr Berteaud, évêque de Tulle.
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malheurs. Les doctrines dites libérales nous ont désagrégés. Avant leur invasion, trop favorisée, hélas ! par un mouvement de mauvaise humeur politique, si peu que nous fussions, nous étions pourtant quelque chose ; nous formions un bloc. Réduisons ce bloc autant qu'on voudra : ce n'était si l'on veut qu'un caillou : ce caillou du moins avait sa consistance et son poids. Le libéralisme l'a délité et mis en poussière. S'il tient plus de place, j'en doute; l'éparpillement n'est pas l'étendue. Dans tous les cas, cent et mille boisseaux de poussière ne fourniront jamais de quoi charger une fronde. N'aspirons aujourd'hui qu'à un résultat, ne travaillons qu'à l'obtenir : jetons-nous dans l'obéissance ; elle nous rendra la cohésion de la pierre, et sur cette pierre, hanc petram, la vérité posera son pied vainqueur.
XXXVIII
J'avais commencé d'écrire ces pages avec un sentiment d'amertume et d'angoisse que je n'éprouve plus en terminant. L'illusion libérale n'est pas seulement vaine au fond, elle a des conseils de faiblesse et de mensonge qui révèlent sa misérable origine. Cette fausse fierté dont elle s'enveloppe là où il faut obéir, ne déguise pas assez les complaisances qu'elle prodigue là où il convient de résister. Elle ne peut longtemps abuser des âmes faites pour la vraie grandeur. Chez les catholiques, l'ardente droiture et l'élévation du cœur redressent les travers de l'esprit. Si ce siècle semble nous promettre une longue période de médiocres combats sans victoire apparente, des abaissements de toute sorte ; si nous devons être raillés, bafoués, expulsés de la vie
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publique ; s'il faut, dans ce martyre du mépris, subir le triomphe des sots, la puissance des pervers et la gloire des faquins, Dieu de son côté réserve à ses fidèles un rôle dont ils ne refuseront pas et ne méconnaîtront pas la féconde splendeur. Il leur donne à porter sa vérité diminuée et réduite comme un flambeau d'autel qu'on peut mettre aux mains d'un enfant, et il leur commande de braver tout cet orage ; car pourvu que leur foi ne faiblisse pas, la flamme vivante non-seulement ne sera pas éteinte, mais ne vacillera même pas. Non, elle ne sera pas éteinte et ne vacillera pas ! La terre nous couvrira de ses poussières, l'Océan nous crachera ses écumes, nous serons foulés aux pieds des bêtes lâchées sur nous, et nous franchirons ce mauvais passage de l'histoire humaine. La petite lueur placée dans nos mains déchirées n'aura pas péri ; elle rallumera le feu divin.
XXXIX
Quelles misères que de semblables discussions, en présence du problème qui agite le monde, problème dont on peut dire que les dimensions en étendue et en profondeur sont celles de l'humanité elle-même 1
Il s'agit de l'existence de la Papauté, qui implique l'existence du christianisme. L'humanité est là tout entière, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. La question, la vraie question est de savoir d'où vient l 'humanité, ce qu'elle veut, où elle va.
L'homme est-il la créature de Dieu, et ce Dieu créateur a-t-il donné à sa créature une législation immuable au milieu des transformations permises à sa liberté ? L'humanité a-t-elle eu tort de croire depuis dix-huit cents ans
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que Jésus-Christ est le législateur vivant et éternel? A-t-elle eu tort de croire que ce Dieu a constitué un sacerdoce dont il est le chef unique, permanent et infaillible dans la personne du Pape, appelé pour cette raison le vicaire de Jésus-Christ? L'humanité, qui a cru cela, ne le croit-elle plus? Abjure-t-elle Jésus-Christ, ou formellement en lui niant la divinité, ou implicitement en déclarant que sa divinité s'est trompée et a trompé le monde, qu'il n'a pas institué d'Église et n'a laissé, sous ce nom, qu'une œuvre transitoire à laquelle il a fait des promesses caduques dont l'esprit humain connaît aujourd'hui l'avortement? Enfin, quand le Pape arraché du trône, relégué dans la sacristie, sujet obscur d'un petit roi vassal luimême de son peuple et de ses alliés ; quand le vicaire de Jésus-Christ, vicaire impuissant d'un Dieu frappé de déchéance, ayant passé par ces ignominies successives ne pourra plus porter une sentence spirituelle qui ne soit méprisée comme une folie ou punie comme un crime d'État, et que les peuples tourneront en dérision cette majesté bafouée par la police, alors quel sera le chef religieux du monde ? Et l'humanité aura-t-elle encore un Dieu ? Et si l'humanité n'a plus de Dieu, ou si elle a autant de dieux qu'elle voudra et ne manquera pas d'en forger, que deviendra l'humanité ?
Telles sont, non pas toutes les questions, mais quelques-uns des groupes de questions que renferme dans son orbe immense la question du maintien de la Papauté : et c'est en face de cette question que les fidèles discuteraient les décisions du Pape, ou résoudraient en dehors de lui la conduite qu'ils doivent tenir !
L'obéissance qui seule nous maintient dans la vérité, met par là même en nos mains le dépôt de la vie. N'en
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frustrons point l'humanité tombée en démence. Ne le livrons pas, ne l'adultérons pas. Pendant le cours de l'épreuve et du châtiment, que notre parole, confessant la vérité, ne cesse de heurter à la porte du pardon ; elle en hâtera le jour.
Le monde est en voie de perdre avec le Christ tout ce que le Christ lui avait donné. La Révolution dissipe ce royal héritage en se targuant de le conquérir. Tout va à la tyrannie, au mépris de l'homme, à l'immolation des faibles, et tout cela s'accomplit au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Conservons la liberté de proclamer que Dieu seul est Dieu, et qu'il faut n'adorer que lui et n'obéir qu'à lui, quels que soient les maitres que son courroux laisse passer sur la terre. Conservons l'égalité qui nous enseigne à ne plier nos âmes ni devant la force, ni devant les talents, ni devant les succès, mais devant la seule justice de Dieu. Conservons la fraternité, cette fraternité vraie qui n'existe et ne peut exister sur la terre que si nous y maintenons la paternité et la royauté du Christ.
Cet écrit a été publié en 1866. Depuis cette époque, quelquesuns des chefs de ceux qui n'étaient alors que des catholiques libéraux sont devenus les vieux catholiques. C'est une hérésie favorisée des gouvernements en Allemagne où elle persécute les catholiques. Elle les dépouille, les emprisonne, chasse les religieux, les prêtres et les évêcrues. Tout fait présager que cette persécution deviendra sanglante.
Les libéraux catholiques primitifs subsistent en France, où les décrets du Concile, les avertissements du Pape, et les exemples de l'Allemagne les ont beaucoup ébranlés et embarrassés, mais n'ont pu encore les réduire tout à fait.
16Juin|1875.
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A PROPOS DE LA GUERRE '.
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Ce qui se passe aujourd'hui dément assez rudement une grande prétention de la civilisation moderne. On a dit que les peuples sont libres, maîtres d'eux-mêmes, assurés de 11e plus faire ce qu'ils ne veulent pas ! Et les voici à la veille d'une guerre grave, qu'ils souhaiteraient fort de ne point voir entamer. Le vétéran prussien se fait ramener à sa caserne la baïonnette au dos ; le volontaire italien chante dans la rue, mais il pleure à la maison : ce sont ceux qui cherchent querelle. Les Autrichiens ont du moins la colère d'être attaqués iniquement ; pourtant ils ne désirent encore que la paix. En France, où l'on présume qu'il faudra prendre parti pour les agresseurs, le vœu unanime est qu'ils essuient d'abord une défaite signalée. S'il y avait espoir de pouvoir garder la neutralité, rien ne ferait plus de plaisir qu'une visite des Autrichiens à Berlin, à Turin et à Florence. On ne leur demanderait pas d'y mettre du temps ; le plus tôt serait le meilleur. Qui ne leur saurait gré infiniment de réduire le fameux M. de Bismark à écrire ses mémoires ? Cependant comme on s'attend à toute
1 Il s'agit de la guerre entre la Prusse et l'Autriche qui se termina par la bataille de Sadowa.
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autre chose qu'à la neutralité, la Tribune prie, la Bourse proteste, l'Opinion s'afflige ; mais cela n'y fait rien, et la conviction est générale et profonde que cela n'y fera rien. Une tristesse découragée s'empare des âmes ; elle n'y laisse debout -que la résolution de tomber avec acharnement sur l'adversaire désigné, et de tuer le plus possible de ces ennemis que l'on ne hait pas, au profit de ces alliés que l'on aime encore moins. 0 peuples affranchis des anciens servages et devenus possesseurs de votre sang !
Des voix s'élèvent pour consoler la terre. Ce sont les grandes voix de la grande diplomatie. La diplomatie est le refuge de la raison, du droit et de tous les sentiments humains. La diplomatie est forte et se vante de pouvoir tout arranger ; en même temps, elle est sereine et ne doute pas que tout ne soit pour le mieux, même quand elle n'arrangerait rien. Elle s'interpose pour la paix, elle met en avant l'idée d'un congrès. L'idée enchante tout le monde. Ce serait si beau de pouvoir empêcher l'effusion du sang ! Il se trouve pourtant que le congrès ne peut avoir lieu. On l'avait assez prévu. La diplomatie ne se rebute pas et propose une conférence. On va donc conférer. Seulement la diplomatie se croirait coupable de violenter les « légitimes aspirations » des peuples qui sont déclarés vouloir faire la guerre, et chacun de ceux qui confèrent prend soin de retirer d'abord du tapis la question qui l'intéresse. Tout le monde veut bien s'occuper des affaires des autres. Personne ne veut que les autres s'occupent de ses affaires. La Prusse réserve les Duchés, l'Autriche réserve la Vénétie, l'Italie n'entend point qu'on lui parle de rendre quelque chose au Pape, ni de renoncer à Rome, ni de ne point prendre
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Venise. Que peut-on opposer à ces réserves de dignité, ou à ces « aspirations légitimes ? » Que peut-on dire surtout à l'Italie ? N'est-il pas juste que l'Italie se complète? Si elle prétendait ressaisir Malte, la Corse et Nice, ce serait téméraire et d'une ingratitude prématurée; mais Venise, mais Rome n'appartiennent-elles pas à l'Italie de Turin aussi légitimement que Florence, Bologne et Naples ? La Russie, l'Angleterre, la France, sont trop amies des principes, trop protectrices des nationalités pour résister aux vœux dé l'Italie ; et le soin de leur gloire ne leur permet pas de supporter même une allusion à ce qu'elles font elles-mêmes contre les théories qu'il leur plaît de protéger. La Pologne est trèsbien en Russie, Malte et Gibraltar sont très-bien en Angleterre, Nizza est très-bien en France, et il y aurait impertinence à penser qu'Anvers et Kôln n'y pourront pas être un jour très-bien aussi. Néanmoins, que Venise reste à l'Autriche quand il y a quelque moyen de la lui prendre, et que Rome soit toujours un État à part dans le monde, c'est ce. que la diplomatie ne saurait exiger. Et si l'on parle des traités, ils sont caducs.
Ainsi la conférence, un peu tardivement organisée, vraisemblablement n'aboutira pas, et ne fera que donner du temps pour perfectionner l'outillage de guerre. Il est probable que l'Italie et la Prusse en ont besoin. Ces vétérans prussiens qui pleurent leurs boutiques fermées, et ces engagés volontaires italiens, qui s'engagent de préférence sous les drapeaux de Garibaldi, parce qu'ils espèrent surtout un licenciement prompt, n'ont pu devenir tout de suite des soldats.
On fera donc la guerre ; nulle autre solution ne paraît possible. C'est ce que la diplomatie ne manquera pas de
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démontrer et la consolation qu'elle saura donner à ceux qui vont mourir.
Du reste, beaucoup d'hommes sont à douter qu'une autre solution doive être désirée. Je parle des plus modérés, des plus sages, des plus ennemis de cette brutalité de la guerre, de ceux que menacent le plus ses coups furieux et impies. Ils disent les premiers que la guerre n'est pas une solution, qu'elle n'est qu'une aventure formidable, dont le résultat prochain, quel qu'il soit, ne peut se rencontrer heureux.
Mais d'un autre côté la situation est si pleine de ténèbres et d'angoisses, elle est si basse, si favorable à l'hypocrisie et à toutes ses iniquités et à toutes les attentes des ambitions scélérates, elle doit si manifestement aboutir à une catastrophe, que la plus grande souffrance et peut-être le plus grand péril serait de la voir prolonger. L'effet de cette situation est une déperdition sans cesse accélérée de la force morale. Ce que le monde a perdu en moralité depuis quelques années dépasse tout calcul. S'il y a un capital d'honneur, de fierté, de conscience publique, de sentiment du droit, de discernement du bien et du mal, comme il y a un capital en argent, il s'épuise ; l'on peut dire qu'à cet égard les nations chrétiennes en sont aux assignats, et que bientôt la banqueroute sera officielle et cynique. La guerre, pense-t-on, pourra sauver le peu qui demeure; elle retrempera les âmes, elle guérira beaucoup de cécités. En tout cas, elle sera le jugement de Pieu : et quand même beaucoup d'iniquités lui devraient un passager triomphe, qui deviendra vite un châtiment, du moins beaucoup de lâches abandons seront punis et beaucoup de fourbes recevront leur salaire ! La nature
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humaine garde ce sentiment profond, elle désire que le châtiment suive la faute. Un instinct naturel, sublime lorsqu'il est éclairé, l'avertit que Dieu ne se trompe jamais en ses justièes, que la responsabilité du mal n'est pas tout entière à ceux qui commettent le mal, mais doit atteindre les connivences de diverses sortes qui l'ont suggéré, aidé, toléré. A ce compte, quel peuple est innocent?
Cette vue dispense de s'arrêter aux causes anecdotiques du péril qui, probablement invincible, enveloppe le monde. Certaines individualités fort agissantes ne sont pas si coupables qu'elles croient l'être et n'ont pas l'importance que leur vanité s'attribue. Contentonsnous d'esquisser un de ces visages, pour ne pas perdre la leçon que Dieu veut donner à l'orgueil humain.
Le prologue immédiat de la tragédie qui va ,ensanglanter la terre fournirait un canevas de comédie, mais de comédie de l'ancien régime, du temps des rois absolus gouvernés par des ministres ambitieux.
TI y a un homme de rien ou peu s'en faut, un ourdisseur vulgaire qui a voulu jouer un grand rôle. C'était M. de Cavour, c'est un autre. Point de génie et point de scrupule ; un homme tout à fait de son temps ! Il est devenu ministre, il a exalté l'ambition nationale, il s'est affilié à une conspiration puissante, rêvant d'être à son moment l'arbitre du monde. Voilà qui est fait. Et il décidera de la paix ou de la guerre, parce que tel est son bOTI- plaisir, absolument comme sous l'ancien régime, quand les peuples n'avaient pas stipulé qu'on ne disposerait plus de leur bourse et de leur vie sans qu'ils eussent réglé la chose après discussion, à la majorité des voix. Ce personnage donc, ce personnage
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comique, incapable probablement d'argumenter contre le moindre philosophe de l'Université d'Iéna, forcera les philosophes de prendre le mousquet. Moyennant beaucoup de poudre brûlée et beaucoup d'hommes déchirés en plusieurs morceaux, il pourra parvenir à jeter le manteau impérial sur les épaules de son roi, il élargira son pays jusqu'à le noyer dans ses conquêtes. Peut-être qu'il ne se proposait pas tant et que sa grande affaire était de rester ministre. Peut-être même qu'il voudrait bien, lui aussi, reculer. Mais il faut avancer, et ce meneur est mené par d'autres, et ces autres aussi entendent la voix d'en bas qui leur dit : Marche ! Et à défaut de complices menaçants, l'orgueil est là, qui pousse aux dernières témérités l'orgueilleux, pâle d'épouvante. Marche et prononce, arbitre du monde ! Car enfin ce seigneur est l'arbitre du monde ; le sort du monde est dans ses mains que l'histoire ne connaîtra pas. Il a puissance pour une heure, le temps de mettre le feu à la mine. Ensuite sa Seigneurie deviendra ce qu'il plaira à Dieu, qui l'appellera au jugement par quelque porte obscure. L'homme reste vulgaire encore que le méfait soit immense. Il faut que la fière civilisation du xixl! siècle dévore aussi cela, d'être précipitée par des gens de peu. Puisqu'elle se trouve en de telles mains, elle l'a certainement mérité, et c'est une grande raison pour qu'elle ne se tire que lentement et malaisément du mauvais pas où ces mains ont pu la pousser. Elle y a consenti, elle l'a voulu, elle a creusé la fosse, elle l'a faite large et profonde !
Hamlet réfléchit éloquemment sur l'orgueil et la folie qui contraignent les innocents laboureurs à s'entretuer pour conquérir une lande que leurs cadavres ne ren-
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dront pas plus fertile. C'est ce que la poésie dramatique peut dire au parterre, ce n'est pas tout ce qui est à dire. Des villes ravagées, des milliers d'hommes mis à mort, des ruines qui enfanteront des ruines : est-ce que la Providence permet ces immolations pour qu'un Érostrate accroche dans l'histoire sa physionomie, médiocre encore, au milieu de la flamme et du sang ?
Non. Mais le monde a besoin d'apprendre quelque chose qu'il veut trop oublier. Il faut qu'il sache bien et qu'il avoue que les sociétés ne laisseront pas impunément courir certaines idées, n'élèveront pas impunément certains hommes. Pour la suite des destinées humaines, il n'est pas inopportun que l'année qui avait été tranquillement marquée et tranquillement acceptée pour voir accomplir la déchéance de la royauté temporelle du Christ, voie encore d'autres incidents, d'autres dépossessions ; dépossessions de la paix, dépossessions de la fortune, dépossessions de la vie.
Laissons donc le Prussien qui fait présentement si grande figure, et devançons de quelques heures l'oubli qui l'attend ; laissons les autres, qui ne sont comme lui et comme tous les fléaux humains, que des incarnations vengeresses des péchés de l'esprit; laissons les diplomaties qui appellent la paix et qui ne savent pas ou ne veulent pas savoir que la justice est la seule introductrice de la paix. Sans rechercher comment la situation s'est formée, prenons-la où elle est maintenant. En présence de la guerre quasi inévitable, et à vrai dire déjà commencée, cherchons s'il est quelque moyen d'en restreindre la durée, d'en prévenir les maux, même d'en tirer quelque bien.
En outre et à part du besoin général de l'humanité,
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deux intérêts doivent nous préoccuper, comme catholiques et comme Français : 10 L'intérêt de l'Autriche, notre alliée future. Si nous voulons un jour faire de grandes choses dans le monde, nous devons souhaiter que l'Autriche se tire d'affaire promptement et honorablement et nous doive quelque reconnaissance. 2° L'intérêt de la France. Il importe immensément à la France de ne point prendre parti dans cette guerre au profit de l'Italie et de la Prusse, qui ne combattent que pour le rapt, la révolution et la destruction. Il lui importe surtout de ne point se laisser séduire par la perspective d'un agrandissement qui lui serait funeste, même quand elle l'obtiendrait de plein gré et sans tirer l'épée, c'està-dire pour prix d'une neutralité qui serait en réalité la guerre, puisqu'enfin cette neutralité serait vendue. La France ne doit rien vendre, son amitié moins encore que son sang. L'honneur ne l'oblige pas d'acquérir des territoires ; la prudence lui défend des agrandissements qui altéreraient l'incomparable force que lui crée son homogénéité.
II
Occupons-nous d'abord de l'Autriche.
Il faut le dire tout de suite, l'Autriche a un sacrifice à faire. Elle le sait sans doute ; et, selon toute apparence, elle y serait promptement résignée, si elle voyait le moyen de le faire avec honneur. Ce sacrifice est l'abandon de la Vénétie.
Elle possède Venise légitimement, mais par cette légitimité artificielle que font la guerre et la force, et que
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la guerre et la force peuvent défaire quand les siècles ne l'ont pas cimentée.
Pour rester à Venise, qu'elle a d'ailleurs empêchée de tomber dans les lagunes, il fallait, d'un côté, que l'Autriche fùt tranquille et assurée chez elle par l'amitié de la Russie et de la Prusse, et par sa prépondérance en Allemagne ; il fallait, de l'autre, qu'elle eùt encore la prépondérance dans l'Italie morcelée et sans alliance. Aujourd'hui ces conditions sont changées. Ayant contre elle, en Allemagne, la Prusse, en Italie la Révolution armée et formée en faisceau avec l'appui de la France et de l'Angleterre ; embarrassée par surcroît de ses affaires intérieures, voyant la Russie au moins incertaine, sans paix, sans alliance et sans trésor, l'Autriche ne peut garder Venise qu'elle n'a pu ni su s'attacher par de réels bienfaits. Elle la perd à la première défaite ; plusieurs victoires ne la garderaient pas. Elle en est donc à peser en elle-même les conditions de l'abandon.
On lui a offert, dit-on, des compensations en argent. C'était vouloir ne pas être écouté. Encore que les temps soient malheureux et que de terribles rapetissements se laissent voir partout, il n'est pas devenu possible de nouer les mêmes négociations avec la maison de Lorraine et n'importe quelle maison de banque.
On lui montre le fer. Autre raison plus forte pour qu'elle n'écoute pas. L'Autriche est une vieille et noble nation, et François-Joseph est un roi. Prince et peuple savent que s'il y a une manière irrémédiable de mourir, c'est de sacrifier l'honneur. Mais, au contraire, souvent l'honneur sauve ceux qui veulent bien se sacrifier pour lui ; et l'honneur gardé peut ressusciter les morts. L'Autriche menacée doit préférer d'expirer en Vénétie.
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Elle a, dit-on, demandé une compensation territoriale et prêté l'oreille à des conseils excentriques qui lui ont montré la Silésie reprise à la Prusse comme un excellent équivalent de Venise rendue aux Italiens. Alors ce serait l'Autriche elle-même qui semblerait ne vouloir pas être écoutée. Il faudrait le consentement de la Prusse. Or, la Prusse est armée et s'est alliée pour prendre et non pour rendre, et n'a certainement voué aucun amour platonique à l'Italie. La Prusse est ce qu'elle a toujours été, puissance de rapine par tous les moyens, au moyen des alliances, au moyen des défections, travaillant sans cesse à s'agrandir, n'ayant pas d'autre scrupule ni d'autre but. Elle veut prendre les duchés danois, prendre la Saxe, prendre le Hanovre, prendre encore, et ne pas rendre la Silésie.
Du reste, quand même la Prusse consentirait à cette cession de la Silésie pour le plaisir des Vénitiens et des Italiens, dont on peut croire qu'elle se soucie médiocrement, et pour s'assurer la tranquille possession des duchés de l'Elbe, où elle compte bien s'établir à meilleur marché, l'Autriche n'en recevrait qu'un avantage fragile et peut-être onéreux. La Silésie est prussienne depuis plus d'un siècle, elle l'est devenue sans difficulté. L'Autriche n'est pas en état de s'imposer un nouveau travail d'assimilation; elle n'a pas un intérêt supérieur à s'adjoindre un peuple peu sùr aujourd'hui, malgré l'attachement qu'il montra jadis pour la couronne impériale. Nous ne sommes plus au temps où les peuples savaient demeurer cent ans fidèles ; et la politique prussienne, politique révolutionnaire, aurait plus de scrupules qu'on ne lui en connaît si elle renonçait à trouver des complices pour une réannexion
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future parmi ces fidélités difficilement rajeunies.
L'Autriche peut agir avec une politique plus sage et plus forte parce qu'elle serait plus généreuse.
En quittant la Vénétie, il serait digne de sa grandeur de ne rien stipuler pour elle-même, de stipuler tout pour les tiers, pour le droit lésé, pour la*paix du monde. La France victorieuse a malheureusement souffert que l'Italie pût déchirer le traité de Zurich. Il serait grand à l'Autriche vaincue d'en réclamer l'exécution, même à ses dépens, c'est-à-dire au prix de l'abandon de la Vénétie. Ainsi, en créant Venise indépendante, elle restaurerait l'État romain, Parme, Modène et Florence, et enfin Naples; elle accomplirait noblement tous ses devoirs de couronne catholique ; elle illustrerait sa défaite de 1859 par un de ces coups de majesté, un de ces services publics dont l'éclat s'impose à la reconnaissance du genre humain.
Le rétablissement du Saint-Père dans les territoires dont il a été si injustement dépouillé, et la restauration des princes de la maison d'Autriche ne sont pas des propositions que la France puisse rejeter ; c'est l'exécution pure et simple du traité de Zurich. La France, qui l'a proposé, dicté et signé, ne l'a pas fait respecter par le Piémont ; mais elle n'a pas non plus retiré sa parole et biffé sa signature. Le traité est donc en pleine vigueur, et l'Autriche, tant qu'il lui reste dans la main un tronçon d'épée, ne peut se dispenser d'en maintenir les clauses pour ses alliés et ses protégés.
La restauration de Naples est un besoin de l'Italie et de la France. La nationalité napolitaine ne veut pas mourir, ne veut pas s'absorber dans la conquête piéniontaise; et la France est trop intéressée à ne pas
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laisser Messine dans ces mains faibles et besoigneuses de l'Italie unitaire et révolutionnaire, où l'Angleterre pourra toujours en prendre la clé. C'est assez, sans doute, que l'Angleterre possède Malte et Gibraltar ; elle n'a pas besoin d'avoir encore Messine à sa disposition. Ici plus "de latitude est donné aux arrangements diplomatiques. En revendiquant pour le peuple des DeuxSiciles une autonomie que la conquête piémontaise, ou plutôt une série d'indignes trahisons, a pu suspendre, mais n'a pu étouffer, l'Autriche n'est pas tenue de faire mie condition absolue du régime à instituer et du souverain à choisir.
Sans doute, une restauration entière vaudrait mieux que toute autre combinaison. Il y aurait une haute moralité , partant un haut intérêt des puissances et des peuples à annuler tout ce que la révolution a fait, à relever tout ce que la trahison a abattu. Il serait bon, il serait urgent de montrer qu'il existe encore des gardiens du droit, et que la félonie et la violence, unies dans cet épisode de l'histoire contemporaine, n'ont pu prévaloir qu'un jour. Les puissances régulières, également menacées par le garibaldinisme, devraient avoir à cœur de lui donner cette leçon. Néanmoins, le roi François II n'était pas l'allié de l'Autriche ; l'Autriche, dans les circonstances extrêmes où elle se trouve, n'a pas à faire une question de son rétablissement. Pourvu que les Deux-Siciles reprennent une existence indépendante, elle peut laisser la diplomatie disposer de cette couronne.
Les restaurations dont on parle seraient le salut de l'Italie. Elles rendraient la confédération possible, ou, pour mieux dire, elles la réaliseraient immédiatement.
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C'est par la confédération uniquement que l'Italie peut être préservée des envahissements de l'Allemagne ; préservée de les subir, préservée de les provoquer. Ni traités, ni alliances, rien au monde, tant qu'il y aura une Allemagne, ne fera jamais que l'Allemagne ne nourrisse le rêve de l'empire italien ; rien au monde ne fera que l'Italie unitaire n'appelle d'Allemagne son César qui doit lui soumettre le monde.
Cesare mio, perchè non m' accompagno !
C'était le cri du Dante, patron des unitaires du Moyen Age; c'est déjà l'attente des unitaires d'aujourd'hui; ce sera leur vœu ardent lorsqu'ils auront travaillé quelque temps encore à réaliser cette unité brutale, dont la destinée est de se noyer dans le sang dès qu'elle n'est plus maintenue dans le fer. L'Italie, à bout de voies, appellera donc César, comme le Dante appelait Albert l'Allemand, avec des imprécations contre lui, parce qu'il tardait à venir. Et si c'est alors la Prusse qui est César, on peut penser qu'elle ne se laissera point désirer longtemps !
A ce vieux mal de l'Italie, nul remède que la souveraineté temporelle du Pape, entourée d'autres souve- . rainetés confédérées. Une politique prévoyante multiplierait le's autonomies italiennes. A l'indépendance de Venise, elle ajouterait l'indépendance de Gênes, et, pour que l'édifice fût durable, elle voudrait encore que la France et l'Allemagne y eussent leur place et leur suffrage.
L'Italie s'est tellement habituée à déclamer contre la présence de l'Autriche sur le « sol sacré, » qu'il convient, pour le moment, de laisser le torrent couler.
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Fuori i Barbari! Ce sentiment patriotique est si puissant qu'il s'échauffe aussi contre les barbares français, parce qu'ils pensent n'avoir pas été inutiles pour chasser les barbares autrichiens. Tout patriote italien dira qu'il faut que Garibaldi soit mille fois patient et mille fois prudent pour n'avoir pas encore chassé les Français de Nice. Mais cette éloquence tombera, laissant moins de traces que le sang qu'elle a fait répandre. Quoi que puissent dire les italianissimes, le « barbare » est nécessaire à l'Italie. Il lui en faut, au moins par inoculation. Faute de ce vaccin, la maladie du barbare prend l'Italie et l'emporte. Écoutons un moment le Dante, dépeignant l'Italie veuve du Pape et de l'Empereur, et gourmandant César qui ne vient pas assez vite. La peinture est encore vraie aujourd'hui, la situation sera identique demain. D'ailleurs, cette poésie est belle, et ils n'en font plus de pareille couleur.
« Ah! serve Italie, hôtellerie de douleurs, navire sans pilote au milieu de l'affreuse tempête, autrefois reine du monde, aujourd'hui basse prostituée, quels parmi tes enfants ne se font pas la guerre?
« Ceux-là même se dévorent entre eux qu'abritent les mêmes murailles. Cherche au loin sur tes rivages, regarde en toi-même, misérable, et vois s'il est encore un lieu où tu jouisses de la paix?
« Ah! cavale qui devrait être obéissante et laisser asseoir César sur ta selle, si tu entendais bien les avertissements que Dieu t'a donnés !
« Et toi, Albert l'Allemand, regarde comme elle est devenue fière et rétive, pour n'avoir pas été corrigée de l'éperon quand tu tenais la bride en main !
« Parce que tu l'as abandonnée, elle est devenue indomptée et sauvage. Tu devais t'affermir sur les arcons!
« Que du ciel étoilé tombe sur ton sang une juste réprobation;
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qu'elle soit éclatante, inouïe, que ton successeur en soit épouvanté !
« Toi et ton père, entraînés au loin par l'ambition, vous avez souffert que le jardin de l'Empire devînt un désert!
« Viens à présent, homme sans cœur, et regarde : Montaigus, Capulets, Monaldi, Filipeschi; ceux-là dans l'affliction, ceux-ci tremblants !
« Viens, cruel, et vois l'abaissement de tes nobles ; tâche de remédier à leurs misères; vois comme on est en sécurité!
« Viens voir ta Rome qui se lamente, veuve et seule, et jour et nuit criant : « Mon César, pourquoi m'as-tu délaissée? »
« Viens voir comme on s'aime parmi nous ! Et si nulle pitié ne t'émeut pour nous, prends honte du moins de ta renommée.
« Et toi, Dieu tout-puissant qui sur terre fus pour nous crucifié, est-ce donc que tes justes yeux se sont retirés de nous?
« Ou dans l'abîme de tes'conseils est-ce une préparation à quelque but que nulle humaine sagesse ne peut deviner,
« Que les terres de l'Italie soient ainsi toutes pleines de tyrans, et que le dernier des drôles, dès qu'il est factieux, y passe pour galant homme? »
On ne peut appeler un maître avec plus d'enthousiasme ni, disons-le, par des raisons meilleures et plus tirées du profond des choses. Ces bonnes raisons ne manqueront jamais à l'Italie, jamais prince ou peuple voisin ne manquera d'en être touché ; l'Allemand surtout, qui a une vieille habitude ! L'unique remède est la conféderation. Mais la confédération elle-même ne serait qu'un remède impuissant si elle n'était mélangée, inoculée d'un peu de barbarie. L'assurance donc de la confédération italienne est que l'Autriche en fasse partie ; c'est à quoi la possession du Tyrol peut suffire, puisque l'Italie le déclare italien. Cette parcelle d'allemand préservera d'appeler et de voir accourir l'Allemagne tout entière. Et si l'on craint que cet élément, très-réduit, ne prenne encore la prépondérance, il est facile de le
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neutraliser en y ajoutant l'élément français. Par le pays de Nice et la Corse, la France a tout ce qu'il faut pour qu'un article de traité la fasse italienne.
La Papauté rétablie sur son territoire sacré, les princes de la famille impériale réintégrés dans leurs droits, la nationalité napolitaine affranchie et la paix redevenue possible en Italie et dans le monde, ce sont là les compensations que le chevaleresque empereur d'Autriche peut accepter pour Venise soustraite à son sceptre et en même temps ressuscitée. Alors il n'aura pas besoin de la Silésie pour tenir son rang en Allemagne. Il gardera sous ses drapeaux un surcroît d'honneur qui lui permettra de regarder en face les confédérés félons dont il aura déjoué les trames, et l'invincible justice viendra un jour lui donner plus qu'il n'a perdu.
III
Cette même grande et généreuse sagesse, qui conseille à l'Autriche de se dépouiller de la Vénétie et de ne point accepter de compensations territoriales en Allemagne, conseille à la France de ne rien acquérir en Europe et de revenir strictement au programme premier de l'Empire : L'Empire c'est la paix !
M. Guizot disait : « La paix partout, la paix toujours ! » Cette parole si décriée, a paru néanmoins assez bonne pour être répétée en 1852 avec un applaudissement unanime de la France et du monde. Ce n'est pas s'aventurer de dire qu'elle recevrait même accueil aujourd'hui. C'est qu'en effet rien n'est meilleur que la paix, étant gardées les conditions honorables de la paix. Or, qui doute
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aujourd'hui sur la terre que la France ne soit et ne puisse être et rester longtemps dans la plénitude de ces conditions-là, du moins en Europe ? Elle est tout entière un soldat, je ne veux pas dire le plus vaillant, mais assurément le mieux constitué des soldats : elle est munie, elle est armée, elle connaît le métier de la guerre, elle ne le hait pas, elle se porte bien, et personne ne l'ignore. Qui la menace ? Qui néglige, excepté cette folle et insolente Italie, d'exécuter les traités que la France a consentis ou qu'elle a dictés ? qui parle de rétablir ceux qu'elle a jugé bon de dissoudre ?
Il lui plaît de dire qu'elle hait les traités de 1815. En quoi l'ont-ils gênée depuis dix-huit ans, en quoi la gênent-ils surtout aujourd'hui? On regarde : on la trouve entière dans sa masse énergique et hardie ; vigoureuse, agile, trapue, le plus redoutable des athlètes. On regarde : il y a un Bonaparte sur le trône. On voit ses drapeaux en même temps quasi partout : en Crimée, en Italie, en Chine, en Cochinchine, -en Syrie, au Mexique, en Algéri-e toujours, et elle est toute prête pour d'autres expéditions. Elle intervient, elle empêche d'intervenir, elle chasse de l'Italie l'Autriche et y installe le Piémont, elle s'adjuge la Savoie et le comté de Nice : voilà les traités de 1815 en bel état ! S'il plaît à la France de les détester encore, du moins n'a-t-elle plus à s'en venger, et à coup sûr, elle n'y songe guère.
Dans tous les cas, ce n'est point de l'Autriche qu'il faudrait se venger. Elle est désormais bien en dehors des traités de 1815, et plus que punie de la part qu'elle y a pu prendre ! S'il y avait une vengeance à tirer, si les nations devaient, pour le seul plaisir, céder à ce sentiment grossier et sauvage qui éterniserait la guerre
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parmi les chrétiens comme parmi les Sioux, c'est surtout l'Angleterre qui a fait les traités de 1815, c'est surtout la Prusse qui en a profité. Là donc notre vengeance devrait porter ses coups. Il faudrait reparler de la guerre d'Espagne, de la coalition, de "Waterloo, de SainteHélène ; il faudrait retourner à Berlin; il faudrait surtout entrer dans la Tamise, gratter le nom des rues et des places de Londres, démolir la Tour, en charger quelque vaisseau anglais qu'on appellerait le Bellerophon ou l'Hudson-Lowe et la rebâtir pour servir d'ornement au bois de Boulogne. Ce serait une vengeance digne de la belle antiquité, et qui ne nous laisserait plus rien à désirer, peut-être, que de rapporter aussi à Paris le Kremlin! Mais quoi? l'Angleterre est certainement notre amie intime, la Prusse sera demain notre alliée, et nous n'avons rien en ce moment contre la Russie. Puisque nous remettons à ces trois puissances l'offense de 1815 et puisque nous tolérons que l'une d'elles au moins en conserve les principaux bénéfices, pourquoi ne ferionsnous pas de même à l'égard des autres, notamment de celle qui nous a moins nui, qui rêve moins de nous nuire, et que la conformité de religion désigne entre toutes pour être un jour notre plus sûre alliée?
Ne cessons de le répéter, parce que c'est la vérité la plus claire, la plus consolante, la plus propre à nous affermir dans le sentiment de la force, de la grandeur et de la mission de la France : Il n'y a plus de traités de 1815, ils sont ruinés, détruits, sinon vengés. Dictés par une politique jalouse et infatuée de sa misérable sagesse, ils ont peut-être plus secondé qu'entravé l'heureux génie de la France ; ils se sont dissous plutôt qu'ils n'ont été rompus. La France les respectait encore que
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déjà le mouvement de la civilisation les avait anéantis. En ce temps-là il y avait des douanes, il y avait des frontières, il y avait surtout entre les nations des intérêts séparés. C'était quelque chose alors qu'un fleuve à franchir et qu'une forteresse à prendre. Qu'estce aujourd'hui que ces obstacles naturels ou artificiels? Quel lieutenant d'artillerie serait embarrassé de Landau ou d'un passage du Rhin? L'Académie des Sciences aussi avait déchiré les traités de 1815. Mais quand la vapeur s'apprêtait à les faire voler en poussière, le commerce et les mille relations de la paix avaient déjà troué les frontières que les diplomates de 1815 s'étaient targués de garder si solidement. En somme, toute terre qui touche aux terres de France lui appartient et elle y peut faire tout ce qu'elle veut, sauf d'y établir le monopole des tabacs, et s'il lui venait fantaisie d'y bâtir ou d'y raser des forteresses, à coup sûr ce ne seraient pas les traités de 1815 qui l'empêcheraient.
Mais qu'y gagnerait-elle ?
Assurément tout Français regarde la Savoie comme une acquisition précieuse. C'est un noble et bon pays, « un pays de gens braves et de braves gens, » disait un grand homme qui en était. Elle nous donnera des soldas et des prêtres. Si elle pouvait nous donner encore un François de Sales, un Joseph de Maistre, et même un Vaugelas, ils ne seraient de trop nulle part ; et de tels noms, tous absolument français, disent assez quels liens profonds nous unissaient déjà la Savoie. Mais enfin, quand même M. de Cavour ne nous aurait pas négocié ce berceau de la nouvelle maison d'Italie (et la tombe, par-dessus le marché), quand même la Savoie serait encore piémontaise ou italienne, qui empêcherait une
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division française de partir de Lyon le soir et de trouver le lendemain le déjeuner servi à Chambéry, et le souper à Turin? Et la table, sans doute, est aussi bien servie à Bruxelles ou à Cologne, ou à Bâle, ou à Carlsruhe.
Mes enfants franchiront le Rhin comme un ruisseau.
Mais il y a un revers à la médaille. Nous connaissons le profit; même en y ajoutant la satisfaction de s'agrandir, qui caresse toujours un peu l'orgueil de conquérir et qui finit aisément par donner -le goût des conquêtes, le profit est mince. Il faut considérer aussi les pertes. Il y en aurait, et de nombreuses, et de graves ! Nous croyons volontiers en France que la qualité de Français est considérée en Europe comme un grade supérieur dans l'armée du genre humain, un grade auquel tout homme aspire ; il nous semble qu'on a généralement sur la terre civilisée l'ambition d'être citoyen de Paris. C'est un tour que nous joue la fausse traduction du fameux Civis romanus sum. Il est très-vrai, trop vrai, qu'on aimerait assez partout à être l'hôte de Paris ; citoyen, c'est autre chose. Il n'est pas jusqu'aux Prussiens qui ne soient en ce moment encore fiers et contents d'être
Prussiens. Aucun peuple ne se meurt du désir de devenir Français. N'en exceptons point les Belges, tout dérangés, tourmentés et insultés qu'ils sont par leurs Solidaires. Sans doute, il y a bien en Belgique quelques personnages importants à qui leurs gros appointements (vingt mille francs) et leur grande importance de belges peuvent inspirer le goût d'être sénateurs, généraux, conseillers d'État, préfets français. Il peut y avoir quelques honnêtes gens sans importance, — comme la plupart
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des honnêtes gens, - qu'exaspèrent enfin les insolences de cette sotte et vile démocratie belge, qui insulte les sœurs de charité, coupe les bourses de bienfaisance et profane les cimetières ; et il se peut que ces honnêtes gens soient amenés, malgré eux, à prévoir sans horreur une catastrophe nationale dont le résultat donnerait au moins la paix aux morts et aux vivants. Il y a surtout, dans la basse cohue révolutionnaire, quantité de sousagitateurs qui s'accommoderaient fort de passer dans la police française : et c'est tout ce qu'il faut, la circonstance étantdonnée, pour faire sanctionner l'annexion par le suffrage universel, sans autre veto que l'abstention. Mais que le peuple belge désire être Français, cela n'est pas. Il était Français en 1815 et il a prouvé, avec trop de bravoure, qu'autre chose avait été la cocarde et autre chose le cœur. Ce peuple, qu'on peut réputer Français par la langue, par les mœurs, par la multitude des relations est, avant tout, lui-même, et ne veut pas cesser d'être lui-même. La nationalité qui a su en 1830 déchirer les traités de 1815 et chasser les Hollandais, malgré la ténacité de Guillaume Tête-de-Fer, l'emporte sur le dégoût des discordes civiles, sur la honte de voir la fange solidaire monter et salir impunément les autels, sur les intérêts du trafic, sur les séductions de l'ambition, sur la crainte d'être traité en peuple conquis. Chose étrange, de donner le principe des nationalités pour base à une politique d'annexion !
Le pays rhénan, allemand par la langue, par les mœurs, par l'histoire, par le sang, par les entrailles, on nous dit aussi qu'il est français ! Dieu fasse que nous n'écoutions jamais cette parole funeste, quand même les peuples rhénans nous la crieraient d'une seule voix.
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Refusons un pareil présent, si les calculs de la politique viennent nous l'offrir ; refusons-le de la fortune de nos armes, si elle le jetait dans nos mains. En mettant le pied sur ce lambeau de la terre sacrée, non plus comme un ennemi qui passe, mais comme un maître qui veut bâtir, nous créerions immédiatement contre nous cette unité allemande que ne peuvent produire les efforts des deux puissances prépondérantes. A défaut d'homme d'État pour soulever la croisade, il ne faudrait qu'un buveur de bière et une chanson. Et lorsqu'une fois l'Allemagne serait tout entière dans cette sainte fureur, alors les alliés ne lui manqueraient pas, et nous aurions tort de compter même sur l'Italie.
Il ne faut pas objecter que l'annexion n'est point la conquête ; que les peuples qui se donnent, n'étant point maltraités, n'ont aucune raison de retirer leur parole. Encore que les peuples annexés ne soient point conquis, il faut les assimiler, changer la législation, changer les habitudes, toutes choses qui ne vont point sans beaucoup de froissements, et les froissements font naître des difficultés qui augmentent les froissements. Un grand peuple s'est fait aux grandes aventures : un petit peuple qui « se donne » à un grand peuple, se trouve entraîné plus loin qu'il n'a rêvé d'aller. Tous les paysans n'ont pas également le goût des longs voyages. Qu'on se figure une honnête famille de cultivateurs belges ou de cultivateurs rhénans dont les enfants sont requis d'asseoir le trône de Maximilien Ier ! Il est douteux que le plaisir d'avoir un voisin riche sur les bancs du Sénat compense cette amertume. Bien d'autres souffrances, prises comme des avanies, se pressent et s'accumulent pour effacer le souvenir du vote donné en faveur de
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l'annexion, quand il a été donné. En réalité, les peuples ne se donnent pas. Quelqu'un les donne, un prince ou un parti ; et, sans être fort attachés au maître qu'ils perdent ou qui les laisse, ils examinent d'un œil peu affectueux le nouveau maître, qui prend aussi les conscrits et l'impôt. Le nouveau maître n'a pas beaucoup à faire pour embellir l'ancien. Et, enfin, mettant les choses au mieux, ce sont toujours de très-mauvaises frontières que les frontières neuves, d'autant que les temps où on les forme sont toujours des temps périlleux.
Dans l'ordre civil et moral, un trait suffit pour mettre en saillie le principe de dénationalisation que contient la politique d'annexion. Cette frontière du Rhin, cette terre quasi-protestante, elle a le divorce. La France ôterait-elle aux annexés protestants et libres penseurs le soulagement du divorce, ou prendrait-elle ce venin ?
La nation qui s'ajoute trop de nouveaux territoires se dénationalise elle-même. En mème temps qu'elle s'enveloppe de remparts peu sûrs, elle se refroidit au cœur. Il n'y a plus d'histoire commune, de vieux sang répandu dans les mêmes entreprises, d'anciennes gloires et d'anciens malheurs partagés ; il y a souvent le contraire. J'ai vu célébrer en Savoie, il y a quelques années, une fête nationale, commémorative de quelque bataille gagnée contre les Français. La vieille patrie est comme noyée dans ces agrandissements ; elle porte des noms qu'elle ne connaît pas, qu'elle ne sait pas prononcer ; les coudes ne se touchent plus sous le drapeau qui ne fait plus également battre les cœurs. Ces agglomérations fournissent de grandes armées, très-ardentes, très-redoutables dans le succès, mais faciles à se démoraliser et qui se contentent d'être battues une fois,
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Lorsqu'un fils lui naquit de son mariage avec MarieLouise, archiduchesse d'Autriche, Napoléon Ier régnait personnellement et pacifiquement, comme empereur des Français et roi d'Italie , sur quarante-deux millions d'hommes, occupant un territoire d'un seul tenant, le plus beau et le plus fertile de l'Europe. L'empire s'étendait du nord-est au sud-ouest, depuis Travemunde, sur l'océan Baltique, jusqu'au pied des Pyrénées, et du nord au sud, depuis Dunkerque jusqu'à Terracine, sur les confins du territoire napolitain. Ce n'était qu'une partie de sa dimension réelle. Napoléon avait la Lombardie, les provinces Illyriennes, l'Istriè, la Dalmatie et l'Albanie ; il avait Naples par Murât, la Suisse à titre de médiateur de la République helvétique ; l'Espagne et le Portugal devaient être prochainement ajoutés; il tirait des contingents de l'Allemagne, plus vassale qu'alliée ; il disposait des États scandinaves et laissait la Russie guerroyer pour s'agrandir sur les confins du Turc. Il donna à son fils au berceau le titre de roi de Rome, annulant ainsi l'article de la Constitution italienne qui garantissait la succession du royaume d'Italie à un autre que le possesseur de la couronne impériale, et l'Église et le monde se turent. Mais toutes les nations, tant subjuguées qu'alliées et encore indépendantes, regardèrent avec épouvante la carte d'Europe, mesurant la place que tiendrait sur la terre l'héritier de Napoléon. D'autres temps arrivèrent et se précipitèrent. Une armée française de huit à neuf cent mille hommes envahit la Russie. Dans cette armée, les contingents Italiens, Polonais, Bavarois, Saxons, Westphaliens, Wurtembergeois, Badois, Rhénans, Prussiens, Autrichiens, Napolitains, figuraient pour un tiers. Les princes accompagnaient leurs troupes,
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soumis et dociles ; et ce fut au début de cette campagne, à Dresde, que les comédiens français eurent à divertir un parterre de rois. L'heure des désastres sonna. Les auxiliaires autrichiens se bornèrent à manœuvrer et ne se battirent plus; les auxiliaires prussiens, commandés par un membre du Tungenbund, association patriotique, cessèrent d'obéir et traitèrent les premiers avec l'ennemi, se glorifiant de leur défection, louée de l'armée et du peuple ; et la grande armée périt. On sait la suite, les derniers coups portés par deux peuples que Napoléon avait favorisés : les Bavarois firent défection et voulurent nous couper la retraite ; les Saxons nous fusillèrent sur le champ de bataille, malgré les ordres de leur roi. Les seuls Polonais demeurèrent fidèles; ils n'avaient point de patrie à défendre contre nous, et, quoique la France eût mal répondu à leur attente, c'était encore pour la Pologne qu'ils combattaient sous le drapeau français. Enfin, à l'heure suprême de Waterloo, il n'y eut point de combattants plus acharnés contre nous que les Belges, commandés par le prince d'Orange. Voilà le fruit des agrandissements par conquête ou par annexion !
Ces souvenirs sont trop douloureux pour n'être pas abrégés ; ils sont trop frappants et trop récents pour avoir besoin de commentaire. Ils nous crient de prendre grand soin de n'inquiéter aucune nationalité, de nous déclarer au contraire protecteurs et tuteurs des véritables nationalités. Le premier et le dernier mot de la politique extérieure de la France doit être de ne pas prendre, de ne pas accepter un pouce de terrain en Europe. C'est à cette condition que les peuples lui garderont une affection plus sùre et plus désirable aujourd'hui que celle des souverains. Avec les ressources pré-
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sentes de l'art et de l'état militaires, avec le mélange des intérêts européens, la France n'a pas besoin de frontières plus fortes et de soldats plus nombreux ; il ne lui faut que des alliés. Ses frontiêres inexpugnables sont les cœurs des citoyens remplis de l'amour de l'antique patrie. Ses alliés, le mélange de tous les intérêts les lui prépare, sa modération les lui donnera. Qu'elle soit juste, qu'elle défende le droit, que le monde reconnaisse en elle l'appui de l'ordre général ébranlé et la ressource de la liberté européenne mourante dans l'étreinte des dictatures militaires ou révolutionnaires, elle sera assez puissante. L'Europe peut prévoir de mauvais jours. Nonseulement les fleuves et les montagnes, mais les océans même ne sont plus des frontières. Des ennemis qu'on ne daignait pas compter il y a un siècle et qu'on n'eût pu rencontrer, les eût-on cherchés, sont devenus d'inquiétants voisins. La plus solide alliance politique qui existe à l'heure qu'il est sur la terre, la seule solide, est celle de l'Amérique et de la Russie. Elle menace l'Europe, et elle y trouvera au moins un complice, cette Prusse qu'il s'agit aujourd'hui d'agrandir. Or, la France est la tête désignée de la confédération européenne qui devra se former pour résister au choc redoutable. Il ne faut plus en Europe de peuples asservis et désespérés, bientôt il n'y faudra plus de peuples irrités. Hélas ! c'est assez qu'il s'y trouve des sceptiques !
Ce qu 'il y aurait à faire sera le sujet d'un autre discours. Ces pages ne sont dictées ni par un sentiment de découragement ni par un désir d'oisiveté. L'on ne croit aucunement que l'Europe, tout en s'appliquant à conserver ou à rétablir la paix, doive consacrer exclusive-
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ment son génie au progrès de l'industrie et de la richesse. J1 y a de plus grandes et de plus nobles entreprises ; les activités de l'esprit moderne réclament de plus dignes aliments. On essayera de le dire, malgré l'inconvénient de proposer des idées lorsque tant de diplomates délibèrent, et malgré l'appréhension encore plus sérieuse de n'être point entendu. Mais le temps presse d'achever ces pages. Nous les terminons par une considération qui devrait suffire pour étouffer en Europe l'esprit de guerre et l'esprit de conquête.
L'esprit de guerre, l'esprit de conquête, l'esprit de despotisme, l'esprit de servitude sont une même chose avec l'esprit de révolution, et l'esprit de révolution est la destruction et la négation de la liberté. Il y a vingt ans, Donoso Cortès, l'un des rares hommes de génie qu'ait vus notre époque, — et elle ne l'a guère vu! — annonçait que l'oeuvre immense de cet esprit anti-chrétien et anti-humain tournerait toute au profit de la Russie. Il disait que la Révolution, après avoir dissous les sociétés, dissoudrait les armées permanentes ou régulières, pour confier la force publique à des bandes de conjurés ; c'est ce que nous voyons en Italie. Il ajoutait que le socialisme, dépouillant les propriétaires, éteindrait le patriotisme, parce qu'un propriétaire dépouillé n'est pas, ne peut pas être patriote ; c'est ce que l'Italie nous montre encore et ce que nous savions déjà d'ailleurs. Il prévoyait que, sous l'influence et à l'abri de ces troubles survenus dans l'Europe, la Russie organiserait la confédération des nations slaves, forte de quatre-vingt millions d'âmes : cette opération, qui est déjà en si bon chemin, ne serait pas médiocrement favorisée par la destruction de l'Autriche, but de la guerre actuelle, et
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la Russie prend manifestement ses mesures. « Eh bien 1 « concluait Donoso Cortès, lorsque la Révolution aura « détruit en Europe les armées permanentes, lorsque les « révolutions socialistes auront éteint le patriotisme en « Europe, lorsque, à l'orient de l'Europe, se sera « accomplie la grande confédération des peuples slaves, « lorsque dans l'occident il n'y aura plus que deux « armées, celle des spoliés et celle des spoliateurs, alors « l'heure de la Russie sonnera... »
Quoi qu'il en soit des conjectures de Donoso Cortès, et quand même le conflit qui va s'engager ne profiterait pas immédiatement à la Russie, la guerre, les remaniements et les adjonctions de territoire favorisent cette puissance par les diminutions qu'ils font subir à la liberté, par les atteintes profondes qu'ils portent à l'esprit de liberté. Il faut nécessairement multiplier et serrer les freins pour maintenir l'ordre dans un grand empire, et le rouleau qui doit unifier, assimiler si l'on veut, les parties nouvelles et les parties anciennes, broie tout uniformément. La raison même des sujets est contrainte de s'accorder à la raison et à l'action impérieuse des gouvernements, et ainsi l'esprit de liberté abdique dans la même proportion qu'il est combattu. L'habitude même de la liberté se perd : une fois ce désastre commencé, il n'a plus de limite. Qu'importe alors à qui appartient l'empire et dans quelles mains se trouve déposée cette universelle puissance, qui n'est plus que l'universelle servitude !
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PIE IX.
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« Puisque Dieu, dit un évêque1, a voulu être homme, « il a consenti à toujours être représenté ici-bas par « un homme. Et cet homme, c'est à Rome qu'il l'a placé. » Parole abrégée, mais puissante, qui dit tout sur la grande question du monde, et qui donne le vrai jour sous lequel il faut regarder le doux et grand Pie IX.
L'Homme-Dieu a été l'homme de douleur, il n'a fait que des œuvres de justice clémente et de miséricorde pure, il a été haï, calomnié, bafoué, mis à mort. Ceux qu'il avait instruits par sa parole, guéris par ses miracles, délivrés par sa doctrine, ont crié : Nous ne voulons pas qu'il règne sur nous ! Il a épuisé le calice des lâchetés et des iniquités humaines. Ses amis eux-mêmes l'ont abandonné, l'ont renié ; il avait nourri de sa chair celui qui l'a vendu. La puissance publique, proclamant son innocence, l'a fait battre de verges avant de lui donner la mort. On l'a tué au nom de la vérité, en invoquant l'intérêt du peuple et l'intérêt du ciel ; et une vile populace a eu licence de l'insulter jusque dans le pré-
1 Mur Berthaud, évêque de Tulle.
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toire et jusque sur la croix. Voilà l'Homme-Dieu, caché et comme anéanti dans l'homme de douleur. Du ciel, qui semble fermé, nul secours ; sur la terre, son domaine est le Calvaire, son trône, un gibet. Cependant il règne. Le titre de sa royauté, écrit de la main qui le livre, est cloué à l'instrument du supplice par les mains qui le crucifient. Que d'efforts seront faits pour déplanter cette croix, pour en arracher ce titre royal! Mais la croix est stable, et le titre royal est écrit pour l'éternité. Sans douter jamais de sa faiblesse ni de sa victoire, le divin supplicié avait dit : J'ai vaincu le monde. Il expire ; les ténèbres enveloppent la terre, les morts sortent des sépulcres. Averti par ces perturbations, l'homme de la force publique, celui qui vient d'assurer l'exécution de l'inique sentence, reconnaît et adore la victime : C'était vraiment le Fils de Dieu !
Il faut se rappeler cette figure et cette histoire avant d'esquisser la figure et l'histoire de Pie IX. Nous ne sommes pas dans les conditions ordinaires de la biographie. Nous n'avons pas à peindre un homme semblable aux autres. Celui-ci n'est pas né pour les œuvres communes. Dans une chair soumise aux infirmités et à la mort, il porte comme nous un esprit exposé à l'erreur, mais non pas cerné dans toutes nos bornes et soumis à toutes nos défaillances. Dieu lui est lié par un serment éternel et l'assiste spécialement. Il est celui à qui le Sauveur a dit : Je suis avec toi. Ici la chair mortelle enveloppe plus d'immortalité qu'en nous. Il est Pierre qui ne meurt pas, assis sur le trône qui ne croule pas. Il est le représentant de Dieu, que Dieu a placé à Rome, parce que Rome est le lieu où il plaît à Dieu d'habiter; et son histoire enferme plus d'élé-
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ment divin qu'une autre. Faible, diffamé, moqué, crucifié comme l'homme de douleur, invincible comme l'Homme-Dieu, dans les conditions du Calvaire, il continue l'œuvre du Calvaire ; oeuvre incomparable, poursuivie et agrandie depuis dix-huit siècles à la face des hommes prosternés devant le miracle ou stupéfaits et furieux devant le problème. Il enseigne, il expie, il délivre, il meurt, il règne. Il porte un nom incommunicable ; il est le PAPE, le Père ! Toute langue, même rebelle, le nomme ainsi, et ne nomme ainsi nul autre. Sa royauté paternelle, la plus ancienne qui soit au monde, est, tout ensemble, la plus contestée du temps, la plus assurée de l'avenir. En ce point, le sentiment profond des plus intelligents parmi ses ennemis est d'accord avec la croyance des plus fermes parmi ses fidèles. Pourquoi? Ses fidèles couvrent le monde ; on en évalue le nombre à deux cents millions, mais disséminés, réduits en fait, comme force active, à une poignée ; ses ennemis sont innombrables, puissants, ardents, coalisés, munis d'armes souveraines. Ils désirent et ils prophétisent la chute de la Papauté. D'où vient qu'ils désespèrent? D'où vient que la Papauté, environnée de piéges, pressée de soldats, meurtrie de coups, escortée d'injures et de dérisions, vit, marche, ne voit nulle part de terre lointaine ni de peuple ennemi qu'elle ne veuille et n'espère conquérir? C'est le miracle, c'est le problème, c'est le triomphe permanent et toujours incompréhensible de l'homme de douleur.
Nous avons sous les yeux ce scandale de la raison humaine.
Et comme la raison humaine ne fut jamais plus révoltée contre le Dieu de la croix et ne nia jamais avec
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plus d'obstination ses droits sur le monde, jamais son scandale ne fut plus grand. Elle peut se dire qu'elle a tout vaincu. Ce qui n'est pas détruit, elle l'a changé à sa guise. Elle a renversé les institutions, façonné les esprits au doute, paralysé les cœurs. En rompant avec l'ordre surnaturel, ses lois ont proclamé la déchéance du Dieu Christ, dont sa science a nié la divinité et jusqu'à l'existence historique. Elle a imposé à la terre un droit de sa fabrique; le droit de l'homme, appelé plus tard le « droit nouveau », et qui est simplement le droit de son caprice. Armée de ce droit, elle a nié et méprisé tout droit antérieur, tout droit de la terre et tout droit du ciel. Elle a violemment dépouillé les rois de leur couronne, les peuples de leur nationalité, les individus de leur propriété, les âmes de leur croyance, les autels de leur liberté. Ses sophismes corrompent par la peur les hommes dont ils n'ont pas ruiné le bon sens ; toute résistance est vaine. Jamais despote plus insolent n'a dit à la conscience : Tais-toi ! ou ne l'a livrée avec plus de dédain aux huées des sicaires. Qui donc l'arrête encore , et pourquoi T ayant tout vaincu, n'a-t-elle pas tout emporté ? Un seul homme se dresse devant elle sur les débris de la civilisation chrétienne, l'empêche de les disperser en poussière, et maintient parmi ces ruines l'esprit qui peut tout renouveler suivant les traditions éternelles, sous les ailes de la croix. Cet homme pacifique dit Non à la raison humaine séparée de la raison divine ; Non à son droit nouveau; Non à ses entreprises forcenées contre les droits des peuples et contre les droits de Dieu, que l'on annulle en les séparant, et dont il est la véritable et complète expression. Dans sa faiblesse, invaincu jusqu'à
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présent, il garde ce qui ne pourrait périr sans que le genre humain se vît aussitôt replacé sous la dent envenimée du despotisme antique.
, Rome appartiendra-t-elle à Pierre, prêtre du Christ, ou à Néron, prêtre de sa propre divinité? Le problème se pose aujourd'hui comme il y a dix-huit siècles, plus résolument accepté par l'apostasie qu'il ne le fut par l'incrédulité. « Nous ne voulons pas qu'il règne sur nous ! » Ce cri de la Synagogue est poussé par des hommes qui ont reçu le baptême. Et comme aux premiers jours, la terre tremble, les ténèbres descendent, les morts sortent des sépulcres. Quels fantômes n'épouvantent pas les regards des vivants ? Oui, le sépulcre de Néron peut se rouvrir. Mais Pierre ne meurt pas !
Pierre ! Rangée derrière lui, réveillée à sa voix, émue d'admiration et d'amour, et le saluant des titres magnifiques que lui donnent les docteurs, la Catholicité le nomme encore Moïse, le Patriarche universel, le Père des Pères, l' Héritier des Apôtres, la Bouche et le Chef de l'apostolat, le Refuge des évêques, l & Pasteur de tous les pasteurs, le Lien de l'unité. Lorsque le choix de Dieu l'eut tiré de la foule, le premier cardinal diacre, en présence du peuple, prononça avec vérité ces paroles suprêmes qui ne peuvent s'adresser qu'à lui : — ce Reçois la tiare aux « trois couronnes ; tu es le père des Princes et des Rois, « le Pasteur de l'univers, et le Vicaire, ici-bas, de notre « Sauveur Jésus-Christ. »
II
L'homme aujourd'hui vivant sur qui la Providence a mis ce fardeau de gloire, est né à Sinigaglia, petite ville
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de l'État pontifical, dans la partie usurpée par le Piémont, le 13 mai 1792.
Il reçut au baptême les noms de Jean-Marie, double prédestination à la pureté et à l'amour. Sa famille était des plus anciennes et des meilleures du pays. Pie VI régnait à Rome, déjà sur le seuil de la prison. En France, le sang des prêtres, déjà répandu dans les massacres, allait couler sur l'échafaud. Le monde commençait à dire que Pie VI serait le dernier pape. Les premières prières que Jean-Marie Mastaï Ferretti apprit de sa mère, demandaient à Dieu d'assister le Pape, captif dans l'exil.
L'enfant passa cinq années (1803-1808) au collége alors renommé de Volterra, dirigé par les religieux scolopies. On remarquait son aimable aspect, son esprit vif, sa parole vigoureuse. Une sœur de Napoléon Ier, Élisa Bacciochi, reine en ce moment, visita Volterra, qui faisait partie de son royaume d'Etrurie. Le collège, suivant l'usage italien, tint une séance de littérature pour faire honneur à cette reine, et Giovani-Marie Mastaï Ferretti en fut élu président. Il se sentait déjà appelé à l'état ecclésiastique, lorsqu'un mal terrible, l'épilepsie, menaça de lui fermer la carrière sacrée. Néanmoins, il persévéra; et en 1809, il reçut la tonsure. La même année, il vint à Rome pour se former à la science et aux vertus du sacerdoce auprès d'un de ses oncles, chanoine de Saint-Pierre. Il vit l'enlèvement de Pie VII, dès longtemps déjà tourmenté comme Pie VI, mais d'une main plus savante. L'oncle de Jean-Marie, prêtre fidèle, dut quitter Rome. Jean-Marie se retira chez son père. Deux années après (1812), il fut réclamé à Milan pour faire partie de la garde d'honneur, mais sa maladie le fit
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exempter. Il resta dans sa ville natale jusqu'au retour de Pie VII. Il vit ce triomphe à Sinigaglia, où il fut pré- senté à l'agneau victorieux, et à Rome, où il se rendit en hâte afin de suivre-les cours de l'académie ecclésiastique. Il était sur la place du Peuple quand le captif de Fontainebleau reprit possession de sa capitale ; il vit l'enthousiasme de ce peuple enfin délivré. Quelle leçon ! quelle histoire prophétique !
La maladie le tourmentait toujours, mais sa foi ne voulait pas désespérer. Il commença la théologie. A partir dé ce moment, les attaques devinrent moins fréquentes et il put recevoir les ordres mineurs (1818). Il voulut sans délai s'employer aux labeurs de l'Évangile. Des missionnaires se rendaient à Sinigaglia. Ils avaient à leur tête le prince Odescalchi, prélat de la cour romaine, le même qui plus tard déposa la pourpre pour entrer dans la Compagnie de Jésus, et Mgr Strambi, qui est mort en .odeur de sainteté. Jean-Marie s'adjoignit à ces envoyés de miséricorde pour leur rendre les humbles services de catéchiste. La mission fut heureuse. La santé du catéchiste, encore améliorée, lui valut une dispense pour être promu au sous-diaconat et au diaconat. Il fut ordonné sous-diacre le 18 décembre 1818.
Ses désirs allaient plus haut, il aspirait toujours plus ardemment au sacerdoce. Il obtint enfin la dispense nécessaire, mais à condition de ne célébrer le saint sacrifice qu'assisté d'un autre prêtre. Cependant, il avait tant éprouvé la paternelle bonté de Pie VII qu'il osa lui demander d'être délivré de cette gêne. Le Souverain Pontife l'écouta bénignement, suivant sa coutume. Une lumière d'en haut vint-elle illuminer cette âme sainte et diriger ce doux et humble esprit qui avait dû prononcer
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tant de décisions mémorables? Pie VII, en ce moment, connut-il la destinée du jeune lévite agenouillé devant lui ? Il lui prit affectueusement la main et lui dit : « Oui, « nous voulons vous faire encore cette grâce ; et d'au« tant que je crois que désormais ce cruel mal ne vous « tourmentera plus. » Depuis lors jusqu'à ce jour, le mal a cessé.
L'abbé Mastaï célébra pour la première fois la sainte messe le jour de Pâques 1819, à Rome, dans la petite. église de Sane Anna dei Falegnami. C'est la chapelle d'un refuge d'enfants pauvres, fondé par un homme de bien, un pauvre maçon de Rome, qui s'était donné aux orphelins de la ville, les logeait et les nourrissait des aumônes mendiées pour eux. On l'appelait Tata Giovanni (père Jean). L'abbé Mastaï s'était fait le coadjuteur et se fit le successeur de l'humble bienfaiteur des orphelins. La maison en contenait une centaine. Il 1eur enseignait le catéchisme, les guidait dans l'accomplissement de leurs devoirs religieux, surveillait leur éducation professionnelle. L'hospice n'était pas seulement gouverné, mais encore soutenu par lui. Tous ses revenus y passaient. Il garda sept ans cette charge volontaire. Tel fut son premier et son plus doux noviciat comme pasteur des peuples et roi particulier des Romains.
Il avait trente et un ans. La Providence le mit à une autre œuvre, singulièrement importante pour l'avenir. Un nonce que Pie VII envoyait au Chili, demanda et obtint l'abbé Mastaï pour auditeur. La comtesse Mastaï s'effraya de cette mission si lointaine et si médiocre. Quant à lui, il ne craignait point les périls, et il n'appartenait plus à sa mère. Il alla remercier le Souverain Pontife. Pie VII lui dit : « Votre mère a écrit au Cardinal
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« secrétaire pour empêcher votre départ. Nous lui avons « répondu que vous reviendriez sain et sauf. » Il revint après trois ans, sain et sauf, mais ruiné. Directeur de l'hospice de Tata Giovanni, il avait donné son revenu ; auditeur de la nonciature, il ajouta son traitement, sans cesser de payer de sa personne. Il prêcha, fonda et soutint les œuvres de charité, assista les pauvres. De même à Montevideo, où il dut faire quelque séjour. Montevideo, je crois, vingt-cinq ou trente ans plus tard, fut aussi l'un des théâtres de l'activité de Garibaldi. On le loue d'y avoir organisé la guerre de partisans.
De retour à Rome, l'abbé Mastaï fut élevé à la prélature et nommé président de l'hospice Saint-Michel, le plus ancien et l'un des plus vastes établissements de charité qui existent. Le service, entièrement désorganisé, requérait des réformes considérables. En moins de deux ans, le nouveau président répara, restaura, renouvela tout. Véritable école de prince temporel, car Saint-Michel est un monde ; on y recueille toutes les misères, on y enseigne tous les métiers, on y étudie aussi les beaux-arts. Lorsque le diligent prélat eut remis en ordre cet immense mécanisme, le Saint-Siége trouva qu'il pouvait gouverner un diocèse. Le Pape Léon XII, grand connaisseur d'hommes, lui donna l'archevêché de Spolette. La présidence de Saint-Michel ne l'avait pas plus enrichi que sa place d'auditeur au Chili. Pour payer ses bulles, il dut vendre une petite propriété qui lui restait.
III
Les premières années de son épiscopat furent douces et sereines. A la veille des secousses de 1830, l'Europe
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et l'Italie jouissaient d'une certaine tranquillité. L'Archevêque étudiait, poussait son clergé aux études, travaillait à l'amélioration matérielle et morale de son peuple. Missionnaire comme au Chili, patron des pauvres et des orphelins comme à Rome. Entre autres institutions, il créa un orphelinat qui était en même temps une école gratuite pour les enfants à qui leurs parents ne pouvaient faire apprendre un métier. Cet établissement existe encore, à moins que les Piémontais, aujourd'hui maîtres de Spolette, ne l'aient transformé en caserne ou en prison, ce que font assez volontiers ces conquérants de l'Italie.
A Spolette aussi, celui qui devait être Pie IX, vit pour la première fois les révolutionnaires. Durant les troubles de 1831, quatre mille insurgés fuyant les Autrichiens, arrivèrent aux portes de Spolette, ville sans garnison et éloignée de tout secours. Déjà le parti révolutionnaire menaçait spécialement les prêtres. L'Archevêque n'abandonna point son troupeau; il alla au-devant de ces hommes. Avec beaucoup de fermeté, beaucoup de charité et beaucoup d'adresse, il leur persuada de rendre leurs armes et de demander pardon. Ils mirent à ses pieds plusieurs milliers de fusils et cinq pièces de canon. Ils lui rendirent un autre hommage. Pour les nourrir plus que pour les acheter, l'Archevêque leur avait promis quelques milliers d'écus : il voulut remettre cette somme à un certain Sercognani, qu'ils appelaient leur général ; mais ils n'y consentirent point et exigèrent que la distribution leur en fût faite par l'Archevêque lui-même. Preuve de leur, estime pour lui, preuve aussi de leur estime pour le chef qu'ils s'étaient donné. Une autre expérience lui fit voir dès lors le fond
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du parti unitaire. Il existait à Spolette, ville principale de la province, un gouvernement révolutionnaire complet, mais il y en avait un aussi à Pérouse, et un encore dans chaque ville un peu importante ; et chacun de ces gouvernements voulait être parfaitement indépendant des autres et prétendait ne lui obéir en rien. C'est avec ces éléments qu'il faut faire l'unité de l'Italie.
Transféré en 1832 au siège plus important d'Imola, le bon pasteur y continua ses œuvres. Imola eut un collége pour les étudiants ecclésiastiques pauvres, un orphelinat pour trente garçons, un autre pour les filles, confié aux Sœurs de Charité, et dans lequel il institua deux écoles, l'une gratuite ouverte à la classe pauvre, l'autre à la classe aisée. Il mit les mêmes sœurs à la tête de l'hôpital, augmenté d'un asile pour les femmes aliénées. Il appela d'Angers en France, les religieuses du Bon-Pasteur, pour le soin des repenties. « Car son cœur, disait-il, était perpétuellement troublé à la pensée de ces pauvres brebis perdues qui demandent d'être ramenées dans le bercail. » La fondation fut tout à fait sienne ; il l'établit de ses propres deniers et consacra ses émoluments pour la soutenir. Quand les religieuses du Bon-Pasteur, demandées avec instance, arrivèrent enfin à Imola, il les reçut dans son palais et écrivit à la Supérieure générale avec effusion pour la remercier. Ses œuvres plus spécialement épiscopales sont sans nombre. Il gouvernait son diocèse en évêque selon le cœur de Dieu, veillait à conserver ses prêtres dans l'esprit de leur sainte vocation, restaurait les églises, visitait le troupeau.
On a dit que l'évêque d'Imola était mal noté à Rome, à cause de ses « idées libérales ; » et l'on prête à Gré-
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goire XVI un propos fort invraisemblable sur ce prétendu libéralisme, qui aurait servi de motif pour l'écarter du Cardinalat. La vérité est que Jean-Marie Mastaï, archevêque à trente-èinq ans, fut créé Cardinal in petto dans le Consistoire du 23 décembre 1839, et proclamé dans celui du 14 décembre 1840, à quarante-huit ans. Ce n'était pas beaucoup faire attendre un prélat que l'on voyait peu et dont le mérite était plus présent que la personne. On savait certainement à Rome que Févêque d'Imola n'avait point peur des idées; mais on savait aussi qu'il était de taille à les mesurer et à les peser. A Rome, dans ces conditions-là, les hommes qui n'ont point peur des idées ne font point peur.
La preuve en fut bientôt donnée par ces mêmes cardinaux qui passaient alors comme aujourd'hui pour détester toute intelligence aussi bien que toute vertu. Le grand et saint Pape Grégoire XVI venait de mourir, accablé de travaux et d'années. Le cardinal Mastaï se rendit au conclave. Il arriva à Rome dans la soirée du 12 juin 1846 ; le 15, il entra au Conclave avec les autres cardinaux; le 16, il était élu à l'unanimité; le 17, lé peuple romain et bientôt l'univers catholique acclamaient le nom de Pie IX. Le nouveau- Pontife voulut informer lui-même ses frères, qui étaient à Sinigaglia. Cette lettre peint son âme.
« Rome, 16 juin, 11 h. 8/4 après midi.
« Le bon Dieu, qui humilie et exalte, s'est plu à m'élever du néant à la plus sublime dignité de ce monde. Que sa très-sainte volonté soit faite à jamais! Je sens l'immense poids d'une telle charge; je sens également l'extrême insuffisance pour ne pas dire l'absolue nullité de mes forces. Grand motif de prier; et vous aussi, priez pour moi. Le conclave a duré quarante-huit heures.
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Si la ville-veut faire, en cette circonstance, une démonstration publique, prenez les mesures nécessaires. Mon vif désir est que la somme qu'on y destinera, soit employée à quelque objet d'utilité générale, suivant l'avis des chefs de la cité. Quant à vous, chers frères, je vous embrasse de tout mon cœur en Jésus-Christ. Et loin de vous réjouir, ayez compassion de votre frère, qui vous donne à tous sa bénédiction apostolique. »
On dit que ce fut le Cardinal prince Altieri, qui le premier proposa au conclave le Cardinal évêque d'Imola. 11 n'y a point dans Rome de nom et de caractère plus romains qu'Altieri.
IV
Même aux époques les plus ferventes des âges de foi, l'Eglise a toujours été environnée d'ennemis, et aucun des successeurs de saint Pierre montant sur le trône, n'a trouvé des affaires faciles à diriger. Pie IX vit partout les signes d'un prochain et terrible orage. Il pouvait pressentir que la tempête apportait des miasmes de destruction, sinon inconnus, du moins encore inexpérimentés, et qu'elle ne rencontrerait plus ces obstacles, ces instilutions anciennes qui en excitant sa furie en avaient cependant amorti l'effort. Depuis 1789, la Révolution, moins combattue que disciplinée, n'a perdu que l'apparence de sa fougue ; elle est devenue plus savante et plus radicale. En 1846, les gouvernements ou la craignaient et pactisaient avec elle, ou la servaient ouvertement. Dans les peuples, elle avait fait son progrès naturel, éveillé d'une part le socialisme, de l'autre confirmé l'impiété. Daignant à peine menacer les trônes, prenant plutôt soin de leur laisser quelque vaine espé-
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rance, elle visait à l'autel. Non pas qu'elle poussât son vieux cri : Plus de Christ ! plus de Dieu ! au contraire, elle honorait le Christ comme un sage, et Dieu comme une idée. Elle ne disait pas même : Plus de culte ! plus de prêtres ! Elle se contentait de dire : Plus d'Église. indépendante ! Avec cette tactique, elle endormait beaucoup d'alarmes et parvenait à obscurcir même le bon sens chrétien.
Cependant, d'un autre côté, particulièrement en France, on comprenait mieux le rôle social du chef de l'Église. En 1819, le Pape de Joseph de Maistre avait à peine trouvé quelques lecteurs t. Nous n'en étions plus là. Une grande lumière avait lui, un grand mouvement d'amour et de soumission s'était déterminé : devant ce mouvement il n'existait plus d'obstacle invincible.
Toutefois, ce seul point lumineux au centre d'un horizon si effroyablement chargé, n'était pas lui-même exempt de nuages. Jusque dans le groupe catholique, on pouvait noter la plaie du temps, cette infatuation de la sagesse moderne toujours disposée à rompre en quelque chose avec la vérité pour tâcher d'accommoder l'erreur. Les « catholiques libéraux » commençaient d'élever leurs thèses insaisissables, où sonnent tous les mots qui plaisent à l'impiété. En présence des clameurs odieuses que la Révolution poussait sur la tombe encore ouverte de Grégoire XVI, ils gardaient le silence ; ils faisaient de ridicules vœux pour que l'habileté de M. Rossi, alors ambassadeur de France à Rome, n'empêchât point le Conclave d'élire un pape qui « eût
1. La première édition, tirée à deux cents exemplaires, ne fut pas épuisée dans l'année.
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l'intelligence des temps nouveaux. » La presse révolutionnaire s'emparait de ces banalités imprudentes ; elle déclarait que « les meilleurs catholiques » en étaient réduits à désirer l'impossible ; car si « les temps nouveaux » sont ceux où l'on vit, quel Pape, depuis Luther, fut jamais de son temps ? Une page de la polémique qui s'éleva sur ce sujet entre les feuilles catholiques sera intéressante à relire aujourd'hui :
« Nous désirons à notre tour quelque chose, — non pas du Pape, car nous pensons qu'il entend les devoirs de sa charge et les intérêts des peuples catholiques aussi bien, pour le moins, que nous, — mais de ceux qui lui donnent de si tranchantes directions. Nous voudrions savoir d'eux ce que c'est que la liberté, celie que doit aimer un Pape « qui a l'intelligence des temps nouveaux. » Nous pensons bien qu'il ne s'agit point de la liberté du désordre en politique, ni de celle. des mauvaises doctrines en philosophie, ni des libertés gallicanes, ni de beaucoup d'autres que le Saint- Siége, depuis saint Pierre, a dû flétrir de ses censures, et n'a cessé de refuser aux passions qui les revendiquaient. Non ; il s'agit seulement de la liberté de l'Église, de la liberté religieuse dans tout ce qu'elle a de sacré, de la liberté civile dans tout ce qu'elle a de nécessaire aux yeux de la religion, suivant les temps et suivant les pays. Voilà sans doute la liberté que l'on conseille au Pape d'aimer, et rien n'est plus louable ! Mais y a-t-il donc eu des Papes qui n'ont pas aimé et défendu cette liberté-là ? Nous serions curieux qu'on nous les fit connaître. Pour nous, il nous semble que la conquête, que l'agrandissement, que l'affermissement de cette liberté a été le but constant de leurs efforts. La Papauté n'a pas
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été instituée pour autre chose que pour donner, par l'Église qu'elle dirige, satisfaction aux plus nobles besoins de l'humanité ; le bon sens nous dit tout seul que si la Papauté avait manqué à sa mission, ni Dieu ni les hommes ne l'auraient laissée durer dix-huit siècles au milieu des plus formidables assauts que puisse soutenir une chose non pas humaine mais divine ; et l'histoire, venant au secours de notre logique toujours défaillante avec notre foi, nous déroule le tableau infini des efforts, des souffrances, de l'infatigable charité, de l'indomptable courage de tant de saints Pontifes, que rien n'a pu lasser dans l'entreprise obstinée de rendre les hommes plus dignes de la liberté par la Religion, plus dignes de la Religion par la liberté. Voilà ce qu'il faut savoir, voilà ce qu'il faut proclamer, car c'est là ce qui est et ce qui sera. Laissons dire ceux qui ne savent rien et qui refusent de comprendre pour n'être pas induits à bien faire. Nous ne parviendrons pas, si nous ioulons rester chrétiens, à façonner la Papauté de telle sorte qu'elle leur devienne agréable. En lui souhaitant ce qu'ils ont l'air de lui demander, nous n'arriverons qu'à fournir un nouveau thème à leurs injures : ils diront qu'elle se refuse aux vœux mêmes de ses fidèles, et que si le respect est sur nos lèvres, le blasphème et le mépris sont dans nos cœurs.
« Nos évêques, gardiens des plus sacrés intérêts de l'Église et des peuples, dans les prières si favorablement exaucées qu'ils ont adressées à Dieu pour obtenir de lui un nouveau chef, n'ont demandé pour Pie IX ni « l'intelligence des temps nouveaux, » ni « l'amour de la liberté. » Ils savaient que ces dons inhérents à la Tiare ne lui ont jamais manqué, jamais ne lui manque-
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ront. Ils ont sollicité pour lui la patience, la fermeté, le courage, l'ardente foi des Apôtres, la tendre mansuétude des saints. Et s'il a cela, il a ce qu'il lui faut, ce dont nous avons besoin. Il appliquera aux temps nouveaux les vérités anciennes, et le monde fera un pas dans le salut »
Les catholiques qui, en 1846, au moment de l'exaltation de Pie IX, se tenaient dans cet ordre de pensées, peuvent se rappeler sans humiliation les critiques amères dont leur ligne de conduite fut l'objet alors et depuis ; le pontificat de Pie IX, dont ils avaient d'avance écrit l'histoire, les justifie assez.
V
Rien, peut-être, n'égala jamais l'hosannah des premiers jours de ce règne qui, sauf de rares intervalles, n'a été qu'une longue tempête. L'hymne d'admiration et d'amour n'a point cessé, mais alors, sincère ou simulé, il était unanime. Le monde eut comme un éblouissement de tendresse. Il entrevit la possibilité d'accorder les vœux des peuples et les exigences de l'ordre. Grégoire XVI, trop pressé par les gouvernements pour pouvoir faire des concessions avec honneur, trop âgé pour accomplir avec succès de grands changements, trop attaqué pour sortir des voies de la résistance et négliger la répression, avait dû tenir ferme jusqu'à son dernier jour. Son successeur, jeune et adoré, usa avec empressement de la faveur des circonstances, qui lui donnait le temps, et du mouvement
1 Univers, 24 juin 1846.
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public, qui semblait lui donner les cœurs. Il proclama des réformes importantes, accorda des libertés désirées et en promit d'autres, ne demandant que le délai nécessaire pour les préparer; il fit régner la miséricorde. Son premier acte fut une large amnistie pour tous les condamnés, exilés et accusés politiques, sous la seule condition de le reconnaître pour leur souverain légitime et de s'engager d'honneur à se conduire dorénavant en loyaux sujets.
La voix des Romains n'était qu'un cri d'allégresse, et ce cri retentissait dans le monde entier. Les gouvernements applaudissaient comme les peuples, non sans une certaine inquiétude. Les cinq Etats, Autriche, Russie, France, Angleterre et Prusse, qui avaient en commun signifié au Pape Grégoire XVI le dangereux Mémorandum de 1831, et qui s'étaient complus à fatiguer son règne de ce programme insidieux, rédigé par un diplomate protestant commençaient à craindre que le nouveau pontife ne fût trop libéral, ne devînt trop populaire. Pie IX ne prétendait rien vendre, ne se faisait rien arracher. Il agissait franchement, en homme d'État qui sait jusqu'où il peut aller, en honnête homme qui ne veut pas trop redouter la trahison et l'ingratitude, résolu même à les affronter jusqu'aux extrêmes limites de la prudence, pourvu qu'il y gagne de mettre en évidence sa propre loyauté. Grande et saine politique, mais à l'usage seulement des justes, qui sont seuls les patients et les forts ; politique traditionnelle des papes, par laquelle ils ont conquis toujours, ou plus tôt ou plus tard, l'adhésion de la conscience humaine.
1 M. de Bunsen.
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Il est vrai, en un sens, qu'aucune des concessions, aucun des bienfaits de Pie IX ne lui a réussi. Ses grâces sont tombées sur des ingrats, ses concessions ont armé des fous ou des traîtres. Les politiques ont souri de sa candeur. Il a été accusé de témérité, même de faiblesse, et l'on pourrait surprendre ce dernier reproche sur des lèvres qui aujourd'hui déplorent son entêtement. Ce sont les vains jugements des hommes. Mais en faisant généreusement cette expérience, d'ailleurs inévitable, et qu'un grand nombre de ses amis réclamaient autant que ses adversaires, le Pontife s'est assuré l'estime du genre humain. Il a cru le bien possible, il s'y est obstiné ; il a cru à la liberté et lui a teniu les bras ; il a cru à la reconnaissance, à l'honneur, il s'est confié aux serments. Il en a été la victime, soit. Cependant rien ne prouve encore que les habiles et les traîtres y aient autant gagné que lui. Cette adhésion de la conscience publique, on la regarde trop comme peu de chose. On aime mieux trafiquer avec ce qu'on appelle l'opinion, puissance plus facile à former et à manier. Mais l'adhésion de la conscience publique est un fonds qui demeure. Une fois acquise, elle est fidèle ; et ces démentis donnés à voix basse, ne laissent pas de couvrir les clameurs machinées de l'opinion.
A l'abondance des bienfaits de Pie IX, les révolutionnaires répondirent par le luxe des trahisons. Les amnistiés se distinguèrent. En signant l'engagement d'honneur de ne rien entreprendre contre le pouvoir légitime, la plupart ajoutèrent des protestations qu'on ne leur demandait pas 1. La plupart aussi, à peine rentrés dans
1 Giuro svi mio capo, e sul copri dp' miei figli, che sai-o fedele a Pio IX, sino filiti morte. — Io giuro di versare tutto il mio sangue per
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Rome, renouèrent et poursuivirent savamment leurs complots. De l'enthousiasme populaire ils firent une émeute permanente, l'émeute des ovations. La sédition, portant des fleurs, se jetait à genoux devant le Pontife et lui demandait en hurlant de la bénir. Elle comptait le séduire, elle ne fit qu'éveiller sa prudence. Elle crut l'intimider, elle le trouva aussi ferme qu'il restait doux. Elle entreprit alors de le contraindre et lui montra le poignard : elle ne réussit qu'à déchirer son cœur sans le rendre moins clément.
Pie IX avait résolu de faire à son peuple une large part de liberté ; il ne voulait cesser ni d'être pontife, ni d'être roi, ni d'être père. La Révolution, maîtresse d'abord en Suisse par l'impéritie des gouvernements, puis en France, puis dans toute l'Allemagne, et prête à triompher en Italie, s'était rendue souveraine dans Rome. Elle exigeait du Pape qu'il sanctionnât ses doctrines, qu'il prît son drapeau et combattît pour elle. Il condamna ses doctrines et ses œuvres, maintint hautement les droits qu'elle prétendait lui faire abdiquer, refusa de déclarer la guerre à l'Autriche. Ce Non possumus, qu'il a dit depuis à d'autres adversaires, il l'a d'abord inébranlablement opposé à la sédition qui lui parlait bouche à bouche. Non posso, non debbo, non voglio, je ne puis, je ne dois, je ne veux. La trahison, encore caressante, ose interpréter ses actes et ses paroles comme des encouragements pour la Révolution ; il lui inflige le démenti indigné de son honneur et
Pio IX. Io rinunzio al mio diritto al Paradiso, se mai smentissi il guiramento di onore, che mi lega n Pio IX. Il faut avouer que ces formules de la trahison révolutionnaire ont en Italie quelque chose de particulièrement hideux et qu'on ne rencontre point ailleurs.
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de sa foi. Il déclare hautement que ses efforts « complètement étrangers à toutes vues d'une politique humaine, ne tendent qu'à la diffusion de la très-sainte religion du Christ. » S'il désire que les princes, « gardant la loi de la justice, marchant suivant la volonté de Dieu, et défendant les droits et la liberté de la sainte Église, ne cessent jamais, par devoir de religion comme par humanité, de travailler au bonheur et à la prospérité de leurs peuples, » il n'a pas cependant « cessé de rappeler « l'obéissance qui est due aux pouvoirs, obéissance de « laquelle personne ne peut jamais s'écarter sans crime, « si ce n'est dans le cas où il serait peut-être ordonné « quelque chose de contraire aux lois. de Dieu et de « l'Église. » Il proteste surtout contre ceux qui concluent de sa charité pour les personnes à sa tolérance pour les doctrines, supposant qu'à ses yeux non-seulement les fils de l'Église, mais tous les autres hommes, quelque éloignés qu'ils soient de l'unité catholique, sont également dans la voie du salut, et peuvent parvenir à la vie éternelle. « Les paroles nous manquent, dit-il, « pour exprimer notre horreur et flétrir cette nouvelle « injure. Oui, nous aimons tous les hommes de la plus « profonde affection de notre cœur, mais non autre« ment toutefois que dans l'amour de Dieu et de Notre« Seigneur Jésus-Christ, qui a envoyé ses disciples dans « le monde entier prêcher l'Évangile à toute créature, « déclarant que ceux qui auraient cru et auraient été bap« tisés seraient sauvés, et que ceux qui n'auraient point « cru seraient condamnés. Que ceux-là donc qui veulent « être sauvés viennent à ce fondement de la vérité, à la « vraie Église du Christ, qui, dans les Évêques et dans « le Pontife Romain, le chef suprême de tous, possède
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« la succession non interrompue de l'autorité aposto« lique. Et que tous s'en souviennent : le ciel et la terre (l passeront, mais aucune parole dé Jésus-Christ ne pas« sera jamais ; et rien ne peut être changé dans la doc« trine que l'Eglise catholique a reçue de Jésus-Christ < pour la conserver, la défendre et la prêcher. »
Ces déclarations, sans cesse renouvelées, condamnaient les actes de la Révolution et niaient radicalement ce que l'on peut appeler sa doctrine intérieure. Elles dépopularisaient Pie IX ; mais ce qu'il perdait du côté de l'opinion ignorante ou violentée, il le retrouvait au centuple dans l'appui de la conscience.
Vaincus, les démagogues romains jetèrent le masque. 11 ne leur restait plus que le crime. Le ministre du Pape, R >ssi, conscience conquise, fut assassiné. Cet homme, jadis lié aux révolutionnaires, aimait vraiment l'Italie. Comprenant enfin que la cause de la liberté' italienne était la cause même de la Papauté, il eut la gloire de donner sa vie pour la vérité qu'il avait longtemps méconnue. L'assassin le frappa sur le seuil de la Chambre des Députés, à la vue, pour ainsi dire, de deux cents misérables prétendus représentants du peuple romain, les uns complices du meurtre, les autres lâchement terrifiés. Aucun ne se leva pour secouer ce sang qui rejaillissait sur eux. Aucun n'osa dire que ce coup de poignard venait d'abattre la constitution romaine. Le
Pape, dépossédé en fait, prisonnier, n'ayant au sein de son peuple, armé par lui, d'autre appui que les représentants des nations catholiques, dut fuir pour sauver sa liberté pontificale, et épargner aux Romains la responsabilité d'un de ces crimes que Dieu ne punit pas seulement sur les coupables, mais sur leurs enfants. Il
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s'échappa, vêtu en simple prêtre. Aux portes de la ville, des soldats lui adressèrent quelques mots sans le reconnaître, et le laissèrent passer. Sur son front, ce simple prêtre emportait intactes la couronne temporelle et la tiare, dans une auréole d'honneur et de sainteté.
VI
La vénération du monde suivit Pie IX à Gaëte. A
Rome, s'installa une république présidée par des triumvirs. L'illustre de.ces triumvirs, le seul de qui l'on se souvienne, était Mazzini, un assassin; les deux autres, deux traîtres obscurs. Ils avaient proclamé la déchéance du pouvoir temporel, mais ils daignaient inviter le Pape à venir reprendre son siége épiscopal. En attendant, pour tromper la simplicité du bas peuple, encore engagé dans les ténèbres chrétiennes, ils faisaient célébrer les cérémonies pontificales par des prêtres de leur parti, c'est-à-dire ouvertement incrédules comme eux. Tant d'hypocrisie, jointe à une extrême incapacité, inspirait encore plus de mépris que leur puissance n'inspirait de terreur. Les triumvirs laissèrent égorger plusieurs prêtres fidèles. Malgré ces parricides, la république romaine de 1849 fut proprement un carnaval de larrons, trèsignominieux, très-malfaisants, très-ridicules. La sinistre orgie coupa promptement les accès de cette fièvre politique particulière au peuple romain, la Malaria capitoline. Sous cette influence, le peuple romain se persuade que le Capitole est encore le centre du monde, et que la terre attend ses lois. Il se donne des tribuns, des consuls, des triumvirs ; il est surtout assuré d'un dictateur. La parodie dure peu, mais ne lui plaît jamais jusqu'à la fin.
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Quelqu'un d'entre le peuple chrétien se lève, accourt et la termine. De Rome comme du reste du monde, les cœurs volaient à Gaëte. La république française, mandataire de l'Europe catholique en proie aux révolutions, termina par la force les courts destins de la république romaine. Les deux républiques n'eurent pas même la consolation de s'étonner de ce dénoûment. C'était l'impérieuse volonté, l'impérieuse nécessité du monde. Pie IX revint. Il revit la scène dont il avait été témoin dans sa jeunesse, lorsque la présence de Pie VII ressuscitait Rome agenouillée et pleine de joie. Comme ce pontife, il avait d'immenses désastres à réparer, et de plus que lui un immense pardon à répandre. Rien n'était audessus de son zèle ni de sa charité.
Sa couronne temporelle ne devait pas cesser un instant d'être une couronne d'épines. Avant qu'il ne fût rentré, un programme bruyant lui imposait la clémence, comme si l'on avait pu douter de son cœur, et lui dictait des réformes immédiates, qui, telles qu'on les exigeait, l'eussent détrôné irrémédiablement. Amnistie, code Napoléon, gouvernement séculier. La diplomatie conservatrice reprenait l'œuvre du triumvirat. Le Pape, dans ces-conditions, n'était plus que l'évêque de Rome. Il déclara qu'il prétendait pardonner et gouverner lui-même, et qu'il préférait l'exil à l'abdication. Le programme de Paris tomba à l'état de lettre morte. Il n'en existait pas moins. Pie IX comprit que, quoi qu'il pût faire, ce nouveau Mémorandum entretiendrait chez lui l'ingratitude et la rébellion. De là, l'onéreuse nécessité d'un secours extérieur, et la fatigante perpétuité de ce reproche absurde, mais par là même si puissant, de ne pouvoir subsister sans l'appui des « bayonnettes étrangères. »
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VII
En présence de ces difficultés cruelles, qui n'étaient point son œuvre ni celle de la Papauté, mais le fait de l'Europe, Pie IX n'avait qu'une ressource, sa constance. Il se mit au travail. Commerce, industrie, finances , instruction, moralité, la république avait tout abîmé ou tout paralysé. Les embarras d'argent furent promptement surmontés, sans faire tort aux œuvres d'utilité et "de charité publique. Dès 1858, les financés de l'Etat pontifical ne craignaient point la comparaison avec les plus prospères de l'Europe. Il avait été largement pourvu à l'éducation de la jeunesse, à l'amélioration des détenus, au secours des orphelins, des veuves, des infirmes et des vieillards, objets particuliers des sollicitudes du Pontife-Roi ; de grands et nobles travaux étaient accomplis ou en voie d'exécution; l'esprit public s'était relevé admirablement tant sous le rapport politique que sous le rapport religieux.
Les arts avaient eu leur part magnifique. Entre autres travaux qui intéressent également l'art et la science, Pie IX, à qui les archéologues ont décerné le titre de vindex antiquitatis, acheva la restauration de la voie Appienne, commencée dès les premiers temps de son pontificat. Il en a fait le plus étonnant et le plus touchant musée qui soit au monde. Ceux qui en ont parcouru les mélancoliques splendeurs ne les oublieront jamais. Il y a là autre chose que la curiosité, autre chose que la science, il y a la beauté- De ces urnes brisées et de ces tombeaux rompus s'échappe la leçon vivante du néant des choses humaines. Rome, après ses temples, n'a
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point de lieu d'où le cœur emporte plus d'impérissable souvenir t.
En se livrant à ce fécond travail de roi temporel, le Pontife, pasteur suprême de l'Eglise, développait avec encore plus d'éclat sa souveraineté spirituelle. On ne peut ici parler de ses sollicitudes étendues jusqu'aux extrémités de la terre sur les groupés les plus infimes et les plus isolés du troupeau de Jésus-Christ, des accroissements donnés à la Propagande, des encycliques fréquemment adressées aux évêques, des réformes particulières opérées dans le clergé romain, de la hiérarchie catholique rétablie en Angleterre et en Hollande, faits immenses, enfin des concordats conclus avec divers gouvernements. Mais il faut au moins faire mention du plus grand événement religieux des temps modernes, la définition et la proclamation du dogme de l'Immaculée-Conception de la sainte Vierge Marie.
Dès les premiers temps de son Pontificat, Pie IX avait voulu rendre- cet hommage à la Mère de Dieu. Réfugié à
1 Ni l'objet ni les bornes de cet écrit ne nous permettent d'y entreprendre la justification du gouvernement temporel. Le caractère, la haute intelligence, la profonde piété du Souverain, sa vie entière consacrée depuis plus d'un demi-siècle au service du pays, disent assez ce que doit être ce gouvernement effrontément et systématiquement calomnié. La vérité pure est que nul peuple au monde n'est aussi libre, aussi respecté de ses chefs, aussi heureux que le peuple romain. Dans les États de l'Église, personne n'est fatalement voué à l'ignorance, personne ne meurt fatalement de faim, personne n'est fatalement livré à la prostitution, personne n'est fatalement traîné à la perdition éternelle. Voilà le fait. On trouvera d'exacts détails sur les œuvres gouvernementales de Pie IX, depuis son retour de Gaëte, dans une brochure récemment traduite de l'italien, par M, Chantrel, et intitulée : L'Inertie du gouvernement pontifical. Le traducteur a pu dire avec raison que « nul autre gouvernement en Europe n'a déployé tant d'activité, tant d'intelligence dans toutes les branches de l'administration, dans tous les genres de travaux. »
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Gaëte, il demanda aux évêques de la chrétienté de recueillir partout la tradition. Leurs réponses, unanimes sur la croyance, offrirent à peine quelques dissentiments sur l'opportunité de la proclamer. En 1854, ce travail étant terminé, il convoqua un grand nombre de prélats à Rome ; et en leur présence, dans la basilique Yaticane, il déclara que « la doctrine qui affirme que la « Bienheureuse Vierge Marie a été affranchie de toute cc tache du péché originel dès le premier instant de sa « conception, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sau« veur des hommes, est une doctrine révélée de Dieu, et « que tous les fidèles, pour ce motif, doivent croire avec « fermeté et constance. »
La pauvreté philosophique de notre époque, pauvreté qui tient à son ignorance de la théologie, comprit peu ce grand acte. Dans le fond et dans la forme, en proclamant la vérité, Pie IX atteignait deux sortes d'erreurs. Dans le fond, par l'affirmation du péché originel, il renverse tous les systèmes qui tendent à la déification de l'homme, il établit la vérité de sa chute, la réalité de sa misère, la nécessité de la Rédemption et de la grâce. Dans la forme, le Pape agissant lui-même pour un acte de cette gravité et prononçant seul, sans intervention d'aucun concile, en présence de toute l'Eglise obéissante, atteste plus haut que ne l'avait fait aucun de ses prédécesseurs, sa pleine puissance et son infaillibilité.
Pie IX, comme il l'a dit lui-même, n'a « aucune vue de politique humaine. » Mais il croit à son droit, il prie Dieu d'inspirer sa foi, sa justice et son cœur, et en suivalIt ces inspirations que Dieu lui accorde, il triomphe du monde,
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VIII
Cette assistance divine allait lui devenir plus nécessaire que jamais. Les signes avant - coureurs d'une perturbation prochaine se multiplièrent. Dans le congrès de Paris, ouvert à la suite de la guerre de Crimée, les ministres de France, de Sardaigne et d'Angleterre formulèrent contre le gouvernement du Pape des attaques que l'on rendit publiques. Elles n'eurent aucune suite officielle, mais le signal était donné.
M. de Cavour, ministre du Piémont, avait déploré le sort des Romagnes, livrées, disait-il, à l'arbitraire, privées d'ordre et de liberté. Pour répondre à cet avocat officieux du malheur de son peuple, Pie IX entreprit un voyage dans les provinces dont la situation paraissait si misérable et les vœux si mal écoutés. Il appela autour de lui les principaux du pays, surtout les mécontents. Quelques-uns, M. le marquis Pepoli entr 'autres, avaient été comblés de ses bienfaits. Il leur demanda ce qu'ils voulaient. Ce qu'ils voulaient, ils ne pouvaient le dire ! Ils protestèrent de leur fidélité et joignirent leurs acclamations menteuses aux sincères témoignages de l'attachement populaire. Pie IX examina toutes choses, alla au fond des vrais besoins et y pourvut suivant les élans de sa générosité naturelle, c'est-à-dire en dépassant de beaucoup les moyens réguliers de l'Etat. Mais il s'agissait bien des vrais besoins et des vrais sentiments du vrai peuple !
En France, en Angleterre, en Italie, bientôt dans toute l'Europe, la presse révolutionnaire redoubla de calomnies contre le gouvernement pontifical. Le bruit couvrit
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les bienfaits du prince et la voix reconnaissante des sujets. Alors fut inventée la célèbre infortune des Mortara. Conformément à la loi de l'Eglise et à la loi de l'Etat pontifical, un enfant né juif avait été retiré de la maison paternelle, parce que, baptisé en péril de mort, il appartenait à Jésus-Christ. L'enfant, recueilli à Rome, était élevé aux frais du Saint-Père, séparé de sa famille, mais non sequestré, et ses parents le pouvaient voir autant qu'ils voulaient. Cette application de la loi parut un trait de cruauté, une injure à l'esprit généreux du siècle, un crime contre nature, et la preuve enfin que le gouvernement pontifical doit être balayé du monde comme la dernière souillure qui reste encore des âges de barbarie. La clameur ou plutôt le rugissement devint universel. La diplomatie s'unit au concert des journaux ; l'Angleterre, les Etats-Unis, la Russie adressèrent des notes à Pie IX, pour lui apprendre l'humanité! En France, un employé de la Cour fit un mélodrame dans le même dessein. Cette comédie de larmes dura six mois et ne finit que par l'excès de la fatigue, non par l'excès du ridicule. Elle anima l'opinion jusqu'à la guerre d'Italie.
La présence d'une force française dans Rome a été une protection toujours efficace contre les factieux, mais en même temps toujours incertaine. Sans cesse on a parlé de la restreindre, souvent de la supprimer. D'un autre côté, les causes extérieures du désordre demeurant les mêmes, le Pape a dù se résigner à former une armée qui pùt imposer aux séditieux quand la France se retirerait. C'est un grand malheur pour le Pape, et une grande humiliation pour l'Europe, que le vicaire de Jésus-Christ soit contraint d'avoir une armée. Chez le
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prince de la paix, une force de police devrait suffire. A qui veut-il faire la guerre ? Mais puisqu'enfin la nécessité commande, et qu'il ne dépend en aucune manière du Souverain d'en éloigner les causes décisives, qui ne sont ni en son peuple ni en lui, une armée fut créée et portée à près de vingt mille hommes, tous volontaires ; car le Pape ne consent point à établir la conscription. Cette troupe, instruite et disciplinée à la française, garantissait parfaitement l'ordre intérieur .Deuxrégiments avaient su promptement reprendre Pérouse, enlevée par un coup de main révolutionnaire. On sait comment, attaquée sans déclaration de guerre, écrasée par le nombre, l'armée pontificale a glorieusement péri dans le guetapens de Castelfidardo. Il est moins connu que les prisonniers italiens de Castelfidardo, soumis pendant deux mois aux obsessions du vainqueur, successivement tentés par l'appât d'une récompense ou par la menace d'une interminable captivité, sont restés fidèles à leur souverain et servent encore aujourd'hui la plupart sous ses drapeaux.
Non moins que l'agression de Castelfidardo, les autres conséquences de la guerre d'Italie, en ce qui regarde le Pape, continuent d'étonner la conscience publique. Malgré sa neutralité déclarée et admise, malgré la proclamation de l'Empereur des Français qui lui garantissait l'entière conservation de son patrimoine, le Saint-Père a été dépouillé des Romagnes et de l'Ombrie, ses plus riches provinces ; dépouillé non par la France victorieuse, mais par le Piémont qu'elle protégeait. Nous ne cherchons pas à expliquer comment le Piémont a pu commettre impunément ce crime, plus grand que beaucoup d'autres ; les mystères n'en sont pas encore livrés au juge-
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ment public. Au reste, le fait n'est pas consommé. Le dernier mot n'est pas dit, ou s'il est dit, c'est par Pie IX; et le dernier mot de Pie IX fait augurer quel sera le dernier mot de Dieu, qui s'inquiétera peu de parler comme les vainqueurs d'aujourd'hui. Les inventeurs du « droit nouveau » montrent eux-mêmes qu'ils ne le jugent pas suffisant pour garder ce qu'il permet si bien de prendre. On presse le Pape de consacrer lui-même la spoliation dont il est victime. Non possumus! Or, quand le Pape a dit : Je ne peux pas, toujours Dieu a dit : Je ne veux pas.
Sa Majesté le roi de Piémont, avant et depuis sa promotion à la royauté d'Italie, a personnellement connu la vigueur des refus de Pie IX. Voici deux pièces officielles qui sont en même temps de grands traits de caractère et de grandes pages d'histoire.
En 1859, après ce que l'on a appelé le soulèvement des Romagnes, mais avant le prétendu vote par lequel ces provinces se sont données au roi de Piémont, il fut grandement question d'assembler un congrès pour le règlement des affaires d'Italie. Pie IX, consentant à ce congrès, écrivit de sa main au roi de Piémont pour l'engager à s'y porter le défenseur des droits du SaintSiége. Un peu surpris de recevoir une pareille mission, Victor-Emmanuel crut l'occasion opportune pour proposer au Pape d'entrer en arrangement avec lui.
On ne disait pas encore, en ce temps-là : Rome ou la mort! Le roi, écrivant au Pape, lui demandait seulement les Légations, qui se trouvaient, disait-il, très-heureuses, et qui devenaient très-chrétiennes depuis qu'elles n'obéissaient plus au chef de l'Eglise. Il pensait même que, vu le bonheur éclatant de ces provinces insurgées, le
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Pape voudrait peut-être lui remettre encore, à un titre quelconque, les Marches et l'Ombrie, afin de leur ménager la même prospérité.
Dans cette lettre, véritablement trop peu digne de la gravité royale, le monarque agrandi ne manquait pas d'étaler ses sentiments religieux : « Fils dévoué de l'E« glise, descendant d'une race très-pieuse, comme Votre « Sainteté le sait bien, j'ai toujours nourri des senti« ments de sincère attachement, de vénération et de « respect envers la sainte Eglise et son auguste chef. « Jamais il ne fut et il n'est pas dans mon intention de « manquer à mes devoirs de prince catholique, et d'a« moindrir, pour ce qui dépend de moi, les droits et l'au« torité que le Saint-Siége exerce sur la terre en vertu « du divin mandat du Ciel. » Il terminait ces « réflexions dictées par un cœur sincère et tout dévoué à la personne du vicaire de Jésus-Christ » en exprimant l'espérance que le Pape « voudrait bien lui accorder sa sainte bénédiction. »
Le roi reçut, courrier par courrier, la réponse suivante :
« L'idée que Votre Majesté a songé à m'exposer est une idée imprudente, indigne assurément d'un roi catholique et d'un prince de la maison de Savoie. Ma réponse est déjà sur le point de paraître imprimée dans l'encyclique aux évêques catholiques, où vous pourrez la lire.
« Du reste, je suis affligé, non pour moi, mais pour la malheureuse situation de l'âme de Votre Majesté, car elle est déjà sous le coup des censures et de celles qui suivront encore lorsque vous aurez consommé l'acte sacrilége que vous et les vôtres avez l'intèntion d'accomplir.
« Je prie-le Seigneur du fond de mon cœur afin qu'il vous éclaire et vous fasse la grâce de connaître et de pleurer les scan-
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dales qui ont eu lieu, et les maux affreux qui ont frappé la pauvre Italie avec votre coopération.
« Plus, P. P. IX.
c Du Vatican, 14 février 1860. »
Le roi de Piémont ne sut pas garder le silence. Le 20 mars suivant, il écrivit de nouveau au Saint-Père. Il avait acquis les Romagnes par le moyen du suffrage universel, combiné avec ses bayonnettes et nourri d'une somme de quatre millions, ainsi que cela vient d'être avoué en parlement italien. Sans enlrer dans ces détails, le roi notifiait l'annexion comme une inspiration du patriotisme le plus pur. — En acceptant le vœu si légitime des peuples, disait-il, « prince catholique, je ne crois « pas manquer aux principes immuables de la Religion « que je me fais gloire de professer avec un dévouement « filial et inaltérable. » Néanmoins, « dans l'intérêt de la paix », il offrait toujours de « rendre hommage à la souveraineté suprême du Saint-Siége, de diminuer ses charges et de concourir à son indépendance et à sa sécurité. » Et il priait humblement S. S. de lui accorder la bénédiction apostolique.
La réponse du Pape fut prompte. On y sent la fierté d'un cœur royal et l'indignation d'une âme généreuse ; elle résume admirablement toute l'histoire de l'annexion, tous les sophismes diplomatiques et toute la vérité que le Saint-Siége leur oppose au nom du devoir et au nom du droit t.
La réplique du roi de Piémont fut le guet-apens de
1 Cette lettre est reproduite dans le Pape et la diplomatie, voyez page 28.
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Castelfidardo, six mois plus tard. Par sa victoire de Castelfidardo, l'acquéreur des Romagnes devint conquérant. Il eut les Marches et l'Ombrie. Le monde a vu depuis et on voit encore les deux attitudes, celle du vainqueur et celle du vaincu : il sait où est l'honneur, où est la force, où est la vraie victoire.
IX
Plusieurs des principales qualités qui passent pour nécessaires aux maîtres de la politique humaine, la dissimulation, le dédain de la justice, l'impitoyable ardeur de dominer, le mépris des hommes enfin, manquent à Pie IX ; la nature l'en éloigne autant que la foi. Il a des devoirs envers le ciel et envers la terre, il les connaît et il les remplit. Il doit, au péril de son trône et de sa vie, soutenir les droits de l'Église et l'honneur de Dieu : il souffrira l'exil, et s'il le faut la mort, pour que l'honneur de Dieu soit sauf et que les droits de l'Église soient maintenus. « Seigneur, s'écriait David, que ceux qui espèrent en vous ne rougissent pas de moi 1 ! » C'est la prière de Pie IX. Il n'est pas chargé de procurer le triomphe de la vérité méconnue, il est chargé de confesser cette vérité jusqu'à la mort ; car c'est par là qu'au temps fixé de Dieu elle surgit vivante du tombeau de ses martyrs. Pie IX disait un jour : « Je n'ai aucun embarras : on s'est acculé à ne me demander plus que des choses également contraires à l'honneur humain et à la foi chrétienne ; il est trop aisé de dire non. » A
1 PS., LXVIII, 7.
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toutes les suggestions, il a répondu : Non ! A toutes les menaces, il a répondu : Faites ! Et avec ces deux mots seulement, il a lié aux portes de Rome les flots montants de la Révolution. Pourquoi ne passent-ils pas ? Pourquoi le Vatican n'est-il pas submergé ? Après Castelfidardo, c'était si facile; et, aujourd'hui encore l' opinion demande si fidèlement qu'on en finisse ! Mais l'opinion ne peut pas tout. La constance de Pie IX, cette constance qui ne fléchit pas quand l'espérance semble perdue, a donné à la raison le temps de comprendre, à la conscience le temps parler : elles ont ensemble, autour du Saint-Siége, élevé un rempart désormais inexpugnable, du moins pour le Piémont. En refusant d'abdiquer son droit, le juste désarmé s'est montré nonseulement plus grand, mais il est devenu plus fort que ses adversaires. Il a rallié autour de lui une force qui semblait n'exister plus ici-bas, l'amour. Il est aimé ; il donne au genre humain le spectacle salutaire d'un chef de peuple en qui la conscience peut se reposer parfaite-. ment, qui ne dit rien que de vrai, qui ne veut rien que de juste, qui rend pleinement raison de ses actes, et qui, sans autre ressource, par la seule majesté de sa couronne et la seule vertu de son cœur, dompte toute violence et déjoué toute supercherie.
Cependant, s'il dédaigne les menées de la politique humaine, Pie IX n'est pas sans moyens personnels de défense, et même d'attaque, contre ses ennemis. Outre cette armure du droit, de la justice et de l'honneur, que nulle contrainte ni nulle feinte n'a pu lui faire déposer, il possède, à un degré rare, la perspicacité, la patience, la vigilance, la décision. Il ne hait point les hommes, il ne les méprise pas, mais il les connaît. Lorsque son œil
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pénétrant et calme a saisi la fraude, il est en garde pour toujours, et dès lors les avantages du secret ne sont plus d'aucune utilité contre lui. Deux clefs lui ouvrent tôt ou tard tous les secrets : dans ses mains, la patience ; dans les mains de son adversaire, la passion. Les conspirateurs de 1848, M. de Cavour, d'autres rusés ne l'ont pas trompé longtemps. Il a sondé leurs combinaisons les plus enveloppées, et sauf peut-être certains coups de scélératesse qu'un homme de bien ne saurait prévoir, rien ne l'a surpris.
Il n'a craint ni de se taire, ni de parler, et sa voix loyale s'est toujours élevée à propos pour condamner l'erreur ou pour démasquer la fourbe. Devant les sophistes de la Révolution, il sut proclamer les vérités qui pouvaient le rendre impopulaire ; plus tard, sous la la main d'une autre force, persécuté par les notes diplomatiques ou par les brochures autorisées, il a parlé avec non moins de franchise, bravant la colère de ses contradicteurs embarrassés. Il n'a pas dédaigné d'écraser directement certains serpents qui comptaient trop sur leur souplesse, le charme de leur robe et les qualités de leur venin. Ainsi périt au pied du trône pontifical ce fameux écrit anonyme, le Pape et le Congrès, où toute l'Europe avait cru voir le programme des événements futurs. L'auteur, sans se vanter de descendre d'une race très-pieuse, se faisait plus catholique encore que le roi de Piémont; rien ne semblait si habile. Le Pape crut bon d'en dire deux mots : il les adressa au général en chef de l'armée française, qui lui offrait officiellement ses compliments de nouvelle année. « C'est, dit-il, quelque chose de bien misérable que cet écrit-là, un tissu honteux de contradictions, un insigne monument
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d'hypocrisie. » La trame, s'il y en avait une, fut déchirée du coup , et toute l'habileté du pamphlet se trouva n'avoir gagné que cette épitaphe immortelle.
Pie -IX a pris soin, d'écrire en.quelque sorte lui-même, au jour le jour, toute l'histoire politique de son pontificat. Rien n'est resté sans un éclaircissement public, irréfutable aux yeux de l'histoire ; il n'a pas permis que le mensonge pût abuser la postérité. Les pièces éma nées de lui directement ont l'éloquence de son caractère formé de force et de tendresse, et où vibre toujours un essor contenu. Dans une de ses proclamations aux Romains, lorsque la sédition le poussait au Calvaire, il s'écriait : « Popule meus, quid feci tibi? Mon peuple, mon peuple, que t'ai-je fait? » A Gaëte, voyant Rome au pouvoir des mazziniens : « 0 Rome ! Rome ! Dieu m'en est
« témoin, chaque jour j'élève ma voix vers le Seigneur, « et prosterné, je le prie ardemment de faire cesser le « fléau qui te désole et qui, chaque jour, s'aggrave sur « toi. Je le prie d'arrêter les suggestions des doctrines « perverses et d'éloigner de tes murs et de tout l'État « les parleurs politiques qui abusent du nom du « peuple. » Une autre fois, il emploie la parole même du Christ, pour confondre la tortueuse habileté qui ose lui imputer des pensées qu'il n'a point : « J'ai parlé publiquement au monde ; je n'ai jamais rien dit en secret l » Cette éloquence lui est naturelle. Elle coule de source, prompte, abondante, forte et toujours simple, dans les fréquentes occasions qu'il a de parler en public. A Rome, toutes les mémoires sont remplies de ces brefs discours, frappés comme des médailles. Il y a un an, ^ après l'office du jour de Noël, qui se célèbre à SaintJean-de-Latran, le cardinal doyen se présenta devant le
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Saint-Père et lui offrit les vœux du Sacré-Collège. C'était un moment d'alarmes, un de ces moments que l'on ne compte plus, où l'ennemi semble sur le point de faire un dernier et victorieux effort. Pie IX,. dans sa réponse, accentua très-énergiquement le triomphe infaillible de l'Église. Étendant la main du côté de la grande arène des martyrs, voisine de l'auguste basilique : « Cet amphithéâtre, dit-il, ce colysée, qui est près « d'ici, fut dans les premiers siècles de l'Église comme « un calice qui reçut le sang des héros chrétiens : il est « aujourd'hui comme la coupe qui reçoit nos larmes. Ce « sang et ces larmes crient vers le ciel ; ils toucheront « le cœur de Dieu en faveur de son Église. » S'adressant bientôt après aux officiers pontificaux, dont il venait d'accueillir les hommages, il leur dit : « Je connais votre « dévouement, je sais que vous n'auriez pas mieux « demandé que de m'en donner des preuves. Ce moment « peut venir, et je compte sur votre bonne volonté. « Assurez-vous comme je le suis moi-même que les des« seins des ennemis de la sainte Église ne prévaudront « pas. C'est en la dépouillant de son autorité tempo« relie qu'ils ont espéré la détruire. Et moi j'ai la certi« tude que cette autorité même lui sera rendue, et que « le Saint-Siége rentrera dans toutes ses possessions. Il « se peut que je cesse de vivre avant que de voir cette « justice, mais qu'importe? Simon, fils de Jean, est sujet « à la mort ; Pierre ne meurt pas. » Cette pensée lui est habituelle. Il disait un autre jour, dans l'intimité : « Dieu est là, qui soutient son vicaire et qui l'empêche M de faiblir. Il peut le laisser chasser, mais pour mon« trer qu'il peut le ramener. J'ai été chassé, je suis « revenu. Si je suis chassé encore, je reviendrai encore ;
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« et si je meurs... Eh bien, si je meurs, Pierre ressusci« tera ! »
La foi est le trait dominant de cette physionomie où se réunissent toutes les beautés morales. Un prélat de la cour romaine, qui a le bonheur d'approcher le SaintPère depuis longtemps, disait : « Il est doué d'une foi « absolue. Onrne peut rien imaginer au delà de cette «plénitude; il n'y a point d'ombre, point de limite. « point d'ébranlement possible. C'est le roc, c'est l'ab« solu. » Un jour, dans un de ces entretiens qu'il accorde si libéralement aux plus obscurs fidèles, Pie IX décrivit lui-même un des caractères de sa foi. Il se laissa aller à raconter qu'il avait reçu connaissance d'un certain nombre de révélations que des âmes pieuses auraient eues à son sujet et auxquelles il n'attacha jamais beaucoup d'importance. « Une seule, ajouta-t-il, m'a frappé. « Au commencement de mon pontificat, quelque bonne « dévote m'écrivit que Notre-Seigneur m'avait montré « à elle sous la forme d'un petit enfant, confiant et « docile, qu'il tenait dans sa main. Si ce fut une vision « véritable ou une simple imagination, je l'ignore ; mais « j'ai été touché de cette image ; je me la rappelle tou« jours, et je désire être ce petit enfant dans la main de « Notre-Seigneur ; un enfant confiant et docile, que l'on « prend, que l'on mène, que l'on laisse, qui attend, qui « trouve juste et bon tout ce qu'ordonne son père , « et qui obéit. » En parlant ainsi, Pie IX promenait sa main étendue, et ses regards et son sourire semblaient contempler vivante la gracieuse image qu'il décrivait.
La conversation de Pie IX est la plus attrayante que l'on puisse imaginer. Ce n'est pas une exagération de dire que le monde entier en a joui, et le monde en rend
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témoignage. Prodigue de bienfaits, il trouve surtout le secret de se prodiguer lui-même. Depuis seize ans, Pie IX a accueilli une foule innombrable d'individus de tout pays, de tout âge, de toute condition, les a écoutés, s'est entretenu avec eux et les a laissés ravis et embaumés de sa douceur. Cette patience qui écoute tout, cette intelligence qui entend tout, cette charité qui s'incline à tout, sont servies par une mémoire qui n'oublie ni un incident, ni un visage. Il s'est souvenu du pauvre, du. mendiant, de l'esclave, et il les a consolés. Sur le trône, il a reconnu les moindres amis de sa jeunesse. Des fidèles de la plus humble condition, ayant eu le bonheur de reparaître à ses pieds après un long intervalle, l'ont entendu reprendre l'entretien où ils l'avaient laissé dix années auparavant ; ils ont eu la joie exquise de reconnaître en lui ce délicat et profond caractère de la bonté qui s'attache davantage à ceux pour qui elle -a déjà beaucoup fait.
La bonté, c'est le fond de cette âme magnanime. Elle est bonne, sereine, et, ce qui peut surprendre, elle est enjouée. Mais ne faudrait-il pas s'étonner au contraire quo tant d'application au bien, une foi si vive, une charité si pressante et une si continuelle assistance de Dieu dans la permanence des périls, ne fussent pas récompensés par ce don de la tranquillité intérieure d'où rayonne doucement la sainte joie? Sa gravité est aisément souriante, aisément attendrie. Il parle des hommes sans amertume, évitant autant qu'il le peut de nommer ses ennemis. Lorsqu'il se défend contre eux, il y a de la eompassion dans son langage. Au fond de l'acte mauvais, il voit la terrible responsabilité du pécheur ; on sent qu'il voulait absoudre.
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Cette douceur peut faire place à la sévérité du prince, du docteur et du juge. Les petits l'ignorent, quelquefois les grands l'ont appris. On a vu quelquefois des hommes constitués en dignité sortir terrifiés d'auprès de ce roi débonnaire ; d'autres, formidablement repris par ses lettres, ont eu le bonheur d'en profiter mieux que le roi de Piémont. Cependant de telles rigueurs sont rares, il faut qu'elles deviennent nécessaires. La bonté est constante et déborde. Envers les humbles et les pauvres, elle va jusqu'à la prévenance et jusqu'à la complaisance. Pater pauporum, c'est un des noms de Jésus. Une esclave noire, de la Nouvelle-Orléans, amenée à Rome par ses maîtres, avait grand désir de se trouver sur le passage du Pape pour recevoir sa bénédiction. Le Pape en fut informé et s'en souvint. Il fit envoyer à cette pauvre fille une lettre d'audience. C'était la veille de Pâques ; une foule magnifique encombrait l'antichambre. Pie IX fit d'abord appeler la négresse. — « Ma fille, lui dit-il, « beaucoup de gens sont là qui attendent, mais j'ai « voulu vous voir la première. Vous êtes bien petite et « infime aux yeux du monde ; vous pouvez être très« grande aux yeux de Dieu. » Il l'entretint longtemps, la fit causer, lui demanda si elle avait des peines. — « Des peines, répondit-elle, j'en ai eu beaucoup ; mais depuis que je suis confirmée, j'ai appris à les accepter comme la volonté de Dieu. » Il l'exhorta à persévérer dans cet amour de Dieu, et enfin il lui donna sa bénédiction, bénissant en même temps tous ses frères de servitude. Elle se retira fière et contente.
Que d'actes semblables dans la vie de Pie IX ! On les compte par centaines et l'on ne sait pas tout. La plupart des hôpitaux de Rome l'ont vu au lit des infirmes,
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faisant les fonctions d'un simple prêtre, mais d'un prêtre plein de zèle pour les âmes. A l'époque du choléra, il reçut la confession et le dernier soupir d'un pauvre que personne n'assistait, tant le nombre des malades était grand. Dans ses promenades, seule distraction qu'il s'accorde (et encore souvent ont-elles un but de charité), il arrête les enfants, les interroge sur le catéchisme, s'informe des besoins de leur famille. Ses aumônes dépassent ce que l'on peut imaginer. Depuis son élévation au pontificat en 1846, jusqu'à l'année 1857, en onze ans, il avait dépensé en œuvres de piété et de charité, un million cinq cent mille écus romains, somme qui paraîtra fabuleuse si l'on considère la médiocrité de ses ressources privées, qui sont de 4,200 écus par an, environ 25 mille francs t, Mais la majeure partie de cette somme avait été rapportée de Gaëte, où affluaient les offrandes de la chrétienté. Cependant, même pour cet usage, le Pape n'accepte pas sans regarder aux desseins et aux sources. La politique lui a offert de l'argent ; il l'a refusé. Il y a quelques années, un homme fort riche légua environ 5 millions, alV anima sua, à son âme, c'est-à-dire en fondation de messes. Cet homme était mal famé. Le Pape laissa plaider contre le testament. « C'était un usurier, dit-il. L'Église ne doit pas être souillée de ses dons, il eût été mieux de tout distribuer aux pauvres. »
Sa charité a des traits de prince. Peu de temps après son retour de Gaëte, la reine d'Espagne lui envoya une tiare évaluée à 50,000 écus. Il garda le cadeau royal,
1 C'est ce qui reste au Pape personnellement sur les trois millions qu'il touche et qui servent à l'entretien des palais apostoliques, au traitement des nonces, cardinaux, etc.
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mais il en fit immédiatement distribuer le prix en aumônes, remèdes et secours de toutes sortes. On pourrait dire de Pie IX qu'il a la fierté et la générosité d'un gentilhomme, s'il n'y avait au-dessus la fierté et la générosité du prêtre et du saint.
Dans l'entretien familier, il est vif, soudain, plein de répartie, d'un esprit toujours aimable et présent. Il a des mots qui caractérisent et qui sont des portraits, des avertissements doux, des remarques fines qui mettent les hommes à leur place et les choses dans leur jour. Un général français, un peu emphatique, remplissait Rome de tapage militaire. Le Pape le fit appeler. — « Monsieur le général, lui dit-il, votre empereur a dit « ces belles paroles : L'Empire, c'est la paix. Eh bien ! « les Papes aiment la paix, et ils vont partout, disant « à chacun : Pax vobis. » Il disait dernièrement à des puseystes anglais : « Ne soyez plus comme les cloches « qui appellent le monde à l'église, et qui n'y entrent K pas. » Lorsqu'on le prie d'écrire quelques mots sur une image, un livre, importunités incessantes qui le trouvent infatigable, il rencontre toujours heureusement, et lorsqu'il le faut, hardiment. Ces jours-ci le Prince royal de Prusse lui demanda un souvenir de ce genre, en lui offrant une image de l'Enfant Jésus : le Saint-Père écrivit : Illuminare Ais, qui in tenebris... sedent (Luc, i, 79). Un jour on lui présenta son buste. Sur le marbre, il traça ces mots que l'Esprit du Seigneur adressa au prophète Ézéchiel : Frontem tuam duriorem frontibus eorum (m, 8).
À Ravenne, il rendit, comme tout bon.Italien, sa visite au mausolée du Dante, et sur le livre, où l'on désirait
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garder sa signature, il laissa en souriant cette terzine de la Divina comedia :
Non è il mondan romore, altro che un fiato
Di vento, ch'or vien quinci, or vien quindi, E muta nome, perchè muta lato I.
Le Saint-Père voit quotidiennement le secrétaire d'Etat ou son substitut. Il est, déplus, informé par ses camériers intimes, choisis à dessein divers de caractère, d'aptitude et de nation, en relation par leur origine avec ce qu'il y a de plus élevé dans le monde européen, tous prètres pleins de zèle et occupés d'œuvres importantes, véritables aides de camp de sa charité. Si l'on ajoute cette multitude de visiteurs, prélats, simples prêtres, particuliers de tous pays et de toute condition, hommes d'Etat, hommes du monde, pauvres pèlerins venus à pied, qui affluent sans cesse au Vatican et qui sont reçus par une bonté sans mesure, on dira que nul souverain et peut-ètre nul homme n'est aussi occupé que Pie IX, et n'a sujet de se croire plus parfaitement instruit des besoins, des vœux, des sentiments et des erreurs du monde.
Dans une intelligence si élevée, cette connaissance unie aux lumières supérieures de la foi, devait produire ce que le monde contemple avec un accroissement continuel d'amour : je veux dire cette assurance, cette sérénité d'une force invincible au milieu de toutes les apparences et de toutes les réalités de la faiblesse maté-
1 L'opinion du monde n'est rien qu'une bouffée de vent qui tantôt vient d'ici, tantôt de là, et qui change de nom parce qu'elle change de côté. (Puryatorio, c. xi.)
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rielle. Pie IX n'ignore pas ce que peuvent ses ennemis, mais il n'ignore pas non plus la place qu'il tient luimême dans le monde. Il a posé la main sur le cœur de l'humanité, il en a discerné les battements, et il sait, si l'on peut ainsi parler, que Dieu n'est pas, tant s'en faut, tout seul avec lui. Il a souffert, il s'attend à souffrir, il compte sur la victoire, il y a toujours compté.
Le lendemain de Castelfidardo, il donnait aux débris de son armée assassinée, une médaille commémorative de sa défaite ; et nulle décoration militaire n'est portée avec plus de fierté. Quelle inscription a-t-il gravée sur ce mémorial de désastre? Une parole que saint Jean écrivait au temps de Claude : Victoria quœ vincit mundum, fides nostra. Ce sont-là de ces idées pontificales, comme disait un diplomate français, qui échappent à la discussion, — et qu'il plaît à Dieu, depuis dix-huit siècles, de soustraire à la réfutation. La foi du Pontife voit sans alarmes l'étonnement des diplomates, et il poursuit sa marche tranquille à travers leurs colères et leurs conseils effrayés.
Mais Pie IX, plaçant en Dieu son espérance, fait cet honneur à la conscience et à la raison humaine d'attendre quelque chose aussi de leur côté. Après avoir bu jusqu'aux dernières lies de l'aveuglement, et de l'ingratitude et du mensonge, et quand la coupe vingt fois vidée est toujours pleine jusqu'aux bords, il n'a pas désespéré de l'espèce humaine ; il n'a voulu douter ni de la foi, ni de l'amour, ni de l'honneur, ni même du bon sens. Il a frappé à ces portes closes, obstruées et gardées. Il a demandé des prières, il a demandé des bras, il a demandé des aumônes, et il a obtenu ce qu'il demandait. Tant que ses besoins dureront, il demandera et il ob-
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tiendra. Il a seul les paroles auxquelles répondent encore les coeurs.
Il vient d'en faire une expérience dont le succès, espéré de lui seul, est aussi honorable pour la société moderne que glorieux pour le ferme esprit qui l'avait prévu. C'est le grand acte de la canonisation des martyrs du Japon.
Par vénération, par esprit de foi, par un juste amour de toute vraie et bonne gloire, Pie IX voulait attacher cette bénédiction et cet honneur à son pontificat. Après la définition de l'Immaculée Conception, il ne pouvait rien faire qui s'éloignât davantage des préoccupations du siècle, mais rien non plus qui attestât mieux l'inébranlable foi de l'Eglise et sa persévérance auguste dans les traditions que l'orgueil rationaliste déclare épuisées. La philosophie et la politique prétendent que le monde ne croit plus aux saints ni au Pape. Pour leur prouver que le monde y croit encore, le Pape conçut la pensée d'appeler le monde entier à la fète, de convoquer les Évêques de la chrétienté et de les avoir ce jour-là autour de lui.
Ce dessein, il faut l'avouer, épouvanta. On disait au Saint-Père : Cela n'est pas possible ; les gouvernements y mettront obstacle, les Évêques ne viendront point. Et comme la célébration était fixée à six mois, on ajoutait : Dans six mois, le Pape sera-t-il encore à Rome? Le Pape écouta tout, et ne redouta rien. Il avait considéré ou que les Évêques n'auraient à vaincre aucun obstacle sérieux et se rendraient auprès de leur chef, ou qu'ils seraient arrêtés, et alors le monde saurait clairement où en est la liberté de l'Église. Les Évêques furent donc appelés à Rome, non par un ordre formel, mais par une
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simple invitation qui leur laissait du côté du Pape toute liberté.
L'événement fit voir avec quelle justesse Pie IX avait apprécié et les cœurs et les situations. Les évêques arrivèrent de toutes les contrées, de toutes les îles, de tous les lointains. La France, l'Angleterre, l'Espagne, l'Allemagne, la Hollande, l'Amérique, l'Afrique, l'Asie, se rencontrèrent au seuil du Vatican. La Russie elle-même avait relâché quelques évêques et quelques religieux ; depuis cent ans peut-être aucun ecclésiastique n'était venu de ces contrées à Rome avec un passe-port moscovite. Enfin, deux nations seulement n'étaient point représentées par leur épiscopat : Le Piémont qui emprisonne, et le Portugal qui fait pire ; seul pays où les évêques craignent moins de désobéir à Dieu qu'aux hommes, seule exception qui ait vraiment affligé le cœur du Père de famille : car les prisonniers du Piémont étaient présents par leurs lettres, leurs voix s'unissaient au concert universel.
Quel spectacle 1 quel coup de politique inspirée 1 Le jour de la Pentecôte, il y avait dans la basilique du Prince des Apôtres cinquante mille prêtres et fidèles autour de trois cents évêques. Témoins rassemblés de tous les peuples, et témoins croyables, pour dire à Rome ce que le Pape est dans le monde, pour dire au monde ce que le Pape est dans Rome ; pour attester à l'univers ce qu'il en est de la vie déclinante de la Papauté et des vices prétendus de ce gouvernement temporel du souverain prêtre auquel on veut substituer l'arrogance ignorante du sabre et l'insulte du bâton.
Malgré les angoisses de ces temps lugubres et petits, nous étions bien heureux, nous tous qui nous trouvions
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là ! Nous regardions faire une grande chose, une chose voulue, déclarée, préparée, et qui se faisait noblement dans la forme annoncée, en toute lumière. Le mortel qui est ici-bas par excellence le fils de l'homme et le fils de Dieu, celui par qui le ciel et la terre se réconcilient, posait de ses mains pacifiques, sur le sol délayé, un de ces blocs où s'affermit le pied du genre humain. Nous contemplions de nos yeux, nous pouvions en quelque sorte toucher de nos doigts la grâce de la protection divine. L'acte de foi n'était plus que le cri de l'évidence, l'aveu même de la raison. Plus encore que l'admiration, plus encore que l'amour, dans ce centre du monde menacé par la folie du monde en décomposition, nous goûtions la sécurité.
Parcourant notre Rome et l'embrassant d'un cœur filial, si nous venions à penser qu'on veut nous la ravir, nous éprouvions plutôt un mouvement de sainte colère qu'une impression d'effroi. Nous comprenions le crime immense et l'immense sottise des médiocres larrons qui se targuent d'emporter un pareil butin. Dans le prophète Isaïe, le roi des Assyriens, vainqueur de Samarie par le courroux de Dieu, demande qui l'empêchera d'aller à Jérusalem et de piller le temple : Numquid, non sicut feci Samariæ et idolis ejus, sic faciam Jerusalem et simulacris ejus ? Dieu répond : « Je visiterai, dit-il, l'inso« lence du cœur d'Assur, et sous sa victoire j'allumerai « un feu qui le consumera. » — Nous allions d'un sanetuaire à un autre. En nous entretenant de l'histoire d'Assur, nous nous informions des lieux où passerait Pie IX, pour nous prosterner devant le fort de Sion. « Non, non, s'écriait un évêque au sortir de l'audience du Saint-Père, non, cela n'est pas vrai ! Ne croyez pas
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qu'il existe un Sarde, un Garibaldi, un Ratazzi : il n'y a que des fantômes à qui nous donnons ces noms pour nous faire peur ; des fantômes comme les Cavour et tant d'autres qui ont surgi des portes de l'enfer, annonçant qu'ils allaient prévaloir et qui n'ont pas prévalu. Et ceux-ci tout de même : Non praevalebunt. Ils font les fiers et ils en ont sujet. L'illusion les caresse, mais encore un peu, encore un moment, Dieu est là. Adhuc enim paululum modicumque, et consummabitur indignatio et furor meus super scelus eorum. »
Les fètes succédaient aux fêtes ; fêtes des yeux et du cœur, fètes de l'âme et de l'esprit, fêtes du temps et de l'éternité. Ces joyeuses et saintes merveilles contenaient la démonstration de toutes les vérités contestées par l'erreur. Le roi de la paix y présidait, entouré d'hommes venus de toutes les parties de la terre ; et ces hommes étaient les pasteurs du genre humain, les cœurs qui ne tremblent pas, les voix qui ne se taisent pas, les pensées qui ne meurent pas. On les voyait prosternés dans ces poussières immortelles et fécondes du Colysée, du cirque de Néron, de la voie d'Ostie, des prisons Mamertines, des Catacombes, aspirant la vie inépuisable qui sort de ces grands tombeaux, recevant une force nouvelle du baiser de Pierre vivant et rayonnant au milieu d'eux.
Pendant que le peuple, libre et content, multipliant les témoignages d'amour pour son roi, se reposait du travail en contemplant la splendeur des pompes sacrées, pendant que les esprits plus cultivés visitaient les trésors partout ouverts de l'Art, de la Science et de l'Histoire, une intelligence tranquille pourvoyait sans effort
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à cette première nécessité du genre humain que l'on appelle le gouvernement de l'Eglise. Malgré les fureurs de l'orage, le sublime pilote, assis à la barre, l'œil sur les cieux, d'une main aussi hardie que douce, d'un cœur aussi ferme que clément, prenait dans sa voile tout ce vent d'orage et lui livrait le vaisseau.
Tel est Pie IX, autant du moins que peut le peindre tout écrit qui n'est pas encore l'histoire. La postérité le connaîtra mieux que nous, parce qu'elle connaîtra l'ensemble et la suite de ses œuvres. Elle le verra toujours plus grand, elle le verra complétement victorieux ; elle vénérera en lui l'un des plus majestueux Pontifes que la miséricorde divine ait voulu donner à l'Eglise. Nous, ses contemporains, qui le contemplons déjà si élevé audessus de la stature commune, nous avons de plus près le rayonnement de sa douceur, la douceur de Moïse et de David. Les yeux filialement attachés sur lui, nous nous réjouissons de voir comme Dieu l'a bien fait pour soutenir les regards de toute la terre. Son pouvoir a des ennemis, sa personne n'en a pas. Dans l'effroyable clameur qui mugit contre la Papauté, un seul sicaire a osé parler de Pie IX sans respect, et aussitôt la réprobation éclatant de toutes parts a fait taire l'impudent. Comme Pie IX a imposé le respect aux pamphlétaires, comme il a déjoué les traîtres, il vaincra les séditieux. Ses ennemis se seront en vain emparés de la force, auront en vain dérobé de criminelles victoires. Déjà leur destinée est visible : ils périront étouffés de rapines et criblés de sifflets. Pendant que ces victorieux d'un jour plongent
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et s'enfoncent dans une boue sanglante, la noble figure du Pontife-Roi rayonne de plus en plus, forte, loyale, sereine, humble, ornée de toutes les saintes splendeurs, et le temps est proche où plus d'une voix parmi eelles qui l'ont injurié se lèvera pour confesser qu'il est le pilier du monde.
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RÉAPPARITION DU JOURNAL L'UNIVERS.
Paris, 15 avril 1867.
L'Univers fut supprimé le 29 janvier 1865, sans imputation d'aucun délit, par une mesure purement politique, conforme d'ailleurs à la législation qui régit encore la presse.
Il ne fut pas supprimé seulement, il fut aboli. Trois semaines après, son ancien propriétaire, M. Taconet obtint par égard pour ses ouvriers, l'autorisation d'acheter une feuille sans importance et de la publier sous un autre titre. Ce fut le Monde. Il put garder la plupart des rédacteurs de Y Univers, sauf deux, M. Louis Veuillot et M. Eugène Veuillot, qui devaient demeurer ensevelis comme l'œuvre à laquelle ils avaient concouru.
A diverses reprises, sous divers ministres, l'ancien rédacteur en chef de-YUnivers demanda sans succès l'autorisation de fonder un journal. Une tentative faite à son insu par l'illustre évêque d'Arras, Mgr Parisis, échoua pareillement. Ce grand évêque ne put qu'honorer de ce dernier témoignage une œuvre et des hommes dont il s'était maintes fois porté le garant.
Du reste, à part quelques réclamations de pure conve-
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nance, la presse politique ne prit nul intérêt à cette cause, et parut plutôt éviter d'en importuner le pouvoir. Durant sept années, les organes très-variés de l'opinion libérale laissèrent voir plus de rancune contre un adversaire désarmé que de foi en leur propre doctrine.
Enfin, après sept ans, le pouvoir lui-même annonça l'essentiel de la liberté. Provisoirement, l'autorisation était accordée à qui la demandait. L'ancien rédacteur en chef de l'Univers pensa d'abord n'avoir rien à solliciter, ne voyant plus d'obstacle à sa rentrée dans le journal où se maintenait la doctrine qu'il avait si longtemps défendue. Il apprit bientôt, non sans tristesse, qu'on ne l'y recevrait pas.
Trop de motifs l'empêchaient d'accepter cette nouvelle forme d'exil, très-inopinée. Il demanda l'autorisation de relever 1 Univers. M. de la Valette, alors ministre de l'Intérieur, hésita, non sur l'autorisation, mais sur le titre. M. Veuillot se permit d'insister, disant qu'un honnête homme qui était resté en prison pendant sept ans, par injustice, n'en pouvait sortir qu'avec son nom. M. de la Valette allégua le respect dû à la mémoire de M. Billault qui avait signé le décret de suppression. M. Veuillot allégua la justice. La question fut portée à l'Empereur. Sans attendre aucune sollicitation personnelle, l'Empereur trouva bon que le titre aussi pût reparaître. L'autorisation est datée du 19 février, sept ans, presque jour pour jour, après la suppression. Qui perdiderit animam suam propter me, inveniet eam !
Grâce au zèle généreux des catholiques, le reste se trouva aisé. Nous ne saurions exprimer toute notre reconnaissance. Les bénédictions augustes, les sages et grands conseils, les adhésions affectueuses, les plus
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touchants concours du dévouement et de la charité ont afflué vers nous. Nous n'avons eu besoin que de tendre la main pour être sur pied.
Parmi les conseils de nos amis, l'un des plus fréquents était de nous procurer l'avantage de l'unité en traitant avec le journal le Monde. Nous le désirions nous-mêmes. Nous offrîmes la totalité du capital dont nous étions assuré et que nous avions calculé sur la prévision de nos besoins pour marcher seul. Ces offres ne parurent pas suffisantes. Voilà pourquoi il y aura deux journaux catholiques ; car nous n'éprouvons pas le désir de créer une œuvre à part. A présent que ces explications ont été données, le mieux est de n'y pas revenir.
Nous n'avons pas de programme à faire. L' Univers sera ce qu'il a été, sauf les améliorations de l'expérience. Nous ne sommes point de ceux qui se targuent de vieillir sans recueillir. Dans les temps de décadence, à considérer les choses humaines avec l'œil de la foi, on s'apaise en même temps qu'on s'attriste, et l'on s'élargit. Nous nous sentons plus catholiques que nous n'étions, plus attachés à l'Églisè, plus détachés du reste et de nous-mêmes.
Une plus vaste possession du vrai atténue en nous l'horreur que nous inspiraient jadis les aberrations du faux ; nous démasquerons le faux d'une main que la colère ne fera plus trembler. La société est plus coupable que les individus ; elle a hérité de plus d'erreurs qu'elle n'en a voulu créer. Rien, dans l'organisation sociale, n'est contesté sans quelque justice, par suite des déviations immenses que l'ordre général a subies et que les générations nouvelles ont trouvées accomplies et irrémédiables. Les flambeaux sont éteints,
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quantité de bonnes volontés s'égarent à travers la nuit.
Ce qui méritera d'être sauvé, nous l'ignorons, mais nous savons ce qui n'est point condamné sans recours ; nous savons où est la vie, nous connaissons le chemin de la vie, et nous espérons davantage pour les âmes quand nous espérons moins pour la société. Les âmes cherchent, elles désirent, elles attendent. Ces mouvements et ces pressentiments vont à Dieu. Plaise à Dieu que jamais un mot tombé de nos lèvres ne puisse détourner les âmes ! plaise à Dieu que jamais une défaillance ne nous empêche de prononcer le mot qui pourrait les éclairer !
Nous ne ferons pas un journal de parti. On le sait, on nous le reproche, et nous en tirons gloire. Nous ne ferons pas davantage un journal de guerre, comme on l'annonce ; et nous ne ferons pas non plus un journal de conciliation, ainsi que nous y exhortent souvent ceux-là mêmes qui nous reprochent de n'avoir point de parti. L'Univers sera une apologétique générale, établie sur le vif des choses présentes et étendue à tous les terrains où se porte la discussion, une œuvre de doctrine, une voix intègre de justice et de vérité.
C'est là ce que nous nous proposons, avec une sincérité nette de tout engagement envers toute puissance et toute opinion de ce monde, sans autre frein sur le cœur que celui de la justice chrétienne, sans autres liens sur les lèvres que ceux du respect. En gardant la justice, l'on rend aux hommes ce qui leur est dû ; et le respect ajoute le surplus que veut payer la charité ou qu'exige la prudence. En gardant la vérité, l'on ouvre assez les voies de la conciliation. La vérité seule con-
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cilie. Nous voyons le néant de toute conciliation proposée en dehors de la vérité.
Or, la vérité politique se dégage de la main du temps, et c'est Dieu qui donne le temps : il faut regarder, attendre, quelquefois subir. Mais la vérité religieuse, qui règle en définitive la vérité politique, possède son organe toujours vigilant : il indique et circonscrit le terrain où l'on peut s'entendre, définit les bases de la conciliation, la décrète, l'impose. La fonction d'un journal catholique est de rappeler cette doctrine, d'y amener les esprits ét d'obéir.
Il n'y a pas d'autre base de la civilisation que l'Évangile, pas d'autre architecte suprême de l'ordre social que le Vicaire de Jésus-Christ. La conciliation, c'est de croire cela. Le monde, après l'écroulement de la barbarie païenne, qui était l'esclavage, n'a pu se constituer dans la liberté que lorsqu'il eut généralement acquiescé à cette parole d'un Père de l'Église : Le Christ est la solution de toutes les difficultés.
Nous voulons, par tous les moyens que comporte la liberté d'allures du journal, travailler à démontrer l'exactitude impérissable de cette parole inspirée, et l'on en verra du moins la largeur.
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L'UNITÉ ET L'UNIFICATION.
17 avril 1867.
Après la parabole du bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis, Jésus ajoute :
« Et j'ai d'autres brebis qui ne sont pas de ce bercail, « et il faut que je les amène, et elles écouteront ma « voix et il se fera un seul bercail et un seul pasteur. » Voilà l'une des plus chères attentes du genre humain, l'une des plus antiques, et celle sur laquelle l'ennemi a le plus tenté d'égarer sa marche en se proposant pour la guider.
Une tendance d'unité est au fond des entreprises de domination universelle. Un seul pasteur, un seul troupeau ! Cette tendance meut, à leur insu, tous les grands peuples. Elle détermine l'espèce de mouvement d'adhésion qui travaille même les nationalités conquises ; elle n'est pas la moindre force des conquérants. L'esprit du mal la gâte et la corrompt. Satan veut réaliser à sa manière et à son profit l'unité du monde. Il y emploie l'orgueil de l'homme, aux mains duquel il met le fer et le feu.
Dieu n'y veut que sa parole, sa lumière et sa charité : « Je suis le bon Pasteur. » Il a confié l'œuvre à son
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Église. Avouant tout haut le but divin qu'elle poursuit sans cesse, l'Église concilie l'esprit de conquête et le respect de l'humanité et de la liberté ; ou plutôt l'esprit de conquête n'est en elle qu'une conséquence de ce respect.
Par une volonté de la Providence, sur la surface du globe sont disposés des territoires, des apanages pour les diverses branches de la postérité d'Adam. Les chaînes des montagnes, les grands fleuves, les mers en marquent les limites. Dans ces enceintes, les hommes parlent la même langue ou du moins des dialectes dérivés de la même source ; ils ont les mêmes penchants, les mêmes aptitudes, le même sentiment. Dieu leur a donné des traits de famille plus marqués : il a voulu qu'ils fussent plus frères entre eux, de telle sorte que la vie et l'œuvre commune leur devinssent plus faciles, et que chaque peuple demeurant un, pût accomplir avec plus d'énergie sa mission particulière, en même temps qu'il garderait dans sa nationalité, comme dans une forteresse, la forme des doctrines qui constituent le patrimoine commun de l'humanité. C'est avec ce soin de leur dignité et avec cette prévoyance pour leur liberté que Dieu a constitué les nations. Il -a doué de beauté la terre natale. Le sol le moins favorisé aux yeux des autres hommes, possède ses charmes propres et victorieux qui allument l'amour dans le cœur de ses enfants, et de là naissent les nobles énergies du patriotisme.
Réunies intellectuellement par la Vérité, que leur distribue d'une même voix et d'une même langue le Verbe divin, ainsi que du même ciel elles reçoivent l'air et la lumière ; réunies en haut, les nations demeurent libres de s'allier, sans être obligées de se confondre.
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Elles restent distinctes pour s'évertuer dans le travail de la civilisation, auquel doit concourir la diversité des génies, pour se prêter secours dans leurs besoins, pour se défendre contre leurs défaillances, pour rompre par la diversité des mœurs et par l'obstacle des frontières ces courants de mort que l'erreur et le despotisme font passer sur l'humanité.
Cependant ces nations si diverses ne forment qu'un seul troupeau dans le bercail du Christ, l'unique Pasteur : elles ne font donc en effet qu'un même peuple, et -l'unité est obtenue sans dommage pour la liberté; bien plus, l'unité est faite au profit de la liberté. La liberté bénéficie de cette paix générale que l'union de la vérité répand sur le monde.
L'esprit du mal parle aussi d'unité. Il s'empare des mots pour corrompre les choses. Mais ce qu'il offre sous le nom d'unité, et tout ce qu'il peut opérer c'est l' unification, une œuvre de tyrannie, une œuvre de mort. Le fort apporte ses lois, ses usages, ses barbaries; il les impose au faible et si le faible résiste, il le tue. Alors l'unification est faite ; mais la nation unifiée a perdu la vie, et la nation victorieuse a perdu la liberté. Ces grands crimes ne s'accomplissent pas sans un développement de force mauvaise qu'on ne pourra plus réduire. Sous quelque nom qu'elle se déguise, la tyrannie est là ; elle est installée pour durer, jusqu'au jour où ces victorieux passeront sous la houlette du Christ.
Les nations sont entrées dans le bercail du Christ, et elles y ont vécu. Celles qui en sont sorties en ont arraché d'autres qu'elles ont tuées. Mais à leur tour, cesnations, dégradées de leur gloire ancienne et privées
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de celle qui leur était promise, périront par une conséquence du crime qu'elles ont commis contre leurs frères : elles seront entraînées à le commettre aussi contre elles-mêmes et elles mourront. Si Dieu permet que la Russie s'unifie la Pologne, que l'Angleterre s'unifie l'Irlande, que le Piémont s'unifie l'Italie, que la Prusse s'unifie l'Allemagne, que la Révolution, qui est un conquérant, s'unifie la France, la tyrannie sera fondée pour des siècles en Russie, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en France. Alors, de quelque coin de la terre surgira une autre unificateur, qui se proposera d'unifier l'Europe et le monde, et qui le fera ; et il n'y aura plus de frontières, ni de patrie, ni de liberté dans le monde, ni d'autre autel visible que celui où le misérable genre humain adorera l'homme qui sera devenu son maître. Car il n'y a pas à douter que cet homme ne veuille être Dieu. Il le sera ; il dira : Un seul troupeau, un seul pasteur I Aura-t-il donc vaincu le Christ ? Non ; il l'aura parodié, ou, pour oser dire le mot, il l'aura singé. Il sera la vengeance du Christ ignominieusement rejeté par la folie du monde, et qui, dans son courroux, laissant agir sa justice terrible, aura consenti d'être vaincu.
Cependant le Christ aura fait son œuvre. A travers le temps, par les persécutions aussi bien que par la paix, il aura rassemblé son troupeau, toujours réuni dans le mème bercail, toujours gouverné par le même Pasteur ; et quand l'heure sonnera, quand la bergerie sera pleine, Pierre, quittant le monde perdu, comme dans un naufrage le capitaine quitte le dernier la nef engloutie, dira au divin Maître : Voici le troupeau que j'avais à former et à conduire ; et de tous ceux que vous m'avez confiés, aucun de ceux qui ont voulu vivre n'a péri.
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UN MOT DE LIBRE-PENSEUR.
17 avril 1867.
Un malade s'est donné la peine de faire un Dictionnaire des PENSÉES ET MAXIMES éparses dans les œuvres de M. Émile de Girardin. Il paraît que c'est un grand travail, et qui n'a pas moins de sept cents pages.
Dans une lettre adressée au compilateur, M. de Girardin prend soin de nous dire ce qui ne s'y trouve pas :
« Puisque vous avez passé au travers de votre crible « tout ce que j'ai écrit, vous avez dû voir que je ne crois « pas à Vintervention de la Providence dans les affaires hu« m aines. »
A voir les affaires du temps, M. de Girardin, qui les regarde de près, peut se persuader qu'il ne se trompe pas. Mais ce n'est plus la même chose pour qui regarde de haut.
La Providence ne s'absente pas des affaires humaines ; elle s'y manifeste jusque dans l'importance que peuvent prendre des hommes capables de l'ignorer avec cet aplomb, et nous dirions volontiers avec cette candeur.
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LA MAGISTRATURE DE LA FRANCE.
21 avril 1867.
Comment le premier Bonaparte n répandu l'esprit de domination.
« Bonaparte avait un instinct confus de la fonction que la France doit exercer en Europe; mais il s'est trompé, en prenant dans un sens matériel ce qui doit être entendu au moral, et en mettant une domination à la place d'une magistrature. »
Cette pensée est de Bonald, l'un des plus sages et des plus larges esprits de ce siècle, et le premier de nos publicistes, puisque Joseph de Maistre ne nous appartient pas tout à fait. Les publicistes libéraux de la Restauration le comprirent peu et affectèrent de le dédaigner beaucoup. La dignité de son caractère était égale à la hauteur de son intelligence. Nous ne savons laquelle de ces deux qualités nuisit davantage à son influence dans son propre parti, qui était le parti monarchique ; l'une et l'autre le rendirent odieux et même ridicule pour le parti révolutionnaire. En 1817, époque où il écrivait ce que l'on vient de lire, que pesait dans l'opinion M. de Bonald à côté de M. Benjamin Constant? Aujourd'hui, lorsqu'on ouvre ses ouvrages politiques, on y trouve
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une langue saine, un patriotisme profond, une impartialité magnifique, un bon sens qui va jusqu'au génie. Les écrits de ses adversaires sont fermés pour jamais.
Assurément personne n'a vu ni n'a dit juste sur cette fonction que la France doit exercer en Europe. Tout le monde en a l'instinct confus, comme l'a eu Bonaparte, et c'est ce qui a fait le court succès de ce conquérant ; mais tout le monde s'est trompé comme lui, et c'est ce qui a déterminé sa chute et nos fautes subséquentes.
L'Europe était préparée à accepter la magistrature de la France. Cette disposition est tellement dans la nature des choses, qu'elle subsiste malgré tout. Mais, d'un autre côté, l'esprit de domination a reçu un tel accroissement, qu'il nous abuse et qu'il abuse le reste du monde policé. L'Europe se méfie également de nous et d'elle-même ; elle se révolte contre cette influence à laquelle elle se plie naturellement : elle la considère comme un élément de cette domination qu'elle croit toujours rêvée et qu'elle sent toujours imminente. De là un inextirpable germe de coalition, une perpétuelle entreprise contre la France. L'ambition trouve les peuples attentifs et crédules lorsqu'elle leur dit que la France veut les envahir, veut les eonquérir, veut les dominer ; et bientôt elle leur souffle à eux-mêmes l'esprit de domination dont ils nous accusent. L'Allemagne en est affolée. C'est l'esprit de domination qui agite l'Allemagne et qui la rend aussi prussienne à Vienne qu'à Berlin.
Bonaparte a répandu de deux manières l'esprit de domination dans le monde : par la terreur qu'il y a jetée, par le mécanisme de guerre qu'il y a introduit. Les peuples devaient s'emparer de cette tactique et de ces engins militaires qui les avaient vaincus. Ils l'ont fait.
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La force qui les a écrasés est dans leurs mains, accrue et perfectionnée. Et maintenant, pour détruire l'équilibre, il suffit qu'un autre homme de génie en ce genre, un autre destructeur d'hommes et de royaumes apparaisse. A quel peuple Dieu donnera-t-il cet homme ? On peut tenter le sort, surtout quand on croit fermement que Dieu est toujours du côté des gros bataillons.
Maintes fois en ce siècle, par ce secret mouvement que Dieu imprime aux choses humaines, et qui en fait surgir les événements à la fois les plus logiques et les plus inattendus, la France s'est trouvée en puissance d'exercer la magistrature européenne qui lui est destinée. Napoléon III en eut la révélation, lorsqu'il revendiqua pour la France l'honneur de restituer Rome au Pape ; lorsqu'il prononçait ces paroles qui ont été si retentissantes sur la terre : Que les bons se rassurent et que les méchants tremblent lorsqu'il disait: LEmpire, c'est la paix! La magistrature de la France était encore pleine et pleinement acceptée au lendemain de Malakoff et au lendemain de Solférino, et il dépendait de la France de constituer l'Europe dans la paix. Peut-être mème le „ pouvait-elle encore, par une résolution prompte, le lendemain de Sadowa. Toutes ces occasions ont été manquées.
Mais n'y a-t-il plus rien à faire ?
Nous ne le croyons point. On répand des bruits inquiétants, on dit que la France n'est point prête pour une guerre ; nous ne croyons point cela non plus, nous sommes persuadé que le roi de Prusse ne le croit pas plus que nous, et, fùt-il empereur d'Allemagne demain, ne le croirait pas davantage demain. Nous croyons que la France a quelque chose à faire, et a tout ce qu'il
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lui faut pour le faire ; nous croyons qu'elle peut exercer sa fonction, imposer sa magistrature.
Seulement il faut rester dans la fonction qui constitue la force du magistrat.
Cette fonction n'est pas de prendre où bon lui semble pour donner à qui lui plaît, mais plutôt de reprendre et de rendre, suivant ce que veut la justice.
Que tous les intérêts justes et que toutes les faiblesses opprimées sachent que la France les protége, et rien n'empêchera la magistrature de la France.
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PIE IX ET GARIBALDI DEVANT LE MONDE.
24 avril 1867.
Une coïncidence rassemblait dans notre numéro d'hier la parole de Pie IX et la parole de Garibaldi. Il n'est pas rare que ces deux figures se dressent simultanément l'une en face de l'autre aux yeux du monde, et parlent en même temps, comme pour donner au monde l'occasion de choisir. Jésus et Barrabas sont en présence de Pilate. Pilate, c'est le monde. Il voudrait bien se laver les mains, sans choisir ; mais il faut choisir, sinon le choix sera fait pour lui, et il ne lui servira de rien de se laver les mains.
Chose étrange, Pie IX et Garibaldi s'accordent en un point ! Tous deux parlent de la prédominance nécessaire de l'esprit sur la matière. C'est là ce qui embarrasse Pilate. Pilate est pour la matière : il s'y plaît, elle lui promet ce qu'il cherche. Possédant la matière, il serait volontiers juste. Or, Garibaldi est un mélange d'insurgé et de soudard très-ridicule, mais très-inquiétant, avec qui l'on ne peut espérer de vivre en paix.
Rien n'est plus désobligeant que d'avoir toujours à s'incliner devant la botte éculée d'un pareil personnage. Lorsqu'on s'est moqué de La Fayette, on ne peut pas
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longtemps adorer Garibaldi. Il y a même péril à le vénérer comme on fait. Le moment est venu de l'interner dans quelques grands honneurs, avec dispense de désormais paraître en public. Ce sont là les pensées du monde. Et le monde se tournerait plus volontiers vers Pie IX. — « Je ne trouve point de crime en cet homme ; laissez-le aller I »
Mais voici l'inconvénient. Encore que, moins ennemi de la matière, parce qu'il n'est ennemi de rien de ce que Dieu a créé, sachant à quelle fin Dieu a créé toute chose, cependant Pie IX, au fond, dans les circonstances actuelles, dit comme Garibaldi : Rome ou la mort 1 Ce grand nom de Rome reçoit ici toute sa signification. Rome, la pierre du Christ, sur laquelle il a fondé son Église ! Rome, la forme de la société humaine, la forme même de l'humanité ! Garibaldi, suivant un instinct infiniment supérieur à sa ridicule individualité, veut prendre Rome pour établir une idée, un dogme qui dominera le monde, et le reste lui importe peu. Il ferait sauter les chemins de fer pour le bien de l'Idée, avec tout autant de résolution qu'il ferait sauter la coupole. Pie IX, fidèle à sa mission divine, qu'il connaît pleinement, veut garder Rome afin d'y garder le dogme du Christ, et le reste est secondaire, bien qu'il ne le méprise pas. Il ne ferait point sauter les chemins de fer ; mais au besoin, s'il le fallait, il les laisserait rouiller. C'est ce qui milite pour Garibaldi dans l'estime du monde. Car on peut avoir raison de l'instinct de Garibaldi, et l'on sait après tout la manière de s'y prendre ; mais la conscience de Pie IX, qui en aura raison?
Et dans le doute, il faut pourtant choisir, choisir entre deux idées, qui toutes deux inquiètent la matière !
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Donnera-t-on à Garibaldi le sol qu'il réclame parce qu'il a été sanctifié, c'est lui qui parle, « par le sang de Crescentius, des Mameli et des Cicervacchio ? » Laisserat-on à Pie IX le sol où il veut rester, parce qu'il a été sanctifié par le sang de Pierre ?
Deux idées, nous le répétons. Et cette fière civilisation du dix-neuvième siècle doit choisir, et elle est embarrassée de choisir, et elle ne choisira pas, et la Providence, qui a déjà pris ses mesures, la poussera de force d'un côté ou de l'autre.
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A PROPOS D'UNE CARICATURE.
24 avril 1867.
Un portrait caricaturé du rédacteur en chef de Y Univers, publié récemment, nous attire quelques observations auxquelles il convient de répondre. L'on croit que toute caricature personnelle doit être autorisée et en quelque sorte visée par le sujet, et l'on s'étonne que M. Louis Veuillot ait permis cette œuvre sotte et grossière, non pas précisément injurieuse pour lui, mais marquée d'un caractère de basse irrévérence, au point de vue chrétien.
Les gens de ces choses-là sont, en effet, venus demander à M. Louis Veuillot l'autorisation que le bureau duquel ils relèvent doit les obliger de produire. M. Veuillot leur a dit de faire à leur guise ; que désapprouvant leur art, il ne voulait pas néanmoins les empêcher de l'exercer à ses dépens, et qu'il ne les inquiéterait point.
Ils ont insisté pour avoir l'autorisation écrite, sans quoi la censure ne laisserait rien passer. M. Veuillot a répondu que ses principes là-dessus primaient tout à fait son désir de les obliger ; que l'autorisation écrite lui semblait plus avilissante que la caricature elle-même ;
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qu'il pouvait tolérer, non pas conniver, et qu'encore une fois il leur promettait de ne les point faire punir.
Ils se sont retirés avec cela, et voilà leur permission. Elle était très-suffisante puisqu'elle a suffi. M. Veuillot a eu le tort de ne point prévoir qu'ils en sauraient tirer parti pour affliger le chrétien encore plus que pour injurier l'écrivain ; ils n'y ont pas manqué, et la censure n'a pas manqué de le laisser paraître en effigie et afficher au coin des rues, sous un travestissement que la police interdirait le mardi-gras.
Le rédacteur en chef de l' Univers prie instamment la censure de ne plus laisser insulter que sa personne.
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ANNONCE D'UNE VIE 1 DE VOLTAIRE.
25 avril 1867.
Nous avons enfin une vie de Voltaire, et telle que le Siècle en a peur. Elle vient à peine de paraître, elle n'a même pas encore paru, puisque le premier volume seulement est publié, et déjà l'un des gros assistants de M. Havin pousse des cris de fureur qui sont surtout des cris d'alarme. Le Siècle a raison de s'alarmer, mais il ne lui servira de rien de-crier; c'est fait et c'est irrémédiable.
Tous les assistants de M. Havin peuvent s'y mettre :
ils ne déchireront pas ce livre, ils ne l'étoufferont pas, ils n'en donneront pas une contre-partie. L'auteur a plus d'esprit qu'eux, il écrit mieux, il a mieux lu Voltaire, il-est tranquille, il est exact, il est divertissant. On lira ses deux volumes, et les havinistes eux-mêmes — ceux qui savent lire et qui osent lire — seront ébranlés.
Il arrivera une chose singulière : un accord s'établira entre les voltairiens et les catholiques, non sur les idées, mais sur le personnage. Les catholiques accorderont aux voltairiens que Voltaire par ses services mérite la statue ; les voltairiens accorderont aux catholiques que le piédestal de cette statue ne peut être qu'un pilori,
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C'est la transaction qu'entrevoyait le génie de Joseph de Maistre, bien plus conciliant que ne le croit M. Havin. « Dressons-lui une statue... par la main du bourreau. » Mais il fallait une bonne vie de Voltaire pour faire accepter l'accommodement. Nous l'avons, et nous voyons poindre le jour de la concorde. Remercions ici M. l'abbé Maynard, qui nous donne cette indispensable vie de Voltaire, et rendons aussi quelque hommage à M. Havin, car vraisemblablement M. Havin n'y a pas nui.
M. l'abbé Maynard était dès longtemps préparé pour une si rude besogne, sans trop savoir s'il l'accomplirait jamais. Elle le tentait et l'effrayait. Auteur déjà d'importants ouvrages, attaché à l'étude de la littérature française, dans laquelle il est profondément versé, il avait dessein d'écrire une vie de Voltaire, et il en rassemblait avec soin les immenses matériaux. Mais ses amis le pressaient en vain : il y sentait autant de répugnance que de désir.
Désir d'artiste ; car le sujet lui apparaissait vaste, varié, fécond, touchant à tout ; désir de chrétien, car il tenait dans sa main toutes les justes et nécessaires vengeances de la vérité ; mais répugnance de prêtre à s'engager dans cette odyssée de turlupinades sacriléges que Voltaire prolongea durant tout le cours du siècle Je plus fangeux de l'histoire. Il fallait déployer tant d'infàmes laideurs, arrèter les yeux sur tant de souillures, traverser tant d'infections !
Comment analyser et raconter Voltaire sans'faire ce que l'on appelle un « mauvais livre? » Et il y avait d autres difficultés, laborieuses et fatigantes. Voltaire, toujours en guerre avec les libraires, avec les gens de lettres, avec la police, avec le clergé, avec l'Etat, avec
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ses protecteurs, avec ses associés dans les affaires, avec ses amis, constamment plaidé, constamment disputé, a constamment menti ; et ses amis, ses patrons, ses confrères, ses adversaires ont tour à tour menti considérablement pour lui et contre lui.
Comment dégager la vérité du plus formidable amas de mensonges qui ait été accumulé dans le siècle qui a le plus menti ? Mais M. Havin a eu son heureuse idée d'élever la statue de Voltaire, et M. Maynard a cessé d'hésiter. Il a pensé qu'il n'avait plus le droit de considérer la vie de Voltaire comme un sujet peut-être inabordable. Il a revu les matériaux, relu les épisodes déjà écrits, comblé les vides, et s'est trouvé prêt lorsque M. Havin procède encore péniblement à l'extraction des cinquante centimes.
Nous reviendrons sur le livre de M. l'abbé Maynard : il est digne à tous égards d'une étude approfondie ; mais dès àprésentnous ne craignons pas de l'annoncer comme une œuvre de grand talent, de grand savoir et de grand intérêt, faite avec autant d'habileté que de droiture, et parfaitement lisible. Sans doute, ce n'est pas une lecture de pensionnat ni de famille ; le nom de Voltaire en avertit assez.
Voltaire y est, ses amis de toute espèce y sont, et ils prennent souvent la parole, car le fond do l'ouvrage est fourni par leur correspondance pleine d'aveux et de vanteries abominables ; mais pourtant le prètre qui les fait causer n'a point ôté sa soutane pour les entendre, ne leur laisse dire que ce qu'il faut. S'ils y gagnent bien quelque chose, la justice n'y perd rien; elle se rattrape sur la quantité.
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LES AFFAIRES DU LUXEMBOURG.
27 avril 1867.
Menaces contre la France.
La presse continue d'apporter soir et matin un contingent toujours plus plantureux de considérations sur les choses du Luxembourg. Les renseignements abondent de partout, il en résulte de plus en plus que le public ne sait absolument rien. L'Officiel même laisse tout dans le mystère ; ce n'est que par induction que l'on en tire quelque clarté. Officiellement, il n'y a que des protestations d'amour pour la paix : c'est ce qui achève toute espérance de paix, et les officieux sonnent furieusement le tocsin. L'attente commune est que la guerre sortira de ce litige du Luxembourg, ou plutôt de la situation dont ce litige même n'est qu'un incident.
Il y a beaucoup de maximes très-connues que les philanthropes, les moralistes et les poëtes ont coutume de déballer au premier bruit de guerre. Ils s'émerveillent de la folie des hommes acharnés à s'entretuer pour la possession d'un territoire insignifiant. Le capitaine For■ tinbras dit tout cela dans Shakespeare, et nous le retrouvons dans le journal de M. de Girardin. Ce sont des considérations auxquelles se livrent volontiers les pen-
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seurs qui nient l'intervention de la Providence dans les affaires humaines, et qui surtout y récusent la magistrature de Dieu. Ils excluent du cœur des hommes l'idée de paternité, mais ils veulent y entretenir les sentiments de fraternité.
Sans tomber dans les lieux communs dont leur raison se repaît, l'on peut dire cependant que la simple possession du Luxembourg justifierait mal une guerre. D'un côté, la guerre moderne est si savante, et continue, comme l'ancienne guerre, de savoir si peu où elle va ! D'un autre côté, le monde moderne aime tant à croire que la modération l'inspire et qu'il veut être ménager du sang humain ! Pourquoi, demandent les sages, ne pas laisser à la pacifique Hollande cette forteresse dont la Prusse ni la France ne doivent ni ne veulent avoir besoin? N'avons-nous pas inauguré, il y a déjà longtemps, l'ère de la liberté et de la fraternisation des peuples? S'il faut de l'argent au roi de Hollande, qu'une souscription « internationale » soit ouverte, que l'Europe lui achète sa forteresse à vendre, que la forteresse soit rasée, et qu'on élève à la place le temple de la prochaine Exposition universelle !
Des publicistes célèbres, et même des hommes d'Etat, tournent autour de cette solution.
Malheureusement M. de Bismark et le roi Guillaume, couronné de lauriers, ne s'adonnent point à ces conceptions douces. Ils ont gagné la bataille de Sadowa, ils le savent, et ils ne sont pas encore partisans de la paix perpétuelle. Ils ont même des vues contraires. On en doutait peu ! Leur obstination à garder. Luxembourg est l'aveu éclatant de ces vues plus que soupçonnées. Voilà l'importance de ce petit territoire. La France a besoin de l'occuper, puisque la Prusse ne veut pas l'éva-
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cuer. A quoi bon dissimuler cette énergie de la situation ?
Les gouvernements peuvent avoir de bonnes raisons pour nier qu'ils aient erré, et pour cacher le fond de leur pensée sur les événements accomplis ou sur -ceux qui s'annoncent. La politique est partout -un combat de ruses, de fausses paroles, de. marches tortueuses. On juge communément qu'il en doit être ainsi, car la pauvre espèce humaine est plus facile au mensonge qu'à la vérité. Selon l'Ecriture, le pain du mensonge est doux: à l'homme. Et quiconque a dit une parole sincère, aura tôt ou tard besoin de la force de sa conscience pour n'en point éprouver de regret, tant cette parole sera tournée et exploitée contre lui. Toutefois, des circonstances peuvent se présenter où la vérité est assurée d'un succès immédiat, parce qu'elle soulage les âmes. Alors la prudence politique est de parler sincèrement. Par exemple, s'il s'agit d'une guerre, il convient d'expliquer pourquoi cette guerre est nécessaire, comment elle est juste. Ceux qui vont être ruinés, qui vont être mutilés dans leur corps et dans leur âme, ceux qui vont mourir et ceux qui vont pleurer ont besoin de savoir quel intérêt sacré exige un tel sacrifice.
La France, dans son débat contre la Prusse, a le droit de produire des considérations d'un tout autre ordre et singulièrement plus solides que les arguments procéduriers et sentant la défensive dont beaucoup de journaux, plus ou moins officieux, se servent à l'occasion du Luxembourg. Il y a autre chose que le Luxembourg !
La France s'est trompée ou s'est laissé tromper. Elle n 'a point calculé la portée effrayante du « principe » des nationalités, elle n'a point prévu les conséquences prochaines que produirait pour elle et pour tous les peuples
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l'établissement des grandes agglomérations politiques. Ces opérations de la ruse et de la violence impliquent la mort des patries et le despotisme des assimilants sur les assimilés, non moins funeste aux vainqueurs qu'aux vaincus, car il faut équarrir par le fer et cercler de fer ces corps monstrueusement composés de parties qui se repoussent.
Séduite aux rêves des songes creux et des conspirateurs, qui font également bon marché des sentiments et du sang des peuples, la France a imprudemment formé l'Italie, imprudemment négligé de peser les paroles et de sonder les reins de la Prusse ; elle a imprudemment abandonné la Pologne, désagrégé l'Autriche, sacrifié le Hanovre, démoli la Confédération allemande; très-imprudemment abdiqué la tutelle des petits et des faibles contre les grands et les forts ; plus imprudemment délaissé l'intérêt catholique, qui assurait sa primauté dans le monde, pour servir l'intérêt contraire, où son caractère même ne lui laissera jamais prendre qu'un rang mesquin, très-périlleux en outre pour son repos intérieur.
Il y avait en réalité dans le monde deux grandes confédérations morales : la confédération catholique et monarchique, dont la France était la tête naturelle ; la confédération anticatholique et révolutionnaire, que la Prusse aspirait à conduire.
L'erreur de la France a mis politiquement la Prusse, puissance protestante et ambitieuse, à la place de l'Autriche, puissance catholique et saturée. Moralement, elle a affaibli la confédération catholique, dont elle n'est plus désormais, en quelque sorte comme Rome, que la tète sans corps.
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Enfin, quelles que soient les causes multiples de l'erreur de la France, et quelle qu'en puisse être l'excuse, voilà le fait. La Prusse a démesurément grandi, elle sera. tout à l'heure l'Allemagne, une Allemagne nouvelle, ambitieuse, entreprenante, agile, disposée à ne se pas contenter de ses anciennes limites, et l'assiette du monde est changée. La France s'en aperçoit, là est la cause profonde de la guerre. Pourquoi la France ne le dirait-elle pas ?
Que ne peut-on attendre et que peut-on ne pas redouter de cette Allemagne prussifiée, unifiée, militarisée, appuyée d'un côté sur les ambitions de la Russie, de l'autre sur les incurables faiblesses et les incurables ingratitudes de l'Italie? Si on laisse aller la Prusse, qui ne prévoit le sort prochain de Bade, de la Bavière, de toutes les languettes de territoire qui la séparent encore de nous? Qui ne prévoit qu'elle voudra un jour se faire pardonner par l'Allemagne de lui avoir fait perdre l'Italie, et qu'elle se portera héritière de l'Autriche dans la péninsule, comme elle se prétend aujourd'hui héritière de la Confédération pour le Luxembourg ? Qui ne prévoit que l'Italie, de plus en plus défaillante, est encore une fois, et plus que jamais peut-être, capable de soupirer après la pacification et le joug tudesques ?
Nous ne pouvons pas laisser la Prusse nous presser à la fois sur le Rhin et sur les Alpes. Nous ne pouvons pas souffrir qu'elle ait le pied dans les forteresses rhénanes, à sa ceinture les clefs du quadrilatère italien ; nous ne pouvons pas attendre que la Prusse devienne la tète dominante du monde. La Prusse aspire à tout cela, et la prolongation de la paix n'est plus qu'une question de tactique.
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VAINES ESPÉRANCES DE PAIX.
2 mai 1867.
Les grands hommes dn x*x* siècle. — De quoi meurt la société moderne.
Il y a quelques jours, un grave publiciste parisien, commentant les dernières nouvelles, intitulait ses réflexions : Est-ce la paix? Titre excellent, qui dispensait de lire le reste : car, si c'était la paix, on le saurait bien. Nous disions nous-même, la veille, que la continuation de la paix ne peut plus être qu'une question de tactique militaire. Malgré l'intervention bienveillante des amis communs, malgré la bonne volonté d'éviter l'effusion du sang, qui peut exister dans le cœur même des adversaires, malgré les adresses ampoulées qu'échangent les « ouvriers démocrates » de France et d'Allemagne, nous croyons toujours que la paix n'est plus longtemps possible en Europe, parce que l'Europe n'est plus dans les conditions de la paix.
On peut conclure des traités, neutraliser des territoires ; on pourrait même mettre à la retraite les ministres trop remuants. La Bourse montera, ce ne sera point la paix.
Les courtes vues de ce temps attribuent trop d'in-
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fluence à certains hommes que la circonstance élève et qui semblent engager et conduire les choses. Ce sont aujourd'hui les choses qui conduisent les hommes. Elles n'en souffrent point qui les puissent gouverner elles-mêmes ; elles n'en laisseront point surgir qui entreprennent de les contraindre et de ramener le monde aux conditions de la paix. Les hommes de notre époque ne sont que des accidents purs et simples, des blocs roulés par le torrent, et ils n'ont de force qu'en raison de la rapidité du torrent et de la faiblesse morale avec laquelle ils s'abandonnent à son cours.
Qu'est-ce qu'un Cavour, un Garibaldi ? Que serait M. de Bismark lui-même, s'il n'était pas l'outil de la brutalité unitaire qui veut faire de l'Allemagne un bélier pour démolir les restes de l'ordre chrétien? En ces hommes et en d'autres, on ne voit nulle trace d'un effort de la conscience ou de la pensée pour résister à l'œuvre désastreuse qu'ils font. Il s'agit de rouler sur le monde, d'en arracher les bases, de les broyer à tout prix. Ceux qui laissent deviner une intention quelconque de respecter n'importe quoi, de construire n'importe quoi, se voient aussitôt abandonnés par cette force destructive, et le monde connaît leur complète impuissance, pour ne pas dire leur entière nullité. D'autres hommes apparaissent, d'autres blocs sont apportés par le flot, la destruction continue.
On les traite de grands hommes. Hélas ! nous le voulons bien. On donnait ce titre à Frédéric de Prusse, l'ami de Voltaire, qui était un de ces grands hommes-là, comme son ami Voltaire. Joseph de Maistre protestait ; il disait : « Mettons que c'est un grand Prussien ! » Mettons que ces grands hommes sont des grands hommes
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du xixe siècle, le correctif est suffisant. Les vrais grands hommes sont ceux qui procurent au monde les vrais grands biens et qui, remontant le flot de l'erreur vulgaire, conduisent le monde dans les voies de la justice, de la vérité, de la liberté et de la paix.
Ce n'est pas la route que suit aujourd'hui le genre humain, et il en a le sentiment profond. Dans les splendeurs que lui fait la matière, si merveilleusement disciplinée et travaillée, la civilisation s'avoue malade. Estce la paix ? Le lieu de la terre où l'alarmante question se pose en plus de langues à la fois, est certainement ce fastidieux corridor qu'on appelle le palais de l'Exposition universelle. Et toute langue répond : Non, ce n'est pas la paix ! Non, ce n'est point l'ordre ! Non, ce n'est point la beauté ! Le monde, qui pouvait faire aussi cela, pressent qu'il avait encore autre chose à faire, autre chose qu'il n'a point fait: Un instinct douloureux avertit toute intelligence que, sans cette chose oubliée, le reste ne sert de rien. On a tramé ces riches étoffes pour habiller la mort, et créé ces superbes machines pour fabriquer le néant.
Cependant il y a un médecin, il y aurait un remède. Dieu fit guérissables les nations de la terre. Mais Dieu qui est l'unique médecin et qui dispose seul du remède, demande premièrement au malade s'il veut être guéri. La guérison dépend de la réponse. Saint Augustin avertit le pécheur de travailler lui-même à son salut, car l'homme est libre. Dieu n'entend pas tout faire tout seul : « Celui qui t'a créé sans toi, t'a créé pour mériter, « et ne te sauvera pas sans toi ! » La société a le mème besoin, reçoit le même monitoire. Son orgueil l'aveugle. Elle répond qu'elle est malade, mais non pas exposée
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à périr ; qu'elle saura bien se tirer d'affaire ; qu'elle a des ingénieurs qui lui feront un chemin et des chimistes qui lui composeront une panacée. Elle écarte le médecin et refuse le remède.
Connait-on dans le monde présent, voit-on poindre quelque part un Prussien, un Allemand, un Anglais, un Français, un Italien, un homme ou un peuple qui puisse avertir efficacement la civilisation de son danger et la persuader de s'aider elle-même dans l'extrémité où elle est, afin de mériter d'être aidée de Dieu?
Il faudrait à la civilisation européenne des actions hardies et généreuses, des actions chrétiennes, difficiles sans doute, mais non pas encore, peut-être, au-dessus de sa portée. Ces actions pourraient la sauver, l'affermir, la glorifier.
Elle meurt de richesses mal réparties, d'activité mal employée, d'ambitions mal dirigées, de discordes intestines ; elle meurt surtout d'ingratitude envers le Christianisme qui a fait ses prospérités devenues trop lourdes et qui lui a donné les lumières dont elle a abusé.
Et cependant, elle a dans les mains tous les moyens matériels d'accomplir une entreprise inouïe, tellement vaste qu'aucune ambition humaine ne l'avait encore pu rêver, et que les Apôtres seuls, remplis de la première profusion de l'esprit de Dieu, l'ont crue possible et l'ont tentée. L'Europe, qui n'est après tout qu'un même peuple et qu'une même famille, pourrait aujourd'hui, sans témérité, se proposer de conquérir la terre.
Qu'elle abandonne les guerres à la fois mesquines et fratricides ; qu'elle dédaigne ses petites entreprises de menu larronage, qui n'ont pour but qu'un misérable
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gain toujours manqué ; qu'elle conquière un monde et le donne à Jésus-Christ ! Par cette œuvre gigantesque, il lui naîtra ce qui lui manque le plus, des hommes ; elle purifiera ses richesses en les accroissant, elle fécondera son activité en lui donnant des développements incomparables; elle ouvrira aux ambitions agrandies des carrières sans limites ; elle endormira les viles discordes ; elle réparera sa longue ingratitude envers le Christ et envers le genre humain ; enfin elle se sauvera.
Elle se sauvera du poids du sang barbarement et inutilement répandu ; elle se sauvera de l'esclavage césarien, parce qu'elle propagera la liberté ; elle se sauvera des ténèbres, parce qu'elle répandra la lumière ; elle se sauvera de la mort, parce qu'elle multipliera la vie.
Ce n'est point un rêve, c'est un plan politique, tracé le compas sur la réalité. Il y a longtemps que nous en avons énoncé les premières vues, en proclamant que c'était le rôle nécessaire, la voie de salut où la France devait engager la confédération catholique, alors, il est vrai, moins démembrée qu'aujourd'hui. Nous eûmes même la satisfaction de voir que ces idées, assez nouvelles en 1858, n'étaient méprisées que dans les tavernes d'encre où l'on méprise toute idée. Neuf années chargées d'aventures, de tâtonnements et d'écroulements nous ont fourni les contrôles désirables.
Nous avons pu interroger les témoins de toutes les choses lointaines et cachées du monde, des hommes qui savent par eux-mêmes quels intérêts s'arment, quelles idées se remuent, quels projets mûrissent, quels élans se préparent, quels combustibles s'amassent et atten-
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dent le feu. L'avalanche tremble sur tous les sommets, la putréfaction fermente dans tous les antres, l'apostasie donne la main aux barbaries, et des œuvres qu'on n'avait point vues épouvanteront la terre. Si l'Europe ne conquiert point l'Orient, c'est l'Europe elle-même qui sera conquise par l'Orient européanisé et d'autant plus barbare.
Nous entendons ceux qui disent que nous avons la fantaisie de proposer une Croisade, et qui haussent les épaules. Lorsque les Croisades commencèrent, il y avait dans la république chrétienne quelque chose des nécessités et des désordres d'aujourd'hui ; les Croisades y pourvurent, quoique ce ne fùt pas le principal but où aspiraient les vrais Croisés. Il faudrait donc, en effet, une Croisade ; et si quelque chose au moins de l'esprit des Croisades n'animait pas l'entreprise de l'Europe sur l'extrême Orient, elle ne donnerait longtemps que des résultats funestes. Malheur aux peuples qui ne voient arriver chez eux que des conquérants ! Malheur à la nation conquérante qui n'enveloppe pas le Christ dans les plis de son drapeau ! Mais proposer aux esprits de ce temps une chose qui ne serait que chrétienne, qu'absolument belle, grande et auguste, nous ne sommes pas si simples ! Non ; dans cette Croisade, où l'Église cherchera des âmes, le monde trouvera aussi la toison d'or. Il y a des âmes et du coton.
Il y a autre chose encore. Entre ces deux extrêmes des ambitions humaines ; entre les plus hautes aspirations de l esprit et les plus bas appétits de la matière, il y a la liberté, la science, le rajeunissement de l'intelligence et de l'art ; il y a le noble travail, le noble et vaste emploi de toutes les forces qui s'annulent, se
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brisent et se souillent dans le monde présent ; il y a le décor et la joie de la vie, et la vie même, puisqu'il s'agit d'être ou de n'être pas.
Les hauteurs du monde social ne veulent plus du Christ, et sous leur direction, depuis un siècle, une foule immense fait un effort immense pour le chasser. C'est le temps de dire que le Christ est le légitime roi de la terre et du ciel, qu'il n'y a de salut qu'en lui, qu'il faut accroître son règne ou périr. Oui, doctes ; oui, princes ; oui, hommes d'État et hommes d'armes ! plus d'autre alternative que de grandir et régner par la Croix ou de mourir sous l'ignoble glaive de ceux que vous n'aurez pas soumis à la Croix. Les multitudes déshéritées du Christ par votre faute tomberont sur vous et vous châtieront, et le châtiment sera la mort.
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LE PRIX DE POÉSIE
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE.
3 mai 1867.
On a lu hier l'une des deux pièces, disons mieux, l'un des deux « hymnes » que le jury littéraire de l'Exposition universelle a couronnés pour être chantés le 15 aoùt. Un rapport publié par le Moniteur nous fait connaître l'autre morceau, nous voulons dire l'autre hymne, qui a obtenu le laurier de cinq cents francs. En comparant les deux chefs-d'œuvre, on comprend l'embarras de choisir. L'un est incontestablement plus baroque, mais l'autre semble vraiment plus plat. Dans l'un, le « saint poète, » M. François Coppée, offre à la paix « l'encens des meules » et lui promet que « tous les labeurs lui sauront dire leurs efforts jamais troublés ; » dans l'autre, le co-lauréat, M. Gustave Chouquet, s'écrie :
Entonnons l'hymne d'espérance,
Les jours de haine sont passés !
Et :
Accomplissons ce grand mystère :
Le droit sous la paix abrité.
Et :
Qu'en tout lieu la famille humaine
Lève au ciel son front mâle et doux !
La terre marche et Dieu la mène...
Dieu nous mène ! Amis (?), suivez-nous !
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Certes ! ces vers valent bien 15 fr. 62 c. 1/2 chacun, prix courant du Champ-de-Mars. Un petit air de flageolet là-dessus, et ce sera de la poésie suffisamment rafraîchissante pour le 15 août.
L'hymne Coppée demanderait plus de cuivre ; ses vers appellent le trombonne, dont ils ont la fierté :
Car le laurier croît sur les tombes ;
Et ces temps-là sont les meilleurs
Où dans l'azur plein de colombes,
Monte le chant des travailleurs. ............
Et nous rhythmons l'hymne sonore
Sur les marteaux des forgerons !
Forgerons et colombes, saxophones et galoubets ! Le choix du jury peut satisfaire tous les goûts et déchirer toutes les oreilles.
Une chose amère pour nous, c'est que le co-lauréat Chouquet, le poète sage, qui ne rhythme pas sur les marteaux des forgerons, semble nous être bien plus prochain que son co-lauréat Coppée, le « saint poète. » Il a des sentiments plus élevés dans sa façon plus terne, il rapporte à Dieu les bienfaits de la paix. Cela est louable, et nous le voulons louer; mais enfin l'inspiration n'est pas venue. L'inspiration ne veut pas venir au Champ-de-Mars. Architectes, peintres, poètes, empailleurs, rien de ce qui s'y rassemble n'a pu être inspiré. Non, pas même les empailleurs, si souvent visités par la fantaisie ! Un empailleur de l'Inde a empaillé un lion et lin tigre qui s'entre-dévorent ; ils ont l'air de s'ennuyer comme M. Assolant lisant M. Ponsard.
Des hommes qui ont dû s'ennuyer comme M. Ponsard lisant M. Assolant, ce sont les jurés des poètes. Ils s'en
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taisent stoïquement ; mais un passage de leur rapport laisse apercevoir la somme d'ennui qui peut accabler l'être pensant :
Il nous a été adressé :
Hymnes, 630 Cantates, 222 Pièces de vers qui, ne remplissant pas les conditions prescrites pour le concours, ont dû
être écartées, 84
Total dés envois, 936
Je dis NEUF CENT TRENTE-SIX ! Et entendez bien : non pas neuf cent trente-six vers, mais neuf cent trente-six pièces de vers 1 ! ! On a observé qu'en certains cas, lequel s'est justement présenté ici, un vers de huit pieds peut être aussi long qu'un de douze, et un vers de douze aussi long qu'un vers de quinze. Un des juges a calculé que tous ces vers mis bout à bout feraient plusieurs fois le tour du Champ-de-Mars. En longueur, c'est pire que la Henriade.
Donc, dans notre seule France, la famille humaine, « au front mâle et doux », compte neuf cent trente-six poètes inconnus qui se lèvent au premier appel pour faire des hymnes et des cantates ; et de ces neuf cent trente-six poètes prêts à pondre instantanément leur hymne ou leur cantate à la paix, les deux plus forts sont M. Chouquet et M. Coppée.
Que voulez-vous, que voulez-vous que devienne le genre humain ?
Abordons la cantate.
Il a donc été demandé une cantate, et il en a été fourni deux cent vingt-deux. Au triage, il en est resté une. M. Romain Cornut fils s'est vu couronner poète de
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cantate sans pair'; il a emporté seul le billet de banque de mille francs, qu'on appelle en langue poétique le laurier, et en langue de concours, la médaille d'or. La pièce a le mérite de n'être pas longue ; une soixantaine de vers, et la voilà troussée. Le titre est inattendu : -Les Noces de Prométhéel L'idée, s'il y en avait une, serait répréhensible ; la façon est du temps de Yoltairejet de Dorât.
Par la structure, par le coloris, par les agréments, le Prométhée de M. Romain Cornut fils rappelle tout à fait le Temple du Goût, et l'on croirait lire quelque morceau détaché d'une Epître à Zulmé, en vers libres. Qu'on se figure Prométhée, son rocher, son vautour et les autres accessoires peints à gouache par un médiocre élève de Boucher ; et au second plan, l'Humanité qui vient épouser Prométhée dans les atours et sous les traits de Mme du Barry, suivie d'un cortége d'amours Louis XV. C'est très-original !
Prométhée, représentant le génie humain victime de lajalousie des dieux, est enchaîné
Au confins du vieil univers
Sur d'horribles rochers connus des seuls hivers.
Il est « là, cloué » pour expier le crime d'avoir
Par un pieux et sublime larcin
Aux palais éthérés ravi le feu divin :
Le feu qui fait les Arts et qui fait l'Industrie,
Qui produit le Génie et qui produit l'Amour,
Et qui, régénérant notre race flétrie,
Des mortels étonnés fait des dieux à leur tour...
Il s'ennuie, mais il est inflexible :
Muet dans sa douleur terrible,
Le corps broyé, l'âme paisible,
De son gibet inaccessible
Il regarde le temps venir.
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Il en était encore là au commencement de la présente année 1867, mais tout prend fin. Entre deux essais du fusil à aiguille, l'Humanité, plus forte et meilleure que les dieux jaloux, se souvient de Prométhée, lui rend visite et lui chante (air à faire) :
L'heure de la délivrance,
Cher amant, vient de sonner.
Sous le beau ciel de la France,
Vois notre hymen s'ordo?îner ;
Vois ce palais qui se dresse,
Et cette immense richesse
Que mon amour vient t'offrir;
Vois dans leur pompe royale,
Pour la fête nuptiale,
Tous les peuples accourir.
Ravis d'entendre ainsi chanter l'Humanité, les Peuples ne peuvent contenir l'expression de leur joie. Ils partent en chœur :
Chœur des Peuples.
Triomphe ! victoire !
Paix et liberté !
C'est le jour de gloire
De l'Humanité.
Il paraît qu'aussitôt les vents enlèvent Prométhée et le transportent dans le Champ-d'e Mars :
Chant de Prométhée.
Quel bienfaisant génie a délié ma chaîne?
Quelle puissance souveraine
A vaincu le courroux
Des dieux cruels, des dieux jaloux?
0 vents mes amis, où me transportez-vous?
Superbes portiques,
Vos splendeurs magiques
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Enchantent mes yeux;
Tout n'est que surprise Charme, convoitise,
Pour mes sens joyeux.
Quelle main déploie La pourpre et la soie Sur mes membres nus?
A mon œil qui s'ouvre Qui donc vous découvre.
Secrets inconnus?
Chœur des Peuples.
Triomphe ! victoire !
Paix et liberté !
C'est le jour de gloire De l'Humanité.
Et l'on est à la noce.
Prométhée et l'Humanité.
De notre hymen, c'est l'heure solennelle !
Descendez,- troupe des Amours,
Venez, venez sur la terre nouvelle
Faire briller de nouveaux jours!
Viens, toi surtout, bonne et sainte Justice,
Qui fais la paix et l'unité ;
 ta mamelle, ô céleste nourrice,
Tous boiront la fraternité !
Chœur des Peuples.
De leur hymen, c'est l'heure solennelle!
Descendez, troupe des Amours ;
Venez, venez sur la terre nouvelle
Faire briller de nouveaux jours.
Véritablement, ça fait de la peine !
Le jury raconte dans son rapport qu'il a encore à statuer « en ce qui concerne le prix de 5,000 francs qu'il est autorisé à décerner au poète dont l'hymne remplirait les
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conditions de popularité » indiquées en certain paragraphe des instructions ministérielles.
Ensuite il y aura la musique.
A notre avis, le jury est bien bon de se donner tant de mal, lorsqu'il a déjà tout ce qu'il faut. L'hymne à trouver existe, paroles et musique, et il a conquis la popularité. C'est : Lpied qui rmue.
Les juges qui ont couronné l'hymne Chouquet, l'hymne Coppée et la cantate Romain Cornut fils, sont MM. Rossini, président d'honneur; Auber, de l'Institut, président ; Jules Barbier, Théodore de Banville, Berlioz, de l'Institut ; Carafa, de l'Institut ; Félicien David, Eugène Gauthier, Théophile Gautier, Georges Kastner, de l'Institut ; le général Mellinet, le prince Poniatowski, Reber, de l'Institut ; de Saint-Georges, Edouard Thierry, Ambroise Thomas, de l'Institut; Verdi.
Nous sommes persuadés qu'ils ont été justes, et ils peuvent se vanter de n'avoir pas été sévères.
0 beaux temps de l'ancienne barbarie française, quand le caprice d'une jeune femme mettait aux prises Corneille et Racine, et il en naissait les deux Bérénices !
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ESPÉRANCES DE PAIX.
4 mai 1867.
La Prusse péché de l'Europe. — Ce que devrait vouloir la France.
Les nouvelles sont à la paix. Les poètes du Champ-deMars peuvent espérer que les Orphéons réunis exécuteront leurs hymnes. Plaise à Dieu, quoique ce soit dur ! Il n'est pas nécessaire que les événements viennent s'unir au bon sens et au bon goût pour siffler ces produits de notre industrie littéraire.
On dit donc, ce matin, que la Prusse ne tiendrait pas à tàter la France de plus près ; qu'elle réfléchit, qu'elle ne se trouve pas assez faite; que la Saxe et le Hanovre ne lui semblent pas des conquêtes affermies; qu'elle voit le bon sens allemand se révolter contre la conspiration unitaire qui a fait si soudainement de M. de Bismark un si grand homme et de S. M. le roi Guillaume un si prompt et si fier conquérant. L'Allemagne laisserait voir qu'elle craint une seconde victoire de la Prusse autant pour le moins qu'une victoire de la France, et la Prusse comprend qu'une victoire et deux victoires pourraient ne lui pas suffire, mais qu'une seule défaite suffirait : alors il n'y aurait certainement pas d'empire d'Allemagne, et peut-être plus de Prusse,
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Une des épines de sa situation, c'est l'Italie. La Prusse ne serait pas du tout sûre de l'Italie, elle aurait lieu de s'attendre à une alliance de l'Italie avec la France et l'Autriche, contre elle, Prusse. Il est certain que l'Italie s'est mise dans le cas de faire immanquablement fauxbond à quelqu'un. Néanmoins, si la Prusse s'inquiète de l'Italie, elle prouve qu'elle a besoin de prendre garde à * tout : et dès lors, tout l'engage à la paix.
Toutefois ce ne sont que les nouvelles du matin. Il faut attendre les nouvelles de midi et celles du soir.
Quelques appréhensions nous restent. Ni la Prusse, ni l'Allemagne, ni l'Europe n'ont mérité que les conseils de l'humble sagesse règnent à Berlin. Là aussi, comme ailleurs, il y a des aveuglements, et des engagements, et des nécessités qui imposent les coups de folie. C'est où aboutissent d'ordinaire, pour ne pas dire toujours, les plus fines combinaisons des plus fins politiques. Leurs grandes œuvres, condamnées de la conscience et de la justice, ne s'accomplissent que par des complicités qui deviennent toutes puissantes et qui finissent par les rendre contraires à la raison. L'art de poursuivre le triomphe est l'art d'arriver au châtiment.
La Prusse est le péché de l'Europe. Depuis la trahison d'Albert de Brandebourg jusqu'à la bataille de Sadowa, la Prusse s'est enflée des méfaits, des fourberies, des machinations, des crimes et des aberrations du machiavéli sme auti- catholique.
Il y a toujours eu quelque dessein pervers ou inepte contre l'Eglise dans les secours, dans les complaisances et dans les connivences dont la Prusse a été l'objet, soit de la part des gouvernements, soit de la part de l'opinion. Elle a toujours su se servir à cette fin des vilaines
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armes qu'on lui laissait. Elle a eu Voltaire, sous Frédéric le Grand, comme elle a eu M. Havin et les autres, sous M. le comte de Bismark. En attendant le journal et le fusil à aiguille, Voltaire lui a appris à se servir de la brochure. Berlin a été l'une des plus infectes sentines de mauvais livres qui ait empoisonné l'esprit humain.
Création de l'apostasie, fidèle à son but, admirablement fidèle aussi aux vengeances de Dieu, la Prusse est devenue le sabre et le fouet de la Providence contre tout ce qui l'a aidée à grandir. Elle a été l'un des domaines les plus lugubres du protestantisme et de la soldatesque. Elevée au rang de grande puissance à l'aide du bâton et du collier, si elle dure, elle donnera aussi la schlague à la Révolution, et ce châtiment vil ne la convertira point.
Si la prophétie de. Joseph de Maistre est au moment de se réaliser ; si la Prusse, enfin trop gonflée, gonflée d'encre voltairienne, gonflée de rapines diplomatiques, gonflée d'extorsions militaires, doit enfin périr sous la crosse d'un fusil « comme une citrouille qu'on écrase, » Dieu soit béni ! et si le fusil doit être dans les mains de la
France, Dieu soit béni deux fois, et qu'il hâte ce jour !
Mais, pour accomplir cette œuvre de salut européen, ce n'est pas assez du fusil Chassepot, et il ne suffirait pas encore d'inventer un nouveau canon. Rien ne se vulgarise comme un canon, rien ne passe plus vite dans les mains de l'ennemi. Il est au moins aussi essentiel d'avoir avec soi la conscience humaine. La conscience humaine est avec Pie IX, et Pie IX brave les canons et même les encriers de l'Italie, encriers et canons assez renforcés d'alliés cependant. Ce serait. peu de battre la Prusse, si l'on ne triomphait de l'esprit prussien. La première chose à faire pour battre la Prusse est d'ab-
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jurer ses voies. Il faut laisser là le « principe J) des nationalités, ou l'entendre d'une autre manière; et, au lieu de fabriquer de grandes agglomérations, restituer et créer des peuples.
Si la France un jour proclame qu'elle entend protéger les indépendances européennes, jusqu'aux plus minces et jusqu'aux plus effacées ; qu'elle veut qu'il existe une Pologne, une Saxe, un Hanovre, une Belgique, une Hollande, un royaume de Naples, une république de Venise, une ville libre de Francfort, un pays rhénan, et sur toutes ces indépendances une indépendance plus sacrée, un patriarchat romain et universel; si elle convoque ces indépendances, ces couronnes, à une action commune avec les grandes puissances pour la conquête apostolique, c'est-à-dire pour l'affranchissement du monde, ce sera le fusil qui écrasera la citrouille et la réduira au pépin du Brandebourg, volé encore !
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TROIS MARTYRS EN CORÉE.
6 mai 1867.
Conséquences possibles pour l'Europe.
Le dernier numéro des Annales de la Propagation de la foi (mai 1867) contient des lettres de Chine, de Corée, du Dahomé et de la Polynésie orientale.
Les lettres de Corée, adressées par M. Féron, de la congrégation des Missions-Etrangères, complètent les détails déjà publiés sur la persécution qui sévit en Corée depuis 1866. Elles racontent le martyre de trois néophytes coréens, mis à mort après les neuf missionnaires français. Ces trois néophytes ont été torturés plus cruellement encore que leurs prêtres ; Dieu leur a accordé de montrer la même vertu.
Nous abrégeons ce récit, tracé avec une simplicité sublime par l'apôtre qui survit seul à ses frères.
Paul 0 Pan-tsi, de race noble, après une jeunesse dissipée s'était montré digne du baptême, et il vivait en pénitent. Arrêté le 11 mars 1866, il subit un premier interrogatoire suivi du supplice du tsioul ou ploiement des os des jambes. Interrogé de nouveau, la torture ne put lui arracher que quelques soupirs. Comme on le ramenait du prétoire, un bourreau le frappa sur la tète
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et le sang jaillit. « — Pourquoi, dit-il, me frapper sans l'ordre du mandarin ? » Les bourreàux lui donnèrent de nouveaux, coups, il se tut. On essaya de le faire apostasier. Deux Chrétiens, ses compagnons de chaîne,, eurent le malheur de faiblir et reçurent aussitôt la liberté. Il demeura inébranlable. Désespérant de le vaincre, on l'étrangla. Il avait passé cinquante ans. Les Chrétiens recueillirent son corps et l'inhumèrent dans un terrain appartenant à sa famille.
Hyacinthe Hong, aveugle et sexagénaire, refusa d'apostasier. Les bourreaux, lui ayant ôté ses vêtements, le lièrent par les pieds, les mains et les cheveux, et le frappèrent avec une extrême violence. Remis en prison, et chargé d'une lourde cangue, il resta ainsi sept jours, distribuant aux autres prisonniers chrétiens, privés de nourriture, presque tout ce qu'on lui apportait à manger. Bientôt on cessa de le nourrir lui-même. Jusqu'à sa mort, qu'il attendit encore cinq jours, les geôliers ne lui donnèrent-plus même une goutte d'eau.
I] fut soumis à une torture inaccoutumée : les satellites lui ramenèrent la tête jusque sur les pieds passés dans les ceps, tandis qu'il avait les bras étendus en croix. Pressé de ce supplice, il souhaita qu'on y mît fin. Les bourreaux lui dirent d'abjurer, il se tut. On ne le délivra que pour lui faire subir un nouvel interrogatoire au milieu d'une autre torture. Huit bourreaux, quatre de chaque côté, le frappaient sans relâche, ne s'interrompant que pour laisser au juge le temps de lui demander s'il était encore Chrétien. Le saint martyr confèssait sa foi, et les bourreaux continuaient de frapper. A diverses reprises la violence des coups le fit évanouir. On le déliait alors, et lorsqu'il avait repris connaissance, il disait :
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« Je suis Chrétien. » Enfin, sur l'ordre du juge, il fut étranglé, le lundi-saint.
Thomas Song, homme de vingt-huit ans, fidèle, mais jusque-là d'un caractère peu énergique, était devant le mandarin et réclamait des objets volés, lorsque tout à coup ce magistrat l'interrogea sur sa foi. Il se déclara Chrétien. Jeté aussitôt en prison, il y fut si cruellement battu qu'ayant été envoyé au gouverneur de la province, les satellites furent obligés de le porter. Néanmoins, chaque jour il était dépouillé, lié et frappé à coups de bâton.
Une fois, les satellites le suspendirent par les pieds et lui couvrirent le visage d'ordures. Le martyr dit : « C'est bien! » Les satellites, étonnés, l'interrogèrent sur le sens de cette parole. Il répondit : « C'est bien pour un pécheur qui a fait suer le sang à Jésus-Christ. Voilà le fiel et le vinaigre que lui ont fait boire nos péchés. » Une autre fois, ses compagnons de captivité ayant voulu frictionner ses membres enflés et en exprimer le sang corrompu, il s'y refusa. « Du reste, ajouta-t-il, Jésus et Marie sont venus toucher mes blessures. » L'on assure, en effet, observe M. Féron, que dès le lendemain ses plaies étaient cicatrisées.
Dans sa prison, il observait avec une scrupuleuse exactitude les jeûnes et les abstinences de l'Eglise; rien ne lui put faire omettre aucune de ses pratiques ordinaires de piété. Il avait un oncle, apostat et délateur, qui osa lui écrire pour l'exhorter à l'apostasie. Il rejeta la lettre de ce traître, ce qui lui valut un surcroît de mauvais traitements.
Cependant, ne pouvant obtenir de lui un acte ni un mot qui permît de lui attribuer le bénéfice de l'apostasie
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le mandarin s'avisa de lui dire qu'il le regarderait comme ayant obéi, s'il n'arrachait pas avec les dents un morceau de sa propre chair. Le martyr répondit que son corps appartenait à Dieu, et qu'il ne lui était pas permis de le mutiler ; mais que le mandarin ayant sur lui l'autorité paternelle, et exigeant cette preuve de son attachement à la foi, il ne la refusait pas. Aussitôt, d'un coup de dent, il s'arracha un morceau de chair à chaque bras.
Ce fut ainsi que Thomas Song voyagea du lieu de sa première prison jusqu'à la ville nommée Kong-Tsiou. Il arriva le samedi-saint et parut aussitôt devant le gouverneur, lequel ordonna de le mettre immédiatement à la question. Il la subit trois fois de suite. Après la troisième épreuve, on l'emporta sans connaissance, et le même jour il fut étranglé dans sa prison. Ce jour-là aussi, les bourreaux mirent à mort deux femmes chrétiennes, dont l'histoire n'est pas encore suffisamment connue. Les fidèles ont recueilli les corps précieux de ces témoins du Christ.
Voilà l'œuvre de la prédication catholique parmi ces peuples si terriblement « assis dans l'ombre de la mort. » Pour savoir de quelle fange nos missionnaires pétrissent de tels héros, il faut connaître les chefs de la société païenne, les lettrés (ils le sont tous) qui la protégent contre la lumière du Christ.
Un missionnaire raconte qu'invité à entrer dans un temple d'idoles, il y trouva quantité de bonzes et de lettrés qui le pressèrent de questions : « Le Christia« nisme, disaient-ils, enseigne de saintes doctrines. Mais « que reçoit-on par an pour être Chrétien ? — Rien, ré« pondis-je. — Mais ]e jour du baptême, ne reçoit-on
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« pas quelques sapèques ? — Pas une. — Comment ! on « n'accorde au Chrétien aucun salaire ? — Aucun. —
« Mais alors quelle utilité peut-il y avoir à devenir Chré« tien ! »
A ce cri de morale positiviste, le missionnaire répondit que l'utilité d'être Chrétien consiste dans, la possession des biens spirituels en cette vie et d'une gloire éternelle dans l'autre. Les bonzes et les lettrés ne comprirent point. Ces hommes n'ont de pensée, de vie, de religion que pour l'argent ; ils sont prêts à tout dès qu'ils voient des sapèques à gagner ou à voler. La plupart du temps, ils ne persécutent les Chrétiens qu'en vue de les piller. « Comment de tels hommes, s'écrie le missionnaire, embrasseraient-ils la religion de Celui qui n'avait pas où reposer sa tête? » Cependant les pauvres, les ignorants, les opprimés se rendent au Christ, et leur foi s'élève • jusqu'à l'héroïsme.
On aurait tort de croire que les immenses populations de la Chine et des contrées tributaires — .quatre cent millions d'âmes, peut-être davantage, — ne sont que de timides troupeaux, en qui nulle énergie ne se réveillera jamais. Un jour les Orientaux auront les armes de l'Occident ; un jour quelque prince baptisé ira par là se munir de chair à canon, et y sèmera la graine militaire ; un jour quelque souverain de la Chine achètera la fleur des écoles savantes de l'Europe, et cette élite abjurera sans difficulté le Christianisme et la patrie européenne.
Alors la fière Europe verra de durs conquérants arriver de ces lointains déjà si rapprochés où son stupide dédain laisse égorger les apôtres. Elle ne veut pas leur porter le baptême, ils viendront le chercher.
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A PROPOS DE L'ACADÉMIE.
8 mai 1867.
Élection du P. Gratry. — M. Henri d., Rochefort. — Constitution et moeurs académiques.
Comme écrivain facétieux, M. Rochefort a présentement la vogue.
On cherche les rieurs...
Ils sont à l'enchère; les entrepreneurs de feuilles joyeuses leur font des traitements de premiers chanteurs, et n'en trouvent pas autant qu'ils voudraient.
La plupart sont au-dessous du Mercure galant que La Bruyère, incapable d'occuper la place, numérotait immédiatement au-dessous de rien. Un heureux dénûment de toute littérature, une favorable impuissance de s'essayer seulement dans les sujets sérieux les tiennent au niveau d'un public déshabitué de penser. Ils satisfont le besoin impérieux de tout connaître de façon à tout mépriser.
Le mépris mis à la portée de brutes, voilà le dernier et suprême progrès de la presse. Elle le doit particulièrement à cette nouvelle famille d'écrivains qui se nomment aujourd'hui les chroniqueurs. Il y en a d'une infir-
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mité si répugnante qu'on ne peut pas même les citer. M. Rochefort en fait le métier, mais avec un don de pince-sans-rire parfois excellent. On lui saurait presque gré de son succès. *
Malheureusement M. Rochefort profite de la vogue pour prendre plus de liberté qu'il n'en peut porter. Il dogmatise, il tranche, il dit ce qfli lui vient en tête, il sort des rangs, en un mot il s'en fait accroire. Il a tort. Tout ce qui lui passe par la tête n'est-pas merveilleux, il ne sait pas tout ce que l'on peut savoir, et l'art de dire ce que l'on ne sait pas est tout juste l'art de ne savoir pas ce que l'on dit. Un rieur doit veiller à ne se rendre point risible.
Le métier est délicat ; cette profession et celle de danser sur la corde exigent autant de prudence que d'audace. Il faut prendre garde où l'on pose le pied, il faut de là tenue. La justesse et l'élégance constante des mouvements peuvent seules relever un art pour lequel le public n'éprouve pas naturellement le respect qui dispose à l'indulgence. La pente est plutôt contraire. Le rieur et le danseur qui ratent ne sont pas d'illustres victimes, mais de sots farceurs.
Il arrive assez souvent que M. Rochefort rate assez grièvement.
Il donnait hier quelques paragraphes sur les disgrâces de M. Rattazzi, ministre de S. M. le roi d'Italie, et époux de Mme Rattazzi, femme de lettres. C'est un modèle de bon sens facétieux; il y a de la vivacité, de la bonne humeur, une très-jolie tournure, presque rien de trop. Mais les paragraphes se suivent et ne se ressemblent pas. En voici d'autres.
Il s'agit du dernier choix des Quarante. M. Roche-
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fort, libre-penseur des plus intolérants, est fort irrité de l'élection du P. Gratry. Il s'en exprime en termes dépourvus d'urbanité :
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« Que dix-huit fauteuils sur les quarante qui représentent la littérature française aient voté pour M. Gratry, je l'admets encore, sachant depuis longtemps de quoi ces dix-huit fauteuils sont capables; niais que ledit M. Gratry ait osé se présenter, voilà ce que j'ai peine à imaginer. ))
« Ledit M. Gratry » nous semble un trait médiocrement affilé. M. Rochefort sent lui-même que ledit trait n'est pas entrant, et il pousse.
Il a l'étrange idée de se comparer au nouvel académicien et de déclarer ce qu'il saurait faire, si par aventure l'Académie jetait les yeux sur son indignité.
« Mon premier mouvement serait de rougir jusqu'à la racine des cheveux, et mon second mouvement de répondre à mon interlocuteur :
« — Que vous ai-je fait, pour que vous veniez organiser contre moi, à domicile, des farces à la Cabrion ? Dans quel but voulezvous que j'aille, de gaîté de cœur, me mettre sur la sellette où je serai houspillé par tout homme de bon sens? »
M. Rochefort, qui peut à peine imaginer que M. Gratry ait osé se présenter à l'Académie, imaginerait bien plus difficilement encore combien il est ici plaisant. Assurément, en matière comique, rien ne surpasse la conviction avec laquelle cet homme de lettres se classe dans le public sérieux qui ne savait pas qu'il existait un M. Gratry, et encore moins que « ledit M. Gratry » eût fait des livres.
Le public sérieux est celui qui lit les chroniques de M. Rochefort et qui n'ignore pas quel classique a raconté les « farces de Cabrion. »
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Toujours révolté de l'audace de M. Gratry, se demandant toujours comment M. Gratry a pu « supposer un instant qu'il était de force à s'asseoir à côté des Hugo, des Lamartine et des Musset, à l'exclusion même de Théophile Gautier, » M. Rochefort finit par trouver une image qui satisfait son courroux. Elle n'est pas aimable pour un groupe important de ses appréciateurs. L'Académie, préférant M. Gratry à M. Gautier, lui rappelle « les grandes coquettes à qui les cavaliers les plus sédui« sants font une cour assidue et qui finissent par se « jeter dans les bras d'un clerc d'huissier. »
Sans parler de l'impolitesse, au simple point de vue littéraire, cela ne fait pas pouffer de rire. Si M. Gautier peut apparaitre comme un cavalier des plus séduisants, il n'y a aucun effort de verve à considérer le P. Gratry comme un clerc d'huissier, et quiconque a lu quelques pages de l'un et de l'autre attestera que le style et les idées de M. Gautier sont mieux faits que le style et les idées de M. Gratry pour charmer les huissiers, leurs clercs et leurs huissières. Le Roman de la momie, où sont racontées les amours de la belle Tahoser,. fille du grand prêtre Pétamousoph, a trouvé par là plus d'approbateurs que le Traité de la connaissance de Dieu. Ce qui n'a pas, d'ailleurs, empêché le Traité de la connaz'ssance de Dieu d'avoir plus d'éditions que le Roman de la momie.
Mais M. Rochefort se pique surtout d'être un homme de bon sens. On le prie de raisonner.
D'abord, il ne peut ignorer qu'il n'y a pas seulement des Hugo, des Lamartine et des Musset dans l'Académie, par la raison que ceux qu'il nomme ne sont que trois, et, en ajoutant M. Gautier, cela ne ferait pas encore quatre. Or, il en faut quarante. Et comme il en fallut
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toujours quarante, il en est résulté qu'il y.eut toujours autre chose à l'Académe que des Hugo, des Lamartine et des Musset ; autre chose que des Corneille, des Despréaux et des Lafontaine ; autre chose que des Bossuet, des Fléchier et des Massillon ; autre chose, enfin, que les maîtres et chefs d'équipe en tout genre. Toujours des Chapelain, des Bergeret, des Pelletier ; toujours des d'Alembert,des Jouy, des Jay, des Jal, des Ponsard, des Legouvé, s'estimèrent et furent jugés de force à s'àsseoir sur ces bancs ; on les fit à dessein spacieux pour contenir leur foule.
L'Académie française n'a pas été instituée pour être' simplement une réunion de gens de lettres. Elle serait vite devenue un tripot, comme on disait en ce tempslà, et trois choses y auraient tout de suite manqué : la paix, la langue et la considération. Elle fut, dès l'origine, un mélange de gens de lettres et de gens du monde, de praticiens et de connaisseurs : et les connaisseurs n'y sont pas moins utiles que les praticiens, dont ils épurent le goût et frottent la. pédanterie. C'est aux gens du monde que l'Académie doit d'avoir survécu à tant de brocards qu'elle a trop mérités. Les gens du monde l'ont maintenue forte et honorée, malgré tant de mauvais et détestables écrits dont elle a reçu les auteurs, et tant de mesquines passions auxquelles les écrivains sont sujets.
La merveille est qu'un corps littéraire ait pu traverser deux siècles, et rester après tout une école de politesse, de convenance et de langage correct, ou tout au moins décent. L'élément mondain pouvait seul procurer ce fait prodigieux. Il a élargi l'étroitesse des gens de lettres, dompté leurs jalousies farouches, poli leur inci-
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vilité naturelle, triomphé de leur routine. Les idées, le bon courant de la langue, le mouvement des esprits pénètrent dans l'Académie avec les gens du monde bien plus qu'avec les écrivains de profession. Nous ne savons plus quels suffrages ouvrirent la porte à M. Hugo ; mais nous parierions volontiers que les gens du monde y firent plus que les poëtes et prosateurs du moment.
Le comte Molé siégeait à l'Académie en même temps que M. Dupaty, M. Jouy, M. Ancelot et d'autres du métier ; lui n'en était pas. On ne contestera point que le comte Molé ne fût plus large juge de choses littéraires que tous ces médiocres artisans. Et aujourd'hui le duc de Noailles, le duc de Broglie, le comte Falloux, M. l'Évêque d'Orléans, M. Berryer, même M. Dufaure, qui ne sont nullement ce que l'on appelle des gens de lettres, n'apportent-ils pas à la corporation académique un, contingent d'autorité et de crédit, ne servent-ils pas à lui donner une tenue littéraire que d'autres qui sont là et d'autres qu'on y pourrait voir ne lui assureraient point?
Les hommes de lettres les plus éminents et les plus consacrés ne récusent point les collègues que leur impose la nécessité du nombre. Sans regarder qui est dans l'Académie, ils en sollicitent l'entrée. Bossuet veut bien s'asseoir auprès de Chapelain ; Corneille n'est pas fâché de coudoyer M. le Chancelier, qui ne fera jamais une tragédie; Racine et La Bruyère croient très-modestement, mais très-justement que les avis de leur confrère Bergeret sont compétents et valent ceux de Loret ou de Linière. De même, M. Hugo a. demandé de s'asseoir auprès de M. Jouy, et M. de Lamartine auprès de M. Jal, et M. de Musset auprès de M. Jay ; de même
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M. Gautier demandera de s'asseoir auprès de M. Guizot, ce qui, si l'on veut s'étonner, est aussi étonnant qu'autre chose.
Car la colère sérieuse de M. Rochefort nous offre encore ce côté archi-plaisant : autant l'ambition de M. Gratry l'irrite et lui semble condamnable, autant celle de M. Jules Favre, par exemple, lui paraît légitime ; quant à celle de M. Gautier, elle est à son avis plus que légitime, elle est naturelle. Selon toute apparence, la raison de M. Rochefort ne s'explique pas plus l'échec de M. Gautier que l'établissement du christianisme. Dans la manière dont il en parle, il y a de l'ébahissement, et il s'oublie à un effet de bouche béante trop ingénu pour son personnage narquois. Comment lui faire comprendre qu'il existe un public « sérieux, » très-sérieux, où l'on doute que M. Jules Favre soit de force à s'asseoir auprès de M. de Montalembert et où l'on tient que M. Gautier n'est pas du tout de force à s'asseoir auprès de M. Gratry?
J'appartiens, je l'avoue, un peu à ce public-là. Abstraction faite des idées que je ne peux comparer, surtout si M. Jules Favre a des idées, — de quoi je ne suis point moralement certain, — je trouve que M. de Montalembert, considéré simplement comme artiste, l'emporte sur M. Jules Favre, autant que M. Rochefort, par exemple, sur les vieux garçons du Charivari. M. Jules Favre est un habile avocat, M. de Montalembert est un grand orateur. La nuance va jusqu'au contraste.
M. Favre est correct, dit-on ; c'est un mérite secondaire, et encore, suivant moi, ne l'a-t-il pas. Nous verrons cela dans son discours de réception, qui sera un morceau corrigé. Il n'y aura point de feu, point d'au-
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dace, point de tournure et point de correction ; rien n'y sentira l'orateur ni l'écrivain. Cependant voilà M. Jules Favre assis près de M. de Montalembert qui, comme on sait, n'a pas tant fait le renchéri, mais s'y est, au contraire, fort bien prêté, poussant la bonne grâce jusqu'à l'aller prendre par la main pour le faire asseoir. Et je dirai tout de suite que je ne partage point le sentiment de nos amis qui ont trouvé cette action un peu bien galante.
L'Académie étant ce qu'elle est, tout catholique peut croire qu'il y perdra toujours ses peines. Excellente raison pour ne pas heurter à la porte ! Mais enfin, ceux qui, par un calcul différent, sont entrés dans cette auberge de gloire doivent en prendre les usages et se conduire avec la même tolérance qu'ils ont sollicitée. On ne les a pas admis en qualité de chrétiens, cette dignité leur a été pardonnée. Ils ne se sont pas offerts pour rebaptiser l'institution, laquelle ne reconnaît plus qu'un sacrement, qui est le mariage... de raison. Ils n'ont pas fait valoir qu'ils avaient le don éminent de la foi, pas promis de payer leur écot en répandant à pleines mains dans le bassin littéraire le sel qui empêche la littérature de se corrompre.
Ils ont produit tout uniment les titres ordinaires des candidats ordinaires : livres, discours, bonne situation dans le monde. On a vu qu'ils n'étaient pas tout à fait sauvages, ils ont passé. Comme il leur a été ouvert, qu'ils ouvrent donc à leur tour. C'est assez que leurs élus ne soient pas non plus tout à fait sauvages :
Montrez-moi patte blanché.
Or, de la robe de cygne à la robe de corbeau, il y
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a des nuances. A quel point précis le gris cesse-t-il d'être encore un peu blanc? c'est affaire d'appréciation. M. Favre n'est pas sauvage, il a gardé ou il a mis dans son noir un peu de blanc : qu'il entre et que les catholiques lui présentent l'eau lustrale I il leur rendra de l'eau bénite.
En bonne conscience, les catholiques de l'Académie ne sauraient exiger un billet de confession sur ce même seuil où il leur a été fait grâce du Jesumi. Il y a des amertumes, il y a aussi des compensations. Le P. Gratry entre dans les bras de M. Jules Favre et déjà il avait été couronné sur les tempes de M. Jules Simon. Voilà donc la religion sauvée à l'Académie. Elle le sera encore. Après le concours sur Rousseau, l'on concédera bien aux catholiques un concours sur Bossuet.
Je reviens à M. Rochefort et au P. Gratry.
Si M. Rochefort avait soutenu que peut-être l'Aca-. . démie, depuis qu'elle porte l'épée, n'est plus la place d'un prêtre; qu'on a là des préoccupations, qu'on y apporte des écrits et qu'on y fait des choses qui ne sont aucunement en harmonie avec le caractère sacerdotal, indélébile, permanent et perpétuel; qu'il ne convient pas à un prêtre de solliciter le suffrage de M. Un Tel, qui se vante de n'être pas baptisé, de se voir présidé par M. Un Tel qui ne croit pas en Dieu, de s'exposer à entendre ou même à faire l'éloge de M. Un Tel, qui a laissé des livres non-seulement impies, mais infâmes ; qu'il vient un moment où la douceur n'a plus assez son caractère de vertu et où la tolérance cesse d'être une qualité même aux yeux de ceux qui la réclament, et ne leur fait plus le seul bien qu'on en puisse espérer; si M. Rochefort avait soutenu cela, nous pourrions n'avoir
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pas grand'chose à répondre, car toutes ces objections ne manqueraient pas de solidité.
Il faudrait simplement dire que le P. Gratry est l'homme le plus ingénu du monde, si convaincu d'une part- de la vérité de la religion, et de l'autre si persuadé de la bonté et de la droiture native de ses frères en Adam, qu'il croit toujours aisé d'en faire des frères en Jésus et que toute la difficulté est de les aborder. Assurément, il ne se trompe qu'à demi. Il a tout ce qu'il faut pour convertir même un académicien... qui se laisserait aborder. L'illusion a été de penser que son élection résoudrait la question d'abordage. Il est loin de compte ! et ceux qui le connaissent peuvent assurer que sa cha-' rité n'en sera pas désabusée.
Mais prétendre que l'Académie fait trop d'honneur au P. Gratry, c'est l'illusion moins innocente et beaucoup plus risible de M. Rochefort. L'Académie, en se donnant un tel membre, s'est fait honneur à elle-même tout simplement. Elle n'a pas beaucoup d'écrivains qui ne puissent recevoir M. Gratry pour égal et pour maître. Comme artiste, il est de force à s'asseoir auprès de M. Hugo, de M. Lamartine et de beaucoup d'autres qui pourraient, comme penseurs, ne pas se sentir de force à causer avec lui. Musset, et même M. Gautier connaîtraient bien vite qu'ils ont peu de tours de métier à lui faire voir, et qu'il aurait beaucoup de secrets intellectuels à leur apprendre.
Je ne dis point que l'inventeur de la belle Tahoser, fille de Petamousoph, et l'auteur de Rolla, n'eussent plus de succès parmi les clercs d'huissier et même, pour monter au sommet, parmi les parcelles d'agents de change. Néanmoins, l'auteur du traité de la Connaissance de Dieu
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est plus fort, et s'il fallait joûter, ils seraient terriblement battus.
Et j'atteste que M. Rochefort lu-même ne sortirait pas sans lésions graves d'une rencontre polémique avec « ledit M. Gratry, » écrivain inconnu du public « sérieux. »
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LE SIÈCLE ET LA POLOGNE.
11 mai 1867.
Un sonnet à Voltaire.
Le Siècle croit devoir être un peu polonais. Il en ressent quelque gêne, sa place naturelle n'étant pas dans le camp des martyrs. Mais enfin, parfois il se souvient des polonais « démocrates, » et il s'exécute. Il met sa carte au pied du gibet où le Czar, qui est la démocratie couronnée, fort du consentement de l'Europe voltairienne, accroche la Pologne fidèle à Jésus-Christ.
Quand le Siècle a fait ce pèlerinage, il revient tout joyeux, en mâchonnant quelque bribe de Voltaire, grand conseiller et grand admirateur du partage de la Pologne, et grand railleur des Polonais qui moururent pour défendre leur patrie assassinée. Chemin faisant, il ne cesse pas de recueillir des centimes à fondre dans la statue de son Voltaire.
Il y a aujourd'hui un article de M. Jourdan en faveur de la Pologne, un sonnet d'un jeune M. Jean Aicard en l'honneur de Voltaire, et diverses souscriptions pour la statue de Voltaire. La liste est décorée des noms de
MM. Tournigault, Picpus, Punais, Comague, Carcassonne et Chabas. Il y a aussi : un spirite, officier d'Académie; un petit-fils d'un Ci-devant, devenu voltairien; la femme d'un
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robespierriste, jdte. Cette suite bariolée rappelle assez les cortéges du mardi-gras, l'on en reçoit une impression qui n'a rien de commun avec le" sentiment de la dignité humaine,
L'occasion de poloniser un moment a été fournie au Siècle par une noble lettre du comte Ladislas Plater. M. Jourdan en fait l'analyse avec cet air convenable de convoyeur funèbre qui sait se teindre de toutes les couleurs et prier à tous les râteliers. Il dit que la généreuse protestation du comte Plater « devait trouver des échos « dans toute la presse démocratique française. » Néanmoins, M. Jourdan et le Siècle se gardent bien de faire écho, lorsque le Saint-Père, le seul souverain qui n'ait pas abandonné la Pologne, dénonce au monde le meurtre permanent que commet la Russie. Oh! les bons démocrates, les bons protecteurs de la liberté des peuples !
A la suite de M. Jourdan ému, se présente le petit nouveau poëte : « Un charmant volume de vers pleins « de sève et de vigueur vient de paraitre. Il a pour titre « significatif : Les jeunes croyances... Nous empruntons « à cet écrin poétique une perle fine... C'est un sonnet « intitulé Samson. »
Voici la sève et la vigueur du jeune homme, qui met au service du Siècle ses premières dents :
Tu dors content, Voltaire, et de ton fin sourire
L'ironique reflet parmi nous est resté ;
Le siècle t'a compris, la jeunesse t'admire ;
Toi, tu sommeilles calme et dans ta majesté.
L'édifice pesant que tu voulais détruire,
Debout, menace encor l'aveugle humanité,
Et, radieux défi! l'éclair de ta satire
De la nuit qui l'entoure est la seule clarté.
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Nous t'aimons, ô vieillard ! ta colère était sainte. Nous, nous embrasserons dans une immense étreinte Les colonnes du temple où règnent les faux dieux.
Les Philistins mourront sous les ruines sombres ; Mais Samson cette fois surgira des décombres
Avec la liberté vivante dans ses yeux.
Bravo, jeune homme ! C'est bien ainsi qu'il faut chanter entre M. Jourdan et la femme d'un robespierriste.
Tu PONSARDUS eris !
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M. GUTTIEREZ DE ESTRADA.
M. Guttierez de Estrada, qui vient de mourir, était un homme de bien, catholique très-fervent et patriote très-zélé. Il fut l'une des plus hautes personnifications de la nationalité -mexicaine baptisée, et peut-être la dernière. On peut dire qu'avec lui le Mexique chrétien et européen expire. En effet, la civilisation quitte le Mexique, et déjà il n'est plus guère qu'un territoire reconquis par la sauvagerie. Les doctrines du xixe siècle y ramènent les ténèbres que l'avénement du Christianisme avait dissipées ; dans cette nuit refaite, le sang humain est répandu comme autrefois pour de stupides idoles.
Contemporain des séditions et des trahisons qui arrachèrent le Mexique à la couronne espagnole, M. Guttierez ne refusa pas ses services. Il fut de ceux qui voulurent empêcher Y indépendance de tomber dans l'anarchie, parce qu'ils prévoyaient que l'anarchie irait s'engouffrer dans la servitude. Il devint ministre et connut la profondeur du mal.
Il comprit que la chute de la dynastie ne tarderait pas d'entraîner celle de l'aristocratie. Un pays qui n'a plus ni rois ni patriciens, ne peut conserver longtemps une Église ; dès lors, il est exposé à perdre encore et très-promptement jusqu'à sa nationalité, jusqu'à la vie.
M. Guttierez a vu se dérouler successivement toutes
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ces conséquences funestes : il a eu la suprême douleur de voir mourir sa patrie. Et quels raffinements eut pour lui ce supplice, puisque la catastrophe finale fut en quelque sorte précipitée par le remède même dans lequel il avait espéré pour l'éviter !
Dans la conviction que le Mexique ne possédait pas les ressources nécessaires pour se sauver de l'anarchie, et que l'anarchie le précipiterait sous le joug des EtatsUnis, M. Guttierez avait résolu de consacrer sa vie à restaurer au Mexique, sinon le pouvoir.de l'Espagne, tout au moins la monarchie. Il vint donc en Europe avec l'espérance, hélas ! d'y trouver un roi. Il n'y trouva que la Révolution, plus dominante peut-être dans l'esprit des souverains et des hommes de gouvernement, que dans celui des peuples.
Il ne se découragea point. Il s'efforça de faire comprendre combien il importait à l'Europe de prévenir la formation imminente de cette redoutable unité américaine, à qui la possession du Mexique livrerait tous les chemins du commerce, et par conséquent l'empire du monde. Il visita tous les hommes politiques qui ont eu depuis trente ans les affaires dans les mains. Il les contraignit de jeter les yeux et de poser le doigt sur la carte ; il leur demanda ce qu'ils croyaient que pourrait faire l'Europe en présence de la barbarie américaine, si Mexico ne devenait pas le siége d'un empire européen et catholique ?
On ne l'entendit pas, ou l'on feignit de ne pas l'entendre, et ceux qui l'entendirent lui firent la réponse du paralytique de l'Évangile : Non habeo hominem. Pour une telle œuvre, pas d'homme qui eût assez de force ou assez de bonne volonté ! Moments terribles que ceux
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où l'humanité tout entière fait cet aveu : La piscine, vainement remuée par l'ange du Ciel, ne me guérira pas, parce que je n'ai point d'homme qui puisse ou qui veuille me tremper dans les ondes salutaires !
Cependant il vint un jour où M. Guttierez crut enfin ses vœux accomplis. L'Empereur des Français vit la grande chose qu'il proposait, et un prince catholique s'offrit pour cette glorieuse aventure. Par un surcroît de faveur de la destinée, l'Amérique, en guerre contre elle-même, ne pouvait s'opposer à rien. On avait le temps et la France !
Nous vimes M. Guttierez dans ces jours d'espérance et de triomphe, au lendemain d'une visite à Miramar, où il venait de porter une couronne, sans vouloir d'autre prix que la gloire patriotique et chrétienne de ravoir bien placée. Il était plein de joie, ravi de son prince, de la noblesse de son caractère, de la hauteur de ses pensées, de ses vastes connaissances, surtout de sa piété.
Comment tant d'espérances ont-elles si promptement et si cruellement avorté? Il faut s'on taire, par respect pour une immense infortune, et parce que toute cette douloureuse histoire n'est pas encore suffisamment connue. A l'heure qu'il est, peut-être l'empereur Maximilien, prince pieux, mais plein à la fois des illusions les plus périlleuses pour les rois et les plus funestes pour les peuples, déchiré de toutes les angoisses, expie dans une captivité sans gloire les erreurs religieuses et politiques qui ont marqué son règne d'un moment. M. Guttierez voyait le mal, le voyait incurable, voyait sa patrie mourir ; et il est mort plein de miséricorde et de douceur, bénissant Dieu de l'appeler à la patrie qui ne meurt pas.
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DE DIVERSES LOCUTIONS DU SIÈCLE.
L'Habitant de Rhetel.
1
12 mai 1867.
A travers quantité de choses honnêtes qu'ils disent en l'honneur de la paix, les bergers humanitaires ont soin de donner un petit coup de trompette, pour montrer qu'ils seraient prêts à dégaîner, même contre la Prusse, si 'elle ne savait pas se rendre assez vite aux désirs, maintenant restreints, de la France dans la question du Luxembourg : « Non, s'écrie le Siècle , le sentiment JvuK manitaire n'affaiblit pas, comme on aime trop à le dire, « ce qu'il y a de juste, de vivant et de généreux dans le «patriotisme! '» Et à cette belle assurance, il ajoute cette belle preuve : « De ce que, par exemple, dans les por« tions éclairées du peuple français, l'expression célèbre « la perfidie d'Albion » n'est plus qu'une figure de rhé« torique usée , on aurait grand tort de conclure à l'af« faiblissement du sentiment national. »
C'est le cas de citer la parole du moraliste : « le Siècle a ses raisons que la raison ne connaît pas. »
Et il a aussi un français que le français ni le bon sens n'entendent guère !
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Sentiment humanitaire, sentiment national, portions éclairées du peuple français! Que signifie ce pathos, quel sens apportent à notre entendement ces locutions si creuses et si mal confectionnées ? Mirabeau disait : « Il est impossible que l'on pense juste dans un pays où l'on s'exprime ridiculement. » Mais il le disait des beaux esprits de Berlin, dans le temps que les beaux esprits de Berlin se piquaient de parler français. C'était leur excuse : elle peut servir au Siècle : il parle une langue étrangère.
Il devrait bien, un jour qu'il serait de loisir, nous expliquer ce qu'il entend au juste par les portions éclairées du peuple français. Où nous touche la lumière? Aux jambes, et jusqu'à quelle hauteur? A la tête, et sur quelles portions? Ailleurs, et dans quelles proportions? Cette définition pourra lui faciliter ime autre besogne qu'il ne trouvera pas mince, à savoir ce que c'est que le sentiment national, et si c'est bien la même chose que le vieux et général sentiment des Français, le vieil et solide amour de la patrie temporelle et de la patrie spirituelle. Nous prierons ensuite le Siècle de nous clarifier le sentiment humanitaire, en lui-même et dans ses rapports avec le « sentiment national », et nous verrons ce qui peut sortir de là. Si le Siècle s'en débrouille, M. Havin sera sculpté en ronde-bosse sur le monument de Voltaire, une chandelle à la main : facta est lux! Et nous proclamerons que le Siècle a su ce qu'il faisait, même ce qu'il disait.
Jusqu'à ce moment nous prétendrons que le « sentiment humanitaire » est le nom frauduleux dont se déguise l'ensemble des doctrines qui vont à l'anéantissement des patries, c'est-à-dire à l'unification par le fer, c'est-àdire au despotisme le plus général, le plus profond et
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le plus abject qui ait encore déshonoré la race humaine.
Le « sentiment humanitaire » n'est pas l'affaiblissement du patriotisme , il est la négation de la patrie, et plus encore, la négation même de la nationalité. Le type du « sentiment humanitaire » moderne, c'est la Russie dans ses rapports avec la Pologne, qui est l'un des types glorieux du vrai patriotisme. La Russie lui ôte son idiome et renverse ses autels ; elle lui arrache la langue et. le cœur. Et si la Pologne prenait « des sentiments humanitaires, » elle y consentirait.
Mais on peut dire que le pauvre Siècle n'en sait pas si long, et nous le croyons volontiers.
II
14 mai 1867.
Nous avions prié le Siècle de nous définir le « sentiment humanitaire, » et le « sentiment national » dont il fait si grand usage dans les moments pressés; nous avions aussi, témoigné le désir de savoir où sont situées les « portions éclairées du peuple français. »
L'écrivain nommé Tenot, qui nous a mis dans le cas de lui présenter cette requête, nous répond de très-mau' vaise grâce que « nous ne saurions le comprendre, par la raison que nous sommes tout à fait étranger aux sentiments d'humanité et de patriotisme, » et « encore plus incapable, s'il est possible, de savoir ce que c'est que la lumière. »
A la bonne heure! Mais qu'il essaye pourtant. Nous nous appliquerons. Et, s'il peut sortir de sa démonstration avec quelque politesse, il en tirera d'autant plus
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d'honneur qu'il aura su vaincre une plus grande difficulté .
Donc, Monsieur, s'il vous plaît, qu'est-ce que c'est que le « sentiment humanitaire ? » — Qu'est-ce que c'est que le « sentiment national? » — En quoi diffèrent le sentiment humanitaire et le sentiment national, que vous opposiez l'un à l'autre ? En quoi s'accordent-ils , puisqu'ils vous sont tous deux familiers?
Où placez-vous, s'il vous plaît, les portions éclairées du peuple français?
Du temps que vous vous nommiez la Bédollière, vous ne le saviez pas mieux peut-être qu'aujourd'hui, mais vous l'auriez dit tout de même, ne pouvant souffrir de res.ter quinaut.
Ne nous laissez pas croire que le Siècle a pu baisser. Du reste, le Siècle a pu être troublé dans les méditations où nos questions devaient l'engager. Il est trèsému de ce qui vient d'arriver à Rethel.
« On nous écrit de Rethel, qu'un habitant de cette ville ayant voulu faire inscrire à l'état civil, parmi les prénoms qu'il donnait à son fils nouveau-né, celui -de Voltaire, l'employé de la mairie lui opposa un refus formel. Nous voudrions bien connaitre les motifs sur lesquels se base un pareil refus. De quel droit empêcher un père de famille de donner à son enfant le nom d'un grand homme? Que cela déplaise à M. l'employé, s'il est jésuite, membre de la société dpSaint-Vincent-de-Paul, ou abonné à l'Univers, la chose est fort possible; mais ce déplaisir ne constitue pas un droit.
« Quel est l'article de loi qui interdit d'appeler un enfant Voltaire? S'il y en a un, qu'on le montre; s'il n'y en a pas, on commet en opposant un pareil refus un acte arbitraire, qui ne saurait être toléré dans un pays où nul obstacle ne peut être mis à l exercice de la libre volonté des citoyens autrement qu'en vertu de la loi. »
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Nous voyons poindre ici quelque chose des portions éclairées. Évidemment le reverbère Havin a porté sur cet habitant de Rethel, qui veut « donner à son fils le nom d'un grand homme. »
A Mehun-sur-Yèvre, l'éclairage est plus vif.
« Nous enregistrons avec plaisir un vote du conseil municipal de Mehun-sur-Yèvre (Cher), établissant la gratuité de l'instruction primaire dans cette commune. Le conseil a, dans la même séance, supprimé la subvention que la commune accordait aux Frères de la Doctrine chrétienne. La municipalité entend réserver ses ressources pour l'entretien d'écoles laïques. »
Tant pis pour les pères de famille pauvres qui voudraient que leurs enfants eussent au moins la chance de devenir chrétiens et de connaître la loi qui dit : Père et mère honoreras.
III
16 mai 1867.
La définition du « sentiment humanitaire » s'étant trouvée au-dessus des moyens du rédacteur Ténot, M. de la Bédollière a dû se charger de cette besogne. Nous citons tout le morceau, pour ne pas faire envoler le sel que l'auteur y a très-agréablement répandu. C'est un sel doux et convenable, et nous en louons l'emploi. Le collaborateur insuffisant de M. de la Bédollière fera bien d'étudier ce petit modèle. Il saura, non-seulement ce qn'il pouvait répondre, mais encore comment il devait répondre :
« Le rédacteur en chef de l'Univers insiste pour que nous lui enseignions ce qu'on doit entendre par sentiment humanitaire
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et sentiment national. Sommes-nous donc obligés de faire son éducation ! Qu'il aille à l'école, si dans son antipathie pour les lumières, il ne lui répugne pas trop d'en prendre le chemin,
« Qu'il relise aussi les livres saints ; qu'il médite la parole du Sauveur sur la montagne : « Vous êtes tous frères! » qu'il relise ce verset des Épîtres de saint Paul : « Vous tous qui êtes baptisés, il n'y a parmi vous ni riches, ni pauvres, ni maîtres, ni esclaves, ni juifs, ni gentils, vous êtes tous chrétiens. » M. Veuillot peut encore réfléchir sur cette phrase de Fénelon : « J'aime mieux ma patrie que ma famille ; j'aime mieux le genre humain que ma patrie. »
« Mais qu'ont de commun les doctrines contenues dans l'Évangile, dans les Épîtres de saint Paul, et dans les œuvres de l'évêque de Cambrai, avec celles de M. Louis Veuillot? »
Il est vrai que le Sauveur n'a point dit « sur la montagne » : « Vous êtes tous frères, » et que le verset qui vient ensuite serait difficile à trouver dans les Épîtres de saint Paul, tel que M. de la Bédollière le produitl. M. de la Bédollière a l'habitude de citer de mémoire, en homme qui n'a pas vu les textes depuis longtemps et qui a laissé la rouille l'envahir. C'est un grand tort qu'il se fait.
Mais, dans le sermon sur la montagne et dans les
ÉpUres de saint Paul, on trouve plus que l'équivalent de ces paroles. Il en résulte que le sentiment humanitaire et le sentiment national, en ce qu'ils ont de présentable au public, sont une même chose, laquelle est purement et simplement le sentiment chrétien , ou plutôt
1 Voici probablement le texte de saint Paul, que M. de la Bédollière a cru traduire et entendre : « Quicumque in Christo baptisati estis, Christurn induistis. — Non est judseus, neque Græcus : non est servus, neque liber : non est masculus neque femina. Omnes enim vos unum estis in Christo Jesu. » (Galat., 111, 27, 28.) — La traduction de M. de la Bédollière, faisant dire à saint Paul que ceux qui sont baptisés ne sont ni juifs ni gentils » ne rend pas toute la beauté du texte. Traduttore, traditorel
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le sentiment catholique, puisqu'il y a des Chrétiens qui sont et qui se proclament eux-mêmes « séparés. »
Voilà ce que nous voulions amener le Siècle à nous dire. M. Ténot l'a sans doute vaguement entrevu, et il a battu en retraite sur un terrain peu glorieux, où M. de la Bédollière, plus fier, n'a pas voulu mettre le pied.
M. de la Bédollière est le brave combattant ; mais c'est Ténot qui entend la vraie tactique. Lorsqu'il n'y a nul moyen de repousser une attaque, il faut se rendre repoussant.
Car toute la vaillance honnête de M. de la Bédollière ne peut prévenir ces nouvelles questions :
Puisque le « sentiment humanitaire » et le «sentiment national » ne sont autre chose que l'observation et la pratique de la doctrine chrétienne intégrale, c'est-à-dire catholique, pourquoi ne donnez-vous pas à vos sentiments leur vieux et glorieux nom entendu de tout le monde, au lieu de les affubler de ces néologismes mal forgés que Fénelon n'aurait pas compris? Est-ce que le sentiment national n'a plus le droit de parler français?
Et puisque vous êtes si bons Catholiques, puisque la parole du Sauveur et celle des Apôtres, — à qui il a été dit sur la montagne : « Vous êtes la lumière du monde !» — sont la règle de vos sentiments comme hommes et comme citoyens, dans quelle vue faites-vous tant d'efforts pour élever la statue de Voltaire?
Est-ce que Voltaire est autre chose que l'anti-christianisme à son plus haut degré de déraison et de fureur?
Est-ce que cette statue peut être autre chose qu'une trompette colossale, sans cesse embouchée par vous pour répondre sans cesse au son des cloches catholiques par le cri de Voltaire : « Écrasez l'infâme? »
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Enfin, s'il faut donner au « sentiment humanitaire » un nom d'homme qui l'exprime bien clairement, l'appelez-vous Voltaire, ou l'appelez-vous Fénelon?
Quand nous saurons cela, il ne nous restera plus à obtenir que la définition des « pOl'tz"ons éclairées du peuple français. »
Nous souhaitons que M. de la Bédollière ne se décourage pas de faire notre éducation. Et, en somme, qu'il nous permette de le dire, c'est son métier, comme le nôtre serait de faire son éducation à lui, s'il le voulait bien; car nous aurions aussi quelque chose à lui apprendre. Et même, ce soin réciproque nous paraîtrait plus honorable pour les journaux que le seul souci d'achalander leur page d'annonces, ou le seul plaisir de faire savoir au public si l'habitant « éclairé » de Rethel a pu enfin donner à son enfant le grand nom de Voltaire, au lieu des noms plébéiens et ridicules de Pierre, Paul ou Jean.
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GARIBALDI.
19 mai 1867.
Une page de Tacite. — Ni Rome ni la mort.
Le seigneur Garibaldi multiplie ses radotages de plus en plus séniles, et continue d'enfler son Coran, de plus en plus malsain. Il adresse à la Fraternité des artisans de Lucques un amphigouri par lequel il exhorte tous les ouvriers italiens à former une ligue qui « opposera l'éducation à la répression et procurera ainsi l'émancipation. » Garibaldi a son style, particulièrement empreint du cachet d'insanité qui marque toutes les productions de l'école humanitaire, dont il est le Mahomet. Ce qui suit pourrait avoir été improvisé au dernier banquet des humanitaires de l'Exposition universelle, entre deux de ces rasades que l'on multiplie lorsqu'il n'en faut plus.
« Elle (l'éducation) dira aux puissants de la terre, en « froc ou non : Plus de marché coupable, plus de fraude. « Et la politique et la religion, le peuple le voulant vé« ritablement, grâce à l'éducation, qui est le fruit de « l'association, cesseront une fois pour toujours de « martyriser l'humanité, laquelle marchera tranquille « vers le but de perfectionnement progressif, moral et
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« matériel auquel elle est destinée. —Maintenant, frères, «je serre avec affection votre droite calleuse.
« Votre GARIBALDI. »
Voilà qui va faire tomber du ciel en grande abondance les alouettes toutes rôties !
Il faut néanmoins convenir, comme l'observe un journal italien, que ces haillons intellectuels habillent très-convenablement des doctrines qui tendent à remplacer la civilisation par la barbarie, ou plutôt par la sauvagerie. Langage et pensée, tout trahit la démence. Garibaldi, le prophète des peuples modernes, est tout simplement un aliéné, ce qui paraît d'ailleurs avec assez d'évidence pour que le faible gouvernement italien lui puisse appliquer la camisole de force. Mais il est tard ! Quel que soit son état mental, Garibaldi a jeté et ne laisse pas de jeter encore dans le monde une semence bien autrement redoutable que les coups de sa ridicule spadetta.
Peut-être même « l'homme immense » réussirait-il moins s'il rabâchait moins. On abêtit et on affole le genre humain comme on endort les enfants, avec des chansons d'une monotonie stupide. Le marteau garibaldien frappe sur des cervelles réfractaires à tout autre instrument ; il y enfonce et imprime à jamais des idées que ne pourraient introduire toutes les cymbales de M. Hugo et tous les vilbrequins huilés 'de M. Duruy. L'on peut compter que cette brutale prédication de révolte universelle contre le froc et contre le frac, allumera longtemps les brandons qui ne s'éteignent que dans le sang humain.
Et ainsi les sociétés arrivent à n'avoir, plus d'autre
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élément d'ordre possible que la force à son plus haut point d'intensité qui est l'esclavage.
Quand la discorde entre les citoyens a pénétré au fond de l'être social, lorsqu'il n'y a plus d'autel commun, plus de lien des cœurs, plus d'amour, alors arrivent les temps décrits par Tacite au début de ses Histoires. Le besoin urgent de la paix fait triompher la jalousie civile, et l'empire n'a plus qu'un maître, tout à la fois prince, pontife et Dieu. Mais ce maître, qui peut tout pour procurer la paix, ne réussit qu'à multiplier la mort et ne peut établir la paix.
Quoi que Cicéron pût dire et quoi que pût faire Brutus, la tribune aux harangues devint la porte cochère de l'empire. César était l'inévitable lendemain de Catilina. Voici, d'après Tacite, le lendemain de César et du demisiècle d'Auguste, rempli du triomphe de la littérature, (les arts et de la paix.
« Je vais raconter une époque de désastres, ensanglantée par les combats, déchirée par les séditions, où la paix même fut cruelle. Des princes assassinés, des guerres civiles, des guerres étrangères, et la plupart du temps tous ces fléaux à la fois... L'Italie désolée par des catastrophes inouïes ou depuis longtemps inconnues. Dans la riche Campanie, des villes détruites ; à Rome, la flamme dévorant les temples les plus vénérables, le Capitole même incendié par la main des citoyens, et les sacrilèges, et les adultères illustres, et la mer chargée de proscrits, et la terre couverte de sang ; de plus grandes atrocités encore : la noblesse, l'opulence, l'obscurité, les honneurs réputés également pour crime, toute vertu assurée de périr, les délateurs comblés de récompenses aussi infâmes que leurs méfaits; partout l'exaction, partout la terreur et la haine;l'esclave contre le maître, l'affranchi contre le patron, et celui qui n'avait pas d'ennemi, opprimé par son ami même... A ces calamités naturelles vinrent s'ajouter des prodiges dans le ciel et sur la terre, les avertissements de la foudre et une foule de présages
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heureux, sinistres ou obscurs. Jamais les dieux n'accumulèrent sur le peuple romain plus de fléaux et de justes châtiments, indifférents peut-être à notre sécurité, mais non pas à leur vengeance. »
Ainsi écrivait Tacite. Il avait vu les jours de Néron, de Galba, d'Othon, de Vitellius et de Domitien. Ami de la vertu et de la liberté, il n'était consolé que par un petit nombre de beaux exemples stériles, et n'avait luimême que les vertus qui n'empêchaient pas d'être sénateur. On sent partout dans ses livres que l'air vital manque au genre humain, que la vertu est morte, que la liberté est ensevelie, qu'elles ne renaîtront ni du Sénat, ni du peuple, ni de l'empereur, et que les hommes, réduits par eux-mêmes plus que par la destinée, à subir une servitude éternelle, n'ont plus désormais que l'espérance de trouver parfois des maîtres cléments.
La liberté pourtant devait renaître; ou plutôt une liberté toute nouvelle et que le monde n'avait jamais connue, la vraie liberté était née déjà. Elle germait dans les catacombes. Tacite ne la connaissait pas ; son ignorance païenne ne pouvait la comprendre ; son orgueil sénatorial, qui s'était accommodé de la faveur de Domitien, méprisait les humbles martyrs et le germe qu'ils arrosaient de leur sang. Le germe est devenu le grand arbre de la civilisation chrétienne.
Par lui, le genre humain s'est relevé. La société humaine est parvenue à l'apogée de la sécurité civile, de l'intelligence et des arts ; elle a eu des lois douces, et ni l'ignorance, ni l'anarchie, ni la tyrannie ni l'abominable avilissement dans lequel a vécu et péri la société antique, n'ont pu s'enraciner sur la portion de la terre qu'abrite la croix. Durant le même espace de temps
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qui a suffi pour faire passer Rome de la parole de Cicéron au fouet de Domitien, le monde moderne a résisté aux assauts de sa propre folie. Les séditions, les révolutions, les guerres civiles, les fléaux de tous genres, les dictatures sauvages n'ont pu empêcher la société chrétienne d'entrevoir un autre abri que la dictature éternelle sous laquelle Tacite pliait le dernier cœur romain où restât une dernière étincelle d'amour pour la liberté.
C'est cet arbre que l'impiété furieuse et bête de M. Garibaldi veut qu'on abatte, et la civilisation n'oserait à présent se promettre qu'elle sera plus sage que ce fou.
Du reste, nous pouvons, à certains égards, répéter la phrase de Tacite : « Jamais Dieu, laissant faire les hommes, ne prouva davantage que, s'il est indifférent à notre sécurité, il ne l'est pas à sa vengeance ! »
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SUR LE SACRE DES ROIS
ET LE SACRE DES JOURNALISTES.
21 mai 1867.
Nous avons vu, il n'y a pas longtemps, de bien aimables paroles du Journal des Débats sur S. M. le roi Victor-Emmanuel; paroles non-seulement aimables, mais enflammées : « roi victorieux, roi sauveur, roi économe, roi de munificence et de gloire, etc., etc. » Tout cela dans le cours de deux brefs paragraphes. Mais le Journal des Débats n'a pas ce cœur tendre et respectueux pour tous les souverains. Il n'est pas respectueux lorsqu'il parle du Pape, il n'est pas tendre lorsqu'il s'agit de l'empereur d'Autriche.
S'il est un souverain au monde, après le Souverain temporel de Rome, qui fasse acte de bon vouloir pour la paix et la liberté de son peuple, assurément c'est l empereur d'Autriche. Il tàte, essaie le possible et l'impossible, en vue de tout accommoder chez lui sans employer la force. On pourrait lui souhaiter plus de décision, on ne saurait lui demander plus de patience et de douceur. Et s'il est un souverain aussi à qui la France doive souhaiter de réussir dans l'entreprise devenue si difficile de conserver sa couronne, c'est encore ce sou-
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verain. Il nous importe que la couronne d'Autriche soit maintenue, et maintenue sur le front de Hapsbourg. Ou Hapsbourg, ou Brandebourg, plus d'autre alternative. La France, pour autant qu'elle peut choisir, a choisi.
Mais le Journal des Débats n'a point de goût pou r Hapsbourg. Par un effet, sans doute, de sa grande complaisance pour la maison de Savoie, il aime mieux Brandebourg. Brandebourg est plus nouveau, se dispense davantage à son gré des vieilles coutumes du monde chrétien. L'empereur d'Autriche songe à se faire sacrer comme roi de Hongrie : le Journal des Débats persiffle ce roi qui veut être solennellement sacré. Il estime le sacre des rois « une pompeuse mascarade. »
Un journal qui est sénateur et académicien !
Notez que le Journal des Débats, quand il entre à l'Académie, de quoi il est très-friand, passe un habit particulier, un habit bleuâtre, avec des agréments de soie figurant du laurier vert. Il se met de ce laurier figuré sur les basques, sur les hanches, au collet, il s'en décore l'estomac jusqu'au ventre ; il accroche encore làdessus toutes sortes de fanfreluches, il se campe sur la tête un chapeau historié, il s'accole même une épée :
Accingere gladium tuum super femur tuum, ô potentissime !
Dans cet équipage de chevalier ou d'empereur des lettres, il se rend sous un dôme, et il y récite une harangue, non sans pompe, à la suite de quoi il est régalé d'une contre-harangue, à laquelle ne manque pas de pompe non plus, Dieu merci ! Cette pompe et cette contre-pompe, est-ce une mascarade? Point du tout, c'est un sacre, et, pour l'obtenir, il a tout fait, excepté quelques pages de bon français, qu'il aurait fallu faire.
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Il va aussi au Sénat : autre habit, autre épée, autre chapeau, autre... Evitons de prononcer le mot irrévérencieux que le Journal des Débats emploie pour décrier le couronnement de l'empereur d'Autriche.
Que d'occasions moins graves où l'on se met en costume de cérémonie, le Journal des Débats comme tout le monde : baptême, mariage, mort, bal aux Tuileries ou à l'Hôtel-de-Ville, ouverture des Chambres, débats judiciaires, inauguration de la statue du général Renard, distribution des lauriers au concours de Poissy ; car il y a des lauriers pour le porc le plus gras comme pour l'écrivain le plus maigre ! Toutes ces pompes ne sont point des « mascarades. »
La prestation du serment de fidélité, cérémonie aussi, la présentation du nouvel académicien, cérémonie encore, requièrent une certaine pompe, parce qu'elles ont un côté sérieux. Il n'est pas jusqu'à l'introduction d'un nouveau décoré dans la Légion d'honneur qui ne se fasse avec quelque petit appareil : on lui assigne un parrain, il reçoit sur l'épaule un coup de plat d'épée, pour peu qu'il se rencontre une épée au logis; il est frotté d'une accolade. J'ai vu de mes yeux cette scène; elle me fit sourire, parce qu'un bon chanoine était le patient. Néanmoins, il est naturel qu'un homme n'entre pas dans la Légion d'honneur comme M. Jean Wallon entre à son Etendard.
Et les pompes et cérémonies maçonniques? Le Journal des Débats doit avoir aussi passé par là : peut-être n'at-il rien fait avec plus de gravité.
Pourquoi donc traite-t-il de « mascarade » le sacre des rois, dont il a fait pour son propre compte tant d'imitations pour ne pas dire tant de parodies ? Le sacre est
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un baptême et un mariage, un engagement que prend le roi envers Dieu et envers les hommes, un humble aveu qu'il fait de sa faiblesse à remplir les immenses devoirs de la royauté. Veut-on que cette grande chose s'accomplisse sans témoins, sans magnificence, en paletot et en robe de chambre, comme s'il s'agissait de prendre la direction d'un bureau? Mais le Journal des Débats tout entier prend la cravate blanche pour aller entendre un discours de M. Cuvillier-Fleury !
Je donnerai au Journal des Débats l'exemple qu'il ne récusera point de S. M. le roi de Prusse.
En secret, les rois ne sont pas contents du Sacre populaire, qui suffit, selon le Journal des Débats, peut-être parce que le Journal des Débats se charge de le donner, ce qui lui confère naturellement le droit de l'ôter. En effet, quand le populaire seul a sacré les rois, il peut leur administrer le désacre, c'est-à-dire l'excommunication, et tout est dit. Témoin, il n'y a pas longtemps, le roi Othon. Ses sujets, qui l'avaient sacré, l'ont désacré, ne le laissant pas même emporter ses hardes.
Les rois, donc, doivent trouver que l'ancien sacre avait du bon, tout méprisé qu'il est du Journal des Débats, sacré chevalier de la Légion d'honneur, académicien, sénateur et probablement V.'.
Le roi de Prusse l'a osé dire. Ne pouvant recevoir l'ancien sacre, redoutant le sacre populaire, désirant ètre sacré, il a fait quelque chose d'original et de touchant. Il s'est sacré lui-même comme il a pu.
Il est arrivé en grand train de gala dans une sorte d'église où il y avait une sorte d'autel. Là, un pasteur de sa religion, qui est une sorte de religion, a débité une p rière libellée pour la circonstance. Ensuite le mo-
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narque s'est revêtu d'un manteau colorié ; il s'est ajusté sur la tête de ses propres mains pontificales et royales, une manière de couronne en bon or, et il a salué le peuple trois fois, de son sceptre. Il s'était muni d'un sceptre ! Les journaux disent que c'est un morceau d'ivoire et d'or très-bien travaillé.
Il a aussi salué de l'épée. La pointe et surtout le plat de l'épée jouent un grand rôle en ce libre monde !
Il a également salué du canon, ou le canon le saluait au nom du peuple. De toute manière, il convenait que le canon fit entendre qu'il était là, puisqu'il a voix délibérante dans toutes les questions louches. On a fait de la musique, on a crié vivat / et voilà le roi sacré.
Il y a des lacunes. Où n'est point la vraie Église, on sent que là n'est point le vrai Dieu, et beaucoup de choses manquent, même à la dignité des rois. Néanmoins, l'ensemble n'est pas peut-être si nul qu'on le croirait. A travers les lacunes et les singularités de cette pompe protestante, archéologique et prussienne, on admire la puissance de l'instinct social.
L'homme appelé à commander aux autres comprend la nécessité de n'être pas un homme tout à fait comme les autres. Il lui faut quelque chose qui le distingue des chefs de bureau et des généraux de division, quelque chose qui explique et qui honore l'obéissance qu'on lui rend. C'est pourquoi le roi se met en présence de Dieu et de son peuple, et il prend des engagements et se donne un caractère à part. Cette conception est belle. Si Dieu et le peuple manquent à la cérémonie, ou si, convoqués pour la forme, ils n'ont pas accepté l'invitation, l'exécution pourra laisser à désirer, la suite pourra être trompeuse ou frivole.
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Il faut que le sacre soit un sacre, et donné par qui de droit, et que l'engagement soit sincère. Autrement le fusil à aiguille peut rater comme un autre, il peut éclate r dans la main qui l'emploie. Point de fusil qui ne rate ! Néanmoins un homme qui se croit, même à tort, sacré, doit à l'occasion trouver en lui-même une force, une résolution, une persévérance qui ont leur prix.
Après tout, les rois non sacrés ou mal sacrés, ou revêtus simplement du sacre « populaire, » n'ont pas tous en ce siècle la plus belle figure du monde. On a eu LouisPhilippe, Othon, le malheureux empereur du Mexique. Tous ces princes d'Allemagne, si philosophes, comme ils ont croulé ! En un clin d'œil, quelle baisse sur les Altesses ! Sans doute, on ne peut pas dire que le sacre empêche toujours les chutes, mais il y a manière de tomber.
Nous conseillons au Journal des Débats de suivre avec attention les détails du couronnement de l'empereur d'Autriche. Qu'il écoute bien ce qui s'y dira. Il apprendra quelles sont les conditions chrétiennes de la royauté. — Et n'y eùt-il que les avantages de les proclamer encore une fois à la face du monde, ce serait quelque chose ; car les hommes ne connaissent plus guère les doctrines qui font aux princes une obligation de respecter les âmes immortelles.
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CÉLESTIN -VOLTAIRE.
22 mai 1867.
Nous avons du neuf sur l'habitant de Rethel, ce GauloBelge ingénieux qui veut décorer son fils du nom de Voltaire, et à qui la mairie oppose des difficultés barbares. Le Siècle n'entend pas lâcher une affaire de cette importance. Il en raconte les péripéties. Plusieurs « correspondants rethelois » l'alimentent, M. de la Bédollière fait le rapport, la question devient épique.
Il y a des détails bien jolis! L'habitant de Rethel a redouté pour son fils le nom tout cru de Voltaire ; il y ajoute comme correctif, peut-être par un reste de préjugés, le nom de Célestin. Célestin-Voltaire! On ne connaît pas de composition plus originale depuis le thé de Mme Gibou.
Pourtant, l'employé de la mairie ne s'est pas laissé désarçonner par l'admiration; il a reçu Célestin, il a refusé Voltaire. Mais, ce qui passe toute croyance, il a refusé le nom de Voltaire comme « insignifiant. » Le Siècle en est tellement renversé qu'il s'abstient de commentaire, et que, mème, il omet le point d'exclamation.
Et ce n'est rien encore. Si l'on en croit « un des correspondants rethelois, » l'employé se serait permis cette
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facétie : « Pourquoi Voltaire? l'enfant n'a jamais volé de « terre! »
Alors les Rethelois pensants ont appelé au Siècle ; et le Siècle est intervenu. Quos ego!... Le Siècle a dit aux agents de la municipalité retheloise : « S'il y a un article de loi qui interdise d'appeler un enfant Voltaire, montrez-le !... »
M. de la Bédollière observe que le Siècle, parlant ainsi, n'ignorait pas l'existence de cet article de loi. « C'est, ajoute-t-il, l'article Ier de la loi du 11 germinal, an XI, et nous l'avions même cité dans un paragraphe que l'abondance des matières nous a forcés de supprimer. » Seulement, cette loi étant une loi de « réaction, » elle devrait disparaître.
On ne peut que louer la droiture de cet aveu et honorer la simplicité de ce raisonnement. Mais M. de la Bédollière a un défaut : sachant beaucoup, il a le goût trop naturel d'étaler l'étendue de ses connaissances, et cet étalage, d'ailleurs intéressant, a pour ordinaire résultat de démolir les thèses que le journal prétend soutenir. Si M. de la Bédollière comprenait assez que le Siècle a premièrement besoin d'ignorer, il serait sans rival dans cette feuille. Sa science fait tout chavirer.
Pour établir que la loi de germinal an XI doit disparaître, il rappelle les motifs qui la firent rendre, et ces motifs démontrent avec éclat l'utilité de la maintenir. Nous reproduisons ce morceau, très-laborieux, tout à fait dans le style du Siècle, mais court et instructif :
« Les décrets du 20 septembre 1792 et du 24 brumaire an Il laissaient toute latitude aux parent3; dans l'exposé des motifs du projet de loi du 11 germinal, le conseiller d'État Miot fit remarquer qu'un désordre était venu de l'envie qu'avaient les citoyens
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de se distinguer par le choix de nouveaux noms qui se rattachaient aux PRINCIPALES INVENTIONS ou aux principaux auteurs de la révolution ; qu'il fallait donner la faculté de changer de nom à celui qui, dans les orages de la révolution, aurait reçu d'un père (lU d'un ami imprudents un nom qu'il pourrait rougir ou s'inquiéter de porter, »
En effet, il pouvait devenir gênant pour un jeune garçon de s'appeler Robespierre ou Marat, pour une jeune fille de s'appeler Guillotine ou Sans-Culottide. Nous avons connu une respectable dame, fort grave en tout, qui gémissait sous le poids du nom de Sensitive, et son mari, de la même date qu'elle, se nommait Faublas. L'honnête couple éprouvait plus que de l'ennui, lorsqu'il fallait déelarer ces noms devant témoins au mariage des enfants.
Si M. de la Bédollière croit que de tels inconvénients ne se présenteraient plus, il ne lit point les listes de la souscription pour la statue de Voltaire. On trouve là des spirites, des robespierristes, des ennemis de la superstition, qui certainement n'hésiteraient guère à polluer leurs enfants de noms analogues aux qualifications stupides ou odieuses dont ils ne rougissent pas de s'affubler euxmêmes.
En Italie, tous les jours, les révolutionnaires présentent au baptême des enfants sous le nom de Garibaldi. C'est même une cause fréquente d'injures et de molestations contre le clergé.
Et en plein Paris, tout à l'heure, un homme de lettres fameux donnait, à grand bruit de réclames, à sa fille, le nom d'une héroïne de sa façon, dont la robe exige des reprises d'innocence.
Qui peut assurer qu'une lectrice déterminée de
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M. About, voulant attester qu'elle adhère aux idées de son auteur favori sur l'origine du genre humain, n'aura pas l'idée d'appeler sa fille Macaque et son fils Ouistiti? Le besoin de se distinguer est si grand 1
Le fond de l'idée, c'est d'échapper au baptême. Mais il y a tant d'autres moyens ! Pourquoi plonger tout de suite de malheureux enfants dans ces bains de ridicule et d'ignominie ? Laissez-leur le temps de devenir voltairiens, vos leçons y pourront servir ; mais ne demandez pas que des parents insensés aient le droit de les jeter dans la vie sous une marque fatale et indélébile. La plupart auront par la suite assez de motifs pour déplorer la folie de leurs pères.
La loi de germinal an XI doit être maintenue surtout comme protection pour l'enfance. A ce titre, nul ne la peut trouver superflue !
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AUGUSTE
PAR M. BEULÉ, DE L'INSTITUT.
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30 mai 1867.
M. Beulé est un savant de l'espèce la plus aimable, mais non peut-être la plus sûre. Il sait beaucoup, il dit bien ; je doute qu'il enseigne bien. Il est plein de passion. La passion donne à son style une grande vie, elle jette dans ses jugements un grand trouble. Il voulait écrire une page d'histoire, la passion lui a dicté un pamphlet contre l'empereur Auguste, pamphlet de pompéien et de cicéronien qui refuse son adhésion aux faits accomplis.
M. Beulé ne veut pas que la République ait pu périr, qu'Octave ait pu monter au trône, qu'Auguste ait pu se rendre recommandable par aucun mérite personnel. Il s'inscrit en faux, avec colère, contre la postérité qui a vanté le génie, le bon sens, la fermeté, la patience souvent magnanime, la clémence même du vrai fondateur de l'empire, et qui après dix-huit siècles salue encore les merveilles de son règne. Il ne veut plus de cet Xuguste de Virgile et de Corneille, debout sur la poupe
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de son vaisseau à la tête de la flotte d'Actium, ayant pour lui le Sénat, le peuple et les dieux, commandant à la mer comme il va tout à l'heure commander à tout le genre humain.
Il prétend l'ôter de ce poste unique dans l'histoire. Toute cette gloire, ou ne fut pas vraie, ou ne fut pas bonne, ou fut usurpée. Auguste n'a point gouverné sagement, n'a point rétabli la paix, n'a point rebâti et embelli Rome, ni fondé les bibliothèques, ni servi la littérature et les arts. D'autres ont tout fait pour lui. Livie a été sa sagesse politique, Agrippa son talent militaire et administratif, Mécène son gouvernement des esprits. Personnellement, Auguste n'est qu'un homme d'affaires assez commun, comme le monde en a toujours vu dans les grandes places, habile à exploiter les bassesses humaines dont il a plus que sa part ; d'un caractère misérable, cauteleux, vindicatif, cruel, craintif, égoïste par-dessus tout ; et, s'il faut enfin lui reconnaître quelque chose, comédien consommé, rien de plus.
Encore le grand comédien a-t-il trouvé son maître ! Livie, qui le fit trembler et qu'il aima cinquante ans, qui l'empoisonna après cinquante ans de mariage pour faire régner Tibère et se ménager une retraite, et qui mourut dans la pompe austère d'un veuvage saint, prêtresse de l'époux qu'elle avait empoisonné ; Livie dont la main porta en réalité le sceptre ; Livie, meurtrière des enfants d'Auguste, et d'Auguste lui-même ; Livie tragédienne et comédienne à la fois, donc plus grande artiste que son César 1
Est-ce tout? Non pas ! Nous avons des statues d'Auguste. Ce sont les traits et l'attitude d'un maître du monde. Eh bien ! il était petit, faible d'un côté, traînant
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souvent la jambe, sujet à des infirmités périodiques, sujet aussi à des accès de férocité; frileux; il faisait hausser ses chaussures pour se donner plus d'apparence ; il avait le cou trop long. Et regardez bien sa mâchoire, vous y verrez quelque chose de lourd et de bestial.
Encore un peu, Auguste ne serait qu'un goujat, l'indigne époux de Livie, très-belle personne. M. Beulé le déteste personnellement et cordialement. Ce n'est point par jalousie, comme feu Cousin détestait Larochefoucault, son rival auprès de Mme de Longueville ; car Livie n'aima que médiocrement Auguste, et M. Beulé n'aime point du tout Livie. En dehors de ses crimes, elle était femme d'Auguste ; M. Beulé ne saurait lui pardonner cela. Rien d'Auguste, s'il vous plait ! Sa simplicité antique, ses robes de laine tissées par son épouse et par ses filles, sa petite maison où il occupa cinquante ans la même chambre en hiver et en été, pure comédie pour faire montre de vertu, pour faire chanter les poètes, asservir les Romains et suborner la postérité ! Cette petite maison était l'ancienne maison d'Hortensius, grand avocat, protecteur des rois, magnifiquement payé, logé en conséquence. La maison d'Hortensius, sur le Palatin, en belle vue, pleine de belles choses grecques, n'était certes pas un taudis, et d'autres qu'Auguste s'en seraient accommodés. D'ailleurs Auguste y ajouta du terrain et des constructions, il y fit une bibliothèque publique.
M. Beulé se met à décrire la résidence impériale. Il s'en acquitte en homme qui l'aurait fréquentée. On voit si bien ses marbres, on entend si bien ses fontaines, on se promène si aisément sous les cascades ornées de
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bustes et de statues et dans les salles garnies de rouleaux précieux, que cette description ne paraît point longue. On a seulement un peu d'inquiétude parfois de se trouver en pareil lieu avec ce guide médisant.
Car M. Beulé ne cesse pas de médire. Quelle abondance, quel feu de haine contre le pauvre empereur ! On éprouve des envies de le défendre, la contradiction se soulève dans l'esprit et même dans le cœur. Assurément l'accusateur est sincère ; ses reproches, accumulés jusqu'à l'invective, sont fondés ; les documents le justifient : néanmoins, une voix sincère aussi, la voix de la conscience, ne laisse pas de plaider pour Auguste, de justifier un peu les complaisances de la postérité.
Ces complaisances de la postérité chrétienne sont un grand argument! L'engouement produit par les études classiques n'explique pas tout. Je ne sais quels reflets de l'aurore des miséricordes, je ne sais quels rayons du soleil de Judée, encore inconnu de la terre, viennent jusqu'à cette âme impériale et en éclairent des côtés moins hideux. On se souvient de la tradition qui rapporte qu'Auguste, priant au Capitole, eut une vision de la Vierge mère et de la fuite prochaine des démons devant la face du vrai Dieu, attente du genre humain. On sait gré à Octave de sa piété filiale, de sa douceur avant les circonstances terribles qu'il dut traverser, pressé de terribles ennemis, de sa clémence après Actium, de son empressement à procurer au monde cette paix au milieu de laquelle devait naitre le Sauveur.
Si ce fut par égoïsme qu'il aima la paix, je le veux bien ; cet égoïsme vaut mieux qu'un autre plus fréquent, qui déchaîne la guerre. Les Pères de l'Eglise considèrent la paix d'Auguste comme une sorte d'image de la paix
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de Dieu, et ne lui ont pas compté pour rien que JésusChrist, Notre-Seigneur, ait voulu naître sous son règne, dans ce rare silence des armes où fut pour la première fois entendu le cantique de l'éternelle paix. Que l'égoïsme encore ait été la principale source de la clémence d'Auguste et qu'un fond de férocité native soit demeuré en lui jusqu'à la fin : il a donc eu quelque mérite à dompter cette nature féroce ou plutôt romaine.
M. Beulé, pour se donner le plaisir de traiter Auguste de bourreau, rappelle à d'aux reprises un trait fameux. Certain jour, assis à son tribunal, Auguste, emporté par une sorte de vertige, condamnait tous les accusés et prononçait toujours la mort. Du milieu de la foule, Mécène indigné lui fit passer ses tablettes, sur lesquelles il avait écrit : Te lèveras-tu enfin, bourreau ? Voilà, reprend M. Deulé, Auguste traité de bourreau par ses propres amis ! Oui ; mais Auguste se leva, remit les causes qui restaient et seconservales services de Mécène. Il n'aurait pas fallu jouer ce jeu avec Fouquier-Tinville ni avec Robespierre. Il n'aurait pas fallu non plus risquer avec Néron la moue que firent les familiers d'Auguste, lorsqu'il leur lut sa tragédie d'Ajax. Auguste laissa aux critiques leur tête et il effaça son poème critiqué. « Ajax a péri sur une éponge. » M. Beulé fait partie de l'Institut, qu'il y cherche quelque chose de pareil 1 On dit « la clémence d'Auguste », on ne dira jamais « la clémence de Trissotin ».
En somme, Auguste fut du nombre très-rare, avant le Christianisme, des hommes qui devinrent meilleurs en devenant plus puissants. Il est aussi de ceux que parut tourmenter davantage le besoin de cet « ordre nouveau » que chantait Virgile, le pressentiment de la
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lumière attendue, la noble souffrance de l'âme aspirant à expier et à être lavée de ses souillures. Pourquoi Auguste voulut-il, toute sa vie, réparer l'offense qu'il avait faite à Apollon, dans une débauche de jeunesse? Pourquoi fit-il plus tard le vœu fidèlement accompli de tlemander l'aumône un jour chaque année ? M. Beulé ne signale point ce fait curieux, difficilement imputable à l'hypocrisie, il n'y veut voir qu'une superstition. C'était une belle superstition, l'erreur d'un instinct sublime.
M. Beulé détourne son lecteur, par trop de passion et de partialité. En dépit de son talent, il suscite une protestation de l'équité naturelle. Il s'est fait, comme nous l'avons dit, pompéien, homme de parti. Il ne voit pas les torts des siens, il exagère ceux des autres et ne tient point la balance égale. Est-ce qu'on ne trouverait rien à dire contre les partisans de la République ? Auguste fut-il un phénomène de scélératesse, au milieu de son époque ? En dehors de la maison d'Hortensius Home apparaît-elle si pure ?
Mais ce n'est rien encore. Par une étrange identification avec son sujet, M. Beulé ne s'est pas contenté de se faire pompéien, il s'est fait païen, et païen à ce point que dans un endroit il parait incertain de l'immortalité de l'âme !
Cet oubli du christianisme porte à sa thèse et à son talent un préjudice encore plus grand que celui dont les frappe sa passion républicaine. Il se prive ainsi de la juste vue du moraliste et de l'historien, sans laquelle la vie de l'homme et la vie des peuples n'offrent qu'une énigme abominable et l'histoire devient un abîme d'atrocités et de puérilités.
Lorsque Dieu, le vrai Dieu est exclu de l'histoire, ou
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n'y reçoit pas sa place principale, c'est le chaos dans la nuit. Vainement l'historien raconte, loue, accuse, s'indigne, conseille; au fond, il ne dit le mot de rien. Sa science et sa conscience ne peuvent apporter que des documents isolés dont il ignore la valeur et l'emploi. Il ne connaît l'origine et l'aboutissement d aucune pièce de son dossier, il bâtit de travers un édifice que la vérité n'habite pas et ne laissera pas debout ; ou encore, c'est une construction d'un jour, œuvre hâtée de quelque dessein frivole, qui s'effondrera plus vite qu'elle n'a été dr.essée.
Une histoire de circonstance et d'opinion, sitôt que la circonstance a passé et que l'opinion a réfléchi, qu'estce? Une carcasse de feu d'artifice le lendemain de la fête, disait Rivarol. Le véritable historien n'écrit ni avec indifférence, pour conter une chose quelconque, ni avec passion, pour démontrer n'importe quelle chose. Il y a une vérité que les hommes connaissent, ignorent ou méconnaisent : c'est cette vérité uniquement que l'historien doit étudier, décrire, prouver et venger. Qu'aucun intérêt personnel de succès et de popularité, qu'aucune passion, aucun prétendu service à rendre même au bien, même à la liberté , ne puisse prévaloir sur ce devoir incommutable envers la vérité absolue! Que la vérité soit servie d'abord, qu'elle seule soit vengée !
La vraie histoire déroule les suites que Dieu donne dans le monde à l'observation ou à la transgression de ses lois certaines et non ignorées ; elle raconte ses bénédictions toujours promptes, ses vengeances toujours légitimes, ses miséricordes toujours abondantes; elle découvre les ressorts longtemps secrets, à la fin toujours visibles, par lesquels Dieu dirige sans cesse vers
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son but les perpétuelles agitations de l'homme et du monde. En un mot, l'histoire connaît Dieu ; et qu'elle le montre ! Autrement, il n'y a rien qu'un spectacle d'indéchiffrables hasards, de vertus douteuses , de vices honorés, de crimes souvent impunis, d'iniquités naturellement triomphantes ; l'historien n'en tirera jamais que des curiosités périlleuses ou des moralités triviales, généralement reçues, habituellement dédaignées.
M- Beulé ne nous donne que cela et nous devait davantage. C'est trop se réduire de se faire pompéien et d'écrire en l'an de gruce 1867 un pamphlet au profit de la république, contre l'empereur Auguste. Nous sommes, grâce au Christ, loin de Pompée et de César, de cette république et de cet empire ; le temps est venu de parler de l'un et de l'autre sans haine et sans adulation.
Après dix-neuf siècles de christianisme, nous aurons beau nous évertuer, nous ne serons utilement ni pompéiens ni césariens, et nous tomberons fort au-dessous de nous-mêmes et de tout bon sens, si nous voulons n'être plus chrétiens. Être pompéien ne sera jamais plus qu'une très-petite et vaine qualité, une chose de mode ; n'être pas chrétien deviendrait un défaut mortel dans l'art comme dans tout le reste ; nous ferions, avec tout le talent possible, de la très-mauvaise histoire et de la très-mauvaise littérature, de la très - mauvaise politique.
Regardons bien autour de nous les hommes importants qui ont le mieux réussi à n'être pas chrétiens. Sauf un petit nombre d'exceptions, dont M. Beulé est l'une des plus honorables, ces hommes importants ne sont pas pompéiens, ils sont césariens, et le fond du peuple tout de même. Quel est le cri des foules politiques? Dans
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les campagnes : Panem! dans les villes, le cri dominant du forum, auquel les seuls Césars ont su bien répondre : Ct'rcenses 1
II
1er juillet 1867.
Sans doute, il est infâme et affreux, ce régime du despotisme, tel que M. Beulé nous le présente, et il n'en a pas chargé la peinture ! Plus infâme et plus affreux peut-être dans cette prospérité, cette politesse, cette paix d'Auguste. L'avilissement public semblera d'un caractère presque moins ignominieux plus tard, au milieu des bassesses sans nom où il achemine Rome et le monde. Plus tard on sera mort, maintenant on veut mourir. Plus tard on aura le beau contraste du christianisme ; le sang des martyrs teignant cette robe d'ignoble servitude que porte le genre humain, en fera peu à peu la pourpre de la divine liberté ; mais maintenant, la liberté est abjurée, haïe, honnie.
Octave a dépassé Sylla. Il règne, il peut se promener sans licteurs dans Rome décimée ; il peut donner à Tiberius Nero l'ordre de répudier sa femme Livie, et l'épouser enceinte de six mois ; il peut, du consentement de Rome et du consentement de Livie, envoyer sa litière , accompagnée d'un seul valet, au seuil de n'importe quelle praticienne , et la praticienne n'ose pas désobéir, et son époux n'ose pas la répudier! Rome veut un maître. Elle raille quelquefois Auguste, il permet quelquefois qu'on le raille, et il raille à son tour ; mais avant tout, Rome obéit et même elle adore. Auguste est dieu, il a des temples, il a des prêtres ; il en a plus qu'il n'en voudrait. Il a aussi les beaux esprits. Horace et Virgile
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font leur métier de chanter Auguste, non en passant et pour une gratification, mais toujours. Les pièces les plus sérieuses et les plus élevées d'Horace sont faites sur commande, YÉnéïde est une brochure politique.
M. Beulé s'indigne de cette génuflexion universelle ; il a bien raison, c'est un hideux spectacle. Il revient aux torts personnels d'Auguste, à sa dissimulation , à son égoïsme, au retour de son ancienne férocité. Par moments, Octave reparaît sous la robe de laine d'Auguste, symbole du pouvoir incontesté qui courbe jusqu'aux âmes devant le Père de la Patrie. Ce vieillard rassasié de la vile obéissance du monde fait tuer, comme pour se persuader qu'il lui reste encore quelque chose à craindre et retrouver sa jeunesse dans un bain de sang. Il s'est rafraîchi. Souriant et débonnaire, il retourne à sa petite maison du Palatin , où Livie, sa femme , médite froidement les meurtres qui feront monter Tibère à l'empire ; où Julie, sa fille, le fuseau à la main, chastement et modestement vêtue, organise des parties de plaisir que Messaline ne pourra qu'imiter ; où lui-même, magister morwn, le gardien et l'exemple des mœurs , donne mission au rapt de lui amener l'adultère !.. Mais quoi, Rome sait tout cela et veut obéir ; Horace et Virgile le savent, et, de bonne grâce, sans s'exposer au sifflet, ils chantent le « dieu » qui a fait aux poëtes, aux Romains et à tous mortels distingués, des jours si beaux et de si aimables loisirs. Otia fecit.
Auguste a fermé le temple de Janus, peu importe aux poètes, à Rome et au monde, qu'il en ait bouché les portes plutôt avec les cadavres des citoyens qu'avec les lauriers de ses victoires.
Encore une fois, cela est vrai et cela est navrant. Vu
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de ce côté, le spectacle de l'empire, tout florissant et plein de magnificence , n'en est pas moins une des hontes de l'espèce humaine ; on se sent pompéien. Seulement une question se dresse : Qu'eussent pu faire et qu'eussent voulu faire les pompéiens vainqueurs ? Quels actes d'austérité républicaine, quels fiers sacrifices pour la liberté devait-on attendre des anciens complices de Catilina, de ces jeunes gens qui craignaient les balafres, et qui combattirent mollement lorsqu'ils surent que les soldats de César frappaient au visage ? Horace comptait parmi les puritains qui avaient suivi Brutus ; il était colonel dans l'armée de la liberté. Il se vanta d'avoir jeté son bouclier. JI. Beulé proteste qu'Horace ne se rendit point coupable d'une pareille infamie. S'en vanter est pire, et toute l'époque se révèle dans cette fanfaronnade abjecte du plus fin poëte de Rome. Sa faveur auprès d'Auguste n'en avait plus besoin , sa faveur auprès du public n'en fut pas diminuée.
Donc, c'en était fait. La sève républicaine avait donné sa fleur, et César et Auguste n'en furent que le fruit venu à maturité, comme Néron, inévitable aussi, ne fut que le fruit mûr de l'empire. Auguste, l'eùt-il voulu, n'y pouvait rien. Auguste était aussi bon républicain que Catilina, qui fit si bien les affaires de César; aussi bon républicain que Pompée, aussi bon républicain que Cicéron même, très-peu croyant à la vertu romaine : « Caton gâte souvent les affaires. Il opine comme dans la « république de Platon et nous sommes la lie de Romu-
« lus '. » Parle-t-on de vertus privées, la difficulté est d'assigner les places.
1 Ad Ait., II, i.
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11 y a des taches dans Cicéron ; l'on en peut trouver dans l'ennuyeux Marc Aurèle, ce prototype du philanthrope. Quel Romain refusait le pain d'un peuple à son avarice, l'honneur d'une femme à sa luxure, le sang d'un homme à sa sécurité ou à sa vengeance? L'honnête Cicéron regrettait de n'avoir pas eu sa part du« banquet des ides de Mars », où fut mangé César ; il disait d'Octave : « Élevons cet adolescent et ornons-le pour l'autel. » Et sa parole joue élégamment sur ces douces idées. En proposant de proscrire, il ne néglige pas les belles assonances. Omandum, tollendum ! Entre ces grands païens, sur la question de l'humanité, des vertus et des mœurs, il y a plus d'un côté, moins de l'autre; l'équilibre s'établit partout. Devant nos tribunaux chrétiens, les plus vertueux auraient encouru les galères, les plus illustres la hart. Et la société qu'ils avaient faite méritait bien de les avoir tous pour régents !
Ce que l'on peut dire pour les excuser, c'est que le remède parfait et général n'était pas à leur portée. Pompée ne l'avait pas, Cicéron ne l'avait pas, Brutus ne l'avait pas; Auguste le chercha plus, peut-être, que beaucoup d'autres et ne le trouva pas. Le remède n'atait pas dans Rome, il n'était pas dans le monde. Encore que toute conscience eùt reçu ce qu'il faut de discernement pour être responsable devant la justice absolue , cependant l'àme était si affaiblie et le genre humain si profondément gâté que la tâche de le ramener dans la voie du bien se trouvait infiniment au - dessus de toute force mortelle. A curer le cloaque, il fallait le bras d'un Dieu. Sans cette intervention divine, la civilisation païenne aboutissait fatalement à une destruction totale de la vie. Par la guerre, par la débauche,
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par les jeux de plus en plus sanguinaires, la civilisation se précipitait à l'irrémédiable barbarie, à la sauvagerie, à la mort. — « Oh ! s'écrie Senèque, quelle méprisable chose est l'homme s'il ne se hausse pas au-dessus de l'humanité 1 » Senèque sait ce qu'il dit.
Il y a dans le livre de M. Beulé une partie saisissante, vraiment morale, mais morale seulement pour ceux qui savent lire, je veux dire pour ceux à qui l'Église du 'Christ a appris à lire, et le nombre en est petit. C'est le tableau ardent et fier des vengeances immédiates de Dieu contre ces grands coupables à qui les droits, l'honneur, le repos, le sang des hommes et des peuples ne sont rien ; qui ne connaissent ni pitié, ni justice, ni devoir, qui dirigent tout au succès de leur ambition, qui se permettent tout. Ils réussissent et sont misérables ; tout leur vient, tout leur manque. Il y a des terreurs, des humiliations et des désespoirs dans la maison du Palatin. Ces meurtriers, les mains rouges de sang, se voient condamnés à essuyer de leurs yeux des larmes plus impuissantes que celles qu'ils, ont fait couler.
Chose étrange, si nous ne savions pas tout ce que le châtiment doit avoir de mystérieuse et douce fécondité dans les plans de la miséricorde divine : c'est à travers ces flagellations et ces avortements presque ridicules qui suivent de près ses fautes, que l'homme, le plus ordinairement, monte à la grandeur. Ses yeux mouillés, ses mains levées au ciel, son silence, son triste sourire, les brèves paroles qui s'échappent de son cœur le décorent d'une majesté que la pourpre et les lauriers ne lui donnaient pas. César ne fut jamais si grand qu'enveloppé de sa robe sanglante, au pied de la statue de Pompée, laissant à jamais dans la mémoire humaine
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ce nom deuils qu'il donne à son assassin. Auguste ne parait pas comédien si risible, lorsqu'à soixante-seize ans, après un demi-siècle de dictature sur la terre, au retour d'un voyage quasi-furtif pour embrasser son petit-fils exilé, se sentant inopinément mourir, ne daignant point laisser percer le soupçon d'un crime, il fait avec dignité réparer son visage, et dit à ceux qui l'entourent : « Ai-je bien joué mon rôle ? Applaudissez. » Cette parole est très-tragique et très-grande : c'est une parole d'empereur romain et d'homme, la parole qui devait tomber des lèvres d'un tel mourant, à l'expiration de cette longue période de ténèbres durant laquelle la mort apparaissait toute nue, sans raison, sans flambeaux, sans espérance, hideuse main de l'implacable néant.
Septime Sévère a dit : Omnia fui, et nihilexpedit; j'ai été tout, tout n'est rien. L'âpre parole d'Auguste est plus vraie ; elle proclame la dérision de la vie. Sans la clarté du Christ, la vie n'est pas un leurre, elle est un jeu humiliant, le sarcasme d'une puissance impitoyable, qui ne crée l'homme que pour se jouer de ses œuvres, de ses larmes, même de ses repentirs. — Et moi, CésarAuguste, j'ai entassé des millions de victimes et j'ai régné cinquante ans pour ne rien accomplir au gré de mes attentes ; pour ne procurer au monde qu'un mauvais sommeil, quand je voulais lui donner la paix ; pour l'engager dans les torpeurs de la servitude, pour subir la défaite de mes légions, pour voir périr dans l'exil ma race déshonorée par mes propres justices, pour sonder l'introuvable fond de bassesses humaines, pour livrer Rome que j'aime à Tibère que je hais, pour mourir tout entier, ignorant ce que je devrais faire pour purifier
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mon âme, si tant est que j'aie une âme et que j'aie péché. Je suis entré sans le vouloir dans une pièce que je n'ai point faite ; j'y ai joué un rôle que je n'ai point choisi ni su d'avance, je suis congédié sans connaître le dénoùment. Ai-je bien rempli mon bout de personnage ? Donnez-moi donc la vaine récompense des histrions... Et je meurs, laissant encore cette couronne !...
Quel plus sanglant aveu du rien de ce monde ! quelle plus formidable confession des tortures de l'orgueil et du crime victorieux ! Et nous demeurons incertains de savoir si la justice eût été plus vengée des forfaits d'Octave par cinquante années de supplices ou par cinquante années d'empire. Pareillement l'épouvantable Livie expie ses assassinats, et Julie ses débauches, et Agrippa son ambition soumise au dur service d'Auguste, frustrée par la mort ; et l'épicurien Mécène traîne lentement la maladie atroce qui s'est liée à son corps dans la pompe des festins.
M. Beulé décrit avec une certaine volupté ces châtiments qui atteignent Auguste, sa famille et ses amis. Il semble n'être pas éloigné d'y reconnaître la main des invisibles Euménides, envoyées à tant de traîtres par le génie outragé de la liberté romaine. Ces punitions venaient d'un Dieu plus sùr de ses coups, et qui vengeait autre chose ! Comment ne le pas voir ? Pourquoi ne le pas dire ? Pourquoi porter ce préjudice à la morale que l'on veut défendre, et faire à Dieu cette injure ? Car si ces punitions assurées doivent être cependant stériles et pour ceux qui les subissent et pour ceux qui en seront témoins ; si elles n'existent que par une sorte de mécanisme aveugle et partial à la fois qui punira les crimes chez César, qui les oubliera chez Pompée ; si la verge
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ne veut que frapper et non pas guérir, alors c'est dureté, non pas justice ; et la terrible leçon n'est bonne qu'à fournir à Tacite une belle phrase et une pensée devenue impie : « Les dieux indifférents à notre sécurité, jaloux seulement de leur vengeance. »
Il n'en est plus ainsi, et le monde ne porte plus le joug infécond de la crainte. Jésus-Christ est venu nous révéler la profondeur de la loi, la miséricorde et la douceur de la justice. Au fond de la loi, au fond de la justice, il y a l'amour. Le châtiment déchire les voiles du péché, avertit le monde, éclaire le pécheur lui-même ; les larmes que le coup fait sourdre peuvent dessiller ses yeux et purifier son cœur. Nous avons le repentir, la pénitence, le pardon, la grâce nous confère la force héroïque de recommencer en quelque sorte la vie. JésusChrist a changé les conditions de l'égalité dans le monde. L'égalité suprême autrefois, c'était le néant qui emportait à la fois l'esclave et l'empereur ; l'égalité suprême aujourd'hui, c'est le baptême et l'absolution que le sacerdoce du Christ verse d'une même main, aux mêmes conditions, sur le front de l'esclave et sur le front du maître, pour les élever l'un et l'autre à une même royauté.
Il est douloureux qu'un homme intelligent et docte, écrivain dont l'accent dénote une trempe morale supérieure, puisse ou veuille à ce point ignorer l'action du Christianisme et la place que la vraie histoire doit faire au vrai Dieu. Le livre de M. Beulé pourrait être l'œuvre de quelque païen vertueux, un peu spiritualiste, et aussi. qu'on me passe le mot, un peu grognon. Il y eut de ces païens dans la lumière de saint Paul, ou plutôt à son ombre, sur la limite que cette lumière n'avait encore
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pu franchir. Ils voyaient la lumière mais n'y voulaient, on peut le dire, toucher que des yeux. Un élève de Sénèque, un ami de Perse, auraient exprimé ces indignations légitimes et bornées. Ne craignons pas de nommer ici Tacite : lui-même, avec toute sa grande littérature, n'a su, ni pu, ni voulu passer la borne, et ne rend, lui non plus, compte de rien.
Il y avait pourtant une cause indépendante du hasard des événements à cet état du monde, à cette décadence de la République, à cet enfantement de l'Empire ; car l'Empire est fils de la République, comme Tibère est fils' de Livie. Quelle est cette cause, et comment pouvait-elle ne pas produire son effet?
Un homme né dans les siècles chrétiens n'a pas le droit de rester sans réponse devant ces problèmes. Si la solution complète réside à des hauteurs morales où la sagesse païenne n'arrivait pas, la sagesse chrétienne est là pour ainsi dire chez elle, et ne peut rester muette ou se tromper que par une volontaire abdication des priviléges de lumière dont elle est investie. Croit-on sérieusement que si Agrippa, le grand et dévoué ministre d'Auguste, s'était patriotiquement refusé à servir; que si Mécène n'avait pas corrompu le cœur innocent d'Horace et la moralité naturelle des artistes et des gens de lettres, Agrippa et Mécène, en dépit d'Auguste et de Livie, eussent ressuscité Cincinnatus, le Peuple et le Sénat ? Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils ne l'ont pas fait, et que cependant le monde s'est tiré du bourbier césarien. Comment s'en est-il tiré ? Qui l'a empêché jusqu'à présent d'y retomber malgré la constante entreprise de le ramener là ? Et s'il cède enfin, s'il retombe, que lui resterat-il à faire pour sortir de la fosse une seconde fois ?
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Ici surtout se montre l'étroitesse de la prison païenne où notre auteur a si fâcheusement enfermé son esprit. Il ignore ou ne dit pas comment Rome a glissé de la République à l'Empire ; il ignore ou ne dit pas comment le monde fut préservé de la destruction que lui promettait l'Empire. Mais, il n'ignore pas et ne tait pas le moyen d'échapper à l'Empire, si l'Empire redevient imminent. La révélation de ce secret termine son livre, écrit dans cette vue.
C'est d'étudier le grec !
M. Beulé fait divers graves reproches à la littérature latine : Elle n'est pas originale, pas fraîche, pas honnête; dans son meilleur temps, elle est césarienne. C'est elle surtout qui a jeté sur la tête d'Auguste cette funeste auréole dont l'éclat entretient une des plaies de l'humanité, toujours disposée à s'agenouiller devant César. Le grec, au contraire, est jeune, pur, républicain. Jamais le grec n'eut affaire aux empereurs ; il est la vraie fontaine de poésie et de liberté, la vraie école du bien penser et du bien dire. Il faut donc, non pas que le latin soit abandonné, mais que le grec le supplante dans l'enseignement. Que l'on donne au grec le temps donné au latin et réciproquement, le grec fera ce que seul il peut faire, il formera des âmes rebelles à la tyrannie. Dix ans de grec, et le monde est à l'abri de César !
Assurément, nous sommes loin de contester l'influence des livres qui servent aux études, et nous ne méprisons pas du tout les arguments magistraux que M. Beulé fournit sur ce sujet. Plusieurs sont sans réplique. Quand nous aurons à revenir sur la thèse des classiques, ils ne nous seront pas d'un petit secours. Nous n'avons pas
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non plus à contester la supériorité du grec, qui peut rencontrer aisément de meilleurs avocats et de plus forts adversaires que nous. Nous ne ferons qu'une remarque sur le fond.
Les Romains étudiaient le grec plus que les Français ne s'y mettront jamais. Ils parlaient le grec, ils l'écrivaient ; tous leurs pédagogues étaient grecs, une bonne éducation ne s'achevait qu*en Grèce. Il y eut peu de plus fins hellénistes que les ministres, les poètes, les courtisans d'Auguste et Auguste lui-même. Déjà grand seigneur dans Rome, ayant déjà exercé la magistrature, Octave, au retour de Sagonte, s'était rendu à Appollonie, et ce fut là qu'il apprit la mort de César. Il s'y perfectionnait dans la littérature grecque. Quelle consolation en retira l'ombre de Pompée ?
Faites étudier le grec, faites étudier le latin; tant que vous négligerez le chrétien, facile, d'ailleurs, à apprendre du latin et du grec, vous n'enseignerez pas et vous ne connaîtrez pas le secret d'échapper à la force ou aux séductions de César, et César trouvera parmi vos élèves non pas peut-être des Agrippa,. des Mécène et des Horace, mais assurément, et tant qu'il voudra, des délateurs, des licteurs et des sacrificateurs 1.
1 Beulé ancien directeur de l'école d'Athènes, savait le grec. Il était homme honorable, écrivain correct et même austère. Malheureusement à ses études il n'avait pas trouvé la foi, ou l'avait perdue. S étant adonné à la politique, il y avorta, et se tua dans un accès de délire occasionné, a-t-on dit, par les crises d'une maladie intolérable.
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LES ROIS D'EUROPE A PARIS.
6 juin 1867.
Le lendemain de l'entrée de S. M. l'empereur de Russie, le Constitutionnel observait que ces visites des souverains « font naître bien des réflexions. » En effet, quelques personnes s'aperçoivent qu'elles réfléchissent. Les réflexions sont très-variées. Elles roulent sur ces grandes curiosités de notre époque, sur le temps qu'elles enivrent, sur les temps qui suivront, sur la royauté, sur la liberté, etc. Lorsqu'on se met à réfléchir, où ne va pas la réflexion !
Nous-mêmes nous réfléchissons. Hasardons nos pensées, non pas les principales, bien entendu. Un inconvénient de l'époque, c'est que ceux qui veulent parler n'ont pas le temps de réfléchir, et que ceux qui veulent réfléchir n'arrivent pas à temps pour parler, ou jugent plus à propos de se taire.
Le Constitutionnel est content des « Parisiens. » Il a raison. Les drapeaux, l'attitude respectueuse, quelques acclamations de bien-venue, tout cela est d'un peuple courtois et d'un jour de grand soleil. Le drapeau russe, jaune, avec l'aigle noire à deux têtes, ne manque pas
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de pittoresque. A l'entrée du boulevard de Sébastopol, ses frémissements joyeux atténuaient le mauvais goût que nous avons, en commun avec les autres peuples, d'afficher nos victoires au coin des rues ; ce qui est aussi le faible des Nez-Perces, des Pieds-Pourris et des TêtesPlates, lesquels, faute de rues, suspendent à leur ceinture les chevelures prises à l'ennemi.
Quand même les « Parisiens » auraient un peu outré les témoignages dont ils saluent l'empereur de Russie et outreraient un peu ceux dont ils vont saluer le roi de Prusse, cet excès est préférable à l'excès contraire. Plusieurs écrivains ont saisi l'occasion pour montrer qu'ils font médiocre cas des rois. Une autre sorte de fierté nous parait plus séante. Ces monarques sont premièrement nos hôtes : fussions-nous 'de ceux qui ne les ont point invités, la vraie fierté est de les bien recevoir.
D'ailleurs, encore qu'ils n'aient, comme dit Albert le Grand, que les moindres royaumes, minutalia regna, étant eux-mêmes, ainsi que les moindres mortels, sujets du roi-Christ, les rois cependant tiennent une grande place et représentent une grande chose. Il y a dans le monde une pente marquée à les agrandir, à leur donner même le rang de cette grande chose dont ils sont l'image. Ce malheur est arrivé, les écrivains n'y ont jamais nui. Le moyen d'obtenir que les rois ne prennent pas plus qu'il ne leur est dû, c'est de leur rendre tout ce qui leur est dû, et en premier lieu le respect. Si les rois ne sont pas respectés, bientôt ils rencontrent l'insulte, et tout se gâte.
N'obtenant pas le respect, ils sentent le besoin d'im-
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poser au moins le silence. Ils y viennent, appuyés sur tous ceux qui, insultés en même temps qu'eux, en éprouvent de l'ennui et du dommage. C'est alors que les écrivains ont de beaux retours , particulièrement ceux qui s'entrevoient capables du Sénat ! M. Limayrac a été dur pour les rois ; maintenant il sent profondément la difficulté de ne pas leur être trop doux. Incorrect dans l'enthousiasme, M. Limayrac ne manque point pourtant de littérature. Il a lu son Pascal : « On ne veut pas que « j'honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept « ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étri« vières, si je ne le salue. » Or, les rois ont bien plus que la brocatelle et les sept ou huit laquais. Voilà certainement pourquoi M. Limayrac est content de la courtoisie des « Parisiens. »
On demande s'il y a des « Parisiens ? » Des habitants de Paris, une population fixe ou campée, cela existe indubitablement. Mais un peuple parisien, un esprit parisien, qui peut le dire? Où est Paris? Dans la rue, toutes les langues, tous les patois ; des Anglais, des Allemands, des Italiens, de Américains, des Russes, quatre cents Vosgiens ornés de plumes de faisan ; le Parisien est invisible. M. Limayrac vient de la Garonne. Les événements et les fils de fer ayant annexé la France à Paris, ont, par le fait, noyé Paris, de la même façon que M. de Bismark a noyé la Prusse.
Paris n'est pas plus une ville qu'un camp n'est une patrie. Quel Parisien habite la maison de son père, a son église , son cimetière , sa rue , se connaît des voisins ? L'habitant de Paris ne bâtit point sa ville , ne la gouverne point, ne choisit point ses magistrats, ne sait
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pas le nom de ses prêtres, et ne connaît que celui de ses bouffons.
Sont-ce les fifres, les drapeaux, les cent-gardes cuirassés de soleil escortant des carrosses d'or, qui ont attiré et enlevé la foule? A-t-elle subi plutôt quelque reste d'ascendant de ce grand nom de roi, qu'Alexandre II semble porter plus entier que tout autre vivant? Voir un roi ! un roi héréditaire et sacré, un homme à qui la Providence a donné d'être naturellement, sans compétition quelconque, le chef d'un peuple immense; d'être à lui tout seul la paix civile entre des millions d'hommes ; d'être le gardien des lois ; d'être le rempart et le nom de la patrie et la patrie elle-même ! Voilà certes une invention des anciens temps, plus savante à elle seule et plus utile que toutes les inventions modernes, et qui vaut qu'on se dérange pour la contempler.
Mais si c'est à cette merveille que l'on courait, nous ne le saurions dire.
La France et la Liberté ne représentent complétement à nos yeux ni la France ni la liberté. Néanmoins ce sont deux journaux importants. La semaine dernière, à l'occasion des visites royales, ils discutaient chaudement des questions graves : Sommes-nous, ne sommes-nous pas le premier peuple du monde ? Les rois étrangers viennent-ils honorer nos splendeurs ou se régaler de nos corruptions ?... Oui, vraiment, c'est en ces termes que le débat se trouva posé entre la France et la Libertél Nous avons eu — en prose — la contestation d'Alceste et de Philinte.
La Liberté faisait Alceste, la France Philinte.
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Alceste avait commencé terriblement, avec ces roulements d'yeux, ces éclats de voix indignée que lui a donnés Molière, irrité des dépravations que contemplait son âme vertueuse. Il n'avait pas laissé toutefois de pousser quelques grosses vérités. Philinte, qui n'a point de procès et qui trouve que tout est bien, lui répond. Il faut écouter cette apologie :
« Est-ce sérieusement qu'on peut représenter la France comme une nation abaissée, chez laquelle s'altèrent chaque jour les grandes traditions politiques, et qui, dans l'oubli de tous les principes qui ont fait sa puissance morale., ne se livre plus qu'aux jouissance3 grossières d'un peuple en décadence?
« La Liberté ne découvre devant les hôtes illustres qu'attend la France que ces tableaux de mollesse énervante et de sensualisme corrompu qui se retrouvent malheureusement dans toutes les civilisations. Singulière manière de leur faire les honneurs de notre pays ! C'est absolument comme si, au lieu de présenter à leur admiration nos monuments, nos magnifiques boulevards, nous les conduisions dans ces quartiers malsains où l'air et le soleil ne pénètrent pas encore, en leur disant : Voilà Paris.
Ce sont toutes les corruptions de l'ordre moral que la Liberté étale devant les rois de l'Europe, et, ce qui n'est pas plus flatteur pour eux que pour nous, c'est qu'elle •parait supposer que c'est ce spectacle qui les attire. Les vins exquis, les femmes légères et charmantes, les banquets succulents et somptueux, les joyeux propos où cet esprit français, si fin et si délicat se prostituerait à toutes les licences du plaisir; voilà le programme que l'on envoie aux souverains qui se proposent de nous visiter. »
Ainsi parle Philinte, avec une ironie modérée et une douceur plaintive. Il demande si nous ne sommes donc plus ce beau peuple de Louis XIV, qui avait Corneille,
Bossuet et Montesquieu ; ni cette « grande race de la Révolution et de l'Empire, qui a porté par la victoire nos idées aussi loin qu'avait rayonné le génie de nos écri-
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vains. » Si nous ne sommes plus ces orateurs qui:., ni ces savants dont... ni cet amour de la liberté que...
Mais Alceste ne se laisse pas envelopper dans ces étoupes. Il répond âprement que la fête est finie et le lustre éteint. Il prie qu'on lui montre les génies littéraires de notre âge, déclarant qu'il ne voit, quant à lui, que le seul M. Belmontet. Point de Ponsard, point de Feuillet, point d'Augier : Belmontet partout! Ce diable d'Alceste ne veut rien contempler qui le console. Il s'arrête devant le théâtre : la Vie parisienne, la GrandeDuchesse, Un tas de bêtises, Messieurs les Coiffeurs, Bu qui s'avance ! 1I est aussi peu ravi lorsque Philinte lui montre la tribune politique en pleine activité ; il ne s'incline pas même devant le fusil Chassepot, car la grande race de la République aurait eu horreur du temps qu'il nous fait perdre. « Cette race qui, sans pain, sans souliers, a jeté (c quatorze armées sur la frontière, n'a jamais été arrêtée « dans son élan patriotique par des questions d'arme« ment, et ce n'est pas elle, à coup sûr, qui se fût avisée « de faire une ligue de la paix en présence des menaces « de l'étranger ou de recevoir magnifiquement à Paris « le duc de Brunswick et son roi. »
Bref, selon Alceste (qui signe Clément Duvernois), les rois devraient être reçus fraîchement, et ne trouver à Paris ni bayadères, ni baladins, car la France n'est pas contente ; voilà le mot lâché.
Et tournant le dos à Philinte (qui signe Garcin), Alceste l envoie promener sur ses beaux boulevards : Beaux ■ boulevards tant que vous voudrez ! « Le bon sens du « bourgeois qui de sa fenêtre verra passer le vainqueur « de Sadowa, le patriotisme de l'ouvrier qui stationnera « sur le beau boulevard, l'impatience du soldat qui fera
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« la haie vous répondront tout d'une voix : Entre égaux, « la courtoisie s'appelle la courtoisie ; quand on est le « plus fort, la courtoisie s'appelle la condescendance ; a quand on n'est pas le plus fort, la courtoisie s'appelle « Yhumilité. »
Par ce mot sanglant, Alceste-la-Liberté termine l'entretien et extermine Philinte-Ia-France. Car, dans le vocabulaire d'aujourd'hui, humilité est synonyme d'humiliation et de bassesse. C'est un des petits changements qu'a subis la langue de Louis. XIV. Molière n'était pas humble; mais, parce qu'il savait le français, il ne lui serait pas venu dans l'esprit de donner à un vice du cœur le nom d'une vertu chrétienne. Aujourd'hui on a de l'orgueil, on est même crâne, et on le dit, tout en s'avouant des choses qui font un contraste bizarre avec la manière dont on les dit.
Mais que décider? La France et la Liberté sont des feuilles accréditées. La France est à la tête des officieux et des satisfaits pudiques ; la Liberté prime de plusieurs milliers d'acheteurs tous les journaux mécontents. Or, les « Parisiens » ont méconnu les conseils de la Liberté, qu'ils achètent, et suivi la direction -de la France qu'ils ne lisent pas. Dégagez de là le sentiment des « Parisiens. »
M. Limayrac est très « fort. » Entre la France et la Liberté, voyez comme il glisse adroitement son huile !
La Fiance veut que les souverains nous admirent tels que nous sommes ; la Liberté soutient que, tels que nous sommes, les souverains ne peuvent que nous mépriser, qu'ils viennent chez nous « comme Périclès allait chez Aspasie. » Il y a du pour, il y a du contre. M. Limayrac prononce que les souverains « viennent admirer la
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France, sans en être jaloux, » Ils admirent : vous avez raison, Philinte ! ils ne sont pas jaloux : vous avez raison, Alceste !
'Ils admirent et ne sont point jaloux, quelle courtoisie !
Car nous concédons qu'eux aussi pourraient montrer des choses admirables, et nous admettons qu'ils n'en peuvent pas douter. Et puis nous avons la faute de français : Ils admirent sans en être jaloux, c'est-à-dire „ sans se soucier d'admirer, malgré- eux ; forcés à une admiration unique comme son unique objet, qui est nousmêmes.
Telles sont les industries de M. Limayrac ; et si l'on y veut bien réfléchir, aucun homme de plume n'a peutêtre trouvé rien de si beau depuis le quoi qu'on die.
Malheureusement les questions n'en sont pas notablement avancées,
Nous avons des boulevards longs, larges, directs, coupant la ville en tout sens. La France les glorifie, la Liberté n'en fait point cas. La Liberté est injuste. Cet objet, qui est un des joyaux de la ville et de la civilisation, ne manque pas d'intérêt pour les souverains, surtout s'ils en connaissent la topographie historique. Voilà, par exemple, ce beau boulevard au nom russe, qui traverse l'ancien quartier Transnonain, jadis si difficile à pacifier : ce quartier-là ne bougera plus. Voilà ces belles casernes qui assurent le parcours tranquille d une voie jadis tumultueuse et d'un faubourg autrefois plein de tempêtes : la nef de l'Etat peut maintenant naviguer en toute sécurité sur ces flots pour jamais endormis.
La rue de Rivoli est belle, mais encore plus utile : elle
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a avalé le quartier des Bourdonnais, où l'air ne circulait pas ; nid de gros marchands qui fut maintes fois un nid de guêpes. C'est là qu'il était malaisé de faire passer un député, un maire, un colonel de la garde nationale : à présent, l'air y passe, et tout le reste. On avait un ennui dans le Paris des anciens jours : on connaissait une avalanche que toute secousse un peu forte pouvait détacher, et elle faisait du dégât. Cela s'appelait la descente du faubourg Saint-Marceau. On a un boulevard, deux boulevards, trois boulevards qui coupent cet ennui. Comme les sables du désert se brisent sur les angles des pyramides et s'éparpillent en poussière inoffensive, ainsi les multitudes faubouriennes se brisent aux angles des casernes, et s'écoulent par torrents aplatis et doux à travers les larges boulevards, où personne ne peut plus faire d'écluses pour les amonceler.
Un jour viendra où, dans le monde entier, toute ville policée, tout quartier obscur, confus, malsain et sujet aux émeutes, sera percé d'une belle voie de la paix, bien ouverte à l'air, aux voitures et aux caissons. La reconnaissance des peuples fatigués de leurs anciennes agitations et celle des gouvernements délivrés du souci de compter avec l'opinion publique s'accorderont pour donner à cette rue salubre le nom de boulevard de Paris. Ce sera la gloire de Paris dans les âges futurs. Elle commence peut-être aujourd'hui.
Si les souverains devaient séjourner et flâner un peu par les rues, devant les étalages des libraires, imagiers et photographes, ils y verraient bien des objets d'art que Périclès ne rencontrait pas chez Aspasie. Ce sont encore des marques de la popularité de l'Art, ce grand prédica-
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teur des peuples, et qui montrent le progrès que fait le sentiment du Beau. Mais nous supposons que ce juste sujet d'orgueil ne manque à aucune nation civilisée. A cet égard, les souverains étrangers peuvent admirer sans être jaloux.
Nouvelles diverses : Grand bal à l'ambassade d'Autriche. — On apprend la captivité de l'empereur Maximilien et son exécution probable. — Grand banquet à l'Hôtel-de-Ville ; le roi et la reine des Belges y assistaient. — Le télégraphe apporte de tristes détails sur l'impératrice Charlotte. Cette infortunée princesse ne guérira pas, ses jours sont comptés. Le soir même de son arrivée, S. M. l'empereur de Russie, accompagné de ses fils, a assisté à la représentation de la Grande-Duchesse par Mlle Schneider. — On écrit de Berlin qu'on a commencé en Prusse des prières publiques pour l'heureux voyage de S. M. le roi Frédéric-Guillaume, qui se rend à Paris.
Nouvelles diverses, en effet! Grandes diversités dans le monde ! Oh qu'il est vrai que ces voyages princiers font naître « une multitude de réflexions ! »
On compte sur la visite du Sultan. Les journaux lui promettent du succès, s'il veut faire son entrée à cheval, sur une selle turque, en costume de cérémonie. — On doute de la visite de S. M. la reine d'Espagne, et les journaux, un peu piqués, disent qu'elle n'a point d'argent, qu'elle a été récemment obligée d'engager des bijoux pour payer sa couturière. Courtoisie française ! charmant esprit français ! Mais les journaux sont changeants.
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Il existe un souverain qui ne viendra pas. Il est pauvre, il n'a point d'armes, il ne sait pas combien de jours on lui laissera son trône. Sa couronne, rien ne la lui pourra enlever, et il la transmettra à son successeur. Il est humble et nulle puissance humaine ne le fera fléchir. Il dit à deux cents millions d'hommes : «Voilà ce qu'il faut croire, » et deux cents millions d'hommes croiront ; car, quoi qu'il arrive, il ne manquera jamais d'hommes sur la terre pour attester qu'il dit vrai et signer ce témoignage de tout leur sang, dût-on le tirer goutte à goutte et tirer de leurs yeux encore plus de larmes.
Si ce roi venait en France et qu'il voulût voyager à petites journées, il trouverait d'un bout à l'autre la France agenouillée sur son passage, et les peupl-es lui feraient un tapis de leurs vêtements, et l'Impératrice y jetterait son manteau.
Que se passerait-il dans le monde, si ce roi était appelé dans le conseil des souverains et daignait y paraître, et si les choses prenaient un tel cours qu'il pût s'en retourner content dans sa ville, où il n'a besoin ni de casernes ni de boulevards, ni d'aucun des engins dont la civilisation européenne déshonore et souille ses splendeurs ?
Nous ne sommes pas prophète ni fils de prophète ; mais nous ne craignons pas de le dire : Des conseils écoutés de ce roi, il sortirait quelque chose de plus clair et de plus certain que les articles de la Conférence de Londres, et qui rassurerait davantage le genre humain. Alors il ne serait plus si urgent de faire descendre le minimum de la taille militaire, ni de tant presser les armuriers ; et la maison Rothschild oserait prêter même au royaume d'Italie; et la Pologne couvrirait d'une
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pourpre joyeuse son corps labouré de plaies, devant lequel l'impudence du monde moderne est bien contrainte de baisser les yeux.
0 princes, Dieu nous est témoin que nous ne voulons porter et que nous ne désirons aucune atteinte ni à la solidité ni à l'éclat de vos couronnes. Dans ces produits du génie humain que vous venez admirer, il n'y a rien d'aussi admirable que l'institution par laquelle vous devez être si grands. Vous êtes l'outil sacré, le mécanisme en partie divin par lequel vivent matériellement les peuples; les patries se dissolvent si vous êtes brisés. Sans vous les sociétés ont des membres, mais point de tête ; et la couronne, lorsqu'elle est ôtée du front royal, tombe en même temps du front de la nation. Donc, plaise à Dieu que vous gardiez le diadème et qu'aucune nation ne soit découronnée et décapitée!
Mais le collége auguste des rois a sa tête aussi, et c'est cette tête qu'il faut maintenir dans la splendeur de sa fonction suprême, pour que l'autorité et la liberté, qui sont la force et l'honneur de la société humaine, ne viennent pas • à manquer du même coup sur toute la terre.
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LE SIÈCLE EN ARRÊT DEVANT UNE MADONE.
Juin 1867.
M. Ténot, du Siècle, serait-il un incrédule entamé ou même un elérical déguisé ? Il nous donne un article qui combat faiblement les miracles et qui pousse fortement à la construction d'une chapelle ! Nous reproduisons ce morceau, suspect dans le fond, naïf dans la forme. Il prouve que les pèlerinages sont encore très-fréquentés, qu'il est encore plus facile de bâtir une église à la sainte
Vierge que d'élever une statue à Voltaire, qu'il se fait encore des miracles, — et que pour devenir rédacteur du Siècle, il n'est pas nécessaire d'être tout à fait fin :
« La journée d'aujourd'hui mardi comptera dans les fastes de la superstition champenoise au dix-neuvième siècle. La ville de Bâr-sur-Seine est en émoi. On inaugure en grande pompe la chapelle neuve de Notre-Dame-du-Chêne. Qu'est-ce que cette madone? se demanderont nos lecteurs. Un petit livre publié par l'abbé Tridon, chanoine honoraire, nous apprend que c'est une vierge miraculeuse, quoique de bois, et qui habite depuis des siècles le haut d'un chêne antique, au milieu de la forêt voisine de Bar. Des bergers la découvrirent, il y a quelques centaines d'années, perchée sur l'arbre en question, lisons-nous dans le Guide du pèlerin à Notte-Dame-du-Chène.
« Elle accomplit divers prodiges. Le clergé de Bar la voulut, à certaine époque, installer dans l'église paroissiale. Mais la ma-
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done, qui ne trouvait pas le déplacement à son goût, quitta subrepticement l'église et revint :se placer sur le chêne où on l'avait vue la première fois. La légende ne dit pas quelle voie elle avait empruntée pour faire ce miraculeux trajet.
« Ajoutons, avec le pieux narrateur, que saint Bernard l'avait « visitée j et il y avait apporté avec lui la bonne odeur de Jésus« Christ, semant des miracles. Aussi Notre-Dame-du-Chêne en « a-t-elle accompli de notables : Les crosses et les béquilles sus« pendues aux murailles aux yeux des populations en sont des « preuves sensibles. »
« Que demander de plus? En présence de ces crosses et de ces béquilles, quel sceptique ne se sentirait confondu?
« Aujourd'hui donc, en ce temps que des esprits chagrins accusent de tiédeur religieuse, M. le curé de Bar-sur-Seine a eu l'heureuse idée de bâtir, à la place de la modeste chapelle qu'on y voyait depuis longues années, une église digne et du vieux chêne et de la madone, et des miracles qu'ils ont accomplis.
« Il a quêté si bien que l'édifice est debout. Les envieux, il s'en trouve partout, prétendent que si l'église est faite, elle n'est pas payée ; il ne manquerait, disent-ils, que la bagatelle de 70,000 fr. Qu'importe ! on quêtera de nouveau. Quarante pieuses dames sont, nous assure-t-on, postées aujourd'hui au débouché de tous les chemins qui conduisent vers la chapelle pour demander à la dévote assistance l'octroi pour la madone.
« La recette ne peut manquer d'être copieuse.
« Le cœur de M. Veuillot en tressaillera de joie. Quel triomphe pour les bons principes ! Quelle réponse catholico-champenoise à la souscription pour la statue de Voltaire! »
Nous trouvons qu'en effet la réponse est assez bonne.
Voilà donc une madone qui a résisté aux siècles, à Voltaire, à la Révolution ; bien plus, qui va résister à
M. Ténot; bien plus, qui emploie M. Ténot pour distribuer l'adresse et faire connaître les besoins de son curé ! Que pense de cela M. Ténot au fond de lui-même ?
Il dira que ces faits se passent en Champagne. Mais il
!le lui sied pas de mépriser les Champenois, qui ont certainement fourni plus de 99 abonnés du Siècle.
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Les autres objections de M. Ténot sont légères. Depuis tant de siècles que cette madone est en réputation d'obtenir des miracles, si les miracles manquaient, on verrait bien qu'il n'y en a point. La présomption est donc qu'il y en a ; et s'il y a des miracles, qu'est-ce que cela fait que M. Ténot objecte?
Ces béquilles laissées aux pieds de la Madone prouvent bien quelque chose. Elles prouvent que des gens sont venus là sur des béquilles et en sont repartis sur leurs jambes, sans.avoir eu besoin des « princes de la chirurgie, » lesquels peut-être ne se seraient pas dérangés pour eux. Les petits malades ne peuvent pas se faire guérir par les grands chirurgiens ; ils vont aux madones, c'est moins cher. Faut-il rester infirmes pour l'honneur des principes ? On pourra leur tirer cinq sous pour la statue de Voltaire, mais on ne leur fera jamais entendre qu'un infirme qui a laissé ses béquilles au pèlerinage n'est pas guéri ; et comment ensuite les empêcher de faire aussi le pèlerinage?
Si tel morne articlier apparaissait tout à coup plein de verve, plein de grammaire et de littérature, spirituel, vif, éloquent ; si l'on apprenait qu'il s'est procuré cette transformation tout simplement en allant réciter un peu de Ponsard au pied d'une certaine statue de Voltaire, on en essaierait beaucoup. Et si la chose réussissait décidément, bientôt la statue serait habillée d'or.
Qu'un curé bâtisse une église de 70,000 fr., même à crédit, pourvu que le curé paye, quel mal y voit M. Ténot? Cela fait toujours gagner les maçons. Tous les maçons de France ne peuvent pas venir travailler
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au Grand-Opéra, et on 00 peut pas partout bâtir un Grand-Opéra!
Et pourquoi un curé ne ferait-il pas bâtir une église par souscription, comme M. Havin bâtit par souscription une statue à Voltaire?
Evidemment M. Havin est dévot à Voltaire, et tous ses collaborateurs et tous ses souscripteurs sont aussi dévots. Puisqu'il est licite d'avoir de la dévotion à Voltaire, pourquoi ne serait-il pas licite d'avoir de la dévotion à la sainte Vierge ?
Et pourquoi les dames quêteuses ne se tiendraientelles pas une fois à tous les débouchés des chemins de la chapelle rebâtie, comme les sergents de ville se tiennent toujours aux tourniquets de la grande Exposition ? Encore y a-t-il cette différence, qu'il faut donner vingt sous aux tourniquets, tandis qu'on peut se contenter de donner le bonjour aux dames quêteuses.
On pourrait poser à M. Ténot beaucoup d'autres pourquoi qui l'obligeraient à se déclarer, au fond, du même avis que nous.
Et, dès lors, pourquoi le cœur de M. Veuillot ne tressaillirait-il pas de joie quand il voit une madone si honorée, une chapelle si bien rebâtie, un curé si plein de zèle ; et quarante dames quèteuses dans une si petite localité, et enfin Balaam en arrêt devant ces merveilles et les glorifiant avec la meilleure intention de les maudire?
Oui, Ténot, oui, on tressaille de joie! Si vous ne voulez pas qu'on tressaille, dites pourquoi !
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ATTENTAT CONTRE L'EMPEREUR DE RUSSIE.
8 juin 1867.
Le régicide est une des graves maladies de la société moderne. On le sait; on sait que cette maladie est inguérissable, par la raison qu'il y a dans la société moderne une ferme et générale résolution de n'en point combattre les causes parfaitement connues. Le régicide vient de la révolution comme le choléra vient de la Mecque. Les musulmans continueront d'aller à la Mecque et d'y offrir leurs sacrifices en la manière accoutumée, encore qu'ils sachent que le choléra est la conséquence naturelle de ces dévotions ; le fétichisme révolutionnaire ne sera pas moins imperturbable, et nous en allons voir des preuves multipliées. Le pèlerinage de la Mecque sera rectifié et assaini avant que certaines in- terprétations des « droits de l'homme et du citoyen » reçoivent assez de freins et se voient imposer assez de quarantaines pour que les chefs politiques des peuples ne se trouvent plus sous la constante menace des assassins !
Que faire,, que dire même? On s'habitue 1 Nous vivons dans ,un climat qui a cet inconvénient. Le climat est doux, tempéré, agréable ; mais il y a des assassins de
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rois, comme ailleurs il y a des vipères. On félicite les rois qui viennent d'échapper à l'assassinat, comme on félicite un homme qui vient d'échapper à la vipère. La vipère, si on peut la saisir, est écrasée. Quant à purger le pays, nul n'en parle ; c'est crime contre le progrès, crime de lèse-humanité de dire un mot qui tende à gêner la fécondation et l'éducation des vipères.
Ne venons-nous pas, nous, France, d'instituer à nos côtés une civilisation qui glorifie hautement le régicide ? Garibaldi a officiellement donné une pension à Milano, l'assassin du roi de Naples ; l'Italie révolutionnaire est mûre pour élever à Orsini des statues et même des temples.
Nous avons aujourd'hui une consolation : le dernier assassin n'est pas Français. Mais, d'un autre côté, c'est un grand sujet de- douleur si, en effet, cet homme appartient, comme il le dit, à la nation polonaise. Hélas! la malheureuse Pologne n'avait pas besoin de cela. Honte éternelle à ces fous et à ces vauriens qui apportent à la plus sainte des causes leur concours cent fois répudié avec horreur ! Leur sang, lorsqu'il coule, déshonore celui des combattants et rend infécond celui des martyrs.
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LE CONGRÈS DE LA PAIX.
Rôle de Joseph Prudhomme. — Kôlo du Prêtre.
10 et 11 juin 1867.
Nous avons regretté la présence d'un prêtre distingué 1 dans nous ne savons quel conciliabule d'honnêtes gens de tout culte et de toute incroyance qni s'intéressent à d'innocents projets de paix perpétuelle. Ce n'est pas que nous y attachions une importance excessive, ni même une importance quelconque. Quand ces honnètes gens auront passé quelques délibérations et porté quelques santés, ils verront bien qu'ils ne sont pas faits pour inventer la suppression de la poudre. Que les amateurs du noble jeu de la guerre se rassurent!
L'un des inconvénients de la guerre est la grande quantité de grandes sornettes qu'elle fait dire pour et contre elle. Tyrtée et Joseph Prudhomme ne tarissent pas et récitent quantité de choses connues. L'un parle en vers, l'autre rédige mille journaux. Ils sont bienennuyeux ! Qu'y faire? Ne pas écouter, peu répondre.
On admet généralement avec Joseph Prudhomme que la guerre est un fléau ; mais on admet aussi avec Tyr-
1 Le P. Gratry.
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tée qu'il faut défendre la patrie, la liberté, le droit, l'honneur, — et Joseph Prudhomme lui-même avoue qu'il convient de protéger le commerce. De là une nécessité reconnue de fondre des boulets et de ne pas négliger l'école de peloton. Qui imposera la paix lorsque les boulets sont fondus, lorsque les élèves de l'école de peloton sont prêts, et lorsqu'il est venu des idées à un roi ou à un peuple? Où est le juge, où est la mainforte ?
Autrefois le juge existait, c'était le Pape ; il avait la main forte, c'était le chef du Saint-Empire, et l'on se battait tout de même, parce qu'il s'élève toujours des dissidents assez robustes qu'il faut mettre à la raison. Néanmoins on évitait les armées permanentes, et l'on pouvait entrevoir, dans l'avenir, un règne du droit si ferme et si enraciné, qu'en effet la guerre serait abolie entre les nations chrétiennes et par leur libre accord.
Le grand mal de ce système, c'était le triomphe du parti clérical, puisqu'en effet le Pape, un clerc, en était la haute pièce. Joseph Prudhomme, qui n'est pas d'hier, l'a bien senti. Il a démoli le système. Plus de Pape investi de la magistrature universelle sur les nations, plus de chef du Saint-Empire chargé par les nations de les maintenir en paix suivant le décret du magistrat souverain ; et Tyrtée fourrage dans les champs de Joseph Prudhomme, en vain résolu de ne plus cultiver que l'olivier et la vigne. Va ! fais des machines ingénieuses, engraisse tes porcs, prime tes poëtes, mets à la broche tes chevaux et tricote des « ligues de la paix » : avec tout cela tu plantes du laurier, Prudhomme ; du plantes du laurier pour longtemps !
Comme il ne peut être question de rétablir le Pape et
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l'Empereur, on ne voit guère de moyens d'établir la paix perpétuelle. L'Europe en étudie un, l'unique, et il ne paraît pas sûr : c'est la suppression des nations. Les essais restent douteux. Certainement les causes de guerre sont aujourd'hui diminuées entre Venise et Gênes, entre Milan et Florence, entre Naples et Turin ; elles sont diminuées aussi entre la Saxe et le Hanovre, et il ne dépend pas de S. M. le roi de Prusse qu'elles ne cessent à un jour prochain dans toute l'Allemagne, ni de S. M. l'empereur de Russie que tous les peuples slaves ou déclarés tels ne jouissent du même bien. Si les Saxons, les Hanovriens, les Slaves, les Florentins, les Vénitiens, les Milanais, etc., seront par là dispensés à tout jamais de se battre, c'est une autre affaire. Le topique ayant réussi pour les petites nations, il resterait à l'appliquer aux grandes. Toutes ces grosses unités bardées et cerclées de fer, à réduire en une seule.., Prudhomme, c'est le monde qui devient une forêt de lauriers !
Et pourquoi prendre tant de peine? Cela fait, la paix n'est pas faite.
L'empire romain réalisa cette unité merveilleuse, et fut la machine de destruction la plus efficace que l'espèce humaine eût encore forgée contre elle-même ; il n'y avait qu'une tête au monde, et le temple de Janus demeurait ouvert. La tête ne pouvait assez commander aux mains ; les mains déchiraient le corps, et de temps en temps, assez souvent, arrachaient la tête. L'unité, toujours défaite, finit par rester en morceaux. Grâce à Dieu, les nations naquirent. Il s'éleva des frontières, des remparts derrière lesquels la liberté, toujours traquée, put se réfugier. On se fait de majestueuses images
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de la liberté ; on se représente un lion qui bondit, un aigle qui vole... Hélas! c'est un pauvre lapin qu'une meute enragée pourchasse sans relâche, et qui n échappé que s'il y a beaucoup de terriers.
Lorsqu'il n'y aura plus de frontières, plus de terriers, plus de nations, mais un seul empire tenu par la police la mieux outillée et la mieux obéie, goûteras-tu enfin ta chère paix, Prudhomme? Non, non, ami ; tu continueras de tuer tes frères. La police insurgée t'armera, afin que ton préfet, qui t'aura si bien gardé et fouaillé, puisse être à son tour ton empereur, ton pontife et ton dieu ; et tu iras lui soumettre les Samoïèdes ou les Thibetains, et Tyrtée en fournira la ballade, qui lui sera mieux payée qu'à toi ton sang.
Il y a dans le monde une chose de trop pour que la paix s'y puisse établir à perpétuité, même avec le secours de l'esclavage : il y a le libre arbitre. Il faut donc attendre que Dieu, comblant les nobles vœux des sages qui n'admettent ni son existence, ni sa providence, ni l'immortalité et la responsabilité de l'âme, refasse la postérité d'Adam autrement qu'Adam ne fut fait, lui ôte le libre arbitre, la crée à nouveau de telle sorte qu'elle ne soit plus la grande humanité aux destinées divines, mais un bétail exclusivement terrestre, qui paîtra sans vices, sans vertus, sans combats, sans soucis : jusqu'à cette refonte fondamentale, laquelle ne sera pas l'œuvre de M. de Girardin, la guerre ravagera les blés et fécondera les guérets. Pour notre part, nous préférons cela.
En somme, ces belles idées de paix perpétuelle sont simplement des idées girardinesques, à une par jour. Depuis le commencement des siècles, elles roulent dans
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la tête creuse de tous les Mathieu Garo qui ne cessent de poser leurs questions saugrenues devant Dieu et devant le genre humain. Mais on s'impatiente lorsqu'un prêtre catholique se fourvoie parmi ces naïfs murmurateurs. Que leur dira-t-il ?
Il est trop orthodoxe, il a trop de sens chrétien et de bon sens pour aviser avec eux aux moyens de supprimer le libre arbitre, dont il connaît la fonction glorieuse et féconde ; il est trop discret pour leur proposer de replacer le Pape à la tête de la société humaine, et d'ailleurs il sait que le Pape n'abdiquerait point le droit de la guerre. Tous les jours, le Pape prie Dieu avec l'Église pour que « la paix et la concorde règnent entre les peuples chrétiens » ; il ne proclamera jamais que toute • guerre est nécessairement injuste et inutile, il n'excommuniera jamais les combattants du bon droit, et, en donnant la bénédiction à leurs drapeaux, il ne refuse pas l'absolution au soldat obéissant qui tombe ou qui triomphe de l'autre côté.
Notre ecclésiastique « ligueur de la paix » engagerat-il ses collègues juifs, protestants et le reste, à prier avec le Pape ? C'est assurément ce qu'il peut faire de mieux; mais ce mieux, il le peut faire dans sa chaire, ou la plume à la main dans sa cellule. Il n'a pas besoin de figurer au banquet de ces circoncis de toutes les erreurs, qui ne lui demandent pas de Benedicite.
Le prêtre catholique est l'homme de la paix, envoyé pour annoncer et pour répandre la paix. Intraveritis, primum dicite : Pax huic domui ! Dieu l'a fait dépositaire de la parole de réconciliation : Posuit in nos verbum re('nnciliationÚ. et il réconcilie l'homme avec l'homme en réconciliant l'homme avec Dieu. Il est essentiellement
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désarmé. Il n'a ni l'épée pour attaquer, ni la cuirasse pour se défendre, car les blessures qu'il doit porter ne font point couler le sang, et il ne doit redouter pour lui que celles qui font mourir l'âme. Afin qu'il puisse accomplir sa mission de paix, l'Église le sépare autant que possible des possessions que l'on acquiert et que l'on conserve par la guerre matérielle. Il est sans épouse, sans enfants, éloigné des négoces, dégagé des disputes et des contestations dont les choses terrestres sont inévitablement l'objet. On le voit plus que tout autre homme abdiquer son droit particulier, quand ce droit n'intéresse que lui. Entre deux adversaires, ce qu'il cherche, c'est moins le triomphe de la stricte justice que celui de la charité, parce que la charité fait une meilleure paix. La paix est le bien qu'il veut donner : Pax vobis ! Le mot de ses lèvres et de son cœur, son salut et son adieu est ce doux et divin mot qui fut le salut et l'adieu du Christ.
Mais cette action pacifique, il ne l'exerce point en dehors de la vérité, et il n'abaisse point la vérité au rôle d'une vaine philosophie qui va trinquer avec tout le monde. C'est mal entendre le tout à tous de saint Paul que de promettre la paix à ceux qui, n'ayant point en eux la vérité, n'y ont point les sources et les bases de la paix.
La paix est de connaître et de confesser Jésus-Christ, et de proclamer que le règne de Jésus-Christ est le seul vrai règne de la paix. Pour qu'il y ait des frères, il faut premièrement qu 'il y ait un père. Hors l'Église, point de père, point de frères, point de paix.
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A PROPOS DU RÉGICIDE.
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M. de Girardin. — lU. Ténot, du Siècle.
10 et 11 juin 1867.
Le régicide vient de la Révolution comme le choléra vient de la Mecque. Cette parole, qui n'est que la constatation du fait contemporain le plus évident, aiguillonne fort quelques journalistes révolutionnaires.
Nous avons ajouté que le fanatisme révolutionnaire serait imperturbable comme le fanatisme musulman, mais que pourtant l'on assainira le pèlerinage de la Mecque avant que certaines interprétations des « droits de l'homme et du citoyen » aient reçu assez de freins et se voient imposer assez de quarantaines pour que les chefs politiques des peuples ne se trouvent plus sous la constante menace des assassins.
Les preuves ne se sont pas fait attendre. Trois ou quatre journaux nous répondent avec une certaine fureur, que la Révolution n'est absolument pour rien dans le crime qui vient d'être essayé, et ne fut pour rien dans les autres, dont on n'a pas encore eu le temps de perdre le souvenir, lesquels depuis une quarantaine
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d'années , toujours répudiés avec la même éloquence , viennent néanmoins tous du même côté, et ne laissent pas de former un total probant.
Nos contradicteurs sont l' Avenir national, de M. Pey rat ; la Liberté, de M. de Girardin, et le Journal des Débats, de M. Bertin. Ils ont tous vécu et parlé du temps qu'on assassinait Louis-Philippe ; et comme ils étaient alors conservateurs très-zélés, même très-impétueux, il ne nous faudrait qu'un peu de patience pour trouver sous leur signature l'assertion qu'ils nous reprochent, mais beaucoup plus longuement motivée et beaucoup plus irritée. Puisque la grâce révolutionnaire les a touchés , faisons leur grâce de cet argument, et voyons comment ils raisonnent.
M. Peyrat est le plus habile. Quittant le terrain des faits, il prétend établir par des textes que les professeurs d'assassinat sont catholiques et non pas révolutionnaires. Il avait un joli mot à placer : « Plusieurs « révolutionnaires ont demandé le droit au travail ; les « jésuites seuls, que nous sachions, ont demandé le droit « à l'assassinat. » Il tire cette conclusion d'un passage fameux du jésuite Mariana, passage plus connu que le beau livre auquel on l'emprunte. Ayant fortifié ce passage par une « déclaration » du jésuite Suarez, il demande qu'on lui montre quelque chose de pareil dans un écrivain autorisé du parti révolutionnaire.
Demain M. Peyrat sera servi. Qu'il veuille bien nous accorder ce délai. Nous en avons besoin pour vérifier son interprétation de Suarez. M. Peyrat, que nous sachions, ne sait pas Suarez par cœur.
Le Journal des Débats est insignifiant.
M. de Girardin fait du tapage à côté de l'idée, mais
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peu de besogne. Il prend ce qu'il a sous la main, nous jette avec pétulance les noms de Ravaillac et de Damiens, et nous pose cette question accablante :
« Le régicide vient de la Révolution / A quel compte faut-il porter ce mensonge historique? Faut-il le porter au compte de l'ignorance, ou faut-il le porter au compte de la mauvaise foi? Que M. Louis Veuillot choisisse! Est-ce que la Révolution de 1789 avait éclaté en 1610, lorsque le frère convers Ravaillac assassina le roi Henri IV? Est-ce que la Révolution de 1789 avait éclaté é,,n 1 ¡:Ji, lorsque Damiens, qui avait été domestique à Paris, chez les jésuites, frappa le roi Louis XV d'un coup de couteau au moment où ce prince descendait l'escalier du château de Versailles pour monter en voiture? »
On voit, par le soin des détails, que M. de Girardin tourne autour de l'idée de M. Peyrat, et' que la seule insuffisance de ses moyens l'empèche d y entrer tout à fait. Ravaillac frère convers, Damiens, domestique chez les jésuites, c'est pour insinuer que la religion pousse à assassiner les rois aussi certainement qu'il est certain que la Révolution, au contraire, apprend à respecter la vie des rois et toute vie humaine. Cependant, comme il est connu que Ravaillac fut praticien et maître d'école, et Damiens soldat, marié, voleur et janséniste, l'argument Girardin inculperait trop de professions et de situations pour corroborer beaucoup l'argument Peyrat.
M. de Girardin l'affaiblit lui-même , en nous fournissant ce matin une terrible liste de rois assassinés, tous avant la Révolution et beaucoup avant le christianisme. On y voit Holopherne, Jules César, Alexandre de Phères, Romulus, Caligula, et quantité d'autres qui ne furent frappés ni par des « frères convers » ni par d'anciens ./ domestiques chez les jésuites. »
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Or, si ce ne sont pas les frères convers qui ont assassiné Claude, Galba, Héliogabale, Guillaume le Roux, Isaac l'Ange, Nicéphore, Galeas Sforza et tous ceux que la Liberté ajoute et tous ceux qu'elle pourrait ajouter, ce n'est pas non plus la Révolution de 89, donc la Révolution ne tue pas les rois !
Ainsi raisonne M. de Girardin, et cela explique pourquoi il est depuis si longtemps sur la scène publique, écrivant et raisonnant tous les jours, sans que la multitude de ses écrits et de ses raisonnements ait pu le porter au premier rang des docteurs.
Mais cela n'explique pas pourquoi, en France, on compte beaucoup moins de tentatives d'assassinat contre les rois depuis Charlemagne jusqu'à Louis XVI, c'està-dire en dix siècles, que depuis 1830 seulement jusqu'au 7 juin 1867, c'est-à-dire en trente-sept ans.
Nous attribuons cet accroissement sensible au pèlerinage de la Mecque révolutionnaire, dont la presse entretient perpétuellement l'activité. Si M. de Girardin en connaît d'autres causes, nous l'écouterons avec soin. Dans son intérêt, nous l'engageons à parler paisiblement. Qu'il tâche d'avoir assez de bonnes raisons pour se passer d'éloquence, car il faut bien lui dire qu'il n'a pas assez d'éloquence pour se passer de bonnes raisons ; et en évitant gracieusement de prodiguer les imputations irréfléchies d'ignorance et de mauvaise foi, il se conciliera une indulgence dont il a besoin.
Voici M. Ténot, du Siècle, qui vient à point pour tenir agréablement le tapis, en attendant que nous soyons prêt :
« M. Veuillot avait avancé dans l'Univérs de samedi cette calomnie que le régicide et l'assassinat politique étaient un fruit
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de la révolution. Divers journaux lui répondent en énumérant le nombre prodigieux de crimes de cette nature qui ont été commis bien avant la révolution. Pour se borner à quelques faits des temps modernes, chacun sait que le moine Jacques-Clément assassinant Henri III, qui avait fait lui-même assassiner le duc de Guise à la porte de son cabinet; le jésuite Jean Châtel essayant de tuer Henri IV, et Ravaillac, qui réussit dans cette abominable entreprise, n'étaient nullement des révolutionnaires. Ils appartenaient au contraire à ce parti fanatique qui a toutes les prédilections de M. Veuillot.
« Ajoutons que l'histoire des czars de Russie présente nombre de tragédies aussi lamentables.
« Pour nous borner à deux souvenirs : Est-ce que les historiens ne nous apprennent pas que Pierre III a été assassiné par ordre de Catherine II, et que Paul 1er a été étranglé, en 1802, par ses courtisans?
« Etablir en présence de ces faits le moindre lien entre les doctrines de la révolution et l'assassinat politique, c'est faire preuve ou de la plus grossière ignorance ou de la plus insigne mauvaise foi. »
Qui saura jamais pourquoi M. Ténot néglige de citer le cas d'Holopherne et celui d'Alexandre de Phères, tyran de Thessalie ?
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II
LE TYRANNICIDE.
Le livre du Jésuite Mariana. — Doctrine des Écoles. —
Doctrine de Suarez.
15 juin 1867.
Nous venons à M. Peyrat, qui prouve par de ibons papiers comment ce n'est pas l'enseignement révolutionnaire qui fait assassiner les rois, mais l'enseignement catholique. Il connaît la réponse et l'aurait pu faire lui-même. En effet, cette réponse a déjà été adressée à plusieurs de ses confrères, et il l'a reçue pour son propre compte au moins une fois.
Le document et l'argument qu'il emploie ne sont pas plus nouveaux que l'occasion de s'en servir, hélas ! n'est rare. Ils datent d'environ trois siècles. Les Catholiques, toujours sous le nom de Jésuites, en eurent la grande étrenne, à l'occasion de Ravaillac. C'est courant et invariable. Dès qu'il y a quelque part un assassinat politique, on entend parler de Mariana, et le Catéchisme est déclaré responsable.
La seule chose qui nous étonne un peu est de n'avoir pas lu encore de ce côté-là que ce sont aussi les Jésuites qui ont assassiné Louis XVI. On craint sans doute de leur faire trop d'honneur. Cependant les « frères convers » ne manquaient pas dans la Convention, et tous
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les conventionnels avaient reçu quelque sacrement : dès lors, pourquoi ne pas soutenir qu'ils n'ont fait qu'appliquer l'enseignement de Mariana? Ainsi on aurait les profits de la Révolution, on en laisserait la responsabilité à l'Église, et il serait prouvé que le seul moyen de régénérer le monde sans inconvénient et d'y faire régner la vertu toute pure est d'en extirper le christianisme. C'est l'idée de M. Quinet; seulement, comme dit la Revue des Deux-Mondes, il est trop « sacerdotal. » Il faudrait des esprits pratiques, tels que M. Peyrat, et dégagés de tout embarras philosophique, tels que M. de Girardin. *■
Abordons Mariana, et disons à M. Peyrat ce qu'il a cessé d'ignorer.
Mariana fut jésuite quasi dès l'enfance, voilà son défaut; du reste, grand savant, grand écrivain, trèshonnête homme. En 1599, au comble de la renommée, il publia, à Tolède, où il habitait, un livre qu'on lui avait demandé pour l'éducation de l'héritier du trône. C'était un traité sur la royauté, De Rege et Regis Institutione. Le volume, dédié au roi Philippe III, parut avec toutes les approbations requises, tant ecclésiastiques que civiles. C'est ce livre que M. Peyrat signale comme écrit pour faire assassiner les rois.
A la vérité, dans un chapitre dont M. Peyrat donne en quelques lignes une analyse accommodée, présentée assez adroitement pour laisser croire que c'est le texte mème, Mariana professe la doctrine, non pas du régicide, mais du tyrannkide, ce qui est différent. Il la professe telle qu'elle était généralement proposée dans les écoles. M. Peyrat dit qu'il connaît (de nom, sans doute) vingt-deux traités où cette doctrine est soutenue for-
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mellement, et qu'il en existe peut-être plus de quatrevingts. Mettons la centaine — bien entendu sans y comprendre celui que les révolutionnaires ont eu l'infamie de fabriquer sous le nom du Cardinal W. Allen, et qu'ils font imprimer en Belgique pour les besoins de leur cause. — Si la doctrine est criminelle, c'est trop d'un seul livre ; si elle ne l'est pas, qu'importe le nombre des livres et des docteurs ?
Or, ni l'Église ni la société ne condamnaient la doctrine du tyrannicide dans les limites que le Jésuite espagnol avait observées. Les sociétés chrétiennes ne se croyaient pas faites pour se laisser détruire par un tyran. Les écoles agitaient librement cette question. On définissait la tyrannie. C'était ce que nous appellerions aujourd'hui le brigandage révolutionnaire, le vol à main année. On déclarait qu'il n'était pas licite à un individu de renverser l'ordre, de troubler, opprimer et saccager un peuple. Les docteurs marquaient le caractère de la tyrannie, recherchaient les conditions du droit de résistance, .en un mot les cas où l'on peut tuer le tyran ; et ceux qui jugeaient à propos d'en écrire un livre, suivaient tranquillement leur dessein ; le livre paraissait avec l'approbation royale. Les rois savaient qu'ils n'en avaient rien à craindre, que plutôt la doctrine protégeait leur vie et leur droit. En effet, elle était surtout dirigée contre les séditieux, ce qui pourrait expliquer pourquoi tant de gens la trouvent aujourd'hui criminelle.
Cependant la question du tyrannicide était controversée; le De Rege ne resta pas sans contradicteurs sérieux et sévères. Les circonstances y contribuèrent plus peut-être que le fond des idées. C'était un temps de révolution. L'on vit l'inconvénient de ces thèses qui
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avaient été jusqu'alors débattues dans la paix des écoles, comme une simple question de droit commun. M. Peyrat, si grand partisan du droit de tout discuter, de tout dire, de tout imprimer, ne s'aperçoit pas que l'influence homicide qu'il attribue au livre latin de Mariana, doit être imputée bien plus justement à la doctrine et au langage très-simplifiés du livre perpétuel et universel qu'on appelle un journal.
Le premier contradicteur de Mariana fut le général de la Compagnie de Jésus, -Claude Aquaviva. M. Peyrat insinue le contraire, mais il sait qu'il se trompe. « Le « livre, dit-il, fut publié avec la permission d'Etienne « Hojeda, visiteur de la province de Tolède, qui avait « reçu pouvoir spécial de Claude Aquaviva. » Pouvoir spécial de visiter la province et d'examiner les livres, sans doute, puisque ces pouvoirs ne peuvent venir que du général ; mais pouvoir d'approuver SPÉCIALEMENT le livre du P. Mariana, non 1
On eût plutôt manqué de complaisance envers Mariana, un peu « mauvaise tête », assez mal vu dans l'Ordre. Le visiteur laissa passer son livre, par la raison qu'il n'y trouvait rien d'hétérodoxe. Un examinateur de livres y souffre des choses qu'il n'approuve pas, lorsque d'ailleurs elles ne sont point condamnées. Mais en France et à Rome, l'écrit parut dangereux, tant à cause de l'état des esprits, mal remis des agitations de la Ligue, qu'à cause du parti qu'en sauraient tirer les la Bédollière de l'époque, les gens de Sorbonne et d'Université lesquels, après avoir dévoué Henri III au poignard, faisaient du zèle monarchique sous Henri IV et commençaient à dénoncer les Jésuites comme assassins de rois.
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Les Jésuites de France, donc, condamnèrent immédiatement le livre de leur confrère espagnol, et Aquaviva approuva la condamnation, donec corrigatur. Le livre fut corrigé sans délai. « On n'en eût vu aucun exemplaire sans correction, dit un contemporain, si les hérétiques ne l'eussent aussitôt réimprimé », sans se laisser arrêter par la crainte de porter préjudice aux princes. Dix ans après, Ravaillac, qui n'avait pas lu Mariana, assassina Henri IV. Les Sorbonistes et les Universitaires trouvèrent leur belle : l'ouvrage de Mariana, déféré au Parlement, fut brûlé par le bourreau.
Mariana, vers le même temps, avait des affaires en Espagne. On le mettait en prison, sans aucun égard pour son grand âge et sa renommée ; mais il n'était pas question du tyrannicide. Dans un livre sur les monnaies, il avait courageusement dénoncé la fausse monnaie du duc de Lerme, ministre favori. Ce livre-là fut supprimé par le même roi Philippe III, qui avait agréé la dédicace de l'autre. Ainsi, quand un livre circulait en Espagne, ce n'était pas faute d'examen, ni par défaillance du pouvoir.
Il plaît à M. Peyrat de donner un autre approbateur à Mariana et, du même coup, à tous les régicides. C'est le grand Suarez, le docteur en qui, dit Bossuet, « l'on entend toute l'école. » M. Peyrat se trompe encore, il doit le savoir encore.
Il fait dire à Suarez : « Là-dessus, tous nous ne sommes qu 'un : Nos omnes qui in hâc causâ unum sumus.» Cer tainement M. Peyrat n'est pas homme à inventer cette phrase, mais il oublie de dire où il l'a trouvée avec le sens d'une complète approbation de la" doctrine de Mariana. Elle n'est point dans la réponse de Suarez au
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roi Jacques d'Angleterre : Defensio fidei catholicse advenus anglicanœ sectæ errores, où il traite du tyrannicide. On y voit même le contraire. Voici le résumé vrai de la doctrine de Suarez :
Les théologiens distinguent deux espèces de tyrans : t 0 les tyrans qui n'occupent pas le pouvoir en vertu d'un titre légitime, mais par la force et injustement, et par conséquent, ne sont pas réellement rois, n'ont pas vraiment l'autorité ; 2° ceux qui, vraiment rois et légitimes, usent du pouvoir tyranniquement, comme faisait Néron, par exemple. Chez les Chrétiens, on doit surtout compter parmi les tyrans de cette espèce les princes qui cherchent à faire tomber leurs sujets dans l'hérésie, le schisme ou tout autre genre d'apostasie.
Suarez parle d'abord des princes légitimes gouvernant tyranniquement; il établit que personne n'a le droit de les tuer de son autorité privée : flicimus ergo principem profiter tyrannicum regimen, vel propter quaevis crimina non posse ab aliquo, privata auctoritate, juste interfici. ASSERTIO EST COMMUNIS ET CERTA. Il ajoute que la doctrine contraire, enseignée par Wicleff et Jean Huss, a été condamnée comme hérétique par le Concile de Constance.
Quant aux tyrans de la première espèce, c'est-à-dire les usurpateurs, tout membre de l'Etat dont ils se sont emparés violemment peut les tuer, parce qu'ils ne sont pas vraiment rois, mais au contraire ennemis de l'Etat. C'est ainsi que Aod tua Eglon, roi de Moab, qui n'était pas le vrai roi, mais le tyran du peuple de Dieu ; ainsi Judith, Holopherne ; Jahel, Sisara, etc. Tel est l'enseignement de saint Thomas et d'un grand nombre de docteurs. Ils disent que ces tyrans ne sont pas rois du
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peuple qu'ils tyrannisent, et que par conséquent les décrets des Conciles qui défendent d'attenter à la vie des rois, même tyrans, ne s'appliquent pas à eux.
Mais, pour qu'un simple particulier puisse s'arroger le droit de tuer un tyran de cette espèce, il faut, d'après les mêmes docteurs, plusieurs conditions : i ° que le tyran n'ait aucun supérieur auquel on puisse recourir ; 2° que sa qualité de tyran, l'injustice de sa possession du pouvoir, soit publique et manifeste, car s'il y a doute, melior est conditio possidentis ; 3° qu'il n'y ait pas d'autre moyen de délivrer l'Etat de sa tyrannie ; 4° qu'aucune convention, trève ou pacte, confirmé par serment, ne soit intervenu entre le tyran et le peuple ; 5° que la mort du tyran n'ait pas pour effet de produire pour le peuple des maux plus grands ou seulement les mêmes que ceux dont il souffre par le fait de la tyrannie.
Nonobstant toutes ces réserves, beaucoup de docteurs combattent l'opinion que nous venons d'exposer, et disent qu'en aucun cas il n'est permis à un simple particulier de tuer de son autorité privée un tyran, même usurpateur. Suarez rejette cette opinion.
Où est l'Unum sumus de M. Peyrat?
Suarez expose ensuite qu'un roi légitime peut encourir la peine de la déposition, et que cette peine peut lui être infligée soit par le Pape, soit par la nation, lorsque celle-ci n 'a aucun autre moyen de pourvoir à sa sûreté. Il ajoute que les nations chrétiennes ne peuvent pas le faire sans le consentement du Pape. Lorsqu'un roi a été déposé, l autorité qui l'a condamné peut le COIldamner à mort et le faire exécuter, s'il n'y a pas moyen d assurer autrement l exécution de la sentence. Mais un simple particulier ne le peut pas.
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Tel est strictement, d'après le dernier grand docteur, la doctrine du tyrannicide. Suarez mourut à Lisbonne en 1617. C'est lui qui a dit : Je ne pensais pas quil fût si doux de mourir. Sa réponse au roi Jacques fut brûlée par arrêt du Parlement de Paris, comme dérogeant à l'autorité des souverains.
Depuis Suarez, le tyrannicide n'a plus été même une question d'école. Les conditions de la société chrétienne étaient déjà changées. D'une part la royauté devenait une idolâtrie, de l'autre l'esprit de sédition s'enracinait dans le monde et faisait arme de tout.
Les écoles sentirent que le Christianisme perdait la puissance politique et que déjà il ne devait plus se défendre par la soumission matérielle aux pouvoirs, quels qu'ils fussent, à qui Dieu laisserait prendre le vain empire de la terre. Il n'a plus à les appeler devant une autre justice que celle de Dieu, il n'a plus contre eux d'autre protection décisive que celle de son propre sang. Dans cette situation, toutes les controverses doivent cesser, et il ne reste qu'un précepte auquel il faut obéir : Non occides.
Qui est le roi ? Qui est le tyran ? Autrefois, sur de pareilles questions, la conscience des peuples ne pouvait rester longtemps incertaine. Aujourd'hui, que définiraient les docteurs et qui les écouterait ? D'autres se sont chargés de définir et de décréter les tyrans, et ceux-là ont aussi défini et décrété les libérateurs. Ils ont fait un tyran de Louis XVI et un libérateur de Robespierre, un tyran du roi actuel de Naples et des libérateurs de Joseph Garibaldi et de Joseph Mazzini. Mazzini est protégé par l'Angleterre, où il distribue des armes de choix pour tuer les rois. Garibaldi a pu, sans révolter le genre
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humain, donner officiellement une pension, une récompense nationale à la mère d'Agésilas Milano, assassin du roi Ferdinand de Naples. Les écrivains qui déchirent le livre de Mariana n'ont point de protestation contre le décret de Garibaldi. Il en est parmi eux qui n'oseraient point protester, il en est qui ne le voudraient point.
Pour nous résumer, la doctrine du tyrannicide était celle de la mise hors la loi, une sorte d'excommunication civile ou de loi de Lynch par laquelle les théologiens cherchaient à régulariser une dernière et suprême garantie matérielle de la société contre les entreprises de la sédition et de l'ambition. Les pouvoirs légitimes n'y voyaient nul péril, n'en prenaient nul souci. Elle fut, à ce titre, non pas dogmatiquement enseignée, mais librement débattue dans les écoles durant des siècles, et quoique contestée, ainsi que le démontre l'abondance même de ses partisans, elle eut crédit depuis saint Thomas jusqu'à Suarez, c'est-à-dire du temps de saint Louis au temps d'Henri IV. Durant cette période, plus qu'en tout autre, la royauté parut aux yeux des peuples avec un caractère vraiment sacré. C'est la période des fidélités magnifiques. Le respect du sang royal éclata jusque dans les troubles auxquels l'invasion du protestantisme donna lieu. La France agitée de sanglantes discordes se garda fidèle à Henri III absent et suspect, il était le Roi; elle soutint Henri IV relaps, à cause de la légitimité de son titre.
Le régicide est une autre doctrine, et cette doctrine anticatholique eut d'autres conséquences. Le protestantisme la renouvela de Wicleff et de Jean Huss et l'introduisit dans la société chrétienne par deux actions prétendues juridiques, qui furent en réalité deux assassinats.
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Elisabeth s'àttribua le droit de juger Marie Stuart et la fit mettre à mort, crime de la royauté contre elle-même ; le Parlement anglais s'arrogea le droit de juger Charles 1er et l'égorgea, crime du peuple contre la royauté. Les bourreaux de Charles Ier couvèrent les bourreaux de Louis XVI.
La Liberté nous cite une foule de rois assassinés dans tous les pays et dans toutes les civilisations, depuis les temps bibliques jusqu'à nos jours. Si elle veut réfuter l' Avenir national et démontrer l'innocuité du tyrannicide théologique, son travail peut avoir un certain petit prix ; autrement il irait à prouver que les idées n'exercent aucune influence sur les choses de ce monde, ce qui serait digne d'un journal qui nie la Providence, mais indigne d'un journaliste qui se pique d'avoir une idée par jour, et assez enfantin dans les deux cas.
Les faits amoncelés par la Liberté avec une érudition d'écolier diligent, ne s'appliquent presque jamais à la question qu'elle prétend résoudre. Le régicide est celui qui tue le roi, non pour un grief personnel, mais précisément parce qu'il est le roi, c'est-à-dire l'idée, le principe même que le meurtrier, lequel est aussi une idée et un principe, veut abattre. Le théophilanthrope Louvel, qui n'avait pas fait sa première communion, et le dévot Ravaillac, qui se résout enfin à frapper parce qu'il a vu un ecce Homo, sont identiquement le même homme ; tous deux visionnaires, troublés, hésitants, orgueilleux, d'une persévérance infernale. Mais Ravaillac attend qu'il y ait un héritier du trône, et Louvel, qui veut exterminer la dynastie, frappe d'abord le plus valide des Bourbons. Ce n'est pas la différence des hommes, c'est la différence des époques. Dans la première, l'idée du
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régicide était nouvelle ; dans la seconde, elle était acclimatée.
M. Peyrat nous a demandé, très-audacieusement ou très-innocemment, si nous pourrions lui citer dans un écrivain démocrate autorisé des doctrines comparables à celles qu'il croit trouver dans le livre de Mariana. Nous avons répondu que nous le'pou viens, et que nous lui donnerions satisfaction à cet égard. Nous retirons cette parole, et nous ne chercherons pas à couvrir notre retraite en demandant au rédacteur de l' Avenir national les noms des écrivains démocrates autorisés. Les documents sont entre nos mains, nous en avons d'antiques et de nouveaux. Mais à quoi bon citer ces horreurs, mème celles que l'on pourrait produire sans inconvénient ? Nous nous contentons du décret de Garibaldi en l'honneur d'Agésilas Milano et des manifestations quotidiennes de ce libérateur. Si cependant M. Peyrat insiste beaucoup, et si surtout le Journal des Débats, la Liberté, et d'autres se joignent à lui, nous ajouterons quelque chose. Une prière de quelque bon journal, tel que l' Etendard ou le Constitutionnel, lèverait presque tous nos scrupules. Nous disons presque tous. Les démocrates « autorisés » écrivent des choses qu'il ne faut pas même flétrir.
Nous engageons l' Avenir national à ne point insister. Il a une fois de plus cité Mariana, il a établi la doctrine conforme de Suarez, et prouvé par ce moyen que I Église catholique est une grande école d'assassinat : voilà sa fonction remplie et l'innocence révolutionnaire assez vengée. Plus serait trop. Pas de zèle 1
Qu'il ne nous considère pas d'ailleurs comme des adversaires. Nous sommes simplement des témoins.
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Nous n'avons plus à combattre pour nous. Il n'y a nul risque que nous ni les nôtres devenions quoi que ce soit d'important, et nous n'aurons à corriger ni le régime de la presse ni celui des écoles.
Par la fenêtre (une fenêtre à guillotine !), nous regardons comment les choses se passent dans le monde depuis que l'Église n'est plus rien, comment elles se passeraient si l'Église n'était plus du tout. On peut nous permettre cette distraction de notre inutilité politique, acceptée de bonne grâce ; car nous n'ignorons pas que nous parlons sans aucun profit immédiat, même pour la vérité. Aussi n'y recherchons-nous qu'un avantage personnel, celui de nous inscrire de nos propres mains parmi les hommes qui devront expier le long crime de la foi catholique envers les innocents troupeaux de la démocratie.
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M. LÉON PLÉE (:t).
18 juillet 1867.
L'on vient de décorer M. Plée, et l'honneur qu'a reçu ce publiciste lui procure quelques désagréments. Les journaux se sont permis une enquête amicale, de laquelle il résulte que l'indépendante rédaction du Siècle, à force de grogner contre tous les gouvernements et tous les ministres, a fini par être l'une des plus décorées qui existent. Voici le relevé qu'en fait le Figaro :
« M. Havin, dont la boutonnière est depuis longtemps en fleur, MM. Anatole de la Forge, Edmond Texier, Borie, Hippolyte Lucas, Alphonse Karr. M. Frédéric Thomas, chroniqueur judiciaire de quinzaine; M. Elie Berthet, M. Emmanuel Gonzalès et M. Sylvestre, bibliothécaire du Siècle.
« Plaidant sa cause devant le conseil de surveillance présidé par M. Terré, chevalier de la Légion d'honneur, M. Léon Plée pouvait indiquer des précédents, et, à moins qu'on ne décore le Siècle en masse, il est difficile que sa rédaction soit plus enrubannée. »
Et encore, le Figaro ne compte que la Légion d'honneur. Il paraît que si l'on entrait dans le détail des ordres étrangers, on aurait d'autres étonnements. Il y a des aigles, des faucons, des soleils, quantité de Saints
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Maurice et Lazare et d'autres saints. M. de la Bédollière est revêtu d'un ordre pontifical ; mais on ne le dit pas tout haut, à cause de l'estime qu'inspirent ses chants de pipe et de dessert.
Le Siècle se montre assez importuné de ces commentaires. Il met le plus qu'il peut ses vieux rubans dans sa poche , et M. Havin débadigeonne violemment ceux de ses rédacteurs qui donnent le scandale de se faire enduire d'une couche de distinction. Une autre conduite nous semblerait plus fière.
Au lieu de souffrir qu'on le soupçonne de se laisser attacher aux gouvernements, que ne proclame-t-il bien haut que ce sont au contraire les gouvenements qui s'attachent à lui et qui confessent ainsi l'éclat de ses mérites et le progrès de ses idées ? Dans le fond, ce serait la vérité pure.
Le Siècle est la plus large expression de l'esprit moderne. Généralement l'Europe pense comme lui, parle comme lui, croit comme lui ; elle a son goùt en art, en littérature, en politique ; ses principes en philosophie, sa religion, sa morale, sa méthode; il est bien plus officiel que tous les Moniteurs.
Qu'il dise cela carrément et qu'il étale les marques de sa victoire ; l'abonné n'en sera que plus fidèle, se sentant davantage en sécurité. Car le Français aime à se voir dans l'opposition; mais lorsqu'il peut se persuader qu'il n'y court aucun danger, tout au contraire , alors rien ne manque à son bonheur ; et c'est encore par là que le Siècle est si bien ce qu'il faut. Oh ! que nous ne sommes point de ceux qui contestent le génie de M. Havin!
Nous prendrions volontiers un engagement devant la
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génération future : prêts à prouver que rien de déraisonnable et de pernicieux ne s'est fait en Europe, depuis trente ans et plus, qui n'ait été conseillé par le Siècle , nous offrons de parier que le Siècle ne conseille rien de déraisonnable et de pernicieux que l'Europe ne soit en train de faire et ne fasse d'ici à trente ans.
M. Havin peut laisser décorer ses collaborateurs : ils n'y ont pas moins droit que tous les hommes d'État qui remplissent aujourd'hui les olympes de la terre, y compris les ossuaires et les académies.
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L'HISTOIRE DU MEXIQUE
A VOL D'OISEAU.
23 juillet 1867.
Le Saint-Père a pleuré sur le sort de l'empereur Maximilien, et il a prié pour le repos de son âme. A cette occasion, le Journal des Débats écrit que le Pape lui-même, comme chef de la religion catholique, a causé la ruine, la chute et la mort de l'empereur du Mexique. On sait comment les feuilles libérales établissent cette thèse. Ils ont pour cela des procédés dont le Journal des Débats peut revendiquer l'invention et le perfectionnement. Nul n'y est plus appliqué, plus ancien et n'a davantage les dons particulier de l'apostasie.
L'auteur de l'article dont nous parlons a été catholique 1. Il s'est éloigné graduellement, il a franchi les barrières de l'orthodoxie, et le voilà dans la haine, une haine froide, savante, solide, la haine orgueilleuse de l'esprit.Et, suivant l'usage, cet orgueil n'est pas fier. Pourvu qu'il triomphe, il accepte tout secours. Aucun sophisme ne lui paraît trop misérable, aucun outrage au vrai ne lui semble trop gros.
1 M. John Lemoinne.
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Nous ne voulons pas aujourd'hui discuter le caractère et considérer les fautes de l'infortuné Maximilien. Il faut laisser autour de son front l'auréole d'une noble fin. Elle lui est due. Plus tard viendra le jour de l'impartiale justice. Alors on saura quels conseils ont perdu ce prince, quels conseils aussi pouvaient le sauver, ou du moins l'élever à un degré plus haut entre ceux qui sont morts pour une noble cause, et dont les œuvres ont mérité de ne pas périr entièrement. L'Église, qu'il n'a pas servie comme il le devait, justifiera trop aisément les réprimandes qu'elle a dû lui adresser à l'heure où il semblait maître encore d'affermir sa couronne.
Le Journal des Débats trouve que la plaie du genre humain est l'orthodoxie, que de là vient tout le mal; c'est-à-dire qu'il n'est rien de plus funeste qu'une croyance quelconque à une vérité quelconque. Il trouve également barbares l'empereur de Russie, .Ie Sultan et le Pape, chefs de religion, dit-il, également jaloux de maintenir l'orthodoxie par les mêmes mauvais moyens! Que répondre? Dans le Siècle, ces axiomes ont l'excuse de l'ignorance ; dans le Journal des Débats, sous la plume élégante d'un homme qui a su le Catéchisme et lu quelques nobles livres, ils consternent. On y sent la cécité volontaire, l'obstination dans la haine du vrai.
Et pourtant la nécessité sociale d'une vérité est si évidente, et l'histoire même du Mexique , telle qu'elle s'achève sous les yeux du monde, en fournit une démonstration si palpable, que nous ne résistons pas au désir d appeler sur cet argument les réflexions du Journal des Débats.
Dans les récits de la campagne du Mexique, il est sans
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cesse question de couvents, d'églises et de clochers d'où l'on s'envoie des boulets et des bombes. Le pays a peu de constructions spécialement militaires, et elles sont de date récente.
Ainsi, les principaux édifices du peuple mexicain étaient des monuments religieux, ce qui indique une grande paix, une grande liberté et une prédisposition générale aux belles études.
La misère humaine a envahi ces couvents. Par la faute de la métropole politique, la sève de Rome n'y arrivait plus assez, l'autorité de Rome y était méconnue. La Révolution, née des idées qui gâtent les moines, s'est élevée contre les moines et les a chassés. C'est grande justice, quoique la Révolution ne fasse par elle-même rien justement ; et religieusement, ce n'est pas grand dommage. Les bons, qui ne savaient point se séparer des mauvais, auraient fini par s'en laisser corrompre. En les frappant, la Révolution les sépare. Les morts tombent à la pourriture, les vivants sont guéris et deviendront utiles, d'inutiles qu'ils étaient. Le couvent périt, le moine est sauvé, et sinon le moine, du moins le prêtre.
Le dommage, longtemps irréparable, est pour la société, mais la société elle-même le fait ou le laisse faire. Elle en est venue à ce point d'aberration de préférer la Révolution qui détruit à l'Église qui répare. Il est juste que cette aberration reçoive son châtiment. Le châtiment est la destruction !
Donc, les couvents gâtés ont été vidés et dépouillés, et sont tombés en ruines ou sont devenus des casernes et des prisons. Tel y habite soldat ou geôlier qui s'y fùt trouvé prêtre, et donne ou reçoit la chlague au lieu de
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donner ou recevoir l'absolution ; tel y demeure pécheur et captif, ennemi de Dieu et des hommes, qui n'y fût entré que pénitent pour en sortir bientôt libre, réconcilié avec les hommes et avec Dieu. Mais la Révolution s'arrange de ce changement et en devient plus forte. Elle aime le soldat, le sergent de ville, le geôlier, le bourreau ; elle aime à donner la chlague et même à la recevoir.
Et elle a tant fait, qu'enfin ce peuple mexicain, jadis doux, libre, religieux et lettré, est devenu, du haut jusqu'en bas, un peuple de larrons ignares, corrompu abominablement, volé, pillé, battu, sauvage, digne des chefs dont il a subi le joug. Puis sur ce fumier de séditions, de trahisons et de barbarie s'est élevé Juarez qui, réunissant toutes les qualités de l'espèce et tout son génie, a fini par attirer l'étranger. L'étranger est accouru de fort loin, armé de tous les engins que fournit le progrès des sciences. Jadis quelques moines étaient partis d'Espagne, leur bréviaire sous le bras; ils avaient délivré les habitants de ces contrées des aventuriers qui les pillaient et des dieux qui les dévoraient, et leur avaient donné trois siècles de civilisation patriarcale.
L'étranger, savant et armé, a trouvé un peuple sans accord, sans force, sans patriotisme, qui n'avait pour rempart que l'excès même de sa ruine, et pour soldat sur lequel il pût compter un peu que la fièvrejaune. En d'autres temps la fièvre jaune eût pu suffire ; mais avec la vapeur, qui dévore les distances et avec le système européen, qui jette la chair à la gloire aussi libéralement que le charbon au fourneau, la fièvre jaune devait ètre assez nourrie pour être vaincue.
Les vieux couvents ont rendu au Mexique un dernier
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service ; ils ont été ses forteresses, forteresses toutes matérielles il est vrai, incapables de tenir et contre le canon rayé qui les attaque et contre Juarez qui les défend. Cependant ils ont aidé à sauver l'honneur.... — ce qui en a été sauvé.
Rohan disait à Bourdaloue : « Je n'ai pas besoin qu'on m'enseigne à mourir en honnête homme ; aidez-moi à mourir en chrétien. » Sans ses vieux restes de couvents et d'églises, on peut douter que le Mexique eût réussi à mourir en honnête homme. En chrétien, cela n'est plus fait pour lui, et il en est si loin qu'il ne s'en soucie pas.
0 logique ! la couronne d'Espagne tracasse l'Église et veut expulser Rome du sein des couvents : Rome succombe, l'Espagne est expulsée.
Les moines profitent de la victoire du gouvernement civil sur Rome, et ne reviennent pas à l'obéissance ; les moines sont expulsés.
Les chefs du pays veulent profiter de l'expulsion des moines et mettre la main sur le reste de la propriété ecclésiastique : ils sont expulsés.
Le peuple, enfin, laisse le gouvernement entreprendre d'expulser définitivement l'Église et le Christ : il est expulsé lui-même. On lui apporte un gouvernement d'outre-mer, des libérateurs qui ne connaissent pas sa langue, un roi qu'il ne connaît pas, et il sanctionne tout par le suffrage universel.
Mais le suffrage universel vaut ce que valent ceux qui le donnent et ceux qui le reçoivent, et parmi les présents qu'il peut faire, il ne faut pas compter la durée.
Il y avait un autre suffrage à mériter. Il n'a pas été obtenu, il n'a pas même été désiré, il n'eût pas même été accepté ; on sait la suite. Ça été trop peu pour
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Maximilien d'avoir vaincu les Mexicains, et d'avoir vaincu la fièvre jaune, et ce sera peu pour Juarez d'avoir vaincu Maximilien.
En définitive, dépouillé de la vérité, qui l'avait créé et mis au monde, le Mexique a vécu.
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LA PAIX DE JUAREZ.
28 juillet 1867.
Juarez ne manque pas d'amis dans la presse parisienne. Depuis l'exécution de Maximilien, qu'ils appellent volontiers l' A?-chidue, ces amis de Juarez font courir en faveur du « justicier » toutes sortes de petits propos et d'apologies détournées qui le présentent sous le jour le plus aimable. Il paraît que c'est un homme très-doux dans son fond, très-humain, qui a les goûts les plus simples et toutes les qualités du père de famille. Naturellement ses partisans lui ressemblent, et ses agents surtout sont parfaits. Un homme de cette trempe ne peut déléguer une part quelconque de l'autorité qu'à des gens tout à fait incapables d'en mal user, modérés, doux et équitables comme lui.
Tel est, d'après les journaux, le général Porfirio Diaz, qui vient de prendre possession de Mexico, et tel est aussi le nouveau gouverneur de la ville, Baez. On en donne des preuves. A peine institué, cet excellent Baez a pris des mesures pour assurer le maintien de l'ordre, la sécurité des particuliers, le respect de la loi. Beaucoup de vigilance, mais point de violence. Ordre de fusiller sommairement tout soldat surpris en flagrant
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délit de vol ou de viol. Si bien que l'ordre règne à Mexico.
Seulement, Baez aime la liberté et veut que les Mexicains soient libres. En conséquence, le 21 juin au soir, il a ordonné que tous les couvents fussent évacués le 22 au matin, « en vue de l'abolition des communautés religieuses. » Ce qui fut exécuté. — Et comme il n'y avait guère dans Mexico que des couvents de femmes, un millier de religieuses se trouvèrent immédiatement libres sur le pavé.
Le Figaro, qui rapporte ces faits avec une admiration très-sincère pour Baez, a soin pourtant de taire que les couvent vidés étaient des couvents de femmes. Il s'indigne contre les bruits calomnieux répandus à dessein par les Basiles du parti antinational, et il s'écrie : « Ja« mais restauration fut-elle plus douce ! »
Dans les prisons, le bourreau fait la toilette du condamné ; dans la presse libérale, on fait la toilette du bourreau.
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LE DUC D'AUMALE ET LE COMTE DE PARIS
CHEZ MONTALEMBERT,
30 juillet 1867.
Un correspondant belge du journal l'Époque raconte la visite que LL. AA. le duc d'Aumale et le comte de Paris ont récemment faite à M. le comte de Montalembert, malade au château de Rixensart, en Belgique. La visite a eu lieu le 23 de ce mois. Les princes, attendus à la gare par Mme la comtesse de Montalembert, accompagnée de M. Dechamps, ancien ministre du feu roi Léopold, se sont aussitôt rendus auprès de l'illustre orateur français, et l'entrevue s'est prolongée plusieurs heures.
A la relation du fait, le correspondant belge ajoute quelques commentaires qui révèlent un esprit mesquin et peu au courant des choses dont il parle.
Il signale des traces de variations politiques, là où il ne peut trouver qu'un très-noble hommage, également honorable pour celui qui en a été l'objet et pour ceux qui l'ont rendu. M. le comte de Montalembert n'a jamais été l'ennemi ni le serviteur de la maison d'Orléans. Il ne l'a point combattue par sa parole, il n'a point travaillé à la renverser. Suivant son droit de pair de
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France, et plus encore suivant son devoir de chrétien, il donnait à Louis-Philippe des conseils qu'il eût pu suivre utilement. Ces mêmes conseils il les a donnés à d'autres, qui n'en ont pas davantage profité.
Il ne s'était d'ailleurs aucunement lié à la fortune de la Branche cadette. Lorsqu'elle tomba, il restait pleinement libre de proposer, d'accepter, de servir un autre régime. Il n'insulta point les vaincus, il ne vota point les mesures de proscription qui furent prises contre eux, et auxquelles s'associèrent effrontément plusieurs coryphées de la démocratie qu'on avait vus la veille dans l'intimité des princes. Nous nous souvenons des noms et nous avons vu les visages : ils n'étaient pas beaux en ce moment-là ! M. de Montalembert fit tout le contraire. Il alla une fois, et ceci nous parut trop, jusqu'à regretter publiquement l'opposition qu'il avait si légitimement faite à la politique du roi de 1830. Ces regrets ne le poussèrent point pourtant à rien entreprendre pour restaurer un pouvoir plus épuisé qu'abattu. 11 y avait autre chose à restaurer, ou plutôt à sauver : c'était le bon sens public et l'ordre public.
En y employant toute son éloquence et tout son courage, M. de Montalembert s'abstint de prendre aucun engagement envers le régime plein d'écueils où la France se trouvait engagée. Il le regardait comme transitoire, et ne le dissimula jamais. On ne le compta point parmi ceux qui avaient juré de maintenir la souveraineté du peuple dans la forme que la Constitution de ISl8 prétendait consacrer. C'était assez d'en faire l'expérience ; il la fit loyalement, soutenant avec ses amis les mêmes doctrines qu'il avait soutenues sous LouisPhilippe, prouvant qu'il n'existait point d'autres doc-
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trines de salut. On peut noter des paroles aventurées, des accents que la circonstance exigeait. Toute révolution introduit une langue qu'il faut parler, sous peine de n'ètre pas compris et pas même écouté. Mais la ligne générale, les principes n'ont pas un instant fléchi. Une grande chose et un grand acte, la liberté d'enseignement et la liberté de Rome, — du moins ce qu'on en put obtenir, — furent dues principalement à son éloquence et à la fermeté de ses convictions. Peu de contemporains ont eu le bonheur de rendre à la société un aussi grand service.
Lorsque le régime républicain à son tour tomba, ou pour mieux dire changea, plus par un renversement des hommes que par une transformation des idées, M. de Montalembert y donna les mains. Il ne fut pas le seul. Ajoutons que ce jour-là encore, aucune obligation ne liait sa conscience.
Il serait délicat d'examiner les causes qui ont promptement séparé M. de Montalembert d'un état de choses auquel il ne s'était point opposé et qui ne devait pas sitôt, à notre avis, l'avoir pour adversaire. Nous nous en taisons d'autant plus volontiers que nous crûmes alors ne pas devoir le suivre.
Ce n'est point le moment de rentrer dans ces douloureuses discussions. Mais ce que l'on peut dire et ce que personne n'ignore, excepté le correspondant belge de Y Époqtie, — lequel paraît appartenir à la bourgeoisie démocratique et libre-penseuse la plus inculte, — c'est que le décret sur les biens de la famille d'Orléans fut le point de départ du dissentiment de M. de Montalembert. Il commença alors son mouvement de retour vers des doctrines parlementaires constitutionnelles et libérales,
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suivant nous, excessives. Nous croirions lui faire injure, si nous défendions ici la sincérité de son caractère et la hauteur de son désintéressement.
En quoi donc est-il étonnant que les princes de la maison d'Orléans viennent saluer cet illustre homme de bien? Ils n'ont rien à lui remettre, il n'a rien à leur promettre.
La cruelle maladie de M. de Montalembert est un sujet d'affliction pour la religion et pour les lettres, comme pour ses amis et pour sa famille ; des princes français n'ont pas besoin d'un motif particulier pour lui témoigner une sympathie qui est, Dieu merci, générale. Tout cœur chrétien serait heureux de pouvoir donner cette marque de respect à l'orateur de la liberté de l'Eglise, à l'auteur de l' Histoire des Moines d'Occident. Une telle démarche sied surtout aux princes.
Les princes de notre temps sont sujets à rendre des visites qui leur font moins d'honneur, nous dirons même qui se justifient moins à titre de simple curiosité. Un homme de si grande valeur, l'un des maîtres de l'éloquence, si savant, si parfaitement né pour manier les grandes affaires du monde, et qui néanmoins a si fermement tenu la voie qui l'éloignait des faveurs du trône et des faveurs de la popularité, c'est une rareté du premier ordre dans les principautés, dans les démocraties et jusque dans les empires.
V' 1
FIN DU PREMIER VOLUME.
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TABLE
DTT PREMIER VOLUME
Pages. LE PAPE ET LA DIPLOMATIE 1 "WATERLOO 84 LE FOND DE GtBOTER 116 TRAVAUX SCIENTIFIQUES ET LITTÉRAIRES DU CLERGÉ FRANÇAIS ... 226 LES MISÉRABLES, par M. V. Hugo 277 LB ROI VOLTAIRE 297 Des trois bastonnades que reçut le roi VOLTAIRE. 301 Poétique du roi Voltaire ...... 307 Ce que serait aujourd'hui le roi Voltaire 312 LE GUÊPIER ITALIEN 316 L'ILLUSION LIBÉRALE 352 A PROPOS DE LA GUERRE 423 PIE IX 451 RÉAPPARITION DU JOURNAL L'UNIVERS » 502 L'UNITÉ ET L'UNIFICATION . 507 UN MOT DE LIBRE-PENSEUR . 511 LA MAGISTRATURE DE LA FRANCE » 512 PIE IX ET GARIBALDI DEVANT LE MONDE ... 516 A PROPOS D'UNE CARICATURE 519 ANNONCE D'UNE VIE DE VOLTAIRE 521 LES AFFAIRES DU LUXEMBOURG. — Menaces contre la France.. 524 VAINES ESPÉRANCES DE PAIX. — Les grands hommes du
XIXE siècle. De quoi meurt la société moderne o., ...... 9 529
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LE PRIX DE POÉSIE A L'EXPOSITION UNIVERSELLE 536 ESPÉRANCES DE PAIX. — La Prusse péché de l'Europe. Ce que devrait vouloir la France 543
TROIS MARTYRS EN CORÉE. — Conséquences possibles pour l'Europe.... 547
A PROPOS DE L'ACADÉMIE. — Élection du P. Gratry. M. Henri
de Rochefort. Constitution et mœurs académiques 552 LE Siècle ET LA POLOGNE. — Un sonnet à Voltaire 553 M. GUTTIEREZ DE ESTRADA, 566 DE DIVERSES LOCUTIONS DU Siècle. — L'habitant de Rhetel... 569 GARIBALDI. — Une page de Tacite. Ni Rome ni la mort ... 577 SUR LE SACRE DES ROIS ET LE SACRE DES JOURNALISTES 582 CÉLESTII\I-VOI,TA IIIE 588 AUGUSTE, par M. Beulé, de l'Institut 592 LES ROIS D'EUROPE A PARIS 611 LE Siècle EN ARRÊT DEVANT UNE MADONE 623 ATTENTAT CONTRE L'EMPEREUR DE RUSSIE 627 LK CONGRÈS DE LA PAIX. — Rôle de Joseph Prudhomme.
Rôle du Prêtre 629 A PROPOS DU RÉGICIDE 635 I. — M. de Girardin. M. Ténot, du Siècle 635 IL — Le Tyrannicide. Le livre du jésuite Mariana. Doctrine des Écoles. Doctrine de Suarez 640 M. LÉON PLÉE (*) 652 L'HISTOIRE DU MEXIQUE A VOL D'OISEAU. 655 LA PAIX DE JUAREZ 661 LE DUC D 'AUMALE ET LE COMTE DE PARIS CHEZ MONTALEMBERT.. 663
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FIN DE LA TABLE DU PREMIE^RPLFCMJE. I