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MÉLANGES
RELIGIEUX. HISTORIQUES, POLITIQUES
ET LITTÉRAIRES
V!
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MÉLANGES
RELIGIEUX, HISTORIQUES, POLITIQUES
ET LITTÉRAIRES
PAR
LOUIS VEUILLOT
RÉDACTEUR EN CHEF DE L'UNIVERS
2e SÉRIE
TOME SIXIÈME
PARIS
GAUME FRÈRES ET J. DUPREY, ÉDITEURS
RUE CASSETTE, 4.
1861
- Droits de reproduction et de traduction réservés.
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PRÉFACE
Il y a quatre ans que j'ai commencé ce recueil maintenant terminé. Je ne savais pas qu'il serait si considérable, je ne prévoyais pas qu'il dût être si complet et qu'il contiendrait mon dernier article dans le dernier numéro de l'U- nivers. J'avais imaginé que ma vie, intimement liée à cette œuvre, s'achèverait en y travaillant et que l'œuvre me survivrait. Il y a déjà un an que l'œuvre n'est plus qu'un souvenir. A la vérité, mes collaborateurs et moi nous avons toujours eu comme un pressentiment que notre pauvre Univers périrait de mort violente ; mais, tout en disant cela, nous nous promettions pour lui de longues destinées. Aujourd'hui, en le regrettant, nous trouvons que le plus beau de sa destinée a été sa mort; j'éprouve ce que je n'aurais pas cru possible, une certaine joie de l'avoir enseveli. Durable honneur de ce journal si
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bruyamment et si cruellement contesté tant qu'il a vécu ! Les choses étant devenues ce qu'elles sont, le journal devait périr.
Comme on le verra plus loin par les deux préfaces de la première série de ces Mélanges, j'ai conçu la pensée de remettre au jour mes articles publiés dans Y Uni'vers, pour servir de témoins au journal et à moi-même contre les allégations passionnées de plusieurs adversaires catholiques, qui nous accusaient de compromettre de deux manières la cause de l'Église : la première, en lui attirant par le despotisme de nos doctrines des ennemis que la dureté de notre langage rendait implacables; la seconde, en l'engageant contre la liberté par le soin que nous prenions de l'identifier avec une cause politique purement humaine. Il me sembla que mes articles réfuteraient incontestablement cette double accusation, doublement injuste. Avant que j'eusse achevé de donner mes preuves, Y Univers était supprimé par le gouvernement envers qui l'on prétendait qu'il se montrait complaisant et servile jusqu'à la trahison. Et depuis que Y Univers est supprimé, la polémique ou plutôt l'invective révolutionnaire contre l'Église a pris un caractère peut-être inouï de véhémence et d'iniquité. Les écrivains
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(Failleurs si misérables à qui l'on a laissé cet emploi, ne peuvent se surpasser eux-mêmes qu'en abandonnant la plume pour prendre résolument d'autres armes. Le seul progrès d'une telle manière d'écrire, c'est de lapider.
Dans les rangs où l'on nous donnait, la plupart du temps fort immodérément, des conseils de modération, il y avait des philosophes et des chrétiens, et aussi un tiers parti de chrétiens philosophes dont il a été toujours fort difficile de dire s'ils étaient plus philosophes ou plus chrétiens. Là, du côté des philosophes et des aca- démistes, un grand silence s'est fait. Parmi ces hommes que l'on disait prêts à embrasser le christianisme si nous pouvions cesser de les épouvanter, à peine un seul s'est levé pour défendre l'Eglise attaquée avec tant de fureur. Ceux du tiers parti, non moins réservés, ont paru décidément plus philosophes que chrétiens. Les vrais chrétiens se sont honorés par quelques efforts trop souvent encore affadis des superstitions de l'Esprit moderne. Ou ils ont été dédaignés, ou ils ont vu s'animer contre eux, plus furieuse que contre nous-mêmes, la meute qu'ils nous reprochaient d'irriter. Mon très-cher collaborateur, M. Eugène Veuillot, en a signalé un notable exemple dans le curieux
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écrit qui termine ce volume. Rien ne nous justifie mieux, sous tous les rapports, que le langage et l'aventure de l'illustre adversaire qui avait le plus expressément condamné nos polémiques. Nous avions maintes fois annoncé ce résultat. Si la ligne franche de XUnivers n'était pas tenue, disions-nous, ses adversaires catholiques, sous peine de forfaire, seraient contraints de parler comme lui; et nous qui déserterions le poste, à notre tour nous aurions les honneurs de la charité et les responsabilités du silence. C'est à l'abri du zèle de quelques- uns que d'autres récoltent les bénéfices de la modération. Pour le cas où ce mécompte aurait pu déconcerter un peu ceux qui nous ont succédé à l'avant-garde, nous leur offrons les brèves mais solides considérations qui nous reconfortèrent souvent nous-mêmes et contre eux et contre d'autres. C'est le métier des chrétiens d'exciter la fureur des non-chrétiens; ils ne peuvent autrement faire. Que cette fureur atteigne aux derniers excès, nous ne serons jamais plus insultés qu'aucun de ceux qui dans ce monde ont pris en eux-mêmes la résolution de lutter contre l'erreur. Nous ne serons jamais aussi insultés et diffamés que l'Eglise. On ne trouvera rien qui surpasse les outrages aux-
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quels, dès l'origine, ont été soumis les défenseurs de la sainte et éternelle vérité. Les causes humaines elles-mêmes, dans ce qu'elles ont de bon et de grand, participent à ces reproches, il faudrait dire, à ces hommages. Dans les causes humaines, la victoire en a raison; dans la cause chrétienne, c'est la mort. Peu d'outrages ont suivi l'honnête homme au delà du tombeau. Ce terme est présent à qui lutte pour la vérité; cette attente est déjà une récompense. Et si l'injure passe outre, si l'erreur peut s'assouvir quelques années, quelques siècles encore sur l'ennemi qui n'est plus qu'un cadavre, sur le cadavre qui n'est plus qu'une poussière; si elle peut tromper la postérité et lui léguer ses clameurs, qu'importe ? Celui qui a l'honneur de défendre la vérité la trahira-t-il pour s'épargner une vaine clameur? Il sait que, du lieu où il l'entendra, elle n'aura plus le privilége de blesser son oreille ; le privilége de troubler son cœur, elle ne l'eut jamais.
Un homme de grand mérite entre tous ceux à qui je voudrais simplement suggérer ces belles maximes, me contraint malheureusement à lui en opposer le dédain. J'y ai regret dans la situation où nous sommes, lui et moi. Également vaincus, nous aurions mieux
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à faire que de nous combattre; mais il n'y a rien que la chaleur de ses ressentiments, toujours plus intense à mesure qu'elle se prolonge, ne sache oublier, et il ne tient pas plus compte du présent et de l'avenir que du passé. Je parle de M. le comte de Montalembert. Mes lecteurs ont pu apprécier la cause et les caractères de sa rupture avec 1' tnivers. Un dissentiment lui avait fait oublier des services sans doute réels puisqu'ils ne différaient des siens que par l'éclat dont le journal prenait soin d'entourer l'orateur; ce même dissentiment lui a fait oublier que Y Univers avait péri au service de la liberté de l'Eglise, et les débris de la rédaction ont été forcés de reconnaître en M. de Montalembert un de ces adversaires qui ne désarment pas devant la mort.
Dans l'Introduction de son histoire des Moines cV occident, introduction qui est pres- qu'un livre et presqu'un beau livre, vingt fois il oublie son sujet et quelque chose à mon avis qui devrait lui être présent et plus précieux encore, pour exécuter des charges intempérantes contre ces prétendus adversaires dont il oublie la. dispersion, contre ce journal dont il oublie la fin. A tout propos, hors de tout propos, même au prix des contradictions les moins déguisées,
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il les poursuit de cette éloquence sonore et nl0rdante,-canina facundia, disaient ses chers Romains, — dont l'usage trop fréquent dans le style écrit est une faute de goût particulièrement répréhensible chez un académicien.
M. de Montalembert accuse Y [Tniveî,s, cela va sans dire, d'avoir trahi, d'avoir livré la liberté, d'en avoir fait litière au despotisme, non sans le savoir et dans une innocente imbécillité, mais volontairement, de dessein formé et par doctrine. Il nous appelle des Tard-venus, et ce n'est pas le seul trait de ce genre qui échappe il sa courtoisie : nous en avons lu de pires. De pareilles invectives, dès qu'on les a signalées, sont suffisamment punies, et ces accusations de trahison datées du mois et peut-être du jour de la suppression de l'Univers, sont par cette date même assez réfutées. Je ne me serais pas donné le déplaisir d'en faire mention, si M. de Montalembert n'ajoutait un point sur lequel j'ai à cœur de répondre pour l'honneur de mes collaborateurs, pour le mien, pour l'honneur, j'ose le dire, de tous ceux qui ont donné à 1W Univers jusqu'au dernier jour, un appui si honorable et si puissant.
M. de Montalembert prétend que nous n'avons jamais rien compris au Moyen
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Age, que nous n'y avons vu, aimé, vanté que les maximes et les choses qui semblaient autoriser notre goût pour le despotisme. Je cite :
« On s'est fait un Moyen Age de fantaisie, oit « l'on a placé l'idéal des théories aventureuses « et des passions rétrogrades qui ont fait éclore « les bouleversements et les palinodies de nos « derniers temps. L'école littéraire qui a lancé « un décret de proscription contre les chefs- « d'œuvre de l'antiquité classique, est venue « grossir les rangs de l'école politique qui s'est « retournée avec une confiance éperdue vers la « force comme vers la meilleure alliée de la foi, « qui a placé sous cette garde humiliante la re- « ligion et la société, et qui se fait une joie per- « verse d'écraser sous d'étranges et insupporta- « bles prétentions la conscience et la dignité « humaine. Au mépris de la réalité des faits et n de tous les monuments authentiques du « passé, toutes deux se complaisent à chercher « dans les souvenirs du Moyen Age falsifiés « par leur imagination, des armes contre les « droits de la raison et C aveni*î- de la h- « berté; toutes deux ont fait à la chrétienté « de nos aïeux l'injure de la donner pour « modèle de l'éclat intellectuel et social qu'ils
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« rêvent et qu'ils prêchent au monde (1). » Voilà ce que je ne puis laisser passer. De tous les oublis que M. de Montalembert se permet, celui-ci est le plus blessant pour nous et le plus inconcevable.
J'ai écrit un volume assez gros, en réponse à certaine calomnie d'un académicien, M. Dupin, sur ce que l'on appelle le Droit du Seigneur. Là je prétends avoir montré dans les maximes, lois et coutumes du Moyen Age tout autre chose que la théorie du despotisme, et dans mes propres sentiments tout autre chose que l'amour de la tyrannie. M. le comte de Montalembert a le droit de ne pas lire mes livres, mais s'il ne les lit pas, il perd le droit de juger mes opinions; s'il dit qu'il ne s'occupe pas de mes opinions, qu'il ne s'occupe que du journal, jamais il n'a vu dans le journal rien de contraire à l'opinion que j'exprime ici. Mes collaborateurs comme moi, dans le journal comme dans nos livres, nous avons souvent parlé du Moyen Age, toujours avec sympathie ou pour mieux dire avec amour. Mais qu'y avons-nous aimé et admiré? Deux choses spécialement : en premier lieu, la vigueur profonde et féconde de la foi ; en second lieu, la plus large entente et la plus large
(1) T. 1er, Introduction, pages ccxxxvn et ccx\XnIl.
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pratique de la liberté qu'ait jamais vue le monde. Je défierais bien volontiers M. de Mon- talembert de trouver dans toute la collection de l'Univers pendant vingt ans, un seul article émané de la rédaction ordinaire qui contredise ce que j'affirme là; et je prendrais tout aussi volontiers l'engagement de lui montrer dans cette même collection l'équivalent exact de tout ce qu'il écrit lui-même sur le Moyen Age, sauf, bien entendu, l'éloquence qui lui est propre, et la contradiction qui, par malheur, lui est presque aussi familière que l'éloquence.
Il y a dans M. de Montalembert, dirait La Ro- chefoucault, du je ne sais quoi. Par nature c'est un rédacteur de l'Univers, mais qui mourrait d'envie d'être rédacteur du Journal des Débats.
J'admire qu'un homme de ce talent, de cette sincérité, qui tient si exactement note de ce qu'il entend dire et qui fait souvent preuve d'une mémoire aussi merveilleuse qu'implacable, ait pu tomber dans l'écart de talent, de sincérité et de mémoire que je suis contraint de signaler et de corriger ici. Il s'enfonce dans cette iniquité, il s'y attarde avec une recherche puérile de courroux et d'injure. Lui qui a si durement expérimenté tout ce que l'effronterie des journalistes vulgaires sait objecter contre les faits les
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plus positifs et contre les raisonnements les plus droits, il ne dédaigne pas de nous imputer à crime d'avoir provoqué des accidents de ce genre! Un jour, en 1854, quelque fanatique de la rédaction du Journal des Débats (on peut soupçonner M. Alloury) s'est avisé d'écrire que l'abominable Moyeti Age était la honte de la civilisation et le déshonneur de t esprit humain. Aux yeux de M. de Montalembert, c'est un grand malheur pour l'Eglise que le Journal des Débats ait dit cela, et c'est notre faute, s'il l'a dit; les Tard-venus de la renaissance catholique ont jutifié ce dangereux excès par leur étrange prétention « de présenter le Moyen Age comme « une époque où l'Eglise fut toujours victo- « rieuse, toujours protégée; comme une terre « promise inondée de lait et de miel, gouver- « née par des rois et des nobles pieusement « agenouillés devant des prêtres, et peuplée « d'une foule béate, silencieuse et docile, tran- « quillement étendue sous la houlette de ses « pasteurs, à l'ombre de la double autorité du « trône et de l'autel inviolablement respectée. » Tout le chapitre d'où je tire ce passage est plein de semblables traits de caricature, assez déplacés dans un noble in-octavo consacré à l'histoire de l'Ordre monastique. JI. de Montalembert
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termine en jurant aux Tard-venus admirateurs et créateurs du faux Moyeu Age, qu'ils ont beau faire, que le Moyen Age ne renaîtra pas, que leur frénésie ne le ranimera pas. Et puisse cette assurance si consolante pour M. Alloury, du Journal des Débats, et M. la Bédollière, du Siècle, les tirer à jamais d'un souci qu'ils ont souvent manifesté! Car ces deux publicistes et beaucoup de leurs confrères ne cessent de crier que les catholiques, M. deMonlalembert comme lesautres, veulent replonger le genre humain dans les ténèbres épaisses du Moyen Age, éclairées seulement par les bûchers de l'Inquisition. J'ai eu plus d'une fois à défendre M. de Montalembert, directement accusé de nourrir ce criminel projet.
Par une rencontre heureuse, le présent volume, sans pousser plus loin les recherches, con- tienttout ce qu'il faut pour obliger M. de Montalembert lui-même d'avouer qu'il s'est conlplètement trompé sur la manière dont les Tard- venus de l'Univers comprenaient le Moyen Age. Dans le travail intitulé De quelques erreurs sur la papauté, de la page 65 à la page 125, on trouvera un article écrit en 1853, bien avant le livre de M. de Montalembert, et adressé précisément au Journal des Débats. J'y expose, brièveinent mais très-clairement, notre opinion sur
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le Moyen Age; je dis quel est, suivant nous, le vrai caractère de cette grande époque et pourquoi nous l'aimons. Quiconque voudra comparer cet article et le chapitre de M. de Monta- lembert ne trouvera pas dans l'un une seule idée qui ne soit la même dans l'autre, toujours en exceptant les contradictions suggérées par le besoin malheureux de ne pas paraître indigne d'écrire dans le Journal des Débats. M. de Mon- talembert, s'il prend la peine de faire cette comparaison, sera stupéfait de voir que l' Univers ne songeait pas plus que lui à reconstruire le Moyen Age, n'en cachait pas plus que lui les défectuosités. « Si l'on se contentait de dire que le Moyen « Age, ni matériellement, ni politiquement, ni « moralement, n'offrit la perfection de l'état « social, vraiment nous ne disputerions pas. « Il y avait alors des riches inhumains et avares, « des pauvres brutaux et indociles, d'ignares « savants, de sots philosophes, quantité d'inep- « tes écrivains. Il en résultait de fausses opi- « nions, de mauvaises mœurs, des troubles, (f des crimes. C'est ce que l'on n'a pas cessé de ce voir dans les sociétés policées; les mêmes « causes y produiront toujours les mêmes mi- « sères. A la vérité, nous jouissons de plusieurs « avantages que le Moyen Age ne connut point.
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« Peut-être en eut-il aussi que nous ne con- « naissons plus. Nous avons le gaz, la vapeur, «les théâtres ; nos divertissements sont plus « nombreux, il a fallu que notre police se per« fectionnât. Ce progrès, le Moyen Age l'aurait « pu faire. Les gens qui ont bâti les cathé- « drales, goûté le Dante, découvert l'Amérique, a inventé l'imprimerie, auraient fini par savoir « paver les villes et seraient parvenus à orga- « niser la police, du moins suivant leurs be- « soins. M. de Sacy l'accordera bien. Il accor- « dera encore que ces merveilles n'assurent « pas le salut du monde. Avec toutes ces mer- « veilles nous somines au bord de la guerre « sociale : petite misère de la civilisation, égale « à quelques-unes des grandes misères de la « barbarie. » Ce sont, je crois, les pensées de l'illustre historien dis Moines d'occident. Il n'y a de plus chez lui que l'accent trop prononcé de son amour pour les perfections et les perfectionnements de cette civilisation moderne, qui, entre autres destructions, a détruit les monastères, et autant qu'elle l'a pu, les moines. Là nous contestons sur beaucoup de points où M. de Montalembert, tout en contestant comme nous, se soumet. En bonne foi, nous ne pouvons pas être anathèmes par ce seul motif que Fox-
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trême orgueil de la civilisation moderne nous semble parfois fort mal justifié. C'est d'ailleurs un tort que M. de Montalembert ne se donne guère moins que nous; car il a beau faire, l'esprit de l'Univers est en lui.
Pour revenir à mon article sur le Moyen Age, je ne sais vraiment ce qui pourrait déplaire à M. de Montalembert dans la conclusion que voici: « Nous conjurons M. de Sacy de com- « prendre que nous n'avons aucun mauvais « dessein contre lui lorsque nous désirons, non (C pas, comme il Iii i plaît de le dire, la reconstitu« tion du Moyen Age, mais un renouvellement de « cet esprit du illoyen Age qui mettait les peuples « dans les mains des saint Bernard et des saint « Louis, au lieu de les pousser fatalement vers « des guides d'une autre espèce, que M. de Sacy « connaît comme nous, et contre lesquels il se « défendra mal lorsque leur jour, que l'on hâte « trop, sera enfin venu. »
Telle était donc notre vue du Moyen Age, et comme nous n'avions pas l'habitude de changer de pensée tous les jours, ce que l'on vient de m'entendre dire une fois, on peut être certain que nous l'avons tous et sans cesse répété. Nous l'avons redit pour notre compte, nous l'avons aussi redit maintes fois pour défendre la parole
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de M. de Montalembert contestée et falsifiée par ceux qu'il appuie aujourd'hui contre nous; car bien que tard venus, comme il dit, nous sommes venus à temps néanmoins pour lui donner longue et fraternelle assistance à l'époque de ses plus généreux combats.
Nous désirions donc un renouvellement de cet esprit du Moyen Age qui, au lieu de laisser les peuples sous la conduite des Saint-Simon, Fourier, Cabet, Proudhon, Garibaldi, Mazzini et autres sectaires, les entraînerait sur les pas des docteurs et des saints de Notre-Seigneur. M. le comte de Montalembert ne désire sans doute rien de plus, mais que désire-t-il et que peut-il désirer de moins ? Cependant, il nous raille, nous excommunie, et choisit le moment où nous succombons dans la lutte pour nous faire cette application de l'Ecriture Sainte : J/UJru9 erat inter lue et eos ; car, ajoute-t-il, ce texte ne lui suffisant pas, « car il y a des temps « où il faut savoir se séparer, avec la tristesse « et la résolution du patriarche, quand il di- « sait à son plus proche parent : Ecce universu « terra coram te est : l'eeede a ine, obsecro : si rul « sinistram ieris, ego dexteram tenebo : si tu « dexteram elegeris, ego ad sinistrampergara.» On m'a souvent reproché la rigueur avec la-
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quelle j'ai manifesté mes dissentiments, et je dois dire que ces reproches ont rarement inquiété ma conscience ; mais j'avoue que je suis content de n'avoir jamais rien dit de tel à aucun fils de mon père (1).
Quant au thème général de la dispute entre catholiques sur les questions de constitution et de gouvernement, il est trop souvent expliqué dans ce recueil pour que j'y touche ici. Qu'une seule observation me soit permise. A l'occasion de la réimpression des six volumes de la première série, qui se fait en ce moment, j'ai pu relire, loin du bruit, hélas ! et complètement à l'écart du champ de bataille, tout mon travail de dix-huit ans. Je n'ai rien trouvé à effacer, même lorsque je me suis trompé, et j'ai trouvé fort peu de chose à expliquer. J'ai pu me rendre à moi-
(1) M. de Montalembert, parlant toujours de ces mêmes Tard-venus qu'il ne nomme pas, du moins tous (il nomme Donoso Cortès), mais qu'il désigne assez, ajoute qu'il « a le droit de constater qu'il n'est pas et n'a « jamais été dans leur camp, qu'il ne suit pas la même voie ni ne porte « le même drapeau. » Je ne crois pas que M. de Montalembert ait tout à fait le droit qu'il s'attribue. Pour ma part, je suis assuré de l'avoir vu dans les rangs de « l'école littéraire qui a lancé un décret de proscription contre les « chefs-d'œuvre de l'antiquité classique, » et je le trouvais même exagéré. .le me souviens aussi de l'avoir vu dans la Commission consultative nommée par les décrets du mois de décembre (851, et pour lui c'était un poste avancé de « l'école politique qui s'est retournée avec une confiance éperdue vers la force, comme vers la meilleure alliée de la foi. » Je reproduis son langage sans en accepter la rigueur. L'école littéraire ne songeait pas à décréter la proscription des chefs-d'œuvre classiques, et l'école po- litique n'avait pas une confiance, éperdue; mais M. de Montalembert est sonore.
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même témoignage de mon entière sincérité ; je n'ai eu honte de rien de ce que j'ai dit, et enfin il m'a semblé que je pourrais intituler tout ce vaste travail : Recherches sur f accord de la religion et de la liberté.
J'ai voulu de tout mon cœur et de tout mon cœur j'ai cherché la liberté. Elle a été mon but sous tous les régimes ; sous tous les régimes je me suis convaincu qu'elle était possible, conlpatible avec les intérêts de la religion qui sont les vrais intérêts de la liberté et de la société; mais sous tous les régimes je me suis convaincu qu'il n'y a de vrais libéraux que les vrais catho- liq ues. La Révolution a suscité dans le monde et dans tous les pays du monde une race déplo- rablement ignorante dont la tête perverse ne veut pas de la liberté, parce qu'elle ne veut pas de la religion. Cette race, je l'avais vue à l'œuvre sous Louis-Philippe, et les six premiers volumes de ces Mélanges ne sont que les annales de ses trahisons et de ses méfaits. C'est pourquoi j'ai trouvé bon qu'elle eût un maître. J ai espéré que ce maître, ramenant la liberté révolutionnaire dans les digues d'où elle tend à s'échapper continuellement pour submerger et ruiner tout ce qui l'entoure, l'obligerait à respecter la religion et à la recevoir au moins dans
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l'égalité de la vie civile, seul moyen de fonder la vraie liberté. Car toutes les libertés sont contenues en germe dans la liberté de l'Eglise; et là où l'Eglise n'est pas libre, il n'y a de liberté que contre elle et c'est la prochaine destruction de toute liberté.
Ce qui a suivi, je n'ai pas besoin de l'expliquer ni de m'en justifier. L'histoire en est écrite jour par jour, jusqu'au moment où ma plume, jusqu'au dernier moment fidèle, a été brisée dans mes mains, à la satisfaction fort peu déguisée de la presse libérale. Et quand le coup est arrivé, j'aurais pu, comme Hamlet, m'é- crier : « 0 mouvements prophétiques de mon cœur! » Dès 1852, parmi les éventualités diverses que l'on pouvait prévoir, nous avons aussi entrevu celle-là; je l'ai marquée. Elle eût été dès lors une certitude, que notre ligne de conduite n'en eût pas été sensiblement changée. A quoi bon irriter par des défiances injurieuses et par une hostilité sans motif, un pouvoir qui pouvait dès lors ce qu'il peut aujourd'hui ? Assurés que nul événement ne ferait fléchir en nous la conscience, nous trouvions juste de reconnaître le bien, sage de l'espérer, politique et digne de conserver le droit de dire à ceux qui se tourneraient contre les catholiques :
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Quel mal vous ont-ils fait, et que leur reprochez-vous?
Si l'on objecte que nous avons échoué, que notre défaite est entière, ici je ne conteste point. En vérité, nous sommes vaincus. Nos espérances sont trompées, nos doctrines sont rejetées; nous n'avons pas combattu une idée fausse qui ne paraisse en plein règne, ni démasqué un sectaire, sifflé un sot, bafoué un scribe qui ne tienne aujourd'hui le haut du pavé et n'ait le pied sur notre cou. Exspectavimuspacem, et non erat bonum ; tempvs medelœ et ecce formido. Dieu l'a voulu ainsi pour des raisons qui nous paraissent très-justes, mais qui ne retirent rien de leur valeur aux vérités que nous avons soutenues contre toute force hostile, y compris celle de la popularité. Ces vérités restent entières dans nos âmes, et là nous ne sommes ni battus, ni vaincus, ni troublés. Vaincus comme François Il à Gaëte, comme Pie IX à Rome, avant de perdre l'espérance nous avons encore à perdre la vie.
Je ne saurais terminer ce dernier adieu à une œuvre que j'ai tant aimée et tant respectée sans exprimer publiquement mon affection pour les hommes avec qui j'ai eu l'honneur et le bonheur de travailler durant
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un si long espace de ma vie. Que mon frère M. Eugène Veuillot, et mes autres frères MM. Du Lac, Aubineau et Coquille, qui formaient avec moi l'ancien noyau de la rédaction de Y Univers, reçoivent ce tribut de mon cœur. Je n'excepte pas ceux qui étaient plus récents, ils n'ont pas été moins fidèles ni moins dévoués; mais avec ceux que je nomme j'ai vu les mauvais jours. Nous avons soutenu ensemble le poids de la gêne, l'effort des inimitiés et des calomnies. Nous nous tenions comme les doigts de la main. Il n'y eut jamais entre nous aucune division et pas même le moindre heurt. Telle était la conformité parfaite de nos sentiments que nous aurions toujours pu, à quelque distance que nous fussions les uns des autres, sans nous consulter, écrire le même article sur le même événement. L'expression aurait différé, la pensée eût été identique. Dans quelques occasions graves qui se sont présentées et qui, menaçant l'existence du journal, menaçaient la situation personnelle de chacun des rédacteurs, tous, avec le même désintéressement, ont spontanément embrassé le parti qu'exigeait l'honneur de la cause. Aucun n'a jamais songé à lui-même ni conçu seulement la pensée de se faire une place ou
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un nom. Défendre la vérité catholique dans Y Univers jusqu'au dernier souffle, n'être jamais autre chose qu'un rédacteur de YUnivers, c'était la suprême ambition de chacun.
Placé à la tête de cette élite, j'ai profité du mérite de tous, et mon nom, entouré de plus de félicitations et d'injures, a reçu une sorte de notoriété qui leur était due. Ce n'est point moi qui faisais la force de Y Uniters, c'était nous. Si mes collaborateurs recueillent leurs articles, comme je le désire, alors il se fera un partage plus équitable et l'on saura ce que valait la rédaction de l'Univers.
Pour moi, je ne remercierai jamais assez la Providence qui a voulu que j'eusse un tel secours et un travail si heureux en même temps que si glorieux. J'ai vécu là vingt ans dans un milieu de foi, d'honneur et d'amitié, dont je ne puis comparer les douceurs qu'au charme de cette vie du cloître dont M. de Montalembert nous fait un tableau à la fois si parfait et si gâté. J'ai connu mon bonheur, je l'ai goûté, et si j'étais mort au sein de cette joie maintenant évanouie, j'aurais pu craindre que Dieu ne m'eût donné ma récompense ici-bas.
PARIS, 29 décembre 18GO.
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Je crois devoir reproduire ici les deux préfaces de la première série que l'on réimprime en ce moment. Avec la préface que l'on vient de lire, elles forment le résumé qui peut être nécessaire pour aider les appréciations du lecteur sur l'ensemble de cette vaste publication.
PRÉFACE
DU TOME tel DE LA 1" SÉRIE (i re ÉDITION).
Les événements éclatent au milieu des hommes qui poursuivent un même but, et les divisent. Pour les uns, le but est atteint ; pour les autres, il est reculé. Les uns se retirent, les autres persévèrent. L'infirmité humaine travaille encore ces persévérants. Les vues sont identiques, les plans diffèrent. On discute; rien de plus simple. Mais la discussion, lorsqu'elle est publique, dégénère prompte- ment en contradiction, et la contradiction aigrit.
Des hommes animés de la généreuse pensée de servir la liberté de l'Église, ont eu ce malheur, peut-être inévitable au temps où nous sommes. Divisés par les événements, ils ont discuté, ils se sont aigris. La discussion tombée en contradiction a produit l'incertitude. On ne sait plus quels sont les points exacts du dissentiment, d'où chacun est parti, ce que chacun propose.
La division est regrettable ; l'incertitude qui en résulte serait funeste. Là se dissoudrait ce que l'on ajustement appelé le parti catholique ; c'est-à-dire ce noyau de chrétiens
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zélés, qui, plaçant au-dessus de tout l'intérêt religieux, veulent former une milice civile au service de l'Église, et, par l'ensemble de leurs efforts, procurer sa liberté, son accroissement et son triomphe.
En dehors des œuvres ordinaires de foi et de piété, y a-t-il encore une marche commune, une ligne politique à suivre? quels sont les adversaires, quels sont les alliés du moment?
Deux écoles controversent avec chaleur ces diverses questions.
L'une propose une sorte d'hostilité mal définie contre l'ordre de choses actuel, et une espèce d'alliance ambiguë avec les nuances modérées de l'esprit philosophique et parlementaire. L'autre, croyant rester dans la tradition du parti catholique, acceptant les faits, refuse de pactiser avec des doctrines qui lui paraissent également dangereuses en politique et en religion.
Le dissentiment paraît léger; au fond, il est immense. D'une part, en effet, on adopte le symbole de 1789, et, tout en se flattant de le ramener au Christianisme, on est involontairement entrainé à en adopter les conséquences les plus anti-chrétiennes. De l'autre, on rejette ce prétendu évangile qui substitue à la vérité religieuse et politique les incertaines conceptions et le mobile gouvernement de la raison humaine.
Les uns croient que la Société peut faire son chemin vers Dieu, dans les voies que la Révolution a ouvertes ; les autres disent que ces voies mènent aux abîmes, que le Christianisme s'y affaiblira, que cet affaiblissement du Christianisme sera la ruine de la liberté et bientôt de la Société.
Des hommes éminents appartiennent à la première école. A leur tête, nous voyons M. de Montalembert, qui a donné le signal du débat dans son écrit sur les intérêts catholiques au dix-neuvième siècle. Avec la rédaction de l'U- nivers, j'appartiens à l'autre, moins brillante par les noms de ses disciples actuels, plus forte parle nombre, par l'autorité de ses ancêtres et de ses patrons.
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Les idées de M. le comte de Montalembert ont pour organe le Correspondant. Des écrivains habiles, entre lesquels il suffit de nommer MM. Foisset, Albert de Broglie, le comte de Falloux, se plaçant chacun à un point de vue particulier, ont dit tout ce qui se peut dire, soit pour l'alliance des catholiques avec les parlementaires et les philosophes, soit contre les idées et même contre les sentiments des catholiques à qui cette alliance n'agrée pas. M. de Falloux a donné toute l'extension possible à ce côté personnel : il a dressé un véritable acte d'accusation où les lois de la polémique ne paraissent plus assez observées.
J'ai eu souvent l'honneur périlleux de répondre à tant d'adversaires habiles et éloquents, d'exposer les doctrines de l'ancien parti catholique, de combattre les idées et les plans contraires, de rétablir les faits mal présentés par l'inadvertance, ou défigurés par la passion.
Je rassemble ici ces réponses ; elles forment une démonstration qui pourra n'être pas sans utilité (1).
Tout au moins, elles justifieront une oeuvre catholique attaquée avec une étrange ardeur, mais en même temps défendue de si haut, qu'elle doit à ses protecteurs, plus encore qu'à ses ennemis, de se faire connaître telle qu'elle est.
Dans la polémique, le journaliste n'a pas autant d'avantage que l'on croit. Il répond immédiatement, il peut toujours répondre. Mais ces réponses, ou plutôt ces réparties, nécessairement précipitées et abrégées, ne traitant jamais qu'un seul point à la fois, écrites et lues par fragments, disparaissent aussi vite qu'elles arrivent. L'adversaire peut n'en pas tenir compte le lendemain ; contre les interprétations fausses, le journal provoque en vain une vérification impossible pour la presque totalité de ses propres lecteurs. La feuille ne reste pas comme le livre ; on ne relit pas
(t) Le premier volume des Mélanges était formé d'articles pris à diverses époques sous le titre général de Questions controverse'es entre les catholiques. Dans la réimpression de la première série, ces questions sont replacées à leur date.
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quinze ou vingt articles éparpillés dans une collection, comme on relirait quinze ou vingt chapitres d'un même ouvrage.
Ce livre auquel, personnellement accusé, j'ai senti trop souvent le besoin de renvoyer mes accusateurs et mes juges, le voici. Je donne les pages qui le composent telles que je les ai improvisées pour une publicité éphémère, sans prévoir qu'elles dussent revivre jamais. Bien volontiers je les aurais laissées dans leur sépulcre. Si quelques-unes en avaient dû sortir, j'aurais souhaité d'y effacer ce qui pouvait se ressentir trop de l'impression du combat. Mais il faut qu'elles fassent entin tomber un reproche dont la persistance m'indigne, surtout de la part des catholiques : je veux qu'on y voie si véritablement j'ai le tort de donner à la discussion le ton de la violence et de l'injure.
Je prétends, pour mon compte, n'avoir point refusé à mes adversaires les égards qui pouvaient leur être dus, et c'est ce que je ne dirais pas de la manière dont ils m'ont eux-mêmes traité. Je parle ici des catholiques. Quant aux autres, je ne leur dois que la justice et je ne leur demande rien.
Parmi les catholiques, je n'ai attaqué personne; je ne me suis pas toujours défendu. Sans doute, quand je l'ai trouvé légitime ou nécessaire, j'ai pris la parole. J'ai fait alors des réponses directes à des questions qui parfois ne l'étaient pas; mais j'ai ménagé les personnes, les caractères, les intentions. Je me suis gardé de supposer à ceux que je combattais des idées qu'ils n'avaient point, de chercher, par un abus détestable, à leur faire dire ce qu'ils ne disaient pas ; j'ai haï ces pratiques louches, ces basses ressources de l'allusion, au moyen desquelles on s'efforce de glisser dans l'esprit du lecteur des impressions qu'il repousserait si elles osaient se présenter directement. J'ai à me plaindre de tout cela, et trop à m'en plaindre pour risquer d'avoir jamais à m'en accuser.
Improviser, sur la question posée, au premier saut de la pensée et de l'émotion, au milieu du courant, c'est faire la
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partie belle à ceux qui peuvent se taire, disposer leur thème, peser leurs expressions, choisir leur jour. Lorsqu'il leur plaît d'ouvrir la bouche, rien ne les empêche d'affirmer qu'ils n'ont erré ni dans la pensée ni dans la parole, et de soutenir, s'ils le croient, qu'ils ont prédit tout ce qu'ils n'ont pas dit. Mes adversaires possèdent ces avantages sur moi, et ils en usent parfois avec un talent cruel. Néanmoins, on trouvera, je l'espère, que l'improvisation ne m'a pas trop trahi, parce que moi-même je n'ai pas voulu trahir la justice et la vérité. En dehors de toutes les considérations accessoires, j'ai tendu de toute mon âme à ce que je trouvais juste, j'ai proclamé de toute ma force ce que je croyais vrai. J'ai désiré ardemment me désintéresser dans ces luttes et n'y pas plus chercher un contentement d'amour-propre que je n'y voulais de profits matériels. J'écris pour défendre une vérité, non pas pour renverser un antagoniste. Les doctrines que je soutiens ont des adversaires, moi je n'en ai pas; du moins je n'en accepte pas. Dans les choses de la vie, je ne suis sur le chemin de personne, et personne n'est sur mon chemin.
S'il m'est permis de parler de mes sentiments privés, après avoir reçu de ce côté-là des offenses imprévues, je ne poursuis en ce monde aucun intérêt de ce monde. Je ne suis rien, je ne prétends à rien, je n'ai rien, je ne veux rien. Je n'appartiens à aucun parti, je ne me fais d'illusion sur aucun, je ne caresse aucune chimère ; je ne suis lié, sauf envers l'Église, par aucune reconnaissance et par aucune affection. L'Église est ma Mère et ma Reine. C'est à elle que je dois tout, lui devant la connaissance de la vérité; c'est elle que j'aime, c'est par elle que je crois, d'elle seule j'espère tout ce que je veux espérer : homme, la miséricorde divine ; citoyen, le salut de la patrie.
Il y a seize ans, lorsque plein encore des ardeurs de la jeunesse, l'esprit chargé de projets de livres comme l'arbre est chargé de fleurs au printemps, j'entrai dans ce travail sans repos du journalisme, je crus bien offrir à Dieu un
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sacrifice méritoire, en abandonnant tous ces beaux projets et cette joie de m'essayer à donner une réalité aux rêves de mon imagination. Aujourd'hui, si je n'avais pas un journal où la pensée catholique peut se proclamer à l'aise sans qu'aucune pensée rivale ni aucune considération humaine en ose supprimer l'expression, je ne voudrais pas, je ne saurais pas écrire. S'il ne m'était pas permis de défendre la cause catholique, je rougirais presque de défendre une autre cause. Politique, philosophie, littérature, qu'est-ce que tout cela, séparé de l'Église ? Qu'est-ce que tout cela devant Dieu et même devant les hommes? A quoi bon contredire un politique, réfuter un philosophe, combattre un écrivain ? Je ne vois plus rien qui mérite la peine que l'on y prend et qui commande ou excuse celle que l'on y fait. Aucune cause ne paraît plus assez digne par elle-même d'être servie. Les hommes font douter de tout ce qui semble grand et utile. Pour moi, j'ai défendu toute ma vie la monarchie, l'aristocratie, la propriété: j'ai vu peu de rois, peu de grands, peu de propriétaires ! J'ai défendu l'ordre : j'ai vu peu d'hommes qui en connussent les conditions et qui en eussent le goût ! J'ai étudié de près et longtemps les pontifes, les docteurs et les soldats de la religion, de l'ordre public : ce que j'adore, ils le blasphèment; ce qu'ils adorent, ou je n'en fais nul cas, ou je ne l'apprécie pas comme eux.
Mais j'aime l'Église, et l'Église aime ces institutions qui sontla charpente sociale et les moyens qui lui permettent de travailler au salut des âmes. Voilà par où je suis conservateur, et pourquoi, suivant mes forces, je prends part au combat des idées. C'est assez pour que mon zèle ne se ralentisse pas; c'est assez pour que je me préserve en même temps de toute passion contre mes contradicteurs, principalement contre ceux qui croient comme moi et qui prientavec moi, quelles que soient les opinions qui nous divisent. Il y aurait folie à s'engager dans ces luttes laborieuses, ingrates au point de vue humain, pour satisfaire une passion que Dieu condamne et arriver par le chemin de la haine au
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tribunal de celui qui nous a donné sa règle et sa loi dans ce seul mot : Tu aimeras.
Si donc les catholiques que j'ai combattus m'attribuent des sentiments contraires à la charité, ils se trompent. En relisant ces polémiques ils reconnaîtront leur erreur. Les formes et les arguments dont ils se sont blessés leur paraîtront aujourd'hui n'avoir rien de blessant; s'ils veulent interroger leurs souvenirs, ils avoueront que j'ai supporté davantage.
J'ai été accusé récemment d'erreur grave en matière de doctrine (1). Ces accusations n'ontpas paru fondées. Néanmoins il suffit qu'on les élève pour que je déclare des sentiments qui, j'ose le croire, ressortent clairement de tout ce que j'ai écrit. Je suis l'enfant humble et soumis de la sainte Église. Je crois ce qu'elle croit, comme elle le croit. Je désavoue, condamne et réprouve tout ce qui dans mes paroles peut n'être pas rigoureusement conforme à ses divins enseignements. Je corrigerai avec joie tout ce qu'elle m'ordonnera de corriger. Je ferai avec joie et amour toutes les rétractations qu'elle me dictera. J'ai parlé parce que j'ol* cru; il me sera tout aussi facile et plus doux de me taire, parce que je crois.
(1) Par MM. les abbés Sisson et Cognât, dans Y Ami de la religion. Ces accusations sont tombées devant les attestations contraires d'un grand nombre d'évêques et de théologiens. Voyez t. III de la 2e série aux Pièces justificatives.
DouH-LA-FoKTAtNE, 12 septembre 1856.
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PRÉFACE
DU TOME II DE LA ire SÉRIE (lre ÉDITION).
En relisant pour la première fois, après douze et quinze ans, ces pages choisies à la hâle entre un grand nombre d'autres, j'ai plus d'une fois pensé que j'aurais mieux fait de les laisser dans l'oubli. J'espère que l'on voudra bien comprendre et excuser les préoccupations auxquelles j'ai cédé. J'étais sous le coup des accusations les plus violentes et les plus perfides contre tout le passé du journal. Après quinze années de travail quotidien pour la défense des intérêts catholiques, sans avoir jamais songé à aucun intérêt, je m'entendais reprocher non pas des erreurs, mais des monstruosités, non pas d'avoir mal servi la cause catholique, mais de l'avoir déshonorée. On prétendait élever ces cruels reproches au nom même de l'Église, et, qui plus est, les confirmer par des preuves irrécusables.
La manière dont ces preuves étaient faites, je n'en veux pas parler (1); mais une pareille agression venant me surprendre lorsque je préparais la collection de mes articles, devait naturellement m'incliner à multiplier les preuves contraires. J'avais l'embarras du choix. Suivant l'usage, j'ai préféré l'inconvénient de trop retenir à celui de trop élaguer.
La période embrassée dans ce volume (2) est d'ailleurs intéressante pour les catholiques. C'est le commencement
(1) Il s'agit de l'écrit de M. l'abbé Cognât. (V. cette 20 série, t. 111, p. 389.)
(2) Le tome Ier de la ire série, nouvelle édition.
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et le moment animé de la lutte contre l'Université pour la liberté de l'enseignement, contre le gouvernement de Louis-Philippe et contre le libéralisme pour la liberté de l'Église. Depuis 1848, et surtout depuis 1852, d'illustres catholiques célèbrent volontiers l'esprit large et libéral du gouvernement de juillet. La vérité est que nous avions sincèrement entrepris, nous autres catholiques, de rendre ce gouvernement aussi libéral que nous l'étions nous-mêmes, et naïvement espéré d'y réussir. On verra quelles maximes répondaient à nos doctrines, quels actes encourageaient notre bonne volonté. Tout cela est maintenant trop effacé. Je crois utile d'en raviver le souvenir.
La ligne de l' Univers, les pensées qu'il exprimait étaient celles de tout le parti catholique. Il n'y avait point de dissidences sérieuses parmi nous. Nous acceptions la dynastie, nous voulions nous arranger de la Charte à nos risques et périls. Aucune autre opinion, peut-être, n'a cru et n'a tenu à la Charte aussi énergiquement. Mais le gouvernement et surtout le libéralisme ne voyaient dans la Charte, comme dans tout ce qu'on appelle principes et institutions de 89, rien autre chose qu'un instrument anti-religieux, par conséquent anti-social.
Cette malveillance systématique explique la vivacité et, si l'on veut, la dureté de certaines polémiques. J'avoue le fait, je ne m'en excuse ni ne m'en accuse. Les esprits étaient animés, la presse était libre, je venais de quitter des rangs où l'on parlait à son aise, et enfin il y a de cela quinze ans. Jeune et nouvellement converti, je ne comprenais pas que je dusse défendre mes convictions religieuses moins hardiment que je n'avais naguère exprimé mes opinions politiques. J'en suis encore là, je le confesse. Le progrès que j'ai pu faire à cet égard est uniquement un progrès littéraire, et j'espère bien n'en faire jamais d'autres. Il est plus chrétien de bannir les paroles violentes, et même on y gagne de parler mieux français; mais il ne serait ni chrétien ni français de ne pas dire ce que l'on a dans l'âme. L'abus des précautions oratoires avilirait des
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sentiments qu'il est légitime et glorieux d'éprouver. Si in- certam vocem det tuba, quis parabit se ad bellum (1)?
Il faut savoir d'ailleurs ce que l'on nous disait, quels outrages contre nos évêques, contre l'Église, contre le Christianisme lui-même, provoquaient gratuitement et sans relâche notre indignation. Aucun évêque n'a élevé la voix sans être accablé d'avanies ; aucun catholique n'a écrit, n'a proclamé ses principes sans soulever des tempêtes d'injures, sans être signalé dans tous les journaux et à toutes les tribunes comme un ennemi de la Religion qui lui nuisait, qui la compromettait, qui la déshonorait. Plusieurs applaudissent aujourd'hui à ces sortes d'accusations portées contre l'Univers, qui les ont vues jadis s'élever contre eux-mêmes. Aussi, les violences si célèbres de l'Univers ne paraissaient pas alors excessives comme aujourd'hui, qu'il n'en a plus. La plupart de ceux qui les blâment, les ont tolérées ou même applaudies; je crois que la plupart de ceux qui les reiiront s'étonneront du bruit qu'on en fait et me pardonneront de n'éprouver aucun repentir.
Je ne parlerais pas de la sorte si l'Univers s'était permis contre un adversaire, même impie, la moindre partie des iniquités et des injures que certains catholiques ravisés emploient ou exploitent contre l'Univers. Si j'avaisfait cela, j'espère que j'aurais le courage de demander pardon.
On verra dans ces volumes quel a toujours été le ton de mes polémiques contre les catholiques. Ce que j'y pourrais regretter peut y rester.
Les discussions contre les adversaires d'un autre ordre devaient avoir et ont gardé une autre allure. Dans cette réimpression, de même que j'ai été contraint de choisir, j'ai été contraint d'abréger; je n'ai point adouci. Ces adversaires sont encore ce qu'ils étaient; que ceux qui viendront après nous les voient tels qu'ils ont voulu être.
Il existe une école, un parti, une race d'ennemis de Dieu. Ils ne veulent pas que Dieu soit, ou ils veulent que Dieu
(1) 1 Cor. xlr., 8.
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ne soit plus. Ils sont implacablement conjurés contre sa loi, contre son Église, contre ses enfants. Rien ne les éclaire, rien ne les peut toucher, et rien ne leur fait honte. Pour accabler la vérité, pour la détruire, tout leur est bon : ils savent faire de l'absurdité même une arme redoutable; ils noieraient l'Église dans le sang et dans les larmes du genre humain.
On les voit dans le passé; on les rencontre dans le présent, toujours les mêmes: constants et appliqués à faire le mal, affermis dans l'habitude d'un langage trompeur (1), persécutant l'Église par le sophisme, par la fausse science, par la raillerie, par la force dès qu'ils ont la force en main; enrôlant l'orgueil, l'ignorance, la sensualité, la sottise; faisant des livres, des journaux, des lois ; heureux de don'ner aux ministres de Dieu des entraves et des fers; ardents à perdre les âmes rachetées du sang de Jésus-Christ.
Je leur fais la guerre. Je crois ainsi, comme chrétien, comme citoyen, comme homme, acquitter une part de la dette que j'ai contractée au baptême envers Dieu, envers la patrie, envers l'humanité.
A cause de cela, des catholiques me diffament; je les plains. D'autres, qui savent mieux se contenir et en présence de l'impiété et en présence du zèle, se bornent à dire que je manque d'habileté et de charité. Pour l'habileté, je la crois peu nécessaire; pour la charité, c'est une cause à mettre au jugement de Dieu. Non, je ne crois pas me repentir jamais d'avoir, depuis quinze ans, vécu en constante révolte contre certaines déloyautés, certaines inepties et certains calculs pervers qui sont tl l'usage des ennemis de l'Église. L'Église m'a donné la lumière et la paix. Je lui dois ma raison et mon coeur ; c'est par elle que je sais, que j'admire, quej'aime, que je vis. Lorsqu'on l'attaque, j'ai les mouvements d'un fils qui voit frapper sa mère. J'essaie d'arrêter la main parricide, j'essaie de la meurtrir, je conserve de son crime un ressentiment profond. C'est le plus
(i) Firmaverunt sibi sermonem nequalll. Ps. LXIII, G.
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insensé des crimes, le plus ingrat, le plus cruel ! Certes ! je n'ai le malheur de haïr aucun homme. Mais l'œuvre à laquelle beaucoup d'hommes se condamnent etdont je vois tous les jours des effets irréparables, je la hais. Je la hais d'une passion que rien n'épuise, que rien n'endort, qui, malgré moi, quoi que je fasse, éclate en âpres gémissements. Non, non, je n»î saurais feindre un lâche respect pour tant d idoles méprisables devant lesquelles je vois nos sages se courber. Ces idoles n'obtiendront pas de moi l'adulation, pas même le silence. Les flamines de la libre pensée crieront au sacrilège, nos politiques m'accuseront de témérité; mais si la voie est ouverte, d'autres y entreront et les idoles crouleront. Qu'elles m'écrasent sous leurs
uébris, pourvu qu e es Se. au Içnt ! Que je meure impuissant aux pieds de leurs a^^j^'oij^Nnue j'en atteste la stupidité et l'infamie ! /*Cy
— p-f PARIS, 27 février 4j& 7.'^" ^
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MÉLANGES
RELIGIEUX, HISTORIQUES, POLITIQUES
ET LITTÉRAIRES
LE PRINCE DE METTERNICH
A BRUXELLES.
(JUIN 1859.)
L'habitation du Prince. — Causerie sur le caractère français, le polonisme, le josépbisme, le carcere duro, Silvio Pellico, Confalonieri, Andryane, Zechenyi, Batthiany, Kossuth. — Le principe et la doctrine. — Sentiments du Prince sur l'indépendance de l'Église. — Napoléon et Pie VII. — La chimère de l'unitarisme italien. — L'Autriche et le Sonderbund. — Les juifs d'Allemagne. — La question orientale. — La Princesse de Metternich. — Le système M etternich.
(J'ai écrit pour moi seul, il y a près de dix ans, la relation qu'on va lire. Je la donne sans y rien changer. Il m'a semblé que des corrections diminueraient l'intérêt qu'elle peut offrir. Le lecteur est seulement prié de se reporter à la fin de 1849, et de se souvenir que je raconte sans discussion ce que j'ai entendu. Je suis assez sûr de ma mémoire pour affirmer que le prince de Metternich m'a bien dit tout ce que je rapporte, et je reproduis, la plupart du temps, jusqu'à ses expressions.)
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Janvier, 1850.
Mon excellent ami, M. Théodore de Bussierre, allant saluer le prince de Metternich, ancien ami de sa famille, pendant qu'il était réfugié à Bruxelles, me proposa de l'accompagner. Je m'y résolus sans peine ; je ne pouvais trouver une meilleure occasion de voir cet homme illustre. — Croyez-vous, me dit M. de Bussierre, qu'il sache que vous êtes l'auteur de tant d'articles écrits contre lui dans l'Univers? — Il en a vu bien d'autres, répondis-je, et je n'aurais aucune curiosité de l'entendre, si je n'étais sùr qu'il est homme à ne se point souvenir de ces choses-là. Je désire d'ailleurs m'excuser pour ce que j'ai pu dire d'excessif et d'erroné. Ce sont péchés d'avant la révolution, que les hommes d'État sauraient pardonner même à des ennemis. Et nous autres, nous n'étions pas des ennemis, mais des adversaires. Nous faisions la guerre pour améliorer, non pour renverser. Je me présenterai avec une lettre d'un ancien ministre de Louis-Philippe, que j'ai attaqué bien plus souvent et bien plus fortement (1).
Nous partîmes le 13 ou 14 décembre. Le soir même de notre arrivée, M. de Bussierre alla voir le Prince et me rapporta l'assurance que je serais bien reçu. Le lendemain donc, nous nous rendimes à l'élégante maison des faubourgs qu'habite dans son exil celui qui fut près de quarante ans le premier ministre de l'empire d'Autriche. Cette maison avait déjà sa notoriété. Elle a été bâtie par le violoniste Beriot, qui fut le mari de la Malibran. C'est une agréable et commode demeure, avec un petit théâtre, qui sort maintenant de salle à manger.
\ 1) M. Giiizot.
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Nous fûmes reçus par la Princesse, troisième femme de M. de Metternich, qui l'épousa en 1830. Elle est Zichy, grande famille de Hongrie. Elle a été très-belle, elle est majestueuse et altière. Sa fierté, dit-on, déplaisait à Vienne. Je l'ai trouvée bienveillante. Elle parle français parfaitement et hardiment, en grande dame, sans accent, mais avec des intonations particulières dont les Allemands ne se défont point.
A peine arrivés, nous eûmes le regret de voir entrer des visiteurs très-fameux en Brabant. — Quel contretemps, me dit M. de Bussierre, nous ne serons pas seuls, et ce seigneur et cette dame n'ont jamais cessé de parler de la pluie que pour commencer à parler du beau temps ! Le Prince sortit de son cabinet et vint saluer ces importants personnages.
J'éprouvai quelque émotion en voyant devant mes yeux Metternich, l'homme que j'avais si souvent entendu maudire, que j'avais longtemps regardé comme l'arc-boutant du despotisme policier, l'un des bourreaux de la Pologne et de l'Italie, le geôlier du Spielberg, le soutien du joséphisme, etc., etc. C'est un vieillard de soixante-quinze ans, sec, d'une taille au-dessus de la moyenne, très-droit, d'une figure douce et noble ; la tête assez fournie de cheveux blancs.
Il parla quelque temps aux Brabançons ; puis, les laissant là, il rentra dans son cabinet, faisant signe à M. de Bussierre et à moi de le suivre. J'observai du coin de l'œil l'ameublement de ce cabinet. L'objet le plus curieux était une cage où gazouillait un serin. Je fus étonné que Metternich se donnât pareille distraction.
Il nous fit asseoir et se mit aussitôt à parler d'une voix nette, en excellent style, relevé d'une petite étrangeté de
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prononciation à peine sensible. Il est calme en son discours comme en sa personne. Ce qui domine, c'est la sérénité, aiguisée de quelque malice bienveillante.
— « Votre nom m'est connu, dit-il, le mien ne vous est pas ignoré. Voilà longtemps que je suis sur la scène du monde. J'y ai précédé la Révolution ; je suis ce que l'on appelle un personnage antédiluvien ; il n'en reste plus guère de mon espèce ! Les révolutions ont fait pour moi plus que je n'ai fait pour elles, sans que je me croie leur obligé. Elles m'ont porté à des. postes où je n'aspirais point et m'ont mis en évidence lorsque je ne le cherchais pas. Je n'ai pas souhaité d'être ce que j'ai été. J'ai laissé faire les choses. Ballotté sur cet océan, je n'ai beaucoup songé qu'à tenir le gouvernail de ma conscience. »
Sans attendre ma réponse et mes compliments, il arriva tout de suite aux affaires de l'Europe et à celles de la France, que je vis qu'il connaissait par le menu. « Le caractère français, dit-il, est singulier et déconcertant. Il y a dans le monde, en général, deux sortes d'hommes : ceux du passé, ceux de l'avenir; en d'autres termes, ceux de la veille et ceux du lendemain. Les derniers, .et je prétends en être, sont les seuls qui comptent ; car la veille n'existe plus ; il faut s'occuper du lendemain, qui va être. Mais les Français sont les hommes du jour; c'est-à-dire du moment qui n'est pas. On va du passé à l'avenir, de la veille au lendemain ; le jour, le moment présent, n'est qu'un pont jeté entre ces deux rives. Eh bien ! les Français quittent le passé, l'oublient, le méprisent, et sans songer à l'avenir, s'obstinent à rester sur le pont. La France, en ce moment, a devant elle deux ans et demi, et elle songe sérieusement à se constituer en présidence républicaine, c'est-à-dire à se mettre en révolution tous
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les trois ou quatre ans. Voilà sur quoi elle se fonde. Un avenir de trois ans, de deux ans, lui paraît bien assez large pour faire quelque chose.
— Nous avons, lui dis-je en souriant, des vues un peu plus vastes. Il y a parmi nous des hommes, et derrière eux une grande masse de peuple qui, pour le moment, ne font point fi de la durée. L'on va jusqu'à espérer une présidence de dix ans, jusqu'à rêver la solidité d'un nouvel empire.
— Ah ! ah ! Napoléon ne veut pas déménager au terme ?
— On le croit ; on estime qu'il a raison.
— S'il se retirait, son temps légal fini, l'Europe serait bien étonnée, et, probablement, la France aussi. Mais c'est le moyen de rester qui paraît difficile. Où en êtes- vous, maintenant? Vous ne le savez pas. Tout est faussé, tout va au hasard, toute base manque pour asseoir des prévisions raisonnables. Ah 1 nous ne sommes point sortis du rnargouillis l Quand l'intermédiaire est supprimé et que le pouvoir suprême se trouve posé directement sur ce qu'on appelle le peuple, cela fait un tête-à-tête détestable, et fécond en surprises cruelles. Voilà pourquoi nul homme ne sait où va l'Europe. Je me dépite quand on me demande ce que j'augure de l'avenir. Dans cette cuve bouillonnent pêle-mêle tous les ferments de destruction : je puis bien dire ce qui n'en sortira pas, je le sais. Ce qui en sortira, je l'ignore.
Il y a un homme en France qui vous a fait un mal incalculable, peut-être sans mauvaises intentions ; c'est Montesquieu, avec sa chimère de la constitution anglaise et de la pondération du pouvoir. Je dis chimère, parce qu'en effet ce qu'il a cru voir en Angleterre et ce qu'il vous a fait
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admirer et imiter, n'y existe pas. Il s'est figuré qu'il y avait en Angleterre un roi, des communes. Il n'y avait en réalité, il n'y a encore, même en ce moment, qu'une aristocratie. Mais il y avait surtout et il y a encore ce qui ne se trouve nullement en France, ce qui seul peut balancer l'action du gouvernement représentatif ; je veux dire cet esprit politique admirable, cet admirable amour de la tradition, ce sens de la durée, qui a résisté jusqu'à présent à la mobilité du gouvernement de tribune. Mais voilà que la tribune entame la tradition ; Dieu sait comment l'Angleterre s'en tirera !
La pondération des pouvoirs est une utopie philosophie que : tout pouvoir est, de sa nature, envahissant et exclusif de tout pouvoir rival. Il peut y avoir dans un pays plusieurs ordres dont la force est pondérée par une hiérarchie soigneusement maintenue ; mais, en fait de pouvoir , il ne peut y en avoir qu'un. S'il en existe deux ou davantage, ce n'est pas à la pondération qu'il faut songer, mais à la lutte. La lutte éclate et se prolonge fatalement, jusqu'à ce qu'un seul de ces pouvoirs ait vaincu les autres, et il arrive souvent que tous succombent. Malheur aux pays qui voient ces luttes terribles..... Vous en savez quelque chose !
— Oui, répondis-je, et l'antagonisme est organisé parmi nous.
— Vous en délivrer, poursuivit le Prince, ne sera pas facile. Deux principes redoutables ont fini par s'enraciner, sinon dans vos mœurs, du moins dans vos préjugés : le gouvernement représentatif et l'extrême division de la propriété. La législation met la propriété en poussière, et le gouvernement représentatif soulève sans cesse des orages qui dispersent cette poussière au loin. C'est la ruine
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de l'état social. Ils s'y prennent mieux en Angleterre. L'État est stable, parce que la famille dure. La famille dure, parce que la propriété ne se morcelle pas. Le père de sir Robert Peel avait une fortune considérable ; il a légué à son fils aîné 50,000 liv. sterl. de rente. Il a laissé au second 30 ou 40,000 francs de rente, et à chacune de 'ses filles 500,000 francs une fois payés. C'est ainsi que l'on fonde des familles et que l'on pourvoit aux vides que le temps ne manque pas de faire dans les classes de gouvernement.
Je doute que vous retrouviez ces lois sages. Je crains plutôt pour vous et pour le monde que la Révolution, suivant son train, ne transforme en lois les doctrines communistes, comme elle a transformé en lois beaucoup de principes révolutionnaires. Depuis longtemps l'ordre se rétablit par des moyens et avec un concours qui le rendent presque plus dangereux que le désordre même. Les bourreaux ne peuvent détruire l'espèce humaine, et le sang submerge l'échafaud. Les lois subsistent; elles détruisent les mœurs, elles emportent la société dans des catastrophes sans remède. »
Changeant ici le sujet de l'entretien, le Prince me parla de nos affaires catholiques. Il s'arrêta d'abord sur M. de Montalembert, dont il avait, dit-il, toujours aimé le talent et la sincérité. — « Lorsqu'il parut, je vis tout de suite qu'il irait loin, et j'eus les yeux fixés sur lui. Le fond de ses idées me plaisait. A travers les erreurs qu'il y mêlait et l'impétuosité qu'il mettait à les produire, ces idées étaient les miennes. Je fus condamné à lui déplaire en me refusant à une fantaisie qui lui prit vers 1834 de visiter la Gallicie. Il était trop jeune et trop Polonais pour que je lui permisse de faire un voyage où il aurait
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pu se compromettre. Il m'en sut mauvais gré et ne manqua pas une occasion de me le témoigner. Je n'en éprouvai pas la moindre rancune ; j'attendis avec patience le moment infaillible de la réconciliation. Je le sentis venu tout récemment, en lisant l'admirable discours sur. les affaires de Rome. Je voulus faire une démarche auprès de M. de Montalembert, et l'intermédiaire que je choisis fut naturellement M. de Sainte-Aulaire, l'ambassadeur à qui j'avais dû refuser l'autorisation du voyage en Gallicie. Je lui écrivis donc que ce discours était à mon sens aussi sage et aussi vrai que courageux et beau, qu'il exprimait toutes mes pensées, que j'étais prêt à le signer, et qu'ayant comme un besoin de le dire à l'auteur, je priais Sainte- Aulaire de s'en charger en mon nom. M. de Montalembert accueillit cette ouverture dans le même esprit que je l'avais faite, et j'en fus charmé.
Vous aussi, poursuivit le Prince, s'adressant à moi, vous aviez dans l'Univel'S bien du polonisme qui vous a souvent égarés. Je suis un des plus anciens lecteurs de votre journal ; je l'ai suivi avec l'intérêt que je prends toujours aux idées sérieuses, et votre polémique anti-autrichienne m'a fait plus d'une fois désirer une occasion de vous éclairer. L'occasion ne s'est pas présentée. Cependant, depuis quelque temps, il me semble que vous voyez plus clair.
— Il n'est rien tel que la révolution, Prince, pour ouvrir les yeux sur les révolutionnaires. Les révolutionnaires polonais nous ont fait réfléchir comme les autres. Néanmoins, nous aimons toujours la Pologne, et Votre Altesse me permettra d'ajouter qu'à cet égard, contre la Russie, contre la Prusse, et enfin contre l'Autriche, nous en avons gros sur le cœur.
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— Même chez les honnêtes gens, répondit le Prince, la vérité a une grande ennemie, c'est l'ignorance. Voilà ce qui m'a porté toujours à essayer de dissiper l'ignorance dans les âmes droites où je la rencontrais. Je suis à cet égard à votre service. Je regarde comme un devoir, et c'est un plaisir pour moi, de répondre à une question bien posée. Si donc aujourd'hui ou plus tard vous avez quelque embarras sur un point d'histoire contemporaine, et que vous sentiez qu'il y a là quelque chose que vous ne connaissez pas ou que vous pénétrez mal, questionnez- moi.
— Je profiterai tout de suite de la grâce que Votre Altesse veut bien me faire en lui demandant la vérité sur les événements de la Gallicie.
— Vous voulez parler du soulèvement des paysans en 1846? C'est un coup du Polonisme. Il entreprit d'allumer une sédition parmi les paysans galliciens, qui lui paraissaient beaucoup trop favorablement disposés en faveur de la domination autrichienne. Mais deux sortes de conspirateurs travaillaient en même temps ; car le Polonisme conspire aussi contre lui-même, et il y a dans ses rangs beaucoup de démocrates et de socialistes à la mode française, qui ne traitent pas les propriétaires autrement que ne le font vos citoyens Louis Blanc et Proudhon. Au lieu d'éclater contre l'autorité impériale, le mouvement éclata contre les propriétaires. Un grand nombre d'entre ceux-ci n'avaient donné que trop de sujets de plainte aux paysans, d'ailleurs excités de longue main. Cette issue n'était pas celle que les conspirateurs voulaient, mais ils l'avaient préparée. Ce fut un embrasement soudain et terrible, une véritable jacquerie. Beaucoup de mal était déjà fait avant que le Gouvernement, complètement pris au dépourvu, pût y mettre
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le moindre obstacle. Il fallut user de ruse, ne pouvant user de force ; et l'on paya tant par tête pour tout gentilhomme amené vivant dans les prisons. C'était le seul moyen de les mettre à l'abri.
Il y a aussi l'incorporation de Cracovie, dont on a fait de grands éclats. Diplomatiquement, c'a été l'affaire la plus simple, la plus droite et la plus correcte du monde. Les puissances ont agi dans leur intérêt essentiel et dans l'intérêt même de l'humanité. On avait surpris aux sentiments généreux et un peu emphatiques de l'empereur Alexandre cette création, ou plutôt cette promesse de créer cet étrange État de Crarovie, qui n'avait par lui-même et ne pouvait avoir aucun moyen d'existence et de durée. On s'était aventuré jusqu'à promettre qu'on ferait de Cracovie un port franc. Un port franc, une ville au milieu des terres et complétement entourée d'États puissants! Mais la chimère d'une existence commerciale n'était pas plus extravagante que celle d'une existence politique. En réalité, l'on n'avait fait qu'une espèce de ville sainte du Polonisme, utile seulement à entretenir au sein des trois puissances le cancer d'une conspiration. Le gouvernement d'Autriche mit fin à cette situation détestable. Aucun traité ne l'empêchait. Il n'y avait point de traité, point de ratification, mais simplement une promesse qui pouvait être et qui devait être retirée, le maintien en étant dangereux et la réalisation impossible.
La Pologne est une nation malheureuse ; je la plains. Elle a des qualités que je reconnais et que j'honore. Elle aspire à revivre, je le conçois. J'ai souvent regretté, et l'empereur François a regretté comme moi le partage de la Pologne. Il serait à souhaiter pour l'Autriche qu'elle n'en eût point pris sa part ; elle n'a guère pu s'en dispenser,
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la chose se faisant. Mais avec la Pologne, nation, je le répète, généreuse et digne de pitié, il ne faut pas confondre le Polonisme. Le Polonisme est un esprit détestable, un esprit de troubles, d'impiété, d'iniquité ; je me permettrais volontiers de dire, un esprit anti-polonais ; car il a fait dans le monde entier, au nom et à la cause même de la Pologne, d'incalculables torts. Vous me demandez ce que c'est que le Polonisme? C'est cette rage de prétendu patriotisme qui ne tient compte absolument que de son orgueil, et qui se fait une position de héros aux dépens premièrement de la patrie, où il irrite sans cesse l'une contre l'autre et l'une par l'autre la sédition et la répression. J'espère que le Polonisme est mort à présent, mort de sa propre main. Il a reçu en Sicile, de Mierolawski, et en Turquie, de Bem, le dernier coup. L'apostasie de ce Bem soulève le cœur. Tels étaient les fauteurs du Polonisme (1).
— A propos du Polonisme, poursuivit le Prince, voici une remarque intéressante. Avez-vous quelquefois réfléchi à la signification des ismes ? L'étude d'une langue
(1) Je rapporte les réponses du prince de Metternich aux questions qu'il me permettait de lui faire, et non pas mes opinions. J'étais là pour questionner, et non pas pour discuter. Les explications du Prince au sujet des affaires de Pologne sont les explications de l'Autriche. Elles ne justifient pas les autres puissances copartageantes, ni l'Autriche elle- même. L'Autriche n'a pas fait ce qu'elle pouvait, comme nation catholique, pour prévenir ou pour étouffer l'antagonisme entre les propriétaires et les paysans, et pour adoucir à ses sujets polonais la douleur de leur nationalité perdue. Il est bien vrai, d'un autre côté, que l'esprit de révolution rend toute réparation, et, par suite, tout accord plus difficile. De part et d'autre, les fautes envers Dieu font commettre des fautes envers les hommes; et par ces fautes les hommes se puniront, et vengeront Dieu. Il y a longtemps que l'Europe s'est prise dans un engrenage d'injustices dont elle ne se tirera ni par la diplomatie ni par les armes ; des millions de victimes y seront broyées, jusqu'à ce que les véritables droits ri" l'h'/III/II c soient satisfaits par la proclamation des droits de Dieu.
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bien faite est le meilleur cours de logique. L'esprit cherche bien longtemps des définitions et des démonstrations que les mots lui servent toutes faites. Quand la langue française ajoute l'isme à un substantif, elle ajoute à la chose nommée une idée de mépris et de dégradation. Il y a des exceptions, bien entendu, mais voyez si ce n'est pas une règle. Commençons par ce qu'il y a de plus élevé :
Théos , Dieu ; songez à ce que c'est que le Théisme.
Royauté ; voyez ce qu'en a fait le royalisme. Liberté ; que dites-vous du libéralisme? Et le polonisme, et l'italianisme, et le nationalisme, et le popularisme, etc., etc., tous ces ismes sont détestables (1).
(1) Le prince de Metternich était assez flatté de son observation sur les ismes ; il la produisait volontiers et avec un peu d'exigence, jusqu'à ne plus vouloir que la religion pût être appelée le catholicisme. Il avait critiqué l'emploi de ce mot dans une lettre publique de Donoso Cortès. On ne sera pas fàehé de trouver ici son objection et la réponse que Donoso Cortès lui adressa :
« ... Ces ismes me sont tellement antipathiques, et je crains tellement la latitude qu'ils donnent aux radicaux auxquels on les ajoute, que je ne puis les souffrir même dans les mots qui semblent le moins disposés à subir une grande altération, comme sont ceux de roi, monarchie, patrie. Dans le cours de ma longue vie, j'ai vu des partisans très-suspects du
- royalisme et du patriotisme.
« Or, je dis la même chose du catholicisme. L'Eglise catholique est une puissance strictement définissable, et par là même pleinement compréhensible ; tandis que le catholicisme comprend des choses et des personnes plus catholiques, ou autrement catholiques que l'Eglise et son- chef visible; de même que dans le royalisme, il y a communément des royalistes plus ou moins royalistes que les rois et la monarchie.
« L'isme sied parfaitement au protestantisme, mais il ne va pas à l'Eglise catholique, leurs bases respectives n'ayant aucune parité : celle de l'Église est le principe d'autorité appuyé sur la foi; celle du protestantisme n'a ni plus ni moins de valeur que celles des questions soumises au libre examen.
« En fait d'ismes, que vaut, dites-moi, le gallicanisme, ce chemin au schisme ?
« Vous ferez de mon observation l'usage que vous dictera votre bon jugement. S'il vous semble que j'exagère les dangers auxquels exposent
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— Votre Altesse me fait songer au Joséphisme. C'est un de nos griefs.
— Le Joséphisme est une plaie de l'Autriche. Je l'ai toute ma vie combattu. Mais, quoique premier ministre, j'étais spécialement ministre des affaires étrangères, et mon influence n'était pas prépondérante hors de mon département. C'est pourquoi j'ai devant le public une grande part de responsabilité dans beaucoup de choses où ma part d'action a été minime et même nulle. Toute situation publique expose à ces cruels inconvénients. Mes combats contre le Joséphisme ont été livrés aux adversaires les plus têtus et les plus difficiles : ce sont les juristes ; vous les connaissez bien. Nous en avons qui valent au moins les vôtres pour l'obstination dans l'orgueil de supplanter la loi divine par la loi humaine. Néanmoins, ils perdent du terrain. Le sentiment national de l'Autriche et celui
ces deux syllabes, dites-le-moi, afin que j'examine vos raisons avec une franche impartialité et à l'aide de ma répugnance pour l'optimisme, le pessimisme et le nihilisme.
METTERNICII. »
Donoso-Cortès répondit :
« Quand il est nécessaire, comme aujourd'hui, de parler pour tout le monde, il faut user du langage de tout le monde. Tout le monde entend par catholicisme ce que j'entends moi-même, c'est-à-dire l'ensemble de doctrines enseignées par l'Église ; et par socialisme, la science de la société enseignée par les socialistes; et par; philosophisme, la philosophie enseignée par les partisans du libre examen. A l'aide de ces mots, qui ont un sens fixe et universellement accepté, je crois exprimer brièvement des idées qui autrement exigeraient de laborieuses explications et de longs détours. Par exemple si, dans la discussion, je dis philosophie au lieu de philosophisme, je devrai spécifier quelle est la philosophie que je combats ; car l'Église catholique a aussi une philosophie qui lui est propre, et que je ne combats nullement. Quand donc je dis philosophisme, je n'ai rien à ajouter pour montrer que ce que je combats sous ce nom, c'est la philosophie des partisans du libre examen. De même, si je parle de la science sociale, comme l'Église catholique a aussi une science sociale qui lui est propre, il est clair qu'en disant socialisme, je veux parler de la fausse science sociale enseignée par les socialistes.
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de la dynastie réagissent puissamment contre cette grande erreur de l'empereur Joseph II. Le joséphisme est à son déclin, et même près de sa ruine.
Ne croyez pas, cependant, que le joséphisme ait jamais empêché l'Autriche d'être catholique, profondément et uniquement catholique, dans sa politique à l'égard du
Saint-Siége. L'Autriche n'a aucune ambition territoriale ; elle en a moins encore en Italie que partout ailleurs. Je me permettrai de dire, à l'encontre des politiques de journaux qui parlent de « l'ambitieuse Autriche, » que l'Autriche est une puissance saturée. Elle est assez grande, elle est assez riche, elle a assez à faire de conserver ce qu'elle possède. L'empereur François répétait souvent :
« Celui qui me proposerait d'ajouter aux possessions autrichiennes un village, je le mettrais à la porte : car ce serait un fou ou un affaiblisseuv. » En France, vous par-
« L'isme est indubitablement une sorte d'euphémisme pour exprimer la dégradation où la folie et l'erreur de l'entendement humain font souvent tomber les meilleures choses. Ainsi le déisme et le philosophisme sont toujours et radicalement mauvais, pour peu que la philosophie soit une bonne chose et que Dieu soit parfait.
« L'arianisme, le luthéranisme, le kantisme et tous les ismes dont le radical est un nom propre, sont généralement détestables primitivement et naturellement. Il y a un mauvais royalisme et un mauvais patriotisme. L' humanitarisme est un mot aussi barbare que la chose qu'il exprime.
« Tout cela est certain; mais il ne l'est pas moins que la force même de la vérité a préservé le catholicisme de toute interprétation douteuse ou outrageante. Ici l'isme n'a été qu'une ressource commode de langage, dont on aurait pu, assurément, se passer, mais qui en tout cas, selon mon opinion, n'a produit aucun mal. On ne donne pas un mauvais catholicisme; dans le sein de cette lumière, toute erreur, toute tendance à l'erreur reçoit immédiatement son isme, qui est comme le signal d'alerte à la raison et à la foi : c'est ce qui est arrivé à l'apparition du cartésianisme, du jansénisme, du gallicanisme, du joséphisme, du rigorisme, du molinisme, du lamennaisianisme, du giobertisme, etc., etc. Le catholicisme seul a continué d'être toujours catholique.
Doxoso CORTÈS. »
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lez tous et toujours de maintenir, d'assurer, d'accroître votre influence. Il faut augmenter Y influence française en Italie, en Orient, en Suisse, partout. C'est votre préoccupation constante, unanime, et si vos gouvernements ne l'avaient pas, vous la leur imposeriez. Rien de tel en Autriche. Nous n'avons point de ces idées-là. Nous gouvernons et nous nous défendons où nous sommes, et l'influence que nous désirons exercer en particulier sur le Saint-Père, c'est de le mettre en état de conserver ses domaines et sa liberté. ».
Voilà ce que me dit le prince de Metternich dans cette " première entrevue. J'avoue qu'il me charma, et que j'abandonnai sans peine ce qui pouvait me rester de mes idées antérieures sur son compte. Je voyais un homme qui s'était préoccupé de gouverner suivant l'humanité et suivant la justice, étudiant, tâchant de corriger et de transformer sans détruire, demandant le succès au temps et à la raison plus qu'à la force ; ayant su ne point étouffer sa conscience durant près de quarante années de pouvoir ; ayant su, chose non moins rare, tomber de ce pouvoir si longtemps exercé et passer du trône à l'exil, sans que ce brusque changement de fortune abattît son esprit et troublât son- cœur. Lorsque je pris congé, il me dit encore qu'il espérait avoir été toujours guidé par l'amour de la vérité et par sa conscience : « Grâces à Dieu, ajouta-t-i1, je n'ai jamais beaucoup attendu pour savoir ce que je devais faire. J'ai monté sans me l'être proposé, et sans oublier jamais que l'essentiel était de savoir descendre. Quand le" moment s'est présenté, mes réflexions n'ont pas demandé cinq minutes. J'ai dit à ceux que l'événement intéressait : Voilà ce que je crois, voilà ce que je peux,
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voilà ce que ma conscience m'interdit. Délibérez; et si vous ne me jugez pas utile, pour Dieu! ne vous affublez point de moi. »
Le lendemain, je dînai chez le Prince. On parla de di- , verses choses et de divers personnages, un peu à bâtons rompus. Plusieurs noms français furent mis sur la nappe, particulièrement des noms de la littérature, tels que Sue, Balzac et autres, pour lesquels on me parut avoir peu d'estime. Je ne sais à propos de quoi l'avocat politique *** fut nommé. — « Je l'ai vu, dit M. de Metternich ; il semble un petit tas d'ordures. On dirait qu'il est né de l'ordure, comme Vénus de l'écume de la mer. » Cela conduisit à parler des juifs, qui jouent un grand rôle dans les révolutions actuelles de l'Allemagne, et qui les ont préparées par les écrits de plusieurs pamphlétaires fort redoutables et insolents. Je vis que le Prince connaît parfaitement toutes ces plumes de Samarie, jusqu'aux impondérables, et celles qui travaillent en France comme celles qui travaillent ailleurs. Ainsi, il sait que Weill écrit pour la bonne cause. Mais il dit que les juifs qui se font conservateurs sont aussi sûrs que les juifs qui se font protestants.
Après le dîner, la comtesse Zichy, belle-mère de M. de Metternich, très-pieuse femme, me pria de répéter au Prince les détails que je lui avais donnés dans la journée sur les effets de la mission des Jésuites au bagne de Toulon. Ce récit l'intéressa. Il en prit occasion de me dire qu'ayant fait quelque séjour à Toulon, il avait curieusement étudié le régime du bagne, avec le secours d'un médecin très-instruit. — Entre autres observations de ce médecin, dit-il, je me souviens de celle-ci : c'est qu'il n'y
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a presque jamais de suicide dans les bagnes ni dans les prisons. La raison en est que les condamnés sont toujours vivement occupés d'une espérance. Les .condamnés à temps ne se tuent pas, parce qu'ils doivent recouvrer la liberté ; les condamnés à vie ne se tuent pas, parce qu'ils espèrent ou leur grâce ou leur évasion.
— D'où il suit, dis-je, que la liberté est le bien que les hommes désirent le plus, et dont la seule espérance est ■capable de leur faire supporter les plus grands maux.
— Oui, répondit le Prince, mais en liberté ils se tuent. La religion est la science qui enseigne à supporter la liberté et la vie.
En Autriche, reprit-il après un moment de silence, il n'y a point de bagnes ; il n'y a que des prisons, dont le régime a été adouci, plus peut-être qu'il ne fallait.
— Cependant, Prince,... le carcere duro ?
- Le- carcere duro est le régime le plus sévère ; mais ce régime sévère est encore mitigé. Ceux à qui les nations libérales font goùter du système cellulaire, se trouveraient fort bien du carcere duro. Vous avez dans l'esprit, j'en suis sùr, les relations des prisonniers politiques ?
— Oui, Prince.
Il agita la main, tenant le doigt levé, remua la tête et répondit : — Pas un mot de vrai dans tout cela !
Je le regardai avec beaucoup d'étonnement et d'incrédulité. Il répéta le même geste de dénégation, et dit encore : — Pas un mot de vrai !
— Je crois bien, observai-je, qu'il y a beaucoup d'exagération dans les récits d'Andryane ; cela se sent. Mais Pellico ? -
— Oh ! celui-là, dit le Prince avec un sourire grave, il a véritablement abusé de la supériorité intellectuelle
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que Dieu lui a donnée, comme de la grâce que l'Empereur lui a faite ; et je lui en veux énormément d'avoir su-faire d'un livre de calomnie un livre de prière.
— Prince, dis-je, vous me consternez. Votre Altesse me permettra d'avouer que je ne puis encore accuser Silvio Pellico d'avoir menti.
— Qu'il ait voulu mentir, reprit le Prince, c'est ce que Dieu sait mieux que moi, mieux peut-être que Pellico lui-même. Mais il y a du mensonge et de la trahison dans ce beau livre. Du mensonge : les faits sont ou inventés ou exagérés mensongèrement. De la trahison : il avait promis, en recevant sa grâce, de respecter le gouvernement de l'Empereur et de ne lui point porter préjudice.
Silvio et ses complices avaient été condamnés pour conspiration : une conspiration italienne. Vous savez maintenant ce que cela veut dire. Ils devaient poignarder les principaux personnages du Gouvernement, en commençant par l'Archiduc. Us ont avoué et la conjuration et le projet d'assassinat. Devant tous les tribunaux du monde, ils eussent été condamnés à mort ; ce fut aussi la peine portée contre eux. Sous mon long ministère, les condamnations à mort pour conspiration de ce genre ont été nombreuses ; aucune n'a été exécutée. Celle de ces messieurs fut commuée, suivant l'usage : c'était le carcere duro perpétuel. Mais ce terrible carcere duro fut loin d'être aggravé pour eux. Il y a un uniforme pour les prisonniers, ils ne le portèrent point. Il y a une chaîne ; mais cette chaîne, qui va de la ceinture à la cheville du pied, est une breloque qui ne fatiguerait point un enfant. Il y a un régime alimentaire un peu plus dur que le régime ordinaire des prisons, supportable pour-
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tant ; mais réduire à la nourriture des vulgaires criminels ces patriotes si purs, ces estomacs si faibles, on n'y songea point: Un restaurateur était établi au Spielberg ; il était toujours permis de lui commander plusieurs plats pour dîner, et l'on usa généralement de la permission. Le cachot était une chambre parfaitement claire et aérée ; la solitude du cachot était animée par un compagnon, non pas imposé, mais choisi. Enfin, le régime n'admet point que l'on donne aux prisonniers de quoi lire et écrire; mais à des poëtes, à des penseurs, pouvait-on refuser de tels adoucissements? Ils eurent toujours livres, plumes, encre et papier.
— Comment ! ce que nous avons lu...
— J'en fus moi-même étonné. J'avais déjà de beaux exemples et d'impudence et d'ingratitude, et je m'attendais bien à quelque chose. Mais ceci passa tout ce que je connaissais, et tout ce que j'attendais.
— J'ai cru, je l'avoue, qu'ayant laissé la vie aux prisonniers du Spielberg, le gouvernement autrichien avait formé le projet de les abrutir.
— Il faudrait au moins lui reconnaître le mérite de n'avoir pas su s'y prendre ; car plusieurs de ces prisonniers ont écrit, quelques-uns avec talent, et tous ont fait preuve d'une forte imagination. La vérité est qu'un seul a témoigné de la reconnaissance et s'est conduit en homme d'honneur ; c'est le chef même de la conspiration, le comte Confalonieri.
Avant qu'il se fùt jeté dans ces affaires, je l'avais beaucoup connu. Lorsqu'on le transféra de Milan au Spielberg, il passa par Vienne. J'allai trouver l'Empereur; — « Confalonieri est ici ; que Votre Majesté me permette de l'entretenir. Je voudrais tirer de lui quelques lumières
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qui nous servissent à prévenir le retour de ces conspirations insensées, et à préserver tout à la fois la paix publique et les malheureux qui conspirent. J'ai connu à Confalonieri des sentiments assez nobles pour espérer que je ne ferai pas cette démarche en vain. — Certes, me répondit l'Empereur ; allez le voir, je vous l'ordonne ; et puissiez-vous obtenir ce que vous désirez ! »
J'allai à l'hôtel de la Police, Je trouvai Confalonieri assis sur un canapé, dans un salon pareil à celui où nous sommes. Il soupait. — « Comte, lui dis-je, je viens m'a- dresser à votre raison et à votre cœur. Vous avez formé une entreprise qui ne pouvait réussir. Ceux qui la formeront après vous échoueront comme vous, et subiront le sort sévère qui vous atteint. Je viens vous demander si vous croyez bon que d'autres tombent où vous voilà tombé, et si nous ne devons pas chercher plutôt, vous comme Italien, moi comme ministre de l'Empereur, quelque moyen (il en est sans doute) d'éviter de pareilles folies et de pareilles catastrophes. Votre sort est fixé. Je ne viens pas tuer en vous l'espérance ; je ne viens pas non plus vous promettre une grâce qui serait en tout cas fort éloignée et fort légère. Vous n'avez rien à espérer, rien à craindre. Notre conversation sera celle d'un vivant avec un mort ; car vous êtes mort. Mais si vous ne pouvez plus rien pour vous, vous pouvez éviter que d'autres ne meurent comme vous. Dans ce but d'humanité, voulez- vous me dire, savez-vous ce qu'il faut que l'Empereur fasse pour guérir la plaie des conspirations ? — Avant toute chose, répondit CÕnfalonieri, je veux vous dire que l'accepte mon sort et que je l'ai mérité. Je ne me plains pas de la destinée qui m'est faite. L'Empereur avait le droit d'être plus sévère ; je le remercie d'avoir été clément. »
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Après ces préliminaires, nous causâmes paisiblement, et je me permettrai de le dire, noblement et chrétiennement, jusqu'à une heure du matin. Il me parla en toute sincérité, et me donna des avis dont quelques-uns faisaient infiniment plus d'honneur à son patriotisme et à sa raison que les téméraires intrigues où il regrettait de s'être fourvoyé.
Lorsque je le quittai, il renouvela le témoignage de sa résignation et de son respect reconnaissant envers l'Empereur. Je lui dis à mon tour que je me trouvais d'autant plus content de la situation de son esprit et de son âme, que j'y voyais tout à la fois une force pour supporter les rigueurs de la prison et un échelon pour en sortir. Il ne changea point ; il fut digne de sa grâce avant de la recevoir et après l'avoir reçue. C'est le seul.
Mais les autres, avant d'écrire, ont tous déposé dans mes mains des témoignages contre ce qu'ils ont écrit. J'ai négligé de les publier. L'Autriche n'aime pas à se défendre de cette façon. Cependant les témoignages existent, et ils verront le jour.
— Prince, il est déjà tard. Les livres des prisonniers ont fait leur chemin, et le résultat a été plus terrible pour l'Autriche qu'une grande bataille perdue.
— Je ne prétends pas le contraire. Et quand même le gouvernement impérial aurait consenti à cette guerre de papier contre des adversaires qu'il venait de gracier, c'eût été un abaissement inutile ; la bataille aurait été tout de même perdue. Je crois que pour longtemps tous les gouvernements perdront toutes les batailles qu'ils livreront à la Révolution ; et celles qu'ils paraîtront avoir gagnées seront encore des batailles perdues. Contre la Révolution, tout gouvernement combat en pays ennemi.
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La sanction de l'opinion manque aux arrêts de la justice. Quand la sentence n'est pas cassée immédiatement, cela ne tarde guère.
Cependant, c'est une consolation d'avoir été juste ; et quoi qu'il en paraisse coûter sur le moment, plus tard, à l'âge que j'ai et dans la situation où je suis, on s'en approuve, et l'on se dit que l'on recommencerait..... Qu'est devenu Andryane ?
— Après quelques efforts pour devenir un personnage politiquè, je crois qu'il s'est réduit à vivre rentier et chanteur de romances. Je l'ai vu un moment après son livre, dont la lecture m'avait laissé des doutes. Je lui ai demandé si tout cela était bien vrai. Il m'a répondu qu'il avait tu beaucoup de choses.
— En effet, il a tu beaucoup de choses. Il a été délivré, celui-là, par une femme d'un vrai mérite et d'un grand cœur, madame Pauline Andryane, sa belle-sœur. Elle me touchait et je lui laissais voir l'Empereur autant qu'elle le voulait. Elle l'avait vraiment remué et attendri. Il me dit un jour : « Décidément, je veux pardonner à-ce jeune homme en faveur de la charité de sa sœur. Mais puisque nous le tenons, il faudrait tâcher de lui donner au moins (luelques bonnes idées et quelques bons sentiments. Tâchons de le convertir, afin qu'étant sorti, il ne vive plus en incrédule et en conspirateur, mais en homme sage et en chrétien. » Ce fut à cause de ce désir de l'Empereur qu'on envoya à M. Andryane un prêtre qu'il lui a plu de représenter comme un espion. C'était un prêtre plein de vertus, qui rendit de lui le meilleur témoignage et qui abrégea ainsi sa captivité.
Nous parlâmes ensuite des Hongrois.
— Savez-vous, dit le Prince, ce qui est arrivé à Zé-
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chénvi ? H est fou. C'était un libéral d'assez bonne nature, une sorte de Lafayette et d'économiste. J'eus un jour avec lui un long entretien. — « Mon cher comte, lui dis- je, voùs voulez faire du bien à votre pays, mais vous vous y prenez mal. Les avantages matériels que vous lui procurez tournent à son détriment moral ; et quand le mal moral sera accompli, il restera ; mais le bien matériel disparaîtra dans les convulsions de la guerre civile. La Hongrie n'est pas mûre, et aucun pays jamais ne sera mûr pour les idées que vous y répandez. Vous serez dépassé, débordé, abandonné. Le crédit que vous obtenez en flattant les passions, vous ne l'aurez plus quand vous voudrez les contenir. » Il ne m'écouta pas, et le mal que j'avais prévu arriva, malgré tous les obstacles que j'avais essayé d'y mettre. Zéchényi alors perdit la raison. Il fallut l'enfermer. Il a quelques moments lucides ; mais il pense à son pays, à ce qui s'y fait ; il en parle d'abord avec un sentiment mélancolique, avec une douleur douce ; puis il s'exalte, il dit qu'on l'avait averti, que le prince de Metternich lui a tout annoncé, que c'était sa conscience qui parlait, qu'il le sentait bien, et qu'il est perdu pour ne l'avoir pas écoutée. Il frémit, il crie, il écume, il se jette sur ceux qui l'entourent, il veut se déchirer luimême, et il faut employer la camisole de force.
.c'est une douloureuse gloire pour moi, ajouta M. de Metternich, d'être ainsi justifié par tous ces hommes qui m'ont tant combattu. J'ai eu une conversation analogue avec Batthiany. Celui-là n'est point digne de pitié. H a fait, et il l'a voulu, infiniment plus de mal que Zéchényi, quoiqu'il n'ait point commencé. Je le fis venir dans ma campagne près de Vienne. Je lui parlai sérieusement et cordialement. Je vis que je n'avais rien gagné. — Comte
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Batthiany, lui dis-je en le congédiant, vous persévérerez dans une mauvaise route, et je vous fais une prédictio-n. — Quoi ? — Comte Batthiany, vous serez pendu.
Je demandai au Prince son opinion sur M. Kossuth.
Il me la donna d'un seul mot qui ne mettait pas bien haut ce démagogue, ou qui le mettait juste à la hauteur de Batthiany. J'insistai. — Il semble, dis-je, avoir de l'enthousiasme.
— Il n'est pas même enthousiaste, répondit le Prince.
Et il répéta son mot.
— Et parmi les chefs militaires ?
— Rien qui vaille. Quelques soldats, point d'hommes. Voilà le plus important de cet entretien, qui ne m'intéressa pas moins que le premier. Le prince de Metternich - ne disserte pas : il cause en perfection, s'égarant à plaisir sur toutes sortes d'anecdotes et de petites digressions dans le goût de celle des ismes. Ses Mémoires seront bien agréables à lire, s'il y conserve cette simplicité piquante. Je veux noter la distinction du principe et de la doctrine, deux choses dont on parle beaucoup, que l'on aHègue beaucoup, que l'on confond souvent et qu'il importe de savoir reconnaître, parce que souvent, en effet, elles se ressemblent.
— Le principe et la doctrine, dit-il, sont deux pièces de canon de même calibre et chargées de la même mitraille. Mais le principe est le canon posé sur un pivot : il fait feu dans toutes les directions et atteint partout ce qu'on lui oppose. La doctrine est le canon placé dans une embrasure : il ne fait feu et ne porte que devant lui. J'ai beaucoup causé à Londres avec M. Guizot, qui est toujours un peu doctrinaire. Sur une foule de points, nous nous sommes rencontrés ; sur d'autres, nous n'étions pas
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d'accord. Qu'ai-je fait pour échapper à ses arguments? Je me suis tout simplement placé à côté de l'embrasure, et j'ai dit : Tirez, tirez, mon cher, je suis à l'abri. En effet, j'étais à l'abri ; et quoique M. Guizot s'entende à faire valoir même ses raisons faibles, ses plus fortes raisons ne m'atteignaient pas. Cette distinction vous plaît-elle ?
— Parfaitement, Prince.
— Eh bien ! je vous la donne.
Dans ma troisième visite, il fut encore question de l'Italie et de l'Église. Le Prince attesta de nouveau le sentiment catholique de l' Autriche.
— Comme toutes les nations du monde, dit-il, F Autriche est intéressée à l'indépendance du souverain Pontife ; elle ferait une faute immense de ne pas la respecter. Une portée d'esprit supérieure ne nous était pas nécessaire pour comprendre que cette indépendance qui nous intéresse si fort, n'intéresse pas moins les autres peuples. C'est ce que j'ai toujours essayé de faire comprendre aux gens avec qui j'ai eu occasion de traiter cet objet de première importance pour l'Europe. Je n'ai pas fondé la nécessité de la liberté du Pontife et du maintien de l'État pontifical sur des raisons spirituelles ; ces politiques ne les auraient pas admises ou s'en seraient moqués. Je leur ai dit : Vous ne pouvez pas nier les faits. Vous ne pouvez pas nier que l'Europe ne vive du christianisme, et que par conséquent le chef de la religion chrétienne ne soit dans l'Europe un très-grand et très-puissant personnage à qui nul n'a jamais touché impunément. Il faut que ce grand et puissant personnage habite quelque part, vous ne pouvez le nier. Il faut donc qu'il soit chez lui ou chez quelqu'un.
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S'il habite chez quelqu'un, il est au pouvoir de quelqu'un. Or, moi qui ai des sujets catholiques, c'est-à-dire qui relèvent du Pape, comment pourrais-je, sans m'ex- poser aux plus grands inconvénients, tolérer que le Pape eût un maître ? Par le Pape placé sous sa dépendance, ce quelqu'un-là serait maître chez moi ; et, en maintes occasions faciles à prévoir, plus maître que moi.
Ce n'est pas comme catholique, ajoutais-je, c'est comme empereur d'Autriche que je veux que le Pape demeure chez le Pape, et non chez un autre.
Voilà un point de vue que je vous engage à ne point négliger dans vos polémiques. On s'empare de l'esprit des hommes en leur présentant ces évidences.
— Hélas ! dis-je.
— Ah oui ! hélas ! Lorsqu'il faut démontrer l'évidence, on la démontre en vain, puisque ceux qui se la font démontrer ne la veulent point voir, ou l'ayant vue, se hâtent lâchement de l'oublier, pour complaire à ceux qui la nient. Cependant, il y a encore, il y aura toujours des consciences qui se laisseront éclairer ; et toute conscience éclairée est et sera toujours forte.
Je l'ai dit à Napoléon, quand le Pape était à Savone, prisonnier de la France. Napoléon ne manquait pas d'une certaine affection pour moi, et savait que le Pape m'honorait de quelque confiance. H m'appela un jour et me dit : « Rendez-moi un service. Je suis fatigué de la captivité du Pape. C'est une situation d'où rien de bon ne peut sortir, et qu'il importe de ne pas prolonger. Je désire que vous alliez à Savone. Le Pape vous accorde sa bienveillance, vous lui parlerez de ma part, comme ami commun, et vous lui ferez accepter un plan que j'ai dressé pour vider cette malheureuse affaire. » J'objectai qu'il me
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faudrait l'autorisation de l'Empereur. — « Me refuserez- vous cela ? reprit-il. Il me semble que vous ne vous compromettriez point en vous employant pour la paix du monde. » — C'est que, continuai-je en souriant, je doute que ce soit bien la paix que Votre Majesté propose au Pape. Veut-elle me faire connaître son plan ? — Le voici, dit Napoléon tout tranquillement : A l'avenir, le siége de l'Eglise ne sera plus à Rome, mais à Paris... »
Je ne pus retenir un mouvement de surprise et un sourire d'incrédulité.
— « Oui, reprit l'homme redoutable. Je fais venir le Pape à Paris, et j'y établis le siége de l'Église. Mais je veux que le souverain Pontife soit indépendant ! Je lui fais auprès de la capitale un établissement convenable. Je lui donne un château, et afin qu'il y soit chez lui, je frappe le territoire de neutralité dans un rayon de quelques lieues. Il aura là son collége de Cardinaux, son corps diplomatique, ses congrégations, sa cour ; et pour que rien ne lui manque, je lui assure une dotation annuelle de six millions. Pensez-vous qu'il refuse cela ?
— Je l'affirme, et toute l'Europe l'appuiera .dans son refus. Le Pape trouvera, non sans raison, qu'il serait aussi prisonnier dans vos six millions que dans Savone. » Napoléon se récria très-fort, abonda dans son sens, allégua mille raisons étourdissantes. A la fin je lui dis : — « Votre Majesté m'arrache une confidence. L'empereur d'Autriche a eu la même idée que vous. TI voit que vous ne voulez pas remettre le Pape à Rome, il ne veut pas que le Pape reste en prison, et il songe, lui aussi, à lui faire une existence. Votre Majesté connaît le château royal de Schœnbrunn : l'Empereur le donne au Pape, avec un territoire de dix ou quinze lieues, neutre entièrement ;
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il y ajoute une dotation de douze millions de revenu. Si le Pape accepte cet arrangement, y consentirez-vous ? » Il comprit parfaitement l'apologue ; mais il était le plus fort, et il voulut avoir la pensée de Pie VII sur son plan. Le souverain Pontife répondit ce que j'avais si facilement prévu : Que Savone lui semblait une aussi bonne prison que Paris ; qu'il s'y trouvait comme ailleurs au centre de l'Église ; que le territoire libre était sa conscience ; que six millions par an n'étaient pas nécessaires à ses besoins, et que ce serait assez de vingt sous par jour, qu'il recevrait volontiers en aumônes de la chrétienté.
La conversation revint ensuite aux affaires de l'Italie. Le Prince montra un grand mépris pour l'unita1'isme italien.
— De toutes les chimères du temps, dit-il, celle-là, peut-être, est la plus stupide. Ce qui pourrait à la rigueur se concevoir, c'est un royaume de la haute Italie, formé de la Lombardie et du Piémont ; mais l'union est antipathique au caractère des deux peuples. Au fond de toutes les emphases patriotiques qui s'affichent à ce propos, on trouvera le mensonge. Les villes politiques se haïssent, les villes de commerce visent à se tuer réciproquement. Milan veut absorber Turin, Gênes veut dévorer Venise. Si Venise sortait de la domination autrichienne, elle tomberait en ruine immédiatement et absolument. C'est ce que Gênes et Ancône n'ignorent point. Je voudrais beaucoup, pour mon compte, que Venise ne fût pas nécessaire à l'Autriche comme position militaire, et qu'on pût l'abandonner ; ce serait un grand allégement pour le trésor. Les impôts de Venise suffisent à peine chaque année, à payer le nettoyage des canaux. Pour entretenir la ville, pour empêcher les palais de crouler et de combler les
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lagunes, l'Empereur dépense tous les ans plusieurs millions. La digue que l'on vient de terminer pour obvier à l'ensablement du port a coûté trente millions. Ce n'est pas Venise elle-même qui ferait de tels travaux ; ce ne serait pas non plus le royaume de la haute Italie ! les villes rivales y mettraient bon ordre. Ce grand débris ne peut rester debout que sous la protection d'un grand empire.
— Votre Altesse m'a permis de lui adresser franchement toutes les questions que je voudrais. J'en profite, et je la prie de me dire comment il s'est fait que l'Autriche ait abandonné le Sonderbund ?
— Volontiers. Quand j'ai vu les esprits s'agiter plus vivement dans les cantons protestants pour arriver à une constitution unitaire, avec le propos d'écraser les catholiques, j'ai dit d'abord un mot qui vous est familier en France : Connu. C'étaient en effet des symptômes d'un mal que j'avais eu l'occasion et le temps d'étudier. J'ai cherché à entraver les progrès de la conjuration par des mesures de prudence. J'ai dit aux gens de Lucerne (qui étaient d'ailleurs parfaitement dans leur droit) : N'appelez point les Jésuites ; ne donnez point aux libéraux ce prétexte de hurler et de se faire des appuis dans la folie de l'opinion. J'ai dit la même chose au Nonce apostolique en Suisse, qui m'approuva ; au Pape, qui m'approuva ; au général des Jésuites, qui m'approuva. Ce n'est pas que j'aie le moindre sentiment contre les Jésuites. Comme chrétien, je les vénère ; comme homme d'Etat, je vois en eux l'une des plus grandes institutions sociales qui aient été réalisées dans le monde. Mais leur nom est une arme que je trouvais bon de ne pas laisser aux passions des scélérats et aux préjugés des sots.
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Le gouvernement de Lucerne ne tint pas compte de mes conseils. Il avait besoin d'instituteurs pour la jeunesse et pour le clergé ; il croyait avoir besoin de constater son droit. Il demanda donc les Jésuites, et avec une telle insistance que le général de la Compagnie de Jésus se trouva obligé en conscience de céder, quoi qu'il pùt advenir, et il prévoyait ce qui adviendrait. Les Jésuites entrés à Lucerne, j'exhortai le canton à maintenir ce qu'il avait fait dans l'exercice inopportun peut-être, mais légitime, de son incontestable souveraineté.
En même temps, j'ai cherché à me mettre d'accord avec la France pour protéger le Sonderbund et tenir tête aux radicaux. Je trouvai le gouvernement français, je dois le dire, très-éclairé, très-loyal, très-résolu ; enfin, dans les meilleures dispositions. Il reconnaissait le droit des catholiques, il voulait les protéger et maintenir le pacte. Mais ces préliminaires arrêtés, et lorsqu'il fallut agir, j'eus affaire au juste-milieu.
Je disais à M. Guizot : — « Procédons en commun. Intimons aux cantons radicaux de laisser le Sonderbund en paix. Une déclaration énergique suffira, je l'espère, si l'on nous voit disposés à ne pas reculer. Toutes les puissances sont d'accord avec nous, sauf une seule, l'Angleterre : nous pouvons nous passer d'elle. »
Il était de mon avis. Mais nous eûmes bientôt la certitude que nos déclarations n'intimideraient pas et qu'il faudrait une mesure plus énergique. Je proposais à M. Guizot d'entrer en Suisse immédiatement, en égale force, le même jour ; 50,000 hommes de chaque côté. M. Guizot se vit devant les Chambres, il entendit les discours de l'Opposition, les fureurs de la presse, les tumultes de la discussion ; il hésita. — « Entrez le pre-
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mier, me disait-il, je vous donne ma parole d'honneur de vous suivre. Il me faut le prétexte de votre intervention pour autoriser la mienne. »
Je vis à mon tour où cela nous mènerait. — « Non, répondis-je. Je ne doute pas de votre parole, je ne doute pas davantage de vos intentions, mais je doute fort de vos possibilités constitutionnelles. Vous entrerez, j'en suis convaincu ; mais personne, pas même vous, ne me peut dire à quel titre vous entrerez si je prends les devants. Viendrez-vous m'aider à dompter les radicaux, ou vien- drez-vous aider les radicaux à écraser le Sonderbund? Je ne puis affronter ces complications, je ne puis m'exposer à avoir du même coup sur les bras les radicaux et la France. Trouvez bon que je vous lie par une action claire pour tout le monde, commune et décisive : entrons au même instant, en proclamant le même but. »
Il ne voulut point m'entendre, je vis que nous ne ferions rien. Nous ne fimes rien, en effet, et ce fut le signal de la chute des gouvernements. Catastrophe devenue inévitable ; depuis longtemps la science politique ne pouvait plus qu'en retarder l'heure. Dans cette circonstance, M. Guizot manqua de résolution devant l'esprit public en France ; peut-être aussi devant la politique abominable de l'Angleterre, qui a voulu tout ce qui s'est fait.
— Et maintenant qu'adviendra-t-il de l'Allemagne, qu'adviendra-t-il de la France ; que sortira-t-il de tout cela ?
— Je n'aime pas, répondit-il en souriant, ces questions, qui m'obligent trop à montrer le fond de mon sac. Je ne vois point clair dans l'avenir. La situation déconcerte toutes les prévisions. Ce qui sortira de tout cela ? Ce ne
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sera pas le bien, voilà ce que je tiens pour assure. Attendez-vous à toutes les variétés du reste.
L'Autriche n'en a pas fini, ni l'Allemagne. Il y a deux monstres qui menacent l'Allemagne ; et l'un, si ce n'est l'autre, la doit dévorer. Je crois qu'ils s'y mettront tous deux. L'un est le Teutonisme, l'autre est le Prussianisme; l'un et l'autre fortement mélangés de jacobinisme et de protestantisme... Cela fait bien des ismes pour un malheureux pays. Quant à la France, il semble qu'elle a plus de chances pour s'en tirer ; elle sait maintenant s'y prendre avec les révolutions. Son éducation est faite. Elle est là dedans comme une grisette dans un bal d'étudiants ; elle en connaît mieux les usages qu'une femme qui s'y trouve pour la première fois. Il y a dans l'Allemagne des éléments révolutionnaires qui n'ont pas encore servi et qui sont redoutables. L'élément juif, par exemple. Il est, je crois, inoffensif chez vous ?
— Il est inconnu. Les juifs, sauf en quelque coin de province, où ils font... le commerce, n'ont point de rôle particulier en France. Ceux qui ont paru sont des incidents, et non pas proprement des faits et des signes. Le venin juif ne se sent point dans la masse des incrédules.
— En Allemagne, c'est tout différent. Les juifs occupent presque le premier rôle et sont des révolutionnaires de première volée. Ils ont des écrivains, des philosophes, des poëtes, des orateurs, des publicistes, des banquiers, et sur la tête et dans le cœur encore tout le poids de l'ancienne ignominie. Ils auront un jour redoutable pour l'Allemagne, probablement suivi d'un lendemain redoutable pour eux.
— Que Votre Altesse me permette maintenant de l'ap-
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peler sur un autre terrain. Vous savez combien nous sommes préoccupés de ce que nous appelons la question orientale. Quels seront les sentiments de l'Autriche envers la Russie dans les futurs événements de Constantinople?
— L'Autriche est engagée par les motifs les plus pressants, les plus essentiels et les plus durables, à maintenir l'indépendance et à prolonger l'existence de l'empire ottoman. A Constantinople, elle est l'adversaire né de la Russie. Entre la Russie et elle, il n'y aura point d'entente sur cette question-là. Il y en a une maintenant ; c'est la nécessité reconnue, l'accord arrêté de ne rien faire, d'ajourner toutes les complications. La Russie, que vous croyez si pressée de prendre Constantinople, n'est point pressée du tout, et par deux raisons : la première est qu'en général l'héritier ab intestat n'a point cette fureur de mettre la main sur son héritage, qu'on voit aux héritiers par testament. Ce ne sont point, communément, les héritiers naturels et infaillibles qui empoisonnent leurs auteurs; ce sont ceux qui n'héritent qu'en vertu d'une donation susceptible d'être révoquée. La seconde raison pour laquelle la Russie ne se pressera point, c'est l'embarras immense où la doit jeter cet accroissement. Ses affaires avec l'Europe se multiplieront très-aggravées, et en même temps elle aura trois capitales. C'est déjà beaucoup de deux. L'empire à Constantinople, c'est la ruine assurée de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Par conséquent, avec plus d'affaires sur les bras dans l'Europe, plus de mécontentements aussi dans l'empire ! Avant de déménager et d'aller se loger sur le Bosphore, l'Empereur aurait nombre de questions à terminer chez lui, nomlire de points à régler, dont aucun n'est de mince impor-
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tance. Il sait cela parfaitement, et il y a des épines aussi, de terribles épines, dans cette belle et prodigieuse couronne. Il attend donc très-volontiers ; mais vous autres Français, vous voulez qu'il se hâte. En répétant sans fin qu'il veut aller à Constantinople, qu'il prépare tout pour s'y rendre bientôt, qu'il n'a qu'un pas à faire et qu'il n'ose le faire, vous piquez sa vanité, vous exaltez son orgueil, vous le poussez à tenter malgré lui ce qui vous épouvante ; et, ma foi, il ne faudrait pas s'étonner si cette grande entreprise, où il veut mettre tant de soins, tant de prudence, tant de lenteur, se dénouait un jour par un coup de tête, advienne que pourra!...
Le samedi suivant je dînai une seconde fois chez M. de Metternich. J'étais à côté de la Princesse, très-haute dame, qui n'a pas perdu toute sa célèbre beauté. Grande, fière de taille, de langage, d'attitude et de sentiments. Un peu d'excès dans la majesté, peut-être. Mais on est touchp. de la tendresse qu'elle témoigne à son mari, beaucoup plus âgé qu'elle, et des soins respectueux qu'elle lui rend. Elle ne m'a pas d'ailleurs écrasé du poids de sa couronne, et je lui ai su gré d'être de ces fils des dieux, comme parle La Bruyère, qui sont commodes et simples pour les enfants de la terre. Je lui parlai du respect que le Prince m'inspirait, de ma reconnaissance pour la bienveillance qu'il m'avait témoignée. « — Il est si bon ! dit-elle. —Je ne puis m'empêcher, continuai-je, d'exprimer à Votre Altesse combien je la plains d'être condamnée à voir ce grand et noble caractère attaqué et méconnu comme il l 'a été. » A ce mot, il lui vint des larmes dans les yeux.
« — Les agressions et les haines politiques ne sont rien, ilit-elle. Ce qui est dur à subir, ce sont les outrages calcu-
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lés de l'ingratitude ; c'est l'insolence des valets révoltés, devenus plus méchants qu'ils n'ont besoin de l'être, après avoir été plus serviles qu'on ne le demandait. Ils ont connu les pensées du Prince ; ils ont mille fois expérimenté sa mansuétude ; ils ont eu des preuves éclatantes de sa sagesse loyale, et ils calomnient tout à la fois son esprit et son cœur. — Madame, dis-je, il faut suivre l'exemple qu'il vous donne et oublier la félonie de ces malheureux et jusqu'à leur existence. — Je ne le puis, répondit-elle, dévorant ses larmes ; c'est trop de lâcheté et de perfidie. L'histoire ne nous vengera pas ; elle ne saura point quel coeur admirable ils ont diffamé. Ils osent parler de patriotisme et d'humanité ! C'est le Prince qui a aimé et servi sa patrie, et [qui la souffert de ne ^pouvoir procurer àlk monde les biens que promettent ces odieux menteurs. A l'époque de ces affaires de la Suisse, par où toutes les ruines ont commencé, le Prince, pour être plus libre, s'était retiré dans une petite villa que nous avions près de Vienne. Là il travaillait jour et nuit, sans même prendre l'air du jardin. Un soir, il me dit : « Sortons dans la campagne, ma tête est en feu, je n'y tiens plus, il faut que je respire. » Tout espoir d'une solution désirable :était" alôrs anéanti. La France refusait son concours. M. Guizot, avant d'agir en commun avec l'Empereur, demandait la permission de lui donne; un soufflet. Nous sortîmes et nous marchâmes quelque temps en silence. Tout à coup, sortant de sa rêverie, Clément me dit: « Maintenant je comprends cette prière d'Abraham, lorsqu'il demande à Dieu de le mettre, avec565 Pères, dans le sein de l'éternel repos ! Je voudrais mourir et ne pas voir des malheurs que rien ne peut plus empêcher. Mon rôle est achevé, Id rôle de toute sagesse humaine est achevé.
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La force va régner ici-bas, et le monde est perdu, parce que le droit, désormais sans force, ne sera plus dans le monde qu'un objet de risée! » Il pleura, sans songer à me cacher ses larmes. Jamais il n'a tant accordé à ses propres malheurs. Il ne pleurait pas parce que sa sagesse était humiliée, mais parce que la justice était vaincue. »
C'est ainsi que la princesse de Metternich loue son mari, et j'ai trouvé que cette louange était vraiment de celles qui louent.
Après le dîner, le Prince nous fit voir une belle médaille à son effigie, portant au revers deux ligures : la Politique et la Justice, avec cette devise, où il a voulu, me dit-il, exprimer sa pensée sur l'art de gouverner : Kraft im Recht, force dans le droit. La médaille lui fut offerte par le corps diplomatique autrichien, pour célébrer la vingt-cinquième année de son ministère.
Comme c'était ma dernière visite, il renouvela l'obligeante assurance du plaisir qu'il avait eu à me voir. Il me recommanda de persévérer dans les idées dont l'Univers avait pris la défense : « — Le vrai, dit-il, est avec vous; il y faut rester ; mais restez-y avec une modération croissante! De si bonnes pensées n'ont pas besoin, pour faire leur chemin, d'avoir le fouet et l'éperon. Je vous donnerai l'un des principaux enseignements que j'ai tirés de ma longue carrière. Les hommes n'aiment pas, en général, que leur raison soit violentée et subjuguée. Les plus sages et les plus droits veulent avoir l'air de se rendre librement. Laissez-leur donc toujours cette porte ouverte, et souvenez-vous, quand vous aurez écrit, qu'on ne regrette jamais un mot effacé. »
La conversation s'éparpilla. Nous reparlâmes du josé-
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phisme et de l'entêtement des juristes autrichiens. Il me dit qu'il avait lutté douze ans pour ramener la législation joséphiste à l'orthodoxie sur un seul point : celui des mariages de mineurs sans consentement des parents, qu'elle annulait, je crois, sans plus de forme.
Il plaisanta aussi des longues dissertations. des journaux -sur le système Metternich. — « J'étudiais mon droit, dit-il ; quand je le connaissais bien, j'essayais de le maintenir, ou de le faire prévaloir, ou de le relever ; mais toujours en tenant compte des hommes, des circonstances et du temps. Je tenais en principe de ne me heurter jamais aux impossibilités. Voilà tout mon système. Dans le fond, il n'y avait pas de système Metternich. »
En achevant, après quelques jours, de me rappeler les paroles de M. de Metternich, je me trouve un peu refroidi, non pas sur l'homme, aussi bon et aimable qu'homme peut l'être, mais sur l'esprit, ou pour mieux dire sur la pensée, car l'esprit est charmant, A la distance où je suis de l'ancien chancelier d'Autriche, je n'ai pas la prétention de le juger. Cependant quatre conversations, chacune de deux à trois heures, avec un homme qui cause volontiers, laissent bien voir quelque chose qui n'est pas loin du fond. M. de Metternich a été certainement un honnête et habile ministre. Avec son habileté et son honnêteté, il a certainement fait des fautes : qui n'en aurait pas fait en quarante ans de règne ? Il me semble que sa principale faute a été sa sagesse. Il y avait, quoi qu'il en dise, un système Metternich : c'était de n'avoir pas de système ; et de tous les systèmes qui peuvent leurrer la raison de l'homme, celui-là peut-être, est le plus faux : c'est la raison toute seule qui marche affranchie de la gêne des prin-
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cipes, faisant au jour le jour des choses d'un instant. Il ne faut pas s'entêter, mais il ne faut pas appeler entête- ment la persévérance ; il ne faut pas violenter, mais il ne faut pas appeler violence la fermeté ; il faut s'accommoder au temps, aux circonstances, aux hommes, mais il ne faut pas souffrir que le temps, ni les circonstances, ni les hommes, l'emportent sur la vérité et sur la justice. Or, le dépositaire du pouvoir doit aux peuples la vérité et la justice avant le repos et la paix, dont elles sont d'ailleurs les seules bases assurées. La préoccupation constante de ne point entreprendre l'impossible et de faire durer la paix, n'empêche pas toujours les grandes fautes ; elle empêche certainement les grandes œuvres, les grandes actions. Qu'est-ce que l'impossible? Et combien de dénis de justice n'ont pas été cachés sous ce nom ? M. le prince de Metternich a été le chef d'une école de politiques qui ont, en définitive, sous le nom commode de faits accompli accepté toutes les erreurs. Ils ont conduit le monde européen, sans trop de cahots, jusqu'à sa ruine ; ils n'ont rien tenté d'héroïque pour le sortir de l'ornière dont ils prévoyaient le funeste aboutissement.
M. de Metternich en est-il plus coupable que les autres ? Faut-il s'en prendre au temps où il a vécu? N'a-t-il pas vu ce qu'il fallait faire, où n'était-il possible de faire que ce qu'il a fait? Telle est la question difficile que se poseront les historiens. Pour moi, je l'ai vu calme, paisible, miséricordieux, honnête, intelligent, chrétien. Tout ce qu'il m'a dit m'a paru sage et réfléchi. Rien pourtant n'est sorti du vulgaire. Après l'éblouissement de la première surprise, tout ne me laisse que l'impression lucide et froide d'un excellent livre -de morale écrit par un protestant. Il y manque la chaleur, les vues éclatantes, ce je
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ne sais quoi qui pénètre au fond. des choses, qui anime, qui enflamme, qui affermit et qu'on n'oubliera point.
Voilà ce que j'éprouvais l'autre jour en écoutant Donoso
Cortès, qui n'est point un homme d'Etat.
NOTE SUR SILVIO PELLICO.
Je n'ai aucun moyen de contrôler le jugement de M. de Metternich sur Silvio Pellico, et je me contente de le reproduire sans l'affirmer ni l'infirmer en rien ; mais je ne puis ni neveux me dispenser de placer ici un témoignage contraire, émané en quelque sorte de Silvio Pellico lui-même. Il m'est adressé de-Rome par un très-respectable prélat français, Mgr P. P. La Croix, camérier de Sa Sainteté, homme aussi aimable que savant, auteur de. précieux Mémoires inédits qui prendront place un jour parmi les œuvres littéraires les plus distinguées et les documents historiques les plus intéressants de la première moitié du dix- neuvième siècle.
ROME, le 6 juillet 1859.
TRÈS-HONORABLE ET CHER MONSIEUR,
J'ai lu, avec tout l'intérêt imaginable, votre si curieuse et précieuse relation de vos conversations avec le Prince de Metternich, à Bruxelles, à la fin de 1849. Pedibus et manibus des- cendo in tuam sententiam au sujet de cet illustre homme d'État, dont la sagesse, l'honnêteté, la prudence et la finesse vous font l'effet « d'un excellent livre de morale écrit par un protestant. » On ne peut mieux dire; mais, pour être juste envers lui, il faut ajouter qu'il a été tout ce que pouvait être un gentilhomme, d'un esprit éminent, né en 1772 époque poudrée (incipriata, en- cyprisée, dit bien plus puissamment l'italienl et frisée en sentiments soutenus (nom de la mode d'alors) et, jeune homme achevant son éducation entre les Terroristes de Strasbourg et les Émigrés de Coblentz, à la fin de ce dix-huitième siècle, dont le dix-neuvième, si cela continue, perdra, bientôt, le droit de dire le moindre mal .....
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D'ailleurs, comment ne pas être de l'avis du Prince sur la politique de M. Guizot, dans l'affaire du Sonderbund, et ne pas croire, avec lui, que, (1 pour longtemps, tous les gouvernements « perdront toutes les batailles qu'ils livreront à la Révolution, » ou plutôt qu'ils ne lui en livreront plus aucune, et que son triomphe est, désormais, assuré... dans la mesure que Dieu sait, comme l'ont pensé deux esprits éminents, quoique si divers, Donoso Cortès et le Prince de ltfetteniÎch,
Quoi qu'il en soit, il y a de ce dernier un jugement contre lequel je viens réclamer auprès de vous; à savoir son opinion touchant Silvio Pellico, et la part qu'il lui attribue dans une conspiration qui avait pour objet d'assassiner l' Archiduc gouverneur du royaume LombardVénitien,
J'ai eu de nombreuses et précieuses relations avec cette douce et belle âme de Silvio, soit à Turin, soit à Rome, pendant les deux longs séjours qu'il a faits ici, avec sa pieuse et respectable bienfaitrice et amie la marquise de Barolo, née marquise de Colbert-Maulévrier. Vous savez que, depuis de longues années (1827), je tiens mon journal où je consigne, chaque soir, les faits et dits de la journée, dont je crois à propos de conserver le souvenir; or, voici ce que j'y trouve, tome XIIe, à la date du 3 janvier 1846 :
« Visite à madame la marquise Barolo (Via della Croce) et causé « une heure, délicieusement, avec son bibliothécaire et ami, « l'illustre Silvio Pellico; « les machinations politiques qui lui « attirèrent sa condamnation à mort (d'après le Code autrichien) « n'avaient été suivies d'aucun commencement d'exécution, et « se bornaient, me dit-il, à rechercher ensemble les moyens « de maintenir l'opinion publique de la Lombardie dans son « opposition unanime au régime de la domination autrichienne « récemment installé en ce pays, et qui, nouveau en tout, et « n'ayant pas respecté, d'ailleurs, les anciennes Institutions d,l, « pays (d'avant la conquête de la Révolution française), n'était « pas alors revêtu des conditions de légitimité qu'il peut avoir « acquises aujourd'hui (1845). L'espoir des amis de Silvio était « de réunir, plus tard, à la suite de quelque guerre qui sur- « viendrait en Europe, la Lombardie et Venise au Piémont. Là u se bornaient les utopies de ces messieurs. »
Tel est le résumé fidèle, et écrit le soir même, de mon entretien du 3 janvier (t840), avec Silvio Pellico, sur cette question délicate, et qu'autorisé par sa bienveillance et des relations déjà
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anciennes, je lui avais adressée, à brûle-pourpoint, sur le but et la portée de cette conspiration, dont les Mie Prigioni ne disent pas un mot. Il me répondit ce que dessus, avec un accent de sincérité et de loyauté qui aurait convaincu M. de Melternich lui- même..... J'ajouterai que l'état d'extrême exténuation physique de Silvio, malgré tous les soins délicats, et même somptueux, dont il était entouré, depuis sa sortie du Spielberg, chez l'opulente marquise Barolo, prouvait, surabondamment, que les rigueurs des plombs de Venise et du Spielberg décrits dans Mie Prigioni n'avaient pas été, pour lui, de pures fictions de son imagination
En temps et lieu opportuns, vous ferez, Monsieur, de ces renseignements l'usage que vous jugerez convenable, mais seulement, je vous le demande, lorsque la paix, volente Deo, sera venue clore cette homicide et douloureuse guerre entre les deux empires catholiques, et rendu au Saint-Père sa pleine liberté et souveraineté.
Tout à vous, Monsieur, en N. S. avec les vrais sentiments que
TOUS savez.
PIERRE LA CROIX,
Ccimérier de S. S. Pie IX, etc., etc.
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SAINT PIERRE.
— DKCEMBRE 1860. —
Les articles suivants sur Saint Pierre, sur la Papauté en tant que puissance politique et sur le pouvoir temporel du Pape, avaient paru antérieurement dans l' Univers. Au mois de décembre 1858, la situation me donna la pensée de les réunir en un petit volume intitulé : De quelques erreurs sur la Papauté. Je les reproduis ici, développés sur divers points et purgés d'un certain nombre de fautes assez graves qui s'étaient glissées dans le volume, publié et réimprimé en mon absence.
I. Les saints de lalibre pensée et les saints de l'église. — II. Sain!
Pierre. — III. Plan de Dieu sur Saint Pierre. — Foi de cet apôtre. — IV. Son œuvre. — Les maîtres, les grands et les sages de Home. — V. Naissance du second empire de Rome.
1
Depuis que l'Eglise est née du sang de Jésus-Christ, elle seule existe véritablement sur la terre. Tout se fait pour elle ou contre elle avec une énergie aussi durable que son éternité. Elle est le Bien; le Mal ne vit que pour
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la combattre. Il la combat par une négation continuelle et paT une parodie incessante. Tout ce qu'elle fait, il le déclare mauvais, absurde, funeste, et en l'insultant il cherche à l'imiter. Il a ses dogmes, sa discipline, son culte, qui sont la négation obstinée et la contrefaçon ser- vile des dogmes, de la discipline, du culte catholique. Articles de foi, sacrifices, grandes et petites dévotions, pénitences, rien n'y manque; il veut surtout que les saints n'y manquent pas, ce dernier point est celui peut- être où les religions humaines et particulières se rendent avec plus d'assiduité plagiaires de la religion divine et universelle. La raison en est toute simple, quoique inconnue de la plupart de ceux qui la mettent en pratique ; le but intime et vraiment infernal de toutes ces religions étant de supprimer Dieu au profit de l'homme, elles doi-vent faire de l'homme un dieu sans dieu.
Les sectaires, les indifférents, les libres penseurs ont donc leurs saints, qu'ils appellent grands hommes, et qu'ils exposent à la vénération publique dans les rues et dans les carrefours. Sous la première république, ils avaient consacré à ce panthéisme un panthéon. Observant bientôt que leur panthéon était sujet à se vider dans l'égout, ils ne se découragèrent pas ; ils imaginèrent la mode des statues, maintenant florissante. Point de bourgade qui ne possède son grand homme, au moins en buste. On prend ce que l'on trouve : il faut un grand homme à tout prix. Faute de mieux, à défaut d'écrivain, de physicien, de militaire, on va jusqu'à décerner la statue à quelque saint véritable, qui n'avait pas été reconnu grand homme jusque-là, et qui le devient par décret municipal. C'est, dit-on, pour honorer le mérite, le talent, la gloire ; on a raison de ne pas dire la vertu. S'il s'agissait d'honorer la
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vertu, il faudrait demander à l'Église des noms qu'elle a déjà revêtus d'un éclat plus illustre. Où trouver ailleurs que dans ses catalogues assez de matière aux hommages de la conscience humaine ?
Mais, d'un autre côté, comment faire connaître et honorer parmi les peuples ce que l'Église ne connaît pas ou n'honore pas? Gloriam meam alteri non dabo. Tout le culte de la libre pensée n'a rien pu contre cette parole. Ni livre, ni marbre, ni bruit, rien n'est capable, même ici- bas, d'assurer à l'homme ce peu de rayons qui est la gloire humaine, lorsque cette gloire n'est pas elle-même un reflet de la gloire de Dieu. Attendez cinquante ans, cent ans'au plus ; sortez du petit groupe qui est la société lettrée, et du petit espace qui est la localité : plus rien ne retentit, plus rien ne brille ; le grand homme, en dépit de sa statue, est comme s'il n'avait jamais été. Les peuples, à l'admiration desquels vous l'offrez, ignorent ce qu'il a fait, ne savent pas même son nom. S'ils le savent, ils n'en font nul cas. Qu'importe au peuple que ce personnage ait inventé une mécanique, écrit un livre, gagné une bataille? Voilà bien de quoi toucher les âmes et enflammer les coeurs ! L'homme de peine qui remplit tous les jours ses seaux aux pieds de la statue de Molière en est-il plus fier d'être homme ? Pense-t-il à faire des économies sur le cabaret pour se régaler du Misanthrope, et, s'il le faisait, en deviendrait-il meilleur? L'homme de lettres, passant par là, y trouve-t-il un bon vers? l'homme de bien est-il tenté d'ôter son chapeau ? Ces statues dressées de tous côtés nous font un Olympe pareil à celui des païens : on ne connaît guère de vice qui n'y possède son représentant, et quelquefois tous les vices y sont glorifiés en une seule figure. Au fronton du Panthéon, entre beaucoup d'autres,
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on voit Voltaire, Rousseau, Mirabeau, c'est-à-dire l'im- probité, l'avarice, la diffamation, la révolte, la félonie, la débauche, l'athéisme, le suicide, les mauvais livres, les mauvais discours, les mauvaises actions, tous les péchés capitaux et toutes leurs catégories. Pauvres dieux ! mal établis dans leur immortalité viagère, inconnus du plus grand nombre, méprisés de ceux qui les connaissent, et dont ceux mêmes qui les adorent commencent par raturer pudiquement la biographie.
L'Église demande d'autres titres ; elle ne vénère pas brutalement un don de l'esprit, une trouvaille dans les sciences, un succès dans les arts ou dans les affaires ; et toutefois, en se préoccupant uniquement de glorifier Dieu, c'est elle qui glorifie vraiment l'humanité. Sans tenir compte du hasard des talents et de la fortune des œuvres, elle couronne la force et la beauté de l'âme. Et comme la cause de ses récompenses est plus légitime, l'éclat en est incomparablement plus beau. Les noms de ses Saints franchissent toutes les frontières de l'espace et du temps ; elle leur fait une popularité qui n'a point d'égale. Ce n'est pas dans une bourgade, c'est dans le monde entier qu'elle leur dresse d'inébranlables autels. Pour la presque totalité des hommes, deux ou trois noms surnagent de toute l'antiquité. Dans le peuple, on parle d'Alexandre et de César, symboles de la force. Qui jamais y connut, de nom seulement, Platon, Socrate, Aristote, Cicéron, Virgile, Auguste? Il n'y a pas un paysan catholique qui ne sache très-bien ce que furent saint Pierre, saint Paul, saint Augustin, saint Louis, saint Vincent de Paul, et tant d'autres, divers d'époques et de pays. Sous toutes les latitudes, ces étoiles de l'humanité divinisée sont visibles aux yeux des fidèles. Le paysan breton fait la fète de sainte
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Rose de Lima et de sainte Thérèse ; il donne à ses filles les noms de ces vierges, qui ne sont ni de sa contrée ni de sa race ; et l'Indien des Andes, et le sauvage baptisé d'hier dans les eaux de la mer Glaciale adressent en même temps leur prière à sainte Geneviève et à saint Louis. Le souverain Pontife vient d'inscrire au catalogue des héros de l'Evangile le nom d'une autre Geneviève, d'une pauvre petite bergère infirme, Germaine Cousin, qui vécut il y a deux siècles dans un hameau près de Toul-ouse, et qui mourut à dix-huit ans, n'ayant fait autre chose que garder les brebis, souffrir et prier Dieu. Le nom de Germaine Cousin ira plus loin sur la terre, durera plus longtemps que le nom des glorieux de la terre. Il est douteux que jamais une place publique soit ornée de sa statue ; mais avant qu'un sièèle s'écoule, son image sera gardée avec respect dans sa patrie et loin. de sa patrie, sous des huttes où l'on ne parlera pas des Alexandre, des César et des Napoléon. La pauvre Germaine ne sera pas seulement connue, ne sera pas seulement honorée et implorée ; elle sera imitée. D'humbles et grandes âmes, la prenant pour exemple, l'invoquant pour appui, voulant comme elle se rendre agréables à Dieu, deviendront comme elle des vases de foi, de pureté et de charité.
Car c'est là le culte des Saints : il met en honneur des mérites infiniment supérieurs aux dons du génie et de la fortune, et par là il rend ces mérites accessibles à quiconque veut sincèrement les acquérir. Ainsi le culte des Saints se perpétue pour le salut du monde, sans que jamais les efforts du Mal puissent l'abolir, ni l'impuissante jalousie de la sagesse et de la vertu purement humaines le remplacer.
Ces considérations se présentent entre mille autres,
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lorsque l'on songe au rôle immense que remplit dans le monde le chef de l'Église, qui fait et proclame les Saints. On peut dire que saint Pierre, le premier et le plus grand des Papes, est celui de tous les hommes mortels à qui Dieu a le plus puissamment communiqué le privilége de son immortalité. Quel nom, en effet, après celui de Dieu, est plus vivant sur la terre, et à quel homme s'applique mieux ce cri d'allégresse du saint roi David : Nimis ho- norificati sunt amici tui, Deus; nimis confortatus est principatus eorum ?
II
A côté de saint Jean-Baptiste et de saint Joseph époux de Marie, saint Pierre, le prince des Apôtres, est aussi l'un des princes des Saints. Élu de Jésus-Christ pour être le fondement de l'Eglise, il a été par ce divin Maître formé aux vertus qui allaient devenir l'auguste caractère de l'humanité régénérée, et il a reçu avec ces vertus nouvelles l'investiture d'un pouvoir tout nouveau et tout divin, que n'eurent pas avant lui les Justes les plus aimés de Dieu. Saint Pierre est le modèle des croyants, des pénitents, des apôtres, des docteurs, des pontifes, des martyrs. Que d'auréoles autour de sa tète, que de palmes dans ses mains ! Il a la sagesse d'en haut pour enseigner, la puissance d'en haut pour condamner et pour absoudre ; il tient les clefs du Ciel, et c'est à lui que l'humanité doit dire ce qu'il disait lui-même au Sauveur des hommes : Vous avez les paroles de la vie éternelle.
Par la volonté de son Maître, saint Pierre a entrepris la plus étonnante révolution que le monde ait vue et que l'esprit de l'homme puisse concevoir ; par une assistance
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qui a été le prix de sa foi et de son courage, il l'a accomplie. Seul et pauvre, il a attaqué, il a renversé les dieux et l'empire de Rome. Il est mort sur la croix, du supplice des esclaves, mais en réalité législateur, pontife et roi de la terre, le premier roi de la seule dynastie qui soit éternelle; vainqueur de César, qui était Néron, c'est-à-dire vainqueur de tous les vices et de toutes les erreurs, dans le moment que l'erreur et le vice, maîtres incontestés des hommes, recevaient d'eux les honneurs divins. Il a brisé ce joug ignominieux; il l'a brisé pour jamais en instituant cette royauté de la vérité qui ne laisse plus au mensonge de triomphe assuré ni paisible, qui ne lui permet plus d'étouffer la sainte révolte des consciences, et qui, toujours prête à combattre pour la justice, n'ignore pas qu'elle enchaîne la victoire lorsqu'elle accepte le martyre.
La gloire de saint Pierre, même en ce monde, surpasse, s'il est possible, ses travaux. Il y a dix-huit siècles pleins qu'un ministre infime de la police de Néron le conduisit au supplice ; après dix-huit siècles, il est le personnage le plus vivant de l'histoire. Toute langue a publié son nom, toute langue le prononcera jusqu'à la fin des temps. Toute intelligence capable de recevoir l'Évangile a connu sa vie, a béni ses œuvres; les plus nobles génies en ont médité les moindres circonstances ; la poésie et les arts y ont trouvé des inspirations; la théologie en a tiré des lois. Son tombeau, visité de tous les peuples, est devenu une source de vie et l'arc-boutant de l'ordre social. Sur ce trône il règne encore, protégé par la foi de ses innombrables enfants, maintenu s'il le faut par l'effroi de ceux-là mêmes qui jalousent sa puissance paternelle et qui seraient tentés de lui refuser leur hommage. Tout croule dans le monde si ce trône est ébranlé. De ce faîte sublime, toujours battu
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d'orages formidables et impuissants, Pierre, vivant dans son successeur, investi de tous les privilèges que Jésus- Christ lui a donnés, gouverne les pasteurs et les troupeaux, enseigne, redresse, lie et délie, commande aux intelligences, dirige les âmes. Vainement l'orgueil conteste ou se révolte, en appelle -au sophisme, à la ruse, à l'injure, à la force brutale, et quelquefois sépare tout un peuple et tout un empire ; ceux que l'ennemi entraîne dansé les ténèbres conservent un souvenir et un besoin de la lumière qui les ramèneront. Pierre, assuré de l'élite du genre humain, définit l'erreur et reste le roi de la vérité. Il n'y a pas de main assez forte pour abolir ses lois. Sa parole est la digue immuable que la mer affolée peut bien couvrir d'écume, mais ne peut pas emporter ni franchir. Il voit sans trembler le furieux effort des révoltes, il écoute sans pâlir leur clameur immense, et se tournant vers son peuple, il bénit deux cents millions d'âmes, dont Y Amen fidèle, éveillant tous les échos de la terre, couvre à la fois la protestation de l'hérétique, la négation de l'incrédule et le .cri de la brute, qui hurle d'obéir. Tel est aujourd'hui ce pouvoir de Pierre, contre lequel, depuis Néron, se sont tour à tour et tous énsemble conjurés tout ce que l'espèce humaine a produit de géants. Il a vaincu Néron, Arius, Mahomet, Luther et Voltaire ; il embrasse le monde connu ; il est établi sur deux cents millions d'âmes, et ses conquêtes ne sont pas encore finies, car la plénitude des nations entrera dans son bercail. Ainsi lui tient parole Celui qui lui a dit un jour : Tu es pêcheur d'hommes.
Or, ce mortel plus favorisé qu'Abraham, plus puissant que Moïse, plus inspiré que les prophètes ; ce législateur et ce pasteur de l'humanité, ce Vicaire de Jésus-Christ,
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qu'était-il pour de telles œuvres, qu'a-t-il fait pour une telle gloire ? Il n'avait par lui-même ni fortune, ni force, ni génie, et pour toute science il savait conduire sa barque et raccommoder ses filets. Mais il était droit et simple de cœur ; prévenu de la grâce , il crut en Jésus-Christ, il l'aima, et, lorsque Jésus-Christ lui commanda de quitter tout pour le suivre, il n'hésita point. C'est le secret de sa puissance et de sa gloire. A cause de cette foi d'où vint son amour, de cet amour dont le fruit fut l'obéissance, de cette obéissance qui ne connut rien d'impossible et qui ne refusa ni les travaux de l'apostolat ni le martyre, Pierre, à son tour, fut aimé de Jésus-Christ. Le Fils de Dieu le prit à son école et le forma pour être l'instituteur du genre humain.
III
Un Dieu descendant parmi les hommes pour les instruire, c'était la plus riante fiction des poésies antiques et le plus consolant débris de la vérité perdue. Au sein de ses misères, dont elle avait oublié la cause et dont elle ne connaissait pas même l'étendue, l'humanité aveugle et gémissante se refusait pourtant à croire qu'elle fût née du hasard et qu'elle tînt d'elle-même le peu de biens qu'elle possédait. Elle se disait qu'un Dieu avait veillé sur son berceau et lui avait donné les lois et les arts. Combien la réalité nouvelle a dépassé tout ce que le génie des poëtes a pu ajouter à ce souvenir confus du Paradis, fidèlement gardé dans la conscience humaine !
Si l'on veut comparer ce que l'homme peut rêver de la bonté de Dieu et ce que cette même bonté peut faire pour l'homme, il faut lire dans Fénelon comment Mentor
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instruit le futur roi d'Ithaque, et voir ensuite, dans l'Evangile, comment Jésus-Christ instruit ces pauvres artisans de Galilée, dont il va bientôt se servir pour changer la face du monde. Qui eût imaginé, qui eût osé concevoir ce miracle de l'amour divin ; tant de patience, tant de tendresse, tant de majesté, toute la complaisance d'un ami, toute la bonté d'un père, toute la grandeur et la sagesse de Dieu ! Il les appelle, il les aime, il se plie à la faiblesse de leurs connaissances et de leur jugement, il leur parle un langage qu'ils puissent entendre, il les nourrit, il les sert, il va guérir leurs parents malades ; et chacune de ses actions est ordonnée pour être leur règle lorsqu'ils auront reçu le commandement d'enseigner toutes les nations.
Mais aucun n'est instruit avec autant de vigilance et de prédilection que Simon-Pierre, et sans cesse il justifie avec éclat cette faveur glorieuse. Dès qu'il paraît dans l'Évangile, on le voit toujours confiant, humble, sincère, généreux, digne, par la constance de sa foi, de ce nom symbolique de Pierre, qui lui est donné dès le premier jour. Il est le premier partout. A lui s'adressent toutes les grandes paroles qui annoncent les développements, les conquêtes et l'éternel triomphe de l'Eglise. C'est assis sur la barque de Pierre, devenue déjà la barque de l'Église, que Jésus prononce la première instruction publique dont il soit fait mention dans les récits évangéliques (1). C'est Pierre qui, après ce discours, s'avançant en pleine eau sur le commandement du Maître, jette le filet pour la pêche miraculeuse, et qui, recon-
(1) La barque de l'Église, sur laquelle monte le Seigneur, n'est autre que celle dont Pierre fut établi le pilote, lorsque le Seigneur lui dit : Vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. (AMBR., Serm.n.)
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naissant la main de Dieu dans ce succès, s'humilie et tremble au lieu de s'enorgueillir. C'est lui qui, lorsque Notre-Seigneur veut soumettre à une épreuve la foi des Apôtres, s'écrie : Vous êtes le Fils du Dieu vivant 1 C'est lui qui, pour rejoindre Jésus, n'hésite pas à s'élancer sur les flots ; c'est lui qui ose s'armer pour le défendre ; lui qui, surmontant la terreur que tous éprouvent, le suit jusqu'au prétoire ; lui qui, l'ayant renié dans le trouble de la peur, se repent à l'instant même et pleure amèrement ; lui enfin qui, malgré l'énormité de sa faute, connaît assez la miséricorde du Fils de Dieu et se sent assez sûr de son propre cœur pour lui dire : Seigneur, vous -savez si je vous aime 1
Et alors, en effet, Jésus, constatant et récompensant son amour, plus grand que celui des autres, et sa foi plus parfaite, lui confie le suprême empire des âmes pour toute la durée des temps : Pais mes brebis, pais mes agneaux. Par la confession trois fois répétée de son amour, Pierre, dit saint Augustin, a effacé son triple reniement ; et le Fils de Dieu, comptant désormais sur son disciple, lui met dans les mains ce qu'il a de plus cher : Pasce agnos meos, pasce oves meas ; tout le bercail, sans distinction. Et tout ce qui n'est point du troupeau de Jésus-Christ n'est point du troupeau de saint Pierre ; et tout ce qui n'est point du troupeau de saint Pierre cesse d'être du troupeau de Jésus-Christ.
Bossuet nous montre ce plan de Dieu sur saint Pierre : « Notre-Seigneur Jésus-Christ, voulant former le mystère « de l'unité, choisit les Apôtres parmi tout le nombre des « disciples ; et, voulant consommer le mystère de l'unité, « il a choisi l'apôtre saint Pierre pour le préposer non- « seulement à tout le troupeau, mais encore à tous les
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« pasteurs, afin que l'Église, qui est une dans son état « invisible avec son Chef invisible, fut une dans l'ordre « visible de sa dispensation et de sa conduite avec son « Chef visible, qui est saint Pierre, et celui qui, dans la « suite des temps, doit remplir sa place. Ainsi le mystère « de l'unité universelle de l'Église est dans l'Église ro- « maine et dans le siége de saint Pierre ; et, comme il « faut juger de la fécondité par l'unité, il se voit avec « quelle prérogative d'honneur et de charité le saint « Pontife est le Père commun de tous les enfants de l'É- « glise. C'est donc pour consommer le mystère de cette « unité que saint Pierre a fondé par son sang et par sa « prédication l'Église romaine, comme toute l'antiquité « l'a reconnu. Il établit premièrement l'Eglise de Jéru- « salem pour les Juifs, à qui le royaume de Dieu devait « être premièrement annoncé, pour honorer la foi de « leurs pères, auxquels Dieu avait fait les promesses. « L'ayant établie, il quitte Jérusalem pour aller à Rome, « afin d'honorer la prédestination de Dieu, qui préférait « les Gentils aux Juifs, dans la grâce de son Évangile ; « -et il établit Rome, qui était le chef de la gentilité, le « chef de l'Eglise chrétienne, qui devait être principa- « lement ramassée de la gentilité dispersée, afin que « cette même ville, sous l'empire de laquelle étaient réu- « nis tant de peuples et de monarchies différentes, fut « le siège de l'empire spirituel qui devait unir tous les « peuples, depuis le levant jusqu'au couchant, sous « l'obéissance de Jésus-Christ. Car, avec la vérité de « l'Évangile, saint Pierre a porté à son Église la préro- « gative de son apostolat, c'est-à-dire la proclamation « de la foi et l'autorité de la discipline.
« Pierre, confessant la foi, entend de Jésus-Christ cet
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« oracle : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon « Église. Saint Pierre, déclarant son amour à son Maître, « reçoit de lui ce commandement : Pais mes brebis, pais « mes agneaux 1 Pais les mères, pais les petits ; pais « les forts, pais les-infirmes ; pais tout le troupeau. Pais, « c'est-à-dire conduis. Toi donc, qui es Pierre, publie « la foi et pose le fondement ; toi, qui m'aimes, pais le « troupeau et gouverne la discipline (1). »
Mais arrêtons-nous davantage à cette première période de la vie de saint Pierre, le plus humble des hommes, appelé dans la familiarité du Dieu tout-puissant.
Si j'osais écouter le cri de mon cœur, je conseillerais à ceux qui distribuent le pain de la parole de ramener souvent les fidèles à cette table préparée et servie des mains de Dieu. Que de scènes touchantes ! que de douces et invincibles lumières ! Comme tout est merveilleux de bonté et d'amour; et, cependant, comme en même temps Dieu ne fait rien qui ne sente la divinité ! Non, saint Pierre n'est pas indigne de l'affection de Jésus. Pour que le miracle de la diffusion de l'Évangile et der établissement de l'Église se dressât dans toute la durée des siècles comme le plus grand défi qui ait été jeté à la raison et à la force de l'homme, il fallait que les Apôtres fussent de simples et grossiers artisans, et Pierre, leur chef, le, plus simple et peut-être le plus illettré de tous ; mais, en même temps, il devait être ce que nous le voyons, bon, pieux, sincère, aimable, si je l'ose dire, même par ses imperfections. Il savait une chose, que tout homme devait savoir parmi les Juifs : il savait que le Messie viendrait, et il l'attendait avec une foi pure, sans disserter
(1 ) Lettre à une demoiselle de Metz ; 1862.
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comme les Pharisiens, et sans demander, comme les Juifs charnels, que le Messie leur apportât les joies de la terre et le sceptre du monde. Plus éclairé par sa foi que les docteurs par leur science, il reconnut tout de suite Celui qu'il attendait, et Jésus voulut lui montrer qu'il le connaissait : Tu es Simon, fils de Jean ; désormais tu te nommeras Pierre. Et Pierre quitte tout pour suivre Jésus, donnant ainsi l'exemple du renoncement parfait ; car, quoique pauvre, il avait pourtant sa maison, sa barque, ses filets, et il était marié. Ce noble caractère explique cette glorieuse parole que Jésus lui adressa plus tard : Tu es bien heureux, Simon, fils de Jean, parce que ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont révélé ce que je suis, mais mon Père qui est dans les deux. Sa foi ne s'ébranle jamais. Lorsque Jésus, parlant aux Douze, leur dit ces paroles : Ila chair est une nourriture, mon sang est un vrai breuvage, ils hésitent entre eux. « Ce discours, disent-ils, est trop dur ; qui peut le croire? »
Mais Pierre, interrogé par le Maître, fait une réponse qui raffermit leur confiance ébranlée : Seigneur, à qui irions-nous? Vous avez les paroles de la vie éternelle. Vous êtes le Christ, Fils de Dieu. Il pose ainsi la raison décisive et universelle de la foi à tous les mystères. Nous croyons tout sur la parole d'un Dieu qui peut tout et qui nous aime. Combien Dieu doit chérir la simplicité et la candeur de cet hommage (1) !
La foi de Pierre et son amour éclatent encore le jour de la Cène, lorsque Jésus se prépare à laver les pieds des
(1) Sur ce passage un vénérable et saint prélat a fait l'observation suivante : « Je ne voudrais pas que le scandale des juifs de Capharnaüm « relativement à la sainte Eucharistie atteignit les ApÙtres. dont saint « Pierre dit sans exception: Et nos credidimus. "
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Apôtres, Pierre refuse d'abord par humilité : « A Dieu ne plaise, Seigneur, que vous me laviez les pieds ! » Mais Jésus lui ayant dit : « Si je ne vous lave point les t}ieds, vous n'aurez point de part avec moi, » Pierre aussitôt s'écrie : « Seigneur, non-seulement les pieds, mais la tête ! »
Il croit, il a confiance, même lorsque la nature défaillante semble trahir la foi. Au milieu de la tempête, il ne songe plus assez que la présence de Jésus suffit pour préserver la barque, mais il l'éveille : « Sauvez-nous, Seigneur; nous périssons. » Dans le prétoire, il renie Jésus, mais un seul regard de Jésus le convertit. Qui dira jamais, qui saura jamais ce que ce regard de Jésus et ce que ces larmes de saint Pierre ont touché et sauvé d'âmes ! Doux regard de la miséricorde infinie, qui vient encore, après dix-huit siècles, percer et purifier nos cœurs ingrats ; saintes et douces larmes du repentir, qui ont éteint et qui éteindront à jamais les flammes du vice en ce monde, et dans l'autre celles du châtiment !
IV
L'œuvre visible de Jésus-Christ est terminée. Par ses leçons, par ses exemples, par sa mort comme homme, par son autorité comme Dieu, il a formé celui qu'il veut laisser au monde pour maintenir ses enseignements, et distribuer ses grâces. Il a rempli sa promesse par la descente du Saint- Esprit. Pierre paraît un homme tout nouveau. C'est alors que l'on voit véritablement le chef des Apôtres. Sans perdre son caractère simple, humble et docile, partout il se montre animé du plus ferme, du plus entreprenant
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courage. 11 exerce le premier le périlleux ministère de la prédication, en proclamant publiquement la divinité de Jésus mis à mort ; et cette première prédication, ce premier coup de filet du pêcheur d'hommes fait entrer trois mille hommes dans le sein de l'Église, réduite aux disciples encore effrayés. Le premier il exerce le don des miracles : au nom de Jésus-Christ, il commande aux boiteux de naissance de se lever et de marcher, et après ce miracle, un second discours convertit encore cinq mille personnes. Éternelles leçons, éternellement fécondes !
Jésus fait plus par son vicaire qu'il n'a voulu faire par lui-même : en trois années de prédication, il n'a rassemblé que le petit troupeau des Apôtres et des disciples ; deux discours de Pierre font entrer dans la nacelle huit mille hommes venus de toutes les nations et qui parlaient toutes les langues. L'Église est fondée. Que maintenant les Apôtres se dispersent : ils trouveront partout quelque fidèle qui aura entendu la voix de Pierre et qui recevra ses envoyés. Jésus guérissait les malades par un attouchement ou par une parole ; l' ombre seule de Pierre guérit. Bientôt il fait davantage : il assure à jamais la liberté du ministère évangélique.
On lui défend de prêcher ; et, quoique ce fut à lui plus spécialement que le Maître eût enseigné le devoir envers les puissances (1) en faisant un miracle pour lui donner occasion de payer le tribut, il sait jusqu'où ce devoir s'étend, et il déclare, au péril de sa liberté et de sa vie, qu'il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes ; car, dit-il avec Jean, « nous ne pouvons pas ne point parler des choses « que nous avons vues et entendues. »
(1) Au lieu de devoir, j'avais mis ici soumission. C'était une expression très-inexacte; saint Pierre n'est soumis à aucune puissance.
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Voilà ce fameux Non possumus, qui, malgré toutes 11 tyrannies, a conservé au monde le bienfait de l'Évangil Pierre le prononce le premier, et le premier en subit II conséquences. S'il ne donne pas le premier sa vie, rése: vée avant le martyre à des travaux plus rudes que le ma tyre, il est le premier frappé et le premier captif. La me veilleuse et douloureuse destinée de l'Eglise se résun dans sa vie pleine de douleurs et de merveilles. Toujou poursuivi, toujours délivré, toujours opprimé, toujou triomphant, secouru aujourd'hui parles hommes, dema par les anges, et le jour suivant enchaîné ; ici reçu < triomphe, là chassé avec ignominie ; à travers ces vicisj tudes il exerce la plénitude de ce pouvoir qu'il n'a pas re< des hommes et que les hommes ne sauraient lui retirer. exclut de l'Église l'imposteur qui veut y entrer à pr d'argent, il rend la vie au fils de la veuve qui faisait bonnes œuvres, il punit de mort les chrétiens infidèles q ont osé mentir au Saint-Esprit, il abolit la gêne des obse vances judaïques, il porte la lumière aux idolâtres et r çoit, dans la personne du centurion Corneille, les prén ces de la gentilité. Il n'y a rien de si grand sur la terre, rien n'est plus humble que l'homme qui fait de si grand choses. S'étant trompé une fois, à l'occasion des observance non dans la doctrine, mais dans la conduite (1), il soufl d'être publiquement repris par Paul, dernier venu, Ap tre sorti d'entre les persécuteurs.
Mais ces comparutions devant des juges iniques, c coups, ces emprisonnements, ces voyages apostoliqu dans la Judée, ces laborieux triomphes toujours achetés
(1) Un grand nombre de Pères de l'Église n'imputent pas à sa Pierre la faute que saint Paul relève dans l'Épître aux Galates, mais à. autre Céphas. Vuy. ce nom dans Feller.
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poids de la sueur et du sang, tout cela n'est rien encore : il faut s'emparer de Rome, il faut renverser ce Capitole qui est la forteresse armée et terrible des faux dieux. Pierre part pour Rome.
Ce qu'était Rome alors, quelques noms le disent . De la mort de Notre-Seigneur à celle de saint Pierre, Caligula avait succédé à Tibère, Claude à Caligula, Néron à Claude. A mesure que ces tyrans ou plutôt ces monstres se succédaient au suprême pouvoir, le Sénat les déclarait dieux. Tout était dieu dans Rome, dit Bossuet, excepté Dieu même. A ces dieux, qui s'appelaient Tibère, Claude, Caligula, Néron, le Sénat sacrifiait des victimes humaines. Un jour Néron tua sa mère ; le Sénat en rendit de solennelles actions de grâces dans tous les temples de Rome. Tibère avait trouvé que les sénateurs l'adoraient trop ; ils n'en eurent point de honte, et ils adorèrent Néron comme ils avaient adoré Tibère. A l'un et à l'autre ils livrèrent ceux d'entre eux qui déplaisaient par un reste ou par une apparence de vertu. Le sénateur Tacite, qui le rapporte, est croyable, car, probablement, il le fit lui-même. Tacite était un des hommes estimables de Rome. Sénèque, un autre grand écrivain, faisait des traités de morale où il enseignait le mépris des richesses, l'amour de la justice, le pardon des injures. Il avait été le précepteur de Néron, il devint son ministre ; en quatre ans de faveur il amassa, par ses extorsions et par ses usures, cinquante-huit millions de notre monnaie. Lorsque Néron le consulta sur l'intention où il était de faire mourir sa mère, le moraliste Sénèque se contenta de demander par quels soldats on la ferait égorger, et il' écrivit en beau style l'apologie de ce crime, que l'empereur daigna réciter en présence du Sénat. Quant à la manière dont le sage Sénèque pardonnait
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les injures, Néron lui-même dut lui imposer la démet envers ses ennemis.
Tels étaient les maîtres, les grands et les sages de Ron Reconnaissant officiellement trente mille dieux, d'après catalogue de Varron, et, au fond, pleins de mépris pc toute cette vermine olympienne née des superstitions des corruptions populaires, ils s'en tenaient au matéri lisme d'Epicure. Quant à leurs devoirs envers l'hun nité, ils prenaient pour règle ce mot de Jules César, meilleur peut-être de leurs grands hommes : L'espèce h maine est une proie qui appartient au plus fort. L( politique les obligeant de se ménager la faveur du p( pie, ils l'achetaient et la conservaient en faisant égor~ dans les jeux publics des milliers de victimes, en sorte qi soit pour satisfaire à l'avidité et aux caprices du prin soit pour amuser la multitude, le sang humain ne cess pas de couler. Les prêtres et les vestales assistaient à spectacles que la religion consacrait. De l'autre côté mur, sous les arcades du cirque, entre les cabanons où i gissaient les bêtes et ceux où les apprentis gladiateurs formaient la main sur les blessés, il y avait des lieux débauche. Ce qu'étaient les mœurs de la classe élevée, le sait : Chateaubriand a osé les décrire ; mais « qui o « rait raconter les cérémonies des dieux immortels « leurs mystères impurs?... Il n'y avait nul endroit « la vie humaine d'où la pudeur fût bannie avec plus « soin qu'elle ne l'était des mystères de la religion (1) Sous cette plèbe, qui se croyait libre, et sous ces pat ciens, qui n'avaient de bien, de vie et d'honneur qu'a tant que voulait leur en laisser César, gémissait le peul
(1) Discours sur l'Histoire universelle.
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immense des esclaves, déchus de tous les droits de l'humanité et même de la qualité d'hommes. Ils travaillaient, ils mouraient, ils servaient comme leurs maîtres le jugeaient bon aux plaisirs et aux intérêts de leurs maîtres. Le proverbe disait qu'il ne doit point y avoir de repos pour l'esclave : Non est otium servis. L'esclave n'avait point d'âme ; la Grèce l'appelait un corps, sôma ; Rome une chose, res. Ce n'était qu'un outil dont on pouvait se servir sans relâche et sans scrupule, jusqu'à ce qu'il fùt usé. Et quand la vie de l'esclave durait plus longtemps que ses forces, la sagesse écoutée de Caton enseignait qu'il fallait le laisser mourir de faim. Des patriciens employaient leurs esclaves a mendier, et les mutilaient avec l'ingénieuse cruauté de l'avarice, afin d'exciter davantage la pitié des passants. Cette industrie était fort pratiquée, et, comme en toute industrie, il y avait concurrence. Si l'un de ces possesseurs d'esclaves mendiants voyait quelque part un esclave plus estropié que n'étaient les siens ou couvert de plus hideuses plaies, il choisissait dans son troupeau ceux qu'il pourrait rendre semblables à celui-là ; il les condamnait à un supplice aussi long que leur misérable vie, afin qu'ils lui rapportassent chaque jour quelques deniers de plus. Pour protéger la vie des maîtres contre le désespoir des esclaves, la loi ne leur enjoignait pas de les traiter plus humainement ; elle condamnait ceux-ci au dernier supplice, fussent-ils par le nombre une nation, quand le maître mourait de mort violente. Ainsi furent exterminés sous Néron, par ordre du Sénat, malgré les murmures du peuple, les quatre cents esclaves de Pidanius Sécundus, assassiné dans sa maison.
C'était là cette grande Rome, maîtresse orgueilleuse des nations ; cette Rome qui récitait les vers d'Horace et de
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Virgile, où la voix de Cicéron venait de s'éteindre, où Ta cite et Sénèque écrivaient ; la Rome de César et d'Auguste pleine de monuments, de richesse, de chefs-d'œuvre, d< sagesse même, et qui, dit Montesquieu, établissait soi empire sur la dépopulation de l'univers. C'est cette Rom. que Simon, surnommé Pierre, pêcheur du bourg de Beth. saïde en Galilée, tout seul et pieds nus, son bâton à la main son Credo dans la mémoire, mais son Jésus dans le cœur vint assiéger, vint prendre au nom de ce mème Jésus cru cifié à Jérusalem entre deux larrons. Il y venait enseigne] le Dieu unique, le Dieu chaste, le Dieu juste, le Dieu miséricordieux et compatissant, le Dieu terrible, le seul Dieu, Il venait établir l'humilité dans ce royaume de l'orgueil la pureté dans ce centre de la luxure, la liberté chrétienne dans cet enfer de la tyrannie. Il apportait la famille, ave< l'indissolubilité du nœud conj llgal et le respect pour la vie de l'enfant ; il venait restituer à l'esclave sa qualité d'homme et y ajouter la dignité d'enfant de Dieu. A la place de l'empire de Néron il venait constituer l'empire de Jésus-Christ. « Merveilleux contraste! Dans le même « temps Sénèque, philosophe, éloquent, riche, fait l'édu. « cation d'un nouvel empereur, et Pierre, pêcheur de Ga« lilée, sans lettres, sans argent, sans crédit, fait l'éduca- « tion d'un nouveau genre humain. L'élève de Sénèque « fut Néron ; l'élève de Pierre, c'est l'univers chrétien (1 ). »
V
Assisté de Paul, qu'il suffit de nommer pour jeter l'esprit dans la contemplation d'un autre miracle, Pierre de-
n) Rorhbacher, Hist. univ. de l'Église.
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meura vingt-cinq ans à Rome, étendant de là sa sollicitude sur toutes les Églises. Au bout de ce temps on le prit un jour et on l'enferma dans la prison Mamertine, au pied du Capitole, comme si l'on eût voulu qu'il pût voir de ses yeux et toucher de ses mains, pour leur donner une dernière et victorieuse secousse, les fondements de ce sanctuaire des erreurs qu'il avait abolies et qui allaient finir. On l'en tira bientôt. On lui fit traverser le Forum, où le Sénat siégeait en face de la tribune muette, et à l'extrémité duquel s'élevait la maison d'or de Néron. Il fut emmené sur le chemin d'Ostie, où il trouva Paul, qui allait aussi mourir. Une croix était préparée; il demanda d'y être attaché la tète en bas, afin de souffrir avec un cachet d'ignominie ce supplice devenu glorieux par la mort de son Maître. Ce fut la fin de ses travaux et le commencement de sa gloire, qui durera autant que la terre et les cieux. Là prit naissance le second empire de Rome et se fonda le nouveau Capitole, d'où partirent, non plus des proconsuls, mais des apôtres ; où l'on ne décréta plus la guerre, l'esclavage et l'extermination des peuples, mais la paix et la liberté du monde.
Au dernier siècle, l'Anglais Gibbon, hébété par l'étude du paganisme et par le souffle d'impiété qui remuait en ce temps-là l'Europe, vint s'asseoir sur le Forum romain, entre le Capitole et le Colisée en ruines. Des moines foulaient de leurs sandales les restes de la voie Sacrée. Ces débris et ce spectacle excitèrent en lui une stupide colère. Jadis des triomphateurs, dit-il, aujourd'hui des moines ! Il oublia que ces moines étaient aussi des triomphateurs, et des triomphateurs plus grands que ceux qu'il regrettait, et il écrivit un livre célèbre, où il s'efforça de rabaisser le courage et l'œuvre des martyrs.
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On aime à se dire que, traversant ce Forum déjà déshonoré, mais encore dans toute sa splendeur, saint PierrE le vit en esprit, plus d'une fois, tel que nous le voyons maintenant ; qu'il vit la dégradation et la misère de ces théâtres d'orgueil, de sang et de luxure, et toutes ces idoles brisées et dispersées dans la poussière, et qu'il s'écria plein de reconnaissance et d'amour : Sois béni, Christ immortel ! tu as vraiment délivré l'humanité !
Et à son tour l'humanité reconnaissante voue à Pierre, serviteur du Christ, un culte qui ne finira qu'avec l'hu.manité. Qui exprimera jamais l'admiration et l'allégress( que le chrétien sent en son cœur lorsque, prosterné sur 1( tombeau de Pierre, devant le successeur de Pierre qu passe et qui bénit, il entend chanter ces paroles qui n< périront point : Tu es Petrus, tu es Pierre, et sur cett< Pierre je bâtirai mon Église !
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LES PAPES D'AVIGNON.
— MAI 1853 —
1. Idées de M. de Sacy sur la Papauté. — II. Les Papes d'Avignon.
— État de la Papauté au seizième siècle. — III. Rome et l'indépendance de l'Église. — Le cardinal Albornoz. — IV. Le Pape et l'empereur. — Boniface VIII et Léon XII. — V. Saint Nicolas Ier et Photius. — Vraie politique des Papes. — VI. Les légats de la Papauté. — VII. Le moyen âge. — Saint Louis et Louis XIV. — VIII. Prédominance nécessaire du pouvoir pontifical. — IX. Louis de Bavière et Philippe le Bel. — Le progrès. — Avenir de la Papauté. — X. Le Pape modèle, selon M. de Sacy: — XI. Dans quel esprit il faut étudier l'histoire de l'Église et de la Papauté.
Le petit travail que l'on va lire est une polémique contre M. de Sacy. Je ne me crois pas le droit de la supprimer, parce que d'une part il s'agit de la vérité, dont rien ne peut prescrire les droits ; et que d'une autre part, M. de Sacy lui-même dans un recueil que le goût du public ne laissera pas périr (1), a conservé les pages brillantes que j'ai voulu réfuter. Mais je dois ici payer à mon honorable adversaire un tribut personnel d'estime et de reconnaissance. Nous nous sommes combattus souvent sans qu'un fond de sympathie ait cessé d'exister entre nous, et j'espère que la trace en est sensible dans tout ce que j'ai écrit. Cette sympathie
(1) Variétés littéraires, etc., t. II.
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s'est manifestée de son côté d'une manière bien douce pour moi. Quand l' Univers a été supprimé, M. de Sacy ne se contenta pas d'être des premiers à m'exprimer ses regrets, il fut encore des premiers à m'offrir ses services, et il fit mieux que de les offrir : sans me le dire il s'employa pour moi. Rien ne pouvait plus me charmer ni moins me surprendre, et si j'avais eu à choisir parmi tant d'adversaires de la veille la main que je voulais serrer, c'eût été celle qui m'était si cordialement tendue. (Juillet 1860.)
1
A propos d'un livre estimable, dont il veut rendre compte, M. de Sacy expose ses idées sur l'avenir de la Papauté. Son travail est un excellent résumé des erreurs qui dominaient il y a quelques années, et qui tiennent encore dans beaucoup d'esprits dont le Journal des Débats est le guide le plus accrédité. L'occasion paraît bonne pour les combattre.. M. de Sacy nous saura gré de lui indiquer des vérités qu'il ignore ; nous espérons qu'il les trouvera dignes de son amour.
Le malheur de M. de Sacy est d'avoir achevé ses Humanités à une époque où l'on ne savait pas l'histoire du moyen âge. Ses idées sur la Papauté sont celles des 'pu- blicistes libéraux de la Restauration, qui les tenaient de Voltaire. Avec ce bagage frivole, il s'est trouvé tout de suite engagé dans la polémique contre la réaction historique et religieuse, dont il a vu l'aurore. De là des habitudes d'esprit hostiles, et peut-être de certains ressentiments. Il a pu faire le serment d'Annibal. La science et la raison publique n'en ont pas moins marché. J. de Maistre avait percé la nuit. Il est venu des protestants,
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Voigt, Hurter et d'autres, qui ont notablement corrigé les Annales de l'Empire; il est venu des catholiques portant un flambeau plus sûr ; il est venu, enfin, des révolutions autrement instructives que tous les livres. Beaucoup de réputations qui semblaient faites pour toujours ont singulièrement changé d'aspect. Saint Grégoire VII, Innocent III, Boniface VIII étaient des monstres, il y a trente ans, personne aujourd'hui n'entreprendrait de leur contester la vénération du monde. Dans toute l'Europe, l'opinion tend à une apologie intégrale de l'Eglise romaine. Les Évêques de Rome, calomniés par une conspiration de trois siècles, apparaissent à notre âge, comme la tête divine de l'humanité, comme l'Esprit de Dieu sur la terre. C'est sur ce siége auguste que la vérité a toujours des apôtres, la faiblesse toujours des patrons, la justice toujours des vengeurs ou des martyrs ; c'est là que le miracle intervient pour suppléer aux défaillances de la nature mortelle, et que l'on sent encore la main de Dieu quand l'œil ne peut voir que les faiblesses et les perversités de l'homme. Bientôt les écoliers riront des vieux penseurs qui jugent la Papauté sur les défauts d'un Pape. M. de Sacy lui-même, après avoir rassemblé beaucoup de ces sortes d'arguments, en avoue la nullité. «. Il serait gros- « sièrement injuste, dit-il, de ne pas faire à la décharge cc des Papes la part de la faiblesse humaine et celle des « préjugés de leur temps. » 'M. de Sacy commence à faiblir...
« Mais, poursuit-il, qu'on ne me donne pas l'histoire « des Papes comme l' idéal d'un gouvernement chrétien, « comme une espèce de miracle perpétuel, comme l'his- « toire des actes de Dieu par l'intermédiaire des Souve- « rains Pontifes 1 » C'est pourtant ainsi qu'il faut la
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prendre, et voilà où je me propose d'amener M. de Sacy. Il n'y est pas ! mais je compte sur sa conscience. S'il concède que les Papes ont eu des adversaires habituellement plus forts et sans exception plus malfaisants qu'eux ; s'il consent à jeter un regard sur les desseins avoués de ces adversaires des Papes, et s'il veut sérieusement en étudier lès conséquences réalisées et les conséquences possibles, il est pris. Il reconnaîtra que les desseins traversés et déjoués par les Papes tendaient directement, sans exception, à la ruine du christianisme. Or, la ruine du christianisme étant certainement à ses yeux comme aux nôtres la ruine de la civilisation, il verra donc comme nous, dans l'histoire de la Papauté, l'idéal du gouvernement chrétien et Y histoire des actes de Dieu par l'intèrmédiaire des Sou- verains Pontifes. Sous le rapport religieux, c'est un article de foi ; sous le rapport politique, c'est l'aveu nécessaire de toute raison éclairée. Les Papes, travaillant sans cesse à mettre la société civile en harmonie avec l'Évangile, ont sans cesse poursuivi l'idéal du gouvernement chrétien ; et de même leurs adversaires, travaillant sans cesse à faire dominer la volonté de l'homme, ont sans cesse poursuivi l'idéal du gouvernement païen.
Quant au miracle perpétuel de cette persévérance de la Papauté dans le bien et de sa durée au milieu de tant d'épreuves et de misères, c'est un fait aussi naturel que l'existence du monde : Dieu soutient, répare et fait durer ce qu'il a créé pour durer, voilà tout le miracle.
Au point de vue de M. de Sacy, ce fait simple devient un problème insoluble. La Papauté lui semble une institution humaine, périssable, qui renferme en soi d'incurables vices, qui est en décadence depuis six cents ans. Étant telle, si faible et si terriblement assaillie, comment
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tient-elle encore? Quoi ! une décadence de six cents ans, et cela ne prend pas même la physionomie de finir, lorsque, depuis six cents ans, tant d'institutions puissantes, tant de doctrines, tant de religions armées contre cette chose en décadence ont eu leur commencement, leur apogée et leur fin? Miracle, en vérité ! Que M. de Sacy l'explique comme il pourra. Quand, inclinés devant la Papauté, nous saluons en elle l'œuvre de Jésus-Christ et le bienfait de Dieu, nous n'admirons rien de si difficile à comprendre. Du Calvaire, où la Papauté prit naissance, nous tournons nos regards vers Celui qui, suivant l'expression de l'Ecriture, tient la masse du monde suspendue à trois doigts de sa main ; nous entendons en nos cœurs le Tu es Petrus; et, avec la triple allégresse de la connais- - sance, de la foi et de l'amour, nous disons Amen! et nous avons tout dit.
M. de Sacy finira par confesser que l' amen du chrétien est plus raisonnable, et même plus fier, que l'éternel pourquoi du sceptique. Il nous remerciera d'avoir voulu le tirer des chicanes où il s'obstine. Il est en trop mauvaise compagnie dans cette expédition de tous les temps et de toutes les erreurs contre le tombeau de saint Pierre ; croisade à rebours, qui met la civilisation en péril de mort dès que. les gens de main s'y poussent à la suite des gens d'esprit.
Souvenons-nous d'hier, quand les Routiers et les Tard- Venus de la philosophie tenaient Rome : les gens d'esprit, consternés, prenaient le parti du Pape. Ils n'avaient pas tort. En même temps que le Pape, beaucoup de belles choses s'en iraient, la belle littérature en tête. Salons, journaux, bibliothèques, bureaux d'esprit, boutiques d'esprit, magasins d'esprit, fabricants et revendeurs d'esprit,
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la Papauté vous garde, parmi tant de trésors plus précieux que vous. Vous vivez derrière ce suprême rempart de la civilisation ; il n'a rien abrité de plus ingrat!
II -
Le livre qui sert de thème à M. de Sacy est Y Histoire de la Papauté au quatorzième siècle, par M. 1-'abbé Christophe ; bon travail, au talent et à la sincérité duquel M. de Sacy rend hommage. Le récit s'étend du pontificat de Boniface VIII à l'élection de Martin V. C'est la période redoutable des Papes d'Avignon, du grand schisme, du Concile de Constance. Un tableau si vaste peut toujours être perfectionné ; l'auteur le retouchera sans doute. Tel qu'il est, M. de Sacy pouvait y prendre de meilleures pensées.
Les Papes d'Avignon, si souvent calomniés, paraissent dignes de la tiare, irréprochables dans la foi et dans les mœurs. L'assistance divine, promise à saint Pierre, ne leur est pas retirée. Exilés de Rome pendant soixante ans, hôtes et presque captifs de la France, ayant affaire à des protecteurs comme Philippe le Bel, à des adversaires politiques comme Louis de Bavière et la foule scélérate des petits princes gibelins qui dévoraient l'Italie, à des hérésiarques comme Wiclef et Marsile de Padoue, à des séditions théologiques comme celle des Frères Mineurs, ils conservent, ou pour mieux dire, ils développent la royauté spirituelle du monde, et ils reconquièrent la souveraineté temporelle de Rome, successivement envahie par vingt tyrans. Ce résultat n'annonce pas des hommes ordinaires.
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La part de la Papauté est plus belle encore. L'exil des Papes n'est que sa moindre épreuve. Le schisme éclate. Il y a deux Papes, il y en a trois, qui s'excommunient réciproquement. Il y a entre ces trois Papes, un Concile, convoqué par l'un d'eux, aussi douteux que les autres. Le Concile s'empare, si l'on peut ainsi parler, d'un pouvoir révolutionnaire, mais cependant canonique, pour faire, au milieu d'une situation inouïe, des choses inouïes. De ces trois Papes, reconnus chacun par une partie de la chrétienté, et qui tous veulent retenir un pouvoir dont aucun ne semble investi assez canoniquement, le Concile juge l'un, fait abdiquer le second, dépose le troisième. Trois Papes vivants, et plus de Pape ! A la place du Pape, une assemblée formée de toutes les nations, dans laquelle s'entre-choquent les intérêts politiques les plus opposés, fermentent les idées les plus extrêmes ! Autour de cette assemblée, qui a pris des résolutions si hardies, toutes les pressions, toutes les séductions imaginables : dans les instincts populaires, l'hérésie démagogique de Jean Huss ; dans les conceptions royales, l'hérésie despotique de Mar- sile de Padoue ; dans le Concile même, les tentations de la puissance; partout le funeste exemple des faiblesses dont les grandeurs humaines sont atteintes, et l'exemple plus périlleux de leur facile abaissement ! A ce coup c'en est fait sans doute de la Papauté : l'heure de tous ses ennemis est venue au même instant, et ils peuvent frapper tous à la fois : ses défenseurs mêmes lui sont redoutables, tant ils prennent soin de stipuler pour eux ! Qu'arrive-t-il cependant ? De ce chaos, de ces ténèbres, la Papauté sort vivante, entière, triomphante. Pendant son exil on a connu la nécessité de son indépendance. Au milieu du schisme on a vu qu'elle est le flambeau du monde, on a
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compris que si ce flambeau venait à s'éteindre, le monde rentrerait dans la nuit.
A Constance, une pensée dominait toutes les pensées : que se passerait-il sur la terre, si le Pape n'y était plus? Dans un degré moindre, nous avons éprouvé en France, il n'y a pas longtemps, quelque chose d'analogue, lorsque chacun se disait que tel jour, à telle heure, il n'y aurait plus de gouvernement. Le premier de tous les intérêts légitimes, l'intérêt même de la vie, c'était la constitution d'un pouvoir. Seulement, ce qui s'est fait chez nous par un de ces coups de force auxquels l'assentiment public ne se refuse jamais, s'est fait à Constance par un miracle de cet Esprit de sagesse et de vérité que Dieu envoie quelquefois aux hommes pour les aider à triompher d'eux-mêmes, et qui est avec son Eglise jusqu'à la consommation des siècles. Il fallait un Pape : c'était le premier intérêt de tout le monde ; et, du moment qu'il fallait un Pape, il le fallait tel que Dieu l'a constitué, pasteur suprême, pasteur des pasteurs, ayant les clefs pour fermer et pour ouvrir, père, chef, législateur et juge de l'humanité; en un mot, VICAIRE DE JÉSUS-CHRIST. Dans ce moment décisif, au milieu de ce conflit d'ambitions jusqu'alors inexorables, on voit une admirable émulation de renoncements.
Grégoire XII, élu du conclave romain (le vrai Pape, malgré l'opinion de M. de Sacy, qui reconnaît Jean XXIII, sans doute à cause de ses crimes), Grégoire XII se fait r-eprésenter au Concile par un saint personnage (1), qui apporte enfin son abdication. Jean XXIII, si déplorable et si
(1) Jean-Dominique, de l'ordre des Frères Prêcheurs, qu'on appelait le cardinal de Raguse. M. l'abbé Christophe est fort injuste pour ce grand homme, qu'il accuse de servilisme et de flatterie. Ce fat lui, selon toute apparence, qui triompha de l'obstination de Grégoire, si longtemps comparable il celle de Pierre de Lune, et qui le décida à déposer la tiare. En
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scandaleux, se conduit en héros lorsqu'on vient lui ap- . prendre qu'il est déposé. Il élève la voix comme Pape, pour ratifier solennellement, de sa science certaine, la sentence rendue contre lui; il en couvre l'irrégularité possible en déclarant qu'il renonce de lui-même à tous les droits qu'il peut avoir. De son côté le Concile écarte des prétentions qui devaient le séduire : il ne veut pas se réserver l'élection du Pape ; il se contente d'adjoindre un certain nombre de ses représentants au conclave formé par les cardinaux des trois obédiences; et bientôt les nations, dont chacune manifestait le désir de poser la tiare sur la tête d'un de ses prélats, imitant le noble exemple que l'Allemagne donne la première, renoncent à cette ambition, qui pouvait éterniser les difficultés. Ainsi fut élu Martin V, par un concours de nobles sacrifices ; ainsi la Papauté, au lieu de succomber, fut restaurée dans sa plénitude, sans que le schisme ait pu porter atteinte à l'ordre régulier de la succession.
On a coutume de dire que néanmoins la Papauté « souffrit un notable affaiblissement. » M. de Sacy le répète et s'en félicite. Si cela était, rien ne serait moins rassurant, pour peu que la justice et l'humanité eussent encore quelques ennemis sur la terre. Mais il faut s'entendre. Parle-t -on de l'autorité spirituelle ? La Papauté n'a reçu ni ne pouvait recevoir de ce côté aucune diminution. Cent hérésiarques ont précédé Luther. Après comme avant le Concile de Constance, chacun peut désobéir au souverain spirituel. Ce qui n'était pas possible avant le Concile, et ce
tous cas, on ne peut lui refuser d'avoir été l'un des principaux restaurateurs de la vie religieuse en Italie et le maitre révéré de saint Antonin. Il est honoré comme bienheureux, et nous ne savons pourquoi M. l'abbé Christophe lui refuse ce titre, que l'Église lui a donné.
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qui n'est pas possible après, c'est de rester catholique en désobéissant : parle-t-on de l'autorité temporelle ? C'est au quinzième siècle, après le Concile de Constance, qu'elle s'est enfin vraiment et solidement établie dans Rome. Mais, prononçons le mot : le Pape ne dispose plus des couronnes, c'est là « le notable affaiblissement. »
Nous verrons plus loin comment le Pape disposait des couronnes, et si Dieu n'en dispose plus, et si les instruments qu'il emploie pour exécuter à cet égard ses volontés, toujours accomplies, ne pourraient pas porter M. de Sacy lui-même à regretter l'ancienne procédure.
En attendant, pour ne point taire notre pensée, la puissance spirituelle étant la même exactement, la puissance temporelle, dans les limites où elle fut exercée à cet égard, est la même aussi. Parce qu'elle n'est plus visible, on aurait tort d'en conclure qu'elle n'existe plus. La justice divine n'a pas besoin d'appariteurs en uniforme. D'ailleurs, avons-nous lu la dernière page de l'histoire humaine ? Dans ce monde, où tout passe, mais où tout revient, une puissance qui dure encore après dix-huit siècles de combats, dont « six de décadence, » conserve beaucoup de chances de rajeunissement. De saint Pierre à Boniface VIII, il s'est écoulé douze cents ans ; de Martin Y à Pie IX, nous n'en comptons pas cinq cents, et il est déjà tard pour répéter que la haute juridiction des Papes dans la société du moyen âge ne fut qu'une série fie savantes usurpations et de crimes heureux. On sait comment ce droit public du monde chrétien s'est formé, s'est développé, s'est exercé, s'est modifié, et ce que le genre humain lui doit de reconnaissants hommages. C'était le préjugé du temps que, dans l'immense famille des nations catholiques, il fallait un juge, un gar-
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dien suprême de tous les droits et de toutes les lois, et que ce juge devait être le représentant de Dieu. Idées de peuples enfants ! Si pourtant notre vieux monde venait à penser que cette idée avait du bon ! Si les peuples et les rois venaient à remarquer que leurs droits réciproques ne sont pas mieux gardés, ni leurs différends plus vite et plus équitablement conclus, depuis tant de siècles que la force seule en décide; et si enfin, d'une manière ou d'une autre, ils invoquaient l'ancien arbitre, puisqu'il existe toujours, que pourront objecter les successeurs de M. de Sacy ? Cela n'arrivera pas ; on en atteste des préventions caduques et des idoles écroulées. Soit! Cela n'arrivera pas/si l'humanité n'en a pas besoin. Mais si « le besoin s'en fait sentir, » qu'arrivera-t-il?
Au surplus, ce sont les affaires de l'avenir. Quant au passé, l'affaiblissement de la Papauté au Concile de Con- stancene l'a pas empêchée, presque immédiatement après, d'abattre les prétentions du Concile de Bâle et l'hérésie de Jean Huss ; de résister ensuite aux orages de la prétendue Réforme, et d'opérer par elle-même la vraie réforme au Concile de Trente ; de soutenir le long et insidieux combat que lui a livré l'absolutisme royal ; de survivre enfin aux catastrophes du dix-huitième siècle et aux monarchies qui les avaient provoquées et qui s'y sont englouties.
Ces pensées ne sont pas venues à M. de Sacy. Dans les trois volumes de M. l'abbé Christophe, il n'a ramassé que des anecdotes satiriques contre les gens d'Église et n'a vu qu'un tableau de la décadence et même de la déchéance de la Papauté. Il s'ingénie à la montrer comme une institution tout humaine, livrée durant cette période de cent ans aux incertitudes, aux fautes, aux crimes de l'ambi-
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tion, et que les peuples, enfin las de ses fautes, punissent avec justice en la privant des armes dont elle avait abusé. Suivant lui, une véritable révolution eut lieu à Constance, et le Concile fut l'Assemblée constituante du premier 1789. « L'Eglise y recouvre, dit-il, ses droits et sa légitime indépendance et la monarchie temporelle des Papes finit pour toujours. » Ce qui veut dire que l'Eglise de Jésus-Christ a passé définitivement de l'état monarchique à l'état démocratique ou parlementaire, et que les Souverains Pontifes sont descendus désormais a u rang de ces rois constitutionnels qui règnent et ne gouvernent pas.
Aussitôt après le concile de Constance le cardinal de Turrecremata écrivit son traité de Romano pontifice. Que M. de Sacy prenne la peine de parcourir ce -traité. Il verra ce que c'était que le pape constitutionnel qui est sorti de Constance.
III
On souffre de la peine que se donne M. de Sacy pour arriver à cette conclusion frivole. En présence de l'un des grands spectacles de l'histoire, il se condamne à ne voir que le petit côté des choses et des hommes. Dans un caractère, dans un événement, il cherche l'endroit que l'on peut tourner en plaisanterie. On croirait qu'il ne sait pas ce qu'étaient, ce que faisaient, ce que voulaient Philippe le Bel, Louis de Bavière et les autres adversaires des Papes. Il réserve pour ces derniers toutes ses épigrammes. Les économes sont avares, les magnifiques sont prodigues ; aucun ne trouve grâce. Leur caractère est toujours mauvais, leur conduite toujours blâmable. Ils négocient : intrigue et faiblesse ! Ils tiennent à leur droit : entêtement !
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Ils combattent : cruauté ! M. de Sacy ne leur pardonne pas surtout de lancer l'excommunication et d'avoir un domaine temporel. C'est l'abomination de l'abomination que les Papes puissent mettre personne hors de l'Eglise et prétendent demeurer eux-mêmes chez eux. Les efforts qu'ils ont faits pour reconquérir l'État romain sont autant de crimes, de quelque manière qu'ils s'y soient pris. Pour avoir toujours raison sur ce point, M-. de Sacy n'hésite pas à se montrer injuste ni à se contredire.
Il remarque, au commencement, qu'avec un peu plus d'habileté et de fermeté nos rois, qui avaient su faire nommer tant de Papes français, auraient peut-être réussi à faire d'Avignon la résidence définitive des Papes, et de la Papauté elle-même le privilége de la France. Ce qui, ajoute-t-il, aurait résolu la question du gallica.nisme d'une manière bien simple. Oui, certes ! et la question du gallicanisme et beaucoup d'autres ! Cela eût été « bien simple, » comme à Byzance, comme à Moscou, comme à Londres, comme partout où le prince temporel exerce directement ou indirectement le pontificat. Le conclave d'Avignon eût fini par être présidé, comme le saint-synode russe, par un général ou par un chambellan de la majesté séculière.
Ayant quelques raisons, bien simples aussi, pour ne pas consentir à gouverner l'Eglise de cette manière bien simple, les Papes travaillèrent à reconquérir Rome, c'est- à-dire leur bien, et surtout leur indépendance. C'était leur droit, et aussi leur devoir, un devoir qu'ils ne pouvaient pas abdiquer. M. de Sacy nous accordera que Dieu et la chrétienté ne permettaient pas aux Papes de faire de la Papauté un privilége de la France.
Or, cette Rome qu'il s'agissait de reprendre, et dont
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la possession importait si manifestement à la paix du monde, cette Rome était tantôt au pouvoir des factions, tantôt au pouvoir des bandits, tantôt au pouvoir de tel ou tel de ces petits princes italiens si pervers et si cruels, qui ont créé et mis en pratique le machiavélisme longtemps avant que Machiavel en eût fait la théorie. Rien n'était plus urgent que d'abattre ces coquins ; rien n'était moins facile.
Entre les hommes que les Papes y employèrent, il y en eut un tout à fait hors ligne. C'était le cardinal Egi- dius Albornoz, Espagnol. Voici le portrait qu'en fait M. de Sacy : « Un habile personnage, grand négociateur, « fin diplomate, rompu à toutes les ruses de la politique « italienne ; vaillant soldat d'ailleurs, conduisant un siège « aussi bien qu'une intrigue ; un grand homme, en un « mot, si l'on veut. » La peinture est vive> mais ce n'est pas là toute la physionomie de ce grand homme « si l'on veut. »
Distingué par le sage roi Don Alphonse IX, Albornoz, ancien chevalier de Calatrava, élu archevêque de Tolède, avait puissamment contribué par ses conseils au succès de la bataille de Tarifa contre les Maures d'Afrique et à la reddition d 'Algésiras. Alphonse étant mort, Albornoz osa mériter la disgrâce de Pierre le Cruel. Contraint de fuir, il résigna son archevêché pour ne point conserver un titre dont il ne pouvait remplir les fonctions, et vint servir le Pape, exilé comme lui. Innocent VI le nomma son légat en Italie, « pour étouffer l'hérésie, comprimer la « licence, restaurer l'honneur du Saint-Siége, relever la « majesté du culte divin, imposer silence à la discorde, « prêter secours aux malheureux et procurer le salut des « âmes ; annihiler les alliances, confédérations, ligues
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« formées contre l'Église romaine; forcer à la restitution « les usurpateurs et les injustes détenteurs des biens de « cette Eglise ; restaurer son autorité, faire la guerre et « la paix. » Cette mission si vaste, Albornoz l'accomplit en quinze années, de manière à se faire admirer de tous les contemporains. Il employa contre ses adversaires l'excommunication, qu'ils méritaient trop, pour détacher leurs partisans et pour les avertir eux-mêmes ; la politique, pour dissoudre leurs ligues ; l'argent, lorsqu'il en avait, pour leur enlever les mercenaires qu'ils soldaient par le pillage ; enfin, la force. C'est ainsi qu'on a toujours repris le bien volé et rétabli la sécurité des routes. Albornoz n'écrasa jamais l'ennemi qui voulait traiter, ne livra jamais bataille lorsqu'il put acheter la victoire, ne se découraga point dans les revers. Vainqueur, il ne devint pas tyran. Il fonda des écoles, des universités, des établissements religieux; les provinces reconquises par lui gardèrent plusieurs siècles après sa mort les lois qu'il leur avait données. Voilà quel fut Albornoz, législateur aussi sage qu'il était grand capitaine ; caractère vraiment magnanime. M. de Sacy ne l'ignore point et ne le dit point. S'il le disait, il y perdrait le rare avantage d'égayer ses lecteurs en appelant le cardinal Albornoz un jor être général, un Duguesclin mitré. « Je me figure, « ajoute-t-il, que saint Pierre et saint Paul n'auraient pas « été médiocrement surpris de cette manière d'exercer « l'apostolat, et j'avoue, pour mon compte, qu'à la place « du cardinal Albornoz j'aurais mieux aimé, au lit de la « mort, compter un peu moins de campagnes et un peu « plus d'années passées dans le modeste exercice des « fonctions sacerdotales. »
Sans doute, au lit de la mort, tout homme voit dans
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sa vie beaucoup de choses à regretter. Il est probable pourtant que les campagnes faites contre l'Eglise pèsent plus que les campagnes faites pour elle ! On peut se sauver autrement que dans « le modeste exercice des fonctions sacerdotales. » Assurer la liberté apostolique, c'est un très-bel et très-bon apostolat. Pourquoi voir un scandale où il n'y en eut pas ? Au neuvième siècle, le Pape Jean VIII combattit en personne les Sarrasins et les défit sur le Garigliano. Sans les efforts de ce grand Pontife, l'Italie était conquise par les musulmans, ou plutôt leur était livrée (1). Au temps d'Albornoz, un prêtre pouvait sans scandale paraître à la tête des armées. Albornoz avait obéi au successeur de saint Pierre, au vicaire de Jésus-Christ ; il avait donné la paix à des peuples malheureux, rétabli le culte, tiré le Pape de son exil ; la Papauté n'était plus le privilége de la France. Après de telles œuvres, couronnées d'une confession générale, Albornoz a pu croire que la vie d'un curé de village est plus douce que celle d'un cardinal-légat ; il n'en avait pas moins sujet de mourir content.
Autre anecdocte. Clément VII étant mort, quelques cardinaux voulurent, dit-on, élire le Chartreux Jean Birel, renommé par sa vertu ; mais le cardinal de Tal- leyrand-Périgord les fit changer d'avis en leur annonçant que ce sévère personnage entreprendrait de les ramener à la simplicité des mœurs antiques. M. de Sacy observe que ce trait en dit long sur les mœurs de la cour pontificale. Un fait plus certain, et qui dit plus long, mais que M. de Sacy néglige, c'est le caractère du Pape élu dans ce même conclave. L'austère Innocent VI était
(1) Giannone, Hist. de Naples.
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célèbre par son zèle pour la justice. Il bannit le luxe de sa maison et de sa cour, fit rentrer dans le devoir quelques jeunes cardinaux de haute condition, et réussit enfin où peut-être le terrible Chartreux aurait échoué.
M. de Sacy voudrait-il jurer que cette considération n'a pas contribué à écarter Jean Birel autant et plus que le discours, d'ailleurs assez invraisemblable, attribué au cardinal de Périgord ? Entre deux explications possibles du même fait, on peut avoir le goût malheureux de préférer celle qui humilie davantage la nature humaine ; mais, quand l'autre est plus probable, il faudrait au moins la mentionner, même lorsqu'il s'agit du sacré Collège. Tous les cardinaux d'Avignon n'étaient pas des saints : les rois de France y veillaient; cependant il se trouva toujours parmi eux une majorité pour donner à l'Eglise des Papes savants et de bonnes mœurs. Talleyrand-Périgord lui-même, tout mondain qu'il fut, ne proposa pas des sujets indignes. C'était un politique, connu pour tel, apprécié à cette mesure, non pas un impie. Son épitaphe, conservée à Saint-Pierre-aux-Liens, dont il portait le titre, nous le peint avec sincérité :
Relligione fui tenuis, terrena sequendo.
M. de Sacy, comme troublé dans ses méditations sur l'histoire par quelques échos de Vaucluse, confesse qu'il aurait volontiers vécu à la cour d'Avignon ; il ajoute, sans nécessité, que ce n'eùt pas été « précisément par amour pour les vertus chrétiennes. » Soit ! on l'aurait alors vu dans la maison de ce bon cardinal Talleyrand, qui devait se laisser hanter des gens de lettres. La veille du conclave, en homme sage, il aurait cru, comme son patron, que la prudente piété d'un prélat qui connaissait le monde con-
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venait aux nécessités du temps plutôt que la rigueur d'un cénobite. Il se serait soumis, comme son patron, le moins possible, aux patientes réformes d'Innocent VI ; et il aurait fini par mourir bon chrétien, comme son patron, en regrettant d'avoir fait trop de sonnets et d'épigrammes. Terrena sequendo.
Avec cette humeur à la fois janséniste et badine, M. de Sacy, qui reproche tant aux Papes d'employer l'excommunication, finit par excommunier lui-même à peu près tous les Papes : les sévères à cause de leur sévérité, les doux à cause de leur douceur, les tempérés comme inconstants et insignifiants ; ceux-ci parce qu'ils ne lui plaisent pas, ceux-là parce qu'ils lui plaisent. C'est se montrer trop difficile. Tous les hommes ne pouvant pas avoir une vertu parfaite, ni la même vertu, ne serait-il pas plus équitable de voir ce qu'il y a de noble, de sage, de bon dans chacun ?
Il nous semble que, au lieu de tant médire, un esprit éclairé pourrait admirer dans la succession des Papes cette variété de caractères où l'on voit dominer, toujours à propos, tantôt la justice et tantôt la miséricorde, tantôt la prudence et tantôt le zèle, tantôt une patience que rien ne surprend et tantôt une ardeur que rien n'abat, tantôt enfin le souci légitime des choses de la terre et tantôt l'unique préoccupation des choses du Ciel. C'est là un des plus grands témoignages de l'assistance divine, qui, malgré les embûches des méchants, souvent aussi malgré l'empressement des sages, préside à l'élection des Souverains Pontifes et place dans la bouche des hommes le nom de l'élu de Dieu. Pris isolément, les Papes, comme tous les mortels, sans en excepter les saints, ont les inconvénients de leurs qualités et peuvent fournir des thèmes plus ou
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moins fondés à la malice et à l'imagination des chroniqueurs. Considérée dans son ensemble, la Papauté offre l'idéal de toute grandeur intellectuelle et morale, l'idéal de la nature humaine perfectionnée et divinisée par la foi.
M. de Sacy ne se sentira plus aussi éloigné de cette opinion lorsque nous l'aurons mis à même de réfléchir encore sur quelques-unes de ses pensées.
IV
A ceux qui oublient ou ne veulent pas savoir par qui et pourquoi fut élu le premier Pape, l'histoire de la Papauté présente tout de suite un problème embarrassant. Comment une institution si fragile devint-elle immédiatement si puissante, et bientôt dominatrice? M. de Sacy se fait un jeu d'expliquer cette première difficulté.
c Il n'est pas nécessaire d'être ultramontain, dit-il, pour admirer Y art profond avec lequel de simples prêtres, sans légions, sans États, ou ne jouissant dans leurs petits États que d'un pouvoir contesté, surent renouer le fil des traditions césariennes, et assebir leur empire sur la double base de la religion et des longues habitudes d'obéissance que le monde avait contractées envers tout ce qui venait de Rome. »
Assurément, voilà qui est bien trouvé, et le fil des traditions césariennes va devenir le fil d'Ariane ! Il est clair qu'avec ce fil, et moyennant les longues habitudes d'o-
- béissance envers Rome qui distinguaient les Goths, les Hérules et les Huns quatre ou cinq siècles après l'établissement de l'empire, le pouvoir des Papes devait s'établir tout naturellement !
Entre la politique des Papes et celle des empereurs,
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entre l'ancienne et la nouvelle Rome, notre ingénieux adversaire n'est pas loin de reconnaître une véritable idenité. Écoutons-le:
« Il est certain qu'en lisant l'histoire des Papes du moyen âge on croirait souvent lire Tite-Live. On est en pleine antiquité. Le collège des cardinaux, c'est le sénat, si constant dans ses maximes, si habile dans ses expédients. Ces Pontifes élus, ce sont les consuls et les empereurs. Ces légats qui vont citer les rois, ce sont les envoyés de Rome exigeant une parole de soumission avant qu'on sorte du cercle tracé par leur baguette. Plus on compare les deux histoires, plus on est frappé de la ressemblance des deux politiques. x
M. de Sacy ne s'en tient pas à ces traits frappants ; il retrouve dans l'histoire des Papes jusqu'aux triomphes antiques, « ce suprême effort de l'orgueil humain. » C'était la cavalcata, procession à cheval qui se faisait pour l'intronisation du Pontife nouvellement élu.
Voilà l'avantage de tenir « le fil ! »
Cependant, sans refuser notre admiration à ces brillantes découvertes, elles n'expliquent pas tout. Entre les deux Rome et les deux politiques il reste des différences qui laissent entier le problème de la fortune pontificale.
Le Pape saint Grégoire II écrivait à Léon l'Isaurien : « Connaissez la différence des Pontifes et des empereurs. « Si quelqu'un vous a offensé, vous confisquez sa maison, « vous le dépouillez ou le bannissez, ou même vous lui « ôtez la vie. Les Pontifes n'en usent point ainsi ; mais si « quelqu'un a péché et s'en confesse, au lieu de l'étran- « gler ils lui mettent au cou l'Évangile et la Croix, ils « l'emprisonnent dans le trésor de l'Église, dans la dia- « conie ou la salle des catéchumènes ; ils lui imposent des « jeûnes, des veilles, des prières, et, après l'avoir bien
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.ç( corrigé, ils lui donnent le Sacré Corps et le Précieux « Sang de Notre-Seigneur, et l'envoient pur et sans tache ? devant Dieu. Voyez-vous la différence des Églises et « des empires ? »
En effet, la différence est fondamentale.
Sans doute, les Papes étant souverains temporels, ils rendirent la justice comme les autres souverains, du moins comme les souverains qui furent toujours et jusqu'à l'excès (seul excès qui leur soit permis) patients et cléments. Ils punirent les malfaiteurs, les rebelles, les criminels obstinés. L'on vit Boniface YIII, par exemple, poursuivre les cardinaux Colonna les armes à la main, les dégrader, prendre leur forteresse de Palestrine et la raser.
M. de Sacy rapporte avec une pieuse horreur ce dé- noûment d'une querelle qu'il déclare purement civile. Pour identifier plus aisément la politique des Papes et celle d II sénat romain, et mettre la destruction de Palestrine en pendant exact avec celle de Véies, il supprime les détails qui gêneraient la symétrie. Il oublie que ces cardinaux étaient en révolte ouverte et armée contre le Pape, leur bienfaiteur et deux fois leur souverain ; qu'ils contestaient la validité de son élection ; qu'ils appartenaient aux Gibelins ; qu'ils formaient dans Rome un parti pour Frédéric, tyran de Sicile ; qu'enfin leur frère Sciarra Colonna, vraie figure de brigand, avait enlevé et dévalisé le trésor pontifical. Quand les querelles civiles en viennent là, les souverains les plus patients et les Papes les plus miséricordieux font ce que fit Boniface : ils prennent et rasent la forteresse de l'ennemi. De nos jours, Léon XII, si nous avons bonne mémoire, a détruit entièrement une ville des montagnes, où tous les habitants, de père en
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fils, exerçaient obstinément la profession civile de voleurs de grand chemin. Léon XII avait-il aussi « renoué le fil des traditions césariennes ? a et ces actes d'indispensable sévérité rappellent-ils la destruction de Jérusalem ?
M. de Sacy tombe dans le fantastique avec son Tite- Live et ses Papes continuateurs de la politique romaine ! Les Souverains Pontifes ressemblent aux consuls et aux empereurs comme le premier Pape ressemble au premier César, comme la foi ressemble à l'orgueil. Il ne s'agit pas de savoir si la constance dans les maximes est la même, comparaison qui fait beaucoup trop d'honneur à l'ancienne Rome, mais si les maximes avaient quelque chose de commun. Or quelle ressemblance y voit-on, ou plutôt quelle différence n'y voit-on pas? Quelle ressemblance entre le glaive et la prière, entre le mépris le plus absolu de l'espèce humaine et l'amour le plus ardent et le plus constant de toutes les misères de l'humanité, entre le proconsulat et l'apostolat, entre la main qui fait partout couler le sang et la main qui partout panse et guérit toutes les blessures? Dans la Rome de la louve, où sont les martyrs de la justice ? Dans celle de la Croix, où sont les triomphateurs dont le char a passé sur le cadavre du genre humain? Il y avait cette fameuse cavalcata, c'est vrai ! Le jour de son intronisation, le Pape paraissait en public, et des princes et des rois tenaient les rênes de sa haquenée. Quelquefois ce Pape était un homme sans naissance, élevé par charité. Il avait été un pauvre moine, un pauvre prêtre, un pauvre savant ; mais Dieu l'avait choisi pour être le dépositaire de la force spirituelle, et les dépositaires de-la force matérielle lui rendaient hommage. Les fils aînés de la famille chrétienne protestaient ainsi, publiquement et les premiers, de leur vénération et de leur obéissance pour le
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Père commun des fidèles. Ce spectacle respire vraiment l'orgueil des triomphes antiques ! C'est tout à fait cela ! Ces rois et ces princes, servant d'écuyers à un homme de rien devenu Pape, représentent à s'y méprendre les chefs de peuples vaincus qui suivaient, chargés de chaînes, le char d'un Sylla ou d'un Pompée, qui étaient jetés dans les prisons mamertines quand le triomphateur entrait au Capitole, et dont bientôt après les cadavres, traînés avec des crocs, descendaient au Tibre par le chemin des Gémonies. Mêmes hommes, même politique, mêmes pompes ! Espérons que la veine trouvée par M. de Sacy sera exploitée, et qu'on nous gratifiera d'une histoire ecclésiastique en rapprochements pour faire suite à l'histoire romaine en madrigaux.
V
II est vrai pourtant que l'art des Papes fut profond, très- profond. On peut l'admirer sans être ultramontain, mais il ne suffit pas d'être gallican pour le comprendre.
Cet art n'a jamais été la pratique d'aucun autre gouvernement. C'est le sentiment du devoir poussé jusqu'au sacrifice de tout repos, jusqu'au mépris de tout péril, jusqu'à l'abandon de tout intérêt terrestre. Sans légions, quelquefois sans asile, les Papes sont devenus les dominateurs de l'Europe en ne trahissant jamais la cause des opprimés, en ne livrant jamais à la puissance humaine la vérité confiée à leur garde, en ne désespérant jamais de l'assistance de Dieu.
Le Pape saint Nicolas Ier, fils d'un petit magistrat de Rome, gouvernait l'Église à l'époque où Photius, protégé de l'empereur Michel l'Ivrogne et du césar Bardas, inces-
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tueux public, s'emparait du siége de Constantinople. Saint Ignace, l'évêque légitime, chassé et emprisonné pour avoir repris Bardas, s'adressa au Pape, lui demanda justice contre l'intrus, contre le césar et contre l'empereur. C'est l'origine de l'Église grecque, une de ces églises nationales dont M. de Sacy fait tant de cas, en considération des commodités qu'elles offrent au pouvoir temporel.
Le Pape n'hésita point. Il évoqua la cause à son tribunal et écrivit à l'empereur de lui envoyer Ignace et Pho- tius, afin qu'ils vinssent plaider devant lui. Photius avait ses raisons pour préférer la décision de Michel l'Ivrogne et de Bardas l'Incestueux ; il fit au Pape, sous le nom de l'empereur, un refus accompagné de subtilités et d'injures où il invoquait l'autorité des Conciles. Le Pape insista, excommunia Photius. L'empereur alors passa des injures aux menaces. Nous mettons sous les yeux de M. de Sacy un court passage de l'une des lettres de saint Nicolas. En le lisant avec un peu d'attention, il en apprendra plus long sur la politique des Papes que dans tout Tite-Live.
« Si vous refusez de nous écouter, écrit le Pape à l'em- « pereur, vous serez nécessairement pour Nous ce que le « Seigneur veut que soit quiconque n'écoute pas l'Église. « Les priviléges de l'Eglise romaine lui ont été assurés « dans la personne du bienheureux Pierre, de la propre « bouche de Jésus-Christ. Ce ne sont pas les Conciles « qui les ont accordés ; ils les ont seulement honorés et « conservés. Ces priviléges sont perpétuels; on peut les « attaquer, mais non pas les abolir. Ils ont été avant votre « règne et subsisteront après vous, tant que durera le « nom chrétien...
« Si Nous ne cédons pas à votre bon plaisir, vous pa« raissez vouloir Nous épouvanter en Nous menaçant de
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« ruiner Notre patrie et Notre ville. Par la grâce et sous « la garde du Christ, Nous n'avons pas craint dans le « passé, Nous ne craignons pas davantage à cette heure. « Les anges veillent sur Notre cité, ou plutôt le Seigneur « lui-même est ison rempart et les apôtres forment son « avant-mur. Nous. n'avons pas oublié les menaces de « Sennachérib contre Jérusalem : elles n'étaient pas moin- . « dres que les vôtres ; mais Nous nous rappelons aussi la « fidélité du Seigneur, et comment cent quatre-vingt- « cinq mille assaillants périrent et la ville fut délivrée <c avec tous ses habitants. Nous en gardons souvenir, « Nous en rendons grâce, Nous prenons courage, et Nous « travaillons suivant les forces que le Seigneur Nous donne << à expulser de sa maison l'abomination de Baal. Ce que « le Seigneur était alors, il l'est à présent, et tel il sera « dans tous les siècles. Sa miséricorde est la même, il est « toujours le Tout-Puissant. Que le ver de terre cesse donc « de menacer. Que peut-il? Tuer un homme? Un chamât pignon vénéneux le peut aussi bien, et c'est à quoi se « réduit toute la malice de la puissance humaine. Que « Votre Majesté aspire plutôt à se faire louer par la bonté « et la justice. Quant à Nous, confiant et fort en Celui qui « Nous fortifie, tant que Nous vivrons Nous ferons notre « devoir. »
Voilà la politique des Papes ; ou, pour enlever à M. de Sacy la pitoyable ressource de ces anecdotes trop faciles à ramasser dans une histoire de dix-huit siècles, voilà, formulée par un saint Pape, la politique constante de la Papauté. Obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes, ne pas craindre celui qui ne peut tuer que le corps, mais Celui-là seulement qui peut tuer l'âme ; accorder toute protection à tout droit outragé ; faire dominer dans la société tous les
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droits de Dieu, source unique et seuls garants des droits de l'homme, telles sont les maximes qui ont assuré l'étonnante prépondérance de ce pouvoir désarmé. Pour les maintenir il fallait aux Papes quelque chose de plus puissant que les légions, de plus hardi que l'ambition, de plus prudent et de plus entreprenant que toute la sagesse humaine : il fallait la foi ; ils l'ont eue. Et quiconque voudrait comparer cette foi des Papes à la foi stupide et superstitieuse de la vieille Rome, celui-là ferait rire. Tandis que toutes les forces de l'enfer se conjurent contre eux, assaillis par la politique, par l'hérésie, par la sédition, quelle que soit la profondeur de la nuit et la fureur de l'orage, les Papes prient, ils voient leur route dans le ciel, ils font leur devoir, ils restent les défenseurs de la justice et de la vérité, sachant que Dieu ne les abandonnera pas et qu'ils ne seront vaincus ni par la méchanceté des hommes, ni par la mort, ni par le temps. C'est ainsi qu'ils apparaissent, entourés des plus grandes âmes de leur époque dont ils sont l'exemple et l'appui, en toutes ces rencontres formidables où il semble que l'Église va crouler. L'Eglise ne croule point, la justice triomphe. Les Papes sortent de l'épreuve purs et vénérés, portant intact dans leurs mains fidèles le dépôt de Dieu.
VI
Autant qu'il admire les Papes dans la constance de leurs maximes, M. de Sacy admire l'habileté de leurs expédients. Leur plus habile expédient a été le martyre. S'ils portent la pourpre royale, elle est teinte de leur sang.
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On nous parle de ces légats qui allaient au nom du Pape citer les rois, comme faisaient les envoyés de l'ancienne Rome, exigeant une parole de soumission avant que le prince à qui ils notifiaient la volonté suprême pût sortir du cercle tracé par leur baguette. Où a-t-on vu cette baguette ?
Les légats furent une des forces de la Papauté ; mais comment ? Parce que jamais puissance humaine ne trouva un pareil nombre d'ambassadeurs décidés à affronter la prison et la mort. La liste serait longue à faire de tous ces légats qui partirent de Rome pieds nus, sans escorte et sans trésors, pour aller, comme saint Jean-Baptiste, trouver Hérode ; qui le virent, qui lui parlèrent, et qui ne revinrent pas, ou qui ne revinrent que par miracle, mutilés et meurtris.
Cependant, parmi la multitude de ceux qui furent ainsi envoyés et dont on connaît la mission, nous doutons qu'on en puisse nommer un seul qui n'ait pas été chargé de relâcher tout ce qui se pouvait de la rigueur du devoir et de donner des paroles de conciliation et de paix. Jamais aucun d'eux, bien certainement, n'exigea de soumission qu'à la justice, au droit, à la foi jurée. Sérieusement, M. de Sacy croit-il que les rois étaient cités pour venir à Rome baiser les pieds du Pape et lui payer le tribut ? On exigeait de celui-ci qu'il rendît les biens d'un pupille ; de celui-là qu'il reprit son épouse scandaleusement renvoyée pour une concubine ; d'un autre qu'il ménageât la vie et la fortune de ses sujets ; d'un autre qu'il respectât les traités ; d'un autre qu'il remît en liberté un innocent retenu capif ; d'un autre qu'il cessât de voler et de piller l'Eglise et d'assister les hérétiques au détriment des fidèles. La sollicitude des Papes n'avait pas d'autres
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objets, et si elle avait faibli dans toutes ces circonstances, où tout le monde l'invoquait, hormis les méchants et les prévaricateurs, jamais le clair et vivifiant soleil de la civilisation chrétienne n'aurait lui sur la triste humanité. Il faut que M. de Sacy n'ait pas réfléchit un moment aux questions qu'il effleure ; autrement il se trouverait luimême trop injuste et trop ingrat d'en parler comme il fait. Tout ce qu'il y a de liberté, tout ce qu'il y a de moralité dans le monde a été sauvé par ce combat de dix-huit siècles. Les Papes ont maintenu le partage des deux puissances que la souveraineté temporelle, sous toutes ses formes, tendait sans cesse à confondre au profit du vice et de la tyrannie.
« Avant Jésus-Christ, écrivit encore saint Nicolas, Pape, « à Léon l'Isaurien, il y avait des rois qui étaient en « même temps prêtres comme Melchisédech. ,Le diable « l'a imité dans la personne des empereurs païens, qui « étaient souverains pontifes. Mais, après la venue de <( Celui qui est véritablement roi et pontife, l'empereur « ne s'est plus attribué les droits du pontife, ni le pontife « les droits de l'empereur. Jésus-Christ a séparé les deux « puissances, en sorte que les empereurs eussent besoin « des pontifes pour la vie éternelle, et que les pontifes « se servissent des droits des empereurs pour les affaires « temporelles. »
Les empereurs voulaient être les maîtres de la vie éternelle; tout est là. Maîtres de la vie éternelle, ils disposaient de toutes choses sur la terre, au gré de leur force et de leurs passions : ils étaient impunément adultères, incestueux, ravisseurs du bien d'autrui, oppresseurs du genre humain. Là revivaient véritablement les traditions de Rome antique ; là se renouait sans cesse « le fil des
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traditions césariennes, » sans cesse brisé par la Papauté.
Louis de Bavière poussa loin cette entreprise. M. de Sacy le félicite d'avoir su régner étant excommunié ; mais il n'oserait pas raconter son histoire !
Des théologiens apostats, entre autres Jandun et Mar- sile de Padoue, à sa solde, soutenaient que l'empereur est maître absolu de l'Église, qu'il peut instituer les évê- ques, les juger, les déposer, choisir et déposer le Pape, convoquer les Conciles, y présider, en régler les délibérations ; en d'autres termes, que l'empereur est la loi vivante. Nous demandons à M. de Sacy ce qu'il croit que serait devenu le monde si la doctrine des théologiens de Louis de Bavière, reprise des théologiens de l'empereur Henri et de l'empereur Frédéric, avait prévalu. Nous lui demandons s'il aurait voulu vivre sous ce Louis de Bavière, quoique sa cour, plus encore que celle d'Avignon, fut hantée de gens de mérite qui ne recherchaient pas précisément le spectacle des vertus chrétiennes ?
Le protestant Jean de Muller disait : Sans les Papes, Rome n'existerait plus. — « Sans les Papes, ajoute avec raison Rohrbacher, n'existerait pas davantage la civilisation de l'Europe, qui est venue de Rome par les Pontifes romains ; car, dit encore Jean de Muller, ce sont eux, ce sont leurs mains paternelles qui élevèrent la hiérarchie, et à côté d'elle la liberté de tous les Étais. »
Mais ce noble ouvrage, ce saint travail dont la parole de Jésus-Christ avait tracé le plan, toujours entravé, toujours repris, ne se poursuivait pas sans exciter la reconnaissante admiration du monde. Les rois barbares et leurs légistes, ces hommes de sang et ces hommes de ruse dont les adversaires de l'Église prennent si aisément le parti, ne faisaient ni toute l'humanité, ni la plus grande et
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la meilleure part de l'humanité. Il y avait un peuple, dévoré par eux et qui se sentait protégé par l'Église | il v avait une conscience publique, qui savait où était le droit ; il y avait une intelligence publique, qui voyait où était la vraie grandeur, le vrai courage, et qui remarquait enfin que la Providence finissait toujours par intervenir en faveur de la Papauté. Les rois passaient, les empires s'affaiblissaient ; les Papes et la Papauté duraient toujours. Ces services permanents, ce permanent miracle d une résistance toujours impuissante et toujours victorieuse, excitèrent partout envers le Pontife romain, la confiance et le respect ; et le Pape se trouva, en effet, d'un consentement unanime, le juge de la terre.
Au sortir de l'une des crises les plus effroyables que l 'Europe ait traversées parut un homme en qui ce sentiment filial s'incarna : il devint puissant, comme tous ceux qui, dans ces heures critiques, font voir beaucoup de bon sens, beaucoup de vertu, et la volonté de réaliser ce que chacun désire. C est celui que l'univers appelle par excellence le grand homme, Charlemagne.
En tête de ses lois, Charlemagne prit un titre qui annonçait qu'une révolution immense était consommée et que le monde entrait dans la voie de l'Évangile. Il se proclama le dévot défenseur de la sainte Église et l'auxiliaire en toutes choses du Saint-Siège apostolique : Ka- tolus, rjiatia Dei rex, ?-eynique Francorum rector et dévolus Ecclesiœ defensor, raque adjutor in omnibus Apostolicœ Sedis. Nous pensons bien que M. de Sacy ne méprise point Charlemagne ; nous ne justifierons donc pas le héros d'avoir payé au Pape la dîme de ses victoires et le législateur d'avoir consacré par ses constitutions, cette haute magistrature que le Pape exerçait déjà dans
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les choses politiques. Charlemagne ne jugeait pas apparemment que l'autorité pontificale fùt de nature à gêner celle à laquelle peuvent prétendre des rois chrétiens ; il voulait soumettre les rois à une charte, et cette charte était l'Évangile.
Le point de vue sous lequel nous considérons l'histoire de la Papauté peut déranger les habitudes de M. de Sacy. Pour le distraire, nous lui présenterons, avant de continuer, le tableau d'une cavalcata mémorable qui eut lieu du temps de Charlemagne. Ce spectacle pourra lui sembler assez noble et même assez instructif.
Le Pape saint Léon III, chassé de Rome par quelque sédition, venait implorer le secours de Charlemagne, alors à Paderborn. Le grand roi envoya à sa rencontre d'abord un archevêque, ensuite un de ses comtes, enfin son fils Pépin, vainqueur des Huns et roi d'Italie. Pépin marchait à la tête de cent mille hommes. Lorsque cette armée aperçut Léon, accompagné seulement de quelques serviteurs, elle se prosterna trois fois ; il la bénit trois fois, et Pépin prit place à côté du Pontife. Bientôt Charlemagne, averti, sort de Paderborn avec le clergé portant la bannière et la croix. Une autre armée, composée de différents peuples, l'attendait. Elle se range en un cercle immense, représentant une cité vivante. Au milieu se tient Charlemagne, debout, surpassant de la tête tous ceux qui l'entourent. Le Pape paraît dans l'enceinte, escorté de Pépin. En ce moment, armée, peuple, clergé, toute l'innombrable multitude s'agenouille, et Charlemagne, le père de l'Europe, reste incliné devant Léon, le pasteur du monde, qui bénit à trois reprises ses peuples trois fois prosternés. Ces deux hommes ensuite s'approchent et s'embrassent en pleurant, et le Pape, élevant
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la voix, entonne le cantique des anges : Gloire à Dieu dans le ciel, paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.
Ce fut comme la fête inaugurale du moyen âge. Il nous semble que ni Charlemagne ni Pépin n'en durent être humiliés, et que le monde a vu de plus tristes jours.
VII
A ce propos de l'inauguration du moyen âge par le concours du Pape et de l'empereur, redisons à M. de Sacy, sous forme de digression, mais sans nous écarter de notre sujet, ce que, dans une autre occasion déjà, il nous a obligé de lui dire sur une époque qu'il méconnaît trop obstinément.
Dès que les chrétiens parlent du moyen âge, aussitôt une foule de penseurs, desquels M. de Sacy devrait se distinguer, paraissent saisis d'horreur, de colère et d'épouvante. Ils raillent, ils déclament, ils invectivent. M. de Sacy, malgré son goût ordinairement si juste et si tempéré, fait à la fois tout cela. Il assure que l'on veut ressusciter le moyen âge, il se fatigue à faire bien comprendre au public le danger d'une pareille entreprise. En lui montrant combien il s'abuse nous aurons la satisfaction de défendre la vérité, sans avoir l'humiliation de nous arrêter à de trop viles insultes et le regret de jeter nos paroles dans des régions où il semble que la raison ne descendra jamais.
Si l'on se contentait de dire que le moyen âge, ni matériellement, ni politiquement, ni moralement, n'offrit la perfection de l'état social, vraiment nous ne disputerions
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pas. Il y avait alors des riches inhumains et avares, des pauvres brutaux et indociles, d'ignares savants, de sots philosophes, quantité d'ineptes écrivains. Il en résultait de fausses opinions, de mauvaises mœurs, des troubles, des crimes. C'est ce que l'on n'a pas cessé de voir dans les sociétés policées ; les mêmes causes y produiront toujours les mêmes misères. A la vérité, nous jouissons de plusieurs avantages que le moyen âge ne connut point. Peut-être en eut-il aussi que nous ne connaissons plus. Nous avons le gaz, la vapeur, les théâtres; nos divertissements sont plus nombreux ; il a fallu que notre police se perfectionnât. Ces progrès, le moyen âge les aurait pu faire. Les gens qui ont bâti les cathédrales, goûté le Dante, découvert l'Amérique, inventé l'imprimerie, aur- raient fini par savoir paver les villes et seraient parvenus à organiser la police, du moins suivant leurs besoins. M. de Sacy l'accordera bien. Il accordera encore que ces merveilles n'assurent pas le salut du monde. Avec toutes ces merveilles nous sommes au bord de la guerre sociale : petite misère de la civilisation, égale à quelques- unes des grandes misères de la barbarie.
Nous voudrions ne pas entrer dans un trop long détail des ressemblances du moyen âge et de notre temps. Un des côtés par où le moyen âge choque extrêmement le délicat académicien qui a fait récemment l'éloge de Voltaire, c'est le désordre des mœurs. Il a lu dans l'ouvrage de M. l'abbé Gosselin des choses qui le révoltent. Nous regrettons de réveiller un souvenir importun ; mais, s'il veut relire les Mémoires du Diable et les Mystères de Paris édités par le Journal des Débats, il y trouvera :
premièrement un style qui nljH«tTfe^mt celui du Roman du Renard ; secondement/{^'-pemtiïreNdes mœurs qui
VI.
7
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dépasse en férocité cynique les traits les plus noirs du moyen âge. Ce qui n'existait pas au moyen âge, c'étaient des associations d'honnêtes gens et de conservateurs, comme celles qui possèdent et rédigent nos grands jour- style pour les ces dangereuses peintures et ce méchant naux, achetant faire pénétrer dans la masse du peuple.
Du reste, l'histoire moderne et les feuilles judiciaires n'en disent pas moins que les romans. Nous cherchons ce qu'un admirateur des peuples et des souverains « éclairés » du dix-huitième siècle peut reprocher, sous le rapport des mœurs, aux « barbares » de n'importe quelle époque. M. de Sacy a bien entendu parler des Pierre et des Catherine de Russie, des Frédéric de Prusse, des Joseph d'Allemagne et de Portugal, des Louis de France ; il sait ce qu'ont écrit Voltaire, Diderot, Crébillon fils, Laclos, Louvet, cent autres. Où trouver une corruption aussi générale, aussi effrontée, et, dans l'immensité de cette corruption, moins de figures qui consolent la pudeur humaine? Le vice, autrefois sauvage et traqué par des lois de fer, n'est pas moins le vice pour paraître comme un triomphateur obèse et bénin, vivant de bonne intelligence avec la loi, qui ferme les yeux.
Il en est des attentats contre les personnes comme des attentats contre les mœurs : le crime a simplement changé d'allures. Les détrousseurs de grands chemins deviennent rares : à moins d'orage politique, la route et la rue paraissent assez sûres ; la maison ne l'est plus. Il y a moins de vols à main armée, il y a plus de vols de confiance. Mille inventions fines, sans compter les auberges, remplacent les anciens brigands et leurs châteaux forts. On allait chercher le voleur, il vient vous trouver ; c'est plus commode, mais il fait mieux sa main. Après les prospectus,
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les commandites et toutes les variétés du vol, M. de Sacy nous permettra de ne pas compter pour rien les émeutes, les révolutions, l'armée entière des chevaliers de l'Idée. Paris, la France, l'Europe regorgent de docteurs et de bacheliers en droit au travail, qui d'un moment à l'autre peuvent venir vous demander la bourse et la vie. Ils le feront avec la conscience la plus sereine, même avec une sorte de piété, parce qu'ils auront eu soin d'attacher à leur casquette un chiffon rouge. Nous aurions cru que M. de Sacy, connaissant cette dévotion des peuples modernes, n'y pensait pas sans un peu d'émoi ; mais il ne songe qu'à rire des partisans du moyen âge. Leurs extravagances, dit-il, le consoleraient volontiers de quelques- unes des amertumes du temps présent. Esprit heureux et facile à distraire ! Une des « amertumes » du présent, c'est d'ignorer si la société a six mois d'existence devant elle, si elle a même un jour ! Que M. de Sacy s'amuse des vices et des faiblesses du moyen âge en l'honneur des vertus et des vigueurs de la société actuelle, nous ne pouvons lui passer cette illusion. Une société qui a été au pouvoir de Caussidière, qui a tremblé devant Pornin, qui a mis son espoir en M. de Lamartine, qui compte encore, non sans raison, avec les décrets de Mazzini, qui serait infailliblement ruinée, saccagée, peut-être perdue si un seul homme tombait, franchement cette société-là n'a point sujet de faire la fière !
Horrible infortune des esprits de ce temps ! Ils ont besoin de religion, ils le savent, ils l'avouent ; ils savent aussi qu'il n'y a pas de religion sans l'Eglise... et ils ont peur de l'Église ! L'on ne saurait dire ce qui les trouble le plus et leur fait plus d'horreur, ou de la voir vivre, ou de la voir mourir. Si elle vit, elle les sauve, mais elle les
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domine; car elle ne peut les sauver qu'en s'emparant, par leur concours, de l'esprit des masses qu'ils ont détourné d'elle. Si elle succombe, qui les sauvera? Cette perplexité les contraint, dans les discussions, à des ambiguïtés et à des feintes dont leur amour-propre doit souffrir.
D'où vient à M. de Sacy, par exemple, esprit d'ailleurs si réglé, d'où lui vient ce fanatisme contre le moyen âge, qui l'entraîne à soutenir la même thèse et à prendre presque les mêmes arguments que les plus misérables praticiens de la presse révolutionnaire ?
Il sait bien ce que fut le moyen âge : il n'en veut montrer que les défauts, mais il en connaît aussi les gloires et la virilité ; il sait avec quelle énergie cette civilisation lutta contre ses périls intérieurs et extérieurs, avec quelle force et quelle sagesse elle fonda ses institutions, avec quelle ampleur et quelle promptitude elle tenait à son perfectionnement. Il connaît les misères des siècles suivants, les détresses du nôtre ; il n'ignore pas, enfin, que, en appréciant suivant l'histoire et suivant l'équité les œuvres du moyen âge, nous ne souhaitons de voir renaître ni ce qui était mauvais, ni ce qui est impossible. Au fond, il ne nous croit guère plus féroces, guère plus amis de l'ignorance, guère plus ennemis de la vraie et essentielle liberté, que lui-même. Pourquoi donc semble-t-il n'avoir jamais ouvert l'histoire et ne nous comprendre pas? C'est qu'il voit, comme nous, au-dessus de tout, dans le moyen àge, une seule chose, l'Église romaine, que nous vénérons et qu'il a le malheur de ne pas aimer.
L'Eglise romaine est la grande figure, la grande puissance, l'intelligence et la vertu du moyen âge, l'esprit planant sur le chaos pour le débrouiller et l'ordonner parfaitement. C'est elle qui fonde, qui combat, qui enseigne,
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qui corrige, qui gouverne. Toutes les âmes fortes, tous les grands cœurs, tous les bons esprits sont siens ; elle les a enfantés, elle les a élevés, elle les a inspirés; ils lui obéissent et l'aiment, et ils entreprennent et accomplissent, pour l'amour d'elle, l'œuvre sublime dont elle a seule l'instinct suprême et persévérant.
Il s'agissait de rassembler, d'assouplir, de coordonner, de fondre les éléments barbares, poussés de tous côtés par la colère divine sur le cadavre de l'empire, et de donner au monde, à la place du caput mortuum païen, une force jeune et immortelle, qui serait la république chrétienne. Assurément, dans la durée de ce travail et dans la multitude et la diversité des ouvriers, beaucoup de choses peuvent provoquer la: moquerie, la satire et le blâme. L'édifice le plus parfait n'est longtemps qu'un mélange de constructions informes, de tranchées béantes, de blocs mal dégrossis, jetés pêle-mêle sur un terrain stérile et souillé, où plus d'un ouvrier s'enivre. Aujourd'hui encore la cathédrale de Cologne est inachevée, et dans les chantiers, le manœuvre boit et blasphème en remuant les pierres éparses qui bientôt fleuriront dans les airs. Qu'est-ce que cela prouve contre l'architecte ? L'Église romaine est l'architecte du monde chrétien. Elle n'a pu bâtir que la verge d'une main et l'épée de l'autre : la verge levée sur quelques manœuvres indociles, l'épée tournée contre l'ennemi du dehors. M. de Sacy lui reproche tantôt l'indocilité des manœuvres, tantôt l'agression des ennemis ; il lui reproche d'avoir été attaquée et de s'être défendue, d'avoir rencontré des résistances et de les avoir domptées. Souhaiterait-il qu'elle eût été écrasée par l'invasion musulmane, ou que les hérésies l'eussent contrainte d'abandonner son œuvre à peine ébauchée?
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Non, mais il n'aime pas qu'on lui en attribue la gloire ; il n'aime pas qu'on regrette que cette œuvre soit inachevée ; il n'aime pas surtout qu'on parle de la reprendre même lorsqu'on lui prouve et lorsqu'il voit que le salut du monde en dépend. Pour tout dire, il ne veut pas que l'on admire le rôle de l'Église dans le passé, de peur que ce rôle ne soit le même dans l'avenir.
Nous attribuons à ce travers de son esprit, et pas du tout à la faiblesse de ses connaissances ou à quelque fatigue de sa raison, l'étonnement qu'il feint d'éprouver lorsqu'il entend les chrétiens mettre saint Louis au-dessus de Louis XIV, et l'intention qu'il leur prête aussitôt de reconstituer la féodalité.
Sur ce dernier point, on lui ferait voir aisément la féodalité encore vivante ; non pas l'ancienne, il est vrai, mais une autre, moins féconde, moins humaine, moins protectrice du pauvre, moins utile à l'État, pas beaucoup plus lettrée, incomparablement plus avide et plus orgueilleuse. Cette féodalité moderne, l'esprit du Journal des Débats n'a pas médiocrement contribué à la former, et il la soutient; nous la combattons.
Quant à saint Louis, nous sommes loin de l'admirer assez, car il y a dans ce noble roi une magnanimité de sagesse et de vertu, que notre siècle ne peut comprendre. Le Journal des Débats, même au point de vue du siècle, le dédaigne trop. Saint Louis et son époque peuvent soutenir la comparaison non-seulement avec tout ce qui est de notre temps, mais avec des temps plus beaux et plus riches en grands hommes. Que l'on veuille bien seulement retirer du débat les progrès de la chimie et de la mécanique, qui sont les fruits d'un long travail antérieur ; que l'on écarte les chefs-d'œuvre littéraires, accidents
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heureux, de peu d'importance pour l'essentiel de la force des nations et du bonheur des individus ; allons au fond : nous trouvons des lois admirablement sages, une administration vigilante, une politique généreuse, un royaume en bon ordre, des finances prospères, les lettres cultivées et tenues en bride, les sciences honorées, la justice et la vertu sur le trône, un peuple qui aime son roi, et ce roi, vénéré de toute la terre. Si l'art de gouverner est le plus beau des arts et la somme de la sagesse humaine, qui l'a poussé plus loin ? Saint Louis était dévot, nous sommes bien forcé de l'avouer ; mais M. de Sacy paraît croire qu'il était ignorant ; c'est tout le contraire ; saint Louis était beaucoup plus lettré que Louis XIV. On nous accordera que ses mœurs étaient plus pures : des mœurs plus pures sont l'effet d'une âme plus forte et d'un esprit plus véritablement éclairé. Il nous semble que, sous ce grand règne, où tout florissait, où le mal seul était comprimé, les arts n'étaient pas inactifs. On ne bâtissait point Versailles, mais on élevait la Sainte-Chapelle. Le roi ne paraissait point dans les tournois et dans les ballets, mais on le voyait dans les camps, dans les églises, dans les hôpitaux et sous le chêne de Vincennes. Autour de lui, beaucoup de moines, pas de poètes, c'est vrai ; mais point de courtisanes ! Il ne souffrait point que ces poëtes le comparassent à Dieu ni au soleil, et ses moines lui disaient la vérité. L'un d'eux, le dominicain Vincent de Beauvais, était plus savant que tous les savants de Louis XIV. Un homme est savant lorsqu'il sait tout ce que l'on peut savoir de son temps, lorsqu'il possède parfaitement ces connaissances, lorsqu'il les possède en ordre et en harmonie. Tel était ce frère Vincent de Beauvais, que saint Louis fournissait de livres, et qui rédigea en très-bon et très-
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clair langage une encyclopédie dont la forte érudition étonnerait peut-être plus d'un membre de notre Académie des Sciences. Vincent de Beauvais avait la taille de ses contemporains, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaven- ture, Roger Bacon et quelques autres, que M. de Sacy n'aura pas le mauvais goût de mépriser, car on pourrait mépriser aussi bien dans cinquante ans Buffon et Cuvier. Le siècle qu'éclairaient ces grands hommes ne les méconnaissait pas ; ils n'étaient pas plus ignorés que ne l'était, du temps de Louis XIV, Racine, à qui l'on préférait Pradon ; et, s'ils n'atteignaient pas à la popularité dont a joui de nos jours M. Sue, ils avaient peut-être plus d'auditeurs et de disciples que M. Guizot n'a de lecteurs. Tout cela préparait sans doute les splendeurs de la Renaissance, et l'on aurait pu, deux siècles plus tard, apprendre le grec sans perdre l'esprit chrétien. Hélas ! les gens qui savaient parfaitement le grec au moyen âge, c'étaient les sages et utiles savants de Byzance, qui firent si haute figure devant les Turcs. Frappante image des lettrés conservateurs de nos jours, en présence des socialistes !
M. de Sacy méprise résolùment la politique de saint Louis. Au lieu de rester chez lui à gouverner tranquille- lement et agréablement, comme Louis XIV, il alla, dit-il, « se faire emprisonner en Egypte et mourir de la peste à Tunis. » Il ne faut pas trop demander à un rédacteur du Journal des Débats, encore ébloui et charmé des derniers prodiges de la sagesse constitutionnelle. Néanmoins, le roi ou l'empereur français qui, pour abattre la puissance anglaise, cet islamisme de notre temps, risquera de trouver la mort en Egypte, ou ailleurs, ne fera pas une folie trop nuisible à la France ni à sa postérité. En somme, saint Louis, « mort de la peste à Tunis, » légua à ses enfants
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cinq siècles de puissance et sut attacher à son nom une gloire éternelle. C'est ce que n'ont pas obtenu les rois habiles qui ont dit : Chacun pour soi, chacun chez soi, et qui, par politique, ont abandonné la cause de la justice ou trahi la chrétienté. Plusieurs, après ce grand soin de ne rien faire pour les autres, se sont trouvés n'avoir rien fait pour eux, et n'ont pu mourir chez eux.
Les admirateurs passionnés des temps modernes devraient ne point parler des « extravagances » du passé sans considérer un peu les résultats de la sagesse qu'ils leur opposent. La barbarie du moyen âge n'empêche pas de voir dans les siècles postérieurs d'effroyables taches de sang, de plus effroyables taches de honte. Rarement les guerres du moyen âge arrivent à des extrémités aussi sauvages que la destruction du Palatinat, ordonnée par Louis XIV, et celle de la Vendée, décrétée par les philanthropes et théo-philanthropes de la Convention. Ni saint Louis, ni aucun prince vraiment chrétien n'a rien fait, n'a rien permis de semblable.
Il y avait au moyen âge des sectes sanguinaires que l'Église combattait ; il y en a de notre temps, que la philosophie a enfantées, que la politique entretient, que la civilisation encourage. Au moyen âge, on voyait des « fanatiques » abandonner les agréments du monde et les beaux soucis de l'ambition, donner leurs biens aux pauvres, fonder un monastère, prendre la croix, ou se mettre à courir le monde pieds nus, prêchant la pénitence, à la suite d'un Bernard, d'un Dominique, d'un François d'Assise. C'est risible, sans doute, et voilà de grands fous ! Mais que pense M. de Sacy des gens qui suivent Saint-Simon, Fourier, Cabet, Prouhon et d'autres ? Ces noms représentent des faits assez graves pour ne pas permettre à un homme sérieux d'ad-
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mirer partout « le progrès » ni d'adorer exclusivement et toujours « l'esprit humain. »
Nous voudrions que M. de Sacy nous fit la grâce d'y songer un peu ; il comprendrait alors que nous n'avons point de mauvais desseins contre lui lorsque nous désirons, non pas, comme il lui plaît de le dire, la reconstitution du moyen âge, mais un renouvellement de cet esprit du moyen âge qui mettait les peuples dans les mains des saint Bernard et des saint Louis, au lieu de les pousser fatalement vers des guides d'une autre espèce, que M. de Sacy connaît comme nous, et contre lesquels la civilisation se défendra mal, lorsque leur jour, que l'on hâte trop, sera enfin venu !
Reprenons notre sujet.
VIII
L'Europe voulait être catholique ; elle ne pouvait l'être sans la prédominance du pouvoir pontifical. Mille fois des volontés perverses ou ignorantes, parvenant à la souveraineté par une voie ou par une autre, auraient brisé l'unité magnifique et nécessaire qui pouvait seule tirer le monde de l'anarchie et de la barbarie. Il était matériellement impossible qu'on se passât d'un juge de la foi, matériellement impossible que les décisions de ce juge de la foi n'eussent pas une sanction temporelle. C'est cette sanction que l'on a appelée le pouvoir temporel des Papes sur les rois, expression à laquelle les ennemis de l'Église donnent un sens tout à fait inexact. Ils semblent croire que les Souverains Pontifes, pendant des siècles, s'arrogeant sur les couronnes un pouvoir de bon plaisir, se sont occupés à tourmenter par caprice d'honnêtes gens de rois qui ne son-
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geaient point à mal, les citant devant eux pour une vétille, leur envoyant à propos de rien leurs terribles légats armés de la terrible baguette, les déposant par douzaines, à tort et à travers, les remplaçant par qui bon leur semblait, de même qu'un souverain absolu change les gouverneurs de ses provinces. L'erreur est grossière. Ces affaires n'étaient pas si fréquentes, ne s'entamaient point par caprice, n'étaient pas menées et décidées si lestement.
Même à l'égard des princes et des pays dont il était suzerain féodal, le Pape agissait toujours en Pape, en juge des infractions commises contre cette foi religieuse qui était partout l'arche du salut commun, la forteresse des libertés publiques, le fondement des États, la loi des lois. Il avait purement et simplement le pouvoir que partout et de tout temps les tribunaux ont possédé sur le temporel des malfaiteurs reconnus et convaincus.
Que voit-on à l'origine de toutes ces querelles ? Nous l'avons dit: un traité violé, une épouse légitime renvoyée, des biens d'église volés, des évêques emprisonnés, des peuples écrasés (1) ; jamais un caprice du Pape ôtant la couronne à celui-ci pour la donner à celui-là. M. de Sacy peut évoquer l'un après l'autre les princes qui se sont attiré les foudres des Souverains Pontifes : il n'y trouvera point d'opprimés, point de victimes innocentes, point de malheureux qu'on ait voulu priver d'un droit certain et d'une possession légitime, point de bienfaiteurs de l'espèce humaine, point de zélateurs de la liberté constitutionnelle, personne à qui l'Académie voulût accorder un prix Mon- thyon de troisième classe, ou dont le Journal rJes Débats, aujourd'hui même, consentît à recevoir les idées.
(1) La bulle In cœna Domini excommunie les rois qui établissent de nouveaux impôts.
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Qu'importe, dira-t-il, et pourquoi les Papes se mêlaient- ils des affaires de ces souverains ?
Ils s'en mêlaient par plusieurs raisons, toutes très- bonnes : d'abord, parce que ces souverains se mêlaient toujours des affaires de l'Église, qui étaient partout les affaires des Papes ; ensuite, parce que la doctrine de ces souverains, à savoir que les peuples leur appartenaient, âme et corps, n'était la doctrine ni des Papes ni des peuples, sujets spirituels des Papes à meilleur titre qu'ils n'étaient sujets temporels des rois, et qui prétendaient appartenir premièrement à Dieu. C'est la querelle des Polonais catholiques contre l'empereur de Russie. Ce roi ne reconnaît pas à ses sujets le droit de conserver leur culte lorsqu'il veut leur imposer le sien ; il s'empare de leurs hôpitaux, de leurs monastères, de leurs églises, qu'aucune conquête n'a pu lui donner.
Telles étaient les prétentions qui faisaient excommunier et déposer les souverains, et qui aujourd'hui les perdent encore plus sùrement par les révolutions; car les Papes pardonnaient au repentir, mais les révolutions sont implacables. Le droit qui contenait les princes était assez puissant pour les soutenir ; le juge devenait un patron fidèle. Ce qui se faisait en faveur des peuples se faisait aussi en faveur des rois ; le Pape prenait en main leur cause, ou contre un parti révolté, ou contre un compétiteur illégitime.
Dans ces conflits, qui n'ont de juge à présent que la force, il y avait donc, au moyen âge, un juge qui prononçait au nom de Dieu et en vertu du droit. Il instruisait la cause, il entendait les parties, il cherchait à les concilier; il priait, il avertissait, il menaçait; il frappait enfin.
Souvent, à la vérité, le juge a rencontré de terribles
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résistances. C'est de quoi M. de Sacy triomphe, et l'endroit qu'il choisit pour abîmer « les esprits fougueux de notre époque » qui admirent cette belle ordonnance de la justice entre les peuples et les rois.
« Ils imaginent » (ces esprits fougueux) « un âge de paix et de concorde où les Souverains Pontifes auraient fait régner la justice sur la terre en soumettant les peuples aux rois et les rois à la religion. Dieu n'a pas fait ce miracle. L'histoire du moyen âge est une histoire tout humaine. Les rois ont résisté ; les Papes ont abusé de leur pouvoir; d'affreux scandales ont eu lieu ; la guerre, l'anarchie, la révolte, ont désolé le monde autant et plus qu'en aucun temps. Voilà la vérité. »
Non, ce n'est pas la vérité ; mais, sauf l'abus que les Papes auraient fait de leur pouvoir, — c'est à peu près la vérité.
Pendant le moyen âge, l'histoire des hommes a continué d'être une histoire humaine, nous ne pouvons pas contester ce point. Dieu n'a pas fait le miracle d'ôter aux hommes leur libre arbitre et de ne plus les laisser maîtres de choisir entre le mal et le bien ; cela est encore incontestable. Beaucoup ont préféré le mal au bien ; nous le reconnaissons de bonne grâce. Il en est résulté d'affreux scandales, conséquence trop naturelle, et la guerre, l'anarchie, la révolte ont désolé le monde, non pas plus ni même autant qu'à d'autres époques toutes récentes, mais assez pour désoler un bon cœur ; nous faisons ce dernier aveu.
Quelle conclusion en tirerons-nous ? M. de Sacy croit- il que le pouvoir du Pape est la cause de tout cela ? ou seulement, pour mieux rester dans la mesure exquise de sa raison, prétendra-t-il que ce pouvoir n'a nullement empêché que les choses ne fussent encore pires ? Il visite un bagne ; on lui montre les forçats, on lui conte leur histoire :
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ce ne sont que voleurs, assassins, parricides, rebelles à toutes les lois, relaps endurcis contre tous les châtiments ; il y en a des milliers. Devant cette foule hideuse, un pha- lanstérien s'écrie qu'il faut abolir les autorités et les justices, puisqu'elles n'ont pu empêcher tant d'hommes d'être si pervers et de commettre tant de forfaits. Que répondrait M. de Sacy? Il dirait au phalanstérien, avec plus d'esprit que nous ne pouvons lui en prêter : — Mon cher Monsieur, les autorités et les justices servent à empêcher les hommes que voilà d'être nos docteurs, nos pontifes et nos maîtres. Rentrez dans la ville, vous y verrez encore plus d'honnêtes gens en liberté que vous ne comptez ici de scélérats dans les chaînes. Sans les autorités et les justices, qui n'ont pu les empêcher de faire le mal, ces scélérats auraient séduit ou asservi le monde. Au lieu de violer la morale et les lois, ils auraient fait eux-mêmes les lois et la morale, et la terre entière ne serait qu'un bagne immense, où vous et moi traînerions le boulet sous le bâton des plus distingués d'entre eux.
C'est la réponse que nous ferons nous-même à M. de Sacy. La Papauté a rencontré sur son chemin beaucoup de méchants très-habiles et très-hardis ; elle n'a pu les dompter ni les convertir tous ; mais elle en a, non sans peine, dompté et amendé beaucoup. En somme, ils n'ont pas réussi à faire la loi; ils ont, au contraire, été contraints de la subir.
Le rêve assez pardonnable d'établir sur la terre la justice et la paix n'a pas été réalisé. Cependant, aucune difficulté n'a-t-elle reçu une solution pacifique ? d'innombrables difficultés n'ont-elles pas été prévenues ? N'a-t-on vu ni un roi se soumettre, ni un peuple s'apaiser? La pureté de la foi conservée, la liberté des Églises sauvée, la sévérité
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de la discipline maintenue, le zèle des études sans cesse encouragé et ranimé, le paganisme vaincu, l'islamisme refoulé, toutes ces œuvres de la Papauté accomplies à travers tant de guerres intestines et tant de catastrophes, n'ont-elles été d'aucun secours à la civilisation ?
Si M. de Sacy le croit, l'histoire lui donne d'étranges démentis. De Charlemagne à Luther, qu'il évoque les grands rois, les grands guerriers, les grands docteurs : la plupart des anneaux de cette chaîne sublime sont des saints ; mais qu'il ôte la Papauté, qu'il réduise les Papes à n'être que les évêques de Rome, sans autorité hors de leur diocèse ou n'exerçant qu'un patriarcat illusoire sous la surveillance d'un roi quelconque, la chaîne se dissout ; l'unité d'esprit qui anime les héros, les politiques, les docteurs, les peuples, fait place à l'anarchie ; l'Europe n'a plus d'âme. Divisée par les sectes, livrée aux sophistes, aux tyrans, aux eunuques, elle devient tout entière une Byzance, un océan de fange où s'ensevelissent pour jamais la civilisation et la liberté.
IX
Nous ne savons par quel raisonnement on peut se persuader que la société en général et les individus en particulier gagnèrent quelque chose au mouvement du quatorzième siècle, quand les rois commencèrent à se fatiguer d'être excommuniés, et surent, grâce à Philippe le Bel, se mettre à l'abri de ces foudres pontificales, épuisées désormais.
Les émancipateurs sont de tristes personnages ; l'émancipation ne réussit ni à leur pays ni à eux-mêmes. Quels
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hommes, dans leur vie et dans leur mort, que les Charles le Mauvais, les Pierre le Cruel, les Ladislas de Naples, et tant d'autres !
Arrêtons-nous à deux des plus considérables, Philippe le Bel et Louis de Bavière.
Tous deux, il faut le reconnaître, se fussent épargné de grands crimes et eussent évité aux hommes de grands malheurs en reculant devant l'excommunication.
ce Louis de Bavière, dit M. de Sacy, règne trente ans, « malgré les bulles d'excommunication et les sentences de « déposition. » Sans doute, il règne, mais en forban. Il multiplie les crimes et les vilenies ; il devient traître, avide, ridicule. Il laisse parmi ses alliés d'Italie la réputation d'un perfide et d'un voleur ; à Rome, où il a prétendu faire un Pape, celle d'un histrion. Son Pape, sifflé partout, se dépose lui-même, et va, la corde au cou, recevoir le pardon du Pape légitime. Empereur d'Allemagne et roi des Romains, Louis n'a pourtant que la figure d'un rebelle ; il est perpétuellement accablé par la majesté du Pontife, enfermé dans une petite ville perdue loin de l'Allemagne et loin de Rome. Après trente ans de cette vie d'aventurier plus que d'empereur, il meurt un jour, sottement, de mort subite, ne laissant d'autre postérité qu'une fille, qui fut Isabeau de Bavière. Le voilà écrasé, lui et tous ses plans, et toute sa haine, comme un reptile qui n'a pas même épuisé son venin. M. de Sacy dira qu'on ne meurt pas comme on veut. Quand on prétend laisser derrière soi une grande chose ou seulement un grand nom, il faut savoir vivre de manière à braver cette chance de la mort. La mort subite est la plus terrible que puisse faire un excommunié, et en même temps la plus impolitique. Rien que par là on est ruiné dans l'esprit des peu-
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pies. Qui regretta Louis de Bavière? Qui crut que le monde avait perdu quelque chose ? Et sauf sa fille Isabeau, digne fille d'un tel père, que resta-t-il de lui?
Philippe le Bel fut aussi hardi que Louis de Bavière. Ambitieux et avide d'argent, il se refuse à vivre en paix avec ses voisins, il lève sans droit des tributs excessifs pour soutenir ses injustes guerres, il fait de la fausse monnaie, il méprise les exhortations et les réprimandes du Pape et s'attire enfin l'excommunication. « Il s'en mo- (( que, -> dit M. de Sacy, qui prend là l'histoire, « et ré- « pond aux bulles foudroyantes de Boniface VIII par des « lettres de dérision sanglantes.» Sanglantes, en effet... pour sa renommée ! Jamais souverain n'a signé de plus ignobles injures. Philippe le Bel eut d'autres triomphes : M. de Sacy les énumère; ses agents, Nogaret et Sciarra Colonna (un de ces Colonna qui faisaient au Pape une querelle purement civile), allèrent en son nom insulter le Vicaire de Jésus-Christ jusque sur le trône pontifical, jusqu'en présence de l'autel, où il les attendait sans autre garde que le crucifix.
Après avoir insulté le Pape vivant par l'acte le plus brutal et le plus félon qui soit resté sur une mémoire royale, Philippe conçut l'espérance de le flétrir mort. Il tenait sous sa cruelle protection le second successeur de Boniface ; il était dans la force de la maturité (quarante- six ans), très-redouté et très-obéi; il venait de s'enrichir des biens des Templiers ; il avait trois fils. Si jamais roi de France put croire que le Saint-Siège deviendrait un fief de sa couronne, ce fut lui. Il part pour la chasse ; un pourceau se jette dans les jambes de son cheval; il tombe : il est mort ! Ce fabricateur de fausse monnaie ne fabriquera pas une fausse Eglise ! Dieu lui ôte le sceptre, il
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l'ôte à sa postérité. Ses trois fils meurent en quelques années, sans descendance mâle. De Philippe le Bel, comme de Louis de Bavière, il ne reste qu'une fille, Isabelle, reine d'Angleterre, pareille à l'autre Isabelle, célèbre entre les femmes infàmes. Isabelle suscita ces guerres où la France aurait péri si Dieu ne nous avait donné Jeanne d'Arc, une fille du petit peuple, élevée dans la foi des Pontifes romains...
M. de Sacy peut sourire : il ne nous ôtera pas de l'esprit que ces bulles foudroyantes de Boniface VIII, dont il se moque un peu, après Philippe le Bel qui s'en est si bien moqué, ont cependant foudroyé Philippe, ont foudroyé ses plans, sa couronne, sa famille ; ont atteint la France, trop facilement complice de l'iniquité du roi. Dieu veille. Qu'est-ce que l'on ôte au Pape quand on lui laisse Dieu ?
En dehors de toute considération religieuse, un écrivain libéral ne devrait pas afficher tant de complaisance pour Philippe. Nulle part ce roi n'est regardé comme un honnête homme, ni même comme un bon politique. Sous son règne, et par lui, la France s'avilit considérablement. Quelques aveux de Sismondi intéresseront notre adversaire, en sa qualité de gallican.
« Pour la première fois, » dit l'historien genevois, « la a nation et le clergé s'ébranlèrent pour défendre les libertés « de l'Église gallicane. Avides de servitudes, ils appelè- « rent libertés le droit de tout sacrifier, jusquà leur con- « science, aux caprices de leurs maîtres, et de repousser la « protection qu'un chef étranger et indépendant leur of- « frait contre la tyrannie. Au nom de ces libertés de « l'Eglise, on refusa au Pape de prendre connaissance des « taxes arbitraires que le roi levait sur le clergé, de
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« Y emprisonnement arbitraire de l'évêque de Pamiers, « de la saisie arbitraire des revenus ecclésiastiques de « Reims, de Châlon, de Laon, de Poitiers. On refusa au « Pape le droit de diriger la conscience du roi, de lui faire « des remontrances sur l'administration de son royaume, « et de le punir par les censures et par l'excommunication « lorsqu'il violait ses serments. Sans doute la cour de « Rome avait manifesté une ambition usurpatrice, et les « rois devaient se mettre en garde contre sa toute-puis- « sance ; MAIS il aurait été trop heureux pour les peuples « que des souverains despotiques reconnussent encore au- « dessus d'eux un pouvoir venu du Ciel, QUI LES ARRÊTAIT « DANS LA ROUTE DU CRIME... »
Ainsi les origines de la liberté gallicane ne sont pas glorieuses, et les conséquences n'en furent pas heureuses, du moins pour les peuples ; la date de l'émancipation des souverains est aussi celle de l'asservissement des sujets. Que M. de Sacy étudie les actes de la papauté séculière et nationale dans les pays où elle remplaça la Papauté ecclésiastique et romaine ! Il dira, comme Sismondi, que sans doute les souverains devaient se mettre en garde contre la cour de Rome, mais que les peuples eussent été trop heureux s'ils avaient eu la sagesse de n'y point consentir.
Quant aux rois, leur pouvoir, devenu plus libre et plus grand, est devenu en même temps moins solide. Les peuples se sont émancipés à leur tour. Depuis l'émancipation, il y a eu plus de rois déposés qu'auparavant. Ces dépositions, opérées tantôt par des confrères en royauté, tantôt par les peuples, n'ont pas été moins réelles, quoique le Pape n'y ait pas mis la main. Elles ne s'opèrent point sans trouble ; les règles de la justice et de la procédure n'y sont pas toujours observées. M. de Sacy peut en rendre témoi-
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gnage : il a été lui-même un déposeur de roi en 1830, une manière de roi déposé en 1848, et jusqu'à une espèce de déposeur de peuple (car on dépose aussi les peuples) entre 1848 et 1851. Qu'en dit-il? En confidence, n'est-ce pas que le Pape y mettait plus de façons, plus de scrupules ?
Les « esprits fougueux » qui rêvent de soumettre tout le monde à la justice, ne réaliseront point leur absurde utopie ; mais que d'autres utopies, où la justice est peu considérée, sont en cours d'expérimentation à la place de celle-là ! L'utopie czarienne ressuscite le droit humain comme l'entendait Louis de Bavière : César, roi et pontife, maître des biens, maître des corps, maître des âmes, maître de tout, loi vivante. L'utopie proudhonienne refait la civilisation comme l'entendaient les gnostiques et les manichéens, comme la pratiquent les Cafres : ni roi, ni pontife, ni Dieu ; l'individu seul, roi, pontife, dieu tout ensemble, à la seule condition d'être le plus fort ; et, dès qu'il a la force, maître des biens, maître des corps, maître des âmes, maître de tout, loi vivante. Quel admirable progrès !
En pleine barbarie, dans le camp de Charlemagne, formé de peuples baptisés la veille, toutes les voix s'unissaient pour chanter le cantique des anges : Gloire à Dieu 1 paix aux hommes 1 Aujourd'hui, du sein de l'Europe civilisée, s'élève plus sauvage que jamais, répété par tous les échos du monde, le cri païen : Gloire à la force, guerre aux faibles, malheur aux vaincus 1 Partout quelque main insolente de sa force s'allonge sur le bien d'autrui, garrotte la liberté d'autrui. Le Russe dépouille le Polonais, l'Américain dépouille l'Espagnol, le Suisse protestant dépouille le Suisse catholique, l'Anglais dépouille la terre.
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Nulle assistance nulle part pour le droit du faible foulé aux pieds ; nul scrupule à qui possède la force, nul espoir à qui ne l'a pas. Et devant cette scène, voilà un littérateur, un politique, un conservateur qui se réjouit parce que le Pape ne dépose plus les rois ! Eh ! Monsieur, montrez donc en Europe le roi qui n'a rien à craindre pour sa couronne , le peuple qui n'a rien à craindre pour sa liberté ! le propriétaire qui n'a rien à craindre pour sa maison ! car on dépose aussi les propriétaires ! Hélas ! qui ne dépose- t-on pas ! Les journalistes mêmes, ces rois, ces papes d'hier soir, qui déposaient les rois, qui travaillaient à déposer le Pape, et qui ont eu peur d'y avoir réussi, on les dépose ; ils sont déposés. Qui les restaurera? Le czar ou Proudhon(l)?
Il reste un rempart à la civilisation, un défenseur à la liberté humaine, menacées ensemble par tous les despo- tismes à la fois : c'est la Papauté. Tous les pouvoirs réguliers, c'est-à-dire tous les pouvoirs protecteurs, sont ébranlés ; celui-là seul est assuré de ne point périr. Parce qu'il est pur, parce qu'il n'a point failli à sa mission, parce qu'il n'a trahi ni Dieu ni les hommes, Dieu ne l'abandonnera point ; et les hommes, dégoûtés de tant de maîtres insensés ou méchants, désabusés de tant de causes incertaines, viendront à ses pieds lui demander la consolation de combattre pour la justice et de mourir pour la vérité.
(1) Au moment où je relis ces lignes, écrites en 1853, la force a dépouillé le Pape, le duc de Toscane, le duc de Modène, le duc de Parme orphelin ; elle dépouille le roi de Naples. En sept ans le progrès a fait bien des étapes, et les peuples ont donné beaucoup de sang pour perdre beaucoup de liberté (6 juillet 1860).
Je fais observer en outre que la propriété des journaux n'a pas été sacrée. Un journal, l'Univers, a été supprimé ; c'était une propriété de cinq cent mille francs, et peu de temps après un rédacteur du Journal des Débats, moins résigné que les autres au sort commun, a été déposé.
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Ils formeront une armée ou ils ne feront qu'un petit troupeau : peu importe ! Ils seront ceux qui toujours ont cru inébranlablement à la parole de Jésus-Christ, qui toujours ont aimé invinciblement sa loi, qui toujours ont obéi fidèlement à son Vicaire, et qui par là, toujours, pour le salut du monde, ont vaincu l'esprit et la force du monde. Dieu a fait ce miracle, il n'a pas cessé de le faire, il le fera toujours ; et ainsi se continuera l'histoire des actes de Dieu par l'intermédiaire des Souverains Pontifes, qui est depuis dix-huit siècles et qui sera jusqu'à la fin des temps le fond de l'histoire humaine.
X
Ce sont là nos idées sur l'avenir de la Papauté. Celles de M. Sacy paraissent différentes ; il les exprime assez obscurément, et elles ne semblent pas lui avoir coûté de longues réflexions.
Il veut que les Papes soient saints, mais d'une sainteté à sa guise, qui consisterait principalement à ne rien faire. Un saint Pape ne rétablirait point la hiérarchie dans les pays protestants, comme vient de faire Pie IX en Angleterre et en Hollande ; ne prendrait point garde aux lois qui intéressent la discipline catholique, ne soutiendrait point les évêques chassés par le bon plaisir du pouvoir séculier, n'excommunierait personne, ne mettrait aucun livre à l'Index, surtout aucun livre français. Ces actes, quoique religieux, ont un air de monarchie temporelle ; les conséquences en sont politiques ; par ces actes un peuple conserve ou retrouve la foi, reste ou redevient docile à la voix du chef de l'Eglise. En cinquante ans on fait bien du chemin de cette ma-
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nière ! Les saints Papes s'en abstiendront. Mais que feront-ils? — Il leur reste, dit M. de Sacy, « un assez beau rôle à jouer. » — Quel rôle? — « Le rôle, dit M. de Sacy, des saint Léon et des saint Grégoire, qui ne déposaient pas les rois et qui n'en étaient pas moins grands. »
M. de Sacy a lu trop légèrement la vie de ces Papes modèles. Ils furent très-grands, ils furent très-saints, ils nous contenteraient mais M. de Sacy ne peut pas, en conscience, leur accorder son estime.
Si saint Léon Ier ne déposa pas les rois, il fit quelque chose que M. de Sacy doit trouver pire : il déposa grand nombre de docteurs manichéens, pélagiens, priscillia- nistes, qui ne demandaient qu'à enseigner tranquillement leur doctrine. Il alla plus loin, il les punit; et même, pourquoi ne pas l'avouer? il les détruisit. On le voit ordonner la recherche de ces sectaires à Rome et en Espagne, imposer aux fidèles l'obligation de les dénoncer, présider à leur jugement. Il interroge les suspects, s'efforce d'en obtenir un aveu ou une rétractation, pardonne aux repentants, condamne les autres et les livre au bras séculier. — Saint Léon Ier n'est pas le saint de M. de Sacy.
Il y a plusieurs saints Papes du nom de Grégoire. Le premier, saint Grégoire le Grand, brille de douceur et de suavité entre tous ces pères du genre humain qui se sont succédé sur la chaire de Saint-Pierre. Néanmoins il se mêla beaucoup des affaires de son temps et n'eût pas évité les censures du Journal des Débats. Il fut un gardien singulièrement jaloux des droits de l'Eglise romaine contre toute prétention ecclésiastique ou séculière. Il eut du zèle contre les hérétiques d'A-
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frique et contre les schismatiques d'lliyrie. Comme Pie IX, il se permit d'envoyer des évêques aux Anglais, peut-être aussi aux Bataves, avec mission de combattre la religion qui dominait chez ces peuples. Quels envahissements ! Saint Grégoire Ier fit plus : il reprit l'empereur.
Maurice avait défendu aux employés de l'État d'entrer dans la cléricature et aux militaires d'embrasser la vie monastique. Le Pape réforma ce décret et enjoignit 'aux supérieurs ecclésiastiques de recevoir, malgré la défense impériale, ceux qui se présenteraient dans les conditions indiquées par lui. Le décret impérial ne fut point exécuté en ce qu'il avait de contraire à la liberté religieuse. Les empereurs exigeaient aussi que le Pape et les évêques nouvellement élus obtinssent, c'est-à-dire, achetassent leur agrément. Cette prétention devint plus tard la Querelle des Investitures. Saint Grégoire la réprouva. « C'est là, dit-il, cette simonie, cette « exécrable erreur qui a séduit la puissance royale, si « royale on peut l'appeler; car nulle raison ne « permet de compter parmi les rois celui qui détruit « l'empire plus qu'il ne le gouverne, et qui sépare de « la société du Christ ceux qu'il peut asservir à sa « propre perversité... (L'empereur), aveuglé par son « ambition, outre-passe les bornes qu'ont fixées nos « pères ; son extravagante vanité prétend se sou« mettre la tête de toutes les églises, l'Église romaine, « et usurper une puissance terrestre sur la maîtresse « des nations : ut caput omnium ecclesiarum Roma- « nam Ecclesiam, sibi vindicet, et in domina gen- cc tium terrenœ jus potestatis usurpet. » Quel langage ! Retranchons saint Grégoire le Grand du nombre des Papes que peut tolérer M. de Sacy.
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Cent ans après, un autre Grégoire, saint Grégoire II, luttait ouvertement contre l'empereur Léon l'Isaurien, excommuniait ce protecteur des iconoclastes et lui retirait les tributs de l'Italie. Mais peut-être qu'ici M. de Sacy n'appellera pas comme d'abus ; l'Isaurien n'était point sans défauts. Un jour, il fit brûler une bibliothèque de trente mille volumes et les bibliothécaires aussi. Il y en avait beaucoup. D'ailleurs, grand éman- cipateur des couronnes et l'un des princes qui ont le plus travaillé à secouer le joug pontifical ! S'il n'avait pas brûlé tant de bibliothécaires en une seule fois, ou s'il ne l'avait fait que par inadvertance, M. de Sacy lui devrait les mêmes caresses qu'à Louis de Bavière et qu'à Philippe le Bel. Dans tous les cas, saint Grégoire II, ayant excommunié une tête royale, n'en est pas moins un Pape à ôter des modèles que doit suivre la Papauté.
Passons à saint Grégoire III. Celui-ci, après avoir inutilement essayé de ramener les iconoclastes grecs, les excommunia solennellement dans un concile ; et ensuite, se tournant vers les Francs, il envoya les clefs de la confession de Saint-Pierre à Charles-Martel, l'appelant à remplir les obligations de son patriciat sur Rome et sur l'Italie, soustraites par cet acte à la domination de Byzance. En d'autres termes, saint Grégoire III déposa l'empereur d'Orient, quant à ses domaines d'Italie (1).
Lequel de ces trois Grégoire, tous trois saints, est l'homme de M. de Sacy ? Il y en a bien un quatrième,
(1) En acceptant le patriciat, les rois de France reconnurent le Pape souverain de Rome : le patriciat n'était autre chose qu'une dignité conférée par le souverain pour défendre et administrer.
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saint Grégoire VII ; mais M. de Sacy l'a rayé de ses diptyques. Cependant qu'a-t-il fait de plus que les autres, et qu'eussent fait de moins les autres, se trouvant dans la même situation, en face des mêmes adversaires ? Évidemment la sainteté des Grégoire et des Léon n'est pas celle que M. de Sacy canonise. Ces saints Papes sont de trop grands hommes ; ils ont fait trop de politique. M. de Sacy rêve des Pontifes autrement inspirés : un reclus, les mains jointes, les oreilles fermées, surtout la bouche close, immobile et muet sur le bord de la fosse où tomberait chaque jour quelque débris de l'Église mutilée, voilà son Pape idéal. Qu'il serait doux d'obéir à un Pape qui ne commanderait rien, qui n'interdirait rien, qui laisserait saintement la Papauté mourir de sa belle mort ! Voilà le Pape des gens éclairés, le seul dont le Journal des Débats puisse être content, le seul devant qui la raison supérieure du dix-huitième siècle veuille abjurer les vieux griefs du genre humain contre la Papauté.
XI
M. de Sacy nous permettra de le dire encore une fois, en terminant ce travail entrepris avec un véritable désir de lui rendre service : il aime à parler de l'Église et des Papes ; mais, en vérité, ce sont des questions qu'il a besoin d'étudier beaucoup.
L'Eglise et la Papauté sont d'institution divine; elles ont été, elles sont, elles seront ce que Dieu a voulu qu'elles fussent, dignes de vénération, dignes d'admiration, dignes d'amour. Il suffit d'un peu de réflexion pour s'en convaincre, et pour se convaincre aussi qu'il n'y a guère de pré-
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tention plus vaine et qui aboutisse à l'absurde plus directement que de vouloir ou détruire ou réformer ces divins ouvrages. Mais il faut faire cette étude en esprit de respect, d'humilité, d'obéissance. Toute autre disposition de l'intelligence ou du cœur nous trompe presque nécessairement. Nous tombons alors dans un état pire que l'ignorance ; nous trouvons l'erreur. Au lieu de nous élever aux larges et belles contemplations de l'histoire, nous glissons dans le labyrinthe des systèmes, dans les malsaines régions du pamphlet. Là nous ramassons des sophismes, et sur ces sophismes nous essayons de bâtir à notre tour des systèmes puérils, de misérables contes dont nous risquons de vouloir ensuite divertir le vulgaire. Il n'y a point de plus malheureux métier ; il n'y en a point de plus inutile. Le temps de ces choses-là est passé. Personne n'a plus assez d'esprit pour en amuser les gens éclairés. Voltaire laissait l'Église à la canaille ; le lot de la canaille, aujourd'hui, c'est Voltaire.
Depuis dix- huit siècles, les documents historiques se sont remplis d'obscurités ; les lacunes y abondent. Beaucoup de chroniqueurs n'ont été, comme il arrive de notre temps, que des diffamateurs à gages ou des sots mal informés. Des milliers de sectaires ont ajouté leurs fausses interprétations à ces faux témoignages. Enfin quelques Papes, peut-être, ont failli dans leur conduite politique ou privée. Il y a là de quoi ricaner et subtiliser ; mais l'histoire n'est pas là. A toutes les conclusions que l'on prétend tirer de ces faits isolés, ou troublés et corrompus, la véritable histoire répond par vingt démentis victorieux. Elle semblerait les appuyer, loin de les démentir, que la raison devrait croire à l'infidélité de l'histoire et protester contre elle plutôt que de mettre en doute la pa-
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rôle de Jésus-Christ, qui a si clairement fondé la principauté de saint Pierre et si clairement promis d'être avec lui jusqu'à la fin des temps. Devant les obscurités de l'histoire, disons-nous sagement que nous savons mal, qu'un jour nous saurons mieux, qu'un jour quelque témoin irrécusable viendra justifier l'Église et attester que Dieu a tenu son serment.
Ce n'est pas demander à la raison humaine un trop grand effort. Depuis cinquante ans, depuis vingt ans, que de mensonges bien affermis renversés tout à coup par des témoins inconnus et inattendus ! D'ailleurs, pour s'assurer que la parole de Jésus-Christ subsiste, nous n'avons qu'à jeter un regard sur le monde : le successeur de Pierre est sur le siége de Pierre ; il paît les agneaux, il paît les brebis, et nul troupeau dans l'univers n'a de pasteur que celui qu'il a envoyé. Les portes de l'enfer sont ouvertes comme elles le furent toujours ; elles n'ont pas prévalu. Existe-t-il un peuple dans lequel la foi de Pierre et de Rome, jadis arrachée par la force, ne soit pas rentrée ? Où est l'affaiblissement ? où est la décadence ? Cependant on a vu des époques, et les dernières ne sont pas éloignées de nous, où le monde entier a paru délaisser la reine et la mère des Églises ; mais Jésus- Christ ne l'a pas abandonnée, et la voilà ! S'il est avec elle aujourd'hui, pourquoi n'y était-il pas hier ? S'il l'a abandonnée un jour, comment a-t-elle pu gagner le lendemain?
Doutons de nous-mêmes, et ne doutons pas de Dieu ; c'est à ce prix que nous verrons clair.
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CLÉMENT XIII ET CLÉMENT XIV.
Comment il faut juger la conduite différente de ces deux Papes à l'égard des Jésuites. — I. Les Jésuites et leurs ennemis : Pombal, Charles III, madame de Pompadour, Voltaire, Choi- seul, les parlements. — II. Clément XIII. — III. Clément XIV. — IV. Les Jésuites après la sentence de Rome.
Il y a près de cent ans que commença, sous le Pape Clément XIII, la tragédie qui se dénoua sous le Pape Clément XIV par l'abolition de la Compagnie de Jésus. Un siècle rempli d'événements terribles s'est écoulé sans faire oublier cette catastrophe; les passions qui l'ont procurée accusent encore l'innocence qui l'a subie ; et telle est ordinairement la violence des attaques que la défense elle-même risque parfois de perdre la mesure et de donner une physionomie de vengeance à la tranquille force du droit.
Deux Papes engagés dans le conflit le dominent de la hauteur où la tiare apparaît toujours. Ces deux Papes n'ont pas tenu la même conduite. Clément XIII a défendu et glorifié les Jésuites comme de bons et fervents religieux ; Clément XIV les a, non pas condamnés, mais sacrifiés comme des sujets remuants, dont l'existence était un perpétuel obstacle à la paix de l'Église. De ces deux Papes, lequel a fait ce qu'il fallait faire? Voilà le problème. Pour le résoudre en tout respect et en
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toute justice, il suffit de prendre les faits à leur origine, d'étudier dans ses modifications successives la situation qu'ils créaient ; de reconnaître, comme il convient, le cruel empire de la nécessité. Alors, entre la glorieuse résistance de Clément XIII et la politique de son doux et malheureux successeur, le contraste s'explique. L'un est le héros mort sur la brèche ; l'autre, le vaincu cerné de toutes parts, abandonné, sans espoir de secours, qui signe en pleurant la capitulation.
Mais la passion n'entre point dans ces raisonnements équitables ; l'esprit de parti la jette, furieuse, ou sur Clément XIII ou sur Clément XIV. Est-on ennemi des Jésuites : le Pape qui les a défendus devient un vieillard obstiné, plein de vertu sans doute, mais sans prudence; il n'a su qu'irriter ses adversaires par un intempestif déploiement de courage, compromettre l'Église par un attachement presque puéril à des droits atteints de caducité. Les Jésuites étaient intrigants, spéculateurs, presque rebelles, dignes de mort. Ne sachant pas les abandonner à temps, Clément XIII a failli tout perdre. C'est Clément XIV qui est le grand Pape. Aussi courageux que son prédécesseur et plus sage, en frappant les Jésuites il a tout sauvé. Ainsi parlent les ennemis des Jésuites, et il y en a partout. A leur tour quelques-uns de leurs amis se font un devoir de ne pas ménager le Pape qui les a livrés. Suivant eux, la conduite de Clément XIV aurait été entachée de lâcheté, peut-être d'un plus grand crime. Oubliant que ce Pape, sous la pression la plus cruelle, a résisté pendant quatre ans, et pour ainsi dire jusqu'à la mort, ils ne craignent pas de faire peser sur lui un soupçon de simonie.
Les Jésuites n'acceptent pas la responsabilité d'un
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zèle qui s'égare à ce point. Le P. de Ravignan a voulu mettre en pleine lumière les intentions des deux Papes, qui, constamment animés du même désir, furent contraints d'agir différemment : l'un se confiant en la force du droit, l'autre dans l'habileté des négociations ; celui-là plus grand, celui-ci plus à plaindre ; le premier faisant avec héroïsme tout son devoir, le second, acculé dans une impasse formidable, cédant enfin, mais sans outrepasser le droit et sans engager l'avenir.
Guidé par le travail du P. de Ravignan, on peut rencontrer la décision de la justice sur cette question si souvent envenimée.
I
La destruction des Jésuites fut le premier acte et le premier aveu de la conjuration formée au dix-huitième siècle contre le christianisme et l'ordre social. Beaucoup de gens y entrèrent qui ne croyaient pas aller si loin. La haine et les projets des jansénistes différaient de la haine et des projets des philosophes ; les gouvernements se proposaient autre chose que les parlements. Tous étaient d'accord pour abaisser l'Eglise, les uns avec le dessein de la dépouiller et de l'asservir, les autres avec l'arrière-pensée de la détruire à jamais.
Les Jésuites formaient le corps religieux le plus actif, le plus influent, le plus considéré. Ils étaient vingt-deux mille, appartenant aux familles les plus respectables de l'Europe; ils occupaient les chaires, les confessionnaux, les missions ; dans toutes les sciences on voyait un Jésuite parmi les hommes qui tenaient les premiers rangs. Au milieu du relâchement général, déjà qualifié de progrès,
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intacts quant aux mœurs, ils avaient inébranlable ment conservé l'orthodoxie ; soumis aux décisions de l'Église, ils combattaient sans relâche pour les faire respecter, rejetant tout ce qui s'en écartait, théories philosophiques, idées jansénistes, principes protestants. Ces fausses doctrines, hostiles entre elles, mais les ayant également pour adversaires, se tournèrent également contre eux. La même coalition s'est faite sous Louis-Philippe ; les socialistes, les républicains, les conservateurs, ennemis de nature, s'unissaient contre les Jésuites, mot sous lequel ils entendaient bien des choses. Le National leur criait : On ne vous doit que l'expulsion 1 et le Journal des Débats : Que m importent vos vertus si vous m'apportez la peste?
La peste, c'était l'éducation chrétienne de la jeunesse. Voltaire, au dernier siècle, pensait qu'il fallait prompte- ment guérir l'Europe de cette peste ; les jansénistes, les parlementaires pensaient de même, chacun dans leur mesure. Sur presque tous les trônes catholiques il y avait de misérables rois, ineptes ou débauchés, laissant le soin des affaires à des ministres sectaires ou mécréants. On déclara la guerre aux Jésuites, une guerre sans justice, par conséquent sans pitié, et dont les excès eurent pour complices, dans l'Europe entière, à peu près tous les dépositaires du pouvoir et tous les maîtres de l'opinion.
Pombal commença. Les atrocités qu'il commit, et que Voltaire, en s'en amusant, trouvait trop fortes, loin de révolter les consciences, excitèrent une infâme émulation. De nos jours encore, ce Pombal, cet hypocrite insolent et sanguinaire, il a été excusé, presque admiré ! Un historien de ses forfaits a vanté son grand caractère. Il eut recours aux mensonges, aux bûchers, aux tortures, pour chasser les Jésuites du Portugal et de ses colonies. Il y en
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avait dix-huit cents qui furent emprisonnés, exilés, mis à mort, jamais jugés ! Pombal avait trouvé des bourreaux; malgré la terreur qu'il inspirait, il n'osa point chercher des juges. Sur cent vingt-cinq Jésuites ensevelis par lui dans la vase des cachots du Tage, il n'en restait que quarante lorsqu'il tomba. Ceux-ci, interrogés sur le crime qui leur était imputé, ne purent rien répondre, sinon que soixante et dix de leurs compagnons, enfermés en même temps qu'eux, pour les mêmes raisons sans doute, avaient été délivrés par la mort.
En France, les juges eux-mêmes commirent l'iniquité. Les parlements informèrent d'office contre la Compagnie de Jésus ; Choiseul les aida et les encouragea ; madame de Pompadour y mit la main. Louis XV laissa faire, quoique avec déplaisir ; il essaya même de résister aux volontés de son ministre et de sa maîtresse. Il n'essaya pas longtemps 1 M. deRavignan semble excuser Louis XV : « Au milieu de ses débauches, Louis XV, dit-il, avait « conservé quelques instincts d'honneur et de foi. Il ne « portait personnellement aucune haine aux Jésuites. » Mais c'est le comble de l'ignominie de voir l'injustice, de pouvoir l'empêcher et de la laisser s'accomplir ! Entre tous les persécuteurs des Jésuites innocents, ce roi de France, qui ne les haïssait pas, apparaît le plus coupable. Pombal était féroce, Choiseul frivole, le parlement fanatique; Charles III furieux de despotisme et de haine ; le reste, un ramas d'ambitieux corrompus et de coquins serviles : tous avaient leur gain à l'entreprise, ou de passion assouvie ou d'appétit satisfait ; Louis XV, voyant et désapprouvant l'iniquité, en devient le complice, uniquement pour s'épargner l'ennui d'avoir une volonté honnête !
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Pombal colorait ses persécutions : il accusait les Jésuites portugais de s'être écartés des lois de leur saint Institut. Les parlements français, ne trouvant rien à reprocher aux Jésuites personnellement, imaginèrent de juger et de condamner l'Institut lui-même : c'était ajouter à l'injustice un outrage intolérable envers l'Église. Les incrédules riaient de ces contradictions qui avilissaient à la fois les tribunaux et les gouvernements. « Un « échange pourrait tout accommoder, observait Voltaire : « qu'on envoie les Jésuites de France en Portugal « pour observer leur Institut, et ceux de Portugal en « France pour ne l'observer point. »
Enfin, à force de connivence entre les parlements dont plusieurs, disait un président de Dijon (1), se prononcèrent contre les Jésuites « pour ne pas faire bigarrure ; » à force d'édits obtenus du roi, non-seulement l'Ordre fut dissous en France, mais les religieux furent exilés. Aux termes de l'arrêt de 1764, ils devaient abjurer l'Institut et ratifier par serment les qualifications odieuses dont les arrêts précédents l'avaient chargé. En cas de refus, l'expulsion ; et on les privail alors de la pension de quatre cents francs accordée à leur parjure. Sauf quatre ou cinq, tous refusèrent. Les prescriptions de l'arrêt leur furent appliquées. « J'ai, écrivait l'un d'eux, passé trente- « cinq ans à former des citoyens, et je cesse de l'être. « Il me faut, à soixante et dix ans, finir dans un pays « étranger une vie dont quarante-deux ans ont été con- « sacrés au service de la patrie. »
En transmettant à l'ambassadeur du roi Très-Chrétien près le Saint-Siége l'édit qui consacrait ces atrocités, le
(1) De Brosses.
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ministre des affaires étrangères écrivait : ce Quoique Sa « Majesté fût persuadée que le maintien de la religion en France ne dépendait point de la Compagnie des Jésuites, cc cependant le roi croyait leur société utile à l'Église xc et à l'État, soit pour l'édification, soit pour l'ensei- « gnement ; mais des raisons supérieures, fondées sur le « repos public, ont enfin engagé Sa Majesté à expliquer ce ses intentions comme elle veut le faire. » Ces « raisons supérieures, » en vertu desquelles plusieurs milliers de bons serviteurs de Dieu, du roi et de la patrie, se voyaient condamnés à la misère dans l'exil, n'étaient autres que la volonté de Choiseul, ratifiée par madame de Pompadour. Le repos public n'exigeait rien de semblable. Le parti des philosophes en rend lui-même témoignage, par la plume de Duclos :
« Si les opérations du parlement de Paris, écrivait-il, « n'avaient pas été confirmées par un édit presque arraché « au Roi, je doute fort que les autres Parlements, excepté .4 celui de Rouen, eussent suivi l'exemple. Je ne crains « pas d'assurer, et j'ai vu les choses d'assez près, que les ce Jésuites avaient et ont encore plus de partisans que d'ad- « versaires. La Chalotais et Monclar ont seuls donné « l'impulsion à leurs Compagnies. Il a fallu faire jouer cc bien des ressorts dans les autres. Généralement parlant, « les provinces regrettent les Jésuites, et ils y reparaî- cc traient avec acclamation. »
Les Bourbons d'Italie, incapables, avaient des ministres sectaires ou imbus de cette impiété italienne qui n'a pas d'égale en malignité. L'exemple de la France les tentait. Une persécution plus brutale encore, éclatant tout à coup, leur permit de tout oser.
Don Carlos de Bourbon, roi d'Espagne, était, dit le
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P. de Ravignan, « un prince sincèrement chrétien, ver- c( tueux et animé de l'amour du bien, mais que la nature « même de son esprit ne mettait pas assez en garde contre « des influences trompeuses. » Dieu préserve les peuples de ces bons rois, qui se confient à des ministres scélérats ! Le principal ministre de Charles III était le comte d'A- randa, que les philosophes du temps regardaient comme le seul homme dont pût alors s'enorgueillir la monarchie espagnole. « C'est lui, écrivaient-ils à sa louange, « qui voulait faire graver sur le frontispice de tous les « temples et réunir dans le même écusson les noms de « Luther, de Calvin, de Mahomet, de Guillaume Penn « et de Jésus-Christ. » Soit par les conseils de ce ministre, soit de lui-même, Charles III avait résolu de se défaire aussi des Jésuites.
Le 2 avril 1767, le même jour, à la même heure, au nord et au midi de l'Afrique, en Asie, en Amérique, dans toutes les îles de la monarchie, les gouverneurs généraux des provinces, les alcades des villes ouvrirent des paquets munis d'un triple sceau. La teneur en était uniforme : sous les peines les plus sévères, on dit même sous peine de mort, il leur était enjoint de se rendre immédiatement, à main armée, dans les maisons des Jésuites, de les investir, de chasser ces religieux, et de les transporter comme prisonniers, dans les vingt-quatre heures, à tel port désigné d'avance. Les captifs devaient être embarqués à l'instant, laissant leurs papiers sous le scellé, et n'emportant qu'un bréviaire et des hardes... L'ordre fut partout exécuté à la lettre. « L'arrestation et l'embarquement, « ajoute l'historien, tout se fit avec une précipitation né- « cessaire peut-être, mais barbare. Près de dix mille « prêtres de tous les âges, des hommes d'une naissance
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« illustre, de doctes personnages, des vieillards accablés « d'infirmités, privés des objets les plus indispensables, « furent relégués à fond de cale et lancés en mer sans but « déterminé, sans direction précise. » (Saint-Priest, Bist. de la chute des Jésuites.)
Cet acte sauvage frappa de stupeur le monde entier, d'autant plus que les motifs en restaient inconnus, le roi ayant jugé bon de les renfermer « dans son cœur royal. » Enchantés de voir la monarchie se charger de pareils crimes, les philosophes craignirent néanmoins que tant de tyrannie ne dépassât le but. Voltaire écrivait à d'A- lembert : « Que dites-vous du roi d'Espagne, qui chasse « les Jésuites si brusquement? Persuadé comme moi qu'il « a eu pour cela de très-bonnes raisons, ne pensez-vous « pas qu'il aurait bien fait de les dire et de ne pas les ren« fermer dans son cœur royal? Ne pensez-vous pas qu'on cc devrait permettre aux Jésuites de se justifier, surtout « quand on doit être sûr qu'ils ne le peuvent pas? Enfin « ne vous semble-t-il pas qu'on pouvait faire avec plus de « raison une chose si raisonnable (1) ? »
Mais Voltaire croyait trop à l'humanité des Jansénistes, des libres penseurs et des parlementaires de Portugal, de France et d'Italie. La persécution espagnole ne produisit
(1) La raison qne Voltaire voulait connaître, beaucoup d'autres l'ont cherchée en vain ; le roi d'Espagne l'a portée au tribunal de Dieu. On a fait des hypothèses plus ou moins ingénieuses. Charles Ill, dit-on, se serait laissé persuader, par une fourberie de ses ministres, que les Jésuites se proposaient d'attaquer la légitimité de sa naissance et l'honneur de sa mère, princesse qui les avait toujours protégés ! M. de Ravignan daigne accueillir ce conte. J'ai pu questionner là-dessus un homme d'État espagnol qui a beaucoup étudié l'histoire de Charles III, M. Castillo y Ayensa, ancien ambassadeur de S. M. Catholique auprès du Saint-Siège. A son avis, Charles III n'était ni un bon chrétien, ni un insensé, mais plutôt un srctaire et peut-être un incrédule, assez ambitieux et assez pervers pour avoir conçu la pensée de jouer en Espagne le rôle de Henri VIII. Une
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chez eux aucune réaction de justice et d'humanité ; ils se piquèrent plutôt de l'égaler.
Par un nouvel arrêt, le parlement de Paris ordonna que les Jésuites qui n'avaient pas prêté les serments sortiraient du royaume sous quinzaine. Il les appelait les ci- devant soi-disant Jésuites ; on a dit plus tard les ci-devant soi-disant nobles 1 Le roi était prié de rendre cet arrêt commun à tout le royaume et d'éloigner tout Jésuite de sa personne et de sa famille. La cour obéit, et l'arrêt. fut exécuté. Les Papes ont souvent ordonné aux rois de renvoyer des concubines ; les assemblées ne leur ont jamais fait renvoyer que des religieux et des confesseurs.
En Portugal, Pombal, n'ayant plus rien à faire, osa réclamer du Pape l'extinction totale de la Compagnie de Jésus.
Les Italiens se donnèrent carrière. Les Jésuites furent chassés de Naples, de Malte, de Parme, et jetés sur la frontière de l'État pontifical sans vivres et presque sans vêtements. C'était une tactique conseillée par d'Aubeterre, ambassadeur de France à Rome, pour obliger le Pape à les supprimer, ne pouvant les nourrir.
A la fin de l'année 1768, la destruction de la Compagnie de Jésus était accomplie dans tous les États de la maison de Bourbon, malgré le vœu des fidèles, malgré les remontrances des Évêques, malgré les protestations du Souverain Pontife. Cette exécution s'était faite sans ombre
grande partie du clergé semblait mûre pour le schisme. Voltaire écrivait encore à d'Alembert : a Que dites-vous des compliments que fait le roi « d'Espagne à tous les autres moines, prêtres, curés, vicaires et sacristains « de ses États, et qui ne sont, à ce que je crois, moins dangereux que les « Jésuites que parce qu'ils sont plus plats et plus vils P 11 A ce projet de schisme, presque avoué plus tard, il n'y avait, croyait-on, qu'un obstacle bien sérieux : les Jésuites.
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de justice, et même, sauf en France, sans simulacre de jugement ; partout avec autant de barbarie que d'iniquité. Partout encore la spoliation couronnait la persécution, et les gouvernements, dignes précurseurs du comité de Salut public, s'emparaient des biens de leurs victimes. Mais la maison de Bourbon, souveraine en France, en Espagne, en Italie, n'était pas encore satisfaite. Au moyen d'une violence directe exercée sur le Saint-Siége, elle allait exiger que ce corps religieux, à qui l'on ne pouvait trouver un crime, fût rayé du livre de l'Église par la main du Vicaire de Jésus-Christ. EUe le voulut et l'obtint, et ce fut pour ce siècle la dernière victoire de la race de saint Louis.
Il y avait encore vingt ans jusqu'à 1789.
Soulageons nos regards du spectacle de ces bourreaux ; élevons-les jusqu'à la victime. Je ne parle pas ici de la Compagnie de Jésus ; il y avait une victime plus auguste, plus sainte et plus désolée ; il y avait un homme dont le cœur était percé plus profondément de ces traits sauvages, et qui buvait plus amèrement le calice sans cesse rempli que lui présentaient les uns après les autres tous ces méchants. Cet homme était le souverain Pontife. Il avait mission de Dieu pour garder la justice et pour défendre les opprimés, et son âme et son cœur étaient au niveau de sa mission. Père de la famille chrétienne, il l'aimait tout entière. Le zèle de la justice ne l'empêchait pas d'éprouver plus d'angoisses encore pour ceux qui faisaient le mal que pour ceux qui le souffraient ; car, si ces derniers allaient au martyre, les premiers allaient au châtiment. Que le Souverain Pontife combatte sous le nom de Clément XIII ou cède sous le nom de Clément XIV, c'est lui qui est la grande victime, celle que l'art sera toujours forcé de voiler,
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parce qu'il n'a pas d'expression pour rendre son incomparable douleur.
II
Clément XIII fut élu le 6 juillet 1758. TI était cardinal depuis 1737, évêque de Padoue depuis 1743, célèbre par sa science et par ses vertus. Le choix du Sacré Collége s'arrêta sur lui après que la France eut fait donner l'exclusion avec éclat au cardinal Cavalchini, soupçonné d'être trop favorable aux Jésuites et d'avoir -voté la béatification de Bellarmin.
La Compagnie de Jésus était déjà frappée en Portugal, et le nouveau Pontife connaissait l'esprit qui dominait dans les cours de l'Europe. Toutefois la lutte paraissait encore possible ; elle était donc commandée. Clément XIII la commença aussitôt, avec courage, mais non pas avec impétuosité, ni, comme on le dit, sur la seule affaire des Jésuites. Son action fut mesurée et patiente. Quoique l'état des choses en Portugal lui eût été dénoncé, il gardait le silence, étudiant devant Dieu les moyens de faire entendre raison à un ennemi passionné. Pombal le provoqua : il lui demanda de ratifier ses excès tyranniques. La patience de Clément ne se démentit point ; iLréponditque le roi de Portugal devait donner des juges à ceux qu'il accusait. Mais Pombal ne voulait point de juges; il voulait déshonorer le Saint-Siège en l'amenant à consacrer l'injustice : il prétendit que les représentations de la cour romaine étaient injurieuses pour le roi de Portugal !
Cependant la lumière se faisait de tous côtés. Si le Pape avait pu douter que les Jésuites fussent irrépréhensibles, les lettres que lui écrivaient les évêques de la Péninsule et
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du monde entier l'auraient convaincu. On le trouvait trop lent, trop prudent. Plusieurs évêques l'avertirent très-vivement qu'il s'agissait de la cause de la religion, que les ennemis de la Compagnie de Jésus étaient encore plus ennemis de l'Église. Ces cris d'alarme semblaient inspirés par la crainte qu'il ne manquât de fermeté.Un bref adressé à l'évêque de Constance y répondit.
« Avec l'aide de Dieu, disait le Pape, non, jamais au-- * cune sollicitation ni prière, soit publique, soit privée, « ne Nous fera manquer aux devoirs de Notre ministère « dans les nécessités communes de l'Église, ou dans les « afflictions particulières de Nos chers fils les membres de « la Compagnie de Jésus. Nous mettons Notre confiance « en Celui qui commande à la mer et à ses tempêtes. »
Cette déclaration, motivée par les réclamations de l'é- lliscopat, fut le programme du pontificat de Clément XIII ; elle était devenue nécessaire. Les persécuteurs interprétaient tout haut le silence du Chef de l'Eglise comme une approbation tacite de leurs œuvres et de leurs desseins. Tactique bien connue et souvent employée ! Plus tard ils s'écrièrent que le Pape jetait le défi à l'esprit du siècle, à l'opinion des peuples, à la puissance royale.
Pourtant le Pape n'avait encore rien fait touchant le Portugal. Cette longanimité irritait Pombal, il tendait à rompre avec le Saint-Siège ; mais, pour ménager les sentiments du peuple, encore profondément catholique, il voulait que cette rupture parût venir de Rome même. Il créa brutalement le prétexte qui lui manquait. Prétendant que le Nonce apostolique s'était dispensé d'un devoir d'étiquette envers le roi, il le fit saisir et jeter à la frontière.
La patience de Clément XIII résista à cette avanie et à beaucoup d'autres qui la suivirent. Les projets de Pombal
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n'étaient plus cachés : il allait droit au schisme. H remplissait de professeurs protestants l'Université de Coïmbre ; il laissait introduire et traduire les écrits les plus incendiaires des philosophes français ; il emprisonnait un saint évêque qui avait mis à l'index le poëme obscène de V 01taire. C'était un dessein avoué de corrompre et de pervertir la nation. Clément XIII voulait sauver ce pauvre peuple ; ses efforts pour parvenir à une conciliation furent continuels. Il écrivait au roi les lettres les plus touchantes : « Animé d'une pensée que Nous croyons voir d'en haut, « disait-il, Nous Nous sommes décidé à faire pour ainsi « dire irruption dans votre âme de fils par la violence de « Notre amour paternel, afin de ramener, par labénédic- « tion du Seigneur, Votre Royale Majesté à la douceur de « nos relations d'autrefois. » Mais la débauche avait abruti ce prince. Clément XIII ne dédaignait pas d'écrire à Pombal lui-même ; il lui citait ces paroles de l'Écriture : Ayez pitié, mon fils, de la vieillesse de votre père, et ne le contristez pas dans les derniers jours de sa vie. Pombal obligeait son imbécile roi de répondre par de plates injures, lui faisant signer que les lettres du Pape « sortaient d'une « officine d'obreptions et de subreptions. » La correspondance des rois de cette époque avec le Souverain Pontife est remarquable par un cachet d'orgueil également sot et grossier, celle des ministres entre eux est ignoble : ce sont des malfaiteurs qui s'applaudissent du succès de leurs complots, et le langage vaut les sentiments. Rien n'est comparable à la brutalité de Pombal. Il renvoya un jour au Pape une de ses lettres, en faisant écrire -par le roi qu'elle ne pouvait venir d'un Pontife si saint et si vénéré. Il y avait du goujat dans ce tyran, et c'est l'homme de cour qui a le plus ressemblé aux hommes de rue .de la Ré-
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volution. Pendant dix ans il laboura de ses ongles venimeux le cœur du Souverain Pontife, il insulta cette majesté paternelle. Ce fut ainsi qu'il prolongea la rupture, malgré les plaintes du peuple, d'abord timides, « bientôt publiques et générales, » dit M. de Saint-Priest, un de ses admirateurs. A la fin le roi lui-même exprima son mécontentement, et Pombal céda de mauvaise grâce.
Les relations avec Rome furent rétablies, sous Clément XIV. Le mal était fait et irréparable : de cette rupture date la décadence rapide du Portugal. Les admirateurs de Pombal ne veulent pas considérer les résultats historiques de son administration. En 1750, le Portugal était encore un État florissant, considéré en Europe, puissant dans les Indes. On voit ce qu'il est devenu dans les Indes et en Europe. Plus de missionnaires, plus de navigateurs, plus de citoyens; mais des écrivains de journaux, des avocats de tribune, des soldats de parti, et la plaie des révolutions plus incurable qu'ailleurs. Pombal a perdu ce peuple en y corrompant la séve catholique. Clément XIII l'aurait sauvé.
Tandis que le Pape voyait le Portugal s'effacer du rang des nations catholiques, la France vint ajouter à ses angoisses. D'abord on lui demanda de modifier ou plutôt de détruire les constitutions de la Compagnie de Jésus en nommant un vicaire du général pour la France. La faiblesse de Louis XV avait suggéré cet expédient ; la sagesse de Clément XIII le rejeta, et l'on croit que ce fut alors qu'il prononça une courageuse et prudente parole, souvent imputée comme un cri d'orgueil au général de la Compagnie : « Sint ut sunt, aut non sint 1 qu'ils soient ce qu'ils sont, ou qu'ils ne soient plus ! » C'était le sentiment des évêques dans le monde entier, notamment des évê-
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ques français ; car Clément XIII, sans former le moindre doute sur la plénitude de son autorité, s'entoura néanmoins toujours des avis de l'épiscopat et les provoqua sans cesse. Officiellement il représenta au roi que la conséquence du changement proposé serait la dissolution inévitable d'un corps si utile à la religion, principalement par son entière dépendance du Chef de l'Église ; dépendance, ajoutait-il, qui n'a jamais troublé la tranquillité dans aucun royaume et qui n'est redoutable qu'aux méchants.
Il profitait de toutes les circonstances pour renouveler .ses avis et ses exhortations, pressant les évêques de s'adresser au roi, suppliant le roi d'écouter les évêques et le Pape, et de prendre en main la cause des innocents, qui était la cause de la religion, la cause même de la société. Sa foi lui inspirait de prophétiques menaces. « Craignez, di- « sait-il, que Jésus-Christ ne venge lui-même son Église « outragée : il n'est point de dangers qu'on n'ait à re- « douter dans le roya?zme. » Mais quelle parole pouvait réveiller la conscience de Louis XV ?
Devant ce roi qui abandonnait ses devoirs, le Pape ne voulut pas oublier les siens. Seul en face de tous les souverains, ou déjà persécuteurs, ou prêts à le devenir, ou indifférents, il résolut de maintenir les droits -de l'Église, et, s'il ne pouvait sauver la liberté des justes opprimés, de sauver du moins leur honneur. Au milieu d'une époque si abaissée, il est beau de voir la magnanimité de ce saint vieillard. Attaqué de tous les côtés à la fois, invincible par la patience, il fait face à tous les périls ; sa voix s'élève pour encourager, pour prier, pour réprimander, pour punir; tendre et presque reconnaissant à ceux qui font leur devoir, doux à ceux qui pèchent par faiblesse, terrible à ceux qui pèchent par méchanceté.
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Les Jansénistes avaient forgé le libelle célèbre intitulé Extrait des assertions, dans lequel les Jésuites sont accusés d'avoir enseigné et commis tous les crimes. Par arrêt du Parlement, ce livre infâme avait été envoyé à tous les évêques. Clément XIII le flétrit, condamnant une instruction pastorale de Fitz-James, évêque de Soissons, qui en recommandait la lecture. Il se contenta d'admonester secrètement deux autres évêques, les seuls avec Fitz-James qui eussent paru se ranger du côté des Parlements. Il usa de la même douceur à F égard du provincial des Jésuites de Paris, qui, sans consulter le général et sans trop se consulter lui-même, dans le vain espoir d'amortir la persécution, avait signé l'engagement d'enseigner les quatre articles de 1682, faiblesse d'ailleurs glorieusement rachetée peu de temps après. Cinq Jésuites à peine, sur près de quatre mille qui étaient en France, consentirent à prêter les serments qu'on exigeait pour leur permettre de rester non pas dans leurs maisons, mais dans leur patrie.
Lorsque enfin les parlements eurent consommé l'iniquité en décrétant l'Institut de saint Ignace comme irréligieux et impie, le Pape, mettant de côté toute considération humaine, condamna à son tour cette prétendue justice. En présence du Sacré Collége, il déclara vains, sans force, de nul effets les arrêts par lesquels des magistrats séculiers osaient s'immiscer dans le gouvernement des âmes et réprouver ce que l'Église avait approuvé. Pour que sa sentence ne fut pas ignorée, il en informa les cardinaux français. « Après avoir recouru aux voies les « plus douces pour éviter ce coup funeste, j'ai dù, leur « disait-il, venger enfin l'Église. » C'était l'Église en effet que les Parlements accusaient et diffamaient, puisque, par l'organe des Papes et du Concile de Trente, l'Église avait
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béni durant deux siècles l'Institut que les Parlements taxaient d'impiété. Mais le Souverain Pontife ne vengeait pas seulement l'Église. A l'exemple de tous les Papes qui ont livré de pareils combats, il mettait à l'abri la liberté de la conscience chrétienne. Où en serait le monde si les pouvoirs séculiers pouvaient juger en ces matières, prononcer sur les voies du salut, décréter que telle manière de vie est sainte, que telle autre ne l'est pas? Le Pape n'outre-passait point son droit ; cette répression était légitime, opportune, nécessaire. Sont-ce là les actes de fanatisme que l'on reproche à Clément XIII? Tous les Papes les auraient faits, la liberté chrétienne les enregistre dans ses annales, Dieu les a validés. Lorsque de pareils actes descendent du Vatican, comme la foudre descend du ciel, l'erreur qu'ils frappent, la pusillanimité qu'ils embarrassent, le sophisme qu'ils déconcertent, l'orgueil qu'ils écrasent s'unissent pour protester, les uns contre le droit, les autres contre l'usage ; mais Dieu tient peu de compte de leurs protestations : il ratifie visiblement, au temps marqué, ces décrets toujours injuriés, et toujours inébranlables. Que sont aujourd'hui les arrêts des parlements ? Une tache dans l'histoire de cette magistrature. Ce qui subsiste, c'est le décret pontifical qui les a déclarés « vains, sans force, DE NUL EFFET. »
Clément XIII avait la prévision, disons mieux, la certitude de ce résultat. Sa confiance au triomphe de la justice apaisait dans son âme l'angoisse des châtiments où courait le monde ; elle grandissait avec les périls, avec les fureurs même qu'il voyait se multiplier et s'exaspérer autour de lui. Le parlement rendit des arrêts de proscription plus cruels, et Louis XV, en les sanctionnant lâchement, comme les premiers, par un édit qualifié malgré
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lui d'irrévocable, ordonna que le silence fût gardé dans tout le royaume. Le ministère prétendit imposer aussi ce silence au Pape ; il écrivit à l'ambassadeur de France à Rome : « Par zèle pour la religion et par bienveillance « pour les Jésuites, Sa Sainteté doit se prescrire à elle- « même le silence que Sa Majesté a ordonné qui fût gardé « dans ses États. » Le Pape trouva, au contraire, que c'était le moment de parler ; il publia la bulle Apostoli- cum, dans laquelle, pour l'honneur de l'Eglise injuriée, pour le salut de l'innocence opprimée, pour. la gloire du Dieu de justice, pour la consolation de son cœur de père, enfin pour la juste satisfaction de ses frères les évêques du monde catholique, — remplissant la mission qui lui est confiée de Dieu, et qui passe avant toute considération humaine, — il approuve et confirme de nouveau l'Institut de la Compagnie de Jésus.
La bulle Apostolicum fut un germe de résurrection déposé dans une tombe déjà creusée bien avant ; elle eut, en outre, comme tous les actes de Clément XIII, un effet immédiat, fort important à cette époque malheureuse : l'énergie .du Souverain Pontife releva ou raffermit des courages exposés à faiblir. Fortifiés par ce grand exemple, les évêques se préparèrent à soutenir de plus rudes assauts, L'œil fixé sur le ciel, ils virent venir la tempête ; ils surent quelle main l'envoyait, et elle ne les trouva pas dépourvus. Durant ces années d'extrême répit, déjà plei-.nes de tourmentes et de sourds tonnerres, se formèrent les confesseurs et les martyrs dont la constance devait sauver la civilisation catholique.
La vigilance de Clément XIII ne se démentit pas un instant ; il parut toujours debout sur ce faîte d'où son regard, embrassant l'univers, voyait partout les puissances
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humaines conjurées contre l'Église de Dieu. Tous les jours, et pour ainsi dire à chaque heure du jour, un nouvel ennemi se déclarait, un ancien ennemi -se montrait plus implacable. Il vit naître en Allemagne, sous la protection même du pouvoir épiscopal, la secte des Fébroniens, « cachant sa perfidie sous le masque de la piété, anéantis- « sant l'autorité du Souverain Pontife sous prétexte de c( ramener par cette condescendance les hétérodoxes à l'u- « nité catholique ; condescendance merveilleuse, en vertu « de laquelle ce ne sont pas les hérétiques qui se conver- « tissent, mais les catholiques qui sont pervertis ! » Il vit l'Espagne, sur laquelle il avait compté, dépasser d'un seul coup le Portugal et la France ; Naples imiter l'Espagne avec des raffinements d'injure, entraînant Malte, où régnait un ordre religieux, et Parme, feudataire du Saint- Siége ; il vit Venise, sa patrie, suivre la même voie de rébellion et de défection ; il vit enfin la puissante maison de Bourbon, établie sur quatre royaumes, prendre les arm<js contre son héroïque faiblesse, saisir Avignon, Bénévent, Ponte-Corvo, et prétendre ainsi le contraindre, lui Souverain Pontife, à faire des excuses à l'infant de Parme, qu'il avait repris en vertu de sa double autorité spirituelle et temporelle.
Ces cruautés ne l'abattirent point, ne le détachèrent point de la cause de la justice. Il continua de parler comme s'il eût été assuré de l'obéissance du monde. Son digne ministre, Torregiani, écrivait aux Nonces : « Les violen« ces ne l'empêcheront pas de rappeler les rois ses fils à « leur devoir. » Le philosophe Duclos témoigne de ce calme, qu'il ne pouvait comprendre. Il avait vu à Rome le cardinal Torregiani. « Quand il ne peut disconvenir des « pertes que la Cour de Rome fait journellement de son
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« autorité parmi les puissances catholiques, il répond : « Nous avons la parole de Jésus-Christ : l'Église est iné- « branlable. » Duclos prenait en grande pitié ce fanatisme.
Clément XIII était dans sa soixante-seizième année, la onzième de son laborieux pontificat. Assurément, ces rois, les trois Bourbons en particulier, qui depuis onze ans le nourrissaient d'angoisses, pouvaient attendre sa mort ; ils préférèrent la hâter.
Au commencement de 1769, leurs ambassadeurs demandèrent la suppression de la Compagnie de Jésus au Pape qui avait publié la bulle-Apostolicum. L'Espagnol porta le premier coup: Clément XIII lui exprima noblement sa surprise et sa douleur. L'Italien et le Français vinrent ensuite : il les congédia pour toute réponse. Le mémoire remis par l'ambassadeur de Louis XV se terminait ainsi : « Cette réquisition doit être d'autant plus favorablement « accueillie par notre Saint-Père le Pape qu'elle lui est «. faite par trois monarques également éclairés et zélés sur « tout ce qui peut avoir rapport à la prospérité de la re- n ligion, aux intérêts de l'Église romaine, à la gloire « personnelle de Sa Sainteté et à la tranquillité de tous « les États chrétiens. »
De quel surcroît de dégoût une semblable hypocrisie ne dut-elle pas charger le cœur sincère du Pontife !
« Sa Sainteté, écrivait Torregiani, ne peut s'expliquer « comment les trois cours ont le triste courage d'ajouter « à toutes les douleurs qui l'affligeaient une douleur nou- « velle, sans autre but que de tourmenter de plus en plus « son âme. » Et le cardinal Negroni disait aux ambassadeurs eux-mêmes : Cette dernière démarche ouvrira la tombe du Saint-Père.
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En effet, la semaine suivante, Clément XIII s'affaissa tout à coup, après une journée employée aux fonctions pontificales et à la prière. Il succomba comme ces héros qui ne comptent pas leurs blessures, et que la mort n'a la permission d'emporter que debout et couverts de leurs armes. C'était le soir du 2 février, fête de la Purification. Pour dernier acte pontifical, Clément XIII avait béni et distribué les cierges, suivant le cérémonial de cette fête : beau symbole de la flamme sainte qui l'avait animé et qu'il transmettait en mourant, sans craindre que le monde eût assez de tempête pour l'éteindre ! Elle était venue jusqu'à lui à travers dix-sept siècles d'orages ; il l'a transmise à ses successeurs, au moment où les vents contraires allaient se déchaîner avec plus de violence que jamais, et elle est encore la lumière du monde.
La figure de Clément XIII a pu communiquer des inspirations sublimes au génie efféminé de Canova. Sur le tombeau du Pontife, chef-d'œuvre fâcheux à certains égards, deux lions symbolisent le doux et indomptable caractère de Clément. L'un verse ces larmes mâles et tendres que l'offense a le privilége d'arracher quelquefois à la bonté méconnue et au droit impuissant ; l'autre, dans un calme auguste, attend sans ardeur et sans effroi la victoire ou la mort. C'est sous ce double aspect que les contemporains de Clément XIII l'ont contemplé, également étonnés de son énergie, de sa patience et de leur admiration. Ils ont dit que c'était un Pape du moyen âge, égaré dans le siècle nouveau. Clément XIII ne fut pas autre chose que le Pape de tous les temps, c'est-à-dire le gardien de la justice et de la vérité. L'humble Pie VII, ce pauvre moine, sut résister à un adversaire non moins redoutable à lui seul que ne l'étaient en 1769 tous les princes
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.de la maison de Bourbon. Et de nos jours, si menaçants encore malgré quelques embellies inespérées, Gr ■- goire XVI et Pie IX, en présence des séditions et des révolutions, des sectes et des hérésies, des entreprises politiques et de l'incrédulité, sont des Papes du moyen âge. Leur foi est la même, ils parlent la même langue, ils tendent au même but; ils sont, comme eux, l'appui des évê- ques persécutés et l'obstacle devant lequel reculent, ou s'arrêtent, ou se dévoient les ennemis de l'Église.
Nous allons voir si le Pape Clément XIV n'a pas eu ce commun caractère des Vicaires de Jésus-Christ.
III
Ainsi, le plan de la destruction des Jésuites existait déjà entre les cours bourboniennes sous Clément XIII. Au fond, elles sentaient que l'opinion était émue de leur tyrannie envers ces religieux. Si le Pape les frappait à son tour, elles se trouvaient jusqu'à un certain point justifiées. Du reste, elles n'ignoraient point qu'il ne fallait pas songer à obtenir une pareille mesure, mais à r arracher. Choi- seul écrivait à d'Aubeterre : « Nous ne tirerons rien de « Rome sons ce pontificat : le ministre est trop entêté et le a Pape trop imbécile. Il faut se borner à faire les affaires « courantes avec une verge de fer, pour l'opposer à la « tête de même métal qui gouverne le Saint-Siège. Après « ce Pape, nous verrons à en avoir un qui convienne à la « circonstance. »
L'histoire du Conclave qui donna un successeur à Clément XIII est trop mêlée et trop délicate pour la faire ici. Le P. de Ravignan l'expose avec la clarté qui règne dans
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tout son livre. Dieu merci ! cette narration exacte montre que la part du mal fut de beaucoup inférieure à celle du bien. Certainement, les puissances, par leurs ambassadeurs et par les créatures qu'elles avaient jusque dans le sein du Sacré-Collége, multiplièrent les attentats contre les saintes règles du Conclave et contre la liberté de l'Église. Abusant d'une faveur anciennement accordée pour le bien de la paix, elles donnèrent l'exclusion à tous les cardinaux qui paraissaient attachés ou simplement favorables aux Jésuites ; elles fatiguèrent les électeurs de leurs intrigues. Après tout, cependant, lorsque Ganganelli sortit du scrutin, elles se trouvèrent en face de l'inconnu.
On a parlé de marchés entamés, d'engagements reçus. Oui, le roi d'Espagne, par l'entremise de son ambassadeur Azpurù, dont il fit ensuite un archevêque, osa bien essayer de mettre la tiare à prix ! mais les cardinaux des Couronnès eux-mêmes en rejetèrent la pensée comme imprudente et surtout comme infâme. Le Napolitain Orsini et le Français Bernis n'étaient pas du nombre des zelanti. Le premier écrivait au second : « Je persiste à « maintenir ce qui a été convenu : vous êtes archevêque, et « moi je suis prêtre ; nous ne pouvons concourir à faire un « Pape simoniaque. » Quant au billet, en forme de consultation canonique, dans lequel le cardinal Ganganelli aurait dit que le Pape pouvait en conscience abolir la Compagnie de Jésus : premièrement, ce ne serait pas encore là un acte de simonie, puisque le Pape avait le droit de décréter cette suppression et qu'après tout la conscience pouvait lui en faire un devoir ; deuxièmement, non seulement cette pièce grave n'est pas produite, mais, ce qui. .doit convaincre qu'elle n'a jamais existé, c'est qu'il n'en est jamais question dans les correspondances
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qu'échangeaient entre eux les agents des puissances, et où ils se disaient tout avec une si grossière familiarité. Lorsque leur astuce cherchait et trouvait les moyens les plus capables de contraindre le Saint-Père, ils ne font même pas allusion à celui-là, qui eût été décisif. Ils ont attendu quatre ans, dans un véritable délire de haine et d'orgueil, le triomphe que le Pape leur refusait toujours. Eussent-ils accordé ce long délai à un complice, et le Pape eût-il pu et seulement voulu le prendre ?
Ganganelli, bon prêtre et bon religieux, mais, à cause de son obscure origine et de sa petite condition, personnage fort peu important jusqu'au dernier jour du Conclave, était tout simplement du petit nombre des cardinaux que les Couronnes n'avaient pas jugé nécessaire d'exclure, soit qu'on le jugeât d'un caractère facile et incapable de résistance, soit qu'il eût paru trouver la résistance moins nécessaire, soit parce que, enfin, les Couron- ronnes ne pouvaient pas exclure tout le monde. En effet, dans les limites où elles avaient restreint le choix des électeurs, il ne restait plus guère, après Ganganelli, que des hommes à qui la majeure et la meilleure partie des cardinaux n'aurait jamais voulu donner leurs voix. Ganganelli fut élu à l'unanimité.
La situation était depuis longtemps si périlleuse pour toute l'Eglise qu'un esprit droit et pieux pouvait mettre en balance jusqu'aux intérêts stricts de la justice, et admettre l'idée d'une transaction sur des bases qu'il aurait lui-même autrefois rejetées. Les caractères propres à ces transactions extrêmes apparaissent dans toutes les grandes crises. Ils se flattent qu'ils pourront arranger tout, en obtenant quelque chose de tout le monde : illusion d'ailleurs si naturelle qu'un moment vient toujours
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où les partis les plus contraires leur mettent avec empressement les affaires en main. Les zelanti, formés à l'école austère de Clément XIII, et qui voulaient tout refuser aux Couronnes, les hommes de parti qui voulaient leur céder tout, les politiques qui croyaient nécessaire de leur livrer quelque chose, tombèrent d'accord sur le nom de Ganganelli, à qui personne, jusqu'aux derniers jours du Conclave, n'avait songé sérieusement. Seul le bienheureux Paul de la Croix, ami de Ganganelli, avait prophétisé que tel serait le résultat du Conclave.
Ganganelli était bon, savant, de mœurs pures, irrésolu, et peut-être craintif. La pression des puissances se fit bientôt sentir d'une façon blessante. S'il avait espéré de faciles accommodements, à peine lui laissa-t-on quelques heures d'illusion. Les félicitations des souverains à l'occasion de son avènement contenaient déjà des menaces. Les ambassadeurs eurent ordre de pousser activement l'affaire de l'abolition. -Choiseul, qui prétendait garder les convenances envers le Saint-Père, voulait qu'on lui donnât deux mois. C'était un cardinal, Bernis, qu'il avait chargé de poursuivre cette entreprise comme ambassadeur. « Votre Éminence, lui écrivait-il, sollici- « tera le succès de sa démarche avec le zèle, l'activité, « la force et le liant dont elle est capable ; mais je la pré- « viens que, le terme passé, on ne pourra empêcher lea « souverains de la maison de Bourbon de rompre avec « un Pape qui nous amuse ou qui nous est inutile. »
Pour Choiseul, le principal mobile de cette passion, la cause de cette insistance implacable n'était autre que la vanité. Il écrivait encore à Bernis : « Je ne sais s'il a « été bien fait de renvoyer les Jésuites de France et « d'Espagne; je crois qu'il a été encore plus mal fait,
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« ces moines renvoyés, de faire à Rome une démarche « d'éclat pour obtenir la suppression de l'Ordre. Elle est « faite. Il se trouve que les rois de France, d'Espagne et « de Naples, sont en guerre ouverte contre les Jésuites cc et leurs partisans. Seront-ils supprimés? ne le seront- « ils pas? Les rois l'emporteront-ils ? Les Jésuites auront- a ils la victoire ? En vérité, l'on ne peut pas voir ce « tableau sans en sentir l'indécence, et, si j'étais ambas- « sadeur à Rome, je serais honteux de voir le Père Ricci « l'antagoniste de mon maître ! »
Ainsi parlait ce fier ministre, prêt à supporter bientôt si philosophiquement Y indécence de voir les rois du Nord se partager la Pologne au nez de son maître, détenteur d'Avignon. Remis, deux fois prince de l'Eglise, répondait du même style :
« Je pars du point où nous sommes. Il faut que les rois « de France et d'Espagne gagnent la bataille qu'ils ont « engagée avec le général des Jésuites. C'est le Pape seul « qui peut la faire gagner ; il s'agit de l'y déterminer. IL est « évêque, il doit suivre les formes canoniques, ménager « le clergé et sa propre réputation. H est prince tem- « porel, et il est obligé à beaucoup de ménagements envers « la cour de Vienne et de Turin, ainsi qu'envers la Po- « logne.. Cela demande du temps. »
Du temps, Bernis en aurait volontiers donné. Il était plus frivole que méchant, il ne haïssait pas les Jésuites, il aimait presque le Pape, dont les angoisses le touchaient ; mais sa vanité de négociateur, aiguillonnée par les sarcasmes de Choiseul et la passion des Espagnols, lui faisait oublier aisément la justice et la pitié. Par les sentiments affectueux que lui inspirait le Pape il devint à la fois son persécuteur le plus habile et son plus dangereux
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conseiller. Il suggéra contre les Jésuites des mesures, des sévérités, des avanies qui avaient le double but d'amuser les cours et d'éteindre la Compagnie en détail, sans la frapper de ce coup suprême devant lequel il voyait que la conscience du Pape reculerait longtemps, peut- être toujours. Il conduisit ainsi assez promptement le Saint-Père à une démarche qui le lia d'une manière à peu près irrévocable.
Le nonce apostolique à Paris avait mandé au cardinal secrétaire d'État qu'il était à craindre que Charles III, si l'on tardait encore, ne prît quelque résolution extrême et même que son esprit n'en fût dérangé. Profitant de l'accablement que cet avis devait produire, Bernis pressa le Pape d'écrire au roi d'Espagne pour lui donner enfin l'assurance qu'il aurait satisfaction. Le Pontife, affligé et alarmé, suivit ce périlleux conseil. Il promit au roi de lui soumettre avant peu un plan pour l'extinction absolue de la Société. Cette lettre,- dure pour les Jésuites d'Espagne, est écrite de la propre main de Clément XIV, le 30 avril 1770, septième mois de son avénement. Bernis chante victoire.
« La question n'est pas de savoir, dit-il, si le Pape « ne désirerait pas d'éviter la suppression des Jésuites, « mais si, d'après les promesses formelles qu'il a faites « au roi d'Espagne, il peut se dispenser de les exécuter. « Cette lettre que je lui ai fait écrire le lie d'une ma- « nière si forte qu'à moins que la cour d'Espagne ne « changeât de sentiment, le Pape est forcé d'achever « l'ouvrage. Il n'y a que sur le temps qu'il puisse ga- « gner quelque chose, mais les retardements sont eux- « mêmes limités. »
Néanmoins, même dans cette situation quasi-déses-
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pérée, Clément XIV crut encore qu'il pourrait, sinon sauver la Compagnie, du moins s'épargner le chagrin de la détruire. Malade, dévoré d'inquiétudes, tourmenté le jour par les agents des puissances, la nuit par ses propres pensées, entouré d'intrigues, effrayé même sur sa vie, il lutta trois ans.
« Le Pape prenait tous les tons, dit M. de Saint- te Priest, pour se concilier les Bourbons sans s'associer « à la vengeance qu'ils voulaient tirer des Jésuites. « Tantôt il insistait sur la dignité du Souverain Pontife, « qui ne peut, qui ne doit jamais céder à la force ; tantôt « il alléguait la nécessité de réflexions profondes avant « d'en venir à des mesures de cette importance. Enfermé « avec des canonistes consommés, il compulsait les livres, « les Mémoires relatifs à la Société ; il faisait même ve- « nir d'Espagne, pour gagner du temps, les correspon- « dances de Philippe II avec Sixte-Quint. Puis, après « avoir épuisé tous les moyens de ce genre, il se perdait « dans un labyrinthe de motifs frivoles. Il feignait de « craindre le ressentiment de Marie-Thérèse et d'autres « princes catholiques ; il en appelait même à des gou- « vernements séparés de l'Église romaine, à la Prusse, à « la Russie ; enfin il promettait de chasser les Jésuites après « avoir obtenu le consentement de toutes les cours sans ex- « ception. Ce procédé d'une longueur extrême, d'une dif- « ficulté inouïe, souriait à sa faiblesse, parce qu'il espérait « se sauver à travers ces mêmes longueurs, ces mêmes dif- « ficultés. Son embarras lui suggérait d'autres expédients « également inacceptables. Il promettait de ne point don- « ner de successeur à Ricci, de ne plus admettre de novices. « Il parlait même d'assembler un concile pour se déchar- « ger sur lui du soin de juger cette haute question. »
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En reproduisant ce tableau d'une vérité saisissante, je n'ai pas besoin de protester contre les expressions de l'historien, qui n'a de respect ni pour la plus haute dignité ni pour la plus haute infortune. Là où il parle de la faiblesse du Pape, je ne vois que les tourments d'une âme juste, impuissante à prendre aucun parti qui la satisfasse. Contenter les puissances était facile : il ne fallait qu'un mot ; le Pape avait pleinement le droit de le prononcer. Rompre avec elles, échapper à leurs embûches, les abandonner à leur passion, il ne fallait qu'un mot encore. Mais ces rois étaient sur une pente terrible, résolus au schisme, les patriarches nationaux déjà désignés. La conscience, qui réclamait en faveur des Jésuites, protestait donc aussi contre une rupture avec les princes. Ceux qui accusent la faiblesse de Clément XIV ne voient pas la situation comme elle lui apparaissait ; et qui prétendra la connaître mieux que lui ? Fallait-il risquer cette éventualités formidable du schisme, s'accomplissant par une défection générale ou par une persécution qui mettrait toute l'Europe en feu et toute l'Eglise en sang ? Voilà le problème dont la conscience de Clément XIV était sans relâche torturée. Que ceux qui n'ont jamais hésité sur de moindres objets condamnent ses irrésolutions !
Le Pape tardait toujours ; il essayait toujours de gagner du temps, d'apaiser par de demi-satisfactions la haine des princes contre les Jésuites. On les chassait de Bologne, on leur enlevait le séminaire romain, on les expulsait de leur collége de Frascati. Tout contentait Bernis, rien ne contentait l'Espagne. « Tout ceci, disait « Monino, ambassadeur de Charles HI, n'est pas l'œuvre cc de notre cour, et notre roi n'y a aucune part. Il ne a prend aucun plaisir à voir couper seulement les bran-
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« ches ; il veut qu'on porte à la racine un coup décisif, « déjà désigné, déjà promis... C'est en vain que l' on « tourmente ces pauvres gens. Une seule parole suffit : « l'ABOLiTiON. » Ce Mofiino, plus tard comte de Florida- Blanca, avait été envoyé pour mettre à tout prix un terme aux lenteurs de Clément XIV. Sous des dehors • modérés et religieux, il était ferme dans son orgueil jusqu'à une sorte de férocité. Il effrayait le Pape ; Bernis lui-même en avait peur. Il écrivait à Paris : « M. Monino « aime la religion et l'église, il a de la vénération pour « le Pape, mais il préfère à toutes choses l'honneur de sa « cour et le sien propre. » Or l'honneur de M. Monino était que les Jésuites fussent détruits, puisque sa cour l'avait envoyé pour cela. Il disait à Bernis, et Bernis allait le redire au Souverain Pontife, que dans le cas d'un refus il y aurait danger d'une rupture éclatante avec le Saint-Siége ou d'une rupture tacite encore plus dangereuse. Sans cesse il obsédait le Pape, de plus en plus souffrant et épouvanté. Il rejetait avec hauteur tout ce qui n'était pas la suppression immédiate. Il osa un jour lui dire que la restitution d'Avignon et de Bénévent serait le prix du bref 'd'abolition. Clément répondit qu'un Pape gouvernait les âmes et n'en trafiquait pas. Rentré dans ses appartements, sa douleur s'échappa en sanglots, et il s'écria : Dieu le pardonne au Roi Catholique !
Bernis, attristé enfin des persécutions dont il ne cessait de se rendre le complice, avait écrit à sa cour : « Je con- « nais la sensibilité du Pape ; si l'on usait envers lui de « menaces ou d'une sorte de violence, il n'y résisterait pas n longtemps, et nous perdrions le meilleur des Pontifes « sans savoir par qui le remplacer dignement. » Clément disait lui-même : Cette affaire me donnera la mort. On
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rapporte qu'un jour, demandant presque grâce à Monino, il lui montra sur ses bras amaigris les traces d'une humeur qui, dans la fièvre où ces angoisses l'entretenaient, se jetait sur tout le corps et menaçait sa vie... Mais l' honneur des cours bourboniennes !
Un dernier point d'appui restait au Pape : Marie- Thérèse ne reconnaissait pas aux Jésuites de ses États cet esprit turbulent dont on les accusait .partout ; au contraire, comme catholique, elle admirait leurs vertus ; comme reine, elle appréciait leurs services dans l'enseignement, dans l'exercice du saint ministère et dans les missions parmi les protestants et les Grecs schismatiques de Hongrie et de Transylvanie. Ils venaient de convertir près de sept mille familles sociniennes du pays de Sikelva, qui s'étaient réunies à l'Église avec leurs ministres. Clément XIV, un peu consolé par cette conquête, apprit tout à coup que Marie-Thérèse consentait à la suppression de l'Ordre, en se réservant de disposer comme elle l'entendrait des biens qu'il possédait dans ses États.
Les dernières espérances du Pape s'éteignirent alors. Il n'avait plus d'appui, plus de recours, plus de prétextes à invoquer, plus de délais à demander, plus rien à attendre d'aucune résistance quelconque, d'aucune prière. Le combat n'était plus possible, il fallait prendre un parti : ou céder à ces orgueilleux impitoyables, ou les exaspérer irrémédiablement par un refus qui certainement ne sauverait pas les Jésuites, et qui, non moins certainement, bouleverserait toute l'Église dans tout l'univers, depuis le centre de l'Europe jusqu'aux missions les plus reculées. Inutile de chercher quels projets traversèrent l'esprit, quels doutes terribles désolèrent l'âme du Pontife. Le célèbre Bref Dominus ac Redemptor, qui accordait aux prin-
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ces Y abolition de la Compagnie de Jésus, mais non pas sa condamnation, fut signé, publié, exécuté dans les États Romains. Le Bref est daté du 21 juillet 1773 ; la signification aux Jésuites eut lieu le 16 août. Un an après, le Pape mourut, sans avoir vu la tranquillité s'établir dans l'Eglise, sans avoir pu la conquérir pour lui-même. Songeant à ce grand sacrifice, peut-être inutile, il disait, il se répétait : Leur violence m'y a contraint, c'est leur violence qui a tout fait : Compulsus feci 1 compulsus feci 1 Ne l'accusons pas d'avoir cédé à cette violence. Depuis les premières agressions de Pombal jusqu'à la signature du Bref, la Papauté avait résisté seize ans. Durant cette période, toutes les voies ont été essayées, tous les moyens ont été épuisés : la situation, loin de s'améliorer, a empiré tous les jours. Clément XIII et Clément XIV ont parlé successivement à la conscience, à la foi, à la raison des souverains ; ils ont essayé de parler à leur cœur : tout a été inutile. Les souverains ont répondu par des hommes tels que Pombal, Choiseul, d'Aranda, Tanucci ; ils ont employé dans les négociations des diplomates comme d'Au- beterre, qui était un brutal soldat, des chrétiens comme Azpurù, des légistes comme Monino, des prêtres comme Bernis ! Pauvre Pape ! s'écria saint Alphonse de Liguori en apprenant la douloureuse nouvelle, pauvre Pape 1 que pouvait-il faire ? Ce saint avait applaudi à la résistance de Clément XIII, il s'inclina devant la décision de Clément XIV. Povero Papa ! che poteva fare ? Et, après un moment : Volonté du Pape, ajouta-t-il, volonté de Dieu 1 Et il s'imposa un inviolable silence.
Sans doute, aujourd'hui, on serait tenté de désirer que Clément XIV, en refusant aux vœux des souverains la condamnation de la Compagnie de Jésus qu'il abolissait,
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ne leur eût pas donné la joie de parler des Jésuites avec une dureté peu conforme à son caractère et à leur infortune. Pie VI, dit-on, a exprimé l'opinion qu'il aurait fallu se borner à les dissoudre, en disant. simplement que c'était pour satisfaire les Couronnes et sans entrer dans aucune autre considération. Mais avons-nous assisté aux longs conseils que le Pape tint avec sa conscience devant Dieu ? Il faut se rappeler que le Bref parut trop doux encore à ces cours orgueilleuses^ qu'elles trouvèrent bientôt que les Jésuites avaient été ménagés, qu'elles reprochèrent au Pape de ne les avoir pas flétris. Par ces raisons le Bref ne fut pas reçu en France. Le Pape n'ignorait point qu'il en serait ainsi. Le même esprit qui lui fit prendre en gémissant la responsabilité de la dissolution, plutôt que de laisser peser sur l'Église cette cruelle affaire en la léguant à son successeur, put le décider encore à affliger la Compagnie de Jésus par des sévérités apparentes, mais qui pourtant n'avaient rien de positif, et qui empêchaient les souverains de songer désormais à demander davantage.
Volonté du Pape, volonté de Dieu ! Le temps a démontré, en somme, combien cette mesure litigieuse avait été sage. Inclinons-nous devant ce que nous ne pouvons comprendre, plutôt que de nous exposer à juger témérairement. Ne reprochons ni à Clément XIII d'avoir trop résisté, ni à Clément XIV d'avoir trop cédé. Tous deux se sont gouvernés par un sincère désir du bien dans une situation qui n'était pas la même pour l'un et pour l'autre. Clément XIII dut soutenir le combat, Clément XIV dut signer la capitulation et donner ses fils en otage. Si l'on blâme l'un ou l'autre, on peut blâmer dans toutes les occasions tons les combats, toutes les résistances et toutes les transactions.
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IV
Les Jésuites s'honorèrent par leur prompte et héroïque obéissance. Il semble que chacun d'eux ait prononcé les paroles de saint Liguori. Tels ils avaient été depuis le commencement . Dans ce long combat livré contre eux et pour eux, on ne les vit point paraître ; ils attendirent en silence, ils moururent en silence. On a peu compris la majesté de cette attitude. Suivant M. Albert de Broglie, « leur « médiocrité durant la crise les rend aussi peu dignes « dintérêt qu'ils étaient peu dignes de haine ; ils ne fi- « rent point paraître de grands talents. »
Assurément la Compagnie de Jésus ne pouvait pas montrer un seul homme comparable à Pombal, à Voltaire, à Choiseul, aux autres grands hommes et gens d'esprit de cette époque ; mais les Jésuites avaient de bons maîtres dans toutes leurs écoles, des apôtres dans toutes leurs missions, des martyrs dans tous les cachots, et la persécution, de quelque manière qu'elle s'y prît, parmi vingt mille Jésuites, ne parvint pas à rencontrer vingt apostats. Je trouve à cela une certaine grandeur ! S'ils avaient voulu se défendre, ils l'auraient pu. Il y en avait bien quelques-uns, sur vingt mille, capables d'écrire, de parler, de se faire entendre : ils préférèrent imiter leur Maître, qui ne se préoccupa point de montrer « de grands talents » devant ses juges : Jésus -atitenz tacebat. Le P. Ricci représente la Compagnie toute entière, et je ne sais pas ce que l'on pourrait désirer de plus à sa taille. C'est être assez grand d'être persécuté sans raison, captif sans jugement, de subir tout sans se plaindre, et de n'ouvrir la bouche qu'en présence de la mort, pour laisser une protestation d'inno-
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cence et une parole de pardon. Les grands orateurs, les grands écrivains, qui auraient rempli le monde entier de leurs gémissements et de leurs anathèmes eussent été beaucoup moins grands et beaucoup moins éloquents.
Quelques Jésuites cependant élevèrent la voix ; ce fut pour justifier le Souverain Pontife, en établissant son droit de dissoudre la Compagnie de Jésus et les motifs auxquels il avait cédé. «Nous avons été, disait l'un d'eux, « jetés dans la mer quand il n'y avait plus aucun moyen « d'échapper à la tempête. Ah ! si l'union de l'Église ne « pouvait être établie que par l'effusion de notre sang, « nous devrions bénir la main qui nous sacrifierait. Je « ne crains pas de l'avancer au nom de tous : nous irions « avec joie au-devant de la mort, et quiconque des ci-de- « vant Jésuites a pensé, parlé, écrit autrement, n'avait « que le nom et l'habit de la Société, et rien de son esprit.» Ce sentiment unanime des Jésuites au dix-huitième siècle a inspiré le livre du P. de .Ravignan. Il l'a écrit avec un égal respect pour la vérité et pour les Papes, qui ri ont besoin que de la vérité.
Ajoutons que, pour les Jésuites de nos jours, ce n'est plus un mérite de comprendre les motifs impérieux qui ont dicté le Bref de suppression et d'honorer le Pape qui l'a rendu. Cette tragique histoire a été suivie d'un épilogue qui l'éclairé singulièrement. Le Bref, conçu de manière à frapper la Compagnie de Jésus sans la condamner, exécuté de manière à l'abattre, je dirais volontiers à la démonter, sans la détruire, ne l'a-t-il pas, en définitive, véritablement sauvée? Malgré des duretés d'expression peut- être nécessaires, il lui a conservé l'honneur; malgré des rigueurs d exécution inévitables, il lui a laissé une existence réelle, en sorte qu elle était par le fait plutôt exilée qu'a-
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bolie. Ainsi la Compagnie de Jésus est restée tout à la fois absente et présente : assez abattue pour donner à ses persécuteurs le temps de l'oublier ou de disparaître eux-mêmes, assez vivante pour espérer de reprendre un jour toute sa vie.
Elle a revécu en effet, seule, ou à peu près, de toutes les puissances qui s'étaient liguées contre elle.' Les hommes avaient paru au tribunal de Dieu, les empires avaient subi la Révolution ; mais tous les Jésuites de 1773 n'étaient pas morts lorsque le Pape Pie VII rétablit la Compagnie de Jésus en Russie le 7 mars 1801, dans le royaume de Naples le 3 juillet 1804, dans tout l'univers le 4 août 1814. Il en restait de toutes les nations, Italiens, Espagnols, Portugais, Français, Allemands, qui vinrent de toutes parts, après une dispersion si longue, reprendre la règle et l'habit qu'ils pleuraient. Si les Jésuites furent persécutés quoique innocents, quelle réparation fut jamais plus complète ? Un Pape les avait abolis pour la tranquillité de l'É,-Iise ; pour le bien de l'Église un autre les rétablit. Ils avaient été chassés de France, de Portugal, d'Espagne, de Naples, comme séditieux et ennemis de l'autorité ; ils y reviennent tels qu'ils étaient, parce que, dit le protestant Jean de Muller, « on avait senti qu'un rempart commun de toute « autorité était tombé avec eux » et que toute autorité sentait le besoin de le reconstruire. En Espagne, un décret du conseil de Castille anéantit les procédures de Charles III ; en France, la raison publique fait justice de la passion des Parlements ; en Portugal, terre de leurs martyrs, les Jésuites trouvent sur deux tréteaux, dans une chapelle en ruines, un cadavre qui depuis plus de cinquante ans attendait la sépulture : c'était ce qui restait de Pombal, mort exilé de la cour, exécré du peuple et rongé de lèpre. Personne n'avait voulu le déposer en terre chrétienne : un Jé-
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suite offrit la Saint Sacrifice pour le repos de l'âme de
Pombal, le corps présent, et lui donna une tombe (1).
(1) Sébastien Joseph Carvalho Melho comte d'Æyras et plus tard marquis de Pombal, naquit en 1669 d'un gentilhomme pauvre et obscur. Jusque vers l'âge de 50 ans, essayé dans des négociations inférieures, il ne se distingua guère que par son incapacité. A la mort du roi Jean V., le crédit de sa femme auprès de la reine mère le fit élever au ministère, et il s'empara de toute la confiance du roi qui était sot et débauché. Il effrayait ce prince imbécile en lui parlant de prétendues conspirations tramées contre lui, et soutenu en même temps par les philosophes et les jansénistes, il employa son pouvoir pour se venger de quiconque lui déplaisait ou l'avait méprisé. Il n'eut d'art et de génie que pour cela, mais il en eut beaucoup, et il couvrit de sang le Portugal qui tombai t en ruines. Le règne de ce scélérat dura près de trente ans et ne finit qu'avec les jours de son misérable maître. Quand il tomba, huit cents personnes reparurent que l'on croyait mortes. C'était le reste d'environ neuf mille dont on ne savait pas le destin et qui périrent dans les cachots où il les avait enfermées, sans qu'on sùt même quel crime il leur imputait. Les ordres du royaume adressèrent àJa reine un discours où ils disaient entre autres choses : « Le sang dégoutteLencore « de ces plaies profondes qu'un despotisme aveugle et sans bornes a faites « au cœur du Portugal. Ce qui nous console, c'est que nous en sommes II. actuellement délivrés; c'était ce despotisme affreux quiétait par système « l'ennemi de l'humanité, de la religion, de la liberté, du mérite et de la « vertu. Il peupla les prisons, il les remplit de la fleur du royaume ; il dés- « espéra le peuple par ses vexations, en le réduisant à la misère. C'est lui » qui fit perdre de vue le respect dû à l'autorité du souverain pontife et à « celle des évêques. Il opprima la noblesse, infecta les mœurs, il renversa « la législation et gouverna l'État avec un sceptre de fer. Jamais le monde « ne vit une façon de gouverner si lourde et si cruelle. Il Par ordre de la reine, le procès des victimes de Pombal fut revisé. Après une longue instruction, les juges déclarèrent à l'unanimité que les personnes tant vivantes que mortes qui « furent justidées ou exilées ou emprisonnées en vertu de la sentence du 12 janvier 1759 étaient toutes innocentes. « Il avait 84 ans. On le flétrit et on le laissa vivre. Il mourut en il 82 dans sa 85e année, rongé de lèpres et, dit-on, de remords. On dit que l'évêque de Colm- bre Michel dell' Annuciata, une de ses victimes, dont il était le diocésain, lui ayant fait visite, il le trouva à genoux dans la cour de son château avec toute sa famille, lui demandant pardon et sa bénédiction.
Pombal a véritablement tué le Portugal. Le parti qui l'avait soutenu vivant n'a pas abandonné sa mémoire ; sous la Restauration, c'était le P. Malagrida, que Pombal fit brûler, qui recevait les exécrations de la presse libérale, et plus récemment le comte de Saint-Priest, écrivant l'histoire de la chute des Jésuites, n'a pas craint d'étaler autant de complai- wnces pour Pombal que de dédain pour ses victimes.
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LE POUVOIR TEMPOREL
DES PAPES.
— DÉCEMBBE 1858 —
I. Chute de l'empire romain. — Les empereurs grecs et les barbares, instruments de la fondation du pouvoir papal. — Charlemagne. — II. Objections communes de la Révolution contre le pouvoir temporel. — Louis-Napoléon rouvre les portes de Rome au vicaire de Jésus-Christ. — Pellegrino Rossi. — L'indépendance du pouvoir temporel des Papes. — III. La Rome des Papes, centre de la civilisation universelle. — Le Pape rétabli par la France. — Conclusion.
M. Guéroult, rédacteur en chef de la Presse, d'accord avec plusieurs de ses amis, saint-simoniens et socialistes, demande la suppression du gouvernement temporel du Pape. C'est bien naturel de sa part. Les raisons qu'il produit ne sont pas neuves ; M. Mazzini, après beaucoup d'autres, les a. données, lors du dernier triumvirat romain, ce fait brillant de l'histoire des « penseurs » modernes. Même dans la bouche et dans la main de M. Mazzini, ces raisons, qui n'étaient plus neuves, n'ont pas davantage paru fortes. M. Mazzini voulait « affranchir » Rome, et il était lui-même l'affranchisseur. Rome n'a pas encore oublié ce qu'elle y gagna. Les amis de M. Guéroult éprouvent le besoin d'affranchir le monde en même temps que Rome ; mais ce plan plus vaste n'a pas, jusque présent,
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rassuré le monde sur les inconvénients et les difficultés visibles de l'opération.
Assurément tous les révolutionnaires seraient enchantés de déposer le Pape, pour punir les Papes d'avoir, comme ils le disent, déposé les rois. Les rois cependant ne paraissent pas plus enclins à se laisser venger par les révolutionnaires que les peuples eux-mêmes ne semblent soucieux de confier à ces mêmes personnages le soin de les venger des rois. L'opinion publique des peuples, très-clairement manifestée en ce siècle, est qu'ils ont le droit d'être gouvernés. On les a vus généralement faire d'assez grands sacrifices de sang, d'argent, d'amour-propre, pour rester en possession de ce droit-là. Les révolutionnaires n'y contestent point. Oh ! non ! ils sont même tout prêts à fournir les peuples de gouvernements ! Mais les peuples veulent des rois, pour être sûrs de n'avoir pas tant de maîtres et de les avoir plus décents et moins affamés.
On s'est beaucoup empressé autour du peuple romain, pour lui faire honte d'obéir au plus grand des rois et au plus doux des maîtres, — si l'on peut appeler de ces noms de roi et de maître celui qui, en réalité, n'est qu'un pasteur. Abusé un instant et en partie par les mensonges des séditieux, et, enfin, tombé en leur puissance, le peuple romain n'a pas eu un autre sentiment que le sentiment général des peuples. A peine affranchi, il a redemandé le Pape. Ainsi faisaient toutes les nations avec une grande anxiété. Le Pape n'étant plus sur son trône, il semblait que le monde, privé de paratonnerre dans le fort de l'orage, restait abandonné aux caprices de la foudre.
Et de leur côté les rois, très-disposés à rester rois, ont compris que le gouvernement temporel du Pape est la garantie des couronnes; ce qui leur fera tolérer que ce
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gouvernement temporel demeure en même temps la garantie des libertés.
Devant cet accord des peuples et des rois, il ne paraît pas que les écrivains révolutionnaires soient près de leur but, d'affranchir le monde en lui ôtant du front la tiare, qui est la couronne plus que royale de l'humanité régénérée. On pourrait donc les laisser s'évertuer contre le gou- vernement temporel du Pape : ils n'auront pas de si tôt rongé cette lime.
Mais- il nous semble que, dans cette question si simple, bon nombre d'esprits sans malice se mettent à la torture pour raisonner de travers, et qu'un rien les ramènerait au droit sens. C'est pourquoi nous recueillerons à leur usage, et, Dieu le veuille ! à leur profit, quelques observations sur la puissance temporelle du Souverain Pontife. Ils verront combien ils sont déraisonnables d'en vouloir la suppression.
1° Ils n'y réussiront pas, car cette institution est ancienne et solide, et d'un granit où se sont abîmés sans résultat beaucoup de pauvres petits ongles.
2° Elle est trop utile à l'Eglise pour que Dieu ne continue pas d'employer en sa faveur la puissance qui l'a fondée et conservée.
3° L'humanité en a si grand besoin que, si nos révolutionnaires parvenaient à l'ébranler tant soit peu, leurs neveux eux-mêmes s'emploieraient à réparer les dégâts.
Cette démonstration est particulièrement facile au temps où nous sommes et ne demande qu'un très-bref discours.
I
Jésus-Christ possédera le monde, parce que Dieu lui a donné le monde. Il s'en emparera suivant son droit, à sa
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manière, par une lente conquête, comme Il s'est emparé de tout ce qu'il possède déjà. Nous disons lente, non pour Lui, mais pour nous, qui attendons péniblement son jour. Lui, Il a le temps, et toute la durée du temps n'est qu'un éclair dans son éternité.
Mais ce n'est pas en Dieu, c'est en homme qu'il veut faire cette conquête, afin de prouver par sa lenteur combien peu de chose est l'homme, et par sa victoire, toujours jugée impossible, quelle est la grandeur de l'homme dans la main de Dieu.
Afin de témoigner tout de suite cette grandeur et cette puissance, Il a voulu d'abord s'emparer de Rome, qui était ce que la terre connaissait de plus puissant et de plu-s grand. Celui donc qu'il avait institué pour être son Vicaire, en lui promettant d'être avec lui jusqu'à la fin ; Pierre, l'un de ces artisans durs et grossiers qui se nommaient eux-mêmes la balayure du monde, descendit du Calvaire à Rome, capitale de l'univers, et en prit possession, inaugurant cet ordre de miracles plus grands que ceux mêmes que Jésus avait faits. Il prit possession de Rome, gage de la possession du monde, et son entrée dans la ville éternelle fut la mainmise de Jésus-Christ sur l héritage qui Lui avait été donné.
Voilà l'œuvre de Dieu; voici maintenant l'œuvre de l'homme, mêlée de grandeur et de misère.
Le premier arbre que Pierre planta dans son domaine fut la Croix. Il s'y fit attacher la tête en bas, comme pour être plus près des catacombes, où allaient s'enfoncer les racines de sa réelle et impérissable souveraineté. A côté du gibet de Pierre, lè sang de Paul coula ; et ainsi, durant trois siècles, plantèrent et arrosèrent ces nouveaux souverains, fécondant de leur propre sang cette Rome qui leur
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était donnée, l'arrosant de leur sang et de leurs sueurs avec plus d'abondance encore que ses anciens maîtres ne l'avaient arrosée du sang et des larmes des peuples vaincus.
Enfin les catacombes se trouvèrent pleines, assez pleines pour enrichir d'ossements sacrés tous les autels qui seraient plus tard élevés dans le monde, et la mystérieuse royauté de l'Apôtre commença de paraître au jour. Les empereurs quittèrent Rome. Portant à Byzance le siège de l'empire et le vain titre de souverains pontifes, pontificat des dieux reniés, ils laissèrent l'Évêque de Rome seul debout sur le Vatican, en présence du Capitole vide, à côté du Sénat qui n'était plus qu'une ombre. Des siècles s'écoulèrent, et la Ville n'avait en réalité d'autre chef que ce prêtre ; car, s'il s'y trouvait encoré quelques lettrés et quelques sénateurs attachés au culte des idoles, il n'y existait plus d'autre peuple que le peuple chrétien, et plus d'autres lieux d'asile que les églises.
Un jour, après Alaric adouci, après Attila épouvanté, parut Totila, roi des Goths, qui enleva le Sénat captif et laissa la ville déserte. Bélisaire accourut, ramenant une dernière fois les aigles romaines ; la trompette sonna du Capitole, dans cette solitude qui effrayait le général victorieux. Ni les Cohortes, ni le Sénat, ni le Peuple romain ne reparurent ; les statues brisées ne remontèrent point sur leurs piédestaux, les arcs de triomphe ne furent point relevés : il ne restait rien dans Rome de ce qui avait été Rome.
Mais le principe de vie que Pierre avait apporté survécut au passage de Totila, comme il avait survécu à la puissance de Claude et de Néron. L'Évoque de Rome revint à Rome, où le Sénat ne revint jamais ; il y ramena
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le peuple chrétien ; et, au siècle suivant, le Pape saint Grégoire Ier pouvait déjà écrire : « Le Pasteur de Rome est « accablé de tant d'affaires extérieures qu'il ne sait plus « s'il est évêque ou roi. »
Quand plus tard, à l'approche des jours de Pépin et de Charlemagne, cette royauté de fait et de droit prit son véritable nom; quand les Papes, pour sauver l'Italie et maintenir la civilisation dans le monde, durent enfin retirer
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aux lâches empereurs de Byzance cette partie de l'empire qu'eux seuls leur conservaient depuis longtemps, il y avait des siècles que Rome n'était plus gouvernée, protégée, repeuplée, rebâtie, nourrie que par ses Évêques,
Ce fui, à vrai dire, Léon l'Isaurien, par son fanatisme pour l'hérésie des Iconoclastes, qui mit la couronne temporelle sur le front des Papes, en soulevant la tempête qui sépara définitivement de Byzance les dernières possessions de l'empire en Italie. Léon l'Isaurien était sot et avare. Il y a toujours ou de l'ineptie ou quelque grand vice dans ces princes qui rompent avec l'Eglise, et souvent l'ineptie et le vice y sont à la fois. L'empereur avait fait briser à Constantinople les images du Sauveur ; les peuples d'Italie brisèrent ses images, sans s'effrayer des lauriers qui les couronnaient. Averti par le Pape, il le menace de le faire venir à Constantinople, chargé de chaînes. Prenez garde aux peuples ! lui dit encore le Pape. Mais les empereurs de Byzance ne savaient plus ce que c'est qu'un Pontife.
Les empereurs byzantins étaient parvenus à se donner une de ces Églises nationales, si chères aux docteurs qui veulent une religion pour le peuple. Gibbon, l'un des plus grands entre ces docteurs, dompté par sa conscience d'historien, fait voir la différence du Pontife et du fonctionnaire. « Tandis, dit-il, que le patriarche de Constanti-
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nople, esclave, passait alternativement, suivant le caprice de son maître, d'un couvent au siége patriarcal, du siége patriarcal dans un couvent, le génie et l'indépendance des Papes étaient excités par le fait même de leur position éloignée et dangereuse au milieu des barbares de l'Occident. » Gibbon est un philosophe hérétique, et la philosophie et l'hérésie sont deux bandeaux. Nous avons dit, en répondant à M. de Sacy, ce que c'était que le génie des Papes et où se trouvait la force de leur indépendance.
Gibbon continue et parle vrai, sans parler plus juste : « Leur élection populaire les rendait chers aux Romains ; « la misère publique et privée trouvait un soulagement « dans leurs amples revenus, et la faiblesse ou la négli- « gence des empereurs les forçait de veiller constamment « dans la paix et dans la guerre à la sûreté matérielle de « Rome. Au milieu des calamités de toute espèce, l'Évêque « revêtait insensiblement les vertus et la magnanimité « du prince, et tous, Italiens, Grecs ou Syriens, prenaient <( le même caractère, adoptaient la même politique en « montant sur la chaire de saint Pierre. C'est ainsi que « Rome, après la perte de ses légions et de ses provinces, <( retrouva sa suprématie dans le génie et la fortune de ses « Pontifes. »
Que de précautions pour constater les faits et les interpréter en dehors du miracle de la foi et de l'assistance divine ! Gibbon, décrivant les temps affreux au milieu desquels s'accomplit ce prodige qu'il explique sans le comprendre, s'exprime ainsi : « L'influence de la religion « pouvait seule suppléer au défaut de lois ; le tumulte et « la violence des assemblées où se débattaient également « les affaires particulières, et les négociations du dehors « ne pouvaient être tempérées que par l'autorité du Pon-
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« tife. Ses aumônes, ses prédications, sa correspondance « avec les rois et les prélats de l'Occident, les services qu'il « avait rendus si récemment, la gratitude et le serment « des Romains devaient les accoutumer à le considérer « comme le premier magistrat ou le prince de leur cité. « Malgré leur humilité toute chrétienne, on donnait déjà « aux Papes le titre de Dominus ou seigneur, et leur profil « avec leur inscription se voit sur les monnaies de cette « époque. Leur domination temporelle se trouve ainsi « fondée sur mille années de respect, et leur plus beau « titre à la souveraineté est le libre choix d'un peuple « qu'ils délivrèrent de l'esclavage. »
Après cet aveu d'un hérétique, écoutons la parole émue d'un évêque : « Rome est l'œuvre de l'amour, de l'intel- « ligence, du dévouement des Souverains Pontifes. Ils « l'ont pétrie avec leurs larmes et leur sang ; ils l'ont parée « des couleurs célestes ; elle est à eux. Pères, artistes su- « blimes, nobles défenseurs, ils ont tous les titres, ils ont « tous les droits (1). »
Ainsi s'est formé le gouvernement temporel des Papes. Aucun gouvernement n'est sorti si profondément et si légitimement de la nature des choses. Sans aucun emploi de la force matérielle, de toutes parts, au contraire, brutalement conjurée contre lui ; sans nul moyen ni projet d'agrandissement, il s'est établi, ne sachant pas même qu'il s'établissait. Et ces siècles de tempêtes, qui n'ont rien laissé debout ni en place dans lé monde, qui ont emporté les institutions, les empires, les peuples et les dieux ; ces jeux et ces débordements de la force sauvage ont aussi fidèlement travaillé à la construction merveilleuse du trône de
(i) Mgr Berteaud, évêque de Tulle : Letire pastorale ordonnant des prières publiques pour N. S. P. le Pape Pie IX, en exil. 18 décembre 1818.
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Rome qu'ils ont fidèlement détruit les plus puissants ouvrages du monde ancien. Lent miracle, d'autant plus manifeste et plus éclatant ! Œuvre de Dieu par la main des hommes, non pas de ceux qui la voulaient faire, mais de ceux qui ne la voyaient pas, qui ne la devinaient pas, qui ne la voulaient pas ! Car, pour ceux qui désiraient obéir à - Dieu, et que la Providence employait aussi, leur but était de maintenir le domaine spirituel de l'Eglise, non pas de lui assurer un domaine temporel. Tour à tour les barbares et les empereurs ont apporté leur pierre, et l'ont posée et cimentée à la place indiquée par l'Architecte invisible, qui seul connaissait le plan, qui seul marquait l'heure, qui seul avait choisi les matériaux. Autant que les barbares, les empereurs, féconds en entreprises sacriléges, sont devenus les fondateurs assidus de cette royauté sans précédents et dont le monde ne verra pas d'autre exemple. Ainsi, sur certains rivages, les flots, multipliant leurs fureurs, ont eux-mêmes formé la digue qui les borne à jamais. Ils l'assailliront sans relâche, et aux jours de grande tourmente ils pourront la couvrir encore d'un peu d'écume; mais, à moins que Dieu ne change les lois du monde, la mer n'aura plus que des colères impuissantes, et s'arrêtera devant les limites que Dieu l'a contrainte à se donner.
Quand l'œuvre a été faite, alors les hommes ont vu qu'elle était bonne et ils l'ont régularisée. De ce recoin misérable, de cette bourgade qui se nommait Rome, où de vils empereurs la faisaient tourmenter par des subalternes quand les barbares n'y étaient point, la Papauté, loin de l'Italie et loin de Byzance, avait enfanté des nations catholiques, entre autres celle des Francs. Tel avait été le résultat de ce que Gibbon appelle la « correspondance »
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des Papes avec les peuples de l'Occident. L'Orient se perdait dans l'hérésie ; l'Occident avait pour roi des barbares hérétiques. « Alors, dit Baronius> Dieu suscita du milieu « des infidèles un prince qui fut à lui, et se forma un « peuple privilégié qui protégerait son Église contre les « assauts de l'hérésie et le flot des barbares ; il voulait ente core que son Église fût glorifiée par eux. Il paraît en « effet certain que la nationalité française est instituée « pour ce double but. » La nation de Clovis, en « correspondance » avec les Papes, était .devenue la nation de Charlemagne..
« Tout ce qui se produit sur la scène terrestre est pour « l'exécution d'un plan éternel. Quand Dieu y veut em- « ployer un homme comme un instrument direct et aimé, « il met dans son cœur la piété filiale envers l'Église. Si, « pour lui rendre aisée sa tâche illustre, les obstacles doi- « vent être écartés, ils le seront. Des victoires rapides sur «. les choses mauvaises lui seront données. Au besoin il « sortira du nombre et montera s'asseoir au rang suprême, « afin que son action se déploie meilleure et plus libre (1 ) • » Tel fut Charlemagne, « cet homme si grand que la grandeur a pénétré son nom et que la voix du genre humain l'a proclamé grandeur au lieu de grand (2). » Pendant les jours de Charlemagne, à Byzance, la dynastie iconoclaste des Isauriens était continuée par un Copronyme, qui mérita sur le trône l'ignoble surnom qui lui avait été donné enfant, et s'éteignait en la personne d'un Flavius Constantin, trahi par ses courtisans, battu par ses tributaires, détrôné par sa mère qui lui fit crever les yeux. -
(1) Mgr Berteaud, évèque de Tulle : Lettre pastorale à l'occasion de l'érection de l'Empire.
(2) Joseph de Maistre.
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Charlemagne ordonna cinquante-trois expéditions militaires, dont il commanda le plus grand nombre. Partout ses armes victorieuses frayaient le chemin à l'Évangile, et souvent ses campagnes n'eurent pas d'autre but. Les mœurs devinrent plus douces, les sciences et les arts de la paix fleurirent, la véritable liberté civile commença ; la civilisation, que les envoyés des Souverains Pontifes avaient introduite dans les Gaules comme en la tenant par la main, prit racine dans ce sol prospère qu'elle n'a plus quitté. Mais Charlemagne n'aurait été qu'un météore, moins encore, un conquérant, ou plutôt un envahisseur barbare comme les chefs si vite disparus des Huns et des Goths, s'il n'avait pas aimé l'Eglise. Il lui fut bon fils, elle lui fut bonne mère. Inspiré par son amour, attentif à ses lois, il en reçut les lumières qui l'ont fait si grand et devint le législateur de l'Europe. Jamais le sacerdoce et l'empire ne furent mieux d'accord qu'à cette heure unique, et jamais la politique humaine n'a rien créé d'aussi majestueux et d'aussi puissant. Charlemagne vint à Rome : il y vit l'œuvre des siècles et la compléta : le Pape vit Charlemagne, reconnut l'homme de la Droite de Dieu et le fit empereur. Chacun était dans son rôle : le prince affermissait et reconnaissait le travail du passé ; le Pontife ouvrait l'avenir.
Ce fut l'an 800, à Rome, le jour de Noël, vigile d'un siècle nouveau, que le successeur de Pierre, saint Léon III, sacrant Charlemagne, institua l'empire d'Occident, le Saint-Empire romain. Il le fit de sa pleine autorité, et lui seul le pouvait faire. Charles, disent les historiens modernes, « le comprit avec une intelligence parfaite des temps « nouveaux. » Ils ajoutent, mais qu'en savent-ils? que le chef des Francs, par un raffinement de prudence, voulut
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paraître surpris lorsque le Pape versa sur sa tête l'huile sainte et posa sur son front la couronne d'or. La philosophie de Charlemagne n'allait pas jusqu'à douter du droit du Souverain Pontife, ni sa prudence jusqu'à craindre les armées de l'impératrice Irène, veuve de Copronyme et mère de Flavius Constantin. S'il parut surpris, c'est qu'il l'était, et que le Pape n'avait parlé qu'à Dieu de ce qu'il voulait faire au nom de Celui que le genre humain régénéré reconnaissait pour Maître et Roi de tous les empires.
« Dans la nuit illustre de la Nativité du Sauveur, dit le savant évêque de Tulle, le Souverain Pontife remet ou destine une épée et un casque surmonté d'une colombe à quelque grand prince chrétien. Cet usage est plein de symboles. Par l'Incarnation, le Fils unique de Dieu a vaincu l'inventeur de la mort : une si grande victoire est bien représentée par l'épée. Les Ariens infidèles, autrefois, eurent l'audace d'affirmer que le Fils de Dieu était une simple créature. L'Evangile de la nuit de Noël affirme que Dieu a tout fait par son Verbe. En conséquence, le Souverain Pontife remet une épée, exprimant l'infinie puissance dans le Christ vrai Dieu, égal au Père, et vrai homme. Le Siége de Dieu, c'est-à-dire le Siége apostolique, tire sa solidité du Christ et est un composé de droit jugement et de justice ; avec ces armes, Notre Sauveur, Jésus le vrai Dieu, a battu les ennemis de ce siége, à savoir les hérétiques et les tyrans, conformément au dire prophétique : La justice et le jugement sont les éléments de votre siège. Enfin l'épée figure la puissance suprême conférée par Jésus-Christ au Pontife, son vicaire ici-bas, selon les textes sacrés : Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre; et ailleurs : Il dominera d'une mer à une mer, et des bords du fleuve aux extrémités de
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la terre. Le casque avec la colombe est l'emblème de la protection du Saint-Esprit étendue sur l'homme valeureux honoré des dons du Souverain Pontife (1). Tels sont les beaux sens de cette cérémonie. La main armée de l'épée, la tête couverte du casque mystérieux, le noble chrétien est tenu de se montrer jusqu'à la mort l'intrépide défenseur de la Foi et du Siège apostolique (2). »
Ainsi se montra Charlemagne, et ce fut là sa grandeur ; elle est immortelle. Sa race a fini, l'empire est tombé ; de ses lois et de ses institutions, il n'est resté qu'une trace. Un autre homme de guerre, un autre empereur, moins grand et moins heureux, occupe à sa place la mémoire des peuples. Pour les lettres, les arts et les sciences, pupilles volontiers ingrats, il n'est qu'un lointain protecteur, encore grossier et ignorant ; mais, dans l'établissement anonyme du pouvoir temporel des Papes, sa main reste visible à jamais, comme si huit siècles n'avaient lentement élevé l'œuvre que pour qu'il eût la gloire d'y mettre le couronnement, et que dans la suite des âges aucune tempête acharnée à la détruire ne passât sans paraître vaincue par le génie et la piété de Charlemagne.
II
Ces efforts contraires ont duré mille ans, à peu près sans relâche. Les raconter serait faire l'histoire de l'Europe ; car, de même qu'aucun siècle n'a passé sans en produire quelque exemple, aucun pays n'a joué un rôle important dans l'histoire sans prendre part à cette
(1) Catalan, lib. I, Clel'em. Roman.
',2) Mgr Berteaud, Lettre pastorale.
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lutte de l'esprit de Satan qui veut continuellement abattre ce qu'a édifié et ce que soutient continuellement l'Esprit de Dieu. Le combat a été plein de vicissitudes inouïes. Que de secours inattendus ! que d'amis ingrats, que de retours soudains ! De nos jours .nous avons vu ces coups de l'enfer, ces contre-coups de Dieu. L'histoire, toujours surprenante, en est écrite à l'avance pour l'éternité. Quand le Pape est à Rome, tranquille, — si ce mot de la langue humaine peut être appliqué ici, — sur son trônel de justice et de douceur, alors les séditieux argumentent, et les dupes écoutent avidement leurs discours pervers. Pourquoi un trône au Pape? Son royaume n'est pas de ce monde ! Pourquoi un peuple et des tributs à ce prêtre du Dieu pauvre et mortifié ? Il n'est pas juste qu'un peuple, si petit qu'il soit, demeure privé des institutions des autres peuples, soit sujet des prêtres, ne puisse ni mourir sous ses hommes de guerre, ni s'agiter à la voix de ses tribuns, ni se lancer dans les entreprises à la suite de ses hommes d'État ! Ou bien quelque prince ambitieux, comptant ses armées et discernant les mauvais instincts de la foule, se dit tout bas : « Je n'ai que les corps, et le Pape gouverne les âmes. Si le Pape était mon sujet, si je le tenais dans mes terres et sous ma main, ou s'il n'y avait plus de Pape, j'aurais tout ; car ôté le Pape, le monde appartient à la force, et la force est à moi. »
Voilà le point où se forme l'orage ; il grossit ; l'orage éclate, l'incendie s'allume ; mais alors les yeux s'ouvrent et les aveugles voient clair. Il y a dix ans, lorsque le Pape était en exil et que la république, à coups de couteau, s'installait dans Rome, on n'entendait de tous les côtés que les paroles les plus saines et les plus sages
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sur la nécessité sociale et européenne de l'indépendance du Vicaire de Jésus-Christ. Ce n'étaient pas les chrétiens qui parlaient ainsi, mais les politiques, les incrédules, les hérétiques ..eux-mêmes, quoique toujours " plus acharnés dans la folie de leur haine et plus lents à s'en déprendre. Ce tremblement de terre mettant à nu les fondements de l'édifice social, tout le monde les voyait, tout le monde en comprenait la merveilleuse structure, tout le monde sentait qu'ils n'étaient pas de main humaine et que nulle force humaine ne les remplacerait s'ils venaient à crouler. Les médiocres avocats -et gens de lettres à qui, chez nous, le pouvoir appartenait par aventure, la veille éclatants ennemis de la Papauté, maintenant consternés de ses embarras, plus honteux et plus intimidés qu'incertains de ce qu'ils devaient faire, disaient eux-mêmes que la Papauté ne pouvait pas disparaître et qu'il était également impossible que le Pape devînt jamais le sujet d'un gouvernement quelconque et fût leur hôte pour plus d'un instant. En tremblant, mais non pas à regret, ils avançaient la main pour soutenir le temporel du Souverain Pontife, lorsque le pouvoir leur fut ôté.
Un prince inconnu, neveu du dernier persécuteur, les remplaça. Ce fut celui-ci, un Bonaparte, obligé de compter avec la Révolution et de ne pas trop lui déplaire, qui donna l'ordre à l'armée française de marcher sur Rome, d'en chasser la bande ridicule et odieuse ■des révolutionnaires, de rouvrir les portes au. Vicaire 4e Jésus-Christ. Jadis, en son aventureuse jèunesse, l'esprit plein des obscurités de l'époque, mais s'atten- dant à de grandes destinées et les poursuivant au hasard, lui aussi, ce prince, il s'était cru ennemi de l'œuvre de
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Dieu ; il la jugeait une œuvre humaine, arrivée aux caducités qui atteignent tout ce que l'homme a fait.
Cependant, exilé, il avait trouvé à Rome, comme tous les siens, la douceur de l'hospitalité pontificale. Maintes fois sa raison, qui parcourait sans règle et sans guide les hauteurs de la pensée, put méditer sur cette puissance si exposée, si combattue, d'apparence si fragile, indestructible pourtant. Un jour, se promenant dans la campagne de Rome, la ville lui apparut telle qu'il ne l'avait pas vue encore, la ville éternelle ! Du faîte des monuments qu'apercevaient ses yeux, il voyageait en esprit dans l'histoire, interrogeant le passé et lui demandant les secrets de l'avenir. Le Capitole lui parlait de la république, les arcs de triomphe lui parlaient des empereurs, la vaste ruine du Colisée lui enseignait ce que peut la force et comment elle est vaincue. Le dôme de Saint-Pierre dominait tout, portant la croix vivante qui a vu passer tout ; et l'exilé se dit en lui-même : C'est l'éternité de Rome ; c'est là qu'est Dieu, et Dieu n'est que là (1) ! Cette parole, envolée de son cœur dans une heure de rêverie, sans qu'il pensàt qu'elle y dût revenir jamais, qui sait si ce n'est pas cette parole qui l'a fait empereur !
En tout cas, Dieu l'a choisi pour accomplir, en ce qui touchait Rome, le vœu des peuples, et non, comme il est arrivé quelquefois, pour le devancer et pour le contraindre. Quel que fût son sentiment particulier, conseillé par la politique ou inspiré par la foi, ce qu'il a fait il le devait faire ; et la couronne impériale était, comme du temps de Charlemagne, sur le tombeau violé
(1) Je tiens ce détail d'un vénérable évêque qui certes croyait être bien assuré de ce qu'il rapportait.
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des saints Apôtres, offerte par la Providence à qui le délivrerait. Les moins clairvoyants ne s'y trompaient pas. La folie occupant alors le trône, le bon sens courait les rues, en pleine révolte contre ce pouvoir indigne qui l'avait surpris. Dans la même enceinte où, quelques mois auparavant, les ministres de Louis-Philippe s'étaient moqués des réclamations de l'Eglise pour la li- berté d'enseignement, une assemblée républicaine applaudissait l'orateur catholique qui s'écriait: L'Église est une mèl'e 1 et qui flétrissait les parricides dont la main vile et débile l'avait frappée. Sous Louis-Philippe, on n'avait pas pris garde aux paroles de M. Guizot, calviniste, répondant aux menaces de la Révolution que ce qui avait résisté à Luther et à Voltaire résisterait bien à Mazzini. Sous la république, quelques mois plus tard, on comprit mieux Pellegrino Rossi, disant aux Romains : « L'indépendance du domaine pontifical est garantie « par la conscience de tous les catholiques. Les trésors « de l'Europe entière ont élevé les monuments de Rome, « et Rome, tête et centre du catholicisme, appartient « beaucoup plus aux chrétiens qu'aux Romains. Soyez « bien assurés que nous ne laisserons pas décapiter « la chrétienté, ni réduire son Chef fugitif à demander « un asile que l'on pourrait faire payer cher à sa li« berté. » Pellegrino Rossi ! encore un ancien ennemi de la Papauté. Il eut la gloire de mourir pour elle, assassiné par ceux qui se proclamaient les libérateurs de la conscience humaine, et ses dernières paroles furent : « La cause du Pape est la cause de Dieu ! »
Dans cette explosion de l'instinct public, qui ne différait pas de la raison chrétienne, on recherchait, on répétait, on réimprimait ce qu'avaient dit de tout temps
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les savants, les politiques et les sages, sur les convenances universelles de l'indépendance du pouvoir temporel des Papes. Prenons dans la foule quelques témoignages que nos adversaires ne peuvent récuser.
Un orateur du concile de Bâle, cité par le protestant
Rancke :
« Autrefois, mon opinion était qu'il aurait été utile de séparer le pouvoir temporel du pouvoir spirituel ; mais maintenant j'ai reconnu que le signe extérieur sans le pouvoir est ridicule, que le Pape sans le patrimoine de l'Église ne représente autre chose que le serviteur des rois et des princes. »
Fleury :
« Depuis que l'Europe est divisée entre plusieurs princes indépendants les uns des autres, si le Pape eût été sujet de l'un d'eux, il eût été à craindre que les autres n'eussent eu peine à le reconnaître pour Père commun et que les schismes n'eussent été fréquents. On peut donc croire que c'est par un effet particulier de la Providence que le Pape s'est trouvé indépendant et maître d'un État assez puissant pour n'être pas aisément opprimé par les autres souverains, afin qu'il fût plus libre dans l'exercice de sa puissance spirituelle, et qu'il pût contenir plus facilement tous les autres évêques dans leurs devoirs. »
Jean de Muller, protestant :
« Si le Pape fût resté à Avignon, il serait devenu un grand- aumônier de France, qu'aucune autre nation n'aurait reconnu, à l'exception de la France. »
Le président Hénault :
« 11 était nécessaire, pour le repos général de la chrétienté, que le Saint-Siége acquît un domaine temporel. Le Saint-Père n'est pas, comme dans le principe, le sujet de l'empereur. Du moment où l'Église s'est propagée dans l'univers, il doit répondre à tous ceux qui commandent, et par conséquent il ne peut
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être soumis au commandement de personne. La religion ne suffit pas pour imposer à tant de souverains. Dieu a donc justement permis que le Père commun des fidèles, par le moyen de son indépendance, reçoive le respect qui lui est dû. »
Napoléon Ier :
« Le Pape est hors de Paris, et cela est bien ; il n'est pas à Madrid ni à Vienne, et c'est pour cela que nous tolérons son autorité spirituelle; A Vienne, à Madrid, on pourrait en dire autant. Croyez-vous que, s'il était à Paris, les Autrichiens et les Espagnols consentiraient à recevoir ses décisions? Nous sommes donc trop heureux qu'il réside hors de chez nous, et qu'en résidant hors de chez nous il ne réside pas chez nos rivaux ; qu'il habite cette vieille Rome, loin de la main des empereurs d'Allemagne, loin de celle de la France et des rois d'Espagne, tenant la balance entre les souverains catholiques, inclinée toujours un peu plus vers le fort, et se relevant promptement si le plus fort devient oppresseur. Ce sont les siècles qui ont fait cela, et ils ont bien fait. Pour le gouvernement des âmes, c'est l'institution la meilleure et la plus bienfaisante que l'on puisse imaginer (1). »
Napoléon III :
« Je déplore de toute mon âme que le fils aîné de Lucien Bonaparte (Canino, l'un des triumvirs) n'ait point senti que la souveraineté temporelle du Chef de l'Église est intimement liée à l'éclat du catholicisme comme à la liberté et à l'indépendance de l'Italie (2).
On citait aussi les ennemis de la Papauté, anciens et nouveaux ; on rappelait leurs vieilles espérances et leurs vieilles embûches, dont le résultat, devenu imminent, était l'épouvante et la ruine du monde.
(t) THIERS, Bist. du Consulat et de l'Empire. Le Napoléon que l'on vient d'entendre est celui du Consulat .; le Napoléon de l'Empire tint un autre langage pour justifier d'autres projets : il voulait avoir le Pape en France et à Paris, et devenir l'empereur de la terre.
(2) Lettre au Nonce apostolique, à Paris le 6 décembre 1848 ; communiquée le même jour,par le Prince lui-même, au journal l'Unii)eî,s.
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Avant la Révolution, Frédéric II écrivait à Voltaire :
« On pensera à la conquête facile des États du Pape, et alors le pallium est à nous et la scène est finie. Tous les potentats de l'Europe, ne voulant pas reconnaître un vicaire du Christ soumis à un autre souverain, se créeront un patriarche, chacun pour son propre État... Peu à peu chacun s'éloignera de l'unité, et finira par avoir dans son royaume une religion ainsi qu'une langue à part. »
0 docteurs et propagateurs de la fraternité ! chaque État ayant sa religion et sa langue à part, et la conscience et le sang des hommes livrés à l'ambition des rois !
M. Mazzini, se gonflant plus tard de ce qu'il avait fait à Rome, disait, avec la candeur imbécile du crime :
« L'abolition du pouvoir temporel entraînait nécessairement, dans l'esprit de ceux qui comprennent le secret de l'autorité papale, l' émancipation du genre humain de l'autorité spirituelle. »
Oui ; et quand l'autorité spirituelle ne soutiendra plus la conscience humaine, qui émancipera le genre humain du bon plaisir de la force matérielle ? Sans doute le poignard de M. Mazzini !
Mais cette conscience humaine, si méprisée par ces faquins trop fiers de leur glaive royal ou de leur poignard, les a méprisés à son tour, et ils ont vu que le poignard n'assassinait pas les idées, et que les consciences ont aussi le glaive pour s'affranchir du glaive.
« Quoi ! s'écriait un évêque, l'étroite limite nationale presserait donc l'universel monarque des esprits! Le genre humain, appelé au surnaturalisme, c'est-à-dire à des rapports avec Dieu, d'une grandeur et d'une délicatesse ineffables, entend que personne ne puisse avoir la triste tentation de les troubler ou de les corrompre ; il
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veut aller à sa fin sans heurter en son sentier les gardes des frontières humaines. La cité divine doit rester ouverte et le jour et la nuit, le message céleste en sort, la prière y entre ; que ce soit sans contrôle et à toute heure. Les âmes volent vers ses sommets de tous les points du globe ; qu'on ne demande pas aux nobles voyageuses la couleur des drapeaux qui abritaient leurs toits de boue. Là, que le particulier s'efface, que les rivalités écloses au champ national soient ignorées. Dieu saura bien discerner le sien, nonobstant les variétés et les oppositions issues des climats, des politiques, des civilisations, des barbaries. A une fonction tenue de rester si universelle, si impartiale, si aimante, l'indépendance est nécessaire ; ses magnifiques affaires ne peuvent être traitées convenablement sous l'œil de surveillants jaloux. »
Et du milieu des clameurs et des ténèbres du moment, la même voix épiscopale, aussi inspirée que savante et éloquente, ne craignait pas d'annoncer comment le Pontife exilé reviendrait bientôt dans sa ville assainie. Sa prophétie n'était qu'un tableau du passé ; il le prenait. dans les annales de l'Église, à l'époque où Arnauld de Bresce avait régné sur Rome, comme y régnait en ce moment le héros des illuminés de notre âge, l'homme du poignard :
« On dirait qu'il y a de vraies résurrections des fureurs et des folies humaines. Eugène III était un prince très-noble- et très-généreux ; il n'avait pas voulu être dur envers les coupables habitants de Tivoli. Notre bien- aimé Pie IX, en montant sur le trône, refusa de laisser durer des sévérités décrétées contre des perturbateurs criminels. Les bandes d'Arnauld égorgèrent les fidèles Romains ; les hommes fidèles de Pie IX ont été tués.
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Eugène se retira à Viterbe ; Pie IX est dans le royaume de Naples. Arnauld, diseur dangereux, répandait des déclamations astucieuses, prétendant que le Pape devait être confiné dans sa région spirituelle ; que disent-ils autre chose, ces semeurs de vaines paroles? Saint Bernard, catholique et Français, appelait Rome une colombe séduite, sans cœur; il la montrait décapitée, ville aux yeux arrachés, à la face ténébreuse. Mille reproches de ce genre pleuvent sur la Rome d'aujourd'hui ; la France, dans sa religieuse indignation, ne les lui mesure pas. Eugène III à Viterbe, reçoit du Nord et de l'Orient, et des terres occidentales, des légations pieuses qui consolent son âme de l'ingratitude des Romains. Puissent les tendres hommages de la catholicité tout entière et les respects du reste du monde dédommager le grand cœur de Pie IX. Eugène, dans l'exil, n'en était pas moins occupé des intérêts généraux de l'Eglise ; Pie IX est tout entier à cette œuvre, nonobstant ses douleurs. Nous voudrions bien pouvoir mener ce parallèle jusqu'au bout. Puisqu'une légitime indignation nous a dicté des paroles sévères contre les violateurs d'une majesté si grande, nous serions heureux d'avoir pu raconter à l'avance leur repentance prochaine. « Il advint donc, dit l'historien, que, par la miséricorde de Dieu, une grande joie éclata dans toute la ville à la nouvelle de la rentrée inattendue du Pontife. Une multitude innombrable courut au-devant de lui avec des branches vertes. On se prosternait sur ses pas, on en baisait les vestiges, on le couvrait d'embrassements lui-même. Les bannières flottaient ; les officiers, les juges s'avançaient en foule. Les Juifs n'étaient pas absents de cette grande joie, portant sur leurs épaules la loi de Moïse. Les Romains, semblables à un chœur d'harmonie,
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chantaient ces paroles : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur 1 C'est ainsi qu'à travers les effusions de tout un peuple le Pontife monta au palais de Latran (1). » C'était aux environs de Noël : Eugène y put célébrer cette fête (2). »
Ce fut ainsi, après une année d'exil, que Pie IX, escorté par l'armée française, rentra dans Rome aux applaudissements du monde.
Un autre évêque, dont la voix, chère aux catholiques de France, s'est élevée avec autorité depuis vingt ans dans toutes les circonstances qui intéressent les droits et la gloire de l'Eglise, tirera les dernières leçons de cet événement, préparé et consommé, dit-il, non pas par la Foi, comme autrefois les croisades, mais véritablement par la politique, calculant à sa manière et cherchant ses propres intérêts. Car, en effet, Dieu a voulu que la politique elle-même rendit hommage à cette autorité extérieure de l'Eglise qu'elle avait si longtemps méconnue :
« La politique donc avait prétendu qu'elle gouverne- rait bien, ou même qu'elle gouvernerait mieux le monde sans la Religion ; et il arrivait que le monde, à mesure qu'il se trouvait privé de religion, n'était plus gouvernable.
« Elle avait dit encore que l'Église n'avait rien à voir dans les intérêts temporels des peuples ; et voilà que les intérêts même temporels des peuples se trouvaient comme personnifiés dans ce Chef temporel de l'Église ; tous voyaient en lui la plus haute représentation de l'ordre et de l'autorité, ces deux grandes conditions de la vie des peuples, les plus essentielles toujours, et aujourd'hui les plus menacées.
(1) OTTO PRESSING.
(2) Msr llERTEA\;D, évêque de Tulle, Lettre pastorale.
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« Enfin, sous prétexte d'empêcher qu'il n'y eûi, comme ils le disaient, un État dans l'Etat, les politiques n'admettaient pas d'autre société organisée libre et complète que la société civile ; et voilà que toutes ces sociétés matérielles chancelaient effrayées et s'affaissaient sur elles-mêmes, tandis que la société chrétienne, se dégageant peu à peu de ses entraves au milieu des pouvoirs publics affaiblis, reparaissait avec sa discipline, son sacerdoce, son unité ; avec ses tribunaux, ses conciles, ses ordres religieux et se tenait seule debout, pleine de jeunesse, de force et d'avenir.
« Et alors tous ces politiques, voyant ces millions de fidèles soumis aux prêtres, ces milliers de prêtres soumis aux évêques, ces centaines d'évêques soumis au Pape, et, tous ensemble, Pape, évêques, prêtres et fidèles, formant l'édifice de l'Eglise, ils ont compris qu'il y avait là une pierre ferme sur laquelle il serait bon d'asseoir les sociétés humaines défaillantes.
« Et comme ils savaient très-bien que, dans cette Eglise si fortement constituée, tout repose sur le Pape, c'est l'Eglise elle-même, comme société visible, qu'ils ont raffermie dans la restauration temporelle de son Chef ; et en raffermissant l'Église, c'est le monde entier qu'ils ont voulu raffermir ; tellement que cette société spirituelle qui leur avait si longtemps fait ombrage, qu'ils avaient dédaignée comme inutile, quand ils ne la persécutaient pas comme ennemie, est devenue à leurs yeux le modèle le plus parfait, l'appui le plus solide, le refuge le plus sur de toutes les sociétés humaines (1). »
(1 ) De l'Église et de l'État, à l'occasion de la rentrée de N. S. P. lè Pape à Rome, par Monseigneur PARISIS, évêque de Langres (aujourd'hui d'Arras) et membre de l'Assemblée législative (1850).
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III
De ces considérations qui intéressent le monde et plus que le monde, qui intéressent la destinée entière de l'humanité, descendrons-nous à considérer les intérêts particuliers du peuple romain? C'est une moquerie. On affecte de le plaindre beaucoup, ce peuple. Il est très-malheureux, dit-on, de n'être pas gouverné comme les autres, de n'avoir pas à parcourir de si glorieuses carrières, de ne pouvoir se livrer aux beaux essais qui se font ailleurs pour trouver la vérité, la gloire, la fortune, le bonheur, la liberté. Nos journalistes insistent fort sur ce point : un peuple qui n'a pas de grands journaux ! qui n'aura point de vie politique ! Assurément c'est une infortune inénarrable. Mais quoi, si le salut du monde est à ce prix? Le peuple romain peut avoir en. aussi grande abondance qu'il veut la vie savante, intellectuelle et spirituelle. Il est agriculteur, pasteur, artiste ; il vit sous un beau ciel et sous un doux maître, parmi les monuments et les chefs- d'œuvre, sans être écrasé par les impôts, sans payer jamais l'impôt du sang. C'est la vie des heureux de ce monde, de ceux pour qui les autres hommes s'agitent, combattent et gémissent dans les labeurs et les privations. Quand l'Anglais a mis sous le pressoir et ses propres compatriotes et les autres peuples de la terre ; quand il a recueilli le tribut des mines d'or et des mines de charbon ; quand il a vendu au Chinois, pour l'empoisonner, la sueur et le sang de l'Indien transformés en opium, alors l'Anglais vient en Italie chercher le soleil, les monuments, les musées et les loisirs du peuple romain. Mais il ne prend
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que l'écorce grossière des joies accoutumées de ce peuple, qui est intelligent, qui a le sentiment des arts et qui connaît et aime Dieu.
Le peuple romain ne se plaint pas ; ce n'est pas lui qui hait son roi pontife et qui souhaite la destruction de ce paternel empire. Un petit nombre de sots et ingrats rebelles, corrompus par l'opinion étrangère, médiocres lettrés et guerriers plus médiocres, s'estimant nés pour dominer la terre, et modestement convaincus qu'ils sont encore le peuple et le sénat, en tout, quelques centaines d'individus, voilà ce que nos journalistes appellent le peuple romain, Voilà le groupe illustre et touchant de déshérités auxquels il faudrait sacrifier la paix du monde. Quand la tempête a fait surnager ces héros, pas un seul n'a pu soutenir un jour les regards du public ; l'Europe n'a point daigné savoir leurs noms ; ils étaient, en gros, la révolution romaine ; et le peuple romain lui-même n'a connu un instant dans ce vulgaire que quelques démagogues plus forcenés, assez heureux pour avoir pu dépasser la mesure accoutumée de la folie du crime.
C'est le Pape, et le Pape seul, qui fait du peuple romain un peuple ; mais par le Pape il est un grand peuple, un peuple que n'écrase pas ce nom de Rome, un peuple à la fois conservateur et initiateur.
Il ne conserve pas peu de chose. La Rome des Papes n'est pas seulement le sanctuaire de la conscience chrétienne, par conséquent l'inviolable sanctuaire de la liberté, dont la conscience chrétienne est le suprême et invincible rempart ; elle n'est pas seulement le dernier asile où s'abritent le respect et l'amour des pauvres et des petits ; elle n'est pas seulement une terre privilégiée où vivent encore une foule de traditions nobles et d'institutions vraiment
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populaires que jadis toute l'Europe y a prises et qu'elle y viendra reprendre quelque jour : Rome pontificale est encore un laboratoire où le génie de la charité conçoit, expérimente et fait consacrer ses bienfaisantes conceptions. Là sont nées toutes les œuvres de miséricorde ; nées ailleurs, là elles ont reçu le baptême et la fécondité. Là est le centre de la civilisation universelle, puisque là est le centre de l'apostolat chrétien. Que ceux qui ne veulent plus du christianisme ne veuillent plus aussi du Pape dans Rome, nous le concevons : du même coup ils supprimeraient l'apostolat, ou du moins ils ralentiraient beaucoup ses efforts et en retarderaient incommensurablement les trop lents résultats ; mais les populations des Indes et de la Chine, et des profondeurs de l'Amérique et de l'O- céanie, sept ou huit cents millions d'âmes, qui les émanciperait de l'autorité spirituelle des bonzes, des idoles, des fétiches? Serait-ce toujours le poignard de M. Mazzini?
Nous le dirons à ces hommes qui parlent si légèrement de découronner le Souverain Pontife et de l'envoyer périr de langueur, et l'Église avec lui, dans quelque bourgade, sous les maîtres mobiles que lui donnerait la sédition. Ce ne sont pas leurs idées qui nous révoltent, elles ne sont que folles; c'est leur forfanterie. La plupart affectent des colères qu'ils n'éprouvent pas et des terreurs qu'ils n'ont pas ; ils appellent des maîtres sous lesquels ils ne voudraient pas vivre et des événements qu'ils auraient horreur de voir, et ils ne provoquent l'orage qu'avec l'arrière- conviction qu'il n'éclatera point, ou qu'il passera cette fois encore sans emporter l'édifice puissant et vénérable qu'ils désignent à sa fureur (1).
(i) Maintempnt je les ai vus dix-huit mois de plus, et je les connais mieux. Déjà je ne voyais iguère de limite à leur bassesse ; je n'en connais
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L'un d'eux, dernièrement, faisait observer que les catholiques suivent hardiment et jusqu'au bout la logique de leurs principes, tandis que les libres penseurs hésitent, biaisent, sont poltrons et légèrement hypocrites. Le fait, très-évident, était exposé dans les termes à peu près que nous venons d'employer ; et le libre penseur qui s'abandonnait à cet accès de franchise en tirait la conclusion, très-évidente aussi, que le catholicisme obtiendrait encore plus d'une victoire dans le combat que lui livre l'erreur sous le nom de libre pensée.
Mais la langue particulière de la libre pensée n'est pas franche, même lorsqu'elle exprime des opinions sincères. Le libre penseur en question avait soin d'appeler les catholiques le moyen âge et la libre pensée le dix-neuvième siècle. Ces qualifications caressent et exploitent des préjugés dont aucun libre penseur de ce temps, quelle que soit la fierté de son esprit, ne sait dédaigner l'humiliant secours. Ne nous en plaignons pas : notre adversaire prouve combien la maladie qu'il dénonce, l'hypocrisie et la poltronnerie de la libre pensée, est générale et profonde, puisque, témoin son langage, lui-même n'en est pas exempt.
Or pourquoi la libre pensée serait-elle hypocrite et poltronne, si, d'une part, elle ne sentait pas qu'elle heurte le sentiment du genre humain ; si, d'une autre part, elle n'adhérait pas elle-même, en dépit d'elle-même, aux grandes vérités qu'elle nie ; si elle n'avait pas au moins le soupçon que ces vérités sont divines et éternelles ?
Notre adversaire, pas plus que les autres libres penseurs, n'a certainement aucune raison de croire que les
plus a leur stupidité. Il y a dans la civilisation présente des vocations pour toutes les ignominies.
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catholiques d'aujourd'hui sont plus du moyen âge et sont moins du dix-neuvième siècle que lui-même. Il parle souvent des « débris du moyen âge qui traînent encore dans les lumières de la civilisation présente : » le cœur humain et l'esprit humain sont deux de ces débris ; il les porte en lui, comme nous les portons en nous. Les brillantes idées qu'il expose ne sont pas sa création, elles ont été développées, combattues, vaincues dans le moyen âge ; elles viennent de plus loin. Les vérités qu'on lui oppose sont nouvelles comme la nature humaine ; et celles qui peuvent paraître plus jeunes ont été, non pas inventées, mais reconnues, il y aura bientôt dix-neuf cents ans. Elles n'ont pas plus changé que le cœur de l'homme, dont elles sont la force et le besoin ; pas plus que l'esprit de l'homme, dont elles sont le besoin et la lumière. Elles ne seront pas vieilles dans cent ans, ni jamais ; elles auront toute leur vigueur et toute leur jeunesse au dernier jour du monde. Alors, après avoir plusieurs fois relevé l'humanité ingrate, elles la ressaisiront pour la juger, au moment où celle-ci se flattera de les avoir enfin abjurées. Ainsi la loi répond par un châtiment souverain au transgresseur obstiné qui la nie souverainement. L'humanité, sortant de la nature, forcera le Créateur de détourner sa face très-sainte, il clora les âges et brisera un ouvrage qui ne sera plus celui qu'il a fait.
Si le dix-neuvième siècle n'est pas cet âge pervers, cet âge de la révolte suprême et du suprême châtiment, il n'est qu'une époque de la durée inconnue des temps ; époque à certains égards moins difficile que beaucoup d'autres, et pendant laquelle l'Eglise catholique, portant la vérité de Jésus-Christ, remplira sa mission de créer des vivants et de ressusciter des morts.
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La mission est sans doute laborieuse. Quand ne le fut-elle pas ? Nous ne voyons aucun temps où les ennemis de l'Église n'aient pu espérer, aucun où ses enfants n'aient dû craindre, aucun où ses plus formidables défaites ne contiennent le germe de ses triomphes prochains.
Il y a soixante ans, on ne disait la messe en France qu'au fond des souterrains et des déserts; et les libres penseurs victorieux, voyant leurs bandes garnies de prêtres apostats, plombaient à Valence le cercueil d'un captif qui était le dernier Pape. — Eh bien?...
Les chrétiens le savaient, ce cercueil du dernier Pape ne renfermait point la Papauté. Pie VI était mort captif; Pie VII, élu sous la protection des baïonnettes russes, était libre et vivant, Pie IX naissait. Le berceau de Pie IX a flotté sur le sang des prêtres égorgés.
Vous ne savez pas ce que vous mettez dans les tombes, ni ce que Dieu met dans les berceaux ; nous autres, nous le savons. Ce que vous mettez dans les tombes, c'est la vie, et ce que Dieu met dans les berceaux, c'est encore la vie. En allant à la mort le chrétien jette une goutte d'eau sur le front de son fils nouveau-né : c'est le baptême ! Arrachez cela ! Et vous n'empêcherez pas le chrétien d'offrir au moins le sang que vous allez lui prendre pour servir de baptème à son fils enlevé par les bourreaux. Vos enfants, vos propres enfants, nous les baptiserons de notre sang à défaut des nôtres, et ils feront ce qui s'est fait depuis huit siècles partout où l'Église a souffert : ils apprendront le Credo sur la tombe des martyrs. Parce qu'il y aura eu des martyrs, il naîtra des saints ; les saints continueront et développeront l'œuvre de Jésus-Christ.
Les subordinations instituées de Dieu sont inaltéra-
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bles ; la folie et le crime multiplieront en vain des lois pour les violer. En dépit des codes que pourraient imposer les phalanstériens et les communistes, la femme restera soumise à l'homme, l'enfant au père, l'adolescent aura moins de force que l'homme formé, l'homme formé moins de sagesse que le vieillard ; la passion sera gouvernée par la raison froide ; toute fureur, tout délire, n'étant qu'une force qui mène à la mort, finira par obéir à la prudence, à la tempérance, à la patience, qui sont les forces de la vie.
Et ces forces de la vie, personne ne les possède au même degré, aussi pleinement et durablement que les saints. L'Église triomphera donc par les saints, quand même ceux-ci n'y ajouteraient pas la force des miracles. Rangés autour du Pape, leur chef visible, qu'ils ne méconnaîtront jamais, à quelque abaissement qu'on le réduise, ils lui rendront le signe visible de l'empire universel promis à Jésus-Christ.
Au milieù des fluctuations, des incertitudes et des écroulements de la politique humaine, jetons un dernier regard sur ce que Bossuet osait appeler la politique divine. Les triomphes de l'erreur nous ont entourés de ruines; à travers ces ruines, la vérité fait son chemin, étend et consolide son empire ; consolons-nous par ce beau spectacle de la sagesse, de la certitude et de la durée.
Quelqu'un aurait-il su compter, il y a dix ans, les Français qui proclamaient, en toute assurance et en toute allégresse, la déchéance irrémédiable du dogme catholique? C'était le cri de tous nos professeurs, de tous nos écrivains, de tous nos orateurs, de tous nos censitaires, répété par les échos de toute l'Europe et
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dominant l'esprit de tous les gouvernements. Les plus déterminés de ces professeurs, de ces écrivains, de ces orateurs, sont arrivés au pouvoir par un coup de foudre qui a ébranlé le monde et mis Rome aux mains de leurs alliés... Ils ont chassé de Rome, à force ouverte, leurs alliés, et rétabli le Pape.
Le Pape rétabli par la France, et par la France en révolution, voilà l'événement du siècle. L'humanité vivra là-dessus longtemps. L'homme s'agite, Dieu le mène. Il * ne suffit pas de savoir ce que les révolutionnaires français se proposent : il faut savoir ce que Dieu voudra. Si Dieu veut, comme tout l'annonce, que son Église soit glorifiée, il faudra bien non-seulement qu'on s'y résigne, mais qu'on y travaille, les révolutionnaires français tout comme les autres. La trombe formidable qui a passé sur le monde savait sans doute où elle voulait frapper, mais elle n'a pas su ce qu'elle frappait. En Allemagne elle a ruiné le joséphisme, démantelé le protestantisme et introduit les Jésuites, qui faisaient encore plus peur que chez nous. En Italie elle a, quoi qu'il en semble, semé plus de germes de régénération que de germes de mort. En France elle a roulé dans la fange les principales chaires de l'impiété et laissé debout celles de la religion. Que l'on nous permette une comparaison vulgaire : Dieu est comme le meunier, qui ne livre passage aux eaux que pour faire tourner la roue de son moulin. Épouvantés de la force et du fracas du torrent qu'il déchaîne, nous croyons qu'il veut tout submerger, tout détruire : nullement ! Il veut moudre.
On plaint le Souverain Pontife. Ah! sans doute, à ne considérer que sa situation temporelle, nul homme ne porte un pareil poids d'angoisses ; mais il faut s'élever
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plus haut. Ne regardons pas ce qui disparaîtra dans l'é- loignement historique, les Mazzini, les Ledru-Rollin, les Palmerston, et ce groupe de subalternes qui leur servent d'instruments. Pauvres figures, en somme ! Qu'est- ce que tout cela, comparé aux ennemis d'autrefois ? Tout cela donc écarté, il reste un Pape saint, vénéré, obéi, plus puissant dans l'Église de Dieu qu'aucun de ses prédécesseurs ne le fut jamais, et la chaire de Pierre, plus que jamais considérée comme la clef de voûte de l'ordre social. Parcourons l'histoire depuis dix-huit siècles ; nous ne trouverons pas un Pape, nous disons pas un, que le monde catholique ait plus docilement, plus unanimement, plus tendrement salué Évêque des évèques, Pasteur des pasteurs, Chef et Père de tout le troupeau du Christ. Nous sommes à un grand moment des annales du monde, nous assistons à un spectacle nouveau, et la postérité nous félicitera d'avoir contemplé l'aurore des merveilles qui l'attendent.
Autrefois le puissant établissement temporel des évê- (lues, en même temps qu'il fut une arme excellente aux mains de l'Église, fut une arme dangereuse aux mains des ennemis et des jaloux du pouvoir spirituel de la Papauté. Souvent la politique s'en empara, et les Papes soutinrent peu de grandes luttes sans voir autour des rois dont ils réprimaient les entreprises, un ou plusieurs de ces évêques qui occupaient un rang si élevé dans l'Etat. Plus irrités contre les évêques fidèles que reconnaissants envers les évêques courtisans, les souverains, alléchés d'ailleurs par les biens de l'Église, ont résolu d'abattre la puissance temporelle ecclésiastique. Ils pensaient, — leur calcul était juste, et, si Dieu n'avait pas pris soin de le déjouer, il aurait pleinement réussi, — ils pensaient que,
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les évêques étant abaissés et détruits, les couronnes auraient facilement raison de la tiare.
Ils y ont travaillé sans relâche et presque unanimement durant trois siècles. Ils ont si bien frappé, si bien réglementé, si bien persécuté ; la brutalité des populaces, l'ingratitude des savants, la ruse des administrateurs et des politiques leur sont venues en aide si efficacement, qu'enfin la destruction qu'ils avaient juré d'accomplir a été consommée. Tous les biens de l'Église sont tombés en leurs mains ; tout le pouvoir politique des évêques a passé aux mains de l'Etat. On n'a rien laissé aux évêques que ce qu'il n'était pas possible de leur ravir : l'onction sainte et la mission apostolique.
Voilà, certes, une entreprise habile, persévérante, et couronnée d'un rare succès, grâce à la complicité ardente du monde entier ! Mais le but suprême de cette politique a été manqué. Le but était d'abattre le Pape, et il se trouve, après trois siècles, que tant d'efforts n'ont servi qu'à grandir le Pape et qu'à le fortifier.
Dans tout l'ordre des évêques, quelle est la tête qui s'élève contre Pierre et la voix qui parle contre lui? Qui résiste, qui pourrait résister, qui pourrait admettre seulement la pensée d'une résistance comme il y en eut en tous les temps ? Si quelque part, ce qui semble n'être plus possible, un évêque soutenait une erreur, préconisait la politique antichrétienne d'un pouvoir quelconque, refusait de faire son devoir, le Pape lui écrirait : Mon frère, vous vous trompez. Et le rebelle verrait aussitôt ses partisans s'éloigner, ses disciples le condamner ; il se verrait seul, il tomberait à genoux. S'il voulait contester, il ne serait pas même effrayant, il serait ridicule ; on ne concevrait pas son entêtement. Le Titan soulevé contre Rome
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ne paraîtrait qu'un faible esprit et ne serait pas autre chose. Telle est aujourd'hui dans l'Église la puissance papale.
Une autorité si forte et si bien établie dans l'Église est forte et bien établie partout. On a cru la miner, on l'a seulement entourée de fossés et de palissades. Elle est là, au centre de tous les intérêts humains, dernier rempart de la civilisation, dont elle fut la source première. On ne peut y toucher que tout ne soit menacé ; si elle croulait, tout croulerait, et tout le monde le sait, et l'a vu, et l'a dit. Elle est pauvre, faible, dénuée de toute puissance matérielle ; mais elle a toujours la parole féconde qui crée les peuples, les institutions, les empires.
Malgré cette parole, M. Mazzini peut bien encore une fois prendre Rome ; il peut, si Dieu le permet, prendre même le Pape : Pie IX n'est pas le premier Pape qu'on ait vu dans l'exil et ne serait pas le premier qu'on eût vu dans les fers ou sur la croix ; mais la Papauté, M. Mazzini ne la prendra pas, parce que Dieu ne le permettra pas. Un jour, M. Mazzini, si sa destinée comporte tant d'honneur, sera pendu ou jeté dans un cul de basse-fosse, soit par quelques-uns de ses amis à qui Dieu donnera cette mission, soit par une armée que le Pape fugitif ou captif aura levée du seul mouvement de ses lèvres ; et le Pontife immortel, traversant les populations agenouillées, reviendra par un chemin de fleurs reprendre la couronne d'épines qui déchire son front, mais qui foudroie les autres fronts. Il présidera, comme c'est sa fonction depuis dix-huit siècles, aux destinées de l'humanité, assis sur cette chaire de la doctrine et du martyre qui, toujours vacillante, verra tout tomber et relèvera tout ce qui ne (loit pas périr.
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Sans doute on ne peut pas comparer absolument la monarchie à l'Église, ce qui est éternel à ce qui est périssable. La monarchie en général, les familles royales en particulier, n'ont pas reçu les promesses si magnifiquement remplies qui ont été faites au pêcheur d'hommes, et, les eussent-elles reçues, il faut bien reconnaître qu'elles n'en ont pas, comme lui, mérité l'accomplissement. Mais cet exemple montre au moins ce que valent les serments des peuples, ceux qu'on leur fait faire et ceux qu'ils font réellement. Toujours, jamais, paroles légères sur les lèvres humaines ! Nous voulons ceci, nous ne voulons point cela, paroles plus vaines encore ! Vous voudrez ce que Dieu voudra, et vous le ferez vousmêmes, ou par la république ou par la monarchie, et, des deux façons, vous le ferez en abjurant ces rêves d'orgueil qui vous ont laissé croire que vous aviez secoué le joug divin. Vous ferez ce que Dieu voudra, et Dieu voudra que son Église règne sur toute la terre, ornée de toutes les gloires et parée de tous les triomphes. Vous consentez à lui donner le triomphe du martyre, Dieu lui donnera celui de la victoire. Sa victoire sera de vous conduire à la liberté par la vérité. ^
Pour soutenir le combat contre le monde, l'Eglise n'a jamais dit que deux mots, mais deux mots qu'elle a scellés de son sang. A ceux qui voulaient commettre l'injustice, elle a dit: Non licet; à ceux qui voulaient la rendre complice de l'injustice, elle a dit : Non possumus. Avec ces deux mots, elle a vaincu la foule innombrable des oppresseurs et des sectaires qui ont entrepris de persuader aux hommes que tout leur était permis, afin de pouvoir eux-mêmes se permettre tout. Par ces deux mots, le droit et la justice sont restés inébranlables sur la terre.
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Rien n'empêchera la conscience humaine de savoir qui les a maintenus.
Nul ne peut dire encore ce qui a péri, ce qui restera ou ce qui se relèvera des choses anciennement établies qu'a renversées le choc révolutionnaire. Ce que chacun peut voir dès à présent, c'est que la Papauté sera l'instrument de Dieu pour la réédification de la société, et que l'histoire des rois 'et des peuples futurs sera la même que celle des rois et des peuples passés : heureux autant qu'ils ont protégé l'Eglise, grands autant qu'ils l'ont aimée.
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LA BROCHURE
LE PAPE ET LE CONGRES
ei
— 23 DÉCEMBRE 1858, —
Le fond de la brochure. — Sa réfutation par M. de Melun. — Opinion des journaux. — Adresse des rédacteurs de l'Univers au Souverain Ponlife. — Avertissement donné au journal au sujet de cette adresse. — Le Journal des Débats, le Comtitlltionnel, le Siècle, le Pays soutiennent la brochure. — M. Boni- face et M. Grandguillot. — Le Comte Rossi et le Père Lacoi- daire invoqués par la Patrie. — M. Mocquart et Molière. — MM. La Bédollière et Grandguillot. — MM. Guéroult et Jean Reynaud.
La brochure intitulée le Pape et le Congrès a paru hier soir. Elle reçoit ce matin l'approbation enthousiaste du Constitutionnel, qui promet pourtant de faire des réserves, et celle du Siècle, lequel en donne un extrait, conforme, dit-il, à la politique qu'il a toujours soutenue. Le Siècle ne se trompe pas, et le sens de cet écrit est par là même fixé. L'auteur se pose d'ailleurs en « catholique sincère, » et même pieux, « mais indépendant. » Il emploie cette sorte de style que l'on est convenu d'appeler modéré et respectueux. Il conclut à la séparation des Romagnes par l'autorité du Congrès. Toute son argumentation a pour but d'établir que le Pape, dont l'indépendance temporelle importe essen-
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tiellement, dit-il, à la conservation de l'ordre européen, sera d'autant plus indépendant que son royaume sera plus réduit et contiendra moins de sujets, et que ces sujets seront moins soumis à son autorité. En conséquence, le Congrès ne devrait guère laisser au Saint- Père que le Vatican et un jardin autour. Il n'emploie pas ces expressions, elles seraient trop peu respectueuses ; mais elles résument rigoureusement sa pensée. Le Pape aurait assez de quelques milliers de sujets, gardés par une garnison fédérale, et que l'on consolerait du malheur de n'avoir ni Chambres ni journaux, en leur assurant de larges franchises municipales. En un mot, le Pape serait évêque de Rome, et rien de plus.
On aurait soin, d'ailleurs, d'entretenir sa cour avec éclat, au moyen d'une riche subvention payée par l'Europe.
Telles sont les idées de l'auteur anonyme, et la solution qu'il propose au Congrès. Aucune autre ne lui paraît possible, ni tolérable. Il ne dit pas d'injures au Saint-Père, ni à l'Eglise, au contraire. Il veut les servir ! Il ne répond pas davantage aux injures que le Saint- Père et l'Eglise ont reçues et reçoivent tous les jours. Il part des « faits accomplis, » il espère dans l'omnipotence et dans l'infaillibilité du Congrès, et il est content, innocent et tranquille. Le Pape ne possède plus les Roma- gnes, voilà le fait; ce fait est très-légitime, puisque le Pape avait bien cédé les Romagnes en 1796, par le traité de Tolentino, et ne les a recouvrées que par les traités de 1815. Or, ce que les traités lui ont rendu, les traités peuvent bien le lui reprendre, et si le Congrès de Vienne a bien fait, comment le Congrès de Paris pourrait-il mal faire ? L'auteur ne voit pas ce que l'on pourrait répondre
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il celte argumentation. Il est certain que nous ne nous chargeons pas d'y répondre aujourd'hui. Quant aux ennemis radicaux de l'Eglise, qui demandent que la Papauté disparaisse entièrement et qu'on étouffe le catholicisme dans la boue, ils se garderont de réfuter une doctrine qui laisse entier le droit des Congrès futurs, desquels ils peuvent espérer davantage.
Tout omnipotent et infaillible que soit le Congrès, l'auteur anonyme se prosterne devant une omnipotence et une infaillibilité supérieures. C'est l'omnipotence et l'infaillibilité des faits accomplis.
Les révolutionnaires de 1848 disaient que la République était au-dessus du suffrage universel, et que tout ce qui se faisait contre elle était nul de soi. L'auteur anonyme reconnaît ce caractère divin aux faits accomplis. On a beau être un catholique pieux et indépendant, on est toujours forcé de reconnaître le caractère divin à quelque chose ! Tel est donc le caractère divin des faits accomplis en Italie, que le Congrès sera forcé de les consacrer. Rétablir le Pape par la force, qui l'entreprendra? La France ne le peut: 10 Parce qu'elle est catholique, et ce serait nuire à la religion ; 2° parce qu'elle est libérale, et ce serait méconnaître les droits des peuples. Nous suivons toujours les raisonnements de l'auteur anonyme. Or, ce que la France ne peut faire, elle ne peut permettre qu'on le fasse. Elle ne peut le permettre à l'Autriche, ce serait anéantir les gloires de Magenta et de Solferino; elle ne peut le permettre à Naples, ce serait exposer la monarchie sicilienne aux coups de la Révolution, et, en tout cas, ce serait déchaîner la guerre civile en Italie, puisque le roi de Piémont prendrait fait et cause pour ces nationalités qui se verraient
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exposées à retomber sous le joug de l'Église; — et si le roi de Piémont ne suffisait pas à cette œuvre, nul doute que l'Angleterre, « notre libérale alliée, » n'intervînt alors et ne nous frustrât de l'honneur d'assurer la liberté de l'Italie.
Ainsi, le Congrès n'a rien de mieux à faire que de sanctionner les faits accomplis. Ce Congrès omnipotent et infaillible, nouveau pontife de l'Europe et du monde, est déjà réduit à la condition de celui qu'il doit remplacer. Il est fait pour pardonner et bénir.
Voilà ce fameux écrit. Son importance, comme on le voit, ne consiste pas dans la force intrinsèque et dans la nouveauté des raisons qu'il expose. Si ces raisons peuvent être soumises à la discussion, elles n'y résisteront pas: l'histoire, le droit des peuples chrétiens, l'honneur des couronnes, les repoussent également. S'il est arrêté qu'elles domineront dans le Congrès, nous sommes à la veille des plus grands et des plus redoutables événements que puissent voir les hommes, et le dix-neuvième siècle léguera de longues épouvantes à la postérité.
Nous reproduisons ci-après la conclusion de la brochure. Quel qu'en soit l'auteur, son autorité sera nulle sur les catholiques. Tous nos évêques, sauf deux ou trois, ont parlé, et le Saint-Père leur a répondu. Nous connaissons les sentiments de Pie IX sur ces faits accomplis qu'on invoque contre ses droits sacrés. Le baiser qu'on lui donne aujourd'hui n'abusera ni lui ni personne. Dixitque illi Jésus: Amice, ad quid venisti?
« Toutes les raisons que l'on invoque pour amoindrir la compétence du Congrès et pour lier sa liberté sont donc sans valeur. L'Europe, qui a pu sacrifier l'Italie en 1815, peut, à plus forte
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raison, l'affranchir et la sauver en 1860. Le droit est le même. Il s'agit seulement de mieux l'appliquer.
« Quant à l'objection particulière de certaines personnes que la majorité des grandes puissances, étant schismatique, serait par cela seul incompétente pour enlever au Pape une de ses provinces, nous répondrons : Puisque ces mêmes puissances les ont données au Pape en 1815, elles ont bien le droit d'examiner ou non si elles peuvent les lui laisser en 1860.
« Qu'y a-t-il à faire, dans l'état actuel des choses, pour concilier des intérêts qui paraissent inconciliables ?
« Deux partis extrêmes sont en présence : l'un qui voudrait tout enlever au Pape, l'autre qui voudrait tout lui rendre :
« Deux hypothèses également inadmissibles, selon nous, et qui, toutes les deux, quoique radicalement opposées, auraient le même résultat pour la Papauté.
« Nous croyons qu'il y a autre chose à faire. D'abord, nous voudrions que le Congrès reconnût, comme un principe essentiel de l'ordre européen, la nécessité du pouvoir temporel du Pape. Pour nous, c'est là le point capital. Le principe nous paraît avoir ici plus de valeur que la possession territoriale plus ou moins grande qui en sera la conséquence naturelle. Quant à cette possession elle-même, la ville de Rome en résume surtout l'importance. Le reste n'est que secondaire. Il faut que la ville de Home et le patrimoine de Saint-Pierre soient garantis au Souverain Pontife par les grandes puissances, avec un revenu considérable que les États catholiques paieront comme un tribut de respect et de protection au Chef de l'Église. Il faut qu'une milice italienne, prise dans l'élite de l'armée fédérale, assure la tranquillité et l'inviolabilité du Saint-Siége. Il faut qu'une liberté municipale, aussi large que possible, dégage le gouvernement pontifical de tous les détails de l'administration, et fasse ainsi une part de vie publique locale à ceux qui sont déshérités de la vie politique. Il faut enfin que toute complication, toute idée de guerre et de révolte soit à jamais bannie du territoire gouverné par le Pape, et que l'on puisse dire : Là où règne le Vicaire de Jésus-Christ, règnent aussi la concorde, le bien-être et la paix.
« C'est au Congrès qu'il appartient d'opérer cette transformation devenue nécessaire pour consolider l'autorité temporelle de Rome. Ainsi que nous l'avons dit en commençant, cette consolidation est absolument liée à l'intérêt de l'Europe. Comme
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institution spirituelle et divine, la Papauté n'a rien à redouter des hommes ; elle est éternelle. Comme institution politique, elle est exposée à toutes les épreuves et à toutes les disgrâces qui atteignent ce qui est humain. Eh bien 1 il importe à la sécurité et à l'honneur de tous qu'elle ne soit pas atteinte dans la constitution qu'elle a reçue du temps et de l'histoire. Catholiques ou schismatiques, les grandes puissances ont le même intérêt, car l'indépendance du Chef de l'Église n'est pas seulement une question de conscience et de religion, c'est aussi une garantie de l'équilibre moral du monde. Cette grande cause ne saurait done être indifférente à personne, et nous n'en connaissons pas de plus digne de l'imposant arbitrage qui est appelé à la juger.
« A quoi servirait de se faire illusion? Par un concours de circonstances diverses, par un enchaînement de causes qui remontent bien loin, le pouvoir temporel du Pape est sérieusement menacé dans les conditions où il s'exerce aujourd'hui. C'est un grand malheur, que nous déplorons du fond de notre coeur ; mais c'est aussi un grand péril que les hommes politiques et les hommes religieux ont le devoir de conjurer pour le bien de l'Église comme pour le bien de l'Europe. Le Saint-Siége est posé sur un volcan, et le Pontife, qui est chargé par Dieu d'entretenir la paix dans le monde, est lui-même menacé sans cesse d'une révolution. Lui, le représentant auguste de la plus haute autorité morale delà terre, ne se maintient que sous la protection des armées étrangères. Ces occupations militaires ne le protégent qu'en le compromettant. Elles excitent contre lui toutes les susceptibilités du sentiment national : elles témoignent qu'il ne peut se confier à l'amour et au respect de son peuple.
« C'est une situation déplorable, que l'aveuglement et l'imprévoyance peuvent seuls vouloir prolonger, mais que le dévouement éclairé et respectueux demande de changer au plus vite. Ce changement est nécessaire, il est urgent; il n'y a que les ennemis déclarés de la Papauté ou ses amis aveugles qui puissent le repousser. Il ne s'agit pas d'amoindrir le patrimoine de Saint- Pierre ; il s'agit de le sauver.
« Quand la France s'est prononcée pour l'Italie, ce grand intérèt du salut de la Papauté a été certainement une des préoccupations les plus sérieuses de la politique de son souverain. L'empereur Napoléon a compris que le pouvoir temporel du Pape, restauré en 1849 et protégé depuis par ses armes, était
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sérieusement menacé dans les conditions de son existence politique. Il a compris qu'il fallait sauver la Papauté en affranchissant l'Italie. Dieu a béni son dessein et lui a donné la victoire. Mais sa gloire serait stérile si, en rendant à un peuple les titres de sa nationalité, elle n'assurait pas à l'Eglise sa sécurité et son indépendance.
« L'empereur Napoléon Ier, par le Concordat, a réconcilié la société nouvelle et la foi. Avec le génie d'un homme d'État et la conscience d'un homme de bien, il a relevé les autels et rendu un culte à cette noble France, abaissée par le scepticisme et souillée par l'anarchie qui, dans un jour de démence, s'appela la déesse Raison !
« Puisse son héritier avoir l'honneur, à son tour, de réconcilier le Pape, comme souverain temporel, avec son peuple et avec son temps ! Voilà ce que tous les cœurs sincèrement catholiques doivent demander à Dieu. »
— MÊME DATE —
Un homme à qui ses longs travaux et toute sa vie donnent le droit de parler pour les catholiques, M. le vicomte de Melun, a publié il y a huit jours un écrit de quelques pages intitulé la Question romaine devant le Congrès. Il résume et réfute avec autant de clarté que de brièveté l'amas de calomnies et de sophismes que le concours de la presse révolutionnaire a élevé depuis six mois oontre le gouvernement pontifical. S'il s'agissait d'être juste, il n'y aurait rien à lui répondre ; mais quand l'iniquité se connaît assez de complices, elle se passe de convaincre, et elle se pique moins de raisonner que d'insulter au bon sens et à la conscience publique par l'impudente faiblesse de ses arguments.
Nous reproduisons l'un des courts chapitres de JI. de Melun. En moins de deux pages, il contient toute la nouvelle brochure, et la renverse parfaitement.
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« Aucun catholique, aucun homme sérieux ne voudrait suivre des ennemis déclarés dans leur croisade contre le pouvoir temporel et prêter la main à son abolition, mais plusieurs se laissent prendre à la tactique des adversaires et disent avec eux que, pour être indépendant, le Pape n'a pas besoin de conserver tontes ses possessions actuelles ; ils admettent des modifications, des retranchements à son empire, et s'étonnent de l'énergie déployée dans ces derniers temps et par le Pontife et par les Évê- ques pour défendre les États-Romains contre toute diminution, pour les maintenir tels qu'ils sont et leur donner un caractère qui attire l'excommunication sur celui qui les touche; ils voient même un danger dans cette confusion absolue des deux pouvoirs, et tout en regrettant les révoltes, et gémissant sur les injustices du moment, ils consentiraient volontiers à une transaction qui, en retranchant du patrimoine de Saint-Pierre les pays soulevés, lui garantirait ce qui lui reste et le mettrait sous la sauvegarde de l'Europe et la protection des nations catholiques : voilà ce que des hommes, qui ne veulent aucun mal à l'Église et au Saint-Siége, attendent du Congrès, avec quelques réformes dans l'administration et certaines concessions à l'esprit laïque et aux idées libérales.
« Quelque chose, avant toute discussion, devrait les avertir qu'ils se placent là sur une pente bien glissante, et qu'il faut y regarder de près avant de s'aventurer dans une solution pareille ; ils sont encore loin, il est vrai, mais cependant ils sont involontairement à la suite des journaux les plus hostiles à la Papauté, et qui se déclarent les plus anti-chrétiens. Que dit en effet cette presse, dont chaque page est un cri de guerre contre le Saint- Père ? « Nous aussi, nous voulons que le Pape soit indépendant, mais que lui faut-il pour cela ? Rome et sa banlieue, Rome, la ville des ruines, des souvenirs et des églises, Rome, la cathédrale de l'univers; que le Pape se contente de cette souveraineté, qu'il se débarrasse de toutes les difficultés de la politique, de tous les détails d'administration, il en sera plus tranquille, plus puissant dans le spirituel ; on ne confondra plus le gouvernement du pays avec celui de l'Église j son royaume, suivant la parole du Christ, ne sera plus de ce monde, il commandera aux âmes, et laissera les corps aux disputes et aux passions de la terre ; quant à son budget, les catholiques le composeront de leurs aumônes, ou même, si l'on veut, les souverains lui feront une liste civile, et fourniront des régiments pour lui faire honneur et le garder.»
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« Les hommes que l'amour de la paix pousse du côté d'une transaction, ne vont pas jusque-là, ils veulent qu'on s'arrête à la première étape, et qu'on n'aille jamais au delà du sacrifice des Légations, mais la logique serait plus forte que leur bonne volonté, et on ne s'arrête pas à sa guise sur la pente des révolutrons. S'il existe des causes pour détacher Bologne, pourquoi pas Ancône?pour enlever Ferrare, pourquoi pas Viterbe? Ce sont mêmes principes, même forme de gouvernement, mêmes lois, mêmes griefs contre le pouvoir, mêmé prétexte à l'insurrection, et s'il suffit d'un soulèvement de quelques mécontents, de l'érection d'un drapeau étranger pour justifier la révolte, il se trouvera toujours quelque émissaire de la vente centrale, quelque agent d'une société secrète, quelque envoyé d'une ambition voisine pour souffler l'émeute et donner des droits à la séparation ; ainsi, à la piste de tous les événements, à l'affût de toutes les occasions, et Dieu sait si, dans ces temps, les occasions de trouble manquent, la révolution gagnerait de proche en proche, enlèverait peu à peu au Saint-Père toutes ses villes, s'emparerait de toutes ses positions, et bientôt assiégerait ou plutôt tiendrait prisonnière la Papauté dans Rome.
« Le rêve de la presse anti-catholique serait réalisé. »
— MÊME DATE —
Quelques journaux favorisés par l'auteur ou les auteurs de la brochure le Pape et le Congrès, ont déjà pu donner des extraits de cet écrit. Ces journaux sont : la Patrie, le Constitutionnel, le Siècle, l' Opinion nationale, le Nord et Y 1lndépendance
On lit dans la Patrie :
«C'est ce soir que sera mise en vente la brochure annoncée depuis quelques jours, et qui traite une des questions les plus délicates et les plus graves que le Congrès aura à résoudre.
(1 L'éditeur nous communique des fragments de cette œuvre, destinée sans doute à beaucoup occuper l'attention publique en France et en Europe. Nous ne voulons pas, après une rapide lecture, juger une œuvre aussi importante; nous nous borne-
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rons à dire aujourd'hui que les passages placés sous les yeux de nos lecteurs nous paraissent être une appréciation aussi impartiale qu'élevée des conditions politiques du pouvoir temporel de la Papauté. Nous ajouterons que le sentiment qui a inspiré l'auteur est, dans tous les cas, celui d'un profond respect pour l'Église. »
Cela est signé de M. Paulin Limayrac, dont la compétence, quand il s'agit du respect dû à l'Église, ne saurait être contestée.
Le Constitutionnel n'est pas moins satisfait ; c'est surtout comme catholique qu'il exprime sa satisfaction.
Dès qu'il s'agit de mettre la main sur les États de l'Église, ils sont tous pieux, et leur encrier est plein d'eau bénite. Voici donc ce que dit le Constitutionnel en tête de ses colonnes, et en caractères d'honneur :
«La brochure le Pape et le Congrès a paru. Nous venons de la parcourir rapidement, et sans entrer encore dans un examen qui comporte nécessairement toutes les réserves possibles, nous pouvons dès à présent dire que cette œuvre aussi élevée que saisissante nous laisse sous une impression profonde.
« La brochure se divise en trois parties parfaitement distinctes.
« Dans la première, l'auteur analyse, avec une préoccupation visible de tous les intérêts du Saint-Siége, la nature, les principes et les conditions pratiques du pouvoir temporel de la Papauté.
« Dans la seconde, il examine avec une anxiété consciencieuse et un grand sentiment de respect, s'il peut être profitable à l'Église que les Romagnes, séparées de fait de l'autorité du Saint-Siége, lui soient rendues.
« Dans la troisième enfin, il se demande de quelle manière cette province pourrait être restituée au Saint-Père; et, après avoir combattu avec une énergique fermeté, au point de vue de la politique de la France et des intérêts de l'Europe, l'intervention armée, il établit par les faits et par le droit la compétence absolue du Congrès, appelé à trancher souverainement cette grande et primordiale question.
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« On comprend tout ce qu'un pareil exposé renferme d'aper-
çus neufs et profonds, de déduction saisissante.
« Il faut méditer sur de pareilles œuvres quand elles se produisent, et ne point se laisser aller à ses premières impressions.
« Il est inutile d'ailleurs de leur attribuer des origines semblables à celles que des journaux étrangers, avant même d'avoir lu, leur cherchent laborieusement, comme si ces œuvres n'existaient point par elles-mêmes et n'exigeaient pas, sans étiquette et par leur seule valeur intrinsèque, l'examen le plus attentif.
« Nous donnons aujourd'hui la première partie de ce travail, admirant sans réserve l'élévation et les motifs pieux qui l'ont inspiré, mais résolus, d'un autre côté, nous le déclarons tout d'abord, à. contre-dire quelques-unes de ses propositions. —
A. GRANDGUILLOT. »
Si la piété de la Patrie et du Constitutionnel est satisfaite, celle du Siècle n'a pas à souffrir :
« Nous publions, dit-il, un fragment de la brochure intitulée: le Pape et le Congrès. On verra que la politique de l'auteur anonyme se trouve d'accord avec celle que nous avons toujours soutenue. C'est également celle qu'appuie l'honorable M. Arnaud (de l'Ariége) dans une brochure dont nous reproduisons un remarquable passage.
EMILE DE LA. BÉDOLLIÈRE. »
M. Arnaud a manqué son moment. L'auteur de la brochure le Pape et le Congrès lui enlèvera les suffrages et même l'auditoire sur lesquels il avait le droit de compter. Espérons que cet échec sera plus tard pour lui une consolation.
L'Opinion nationale revendique la solution de l'auteur anonyme :
« Nous ne croyons pas inutile, dit-elle, de mettre sous les yeux de nos lecteurs les principaux passages et surtout la conclusion pratique de ce travail. On verra que si l'auteur s'inspire parfois de considérations différentes, sa solution ne diffère pas sensi-
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blement de celle que nous avons nous-même présentée dans l' Opinion national e.
ALEX. BONNE AU. »
Le Nord et l'Indépendance belge ont également reçu à l'avance des extraits de cette brochure. Voici les observations du Nord :
« Depuis plusieurs jours nos correspondants parisiens nous signalent une brochure qui doit paraître demain à Paris. Cette brochure, en raison du sujet qu'elle traite, et surtout en raison de son origine, sur laquelle les avis diffèrent, mais à. laquelle on s'accorde à reconnaître un caractère de haute autorité, cette brochure, disons-nous, a déjà produit, avant de paraître, une véritable sensation, et la publication en est attendue avec un extrême intérêt.
« Quel que soit d'ailleurs l'auteur réel de ce travail, qu'il appartienne aux sommités du clergé français, comme prétendent les uns, ou à la diplomatie, comme avancent les autres, le Pape et le Congrès n'en est pas moins destiné à produire une profonde sensation, à n'en juger que par les extraits suivants, qui constituent, croyons-nous, la partie la plus saillante de l'oeuvre, et que nous avons été assez heureux pour nous procurer. »
L'Indépendance fait quelques réserves ; elle ne voit pas pourquoi on laisserait Rome au Pape ; il faut, pour la contenter, que le Chef de l'Eglise n'ait plus même l'ombre du pouvoir temporel. Si elle avait lu la brochure , elle verrait qu'on a voulu contenter tous ses vœux. Après avoir sauvé l'honneur des principes, l' Indépendance ajoute : « Les propositions de la brochure
« renferment un incontestable progrès sur ce qui a existé
« jusqu'à ce jour ; à ce titre, et faute de mieux, nous
« les verrions prévaloir avec satisfaction sur l'ancien
« ordre de choses »
Cet accord de toute la presse révolutionnaire et enne-
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mie déclarée de l'Église avec le Constitutionnel et la
Patrie donne à la nouvelle brochure un caractère sur lequel il n'y a pas moyen de se méprendre.
EUGÈNE VEUILLOT.
— 24 DÉCEMBRE —
On lit dans le Journal des Débats :
La brochure attendue depuis quelques jours et annoncée sous le titre de : Le Pape et le Congrès, a paru hier. Plusieurs jour- n aux publient ce matin des passages étendus de cette brochure, qui ne porte pas de nom d'auteur, mais que l'on s'accorde généralement à considérer comme émanée de la même source que la brochure intitulée : Napoléon III et l'Italie, qui a paru sur la fin de l'hiver dernier. Le Constitutionnel fait précéder les extraits qu'il cite de quelques lignes où il emploie les termes les plus forts pour nous faire partager son opinion sur l'importance de cette brochure. Ce journal ajoute que sur quelques points il sera forcé de'combattre les conclusions de l'auteur ; mais il y a lieu de penser que les réserves annoncées par le Constitutionnel ne peuvent avoir une bien grande importance.
L. ALLOURY. »
Les réserves du Constitutionnel sont en effet de médiocre importance. Après de fortes extases sur le succès de la brùchure en Angleterre — « fait d'autant plus frappant qu'à l'étranger on ne s'est pas demandé, comme chez nous, l'origine de cette œuvre, » — M. Grandguillot
« dans la plénitude de son indépendance, » examine comment il faudra pourvoir à la subsistance du Pape lorsqu'on l'aura dépossédé. M. Grandguillot entend que le Saint-Père soit payé noblement et respectueusement.
Voici ses petites idées :
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« Eh quoi 1 le Saint-Père pourrait jamais dépendre des nécessités financières de l'année courante ! Il subirait les alternatives de la hausse ou de la baisse, des bonnes ou mauvaises récoltes, des prodigalités ou] des économies d'un Parlement quelconque, il serait exposé aux revirements de la politique locale, aux largesses systématiques des uns, aux avarices motivées des autres ! On le paierait enfin selon que les divers gouvernements seraient plus ou moins satisfaits de sa docilité !
« Ce sont là des suppositions trop injurieuses pour qu'il faille s'y arrêter ; et les personnes, — nous en connaissons quelques- unes, — qui conçoivent de pareilles craintes, méconnaissent à la fois et le sentiment de profonde déférence qui anime évidemment l'auteur de la brochure,- et la position exceptionnelle du Saint-Siége vis-à-vis de tous les gouvernements catholiques.
« On n'est pas plus dans le vrai quand on propage, bien à tort, le bruit que le tribut de Saint-Pierre aura le caractère d'une liste civile. Il ne peut nullement être question, en effet, de voter une subvention spéciale et variable à chaque nouveau pontificat.
,,t Si la brochure se tait à cet endroit, c'est probablement qu'elle n'a point jugé àpropos de s'attarder dans des explications qu'elle estimait oiseuses..
« Quant à nous, s'il nous était permis de parler sur un point où elle a cru devoir garder le silence, nous ne ferions aucune difficulté de dire comment nous comprendrions ce pieux tribut payé au Saint-Siége par toutes les puissances catholiques.
« Ce serait un tribut proportionnel, consenti librement, mais irrévocable, quoi qu'il arrive dans la suite des temps. Ce serait, si l'on veut, un tribut consacré par des traités internationaux, et dont nul peuple contractant, sous peine de déshonneur,'ne pourrait se déclarer affranchi. On sait que ce caractère d'engagement international n'a jamais été méconnu, même dans les plus mauvais jours. Ceci soit dit à la louange de tous les régimes. Pour n'invoquer qu'un exemple récent, on se souvient que, chez nous, le douaire de la duchesse d'Orléans a été sanctionné par le vote presque unanime d'une chambre républicaine et pieusement acquitté par le budget de l'Empire jusqu'à la mort de cette princesse.
c Sans doute on objectera qu'un engagement de cette nature est des plus considérables. On demandera peut-être de quel droit, en France, par exemple, on grèverait le budget national de cette obligation perpétuelle; de quel droit, en ce pays de liberté de
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conscience, on songerait à faire payer aux protestants et aux israélites la dotation de Saint-Pierre.
« A ceci, deux mots de réponse : outre que les catholiques paient de leur côté, et sans se plaindre, les frais de tous les cultes dissidents, il faut bien reconnaître que la France est, avant tout et essentiellement, une nation catholique ; qu'il lui importe de ne point perdre ce grand caractère: que son avenir tout entier en dépend ; et que, pour le conserver, elle ne déchoit pas en se déclarant volontairement tributaire du Saint- Siége.
« C'est là une suzeraineté qu'elle peut accepter; car la vassale, en cette occurrence, n'est qu'une fille dévouée et respectueuse de l'Église.
A. GnANDGUJLLOT. »
Simon n'a pas dÙ présenter avec une parole plus mel- liflue la fameuse requête qui obtint de saint Pierre cette fameuse réponse : Pecunia tua tecum sit in perditio- nem.
Le Siècle est. au comble de la joie ; la Papauté est sauvée ! M. Havin rend grâces aux dieux :
« Jamais exposition plus claire et plus saisissante ne fut mise au service d'idées plus nettes. Il faut, pour que le chef de l'Église catholique soit indépendant, qu'il ait une grande situation politique et morale ; mais pour qu'il soit respecté de tous, il faut qu'il donne à la critique temporelle le moins de prise possible...
« Rome, avec ses grands souvenirs, suffirait, dans cette donnée, à l'éclat de la puissance pontificale, à laquelle toutes les puissances catholiques paieraient un large tribut. Mais en même temps que l'ancienne capitale du monde civilisé resterait le domaine du chef de la catholicité, elle recevrait des garanties municipales qui en feraient une ville complétement libre.
« Quant aux Romagnes, qui se sont séparées déjà de l'administration pontificale, personne n'interviendrait contre elles, parce que personne n'a ni le droit ni la puissance d'intervenir. Bologne, Ancône, Ravenne, etc., resteraient donc affranchies.
« Le Siècle ne peut qu'applaudir à cette double solution. Elle est conforme à l'esprit de la révolution française comme aux
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nécessités politiques. Pour sauver le pouvoir temporel du pape, on le transforme ; on le place dans une sphère inaccessible aux passions des hommes.
« La question des formes dans l'administration romaine se trouve résolue du même coup. Plus d'enfants enlevés à leur père, plus de supplices ordonnés au nom de celui qui ne doit intervenir que par la miséricorde et le pardon. Une administration romaine toute municipale, seule responsable, et le Pape ne réunissant plus en lui deux personnages pour ainsi dire contraires, nul ne pourrait plus le maudire. Il n'apparaîtrait que pour donner et recevoir des bénédictions.
« Tous les hommes politiques qui croient que chaque religion a besoin d'être respectée, et que l'on ne saurait placer trop haut dans l'estime des hommes le chef d'un culte qui réunit plus de deux cents millions d'âmes, tous les catholiques sincères applaudiront comme nous à cette transformation qui sauvera la papauté.
L. HAVIN. »
Le Pays déclare « qu'on aurait tort de vouloir ratta-
« cher cette publication à une pensée gouvernementale cc ou à de hautes influences. » Le Pays avait dit la même chose à propos de la brochure : L'Empereur Napoléon III et l'Italie.
EUGÈNE VEUILLOT.
— 25 DÉCEMBRE —
Depuis longtemps déjà nos amis nous écrivent de divers points de la France pour nous demander ce que nous pensons qu'il conviendrait de faire dans les circonstances où l'Église se trouve présentement. Comme catholiques, ils ont entendu la voix de leurs Évêques, ils ont prié et ils prient ; mais ils sont citoyens, ils ont le droit et sentent le besoin d'agir. L'exemple des autres nations,
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où la voix publique s'élève avec tant d'énergie en faveur des droits sacrés du Souverain-Pontife, anime et en même temps humilie leur foi. La France, qui, en 1848, a pris l'initiative du rétablissement du denier de saint Pierre, sera-t-elle la seule terre catholique d'où Pie IX, insulté et affligé, ne recevra du peuple fidèle aucune offre de secours, aucune parole, aucun signe de fidélité? On nous presse d'ouvrir une souscription, de proposer au moins une adresse, de faire enfin quelque chose qui donne aux catholiques l'occasion de montrer que le langage de la presse révolutionnaire n'est pas celui de l'opinion ; mais qu'au contraire, dans ce retentissement perpétuel de calomnies et d'injures, la France catholique, ferme et indignée, reste pénétrée de respect pour le Vicaire de Jésus-Christ, et invinciblement dévouée à ses droits.
Par diverses raisons, nous avons attendu. Jusqu'à ces derniers temps, les déclamations révolutionnaires nous ont inspiré plus de mépris que d'alarmes. Nous avons cru, nous croyons encore que les droits du Pape sont garantis par les souverains qui, durant la guerre, ont reconnu sa neutralité ; nous croyons que le Congrès, quels que soient ses desseins et son pouvoir, ne pourra pas délier ces souverains de leur parole, ni l'interpréter autrement que la bonne foi publique ne l'a entendue. Quand il a été question de l'intégrité du domaine de Saint- Pierre, tout le monde a entendu le domaine actuel ; personne en France, ni en Europe, n'a compris que telles ou telles provinces en pourraient être distraites, parce qu'elles n'en font partie que depuis huit ou neuf siècles, et que l'intégrité du domaine de Saint-Pierre se réduirait en fait, pour le Souverain-Pontife, à la présidence honoraire
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de la municipalité romaine. On parle de faits accomplis. Le fait accompli, c'est le droit, d'abord; et ensuite la garantie de Napoléon III. Nous croirons qu'il est .possible de n'en pas tenir compte et de passer outre quand nous l'aurons vu.
Néanmoins, dans l'intérêt même de la politique loyale dont la France ne peut ni ne veut s'écarter, nous croyons que le moment est venu pour les catholiques d'élever la voix et de dire hautement ce qu'ils pensent. Le mode le plus simple et le plus prompt est, à notre avis, de signer une adresse au Saint-Père. Déjà on s'en occupe à Lyon, à Boulogne et dans d'autres villes. Ce mouvement est facile à généraliser et n'exige nullement un centre commun. Partout un homme de cœur peut prendre l'initiative, rédiger une adresse et la faire signer. Il suffit qu'elle exprime en deux mots ce qui est dans toutes les âmes. L'auteur de la brochure anonyme, à laquelle tous les adversaires de la Papauté s'efforcent d'attacher tant d'importance et de crédit, se donne pour un catholique pieux, (t mais indépendant. » Indépendant de quoi ? S'il se tient indépendant des censures et des anathèmes qui ont maintes fois frappé les spoliateurs de l'Église, il est indépendant de ce qu'il faut respecter, mais il dépend de ce qu'il faut combattre et haïr. Que notre indépendance, à nous, soit de faire notre devoir en nous montrant fidèles à notre mère, la sainte Église catholique apostolique romaine.
Nous avons signé l'adresse suivante :
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A SA SAINTETÉ
LE PAPE PIE IX.
« TRÈS SAINT-PÈRE,
«. Convaincus que les sentiments et le génie de la France l'emporteront sur l'esprit d'erreur qui menace en ce moment l'intégrité de votre souveraineté temporelle, nous voulons cependant consoler votre cœur par l'expression de notre dévouement.
« Tout ce que l'on a dit contre vos droits et contre votre gouvernement n'a ébranlé ni notre respect pour vos droits, ni notre confiance dans l'amour et dans la sagesse qui inspirent votre autorité. Vos droits ne viennent pas des hommes, Vous ne les avez pas acquis par violence et par iniquité, Vous ne les maintenez pas par ambition. Vous ne les exercez pas avec dureté. Vous êtes le souverain le plus légitime et le plus doux qui soit sur la terre. L'ingratitude et la révolte ne sauraient créer des titres à Vous déposséder et à Vous haïr.
« Ce que votre peuple a pu souffrir, ce n'est pas à Vous qu'il doit l'imputer, mais à lui-même et à ceux qui l'ont séduit, insensés devenus pervers, rebelles devenus traîtres, qui conspirent après avoir été pardonnés, et qui s'arment contre Vous de tout le mal qu'ils ont fait après que Vous l'avez réparé.
« Pour nous, vos enfants de France, nous croyons que votre autorité ne peut être définie que par Vous- même, et nous Vous reconnaissons tous les droits que Yous vous reconnaissez. Nous croyons que les réformes
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à faire ne seront bonnes, efficaces et légitimes, que si elles sont faites librement par Vous. Qui donc aimera plus que Vous la justice, respectera plus que Vous le droit des peuples, chérira plus que Vous les pauvres, aura plus que Vous présents à l'esprit le compte que tous les souverains doivent rendre à Dieu ?
«. En défendant la cause de votre indépendance, nous défendons la nôtre et celle de tout le peuple chrétien. Vous êtes la lumière et le rempart des âmes. C'est votre indépendance qui sauve la liberté humaine. Si le Pape n'était plus roi, la croix serait arrachée de toutes les couronnes, et rien ne préserverait le monde, bientôt ramené au culte des idoles. L'humanité adorerait des idoles de boue, serait écrasée sous des idoles de chair.
« 0 Père, ô Roi, ô Victime très-sainte et immortelle, que votre pensée surchargée d'angoisses s'arrête un moment sur nous. A genoux, pleins de foi, pleins d'amour, nous Vous demandons cette bénédiction qui fortifie les âmes. Qu'elle écarte à jamais de nous l'incomparable honte de vous trahir. »
— 26 DÉCEMBRE —
Le lendemain, 26 décembre, nous reçûmes l'avertissement suivant :
« L'an mil huit cent cinquante-neuf, le vingt-six décembre, à six heures moins un quart du soir,
« Nous, Charles-Gabriel Nusse, commissaire de police de la ville de Paris, officier de police judiciaire, auxiliaire de M. le procureur impérial,
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« Avons notifié à M. Louis Veuillot, rédacteur, et à M. Taconet propriétaire-gérant du journal l'Univers, dans les bureaux dudit journal, situés rue de Grenelle-Sairit-Germain, n° 13, en parlant à M. Duboc, employé,
« L'avertissement dont la teneur suit :
« Le ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur, « Vu l'article 32 du décret organique sur la presse du 17 février 1852 ;
« Vu le premier avertissement donné au journal l' Univers, à la date du H octobre 1859 ;
« Vu l'article publié par ce journal, dans son numéro du 25 décembre 1859, commençant par ces mots : « Depuis longtemps déjà nos amis nous écrivent.... et l'adresse qui en est la suite, sous sa signature de Louis Veuillot ;
« Considérant que, si la question traitée par le journal l' Univers peut être débattue avec une entière liberté de discussion, il ne saurait toutefois être permis de chercher à organiser en France, sous un prétexte religieux, une agitation politique,
« Arrête :
« Article 1er. Un deuxième avertissement est donné au journal l' Univers dans la personne de M. Louis Veuillot, signataire de l'article sus-visé, et de M. Taconet, propriétaire-gérant.
« Article 2. M. le préfet de police est chargé de l'exécution du présent arrêté.
PARIS, le 26 décembre 185 9.
« Signé : BILLAULT.
« Et, pour que MM. Louis Veuillot et Taconet n'en ignorent, nous leur avons laissé la présente copie, en parlant comme il est dit d'autre part.
CHARLES NUSSE. »
— 26 DÉCEMBRE —
Le Constitutionnel monarchique et religieux veut bien avertir les feuilles légitimistes et ultramontaines
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qu'elles commettent une erreur des plus graves. C'est
M. Boniface qui parle ; écoutons avec tremblement, comme si c'était M. Grandguillot :
« Plusieurs journaux, tels que l'Univers, l'Union, la Gazette de France, l'Ami de la Religion, le Journal des villes et campagnes, c'est-à-dire toutes les feuilles légitimistes et ultramontai- nes, commettent depuis quelques jours une erreur des plus graves.
« Ces journaux se plaignent hautement de ce que la discussion sur le pouvoir temporel de la papauté n'est pas libre, et demandent incidemment qu'il leur soit permis de reproduire encore une fois les mandements de nos vénérables Éyêques.
« C'est là une double plainte également mal fondée. La discussion, quoi qu'en disent ces feuilles, est parfaitement libre. L'auteur du Pape et le Congrès n'est pas le seul qui ait pris la parole. Chaque jour, pour ainsi dire, voit apparattre une nouvelle brochure sur ce point délicat. D'autre part, tous les journaux, et en tête ceux-là même qui prétendent être gênés dans leur défense, n'ont pas hésité à entrer dans le débat, et l'on sait s'ils ont gardé quelque réserve et quelque ménagement. Ils ont usé assez largement, il nous semble, du droit de discussion.
« Quant à la reproduction des mandements épiscopaux, elle ne demeure interdite que par les mêmes raisons qui ont dicté, dès le principe, cette mesure de haute prévoyance. ILne peut être permis à personne, en effet, de jeter dans la polémique, au gré de ses passions, les noms vénérés de nos premiers pasteurs, d'invoquer leur autorité, le plus souvent avec mauvaise foi, et d'apporter ainsi dans les consciences le trouble et l'incertitude.
« Il faut distinguer entre le droit de discussion qui appartient à tout le monde dans les limites tracées par les lois, et les tentatives d'agitation encore plus dangereuses pour la religion que pour l'ordre public.
« Nous savons bien que, sous un gouvernement fort, ces tentatives ne sont guère que ridicules, et que les écrivains qui se déguisent en perturbateurs, ne sauraient se prendre eux-mêmes au sérieux ; mais il n'est vraiment pas permis de laisser FÉglise à la merci de pareilles aventures. 9
L. BONIFACE. »
Aux cœurs heureux les vertus sont faciles !
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M. Boniface, qui jouit, comme M. Grandguillot, ce de la plénitude de son indépendance, » même dans l'approbation des mandements des Évêques, ne voit pas ce qui peut manquer à autrui. Mais M. Boniface ne sait pas tout. S'il voulait cependant raisonner, toujours dans la plénitude de son indépendance, il pourrait comprendre en partie ce qui nous manque. Cette interdiction, dont il prend si aisément son parti, nous gêne beaucoup. Ce sont de grandes autorités que l'on retire du combat, de peur qu'elles n'y soient froissées par nous ! Car d'empêcher qu'elles ne soient froissées et même calomniées, et même vilipendées par les autres, M. Boniface, s'il lisait les journaux, verrait qu'on n'y est pas arrivé. M. Grandguillot est pour le moment le prophète de M. Boniface. Supposons qu'on réduise M. Grandguillot à faire des brochures ; que ces brochures soient, non pas discutées, mais diffamées systématiquement dans tous les journaux, et que cependant M. Boniface n'eût pas la permission de les reproduire, ni même de les mentionner, est-ce que M. Boniface ne serait pas enclin à se plaindre ? Mais que sert d'argumenter contre M. Boniface ? il est heureux.
M. Grandguillot ne jouit pas de ce bonheur sans mélange qui se fait remarquer dans la placidité du style de M. Boniface. L'enthousiasme du Times et de la protestante Angleterre pour la fameuse brochure l'importune un peu. TI se souvient qu'il est, lui, le catholique Constitutionnel de la catholique France, et il prie l'Angleterre de ne se méprendre pas sur la pensée éminemment catholique et française de l'auteur anonyme. Il entre à ce sujet dans un- raisonnement insaisissable et indescriptible, pour établir que la France et l'Angleterre veulent nécessairement, au sujet de là Papauté, des choses essentiellement con-
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traires... et qui ne sauraient les empêcher de s'entendre parfaitement. Nous trouvons plus commode de le laisser parler que de le traduire :
« Le Times voudrait détruire le pouvoir temporel du Pape au nom de la protestante Angleterre ; la brochure veut le consolider, en le transformant selon les besoins des temps modernes, et n'aspire, en définitive, qu'à le sauver.
« Il y a entre les deux systèmes la même différence qui existe entre le protestantisme et le catholicisme. L'Angleterre est dans son rôle lorsqu'elle attaque l'existence poliiique du Saint-Siége, la France est dans le vrai de sa mission lorsqu'elle la protège.
« Ainsi, au point de vue religieux, il y a une divergence naturelle entre les deux pays. On s'explique dès lors pourquoi la presse anglaise reproche généralement à l'auteur de la brochure les principes mêmes qu'il invoque en faveur du pouvoir temporel.
« Mais en dehors de ces divergences tirées de l'esprit religieux, il y a, pour deux grands peuples comme la France et l'Angleterre, des intérêts moraux qui les réunissent et qui leur permettent d'avoir la même politique, tout en n'ayant pas le même culte. _ La France, en cherchant à conserver à la papauté sa grandeur historique au sein du monde moderne, veut donner satisfaction tout à la fois au catholicisme, qui est sa croyance, et au droit national des peuples, qui est son drapeau.
« C'est ce qu'elle a fait en Italie, et ce glorieux résultat n'est pas payé trop cher par le sang généreux qu'il nous a coûté. — En rendant à l'Italie son indépendance, nous avons donné un gage à cette politique que l'alliance anglo-française a précisément pour but de faire triompher partout, et si nos alliés de Crimée n'étaient pas à côté de nous sur les champs de bataille de Magenta et de Solferino, nous avons conquis depuis lors, nous le croyons fermement, leurs véritables sympathies: nous pouvons compter désormais sur le puissant concours de leur diplomatie dans les conseils de l'Europe.
« C'est de cette manière, selon nous, qu'il faut apprécier la pensée générale et le but du document qui occupe aujourd'hui ioute la chrétienté. Les tendances et les principes de la politique française y sont parfaitement définis. Il s'agit de sauver le pouvoir temporel de la Papauté, mais sans sacrifier le droit des peuples; il s'agit de conserver à l'Église la souveraineté politi-
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que dont elle a besoin, mais en dégageant son auguste chef des responsabilités et des embarras d'une dictature incompatible, quoi qu'on en dise, avec l'esprit divin de l'Évangile.
A. GRANDGUJLlOT. »
Nous ne comprenons rien au raisonnement qu'on vient de lire, mais nous le trouverions assez clair moyennant une petite rectification qui nous semble être tout à fait dans l'esprit de la brochure et dans l'esprit de M. Grandguillot. Voici comment il faudrait rédiger la dernière phrase : « Dégageons le Pape des responsabilités et des « embarras d'une dictature incompatible, quoi qu'IL en « dise, avec l'esprit divin de l'Evangile. » Le Constitutionnel connaît trop ses devoirs de chrétien pour ne pas trouver bon qu'on force le Pape à rentrer dans l'esprit de l'Évangile. Que ne le dit-il tout rondement, au lieu d'offenser le Times par des pudeurs que l'Angleterre n'aime pas?
— MÊME DATE. —
La Patrie ne peut se défendre d'une émotion profonde m en étudiant la pensée profondément religieuse de la brochure le Pape et le Congrès. Elle trouve que cet écrit, si digne d'un catholique sincère, porte partout la conviction ; néanmoins il lui paraît utile de donner à l'auteur anonyme quelques précurseurs dont l'autorité soit moins contestable. Elle invoque donc les témoignages de M. le comte Rossi et du R. P. Lacordaire.
Deux observations sont indispensables. Le morceau donné sous le nom de M. Rossi a réellement été écrit par cet homme d'État ; mais M. Limayrac, qui le cite, oublie un peu trop habilement d'en rappeler la date. Lorsque
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M. Rossi parlait comme parle aujourd'hui la Patrie, il était ennemi déclaré du Saint-Siége, carbonaro et réfugié en Suisse ou en France, par suite de nous ne savons quelle prise d'armes ou quel complot avorté. Loin de donner ce détail important, la Patrie insinue qu'il s'agit du comte Rossi, bon catholique et même ministre du Pape. Ce témoignage, dit-elle, a ici une importance toute particulière. Pour faire comprendre à M. Limayrac combien son procédé est peu convenable, nous lui demanderons s'il trouverait juste que l'on mit au compte de M. Limayrac, rédacteur de la Patrie et bon impérialiste, les articles de M. Limayrac, rédacteur de la Presse et bon démocrate humanitaire ?
Quant à la lettre attribuée au R. P. Lacordaire, nous doutons vraiment que l'on puisse y voir une approbation anticipée de la brochure le Pape et le Congrès; nous devons, en outre, faire remarquer que jamais cette lettre n'a été publiée intégralement et de l'aveu de son auteur. C'est donc là un document qui ne peut prendre place dans une discussion loyale. Du reste, la situation est telle au- jourd 'hui, que le R. P. Lacordaire jugera sans doute convenable de protester contre le rôle que lui font jouer les journaux qui veulent en finir avec le pouvoir temporel du Pape, pour n'avoir plus à compter avec la Papauté.
EUGÈNE VEUILLOT.
Voici l'article de la Patrie :
« Ayons le courage de le dire : Depuis longtemps déjà, la Papauté a autant à se plaindre de ses conseillers intimes que de ses défenseurs officieux, et elle a suivi une bien malheureuse politique, puisque cette politique l'a entraînée, en définitive, à cet état, le plus triste pour un souverain, où elle ne peut plus faire 1 especter son pouvoir qu'à l'aide des armées étrangères. Est-ce
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donc une chose normale que le souverain des États-Romains soit toujours à la veille d'une révolution? Tous les hommes'd'État sérieux qui se sont occupés de la question romaine ont fait ressortir cette anomalie douloureuse. Citons le comte Rossi dont le témoignage a ici une importance toute particulière et que personne ne contestera.
« J'espère, disait M. Rossi, qu'on est bien convaincu que la Révolution, dans le sens d'une profonde incompatibilité entre le système actuel du gouvernement romain et la population, a pénétré jusque dans les entrailles du pays. Toute opinion contraire serait une pure illusion. Qu'on évacue demain, en laissant les choses à peu prés comme elles sont, et on le verra après-demain. Mais la chose ne se bornera plus au territoire des Légations et des Marches. »
« A ce témoignage illustre joignons-en un autre qui ne l'est pas moins. Après le comte Rossi, citons le R. P. Lacordaire : l'éloquence enflammée du dominicain est complètement d'accord avec la raison profonde de l'homme d'État. Au moment même où les soldats français passaient les Alpes, le P. Lacordaire écrivait :
« Depuis 1815, la Papauté, appuyée sur le bras de fer de l'Au- « triche, s'est peu à peu aliéné le cœur de ce qui l'entoure, et « elle n'a plus vu de salut que dans une compression par la main « de l'étranger. Soit donc que je considère l'Italie comme une « nationalité évidemment opprimée, soit que je la considère au « point de vue de l'Église, l'état actuel est INTOLÉRABLE, il faut er « souhaiter la fin (t). »
« Le grand orateur chrétien applaudissait donc à l'expédition de l'Italie au point de vue de l'indépendance d'un noble peuple et au point de vue de l'Église ; il entrevoyait pour l'Église, dans cette généreuse campagne, la fin d'une situation devenue intolérable.
« Comme le comte Rossi, comme le révérend père Lacordaire, l'auteur de la brochure a voulu mettre un terme aux souffrances et aux humiliations du Souverain temporel de Rome. Pour atteindre ce but si désirable, et pour sauver en même temps la puissance temporelle si nécessaire, au point de vue religieux et au point de vue politique, à l'indépendance de la Papauté, il s'incline en catholique sincère devant le Pontife, et il place le Prince en dehors des révolutions et au-dessus des orages. Au
(1) Le R. P. Lacordaire n'a ni rétracté ni expliqué ces paroles malheureuses.
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moyen de cette combinaison, le double pouvoir sera intact dans son principe : le Saint-Père jouira d'une indépendance absolue, et le Souverain n'aura qu'un peu de territoire de moins.
PAULIN LIMAYRAC. »
— MÊME DATE. —
Plusieurs personnes seront tentées de trouver un peu de platitude dans la frénésie d'admiration avec laquelle les feuilletons de théâtres se prosternent devant 1 éminent demi-auteur (1) du mélodrame joué à la Porte-Saint- Martin en faveur de la famille Mortara (2). C'est des muses de la critique surtout que l 'oii peut dire : Jamais surintendant (en exercice) trouva-t-il de cruelles ? Nous ne nions pas cela, et nous croyons cependant que les feuilletons parlent dans « la plénitude de leur indépendance. » Il suffit de réfléchir. Si un simple valet de chambre tapissier de Louis XIV, nommé Molière, a fait des chefs- d'œuvre comme Tartuffe et le Misanthrope, aujourd'hui, dans ce siècle de progrès, l'œuvre d'un personnage beaucoup mieux situé doit nécessairement atteindre les plus hauts degrés du sublime, quand même le personnage n'en aurait fait que la moitié.
— 29 DÉCEMBRE —
Plusieurs journaux ont publié des extraits d'une brochure de Mgr l Évêque d'Orléans en réponse au pam-
(1) M. Mocquart, secrétaire de l'Empereur.
W cette pièce est intitulée : La Tireuse de cartes.
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phlet-manifeste intitulé : Le Pape et le Congrès. L'écrit de Mgr l'Évêque d'Orléans n'a pas encore paru, mais il est déjà réfuté par deux vaillants écrivains du parti du pamphlet. L'un est M. E. de la Bédollière, 'si avantageusement connu des lecteurs du Siècle, et, nous l'osons dire, de ceux de l'Univ.--rs ; l'autre se qualifie un journaliste catholique ; il a cru plus décent de ne se pas faire connaître davantage ; mais il écrit dans le Constitutionnel, sous le contre-seing de M. Émile Ferrière, al ter ego de M. Boniface, dont les sentiments pieux sont assez publics (1).
Le connu et l'inconnu nous offrent un moyen également sûr et prudent de mettre la pensée de Mgr Dupan- loup sous les yeux de nos lecteurs. Ces deux réfutations la font également apprécier. Nous choisissons celle qui porte la signature de M. de la Bédollière. Elle est plus brutale et moins répugnante ; et en outre l'éloquent prélat, quoi qu'il ait pu dire, n'a certainement rien dit qui peigne mieux la situation du moment. En 1849, lorsque les révolutionnaires tenaient Rome, on disait à la France : Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent (2). La proposition serait aujourd'hui retournée, s'il en faut croire M. de la Bédollière, et ce sont les bons qui doivent trembler. On verra bien.
« Si nous en jugeons par les dernières phrases de M. Dupan- loup, il faut qu'il croie bien puissant l'auteur de cet opuscule : la péroraison du fougueux prélat donnerait lieu de penser que l'écrivain anonyme est maître du monde, et qu'il faut la foudre pour l'abattre.
« Les calculs même les mieux conçus réussissent mal contre
(1) M. Grandguillot n'a pu résister aux caresses de la gloire et s'est déclaré l'auteur de ce bel ouvrage.
(2) Proclamation du président de la République.
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« Dieu. Dieu, du haut des deux, veille sur son Église, et par « des conseils imprévus, et par des coups de tonnerre, s'il le « faut, comme dit Bossuet, la tire des plus grands périls et se « joue des habiles de la terre. Il éclaire, quand il lui plaît, la « sagesse humaine, si courte par elle-même, et puis, quand « elle se détourne de lui, « il l'abandonne à ses ignorances, il « l'aveugle, il la précipite, il la confond; elle s'embarrasse dans « ses propres subtilités, et ses précautions lui sont un piége. » « L'épreuve passe enfin, et l'Église demeure ; cela s'est vu bien « des fois déjà ; ce la se verra encore.
« Vous croyez le Pape vaincu, parce que depuis trois mois on « a fait révolter contre lui ses provinces; vos pensées sont « courtes, et, permettez-moi de vous le dire, vos prévoyances « grossières. Nous ne nous rendons pas si vite ; les Papes en « ont vu bien d'autres et tiennent encore. Vous croyez le Pape « ruiné, parce que les révolutionnaires, après avoir ajouté à « toutes ses charges, déclarent ses finances en mauvais état ; « en conséquence, vous lui offrez une pension alimentaire. Eh « bien! non, ce n'est pas de vos mains qu'il la recevra; un jour « peut-être vous lui reprocheriez vos bienfaits, ou vous les lui « feriez payer trop cher.
« Une aumône ! Ah ! si le Père des fidèles doit en être réduit « là, il la recevra plus noblement de la main des pauvres que « de vous. Cinq cents Évêques qui, dans le monde entier, ont « fait pour lui entendre leur voix, recueilleraient encore, au « besoin, l'antique denier de saint Pierre, et le monde catholi- « que lui donnerait même des soldats s'il le fallait.
« Croyez-vous donc que le sang chrétien ait oublié de couler dans « nos veines, et que nos cœurs ne battent plus dans nos poitrines?
« Prenez-y garde ! vous finirez par nous blesser. Je ne sais si « nous avions besoin d'être réveillés; mais vous réussissez à « merveille à nous ouvrir les yeux. »
« Ces paroles altières, loin d'émouvoir ceux à qui elles s'a- dressent, les feront peut-être sourire, car elles nous semblent empreintes d'un profond cachet de ridicule. Holà 1 messieurs les évêques ! vous vous méprenez sur votre époque ; vous oubliez que vous êtes en plein XIX" siècle; que les meilleurs catholiques sont éclairés, et qu'ils ne se soucient point de vous suivre dans vos croisades.
« Si le gouvernement de la France a efficacement protégé la religion;
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« S'il a comblé de ses dons et de ses faveurs les évêques et les membres du clergé;
« S'il a consacré des sommes considérables à la restauration de nos vieilles basiliques ;
• « S'il a permis que les administrations départementales prêtassent une oreille peut-être trop attentive à vos recommandations ;
« S'il a favorisé l'accroissement des congrégations religieuses ; « Si enfin vous avez été entourés d'égards et d'honneurs,
« Ne vous enorgueillissez pas trop !
II Le jour où ce même gouvernement vous retirerait, nous ne disons pas la bienveillance qu'il doit à tous les citoyens, mais la protection spéciale et exorbitante, selon nous, qu'il vous accorde depuis dix ans, il faudrait un peu radoucir votre ton.
« Car, pensez-le bien, comme nous ne cesserons de le répé-, ter, le temps des guerres de religion est passé. Quand l'auteur anonyme de la brochure est menacé par vous des attaques de vos soldats catholiques, quel qu'il soit, il n'aura pour eux qu'un profond dédain, et les sifflets de la France répondront à vos forfanteries.
« Quoi ! vous dédaignez pour le Saint-Père les tributs de toute la catholicité ! vous ne voulez plus pour lui d'autre aumône que le denier de saint Pierre ! Grands et puissants évêques ! que ne suivez-vous pour vous-mêmes les conseils que vous donnez au Pape?
« Que le clergé renonce à émarger au budget, qu'il demande à ses soldats catholiques la subvention nécessaire à son entretien ; alors, ou nous nous trompons fort, la crosse d'or, l'anneau d'améthyste pourront être remplacés par la crosse de bois et l'anneau si modeste du pêcheur.
« Le fragment que nous avons cité n'est pas le seul à signaler de la brochure de M. l'évêque d'Orléans; cette brochure est, comme un sermon, divisée en trois points : les principes, les moyens,. le but.
« Dans l'exposé des principes, on trouve un magnifique passage où M. Dupanloup veut prouver que le catholicisme n'est pas absolument incompatible avec le progrès. L'académicien résume ses pensées dans cette image :
« Il y a le progrès révolutionnaire de la boule qui roule tou- « jours en tous sens et ne se fixe jamais, et il y a l'immobilité « de la borne, qui jamais ne bouge : nous ne voulons ni de l'un (e ni de l'autre. ,
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« Mais il y a aussi la glorieuse immobilité du soleil, fixe au « centre du monde, qui anime tout, qui éclaire tout, et autour « duquel s'accomplissent tous les mouvements, autour duquel « le monde marche sans que la lumière reste jamais en arrière : « quoi que vous en disiez, voilà l'image du catholicisme. »
« La métaphore est belle; mais elle ne peut s'étendre au pouvoir temporel. Ce qui rayonne, c'est la religion que personne n'attaque, que nous maintenons constamment au-dessus des méprisables intérêts terrestres, et que nos adversaires seuls s'obstinent à mêler aux vanités du monde.
« Oui, sans doute, nous le reconnaissons, la chaleur vivifiante - du christianisme peut faire éclore toutes les améliorations et encourager toutes les réformes.
« Aux yeux de M. Dupanloup, « l'iniquité des moyens égale .« l absurdité des principes. » Après cette déclaration peu parlementaire, il s'indigne qu'on ose invoquer les faits accomplis ; mais est-ce que le fait accompli n'est pas le cheval de bataille des ultramontains et des légitimistes ? Qu'importe qu'il remonte à des siècles, à des années ou à des mois ?
« Saint Pierre n'avait besoin ni d'une cour, ni de plusieurs palais, ni de soldats, ni de provinces à gouverner. On a donné un domaine à ses successeurs. C'était, ou nous nous abusons fort, un fait accompli ; et si nous nous reportons à ce domaine, il était un peu moins étendu' que celui qui est laissé à Pie IX par la broc hLire.,.
« On n'insulte point l'Église en voulant simplement séculariser l'administration romaine. Pourquoi donc M. l'évêque d'Orléans s'abandonne-t-il au désespoir et menace-t-il d'aller mourir de faim dans les catacombes? il ne causera pas, nous l'espérons, cette immense douleur à ses partisans et à nous-mêmes.
« Nous ne suivrons pas M. l'évêque d'Orléans dans ses observations sur le but que propose la brochure. Nous le disons, au risque d'exciter les réclamations furieuses de ses admirateurs, il ne nous paraît pas comprendre la grandeur de ce but. —
E. DE LA BÉDOLLll;RE. »
Quant au journaliste catholique du Constitutionnel, nous nous bornerons à lui faire une simple observation.
Pourquoi prend-il ce titre de catholique, et pourquoi
M. Grandguillot, M. Boniface et l'auteur anonyme de la
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brochure, et tant d'autres du même bord, veulent-ils passer pour catholiques et même pour pieux ? C'est qu'ils sentent que tout ce qui se fait contre le Pape s'attaque au cœur catholique de la France, et que nul n'est assez fort contre ce sentiment pour se dispenser de ruser. Or, à quoi serviront toutes les ruses lorsqu'il en faudra venir aux actes et montrer le vrai visage ?
— 30 NOVEMBRE —
Le Journal des Débats et l' Opinion nationale font valoir leurs droits à être considérés comme les véritables auteurs de la fameuse brochure. On aurait seulement, disent-ils, ramassé et un peu affadi leurs idées. Ces réclamations nous paraissent assez légitimes ; mais voici qu'on nous indique un auteur plus ancien, quoique encore nouveau; car, à bien prendre, les idées de la brochure sont, d'une certaine manière, contemporaines de la Papauté, et depuis le temps de saint Pierre, où la première expérience en fut faite, les penseurs et les politiques n'ont pas manqué pour en tenter l'application. Quoi qu'il en soit, voici ce que nous écrit un de nos amis, ancien membre de l'Assemblée nationale constituante.
« Il y a longtemps que je connais la brochure le Pape et le Congrès; aussi, je ne la lirai point. M. Guéroult en réclame la paternité, du moins quant aux idées fondamentales. M. Guéroult se vante. En 1848, sur la place de la Concorde, au moment où s'ouvrait la campagne de Rome, M. Jean Reynaud, l'auteur du Ciel de Terre, l'ancien Saint-Simonien, le maître dont M. Guéroult n'est que le tout petit disciple, m'a exposé par le menu tout ce
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plan de la nouvelle constitution de la Papauté : Rome, une liste civile payée par les catholiques, et le reste. Il ajoutait, comme la brochure, que ce serait pour le Pape un fameux débarras ; que son pouvoir, même temporel, y gagnerait en solidité ce qu'il perdrait en surface, et cent autres belles choses que nous autres ultramontains avions le tort de ne pas voir.
« La brochure existe donc depuis près de onze ans, et pas un révolutionnaire de ce temps-là ne l'ignore, j'entends de ceux qui ont été de la Constituante ou en ont pratiqué les couloirs. J'avoue que c'est ce que je trouvais de plus haïssable dans les détestables projets de ce temps-là. »
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RÉPONSE DE L'EMPEREUR
AU CORPS DIPLOMATIQUE.
— 2 JANVIER 1860 —
A une heure, l'Empereur a reçu dans la salle du Trône les hommages du Corps diplomatique.
Son Eminence le Nonce a adressé à l'Empereur les paroles suivantes :
« SIRE,
« Dans ce premier jour de l'an, qui réunit autour de Sa Majesté le Corps diplomatique, j'ai l'honneur, Sire, de vous offrir ses vœux et ses hommages respectueux. »
L'Empereur a répondu :
« Je remercie le Corps diplomatique des vœux qu'il « veut bien m'adresser au retour du nouvel an, et je « suis particulièrement heureux cette fois d'avoir l'oc- « casion de rappeler à ses représentants que, depuis « mon entrée au pouvoir, j'ai toujours professé le plus « profond respect pour les droits reconnus, Aussi, « soyez-en persuadés, le but constant de mes efforts « sera de rétablir partout, autant qu'il dépendra de « moi, la confiance et la paix. »
(Moniteur.)
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LE MARTYRE DE LA POLOGNE.
— 2 JANVIER 18 GO —
Nos lecteurs connaissent depuis longtemps déjà ce qui est advenu des espérances qu'avaient fait concevoir aux malheureux catholiques polonais les premiers moments du règne de l'empereur Alexandre. L'empereur Alexandre paraît avoir un caractère humain et même libéral ; néanmoins, il persécute comme l'empereur Nicolas ; ses volontés sont également implacables, ses agents les exécutent avec la même férocité.
Le récit suivant nous est envoyé du lieu même où se sont accomplies les scènes horribles qu'il fait connaître. Nous n'avons nul besoin d'en attester l'authenticité ; de pareilles choses ne s'inventeraient pas, et tout invraisemblables qu'elles soient, les hommes qui sont tant soit peu au courant des pratiques de l'Eglise orthodoxe, ne feront aucune difficulté d'y croire. Ils reconnaîtront ses manœuvres, ils reconnaîtront surtout le caractère des apôtres qu'elle a coutume d'employer. Ce caractère est celui du pouvoir qui persécute la vérité. Tel il s'est montré dans tous les temps, toujours entouré de deux sortes d'hommes, les uns capables de tout pour lui obéir, les autres incapables de rien pour lui résister. C'est ainsi que la liberté périt parmi les peuples d'où Dieu se retire. Les maîtres eux-mêmes auxquels ils sont soumis
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ne peuvent, quelle que soit la douceur de leur caractère privé, les sauver du joug ignominieux qui les attend. Ils sont ramenés au joug du paganisme ; le prince est la divinité vivante. Et cette divinité ne se contente pas du tribut ordinaire : elle veut qu'on l'adore ; qui lui refuse le culte doit lui donner du sang. L'empereur Alexandre, qui veut ce que l'on va voir, et qui, pour l'obtenir, trouve des officiers et des sénateurs toujours prêts à se transformer en bourreaux ; cet empereur qui ne permet pas à ses sujets de Pologne de prier à d'autres autels que le sien, cet empereur est le même qui veut affranchir les paysans du servage. des seigneurs. C'est donc un prince libéral. Seulement, il veut qu'on l'adore, car, ce culte auquel il immole tant de pauvres victimes, c'est son culte, il en est le grand prêtre, et, plus encore, le véritable Dieu.
Voici le récit des persécutions qui s'accomplissent en pleine Europe, en plein dix-neuvième siècle. On le lira avec le même respect que les catholiques, il y a seize siècles, lisaient les actes des martyrs, et aussi avec la même foi et la même invincible espérance.
1
Dans le gouvernement de Witebsk (ancienne Russie Blanche, faisant partie de l'ancienne Pologne), au district de Dryzna, se trouve un gros bourg nommé Dzierzanowicze, appartenant à M. Antoine de Korsak, dont les ancêtres, dès les temps immémoriaux, avaient fondé une église paroissiale qui fut confiée aux Pères Dominicains. Plusieurs villages d'alentour appartenaient à cette paroisse du rite latin.
En 1842, lors de la grande persécution du rite grec-uni, on s'attaqua aussi à l'église et à la paroisse de Dzierzanowicze,
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sous prétexte qu'elles avàient jadis appartenu aux Grecs-unis. L'église de Dzierzanowicze fut donc confisquée au profit du schisme, et la paroisse s'était réfugiée dans une chapelle forestière nommée Siodlowo ; mais au bout d'une annéee, l'évêque apostat Luzynski, digne collègue de l'archi-apostat Siemaszko, ordonna que cette paroisse, comme tant d'autres posées dans les mêmes conditions, fût forcée de passer au schisme.
Les procédés employés à cette fin sont connus. On organise une mission dite orthodoxe, composée de popes, d'agents de police et de compagnies d'infanterie. On commence par une sommation aux catholiques de se rendre à l'église schismatique pour y communier, et témoigner par là de leur adhésion à l'orthodoxie. Cette sommation étant toujours infructueuse, c'est en les chargeant à la baïonnette qu'on les fait entrer dans l'église schismatique ; et tous ceux qui ne sont pas assez heureux pour mourir dans leur résistance, jetés ainsi sur le pavé de l'église rougi de leur propre sang, exténués d'une lutte désespérée et tombés en défaillance, sont communiés de vive force. Après cette violence suprême exercée sur quelques-uns, toute la paroisse est déclarée orthodoxe.
Ce moyen général fut appliqué dans toute sa rigueur à la paroisse de Dzierzanowicze, sous le règne de Nicolas Ier, en 1843. Il vient d'être renouvelé sous le règne d'Alexandre 11, en 1858.
Durant ces quinze années, cette paroisse, ainsi que tant d'autres paroisses plongées dans le même sort, resta fidèle à la religion catholique. Nul n'allait à l'église russe ; les parents baptisaient eux-mêmes leurs enfants, et les jeunes gens s'abstenaient de contracter mariage. — Nonobstant, les popes ne cessaient de mentir à l'autorité, en lui rapportant que tous étaient très-contents, très-fervents orthodoxes, et faisaient leurs pâques dans l'église schismatiques très-régulièrement.
Cet état de choses, presque général dans les paroisses forcées à l'orthodoxie, dura dans la paroisse de Dzierzanowicze, jusqu'à l'année 1857. A cette époque les habitants, inspirés par la bonté de l'empereur Alexandre 11, lui adressèrent une supplique pour implorer le libre exercice de leur culte catholique. Leur supplique ayant été renvoyée avec blâme par la commission des suppliques, ils ont eu le courage de la renouveler en 1858. Tant de persévérance inquiéta les autorités de la province. L'évêque apostat Luzynski organisa une nouvelle mission semblable à celle de 1843. 6
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Sur sa demande, le gouverneur de Witebsk, nommé Koloko- liow, donna ordre au conseiller d'État, M. Howrowicz, de se rendre avec l'archipope Humilew, délégué de l'évêque apostat, à Dzierzanowicze, pour y mettre bon ordre en achevant la conversion si bien commencée en 1853. Ces messieurs arrivèrent sur les lieux au commencement du mois d'avril 1858. Ils s'étaient adjoint le chef de la police du district, M. Spodarcow; ses deux assesseurs, MM. Zalinski et Loweyko ; un substitut, M. Popowy, remplacé bientôt par le troisième assesseur, nommé Fidelski. Plusieurs popes, dont le nombre, dans la suite, monta jusqu'à quarante, et un détachement des troupes complétaient . le cortége. -
Les coups de poing et les verges inaugurèrent la mission, qui commença par une enquête en vue de savoir qui avait eu l'audace de conseiller et d'écrire la supplique à l'Empereur. Déjà le sang ruisselait partout. A la vue de tant de confesseurs de la foi, il se trouva parmi eux un maryr, prêt à mourir seul pour épargner les autres : c'était un nommé Vincent, serrurier et chirurgien du bourg, aimé et estimé de tout ce bon peuple, dont il était véritablement l'aide en toute chose et le soutien dans la foi. Aussitôt la fureur des popes et de la police s'est portée sur lui. On le frappa sur le visage jusqu'à faire sauter ses dents ; on le foula aux pieds; on le meurtrit au point de le rendre méconnaissable. Réduit à la mort et ne pouvant mourir, son corps résista à ce martyre, mais son esprit s'en troubla, et c'est dans cet état d'aliénation qu'on a eu la barbarie de le charger de fers et de le jeter dans un cachot avec trois autres que'l'on croyait ses complices. Et ne pouvant tirer aucun autre aveu de cet infortuné, on se précipita sur sa maison et on la bouleversa de fond en comble, pour trouver quelque indice de ce prétendu crime d'État : quelques papiers, quelque liste de conjurés, c'est-à-dire des plus fervents catholiques. Cette visite domiciliaire fut faite avec tant de férocité que la femme de Vincent et une de ses voisines, toutes deux enceintes, avortèrent instantanément et en moururent le lendemain. Les pauvres incarcérés furent d'abord enfermés à Dryzna et ensuite à Witebsk, où ils furent employés, en attendant mieux, aux travaux forcés.
Ceux qui se distinguèrent le plus par leur cruauté dans cette première scène furent les popes, le chef de la police Spodarcow et son assesseur Zalinski.
Ne pouvant pas trouver la copie tant désirée de la supplique à l'Empereur, ils se mirent à chercher, par les mêmes procédés,.
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quels prêtres catholiques avaient confessé ces bons paysans pendant les quinze années de leur vie de catacombes ; mais le secret en fut trop bien gardé, et on fut réduit à porter des soupçons sur les Pères Dominicains du couvent de Zabielsk, comme étant le plus rapproché.
Au bout de quelques jours arriva le colonel de gendarmerie Losiew, avec plusieurs de ses gendarmes. Il donna ordre de rassembler à Dzierzanowicze toute la troupe qui se trouvait dans la contrée, et la fit cantonner par toute la paroisse, dans les maisons des paysans, avec ordre de les préparer à la conversion par toute sorte de sévices. Établi lui-même au château, il y prépara, dans une pièce appelée chambre noire, des instruments de torture pour les paysans, qu'ils faisaient venir un à un. Ce genre d'apostolat se dénonça par des gémissements qui s'échappaient continuellement de cette chambre.
En même temps, les popes étalaient leur zèle en rôdant par bandes autour des villages, et lorsqu'ils parvenaient à surprendre à l'écart quelque paysan isolé, ils se jetaient sur lui, et, en l'assommant à coups de poing et de bâton, ils lui criaient à tue-tête : « Rendez-vous à la vérité 1 Embrassez notre foi! »
Toute cette mission, si active et si variée, ne produisit qu'un seul apostat, nommé Joseph, sellier, homme- connu par sa dépravation et méprisé de tous.
Voyant la stérilité de ces conférences particulières, le colonel Losiew en dressa une publique, de son invention. A cette fin, il rassembla les pères de famille, au nombre d'ènviron quatre- vingts, et il leur apparut solennellement, en grand uniforme, entouré des popes, des gens de la police et de son armée. Après un moment d'un silence majestueux, il leur dit :
« — Sa Majesté veut que vous deveniez tous orthodoxes...
Pourquoi ne le voulez-vous pas ?
« — Seigneur et maître, lui répondirent-ils tous d'une seule voix en s'inclinant profondément, nous sommes soumis à l'Empereur, nous payons les impôts, nous ne lui refusons pas nos enfants pour son armée, et au besoin nous ne lui refuserions -pas notre propre sang: nous sommes prêts à lui tout sacrifier, excepté notre foi.
« — Vous résistez donc encore à l'Empereur, reprit le colonel ! vous êtes des rebelles ! Vous périrez tous si vous ne me nommez pas vos chefs. Le knout vous attend et la Sibérie. Vous ne rever-
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rez plus ni vos femmes, ni vos enfants. Si vous voulez être épargnés, nommez-moi vos chefs.
« — Nous sommes tous chefs, s'écrièrent-ils, car nous sommes tous catholiques. — Nous subirons le knout et la Sibérie, nous nous séparerons de nos femmes et de nos enfants, mais jamais de notre sainte Église.
« — Mais ne vous a-t-on pas vus dans la nôtre ? »
Alors, en s'inclinant plus profondément, ils lui dirent : « Seigneur, ne vous en fâchez pas, mais si deux compagnies vous chargeaient à la baïonnette, vous seriez forcé d'entrer avec tout votre monde même dans une porcherie. C'est ainsi qu'on nous avait fait entrer dans votre église. Vous savez que nous avions résisté de toutes nos forces à cette violence. Vous savez qu'il y a eu bien du sang versé et bien des mains mutilées aux portes de votre église par vos.sabres et vos haches, voulez-vous le voir? »
Le gendarme baissa les yeux et se tut, — et les popes levèrent leurs têtes et s'écrièrent :
« — N'avez-vous donc pas communié ?
« — Oui, vous avez réussi à fourrer votre communion à quelques-uns d'entre nous, en leur ouvrant la bouche de la pointe de l'épée. Mais est-ce une communion, prise ainsi, sans confession, sans être à jeûn et sans le vouloir ? Non, non, votre Dieu schismatique n'aura pu arriver ainsi à nos âmes catholiques 1 »
Les popes furent un instant confus et déconcertés ; mais le plus fin d'entre eux, le délégué de l'évêque apostat, l'archipope Humilew, feignant la douceur, dit à ce bon peuple :
« —Que je vous plains, mes chers enfants, que je vous plains de votre aveuglement! Vous nous regardez, et vous doutez encore ! Avez-vous jamais vu l'image de Jésus-Christ ?
« — Oui, nous l'avons vue.
« — Eh bien 1 notre barbe n'est-elle pas comme la sienne? notre chevelure n'est-elle pas peignée comme la sienne? notre costume n'est-il pas pareil au sein? Vous croyez tout cela, vous le voyez tous les jours, et vous n'êtes pas encore persuadés de la vérité de notre religion ? Quelle misère ! »
Le peuple pouvait sourire, mais les martyrs ne lirent point, et ils répondirent pieusement et gravement :
« — Oui, nous savons que Notre-Seigneur portait la barbe, qu'il avait de longs cheveux, et votre costume peut avoir quelque ressemblance avec le sieD. Mais si vous n'avez pas d'autres
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preuves de la vérité de votre religion, gardez-la pour vous, et laissez-nous en paix dans la nôtre. »
La séance finit par des scènes de violence. Injures et mauvais traitements, voilà les raisons capitales des popes contre les catholiques, et c'est ainsi qu'on les congédia.
Tandis que la police se concertait avec les popes pour inventer de nouvelles manœuvres, Madeleine, sœur de l'infortuné Vincent, fille bien pieuse et bien courageuse, qui, à la première persécution, avait souffert et résisté jusqu'au sang, parvint à échapper à la vigilance de la police et à faire arriver à l'Empereur une nouvelle supplique. C'était sans doute la seule qu'il avait reçue; aussi se hâta-t-il, dans sa bonté, de donner ordre au sénateur Szczerbicin d'aller sur les lieux pour arranger cette affaire.
Le sénateur annonça son arrivée pour.le 12 juillet.
II
La nouvelle de l'arrivée d'un délégué de l'Empereur réjouit toute la paroisse par l'espoir d'une justice qui leur rendrait toute liberté dans l'exercice du culte catholique ; mais cette joie se changea en douleur plus profonde et plus désolante lorsqu'on y apprit que le sénateur arrivé à Witepsk y avait fait comprendre que ce n'est point pour rendre justice, mais pour consommer l'iniquité qu'il était venu. Il poussa le mépris de toute bienséance jusqu'à vouloir rendre complice de son œuvre le maréchal de la noblesse lui-même, qui, par la nature de sa charge, doit être le consolateur et le protecteur des opprimés. Il lui proposa d'aller en son nom à Dzierzanowicze pour y prêcher le schisme, en persuadant aux paysans de se rendre au désir de l'Empereur, qui veut leur adhésion à l'orthodoxie. Mais celui-ci s'y étant refusé en bon catholique, force était au sénateur d'aller tenter lui-même cet apostolat aussi inique que dégradant, auquel il préluda en envoyant son précurseur en la personne du fameux colonel Losiew, accompagné d'un des adjoints du sénateur.
Chemin faisant, ces deux messieurs s'arrêtèrent au couvent des Dominicains de Zabielsk, pour parler au père prieur, nommé Dziegielski.
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« Vous êtes accusé, lui dit-il, d'avoir ramené à la foi catholique non pas un ou plusieurs individus, mais'Itoute une paroisse, en prêchant, contrairement aux règlements du Gouvernement, en langue vulgaire, et en confessant des gens que vous ne connaissiez pas être dûment et officiellement catholiques. C'est un crime d'État, par lequel vous avez encouru au moins la peine de dispersion et de confiscation. Et vous ne pourrez vous soustraire à cette peine qu'en réparant votre faute. Profitez donc de l'occasion qui se présente. Vous savez que le sénateur délégué de l'Empereur va arriver à Dzierzanowicze dans trois jours. Envoyez donc immédiatement quelques-uns de vos Pères, et notamment votre prédicateur Mokrzrecki, pour y prêcher la volonté de Sa Majesté, et persuader au peuple de passer à l'orthodoxie. » Le Père prieur -se refusa nettement à cette proposition. Alors, le colonel, prenant un ton plein d'intérêt pour ces bons Pères, lui dit:
« Vous avez un si beau couvent, avec un si grand jardin et une vue si étendue ; est-ce que, pour conserver ce bien, vous ne chercherez pas à plaire à l'Empereur, en faisant ce que je vous propose ?
« — Certes que non, lui répondit-il sèchement
« — Vous êtes donc des rebelles, s'écria le colonel, vous désobéissez à l'Empereur?
« — Nous obéissons à l'Empereur, répliqua le Père prieur ; mais nous obéissons davantage à Dieu. »
Ainsi, le colonel ayant échoué à Zabielsk, se rendit en toute hâte à Dzierzanowicze, pour y préparer une réception solennelle au sénateur.
Le jour fatal étant arrivé, on rassembla le peuple devant le château occupé par le sénateur, et après une attente proportionnée à la grandeur de ce personnage, il apparut à ce bon peuple dans tout son éclat, en grand uniforme parsemé d'étoiles, et entouré de tout son cortége, composé des popes, des gendarmes et de la police. Après quelques instants d'un silence fasci- nateur, il adressa au peuple, d'un ton majestueux et plein de douceur, l'allocution suivante:
« Mes chers enfants, vous avez demandé à notre auguste empereur Alexandre, fils de Nicolas, la permission de demeurer catholiques. Je vous déclare en son nom que cela ne se peut pas; car S. M. Alexandre II, en montant sur le trône de son père, d'immortelle mémoire, Nicolas Ier, a juré de protéger et de pro-
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pager la religion orthodoxe, qui est la religion impériale. Il faut donc nécessairement que, vous aussi, vous soyez orthodoxes. C'est la volonté de l'Empereur et par conséquent la volonté de Dieu. Dieu gouverne le ciel, et l'Empereur, en son nom, gouverne la terre. Ce que l'Empereur veut, Dieu le veut, et quiconque résiste à l'Empereur est maudit de Dieu. L'Empereur veut que vous deveniez orthodoxes, donc Dieu le veut, et il faut nécessairement que vous le vouliez.
« - Non, non, s'écria le peuple en éclatant en sanglots et eu gémissements. Dieu ne le veut pas, et nous, nous ne le voulons pas. Vous permettez aux Juifs, aux Turcs et aux Allemands de servir leurs dieux comme ils l'entendent, laissez-nous donc servir le Dieu de nos pères comme nos pères l'ont servi !
« — Ne vous obstinez pas en vain, mes bien chers amis ; car, de gré ou de force, il faut que vous deveniez orthodoxes. L'Eut pereur le veut, donc Dieu le veut, je vous le répète. Ne vous laissez pas séduire plus longtemps par les Dominicains, qui ont encouru la disgrâce de Sa Majesté. Votre oracle, c'est l'Empereur, et en son nom, c'est moi ! »
A cette parole, prononcée avec emphase, une voix partie du cortége du sénateur, s'écria :
« A terre devant le Vicaire de l'Empereur, à terre! »
A cette intimation, le peuple, ne faisant que saluer la personne du sénateur, tous les popes s'écrièrent à la fois :
« Est-ce ainsi qu'on doit honorer l'Empereur dans la personne de son envoyé ? Jetez-vous tous aux pieds du sénateur, et baisez-lui la main. »
Le peuple ne pouvant se rendre compte de tout ce manége, ne bougeait point. Alors toute l'assistance du sénateur, ses popes en tête, se ruèrent sur ce bon peuple et le traînèrent un à un de vive force aux pieds du sénateur, qui leur présentait sa main à baiser, et appliquait lui-même son baiser sur leur front. Cela voulait dire qu'il les passait orthodoxes. Et tous ceux qui furent ainsi gratifiés du baiser du sénateur et stigmatisés de la sorte furent réputés orthodoxes, placés à la droite du sénateur et inscrits dans un livre préparé pour enregistrer ce nouveau mensonge. Les derniers arrivants, s'apercevant de cette supercherie, résistèrent de force à cette opération vraiment infernale ; mais ils n'étaient plus que huit ; on les traita de rebelles, on leur fit subir tous les mauvais traitements usités en pareilles circonstances, et on les enferma dans une porcherie.
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Le sénateur se félicita dé son succès, et pour témoigner de sa joie et de son contentement, en invitant tous les paysans à venir le lendemain à l'église russe pour y communier, il leur laissa cinq roubles (20 fr.) pour boire.
Telle n'a pas été la seule preuve de la générosité du sénateur; nous pouvons en citer encore un trait. Lorsqu'un paysan du village de M. Niedzwiecki, meurtri de coups jusqu'aux os par l'assesseur Zwierow, pour avoir résisté au schisme, s'étant présenté devant le sénateur pour porter plainte, et ayant jeté sa bure, lui fit voir ses épaules, réduites en une seule plaie saignante, sur lesquelles on voyait les os dépouillés de la chair, le sénateur, pour toute justice, lui répondit que des plaintes de ce genre n'étaient point admissibles, et pour toute consolation lui jeta un rouble.
Cependant les paysans s'étant concertés, renvoyèrent au" sénateur ses cinq roubles et n'allèrent point à l'église. Le sénateur les y avait attendus vainement, et ne pouvant pas par lui-même user de plus de violence, retourna à Witepsk pour y attendre un plus ample succès. Il avait le cœur trop sensible pour voir couler le sang : cela lui aurait coûté peut-être de nouveaux roubles. Il se contenta donc, comme nous allons le voir, de le faire verser ou au moins de le laisser verser à d'autres moins sensibles que lui.
Nous avions dit en commençant que le village de Dzierzano- wicze est la propriété de M. Antoine de Korsak, descendant d'une illustre famille et bien méritant de la foi et de la patrie. Ce malheureux, indigne de tels ancêtres, a eu la lâcheté de promettre au gouvernement russe, encore en 1842, et cela par écrit, de réduire à l'apostasie tous ses paysans. On ignore pour quelle fin et à quel prix il prit un engagement si criminel.
Le sénateur, revenu à Witepsk, fit venir auprès de lui ce triste sire, et lui faisant voir son engagement, lui dit que c'était le moment de faire honneur à sa signature.
M. Korsak s'excusa sur sa prétendue maladie ; mais il se fit remplacer, avec l'agrément du sénateur, par son homme d'affaires, nommé Zarnowski, ancien employé de la police, homme très-infâme, mais très-insinuant. Ce misérable, ne tendant qu'à faire fortune à quelque prix que ce soit, assuma sur lui le rôle de tentateur.
Il accourt à Dzierzanowicze au nom de son maître, et se rendant pendant la nuit de cabane en cabane, comme pour échap-
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per à l'œil des popes et de la police, il pleure avec les pauvres paysans, menacés toujours, il les plaint et il les exhorte au nom de leur maître et en vrai ami : « Vous êtes bien malheureux, mes amis, leur disait-il, ah ! je donnerais ma vie pour vous secourir. Vous savez combien je vous aime ; vous savez aussi combien votre maître vous est dévoué. Mais tous nos efforts pour éloigner de vous le sort qui vous attend furent inutiles. Voilà que les soldats ont cerné le village, et demain, demain, si vous résistez encore à la volonté de l'Empereur, les tortures vont recommencer, plus violentes que par le passé. Pour commencer, on vous frappera de 500 coups de bâton, et si vous résistez encore, encore 500 coups de bâton, et ainsi de suite ; ensuite le knout et la Sibérie. Et vos femmes, vos sœurs et vos filles, seront livrées à la soldatesque. Si donc votre vie et votre honneur, et l'honneur de vos femmes, de vos sœurs et de vos filles vous sont chers, je vous conjure, pe résistez pas davantage et passez il l'orthodoxie, car telle est l'inexorable volonté de l'Empereur, volonté qui vous poursuivra jusqu'à la mort, et au delà même du tombeau, jusqu'au cimetière, car lors même que vous mourriez catholiques, on vous enterrerait comme des schismatiques. » Le bon peuple ne répondait rien et se bornait à prier et à se lamenter de son triste sort, qu'il remettait entre les mains de Dieu.
Le lendemain matin, on fit rassembler tous les habitants et on leur présenta le pauvre Vincent, qui était jadis leur force et leur courage, et qui, par suite de ses souffrances, ayant perdu la tête, s'était laissé amener à signer une soi-disant adhésion à l'orthodoxie, et l'on dit au peuple: Voilà votre chef qui s'est rendu à la vérité, suivez-le !
Le pauvre Vincent, presque méconnaissable de ses souffrances et de son épuisement, trembla devant ce bon peuple et baissa les yeux comme un criminel, et un long soupir, uni à un gémissement, partit de la poitrine du peuple qui l'aimait.
Mais toutes ces raffineries du malin esprit ne suffirent point pour ébranler la foi de ce peuple de martyrs. Inutiles furent, cette fois encore, les tortures mêmes que savait si bien appliquer le colonel des gendarmes. Et cependant il fallait à toute force en venir à bout, l'ordre en étant donné par le sénateur, sous la promesse de la grâce et sous la menace de la disgrâce de l'Empereur. Il a fallu donc recourir encore une fois à leur moyen sacramentel. On organisa donc pour le lendemain une commu-
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mon forcée. C'était le lundi 14 juillet (vieux style) d858. A mesure que les paysans sortaient de leurs cabanes pour aller travailler aux champs, on les saisissait et on les emportait de force dans l'église russe, et là, sur le lieu même, on leur administrait toutes sortes de supplices et la communion, et on les inscrivit tous, présents et absents, encore une fois, dans le livre de la perdition, mais pour ceux-là seuls qui les inscrivaient ainsi de près ou de loin.
Ce livre fatal fut présenté au sénateur-comme un trophée par l'infâme Zarnowski, et le sénateur, attendri, se jeta à son cou, l'embrassa sur les deux joues, plaça ses deux filles cadettes à l'Institut de l'Impératrice et lui promit force grâces et récompenses que l'incompréhensible M. Korsak compléta en épousant sur-le-champ la fille aînée de ce misérable. Et peut-être au moment même où se célébrait ce triste mariage, une mort bien à plaindre termina ce drame déjà tant de fois sanglant.
Le généreux Vincent, qu'on avait laissé à Dzierzanowicze, instruit de sa prétendue apostasie, courait de maison en maison pour pleurer sa faute, passait les nuits à prier devant une image de la très-sainte Vierge et à se lamenter. Enfin, dans un accès de douleur qui alla jusqu'à la démence, dans la nuit du 23 au 24 du même mois, il se brûla la cervelle..... Dieu lui soit propice !
Pour comble de toutes ces violences les popes russes rebaptisèrent de force tous les enfants des malheureux paysans de Dzierzanowicze et les inscrivirent au livre des orthodoxes. Les parents sauront encore rester catholiques au fond de leur âme; mais les générations à venir, que deviendront-elles sous un gouvernement qui permet de revivre à toutes les cruautés de la plus sanglante persécution, et qui, en outre, vient de renouveler la défense, sous les peines les plus graves, faite aux prêtres catholiques, d'admettre aux sacrements de l'Église quiconque ne serait pas porteur d'un certificat officiel qu'il appartient officiellement à l'Église catholique? Que deviendront tous ces millions de catholiques précipités ainsi pieds et mains liés dans le gouffre du schisme, si Dieu ne leur suscite une main capable de les en retirer I
— 6 JANVIER 1860 —
Le Siècle a trouvé bon de dire un mot sur le martyre des catholiques polonais. Voici comment il résume les
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navrants détails que nous avons rapportés tout au long dans notre numéro du 3 de ce mois :
« Les yeux du parti clérical s'épuisent en larmes sur le malheur des enfants de Dzierzanowicze qu'on rebaptise de force, et demeurent secs quand on parle des douleurs paternelles et des réclamations courageuses de la famille Mortara. Pour nous, partout où l'intolérance se montre nous la combattons, qu'elle soit romaine ou russe, autrichienne ou suédoise. » —
E. DE LA BÉDOLLIÈRE.
Nos lecteurs connaissent le récit qui nous a été communiqué, et ils voient avec quelle déloyauté audacieuse le Siècle en déguise le caractère et la portée. Une telle manière de présenter les choses est plus odieuse et plus indigne peut-être que la conduite même des agents russes ; elle a certainement quelque chose de plus répugnant. Il y a longtemps, du reste, que l'entente cordiale règne entre le despotisme ouvertement persécuteur des Czars et l'hypocrisie brutale de la Révolution.
Les autres feuilles révolutionnaires, la Presse, le Constitutionnel, Y Opinion nationale, l & Journal des Débats, la Patrie, etc., ont jugé que le plus sage était d'accorder aux exploits officiels du schisme russe la complicité du silence.
EUGÈNE VEUILLOT.
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ARTICLE DU JOURNAL DE ROftfE
OPINION DES JOURNAUX.
— 6 JANVIER —
Le Journal de Rome du 30 décembre contient l'appréciation suivante de la brochure intitulée : Le Pape et le Congrès.
« Il a paru récemment une brochure anonyme im- « primée à Paris, chez Didot, et intitulée : Le Pape « et le Congrès. Cette brochure est un véritable hom- « mage rendu à la Révolution, une thèse insidieuse « pour ces esprits faibles qui manquent d'un juste « criterium pour bien reconnaître le poison qu'elle « cache, et un sujet de douleur pour tous les bons « catholiques. Les arguments que renferment cet écrit « sont une reproduction des erreurs et des outrages « vomis tant de fois contre le Saint-Siège et tant de « fois victorieusement réfutés , quelle qu'ait pu être « l'obstination des contradicteurs de la vérité à les « soutenir. Si le but que s'est proposé l'auteur de la « brochure était par hasard d'intimider Celui que l'on « menace de si grands désastres, cet auteur peut être « assuré que Celui qui a en sa faveur le droit, qui « s'appuie entièrement sur les bases solides et iné- « branlables de la justice , et surtout qui est soutenu
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« par la protection du Roi des rois, n'a certainement
« rien à craindre des embûches des hommes. »
— 6 JANVIER —
La Patrie et le Constitutionnel paraissent fort mécontents du court article du Journal de Rome sur la brochure intitulée : le Pape et le Congrès. Le Journal de
Rome s'éloigne en effet beaucoup du point de vue sous lequel MM. Limayrac et Grandguillot se complaisent manifestement à envisager ce fameux ouvrage. Ces deux articles ont une certaine importance dans les circonstances actuelles. Nous les donnons l'un et l'autre, quoiqu'ils se ressemblent beaucoup pour le fond et la forme. Leur accorder davantage serait superflu. Il y a cela de précieux dans MM. Limayrac et Grandguillot, qu'il n'est jamais nécessaire de braver l'inconvénient de les réfuter.
Voici la Patrie :
« Seul dans toute la presse française, l'Univers reproduit un article qui a paru en tête du Journal de Borne. Rien n'est plus simple : l'Univers a pu considérer que cet article lui appartenait, car on y retrouve l'esprit de modération et jusq1iaux formes de style auxquelles nous a habitués la feuille ultramon- taine. Il est question des outrages vomis (sic) contre le Saint- Siége. M. Veuillot n'aurait pas mieux dit.
« Nous respectons trop le Saint-Père pour le rendre responsable de pareilles choses. Ceux qui parlent ainsi en son nom, en joignant la menace à l'injure, faussent et défigurent ses nobles sentiments. Si la déclaration du Journal de Rome est officielle, elle n'est certainement pas chrétienne, et, à ce titre, elle ne saurait être considérée comme l'expression du cœur de Pie IX.
« Mais cet article a néanmoins de l'importance, en ce qu'il constate de la manière la plus évidente combien la position au-
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guste du chef de l'Église est tristement compromise par des passions qui ne tiennent compte ni des vœux- de l'Europe, ni des intérêts sacrés de l'Église. » —
A. TRANCHANT.
Le Constitutionnel est plus long que la Patrie, mais il n'est pas moins tranchant :
« Nous avons dit, dès le premier jour, que la brochure le Pape et le Congrès, à laquelle r%ond l'article du Journal officiel de Rome, était une opinion et non une résolution. Il est donc tout simple qu'on la discute, même à Rome.
« Le retentissement qu'elle a eu, et les attaques comme les éloges qui l'ont accueillie, constatent, d'ailleurs, suffisamment ce que cette opinion porte avec elle d'autorité morale.
« Seulement, en reconnaissant au Journal officiel de Rome les droits qui appartiennent à tous les organes de la publicité, nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer combien il est triste que l'on fasse tenir à un gouvernement un .pareil langage, surtout lorsque ce gouvernement est celui du chef de l'Église.
« A Dieu ne plaise que nous fassions remonter jusqu'au Souverain-Pontife la responsabilité de telles violences, aussi contraires à ses sentiments personnels qu'à la dignité de son pouvoir!
« Évidemment, ce n'est pas le Saint-Père qui pourrait jeter ainsi l'anathème et parler des outrages vomis contre lui. Ce mot n'a rien d'officiel dans aucune langue; il appartient à ce vocabulaire dont un illustre prélat, Mgr. Cœur, disait, il y a deux jours, qu'il faisait rougir la langue divine de l'Évangile.
« Quant à nous, c'est parce que nous désirons sincèrement le maintien de l'indépendance politique du Pape, que nous déplorons de la voir compromettre par de pareilles manifestations.
« Il n'y a que les ennemis de la Papauté qui puissent s'en réjouir, et nous sommes bien convaincus que les écrivains les plus hostiles au Saint-Siége se trouveront d'accord demain avec les feuilles ultramontaines, pour applaudir à l'article du Journal officiel de Rome.
.« Encore un mot. Si cet article ne s'applique qu'à une brochure anonyme, c'est reconnaître, encore plus que nous, la valeur intrinsèque de cet écrit, et tout cet appareil de réponse
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officielle dans le Journal de Rome n'est alors qu'un grand honneur qui lui est rendu.
« Mais si, comme on ne manquera pas de l'insinuer, il fallait y voir autre chose, la France pourra s'en attrister: elle ne s'en blessera pas, et elle ne voudra pas surtout en rendre responsable le Père commun des fidèles. » —
A. GRANDGLILLOT.
Nous aimons à voir M. Limayrac donner des leçons de langue chrétienne au Journal officiel de Rome, et M. Grandguillot se porter fort pour les sentiments religieux de la France. Cela nous relève aux yeux des peuples.
L'Opinion nationale ne vérifie pas la prédiction du pieux et sincère , « mais indépendant, » M. Grandguillot. Ce journal, très-hostile au Saint-Siége, et dans lequel M. About ne paraît pas encore mal porté, n'a pas cru que la pudeur lui permît de reproduire l'article du Journal de Rome. Voici comment s'en exprime M. Guéroult, le front couvert d'une honnête rougeur :
« Nous trouvons dans le Journal de Rome du 30 décembre une appréciation tellement injurieuse de la brochure le Pape et le Congrès et de la politique qui s'y trouve exposée, que nous croyons devoir en ajourner la publication. »
A. GUÉROULT.
Il n'est tel que ces ogres rouges pour savoir se taire à propos. Le Siècle aussi fait mentir le Constitutionnel. Il attendait le mot d'ordre. Il l'a maintenant. Comment ferait-il pour le suivre, si tout n'était pas possible à la dextérité de M. de la Bédollière?
L indépendance de la Presse s'est plus aventurée. Elle a risqué une citation de deux phrases.
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— 7 JANVIER —
Le Pays se range aux sentiments de la Patrie et du
Constitutionnel sur la note du Journal de Rome. Il la condamne avec douleur :
« L'article du Journal de Rome appartient au domaine de la politique, et, à ce titre, nous ne pouvons le passer sous silence ; mais nous regrettons que le gouvernement pontifical tienne un langage si peu en harmonie avec l'élévation de sentiments et la noblesse de caractère qui sont propres au Saint-Père. » —
BOUSQUET.
Le Journal des Débats fait une remarque qui nous paraît sensée :
« Nous ne comprenons guère l'erreur dans laquelle la Patrie et le Constitutionnel viennent de tomber en parlant du Pape, comme on aurait parlé du chef irresponsable d'un gouvernement parlementaire. Ces deux journaux flétrissent le violent langage de la Note du Journal de Rome Mais nous ne savons plus ce qu'ils veulent dire lorsqu'ils ajoutent que le Souverain- Pontife ne pourrait approuver un semblable langage, que l'on compromet sa dignité en parlant ainsi enison nom, et qu'on ne peut le rendre responsable de ces violences. Ne croirait-on pas entendre ici parler de la reine Victoria, et n'est-ce pas ainsi qu'on dégagerait sa responsabilité si ses ministres avaient usé en son nom d'un langage indigne d'elle? Toutes ces fictions ne sont pas de mise à Rome ; le Pape est un souverain absolu, ses ministres ne sont que les principaux agents de son autorité, et il est aussi puéril de distinguer entre leJ.angage du Journal de Rome et le langage du Souverain-Pontife, qu'il serait puéril à Paris de se refuser à voir dans le Moniteur l'organe direct et authentique du chef de l'État.
« Quelle que soit donc l'opinion que l'on puisse concevoir sur la convenance ou sur l'opportunité de la déclaration du Journal
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de Rome, aucune subtilité ne peut en atténuer l'importance, et il faut bien y reconnaître l'expression de la volonté du gouvernement romain. Cette Note n'est autre chose que la réponse publique du Saint-Siége aux idées exposées dans la célèbre brochure, et cette réponse ne laisse aucun doute sur la résolution avec laquelle le Saint-Siège s'opposera de son mieux à l'application de ces idées. Personne ne peut prévoir quel sera le résultat de cette résistance ; mais cette résistance paraît désormais certaine. » —
PRÉVOST-PARADOL.
L'incident qui occupe en ce moment l'attention fait voir que le programme tracé dans la fameuse brochure n'a pas tout prévu. Voilà que, de l'aveu de la plupart des journaux, le Pape ne sait plus parler un langage qui convienne à sa dignité. Comment fera-t-on pour- remédier à cet inconvénient? Nous ne voyons qu'un moyen, et il sera sans doute proposé à la sagesse du Congrès ;. ce serait de donner au Saint-Père un secrétaire qui connùt les convenances, afin que, dans aucune manifestation de sa pensée, il ne pût lui échapper un mot capable d'affliger le sens délicat de M. Limayrac, ni le tact exquis de M. Grandguillot, ni la délicatesse pieuse de M. Bousquet.
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A PROPOS D'UN MANDEMENT
DE MGR L'ÉVÊQUE DE TROYES.
— 7 JANVIER —
On lit dans la Patrie :
« Nous avons exprimé le regret que nous éprouvons de ne pouvoir reproduire le mandement de Mgr. l'Évêque deTroyes, et nous ne sommes pas étonné d'apprendre qu'il a produit partout le meilleur effet. —
ALFRED TRANCHANT. »
M. Tranchant est un aimable nouvelliste, mais il devrait prendre garde à la tournure qu'il donne à ses compliments. Comment la pièce dont il parle, n'ayant été publiée nulle part, a-t-elle pu produire partout le meilleur effet? C'est donc parce que personne ne l'a lue ?
— 8 JANVIER —
Le Courtier de Paris est un de ces journaux remplis de sentiments chrétiens qui veulent assurer le repos, l'indépendance et l'influence de la Papauté sur les bases proposées dans la fameuse brochure. Il n'est pas des plus considérables, mais il fait de son mieux. Un de ses rédacteurs, anciennement employé à un journal catholique, a entre-
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pris la conversion de l' Ami de la religion. Il cherche à lui persuader que le rationalisme militant fait moins de ma] à la religion « qu'une certaine presse. » On voit bien ce qu'il veut dire, et cela est sans conséquence. Cependant il prétend avoir une autorité. C'est un morceau qui avait déjà circulé dans l'Indépendanee ; « Ami de la Religion,
« dit le Courrier de Paris, retenez et méditez ceci, qui ne
« s'adresse certainement pas au rationalisme militant :
« Quelques écrivains se sont érigé une chaire, par le droit qu'a tout citoyen de profiter de la liberté de nos lois. Ils veulent bien servir la religion; mais chaque jour, contre leur gré, ils fournissent à ses ennemis des armes dangereuses. Ils ont le talent de passionner tout ce qui est extrême : ils auraient excité l'enthousiasme des ligueurs; ils réjouissent les fils de Voltaire, qui étouffaient et perdaient la parole dans les bornes de sagesse qu'avaient posées nos pères. Je ne sais pas tout ce qu'ils ont pu dire.
« Il se peut qu'ils aient offensé les âmes, irrité l'opinion, soulevé des tempêtes. Il y a des faits évidents que les aveugles mêmes seraient forcés de voir. Depuis qu'ils se donnent les airs de régenter le monde, de fixer souverainement les rapports de la société religieuse et des sociétés humaines, de trancher sur toutes les questions avec ce ton altier et ces formes violentes qui font rougir l'Évangile et sa langue divine ; depuis lors, que ce soit un effet de leurs actes ou le résultat de causes étrangères, toujours est-il certain que rien n'est plus en paix, que tout se trouble autour de nous, qu'il y a un sourd bouillonnement dans les poitrines, sur nos têtes une atmosphère. brûlante et chargée d'orages, sous nos pieds un bruit souterrain qui grossit d'heure en heure, dans le fond des abîmes.
« Voilà des signes, hélas ! qui accompagnent tristement les efforts de ces hardis athlètes. Il ne faut pas mêler leur cause à celle de l'Église, où ils n'ont jamais eu aucune autorité : ils ne sont certes pas une institution catholique. »
Il est certain que ces paroles, tirées d'un récent mandement de Monseigneur l'Évêque de Troyes, ne s'adressent
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pas au rationalisme militant ; mais le Courrier de Pa/'is a tort de donner à entendre qu'elles sont adressées à l' Ami de la Religion. Il nous paraît évident qu'elles ont été écrites pour l'Univers.
C'est tout ce que nous avons à dire, et nous n'intervenons pas davantage dans une polémique dont l' Ami de la Religion saura parfaitement se tirer sans nous.
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DISCOURS DU SOUVERAIN PONTIFE.
— j0 JANVIER —
On lit en tête du Journal de Rome du 3 janvier :
« Dimanche, premier jour de l'an, S. Exc. le général comte de Goyon, aide-de-camp de S. M. l'empereur Napoléon III, commandant en chef de la division française dans les États pontificaux, accompagné des officiers de cette division, s'est rendu au Vatican pour y présenter ses félicitations au Saint-Père. Reçue avec ses officiers dans la salle du trône, Son Excellence a eu l'honneur d'adresser à Sa Sainteté le discours suivant:
« TRÈS-SAINT-PÈRE,
« Nous venons de nouveau, et toujours avec empressement, aux pieds de votre double trône de Pontife et de Roi pour porter à Votre Sainteté, à l'occasion du nouvel an, la nouvelle assurance de notre profond respect et de notre dévoûment.
« Pendant l'année qui vient de s'écouler, de grands événements se sont succédé. Les ordres de notre valeureux Empereur, témoignage éclatant de son respect religieux pour Votre Sainteté, ne nous ont pas permis de paraître dans le champ de l'honneur et de la gloire. Nous n'avons dû, nous n'avons pu nous en consoler qu'en nous rappelant qu'auprès de vous, qu'auprès de Votre Sainteté, nous nous trouvons sur le champ d'honneur du catholicisme.
« Tels sont, Très-Saint-Père, les sentiments de mes bons et braves subordonnés, dont je me fais gloire d'être l'heureux interprète. Veuillez les accueillir avec cette bonté dont Votre Sainteté a toujours daigné nous honorer. »
Sa Sainteté a daigné répondre par les paroles suivantes :
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« Si, les années précédentes, les vœux et les heureux « présages que vous nous exprimiez, monsieur le géné- « ral, au nom des braves officiers et de l'armée que vous « commandez si dignement étaient doux à notre cœur, « cette année, ils nous sont doublement agréables à cause « des événements exceptionnels qui se sont succédé, et « parce que vous nous donnez l'assurance que la division « française qui se trouve dans les États pontificaux s'y « trouve pour la défense des droits de la catholicité. Que « Dieu vous bénisse donc et avec cette partie de l'armée « française, l'armée entière ; qu'il bénisse également « toutes les classes de cette généreuse nation.
« Et maintenant, Nous prosternant aux pieds de ce « Dieu qui fut, qui est et qui sera éternellement, Nous « le prions, dans l'humilité de Notre cœur, de vouloir bien « faire descendre en abondance ses grâces et ses lumiè- « res sur le Chef auguste de cette armée et de cette na- « tion, afin que, par le secours de ces lumières, il puisse « marcher sûrement dans sa voie difficile , et recon- « naître encore la fausseté de certains principes qui ont « été exprimés en ces derniers jours dans une brochure, « qu'on peut définir un monument insigne d'hypocri« sie et un ignoble tissu de contradictions. Nous espé- « rons qu'avec le secours de ces lumières, — Nous « dirons mieux, Nous sommes persuadé qu'avec le se- <( cours de ces lumières, il condamnera les principes conte tenus dans cette brochure, et nous en sommes d'autant « plus convaincu que nous possédons quelques pièces que « Sa Majesté, à une époque antérieure, eut la bonté de «. Nous faire tenir, et qui- sont une véritable condamna- « tion des principes susdits. Et c'est avec cette conviction « que Nous Prions Dieu de répandre ses bénédictions sur
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« l'Empereur, sur son Auguste Compagne, sur le Prince
« Impérial et sur toute la France (1 ). »
(1) Voici le texte du discours de Sa Sainteté :
« Se in ogni anno furono cari al Nostre Cuore i voti e i buoni auguri che voi, signor Generale, Ci avete presentati a nome dei bravi Uffiziali e dell' Armata, che si degnamente comandate, in questo anno Ci sono grati doppiamente per gli avvenimenti eccezionali che si sono succeduti, e perchè Ci assicurate che la divisione francese, la quale trovasi negli Stati Pontefici, vi si trova per la difesa dei diritti della Cattolicità. Che Iddio dunque benedica voi, questa parte e con essa tutta l'armata francese ; benedica dei pari tutte le classi di quella generosa nazione.
« E qui prostrandoci ai piedi di quel Dio che fu, è, e sarà in eterno, 10 preghiamo nella umiltà de Nostro Cuore a voler far discendere copiose le sue grazie e i suoi lumi sul Cap Augusto di quell' armatate di quella nazione, affinchè colla scorta di questi lumi possa camminare sicuro nel suo difficile sentiero e riconoscere ancora la falsità di certi principi che sono comparsi in questi stessi giorni in un opusculo che puô definirsi un monumento insigne d' ipocrisia ed un ignobile quadro di contradizioni. Speriamo che con l'aiuto di questi lumi : — noi diremo meglio, siamo persuasi che coll' aiuto di questi lumi Egli condannerà i principi contenuti in quell'opusculo ; et tanto più Ce ne convinciamo, in quanto che possediamo alcune pezze, che tempo addietro la M. S. ebbe la bontà di farci avere, le quali sono una vera condanna dei nomi- nati principi. Ed è con questa convizione che imploriamo da Dio che sparga le sue Benedizionisopra l'Imperatore, sopra l'Augusta Compagna, sul Principe Imperiale, e su tutta la Francia. »
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LETTRE DE NAPOLÉON III.
AU SOUVERAIN PONTIFE.
— 1 1 JANVIER —
Le Moniteur reproduit l'allocution du Souverain- Pontife aux félicitations du général de Goyon, en la faisant précéder de l'observation suivante :
« Cette allocution n'aurait peut-être pas été prononcée si Sa Sainteté eût déjà reçu la lettre que S. M. l'Empereur lui a adressée à la date du 31 décembre, lettre dont nous donnons plus loin le texte. »
Voici le texte de cette lettre, qui, dans le Moniteur, vient à la suite de l'allocution du Souverain-Pontife :
« TRÈS-SAINT-PÈRE,
« La lettre que Votre Sainteté a bien voulu m'écrire le 2 décembre m'a vivement touché, et je répondrai avec une entière franchise à l'appel fait à ma loyauté.
« Une de mes plus vives préoccupations, pendant comme après la guerre, a été la situation des États de l'Église, et certes, parmi les raisons puissantes qui m'ont engagé à faire si promptement la paix, il faut compter la crainte de voir la révolution prendre tous les jours de plus grandes proportions. Les faits ont une logique inexorable, et malgré mon dévouement au Saint-Siége,
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malgré la présence de mes troupes à Rome, je ne pouvais échapper à une certaine solidarité avec les effets du mouvement national provoqué en Italie par la lutte contre l'Autriche.
« La paix une fois conclue, je m'empressai d'écrire à Votre Sainteté pour lui soumettre les idées les plus propres, selon moi, à amener la pacification des Romagnes, et je crois encore que si, dès cette époque, Votre Sainteté eût consenti à une séparation administrative de ces provinces et à la nomination d'un gouverneur laïque, elles seraient rentrées sous son autorité. Malheureusement cela n'a pas eu lieu, et je me suis trouvé impuissant à arrêter l'établissement du nouveau régime. Mes efforts n'ont abouti qu'à empêcher l'insurrection de s'étendre, et la démission de Garibaldi a préservé les marches d'Ancône d'une invasion certaine.
1, « Aujourd'hui le Congrès va se réunir. Les puissances ne sauraient méconnaître les droits incontestables du . Saint-Siége sur les Légations : néanmoins, il est probable qu'elles seront d'avis de ne pas recourir à la violence pour les soumettre. Car, si cette soumission était obtenue à l'aide de forces étrangères, il faudrait encore occuper. les Légations militairement pendant longtemps. Cette occupation entretiendrait les haines et les rancunes d'une grande portion du peuple italien, comme la jalousie des grandes puissances : ce serait donc perpétuer un état d'irritation, de malaise et de crainte.
- « Que reste-t-il donc à faire? car enfin cette incertitude ne peut pas durer toujours. Après un examen sérieux des difficultés et des dangers que présentaient les diverses combinaisciis, e le dis avec un regret sincère, et, quelque pénible que soit la solution, ce qui me paraîtrait
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le plus conforme aux véritables intérêts du Saint-Siége, ce serait de faire le sacrifice des provinces révoltées. Si le Saint-Père, pour le repos de l'Europe, renonçait à ces provinces qui, depuis cinquante ans, suscitent tant d'embarras à son gouvernement, et qu'en échange il demandât aux puissances de lui garantir la possession du reste, je ne doute pas du retour immédiat de l'ordre. Alors le Saint-Père assurerait à l'Italie reconnaissante la paix pendant de longues années, et au Saint-Siège la posses-
,
sion paisible des Etats de l'Eglise.
« Votre Sainteté, j'aime à le croire, ne se méprendra pas sur les sentiments qui m'animent; elle comprendra la difficulté de ma situation ; elle interprétera avec bienveillance la franchise démon langage, en se souvenant de tout ce que j'ai fait pour la religion catholique et pour son auguste Chef.
« J'ai exprimé sans réserve toute ma pensée et je l'ai cru indispensable avant le Congrès. Mais je prie Votre Sainteté, quelle que soit sa décision, de croire qu'elle ne changera en rien la ligne de conduite que j'ai toujours tenue à son égard.
« En remerciant Votre Sainteté de la bénédiction apostolique qu'Elle a envoyée à l'Impératrice, au Prince Impérial et à moi, je lui renouvelle l'assurance de ma profonde vénération.
« De Votre Sainteté
« Votre dévot Fils,
« NAPOLÉON.
« Palais des Tuileries, 31 décembre 1859. »
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L'ALLOCUTION DU SAINT-PÈRE
ET LES JOURNAUX FRANÇAIS.
— 12 JANVIER —
Les meilleures et les plus instructives réflexions que puisse provoquer la situation présente, nous sont fournies par les journaux qui, à divers titres et sous diverses couleurs, appuient les conclusions du célèbre écrit sur lequel nous avons maintenant l'opinion formelle du Saint-Père.
Nous laissons parler quelques-uns de ces journaux, ceux qui dispensent parfaitement de citer les autres.
Le Constitutionnel assure que le Saint-Père n'a pas parlé de lui-même, et que c'est son gouvernement qui lui a mis dans la bouche les paroles que le monde a entendues. Cette idée semble bizarre ; elle est cependant toute naturelle là où elle est formulée. Il importe à ces fins politiques d'établir que le Pape, au fond, est de leur avis, ou qu'on ne sait plus du tout raisonner à Rome. Nous ne croyons pas qu'ils y réussissent.
Après avoir rappelé des pages de Chateaubriand qui resteront sur sa mémoire comme une flétrissure, le Consti- tutionnel conclut ainsi :
Il La Restauration, malgré ses sentiments bien connus, a jugé sévèrement le gouvernement du Saint-Siège ; elle a presque désespéré de son pouvoir temporel.
« La France impériale a entrepris de guérir ce qui paraissait
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incurable à la France royale. Est-ce là ce dont on la blâme avec tant d'amertume ?
« L'ingratitude des partis n'a rien d'ailleurs qui doive étonner. Ils sont dans leur rôle, et l'Empereur est dans le sien. — A tant de violences, il n'oppose généreusement que le calme et la modération. — Il explique encore une fois, avec l'autorité de sa grande parole, la véritable situation des choses, et n'aspire, en définitive, qu'à sauver ceux-là mêmes qui l'outragent.
« Cette explication ne surprendra que ceux qui n'ont pas su ou qui n'ont pas voulu comprendre le sens des prodigieux événements dont nous avons été les témoins. Elle confirme, sans réplique, les espérances que l'opinion du monde avait placées dans cette politique si violemment attaquée durant ces derniers jours, et qui n'a pourtant jamais séparé l'indépendance de la Papauté de l'affranchissement de l'Italie.
« La lettre de l'Empereur, conforme à tous ses actes depuis que la question romaine est posée, dissipe les dernières incertitudes et ne laisse aucune illusion à ceux qui, après comme avant la guerre, entendaient maintenir en Italie une situation aussi impossible pour l'Église que pour les peuples italiens.
« Entre cette lettre, si respectueuse et si digne, et les paroles d'amertume et de colère que le gouvernement romain a placées sur les lèvres du Saint-Père, et qu'il regrette déjà, nous en sommes convaincus, l'avenir jugera, ou plutôt l'opinion a déjà jugé. Elle dira de quel côté étaient la défiance injuste et l'obstination systématique : de quel côté le désintéressement vrai et le dévouement intelligent. » —
A. GRANDGUILLOT.
La Patrie exprime les mêmes pensées que le Constitutionnel :
« Un fait nouveau, d'une grande importance, résulte de ce grave document; c'est que si la cour de Rome avait été mieux inspirée, la souveraineté du Pape sur les Romagnes pouvait être maintenue. L'Empereur le déclare ; si la cour de Rome avait consenti à la séparation administrative de ces provinces et à la nomination d'un gouverneur laïque, elles seraient rentrées sous l'autorité du Saint-Siège. Cette concession nécessaire et sponta- ment accordée aurait permis à la France d'user de son influence
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légitime sur les populations, pour les faire renoncer au principe de l'indépendance absolue.
« Aujourd'hui, il est trop tard; l'influence morale ne suffirait plus ; il faudrait employer la force matérielle. Or, cette extrémité est non-seulement contraire aux principes d'une sage politique, tels que l'Empereur les pose dans sa lettre, mais encore aux intérêts religieux, sur lesquels il a le devoir de veiller comme souverain de la France. Il le dit avec une autorité qui va sans doute imposer silence à bien des erreurs et à bien des passions : « Si la soumission des Romagues était obtenue à l'aide « des forces étrangères, il faudrait encore occuper les Légations « comme on occupe Rome; il faudrait les occuper militaire- « ment et longtemps. Cette occupation entretiendrait les haines « et les rancunes du peuple italien, comme les jalousies des « grandes puissances. Ce serait donc perpétuer un état d'irrita- (1 tion, de malaise et de craintes. » u s-
« Que pourrions-nous ajouter à cette citation, qui est plus qu'un argument, qui est la constatation d'une situation défait? Désormais, la concession est impossible, le sacrifice est nécessaire. Il y a à Rome un parti extrême qui conseillera au Pape de refuser le sacrifice, comme il lui a conseillé de repousser la concession. C'est le même parti qui a lié Pie IX à l'Autriche, et et qui, l'année dernière, au moment où la question d'Italie se présentait comme la question même de l'affranchissement de la papauté, maudissait et calomniait notre politique ; c'est ce parti qui, pendant que la France versait son sang pour l'Italie, faisait des vœux en faveur de l'Autriche ; c'est ce parti qui conseillait à Pie IX l'ingratitude envers le souverain qui lui avait rendu son trône et qui n'a pas cessé de le protéger depuis dix ans; c'est ce parti, enfin, qui a obtenu le 1er janvier, de la trop grande confiance du Saint-Père, les paroles qui contrastent d'une manière si douloureuse avec le caractère auguste de ce Pape dont le monde entier salua l'avénement comme une espérance de paix pour les peuples, d'affranchissement pour l'Italie et de gloire pour l'Église. , e « Cependant, quelque extrême que soit cette situation, nous ne désespérons pas encore : il y a de ces inspirations soudaines, surtout quand il s'agit du souverain qui règne au nom de Dieu et de l'Évangile, qui peuvent réparer les plus grandes fautes. Et que faudrait-il pour cela? La retraite d'un homme. Supposez, en effet, que le cardinal Antonelli se retire devant le mouve-
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ment d'opinion qui, si nous en croyons des nouvelles de source sérieuse, commence à se manifester, et l'Italie, la France, le monde catholique, retrouveront Pie IX. » —
PAULIN LIMAYRAC.
Le Pays trouve que les inquiétudes sont désormais dissipées :
« Tout le monde pensera, comme nous, que la question, un moment compliquée par des malentendus, se trouve désormais fort simplifiée.
« En effet, les inquiétudes qui s'étaient manifestées dans l'opinion publique, et qui prenaient leur fondement dans une prétendue modification de la politique générale de l'Empereur, au sujet des affaires d'Italie, sont désormais pleinement dissipées : tout le monde verra, dans la lettre de l'Empereur, la confirmation de la politique libérale et conservatrice qu'il a suivie, avant, pendant, et après la guerre.
« L'Empereur, ainsi qu'il le rappelle lui-même, s'est toujours proposé ce double but dans la question italienne :
« Restreindre les développements de la révolution et maintenir les droits du Saint-Siège ; et s'il s'est déterminé el faire si promptement la paix, avant d'avoir pleinement atteint le terme qu'il avait assigné à ses armes, il s'est arrêté devant la pensée que l'agitation des éléments d'anarchie pourrait compromettre le résultat qu'il s'était promis.
« C'est donc à tort, on le voit, qu'on s'était alarmé. Les inquiétudes qu'on a pu concevoir se seraient promptement dissipées, si, comme il était raisonnable de le faire, on avait cherché dans les actes constants et fondamentaux de la politique de l'Empereur les gages et les indices de sa règle de conduite, en présence des difficiles questions qui préoccupent l'Europe.
« Nos espérances d'une solution conforme aux intérêts de l'ordre européen n'ont jamais faibli. Nous ne doutons pas que le document qu'on vient de lire ne soit de nature à les faire désormais partager par tout le monde.
« Ce résultat si désirable sera puissamment facilité par la lettre de l'Empereur, dans laquelle l'élévation du langage répond si bien à la loyauté des principes et à la noblesse des sentiments. » —
A. GRANIER DE CASSAGNAC, député au Corps-Législatif.
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Voici maintenant comme parle le Siècle :
« En lisant l'allocution du Pape et la lettre de l'Empereur, on se sent pris d'une sorte de pitié pour les aberrations de Pie IX comme prince temporel. Ces attaques inconsidérées contre la politique de la France semblent vraiment incroyables. Un souverain qui ne règne depuis dix années que par l'appui des baïonnettes françaises traite de monument insigne d'hypocrisie et de tissu ignoble de contradictions un manifeste auquel le Gouvernement a donné son approbation.
« Puisque le souverain des États romains parle d'hypocrisie, il nous sera bien permis de faire voir de quel côté, dans la circonstance, est la sincérité.
t< De deux choses l'une : ou la brochure le Pape et le Congrès est une opinion individuelle, ou c'est un manifeste politique approuvé par le gouvernement français. Si, dans la pensée du Saint-Père, c'eût été une œuvre isolée, il ne s'en serait pas préoccupé, il n'en aurait pas fait le texte d'une allocution solennelle : il a pensé, avec beaucoup de monde en Europe, que cet opuscule, comme il l'appelle, avait une origine pour ainsi dire officielle. Est-ce donc de la sincérité de faire des compliments à l'Empereur et de flétrir en de tels termes l'expression de sa politique?
« La lettre de Napoléon, à part des ménagements de langage et des formules dont nous n'avons pas à parler, est le résumé de la brochure.
IIAVIN. »
L'avis du Siècle est aussi celui de l'Opinion nationale :
« Jusqu'ici un anonyme plus ou moins transparent avait enveloppé la brochure. Après avoir lu le Moniteur de ce malin, on sait désormais que l'idée dominante de ce travail, savoir la restriction du domaine temporel, est adoptée par le gouvernement français.
« Nous avons fait nos réserves sur la solution incomplète de la brochure : nous les reproduirons à plus forte raison sur la solution moins radicale encore développée dans la lettre de l'Empereur. Si nous n'admettons pas, en principe, qu'une ville soit réduite en esclavage pour la plus grande gloire du catholicisme, nos objections se reproduiraient plus fortes encore si,
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au lieu d'une ville, il s'agissait d'une ou de plusieurs provinces.
« Mais nous ne sommes pas de ceux qui prennent pour devise: Tout ou rien. L'abandon des Romagnes conseillé dans la lettre de l'Empereur est un premier pas que nous acceptons à ce titre, et comme un attachement vers la séparation du spirituel et du temporel, seule solution compatible avec le principe de la souveraineté nationale que nous professons en France, et avec la dignité de la religion catholique elle-même.
« L'abandon des Romagnes n'est qu'un premier pas, mais c'est un grand pas. » —
AD. GUÉROULT.
La Presse dit de son côté :
« Il est regrettable que l'allocution du 1er janvier 1860 et la lettre du 31 décembre 1859 se soient croisées, ce qui fait que l'allocution ne répond pas à la lettre et que la lettre ne répond pas à l'allocution.
« Cependant, l'allocution répond à quelque chose. Le pape a reçu de l'empereur des Français quelques pièces antérieures à l'allocution. Que contenaient ces pièces? La condamnation des principes de la brochure, dit l'allocution. Est-ce là une simple interprétation ou l'affirmation d'un fait ? Nous ne le savons pas. Il est probable que ce n'est qu'une interprétation, car il est impossible d'admettre, en présence de la lettre du 31 décembre, que l'empereur des Français ait condamné la conclusion de la brochure, puisqu'il adopte dans sa lettre ces mêmes conclusions, c'est-à-dire la séparation des Légations.
« Quoi qu'il en soit, nous savons nettement aujourd'hui ce que veut l'empereur des Français, ce que veut le pape. Reste à savoir aussi nettement ce que peuvent vouloir l'Italie et l'Europe. » —
NEFFTZER.
— 13 JANVIER —
On lit dans la Patrie :
« Les paroles prononcées par le Pape à la réception du 1er janvier ont produit en France, dans toutes les classes de la société, une pénible impression. Les catholiques sincères déplorent le plus vivement cette sortie inusitée, et nous sommes heureux
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d'apprendre que dès le lendemain de l'insertion de ces paroles au Journal de Rome, le Saint-Père a exprimé des regrets qui nous paraissent d'ailleurs en rapport avec ce que nous savons de son ineffable bonté et de ses excellentes intentions. » —
C. LEFÈVRE.
La Patrie s'entend à placer la discussion sur un terrain où on ne peut la suivre. Nous ferons donc simplement remarquer que le discours du Saint-Père, prononcéî— le 1er janvier, n'a paru dans le Journal de Rome que le 3 janvier, c'est-à-dire après deux jours de réflexion.
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M. TI1IERS ET M. VILLEMAIN.
— 12 JANVIER —
L'annonce d'une brochure de M. Thiers dérange M. Limayrac. Ce publiciste, ordinairement parlementaire et serein, se fâche contre l'ancien ministre et lui lance, un trait sanglant :
« On parle depuis quelques jours, d'une brochure ultramon- taine de M. Thiers. Nous manquons de renseignements précis à ce sujet; mais s'il est vrai que cette brochure doive paraître, et si elle est animée de l'esprit qu'on lui attribue, nous proposons d'ajouter au-dessous du nom de l'auteur : historien de la Révolution française et garde national qui assista, l'arme au bras, au cas de Saint-Germain-l'Auxerrois. »
PAULIN LTMAYRAC.
Eh quoi ! c'est M. Limayrac qui n'admet pas qu'on puisse changer d'opinion !
— 12 JANVIER —
Dans les débats auxquels la question de Rome a donné lieu, MM. Grandguillot et Limayrac n'ont voulu reconnaître que deux catégories d'adversaires et créer que deux catégories de suspects, les ultramontains et les légitimistes, noms qui reviennent sans cesse sur leur plume. Ils ne comptent pas tout. M. Villemain n'est ni ultramon-
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tain ni légitimiste ; cependant M. Villemain, quittant son repos, ou pour mieux dire sortant de sa retraite d'autant plus chère qu'elle est plus occupée, est venu protester sur la place publique. Il a écrit une brochure qui est encore un événement, après les deux mémorables documents qui ont paru ces jours-ci. On a également annoncé une brochure de M. Thiers, et M. Thiers non plus n'est pas légitimiste ni ultramontain. Pour qu'on ait cru que M. Thiers allait écrire, il faut au moins qu'il ait beaucoup parlé. Le sens dans lequel il parle n'est un secret pour personne. Il s'élève de toute la force de son bon sens contre les projets qui, en menaçant la Papauté, ébranlent tout dans l'Europe.
Cependant, parmi tant de gens qui parlent du côté des politiques, il faut reconnaître qu'on en voit peu d'importants qui prennent la responsabilité d'écrire. Ils craignent de franchir le seuil de leurs salons. Les uns ne veulent pas se compromettre pour aujourd'hui, les autres, compromis pour aujourd'hui, ne veulent pas se compromettre pour demain. Scripta manentl Et, en sommme, nous avouons que ces hommes dont l'opinion, s'ils la manifestaient, pourrait avoir tant de poids, ni ne donnent d'un côté beaucoup à craindre, ni ne laissent d'un autre côté grand'chose à espérer. La conscience publique saura gré à M. Villemain de n'avoir point fait de tels calculs et de s'être résolu à payer de sa personne. Son écrit est vraiment un acte de citoyen. Il a d'autres mérites par-dessus celui-là, qui est à nos yeux fort grand. Il est plein de raison, plein de justesse, animé d'une ironie éloquente et d'un sentiment tout chrétien. On y admire partout la jeunesse de l'esprit jointe à la maturité des pensées. La guerre que l'on fait à l'Église suscitera des apologistes ;
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M. Villemain aura la gloire d'arriver des premiers parmi ceux que la postérité lira longtemps, et son court écrit, si glorieux déjà par la circonstance et par le but, sera placé au nombre des meilleures pages tombées de cette main, qui en a donné de si belles et de si voisines de la perfection.
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L'ALLOCUTION DU SAINT-PÈRE
ET LA LETTRE IMPÉRIALE.
— 20 JANVIER —
La réponse négative du Saint-Père aux conseils de l'empereur Napoléon, qui l'engageait à céder les provinces rebelles, nous semble la meilleure espérance de paix qui ait été donnée au monde depuis les belles et trop rapides illusions de Villafranca.
A travers leurs empressements exagérés et détestables pour les conclusions de la fameuse brochure, les journalistes embrigadés eux-mêmes avaient dit que cette brochure ne formulait qu'une opinion, et non pas une résolution. Les esprits sérieux le savaient d'avance. Il n'y a que les hommes d'État de l'école des Mazzini et des Gari- baldi qui prennent ces belles résolutions de mettre le feu au monde, pour en améliorer les affaires à leur guise. Dans d'autres positions et avec une autre intelligence, on y regarde à deux fois. Le plan de supprimer le temporel de la Papauté, pour procurer le bonheur de l'Italie et assurer la paix du monde, a été salué par les journaux révolutionnaires avec une complaisance d'inventeurs. M. About s'est offert pour le signer de son sang. Mais dans les régions où l'on raisonne, ce plan, sans perdre le caractère qui le rend recommandable aux journaux révolutionnai-
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res, a aussi paru frivole. Là-dessus, de toutes parts, les chrétiens les moins zélés ont eu des objections et même des émotions toutes semblables à celles des fidèles et des prêtres ; de vieux politiques, d'anciens ministres du roi constitutionnel, ont parlé comme les Évêques: aucun fonctionnaire en exercice ne s'est laissé entraîner par MM. Limayrac et Grandguillot. On a même vu la loyauté militaire protester assez directement contre des idées qui ne sont rien moins que françaises ; et M. le général de Goyon, offrant ses vœux à Pie IX, Pontife et Roi, a parlé comme s'il n'avait jamais lu le Constitutionnel ni la Patrie. Il y a autre chose dans le monde que M. Havin et M. About ! La célèbre brochure n'exprimait donc qu'une opinion, et ceux mêmes qui la craignaient le plus s'attendaient, qu'on nous passe l'expression, a un rabais considérable sur ses conclusions, d'ailleurs si faiblement motivées.
Quel que soit l'auteur de cet épouvantail, et quelles qu'aient été ses intentions ou ses instructions, choses difficiles à démêler dans le mystère qui l'entoure, la lettre impériale du 31 décembre a bien fait voir qu'il n'avait pas livré le dernier mot de la politique. Cette lettre, où sont exprimées des vues si capables d'émouvoir douloureusement les cœurs catholiques, reste cependant bien en deçà des conclusions radicales de la brochure, et n'est encore elle-même qu'un conseil respectueux, et non un ultimatum. L'Empereur se borne à dire qu'il croit que le Saint-Père aurait pu tout arranger en constituant les Ro- magnes sous un gouvernement séparé, qui serait resté tributaire de l'Église.
Le Saint-Père n'acceptant pas cette opinion, par motif île conscience, dans la conviction que la foi catholique est
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intéressée à la conservation intégrale des États de l'Église, il nous semble que la question est résolue. Devant un droit de cette nature, et devant une telle résolution de le maintenir, il paraît hors de doute qu'une simple opinion, qui ne pourrait plus prévaloir que par la force, doit être abandonnée.
Faire la guerre au Saint-Père pour lui ravir ses provinces et les constituer en état de rébellion définitive, ou les donner à un autre maître, est certainement impossible. L'empêcher de se défendre, l'est également. Le livrer à la Révolution dans sa propre capitale, sans lui donner le temps d'appeler un autre secours, est une extrémité du même genre, qui ne peut même être examinée dans les conseils du souverain de la généreuse et catholique France. Que faire donc? Reconnaître le fait accompli de l'existence du gouvernement temporel, tel que les siècles l'ont constitué.
Le premier meurtrier, entendant Dieu lui demander ce qu'il avait fait de son frère, lui jetait cette réponse : Me l'avez-vous donné en garde? Et cette réponse ne le mit pas à l'abri de la malédiction... Quelle est la nation catholique qui voudra s'exposer à ce que Dieu lui demande : Qu 'as-tu fait de ton père ? Et quelle nation moins que la France aurait droit de faire la réponse de Gain : Me l'avez- vous donné à garder?
On a cru qu'on pourrait, sans grave inconvénient, arracher une pierre du temple pour bâtir un autre édifice, et que le gardien même du temple y consentirait. Du moment qu 'il refuse, il n'y a plus rien à faire, et la question, réduite a ce terme, se pose ainsi devant l'Europe: Ou Pie IX, ou Garibaldi.
Qui peut douter du choix de la France?
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LE FACHEUX ABBÉ MICHON.
— 24 JANVIER —
1
Il vient de paraître une brochure pour appuyer les conclusions de la Brochure. C'est la seconde de ce genre (à notre connaissance) sur une centaine d'autres qui ont paru depuis un mois. Elle fait la paire avec un écrit signé un Romain, qui demande que Rome même ne soit pas laissée au Pape, parce que si le Pape est souverain de Rome, cette illustre cité ne sera jamais, quoi qu'on fasse, une ville civilisée, c'est-à-dire pourvue en suffisance des lieux où l'enfant d'une société libre et civilisée peut trouver les satisfactions de son esprit et de son cœur. Ce Romain est fort sérieux, et il atteste, suivant l'usage, qu'il est bon catholique. Il aime, il honore, il vénère la religion; seulement il voudrait la pratiquer dans un phalanstère, et il voit la civilisation sous la figure d'un café chantant, avec tous les établissements et séminaires qui en dépendent. Tel doit être, selon lui, le prix des victoires de Magenta et de Solferino. Jusqu'à cette conquête, le noble sang de la France aura été inutilement répandu , et l'on n'aura pas résolu la véritable question romaine.
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La seconde brochure, celle que nous avons en ce moment sous les yeux, n'entre pas dans ces détails et ne formule pas ces vœux ; mais elle se distingue par un autre côté. Elle est l'œuvre d'un prêtre, qui l'a signée.
Il commence par de courtes considérations politiques, historiques et morales, qui seraient sans doute plus longues si le Siècle, l' Opinion nationale, la Patrie, le Journal des Débats, la Brochure et M. About lui avaient laissé quelque chose à dire ; néanmoins ses propres sentiments pour la Cour romaine et pour le sacerdoce percent assez. Ensuite, ce prêtre propose une solution « extrêmement simple, » dit-il. On voit pourtant qu'il sent en lui-même que le génie de Colomb n'est pas de trop pour trouver ces simplicités-là. Voici ce que c'est :
« D accord avec Pie IX régnant, » la « diplomatie européenne » nommerait un vice-roi de Rome qui serait le chef temporel responsable du gouvernement romain, complètement indépendant vis-à-vis de la « papauté spirituelle, » laquelle serait complétement indépendante de lui. Le vice-roi serait nommé à vie par un conclave d 'ambassadeurs, toujours d'accord avec le Pontife régnant. A côté du Vatican et de la Cour ecclésiastique, il aurait son palais et sa cour laïque. Il gouvernerait avec « une Chambre représentative, » il aurait son armée, sa marine, ses finances, « en un mot, tout ce gouver- « nement moderne que demandent impérieusement les « Italiens. »
L 'auteur, craignant de n'être pas compris, a recours à une comparaison « pour mieux faire ressortir les avantages que la combinaison renferme. »
"Que, par hypothèse, l'Archevêque de Paris soit tout à coup e ape de la catholicité ; qu'il ait délégué au chef du gouverne-
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ment politique tous les droits régaliens qu'il exerçait autrefois sur la France, collectivement avec ceux de la Papauté spirituelle ; qu'il ait pour habitation le Louvre avec sa cour pontificale ; que les Tuileries soient affectées à ce vice-roi reconnu complétement indépendant du Pape au point de vue politique, tout marcherait en France, avec notre organisation actuelle, sans la possibilité du moindre conflit. Le Pape ferait pour le monde catholique ce que l'Archevêque fait pour le diocèse de Paris, sans qu'il ait à intervenir dans le gouvernement spirituel du diocèse. »
C'est le cas de s'écrier avec l'auteur : « Quoi de plus simple ! » Tout le charme dans son plan, et surtout le bonheur de Rome, où, dit-il, on verrait moins de prêtres. Il a probablement oublié qu'on y verrait plus de sergents de ville et plus de personnes appartenant aux professions que les sergents de ville ont mission de surveiller. Mais qu'importe, Rome est libre ! « Là, plus
« d'Ilotes. Rome n'est plus, comme l'a dit un publiciste,
« le Golgotha (!!) dont les Romains sont les suppliciés. »
Ainsi parle ce prêtre. Il n'étonnera pas le petit nombre de lecteurs près desquels n'ont point échoué les efforts désespérés qu'il fait depuis longtemps pour donner à son nom quelque notoriété. C'est M. l'abbé Michon.
II
Après l'article qu'on vient de lire, M. Michon, suivant un usage que nous lui connaissions de longue date, nous adressa une réclamation à laquelle, suivant un usage qui ne lui était pas moins anciennement connu, nous refusâmes de faire droit, voulant éviter le désagrément de lui répondre. Il prit alors la voie judiciaire, et se fit ouvrir les colonnes de Y Univers par le moyen d'un huissier. La lettre était composée, et la réponse du journal aussi, lorsque arriva le décret de suppression. Je ne veux pas effacer M. Michon de la liste où il s'est inscrit par sa
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brochure, et en conséquence il me semble juste de publier les pièces suivantes.
Nous avons reçu de M. Michon, par voie d'huissier, comme il convient de lui à nous, la lettre ci-après :
MONSIEUR LE RÉDACTEUR,
En attaquant ma brochure : Projet de solution de la question ro maine, vous dites en parlant de l auteur : « Ses propres sentiments pour la cour romaine et pour le sacerdoce percent assez. » Il y a là une imputation tellement blessante pour un prêtre catholique que, malgré mon extrême répugnance à recourir à la loi afin d 'obtenir une rectification dans les colonnes de votre journal, je viens protester devant la justice de vos lecteurs. Ils pourront juger de mes sentiments au sujet de Rome par ce simple passage de ma brochure :
« Il est un nom que mes lèvres ne prononcent jamais Qu'avec « le sentiment d'une vénération profonde. Il me rappelle, à mon I{ âge mûr comme à ma plus tendre jeunesse, l'idée la plus « haute de la puissance et de la bonté du Christ visiblement « r eprésentées sur la terre. Et le jour où ce nom arriverait à mon « oreille sans réveiller en moi un respect filial, je croirais qu'une « pensée impie est venue succéder au fond de mon âme à cette « foi pure que j'ai sucée avec le lait maternel. Ce nom, c'est Il celui du Pape. Pourquoi ce nom est-il jeté aujourd'hui au « vent de toutes les discussions humaines. »
Permettez-moi de vous dire que de tels sentiments sur la Papauté ne sont pas ceux que fait soupçonner votre insinuation. Ils en sont au contraire la réfutation la plus éclatante, que nulle autre expr ession ne vient contredire dans l'écrit tout entier.
Autant je dois peu tenir à votre jugement sur moi comme écrivain, autant j'ai le droit de sauvegarder mon honneur de prêtre que vous semblez vous complaire à attaquer, comme si ces deux c hoses n étaient pas parfaitement distinctes. Mais pour enlever à la paro le de l écrivain toute sa valeur, il est habile de le poser en pr être qui a de mauvais sentiments pour la cour de Rome et pour e sacerdoce ; 1 effet est alors immanquable sur les lecteurs qui ne peuvent supp oser que c'est tout simplement une calomnie. s voudront bien juger par celle-ci de vos autres obligations. (Sic.) ai it que, comme conséquence de la solution que je propose,
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il y aurait à Rome moins de prêtres courant les cafés : vous me faites dire : (c le bonheur de Rome où il y aurait moins de prêtres. » Yoilà un membre de phrase coupé en deux ; charmante manière de reproduire le texte d'un adversaire! Je suis censé, d'après vous, avoir appelé Rome le Golgotha dont les Romains sont les suppliciés, et c'est la parole d'un écrivain que je cite et qui combattait la conclusion de la célèbre brochure : le Pape et le Congrès, en disant : « qu'isoler le Pape à Rome avec quelques habitants, c'était faire de Rome un Golgotha dont les Romains seraient les suppliciés;» mais que vous importe, pourvu que vos lecteurs puissent dire : Mais c'est horrible ! voilà un écrivain catholique qui appelle la Rome actuelle, Un Golgotha*!
Il faut donc déclarer dans vos colonnes que je n'ai pas tenu ce langage, que c'est par une habileté de phrase que vous me l'attribuez, qu'il n'y a pas dans ma brochure un seul mot qui s'éloigne de ce que le respect impose déplus délicat et que, forcé de me défendre devant le public religieux, je repousse les interprétations malveillantes que vous donnez à mon langage, du moment que vous le présentez comme hostile à cette Église romaine, pour laquelle, avec l'Église de France et notre illustre Bossuet, je professe l'attachement le plus filial et le plus sincère.
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, mes salutations.
Signé : l'abbé J. H. MICRON.
59, rue de VArcade.
PARIS, ce 27 janvier 1860.
Il faut bien l'avouer, M. Michon, si nous le jugeons d'après ses écrits, n'est pas le prêtre selon notre coeur ; et nous croyons, toujours d'après les écrits de M. Michon, que le prêtre selon notre cœur n'est pas l'idéal de M. Michon. Ce ne serait nullement une raison pour lui faire tort comme ecclésiastique ou comme écrivain. Lui avons- nous fait tort autrement qu'en signalant le tort qu'il veut expressément se faire à lui-même ; c'est ce que nous allons voir sans sortir du fâcheux fascicule qu'il vient de publier au milieu des angoisses de l'Église, pour appuyer les conclusions de la brochure intitulée : le Pape et le
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Congrès. Non-seulement le but qu'il poursuit s'éloigne fort des vœux et des prescriptions de l'Eglise romaine, mais encore le langage qu'il emploie n'a pas, suivant nous, la décence nécessaire.
Il copie un passage de sa préface pour prouver qu'il a gardé au fond de son âme cette foi pure qu'il a « sucée avec le lait maternel. » M. Grandguillot et ses émules en disent autant d'eux-mêmes tous les jours ; ils le diraient dans les mêmes termes, s'ils savaient faire ces sortes de phrases ecclésiastiques et romantiques. La foi d'un prêtre doit s'alimenter à d'autres sources que le sein maternel, et porter d'autres fruits que de pareilles phrases. Mais il ne s'agit pas de la foi de M. Michon ; il s'agit de ses idées et de l'expression qu'il leur donne. Il y a autre chose dans son écrit que la préface, et autre chose dans cette préface que le passage qu'il cite avec trop d'aplomb. Citons aussi, maigre notre répugnance, et qu'on l'entende, puisqu'il veut être entendu. Il vient donc de parler de son respect pour le Pape. Voici la suite :
«Pourquoi ce nom est-il jeté aujourd'hui au vent de toutes les discussions humaines ? Pourquoi se trouvè-t-il à toutes les colonnes de journaux, dans les brochures politiques, dans les causeries des salons, dans les conversations bruyantes des ateliers, dans les entretiens intimes de la famille? Pourquoi le Pape, et toujours le Pape ?
« Il n'en était pas ainsi, il y a vingt ou trente ans. On savait que le Pape s'appelait Léon XII ou Grégoire XVI, et c'était tout. Chateaubriand, il est vrai, avait dit à la France qu'il avait faitpour le catholicisme le rêve d'un pape libéral. Mais, comme rien ne bougeait à Rome, que tout y suivait la vieille ornière politique, quoique de loin en loin quelque émigré vînt nous apprendre que les prisons regorgeaient, et que Rome continuait son cordon sanitaire, pour que nulle idée française de progrès et de libéralisme ne vint infecter les heureux sujets du Pape, on ne s'inquiétait pas pour si peu. La question romaine et la question clii-
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noise étaient placées chez nous à peu près sur la même ligne.
« Comment à cette heure cette question est-elle devenue la plus actuelle, je dirai la plus palpitante de celles dont se préoccupe l'opinion?
« Cela est très-simple. Il s'est fait une révolution à Rome.
« En montant sur le trône pontifical, Pie IX pensa que le régime de compression rigoureuse du règne de Grégoire XVI ne pouvait plus être continué. Il avait un noble cœur; il aimait son peuple. Comme tous les jeunes rois, il pensa qu'il fallait régner sur ses sujets par des bienfaits. Il amnistia les détenus politiques, rappela les proscrits, et donna certaines libertés constitutionnelles aux États romains.
« Un moine, qui avait adopté les idées libérales de l'école de Lamennais et qui jouissait, comme orateur, d'une grande renommée à Rome et dans l'Italie, se trouva être le génie inspirateur de cette politique. Ultramontain ardent, comme on l'est dans son école, il n'était pas suspect vis-à-vis de la papauté. Il fut écouté ; et il raconte lui-même, du moins, en arrivant en France dans son exil, il racontait que, tant que Pie IX avait suivi la ligne politique tracée par lui, la confiance populaire avait énergiquement soutenu le nouveau Pape dans ses réformes contre l'opposition formidable du Sacré-Collége et de la prélature, mais que le jour où le Pape, obsédé par les terreurs de la réaction anti-réformiste qui lui présentait sans cesse la religion menacée par la liberté, avait cru sa conscience engagée et n'avait plus voulu suivre la politique inaugurée avec son règne, les défiances devinrent extrêmes. Le génie pénétrant des Italiens comprit, du premier coup, que Pie IX revenait sur les libertés octroyées. Les esprits ardents manifestèrent, dans leur irritation, leur mécontentement par des menaces. Un ministre, qui avait accepté la rude tâche d'arrêter le mouvement dans lequel Pie IX repentant croyait être allé trop loin, fut assassiné sur le seuil même du palais de la représentation nationale. Pie IX partit, déguisé sous le costume d'un simple prêtre. La révolution était faite, et par la résistance du ministère Rossi, qui provoquait toutes les défiances de la nation, et par le départ du souverain qui se déclarait ou impuissant à dominer les esprits, ou bien décidé à ne plus rien tenir des promesses de réforme faites auparavant.
Voilà un joli abrégé de l'histoire de Pie IX, et tout cela est respectueux et respire une foi et une tendresse
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ardentes envers l'Église romaine ! Mais surtout ^qui n'admirera l'esprit sacerdotal de M. Michon dans cette désinvolture avec laquelle il raconte et explique l'assassinat de Rossi et la fuite de Pie IX, assez mal inspirés l'un et J'autre pour avoir provoqué toutes les défiances de la nation 1 1
Nous pourrions en rester là, et nous croyons que les lecteurs sont parfaitement à même d'apprécier maintenant l'amour de M. Michon pour l'Église romaine et le profit qu'il a tiré des enseignements de ce notre illustre Bossuet »; mais puisque nous y sommes, tendons encore un instant le miroir.
Il prétend que nous avons mal interprété la phrase sur la trop grande abondance de prêtres dont ses yeux ont été affligés dans Rome. Nous lui faisions dire que Rome serait heureuse d'avoir moins de prêtres ; il a dit :
« Rome aurait moins de prêtres courant les cafés, les places et les rues. » En relevant l'idée nous avons eu le tort de nettoyer l'expression. Des prêtres courant les cafés, c'est une image bien plus ecclésiastique. Nous trouvons que dans cette seule image les sentiments de M. Michon pour la cour romaine et pour le sacerdoce percent as.-ezNous - nous en rapportons au jugement des prêtres et des fidèles qui liront ces lignes. Ceux qui ont vu à Rome les prêtres non pas courant les cafés, mais prenant pour quelques baïoques un modeste repas dans ces très-humbles cafés dont l unique décoration est une image de la madone, ceux-là sentiront mieux encore l'odeur particulière du style de M. Michon. Chose étrange que les yeux d'un prêtre soient choqués de rencontrer n'importe où, mais surtout à Rome, un grand nombre de ces ministres de la. miséricorde plus près que M. Michon ne l'a pu faire, dont la
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principale fonction en ce monde est d'offrir le saint sacrifice et de réconcilier les pécheurs.
M. Michon est un peu embarrassé de la phrase sur le Golgotha. Il l'explique comme il peut. Il l'a, dit-il, empruntée d'un auteur qui combattait les conclusions de la célèbre brochure. Tant mieux pour lui s'il n'a pas fait cette phrase révoltante ; s'il n'a eu que le tort de la ramasser. Mais enfin il la ramasse sans dire où, comme son propre bien. Il peint les délices de la Rome qu'il imagine, la Rome où le Pape ne sera plus roi : « C'est un État con- « stitutionnel qui ouvre au génie ardent des Romains mo- « dernes libre carrière dans toutes les parties qui com- « posent ungouvernemeiitproqress-if (?). Là plus d'Ilotes. « Rome n'est plus, comme l'a dit un publiciste, le Gol- « gotha dont les Romains sont les suppliciés. » Qui peut deviner si la comparaison s'applique aux Romains de Pie IX, ou aux Romains de la brochure.
Nous n'avons point discuté les idées de M. Michon, nous ne les discuterons point. Il y a des raisons qui ne l'atteignent pas, et il le fait comprendre en quelques phrases qui sont un dernier trait de pinceau : « Blâmez ce cette disposition des esprits, c est votre affaire ; dites « qu'il n'y a plus ni droit ni justice, c'est bel et bon ; « mais pour les peuples salus suprema lex, il faut vivre. « Et l'opinion, qui est en définitive la reine du monde, « commande impérieusement qu'on sorte des incertitudes « qui paralysent tout. »
On connaît maintenant le génie de M. Michon.
Le journal le Monde a publié dernièrement les deux pièces suivantes :
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— 23 OCTOBRE 1860 —
L'Indépendance a publié dernièrement une lettre que lui a adressée M. l'abbé Michon. Cette lettre nous apprend que le dernier écrit de cet ecclésiastique : De la Rénovation de l'Église, a été mis à l'Index, et que M. l'abbé Michon vient d'adresser une soumission au Cardinal-Préfet de la Congrégation de l'Index. La lettre explique ensuite quel est le sens et la valeur de cette soumission. En refusant de se soumettre, M. l'abbé Michon eût craint de commettre une inconvenance et une maladresse. Il garde du reste toutes ses idées et demeure convaincu que c'est Rome qui atort et lui qui a raison. Cette façon de se soumettre pourra paraître inconvenante, mais à coup sûr elle n'est pas maladroite.
BARRIER.
A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DE L'INDÉPENDANCE BELGE.
MONSIEUR DE RÉDACTEUR,
Vous avez publié récemment la nouvelle transmise de Rome que mon dernier écrit : De la Rénovation de l'Église, avait été mis à l'Index.
Voici sur cette affaire quelques lignes auxquelles je vous prie de donner toute publicité :
Je viens d'adresser une soumission au Cardinal-Préfet de la Congrégation de l'Index. Un de nos évêques, envers lequel je tiens à prouver une extrême déférence, m'en a témoigné le désir dans une lettre tout amicale. Refuser eût paru un acte que beaucoup eussent blâmé. Comme prêtre, c'eût été une inconvenance ; comme écrivain religieux, une maladresse qui eût rendu ma plume de longtemps inutile à la grande cause de l'Eglise.
Permettez-moi maintenant un mot sur la gravité de la mesure prise par Rome à l'occasion de mon livre.
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il demandait que pour sortir de la crise subie en ce moment par le catholicisme, l'Église prît des moyens énergiques de renouvellement disciplinaire. Il indiquait surtout la tenue des conciles généraux, le retour à la pratique de l'élection, l'inamovibilité des pasteurs, toutes choses qui ont fonctionné admirablément à d'autres époques, mais qui seraient un changement radical de l'organisation actuelle.
Rome pouvait laisser inaperçues, comme tant d'autres, ces théories qui sont du domaine des matières discutables et que j'ai émises, du reste, avec toute la délicatesse et tout le respect qu'on a droit d'attendre d'un écrivain attaché à l'Église.
Rome prohibe la publicité de ces théories en mettant à l'Index le livre qui les contient. Il n'est pas possible qu'elle n'ait pas compris la portée de cette décision. Dès lors l'affaire devient plus grave non pour l'écrivain, mais pour elle. C'est déclarer qu'elle repousse, du moins sous le pontificat actuel, toute idée de changement disciplinaire.
Rome, on le sait, malgré les demandes réitérées de la diplomatie, a reculé devant la réforme politique qui pouvait sauver la puissance temporelle. Le seul mot de sécularisation a effrayé une prélature accoutumée à suivre paisiblement la vieille ornière gouvernementale. Pouvais-je attendre que ces mêmes hommes sedonnassent la rude tâche d'entreprendre la réforme de la discipline religieuse ?
Rome a donc été logique avec son système de monarchie absolue appliqué à la société religieuse depuis plusieurs siècles. Elle n'a aujourd'hui ni l'énergie d'un renouvellement qui heurterait tant d'habitudes et tant d'intérêts, ni même les hommes qui voudraient en prendre l'initiative.
Je m'étais donc trompé en faisan t l'hypothèse de cette restauration pacifique du monde catholique. Il faut renoncer pour l'heure à cette utopie.
Restera le renouvellement providentiel, qui s'opère plus lentement, et, il faut le dire, toujours sur des ruines. C'est l'œuvre des siècles, la corrosion du temps qui broie tout devant lui cpmme les lames implacables de l'Océan qui détachent le granit le plus dur et le réduisent en fine poussière sur le rivage.
Laissons donc s'accomplir la tâche divine par la longue recomposition des siècles, puisque les hommes ne se sentent pas le courage de la réaliser maintenant eux-mêmes. Ce sera mieux fait et sûrement fait.
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Mais ceux qui avaient rêvé cette gloire pour l'Église n'en gardent pas moins la noble conviction d'avoir voulu un grand bien. S'ils s'arrêtent devant l'immobilité qui les repousse, ils n'en croient pas moins aux doctrines impérissables de l'Église à laquelle ils sont dévoués de cœur. Le blâme qui peut atteindre leurs écrits n'est pas une flétrissure pour leur personne. Ils ont toujours le front haut, parce qu'ils sont sûrs de la pureté de leurs pensées et de la grandeur de leurs.aspirations.
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, l'expression de mon respect.
Votre très-humble serviteur, J. H. MICRON.
Mo:musiER, 5 octobre 1850.
— 9 NOVEMBRE —
Nous avons reproduit une lettre que M. l'abbé Michon avait publiée dans l'Indépendance pour annoncer que son dernier écrit : De la Rénovation de VÉglise, ayant été mis à l'index, il venait d'adresser une soumission au Cardinal-Préfet de la Congrégation de l'Index, et pour expliquer les raisons et le caractère de cette soumission. Il faut relire cette lettre, si l'on veut bien comprendre celles que M. l'abbé Michon nous adresse aujourd'hui, et dont la dernière, sauf quelques variantes, a paru hier dans l'Indépendance.
BARRIER.
MONSIEUR LE RÉDACTEUR.
Plusieurs personnes ont cru voir des restrictions dans la lettre par laquellej'ai publié ma soumission à l'Index.
Comme ces restrictions n'étaient nullement dans ma pensée, qu elles constitueraient même une contradiction formelle dont ne se rendent jamais coupables les écrivains qui se respectent un peu, je viens mettre un terme à toute interprétation par la lettre suivante, que je vous prie de vouloir bien insérer dans votre feuille.
Veuillez agréer, etc. J.- R. MICHON.
MONTAUSIER, G novembre 1800.
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« MONSIEUR LE RÉDACTEUR,
« Les réflexions dont j'ai accompagné la lettre que vous avez publiée et dans laquelle je faisais connaître ma soumission au décret de la Congrégation de l'Index sur mon dernier écrit De la Rénovation de l'Église, -ont paru être à quelques personnes des restrictions qui en détruisent la valeur.
« Il répugnerait étrangement à la loyauté de mon caractère d'être soupçonné d'une contradiction peu honorable et peu digne de l'homme qui se respecte.
« Je viens donc maintenir dans sa franchise et dans sa simplicité l'adhésion qui formait le but de ma lettre et désavouer au besoin, dans les réflexions qui l'accompagnaient, ce qui aurait pu prêter à une interprétation défavorable et faire croire qu'il y avait dans ma pensée un sentiment d'irritation et de malveillance.
« Je suis heureux de compléter ma première lettre par un hommage de vénération profonde pour cette Rome, centre de l'unité, vers laquelle doivent converger un jour toutes les aspirations de la grande famille chrétienne.
« Veillez agréer, etc. J. H. MICHON.
MONTAUSIER, le 26 octobre 1860.
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PROTESTATION DE M. DE SACY
CONTRE l'N ARTICLE DU JOURNAL DES DÉBATS.
— 27 JANVIER —
L'attitude du Journal des Débats dans la question romaine ne se distingue en rien de celle du révolutionnaire. En pareille matière, un peu plus ou un peu moins de littérature n'importe pas beaucoup. M. Saint-Marc Girardin a donné des articles que M. Havin n'aurait pas pu écrire, peut-être, mais qu'il aurait pu très-certainement signer ; M. John Lemoinne, homme d'esprit, bon catholique, en a fait plusieurs qui lui donnaient parfaitement le droit de revendiquer un certain rang d'honneur parmi les inventeurs des idées de la fameuse Brochure. Un dernier morceau de sa façon a reçu les applaudissements de M. Limayrac ; c'est dire qu'il est à peine décent.
Mais ce dernier excès a obtenu un résultat auquel on ne s'attendait pas généralement, quoiqu'il parût certain que la rédaction n'était pas unanime dans les idées que le journal soutenait. Le principal rédacteur et le plus honoré, M. de Sacy, membre de l'Académie française, a protesté contre l'article de son collaborateur. Il l'a fait en nobles termes et tout à fait dignes des sentiments généreux qui l 'inspirent. Nous reproduisons cette protestation comme un exemple très-important du mouvement
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qui s'opère dans les esprits, et comme un acte qui honore infiniment son auteur. Nous avons été souvent appelé à combattre M. de Sacy, et nous nous y sommes résigné plus d'une fois, sans vouloir jamais lui donner l'occasion de croire que nous combattions autre chose que ses idées.
Il ne ne. doutera pas de. la joie véritablement profonde avec laquelle nous le voyons exprimer si fortement et si à propos des convictions dignes de sa raison et de son cœur.
A M. ÉDOUARD BERTIN, GÉRANT ET DIRECTEUR DU JOURNAL
'DES DÉBATS.
a PARIS, 23 janvier 1860.
« MON CHER BERTIN,
« Vous ne refuserez pas à un des plus anciens collaborateurs du journal que vous dirigez la permission de réclamer dans ce journal même contre l'article que vous avez publié aujourd'hui sur la puissance temporelle du Pape, l'article de M. John Le- moinne. C'est un devoir de conscience que je veux remplir.
« M. John Lemoinne est mon camarade et mon ami. Personne ne connaît mieux que moi l'indépendance de son caractère, la droiture de ses intentions. Sur mille autres points, nous nous entendrons toujours. Mais je crois qu'il se trompe gravement dans cette occasion, et que les principes qu'il établit auraient pour conséquence infaillible la ruine de la Papauté et de l'Église catholique tout entière. C'est ce que je voudrais démontrer en peu de mots. Je n'abuserai pas de votre complaisance.
« Le Pape n'est pas seulement le chef de la catholicité ; il est encore l'Évêque de Romé, ou plutôt c'est comme Évêque de Rome,-comme successeur de saint Pierre sur le siége de Rome, qu'il est le chef de la catholicité. Ces deux qualités sont inséparables en lui. Nul ne peut être Pape que l'Évêque de Rome, et nul ne peut être l'Évêque de Rome qu'il ne soit en même temps le chef de la catholicité. J'avoue donc que dépouillé même de sa souveraineté temporelle, l'Évêque de Rome, comme Pape et comme chef de la catholicité, conserverait encore sur toutes les nations catholiques du monde un immense pouvoir, un pouvoir
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plusque royal. Car, en lui ô tant son diadème terrestre, on ne lui ôterait pas les clefs de saint Pierre, c'est-à-dire le droit de lier et de délier les consciences, de prononcer des interdits et des excommunications, de régler la foi, le culte et la discipline, de publier des bulles et des encycliques, d'assembler et lie présider des conciles, d'accorder ou de refuser l'institution canonique aux Évêques, de gouverner, en un mot, en tout ce qui concerne le spirituel, les deux cents millions de .catholiques répandus dans l'univers. Voilà, je le reconnais, un empire qui efface tous ces empires du monde que le Tentateur offrait à Jésus-Christ pour l'éprouver. Mais, comme Évêque de Rome, le chef de la catholicité, le Pape, descendu du trône qu'il occupe depuis tant de siècles, n'en serait pas moins sujet de la puissance à laquelle Rome tomberait en partage. Supposons que cette puissance fût le Piémont, la supposition n'a rien d'improbable. Voilà donc le Pape, le chef de la catholicité, devenu sujet piémontais, c'est-à- dire que le voilà placé, à l'égard du roi Victor-Emmanuel et de M. de Cavour, précisément dans la position où se trouve M. l'Archevêque de Paris à l égard de l'Empereur et du ministère français. Le Pape : le chef spirituel de deux cents millions de catholiques, sujet du Piémont! Un sujet piémontais, en sa qualité d'Évêque de Rome, sera investi, sur toutes les nations catholiques, de la puissance que je vous ai décrite ! Il leur enverra des légats ou des nonces, et recevra auprès de lui leurs ambassadeurs 1 Par lui-même ou par ses représentants, il viendra chez elles exercer la plus haute des juridictions ! Il gouvernera leurs consciences en matière de foi et de culte, instituera leurs Évêques, conclura des Concordats sur le pied d'égalité avec leurs rois ou leurs empereurs ! Il pourra les frapper d'interdit et d'excommunications! Croyez-vous que les puissances catholiques le supportent longtemps, et qu'un pareil état de choses ne les conduise pas forcément au schisme ?
« Rappelez-vous ce qui s'est passé l'année dernière au début delà guerre d 'Italie: les Évêques de France, comme c'était leur devoir, ont fait des mandements pour établir la justice de Dotre cause et appeler la bénédiction de Dieu sur nos armes. Les Évêques autrichiens en ont fait de leur côté pour revendiquer la protection du Ciel en faveur de leur prince et de leur pays. Rien e plus naturel et de plus simple. Autrichiens ou Français, ces Évêques ne gouvernent que leurs diocèses. Supposez, au con- traire, que la guerre éclate entre le roi de Piémont, devenuJe
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roi du Pape, et quelque autre des puissances catholiques. Comme Évêque de Rome, le Pape publiera donc des bulles et ordonnera des prières en faveur de son prince ? Sa bouéhe infaillible annoncera à toute la terre que la cause du Piémont est la cause de Dieu? Tous les catholiques de l'univers, ceux mêmes avec lesquels le Piémont sera en guerre, seront contraints de recevoir les bulles du Pape, de joindre leurs prières aux prières du Pape, et le Piémont réunira ainsi aux armes temporelles l'influence des armes spirituelles dont le Pape est le dépositaire ? Ou bien le pouvoir spirituel du Pape sera-t-il suspendu pendant la guerre ; et la nation qui aura le Piémont pour ennemi s'adressera-t-elle à un autre Pape que l'Évêque de Rome pour le gouvernement de ses Églises ? Encore une fois, n'est-il pas évident que le schisme, un schisme prochain, inévitable, est au bout de cette prétendue séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, qui ferait du chef de la catholicité le sujet particulier d'une puissance quelconque?
« Que faire donc ? nous dira-t-on. Ce n'est pas à nous, qui voulons maintenir ce qui est, à répondre à cette question, ou plu tôt notre réponse est toute faite. C'est à ceux qui veulent renverser l'ouvrage des siècles et faire descendre le Pape du trône où la main de Dieu l'a placé, à nous dire quel secret ils tiennent en réserve pour faire en sorte que le Pape ne soit pas ou le sujet dépendant d'une puissance quelconque, ou le fonctionnaire salarié et humilié de toutes les puissances catholiques réunies. Et si beaucoup d'entre eux, n'ayant pas la modération et les sentiments religieux de M. John Lemoinne, nous répondent qu'ils se moquent bien du catholicisme et du Pape, n'aurons-nous pas le droit de leur demander pourquoi, portant tant d'intérêt à deux ou trois millions d'Italiens, ils en portent si peu à deux cents millions-de catholiques, parmi lesquels ils comptent peut-être trente millions de compatriotes !
« J'aurais bien d'autres réflexions à faire, mais je me borne à celle-ci, parce qu'elle répond directement à l'article de M. Lemoinne, et que je ne veux pas, mon cher Bertin, vous retenir plus longtemps. Il me suffit d'avoir manifesté mon dissentiment. Trop de gens peut-être m'attribuaient dans les articles de M. Lemoinne une part et une solidarité que ma conscience repousse.
« Agréez, je vous prie, la nouvelle assurance de ma vieille et cordiale amitié.
S. DE SACY. »
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RÉPONSE A QUELQUES REPROCHES.
— 27 JANVIEB —
Nous sommes entourés de sages qui ont peine à ne pas triompher un peu devant nous de tout ce qui arrive. Sans cesse ils nous répètent : Je vous l'avais bien dit / Ce qu'ils ont fait pour l'empêcher, ou ce que l'on pouvait faire, ils ne le disent pas. Sans doute, leurs prévisions se trouvent aujourd'hui moins déjouées que nos vœux. Cependant, il y a de plus grands malheurs et de plus grandes hontes que de s 'être trompé dans l'espérance du bien. Notre confiance étant sincère, nous ne regretterions pas de l'avoir laissée paraître, quand même elle aurait compromis quelque chose ; mais elle n'a rien compromis. Nous cherchons encore ce que nous aurions pu gagner en prenant une attitude d hostilité que la conscience ne nous commandait pas. Nous n'avons point fait la guerre; nous n'avons point demandé de faveurs, nous n'en avons point reçu. On dit que nous aurions dû combattre pour la liberté. Quelle liberté ? S'il s'agit de la liberté de l'Église, nous ne croyons pas lui avoir refusé nos humbles efforts ; nous ne croyons pas qu'elle ait eu des défenseurs plus constants. Nous n'avons reculé devant aucun de ses adversaires. Mais contre qui a-t-il fallu principalement la défendre ? Contre les libéraux. Quelques catholiques ont tendu la main au libéralisme. Leurs avances ont été médiocrement accueillies, et les profits en ont été mé-
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diocres. Ils ne se trouvent pas aujourd'hui, sans doute, moins éloignés que nous du Siècle et du Journal des Débats. Nous ne sommes pas notablement plus éloignés qu'eux de M. Villemain et de M. de Sacy. Nos espérances, même lorsqu'elles voulaient s'obstiner, laissaient cependant parler nos alarmes, et toutes nos prévisions ne sont pas trahies. Nous disions souvent aux adversaires de la liberté de l'Eglise que beaucoup d'entre eux deviendraient un jour ses défenseurs, parce que quand l'Eglise, si diffamée, se verrait enfin attaquée, immédiatement la société elle-même se sentirait en péril. Nous y sommes, et tout arrive comme nous l'avons annoncé.
Nous ne tenons nullement à passer pour de fins politiques. Nous avons le devoir d'être sincères et de dire les choses au jour le jour, comme nous les voyons; il ne nous est pas commandé de lire avec certitude dans l'avenir et de démêler ce qui se cache de plus secret au fond des cœurs. Cependant, ceux qui nous accusent d'avoir, volontairement ou non, endormi ou compromis les catholiques, nous permettront d'observer que nous n'avons été ni si abusés, ni si muets qu'ils paraissent disposés à le croire. L'orage qui pèse en ce moment n'a pas été soudain. Toutes les fois qu'il s'est annoncé, nous avons parlé de manière à ne pas laisser ignorer qu'il ferait surgir plus de dévouements qu'il ne répandrait de terreur. Rien ne nous serait plus facile que d'en produire les preuves ; nous pouvons, sans redouter aucune dénégation, suivre la prudence qui nous conseille de les ajourner. Ces simples observations doivent suffire pour faire tomber des reproches fort peu fondés et plus qu'inopportuns, dans un moment où .le premier devoir des catholiques est de marcher d'accord.
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LE DERNIER NUMÉRO
DE L'UNIVERS.
— 30 JANVIER 1860 —
Depuis quelques mois les avertissements officieux étaient prodigués au journal ; deux avertissements officiels s'y étaient ajoutés en peu de temps, à l'occasion de la publiccation du discours du Saint-Père au général de GOYOD. Une menace formelle de suppression nous avait été apportée, et le sort prochain de l'œuvre ne faisait plus de doute dans notre esprit. J'ose dire que je le connus avec certitude lorsque je me trouvai en possession de l'encyclique du 19 janvier. Je la reçus le 28 au soir, lorsque déjà l'édition du soir avait paru et était expédiée dans les départements. Je dis à mes collaborateurs: «Voici l'arrêt de mort; lejpurnalne vivra plus demain. » Nous éprouvions plutôt un sentiment de joie de trouver une si belle occasion de périr, et nous nous mîmes immédiatement à traduire l'Encyclique, pour la donner dans l'édition du matin, avant qu'aucune défense de la publier n'arrivât et afin que le journal ne fût pas saisi à l'imprimerie.
En reproduisant les articles 'contenus dans le dernier numéro de l'Univers, je reproduis aussi l'Encyclique qui fut la glorieuse occasion de sa fin. L'Univers a été enseveli dans ce noble et saint linceul. J'ai donc le droit de lui en laisser l'honneur. Il l'a payé par assez de combats.
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ENCYCLIQUE DE NOTRE SAINT-PÈRE LE PAPE PIE IX.
VEKERABILIBUS FRATRIBDS PATRIAR- CRIS, PnIMATIBUS, ARCHIEPISCOPIS, EPISCOPIS, ALIISQUE LOCORUM OR- DINARIIS GRATIAM ET COMMUNIONEM CUM APOSTOLICA SEDE HABENTI- BUS.
PIUS PP. IX.
VENERABILES FRATBES,
Salutem et Apostolicam Be- nedictionem.
Nullis certe verbis expli- care possumus , Venerabi- les Fratres , quanto solatio , quantseque laetitiae Nobis fue- rit inter maximas Nostras ama- ritudines singularis ac mira vestra, et fidelium, qui Vobis commissi sunt, erga Nos et hanc ApostolicamSedem fides, pietas et observantia, atque egregius sane in ejusdem Sedis juribus tuendis, et justitiae causa defendenda consensus, alacritas, studium et constantia. Etenim ubi primum ex Nostris Encyclicis Litteris die 28 Junii superiori anno ad Vos datis, ac deinde ex binis Nostris Consistorialibus Allocutioni- bus cum summo animi vestri
A NOS VÉNÉRABLES FRÈRES LES PATRIARCHES , PRIMATS , ARCHEVÊQUES ET ÉVÊQUES, ET AUTRES ORDINAIRES DES LIEUX, EN GRACE ET EN COMMUNION AVEC LE SIÉGE APOSTOLIQUE.
PIE IX, PAPE.
VÉNÉRABLES FRÈRES,
Salut et bénédiction apostolique.
Nous ne pouvons par aucune parole vous exprimer, Vénérables Frères, de quelle consolation et de quelle joie nous ont pénétré, au milieu de nos très-grandes amertumes, le témoignage éclatant et admirable de votre foi, de votre piété, de votre dévouement, de la foi, de la piété, du dévouement des fidèles confiés à votre garde, envers Nous et envers le Siége apostolique, et l'accord si unanime, le zèle si ardent, la persévérance à revendiquer les droits du Saint- Siége et à défendre la cause de la justice. Dès que, par Notre lettre encyclique du 28 juin de l'année dernière, et par les
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deux allocutions que Nous avons ensuite prononcées en consistoire, vous avez connu, l'âme remplie de douleur, de quels maux étaient accablées en Italie la société religieuse et la société civile, et quels mouvements criminels de révolte et quels attentats étaient dirigés, soit contre les princes légitimes des Étals italiens, soit contre la souveraineté légitime et sacrée qui Nous appartient, à Nous et à ce Saint- Siége. Répondant à Nos vœux et à Nos soins, vous vous êtes empressés, sans aucun retard et avec un zèle que rien ne pouvait arrêter, d'ordonner dans vos diocèses des prières publiques. Vous ne vous êtes pas contentés des lettres si pleines de dévouement et d'amour que vous Nous avez adressées; mais, à l'honneur de votre nom et de votre ordre, faisant entendre la voix épiscopale, et défendant éner- giquement la cause de notre religion et de la justice, vous avez, soit par des lettres pastorales, soit par d'autres écrits aussi pleins de science que de piété, flétri publiquement les attentats sacrilèges commis contre la souveraineté civile de l'Église romaine. Prenant sans relâche la défense de cette souveraineté, vous vous êtes fait gloire de confesser et d'enseigner que par un dessein
dolore cognovistis gravissima damna, quibus sacrse civiles- que res in Italia affligebantur, atque intellexistis nefarios re- bellionis motus et ausas contra legitimos ejusdem Italise Prin- cipes, acsacrumlegitimumque Nostrum et hujus S. Sedis principatum, Yos, Nostris votis curisque statim obsecundan- tes, nulla interjecta mora, pu- blicas in vestris lliæcesiblls preces omni studio indicere properastis. Hinc non solum obsequentissimis aeque ac amantissimis vestris Litteiis ad Nos datis, verum etiam tum pastoralibus Epistolis,tum aliis religiosis doctisque scriptis in vulgus editis episcopalem ves- tram vocem cum insigni vestri ordinis ac nominis Jaude attol- lentes, ac sanctissimae nostrae religionis justitiaeque causam strenue propugnantes, vehementer detestati estis sacrilega ausa contra civilem Romanae ecclesise principatum admissa. A t qu e ipsum principatumcon- slanter tuentes, profiteri et .docere gloriati estis, eumdem singulari Divinae illius omnia regentis ac moderantisProvi- dentise consilio datum fuisse Romano Pontifici, ut ipse nulli civili potestati unquam sub- jectus supremum Apostalici ministerii munus sibi ab ipso Christo Domino divinitus commissum plenissima libertate, ac sine ullo impedimento in
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univcrsum orbem exerceat. Atque Nobis, carissimi catho- licse Ecclesisefllii vestris imbuti doctrinis, \ estroque eximio exemplo excitati eosdem sen- sus Nobis testari summopere certarunt et certant. Namque ex -omnibus totius catbolici or- bis regionibus innumerabiles paene accepimus tum eccle- siasticorum tum laicorum ho- minum cujusque dignitatis or- dinis, gradus et conditionis, Litteras etiam a centenis ca- tholicorum millibus subscrip- tas, quibus ipsi filialem suam erga Nos, et hanc Petri Cathe- dram devotionem ac venera- tionem luculenter confirmant, et rebellionem, aususque in nonnullis Nostris Provinciis admissos vehementer detestan- tes, Beati Petri patrimonium omnino integrum inviolatum- que servandum, atque ab omni injuria defendendum esse contendunt ; ex quibus insuper non pauci id ipsum, vulgatis opposite scriptis, docte sapien- terque asseruere. Quae præcla- raevestm, acfidelium significa- tiones, omni certe laude ac praedicatione decorandae, et aureis notis in catholicae Ec- clesise fastis inscribendse ita Nos commoverunt, ut non po- tuerimus non læte exclamare: « Benedictus Deus et Pater Do- mini Nostri Jesu Christi, Pater . mirericordiarwn et Beus totius consolationis qui consolatur Nos
particulier de la Providence divine, qui régit et gouverne toutes choses, elle a été donnée au Pontife romain, afin que, n'étant soumis à aucune puissance civile, il puisse exercer dans la plus entière liberté et sans aucun empêchement, dans tout l'univers, la charge suprême du ministère apostolique qui lui a été divinement confiée par le Christ Notre- Seigneur. Instruits par vos enseignements et excités par votre exemple, les enfants bien-aimés de l'Église catholi- queontpris et prennent encore tous les moyens de nous témoigner les mêmes sentiments. De toutes les parties du monde catholique, Nous avons reçu des lettres dont le nombre se peut à peine compter, souscrites par des ecclésiastiques et par des laïques de toute condition, de tout rang, detout ordre, dont le chiffre s'élève parfois jusqu'à des centaines de mille, qui, en exprimant les sentiments les plus ardents de vénération et d'amour pour Nous et pour cette Chaire de Pierre, et l'indignation que leur causent les attentats accomplis dans quelques-unes de Nos provinces, protestent que le patrimoine du Bienheureux Pierre doit être conservé inviolable, dans toute son intégrité, et mis à l'abri de toute attaque. Plusieurs des
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signataires ont en outre établi avec beaucoup de force et de savoir, cette vérité par des écrits publics. Ces éclatantes manifestations de vos sentiments et des sentiments des fidèles, dignes de tout honneur et de toute louange,, et qui de-
meureront inscrites en lettres d'or dans les fastes de l'Église catholique, Nous ont causé une telle émotion, que Nous n'avons pu, dans Notre joie, Nous empêcher de nous écrier : Béni soit Dieu, père de Notre- Seigneur Jésus-Christ, père des miséricordes et Dieu de toute consolation, qui nous console dans
toutes Nos tribulations. Au milieu des angoisses dont Nous sommes accablés, rien ne pouvait mieux répondre à Nos désirs que ce zèle unanime et admirable avec lequel, vous tous, "Vénérables Frères, vous défendez les droits de ce -Saint-Siège, et cette volonté énergique avec laquelle les fidèles qui vous sont confiés agissent dans le même but. Vous pouvez donc facilement comprendre combien s'accroît chaque jour Notre bienveillance paternelle pour vous et pour eux.
Mais tandis que votre zèle et votre amour admirables envers Nous, Vénérables Frères, et envers ce Saint-Siége, et les sentiments semblables des fidèles adoucissaient Notre douleur, une nouvelle cause de tristesse Nous est survenue d'ailleurs. C'est pourquoi Nous vous écrivons ces lettres pour que, dans une chose de si grande importance, les sentiments de Notre cœur vous soient de nouveau très-clairement connus. Récemment,
in omni tribulatione Nostra. »
Nihil enim Nobis inter gravissi- mas, quibus premimur, angus- tias gratius, nihil jucundius lli- hilque optatius esse poterat quam intueri quo concordissi- mo atque admirabili studio Vos omnes, Venerabiles Fratres, ad hujus S. Sedis jura tutanda animati et incensi estis, et qua egregia voluntate fideles curse vestrae traditi in idipswm con- spirant. Ac per vos ipsi vel fa- cile cogitatione assequi potestis quam vehementer paternaNo- strain Vos atquein ipsos catba- licos be-nevolentia merito atque _ optimo jure in dies augeatur.
Dum vero tam minncum vestrum, et fideHum erga Nos et hanc Sanctam Sedem stu- dium et amor Nostrum lenibat dolorem, nova aliunde tristitifle accessit causa. Itaque bas Vobis scribimus Litteras, ut in tanti momèntire animiNostrisensus Vobis in primis denuo notissi- mi sint. Nuper, quemadmo- dum plures ex Vobis jam no- verint, per Pavisienses ephe- merides, quibus titulus « Mo- niteur a vulgata fuit Gallorum Imperatoris Epistola, qua Nos»
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tris respondit Litteris, qui- bus Imperialem Majestatem Suam omni studio rogavimus, ut validissimo suo patrocinio in Parisiensi Congressu integram et inviolabilem tem- poialem Nostram et hujus Sanctae Sedis ditionem tueri, illamque a nefaria rebellione vindicare vellet. Hac sua Epis- tola summus Imperator com- memorans quoddam suum consilium paulo ante Nobis propositum de rebellibus Pon- tificiee Nostrae ditionis provin- ciis Nobis suadet, ut earumdem provinciarum possessioni renuntiare velimus, cum ei vi- deatur hoc tantummodo præ- senti rerum perturbationi posse mederi.
Quisque vestrum, Venerabi- les Fratres, optime intelligit, Nos gravissimi officii Nostri memores haud potuisse silere cum hujusmodi epistolam ac- cepimus. Hinc, nulla interpo- sita mora, eidem Imperatori rescribere properavimus, Apo- stolica animi Nostri libertate clare aperteque declarantes, nullo plane modo Nos posse ejus annuere consilio, propter- eaquod insuperabilesprce se ferat difficultates ratione habita Nos- trce et hujus Sanctai Sedis Di- gnitatis, Nostrique sacri characteris, atqlleejusdem Sedis jurimn
comme plusieurs de vous l'ont déjà appris, le journal parisien intitulé le Moniteur a publié une lettre de l'empereur des Français par laquelle il a répondu à une lettre de Nous, où Nous avions prié instamment Sa Majesté Impériale qu'Elle voulût protéger de son très-puissant patronage, dans le Congrès de Paris, l'intégrité et l'inviolabilité de la domination temporelle de ce Saint- Siége, et l'affranchir d'une rébellion criminelle. Dans sa lettre rappelant un certain conseil qu'il Nous avait peu auparavant proposé au sujet des provinces rebelles de Notre domination pontificale, le très- haut Empereur Nous conseille
de renoncer à la possession de ces mêmes provinces, voyant dans cette renonciation le seul remède au trouble présent des affaires.
Chacun de vous, Vénérables Frères, comprend parfaitement que le souvenir du devoir de Notre haute charge ne Nous a pas permis de garder le silence après avoir reçu cette lettre. Sans aucun retard Nous Nous sommes hâté de répondre au même Empereur, et dans la liberté apostolique de Notre âme, Nous lui avons déclaré clairement et ouverte- ment que Nous ne pouvions en aucune manière adhérer à son conseil, parce qu'il porte avec lui d'insurmontables difficultés, vu Notre dignité et celle de ce
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S(tiiit-Siége ; vit 1Yotre sacré caractère et les droits de ce même Siége qui n'appartiennent pas à la dynastie de quelque famille royale, mais à tous les catholiques. Et en môme temps Nous avons déclaré que Nous ne pouvons pas céder ce qui n'est point à Nous, et que Nous comprenions parfaitement que la victoire qui serait accordée aux révoltés de !,'Énîilie serait un stimulant à commettre les mêmes attentats pour les perturbateurs indigènes et étrangers des autres provinces lorsqu'ils verraient l'heureux succès des rebelles. Et entre autres choses, Nous avons fait connaître au même Empereur que nous ne pouvons pas abdiquer Notre droit de souveraineté sur les susdites provinces de notre domination pontificale sans violer les serments solennels qui Nous lient, sans exciter des plaintes et des soulèvements dans le reste de Nos États, sans faire tort à tous les catholiques, enfin sans affaiblir les droits non-seulement des princes de l'Italie qui ont été dépouillés injustement de leurs domaines, mais encore de tous les princes de l'univers chrétien, qui ne pourraient voir avec indifférence l'introduction de certains principes Ires-pernicieux. Nous n'avons pas omis d'observer que Sa Majesté n'ignore pas par quels hommes, avec quel argent et quels secours les récents attentats de
quce non ad alicujus regalis fa- milice successionem, sed ad omnes catholicos pertinent, ac simul professi sumus non posse per Nos cedi quod nostrum non est, ac plane a Nobis intelligi victo- riam, quw JEmilice perduellibus con cedi vellet, stimulo futuram indigenis, exterisque aliarum provinciarum perturbatoribus ad eadem patranda, cum cernerent prosperam fortuizccrn quce rebel- libus contingeret. Atque inter alia cidem Imperatori mani- festavimus, non posse Nos commemoratas Pontificue Nostrce ditionis in yEmilia provincias abdicare, qui/i solemllia, quibus obstricti sumus, juramenta vio- lemus, quin querelas motusque in reliquis Nostris provinciis excitemus, quin catholicis omni- bus injuriam inferamus, quin denique infirmemus jura non so- lum Italia' Principum, qui suis dominiisinjuste spoliati fuerunt, verum etiam omnium totius christiani orbis Principum, qui indilferenter videre nequirent pemiciosissima qllædam induci principia. Neque praetermisi- mus animadvertere, Majesta- terit Suam haud ignorare per quos homines, quibusque pecu- niis, ac proesidiis recentes rebellionis ausus Bononice, Raven- nce et in aliis civitatibus excitati ac peracti fuerint, dum longe maxima populorum pars moti- bus illiS, quos minime opinaba- tur, veluti attonita maneret, et
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ad illos sequendos se nullo modo propensam ostendit. Et quo- niam Serentssimus Imperator illas Provincias a Nobis abdi- candas esse censebat ob rebel- lionis motus ibi identidem excitatos, opportune respon- dimus hujusmodi argumen- tum, utpote nimis probans, nihil valere : quandoquidem non dissimiles motus tum in Europae regionibus, tum alibi perssepe evenerunt; et nemo non videt legitimum exinde capi non posse argumentum ad civiles ditiones imminuen- das. Atque haud omisimus eidem Imperatori exponere di- versam plane fuisse a postre- mis suis Litteris primam suam Epistolam ante Italicum bel- lum ad Nos datam, quae nobis consolationem, non afflictio- nem attulit. Cum autem ex quibasdam imperialis episto- lae per commemoratas ephe- merides edilse verbis timen- dum Nobis esse censnerimus, ne praedictae Nostrae in iEmilia provinciae jam essent conside- randae veluti a Pontificia Nos- tra ditione distractae, idcirco Majestatem Suam Ecclesise no- lifine rogavimus, ut etiam pro- prii ipsius Majestatis Suae boni utilitatisque intuitu efficeret, ut hujusmodi Noster timor plane evanesceret. Ac paterna illa caritate qua sempiternae omnium saluti prospicere debemus, in Ipsius mentem re-
rébellion ont été excités et accomplis à Bologne, à Ravenne et dans d'autres villes, tandis que la très-grande majorité des peuples demeurait frappée de stupeur sous le coup de ces soulèvements qu'elle n'attendait aucunement et qu'elle'ne se montre nullement disposée à suivre. Et d'autant que le très-sérénis- sime Empereur pensait que Notre droit de souveraineté sur ces provinces devait être abdiqué par Nous à cause des mouvements séditieux qui y ont été excités de temps en temps, Nous lui avons opportunément répondu que cet argument n'avait aucune valeur parce qu'il prouvait trop, puisque de semblables mouvements ont eu lieu très-fréquemment et dans les diverses régions de l'Europe et ailleurs ; et il n'est personne qui ne voie qu'on ne peut de là tirer un légitime argument pour diminuer les possessions d'un gouvernement civil. Nous n'avons pas omis de rappeler au même Empereur qu'il Nous avait adressé une lettre très-différente de sa dernière avant la guerre d'Italie, lettre qui Nous apporta la consolation, non l'affliction. Et comme, d'après quelques mots de la lettre impériale publiée par le journal précité, Nous avons cru avoir sujet de craindre que Nos provinces rebelles de l'Emilie ne fussent regar-
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dées comme déjà distraites de Notre domination pontificale, Nous avons prié Sa Majesté, au nom de l'Église, qu'en considération de son propre bien et de son utilité, Elle fit complétement évanouir Notre appréhension. Ému de cette pater-
nelle charité avec laquelle Nous devons veiller au -salut éternel de tous, Nous avons rappelé à son esprit que tous, un jour, devront rendre un compte rigoureux devant le tribunal du Christ et subir un jugement très-sévère, et qu'à cause de cela chacun doit faire énergiquement ce qui dépend de lui pour mériter d'éprouver plutôt l'action de la miséricorde que celle de la justice.
Telles sont les choses, entre autres, que Nous avons répondues au très-grand Empereur des Français. Et Nous avons cru devoir vous en donner communication, pour que Vous d 'abord, et tout l'univers catholique, connaissiez de plus en plus que, moyennant l'aide de Dieu, selon le devoir de Notre très-grave ministère, Nous faisons sans peur tout ce qui dépend de Nous et n'omettons aucun effort pour défendre courageusement la cause de la religion et de la justice: pour conserver intègre et inviolé le pouvoir civil de l'Église romaine avec ses possessionstem- porelles et ses droits qui appartiennent à l'univers catholique tout entier; enfin, pour garantir la cause juste des autres princes. Appuyé du secours de Celui qui a dit : Vous serez opprimés dans le monde,
vocavimus, ab omnibus dis- trictam aliquando rationem ante Tribunal Christi esse red- dendam, et severissi mum judi- cium subeundum, ac propte- rea cuique enixe curandum, ut misericordiae potius quam justitiae effectus experiatur,
. Haec pruesertim inter alia summo Gallorum Imperatori respondimus, quae Vobis, Ve- nerabiles Fratres, significanda esse omnino existimavimus, ut Vos in primis, et universus ca- tholicus orbis magis magisque agnoscat, Nos, Deo auxiliante, pro gravissimi officii Nostri debito omniaimpavide conari, nihilque intentatum relin- quere, ut religionis ac justi- tiae causam fortiter propugne- mus, et civilem Romante Ec- clesiae principatum, ejusque temporales possessiones ac jura, quaeaduniversumcatholi- cum orbem pertinent, integra, etinviolataconstanter tueamur et servemus, nec non justæ aliornm Principum causse prospiciamus. Ac divino lllius auxilio freti qui dixit in mundo pressuram habe bitis, sed confkUte, cgo vici mundum (Joan., c. XVI, v. 33), et beati quipersecutionem
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patiuntur propter justitiam (Mattb., c. v, v. W) parati su- mus illustria PrsBdecessoram Nostrorum vestigia persequi, exempla aemulari, et aspera queeque et acerba perpeti, ac vel ipsam animam ponere, antequam Dei, Ecclesiae ac jus- titiae causam ullo modo dese- ramus. Sedvel facile conjicere potestis, Venerabiles Fratres, quam acerbo conficiamur do- lore videntes quo teterrimo sane bello sanctissima nostra religio maximo cum anima- rum detrimento vexetur, qui- busque maximis turbinibus Ecclesia et haec Sancta Sedes jactentur. Atque etiam facile intelligitis quam vehementer angamur probe noscentes quantum sit animarum discri- men in illis pert.urbatis Nos- tris provinciis, ubi pestiferis praesertim scriptis in vulgus editis pietas, religio, fides, mo- rumque honestas in diesmiser- rime labefactatur. Vos igitur, Venerabiles Fratres, qui in sol- licitudinis Nostrce partem vo- cati estis, quique tanta fide, conslantia ac virtute ad Reli- gionis, Ecciesise et hujus Apos- tolicae Sedis causam propu- gnandam exarsistis, pergile majore animo studioque eam- dem causam defendere, ac fideles curae vestrse concreditos quotidie magis inflarnmate, ut sub vestro duclu ornnem eorum operam, studia. consi-
mais ayez confiance, j'ai vaincu le monde (Jean, xvi, 33), et: Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice (Matt., v, iO), Nous sommes prêt à suivre les traces illustres de Nos Prédécesseurs, à mettre en pra- tique leurs exemples, à souffrir les épreuves les plus dures et lesplus amères, à perdre même la vie, avant que d'abandonner en aucune sorte la cause de Dieu, de l'Église et de la justice. Mais vous pouvez facilement deviner, Vénérables Frères, de quelle amère douleur Nous sommes accablé en voyant l'affreuse guerre qui, au grand dommage des âmes, afflige Notre très-sainte religion, et quelle tourmente agite l'Église et ce Saint-Siége. Vous pouvez aussi facilement comprendre quelle est Notre angoisse quand Nous savons quel est le péril des âmes dans ces provinces troublées de Notre domination, où des écrits pestilentiels ébranlent chaque jour plus déplorablement la piété, la religion, la foi, et l'honnêteté des mœurs. Vous donc, Vénérables Frères, qui avez été appelés au partage de Notre sollicitude et qui avez témoigné avec tant d'ardeur votre foi, votre constance et votre courage pour protéger la cause de la religion, de l'Église et de ce Siège apostolique, continuer à défendre cette cause
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avec encore plus de cœur et de zèle; enflammez chaque jour davantage les fidèles confiés à votre soin, afin que, sous votre conduite, ils ne cessent jamais d'employer tous leurs efforts, leur zèle et l'application de leur esprit à la défense de l'Église catholique et de ce Saint-Siège, ainsi qu'au maintien du pouvoir civil de ce même Siége et du patrimoine de Saint- Pierre, dont la conservation intéresse tous les catholiques. Nous vous demandons principalement et avec les plus vives instances, Vénérables Frères, de vouloir bien, en union avec Nous, adresser sans relâche, ainsi que les fidèles confiés à votre soin, les prières les plus ferventes au Dieu très- bon et très grande pour qu'il commande aux vents et à la
mer, qu'il nous assiste de son secours le plus efficace, qu'il assiste son Église, qu'il se lève et juge sa cause ; pour que, dans sa bonté, il éclaire de sa grâce céleste tous les ennemis de l'Église et de ce Siége apostolique ; enfin , que par sa vertu toute-puissante il daigne les ramener dans les sentiers de la vérité, de la justice et du salut. Et afin que Dieu invoqué incline plus facilement son oreille à nos prières, aux vôtres et à celles de tous les fidèles, demandons d'abord,
lia in catholicre- Ecclesice et hujus Sanctae Sedis defensione, atque in tuendo civili cjusdem Sedis principatu, Beatique Pc- tri patrimonio, cujus t1l1.el a ad omnes catholicos pertinet, im- pendere nunquam desinant. Atque illud prsesertim a Vo- bis etiam, atque etiam exposcimus, Venerabiles Fralres, ut una Nobiscum fervidissimas Deo Optimo Maximo preces sine intermissione cum fideiibus curse vestrse commissis adhi- bere velitis,- ut imperet ventis et mari, ac præsen tissimo suo auxilio adsit Nobis, adsit Lc- clesiae suse, atque exurgat et judicet causam suam, utque coelesti sua gratia Dmnes Ec- clesise et hujus Apostolicse Sedis hostes propitius illus- trare, eosque omnipotenti sua virtute ad veritatis, justitice salutisque semitas reducere dignetur. Et quo facilius Deus exoratus inclinet aurem suam ad Nostras, vestras, omnium- que fidelium preces, petamus in primis, Venerabiles Fratres, suffragia Immaculatse Sanctis- simaeque Dei Genitricis Virgi- nis Marise, quae amantissima nostrum omnium est mater et spes fidissima, ac prsesens Ec- clesiae tutela et columen, et cu- juspatrocinio nihil apud Deum validius. Imploremus quo- que suffragia tum Beatissimi Apostolorum Principis, quem Christus Dominus Ecclesiae
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suce petram constituit, adversus quam portse inferi praevalere nunquam poterunt, tum coa- postoli ejus Pauli, omnium- quee Sanctorum Ccelitum, qui cum Christo regnant in coelis. Nihil dubitamus, Venerabiles Fratres; quin pro eximia vestra religione ac sacerdotali zeIo, quo summopere præstatis, Nos- tris hisce votis postulationi- busque studiosissime obsequi velitis. Atque interim flagran- tissimae Nostrse in Vos caritatis pignus Apostolicam Benedic- tionem ex intimo corde profectam, etcnmomnis verte feli- citatis voto conjunctam Vobis ipsis, Yenerabiles Fratres, cun- ctisque Clericis, Laicisque fide- libus cujusque vestrum vigi- lantiae commissis peramanter impertimur.
Datum Romæ apud Sanctum Petrum die 19 januarii 1860. Pontificatus Nostri Anno Deci- mo quarto.
Vénérables Frères, les suffrages de l'Immaculée et Très- Sainte Mère de Dieu, la Vierge Marie, qui est la mère très- aimante de nous tous, Notre espoir le plus fidèle, la protection efficace et la colonne de l'Église, et dont le patronage est le plus puissant auprès de Dieu. Implorons aussi les suffrages du Bienheureux Prince des Apôtres, que le Christ, Notre-Seigneur, a établi la pierre de son Église, contre laquelle les portes de l'enfer ne pourront jamais prévaloir ; implorons également les suffrages de Paul, son frère dans l'apostolat, et enfin ceux de tous les Saints qui règnent avec le Christ dans les cieux. Connaissant, Vénérables Frères, toute votre religion et le zèle
sacerdotal qui vous distingue éminemment, Nous ne doutons pas que vous ne vouliez vous conformer avec empressement à Nos vœux et à Nos demandes. Et, en attendant, pour gage de Notre charité très-ardente pour vous, Nous vous accordons avec amour et du fond du cœur à vous-mêmes, Vénérables Frères, et à tous les clercs et fidèles laïques confiés aux soins de chacun de vous, la bénédiction apostolique jointe au souhait de toute vraie félicité.
Donné à Rome, près Saint- Pierre, le 19 Janvier de l'an 1860, l'an quatorze de Notre pontificat.
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II
Il y a trois ans, M. Quinet, appuyé sur un comité de libres-penseurs belges, publia les œuvres de Marnix de
Sainte-Aldegonde, dans le but, disait-il, de concourir aux derniers coups qui devaient et qui allaient enfin être portés au catholicisme. Il ne déguisait pas ses sentiments, et cela est intéressant à relire aujourd'hui :
« Marnix n'a pas voulu seulement, à l'exemple d'autres écrivains, discuter l'Église de Rome comme un point littéraire. La lutte est sérieuse et à outrance. IL S'AGIT NON-SEULEMENT DE RÉFUTER LE PAPISME, MAIS DE L'EXTIRPER ; non-seulement de l'extirper, MAIS DE LE DÉSHONORER ; non-seulement de le déshonorer, MAIS, comme le voulait l'ancienne loi germaine contre J'adultère, DE L'ÉTOUFFER DANS LA BOUE. Tel est le but de Marnix. Voilà pourquoi, après la dialectique la plus forte, la plus savante, la plus lumineuse, il étend l'opprobre sur le cadavre qu'il traîne et l'ensevelit dans le grand cloaque de Rabelais.
« Ne cherchez donc point ici les capitulations de notre temps. C'est un livre, non de ruse, mais de véracité, sans merci et sans quartier. Si vous voulez être abusé, ne le lisez pas. Ce qu'il vous promet, il vous le donne. Pour quiconque L'aura ln jusqu'au bout, le DOGME CATHOLIQUE AURA DISPARU DE FOND EN COMBLE. »
Cette appréciation de Marnix était suivie d'une très-- longue paraphrase de M. Quinet, dans laquelle ce penseur expliquait la convenance, l'urgence et la facilité de reprendre le dessein de Marnix, et d'en finir. Il exposait que la Convention avait échoué pour avoir été trop douce, trop modérée, trop imbue, en un mot, de préjugés favorables au christianisme. Il faut, disait-il, que le catholicisme tombe. Qui veut la fin veut les"moyens. M. Quinet, voulant la fin, ne se fit pas serupule d'indiquer les moyens.
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Il fabriqua une thèse historique qui calomnie le christianisme, et demanda nettement qu'on lui en fît l'application :
« Sitôt que la foi catholique fut armée et maltresse, elle se proposa de se débarrasser de la vieille religion païenne. Pour cela, elle ne se borna pas à instruire, à prêcher ; l'empereur Constantius dit : « Nous voulons que tous renoncent à l'exercice « du culte païen. Si quelqu'un désobéit, qu'il soit terrassé par « le glaive vengeur ! » Peine de mort contre quiconque visite les temples, allume un feu sur un autel, brûle de l'encens. Ordre de fermer, détruire, raser les temples, extirper les autels. Toutes les propriétés privées où serait accompli un des exercices de l'ancien culte, dévolues au fisc. Supposez un moment que la religion catholique, qui a' fondé ce droit, y soit soumise seulement pendant deux générations, et dites-moi ce qu'elle deviendrait après cette épreuve.
De ce qui précède, vous pouvez conclure que l'autorité catholique, dans sa lutte avec le paganisme, a donné elle-même la méthode la plus absolue, la plus radicale, pour réduire à néant une religion ancienne ; et si j'examine de près celte méthode, je la trouve si ferme, si logique, si consistante, que je doute, le problème étant posé dans toute sa rigueur, que l'esprit [humain trouve rien de plus sûr pour le résoudre. »
La conclusion de M. Quinet n'était pas moins instructive :
« Ne parlez plus de réconciliation de l'Église et de la Révolution. Si vous êtes pour l'Église, dites-le. Mais si vous voulez le renversement de l'Église, n'appelez pas cela conciliation du catholicisme et de la démocratie.
« Il est encore d'autres sophismes ; le plus contraire à l'établissement de la liberté est celui-ci : que toutes les religions se valent. Non. Il y a une religion qui se proclame elle-même l'ennemie de toutes les autres ; celle-là est absolument inconciliable avec l'organisation des sociétés nouvelles. Il y a d'autres religions qui sont compatibles avec la société moderne, puisqu'elles l'ont engendrée. Il y en a enfin qui confinent à la liberté philosophique, puisque ce sont des philosophes qui les ont révélées.
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Si la Révolution française eût concentré ses forces, ses inimitiés, ses décisions contre le culte qui exclut la civilisation moderne, en éliminant ce culte elle eût laissé subsister le principe de liberté et ouvert une ère nouvelle. Mais en faisant vaguement la guerre à tous les cultes, elle n'en a pas atteint un seul. Si elle eût pu appuyer son levier sur tout ce qui renferme un élément de liberté morale, elle aurait eu la force de mettre fin au culte qui proscrit tous les autres.
« Ne faisons pas la même faute. Voici les deux voies qui s'ouvrent devant vous. Vous pouvez attaquer en même temps que le catholicisme toutes les religions de la terre, et spécialement les sectes chrétiennes ; dans ce cas, vous avez contre vous l'univers entier. — Au contraire, vous pouvez vous armer de tout ce qui est opposé au catholicisme, spécialement de toutes les sectes chrétiennes qui lui font la guerre; en y ajoutant la force d'impulsion de la Révolution française, vous mettrez le catholicisme dans .le plus grand danger qu'il ait jamais couru.
« Voilà pourquoi je m'adresse à toutes l'es croyances, à toutes les religions qui ont combattu Rome ; elles sont toutes, qu elles le veuillent ou non, dans nos rangs. Ce n'est pas seulement Rousseau, Voltaire, Kant qui sont avec nous contre l'éternelle oppression : c'est aussi Luther, Zwingle, Calvin, MARNIX, Herder, Chaning, toute la légion des esprits qui combattent avec leurs temps, avec leurs peuples, contre le même ennemi qui nous ferme en ce moment la route.
« Pour moi, je crois qu'il n'est pas encore trop tard pour cou - ronner cette fin de siècle par quelque grand et mémorable changement dont la postérité garderait la mémoire.
« C'est ici la cause du seizième siècle comme du dix-septième, de la réforme comme de la Révolution, de Marnix comme de Voltaire. Si le dix-neuvième siècle a arraché la moitié de l'Europe aux chaînes de la papauté, est-ce trop exiger du dix-neuvième siècle qu'il achève l'œuvre à moitié consommée ?
« Quel sera l'héritier du catholicisme ? La centralisation religieuse à laquelle nous voulons échapper ne renaitra pas. S'il est vrai que tout homme est appelé à devenir son prêtre, il F est aussi que tout homme doit devenir son philosophe. Le temps de la domination d'un livre, d'un système, est passé. Nous ne verrons plus de Mahomet ni de Coran. Nous ne verrons plus même de Contrat social devenir le livre de classe de toute une nation.
« Que faut-il donc faire ? Je le répète : SORTEZ I)e LA VIEILLE
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ÉGLISE, VOUS, VOS FEMMES, VOS ENFANTS. Sortez par toutes les voies ouvertes : sortez, et SI PAR DES ÉVÉNEMENTS QUE J'IGNORE, la Providence vous tend encore une fois la main, SACREZ LA SAISIR. Ne donnez plus au monde le spectacle d'hommes qui, ne pouvant s'accoutumer à la défaite, ne veulent pourtant jamais PROFITER DE LA VICTOIRE. »
En citant ces monstrueuses extravagances, nous ne cherchions pas- à nous défendre d'un certain sentiment de mépris. Nous avions tort ; et il ne faut rien mépriser. Nous prions aujourd'hui M. Quinet de croire que nous avons pour lui toute l'estime que des hommes qui pensent comme nous peuvent accorder à un homme qui parle comme lui.
Peu de temps après avoir cité M. Quinet, nous eûmes l'occasion de nous occuper du Siècle, qui commençait dès lors à marcher d'un pas assez marqué dans la voie où il triomphe présentement. Nous faisions une hypothèse : nous imaginions ce que ferait le Siècle s'il était appelé à donner un jour des lois à la société, et ce que deviendrait la société sous les lois du Siècle. Nous ne croyons pas inutile de reproduire une partie de cet article, publié dans notre numéro du 23 novembre 1857. Il nous justifiera peut-être aux yeux de ceux qui pensent que nous n'avons rien dit et rien prévu. Pour nous, ce que nous écrivions il y a près de trois ans, nous pouvons encore l'écrire :
« Au nombre de ses arguments pour convaincre les âmes, la religion compte aussi les blessures qu'elle subit; et aussi longtemps que Dieu voudra conserver les sociétés humaines, les sociétés humaines comprendront que leur vie s'écoule par les blessures qu'elles font ou qu'elles laissent faire à l'Église.
« Par cela môme qu'elle se déclare antichrétienne, c'est-à- dire antisociale, la Révolution ne saurait être que la plus formidable des guerres civiles. Si Dieu permet que ce terrible étendard soit levé, ce sera la bataille décisive. La France y pourra périr,
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mais la Révolution y périra certainement. Dans ce déchirement immense, la vérité éclatera enfin, et le Bien sera le Bien, et le Mal sera le Mal. On jugera enfin ces idées, ce progrès, ces doctrines qui ont besoin d'égorger la moitié du monde pour plonger le reste dans la barbarie. Un homme surgira, probablement assez vite, plein d'un mépris raisonné pour ces stupides et sanguinaires erreurs, plein d'horreur pour leurs stupides et sanguinaires apôtres. Également au-dessus des caresses et des menaces de la horde, il rompra le cours de ses inéfaits; il interdira ses négoces de mensonges qui se soldent de génération en génération avec du sang ; il fera taire la Révolution, non pas par des supplices, mais par des lois et par des mépris, et l'on' sera étonné de la facilité de sa victoire. Car rien n'est resté plus vrai en France que cette parole qui fut le programme du 2 décembre : « La France veut la religion, la famille, la propriété. » Or, ces trois choses sont la négation radicale de la Révolution. Sous la surface révolutionnaire, il y a un peuple chrétien et qui veut l'être, et le plus chrétien peut-être qui soit au monde; un peuple qui donne tant qu'on en veut des prêtres, des sœurs de charité et des soldats. Ce peuple ne permettra pas que quelques milliers de mécréants, d'impudents et de scélérats lui arrachent le Christ, et l'honneur, et la vie. Là, pour défendre la famille, on trouvera- toujours des héros, et pour user la "persécution, toujours des fidèles. Donnez à M. Quinet un couteau: comme il a vu les sophismes de ses devanciers s'émousser sur la raison de ce peuple, il verra le couteau s'émousser sur sa poitrine; et bientôt l ordre un moment surpris et la religion un moment renversée, auront des gardiens et des vengeurs. Le2 décembre 185 i, la Révolution a reçu un coup dont elle ne se relèvera pas. On a su alors sur quel terrain il faut se placer pour la vaincre, et combien aisément elle peut recevoir un maître. Depuis, ce jour, elle ne vit plus que de ruse et de tolérance ; et toute la force qu elle a paru reprendre, n'est, encore aujourd'hui, qu'un fantôme. Que ce fantôme devienne une réalité, l'adversaire futur de la Révolution "Y puisera une autre leçon, et qui, pas plus que celle du 2 décembre, ne sera perdue.
« Sans doute, nul ne connaît l'avenir ; la Révolution, repre- nant e dessus, peut triompher, ou pour mieux dire, peut n'être pas vaincue par ceux qu'elle envahira. Cela dépend du degré de pro ton deur où ses principes ont pénétré dans les masses; cela pen e a gravité des apostasies qu'elle a obtenues : « Dieu
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« punit les crimes par d'autres crimes qu'il châtie en son temps, « toujours terrible et toujours juste. » Alors, la Révolution prolongerait la guerre civile, faisant son œuvre ordinaire, dissoudrait l'armée, étoufferait le patriotisme et offrirait à l'étranger une proie facile. Deux hommes, bien éloignés l'un de l'autre et dont nous ne rapprochons pas les noms sans une sorte de crainte, comme si c'était de notre part outrager le génie et manquer à l'amitié, Béranger et D0l1oS0 Cortès, ont entrevu ce résultat des discordes enfantées par la Révolution.
« Plein de patriotisme.... républicain, Béranger, dans sa chanson des Infiniment petits, si singulièrement vantée par le Moniteur, eut un jour, pour faire pièce aux Jésuites, la fantaisie ridicule de prédire l'envahissement de la France par les États- Unis ; mais la même idée revenant sous une inspiration bien autrement sérieuse, il écrivit le Chant du Cosaque. Les admirateurs de Béranger vantent surtout son sens politique ; qu'ils écoutent donc leur prophète : « La vieille Europe, dit-il, a perdu ses remparts : »
Tout cet éclat dont l'Europe est si fière,
Tout ce savoir qui ne la défend pas,
S'engloutira dans les flots de poussière
Qu'autour de moi vont soulever tes pas.
Efface, efface, en ta course nouvelle,
Temples, palais, mœurs, souvenirs et lois.
Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle,
Et foule aux pieds les peuples et les rois !
« Cette conclusion, que Napoléon aussi croyait possible, dictait à Donoso Cortès ces solennelles paroles Lorsque la Révolu- « tion aura détruit en Europe les armées permanentes, lorsque « les applications du socialisme à la propriété auront éteint le « patriotisme en Europe, lorsqu'à l'orient de l'Europe se sera (1 accomplie la grande confédération dés peuples slaves, lorsque « dans l'Occident il n'y aura plus que deux armées, celle des « spoliés et celle des spoliateurs, alors l'heure de la Russie « sonnera »
« Tel est l'avenir de la Révolution et celui qu'elle prépare au monde. Elle façonne le monde pour le despotisme le plus outrageant dont il ait été encore humilié. C'est ainsi que cette basse jalousie, que la Révolution appelle l'amour de l'égalité, sera enfin satisfaite, par une servitude universelle, où tout rampera dans la même boue. Tout, dis-je, et je n'en excepte pas les superbes qui
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de nos jours ont crié : Plus de Dieu! Ceux-ci, au contraire, seront les prêtres de l'idole de chair qui s'élèvera sur la tête de l'humanité. Les autres hommes pourront la craindre et lui obéir, ils l'adoreront, ils dénonceront au maître quiconque ne le reconnaîtra pas pour Dieu ; ils chercheront à gagner sa faveur en se faisant les pourvoyeurs de ses bourreaux.
« Et si ce n'est pas la fin de la tragédie humaine, si après ce triomphe et cette apostasie il y a encore un avenir pour le inonde, le monde se sauvera comme il s'est une première fois sauvé : il -se sauvera parce que le Christ aura trouvé des martyrs. Une seconde fois la liberté descendra du Calvaire, sanglante et immortelle, et elle recommencera d'implanter dans le cœur des hommes les vérités qui seules ont le privilége de les soustraire à l'esclavage de l'homme, parce que seules elles les font enfants €t serviteurs de Dieu.
« Ah ! révolutionnaires qui vous faites les ennemis du Christ, quand aurez-vous pitié de vous-mêmes ? Votre crime est incalculable, et Dieu veuille pour vous que vous ne le compreniez point ! N 'avez-vous rien lu ; n'entendez-vous pas le fait qui crie dans toute l'histoire de l'humanité et qui est à bien dire le seul fait de toute l 'histoire? Jésus-Christ est venu en ce monde spécialement pour les pauvres et pour les petits, pour la foule humaine ; il est venu pour les sortir des ténèbres, pour les délivrer de l'esclavage. Et depuis dix-huit siècles, tout ce qui s'est fait contre la loi de Jésus-Christ s'est fait aussi spécialement et immédiatement, s'est fait matériellement contre cette multitude. A chaque coup elle a te trahie, déshéritée d'un bienfait du Rédempteur; l'incrédu- lité lui ôte et ce monde et l'autre, la replonge graduellement ans abîme d 'ionorance, d'abandon et de servitude d'où l'Homme-Dieu l avait tirée, livre au mal et sa chair et son âme. si a société pouvait enfin, par un crime plus affreux que le premier déicide, s'éloigner du Christ tout à fait, ce serait la nuit -antique, mais plus épaisse, sans aurore, sans flambeaux, sans espoir; et Dieu, pour réaliser l'enfer, n'aurait plus qu'à faire -descendre là l'éternité.
« Nous demandons pardon à M. de la Bédollière; ces idées ligence un ortes. pour et dépassent peut-être même l'intel- C6 e, " 0u's Jourdan. La plume est tenue, dans les jour- - j par es publicistes dont le grand nombre sont comme ces qui savent compter que jusqu'à cinq, ou qui ne peu- yent apprend re que la moitié d'un air. Nous avons voulu leur faire
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entendre l'air tout entier et leur montrer ce qui est au verso du feuillet révolutionnaire qu'ils récitent par cœur. Après tout, M. de la Bédollière et ses semblables ne sont point de méchantes gens ni, sauf la langue, de méchants Français ; et ils ont au fond quelque désir de vivre en paix sans immoler personne. Eh bien ! l'unique moyen de vivre en paix et de n'immoler personne, c'est d'entraver le progrès de la Révolution. Il ne faut point rire lorsqu'elle obtient quelque victoire, car sa victoire définitive inaugurerait des jours qui ne seraient rien moins que gais, même pour elle et pour les siens. Les triomphes de l'iniquité doivent épouvanter tous les honnêtes gens; nous ajoutons qu'ils doivent épouvanter plus particulièrement ceux dont ils satisfont les désirs. C'est alors que la Justice suprême s'irrite et s'élève, et prononce cette parole dont toute iniquité en ce monde verra dès ce monde le terrible accomplissement : « Et moi aussi, à vos funérailles je rirai !... » Si M. de la Bédollière et ceux qui rient maintenant avec lui n'entendent point, nous pourrons sans doute, n-ous autres catholiques, voir de mauvais jours. Mais M. de la Bédollière et ceux qui rient avec lui peuvent nous en croire, nous ne verrons rien qui nous empêche de les plaindre immensément. »
III
En attendant le Congrès, il y a un tribunal qui a décidé que les Romagnes « sont absolument perdues pour le
Saint-Siège, » et la Patrie est chargée de nous signifier cet arrêt définitif. Nous apprenons cela ce matin, par un article signé de M. Joncières. C'est un de ces articles comme la Patrie et deux autres journaux encore en publient souvent, qui ont un caractère difficile à concilier avec le lieu où ils paraissent et avec la main connue qui les signe. Ils sont d'autant plus remarqués, que l'opinion ne veut les attribuer ni au rédacteur ni au journal. Et cependant, ce lieu d'affichage et cette main servile qui les donne comme étant son œuvre, y ajoutent je ne sais quoi
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de particulièrement amer. Dans les circonstances présentes, les plus cruelles que l'on puisse imaginer, au moins pour les catholiques, ce procédé est au nombre des coups qui font mourir deux fois. Ce sont les insultes des gens du prétoire. Elles n'ont pas été épargnées à Pie IX. Il a été livré d'abord à M. About, qui a crié : Il est digne de mort! Puis est venue la cohue enhardie des insulteurs, la plupart sans nom et sans visage ; puis voici M. Joncières, qui décrète que Pie IX a cessé de régner sur le tiers de ses Etats ! et cela est vrai, jusqu'au jugement de Dieu, devant qui la cause est en appel.
Pourquoi multiplier ainsi les avanies, et à quoi bon outrer ainsi les cœurs chargés d'angoisse ? Si l'on compte avilir la victime, c'est un faux calcul. Du jardin des Oliviers au sommet du Calvaire, les chrétiens connaissent toute la scène : il y a les blasphèmes, les soufflets, les fouets, les crachats, et les vêtements partagés, et la robe tirée au sort, et le coup de lance, et l'éponge trempée de fiel : il n'y a rien qui avilisse Jésus. Cette invention nouvelle de faire prononcer d'abord l'arrêt par quelque af- fidé des licteurs, prouve bien ce que l'on peut trouver de gens propres à tout dans la cohue de la littérature parisienne. Mais Pie IX condamné par M. Joncières, n'en -est pas moins le Vicaire de Jésus-Christ.
M. Joncières, aujourd'hui chevalier de la légion d'Honneur, a été saint-Simonien. Il s'était fait remarquer dans les publications de sa secte par des hardiesses de langage et de couleur qui paraissaient un peu fortes mème pour cette congrégation.
M. Joncières donne des conseils au Saint-Père. Il lui enseigne ce qu'il doit faire dans la circonstance pour montrer sa sagesse politique et prouver sa vertu chrétienne.
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. Le Saint-Père doit accepter le fait accompli, moyennant une compensation pécuniaire. A ce prix, « l'Empereur « emploiera ses bons offices auprès des grandes puissan« ces pour qu'elles garantissent le reste des possessions n du Saint-Siége. » C'est à prendre ou à laisser ; signé Joncières ! M. Joncières ne veut pas qu'on objecte la dignité du Pape. « Si quelque chose pouvait compromettre « la dignité du Pape, ce serait un refus persistant de « méconnaître une situation que rien ne peut changer. « Cette résistance impuissante ne serait plus de la ré- « signation. » Signé Joncières ! Que le Saint-Père donc se résigne pour conserver l'estime de M.. Joncières et le reste de ses Etats ; nul autre moyen d'obtenir que la garantie des puissances consolide une situation « précaire 1 « et pleine de périls. » Il conviendra encore que le SaintPère, « averti par l'expérience, applique dans les provin« ces qui lui sont restées fidèles un système de réformes « sagement étudiées. » Certainement M. Joncières, qui s'est livré à ces sages études, voudra bien dicter au Saint- Père ce qu'il doit faire à cet égard quand le moment sera venu. Alors le Saint-Père aura diminué son territoire, mais il aura consolidé son influence ; M. Joncières en est garant. Depuis qu'il écrit dans la Patrie, M. Joncières est chrétien. Si la théorie des traités mobiles semble réduire à peu de chose la garantie des puissances, il y a de plus la foi chrétienne de M. Joncières. Le Pape ayant su faire sans délai ce que M. Joncières lui conseille, il conservera le reste de ses États, foi de Joncières ! « Il (le Pape) ne « perd pas, comme on l'a dit, le plus beau fleuron de sa «:couronne, car la couronne du Pape, c'est la tiare sur- « montée de la croix. » Joncières.
Nous reproduisons l'article de la Patrie, nous ne le
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contesterons pas davantage, et ce qui précède est déjà superflu. Que M. Joncières parle de lui-même, ou qu'on l'ait fait parler, dans l'un, comme dans l'autre cas, il n'y a rien à répondre. Nous formerons pourtant un vœu. Au point où en sont les choses, ces comparses ne sont plus utiles. Les catholiques savent tout, leur douleur est au comble ; à quoi bon les surcharger de ces insultes et de ces opprobres? Il serait décent d'imposer silence aux officieux et de ne plus laisser parler que le Moniteur.
Voici l'article de la Patrie :
LES NOUVEAUX ÉTATS DE L'ÉGLISE.
« Personne ne peut plus douter que les Romagnes ne soient absolument perdues pour le Saint-Siége. Il est incapable de les reconquérir par lui-même, et aucune puissance ne tirera l'épée pour les remettre sous son autorité.
« Le sacrifice est donc inévitable. il reste maintenant à savoir s 'il importe mieux aux intérêts du Pape de l'accepter que de le souffrir, si sa dignité sera mieux sauvegardée par la résignation que par une concession. C'est sur ce terrain qu'il convient de transporter le débat; toute autre discussion serait aujourd'hui superflue.
« Quel est, dans les circonstances actuelles, le véritable intérêt du Pape? De consentir à une diminution de territoire qu'il ne peut empêcher, ou de la subir en protestant? Cette question est d une immense importance, car du parti que le Saint-Père adoptera peuvent dépendre, pour longtemps encore, -la tranquillité de l Italie et la sécurité des autres possessions du Saint-Siège. Pie IX se trouve en face d'une nécessité invincible : la moindre illusion n est plus permise, les Romagnes ne feront pas retour aux États de l'Église. Quelle que soit donc la conduite qu'il croie devoir suivre, elle lui sera toujours imposée par cette nécessité. Mais s 'il ne peut rien contre les événements accomplis, il est maître encore d'en atténuer les conséquences ËLcbcuses.
« Le seul moyen pour le Pape de les diminuer et de faire sa position meilleure, c'est de souscrire, quelque pénible qu'elle doive lui apparaître, à la séparation des provinces révoltées. Il
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n'y en a pas d'autre. Nous savons qu'on intéresse sa dignité ci repousser une pareille concession, mais l'histoire de l'Église elle-même proteste contre ces conseils d'amis aveugles ou ma.ladroits. Il y a eu de nombreux remaniements des États du Saint-Siége : la dignité des Papes en a-t-elle jamais été atteinte? De notre temps, nous avons vu le roi de Hollande forcé de consentir à la séparation de la Belgique, le Sultan à celle de la Grèce, et certes il n'est venu à l'esprit de personne que l'honneur de leur couronne ait souffert de ces nécessités. Leurs possessions seules ont été diminuées ; leur dignité de souverains est restée intacte. Comment pourrait-on donc prétendre que Pie IX, dont la puissance temporelle reçoit un lustre particulier de sa puissance spirituelle, compromettrait la dignité de son trône en reconnaissant la séparation des Romàgnes ? Il perdrait des sujets, comme tant de souverains vaincus par les événements : il ne perdrait pas un seul catholique.
« Laissons donc de côté cette vaine objection : la dignité du Pape n'est pas en cause. Mais si quelque chose pouvait la compromettre, ce serait un refus persistant de méconnaître une situation que rien ne peut changer. Cette résistance impuissante ne serait plus de la résignation. Le Pape ne tarderait pas à en souffrir comme Roi ei, à la longue, même comme Pontife. Que les Romagnes soient en effet définitivement annexées au Piémont, ou qu'elles se fondent dans un État de nouvelle création, quelle serait la situation de Pie IX vis-à-vis de ses anciennes provinces ? Dans le premier cas, il devrait n'entretenir aucun rapport avec le Piémont, et, dans le second, avec le nou- vel État. Or, peut-on dire que cette rupture prolongée ne nuirait pas singulièrement aux intérêts du Pape, et peut-être même à ceux de l'Église ? Il faudrait bien cependant qu'elle eût un terme. A quoi bon, dès lors, commencer une résistance dangereuse, lorsqu'on sait qu'il faudra un jour y renoncer? Dans le spirituel, quelque considérables que soient les défections, il est impossible au Pape de rien céder : tous ceux qui n'admettent pas complétement les doctrines de l'Église sont à l'état de protestants ; il n'y peut rien. Mais serait-il bon qu'il créât lui-même des protestants dans le temporel, en refusant de consentir à des sacrifices auxquels la force des événements amène tous les souverains ?
« En donnant d'ailleurs son adhésion à la séparation des Romagnes, Pie IX pourrait stipuler certaines conditions qui ren-
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draient le sacrifice de ces provinces moins pénible. Au lieu d'entreprendre une lutte sans profit comme sans gloire contre la nécessité, il traiterait avec elle, et certes, par une transaction, les intérêts du Saint-Siége seraient mieux protégés que par une protestation stérile.
« Qui trouverait mauvais, par exemple, que le Pape, privé du . tiers environ de ses États, réclamât une indemnité pécuniaire et la garantie du reste de ses possessions? La première de ces conditions serait sans doute un faible dédommagement de la perte éprouvée, mais cette perte est irréparable. Dira-t-on que ce serait faire un marché? Mais n'est-ce pas ainsi que les choses se passent le plus ordinairement dans les remaniements de territoire ? Quel déshonneur y aurait-il pour le Pape à recevoir une indemnité au sujet de provinces qu'un de ses prédécesseurs a voulu vendre ?
« Quant à la seconde condition, celle de la garantie, n'aurait- elle pas pour résultat de consolider une situation précaire et pleine de périls, surtout si le Saint-Père, averti par l'expérience, appliquait dans les provinces qui lui soaat restées fidèles un système de réformes sagement étudiées?
« L'Empereur, dans sa lettre à Pie IX, a promis d'employer ses bons offices auprès des grandes puissances pour qu'elles garantissent le reste des possessions du Saint-Siége. L'Angleterre, dût- elle même persister dans son refus, ce qui n'est guère probable dans le cas où le Congrès se réunirait, la garantie des autres puissances suffirait certes pour ôter tout sujet d'inquiétude au Pape.
« Le Saint-Siège a donc tout à gagner à une transaction dans les circonstances actuelles. C'est son intérêt, c'est aussi sa dignité qui la lui conseille. En consentant à la séparation des Ro- magnes, il diminue son territoire, mais il consolide son influence. Il ne perd pas, comme on l'a dit, le plus beau fleuron de sa couronne, car la couronne du Pape, c'est la tiare surmontée -de la croix.
JONCIKBEb'.
IV
Yï Union bourguignonne publie la lettre suivante :
DIJON, 26 janvier 1860.
MONSIEUR,
H J apprends qu 'on a abusé indignement de mon nom pour
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compromettre celui du P. Lacordaire, en lui prêtant des idées hostiles à la souveraineté temporelle du Pontife romain.
« C'est le contre-pied de la vérité.
« Pour moi, m'écrit le P. Lacordaire, il y a deux causes justes « en Italie : celle de l'Italie et celle du domaine temporel de la Pa- «pauté. Je ne les sépare point; je fais des vœux pour toutes les « deux. Dieu est là pour concilier ce que les hommes ne pour- « raient pas réunir. »
« Ainsi, le P. Lacordaire ne met pas du tout en question le droit du souverain Pontife ; à ses yeux comme aux miens, la cause de la Papauté, celle de son domaine temporel, est une cause juste, il le dit en toutes lettres.
« Les adversaires voudraient bien faire accroire qu'ils n'ont contre leur thèse qu'une poignée de fanatiques. Mais voici que les hommes du monde les moins suspects d'ultramontanisme et d'idées rétrogrades se prononcent dans notre sens. Avant-hier, c'était M. Villemain ; hier, M. de Sacy ; aujourd'hui, ce sont M. Albert de Broglie et M. Francis de Corcelle. — (Correspondant du 25 janvier.)
« Cela donne, ce semble, à réfléchir.
« Agréez, Monsieur le Rédacteur, l'expression de ma parfaite considération.
« FOISSET,
« Conseiller à la cour impériale de Dijon. »
Nous doutons que cette lettre ait le résultat que parait en attendre l'honorable M. Foisset. Les révolutionnaires, qui ont tant exploité certaine dissertation du R. P. Lacordaire sur la guerre d'Italie, n'accepteront pas comme absolument contraires à leurs déductions ces quelques mots extraits d'une lettre intime par une main amie. D'autre part, ceux des catholiques qui ont demandé à l'illustre religieux une protestation publique et nette, trouveront sans doute qu'il n'est pas fait droit à leur demande. Les circonstances semblent exiger, en effet, autre chose qu'un
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équilibre de voeux entre la cause de l'Italie, dont on connaît les représentants, et la cause du domaine temporel de la Papauté.
EUGÈNE VEUILLOT.
VI
— 29 JANVIER —
Aujourd'hui, quatrième dimanche après l'Epiphanie, jour où nous avons publié à Paris la Lettre Encyclique de N. S. P. le Pape, les fidèles ont remarqué la coïncidence de l'Évangile avec le grand événement qui occupe à des degrés différents toutes les intelligences :
« En ce temps-là, Jésus monta sur une barque, étant « accompagné de ses disciples, et voici qu'une grande « tempête s'éleva sur la mer, au point que la barque était « couverte par les flots, et lui cependant dormait. Et ses « disciples s'approchèrent de lui, et ils l'éveillèrent en di- « sant : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons. Et Jésus « leur dit : Pourquoi êtes-vous ainsi timides, hommes « de peu de foi? Alors, se levant, il commanda aux « vents et à la mer, et il se fit un grand calme. Or, ceux « qui étaient présents furent saisis d'admiration, et ils « disaient : Quel est celui à qui la mer et les vents obéis- « sent ? »
Dans l'Encyclique, le Saint-Père, conviant tout l'univers catholique à élever avec lui, vers Dieu, la voix de la prière, dit ces propres paroles : Ut imperet ventis et mari, afin qu'il commande aux vents et à la mer.
Ceux qui comptent que l'esprit du siècle aura facilement raison de l'esprit de Dieu, ne savent pas combien
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l'Évangile dérangera leurs plans. Et quel moyen de supprimer l'Évangile? Donnez carte blanche à M. Quinet lui-même, il n'y réussira pas. Il ne fera pas taire ce témoin du passé et de l'avenir ; il n'étouffera pas l'écho de sa voix dans les cœurs.
ici finit l'existence du journal l'Univers. On trouvera plus loin le rapport de M. Billault, qui en proposa la suppression, et l'acte souverain qui la décréta. Il fut interdit à l'administration du journal d'envoyer cette pièce aux abonnés et même de leur faire parvenir aucune circulaire.
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LETTRE DES RÉDACTEURS DE L'UJ.V/VElIS
AU SOUVERAIN PONTIFE.
TRÈS-SAINT PÈRE,
Après le coup dont ils viennent d'être frappés, le premier besoin et la plus grande consolation des rédacteurs de Y Univers est de se jeter à vos pieds. Notre œuvre n'est plus, mais nos cœurs sont plus que jamais remplis du zèle qui, grâce à Dieu, l'a constamment animée. Fils dévoués de la sainte Église romaine, nous sommes heureux de tomber pour avoir fait retentir la parole de Votre Sainteté. Une encyclique de Pie IX avait rendu la vie à l'Univers (1), c'est pour une encyclique de Pie IX que la vie lui est ôtée. Dieu et Pie IX soient bénis de toutes deux. Notre œuvre était bien à vous, très-saint Père ; et nos cœurs et nos travaux et nous-mêmes, nous sommes toujours à vous.
Très-Saint Père, nous vous demandons l'indulgence pour nos fautes passées, nous ne les avons pas faites par mauvais cœur et à mauvaise intention. Nous vous supplions d'y ajouter une bénédiction pour l'avenir, afin que si nous pouvons nous relever, toujours animés des mêmes bons desseins, nous fassions des œuvres meilleures. Notre projet est de rester réunis autant qu'il se pourra. Si nous sommes forcés de nous disperser,
(1) L'Encyclique du 21 mars 1863.
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chacun de nous travaillera isolément dans l'esprit de l'œuvre commune. Si Votre Sainteté veut assigner à quelqu'un de nous un poste particulier, il obéira comme à l'ordre de Dieu.
Aux pieds de Votre Sainteté,
ses fils très-humbles, très-reconnaissants
et à jamais fidèles.
Louis VEUILLOT; Du LAC ; EUGÈNE VEUILLOT; COQUILLE; AUBINE,AU ; RUPERT ; CHANTREL ; DE LA RoCIIE-HÉRÔ-; ; Le comte de LA TOUR, député au Corps législatif ; le comte de MAUMIGNY ; l'abbé CORNET; BARRIER; TACONET.
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LETTRE DU SOUVERAIN PONTIFE
AUX RÉDACTEURS DE L'UNIVERS.
A NOS CHERS FILS, LOUIS VEUILLOT, ET LES AUTRES
RÉDACTEURS DU JOURNAL RELIGIEUX INTITULÉ l 'Univers.
PIE IX, PAPE.
Chers Fils, salut et bénédiction apostolique.
Nous avons appris avec douleur, par vos lettres du 2 de ce mois, que la résolution prise instantanément par vous de publier, les premiers de tous, la lettre encyclique donnée par Nous, le quatorze des calendes de février, et envoyée à tous les Évêques de l'Univers catholique, à été l'objet de la censure du gouvernement, et a fait supprimer, par décret Impérial, votre journal religieux. Au milieu de la licence des écrits pleins de malveillance de ce temps, et des affreuses calomnies des ennemis de ce Saint-Siége, ce coup vous a frappés et justement affligés, Nos chers fils, vous qui depuis longtemps et de tout cœur, avez entrepris de soutenir et de défendre la très-belle et très-noble cause de ce même Siége et de l'Église. C'est pour Nous un devoir de louer tout particulièrement l ardeur avec laquelle vous vous êtes efforcés, sans peur aucune, de réfuter des journaux
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impudents, de défendre les lois de l'Église, de combattre pour les droits de ce Saint-Siége, et pour la souveraineté civile dont, par la permission de la Providence divine, les Pontifes romains ont joui depuis tant de siècles. Nous souhaitons vivement que vous soyez persuadés de Notre charité paternelle envers vous. La piété de votre cœur, votre respect, et ce zèle même que vous montrez pour la défense de la vérité, Nous sont des témoignages très-agréables. Cependant recevez pour gage de Notre particulier amour Notre bénédiction apostolique que Nous vous donnons avec une profonde tendresse, et de toute l'affection de Notre cœur paternel, en souhaitant qu'elle attire sur vous tous, Nos chers fils, et sur toutes vos familles, les plus abondantes bénédictions du ciel.
Donné à Rome, auprès de Saint-Pierre, le 25 février de l'an 1860, l'an XIV de Notre pontificat.
PIE IX, PAPE.
BLLECTIS FILIIS LUDOVICO VEUILLOT, ALIISQCE RELlGIOSiE EPHEME-
RIDIS SCRIPTORIBUS, CUI TITULUS l'Univers.
PIUS, PP. IX.
Dilecti Filii, salutem et Apostolicam Benedictionem. Consilium quod subito cepistis ut Encyclicam Epistolam da- tam a Nobis XIV kalendas Februarii, et ad omnes catholici Orbis Episcopos missam omnium primitypis ederetis in lucem, dolen- ter ex Litleris Vestris, die 2 hujus mensis datis, intelleximus fuisse Administri publici animadversione exprobratum, atque idcirco Religiosa Ephemerides vestra fuit imperiali decreto pcenitus interdicta. Hoc in tanta malevolentissimorum bujus
*
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temporis scriptorum licenlia, atque in maximis inimicorum Sanctse hujus Sedis obtrectationibus vos revera percutit, atque âfflixit, Dilecti Filii, qui pulcherrimam nobilissimam Sedis ejusdem Ecclesiaeque causam agendam defendendamquejamdiu et ex animo cepistis. Enim vero speciatim alacritatem vestram laudare Nos debemus, qua impudentissimas ephemerides refel- lere, Ecclesiae leges tueri, jura Sanctse hujus Sedis ejusque civilis principatus propugnare impavide studuistis, quo instincto certe Providentise divinse a multis jam sseculis positi Romani Ponti- fices fuerunt. Persuasum 'Nobis omnibus esse vehementer cupi- mus de paterna in vos ipsos caritate Nostra; animi veslr1 pietas et reverentia, atque ea ipsa quam ostenditis ad veritatis patroci- nium voluntas argumenta Nobis sunt acceptissima. Praecipuae interim caritatis Nostrae pignus habeatis Apostolicam Benedic- tionem, quam coelestium omnium munerum auspicem vobis omnibus, Dilecti Filii, vestrisque familiis universis intimo pa- terni cordis affectu peramanter impertimur.
Datum Romae apud S. Petrum, die 23 februarii, anni 1860, pontificatus nostri anno XIV.
PIUS, PP. IX.
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En adressant au Saint-Père les offrandes qu'elle avait eu l'honneur de recueillir pour le trésor pontifical, ma sœur crut ,deyoir marquer que ces offrandes venaient principalement des abonnés de l'Univers récemment supprimé, et que c'était en quelque sorte le produit de la quête du jour des funérailles. Sa Sainteté daigna répondre aux deux envois de ma sœur par les lettres suivantes qu'il a paru meilleur de ne pas publier dans les journaux, mais qui appartiennent aux anciens lecteurs de l'Univers autant qu'à ma sœur et à moi.
PREMIÈRE LETTRE DU SAINT-PÈRE
A MADEMOISELLE ÉLISE VEUILLOT.
PIE IX, PAPE.
Bien-aimée fille en Notre-Seigneur, salut et bénédiction apostolique.
La lettre que Nous avons reçue de vous avec tant de joie -le dix-neuvième jour d'avril,. témoigne de la merveilleuse ardeur de votre piété,. de votre respect, de votre dévouement à Notre égard. Car, même au milieu de la profonde douleur dont une infortune récente vous a frappée, vous avez travaillé avec le zèle le plus actif à adoucir Notre détresse et Nos malheurs. Dans l'offrande qui Nous a été laite dernièrement de l'argent des collectes, Nous reconnaissons aisément le fruit de votre généreuse initiative, et des peines que vous vous êtes données pour Nous, avec le concours de trois femmes très-pieuses (1).
Que le Seigneur, auteur et dispensateur de tout bien, daigne récompenser très-abondamment ce témoignage
(1) Madame Eugène Veuillot, madame Aimée Lafon et madame Sophie Aubineau.
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de la piété de Nos fils très-affectionnés. Pour Nous, vivement reconnaissant de votre zèle et de celui de vos associées, Nous rendons de grandes actions de grâces à* tous ceux qui par leurs offrandes ont bien voulu subvenir à la disette de Notre trésor. Nous leur envoyons la bénédiction apostolique, gage de toute grâce céleste, et cette bénédiction, puisée au fond de Notre cœur,
Nous aimons à la répartir sur vous, bien-aimée fille en
Notre-Seigneur, sur ces nobles femmes, vos associées, sur vos frères, sur vos neveux et nièces, et sur toute votre famille.
Donné à Rome, à Saint-Pierre, le 5 mai 1860 ; de Notre Pontificat l'an XIV.
PIUS, PP. IX.
Dilecta in Christo Filia, salutem et Apostolicam Benedictimiem, Eximium pietatis in Nos devotionis et observantise sludium litterse habent, quas a Te die decimanona aprilis proximi datas perlibenter accepimus. Etenim vel in gravissimo eo dolore quo Te recens infortunium tantopere perculit, aerumnas et calami- tates Nostras levare, omni data opera studuisti. In munere idcirco pecuniae collatitiae quod ad Nos perlatum mox fuitfructulll facile recognoscimus consiliorum ac laborum quos Nostri causa, auxiliantibusTibi tribus pientissimis foeminis,tulisti. Quam aman- tissimorum filiorum erga Nos pietatem bonorum omnium auctor et largitor Dominus uberrime dignetur remunerare. ifos tuis ac sociarum Tuarum studiis vehementer pergrati, multas illis om- nibus agimus et habemus gratias, qui suis oblationibus egenii ajrario Nostro prodesse voluerunt. Coelestis omnis gratiae auspi- cem ad illos mittimus Apostolicam Benedictionem, quam ex imo corde depromptam Tibi, dilecta in Christo Filia, egregiis illis mulieribus Tui sociis, fratribus, neptis, in familiae tiinoa universse peramanter impertimur.
Dfituin Romae apud S. Petrum, die 5 maii 1860.
Pontificalus nostri anno XV.
PIUS, PP. IX.
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SECONDE LETTRE DU SAINT-PÈRE
A MADEMOISELLE ÉLISE YEUILLOT.
PIE IX, PAPE.
A notre bien-aimée fille en Jésus-Christ, salut et bénédiction apostolique.
Après les nombreux témoignages que vous Nous aviez déjà donnés de votre piété filiale, de votre foi, de votre dévouement et de votre vénération pour Nous, vous avez encore voulu, avec un cœur plein d'amour, chercher à soulager Nos détresses et Nos afflictions. L'offrande de la somme considérable de nouveau recueillie par vous avec tant de zèle et de sollicitude Nous a donc été particulièrement agréable, et nous vous témoignons, bien- aimée fille en Jésus-Christ, la reconnaissance qui vous est due pour avoir voulu signaler encore par ce moyen l'affection qui vous attache si étroitement à Nous, et pour vous être efforcée avec tant d'ardeur de subvenir à la disette de Notre trésor. Nous désirons que l'expression de Notre gratitude soit par vous transmise à tous ceux qui, par la générosité de leurs dons, vous ont noblement aidée dans l'accomplissement de votre pieux dessein. Cependant Nous adressons à Dieu Nos vœux et Nos prières les plus ardentes pour qu'il daigne, dans sa bonté, multiplier et conserver ses grâces sur vous et
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sur toute votre famille. Nous souhaitons qu'elles soient attirées sur vos têtes par la bénédiction apostolique que, dans tout l'effusion de Notre cœur paternel, Nous vous donnons avec amour, à vous, bien-aimée fille en
Jésus-Christ, et à votre famille.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 21 juillet
1860, an XV de notre Pontificat.
PIE IX, PAPE.
PIUS, PP. IX.
Dilecta in Christo Filia, salutem et ApostolicamBenedictionem. Ad multa filialis in Nos pietatis Tuae fidei, devotionis et obser- vantise testimonia, recens accessit amantissimum officium quo Nostras solari serumnas et afflictiones voluisti. Oblatum idcirco collatitise aliud pecuniae munus non parvum, quod istis studiis carisque Tuis fuircollectum, libenti accepimus animo; Tibique debitas gratias, dilecta in Christo Filia, persolvimus quod hac etiam ratione devinctissimam Nobis voluntatem tuam confir- mare, atque egenti serario Nostro magis prodesse contendas. Cupimus ut gratum hac de re animum Nostrum iis omnibus testeris qui oblationibus opibusque suis piissimo consilio Tuo in- signiter faverunt. Deum interea summis votis ac precibus obsecramus, ut sua super Te ac familiam Tuam universam munera benignus multiplicet ac tueatur. Horum auspicem esse cupimus Apostolicam Benedictionem, quam effuso paterni cordis affectu Tibi, dilecta in Christo Filia, atque illi peramanter impertimur.
Datum Romaj apud S. Petrum, die 21 julii 1860.
Pontificatus Nostri anno XV.
PIUS, PP. IX.
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L'écrit suivant sur la suppression de l'Uîiivers , sur l'efret qu'elle a produit dans l'opinion et sur les conséquences qui l'ont suivie en ce qui regarde la polémique religieuse, a été composé par M. Eugène Veuillot, immédiatement après l'événement. Il aurait été publié alors, si les circonstances n'avaient obligé plusieurs éditeurs à se récuser. Nous avons pensé que c'était ici la place de ces observations pleines de curieux documents sur l'esprit de la presse contemporaine. Cette presse parle beaucoup de liberté. On verra dans les pages suivantes ce qu'elle en pense, ce qu'elle en veut en effet, et ce que signifie au vrai le nom de presse libérale. On y verra aussi ce qu'il faut admettre des reproches élevés d'un autre côté contre la polémique de V Uiiiveî,s. M. Louis Veuillot peut regretter que son nom soit si souvent prononcé par les amis et par les adversaires de l'œuvre considérable dont il a été le principal ouvrier; son frère et ses éditeurs ont le droit de ne point partager ses scrupules, et, en lui cédant beaucoup, ils ont voulu conserver ce qui était nécessaire dans un tableau qu'on leur saura gré d'avoir mis au jour. (Note des éditeurs.)
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LA SUPPRESSION
DU JOURNAL L'UNIVERS.
1
LA LOI ET LES PRÉCÉDENTS.
&
Un décret impérial daté du 29 janvier 18S0 a supprimé le journal l' Univers. Voici ce décret, précédé du rapport qui l'a provoqué « dans l'intérêt de la religion et de la paix publique. »
RAPPORT DU MINISTRE DE L'INTÉRIEUR.
29 JANVIER 1860.
SIRE,
Le journal l'Univers s'est fait dans la presse périodique l'organe d'un parti religieux dont les prétentions sont chaque jour en opposition plus directe avec les droits de l'État; ses efforts incessants tendent à dominer le clergé français, à troubler les consciences, à agiter le pays, à saper les bases fondamentales sur lesquelles sont établis les rapports de l'Église et de la so - ciété civile.
Cette guerre ouverte faite à nos plus anciennes traditions nationales est dangereuse pour la religion même, qu'elle compromet, en la mêlant à des passions indignes d'elle, en l'associant à des doctrines inconciliables avec les devoirs du patriotisme
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que le clergé français n'a jamais séparés de sa respectueuse soumission au saint-siége dans l'ordre spirituel.
La presse religieuse a méconnu la mission de modération et de paix qu'elle devait remplir. Le journal l'Univers surtout, insensible aux avertissements qui lui ont été donnés, atteint, chaque jour, les dernières limites de la violence; c'est à lui que sont dues ces polémiques ardentes, où des attaques regrettables ne manquent jamais de répondre à ses provocations, et dont les scandales sont un sujet de profonde tristesse pour le clergé comme pour tous les bons citoyens.
Les vrais intérêts de l'Église, aussi bien que ceux de la paix publique, réclament impérieusement que l'on mette un terme à ces excès. Un gouvernement fondé sur la volonté nationale ne craint pas la discussion, mais il doit savoir protéger efficacement, contre ceux qui voudraient les ébranler ou les compromettre, l'ordre public, l'indépendance de l'État, l'autorité et la dignité de la religion.
C'est dans ce but que je propose à Votre Majesté d'appliquer au journal l'Univers l'article 32 du décret du 17 février 1852, et de prononcer la suppression de cette feuille périodique. Les doctrines et les prétentions que ce journal voudrait ressusciter parmi nous ne sont pas nouvelles; la vieille monarchie française les a toujours énergiquement combattues; de grands évêques l'ont parfois puissamment secondée dans cette lutte. Votre Majesté ne se montrera pas moins soucieuse que ses devanciers de faire respecter les principes consacrés par nos traditions nationales.
« Je suis avec un profond respect le très-obéissant et très- fidèle serviteur et sujet.
Le ministre, secrétaire d'État au département de l'Intérieur,
BILLAULT.
DÉCRET IMPÉRIAL.
Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale empereur des Français.
Sur la proposition de notre ministre de l'Intérieur :
Vu l'article 32 du décret organique du 17 février 1352 :
Avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1er. Le journal l'Univers est supprimé.
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Art. 2. Notre ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent décret, qui sera, inséré au Bulletin des lois.
Fait au palais des Tuileries, le 29 janvier 1860.
NAPOLÉON.
Par l'Empereur :
Le ministre secrétaire d'État au département, de l'Intérieur,
BILLAULT.
Ce décret fat signifié à l'Univers par M. Nusse, commissaire de police, le 29 janvier à 9 heures et demie du soir. Le numéro du 30 était déjà parti pour les départements ; il ne put être distribué dans Paris.
L' Univers est le premier journal qui ait été supprimé sans avoir été ni suspendu ni condamné par les tribunaux (1). Voici l'article qui lui a été appliqué :
« Art. 32... Un journal peut être supprimé soit après une « suspension judiciaire ou administrative, soit pour mesure de « sûreté générale, mais par un décret du président de la répu- « blique (décret impérial) publié au Bulletin des lois. »
Ainsi la suppression peut atteindre un journal que jamais ni l'administration, ni la justice n'ont eu à frapper, mais qui, tout à coup, oublieux de ses devoirs, de ses antécédents et de ses intérêts, vise ou s'expose à compromettre la sûreté générale. C'était le cas de la Bretagne, qui a été supprimée trois semaines après l'Univers.
(1) L'Assemblée nationale a été plusieurs fois avertie sous ce nom et sous celui de Spectateur, puis suspendue avant d'être supprimée; la Presse a été frappée de suspension après deux avertissements ; le Siècle a eu trois avertissements consécutifs sans être même suspendu ; l'Estafette a été supprimée après deux condamnations judiciaires. Dans ce dernier cas la suppression est de droit et elle est appliquée sans que l'administration intervienne.
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Les journaux ont souvent demandé que le décret de 1852 làt modifié, et l'on peut croire qu'ils auraient surtout aimé à voir disparaître le dernier paragraphe de l'article 32. Ils crurent même, après la paix de Villa- franca, au prochain succès de leurs vives instances. Le
Moniteur mit fin à ces puériles illusions par la note suivante :
Plusieurs journaux ont annoncé la prochaine publication d'un décret modifiant la législation de 1852 sur la presse.
Cette nouvelle est complètement inexacte.
La presse, en France, est libre de discuter tous les actes du youverncment et d'éclairer ainsi l'opinion publique. Certains journaux, se faisant, à leur insu, les organes de partis hostiles, réclament une plus grande liberté, qui n'aurait d'autre but que de leur faciliter tes attaques contre la Constitution et les lois fonda- mentales de l'ordre social. Le gouvernement de l'Empereur ne se départira pas d'un système qui, laissant un champ assez vaste à l'esprit de discussion, de controverse et d'analyse, prévient les effets désastreux du mensonge, de la calomnie et de l'erreur.
(Moniteur du 18 septembre 1859.)
Une circulaire de M. le Ministre de l'intérieur, datée du 18 septembre et publiée le lendemain, vint déterminer le sens de cette note. On y lisait :
C'est parce que le gouvernement a la volonté et le devoir de ne pas laisser affaiblir en ses mains le principe de son autorité, qu il peut n apporter à la liberté de discussion que les restrictions commandées par le respect de la Constitution, par la légitimité de la dynastie impériale, par l'intérêt de l'ordre, de lamo- rale publique et de la religion.
Ainsi donc, le gouvernement, loin d'imposer l'approbation senile de ses actes, tolérera toujours les contradictions sérieuses; il ne confondra pas le droit de contrôle avec l'opposition sjs ematique et la malveillance calculée. Le gouvernement ne demande pas mieux que de voir son autorité éclairée par la
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discussion, mais il ne permettra jamais que la société soit troublée par des excitations coupables ou par des passions hostiles.
La note et la circulaire s'accordent à proclamer le droit de contrôle et à reconnaître implicitement que les ministres peuvent se tromper. Il appartient donc à tout citoyen français de discuter, par la voix de la presse, tous les actes du gouvernement. Ces principes sont élémentaires, puisque, d'après nos lois politiques et maintes déclarations officielles, le régime impérial est fondé sur la liberté de discussion. Je ne songe pas à profiter de toute la latitude que me donnent les paroles ministérielles, mais pour l'honneur du journal l'Univers, et par respect pour les témoins illustres qui ont souvent déposé en sa faveur, je tiens à montrer comment la nouvelle de sa suppression a été accueillie. Ce simple procès-verbal pourra faire comprendre quelle était la position de ce journal dans la presse européenne.
Il est un point que j'entends laisser entièrement hors de cause. C'est celui même qui seul pouvait motiver légalement la suppression de l' Univers. La loi veut qu'un journal menace la sûreté générale pour que le gouvernement ait le droit de le supprimer sans le faire passer par la suspension. Le décret du 29 janvier prouve que l'Univers en était venu là. Je ne réclame point, mais je dois déclarer que le résultat a bien complétement trahi nos intentions et que jamais volonté ne fut moins coupable. L'Univers, la veille encore de sa disparition, songeait uniquement, comme au Deux Décembre, comme toujours, à fortifier les garanties de la sûreté générale. Il suivait sans faiblir cette même ligne où il avait rencontré l'approbation du Moniteur et subi les éloges du Constitutionnel et de la Patrie, feuilles utiles, dont
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la piété déjà lui était suspecte. Il serait impossible, en effet, de noter la moindre modification dans l'ensemble des doctrines que Y Univers a soutenues depuis la promulgation de la loi sous laquelle il a succombé. Cela suffit à prouver qu'il était sincère et que loin -de chercher à troubler l'ordre, il voulait l'affermir.
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II
REVUE DES JOURNAUX.
§ Ier. — JOURNAUX DE PARIS.
La presse française n'a parlé de la suppression de l'Univers qu'avec une bien sage réserve. Sans doute, il est permis- de discuter tous les actes du gouvernement ; c'est la parole même du Moniteur. Néanmoins, plus un acte paraît grave, moins on le discute. Ce n'est pas que l'on suspecte les déclarations officielles, mais le journaliste craint, soit de dépasser la mesure, soit de donner prise à des erreurs d'appréciation. Si l'on veut connaître les pièces que les journaux opposants aimeraient le mieux à discuter, il faut prendre celles dont ils ne disent rien. Ainsi la plupart des circulaires ministérielles échappent à peu près complétement aux critiques du journalisme ; je ne dis pas à ses éloges : elles ne passent point incognito pour le Constitutionnel ,1a Patrie, le Siècle, Y Opinion nationale, etc.
Outre cette raison générale, il y en avait une autre qui rendait le silence facile au sujet de l' Univers. Par son adhésion à l'Empire, il s'était aliéné d'anciens alliés et même d'anciens amis ; par ses luttes constantes et ardentes contre toutes les doctrines révolutionnaires, il avait irrité jusqu'à ces libéraux honnêtes et modérés qui trouvent habile de tout admettre dans l'espoir de ne rien compro-
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mettre ; enfin, la question romaine venait de lui faire perdre absolument l'estime des catholiques qui poussent la sincérité et l'indépendance jusqu'à reconnaître que le gouvernement a toujours raison et qui n'hésitent pas à soutenir la supériorité de tel ou tel ministre sur le pape quand il faut distinguer entre le spirituel et le temporel. Néanmoins les journaux français en ont dit assez pour faire croire que l' Univers n'était pas généralement regardé comme nuisible à l'Église.
Je cite, sans m'arrêter à divers détails plus ou moins inexacts que l'ensemble de ce travail rectifiera suffisamment.
Le Siècle :
Nous publions plus loin un rapport de M. le ministre de l'intérieur, et un décret qui supprime le journal l'Univers.
Nous ne voulons pas faire parade de générosité pour un adversaire que nous avons combattu et dont nous combattrons toujours les doctrines, mais nous ne saurions voir sans regret se renouveler les applications rigoureuses du décret du 17 février 1852.
E. DE LA RÉDOLLJÈRE.
Le Journal des villes et des campagnes fit au sujet de ce regret très-suspect l'observation suivante :
Le Siècle, qui n'a pas épargné à l' Univers ses dénonciations ni ses menaces, ne lui épargne pas non plus ce matin la larme hypocrite que prévoyait hier soir la Gazette de France. C'est l'hommage que le vice rend à la vertu. A l'avenir MM. Jourdan et La Bédollière pourront donc faire éclater tout à leur aise l'esprit qu'on leur connaît.
PILLET.
Voici l'article de la Gazette -de France auquel le Jour- nal de villes et des campagnes fait allusion :
L'Univers est supprimé par décret impérial en date d'hier
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29 janvier. Ce décret est précédé d'un rapport de M. Billaull où sont exposées les considérations qui ont motivé cette mesure.
On sait combien nos opinions différaient de celles de l'Univers sur certaines questions incidentes de direction, ou d'interprétation de points de la doctrine catholique, ne touchant d'ailleurs en rien au fond même du dogme, sur lequel il est impossible à des catholiques de se trouver en désaccord. Nous ne pouvons, cependant, que regretter amèrement que ce journal soit devenu l'objet d'une décision aussi grave et dans les circonstances actuelles. L'Univers, écoutant la voix de la prudence, n'avait pas cru pouvoir, il y a deux jours, s'expliquer ouvertement sur des accusations auxquelles il faisait allusion ; cette réserve ne lui a pas servi; le lendemain, il devait être frappé de mort.
Quelle va être l'attitude des feuilles qui avaient adopté le triste rôle de dénoncer quotidiennement aux rigueurs du pouvoir la feuille frappée ce matin? Nous espérons qu'elles auront le bon goût de ne pas verser une larme hypocrite sur cette mort si souvent appelée par elles.
Ceux qui, comme nous, n'ont cessé, sous tous les régimes, de réclamer la liberté égale pour tous, ont seuls le privilège de plaindre leurs adversaires. Et c'est là un beau privilège.
Le rapport de M. Billault ne parle pas seulement de l'Univers, il dit : « La presse religieuse a méconnu la mission de modéra- « tion et de paix qu'elle devait remplir. »
Bornons-nous à rappeler ici que c'est le Constitutionnel qui a pris l'initiative d'une discussion agressive dans l' affaire Mortara ; que l'Opinion nationale, de création récente, a reçu un avertissement pour avoir dit que la Papauté était : « un chancre dans le flanc de l'Église » ; que la même Opinion a dénoncé comme des conspirateurs, les légitimistes; que le Siècle a mis, au nom du salut public, le gouvernement en demeure de supprimer les associations catholiques de charité. Si l'on n'avait pas tenu compte à la presse religieuse de la modération dont elle a fait preuve, il nous semble qu'on lui refuserait une part de la justice à laquelle elle a droit.
G. JANICOT.
Deux jours plus tard la même feuille faisait cette remarque :
Les Débats ont publié l'Encyclique et le rapport de suppres-
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sion de l'Univers sans accompagner ces documents d'un seul mot de commentaires. Il paraît que le seul point sur lequel la, rédaction, si divisée, des Débats soit parvenue à se mettre d'accord, c'est l'observation du silence dans les moments critiques.
G. JANICOT.
Le Journal des Débats n'a rien dit en effet sur la sup.pression de l'Univers, mais la plupart de ses rédacteurs sont venus s'inscrire chez le rédacteur en chef du Journal supprimé. Je crois pouvoir mentionner sans indiscrétion cette visite exceptionnelle et collective, car elle avait un but public.
L'Union :
En reproduisant hier le décret de suppression qui frappe le journal l'Univers, nous signalions l'extrême gravité de cette mesure. C'était dire assez sous quelle impression nous paissait un acte qui est le plus rigoureux usage du pouvoir de vie et de mort dont le gouvernement est investi à l'égard de la presse.
Devant un tel coup, toutes les dissidences s'effacent. Il n'y a de place que pour le profond regret de voir disparaître de l'arène un des plus vaillants champions de ces luttes intellectuelles pour lesquelles nous n'avons jamais rédamé que le droit commun et la liberté.
Quelles que fussent — et nous ne les avons jamais dissimulées — nos appréciations sur l'attitude et sur les opinions particulières de Y Univers, nous n'avons jamais méconnu le rare talent qui présidait à sa rédaction, et l'ardente énergie avec laquelle il soutenait les droits de l'Église et du Saint-Siége. Cette cause de la foi et de la vérité dont nous sommes aussi les humbles mais dévoués serviteurs, perd donc un de ses plus intrépides défenseurs, et cette perte sera vivement ressentie.
Qu'il nous soit permis de le dire : plus nous étions, sur certaines doctrines, sur certain ensemble de conduite, éloignés de l' Uizivers, plus notre affliction est sincère et loyale, plus ce tribut de notre sympathie sera compris et apprécié, nous l'espérons.
Remarquons, du reste, que le sentiment que nous exprimons ici est celui de la plupart des feuilles publiques ; et il les honore.
HENRY DE RIANCEY.
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L'Ami de la Religion ne laissa couler qu'une larme tiède et légère et ne parut pas exempt de toute préoccupation personnelle.
Le Moniteur contient un rapport adressé par M. le Ministre de l'Intérieur à l'Empereur et un décret qui supprime l'Univers.
Le moment serait mal choisi pour revenir sur les dissidences qui séparaient l'Univers de l'Ami de la Religion.
Défenseurs persévérants de la liberté de la presse et du droit de discussion, nous n'avons pas besoin, d'un autre côté, d'insister sur les sentiments particuliers que nous pouvons éprouver.
Les grands organes de l'opinion publique ont plus que jamais une mission impérieuse à remplir, mission où. leur modération ne doit être égalée que par leur indépendance.
LÉON LAVEDAN.
Le Messager et le Courrier de Paris peuvent être passés sous silence. Mais il importe de reproduire les appréciations de Y Opinion nationale et de la Presse.
Opinion nationale :
La suppression de l'Univers est visiblement la réponse du gouvernement à l'encyclique du pape. Du moment que le pape, sortant de son domaine spirituel, veut intéresser les évêques et la chrétienté dans une question purement politique, on conçoit que le gouvernement, usant de ses armes, frappe le journal qui avait été le premier promoteur, et qui était devenu le centre et le foyer de la politique ultramontaine.
Nous regrettons, quant à nous, la suppression de l'Univers. Ce journal, par sa logique audacieuse, avait rendu à la cause que nous servons des services qu'il y aurait ingratitude à méconnaître ; il avait démasqué les batteries cachées de son parti : il avait le courage de ses opinions, et ce que d'autres s'efforçaient en vain de dissimuler, iL le professait ouvertement et l'avouait au grand jour. Il avait pour lui le talent, le courage et la logique : il ne lui a manqué qu'une meilleure cause.
AD. Guéroult.
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Presse :
La suppression est prononcée en vertu de l'article 32 du décret organique du 17 février 1852, et nous ne pouvons nous empêcher de rappeler à cette occasion que, seul dans la presse, l'Univers a salué ce décret, non-seulement avec approbation, mais avec enthousiasme. Ainsi, les armes dont il a approuvé l'usage se sont tournées contre lui. A Dieu ne plaise que nous nous réjouissions d'une catastrophe qui frappe des écrivains de talent, et qui nous rappelle trop bien la fragilité de notre propre existence! La leçon que nous voulons tirer de ce rapprochement, c'est que les écrivains, quelles que soient les idées qu'ils défendent, se fourvoient toujours en séparant leurs intérêts de ceux de la liberté.
A. !\EFtTZER.
Les souvenirs de la Presse ne sont pas complétement exacts. Nous rappellerons plus loin, à propos d'un article du Correspondant, l'article de l' Univers sur le décret du 17 février 1852.
Le Constitutionnel, la Patrie [et le Pays ne pouvaient hésiter qu'entre l'approbation et le silence. Ils surent se taire.
Deux feuilles, que l'on peut. regarder comme des feuilles françaises et même comme des feuilles parisiennes, car la partie la plus importante de leur rédaction est faite à
Paris et pour Paris, Y Indépendance et le Nord, ont prétendu pouvoir mêler des révélations à leurs appréciations. Nous n'admettons pas celles-ci et nous ne garantissons pas celles-là ; mais le tout est bon à donner.
Indépendance belge :
C est le Moniteur qui ce matin a fourni au public le sujet de toutes les conversations, en lui faisant connaître la grave mesure par laquelle l'Univers a été supprimé. A coup sûr, ce n'est pas au nom des intérêts du catholicisme que cette décision sévère peut être regrettable. Au moment où le rédacteur en chef du
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journal vient d'être si gravement atteint dans sa situation, on ne saurait se montrer acerbe à son égard ; tout au plus doit-on se borner à dire que M. Veuillot, en qui se personnifiait la feuille dont il s'agit, compromettait la cause qu'il servait par l'usage déplorable qu'il faisait, surtout dans la forme, de facultés exceptionnelles. Mais il est à redouter pour le pouvoir qu'on ne l'accuse d'avoir voulu devoir un succès facile au silence imposé par la force à ses advérsaires ; mieux vaut après tout l'abus que la suppression totale de la discussion, et le petit coup d'État de ce matin était d'autant moins nécessaire que le gouvernement était sur un excellent terrain pour soutenir la lutte, sans recourir à ces moyens extrêmes : il y avait suffisamment pour lui d'auxiliaires dans les éléments de popularité que lui créait la défense des grands principes d'indépendance religieuse, de la souveraineté laïque et de l'affranchissement des nationalités qui se rattachent actuellement à sa politique extérieure, en ce qui concerne la question italienne.
Vous aurez su déjà que la reproduction du Manifeste du Saint- Père, qui avait été interdite hier matin, a été autorisée pour les journaux dans la soirée. Il est juste de reconnaître, en ce qui regarde cette défense, que la légalité était du côté du gouvernement. Bien que le texte du Concordat cité ce matin dans un article (d'ailleurs assez fondé en raisonnement) du Constitutionnel, ne contienne pas le mot encyclique, les dispositions qu'il stipule sont trop explicitement étendues pour ne pas devoir s'appliquer à la dernière communication du Saint-Père.
On prétend que l'encyclique du Saint-Père, à laquelle le gouvernement a si énergiquement répondu par la suppression du principal organe des-doctrines ultramontaines en France, pourrait bien modifier complètement la politique des deux gouvernements du Vatican et des Tuileries vis-à-vis l'un de l'autre.
Le Nord :
Le gouvernement français s'est décidé à mettre un terme à la croisade organisée contre lui en France même, par le parti ul- tramontain, et qui prenait chaque jour des proportions plus vastes et plus menaçantes : le Moniteur universel publie un décret minutieusement motivé qui supprime le journal l'Univers, organe des ultra-catholiques. Le journal officiel déclare que l'Univers est frappé parce qu'il s'est fait l'organe d'un parti « dont les prétentions sont chaque jour en opposition plus di-
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recte avec les droits de l'État » et dont tous les efforts ont pour but de dominer le clergé, de troubler les consciences, d'agiter le pays et de saper les bases sur lesquelles reposent les rapports de l'Église et de la société civile.
A côté du fait de la suppression d'un journal, le rapport du ministre nous en révèle un autre beaucoup plus grave et dont la portée ne saurait être calculée avec précision dès aujourd'hui, c'est la résolution de l'Empereur « de faire respecter les principes consacrés par les traditions nationales, » en d'autres termes, de prendre en main la cause de l'Église gallicane, et peut-être de ressusciter les quatre fameuses propositions rédigées par Bossuet.
Ces deux feuilles, qui vivent surtout de commérages, ont plusieurs fois parlé de la suppression de l' Univers, mais je m'en tiendrai à ces deux extraits.
La petite presse, qui n'est pas toujours la presse littéraire, bien que la littérature soit son domaine, a trouvé qu'elle avait, elle aussi, une observation à faire et peut- être même un avis à donner sur la suppression de r Univers. Nous ne relèverons pas tout ce qu'elle a dit. Un seul, petit journal, le Figaro, a d'ailleurs acquis le droit d'être compté : je ne citerai donc que le Figaro. Après avoir annoncé en bons termes le départ de M. Louis Veuillot, pour Rome, il ajoutait :
Que le départ de M. Veuillot soit l'effet d'une lassitude momentanée ou la conséquence d'une abdication définitive, je crois m'honorer et honorer la presse, dont je suis un des plus humbles soldats, en me découvrant avec courtoisie devant l'homme qui va laisser un si grand vide dans nos rangs. Je viens, lorsqu'il nous quitte, saluer comme un maître l'écrivain polémiste qui a su conquérir la renommée durable du lettré en exerçant la profession modeste du journaliste. La sympathie des rédacteurs du Figaro pour leur illustre confrère de l'Univers remonte à une époque où il y avait sinon un grand courage, du moins quelque bon goût à ne pas se mêler aux hurleurs des journaux bêtes qui criaient au jésuite sur le
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passage de l'auteur des Libres penseurs. Le Figaro ne connaissait alors, ne connaît encore aujourd'hui de M. Louis Veuillot que ses écrits. Ce qui n'a pas empêché bien des gens d'attribuer à je ne sais quelle tactique de guerre les bons rapports à distance de deux journaux si peu faits pour se rencontrer, et qui n'eurent jamais rien de commun, si ce n'est une égale franchise à ne point marchander la vérité à la sottise triomphante. Quant à mes relations personnelles avec un écrivain vers lequel je me suis senti attiré de tout temps, et qui m'a fait l'honneur de penser un peu de bien de moi, elles n'ont eu d'autres suites qu'un bon vouloir réciproque. J'ai saisi plus d'une fois l'occasion de louer dans ce journal le rare talent de style de M. Louis Veuillot ; il m'a marqué qu'il m'avait lu dans une page de son dernier livre; là s'est borné notre commerce : non-seulement je n'ai jamais parlé au rédacteur en chef de l'Univers, mais je ne l'ai même ni vu ni entrevu. Il y a un peu de ma faute, j'en conviens et je le regrette.
Si j'ai appuyé avec cette insistance sur un détail qui ne devait peut-être pas trouver sa place ici, j'espère que le lecteur en aura aisément deviné le motif. On a répandu tant de bruits absurdes depuis la suppression de l'Univers, que le moment m'a semblé bien choisi pour réduire des on dit hyperboliques aux proportions exactes de la vérité toute nue. Cette vérité, la voici : en rendant hautement et constamment justice à un écrivain hors ligne que la presse, qu'il grandissait, s'efforçait d'amoindrir, le Figaro protestait à sa manière contre les hypocrisies de l'esprit de parti. Dans ce jésuite que d'autres signalaient à l'animadver- sion publique, il ne consentait à voir qu'un homme de grand talent, et il était du parti de cet homme tout seul contre le troupeau des imbéciles.
M. Louis Veuillot n'emporte pas même la consolation, en partant, d'avoir réduit à l'impuissance et au silence un ennemi qu'il avait depuis longtemps couvert de ridicule. Le Siècle reste sur la brèche, sinon victorieux, du moins maître du terrain. Et puisque j'ai abordé ce chapitre, j'en veux faire ressortir la moralité en citant un fragment des Libres penseurs, qui emprunte aux circonstances un singulier à-propos. Voici en quels termes prophétiques l'auteur résigné, mais évidemment découragé, pressentait sa défaite inévitable dans la lutte inégale qu'il soutenait contre un adversaire indigne de lui et plus fort que lui. Ce petit croquis du Siècle est une page achevée :
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« Je connais ta force et je ne la conteste pas. Tu parles tous « les jours à cent mille idiots qui n'entendent que ta voix, et qui « n'en veulent écouter aucune autre ; toi seul as de la probité, « de la justice, de l'esprit et du style ; toi seul es patriote; et s'il « le plaît de passer pour chrétien, toi seul le seras. Moi, je serai un « jésuite, un libelliste, un impie ; tu le diras. Qui saura le con- « traire, hormis quelques centaines d'honnêtes gens qui te font « l'honneur de te craindre, et qui protestent tout bas contre tes « injures, quand ils sont sûrs de n'être pas entendus? Donc, tu « peux m'écraser, imbécile! Mais tu m'écrases avec tes pieds, « avec tes mugissements, avec ta masse immonde, et non avec « ton esprit ; tti m'écrases comme le bœuf en fureur écrase par- « fois le pâtre qu'il rencontre seul et désarmé.
« Triomphe et sois vainqueur, ô bœuf ! tu pèses un millier et « tu portes au front deux cornes ; c'est trop contre une fronde. «Seulement, écoute ceci : tu m'écraseras; mais je suis un « homme et j'aurai dit quelques paroles que tes beuglements « n'empêcheront pas d'arriver à l'oreille de ceux qui sont hom- « mes comme moi. Ces paroles leur apprendront à te ramener « à l'étable et au labour. »
Ce fragment date de 1843. Hélas ! ce n'est plus seulement dans les pâturages du Siècle que s'engraisse aujourd'hui le bœuf qui doit fouler aux pieds le penseur désarmé ; l'Opinion nationale aie sien, le Constitutionnel a le sien, la Patrie a le sien, et couverte par leurs beuglements formidables, la voix du bon sens expire sans écho.
B. JOUVIN.
§ Il. — SUR UN ARTICLE DU CORRESPONDANT.
Le Correspondant a cru opportun et même convenable de rappeler avec une pointe d'ironie que Y Univers n'aimait pas les doctrines libérales. « L'Univers, a-t-il dit,
« admirait autrefois la législation sous laquelle il suc-
« combe. » La Presse, Y Opinion nationale, Y Indépendance belge et d'autres feuilles de l'esprit révolutionnaire, avaient déjà fait à peu près dans les mêmes termes la
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même observation. Elle ne peut cependant être acceptée sans contrôle : on verra plus loin- dans quel sens et dans quel but l' Univers a franchement admis, sans Vadmirer, la loi sur la presse. Mais auparavant je rencontre un autre point où je dois citer le Correspondant et le rectifier.
. Après un exorde embarrassé, le principal organe et même le seul organe déterminé du catholicisme libéral ajoute :
L'Univers fut fondé sous la. monarchie de Juillet pour soutenir l'alliance de la religion et de la liberté au sein de la société moderne, comme le Correspondant. Ses rédacteurs prirent part à nos luttes de cette époque avec un talent et un courage qui 11e sont pas oubliés. Il y a dix ans, l'Univers, en présence d'événements nouveaux, choisit une ligne différente, tandis que le Correspondant croyait devoir persévérer dans l'ancienne.
Cet exposé n'est pas d'une parfaite exactitude. L'Univers fut fondé simplement pour soutenir les intérêts religieux, abstraction faite des intérêts de parti. L'idée, toujours mal définie, de poser en thèse absolue l'alliance de la religion et de la liberté au sein des sociétés modernes, n'entrait nullement dans l'esprit de ses fondateurs. Ils avaient un programme moins nébuleux et moins périlleux. Ils invoquaient les lois régnantes au profit des catholiques, ils voulaient défendre les droits de l'Église en s'appuyant sur la Charte, c'est-à-dire en acceptant le régime de juillet et toutes ses conséquences légales. Univers se mit sur le terrain des faits et non sur celui des théories. Quant aux « libertés modernes, » en dépit de quelques phrases que la mauvaise foi peut exploiter, il accepta toujours de grand cœur les limites marquées par le souverain pontife Grégoire XVI, dans l'encyclique du 15 août 1832 contre le journal l'Avenii-; il connaissait
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et n'oublia point la lettre où le cardinal Pacca, signalant à M. de Lamennais le danger de ses doctrines, lui disait :
« ... Le Saint-Père désapprouve aussi et réprouve « même les doctrines relatives à la liberté civile et poli« tique, lesquelles, contre vos intentions sans doute, tente dent de leur nature à exciter et à propager partout « l'esprit de sédition et de révolte de la part des sujets « contre leurs souverains... Les doctrines de Y Avenir « sur la liberté des cultes et la liberté de la presse qui « ont été traitées avec tant d'exagération et poussées si te loin par MM. les rédacteurs, sont également très-ré- « préhensibles et en opposition avec l'enseignement, les « maximes et la politique de l'Église. Elles ont beau- « coup étonné et affligé le Saint-Père, car si, dans cer- « taines circonstances, la prudence exige de les tolérer « comme un moindre mal, de telles doctrines ne peuvent « jamais être présentées par un catholique comme un « bien ou comme une chose désirable. »
Quel que soit le sentiment que l'école catholique libérale se forme sur ces paroles, nous devons dire que 1" Univers n'a jamais regardé certaines doctrines modernes comme un bien absolu, comme une chose désirable en elle-même. A cet égard, il s'est toujours et ouvertement renfermé dans les encycliques du saint et grand pontife Grégoire XVI.
Le Correspondant a touché ce point délicat pour arriver à dire qu'en présence d'événements nouveaux, l' Univers avait, il y a dix ans, choisi une ligne différente. Non, l'Univers n'a point changé de ligne. Il est resté catholique avant tout; il a continué, selon son invariable programme, à défendre les intérêts religieux, abstraction faite
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des intérêts de parti. Lorsque d'autres, dans des circon-
. stances particulières, s'engageaient plus ou moins vers les doctrines indéfinies d'un libéralisme suspect, l' Univers, comme sous Louis-Philippe, comme sous la République, acceptait franchement le régime établi ; il lui demandait de reconnaître tous les droits de l'Église.
A-t-il dévié de ce programme?
A-t-il jamais cédé quelque chose sur le terrain religieux ? On n'oserà pas le prétendre ; mais on l'accuse d'avoir prêché le despotisme. Parole vague,, accusation injuste et déloyale. Lorsque l' Univers à traité la question du Pouvoir, il a toujours distingué entre les exigences du moment et les principes : « Nous avons lu dans un écrit
« de M. de Montalembert (1) qu'il s'accommoderait de
(i) Désintérêts catholiques au dix-neuvième siècle. Après les observations qu'il publia sur cet écrit de M. de Montalembert, M. Louis Veuillot reçut de nombreuses et chaudes félicitations, et quelques-unes, non pas les moins vives, lui furent adressées par des écrivains qui seraient sans doute aujourd'hui bien étonnés de les relire, car ils ont étrangement changé d'avis et de ton. Nous citerons une de ces lettres, signée par un ami de M. de Falloux dont il était alors et dont il a été depuis le collaborateur dans l'Union de l'Ouest, journal où il a beaucoup attaqué et même beaucoup injurié et l'Univers et M. Louis Veuillot.
ANGERS, 26 décembre 1852.
MONSIEUR,
« Le dernier livre de M. Montalembert a eu un résultat heureux, que seul peut-être vous ne pouvez apprécier à toute sa valeur : il vous a fourni l'occasion de dire des choses si excellentes, qu'on est obligé pour en trouver de comparables de remonter à nos grands maîtres en politique, SIM. de Maistre et de Bonald.
« Veuillez ne point prendre ceci pour un vain compliment ; c'est la franche expression de ma pensée, et il me serait difficile d'exprimer autrement le plaisir extrême que j'ai éprouvé en lisant vos admirables articles. Je ne suis pas le seul à en juger ainsi, sans doute, et vous avez dû recevoir des témoignages infiniment plus précieux que le mien ; je le joins cependant, parce que c'est du petit et du grand que se formera peu à peu l'unanimité des bons esprits, si désirable dans notre malheureux pays.
« Si j'avais l'honneur d'être connu de vous, monsieur; je me permettrais
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« dix ans, de vingt ans de dictature, avec le régime par- « lementaire au bout. Nous, dans les moments les plus pé- . « rilleux, nous nous sommes bornés à désirer le pouvoir « monarchique héréditaire suivant les conditions fonda- « mentales du sacre des rois de France, avec la plus « grande liberté de l'Église immédiatement et toujours. » Ces conditions repoussent sans doute le système parlementaire, mais elles donneraient le régime représentatif.
A ce programme, dont l' Univers-a mille fois défini le caractère et indiqué les légitimes conséquences, les catholiques libéraux n'ont jamais opposé que des mots sonores qui paraissent les effrayer eux-mêmes, car ils ne veulent pas en accepter hautement les conséquences doctrinales et pratiques. Le Correspondant donne une nouvelle preuve de cette réserve et de cet embarras dans l'article même qui nous occupe. Après avoir cherché à couvrir ses déviations en disant que l'Univers a dévié, il ajoute :
« Beaucoup d'esprits n'ont vu dans cette division des catholiques qu'une divergence superficielle. Ils ont pensé qu'une défiance plus ou moins concevable envers le nouveau régime que s'était donné la France, animait les uns, et qu'un entraînement universel de confiance ralliait les autres, mais que les circon- de vous dire le douloureux retentissement qu'a eu dans mon âme le coup douloureux qui vous a frappé dernièrement. Maison vous jugeant capable de la plus grande épreuve de cette pauvre vie où nous cheminons toujours dans les larmes, Dieu vous a laissé les espérances immortelles de votre foi si vaillante et le concours des prières de tant d'amis que vos travaux vous ont conquis dans le monde chrétien.
« Veuillez agréer, etc. MARIN DE LIVONNIÈRE. »
Si M. Louis Veuillot a répondu à cette lettre conservée par hasard, M. de Livonnière peut publier la réponse. J'ose affirmer qu'elle ne motive et ne justifie en rien la polémique sans mesure à laquelle M., de Livonnière s'est livré jusqu'à la suppression de l'Univers contre l'écrivain aux idées duquel il avait rendu spontanément de si larges hommages.
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stances, en manifestant qui avait tort ou raison, mettraient tous les catholiques du même côté. Notre dissidence ne tenait pas à ces passions mesquines et fugitives, elle tenait au fond des choses ; elle est à. la fois moins vive qu'on ne l'imagine et plus profonde. C'est une lutte étrangère à toute personnalité, une lutte de convictions et d'idées; par conséquent, elle interdit toute fusion, parce que les idées sont diverses, mais elle bannit toute animosité, parce que les idées sont libres.
« La suppression de l'Univers nous surprend au moment même où nous pouvions espérer un certain rapprochement. Non-seulement, en effet, nous avions une même cause à défendre, celle du Saint-Siége, auquel un même dévouement rattache tous les cceurs catholiques; ; mais, en outre, l'expérience devait, ce semble, ramener l'Univers aux principes auxquels nous sommes restés et nous resterons fidèles.
« L' Univers admirait autrefois la législation sous laquelle il succombe (1) ; il n'admettait systématiquement que ce qu'il appelait la liberté du bien.
« Pour nous, plus que jamais, et même à nos dépens, voici dans quelle conviction les événements nous confirment :
« Il est illusoire de prétendre à la liberté pour soi quand on n'est pas prêt à l'accorder à tout le monde. Ce n'est pas loyal, ce n'est pas même possible.
« On jouit ainsi quelques instants pour soi de privilèges qui ne sont pas des garanties; car il n'y a de sûreté que dans le droit. La faveur est un sommet où l'on ne monte pas sans exciter la jalousie, et d'où l'on tombe sans exciter la pitié.
« Ainsi, la vraie protection de la liberté particulière, c'est la liberté générale protégée et réglée par la loi.
« Le vrai moyen de triompher pour les doctrines, c'est la liberté de discussion. En supprimant la discussion, on croit ôter à la vérité ses obstacles, on ne lui enlève que ses armes. Frapper, dans nos adversaires, la liberté de discussion, c'est nous frapper avec eux : Hodie tibi, cras mihi.
« Nous pouvions nous flatter que l' Univers eût été rapproché de nos principes par les événements. Nous n'en recevrons pas la démonstration, nous en conservons la confiance.
(1) « Le gouvernement n'est pas l'Église. Mais la législation du gouvernement, en matière de presse, est la législalion même de l'Église : l'avertissement et la suppression. » [Univers du 28 décembre 1855. — Note du Correspondant.)
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« Ce souhait d'union est sincère. Car si nous nous sommes aperçus de plus en plus, et jusque dans les derniers temps, que nous n'étions pas de la même école, nous nous sommes toujours souvenus que nous sommes delà même Église. Négligeons, si l'on veut, le passé, mais pensons à l'avenir. Il appartient à ces principes libéraux qu'on ne les prenne pas pour des armes de vaine et passagère opposition ; quel que soit le gouvernement, ils contiennent, à l'usage de toutes les opinions qui ont foi en elles- mêmes, les règles même de la justice, les conditions d'un combat loyal et les promesses de la victoire.
« Sur le chemin difficile que poursuit le Correspondant, et tant qu'il lui sera possible d'y marcher, on ne doit attendre de lui ni un seul mot contre des adversaires qu'il regrette de n'y plus rencontrer, ni un seul pas en dehors de la ligne qu'il a prise et du but qu'il s'est proposé. »
Nous trouvons en tout ceci beaucoup de mots propres à jeter l'incertitude dans les esprits, propres même à favoriser de fâcheuses tendances ; mais les conclusions manquent. Il ne s'agit pas de savoir si la faveur est un sommet ; on vous demande votre avis, à vous chrétiens, sur ce point capital : Dans une société régulière et chrétienne, le bien et le mal doivent-ils avoir les mêmes libertés, les mêmes droits?
A cette question point de réponse droite, mais des périphrases qui ouvrent des issues sur deux côtés. Certains mots promettent d'aller très-loin, d'autres sont postés de manière à les arrêter au passage. « Le vrai moyen de « triompher pour les doctrines, s'écrie le Correspondant, « c'est la liberté de discussion. En supprimant la dis- « cussion on croit ôter à la vérité ses obstacles, on ne lui « enlève que ses armes. » Donc la discussion doit être complètement libre et voilà le droit de tout dire passé, sous l aile d'une antithèse, à l'état d'axiome libéral et catholique. Mais à côté de ces sentences que M. -de Girardin avait déjà formulées et que M. Proudhon pourrait
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accepter, car elles ne réservent rien, il y en a d'autres qui reprennent tout. « La vraie protection de la liberté « particulière, dit encore le Correspondant, c'est la liberté « générale protégée et réglée par la loi. »
Quelle loi? Toute loi est une barrière. La liberté générale ne peut être réglée sans cesser d'être la liberté pour tout le monde. Appliquons, par exemple, cette définition aux deux libertés particulièrement chères à l' esprit moderne: la liberté de la presse et la liberté de conscience, et voilà nos libéraux en guerre. Ceux-ci diront que l'on n'est pas encore libre lorsque déjà les autres crieront au désordre et à l'anarchie. Le Correspondant, bien qu'il attende tout de la discussion, ne permettra cependant pas de tout discuter. Il voudra une liberté réglée par la loi. S'arrêtera-t-il aux règlements de la Restauration, qui en a eu plusieurs? ira-t-il jusqu'aux lois de Louis-Philippe, qui ont varié? ou jusqu'à celles de la république, qui changeaient tous les trois mois ? ou bien encore le verrons- nous se rallier, comme MM. de la Guéronnière, Joncières et Ferrière, tous libéraux, au décret organique du 17 février 1852.
Le Correspondant pose que l' Univers n'admettait que la liberté du bien. Ce résumé est trop concis ; Y univers savait tenir compte des circonstances et de l'état social. En principe, il soutenait que les mauvaises doctrines devraient être réprimées comme les mauvaises actions, mais sans réclamer pour la société actuelle l'organisation qui conviendrait à un état foncièrement et entièrement catholique. Le Correspondant, tout en défendant les prétendus droits de l'erreur, admet notre principe ; seulement il l'admet par inconséquence. Qu'est-ce que la liberté protégée et réglée par la loi, sinon une liberté où toute erreur
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ne sera pas libre, où le bien aura dans une certaine mesure des privilèges sur le mal? Nous défions, en effet, l'é- cole catholique libérale de mettre d'accord' ces deux termes de son programme : 1° il faut accorder la liberté à tout le monde; 2° la liberté doit être protégée et réglée.
Puisque le Correspondant veut une règle, pourquoi ne pas accepter sans ambages celle que l'Église a posée dans l'encyclique Mirari? Il l'accepte, dit-il. Mais alors comment reconnaît-il à tout le monde le droit de tout croire et de tout écrire? A-t-il donc oublié ce passage : «... De la source infecte de l'indifférentisme, découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire qu'il faut assurer et garantir à chacun la liberté de conscience. »
Au fond, le Correspondant recule devant l'expression nette de ses doctrines. Ne serait-il pas bien sûr-de ce qu'il pense, ou redouterait-il de voir à quelles conséquences il aboutit? Dans tous les cas, il ne peut ignorer que l'Église n'admettra jamais l'égalité entre elle et l'errèur comme chose bonne et légitime. L'Église ne doute pas de son droit et elle proscrit la liberté du mal, parce que le mal ne peut être libre sans que l'ordre soit troublé et que des âmes soient perdues, et que bientôt toute liberté périsse.
Les catholiques libéraux semblent croire que la situation actuelle des affaires leur donne gain de cause contre les adversaires du parlementarisme, « L'expérience, dit « le Correspondant, devait, ce semble, ramener l'Uni- « vers aux principes auxquels nous sommes restés et « nous resterons fidèles. » Et pourquoi ? L'expérience a lieu, ce semble, en partie double. Le régime parlementaire et les doctrines du pur libéralisme, règnent en
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Piémont et dans toute l'Italie centrale. C'est au nom de la liberté et même de la liberté réglée que les italianis- simes agissent à Turin, à Florence, à Bologne. Je vous entends : ce ne sont pas là, dites-vous, de vrais libéraux. Pardon ! MM. de Cavour, Pepoli, Ricasoli, Farini, d'Azeglio, Fanti sont des libéraux modérés, des royalistes, de zélés parlementaires ; ils ont mis de côté,. comme révolutionnaires, Mazzini, Gallenga, Gavazzi, et même Garibaldi (1). Que vous faut-il de plus? L'assentiment général ! Il ne leur manque point. Tout le parti libéral français depuis le Journal des Débats jusqu'au Con-- stitutionnel leur est dévoué. S'il y a des exceptions, en dehors de la petite école du Correspondant, elles sont individuelles. Vous faut-il d'autres preuves? Regardez autour de vous. Partout où il existe une tribune et des journaux on applaudit aux exploits des italianissimes, particulièrement à leurs entreprises contre le Pape. Tls ont pour eux en Angleterre non-seulement les radicaux, mais aussi les wighs, les peelites, M. Gladstone en tête, et la, plupart des tories. Si tout cela ne constilue pas le parti libéral, ou donc faut-il chercher ce parti? Et remarquez que cette entente n'a rien d'exceptionnel. Toujours, en tous lieux, le libéralisme a montré un accord parfait contre les principes vraiment conservateurs et contre l'Église.
Le Correspondant condamne, nous le savons, ces fruits du libéralisme. C'est très-bien. Mais si la conduite de tout le parti libéral européen ne prouve rien contre
(1) On se souvient que ceci était écrit au commencement de 1860; depuis, les événements ont marché, et les États de l'Église et ceux du Roi de Naples ont élé envahis par le Piémont parlementaire au nom et dans l'intérèt de la liberté modérée.
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sa thèse, pourquoi veut-il que les idées de l' Univers, en matière d'institutions monarchiques, soient condamnées par les actes et les résultats qui font l'admiration de M. Granguillot ? Notre foi lui parait robuste ; la sienne nous paraît têtue.
Nous soumettrons une autre observation au Correspondant. Depuis un an de grandes inquiétudes ont préoccupé les catholiques. Ils se sont réunis presque tous sur le même terrain. Je dis presque tous, car il y a eu des traînards et même des absents. Et dans quels rangs a-t-on vu les défaillances ? Dans les rangs du catholicisme libéral. Oui, au nom de la liberté, on a réclamé, sans rien définir, contre les abus de la cour de Rome, et longtemps on a fermé les yeux sur le caractère visible et les conséquences inévitables du mouvement italien. Ceux-ci écrivaient des lettres douteuses, ceux-là allaient jusqu'aux brochures, d'autres ont glissé dans les journaux révolutionnaires des adresses anonymes. Bref, l'ennemi a trouvé des armes dont il pouvait dire : Ce sont des catholiques qui les ont forgées ! A-t-on rien vu de semblables du côté où se trouvait l' Uiiivers, parmi ces catholiques que l'on déclarait aveugles ou serviles, bien qu'ils fussent plus indépendants et moins décorés que leurs contempteurs ? Hélas ! seuls ces aveugles ont vu clair dès l'origine du conflit ; ces serviles ont parlé des premiers, et les premiers ils ont été frappés.
En indiquant cette opposition je ne veux pas attaquer les personnes, je veux simplement signaler le résultat le plus net de l'action exercée par l'école catholique libérale.
Et ne dites pas que ces défaillances sont des accidents, des effets sans cause appréciable. Il faut soutenir que
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les doctrines n'influent en rien sur les actes, ou il faut reconnaître que le culte des institutions que Rome ne veut pas admettre et l'amour des prétendus droits qu'elle condamne, doivent disposer certains esprits aux concessions, à la tiédeur et même à l'hostilité, surtout lorsqu'ils peuvent protester de leur dévouement à l'Église et frapper néanmoins le gouvernement pontifical, gouvernement d'ancien régime. Mais pourquoi insister? Les faits sont là.
S III. — JOURNAUX PROTESTANTS ET AUTRES.
L'Union chrétienne, revue religieuse à l'usage de tous les cultes chrétiens, du moins de tous ceux que le Siècle peut admettre, a vu dans le rapport de M. Bil- lault l'aurore des plus beaux jours. Le titre seul de son article est un cri de joie : L'ÉGLISE GALLICANE EXISTE ENCORE ! Il paraît que, sur ce point, l'Union chrétienne elle-même, était dans le doute. Voici l'article placé sous ce titre heureux :
Depuis quelque temps, il était convenu, dans les bureaux de l'Univers, que l'Église gallicane n'existait plus. On se dispensait ainsi de répondre aux réfutations accablantes qu'elle dirigeait contre la doctrine ultramontaine. Or, voici que l' Univers vient dp. mourir, supprimé sur un rapport qui constate parfaitement l'existence de cette Église. Nous n'avons pas à apprécier la mesure dont l'Univers vient d'être l'objet; mais ce que nous constatons avec bonheur, c'est que la doctrine contenue dans le rapport de M. le ministre de l'intérieur est parfaitement conforme aux bonnes traditions de l'Église gallicane.
Ce n'est pas par esprit de parti que nous adhérons à la plupart de ces traditions, mais par cet unique motif : qu'elles sont conformes à la doctrine de l'Évangile. L'Église de France, malgré
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la juridiction que le pape y a toujours exercée, a eu la gloire de lutter de tout temps contre les entreprises de l'ultramontanisme, et de soutenir les règles disciplinaires établies dans les anciens conciles, contre le nouveau droit canonique inventé par la cour de Rome. Aussi est-elle d'accord sur les questions essentielles, avec toutes les églises apostoliques de l'Orient. Nous félicitons le gouvernement de s'être fait le digne écho de l'Église gallicane dans le rapport suivant.
Après avoir donné le rapport, l'Union chrétienne ajoute :
Nous nous permettrons de relever une phrase de ce rapport, celle où M. Billault accuse, d'une manière absolue, la presse religieuse d'avoir manqué à son devoir. Sans compter l'Union chrétienne, trop jeune encore peut-être pour avoir fixé l'attention de M. le ministre, nous pouvons citer l'Observateur catholique qui, depuis plusieurs années, détend avec courage et persévérance (et cent abonnés) les doctrines gallicanes, et qui ne mérite certainement pas le reproche que M. le ministre adresse à la presse religieuse d'une manière trop générale.
Nous avons aussi remarqué l'attitude de la presse protestante au milieu des débats que l'Univers savait si bien envenimer. Cette attitude a été digne et parfaitement convenable.
Mais il est probable que M. le ministre de l'intérieur n'a eu en vue, dans son rapport, que la presse ultramontaine, qui mérite bien, en effet, tout entière les reproches qu'il lui a adressés.
R. F. GUETTÉE,
Prêtre de l'Église catholique, du rit latin.
Ainsi voilà M. Billault salué restaurateur et pontife de l'Église gallicane ! Il savait bien qu'il voulait servir les vrais intérêts de la religion, mais peut-être n'espérait- il pas un pareil succès ? Son rapport invoque les grands évêques qui sous la vieille monarchie française ont parfois puissamment secondé le pouvoir dans ses combats contre les doctrines que V Univers voulait ressusciter. A
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cet appui très-discutable du passé, M. le ministre de l'Intérieur peut joindre, pour le présent, l'incontestable approbation de M. l'abbé Guettée, prêtre de l'Église catholique dit rit latin et auteur frappé par l'index.
L'Observateur catholique, autre organe non moins sincère et non moins autorisé de la pensée religieuse, a naturellement parlé comme l'Union chrétienne :
« L'Univers est supprimé. Un décret, daté du 20 janvier, l'a frappé de mort. Ce journal a fait beaucoup de mal au parti ul- tramontain ; il pouvait lui en faire encore davantage. A ce point de vue, nous regrettons qu'il cesse de paraître, sans toutefois nous permettre de critiquer la mesure dont il a été frappé. Il est certain, en effet, que si un journal méritait d'être supprimé depuis longtemps, c'était l'Univers, qui s'était fait une habitude d'attaquer les lois les plus respectables de notre droit civil ecclésiastique. Il n'est peut-être pas un seul de ses numéros qui ne fournît matière aux poursuites les plus légitimes, aux plus justes et aux plus. sévères condamnations. Sa suppression ne nous a donc point étonnés. Elle a été décrétée sur un rapport parfaitement conforme à la doctrine de l'Église gallicane. La presse religieuse est accusée, dans ce rapport, d'avoir manqué à son devoir. L'Observateur catholique a droit de penser que ce reproche ne le regarde pas, et qu'il ne s'adresse qu'à la presse ul- tramontaine; car, depuis cinq ans qu'il existe, il a toujours lutté en faveur des doctrines de l'Église gallicane, contre les exagérations et les erreurs ultramontaines.
GUELON.
Au moins, ceux-ci ne feignent pas la pudeur.
Comme Y Observateur catholique n'a jamais pu arriver à la notoriété, nous le ferons connaître en deux mots :
1° il a été plusieurs fois mis à l'index,. 2° il ne cesse de protester contre le dogme de l'immaculée Conception.
Les journaux protestants ont tenu, au fond, le même langage que leurs frères peu séparés de l' Union chrétienne et de l'Observateur catholique. Ils n'étaient pas
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moins dans leur rôle. La Revue chrétienne s'est même fait un devoir de reconnaître que la suppression de l'Univers délivrait les catholiques. C'est pourquoi elle avait bonne envie d'en triompher, car elle est impartiale et voudrait le bien de l'Eglise. Voici quelques mots de cette revue, écrite en français réformé :
« Que les catholiques sincères nous permettent de leur rappeler que l'Église a eu de bien dangereux défenseurs. Soyons juste ; ils l'avaient reconnu les premiers, et si l'Univers fût mort de sa belle mort, ils eussent applaudi sans doute à un événement qui eût été tout d'abord pour eux une grande délivrance... »
A première vue cela paraît hypocrite, mais lorsqu'on y réfléchit, c'est simple.
Les divers organes du protestantisme ont parlé comme les trois revues que nous venons de citer. Ils n'ont pas voulu triompher, selon l'expression de la Revue chrétienne, mais, malgré eux, ils avaient l'accent de triomphateurs. Voici, par exemple, quelques mots de l' Espérance :
Un décret impérial vient de supprimer le principal organe que l'ultramontanisme eût en France. Nous ne triompherons pas de cette mesure, dont les motifs appartiennent à un ordre de choses plus politique encore que religieux; mais les chrétiens ne sauraient regretter la disparition d'une feuille à qui revenait l'initiative de toutes les violences dans la discussion des questions religieuses. »
Évidemment :
L'intérêt de l'Église est tout ce qui le touche.
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III
L'UNIVERS ET LA LOI SUR LA PRESSE.
Le Correspondant, voulant prouver que Y Univers admirait la législation sur la presse, a cité cette phrase d'un article de M. l'abbé Jules Morel : cc Le gouvernees ment n'est pas l'Église ; mais lalégislation du gouverne- cc ment en matière de presse est la législation même de c( l'Église : l'avertissement et la suppression. » Voyez l'énormité t l'Unive1's identifiait le décret qui l'a supprimé aux lois de l'Eglise ; peut-être même en faisait-il un article de foi. N'était-ce pas une admiration sans bornes ! Mais l'article où se trouve la preuve du Correspondant n'a pas le caractère que ce trop court extrait tend à lui donner. L'Univers se défendait contre le Correspondant, qui l'avait accusé de défiance exoessive envers la tribune et de faiblesse intéressée pour les journaux. « L'article « est béni, mais le discours maudit, » s'écriait notre adversaire, séduit par le charme de l'antithèse. M. l'abbé Morel demandait que l'on voulût bien distinguer entre les discours et faisait une vigoureuse critique de la tribune parlementaire. Quant à la législation sur la presse, il ne songeait ni à l'admirer ni à la critiquer ; il la rappelait en passant, à titre de comparaison, pour établir que
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l'Église dont l'Univers relevait avant tout, saurait bien l'avertir et même le supprimer s'il devenait nuisible :
« Nous sommes, Dieu merci, un journal qui se confesse, pour rappeler une expression de M. Dupin, et si nous étions des orateurs, nous accepterions également la juridiction, le pouvoir dis- ciplinaire de l'Église. Telle est toute la raison du bénéfice d'écrire et de parler chaque jour, que nous nous attribuons, en le refusant à d'autres qui n'offrent pas les mêmes garanties ; et si cette préférence scandalise certaines gens qui nous paraissent infatués, pour le quart d'heure, de la liberté de penser, de la promiscuité des doctrines, de l'égalité du vrai et du faux devant la loi, nous leur répéterons au nom de la tradition entière, qu'il y a deux paroles, aussi incapables de fusion que Dieu et Satan, l'une de vie, l'autre de mort, l'une qui a tiré le monde du chaos, et l'autre qui l'y replongera, si on la laisse faire.
« La parole que nul ne vient contrôler ni contredire devant « le lecteur (dit le Correspondant avec ironie), est bien moins « dangereuse que celle qui peut être à l'instant même relevée « et réfutée devant l'auditeur. » Cette double àllusion à l'abonnement de l'Univers et à la session de l'Assemblée nationale, ne tombe pas moins à faux dans un cas que dans l'autre. La rédaction d'un journal catholique est contrôlée devant le lecteur par la confiance que ce journal a inspirée, confiance qui seule a pu le rendre viable, confiance qui diminuerait avec l'abus, et dont la soustraction entraînerait Je journal à sa chute, confiance qui serait retirée au besoin par un jugement éclatant Le gouvernement n'est pas l'Église; mais sa législation actuelle sur la presse est celle de l'Église : l'avertissement et la suppression. On voit par là que les écarts de notre plume sont étroitement circonscrits par Je contrôle de l'autorité spirituelle. Si donc nos maximes et nos pratiques n'étaient pas utiles à l'Église, comme le Correspondant le déclare aujourd'hui au verso après avoir proclamé au recto que jamais un journal religieux n'avait le droit de parler au nom de l'Église, si nous tentions d'agir sur elle, si nous lui faisions plus de mal que de bien, il est à croire que l'Église ne se déguiserait pas sous le seing de M. Paul de Caux pour nous signifier son arrêt. »
Comme on le voit, il ne s'agissait nullement dans tout
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cela (¥ admirer ou même d'apprécier le décret qui régit les journaux. Mais si le Correspondant tenait à rappeler l'opinion de l'Univers sur ce point, pourquoi n'a-t-il pas cité l'un des articles où elle est vraiment exprimée ? Fallait-il donc absolument qu'il pût nous accuser d'admiration, grâce à douze ou quinze mots extirpés d'un article de 1855 et détournés de leur vrai sens? L'Univers a trouvé le décret du 18 février 1852 conforme aux nécessités du jour ; mais tout en l'admettant comme le résultat naturel des excès de la presse, il disait que selon le mode d'application il pourrait ou rendre de grands services ou devenir redoutable. Voici quelques passages de cette première appréciation :
« Le régime de la censure a cessé. Nous en profiterons pour dire que nous acceptons, quant à nous, la nouvelle loi sous laquelle va vivre la presse. Cette loi pourra paraître sévère, si on se reporte à la liberté dont la presse jouissait il y a trois mois ; mais en même temps l'usage que la presse, en général, faisait de cette grande liberté justifiera les rigueurs ou plutôt les précautions dont elle est aujourd'hui l'objet. Nous parlons comme nous avons toujours parlé. Toujours nous avons dit qu'une trop large liberté d'écrire était fatale au pays, destructive de l'ordre, corruptrice des bonnes mœurs et du bon sens, et qu'elle se changeait en oppression véritable pour le plus grand nombre de citoyens. Pour notre part, tout en nous servant de notre liberté, nous avons vécu sous cette oppression.
« Durant les derniers mois du régime qui a fini le 2 décembre 1851, nous ne pouvions plus ouvrir-sans une sorte de terreur les journaux qu'on nous apportait chaque matin. Ce n'était pas, on le pense bien, ce que nous y pouvions lire d'injures contre nous personnellement qui nous faisait peur. Notre obscurité nous mettait à peu près à l'abri de ces coups méchants et traîtres qui allaient chercher les hommes politiques, et nous aidait à porter la petite part qui nous était faite dans ces insolences et dans ces calomnies. Ce qui nous épouvantait, c'était le déchaînement de l'injure et du mensonge contre l'Église. »
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Après avoir rappelé à quels excès se portaient les journaux socialistes et terroristes, l' Univers ajoutait :
« Nous savons que la loi qui pèse sur eux pèse aussi sur nous; nous savons qu'elle peut même, si on le veut, les mettre à l'aise et nous écraser. Nous approuvons la loi, non l'usage mauvais qu'on en voudrait faire. Mais, franchement, ce danger nous le craignons peu. En se réservant l'arme terrible et toute-puissante de la suppression facultative, le pouvoir se constitue le protecteur de toutes les choses que la presse pourrait léser, et qui ne trouveraient pas dans la vigilance du ministère public et dans l'esprit de la magistrature une suffisante garantie. Au premier rang de ces choses qu'un gouvernement équitable et sage doit faire respecter, figure la religion. On peut reprendre contre elle, avec moins d'éclat et de cynisme, mais d'une manière extrêmement dangereuse, la guerre qu'on lui faisait il y a quelques mois, et qui avait été déjà poussée d'une façon si vive sous la Restauration. C'est un plan que la révolution n'abandonne jamais, car il prépare et commence la série de ses victoires. Nous espérons que le gouvernement y veillera : que l'Église et le clergé ne seront pas déshérités de la protection à laquelle ont droit toute institution publique et tout corps constitué. En tolérant la discussion, qui reste encore la loi du temps, le pouvoir public peut, il doit interdire cet abominable et persévérant système de diffamation par la plume «t par le crayon qui ne laisse place à aucune défense, et auquel aucunè vérité ne résiste (1). »
Le journal la Presse ayant pris pour lui une partie des vérités dites aux journaux révolutionnaires, l'Univers répondit :
« Nous souhaitons hautement et ardemment que la presse socialislo, la presse qui attaquait sans cesse tous les principes d'ordre, toutes les idées de gouvernement, tous les sentiments religieux, nous souhaitons que cette presse-là ne reparaisse jamais. Si la loi nouvelle obtient ce résultat, elle est bonne; si elle ne l obtient pas, elle ne vaut rien. Et il arrivera de deux choses l une : ou cette détestable presse relèvera le parti socialiste, et
1) Univers du 19 février 1852.
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renversera le gouvernement ettoutes les opinions modérées avec lui : ou le gouvernement, prenant conseil du danger public, re mettra tous les journaux sous le joug de la censure, ce qui s'opérera comme au 2 décembre, sans difficulté aucune, avec le consentement tacite des honnêtes gens. Dans l'un comme dans l'autre cas, les écrivains qui cherchent encore à concilier les nécessités inflexibles de l'ordre et du pouvoir avec les intérêts d'une liberté légitime, n'ont rien à gagner. On doit leur permettre de désirer que ni l'une ni l'autre n'advienne (I). »
Ce n'était pas là, j'en conviens, le langage d'un partisan du droit de tout dire. Mais que de gens alors ne tenaient pas à ce droit auquel, pour notre part, nous ne tenons pas encore. Ici le Correspondant triomphe : « Il est illusoire « s'écrie-t-il, de prétendre à la liberté pour soi quand on « n'est pas prêt à l'accorder à tout le monde. » C'est toujours la même thèse : « Vous n'avez pas le droit de dire la vérité si vous demandez la répression du mensonge. » Cette doctrine est peut-être libérale, mais je doute qu'elle soit chrétienne. Elle mènerait loin si la logique s'en mêlait. Nos libéraux, il est vrai, s'arrêtent tous plus ou moins vite. Qu'ils soient voltairiens, indifférents ou catholiques, jamais ils n'ont admis le droit de tout dire au sujet de la famille et de la propriété ; mais contre Dieu, c'est différent. L'Univers était d'un autre avis et voilà pourquoi il exposait si nettement en 1852 ce qu'il attendait du décret sur la presse. Néanmoins il n'est pas juste d'affirmer qu'il admirait ce décret; il était simplement disposé à ratifier l'usage qu'on en pourrait faire. Cela peut prêter à la raillerie, mais non pas au reproche d'admiration. Du reste si nous avions un avis à donner sur le couronnement de l'édifice, nous ne demanderions pas que la presse fut complétement libre ; nous voudrions
(1) Univers du 22 février 1852.
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seulement que la suppression d'un journal, c'est-à-dire d'une propriété en même temps que d'une force politique, ne pût être prononcée que par la voix judiciaire. Ce souhait paraîtra modeste, et cependant il changerait toute la situation du journalisme. Je ne le crois pas près d'être réalisé.
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IV
LA PRESSE DE PROVINCE.
Notre revue serait infiniment trop longue si nous voulions reproduire tous les articles de la presse départementale. Il suffira, d'ailleurs, d'en donner quelques-uns pour que le lecteur se rende compte de l'impression produite par le décret du 29 janvier. Voyons d'abord l'effet produit à la Bourse.
On écrivait de Paris à la Guienne, de Bordeaux :
La spéculation était très-vivement impressionnée aujourd'hui, et notre Bourse a Éprouvé un de ces mouvements de baisse qu'on désigne sous le nom de panique. Les réflexions qui accompagnent le décret de suppression de l'Univers, ont été considérées comme un avertissement sévère.
RlBADIEU.
Le Nouvelliste de Rouen faisait la même remarque :
La Bourse a été en proie aujourd'hui à une véritable panique renouvelée à deux reprises différentes. En somme, la baisse a été de 80 centimes. La suppression de l' Univers commentée dans le sens d'un avertissement donné'au parti religieux a été considérée comme l'une des causes de la baisse.
VERGNIAUD.
Passons aux articles :
Le Progrès, journal révolutionnaire de Lyon :
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PARIS, 30 janvier 1860.
Hier soir, en voyant que les journaux du soir ne reproduisaient point la Lettre encyclique du pape que l'Univers avait publiée dans son édition du matin, le public a pensé avec raison que, le Moniteur devant parler, l'administration avait cru devoir interdire aux journaux du soir la reproduction de ce document.
La suppression de l'Univers était en effet ce matin dans la feuille officielle. Cette mesure, sans doute sage et justifiée, n'en a pas moins excité une vive alarme dans le public.
Le personnel de l'Univers s'attendait, du reste, à la mesure qui a été prise.
On assurait aujourd'hui que M. Veuillot préparait une circulaire dans laquelle il expliquerait aux abonnés quelle a été la ligne de conduite du journal depuis sa création, et comment, pour suivre cette ligne de conduite jusqu'au bout, le document qui vient de motiver la suppression a été publié.
CHAMORIN.
Cet article indique assez bien le ton général de la presse révolutionnaire des départements. Son libéralisme d'apparat et la décence ne lui permettaient ni de louer avec effusion une mesure d'ailleurs sage et justifiée, ni d'insulter un adversaire disparu.
Courrier de Lyon, feuille parlementaire :
Quant à la justice et à l'opportunité de cette mesure, nous les discuterons d'autant moins qu'à différentes reprises nous avons été en dissidence avec l'Univers soit pour certaines de ses doctrines, soit pour ses allures de polémique. Il nous sera permis, cependant, de rendre justice au courage qu'a déployé cet organe de l'opinion religieuse dans les circonstances critiques où il était placé, et en face des hostilités passionnées de la presse démocratique contre lesquelles il a lutté avec talent et persévérance.
A. JOUVE.
Telle a été dans son ensemble l'attitude de la presse semi-libérale, semi-chrétienne.
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Gazette de Lyon :
La suppression du journal l'Univers est, surtout dans les circonstances actuelles, un acte d'une très-haute gravité. Nous n'avons ni l'intention, ni peut-être la liberté d'en faire ressortir l'importance. Nous nous bornons à citer plus loin l'appréciation à peu près unanime des divers journaux sur la disparition violente et soudaine, mais non pas précisément imprévue, de cette feuille à qui ses adversaires eux-mêmes reconnaissent que ni le talent ni le courage ne firent jamais défaut.
MEYNARD.
. Et dans un autre article :
On s'est beaucoup ému en Angleterre de l'encyclique du Pape et de la suppression de Y Univers, qui a cherché, nous n'en disconvenons point, et qui a trouvé sur les marches du Vatican une mort glorieuse, digne couronnement d'une vie de combats sans trêve et de luttes sans repos, mais qui n'ont pas été sans gloire. Il était impossible de mieux finir. La plus belle mort qu'un guerrier puisse rêver, n'est-ce pas de tomber au sein de la mêlée, sous les yeux de son général, couvert de son armure et la lance à la main, frappé en pleine poitrine, le visage tourné vers l'ennemi ?
AMB. PETIT.
Espérance du peuple (Nantes) :
La suppression de l' Univers a produit une profonde sensation dans le monde catholique, j'oserais dire partout. Je n'ai rien à dire sur celte mesure rigoureuse... Le décret du 27 février 1852, sur la presse, donne incontestablement ce droit à M. le ministre de l'intérieur; mais je puis bien me demander quel sera le résultat de cette suppression... Car, en fin de compte, c'est toujours là ce qu'il faut examiner lorsque la loi est appliquée dans toute sa rigueur.
L'Univers, vous le savez, n'était lu que par des hommes instruits, des intelligences élevées, que par des catholiques à la foi vive et ardente, attachés du fond des entrailles à la chaire de saint Pierre, et dont rien ne saurait ébranler les convictions invincibles : ni les événements politiques, ni les décisions des princes de la terre, ni les tempêtes sociales qui renversent les trônes et les jettent aux quatre vents du ciel...
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Je vous le répète, je ne vois pas les résultats d'une pareille suppression. Il est vrai que, comme l'honorable M. Billault, je ne suis pas ministre de l'intérieur, et par conséquent je ne suis nullement compétent en pareille matière...
MONTÉ.
La Gazette du Midi (Marseille) reproduisait l'article de Y Union (de Paris) en déclarant qu'elle lui donnait une pleine adhésion. Après avoir rappelé que si elle était en communauté de principes religieux avec Y Unive2,s, elle ne l'approuvait pas en tout, la Gazette du Midi ajoutait :
L'affliction de tous les catholiques et de tous les amis d'une sage liberté n'en reste pas moins très-vive en vo-yant condamnée au silence une des voix qui luttaient le plus vaillamment contre le tolle de plus en plus effrayant que les passions mauvaises lancent à tout ce que les hommes d'ordre ont de plus cher et de plus sacré.
C.AU'VIÈRE .
\2 Alsacien (Strasbourg) :
La suppression de l'Univers a produit une grande sensation, et chez beaucoup un sentiment pénible. Nous sommes au nombre de ceux qui ont été profondément affectés par cette mesure que nous déplorons à tous les points de vue. On peut n'avoir pas été toujours d'accord sur certaines questions secondaires traitées par ce journal, mais il est impossible de ne pas rendre hommage au talent, à l'honorabilité du caractère, au désintéressement, à la conviction des écrivains qui viennent d'être frappés d'une façon si sévère. Ce ne sont pas nos estimables confrères qui sont le plus froissés. S'ils avaient, comme tant d'autres, poursuivi un but intéressé, tout d'abord ils n'auraient pas appliqué leur talent à une œuvre ingrate pour eux et pourtant hérissée de tant de difficultés : leur aptitude leur aurait ouvert d autres carrières plus lucratives et plus conformes aux goûts de l époque : ce sont des convictions profondes qui, seules, ont pu les maintenir à leur poste d'honneur. Ils ne regretteront que l impossibilité de continuer le bien que leur conscience et celle de beaucoup d'autres ont attribué à leurs travaux. Nous n'en dirons pas plus, parce que le terrain n'est pas sûr. Cependant
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nous exprimerons encore le souhait que des circonstances plus propices leur permettent de reprendre bientôt leur tâche.
H. HUDER.
L'Ordre et la Liberté (Caen) :
La mesure dont le journal l'Univers vient d'être frappé est faite pour attrister en France les cœurs véritablement catholiques. De légères dissidences existaient, nos lecteurs ne l'ignorent pas, entre ce journal et nous ; mais ces dissidences, qui portaient encore plus sur la forme que sur le fond, ne nous avaient jamais empêché de reconnaître en lui un ferme et vigoureux champion de la vérité religieuse. Nous nous reprocherions donc de ne pas nous associer franchement aux sentiments pénibles que la suppression de cette feuille inspire à la plupart de nos amis. Aujourd'hui qu'il est plus que jamais du devoir de tous les vrais catholiques de mettre en commun leurs craintes et leurs espérances, on ne s'étonnera pas de nous voir avouer, à l'égard d'un confrère tombé, des liens de sympathie et de convictions que les circonstances resserraient chaque jour.
Dans cette occasion, la Presse et même le Siècle ont eu le bon goût de ne pas laisser percer leur joie et d'offrir àl'Univers un léger (bien léger) tribut de condoléance.
Moins généreux ou, si l'on veut, moins habiles, le Constitutionnel, le Journal des Débats, la Patrie et le Pays se sont bornés à enregistrer le rapport de M. le ministre de l'intérieur et le décret de suppression. Pour eux, sans doute, l' Univers n'est point tout à fait un ennemi vaincu.
Domin.
La Bretagne (Saint-Brieuc) :
Nous apprenons avec un profond sentiment de tristesse qui sera partagé par la grande majorité de nos lecteurs, la suppression du principal organe des intérêts religieux en France, l'Univers. Ce journal éminemment catholique était loin d'être hostile au gouvernement impérial. Il avait au contraire salué avec espérance l'avénement du nouvel empire, auquel il a prêté un appui qui a suscité contre lui les plus violentes attaques.
Sans suivre constamment sa ligne, nous aimions à nous inspirer de ses doctrines, parce qu'elles nous semblaient les plus sûres.
A. Chaiibort.
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\J Es,vérance, Courrier de Nancy :
Le plus important des journaux catholiques, par le talent de sa rédaction, la mâle énergie de ses convictions et l'étendue de sa publicité, vient de succomber. Un décret impérial, fondé sur l'art. 32 du décret organique du 17 février 1852, supprime Y Uitivers.
Comme catholiques, nous regrettons l'Univers qui a rendu en son temps d'immenses services à la cause de la religion et- de la liberté de l'enseignement. Nous le regrettons bien sincèrement, quoique sur certaines questions abandonnées à la libre appréciation de chacun et sur des objets de détail et de forme, nous ayons parfois différé de manière de voir et d'agir.
Un vaillant jouteur disparaît de l'arène. Nous pouvons en être affligés. Une chose pourtant nous console : c'est que Dieu, polir mener ses affaires, n'a pas besoin de la plume des hommes.
V AGNER. h'Opinion du Midi (Nîmes) :
C'est dans des circonstances pareilles, dit avec raison le Journal des villes et campagnes, qu'on sent le besoin d'un journal exclusivement religieux, indépendant de tous les pays et de tous les partis. Ce vœu si légitime implique des regrets qui, on le conçoit, s'adressent à l'Univers, supprimé tout récemment. Nous nous associons à l'expression de ces regrets, avec d'autant plus de force qu'en parfaite communauté de principes religieux avec l' Univers, nous avons été plus affligés que d'autres, en voyant condamnée au silence cette tribune du catholicisme occupée naguère par des publicistes si éminents.
MOUTTET.
Nous pourrions donner, sans sortir de la presse fran-
çaise, beaucoup d'autres extraits où se retrouvent les mêmes sentiments ; mais cette revue deviendrait fastidieuse.
Nous la terminerons, par un article de Y Orléanais, auquel le nom de son auteur et des détails sur les débuts de l'Univers, donnent une valeur particulière.
Au moment où le pouvoir vient de supprimer l'Univers, il ap-
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partient à la presse orléanaise de laisser échapper au moins un gémissement.
L'Univers est né parmi nous. C'est dans le presbytère cantonal de Puiseaux (Loiret) que M. l'abbé Migne, le célèbre éditeur catholique, en a conçu tout d'abord le plan et senti l'opportunité. Avec un rare courage, avec une véritable intrépidité, le curé de Puiseaux courut au-devant des entreprises les plus gigantesques. Du consentement de Mgr Brumauld de Beauregard, évêque d'Orléans, il donna sa démission, et immédiatement il fonda le journalisme catholique à l'usage des gens du monde. Nous disons et répétons : il fonda, car l'Ami de la Religion demeurait alors un journal purement ecclésiastique.
La pensée était excellente. De nos jours, dans cette vaste et incessante discussion qui s'établit d'un pôle à l'autre parle mo-yen de la presse périodique, il fallait que le catholicisme fût représenté, qu'au milieu du va-et-vient des passions et des contradictions humaines, des clameurs et des injustices des partis, des calomnies de la révolution et de l'impiété, on entendît une voix puissante rappeler sans relâche les affirmations et les solutions catholiques, et convaincre les derniers esclaves du roi Voltaire que l'Église était encore debout.
Le journal qui descendit ainsi dans l'arène, enseignes déplo-yées, s'appela d'abord et longtemps l'Univers religieux. Ce nom répondait parfaitemènt aux intentions du fondateur et aux besoins qu'il voulait satisfaire. Son premier numéro prit la date du 1er novembre t833; et le premier-Paris fut un morceau écrit avec chaleur par M. l'abbé Migne sur les victoires et le triomphe des saints (t).
L' Orléanais raconte ici en commettant une erreur, au fond peu importante, comment M. Louis Veuillot entra à l' Univers ; puis il ajoute :
Laissons-le raconter ses impressions : « Il y a seize ans, lors- « que plein encore des ardeurs de la .jeunesse, l'esprit chargé « de projets de livres comme l'arbre est chargé de fleurs « au printemps, j'entrai dans ce travail sans repos du journa- « lisme, je crus bien offrir à Dieu un sacrifice méritoire en aban-
(1) Cet article était l'œuvre de M. l'abbé Gerbet, aujourd'hui évêque de Perpignan, et non de M. l'abbé Migne.
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« donnant tous ces beaux projets... Aujourd'hui, si je n'avais pas « un journal où la pensée catholique peut se proclamer à l'aise, « sans qu'aucune pensée rivale ni aucune considération hu- « maine en ose supprimer l'expression, je ne voudrais pas, je ne « saurais pas écrire. Politique, philosophie, littérature, qu'est- « ce que tout cela séparé de l'Église? » (Mélanges, iTe série, préface.)
A la fin de 1842, Louis Veuillot devint rédacteur en chef; voici le programme qu'il publia : -
« Au milieu des factions de toute espèce, nous n'appartenons c qu'à l'Église et à la patrie.
« Parmi ces choses qui passent, parmi ces débris, dans ce mou- « "ement des idées qui s'en vont, reviennent et s'en vont en- « core, nous embrassons fermement les seules choses, les seules « idées qui ne passent pas : l'Église et la patrie.
« Nous n'entreprenons point de devancer le jugement de Dieu « sur des causes en litige, ni de faire violence à l'avenir pour « lui arracher des secrets qui ne seront découverts qu'au jour « marqué ; mais dépouillés de toute prévention contre des opÍ- « nions loyales et permises, persuadés que tout ce qui est hon- « nête et légitime dans le désordre présent trouvera sa-place et « sa garantie dans l'ordre futur, et s'y rangera de soi-même, nous « ne sommes entièrement hostiles qu'à la source radicale du « désordre, à l'impiété, à la dépravation des doctrines, à l'effroya- « ble avilissement des mœurs. Justes envers tous, soumis aux « lois du pays, dévoués à celles de l'Église, libres et chrétiens, « nous réservons notre hommage et notre amour à l'Autorité « vraiment digne de nous qui, sortant de l'anarchie actuelle, « fera connaître qu'elle est de Dieu, en marchant vers les nou- « velles destinées de la France, une croix à la main. » (Mélanges, 2e vol.)
Ces dernières lignes nous expliquent la ligne suivie parl'ZTm- vens, depuis le 2 décembre 1851. M. Louis Veuillot crut avoir trouvé ce qu'il appelait de toute l'ardeur de son patriotisme éclairé par la foi ; l'empire n'a pas eu de soutien plus intelligent ni plus sincère, et aujourd'hui c'est l'empire qui le tue. De quel côté est l'erreur?
Au surplus, l'expulsion de l'Univers du cercle de la publicité ne surprend personne. Ce n'est pas que les motifs pompeusement allégués, qui tous ne sont pas spontanément éclos dans la pensée du ministre, aient porté la conviction en tout lieu et en
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tout esprit. Loin de là. Les cinquante mille lecteurs de l'Univers, qui ne sont point des manieurs de gazettes, et qu'on peut certes bien appeler, sans faire tort à personne, une portion très-saine de la nation, savent à quoi s'en tenir. Mais dans la situation présente, avec les susceptibilités connues, la feuille catholique devait disparaître. Lorsque les événements sont à la veille de manifester les justices de Dieu, il convenait peut-être de leur laisser la parole. Toutefois, l'Univers, atteint à son poste et renversé sur ses pièces, demeure fidèle à lui-même, c'est la seule fin digne de lui.
Qu'il nous soit permis d'ajouter qu'un jour il reparaîtra glorieux. La séve catholique, qui a été infiltrée et renouvelée quotidiennement dans les coeurs, n'est pas près de s'épuiser; au besoin nous l'entretiendrons par la lecture des douze volumes de Mélanges que Louis Veuillot lègue à l'Église; les aspirations et la prière de tant d'admirateurs dévoués abrégeront le temps d'épreuve, et, nous en avons l'intime confiance, l'Univers renaîtra, avec l'autorisation même du Pouvoir.
VICT. PELLETIER.
Chan. de l'Église d'Orléans.
Les journaux que nous avons cités jusqu'ici appartiennent à différentes opinions politiques et ne sont pas tous des journaux catholiques. Cependant la même pensée se
. montre chez chacun d'eux. Ils disent que l'Univers était un journal vraiment religieux, et ils posent en fait qu'il était vraiment utile à la religion. Leurs réserves, quand ils font des réserves,portent généralement sur laquestion politique.
La plupart d'entre eux trouvaient, en effet, que l'Univers avait montré trop de sympathie pour l'empire. Mais pourquoi n'ont-ils pas exprimé leur opinion plus carrément ?
Que voulez-vous ? Le lendemain de la suppression d'un journal, on oublie volontiers que nous vivons sous un régime qui permet de discuter tous les actes du gouverne-
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ment. Tout le monde craint d'être au moins averti, et la discussion prend aussitôt les plus discrètes allures.
Cependant l'avertissement n'intervient que si on dépasse les bornes. — Quelles bornes? — Voyez les circulaires ministérielles et, si vous n'êtes pas suffisamment éclairé, reportez-vous aux gloses du Constitutionnel. Là, M. Grandguillot, sans redouter aucun contradicteur, établit que le régime des avertissements, toujours gros de suspension et de suppression, est entièrement favorable aux journaux, que c'est un grand progrès sur la législation de l'ère philippienne, et même une précieuse conquête de la liberté. Cette thèse si rassurante a néanmoins obtenu peu de succès. On a observé, assez pertinemment, que le bénéfice paraissait médiocre, les journaux ayant acquis le privilége d'être avertis, suspendus, supprimés par voie administrative, sans perdre le droit d'être condamnés par les tribunaux ; d'où il suit qu'ils ont deux chances de mort au lieu d'une.
Le décret du 18 février 1852 peut être défendu à divers titres, mais c'est trop céder à l'enthousiasme que de le donner comme garantissant la liberté, l'indépendance et l'existence des journaux. On ne comprend pas très-bien, par exemple, même après avoir lu le Constitutionnel, quel avantage peut trouver un journal à être suspendu ou supprimé ou pour ses tendances générales, ou pour des articles que la justice n'eût peut être pas songé à poursuivre. Telle est cependant, en deux mots, toute la question. Le décret rendu contre Y Univers suffit à le prouver. Ce journal n'avait subi aucune condamnation, et la justice, toujours si prompte à faire respecter les lois, ne parlait pas de le poursuivre. Le rapport de M. Billault ne lui impute, d 'ailleurs, aucune attaque déterminée contre la COIl-
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stitution, aucune parole contre les droits de l'Empereur, il n'allègue aucun fait précis appuyé sur un texte ; il lui reproche ses doctrines, lesquelles étaient le 29 janvier ce qu'elles avaient toujours été. Je doute que ce pût être là, devant les tribunaux, même la matière d'une accusation.
Néanmoins l'Univers a été bien et dûment et très-légalement supprimé.
Sans doute, l'action légale de l'administration sur la presse n'est pas toujours aussi redoutable que l'action judiciaire. Ainsi on peut réimprimer en brochure un article frappé d'avertissement dans un journal ou une revue. MM. d'Haussonville, Albert de-Broglie, Cochin ont usé de ce droit. Trois membres. du Corps législatif, MM. de Cu- verville, Keller et Lemercier, ont réimprimé et répandu à un très-grand nombre d'exemplaires, le document qui avait motivé la suppression du journal la Bretagne ; ils ont même complété cette réimpression par une réponse ferme et digne au rapport de M. le Ministre de l'Intérieur.
En agissant ainsi ils usaient d'un droit qui n-'a pas été x contesté.
Les mesures de l'administration contre la presse ne sauraient avoir, en effet, le caractère des jugements rendus par les tribunaux. Un article condamné par la justice doit disparaître ; le réimprimer ou le louer serait un délit : il y a chose jugée. On peut, au contraire, reproduire un article frappé par voie administrative, et discuter un rapport ministériel, car ce sont-là des actes du gouvernement. Or, tous les actes du gouvernement peuvent être discutés. Mais dans le cas qui nous occupe, ce droit si précaire et si hautement reconnu est illusoire pour les journaux. Discuter un avertissement, c'est courir la chance d'être averti une seconde fois. On y tient peu et on y tiendra d'autant
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moins à l'avenir que deux ou trois tentatives ont eu lieu, et que toujours un second avertissement est venu prouver que le premier était bien mérité.
Tout cela explique suffisamment, je crois, les circonlo cutions que le lecteur a pu remarquer dans les articles que nous avons cités jusqu'ici (1).
(1) A l'appui des observations qui précèdent, nous citerons un jugement du tribunal correctionnel d'Arras où le fait de la suppression de YUnivtrs est traité de mesure toute politique. Il s'agissait des poursuites dirigées contre la Revue du Pas-de-Calais, accusée d'avoir traité de matières politiques sans avoir rempli les conditions prescrites par la loi. Le tribunal, après avoir énuméré diverses conventions, disait :
« Considérant... que l'article publié dans le numéro du 5 février 186°1 à la page 88, sous la rubrique Chronique, en annonçant la suppression du journal l'Univers, c'est à-dire une mesure toute politique, fait suivre cette annonce de réflexions qui sont un blâme indirect de cette mesure dont il s attache à faireressortir les inconvénients matériels; qu'il constitue, par conséquent, un article politique... »
Comme on le voit, le droit de discussion n'est pas mis en .cause. La Revue du Pas-de-Calais est condamnée pour avoir oublié que les mesures politiques ne peuvent être discutées que par les journaux politiques.
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LA PRESSE ÉTRANGÈRE,
§ I. — JOURNAUX ANGLAIS.
Occupons-nous maintenant des journaux étrangers.
L'Opinion nationale, qui avait exprimé un regret peu senti au sujet de la suppression de l'Univers, résumait avec gaieté, mais sans de grands scrupules d'exactitude l'effet produit par cet acte en Angleterre :
On s'est beaucoup ému en Angleterre de l'encyclique et de la suppression de l' Univers. Tous les journaux s'en occupent et chacun d'eux joue, dans cette occasion, le double rôle de Jean qui pleure et de Jean qui rit.
La presse anglaise aime la liberté par-dessus tout ; elle juge donc avec une certaine sévérité le décret qui a supprimé la feuille cléricale. Elle reconnaît, toutefois, que M. Veuillot courait depuis longtemps au-devant du coup qui l'a frappé, en cherchant à créer un État dans l'État.
Le Times, avec sa verve railleuse et son épée à deux tranchants, déclare même que l' Univers payerait un juste tribut d'admiration au pouvoir qui l'a renversé, si sa malheureuse destinée lui permettait de faire un retour sur lui-même.
D'autres journaux se consolent en pensant que le décret de suppression de leur confrère étranger ne sera qu'un acte de bannissement. Ils croient que l'Univers ne tardera pas à dater de Bruxelles ses premiers Veuillot et ses premiers Coquille. L'Univers, en effet, a beaucoup d'abonnés en Belgique, et c'est probablement ce qui a donné lieu à cette supposition.
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Jean qui rit applaudit avec une joie profonde à l'attitude du gouvernement français; il voit, dans la suppression du journal ultramontain, le symptôme d'une lutte à mort qui s'engage ou se poursuit entre la France et le pouvoir temporel du Saint- Siége. L'empereur Napoléon se révèle à ses yeux comme le grand précurseur qui doit abattre la bête à sept têtes et à dix cornes.
Il n'est, en vérité, rien de tel que l'imagination britannique., lorsqu'elle se précipite avec tout l'élan de son ardeur anti-papiste dans le champ sans bornes des discussions théologiques. L'esprit positif de la race anglo-saxonne disparaît, comme par enchantement, devant les mirages de la plus haute fantaisie religieuse, et devance le possible pour s'abreuver à longs traits aux ruisseaux limpides de la Jérusalem céleste.
A. BONNE u.
Quelques extraits rectifieront les écarts de ce résumé fantaisiste ; mais avant de passer aux journaux anglais nous compléterons l'analyse de Y Opinion nationale, par celle du Nord, qui n'est ni plus exacte ni moins malveillante :
Les feuilles anglaises ont suspendu leurs discussions politiques pour s occuper de la suppression de l'Univers. Cette mesure est assez singulièrement appréciée. Tous les journaux supposent qu elle a été provoquée par l'impression de la lettre encyclique du Pape, ce qui, on le sait, est très-inexact. La concision des messages télégraphiques aura fait confondre deux faits absolument distincts.
Le Times, tout eu constatant que ce n'est pas en Angleterre que M. Veuillot doit s'attendre à trouver une bien vive sympathie, après les attaques si outrageantes qu'il a dirigées contre cette nation alliée de la France, critique la mesure qui le frappe et lui consacre une oraison funèbre pleine de protestations en faveur du droit de libre discussion. On ne pouvait s'attendre à moins de la part du Times, vu les principes qu'il représente, l institution dont il fait partie et le public auquel il s'adresse.
Le Morning-Post tire du même fait des conclusions assez ori-
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ginales. Il entrevoit un schisme prochain en France et en Italie, et se -demande qui sera le Luther ou le Calvin de cette « glorieuse » transformation. Rappelons que le Morning-Post, comme ses confrères, attribue la suppression de l'Univers à la reproduction de l'encyclique, ce qui explique ses conclusions.
Comment ! il suffirait pour expliquer les conclusions du Morning-Post que la reproduction de l'encyclique eût déterminé la suppression de l' Univers 1
Le Morning-Post (1) :
« La publication de la lettre encyclique du pape, adressée à tous les « patriarches, primats, archevêques, évêques et autres en communion avec le siége apostolique », et la suppression, aussitôt après sa publication, de l'organe ultramontain l'Univers, indiquent une autre phase encore plus importante de la lutte entre le pape et l'empereur des Français. Comment se terminera cette lutte?
« Le pape pourra-t-il renverser l'empereur des Français, ou bien l'empereur des Français, dans l'intérêt de sa propre défense, sera-t-il amené à essayer de renverser le pape? Le pape pourra-t-il, comme il a tenté de le faire, supprimer la nationalité italienne, ou bien la nationalité italienne maintiendra-t-elle ses droits, achèvera-t-elle de triompher, et réalisera-t-elle le défi qu'elle a jeté à la papauté ?
«Le pape persuadera-t-il à tout le monde catholique que la continuation de sa mauvaise administration de la Romagne est nécessaire à la sûreté et à la dignité de la foi catholique, ou bien cette prétention sera-t-elle repoussée avec indignation par tous les catholiques pieux qui réfléchissent, comme le plus grand outrage qu'on ait encore fait à leur croyance ?
« Ces questions sont beaucoup plus importantes que les dis-* eussions actuelles sur l'Italie centrale; bien que d'une conséquence plus logique; elles découlent de la même cause immédiate. La lettre du pape a en même temps un intérêt politique actuel et historique, parce qu'elle marque la position relative de
(1) Nous empruntons la traduction de l'agence Havas, et nous la reproduisons telle qu'elle a été donnée par le Siècle et divers journaux de Paris.
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l'empereur et la sienne, et révèle l'ordre dans lequel les combattants de la papauté et ceux de l'empire ont jusqu'ici dirigé leurs hostilités.
« On trouvera que ces hostilités remontent, au moins pour leur forme la plus grave et la plus envenimée, à la correspondance que notre journal a été le premier à publier, et que nous avons annoncé avoir eu lieu entre le Vatican et les Tuileries vers la fin de l'année dernière et au commencement de celle-ci. Ainsi que nous avons eu déjà l'occasion de le dire, le pape avait écrit à l'empereur, en priant instamment S. M. de protéger l'intégrité et l'inviolabilité du gouvernement temporel du salnt- siége par son puissant patronage dans le congrès de Paris, et de le mettre à l'abri d'une révolte criminelle.
« En réponse à la lettre du pape demandant à la France la conservation de l'intégrité et de l'inviolabilité du gouvernement temporel du saint-siége et la réduction des provinces de la Ro- magne à l'obéissance par les armes de la France, Napoléon III s'est borné à répondre, comme un homme de bon sens et même un homme d'honneur, ce qu'il était en son pouvoir de faire.
« Quelle convenance y aurait-il eu de sa part à tourner ses armes contre cette population italienne qui avait envoyé sa jeunesse la plus brave combattre sous ses drapeaux et qui avait assisté à la disparition des légats romains et des généraux autrichiens, conséquence naturelle et nécessaire de ses victoires?
« Le pape Pie IX vient d'annoncer au monde catholique les motifs qui l'ont engagé à repousser les conseils impériaux. S'ex- primant avec la « liberté de son âme apostolique, » il a déclaré que ces conseils étaient contraires à sa dignité, à la dignité du saint-siége, au respect dû à son caractère sacré, au respect dû à des droits qui n'appartiennent à aucune dynastie royale, mais bien à tout le monde catholique.
« La publication de la lettre du pape a amené la suppression de l'Univers. Ce journal tentait, par le fait, d'établir en France un empire dans Vempire ; mais l'esprit qui se révèle dans la lettre peut conduire à la suppression de choses plus considérables qu'un journal ultramontain. Nous ignorons le rôle que serait destiné à jouer en France ou dans l'Italie moderne un nouveau Luther ou un Calvin : mais la première condition de son succès, c'est- à-dire rendre la Péninsule antipapale, paraît en bonne voie d accomplissement par les efforts combinés du pape Pie IX et du cardinal Antonelli. »
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Le Morning-Ckronicle a dans la presse anglaise le rôle de journal officieux dû gouvernement français. Ce rôle qui peut avoir des avantages, a aussi des inconvénients ; il empêche, par exemple, le Morning-Chronicle d'être regardé comme une feuille bien ferme dans ses convictions. On le dit volontiers en Angleterre et on l'insinue non moins volontiers à Paris. Sans entrer dans ce débat, nous devons au moins constater que la correspondance parisienne du Morning- Chronicle a une couleur ministérielle des plus tranchées. Elle admire tout ce que font nos ministres et montre un dévouement particulier pour M. le ministre de l'intérieur. Ce dévouement ne brille pas, d'ailleurs, par l'habileté. Il sent le pauvre hère pressé de faire sa cour et manquant de principes. Si ce correspondant est Français, il a dû souvent changer de drapeau, entreprendre bien des choses, et végéter partout : on le sent à sa colère contre les hommes qui ont un nom, une force et des convictions. Voici comment il travaille :
Deux fois depuis quelques mois, l'organe du parti ultramon- tain avait été averti que, s'il ne cessait point ses grossières attaques contre la politique impériale, on appliquerait la loi en le supprimant. M. Louis Veuillot n'a pas péché par ignorance. Il connaissait et la faute qu'il commettait et la peine à laquelle il s'exposait. Il a couru lui-même à sa perte, et nul Anglais, examinant sans prétention cet acte légitime de l'autorité impériale, ne refusera d'admettre que ce violent avocat de l'intolérance cléricale a été puni comme il le méritait. Que M. Veuillot n'ait pas pu se passer d'attaquer avec sa violence et sa grossièreté habituelles, nous n'avons pas à nous en occuper; là n'est point la discussion. Nous n'avons en ce moment qu'à juger entre Louis- Napoléon et M. Veuillot.
Quel est ce M. Veuillot, qui ne cherchait qu'à exciter, à aigrir l'esprit public par ses diatribes furieuses sur les droits du clergé, par ses comparaisons entre Napoléon 111 et Julien l'Apostat? Le but de M. Veuillot était d'exalter le clergé, de lui donner la puis-
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sance et de décrier l'homme qui a sauvé la France menacée par une populace sans aveu. Les plus ardents défenseurs de la liberté de la presse ne pourraient eux-mêmes sympathiser avec cethomme.
La suppression deV Univers ne peut être regardée comme une attaque contre la religion. M. Veuillot traduisait ses idées dans un langage plein de mépris, plein d'âcretés, que jamais on n'aurait osé tenir dans les colonnes d'aucun journal respectable de Londres. Les évêques irlandais qui récemment dans des meetings ont anathématisé l'Empereur des Français, ne dépassent point en grossièreté et en bouffonnerie les injures prodiguées à son souverain par M. Veuillot. Louis-Napoléon a scrupuleusement rempli ses engagements avec le clergé français. Si, dans les premiers jours de l'empire, le clergé français lui a prêté son appui, il le lui a rendu depuis longtemps au centuple. Et si maintenant l'Empereur refuse de supporter l'intolérance hautaine de ses doctrines et de se courber sous le joug que le clergé veut lui imposer, il y gagnera le respect des protestants de l'empire. La religion est sauve dans les mains de Napoléon JTI comme elle l'était dans celles de Louis XIV. Et nous ne pouvons que féliciter notre impérial allié de la vigoureuse fermeté qu'il a montrée dans les débats avec les bigots ultramontains.
Le Times :
« La lettre encyclique du Pape a paru dans l'Univers, mais ç'a été le dernier chant du cygne mourant. L'Univers a été supprimé. Le droit divin du gouvernement français pour comprimer, à l'humble imitation du Pape, toutes les opinions qui ne sont pas en parfait accord avec ses sentiments ou ses intérêts, a été exercé sans scrupule, et l'Univers est réduit au silence. Le Pape a rencontré un homme aussi peu disposé que lui-même à permettre que l'on contredise son opinion, et il doit sentir, en déplorant la destinée de son avocat infortuné, quelque satisfaction de ce remarquable exemple du triomphe de l'autorité sur l 'opinion. Nous ne pouvons douter que notre pauvre ami l'Univers lui-même, si son infortune lui permelde tirer quelque morale de sa destinée, ne paie le tribut légitime d'une admiration forcée pour l'exercice du pouvoir qui l'a renversé. Combien de fois l 'Angleterre n'a-t-elle pas été outragée par la plume de M. Veuillot pour la licencieuse liberté de ses discussions, et pour
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l'encouragement que cela donne à l'hérésie et à l'anarchie, en laissant son peuple dépourvu de tout secours pour payer les arguments les plus contradictoires sur chaque sujet ? L'Univers pour une fois se trouve du côté protestant, et il a rencontré de la part du fils aîné del'Église exactement la même mesure de tolérance qu'il aurait voulu voir appliquer aux protestants. Une pareille manière de raisonner n'est bonne que lorsqu'elle est employée par le parti le plus fort. Du moment que le pouvoir est d'un autre côté, l' Univers lui-même doit accepter la position d'un martyr des droits de l'homme et d'un confesseur dans la cause de' la -libre discussion. »
Le Times se livre ensuite à diverses considérations politiques et religieuses qu'il nous parait au moins inutile de reproduire. D'autre part nous nous abstenons, pour ne pas tomber dans les redites et pour d'autres raisons encore, de citer le Globe, le Stendard, le Daily-News, l' Evening-Star, etc. Quant aux journaux catholiques de
Londres et de Dublin, ils ont parlé aussi et beaucoup et d'une façon sympathique : néanmoins nous les citerons peu :
Le Weekly Register :
« L'Univers qui a rendu, sans subvention, ni récompense, tant de services au nouvel empire, l' Univers, le grand organe continental du catholicisme, est supprimé
« Quoi qu'en disent ses ennemis, la carrière de l' Univers a été belle, et il tombe noblement pour une noble cause.
Louis Veuillot est né pour le mouvement et la lutte. Il meurt et ne se rend pas. Nul homme n'a plus fait pour l'empereur en vue d'une politique chrétienne. Il s'était brouillé avecM. de Mon- talembert et nombre de ses amis pour n'avoir pas voulu faire à l'empereur une opposition systématique, et réclamer des libertés impossibles. Il avait mieux aimé suivre sa conscience et la voix des évêques qui lui disaient d'être reconnaissant et juste, de soutenir l'empereur sans le flatter jamais. La liberté de l'Église, à ses yeux comme aux nôtres, comprend toutes les autres ;
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il s'en était fait le champion, et nul n'osera dire qu'il ne l'a pas défendue avec courage autant qu'avec talent.
«u. Le journalisme perd en l' Univers un organe qu'il pouvait ne pas aimer, mais qu'il était forcé d'estimer et qui lui faisait honneur... »
Le Weekly Register a parlé plusieurs fois de la suppression deY l'Univers. Néanmoins je n'ajouterai rien à ce court extrait. Quant au Tablet et au Catholic Telegraph, je me bornerai à dire qu'ils ont donné à l' Univers de cha- - leureux témoignages de sympathie. Le Tablet nous a rappelé le langage qu'il tenait dans une autre circonstance : « L'Univers est le champion le plus capable, le plus zélé, le plus influent du catholicisme dans la presse. »
§ II. — JOURNAUX BELGES.
Comme les journaux anglais, les journaux belges de toutes couleurs et de toutes nuances ont beaucoup parlé de la suppression de l'Uîiivers ; de vives, sinon de violentes discussions ont même été engagées à ce sujet. Les citations qui vont suivre ne donneront qu'une idée très-incomplète de ce débat.
La Patrie (Bruges) :
«... L'Univers était le premier journal religieux de France et même du monde; il passait à bon droit pour le défenseur le plus zélé, le plus habile et le plus désintéressé de l'Église et de son chef. »
La Patrie rappelle ici dans quel but, d'après quelles idées l' Univers avait, dès le moment du coup d'État, défendu le nouveau régime.
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« Il avait encouru, ajoute-t-elle, les reproches et le mécontentement de plusieurs de ses amis pour son dévouement bonapartiste. El aujourd'hui il est frappé de mort!... Quoi qu'il en soit,- il a eu une belle carrière et il est mort comme un soldat valeureux l'épée à la main, sur le champ de bataille; il est mort victime de ses convictions ; il est mort par dévouement à la cause qu'il défendait, et à laquelle il avait consacré son existence...
« Et quel contraste entre sa conduite et celle du journalisme libéral !
« La presse libérale est aux genoux du gouvernement français... pas un seul de ses journaux n'ose lever la tête ou réclamer un peu de liberté... pas un d'entre eux n'oserait tenter Ja moindre résistance; l'indépendance coûte trop cher... »
Le Bien publie (Gand) signalait le transport de joie que la suppression de Y Univers, « cet acte qui devait avoir un immense retentissement en France et à l'Étranger, » donnait aux hommes de la Révolution; puis il ajoutait :
« C'est la gloire de ce noble et courageux champion des grandes vérités catholiques. On dira de lui que cette haine du véritable ennemi public, il l'a toujours méritée. On dira de lui que ces colères, ces animosités furieuses de la Révolution, il les a toujours bravées. Il les a bravées pour le devoir, sans doute ; mais il ne les bravait pas sans utilité pour le nouvel établissement fondé en France, alors qu'elles étaient surtout déchaînées contre celui-ci. Ah ! la révolution qui triomphe de voir tomber et ferme ce redoutable rempart, la révolution est intelligente !... »
Le même article contenait l'observation suivante :
« On suppripie l'Univers pour les doctrines qu'il a toujours professées. Il les professait avant le 2 décembre comme après. Au 2 décembre, elles ne troublaient les consciences que des ennemis du nouveau régime ; et si elles agjtaient le pays, c'était de cette agitation qui ralliait à l'empire une grande partie des opinions incertaines ou mal disposées. Il est bien certain que l'empire a vécu en bonne intelligence avec ces doctrines pendant toute une série d'années, qui ne sont pas ses moins bril-
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lantes. Les doctrines de l'Univers n'ont pas changé. Si elles furent bonnes pour concourir à l'établissement des nouvelles institutions, pourquoi gênent-elles aujourd'hui ?... »
La Gazette de Liège :
«... La reconnaissance et l admiration des catholiques restent acquises à l'Univers; nous ne pouvons songer à le plaindre.
« Il est inutile de rechercher quels sont les sentiments que fera éprouver aux catholiques le rapport de M. Billault. Mais on peut se demander comment cette œuvre sera accueillie par les adversaires du journal tombé, par le libéralisme de tout nom?... »
La Gazette de Liège prouvait ensuite que le libéralisme devait applaudir, tout en faisant d'hypocrites réserves pour sauver l'honneur des principes. Cette prévision fut justifiée. Deux ou trois extraits le prouveront surabondamment.
La Meuse :
Vous connaissez la grande nouvelle : la suppression de l'Uni- vers. Une ligne d insertion dans le Moniteur a suffi pour faire disparaître à jamais le journal de M. Veuillot. Sic transit glorial Vanitas vanitatwn! Tout n'est que fumée ici-bas. Le célèbre publiciste a bien des choses à citer pour se consoler de sa déconvenue. Cela suffira-t-il à M. Veuillot ? je l'ignore. Ce qui est certain, c'est que cet écrivain a été puni par où il a péché. Il avait applaudi à l'empire, applaudi à toutes les mesures contre la liberté, il succombe sous son propre ouvrage. Voilà la vérité. On s attendait d'ailleurs à cette mesure. Je vous avais dit dernièrement que l'Empereur relèverait le gant que lui jetaient les ultramontains, et son coup d'essai a été un coup de maître. Malheureusement des coups pareils sont toujours à regretter, car ils consacrent, non le système du raisonnement, mais celui de la force et de l autorité quand même.
Comme une dénonciation ne gâte jamais un article
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libéral, la Meuse terminait en dénonçant tout à la fois les ultra-catholiques et les légitimistes ;
En somme, la suppression de l'Univei-s prouve une chose, c'est que le gouvernement est très-résolu à ne pas se laisser intimider par les manifestations des ultra-catholiques qui se remuent beaucoup en ce moment, même dans les départements. Le parti légitimiste prête la main à ces manifestations et se propose de faire une opposition assez vive à l'empire.
Journal de Gand :
« Nous n'avons pas trop ici de toutes nos larmes pour pleurer sur la France. Il y a quinze jours, la mort lui ravit Grassot et voici que la censure, cette autre mort, lui enlève l'Univers. Deux pertes si rapprochées ne manqueront pas d'exercer la plus déplorable influence sur la gaieté gauloise et je m'attends à mon premier voyage à trouver Paris en révolution. Il y avait encore moyen de rire et de rester tranquille si, Grassot décédé, on conservait Veuillot, ou si Veuillot supprimé, on gardait l'artiste du Palais-Royal. Mais les deux en même temps ! C'est à donner les plus grandes inquiétudes pour l'avenir d'un pays qui devient terrible le jour où il s'ennuie... »
Le digne organe du libéralisme gantois n'a pas toujours parlé de la suppression de Y Univers avec cette aimable gaieté. Répondant à la Patrie, de Bruges, qui louait l'attitude de Y Univers, il s'écriait : ((Du flan ! LT Univers a
* fini comme un espion qu'on met à la porte et un valet qu'on chasse. Voilà la vérité (1). »
(1) J'ai fait une enquête pour savoir ce que signifiait cette expression : du flan! On m'a communiqué une petite feuille de 1848, intitulée l'Aimable faubourien, journal de la canaille. Le feuilleton mettait en scène un vétéran aviné de la police correctionnelle, qui, chaque fois qu'on l'embarrassait, répondait : Du flan 1 Donc, il y a lieu de croire que c'est là, en argot, le synonyme des tarfps à la crème de Molière.
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L'Impartial :
La Patrie est en train de fabriquer un nouveau saint et d'enrichir le martyrologe d'un nom de plus.
Vous n'y voyez, me direz-vous, rien d'étonnant et la Patrie fait son métier ; plus il y a de saints et plus sont nombreux Les profits de l'Église et de ceux qui en vivent.
Je le veux bien, mais ce qui me paraît moins naturel, c'est que l'homme de la Patrie qui postule la béatification, a gagné, dit-elle, ses chevrons de sainteté au service de la liberté. Nous ne sommes guère habitué à voir l'organe de M. l'évêque de Bruges porter un aussi brûlant intérêt à la liberté et à ses adorateurs.
Mais passons : une fois n'est pas coutume et ne comptons pas encore pour cela sur la conversion de la Patrie au culte des idées libérales.
Cependant, demanderez-vous, quel est ce héros de libéralisme pour qui fume l'encens épiscopal ?
Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille.
La noble victime à laquelle la Patrie veut élever des autels n'est autre que M. Veuillot.
Nous pensions que le fougueux rédacteur de l' Univers ne s'était vu condamné au silence que pour avoir trop ardemment défendu les doctrines ultramontaines.
Dans ce champion de tous les despotismes, dans ce panég-yriste du feu roi de Naples, du roi Bomba, dans cet avocat des vols d'enfants, nous ne nous serions jamais imaginé qu'il y avait l'étoffe de ce que la Patrie appelle un amoureux de la liberté.
Avant donc de lui accorder une place parmi les héros qui ont dû la mort à leur haine de la tyrannie, nous attendrons que la Patrie nous donne des motifs un peu plus plausibles.
Puis après avoir ainsi prouvé que l'Univers n'avait pas droit aux bénéfices de lg, liberté, puisqu'il voulait la liberté de l'Eglise, Y Impartial faisait une profession de foi libérale et affectait de regretter l'acte qu'il venait de justifier, non pas en principe mais en fait.
L'Écho du parlement, journal semi-officiel des chefs du parti libéral belge, n'a pas pris tout à fait le style du
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Journal de Gand, mais il a soutenu la même thèse. Il a donc expliqué en. phrases lourdes que la suppression d'un journal ne pouvait être ratifiée en principe par la presse * libérale, et il a fait comprendre que Y Univers méritait bien d'être supprimé. En somme, cette attitude a été celle de tous les organes que le parti révolutionnaire compte en Belgique, depuis le National jusqu'au Nord.
Voici, pour conclure sur ce point, quelques passages d'un article de la Patrie, de Bruges :
... Dans la position que les circonstances avaient faite à l'U- nivers, il devait ou trahir les principes qu'il avait si vaillamment défendus, ou persévérer dans la voie où il était entré et qui conduisait à une mort certaine. M. Louis Veuillot et ses estimables collaborateurs n'ont pas hésité : ils savaient à quoi ils s'exposaient, et sans même jeter un regard en arrière sur le sacrifice que leur amour de la foi allait leur coûter, ils ont fait leur devoir.
Il s'agissait cependant d'un poste conquis au prix de longs et de laborieux travaux, de sacrifices immenses de tout genre ; il s'agissait d'un journal qui, répandu dans le monde catholique entier, avait une grande valeur morale et matérielle, qui était une véritable puissance, avec laquelle les gouvernements despotiques et révolutionnaires avaient eu plus d'une fois à compter, qui devait annuellement croître en influence et procurer à la longue de grands bénéfices à ses rédacteurs. Eh bien, tout cela ne les a pas fait balancer une seconde : ils avaient élevé les yeux vers la chaire qu'occupe si dignement l'immortel Pie IX, et encouragés par la noble énergie, par la fermeté inébranlable du successeur du prince des Apôtres, ils avaient dit, eux aussi, leur : Noa possumus...
Nous l'avons déjà dit hier, les éloges que nous donnons à l'Univers ne sont pas suspects : mainte fois nous avons combattu ce journal (t) tout en rendant hommage au zèle et au talent qu'il déployait pour la défense de la Religion; mais nous eussions été ses adversaires systématiques, que nous ne voudrions pas lui refuser, dans les circonstances actuelles, les éloges qu'il a si
(1) La Patrie combattait l' Univers au sujet du régime parlementaire.
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bien mérités, le tribut d'admiration auquel il a des droits incontestables,
La plupart de ses adversaires, tant parisiens que belges, ne se laissent point guider par ce" sentiment si naturel et si juste; ils ne s'inspirent point de l'amour de la liberté dont ils se procla-. ment cependant les ardents défenseurs... et le seul courage qu'ils ont, c'est celui d'insulter la victime. Les quelques regrets qu'ils mêlent à leurs vociférations, ne nous imposent point : c'est de l'hypocrisie, ce n'est pas autre chose.
Avec la plus grande amertume, ils reprochent à l'Univers le combat qu'il a livré aux libertés considérées dans leurs rapports avec la foi catholique; aujourd'hui qu'il ne peut plus leur répondre, ils lui prêtent et leurs idées et leur prose ; ils insultent dans les termes les plus offensants, et presque tous contiennent mal l'envie qu'ils ont de danser sur sa tombe.
Quelle lâcheté!
Ont-ils bien le droit d'afficher si impudemment des sentiments qui ne sont pas les leurs ? Croient-ils donc que nous ayons oublié leur passé? En France, ce sont eux qui ont tué la liberté; ils l'ont enterrée sous les rogatons de leurs banquets réformistes, sous leurs ignobles excès républicains.
En Belgique leurs confrères, qui jettent aussi la pierre à l'Univers, marchent dans la même voie : leur raisonnement, quand ils ne sont pas au pouvoir, c'est l'émeute; et, lorsque la loi a succombé sous ces produits de la spontanéité foudroyante, il se trouve un journal pour écrire : «Tout s'est borné à quelques « dégâts qui n'honorent pas nos libertés ; mais qui, grâce à Dieu, « ne les déshonorent pas non plus. » — Et l'homme cynique qui écrit ou accueille ces abominations, obtient la place de ministre des travaux publics. Un autre qui se mit à genoux devant Maz- zini, à l'époque où l'agitateur italien ouvrait l'école du poignard, devient le représentant de la capitale à la Chambre, et un troisième, qui criait dans l'enceinte parlementaire : A bas les couvents ! se trouve placé à la tête du cabinet !
Et les feuilles qui s'acharnent le plus contre le cadavre de l'Univers, sont les défenseurs, les adulateurs de pareils hommes et du parti auquel ils appartiennent ; elles portent la livrée ministérielle avec un cynisme qui fait mal au cœur, et qui torture la vue.
Il faut donc que l'exemple d'indépendance et -de courage donné par l'Univers soit, par lui-même, un acte d'accusation
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vivant de leur servilisme ; il faut que la noble fermeté du journal catholique se dresse devant eux pour flétrir l'aliénation de ce que l'homme doit chérir le plus : l'indépendance de sa pensée. C'est le seul côté explicable de leur conduite.
Mais l'opinion les jugera, ou plutôt les a jugés : son mépris, voilà le lot qui leur tombe en partage...
Il faudrait citer également le Journal d'Anvers, le Journal de Bruxelles, l'Écho de Namur et bien d'autres. Ce serait trop long. Mais si nous ne voulons plus rien emprunter aux journaux belges, nous devons au moins constater que Y Étoile, feuille très-répandue et qui, sans être révolutionnaire, n'appartient pas à la presse catholique, a vraiment prouvé dans cette circonstance un esprit libéral. Nous ne connaissons pas d'autre exception.
Les journaux catholiques de Hollande n'ont pas montré pour l'Univers une moins vive sympathie que leurs confrères de Belgique. Notons, puisque nous ne'pouvons les citer, le Tyd, d'Amsterdam, et la feuille catholique de Maestricht.
§ III. — LA PRESSE SUISSE.
Les journaux suisses nous offrent les mêmes enseignements que les journaux belges : regrets chaleureux dans la presse catholique ; satisfaction évidente, protestations menteuses et grossières injures dans la presse révolutionnaire. Au lieu de citer des articles que, pour diverses raisons, il faudrait trop écourter, nous reproduisons la lettre suivante :
« Monsieur^
« Je vous envoie des numéros du Chroniqueur (Fribourg) où vous trouverez sur la suppression de V Univers des appréciations
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qu'il est bon que vous connaissiez. J'ajoute que toutes nos fouilles catholiques ont parlé comme ce journal, toutes ont montré par leur langage qu'elles regardaient l' Univers comme la tête de la presse catholique européenne. Un mot célèbre du grand évêque d'Arras est revenu en mémoire à beaucoup de vos lecteurs : « Si Y Univers venait tout à coup à disparaître, quel vide! quelle stupeur! comment le remplacer ?» La presse catholique allemande vous a donné, comme la presse des cantons français, un ardent témoignage de sympathie.
« Nos feuilles révolutionnaires ont été d'accord au fond du cœur, mais les unes ont approuvé tout haut, comme le Journal des Nationalités et l' Espéra?zce, d'autres, comme la Suisse et le Confédéré, ont exprimé pour la forme des regrets auxquels vous auriez tort de croire. Je pourrais même vous citer telle feuille protestante et révolutionnaire qui a déclaré qu'elle ne pouvait blâmer une mesure très-digne en somme d'un gouvernement catholique, puisque Y Univers nuisait à la religion. Vous voyez que Tartufe est de tous les pays; le drôle étant homme de progrès ne pouvait manquer de se faire cosmopolite et libéral.
« Les sentiments des catholiques suisses ne vous seront pas seulement exprimés par leurs journaux. Je sais que M. Louis Veuillot a déjà reçu une adresse des catholiques notables de Genève ; il en recevra certainement une aussi de Fribourg, et je crois qu'il y en aura d'autres. »
Bien que l'adresse des catholiques génevois ait été publiée dans les journaux suisses, je ne crois pas devoir la reproduire. Ce document prendra place, comme beaucoup d'autres, dans Y Histoire du j(,urnal l'Univers.
§ IV. — JOURNAUX ITALIENS.
Pour la presse italienne comme pour la presse suisse, je m abstiendrai des longues citations. Ce n'est pas que la matière manque, mais il serait difficile de l'utiliser
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complètement. Quelques faits et un court résumé de la politique suffiront à indiquer ce qu'il importe de savoir.
Les journaux de MM. Ricasoli, Ribotti, Fanti, Farina, Farini, Pepoli ont annoncé la suppression de l' Univers de * manière à faire croire que leurs maîtres étaient satisfaits.
Les gouvernements que dirigeaient nominalement alors ces patriotes si purs, avaient pris l'habitude de confisquer les numéros de la feuille ultramontaine, sans examiner même s'ils étaient destinés à leurs sujets ou à des étrangers. Tout prendre leur paraissant le plus siÎr, ils prenaient tout. Le décret du 29 janvier leur a donc épargné une vilaine besogne, qui d'ailleurs ne leur répugnait guère, et des soucis qui les irritaient beaucoup. M. Pepoli s'est trouvé débarrassé de ces correspondances des Roma- gnes, que le Moniteur de Bologne dénonçait toujours sans les affaiblir jamais. M. Ricasoli a pu cesser toute recherche sur là source de certaines informations dont le ton même indiquait l'autorité. M. Farini, aujourd'hui comte, alors chevalier, autrefois bandagiste, toujours patriote, a moins entendu parler de l'abandon scandaleux de toute poursuite contre les assassins du colonel Anviti. Quant à M. de Cavour, de bons renseignements et le langage de ses journaux nous autorisent à croire que, malgré toutes ses préoccupations, il trouvait le temps de signaler l'Univers comme particulièrement dangereux « à cause de la confiance et de l'audace qu'il donnait à toute la presse ultramontaine. »
Ces sentiments et bien d'autres ont été exprimés par les journaux révolutionnaires du Piémont et de l'Italie centrale. Le monde officiel de Turin laissa voir sa joie. Entre divers témoignages nous choisirons celui de l'lndépen-
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dance belge. Le correspondant de cette feuille lui écrivait le 31 janvier :
L'annonce de la mesure prise par le gouvernement français à l'égard de l'Univers, connue hier par le télégraphe, a produit ici (à Turin) une sensation immense. Cette attitude du gouvernement impérial vis-à-vis de l'organe de l'ultramontanjsme est regardée en Italie comme un véritable événement.
Hier au soir il y avait bal aux affaires étrangères. On a saisi avec empressement cette occasion pour faire une démonstration publique en l'honneur du cabinet présidé par M. de Cavour. La foule était énorme : la société de Turin était au grand complet, et M. de Cavour était très-entouré. Le parti libéral, dans toutes ses nuances, était largement représenté. Les danses se sont prolongées jusqu'à quatre heures du matin. La suppression de l'Univers faisait le sujet de toutes les conversations.
L'Unione, l' Opinione, la Gazetta del popolo, le Carrière mercantile, etc., ont donné place, en y mêlant plus ou moins d'injures, aux sentiments indiqués par le correspondant de Y Indépendance. JJOpinione disait avec une grande affectation de dédain :
« La dépêche de Paris a une importance qu'il est difficile de méconnaître : elle prouve que l'empereur Napoléon est fidèle au programme qu 'il a tracé à l'Europe, et qu'il ne se laisse pas influencer par les encycliques du Pape dans la voie de la modération et du respect pour le droit national italien.
« Si la suppression de l'Univers n'est pas chose importante par elle-même, elle l est cependant en tant qu'elle prouve que le gouvernement français apprécie et mesure justement l'agitation cléricale en faveur du Pape. Les peuples ne participent pas à cette agitation : le mouvement suscité par les évêques et les feuilles cléricales n 'a pas jeté racine, et le gouvernement français peut, sans hésitation, adopter des dispositions de nature à protéger la dignité d une grande nation que quelques membres du clergé essaient de compromettre... x
Le Cattolico, de Gènes, ayant exprimé au sujet de
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l'Univers et du coup qui venait de le faire disparaître, un avis qui n'était pas une approbation, fut immédiatement saisi. La feuille catholique avait, d'ailleurs, commis deux crimes dans le même numéro : éloge de l'Univers et attaque contre les patriotes de l'Italie centrale, injurieuse- ment comparés aux grenouilles qui demandent un roi.
Les menaces des ministres sardes n'ont pas empêché l'Armonia, le Campanile et le Piemonte d'exprimer avec vigueur leur sympathie pour l' Univeî,s. On nous écrivait dernièrement de Turin : « Si vous voulez savoir comment « notre valeureux journal VArmonia, ce digne organe « de nos évêques, a parlé de votre suppression, reportez- « vous à l'article qu'il a publié, il y a trois ans, pour vous « défendre contre des attaques dont les auteurs doivent « être aujourd'hui bien confus. Univers, disait alors « l' Armonia, est notre guide et notre maître, et nous nous « faisons gloire de combattre dans ses rangs... L'Univers « est catholique avant tout ; il veut que la F rance soit « gouvernée catholiquement, abstraction faite du souve- « rain. Les politiques ne s'accommodent pas de ce système « et c'est pourquoi ils lui font de l'opposition. Pour ce qui « est de nous, nous ne pouvons que confirmer le jugement « de l'illustre évêque d'Arras et nous disons : l'Univers est « le plus puissant, le plus intelligent, le plus courageux <( des journaux. » Vous comprenez que les circonstances n'ont pas diminué, il s'en faut, cette cordiale et chaleureuse sympathie.
Les deux journaux catholiques de laSavoie Je Bon Sens et le Courrier des Alpes, n'ont pas cru devoir se taire. Cependant leur campagne pour l'annexion à la France leur faisait paraître difficile et pénible, de blâmer un acte du gouvernement français. « L'attitude actuelle du gou-
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« vernement français dans la question romaine, disait le « Courrier des Alpes, et la sévérité qu'il a montrée en « frappant le plus important organe des intérêts catholi- « ques, Y Unive,-s, ont jeté le trouble dans plus d'une con- « science. » La feuille savoisienne donnait ensuite à sa pensée un éclaircissement que nous ne croyons pas devoir reproduire.
§ V. — JOURNAUX ESPAGNOLS.
Les journaux espagnols sont peu connus en France. C'est que depuis longtemps on ne s'occupait plus guère de l'Espagne parmi nous. La guerre du Maroc montre combien cette grande nation a conservé de force, de foi, de véritable patriotisme. L'Univers avait là de sérieux amis. Nous ne répéterons pas tout ce qu'ils ont dit, mais nous voulons au moins faire connaître en partie ces importants témoignages.
La presse libérale a naturellement joué le même jeu que ses émules de l'Italie, de la Belgique, de la Suisse, etc. La Espana disait à ce sujet, dans son numéro du 3 février :
La suppression de l'Univers est pour le Clamor Publico, non un motif d applaudir parce que ses principes sur la liberté de la presse ne le lui permettent pas, mais une occasion de se réjouir à sa l'açon.
Ses principes condamnent le moyen dont l'Empereur s'est servi pour faire taire l 'Uitivers, mais il trouve fort bien qu'on l'ait fait taire.
Voici un extrait de l'article publié par cette même feuille, sur le fait même de la suppression de l' Univers :
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... Une nouvelle transmise par le télégraphe, c'est la suppression du journal l'Univers. Nos lecteurs peuvent voir dans les considérants du décret impérial les motifs sur lesquels est fondée cette mesure. Un pareil acte contre un journal dont le langage pouvait être plus ou moins énergique, selon la fibre plus ou moins vigoureuse de l'un de ses rédacteurs, mais qui défendait la saine doctrine catholique, n'est pas fait pour produire une impression favorable dans la capitale de l'empire voisin. Dire qu'on le supprime parce qu'il trouble les consciences... lorsqu'il se publie à Paris certains journaux qui se plaisent à attaquer le Pape et à proclamer des doctrines capables non-seulement de troubler les consciences, mais de pervertir les cœurs...
Nous devons néanmoins remarquer que le journal l'Univers avait déjà deux avertissements, le premier, si notre mémoire est fidèle, pour un article de son rédacteur en chef, M. Louis Veuillot, qui traitait de la politique du gouvernement français dans l'extrême Orient, et la considérait au point de vue de la prépondérance russe dans ces contrées. Cela pouvait troubler le gouvernement mais non troubler, croyons-nous, le moins du monde les consciences, et moins encore affaiblir, miner les bases fondamentales qui règlent les rapports de l'Église et de la société civile.
La Régénération :
Le télégraphe nous apporte ce soir une grave nouvelle : le Moniteur publie un décret impérial qui supprime le journal religieux l'Univers. Cette nouvelle ne nous étonne ni ne nous surprend; tout au contraire, nous nous y attendions... Quant aux circonstances où l'Univers a été supprimé, il est digne de remar que que notre estimable confrère religieux a glorieusement terminé sa carrière en reproduisant la dernière encyclique de Sa Sainteté...
Cet événement, nous en sommes sûrs, affectera profondément l'Europe catholique, qui sait avec quelle loyauté et quelle éloquence l'Univers a toujours combattu au premier rang toutes les fois qu'il s'est agi de défendre les intérêts de l'Église et la cause de l'ordre et de la monarchie.
La Espei-anza :
Hier, le télégraphe nous a signalé un fait dont la gravité
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surpasse celle de tous les autres, nous voulons parler de la suppression du journal l'Univers de Paris. Le journal l'Univers ne pouvait pas être considéré comme tout autre journal religieux. Joignant à la pureté de la doctrine catholique les attraits d'une beauté littéraire extrêmement distinguée, il était devenu comme l'écho de la généralité des prélats et du clergé de France ; et avec le bénéfice de la grande considération dont jouit universellement Paris où il s'écrivait, il était non-seulement estimé à Rome, mais sa voix arrivait dans tous les pays de la terre habités par des catholiques. Qu'est-ce donc qui a pu déterminer le gouvernement impérial de France à le supprimer?-Il est notoire que le journal supprimé, laissant autant que possible de côté la question dynastique pour s'occuper de préférence de la question religieuse, s'était montré attaché à l'Empereur depuis son avènement au trône...
Que de choses, grand Dieu ! sont arrivées en France depuis la formation de la nouvelle secte des catholiques sincères qui veulent sincèrement dépouiller le Pape de son pouvoir temporel-
PEDRO DE LA Hoz.
Dans la Esperanza du 4 février, on lit, sous la signature de M. Pedro de la IIoz :
« Le zèle de certains politiques français pour la gloire, la splendeur et la tranquillité de l'Église va bientôt éclipser le zl'lc qu'ont toujours montré nos ingouvernables. On sait les moyens découverts par l'ingénieux auteur de la fameuse brochure, pour procurer tous ces biens, on sait que pour délivrer le chef de l'Église du malheur d'avoir affaire avec des sujets rebelles, il n'a rien trouvé de mieux que de lui ôter toute espèce de sujets, rebelles et soumis ; que pour é pargner à S. S. la peine de percevoir ses propres revenus, le mieux est qu'elle vive des dons volontaires des étrangers; qu'entin, et ceci est, selon nous, le sublime de son invention, pour que le Saint-Père soit parfaitement tranquille, lorsque son pouvoir temporel sera borné à la ville de Rome, le mieux est qu'il laisse ce pouvoir aux mains des Romains intelligents, qu'il prie et attende dans cette béate attitude que les gouvernants de la ville viennent lui dire qu'il est temps qu'il s'en aille à la Gloire.
11 semblait que tout cela devait suffire au zèle de ces messieurs;
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mais non, ils ont cru qu'il fallait faire quelque chose de particulier pour l'Église de France. Et comme ils remarquaient que Y Univers n'aspirait à rien moins qu'à dominer le clergé français, que déjà il était cause des déplorables attaques dirigées contre le clergé et de la profonde tristesse que nécessairement en éprouvait le clergé, crac! ils ont supprimé l' Univers : service d'autant plus avantageux pour l' au<on'<c et la dignité de la religion, que presque tout l'épiscopat et le clergé de France était déjà abonné au journal supprimé, par peur sans doute, et pour dissimuler ainsi la profonde tristesse qu'il lui causait.
Le Diario espagnol ayant dit :
« Si la France avait eu un vrai Parlement, l' Univers n'aurait pas été supprimé, ou bien il aurait pu se défendre pour éviter la suppression. A qui les néo-catholiques se plaindront-ils? Le gouvernement impérial est l'idéal des gouvernements passés, présents et futurs; il est impeccable et infaillible. L'Empereur, suivant la logique des néo-catholiques, a dû bien faire en supprimant Y Univei-s. »
M. de Vildosola lui répondit (Espéranza du 4 février) :
« Si le parlementarisme eût vraiment existé alors en France, ou la suppression de l' Univers eût été décrétée par une Assêmblée, ou elle eût été exécutée sans décret aucun par les bâtons et les fusils d'une douzaine de bons citoyens. Nous ne savons pas si dans la logique des néo-catholiques, comme dit le Diario espagnol, Napoléon a bien ou mal fait de supprimer l' Univers; nous savons, dans notre logique, que si nous voulons la plus grande répression pour le mal, nous voulons en même temps une liberté sans condition, absolue pour le bien. Telles sont les conditions qui, à notre jugement, font les gouvernements ou tyranniques ou véritablement et complétement libéraux; et c'est parce que ces conditions éclatent souvent dans les gouverlIements absolus et ne peuvent jamais briller dans les gouvernements parlementaires, que nous défendons ceux-là et que nous repoussons ceux-ci.
« DE VILDOSOLA. »
El Horizoii te :
« L'Univers a disparu : ce n'est pas l'occasion de combattre
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ses erreurs ni ses moyens d'action; mais personne ne peut lui nier le mérite d'avoir été conséquent avec lui-même jusqu'au dernier moment; le meilleur éloge qu'on puisse faire de lui, c'est de dire que personne ne sera indifférent à sa chute.
« Je n'entreprendrai pas d'examiner ni de discuter le caractère de la mesure qui frappe l'organe d'un parti. Le gouvernement a fait ce qui lui paraissait juste; je n'ai pas la prétention de le condamner ni de l'applaudir. C'est un acte éminemment politique, et comme tel, il impose la plus grande réserve. Mais un journal qui succombe, c'est une voix puissante qui se tait. L'Univers s'était personnifié, pour ainsi dire, en un seul homme, qui est un des talents les plus extraordinaires de notre époque. Ses adversaires même les plus irréconciliables n'ont pas osé nier ses grandes et brillantes qualités. C'est un gladiateur terrible, cet homme qui se retire de l'arène, non sans gloire assurément. »
VEsperanza reproduisit cette note, et ajouta :
Parmi les ennemis irréconciliables de Louis Veuillot, il ne faut pas compter l'Iberia et la Discussion, qui se moquent de ce pauvre fou de Veuillot, lequel avec son grand talent et toute sa célébrité, n'a croix ni grande ni petite, n'a rempli et n'a demandé aucune place depuis sa conversion.... C'est vrai : seulement on fait plusieurs éditions de chacune de ses œuvres. Comme on voit bien que les libéraux éclairés triomphent !
N. GARCIA SIERRA.
§ VI. — JOURNAUX ALLEMANDS ET RUSSES.
Nous savons que le décret du 29 janvier a soulevé en
Allemagne des observations passionnées et de vives polémiques, mais les détails nous manquent. Néanmoins nous avons glané de côté et d autre divers renseignements qui
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ont leur prix. On écrivait de Vienne au Times (numéro du 4 février) :
« Chacun des journaux de Vienne a un article sur la mort de l'Univers ; presque tous expriment leur chagrin de cette mort violente du principal organe des Jésuites. Après cette protestation contre le système d'avertissement et de suppression si funeste aux organes de la presse, les journaux de Vienne expriment leur désapprobation pour les principes de M. Louis Veuillot, et leur admiration pour le courage qu'il a déployé en les soutenant. Il y a ici quelques imitations de l' Univers, mais les écrivains ultramontains de l'Autriche n'ont ni le talent ni la verve de M. Veuillot ; ils ne sont remarquables que par leur excessive vulgarité et leur pouvoir d'injures. »
Pour apprécier la valeur de ces accusations contre les feuilles autrichiennes dévouées à rÉglise, il suffit de se rappeler ce que l'on a dit contre l'Univers.
Voici maintenant un extrait de la correspondance de l' Indépendance belge:
La suppression de l'Univers, avec ce qui nous est connu par voie télégraphique, de l'article du Constitutionnel, défraie aujourd'hui toutes les conversations dans nos cercles politiques et financiers. Le Constitutionnel paraît jusqu'à un certain point rendre l'Autriche responsable de la résistance du Saint-Père aux conseils de l'empereur Napoléon. Cette conclusion est peut-être de nature à jeter quelque jour sur la politique du cabinet des Tuileries.
Une mesure qui semble le contre-coup lointain de celle qui vient d'atteindre l' Uiiiveî,s, c'est la saisie du Volksfreund, une de nos feuilles cléricales qui se distingue d'ordinaire autant par l'étroitesse de ses vues que par son ton passionné.
Le Volksfreund a d'incontestables droits aux injures des correspondants de Y Iiidépenda?zce. C'est un journal franchement catholique et où les bonnes doctrines sont défendues avec vigueur.
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L'Ost-Deutsche-Post, l'un des journaux les plus importants de l'Allemagne, nous est signalé comme s'étant beaucoup occupé de la suppression de Y Uîîivers. Nous reproduirons seulement son entrée en matière :
« La suppression de l' Univers, l'organe le plus influent du parti ultramontain non-seulement en France, mais dans tout l'univers catholique, est un fait de la plus haute gravité. Il dépasse énormément la portée d'une simple mesure de police de la presse. »
La Bourse même de Vienne trouva qu'il y avait lieu de s'inquiéter. Était-ce dévouement à la cause catholique ou tendresse pour l' Univers? Non certes, mais le fait de la suppression d'un journal aussi connu et dont les circonstances grandissaient l'autorité, lui parut très-grave.
On écrivait le 31 janvier au Messager du Midi :
VIENNE, 31 janvier.
Les nouvelles qui nous sont arrivées aujourd'hui de France ont causé une vive impression. Le rapport de M. Billault sur la suppression de l'Univers et l'article du Constitutionnel, en réponse à l'encyclique, ont agi sur notre Bourse d'une manière fâcheuse. Pour extrait : GAULT.
Nous avons cité le correspondant du Times disant que les journaux de 'Vienne avaient « presque tous exprimé «leur chagrin de la mort de Y Univers. » Ce chagrin a pris, quant à l'expression, des tons si différents qu'il a paru, chez quelques-uns, se rapprocher de la satisfaction. Il est même résulté de cette diversité de vues et de jugements une polémique sur laquelle un écrivain viennois plein de feu, de foi et de zèle, M. W. de Chézy, a bien voulu nous adresser quelques renseignements.
« La suppression de Y Univers, nous disait-il, a soulevé ici, en dehors de l'appréciation du fait, une très-vive polémique de
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principes. Nos libéraux se sont montrés ce qu'ils sont partout et toujours : ennemis de la liberté et des véritables doctrines d'ordre. Le Volksfreund a su, au contraire, défendre l'œuvre de l' Univers au point de vue des grands intérêts catholiques. »
Voici maintenant quelques extraits d'une lettre de
M. l'abbé Cornet, curé d'Eupen (provinces Rhénanes).
« Tous les journaux catholiques de Prusse, même ceux qui, sur quelques points, différaient de l' Uliiveî,s, n'ont plus vu que l'intérêt général de la cause dès qu'ils ont vu qu'il était supprimé et que l'encyclique publiée dans son dernier numéro lui servait de monument funéraire. Dans une correspondance du 9 février, l' Écho du temps présent qui se publie à Aix-la-Chapelle disait :
« Le coup qui a mis fin au journal l'Univers a produit la plus profonde sensation, non-seulement en France, mais aussi dans les autres pays. Toutes les divergences d'opinions entre cette feuille et ses adversaires ont été oubliées : aujourd'hui on ne voit plus que le désintéressement et l'héroïsme de Louis Veuillot, qui tombe victime de la cause la plus chère aux cœurs catholiques... Le célèbre publiciste reparaîtra sur la brèche... Louis Veuillot a été l'objet d'une manifestation à Genève. Les catholiques de cette ville lui ont envoyé une adresse signée, en outre, d'un grand nombre d'habitants de la Savoie et des contrées avoisinantes... »
« Tel a été le langage de nos journaux catholiques. Quant aux feuilles libérales, elles ont parlé comme,auraient pu le faire le Siècle, l' Opinion nationale, etc. Je dois noter que parmi nos journaux protestants, ceux qui appartiennent au parti conservateur ont reconnu la fermeté de Y Uiiiveî-s. »
Quelques extraits compléteront cette lettre :
La Gazette ecclésiastique de Silésie (Breslau) :
« L'Univers vient de succomber. L'âme de Y Univers était son rédacteur en chef, Louis Veuillot, dans la personne duquel on concentrait en quelque sorte le journal, comme il personnifiait aussi de son côté la tendance de la feuille. Mais à lui seul il
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était déjà un adversaire redoutable qui, plein de courage, faisait face jour par jour à la cohue des folliculaires et livrait avec sa plume de vraies batailles. Le lecteur rira peut-être de cette comparaison, qui lui paraîtra trop héroïque. Et pourtant je ne dis que la vérité. Il y a quinze ans et plus que Louis Veuillot a tenu tête au rationalisme toujours plus éhonté ; il a toujours été un athlète infatigable, plein de persévérance, de courage et de force, un modèle d'activité littéraire, comme on aurait peine d'en trouver un second dans les représentants de la presse quotidienne. Il fallait de telles qualités pour soutenir le combat, car sous la bannière du rationalisme se rangent en France, depuis le decennium de la monarchie de juillet, tout ce qui n'est pas catholique romain : socialisme et communisme, luthéranisme et judaïsme, tendances républicaines et révolutionnaires, athéisme selon Proudhon, matérialisme à la Michelet et Quinet, en un mot toutes les tendances négatives et destructives qui, pour atteindre leurs fins, déclarent une guerre de.destruction à la foi positive en Jésus-Christ. L'Univers eut affaire à tous ces ennemis-là, tantôt isolés, tantôt réunis : peu importait ! Le journal catholique leur donnait de rudes coups.
« Personne ne conteste à Louis Veuillot la première place parmi les publicistes français ; ses adversaires ont dû sur ce point faire amende honorable ; mais ils sont moins d'accord sur la sincérité de cet homme. Et cependant c'est précisément sur ce chapitre qu'on lui a fait souvent la plus grande injustice et qu'il a le plus à pardonner à un très-grand nombre d'entre eux... »
La Feuille ecclésiastique de Westphalie (Paderborn) :
« La publication de l'encyclique a été sans doute la cause de la suppression de l'Univers, qui eut le courage d'imprimer ce document tandis que les autres journaux se taisaient. Dans le même numéro l'Univers donnait un article mordant contre les journaux officieux en général et particulièrement contre la Patrie, qui paraissait avoir la mission de vilipender le siége apostolique. L'Univers trouvait que le Moniteur devait parler. Le Moniteur parla effectivement : il rapportait le jour suivant le décret portant la suppression de l' Uitivers. Les feuilles ennemies de l'Église triomphent, elles n'ont plus d'adversaire aujourd'hui, car la presse rend à peu près muettes les autres feuilles catholiques... Louis
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Veuillot n'a pas, du reste, été surpris par la mesure qui a frappé son journal. Bien loin de vouloir inutilement provoquer la sévérité du gouvernement, il s'était fait une loi d'éviter tout ce qui pourrait causer la suppression de l' Uitivers, naturellement en évitant toute omission que sa conscience de catholique lui "défendrait impérieusement. Au point où en étaient les choses, il se fit un devoir de publier l'encyclique.
« La portée de la suppression de l' Univers sera jugée différemment. Quiconque voudrait ne voir dans le mouvement catholique en France qu'un orage dans un verre d'eau n'y attachera aucune importance. Mais ceux qui sont d'un sentiment opposé sur les suites de la nouvelle politique de Louis-Napoléon verront tout un événement dans la suppression de l' Univers. Dans tous les cas elle prouve que l'empereur des Français est décidé, peut-être même forcé à marcher en avant dans le chemin qu'il a ouvert et à briser tous les obstacles qui s'opposeront à sa marche. Il n'est plus possible maintenant de se-faire illusion. C'est ce qu'il y a de bon dans l'affaire. »
Le Pius IX, de Cologne, organe des associations allemandes de Pie IX, a publié l'article suivant :
« Le 29 janvier l'Univers a été supprimé. C'est la lumière la plus vive projetée sur la situation de la France; l'importance de l'Univers consistait en trois choses : 1° c'était la feuille catholique de beaucoup la plus répandue en France ; 2° son rédacteur en chef, Louis Veuillot, est le premier journaliste de France ; 3° l'Univers n'était pas ennemi de l'Empire; au contraire il louait en lui ce qu'il trouvait digne d'éloges. Louis Veuillot a été souvent attaqué à cause de cette attitude, même du côté des catholiques, au point qu'on a osé exprimer des doutes sur ses convictions. Il y a lieu à des réparations de la part des détracteurs, car rien n'était moins fondé : Louis Veuillot a toujours voulu rester simple journaliste dans une position précaire afin de conserver sa liberté pour le cas où le gouvernement s'attaquerait à l'Église... Louis Veuillot a, dans ces dernières circonstances, parlé contre la politique du gouvernement avec plus d'adresse et plus de force qu'aucun autre écrivain français, et, comme il ne parlait pas en ennemi du pouvoir impérial, il pouvait espérer d'être écouté... Il faut dire que pour leur dévouement, Louis Veuillot et l'Univers sont récompensés par un triomphe que même leurs
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ennemis les plus acharnés ne peuvent passer sous silence. L'U.nivers est tombé comme tombent les géants, et il reste à voir si jamais il a été donné à une feuille de mourir aussi solennellement. Le dernier numéro contenait l'encyclique du Saint-Père et un article très-court où Veuillot parlant des paroles pontificales prenait, en quelque sorte, congé de ses lecteurs et disait son dernier mot en commentant l'Évangile du jour (1). »
Nous pourrions citer d'autres extraits ; mais il suflit de mentionner comme ayant parlé dans le même sens la Feuille ecclésiastique de la Marche, les Rheinische Volks- blœtter, le Mercure. A ces feuilles prussiennes il faut ajouter le Volksblatt, le Journal de Mayence, la Gazette des postes , d'Augsbourg, etc. D'après une note qui nous a été adressée, les Feuilles historiques de Munich n'ont pas complètement oublié dans cette circonstance leurs anciens dissentiments avec l' Univers; néanmoins elles ne se sont pas absolument écartées du ton général de la presse catholique allemande.
Quant aux feuilles révolutionnaires et protestantes du Wurtemberg, de la Bavière, de la Saxe, etc., etc., elles ont certainement trouvé, comme leurs alliés des autres pays, - que la suppression de l'Univers dénotait un amour intelligent de la religion et de la liberté.
Les journaux russes ont voulu, eux aussi, dire leur mot dans ce débat. Cette presse novice et soumise n'a pas
(1) Cette appréciation a été publiée par le Pius IX dans son numéro du 18 février 1860. Du reste, comme je n'ai pas donné la date précise du jour où les nombreux articles que je cite dans cette brochure ont paru, je déclare, comme indication générale et afin de faciliter au besoin les vérifications, que, presque tous ceux qui concernent la suppression même de l'Univers sont des premiers jours de février.
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su nuancer son approbation. Non contente d'approuver tout haut, ce qui était déjà fort, elle a dit qu'elle approuvait parce qu'il s'agissait d'un acte favorable aux intérêts du catholicisme. Or, qui peut douter du jugement éclairé et des bons sentiments de la presse officieuse du gouvernement russe quand il s'agit de la cause catholique ? Voici donc comment a parlé l' Invalide russe :
Une mesure, prise à Paris, d'une importance secondaire en apparence, peut avoir des conséquences fort graves. Tout lecteur impartial et de bonne foi a dû être révolté en lisant les articles fanatiques de l' Univers. Ce journal catholique, qui prétendait défendre sa religion, en était plutôt la honte que le soutien, et le style de ses articles n'était rien moins que digne. En un mot, chacun désirait de voir cesser une polémique qui rabaissait la dignité du catholicisme et celle de la presse en général. Ces vœux ont été exaucés. L' Univers s'est porté à de telles extrémités, que le gouvernement français l'a enfin supprimé. Ce journal ne sera regretté par personne, excepté par les ultramontains et les fanatiques, qui sont assez nombreux, et dont l'action est d'autant plus dangereuse, qu'elle est toujours occulte. Aussi craignons- nous qu'ils ne suscitent de l'agitation dans le bas peuple des départements de l'Ouest. Cette agitation pourrait devenir dangereuse par sa coïncidence avec celle qu'ont suscitée les protectionnistes, dont les plaintes, exprimées dans le Moniteur industriel, sont, de l'aveu même de la Patrie, qui les réfute, un appel aux mauvaises passions.
Ainsi, pour cet Invalide, une affirmation de la Patrie vaut une preuve. Il y a encore quelque naïveté à Saint-
Pétersbourg. Nous ne voyons pas autre chose à relever dans l'article de l'Invalide. Le reste montre, en effet, beaucoup d'ignorance, un grand mépris de la vérité, pas mal d'hypocrisie et nulle politesse. Nous trouvons tout cela tous les jours dans toutes nos feuilles révolutionnaires.
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Les journaux américains ont, eux aussi, vivement discuté le décret impérial et le rapport du ministre de l'intérieur. Le droit de tout dire existe pour ces feuilles et elles en ont fait usage. Nous les remercions de leurs éloges, mais nous ne citerons pas leurs articles. Nommons seulement parmi ceux dont le langage a été le plus sympathique, la Propagation catholique, le Cathotic Tele- r/raph, le Freeman's journal, le Boston Pilot, le Catholic Miror.
Deux mots suffiront à préciser le caractère et la portée de ces nombreux extraits.
Les feuilles catholiques ont unanimement déclaré qu'en perdant l'Univers la presse religieuse avait perdu son principal et son meilleur organe ; d'autre part, les journaux hostiles à toute religion ou ennemis particuliers du catholicisme ont partout triomphé de la suppression de ce journal. Il n'y a pas lieu, en effet, de s'arrêter il leurs hypocrites réserves. Enfin des feuilles révolutionnaires ou protestantes ou schismatiques ont seules reconnu dans le décret du 29 janvier un acte favorable aux intérêts de l'Église.
Par leur diversité même ces témoignages donnent un résultat identique. J'ose croire qu'ils ne surprendront personne, sauf, bien entendu, M. le ministre de l'intérieur. Mais s'ils surprennent aussi cet homme d'État, ils pourront en même temps l'éclairer et lui faire reconnaître que s'il avait incontestablement le droit de supprimer l Univers par mesure de sûreté générale, il devait hésiter a invoquer par surcroît les intérêts religieux.
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VI
LES FAITS ET LES COMMENTAIRES.
Les journaux français et étrangers que nous avons cités jusqu'ici ont donné diverses versions au sujet du fait même de la suppression de l'Univers. Bien que nous ayons pris soin d'écarter tout ce qui sentait le commérage, il en a passé quelque chose. Au lieu de rectifier en détail des propos sans autorité et des commentaires sans valeur, nous préciserons les faits.
Pourquoi l'Univers a-t-il été supprimé? Il faut s'en tenir, sur ce point, au rapport de M. le ministre de l'intérieur. Or, ce document n'invoque contre l' Univers aucun fait particulier, il ne dénonce aucun de ses articles ; c'est l'œuvre entière qui, après vingt-sept ans d'existence, a paru compromettre la sûreté de l'Etat, bien qu'elle n'eût changé ni de principes, ni d'allures.
D'autre part il est certain que l' Univers a publié, pour Paris, l'encyclique avant tout autre journal. Cette grande pièce d'un grand procès a paru dans le numéro du 29 janvier (édition de Paris ou du matin) et l' Univers a été supprimé le même jour à 9 heures du soir. Que cette publication ait contrarié M. le ministre de l'intérieur, c'est un fait hors de doute, puisque tous les journaux de Paris reçurent dans la journée du 29 la défense expresse de reproduire le document donné par l' Uîîivers.
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La Gazette de France et l'Union, tout en obéissant, publièrent les notes suivantes, qui n'étaient pas sans hardiesse, bien qu'on ait le droit de discuter tous les actes du gouvernement.
La Gazette de France :
L'Univers publie la traduction d'une lettre encyclique de notre
Saint-Père le pape Pie IX.
Par des motifs indépendants de notre volonté, la Gazette de
France, ne reproduira pas ce document.
G. JANICOT.
L'Union :
L'Univers publie ce matin une encyclique de notre Saint-Père le pape Pie IX aux patriarches, archevêques et évêques, et autres ordinaires en communion avec le Saint-Siège. A notre profond regret, il nous est interdit de reproduire cette encyclique.
H 1ÎNRY DE HIANCEY.
Cette défense fut, du reste, levée pour la plupart des journaux dès le 29 janvier à quatre ou cinq heures du soir. Il est certain qu'elle était sans avantage, l' Univers ayant déjà répandu l'encyclique à un grand nombre d'exemplaires (1).
Les rédacteurs et le propriétaire du journal l'Univers n'ignoraient pas que leur œuvre était devenue suspecte, que leurs doctrines paraissaient inconciliables avec des tendances que M. Billault appelle les devoirs du patriotisme, ils avaient enfin le droit de croire que la publication de l'encyclique pourrait entraîner pour eux les plus graves conséquences.
En effet, deux circonstances de même nature et de fraîche date leur avaient attiré les plus menaçants et les
(1) On avait fait faire un tirage supplémentaire pour la vente dans les rues et au bureau du journal. Il fut très-rapidement enlevé.
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plus inutiles avis. Je dois donner sur ce point quelques éclaircissements.
Les journaux approuvés avaient entrepris d'établir que la brochure le Pape et le Congrès ne déplaisait point à Rome. Ils ne voulaient voir dans les réclamations des feuilles religieuses que des déclamations sans fondement, sans justice, sans autorité. Au moment où ils soutenaient cette thèse avec le plus de feu et de componction pieuse, le Journal de Rome publia la note suivante :
ROME, 30 décembre.
« Il a paru récemment une brochure anonyme imprimée à Paris chez Didot et intitulée le Pape et le Congrès. Cette brochure est un véritable hommage rendu à la Révolution, une thèse insidieuse pour les esprits faibles qui manquent d'un juste critérium pour bien reconnaître le poison qu'elle cache, et un sujet de douleur pour tous les bons catholiques. Les arguments que renferme cet écrit sont une reproduction des erreurs et des outrages vomis tant de fois contre le Saint-Siége et tant de fois victorieusement réfutés, quelle qu'ait pu être l'obstination des contradicteurs de la vérité à les soutenir. Si le but que s'est proposé l'auteur de la brochure était par hasard d'intimider Celui que l'on accusait de si grands désastres, cet auteur peut être assuré que Celui qui a en sa faveur le droit, qui s'appuie entièrement sur les bases solides et inébranlables de la justice, et surtout qui est soutenu par la protection du Roi des rois, n'a certainement rien à craindre des embûches des hommes. »
L' Univers eut l'honneur de donner cette note avant tout autre journal français ; il sut que sa hardiesse avait déplu. Du reste, loin de reculer devant ce démenti, les
« catholiques sincères » de la presse officieuse déclarèrent avec indépendance que le Journal de Rome avait certainement parlé sans l'autorisation du Pape. Un acte nouveau et plus décisif fit bientôt justice de cette ridicule et inconvenante interprlation.
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Le 3 janvier 1860, le Journal de Rome reproduisit la réponse faite le 1er janvier par le Saint-Père au général de Goyon qui était venu, comme les années précédentes, à la tête de son état-major, « au pied du double trône
« du Pontife et du Roi, porter à Sa Sainteté l'assurance
« de son profond respect et de son dévouement. » Voici le discours du Pape :
« Si les années précédentes, les vœux et les heureux présages « que vous nous exprimez, monsieur le général, au nom des bra- « ves officiers et de l'armée que vous commandez si dignement, « étaient doux à notre cœur, cette année, ils nous sont double- « ment agréables à cause des événements exceptionnels qui se « sont succédé, et parce que vous nous donnez l'assurance que « la division française qui se trouve dans les États pontificaux « s'y trouve pour la défense des droits de la catholicité. Que Dieu « vous bénisse donc, et, avec cette partie de l'armée française, « l'armée entière ; qu'il bénisse également toutes les classes « de cette généreuse nation. Et maintenant, nous prosternant « aux pieds de ce Dieu qui fut, qui est et qui sera éternelle- « ment, nous le prions, dans l'humilité de notre cœur, de vou- « loir bien faire descendre en abondance ses grâces et ses lu- « mières sur le chef auguste de cette armée et de cette nation, « afin que, par le secours de ces lumières, il puisse marcher « sûrement dans sa voie difficile, et reconnaître encore la faus- « seté de certains principes qui ont été exprimés ces derniers « jours dans une brochure qu'on peut définir un monument « insigne d'hypocrisie et un ignoble tissu de contradictions. « Nous espérons qu'avec le secours de ces lumières, nous dirons « mieux, nous sommes persuadé qu'avec le secours de ces lu- « mières, il condamnera les principes contenus dans cette bro- « chure, et nous en sommes d'autant plus convaincu que nous « possédons quelques pièces que Sa Majesté, à une époque aIl- (e térieure, eut la bonté de nous faire tenir, et qui sont une vé- « ritable condamnation des principes susdits. Et c'est avec cette « conviction que nous prions Dieu de répandre ses bénédic- « tions sur l'Empereur, sur son auguste compagne, sur le prince « impérial et sur toute la France. »
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La première nouvelle de l'acte si solennel de Pie IX fut apportée à l' Univers par un envoyé de M. le Ministre de l'intérieur. Nos lettres de Rome étaient en retard et nous murmurions contre la poste, lorsque parut un employé de l'Esprit public, qui a, je crois, pour principale fonction de signifier aux journaux les avis officieux et souvent comminatoires de la direction de la presse. Il remplit cette mission désagréable avec solennité et courtoisie. Ce jour-là il fut vraiment pour nous porteur d'une nouvelle agréable. Il avait plus de gravité encore que de coutume.
On ne prétend pas donner ici un procès-verbal ; mais on résume exactement le fonds de plusieurs entretiens.
Vous connaissez, dit l'envoyé, l'acte du Pape au sujet de la Brochure ? — Ah ! il y a un acte du Saint-Père ? répondit-on avec une joie peu dissimulée au lieutenant de M. le conseiller d'État, directeur de l' Esprit public. — Oui, et il a un caractère des plus graves ; aussi dois-je vous déclarer que l' Univers ne pourrait le reproduire sans s'exposer à des peines très-sévères. — Je ' n'ai qu'un mot à vous répondre : L'Univers fera ce qu'il jugera convenable. — Songez-y, il s'agit de la suppression du journal. — D'après les précédents, nous devrions au moins passer par la suspension. — Non, on vous supprimera. — La question sera soumise aux intéressés. — Ainsi vous ne voulez prendre aucun engagement ?— Aucun. — Le Ministre regretterait beaucoup d'en venir aux mesures extrêmes, mais il le ferait, je vous le répète. — C'est son affaire. La nôtre est d'avertir les catholiques. — Vous croyez peut-être que l'on a au ministère des préventions contre l' Uîîivers. Ce serait une erreur. On sait y estimer le talent, l'indépendance et le
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courage, même lorsqu'il va jusqu'à l'audace ; on sait aussi que vous n'êtes pas les adversaires systématiques du gouvernement ; mais la situation rend certaines publications dangereuses et on ne les tolérera pas, car on veut éviter l'agitation. — Du train dont vont les choses, il nous semble impossible que l' Univers puisse honorablement échapper à la suppression. Tout notre espoir est de bien mourir. Nous verrons à choisir une bonne occasion.
Cette entrevue avait eu lieu dans la matinée. L'envoyé ministériel reparut vers quatre heures. Le ministre avait très-justement conclu de notre réponse que l' Univers songeait à désobéir. Il pensait qu'une nouvelle tentative pourrait nous amener à mieux comprendre la situation. Son délégué apprit donc à la rédaction de Y Univers que tous les journaux avaient promis de respecter l'interdit ministériel et que passer outre serait se supprimer.
On répondit, comme la première fois, que l' Univers n'avait aucun engagement à prendre, aucune explication à donner. Déjà, dit-on encore, nous nous sommes laissé retirer les mandements des évêques, et main tenant il s'agit des paroles du souverain pontife : il serait mieux de nous supprimer tout de suite. — Mais vous pouvez parler, vous pouvez faire des articles. — Cela nous parait douteux. Et d'ailleurs, avons-nous besoin de parler ; en avons-nous le droit, si nous renonçons à faire connaître les actes du Pape ? Un journal catholique perd toute raison d'être si les documents qui émanent du chef de l'Eglise sont exclus de ses colonnes. D'autres pourront subir cette loi ; l'Univers ne la subira point.
Deux heures plus tard, nouvelle apparition de l'émissaire officiel. — L Univers sera saisi ce soir et supprime demain. Qu 'allez-N,()tts laire? —Nous verrons.
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Le soir dernière visite : — La défense est levée.
Ce précédent nous donnait le droit de croire que la publication de l'encyclique pourrait entraîner la suppression du journal. Et vraiment cette pensée, tout en nous troublant, nous attirait. L'Univers était pour chacun de nous plus qu'un journal, plus qu'une œuvre. Nous y avions mis notre cœur et notre âme. Il fermait à nos yeux tout autre horizon. Le plus beau projet du monde n'aurait pu nous séduire si, pour lui donner suite, il avait fallu quitter notre Univers ! Jamais, je l'affirme, journal n'a été plus cher à ses rédacteurs. La pensée de le voir disparaître était donc bien dure, bien navrante : mais combien était plus navrante encore la crainte de le voir faiblir ! Succomber en pleine vie, en pleine force, en plein dévouement, avec une encyclique pour linceul, nous semblait le couronnement glorieux de tous nos efforts.
Le rapport de M. Billault ne parle pas de la publication de l'encyclique ; il dénonce l'œuvre entière de l' Univers. Mais au fond n'est-ce pas la même chose ? Nos doctrines nous imposaient et cette résistance que l'on blâme et cette reproduction qui a été notre dernier acte.
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VI]
LES AVERTISSEMENTS OFFICIEUX.
Quelques esprits méticuleux trouveront peut-être étrange et même mauvais que l'Univers ait méconnu les avis qui lui étaient donnés au nom du pouvoir. Nous respectons l'autorité et nous sommes soumis aux lois ; mais ici la loi n'était pas en cause. Cette intervention officieuse de l'administration dans les choses de la presse n'a légalement aucune valeur, aucune force. Il y a péril, sans doute, à n'en pas tenir compte, et les rédacteurs de l' Univers le savaient bien. Néanmoins tout journal humblement soumis à cette pression accepte des entraves que la loi ne lui impose pas, et manque à son premier devoir. L'administration peut avertir, suspendre, supprimer; elle peut provoquer l'action du ministère public ; mais, de sa part, tout autre mode d'action est extra-légal. Il est donc très-légitime de repousser les avis officieux du ministre ou de ses agents. J'ajoute que les subir toujours serait une làcheté et une désertion. Chaque journal a des devoirs particuliers à remplir. L'Univers, par exemple, pouvait-il taire la parole du Pape sans trahir la confiance des catholiques ? Ne le lisait-on pas tout à la fois, à cause de ses opinions, de son indépendance et de sa fermeté ? Ne savait-on pas que son dévouement ne reculerait devant aucune épreuve?
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Revenons aux avis officieux. Employés modérément avec tact et largeur de vues, ils peuvent être utiles au gouvernement et à la presse. Nous ne trouvons pas mauvais que l'on crie : Casse-cou 1 à de pauvres écrivains exposés sans cesse à chopper contre un obstacle invisible, ou dont l'aspect peut faire illusion. Ainsi, lorsque M. le Ministre de l'intérieur signale aux journaux une fausse nouvelle, lorsqu'il leur apprend que tel document est apocryphe et qu'il y aurait danger à le reproduire, lorsqu'il leur demande même un silence momentané, qui ne peut atteindre ni le devoir ni les principes, l'obéissance est facile. Mais l'avis officieux ne s'en tient pas là. On le rencontre partout. Il interdit les documents authentiques, et trouve à propos d'arrêter tout à coup une polémique où des intérêts de l'ordre le plus élevé sont en cause ; il intervient dans des débats d'un caractère particulier ; il s'ingère enfin dans la rédaction de chaque jour et tend à la diriger. Quelquefois même cette intervention descend à d'incroyables minutiesL'Univers reçut, il y a deux ou trois ans, l'ordre de ne pas continuer certaine discussion engagée avec le Siècle sur le général Hoche. M. Louis Veuillot dut braver une défense formelle et très-comminatoire pour relever un article de la Patrie que M. Bré- mond avait signé et dont divers journaux louaient M. de la Guéronnière (1). Cet article semblait cependant défier le protectorat officieux. C'était l'explosion de fureur d'un Trissotin remis à sa place.
L'Univers a cru qu'il ne devait ni repousser toujours, ni toujours accepter les avis officieux. Quand il s'agissait de ne pas annoncer l'enterrement d'un patriote, de mettre fin
(1) Je tiens à dire que M. de la Guéronnière n'avait pas alors la direction de la presse, mais déjà il était conseiller d'État.
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à quelque polémique de médiocre intérêt, de ne pas rendre compte d'un procès, etc., il obéissait sans rien dire. Lorsqu'on lui demandait, selon le vent du jour, de ménager ou l'Angleterre, ou le Piémont, ou la Prusse, il baissait la voix, mais pas pour longtemps. Si on lui conseillait d etre moins absolu dans la défense des doctrines ultramontaines, il n'entendait rien. D'autres fois il se soumettait, mais en indiquant que le silence lui était imposé. Il fit quelque chose de plus lorsque la reproduction des lettres épiscopa- les sur les affaires de Rome fut interdite. Au lieu de dire en deux mots qu'il s'arrêtait par ordre, il protesta contre cet ordre, et son article, que l'on trouvera modéré, parut hardi. [Voy. tome V, seconde série, page 535.)
Cette concession marquait pour nous la limite des sacrifices dus aux nécessités du jour, et nous ne la fîmes pas sans beaucoup d'hésitation. Bientôt il fut question de nous enlever la parole du souverain Pentife, et nous laissâmes voir qu'il faudrait nous écraser.
Par cette conduite nous pouvions charger de mauvaises notes le dossier de l'Univers, mais nous restions dans la légalité. Nous faisions à nos risques et périls usage d'un incontestable droit.
L'avis officieux poussé à de tels développements est, pour les journaux, pire que la censure. Il n'en offre pas les garanties, il en aggrave les inconvénients. Le journal censuré n'a aucun danger à courir ; il ne répond ni de son silence, ni de ses paroles. Le public le plaint et la loi ne peut le frapper. Au contraire, l'avis officieux laisse peser sur les journaux toutes les rigueurs légales et toutes les responsabilités morales ; ils restent justiciables des tribunaux et de l'opinion. On les accuse de lâcheté et de trahison s'ils laissent passer sans rien dire des actes contraires à leurs doc-
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trines, et, d'autre part, comme ils marchent à tâtons sur un terrain plein de fondrières, les avertissements les menacent toujours. C'est au point que le Constitutionnel et la Patrie eux-mêmes n'ont pu éviter d'être avertis. Que cela n'alarme pas leurs actionnaires !
Mais en revanche, au point de vue gouvernemental, l'avis officieux a d'incontestables avantages sur la censure. Il prévient souvent le recours aux mesures de rigueurs, dont le retentissement est une gêne, et il ne laisse aucune trace pour le public. Grâce à lui enfin, l'autorité ne répond ni des paroles de ceux-ci, ni du silence de ceux-là.
Que faudrait-il pour que ce système, fonctionnant à souhait, rendît inutile l'application du décret organique sur la presse ? Il suffirait que les journaux, tenus en respect par de sévères exemples et décapités d'ailleurs de quelques têtes trop difficiles à courber, cessassent de résister à l'avis officieux. Alors tout acte du pouvoir passerait sans être solidement discuté, toute polémique gênante cesserait au seul aspect de l'un ou de l'autre des délégués de M. le vicomte de la Guéronnière, lequel, par ses antécédents très-variés comme journaliste, est particulièrement apte à guider tous les journaux. Il suffirait même, sans rien définir, de recommander une grande réserve pour obtenir un silence à peu près complet. Je ne prétends pas qu'on en viendra là, et je prétends moins encore que le gouvernement vise à ce résultat trop complet. Cependant chacun a pu reconnaître que les circulaires de MM. les Ministres des affaires étrangères, de l'intérieur et des cultes sur la question romaine et l'agitation religieuse, n'ont pas eu à se plaindre des journaux (iont elles froissaient le plus vivement les convictions. Les uns ont gardé le silence, les autres ont parlé pour ne rien
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dire. Et certes les arguments n'eussent pas fait défaut, car rarement pièces officielles ont mérité davantage d'être discutées et rendu plus facile la discussion.
L'avis officieux n'offre pas seulement l'inconvénient d'être trop obéi, il peut être mal interprété. En effet, quarante-neuf fois sur cinquante, il est transmis verbalement. C'est une cause 'de malentendus. Ainsi, lorsque les journaux furent invités à cesser la reproduction des lettres épiscopales sur la situation du Saint-Siége, cet avis reçut diverses interprétations. Le Journal des Débats avait cru que l'interdit s'étendait à toute discussion relative aux affaires de Rome ; le Siècle avait compris qu'il ne fallait plus reproduire les mandements, mais que l'on restait libre d'apprécier, c'est-à-dire de condamner la conduite de l épiscopat défendant les droits du Pape ; l' Univers avait entendu que les mandements ne pourraient être ni reproduits ni discutés, et que si les évêques perdaient le droit de parler comme évêques, dans les journaux, la presse révolutionnaire perdait de son côté le droit de les insulter.
Non-seulement l'avis officieux est transmis verbalement, mais, parfois, l'employé qui le donne au nom du Ministre est inconnu de ceux à qui il s'adresse. On s'incline cependant. C'est au point que si le 1er mars 1860 un quidam s était présenté dans les bureaux de tous les journaux en leur disant : « Le discours de Sa Majesté l'Em- « pereur ne doit pas être inséré aujourd'hui, je viens « vous en prévenir de la part de Son Excellence M. le « Ministre de l'intérieur ; » il eùt eu grande chance d'être obéi.
Mais quels que soient les inconvénients et les empiétements de l'avis officieux, il n'atteint pas un droit que la
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censure supprimerait immédiatement. Le journal qui place les principes au-dessus des intérêts est libre de parler et de dire toute sa pensée, dùt-il disparaître le lendemain.
Cet exposé des discussions et des faits qui se rattachent à la suppression du journal V Univers paraîtra long ; cependant il est très-incomplet. Combien d'articles nous avons écourtés ! combien d'autres n'avons-nous ni analysés ni même mentionnés ! Combien de journaux amis ou ennemis nous n'avons pas même nommés !
Du reste il n'eût pas suffi de reproduire tout au long les débats de la presse pour faire connaître la position que Y Univers occupait dans le journalisme européen. Il eùt fallu invoquer d'autres et plus importants témoignages. Ce n'était ni le lieu ni le moment.
Notre tâche n'est pas remplie. Il nous reste à voir quelle influence la suppression de l' Univers a exercée sur la polémique religieuse.
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VIII
LA POLÉMIQUE RELIGIEUSE.
DIVERS JUGEMENTS SUR LE ROLE DE L'UNIVERS.
L'un des premiers et des plus heureux résultats de la suppression du journal V Univers, devait être l'inauguration d'une ère nouvelle en matière de polémique religieuse. La discussion, si, par grand hasard, on discutait encore, allait'devenir une sorte de tournoi où l'on ne verrait plus que des adversaires disposés à s'entendre pour l'amour de la paix publique et par respect pour la religion. La chose était si évidente que le Moniteur, parlant de science certaine, ne craignait pas de l'annoncer. Voici la note qu'il publia dans son numéro du 31 janvier.
Le gouvernement a souvent déploré le caractère irritant des polémiques engagées sur les questions religieuses. Après la mesure qui a frappé le journal l'Univers, les violences qui répondaient à ses provocations seraient désormais sans motif comme sans excuse. La presse tout entière comprendra que ces graves questions ne doivent être discutées qu'avec le calme et la modération commandés à la fois par l'intérêt de la paix publique et par le respect dû à la religion.
Ce dernier coup frappé sur un journal tué la veille, prouve que si Y Univers était supprimé, il n'était pas pardonné. En effet, sous prétexte de leçon et d'avis à toute la presse, le Moniteur cherchait à flétrir une œuvre qui avait
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au moins droit à son silence. C'était, avant tout, très-maladroit. En donnant cet appendice au rapport de M. le Ministre de l'intérieur, le Moniteur pouvait réjouir quelques catholiques sincères, mais il ne pouvait entamer la réputation del'Univers. Il y a là des souvenirs et des services au-dessus de pareilles atteintes.
Cette note n'est pas, d'ailleurs, en complète harmonie avec le rapport de M. le Ministre de l'intérieur.
Le rapport unit la question politique à la question religieuse. Il accuse Y Univers de compromettre la religion en la mêlant à des passions indignes d'elle, en l'associant à des doctrines inconciliables avec les devoirs du patriotisme; il le montre travaillant non-seulement à dominer le clergé, à troubler les consciences, mais aussi à saper les bases fondamentales sur lesquelles sont établis les rapports de l'Église et de la société civile; il lui reproche enfin de vouloir ébranler ou compromettre Tordre public, l'indépendance de l'État, etc., etc.
La note se retranche sur le terrain de la polémique religieuse. Elle dit que tous les torts et tous les dangers de cette polémique doivent être imputés à l'Univers; que ce journal provoquait, c'est-à-dire excusait des violences déplorables, et qu'il fallait lui imputer les atteintes portées au respect de la religion.
Voilà pourquoi un gouvernement qui ne craint pas la discussion a décrété que l'Univers ne discuterait plus. Cette bouche fermée, la presse entière allait faire preuve de calme et de modération en matière religieuse, les violences étant désormais sans motif comme sans excuse.
Ces accusations n'eurent point pour les rédacteurs de l'Univers le piquant de la nouveauté. D'abord, elles avaient servi souvent contre d'autres écrivains religieux ;
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ensuite elles leur avaient été plusieurs fois et directement appliquées. En effet, de bons catholiques qui ne leur pardonnaient pas d'avoir ou loué le gouvernement impérial ou vivement combattu le gallicanisme, s'étaient soulagés en leur disant tout cela presque dans les mêmes termes.
Sans vouloir raviver d'anciens débats, cette rencontre entre l'école catholique parlementaire et les tenants quand même de la politique gouvernementale est trop significative, pour qu'il n'importe pas à l'avenir comme au passé de notre cause qu'elle soit bien constatée. On nous a parfois reproché de ne pas mesurer nos paroles ; nos adversaires catholiques ont dû reconnaître, en lisant le rapport de M. Billault et la note du 31 janvier, qu'ils n'avaient pas toujours mesuré leurs accusations. Et, qu'on le remarque ! ce rapprochement n'a rien de forcé. Le Moniteur semble avoir résumé d'anciennes brochures et d'anciens articles signés de noms illustres ou célèbres ou pressés de se produire.
Les accusations que je rappelle ont été rassemblées dans un écrit, d abord anonyme, publié en 1856 avec l'approbation éclatante de l'école catholique libérale. On y lisait : a Depuis quelque temps les doctrines, la polémique et la violence obstinée de l' Univers ont ému et préoccupent plus vivement les évêques et les hommes religieux.
« Avertis par les réclamations qui ne cessent de s'élever de toutes parts contre ce journal, frappés plus que jamais des inquiétudes qu 'il fait naître au sein et en dehors du clergé, nous avons eu la pensée de l'étudier de plus près. » \ oici quel fut le résultat de cette étude approfondie : « Tout démontre que l'Univers n'est pas l'organe du clergé, et que s 'il a usurpé assez de puissance pour trou-
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hier l'Eglise, il n'a ni autorité, ni mission pour en représenter la cause.
« Par ses emportements et ses injures, par ses exagérations, par ses provocations incessantes, par les questions irritantes et inopportunes qu'il se plaît à soulever, il attire sur vous, prêtres imprudents, tous les ressentiments et toutes les haines, pour se donner le plaisir et l'honneur de les combattre sans profit pour vous, qui n'avez pas besoin de tels défenseurs, ni pour les ennemis de l'Eglise qui ne les lisent pas...
« Le moindre mal qu'elles puissent faire (les violences de Y Univers), c'est de décourager les hommes vraiment religieux : elles les attristent profondément ; elles leur enlèvent tout zèle, etc.
« Ce n'est pas tout : la polémique violente et injurieuse de l' Univers produit au dehors des effets, s'il est possible, plus funestes encore qu'au dedans. Des alliés elle fait des adversaires; des adversaires elle fait des ennemis irréconciliables. »
Rien n'y manquait. Rien, pas même l'accusation de méconnaître les justes exigences de l'esprit moderne, de troubler les consciences, de chercher le scandale, d'ignorer les devoirs du patriotisme. Et le tout avait pour couronnement un vœu et une menace : Y Univers doit disparaître.
Veut-on voir les mêmes idées sous une autre plume? Ecoutons la Patrie publiant des articles dont on louait M. de la Guéronnière, bien qu'ils fussent signés Brémond.
« Nous avons affaire à des pamphlétaires catholiques. Ces deux mots jurent de se trouver rapprochés. La honte en est à ceux qui, par leur conduite de chaque jour, ont fait ce rapprochement. Ils ont abrité les plus mauvaises passions sous un masque
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de piété. Ils ont osé se poster jusque sous les autels pour calomnier et pour diffamer les honnêtes gens (?). Ils ont tenté de compromettre, et ils l'auraient compromis, s'il avait pu l'être, le clergé de France, en essayant de le solidariser avec un esprit que sa sagesse repousse et que ses vertus condamnent. Ils ont scandalisé et découragé les hommes sincèrement religieux et ranimé des préventions éteintes et des antagonismes oubliés. Tel est leui- ouvrage ! qu'ils en soient responsables ! Nous les accusons hautement du mal qu'ils ont fait et qu'ils font tous les jours. »
Et dans le même article, ce bon et pieux Brémond, qui était tout prêt à devenir catholique sincère, accusait le rédacteur en chef de l'Univers d'allumer les mauvaises passions, de causer à l'Eglise un dommage énorme, d'exposer la vérité à la répulsion et au mépris, etc., etc.
Et de quoi s'agissait-il au fond de cette polémique? Il s'agissait d'une discussion sur M. de Lamartine, à laquelle le mystérieux Brémond avait pris part avec une vivacité telle que M. Louis Veuillot lui avait exprimé le désir de savoir s'il pourrait lui répondre sans s'exposer à donner des chiquenaudes sur un faux nez.
« L'auteur de l'article est M. Brémond. Qu'est-ce que M. Brémond? Interrogez le silence, il ne répondra point. A la naissance des nuits sans lune, avant le gaz, Brémond paraît soudain, soudain s'enfuit; le temps de ne pas le voir, et on ne le voit plus. Brémond 1 Brémond! Point d'écho, point de Brémond. Tel est Brémond. Quelques-uns parlent d'un ancien conseiller du peuple, qui maintenant conseille autre chose, avec de meilleurs gages. Il a une grande phrase fluette sans figure, et il passe en se faisant du bien... »
Voilà tout ce qu'il avait fallu pour faire reconnaître à l'inspiré Brémond que l'Univers perdait l'Église.
Mais, dira-t-on, ces témoignages, venus de divers côtés, ne prouvent-ils pas que Y univers compromettait bien réellement l'Église? Cette conclusion est trop prompte,'
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et pour trancher de telles questions il faut d'autres autorités que des adversaires politiques, des parlementaires, des gallicans, des anonymes et des pseudonymes, même lorsque les anonymes se montrent et que les pseudonymes se laissent louer.
La brochure dont les auteurs parlaient comme devait parler bientôt l'irascible Brémond, avait invoqué, par forme oratoire, le témoignage des évêques et rappelé notamment les actes de monseigneur Sibour et de monseigneur Dupanloup contre r Univers. Les évêques répondirent. Voici, dans l'ordre où ils se produisirent, quelques extraits de leurs témoignages.
Monseigneur Parisis, évêque d'Arras (2 août 1856, lettre à M. l'abbé Sisson, directeur de l' Ami de la
Religion) :
(c Si l' Univers était ce que l'on dit et s'il n'était que cela, son procès serait tout fait, il faudrait le supprimer. Eh bien, je ne crains pas de le proclamer comme une profonde conviction, la suppression de l'Univers serait pour la religion un malheur public...
« Les services rendus à la cause de l'Église par l'Univers sont ceux que rend partout le journalisme catholique, dont personne aujourd'hui ne méconnaît ni l'importance, ni la nécessité ; seulement ses services sont plus grands que ceux des autres, parce qu'il est lui-même le plus grand, c'est-à-dire le plus influent et le plus répandu de tous les journaux catholiques. C'est lui qui les a tous précédés, et tous, pour ainsi dire, produits. Ceux mêmes qui le combattent aujourd'hui, c'est lui qui les soutient et les alimente, non-seulement en France, mais dans toutes les contrées de l'Europe.
« En Italie, en Angleterre, en Irlande, partout j'ai rencontré l'Univers chez tous les prélats comme chez tous les autres catholiques éminents. Demandez aux missionnaires de l'Amérique ou de l'Océanie, des Indes ou de la Chine, quel journal ils voient, tous vous répondront : l'Univers.
« Et en France, et à Paris, malgré toutes les concurrences
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qu'on lui fait, l' Univers n'est-il pas le seul qui marche de pair avec les grands journaux de tous les partis?
« Qu'il vienne tout à coup à disparaître, quel vide, quel isolement, quelle stupeur! Qui est-ce qui le remplacera? Quand est- ce qu'une autre feuille catholique aura conquis une position semblable ou équivalente?
« N'est-il pas vrai qu'à ce seul point de vue, si l' Univers est un journal vraiment religieux, et il est difficile de le méconnaître, sa disparition serait un grand malheur... »
Monseigneur Parisis établissait ensuite que tous les impies certainement seraient réjouis, très-réjouis de la suppression de l' Univers. Enfin, répondant un peu plus tard à quelques objections, il disait : « En défendant Y Univers, je ne défends pas un journal, mais une grande institution catholique. »
Monseigneur Doney, évêque de Montauban (6 août,
1856, lettre au rédacteur en chef de l'Univers) :
«... Attaqué par des rancunes anonymes, je ne voulais pas et ne devais pas m'en inquiéter autrement; mais aujourd'hui que Monseigneur l'évêque d'Arras a pris hautement la défense de la justice, de la vérité, du dévouement le plus sincère et le plus ardent à la cause la plus sacrée qu'il y ait au monde, celle de l'Église, du Saint-Siège et du Pontife romain, du pasteur universel des agneaux et des brebis, c'est un devoir pour moi de vous dire que je souscris et applaudis pleinement, sans réserve, à la lettre (de Monseigneur Parisis) que vous avez publiée le 5 de ce mois... »
S. E. le cardinal Gousset, archevêque de Reims (lettre du 9 août 1856, adressée à Monseigneur Parisis) :
« Je ne saurais vous exprimer toute la satisfaction que j'ai éprouvée en lisant la magnifique lettre que vous avez adressée au directeur de l' Aini de la Religion, au sujet de son article concernant le libelle intitulé : l'Univers jugé par lui-même. Cette lettre est venue à propos : il est temps d'arrêter, ou du moins de réprimer les intrigues de ceux qui ne peuvent pardonner il
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l'Univers les services qu'il a rendus en défendant la foi contre les erreurs de la philosophie moderne, et les institutions de l'Église ou les prérogatives du Saint-Siége contre les nouveautés des derniers siècles. »
Après quelques considérations sur les attaquesdi rigées contre Y Univeî,s, l'éminent cardinal ajoutait :
« Votre lettre ne laissant rien à désirer, je ne me suis point proposé d'y rien ajouter. Je me borne à vous féliciter de l'avoir publiée; je la considère comme un véritable service rendu à l'Église et comme un beau monument de votre sollicitude toujours si sûre dans l'appréciation des intérêts de la religion. »
S. E. le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon (lettre du 13 août, au rédacteur en chef de Y Univers) :
« Je regrette, Monsieur, que mon nom ait été invoqué contre vous, et qu'on ait cherché à s'en faire une arme pour attaquer votre journal. J'ai été, à la vérité, d'un sentiment opposé au vôtre dans la question des classiques. Je pense, à cet égard, comme les universités de Rome; mais je partage tout à fait, sous d'autres rapports, la manière de voir de Monseigneur l'évêque d'Ar- ras, et, comme lui, je regarderais la suppression de l'Univers comme un malheur qui priverait la religion d'un défenseur plein de courage, de zèle et de lumière. »
MQnseigneur Joly, archevêque de Sens ( lettre du
16 août, au rédacteur en chef de l'Univers) :
«... Votre œuvre de dévouement, et à laquelle il n'a manqué jusqu'à ce jour aucun genre d'épreuves, y compris le periculum -ex fratnbus, n'a jamais cessé d'avoir mes sympathie!:a, c'est vous dire, avec Monseigneur l'évêque d'Arras dont je partage la manière de voir, que je regarderais la suppression de l'Univers comme un malheur irréparable peut-être, et qui priverait la religion d'un défenseur plein de courage, de zèle et de lumières, et tout à fait approprié au temps où nous vivons. »
Monseigneur Mabille, alors évêque de Saint-Claude,
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aujourd'hui évêque de Versailles (Lettre du 17 aoùt à l' Ami de la Religion) :
Le prélat remerciait M. l'abbé Sisson de lui avoir fourni, par l'envoi de divers articles, l'occasion de dire publiquement et bien franchement sa pensée sur la guerre terrible faite à l'Univers ; il énumérait ensuite et repoussait les diverses accusations dirigées contre ce journal :
Nous le savons, disait-il, l' Univers n'est pas infaillible, l' Univers n'est pas parfait; il y a en lui les défauts et les inconvénients que l'on découvre dans tout ce qui passe par la main des hommes. En le jugeant, il faut tenir compte des épreuves et des circonstances au milieu desquelles nous vivons. Nous l'aimons, nous le soutenons. Pourquoi? c'est parce qu'il se dévoue pour le triomphe des bonnes doctrines ; c'est parce qu'il a une passion d'amour pour l'Église romaine ; c'est parce que ses rédacteurs, chrétiens exemplaires, n'ont jamais recherché ni l'or, ni les positions. Ils vivent pauvres. Leur tâche est rude ; ils connaissent le labeur et la privation.
Monseigneur Mabille rappelait à Y Ami de la Religion qu'il faut distinguer entre les vérités et les opinions libres, puis il ajoutait :
Pourquoi ne suivez-vous pas cette règle en ce qui concerne Y Univers? Et puis, en face de nous, contre nous, il y a la presse irréligieuse; il y aies romanciers, les incrédules. Sachez-le donc, Y Univers remplit une mission spéciale à l'égard de ces auteurs pervers et corrompus. C'est là qu'il fait un bien que vous n'avez jamais fait et que vous ne ferez jamais; c'est là qu'il se fait craindre, et si la crainte qu'il donne à nos ennemis n'est pas pour eux le commencement de la sagesse, du moins elle atténue le mal qu'ils nous causent. De grâce, laissez-le marcher dans cette voie; l'esprit, le temps, les forces que vous dépensez chaque jour à le poursuivre, réservez-les pour donner plus de valeur à vos publications.
Monseigneur de Salinis, archevêque d'Auch (lettre
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adressée avec l'approbation de Monseigneur de Salinis à l' Univers par M. l'abbé Sabatié) :
« L'Univers a rendu depuis vingt ans (a dit Monseigneur de Salinis) d'immenses services à la cause catholique. Il n'a laissé passer aucune objection sans y répondre, aucune attaque à la religion sans la relever, aucun sophisme sans le combattre.
« Et ce n'est pas seulement en France, c'est encore dans les pays étrangers que l'Univers est considéré parmi les journaux comme le premier défenseur du catholicisme. Une des choses qui frappèrent le plus Monseignenr de Salinis, lorsqu'il y a trois ans la cause de l' Univers fut portée devant le Souverain Pontife, c'est que les évêques des différentes parties du monde qui se trouvaient alors à Rome, furent tous unanimes à défendre ce journal avec plus de zèle encore que les évêques français. »
Après avoir indiqué les jugements portés sur l' Univers par des évêques du Piémont, de la Suisse, de l'Allemagne, des États-Unis, M. l'abbé Sabatié ajoutait :
« On comprend, d'après ces choses, toutes les lettres par lesquelles des prélats éminents ont cru devoir protester contre les ' attaques auxquelles l' Univers est en butte en ce moment. On ne trouvera, par conséquent, rien d'exagéré dans la pensée de Monseigneur l'archevêque d'Auch, qui regarderait la suppression de ce journal comme un immense malheur pour la religion, ni dans celle de Monseigneurl'évêque d'Arras, qui y verrait la ruine d'une véritable institution catholique... »
S. E. le cardinal Villecourt (lettre adressée le 17 aoùt de Tivoli, États de l'Église, à Monseigneur Parisis) :
« Retiré à Tivoli pour me soustraire aux chaleurs accablantes de Rome pendant le mois d'août, j'ai lu ici l'admirable lettre que vous avez écrite pour la défense de l' Uiiivers.
« Votre Grandeur a été vraiment inspirée, car il ne se pouvait rien dire de plus à propos, ni de plus solide. Ce dernier service rendu à la religion, après tant d'autres, porte la joie dans tous les cœurs vraiment catholiques. Pour moi, j'en ai été ravi, et je n'ai
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pas cru devoir résister au besoin qu'avait mon cœur de vous en témoigner la plus vive reconnaissance. »
Monseigneur Pie, évêque de Poitiers (lettre datée du
22 août, à l'Ami de la Religion).
Après avoir reproché à l' Ami de la Religion ses dénonciations contre l'Univers et son attitude envers les évêques,
Monseigneur l'évêque de Poitiers ajoutait :
« Je finis en vous assurant, Monsieur l'abbé, que l'Ami de la Religion conserve son utilité incontestable à mes yeux, et qu'il me semblerait affligeant de le voir baisser dans l'estime publique. C'est pourquoi je vous conjure d'abandonner ce malheureux système d'attaques contre des frères que leur talent, leur courage, leur foi, leur dévouement, leur soumission, leurs épreuves ont rendus chers à l'Église, et envers lesquels elle ne pourrait se montrer sévère ou seulement indifférente sans que sesadversaîres fussent les premiers à l'accabler bientôt de leurs sanglants reproches ou de leurs ironiques félicitations. »
Monseigneur Gignoux, évêque de Beauvais (lettre du
2 7 août, au rédacteur en chef de l' Univers) :
« Vous connaissez depuis longtemps l'estime et l'affection que je vous porte, ainsi qu'à vos collaborateurs; mais eu présence des attaques injustes et incessantes dont vous êtes l'objet, je me reprocherais de ne pas vous donner un témoignage public de mes sentiments... »
Monseigneur Debellay, archevêque d'Avignon (lettre du 29 août à Y Ami de la Religion).
Le prélat rappelait à Y Ami de la Religion les observations et les conseils de paix qu'il avait déjà reçus et lui reprochait d'avoir, au sujet de l'Univers, un parti pris de contention et d'animosité ; il ajoutait qu'il se voyait dans la nécessité d'ajouter quelques considérations nouvelles à tant d observations et de leçons. Monseigneur Debellay mon-
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trait ensuite que Y Ami de la religion avait "justement les torts dont il accusait l'Univers ; il rappelait enfin que ce journal, protégé en 1853 par une encyclique du Pape, ne s'était jamais prévalu de ce qu'il était permis d'appeler son triomphe.
Monseigneur Gerbet, évêque de Perpignan (lettre du
28 août, au rédacteur en chef de Y Univers) :
Après quelques paroles sur l'encyclique de 1853,
Monseigneur Gerbet s'occupait des accusations dirigées contre l'Univers :
On vous a reproché, de temps en temps du moins, disait-il, de faire planer une sorte de terreur sur les évêques. C'est une étrange manière de leur témoigner du respect, que de les supposer tremblants sous la feuille d'un journal. L'épiscopat n'a pas de remerciements à faire pour cette insolente compassion. Ceux qui s'en disent touchés peuvent quitter ce souci. Une terreur dont les cardinaux, les archevêques et les évêques, qui encouragent vos travaux, ne se doutent pas, n'a rien de bien farouche. Le public le moins clairvoyant est trop avisé pour croire à ce terrorisme-là...
Monseigneur Gerbet montrait ensuite ce que valaient des accusations anonymes ou intéressées, comparées aux suffrages des cardinaux, des archevêques, des évêques qui déjà avaient défendu l' Univers :
Soyez donc rassuré, Monsieur le rédacteur, si vous avez besoin de l'être. La poussière qu'on soulève autour de vous n'aura pour effet ni d'effacer le souvenir des grands services que vous avez rendus avec autant de courage que de lumières, ni d'affaiblir l'espérance bien fondée d'autres services non moins importants que l'Église doit attendre de vous. Si, pour essayer de vous détruire, on est conduit à se jeter dans des attaques hors de toute mesure, c'est que votre journal est une œuvre hors ligne dans la presse religieuse contemporaine.
Monseigneur Jordany, évêque de Fréjus (lettre du
26 août à Y Ami de la Religion :
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Monseigneur l'évêque de Fréjus blâmait d'abord l'attitude de Y Ami de la Religion; s'adressant au directeur de cette feuille, M. l'abbé Sisson, il lui disait :
« Je gémis de voir un simple prêtre sans autorité dans l'Église, se permettre de réviser en quelque sorte le jugement du Souverain Pontife et de le réformer en stigmatisant comme hétérodoxe un journal qui a reçu naguère son approbation et ses encouragements dans une mémorable encyclique... Vous offensez aussi la plupart des prélats français et étrangers qui lisent chaque jour l'Univers, qui l'aiment, qui l'encouragent, en venant dire que ce journal compromet les intérêts de VÉglise ; qu'il exerce une influence funeste sur V esprit du clergé et des catholiques; qu'il est un scandale pour l'opinion publique, et qu'il déshonore la religion au lieu de la servir. Je ne sais quel sentiment vous égare, Monsieur l'abbé, et vous empêche de voir que ce langage étrange accuse le Chef de l'Église et les évêques ou de ne rien comprendre à ce qu'ils lisent tous les jours, ou de laisser l'erreur et le scandale se produire et se propager parmi les fidèles sans aucun souci de la vérité, de l honneur de l'Église et du salut des âmes... »
Le prélat terminait en disant à M. l'abbé Sisson :
« Suivez les conseils si sages qui vous ont été donnés par de vénérables prélats; cessez votre guerre contre les écrivains dont vous devez honorer le beau caractère, et qui sont nos plus puissants auxiliaires dans la défense de la cause qui nous est commune... »
Monseigneur Depéry, évêque de Gap (lettre du 1er septembre, au rédacteur en chef de l' Univers).
Après avoir sévèrement apprécié la conduite de Y Ami de la Religion et des brochures anonymes, Monseigneur Depéry ajoutait :
« Au milieu de ces violentes attaques, M. le rédacteur', alors qu on a besoin de compter ses amis, je dois vous exprimer pu- bliquement mes sentiments d'estime personnelle et ma parfaite adhésion à la marche de l'Univers.
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« Je n'ai pas oublié les paroles sorties de la Douche auguste de Pie IX, lorsqu'il me disait, il y a bientôt deux ans, votre piété, votre soumission, votre dévouement à l'Église et avec quelle fermeté vous tenez l'épée de la parole dans les combats journaliers de la foi contre l'indifférence et l'irréligion.
« Ce sont là, M. le rédacteur, des paroles qui doublent le courage d'un chrétien et paient tous ses services. Continuez donc sans faiblesse et sans peur le rude métier que vous faites si bien, et, croyez-en le passé, à l'heure du péril, le haut patronage qui vous entoure ne vous fera jamais défaut. »
Monseigneur Raess, évêque de Strasbourg ( lettre du
7 septembre à M. Sisson) :
« Je ne puis, M. l'abbé, que désapprouver hautement, avec tout mon clergé, le rôle qu'on vous fait jouer en ce moment, ainsi que la polémique à laquelle vous vous livrez contre le journal l'Univers. Je déplore aussi beaucoup l'attitude irrévérencieuse que vous prenez envers les membres les plus éminents et les plus distingués de l'Épiscopat.
« Ce n'est pas, M. l'abbé, au séminaire de Strasbourg qu'on vous a enseigné les tendances que l'on vous reproche ; ce n'est pas dans mon diocèse, où l' Univers compte peut-être plus d'abonnés que dans tout autre, que vous avez appris à faire la guerre et à souhaiter la mort à ce journal qui tient le premier rang dans la littérature catholique et parmi les défenseurs de notre sainte Mère l'Église, du Vicaire de Jésus-Christ et de son patrimoine séculaire. Je ne crains pas de dire, comme Monseigneur l'évêque d'Arras, avec la conviction la plus profonde, que la cessation de V Univers serait un malheur, j'ajoute un malheur irréparable... 1)
Nous pourrions faire beaucoup d'autres citations, mais il faut conclure. Bornons-nous donc à mentionner les témoignages de NN. SS. les évêques de Soissons, de
Châlons, de Tulle, de Bayonne, de Quimper, de Rennes, de la Basse-Terre ; notons aussi les lettres de l'archevêque de Smyrne, des évêques d'Annecy, de Solie, de
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London, de Waterford, de Saint-Yacinthe, de New-York, et nous n'aurons pas tout dit (1).
Voilà des jugements qui comptent. Ni les notes officieuses, ni les articles, ni les brochures, ne pourront les casser. Le Moniteur aurait dû comprendre cela, au lieu de condenser les déclarations de M. l'abbé Cognat et de l'impétueux Brémond. Que peuvent dire, en effet, ces catholiques pour écarter de tels témoignages ? Ils disent que l'Univers a été publiquement blâmé par quelques évêques, et bien vite, ils citent Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, et Mgr Sibour, archevêque de Paris. Rien de plus vrai. Mais cette cause fut soumise au chef de l'Église, et plusieurs des extraits qui précèdent rappellent sa décision avec une autorité que tout commentaire affaiblirait.
S'il est une chose incontestable et incontestée, c'est que Y Univers était bien, en 1860, ce qu'il avait été en 1853 et 1856. Les encouragements si solennels et les approbations décisives qui lui furent donnés à ces deux époques restaient évidemment dans toute leur force le jour où il fut supprimé. Les écrivains qui le rédigeaient ont donc incontestablement le droit de croire qu'ils faisaient une œuvre utile à l'Église, et que le Moniteur a mal apprécié leurs travaux.
Bien que la note du Moniteur fît de l'Univers l'auteur de tout le mal en matière de polémique religieuse, divers faits prouvaient alors que la presse révolutionnaire se connaissait d'autres ennemis et voyait d'autres coupables.
Le Siècle, le Constitutionnel, la Patrie, le Charivari, l'Opinion nationale, le Messager avaient déjà cent fois
(1) Voyez ces témoignages in extenso, tome 111 de la seconde série des
Mélanges.
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dénoncé l'attitude des évêques ; ils avaient établi, avec une grande ressemblance de style et une parfaite uniformité de sentiments, que tout écrit épiscopal où leur politique trouvait à reprendre, constituait un abus de pouvoir. Ce tapage, qui dure encore, a fait oublier que les mandements relatifs à la politique et même aux intérêts engagés dans la question italienne, n'ont rpas toujours déplu à bon nombre de ceux qui les condamnent aujourd'hui. Il peut donc être utile de rappeler que, sur l'invitation de M. le Ministre des cultes, tom- les évêques de France ont publié, pendant la guerre, des mandements pour demander à Dieu le succès de nos armes et pour le remercier de nos victoires. Ces mandements n'ont donné lieu à aucune polémique. L'Univers put les reproduire sans soulever la moindre réclamation, et la: Patrie elle-même les a loués.
Plus tard parut l'encyclique, datée du 18 juin 1859. Les évêques la communiquèrent au clergé et aux fidèles leurs diocèses, en prescrivant des prières pour le chef de l'Église. Beaucoup de journaux catholiques ont cité ces lettres pastorales ; elles indiquaient les mêmes sentiments et laissaient voir les mêmes appréhensions que celles qui ont suivi. Personne ne réclama.
Après la première réponse de Victor-Emmanuel aux insurgés des Romagnes, réponse faisant pressentir l'annexion, la situation devint plus alarmante et les évêques parlèrent de nouveau. C'est alors que les journaux révolutionnaires crurent opportun de réclamer. Le premier acte qui ait soulevé ce concert de violences est la lettre pastorale de Mgr l'évêque d'Arras, en date du 18 septembre 1859. Peu de jours après, l' Univers publia les mandements de NN. SS. les évêques d'Alger et de Poi-
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tiers ; puis bientôt parut la protestation de Mgr l'évêque d'Orléans et diverses autres lettres épiscopales.
Ces manifestations produisirent un effet considérable en
France et à l'étranger. L'Univers le constatait dans la note suivante :
« L'Ami de [(t religion annonçait il y a deux jours que la protestation de Monseigneur l'évêque d'Orléans avait.été traduite en diverses langues et reproduite par un grand nombre de journaux étrangers. Nous pouvons compléter cette information en constatant que les mandements récemment publiés par les évê- ques français sur la situation des États de l'Église ont été traduits, commentés, discutés partout. Les journaux catholiques d'Italie, d'Allemagne, d'Irlande, d'Espagne, les ont donnés tout au long pour la plupart. Nous savons enfin qu'il s'en prépare deux traductions intégrales : l'une se fait en Italie, l'autre en Allemagne, à Cologne. Cette popularité et cette autorité de la parole de nos évêques ne sont pas nouvelles; mais jamais elles n'avaient été plus éclatantes. »
Par sa forme, ses développements, son titre et son langage accentués, la protestation de Mgr Dupanloup donnait tout spécialement lieu à des discussions politiques.
NN. SS. les évêques d'Arras, de Poitiers, d'Alger, avaient simplement rappelé les droits du Saint-Siége et ordonné des prières ; Mgr l'évêque d'Orléans avait, au contraire, examiné l'ensemble de la situation. Aussi le Constitutionnel, qui s'était jusque-là retranché dans le silence, accusa-t-il les évêques d'abaisser la chaire sacerdotale en l'appelant à remplacer la tribune politique. Voici comment l'Univers relevait cette inconvenante observation :
«Le Constitutionnel se décide àrompre le silence sur les actes de l'épiscopat français au sujet de la situation des États de l'Église. Voici son entrée en matière :
Il Plusieurs évêques ont cru devoir, dans les circonstances ac-
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« tuelles, publier des lettres pastorales que nous n'avons pas à « apprécier aujourd'hui. Nous préférons nous borner à repro- « duire les jugements fort divers qui les ont accueillies. »
« Le Constitutionnel donne ensuite quelques extraits des articles publiés par différents journaux sur la polémique à laquelle les lettres pastorales et protestations qui lui déplaisent ont donné lieu. Il conclut ainsi :
« Nous nous arrêtons. L'éloge comme le blâme sont égale- « ment regrettables. Il est triste que cette polémique se soit éle- « vée, il est plus triste qu'on lui ait donné prétexte de s'élever. « La chaire sacerdotale s'abaisse quand elle se transforme en « tribune politique. « L. BONIFACE. »
« Lorsque M. Boniface aura l'autorisation de dire la vérité aux lecteurs du Constitutionnel, il commencera par reproduire les documents qu'on lui fait juger avec cette suffisance risible. Mais s'il veut se borner à l'outrage, les analyses du Siècle, du Journal des Débats ou de l' Opinion nationale sont tout ce qu'il luijfaut. En effet, bien que le Constitutionnel s'adresse à un public de facile composition, il lui eût été impossible de risquer la phrase malséante qui termine son article, si, montrant de la loyauté, il avait cité les belles lettres pastorales de NN. SS. les évêques d'Arras, d'Alger et de Poitiers. Ces documents, destinés ,t être lus, comme il dit, dans la chaire sacerdotale, ne la transforment pas en tribune politique ; ils exposent dans le plus digne et le plus calme langage la situation du Souverain Pontife. Aucune question n'y est abordée ; on n'y fait pas de politique, on y demande des prières. Il faut que le Constitutionnel soit bien préoccupé pour voir là un abaissement.
« M. Boniface nous dira peut-être que Monseigneur l'évêque d'Orléans ne s'est pas borné, comme ses collègues, à parler du Saint-Père. L'objection n'excuserait en rien le ton et les assertions de M. Boniface. La protestation de Monseigneur l'évêque d'Orléans, —vif exposé de la situation générale, —n'est nullement destinée à la chaire sacerdotale. Ce n'est pas une lettre pastorale, un mandement, un acte de juridiction. Le Courrier de Paris le faisait remarquer hier, en disant que Monseigneur Dupanloup avait voulu exprimer son opinion sur une questionessentiellementpolitique, et avec toute la liberté que comporte un débat de cette nature. Ainsi, même en prenant au sérieux les scrupules du Constitutionnel sur l'inconvénient de transformer la chaire sacerdotale en tribune politique, il faudrait encore reconnaître que les objections de
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cette feuille portent complétement à faux. M. Boniface a, d'ailleurs, le droit de trouver que Monseigneur Dupanloup a été trop sévère ; mais on est libre, même sur ce point, de ne pas accepter l'opinion de M. Boniface. »
Les feuilles franchement révolutionnaires exprimaient dès lors, en toute franchise, les pensées que le Constitutionnel se contentait encore d'indiquer; elles voulaient que l'on fermât la bouche aux évêques et reprochaient plus particulièrement à Mgr Dupanloup le défaut de modération et de charité. Et pourquoi ? Parce que parlant des adversaires de l'Eglise et jugeant leurs actes publics, il employait les mots indignité, excès scandaleux, forfait, mensonge, plume exercée au mépris, astuce, passions brutales, passions basses, impudence, bandes révolutionnaires ; parce qu'il montrait M. About vomissant de lâches calomnies, etc., etc. Ces expressions choquaient très-fort les délicats écrivains du Siècle et leurs pieux confrères de la Patrie. L' Ami de la Religion essaya vainement de les calmer en leur disant : Les mots que vous dénoncez sont les traits de l'éloquence, les débordements de l'àme, l'allure et la flamme de la conscience. Pour mieux insulter Mgr Dupanloup, le Siècle et quelques autres rappelaient avec éloge les actes de l'éloquent prélat contre Y Uiiivers, et, les opposant à sa défense des droits du Souverain Pontife, l'accusaient de se contredire. Ils ne voyaient pas, d'ailleurs, que tenir ce langage c'était avouer que pour leur compte ils n'avaient jamais attaqué l 'Uizivers et secondé les efforts tentés contre lui, que dans l'espoir d'affaiblir le Saint-Siége.
L Univers était, certes, fort innocent de cette polémique. Si disposé que l'on fùt à lui trouver des torts, on ne pouvait raisonnablement l'accuser d'être pour quelque
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chose dans les appréciations de Mgr Dupanloup et dans les réclamations qu'elles soulevaient. Mais il existait, et, d'après la note du Moniteur, sa présence seule excitait le trouble, et sa mort devait tout calmer. Voyons cela.
Les journaux n'avaient pas encore apprécié l'encyclique, lorsque le Moniteur leur apprit que par suite de la suppression de l'Univers, la polémique religieuse devait cesser ou se transformer, toute violence, toute vivacité étant désormais sans prétexte et sans excuse. Il était naturel de croire que cette déclaration et l'acte qui l'avait précédée mettraient la parole pontificale à l'abri de toute insulte. D'abord, il y avait l'avis comminatoire du journal officiel ; ensuite les journaux révolutionnaires et leurs alliés, les journaux officieux, pouvaient trouver décent ou habile de justifier momentanément les prévisions ministérielles ; enfin il s'agissait d'une pièce commandant plus particulièrement le respect, puisqu'elle émanait du chef de l'Eglise. Mais ce changement d'allures n'eût guère fait le compte des bons apôtres qui, pour prendre leurs aises, accusaient Y Univers de les provoquer. Les esprits candides que ces arguments séduisaient depuis si longtemps purent immédiatement voir à quel point on les avait joués.
Voici comment le Siècle entrait en matière :
Nous n'avons reçu qu'hier au soir, à une heure avancée, l'autorisation de publier l'encyclique du Pape. C'est ce qui nous a empêchés d'y joindre l'expression des sentiments que ce document nous a inspirés. Nous allons essayer de l'analyser avec la modération, l'indépendance et la sincérité qui sont dans nos habitudes. Et tout d'abord nous séparons du prince temporel le chef spirituel de la religion de la majorité des Français; (première preuve de sincérité), c'est au souverain qui se déclare l'ennemi des principes sur lesquels repose notre société depuis 1789, c'est
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à l'homme politique que nous allons répondre, c est le manifeste du chef du gouvernement pontifical que nous voulons juger et apprécier.
Après cet exorde, digne du bon M. Tartufe, le Siècle faisait le procès du Pape... homme politique. M. Havin, prenant, sans nul embarras, le rôle d'accusateur et de juge, reprochait à Pie IX d'être ennemi des réformes, de méconnaître les besoins de son peuple, de mépriser les sages avis et les conseils réitérés de la France; il parlait du joug des cardinaux et de leur domination détestée; il dénonçait les actes de cruauté du gouvernement pontifical, ce gouvernement ennemi des sages réformes, et partisan des baïonnettes étrangères. Cela dit, M. Ravin, craignant de n'être pas bien compris, passait, par une gradation, habile, du gouvernement pontifical à la cour de Rome ; cette cour, disait-il, qui prend l' entêtement pour de la force, « vient prêcher jusqu'au cœur de la France une « croisade contre les principes de la révolution, qu'elle « appelle pernicieux, contre la liberté des peuples, contre « la société civile, et contre le chef de l'État qui lui a « donné tant de preuves de déférence et de respectueux « dévouement; elle fait comparaître l'empereur devant « le tribunal de Dieu même et le menace de la justice « divine. »
Ce dernier trait, mêlé de courtisanerie, dp. cafarderie et de dénonciation, peint surtout le révolutionnaire du Siècle, révolutionnaire bourgeois, qui veut plaire à la populace sans se brouiller avec le monde officiel.
Le Siècle ne pouvait en rester là. Il sait très-bien que son public n entend rien aux euphémismes même les plus transparents, et que pour le satisfaire il faut dire le Pape, et non pas le gouvernement pontifical ou la cour de Rome.
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Aussi finissait-il par s'en prendre directement au Pape ; il lui reprochait d'ignorer les lois chrétiennes, de manquer de bon sens, de montrer un fol entêtement, de n'avoir plus l'intelligence des véritables intérêts religieux, de provoquer des luttes odieuses, de tenir une conduite qui le couvrait de honte. Voici ce morceau :
« Une semblable conduite du pape et du gouvernement des cardinaux ne doit-elle pas porter un immense préjudice à la cause de la religion? Est-il possible que le chef spirituel de cette religion de charité, de tolérance, écrive, au dix-neuvième siècle, une lettre pareille ? est-il possible que l'épiscopat français, qui s'est souvent fait remarquer par sa modération, par son attachement aux libertés de l'Église gallicane, se mette à la suite d'un prince étranger qui, au nom de la religion, voudrait raviver ces guerres odieuses dont les tristes souvenirs crient encore, et dont les excès marquent d'un sceau de réprobation les siècles qu'ils ont ensanglantés? L'empereur s'était adressé respectueusement au bon sens du pape, à son intelligence des intérêts de la religion ; par un fol entêtement, Pie IX veut courir les chances d'une lutte. Plaignons-le ; mais disons-le avec fermeté, le temps du fanatisme religieux est passé, et le chef temporel des États romains ne recueillera de sa coupable entreprise que la honte de l'avoir conçue. (Siècle du 31 janvier.)
Et ce n'était pas tout. M. Havin expliquait que le Pape ne comprenait rien ni aux choses du temps ni aux choses religieuses ; mais il promettait de sauver l'Eglise que
Rome voulait sacrifier à des intérêts mondains.
On ne voit pas ce que le Siècle eût pu dire de plus si
Y Univers avait encore vécu, mais on peut croire que l' Univers eût remis en place toutes ces tartuferies, où tant de haine se mêle à tant de platitude.
L'Opinion nationale, qui croit avoir des idées, mais qui se borne à copier le Siècle, tint au sujet de l'encyclique le langage même de M. Havin. Après avoir montré le
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Pape prononçant des paroles imprudentes et blessant, au grand préjudice de la religion, les hommes sans conviction religieuse, M. Guéroult ajoutait :
Les paroles que nous venons de rapporter, celles que nous citons plus haut, cet appel aux évêques pour enflammer le zèle des catholiques en faveur du pouvoir civil du Saint-Siège, tout cela, ne craignons pas de le dire, diffère peu d'une provocation à la révolte intérieure, à la coalition extérieure. L'invocation à la sainte Vierge et aux saints, qui arrive ensuite pour les besoins de la péroraison, ne saurait changer ni l'esprit, ni le caractère de ce morceau.
Aujourd'hui, la conscience du pape est obsédée par le mécontentement du prince : le pontife est tellement dominé par le souverain, qu'il compromet, pour garder sa motte de terre, son impartialité de pontife, sa neutralité religieuse, et qu'il s'enrôle, et avec lui l'Église catholique, sous la bannière de l'absolutisme politique, sans redouter, sans même prévoir les conséquences possibles d'une aussi coupable imprudence.
Le rédacteur à&Y Opinion nationale, ancien Saint-Simo- nien, ancien consul de France sous Louis-Philippe, ancien rédacteur du Journal des Débats, ancien républicain de la veille sous la république, et maintenant bon impérialiste de l'École démocratique et humanitaire, terminait en reprochant au clergé français le défaut de caractère. On l'étonnerait en lui disant que le caractère consiste à soutenir avec fermeté des convictions stables et bien définies.
Le Constitutionnel ne pouvait prendre les allures dégagées du Siècle et de l'Opinion nationale. Son rédacteur en titre, M. Grandguillot, est, certes, de taille à penser comme M. Guéroult, et à écrire comme M. Ilavin; mais il a pris rang parmi les publicistes qui ne peuvent lâcher la bride à leur génie, le public étant disposé à croire qu'on doit les écouter parce que ce n'est pas eux qu'on entend.
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Aussi le Constitutionnel fit-il le docteur. Il exposa d'abord que la loi ne permettait pas au Pape de parler en France sans l'autorisation du gouvernement, puis il jugea bon d'expliquer : 1° que « l'autorité du Pape n'est absolue que lorsqu'elle est conforme aux saints canons, et d'accord avec le consentement universel de l'Église assemblée; » 2° que la lettre encyclique du 19 janvier appliquant à un intérêt temporel les formes qui appartiennent au chef de l'Eglise, il y avait là un abus de juridiction. M. Grandguillot concluait de ce raisonnement qu'il avait le droit d'apprécier librement l'encyclique sans se donner le tort d'attaquer le Pape. Aussi déclarait-il, avec une respectueuse déférence, qu'il lui était impossible de ne pas déplorer l'attitude que l'on faisait prendre à Pie IX. Venait ensuite toute une havinade qu'eût pu envier M. Guéroult, s'il n'avait pas le sentiment bien ferme de sa supériorité en ces matières comme en toutes les autres. Voici, d'ailleurs, quelques-unes des appréciations respectueuses et libres du Constitutionnel :
Il nous est impossible de ne pas déplorer l'attitude que l'on fait prendre à Pie IX, dans des circonstances où l'esprit de conciliation semblait devoir s'allier si bien avec le caractère auguste du Saint-Père. N'est-il pas douloureux de voir en un document aussi grave que celui dont nous parlons, la cause éternelle de l'Église confondue, abaissée dans des solidarités si peu dignes d'elle et associée à la fortune de ces princes qui, en Italie, ne se sont soutenus que par les armes de l'Autriche et ne pourraient ~ rentrer que derrière elle !...
Voilà donc le chef de l'Kgtise se faisant comme au temps des Boniface VIII et des Innocent XII, l'arbitre des souverainetés politiques ! Et, qu'on le remarque bien, cet arbitrage théocratique, qui serait aujourd'hui la prérogative la plus périlleuse pour la papauté, n'est, par un étrange contraste, que le témoignage irrécusable de sa dépendance : car, avant, comme après la guerre d'Italie, nous retrouvons Rome courbée sous l'influence de l'Au-
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triche, sous cette influence que le P. Lacordaire considérait si justement comme une cause de décadence et d'abaissement pour le Saint-Siége .
Nous plaindrions les catholiques français qui ne sentiraient pas ce qu'il y a de triste dans cette position prise par la papauté venant relever, contre le vœu des peuples, les princes qui, tombés à Solferino, n'ont eu d'autre refuge que les bagages de l'Autriche. Cette position trompe les espérances de tous ceux qui auraient voulu voir le chef de la chrétienté retrouver te prestige de. sa puissance politique dans son union avec l'Italie régénérée.
Ainsi le Constitutionnel montrait Pie IX sacrifiant les intérêts de la religion, abaissant l'Église, avouant et confirmant la dépendance de la papauté, courbant Rome sous l'influence de l'Autriche, manquant à tous ses devoirs de souverain et de Pape, trompant enfin les plus nobles espérances des âmes pures.
Mais pourquoi parler de respect quand on ose imprimer de tels outrages? Voilà une question que MM. Grand- guillot et Limayrac ne pourront comprendre. Le Constitutionnel a des idées particulières sur les convenances : il croyait être respectueux parce qu'il avait pris le soin pieux de représenter Pie IX comme n'ayant pas la conscience de ses aetes ou plutôt comme n'étant qu'une machine aux mains de quelques intrigants. On lui fait prendre, disait-il. Cette formule, qui comblait l'injure, était, aux yeux de M. Grandguillot, une suffisante preuve de respect. La Patrie utilisa aussi cette rubrique malséante et maladroite dont M. About s'était servi le premier . Il est bien possible, du reste, que M. Grandguillot fût sincère.
Après avoir établi que Pie IX abaissait l'Église, le Constitutionnel glissait une menace. Il déclarait que Y injustice de Pie IX n'empêcherait pas, au besoin, la France de
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défendre le Pape à Rome contre l'anarchie ; mais qu'elle ne s'occuperait pas des crises qui pourraient menacer partout ailleurs les États pontificaux. Cette conclusion rentrait dans le programme de la brochure le Pape et le
Congrès. Aussi le Constitutionnel a-t-il laissé voir quelque mauvaise humeur lorsque l'illustre général La Mori- cière, mettant sa glorieuse épée, cette épée de l'Algérie et des journées de Juin, au service de l'Eglise, a prouvé qu'il y avait encore des catholiques pour défendre l'autorité politique du Saint-Père à Rome et partout ailleurs.
La Patrie a, dans l'opinion, quelque chose de l'importance du Constitutionnel ; on lui fait l'honneur de croire qu'elle n'exprime pas toujours ses propres pensées. Voici quelques passages de son article sur l'encyclique, qu'elle appelait un manifeste plus politique encore que religieux :
Catholique sincère, fervent ami de la religion, mais sans ambition comme sans faiblesse; aussi éloigné des empiétements pour son compte que des concessions dangereuses, le gouvernement impérial, à la vérité, peut être tolérant sans péril envers des exagérations et des égarements auxquels nous avons le plus longtemps possible refusé de croire, mais que malheureusement on ne peut plus révoquer en doute.
L'encyclique qu'on va lire porte, en effet, les traces de la confusion déplorable que le ministre Antonelli, ce cardinal qui n'est pas prêtre, entretient à Rome avec tant de soin entre les choses spirituelles et les choses temporelles. L'encyclique oublie, ou plutôt elle n'oublie pas les traditions de l'Église de France; elle les méconnaît, elle les foule aux pieds...
Au fond, ce n'est donc pas le Pape qui parle dans son encyclique, ce n'est pas le Souverain spirituel de deux cents millions d'âmes, c'est le Souverain temporel d'un État italien, et un souverain (trouvons dans notre dévouement au Saint-Siége le courage de lui dire la vérité) qui a commis fautes sur fautes.
Ces fautes remontent loin ; elles sont de plusieurs sortes. Quand le gouvernement pontifical, sourd aux vœux de ses populations, sourd aux conseils de l'Europe conservatrice, s'obstina à re-
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pousser toutes réformes, il courait sciemment les chances des révolutions, et lorsque les révolutions sont venues, elles n'étaient que le résultat trop prévu d'une politique aveugle pour laquelle l'histoire sera bien sévère.
L'auteur de cet article, M. Limayrac, ancien démocrate sincère et plein de fougue devenu sincère catholique et impérialiste fougueux, reprochait ensuite au
Pape de rester autrichien et terminait en s'écriant avec sincérité : « La révolution des Romagnes retombe tout en-
« tière sur la politique de la cour de Rome. De si haut,
« du reste, que tombent les paroles du Saint-Siége, elles
« ne peuvent pas changer les faits et dénaturer l'his-
« toire. » Et la question était jugée.
Le Messager de Paris :
Nos lecteurs apprécieront la protestation pontificale qui peut se résumer en ces axiomes de la politique romaine :
Non possumus, non volumus.
Nous ne pouvons pas et nous ne voulons pas.
Il est évident pour nous que les funestes conseils du cardinal
Antonelli ont prévalu dans les délibérations du sacré Collège.
Pie IX déclare qu'il est prêt à suivre les traces de ses illustres prédécesseurs. Ici l'allusion devient par trop évidente, Antonelli et la faction autrichienne ont dicté ces lignes. Il ne s'agit pas de dangers pour la religion qui ne fut jamais en plus grande sécurité, mais d'émanciper des provinces qui, depuis des siècles, ne supportent qu'avec indignation l'administiacion des cardinaux et des monsignori.
Pie IX invite ensuite tous les fidèles à prier pour le Saint-Siége. La prière n'est funeste à personne ; mais pourquoi cet appel aux armes qui rappelle les brefs d'excommunication des Pontifes les plus turbulents.
Fort heureusement, la lettre de l'Empereur des Français a rassuré l 'Europe à ce sujet. L'encyclique de Pie IX n'aura pas l'effet attendu par Antonelli ; les ultramontains en seront pour leurs frais d'éloquence et de fausses larmes.
La France, puissance essentiellement catholique, n'a jamais
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été l'ennemie de la papauté; mais ses souverains ont tenu à honneur de sauvegarder les libertés du pays contre les envahissements de cardinaux trop ambitieux.
Saint Louis ne promulgua-t-il pas la pragmatique sanction, cette première charte des gallicans ? Bossuet ne fut-il pas l'inspirateur de la célèbre déclaration de 1682 ?
Eh bien ! Français d'abord comme Bossuet, nous croyons que le pouvoir temporel a fait son temps ; peut-être même a-t-il trop duré pour la religion catholique et pour la paix de l'Europe.
L'encyclique de Pie IX est un appel à une croisade en faveur du maintien de la papauté, telle qu'elle était au moyen âge; c'est un anachronisme déplorable.
TH. PFEIFFER.
Le Courrier de Paris, au moment où parut l'encyclique, venait de recruter, pour la deuxième ou troisième fois,
M. Castille, ancien démocrate socialiste, passé, tout comme d'autres, catholique sincère et chaud impérialiste ! M. Castille fit sa rentrée par un article où il reprochait aux vieux partis de donner « le spectacle des palinodies les plus
« curieuses qui, depuis soixante ans, aient égayé notre
« siècle fécond en spectacles de ce genre ; )) puis après avoir loué l'Empereur de son attitude ferme et résolue dans la question du pouvoir temporel, M. Castille devenait ironique :
Le calme de l'Empereur, son attitude pleine de modération envers le souverain des États romains, de piété envers le chef de l'Église, nous faisaient espérer la fin de ces ardentes polémiques des agitateurs du clergé. Nous avions la bonhomie de croire qu'il ne resterait bientôt plus de tout cela qu'un banc de brochures de plus sur les plages de la librairie.
Nous espérions que nos vénérables évêques, après avoir publié leurs facturas, rentreraient dans le calme et la paix de leurs palais épiscopaux et laisseraient reposer les imprimeries et l'âme des fidèles. Nous pensions que le prurit politique de Monseigneur Dupanloup, serait apaisé par un bain d'encre; mais voici qu'une nouvelle brochure atteste ses nouveaux tourments.
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L'opinion générale était que notre Saint-Père, Pie IX lui- même, écartant du Vatican les influences fatales du cardinal An- tonelli et du sacré-collége, reviendrait à des sentiments plus équitables, qu'il rendrait justice aux services anciens et nouveaux rendus à la religion et au saint-siége par l'Empereur des Français et accepterait la perte des Romagnes comme une conséquence irrécusable de la force des choses.
Tout passe, nous disions-nous, tout fuit comme le rivage de la vie lui-même. Hier nous étions presque des théologiens. Nous nous estimerons heureux demain de n'être que des économistes.
Mais l'encyclique, véritable manifeste politique dont nous examinerons plus tard le sens et la portée, remet le feu aux poudres de l'esprit de polémique. Amère déception ! Puisqu'on nous y force, il faudra bien pourtant que nous reprenions les armes.
Et M. Castille reprit les armes, trompant ainsi, comme tous ses confrères, les prévisions du Moniteur.
Aux extraits qui précèdent nous pourrions en ajouter d'autres ; mais à quoi bon ? N'est-il pas déjà surabondamment établi que le rapport de M. le Ministre de l'intérieur, la suppression de Y Univers et la note du Moniteur ne protégèrent aucunement la parole du souverain Pontife contre les railleries, les insultes, les interprétations déloyales et iniques de la presse révolutionnaire? Cependant ces actes officiels ne furent pas absolument sans effet. D'abord l'U- nivers ne pouvait rien dire; mais, de plus, les autres feuilles dévouées à la cause religieuse jugèrent prudent de garder une extrême réserve. La Gazette de France, qui a donné dans ces difficiles débats de nombreuses preuves de courage, expliqua dès le premier jour la ligne qu'elle croyait devoir suivre :
« La mesure, disait-elle, qui frappe l'Univers d'une suppression, les vingt-quatre avertissements donnés à la presse française en moins de cinq mois, un nouvel avis inséré au Moniteur ce matin, dont on lira plus loin le texte, l'interdiction qui nous a été faite de reproduire l'Encyclique de notre Saint-Père le Pape, et levée
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seulement d'aujourd'hui, tout cela rend très-difficile pour nous l'examen des critiques acerbes et radicales dont les feuilles officieuses ont accompagné la publication de l'Encyclique. Aujourd'hui comme toujours, nous ne demandons qu'une seule chose : la liberté. Il ne peut pas être défendu d'en parler en ce moment où l'on appelle en son nom l'Italie à se reconstituer. D'ailleurs, elle nous a été promise.
« On comprend donc que, dans les circonstances actuelles, nous devions nous tenir en garde contre les provocations de la presse révolutionnaire. C'est avec l'histoire et les documents officiels que nous défendrons la tradition des grands principes sur lesquels reposent les monarchies et l'indépendance religieuse. A tout ce que l'on dira pour fausser le sens de nos doctrines et jeter la confusion dans les questions les plus claires, nous opposerons les faits historiques les mieux connus. Notre patience ne se lassera pas à remplir cette tâche.
J. JANICOT.
Voici sur le même sujet quelques paroles de la Gazette de Lyon :
Nous avons publié la note du Moniteur, recommandant le calme et la modération à la presse, et à la presse religieuse en particulier. L'Univers, disait-on, faisait tout le mal : c'est lui qui, par ses violences si célèbres, provoquait à plaisir les récriminations et les fureurs des éternels ennemis de toute religion, de tout ordre et de toute société. Nous avions donc le droit d'espérer qu'après que ce vigoureux athlète s'est fait tuer au poste d'honneur; nous espérions surtout qu'après la note du Moniteur, nous ne serions plus attristés en lisant dans les colonnes du Siècle, de l'Opinion nationale et de leurs compères, leurs diatribes et leurs calomnies accoutumées contre tout ce que nous sommes accoutumés à vénérer et à chérir.
Quels n'ont donc pas été notre étonnement et notre douleur de trouver dans les feuilles officieuses et révolutionnaires les observations dont elles ne craignent pas d'accompagner les paroles vénérées du Pontife-Roi, et dont nous avons donné hier un échantillon dans l'article du Constitutionnel !
Mais la mesure sévère qui vient de frapper l'Univers, les vingt- quatre avertissements donnés à la presse française, la note même du Moniteur que nous rappelions tout à l'heure, tout cela
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nous rend très-difficile l'examen des critiques dont le Constitutionnel, le Siècle, la Patrie, le Courrier de Paris, le Messager, l' Opinion nationale et le Pays lui-même, — accord touchant et vraiment instructif! — ont accompagné la publication de l'encyclique, et nous empêche de suivre nos irréconciliables adversaires sur le terrain scabreux et plein d'embûches d'où ils peuvent impunément nous braver.
Nos amis comprendront notre position, et pourquoi nous sommes obligés de comprimer et de refouler au fond de notre cœur bouillonnant d'indignation et de honte les sentiments qui l'oppressent.
» A. PETIT.
Ces reproches laissèrent parfaitement insensibles les journaux révolutionnaires et leurs alliés les journaux officieux. Ils ne pensèrent pas qu'ils dussent se gêner parce que Y Univers ne les gênait plus. La Patrie, par exemple, revenant sur l'Encyclique, osait froisser les consciences catholiques et méconnaître la vérité au point de dire que la lecture de l'acte pontifical dans toutes les églises avait blessé les fidèles.' Cet article était signé de M. Gullaud, écrivain dont le stylerappelle souvent celui de la brochure le Pape et le congrès. La Patrie reprochait au Pape, et cela sans intention d'ironie, de prétendre disposer des couronnes, puis elle ajoutait :
L'émotion de tristesse qui a accueilli, dans toutes les églises, la lecture de l'encyclique, doit prouver à tous que les temps sont passés, même pour ces tentatives, et qu'elles ne pourraient être renouvelées qu'au détriment de l'honneur des Pontifes. Ce que l'Empereur, dans son dévouement et sa piété, conseillait au Saint-Père, la France le répète aujourd'hui par toutes ses voix fidèles, par toutes ses consciences éclairées.
L'Empereur a pu donner ainsi dans son respect pour l'Église et dans la conscience de sa force, une preuve nouvelle d'une modération dont on ne trouve peut-être pas d'exemple égal dans notre histoire politique, sans compromettre en rien, ni devant son pays, ni devant l'histoire, l'indépendance de sa couronne;
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sans affaiblir, pour emprunter les paroles de Pithou, « ces beaux droits, ce précieux palladium que nos plus sages et nos plus dé- votieux ancêtres nous ont avec tant de soin et de vertu religieusement conservé jusqu'à présent, sous le titre des Libertés de l'Église gallicane. »
La tolérance dont le gouvernement a fait preuve, en n'usant pas de ses droits, n'est donc pas de la faiblesse, comme l'ont dit plusieurs journaux : tous les hommes de bon sens n'y verront, au contraire, qu'un nouvel acte de sagesse et de témoignage de la force que lui donne son bon droit.
E. B. GULLAUD.
Les courtisans sont toujours maladroits. Pourquoi célébrer si vivement une tolérance que la publication de l'encyclique par l'Univers rendait facile et qui devait promp- tement cesser ? En effet, peu de temps après, il était défendu tout haut et par voie officielle, de publier les actes pontificaux. La Patrie qui avait loué la tolérance comme un témoignage de sagesse et de force, en fut quitte pour louer l'interdit comme une preuve de force et de sagesse.
Le Siècle fut, dans cette circonstance, mieux avisé que la Patrie. Au lieu de louer le gouvernement de sa tolérance, il l'en blâma :
Il n'est peut-être pas défendu de s'étonner que le gouvernement, en présence de l'art. 1er du concordat, ait autorisé dans les églises la lecture de la lettre encyclique du Pape dont nous avons fait connaître la portée
Nous nous demandons si la tolérance du gouvernement a été bien réfléchie, et s'il est bon de laisser transformer les églises de France, qui doivent être seulement des lieux de recueillement et de prières, en autant d'assemblées politiques.
Le gouvernement, dans sa force, a cru n'avoir rien à redouter des colères et des menaces impuissantes de Rome. 11 a peut-être oublié qu'il avait à compter avec un parti qui prend toutes les concessions pour de la faiblesse.
E. DE LA BÉDOLLIÈRE.
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Quelques jours plus tôt, ce même journal avait ainsi constaté que les feuilles officieuses venaient à sa suite :
Les ultramontains s'étonnent de lire dans le Constitutionnel, la Patrie, le Pays, le Siècle, les mêmes arguments contre la lettre encyclique du Pape. Ces arguments ne sont-ils pas dictés par le simple bon sens? La logique la plus élémentaire ne suffit-elle point pour faire justice de la confusion qu'on persiste à établir entre la religion et l'administration civile, entre le spirituel et le temporel, entre les intérêts du ciel et les intérêts mondains? Que nos adversaires relisent le Siècle; ils verront que, en respectant la religion, il a invariablement soutenu que le gouvernement des cardinaux, incompatible avec la mission dont le clergé est investi, n'avait pas de raison d'être ; que les populations le repoussaient, et qu'il était dans l'intérêt même du catholicisme de débarrasser la papauté des soins temporels. Faut-il, pour plaire aux royalistes, que nous renoncions à nos opinions et à nos principes, parce que d'autres journaux qui ne les ont pas toujours professés les adoptent aujourd'hui?
E. DE LA BÉDOLLIÈRE (t).
Peut-être croit-on que la polémique ne fut vraiment vive, le lendemain même de la note du Moniteur, qu'au sujet de l'encyclique. Non, cette preuve de pudeur et de facile patience n'a pas été donnée. Dès le 1er février, l'O- pinion nationale publiait sous ce titre : le Clergé et Féducation, un article où le Clergé était signalé comme le plus grand ennemi de l'ordre, du gouvernement et de la société, comme une peste publique qui pervertissait l'esprit des femmes et des jeunes générations. Il faut donner quelques passages de ce réquisitoire montagnard.
Après avoir dénoncé l'alliance du parti clérical avec les orléanistes et les légitimistes, l' Opinion nationale montrait les femmes abandonnées à l' ignorance et à la superstition que propagent les voix qui tonnent du haut
(1) Siècle du 2 février.
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de la chaire, et passait outre pour signaler un plus grand mal.
Aujourd'hui, disait-elle, la Vendée est un peu partout; à chaque foyer, dans chaque famille, elle compte des soldats. Les armes aussi sont changées. Pour renverser l'œuvre de la révolution, il y a quelque chose de plus fort et de plus certain que le fusil, c'est le vote. Or le clergé, maître de l'éducation, est maître aussi des suffrages de la génération qui s'élève. Aussi, voyez : il parle en maître.
Voilà le vrai danger, voilà ce qu'il faut craindre 1
Vienne un de ces grands jours où le peuple entier nomme ses mandataires, où les destinées du pays sont aux mains de la multitude... — C'est bien loin, dites-vous, et vous n'y pensez guère. Le parti ultramontain, qui sait le prix du temps et qui n'oublie rien, y pense, lui ; et lentement, prudemment, par des mouvements insensibles, mais sûrs, il s'avance et gagne du terrain. Avec douceur, car il est plein d'aménité, il s'empare des enfants; puis peu à peu, avec patience, car il a la durée, il les façonne. Il leur enseigne notre histoire comme la racontent les fresques du Vatican, la Saint-Barthélemy glorifiée et la Révolution aux gémonies; Henri IV en enfer, et Ravaillac montant au ciel; le Pape écrasant du pied les couronnes; les droits des peuples représentés comme des impiétés, la liberté comme une inspiration du diable, et M. le marquis de Bonaparte précipité sur le rocher de Sainte-Hélène par les foudres du Vatican.
Voulons-nous donc voir nos enfants maudire leurs pères et détruire l'œuvre qui a coûté aux nôtres tant de sang et de durs labeurs ; qui nous a déjà tant coûté aussi à nous? Est-ce pour arriver à ce honte'ux et éclatant démenti que le dix-neuvième siècle aura remué le monde, fait en soixante ans plus de découvertes dans les sciences et de progrès dans l'industrie que n'en présentent les deux mille ans qui nous ont précédés? La France va-t-elle rétrograder et devenir la risée des nations ?
Nous ne pouvons le croire. Que la conscience publique s'éveille donc et qu'elle manifeste sa volonté. Au clergé la religion et le temple, le soin de préparer les âmes pour la vie future ; aux laïques l'école, l'éducation politique et professionnelle, et la mission de faire des citoyens pour la vie présente.
Que la loi Falloux disparaisse tout entière. Le gouvernement impérial l'a déjà détruite en ce qui concerne l'instruction se-
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condaire; qu'il achève son œuvre ; qu'il sauve l'éducation populaire livrée aux congrégations et à l'arbitraire des curés.
C'est une question de salut pour lui ; qu'il y prenne garde !
C'est aussi, et surtout, une question de salut pour la France.
Et plus loin :
Depuis quelques années, et à la faveur de nos discordes civiles, le clergé s'est efforcé de regagner le terrain perdu et de mettre la société complètement dans sa main. Sous divers déguisements, à l'aide de ses sociétés de bienfaisance et de ses congrégations, il a reconstitué la théocratie. C'est une sorte de conspiration, chaque année grandissante contre nos institutions. C'est un État dans l'État, avec sa hiérarchie, mi-partie de prêtres et de laïques, organisée du haut en bas de l'échelle sociale, qui tient les pauvres par l'aumône, un très-grand nombre de fonctionnaires par l'ambition ou la crainte, et le reste du troupeau, par le respect humain.
Mais surtout, le clergé tient par l'enseignement la génération qui s'élève. Il se croit maître de l'avenir...
Sauvestre.
Voilà comment parlait l' Opinion nationale le 1er février . La veille elle avait reproduit la note où le Moniteur intimait à tout le monde la modération ; elle ne fut pas avertie le lendemain.
En 1856, lorsque parut le pamphlet intitulé l'Univers jugé par lui-même, certains chroniqueurs belges et autres nouvellistes prétendirent que monseigneur Dupanloup, évêque d'Orléans, était pour quelque chose dans cet écrit.
FI eût fallu dire seulement que l'auteur du pamphlet avait pris quelques phrases, quelques idées et divers mouvements d éloquence dans un mandement du prélat contre
1 't'nivers, mandement resté inédit quoique imprimé, et que monseigneur Dupanloup supprima lui-même parce
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que l'encyclique du 21 mars lui parvint au moment qu'il allait le lancer. Rien ne prouve que le seul auteur officiel de Y Univers jugé par lui-même ait été autorisé à faire ces emprunts. Il a eu comme nous-mêmes ce mandement entre les mains et il l'a mis à contribution sans scrupule, au risque de compromettre le vénérable prélat. Mais en revanche, il est prouvé que cet écrivain avait sur la polémique religieuse les mêmes idées que monseigneur l'évêque d'Orléans. Comme lui, il croyait que l'on pouvait battre ses adversaires sans les faire crier, et il reprochait violemment à l'Univers de n'avoir jamais obtenu ce résultat.
Le souvenir a d'anciens articles de M. l'abbé Dupan- loup, rédacteur de l' Ami de la Religion, et même des écrits plus récents et d'un autre caractère, pouvaient dès lors nous fournir d'assez bonnes raisons contre cette thèse. Le pamphlet en fournissait de bien plus concluantes encore. Jamais, en effet, pareil amas d'insinuations méchantes et de véhémentes grossièretés n'avait été dirigé contre l'Univers et contre la personne même de son rédacteur en chef. Le Siècle, le Charivari, le National, la Réforme, et toute la bande des feuilles socialistes de 1848 à 1852 n'a vaient pu aller aussi loin : il leur manquait ce feu de haine, ce souvenir cuisant d'anciennes luttes malheureuses et cette absence de responsabilité individuelle qui éclataient partout dans le pamphlet. Si l' Univers avait compris de cette sorte la polémique, il n'eût jamais eu ni adversaires ni ennemis, car il fut resté au-dessous de la discussion et de la colère.
Les exemples de nos adversaires montraient donc que la vivacité est permise, et nous pouvions justement excuser les pamphlétaires anonymes qui dénonçaient
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nos prétendues violences. Néanmoins un argument précieux nous faisait défaut. Nous savions et nous disions que les catholiques modérés cesseraient d'échapper aux clameurs de l'ennemi le jour même où celui-ci sentirait leurs coups ; mais bien que cela fùt évident pour tout esprit droit, la preuve manquait. Elle ne manque plus. Pour un seul article sous forme de lettre, monseigneur Dupanloup, si souvent invoqué contre l' Univers, a été traité absolument comme l'avait été la Feuille ultramon- taine. Des flots d'injures lui ont prouvé combien il est difficile de répondre directement et carrément à des adversaires passionnés sans exciter toutes leurs fureurs. Je ne crois pas, par exemple, que le vénérable prélat, si dévoué, en principe, à la modération, ait échappé à une seule des accusations qui faisaient dire aux auteurs du pamphlet V Univers jugé par lui-même, que Y Univers, en irritant les ennemis de l'Église, loin de lui rendre des services, attirait sur les prêtres, les malheureux prêtres, tous les ressentiments et toutes les haines. Le pamphlétaire ajoutait que Y Univers soulevait toutes ces passions afin de se donner le plaisir et /'honneur de les combattre. C'est peut-être aussi pour le plaisir et l'honneur d'être plus en vue que monseigneur l'évêque d'Orléans a tenu le ferme langage qui lui a valu tant d'injures et deux plaintes en diffamation ?
On me permettra un autre rapprochement. L'Univel'sn'a pris l initiative d'aucune des polémiques qui ont le plus fait crier contre lui. De même aussi monseigneur Dupanloup se trouvait sur la défensive dans le conflit qui a donné un nouveau et très-éclatant démenti aux prévisions du Moniteur sur les résultats de la suppression de Y Univers quant à la polémique religieuse.
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Rappelons les faits. Le Constitutionnel, battu honteusement sur toutes les questions relatives aux affaires de llome et au pouvoir temporel de la papauté, crut se tirer d'embarras par un tour d'écolier. Sous ce titre imprimé en caractères très-apparents: Lettre de l'évêque d'Orléans aux supérieurs et directeurs de son petit séminaire, il publia dans son numéro du 2 février, sans donner ni date ni signature, une pièce écrite en 1810 par monseigneur Rousseau pour les professeurs de son séminaire et surtout pour le ministre des cultes. Cette pièce n'avait reçu alors aucune autre publicité. Que disait-elle ?
Elle disait que le changement survenu dans F état politique du pape, dépouillé de toute souveraineté temporelle, ne l'empêcherait pas de gouverner l'Eglise « dans « l'esprit, dans la charité et la paix de Jésus-Christ, con- « formément aux saints canons arrètés par les conciles « généraux. » Monseigneur Rousseau expliquait ensuite, de façon à satisfaire Napoléon Ier, que le pape serait d'autant plus digne de son auguste mission qu'il ne pouvait plus être exposé à choisir entre sa conscience de pontife et celle de souverain. Enfin il parlait contre l'emploi de l'excommunication, invoquait les libertés de l'Eglise gallicane, la fameuse déclaration de 1682, l'autorité de Bossuet, les droits primitifs de l'épiscopat et s'écriait : « Reconnaissez dans Napoléon l'héritier de César, de qui « Jésus-Christ a dit : Rendez à César ce qui appartient à « César et à Dieu ce qui est à Dieu. » En d'autres termes : Reconnaissez que Rome appartient à Napoléon Ier puisqu'il l'a prise, et non au vicaire de Jésus-Christ.
Le titre que le Constitutionnel avait donné à cette malheureuse élucubration était très-propre à exciter la curiosité, mais il n'en faisait pas un document de quelque va-
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leur. On pouvait croire tout au plus, qu un eveque avait tenu en 1810 un langage propre à réjouir les pieux écrivains du Siècle, du Constitutionnel, de la Patrie et de Y Opinion nationale. C'était un malheur et non un argument. Le témoignage de toute l'Église ne permettait pas d'écouter cette voix isolée et inconnue. La publication faite par le Constitutionnel était donc, simplement malséante et maladroite. Malséante, car la pompe du titre révélait une espièglerie de mauvais goût ; maladroite, car les inspirateurs du Constitutionnel n'avaient aucun intérêt à rappeler le couronnement donné par le premier empire à leurs doctrines actuelles sur le pouvoir temporel de la papauté.
Pour avoir raison de cette attaque,. il importait certainement d'établir que monseigneur Rousseau «ignorait « l' histoire, ignorait le droit catholique, ne tenait aucun « compte du droit européen, qu'il ignorait plus encore les « vrais principes de l'Eglise gallicane, qu'il invoquait le « grand nom de Bossuet, le nom de Fleury et qu'il ne les « avait pas même lus.» Devait-on s'en tenir là? Suffi- sait-il de ruiner toute la thèse de monseigneur Rousseau et fallait-il, par surcroît, ruiner absolument l'homme lui- même ? Fallait-il fouiller dans la vie privée de cet évêque, mort depuis cinquante ans et depuis cinquante ans oublié, afin de le frapper dans son caractère et de pouvoir s'écrier qu'il ignorait surtout l'honneur épiscopal ?
Un proverbe bien connu, qui sans être toujours juste doit toujours être pris en considération, dit : « Tant vaut l'homme, tant vaut la doctrine. » Monseigneur Dupan- loup jugea, je présume, que pour les intelligents épaisses qui composent la masse du public, il serait bon de joindre cette preuve personnelle aux preuves historiques et doctrinales. Il le fit avec entrain, avec verve, avec feu. On
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peut varier d'opinion sur le caractère même de l'acte, et sur sa nécessité ; mais il faut reconnaître que monseigneur Rousseau, « ce pauvre évêque », fut biographie de main de maître. Le principe de l'exécution étant admis, il ne pouvait être mieux appliqué. Ce fut complet et parfait. Monseigneur Dupanloup montra dans ces pages moqueuses, indignées, hautaines, un talent et une passion de polémiste dont, pour notre part, nous ne fùmes pas surpris.
Les journaux révolutionnaires, ces mêmes journaux qui avaient tant loué autrefois les actes de Mgr Dupanloup contre l' Univers, ne voulurent pas voir que le vénérable prélat avait toujours le même style. Ils l'accusèrent de changer d'allures, lorsqu'il changeait simplement d'adversaires. Au fond, il leur fallait un prétexte pour justifier la violence de leurs agressions. L'Univers n'était plus là et, pour le moment, Mgr Dupanloup leur faisait surtout obstacle ; ils se ruèrent sur Mgr Dupanloup.
Dira-t-on qu'ils avaient quelques raisons de crier ? Sans doute, puisqu'ils étaient battus ! Seulement, fidèles à leurs habitudes, ils essayèrent de donner le change et affectèrent une grande indignation. Le Siècle se déclara diffamé ; le Constitutionnel, Y Opinion nationale, la Patrie, affirmèrent, en levant les mains au ciel, que Mgr Dupanloup, un évêque ! avait dépassé toute mesure ; que la passion l'avait entraîné au point de lui faire écrire un pamphlet contre Mgr Rousseau, un saint prélat, un savant prélat, un de nos plus. illustres prélats, un prélat de pieuse mémoire. Le fait est qu'ils entendaient parler pour la première fois de cet ancien évêque, et qu'en lui décernant la science, l'illustration, la sainteté, ils croyaient fortifier leurs propres doctrines et se louer eux-mêmes.
Je n'ai pas à prendre parti dans un débat qui a été
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porté devant la justice, puis écarté par une fin de non- recevoir. Le seul rôle qui me convienne est celui de rapporteur. J'ai simplement à montrer quel a été le ton de la polémique religieuse après la suppression de l' -Univers.
La question se trouve posée sur un très-bon terrain. D'un côté , nous voyons l'éloquent évêque qui s'était prononcé si vivement contre la polémique de l'Univers, la déclarant moqueuse et hautaine; de l'autre les feuilles qui avaient affecté de dire que le jour où nos provocations cesseraient on les verrait donner d'éclatants exemples de réserve. Le Moniteur lui-même avait fini par se laisser prendre à ces promesses. On va donc entendre des voix qui avaient également prêché la modération.
Forcé de répondre au Constitutionnel, qui lui opposait un acte de Mgr Rousseau, Mgr Dupanloup s'est expliqué tout d'abord sur le respect dû aux morts.
« Rien, a-t-il dit, ne me convient moins assurément que de troubler la mémoire et la paix des morts ; mais quand on les évoque contre l'Église, le respect qui leur est dû ne peut plus commander le silence et empêcher de dire la vérité.... Si ce que je vais dire pèse-un jour sur la mémoire de Monseigneur Rousseau, qu'il me pardonne; on m'y oblige, je le dois, et je le fais avec tristesse : pace tua dixerim. »
Cette réserve faite, Mgr Dupanloup entre vivement en matière. Après avoir dit que Mgr Rousseau n'avait pas écrit en dehors de toute passion humaine, il ajoute :
Ce n'était pas dans toute son indépendance, comme vous le dites encore, Monsieur, que Monseigneur Rousseau fit une telle œuvre ; mais, au contraire, je suis condamné à le dire, dans la préoccupation la plus vaine, la plus servile. Ce discours fait en conséquence d'une circulaire officielle, il l'envoie au ministre.
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Le ministre ne daigne pas lui répondre. Inquiet, presque désolé, après vingt-cinq jours du silence ministériel (M. Portalis, alors ministre, était un homme honorable à qui les bassesses ne plaisaient pas), il récrit encore pour savoir... s'il a bien parlé, s'il en a trop dit ou pas assez au gré du ministre (1).
Ces paroles paraîtront ironiques et hautaines ; peut-être même le reproche de bassesse sera-t-il trouvé injurieux.
Il faut songer aux circonstances. Du reste ce n'est là qu'un exorde. Mgr Dupanloup montre ensuite Mgr Rousseau s'armant du décret qui réunissait les États du Pape à l'empire français pour écrire à l'archichancelier Cambacérès ;
« Je reste convaincu que c'est ici le moment où les chefs de « l'Église gallicane doivent se rallier, se serrer en quelque sorte « davantage autour du trône... et se servir de toute l'influence « de leur ministère pour empêcher le fanatisme ou la mauvaise « foi de parvenir à jeter l'alarme dans la portion des fidèles plus « dévote qu'éclairée.
« Votre rang dans l'État, Monseigneur, » ajoutait avec une respectueuse confiance Monseigneur Rousseau, (c et votre in- « fluence sur ma promotion à l'épiscopat, influence que je n'ou- « blierai de ma vie, justifient le détail où je viens d'entrer.
« Cambacérès ne manqua pas de lui répondre : « Monsieur « l'Évêque, les sentiments que vous exprimez honorent le ca- « ractère épiscopal. » (18 août 1809.)
Il paraît que Mgr Rousseau, « ce pauvre évêque, » avait une passion pour le style épistolaire. Il écrivait à une foule de gens et toujours il sollicitait : « J'ai sous les yeux-, dit Mgr Dupanloup, toutes les lettres par lesquelles il sollicitait tour à tour des conseillers d'Etat, des ministres, de l'archichancelier, les faveurs auxquelles il
(1) Il n'est pas bien prouvé que les bassesses déplaisaient à M. Portalis. niais il est certain qu'il n'eut pas à juger les instances de Monseigneur Rousseau, car il était mort depuis trois ans. Cet anachronisme n'enlève rien, du reste, à la valeur du jugement de Monseigneur Dupanloup sur la conduite de son prédécesseur.
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attachait, dit-il, « un prix infini, » pour l'honneur de son ministère : entre autres le titre de baron, puis le titre de chevalier, par une pétition spéciale, afin de pouvoirtrans- mettre le premier de ces titres à l'un de ses neveux, et ainsi « le baroniser » (texte de la correspondance d'un de ses anciens grands-vicaires avec lui), et le titre de chevalier à un autre neveu ; et il sollicitait enfin le titre d'électeur et la faveur d'être adjoint au collège électoral du département ou à celui d'Orléans, afin sans doute d'aider à la sincérité et à l'indépendance des élections d'alors. »
Je suis certain que ce dernier trait a particulièrement déplu à M. Grandguillot; il y aura vu une épigramme qui n'avait rien à faire dans le débat, et plus digne d'un journaliste que d'un évêque. Néanmoins Tépi- gramme est bonne ; elle complète .cette autre appréciation moqueuse : « cet évêque faisait tout ce qu'il pouvait pour «. honorer son caractère à sa manière et au gré du temps « où il vivait. »
Les observations de monseigneur Dupanloup sur les doctrines de monseigneur Rousseau n'ayant donné lieu à aucune appréciation sérieuse, à aucune tentative de réfutation, nous n'avons pas à les rappeler ici. La forme seule de la polémique doit nous occuper. Nous devons montrer comment l'illustre chef du parti de la modération a pratiqué sa théorie et comment il a réussi : 1° à ne pas irriter ses adversaires ; 2° à dégager la cause de l'épiscopat et de la religion des animosités d'une polémique dont il devait rester personnellement responsable ; 3° à éviter dans son langage cette légèreté moqueuse et cet accent de raillerie hautaine « qui sie,d mal, sans aucun doute, dans « une polémique dirigée, contre un évêque, mais qui « sied mal aussi à des chrétiens, dans les discussions
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« graves, même contre les ennemis de la religion (1). » Monseigneur Dupanloup prend l'écrit de monseigneur Rousseau, il rappelle sa date, et tout d'abord il s'étonne de cet étrange langage, de cette ignorance ; ils'indigne de ce lâche 'et hypocrite abandon du droit qui va jusqu'à justifier « ce que les Latins auraient appelé latrocinium; » il proteste, en invoquant «la vérité, la justice et l'éternel honneur, » contre ces trahisons et- ces lâchetés. Son indignation ne l'empêche pas de railler. Voici, par exemple, comment il relève l'épithète de saint donnée par M. Grand- guillot à monseigneur Rousseau :
« Permettez-moi de vous dire que, bien que vous soyez un catholique sincère, comme vous me l'affirmiez dans une lettre que je n'ai pas reçue, et que je n'ai même connue qu'en m'a- bonnant alors au Constitutionnel, vous n'êtes pas encore un catholique assez expérimenté pour décerner la sainteté. »
Mais ce ne sont là que des préliminaires. Après avoir donné un croquis de l'évêque et discuté ses doctrines, monseigneur Dupanloup met la main sur l'homme, non pas, on le conçoit, pour le plaisir de l'abattre, mais afin qu'on ne puisse plus invoquer à l'avenir cet esprit vulgaire et médiocre, ce « bien pauvre homme, » qui faisait des bassesses.
Dès le premier mot il pose nettement la question. Monseigneur Rousseau, s'écrie-t-il, ignorait surtout l'honneur épiscopal. Nous ne reproduirons pas tout ce que monseigneur Dupanloup a écrit pour justifier cette parole, la plus dure qui puisse être prononcée contre un évêque mort dans la communion de l'Eglise; nous nous
(1) Mandement de Monseigneur l'évêque d'Orléans contre le journal F Unit,ers, mai 1852.
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abstiendrons également d'émettre un jugement sur le mérite de ses preuves. Encore une fois, nous n'avons ici ni blâme ni éloge à donner ; nous éherchons simplement des exemples de polémique.
Donc le droit de la polémique modérée sur un évêque va jusqu'à pouvoir dire qu'il « fut un prêtre respectable, « mais dans le sens LE PLUS ABAISSÉ du mot, d'un esprit « médiocre et d'un caractère plus médiocre encore; » que l'ensemble de ses mandements, lettres, circulaires publiques et privées témoigne moins des mouvements de son zèle pastoral que de ses lâches complaisances et de ses adulations. Ce droit permet de flétrir un acte de l'autorité épiscopale en s'écriant : Ces paroles retombent de tout le poids de leur HONTE sur la BASSESSE de l'évêque qui les a prononcées ; il permet aussi la légèreté moqueuse même contre un évêque, même à propos de mandements. Monseigneur Dupanloup ne dédaigne pas, en effet, de ridiculiser monseigneur Rousseau, saint de M. Grandguillot et prélat de pieuse mémoire, selon M. de la Bédollière.
« Nous savions, dit-il, qu'il fut baron de l'empire et de plus membre de la Légion d'honneur, car il ne manqua jamais de dire ces depx choses en tête de tous ses mandements... Le premier acte de son administration, en entrant dans son diocèse, fut de recommander la vaccine à ses diocésains... »
Il reprend sur un ton qui ne sent plus la raillerie :
« S'il n'avait fait que cela, ce serait bien; mais malheureusement il fit autre chose. Et sur la grande quantité de mandements, lettres, circulaires publiques et privées qui nous restent de lui, nous trouvons bien moins de monuments de son zèle pastoral que de ses lâches complaisances et de ses adulations. »
L'ironie se mêle ensuite à l'indignation :
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« Je ne vous dirai pas comment il comparait 1 empereur Napoléon tour à tour à David, à Salomon et à Josias (17 mai 1809), comment il louait « cet être privilégié, ce mortel extraordinaire, l'instrument des impénétrables desseins de Dieu, qui l'associait en quelque sorte à sa puissance sans cesse créatrice. » (6 décembre 1807.)
« Je ne vous dirai pas non plus comment il voyait la France « couverte de tous les rayons de splendeur et de gloire qui, du « trône de l'Empereur, rejaillissent sur elle.
« Je n'ajouterai pas comment la coïncidence de la fête de (t l'Empereur avec la prise de Madrid lui paraît un superbe dé- « veloppement de la Providence et une sanction immuable du « choix du souverain que Dieu dans sa sagesse et sa miséri- « corde a donné à l'Europe pour en être l'arbitre.
« Jamais, ajoutait-il, la clémence avec la gloire ne parut se « déployer avec plus d'éclat que Madrid vient de l'éprouver. Aux « tendres sollicitudes de Napoléon, l'Espagne ne croirait-elle pas « avoir à la place d'un roi victorieux le meilleur des pères, veil- « lant à la sûreté de ses enfants? » (23 décembre 1808.)
« Du reste, écrivait-il à son ami le cardinal Maury, dans mes « mandements, je n'ai qu'une idée : notre Empereur épargnant « toujours, autant qu'il est possible, le sang des hommes, le sang « de ses ennemis, comme celui de ses sujets. » — Cette phrase lui plaisait, car je la retrouve encore dans une lettre à M. Emery. « Je ne vous dirai pas enfin comment il voulait que le 15 août on prêchât tour [à tour sur les vertus de la sainte Vierge et sur 0. l'Empereur, qu'il se plaît à nommer sans cesse le Fils aîné de l'Église. »
« Le Fils aîné de l'Église? Le pauvre évêque oubliait qu'il y a des fils aînés qui traînent quelquefois leur père en captivité, et d'autres, dans le Bas-Empire, qui firent plus mal encore. Tranquille d'ailleurs dans son évêché, il en parlait à son aise et pensait peut-être de bonne foi qu'un prince impérial devenant un jour roi de Rome, le Pape devenant prince et pensionnaire de l'Empire français, avec 2 millions de revenus, et lui, évêque d'Orléans, demeurant baron de l'Empire, membre de la Légion d'honneur, adjoint au collége électoral du département, et puis bientôt peut-être sénateur, toutes les convenances de la hiérarchie civile et sacrée se trouvaient sauvées. »
Une note ajoute : « Il mourut avant d'avoir pu obtenir
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« son entrée au Sénat. » Ce dernier sarcasme ne s'appuie sur aucune des citations faites par Mgr Dupanloup, mais le spirituel prélat aura pensé que Mgr Rousseau, si heureux d'être baron, chevalier de la Légion d'honneur et membre du grand collége, devait aspirer à passer sénateur. Or, puisque Mgr Rousseau devait désirer cette dignité, et puisqu'ir ne l'a pas eue, il faut croire et même affirmer qu'il l'avait sollicitée sans succès.
Une autre note montre que la raillerie est définitivement une arme de bonne guerre, du moins d'évêque vivant à évêque mort.
« Croirait-on, par exemple, que ce pauvre évêque était tellement enivré, qu'il confondait la gloire de ses mandements avec celle de nos armées ? Le 3 mai 1809, il écrivait au cardinal Maury :
« Il est tout simple que ma plume que Votre Éminence m'a « ordonné de retailler, s'empresse de vous faire hommage de sa « nouvelle production. Vous avez toujours accueilli avec trop de « bonté mes enfants ou plutôt ceux de nos triomphes pour ne pas « me flatter que Monseigneur n'étende la même bienveillance sur « celui-ci, dont l'enfantement ne m'a coûté qu'une heure. »
C est plaisant ; est-ce juste ? En appelant ses mandements les enfants de nos triomphes, Mgr Rousseau, au lieu de les confondre avec la gloire de nos armées, voulait, je crois, dire simplement qu'il écrivait à l'occasion de nos victoires. Mgr Dupanloup a donc fait là, sans le vouloir, un rapprochement un peu forcé. Le trait est d ailleurs charmant et mêle, selon le précepte, le plaisant au sévère. Ajoutons que cette note complète un passage où Mgr Dupanloup veut prouver, par l'exemple de Mgr Rousseau, que le despotisme a « le funeste pouvoir d'avilir les âmes. »
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Deux extraits encore, et nous en aurons fini avec cette oraison funèbre. Mgr Dupanloup résume ainsi les souvenirs laissés à Orléans par Mgr Rousseau :
« OD peut racheter la médiocrité de l'esprit par la dignité de l'Orne. Il n'en fut pas ainsi de l'évêque dont vous parlez; vous en jugerez bientôt vous-même comme on en juge à Orléans. J'ai laissé son portrait dans une des salles de mon évêché, et je me le suis reproché quelquefois, lorsque j'entends des Orléanais, quand ils passent devant cette figure, dire à voix basse et en baissant les yeux : « Hélas ! ce fut un bien pauvre homme ! »
Enfin pour résumer ses propres appréciations sur ce pauvre évoque dont la fortune fut un malheur, car « sa
« tête, son cœur, son caractère, tout y fléchit, » il s'écrie :
« C'est alors enfin (au moment où Pie VII est prisonnier) qu'il ose bien prononcer dans le discours même que vous citez, Monsieur, ces paroles qui retombent de tout le poids de leur honte sur sa-bassesse : « Du pied du trône impérial, où ils reconnaissent « dans Napoléon l'héritier de la puissance de César, vous con- « duirez vos élèves au pied du trône pontifical, où ils trouvent « dans Pie VII le successeur du chef des apôtres. » Au pied du 4rône pontifi-cal ! ! ! et Pie Vit était dans les fers!!! Ou je me trompe, Monsieur, ou le public français, qui comprend l'honneur, goûtera peu votre héros ; vous-même le flétrissez en ce moment, j'en suis sûr. »
L'exécution est complète. Était-elle nécessaire ?
Pour résoudre cette question, il faut voir le fait en lui- même, sans s'arrêter à la personne de Mgr Rousseau et sans examiner de trop près ni tous les détails donnés par Mgr Dupanloup, ni toutes les expressions dont il s'est servi.
Du moment où l'on opposait au langage officiel et public de tous nos évêques un discours prononcé il y a cinquante ans par un autre évêque, ce discours et son auteur appartenaient à la discussion. On se récrie; on prétend que
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les doctrines seules devaient être mises en cause. Mais alors pourquoi le Constitutionnel avait-il cherché à fortifier son pauvre document en s'écriant : «Écoutezl'un des plus illustres prélats de l'Église de France, » un saint qui écrivait loin de tout calcul humain, dans la pleine indépendance de sa raison. Pourquoi toutes les feuilles révolutionnaires s'associaient-elles à la canonisation décrétée par le Constitutionnel, en ajoutant que ce saint avait été un savant ? Évidemment on glorifiait l'homme pour fortifier la doctrine. Il fallait donc étudier l'homme afin de montrer à quel point son caractère et ses préoccupations personnelles avaient pesé sur ses opinions.
Le principe admis, on peut discuter sur l'application. Mgr Dupanloup a-t-il dépassé la mesure ? Était-il nécessaire qu'il employât tant de gros mots et devait-il se laisser entraîner au point de citer à la charge du prélat une misérable lettre de l'un de ses vicaires généraux.
« Est-il vrai que la mairie d'Orléans a été vous chercher à votre palais dans une belle berline attelée de quatre chevaux (1), le jour que vous deviez donner votre bénédiction aux drapeaux de la garde d'Honneur, qu'elle avait formée pour le passage de l'Empereur, et, qu'après votre cérémonie on vous a reconduit chez vous et prié de regarder comme à vous cet équipage. Pareille galanterie offerte de la sorte en double le prix. On prétend encore que pour fournir les moyens d'entretenir cette voiture et les chevaux, les deux départements qui composent votre évêché, avec lesl0,000f. qu'y attache le gouvernement, en ont porté le revenu jusqu'à 30,000...
« Comme il est d'usage que l'Empereur dans ses voyages jusqu'à présent gratifie les évêques chez lesquels il s'arrête, de son portrait entouré de diamants sur une boîte d'or, valant communément 1 S à 18,000 fr., j'espère, dis-je, que cette bonne aubaine aura mis le comble aux avantages de cette journée si mémorable pour vous. »
(1) Ici comme dans toute cette citation, c'est Mgr Dupanloup qui souligne.
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Ce document attristant et tout intime n'a certainement jeté aucune lumière sur le débat, il a simplement fait sourire ceux qu'il n'a pas froissés ; j'admets donc qu'il eût été convenable de le mettre au panier, d'autant plus que les pièces officielles donnaient suffisamment matière aux traits piquants et moqueurs. J'admets aussi que monseigneur Dupanloup eût pu, sans aucun préjudice pour sa cause et sans épargner davantage monseigneur Rousseau, écarter les mots : lâcheté, bassesse, honte et tant d'autres que les journalistes eux-mêmes hésitent à employer, et qui risquent particulièrement de fatiguer les esprits délicats lorsqu'ils sont d'un évêque à un évêque. La vérité a, je le sais, des droits supérieurs, mais il n'est pas besoin de tout dire pour tout faire comprendre. Je crois, par exemple, que monseigneur Dupanloup eût pu exprimer toute sa pensée sur monseigneur Rousseau, sans l'accuser si souvent et si vivement d'ignorance, sans dénoncer chez lui la préoccupation la plus vaine et la plus servile, sans lui appliquer deux ou trois fois le mot bassesse, sans parler de son lâche et hypocrite abandon, de ses trahisons ou de ses lâchetés, de ses lâches complaisances et de ses adulations, sans demander à M. Grandguillot de le flétrir, sans dire que ce pauvre évêque doit être écarté au nom de l' honneur.
Sans doute, tout cet éclat de mots retentissants n'était pas nécessaire ; ils ne fortifient aucune appréciation et donnent prise aux adversaires battus sur le fond des choses. Mais il ne faudrait oublier ni quel parti on prétendait tirer contre l'Église de l'écrit de monseigneur Rousseau, ni les tentatives faites pour grandir ce héros, ni la promptitude de la réponse. Monseigneur Dupanloup ne répondit, en effet, guère moins vite que ne l'eût fait un
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journaliste. Ne fallait-il pas en finir au plus tôt avec la malencontreuse pièce maladroitement communiquée au Constitutionnel ?
Les puritains de la presse garibaldienne, transformés en 'gardiens de l'honneur épiscopal, reprochèrent encore à monseigneur Dupanloup de n'avoir pu s'assouvir en immolant un seul évêque. D'autres partagèrent ce scrupule et se récrièrent surtout contre le ton ironique et hautain de cette entrée en matière. « Mais pourquoi l'a- « vez-vous choisi ( monseigneur Rousseau ) ? Si dans ce « grand débat il fallait invoquer contre moi mes prédé- « cesseurs, on pouvait mieux faire ; j'en ai eu de meilleurs « encore que monseigneur Rousseau. J'ai eu M. etc.... « J'ai eu aussi, etc.... ? » Ceux-là, a-t-on dit, n'étaient pas en cause, pourquoi les y mettre? Pourquoi réveiller de fâcheux souvenirs auxquels personne ne songeait ? Pourquoi contrister inutilement d'honorables familles ? Il est certain que ce complément n'était pas indispensable, mais il n'est pas prouvé, non plus, qu'il fùt inutile. Le débat soulevé au sujet de l'un des évêques si lestement mis en cause a fourni, par exemple, à monseigneur Dupanloup l'occasion d'écrire une lettre très-savante , très-calme, vraiment épiscopale, où diverses questions de droit ecclésiastique étaient traitées avec une remarquable vigueur.
Qui donc, du reste, peut prendre au sérieux le tapage des journaux révolutionnaires sur cette question de forme? La lettre de monseigneur Dupanloup les a irrités parce qu elle leur enlevait un argument dont ils comptaient tirer bon parti. A défaut de raisons, ils ont eu recours aux injures. On a pu voir dès lors que la suppression de Y Univers, loin de les calmer, les encouragerait, et, dans tous
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les cas, il a été surabondamment prouvé que la menace du Moniteur contre les violences de la polémique en matière religieuse, ne leur imposerait aucune retenue. Ce dédain de la parole officielle ne leur a d'ailleurs attiré aucun désagrément.
Voici quelques extraits de leurs articles :
Le Constitutionnel, après avoir annoncé avec solennité qu'il répondrait, publia la note suivante à l'adresse de ses lecteurs de Paris :
Nous devons renoncer à publier dans notre édition de Paris la réponse que nous avions faite à la lettre de Monseigneur l'évêque d'Orléans. Les indications qui nous arrivent de toutes parts, sur l' effet déplorable produit par cette lettre, nous font un devoir de ne pas ayyraver encore l'irritation d'une pareille polémique.
D'un autre côté, le Siècle annonce, ce soir, qu'il persiste à déférer aux tribunaux Monseigneur Dupanloup. En présence de cette situation qui pourrait soulever de douloureux scandales, tout le monde comprendra la réserve que nous nous imposons.
Nous n'avons pu accepter le débat sur le terrain où l'avait placé notre illustre contradicteur qu'en touchant à beaucoup de points délicats et en évoquant des souvenirs qu'il est mieux de laisser à l'histoire. Une pareille discussion, pour être poursuivie, exige un calme qui, malheureusement n'existe pas dans les esprits de ceux qui nous contredisent et nous provoquent.
En nous condamnant au silence, nous croyons faire une action honnête et donner un témoignage de notre patriotisme et de notre respect pour la religion.
A. GRAl'\DG[ILLOT.
Si le Constitutionnel faisait une action honnête en se taisant à Paris, que faisait-il donc en parlant au public des départements et de l'étranger, c'est-à-dire aux quatre cinquièmes de ses abonnés? Puis, comment avait-il attendu que son article fùt imprimé, corrigé et parti, pour comprendre ce que lui commandaient son patriotisme et
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son respect pour la religion? Mystère! On crut généralement que la réponse de M. Grandguillot avait paru faible à de plus forts que lui, et que, toute réflexion faite, on trouvait bon d'en rester là. C'était une action sage, mais l'honnêteté n'avait rien à y voir, car il n'eût pas été malhonnête de soutenir honnêtement ce grave débat.
La réponse du Constitutionnel visait à tout, à la solennité, à l'ironie, au pathétique ; elle n'arrivait à rien. Après une intention d'épigramme sur la vanité de l'improvisation, M. Grandguillot ajoutait :
« Et votre conscience, Monseigneur, j'aime à Je croire du moins, a dû vous présenter bien des doutes et bien des incertitudes à l'heure où, agenouillé dans les caveaux de votre cathédrale, vous demandez « aux souvenirs de la mort, les leçons dont vous avez besoin pour éclairer et guider votre vie. »
« Ces doutes n'ont pas été assez puissants pour vous conseiller le silence, et, face à face avec un de vos prédécesseurs, placé entre l'alternative de déshonorer sa vie ou de subir le pénible contraste de ses doctrines, vous n'avez plus connu aucune hésitation : « vous vous êtes résigné » à flétrir la mémoire de MDIlseigneur Rousseau.
« Ce n'est pas bien, Monseigneur. L'opinion publique, qui nous juge, vous et moi, ne verra point dans ce réquisitoire posthume un acte de courage religieux, mais, j'en ai peur, un acte d'orgueil blessé.
« Et maintenant revenons à Monseigneur Rousseau. C'était donc « un bien pauvre homme ! » Ce n'est que par compassion que vous avez laissé son portrait dans une des salles de l'Évêché, et vous vous l'êtes reproché maintes fois lorsque vous entendiez les Orléanais, passant devant cette figure, parler à voix basse et baisser les yeux.
« Tenez, franchement, Monseigneur, de tels détails sont indignes de vous ! A Venise, autrefois, il arriva qu'un doge trahit la sérénissime république ; on le décapita. Or, la tradition voulait que les portraits des doges figurassent tous à leur rang dans la galerie de Saint-Marc. Marino Faliero eut donc le sien, mais on le voila pour qu'on ne l'insultât pas. A vous en croire, il n'en est
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pas de même à l'évêché d'Orléans : on n'y voile pas ces visages d'ancêtres, on les insulte !
« Il est vrai qu'il faudrait beaucoup de crêpes funèbres si l'on devait couvrir les figures de tous les vénérables évêques, vos prédécesseurs, qui n'ont pas su trouver grâce à vos yeux.
« Ce n'est pas seulement le procès de monseigneur Rousseau que vous instruisez, c'est celui de monseigneur Raillon, c'est celui de monseigneur de Jarente, c'est celui de beaucoup d'autres, c'est celui de l'épiscopat français tout entier, dans les temps modernes. Indulgent à vous-même et à vos passions politiques, vous êtes impitoyable pour les autres et pour leurs prétendues faiblesses.
« Quelle charité vraiment apostolique l
« Voyons pourtant si cette grande sévérité a du moins pour elle la justice et l'équité. n"
Toute cette ironie me paraît terne, et cette éloquence est bien froide. Cherchons des raisons. En voici peut-être :
« Mgr Rousseau « ignorait l'honneur épiscopal 1 » En quoi et comment? Quelles preuves apportez-vous pour justifier une aussi radicale condamnation?
« Vous êtes allé fouiller dans les archives de votre évêché, vous avez compulsé à la hâte tous les discours de votre prédécesseur, déchiffré jusqu'à sa correspondance privée et, vous faisant arme de quelques phrases incomplètes, prisesçà et là, vous venez dire triomphalement : « Monseigneur Rousseau fut un prêtre respectable, mais dans le sens le plus abaissé du mot; d'un esprit médiocre et d'un caractère plus médiocre encore; d'un style d'une extrême vulgarité ; coupable enfin de certaines paroles qui retombent de tout le poids de leur honte sur sa bassesse. » « Je n'ose citer plus loin, il est telle épithète qui ne doit jamais se trouver sous la plume d'un écrivain qui se respecte.
« Mais quelles sont donc, en résumé, ces paroles si terribles pour la mémoire de monseigneur Rousseau? Le malheureux prélat, écrivant un jour à l'archichancelier de l'Empire, a osé se souvenir « de l'influence de Cambacérès sur sa promotion à l'épiscopat et lui dire qu'il ne l'oublierait de sa vie. »
« Est-ce tout? Oui, en vérité. N'est-ce pas assez, ou plutôt n'est- ce pas trop? Un évêque, malhabile au point de ne pas oublier,
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dès le lendemain de sa promotion, qu 'il ne tient pas l épiscopat seulement de la miséricorde du Saint-Siège et de la grâce apostolique ; qu'il le tient aussi un peu du libre choix du gouvernement de son pays ! Quel scandale !
« Eh bien, Monseigneur, je vous le dirai sans détours, cet excès de mémoire chez votre prédécesseur me touche et ne m'indigne pas.
« Je sais qu'il est de mode aujourd'hui, parmi certaines personnes, de prêcher l'ingratitude aux nouveaux membres de l'é- piscopat. On fait tout au monde pour les détourner des plus simples devoirs de la reconnaissance et on ne pardonne leur élévation qu'à ceux qui se tournent impudemment contre celui-là même qui les a nommés.
« Je devine ce que gagne l'esprit de parti à une pareille manœuvre, je ne comprends pas ce que peut y gagner l'honneur épiscopal. »
Je vois là des mots injurieux et des insinuations qui veulent être blessantes ; j'y vois surtout le désir de faire la leçon aux évêques assez impudents pour ne point partager l'inaltérable confiance de M. Grandguillot. C'est tout; les raisons m'échappent. Le Constitutionnel ne me paraît pas plus heureux lorsqu'il veut justifier son héros en cherchant à rabaisser l'ancien épiscopat français.
« Si je voulais, à votre exemple, Monseigneur, faire abus de citations, il ne me serait pas difficile de vous opposer Bossuet lui-même, Fénelon, Fléchier, Massillon, tous les plus grands noms de l'épiscopat français ; je pourrais publier leurs lettres de remerciements adressées les unes à Louis XIV lui-même, les autres au grand-dauphin, celles-ci au ministre influent, celles-là, hélas ! à la maitresse favorite. Je pourrais à mon tour dépouiller certaines correspondances et fouiller dans certaines archives. Que diriez-vous si j'exhumais des cartons de notre ambassade à Rome une foule de pièces des plus instructives ; si je vous montrais tel archevêque bien connu et mort en odeur de sainteté, sollicitant le chapeau de cardinal et reconnaissant que, s'il l'obtient, il le devra non pas au Pape, non pas au Roi, non pas même à l'ambassadeur, mais à tel commis d'ambassade.
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« Je ne me sens nul goût pour ces exhumations plus ou moins scandaleuses. Ma réponse serait plus piquante peut-être, elle serait moins honorable. »
Quelle finesse! M. Grandguillot lance les accusations et s'abstient de fournir les preuves, pour que sa réponse soit plus honorable. Oubliant bientôt, du reste, que le respect de la religion vient de l'arrêter, il ajoute :
« On se souvient des dithyrambes solennels déclamés en pleine chaire et en présence même de Louis XIV. Les victoires de l'Em- pereur-Soldat n'ont pas aveuglé autant d'évêques, il s'en faut de beaucoup, que les rayons du Roi-Soleil. Il me serait pénible de citer les noms et les œuvres des prédicateurs célèbres qui comparèrent l'amant adultère de madame de Montespan, non pas seulement à David, à Salomon et à Josias, mais au Messie lui- même. Vos souvenirs classiques, Monseigneur, vous rappelleront, je n'en doute pas, ce que, par pudeur, je dois sous-entendre ici.
« Un simple rapprochement : Napoléon Ier n'a jamais toléré, pour sa personne, l'adulation que recherchait Louis XIV. Il n'a jamais exigé, sous peine de disgrâce, l'encens sacerdotal, et ce n'est pas lui qui, pour punir l'audace de certains conseils, eût chassé de sa cour l'archevêque de Cambrai.
« Mais monseigneur Rousseau ne se bornait pas à flatter; il réclamait, à l'occasion, le prix de ses flatteries. Vous me le montrez sollicitant le titre de baron, puis « le titre de chevalier par une pétition spéciale, afin de pouvoir transmettre le premier de ces titres à l'un de ses neveux, et ainsi le baronniser. »
« Comme si de pareilles demandes étaient sans précédents dans l'épiscopat! Faut-il donc, Monseigneur, que j'évoque encore une fois les souvenirs de l'ancienne monarchie, que je vous montre à mon tour l'évêque de Meaux sollicitant pour lui-même et pour l'abbé Bossuet, l'archevêque de Cambrai pour l'abbé Fé- nelo.n, l'évêque de Nîmes pour une de ses sœurs, Massillon un peu pour toute sa besogneuse famille ? Faut-il que je descende ensuite jusqu'à monseigneur de Vintimille, archevêque de Paris, et que je produise les innombrables lettres où il réclame de sa sœur, la maîtresse de Louis XV, les plus misérables sommes d'argent?
« Dieu m'en garde ! Par une étrange interversion des rôles,
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c'est vous, évêque, qui avez entrepris de flétrir.publiquement l'ancien épiscopat; il ne me reste, à moi, laïque, qu'à le défendre contre vos pieuses calomnies. »
Voilà monseigneur Rousseau bien défendu ! Admettons les assertions du Constitutionnel, et il en résultera que sous l'ancienne monarchie il y a eu des évê- ques solliciteurs et courtisans. En quoi ces actes fâcheux excuseraient-ils la conduite d'un évêque ratifiant les violences de Napoléon contre Pie VII, applaudissant à la suppression du trône pontifical, accusant de fanatisme et de mauvaise foi les prêtres et les fidèles qui, au lieu d'aspirer, comme lui, aux faveurs du maître, protestaient contre la déchéance et l'emprisonnement du chef de l'Eglise? Comment! M. Grandguillot ouvre la campagne en s'écriant : « Quant à moi, puisque j'ai attiré sur monte seigneur Rousseau les foudres de votre colère, il est de « mon devoir étroit de protéger désormais le repos de sa « tombe. Je ne reculerai pas devant une pareille obliga- « tion. » Et puis tout son dégonflement aboutit à dire, d'une part, que des évêques du dix-septième siècle ont été aveuglés par les rayons du Roi-Soleil et n'ont pas craint de se faire solliciteurs ; d'autre part, que les membres actuels de l'épiscopat agissent impudemment lorsqu'ils revendiquent les droits du Saint-Siège, au risque de gêner la politique de celui-là même qui les a nommés.
Quelle misère ! et comme on a bien fait de soustraire le repos de la tombe de monseigneur Rousseau au protectorat de M. Grandguillot. Il convient d'ajouter qu'il a renoncé à ce devoir étroit avant même qu'on eût pu lire la lettre où il promettait de ne pas reculer devant une pareille obligation. Esprit docile !
En lisant ces pauvres pages, monseigneur Dupanloup a
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dù reconnaître combien il est difficile de repousser certains adversaires sans exposer r épiscopat à subir leurs atteintes. Voilà, par exemple, tous les évêques du dix- septième siècle et nombre de prédicateurs célèbres accusés d'avoir méconnu la dignité de l'Eglise, voilà tout l'épiscopat de diverses époques attaqué dans sa considération parce que monseigneur Dupanloup a contesté contre le Constitutioii?îel l'autorité de monseigneur Rousseau. Et remarquez que, par une ruse de polémique très-connue et toujours impuissante, mais que certains esprits ne cesseront jamais d'employer, le Constitutionnel intervertit les rôles ; il parle en homme dévoué el l'Eglise de France, il reproche à monseigneur Dupanloup d'avoir entrepris de flétrir publiquement l'ancien épiscopat, il veut lui faire comprendre ce qu'une pareille attaque a de désolant et de vraiment déplorable, il s'engage enfin (devoir étroit) à réfuter ses pieuses calomnies.
M. Grandguillot n'est ici qu'un copiste. On avait dit tout cela contre l' Univers. Quelques-unes des voix qui formulaient alors ces reproches pouvaient leur donner plus de portée ; elles ne leur donnaient pas plus de justice. Si monseigneur Dupanloup veut aujourd'hui, à la lumière de ses récentes luttes, étudier d'anciens débats, il reconnaîtra cette vérité.
Reprenons nos citations.
Voici Y Indépendance ; elle accuse pieusement monseigneur Dupanloup de donner du scandale et de nuire à la religion :
L'esprit de parti conduit à d'inconcevables aberrations. Si l'on s'explique difficilement les excès où. tombent certains écrivains de l'école ultramontaine, en élevant la vénération pour le Pape à une espèce de culte, on est bien plus surpris et bien plus doulou-
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reusement affligé lorsqu'on voit des hommes revêtus, comme M. Dupanloup, du caractère épiscopal, dépasser les bornes de tout respect pour l'épiscopat, jusqu'à exhumer des cartons de son évêché une foule de notes et de lettres intimes pour déshonorer M. Rousseau, un de ses prédécesseurs, coupable d'avoir écrit la lettre admirable publiée par le Constitutionnel et que vous avez reproduite.
Une longue lettre de M. Dupanloup, publiée par l' Ami de la Religion, n'est rien moins qu'un ramas d'accusations honteuses contre un prélat dont il occupe le siége aujourd'hui. Il va jusqu'à exprimer son regret que les cendres de ce prélat reposent dans le caveau funèbre des évêques d'Orléans; il serait beau, si de tels hommes triomphaient, que M. Dupanloup fît exhumer les cendres de son prédécesseur et les jeter au vent comme celles d'un évêque indigne. Il n'y a dans tout le clergé de Paris qu'un cri de réprobation contre un acte si peu mesuré et si peu chrétien. Il nuira infiniment au parti de M. Dupanloup et à la religion elle-même. Le fougueux prélat, etc.
Au scandale de la lettre de M. Dupanloup, pour flétrir la mémoire de son prédécesseur, il faut ajouter la sortie violente, sous forme de commentaires à l'encyclique de Pie IX, faite par M. Pie, évêque de Poitiers, dans sa cathédrale. Son langage a été si emporté que le préfet de la Vienne lui a dit qu'il était obligé d'en faire un rapport à son gouvernement. M. Pie, qui rêve les honneurs du martyre, lui a répondu qu'il était prêt à partir pour Vincennes (1).
Autre extrait de cette feuille chrétienne :
Un autre procès se prépare qui ne donnera pas lieu à des débats moins curieux ; il se rattache à la nouvelle lettre de l'évêque d'Orléans. Dans sa réponse au Constitutionnel, ce prélat ayant attaqué le journal le Siècle avec une violence que rien ne salirait excuser, le directeur de la feuille libérale, légitimement offensé, va intenter un procès en diffamation à l'évêque d'Orléans et au journal l'Ami de la Religion, qui a reproduit in extenso l'article du prélat. La Gazette de France et Y Uîiioli, qui ont également donné cette lettre, avaient pris soin d'en retrancher le passage qui excite les justes récriminations du Siècle. Il s'agira de savoir si
(1; Indépendance, du 9 février 1860.
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Mgr Dupanloup pourra être poursuivi comme un simple particulier, ou si le caractère dont il est revêtu étant assimilé à celui de fonctionnaire public, ce doit être au Conseil d'État qu'il faudra s'adresser. C'est là ce qui va être juridiquement décidé.
Le Courrier de Paris :
« Un évêque qui fut un homme de grand cœur et de grand courage, dit à la Convention, en face de la guillotine, en face d'Hébert et de l'athéisme triomphants : « Ce n'est ni du peuple ni de vous que je tiens mon mandat. » Mgr Rousseau, au contraire, interprète le plus servilement possible une circulaire ministérielle, sollicite un titre de baron, un carrosse, des chevaux , une augmentation de traitement, des honneurs et une tabatière ornée de brillants, d'une valeur de 10,000 fr. (1).
« Voilà, il faut l'avouer, Monseigneur, un évêque qui ne vous ressemble guère, vous qui n'avez ambitionné que les palmes vertes de l'Académie française. En vérité, M. Rousseau, avec sa ba- ronnie et ses tabatières, est, au point de vue du caractère privé, un assez pauvre homme. Ce n'est pas lui, Monseigneur, qui, s'il eût vécu, eût dit avec vous : — « Nous préférons le pain noir et les catacombes ! » Il n'aspire point au martyre, ce bon évêque ; il aspire à un beau carrosse où l'or se relève en bosse, à un beau traitement de 30,000 livres pour l'aider à soutenir l'éclat de son palais épiscopal, à une belle baronnie transmissible à monsieur 'son neveu, et à une superbe tabatière dans laquelle, les jours de gala, monseigneur, d'une main blanche et potelée, offrira une prise de tabac à ses convives.
« Aussi, comme dans cette feuille, nous n'avons pas évoqué cet aimable Banquo, nous vous le livrons, pieds et poings liés. Faites-en ce que vous voudrez. Accommodez-le au raisonnement qui vous plaira le mieux. Pour notre propre compte, nous y consentons.
« Mais à une condition...
« C'est que nous prenions acte de votre dénonciation rétro-
(1) Dans l'espoir que ses insultes rejailliront sur le caractère épiscopal, le Courrier de Paris attribue à monseigneur Rousseau des sollicitations dont il n'y a pas traces dans ses lettres. Le carrosse, les chevaux, la tabatière sont désirés et non pas sollicités par le vicaire général dont monseigneur Dupanloup a reproduit la lettre tout intime et fort étrangère au débat qu'il voulait vider.
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spective; c'est qu'à l'instar du Morning-Chronicle, qui fit la fameuse enquête sur l'industrie et les classes pauvres en Angleterre, nous fassions une grande enquête sur le haut clergé en ce siècle fécond en révolutions, et qui a vu en France douze gouvernements en moins de soixante ans.
« A ces conditions, et si sur cent évêques vous en trouvez plus d'un qui se soit montré insensible aux honneurs et aux biens de ce monde, nous nous déclarons battus. Nous vous livrons M. Rousseau et toutes ses conséquences.
« Mais si l'enquête vous donne tort, souffrez, Monseigneur., que nous ne laissions entre vos mains que le cadavre de ce pauvre homme et ses vieilles lettres à son vicaire; et que, nous emparant de son langage officiel, de son langage de prélat français, nous défendions ce texte qui appartient à l'histoire et que vos indiscrétions, inspirées par la haine et l'oubli du respect des choses domestiques, ne sauraient effacer. »
H. CASTJLLE.
La Patrie dénonçait le ton de dénigrement et d'amertume avec lequel monseigneur Dupanloup flétrissait la mémoire d'un de ses prédécesseurs, puis elle ajoutait :
De telles formes de discussion et d'autres traits plus vifs encore, comme on va le voir, relèvent beaucoup plus du pamphlet que du langage évangélique. Nous le regrettons profondément, et nous nous demandons avec anxiété si ce n'est pas là un encouragement malheureux à une tendance déjà trop marquée de notre siècle. Comment, en effet, continuerait-on à respecter les évêques, s'ils ne se respectaient pas entre eux?
PAULIN LIMAYRAC.
Les correspondants du Nord s'empressaient, comme ceux de l'Indépendance, de ratifier la plainte du Siècle.
Néanmoins le Nord conseillait à M. Ilavin de ne pas pousser les choses jusqu 'au bout ; conseil excellent et que lo Siècle, débouté de sa demande, a certainement regretté de n'avoir pas suivi :
Certes, c est un spectacle bien douloureux pour tout coeur religieux
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que nous donne là Mgr Dupanloup. Un évêque, un ministre de Dieu, pousser la colère jusqu'à la diffamation!! Le Siècle répète ce matin encore que sa volonté formelle est d'appeler sur l'évê- que d'Orléans la punition encourue par les diffamateurs; mais, quoiqu'il soit dans son droit, a-t-il bien réfléchi aux conséquences et à la portée de sa démarche ? Le spectacle d'une robe épis- copale traînée sur les bancs où s'assoient les malfaiteurs, ne produira-t-il pas dans l'opinion une réaction contre le sentiment de blâme unanime qu'a suscité la lettre de Mgr Dupanloup ? Le scandale de cette lettre sera effacé par un scandale plus grand encore.
Le Siècle n'ignore pas que le désir le plus ardent du clergé ultramontain est d'être soumis à un semblant de persécution. Il ambitionne les palmes du martyre qu'on s'obstine à lui refuser; or, n'est-ce point donner à ce vœu une satisfaction inopportune, n'est-ce point jouer le jeu de ses adversaires, que de leur fournir l'occasion de se faire un piédestal du banc des accusés? Pour ma part, et vous serez sans doute de cet avis, je conseillerais au Siècle, après mûre réflexion, de sacrifier à l'intérêt de la religion son ressentiment, et de se contenter de venger son honneur offensé, en faisant appel au tribunal de l'opinion publique.
Nous ne voulons pas donner trop de place à ces sortes de citations ; cependant il importe d'entendre le Siècle, cet innocent méchamment diffamé. Voici d'abord le morceau bien frappé dont il se plaignait :
C'est vrai ; mes arguments n'étaient pas nouveaux : c'étaient simplement les principes éternels de la raison, de la justice et de l'honneur ; jusqu'à preuve contraire et réfutation quelconque, j'ai droit de les jcroire irréfutables. Vous me trouverez peut- être bien présomptueux,* Monsieur, mais je vais plus loin, et je crois que c'est précisément parce qu'ils sont irréfutables que vous ne les avez ni publiés ni réfutés, ni vous ni d'autres, sauf le Siècle, toutefois, dont la réfutation n'a été qu'ùne calomnie. Puissants adversaires, qui ne savent lutter contre leurs contradicteurs qu'en étouffant leur voix dans l'oppression de la calomnie ou du silence ! Mais j'ai tort, Monsieur, de vous comparer au Siècle. Laissons ce journal. Vous avez de l'honneur : si je me trompe donc, faites ce que vous n'avez pas fait : publiez ma lettre et réfutez-la !
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Avant de songer à sa propre cause, le Siècle s'occupait des intérêts de la religion, absolument comme lorsqu'il avait à se défendre contre l'Univers :
Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots ?
Nous sommes souvent traités d'impies et de gens peu religieux par MM. les évêques dans leurs mandements, lettres pastorales, brochures ou articles de journaux. Eh bien ! par esprit de charité, nous avons hésité à reproduire la lettre de M. Dupanloup à M. Grandguillot.
Nous n'aurions jamais pensé qu'un évêque pût descendre à de telles invectives envers un de ses prédécesseurs. Ah ! si, fouillant les archives secrètes des divers évêchés, des diverses sacristies, ou même celles des familles des évêques, on eût fait comparaître devant le public des prélats, des curés ou de simples prêtres, et que, violant pour ainsi dire le secret des lettres, on se fût permis de diffamer des hommes que le tombeau devait faire respecter, qu'aurait dit Mgr Dupanloup contre de pareils procédés? Quoi ! parce qu'un de vos prédécesseurs a écrit une instruction pleine de tolérance, respirant les meilleurs principes et en parfaite conformité avec les paroles du Christ; parce que Mgr Rousseau est d'un avis contraire au vôtre sur le pouvoir temporel des papes, vous allez, n'obéissant qu'à votre vanité blessée, à votre orgueil et à votre colère, causer un grand scandale ; vous allez dévoiler les pensées secrètes d'un de vos prédécesseurs, ses actes les plus intimes! Êtes-vous bieu sûr, Mgr d'Orléans, d'avoir travaillé dans cette circonstance pour la religion et pour le respect dû à ses ministres? Êtes-vous bien sûr que ces actes d'adulation contre lesquels vous vous élevez avec tant de force et si peu de charité, n'aient pas été commis en d'autres temph? Êtes-vous bien sûr, pour ne parler que de l'époque actuelle, que des prélats n'aient point sollicité quelque faveur pour leur famille ou pour les affi- dés de la société de Saint-Vincent de Paul ? Êtes-vous bien sûr enfin que les évêques et le clergé ne soient jamais intervenus pour solliciter en faveur de tel ou tel ? Si le gouvernement du troisième Napoléon finissait par être blessé et qu'il ouvrit les archives des ministères ou des préfectures et sous-préfectures, êtps-vous bien sûr, Monseigneur, qu'il ne se trouvât pas de lettres adulatrices, qu'il ne se trouvât pas de demandes, de sollicitations? Faudrait-il alors accumuler contre les auteurs de ces pétitions
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et de ces lettres toutes les expressions du vocabulaire injurieux que vous prodiguez à Mgr Rousseau, sans prendre aucun souci de son caractère sacré et sans vous douter que vous jetez aux gémonies la crosse et l'anneau d'améthyste?
M. Havin invoquait ensuite les enseignements de l'Église et du Dieu de miséricorde, puis il ajoutait :
Quant à la diffamation flagrante dirigée contre le Siècle, et d'après laquelle nous sommes qualifiés de gens sans honneur, nous ne la tolérerions d'aucun particulier : nous en demanderons donc réparation à la justice du pays.
L. H.
Dès le lendemain, le Siècle revenait à la charge dans un article intitulé : Un évêque. Il disait :
M. Dupanloup attaque sans mesure, sans retenue et sans convenance la mémoire de plusieurs de ses prédécesseurs ;
Il injurie et diffame collectivement la rédaction tout entière du Siècle;
Et, enfin, il reproduit les arguments qu'il avait développés sous le prétexte que ces arguments, n'ayant pas été réfutés, lui paraissent irréfutables.
En ce qui nous concerne, nous n'avons rien à dire : le directeur politique du Siècle a exprimé hier nos sentiments communs, et nous attendrons avec confiance de la magistrature la seule réparation que nous puissions exiger de M. Dupanloup.
La seule réparation que nous puissions exiger de
M. Dupanloup 1 Cela signifie que le Siècle eût jugé la chose assez grave pour mettre flamberge au vent, s'il n'avait pas eu affaire à un évêque. L'Univers a reçu aussi quelques menaces de ce genre, surtout lorsqu'il a été établi qu'il n'y répondrait point.
Après avoir chanté cet air de bravoure, le Siècle déclare qu'il ne défendra pas les mémoires si indignement attaquées par monseigneur Dupanloup, il lui suffira de
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réfuter la thèse historique. Suit une déclamation terne, ayant pour but d'établir que l'Église de France a toujours été hostile aux droits du Souverain-Pontife, et que la bonne doctrine catholique, celle de l ancien épiscopat français et des évêques de la Restauration, se retrouve aujourd'hui dans le -Siècle. Il ne nous paraît pas -nécessaire . de réfuter tout cela. Pourquoi refuser, en effet, à MM. Ha- vin et Jourdan la satisfaction de se donner pour bons gallicans? On nous dira que les prétentions et les assertions de ces messieurs font injure à l'Eglise. Sans aucun doute, mais le milieu oû nous les reproduisons les rend inoffensives. Et de plus, nous ne sommes pas de ceux qui blâment monseigneur d'Orléans de les avoir provoquées, bien qu'elles aient pu troubler quelques pauvres têtes. Nous savons, par une douloureuse expérience, à quel point pareil blâme serait injuste. On ne défend pas la vérité sans irriter les ennemis de la vérité, sans les pousser à de nouveaux excès, et plus la défense est victorieuse, plus leur colère s'épanche en termes violents. C'est une des conséquences de la polémique ; elle est affligeante, et cependant il faut la braver pour empêcher l'erreur de prévaloir.
Les journaux de province se mêlèrent vivement à cette lutte. Voici, par exemple, comment parlait l' Union bretonne, journal qui tient à Nantes l'emploi du Constitutionnel.
« Dans cette fièvre de récriminations, rien ne l'arrête (Mgr Dupanloup) et il va jusqu'à oublier que ceux qu'il accuse et déshonore, avaient revêtu la même robe que lui, étaient comme lui les oints du Seigneur, et portaient ainsi que lui le titre doux et plein d'engagements de pasteurs des âmes. Peut-être ont-ils montré plus de charité, plus de respect pour leurs prédécesseurs, que M. Dupanloup n'en témoigne pour eux-mêmes; et cela
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allége bien un peu le poids de leurs fautes, si tant est qu'ils en aient véritablement commises.
« Espérons que cette charité sainte, tant oubliée et méconnue aujourd'hui, sera l'apanage des successeurs futurs de Mgr d'Orléans, et que le fougueux écrivain ne sera pas, à son tour, traîné sur la claie, attaché au pilori, marqué du fer rouge du déshonneur, et livré en pâture aux passions mauvaises, par les prélats destinés à occuper son siége après lui. La dignité de l'Église n'est pas indistinctement livrée au mépris, en la personne de ses principaux ministres, par tous ceux qui prétendent embrasser sa défense.
t( Il est possible qu'au point de vue des passions politiques, les outrages de Mgr Dupanloup soient habiles et triomphants; mais nous doutons que devant Dieu ils équivaillent à une bonne action. Insulter aux morts n'a jamais été ni loyal, ni généreux: mais tirer du sépulcre les dépouilles de prêtres blanchis dans le rude labeur du sacerdoce, uniquement pour calomnier cette poussière ou l'avilir, ah 1 cela est un malheur qu'on pourrait appeler un crime, et dont, Dieu merci, les exemples sont rares. Pourquoi faut-il que cette profanation ait lieu de notre temps et que le profanateur soit un évêque ! »
ERNEST MERSON.
Un crime 1 Comme ils y vont, ces Grandguillot de province !
Le Nouvelliste de Rouen faisait sur tout ce débat une observation calme et juste :
Malgré la réserve que nous nous sommes imposée jusqu'à ce jour sur les tristes débats que soulève la question religieuse, nous ne pouvons nous dispenser de faire connaître à nos lecteurs les principaux incidents de la regrettable polémique dont le Constitutionnel a donné le signal. Ce qui en résulte de plus clair, c'est que le pouvoir temporel du pape est relégué au second plan de la discussion et que l'Église est beaucoup plus attaquée qu'elle n'est défendue.
E. BOYSSE.
Oui, il y avait un redoublement d'attaques, et cependant la défense avait été forte et devait rester victorieuse :
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qui donc parle aujourd'hui du triomphant discours du savant, éminent et saint monseigneur Rousseau? Ce document a été rejoindre bon nombre d'accusations plus ou moins anciennes et de pièces plus ou moins historiques dont l' Univers fit justice malgré les clameurs des adversaires de l'Eglise et de quelques catholiques toujours prêts à dire que toute discussion vive est inopportune.
Revenons au Siècle.
Ce journal prétendait que monseigneur Dupanloup l'avait diffamé. La Justice du pays, régulièrement interrogée, lui répondit en termes très-réguliers, qu'il avait été traité selon son mérite.
Les héritiers de monseigneur Rousseau accusaient, eux aussi, monseigneur Dupanloup, de diffamation. La Cour, écartant la question de fait, jugea en droit qu'il n'y avait pas lieu d'examiner leur plainte. Voici la partie de son arrêt qui se rapporte au ton même de la polémique.
« Si les héritiers Rousseau ont été blessés par la publication de documents appartenant à la vie privée de leur parent, et qu'ils devaient croire à l'abri de toute divulgation dans le dépôt où leur confiance les avait laissés ; s'ils ont été cruellement troublés dans leurs sentiments de famille par une discussion à la fois hautaine et ironique des souvenirs qu'ils regardaient comme placés sous la garde de celui qui les a si durement réveillés, ils sont forcés de reconnaître eux-mêmes que ces violences, que les entraînements des passions politiques ou religieuses expliquent sans les justifier, n'étaient point dirigées contre eux personnellement. »
Monseigneur Dupanloup, condamnant l'Univers, avait caractérisé la polémique de ce journal par les expressions dont la Cour s est servie pour caractériser son vif travail sur monseigneur Rousseau. On lui reproche des violences « et une discussion à la fois hautaine et ironique ; » il
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reprochait à l'Univers ses allures violentes et son accent de légèreté moqueuse et de raillerie hautaine. Le prélat ajoutait que de telles formes de langage, condamnables partout, étaient particulièrement regrettables dans une polémique dirigée contre un évêque.
Avant de terminer, je dois relever une observation qui a pu se présenter à quelques esprits. — « Il ne suffit pas, pour justifier l' Univers, de montrer que monseigneur Dupanloup a parlé de manière à recevoir tous les reproches, à subir toutes les attaques qui avaient assailli ce journal, et que le prélat lui-même avait ratifiés. Cela prouve, sans doute, qu'on ne peut raisonnablement admettre le témoignage des feuilles révolutionnaires sur la polémique religieuse ; mais cela ne prouve pas que l' Univers soit resté dans de justes limites. Un évêque a des droits auxquels ne peut prétendre un journal. » — Rien de mieux, et nous ne songeons nullement, nous n'avons jamais songé à réclamer l'égalité devant la polémique. 3lais si autres sont les droits, autres aussi sont les devoirs. Toute dignité, et surtout la dignité épiscopale entrave en même temps qu'elle protége. Certaines vivacités ou même certaines violences doivent moins choquer, par exemple, chez un journaliste que chez un évêque ; et, s'il est vrai que la discussion hautaine, ironique, légère, convienne peu aux laïques, elle ne doit pas convenir du tout aux dignitaires de l'Église. Je rappelle cette thèse, mais je ne l'admettrais pas sans de bonnes réserves ; elle irait jusqu'à condamner toute polémique vivante et décisive. Quant aux droits de la défense et de l'attaque, ils varient. On doit évidemment tenir compte, dans tout débat, de la position des adversaires. Bien que l'évêque soitobligé, en thèse générale, à plus de gravité et de modération que le laïque et que l'on
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veuille surtout lui voir respecter chez un adversaire le caractère dont il est lui-même revêtu, monseigneur Dupan- loup pouvait se permettre, contre monseigneur Rousseau des paroles que le simple journaliste eût eu complétement tort d'employer. Comprendrait-on que l'Univers ayant à juger les actes de quelque évêque mort depuis quarante ou cinquante ans, eût reproché à ce paume homme le lâche et hypocrite abandon du droit, ses lâches complaisances, ses trahisons et ses lâchetés, son ignorance de Y honneur, son goût pour les bassesses, etc., etc. ? Je ne prétends pas donner ces expressions comme faisant très- bien sous la plume épiscopale, je veux seulement dire qu'elles eussent paru intolérables à tout le monde sous une plume laïque jugeant un évêque. Nous ne revendiquons, du reste, contre personne, l'emploi de ces épithètes accentuées. Si nous voulions indiquer les sentiments qu'elles dénotent, nous préférerions le faire en termes moins durs. Il y a toujours moyen de dénoncer nettement le manque de courage et de dignité, sans parler à pleine bouche de lâcheté et de bassesse. Seulement, il nous semble que l'écrivain placé dans les conditions ordinaires doit avoir contre le libre penseur ou tout autre adversaire, son égal, les droits de l'évêque contre l'évêque, même si cet adversaire est catholique. Donc, avant de condamner la polémique d'un journal, l'école du catholicisme libéral et de la discussion modérée saura désormais lui passer contre les ennemis de l'Église et même contre les catholiques portés aux concessions ou trop friands de places, tout ce qu'elle a admis de monseigneur Dupanloup contre monseigneur Rousseau. Ce sera trop. Que d'éclatantes réparations seraient assurées à l' Univers si cette règle pouvait avoir un effet rétroactif!
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De tout ce qui précède il résulte :
1° Que la suppression de l'Univers n'a nullement adouci le ton de la polémique religieuse. Les ennemis de l'Eglise ont parlé plus haut, et comme il leur plaît toujours de crier à la provocation, monseigneur Dupanloup a été déclaré provocateur ; ils lui ont reproché toutes sortes de choses, particulièrement de n'avoir pas l'esprit chrétien, de compromettre la religion par ses intempérances de langage, ses injures, ses violences, son défaut de charité, ses diffamations, etc, etc.
2° Que monseigneur Dupanloup, éprouvant le malheur dont il avait accusé l'Univers, n'a pu défendre l'Eglise sans faire insulter l'Eglise, sans soulever les passions mauvaises, sans attirer des outrages à l'épiscopat, sans irriter profondément ceux qu'il reprenait, sans faire dire à de prétendus modérés que de tels écarts éloignent de la religion ceux-là mêmes qui déjà se tenaient sur le seuil de nos temples, prêts à entrer.
Comme nous admettons la sincérité de nos adversaires, nous devons -croire que ce double résultat a grandement surpris et M. le ministre de l'intérieur et les catholiques voués en paroles au culte de la modération. Le ministre voyait la pacification religieuse et le respect de l'Eglise au bout du décret contre l' Univers. La guerre est devenue plus passionnée et l'Eglise a reçu plus de coups. De leur côté, certains catholiques attribuaient pieusement à l' Univers toutes les colères des libres penseurs, y compris les tartufes. Que l'on suive, disaient-ils, les principes posés par monseigneur Dupanloup dans une instruction célèbre, et ces discussions violentes feront place à des débats vraiment utiles à l'Eglise, car les vaincus en sortiront éclairés et non froissés. Monseigneur Dupanloup a parlé ; il l'a fait
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sur le ton de ses avis au journalisme religieux, et les adversaires, au lieu de se convertir, ont crié que l'évêque d'Orléans les diffamait et que de tels excès perdraient Dieu lui-même, si Dieu pouvait être perdu.
Ce travail devait avoir une troisième partie. L'auteur voulait y étudier l'etfet de la suppression de l' Univers sur le ton et les tendances des actes officiels eux-mêmes, Trois circulaires ministérielles relatives aux questions soulevées par la protestation du Saint-Siège et de l'épiscopat lui permettaient d'établir que le langage des Ministres de l'Intérieur, des Cultes et des Affaires étrangères donnait un démenti absolu aux prévisions que le rapport de M. Billault et la note du Moniteur avaient émises en parlant de la suppression de VUnivers. Cette troisième partie n'était point achevée lorsque les refus de quatre imprimeurs, qui jugeaient une telle publication compromettante, forcèrent l 'auteur à remettre son travail en portefeuille. Tant de circulaires ont été publiées depuis lors et les faits ont si complétement justifié la thèse de M. Eugène Veuillot, qu'il lui semble inutile de donner ce complément. (Note des éditeurs.)
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LE CANON RAYÉ (1).
L'HUMANITÉ VEUT JOUIR.
M. V. Considérant (Disc, à l'Assemblée nationale constituante, 1848).
La Révolution est une doctrine philanthropique. Elle a de grandes vues sur le bonheur du genre humain. L'ordre qu'elle veut établir rassemblera tant de beautés et de délices, que nulle conscience, suivant ses docteurs, ne doit repousser aucun moyen d'y travailler. Ce sera, comme on sait, l'affranchissement universel, l'égalité universelle, la fraternité et le bonheur universels.
Nous avouerons de bonne foi que ce programme ne nous semble plus absolument chimérique. Pour le remplir, l'Humanité s'est débarrassée de beaucoup d'entraves qui semblaient invincibles; elle a trouvé des moyens d'exécution imprévus, particulièrement la nouvelle artillerie.
Rabelais glorifiait son siècle d'avoir inventé l'imprimerie « comme à contrefit, disait-il, l'artillerie, par suggestion diabolique. » Il ne voyait qu'à demi juste : l'imprimerie et l'artillerie n'ont pas été créées pour se contredire toujours. C'est l'artillerie qui fera triompher
(1) Cet article a été omis à sa date, 21 juillet 1859, où le lecteur est prié de se reporter pour l'intelligence de certains passages.
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les conclusions générales de l'imprimerie, et le canon rayé, quelque nom et quelque perfectionnement qu'il reçoive, deviendra l'instrument de la fraternité universelle. Avec cet engin, il est vrai, l'art de donner la mort, toujours si cultivé des hommes, fait un pas de géant. La Révolution ne s'en afflige pas : dès longtemps elle a découvert que le progrès a besoin de la mort ; elle s'y résigne.
Nous pouvons maintenant entrevoir comment le mépris de toute règle ancienne, l'amour enthousiaste de toute nouveauté en tout genre, la décadence simultanée des préjugés, des souverainetés et des magistratures, mettront l'ordre sur la terre ; comment, alors, la terre entrera dans une paix générale et profonde, se couvrira de magnificences, abondera en délices ; comment il n'y aura plus de guerre, plus de sédition, plus de misères et même plus de crimes... ni de vertus.
Quand les socialistes promettaient ces prodiges, on leur objectait la nature humaine ; ils répondaient en alléguant la nature humaine. L' Humanité veut jouir ! criait l'apôtre Considérant. On le huait, et c'était lui qui connaissait bien l'Humanité. Mais certaines portions arriérées de l'Humanité ne demandaient pas à jouir ; certains gouvernements encore debout semblaient décidés à éloigner de leurs peuples ces jouissances qui exigent la destruction générale de la religion, de la famille, de la propriété, de la monarchie et des nationalités. En 1848, il y avait de ces retardataires dans le monde, et il n'y avait pas le canon rayé. Moyennant cette force nouvelle, des théories naguère extravagantes deviennent plausibles ; des préjugés naguère puissants, presque à l'épreuve de la presse, sont décidément anéantis. Éclairés par l'instinct suprême des doctrines qui doivent triompher, les socialistes pres-
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sentaient que quelque chose d'irrésistible leur viendrait en aide du côté de la matière, et que le Messie sortirait d'un alambic. Ils se tournaient vers ce qu'ils appellent la science, ils lui demandaient un engin : ils savaient que l'Humanité qui « veut jouir » n'est plus une humanité faite pour résister à la force.
L'homme qui possède la presse, la vapeur, l'électricité, et entin la nouvelle artillerie, diffère essentiellement de celui que l'on avait jusqu'à présent connu et qui servait de base à des raisonnements désormais abrogés. Ces forces, que l'homme d'aujourd'hui possède, elles le possèdent aussi ; elles l'engagent dans des faiblesses démesurées comme son orgueil, et qui achèvent de le changer du tout au tout. L'homme est devenu trop fort pour pouvoir se dompter sur le goût des jouissances. L'homme n'a plus le tempérament que l'Évangile lui avait fait ; il ne veut plus de la destinée que l'Évangile lui promet, il en cherche une autre.
A moins que Dieu n'intervienne, cette autre destinée se prépare.
L'homme s'est dégagé des idées de famille, de religion, de patrie. On compte ceux qui ont encore un foyer, un autel, des tombeaux ; qui souhaitent de mourir au lieu de leur naissance, qui voudraient conserver quelque chose de leur père, léguer quelque chose d'eux à leurs enfants. Il y a de vieilles fiertés, de vieilles décences qui passent tout à fait de mode ; de vieux titres et de vieux usages qui ont perdu tout leur prix, parce qu'ils sont vieux. En tout, la vieillesse fait horreur, mais surtout la vieillesse des principes et des institutions. Les patries sont vieilles, la Monarchie a quatorze cents ans, la Papauté dix-neuf cents ans, le Mariage dix-neuf cents ans,
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la Paternité six mille ans ; le travail, les soucis, les freins et les contraintes ne remontent guère moins haut ; Dieu, dont le nom seul renferme toutes ces gênes, Dieu, qui est le mal, a dit impunément l'Impie, Dieu est depuis toujours. C'est bien vieux ; n'en finira-t-on pas ! Ne serons-nous pas déchargés du travail, de l'inégalité, des intempéries, du respect filial, du bonheur conjugal, du poids des enfants, de toutes les servitudes domestiques ! Ne pourrons-nous pas discipliner le globe de façon à nous le donner vraiment pour demeure ; une demeure où l'on trouvera partout des cuisines, des théâtres et des aimées, et Dieu, seulement quand on le voudra !
Ainsi, depuis cent ans, se lamentaient les sages, protestant et prouvant qu'ils ne demandaient rien que de juste et de possible. Ils ont eu des disciples partout : dans la littérature, dans les arts, dans les sciences, dans l'État. Ils ont rendu impopulaires toutes les vérités qu'ils attaquaient. Ils ont, pièce à pièce, tantôt par les révolutions et les destructions, tantôt sous prétexte de restauration et de reconstruction, démantelé, ruiné, pulvérisé le vieil édifice. Ils ont, couche par couche, imbibé l'esprit public de leurs idées ; ils ont fait les lois, ils ont fait les mœurs, ils ont fait les coutumes, ils ont fait les désirs. L'on peut sans doute leur reprocher beaucoup de violence et de fourberie, mais que de lâches connivences n'ont-ils pas rencontrées ! Enfin, il ne leur manquait qu'une force à laquelle rien ne pût résister, là où l'esprit de changement et de trahison hésitait encore devant l'impossible. Cette force fait présentement son entrée dans le monde. Ah ! la tempête secoue l'arbre quand le fruit est mûr ; et les iniquités des hommes ne sont que les justices de Dieu !
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Qu'il s'allume une guerre révolutionnaire, qu'un esprit animé de haine contre l'Église en prenne la conduite, qu'elle fasse disparaître une des rares nations catholiques qui restent dans le monde : aussitôt l'Europe, et avec elle le reste du genre humain, s'acheminent vers la fin rapide de la civilisation chrétienne. Or, la fin de la civilisation chrétienne, si c'est bien l'établissement de la paix, comme on l'a dit, — nous allons voir quelle sorte de paix,— c'est plus certainement encore l'anéantissement de la liberté.
Lorsque les nations chrétiennes auront plus ou moins longtemps joué du canon rayé, et se seront à ce jeu de plus en plus déchristianisées, nécessairement un jour viendra où une seule nation, c'est-à-dire une seule race, possédera plus de canon rayé que toutes les autres. Jour mémorable dans l'histoire des hommes ! Ce jour-là sera instituée la fraternité des peuples, sur les débris de toutes les nationalités abolies, et l'on pourra dire : L'EMPIRE EST FAIT. Ce sera l'empire du monde.
Ce sera cet empire universel, ce rêve ancien de la folie humaine, dont aucune raison ne redoutait l'accomplissement, parce qu'aucune raison ne jugeait possible que Dieu voulût abandonner et flageller le monde à ce point de le mettre tout entier sous le pouvoir d'un homme qui ne craindrait pas Dieu.
Le paganisme avait fait des hommes qui ne redoutaient aucun péril ni aucun crime pour s'emparer du trône ; la soif de régner était de beaucoup le plus terrible fléau que connût l'humanité. Le christianisme avait fait des rois qui gémissaient du poids de la couronne, qui craignaient les responsabilités qu'impose le pouvoir souverain, et qui priaient Dieu avec larmes de leur
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donner assistance pour gouverner les peuples suivant la justice et dans la douceur. La philosophie a fait des peuples qui ne savent comment témoigner assez d'aversion et de mépris pour ces princes débonnaires, pasteurs plutôt que maîtres ; et, sans s'apercevoir qu'ils reculent vers la tyrannie antique ou sans en prendre souci, ces peuples eux-mêmes veulent un chef qui ne craigne pas Dieu.
Si l'on entre dans le délai des misères morales de tout genre que cette aberration révèle, on comprend aussitôt que l'empire universel devra s'établir logiquement, c est-à-dire facilement. De tels vœux ne sont pas formés sans être précédés et accompagnés d'œuvres qui mettent en quelque sorte la justice divine dans l'obligation de les exaucer. Devant les désirs obstinés des prévaricateurs, Dieu prononce quelquefois ce fiat terrible que leur orgueil refuse à sa volonté.
Quand l'heure de l'Empire universel viendra, où se trouveront les bras pour résister, mais surtout où se trouveront les coeurs ? La force aura fait sauter toutes les frontières en même temps que tous les remparts ; il n 'y aura plus de rochers, plus de cavernes, plus d'îles ni de déserts où la liberté puisse espérer un refuge ; mais ce qui manquera surtout, ce seront les volontés, ce seront les âmes. La fleur fière et virile des populations sera tombée sur les champs de bataille. Dans le demeurant, le fléau des doctrines aura fait d'autres ravages ! En même temps que les sociétés auront subi les batailles, elles auront aussi passé par les révolutions. La Révolution aura frappé, dépossédé, insulté, démoralisé ; elle aura violenté et dégradé les âmes. Dans l âme qui s'est soustraite à l autorité de Dieu, plus de remparts contre l'autorité de
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l'homme ; à côté de l'orgueil incrédule, plus de noble et sainte fierté, plus d'espérance au ciel, mais un attachement lâche à la vie et aux plus basses jouissances de la vie. Cela, c'est l'immuable nature hum aine, que rien ne changera. L'homme ainsi fait ne demande plus à la société qu'une police qui protége sa vie et qui le laisse jouir. Or, après ces fatigues de la guerre et ces avilissements et ces terreurs de la Révolution, le suprême vainqueur donnera et promettra mieux.
Partout le vainqueur trouvera une chose, partout la même, la seule chose que la guerre et la Révolution n'auront nulle part renversée, la Bureaucratie. Partout les Bureaux lui auront préparé les voies, partout ils l'attendront avec un servile empressement. Il s'appuiera sur eux, et l'Empire universel sera par excellence l'empire de l'Administration ; ajoutant sans cesse à cette machine précieuse, il la portera à un point de puissance incomparable. Ainsi perfectionnée, l'Administration satisfera tout à la fois son propre génie et les desseins du maître, en s'appliquant à deux œuvres capitales : la réalisation de l'égalité et du bien-être matériel jusqu'à des limites inouïes ; la suppression de la liberté jusqu'à des limites inouïes.
Ces deux propositions n'on rien d'inconciliable. Lorsque, par la voix de son disciple Victor Considérant, en pleine Assemblée constituante, Fourier, ce Mahomet de cuisine, s'écriait : L'Humanité veut jouir / c'est absolument comme s'il avait dit: L'Humanité veut être esclave. Car la liberté chrétienne, la seule liberté véritable, implique dans une large mesure la répudiation de ces ignobles jouissances dont il faut nécessairement que la dignité humaine paie le prix. Sans doute, les apôtres de la
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jouissance parlaient en même temps très-ardemment de leur amour de la liberté. Mais ils ont leur manière de l'entendre. Le mensonge n'obtiendrait aucun succès en ce monde, si les menteurs ne possédaient pas l'art de se mentir à eux-mêmes et de faire mentir les mots qu'ils emploient. De tout temps, d'ailleurs, le pain du mensonge est doux à l'homme, et il y a des époques où l'homme semble n'en pas vouloir manger d'autre. Malheur à lui, quand Dieu ordonne qu'il en soit rassasié! On lit au Livre des Rois que Dieu, voulant perdre Achab, demanda qui saurait le séduire. — Moi, dit Satan ; j'irai à lui, et je serai un esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes. Et dixit Dominus : Decipies, et prœvalebis.
Lisez les écrits des philosophes les plus brutaux, des socialistes les plus fous ; ces hommes qui, la plupart, ayant à peine soulevé les fardeaux du devoir, les ont jetés bas ; les uns qui n'ont point voulu avoir d'épouse, les autres qui n'ont pas voulu avoir d'enfants ; les uns qui ne se connaissent point de père, les autres, c'est la foule, qui ne connaissent point de Dieu. Ces hommes nouveaux ont insulté à la vieille nature humaine, à tout ce qu'elle avait de pur, à tout ce qu'elle faisait de grand, à tout ce qu'elle honorait de bon. Ils l'ont diffamée, opposant superbement à sa règle austère leurs fangeuses utopies, rêves de la crapule en délire, disait l'un deux. Lisez leurs livres ; lisez les plus absurdes et les plus répugnants, ceux de Fourier, ceux de Cabet, ceux du vieux Enfantin ; lisez-les. C'est l'Évangile qu'établira dans le monde le possesseur futur de la force révolutionnaire, par les mains de l'Administration. Et l'Humanité sera venue à ce point d'ignominie de l'accepter et de le bénir !
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Voilà donc que la force règne et ne veut plus de contrepoids dans les consciences. Le vicaire de Jésus-Christ, le représentant de la miséricorde et de l'amour, redescend aux catacombes. Là, surveillé, méprisé, il garde fidèlement la lumière que l'on a pu bannir, mais que rien ne peut éteindre. Il y a encore un Pape ; c'est un fantôme, réduit à une telle impuissance et si abandonné que l'on peut croire qu'il n'est plus.
A la place du Pape, pour pasteur de l'humanité, il y a ce maître de la Force, ce représentant du Prince des ténèbres qui est aussi le Prince de ce monde, ce vicaire du diable, ce César universel, le pape à cheval ! Le vieux rêve de Byzance et de l'empire allemand, le rêve de tous les schismes et de toutes les hérésies est enfin accompli comme il devait s'accomplir, par la coalition de toutes les incrédulités : l'Empereur est pontife ; c'est le vrai pape.
Un pape à cheval : un collége de cardinaux à épée, grands surintendants de police ; des évêques porteurs de sabres, grands commissaires de police ; un clergé porteur de bâtons, formant le corps ou plutôt l'armée de la police, armée dont on ne voit aujourd'hui que le linéament et l'ébauche.
Dans le peuple, une dévotion prompte, profonde, ardente : la terreur.
Assurez-vous bien que le culte du pape à cheval sera très-suivi !
Le pape à cheval pourra se dire infaillible ; il aura pour foudre, dans son vatican, le canon rayé. Par cette bouche qui s'ouvrira partout, il publiera ses bulles et décrets, et aucun conseil n'aura l'envie d'y biffer aucune clause contraire aux libertés nationales. Le pape à cheval ne se
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contentera pas d'être respecté, il voudra être adoré. Il le sera autant qu'il le voudra, dans la forme qu'il voudra.
Sa police vole sur les chemins de fer, ses décrets volent sur le fil électrique.
Le fil électrique ! Les hommes d'aujourd'hui sont fort entichés de cette machine. Qu'ils lisent l'apologue de l'hirondelle et des oisillons ! « Le télégraphe électrique, disent-ils, porte nos pensées avec la rapidité de la foudre. » Vous voilà bien fiers d'avoir mis vos pensées dans le bulletin de la Bourse ! Un jour, le télégraphe électrique vous portera les pensées du maître, c'est-à-dire ses ordres ; et il rapportera vos protestations d'obéissance, qui seront vos seules pensées. On verra éclater des servilités inconnues, inouïes, encore invraisemblables maintenant ; et les hommes que ces bassesses paraîtront surprendre, dès le lendemain étonneront de leurs avilissements ceux qui la veille les auront étonnés. Quel que soit le caprice du maître, quelque insulte qu'il se plaise de faire à l'espèce humaine, l'espèce humaine obéira par le télégraphe électrique ; et il y aura toujours une prime proposée au savant qui trouvera quelque chose de plus prompt.
Ce maître sera fou. Il lui montera au cerveau des idées que n'ont pas eues Néron, Caligula, Héliogabale : on obéira ! L'espèce humaine baisera l'éperon de sa botte et le fouet de ses argousins : et tout homme se prosternera la face contre terre lorsque l'on prononcera seulement son nom.
Lui, cependant, craindra les trahisons domestiques, et se nourrira en tremblant de mets deux fois essayés.
On verra les savants, les orateurs, les poëtes ! Quel zèle pour amuser le maitre ! quel génie pour le flatter et pour le servir ! quelle émulation pour entrer dans sa police,
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pour lui dénoncer les rebelles, pour les juger, pour les frapper, pour les déshonorer après le supplice ! Et s'il veut que l'on boive leur sang, on le boira ; et s'il veut que l'on mange leur chair, on la mangera. Mais il ne le voudra point ; il sera philanthrope. Il n'emploiera que des répressions douces ; la science lui fournira les moyens de condamner un homme à la maladie, à l'infirmité, à l'imbécillité ; il en pourra condamner au plaisir, il en pourra condamner à la vertu : peu se verront accorder la mort !
Ce sera un état très-régulier, une civilisation très-brillante. Les sciences, en continuel progrès, entasseront miracles sur miracles. La perfection de la police et de l'administration fera régner une égalité parfaite, comme dans l'ancienne Turquie. Tout homme pourra toujours monter, toujours descendre ; nul n'aura d'ancêtres ni de postérité, nul ne possédera rien qui ne soit au public.
Force gens de lettres, force artistes, force histrions; des mimes et des bouffons dans tous les carrefours, sur des théàtres magnifiques. Savants, artistes, gens de lettres, histrions, bouffons et mimes s'efforceront d'inventer des jouissances et de mettre en appétit tous les sens, qui auront toute liberté.
La police prendra soin que l'on s'amuse, et ses freins ne devront jamais gêner la chair. L'Administration dispensera le citoyen de tout souci. Elle fixera sa situation, son habitation, sa vocation, ses occupations. Elle l'habillera, et lui attribuera la quantité d'air qu'il doit respirer. Elle lui aura choisi sa mère, elle lui choisira son épouse temporaire : elle élèvera ses enfants ; elle le soignera dans ses maladies ; elle ensevelira et brûlera son corps, et déposera ses cendres dans un casier, avec son nom et son numéro.
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Lorsqu'il voudra se rendre en promenade à l'une ou l'autre des extrémités de la terre, rien ne lui sera plus facile. Il n'aura, comme pour faire toute autre chose, qu'à obtenir la permission de la police.
Mais pourquoi changerait-il de lieux et de climats? Il n'y aura plus de lieux différents ni de différents climats, ni aucune curiosité nulle part. L'homme trouvera partout la même température modérée, les mêmes usages, les mêmes règles d'administration, et infailliblement la même police, prenant de lui les mêmes soins. Partout on parlera la même langue, les bayadères danseront partout le même ballet. L'ancienne diversité serait un souvenir de l'ancienne liberté, un outrage à l'égalité nouvelle, un outrage plus grand aux Bureaux qui seraient soupçonnés de ne pas pouvoir établir partout l'uniformité. Leur fierté ne souffrira point cela. Tout sera fait à l'image du chef-lieu de l'empire et du monde.
Il n'y aura plus de guerre, puisque le canon rayé aura percé et fait sauter toutes les frontières. Il n'y aura plus de révolutions : pourquoi et comment des révolutions ?
Pourquoi des révolutions, puisque l'égalité sera générale et absolue, sous un souverain à qui ne viendra jamais le caprice d'imposer le moindre frein aux fantaisies de la chair? Puisque l'on sera nourri, chauffé, vêtu, amusé? Puisqu'il n'y aura ni tien ni mien en quoi que ce soit? Puisque l'on aura éteint la superstition, suivant l'évangile de M. Louis Jourdan? Puisque tous les gens de lettres, tous les artistes, tous les philosophes seront dans la police, se surveillant les uns les autres ?
Comment des révolutions, puisque l'Administration sera partout, possédant l'électricité pour être avertie, la vapeur pour accourir, les armes de précision pour frapper ?
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Puisqu'il n'y aura plus de recoin ignoré dans le monde, tout entier enveloppé de sa cage de fils électriques ; plus de rues tortueuses dans les villes, plus de cave au soupirail de laquelle ne veille un homme de police fidèle, investi de pouvoirs illimités ?
Alors, aucune voix ne sera autorisée à parler sur la terre, qui ne dise : Tout est bien ! Les vœux de l'Humanité sont accomplis. L'Humanité boit, mange et s'amuse ; elle est affranchie de la superstition et de l'inégalité ; elle règne chez elle et sur elle-même ; elle possède tous les biens que tous les sages ont désirés ; l'Humanité estDieu !
Et il n'y aura pas une voix qui, entendant cette voix, ose ne pas répondre : Amen !
C'est une erreur de croire que l'Humanité, sans la religion et sans la famille, deviendrait une bête féroce; bien administrée, elle deviendra simplement une bête lâche.
Sans doute, au milieu de ces splendeurs, au milieu de ces perfections et de ces jouissances, quelques esprits sentiront qu'ils ont encore une chose à désirer, ils formeront encore un vœu ; celui de mourir. Ces insensés et ces téméraires seront rares, et leurs vœux appelleront en vain la mort. Ne mourra pas qui voudrait mourir : Et zn diebus il lis qùœrent homines mortem, et non invenient eam : et desiderabunt mori, et fugiet mors ab eis. Quoi donc? les savants de l'État se laisseraient vaincre et ne sauraient pas empêcher les hommes de vivre ou de mourir sans la permission de l'État ! Lorsque l'Administration voudra qu'un homme meure, il mourra ; lorsqu'elle aura décrété sa vie, il lui faudra vivre. Non, non, un pervers n'aura pas congé de se soustraire volontairement à ces joies, à ce beau spectacle, à cette police adorée, et de se
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faire tuer pour avoir le plaisir de désobéir au Maître et d'enlever un administré à l'Administration.
Il y en aura quelques-uns, peut-être, quelques fanatiques intraitables qui diront au Maître : « Tu as renversé « toutes les murailles, tous les empires et toutes les insti- « tutions; tuas été plus fort que les armées,, que les na- « tionalités et que les races ; tu as vaincu le genre hu « main. Tu es" la force, mais tu n'es que la force, et il y « a quelque chose de plus fort que toi. C'est ma con- >( science ; tu ne la vaincras pas, et elle ne t'adore pas. » On livrera ces misérables à la police correctionnelle, et les huées du public devanceront le juste arrêt qui les enverra faire les fiers dans un hospice de fous.
Et la fin, dit-on? Oui ! il y aura une fin. Il sera prouvé au Maître du monde, seul et unique possesseur du canon rayé, qu'il n'est qu'un homme, et à l'Administration qu'elle n'est qu'une œuvre humaine.
A la fin, une trompette sonnera dans le ciel, et Satan, le menteur et le parodiste, ayant accompli pour lui et à sa manière cette promesse, donnée à l'humanité, qu'elle ne formerait qu'un seul troupeau sous la houlette d'un seul pasteur, aura fait son dernier mensonge et joué sa dernière parodie.
La septième trompette sonnera, et Jésus-Christ possédera le monde, parce que Jésus-Christ est le Pasteur, et que c est à Jésus-Christ que Dieu a donné le monde.
« Et le septième ange sonna de la trompette ; et on en- « tendit de grandes voix dans le ciel qui disaient : L'em- « pire de ce monde a passé à Notre-Seigneur et à son « Christ, et il régnera dans les siècles des siècles. Amen !
« Et les vingt-quatre vieillards qui sont assis sur leurs
« trônes devant Dieu adorèrent, disant :
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« Seigneur, Dieu tout-puissant, qui êtes, et qui étiez, « et qui deviez venir, nous vous rendons grâces de ce que « vous êtes entré en possession de votre grande puissance « et de votre règne. »
Telle est sans doute la destinée du monde, quoi que fasse la Révolution, ou dans le siècle présent ou dans les siècles futurs. Après s'être acquis le monde par son sang, le Fils de Dieu en prendra possession définitive par la force, usant à son tour de cette chose, qui, comme le reste, lui appartient. Mais la haute et vaste portion de l'humanité qui croit en Jésus-Christ, n'a-t-elle plus rien à faire que d'attendre, et faut-il désespérer de réaliser par l'amour une noble ébauche de ce règne futur que la force divine installera pour jamais sur les débris de la force humaine à jamais vaincue? La Révolution, qui tout à la fois nie les droits du Dieu du Calvaire sur l'humanité, et s'y substitue en parodiant sa doctrine et ses lois, est-elle venue à ce point de triomphe de ne pouvoir plus être arrêtée dans ses plans mortels ?
Si ces questions laissent encore place au doute, le doute néanmoins n'a plus la gravité qu'il offrait il y a quinze jours.
Il y a quinze jours, la France était engagée dans une guerre qui, d'un moment à l'autre, pouvait devenir révolutionnaire et universelle ; qui, en devenant révolutionnaire, attentait aux droits du souverain Pontife, et qui, par cet attentat, suscitait infailliblement la persécution religieuse. Quand les affaires humaines sont ainsi engagées, c'est pour aller loin ; et, de nos jours, sur cette voie, elles risqueraient de ne s'arrêter plus.
Un homme, par sa sagesse et sa glorieuse modération, a éclairci d'un seul mot ce sombre avenir. Au moment de
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prendre un caractère révolutionnaire et antichrétien, la guerre s'est terminée par une paix monarchique et catholique. Soudain tout a changé de face.
La nation monarchique et catholique qui était menacée, reste debout ; la Révolution perd ses vastes espérances ; et si l'inspiration qui a fait la paix se soutient, les deux mains qui se sont unies pour cette paix sainte peuvent, malgré des difficultés immenses, élever à leur ombre une roisième nation pour Dieu et pour la liberté.
La route est ouverte pour un emploi salutaire de cette force terrible que la science du dix-neuvième siècle a créée, et si ses dépositaires le veulent, elle peut dans leurs mains agrandir, unifier et véritablement libérer le monde (1).
(1) Je n'ai pas donné la suite que ces derniers mots indiquaient; et pour dire la vérité, je n'ai jamais eu l'intention de la donner. Je voulais seulement qu'on l'attendit, et qu'en l'attendant on oubliât le commencement, et que l'article put ainsi passer sans que le journal fût averti.
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APRÈS LA BATAILLE
DE CASTELFIDARDO (1).
A l'heure qu'il est, l'Église catholique n'a plus de domaine temporel, et le Vicaire de Jésus-Christ ne possède pas en sécurité une pierre où reposer sa tête. Dépouillé de ses États, protégé dans un quartier de sa capitale, il délibère s'il ne devra pas abandonner bientôt ce faible reste pour mettre à couvert, non sa liberté ( en un sens elle ne lui peut être ravie), mais sa dignité. La conscience du chef de l'Église en est à ce point d'angoisse, au milieu de la paix et de la prospérité des peuples européens, enfantés par l'Église!
La spoliation, longuement méditée, a éLé soudainement accomplie, comme un méfait de particulier à particulier. Le malfaiteur est apparu en force chez la victime ; il a tué
(1) Les pages suivantes n'ont pu trouver place dans le journal auquel je les avais destinées, et les autres journaux m'étaient naturellement fermés . C'est le développement de quelques pensées jetées dans une lettre écrite à la première nouvelle de la défaite de l'armée catholique et qui n'avait pas reçu de ses destinataires (Lien contre leur gré), un accueil plus favorable. Cette première lettre, cependant, est devenue publique sans ma participation. Au bout de deux mois, après un voyage à Rome, elle est entrée en France par la Belgique, grâce probablement à une inadvertance des inspecteurs des journaux étrangers. Telles étaient les conditions faites à la presse catholique depuis la suppression de l' Univers. Les récentes déclarations d'un nouveau ministre, M. de Persigny, les adouciront peut-être. Jusqu'à présent l'adoucissement n'est pas sensible. Quant à la presse irréligieuse et révolutionnaire, on sait ce qu'elle peut se permettre. (22 décembre 1860. L. V.)
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ses serviteurs, il s'est emparé de l'argent, il est resté dans la maison. Les voisins lui ont dit qu'il faisait mal ; ils ont accordé cette satisfaction à la conscience publique. Dans ce mal pourtant leur sagacité proteste qu'elle voit un bien, attendu que la victime était menacée d'un ennemi plus redoutable pour eux. L'envahisseur est un roi catholique; la croix brille sur ses drapeaux. Les voisins, deux États guerriers, sont catholiques aussi : avertis et en armes, ils regardaient, l'un du haut des remparts de Rome, dont il se déclare protecteur, l'autre du centre de ces forteresses au pied desquelles, il y a un an, la victoire a négocié la paix. Tous deux ensemble et chacun d'eux isolément, d'un mot, d'un geste, pouvaient empêcher le parricide : il s'est accompli sous leurs yeux.
Dans le reste de l'Europe, pas un mouvement. Les rois ont laissé abattre, — ils le croient du moins, — le plus ancien trône du monde, le seul qui ne subsistât point et ne voulût point subsister par la force matérielle, mais uniquement par le respect des peuples. Une velléité s'est manifestée : l'Espagne aurait demandé si l'on souffrirait que le Père des nations fÙt dépouillé par un brigand, car il ne s'agissait encore que des entreprises annoncées de Garibaldi. On a répondu à l'Espagne qu'un principe, le principe de non-intervention, exigeait que le Pape fût abandonné; que d'ailleurs il avait des forces suffisantes pour se défendre. Tout a été dit, et le Piémont, alors, a pu intervenir.
Cette politique a voulu réserver aux peuples une part de complicité ; part hideuse ! Sur le Saint-Père écrasé, on a lâché la presse. Là où la presse est libre, elle suit en majorité son instinct, rebelle à toute justice, ennemi de toute majesté ; là où elle n'est pas libre, elle force son instinct
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et le dépasse. Après la bataille, quand les soldats ont fait leur office, accourent les goujats d'armée, qui achèvent les vaincus et dépouillent les morts. Les goujats de l'armée piémontaise tiennent la plume dans la plupart des journaux français. C'est un dégoût d'entendre ces malheureux. D'une langue pesante et imbécile, qui révèle à la fois des esprits incapables de culture et des âmes incapables de décence, ils insultent au bon droit trahi, à la vérité opprimée, au courage, au dévouement, au malheur. N'y avait-il pas assez d'Italiens « régénérés » et d'Anglais pour pareille besogne? Rome païenne entourait d'horreur le nom de cette fille de ses rois, Tullie, qu'on avait vue fouler aux pieds de ses chevaux le cadavre de son père assassiné. Les catholiques sont condamnés à voir de plus viles créatures trépigner plus longtemps la majesté vaincue de leur Père. Il faut avaler cette lie d'un calice de sang; il faut endurer que l'infirme opinion soit de plus en plus pervertie par les clameurs de cette bande qui seule a toute liberté d'élever la voix. Ainsi le peuple ignorant s'engage dans la complicité du mal ; ainsi se trouvent exaucés les vœux de ce subalterne qui, désespérant de ses arguments pour vaincre la foi catholique, demandait qu'elle fût enfin abattue par la force et ensuite étouffée dans la boue (1).
En présence de ce désastre accueilli avec tant de torpeur, d'indifférence et de dédain, ou salué de tant de risées, l'esprit se trouble, l'espérance fléchit, les ténèbres de la désolation envahissent le cœur, et l'on croit entendre la parole suprême du Calvaire : Consummaturn est! C'en est fait, les jours de la grande apostasie sont venus : rois et peuples ont renié Jésus-Christ.
Beaucoup le disent, beaucoup le croient, beaucoup s'en
(1) Ktluar Quinet. V. page 308 de ce volume.
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réjouissent dans la candeur stupide de leur ignorance, s'applaudissant de voir le dernier jour du Christ et le premier jour de l'affranchissement du genre humain. Les premiers ne sont pas tous sincères : ils gardent plus que des incertitudes sur l'issue de la lutte qu'ils ont entreprise pour leur malheur ; les seconds ne consultent pas assez leur raison : elle les rassurerait ; les derniers sont réservés à de prompts mécomptes. Le Christ n'est pas la Divinité qui se voile en ce moment et à qui la folie humaine creuse un profond tombeau : l'astre qui s'éteint dans le ciel des hommes s'appelait la liberté. Le Christ l'avait allumé de ses mains divines; il s'éteint, et déjà aucun peuple n'a plus dans sa poitrine un souffle qui puisse le ranimer. La nuit antique va se refaire sur le monde.
Il faut savoir se taire sur les conseils qui ont voulu, préparé et enfin procuré le sacrilège du dix-neuvième siècle ; mieux vaut se réduire au silence que d'en parler faiblement. L'histoire découvrira l'étendue des perversités ; dédaignons, comme elle, l'abondance des scélératesses ; passons sans les voir devant de cyniques visages, sur lesquels pourraient dès à présent tomber les inutiles flagellations de la conscience et de l'honneur. Ce chef de bureau piémontais, à qui semble réservée la gloire de mettre le feu dans l'univers, et cette maquette de dictateur dont tout le génie est de revêtir une guenille rouge et de chausser des bottes éculées, pauvres figures ! L'homme d'Etat n'a pas la valeur morale du pirate ; le pirate, dans l'ordre intellectuel, n'est pas l'égal du vieux mulâtre qui gambade autour de lui. Que signifierait le dictateur en casaque bleue, chaussé comme tout le monde? Héros vraiment fait pour l'époque, digne manitou d'Alexandre Dumas ! De tels hommes sont bons pour humilier et sac-
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cager l'orgueil d'une civilisation qui s'est détournée de la vérité. Par ces miséricordieuses ironies, Dieu maintient ce qu'il lui faut encore de bon sens dans l'espèce humaine pour la sauver. Les hommes que la vérité pourrait craindre ne sont pas ceux qui écrasent, mais ceux qui séduisent. Demeurons tranquilles, en voici qui ne seront point adorés ! Dieu leur laissât-il des années, ils n'obtiendront pas le privilége d'égarer un seul jour cette élite de fermes esprits et de fermes cœurs, faible quant au nombre, mais qui constitue la conscience du genre humain, et qui, en définitive, après tous ses écarts, le ressaisit et le gouverne.
Ni ces grossiers instruments de ruines, ni ceux qui les manient ou plutôt qui les déchaînent, n'apparaissent fortuitement, ni ne sont grands, ni n'ont de force par eux- mêmes ; ils s'élèvent comme des miasmes pernicieux d'un sol qu'on a négligé d'assainir ; ils viennent comme le châtiment après la faute; ils ravagent et ils passent. S'ils pouvaient durer, tout périrait, mais ils n'ont point en eux les conditions de la durée ; ils passent, allumant l'incendie, laissant la lumière. Dans la profondeur du langage, le châtiment s'appelle aussi une leçon. Par là le genre humain apprend deux choses : en premier lieu, il connaît que la faute châtiée n'était point légère ; en second lieu, son intelligence, plus lucide et plus courageuse, saura quels travaux sont indispensables pour la salubrité du monde ; elle verra où il faut construire des digues et poser des freins, où il faut creuser des canaux et faire couler des eaux vives, où il faut élever des paratonnerres, où il faut combler des abîmes, et quels trésors doivent être entourés de remparts.
A cette double démonstration travaillent, dès à présent,
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d'un bras brutal, tant d'orgueilleux qui pensent n'agir que contre Dieu. Leur dessein est mauvais parce qu'ils sont mauvais ; ils ont permission de l'entreprendre parce que Dieu est juste ; mais, l'œuvre faite, il se trouvera que loin de détruire la cité chrétienne, comme ils se le proposent, ils en auront simplement nettoyé les égouts. Une heure de règne apparent, pleine pour eux-mêmes d'angoisses, aura récompensé ce labeur involontaire, et ils seront chassés et renfermés de nouveau dans leur géhenne, couverts de fange et de mépris, dernière souillure qu'il faille cacher, dernière contagion qui reste à vaincre.
L'histoire ne leur sera pas inclémente ; elle justifiera la pitié que l'on s'étonne de voir poindre déjà dans les hauteurs des âmes qu'ils oppriment. Ils sont les fils d'une longue erreur, nés pour le châtiment d'une société qui s'est complu au milieu des ténèbres où elle les a enfantés. Depuis plus d'un siècle, cette société s'habitue à voir les triomphes du crime, descend jusqu'à les glorifier. Elle a subi les apologies du crime, elle lui a décerné des apothéoses, elle s'est mise à l'école de cent docteurs qui ont réduit le mal en maximes de sagesse politique, et qui ont proclamé que toute œuvre humaine devenait morale par le succès ! Aucun homme dans le monde, et même aucun parti, n'eut jamais le pouvoir et peut-être n'eut jamais la volonté de mettre effrontément de côté toutes les lois de la conscience, tous les principes vérifiés et reçus, de les abolir, de dire que le Bien est Mal, que le Mal est Bien. Ces dépravations se forment longuement, par couches, par essais. Un pervers les conçoit, s'en effraie, les cache, les transmet à quelque disciple qui lui-même tremble encore du dépôt ; la secte se forme, la doctrine de mort est déjà connue et officielle, elle a déjà des armées, et elle
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n'est pas encore praticable : il lui faut en quelque sorte le genre humain pour complice. Jusqu'où ne va pas aujourd'hui la complicité du genre humain dans les doctrines qui le poussent à la destruction ? La société n'en a pas seulement toléré les plus pernicieux axiomes, elle les a admis ; elle ne les a pas seulement admis, elle leur prête main-forte contre elle-même. L'histoire , en dévoilant l'œuvre des exécuteurs, leur tiendra compte de cela; leurs avortements, leur chute misérable, la gloire de Dieu procurée par leurs mains et qui s'élèvera sur leur ignominie, ne laisseront pas sans quelque mélange de compassion l'exécration qui leur sera due et payée. Un Néron, un Julien, un Henri VIII, un Robespierre, qu'étaient-ils devant la Croix triomphante, comparés à leurs victimes ? Que seront demain, devant la Croix raffermie, ceux qui se vantent aujourd'hui d'avoir ébranlé la Croix? Et quels sentiments d'envie ou de crainte peut nous inspirer, à nous, chrétiens, la figure du victorieux Cialdini devant le cadavre lacéré du vaincu Pimodan ?
Pimodan ! A ce seul nom, écoutons la voix de la conscience publique ; nous apprendrons à ne pas désespérer. Entre tous les noms que l'attente, le succès, la terreur, le délire font incessamment retentir dans la foule, voilà le nom pur, radieux, immortel, voilà le héros, voilà le mort que la mort a sacré ! Qui sait ce qui tombe dans les rangs contraires ? La gloire n'obéit pas à la popularité ni à la fortune, et ses mains ne relèvent et ne font revivre que ce qui est grand. Cette couronne posée sur un seul front, mais assez lumineuse pour servir d'auréole à toute une cohorte de martyrs, c'est plus qu'une espérance. Du sein de la nuit, le nom de Pimodan et de sa glorieuse troupe se lève comme la première pointe de l'aube : la nuit
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ne sera pas éternelle , nous avons salué les étoiles du matin.
Sans doute, l'heure présente est affreuse. Par une porte sanglante, l'Église s'avance dans une incalculable série d'épreuves, et le mal pourra emporter bien des digues avant de rencontrer le grain de sable que Dieu a marqué pour borner son cours. Que la défaite ne nous fasse pas cependant perdre de vue les résultats certains de la résistance : par la grâce de Dieu les ossements des martyrs sont des germes, les tombes deviennent des berceaux.
La cause de l'indépendance de l'Église n'a pas été décidée aux champs de Lorette ; elle n'est pas vaincue, parce qu'elle n'est point trahie. Sans espoir de victoire immédiate, plein des belles flammes de l'amour, on meurt pour elle, et tous ceux qui veulent bien mourir ne sont pas tombés. Les causes vaincues sont celles pour lesquelles personne n'estimerait doux et glorieux de mourir. La cause de l'indépendance de l'Église trouvera toujours des soldats qui seront assez contents et assez payés du seul gain de leur mort, qui combattront sans armes, qui, seuls devant une armée, ne reculeront pas; qui, enchaînés, n'auront besoin que d'un mot; qui, bâillonnés, triompheront par leur silence. Enveloppés d'une gloire féconde, ces vaincus portent dans les entrailles de la terre la vigueur des futures moissons ; leurs vainqueurs demeurent ostensiblement chargés du poids et de la lèpre du crime.
Dès à présent le sang des enfants de l'Église déjoue la plus chère attente de la tortueuse politique qui s'est vue réduite à le faire couler.
Cette politique voulait prendre les États de l'Église
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comme son Garibaldi prend les villes, avec de fausses clés ; elle comptait se faire ouvrir la porte du dedans par quelques affidés travestis en séditieux : elle aurait dit alors que le gouvernement pontifical croulait de lui-même sous la réprobation de ses sujets, sans avoir pu trouver un bras pour le défendre. Grâce au dévouement de La Moricière, ce plan de conquérant nocturne n'a produit que la honte de l'avoir conçu : on se proposait d'escroquer, il a fallu voler avec effraction. Le jour des assises viendra, le juge enverra ses appariteurs, les coupables seront appréhendés au corps, les témoins surgiront, justice sera faite.
Un roi légitime, un gouvernement régulier, des soldats qui n'avaient pas encore souillé leurs drapeaux ont fait ce que Garibaldi n'a pas voulu qu'on pût lui reprocher : ils sont entrés dans la maison du Père de la famille catholique par surprise, sans déclaration de guerre. Garibaldi s'annonce ; les généraux réguliers du roi Victor-Emmanuel apparaissent bravement la veille du jour où ils notifient leur arrivée. Les officiers de cette armée sarde sont presque tous gentilshommes : lorsqu'ils avaient l'honneur de combattre à côté de nous, plusieurs de ces messieurs hésitaient à saluer nos officiers, doutant qu'ils fussent d'assez bonne maison. Les généraux que suivent ces gentilshommes ne se contentent pas d'être quatre ou cinq fois les plus forts : ils consentent encore que leur adversaire ne soit point en garde. Ils pratiquent un droit de la guerre dont les inventeurs ont été pendus.
Toutefois ces forbans n'ont pas su prendre assez de précautions. Ils ont trouvé devant euxl'honneur catholiqueen même temps que le véritable honneur italien. L'honneur italien ! il ne s'était pas encore beaucoup montré dans
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les aventures de l'Italie régénérée ! Là, dans l'Italie pontificale, il est apparu, étreignant d'une main fraternelle le plus pur honneur de la France. Les corps d'armée piémontais ont dû écraser ces petits postes et ces forteresses démantelées, sur lesquels s'est ruée leur brutalité félonne. Le Pape était défendu par ses fils, il a fallu les tuer ; et le hideux vainqueur a enfin vu le sang italien, et enfin ramassé des armes fumantes.
Ne pleurons pas nos morts ; n'envoyons à leurs familles que des respects et des félicitations. Quiconque a reçu le baptême doit tout son sang à l'Église de Jésus-Christ. Heureux ceux qui ont payé leur dette, non comme exigible, mais volontairement et généreusement, suivant la sainte impulsion des grands cœurs ! Heureux le noble capitaine qui en offrant sa vie n'a pas craint d'exposer sa gloire aux armes secrètes d'un ennemi sans probité ! Ce qui était à faire, il l'a fait, et Dieu a mieux aimé perfectionner son âme dans les hauteurs de l'adversité que de gagner une bataille par ses mains. Heureux les soldats dont le sacrifice a été accepté ! Ils se sont donnés à l invincible et immortelle patrie, et leur sang est la semence que Dieu voulait pour rajeunir la fécondité de ses sillons éternels. Si le sang n'avait pas coulé, c'est alors qu'il faudrait pleurer.
Ne disons donc pas : Consummatum est, ou ne le disons que dans le sentiment profond de la victoire. Con- surnmatum est, c'est le dernier mot du Calvaire, mais c'est aussi le premier mot du règne qui n'aura point de fin. Le Pape n est point vaincu. Il était et il reste plus grand et plus fort que les auteurs et les complices de l'iniquité qui le dépouille. Celui qu'il représente n'était point vaincu lorsqu'on plaçait le sceptre de roseau dans ses
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mains liées, lorsque la soldatesque l'insultait, lorsque Pilate et la foule lui préféraient Barrabas, lorsqu'on enfonçait les épines sur sa tête, lorsque ses membres saignaient sur la croix ; et lorsque enfin les bourreaux jetaient le sort sur sa robe et scellaient la pierre de son sépulcre, il n'était pas encore vaincu ; et dix-huit siècles, renouvelant sous mille formes les supplices et les abandons de la croix, ne l'ont pu vaincre. Après la journée d'Ancône comme après la journée du Calvaire, Pierre, notre père qui est sur la croix, est toujours le vicaire de notre Père qui est aux cieux. Il est le vicaire de la justice immortelle ; il est le roi qui n'a pas trahi sa couronne ; il garde tout entier son droit, qu'il affirme et qu'il défend tout entier. La force peut bien écarter un instant le droit, mais dans sa défaite il enfante une force supérieure qui le restaure invinciblement. Le Pape sera vaincu quand l'iniquité aura étouffé la conscience humaine. Nous n'y sommes point, malgré les apparences ; et plutôt le jour pourrait approcher où le Pape sacrera des princes dans cette Europe qui consent que le Pape soit détrôné. Le monde ne vivra point sans autorité ; il viendra chercher l'autorité à la seule source où elle reste pure.
D'ici là, sans doute, on peut prévoir bien des catastrophes. Humainement elles semblent inévitables; on oserait dire parfois qu'elles sont à désirer. La folie révolutionnaire ébranle le Vatican , et la sagesse révolutionnaire ne s'y oppose pas. Les blocs qui se détacheront du Vatican rouleront par le monde, plus terribles que les boulets lancés par le canon rayé ; ils broieront plus d'édifices que la Révolution n'en a renversés. Pour lutter, il faudrait aux situations menacées des inspi-
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rations de foi, et elles n'ont pas même des inspirations d'honneur. Garibaldi est une vengeance de Dieu. La fière civilisation moderne sera manipulée par ce matassin habillé de chiffon rouge. Que de gens qui ont insulté à la robe de bure et aux sandales du capucin, vont s'incliner devant ce haillon rouge et baiser ces bottes éculées de Garibaldi ! que de docteurs en toutes sciences et en toutes lettres, admireront ses proclamations écrites par le mulàtre ! Et encore gardera-t-il le mulâtre ? daignera- t-il nous donner des lois à peu près régulièrement orthographiées?
Mais ce n'est pas tout : il y a un côté mystique dans la Révolution et c'est même le côté dominant. Elle croirait n'avoir rien fait si elle ne faisait pas une église. Tous ces hommes qui paraissent ne sont que ses soldats, vous n'avez pas encore vu ses prêtres. A cette église, il faudra payer la dîme, dime double et quadruple, en or, en sang, en avanies , terreurs et abaissements de toute sorte. Tant de gens ne verront clair que si leur maison brûle, il faudra bien que ce fanal aussi leur soit allumé et que ces complaisants et ces adorateurs de tant de stu- pides et impures chimères connaissent enfin leurs dieux.
Je ne crois pas à la fin du pouvoir temporel de la Papauté, parce que je ne crois pas à la fin de la Papauté ; je ne crois pas à la fin de la Papauté, parce que je ne crois pas à la fin prochaine du monde. Je crois à la fin de la civilisation moderne dans une prompte et profonde barbarie, conséquence inévitable des principes dont cette société a favorisé le développement et dont nous voyons présentement l'application. Le genre humain ne sera tiré de cette barbarie que par la seule main de l'E-
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glise, avec les seules données de son immuable foi. Ce sera un accroissement du Christianisme et un rajeunissement de la terre. Les catastrophes qui vont se précipiter emporteront les hérésies. Elles les emporteront sur des torrents de sang catholique peut-être, mais elles les emporteront, et le vicaire de Jésus-Christ, pontife et roi, sera le pasteur du genre humain. On parle tant de progrès; voilà le seul progrès possible et celui que j'attends. Je l'attendrai d'une espérance inébranlable au milieu de l'écroulement de toutes les institutions humaines, je l'attendrais dans la mort. L'Église rachètera le genre humain de cette nouvelle barbarie où il subira les horreurs de l'esclavage ; elle rallumera l'astre du Christ, la liberté ; elle fera ce grand travail sans verser d'autre sang que le sien, fidèle à son œuvre unique qui est de donner la vie. L'Eglise est le chef-d'œuvre de Dieu. Dieu ne laissera pas détruire son chef-d'œuvre par un petit nombre de politiques et de soudards ignorants. Sa justice leur abandonne l'empire, sa miséricorde le leur ôtera. Fût-ce au milieu des abîmes de l'apostasie, par cette faible main de l'Église, il ressaisira l'imbécile humanité, il la rendra témoin des merveilles de sa parole. Alors, ce miracle de dix-huit siècles de durée, au milieu de tant d'orages, ne paraîtra plus qu'un essai de la toute-puissance qui veille sur l'Église et qui par elle se plaît à vaincre le monde. A la force brutale, aux coups précipités de la passion, aux calculs de l'astuce, aux conceptions dominantes du délire, sans même que sa main soit visible pour d'indignes regards, Dieu opposera ces dispositions victorieuses qu'il a mises au fond de la nature humaine et qui l'obligent d'accomplir ses desseins. Il écrasera ses ennemis avec les armes qu'ils auront forgées pour le vaincre, il les ramè-
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nera par la pente des routes où ils s'égarent. Ce sera la force des choses qui rétablira l'Église dans le domaine
agrandi que la force des choses lui
seulement que Dieu voudra bénir <ju^^\ force
des choses est la force de Dieu.
FIN DU TOME SIXIÈME ET DERNIER DE LA DEUXIÈME SERIE.
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TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE SIXIÈME VOLUME.
PRÉFACE vu Préface du premier volume de la lre série xxix Préface du second volume de la 1re série xxxvi LE PRINCE DE METTERNICH A BRUXELLES. — L'habitation du prince. — Causerie sur le caractère français, le polonisme, le joséphisme, le carcere duro, Silvio Pellico, Confalonieri, Andryane, Zechenyi, Bat- thiany, Kossuth. — Le principe et la doctrine. — Sentiments du prince sur l'indépendance de l'Église. — Napoléon et Pie VII. — La chimère de l'unitarisme italien. — L'Autriche et le Sonderbund. — Les Juifs d'Allemagne. — La question orientale. — La princesse de Metternich. - Le système Metternich 1 Note sur Silvio Pellico 39 SAINT PIERRE (décembre 1860). — I. Les saints de la libre pensée et les saints de l'Église. — Il. Saint Pierre. — 111. Plan de Dieu sur saint Pierre. 1- Foi de. cet apôtre. — IV. Son œuvre. — Les maîtres, les grands et les sages de Rome. — V. Naissance du second empire de Rome 42 LES PAPES D'AVIGNON. — I. Idées de M. de Sacy sur la Papauté. — Il. Les papes d'Avignon. — État de la Papauté au seizième siècle. — III. Rome et l'indépendance de l'Église. — Le cardinal Albornoz. — IV. Le Pape et l'empereur.— Boniface VIII et Léon XII. —V. Saint Nicolas Ier et Photius. — Vraie politique des Papes. — VI. Les légats de la Papauté. — VII. Le moyen âge. — Saint Louis et Louis XIV. — VIII. Prédominance nécessaire du pouvoir pontifical. — IX. Louis de Bavière et Philippe le Bel. — Le progrès. — Avenir de la Papauté. — Le Pape modèle, selon M. de Sacy. — X. Dans quel esprit il faut étudier l'histoire de l'Église et de la Papauté 65 CLÉMENT XIII ET CLÉMENT XIV. — Comment il faut juger la conduite
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différente de ces deux Papes à l'égard des Jésuites. — I. Les Jésuites et leurs ennemis : Pombal, Charles 111, madame de Pompa- dour, Voltaire, Choiseul, les parlements. — II. Clément XHI. — III. Clément XIV. — IV. Les Jésuites après la sentence de Rome. 125 E POUVOIR TEMPOREL DES PAPES. — I. Chute de l'empire romain. — Les empereurs grecs et les Barbares, instruments de la fondation du pouvoir papal. — Charlemagne. — II. Objections communes de la Révolution contre le pouvoir temporel. — Louis-Napoléon rouvre les portes de Rome au vicaire de Jésus-Christ. — Pellegrino Rossi. — L'indépendance du pouvoir temporel des Papes. — III. La Rome des Papes, centre de la civilisation universelle. — Le Pape rétabli par la Conclusion 163 LA BROCHURE LE PAPE ET LE CONGRÈS (23 décembre 1859). — Le fond de la brochure. — Sa réfutation par M. de Melun. — Opinion des journaux. — Adresse des rédacteurs de l'Univers au Souverain Pontife. — Avertissement donné au journal, au sujet de celte adresse. — Le Journal des Débats, le Constitutionnel, le Siècle, le Pays soutiennent la brochure. — M. Boniface et M. Grandguillot. — Le comte Rossi et le Père Lacordaire invoqués par la Patrie. — M. Mocquart et Molière. — MM. La Bédollière et Grandguillot. — MM. Guéroult et Jean Reynaud .......................................... 201
RÉPONSE DE L'EMPEREUR AU CORPS DIPLOMATIQUE 235 LE MARTYRE DE LA POLOGNE 236 ARTICLE DU JOURNAL DE ROME; OPINION DES JOURNAUX 249 A PROPOS D'UN MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L'ËVÊQUE DE TROYES, .. 255 DISCOURS DU SOUVERAIN PONTIFE 258 LETTRE DE NAPOLÉON III AU SOUVERAIN PONTIFE. 261 L'ALLOCUTION DU SAINT-PÈRE ET LES JOURNAUX FRANÇAIS 264 M. THIERS ET M. ViLLEMAIN. 271 L'ALLOCUTION DU SAINT-PÈIIE ET LA LETTRE IMPÉRIALE 274 LE FACHEUX ABBÉ MICRON 277 PROTESTATION DE M. DE SACY CONTRE UN ARTICLE DU JOURNAL DES DÉBATS 290 RÉPONSE A QUELQUES REPROCHES 294 LE DERNIER NUMÉRO DE L'UNIVERS (30 janvier 1860) 296 ENCYCLIQUE de Notre Saint-Père le Pape 297 LETTRE DES RÉDACTEURS DE L UNIVERS AU SOUVERAIN PONTIFE, 324 LETTRE DU SOUVERAIN PONTIFE AUX RÉDACTEURS DE L'UNIVERS 326 PREMIÈRE LETTRE DU SAINT-PÈRE A MADEMOISELLE ÉLISE VEUILLOT... 329 SECONDE LETTRE DU SAINT-PÈRE A MADEMOISELLE ÉLISE YEUILLOT.... 331
LA SUPPRESSION DU JOURNAL L'UNIVERS.
1. LA LOI ET LES PRÉCÉDENTS # 335 H. REVUE DES JOURNAUX. — § ler. Journaux de PARIS. -» « 341
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Il. Sur un article du Correspondant , 350 § 111. Journaux protestants et autres . 361 III. L'UNIVERS ET LA Loi SUR LA PRESSE 365 IV. LA PRESSE DE PROVINCE 371 V. LA PRESSE ÉTRANGÈRE. — § 1er. anglais 383 § Il. Journaux belges 390 III. La presse suisse 397 § IV. Journaux italiens 398 § V. Journaux espagnols 402 § VI. Journaux allemands et russes 406 VI. LES FAITS ET LES COMMENTAIRES 415 VIl. LES AVERTISSEMENTS OFFICIEUX 4~2 VIII. LA POLÉMIQUE RELIGIEUSE. — DIVERS JUGEMENTS seil LE ROLE DE L'UNIVERS ............................................ 428
/>\vv* //X LE CANON RAYÉ J.. é ...'V^9 APRÈS LA BATAILLE DE CASTELFIDARDO.", ............ /-$.
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME SIXIÈME ET DERNIER
- DE LA SECONDE SÉRIE. -