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Il
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MÉLANGES
RELIGIEUX, HISTORIQUES, POLITIQUES
ET LITTÉRAIRES
PAR
LOUIS VEUILLOT
trî-DACTEUR EN CHEF DE L *UN IVERS.
'■ -
2e SÉRIE
TOME SECOND
PARIS
GAUME FRÈRES ET J. DUPREY, ÉDITEURS
RUE CASSETTE, 4.
18â9
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RELIGIEUX, HISTORIQUES, POLITIQUES
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LE CATHOLICISME EN RUSSIE.
— 7, 8,13,17,22 OCTOBRE 1856 —
1. Projets de l'Empereur Nicolas ; ses moyens d'act'?r> contre l'Église catholique. — Les Popes. — Vexations -"'tns '-«s aux Sœurs de Charité, aux prêtres, aux fid^' — Vénalité et duplicité de l'administration.— L'enseignement public en Russie. — Siémaszko.
H. Le diocèse de Kaminieck ; politique astucieuse et despotique de Nicolas. — Le knout, symbole de croyance, raison d'infaillibilité, moyen d'apostasie. — Entraves à l'exercice du culte catholique; délations. — Le secret de cette tyrannie. — Heure prochaine du châtiment.
m. Les théologiens de la Presse, journal russe. — Aveux de cette feuille.
IV. Efforts de la Russie pour obtenir le silence des journaux religieux. — Le zèle de la Presse pour l'Église latine de Russie est-il sincère?
V. Nouvelles réclamations de ce journal. — Besoin d'un concordat.
1
Depuis plusieurs années on a vu paraître dans les journaux différents articles concernant la persécution
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suscitée en Russie contre le catholicisme par l'Empereur Nicolas. Tout ce qui a été dit n'est rien en comparaison de la réalité. Pour se faire une idée des maux que souffrent tous les jours les malheureux catholiques soumis au gouvernement russe, il faut en avoir été témoin. Un Français qui a pu contempler ce déplorable spectacle nous donne des renseignements qu'on ne lira pas sans douleur. Cependant il n'a pas tout vu, et nous-mêmes nous abrégeons.
Si l'on examine ce qui se passe en Russie à l'égard des catholiques, il est impossible de méconnaître le projet que l'Empereur se propose, et qu'il a cherché à réaliser aussitôt son avènement au trône. Nicolas veut établir dans son vaste empire une unité de culte semblable à l'unité de gouvernement qui le régit. C'est là que tendent tous ses efforts, toutes ses pensées. Pour arriver à ce but, il ne fait pas verser le sang comme Néron ; il suit plus volontiers les traces de Julien. La tactique du philosophe apostat lui paraît plus sùre que la main du bourreau. S'il croyait que le fer lui donnàt plus vite l'empire des àmes, il ne s'embarrasserait point de tant de ruses ; il égorgerait.
Comme l'astucieux restaurateur du paganisme, Nicolas, en persécutant les catholiques, dirige toute son attention à leur enlever la gloire du martyre. Il déverse sur eux le plus profond mépris, il les soumet aux plus iniques vexations, il leur ménage les plus atroces souffrances, il les prive des secours de la religion et de l'instruction religieuse, il paralyse entièrement le ministère des pasteurs, auxquels il interdit toute relation avec le chef de l'Eglise romaine; en un mot, il corrompt, il pille, il abrutit, il fait mourir, maii il ne tue pas. Son premier
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soin fut de détruire successivement toutes les congrégations religieuses et d'en disperser les membres. Il s'empara des biens des couvents et en employa les revenus à l'entretien des popes, ministres du culte russe ; espèce vraiment immonde, d'une ignorance crasse, d'une rapacité sordide, ivrognes, lâches, mais les agents les plus actifs de la police impériale, les persécuteurs les plus acharnés des catholiques. Leur zèle pour ce dernier métier, qui n'est pas toujours le plus infâme de tous ceux qu'ils font, s'accroit sans cesse, parce qu'ils reçoivent une prime par chaque catholique dont leur noire malignité obtient ou force l'apostasie. Aussi les fondations de la piété catholique salarient ces êtres dégradés. Si quelques maisons religieuses subsistent encore, on n'a laissé aux membres qui les composent qu'une chétive et misérable existence, un insuffisant morceau de pain, trempé des larmes que leur font répandre journellement les avanies et les violences de l'autorité.
Tout est mis en œuvre pour les forcer à se séparer, abandonnant comme d'eux-mêmes la petite portion de leurs bâtiments que le pape de Pétersbourg a voulu paraître leur laisser. Les Sœurs de la Charité établies à Vinnica avaient acheté de leurs deniers une terre dont elles partageaient les revenus aux pauvres, aux veuves, aux orphelins à qui elles enseignent les principes de la religion. Cette terre leur a été enlevée ; leurs bâtiments, à l'exception de quelques misérables chambres, sont envahis .par un gymnase russe dont les élèves les accablent de continuelles insultes. On dresse l'enfance à cette monstrueuse cruauté d'insulter des femmes ! Ce n'est pas tout. Le morceau de pain noir qui reste à ces infortunées, elles ne peuvent maintenant en donner une part aux pauvres enfants
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catholiques qui les environnent. Si l'on découvrait, que dis-je ? si l'on soupçonnait qu'un de ces enfants ait eu la moindre relation avec les religieuses, soit pour en recevoir une légère aumône, soit pour apprendre une prière, on ne se contenterait pas de punir les religieuses, elles n'y prendraient pas garde, on punirait aussi l'enfant ; il serait livré aux verges. Voilà par quel art infernal on sait contraindre des religieuses à étouffer leur charité : elles ne pourraient s'y livrer sans exposer la vie des enfants et sans leur enseigner la dissimulation et le mensonge !
Les églises catholiques deviennent par violence des pagodes russes. Des religieux du rit latin, non loin de Kaminieck, viennent d'être expulsés de leur couvent de la manière la plus barbare. Leur église a été pillée, et les saintes hosties profanées. On demanda cet abominable sacrilège à des juifs ; ils refusèrent. Mais ce que des juifs avaient refusé de faire, les Russes l'ont fait ; ils ont foulé aux pieds les saintes hosties jetées dans la boue. Les Annales de la Propagation de la Foi ont raconté l'expulsion des capucins de Tiflis. Que d'iniquités semblables, ou plus odieuses, sont ensevelies dans les neiges et dans les mines, avec les noms et les souvenirs des victimes !
Tous les biens des paroisses, comme ceux des couvents, ont été confisqués.
Quand un temple catholique menace ruine, défense d'y faire aucune réparation avant d'avoir obtenu l'autorisation du ministre des cultes. L'autorisation tarde, l'édifice croule, épargnant au persécuteur le soin de l'abattre lui-même. Est-on cependant parvenu à conserver la maison de Dieu? c'est qu'on a semé de roubles la route de Pétersbourg.Les catholiques ne peuvent construire aucune église, aucune chapelle sans cette même autorisation, si
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difficile à obtenir. Ils ont de grandes distances à franchir, deux, quatre et même dix lieues, jusqu'au chef-lieu de la paroisse; les pauvres ne. peuvent faire ces longs trajets, et par conséquent ne peuvent pas remplir leurs devoirs religieux. Aucun prêtre n'a le droit de leur porter les secours de son ministère, en allant célébrer la messe dans les chapelles domestiques qui existent presque partout. Là encore il faut obtenir, il faut acheter l'autorisation. Parvient-on à se la procurer, elle n'est jamais que pour. les personnes de la maison où se trouve la chapelle; les catholiques voisins en sont exclus. Il n'y a rien de semblable ailleurs. En Cochinchine, lorsqu'un mandarin ferme les yeux pour de l'argent sur la présence d'un missionnaire, il ne limite pas le nombre de ceux qui pourront recevoir sa bénédiction.
Pour s'agenouiller devant un autel, pour ouvrir son âme à un prêtre, pour recevoir de lui les consolations qu'on lui permet de donner à d'autres, pour faire administrer le premier sacrement à l'enfant qui vient de naître, et le dernier à l'homme qui va mourir, il faut être autorisé ! Cette tyrannie s'attache à l'homme dès le sein de sa mère et le suit au cercueil : rien ne lui échappe, o ! Dieu juste, ni le berceau, ni la tombe ! On se soumet, on se fait autoriser ; et si l'on est trop pauvre pour acheter l'autorisation, si un caprice du maître la refuse même à l'avidité satisfaite des valets, on se soumet encore. Telle est la terreur qui plane sur toutes les têtes et l'avilissement qui gagne tous les coeurs : ce troupeau d'esclaves ose à peine se plaindre, et s'étonne en tremblant de l'indignation que laissent voir les étrangers.
L'Empereur est la divinité devant qui tout genou doit fléchir sur cette terre d'ignominie. Que fait la haute so-
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ciété russe ? Elle adore l'Empereur et se rend complice des excès de pouvoir du maître ; elle opprime en sous- ordre, elle a le reste des bourreaux ; le fouet qu'elle tient, la console de celui qui la menace toujours, et qui la frappe souvent. Rien de généreux ne bat dans ces poitrines, où toutes les corruptions humaines ont leur séjour. L'aristocratie dégrade et meurtrit ce peuple ; elle le dégradera et le fustigera tant que le dieu Czar lui laissera le fouet à la main.
Des agents de police, des popes, toujours les plus animés , font de temps en temps la visite des chapelles domestiques ; ils examinent s'il ne s'y trouve aucun des objets nécessaires à la célébration des Mystères saints. Pour que ces avides escrocs fassent un rapport conforme à -la vérité, il faut nécessairement leur donner des roubles: car s'ils retournent les mains vides, ils agiront en conséquence et taxeront de catholicisme l'incrédulité même. L'un d'eux, terminant sa perquisition et n'ayant rien découvert, s'adressa de mauvaise humeur au maître de la maison : « Vous ne me faites aucun cadeau?» dit-il, avec cette imperturbable effronterie des agents russes. « Eh bien ! je saurai trouver quelque chose qui vous « forcera d'être généreux; de plus, il en viendra un « autre après moi, plus clairvoyant, et qui saura certai- « nement vous prendre en faute contre PEmpereur. » Voyant que ces menaces n'obtenaient aucun succès, il s'appropria la rente qu'il était chargé de remettre à une orpheline dont la modique fortune était placée sur l'État. Il fallut donner quittance pour n'être pas exposé à de nouvelles extorsions, qui ne laissent jamais aucun espoir d'obtenir justice. Du plus bas jusqu'au plus haut degré de l'échelle administrative, tout est mensonge, duplicité, vénalité.
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L'enseignement religieux souffre la même oppression que le reste : le prêtre catholique est forcé de restreindre ses instructions à des principes généraux qui puissent convenir à tous les cultes. C'est un grave délit d'enseigner la foi catholique dans sa pureté. Défense d'éclairer les fidèles sur les fausses doctrines, défense de leur montrer l'abîme qui existe entre l'erreur et la vérité, entre la foi catholique et l'hérésie. Un prêtre chargé de l'instruction religieuse des enfants catholiques dans un gymnase, fut emprisonné pour avoir osé dire qu'il existait une différence entre l'Église romaine et l'Église russe. Ainsi, le ministre de la parole de Dieu ne peut encourager les catholiques à conserver leur foi et à la défendre. Le zèle, même timide, a toujours en présence la prison et l'interdiction. Le prêtre lit en chaire ses prônes, souillés du visa de la censure, comme on lit dans les cafés un journal timbré par la police. L'Empereur a fait composer un cours d'instructions religieuses que les curés doivent, non pas étudier, mais réciter honteusement, en face de leur autel déshonoré. Point d'écoles. Quiconque, ecclésiastique ou laïque, homme ou femme, établirait une petite école pour apprendre à lire aux indigents, serait puni, comme on sait punir dans cet enfer! Les enfants pauvres sont donc condamnés à l'ilotisme, aux vices en même temps qu'aux tortures de l'esclavage. L'Empereur va plus loin : les sièges épiscopaux que vident la mort ou l'exil ne sont point remplis. Il met ainsi la hache à la racine de l'arbre, pour lui ôter la séve et le faire périr de langueur, avec certitude et sans bruit.
Ces sources d'où découlent la séve et la force salutaires qui vivifient les âmes, il les tarit, ou il trouble la pureté de leurs eaux en y jetant ses poisons.
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Toute communication avec Rome, mère des Églises, est punie de l'exil en Sibérie. Les chapelets, les médailles, les reliques des saints qui viennent de Rome ou de l'étranger, sont confisqués à la frontière russe. On craint sans doute que la présence de ces précieux restes des chrétiens qui ont versé leur sang pour la foi ne ranime le zèle et le courage des catholiques et ne renouvelle les prodiges des premiers temps. En privant les diocèses de leur pasteur, le souverain s'approprie les dotations épi- scopales, nomme lui-même un vicaire capitulaire qui administre le diocèse, sede vacante, s'attribue le droit de donner ou de refuser aux ecclésiastiques la juridiction ou même la permission de dire la messe. Est-ce tout ? non. L'Empereur prescrit des dogmes, prescrit des règles de morale, publie des décrets sur la discipline et le culte. Ce pope universel se fait remplacer dans ses fonctions pontificales par des prêtres de son choix, soumis à son vicaire, le ministre des cultes, qu'il prend où bon lui semble, dans ses troupes ou dans sa livrée. Il place dans les séminaires catholiques des popes pour faire observer la discipline que lui-même a prescrite et surveiller l'enseignement dogmatique et moral qu'il a décrété. Bien plus, des popes sont nommés professeurs dans ces mêmes séminaires, disciplinés à la manière des gymnases et des casernes russes. Qui pourrait dire toutes les difficultés, les entraves arbitraires que le gouvernement oppose aux vocations ecclésiastiques, sans compter les vocations aux parjures, dont il se fait bassement l'entremetteur? Il faut un courage surhumain pour se vouer à l'apostolat. On peut dire de la vocation des jeunes gens au sacerdoce en Russie, ce que disait Tertul- lien de la vocation des païens au christianisme : Que c'est
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un engagement au martyre, mais à un martyre d'autant plus cruel que la foi même et la vertu y courent péril. Le rusé persécuteur a jugé que, pour un bon prêtre, cette éducation en procurait cent mauvais, qui l'aideront par leurs trahisons et par leurs scandales à détruire sûrement le catholicisme dans ses États. Il a raison ; il ne pouvait prendre un moyen plus habile, et il atteindra son but, si la main de Dieu, qui écrase les tyrans comme elle abat l'orgueil des cèdres, ne vient renverser ses sacrilèges projets.
Tous ces faits sont réels. Mgr Gustorski, évêque de Po- dlachie, vieillard vénérable par son mérite et par son attachement à la foi catholique, fut privé de son traitement pendant cinq ans, ensuite arraché violemment de son évê- ché, conduit à deux cents lieues et renfermé dans une prison pendant trois ans, pour avoir eu le courage de résister à la volonté impériale. Il ne doit la liberté dont il jouit en exil qu'aux instances réitérées du Souverain Pontife. On a vu disparaître des prêtres fidèles dont le sort est resté un effrayant mystère, et la poitrine de l'infâme» Siémaszko, bourreau des religieuses Basiliennes, étincelle des signes de la faveur impériale. Le malheureux ! quel fer rouge a jamais imprimé l'infamie sur la chair des parricides aussi profondément que ces hochets l'impriment à son abominable nom ! Croyez-vous qu'il a honte ? Non ; le misérable lève la tête, et ne voit sur son chemin que d'autres misérables qui tremblent et le saluent! Ce serait manquer au souverain que de ne pas honorer, dans la personne de Siémaszko, les vertus qu'il récompense et le zèle qu'il aime.
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II
Il n'existe plus que deux évêques catholiques dans toute la Russie, encore ne sont-ils pas évêques titulaires. Plusieurs diocèses en sont privés depuis plusieurs années. Le diocèse de Kaminieck est dans ce cas depuis cinq ans. A la mort de son premier pasteur, le chapitre nomma, selon les formes canoniques, un vicaire capitulaire pour administrer le diocèse. Le choix était tombé sur un ecclésiastique aussi distingué par son talent et par sa probité que par sa naissance, trois qualités dont une seule suffit pour être exclu. Dans ces postes, le czar veut des hommes à qui l'on puisse tout commander, et qui puissent obéir à tout; des hommes qui ne connaissent ni devoirs, ni scrupules, ni faux, ni vrai, ni juste, ni injuste, ni bien, ni mal, qui ne connaissent rien que sa volonté. Il cassa le choix du chapitre, et envoya de Pétersbourg un prêtre selon son cœur. Voilà un échantillon du pouvoir de l'Autocrate en matière de religion, et de la façon dont il en use.
Rien ne lui répugne ; il a mille moyens d'arriver à ses fins coupables. Il sait se cacher, attendre, employer l'astuce, les promesses, les serments. Il est ingénieux à inventer des mesures oppressives; il abonde en industries et en mensonges diaboliques. C'est ainsi qu'il agit dans les provinces où il rencontre de la résistance. Quand il se sent le plus fort, il attaque de front, sans pitié, sans honneur. Il a fait passer au schisme, par la terreur et la violence, plus de cinq cent mille catholiques depuis quatre ou cinq ans ; il a obtenu l'abjuration en masse de plusieurs
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diocèses. On voit des agents de police transformés en missionnaires , la patente impériale à la main, munis de knouts, suivis de tonneaux d'eau-de-vie, parcourir les campagnes, enivrer les malheureux paysans, arracher de leur ivresse une adhésion au schisme, et leur laisser des popes, apôtres bien dignes d'une telle religion, serviteurs bien dignes d'un tel maître !
Le glaive de Mahomet sanctionnait sa doctrine et lui donnait des prosélytes que d'autres moyens ne pouvaient gagner. En Russie, lé knout est le symbole de la croyance, la raison irréfragable de l'infaillibilité ; le knout consomme l'apostasie de -ceux que l' eau-de-vie, esprit de lumière qui éclaire cette Église, n'a réussi qu'à faire chanceler,. Les rebelles sont dépouillés, chassés ignominieusement, envoyés en Sibérie, renfermés dans des monastères russes, supplice peut-être plus cruel ! En certains endroits où le peuple montrait de l'énergie, le persécuteur a fait enlever subitement les pasteurs catholiques et les a remplacés par des popes déguisés en prêtres orthodoxes. Cette marche _ tortueuse lui a réussi au delà de ses espérances. H est inutile de redire les persécutions atroces exercées à l'égard des religieuses Basiliennes, persécutions dont la douloureuse certitude est attestée par des témoins de la province où est situé le couvent ; et cependant l'existence même de ce couvent a été impudemment niée ! Il y a quelques moisson n'a pu voir, sans horreur, des enfants de dix à treize ans, accablés sous le knout, obligés de passer violemment au schisme. Leur âge si tendre, leurs larmes, la protestation énergique qu'ils faisaient de rester catholiques, rien n'a pu émouvoir les bourreaux. Des réclamations furent adressées au général commandant le district. TI répondit avec calme qu'il fallait désirer le jour où il
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n'y aurait plus qu'une seule Église, qu'un seul troupeau.
La parole d'un pope, confirmée par deux témoins, suffit pour attester qu'un catholique a déclaré appartenir à l'église russe. Il arrive tous les jours que des catholiques, stupéfaits et consternés de l'audace et de la fourberie de cette tourbe impitoyable, sont forcément enrôlés par les schismatiques. Ils jurent en vain qu'ils n'ont jamais pensé à déserter leur foi. Mais ce qui est plus exécrable encore, c'est l'ordre qui a été donné à tous les curés catholiques de rayer de leurs registres tous les catholiques baptisés depuis soixante ans par les prêtres grecs unis. Ces malheureux ont été, sans exception, violemment précipités dans le schisme. Les grecs unis, qui autrefois avaient embrassé le rit latin, ont subi le même sort. Cruauté infernale ! c'est le pasteur lui-même qui, sous peine de l'exil en Sibérie, est contraint de chasser du bercail les brebis qui y sont nées, et qui sont confiées à sa vigilance. Il faut qu'il les méconnaisse ; il faut qu'il les renie, et que, leur refusant le pain de vie qu'il est chargé de leur distribuer, il les contraigne d'aller chercher dans des pâturages corrompus la nourriture empoisonnée qui leur donnera la mort. IIélas ! et ce prêtre, démoralisé par de longues terreurs, n'a pas toujours le courage de mourir lui-même !
Quelle ressource contre de tels excès ? Aucune. Le seul pouvoir, la seule loi, c'est la volonté du souverain, inique artisan de ces oppressions. C'est lui qui ordonne et qui accomplit ces actes sauvages ; lui qui dispose de la vie des corps et de celle des âmes, comme le potier de l'argile qu'il tient en ses mains. Rien ne sait l'émouvoir : il veut briser, et il brise. On dirait que l'intérêt de son atroce politique n'est pas l'unique mobile qui le fait agir, mais qu'il prend plaisir aux gémissements de
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l'agonie et au silence de la mort. Si le monde savait quelles scènes se passent en Russie ! quels désespoirs rongent ces cœurs terrifiés ! Beaucoup de ces chrétiens, parqués dans le schisme, restent attachés de cœur et d'âme à l'Eglise romaine. Malgré les amendes auxquelles on les condamne, malgré les coups dont on les meurtrit, ils refusent courageusement de fréquenter les églises russes et de se souiller au contact des popes. Mais ils ne peuvent non plus avoir recours aux ministres de la religion que l'on veut qu'ils aient quittée. A l'heure même de la mort, il leur est impossible d'appeler un prêtre catholique. Sur le soupçon d'avoir entendu une de ces confessions de mourants, des prêtres ont été aussitôt saisis, garrottés, traînés en Sibérie ou enfermés dans quelque monastère orthodoxe.
Les monastères d'hommes sont des enfers de misère et de vices. Le prêtre catholique qu'on y jette, privé de tout exercice de son culte, est contraint de remplir les plus vils emplois ; il devient l'humble valet de ces moines abjects et féroces, dignes frères des Czernices dont l'abbesse de Minsk n'a pas su faire une assez horrible peinture. On ne se borne pas à outrager le prisonnier, on le frappe, et son supplice est sans relâche. Si, après plusieurs années d'une telle réclusion, il est rendu à la liberté, il se trouve constamment sous la surveillance de la police dans le lieu qui lui est désigné pour domicile, avec défense de dire la messe et d'exercer aucune fonction du sacerdoce ; ce sont là les plus hauts effets de la clémence impériale. Un respectable ecclésiastique de la Podolie fut ainsi emprisonné, uniquement sur le soupçon d'avoir, en confession, dissuadé une demoiselle catholique d'épouser un Russe ; par ce seul fait elle serait devenue
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schismatique. Un curé a été arraché à son troupeau et incarcéré pour avoir, au prône, recommandé une catholique aux prières des fidèles. Rendu à la liberté, il ne peut être promu à aucun bénéfice.
Une femme indigente, avec un petit enfant, fut contrainte par l'autorité de faire deux fois le voyage de Kaminieck, chef-lieu de la province, pour rendre raison de son refus d'abjurer la foi catholique. Jetée dans une prison, pressée par la faim, accablée de coups, elle resta inébranlable, confessant généreusement sa foi. Par miracle, la tyrannie, vaincue, abandonna sa proie. Mais combien d'autres, soumis aux mêmes épreuves, ont succombé ! Les pauvres sont particulièrement à plaindre. Les agents de tous ces forfaits veulent au moins leur arracher Dieu, ne pouvant leur arracher de l'argent. Ils éprouvent une indignation véritable à la pensée que des misérables dénués de tout, prétendent conserver une religion que l'Empereur prétend détruire, et qu'ils veulent eux-mêmes rançonner.
Les prêtres catholiques étrangers qui voyagent en Russie excitent les ombrages de la police, parce qu'on ne veut pas que les persécutions puissent être étudiées par des hommes capables d'en discerner toute la malignité, ni qu'une voix libre fasse connaître aux catholiques la véritable doctrine de l'Eglise romaine. Le voyageur suspect est soumis aux plus minutieuses et aux plus vexatoires précautions, dès son entrée en Russie. Un chanoine allemand fut obligé, à la frontière russe, de signer une déclaration par laquelle il promettait de ne pas dire, la messe, de ne pas prêcher, de n'exercer aucune fonction du sacerdoce sans en avoir obtenu l'autorisation du ministre des cultes. Il faut attendre plusieurs mois
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pour obtenir cette autorisation, presque toujours refusée.
Une sombre épouvante règne dans les familles et dans le clergé. La délation est érigée en vertu. Les moindres soupçons suffisent pour emprisonner et persécuter une foule d'innocents. Sur la simple déclaration d'un pope, le presbytère d'un curé catholique se trouve un beau matin cerné par la police, et sans que le prêtre dénoncé puisse savoir de quoi on l'accuse, il est subitement enlevé ; le troupeau ignorera désormais ce qu'est devenu son pasteur. Nul n'osera même s'en informer : la police ne veut pas que l'on s'inquiète. Comme il peut tout, le pouvoir craint tout ; il a peur d'un soupir poussé dans le secret de ces cœurs esclaves.
En scrutant les mystères de cette tyrannie, on y voit souvent les effets d'une démence horrible, la démence de la terreur. Oui, l'Autocrate tremble ! il tremble devant les silencieuses larmes de ses victimes inconnues. Beaucoup de ses cruautés ne sont que le résultat d'une lâcheté vengeresse; il craint l'infamie de vaincre, il craint le ridicule d'être vaincu. La parole de la pauvre abbesse de Minsk lui a fait passer de plus mauvaises nuits que cette vénérable martyre n'en a connu dans ses cachots, embaumés et consolés par les anges de la prière.
Ces angoisses inséparables du crime, expliquent comment un mystère longtemps invincible peut couvrir tant de forfaits. L'Empereur affronte tout, hors le jour. Barbare dégénéré, qui cherche les ténèbres! Il ne craint pas de persécuter des prêtres, des pauvres, des enfants, des femmes ; il ose refuser aux mourants les consolations de l'heure dernière, mais un article de journal le fait blêmir, comme le dernier des histrions. De quel
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immense mépris l'accablera l'histoire lorsque, fouillant son règne, elle montrera que ce vaillant de comédie, qui retrousse là-bas sa moustache au milieu d'une armée de six cent mille hommes et qui se dit le soutien du principe monarchique dans le monde, a laissé crouler trois couronnes sans leur porter secours, n'a pas même effrayé le gouvernement de Juillet, et n'a signalé enfin son immense pouvoir que par une longue suite de parjures, d'intrigues avortées et d'assassinats ! Le mot nous échappe, nous ne l'effacerons point ; car quel nom donner à tant d'exécutions affreuses qui ont rempli de martyrs toutes les parties deces vastes royaumes où vécurent des chrétiens ! Non, aucun prince de ce temps n'aurait mieux que l'empereur Nicolas mérité les dédains de l'équitable postérité, s'il n'était sorti de la foule de ceux qu'on oublie pour se placer au premier rang de ceux qui font horreur. Mais il dominera l'époque du haut de ce colossal gibet où ses mains attachent aujourd'hui l'Eglise, et où la justice de Dieu ne laissera que la mémoire du bourreau. Il sera célèbre comme Ilérode, qui fit massacrer les innocents, comme Caïphe, qui voulut étouffer la vérité dans le sang du Juste, comme le soldat du prétoire, qui souffleta Jésus sanglant et enchaîné !
Mais en attendant ce jour de l'exécration universelle, il faut se taire, ne rien voir, ne se soucier de rien ; le souvenir serait un crime, la pitié pourrait conduire à la mort. L'Empereur se cache, il veut établir un alibi. Si on l'accuse, ne regardez pas ! Et d'ailleurs, souvent vous regarderiez en vain. Il y avait là, hier, ce matin, tout à l'heure, un homme qui n'y est plus. Qu'est-il devenu ? L'Empereur le sait ! Le patient est bâillonné, le bourreau porte un
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masque, il n'y a point d'écritures, point d'échafaud, point lie cris, point de témoin ; aucune tombe n'est creusée au cimetière, aucun parent n'a pris le deuil : cet homme a disparu, voilà tout. Mais il était bon et pieux; qu'a-t-il fait ? Il s'arrêtait auprès des pauvres et leur donnait du pain, il aimait les enfants et leur apprenait à prier : vous connaissez maintenant ses crimes. Le maître qui est ici peut dire, et ose dire comme Maxime, préfet des Gaules : Nul ne doit se flatter d'être innocent quand je veux qu'il soit coupable.
Oh ! malgré tout ce que l'on sait déjà, malgré tout ce que l'on saura plus tard, que d'atrocités resteront ensevelies dans les ténèbres, et ne seront dévoilées qu'au tribunal de Dieu ! Que de prêtres gémissent en Sibérie ou dans d'affreuses prisons, uniquement parce qu'ils ont voulu rester prêtres ! Il faut s'arrêter, il faut taire les noms des personnes et ceux des localités, afin de n'exposer personne. L'Empereur sait frapper encore ceux qu'il a . déjà dépouillés de tout et qui râlent dans les prisons et dans les mines. Des femmes, des mères ont pris la route de l'exil, pour s'être souvenues qu'elles eurent un époux et des fils !...
Ces faits seront niés par la presse de Russie, d'Allemagne et de Paris. Mais que l'on questionne tous ceux qui ont parcouru la Russie, sans distinction d'opinion et de croyance, pourvu seulement qu'ils soient gens de cœur, l'on verra que nous n'exagérons rien. Si un observateur attentif pouvait séjourner longtemps dans l'empire, prendre des notes et parcourir en entier l'affreux labyrinthe de ces iniquités, il aurait à écrire l'histoire de l'enfer. Nous n'en traçons ici qu'une esquisse bien incomplète, mais le peu que nous pouvons dire soulage notre conscience oppressée.
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Je défie, nous dit notre correspondant, « qu'un homme « de bien puisse être soumis à un plus grand supplice que « celui par où j'ai passé, quand je me suis trouvé le témoin « impuissant de cette cruauté sauvage, dont les forfaits se « multiplient à la face de l'Europe civilisée. En regrettant « profondément que des intérêts qui me sont plus chers « et plus respectables que les miens m'obligent de voiler « mon nom , je regarde comme un devoir de dénoncer « autant que je le puis ces formidables excès de la tyrannie. « Je me persuade que tous ceux qui m'auront lu aimeront « davantage la religion et la liberté, et que j'arracherai à « toute âme généreuse une prière pour les victimes, un « anathème contre les bourreaux. Je voudrais voir tous les « catholiques du monde, se jetant à genoux et élevant leurs « mains vers Dieu, le prier sans cesse d'avancer le jour « de sa miséricorde et de sa justice ! »
En attendant cet immanquable jour où la faux entrera dans la moisson mûre, que du moins le jugement des peuples flétrisse les sanguinaires oppresseurs de la religion et de l'humanité, et les couvre, s'il se peut, d'une réprobation égale à leurs crimes !
III
Il se passe peu de jours où la Presse ne nous étonne par la variété de ses convictions et de ses aptitudes. C'est un journal ministériel qui sait faire de l'opposition ; c'est un journal de hautes doctrines qu'on aperçoit dans une foule de petits négoces ; c'est un journal de littérature déshabillée qui publie des bulletins religieux, tout pudibonds et paternes. Ici, compte rendu des danses de l'Opéra et de toutes les danses possibles, dans le style le plus figuré du
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monde : La danseuse a la jambe ronde et le pied fin, ses poses sont légères, ses pirouettes hardies, mais sa jupe est trop longue, etc. Un chevalier de la Légion d'honneur est chargé de ces. descriptions et n'omet rien. Là, compte rendu des derniers sermons : L'orateur a dé la voix, de la figure, de la facilité ; on aimerait que ses preuves fussent plus solides et mieux déduites, mais c'est un commençant ; qu'il lise Badoire (en renvoi, l'adresse de Badoire), et il deviendra quelque chose. M. Trois-Étoiles, qui hante les églises, n'est pas moins exact dans sa partie que ne l'est dans la sienne son confrère qui hante l'Opéra. Le Feuilleton nous donne des romans au fumet accentué ; l'article Variétés est au courant des publications de M. l'abbé Migne dont il fait de grands éloges ; quand un prêtre meurt, c'est un abbé qui signe la nécrologie.
Cependant, le tour de force de la Presse comme journal religieux, catholique et français, c'est d'être en même temps que tout cela journal russe et autrichien. Autrichien, passe. En matière de religion, de gouvernement, de morale, les idées de la Presse sont tout autrichiennes. Les prônes qu'elle va entendre la toucheraient davantage s'ils étaient revus et approuvés par la police, ainsi qu'on le pratique en Autriche ; le Pape lui semblerait plus sage et d'autant plus vénérable, s'il avait l'angélique prudence de consulter M. de Metternich et de lui obéir en tout (1). Mais russe ! et à ce point, d'être en quelque sorte, à Paris, l'organe officiel de Saint-Pétersbourg ! Voilà qui surprend de la part d'un journal si assidu aux sermons. La Presse profite-t-ellè si peu des homélies qu'elle préconise et des excellents livres qu'elle annonce, ou serait-ce qu'entre le catholicisme autrichien et la religion impériale de Russie,
(1) Il faut se souvenir que ces articles ont été écrits avant le Concordat.
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il y a de telles similitudes, qu'on ne peut guère admirer l'un de ces cultes sans tendre invinciblement les bras vers l'autre ?
Les théologiens de la Presse décideront la question. En attendant, nous mettrons impartialement sous les yeux de nos lecteurs un morceau que le zèle de la cause russe leur a dicté, en réponse au lamentable tableau du catholicisme de Russie.
Ils n'ont pas cru, cette fois, nécessaire de demander à Saint-Pétersbourg un de ces beaux démentis que l'on y confectionne avec tant d'art : ils ne relèveront pas tout ce qu'il y a de faux et d'outré dans le rapport qui nous a été fait ; mais ils recommanderont d'abord un peu plus de modération et de mansuétude évangélique à un journal que l'on regarde comme l'organe du clergé. Ces messieurs en parlent à leur aise ! Lorsqu'ils répondent aux journalistes anglais qui attaquent la couronne de France, s'ils brillent par un côté dans cette dispute, ce n'est pas par le côté évangélique, assurément. Or, quand nous voyons comment cet empereur de Russie traite nos frères, quand toute une église, décimée par la troupe immonde des délateurs, porte la robe de sang, comme aux jours de Dioclétien, la Presse ne peut-elle nous permettre d'éprouver ces sentiments qui lui font repousser par des vociférations les moindres traits d'un pamphlet anglais? Ce qu'on égorge là-bas, vaut pour nous au moins ce que peut valoir pour la Presse ce qu'on insulte ici. Nous avons cette faiblesse, de ne pouvoir contempler froidement l'oppression et le meurtre. Nous ignorons si, dans ces occasions, nous sommes les organes du clergé; mais nous savons que le clergé qui pourrait désapprouver notre indignation ne nous lit point, et nous ne ferons rien pour mériter ses suffrages. Ce
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clergé-là trouve abondamment ailleurs les vertus qu'il désire et la modération qu'il apprécie.
Après nous avoir prêché la mansuétude, la Presse, ne pouvant nier les faits, prend le parti de les confirmer. Qu'on juge les actes de l'Empereur de Russie par la façon dont ses apologistes essaient de le défendre :
« L'empereur Nicolas a cru pendant longtemps -que pour confirmer son autorité et donner une plus grande homogénéité à son empire, il devait chercher à amener ses sujets à l'unité de croyances et de culte. C'est une erreur politique, si l'on veut, mais cette erreur a régné, dans le passé, comme une autorité. Louis XIV, les rois d'Espagne, tous les gouvernements, excepté celui de la Turquie, tous les grands hommes d'État des siècles derniers regardaient l'unité du culte comme l'une des conditions indispensables pour constituer un grand peuple. C'était l'opinion du czar Nicolas. On ne peut nier que des actes déplorables n'aient été commis dans l'application des mesures prises par son gouvernement pour amener le triomphe de la volonté souveraine. Les ministres, les gouverneurs des provinces, les employés de tout rang ont pensé remplir leur devoir, et quelques-uns ont cru trouver un chemin rapide aux honneurs et à la fortune en hâtant, par tous les moyens, l'entrée des dissidents dans l'Église nationale gréco-russe.
« Frappé des obstacles qu'il a rencontrés à la réalisation de son idée, dans l'opposition inattendue et le courage des catholiques de son empire, dans les protestations de la presse étrangère, et principalement dans les réclamations du Saint-Siége, l'empereur Nicolas s'est arrêté. On ne peut douter que l'allocution si calme et si digne de Sa Sainteté Grégoire XVI, du 22 juillet 1842, la lecture des documents qui la corroboraient et l'exposition des faits déplorables qui lui étaient révélés pour la première fois peut-être, n'aient fait une grande impression sur l'esprit de l'Empereur. Il a voulu réparer le mal qui avait été fait, il a rapporté quelques-uns de ses décrets antérieurs, et voulant rendre la paix à l'église troublée, lui redonner une organisation et fixer les bornes du pouvoir civil par rapport aux sujets catholiques, il a envoyé à Rome plusieurs de ses ministres et hommes d'État, et, comme on n'a pu s'entendre, il s'est rendu lui-même auprès du Souverain Pontife.
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« On connaît à peu près les mystères de cette entrevue du souverain le plus absolu de la terre et du chef de l'église universelle. Le Pape parla en chrétien, en évêque suprême, en pontife-roi; il en appela à la justice du prince, et, à son défaut, à celle de Dieu, devant lequel ils comparaîtraient tous les deux tôt ou tard. L'empereur se retira profondément ému; il promit de rendre justice à ses sujets catholiques, et tout nous fait croire jusqu'ici qu'il SERA fidèle à sa parole de souverain.
« On ne peut pas, en effet, citer depuis ce jour un seul acte du gouvernement russe contraire à l'Église latine de Pologne et de Russie.
« Rentré dans ses États, l'empereur Nicolas institua une commission spéciale présidée par son premier ministre, le comte de Nesselrode, qui l'avait accompagné à Rome. Cette commission fut chargée d'examiner la conduite de certains employés des provinces occidentales, les griefs et les réclamations du Saint- Siége, l'état présent du catholicisme en Pologne et en Russie ; de préparer enfin un arrangement qui rétablît la paix dans l'Église et les rapports d'amitié entre les deux cours. Cette commission a achevé son travail, et M. le comte Bludoff, ancien ministre de l'intérieur, le successeur du comte Spéranski dans la présidence de la commission des lois, l'un des hommes d'État les plus émi- nents de l'empire, a été envoyé à Rome, accompagné de M. Hu- bé, jurisconsulte instruit, catholique sincère, pour présenter ce travail au Saint-Siége et conclure un concordat qui fermera toutes les blessures et permettra à l'Église catholique d'exister libre et paisible dans les domaines du czar à côté de l'Église gréco-russe.
« Et c'est ce moment que le journal qui se donne comme le plus sûr et le plus ardent représentant du catholicisme choisit pour publier ce factum contre l'empereur de Russie ! Nous ne demandons pas si c'est de la justice; nous lui dirons hardiment : Est-ce de la prudence ? »
Il résulte de ce plaidoyer, que l'Eglise de Russie a gémi jusqu'à présent sous une tyrannie atroce, mais que l'Empereur, éclairé par les réclamations de la presse étrangère et par d'autres moyens, a les meilleures intentions pour l'avenir i et ce qui le prouve, c'est que depuis son voyage à Rome, il a rapporté quelques-uns de ses décrets, et n'en a point porté de nouveaux. En porter de nouveaux eùt été
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difficile ! Quant à ceux qu'il a daigné abroger, nous les enregistrerons et nous y applaudirons sitôt qu'ils seront connus. La Presse, qui est au courant des tendres desseins de l'Empereur, ferait bien de nous renseigner là-dessus. En attendant, puisqu'elle reconnaît que les protestations des journaux étrangers ont fait reculer l'Empereur, elle devrait rougir de n'avoir jamais trouvé pour lui que des éloges.
Il est vrai qu'elle n'est pas étrangère en Russie.
IV
Un Russe catholique, et qui a trouvé le moyen, tout catholique qu'il est, de vivre tranquillement dans son heureuse Russie, écrit à la Presse de « supplier les rédacteurs « des journaux religieux de suspendre pour le moment « leurs publications haineuses contre l'Empereur. Cesrécri- « minations au sujet de faits passés, ces attaques violentes « feraient le plus grand tort à l'Eglise latine de Russie. » L'Empereur, quelque clément dessein qui l'anime, parait exiger qu'on le croie sans reproche ! Il regarde sans doute les catholiques comme des coupables qui n'ont pas le droit de se plaindre et pas de titre à la pitié. Toute sa grandeur d'âme menace de ne point tenir contre le dépit de nous voir contempler en frémissant l'état horrible où depuis quinze ans ses ukases, ses popes, ses agents de toute espèce ont plongé nos frères infortunés. Dire ce qu'ils ont souffert, c'est de la haine, et l'Empereur s'en irrite. Ce bon prince veut êtrè aimé ! On a cherché à pénétrer le secret des inébranlables tendresses de la Presse pour l'Empereur. Le voilà, ce secret : il n'est autre que la forte
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sympathie qui unit entre elles les âmes tendres ! Donc, ou doit désormais se taire, et s'en remettre à la parole des amis de l'Empereur qui écrivent dans la Presse. Tout ce qui se fera désormais en Russie sera considéré comme non avenu; toute révélation qui franchira cette frontière si bien gardée, trouvera des oreilles sourdes et des cœurs muets ; l'histoire suspendra ses annales et l'humanité ses gémissements, comme la Presse a grand soin de le faire. Si quelque paroisse catholique, déchirée par le knout, entre dans le schisme pour échapper à la mort, on attendra que la Presse dénonce le fait et s'en indigne; on se rappellera que les intentions de l'Empereur sont excellentes, et que d'ailleurs, à la moindre plainte, il pourrait bien, au lieu de mesures réparatrices, ajouter de nouvelles rigueurs à celles dont on se plaindrait. Comment ferait-il, grand Dieu ! Où trouverait-il sur ce corps lacéré de l'Eglise latine de Russie, une place qui ne soit pas sanglante ! Mais il faut s'en rapporter à un homme si profondément atteint de la maladie de la souveraine puissance, et si diligemment servi par les plus adroits bourreaux de la terre.
En le comparant, avec une audace de flatterie surprenante, à tous les grands politiques qui ont rêvé l'unité, la Presse nous a trop avertis que l'Empereur croit sa puissance intéressée à l'anéantissement du catholicisme ; on ne peut s'attendre à le voir revenir franchement sur ses pas. Ces monstrueuses erreurs, dont le premier crime est d'étouffer l'humanité dans l'âme qui les a conçues, laissent difficilement à la raison et à la vérité l'espérance de les vaincre. Le tyran meurt dévoré d'une effroyable soif de tyrannie. Mais nous croirions volontiers que l'Empereur Nicolas est calomnié par la Presse, lorsque célébrant sa mansuétude future , elle nous le montre néanmoins sus-
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ceptible de s'abandonner contre ses pauvres esclaves aux misérables ressentiments dont elle menace nos légitimes douleurs. Quoi! l'Empereur n'ignore point ce qu'il a fait, il en convient, il en rougit même ; et cependant, parce que ù' autres le savent et le publient, il est prêt à. recommencer, à continuer, à faire pis encore ! Et voilà l'hommeque l'on préconise, que l'on honore, que l'on çompare à Louis XIV; ' l'homme dont on ose bien dire qu'il a le cœur bon, l'âme grande!... Il faut avoir égard aux difficultés de la cause pour ne pas juger trop sévèrement le coupable et ses avocats.
Disons tout néanmoins, et que notre sincérité ne craigne pas de reconnaître que ces efforts de la Russie pour obtenir le silence des journaux religieux peuvent être un bon signe. Ne désespérons absolument d'aucun'homme en ce inonde ! Le rayon qui illumina saint Paul est toujours aux ordres de Dieu, comme la -flèche qui perça le coeur de Julien. Ce n'est pas nous qui murmurerons contre les voies de la miséricorde divine et qui contesterons-,à l'Empereur de Russie lè droit de se faire bénir. Autant nous avons élevé fla voix contre lui, autant nous sèrions prompts à Jouer son retour aux sentiments de justice et d'humanité qu'il a si cruellement méconnus. il peut relever l'Eglise catholique de Russie : qu'il le fasse, qn!il-la laisse seulement se relever elle-waéme ; nous ne chercherons point à nier la part de son cœur dans uns bonne action que lui conseille d'ailleurs sa politique, puisqu'enfin, après quinze ans, cette Eglise meurtrie est encore vivante et n'achève pas de mourir.
Mais nous le dirons à la Presse, quelle -que soit notre attitude, elle a perdu le droit de la blâmer. Que nous la jugions digne ou non, capable ou incapable de prendre en
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mains les intérêts du catholicisme, ce qui est certain, c'est que le zèle de la Presse pour l'Eglise latine de Russie est aussi douteux que son zèle pour l'Empereur l'est peu. Quand nous avons attaqué l'Empereur, jamais la véhémence de notre indignation et de nos alarmes ne nous a fait supprimer ce qu'il a pu alléguer pour sa défense. Lors de l'affaire des Basiliennes de Minsk, nous avons publié in extenso les factums de sa chancellerie, et ce n'est pas notre faute s'ils étaient malhabiles ; maintenant, nous donnons aux arguments de la Presse en sa faveur, une loyale étendue. Nous ne les tronquons point, nous ne les falsifions point, nous ne les analysons point : ils se présentent aux lecteurs tels qu'ils sortent des officines russes, et le public peut juger. La Presse a-t-elle jamais rien fait de semblable? Où sont les témoignages de sa pitié pour tant de victimes dont elle se contente de dire que leurs plaintes sont exagérées? Où sont les faits positifs. sur lesquels elle s'appuie, lorsqu'elle avance vaguement, alléguant sa prétendue connaissance des choses, que le mal n'est pas absolument tel que nous le dépeignons? Nous n'avons jamais trouvé dans cette feuille que le plus entier dédain pour les opprimés, que les plus déplorables complaisances pour l'oppresseur ; elle a toujours calomnié les plaintes des victimes, toujours crié et toujours appuyé les mensonges du bourreau. Quelle importance veut-elle désormais que nous accordions à ses critiques? Nous pourrions écouter un ami des catholiques russes, qui, appréciant leur situation autrement que nous, leur serait cependant aussi dévoué ; mais nous récusons dans ce débat ceux qui n'y parlent jamais que comme des avocats de l'injustice, ou comme des témoins subornés.
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La Presse n'a point pour nous ces sentiments tendres que lui fait éprouver l'Empereur de Russie. Après nous avoir accusés d'être méchants, impudiques, musulmans, etc., elle finit par nous vouer ce matin aux peines éternelles, comme journal prétendu religieux, qu'elle est obligée, elle, la Presse, de rappeler à des sentiments chrétiens ; qui parle un langage à peine humain ; qui est aveuglé par l'orgueil, par la haine, par toutes les passions du vieux temps, comme il convient à des conversions de fraîche date et à des ambitions de- sectaires ; qui poursuit la Presse de ses injures; dont les sampules sont des scrupules de pharisien, et dont le compte enfin est réglé dans ce monde -et dans l'autre, car c'est de lui qu'il a été dit : Vœ vobis, scribœ et pharisœi hypocritœ ! Tout cela, parce que nous exhortons les cantons catholiques de Suisse à ne pas se laisser opprimer, mais surtout parce que nous avons décrit l'état du catholicisme en Russie! Voilà bien le pope dont nous parlions l'autre jour, qui se déguise en prêtre fidèle et qui cite l'Écriture.
Du reste, pas un mot qui essaie de prouver que la Presse ait jamais pris à l'égard de la Russie une autre attitude que celle d'un avocat très-complaisant ou d'un muet très-courtisan. Elle avoue même implicitemeut le fait, et elle en donne cette jolie raison : « C'est, dit-elle, qu'elle « n'est pas l'adversaire implacable de quiconque» (I' Univers excepté ) » ne pense pas absolument comme elle, » et qu'elle « croit à la miséricorde divine comme au
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« retour à la justice de ceux qui ont gauchi. » Ainsi, quand l'Empereur fait ce que l'on sait, la Presse trouve qu'il n'agit pas absolument comme elle pense, elle est même tentée de croire qu'il gauchit un peu ; mais voit- elle là de quoi le reprendre ? Oh ! non. Quoique gauchiss-ant, il a de si-généreuses qualités ! D'ailleurs, la Presse - possède un vieux fonds d'idées chrétiennes qui .l'ont toujouts illuminée et qui ne lui permettent pas de s'éloigner des voies, de la mansuétude. Elle craint trop de gauchir elle-même en jugeant son prochain.
Pour nôu-s, nous iie sommes ]pas son prochain, et notre crime ^est d'ailleurs; irrémissible. Nous ^cherchons à rappeler des faits passés, et -à peu près oubl zes« ' y des faits qui seraient même tout à -lât inconnus, s'il n'y avait eu que la Presse pour les révéler au monde. Et que voulons-nous faire en-rappelant fie telles choses? Nous voulons d'abord raviver ta hainé. Quelle haine ? L'injuste haine qui poursuit ce pauvre. Empereur de Russie1. Ensuite,. nous vouIons empêcher. tout rapprochement • entre le cabinet dë Saint-Pétersbourg et-le Saint-Siége, -nous y avons un intérêt. "Quel intérêt? Un intérêt ! Lu Presse seule est désintéressée'; il n'y a qu'elle que Vintérêt ne fait jamais gauchir. Soit ! Nous avons, en effet, un intérêt immense à ce que l'Empereur Nicolas et le régime russe soient parfaitement connus dans l'Europe chrétienne. Si nous pouvons espérer qu'en soulevant contre cette politique la légitime horretir due à ses forfaits, nous contribuerons À briser l'avenir qu'elle se ménage en Europe, nous nous applaudirons ; et la' Presse nous. citera tout ce qu'elle ' connaît de textes sacrés sans excitea*-en nous le moindre scrupule. — Mais l'Empereur veut se convertir ! — Eh bien ! qui l'empêche? Il se fera pardonner alors; nous se-
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rons les premiers à le féliciter d'être revenu à de meilleurs sentiments.
La Presse craint-elle que nous lui fassions concurrence quand le concordat sera signé ? Non : elle n'a peur que d'une chose, c'est que nous n'empêchions le concordat. Elle a grand désir que ce concordat se fasse, et l'Empereur aussi, sans doute. Puisque le désir est si grand, nous devons en conclure que le besoin est extrême. Or, dans cette occurrence, il importe que la situation des catholiques de Russie soit bien connue. Pour la faire connaître, nous ne nous en Tapportons ni à l'Empereur, ni à Mo. de Bludoff, ni aux excellents chrétiens de la Presse. Ils ont tous trop de penchant à peindre les choses en beau, nous tremblons qu'ils ne gauchissent, et noms trouvons utile de mettre au jour les renseignements qui sont entre nos mains. Nous sommes fâchés que la Presse y trouve tant de déplaisir, mais il faut qu'elle en prenne son parti. Elle aura, pour se consoler, les témoignages de sa conscience, le plaisir de nous citer l'Évangile, — et tout ce que l'Empereur pourra trouver d'agréable à lui dire sur le courage avec lequel elle défend ses frères en religion, sans jamais gauchir (1 ).
(1) On verra ci-après quelles étaient les négociations que l'empereur de Russie faisait continuer à Rome après son voyage, et ce qui en advint.
Il n'y avait là, comme toujours, qu'une tromperie.
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SITUATION DES CATHOLIQUES EN RUSSIE.
— 28 MAI 1853. —
I. La situation des catholiques en Suisse et en Russie. — Le despotisme de la Russie. — Les alliés au despote persécuteur.
II. Le Concordat de 1848. — Comment a été tenu l'engagement pris de conserver les couvents. — Liévêché de Cherson. —
L'éducation de la jeunesse. — Une razzia de paroisses. — Le bien des pauvres.— Lettre de l'empereur Nicolas à Siémaszko.
— Résume de la politique impériale.
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Nous faisions connaître avant-hier la situation du malheureux peuple de Fribourg. A peu de chose près, cette situation est déjà ou sera bientôt celle de tous les catholiques de la Suisse sous le joug du radicalisme protestant et incrédule. C'est le spectacle de l'iniquité triomphante ; c'est le mépris impudent de tout droit, de toute justice ; un long enchaînement de vexations, de spoliations, de cruautés, dont le but effrontément avoué devant toute la terre, est d'arracher la foi catholique du cœur des populations persécutées, dût-on, pour y parvenir, arràcher en même temps des mains du fidèle qui résiste, son dernier enfant et son dernier morceau de pain.
Il y a un pays dans le monde où les mêmes faits s'accomplissent sur une plus vaste échelle et d'une manière
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plus atroce. Il y a un empire solide et puissant, gouverné par un prince légitime, où, comme en Suisse et dans le même but, le pouvoir civil fait des lois contre la propriété, contre la famille, contre la conscience humaine, c'est-à- dire contre tout ce que doivent protéger les lois, et impose cette législation perverse sous peine de prison, d'exil et de mort. Là aussi, la main de l'Etat chasse le prêtre de son église, la religieuse de son couvent, pénètre chez le père ' de famille pour renverser l'autel domestique, après avoir interdit le culte public. Là aussi, loin de s'effrayer de la misère et de la démoralisation où tomberont les victimes de ces excès, le Gouvernement crée systématiquement la misère et la démoralisation, les développe, les féconde, les applique au succès de son oeuvre ; et cette œuvre est la destruction de la foi catholique.
Le pays où ces choses se passent est la Russie ; mais les sujets catholiques de S. M. l'Empereur Nicolas Ier, sont plus à plaindre que ceux de l'oligarchie socialiste qui règne à Fribourg. Ces derniers ont encore des prêtres pour baptiser leurs enfants ; ceux de Russie, en beaucoup de lieux, en manquent déjà, et bientôt n'en auront nulle part. Un catholique suisse peut encore recevoir la visite d'un missionnaire ; il pourra, si la persécution s'accroît, venir chercher les sacrements et vivre et mourir sur une terre catholique. Le catholique russe, enfermé dans son enfer de glace, n'y recevra plus les sacrements, n'y entendra plus la langue de son église ; il vivra et mourra entre l'homme de police qui empêche le missionnaire de l'approcher, et le pope ivre qui insulte à sa douleur du haut de son autel profané.
Il est difficile de savoir ce qui se passe derrière ces murailles de l'Empire russe, plus fermées que celles de la
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Chine. La terreur et la force éteignent la voix des opprimés; les oppresseurs sont les gens de ce monde qui savent le mieux mentir, le mieux s'entourer de complices. Sans ' parler des silences que la Russie achète et des faux témoignages qu'elle soudoie , elle a naturellement deux sortes d'alliés qui restent ' volontiers aveugles aux souffrances des catholiques et sourds à leurs plaintes*. Les uns approuvent d'avance tous les persécuteurs del'Église, quels qu'ils soient. A l'occasion -dè la Russie comme delà Suisse, nous avons remarqué et constaté la solidité de cette alliance. Les autres, effrayés du progrès du socialisme, espèrent que la Russie les sauvera : quoi qu'il arrive «t quoi qu'elle fasse, ils ont pris le parti de Ikdmirer. Il y a, parmi ces derniers, non-seulement des conservateurs, mais chose étrange et lamentable, des catholiques ! Un excellent journal catholique espagnol nous reprochait avec amertume, il y a quelques jours, d'être contre la Russie dans la' question des Lieux-Saints. Ainsi la Russie, outre son éloignement, outre Son or, outre ses mensonges, outre sa police, possède encore pour étouffer les gémissements de ses victimes, la puissante complicité de l'opinion. Tout ce qui, dans l'Europe, n'est pas catholique lui applaudit, parce que ceux qu'elle opprime sont des catholiques ; et les vrais conservateurs, les vrais modérés, les catholiques -eux-mêmes, en trop grand nombre, se taisent, parce qu'ils espèrent absurdement que cetté puissance qui ^persécute l'Église voudra et pourra quelque jour défendre la société.
En dépit de cet odieux accord, la vérité, toutefois, parvient, quoique lentement et faiblement, à se montrer. Dès documents provenant d'une source sure sont entre nos mains. On va voir si nous avons tort de comparer le gouvernement de S. M. Nicolas Ier, en ce qui concerne les ca-
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tholiques, au gouvernement de M. Schallèr. Il nous en coûte de prononcer cette parole. Les révolutions démocratiques nous ont appris tout ce qu'il faut de soumission et de respect pour la monarchie. Mais combien ce nom, en Russie, nous représente peu la chose ! Combien il y a loin de cette puissance orgueilleuse, qui ne veut pas même entrer en partage avec Dieu, à cette vieille royauté chrétienné qui n'est qu'une image rayonnante et agrandie de la puissance paternelle ! La Russie n'est pas une monarchie, c'est un despotisme, le pire des despotismes, car il est antichrétien. Si l'on compare ce despotisme au socialisme suisse, on se demande quelle est la différence. Il est né du schisme, et il en est l'aboutissement naturel ; de même, le socialisme est le fils et le complément de l'hérésie. Comme le socialisme, le despotisme méprise tous les droits de l'homme, parce qu'il a nié tous les droits de Dieu : Il hait la conscienèe, il lui insulte, il verse le sang, il marche insolemment à l'anéantissement de l'Église catholique pour établir sans obstacle un immense esclavage sur l'espèce humaine plongée dans une immense corruption. En considérant l'identité des moyens employés en Suisse -et en Russie, puissions-nous comprendre tout ce que protége et défend encore dans le monde cette Eglise contre laquelle l'esprit du mal, sous ses formes les plus puissantes, s'acharne si implacablement.
II
Depuis l'avènement de l'empereur Nicolas, les catholiques ont subi des persécutions incessantes, dont nous avons fait connaître plus d'un épisode sanglant. Nous
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laissons de côté ce passé. En 1845, à la suite de son voyage à Rome, où l'atteignirent les remontrances de Grégoire XV, l'Empereur parut vouloir changer de système. En 1848, une sorte de Concordat fut conclu. On crut que cette convention serait exécutée au moins en partie. Or, par une duplicité à laquelle un si grand et si puissant gouvernement doit s'étonner lui-même de descendre, pendant qu'il signait à Rome un concordat en faveur de ses sujets catholiques, il publiait contre eux en Russie un code criminel pour. le royaume de Pologne, dont les dispositions sont dignes des temps d'Élisabeth d'Angleterre. Nous allons en faire connaître quelques-unes. Le lecteur se souviendra que, dans le royaume de Pologne, la religion catholique, aux termes du statut organique de 1833, octroyé par l'Empereur actuel, est déclarée religion de la majorité. Elle y est soumise à l'action du prosélytisme qui s'exerce par tous les employés du gouvernement sans exception, depuis le dernier agent officiel jusqu'au représentant le plus élevé de l'Empereur.
« Pour quiconque, dans un lieu public, en présence d'un nombre plus ou moins grand de personnes, osera, avec intention, blâmer la religion ou l'Église chrétienne (russe), ou injurier l'Écriture sainte ou les sacrements, perte de tous les droits et six à huit ans de travaux forcés. — Pour le non-révélateur : emprisonnement de six mois ii un an (art. 184 et 185).
« Pour les mêmes faits commis au moyen d'écrits imprimés ou manuscrits, propagés par quelque moyen que ce soit, perte * de tous les droits et déportation du coupable dans les contrées les plus éloignées de la Sibérie. — Pour le colporteur ou le propagateur, même peine (art. 187).
« Pour quiconque engagerait une personne de la confession orthodoxe (russe) à passer à une autre confession, déportation dans les gouvernements de Tomsk oit Tobolsk. S'il y a violence, la
Sibérie (art. 193).
« Pour avoir, par sermon ou écrit, tenté de faire passer une v
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personne orthodoxe à une autre confession même chrétienne, ou faire entrer dans quelque secte hérétique ou schismatique : la première fois, emprisonnement de un à deux ans; la seconde fois, emprisonnement de quatre il six ans ; la troisième fois, déportation à Tomsk ou Tobolsk (art. 195).
« Pour quiconque empêcherait une personne de passer librement à la confession orthodoxe, emprisonnement de trois à six mois. S'il y a menaces, vexation ou violence, l'emprisonnement sera de deux à trois ans dans une maison de correction (art. 197). »
Sous l'empire de cette législation, voici ce que devient la famille :
« ART. 29. La condamnation aux travaux forcés est suivie de l'amissioii des droits de famille.
« ART. 30. L'amission des droits de famille consiste : t 0 dans la cessation des droits de mariage, excepté le cas où le conjoint du condamné le suit volontairement à l'endroit de sa condamnation. Le conjoint qui ne suit pas le condamné peut demander divorce à l'autorité ecclésiastique respective, laquelle jugera d'après les lois de sa confession..... Dans le cas où le condamné serait gracié par le monarque, ou reconnu innocent par un décret subséquent, et renvoyé au lieu de son ancien domicile, alors le mariage continue, si le divorce n'est pas encore demandé.
« 2° Dans la cessation de la puissance paternelle sur les enfants nés ou conçus avant la condamnation, quand les enfants ne suivent pas le condamné au lieu de sa condamnation, ou quand ils le quittent après. »
La condamnation aux travaux forcés ou à la colonisation en Sibérie, suivie de la cessation des droits de famille, r peut être infligée, d'après le Code, pour cent quatre- vingt-quinze espèces de délits. Il y a donc cent quatre- vingt-quinze causes légales pour demander la dissolution du mariage, et s'affranchir de la puissance paternelle !
On devine de quelle manière le Concordat de 1848 a pu être exécuté par le Gouvernement qui promulguait à la même époque un pareil Code. Ce Concordat ne fut pas
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même publié officiellement, du moins les articles auxquels on donne ce nom ne furent pas insérés au Bulletin des Lois, ou définitivement reconnus comme lois de l'Empire. En général, on les ignore. Qui oserait d'ailleurs les invoquer?... Et si quelqu'un était assez téméraire pour élever des réclamations de ce genre, quel en serait le succès ?
D'après le Concordât, les couvents qui restaient en Russie devaient être conservés. Deux pièces officielles suffiront à montrer comment cet engagement a été tenu. Ce sont des ordres du ministre de l'intérieur, communiqués au collége catholique de Saint-Pétersbourg.
SAÎNT-PÉTERSBOÙRG, 5 juillet JS50. — NO 1490.
(c Le conseiller d'État Taniejew m'a fait savoir que Sa Majesté l'Empereur a daigné ordonner de convertir le couvent des Bernardins de Kowno en bâtiment de gymnase de ce même gouvernement. Il somme le collège de prendre les mesures nécessaires pour exécuter cette volonté du monarque, et de livrer ce monastère à sa nouvelle destination.
« Le ministre de l'intérieur,
« Comte PEROWSKY.
SAINT-PÉTERSBOURG, le 6 juillet 1850. — No 1758.
« Sa Majesté a daigné ordonner de supprimer les couvents ci-dessous, vingt et un en nombre.
« Le collège m'en apprendra l'exécution.
« Le ministre de l'intérieur,
« Comte PEROWSKY.
« Le directeur, SKRIPITCHINE. »
L'état annexé à cet ordre désigne : dans le diocèse de
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Wilna, trois couvents de Dominicains, un de Bernardins, deux des Carmes, un de Bénédictins, un de Mariawites; dans le diocèse de Lack ou de Zytomierz, trois couvents de Dominicains, un de Carmes, un de Trinitaires, un de Mariawites ; dans le diocèse de Kaminieck, un de Dominicains; dans le diocèse de Minsk, un de Dominicains, cinq de Mariawites.
Les couvents subsistant encore en Russie, dont le Concordat garantissait l'existence, étaient au nombre de cent. On en a supprimé à peu près le quart en une fois, et d'un trait de plume. Pour tout le reste, il en est de même à peu près. I n nouvel évêché devait être créé à Cherson près Odessa, avec un suffragant ou coadjuteur résidant à Saratov, sur le Volga, pour les catholiques disséminés dans le midi de la Russie. Il n'est, et probablement il n'a jamais été question de nommer le suffragant de Saratov. Quant à l'Evéque, il a été nommé et même sacré ; mais on ne l'a pas laissé partir pour son diocèse. Il ne peut avoir ni chapitre, ni séminaire, ni rien qui puisse commencer une nouvelle Église. Il ne peut pas même quitter Saint-Péters- Jiourg ; et pour qu'il n'essaie pas de s'absenter, un ukase impérial l'a nommé membre du collége ecclésiastique catholique. Comme ce prélat est fort àgé, on attend sa mort, .et l'on enterrera probablement avec lui le nouveau diocèse de Cherson. Aux instances réitérées du Saint-Siège qui le presse de tenir sa promesse, le gouvernement impérial répond que le synode orthodoxe proteste contre l'érection d'un évêché latin à Cherson, où le premier évêché grec fut institué pour la Russie. On trouvera peu vraisemblable que le synode orthodoxe ait poussé le courage de l'orthodoxie jusqu'à faire des protestations que l'Empereur ne lui aurait pas demandées ; mais en admettant cette
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excuse, qui empêcherait d'établir l'évêque latin à Odessa, ville où résident au moins quinze mille catholiques français, italiens, polonais, en général riches négociants et propriétaires? Au lieu de cette résidence, le Gouvernement propose Tiraspol, misérable bourgade sur le Dniester, dont la population est presque exclusivement schis- inatique ; c'est-à-dire que s'il ne peut se dispenser d'établir le nouvel évêché latin, le Gouvernement fera en sorte de lui ôter toute action.
Voici un fait plus criant : Le Concordat promettait qu'il n'y aurait plus de professeurs schismatiques dans les séminaires. Il y en a toujours. Au sein de l'académie catholique de Saint-Pétersbourg, on en compte trois.: les professeurs de philosophie, d'histoire universelle et de littérature latine. Les efforts de Mgr. Kolowinski -I!' ont pu les éloigner.
Quant à l'éducation de la jeunesse laïque des deux sexes, elle appartient aux schismatiques pour la plus grande partie. On va jusqu'à s'emparer des fondations de la charité catholique. En Lithuanie et dans les anciennes provinces de Pologne incorporées à la Russie, tous les couvents de missionnaires et des sœurs de Charité étaient supprimés dès 1843. On a ensuite dispersé les enfants de Saint-Vincent, et en 1 851 on a envahi l'hospice de l' Enfant-Jésus de Wilna. Il a été placé sous la direction des administrateurs et popes russes. Maintenant, les enfants catholiques y sont élevés en commun avec les enfants schismatiques. Voici l'ukase, publié par l' Hebdomadaire de Saint-Pétersbourg :
« S. M. l'Empereur, sur le très-respectueux exposé de M. le ministre de l'Intérieur sur l'entretien de l'hospice des Enfants-
Trouvés de Wilna, a daigné ordonner :
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« 10 Que dans le conseil de surv eillance siégera toujours un membre du clergé orthodoxe de la localité, désigné par le chef de l'Éparchiat ;
« 2° Que le protecteur (curator), le supérieur et l'instituteur
de l'hospice de l'Enfant-Jésus seront absolument du culte orthodoxe ;
« 30 Que dans l'école de cet institut seront placés les enfants des deux cultes, dans la proportion du nombre des enfants de chaque culte qui se trouveront dans la maison ;
« 4° Pour l'arrangement d'une église grecque dans sa maison, l'office de la Tutelle générale payera 500 roubles Il
Ainsi la direction de l'établissement sera exclusivement schismatique et s'étendra sur les orphelins catholiques comme sur les autres. On peut prévoir le respect que cette direction aura pour leur foi et le scrupule qu'y apportera le membre du clergé orthodoxe introduit dans le conseil de surveillance.
L'ukase oblige également les enfants catholiques externes à suivre les études de l'école schismatique de l'Institut de Wilna. C'est l'instruction gratuite et obligatoire des radicaux suisses, avec ce raffinement, que l'on oblige les chefs de famille à envoyer leurs enfants perdre la foi dans un établissement originairement fondé par la piété de leurs ancêtres pour la conservation de la foi.
Pour corroborer les effets de cet enseignement, il y a des mariages mixtes. Ces mariages sont devenus humainement inévitables, à la suite des ukases qui obligent toute la jeunesse, dès l'âge de 16 à 18 ans au plus, d'entrer au service militaire ou civil. Ni en Russie, ni en Pologne on ne laisse les jeunes gens catholiques dans leur contrée natale. En Pologne particulièrement, il n'y a que les employés et les officiers schismatiques. L'enfant né d'un mariage mixte appartient au schisme.
Ce n'est pas tout. Tant de moyens, quelque ingénieux
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et sûrs qu'ils soient, n'ont pas paru suffire. Après avoir presque complétement éteint le clergé régulier, ressource si nécessaire pour le clergé séculier, qui depuis longtemps n'est plus en nombre pour desservir ses immenses paroisses, le Gouvernement travaille à l'extinction des paroisses elles-mêmes. Il vient d'en faire une razzia. Les curés seront bientôt obligés d'entretenir plusieurs chevaux. Déjà les moribonds qui ne peuvent pas disposer d'une chaise de poste pour envoyer chercher le prêtre, meurent sans secours religieux. Rien ne peut égaler cette tyrannie qui se fait sentir jusqu'à la dernière heure, et plus cruellement que jamais à cette heure-là ! Mais la volonté de l'Empereur ne se contente pas de peser sur les mourants, elle pèse aussi sur les morts ; un ukase confisque les legs pieux, les fonds de messes pour les défunts. Plus d'un propriétaire catholique paie tous les ans au trésor impérial une somme pour des messes qui ne se célèbrent plus.
Peu satisfait de détruire les paroisses catholiques, le Gouvernement force encore les propriétaires à créer des églises schismatiques. Ils sont contraints de bâtir deséglises, des presbytères, des maisons d'habitation pour les popes, diacres, chantres (tous mariés), du culte officiel. S'ils négligent d'exécuter les divers plans envoyés par l'administration publique, aussitôt l'Etat s'empare des édifices catholiques, et séquestre les revenus des récalcitrants jusqu'au paiement des frais nécessaires pour les constructions qu'il a ordonnées. Nous n'avons pas le texte de l'ukase, mais nous connaissons des personnes qui n'ont pu quitter la Russie et obtenir leur passe-port avant de signer l'obligation d'acquitter ces sortes de. dépenses.
On gaspille à plaisir le bien des pauvres. Dans l'ancien royaume de Pologne, il restait en tout, l'année dernière,
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dix-sept hôpitaux desservis par les sœurs de Charité. Peut-être le nombre en est-il réduit au moment où nous écrivons. Toutes ces maisons possédaient de beaux revenus. Le Gouvernement les administre au moyen d'un conseil d' administration. A Varsovie, dans la maison principale de Saint-Casimir, ce conseil alloue pour chaque enfant huit gros de Pologne (environ vingt centimes par jour), et pour chaque sœur, vingt-quatre gros (soixante centimes !). Cette générosité n'est que pour les hôpitaux de la capitale, où l'opinion exerce toujours un certain empire. Ailleurs, on fait les choses avec plus d'économie. -.Il reste encore dans le royaume de Pologne un diocèse grec-uni, celui de Chelm. Depuis vingt ans le gouvernement travaille à pervertir le clergé et le peuple. L' Univers a eu déjà l'occasion de citer à ce sujet des faits douloureux. Un chanoine Pocièj, assesseur ecclésiastique au collège grec-uni de Varsovie, auteur d'un ouvrage récent et tout schismatique sur le Christianisme positif, \ vient de faire enlever de force deux élèves du séminaire de Chelm, pour qu'ils achèvent leurs études dans Le-collège schismatique de Moscou.
Si le Gouvernement russe pouvait de quelque manière égaler les avanies, les sévices, les persécutions dont il accable les fidèles, ce serait par l'éclat des. récompenses qu'il prodigue à l'apostasie. Le bruit a couru dernièrement et a retenti jusque dans nos colonnes, qu'un homme dont l'Europe n'a. pas oublié le nom, l'évêque apostat Sie- maszko, présentement évêque schismatique de Wilna, s'était repenti. En réponse à ce bruit, la Gazette de Saint- Pétersbourg (année 18a2" n? 33), a publié la lettre sut-.vante, que l'Empereur n'a pas dédaigné d'adresser à cet infâme : .
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L'EMPEREUR AU MÉTROPOLITAIN DE LA LITHUANIE
JOSEPH SIEMASZKO.
« TRÈS-VÉNÉRABLE MÉTROPOLITAIN JOSEPH,
« Dans le cours de vos distingués services rendus à l'Église et à la patrie, j'ai remarqué avec satisfaction les incessantes preuves de votre zèle ardent pour la religion orthodoxe et de votre attachement au trône. - . -
« Par vos efficaces opérations lors du retour de la hiérarchie orthodoxe dans le pays, dans l'antique siége de notre église, et par vos infatigables soins pour consolider parmi vos ouaille! la foi des ancêtres, vous avez justifié mes espérances et vous avez acquis des droits au témoignage de la satisfaction toute particulière du souverain. C'est pour honorer ces mérites que j'ai trouvé juste de, vous élever à la dignité de métropolitain.
« En vous envoyant un bonnet blanc orné d'une croix en pierres précieuses, je me recommande à vos prières, et je suis toujours plein de bienveillance, etc. »
On le voit, la prison, les travaux forcés , la. perte des droits de famille, la Sibérie, toutes les peines enfin portées dans le Code criminel contre quiconque engage un sujet russe à changer de religion, ne regardent pas ceux dont le zèle s'emploie à pervertir les catholiques même par la menace, même par le martyre.
En résumé , la situàtion, depuis la conclusion du Concordat, est telle qu'il est impossible de ne pas croire que le
Gouvernement russe a uniquement voulu tromper le Saint-
Siége. Toutes désarmées qu'elles sont, les réclamations de
Rome importunaient cette puissance altière. Pour les faire cesser, elle n'a pas craint de donner une parole qu'elle ne voulait pas tenir. Le mal a beau devenir assez puissant pour se faire craindre et se faire adorer, il y a une ignominie qu'il ne peut éviter : il ment.
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L'Empereur avait promis d'améliorer le sort des catholiques, et depuis qu'il a fait cette promesse, le sort des ca- liques est devenu plus dur : voilà l'exacte vérité. On emploie contre ces infortunés tous les moyens odieux qui étaient en usage avant le Concordat : à l'extérieur, la ruse, le silence ou le mensonge ; à l'intérieur, la force, la rapine, l'intimidation et la corruption. Par ces moyens, on va d'un pas déplus en plus assuré au résultat que l'on veut obtenir, l'extinction radicale de la religion catholique dans l'em- pire.
Tel est le plan, tels sont les actes de ce gouvernement qui se pose comme le défenseur de la justice et de l'ordre en Europe, et que des conservateurs et des catholiques étrangement abusés ou étrangement coupables, regardent de loin, dans l'éclat de sa force vraiment infernale, comme la dernière espérance de la société !
Si la Providence irritée lui permet de faire ce qu'il rêve . et d'atteindre à toute la puissance qu'il aspire ; si la prière, seule arme peut-être qu'il ait à craindre, n'élève pas devant . lui un de ces remparts invisibles qui font reculer les Attila, nous le verrons en effet ; il interviendra dans nos affaires, il y interviendra de la part de Dieu, mais pour apporter la vengeance et non la miséricorde !
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M. DELACOUTURE.
SUR LES DROITS DES DEUX PUISSANCES.
— 31 JUILLET, 7, 10, 12 AOUT 1853 —
I. Lettre de M. l'abbé Delacouture au Journal des Déhâts. — Réponse.
II. Lettre du même au rédacteur de V Univers. — Raison du bon accueil que l'abbé Delacouture reçoit de M. Bertin. — La bonne foi de M. Delacouture. — Insinuations gallicanes. Le crime des ultramontains ; l'Église romaine dénoncée comme une école de sédition. — Côté pénible de la présente polémique.
III. M. de Sacy vient au secours de M. Delacouture. — Une leçon de politesse. — Le Journal des Débats « journal de la liberté des èultes )).
IV. Nouvelle lettre de M. Delacouture. — Dernière réponse. — M. Delacouture et les droits des deux puissances. — F-alsifications opérées sur le texte de M. Du Lac. — Les droits du Pape. — Les vrais principes séditieux. — Les appuis de M. Delacouture. — Ses articles et ses livres.
1
On sait sous quelles inspirations anticatholiques le
Journal des Débats s'occupe des affaires de Hollande. Sa passion contre la liberté de l'Église lui fait oublier même l'intérêt de sa renommée, et il se compromet par des erreurs grossièrement volontaires. Tandis que nous travail-
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Ions (sans beaucoup de succès, nous devons l'avouer) à l'empêcher au moins de dénaturer les faits les plus évidents, un ecclésiastique du diocèse de Paris vient à son secours et lui suggère des arguments qui feront certainement fortune auprès des protestants hollandais. Cet ecclésiastique n'est pas inconnu de nos lecteurs, devant lesquels il a tenu lui-même plusieurs fois à produire ses doctrines et son talent: c'est M. l'abbé Delacouture.
Il paraît que M. l'abbé Delacouture est, devenu conseiller rédacteur du Journal des Débats pour la partie des affaires religieuses. Le poste, par lui-même, est étrange pour un prêtre, et plu& d'un gallican le trouvera bien avancé ; mais ce qui est plus étrange et plus avancé, c'est la manière dont M. l'abbé Delacouture s'y comporte.
Afin qu'on ne nous accuse pas de le juger trop sévèrement, et surtout afin de n'imiter en rien ses pratiques à notre égard, nous donnons .en entier l'article qu'il a publié dans le numéro du Journal des Débats d'hier, sous forme de correspondance.
AU RÉDACTEUR.
MONSIEUR,
J'ai recours à votre obligeance pour donner quelque publicité aux questions suivantes.
Les catholiques sont en ce moment préoccupés de ce qui se passe dans un pays voisin. On sait qu'à la suite d'une bulle
-pontificale, le gouvernement néerlandais a cru devoir recourir à des mesures de défiance contre les catholiques. Nous voyons aussi quelques gouvernements d'Allemagne entrer dans cette voie de mesures restrictives à l'égard de leurs sujets catholiques ou au moins à l'égard du clergé. Ces dispositions peuvent être sans doute un sujet d'inquiétude, mais doit-on beaucoup s'en étonner ? et cet étonnement surtout n'est-il pas fort extraordinaire de la part de certains catholiques ?
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Ces gouvernements n'ignorent peut-être pas qu'il existe dans notre Église un parti exalté qui prêche « les doctrines les plus contraires aux droits des puissances et qui cherche à les propager partout. N'est-il donc pas permis à ces gouvernements de concevoir quelques appréhensions lorsque, portant leurs regards sur la France, ils voient ce parti et ses doctrines obtenir une -si grande influence dans un pa-ys où jusqu'à ce jour des idées plus saines avaient prévalu ? ...
En effet, n'avons-vous pas vu des écrivains qui représentent ,ce qu'on appelle parmi nous le parti catholique, soutenir, et soutenir comme une doctrine incontestable et professée par l'Église, que le Pape a le droit de déposer les souverains et de délier leurs sujets du serment de fidélité ; qu'iïïàut, nécessairement, admettre cette doctrine sous peine de rupiure dans l'enseignement romain, et repousser absolument la doctrine contraire parce qu'elle rompt les grandes et les principales lignes de l'enseignement catholique ? Les écrivains dont je parle n'ont-ils pas écrit et imprimé dans leur journal que « le Pape lui-même âimerait mieux avoir la tête coupée que de capituler sur ce point », c'est-à-dire que de renoncer à la suprématie européenne?
Ces mêmes écrivains du parti catholique, ou plutôt ultra-catholique, ne sont-ils pas les éditeurs d'une Bibliothèque nouvelle, ou d'un commencement de Bibliothèque dont les ouvrages ont été prônés dans l' Univers; et parmi ces ouvrages, ne s'en trouve-t-il pas un intitulé : L'Église et l'État, où l'on établit professo et avec un étalage d'érudition, la suprématie temporelle du Pape, c'est-à-dire la subordination du pouvoir civil au pouvoir religieux, même dans l'ordre temporel ? N'enseigne-t-on pas dans cet ouvrage que non-seulement une nation catholique peut s'insurger contre son gouvernement lorsqu'il veut opprimer la religion, mais que le Pape peut autoriser les sujets catholiques de ces pays à se soulever contre leur gouvernement, et que « l'occasion d'appliquer ce principe pratique ne se présente, hélas 1 que trop fréquemment ? » (L'Église et l'État, tome Ier, page 91.)
Enfin un écrivain, toujours du même parti catholique, n'a- t-il pas été jusqu'à proclamer hardiment que le Pape pouvait, quand il le jugeait convenable, ressusciter toutes les institutions du moyen âge ? Écoutez : « Si l'Église ne peut renier aucun de ses droits (et l'auteur l'admet bien, sans doute), il s'ensuit que le Pape peut encore virtuellement déposer les rois, délier les.
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sujets de leur serment, imposer des dîmes, rétablir l'inquisition, exiger les immunités ecclésiastiques »
Nos ultra-catholiques ne s'expriment pas toujours avec la même franchise, et depuis quelque temps surtout ils croient devoir y mettre un peu plus de réserve ; mais c'est là le fond de leur pensée. Voilà de quelles idées et de quelles espérances se nourrit ce parti! Voilà ce qu'on appelle des doctrines romaines !
Et remarquez que ce ne sont pas les écrivains qui enseignent hautement ces étranges doctrines qui sont improuvés et censurés! Au contraire, ils sont soutenus, encouragés; ils triomphent. Ce sont eux qui comprennent le mieux les intérêts de notre religion et l'état de notre société. Il leur est permis d'écrire que les Papes peuvent autoriser les sujets à s'insurger contre leurs souverains, et ils ne sont pas désavoués; mais si, par hasard, vous vous avisiez d'écrire, avec tous les ménagements possibles, que la puissance pontificale n'est pas illimitée ; que les coutumes de l'Église de France, sanctionnées par le temps, ne sont pas si déraisonnables, et que les évêques ne feraient pas mal de les conserver : alors ce n'est plus la même chose.... Si vous croyez, dans l'intérêt de la religion et de la société, devoir vous élever contre des doctrines qui compromettent le clergé et ne peuvent que troubler la bonne harmonie des deux puissances, vous serez fort mal venu.... On ne tiendra ni concile, ni synode pour vous appuyer. On vous accusera de chercher à entraver, par vos stupides préjugés et vos criailleries, le mouvement qui nous entraîne vers Rome, de vouloir ressusciter des idées mortes et sauver une cause perdue (celle du gallicanisme, que nous ne croyons nullement perdue : car ses maximes restent).Qu'importe, ajoute-t-on, que les hommes croient pouvoir barrer le chemin qui conduit à Rome, avec leurs petites idées, leurs petites susceptibilités, les petits droits qu'ils ont fabriqués à leur usage ! Vieux enfants qui s'imaginent que ces toiles d'araignées pourront arrêter le mouvement qui emporte les esprits vers le centre de l'unité! » Ainsi l'entendent ceux qui brillèrent autrefois aux premiers rangs du parti Lamennais. C'est avec cette aménité de langage qu'ils admonestent aujourd'hui ceux qui ne partagent pas leurs idées.
Nous sommes envahis, Monsieur, par les doctrines ultramon- taines les plus exagérées. Je n'en citerai qu'une preuve. La Belgique n'a jamais été considérée comme un pays gallican. Un écrivain de ce pays, assez connu, ayant publié, il y a deux ans,
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un ouvrage où il soutenait la suprématie du Pape dans l'ordre temporel, il fut désavoué par toute la presse catholique de Belgique. Eh bien ! aujourd'hui les écrivains du parti catholique en France, et je désigne particulièrement ici les rédacteurs ou les collaborateurs de l'Univers, ces écrivains qui enseignent la " même doctrine du pouvoir sur le temporel, sont considérés comme les meilleurs défenseurs de la religion et les plus fidèles disciples des doctrines romaines.
Voilà où nous en sommes. Les leçons de l'expérience sont perdues ; le même parti qui a valu au clergé la réaction dp 1830, le pousse encore dans les mêmes voies et lui souffle le même esprit ; il met la division dans ses rangs, et il semblerait qu'il a pris à tâche de soulever contre lui l'opinion de tous les hommes sages et modérés ; il renie toutes nos gloires et toutes nos libertés ; il dit anathème à nos maximes, à nos droits et l nos coutumes les plus anciennes, et voudrait flétrir tout le passé de l'Église de France; parti ultra-catholique, antinational, qui n'est heureusement qu'un parti, comme il le reconnaît lui-même ; qui a des amis zélés, mais qui, par son esprit, par ses doctrines; par ses exagérations et l'amertume de sa polémique, inspire et inspirera toujours au plus grand nombre et aux meilleurs esprits une invincible répulsion.
Agréez, etc.
L'abbé DELACOUTURE.
Le 27 juillet 1857.
Nous ne ferons aucune réponse à M. l'abbé Delacou- ture. Son nom, sa qualité de prêtre au bas d'un pareil article, publié dans la feuille la plus hostile aux intérêts de la religion et de la liberté catholique, nous paraissent suffire au but que nous nous proposons, et le tout sera jugé comme il le mérite. Du reste, il convient de remarquer que M. l'abbé Delacouture est un esprit fort préoccupé, qui comprend et qui cite très-mal ce qu'il lit ou'prétend avoir lu. On le verra par la lettre que nous écrivons au Journal des Débats à propos de la seule citation dont il indique la source. Cette préoccupation peut lui avoir
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dérobé ce qu'il y a de véritablement odieux dans le rôle qu'il joue.
Nous avons adressé la lettre suivante au rédacteur en chef du Journal des Débats :
MONSIEUR LE RÉDACTEUR,
L ue lettre de M. l'abbé Delacouture, publiée dans votre numéro du 28 juillet, contient le passage suiyant :
« Ces mêmes écrivains du parti catholique, ou plutôt ultra- « catholique , ne sont -ils pas les éditeurs d'une Bibliothèque « nouvelle, ou d'un commencement de bibliothèque dont les «ouvrages ont été prônés dans l' Univers, et parmi ces ouvrages « ne s'en trouve-t-il pas un intitulé : L'Église et l'État, où l'on « établit ex professo et avec un grand étalage d'érudition, la « suprématie temporelle du Pape, c'est-à-dire la subordination « du pouvoir civil au pouvoir religieux, même dans l'ordre « temporel ? N'enseigne-t-on pas dans cet ouvrage que, non- « seulement une nation catholique peut s'insurger contre son « gouvernement lorsqu'il veut opprimer la religion, mais que, « dans les pays dont le gouvernement n'est pas catholique, et « dont la majorité des sujets ne professe pas cette religion, le « Pape peut autoriser les sujets catholiques de ces pays à se « soulever contre leur gouvernement, et que « l'occasion d'ap- « pliquer ce principe pratique ne se présente, hélas ! que trop « fréquemment ? »
Le parti que les protestants hollandais peuvent tirer de cette assertion de M. l'abbé Delacouture contre les catholiques, m'oblige d'user du droit de réponse dans vos colonnes mêmes. Comme éditeur du livre intitulé : L'Église et l'État, dont j'ai écrit l'introduction, je vous prie de reproduire la page tout entière citée par M. l'abbé Delacouture. Je la copie fidèlement, ainsi que vous le pourrez vérifier dans le volume que je joins à cette lettre.
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Après avoir exposé, d'après les théologiens, les cinq conditions requises pour qu'une insurrection, pour qu'une révolution soit légitime, l'auteur poursuit ainsi :
« Des révolutions de nos jours, en est-il beaucoup qui aient été motivées par une tyrannie manifeste? En est-il beaucoup dont on puisse dire que la société n'avait pas d'autre moyen de salut ? En est-il beaucoup qui n'aient pas fait plus de mal que de bien au peuple ? En est-il beaucoup qui aient été accomplies par l'autorité de la nation tout entière, publiquement et solennellement assemblée ? En est-il beaucoup que le Saint-Siége ait approuvées ?
« Quant à cette dernière condition, on nous dira peut-être qu'elle ne peut avoir lieu que pour les nations catholiques et que les sociétés modernes ne sont plus aujourd'hui catholiques comme sociétés. C'est une question que nous discuterons bientôt; mais comment qu'on la résolve, il est certain que la plupart des sociétés européennes renferment un grand nombre de citoyens catholiques qui, en cette qualité, demeurent soumis à l'autorité et à la direction du chef de l'Église, quelle que soit d'ailleurs la religion de leur gouvernement, et lors même que ce gouvernement n'a pas de religion. Pour eux le principe des théologiens est de nos jours, comme autrefois, un principe pratique, et l'occasion de l'appliquer ne se présente, hélas ! que trop fréquemment. Ils ne peuvent prendre part aux mouvements révolutionnaires ; ils ne peuvent ni travailler à les préparer, ni les seconder au moment de la lutte, ni les justifier au moment de la défaite, ni y applaudir après le succès qu'après s'être assurés que l'Église, que le chef de l'Église les approuve et les favorise, ou du moins les excuse et ne les condamne pas. Or, tout le monde aujourd'hui a l'assurance contraire, tout le monde a lu les magnifiques encycliques de Grégoire XVI et de Pie IX ; tout le monde sait que le Saint-Siège détourne les chrétiens des voies de la révolution, bien loin de les y pousser. »
Ainsi, Monsieur le Rédacteur, M. Du Lac, mon collaborateur et mon ami, auteur du livre intitulé : L'Église et l'État, a dit dans ce livre à peu près le contraire de ce que M. l'abbé Delacouture croit y avoir lu. Il n'enseigne
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pas que le Pape peut autoriser les sujets catholiques à s'insurger contre leur gouvernement, il enseigne que, quels que soient les torts du gouvernement, quelle que soit la tyrannie, quelle que soit l'occasion, hélas ! trop fréquente, les càtholiques ne peuvent préparer l'insurrection, y participer, y applaudir, qu'autant que le Pape y consent ; et il ajoute ce qui n'est ignoré de personne, que les encycliques de Grégoire XVI et de Pie IX, bien loin de pousser les chrétiens dans les voies de la révolution, les en détournent. -
Je me borne à démentir M. l'abbé Delacouture sur ce seul point ; mais je n'accepte pas davantage ses autres assertions, qui ne sont fondées que sur sa parole.
Agréez, Monsieur le Rédacteur, etc.
Louis VEUILLOT.
II
M. l abbé Delacouture, auxiliaire ecclésiastique du Journal des Débats, nous adresse une lettre acariâtre, dont il « requiert » l'insertion textuelle. Il veut paraitre avec tous ses agréments ! En bonne justice nous croyons ne lui rien devoir, car nous avons mis ses raisons comme les nôtres sous les yeux de nos lecteurs ; mais il faudrait plaider, et il irait en appel et en cassation plutôt que de perdre une virgule. Nous aimons mieux en finir tout de suite. Seulement, comme il est question de gallicanisme, et d'ultramontanisme , nous donnons ces explications, parce que nous serons bientôt accusés d'avoir volontairement et méchamment réveillé des querelles assoupies.
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Hélas ! les mémoires anonymes, les brochures pseudonymes, les exploits de M. Delacouture et de -ses synonymes font voir si ces messieurs, qui parlent de l'entêtement des laïques, ont envie d'obéir et consentiront même à sommeiller.
Voici donc M. l'abbé Delacouture tel qu'il veut être vu :
AU RÉDACTEUR.
MONSIEUR,
Je vous remercie d'avoir inséré dans votre feuille la lettre que j'ai adressée récemment au Journal des Débats. C'est là une .marque de franchise dont je dois vous savoir gré. Vos lecteurs seront ainsi en état d'apprécier votre jugement. D'ailleurs, ce que j'ai surtout désiré, c'est la publicité: vous voulez bien y contribuer ; je vous en suis très-reconnaissant.
Quant aux gracieusetés que vous m'adressez sur le poste que j'ai choisi, sur le rôle que je joue, sur la manière dont je me comporte dans ma lettre , etc., ce sont là des traits habituels de votre controverse, que je dois vous passer en considération de la publicité que vous avez donnée à mes réflexions. Je conçois facilement qu'elles ont dû vous être fort désagréables. Je vous avoue, de plus, que votre blâme ou votre approbation, en matière ecclésiastique, a pour moi très-peu de. valeur.
Vous m'attribuez, Monsieur, la qualité de conseiller rédacteur du Journal des Débats. C'est là une charge qu'il vous plaît de créer pour moi. La vérité est que je n'en ai ni le titre ni les fonctions, et que le Journal des Débats ne prend pas plus conseil de moi pour la rédaction de ses articles, que je n'ai pris conseil de lui pour la rédaction de ma lettre. Je n'ai d'autre responsabilité que celle de mes paroles, et celle-là, je l'accepte tout entière.
Nous ne ferons, dites-vous, Monsieur le Rédacteur, aucune réponse à M. l'abbé Delacouture. Cependant vous avez senti, à ce qu'il paraît, qu'il était difficile de rester tout à fait muet dans la circonstance présente, et vous essayez une espèce de réponse que vous adressez au Journal des Débats. J'ai reproché à M. Du Lac d'enseigner, dans son livre intitulé : L'Église et l'État, que le Pape
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peut autoriser non-seulement les sujets d'une puissance catholique, mais ceux même d'un pays séparé de l'Église, à s'insurger contre leurs souverains. Vous prétendez que l'auteur du livre de /'Église et l'État dit à peu près le contraire de ce que M. l'abbé Delacouture croit y avoir lu, et vous avez l'obligeance de citer le texte entier. Or, Monsieur le Rédacteur, en parcourant de nouveau ce passage, je suis réduit à me demander si mes yeux ne me .font point illusion, car j'y vois l'énoncé clair et distinct de la doctrine même que j'ai reprochée à M. Du Lac. Que dit-il en effet ? Que les sujets de la plupart des sociétés européennes
ne peuvent prendre part aux mouvements révolutionnaires, ni travailler à les préparer, ni les seconder au moment de la lutte qu'après s'être assurés que l'Église, que le chef de l'Église les approuve ou les favorise. Le chef de l'Église peut donc approuver, favoriser les mouvements révolutionnaires des catholiques, lorsqu'un gouvernement, comme le dit M. Du Lac en un autre endroit, attaque la religion. (L'Église et l'État, t. 1, p. 27 (1).) Vous confirmez vous-même cette doctrine, Monsieur le Rédacteur, en disant que les catholiques ne peuvent préparer l'insurrection, y participer, y applaudir, qu'autant que le Pape y consent. Le Pape peut donc y consentir ; il peut donc autoriser la révolte. On ne saurait certainement souhaiter un aveu plus clair et plus complet. Vous parlez de préoccupation, Monsieur le Rédacteur, mais la vôtre est assurément fort étrange.
Vous ajoutez, il est vrai, avec M. Du Lac, que tout le monde voit assez par les encycliques de Grégoire XVI et de Pie IX, que les Papes de nos jours, loin de pousser les catholiques dans les voies de la révolution, les en détournent. Mais remarquezdonc bien, Monsieur le Rédacteur, qu'il ne s'agit pas de savoir si le Souverain Pontife peut, dans telle ou telle occasion, par des motifs de prudence, détourner les catholiques des voies de l'insurrection, mais s'il pourrait, dans d'autres circonstances plus favorables, leur permettre d'y recourir. Or, c'est là ce que soutient M. Du Lac, qui prétend que l' encyclique de Grégoire XVI n'est nullement contraire à sa thèse. Comme une plus longue discussion pourrait m'être interdite ici, je suis obligé de renvoyer à l'ouvrage que j'ai publié sur cette matière.
Vous avez l'air, Monsieur, de m'accuser de fournir des armes
(1 ) La page indiquée par M. Delacouture ne contient ni les mots qu'il cite, ni une phrase ni une idée qui touche à la question. (Note du rédacteur.)
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aux protestants de ,Hollande. Singulière accusation'! Est-ce donc moi qui ai soutenu que le Pape peut, dans certains cas, autoriser l'insurrection des catholiques, déposer les rois, délier^es sujets du serment de fidélité ? Est-ce moi qui ai écrit le fameux passage: « Si l'Église ne peut renier aucun île ses droits, etc.? » Si donc ces doctrines peuvent devenir une arme entre les mains des ennemis de l'Église, il faut s'en prendre aux écrivains qui les soutiennent impunément dans leurs journaux et dans- leurs livres, et non* à ceux qui les réprouvent et les combattent. . .
Je crois, Monsieur lè Rédacteur, qu'on pourra juger par cet échantillon -de la manière dont vous auriez été en état de ine- répondre sur d'autres points, si vous n'aviez sagement pris le- parti de ne me faire aucune-réponse.
Encore un inot. Vous me reprochez de n'avoir cité qu'une fois la source où j'ai puisé mes citations. Mais vou s savez parfaitement que la source de ces citations se trouve indiquée d'une manière très-exacte dans un livre que vous connaissez bien, quoique vous ayez cru, pour de bonnes raisons, devoir n'en point parler. Le lecteur. Monsieur, appréciera un pareil reproche. Mes citations sont si exactes (à l'exception de deux mots omis dans un endroit -qui ne concernent point les rédacteurs de l'Univers), mes citations sont si exactes qu'elles -n'oiit été contestées par aucune des personnes nommées dans mon livre. Je vous ai si bien lu, je vous ai si bien compris, je vous ai si bien cité, que vous en êtes encore à me répondre, "Vous, et M. Du Lac, qui a été réduit à dénaturer ma doctrine et qui a refusé pendant prè& de deux mois d'insérer mes rectifications.
Voilà, Monsieur, comment je réponds "à vos démentis.
Je vous prie, et au besoin je vous requièrs, de vouloir bien insérer cette lettre, sans aucune suppression ni modification, dans votre plus prochain numéro. Quoiqu'elle soit plus longue que je n'aurais Votïlû, je crois qu'elle ne dépasse pas la mesure qui m'est aceordée par la loi.
Recevez mes civilités.
L'abbé DELACOUTURE.
PARIS, le lçr août 1853. -
Les « civilités » de M. l'abbé Delacouture ressemblent à tout ce qui vient de lui ; nous les recevons, puisqu'il nous
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les offre. Mais ses justifications et ses interprétations, nous ne les recevons pas.
Il en dira ce qu'il voudra, il ne tient pas au Journal des Débats la place d'un prêtre. Qu'il soit salarié ou volontaire, que ses services soient rétribués en argent ou en satisfactions de rancune ultra-gallicane, l'un n'est pas plus édifiant que l'autre. Si son cœur et sa conscience ne lui «lisent rien à cet égard, nous en sommes fàchés pour lui. Il prétend ne pas donner de conseils au Journal des Débats et n'en pas recevoir. Prétend-il aussi ne pas le lire ? Prétend-il ignorer que c'est le journal des juifs, des protestants, des universitaires, des voltairiens, des plus perfides et des plus constants ennemis de l'Église ? Imagine- t-il lui-même qu'on le reçoit là par amour pour sa belle prose et par respect pour sa ferveur sacerdotale? Il est candide, mais pas à ce point! Quand il écrit à M. Bertin : « J'ai recours à votre obligeance pour donner quelque publicité âmes réflexions, » il sait bien comment il a dù réfléchir ; il n'a pas fait la condition d'être imprimé sans rature. Cette superbe est bonne quand il s'agit de verser une hotte de « civilités » sur les catholiques romains. Sans rien risquer qui puisse mettre l'obligeance de M. Bertin à une trop forte épreuve, il lui parle des affaires de l'Église de manière à le contenter. Il attaque les écrivains religieux, les Synodes, les Conciles ; il dit que les doctrines les plus funestes prévalent dans l'Église ; que les idées saines y sont abaiidonnées.... ; on s'explique la complaisance de M. Bertin ! Des écrivains capables de mettre tout cela en meilleur français, il en trouverait il douzaines ; mais une soutanelle avec tout cela, c'est inappréciable. Nous plaignons le prêtre qui fournit sa soutanelle ; il a le sens gallican trop développé.
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Les amis de M. l'abbé Delacouture allèguent sa bonne foi. Il se produit avec l'ingénuité d'un homme qui croit dire la vérité ; mais cette vérité qu'il croit dire et qu'il a le goût de dire en des lieux si étrangement choisis, il se la procure par les procédés d'une alchimie au moins suspecte. Il proteste qu'il a bien compris le texte de
M. Du Lac sur lequel il s'appuie pour montrer que les catholiques romains sont les ennemis-nés de la puissance temporelle. Rien ne prouve qu'il n'est pas convaincu de l'exactitude de ses citations et de la logique de ses déductions; mais sa conviction elle-même est incompréhensible.
Voici sa glose et le texte en regard. Le contre-sens est manifeste. Il est criant lorsqu'on se reporte au livre, car les réflexions de M. Du Lac viennent après une exposition de principes théologiques incontestables, dont M. Delacouture a grand soin de ne dire mot.
M. L'ABBÉ DELACOUTURE.
« Parmi ces ouvrages, ne s'en trouve-t-il pas un intitulé : L'Église et l'État , où l'on établit ex professo, et avec un grand étalage d'érudition, la suprématie temporelle du Pape, c'est-à-dire la subordination du pouvoir civil au pouvoir religieux, même dans l'ordre temporel ? N'enseigne-t-on pas dans cet ouvrage que non-seulement une nation catholique peut s'insurger contre son gouvernement lorsqu'il veut opprimer la religion, mais que, dans les pays où le gouvernement n'est pas catholique ou
M. DU LAC.
a Des révolutions de nos jours, en est-il beacoup qui aient été motivées par une tyrannie manifeste ? En est-il beaucoup dont on puisse dire que la société n'avait pas d'autre moyen de salut? En est-il beaucoup qui n'aient pas fait plus de mal que de bien au peuple ? En est-il beaucoup qui aient été accomplies par l'autorité de la nation tout entière publiquement et solennellement assemblée ? En est-il beaucoup que le Saint-Siège ait approuvées ?
« Quant à cette dernière con-
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dition, on nous dira peut-être qu'elle ne peut avoir lieu que pour les nations catholiques et que les sociétés modernes ne sont plus aujourd'hui catholiques comme sociétés. C'est une question que nous discuterons bientôt, mais comment qu'on la résolve, il est certain que la plupart des sociétés européennes renferment un grand nombre de citoyens catholiques qui, en cette qualité, demeurent soumis à l'autorité et à la direction du chef de l'Église, quelle que soit d'ailleurs la religion de leur gouvernement, et lors même que ce gouvernement n'a pas de religion. Pour eux le principe des théologiens est, de nos j ours comme autrefois, un principe pratique, et l'occasion de l'appliquer ne se présente, hélas ! que trop fréquemment. Ils ne peuvent prendre part aux mouvements révolutionnaires ; ils ne peuvent ni travailler à les préparer, ni les seconder au moment de la lutte, ni les justifier au moment de la défaite, ni y applaudir après le succès qu'après s'être assurés que l'Église, que le chef de l'Église les approuve et les favorise, pu du moins les excuse et ne les condamne pas. Or, tout le monde aujourd'hui a l'assurance contraire, tout le monde a lu les magnifiques encycliques de Grégoire XVI et de Pie
dont la majorité des sujets ne professe pas cette religion, le Pape peut autoriser les sujets catholiques de ces pays à se soulever contre leur gouvernement, et que « l'occasion d'ap- « pliquer ce principe pratique ne « se présente, hélas ! que trop « fréquemment ? » (L'Église et l'État, tome Ier, page 90.)
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IX ; tout le monde sait que le
Saint-Siége détourne les chrétiens des voies de la révolution, bien loin de les y pousser. » (L'Église et l'État, p. 90.)
M. Du Lac dit que les catholiques ont trop fréquemment l'occasion de mettre en pratique le devoir religieux qui les oblige à souffrir patiemment la tyrannie. M. De- lacouture lui fait dire que les catholiques ont trop souvent l'occasion de mettre en pratique le droit que le Pape peut leur donner de se soulever contre le Gouvernement.
M. Du Lac a écrit son livre en 1850, pour réfuter les thèses des catholiques démocrates et révolutionnaires. Les principes qu'il rappelle sont ceux de Suarez, théologien mal noté chez M. Delaeouture, mais en qui, dit Bossuet, on entend toute l'école. Au nom de ces principes JI. Du Lac conteste la légitimité des révolutions modernes ; il enseigne aux catholiques la nécessité de supporter le gouvernement établi, quel qu'il soit, quoi qu'il fasse ; de ne lui retirer leur fidélité qu'après s'être assurés auprès du suprême et infaillible guide des consciences humaines qu'ils le peuvent faire sans crime ; de n'en pas croire d'autres raisons, de ne pas céder à la colère, à l'excès du mal, à l'espérance du mieux ; de ne pas même suivre toute la nation soulevée contre le tyran. M. l'abbé Delacouture infère de là que les catholiques, partout où ils professent l'obéissance qu'ils doivent partout au Vicaire de Jésus-Christ, sont des révoltés de nature, incorrigiblement entêtés des doctrines les PLUS CONTRAIRES aux droits de la puissance temporelle ! Relisez sa lettre au Journal des Débats :
« Ces gouvernements (persécuteurs) ri ignorent peut-
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te être pas qu'il existe dans notre Église un parti exalté « qui prêche les doctrines LES PLUS CONTRAIRES aux droits « des puissances et qui cherche à les propager partout.
« N*'est-il donc pas permis à ces gouvernements de conce-
. « voir quelques appréhensions lorsque, portant leurs re- « gards sur la France, ils voient ce parti et ses doctrines « obtenir une si grande influence dans un pays où, jusqu'à > « ce jour, des idées plus saines avaient prévalu ? » -Et ce parti exalté forme à peu près toute l'Eglise ; car, poursuit M. Delacouture, s'adressan-Là M. Bertin, « si vous croyez,
« dans l'intérêt de la religion et de la société, devoir vous « élever contre des doctrines qui compromettent le clergé l( et ne peuvent que troubler la bonne har-monie des deux « puissances, vous serez mal venu«. On ne tiendra ni « Concile, ni Synode pour vous appuyer. » Ce qui -signifie qu'il y a des Synodes tenus, des Conciles célébrés et approuvés en faveur des doctrines les plus contraires aux droits des puissances, tandis qu'on écarte des hommes comme M. Delacouture et M. Bertin, qui professent déplus saines idées : d'où il résulte que toute notre Église -et le Pape qui approuve ses Conciles, sont en révolte contre les droits des puissances...
La conclusion-que-tout-gouvernement pourrait tirer de ces insinuations gallicanes, c'est qu'il faut absolument sé-parer les catholiques-de l'obéissance du-Pape, puisque cette obéissance implique les doctrines les plus contraires aux droits de la puissance temporelle. Or, séparer les catholiques-de l'obéissance du Pape, c'est vouloir faire l'Église autrement que Jésus-Christ ne l'a faite ; c'est extirper du pays la religion catholique.
Et dans cette extrémité même, la conclusion que les catholiques auraient à tirer des principes ultramontains,
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c'est qu'ils doivent rester dans les limites légales, continuer de payer le tribut, respecter l'autorité qui les persécute, jusqu'au jour où ils sauront qu'ils peuvent en conscience défendre par la force leur foi, leur liberté et leur vie. Est-ce là ce que M. Delacouture a compris ? Est-ce là ce qu'il veut faire comprendre ?
Un souverain qui prendrait M. Delacouture au sérieux et qui croirait par conséquent que l'obéissance due au Pape est incompatible avec les droits de la souveraineté temporelle, n'aurait que deux conduites à tenir : celle de Henri VIII et d'Élisabeth, ou celle que pratique en Pologne l'empereur Nicolas. Arracher violemment la foi du cœur d'un peuple catholique, ou la lui faire perdre lentement, en lui retirant toute liberté civile et religieuse, il n'y a pas d'autre moyen de se délivrer du Pape. Les droits de la puissance temporelle vont-ils jusque-là, suivant M. Delacouture? Sont-ce là ses « saines idées » sur la bonne harmonie des deux puissances ? Assurément ces idées ne compromettront pas le clergé envers les gouvernements oppresseurs ; mais elles le compromettront fort envers les peuples opprimés. Au bout de cette doctrine, il y a le désespoir et l'esclavage, en attendant l'apostasie. Au bout des doctrines que nous professons, il y a le martyre en attendant la liberté.
Mais attendre la liberté, l'attendre même dans le martyre, et demander au Pape l'autorisation de combattre pour l'obtenir, c'est le crime des ultramontains et la doctrine scélérate que M. l'abbé Delacouture dénonce aux puissances. — Vous prétendez, nous dit-il, que les catholiques ne peuvent préparer l'insurrection, y participer, y applaudir qu'autant que le Pape y consent. Le Pape peut donc y consentir?—Apparemment, Monsieur l'abbé.
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Et s'il y consent, qu'avez-vous à objecter? Contestez-vous au Pape ce privilège, que vous reconnaîtriez au Journal des Débats, de déclarer, le cas échéant, que la limite est passée, qu'un peuple catholique a des droits, qu'une nation n'est pas tenue dë se laisser arracher les entrailles, de laisser périr dans son sèin la foi et la civilisation ?
M. l'abbé Delacouture ne voit pas qu'en même temps qu'il présente l'Eglise romaine aux gouvernements comme une école de sédition, il présente aux peuples la religion comme une école d'irrémédiable esclavage. Que veut-il que devienne la foi avec cela ? Quoi ! le gouvernement peut tout, et il n'y a point de recours? Pour détruire le pouvoir spirituel qui lui fait ombrage, un-tyran proscrira - le culte, renversera les autels, se proclamera pontife, et le Vicaire de Jésus-Christ ne pourra pas jeter l'anathème à cet ennemi de Jésus-Christ ! L'ultra-gallicanisme aura beau faire : ces « idées saines » ne passeront point dans le Credo. Les Papes se croiront et seront toujours en droit de dire ce que le pape saint Hormisdas écrivait aux catholiques d'Orient, du temps de l'empereur Anastase : « De « notre part, nous n'avons rien négligé. Nous avons em- « ployé tout ce qu'il y a d'humble dans la prière, de rai- « sonnable dans les conseils, de salutaire dans les com- « mandements. Faut-il pour cela négliger les voies de la « justice? L'obstination ne doit pas être confondue avec la « faiblesse. Périssent sans nous infecter nous-mêmes ceux « qui ne renoncent point à leurs impiétés, même après en « avoir été repris. »
Nous ne voulons rien ajouter. M. l'abbé Delacouture est pour nous un véritable épouvantail avec ses gribouillages sur papier timbré. Mais s'il plaisait à M. Bertin de l'ôter de devant nos yeux et de nous donner quelqu'un qui
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n'appelât pas toujours les huissiers au secours de ses répliques, nous reprendrions de bon cœur la discussion au point où elle est maintenant. Ce serait pour nous un sensible plaisir de battre M. de Sacy sur cette question, et de lui prouver par là combien la supériorité du talent sert peu dans les mauvaises causes, ou plutôt aide à les perdre.
Quant à M. Delacouture, nous le fuyons, et puissions- nous ne le rencontrer jamais, à moins qu'il ne s'amende ! S'il y a quelque chose de triste et de cruel pour nous, on l'avouera, c'est d'avoir en présence ces ministres de la religion, que les ennemis de la religion écoutent toujours avec allégresse ; qui sont fort mal venus dans les Synodes et ies Conciles, mais fort bien venus dans le Journal des Débats, dans l' Indépendance belge et dans tous les camps hostiles ; qui avertissent la puissance temporelle de prendre garde aux empiétements de la puissance spirituelle, et qui, pour lui rendre celle-ci plus suspecte, falsifient le langage de ses défenseurs ; qui laissent en repos tous les impies de la terre, mais qui ne prennent point de repos lorsqu'il s'agit de décrier lesultramontains ; qui n'écriraient pas une ligne contre les plus effrontés blasphémateurs, mais qui font à leurs frais des livres où ils insultent et diffament en bloc vingt-cinq ou trente écrivains catholiques, y compris Bonald et de Maistre ; prêtres,enfin, dont le principal souci..est d'empècher que kf religion ne devienne trop libre et n'acquière trop d'empire, et qui semblent ne monter au saint autel que pour supplier Dieu d'humilier et de décapiter son Eglise !
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M. de Sacy viept au secours de .son conseiller ecclésias- tique, dont il a reproduit hier .la lettre, sans reproduire, bien entendu, un. seul mot de nos explications ; ce qui montre, pour le dire en passant, le profit que nous pouvons faire à recevoir les correspondances de M. l'abbé Delacouture. Il vient nous insulter chez nous, et il va ensuite nous diffamer chez lui, nous voulons dire dans le Journal des Débats, parfaitement à l'abri de toute rectification.
Nous avions offert à M. dèJBacy/ fort,,coHrtoisement, de discuter avec lui une question que nous ne voulons pas débattre avec M. Delacouture. Il nous répond qu'il ne se donnera pas « le ridicule d'accepter un combat théologique. » Le ridiculiserait à nous, si telle était notre proposition ; mais il ne s'agit ni de combat ni de théologie. Il s'agit d'une simple thèse politique, savoir, si ce sorties chrétiens,' et particulièrement les ultramontains, qui-ont fait les révolutions modernes; si ce sont eux qui ont l'habitude de se soulever contre le pouvoir, comme on les en accuse; si les révolutions n'arrivent et les gouvernements ne sont renversés que par la permission du Pape ; si, enfin, c'est bien l'avis des rédacteurs du Journal des Débats, non comme théologiens, mais comme hommes de bon sens, que s'il plait à un gouvernement de persécuter l'Eglise, aucun recours n'est légal, aucune résistance ne peut devenir légitime ? Le Journal des Débats trouve sans doute cette thèse intéressante, puisque M. Bertin a toujours «l'obligeance » de publier les réflexions queluiadresse à ce sujetM. Delacouture.
Au lieu de prendre tout simplement ce que nous lui
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disons, comme nous le disons, M. de Sacy s'emporte fort au delà des bornes que respecte habituellement sa douce ironie. En lui demandant un entretien, nous promettions de ne point battre son talent, dont nous confessons la supériorité, mais seulement sa cause. Il fait entendre que pour s'entretenir avec nous, il est trop. honnête homme. Cette réponse pourtant n'est pas honnête ! M. de Sacy, qui se croit « obligé d'être poli », et qui pense « que les plus grosses injures du monde ne tiennent pas la place d'une seule bonne raison, » a coutume de pratiquer mieux la politesse et de faire plus de place à la raison. Malheureusement, M. de Sacy n'est jamais de bonne humeur quand il s'occupe de nous, qui ne sommes jamais fâchés quand nous nous occupons de lui.
Nous le laissons, puisqu'il est ému ; mais nous ne le tenons pas quitte. Dans sa précipitation à nous fuir, il assure que le Journal des Débats « est le journal de la liberté des cultes ». Nous prenons acte de ce mot, espérant que M. de Sacy voudra bien nous dire, quand il sera remis, pourquoi le « journal de la liberté des cultes » ne veut pas que le culte catholique soit libre en Hollande et partout. Nous pouvons sans doute lui demander cela, sans lui donner à croire que nous le provoquons à un combat théologique ?
IV
Voici encore une lettre de M. l'abbé Delacouture et une réponse de nous. Notre réponse est la dernière. Nous ne pouvons pas promettre le silence de M. l'abbé Delacouture:
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AU RÉDACTEUR.
MONSIEUR,
J'aurais voulu n'avoir pas un mot à vous répondre ; mais tout le monde comprendra, et vous comprendrez, j'espère, vous-même, qu'il m'est absolument impossible d'accepter le reproche de falsification qui se trouve répété deux fois dans votre article, au commencement et à la fin.
.Si je ne me trompe, Monsieur, falsifier un texte, c'est y ajouter ou en retrancher pour lui donner un sens qu'il n'a pas. Or, premièrement, lorsque vous faites dire à l'auteur du livre l'Église et l'État que les catholiques ont trop fréquemment l'occasion de mettre en pratique le devoir religieux qui les oblige à souffrir patiemment la tyrannie, vous ajoutez à son texte ces paroles soulignées qu'il ne contient pas, et qui sont directement contraires à sa thèse.
En second lieu, le même écrivain enseigne que « le principe des théologiens (c'est-à-dire des théologiens ultramontains d'une certaine époque, comme Suarez et autres dont il invoque l'autorité) est de nos jours, comme autrefois, un principe pratique, et que l'occasion de l'appliquer ne se présente, hélas ! que trop fréquemment. » Or, quel est le principe de ces théologiens ? Ce principe est-il qu'il faut souffrir patiemment la tyrannie et la persécution ? Non : mais, au contraire, que dans ces cas il est permis de recourir à l'insurrection, pourvu que le Pape y donne son assentiment. Telle est la doctrine de M. Du Lac, et je ne crois pas lui en avoir attribué une autre.
Telle est la doctrine que vous admettez vous-même, Monsieur, lorsque vous me demandez ce que je veux que la foi devienne avec cela, c'est-à-dire avec le principe d'une soumission inviolable, immobilis subjectionis, au milieu même des persécutions les plus cruelles, sœvientibus licet persecutionibus, ainsi que s'exprime Grégoire XVI dans son encyclique Mirari vos arbitramur. — Je vous répondrai que la foi deviendra, lorsque Dieu le voudra, ce qu'elle est devenue à l'issue de la plus longue et de la plus atroce persécution. Elle sortira de ses épreuves plus pure, plus brillante et plus forte, et trois siècles de tortures pourront se terminer par un éclatant triomphe.
Le lecteur peut voir maintenant sur qui doit retomber le re-
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proche de falsification. Celui de diffamation, qu'il vous plaît de m'adresser encore, n'est pas mieux fondé. On ne diffame pas des écrivains parce qu'on essaie de les réfuter. Quant à ce qui est de n'oser écrire une ligne contre les plus effrontés blasphémateurs, ceux qui voudront savoir à quoi s'en tenir sur ce point, n'ont qu'à lire ce que je dis des ennemis de la révélation dans mes Observations, depuis la page 172 jusqu'à la page 179 : ils verront si j'ai cru devoir garder avec eux d'extrêmes ménagements.
Je ne m'abaisserai pas, Monsieur, à relever tout ce que votre article contient d'injurieux pour moi. Je ne sais pas lutter sur un pareil terrain. — Un mot seulement sur ce que vous appelez mes gribouillages timbrés. Si j'ai eu recours à la justice pour la publication de ma lettre du 18 avril, ce n'a été qu'après le refus le plus mal fondé et le plus opiniâtre, et j'ajouterai, après avoir pris l'avis des personnes les plus sages. Vous savez que pour prévenir toute difficulté, je suis allé vous remettre moi-même ma dernière lettre, écrite sur un papier ordinaire, et que vous avez cru devoir l'accepter dans son entier. Aujourd'hui je fais appel à votre bonne foi, et vous prie de vouloir bien publier la présente réclamation.
Recevez, etc.
L'abbé DELACOUTUHE.
Le 9 juillet 1853..
MONSIEUR L'ABBÉ,
L'Univers défendait contre le Journal des Débats la cause et les droits des catholiques de Hollande : vous avez saisi l'à-propos pour communiquer au Journal des Débats des Réflexions qui pouvaient nuire à ces catholiques persécutés.
Vous excusez le gouvernement hollandais d'avoir conçu quelques appréhensions (vous appelez cela quelques appréhensions 1 ) au sujet du rétablissement de la hiérarchie. « Car, dites-vous, ce gouvernement n'ignorepeut-
« être pas qu'il existe dans notre Église un parti exalté
« qui prêche les doctrines les plus contraires aux droits u des puissances. » Vous ajoutez que ces doctrines do-
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minent en France ; vous faites entendre qu'elles sont appuyées dans des Synodes et des Conciles où les idéés plus saines, les vôtres, Monsieur l'abbé, sont fort mal venues.
Ainsi, vous vous reconnaissez plus sain d'esprit que les Conciles; et vous établissez que l'Eglise de France et le Pape qui ratifie ses décrets, enseignent les doctrines les plus contraires aux droits des puissances. Cela étant, il serait en effet bien permis aux puissances de concevoir, comme vous le dites, quelques appréhensions.
En même temps que vous présentez l'Eglise comme une école universelle de sédition, vous restez dans le vague le plus complet sur les droits des puissances. On voit à merveille, d'après vos définitions, ce que l'Église ne peut pas faire pour se défendre : elle ne peut rien. Ce que peuven les puissances contre l'Église est illimité ; elles peuvent tout. La possession, les chartes, les serments, les traités, la conscience, tout ce qu'il y a d'institutions, de lois, de mœurs dépendant du maintien de l'Église dans une civilisation que l'Eglise a créée : lettre morte ! Vous n'en tenez nul compte.
Cependant, Monsieur, même civilement, tout peuple, dans la république chrétienne, est constitué sous la réserve des droits du christianisme. Vous parlez de deux puissances : puisqu'il y en a deux, les droits de la puissance temporelle, quelque vastes qu'ils Soient, ne sont pas sans limite. Cette limite méritait bien un paragraphe dans vos réflexions. Faisant si large partage au pouvoir temporel, il importait d'autant plus de ne pas lui laisser croire qu'il n'a que des droits. « Vous nous direz que nous de- « vons être soumis à toute puissance, » écrivait le Pape saint Symmaque à l'empereur Anastase : « Nous reep-
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« vons les puissances humaines en leur rang, tant qu'elles « n'érigent pas leurs volontés contre Dieu. Si toute puis- « sance est de Dieu, à plus forte raison celle qui est pré- ce posée aux choses divines. Déférez à Dieu en Nous, et « Nous déférerons à Dieu en vous. Que si vous ne déférez « pas à Dieu, vous ne pouvez pas user du privilége de « Celui dont vous méprisez les droits. » Ce langage vous paraît-il séditieux et indigne d'un chrétien ?
Au lieu de ce désirable paragraphe sur les limites de la puissance temporelle, difficile à faire passer, je l'avoue, dans le Journal des Débats, mais nécessaire à l'honneur de vos doctrines, vous détachez trop adroitement une phrase d'un ouvrage sur les droits réciproques des deux puissances ; et, toujours trop adroitement, vous offrez cette phrase comme la preuve des attentats que vous dénoncez. Mais, pour en tirer semblable parti, vous lui avez fait subir plusieurs opérations : 1° Vous avez tu que l'auteur analysait la doctrine de Suarez. Vos mépris pour Sua- rez ne vous dispensaient pas de le nommer. 2° Vous avez déguisé que cette doctrine était alléguée contre les révolutionnaires, ce qui renverse votre thèse. 3° Par vos petits arrangements, qui vous laissent libre d'affirmer votre bonne foi, vous avez pourtant trouvé le moyen de faire entendre que l'auteur enseigne la pratique de la révolte contre le gouvernement régulier, lorsqu'il enseigne la pratique de la soumission même envers la tyrannie.
M. Du Lac écrit que les sujets catholiques d'un gouvernement, quel qu'il soit, ne peuvent se soulever contre ce gouvernement, quoi qu'il fasse, avant de s'être assurés que le Saint-Siége les approuve, ou tout au moins ne les condamne pas ; il ajoute que les occasions d'appliquer ce principe de soumission sont, hélas! trop fréquentes.
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Vous traduisez : « N'enseigne-t-on pas dans cet ouvrage... « que le Pape peut autoriser les sujets catholiques à se « soulever contre leur gouvernement et que l'occasion « d'appliquer ce principe pratique (évidemment, d'après « votre glose, le principe de la révolte) ne se présente, « hélas ! que trop fréquemment ? » Est-ce la même chose ? V ous le dites ; mais pour le démontrer, il vous faut bien du travail !
Si ces deux propositions étaient identiques, nous avons rapproché les textes, les lecteurs en auraient vu l'identité. Vous n'auriez pas besoin de tant gratter sous les mots et sous les virgules.
Afin d'ailleurs qu'aucun doute ne fût possible, et comme s'il avait prévu que l'esprit de secte viendrait rôder autour de sa thèse irréprochable, M. Du Lac renvoie aux encycliques de Grégoire XVI et de Pie IX, où tout le monde, dit-il, peut voir que le Saint-Siège détourne les chrétiens des voies de la révolution, bien loin de les y pousser. Aucune trace, dans vos réflexions, de ce rappel des encycliques ! Cela dérangerait votre plan, qui est de montrer la doctrine romaine comme une doctrine de sédition. Nous, Monsieur, nous appelons cela falsifier un texte et diffamer un auteur ; et lorsque l'auteur a des sentiments catholiques, on le diffame d'autant plus sensiblement qu'on lui prête des doctrines qui peuvent être plus perfidement interprétées centre l'Eglise. Lisez les journaux révolutionnaires ; vous verrez qu'ils n'y manquent pas.
C'est pourquoi, malgré le plus vif désir d'éviter toute contestation avec vous, l'Univers, suivant votre obligeante remarque, a senti qu'il était difficile de rester tout à fait muet. La repartie de l'Univers a principalement consisté dans la reproduction intégrale de vos réflexions. Là-
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dessus vous m'honorez d'un remercinient que je ne mérite point ; car j'ai seulement voulu montrer où vont vos idées, et vous avec elles. Ensuite, j'ai rectifié la citation par trop accommodée que vous prétendiez avoir tirée du livre de M. Du Lac.
Vous pouviez en rester là : j'avais fait le nécessaire, je ne vous aurais point poussé. Mais vous aimez la publicité avec la même passion que vous haïssez l'ultramonta- nisme. Voyant jour à vous produire, vous en avez profité pour subtiliser sur les droits que nous attribuons au Pape.
A quoi bon, Monsieur l'abbé ? L'Univers attribue au Pape, vous le savez bien, tous les droits que le Pape s'attribue lui-même. Rien de plus, rien de moins ; et puisque vous avez l'honneur d'être prêtre et orthodoxe, vous en faites autant.
Qu'importe ce que nous pensons, vous et nous, sur ce que peut ou ne peut pas le chef de l'Église ? Ce qu'il peut le plus certainement, c'est de condamner nos définitions et les vôtres, et de retrancher du troupeau de Jésus-Christ ceux qui, pour leur malheur éternel, refuseraient d'obéir. Voilà le point de foi auquel toutes les doctrines des rédacteurs de Y Univers sont subordonnées, sans aucune réserve. Faites-vous des réserves pour vos doctrines à vous ? Je ne vous en accuse pas ; je ne crois pas que vous vous proposiez d'excommunier le Pape, s'il définissait les droits de la puissance spirituelle autrement que ne le veulent vos amis du Journal des Débats.
Nous tenons que le Vicaire de Jésus-Christ est le Pasteur suprême du troupeau de Jésus-Christ, le gardien des traités, le protecteur des consciences fidèles, l'arbitre de Iii doctrine, le juge des juges ; qu'il a le droit, le cas échéant.
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suivant sa sagesse éclairée d'En Haut, d'avancer la main pour lier et pour délier ; qu'il peut se lever contre les persécuteurs de la vérité, qui sont en même temps les destructeurs de la société chrétienne, et leur dire : C'est assez 1
Le droit de prononcer ce mot, implique le droit de ne pas le dire. Que réclamez-vous de plus en faveur des princes? Quelle meilleure garantie voulez-vous de la soumission qui leur est due ? Qui sera plus patient, plus prudent, plus conciliant que le Pape ? Rome a-t-elle prêché la révolte aux Polonais, aux Irlandais, aux Français de 1830 et de 1848 ? Prêche-t-elle la révolte aux catholiques du Piémont et à ceux de la Hollande ?
Vous vous souvenez aujourd'hui de l'Encyclique de Grégoire XVI, que vous aviez si bien oubliée en citant le livre de M. Du Lac. Je ne veux pas d'autre argument pour vous prouver que vous calomniez nos doctrines, et pour vous convaincre que vous les partagez.
Oui, Monsieur l'abbé, le Pape peut imposer aux peuples la soumission la plus inviolable, même au milieu des persécutions les plus cruelles, et tel est notre sentiment. Mais, où le Pape aurait-il pris ce droit exorbitant d'imposer aux peuples tant de patience, s'il n'avait pas en même temps le droit d'intimer aux princes la justice ? Or, si vous croyez qu'il possède aussi ce droit-là, et qu'il peut contre les loups ce qu'il peut contre les agneaux, que nous reprochez-vous? Vous n'êtes pas moins séditieux que nous-mêmes.
Vous le seriez davantage, vous le seriez doublement, et deux fois déraisonnablement, si vous aviez la malheureuse pensée de vous entêter dans la doctrine de vos réflexions. Vous seriez il la fois séditieux envers l'Eglise et
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envers l'État : envers l'Église, en contestant à son chef un droit qu'il tient de Jésus-Christ, et qu'il n'a cessé d'exercer depuis que l'Église forme une société politique ; envers l'État, en corrompant le cœur des rois par l'orgueil d'un pouvoir sans limites, et en ruinant dans les peuples leur confiance filiale au Vicaire de Jésus-Christ ; confiance qui, partout où ils sont encore chrétiens, est la meilleure garantie de leur soumission et de leur tranquillité. A votre avis, les peuples, voyant les princes secouer toujours impunément toutes leurs obligations de chrétiens, en deviendraient-ils plus fervents? Et croyez-vous qu'à mesure que les peuples se pervertiraient, les souverains les trouveraient plus raisonnables et plus dociles?
J'ai demandé ce que deviendrait le Christianisme à ce double jeu : persécution, hérésie, idolâtrie d'une part ; de l'autre soumission abjecte et sans espérance? Vous répondez que trois siècles de tortures pourront se terminer par un éclatant triomphe. Vous en prenez lestement votre parti ! Trois siècles de tortures, cela ne vous paraît pas mériter quelque considération? Mais qui vous garantit que lePape étant.au pointoù le veulent vos doctrines, annihilé, avili devant la puissance temporelle, il se trouvera suffisamment de chrétiens pour supporter ces trois petits siècles de tortures ? Depuis plus de trois siècles les Grecs ont un patriarche qui me paraît représenter assez votre idéal du * suprême pontificat. Ils vivent depuis plus de trois siècles sous le bâton, pleinement soumis à la puissance temporelle. Montrez les saints qu'ils donnent au monde !
Je termine, Monsieur l'abbé, espérant que vous ne me répondrez point, ou que du moins vous obtiendrez de vos amis du Journal des Débats qu'ils publient mes réponses, puisqu'ils ont soin de publier vos lettres. Autrement,
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n'ayant pas le goùt de faire des procès, je serais dupe, et vous ne seriez pas équitable. Vous avez une publicité très- vaste, le Journal des Débats, le Siècle, l' Indépendance .belge; et ce qui ne vaut pas l'honneur d'être nommé. Tout cela vous pardonne les célèbres coups que vous avez portés aux ennemis de la révélation, de la page 172 à la page 179 de votre fameux livre, que je n'ai pas lu et que vous ne me ferez point lire ; tout cela vous glorifie et vous fait 'écho. Vous avez contre vous les théologiens ultramon- tains, tels que Suarez, et autres d'une certaine époque, qui sont les bons, au jugement de Bossuet ; contre vous encore, les Synodes et les Conciles d'une autre époque plus rapprochée ; contre vous aussi, l'équité : mais vous avez pour vous tous ces ignorants ennemis de l'Eglise, tous ces contempteurs de son autorité divine. Je voudrais que vous en fussiez importuné ; car je doute que vous espériez les mener à confesse.
Mais qu'ils vous importunent de leur nombre, ou qu'ils vous consolent de votre isolement, ils se servent de vos raisonnements pour insulter l'Église, ce qui doit être fort triste pour vous, et ce qui l'est infiniment pour moi. Je voudrais ne pas contribuer plus longtemps à les alimenter de blasphèmes. Faites-moi grâce, Monsieur. Mettez ce qui vous reste à dire dans un livre, et citez-y les ultramontains comme il vous plaira ; nous ne réclamerons point. Vos livres ne sont pas comme vos articles dans le Journal des Débats : nous pouvons nous dispenser d'en parler, puisque le public les ignore, et nous n'irons pas nous exposer à en publier la doctrine quintessenciée sur timbre impérial. Je l'avoue, je ne suis pas sans rancune contre vos papiers timbrés, qui m'ont plus d'une fois contraint de vous mettre en évidence. Pour m'en accabler, vous n'avez pas
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toujours consulté les personnes les plus sages. Un de vos huissiers m'a fort bien forcé de me laisser argumenter par vous, chez moi, au profit d'un livre qui depuis a été mis à l' index (1). Vous saviez parfaitement quelle autorité aussi respectable pour vous que pour moi nous ordonnait de cesser cette polémique. Je l'alléguai en vain. Il fallut prendre votre prose, et je n'eus d'autre ressource pour obéir que de me laisser déchirer. Hélas ! Monsieur l'abbé, si le monde en masse passait à vos doctrines, nous aurions bientôt fait de nous croire tous des idées plus saines que celles du Pape, des Conciles et des Évêques, et il deviendrait promptement difficile de trouver encore de l'obéissance sur la terre !
Permettez-moi de vous rendre vos civilités.
(1) Le dictionnaire. Bouillet, dont M. l'abbé Delacouture avait été le reviseur négligent ou incapable. M. l'abbé Delacouture voulait défendre son travail, critiqué dans l' Univei,s, et Mgr l'arclievêque_de Paris, dont l'approbation aurait été surprise, désirait et ordonnait inutilement qu'on mît fin au débat.
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M. BARRAL, CHIMISTE-AGRICULTEUR.
De la manière d'honorer Dieu suivant M. Barrai. — La prière, le plus utile des travaux des champs. — Le drainage suffirà-t-il à conjurer tous les fléaux ? — Le socialisme considéré comme péril agricole. — Belles paroles de M. Guizot. — Travail insensé de la philosophie qui veut ôter aux pauvres l'espoir de l'assistance divine.
M. Barrai, répétiteur de chimie à l'École polytechnique, dirige un Journal d'Agriculture pratique, dont le dernier numéro contient la réflexion suivante, à propos de l'état des récoltes :
« L'Eglise en ordonnant des prières, comme cela a eu lieu à Bordeaux, et dans beaucoup d'autres endroits, pour demander la cessation des pluies, propage des préjugés absurdes. Ce ne sont pas de vaines prières qu'il faut en ces matières, mais des travaux intelligents. Le drainage fera plus en faveur des récoltes que toutes les prières imaginables. On honore Dieu par des travaux utiles. »
Il serait difficile de professer une impiété plus nette et de l'afficher plus crûment. Nous ne savons quelle espèce d'agriculture enseigne M. Barrai ; mais il est probable qu'il ne croit pas en Dieu ; et dès lors, quand même il serait le plus grand agriculteur du monde, il ne peut donner que de détestables et funestes leçons. Avis au clergé, aux propriétaires de campagne, à tous les chrétiens qui
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savent que l'impiété pratique est très-nuisible en agriculture pratique.
On honore Dieu par des travaux utiles, dit M. Barral. Quel Dieu ? Quel est ce produit philosophique ou chimique, à qui l'on ne doit point l'adoration et la prière, mais seulement l'honneur? C'est bientôt fait de barbouiller une phrase impie ; mais si l'on prenait la peine d'y regarder, il se trouverait qu'on a écrit une chose aussi ridicule que coupable, et l'on renoncerait à l'impiété écrite rien que par amour-propre.
Si M. Barrai veut parler du Dieu qui a créé le ciel, la terre et les hommes, sa phrase sur l' absurde préjugé de la prière est plus répréhensible que s'il croit simplement au Dieu honorable de M. Proudhon ; mais en acquérant une culpabilité supérieure, elle gagne infiniment en ridicule. La raison qui s'élève jusqu'à éroire au divin Créateur, ne peut se dispenser d'admettre que ce Dieu est vivant, et qu'il conserve et gouverne les choses qu'il a créées. Conclure de là que celle de ses créatures qui a reçu de lui l'intelligence, peut impunément et même doit lui refuser la prière, c'est assurément ce qu'un homme peut faire en son particulier de plus absurde ; entreprendre de le persuader à d'autres, et employer dans ce but le peu de fausse science et d'autorité que l'on a pu acquérir, c'est ce qu'un homme peut faire de plus condamnable et de plus méchant.
Ne menons point notre chimiste au catéchisme, et restons dans l'agriculture pratique. Entre sa charrue de cabinet et ses cornues, M. Barrai a-t-il observé que l'esprit de prière nuisît aux travaux utiles, et que les paysans qui vont à la messe fussent des cultivateurs moins intelligents, de moins honnêtes fermiers que ceux qui vont au cabaret? Sans s'élever au-dessus du point de
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vue misérable où le matérialisme se vautre, delà même, couché sur la terre et sur le fumier, on peut observer que de tous les travaux des champs, le plus utile est la prière, car c'est elle qui fait l'ouvrier. C'est elle qui lui donne le courage, la probité, la résignation, l'espérance. L'Europe a été défrichée par des hommes de prière. Si l'on avait attendu le drainage, si les moines n'étaient pas venus, nos champs les plus fertiles seraient encore des marais. L'homme irait encore à la chasse de l'homme dans ces déserts où, durant des siècles, la civilisation chrétienne, florissant et s'épanouissant au souffle de la prière, a vu ses plus beaux jours.
Nous ne contesterons pas les bons effets du drainage, qui ne seraient pas moindres quand même on se dispenserait, en les préconisant, d'insulter Dieu. Mais enfin, quoique chimiste et agriculteur pratique (à Paris), on ne peut pas croire que le drainage remplacera tout à fait la Providence. Le drainage obviera au fléau des pluies : Dieu, ce Dieu vivant qui n'a pas cessé de commander aux vents -et aux orages, ne pourra plus désormais noyer les champs : croyons cela pieusement, sur la parole de M. Barrai ! Restent les tempêtes, le soleil, la foudre, la grêle : une nuée passe, comme l'ombre, sur la récolte mûre, et la récolte n'est plus ; un insecte que le pied d'un enfant écrase par centaines, se répand dans les champs, et l'insecte dévore tout, - avant même que l'Académie des sciences ait pu le voir et le nommer. Quels travaux intelligents M. Barrai conseille-t-il pour garantir l'agriculture de ces fléaux? Le drainage suffira-t-il? Fera-t-il plus que toutes les prières imaginables ?
Il y a un autre fléau pour l'agriculture, un fléau qui ne vient pas de Dieu, qui vient de l'homme, et qui n'en est
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que plus à craindre ; car malheur à l'homme, quand Dieu lui donne l'homme pour ennemi ! Ce fléau, ce sont les idées politiques modernes sur le tien et le mien, ce qu'on appelle socialisme ; M. Barrai en a bien entendu parler? Les idées socialistes sont un péril agricole plus grave que la maladie des pommes de terre. Elles attaquent la borne des héritages, elles rongent les titres de propriété. Le drainage est-il un remède au socialisme, un remède plus efficace que la prière?
Ah ! la propriété peut se livrer aux travaux les plus intelligents, peut se tenir au courant de tous les progrès de la chimie et de l'agriculture pratique, peut trouver le moyen d'assurer ses récoltes contre toutes les intempéries, de les défendre contre tous les insectes ! Quand il sera reçu que c'est assez d'honorer Dieu par des travaux utiles, quand ce sera l'opinion commune, il viendra des intempéries politiques, et il se formera des destructeurs contre lesquels toute science, toute force, toute raison seront aussi vaines que la prière aura été déclarée vaine contre la pluie. Parce que la prière aura cessé dans les champs, il n'y aura plus de travail, plus d'agriculture, plus de propriété !
Jusqu'à présent la nature même des choses et l'ordre admirable où la Providence les a disposées, ont empêché les populations agricoles d'être tout à fait envahies par cette grossière impiété qui se forme dans la fausse science et dans la putréfaction des villes. M. Guizot fait à ce sujet des réflexions bien opposées aux idées de M. Barrai :
« Dans la vie agricole, dit l'éminent philosophe, l'homme est sans cesse en présence de Dieu et de son pouvoir. Autant qu'ailleurs, l'activité, l'habileté, la prévoyance, la vigilance de l'homme lui-même sont nécessaires au succès de son travail.
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Elles y sont aussi évidemment insuffisantes que nécessaires.
C'est Dieu qui dispose des saisons, de la température, du soleil, de la pluie, de tous les phénomènes de la nature qui décident du sort des travaux de l'homme sur le sol qu'il cultive. Il n'y a point d'orgueil qui résiste, point de savoir-faire qui échappe à cette dépendance. Et ce n'est pas seulement un sentiment de modestie sur ce qu'il peut lui-même dans sa propre destinée, qui est par là inculqué à l'homme ; il apprend aussi la tranquillité et la patience. Il ne saurait se figurer qu'à force d'inventions et de mouvements,- en courant sans relâche après le succès, il finira par l'atteindre. Quand il a fait ce qui dépend de lui pour exploiter et féconder la terre, il faut qu'il attende et qu'il se résigne. »
Il manque un mot dans cette page admirable ; M. Gui- zot se fut empressé de l'ajouter si le blasphème que nous repoussons avait frappé son oreille. Il faut que l'homme, ayant fait tout ce qu'il peut pour féconder la terre, attende et se résigne ; mais pour attendre et se résigner, il faut qu'il prie. La résignation, ce don le plus précieux de tous ceux qu'il peut obtenir et qui les supplée tous, d'où lui viendrait-il, sinon de Dieu? et comment l'obtiendrait-il, s'il ne priait pas?
Si Dieu n'existait pas, et qu'ils en eussent la preuve, tout ce que les hommes d'esprit comme M. Proudhon, et les chimistes agriculteurs comme M. Barrai, voudraient dire contre préjugé, pourrait leur paraître légitime. Et néanmoins, lorsque tant de faiblesses, de misères et d'inévitables travaux pèsent sur l'espèce humaine, il y aurait -encore cruauté à dissiper une erreur qui, pour le plus grand nombre des hommes, serait plus que jamais l'unique compensation des dures réalités de la vie. Tout cœur juste, tout esprit droit protesteraient contre l'inhumaine philosophie qui ôterait tout aux pauvres, leur ôtant l'illusion d'une assistance divine 1 et d'un meilleur avenir.
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Mais que penser de ceux qui se donnent cette tâche- méchante, non pas contre une illusion, mais contre la vérité même, contre une vérité attestée par tout ce qui existe, et si évidente et si palpable que ceux qui la nient ne peuvent chercher un argument contre elle, sans qu'aussitôt leur raison succombe sous le poids de ses folles négations ?
Au lieu de s'entêter dans une révolte imbécile, les yeux fermés, les oreilles fermées, le cœur fermé, qu'ils consentent à calculer la portée de leurs paroles et qu'ils contemplent une seule des âmes ignorantes où ils vont tuer la foi : ils seront consternés eux-mêmes de l'énormité du crime qu'ils commettent contre l'homme et contre la société. Voilà donc un chimiste qui augmente agréablement ses revenus en labourant sur le papier. Il travaille en robe de chambre, ses plantations ne craignent point le mauvais temps, sa récolte lui arrive à jour fixe en lettres affranchies ; il n'a pas besoin de Dieu pour vivre, et il ne lui adresse pas de vaines prières ! Il pourrait s'en tenir là, ce semble. Mais non. Il apprend que des populations alarmées pour leurs récoltes, demandent à Dieu le temps propice dont elles ont besoin : il prend sa 'plume, et du haut de sa science il écrit, fort piètrement, que ces populations qui prient, et l'Eglise qui prie avec eux, font une chose absurde. Que quelque pauvre paysan en croie ce docteur, le voilà démoralisé. Il n'y gagne rien ; le moins qu'il y puisse perdre, c'est la plus grande partie du bon sens et des qualités qu'il avait jusque-là. S'il est riche, il devient égoïste ; s'il est pauvre, il devient jaloux. Il laisse l'église et sa famille, et bientôt son travail, pour le cabaret. C'est là son gain et le gain de ceux qui l'entourent, en attendant que l'on pratique le drainage, qui n'en sera pas plus vite
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entrepris et terminé, et qui pourra faire toutes les merveilles possibles et imaginables sans rendre à ce pauvre impie les consolations et les vertus que lui conservait la prière. M. Barral n'eùt-il fait que ce mal, jamais sa conscience, s'il veut l'écouter, n'en sera consolée ; jamais les services matériels que son journal pourra rendre ne seront, devant Dieu ni devant les hommes, une compensation suffisante de cette seule mauvaise action.
Nous vivons en un temps où aucun péril n'est petit, aucun miasme sans danger. La contagion de l'incrédulité se répand aisément, et nous savons ce qu'elle produit. Que ceux-là que la santé morale et politique du pays intéresse, y prennent garde. Un bourgeois incrédule peut rester conservateur; tout homme du peuple, tout paysan sans religion est socialiste, ou le devient. au premier coup de tocsin.
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MARIE-THÉRËSE DE JÉSUS.
— 17 AOCT 1853 -
La miséricorde divine vient d'envoyer aux Petites Sœurs des Pauvres tout à la" fois une grande douleur et une grande bénédiction. La très-pieuse et très-douce sœur MARIE-THÉRÈSE DE JÉSUS es tmorte à Rennes, le 12 de ce mois, dans la maison générale de cette jeune et déjà si illustre famille des Petites Sœurs des Pauvres, dont elle a formé les humbles commencements.
La sœur Marie-Thérèse de Jésus (nous ignorons son nom dans le monde) était l'une de ces deux petites ouvrières de Saint-Servan, qui, sous la direction du vicaire de la paroisse, M. l'abbé Le Pailleur, vouèrent à Dieu leur virginité et leur vie, pour recueillir les pauvres les plus abandonnés, les servir de leurs mains et les nourrir du pain qu'elles iraient mendier pour eux chaque jour. La sœur Marie-Augustine eut la première les devoirs de la supériorité, et la sœur Marie-Thérèse de Jésus la première les joies de la pleine obéissance. -Ni l'une ni l'autre n'était âgée de dix-huit ans ; l'une et l'autre avaient jusque-là vécu de leur aiguille. Elles gagnaient dans leurs bonnes journées douze et quatorze sous, sur lesquels la part des pauvres était toujours prélevée la première. Elles ne possédaient rien au monde, et leur fondateur pas, davantage. Mais ces trois indigents aimaient ardemment Jésus et
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Marie ; ils mirent en commun cette fortune. Il y a de cela quinze ou seize ans ; et Marie-Thérèse de Jésus avant de mourir, à peine âgée de trente-cinq ans, a vu une trentaine de maisons établies, environ cinq cents sœurs ou novices dans la famille, et ce qui réjouissait plus encore son âme digne du ciel, plusieurs milliers de vieillards, hommes et femmes, abrités, nourris, consolés, ramenés à Dieu par l'œuvre dont elle a enrichi la chrétienté.
Depuis plusieurs années déjà, sa vie, pleine de consolations suprêmes, n'était physiquement qu'un long martyre. La vie des Petites Sœurs des Pauvres, toujours si rude, a été, au début, formidable de privations et de fatigues. Ces débuts n'ont pas cessé pour les premières sœurs, employées de préférence à l'œuvre particulièrement laborieuse et délicate des fondations.
Marie-Thérèse a été supérieure de la première maison de Paris ; elle a fait la fondation de Londres, et d'autres encore. On la voyait avec la sœur Marie-Augustine, supérieure générale, presque aussi malade qu'elle, défaillantes et souriant toujours, parcourir Paris, visiter les bienfaiteurs, aller à la quête des provisions, servir les pauvres, former les novices. Et souvent, après ces journées où elles n'avaient mangé que les restes de pain ramassés de la table de leurs vieillards, elles couchaient parterre, parce qu'elles avaient donné leur lit à quelque pauvre nouvellement arrivé. Tant que Marie-Thérèse a pu marcher, c'est ainsi qu'elle a vécu.
Il y avait quelque chose de plus beau en elle que cet héroïsme de la charité : c'étaient sa patience, sa paix, son amour des souffrances ; c'était la sagesse qui brillait dans sa conduite et dans ses paroles, inaltérable lumière au milieu de tant de préoccupations et de maux. Donoso
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Cortès la visitait souvent ; il revenait toujours d'auprès d'elle également émerveillé de la grandeur simple de son esprit et de la grandeur simple de sa vertu, aussi charmante et aussi noble que son angélique visage. Dieu avait donné à cette pauvre fille sans naissance, sans éducation, et qui savait à peine lire, des qualités de gouvernement non moins admirables que sa eharité. Voilà ce qui rend sa perte si regrettable ; mais en même temps, comment douter que tant de vertus n'aient obtenu déjà leur récompensé céleste et que Dieu ne rende aux Petites Soeurs tout ce qu'il leur reprend ? « Elle nous « a tous édifiés, nous écrit-on, pendant les dernières « épreuves de sa maladie. Elle- ne parlait que de Dieu ; « elle voy ait avec la plus grande joie arriver le moment de « le posséder. C'est hier, vers neuf heures du soir, que « ses liens terrestres se sont déliés dans la paix. Douce « mort, précieuse devant le Seigneur, pleine dë consola- « tion pour nous. »
On donnera quelque jour une notice plus étendue sur la vie de cette femme, maintenant inconnue du monde, mais dont le nom sera illustre dans la postérité. Nous avons voulu aujourd'hui annoncer sa mort aux nombreux amis des Petites Soeurs des Pauvres, afin que, songeant à cette justice devant laquelle il faut toujours trembler, ils prient Dieu de recevoir l'âme de Marie-Thérèse de Jésus dans sa grâce, et lui demandent en même temps de multiplier ses bénédictions sur cette nombreuse et douce famille de vierges qu'elle a enfantées pour être les anges consolateurs et les mères charitables des pauvres de Jésus-Christ.
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LA TRANSLATION DE SAINTE THEUDOSIE (1).
— 20 OCTOBRE 1853 —
La foi du siècle prouvée par le culte des saints. — Le vœu de la.
France. — Les œuvres de charité. — Gloire du clergé fran-
çais. — La bonne odeur des martyrs. — Deux sortes de fêtes populaires. — Un épisode des fêtes d'Amiens.
Les fêtes de la translation de sainte Theudosie se terminent, au moment où nous écrivons, comme se terminent les fêtes chrétiennes, par une communion générale des fidèles qui les ont suivies. Qu'il nous soit permis de dire un mot de ces solennités illustres. Nous n7 entreprendrons pas de les décrire. On peut se figurer cette ville changée en un temple, ces ares de triomphe, cette foule inclinée, ces longues files de vêtements d'innocence et d'ornements sacrés, escortant les croix, les bannières, les statues des saints, les reliquaires précieux, et précédant le char triomphal de la martyre, à la suite duquel marchaient, le bâton pastoral à la main, vingt-huit Évêques coiffés de la mitre d'or. Il y avait quelque chose de plus beau que cette pompe incomparable : c'était le sentiment de respect et de religion qui dominait la curiosité même et qui montrait les cœurs plus
(1) Le corps de sainte Theudosie, martyre, née à Amiens, avait été découvert dans les catacombes de Rome. Mgr de Salinis obtint ses restes précieux et en fit la translation avec magnificence.
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étonnés et plus charmés que les yeux. Il faut avoir senti cette impression pour s'en rendre compte. Quanf à l'objet et au sens même de la fête, ce serait témérité d'en parler, L'élnihent Cardinal Wiseman, Mgr l'Évêque de Poitiers, M. l'abbé Combalot ont pu croire qu'ils n'avaient pas épuisé le sujet; ils sauraient sans doute y trouver encore d'éloquentes et saintes leçons. Nous n'avons qu'à les admirer, qu'à méditer, en les écoutant, sur ces secrets et patients desseins de Dieu qui fait apparaître les corps des martyrs au moment qui lui plaît ; qui ouvre au bout de quinze siècles les catacombes pour révéler à la terre un nom connu de lui seul et glorifier avant la résurrection éternelle un peu de poussière qui l'a aimé.
Un point cependant appartient à notre appréciation - dans ce fait mémorable. Nous devons l'étudier comme un trait signalé de la situation des esprits au temps où nous sommes, et comme un exemple des enseignements que l'Église donne aux peuples, quand les gouvernements ont la bonne inspiration de respecter sa liberté.
Depuis plusieurs années, toutes les fibres populaires ont été touchées par les événements; la fibre religieuse comme les autres. On la disait totalement morte : on peut dire maintenant si elle est la moins sensible, la moins prompte à vibrer. Les cérémonies d'Amiens n'en sont pas la seule marque. Que l'on plante une croix, que l'on restaure un pèlerinage, que l'on dresse une statue, que l'on consacre un autel, le peuple accourt et prend une part de cœur à ces fêtes de l'Église. Nous rappellerons le jubilé de Cambrai, célébré avec tant d'édification il y a six mois ; l'inauguration célèbre de la statue de la sainte Vierge sur l'église de Fourvières ; les belles et consolantes prédications du Puy, dont une autre statue de la sainte Vierge, haute
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de cinquante pieds, conservera le souvenir. Le 30 aoùt dernier, on a fait la translation des reliques de sainte Colombe, dont le vénérable Archevêque de Sens relève le sanctuaire, détruit en 93. Cette fête analogue à celle d'Amiens, a eu le même caractère ; tout le peuple, toutes les classes de la société s'y sont associés avec le même empressement. De la première moitié du siècle de Voltaire, qui a été le siècle de la haine, jusqu'à la seconde moitié du nôtre, qui était hier encore le siècle de l'indifférence ou plutôt de la dérision, que n'a-t-on pas fait, pourtant, contre le culte des saints ? Une science frauduleuse l'a battu en brèche, une moquerie implacable l'a déshonoré ; il a été aboli par la violence, et enfin comme remplacé par l'orgueil humain. Tout a été essayé pour substituer au culte des saints le culte des grands hommes. Statues aux soldats, aux inventeurs, aux comédiens, aux politiques, aux musiciens, aux gens de lettres! Apothéoses multipliées à toute espèce de gloire ! Comme dans l'antiquité, les dieux sont devenus plus nombreux que les fidèles. Qu'en est-il résulté? Du bruit dans un quartier, pour une heure.
Mais voilà que deux fois en un mois, au milieu de cette France proclamée incrédule et désabusée des cieux, l'Eglise veut à son tour décerner le triomphe à deux saintes, mortes depuis quinze siècles, l'une oubliée, l'autre inconnue : les populations s'émeuvent ; de tous les chemins arrive par milliers pour ployer les genoux devant un débris auquel ne s'attache aucune gloire humaine. On rend à la martyre Colombe et à la martyre Theudosie un hommage que n'obtiendraient pas les cendres d'Alexandre ou d'Homère, promenées avec tout l'éclat dont pourraient les entourer la richesse et la force des royaumes. Que de méchants livres lacérés sous les pieds de ces pèlerins qui
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viennent saluer les reliques des martyrs ! Que d'orgueil humain écrasé sous leurs genoux !
Au fond, la France croit à tout ce que l'on prétend qu'elle nie, elle est attachée à tout ce que l'on dit qu'elle rejette. En présence de l'ancienne société officielle, si pleine de dédain pour 13: foi catholique, en présence des symboles insensés que ce dédain avait couvés et qui se produisaient de toutes parts, notre sage et hardi Souverain, n'étant que Président de la République, osait dire : La France veut la famille, la propriété, la religion. Oui, certes! et c'était lire au plus profond des âmes. La France veut la religion, non-seulement comme base de l'ordre social, mais encore pour la religion elle-même, pour sa beauté, pour sa douceur, pour sa vérité. Elle a vu qu'aucune des religions qu'on lui présentait n'était la religion; qu'aucune ne lui donnerait des Frères, des Sœurs, des Pères, des Saints sur la terre et dans le ciel. Tel est le vœu de la France, non pas lorsque l'on consulte de prétendus mandataires qui suivent les inspirations de leur orgueil ou les calculs de leur ambition, mais lorsque la France parle elle-même dans les rues, dans les champs, sous le toit domestique, partout où elle travaille, où elle souffre, où elle aime, où elle a besoin d'assistance, de résignation et d'espoir. Là. l'expérience proteste au fond des cœurs contre le mensonge qui parvient à les égarer. Ceux qui se tournent contre la religion, savent bien qu'elle ne leur a pas fait de mal et qu'ils sont ingrats. A la procession de sainte Theudosie, six congrégations de femmes étaient représentées. Dans toute la foule, il n'y avait pas un seul habitant pauvre de la campagne ou de la ville qui ne dût quelque chose à l'une ou à l'autre de ces congrégations, qui n'eut quelque sujet de vénérer ces Sœurs comme les
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anges visibles de sa famille, et qui ne comprît, en les voyant passer, à quelles vertus secourables pour lui tant d'honneurs étaient prodigués. On y voyait aussi les Frères de la Doctrine chrétienne ; les PP. Franciscains de Terre- Sainte, qui seront à Jérusalem l'honneur du nom français ; les missionnaires du Saint-Cœur de Marif, pépinière d'apôtres et de martyrs ; les PP. Jésuites, qui élèvent des chrétiens; l'édifiant et laborieux clergé du diocèse était là en masse.
A quoi bon tant de prêtres et de religieuses, demandent des messieurs qui vivent fort bien de leur écritoire ? A quoi bon ? Mais à instruire les enfants pour rien, à soigner pour rien les malades ; à pénétrer dans ces tristes demeures où vous vous contentez de faire vendre vos papiers, à porter là le courage, l'espérance, la consolation, la vie.
Vous ignorez à quoi ils servent? Ceux qui les connaissent le savent, et ils n'ont pas le temps de l'oublier ! Ils saluent en eux des bienfaiteurs, des patrons infatigables, des amis éprouvés. Et si vous cherchez à comprendre comment la religion, toujours combattue, résiste toujours et triomphe toujours, voici le mystère : elle est la charité, l'invincible charité. Animés de ce feu divin de la charité, ses ministres ne cessent pas de se dévouer aux hommes pour l'amour de Dieu ; et lorsque la contrainte ne les oblige plus de se renfermer dans les temples, aussitôt la foule se montre publiquement chrétienne ; c'est à peine s'il y reste quelque trace de tant de mauvais levains dont on croyait l'avoir pénétrée. Sans doute, cette même foule a accueilli beaucoup de mensonges funestes ; mais les ceuvrçs de la charité ont été plus nombreuses et lui ont parlé plus haut. Si elles n'ont pas vaincu, elles ont soutenu le combat. Ce sera la gloire de notre clergé de France. Il n'a été libre ni
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dans son enseignement, ni dans ses œuvres; les goúvernements et l'opinion l'ont persécuté tour à tour ; son zèle a rencontré partout, jusqu'à ces derniers temps, d'immenses obstacles : et parmi tant d'entraves, à force de persévérante charité, il a conquis l'estime et l'affection des masses et jeté dans leur sein devenu aride cette abondante semence de foi que nous voyons germer et fleurir au premier rayon de la liberté.
L'avenir n'a point de garantie meilleure. Quelques esprits pourtant s'en inquiètent. Un peu de réflexion, nous ne voulons pas dire de sincérité, les rassurerait. Ils prétendent aimer le peuple. Que doit-on désirer au peuple, quand on l'aime? Que ses besoins soient satisfaits, que son esprit s'éclaire, que ses sentiments s'élèvent.
Tout ce que fait la religion est dirigé vers ce triple but. Elle crée pour le peuple, pour ses besoins, pour ses misères, les serviteurs les plus-dévoués, les plus désintéressés, les moins coûteux qu'il puisse avoir ; elle lui enseigne les plus augustes vérités qu'il puisse connaître ; elle lui propose les plus nobles sentiments que le cœur humain puisse contenir. Secourir les pauvres, les envelopper de la lumière divine, les élever jusqu'à Dieu, c'est l'objet de la prière qui se murmure à voix basse sur l'au- tel, aussi bien que de la manifestation la plus éclatante du culte extérieur. Assurément, en célébrant avec autant de pompe la translation de sainte Theudosie, Mgr l'Évêque d'Amiens a voulu honorer autant qu'il le pouvait cette fleur de la première moisson que son diocèse a donnée au ciel ; mais en même temps, le zélé pasteur a espéré que la bonne odeur des martyrs de Jésus-Christ se répandrait parmi son troupeau. Qu'est-ce que c'est que la bonne deur d es martyrs, sinon l'amour éternel de l'éternelle
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vérité, la constance, l'avancement dans le bien,, la perfection dans la vertu, le sacrifice de soi-même ?
Nous avons entendu Mgr de Salinis déclarer aux fidèles ce qu'il leur demande, en échange du trésor qu'il leur donne : c'est, aux riches, d'assister les pauvres avec une charité plus abondante ; aux pauvres, de prier Dieu avec une plus ardente foi ; à tous, d'accepter avec allégresse ce martyre de la vie chrétienne qui a des joies si pures et des récompenses si assurées. Les autres orateurs qui ont si noblement enseigné la foule pressée dans l'immense cathédrale, le Cardinal Wiseman avec sa grande doctrine, l'Evêque de Poitiers avec sa douce éloquence, l'abbé Com- balot avec sa ferveur apostolique, ont tenu le même langage, et il ne se peut rien dire entre les hommes qui honore davantage celui qui parle et celui qui entend.
Néanmoins, tout magnifique qu'il fat, le langage des orateurs n'était encore qu'une pâle expression du vœu unanime des chrétiens, des prêtres et des Évêques. Croit- on que ces vénérables prélats étaient venus de si loin et s'étaient empressés à l'appel de leur collègue, uniquement pour voir une belle cérémonie et pour en rehausser l'éclat? Sans doute, ils voulaient satisfaire leur piété envers les saints et les martyrs, qui sont les citoyens de toutes les patries et la gloire de l'Église dans toutes les contrées; mais ils venaient aussi comme à une mission, afin d'attirer sur le peuple qu'ils visitaient ces grâces de Dieu, la foi, l'espérance et la charité. Dans cette vaste unité de l'Eglise, dont ils formaient la vivante image, il- n'y a point d'étrangers. L'Évêque de Siam, l'Évêque exilé de Genève, l'Archevêque proscrit de Bogota, frères de l'Évêque d'Amiens, ne sont pas plus indifférents à la prospérité spirituelle de son troupeau qu'il ne l'est lui-même
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aux souffrances des leurs ; et cette fraternité est plus an- cienne et plus efficace que celle au nom de laquelle on levait, il n'y a pas longtemps encore, dans tous les pays, des bandes de libérateurs qui déclaraient la guerre à tous les pays.
Durant les années qui viennent de s'écouler, les fêtes populaires n'ont pas été rares ; très-souvent aussi les voix les plus éloquentes du siècle se font entendre sur les tombeaux. Chacun peut comparer ces cérémonies et ces discours à la cérémonie et aux discours dont nous nous occupons. Nous indiquons ce rapprochement aux amis du peuple qui voient avec regret le peuple reprendre le chemin des églises. Ce n'est pas que nous condamnions les fêtes de la politique ni les hommages rendus aux morts illustres. Mais le peuple ne voit dans les unes que le triomphe de la force, dans les autres que le triomphe de la mort. Quand la pompe, joyeuse ou funèbre, a été belle et bien ordonnée, c'est pour le peuple un divertissement, rien de plus. Il n'en remporte pas un secours, pas une lumière ; heureux si le sentiment qui lui en reste n'est pas amer et jaloux ! Il n'y a pas une fête de l'Eglise dans laquelle le peuple n'entende relire la charte de l'égalité chrétienne et ne voie éclater l'immortalité.
Après l'installation imprévue de la République, on sentit à Paris le besoin de donner des fêtes au peuple, principalement pour l'empêcher de s'en donner lui-même. Les doctrinaires du nouvel ordre de choses publièrent à cette occasion des considérations curieuses à relire. Il faut, disaient-ils, que le Gouvernement organise de grandes fêtes républicaines, « qui, à la fois, satisfassent et élèvent « les sentiments de la population. » Dans leur pensée, ces fêtes républicaines remplaceraient les fêtes surannées de la
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religion. Elles devaient « se rapporter au sacerdoce de l'humanité, seul but désormais des efforts humains. » En conséquence, elles seraient « essentiellement com- mémoratives ; » on y célébrerait « les grands événements qui ont avancé les destinées de l'humanité, » et les hommes illustres « qui ont eu une action directe sur le progrès des choses. »
Ces ambitieuses visées eurent pour résultat la fameuse fête des bœufs. Quatre bœufs aux cornes dorées, traînant trois arbres, un chêne, un olivier et un pin, sur un char rustique entouré de jeunes filles appointées à vingt francs par tête et coiffées aux frais de l'Etat ! On a vu ces bœufs, ces arbres, ce char, ces jeunes filles guidées par des sergents de ville ; et malgré les angoisses du moment, « l'universalité des citoyens » partit d'un éclat de rire.
Rendons pourtant justice aux inventeurs. Plus tard, quand ils eurent des morts à enterrer, quand ils voulurent baptiser leur constitution, ils revinrent à la messe. Tout philosophes qu'ils étaient, sans se rattacher au dogme, ils se rattachèrent officiellement à la pratique du catholicisme, reconnaissant eux-mêmes que c'était encore le seul moyen de solenniser un deuil public et de faire une pompe vraiment nationale. Nous aurions voulu qu'ils fussent avec nous à la fête d'Amiens. Leur théorie à la main, nous leurs aurions demandé si, en conscience, nous avions eu tort de leur dire que l'Église, sur les places publiques comme dans l'intérieur des temples, s'entend mieux que personne « à satisfaire et à élever à la fois les ^sentiments du peuple » ; si elle sait choisir ses héros, si elle sait les honorer ; si elle célèbre avec assez d'éclat « les grands événements qui ont avancé les destinées de l'humanité », et « les morts illustres qui ont eu une action directe sur le
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progrès des choses »? A moins qu'ils n'en soient encore à regarder l'avénement du christianisme comme un fait de peu d'importance dans les destinées humaines, et le martyre comme un sacrifice inutile au progrès des choses, ils doivent avouer qu'il n'est pas en leur pouvoir de rendre un plus saint et plus manifeste hommage à ceux dont les peuples ont le devoir et le besoin d'honorer le souvenir.
Nous terminerons en rapportant un épisode qui a -viv& ment ému les assistants.
Mgr l'Archevêque de Bogota assistait aux fêtes. Le vénérable proscrit, brisé avant l'âge par les fatigues et par les chagrins, se trouva hors d'état de suivre la procession. Pour que sa présence n'y manquât point et qu'il ne fut pas privé lui-même de ce spectacle de foi, seule consolation de son exil, on le plaça, revêtu des ornements pontificaux, - sur le seuil d'une maison de charité, dans une rue que devait traverser le cortége. Il le vit défiler, et donna sa bénédiction deux fois précieuse à ces prêtres, à ces religieuses, à ces enfants, à tous ces chrétiens qui lui rappelaient le troupeau bien-aimé pour le salut duquel il souffre la persécution. Lorsque les Évoques arrivèrent, il se leva, et tous, en passant, détournant un moment leur visage du char où triomphaitla sainte martyre, s'inclinèrent avec un affectueux et profond respect devant le confesseur exilé, devant le pasteur fidèle qui a lutté jusqu'à la dernière heure pour les droits de son maître et pour la foi de son troupeau.
Quiconque a vu cette scène auguste, sait pourquoi la vérité et la liberté chrétiennes ne peuvent périr.
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LA REVUE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
ET LE SIÈCLE.
1. Le Journal de la librairie Hachette. — A quelles condition:!
M. Rigault nous permet de critiquer les livres. — Un modèle de style modéré. — Avons-nous calomnié l'Université ? —
MM. Libri, Laroque, Quinet, M. Ferrari, La liberté de penser. —
Conseils à M. Rigault. — Encore l'argument de l'Inquisition, de la Saint-Barthélemy, etc.
Il. Jourdan et Béranger. — Caractère auguste de la gaudriole.
— M. Jourdan, homme d'esprit.
1
La librairie Hachette publie une Revue de l'instruction publique, dont les rédacteurs ont deux besognes assidues: la première, de dire le plus de bien qu'ils peuvent des livres édités par la librairie Hachette ; la seconde, de dire le plus de mal qu'ils peuvent de nous. Après la Presse religieuse et Y Indépendance belge, il n'y a guère d'endroits où l' Univers soit plus maltraité. Du reste, la librairie Hachette nous fait l'honneur d'y occuper son meilleur ouvrier. C'est M. Rigault, un jeune professeur. Il a du zèle et il se fera connaître. Dans sa dernière charge, il nous a pris deux à la fois, M. Aubineau, pour ses articles sur la révocation de l'Édit de Nantes, et moi, pour
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mes réflexions sur l'influence de la littérature dans la société (1). Ce serait bien du travail, s'il s'agissait d'aller au fond des choses ! mais la librairie Hachette n'exige pas qu'on raisonne, et M. Rigault procède lestement. M. Au- bineau lui répondra en ce qui le concerne, s'il en a le loisir ou la fantaisie. Quant à moi, je me propose principalement de présenter à mes lecteurs le spectacle d'un universitaire enflammé.
M. Rigault veut bien enseigner aux rédacteurs de: l'Univers et plus particulièrement à moi, comment nous devrions faire la critique. Il faudrait l'entendre tout autrement que nous ne faisons, et dans le fond et dans la forme : dans le fond, considérer si un livre est composé suivant les règles de la composition, et écrit suivant les règles de la syntaxe, et laisser de côté tout ce qui touche à la morale et à la religion, par la raison, dit M. Rigault, que nous ne sommes ni des Pères de l'Église, ni des hommes d'État, ce qui est bien vrai ; dans la forme, avoir du miel sur les lèvres, le front baissé, ne pas prononcer un mot qui pût déplaire à ceux que nous critiquons, ne pas accuser la société, ne point dire que l' Ahasvérus est « une chaudronnée humanitaire », ne reprocher trop d'in'- dulgence à personne, ne nommer l'Université qu'avec reconnaissance et componction, — et si nous jetons un coup d'œil général sur la littérature, prendre bien soin de classer M. Mérimée et M. Gérusez parmi les auteurs moraux. A ces conditions, M. Rigault nous permettrait de critiquer les livres. -
(1) Cet article a été fait à propos d'une publication de M. Menche de
Loisnes, intitulée : Influence de la littérature française de 1830 à 1850, sur l'esprit public et les mœurs.
Ce travail de M. Veuillot sera réimprimé dans un autre ouvrage de
l'auteur. (Note des éditeurs.)
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Quant au fond, la théorie de M. Rigault me paraît fautive. Si nous nous occupions des livres comme il le désire, nos articles ressembleraient trop à ceux que l'on fait sur les livres de la librairie Hachette, dans le journal de la librairie Hachette, et ce ne serait pas la peine d'user du temps et du papier. Le Critique qui ne s'est pas laissé attacher à une librairie, examine un livre pour savoir de quelle pensée il vient, à quel but il tend, de quelle utilité ou de quel danger il peut être,; il en parle d'après les lumières. que ses réflexions et sa conscience peuvent lui fournir. M. Rigault n'aura pas plus tôt les premières notions de la critique qu'il me comprendra très-bien, et il s'étonnera d'avoir soutenu un système différent, auquel du reste sa propre pratique est contraire. Car il fait précisément à notre égard ce qu'il nous reproche, sauf que nous prenons la peine d'être exact, et qu'il ne la prerd pas.
Sur la question de la forme, M. Rigault joint l'exemple au précepte. Sans sortir du sujet important que j'avais à traiter, Finfluence de la littérature sur la société, j'ai exprimé cette pensée, qu'en France la littérature libre découle de l'enseignement officiel, et que celui-ci a fait plus de mal que celle-là. J'ai rappelé la polémique de dix années, à la suite de laquelle le monopole universitaire a été enfin abattu ; les réclamations publiques et unanimes de nos Evêques, celles des pères de famille chrétiens contre les dangereuses erreurs des professeurs de rÉtat, principalement des philosophes. J'ai précisé les faits, j'ai offert de nommer les livres, j'ai indiqué les récentes pa-
rôles de M. le Ministre actuel d^-^mstejiction publique, dont assurément M. Rigau^^^^n^^t contester la sincérité. Obligé de touche/ëè pfcii^,.-jjèai d&œrvé tous les
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ménagements possibles, car je craignais de blesser d'honorables repentirs. Voici en quels termes M. Rigault déclare que j'ai manqué à la politesse, et trahi la vérité :
« Je sais, ne l'eussé-je appris qu'en lisant M. Yeuilfot, tOlllbien, dans les discussions littéraires, les mots violents et de mauvaise compagnie soulèvent le dégoût du lecteur. Mais ici les termes anodins et courtois ne sont plus de saison, et si, en réponse à cette audacieuse tirade de M. Veuillot, je lui disais seulement qu'il se trompe, au lieu d'écrire franchement qu'il en impose, je commettrais à la fois une impropriété de style et une faiblesse.
Laissons donc de côté les ménagements du langage. C'est une duperie de parler la langue de la politesse et de la conte- nance à qui l'ignore ou affecte l'ignorer. Je le répète donc, M. Veuillot en impose grossièrement à tout le monde en affirmant que pendant vingt ans l'enseignement tout entier, y compris les mathématiques, qui ne se savaient pas si coupables, a été panthéiste, déiste, athée, et communiste ; il en impose en prétendant qu'une discussion de dix années l'a démontré. Il lui faut même toute l'âpreté, tout l'aveuglement de sa haine contre l'Université pour ne pas s'apercevoir, en écrivant de pareilles diatribes, bonnes pour les badauds de carrefour, qu'il mêle l'ineptie à l'imposture ! Car enfin, qu'est-ce que c'est qu'un enseignement qui est à la fois panthéiste, déiste et athée, c'est-à-dire trois choses différentes, ou même contraires apparemment ? A qui M. Veuillot fera-t-il croire, si ce n'est à quelque abonné de village, que tous les professeurs de l'État, quels qu'ils soient, étaient tout confits de tendresse pour les crimes révolutionnaires, et qu'historiens, philosophes, humanistes, mathématiciens, physiciens, chimistes, tous auraient fait volontiers une ronde immense autour de l'échafaud? A qui racontera-t-il en jouant la comédie de l'indignation que l'école avait inventé une morale variable et indéfiniment extensible, sans qu'on lui réponde aussitôt : L'école qui a inventé cette morale si souple, ce n'est pas une école, mais c'est une compagnie, et vous la connaissez ! Que M. Veuillot ne fasse donc plus la grosse voix : cela est bon tout au plus à porter l'épouvante dans le cœur des femmes âgées et des petits enfants. Qu'il sache bien que les professeur? de l'État, ces athées, croient à Dieu aussi fermement que lui.
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et que ces amants des crimes révolutionnaires sont des pères de famille qui n'ont nulle envie
De laver dans le sang des mains ensanglantées;
qu'il sache donc qu'il n'existe pas un corps en France où il y ait plus de lumières, de dévouement à ses devoirs et de vertus que dans le corps enseignant, et où surtout il y ait plus de patience, car il a supporté pendant vingt ans les injures et les calomnies que M. Veuillot et ses amis faisaient pleuvoir sur lui avec une implacable persévérance.
Qu'il apprenne que la seule chose claire et démontrée « après dix ans d'une discussion publique et complète, » c'est l'illusion d'un grand corps, qui, indignement et absurdement calomnié, n'a pas cru nécessairejde se défendre^et a imprudemment compté sur le bon sens du pays. Qu'il tienne enfin pour assuré que la lumière commence à se faire, que l'opinion revient d'une erreur cauteleusement entretenue par ceux qui l'égaraient, que des comparaisons équitables s'établissent dans l'esprit des familles, et que jusqu'à présent les écoles de l'État, ces vieilles officines d'athéisme , de panthéisme et de déisme, n'ont rien à redouter de la liberté d'enseignement. Qu'il s'amende enfin, qu'il s'humanise, et rappelle des hauteurs où ils'emporte et où il m'entraîne à sa suite, la critique littéraire, qui ne doit pas avoir le verbe si haut, les allures si belli queuses et le vol si altier. »
Voilà un modèle de style contenu, et nous n'aurions qu'à imiter M. Rigault pour offrir l'exemple d'une polémique modérée ! Nous aimons mieux lui donner un avertissement dont il est encore en âge de faire son profit.
Il aime bien l'Université, il veut la servir; qu'il ne la compromette plus par ces défenses farouches et ces apologies à outrance : il réveillerait contre elle des défiances qu'elle doit, dans l'intérêt de la société et dans le sien même, faire oublier entièrement. De notre côté, nous souhaitons que l'enseignement religieux et l'enseignement laïque vivent et se développent en paix dans la liberté ; qu'ils luttent seulement à qui produira plus d'hommes éclairés et de bons cïtoyens, c'est-à-dire plus d'hommes
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fidèles à Dieu et à la patrie, accomplissant leurs devoirs privés et publics, respectant la religion et les principes sociaux. Nous voulons croire que les événements, l'expérience, les réflexions, les épurations, enfin la loi, nous ont donné un corps enseignant tout nouveau ; un corps enseignant qui n'est plus légalement l'Université, qui n'a plus lemonopole, et qui ne cherchera point à le ressaisir ; qui, en perdant cette puissance redoutable, a complètement abjuré les. doctrines plus redoutables que nos Evêques ont si courageusement combattues, et contre lesquelles la société, avertie par de formidables désastres, a réclamé à son tour. C'est ce que faisait entendre dernièrement M. le Ministre de l'instruction publique, dans son rapport à l'Empereur. Nous nous reposons sur cette parole et nous ne cherchons point à renouveler des querelles qui ne doivent plus avoir d'objet. Mais il ne faut pas dire, avec ce ton furieux, que l'ancienne Université était sans reproche, et qu'on la calomnie, et que le pays a été niaisement dupe, et que la toute-puissance universitaire est tombée sans se défendre, victime innocente de M. Veuillot. Il n'est pas temps d'écrire l'histoire de cette façon ; les témoins restent en trop grand nombre, et toute l'éloquence que M. Rigault peut mettre là-dessus fait pitié, même à ceux qu'elle irrite.
Si l'Université n'avait eu que M. Veuillot pour adversaire, le monopole serait debout. Ce pompeux édifice a été battu de plus haut, grâce à Dieu. Ce sont les Évêques , avec la force d'abord si méprisée de leur droit et de leur. conscience, bientôt avec le concours de la société tout entière, qui ont mis les choses dans l'état plus équitable et plus rassurant où elles sont aujourd'hui. Si M. Rigault ne le sait pas, pourquoi parle-t-il de ce qu'il ignore ? S'il le sait, à qui espère-t-il persuader que l'Université a été ca-
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lomniée par les Évêques, par l'Assemblée législative, par les Ministres, par les hommes d'État, par ses plus déterminés champions, trop heureux d'accepter la loi de 1850 ?
M. Rigault croit aussi que l'Université ne s'est pas défendue. Où donc était-il en ce temps-là ? L'Université , il est vrai, ne s'est pas défendue par la plume de M. Rigault ; mais, à cela près, elle avait tout, le Roi et son conseil, où elle tenait toujours deux ou trois portefeuilles, les Chambres, le Conseil d'État, les Académies, les journaux, même le roman-feuilleton. L'immense armée de ses défenseurs s'étendait de M. Guizot à M. Génin et à M. Libri, du Journal des Débats au National et à la Réforme. Et c'est ce qui l'a perdue ! Si elle avait gardé le silence, nos voix mouraient étouffées, sans arriver à l'oreille du pays. La multitude de ses écrivains et de ses orateurs, répétant nos plaintes pour les combattre, leur ont servi d'échos et en ont fait apprécier la justice. L'Université a été condamnée par des hommes dont la plupart n'avaient lu que ses apologies.
M. Rigault nous fait sourire , lorsqu'il nie que la discussion ait duré dix ans, qu'elle ait été aussi complète que publique, qu'elle ait démontré que l'enseignement officiel, pris dans son ensemble , niait tous les dogmes religieux et sociaux, excusait les crimes révolutionnaires, répandait enfin les erreurs qui sont les causes doctrinales du communisme. Tout cela est de l'histoire; et sa négation, s'il est sincère, prouve simplement qu'il n'a pas lu les auteurs de son bord: historiens, littérateurs, philosophes, savants, mathématiciens ; oui, même les mathématiciens ! C'était, je pense, un mathématicien, et un mathématicien de l'Université , ce célèbre M. Libri, qui professait le calcul des probabilités, et qui avait d'autres industries encore.
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Dans son Histoire des mathématiques, mise aux mains de la jeunesse, comme tous les livres qui venaient de ces importants personnages, il écrivait :
« La religion catholique, sortie d'une écurie de Nazareth, fut dès son origine ennemie de la science.... Les canons de l'Église préparèrent les ténèbres dans lesquelles se trouvait plongée l'Italie, lorsque arrivèrent les Goths, qui, selon l'expression d'un historien (Gibbon), furent moins nuisibles aux lettres que ne fut l'établissement du christianisme. »
Sur ce passage, M. Rigault peut juger si les innocentes mathématiques faisaient leur partie dans la guerre livrée à l'Eglise, c'est-à-dire à la société. A-t-il entendu parler du Cours de Philosophie de M. Patrice Laroque, professeur dans divers collèges, et enfin recteur de l'Académie de Cahors?
« En traitant de la vie future, disait le Journal de l'instruction publique, il avait évité de se prononcer formellement sur cette. question de l'éternité des peines, qui partage les philosophes et les théologiens ; dans la nouvelle, il se décide, au risque de soulever de puissantes contradictions. Il ne craint pas de repousser ce dogme désespérant d'une religion mal comprise et va jusqu'à dire que rien n'est plus véritablement impie. »
J'ai nommé dans mon article M. Quinet, qui enseignait . à Lyon que la matière était Dieu; M. Ferrari" qui exposait à Strasbourg le communisme de Platon, et qui le met- ' tait au-dessus de «l'idéal bourgeois d'Aristote» ; la Liberté de penser, recueil ouvertement socialiste, rédigé par d'anciens disciples de M. Cousin, professeurs de l'Université, qui même en a chassé plusieurs. Je nomme encore, à regret, sans les accuser d'avoir persévéré dans leurs erreurs, et dans l'espérance, au contraire, qu'ils se sont désabusés, MM. Charma, Gatien-Arnoult, Bouchitté, Matter, Bouil-
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1er, Bersot, Berger, etc., etc. La liste serait longue, si j'avais le temps de rappeler mes souvenirs.
Que M. Rigault les étudie quelques heures seulement, et il comprendra comment on peut dire, sans mêler « l'ineptie à l'imposture, » qu'un enseignement est tout à la fois panthéiste, déiste et athée, et qu'il va par ces trois routes au communisme. En philosophie, il y avait dans l'Université une très-grande liberté de doctrine, tolérée par nécessité, quoique souvent avec déplaisir, par la haute direction éclectique de M. Cousin. M. Rigault prétend que j'ai inventé pour les besoins de ma cause, afin de l'attribuer à l'Université, le principe de la doctrine variable et infiniment extensible. Je l'avertis que je connais mieux que lui les docteurs universitaires. Cette doctrine est celle d'un Manuel autorisé pour les colléges royaux et communaux.
M. Rigault veut-il que je lui dise quel professeur a fait, dans ses livres et en classe, l'éloge de 93? J'ai là son nom et son texte, je suis prêt. Mais, de bonne foi, le sens général qui a été donné à -lhistoire par les écrivains de collége, depuis vingt ou trente ans, n'est-il pas connu, et va-t-on nier qu'elle est presque partout écrite en l'honneur des sectaires et des révoltés ? On peut le faire, sans doute, mais on niera l'évidence.
Il existe contre l'ancienne Université un témoin plus positif encore que ses livres : c'est la société qui est sortie de ses mains. Un Grand-Maître, M. Guizot, je crois, disait à une distribution de prix, en 1837 : « Vous "Savez que s'il arrive à une génération de faire fausse route, on demande quels maîtres la formèrent. » On est d'accord que la génération actuelle a fait fausse route. Que M. Rigault tire la conclusion, et qu'il apprenne à garder désormais pour sa chère Université et
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pour lui-mêm*e la modestie qu'il conseille trop peu modestement aux autres. Il n'est pas blâmable d'aimer sa compagnie, de l'honorer, de croire et de dire qu'on ne trouve nulle part plus de lumières, plus de dévouement, plus de vertus. C'est l'opinion qu'il doit avoir, et comme membre du corps enseignant, et comme organe de la librairie Hachette. J'admets parfaitement pour mon compte que le corps enseignant renferme un très-grand nombre de pères de famille qui n'ont aucune envie de laver leurs mains dans le sang, et qui croient à Dieu aussi fermement que nous. Je vais plus loin que M. Rigault : je dis que beaucoup de membres du corps enseignant ne se contentent pas de croire à Dieu et croient à l'Église. Mais même en face de ces éclairés, de ces vertueux, de ces croyants, je mets une restriction à mes éloges. Us connaissaient le mal, ils le voyaient; la voix des Évêques ne permettait ni à leur raison de l'ignorer, ni à leur conscience de le taire, et cependant ils se taisaient ! Si les mêmes circonstances se représentent, je souhaite pour eux qu'ils parlent, et que leur dévouement à l'Université ne soit pas plus grand que leur dévouement à l'Église de Jésus-Christ.
Voilà tout ce que je voulais dire à M. Rigault. S'il sait entendre, il ne lui manquera que de se débarrasser d'un peu de suffisance et de vulgarité pour mériter tout à fait qu'on l'écoute et qu'on lui réponde. Dès à présent, il y a peu de lycées dont l'état-major puisse fournir un écrivain aussi lisible ; mais il est encore trop content de lui-même, péché universitaire, et il se sert trop de phrases toutes faites et d'arguments qui traînent partout ; deux défauts capables de l'arrêter net. Je lui en signalerai un troisième, très-vilain : c'est d'imputer aux gens que l'on combat des sentiments qu'ils repoussent, et de ramasser aussi contr e
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eux des lieux communs de calomnie. M. Rigault désire passionnément que nous ne le méprisions point : cela se voit à l'excès de son ardeur. Il saura que rien ne refroidit autant notre estime pour un adversaire que de lui entendre dire des choses comme celles-ci : « L'Inquisition, les supplices des Vaudois, la Saint-Barthélémy, souvenirs si chers aux chrétiens de l'Univers. » Lorsqu'un homme qui prétend connaître nos opinions dit de telles paroles, nous doutons immédiatement ou de son intelligence ou de sa bonne foi, et nous le rangeons parmi ceux qui ne savent ou qui ne veulent pousser que de viles clameurs. Nous ne laissons jamais accuser l'Église d'iniquité, ni de cruauté, ni d'erreur, nous ne laissons pas mettre sur son compte ce qui est le fait de la politique et des passions humaines. Si elle a usé de sévérité, nous montrons qu'elle a en même temps usé de justice, et nous n'en rougissons point. Mais pas plus qu'à l'Eglise elle-même aucun souvenir sanglant ne nous est cher, excepté celui de nos martyrs.
Depuis longtemps, parmi nos adversaires, les uns s'appliquent à nous accuser de férocité, les autres de corruption, d'autres encore d'hypocrisie. Nous ne voyons pas que tous ces efforts aient produit de grands effets. Il nous semble même que ceux de nos accusateurs qui ont une réputation ne perdraient rien, la plupart, à l'échanger contre celle de l' Univers. Nous n'en sommes là que pour avoir toujours combattu avec probité, et nous avons bien conquis le droit de n'estimer que ceux qui en font autant.
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II
M. Jourdan, du Siècle, vient compléter M. Rigault, avec un génie différent. Cet homme de bien fait état de ressusciter la gaieté voltairienne ; il arrive à copier de très-loin défunt le bon Colnet, qui était un vieux libraire passé littérateur. Colnet avait des ailes de pigeon blanc, M. Jourdan a des ailes de pigeon rouge. Il entreprend de venger M. Béranger, que M. Rigault n'oserait peut-être pas défendre, à cause de cette qualité de bon chrétien qu'il revendique pour les membres du corps enseignant. « Nous vivants, dit le jovial M. Jourdan, nous ne laisserons jamais passer sans protestations les ignobles capu- cinades qui ne-tendent à rien moins qu'à flétrir un des plus grands et des plus beaux caractères de ce temps-ci. » J'engage M. Jourdan à rassembler ses moyens et à préparer ses protestations; car je compte, lui vivant, poursuivre l'examen des poésies de M. Béranger, sauf les.seules réserves qu'impose la pudeur. J'ai encore à parler du livre sous l'influence de la littérature. Quand j'aurai passé en revue les historiens, les auteurs dramatiques, les romanciers, peut-être un peu les journalistes, je reviendrai à notre poëte national. Je me ferai même un devoir de suivre pas à pas, dans cette étude, la marche que M. Jourdan m'indique en énumérant tous les points de vue sous lesquels il vénère M. Béranger. Je verrai ce que le poëte a fait pour renverser « le colosse impérial », et pour chasser les armées étrangères ; avec quelles armes il a combattu « corps à corps » les descendants de saint Louis ;
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quelles fibres il a touchées dans le peuple ; de quelle liberté il a été l'apôtre ; quelle place il occupe dans la hiéràrchie littéraire ; comment il a « secondé la grande cause de l'émancipation humaine ». Je suis vraiment étonné que M. Jourdan me conteste le droit dont je prétends user. Tout citoyen de l'empire qui a payé six francs à M. Perrotin, peut juger et même siffler une chanson nationale. Ainsi le veut la liberté. Autrement nous n'aurions pas encore gagné « la grande cause de l'émancipation humaine. »
Quand on lit M. Jourdan, on est étonné de la quantité de choses sacrées que reconnaît ce grand et folâtre libre penseur. En dehors de la religion catholique, sur laquelle il a ses idées, tout lui est vénérable. M. Béranger est sacré à ses yeux, M. Hugo l'est aussi. — « La proscription, dit- il, aurait peut-être -dû préserver M. Hugo du triste honneur d'être attaqué par la feuille dévote. » — Il me semble, à moi, que les récents écrits de M. Hugo devraient préserver même les lecteurs du Siècle, d'entendre son apologie. M. Jourdan a vraiment la bosse de la vénération trop développée. Il s'agenouille devant la poésie autant que devant les poëtes, et il en donne des raisons qui paraîtront exquises, venant à propos de M. Béranger :
« On nous dit que les poëtes sont pour l'ordinaire la voix des passions brutales en tout genre ; mais qu'étaient donc les, prophètes bibliques, si ce n'est des poëtes ?
N'était-ce pas un poëte que ce roi David qui s'accompagnait lui-même de la harpe en chantant ses poésies devant l'Arche ?
Homère, Virgile, le Dante et toute la pléïade des poëtes italiens,
Corneille, Racine, 'Molière, étaient-ils, seulement, comme veut nous le faire croire M. Veuillot, les organes des passions brutales ? N'ont-ils chanté que l'ivrognerie, l'adultère et l'impiété ?
De nos jours, la poésie a exprimé d'autres sentiments, reflet
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impérissable des sociétés humaines, elle a exprimé surtout les doutes et les passions de notre époque. Elle n'y a pas cessé d'être religieuse, et si les Jésuites ne lui reconnaissent pas ce caractère, c'est qu'ils ont eux-mêmes étrangement défiguré la religion
« Qu'on touche à la poésie, qu'on touche aux poëtes, sans lesquels rien n'est durable ; qu'on les compare à des bouffons, et qu'on ose affirmer que toute notion du devoir, que toute société périrait si l'homme, parvenu à sa maturité, ne les méprisàit pas autant qu'il a pu les admirer dans sa jeunesse, c'est un sophisme impie que nous devons flétrir, et nous sommes certains que nous aurons avec nous et pour nous les chefs les plus vénérés de l'Église elle-même. »
C'est l'enthousiasme du Chinois pour l'opium qui tue sa raison.
Avec des vues si arrêtées sur le caractère auguste de la gaudriole, M. Jourdan ne peut que mépriser immensément les dévots. Il m'accable en effet de ses railleries, m'appelant jésuite, capucin, pieux distillateur d'injures, saint homme, et autres choses très-piquantes. On voit à son air combien il s'estime d'avoir su ramasser tout cela. Pour me venger et rabattre un peu sa gloire, je veux me mettre d'accord avec lui.
Dans son style, qui se tient toujours à la hauteur de vingt-cinq mille abonnés, il reconnaît que « de nos jours la poésie a exprimé surtout les doutes et les passions de notre époque. » Donc la poésie de nos jours est sceptique, sensuelle et turbulente. Je n'en demande pas davantage, et j'avoue de mon côté que la poésie n'a pas cessé d'être religieuse, surtout celle de M. Béranger, dont on ne peut contester la dévotion au Dieu des bonnes gens-. Je crois aussi que l'Eglise regarderait comme impie et même comme absurde, deux qualités qui ne s'excluront jamais, quiconque insulterait le poëte David et sa poésie, ne fût-ce que par
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comparaison. A son tour, M. Jourdan m'accordera bien que l'Eglise serait moins sévère envers les critiques des poëtes et de la poésie qui de nos jours expriment surtout les passions de notre -époque. Nous voilà donc d'accord. Que si cependant « les chefs les plus vénérés de - l'Église », prenant M. Béranger, ou M. de Musset, ou M. Hugo sous leur étole, me défendaient de toucher à ces auteurs et à leurs ouvrages , ma foi, je serais bien étonné !
Je le dis sans mettre en doute la sincérité de M. Jourdan, qui tient la chose pour certaine. C'est assez de lire une page de l'estimable rédacteur du Siècle pour reconnaître en lui un homme qui croit tout, hormis les articles de foi. Il croit même qu'il a de l'esprit, et je ne m'y oppose pas. Encore là-dessus nous sommes d'accord. Il a tout l'esprit que je souhaite, comme le Romain, aux conseillers de Carthage.
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RÉPONSE A M. RIGAULT.
— 28 OCTOBRE 1853 —
M. Rigault défenseur de M. Libri et de l'Université. — M. Gérusez.
— Les procédés de polémique de M. Rigault. — Emploi fastidieux du lieu commun ; injustice envers l'adversaire, défaut de reconnaissance. — Le venin de M. Rigault. — Le masque pieux. — A quelles conditions nous pouvons accepter la paix à laquelle M. Rigault nous convie.
Je reviens à M. Rigault, qui m'a fait une réponse bien tournée, assez habile et médiocrement polie.
Je le remercie d'abord de me mettre en état de réparer une erreur. Je n'ai pas exactement cité le texte de
M. Libri. J'avoue que n'ayant plus sous la main le livre de ce professeur, j'ai pris ailleurs le passage que j'ai rapporté, le croyant exact. Je l'avais choisi de préférence, comme le plus court entre beaucoup d'autres qui disent autant, et je me suis trompé. Il ne faut rien prêter en ce genre à personne, surtout aux riches. Je rétablis donc le texte de
M. Libri, tel qu'il m'est fourni par M. Rigault lui-même.
Ma thèse d'ailleurs n'y perd rien.
« D'autres sectes tentèrent en vain de lutter contre le christianisme; ce n'est ni la subtilité grecque, ni les soins d'Apollonius de Tyane qui devaient accomplir la grande révolution. Il n'était donné qu'à des hommes doués d'une imagination puissante et et d'une immense énergie, de pouvoir sortir d'une écurie de Nazareth, pour aller s'asseoir sur le trÕne- impérial. En Orient, tout
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annonçait une dissolution prochaine. Les partages si fréquents de l'empire romain, les guerres civiles, et les divisions des chrétiens qui retardèrent la chute du paganisme, une dépravation de mœurs et un avilissement tels, que le nom romain était devenu la plus cruelle des injures, les lettres si peu en honneur qu'aux approches d'une disette on chassait les gens de lettres et les artistes tout en gardant les danseuses et les charlatans : enfin les canons de l'Église qui défendaient la lecture des livres païens, toutes ces causes réunies préparèrent les ténèbres dans lesquelles se trouvait plongée l'Italie, lorsque arrivèrent lesGoths ; les Goths qui, suivant l'expression d'un illustre historien, furent moins nuisibles aux lettres que ne fut l'établissement du christianisme. »
Au fond, malgré la glose de M. Rigault, le sens est le même, l'expression est seulement moins brutale, sans cesser d'être indécente. M. Rigault voudrait se persuader que M. Libri dit Y Écurie de Nazareth comme Bossuet, parlant de Notre-Seigneur, dit le Divin pendu. Il n'en croit rien, ni moi. Les écrits de M. Libri renferment bien d'autres preuves de son aversion très-connue et très-naturelle pour le christianisme. Mais comme après tout M. Rigault ne le prétend pas irréprochable sous le rapport religieux, je m'en tiens à son texte rectifié, qui établit parfaitement ce que j'a vais en vue : à savoir, que les mathématiques aussi faisaient la guerre à l'Église. Quant à comparer en toute autre chose les autres professeurs à M. Libri, je n'y ai point pensé. Ces ressources de polémique me feraient trop ressembler aux libres penseurs, qui évoquent Tartufe dès qu'ils sont serrés par un chrétien. Je puis me passer de cela. J'observe néanmoins qu'avant les découvertes de la police, et quand ce Libri n'avait à répondre que de ses pirateries contre la vérité religieuse, on ne le désavouait pas. J'ai lu des protestations contre la faveur dont il jouissait, je n'en ai point lu contre ses livres.
M. Rigault profite, bien entendu, de l'inexactitude que
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je viens de reconnaître et de réparer pour nier en bloc (c'est plus facile) toutes les hérésies imputées aux livres universitaires. Il n'en veut pas davantage pour justifier tout : histoire, littérature, philosophie. Peine inutile ! Ces hérésies sont trop connues. Le recueil célèbre qui en fut fait, aurait dû prendre des proportions inabordables pour contenir in extenso. tous les passages où l'erreur est répandue, quelquefois très-subtilement. L'auteur a abrégé, mais en indiquant partout le titre du livre et la page, facilitant ainsi les vérifications et les réclamations. Il dit dans sa préface : « Quelques attaques avaient d'abord été « faites contre nos premières citations. Nous y avons ré- « pondu par le défi solennel de prouver qu'il y ait eu er- c( reur pour le sens et pour l'indication des auteurs ; « notre défi ayant été sans réponse, nous le maintenons « contre une semblable accusation, si elle était renouvelée. » En somme l'ouvrage, très-attaqué, est resté debout, sans procès. On ne ménageait pourtant pas les procès alors. L'Université, à qui l'on reproche de ne s'être pas défendue, ne négligeait ni de parler, ni d'écrire, ni de plaider.
Nous en avons su quelque chose. M. Rigault lui-même nous rappelle qu'à cette époque, où nos innocentes victimes ne se défendaient pas, un auteur universitaire a fait condamner l' Univers pour diffamation ; ce qui fortifie merveilleusement sa thèse sur nos habitudes de mauvaise foi, et ce qui nous permet d'apprécier en même temps son habileté : car il dit vrai et il trompe en même temps.
Voici le fait :..
Au milieu de la guerre de la liberté contre le monopole, en 1845, un vénérable évêque rechercha et combattit dans une lettre pastorale les tendances de plusieurs écrivains universitaires, parmi lesquels il nomma M. Gérusez. Nous
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reproduisîmes sans aucun commentaire ce document, qui était déjà imprimé. Là-dessus M. Gérusez fit un procès, non au prélat, mais à nous, et nous fùmes condamnés. C'est l'unique condamnation qui nous ait frappés en vingt ans. Je crois qu'aucun autre journal un peu notable et pressé d'ennemis ne pourrait produire un registre de punition aussi peu chargé. Mais M. Rigault veut prouver que nous passons notre vie à diffamer les gens, et il supprime les détails qui gêneraient sa démonstration. Après cela il est plein d'éloquence et d'indignation sur nos procédés de polémique .
Si M. Rigault revient à l'affaire de M. Gérusez (je ne m'y attends pas), je l'engage à prendre, en galant homme, les précautions nécessaires pour que ses lecteurs ne confondent point la diffamation avec la calomnie. La calomnie est l'imputation d'un fait faux ; la diffamation, l'imputation qui peut nuire à la réputation d'autrui, sans que la justice entre dans l'examen du fait lui-même. Ainsi, le tribunal n'a pas jugé que l' Univers avait calomnié M. Gérusez ; il a jugé que l'Univers avait eu tort de reproduire une lettre pastorale qui portait atteinte à la considération de ce professeur. Sur ce pied-là, si j'y trouvais le moindre plaisir, ou le moindre intérêt, je pourrais, en usant de clémence, faire condamner comme diffamateurs, cinq ou six journalistes d'un seul coup, et M. Rigault tout le premier. Je connais de lui un certain article'où, sous prétexte d'examiner mes livres, il se donne carrière sur moi-même avec plus d'appétit que de prudence ; car, soit dit sans vaine gloire, M. Rigault m'a prodigué ses agaceries, et si j'avais les rancunes qu'il me suppose, il a fait tout ce qu'il a pu pour les exciter. Mais, véritablement je ne le hais point. Sa critique renferme d'ailleurs, au point de vue
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littéraire, de bonnes choses, dont j'essayerai de faire mon profit. L'écrivain donc lui est obligé ; quant à l'homme, il n'a point de peine à lui pardonner. Où en serions-nous, grand Dieu, mes collaborateurs et moi, si, dans tous ces combats, nous dépensions misérablement nos forces à haïr !
J'avoue cependant que je croyais M. Rigault plus innocent qu'il n'est. A l'ardeur de ses morsures, à l'intempérance de ses métaphores, au peu de scrupule de ses imputations, enfin à cette abondance de lieux communs de pensées et d'expressions dont j'ai déjà parlé, je croyais reconnaître des dents de lait et je pensais avoir affaire à un jeune critique. J'apprends qu'il a passé l'âge de la candeur. J'en suis fâché pour lui : la maturité s'amende moins aisément que la jeunesse, et il risque de ne pas se dépêtrer du lieu commun. Dans son dernier article, il en exploite encore un qui est très-fatigant. C'est l'histoire de Pascal reprochant aux Jésuites leurs falsifications et s'indignant vertueusement sur ce sujet, où Port-Royal est resté si pur. Il serait temps de laisser cela et de reconnaître que les falsifications sont du côté de Pascal. M. Rigault ne peut ignorer que les Provinciales se nomment aussi les Menteuses ; que ce livre, trop cher à l'Université, a été condamné par les évêques pour faux témoignage, mis à l'index par le Pape, flétri par la discussion, et que M. l'abbé Maynard, dans son docte et patient ouvrage, publié il y a plusieurs années chez Didot, a mis les supercheries jansénistes dans une telle évidence qu'on ne peut plus décemment les utiliser.
Je crains aussi que M. Rigault ne s'entête dans un défaut pire que celui du lieu commun : l'injustice envers ses adversaires, et l'habitude de leur reprocher des torts qu'il
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a plus qu'eux-mêmes. Il me dit que je m'embusque dans un journal pour fusiller les passants. C'est, je pense, ce que nous faisons tous, c'est ce que l'on fait dans le journal Hachette, et il n'y en a guère qui laissent moins voir les assaillants. J'ai été fort bien fusillé de là par M. Rigault, et je pourrais l'ignorer encore, si la librairie Hachette n'avait pas eu le soin obligeant de m'envoyer ses articles : de quoi je la remercie.
Troisième défaut de M. Rigault : il n'est pas reconnaissant. J'essaye de le perfectionner, j'y suis moins intéressé que lui et je ne lui donne que de bons conseils. Il me répond avec cette urbanité dont j'ai déjà cité un exemple, qu'il adopterait volontiers ma méthode, mais qu'il a des scrupules, qu'il ne se sent pas le cœur assez haineux, qu'il n'a pas le venin d'une qualité assez sûre, et surtout qu'il ne voit pas comment ce commerce de mauvaises et de mesquines passions (que je pratique) s'accorde avec le vrai christianisme.
Puisque le « vrai christianisme » dont il fait pieusement et publiquement profession lui permet de parler ainsi d'un homme dont tout le tort, à son égard, est d'avoir reçu de lui des injures et de ne s'en être pas vengé, qu'il ne s'inquiète de rien : sa conscience de chrétien ne gênera pas ses instincts de critique. Pour son cœur, je ne me permets point de le juger comme il juge le mien, et je le crois volontiers plein de vertus. Quant à son venin, puisque c'est le mot qu'il emploie, j'ose dire qu'il ne se rend pas justice. Depuis quinze ans je suis mordu à peu près tous les jours, et plus souvent deux fois qu'une ; je me connais en venin : j'atteste que celui de M. Rigault est de première qualité, très-abondant, très-âcre, bien distillé, et que le propriétaire de ce trésor sait bien s'en servir. Il sait le
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mêler dans l'argumentation, le cacher sous les fleurs, l'insinuer dans un emprunt fait aux poëtes, dans une allusion, dans une historiette. Je me demande où j'avais l'esprit de prendre M. Rigault pour un novice ? la petite historiette du procès de M. Gérusez est le fait d'un homme expérimenté. Voici une citation qui n'annonce pas moins de savoir-faire. Après une kyrielle d'invectives contre les méfaits exorbitants de la polémique catholique, dont il veut bien dire que j'offre le type achevé, il se souvient à propos des sentiments religieux qui l'animent (car tout ce qu'il dit n'est que l'effet de son zèle pour le vrai christianisme), et il ajoute avec componction :
« Quand on consulte l'opinion des étrangers, il est douloureux
(on voit sur son visage la peine qu'il éprouve) de lire ce que je lisais ce matin dans un écrivain célèbre en Angleterre et en
Amérique, Carlyle : « Les défenseurs nouveaux de l'Église catho-
« lique, dit-il, ressemblent aux frères mendiants du vieux temps.
« C'est la même intempérance de zèle, la même guerre pleine
« d'embûches et de violence, les mêmes appétits temporels, enfin
« les mêmes scandales de conduite tout à fait rafraîchissants pour
« l'église protestante. » De pareils jugements inquiètent les esprits timorés ; on craint de mal servir la vérité orthodoxe par unedéfense qui rafraîchit si a gréablement l'hérésie, on a peur de mal se faire noter des honnêtes gens ; on tremble de se brouiller avec sa conscience. Voilà ce qui retient beaucoup de jaloux qui se mettraient si volontiers à l'école de l'Univers.
Ainsi, nous servons l'hérésie, nous sommes mal notés des honnêtes gens, brouillés avec nos consciences, et enfin, nous donnons des scandales de conduite. Que le lecteur entende par là ce qu'il voudra, car c'est Carlyle qui le dit et M. Rigault le répète en gémissant Je me demande ce que ce chrétien enflammé pour l'orthodoxie ira prendre chez nous, lorsqu'il sera « assez sur de la qualité de son venin. »
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En attendant, continuant mes bons offices, je l'avertis que ce ton dévot qu'il prend à l'occasion, et cet empressement à nous diffamer (il ne niera pas qu'il veut porter atteinte à notre considération) dans l'intérêt de l'Eglise, me paraît d'une vulgarité indigne et tout à fait au-dessous de son talent et de ses prétentions. Pour quelques pauvres cervelles qu'il pourra piper pa cette simagrée, il perdra tout crédit auprès des connaisseurs. Il n'y a pas un mot dans son article qui ne sente le libre-penseur, et il ne pourra jamais soutenir le personnage d'ami de l'Eglise. Qu'il laisse là le déguisement ; qu'il combatte à visage découvert. Dans la discussion, le masque pieux, fût-il bien attaché, tombe toujours.
M. Rigault termine son article en me conviant à la paix. Il a trouvé de son goût, et j'en suis fort aise, le désir sincère que j'ai exprimé de voir l'enseignement laïque vivre et se développer en paix à côté de l'enseignement religieux. Je conserve ce désir, mais il ne sera réalisé que si on laisse à la lutte d'où la liberté est sortie le caractère qui lui appartient. Il ne faut pas qu'on vienne dire que l'ancienne Université a été calomniée, qu'on lui a imputé des erreurs qu'elle n'a point commises. Il ne faut pas prétendre que les livres mis à l'index étaient catholiques, ni montrer pour ces livres une tendresse qui réveille toutes les alarmes, quoique Carlyle ne dise rien des rafraîchissements que l'église protestante y puisait. Il ne faut pas enfin interdire à la critique, avec un si grand éclat de fureurs et d'injures, le droit de montrer que l'aveuglement des générations qui s'égarent vient des enseignements qu'elles ont reçus. C'est là le crime que j'avais commis, lorsque M. Rigault a jugé bon de se jeter sur moi, comme je l'ai fait voir. Si je me suis trompé
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en accusant l'enseignement universitaire de s'être égaré et d'avoir égaré la France avec lui bien loin des vérités chrétiennes, il pouvait le dire sans ce luxe d'outrages et de personnalités. S'il a de moi les sentiments qu'il affiche, je m'étonne qu'il me croie capable de quelque loyauté. Mais franchement, et sans vouloir le désobliger, ce point ne m'occupe guère. Quoique M. Rigault « ait du venin » et qu'il sache le placer, la crainte de le rencontrer sur mon chemin ne saurait me faire hésiter quand les mauvaises idées de ce temps m'obligeront de remonter à leur source générale, c'est-à-dire l'enseignement, qui a été, suivant moi et suivant de plus savants et de plus sages que moi, le réservoir commun où sont venues aboutir les plus dangereuses traditions de l'esprit d'indépendance et de l'esprit d'indifférence à l'égard de la vérité religieuse. Pour ma conscience de chrétien et de citoyen, il y va de quelque chose d'un peu plus sérieux que d'encourir ou d'éviter les représailles de M. Rigault. Je ne me prends pas pour un Pierre l'Hermite , mais j'ai la prétention d'aller à mon devoir en soldat fidèle, à travers les flèches qui peuvent partir de la rue Pierre-Sarrazin.
Je cite donc encore une fois, pour finir, la parole d'or d'un grand-maître de l'Université, parlant aux professeurs et aux officiers de l'Université : Quand il arrive à une génération de faire fausse route, on demande quels maîtres la formèrent. Et je souhaite très-ardemment que le corps enseignant, renouvelé par le temps, par l'expérience, par les révolutions, profite et nous fasse profiter de cet avis solennel. M. Rigault n'en tire pas le parti que je voudrais. Il s'amuse à m'objecter la génération de 89, formée, dit-il, tout entière par les ordres enseignants. L'argument ne prouve que contre M. Rigault lui-même,
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qui est un enthousiaste des classiques païens. Pour moi, je n'ignore ni ne conteste que la génération de la fin du dernier siècle fait fausse route ; je ne prends point sans réserve la défense des maîtres qui l'ont formée, et je me range humblement parmi les partisans des réformes proposées par M. l'abbé Gaume, si méprisées de M. Rigault.
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NAPOLÉON.
— JANVIER 1854 —
I. M. de Narbonne et Napoléon. — Il. M. de Narbonne et l'esprit libéral. —III. Le Concordat. — IV. La campagne de Russie. —
V. La censure impériale. — Napoléon et l'Université. — VI. Les conseillers de Napoléon. — VII. La liberté des libéraux et la liberté de l'Église. — VIII. L'Europe au dix-huitième siècle.
— Destinée de Napoléon. — Leçon donnée aux monarchies.
— Ce que pourrait être le Napoléon de la paix.
Ce n'est pas chose aisée de rendre exactement compte de cet ouvrage (1). Il faut mécontenter beaucoup de gens qui le vantent ou le dénigrent à outrance, et qui ne souffrent pas qu'on en parle posément. Pour les uns, c'est un chef- d'œuvre, la plus littéraire et la plus sage apologie des idées libérales et des institutions qui en dérivent ; pour les autres, c'est une sournoiserie révolutionnaire, et ils traitent le respectable auteur de « petit prophète de la déesse Raison. » En même temps, d'excellents chrétiens nous avertissent à grand renfort d'adverbes d'y reconnaître « l'accent d'une conviction sincèrement et amirable- ment catholique. » Voilà des opinions difficiles à concilier ; mais le pire est que toutes ces opinions ont quelque chose de vrai. Lecture faite du livre, un esprit impartial est en peine de dire ce qu'il en faut penser.
(1) Ce article a été écrit à propos des Souvenirs de M. Villemain.
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Est-ce un livre d'opposition ? Est-ce une apologie des idées libérales ? Est-ce une critique de cette libre et forte constitution du pouvoir que M. de Bonald appelait la Monarchie indépendante et que l'on appelle aujourd'hui, pour simplifier, le despotisme ? En dehors des thèses politiques, reconnaît-on une conviction catholique « sincère et admirable » dans ces pages où l'auteur se fait dire qu'il est voltairien, et où l'esprit libéral gazouille comme en pleine académie ? C'est oui et non tout ensemble ; tout cela est mêlé et compliqué, et il me semble que l'illustre auteur lui-même n'y a pas toujours vu clair. D'un bout à l'autre, la contradiction est flagrante. Elle existe entre les faits et les conclusions, entre ces conclusions et les événements postérieurs ; elle se montre souvent dans la pensée de l'auteur, et lorsque l'auteur évite la contradiction, alors il laisse percer le doute.
Ses intentions sont évidentes. Il est parlementaire, constitutionnel, libéral, même girondin, et la logique le pousse sur de telles pentes que le Siècle a pu parfaitement joindre l'approbation de son républicanisme infusible à celles des deux monarchismes fusionnés. La pensée du livre est bien une pensée d'opposition. Mais va-t-on au fond, cette opposition n'a ni base ni but. Elle est toute en allusions, en épigrammes, en fusées oratoires ; reste de provisions de tribune, à l'usage de ce tiers-parti si soigneux de ne faire au pouvoir que des brèches faciles à réparer ! Soixante années d'expérience révolutionnaire répondent à tout cela par des démonstrations dont l'auteur n'ignore pas la force ; son bon sens d'ancien ministre lui fait prendre encore des précautions de ministre futur et proteste contre les brillants plaidoyers de son esprit. Ah ! les libéraux qui ont tâté du portefeuille, comme ils enten-
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draient raison, s'ils osaient ! Certes M. Villemain se lamente éloquemment sur le malheureux destin de la liberté constitutionnelle, mais il glisse dans son élégie tant de délicates fleurettes pour le pouvoir indépendant, que celui-ci, tout flétri du nom de despotisme, conserve mille attraits. Quant aux choses qu'il appelle des « institutions libres, » personne n'accusera M. Villemain de les aimer peu ; néanmoins il n'avance aucun argument seulement plausible, pour prouver que ces sortes d'institutions se peuvent acclimater parmi nous. Beaux refrains de liberté, beaux regrets de la presse, de la tribune, des trois pouvoirs, de toute la mécanique anglaise ; mais à travers tout cela qui sonne tout le long des Souvenirs, tinte, en sourdine, l'aveu de notre incapacité à porter cette liberté qui n'est point la nôtre, pour laquelle nous avons fait beaucoup de bruit souvent, de laquelle nous avons fait peu de cas toujours.
On dira que M. Villemain devait prendre d'extrêmes ménagements. Cette explication l'exposerait à quelque ridicule. Veut-on qu'il ait craint de passer pour séditieux ? Il n'a rompu la dignité de son silence que parce qu'il pouvait le faire dignement, et il a dit tout ce qu'il avait à dire, comme il l'a voulu dire. S'il prodigue les compliments au régime impérial, c'est que eans sa conscience le régime impérial les a mérités ; s'il n'indique pas les possibilités du régime parlementaire, c'est qu'il ne les voit pas, c'est qu'il n'y croit pas. Il ne simule pas le doute, il doute réellement. Sans le vouloir, il se demande si l'école parlementaire, n'a pas rêvé, complétement rêvé, depuis Montesquieu jusqu'à M. Guizot. Cette pensée lui paraît un blasphème, il l'écarté avec une sorte d'horreur dévote. Mais il doute ! Il a vu des révolutions, il a gouverné, il
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est homme d'esprit : c'en est fait ! Qu'il répète tant qu'il le voudra les formules sacrées : Je crois à la presse, je crois aux discours, je crois aux scrutins, je crois à la souveraineté du peuple exprimée par la majorité d'une aristocratie de censitaires, je crois aux trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble 1 Avec tout cela il est sceptique ; il mourra sceptique en récitant son Credo.
C'est ainsi que l'on peut s'expliquer l'impression bizarre, très-confuse et très-nette à la fois, que laisse le livre de M. Villemain ; livre d'un homme d'opposition, écrivant dans une pensée d'opposition, mais si contrarié par l'histoire qu'il rapporte, si embesogné par son propre bon sens, si harcelé de doutes, qu'il amène invinciblement le lecteur à conclure contre lui : et cette ingénieuse argumentation en faveur de la liberté eonstitutionnelle finit par tourner au profit du régime absolu.
Chose plaisante, le public s'y trompe après l'auteur, les applaudissements éclatent où devraient grincer les critiques, les injures foisonnent où devraient fleurir les re- mereiments. Les salons parisiens, pour lesquels l'ouvrage a été composé, ont été trop flattés d'en avoir la primeur. Ce délicat public des salons, il a aussi ses défauts. Il ne voit les choses qu'à la lumière artificielle, sans leur donner assez d'attention. Quelques hommes politiques désarçonnés, quelques dames préoccupées d'autre chose, entendent lire d'une façon piquante des pages diligemment triées : on ne veut pas se montrer difficile, on ne peut pas l'être : comment ferait-on ? Chacun avoue qu'il vient d'écouter un chef-d'œuvre et mème un chef-d'œuvre terrible. C'est assez pour que d'autres aussitôt crient au meurtre. Double méprise, qui ne durera nulle part longtemps. Le livre, véritablement jugé, ne conservera ni tous ses parti-
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sans, ni tous ses adversaires. Heureux si sa fortune, en ce moment un peu enflée, ne tombe pas bientôt au-dessous de son mérite, et si trop d'indifférence ne succède pas à trop d'empressement. Lu comme il doit l'être, il renferme véritablement d'excellent es leçons ; essayons de les trouver.
1
Le titre n'est pas tout à fait fidèle. Dans ces Souvenirs contemporains, il s'agit peu de notre temps. Nous ne tenons pas les Mémoires de M. Villemain ministre, mais les remembrances de M. Villemain petit professeur et presque encore écolier. L'auteur groupe les anecdotes qui servent de prétexte à ses théories, autour de trois hommes : le comte de Narbonne, mort en 1813 ; le général Foy, mort en 1825; M. de Féletz, rédacteur du Journal des Débats, retiré vers la même époque dans une bibliothèque. Ce sont des contemporains déjà éloignés ; leur petite stature a été bien recouverte. Mais M. de Narbonne introduit un personnage qui empêche de regretter les souvenirs plus récents et à certains égards plus instructifs que le ministre de Louis-Philippe aurait pu raconter. Ce personnage est Napoléon.
Nous avons donc des souvenirs des dernières années de l'Empire, époque où M. de Narbonne devint l'un des confidents de l'Empereur. En se plaçant à ce point de l'ère impériale pour faire l'apologie du régime constitutionnel, M. Villemain se donne l'avantage du terrain. Les tigres et les monstres n'occupent plus la scène : ils sont chassés, ils sont muselés, ils sont brodés. On a eu le temps d'oublier
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l'immense service que Bonaparte a rendu à la civilisation en arrachant la torche et le couteau de ces mains scélérates. On n'est pas forcé de prendre mesure exacte des ravages faits, des abîmes creusés, des redressements devenus impossibles, de la force d'inertie qui reste encore pour empêcher le bien, de la perfidie et de la perversité des conseils. Une chose frappe tous les yeux : le Pouvoir. Il est seul, il est omnipotent, et il fait des fautes ; il en fait deux surtout, dont les conséquences sont mortelles : la persécution contre le Souverain-Pontife et l'expédition de Russie. Certes, le moment est à souhait pour évoquer la liberté constitutionnelle, pour montrer la nécessité de ses sages tempéraments, l'efficacité de ses héroïques résistances ! Le Pouvoir, libre et sans frein, a contre lui tout le poids des événements ; en faveur de la liberté constitutionnelle et parlementaire, on peut dire tout ce que l'on veut : elle est absente, ses œuvres ne démentiront point l'imagination des apologistes. C'est un apologiste souple et d'une riche imagination que M. de Narbonne sténographié par M. Ville- main.
Cependant, quand M. de Narbonne et Napoléon sont aux prises sur les questions générales auxquelles donne ouverture la grande thèse du Pouvoir et de la Liberté, M. de Narbonne, malgré son rare esprit, a le dessous, mais décidément et d'une façon éclatante. Tout ce qu'il a retenu de Montesquieu, dont il était le^disciple ; de Turgot, dont il était l'admirateur ; des Anglais, dont le génie politique excitait son enthousiasme et son envie, toutes ses observations, toute son érudition et tout ce que M. Villemain y ajoute, rien ne résiste à la parole éloquente, à la divination de son interlocuteur. L'homme de guerre, peu versé dans les bibliothèques, bat constamment l'homme de lettres
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approvisionné de vingt années de lecture. En histoire, en littérature, en science de la vie humaine, Napoléon sait tout de suite incomparablement mieux que M. de Nar- bonne les choses que ce dernier est encore en train de lui expliquer. M. de Narbonne possède les faits, Napoléon les comprend, les met dans leur jour, révèle la manière de s'en servir. C'est l'illumination du génie à coté du travail boiteux de l'école. L'homme de génie s'élance, il s'élève, il plane, il embrasse tout d'un regard qui pénètre tout, et l'érudit n'a pas fini d'ajuster ses lunettes. M. Villemain a été bien modeste de faire joûter l'esprit libéral avec Napoléon en personne ! On a écrit peu de pages où l'Empereur domine plus qu'en ces dialogues, si soigneusement mis en scène pour le diminuer et pour lui opposer presque un rival. Certainement M. de Narbonne était un homme distingué. Ses hautes qualités morales, quoique incomplètes, le préservaient de glisser dans les platitudes et les frénésies révolutionnaires. Sceptique aussi en libéralisme, du moins pratiquement, il avait peu de disposition à s'entêter dans l'injuste et dans l'impossible. Avec tout cela, sauf sur la question du Pape (nous verrons pourquoi), M. de Narbonne s'arrange toujours pour avoir tort, l'Empereur a toujours raison. Qu'on parle du passé ou de l'avenir, de la vieille Rome ou de la France nouvelle, de Tacite ou de Saint- Lambert, de Montesquieu ou de Garat, du gouvernement des Césars ou des conceptions de l'idéologie révolutionnaire, Napoléon est l'homme de bon sens, M. de Narbonne le bel esprit faux.
M. de Narbonne en était encore à 89 et à la Constitution anglaise. Ce qui s'était passé depuis la réunion des États généraux jusqu'à l'établissement de l'Empire, lui laissait des illusions. Il n'avait renoncé ni aux idées ni aux
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modes de sa jeunesse. Parlementaire après l'épreuve des assemblées républicaines, il se faisait poudrer pendant la retraite de Russie. L'éclatante splendeur du bon sens de Napoléon ne réussissait qu'à l'éblouir, lors même que ce- lui-ci, mettant le doigt sur les choses présentes, lui démontrait physiquement l'absurdité du rêve parlementaire. Il ne savait pas trop, disait-il, s'il avait entendu un inspiré ou un fou. M. Villemain qui a vu 1830 et 1848, et la suite de 1848, qui a fait tout au long et en bonne place toute l'expérience des principes et des idées de la révolution, qui doit, par conséquent, connaître le génie de la révolution mieux que ne le connaissait Napoléon lui-même, à qui tant de documents ont manqué ; M. Villemain, demeurant néanmoins juste au point où se tenait M. de Narbonne, et quelquefois en deçà, me semble aussi prodigieux dans son genre que Napoléon dans le sien.
II
Dans une seule occasion M. de Narbonne l'emporta. Ce fut au sujet des prétentions de Napoléon sur l'Église et de ses cruautés envers le pape Pie VII. Sans y être obligé, par bon sens politique, par honnêteté, par zèle pour la justice et pour l'Empereur lui-même, M. de Narbonne fit de son propre mouvement ce que le vénérable abbé Eymery avait fait avec tant de courage. Il s'efforça de détourner l'Empereur d'une faute inconcevable. Il lui tint des discours pleins d'éloquence et de raison, il lui remit des notes parfaites, auxquelles M. Villemain eut le très-grand honneur de travailler. M. Villemain raconte avec feu ces détails qu'il doit considérer comme le plus consolant épisode de sa vie, et qui sont la partie la plus attachante de son livre. C'est là
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que le Correspondant reconnaît l'accent d'une conviction « sincèrement et admirablement catholique. » Certainement tout cœur catholique doit accueillir ces pages. Elles resteront l'un des meilleurs raisonnements que la raison politique puisse opposer aux adversaires de l'indépendance du pouvoir spirituel, c'est-à-dire aux logiciens de la doctrine libérale.
Mais si M. de Narbonne l'emporte ici sur l'Empereur, ce n'est pas comme libéral ; c'est au contraire par une heureuse inconséquence qui l'oblige, tout philosophe et libéral qu'il est, à se faire l'écho des pieuses inspirations de sa mère, une dévote, une ci-devant !
Ce que Napoléon essaya contre l'Eglise, la Révolution, dans toutes ses nuances, l'a toujours voulu faire, et tous ses disciples s'y sont employés dans la mesure de leur ferveur et de leur passion. Vingt-cinq ou trente ans après avoir noté les entretiens de M. de Narbonne, M. Ville- main, devenu ministre d'un roi révolutionnaire, y a travaillé comme les autres. Il a creusé de sa main, autour du pouvoir pontifical, ces lignes de circonvallation qui ont été l'œuvre assidue de quiconque a voulu le réduire pour parvenir à l'annuler. Napoléon y mettait la force ; l'esprit libéral y a mis la ruse. L'un avait des armées, il donnait l'assaut, pensant emporter la Papauté en une seule affaire ; l'autre, avec des orateurs et des écrivains, tendait des piéges, fécondait la corruption, semait la zizanie, fabriquait une légalité anti-chrétienne : procédé plus lent, non moins redoutable. Arracher la foi à un peuple n'est pas si sùr que de l'en déshabituer, et l'Église a peut-être sujet de préférer les persécutions qui lui donnent des confesseurs et des martyrs à celles qui la minent lentement par l'indifférence et par l'apostasie.
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Que serait-il résulté du système de Louis-Philippe, suivi pendant dix ou quinze années encore ? Quelles eussent été pour la religion les conséquences de ce libéralisme qui livrait le monopole de l'enseignement à l'Université, qui proscrivait les ordres religieux, qui jetait ses réseaux jusque sur les catéchismes et les écoles de filles, qui visait à marquer de son signe jusqu'aux lettres de prêtrise, et qui, en même temps, étouffait par la liberté même l'inutile protestation de ses victimes ?
Les catholiques avaient sans doute, sous le régime constitutionnel, ce qu'ils n'avaient pas sous le régime impérial : la presse et la tribune ; c'est-à-dire quelques voix isolées, contre toutes les majorités fictives et sourdes que l'esprit libéral sait former à son image et à son usage. Cette force ne leur servait guère qu'à irriter les passions intraitables auxquelles ils étaient forcés de demander justice. M. Villemain peut dire si nos raisons l'ont jamais ébranlé, et nos plaintes jamais attendri. Que de fois les orateurs et les écrivains catholiques, épouvantés des haineuses perfidies que soulevait leur parole, se sont interrogés avec angoisse pour savoir s'ils ne feraient pas mieux de garder le silence, et n'ont parlé que par un effort de confiance dans la vérité qu'ils défendaient ! Leur confiance n'a pas été trompée, je. le sais... Je sais aussi qu'ils n'ont pas été délivrés par les moyens constitutionnels. S'ils voient de meilleurs jours, ce n'est pas par la grâce de l'esprit libéral ni des « institutions libres. » Dieu seul a sauvé son Eglise du système de Louis- Philippe, comme il l'avait seul sauvée du système de Napoléon, comme il l'avait seul sauvée du système de Robespierre, comme il l'a toujours sauvée et la sauvera toujours, en suscitant à son profit, tantôt les révolutions contre
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les hommes, tantôt les hommes contre les révolutions.
Ainsi, je ne remercie nullement l'esprit libéral des considérations, d'ailleurs très-sensées et très-belles, je le répète, que M. de Narbonne a présentées à l'empereur Napoléon pour le détourner de ses entreprises contre l'indépendance de la Papauté. J'en fais honneur à son jugement particulier, plus sage en ce point que ses opinions politiques et philosophiques ; j'en fais honneur à son aversion de diplomate pour les affaires mal commencées et qui ne peuvent pas bien finir ; surtout j'en fais honneur au pieux et juste instinct de sa mère. En cette seule circonstance il a eu plus de bon sens que l'Empereur, parce qu'il a été moins révolutionnaire que lui. L'esprit libéral n'y entrait pour rien.
Quand M. de Narbonne disait si justement àl'Empereur : « Un gouvernement ne gagne rien à faire des choses qui blessent et affligent la masse des honnêtes gens, » il pensait aux bons catholiques, pas du tout aux révolutionnaires mal convertis qui garnissaient les grands corps de l'État. Terroristes sous la République, déjà prêts à devenir les libéraux de la Restauration, ces hommes-là ne gémissaient point de la captivité du Pape, n'en étaient point alarmés. Ils auraient plutôt applaudi. Ceux qui donnaient signe de vie, se rappelaient à l'opinion par de mauvais livres de philosophie et d'histoire ; les plus sages, qui étaient aussi les mieux pourvus, se renfermaient dans leurs emplois ; les vertueux cachaient leur désapprobation. Fontanes, type de ces hommes de bien, libéral comme M. de Narbonne, lui fournissait des notes secrètement ; voilà le suprême effort du libéralisme en faveur non pas de la liberté de l'Église, mais de son existence ! Après avoir écouté M. de Narbonne, l'Empereur, étonné de ces argu-
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ments nouveaux pour lui, s'écriait : « Comment ! mon « cher, vous en êtes encore là, vous, ancien philosophe, « diplomate, ministre? J'avais bien déjà vu votre pré- « dilection pour le Pape, mais je vous croyais après tout « les principes gallicans 1 »
Quand même Napoléon, vainqueur des éléments comme des hommes, eût poussé jusqu'au bout ses projets et sa fortune, ni M. de Fontanes ni M. de Narbonne n'auraient probablement pensé à quitter son service. M. Villemain pas davantage. M. Villemain, quoique tout jeune encore, était déjà fonctionnaire : il professait à l'École normale ; il y faisait des allusions, presque des épigrammes, surtout des réticences. Il trouvait sans doute que l'Empereur avait grand tort de persécuter le Pape. Néanmoins, on lui avait commandé l'éloge de Duroc (circonstance qu'il passe sous silence, modestement); il y travaillait, et j'imagine qu'il ne se proposait pas de choisir cette occasion pour rompre avec la tyrannie. En un mot, l'esprit libéral, ou restait ennemi de l'Église, ou se souciait fort médiocrement de ses destinées. Ce n'est pas dans les rangs des libéraux que les intérêts religieux pouvaient trouver des défenseurs; sauf la très-honorable exception qu'il faut faire pour M. de Narbonne, ils n'en trouvèrent point. Dans cette entreprise pour se soumettre la Papauté, révolution plus radicale que celle de 89 et qui constituait définitivement le despotisme, Napoléon rencontra, pour toute résistance, le courage du Pape captif et la foi de quelques prêtres obscurs. Ce fut la part des hommes ; Dieu fit le reste, et l'Empire tomba. Il tomba comme sont tombées et tomberont toutes les puissances qui s'attaquent à l'œuvre immortelle du Fils de Dieu. Nihil magis diligit Deus in hoc mundo, quam libertatem Ecclesiœ suœ.
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Cette leçon donnée d'En Haut à l'autocratie impériale, et plus tard à l'oligarchie constitutionnelle, je crains que M. Villemain ne l'ait point comprise. Du moins il n'en profita pas, l'occasion venue, puisqu'il fit, étant ministre, dans la limite plus restreinte de son pouvoir et avec les moyens dont il disposait, précisément ce qu'il reproche à Napoléon.
Des deux grandes fautes du régime, laissons donc celle- ci de côté. Elle est personnelle à l'homme, qui pouvait parfaitement l'éviter ; elle ne constitue pas un fait particulier et nécessaire du gouvernement impérial. L'autocratie qui commettait cette faute, avait été nécessaire pour rétablir le culte ; en relevant les autels, elle avait donné contre elle-même à la société qu'elle sauvait toutes les garanties que l'état de cette société comportait alors, les seules qu'elle puisse avoir de longtemps. Que serait-il arrivé, si Dieu avait permis que Napoléon sortît triomphant de sa lutte contre l'Europe, et reparùt victorieux auprès du saint captif de Fontainebleau, à la face du genre humain frappé de stupeur ? Que se serait-il passé entre ces deux hommes, l'un vainqueur du monde, l'autre prisonnier ? M. Villemain le sait-il ? Tous les fidèles enfants de l'Eglise le savent, par la grâce de Dieu. Ce qui se serait passé, le voici : Le Pape aurait dit : Non possumus. Et comme il existait en France, depuis le Concordat, une Église organisée ; comme on y enseignait partout le catéchisme orthodoxe ; comme il y avait des évêques, des prêtres, des fidèles, des dévotes qui apprenaient le Pater à leurs petits enfants, la lutte contre le schisme aurait commencé partout. Le vainqueur du monde aurait été contraint de recommencer le rôle de Robespierre et de tous les persécuteurs ; d'abolir tout culte, ou de créer un clergé,
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<les évèques, un pape constitutionnels ; de proscrire les prètres insermentés, de lever une armée de geôliers et de bourreaux, de donner à ses aigles la chair des chrétiens à dévorer. Et s'il avait voulu un Dieu sur les autels de Notre-Dame, devenue la métropole de l'empire et de la terre, il aurait dù y ramener la déesse de Chaumette, conduite par quelque patriarche apostat. C'est ainsi que la lutte entre le Pape et l'Empereur pouvait finir, ou du moins se prolonger, jusqu'à l'heure où il aurait plu à Dieu de susciter contre son ennemi triomphant un de ces atomes dont il se sert pour abattre d'un coup la toute-puissance humaine.
Mais cette hypothèse est trop violente et prise dans des extrémités que la raison conçoit malaisément. Quoique l'orgueil de l'homme puisse s'abandonner jusque-là, il est difficile d'admettre que Napoléon y serait descendu. Comme les récits de M. Villemain le font pressentir (p. 275), la fureur du lion se fùt plutôt apaisée devant la résistance désarmée de l'agneau, et le Pape ayant dit : Je ne peux pas, Napoléon lui-même, à toutes les suggestions de son orgueil, aurait répondu : Je ne veux pas. Son pénétrant génie aurait reculé, supputant goutte à goutte le sang qu'il fallait verser. Il se serait dit que ce sang-là, répandu non plus sur les champs de bataille et pour la gloire, mais dans les supplices et pour la liberté, Dieu le redemanderait à son âme, l'humanité à sa mémoire, la France à sa dynastie. Un fondateur fait des calculs auxquels ne s'arrête jamais la tyrannie éphémère et irresponsable des Assemblées, cette tyrannie qui s'appelle la légalité et qui s'exerce de complicité avec des multitudes anonymes. Napoléon aurait pu revenir sur ses pas, jamais la Convention.
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Dans tous les cas, à quelque résolution que l'Empereur se fût arrêté au sujet du Pape, Y esprit libéral aurait laissé faire, plus disposé à blâmer un peu de modération qu'à combattre un excès d'oppression. Combien de ces révolutionnaires qui ne lui pardonnaient pas d'avoir pris la couronne, se seraient prosternés devant lui s'il avait pris la tiare ! Je demande pardon à M. Villemain de dire ici toute ma pensée, mais j'ai cette conviction, qu'en attendant ou le repentir de Napoléon ou sa défaite, si l'expédition de Moscou avait réussi, malgré la situation terrible de l'Eglise, l'éloge de Duroc aurait vu le jour.
III
En 1813, après la campagne de Russie, Fontanes, consulté par M. Villemain sur les difficultés de la situation religieuse, lui disait ces paroles d'or :
« Voyez-vous, mon cher enfant, de tout temps et même dans notre siècle de fer, les questions religieuses sont les plus graves, les plus dangereuses, les plus mortelles à qui se trompe. Savez- vous bien une chose ? Le meilleur papier de l'empereur, son meilleur titre impérial et royal, c'était son Concordat. C'est par là qu'il s'était mis hors de pair, qu'il était devenu mieux qu'un conquérant, qu'il était un restaurateur de la société moderne et un fondateur d'Empire pour lui-même.
« Qu'a-t-il fait d'aller prendre Rome ? J'aurais mieux aimé pour lui une bataille perdue que cette conquête-là. Je vous le dis à vous, parce que vous avez l'esprit sage, quoique un peu voltairien, comme moi-même du reste. Je l'ai dit à l'oncle de l'empereur, à ce bon cardinal Fesch, qui n'est pas tout à fait assez éclairé pour les bonnes intentions qu'il a. Mais, voyez, mon cher, ce qu'il y a de salutaire dans l'esprit chrétien et dans l'Église catholique, C'EST LA SEULE CHOSE QUI DONNE ALJOrRD'HUI LA FORCE DE DIRE QUELQUEFOIS : NON, A L'EMPEREUR.
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Il défendait ensuite Bossuet, à sa manière :
« L'empereur abuse de Bossuet ; il le cite à tout propos : il se fait Gallican à sa suite, ou plutôt il voudrait le faire Napo- léoniste. Posez bien en fait que Bossuet, le plus sensé des hommes comme le plus éloquent, aurait eu horreur d'un schisme royal contre Rome. Avec cela, sans doute, il ne voulait nullement d'une suzeraineté temporelle des Papes, d'un Pape déposant les rois, comme le rêve tout bas mon ami M. de Bonald. Bossuet voulait la royauté puissante et la religion libre. L'empereur en a conclu qu'il voulait la royauté despotique sur la religion comme sur le reste : et il l'admire de la servile hérésie qu'il lui prête. »
Après cette apologie de Bossuet, qui laisse à désirer, mais que M. de Fontanes, « un peu voltairien, » trouvait déjà un peu téméraire, il s'élevait à des considérations bien éloignées de l'esprit du temps :
« Du reste, l'empereur commence à s'apercevoir de sa faute ; il redoute maintenant la théologie. C'est pour cela qu'à l'installation des Facultés, vous m'avez entendu dire, en parlant de cette belle science religieuse que vous connaissez un peu, au moins dans les écrits des Pères : « Elle a civilisé l'Europe barbare ; elle n'agitera pas l'Europe éclairée. » Eh bien ! mon cher, cela est vrai, et cela n'est pas vrai. La religion peut, au contraire, soulever puissamment l'Europe.
« En Espagne, n'en fait-on pas aujourd'hui l'épreuve ? On peut enlever à l'Autriche Milan et le protectorat de l'Italie ; on peut la détrôner de toute influence à Rome ; on peut de Paris recommencer Charlemagne ; mais Charlemagne rendait Rome au Pape ; il ne la prenait pas. Et aujourd'hui, tenir incarcéré le Pape à Fontainebleau, et le dépouiller à la fois de ses États et de sa primauté religieuse, c'est irriter profondément toute l'Allemagne catholique, quand déjà on pèse si lourdement sur l'Allemagne protestante.
« Aussi, depuis ce coup de main de Miollis à Rome, que de maux sur nous ! Que d'embarras surchargés de désastres ! Savez- vous bien que dans le moyen âge, on aurait cru que c'était un effet d'excommunication pontificale ? Eh ! ma foi, on n'aurait pas
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eu absolument tort ; car certain degré d'injustice et de déraison dans le génie m'a bien l'air d'une possession diabolique. Gardez cela pour vous, j'ai tort d'en dire tant., même à vous, jeune homme. »
Ces paroles renferment la vraie philosophie de l'histoire napoléonienne. Oui, le Concordat était « le meilleur papier » de Napoléon, son vrai titre impérial. Quand ses conseillers , voulant le détourner du Concordat, lui disaient : A quoi bon ? il aurait pu répondre : « A me faire roi ! » Le caractère dominant de la Révolution, à toutes les époques, c'est la haine de l'Église catholique. Dans cette institution divine, elle reconnaît son suprême adversaire. L'aversion qu'elle lui porte a toujours survécu à ses autres fureurs, victorieuses ou fatiguées. Au moment du 18 brumaire, la persécution, qui n'avait complétement cessé nulle part, menaçait de se ranimer partout. Napoléon ne se contenta pas de protéger la vie et la liberté des prêtres, réduits à l'état de missionnaires errants : il leur rendit les temples, supprima le schisme constitutionnel, restaura la hiérarchie, en un mot constitua l'Église. C'était l'acte le plus antirévolutionnaire possible, et c'est encore le seul acte antirévolutionnaire qui ait été fait. Tout le reste, sans cela, eùt été ou impraticable ou inutile. On aurait eu des législateurs, des administrateurs, des dictateurs ; la Révolution n'aurait manqué ni de mains pour enlever le pouvoir, ni de sophismes et de fureurs pour bâcler des constitutions et vomir des décrets ; c'eût été toujours la Révolution, toujours l'anarchie détruisant sans relâche ses fragiles ouvrages, pulvérisant sans relàche les matériaux déjà informes dont elle avait bâti ces édifices d'un instant.
Rétablir l'Église, c'était donc rétablir la société même ;
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Fontanes a exprimé la plus grande des vérités politiques. Napoléon, par là, devint mieux qu'un conquérant, il devint un fondateur d'Empire. En effet, dans cette société rétablie, il y eut désormais place pour la chose la plus nécessaire après Dieu, et qui s'en va et revient toujours avec Dieu : le Pouvoir. Non plus le pouvoir dépendant, que l'esprit de révolution institue pour être son instrument et bientôt sa victime ; mais le pouvoir libre et héréditaire, le véritable pouvoir public, tel que le conçoit et le demande une société revenue au bon sens. Quand l'Eglise attestant à la face du monde le bienfait du Concordat, nomma Bonaparte «un nouveau Constantin (1), » le premier Consul put dire : L'Empire est fait. Les cris des soldats, le mouvement d'une multitude font les dictatures ; les peuples font les empires, lorsqu'un grand service de l'ordre moral, supérieur aux coups ordinaires de l'audace et du talent, leur révèle l'homme en qui Dieu a mis d'une manière spéciale l'intelligence de leurs besoins. Si l'étonnant génie de cet homme, cultivé par de meilleurs maîtres, avait compris toute l'œuvre à laquelle il était appelé et toute la force que la Providence mettait dans ses mains, il aurait pu dire encore : La Révolution est finie. Il avait construit la digue. Pour raffermir le sol, il pouvait beaucoup demander à la sagesse des hommes, beaucoup imposer à leurs passions; il pouvait tout espérer de l'admiration du monde, du concours de l'Église, de l'assistance de Dieu.
C'était assez d'amnistier la Révolution en lui laissant l 'or et le sang de ses victimes. De ses prétendus principes, il n 'y avait à conserver que ceux que le dogme catholique
(1) Bulle du légat.
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ne condamnait pas, et ils n'étaient point nouveaux. Malheureusement, Bonaparte lui donna au contraire satisfaction sur les points qu'elle avait le plus à cœur. Au lieu de rendre inexpugnable ce rempart du Concordat qu'il venait de lui opposer, il y pratiqua lui-même, sans nécessité, des brèches qui le rendirent insuffisant. Les Articles organiques furent des ratures dans le titre impérial et royal signé de la main du Vicaire de Jésus-Christ.
N'oublions pas qu'il y avait autour des conseillers du Prince et proche de lui un sanhédrin de prêtres apostats, experts en toute mauvaise doctrine, subtils et irréconciliables ennemis de Rome. César étant chrétien, ils tâchèrent de le rendre au moins hérétique ; ils surprirent sa raison pour égarer plus tard son cœur. Ils l'engagèrent tout de suite dans une de ces difficultés qui s'enveniment promp- tement, parce qu'elles opposent à la fougue du pouvoir temporel l'adversaire en apparence le plus faible, en réalité le plus invincible qu'il puisse rencontrer : le devoir religieux.
M. Villemain ne dit rien de cette introduction arbitraire des Articles organiques. Là pourtant est le point de départ des terribles affaires qui ont donné à M. de Nar- bonne de si honorables soucis. La division se mit où l'accord était nécessaire : l'Église eut peur du conquérant qui voulait l'asservir ; l'Empereur s'irrita contre la faiblesse qui refusait de lui obéir plutôt qu'à Dieu. L'Eglise perdit une partie de sa merveilleuse fécondité ; la perte de l'Empereur fut bien plus grande : il se priva du seul élément sanitaire qui restât dans le pays, parmi tant de miasmes d'incrédulité et de sédition. La liberté de l'Eglise lui aurait donné en abondance des hommes de science et d'oeuvres pour vaincre les mauvaises doctrines qu'il ne pouvait que
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comprimer, mais qui vivaient sous la compression. De vrais prêtres, de vrais chrétiens se seraient offerts pour élever la jeunesse de l'Empire, tandis que son Université lui fournissait, même sans le vouloir, comme il s'en apercevait sans pouvoir l'empêcher, des cœurs rebelles et des esprits faux, des païens et des républicains. Il fallait reprendre les générations nouvelles, absorber la Révolution dans un grand développement religieux, retourner à l'ordre vrai parle mouvement bien dirigé des intelligences. Rien de semblable n'était dans le pouvoir ni dans la volonté des hommes de la Révolution. La peur les avait modérés, l'ascendant de l'Empereur les dominait, mais leur raison était radicalement pervertie. L'Empereur les jugeait bien ; et toutefois, par une étrange inconséquence, il leur abandonnait le plus précieux intérêt de l'avenir. Leur servilité l'aveuglait. C'est l'ordinaire malheur des souverains qui combattent la vérité ; il n'y a point de lutte où l'orgueil de la puissance humaine acquière de plus formidables proportions. L'Empereur croyait tout possible à son génie, qui faisait tout plier. Tout pliait, parce qu'il éloignait de lui la seule chose qui pÛt donner à quelques hommes la force de lui dire quelquefois : Non «
Pendant qu'il jetait contre lui-même ces semences de ruine, il montait au faîte de la prospérité. Il était le plus grand roi et le plus grand homme de la terre, sagace, éloquent, plein de vastes desseins, digne de sa gloire. Otez cette question religieuse, il a toute la majesté de la taille impériale, et c'est avec raison qu'il dit de lui-même : « Je suis un empereur romain, je suis de la meilleure race des Césars, celle qui fonde. » Il avait seulement oublié que depuis Jésus-Christ, rien de grand ne se fonde parmi les hommes sans la main libre de l'Eglise de Jésus-Christ.
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Il l'oublia de plus en plus, et il atteignit l'heure fatale où Dieu avait résolu d'empêcher que le monde entier ne vînt à partager le même oubli. Alors, suivant la belle expression de Fontanes, «les embarras furent changés en désastres. » Et quels désastres ! quelle intervention du Ciel pour écraser cet homme contre qui c'est trop peu de toute la terre ! Il est vaincu, parce qu'il ne peut pas vaincre contre Dieu.
IV
M. de Narbonne faisait partie de l'expédition de Moscou. M. Villemain en a profité pour tracer une esquisse de cette tragédie. Son talent y brille d'un éclat tout nouveau. Malheureusement, M. de Narbonne, très-hostile à l'entreprise, avait prédit qu'elle échouerait. Or, comme M. de Narbonne est le héros de M. Villemain, et que les Souvenirs sont écrits pour démontrer en combien de points et de choses la raison libérale de M. de Narbonne était supérieure à la raison despotique de Napoléon, il en résulte un certain accent de prophète vérifié qui fait mal au milieu de ces catastrophes. Toutes les neiges de 1812 semblent tomber exprès pour nous apprendre à chérir les « institutions libres. »
C'était pourtant le cas de laisser les institutions libres. Elles n'auraient pas empêché les rigueurs de l'hiver, ni rien inspiré de plus politique et de plus prévoyant que les pensées auxquelles Napoléon avait obéi. M. Villemain lui- même nous l'apprend. Les préoccupations du moment (1) donnent à son livre un intérêt d'actualité dont la gloire du despote n'a pas à souffrir.
(1) La guerre d'Orient.
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En 1815, le czar Alexandre était à Paris. Un jeune écrivain, recevant en présence de ce souverain quelque récompense académique, eut la malheureuse inspiration de lui tourner un compliment dans lequel il célébrait le patriotisme européen qui avait amené les Cosaques au cœur de la France. Le mot fit du bruit, M. Villemain n'a pas dû l'oublier. Eh bien ! Napoléon avait aussi ce patriotisme européen. Il l'avait à sa manière, il est vrai ; mais sa manière était la bonne. Pour la France et pour l'Europe, il s'inquiétait des progrès de la Russie.
i( Cette crainte était ancienne chez lui, dit M. Villemain ; elle datait du premier jour où il avait vu les Russes en Italie, et la frontière de la France protégée contre eux par la bataille de
Zurich. Dès lors il s'était rappelé les anciennes invasions du
Nord sur le Midi. Il s'était dit que la civilisation anticipée des races tartares ne changeait pas aujourd'hui le rapport des climats et cette tendance naturelle de la conquête ; que seulement elle en doublait l'impulsion, mettant au service de la force brutale et des convoitises d'un climat indigent les arts perfectionnés de la guerre et les instruments de victoire que donne la science; qu'il fallait donc se hâter avant que l'éducation des envahisseurs fût complète, et, profitant de la surabondante énergie créée par
H89, vaincre la barbarie par la Révolution et les peuples septentrionaux par le peuple des nations du Midi. »
Telle fut, dit encore M. Villemain, la cause essentielle de la guerre. L'ukase de l'empereur Alexandre, qui admettait les marchandises anglaises sous pavillon neutre, n'en fut que l'occasion. Cet ukase blessa l'Empereur, « surtout comme acte d'indépendance et comme pronostic « de la rivalité terrible qu'il prévoyait pour l'Occident et « qu'il voulait anéantir de son vivant, la croyant, disait- « il, trop redoutable pour quiconque ne serait que son « héritier.» Et lorsque M. de Narbonne avait fait ses sages
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objections : « Rappelez-vous, reprenait l'Empereur, rap-
« pelez-vous Souwaroff et ses Tartares en Italie : la ré-
« ponse est de les rejeter au delà de Moscou ; et quand
« l'Europe le pourrait-elle, si ce n'est maintenant, et par
« moi ? »
Il ajoutait ces paroles admirables :
« La difficulté pour cette guerre n'est que d'ordre moral. Il « faut, en se servant de la force matérielle accrue par la Révo- « lution, n'en pas déchaîner les passions ; relever la Pologne sans « l'émanciper, assurer l'indépendance de l'Europe occidentale « sans y ranimer aucun ferment républicain. C'est là tout le « problème. Vous, Narbonne, vous avez été embabouiné de « toutes ces idées-là. Vous avez cru à la constitution de 1791, au « roi citoyen, à l'assemblée souveraine faisant la paix et la « guerre... Vous vouliez l'impossible, et vous avez eu ce trem- « blement de terre où a péri mon pauvre oncle Louis XVI... Mais « nous n'en sommes plus là. La société, grâce à moi, s'est re- « faite, comme elle commence toujours, dans un camp. Reste à « la préserver. Croyez-le bien, nous avons encore nos Sydney, « comme l'Angleterre, et nos petits professeurs (M. Villemain « avoue qu'il en était) pour les traduire. Il y a de ces esprits-là, « je le sais, jusque dans mon conseil d'État; ils se taisent parce « que je suis là. Mais la propagande des anciens livres et des sou- « venirs de 1789 n'est pas loin ; et en fait de révolution à recom- « mencer, il n'y a pas d'expérience acquise pour les jeunes, et sou- « vent il n'y en pas même pour les vieux.
« La guerre a été dans mes mains l'antidote de l'anarchie ; et « maintenant que je veux m'en servir encore pour assurer l'in- « dépendance de l'Occident, j'ai besoin qu'elle ne ranime pas ce « qu'elle a comprimé, l'esprit de liberté révolutionnaire. »
La Pologne, qu'on lui conseillait de rétablir, était son embarras. Il n'avait point de roi à lui donner et il n'en voulait point comme république :
« Ce n'est pas à moi, disait-il, de refaire un foyer républicain « en Europe, chez une nation de vingt millions d'hommes, « guerrière, sans industrie, qui touche à la vieille terre des
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« Hussites et des Thaborites, et qui serait capable de je ne sais
« quel fanatisme mystique ou démagogique qui ne nous accom-
« moderait pas. »
L'Empereur ignorait la force de l'élément catholique en Pologne, et il n'était pas seul coupable de l'ignorer, car alors cet élément ne se montrait guère. Mais que pouvaient objecter ceux qui l'ignoraient comme lui et même qui l'auraient redouté et condamné s'ils l'avaient connu ? La Pologne, n'étant pas pour Napoléon une nation catholique à délivrer du schisme, n'était qu'une nation révolutionnaire, redoutable même à ses libérateurs, et qui ne pouvait avoir de foree, comme il le disait, que par une propagande diabolique. Il espérait exciter en Pologne la fibre nationale sans réveiller la fibre libérale. Et pour cela il voulait « passer vite, aller loin, entraîner toute « la masse virile, la pousser vers le Nord, frapper de- « vant soi à la tête et au cœur ; et du même coup, mais « diversement, étourdir par la rapidité les ennemis et « les auxiliaires. »
C'est après cet entretien que M. de Narbonne, enthousiasmé et consterné , s'écriait : « Où est le garde-fou de ce génie ! On est entre Bedlam et le Panthéon ! » Les plans d'Alexandre déroutaient IIéphestion, et parmi les conseillers de Charlemagne, plus d'un sans doute trouva que le vieil empereur baissait, lorsqu'on le vit inquiet de ces quelques barques de Normands qui venaient insulter les rivages de l'Empire. Si tant de manuscrits n'avaient pas disparu, nous connaîtrions une quantité d'aides de camp qui ont mieux raisonné qu'Alexandre, que César et Charlemagne ; et néanmoins la postérité, tout en lisant leurs Mémoires, ferait à ces aides de camp la place qu'elle fait aux aides de camp de Napoléon. Elle
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écrirait leurs noms, plus ou moins lisiblement, sur le piédestal des héros.
Les idées de M. de Narbonne étaient ce qu'elles devaient être pour que Napoléon lui fit l'honneur de le combattre. Sans les neiges de 1812, elles paraîtraient ridicules. Malgré les neiges de 1812, les pensées de Napoléon sont les pensées, on dirait volontiers les révélations du génie : « J'ai succédé aux souvenirs du terrorisme comme « Trajan à Domitien ; et, comme lui, j'ai étendu et il- « lustré l'Etat ; j'ai repris ses traces au delà du Danube « et de la Vistule. Mais il faut que j'aille plus loin, dans « le Nord ; car c'est là qu'est le péril et l'avenir. On « ne fonde que derrière des remparts inexpugnables, et « nous n'en avons pas du côté du Nord » Le vraipa- triotisme européen, le voilà ; voilà l'instinct sûr, profond, prophétique du chef de peuple et du fondateur d'empire ! Ce grand homme, ce grand guerrier a failli pourtant dans la conduite de cette guerre. S'il a succombé non pas seulement sous le poids imprévu de ce linceul de glace jeté des cieux sur cinq cent mille hommes, mais aussi par une défaillance encore plus imprévue de son génie, je n'en sais rien, et M. Villemain pas grand'chose. Dans tous les cas, ni l'un ni l'autre de ces faits extraordinaires n'avait sa cause dans la constitution intérieure de la France ; l'un et l'autre viennent de Dieu, et si l'on en cherche l'explication, celle de Fon- tanes est la bonne : « Depuis ce funeste coup de main « de Miollis à Rome, que de maux sur nous ! que d'em- « barras surchargés de désastres ! Savez-vous bien que « dans le moyen âge on aurait cru que c'était un effet « d'excommunication pontificale !... »
Pour combien d'esprits sérieux cette opinion, que
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Fontanes considérait comme un reste de superstition chrétienne, n'est-elle pas aujourd'hui une croyance appuyée sur la raison et vérifiée par les faits ?
V
On éprouve une sorte de dépit lorsque, au milieu de ces deux grands et terribles épisodes de l'Empire, la captivité du Pape et la campagne de Russie, M. Villemain s'arrête à quelques sottises de police dans les affaires de librairie. D a une tirade indignée contre la suppression d'un livre de madame de Staël. Quand M. Villemain était ministre, le Gouvernement poursuivait en justice les bonnes femmes qui faisaient le catéchisme aux enfants de leur village, et je connais, sans parler de moi, des écrivains emprisonnés et des livres supprimés sous son vizirat. L'illustre académicien (qui a été aussi un peu censeur) ne se souvient pas de cela ; la suppression de l' Allemaqièe de madame de Staël lui paraît la chose du monde la plus attentatoire aux droits de l'esprit humain. Franchement, l'Empire n'est pas tombé pour des iniquités de ce genre ! En fait de livres, depuis longtemps il n'en paraît plus guère que de deux sortes : les uns que personne n'a absolument besoin de lire, les autres, que tout le monde aurait absolument besoin de ne lire pas. Mettons le livre de madame de Staël dans la première catégorie : le genre humain pouvait, sans péril, attendre que la police impériale fût mieux informée. S'il a fallu l'invasion pour nous donner cet ouvrage et quelques autres deux ou trois années plus tôt, 'est cher ! M. Villemain prend trop les intérêts de son ancien métier d'auteur. Tout gouvernement est obligé
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à exercer une police sur les livres et en abuse. Les libéraux, ont eu la censure, et en ont abusé souverainement. M. Villemain a été un directeur de la librairie fort incommode ; mais, après tout, l'abus de la liberté a toujours paru pire que l'abus de la répression.
Malgré la rigueur de sa police, Napoléon ne manquait ni de goût ni de faiblesse pour les Lettres. Il attendait de ce côté quelque chose pour la gloire de son règne, qui n'en tira rien, et de grands avantages dans l'avenir, que l'avenir n'a point reçus. A sa noblesse d'épée, il voulait ajouter son Université, comme une sorte de noblesse de robe et de clergie impériale où se formeraient les contrepoids nécessaires du Pouvoir. Cette illusion paraît aujourd'hui surprenante. Par la création de l'Université, il n'avait institué en réalité qu'un mandarinat libéral, exposé à dégénérer très-vite. Mais, d'une part, il ne voulait pas s'apercevoir assez que les hommes lui manquaient ; de l'autre, il s'était condamné à écarter l'esprit régularisa- teur de l'Eglise. Il comptait donc uniquement sur les Lettres et les Sciences pour lui faire une nation occupée et sérieuse, capable de résister aux tentations de la paix.
« Les lettres, la science, le haut enseignement, savez-vous bien, mon cher Narbonne, disait-il en 1812, que c'est là un des attributs de l'empire, et ce qui le distingue du despotisme militaire? Ce sont là nos pouvoirs intermédiaires et dépendants, comme le disait votre Montesquieu. Sans cela, sans l'égalité de gloire de ma Légion d'honneur pour toutes les primautés militaires ou civiles, je serais un despote... La plus grande faute qu'un homme pourrait faire, ce serait de vouloir gouverner en dehors des lumières du temps cette nation la plus intelligente de la terre.
Aussi, j'ai deux ambitions : élever la France au plus haut degré de la puissance guerrière et de la conquête affermie, puis y développer, y exciter tous les travaux de la pensée sur une échelle qu'on n'a pas vue depuis Louis XIV. C'était le but de mes prix dé-
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cennaux, qu'on m'a gâtés par de petites intrigues d'idéologues et des couronnements ridicules, comme celui du catéchisme de Saint-Lambert ; mais soyez-en sûr, le fond de la pensée était grand. Ce pavs-ci ne peut pas plus se passer de raisonnement et d'esprit qu'il ne peut se passer d'air. Je le distrais par des batailles gagnées; mais il faut aboutir ; il faut pourvoir à l'entretien moral d'un grand peuple, savant, industrieux, frondeur, quoique soumis. Il faut pour la classe aisée et pour les esprits bien nés de toute classe cent Lycées dans l'empire, des groupes d'Écoles supérieures dans toutes les grandes villes, des Académies universitaires au siége de chaque Cour impériale. Jugez quelle sera l'émulation d'une jeunesse d'élite prélevée sur quarante millions d'âmes ! Quelle prime offerte au talent, et quelles chances multipliées de le faire naître ! Le mouvement qui, au dix-huitième siècle, partait de la société et ensevelissait le pouvoir, je veux qu'il parte du trône et que partout il réveille et dirige.
« Mais pour cela, mon cher Narbonne, il me faut une base solide, il faut ce bon sens qui, comme dit Bossuet, je crois, est le maître de la vie humaine. »
Et c'était à l'Université qu'il demandait cette grande, cette universelle production de bon sens! Il voyait en elle « une profession civile désintéressée, grave, qui ne
« travaillerait que pour les lettres et la science, du reste
« nullement exclusive, point fermée, ouverte au clergé
« en même temps qu'elle servirait à exciter son zèle ; » et il n'était point, disait-il, d'institution dont il s'honorât plus et qu'il voulût davantage maintenir ! J'ose affirmer qu'il en serait revenu, si Dieu lui avait donné encore quinze ou vingt ans de règne. Connaissant l'esprit de ce
Corps, il n'eût pas voulu laisser le soin de le contenir à l'homme qui n'eût été que son héritier.
En 1812, et plus tard encore, l'institution était trop neuve et le personnel trop obéissant pour que le péril apparût. Persuadé qu'un peuple est gouvernable dès qu'on a donné de grandes satisfactions à son orgueil et de grands
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développements à son activitè de main et à son activité d'esprit, Napoléon croyait avoir contenté et assagi la Révolution. Ses pensées là-dessus étaient étranges ; je m'étonne qu'ellès n'aient pas désarmé M. Villemain. Il allait jusqu'à rêver de confier l'éducation du Roi de Rome à M. deNarbonne, pour qu'il en fit. un roi constitutionnel.
« Ce que j'ai fait, lui dit-il un jour, j'ai dû le faire, et il n'y avait que moi, moi tout entier, pour succéder à la révolution et tenir la place. Mais après moi, je comprends autre chose, un gouvernement de tempéraments et d'équilibre, comme vous dites, vous autres... Vous en avez déjà le principe, un sénat, un
Corps législatif. Que faut-il de plus pour arriver au reste ?
Rendre le sénat héréditaire, comme cela se peut, comme cela viendra de soi-même quand le temps l'aura épuré ; puis donner la parole au Corps législatif : c'est l'affaire d'un nouveau règne, c'est le lot de mon fils. Il sera probablement un homme ordinaire, de facultés modérées ; eh bien 1 voilà votre roi constitutionnel tout trouvé, le cadre étant d'ailleurs prêt et la fondation afférmie par le temps. Il sera médiocre, rien de mieux; cela n'empêche pas qu'il ne puisse être actif et sage, s'il a été bien élevé. C'est à vous que je pense pour cela. »
J'avoue que quand Napoléon se rapproche tant de M. de Narbonne, je ne le reconnais plus. Nous avons eu le Sénat héréditaire, le Corps législatif parlant et parlant beaucoup, la presse libre, toutes les pondérations possibles; les sciences, la littérature, l'industrie, toute la génération active élevée par l'Université ; des princes «âges, actifs, point agaçants pour la Révolution ; l'expérience s'est faite dans les meilleures conditions imaginables : le résultat est connu, Napoléon s'abusait. Le roi constitutionnel, eùt-il été son fils, n'aurait servi, comme les Bourbons des deux branches, que d'instrument, puis de jouet à la Révolution, invaincue et infatigable.
Ce qu'il fallait pour fonder un empire, après là Révolu-
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tion, ce n'était pas l'emploi plus ou moins restreint des principes révolutionnaires. Comme ces principes, avec quelque talent qu'on les corrige, impliquent toujours la négation de l'autorité, il fallait, pour fonder un empire, les écarter et les nier eux-mêmes. La Révolution a été une punition ; ceux qui la considèrent comme un progrès seront éternellement ses dupes.
VI
Mais c'est peser les hommes à une fausse et inique balance, que de n'y pas mettre le poids des circonstances au milieu desquelles ils ont agi. Si l'on considère l'état du monde lorsque Napoléon apparut, l'épée de la Révolution à la main, seul debout sur une montagne de débris ; si, en regard de l'immensité des ravages on met la décadence générale des esprits et des cœurs, presque toujours on trouvera plus juste de l'excuser ou même de l'absoudre que de le condamner entièrement. Pour éviter de prendre dans la Révolution même son point d'appui, il aurait dû dépasser plus encore qu'il ne l'a fait la grande mesure de l'intelligenee humaine ; deviner ce que personne ne s'était occupé de lui apprendre ; voir tout seul et du premier coup, à travers les embarras de la victoire et les séductions de la puissance, ces lois de l'ordre social, profondément méconnues alors, que nous découvrent au bout d'un demi- siècle les méditations accumulées des sages et les lentes révélations du temps. Les esprits étaient à refaire, plus encore que les institutions. Napoléon refit les institutions, c'est-à-dire le cadre, la forme des institutions. Mais un esprit capable de les animer, de les affermir, il ne pouvait
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pas le créer ; il ne pouvait pas décréter des vertus publiques; il ne pouvait pas opposer par lui-même d'autre antidote à l'anarchie que la guerre au dehors et la compression au dedans. A quel prince les conseils nécessaires ont-ils jamais autant manqué ? S'il s'adressait aux hommes nouveaux, il trouvait des révolutionnaires, des idéologues épicuriens ou matérialistes, des apostats ; s'il cherchait dans les débris de l'ancien régime, il rencontrait des sceptiques, des voltairiens, des parlementaires, des gallicans.
Cet aimable et honnête M. de Narbonne, qu'était-il, après tout? Une sorte de laFayette, avec plus de cœur et moins de vanité. De l'instruction, du courage, de l'honneur, beaucoup d'esprit ; point de foi, ni religieuse ni politique. Il aimait Montesquieu, Voltaire, Hume, Turgot jusqu'à l'enthousiasme, et Napoléon plus que tout, malgré le peu de fortune de ses conseils bons et mauvais. En Angleterre il avait tout admiré, excepté Burke, tout remarqué, excepté l'oppression des catholiques. De cette société modèle il n'ignorait rien,... que ses iniquités et ses périls. Il rêvait le rétablissement de la Pologne dans l'Europe, sans croire le moins du monde que la Pologne eût besoin de se rétablir elle-même dans la foi ; il ne savait ni pourquoi ni comment cette nation est tombée. Avant de parler si éloquemment pour le Pape, il avait cru faire un coup de louable politique en déterminant le divorce de Napoléon. L'idée du devoir religieux n'entrait pas dans son esprit. Autant il étonnait l'Empereur par ses idées constitutionnelles et papistes, autant on l'aurait étonné lui-même, si l'on se fût avisé de lui dire que la religion était faite aussi pour les beaux esprits et pour les gentilshommes. Il se tenait bien au-dessus de ces croyances vulgaires, et ses discours en faveur du Pape, fondés uniquement sur la raison
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politique, ne renferment pas un mot d'où l'on puisse condure qu'il était chrétien. Voilà M. de Narbonne, véritable représentant des aristocraties qui ont perdu le sentiment de leur vocation sociale. Les qualités que ces hommes conservent encore, ils en usent pour précipiter la ruine des institutions confiées à leur garde, quittes à se faire tuer par la sédition devant la porte qu'ont ouverte leurs frivoles mains.
Parmi ces gentilshommes ralliés, et parmi ceux qu'il avait créés lui-même dans le personnel de la Révolution, Napoléon pouvait bien trouver de gracieux courtisans, d'habiles négociateurs, des serviteurs capables et même fidèles, mais non pas les pionniers d'un empire. Les meilleurs d'entre eux auraient pu faire de son fils un philosophe, un philanthrope, un littérateur, un souverain constitutionnel ; jamais tm roi.
VII
Par un décret, peut-être par une faveur de Dieu, Napoléon n'a pas donné toute sa mesure. Nous savons combien il fut grand dans la guerre ; nous ignorons ce qu'il eût été dans la paix.
S'il est permis d'imaginer un Napoléon de la paix, je crois que ce grand homme, sorti de ses préoccupations militaires et reconnaissant la nécessité d'organiser la France pour la vie normale des nations, se serait en effet proposé d'y fonder la liberté. Je ne crois pas du tout qu'il fût devenu un Libéral, capable de satisfaire des générations que l'Université lui élevait.
La meilleure définition du Libéral, la plus complète et la plus abrégée, quelques noms propres nous la donnent.
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La Fayette, Foy, Manuel, Benjamin Constant, Casimir Périer, Lafitte, voilà les libéraux ; et les morts dispensent de nommer les vivants. Que pouvait avoir de commun Napoléon avec de tels hommes? Qu'est-ce que cet esprit net, pratique, prévoyant, aurait accepté de leur théorie de la liberté, inanis et vacua, où ils ne se reconnaissent pas eux-mêmes, qui a pour eux-mêmes deux pratiques, suivant qu'ils sont au pouvoir ou qu'ils n'y sont pas? Théorie du discours sans fin, pratique de l'écroulement perpétuel !
Ils se peignent dans les Souvenirs de M. Villemain. Quand Napoléon n'est plus là, et même quand il y est, partout le Narcisse parlementaire s'étale, s'admire et se pleure, inconsolable de n'être plus que quelque chose, convaincu que tout allait pour le mieux dans le monde lorsqu'il était tout. Si peu de résignation, et tant d'impuissance! Ces hommes, qui ne sont qu'une poignée, qui n'ont d'existence qu'à Paris, sacrifieraient à leurs priviléges oratoires toute la nation qui travaille ses champs et se tait ! Les récidives et la facilité de leurs chutes, leurs évolutions obligées tantôt sur la Droite, tantôt sur la Gauche, pour trouver un milieu introuvable, huit millions de voix qui applaudissent à leur défaite, ne les dégoûtent point de passer toujours du supplice de Tantale au travail de Sysiphe, ne leur apprennent rien. Ils n'entendent jamais que le susurrement de leur vanité, qu'ils prennent toujours pour le retentissement de l'opinion publique. Mais que veulent-ils faire, où veulent-ils aller ? J'ai interrogé là-dessus le livre de M. Villemain : je défie qu'on y trouve une réponse.
Dans une scène à deux personnages, dont le général Foy est le héros assez ridicule, cet orateur libéral, l'aigle
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de la Gauche de 1825, dit à M. Villemain : « Il faut se faire un IDÉAL de devoir et d' honneur. » Un idéal 1 Napoléon demandait qu'on se fit du bon sens ; mais l' idéal du général Foy, qu'est-ce que c'était ? Où en plaçait-il le foyer, qu'en espérait-il ? La révolution de 1830 ou celle de 1848?
En attendant que son idéal se formât, le général Foy se conduisait en factieux. C'est M. Villemain qui le raconte, bien ingénument :
« Le général Foy, le moins conspirateur des hommes, était « cependant très-accessible à l'anxiété publique ; et souvent il « l'excitait par la vivacité de son langage et ses colères de tri- « bune. Dans les abus d'administration qu'il combattait et dans « l'action permanente de la majorité dite royaliste, il voyait un « danger continu pour les intérêts de révolution et de liberté ; et « contre cette crainte, il aimait, comme les hommes populaires de « ce temps, à s'appuyer des manifestations extérieures de la jeu- « nesse, des journaux, de la littérature et de tout ce qu'on appe- « lait alors l'opinion publique. »
En conséquence, un beau jour, il allait se mêler aux quinze cents élèves qui suivaient le cours de M. Villemain
(ali ! c'était le bon temps !). Et comme on l'avait fortement acclamé et même un peu porté en triomphe :
« Quel noble pays ! » disait-il, plein de joie, au professeur charmé, « quelle brillante jeunesse ! Avec quelle émotion je les « voyais se pencher de toutes parts vers moi ! Quels auditeurs ! Il Combien de bon sens dans leurs approbations et parfois dans « leur silence ! Il y aura là des jeunes gens qui vaudront « mieux que nous. Quels avocats ! quels magistrats ! quels futurs « députés dans cette jeunesse ainsi nourrie de grec, de latin, u d'histoire, de droit public à l'occasion du droit civil, et tout « entretenue d'Aristote et de Bossuet ! »
L'Orateur et le Professeur se congratulent ainsi fort au
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long sur cette belle jeunesse, si éprise des hommes éloquents. Croit-on que Napoléon s'en fût accommodé, et qu'il n'aurait pas prévu longtemps à l'avance où ces beaux diseurs mèneraient sa dynastie ?
Et cependant, le général Foy était encore timoré. Satisfait de son importance de Démosthènes, il ajournait les fruits de l'idéal à l'époque où la France aurait seulement « par-dessus ses souvenirs de révolution et de gloire mi« litaire, vingt ou trente années de bonne liberté constitu- « tionnelle,» ce qui nous reporte précisément à l'époque où nous sommes. Le bon prophète ! D'autres s'avouaient déjà plus pressés ; ils étaient aussi plus serviles envers la popularité. Quand les Écoles venaient rendre à la Chambre les visites qu'elles avaient reçues de quelques députés, M. Benjamin Constant, à la tribune, se plaignait de la police, qui repoussait cette jeunesse vénérable.
En somme, la liberté libérale n'est qu'une pente rapide qui va de la négation du Pouvoir à la négation du Devoir. Chacun s'y place au gré de son humeur, sauf à se laisser, de bonne ou de mauvaise grâce, tirer beaucoup plus bas que le point idéal où il avait d'abord résolu de se fixer. Pour les uns, la liberté est une conversation sans fin entre la Gauche et la Droite, dont les interlocuteurs changent périodiquement de place afin d'animer le jeu ; les libéraux de l'espèce innocente et purement oratoire, qui respectent tout pourvu qu'on leur laisse contester tout, ont ainsi causé trente ans sans se mettre d'accord sur un seul point. Un peu plus bas, la liberté est l'art ingénieux de couper la corde et de lancer la nacelle dans les orages, advienne que pourra. Deux fois en trente ans, les libéraux plus avancés se sont donné ce plaisir, qui leur a valu deux fois les plus violentes émotions de la peur. Plus on descend, plus la li-
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berté, arrivant à la pratique, fait de rabais en matière de devoir ; au dernier degré, elle devient la subordination raisonnée, décrétée et obligatoire de toute vie morale aux fantaisies d'un individualisme forcené. C'a été, en 1848, la conséquence nette du système, tirée par les socialistes avec une grande variété dans les formules et un accord remarquable au fond. La liberté libérale est donc l'antithèse d'une création, un déchaînement ; et ce déchaînement se résume dans la plus monstrueuse conception d'esclavage qui fut jamais. Là doit en effet aboutir cette doctrine sortie d'une révolution antichrétienne. Ou. Jésus-Christ n'a pas apporté la liberté dans le monde, ou la liberté ne peut pas rester dans le monde avec la Révolution qui a pour but avoué et persévérant de chasser Jésus-Christ.
Napoléon s'en serait aperçu lorsqu'il serait venu à étudier sérieusement son terrain pour fonder la liberté. Un jour qu'il se glorifiait devant M. de Narbonne de cette Autorité civile maintenue toute-puissante dans son empire tout guerrier, il ajoutait : « Je voudrais bien voir nos idéolo- « gues, votre ami Tracy, Garat, Volney, qui scrutinent « contre moi dans le Sénat, mis en demeure d'en faire au- « tant. Le lendemain d'une constitution promulguée, ils « tomberaient sous le joug de la multitude, parce que ces « hommes-là ne connaissent pas la dynamique sociale. » On ne peut deviner ce qu'il penserait aujourd'hui, après les trente années « de bonne liberté constitutionnelle, » du général Foy.
Bientôt averti que les hommes qui connaissent la dynamique sociale sont nécessairement aussi rares dans les Assemblées que ceux qui connaissent la dynamique révolutionnaire y sont abondants et puissants, il aurait du même coup d'œil apprécié l'involontaire trahison de son
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Université, la nullité de sa Noblesse, l'insuffisance même de son Armée pour l'œuvre difficile entre toutes de constituer la liberté chez un peuple déraciné par une si profonde révolution. Il aurait vu que la vraie dynamique sociale se compose surtout d'une partie divine qu'il n'avait pas étudiée. N'ayant plus autant sous les yeux ses aigles victorieuses qui l'obsédaient du fantôme des Césars, il se fût appliqué à pénétrer le secret de l'étonnante durée des gouvernements chrétiens, si solides dans la rapidité de leurs progrès et dans la perpétuité de leurs vicissitudes : la monarchie française particulièrement, qui s'était relevée de tant de désastres, livrée à de si grandes entreprises, et où tant de libertés pratiques s'alliaient à tant de respect pour l'Autorité. Quelle révélation au génie de Napoléon que ce beau et savant mécanisme social du moyen âge, sorti de la nature même ; cette féodalité hiérarchique, ces franchises municipales, ces juridictions corporatives entrelacées et qui se contre-pesaient, surtout cette prépondérance de la famille ; institutions multiples, irradiées du foyer régénérateur de l'Église. C'était à son génie de voir ce qui était encore possible et ce qui ne l'était plus, ce qu'il fallait retirer des décombres et ce qu'il y fallait laisser. Je me refuse à croire qu'arrivé là, un tel homme, pressé par ses obligations envers la France, eût fermé les yeux devant la vérité, pour s'obstiner à reconstruire l'Empire romain, ou se rejeter dans les utopies du spirituel M. de Narbonne, qui touchaient de si près les profondeurs de M. Tracy et les hauteurs de M. Garat.
Il se serait dit que la liberté ne s'accommode pas des principes mis au jour par les révolutions ; que ni le travail, ni la démocratie, ni l'ordre, ni la liberté, ne s'établissent et ne vivent par de simples décrets ; que rien ne s'or-
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ganise si Dieu ne se rend coopérateur des bonnes volontés et restaurateur des ruines. Et s'étant une fois dit cela, que pouvait-il faire, sinon invoquer Dieu et appeler à son aide l'Église, qui est l'ouvrier de Dieu ? Il aurait demandé à l'Église ce bon sens public sans lequel les institutions les mieux conçues menquent toujours de fondement et ne sont que superposées sur un sol mobile ; le bon sens d'un peuple, c'est, à tous les degrés de l'échelle sociale, la connaissance et l'acceptation du devoir. Tout peuple qui ne voit pas en Dieu la source de l'Autorité, est incapable de liberté ; toute Autorité qui ne prend pas à cette même source son droit et ses obligations, ne s'appuie que sur la force matérielle, est bientôt réduite à en abuser, et l'é- puise par cet abus. Mais, pour répandre partout la connaissance du devoir, pour le faire accepter et aimer partout, pour sacrer les rois dans le cœur des peuples et les peuples dans le cœur des rois, il n'y a pas d'autre voix, pas d'autre main, que la voix et la main de l'Eglise.
La Révolution l'a bien senti, et c'est pourquoi l'instinct révolutionnaire est toujours si hostile à l'Église. Le rôle du gouvernement qui veut remplir une mission de salut est de mettre l'Église en état d'exercer sa fonction, et d'écarter tout ce qui a pour effet non de l'obliger au COlUbat, mais, comme la Révolution y tend sans cesse, d'annuler son travail et de la supprimer elle-même. Voilà ce que Napoléon, gouvernant la paix et non plus la guerre, aurait compris ; ce que lui aurait appris la seule force des choses, la situation morale du pays, la prompte expérience de l'instinct révolutionnaire se perpétuant au moyen des institutions mêmes qu'il avait fondées pour le détruire. De là, la liberté de l'Église beaucoup plus étendue et la liberté parlementaire beaucoup plus réduite que
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M. de Narbonne et son jeune confident ne l'auraient souhaité. Qui sait même si l'Empereur, changeant tout le plan de l'éducation du roi de Rome, n'aurait -pas jeté les yeux sur M. de Bonald, à qui son frère, le sage et bon Louis, roi de Hollande et libérateur des catholiques hollandais, avait songé pour l'éducation ée son fils, aujourd'hui Napoléon III ? C'est une hypothèse, je l'avoue, peut- être un peu hardie ; mais, comme, après tout, personne n'est sûr du contraire, je m'en tiens là. Il m'en coûterait de ne voir dans Napoléon qu'un Girondin militaire, se faisant user de son vivant par de vains discoureurs, et ne laissant après lui, de tant d'oeuvres immenses, que le fameux « trône entouré d'institutions républicaines » à qui ces illustres discoureurs ont fait un si noble destin !
VIII
La destinée de Napoléon- Bonaparte parait belle dans le présent et dans l'avenir, faite à dessein pour frapper l'imagination des hommes, pour inaugurer sur la terre quelque chose de très-durable et de très-grand. Quel concours de toutes choses à la préparer ! quelle complaisance de la Providence à l'environner d'éclat, de fortune et de mystère, et à remplir le monde, durant un siècle, du bruit de ce seul nom ! Je veux essayer de dire ce que j'en pense et donner ainsi, comme je la conçois, la conclusion qui manque au livre de M. Villemain.
Dans le milieu de la dernière moitié du dix-huitième siècle, l'Europe tout entière n'offrait qu'un spectacle de scandale. Jamais, depuis que la société chrétienne avait une existence politique, la souveraineté ne s'était
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signalée par un pareil et plus unanime oubli de ses devoirs. Les noms des rois de cette époque sont autant de souvenirs de débauche, de frivolité, d'irréligion, de despotisme. Sous un vernis général de philosophie et de littérature, c'était partout le mépris de Dieu et le mépris de l'âme humaine poussé aussi loin qu'il peut aller. En France, Louis XV ; en Allemagne, l'athée Frédéric, le sectaire Joseph, la foule corrompue des petits princes, dont les uns habitaient un sérail, dont les autres vendaient leurs sujets. Catherine la Grande régnait en Russie, du fard sur la joue et du sang aux mains. Le monstrueux Joseph souillait le trône de Portugal : un historien philosophe nous le montre repu de voluptés sacriléges, engourdi du sommeil de la brute, tandis que son ministre Pombal faisait monter la noblesse sur l'é- chafaud et le sacerdoce sur le bûcher. Les rois d'Angleterre brillaient à la fois par la galanterie des Français et par l'ivrognerie des Allemands, et l'homme d'Etat du parlement britannique était Walpole. Charles III d'Espagne, peut-être incrédule sous des dehors chrétiens, livré en tous cas aux conseils des philosophes, étonnait le monde par l'une des plus violentes iniquités qui pèsent sur les mémoires royales. En Italie, on se souvient à peine des princes de la maison de Bourbon, qui par leur nullité autorisaient les déclamations révolutionnaires des gens de lettres ; mais on sait les noms de leurs ministres, complices des encyclopédistes, véritables pionniers de la destruction. Le Patriciat vénitien, aux trois quarts hérétique, entièrement corrompu, allait disparaître sans même laisser de débris. Gênes, digne d'un meilleur sort, attaquée cependant par le ver du philosophisme, n'avait plus que l'ombre de son ancienne puissance et de son ancienne vertu.
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Souverains et aristocrates se détachaient de l'Église, la haïssaient, l'opprimaient, travaillaient à sa ruine. Les uns voulaient s'enrichir de ses dépouilles ; les autres subissaient cette affreuse maladie de l'âme qui s'appelle la haine de Dieu. Durant ce malheureux siècle, la haine de Dieu s'était répandue comme une épidémie dans l'Europe parvenue au comble de la prospérité et de l'ingratitude. La conjuration était générale ; Voltaire donnait le mot d'ordre au monde civilisé. Depuis le triomphe de l'Arianisme, — mais alors il restait les barbares, — l'Église n'avait jamais été attaquée avec autant de ruse et d'ensemble ; et jamais, il faut le dire, ses défenseurs n'avaient paru si faibles et si déconcertés. Sous la bannière catholique, pas un peuple, pas un prince, pas un grand homme! Des commentateurs, des beaux esprits tièdes ou effrayés, qui prenaient leurs précautions et faisaient leurs réserves, rien de plus. On est saisi de honte lorsqu'on lit la plupart des auteurs chrétiens de cette époque. Comme ils se ménageaient la bienveillance des souverains ! comme ils avaient peur de Voltaire ! comme ils ignoraient ou comme ils redoutaient la vérité ! L'hérésie nationale et l'hérésie royale avaient obstrué, sinon coupé les canaux de la science et de l'obéissance, par où la séve divine se communique au corps catholique. Des branches immenses semblaient déjà mortes, quoique non encore détachées du tronc. Là même où la résistance était de strict devoir, on laissait faire le mal, lorsqu'une indigne et aveugle jalousie n'y applaudissait pas. Nulle part, pas même parmi ceux qui étaient désignés pour périr, ne s'élevait une protestation courageuse en faveur des droits de saint Pierre et de son inaliénable primauté. Le Pontife
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romain, contemplant l'univers, n'y voyait debout que ses ennemis. Ah ! le Maître éternel des événements et des hommes voulut éprouver jusqu'à l'angoisse la foi qui ne désespérait pas encore, lorsque, après ce conclave obsédé d'embûches politiques où les Souverains s'étaient promis de trouver un Pape à leur gré, on vit le Successeur conciliant de l'héroïque Clément XIII , cédant à des considérations que le monde ne pouvait pas comprendre, remplir en effet l'attente des Couronnes et leur livrer la Compagnie de Jésus.
Une immense clameur s'éleva insolemment sur la terre. Mesurant les suites de ce succès, qui du même coup éteignait presque l'apostolat et mettait sous leur influence et bientôt dans leurs mains l'éducation de la jeunesse, les ennemis de l'Eglise crurent avoir vaincu. Ivres de leur victoire et parodiant le mot de Julien mourant, ils s'écrièrent qu'ils en avaient fini avec le Galiléen.
Mais pendant qu'ils se réjouissaient, il y avait un berceau dans le monde qui contenait la vengeance de Dieu.
Sur les grèves d'une île sans gloire, il y avait un enfant , non pas de race royale, non pas même de race illustre, un enfant pauvre, presque un enfant du peuple, le fils d'un pauvre gentilhomme, le neveu d'un pauvre prêtre : cet enfant, Dieu le gardait là pour châtier de son épée la félonie des Rois, pour châtier de son bon sens l'orgueil des Lettrés et des Philosophes ; pourlivrer-les uns à ses soldats, les autres à sa police ; pour relever par un acte de sa volonté l'Eglise, que les uns et les autres s'étaient flattés d'avoir abattue.
La République de Gênes n'avait pas voulu laisser mourir de faim au milieu des flots les jésuites espagnols , que le roi Charles III envoyait au Pape, que le Pape lui
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renvoyait, et à qui les gouvernements philosophes fermaient leurs ports, comme s'ils eussent été pestiférés. Émue de pitié sur tant d'innocence accablée de tant d'infortune, Gênes leur avait ouvert la Corse, qui lui appartenait. Mais Choiseul, s'en étant irrité, la République de Gènes pour l'adoucir, avait cédé la Corse à la France. C'était en 1769. Deux mois après, le jour de l'Assomption, naissait à Ajaccio, et naissait Français, cet enfant dont je viens de parler : Napoléon Bonaparte /
Railleries de la Providence ! Louis XIV, sous prétexte de venger une prétendue insulte faite à son ambassadeur à Rome par la garde corse du Pape, mais en réalité pour humilier le Pape jusqu'au milieu de Rome, avait fait élever dans la Ville éternelle une pyramide, sur laquelle on lisait que désormais la nation corse ne pourrait plus servir le Saint-Siège ; et voilà que, moins de cent ans après, la Corse donne au monde cet enfant qui s'assoira sur le trône de Louis XIV, cette famille qui deux fois en un demi-siècle attachera son nom à deux grandes victoires de la Papauté, en 1803 par le Concordat, en 1849 par la restitution de Rome.
Dès que Napoléon Bonaparte est né, dès que l'histoire mentionnant sa naissance a prononcé ce nom plein de prestige, toute la face des choses prend un autre aspect. La Révolution si habilement préparée, si follement voulue, éclatera ; elle remplira sa mission de colère. Mais pour le spectateur, le bras de Dieu est présent. On sait ce qui devra périr et ce qui sera sauvé.
Bonaparte est perdu dans la foule ; tout le monde l'attend, et personne ne le voit ; il s'ignore lui-même ; il fait obscurément, comme mille autres, son métier militaire. Enfin, Dieu l'appelle, il paraît ; l'un des plus jeunes soldats
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de ces armées immenses, bientôt leur plus illustre général. Dieu le conduit partout où le soleil de la victoire darde de plus éblouissants rayons. Entre tant d'hommes de guerre, il n'est question que de lui ; entre tant de politiques et lorsque toute cette race royale pour qui la Vendée a combattu est encore vivante et jeune, la France n'espère qu'en lui. Il revient d'Égypte seul, plus triomphant que s'il ramenait son armée. Une acclamation unanime le salue et l'enhardit. Tout est dit, tout est fait. Toutes les férocités, toutes les rancunes, toutes les ambitions, tous les services, tous les droits font place à l'Empereur. Il relève l'Autorité, il impose la règle, il restaure la discipline, il rétablit le culte, il ramène le sentiment de la durée. On sent qu'il existe une tutelle sociale, on a un avenir. Dans les débris de l'ancienne société Bonaparte trouve des courtisans, la Vendée lui donne des soldats. Sans doute, l'Empire n'est qu'un camp; il ne pouvait être autre chose. Mais dans ce camp, la science, les lettres, l'étude ont leur quartier plein de privilèges. Il ne dépendait pas du maître tout seul d'y introduire et d'y faire régner la raison.
La Révolution avait compté avec Bonaparte ; les monarchies comptent à leur tour. Un ouragan de fer et de feu se promène quinze ans à travers l'Europe. Dans cet écroulement des trônes, dans ces longs abaissements de toute l'aristocratie européenne décimée tant de fois, dans ces antiques fortunes ou radicalement anéanties ou terriblement humiliées, dans cette domesticité de vieux rois remplissant les antichambres du roi de la Révolution, vainqueur de la Révolution, aveugle qui ne veut pas voir la vengeance de Dieu. Oui, ce sont des choses douloureuses et sanglantes ! Jamais Dieu n'avait ainsi traité la Souveraineté, depuis que la croix surmontait les couronnes. Mais
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pourquoi la Croix n'y était-elle plus qu'un vain ornement? Pourquoi ces monarques avaient-ils abjuré la Croix ? Pourquoi avaient-ils permis et trouvé bon qu'un ramas de scribes entreprissent de rendre méprisable l'emblème sacré qui est le double gage des peuples et des rois, garant à ceux-ci de leur puissance, à ceux-là de leur dignité? Ces rois qui formaient la cour de Napoléon, qui venaient chercher ses ordres, qui loin de lui tremblaient devant ses ambassadeurs, ils avaient soudoyé les blasphèmes des disciples de Voltaire ; leurs pères ou eux-mêmes avaient refusé au Vicaire de Jésus-Christ, non-seulement leur obéissance en matière spirituelle, mais jusqu'aux égards extérieurs qu'on se doit entre souverains. Le Pape n'avait été pour eux qu'un prêtre, un homme de rien, un intrus qui déparait la famille des Majestés humaines. Les voilà inelinés devant ce soldat de fortune qui ôte et donne les couronnes à qui lui plaît. Intelligite, 'J'eges! Vous avez si bien fait que le Pape n'est plus grand'chose sur la terre ; mais Dieu est au ciel ce qu'il a toujours été, et vous n'avez dans sa main que votre poids. Intelligite, comprenez, souvenez- vous, ne diminuez pas le nombre de ceux qui prient pour vous !
Mais si Dieu promène sa vengeance, il promène aussi la miséricorde et la résurrection. Où allaient les monarchies, sans la terrible leçon que Bonaparte leur donna, avec la main de la Révolution, de la part de Dieu ? Ces aristocraties décimées, dans quel bourbier ne s'affaissaient-elles pas? Et si elles peuvent renaître, c'est de ce bain de sang. Quant à l'Église, quelles que fussent les intentions des hommes, dans le cours de ces événements déchaînés contre elle, tout semble s'être fait pour elle. L'apostasie l'épure, le martyre la rajeunit, l'exil et la pauvreté la fécondent, elle
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est affranchie par la guerre. Que d'entraves se relâchent ou tombent avec les gouvernements qui les avaient lentement et savamment établies ! La renaissance catholique de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la Hollande, de Genève, est inaugurée ou préparée par ces ébranlements. Le canon de l'Empire a ouvert dans l'édifice politique du Protestantisme une brèche qui ne sera jamais réparée, qui s'élargira sans cesse.
Tout, jusqu'à l'hostilité prête à dégénérer en persécution générale où Napoléon eut le malheur de se laisser entraîner; tout, par la grâce de Dieu, a servi la cause de l'Église. D'un côté, les pensées de Napoléon furent un grand malheur ; de l'autre, il a été bon que cette conséquence extrême des thèses régaliennes se révélât, qu'on en vît tout le péril, que les consciences alarmées cherchassent et reconnussent le seul terrain où la résistance est invincible.
Il a été bon aussi que le Pontife romain, timide et prisonnier, parût cependant, à la face du monde, le seul prince que Bonaparte n'ait pas su contraindre à l'abandon d'un devoir. A l'heure où l'Angleterre ourdissait tant de mensonges et soldait tant de défections, au moment où l'Autriche donnait la main-d'une Archiduchesse à l'époux divorcé de Joséphine, il a été bon pour l'enseignement du monde que ce Pape captif, ce souverain détrôné, ce pauvre prêtre, regardant son Crucifix après avoir écouté les messages impérieux de la toute-puissance humaine, répondît : Non ; je ne donnerai pas ma conscience pour retrouver ma couronne !
Assurément, je ne fais pas ici le panégyrique de Napoléon; je considère simplement sa destinée. Et dans cette circonstance, qui fut, malgré lui et contre lui, pour l'Église, l'occasion d'une gloire si pure, je remarque, comme
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un dernier trait des complaisances d'En Haut, que Dieu ne lui permit pas de triompher et daigna le punir.
Dieu ne veut pas qu'il s'assouvisse de succès et de pouvoir, comme ceux de qui une prospérité vengeresse éloigne toute pensée de retour sur eux-mêmes et qui s'endurcissent à jamais. Il le punit ; il le fait redescendre, peut-être devrais-je dire il le fait remonter à la condition humaine, éloignant de lui le bruit des affaires, l'ivresse de la fortune, l'oubli de la dernière heure ; lui donnant enfin le temps propice et le terrain favorable pour cette bataille suprême où tout homme rencontre en face son plus terrible ennemi et le seul dont il importe de n'être pas définitivement vaincu.
Mais quelle punition, quelle défaite et quel théâtre de mort ! cet effort de tous les rois contre lui seul ; cette conjuration des éléments; cette Russie, vierge de grandes batailles, pour qu'aucun conquérant n'eût encore parcouru le chemin où celui-ci tomberait ; cette reprise si prompte après un tel désastre ; ces dernières foudres lancées d'une main si sûre, et dont chaque coup abat une armée ; enfin, ce rocher, où il va s'éteindre, comme le soleil dans les flots, prisonnier que peut seule garder l'immensité des abîmes, cercueil auquel il faut l'immensité de la mer. Quel maître du monde, rêvant d'élever sa poussière au-dessus des splendeurs de sa vie, eût imaginé rien de plus auguste ? M. Villemain regrette pour Napoléon la mort du champ de bataille. C'est le vœu d'un professeur de Belles-Lettres. M. de Lamartine, mieux inspiré, met Sainte-Hélène au nombre des bonheurs extraordinaires de Napoléon. Cinq années lui sont accordées pour se voir dans le passé et dans l'avenir, pour se justifier ou s'expliquer devant les hommes, pour s'abaisser devant Dieu. Durant cinq années,
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insulté par un geôlier anglais à la face du monde, il reste debout sur le seuil de son tombeau ; il y descend pas à pas environné d'admiration, d'amour, de pitié, couronné d'un incomparable malheur, sacré par l'expiation comme il l'avait été par la gloire.
L'homme qui entrait ainsi dans la postérité, dans la poésie, dans la douleur populaire, léguant au plus fier des peuples, avec tant de souvenirs illustres devenus touchants, une défaite à venger, et laissant pour avocats de sa mémoire un million de vieux soldats vainqueurs par lui, vaincus une fois en lui ; cet homme n'a pas pu craindre d'avoir passé comme un météore. Il a su qu'on ne verrait pas de sitôt des hommes et des œuvres capables de le faire oublier, ni même des prospérités que son peuple préférât longtemps, je ne dis pas aux prospérités dont il l'avait enivré, non, je dis aux misères dont il l'avait nourri. Le soldat se pare de sa cicatrice et oublie le médecin qui a pansé sa blessure. Napoléon connaissait trop sa France pour qu'une révélation anticipée du résultat de nos entreprises parlementaires eût pu l'étonner beaucoup ; et les trente années de « bonne liberté constitutionnelle » du général Foy l'eussent fait sourire en 1825, comme elles nous font sourire aujourd'hui. Il n'aurait eu que des dédains pour les beaux esprits grecs, romains, anglais, parisiens et autres qui pensaient, à force d'éloquence, faire détester le souvenir du 18 brumaire ou faire endurer, le souvenir de Waterloo. Qu'importe au Peuple cette « bonne liberté constitutionnelle » qui lui coûte cher et qui le tient à l'écart de tout? Quel intérêt prend-il aux luttes, aux victoires de la tribune ? Si l'on s'adresse à son orgueil, une redoute emportée le flatte davantage, il y met la main ; s'il s'agit de ses intérêts, une diminution de cinq centimes sur la livre
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de sel le touche plus que tous les progrès -de la liberté de parler ou d'écrire. Le Peuple parle peu, fait peu d'estime des parleurs et ne lit que des pamphlets ou des almanachs. Point de gloire, beaucoup d'impôts, les fausses promesses des coureurs de popularité, des agitations continuelles, des révolutions fréquentes, voilà le bilan du régime parlementaire dans la multitude. Au-dessus, la discussion sans relâche et sans issue, les mécomptes perpétuels des ambitions perpétuellement excitées, toujours des revanches à donner ou à prendre, jamais un résultat qui ne soit un triomphe de parti. Que pouvait-il sortir de là ? Nous n'avons pas voulu le deviner, ou nous n'avons pas voulu l'avouer, nous tous, autrefois plus ou moins infatués de ce « beau et glorieux régime, » comme l'appelle M. Ville- main, lui qui a tant fait pour en désabuser au moins ses concitoyens catholiques. Napoléon aurait dit qu'il en sortirait des ruines, et un éclat de plus en plus éblouissant de sa mémoire ; que les principes de la Révolution, vivant et agissant sous cette forme, mais assez contenus pour ne point épouvanter les médiocrités qu'ils flattaient, finiraient par user les deux branches de la maison de Bourbon ; et qu'alors, entre les périls du dedans et ceux du dehors, entre la République et les Cosaques, la France, même la petite fraction parlementaire, invoquerait son nom comme un double rempart contre ce double péril.
Ces événements si naturels et si imprévus, nous les avons vus s'accomplir de la façon à la fois la plus simple et la plus surprenante ; nous avons vu le nom de Napoléon renaître, deux fois vainqueur de la mort et plutôt rajeuni qu'épuisé par un interrègne de quarante ans ; nous avons appris quel est le poids de ce nom dans les destinées de la France et du monde.
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Ici s'ouvre le champ des conjectures, il ne m'appartient pas d'y entrer. La raison humaine ne parvient à pénétrer dans l'avenir que pour y voir des choses confuses et contraires. Il faudrait lire au fond des cœurs comme Dieu, et savoir, comme sa divine prescience, quel usage les hommes feront de la liberté qu'il leur laisse et des leçons qu'il leur a données. La question est toujours entre la Révolution et le Christianisme. Sous beaucoup de rapports, la situation est meilleure qu'à l'époque du Concordat. Si les ressources matérielles d'une restauration sociale sont moindres, les ressources morales sont supérieures. L'expérience a dit son mot sur beaucoup d'erreurs en tout genre qui passaient alors pour la vérité même. On a essayé largement de ces nouveautés dont on espérait trop : elles sont aujourd'hui décriées et caduques, tandis que des vieilleries abattues avec colère, aujourd'hui, par l'éclat de leur jeunesse renouvelée, charment même des regards longtemps ennemis. Entre la Force Politique qui a montré sa bienveillance et son bon sens, et la Force Spirituelle rassurée, affranchie et reconnaissante , il n'y a plus d'inquiétudes, ou il n'en existe que de faciles à dissiper. L'Autorité est obéie de manière à pouvoir se préserver aisément du malheur d'employer l'arbitraire. Le sentiment national, satisfait par les trois élections qui ont couronné l'héritier du captif de Sainte-Hélène, attend avec confiance ou la guerre ou la paix. Et ce règne nouveau franchit, dans une sécurité dont la Nation est fière, une année qui eût été formidable aux gouvernements le plus anciennement établis.
Si jamais, depuis un demi-siècle, on a pu espérer une restauration sociale, c'est tout à l'heure, c'est en ce moment. Devant quelle entreprise de pacification politique
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et intellectuelle se sentirait-il trop faible, le Pouvoir privilégié qui a le profit de tout ce que Napoléon a fait de grand et d'utile, qui n'a la responsabilité d'aucune de ses fautes, et à qui une expérience de quarante années permet de les corriger ? Il ne peut rien redouter sérieusement de ses ennemis révolutionnaires, dont les doctrines font horreur, ni de ses adversaires parlementaires, dont les entêtements font pitié. Contre cette troupe en désarroi, deux armées se donnent la main pour sa cause au sein du peuple, qui les a fournies et qui l'aime : l'une, composée de quatre cent mille hommes de guerre, pleins de discipline et de jeunesse sous le vieil honneur de leur drapeau; et l'autre, celle que Napoléon Ier n'eut pas et qu'aucun peuple, peut-être, n'eut jamais si florissante et si belle, l'armée de la Charité, forte de quarante mille prêtres et de cinquante mille religieuses : trésor inépuisable, création merveilleuse de ce dévouement chrétien qui partout soulage le malheur, combat le vice, enseigne la pratique des vertus d'où naît l'ordre et où croît d'elle-même la liberté. Voilà les vrais ouvriers d'un Empire de la Paix. Ce sont leurs mains laborieuses et désintéressées, leur discipline, leur bon sens modeste, leur caractère formé de simplicité, d'obéissance et d'honneur, qui sauront, en rendant le pouvoir respectable, organiser par là même, à côté de lui, la liberté. Non pas sans doute la liberté anglaise, son temps est fini parmi nous ; mais la liberté française, laquelle n"a besoin de sùretés que contre l'Anarchie, dès qu'elle sait être la liberté chrétienne qui donne à César ce qui appartient à César, et qui garde à Dieu ce qui appartient à Dieu.
Heureux l'homme dont le nom sera la date d'une pareille oeuvre ! La postérité l'appellera le Père des
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Peuples, et ne nommera qu'après lui les plus illustres conquérants. (1)
(1) A propos des dernières pensées de cet article, M. de Falloux m'a signalé aux catholiques comme un ennemi furieux de toute liberté et l'un des plus effrontés et serviles partisans du nouveau despotisme impérial. Il m'a lancé cette apostrophe éloquente : « Tout ce que la prudence hu- « maine peut suggérer, vous en avez fait litière ; tout ce que l'esprit de «•défi peut risquer, vous en avez fait trophée. Vous avez écrit ce qu'au- « cune bouche gallicane n'aurait osé proférer. Vous avez dit à un souve- « rain qu'il avait pour sa cause deux armées, Il l'une de quatre cent mille « soldats, l'autre de quarante mille prêtres. » Le souverain a dû sou* « rire de votre enthousiasme. Et, s'il a daigné le faire, ne vous en irri « tez pas ; vous auriez bien plus à vous plaindre s'il vous avait pris au « mot. » [Leparti catholique, etc.)
J'ai négligé dans ce recueil les audacieuses interprétations et les falsifications auxquelles mes paroles ont été souvent et habituellement soumises; mais celle-ci mérite d'être conservée; à elle seule elle donne une idée de ce que j'ai appelé les iniquités de la polémique.
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L'ÉGLISE ET LES GOUVERNEMENTS.
— 30 NOVEMBRE 1853 —
Spectacle offert par les événements de Fribourg. — L'esprit libéral. — Le roi de Wurtemberg, âme de la persécution.
— Le prince régent de Bade. — Différence entre un pontife catholique et un surintendant d'église réformée. — Alliance intime entre le roi de Wurtemberg et l'Empereur de Russie.
— Le pouvoir de l'homme et le pouvoir de Dieu. — La vie de l'Église. — Un évêque.
Les faits qui se passent dans le diocèse de Fribourg et qui peuvent d'un jour à l'autre se produire dans toute la province ecclésiastique du Haut-Rhin, offrent un spectacle consolant pour les hommes de foi, instructif pour tout le monde. Nous y voyons les gouvernements persécuteurs tels qu'ils se sont toujours montrés à travers toutes les diversités de régime ; et l'Eglise, la même aussi, résiste comme elle a toujours résisté. Depuis dix-huit siècles, cette lutte est le fond de l'histoire. Les phases qu'elle suit en ce moment sous nos yeux permettent de l'étudier et de la comprendre partout. Le présent fait reparaître le passé. A son tour le passé, bien connu,' éclaire l'avenir.
Les diocèses dans lesquels la persécution sévit déjà ou est tout près d'éclater, appartiennent à divers Etats : Fribourg, au grand-duché de Bade ; Mayence, au duché de Hesse-Darmstadt ; Fulde, à la liesse-Electorale ; Limbourg, au grand-duché de Nassau ; Rottenbourg, au royaume de
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Wurtemberg. Tous ces États sont constitutionnels. Il y existe des libertés politiques, des journaux, des tribunes. Les gouvernements souverains de Bade et de Nassau, qui ont commencé la guerre contre l'Eglise, sont contrôlés par deux Chambres. L'opinion publique est libérale comme les institutions. Cependant ni l'opinion ni les garanties constitutionnelles ne protègent des citoyens paisibles à qui l'on veut ravir non la liberté de leur Église, c'était déjà fait depuis longtemps, mais leur Église elle-même. Le duc de Nassau, qui occupe le treizième rang dans la Confédération germanique, traduit son Évêque en cour criminelle et le tient sur la sellette des malfaiteurs ; le duc de Bade, chez qui la roulette a trouvé un asile, se prétend lui-même Evêque et met les actes les plus sacrés de la puissance et de la conscience épiscopales sous le contrôle de quelque agent de cette police qui protége le trafic des croupiers. Après qu'une longue suite de mesures administratives et de tyrannies de bureau ont préparé et pour ainsi dire mûri l'apostasie, le moment paraît venu d'employer la force. Les garanties constitutionnelles sont muettes. La presse, libre pour tout le monde, n'existe plus pour les catholiques ; la propriété, les droits solennellement jurés sont tenus pour rien ; l'opinion, toute libérale qu'elle est, n'élève pas son veto. Le gouvernement peut impunément dépouiller l'Eglise de ses revenus, emprisonner les prêtres qui lui résistent, les ruiner par des amendes.
Que l'esprit libéral conseille tout cela, approuve tout cela, demande tout cela, on est réduit depuis longtemps à ne plus s'en étonner. L'esprit libéral est essentiellement menteur et ennemi de la conscience humaine. Ses plans, désormais trop connus, sont d'ailleurs gênés par la foi des populations catholiques. — Mais comment expliquer l'a-
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veuglement des souverains qui le secondent, après la. récente et cruelle expérience qu'ils ont faite du prix dont il les paiera? Les souverains de notre temps seront célèbres dans l'histoire par leur imprévoyance ; mais il y a là quelque chose qui dépasse de beaucoup la large mesure d'erreur politique à laquelle la plupart d'entre eux ont été accoutumés.
On dit que S. M. le roi de Wurtemberg est l'âme de ce mouvement, dont S. A. le prince-régent de Bade n'est que la main imprudente. Plus qu'un autre, le roi de Wurtemberg devrait s'abstenir d'un pareil jeu. La crise de 1848 faillit l'emporter, et il ne résista d'abord qu'à force de concessions. Ayant gagné du temps et connu le faible du radicalisme, il se raffermit, grâce aux victoires du parti de l'ordre en France. Alors, aussi aisément vainqueur qu'il avait été aisément vaincu, il retira provisoirement tout ce qu'il avait donné; mais ses affaires avec la Révolution ne sont pas finies pour cela. Il est pressé par sa parole, le flot démocratique remonte : il verra de nouveau, tôt ou tard, sa couronne dans les hasards qu'elle a courus, et il n'a pas besoin de créer des révolutionnaires chez lui en proscrivant la foi qui enseigne le respect/le l'autorité. Il a dans son pays, à la tête de l'éducation publique, par conséquent à la tête de l'opinion, l'Université de Tubingue, « l'une de celles, disent les rédacteurs de la Revue des « Deux-Mondes, qui, par les esprits hardis et téméraires « qu'elle a formés, ont eu le plus d'influence sur la crise « présente (1850) de la Confédération... L'histoire des « assemblées qui ont été appelées à reviser la Constitution « wurtembergeoise nous a montré que dans une portion « du pays, la direction des idées n'est pas irréprocha- « ble. » En effet, il y a là des esprits qui sont plus qu'Hé-
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géliens, des penseurs à qui l'impie Strauss lui-même ne paraît plus qu'un radoteur mystique encore entiché de Jésus-Christ et de sa morale ; des hommes tout à fait dégagés du préjugé religieux, qui disent avec Bruno Bauër : « Le Christ de l'Evangile, considéré comme une appari- « tion réelle et historique, serait un phénomène devant « lequel l'humanité devrait frissonner, et qui ne pourrait « inspirer que l'horreur et l'effroi. » Véritablement, les philosophes timorés de la Revue des Deux-Mondes peuvent avancer sans se compromettre, du moins en France, que cette direction d'idées n'est pas irréprochable ! Or, le roi de Wurtemberg, qui a vu de si près quelles applications politiques produisent ces idées-là, trouve qu'il a chez lui trop de catholiques !
Si cependant ce monarque peut encore se faire quelques illusions, il n'y en a point de possibles pour le prince-ré- gent de Bade. Son prédécesseur a vu ce que pesait le sceptre grand-ducal, et quelle était la fidélité des peuples formés par le protestantisme. Hecker, Struve, Brentano, ces pâles chefs de la démagogie allemande, n'eurent qu'à se montrer dans le pays de Bade pour renverser le trône et vider la caisse. Nulle part ces deux opérations politiques ne rencontrèrent moins de difficultés. L'armée se trouva du parti de l'insurrection ; des officiers qui voulurent rester fidèles furent massacrés par leurs soldats, et il fallut l'intervention des baïonnettes prussiennes pour rétablir le gouvernement national. Voilà l'histoire d'hier; ce serait celle de demain.
Quand s'écoulaient lentement ces heures d'humiliation et d'angoisse, que faisait l'Église, dans ces pays mêmes où elle est persécutée ? Elle recommandait le respect et la fidélité envers l'autorité légitime, et tous les vrais catholi-
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ques lui obéissaient. Malheureusement pour le gouvernement de Bade et pour ceux qui se disposent à l'imiter, monseigneur l'Évêque de Mayence a dû rappeler ce souvenir : « Vous avez entendu souvent, dans ces dernières « années, les Évêques élever la voix pour exhorter les « fidèles à prêter obéissance à l'autorité civile dans toutes « les choses permises, je vous ai souvent mis ce précepte « dans le cœur, et vous savez quelles haines l'Église s'est « attirées par là. »
Ainsi, et les droits les plus anciens et les plus sacrés, et les services les plus récents et les plus courageux, et les leçons les plus éclatantes, tout est méprisé à la fois. On se perd à chercher par quelle déplorable chaîne de passions, de sophismes et d'erreurs, la politique humaine peut aboutir à tant de déraison et d'ingratitude. Les princes persécuteurs agissent contre leur propre intérêt aussi bien que contre la justice. Lorsque les hommes d'État du congrès de Vienne, ignorant tout à fait que la religion comptait encore pour quelque chose parmi les hommes, eurent donné des populations catholiques à des souverains protestants, ceux-ci purent concevoir des doutes sur la soumission et la fidélité de leurs nouveaux sujets. Mais ils ont eu le temps d'apprendre à les connaître, et l'on pourrait presque dire qu'ils ne se sont que trop convaincus de leur loyauté. On conçoit encore que ces princes, sceptiques eux-mêmes pour la plupart, aient jugé facile de faire abandonner partout la règle catholique pour la liberté protestante ; et la promptitude avec laquelle le roi de Prusse a fusionné les luthériens et les calvinistes pour obtenir le produit philosophico-religieux, connu sous le nom d'é- vangélisme prussien, serait certainement de nature à les abuser sous ce rapport ; mais, d'un autre côté, le résultat
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tout différent de la lutte du même souverain contre les Archevêques de Cologne et de Posen les a suffisamment avertis de la différence qui existe entre un pontife catholique et un surintendant d'église réformée. Ils ont vu comment la foi subsiste, quelle est l'ardeur de ce feu, même sous la cendre, comment un souffle le ranime, comment il suffit d'une étincelle pour embraser les cœurs ; ils ont vu la farce sacrilége de Ronge, sur laquelle ils avaient compté, ne donner à l'Eglise qu'un surcroît de force, et à eux-mêmes qu'un surcroît d'embarras; ils ont vu enfin l'admirable réveil de ces dernières années, et les liens de l'unité catholique se renouer, se multiplier, s'affermir, comme ils voient chaque jour davantage se multiplier, s'éparpiller, se dissoudre la diversité protestante, et le tout en raison des efforts contraires qu'ils font dans l'un ou dans l'autre sens. Ne pouvant plus ni redouter que leurs sujets catholiques leur soient infidèles, ni espérer qu'ils les rendront infidèles à Dieu, ils ont encore appris que l'esprit catholique ne porte aucun préjudice aux sentiments de nationalité. Un doctrinaire protestant, d'une famille française réfugiée, et qui conservait la haine de ses ancêtres pour l'Église romaine et pour la France, M. Ancillon, avait dit : « Ce ne sont pas les garnisons des « villes de guerre, ce ne sont pas les forteresses fédérales « qui nous protégeront contre la France, mais seulement « le mur d'airain du protestantisme ; » et ce mot, quelque temps après le congrès de Vienne, était devenu un axiome exploité par la passion anti-catholique et anti-française. On a eu tout le temps d'en apprécier la fausseté ; les catholiques d'Allemagne sont aussi bons Allemands pour le moins que les autres. Si quelque chose peut leur faire jeter les yeux vers la France, ce n'est pas le catholicisme, qui
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leur enseigne, au contraire, l'amour de la patrie, mais cet effort inique et brutal du protestantisme pour leur ôter la religion dans laquelle ils sont nés et dans laquelle ils veulent mourir ; car dès que l'on ôte à l'homme sa religion, on lui ôte aussi sa patrie. Rien ne le lie plus à des concitoyens qui l'ont frappé dans ce qu'il a de pInscher, rien ne l'attache plus au sol où ses autels ont cessé d'être honorés.
Lorsque l'on voit combien, indépendamment de toute considération d'équité, la simple raison politique condamne ce qui se fait et ce qui se prépare contre l'Eglise catholique dans les contrées du haut Rhin, on est conduit à y soupçonner l'influence d'une puissance également ennemie de l'Eglise catholique et de la paix de l'Allemagne. Une alliance intime existe entre l'empereur de Russie et le roi de Wurtemberg. Celui-ci a besoin d'un tel ami pour soutenir la hauteur de son caractère; et, d'un autre côté, tout ce qui peut faire naître et éveiller la discorde entre les peuples de l'Europe est utile et nécessaire au monarque qui vise à s'emparer du sceptre de l'Asie. Le Czar aimerait mieux allumer une guerre de religion en Allemagne que d'y voir triompher ses propres armées. Les deux partis se battraient pour sa cause, sans lui coûter aucune dépense d'hommes ou d'argent. A défaut de ce résultat, c'est toujours pour lui un avantage, et un avantage considérable, d'affaiblir la famille catholique, contre laquelle il devra infailliblement un jour se mesurer, et qui se lèvera la première et la dernière sur le chemin de son ambition.
Quoi qu'il en soit, voilà donc les deux pouvoirs en présence, le pouvoir de l'homme et le pouvoir de Dieu. Les voilà debout, l'un en face de l'autre, comme on les a vus toujours, et en Allemagne plus qu'ailleurs. Ils ont chacun
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sur les lèvres leurs anciennes maximes, et leur conduite s'y conforme. Le pouvoir temporel veut régner sur les corps et sur les âmes ; le pouvoir spirituel lui dit : « Les corps sont sous ta puissance et je ne te les dispute point ; je leur commande même de t'obéir, pourvu que tu ne les obliges pas à t'obéir contre la loi de Dieu, mais les âmes m'appartiennent, Jésus-Christ me les a données, elles sont à moi. » Le pouvoir temporel allègue pour tout droit sa volonté : Sicvolo, sic jubeo ; sit pro l'atione voluntas ; le pouvoir spirituel oppose pour toute force sa conscience : Non pos- sumus. Aux arguments que le pouvoir temporel tire des lois qu'il a faites sous la dictée de son caprice, le pouvoir spirituel répond en montrant les lois plus anciennes que Dieu lui a données : Juge toi-même si je dois t'obéir plutôt qu'à Dieu.
Tel est ce combat, tel il a toujours été. Après dix-huit siècles, la scène est la même qu'aux premiers jours. Comme Pierre et Jean répondaient à la Synagogue, ainsi l'Archevêque de Fribourg répond à la Bureaucratie ; et les juges de S. A. le duc de Nassau, lorsqu'ils font asseoir leur Évêque sur la sellette des malfaiteurs, croyant peut- être humilier sa dignité, oublient ou ne savent pas que cet outrage est un de ceux dont saint Paul se glorifiait. Combien faut-il le redire? Les chaînes furent les jouets de l'Église en son berceau ; elle fit ses premiers pas dans les prétoires et dans les lieux de supplice, et son air natal est l'air des prisons.
Il s'est toujours trouvé des hommes pour calomnier ces résistances sublimes de courage et de douceur. Il s'en trouvera pour calomnier celle-ci, et ils ne tarderont pas. Nous les entendrons s'élever contre l'esprit séditieux de ces Évêques qui refusent de laisser tomber l'àme des peu-
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pies dans les mains de la police, et qui veulent rendre intact à Dieu le dépôt qu'il leur a confié. Mais quelle que soit la fortune de ces déclamations haineuses et mensongères, elles ne tromperont pas la bonne foi qui voudra juger en connaissance de cause. L'Archevêque de Fribourg et ses collègues seront, au milieu de l'Allemagne et de l'Europe, les flambeaux qui porteront malgré tout la lumière dans bien des esprits. Regardez-la, cette Église si injuriée. Les uns la disent morte ; les autres parlent sans cesse de l'iniquité de ses maximes, de la fureur de ses impatiences, de l'audace insupportable de ses prétentions. Voyez si elle est morte. Elle semblait l'être : et en effet, dans ces contrées du moins où Dieu l'appelle maintenant au combat, elle a longtemps dormi d'un sommeil qui ressemblait à la mort. Elle endurait toutes les sujétions et toutes les avanies ; elle était chargée de tant de liens et affaiblie de tant de plaies, que ces petits souverains ont cru le moment venu de lui donner le dernier coup. Elle se relève pourtant, elle parle, et ses adversaires s'aperçoivent qu'ils n'ont réussi qu'à lui rendre la vigueur de son âge héroïque. Elle n'a pas besoin de soldats, de tribune, de journaux, elle se passe du concours de l'opinion et des bras de la multitude. Un vieillard de quatre-vingts ans, appuyé sur son bâton d'évêque au bord de la tombe, se lève pour elle, et c'est assez : tout l'appareil de la puissance politique est tenu en échec par ce seul homme. En un instant le terrain que la ruse avait patiemment usurpé est repris par le droit ; les liens qu'elle avait multipliés sont relâchés ou rompus ; dans les plaies qu'elle avait faites se répand le baume divin qui doit les guérir ; une Église se révèle où l'on pensait qu'il n'en existait plus.
Et que dit-il, cet Evèque, pour opérer un tel prodige ?
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quelles sont ses prétentions ? « J'ai vu les maux de l'Eglise et j'ai patienté longtemps. Après l'avoir asservie, on veut la détruire. On me demande ce qu'aucun Évêque ne saurait accorder sans trahir Dieu et les peuples. Je ne veux pas le faire, je ne peux pas le faire, je ne le ferai pas. Je ne céderai ni à la séduction ni à la violence. J'en appelle au Pape et à Dieu.» Voilà son langage. Et ce langage ne laisse plus aux gouvernements, s'ils veulent passer outre, qu'un crime à commettre ; un crime lâche, absurde, inutile, dont Dieu, comme il l'a toujours fait, leur demandera compte par le bras des peuples eux-mêmes, d'autant plus redoutables qu'ils auront été plus pervertis.
Nous espérons que les, gouvernements réfléchiront et s'arrêteront à temps. Ils affrontent de terribles comparaisons, de formidables souvenirs. Au nombre des siéges épiscopaux engagés dans la lutte, on voit celui de Mayence, le plus illustre de l'Allemagne, glorifié sous la domination romaine par sept évêques martyrs, rétabli par saint Boniface, occupé par saint Lulle et par Raban Maur. C'est là le vrai berceau de l'Allemagne. Elle y est née au christianisme, à la civilisation, aux arts. Les petits princes allemands ont laissé autre chose dans la mémoire des hommes. Quelques-uns de ces grands-ducs, dont les successeurs entreprennent de supprimer l'Église catholique, ont été saisis par la Révolution française au moment où ils venaient de vendre la fleur virile de leurs sujets à l'Angleterre pour soutenir sa guerre des colonies. On prenait le fils de la veuve, le père de famille, le jeune marié ; on les faisait passer pour volontaires, et Menzel raconte que sept mille de ces malheureux durent partir- en un jour. Quelquesuns sortirent des rangs et demandèrent combien le prince vendait chaque couple d'hommes. On les tua sur place.
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De l'argent qu'il se procurait ainsi, le prince entretenait un troupeau de concubines.
Par le temps qui court, il n'est pas bon pour la souveraineté qu'on lui fasse relire ces tristes lambeaux de son histoire.
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LES SOURCES DU DÉSORDRE SOCIAL.
— MARS 1854 —
1. Émancipation de la R aison. — L'homme de la nature et le protestantisme. — II. La philosophie de la Raison. — Paroles de Bossuet et de Leibnitz. — III. La politique de la Raison.
— Notion catholique de toute autorité. — Coup porté à l'autorité par le protestantisme. — IV. Voie de salut offerte à la société.
Si l'on recherche la cause du désordre qui a envahi les pensées des hommes, il est impossible de ne pas remonter à la rupture qui s'est opérée entre la science humaine et la science de Dieu, entre la raison finie et cette raison éternelle de qui doit procéder toute lumière. La cause du désordre est là. Du jour où la Raison s'est déclarée souveraine, indépendante, suffisante à elle-même et à tout, elle est entrée dans le dédale où l'on voit et où elle sent qu'elle s'égare de plus en plus. Séparée de tout élément divin, elle se restreint et se circonscrit au point de ne plus rien regarder au-dessus d'elle ; mais, cédant au sens contraire qui la subjugue, elle descend chaque jour plus bas vers la matière, et elle y cherche avec une sorte d'adoration toutes les jouissances de la vie.
C'est surtout par le côté moral que la faiblesse de l'homme apparaît. L'isolement moral fait de lui un être
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chétif, misérable, impuissant pour toute conception véritablement grande. Ayant perdu le fil qui le liait à toute chose ici-bas et qui le conduisait à toute chose, il ne sait plus où il en est ni en religion, ni en philosophie, ni en politique, ni en morale. Son intelligence, amputée de l'élément divin, tombe en des défaillances qui ressemblent à la mort.
Voyons comment nous avons marché dans l'erreur; en revenant sur nos pas nous trouverons la vérité.
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L'essence du Christianisme est l'union de Dieu et de l'homme. Commencée au jour de la création, rétablie et devenue intime par l'incarnation du Verbe, cette union se perpétue par le sacrement d'amour et par l'assistance promise et accordée à l'Église. L'homme ayant partout et toujours avec lui l'élément divin, voyant partout et toujours sa lumière, rencontrant partout et toujours son appui, ne peut errer ni tomber que par un abus du plus bel apanage qu'il ait reçu de Dieu : la liberté. Dans l'ordre, il est invincible ; s'il veut sortir de l'ordre, il le peut aisément, mais il est perdu.
Pour pervertir l'homme, il suffisait donc de le séparer de l'élément divin, c'est-à-dire, de le réduire à ses propres forces. Les ouvriers de l'Iniquité, continuateurs de l'œuvre de Satan, l'ont compris ; ils ont tenté de le faire ; ils l'ont fait.
Le plus difficile était sans doute d'isoler l'homme et de le séparer de Dieu jusque dans le sein de la religion : de créer un chrétien qui, en présence de l'Église, dépositaire
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etinterprète de la vérité de Dieu, proclamât la souveraineté de.sa propre raison. Cet effrayant prodige, le Protestantisme l'a opéré.
En proclamant le droit du libre examen, en soumettant la raison de Dieu à la raison souveraine de l'homme, en donnant à chaque individu la faculté ou plutôt en lui imposant l'obligation de se créer à lui-même sa religion dans les limites de la Bible, les prétendus réformateurs du seizième siècle ont nié la présence sur la terre de l'autorité divine. Par là, ils ont donné aussitôt l'existence à des religions purement humaines, dont l'unique avantage sur le paganisme est d'offrir une moralité plus douce et un ensemble d'opinions moins absurde ou moins révoltant. Puisque la Raison avait conquis la part de Dieu dans la direction morale de l'humanité, elle devait rester seule maîtresse des croyances, des doctrines, des lois, des mœurs. Elle a revendiqué et exercé ce droit de sa victoire. Dès lors, plus de tradition, plus d'infaillibilité, plus de vérité absolue, plus de droit divin, plus de lien d'unité dans la foi ; en d'autres termes, plus de foi !
Mais voyez ce que fait la raison émancipée : subitement, la voilà qui erre à travers les opinions religieuses, sans trouver un motif suffisant de s'arrêter à aucune. D'une soumission aveugle à la parole des novateurs, elle passe tout droit à l'indépendance absolue, et cette indépendance se courbe avec une indifférence honteuse sous n'importe quelle dictature. On a abandonné la foi de l'Eglise, et on reçoit les dogmes impérieux de Luther, de Calvin, d'Elisabeth, de Gustave-Adolphe. On n'est plus avec le Pape, mais on est avec les Quakers, avec les frères Moraves, avec Stork, avec Knox, avec Ronge, avec mille autres qui ne démontrent bien clairement que leur im-
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puissance à trouver la vérité. Le couronnement de tous ces efforts, le résultat de toutes ces recherches, c'est le sommeil du doute. Le réveil sera le déisme le plus voisin de l'incrédulité pure et formelle, a Un déiste, dit Bonald, est un homme qui dans sa courte carrière n'a pas eu le temps de devenir athée. » Les peuples ont le temps de voir la funeste semence germer dans leur sein et donner tous ses fruits. Ils vont au bout, à la dernière extrémité de l'erreur : ils tombent dans l'indifférence, dans le mépris de toute religion. Comment ne pas nier Dieu, dès qu'il devient impossible de savoir comment il faut le servir ?
A défaut des longs enseignements de l'histoire, la seule étude de l'homme fait voir qu'il ne peut tenir longtemps un certain milieu de doute entre la vérité et l'erreur, conservant assez de foi ou retenu par des moyens de police assez puissants pour garder en cet état on ne sait quelle moyenne de vertus somnolentes capables de garantir l'ordre social. Ceux qui espèrent un résultat pareil n'ont guère réfléchi sur le mystère de l'humanité.
Saint Maximin, abbé, signalait trois choses qui attirent l'homme, ou plutôt vers lesquelles il se porte librement : Dieu, la nature et le monde. Chacune en l'attirant le détache des deux autres, le transforme en soi, et le fait devenir par inclination ce qu'elle-même est par sa nature. Si c'est Dieu qui le mène, Dieu lui accorde par sa grâce une déification surnaturelle, et le détache ainsi parfaitement de la nature et du monde (1). Si c'est la nature qui
(1) Dieu, dit saint Cyprien, n'a revêtu la forme de l'homme que pour élever l'homme jusqu'à Dieu, le Christ ayant voulu être l'homme, pour que l'homme pût être ce qu'est le Christ. Illic Deus noster, hic Christus est, qui mediator duorum, hominem induit quem perducai ad Pa- trem. Quod homo est esse Christus voluit, ut et homo possit esse quod hristus est.
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le conduit, l'homme ne se montre que l'homme de la nature, un certain milieu entre Dieu et le monde qui ne participe volontairement ni de l'un ni de l'autre. Si c'est le monde qui l'entraîne, le monde fait de l'homme une brute, c'est-à-dire de la chair ; lui inspire des convoitises qui l'éloignent de Dieu et lui apprennent à faire des choses contre nature. Les deux extrêmes, savoir Dieu et 'le monde, détachent donc l'un de l'autre, comme aussi du milieu, ou de la nature. Si ce milieu, si la nature seule l'emporte, elle éloigne également l'homme des deux extrêmes, ne lui permettant pas de s'élever jusqu'à Dieu ni de se ravaler jusqu'au monde. Dès que l'homme s'attache volontairement à l'une de ces trois chos'es,- son action change aussitôt avec lui, et lui-même s'appelle différemment ou charnel, ou animal, ou s ,pirituel. Le caractère distinctif de l'homme charnel, est de ne savoir faire que le mal ; de l'homme animal, de ne vouloir ni faire le mal ni souffrir du mal ; de l'homme spirituel, de ne vouloir faire que le bien et de souffrir courageusement pour la vertu toutes sortes de maux (i).
Ce que le Protestantisme pouvait espérer de plus beau, c'était d'accroître beaucoup la portion animale de. l'humanité, en y faisant redescendre tous ceux que la connaissance et l'amour de Dieu élevaient jadis à la vie spirituelle..., tous ceux du moins que leur ardeur n'aurait pas entraînés d'un extrême à l'autre et qui, n'ayant plus pour but le bien le plus élevé, auraient consenti à s'arrêter dans ce terne et vulgaire milieu, résistant à la séduction de se précipiter dans les profondeurs du mal.
Mais cet homme de la nature, cet animal qui veut bien
(1) Lettre de saint Maximin, alibé, à Thalassius.
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n'être pas malfaisant, tient d'abord à ne pas souffrir, et l'absence de la douleur est la condition essentielle de sa bénignité. A ce prix seulement il est inoffensif et tranquille. Or, dans la privation des sacrements et du culte et dans la libre interprétation des Écritures, qui instituent l'homme son propre prêtre et, par une conséquence prochaine, son propre Dieu, on voit tout ce qu'il faut pour lui ôter la vie de la foi, puis la foi, puis enfin le remords : il n'y a rien qui puisse le préserver de la douleur. Elle vient toujours, de tous les côtés d'où elle avait l'habitude de venir ; elle vient aussi d'où elle ne venait pas, du ciel, d'où venaient jadis la consolation, la force, l'espérance : elle vient non plus comme avertissement, comme épreuve, comme frein, c'est- à-dire comme secours, mais comme une humiliation gratuite, comme une malédiction non méritée, comme une injustice. Au lieu d'apaiser, elle irrite; au lieu de convertir, elle indigne ; au lieu de détacher de la vie, elle inspire la soif de toutes les jouissances de la vie, unique consolation et seul adoucissement de tant de maux sans remède. Parla douleur, l'homme animal descend donc d'un degré ; le voilà charnel. Dieu n'y étant plus, la douleur, qui devait le ramener vers Dieu, le pousse vers le monde, où il voit le plaisir, la domination, la vengeance ; et il fait le mal parce qu'il ne veut pas souffrir le mal.
Cependant la douleur, continuant de le poursuivre, ne l'atteint pas seulement de ses flèches qui transpercent le corps et l'âme. Elle l'obsède aussi des cruels problèmes dont elle fatigue l'orgueil de l'esprit humain. Qui empêchera l'homme de se demander pourquoi il souffre, soit qu'il fasse le mal, soit qu'il ne le fasse pas, et même lorsqu'il prétend et croit faire le bien ? Et puisqu'il n'a plus la lumière de Dieu, quel flambeau allumé de sa main l'ai-
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dera jamais à trouver le mot de l'énigme ? Qui lui révélera le mystère de cette grandeur qu'il sent en lui, et de cette bassesse qu'il y trouve ? de cette puissance qui lui soumet les éléments, et de cette infirmité qui le soumet à la douleur ? Pourquoi dominateur du monde, sans pouvoir y trouver une joie pure et assurée? Pourquoi sujet de la mort, et en dépit de sa raison, sujet perpétuellement craintif, quand la mort n'est que l'accident qui le délivre des perpétuels mécomptes de la vie ? Pourquoi, malgré tout, n'est- il pas en assurance de ce côté-là même? D'où vient qu'après s'être affranchi dans son esprit du regard de Dieu, il frissonne devant ce spectre toujours présent, et murmure encore le terrible ,peut-'tre e ?
La foi catholique répond à ces questions formidables. Elle connaît l'homme, parce qu'elle connait Dieu. « De- « mandez aux philosophes profanes, dit Bossuet, ce que « c'est que l'homme : les uns en feront un Dieu, les autres « un rien ; les uns diront que la nature le chérit comme « une mère et qu'elle en fait ses délices ; les autres, qu'elle « l'expose comme une marâtre et qu'elle en fait son rebut; « et un troisième parti, ne sachant que deviner touchant « la cause de ce grand mélange, répondra qu'elle s'est « jouée en unissant deux pièces qui n'ont aucun rapport, « et ainsi, que par une espèce de caprice elle a formé ce « prodige qu'on appelle l'homme... Vous vous trompez, « ô sages du siècle : l'homme n'est pas les délices de la « nature, puisqu'elle l'outrage en tant de manières : « l'homme ne peut non plus être son rebut, puisqu'il a « quelque chose en lui qui vaut mieux que la nature elle- « même ; je parle de la nature sensible. D'où vient donc « une si étrange disproportion? Faut-il que je vous le « dise ? Et ces masures mal assorties, avec ces fondements
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« magnifiques, ne crient-elles pas assez haut que l'ouvrage « n'est pas en son entier ? Contemplez cet édifice, vous y « verrez des marques d'une main divine ; mais l'inégalité « de l'ouvrage vous fera bientôt remarquer ce que le péché « a mêlé du sien.
« L'homme a voulu bâtir à sa mode sur l'ouvrage de son « Créateur, et il s'est éloigné du plan : ainsi, contre la ré- « gularité du premier dessein, l'immortel et le corrup- « tible, le spirituel et le charnel, l'ange et la bête, en un « mot, se sont trouvés tout à coup unis. Voilà le mot de « l'énigme, voilà le dégagement de tout l'embarras : la « foi nous a rendus à nous-mêmes, et nos faiblesses hon- « teuses ne peuvent plus nous cacher notre dignité natu- « relie. - '
« Mais, hélas ! que nous profite cette dignité ? Quoique « nos ruines respirent encore quelque air de grandeur, « nous n'en sommes pas moins accablés dessous ; notre « ancienne immortalité ne sert qu'à nous rendre plus in- « supportable la tyrannie de la mort ; et quoique nos âmes « lui échappent, si cependant le péché les rend miséra- « bles, elles n'ont pas de quoi se vanter d'une éternité si « onéreuse ! Que dirons-nous ? que répondrons-nous à une « crainte si pressante ? Jésus-Christ y répondra dans l'É- « vangile. Il vient voir le Lazare décédé, il vient visiter la « nature humaine qui gémit sous l'empire de la mort. Ali ! « cette visite n'est pas sans cause : c'est l'ouvrier qui vient « en personne pour reconnaître ce qui manque à son édi« fice ; c'est qu'il a dessein de le réformer suivant son pre« mier modèle : Secundum imaginent ejus qui creavit « illum.
« Ame remplie de crimes, tu crains avec raison l'im- « mortalité qui rendrait ta mort éternelle. Mais voici en la
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« personne de Jésus-Christ la résurrection et la vie : qui « croit en lui ne meurt pas ; qui croit en lui est déjà vivant « d'une vie spirituelle et intérieure, vivant par la vie de la « grâce qui attire après elle la vie de la gloire. Mais le « corps est cependant toujours sujet à la mort ? 0 âme, « console-toi : si ce divin architecte qui a entrepris de te « réparer, laisse tomber pièce à pièce ce vieux bâtiment « de ton corps, c'est qu'il veut te le rendre en meilleur « état, c'est qu'il veut le rebâtir dans un meilleur ordre ; il « entrera pour un peu de temps dans l'empire de la mort, « mais il ne laissera rien entre ses mains, si ce n'est la « mortalité. »
Cependant, cette réponse si claire, le protestant, dont le dogme fait Dieu auteur du péché, ne peut l'entendre ; l'homme animal, dont le grossier appétit s'attache aux jouissances de la vie, ne peut la recevoir, animulis hom o non percipit ea quœ sunt Dei ; l'homme charnel, qui se complaît dans le mal, la méprise ; et tous, suivant malheureusement les conseils de leur raison séparée de- Dieu, s'égarent de plus en plus dans ces ténèbres qui tout à la fois les pervertissent et les désespèrent. Nous allons voir ce qu'y devient la philosophie.
II
Chassé de la Religion, l'élément divin devait l'être, à plus forte raison, de la Philosophie. Durant des siècles, la Raison s'éclaira de la lumière "révélée pour avancer dans l'étude des phénomènes physiques et moraux de-la création. Elle faisait alors des pas immenses. Un seul homme, mn Albert le Grand, un Vincent de Beauvais, un Thomas
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d'Aquin, pouvait sans trop de témérité entreprendre le tableau de la science universelle et donner la synthèse du monde.
Depuis que la Philosophie a fait divorce avec la Révélation, comme le Protestantisme avait fait divorce avec l'Église, la Raison, errant au hasard dans le désert de la pensée peuplé de fantômes et plein de mirages, et ne trouvant nulle part un j alon pour reconnaître son chemin, a successivement tout soumis à ses investigations, tout affirmé, tout contesté, tout nié; d'extravagances en extravagances, elle s'est niée elle-même, non pas, hélas! pour confesser son impuissance, mais par un dernier excès d'orgueil, et comme pour se punir de l'instinct qui la pousse à retourner vers Dieu, vers la vérité.
La raison émancipée, c'est-à-dire incrédule, n'a fait autre chose, depuis sa victoire, que travailler à détruire ce que la raison soumise, c'est-à-dire croyante, avait édifié après de longs siècles et de puissants travaux. Il semble qu'elle devrait avoir fini ; mais, d'une part, telle était la grandeur et la solidité de l'ouvrage que certaines parties résistent encore ; et, de l'autre, telle est cette frénésie de destruction, que rien ne l'entrave et rien ne l'arrête. Le travail continue. Les libres penseurs se multiplient sous l'influence du principe protestant. Ils attaquent les dernières bases de l'édifice social, mises à nu, avec la même rage et la même impéritie que leurs devanciers en ont attaqué et détruit la beauté extérieure ; ils se ruent contre ces débris dont la chute va les écraser.
Les principes admis produisent partout les mèmes conséquences, et une rigueur toute fatale gouverne la logique des opinions et des mouvements sociaux. Comme le premier réformateur avait dit : A la Raison seule le droit de
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se chercher une religion dans la Bible 1 le premier éclectique s'est écrié : A la Raison seule le droit de se chercher ■ une doctrine dans les enseignements de tous les philosophes 1 Le premier a produit des milliers de sectes religieuses, et le second des milliers de sectes rationalistes. Le premier a introduit le désordre dans la conscience; le second amis au comble le désordre dans la pensée. Chose singulière ! Pas plus l'un que l'autre, le novateur religieux et le novateur rationaliste ne peuvent faire- école. Ils se voient, de leur vivant, dépouillés de l'autorité magistrale, battus par leurs propres disciples sur le terrain qu'ils avaient défriché.
Luther emploie inutilement le glaive des princes pour appuyer sa doctrine et la protéger contre l'esprit d'innovation dont elle est en même temps le résultat et la cause : de chaque village sort un théologien prêt à réformer le réformateur. Le chef des éclectiques français, dominateur souverain des écoles, a beau faire implanter ses systèmes dans toutes les jeunes intelligences : ses élèves se vantent dè n'être pas ses disciples, et de n'avoir appris de lui que le droit et l'art de penser autrement que lui. Usant du <lroit illimité de se choisir ou de se faire une doctrine, ils suivent leur attrait et s'attachent l'un au fatalisme, l'autre à la Providence ; l'un au spiritualisme de Socrate, l'autre au matérialisme de Spinosa ; tel devient sensualiste à la mode d'Épicure, tel se fait sévère et rigidè à la manière de Zénon ; celui-ci se renferme avec Pyrrhon dans le scepticisme, celui-là s'enfonce dans l'athéisme avec Dia- goras. Il en est, et ce ne sont ni les moins nombreux ni les moins logiques, qui tirent du droit dè choisir partout le droit de rejeter tout, les anciens et les modernes, le grand Aristote et M. Cousin, - pour ne devoir qu'à
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eux-mêmes l'idole qu'ils adoreront, ou plutôt pour être eux-mêmes cette idole? La seule chose que tous aient en commun, c'est l'infatuation de leur propre pensée, étant . persuadés également, les sceptiques et les athées comme les autres, qu'ils sont possesseurs de la vérité.
Cet orgueil aveugle est la vieille maladie de la Raison, particulièrement visible en ceux qui font métier d'enseigner la sagesse : « Les capitaines des Grecs, aprez la « défaite des Barbares, dit Plutarque, estant assemblez en « conseil pour donner leurs voix sur l'adjudication des prix « et honneur de prouesse, tous se jugèrent eux-mêmes les « premiers et plus vaillants : et des philosophes, il n'y en « a pas un qui ne fasse tout de même. » Oui ! tout de même. Et cela plus sincèrement peut-être qu'on ne pense. La vérité étant à leurs yeux quelque chose de relatif, de variable suivant les intelligences qui la façonnent, tous ont raison ; car tous ont la raison telle qu'on l'a faite, c'est-à- dire privée du flambeau qui l'aidait à se conduire dans les obscurités des sciences morales.
Dans cet état, en connaît-on beaucoup qui puissent mériter l'éloge que Tertullien accordait aux philosophes du paganisme, d'avoir quelquefois frappé à la porte de la vérité, Veritatis fores pulsant ? S'ils l'ont fait, nous n'avons que trop sujet de leur adresser néanmoins les reproches dont Bossuet charge leurs devanciers : « Soit que dans ce grand débris des connaissances humaines, Dieu ait voulu conserver quelque petit reste, comme des vestiges de notre première institution ; soit, comme dit Tertullien, que cette longue et terrible tempête d'opinions et d'erreurs les ait Quelquefois jetés au port par aventure et par un heureux égarement ; soit que la Providence divine ait voulu faire éclater sur eux quelque lumière pour
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la conviction de leurs erreurs : il est assuré qu'au milieu de tant de ténèbres, ils ont entrevu quelque jour, et re- • connu confusément quelques vérités. Mais le grand Paul leur reproche qu'ils les ont injustement détenues captives, et en voici la raison : c'est qu'ils voyaient le principe, et ils ne voulaient pas ouvrir les yeux pour en reconnaître les conséquences nécessaires. Par exemple, l'ordre visible du monde leur découvrait manifestement les invisibles perfections du Créateur ; et quoique la suite de cette doctrine fût de lui rendre l'hommage qu'une telle majesté exige de nous, ils refusaient de servir Celui qu'ils reconnaissaient pour leur souverain. Ainsi la vérité gémissait captive sous une telle contrainte, et souffrait violence en eux, parce qu'elle n'agissait pas dans toute sa force : de sorte qu'il la fallait délivrer du pouvoir de ces violents usurpateurs, et la remettre, comme une vierge honnête et pudique, aux mains du christianisme, qui seul la conserve dans sa pureté. »
La raison catholique ne s'était pas bornée à conserver la vérité dans sa pureté. Elle avait eu aussi son éclectisme, bien différent de celui de la raison protestante. Recueillant avec soin les débris de la sagesse antique et les lumières que peut fournir toute étude humaine, elle les éprouvait et les plaçait ensuite comme un rempart ou comme un ornement autour du trône où elle asseyait la vérité. Suivant saint Jean Damascène, la science est la connaissance vraie de ce qui est. Notre esprit ne l'ayant pas en lui-mème, non plus que l'œil la lumière, il lui faut un Maître. Ce Maître est la Vérité et la Sagesse mêmes, le Christ, en qui tous les trésors de la science sont enfermés. L'application et le travail peuvent tout apprendre, mais moyennant la grâce de Dieu avant tout et après tout. L'apôtre nous aver-
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tissant d'éprouver toute chose et de retenir ce qui est bon, nous consulterons les écrits des sages de la Gentilité ; peut- être y trouverons-nous quelque chose d'utile à notre âme. Tout artisan, pour faire son ouvrage, a besoin d'instruments : nous nous servirons aussi de ceux-là. Les sciences purement humaines sont les servantes de la vérité, des instruments et des armes pour la défendre. C'est ainsi qu'il faut philosopher ; mais, quel sera le but de la philosophie ? Ce docteur nous le fait connaître en définissant parfaitement la philosophie. « C'est, dit-il, la science naturelle de « ce qui est en tant que cela est, la science des choses di« vines et humaines, la méditation de la mort, l'imitation de « Dieu, l'art des arts, la science des sciences, enfin l'amour « de la sagesse. Or, la vraie sagesse, c'est Dieu ; donc l'a- « mour de Dieu est la vraie philosophie. »
Un siècle et demi après que le Protestantisme eut écarté la Philosophie de cette voie large et lumineuse, le protestant Leibnitz n'eut besoin que de considérer la marche nouvelle et les tendances fatales de l'esprit philosophique pour annoncer, cent ans à l'avance, les révolutions dont l'Europe est ébranlée. Il écrivait dans ses Nouveaux essais sur l'entendernent humain :
« On doit prendre des précautions contre les mauvaises doctrines. Si l'équité veut qu'on épargne les personnes, la piété ordonne de représenter où il appartient le mauvais effet de leurs dogmes quand ils sont nuisibles, comme sont ceux qui vont contre la providence d'un Dieu parfaitement sage, bon et juste, et contre cette immortalité des âmes qui les rend susceptibles des effets de sa justice , sans parler d'autres opinions dangereuses par rapport à la morale et à la police. Je sais que d'excellents hommes et bien intentionnés soutiennent que ces opinions théoriques ont bien moins d'influence dans la pratique qu'on ne pense : et je sais aussi qu'il y a des personnes d'un naturel excellent à qui les opinions ne feront jamais rien faire
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d'indigne d'elles. D'ailleurs, ceux qui sont venus à ces erreurs par spéculation ont coutume d'être plus éloignés des vices dont le commun des hommes est susceptible, outre qu'ils ont soin de la dignité de la secte dont ils sont comme chefs. Mais ces raisons cessent le plus souvent dans leurs disciples et leurs imitateurs, qui, se croyant déchargés de l'importune crainte d'une Providence surveillante et d'un avenir menaçant, lâchent la bride à leurs passions brutales et tournent leur esprit à séduire et à corrompre les autres. Et s'ils sont ambitieux et d'un caractère un peu dur, ils seront capables, pour leur plaisir et leur avancement, de mettre le feu aux quatre coins de la terre ; et j'en ai connu de cette trempe. Je trouve même que des opinions approchantes, s'insinuant peu à peu dans l'esprit des hommes du grand monde, qui règlent les autres et dont dépendent les affaires, et se glissant dans leê livres à la mode, DISPOSENT TOUTES CHOSES A LA RÉ- VOLUTION GÉNÉRALE DONT L'EUROPE EST MENACÉE, et achèvent de détruire ce qui reste dans le monde des sentiments généreux des anciens Grecs et Romains, qui préféraient l'amour de la patrie- et du bien public et le soin de la postérité à la fortune et même à la vie. Ces publics spirits, comme les Anglais les appellent, diminuent extrêmement et ne sont plus à la mode'; et ils cesseront davantage de l'être quand ils cesseront d'être soutenus par la bonne morale et la vraie religion, que la raison naturelle même nous enseigne. Les meilleurs du caractère opposé, qui commence de régner, n'ont plus d'autre principe que celui qu'ils appellent de l'honneur. Mais la marque de l'honnête bomme et de l'homme d'honneur, chez eux, est seulement de - ne faire aucune bassesse comme ils la prennent. On se moque hautement de l'amour de la patrie ; on tourne en ridicule ceux qui ont soin du public ; et si quelque homme bien intentionné parle de ce que deviendra la postérité, on répond : Alors comme alors ! Mais il pourra arriver à ces personnes d'éprouver ellesmêmes les maux qu'elles croient réservés à d'autres. Si l'on se corrige encore de cette maladie d'esprit épidémique, dont les mauvais effets commencent à être visibles, ces maux seront peut-être prévenus ; mais si elle va croissant, la Providence corrigera les hommes par la révolution même qui doit en naître. Car, quoi qu'il puisse arriver, tout tournera toujours pour le mieux en général au bout du compte, quoique cela ne doive et ne puisse pas arriver sans le châtiment de ceux qui ont contribué même au bien par leurs actions mauvaises. »
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Ainsi parlait Leibnitz. Ce grand homme, épouvanté pour l'ordre social, écrivait, dès l'année 1670 : « Puissent « tous les savants réunir leurs forces pour terrasser le « monstre de l'athéisme et ne pas laisser davantage croître « un mal d'où l'on ne peut attendre que l'anarchie uni- « verselle ! »
II ne fut pas assez entendu. Le mal, plus grand et plus terrible qu'il ne le voyait, envahit les sciences politiques.
III
L'élément divin, chassé de la religion et de la philosophie, devait être et a été chassé de la politique.
Il était impossible que la raison individuelle, proclamée souveraine, bornât sa pleine puissance à se choisir une religion et une philosophie, et rentrât ensuite docilement dans la règle sociale, conservant à l'autorité temporelle le caractère divin qu'elle refusait à toute autorité. Que serait la liberté de penser sans la liberté de dire? et la liberté de dire sans la liberté de faire? et la liberté de faire, s'il y avait une règle quelconque qui ne pùt jamais être attaquée? Telle est a constance inexorable avec laquelle les principes admis enfantent les mêmes conséquences dans tout ce qui tient à l'humanité.
La raison individuelle, souveraine en religion, souveraine en philosophie, le devient donc en politique. Après s'être fait, de son plein gré, une religion et une philosophie, l'individu veut se faire un gouvernement, suivant les idées et les goùts qui l'ont guidé dans le choix du reste. C'est le spectacle déjà ancien qu'ont renouvelé les quatre années de la dernière république. En même temps que la
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notion du droit de Dieu périt dans la conscience et dans l'esprit, la notion de l'Autorité, fille du ciel, s'efface, laissant le champ libre aux combats des intérêts individuels, armés les uns contre les autres de toute la force et de tout l'entêtement de l'égoïsme.
La nature refuse d'extravaguer autant que la raison le voudrait. Dieu ayant miséricordieusement créé l'individu trop faible pour qu'il puisse faire prévaloir sa volonté particulière, chaque individu cherche à se fortifier en s'asso- ciant à ceux qui partagent ou avoisinent ses opinions ; et ainsi quelque forme d'autorité se conserve toujours. Mais c'est la malédiction qui reste, quand la bénédiction est écartée. Soustrait au droit de Dieu, l'homme tombe immédiatement sous le joug de l'homme.Dans ce morcellement et dans cette contrefaçon de l'autorité, la société, qui était une famille, dégénère en un pêle-mêle de tribus dont le plus ardent désir est de s'anéantir réciproquement. Vivante image des sectes du protestantisme et des écoles de philosophie ! Mêmes principes, même résultat, droit pareil ! Otez l'idée du devoir, laquelle ne vient jamais que de Dieu, puisque l'homme ne peut rien imposer à l'homme, et dites ensuite qui a raison. En droit, vous n'avez rien à objecter au parlementaire, à l'absolutiste, au socialiste, même au partisan de la vie sauvage. Celui qui a raison ? C'est celui qui triomphe ; et l'éclectisme, quoique parlementaire en politique, a précisément une théorie pour diviniser toujours le succès. En l'absence du Droit, c'est la Force qui est le Droit. Quoi ! le droit de la Force ? Oui ; il n'y en a plus d'autre. Et non-seulement vos raisonneurs sont les premiers à se prosterner, pour peu que le vainqueur les caresse et les intimide ; mais la Raison est obligée de s'incliner devant le droit de la Force, lorsque par ses abus,
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pervertissant les esprits et les consciences, cette orgueilleuse Raison a enfin ruiné la force du Droit.
La politique de la Raison souveraine se réduit au maniement de la foule. On agite la foule par la passion, par l'erreur, par la crainte, et de cette fermentation se dégage une force qui peut tout, mais qui passe vite et qui par elle- même ne crée rien ; irrésistible comme la vapeur, subtile et stérile comme elle.
La science de la foule, l'art d'y créer la force et de s'en emparer, n'est pas un attribut régulier du pouvoir ; c'est un accident, un don de génie, quelquefois un don de circonstance, aussi propre à perpétuer l'esprit de révolution que commode pour le vaincre. Les dictées de la raison philosophique n'en enseignent pas le bon usage, n'en combattent pas l'usage mauvais. La Force fait ce qu'elle veut, la Raison n'objecte rien. Elle approuve, suivant le conseil égoïste du moment. Elle applaudit même au mal; elle applaudit sans scrupule, sans remords, sans craindre Dieu ni la postérité. Elle est souveraine ! Dieu n'a rien à dire, la postérité se tirera d'affaire comme elle pourra. C'est ainsi que la souveraineté de la Raison, en détruisant la notion de l'Autorité, remplace l'autorité par le despotisme, l'obéissance par la servilité, la liberté par l'esclavage.
Dieu n'a rien plus soigneusement enseigné à l'homme que le respect de l'Autorité. Adam, ouvrant les yeux, voit d'abord son Maître. Eve, aussitôt qu'appelée à la vie, reçoit le commandement d'obéir à Adam, et ce n'est pas une punition, puisqu'elle est encore innocente. Ayant enfanté, Ève dit à son tour : « J'ai possédé un homme par la grâce de Dieu. » Dieu ayant mis dans nos parents, comme étant en quelque façon les auteurs de notre vie, une image de la puissance par laquelle il a tout fait, il leur a trans-
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mis aussi une image de la puissance qu'il a sur ses œuvres. C'est pourquoi nous voyons dans le Décalogue, qu'après avoir dit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et ne serviras que lui, il ajoute aussitôt : Honore ton père et ta mère. Ce précepte est comme une suite de l'obéissance qu'il faut rendre à Dieu qui est le vrai père... Caïn, qui viola le premier la fraternité humaine par un meurtre, fut aussi le premier à se soustraire à l'empire paternel.
L'autorité politique, forme agrandie de l'autorité paternelle, n'est pas établie avec moin§ de soin. Elle vient de Dieu. Le prince, dit saint Paul, est ministre de Dieu pour le bien. Et avant saint Paul, le trône royal était considéré comme le trône de Dieu même. «Dieua choisi mon fils Salo- « mon pour le placer dans le trône où règne le Seigneur « sur Israël. » Et encore : « Salomon s'assit sur le trône du « Seigneur.» Bossuet, qui nous fournit ces interprétations, ajoute : « Et afin qu'on ne croie pas que cela soit particulier « aux Israélites d'avoir des rois établis de Dieu, voici ce « que dit l'Ecclésiastique : Dieu donne à chaque peuple « son gouverneur, et Israël lui est réservé. Il gouverne « donc tous les peuples et leur donne à tous leurs rois, « quoiqu'il gouverne Israël d'une manière plus particu- « lière et plus déclarée. »
Quelle que soit la forme traditionnelle ou accidentelle du Gouvernement, il y a donc de nécessité, à moins de cas tout à fait extraordinaires et passagers, une autorité qui est de Dieu, et à laquelle la raison individuelle doit obéir, sous peine de crime contre la raison générale et contre la société.
Cette autorité, le principe protestant, introduit dans la politique, la mine sans cesse par des coups sous lesquels la société elle-même doit périr.
Il y réussit d'autant mieux que, dans cette guerre con-
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tinuelle et pour ainsi dire naturelle contre l'Autorité, il sait se la donner elle-même pour complice. Tantôt il pervertit directement les dépositaires de l'Autorité, en leur insufflant son esprit ; tantôt, par les conseils d'une fausse sagesse, il les engage à prendre leur appui dans la foule qui, sous divers drapeaux, suit les mauvaises doctrines, plutôt que dans l'élite relativement faible, mais fidèle et compacte, qui n'a pas abandonné la vérité.
Bossuet donne certainement une part assez large à l'Autorité politique. Il déclare qu'elle est absolue et il pose comme un des caractères essentiels de l'esprit du christianisme de faire respecter les rois avec une espèce de religion, que Tertullien appelle la religion de la seconde majesté. Mais aussitôt, décrivant de quelle manière cette autorité absolue doit s'exercer, il y met des limites sur lesquelles n'ont pas assez réfléchi ceux qui l'accusent d'être un docteur du despotisme :
«Les rois, dit-il, doivent trembler en se servant de la puissance que Dieu leur donne, et songer combien est horrible le sacrilége d'employer au mal une puissance qui vient de Dieu. Quelle profanation et quelle audace aux rois injustes de s'asseoir dans le trône de Dieu pour donner des arrêts contre ses lois!... Saint
Grégoire de Nazianze parle ainsi aux empereurs : Respectez votre pourpre ; reconnaissez le grand mystère de Dieu dans vos personnes ; il gouverne par lui-même les choses célestes ; il partage celles de la terre avec vous. Soyez donc des dieux à vos sujets. C'est-à-dire :
Gouvernez comme Dieu gouverne, d'une manière noble, désintéressée, bienfaisante, en un mot divine. »
D'un bout à l'autre, ce livre de Bossuet, ce prétendu code du despotisme, n'est que le code des devoirs de la royauté. Plût à Dieu que les souverains le lussent sans cesse ! Ils y verraient que la royauté est une institution créée par la Providence pour le seul bien des peuples :
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« Le prince n'est pas né pour lui-même, mais pour le bien public. » Bossuet établit et prouve en cent manières cette vérité. Relisons le beau passage où il commente dans ce but la vie de Moïse. Nulle part n'éclate davantage la majesté de son génie :
« Dieu lui donne son peuple à conduire, et en même temps il faut qu'il s'oublie lui-même.
« Après beaucoup de travaux, et après qu'il a supporté l'ingratitude du peuple pendant quarante ans pour le conduire en la terre promise, il en est exclu : Dieu le lui -déclare, et que cet honneur était réservé à Josué.
« Quant à- Moïse, il" lui dit : « Ce ne sera pas vous qui introduirez ce peuple dans la terre que je lui donnerai. » Comme s'il lui disait : Vous en aurez le travail et un autre en aura le fruit.
« Dieu lui déclare sa mort prochaine ; Moïse, sans s'étonner et sans songer à lui-même, le prie seulement de pourvoir au peuple : « Que le Dieu de tous les esprits donne un conducteur « à cette multitude qui puisse marcher devant eux, qui les « mène et qui les ramène, de peur que le peuple du" Seigneur ne « soit comme une brebis sans pasteur. »
« Il lui ordonne une grande guerre en ces termes : « Venge « ton peuple des Madianites, et puis tu mourras. » Il veut lui faire savoir qu'il ne travaille pas pour lui-même et qu'il est fait pour les autres. Aussitôt, et sans dire un mot sur sa mort prochaine, Moïse donne ses ordres pour la guerre et l'achève tranquillement.
« Il achève le peu de vie qui lui reste à enseigner le peuple ■et à lui donner des instructions qui composent le livre du Deuté- ronome. Et puis il meurt, sans aucune récompense sur la terre, dans un temps où Dieu les donnait si libéralement. Aaron a le sacerdoce pour lui et pour sa postérité ; Caleb et sa famille est pourvu magnifiquement ; les autres reçoivent d'autres dons, Moïse rien ; on ne sait ce que devient sa famille. C'est un personnage public né pour le bien de l'univers ; ce qui aussi est la véritable grandeur. »
Telle est la notion catholique de la royauté et de toute autorité. Son droit vient de Dieu, le dévouement est son devoir. Elle est ordonnée de Dieu pour l'intérêt général,
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particulièrement pour l'intérêt des faibles et des petits.
Nous avons entendu Leibnitz signaler, comme un des plus pernicieux effets de la mauvaise philosophie, la décadence du sentiment généreux avec lequel les hommes appelés à l'exercice du pouvoir dans la société chrétienne se vouaient jadis au bien public. Il rappelle à cette occasion les beaux exemples des anciens, regrettant qu'ils ne fussent plus guère suivis. On voit que Bossuet savait en proposer de plus augustes et mieux faits pour être écoutés. On voit aussi, et son livre écrit pour l'héritier de Louis XIV le prouve autant que les gémissements de Leibnitz, que ces exemples n'avaient pas été proposés en vain. Jusqu'alors l'Autorité avait connu et accompli ses devoirs, sinon partout et toujours, du moins assez généralement pour que l'on s'étonnât encore de la disposition où elle était d'y manquer. Le dévouement, loi divine de son institution, avait fait sa force. En retour, l'esprit d'obéissance, qui réside dans les peuples comme l'esprit de sédition, s'était solidement établi. Toute l'histoire du moyen âge dépose d'un sentiment universel de fidélité politique, dont à peine maintenant nous pouvons nous rendre compte. Par les institutions, par les serments, par les armes, les peuples se gardaient à leur prince absent ou trahi, quelquefois même coupable, avec la même énergie qu'ils défendaient leurs propres priviléges. On s'associait alors pour conserver, comme aujourd'hui pour détruire. L'esprit d'association, si puissant au moyen âge, est un esprit de conservation et de soumission. C'est que l'Autorité a en soi quelque chose de si légitime, de si nécessaire, de si divin que rien ne peut l'ébranler sérieusement, sauf elle-même. Tant qu'elle remplit sa mission, tant qu'elle fait son devoir, elle croit fermement à son droit, et elle résiste aux plus
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redoutables épreuves, appuyée sur la conscience publique.
Mais l'Autorité conspire contre elle-même et se trahit lorsqu'elle se sépare de Dieu. Premièrement, elle se retire ainsi la protection de Celui par qui les rois régnent ; secondement, elle ne peut se séparer de Dieu sans entreprendre contre les droits de Dieu : et tout ce qu'elle fait en ce sens tourne aussitôt, tourne nécessairement contre le bien du peuple. Car le droit de Dieu dans ce monde, c'est là véritablement le bien et l'apanage, l'unique bien, l'unique apanage des faibles et des petits ; c'est la justice qui les protège, la charité qui les assiste, la lumière qui les éclaire, les ennoblit et les console. Ils n'ont que cela, et qui manque aux droits de Dieu leur ôte cela. Les peuples ne tardent pas, sinon à le comprendre, du moins à le sentir. En vain ils remercient d'abord l'Autorité de quelque licence qu'elle leur concède pour couvrir ses prévarications ; cette popularité dure peu et bientôt dégénère en insolence.
Toute histoire montre que le peuple reste fidèle au juge sévère contre lequel il murmure, et méprise le corrupteur auquel il applaudit. Le peuple voit bien qu'on lui fait payer les vices qu'on lui donne ; il sent bien que le frein religieux dont on l'affranchit, est remplacé par le frein politique, cent fois plus dur à porter ; il s'aperçoit bien que l'autorité, jadis paternelle et désintéressée, devient hautaine et mercenaire.
Alors l'esprit de sédition se réveille, revêtu des apparences de la justice ; Dieu le laisse se répandre. L'autorité étonnée faiblit, ne trouve plus son ancienne force, s'abandonne elle-même, succombe. Ainsi a péri tout d'une pièce la grande monarchie française, si antique, si vénérée, entourée de tant d'appuis. Elle a péri après le règne de ce Louis XV qui, devant les menaces de l'avenir, répondait
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précisément comme les philosophes pratiques dont parle Leibnitz : Alors comme alors 1 Et qui l'a renversée ? Une guerre, une conspiration, un parti en armes, un grand désastre? Elle avait cent fois subi tous ces accidents de la vie des nations, elle y avait cent fois résisté. Ce qui l'a renversée, ce sont des idées dont elle était devenue complice et qui la séparaient du peuple en la séparant de Dieu. Quelques pamphlets ont jeté bas cette monarchie séculaire. Bossuet, cent ans auparavant, avait fait l'histoire de sa chute et de tout ce qui l'a suivie. Il raconte l'étonnant succès de la sédition de Jéhu et la destruction d'Achab. « Voilà, dit-il, /' esprit de révolte que Dieu envoie quand « il veut renverser les trônes. Sans autoriser les rébel- « lions, il les permet et punit les crimes par d'autres cri- « mes qu'il châtie aussi en son temps : toujours terrible et « toujours juste. »
Maintenant, personne ne contestera que le Protestantisme a fait faire à l'Autorité d'étranges progrès dans l'art funeste de conspirer contre elle-même, de se trahir elle- même. Dès son origine, en l'environnant de rébellions, il l'a d'abord rendue plus sévère et comme contrainte de retirer à soi une très-grande part des libertés publiques, dont il se servait pour l'attaquer. Du moment qu'il y eut dans le pays deux religions, il y eut deux peuples, et deux peuples hostiles ; dès ce moment aussi l'Autorité dut se rendre plus forte que ces deux peuples divisés : et n'eùt-elle pas été portée de nature à s'agrandir, leurs entreprises continuelles et inévitables l'un contre l'autre, leur jalousie réciproque, leur passion de la gagner ou de la détruire l'y auraient forcée.
Après avoir ainsi amené l'Autorité à se surcharger de pouvoir, le Protestantisme, ou si l'on aime mieux Xesprit protestant, l'a corrompue en la séparant de Dieu, en lui
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ôtant la crainte de Dieu, en l'obligeant à faire entreprise sur entreprise contre les Droits de Dieu. En tout, et à tous les degrés, il l'a isolée de tout : ici dans un égoïsme mercenaire, là dans une fausse et insolente grandeur ; puis enfin, dirigeant les coups dii libre examen contre ce colosse engraissé de profits et enivré d'orgueil, il l'a meurtri, il l'a rendu méprisable, il l'a tué ; et nous savons quels flots de sang ont inondé la terre.
Ainsifurent punis les crimes de l'Autorité par d'autres crimes qui reçurent plus tard leurs châtiments, toujours terribles, toujours justes.. Ainsi, le libre examen, introduit dans la société politique, ne la fit pas périr, parce qu'il plut à Dieu d'éfendre son bras.; mais, de révolution en révolution, il la précipita du régime paternel de la monarchie dans les mains rudes de la dictature, dernière garantie des sociétés où l'individualisme a remplacé le sentiment du devoir public par le stérile orgueil du droit particulier .
IV
Les philosophes du libre examen ont parlé de progrès au milieu de cette immense misère ; ils ont dit que l'humanité avait grandi, qu'elle était sortie de l'enfance, arrivée à l'âge viril, qu'elle pensait, qu'elle devait désormais marcher sans lisière, sans tutelle, maîtresse d'elle-même dans sa sagesse et dans sa liberté. Assurément l'humanité a vieilli et s'est émancipée ; mais ce n'est pas tout de vieillir et de s'émanciper : il faut savoir en quel sens le caractère s'est développé avec l'âge. Quand l'enfant indocile à qui l'on montrait les verges est devenu un homme vicieux, alors on lui montre le bâton et le glaive.
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Dans quelle voie morale a marché l'humanité depuis son émancipation ? L'avénement, partout réalisé ou partout imminent de la dictature, fait caractéristique de notre époque, peut aider à résoudre le problème.
La conscience nous pousse à le dire. Lorsque dans une société le libre examen religieux et philosophique concorde avec le régime de la dictature, et, par une raison ou par une autre, résiste à ce dernier et violent remède, cette société est poussée fatalement dans la voie de l'esclavage ! Elle y marchera, elle y avancera, elle y périra.
Une seule chose peut la sauver. C'est qu'il plaise à Dieu d'inspirer à la force elle-même, durant le temps rapide de sa toute-puissance, cette conscience et cette humilité que la Raison a perdues, et qui portent la dictature à observer de son plein gré les règles les plus élevées de la justice et du devoir. A cette condition, la société sera rétablie et sauvée, après avoir fait tout ce qu'elle a pu pour périr. Elle sera sauvée en quelque sorte malgré elle, par un acte de pure miséricorde, par un vrai miracle , Dieu dérogeant en sa faveur aux lois ordinaires, et lui faisant la grâce de lui restituer l'Autorité.
Cette grâce, si elle l'a reçue, qu'elle souhaite ardemment de ne la point perdre ! qu'elle s'efforce prudemment de la mettre à profit ; car la loi ordinaire, un moment suspendue, reprendra certainement son empire. Or, quelle est la loi? La voici : « Tout royaume divisé en lui-même sera désolé ; toute ville et toute famille divisée en elle-même périra. » C'est la parole même du Sauveur, et il suffit de la répéter. La démonstration court le monde.
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LES CAU SER'IES LITTÉRAIRES
DE. M. DE P0NTMART1N.
— 4 AVRIL 1864 —
I
Caractères d'une bonne causerie. — La juste mesure de l'indulgence. — M. Sainte-Beuve. — Modèle d'un 'article d'ami. —
Une page. de, vraie critique. > w
Les Causeries de M. de Pontmartin ont déjà paru dans les journaux, et leur réputation est faite,, Elles gagneront cependant à être relues. On pourra mieux en apprécier la finesse, le ton sens, l'allure vive, quoique prudente. M. de Pôntmartin-a sa manière de voir, de sentir, de parler ; une mesure très-heureuse le garde en tout du commun et de l'extraordinaire. C'est vraiment une causerie. Il ne bayarde pas; il ne professe pas.. Bavarder, il ne saurait, c'est le lot de M. Janin ; professer, il ne voudrait, c'est le ton de M. Planche. Les -bavards -et les. professeurs abondent; les causeurs sont rares. Il faut des idées et de l'esprit pour causer. Voilà le charme de ce volume, seulement trop discret. Point d'appareil -d'érudition ni d'-éloquence, point d'esthétique ; un peu de recherche, une certaine tôilette de salon, jamais d'attitude, surtout jamais d'effort. Nous avons donc là mieux qu'un docteur qui donne des consultations, et bien mieux qu'un homme de lettres qui fait des grâces : nous avons un homme d'esprit fort au courant de
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tout. On parle du livre nouveau. Il connaît le livre et l'auteur, et il donne son avis.; l'avis d'un galant homme très- indulgent.
Si je m'en tenais à ce que M. de Pontmartin a voulu faire, il l'a fait et très-bien fait, et je n'aurais rien à ajouter. Mais je ne me pardonnerais pas de le traiter comme il traite lui-même plusieurs de nos écrivains, jeunes gens d'un beau passé ou vieillards de belle espérance. TL les loue de toute sa force, et les laisse, Qu'ils s'arrangent ensuite pour traîner leur gloire ! Mais M. de Pontmartin a le droit d'être critiqué.
Son extrême indulgence, cette indulgence parfois légitime et toujours charmante, dont on le loue, c'est là ce que je blâme. Assurément son livre est un modèle du genre ; mais je prétends que le genre n'est pas le genre modèle. En critique, l'ami du genre humainriest pas du tout mon fait. Si c'est là ce qu'exigent les salons, il faut quitter le salon et passer au champ de bataille. M. de Pontmartin n'est sévère que pour le docteur Véron, bourgeois de Paris. Était-ce bien la peine ! Res sacra miser. Sans doute, le bourgeois n'a eu que ce qu'il mérite. Cependant, que dans un volume où il est question de deux douzaines d'écrivains de profession, tous en vie, ce pauvre amateur, ce petit coupable, ce défunt, soit la seule victime, il n'y a pas de justice ! J'ai appris, par les Causeries, que je suis, moi qui parle, l'objet d'une satire de M. Ponsard. Ce bouillant poëte a tiré de sa Minerve un caractère de Tartuffe, mon vrai portrait, à ce qu'on assure. M. Ponsard me devait cela pour l'estime que je fais de ses grâces antiques, et je le remercie, puisqu'il m'a valu l'honneur d'être défendu par M. de Pontmartin. Mais, de très-bon cœur, j'aurais voulu que M. de Pontmartin me laissât dans les serres de M. Pon-
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sard, si j'y suis, et qu'il donnât une leçon plus forte à cet aigle allobroge, sur la pesanteur et l'immoralité de son acte intitulé Horace et Lydie. Une épigramme, même bien affilée, ne venge pas assez la pudeur et le goût, que de pareilles œuvres offensent également. Il fallait plutôt amnistier l'Homme aux pâtes pectorales. Celui-ci du moins, nous ne sommes point exposés à le voir dans ce sénat où les gens de lettres décernent des prix de vertu, l'épée au côté.
Notre élégant causeur biaise devant d'autres, les tenant quittes de beaucoup de choses qu'il n'aime pas, on le voit bien, moyennant quelques piqùres, où il applique aussitôt ses compresses les plus attentives. Il parle de M. Mérimée, de madame de Girardin, de M. Cousin, de M. Villemain, de M. Mignet, de M. Jules Janin, des admirateurs de M. Balzac, etc., fleurettes ; et l'ombre de M. Véron paye pour tout le monde. Haro sur le docteur ! Charmé, séduit, reconnaissant, voilà néanmoins ce que je ne puis passer à M. de Pontmartin. Il fait quelque part allusion à ces colonels Louis XV, qui brodaient au tambour. Eh bien, quand je le vois avec son bon sens et sa bonne plume s'appliquer à charger de telle sorte sa balance que le plateau des compliments l'emporte toujours sur celui des critiques, je lui trouve trop de ressemblance avec ces guerriers trop assouplis ; j'ai envie de lui envoyer une quenouille.
Ayez la main légère, c'est très-bien, c'est un don ; ayez- la charitable, c'est mieux, c'est une vertu ; respectez le talent même en ses écarts, poussez ce respect jusqu'au degré où commence la complaisance : j'y consens. Vous êtes un homme du monde, vous parlez dans un salon, vos amis politiques sont devant vous, vos amis littéraires écoutent aux portes ; je vous tiens compte de ces diffi-
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cultés, et je ne vous demande pas le libre langage de ceux qui, cruels pour eux-mêmes, se sont juré de n'avoir ni amis ni ennemis. Mais enfin, vous faites de la critique, il faut que ce qui est digne de blâme soit blâmé. Vos auditeurs ont droit à une leçon, quoique vous n'en vouliez pas faire ; vous êtes tenu de la leur donner, quoiqu'ils n'en désirent pas entendre. Il y a des matières auxquelles un homme de mérite, un chrétien, vous êtes l'un et l'autre, ne peut pas toucher comme à autre chose ; des rencontres où il ne peut fermer les yeux ; il y a des livres qui ressemblent à ces hommes que l'apôtre saint Jacques, bien que très-charitable, refusait de saluer. Et si pourtant l'on veut saluer l'homme, encore faut-il ne pas saluer le livre.
Je sais qu'un lecteur sagace ne s'y trompera point. Tout est indiqué. Si M. de Pontmartin a le défaut de ne point vouloir se brouiller avec les gens, il a la vertu plus rare de ne point vouloir se brouiller avec sa conscience. Des réserves sont presque partout placées à propos. Une attention prompte peut saisir l'instant où la louange n'est plus qu'une formalité, devient même l'équivalent d'un blâme. Qui habet aures fludiendi, audiat. Oui ! Et qui a les oreilles? Et combien ont des oreilles, qui n'entendent pas, à commencer par les auteurs ?
Je serais étonné si M. Cousin, M. Villemain, Mérimée, entendaient les sous-entendus de M. Pontmartin. A coup sÙr) le public ne les comprendra pas. Voilà donc des livres diversement mauvais, — sans chicaner sur le plus ou moins de qualité littéraire, — dont, en somme, pour le public, il n'est dit que beaucoup de bien. J'ouvre ces livres, j'y cherche une vérité mise en lumière, un noble sentiment vengé, une erreur combattue. Heureux si je n y trouve pas le contraire, heureux si je n'y trouve qu'un
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pur amusement ! Me rappelant ensuite la critique si honnête de M. de Pontmartin, qu'ai-je à conclure, sinon qu'il faut tout permettre à l'esprit ?
M. de Pontmartin me pardonnera ces regrets. Je vois le livre qu'il aurait pu faire. Que d'utiles, que de saines réflexions s'offraient à l'occasion de ces ouvrages, la plupart au moins frivoles. Par les noms des auteurs, il avait sous la main à peu près toute la littérature du temps. Elle venait à lui telle qu'elle est, sceptique, incohérente, mercantile, sensuelle, débauchée, affolée, pleine de mépris pour toute chose au monde et pour elle-même ; un négoce, rien de plus ; et quel négoce, en certains quartiers ! Certes, c'était un tableau à nous donner ; et pour le tracer, M. de Pontmartin a tout ce qu'il faut, un talent précieux d'analyse, un sens droit, une plume ferme et fine comme le burin, une pointe d'esprit très-pénétrante, le don de n'enfoncer cette pointe qu'autant qu'il veut. Voilà les outils nécessaires pour ce livre nécessaire, qui nous manque ; car M. Sainte-Beuve se contente d'en assembler les matériaux, empêché d'aller plus loin par l'absence du vrai critérium, dont M. de Pontmartin ne veut pas faire usage.
Au lieu de nous donner le livre qui s'offrait à lui, M. de Pontmartin a fait tout simplement un sacrifice à ce détestable et vulgaire culte de l'esprit, qui gâte tout en France, même l'esprit.
Un malheur très-glorieux de M. de Pontmartin, il a beaucoup d'amis ; un malheur très-pardonnable, il aime beaucoup ses amis. Pour ceux-ci, plus d'épigrammes, même modérées ; plus de réserves, même lointaines ; plus de sens critique. La muse du panégyrique parle seule et se donne carrière. Il importe'peu que ses amis soient des
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commençants. « Il y a aujourd'hui, dit-il, à l'occasion de n'importe qui, des critiques qui ne s'appellent plus Sainte- Beuve et Gustave Planche. » Oui, sans doute: il y a M. de Pontmartin, pourvu que M. de Pontmartin le veuille. Après lui, s'il y en a, on ne les voit guère.
Ne parlons pas si légèrement de M. Sainte-Beuve. C'est un grand talent, et point du tout enterré. Avec toutes sortes de pentes et de faiblesses regrettables pour les relâchements en tous genres, M. Sainte-Beuve est, en somme, l'homme du milieu mondain qui s'est le plus souvent et le plus ouvertement mis du côté de la justice et même de la morale. J'espère avoir le droit de lui reconnaître cela, et j'ai fait d'avance envers lui, plus durement peut-être qu'il ne fallait, toutes mes réserves. Il y a des sacrifices à la renommée, à la puissance, à l'amitié, que M. Sainte-Beuve n'a jamais voulu faire absolument. Il s'en est tiré comme il a pu, pas toujours en héros ; mais il a marqué au moins ses scrupules, et mis la bande de bâtardise sur les blasons suspects qu'il avait à vérifier ; fidèle encore à la critique dans ses complaisances les plus signalées et dans ses expéditions les plus périlleuses.
M. de Pontmartin consacre un article à la prétendue et inextricable « histoire de la littérature dramatique » de M. Jules Janin. C'est un article d'ami, sans ombre de contestation sur rien ; une extase, avec rappel de Y Ane mort, des Gaietés champêtres, de la Religieuse de Toulouse, de toute la charretée. Il va jusqu'à compter que M. Janin a fait, rien qu'en articles, cent dix-neuf gros volumes. Voilà merveille! Quel journaliste un peu bien portant n'a pas fait cent dix-neuf gros volumes, à la fleur de son âge? Si nous prenons une toise, il n'y a plus de contestation possible : le grand écrivain du siècle est
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le rédacteur en chef du Mousquetaire (1). Devant cet alcide, quiconque n'a bâclé que cent dix-neuf gros volumes n'est qu'un petit auteur. Il a fait cinq cents volumes, lui ! C'est là ce qui s'appelle écrire ! Et n'en a-t-il fait que cinq cents? Notez que ce sont vrais volumes, paginés, brochés, reliés, même dorés sur tranche. Cependant, que dit le Maître? Évitez de Quinault la stérile abo22dance ! Ce qu'on donne à l'imprimeur n'est rien ; il faut voir ce qui reste aux mains du public. Déjà les cent dix-neuf volumes de M. Jules Janin sont réduits par lui-même à deux ou trois liasses de paraphrases. Dans vingt ans, il faudra tout consolider en une claquette ; et la claquette ne sera lue que des curieux qui ne craindront pas de perdre une matinée pour connaître à fond ce fécond *
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auteur.
Je veux faire relire à M. de Pontmartin un article de M. Sainte-Beuve, sur le même M. Janin. H va voir comment un vrai justicier tourne les obstacles, se met au-dessus de l'amitié, et méprise d'une certaine façon les lois de la prudence. Car je l'avoue, M. Janin n'est pas un petit personnage ; et un homme de lettres qui ne l'aimerait pas pour lui-même, aurait éncore le droit de prendre garde à ce feuilleton posé sur tant de routes, qui peut mettre sur pied quinze colonnes tous les huit jours. M. Sainte-Beuve voit le péril, il n'est pas téméraire; mais l'instinct du critique, c'est-à-dire, ici, le sentiment du devoir, le fait passeroutre. Voici donc comment il encense M. Janin, sans compromettre ni son propre talent ni la vérité littéraire. . Quant à la vérité morale, il ne s'est pas trouvé en humeur de l'assister ce jour-là - -,
(1) M. Alex. Dumas, père.
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Il félicite le renommé feuilletoniste d'une vertu dont celui-ci se vante volontiers, d'être resté un simple homme de lettres, un simple officier de la Légion d'honneur, quoique rédacteur du Journal des Débats. La vérité est que M. Janin aurait pu devenir préfet ou ambassadeur : il a préféré la grandeur morale, il est resté au feuilleton. Cela fait penser à la continence de Scipion et à la sobriété de Cincinnatus. M. Sainte-Beuve admire obligeamment ce beau trait, et après avoir ainsi chatouillé l'homme, il entame l'écrivain.
« C'est, dit-il, un descriptif qui vaut surtout par le bonheur et par les surprises du détail. Il s'est fait un style qui, dans ses bons jours et quand le soleil rit, est vif, gracieux, enlevé, fait de rien... Ce
. style prompt, piquant, pétillant, servi à la minute, fait l'effet d'un sorbetmousseux et frais qu'on prendrait en été sous une treille. »
Il n'a pas voulu dire un verre de petite bière ; sorbet est plus noble, — et revient au même.
Voilà le style de M. Janin bien caractérisé. M. Sainte- Beuve lui cherche des antécédents en français. Il a la galanterie de n'en pas trouver tout de suite, -et il -veut que son auteur-savoure^ette politesse : «Savez-vous que c'est « quelque chose dans les lettres <[ue-d'être soi et de n'a- « voir pas de modèle avéré, dût-on ensuite mériter -de « n'avoir pas d'imitateurs ! » Qu& signifie mériter de n'avoir pas d'imitateurs? Est-ce miel ou vinaigre ? Devine si tu peux y et choisis si tu l'oses. M. Sainte-Beuve~ne s'y arrête point et s'applique ^e tout son zèle à trouver les modèles de cet heureux écrivain qui « mérite » de n'avoir pas l'honneur d'être imité : «En cherchant bien, voici ce « qui me semble. Un jour, Garat... »
II finit par raccrocher M. Janin à l'admirable Garat ! Mais il y met des restrictions, il a des scrupules :
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« Garat, sortant de chez Diderot, Charles Nodier encore, contant quelqu'un de ses jolis contes, où le fond se dérobe et où la façon est tout, ce sont presque les seuls auteurs, en français, qui me donnent quelque idée à l'avance de cette manière unique de M. Janin, quand il fait bien ! »
Après cette louange d'ensemble, il précise :
« Et ne croyez pas que le bon sens manque à travers ces airs « habituels de courir les champs et de battre les buissons. Bien « que la critique que M. Janin affectionne soit surtout celle de « fantaisie et de broderie-, elle lui a servi plus d'une fois (comme « qui dirait deux ou trois fois, peut-être) à recouvrir l'autre, la « vraie critique digne de ce nom. ».
u * *
Tout le monde sait que M. Janin a tout particulièrement la prétention d'être un critique. Il s'intitule le Critique.
M. Sainte-Beuve en rabat. Il cite un feuilleton du 24 décembre 1846, duquel il écrivait, pour lùi seul- *
« Janin décidément ést un vrai -critique, quand il s'en donne le soin et quand il se sent libreylu bride sur le cou. 11 a le goût sain au fond, et naturel, quand il jiige L-Y cfioses de théâtre... »
Et quand il est libre !
M. Sainte-Beuve appuie sur cette condition de la liberté.
C'est que le Critique n'est pas toujours « libre ». Ce tyran qui fait trembler vingt théâtres, dèpuis le poëte jusqu'au souffleur, il a ses jours de servitude. Il écrase quelque malheureux qui vient au monde avec sa tragédie, son mélodrame ou son vaudeville ; il craint les académiciens.
M. Sainte-Beuve se garde d'oublier cette nuance importante. ~~
« Pour que M. Janin ait tout son bon sens, il -faut (je lui en df mande bien pardon) qu'il n'ait pas affaire à l'un de ces noms qui, bon gré mal gré, ne se présentent jamais sous sa plume qu'ave un cortége obligé d'éloges... »
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Toutefois, il ne refuse pas au Critique un certain art de sauver sa vertu :
« Même quand il a affaire à ces noms illustres, auxquels il attache aussitôt toutes sortes d'épithètes, M. Janin a une manière de s'en tirer en homme d'esprit et de marquer, jusqu'à un certain point, sa confrainte : il les loue trop. Il s'en fait presque une malice. Il accumule tout d'abord tant d'éloges à leur sujet, qu'il est bien aisé de sentir que cette fois l'éloge ne tire pdint du tout à conséquence. »
On ne saurait plus gracieusement indiquer que M. Janin laisse souvent à désirer du côté de l'esprit, ni mieux lui montrer ce que c'est qu'avoir de l'esprit.
M. Sainte-Beuve, pour dernier coup de pinceau, pour dernier coup de poignard, désire un abrégé de M. Janin.
« Entre tous ces feuilletons qu'il écrit depuis tant d'années et qui lui assurent une physionomie originale dans l'histoire des journaux de ce temps-ci, on ferait un choix très-agréable, très- intéressant à relire et à consulter Ce choix que je désire dans les feuilletons de M. Janin, il serait peut-être bon que ce fût un autre que lui qui se chargeât de le faire. »
Il lui refuse même de pouvoir se juger, et l' Histoire de la Littérature dramatique, qui est le choix en question, mais fait par M. Janin, confirme pleinement son arrêt.
Le prétexte de cette étude sur M. Janin, feuilletoniste, est un nouvel ouvrage de M. Janin, romancier. Comme romancier, M. Janin est au-dessous du médiocre. La vérité, la fiction, l'intérêt dramatique, le style, tout lui manque à la fois. Il n'a jamais su faire même une nouvelle; Il est incapable de poser un caractère, de développer une situation, de suivre un récit. Il s'échappe, il se jette dans la description, dans l'amplification, dans le rêve, dans l'impossible. Des mots 1 des mots ! des mots 1 Et peu de bons
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mots ! C'est le cachet particulier du roman en question, intitulé la Religieuse de Toulouse. M. Sainte-Beuve ne veut pas lui dire tout cela. Il raconte simplement le sujet ; il montre comment on en pouvait tirer un roman. De la chose que M. Janin en a tirée, rien. Il suppose que tout le monde voudra lire cet ouvrage et que son analyse serait superflue. Voici de quelle sorte il engage à le lire :
« M. Janin a pris ces noms et ce cadre comme un simple prétexte à ses vives études et à ses goûts du moment; il a voulu tracer, comme il dit, « un capricieux tableau d'histoire. » J'ai tant de respect, je l'avoue, pour tout ce qu'on peut savoir de vérité historique, que j'aurais préféré un récit tout simple, tout nu ; ou du moins un récit dans lequel les circonstances inventées n ' eussent paru jurer en rien avec les faits avérés et établis. »
Voilà la recommandation. M. Sainte-Beuve la termine en relevant une énorme bévue du « capricieux tableau. » Mais
« Le roman de M. Janin n'est pas, n'a pas voulu être un tableau sévère : c'est une fraîche et moderne peinture, décorée de noms d'autrefois, animée des couleurs d'aujourd'hui, etc. »
Du style, pas un mot. Il faut avaler le style de M. Janin dans le moment qu'il le verse : l'instant d'après, il n'y a plus de mousse, plus de gaz, et la liqueur est plate ou aigre. Unarticle d'ami ne comporte point de tels aveux ! On a parlé du sorbet; le lecteur devinera bien tout seul quelle figure peut faire le style à la minute dans un ouvrage de durée.
Voilà le modèle d'un article d'ami. L'auteur est ménagé autant qu'il peut l'être, et la justice ne perd pas tous ses droits.
Ce modèle, je ne le propose pas à M. de Pontmartin. Il dirait que la sincérité chrétienne exige des allures plus
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franches. C'est mon avis ; mais, quand il s'agit des mauvais livres, cette sincérité, si elle s'interdit les attaques détournées, doit à plus forte raison s'interdire les louanges ouvertes. Il faut alors se taire, et que la main qui ne veut pas blesser un ami, même pour défendre la vérité, ait au moins le scrupule de ne point blesser la vérité.
J'insiste sur ce point. Le temps où nous vivons nous fait une loi rigoureuse, à nous autres chrétiens, lorsque nous tenons une arme dans l'arène des idées et des opinions, d'y combattre les mauvais livres, d'être au moins sans complaisance pour eux. On a donné à M. de Pontmartin un conseil différent.
« M. de Pontmartin, dit M. Lenormant, dans le Correspondant, est un soldat de la bonne cause ; mais il ne se croit pas obligé de se grimer en bourreau toutes les fois qu'il parle, et il n'affecte de se montrer par conscience ni sinistre ni impitoyable. Ce n'est pas lui qui confondra la guerre aux choses avec la guerre aux personnes... Ces tempéraments qui nous plaisent tant dans M. de
Pontmartin, ne vont pas à notre époque qui outre tout, la rudesse en paroles et la faiblesse en actions. »
Je crois saisir la pensée de M. Lenormant, et j'espère que M. de Pontmartin ne la partagera pas. « Se grimer en bourreau » est aussi ridicule que se grimer en sage. Ni se grimer ni grimer les autres ; rester ce que l'on est et prendre les autres tels qu'ils sont, sans outrer la rudesse aux dépens de la charité, sans outrer la politesse aux dépens de la vérité, c'est le milieu où je me permets d'appeler M. de Pontmartin. Il doit y venir, à cause de sa foi, dont il ne rougit pas, à cause de son talent, qui n'aura toute sa valeur et ne donnera tout son fruit que s'il sait le mettre pleinement au service de sa foi.
Je veux lui donner à lui-même et à M. Lenormant un
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échantillon de ce qu'il pourra faire contre les mauvais livres, lorsqu'il aura rompu les attaches dont je le presse de se délivrer. Dans un article récent, consacré. à l'instructive Histoire de la Littérature française sous la
Restauration, par M. Nettement, je prends ce passage d'un style assez bourreau. H s'agit de M. Hugo et de M. Dumas.
« Voilà deu x hommes qui ont été les deux chefs de ce grand mouvement poétique : ils auraient pu être les rois de la poésie et du drame : ils auraient pu compter au premier rang des gloires de leur siècle ; et maintenant, où sont-ils, et que sont-ils ? L'un, après avoir assez méconnu sa vocation pour se croire un homme politique, après avoir fait l'aumône de ses antithèses à toutes les folies du socialisme, et descendu l'échelle démagogique jusqu'au dernier échelon, après avoir été tour à tour un Napoléon manqué au théâtre, et un Mirabeau manqué à la tribune, enfiévré de colère et de haine, ne sachant à qui s'en prendre des blessures de son orgueil, jette les gùrgées de son fiel dans des pages où il n'y a plus ni talent, ni style, où les' passions les plus mauvaises se cachent sous une indignation de commande, et qui sont au romantisme des bons jours ve que 1793 est à" 1789, Marat à Turgot, les tombereaux Jde la Terreur à la déclaration des Droits de l'homme ; il rêve la gloire d'Archiloque, comme il avait rêvé celle de Shakespeare, et il frémit de rage en les sentant toutes deux s'échapper de ses mains fébriles : cette carrière poétique commencée en Enfant de génie, continuée en chef d'école, il l'achève en forcené. L'autre, s'apercevant un jour, malgré le plus robuste amour-propre qui ait jamais logé dans un cerveau de poëte, que le monde, distrait par de frivoles intérêts, n'accordait plus une attention suffisante aux deux cents volumes dont il nous gratifiait chaque année, que- des esprits ingrats ou -légers paraissaient ne plus regarder comme le personnage le plus important de son époque l'auteur d'Antony et de Térésa, et que chacun allait à ses affaires sans plus s'inquiéter d'Isaac Laguedem que des vieilles lunes ; voyant que la société et la critique refusaient obstinément de répondre à ses avances, et qu'après avoir préféré beaucoup de brnil h un peu de gloire, il n'avait plus même la gloire de faire un peu de bruit, — l'autre, dis-je, s'est fait journaliste, afin d'avoir, chaque jour, douze colonnes, où, > sous prétexte de parler des autres, il pût constamment parler
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de lui. Il y discute sérieusement, — lui, quinquagénaire ! — les mérites et les défauts de ses drames écrits depuis vingt-cinq ans et oubliés depuis un quart de siècle : il se persuade qu'on l'écoute parce qu'il pérore, qu'on le lit parce qu'il écrit, et qu'on le contemple parce qu'il parade ; il se fait adresser des lettres : Au grand amuseur de son temps, et il s'en trouve honoré. Comme ces gens qui ont été millionnaires et qui font argent de tout pour qu'on les croie encore riches, tout lui est bon pourvu qu'il en emplisse la caisse de sa vanité d'enfant, et il passe son temps à dorer au procédé Ruolz les derniers gros sous de sa popularité. Chose misérable ! avoir pu être Garrick, et aimer mieux être Auriol !
« Ainsi finissent, hélas ! ces deux illustres du romantisme, trouvant moyen de compromettre en leurs personnes ce qui devrait toujours être entouré d'hommages et de respects : ici l'adversité et l'exil ; là le talent et le travail.
« Ces douloureux contrastes renferment une grande leçon. Oui, ces intelligences si bien douées et si désastreusement fourvoyées eussent porté les fruits qu'on devait attendre d'elles ; elles eussent honoré leur temps au lieu d'en être l'affliction ou le ridicule, si la révolution n'avait pas passé par là; la révolution avec ses influences destructives, qui brisent le faisceau des affections, des croyances, tarissent la source des sentiments vrais et des pures inspirations, déconcertent les consciences, altèrent, chez les esprits supérieurs, l'idée de leur responsabilité et de leur mission, les livrent en pâture à leur orgueil, et remplacent par les caprices ou le vertige de leur individualisme, ces lois immortelles, sacrées, aussi essentielles au goût qu'à la morale, à la composition des œuvres littéraires qu'au gouvernement de la société. »
Quand M. de Pontmartin ne craindra plus de parler avec cette généreuse vigueur de tous les écrivains dont la religion et la morale ont à se plaindre, sous quelque drapeau que ces écrivains soient cachés, la bonne cause aura vraiment un bon soldat de plus ; et M. Lenormant, qui est excellent catholique, ne s'en réjouira pas moins que moi.
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LE REQUIEM
DE M. LIGUORO.
— 9 AVRIL 1854 —
Michel-Ange, Dante, Mozart et le Jugement dernier. — Le
Requiem de l'Église. — tf oeuvre de M. Liguoro.
Il ne m'appartient guère de rendre compte d'un morceau de musique. Je comprends ce que la musique dit au cœur, fort peu ce qu'elle dit aux oreilles. Cependant, puisque j'ai entendu ce Requiem, et qu'il m'arému, je veux hasarder quelque expression de mon sentiment. Je parlerai en profane; j'ignore si j'ai été touché conformément aux règles. On me l'assure. On me dit que M. Liguoro est un disciple de la savante école de Haydn, et qu'il a étudié avec fruit les Allemands, sans cesser d'être Italien. On le loue d'avoir concilié la sévérité majestueuse de l'ancienne musique avec l'emploi très-habile des moyens extraordinaires offerts à l'orchestration moderne. Ce qui m'importe, c'est que cette science ait atteint son véritable but, la clarté, la noblesse, l'émotion ; voilà, pour moi, l'essentiel de la musique religieuse. Il ne m'est pas permis de faire le moindre cas de toute la science du monde, si elle n'a réussi qu'à me congédier le cœur vide et la migraine au front.
Avant de parler de l'œuvre, un mot du sujet. Il n'y en a point de plus formidable ; c'est le jugement dernier.
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L'Évangile a décrit la scène. Un jour viendra où le soleil et les astres cesseront de donner leur lumière, la mer mugira d'épouvante, le ciel et la terre trembleront, et le Fils de Dieu paraîtra pour juger les vivants et les morts.
Sujet que l'imagination ne saurait épuiser, et qui semblerait même ne lui permettre que des tentatives, si le moyen âge ne nous avait pas laissé ce sublime poëme qu'on appelle le Dies irœl Entre la multitude des poëtes qui ont osé l'aborder, il y en a trois dont l'œuvre est restée au premier rang des créations de l'esprit humain : Dante, Michel Atfge et Mozart.- Chacun l'a pris sous un aspect différent.
Michel-Ange, dans la Chapelle Sixtine, a peint la vengeance de la croix. Le signe de la croix sera dans le ciel lorsque le Seigneur 'viendra pour juger le monde. (Matth., xxiv, 30.) La pensée de Michel-Ange est là tout entière. Le Christ a le geste du juge irrité ; sur ses lèvres tonne la sentence qui condamne à jamais. La Mère de miséricorde elle-même, inclinée devant lui, semble prier en vain. Discedite a me, maledicti, in ignem œternum! (Matth., xxv, 41.)
Dante a ouvert la porte de l'abîme :
Per me si va nella città dolente.
Il est descendu dans la prison des maudits, dans la nuit sans étoiles où gémissent cens qui n'ont plus de larmes, plus de repentir, plus d'espérance. H a écouté le bruit de leurs soupirs inénarrables; lamentations, imprécations, hurlements de la douleur et de la haine, mélange horrible de toutes langues et de toutes voix, tumulte fré-
%
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nétique, pareil aux tourbillons que roule l'ouragan (1).
Dans son Requiem, au contraire, il semble que Mozart ait entendu la prière des saints et des anges, lorsqu'ils im- ploreat pour l'homme pécheur la miséricorde du Dieu qui l'a créé, qui l'a racheté et qui ne lui a donné d'autre loi que l'amour.
. Recordare, Jesu pie,
Quod sum causa tuae ,riæ....
Malheureusement Mozart, lorsqu'il écrivait ces chants ineffables, était déjà en proie aux souffrances qui l'enlevèrent dans la fleur de l'âge. Son âme, pleine et comme oppressée d'inspiration, luttait contre une entière défaillance des forces physiques. De là un défaut d'ensemble, de l'inégalité dans le style, parfois des négligences cruelles, parfois une insistance exagérée. Il est à croire que Mozart, s'il avait vécu, ne regardant plus son Requiem que comme une ébauche sublime, en aurait retouché plusieurs parties, ajoutant aux. unes, retranchant aux autres, et donnant à chacune ces justes proportions d'où naît la perfection -de l'ensemble. On sait que la confusion et les lacunes de son manuscrit obligèrent les premiers maîtres d'alors à travailler beaucoup pour l'interpréter et pour le compléter.
Tel qu'il est, cependant, le Requiem de Mozart reste le merveilleux témoin du plus grand génie musical qui ait
(1) Quivi sospiri, e pianti ed alti guai,
Risonavan per Faer senza stelle;
Perch.' io al cominciar ne lagrimai.
Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d'ira,
Voci alte é 'fioche, e suon di man con elle,
Facevano un tumulto, il qual si aggira
Sempre in quell' aria, senza tempo tinta
Come la rena quando il turbo spira.
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paru dans le monde, et un effort magnifique entre tous ceux qui ont été tentés pour donner à la terre quelque compréhension de ces choses de l'autre vie, que l'œil de l' homme ri a point vues et que son oreille ri a point entendues.
Une circonstance très-honorable pour M. de Liguoro l'a en quelque sorte contraint de s'attaquer à ce sujet si périlleux. Le roi de Naples, ayant voulu qu'un service solennel fût célébré pour ses soldats morts sous le drapeau, durant les guerres de 1848 et de 1849, chargea M. de Liguoro de composer la messe funèbre qui devait être exécutée en cette occasion. Le jeune compositeur était alors attaché à l'armée napolitaine, comme directeur des musiques militaires. Il accepta, non sans quelque crainte, une tâche qui intéressait sa foi, son talent et son cœur, mais qui en même temps l'obligeait d'affronter des rivalités singulièrement redoutables.
J'ai parlé du Requiem de Mozart. Ce gigantesque rival n'est pas encore le plus à craindre. Il y en a un autre, que Mozart n'a pas vaincu : c'est tout simplement le chant de l'Eglise, ce chant que tout le monde connaît, qui retentit dans toutes les âmes comme la voix même de la douleur.
Quelle combinaison de l'art, quelle trouvaille du génie pourront jamais égaler la puissance de cette note sacrée, lorsqu'une fois on l'a entendue près d'un cercueil, lorsqu'elle a été le dernier adieu du cœur au dernier reste des trésors qu'il a perdus ?
Quand la mort frappe cç^coup suprême, le plus écrasant peut-être ; quand, ayant abattu sa proie, elle l'emporte pour la dévorer sous terre ; dans ce moment, où, revenus des spasmes et des étourdissements de la blessure, nous commençons à en mesurer la profondeur ; après le trou-
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ble, avant l'accoutumance, à l'heure des larmes silencieuses, c'est alors que ce chant de l'Eglise se fait entendre , accompagnant la seule voix qui sache nous parler. Il est grave, triste et doux comme elle ; comme elle, il nous console, ou plutôt il nous fortifie en nous aidant à pleurer ; avec elle il amène la résignation ; il relève nos pensées affaissées sur la tombe, et, sans les éloigner de ce lieu où elles veulent demeurer, il les tourne cependant vers les cieux.
L'écueil du compositeur, le voilà ; ce n'est pas le Requiem de Mozart. Comment habituer l'oreille de l'auditeur au déguisement dont la musique revêt ces paroles saintes, qui, sous le chant sobre de l'Église, dépouillées de tout vain ornement et enveloppées, comme les morts, seulement de leur suaire, parlent si bien la langue du cœur ? C'est plus beau ainsi, peut-être ; mais cette beauté semble importune. I)e telles paroles ont-elles besoin de cette pompe ? Elles ne l'avaient point quand elles nous faisaient pleurer. Elles sont ici l'orateur qui s'épuise en artifices : quand l'Église les chantait, elles étaient l'ami qui nous escortait en murmurant des prières et en versant des larmes.
Cet écueil est inévitable. M. de Liguoro se rirait de moi si je disais qu'il l'a évité. Non ; il l'a rencontré comme tout le monde le rencontrera ; mais, plus heureux que beaucoup d'autres, il ne s'y est pas brisé.
J'ai entendu à Paris, dans une église, hélas ! un Requiem français, très-caressé des feuilletons. C'était, je l'avoue, uu beau bruit ! Il y avait des effets de toutes sortes. Je trouvai pourtant qu'il y manquait une chose, la foi ; et je n'ai pas été fort étonné de voir l'auteur de cette musique funèbre réussir dans la littérature drôle.
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Ce vacarme stérile, ce furieux travail d'une imagination qui se fatigue sur un sujet dont elle saisit à peine le côté extérieur, et dont le sens intime lui échappe entièrement, c'est là ce qui s'appelle se briser sur l'écueil. La première condition pour écrire un Requiem, est de ne pas considérer le jugement dernier comme la fiction poétique d'une religion quelconque. Il faut croire, il faut être chrétien, il faut prier. La vraie inspiration, la seule inspiration est là. Autrement, tout n'est qu'une fantasmagorie ; il n'en résulte que des contre-sens dont les oreilles chrétiennes auront pitié et qui choqueront les incrédules eux-mêmes. M. Cousin est un grand écrivain ; qu'il lui prenne fantaisie de venir parler dans une assemblée de fidèles sur le jugement dernier : il y réussira moins que le dernier vicaire de village ; et si, à la place de M. Cousin, c'est M. Janin qui s'escrime, nous tomberons dans le grotesque, surtout aux endroits éloquents.
L'œuvre de M. Liguoro a les qualités opposées à ces défauts ; elle est sérieuse, religieuse, chrétienne. On y sent partout une inspiration du plus haut vol, une méditation sincère et intelligente des profondeurs et des vérités du sujet. Il y a de la crainte, de l'espérance, de la prière dans ces flots d'harmonie, qui jaillissent purs d'une source intarissable.
Une belle symphonie, d'allure violente et même sauvage, comme la guerre civile, sert de prologue à l'ouvrage, qui est une messe militaire en même temps qu'une messe funèbre. Je ne sais si mon imagination prévenue a entendu plus que le musicien n'a voulu dire ; mais il m'a semblé que cette courte et saisissante introduction exprime bien le caractère particulièrement cruel des guerres civiles, où la plus glorieuse mort laisse des regrets, ou la victoire
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elle-même est inconsolable, et pour palme ne met aux mains du triomphateur qu'une branche de cyprès.
Le Kyrie vient ensuite : c'est une des plus belles choses que l'on puisse entendre, un chant majestueux et tendre, plaintif et fervent ; l'accent d'une douleur qui tantôt s'exalte jusqu'au sanglot, tantôt se calme et s'adoucit jusqu'à l'espérance, jusqu'à la certitude du pardon. Ce morceau, comparable à tout ce que l'inspiration musicale a produit de plus émouvant, suffirait pour assigner à M. de Liguoro une place parmi les maîtres, et une place distinguée. Sa partition en renferme beaucoup d'autres qui, comme celui-là, luttent avec succès contre le sentiment que j'ai expliqué plus haut, ce sentiment qui semble d'avance condamner à l'impuissance tous les efforts de l'art et toutes les ressources du génie.
m Plusieurs parties du Diesirœ sont d'une belle poésie. Le Dies irœ est la prière que le vivant fait pour lui- même en présence de la mort. Il se transporte au moment où son âme paraîtra devant le tribunal de Dieu. La trompette sonne, le monde tombe en poussière, les morts se lèvent, le juge est assis, le livre est ouvert, tout tremble : Mors stupebit et natura. Et ce coupable, au moment d'être jugé, scrute ses actions qui vont être révélées à tout l'univers, se juge lui-même,se condamne,demande grâce à Celui qui pardonna à la Pécheresse et reçut en son royaume le larron pénitent. Assurément, dans le fond de l'âme, la conscience, le repentir, la foi, l'amour de Jésus donneront toujours à cette prière une énergie, à cette espérance une douceur qu'aucune parole, qu'aucun signe, qu'aucun son ne peuvent rendre ; et l'esprit se fera toujours une peinture de cette scène, que l'art n'atteindra point. Mais si l'on veut ne pas exiger l'impossible, on pourra reconnaître
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que les bornes du possible sont placées très-loin et très- haut, et que M. Liguoro a fait un vaste chemin dans ce vaste espace. Il a trouvé une grande variété d'expressions justes et fortes pour caractériser et nuancer tour à tour les trois divisions du Dies irœ : le chaos de la nature, la juste épouvante du pécheur, l'espérance du chrétien. La strophe Tuba mirum, admirablement chantée par M. Montelli, est un exemple des difficultés surhumaines que présente un pareil ouvrage. Quel instrument peut jeter aux oreilles des vivants un son qui leur donne l'idée de cette trompette de l'Archange, dont l'appel, se prolongeant par la région des sépulcres, fera crouler l'édifice de la terre et réveillera les morts ? Cependant, cette strophe même, telle que M. de Liguoro l'a écrite, saisit l'imagination, sans pouvoir la remplir. Le Liber swiptus produit aussi un grand et religieux effet. Tout le chœur reprend le dernier mot de chaque vers, et ces voix s'élèvent comme une adhésion universelle de tous les hommes à la vérité et à la justice des arrêts divins. Le Quid sum miser, entrecoupé, effaré, presque sanglotant, peint admirablement la hâte, l'effroi, l'angoisse de l'âme pécheresse durant ce prompt et inexorable examen de conscience qui lui révèle d'un seul coup et distinctement toutes ses fautes. Que dirai-je ? Quel protecteur invoquer ?... Tune dicturus? Quempatronum rogaturus ? Ily a durafraîchis- sement, de la confiance, de l'amour dans les strophes qui suivent : Rex tremendœ majestatis, Recordare, Jesu pie. Pourtant j'aurais voulu autre chose. J'aurais voulu quelque chose à la fois de plus tendre et de plus humble. Il me semble que M. de Liguoro, si habile et si savant élève des Allemands et des Italiens, s'est ici trop souvenu de ces derniers et pas assez des autres. Le soleil de Naples arrive
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trop vite et déchire de rayons trop éclatants cette brume épaisse qui tout à l'heure enveloppait tout.
Je deviens long sur un sujet où j'ai l'obligation d'être court. Je veux pourtant signaler encore la beauté grave et vraiment recueillie du Sanctus. C'est un des morceaux où les compositeurs vulgaires se croient habituellement en devoir de faire tapage, comme s'il était connu et avéré que les anges, dans le ciel, chantent à tue-tête. M. de Liguoro n'a point commis cette faute, et j'affirmerais vo- lontiers qu'elle ne l'a pas même tenté. Son Sanc-tus est suave, tranquille, presque ecclésiastique. Il se déroule et s'achève paisiblement, comme l'expression normale et accoutumée, comme le souffle même de ces créatures dont la vie et la félicité est de louer Dieu. Le morceau final a le même caractère de religieuse.sérénité. La paix sera la consommation de tout. Un dernier chant s'éveille, monte, s'éloigne, expire. Il n'y a plus de terre, ni rien de ce qui était de la terre. Ceux qui ont obtenu le pardon, ceux qui ont cru, aimé, pleuré, sont en possession du repos éternel; les réprouvés ont disparu dans le silence de l'abîme ; Dieu règne seul au sein de l'immensité peuplée de ses élus..
Voilà une faible esquisse de ce bel ouvrage. Le succès a été fort grand et surtout fort honorable. L'orchestre, après l'exécution, a décerné une véritable ovation au compositeur. Il n'y a pas de meilleur juge que cet orchestre, formé d'artistes éminents. Jamais il n'a mieux justifié sa réputation sans égale. On pourrait dire que l'orchestre du Conservatoire est la musique incarnée. Quand on l'entend, on se rappelle la fameuse définition de l'homme, donnée par M. de Bonald : Une intelligence servie par des organes. Mais ici ce sont des organes parfaits, qui ne trahissent jamais la pensée, qui la rendent telle qu' elle a été
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conçue, avec toute son énergie et toute sa délicatesse. Comme je félicitais M. de Liguoro : — « Vous ne pouvez apprécier, me dit-il modestement, ce que c'est que d'avoir pour interprète un pareil orchestre. » Les experts disent à leur tour que l'orchestration du Requiem offre une nouveauté qui pourrait bien devenir une réforme dans la musique moderne. Elle consiste en ceci, que, sans renoncer à la puissance des masses harmoniques, le compositeur a su disposer et ordonner cette force de manière à laisser à la voix de chaque instrument tout l'effet qui lui appartient. Ainsi, personne ne se perd absolument dans la foule et ne cesse d'être quelqu'un, même en devenant tout le monde. Mais ce sont là des détails du métier, qui ne me regardent pas, et je dois me taire, à présent que j'ai eu le plaisir de rendre témoignage aux belles et sérieuses inspirations qui m'ont charmé.
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M. RENAN ET LA VIE DES SAINTS.
— 10 SEPTEMBRE 1854 —
Idées de M. Renan sur la sainteté et sur les saints. — Les saints
« distingués » et les saints « inutiles ». — Le style des universitaires. — Rôle des saints dans l'économie du christianisme.
A propos des nouveaux Bollandistes, un jeune maître à philosopher, M. Renan, nous fait connaître/ dans le Journal des Débats, ses idées sur la sainteté et sur les saints en général. Ce travail offre quelque intérêt, parce que l'auteur, sans être engagé dans les ordres sacrés, a cependant porté la soutane. En réfutant quelques-unes de ses erreurs, nous aurons l'occasion de voir ce que le CQUrant philosophique, traversant une âme chrétienne, y peut laisser de lumière et de respect.
H y a quatre-vingts ou cent ans, c'était une grande mode parmi les penseurs de mépriser les saints. « Si on veut « les écouter, dit Bergier, les prophètes de l'Ancien Tes- « tament ont été des fourbes ambitieux, les- prétendus « saints du christianisme des fourbes ignorants, les mar- « tyrs des hommes séduits, les anachorètes et les moines « des atrabilaires cruels à eux-mêmes, les docteurs de « l'Eglise des querelleurs, perturbàteurs de la société ; les « Évêques et les Papes n'ont travaillé qu'à se donner un « pouvoir temporel ; les missionnaires sont des esprits in- « quiets poussés par le désir de dominer sur des peuples
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« sauvages. » Cette mode est finie. Seuls, .de nos jours, les vieux enfants du Siècle la suivent encore ; ce n'est plus le ton des gens d'esprit.
M. Renan a lu les Bollandistes, il le dit du moins ; il croit à la sincérité des saints, et il leur trouve un mérite tout particulier qui le séduit et l'enlève. Ce n'est point leur raison : « Ils plaisent peu au sens positif, jamais ils n'enten- « dirent rien en économie politique. » Ce n'est point leur bonté : « Parfois ils semblent terribles, absolus, vindica- « tifs. » Ce n'est point leur intelligence : « Ils ont été « exèlusifs, ils n'ont vu les choses que par un seul côté ; « ils ont manqué de critique et détendue fi esprit,. ils ont k placé leur idéal dans une nuageuse hauteur, où pour les « contempler il faut une position tendue. » Ce n'est point leur génie : « Tous furent des poëtes admirables, mais ils « dépassent la mesure et nous effraient par leur exalta- « tion. » Quel est donc le mérite des saints ?
S'il fallait deviner, on chercherait longtemps, mais M. Renan veut bien le dire. Le mérite qu'il trouve aux saints, c'est l'air distingué : « Quel air de haute distinc« tion ! quelle noblesse ! quelle poésie ! Il y en a d'hum- « bles et de grands, de doctes et de simples, d'obscurs et « d'illustres, mais je n'en connais pas un seul qui ait l'air « vulgaire 1 »
Cependant, pour jouir de l'air distingué des saints, il faut savoir se placer ; tous les observatoires n'y sont pas également favorables. Par bonheur, M. Renan a étudié cette optique. H en donne la théorie, appuyée d'exemples.
Pénétrons - nous d'abord d'une grande vérité que M. Renan emprunte à son « précieux et savant ami Alfred Maury » : c'est que, les « vies des saints sont la vraie « mythologie du christianisme. » En effet, continue M. Re- •
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nan, « un Dieu unique, suprême, inabordable, est un ce dogme trop austère pour certaines époques et certains « pays. Chassée de Dieu, la mythologie s'est réfugiée dans « les saints. » Le peuple a fait des demi-dieux à sa guise et à son image, et il a ainsi « prêté au monothéisme ce qui « lui manque en pittoresque et en variété. » Avantage inappréciable ; car, qui voudrait d'une religion sans pittoresque ?
Grâce donc à sa mythologie, le christianisme est plein. de pittoresque. Reflets des instincts religieux de chaque race, les saints offrent des physionomies diverses et locales : « En Syrie, stylites et tournant au bouddhisme ; en « Italie, bons vivants et sentant le voisinage des frati Gau- * denti; en Irlande, aventuriers et coureurs de mer. » Il suffit de connaître le pays pour comprendre tout de suite le saint ; mais faute de géographie et de voyages, on n'y entend plus rien. Quantité d'honnêtes gens à Paris, au Pérou, en Chine, se flattent de connaître saint François d'Assise. Quelle illusion ! M On ne comprend bien saint « François d'Assise que quand on a vu l'Ombrie et le mont «. Ubaldo. »
Cette loi est générale. Il faut s'installer à Cologne pour se rendre compte des saints allemands. Leurs légendes cc n'ont tout leur prix que dans ce grand centre religieux cc de l'Allemagne au moyen âge. » Et s'il s'agit des ci charmants petits romans » qui contiennent les actes des vierges martyres, il est indispensable de repasser en Italie :
ce A Rome, sur le mont Cœlius, près de Saint-Étienne- cc le-Rond ou des Quatre-Couronnés, on estjuste au point ce qu'il faut pour embrasser tout ce grand cycle des lé- « gendes et comprendre les sentiments nouveaux qui y
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« trouvèrent une si riche et si complète expression. » Les vierges martyres, vues « du point qu'il faut, » gagneraient le cœur de M. Renan. Leur histoire lui paraît bien composée et très-supérieure au mythe des Amazones ; « ces imaginations de supplice » respirent « il ne sait « quelle sombre et étrange volupté ; » « l'antiquité, « étrangère à nos raffinements religieux, ne pouvait rien « imaginer d'aussi délicat que cette fermeté théologique « dans une jeune fille. » M. Alloury va se scandaliser de cette proposition gaumiste, lui qui n'ira jamais s'inspirer sur le mont Cœlius et qui ne s'éloigne du mont Aventin que pour veiller sur le Capitole !
Les vierges martyres étant apocryphes, M. Renan ne fait pas grand cas des saintes du moyen âge : « L'époque « brillante des saintes est du quatrième au sixième siècle. « Les dames chrétiennes de ce temps, Monique, Paule, « Eustochie, Radegonde ont un charme tout particulier. » Passé le sixième siècle, on tombe dans le commun. « Le « moyen âge, qui a tant de saints admirables, a peu de « saintes vraiment distinguées -avant sainte Catherine de «Sienne.» Quoi! Gertrude, Bathilde, Colombe, Richarde, Mathilde, Adélaïde, Elisabeth de Hongrie, Claire, Rose de Viterbe, Zite, et tant d'autres ne seraient pas des saintes « vraiment distinguées ? » M. Renan me paraît ici trop difficile, et j'aime mieux croire qu'il n'a pas encore trouvé « le point qu'il faut ».
L'admiration si bien justifiée et si galamment exprimée que M. Renan professe pour les saints, ne va pas plus loin que le seizième siècle. lie dernier est saint Ignace de Loyola. Il marque « la limite du grand style et du bon goât. » Assurément, le fondateur de la Compagnie de Jésus est « un âpre et redoutable personnage, -,i mais c'est
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encore « un saint de la vieille école, un saint digne de « Zurbaran ou de l'Espagnolet. » Au delà, une immense révolution est accomplie : les saints n'ont plus de style ! Saint Vincent de Paul est déjà bourgeois, et « c'est une « chose attristante que l'air grêle, étriqué, mesquin, insi- <( gnifiant des saints tout à fait modernes : saint Liguori, « par exemple. »
En bon philosophe, M. Renan a cherché la cause de cette révolution. Pourquoi les saints modernes sont-ils « étriqués? » Parce que, dit M. Renan, « c'est un genre « de poésie fini ; la faculté qui crée les légendes s'en va de « l'humanité. » Et il annonce formellement qu'il M'y aura plus de saints; ce qui veut dire, comme il l'explique, qu'il y en aura toujours : seulement, les saints dignes de Zurharan ou de l'Espagnolet, « ces saints à l'ancienne ma- « nière, ces statues si fièrement posées, ces hautes repré- (c sentations du côté idéal et divin de la nature humaine, « voilà ce qui ne se verra plus. » Il faut désormais se contenter des Vincent de Paul et des Liguori. Or, qu'est-ce que cela ? qu'est-ce que Vincent de Paul, « l'honnête et « excellent Vincent de Paul, » à côté de Loyola? M. Renan laisse voir que saint Ignace de Loyola lui fait peur, mais il ne dissimule pas que saint Vincent de Paul lui fait pitié :
« Au lieu d'un sublime enthousiaste que la grandeur de sa passion élève jusqu'au génie, nous trouvons une âme d'or qui ne connut d'autre poésie que celle de bien faire, d'autre théologie que la charité. C'est la meilleure, sans doute, et plût à Dieu, pour le bonheur de l'humanité, que tous les saints eussent ressemblé à celui-ci ! Mais pour la hauteur et le grand air, quelle différence! »
M. Renan s'attriste fort de penser qu'il n'y aura plus de
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ces saints « à l'ancienne manière. » Il les regrette, surtout les plus inutiles ; et cette décadence le tirant en mélancolie, le conduit à nous ouvrir un petit jour assez coquet sur son intérieur :
« Dans les moments d'ennui et d'abattement, quand l'âme blessée par la vulgarité du monde moderne cherche dans le passé la noblesse qu'elle ne trouve plus dans le présent, rien ne vaut la Vie des Saints. Ceux qui plaisent le plus alors, ce sont les plus inutiles, les ascètes purs. Voyez-les, à Pise, au Campo-Santo, dans l'admirable fresque de Laurati, ou lisez les belles pages que Fleury a consacrées dans son Histoire ecclésiastique aux origines de la vie solitaire. Je ne connais que certaines légendes bouddhiques qui approchent du charme de ce simple et grandiose récit. »
M. Renan possède un art d'exprimer son admiration pour les saints qui marque peu de respect ; et l'afféterie de ses phrases n'empêche pas qu'elles ne soient pleines d'inconvenances. Avant d'arriver au fond de son discours, disons un mot de la forme. Règle générale, cette attitude de beau ténébreux et cette extrême recherche de l'élégance vont mal aux gens d'Université. Ils parlent quelquefois, dans les distributions de prix, du sacerdoce de l'enseignement. Ce sacerdoce les oblige au moins à quelque gravité dans le style, et c'est assez qu'ils soient séculiers, sans se faire si mondains. M. le Ministre de l'instruction publique a repris très-opportunément je ne sais quel professeur qui s'était avisé, en 1852, de publier des vers dans le goùt de 1834 ; cette façon de poésie lui paraissait diminuer la considération nécessaire au corps enseignant. Jl>. tancerais plus volontiers encore les professeurs de philosophie qui s'échapperaient à parler de leurs heures d'abattement, et qui feraient les désillusionnés, comme s'ils vonlaient intéresser les héritières. Comment, Monsieur, ides
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tristesses ! et de quel usage vous est donc votre philosophie? Mais je serais particulièrement sévère à ceux qui, comme M. Renan, s'appliqueraient à imiter des maîtres tels que M. Gautier et M. Michelet. Voilà de beaux modèles pour un amateur de la grande manière, et vous allez donner à vos élèves un joli goût de style français ! Que voulez-vous dire avec votre mont Ubaldo et votre mont Cœlius? Que viennent faire dans une dissertation sur la Vie des Saints, Giotto, Laurati, Zurbaran et l'Espagnolet? Quel estcepédantisme? Giotto et l'Espagnolet, deux noms qui vont bien ensemble ! Si c'est là votre procédé pour faire du style, écrivez plutôt platement. Jamais le style plat n'a entravé l'avancement universitaire, et M. Weiss fait son chemin (1) .
Je signale ce travers afin d'arrêter, s'il est possible, l'invasion d'un certain gongorisme qui entre à plein flot dans la jeune Université, et qui menace de faire regretter la sécheresse à peine grammaticale de ses émérites. J'espère peu néanmoins que M. Renan parvienne à corriger son goût, parce que la racine de ce mauvais goût est dans le mauvais état de sa pensée. Il y a là un jnal auquel je ne connais point de remède, et qui le condamne au ridicule pour le moins, dès qu'il aura fantaisie d'aborder les sujets religieux. Ce mal est l'absence de foi. Voyons ce que c'est que la sainteté, dont il vient de parler si légèrement.
Un saint, suivant la définition de Guillaume de, Paris, est une idée réelle, visible, palpable et substantielle de toute la perfection évangélique. Çossuet ajoute que la perfection
(t) Je croyais, Je ne sais pourquoi, quand j'ai écrit cet article,
M. Renan appartenait à l'Université. L'Université n'a point cet honneur.
Je laisse néanmoins laTemarque sur le style,parce que beaucoup de jeunes universitaires la justifient trop.
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de la sainteté est d'ètre juste sans se soucier de le paraître, sans ménager la faveur des hommes, et au contraire en reprenant tellement les vices qu'on se fasse maltraiter et crucifier comme un criminel (t). Difficilement on pourrait donner une idée plus haute de la vertu humaine. L'Écriture le fait en quelques mots : Mirabilis Deus in sanctis suis. Comment ce texte si connu, résumé de la vie des Saints de l'ancienne loi, prophétie de la vie des Saints de la loi nouvelle, ne s'est-il pas offert à l'esprit de M. Renan, lors- qu'après avoir lu les Bollandistes, il a entrepris de faire connaître son sentiment sur la sainteté et sur les Saints ?
Quiconque a été pratiquement chrétien sait quel rôle remplissent les Saints dans l'économie du christianisme; par rapport à Dieu et par rapport à nous. Ils ont reçu, conservé, augmenté ce don que Dieu fit au patriarche Jacob et que l'Écriture appelle la science des Saints, dedit illi scientiam Sanctorum, c'est-à-dire la science du salut. Ils ont su comment il fallait servir Dieu ; ilsl'ont servi comme il fallait le servir ; ils ont pratiqué aussi parfaitement que l'homme peut le faire la justice, la charité, la pénitence. Souvent honorés ici-bas du don des miracles, ils sontcouron- nés dans le Ciel et ils y forment l'Eglise triomphante, toujours unie aux deux autres parties de l'Eglise, à celle qui milite et à celle qui souffre, par le lien de la charité. Loin de s'affaiblir par leur triomphe, qui les met éternellement à l'abri de nos misères, ce lien de la charité devient au contraire plus fort. Cette double source d'amour ouverte en leur âme, victorieuse et illuminée dès ce monde, se répand devant Dieu pleinement et sans cesse en actions de grâces pour lui, en prières pour nous et pour ceux que nous
(1) Sermon sur le jugement de Jésus-Christ contre le monde.
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avons perdus; et c'est là le dogme de la communion des Saints. Par la miséricorde divine, les Saints ont été ici-bas nos exemples, ils sont dans le ciel nos protecteurs. « Dieu, « dit Bourdaloue, se laisse fléchir par eux jusqu'à sus- « pendre, jusqu'à révoquer en notre faveur les arrêts « de sa justice. Combien de fois, en considération de Da« vid, a-t-il calmé sa colère prête à se venger des rois d'Is- « raël, n'apportant point d'autre raison pourquoi il arrê- <( tait ses coups que celle-ci : Propter David servum « meum (1). »
Telles sont les pensées qu'éveille dans l'âme chrétienne le seul nom des Saints. Elles l'intéressent par l'admiration pour les plus nobles courages, par la vénération pour les plus hautes vertus, par la reconnaissance pour les plus grands et les plus constants bienfaits, par la contemplation des plus augustes mystères. Salut des vivants, espoir assuré qui reste aux morts, les Saints, après l'incarnation du Fils de Dieu, sont le chef-d'œuvre de cette divine industrie de la miséricorde qui prodigue aux hommes tous les moyens de gagner le ciel et qui veut les y tirer pour ainsi dire malgré eux. M. Renan a bien oublié tout cela ! sa littérature, sa poésie et sa philosophie se tiennent bien loin de ces merveilles !
Qu'un pauvre esprit livré de bonne heure aux ténèbres rationalistes, considère la sainteté comme un phénomène sans cause positive, comme une magnifique et inexpli.!cable folie, ce n'est qu'un trait des faiblesses de la raison humaine ; mais qu'une intelligence nourrie, par la grâce et pour l'amour de Dieu, de ces lumières, et qui les a goùtées, s'en écarte jusqu'à ce point d'irrévérence, il y a là quelque
(Ii Sermon pour la fête de tous les Saints.
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chose qui consterne. On voudrait que l'àme qui a encouru ce malheur parût en sentir davantage l'énorme poids.
Je sais que M. Renan ne fait pas une déclaration formelle d'incrédulité ; mais c'est le mot que tout son article laisse entendre, et je le loue de mépriser cette habileté déplorable avec laquelle, dans son école, on s'applique souvent à paraître encore chrétien lorsqu'on ne l'est plus. Si je me trompe, il réclamera. C'est son droit ; le mien est de dire ce que je pense des paroles qu'il adresse au public. Jamais un chrétien, ayant lu la vie des saints et tout baigné encore de cette atmosphère de miraculeuses vertus et de miraculeuses actions, ne s'en exprimerait comme un homme qui vient de voir de beaux acteurs et de parcourir d'agréables romans. Il ne prononcerait pas ce mot injurieux de mythologie, qui ne rappelle que des fables ; il ne mettrait pas sur le même plan l'histoire des saints et des légendes bouddhiques ; il ne définirait pas la sainteté « une poésie, une faculté qui crée les légendes ; » il ne ferait pas du caractère des saints, qui sont partout les mêmes, c'est- à-dire partout charitables et pénitents, une affaire de climat et de topographie. Ces imaginations paraissent ingénieuses et piquantes à un philosophe ; un chrétien n'y verrait que d'impertinentes frivolités. Un chrétienne dirait pas qu'il y a des Saints inutiles, en rangeant les ascètes purs parmi les plus inutiles, ce qui est une niaiserie 'double, puisque ces ascètes purs ont été les grands maîtres de la vie spirituelle, qui n'est point une science inutile à la société humaine, et que de là est sorti le plus beau livre qui ait été fait de main d'homme, l' Imitation de Jésus- Christ. Ce n'est pas non plus un chrétien qui comparerait indécemment la Vie dès saints à Y Astrée ou à l'Amadis de G atile, lui trouvant pour principal mérite d'avoir « coloré
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beaucoup de vies pâles. » La vie des Saints a fait autre chose : elle a corrigé des vies oisives et vicieuses, créé des vies utiles et saintes. L'humanité en a vécu plus que de toute autre nourriture. C'est encore l'aliment des fidèles qui embrassent héroïquement le devoir d'aimer Dieu pardessus tout et le prochain plus qu'eux-mêmes. Un chrétien sait tout cela ; M. Renan parle en homme qui ne le sait plus. Lorsqu'il admire la vie désintéressée des Saints, il s'y prend de telle sorte que le lecteur distingue peu entre cette vie désintéressée et la vie fainéante : un chrétien ne peut là-dessus s'abuser ni abuser les autres. La vie des Saints est une vie de travail, une vie de sagesse, une vie d'œuvres, même celle des ascètes purs. Ceux qui ont vécu dans le monde ont trouvé, dit Bourdaloue, « le secret d'ac- « corder dans le monde leur condition avec leur religion ; «ils se sont- servis de leur religion pour sanctifier leur « condition ; et, par un heureux retour, ils ont profité de « leur condition pour se rendre parfaits dans leur reli- « gion. » Bourdaloue ne parle pas seulement des Saints mesquins et « étriqués » des temps modernes ; il suit saint Bernard, qui disait des Saints de « l'ancienne manière » : « Ils ont maintenu leurs rangs avec modestie, leurs droits « avec désintéressement, leur réputation et leur gloire « avec humilité. » En d'autres termes, les Saints n'ont pas étalé une perfection fausse et oisive, et la sainteté n'est pas, comme M. Renan le fait entendre, une sorte de tour de force plus digne de notre curiosité que de notre émulation. Ils nous ont, au contraire, enseigné les vraies routes de la vie, notas feceruntvias vitœ. C'est le sentiment que .ne manque pas de concevoir, ne fùt-ce qu'un instant, le chrétien qui les contemple et que cette lueur sereine éclaire sur les désirs de Dieu. M. Renan éprouve et avoue
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un sentiment tout autre ; il laisse échapper cette parole affligeante : « La vie des Saints, appréciée d'après nos idées « modernes, semble imparfaite, en ce sens qu'ils ont été « exclusifs, qu'ils n'ont vu les choses que par un côté, « qu'ils ont manqué de critique et d'étendue d'esprit. Je « ne souhaiterais pas leur vie, mais je suis jaloux de leur « mort. » Ce qui revient à dire : Je me soucie peu d'avoir le mérite, mais j'aimerais la récompense. Souhait fort peu digne d'un chrétien et même d'un philosophe ; souhait d'ailleurs inutile : on meurt suivant qu'on a vécu, chassé de la vie ou appelé au ciel.
Telles sont les idées de notre philosophe sur la sainteté et sur les Saints, et voilà ce qu'un homme pourtant bien doué et bien élevé trouve encore dans son intelligence, quand la foi n'y est plus. Si c'était la peine de s'arrêter davantage sur un triste spectacle, et qu'il fallùt reprendre en détail toute cette frivole et inconvenante dissertation, on y trouverait le savoir aussi peu solide que la pensée et le goùt, et le raisonnement au niveau de tout le reste. Il n'arrive guère à M. Renan d'écrire un mot qui tombe juste. Ce délicat qui reproche aux Saints modernes de manquer de style, trébuche à leur occasion dans tous les lieux communs que le philosophisme et l'ignorance ont coutume de débiter, et il a ramassé plusieurs de ses grâces dans les almanachs. C'est à peu près la portée de vue et l'envergure des aigles du Siècle; il n'y manque que le chant et le pennage. Toutefois les aigles du Siècle; sont plus excusables que lui. Ils ne savent rien, mais du moins ils n'ont jamais rien su, et ils ne sontpas chargés d'enseigner la jeunesse. J'ose prier M. Renan de se souvenir au moins de cela, si, comme il l'annonce, il continue de s'occuper publiquement de la vie des Saints. En faisant à la liberté
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de penser toute la part que l'on voudra, je conteste qu'un écrivain affilié au corps enseignant ait aussi complétement qu'un autre le droit de manquer de respect pour les croyances. Dans le cas même où il faudrait lui reconnaître ce privilége, il n'a pas, du moins, celui d'échapper aux représailles de cette même liberté dont il fait un si déplorable abus. Ce serait alors le cas de lui montrer impitoyablement combien cette prétendue érudition qu'il étale avec tant d'assurance est légère, et à quel point ses théories sont dignes de risée.
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M. VIENNET, POÈTE.
— 29 OCTOBRE 1851 —
Le talent poétique de M. Viennet ; l'Épître à Clio. — Le suffrage de l'Académie.
M. Viennet rima dès l'âge le plus tendre, il rime dans l'âge le plus avancé. Pas de faculté que l'àge affaiblisse moins ! et l'on remarque au contraire que les poëtes, en vieillissant, ont plus de peine à se contenir. M. Viennet n'entend s'imposer aucune retenue ; il laisse couler ses vers; sauve qui peut! L'Académie en est la première victime, et c'est bien fait ; elle n'a que ce qu'elle mérite. M. Viennet y débite ses fables, ses héroïdes, ses épîtres, ses satires, toutes les pièces de son métier. Voilà, depuis un temps très-long, le principal décor des séances solennelles. On ne peut s'empêcher de plaindre tant de beaux esprits, forcés de donner ce régal au public et d'en prendre leur part. Avant-hier, ils étaient rassemblés en pompe, par bataillons, l'épée au côté, comme à Sébastopol, pour écouter une Épître à Clio dont le fond mis en prose fournirait tout juste un article passable du Siècle. Il y est question des enfants de Louis le Débonnaire, qu'un moine a soulevés contre leur père ; de Médicis, moins reine qu'Eumémcfe, donnant l'affreux signal d'une nuit homicide; des bandes inhumaines qui ont dépeuplé les
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C évennes; des prélats français vendus à nos ri vaux, qui livrèrent Jeanne d'Arc à d'infâmes -bourreaux ; enfin de tous les crimes de l'Église -J.et du moyen âge, déduits en demi-rimes dans le goût de 1827. Les vers de M. Viennet se suivent et se ressemblent. Ses lecteurs du temps de l'É- pitre aux Mulets le trouveront persévérant. Justum ac tenacem 7 C'est Dulaure, avec l'allure preste et lé cliquetis harmonieux d'un fiacre à l'heure. H lui faut toujours quatre vers, souvent six et davantage, pour mettre en saillie la moindre pauvre pointe. Il rame, durant des périodes entières, à travers un gâchis de rimes misérables, vers quelque trait besogneux... qu'il finit par rater. Malgré les libertés qu'il prend avec la rime, elle ne laisse de lui jouer de mauvais tours : quand il veut dire blanc, la quinteuse dit noir.
M. Viennet croit faire de bons vers parce qu'il invoque Boileau etparce qu'ilcoupe ponctuellement son alexandrin par le milieu. Mais il ne suffit pas d'invoquer Boileau et de couper l'alexandrin par le milieu. En dépit de la charnière qui les unit, un premier hémistiche plat et un second vide n'ont jamais fait un bon vers.
Le dessein de M. Viennet, dans cette versification osseuse, est de protester contre les mensonges de l'histoire. Il reproche à Clio (c'est l'histoire) son excessive crédulité aux vaines affirmations des hommes, soit qu'ils blâment, soit qu'ils louent. Partant de là, sur son Pégase fourbu, il donne au public une leçon de scepticisme ; ou plutôt il distribue au gré -de son humeur, à droite et à gauche, à tort et à travers, les coups d'encensoir et les coups de dents. Rare imaginative ! beau sujet de veilles ! loisirs bien employés ! Mais ce sceptique, lui-même extrêmement crédule à sa passion, ne s'aperçoit pas qu'il tombe dans tous les méfaits
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qu'il reproche aux autres. Il s'enflamme contre les pamphlétaires qui ont accusé Louis-Philippe d'avarice, et il ne se fait aucun scrupule d'accuser Suger de fanatisme et saint Bernard de férocité. Très-animé contre les prélats qui ont livré Jeanne d'Arc aux Anglais, il encense Voltaire, qui l'a livrée à la canaille.
Voici quelques-uns des vers de M. Viennet, ceux qfife le Siècle, Narcisse innocent, admire davantage. Nous les offrons avec un égal plaisir à nos ennemis et à nos amis :
Les réputations n'ont plus de lendemain.
Dix fois, dans ces retours d'amour et de colère,
J'ai vu mourir, revivre et remourir Voltaire. ,
Sur son siècle, aujourd'hui, les foudres sont lancés,
Ses auteurs sont flétris, ses arrêts sont cassés.
Des abus qu'il sapait on reprend la défense,
Et c'est le même excès, la même violence.
D'Holbach et Diderot avaient tout décrié,
Par les nouveaux Frérons tout est glorifié :
L'âge d'or va pâlir devant le moyen âge,
Rien n'était plus charmant, plus doux que le servage.
Nos innocents aïeux ne connurent jamais
De vices ni d'erreurs, d'abus ni de forfaits.
Il n'est plus vrai, Clio, que, sous le Débonnaire,
Un moine ait soulevé les fils contre le père;
Que, de Louis le Gros, les vassaux révoltés,
Aient inondé de sang nos champs et nos cités ;
Qu'au nom d'un Dieu de paix des bandes inhumaines Aient brûlé l'Albigeois, dépeuplé les Cévennes;
Que des prélats français, vendus à nos rivaux,
Aient livré Jeanne d'Arc à d'infâmes bourreaux ;
Que, sous vingt de nos rois, dégradant leurs bannières,
Les grands à l'étranger aient ouvert nos frontières.
Ils nieraient Médicis, moins reine qu'Euménide,
Donnant l'affreux signal d'une nuit homicide.
Ne viens plus décrier le vieux cloître et ses mœurs,
Citer de saint Bernard les sermons délateurs,
Les actes de Suger, les papes, les conciles,
Tonnant de tous côtés sur les clercs indociles,
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Le faste des prélats dénoncé par Glaber.
Ce sont des contes bleus inventés par Verter.
Avec ses huguenots Coligny massacré,
Les Clément, les Châtel et leur poignard sacré,
Tout dans ces temps pieux fut grand, juste et sublime.
C'est à Voltaire enfin que commence le crime.
On ne saurait imaginer la joie que cette ferraille inspire à M. Alloury. Voilà, dit-il, voilà du sel gaulois 1
Laissons passer, puisque ce sont des alexandrins ! pai- sons comme l'Académie, heureuse d'en être quitte pour une épître, de la part d'un tel nourrisson des Muses, qui a fait jusqu'à des poëmes épiques. Néanmoins, ces escapades doivent attrister prodigieusement les hommes de mérite, historiens, philosophes, poëtes même, que renferme cette compagnie et qui se sont fait L'honneur d'y introduire récemment un évêque. Sans réclamer contre la tolérance que s'accordent en ce lieu toutes les opinions, c'est au moins, à l'égard des catholiques, reculer étrangement la limite des convenances, que de les forcer à entendre en public des paragraphes de ce goût.
Les vers de M. Viennet ont encore obtenu le suffrage d'un rédacteur du Constitutionnel, M. de Cesena. Soit que M. de Cesena ait été frappé d'un coup de poésie, soit qu'il ait reconnu une certaine parenté, qui existe en effet, entre le génie de M. Viennet et le sien propre, il célèbre fortement l'Épître à Clio.
« -On voit que M. Viennet a surtout voulu flageller ces sophistes qui, cherchant leur succès dans l'étrangeté d'un paradoxe, prennent à plaisir le contre-pied de tout ce qui .est depuis longtemps admis en histoire et en philosophie, et qui, fabriquant un passé de convention, y découvrent tout à coup toutes sortes de vertus et de libertés qu'on ne s'était pas encore avisé d'y soup-
çonner. La bizarrerie étonne quelquefois, et on prend volon-
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tiers cet étonnement pour un triomphe. Mais les succès de surprise durent peu. On l'a bien vu aujourd'hui" à l'Institut, où
M. Viennet a mis complétement les rieurs de son côté. »
Voilà qui va bien. Mais si M. de Cesena se met complétement dl]. côté de M. Viennet, il a complétement oublié la situation et les idées du Constitutionnel. Premièrement, le Constitutionnel est ce que l'on appelait autrefois un journal gouvernemental, situation qui l'empêche de souhaiter que la politique aille se loger dans le giron de la science et des Muses : il ne lui faut pas beaucoup de perspicacité pour deviner qu'elle y serait peu favorable à ses vues. Secondement, le Constitutionnel s'est très- honorablement retiré, depuis 1848, et surtout depuis 1852, de cette vieille folle d'école libérale, qu'on a toujours vue appliquée à diffamer le glorieux passé de la France au profit des idées et des hommes de révolution. Certainement le Constitutionnel ne veut pas revenir à 1848. Que prétend donc M. de Cesena, et à qui en a-t-il avec « ses sophistes qui, fabriquant un passé de convention, « y découvrent tout à coup toutes sortes de vertus et « de libertés qu'on ne s'était pas encore avisé d'y soup- « çonner ? » Nous aimerions qu'il lui plut de nous dire ce qu'il entend par là, s'il le sait.
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SUR L'IMMACULÉE CONCEPTION.
— 6 DÉCEMBRE t864 —
Les objections de M. Laboulaye. — Réponses de saint Augustin, de Bourdaloue,de Bossuet.—Les Dominicains et les Franciscains.
—L e « despotisme » de l'Église.
LeR. P. Gagarin, de la Compagnie de Jésus, a entrepris d'éclairer M. Laboulaye, du Journal des Débats, au sujet de l'Immaculée Conception. Le savant religieux y a gagné une réponse pleine d'amertume, dans laquelle M. Laboulaye, louant la modération de son adversaire, fait cependant reparaître, autant qu'il peut, les plaisanteries accoutumées sur les Jésuites : Le P. Gagarin feint de ne pas comprendre la force des objections de M. Laboulaye ; il esquive les plus importantes ; il fait des restrictions mentales, etc., etc. Enfin, les lecteurs du Journal des Débats sont parfaitement mis à même d'assurer que le P. Gagarin est un très-habile homme, qui ne croit pas du tout à l'Immaculée Conception, mais qui soutient cette doctrine pour faire montre de son esprit et pour pousser l'Eglise dans l'abîme où elle court en ce moment, hélas ! malgré les journaux parisiens, qui essaient inutilement de la retenir.
Nous ne demandons pas au R. P. Gagarin de continuer avec un contradicteur qui nous semble n'être plus en hu-
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meur de respecter suffisamment les convenances. Au point où cette discussion est venue, ce qui reste à dire est d'ailleurs peu de chose et nous essaierons d'y suffire. C'est à regret pourtant que nous prenons la plume. Lorsque tous les évêques de la catholicité ont été consultés par le successeur de Pierre et ont donné leur avis ; lorsqu'en si grand nombre ils se sont réunis, de tous les points du monde, autour de leur chef suprême, pour méditer sur ce sujet ; lorsque toute l'Église est en prières, appelant sur eux l'inspiration divine, qu'importe en vérité ce qu'un journal peut dire et ce qu'un autre journal peut répondre? Que savons-nous, devant ces siècles d'études qui ont amené la question à sa maturité ? Que sommes-nous, devant cette assemblée auguste qui la revoit une dernière fois dans le sanctuaire du monde chrétien ? Que pouvons-nous, devant ce Pontife dont la parole va jeter le monde catholique à genoux, plein de confiance, plein d'amour, plein de joie ? Quand nous nous demandons ainsi ce que nous savons, ce que nous sommes, ce que nous pouvons, nous parlons de nous d'abord, mais aussi de M. Laboulaye.
Nous ne contestons pas son mérite ; nous avons fait à ses objections tout l'honneur possible, en priant un théologien de les résoudre ; mais enfin, il n'y a pas de proportion entre son mérite, quel qu'il soit, et la circonstance qu'il choisit pour l'étaler à nos yeux. Ses bons arguments contre l'Immaculée Conception sont les opinions de plusieurs saints. Il cite, dit-il, saint Augustin, saint Bernard, saint Thomas, saint Bonaventure. On lui a prouvé qu'il les entend mal. Il affirme qu'il les entend bien : accordons-lui cela ; qu'en fera-t-il ? L'Église, par l'organe infaillible de son Chef, va passer outre, malgré l'opinion contraire de « ces grands personnages,» comme les appelle Bossuet. Elle
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va déclarer implicitement qu'en ce point, s'ils ont pensé comme M. Laboulaye,—ce qui n'est pas avéré,—ils ont mal pensé ; usant du droit qu'ils lui ont reconnu eux- mêmes, elle va réformer leur jugement par le sien, qu'on ne réforme pas. C'est cette puissance assurée de l'assentiment du présent et de l'avenir, assurée de l'assentiment de la terre et du ciel ; cette puissance à laquelle les Augustin, les Bernard, les Thomas, les Bonaventure et tous les docteurs, et tous les Pères, ont reconnu juridiction sur leurs pensées, c'est cette même puissance contre qui M. Laboulaye proteste, et à qui il oppose superbement trois articles du Journal des Débats ! Cela fait de la peine.
Nous le savons : il y a un certain nombre de gens qui, voyant l'Eglise d'un côté, le Journal des Débats de l'autre, prononceront que l'Eglise se trompe, croiront fermement que M. Laboulaye est meilleur théologien que le Pape, connaît mieux la tradition, interprète mieux les Écritures, entend- mieux les docteurs, a plus de respect pour la foi de Jésus-Christ. Par commisération pour ceux- là, dans le seul désir de les tirer d'une erreur qui ne peut nuire qu'à eux seuls, nous avons demandé au P. Gagarin le travail qu'il a bien voulu nous donner. C'est pour eux (lue nous ajoutons ces courtes observations, en réponse aux assertions réitérées de M. Laboulaye. Mais s'ils veulent nous en croire, ils laisseront là les assertions de M. Laboulaye et nos réponses ; ils se mettront à genoux ; ils demanderont à Dieu d'avoir part aux grâces qu'il ne peut manquer de répandre sur les hommes par les mains de sa divine Mère, dans cette circonstance unique qui rappelle avec tant d'éclat les privilèges et la gloire de sa maternité.
M. Laboulaye abandonne la question en elle-même et
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ne soutient plus que la Mère de Dieu a été atteinte du péché : il se borne à dire que la croyance à l'Immaculée Conception est « nouvelle » et que la tradition lui manque ; mais on voit qu'il voudrait aller plus loin : il aimerait ici à ne pas désespérer les protestants et ce qui peut rester de jansénistes, deux sectes dont la réprobation se manifeste surtout par l'espèce d'horreur que leur inspire le culte de Marie. Il invoque particulièrement l'autorité « décisive » de saint Augustin, « cette grande figure, que dans « toutes les discussions les Jésuites retrouvent toujours « devant eux. »
Dieu nous préserve de lutter d'érudition contre M. La- boulaye, qui vient d'étudier à fond le P. Perrone, du moins pour la partie des objections, et qui, dans sa réplique, se rempare du P. Petau, à qui il pardonne d'être Jésuite parce qu'il aime à croire que la science du P. Petau renverse toute celle du P. Passaglia! Mais nous trouvons justement dans le sermon de Bourdaloue sur l'Immaculée Conception, un texte de saint Augustin qui n'annonce pas un adversaire si déterminé de cette croyance. Sur ces mots Maria .... dequânatus est Jésus, « Voila, dit Bour« daloue, l'éloge le plus accompli delà Vierge. Voilà ce « qui rend la conception de Marie non-seulement si glo- « rieuse, mais si sainte, et sur quoi saint Augustin s'est « fondé, quand il a dit que pour l'honneur de Jésus-Christ, « il exceptait toujours Marie quand il s'agissait du péché, « et qu'il ne pouvait pas même souffrir que l'on mît en « question si elle y avait été sujette : Exceptâ Virgine « Mariâ, de quâ,propter honorera Domini, nullampror- « sus, curn de peccato agitur, lwheri volo quœstionem. » Il est vrai que Bourdaloue était Jésuite, et dès lors pouvait- il entendre saint Augustin? Bossuet paraîtra moins suspect.
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Nous avons de Bossuet trois sermons sur l'Immaculée
Conception : le premier des trois est au rang de ses œuvrer les plus parfaites, disons mieux, les plus étonnantes. Jamais ce génie n'a pris un vol plus magnifique et plus ardent ; jamais il n'a été plus haut chercher la lumière et n'a déchiré d'un plus vaste coup d'aile le nuage qui la cachait aux yeux ; jamais sa voix n'a eu davantage l'accent du docteur et du maître. M. Laboulaye a sans doute lu ce sermon. Y a-t-il vu que l'autorité de saint Augustin embarrassât beaucoup Bossuet et lui parût « décisive » contre l'Immaculée Conception ? On ne dira pas que Bossuet connaissait peu les Pères, qu'il ignorait les objections, qu'il en faisait peu de compte. Il a l'objection en face ; il l'écarté :
« Je sais bien que quelques docteurs assurent que c'est imprudence de vouloir apporter quelques restrictions à cette parole si générale du grand Apôtre (que le péché de notre premier père a fait mourir tous ses descendants). Cela, disent-ils, tire à conséquence. Mais, ô mon Sauveur 1 quelle conséquence !... Montrez- moi ailleurs une autre mère de Dieu, une autre vierge féconde ; faites-moi voir ailleurs cette plénitude de grâces, cet assemblage de vertus divines, une humilité si profonde dans une dignité si auguste, et toutes les autres merveilles que j'admire en la sainte Vierge; et puis dites, si vous voulez, que l'exception que j'apporte à une loi générale en faveur d'une personnes! extraordiraire, a des conséquences fâcheuses. »
Il tire de saint Augustin le même argument que Bour- daloue.
«Et combien y a-t-il de lois générales dont Marie a été dis- « pensée ?... N'a-t-il pas été prononcé de tous les hommes gé- « néralement « qu'ils offensent tous en beaucoup de choses ; in « multis offendimus omnes (1) ? » Et, bien que cette proposition « soit si générale et si véritable, l'admirable saint Augustin ne « craint pas d'en exempter la très-innocente Marie, Certes,
(1) Jac., D, 2.
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« si nous reconnaissions dans sa vie qu'elle eût été assujettie « aux ordres communs, nous pourrions croire qu'elle aurait été « conçue en iniquité, tout ainsi que le reste des hommes. Que « si nous remarquons, au contraire, une dispense presque « générale de toutes les lois ; si nous y voyons, suivant les rè- « gles de la foi orthodoxe, ou du moins selon le sentiment des « docteurs les plus approuvés; si nous y voyons, dis-je, un en- « fantement sans douleur, une chair sans fragilité, des sens « sans rébellion, une vie sans tache, une mort sans peine ; si « son époux n'est que son gardien, son mariage le voile sacré qui « couvre et protége sa virginité, son fils-bien aimé une fleur que « son intégrité a poussée ; si, lorsqu'elle le conçut, la nature « étonnée et confuse crut que toutes ses lois allaient être à ja- « mais abolies ; si le Saint-Esprit tint sa place, et les délices de « la virginité celle qui est ordinairement occupée par la con« voitise : qui pourra croire qu'il n'y ait rien eu de surnaturel « dans la conception de cette princesse, et que ce soit le seul en« droit de sa vie qui ne soit marqué de quelque insigne miracle ? »
Ainsi parlait Bossuet, malgré les hautes autorités dont
M. Laboulaye s'abrite, et que Bossuet connaissait et respectait pour le moins autant que lui. Mais Bossuet, comme tous les docteurs, connaissait une autre autorité encore, que M. Laboulaye ne connaît pas, une autorité supérieure à celle des docteurs, l'autorité de l'Église, qui, sans décider sur la question, avait déjà cependant permis de soutenir l'Immaculée Conception et défendu de l'attaquer.
Il y a un ordre d'arguments dans cette matière pour lesquels M. Laboulaye témoigne un certain mépris. Il ne veut pas entendre parler de ce que l'on appelle les raisons de convenance ; mais ses plaisanteries tombent beaucoup plus sur Bossuet que sur les Jésuites. Bossuet fait grand usage des raisons de convenance, et par un motif qui ne paraîtra pas sans valeur : Quand il s'agit du Fils de Dieu, dit-il, ne me parlez point des règles humaines y parlez-mai des règles de Dieu. Or, comment concevoir que la Mère
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de Dieu ait pu être un moment, par le péché, l'objet de la haine de Dieu ? Comment comprendre que cette nouvelle
Ève, toute pure et sans tache, ait été atteinte de la morsure du serpent ? Comment s'expliquer que Dieu, qui par
Marie et par Jésus créait comme de nouveau l'humanité, l'eût formée en Marie moins pure qu'elle n'était dans la première Eve ?
« Pour moi, quand je considère le Sauveur Jésus, notre amour et notre espérance, entre les bras de la sainte Vierge, ou suçant son lait virginal, ou se reposant doucement sur son sein, ou enclos dans ses chastes entrailles, je me dis quelquefois à part moi: Se pourrait-il bien faire que Dieu eût voulu abandonner au péché, quand ce ne serait qu'un moment, le temple sacré qu'il destinait à son Fils, ce saint tabernacl e où il prendra un si long et si admirable repos? » — « Marie était Mère de Dieu dès le premier instant auquel elle fut animée; elle l'était selon les desseins de Dieu, selon les règles de sa providence, selon les lois de cette éternité immuable, à laquelle rien n'est nouveau, qui enferme dans son unité toutes les différences des temps. Or, c'est selon ces règles que le Fils de Dieu doit agir, et non selon les règles humaines; selon les lois de l'éternité, non selon les lois des temps. Quand il s'agit du Fils de Dieu, ne me parlez point des règles humaines, parlez-moi des règles de Dieu. Marie étant donc sa Mère selon l'ordre des choses divines, le Fils de Dieu, dès sa conception, la considérait comme telle. Elle l'était, en effet, à son égard. Par conséquent, le Fils de Dieu, longtemps avant que d'être homme, aimait Marie comme sa Mère; il se plaisait dans cette affection; il ne cessait de veiller sur elle.; il détournait de dessus son temple les malédictions des profanes ; il l'embellissait de ses dons; il la comblait de ses grâces, depuis le premier instant où elle commença le cours de sa vie jusqu'au dernier soupir par lequel elle fut terminée. C'est la conséquence que je prétends tirer des savants principes de Tertullien. Elle me semble fort véritable ; elle établit à mon avis puissamment l'Immaculée Conception de Marie. Et en vérité, cette opinion a je ne sais quelle force qui persuade les âmes pieuses. Après les articles de foi, je ne vois guère de chose plus assurée. »
Nous engageons M. Laboulaye à relire ce sermon de
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Bossuet, à peser ces raisons de convenance. « Je crois avoir lu à peu près tout ce qui vient d'être publié sur la magnifique vérité de l'Immaculée Conception, nous écrivait ces jours-ci un illustre religieux de Belgique (1 ), et il me semble que rien n'approche autant du regard de l'aigle. Il n'a été plus pénétrant nulle part. On sent que le génie de Bossuet souffrait de devoir attendre la définition, tant il voyait clairement l'harmonie de cette vérité et de l'ensemble des dogmes qui nous révèlent la place qu'occupe la Mère de Jésus-Christ dans les conseils de Dieu, pour le salut du monde. »
Jïon, dit M. Laboulaye, « dans la preuve d'un dogme, tout se ramène à une question de fait. » Qu'il attende un peu. Cette preuve sera donnée demain. Demain la preuve de fait existera pour le dogme de l'Immaculée Conception, comme elle existe pour tous les autres dogmes catholiques ; et elle existera comme si elle avait existé toujours, parce qu'en effet elle aura existé toujours, dès que l'Église l'aura reconnue, attendu que l'Église reconnaît les vérités et ne- les crée pas. -
Mais, de ce que cette vérité ne sera reconnue que demain, il ne s'ensuit nullement qu'elle n'a été ni vue ni pressentie dans l'antiquité chrétienne, et ce que soit une nouveauté ou une découverte, comme M. Laboulaye se . donne la peine de le soutenir. On lui dit que la fête de l'Immaculée Conception était célébrée par l'Eglise grecque au septième siècle, et à Naples au neuvième. Il répond que c'est nouveau ; et d'ailleurs, ajoute-t-il, « ces monuments £ modernes ne prouvent rien ; car, ainsi que je l'ai expli- « qué, ce qu'il faut monti-er, ce n'est pas qu'on ait fêté la
ÇlJ LeR. P. Dechamps, rédemptoriste.
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« Conception de la' Vierge, mais son Immaculée Con- « ception. » M. Laboulaye met trop de confiance dans ce raisonnement. H ne réfléchit pas que l'Église ne fête que ee qui est saint, et qu'en fait de conception, il n'y a de saint que ce qui est immaculé. L'Eglise ne fête ni la conception de saint Jean-Baptiste,, ni celle de Jérémie, quoique appelés de Dieu et sanctifiés dès le ventre de leur mère. Ainsi, ces monuments modernes du septième et du neuvième siècle sont preuves de fait d'une haute antiquité.
Tenons-les pour non avenues ; repoussons également comme sans importance les preuves que l'on tire d'Origène, de saint Amphiloque, évêque d'Icône, de la liturgie dite de saint Jean Chrysostome, plus ancienne que lui, de saint Proclus, son disciple, de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Fulgence, de saint Jean Damascène^de George de -Nicomédie ; admettons que l'opinion qui soutenait l'Immaculée Conception a été un moment regardée comme la moins probable : toujours est-il que, dès le quatorzième siècle, l'Université de Paris excluait de son sein les Dominicains, parce qu'ils avaient attaqué cette opinion, et que, depuis lors, l'Eglise n'a cessé -de la favoriser et de l'accréditer ; qu'elle a véritablement triomphé au Concile de Trente ; quelle est devenue générale. Nous ne voulons, pas toucher aux nombreux travaux, aux im-
menses recherches qui ont produit ce changement. M. La- boulaye dit qu'on attribue à saint Bonav-enture une rétractation qu'il n'a point faite ; il n'en sait rien, mais ce qui est positif, 'c"est que les Franciscains ont été depuis des siècles les partisans les plus zélés de l' Immaculée Conception, et que les Dominicains, après l'avoir combattue, se sont rangés à la croyance commune. M. Laboulaye jette en passant que leur hostilité a duré jusqu'à ces derniers
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temps. Il ne faut pas le prendre à la lettre. Il y a cent ans qu'ils n'y pensaient déjà plus. Le Dictionnaire universel dogmatique, canonique, etc., par le R. P. Richard et autres religieux dominicains des couvents de Paris, à l'article Conception, dit : « Pour ce qui est du motif de l'institu- « tion de cette fête, les uns croient, et c'est le sentiment « commun, qu'on a dessein d'honorer la pureté de la con- « ception de la sainte Vierge, et qu'elle ne peut être ma- « tière de culte dans l'Église, si elle n'a été toute sainte et « exempte de la tache originelle commune à tous les en- « fants d'Adam... l'Eglise favorise le sentiment de la « Conception Immaculée. » L'auteur de l'article donne ensuite un sermon de Massillon, qui compare Marie, pure au milieu de la corruption universelle, au buisson ardent que les flammes enveloppent de toutes parts et ne consument pas. Ainsi, pour les Dominicains comme pour les autres, l'Immaculée Conception était dès longtemps la croyance commune, quoique l'Église n'en eùt pas fait un article de foi.
Mais au fond, ce qui choque le Journal des Débats, c'est moins la croyance à l'Immaculée Conception que la manière dont elle va être définie. Selon lui, c'est une révolution qui va se faire à Rome, c'est une chose inouïe : « Dans une question où l'Église réunie en corps devrait « décider, après une mûre instruction, suivant les formes « protectrices et de concert avec le Pape, on remplace le « droit de tous les Évêques par une grâce faite à quelques « privilégiés, et on demande un avis bénévole et qui ne « lie pas à des pasteurs qui devraient prononcer en légis- « lateurs. Ce n'est pas seulement une opinion libre qu'on « rédige en article de foi, on renverse du même coup « l'ancienne Constitution de l'Église. » En un mot, l'É-
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glise, de monarchie représentative qu'elle était, va devenir « un pur despotisme. » C'est là le danger qui a transformé l'honorable M. Laboulaye en théologien. Il n'a pas voulu faire de la théologie d'opposition, comme on le lui a reproché, il s'est proposé quelque chose de bien
- plus vaste:
« Le Journal des Débats, dit le P. Gagarin, fait de la théologie d'opposition; le mot est joli, il ne lui manque que d'être vrai. On sait que l'opposition n'est ni dans notre goût ni dans nos habitudes. Nous ne combattons jamais que les partis excessifs et violents, qui, en outrant les principes, perdent la cause même qu'ils croient défendre. Dans l'État comme dans l'Église, nous cQm-- battons la démagogie et le despotisme, sachant bien quelle est la faiblesse et quel est le danger d'un pouvoir que rien ne tempère; et comme nous sommes sincèrement dévoués aux institutions libres, ainsi soutenons-nous le droit des Conciles, qui sont la représentation de l'Église et qui ont été le modèle de nos assemblées. Il est naturel que chacun porte en religion ses sentiments et son caractère; les Jésuites ont toujours été aux extrêmes, flatteurs des rois ou du peuple ; nous, nous restons dans ce milieu où l'ordre et la liberté peuvent seuls se maintenir. Notre théologie est comme notre politique, elle est constitutionnelle. »
Véritablement, ceci passe la mesure, et il faut qu'un particulier ait en soPmême une confiance bien outrée pour parler ainsi 1 Comment ! M. Laboulaye voit le Pape à Rome, au milieu de cent cinquante Évêques ; voit le monde chrétien tranquille et respectueux dans une joyeuse attente ; voit le concours de toutes les pensées et de tous les cœurs dans ce grand ouvrage ; n'entend pas une voix contraire, sauf la sienne et celle de M. Alphonse
Karr : et il croit que la constitution de l'Église va être changée, que l'Église va se jeter de gaîté de cœur dans des périls effroyables, dans la corruption du pur despotisme, et que lui seul est assez perspicace pour voir cela,
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assez hardi pour le dire, assez sage pour savoir comment l'Eglise -doit agir et se gouverner !
Qu'il se rassure ! l'Église est. ce qu'elle a été, elle sera ce qu'elle est ; la parole de Jésus-Christ. ne sera pas ébranlée : aujourd'hui comme hier, et demain et jusqu'à la consommation des siècles comme aujourd'hui, Jésus- ' Christ est et sera avec Pierre. Et l'Église, qui n'a jamais été une monarchie constitutionnelle comme celle de Louis-Philippe, — c'est pour cela qu'elle a duré,
ne sera jamais un gouvernement despotique comme celui des Césars, — c'est pour cela qu'elle durera.
M. Laboulaye peut être tranquille ; Dieu y a pourvu. Il - est vrai seulement que le Pape va montrer, après tant de contestations, quelle est la puissance du Vicaire de Jésus- Christ, et va le montrer à la manière de ce philosophe devant qui l'on niait le mouvement; démonstration sans réplique.
Six jours après la publication de cet article, l'Univers donnait, le premier, à la France la nouvelle de la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception. Voici le texte de la dépêche :
« Siènne, le 10 décembre 1854.
« Le Pape, officiant à Saint-Pierre, a promulgué après l'Évangile (à onze heures) le décret attendu. L'Immaculée Conception est déclarée foi de l'Église et quiconque la nie hérétique.
f-« Deux cents évêques étaient présents. Jamais on ne vit pareille affluence. Rome est ivre de joie. »
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LE BUDGET D'UN PAYSAN.
— 28 JUIN 1854 —
L La philanthropie du Siècle. — Budget d'un paysan du Berry. —
Le progrès physique et le progrès moral.
Le Siècle nous querelle souvent sur. notre, peu de foi -dans leProgrès, qui est sa religion, comme nous lui reprochons souvent, son peu d'entente du christianisme, qui est la nôtre. IL assure que les.révolutions modernes, malgré leur anti-christianisme très-marqué, ont fait entrer le monde dans une voie de prospérité qui va toujours s'agrandissant, et dont l'imagination elle-même ne peut assigner les limites. Nous croyons que ces révolutions, à cause de leur anti-christianisme, acheminent le monde, moralement, politiquement, physiquement, vers une décadence effroyable, facile, à constater dès à présent, de plus en plus rapide, et dont nous ,ne voyons pas plus le terme que le Siècle ne voit le terme du Progrès.
H n'est guère possible d'être plus divisés que nous le sommes, le Siècle et nous. Cependant nous espérons qu'il y a entre nous quelque chose de commun : un même sentiment de patriotisme et d'humanité : nous anime, sans doute ; comme Français, nous avons un même désir du bien public ; nous voulons également procurer, autant qu'il est en nous, les meilleurs moyens d'amé-
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liorer, sous tous les rapports, les conditions pénibles où vit la masse de nos semblables et de nos concitoyens. S'il nous semble que le Siècle n'a pas trouvé le secret de diminuer le mal et qu'au contraire il l'empire, nous admettons très-sincèrement que c'est erreur de sa part et défaut de véritable étude. Les lunettes libérales le trompent sur la couleur des choses ; il voit du progrès où il n'y en a pas, où il n'y a souvent qu'une très-réelle et lamentable décadence. Ses idées sont fausses, mais il les croit bonnes ; ses lumières sont courtes, mais il les croit étendues et pleines. Nous ne l'accusons pas d'être sciemment l'ennemi du genre humain.
Il en pensera bien de nous tout autant. Parfois il conte à ses lecteurs que nous voulons éteindre « le flambeau de la raison, » rallumer « le feu des bùchers, » rétablir la « féodalité » avec tous les droits du seigneur tels qu'ils sont expliqués dans les contes drôlatiques, et que nous nous formons un idéal de l'espèce humaine condamnée à l'esclavage sous le bon plaisir de quelques maîtres qui lui mesureront jusqu'à la pensée. Le Siècle ne peut parler ainsi que pour l'ornement du discours. Il n'ignore pas que les rédacteurs de l'Univers sont aussi bons plébéiens que n'importe quels écrivains de ce temps-ci ; il n'a aucune raison de leur attribuer un esprit plus servile, ou une instruction audessous de la petite mesure littéraire accoutumée, ou un sentiment moins ferme de la dignité humaine, ou des mœurs plus féroces.
Nous concevons qu'on ne résiste pas à la commodité de réfuter un adversaire en l'appelant jésuite, en alléguant l'Inquisition, la Saint-Barthélemy, la Révocation de l'Édit de Nantes, etc. Cela est tout fait, cela répond à tout : lorsqu'on a des lecteurs qui s'en contentent, ce se-
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rait trop de vertu de chercher autre chose qui les satisferait moins et qu'on pourrait ne pas trouver aisément. Au fond, le Siècle en fait le même cas à peu près que nous. Il est léger sous bien des rapports, mais il sait que le catholicisme, quoique fort ami de l'autorité, de la hiérarchie, de l'obéissance, a cependant livré, depuis dix- huit siècles, quelques combats pour la liberté ; qu'il n'a jamais été docile aux caprices du pouvoir purement humain; qu'il a défendu et maintenu contre ce pouvoir tout le dépôt des vérités divines ; et surtout, pour revenir au sujet dont nous voulons nous occuper, que le catholicisme est la religion de la charité, et que l'intérêt des pauvres a toujours été le principal souci des catholiques.
Ainsi, c'est dans l'intérêt des pauvres, bien ou mal entendu de notre part, — nous verrons cela tout à l 'heure, — c'est dans cet intérêt positif que nous combattons très-sincèrement les doctrines que le Siècle nous propose avec sincérité.
Nous l'exhortons fréquemment à demander aux faits si le progrès dont on se targue, et dont il renvoie l'honneur à l'économie politique révolutionnaire, existe réellement pour les masses. C'est le moyen décisif d'apprécier la valeur des systèmes auxquels ce progrès est attribué ou desquels on l'espère. Les villes mieux tenues, les théâtres plus fréquentés, les arts plus populaires, le commerce plus actif, les appartements mieux meublés, sont choses de peu d importance pour le bien général ; le Siècle, qui aime- tant le pauvre peuple, ne saurait faire grand cas de ces vains avantages. Le peuple, le vrai, l'immense peuple des campagnes, le peuple laboureur, est-il mieux logé, mieux vêtu, mieux nourri, plus défendu de la misère,
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plus heureux enfin depuis l'ère du progrès? Voilà la question.
Nous ne prétendons nullement la trancher aujourd'hui. Nous voulons seulement produire un document qui nous paraît aussi intéressant pour le Siècle que pour nous. C'est le budget d'un paysan du Berry, en ce moment même ; o'est-à-dire, si le progrès date de 1789, après soixante ans de progrès non interrompu.
Nous l'avbns dressé 'sur place, ee nous aidant des lumières d'un homme du pays ; un gentilhomme, il faut Fa- vouer, un noble, un seigneur, tranchons le mot, un aristocrate ! Nous confessons que cela, peut paraître suspect. Mais, pour rassurer le Siècle, cet aristocrate est maire de son village ; il y a toujours vécu, il y habite un toutpetit chà? teau sans mâchicoulis, sans fossés et sans oubliettes ; il paie la dime de son revenu, non au curé, mais aux pauvres ; nous le savons, quoiqu'il ne nous l'ait pas dit. De plus, nous pouvons assurer qu'on ne se souvient pas qu'il ait jamais fait éventrer un serf au retour de la chasse pour réchauffer ses pieds dans un bain de sang et d'entrailles chaudes, ni condamné le pauvre peuple abattre les étangs pour empêcher les grenouilles de coasser pendant son sommeil. C'est un aristocrate humain. Nous n'affirmerions pas qu'il lit le Siècle; néanmoins, il sait lire, et parmi les écrivains si distingués et si populaires du Siècle, nous n'en voyons aucun avec qui cet aristocrate ne pùt très- bien soutenir une discussion, même sur l'état vrai des campagnes.
Voici donc, d'après les renseignements les plus sûrs et les mieux vérifiés, le budget annuel d'un paysan berrichon » en l'an 1854. Nous avons compté pour une famille de cinq personnes, le père, la mère et trois enfants.
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Loyer (maison d'une ou deux pièces, à une seule cheminée et four, avec un volailler, plus 20 ou PAR AN. 25 acres de terre) 70 fr.
Impôts 14 Sel., 15 Vinaigre 6 Huile (une livre par mois, en ne la mettant qu'à
1 franc). 12 Chandelle 2 Savon, fil, aiguilles, outils pour coudre 10 Beurre (à 1 fr. 50 le 1/2 kil., 2 par mois) 36 Pain (3 livres pour le père, 2 pour la mère, 2 pour
les trois enfants, 7 livres par jour. En blé, 2 hectolitres par mois, à 16 fr.) ................... 360
Mobilier et outils, entretien, réparation, remplacement des meubles ou objets détruits ; par an..... 25 Vêtements, chaussures ~ 120
JOTAL 6,70 fr.
Voilà les dépenses essentielles, aussi réduites que possible. Il n'y a rien -pour les plaisirs, rien pour la bonne chère, rien pour le superflu, et l'on peut trouver que le nécessaire même n'y est pas.
On ne compte ni les accidents ni les maladies.
On ne marque aucune dépense pour le bois de chauffage, objet de première nécessité, parce que l'on suppose que la femme et les enfants le ramassent par les chemins.
Pour suffire à ces dépenses quelles sont les ressources?
Uniquement le travail du père ;- savoir :
300 -journées de travail à 1 fr. 75 c., prix courant, 525fr.
Et rien de plus !
. Dans certains moments, à l'époque de la moisson, les journées sont meilleures. Le prix peut s'élever jusqu'à
3 fr., mais pour quelques semaines. n y a, par compensation, les chômages forcés.
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Le travail d'une mère de trois enfants au-dessous de douze ans évite beaucoup de dépenses, mais ne peut être compté en accroissement de recettes. Elle fait le pain, ramasse le bois pour le four et la soupe, blanchit, raecommode, fait même, si elle est assez adroite, une partie des vêtements; elle garde les enfants et les nourrit.
Le petit terrain attenant à la maison fournit quelques légumes, un peu de pommes de terre et de salade. On t essaie de vendre la salade. Pour la manger, il faut de l'huile et du vinaigre : c'est un mets trop coûteux.
Si l'on a des poules (tous n'en ont pas), on cherche aussi à tirer profit des œufs, et ce produit ne s'ajoute que très- rarement à l'alimentation ordinaire, qui est, pour tous les jours de l'année, une soupe à l'eau avec beaucoup de sel et un peu çle beurre.
Il faut bien s'ingénier, s'imposer bien des privations de surcroît, faire l'impossible pour arriver à joindre les deux bouts et couvrir cet effroyable déficit de cent ou cent cinquante francs par an ! On y parvient, Dieu sait comment ! C'est le secret de la Providence et le miracle de la charité. La vérité est qu'il y a une multitude de braves gens, d'honnêtes gens, de pères de famille, qui ne sont point des mendiants, qui travaillent, et à qui leur travail ne donne
- pas de quoi vivre de pain et d'eau.
Le Progrès n'est pas encore parvenu à les nourrir. Leur a-t-il procuré, physiquement, quelques autres avantages ? Cela se pourrait, sans qu'il fût légitime d'en faire honneur à la Révolution. Car enfin, si la condition publique s'était améliorée, si quelques bonnes pratiques d'administration et surtout d'agriculture avaient pénétré dans les villages, si la santé, les vêtements, le logement - étaient à meilleur marché, l'instruction plus répandue
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etc., tout cela aurait pu se faire aussi bien sans bouleverser l'ordre social. La France, avant 1789, n'était pas un pays de sauvages et de crétins ; il y avait des savants, des inventeurs, des amis de l'humanité. L'on peut croire que la vaccine, les pommes de terre, les bons principes de voirie, les institutions charitables, la filature, les allumettes chimiques et le reste se seraient propagés, quand même nos « pères de 89 et nos pères de 93 » n'auraient ni pris la Bastille, ni décapité Louis XVI, ni décrété l'existence de * l'Être Suprême.
Mais ce progrès si attesté et si vanté, on a bien de la . peine à le reconnaître, lorsqu'on veut se donner la consolation de le voir de près.
Notre village est voisin du chemin de fer, un canal le traverse, il étend de divers côtés des voies de communication en bon état : ce ne sont point les conditions de la misère et de la sauvagerie ; ce village a tout ce qu'il faut, d'après la science, pour vivre et même pour prospérer. On y trouve une auberge, des cabarets, un estaminet de la Liberté abonné au Siècle. Enfin, le Progrès y a passé ; deux monuments en témoignent : l'église mutilée, le château en décombres. Cependant c'est un lieu triste et déplaisant, poudreux l'été, boueux l'hiver, fort sale en toute saison. Les vieilles maisons sont chancelantes, les maisons neuves, fardées de plâtre, semblent encore moins solides. Les gens qui vivent là n'ont pas l'air d'être les rois de la création ! Pour la plupart, ils se nourrissent de pain noir, pas toujours autant que le besoin l'exigerait. Leurs demeures sont basses, ouvertes au vent, à la pluie, mal éclairées. L'hiver, un peu de bois ramassé sur les chemins ou obtenu de la charité, parfois aussi de la maraude, y donne plus de fumée que de chaleur. Des clous
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fichés dans les solives en forment le principal mobilier. L'ornementation de ces taudis ne se ressent en rien du bon marché, des arts ; si- quelque image est collée aux pa- • rois de la chambre, ni par la moralité et l'intérêt du sujet ni par le mérite de l'exécution elle ne vaut les premiers et grossiers essais de la gravure. Point de livres ; et qu'en ferait-on? Avec quoi acheter des livres? Pourquoi en acheter ? Le jour on travaille, la nuit on dort. La lecture est un luxe. Il y a le prix du livre, le prix du temps et le prix de la chandelle.
Ces gens si mal .nourris, si mal logés, et intellectuellement si mal cultivés, sont aussi très-mal vêtus. Ils portaient autrefois de bonnes grosses étoffes, propres et cjiau- des, qui leur coûtaient sans doute plus cher que les cotonnades d'aujourd'Qui, mais qui duraient plus longtemps,
et sous lesquelles ils n'avaient pas cet aspect général de misère et de saleté qui est plus démoralisateur qu'on ne pense. L'ignoble casquette s'achète pour rien, en comparaison du vieux et noble chapeau de feutre ; cependant ,
à force delà renouveler, elle finit, comme le reste, par revenir à plus haut prix, et, tout compte fait, le consommateur y perd.
Le progrès dans les sciences historiques et politiques est - au niveau des autres. Les paysans connaissent Napoléon,
et ils oîit entendu parler de la République, qu'ils appel lent le temps de Robespierre; leur érudition ne remonte guère plus haut. Un riche propriétaire nous a rapporté qu'en toute sa vie, passée au milieu des paysans, il n'en * avait jamais vu qu'un seul qui ait quelque chose de l'histoire de France au delà de Napoléon, et « du temps de Robespierre. » C'était un vieux charbonnier, qui lui conta que le roi Grand-Nez avait dit un jour : Charbonnier est
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maître chez lui. Voilà ce que cet homme savait du seul roi dont le peuple a gardé la mémoire. Des autres, rien.
Disons un mot du progrès moral. Ici il n'y a pas à douter, c'est un progrès à reculons. Entrons un dimanche, un jour de grande solennité religieuse, dans cette vieille église dont les dimensions annoncent qu'elle fut bâtie pour un peuple nombreux. Elle avait un clocher magnifique, on y voit encore des restes de sculpture et de peinture, l'architecture en est grande et ornée. C'était un véritable monument, que des mains savantes et généreuses avaient élevé dans ce village perdu. Et quelles étaient ces mains ? Celles du peuple lui-même. Les dons et les travaux du peuple ont fait - cette belle église. Puisque le peuple avait bâti l'église, il y venait sans doute prier. Il remplissait cette vaste nef. A ne prendre les choses qu'au point de vue le plus restreint, que fait un peuple qui vient à l'église ? Il vient au moins chanter les plus beaux chants qui aient retenti sur la terre et suivre un cours de très- bonne philosophie. Les hymnes de David, la philosophie de l'Évangile, voilà le fond de l'office divin. Nous ne pensons pas que le Siècle connaisse rien de mieux en matière d'enseignement public et populaire. Que pouvait-il résulter de là, si l'on veut reconnaître, qu'il en résultait quelque chose ? Il en résultait la connaissance de Dieu et de soi-même, le sentiment .du devoir dans la famille et dans la société ; chez les âmes plus hautes, le goût du sacrifice; partout, pour ne rien surfaire, une certaine moyenne de vertu et de conduite dont les fruits naturels et ordinaires étaient le contentement et la paix.
Aujourd'hui, l'église est déserte. Si c'est un progrès, on a fait celui-là. Si les femmes, en petit nombre, viennent encore à la messe, elles n'en ont plus guère l'intelligence ; les
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hommes l'ont perdue tout à fait. Ils ne franchissent plus le seuil de l'église. Les uns restent sur la place, occupés de sots propos, plus ordinairement de sottes querelles ; d'autres, pour montrer qu'ils sont libres, remuent du fumier ou traînent des fardeaux ; la plupart sont au cabaret . Le simple paysan , victime de son ignorance monstrueuse, victime surtout du bel esprit de village qui domine en lui l'instinct même de la nature, craint de montrer qu'il pense à Dieu, cesse d'y penser, et se courbe avec une morne résignation sous le fardeau formidable qu'il porte tous les jours. Autrefois il avait Dieu pour compagnon de tant de travaux, pour espérance de tant de misère ; il avait l'assistance de la Vierge et des saints. A la voix de YAngdus, il s'inclinait sur le sillon arrosé de ses sueurs,non plus comme l'esclave de la terre avare, à laquelle il ne peut demander que la prolongation de ses souffrances, mais comme la créature noble et libre qui se fatigue pour une éternité de gloire et de repos. A présent il n'y a plus de gloire ; le repos, c'est une journée de cabaret.
Inutile d'insister sur ce contraste. Si le Siècle n'en était pas frappé et ne voyait pas les conséquences qui en découlent, nous pourrions le lui remettre sous les yeux et lui montrer plus au long ce qu'il contient. Pour aujourd'hui, c'est assez de cette esquisse. Nous ne demandons pas que la société revienne sur ses pas et fasse l'impossible, mais nous prions le Siècle de calculer ce que peuvent ajouter au déficit que nous lui faisons connaître dans le budget du paysan, seulement douze journées de cabaret par an, une par mois. Et nous le prions de nous indiquer ensuite quels moyens équitables et efficaces lui paraissent pouvoir combler ce déficit, si le peuple continue de progresser dans l'oubli des enseignements et des prati-
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ques de la religion. Pouf nous, il nous semble que ce qu'il faut d'abord faire, c'est de remplacer les journées de cabaret par les journées d'église, afin que d'une part le sacrifice ne s'accroisse pas, et que, d'une autre part, la charité ne diminue pas et augmente au contraire la dîme qu'elle paye aux malheureux.
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L'AVOCAT POLITIQUE
DE LA RESTAURATION (1).
— MARS ET AVRIL 1855 —
1. La jeunesse de M. Dupin. — Législation de la profession d'avocat. — II. Entrée de M. Dupin dans la vie politique. —
L'œuvre du libéralisme révolutionnaire. — III. Un cabinet d'avocat politique. — La réaction. — Les clients de M. Dupin.
— Le procès du Constitutionnel. — IV. M. Dupin à Saint-
Acheul. — La consultation Montlosier. — V. Idée générale des Mémoires de M. Dupin.
On lit dans l'Ecriture sainte quantité de maximes sur l'usage de la parole, sur ses effets ordinaires, sur le rôle social de l'homme habile à parler, homo linguosus. Les écrivains sacrés ne le prennent pas sur le ton de l'apologie, et si l'on rassemble ces traits épars, on trouvera qu'ils forment une peinture de l'art oratoire assez éloignée de celles qui sont de mode présentement. Quelques bons , chrétiens de notre époque feraient bien de consulter l'Ecriture : ils aimeraient moins la dispute et admireraient moins les improvisateurs. Donoso Cortès, quand on lui parlait du succès de ses discours, observait qu'il avait eu les applaudissements, mais point les votes. Aaron, ajoutait-
; 1) A propos des Mémoires de M. Dupin.
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il, parlait fort bien, et Moïse était bègue ; voyez l'estime où Dieu tient les orateurs.
Terribilis est in civitate sua homo linguosus 1 Ce mot éclaire bien des choses pour des gens qui ont passé par le régime parlementaire, et qui ont vu leurs plus chers intérêts dans « les mains de la langue. » Nous avons aimé le fruit de la langue, nous en avons mangé, nous sommes rassasiés. On le serait à moins ! Nos orateurs en disponibilité ne considèrent point cela ; non qu'ils soient tous incapables de raisonner, que la paix civile les importune tous ; mais quelque chose leur manque à tous. Il y a un inconvénient au don d'éloquence : il fait aimer passionnément les échos. Les échos deviennent rares, et, pour bien dire, il n'y en a plus : voilà le mal des orateurs. Préfaces, articles, livres neufs, livres rajeunis, grands discours en toutes sortes de petits endroits, que d'entreprises pour réveiller les échos ! Soins ingrats ! L'écho d'alentour lui- mème, ce vieux complaisant de toute voix humaine, il dort ! Le sommeil commence aux portes de l'Académie ; les lions qui sont là de garde, jettent sans bruit leur eau claire :
L'Institut inutile
Fatigue vainement le public immobile.
— Ah! s'écrient les orateurs, c'en est fait, l'esprit humain va mourir !
Rassurez-vous, c'est le contraire. A la faveur du silence, l'esprit humain se repose, il se débrouille, il se refait. J'espère que le livre de M. Dupin en convaincra sinon tous les amoureux de la libre parole, du moins quelques-uns, à qui je pense, et dont la raison, un moment troublée dans les régions supérieures où elle habite, n'a pas le droit de garder longtemps des regrets et des
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craintes ridicules, Ce livre vient à propos leur rappeler en quelles routes s'engageait l'esprit humain, « du temps que les hommes parlaient. »
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S'il était question d'élever une statue à la parole publique, telle que notre temps l'a voulue, l'a aimée, l'a goùtée, je ferais comme la chambre des Députés et comme l'Assemblée législative de la République, je proposerais la figure de M. Dupin. Vir linguosusl C'est sous cette figure que la parole publique a charmé pendant vingt ans la majorité intellectuelle du peuple français. M. Dupin a parlé dès sa jeunesse pour, contre et sur toute chose ; il a étudié pour parler, il s'est étudié à parler, il écrit pour attester qu'il a parlé. Il est plein de sa parole, il s'en régale, il la rumine. Un grand peintre l'a saisi tout vif, bien avant que l'on connût la machine de Daguerre : De frtictu oris viri replebitur venter ejus : et genimina labiorum ipsius saturabunt eum (1). Rien de plus vrai dans tous les sens.
Au fond, comme tous les modernes auteurs de Mémoires, M. Dupin a éprouvé le besoin mélancolique de se chanter une longue complainte sur le doux passé. Ainsi, pour leur propre agrément, plus que pour l'édification du public, ont chanté le vieux René, le vieux Alphonse, le vieux Georges :
Nous avons este iadis
Jeunes, vaillants et hardis !
Mais si les gens d'affaires s'y mettent comme les
(l) Prov., xviii.
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poëtes, ils perdront leur supériorité sur ces derniers ; et l'autobiographie, qui était déjà quelque chose. de fort indécent, deviendra quelque cho^e de très-laid..
M. Dupin, d'ailleurs, est sobre de détails intimes: il ne remonte pas ayant sa naissance, ; il n'insulte ni son père ni sa mère ; il ne raconte point les amours dont il est né ; il coule en cinq lignes le chapitre de l'enfance, et il arrive droit au déluge, je veux dire à l'histoire 'de ses plaidoiries. Pourtant, il ne veut rien perdre, et. tout en déclar.ant qu'il n'a pas été de « ces enfants merveilleux qui, « dès leur plus jeune âge, ont passé pour des prodiges, » il donne -cet avis au lecteur : . "
« M. Ortolan, longtemps mon collaborateur et resté toujours mon ami, a d'ailleurs inséré dans la notice biographique qu'il a tracée sur moi en 1840, tout ce que nos conversations et ses entretiens avec mon père avaient pu lui fournir, de faits particuliers : ceux qui sont curieux de ses détails pourront y recourir. » l * '
. Avertissement précieux, et qui caractérise tout de suite le ton et le style des Mémoires. Ah ! c'est un négligé complet ! du soulier ferré, de la robe de chambre, e.t des fautes de français partout ! Avec cet accoutrement, le héros ne se déplaît pas, et la première chose qui paraît dès la première page, c'est que M. Dupin se sait bon gré d'être M. Dupin. J'aime mieux cette vanité à"pleine bouche que l'orgueil enveloppé des gens de lettres. Néanmoins, il faut qu'une époque ait été pauvre et folle, pour que de tels acteurs se retirent de la scène avec un tel contentement.
M. Dupin, laissant M. Ortolan admirer ses enfances, estime qu'il ne fut un homme distingué que vers l'âge de seize à dix-sept ans, où il commença d'entamer et de dé-
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vorer les sciences. Il suivait les cours publics à l'École centrale des Quatre-Nations, à l'Académie de législation et à l'École de Droit pour le doctorat ; au collége de France pour la haute littérature ; à la Sorbonne pour le droit canonique. C'est là qu'il a fait du profit ! Il trouvait « un plaisir extrême à entendre les leçons de poésie « latine de Lemaire et de Tissot. » Il suivait en outre les cours d'histoire ecclésiastique et de dogme professés par l'abbé Guillon et l'abbé Burnier de Fontanelle. (Que ceci leur serve de punition!) Enfin, la postérité le voudra-t-elle croire ? sa curiosité l'a conduit « même à « l'École de médecine et dans les salles de dissection ; et « le savant Broussais voulut bien prendre la peine de lui « exposer, pièces sur table et cervelle en main, le sys- <c tème de la phrénologie. » Mais pour juger un système, est-ce assez d'avoir la cervelle « en main ? »
Cet incomparable étudiant ne lisait que muni d'une plume ou d'un crayon, et il « ménageait peu les marges « de ses livres pour y coter tout ce qu'il voulait extraire, « retenir et retrouver au besoin. »
Cotons, extrayons et retenons qu'il relut et cota « Virgile, Horace, Juvénal, Quintilien, Tacite surtout 1 » — Que « pendant longtemps, il relut une fois l'an le Traité des Études de Rollin, le traité De officiis de Cicéron, les Dialogues sur l'Éloquence de Fénelon, Y Art poétique d'Horace toujours. » — Qu'il « savait Boileau par cœur. » Mauvaise note pour Boileau. 8
Tant de travaux, où il n'a manqué, ce semble, qu'un peu de grammaire française, étaient pour se préparer à parler. M. Dupin ramenait tout à sa profession d'avocat ; il n'en voulait point d'autre ; il y voulait briller :
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Au barreau, défendant la veuve et le pupille.
C'est là qu'à l'honorable on peut joindre l'utile.
Lorsqu'il y fut, nouvelles études, nouveaux efforts. Il se tâta pour reconnaître ses facultés, ce qu'il appelle élégamment son genre. Ayant vu qu'il était propre à l'improvisation et à la dialectique, il ne s'embesogna plus de littérature ; il mit toute son aptitude à forger ses raisonnements et les ordonner, « comme ces corps qu'on échelonne « pour la bataille, mais avec des interstices qui leur perM mettent de se mouvoir, d'ouvrir comme de resserrer « leurs rangs, et de faire au besoin des changements de « front. » Et véritablement, il a excellé dans les changements de front.
Quand il avait étudié sa cause dans le cabinet et préparé ses notes, il s'en allait hors barrières, à travers champs. Là, parlant seul, parlant haut, il- se donnait une répétition de son plaidoyer. C'est à ce prix que l'on improvise. n essayait les passes, les feintes, les bottes secrètes, les manœuvres d'arguments, les changements de front : art nécessaire dans les combats de la parole, mais qui prouve trop que quand deux avocats se démènent à l'audience, ils n'ont pas juré tous les deux de faire triompher la vérité. . Je n'accuse pas M. Dupin de s'être jamais proposé autre .chose, surtout dans les causes civiles. Cependant, malgré sa curiosité et son désir de bien faire, par la faute de ses maîtres sans doute, il ne s'était pas assez préoccupé d'étudier les lois morales et chrétiennes de sa profession, et il lui arriva, dans les commencements, de plaider en amateur du droit, plutôt qu'en amateur de la justice. C'est ce qu'il raconte ingénument.
« Dans mes premières causes, et avant d'avoir acquis cette expérience que donnent seules la pratique et une observation ré-
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fléchie sur les mérites et les fautes d'autrui, et sur ses propres mésaventures, j'expliquais mon fait en peu de mots, d'une manière sèche, aride et fort peu travaillée. J'arrivais ensuite au droit; et, fraîchement sorti des écoles, les citations de lois romaines, d'auteurs et d'arrêts ne manquaient pas. Les juges en paraissaient peu touchés. Les vieux avocats, au contraire, épluchaient leur fait, s'étudiaient à le présenter d'une manière favorable, cherchaient à prévenir les juges en faveur de leurs clients, combattaient le droit par l'équité, et soignaient surtout le « chapitre des considérations. » Je m'aperçus de l'effet que cela produisait sur l'esprit des magistrats : ils sont hommes, ils ont aussi, même à leur insu, des passions et de la sensibilité. Messieurs d'appel se considéraient surtout comme les appréciateurs souverains du fait, comme des juges d'équité, avant d'être les interprètes de la science; et ordinairement ils faisaient tout ce qui dépendait d'eux pour motiver leurs arrêts sur les « circonstances de la cause, » afin d'éviter plus tard la cassation qui ne pouvait procéder que de la violation du droit.
c Je modifiai donc ma méthode ; je travaillai mieux mon point de fait ; je supprimai une grande partie de ce qui tenait à l'érudition, la réservant pour les -consultations et les Mémoires ; et je m'attachai à donner à ma discussion unemarche plus serrée, plus rapide et plus vive, où les raisons étaient présentées dans leur substance et leur énergie plutôt qu'avec des développements lourds et ennuyeux. »
Il est heureux pour M. Dupin que quelques échecs au début de sa carrière l'aient averti de la fausse voie où l'engageait l'école ; mais ce que peut-être il ignore, c'est que la voie meilleure où le firent entrer l'expérience, le bon sens et l'amour du succès, lui était indiquée et imposée par la religion et par les ordonnances royales, sous peine d'amende (1).
Je regrette que M. Dupin n'ait pas jeté un regard sur cette belle législation de la profession d'avocat, dont il a vu les dernières traditions. Sa grande autorité
(1) Ordonnances de Chartes V (1364); Charles VII (1446); Charles VIII
(1490); François Ter (t536 et 1539).
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aurait pu les raviver, et c'eut été très-bien à lui de montrer à ses jeunes eonfrères comment et sur quoi les avocats doivent faire leur examen de" conscience. Outre les lois qui leur défendent d'obscurcir par des raisons de droit les matières .réglées en preuves et en:"quêtes, et qui les obligent d'être toujours briefs et substantieux le plus que. faire se pourra, ils en auraient beaucoup d'autres à observer, les unes civiles, les autres religieuses, qui toutes seraient grandement protectrices de leur probité et de leur talent.. Par exemple : de ne pas plaider avant de savoir 4e droit et d'être expérimentés en fait de pratique, car -autrement ils sont responsables de tous les dommages que les parties reçoivent de leur ignorance tt). — j)e ne soutenir que des causes justes (2). — De refuser une cause qu'ils ont d'abord crue juste, mais qu'ils reconnaissent injuste après l'avoir étudiée. — De ne pas suivre cette fausse maxime, que c'est aux parties d'avoir soin de leur conscience : car il y a des plaideurs sans conscience, et d'autres, aveuglés par leur passion, ont perdu toute idée de justice. — De ne point embarrasser l'esprit des juges par des arguties, des chicanes, des manœuvres d'arguments et des «changements de front » qui les mettent dans une sorte d'im-. possibilité de discèrner qui a droit ou qui ne l'a pas. — De ne pas faire condamner une partie qui a droit pour avoir manqué à des formalités ou choppé en quelque piége- habilement tendu. — De ne pas empêcher par malice ou par paresse qu'une cause soit jugée en temps utile et lorsqu'elle peut l'être (3). — De se communiquer loyale-
(l) S. Thom..
t2) Ord. de Charles IX. Voy. S. Aug, ep. 54 ad Macedon.
(3) Ord. de François Ier, 1539.
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ment les pièces ayant plaidoiries (1). — De ne point alléguer des raisons fausses, des faits impertinents et inutiles (2). — De ne point écorcher le client pour conseils et écritures (3). — D'avoir soin des causes des pauvres et de les plaider diligemment, en vue des récompenses divines (4).—De n'injurier ni calomnier les parties adverses ou autres personnes, car ce n'est pas un péché moindre que le vol (5). —De garder le secret de leurs parties (6). — De ne point favoriser par leurs consultations des passions injustes et violatrices de l'équité ou de la paix publique (7). — Enfin, de n'oublier jamais ce qu'ils doivent à Dieu, et de garder de négliger pour aucune cause ou l'honneur de son culte ou le soin de leur conscience (8).
Assurément, c'est fort bien de s'écrier, lorsqu'on parl-e entre avocats : Tout droit blessé trouvera parmi nous des défenseurs 1 et d'ajouter cette autre parole sonore : Dans le libre exercice de cette profession, qui ne fait point de victimes et qui les (sic) défend (9). Mais on pourrait considérer que dans toute cause il y a deux avocats, et que sur les deux, il s'en trouve un, tout au moins, qui
(1) Ord. de François Ier et de Louis XIV.
(2) François Ier, 1535.
(3) Ord. de Blois.
(4) Advocatus, quando causae pauperum misericorditer patrocinatur, non debet intendere remunerationem humanam sed divinam. S. Thom.
(5) Ord. de Louis XII. — Si aliquis per verba, quae profert, honorem alterius auferat, hoc proprie et per se est dicere convicium, vel contumeliam; et hoc est 'peccatum mortale, non minus quam furtum et rapina. S. Thom. — M. Dupin dėconseille aussi 1'injure, ... sauf dans la replique et quand 1'adversaire a deja jete son feu.
(6) S. Thom., 2. 2. q. 70.
(7) S. Charles Borromée défend aux confesseurs d'absoudre les avocats tant qu'ils persévéreront dans ce péché. Acta, part, 4 instruct. coufessariorum.
(8) S. Thorn., 2. 2. q. 55.
19) Epigraphe des Mémoires.
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veut blesser le droit que l'autre défend, et qui n'aspire qu'à faire une victime. Pour mettre la veuve et l'orphelin sur la paille, il faut un avocat. Le client dont on ne défend qu'à prix d'or l'honneur ou la fortune est victime de cette cupidité, même lorsqu'il gagne son procès. Quand l'habileté d'un avocat troublant la raison des juges ou même exploitant leurs passions arrache certains coupables à la punition qu'ils ont méritée, la société tout entière est victime. Quel grand service rendu à tout le monde si, éveillant la conscience des avocats, on mettait un frein de justice à leur langue et à leur main ! M. Dupin a manqué une belle occasion de protester efficacement contre ce vers de Boileau, qu'il a su par cœur :
Des sottises d'autrui nous vivons au palais.
Voyons M. Dupin à l'œuvre.
II
On était en 1814, M. Dupin florissait. Il nous le dit dans sa langue : « Mon cabinet avait pris presque tout son « développement ; j'étais avantageusement connu des « juges et du public par mes plaidoiries et par mes ou- « vrages. » Un contre-coup des Cent-Jours vint brusquement le transformer en homme politique. Laissons-le parler ; c'est ici que la destinée se déclare :
«... J'étais allé à ma maison de campagne de Cœurs, près Varzy, lorsque dans la nuit je fus réveillé par un courrier expédié de
Château-Chinon, qui m'apportait la nouvelle que j'avais été élu pour son représentant. En 1809, j'avais plaidé une grande affaire
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devant le tribunal de cet arrondissement ; j'y avais laissé des souvenirs et quelques amis, à la tête desquels était 'M. Gautherin) et sur leur présentation, je fus élu sans difficulté, à mon insu et sans que je me fusse porté candidat. »
Comme Cincinnatus !
Dans ses Réflexions sur V éloquence (1), où il explique que pour devenir éloquent, il faut être né éloquent, le P. Rapin, jésuite, déplore la décadence dé la parole publique,; et cherchant la cause de ce désordre : « C'est, dit-il, « que l'on parvenoit à tous les honneurs par l'éloquence « dans les Estats où elle a régné ; et l'on ne parvient « presque à rien, ou du moins à fort peu de chose par le « mesme chemin, dans le temps où nous sommes. 'Cela « seul est capable d'éteindre l'ardeur de l'étude néces- « saire à l'éloquence et d'en rebuter les esprits. » Peut- être qu'il avait lu le P. Rapin, ce M. Gautherin, qui mit M. Dupin sur le chemin de parvenir à toute autre chose que fort peu de chose !
Après quelques réflexions, M. Dupin, considérant le danger auquel la patrie allait se trouver exposée, n'écouta que son patriotisme et se dévoua.
S'il faut l'en croire, il n'était alors d'aucun parti. Étranger aux choses politiques, âgé de trente-deux ans à peine, ne fréquentant guère que des avocats, il avait toutes les illusions de son âge, toute la candeur de sa profession. C'était un autre Éliacin, ou, si l'on veut, un autre Hippolyte, chassant aux monstres dans les forêts de la chicane, uniquement par amour de l'humanité, — et pour se procurer quelques fourrures. En politique, le seul intérêt public faisait battre son coeur ; il n'avait pour
(1) 10-40, lG84.
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guide que la morale et le droit, croyant sincèrement qu'i n'en fallait pas davantage. Il ajoute, en latin, Stultus ego ! J'étais bien bête !
Malgré son ingénuité, aveè ce bonheur qui accompagne l'innocence, M. Dupin prit du premier coup l'attitude heureuse qu'il a gardée toute sa vie. H passa pour être d'un parti, et conserva le droit de dire qu'il n'en-était pas; position de haute stratégie, chef-d'œuvre de l'art parlementaire.
Sur une proposition qu'il fit pour s'essayer, au sujet du serment, on le crut orléaniste et révolutionnaire ; M. de Lafayette le compta parmi les siens. Il laissa dire, fort de sa conscience. Aujourd'hui, c'est le moment de parler. Il proteste qu'on lui faisait trop d'honneur : il n'était point orléaniste, car il n'avait pas encore vu le duc d'Orléans ; il n'était point du parti de M. de Lafayette, car il a toujours ignoré -ce que voulait M. de Lafayette. Raisons peu démonstratives ! Cependant, je crois qu'en effet M." Dupin est entré dans la vie politique sans être d'aucun parti ; je vais plus loin, je crois qu'il n'a jamais été d'aucun parti.
En matière d'opinion, je compare M. Dupin à ces capitalistes prudènts qui n'engagent nulle part tous leurs fonds, et qui, connaissant et cultivant les chances les plus assurées, confient pourtant quelque chose aux plus com- ~ promises. Leur portefeuille est garni de tous les papiers ; ils en ont de Rothschild et de don Miguel ; ils mettent quelque chose même à la banque d'échange de M. Proudhon.
M. Dupin est-il républicain, monarchiste, impérialiste? Est-il formellement révolutionnaire, formellement conservateur ? Sait-on bien de quelle manière il est constitutionnel ? Jè ne trouve pour le définir qu'un mot qui me contente : TI est maître Dupin.
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Son parti est le parti Dupin ; un parti dont la doctrine n'est nulle part, et dont la langue est partout.
Après sa motion relative au serment, qui tomba dans l'eau, M. Dupin ne fit rien de bien remarquable dans l'Assemblée des Cent-Jours.
Mais par ses motions et par ses bons mots, sans être et sans se mettre d'aucun parti, il plaça dans le parti révolutionnaire, dont les actions allaient monter rapidement. Tel fut le résultat de cette première et courte campagne, au début de laquelle il s'écriait : Stultus ego !
Les Bourbons revinrent ; M. Dupin « rentra dans son cabinet. » Il n'y rentra pas tel qu'il en était sorti. Tout avait bien changé de face, pour lui et pour tout le monde. Pour lui, il venait d'essayer sa dent sur le lion blessé à mort ; pour tout le monde, à la place d'une volonté devant laquelle chacun devait plier, il y avait une charte que chacun pouvait interpréter. On tàta les Bourbons ; on vit qu'ils n'étaient pas terribles, et ce fut bientôt fait. La Révolution, asservie par Bonaparte, non pas convertie, aimant toujours autant le mal et plus savante à mal faire, se leva partout, multiple dans ses allures, une dans ses tendances. Elle déclara la guerre au pouvoir qui lui donnait la liberté ; elle employa contre lui des armes plus odieuses encore que son ingratitude.
Des discours menteurs, des écrits irréligieux et obscènes, des diffamations persévérantes ; un art infernal d'exciter dans le peuple toutes les mauvaises passions, d'envenimer tous les ressentiments , d'exalter toutes les discordes, d'effrayer tous les intérêts ; une implacable adresse à exploiter les fautes que pouvait commettre un gouvernement ainsi traqué, et à faire durer une situation qui les rendait inévitables ; enfin, une volonté formée
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d'empêcher de faire le bien ou d'empêcher de le bien faire, tel fut le travail de la Révolution depuis sa délivrance, en 1815, jusqu'à son triomphe, en 1830, et même jusqu'à sa légitime punition, en 1851. Car la Révolution dut être dans la victoire ce qu'elle avait été dans le combat ; il lui fallut laisser les poisons qu'elle avait composés, aux mains qu'elle avait exercées à les répandre.
Un catholique illustre, adversaire signalé de M. Dupin, écrivait dernièrement que la Restauration et le règne de Louis-Philippe avaient beaucoup fait pour la dignité de Vesprit humain ; que dans ce temps-là on aimait la vérité et la liberté( 1). Ces deux règnes me semblent, au contraire, marquer le triomphe du sophisme et de l'orgueil, par l'abus le plus indigne, et j'oserais dire le plus impie, de la liberté. Ils dégoûtèrent de la liberté, ils firent désespérer d'elle, tant elle parut une arme commode au mal, fragile et impuissante pour le bien. Tout ce que l'on essaya de faire par la liberté en faveur de la vérité et de la justice, la liberté elle-même le rendit odieux et méprisable. Joseph de Maistre passa pour un rêveur sanguinaire, Ronald pour un ennemi de la raison ; la prédication évangé- lique parut un attentat contre la dignité humaine, et fut repoussée par les séditions d'une foule que la presse et la tribune fanatisaient. En ce temps-là, le vote des chambres effaçait d'une loi sur la presse le mot de religion (2). Tandis que le groupe monarchiste, sans doctrine fixe, ni en religion ni en politique, se divisait et se déchirait, voyait ses hommes d'Etat, ses publicistes, ses poëtes,
(1) M. de Montalembert, lettre à M. César Cantu, publiée dans la
Revista contemporanea de Turin, mars 1855.
(2) Le 17 avril 1819, le gouvernement présenta un projet de loi sur la repression des délits de la presse. Un article portait : Tout outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs sera puni, etc. Dans la discus-
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séduits ou intimidés, passer successivement aux idées de la Révolution, la France battait des mains au chantre de Frétillon et à M. Paul-Louis Courier, qui demandait que Chambord fut démoli 'et ensemencé en pommes de terre. Il y avait émulation pour corrompre et abêtir l'opinion à tous les points de vue et dans toutes les èlasses. On réimprimait, on colportait les plus infâmes saletés du dernier siècle, auxquelles les écrivains du parti ajoutaient, chacun suivant sa mesure, M. de Jouy ses pamphlets, M. Viennet ses poëmes, M. Thiéfs'et'M. Mignet leurs histoires. Je ne mets pas Sur le même rangiès esprits, mais les tendances. Tous ces livres, et d'autres -qui ont survécu, étaient inspirés par la même passion, visaient au même but, le renversement de l'autorité divine et humaine. Tous étaient l'apologie totale de la Révolution en principes, en actes, dans le passé, dans l'avenir. Voilà ce qu'on trouve au bilan des' HeliX époques pour la dignité de l'esprit humain; voilà comment, en ces temps-là, furent aimées la justice et la liberté. La première époque réimprima et relut Voltaire, la seconde lui décerna une statue au nom de la patrie reùonnazssante,. Sous la Restauration, l' esprit humain était si relevé, que partout où il existait un théâtre, des centaines et des milliers de spectateurs, propres tout au plus à goûter le génie de M. Scribe, venaient dévorer cinq actes de Molière ou de Voltaire pour le régal d'applaudir : Il est avec te ciel des accommodements, ou : Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense.
sion on demanda que non-seulement les mots outrage à la religion, malq en cor è ceux-ci et à la morale publique', fussent retranchés. La morale publique resta, mais la religion fut ôtée, à la majorité de 119 voix sur
210 dans la chambre élective, et de 117 sur 137 dans la chambre héréditaire. " *
• C'est l'époque -du fameux mot : La loi est athée, et doit l'être.
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On aimait tant la liberté, à Rouen, ville intellectuelle,
.
que des femmes furent fouettées sur la place de la Cathédrale, parce qu'elles voulaient entendre un prédicateur, et l'opinion libérale s'en amusa beaucoup. Aill-eurs, l'émeute chassa les missionnaires. Tout-Paris se pressait ave«t. enthousiasme -Nu funérailles de l'acteur Téima qui, pour dernière représentation, avait refusé les -secours de l'Église. Enfin, on arracha du pauvre roi Très- Chrétien la suppression des Jésuites, coupables de quoi ? Sans doute de vouloir étouffer l'esprit humain entre le corps de garde et la sacristie (1). Ah ! oui, lorsqu'on lance de tels bons mots, que M... Dupin regrettera d'avoir manqués, on peut croire que l'époque où se commirent ces iniquités et celle où ellés se renouvelèrent, ont beaucoup fait pour l'esprit humain, pour sa liberté, sinon pour sa dignité ! Mais c'est trop d'ajouter que ces époques ont aimé la justice.
La justice y fut haie, persécutée et bafouée. On -se mo- qua d'elle ouvertement et par système ; on arma contre elle l'esprit et la .sottise, l'ignorance et le savoir ; on la frappa de la main et du pied. Et pour tout dire, les excès furent tels et le succès si injurieux, que des hommes comme M. de Bonald, bien capables assurément de soutenir tout loyal combat, se virent acculés jusqu'à invoquer l'humiliant et inutile secours de la censure. C'est ainsi que les uns traitèrent la justice, et que les autres purent se confier à la liberté ! Ceux du bon parti qui repoussèrent la censure, ou par conviction de son impuissance, ou par illusion sur leurs propres forces, se laissèrent fasciner et ne tardèrent pas à trahir leur cause et leur gloire :
(1) Discours de M. de Montalember-t au Corps Législatif.
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rappelons-nous Chateaubriand, Lamennais et d'autres. Bref, le trône croula, et ce fut le dénoûment identique de ces deux époques glorieuses. Il croula vilainement, sans savoir se défendre, sans avoir été défendu; laissant tout en*péril, et la liberté plus que tout le reste, parce que décidément, après cette épreuve de trente années, les grands et sacrés intérêts que la liberté doit couvrir, ne croyaient plus à la liberté. Durant cette épreuve, si des gens de cœur, des gens de bien ont travaillé à faire aimer la liberté, ils n'ont pas été assez nombreux et ils ont mal réussi.
Revenons à M. Dupin. II ne se rendit pas médiocrement utile dans la guerre que le libéralisme révolutionnaire fit à la monarchie et à la religion, c'est-à-dire à la vraie liberté.
Cette guerre, quoique plus d'une fois sanglante, a été, non sans raison, nommée la comédie de quinze ans, à cause de l'hypocrisie qui Ja caractérisa. Éloigné par son âge de la tribune, et par son caractère des entreprises compromettantes, M. Dupin eut l'un des principaux rôles dans la comédie. Il le joua, couvert des immunités de sa robe, sur un théâtre non moins retentissant alors que la tribune, et infiniment moins dangereux que la place publique ; je veux dire au Palais, en plein sanctuaire de la justice.
III
Les actions y étaient fréquentes. Entre. un gouvernement qui aimait mieux invoquer la loi que la force, et une opinion violente et chicanière qui usait, quand elle le pouvait, de la force, et abusait systématiquement de la loi,
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les rencontres judiciaires devaient se multiplier. M. Dupin fut l'avocat de la Révolution. A la tribune des Cent- Jours, il lui avait donné son adresse ; elle l'attendait^dans son cabinet lorsqu'il y rentra. Il fut son avocat, non pas formellement son complice ; prêt à la défendre lorsqu'elle aurait conspiré, incapable de conspirer avec elle. TI avait des principes : il était bon chrétien, bon citoyen ; défenseur zélé de Béranger, du Constitutionnel et des autres -, plaidant ou consultant dans toutes les affaires des factieux et des impies, mais fidèle à Dieu et au Roi. — Il créa le
/ personnage de l'avocat politique.
La belle chose qu'un cabinet d'avocat politique ! C'est un jardin pour la gloire, un potager pour le profit, une forteresse pour la sécurité. Il y a de tous côtés des àvenues et des issues: Le drapeau n'éloigne pas les plaideurs d'un autre parti, il les attire plutôt par l'éclat même des victoires remportées sur leur opinion. Un cabinet d'avocat politique est tout à la fois port militaire et port neutre. On y trafique, en tout bien tout honneur, avec ceux contre qui l'on combat ; d'un côté l'on fournit des munitions, de l'autre des vivres. On se jette sur un navire qui passe, on le prend, et le lendemain on plaide au civil pour le capitaine, trop heureux de confier ses intérêts privés à son vainqueur politique ; et celui-ci ne refuse même pas de faire invalider la prise, du moins en partie.
Dès que M. Dupin fut avocat politique, son cabinet acheva de prendre tout son « développement ».
C'est avec une sorte d'ivresse qu'il raconte cette époque de sa vie, et j'ai peine à croire, malgré les hauteurs où il parvint plus tard, qu'il se soit jamais plu autant, lui qui ne se déplaît jamais. Il fait le détail des procès qu'il a plai- dés, des grands clients qu'il a reçus et dont il dresse la
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liste : corporations, magistrats, maréchaux de France, grands seigneurs royalistes, princes régnants ! Tous ses bons mots lui reviennent, il tient note de toutes ses habiletés, il voit jusqu'à ses poses (1) ; il tire de ses cartons les honnêtetés particulières dont il a été l'objet, les articles de journaux qui ont noté ses effets d'audience et constaté ses victoires, et jusqu'aux madrigaux qu'il a inspirés (2). Le volume est chargé de ces sornettes; texte, notes, annexes, table des matières, tout en est plein; M. Dupin ne peut s'assouvir de contempler ce bel avocat que les Jésuites eux-mêmes admiraient. Oui, les Jésuites ! A Saint- Acheul, en 1825, on 1p. salua d'une cantate composée en son honneur, et les rhétoriciens lui adressèrent un discours où ils l'appelaient « -le premier orateur du barreau français. » C'étaient des Jésuites, mais cela fait toujours plaisir, -— et on l'avait un peu cherché.
Tout en donnant à la Révolution les forces de sa parole et les ressources de son esprit, M. Dupin savait, je l'ai dit, ne point se compromettre avec cette cliente. Il savait trouver des mots qui couvraient son jeu. S'il protégeait
(t) Racontant le procès du maréchal Ney, il rapporte cette parole qu'il adressa au procureur général : « Accusateur, vous voulez placer sa tête
18 sous la foudre, et nous, nous voulons expliquer comment l'orage s'est
« forme 1 » Puis, en note : c C'est le moment où je prononce cette phrase
* qu'Horace Vernet a saisi dans le portrait qu'on voit dans mon cabinet
« et qui a fait partie de l'exposition de 1852. » (Voy. Salon d'Horace
Vernet, par MM. Jouy et Jay, p. 59.)
(2) A un banquet offert par les avocats de Clermont, après que M. Dupin eut plaidé pour (1 les mânes » du maréchal Brune, « on lut des vers où le le dévouement de l'avocat était honorablement retracé :
« A côté de cyprès funèbres,
a Il cueillit d'immortels lauriers
o En vengeant ceux non moins célèbres -
Il De grands et malheureux guerriers.»
C'est auvergnat !
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la licence des écrivains, c'était au nom de la liberté politique ; s'il protégeait l'impiété, c'était au nom de la liberté gallicane ; s'il protégeait les factieux, c'était au nom de la liberté civile. Pour un bon avocat, où est la limite entre le gallicanisme et l'irréligion, entre la liberté et la licence, entre le crime des factieux et le droit des citoyens ? Il n'attaquait pas le gouvernement, il attaquait la réaction, qui, disait-il, pesait sur le gouvernement et seule faisait tout le mal. Si l'on veut savoir ce que c'était que la réaction, c'était, en politique, ce que l'on appelle en religion l'ultramontanisme. Vive le roi, mais à bas la réaction! Vive la religion, mais à bas l'ultramontanisme ! M. Dupin savait prouver disertement que tous les ordres religieux, que tout le clergé étaient ultramontains, et que tous les ministres, tous les procureurs du roi, tous les gendarmes, tous les royalistes étaient réacteurs. Et il faisait le devoir d'un sujet fidèle et d'un bon chrétien, car la réaction perdait la monarchie et l'ultram on tanismeperdait la religion. Il en jurait par ses sentiments monarchiques et par sa foi gallicane.
Pour apprécier l'esprit général des plaidoyers de M. Dupin, il suffit de parcourir la liste de ses clients, et le premier procès dont il parle pourrait dispenser d'étudier les autres. Dans une consultation pour MM. Conte et Dunoyer, économistes, auteurs du Censeur européen, accusés d'avoir « tenté d'affaiblir par des injures et par des K calomnies le respect dû à la personne ou à l'autorité du « Roi,)) il établit, et il s'en vante, «la fameuse distinction « entre les attaques qui seraient dirigées contre la personne « ou l'autorité constitutionnelle du Roi, et les critiques diri- « gées seulement contre ses ministres ou les actes de son « gouvernement. » Il excellait dans ces subtilités, et
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il en était très-fier; aussi fier que des vertueuses animad- versions qu'il opposait en toute occasion aux doctrines relâchées -et aux distinctions des casuistes.
T1 prêta son talent à Fiévée, royaliste parlementaire et gallican, ennemi de la réaction; àM. Bavoux, démagogue, professeur de droit, qui du haut de la chaire provoquait l'émeute et l'allumait parmi ses élèves; à M. de Pradt, ancien archevêque de Malines, pauvre gentilhomme et pauvre prélat, qui croyait singer le cardinal de Retz ; à M. Madier de Montjau, magistrat « qui avait donné l'éveil sur les menées du parti ultra » et qui ne voulait pas, pour cause, préciser ses dénonciations (1) ; à M. de Jouy, auteur de l'Hermite en Provii2.ce; à MM. Jay, Jal, Arnaud, Dupaty, Gosse et autres grands citoyens, rédacteurs du Miroir, le Charivari du temps ; aux promoteurs de la souscription nationale en faveur des citoyens qui seraient victimes de la mesure d'exception sur la liberté individuelle, où il fut touchant à faire pleurer un bon juge nommé Moreau; à M. Béranger, accusé d'outrage aux bonnes mœurs; à MM. Jouy et Jay, déjà nommés, accusés d'avoir fait l'apologie du régicide; au Constitutionnel ; à M. de Montlosier, comme dénonciateur et accusateur du clergé ; à M. Isambert ; au Journal des Débats.
Presque toutes ces causes ont été gagnées devant les juges, toutes ont été gagnées devant l'opinion et avec éclat; j'entends devant cette opinion tumultueuse qui,parle bruit et l'audace, quoique en minorité, étouffait et paralysait le parti du gouvernement. A la barbe des juges, souvent com-
(1) M. Dupin termina ainsi la relation de cette affaire : « Après le procès, je reçus de Madier de Montjau deux gravures qu'il plaça dans mon cabinet : La mort de Socrate, et Hippocrate refusant les présenti d'Artaxerce. »
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plices, soit après l'acquittement, soit après la condamnation, on faisait un triomphe à l'accusé. Le compte rendu du procès, dans lequel entraient comme pièces justificatives les plaidoiries de l'avocat et les écrits incriminés, était imprimé et répandu à bas prix dans le public, en sorte que le corps du délit recevait une publicité centuple par l'effet même du procès qui avait eu pour but de le réprimer. En cas de condamnation, des souscriptions payaient les frais, et la popularité faisait un lit de fleurs aux victimes. Tous ceux qui subirent quelques mois de prison pu payèrent quelques amendes, ont été d'abord glorifiés dans leur martyre, et en ont ensuite tiré bon parti. La prison fut le chemin des emplois, l'amende le fondement de la fortune.
Ce fut dans ces travaux que M. Dupin fit son noviciat de Procureur-Général près la Cour de Cassation, c'est-à- dire de suprême gardien de la dignité des lois.
Et c'est après avoir occupé vingt ans ce poste, qu'il revient avec une lâche complaisance sur tant d'actes et de fredaines de son passé d'avocat qui auraient dû l'écarter à jamais de toute magistrature, et dont il ne devait parler que pour s'accuser et demander pardon ! M. Dupin aime à citer l'Ecriture sainte, et il en fait souvent, par ignorance, j'aime à le croire, des applications révoltantes (1) : avant de continuer ses Mémoires qu'il médite ce texte du second livre des
(1) Par exemple, à l'occasion du professeur Bavoux. Ce démagogue ayant eu soin de raturer le manuscrit de ses cours aux endroits incriminés, l'accusation était sans preuves ; il fallut interroger les auditeurs, et leur demander s'ils avaient entendu le professeur enseigner le mépris ou la désobéissance aux lois, à quoi ils répondirent uniformément par une affirmation contraire. Là-dessus M. Dupin de s'écrier, au nom de son client : Ego palam locutus sum; ego semper docui in synagoga et in ttmplo quo omney conveniunt, et in occulto locutus sum nihil.
Et d'appliquer au même Bavoux ces autres paroles de Notre-Seigneur dans sa Passion : Quid me interrogas ? etc.
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Rois : Nolite multiplicare loqui sublimia, gloriantes: recedant vetera de ore restro.
Du reste, il se rend lui-même, la plupart du temps, justice, en glissant sur la cause qu'il a plaidée, pour ne s'occuper que de la manière dont il l'a plaidée et du succès qu'il a obtenu. C'est ainsi que la relation du procès de Béranger, accusé d'outrage aux mœurs, est à peu près uniquement remplie des éloges qu'il a reçus personnellement pour son plaidoyer, lequel, dit-il, était une improvisation ; tandis que le réquisitoire de Marchangy était écrit (c'est lui qui souligne) et poli longtemps à l'avance. Il répète amoureusement cette appréciation des Annales du Barreau : « On fut agréablement surpris de voir un juriste consulte ordinairement si grave, accoutumé à discuter « sur des clauses d'actes et des textes de la loi, prendre « successivement tous les tons qui convenaient au sujet, « et se montrer également habile, également supérieur, « soit qu'il cherchât à se concilier l'auditoire par un exorde « gracieux, soit qu'il appelàt l'intérêt sur son client par « un exposé des faits où l'éloge du poëte était adroite- « ment glissé ; soit que, parcourant les différentes phases « de l'accusation, il en fit ressortir tantôt la futilité et « tantôt les contradictions ; soit qu'enfin, arrivant à la dis- « cussion, il montrât que les questions les plus élevées, « les réflexions les plus fortes pouvaient s'allier dans cette « cause à tout ce que la littérature a de plus léger, l'ironie « de finesse, l'expression de piquant, quelquefois même « de satirique, sans jamais blesser aucune convenance et « en gardant sévèrement toutes les règles du goùt. » Voilà ce que M. Dupin veut que l'on sache qui a été dit de lui ; et à l'heure qu'il est, il croit fermement, je n'en doute pas, que son plaidoyer pour Béranger est un rnor-
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ceau à mettre auprès de l'Oratio pro Archiâ. Ceux qui là-dessus auront la curiosité d'aller chercher ce merveilleux discours, seront, bien étonnés de ne trouver qu'une des plus lourdes guenilles de la friperie de 1822. « Si (( M. Béranger, continue M. Dupin, ne fut pas entière- « ment acquitté, il ne fût du moins condamné qu'au mi- « nimum de la peine, trois mois d'emprisonnement et « une amende de 500fr. dont il fut amplement dédommagé « dans sa prison par l'affluence des visites les plus aima- I{ bles et les plus gracieuses, et quant à l'amende, par la « vente de son procès, imprimé avec le texte des chan- « sons, dont trois mille exemplaires furent prompte- « ment Àébités. y>
Mais le procès de pressé le plus fameux que plaida M. Dupin, fut celui du Constitutionnel, accusé de tendances contre le respect dû à la religion de l'Etat. On peut dire que cette cause .était celle de M. Dupin lui-même. Le Constitutionnel, quoique sans esprit, n'était pas sans adresse. Ennemi déclaré de la religion catholique, la poursuivant, sans cesse et la diffamant partout, il savait cependant éviter les offenses directes, les attaques formelles. - Il était punissable sur tous les points, on ne pouvait l'accuser avec précision sur aucun. M. Dupin, dans la préface du procès (1825), explique lui-même parfaitement cette hypocrisie, qui était la sienne, et il n'y a qu'à le laisser dire :
« Les rédacteurs du Constitutionnel avaient la conscience du respect dont ils n'ont jamais cessé d'être pénétrés pour la religion de l'État ; mais en même temps ils ne dissimulaient pas leur antipathie pour les doctrines ultramontaines, qu'ils ont signalées à leur apparition comme menaçant à la fois l'indépendance de la monarchie, la souveraineté du Roi et les libertés publiques.
Ils Ilsontvu,de la part des propagateurs de ces doctrines anti-sociales, le dessein formé par quelques individus de travailler au renver-
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sement de Tordre constitutionnel établi en France; ils l'ont défendu contre le parti ardent religieux, de même qu'ils le défendraient contre le parti ardent aristocratique, qui, sous un autre point de vue, visait également à la destruction de nos institutions politiques.
« Ladéfense du .Constitutionnel était rendue difficile par le prestige religieux dont l'accusation était entourée. Il importait de distinguer la cause du prétexte, l'apparence de la réalité; d'isoler la cause sainte de la religion, que le Constitutionnel a toujours embrassée, des illusions du fanatisme qu'il fi seul combattu ; et de séparer l'intérêt du clergé français en masse, des torts reprochés à quelques-uns de ses membres séduits ou égarés. »
Le Constitutionnel fut acquitté sur la plaidoirie de M. Dupin, qui récita dévotement devant la cour royale tout ce qu'il savait de patenôtres gallicanes. Cet acquittement excita un véritable enthousiasme, et mit la cour en popularité pour longtemps. Son arrêt, salué comme le palladium des libertés publiques, montrait, dit M. Dupin, « un profond respect pour la religion, avec un sage « esprit de discernement pour ne pas la confondre avec « ce qui doit en être séparé. »
Cependant le Constitutionnel avait un co-accusé, qui, acquitté comme lui, ne fut pas aussi content que lui: c'était le Courrier français, défendu par Me Mérilhou, un de ces grossiers parleurs qui compensent en violence de langage l'insuffisance du talent. Le Courrier, en tout semblable à son avocat, reçut un blâme. Déjà il existait de l'hostilité entre les deux journaux : le Courrier regardait le Constitutionnel comme un cafard ; le Constitutionnel regardait le Courrier comme une brute. On se le disait à mots couverts, parfois la couverture était mince. C'est le spectacle que nous ont donné, avant 1848, le National et la Réforme. L'arrêt de la cour royale ne raccommoda pas
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les deux rivaux. « Au contraire, la jalousie s'en accrut, » ditM. Dupin, « et il resta toujours depuis ce temps, aufond « de la rédaction du Courrier, un sentiment de rancune « contre l'avocat du Constitutionnel ,qui éclata en maintes ( circonstances avec une malveillance marquée. » M. Dupin avait, en effet, quelque peu chargé le Courrier. Il avait dit qu'il serait « à souhaiter que les hommes vr aiment pieux « qui sont à la tête d'un journal, veillassent avec plus de et soin sur les rédactions subalternes. » Au risque d'encourir le même malheur, je fais le même vœu à l'adresse du Siècle; je souhaite que le vraiment pieux M. Havin veille avec plus de soin sur les subalternes de son goum, M, Labédollière, M. Pelletan, etc.
M. Dupin qualifie de « document historique » l'arrêt rendu dans l'affaire du Constitutionnel.
La tendance dur Constitutionnel, innocentée ce jour-là, a été depuis non-seulement démasquée, le masque ne tenait guère, mais avouée et glorifiée. Avant la révolution de Juillet, le Constitutionnel ne faisait aucune difficulté. d'avouer que toutes ses professions de foi gallicanes avaient pour but de capter la bienveillance des magistrats et des Jansénistes, mais que sa politique était tout simplement de séparer la France du saint-siége.
Tel était ce pieux Constitutionnel, si pieusement défendu par M. Dupin. Or, de deux choses l'une : ou M. Dupin n'a pas pénétré la fraude du journal, et alors il était bien simple ; ou il l'a aussi parfaitement connue que parfaitement secondée, et alors il était bien double !
Mais en ce temps-là, on ne s'avisait pas de raisonner contre M. Dupin. C'était un. homme trop puissant, trop redoutable, et qui donnait de tous côtés trop d'espérances. Gomme je l'ai dit, les Jésuites eux-mêmes lui faisaient fête.
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Quoiqu'il ne les ménageât point, il avait si bien mené sa barque qu'enfin ils n'étaient pas sans quelque petite illusion sur lui. Hélas ! les malheureux, ils furent la cause involontaire du seul orage qui troubla ce printemps de quinze années, du seul sifflet qu'essuya durant toute la pièce le grand acteur de la grande comédie.
C'est un épisode important de la vie de M. Dupin et un trait marquant de l'homme et de l'époque.
IV
En 1825, au plein de sa gloire, M. Dupin, se trouvant de plaidoirie à Amiens, eut la fatale curiosité de dîner chez les Jésuites de Saint-Aclieul, les plus célèbres del'époque. Il les détestait publiquement, comme tout bon Français ; cependant, s'étant tiré de leur réfectoire sans coliques, il revint l'année d'après. Dans l'intervalle, il avait plaidé pour le Constitutionnel. Or, il se trouva que le jour de sa seconde visite était le 4 juin, fète du Sacré-Cœur, et il tombe au milieu des préparatifs de la procession du Saint-Sacrement. Le P. Loriquet, supérieur de Saint-Acheul, homme d'esprit et de bonnes manières, offre un des cordons du dais à cet hôte distingué. M. Dupin accepte, ou plutôt n'ose pas refuser : le voilà dans le cortège au rang d'honneur. Il avait, dit-il, demandé que ce rang fut donné à un plus digne. Je le crois !
La procession fut admirable de belle ordonnance, de fleurs, de musique, d'encensoirs fumants. Lesjeunes gens à qui ces encensoirs étaient confiés les lançaient avec beaucoup de hardiesse et de précision, M. Dupin en fit la remarque. Le P. Loriquet lui dit : Vous voyez qu'en effet on apprend
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chez nous f exercice à feu. Les clients de M. Dupin persuadaient au bon peuple que les Jésuites exerçaient leurs écoliers au maniement du mousquet, pour égorger l'esprit humain « entre le corps de garde et la sacristie'».
Tout se passe bien, on se quitte en bons termes, M; Dupin rentre dans son cabinet, sain-et sauf. Mais. voilà que la renommée fait des siennes. Un bruit se répand' : M. Dupin a été à Saint-Aeheul ! M. -Dujid a suivi la procession deSaint-Acheul !! M. Dupm, à -Saiùt-Acheul, a suivi la procession,— portant les cordons du dais!! h Tous les journaux en parlent, donnent des détails, font des- commentaires. £'est upe risée, un scandale, un vacarme immense. i T
Après, trente ans; le récit de M. Dupin témoigne encore de la belle peur que.lui firent les feuilles libérales, criant qu'il était devenu dévo tet uhramont ain. Jusque-là, il avait si bien gouverné ses pas-et sa langue, qu'il passait pour incrédule, à peu de chese près. A-ccablé d'injures imprimées et anonymes, tympanisé par la petite presse, poursuivi par les vieilles rancunes du Courrier, abandonné par le Coiislitutiormelf-qusïk venait de faire acquitter, loué par les feuilles royalistes, grondé par Béranger, défendu par le seul Dupaty,.mais avec indécence, « en termes plus voltairiens qu'il n'aurait voulu », il vit pâlir son astre et sentit besoin de -s'expliquer, c'est-à-dire de se justifier. TI le fit- sans fierté et sans bonne grâce, pestant contre les, Jésuites qui T-avaient mis.dans ce mauvais pas et contre les ingrats amis qui l'obligeaient d'y patauger. Il avoua qu'il croyait en Dieu-, et protesta qu'il n'était point dévot; il confessa qu'il était catholique, et rappela qu'il avait édité par deux fois les libertés de l'Église gallicane ; il s'indigna de la manière dont les libéraux entendaient
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la liberté, et leur fit comprendre qu'il ne laisserait pas pour cela de plaider à leur guise. Après cette oraison pro domo sua, ses amis lui firent grâce; mais il se tint pour averti, et jamais, depuis, personne ne l'a pu reprendre tcàde certains cordons (1). »
Les Jésuites payèrent les frais de cette mauvaise cam-,pagne. Le P. Loriquet, se voyant en relations courtoises avec M. Dupin, s'était flatté de l'éclairer sur le compte de la Compagnie. Il lui avait montré les personnes et les choses, fourni des explications, donné à lire quelques apologies. « — Qu'en pensez-vous ? — Eh ! eh ! il y a du pour et du contre Ces apologies sont bonnes Nous avons un grand avocat, le vertueux Billecoq, qui n'aime pas les Jésuites Cependant, sauf les arrêts, ces Jésuites ne sont pas si noirs En somme, la cause peut se plaider. » Là-dessus le P. Loriquet, le bonhomme! écha- faudait les plus douces espérances. Qui sait s'il n'avait pas un peu compté sur la procession, pour achever d'illuminer l'esprit par le cœur ! La procession, au contraire, renversa tout, à supposer qu'il y eût quelque chose. Le grand Avocat, honteux comme un renard qu'une poule aurait pris, n'aspirait plus qu'à se réhabiliter en faisant acte de zèle contre les Jésuites. L'occasion ne tarda guère, et s'offrit magnifique. l
Les explications de M. Dupin sur sa visite à Saint- , Acheul, avaient paru le 10 juillet. Six jours après, le comte de Montlosier adressa à la Cour royale de Paris sa Dénonciation contre tout le clergé de France, appuyée du fameux Mémoire à consulter sur un système politique et religieux tendant à renverser la Religion, la Société et
(1) La Fontaine;
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le Trône. Le comte de Montlosier, plus royaliste que chrétien, plus gallican que royaliste, plus orgueilleux que gallican, et plus maniaque qu'orgueilleux, signalait à la vigilance des magistrats :
1° L'existence illicite de plusieurs congrégations ayant pour objet apparent des exercices de piété et la propagation de la foi et de la morale chrétienne, mais paraissant toutes liées par le même esprit, et sous une direction centrale, et tendant, à raison d'engagements divers, de serments et de vœux, à se composer dans l'Etat une influence particulière, au moyen de laquelle elles espèrent maîtriser l'administration, le Ministère et le Gouvernement ;
2° L'existence de plusieurs établissements de Jésuites en France ; par exemple, celui de Montrouge, et la protection que leur accordent quelques prélats ;
3° La profession patente de doctrines ultramonta ines les plus opposées au droit public de la France et tendant à placer l'autorité papale au-dessus de l'autorité royale dans les questions qui jusqu'alors avaient été réglementées par l'autorité laïque ; spécialement le refus d'enseigner dans les Écoles les quatre articles de la déclaration de 1682, quoique cet enseignement soit prescrit par 1 es lois du royaume ;
4° Enfin, un esprit général d'envahissement du parti prêtre, qui menace le pouvoir civil.
Le défenseur du Constitutionnel et de Béranger sauta là-dessus avec toute l'ardeur qui l'animait pour la Reliwon, la Société et le Trône. Il convoqua un grand nombre de ses confrères et compères, et leup-fit délibérer
« solennellement » une consultation qu'il avait rédigée à l'appui de la dénonciation Montlosier.
Sur la question des congrégations, les consultants, avocats de tous les séditieux et de tous les conspirateurs, et grands partisans du droit de réunion pour eux et pour leurs amis, démontraient qiie, de tout temps, on a exigé l'intervention de l'autorité souveraine pour l'établis-
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sement de toute espèce de congrégation, d'assemblées et de réunions de citoyens. « Quel est le peuple, » s'écriaient ces Messieurs par la voix de M. Dupin, « quel est le gouvernement qui ait jamais permis aux « citoyens de s'organiser sourdement au gré de leurs ca- « priées et de créer au sein de la grande société des « sociétés secondaires, capables de balancer par leur in- « fluence l'éxercice des pouvoirs publics ? »
Sur la question des Jésuites « les autorités surabon- « daient pour montrer à la fois l'illégalité et le danger de « leur présence. »
Sur la question d,ultramontanisme et du refus d'enseigner la déclaration de 1682, les Consultants, tous zélateurs de la liberté de penser, établissaient que « le refus « d' enseigner cette déclaration (c'est-à-dire cette doctrine) « est une véritable rébellion contre les lois qui ont prescrit « cet enseignement. »
Sur la quatrième question, l'esprit d'envahissement des prêtres, les Consultants, tout en y voyant un fait constant et inévitable, n'y peuvent reconnaître un délit ; et l'intègre adversaire des procès de tendance ajoute : « C'est « à l'administration supérieure qu'il appartient de ré- « primer une tendance trop naturelle pour être imputée « à crime, mais aussi trop pleine de dangers pour ne pas « appeler la surveillance la plus attentive. »
Cette consultation contestait donc au clergé en général : Il le droit de réunion, 2° le droit d'opinion, 3° le droit d'action, et 4° aux Jésuites en particulier, le droit d'existence. Ellé fut immédiatement souscrite à Paris par quarante et un avocats, la plupart libéraux ou même factieux (1), et bientôt par un grand nombre d'autres, qui
(1) M. Dupin nomme parmi les signataires : Delacroix-Frainville,
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envoyèrent leurs adhésions des villes les plus importantes. Tout droit blessé trouvera parmi nous des défenseurs 1 ...
Voilà comment ces paladins de la liberté entendaient leur devise, et pratiquaient « cette profession qui ne fait point de victimes et qui les défend. ),
Plus tard, vainqueurs, chargés à leur tour comme hommes de gouvernement, comme magistrats, comme législateurs, de réprimer les conspirateurs qu'ils avaient défendus, de maintenir les principes qu'ils avaient attaqués, de protéger la paix publique par l'application des lois existantes et par la création de lois nouvelles, beaucoup de ces fameux avocats furent accusés d'apostasie. Il leur aurait suffi de montrer leurs actes contre la liberté de l'Église, pour prouver qu'ils avaient toujours préconisé et toujours pratiqué l'oppression.
Dans le public, la consultation Montlosier excita l'enthousiasme. Le Journal des Débats, encore un peu royaliste de mine, mais aussi bon gallican de cœur que M. Du- pin lui-même, daigna vanter « la noble, l'indépendante, la sage énergie, le talent, l'érudition, le caractère personnel » de cet illustre avocat. Bientôt la Cour royale de Paris, en rendant un arrêt d'incompétence, déclara « que « la législation s'opposait formellement au rétablissement « de la Compagnie de Jésus, sous quelque dénomination « quelle puisse se présenter, » attendu « l'incompati- « bilité reconnue entre les principes professés par ladite « Compagnie et l'indépendance de tous gouvernements ;
Berryer père, Persil, Parquin, Dequevauvillers, Mérilhou, Rlgal, Mullot,
Quenault, Barthe, Dupin jeune, Target, Delangle, V. Lanjuinais, Paul
Boudet, Tardif, Plougoulm, Aylies, Berville, Renouard, Isambert. La plupart sont parvenus, sous Louis-Philippe, aux plus hautes magistratures, et M. Dupin à monter et remonter plus haut que tous.
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« principes bien plus incompatibles encore avec la « Charte constitutionnelle, qui fait aujourd'hui le droit « public des Français ! »
Deux ans après, sous la pression de cette opinion si jalouse de l'indépendance de son gouvernement — et si vigilante pour les intérêts de la Religion, — le roi Charles X, bien malgré lui, signa l'ordonnance qui supprimait les Jésuites. Il y a, dit l'Ecriture, une certaine adresse qui ne manque point son coup, mais elle est injuste (1).
Mais en attendant ce .dénoûment et pour le hâter, M. Dupin voulut ajouter à la consultation Montlosier une petite pièce dont l'honneur n'appartînt qu'à lui. Il traduisit de Tite-Live, en grossier français, l'épisode de l'association des Bacchanales, prenant soin d'y faire entrer tous les mots qui avaient cours dans la polémique contre les Jésuites, congrégations, affiliations, doctrines secrètes, morale relâchée, etc., et il lança ce pamphlet au milieu des fureurs libérales : « Quoique ce ne soit, dit-il, « qu'une traduction presque littérale de l'historien latin, « les analogies parurent frappantes. Deux éditions en (( petit format, tirées à un grand nombre d'exemplaires, « se succédèrent et furent épuisées rapidement. » Veut- on connaître quelques-unes de ces analogies qui parurent frappantes ? Voici les premières : « La confrérie des « Bacchanales, sorte de dévotion grecque, dont les mys- i( tères se célébraient la nuit, séminaire de toutes sortes « de crimes et de débauches, ayant déjà engagé dans sa « congrégation un grand nombre de citoyens, fut re- « cherchée par le Consul et réprimée par la punition dl'
(1) Est solertia certa, et ipsa iniqua (Eccli. xix-22).
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« plusieurs coupables. » Analogie frappante, en effet ! C'était bien là ce que M. Dupin avait vu à Saint-Acheul. « Un Grec ignoble, ignare et dépourvu des avantages que « cette nation vive et spirituelle avait souvent déployés « pour l'éducation de la jeunesse et la culture des sciences,
« mais homme superstitieux et faisant l'inspiré, vint d'a- « bord en Etrurie ; et là, au,lieu de professer ouvertement « la morale religieuse et l'horreur des crimes, se mit à « prêcher en secret des mystères cachés, et à enseigner « des pratiques superstitieuses. » Qui eût'été assez mau- • vais Français pour ne pas reconnaître là saint Ignace, le P. Loriquet, et toute l'histoire de la Compagnie 4e Jésus !
Voilà par quelles ressources de génie M. Dupin se réhabilita enfin d'avoir suivi la procession de Saint-Acheul. Mais pour bien connaître le personnage, il faut lire dans ses Mémoires le récit fait par lui-même de ses deux visites aux Jésuites et la correspondance qu'il eut avec le P. Loriquet. Un mois avant de publier le Procès dès Bacchanales, il écrivait à ce digne et saint religieux :
ci Ami sincère de la liberté, je vois queceux qui en prennent la défense avec le plus d'ostentation sont souvent ceux- qui l'entendent et la respectent le moins. Qu'y faire? Rester'le même : affectueux pour tous les gens de bien, dequelque pak%ti gu'ils soient, et n'être soi-même d'aucun parti, sauf à -être_; méconnu et froissé par tous; en peu de mots, bien faire et laisser dire (1). »
Ce saint homme de chat !
Je ne m'étonne nullement que M. Dupin rapporte
(1) Dans sa visite de 1825, M. Dupin avait harangué. les élèves de manière à mériter leurs applaudissements, exprimant la confiance « que
« dans les différentes carrières qu'ils seraient appelés à parcourir, on
« verrait tout à la fois en eux de vrais chrétiens, des sujets fidèles et des
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lui-même ces traits, qui passent pourtant un peu la comédie et même la farce. Il subit le juste sort de tous ceux qui dans leur vie ont eu trop sur les lèvres certains mots, et dans le cœur trop peu les choses. Un jour vient-où le masque tombe sans qu'ils le voient, où ils se confessent croyant encore se faire admirer. Mais je suis surpris qu'avec cette extrême vanité qui le porte à célébrer si haut ses moindres inventions, M. Dupin n'ait pas remarqué qu'il a eu l'honneur de devancer M. Suë, et que sa . relation du Procès fait à la Congrégation des Bacchanales a dignement ouvert le beau sillon tracé dans la littérature française par l'auteur du Juif-Errant.
V
Qu'il soigne ce fleuron ; car sa gloire d'orateur ne durera pas longtemps, et les Mémoires ne lui seront d'aucun secours. Verba volant, scripta manent ; les belles paroles sont envolées avec l'accent de l'orateur, avec les passions de l'auditoire. Il reste de sèches écritures, des phrases inutilement embaumées par un souvenir dont personne ne partage plus l'amoureuse faiblesse. C'était une tr-èschiche éloquence de parti, qui avait grand besoin des empressements de l'esprit de parti ; et si quelque chose y peut servir d'exemple, ce sera comme exemple de ce qu'il
(t citoyens franchement dévoués à la patrie. » A quoi le P. Loriquet avait répondu que sans doute les enfants rempliraient l'espérance de leurs maires ; et il ajoutait « que si la carrière du barreau était rendue difficile à
« ceux qui voudraient la suivre par les travaux de l'avocat célèbre qu'ils
« venaient d'entendre, ils sauraient du moins marcher sur ses traces et le
« prendre pour modèle. » Il y a lieu de croire; que P. Loriquet s'est ' dédit.
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faut éviter. « Le caractère de l'homme qui parle en pu- « blic, dit le P. Rapin (jésuite, il est vrai!), doit être la K pudeur et l'honnesteté. Car le public mérite du respect « et demande quelque sorte de gravité dans ceux qui lui « parlent. Ainsi ces façons de paroles basses, triviales, ces te proverbes trop communs, ces dictons, ces expressions . « viles, et tout ce qui est trop familier ou bouffon n'est « bon que pour la comédie. » M. Dupin, très-familier de son naturel, n'a guère réparé ce défaut que par l'emphase d'avocat, la pire de toutes ; et il est tombé encore dans un autre travers, la sophistique. Qui sophistice loquitur, odi- bilis est : in omni re defraudabitur (1) ; c'est-à-dire : Il conservera peu d'amis ; il ne restera pas procureur général, et sa réputation de grand orateur sera fort entamée, lui vivant.
Je ne puis apprécier la valeur de M. Dupin comme jurisconsulte : je suis porté à le croire plus versé dans les subtilités que dans les hauteurs du Droit. On a pu naguère, à propos du Droit du seigneur, apprécier ses connaissances historiques. On vient de voir que son goûtpour l'équité s'est trouvé, dans l'occasion, plus que mince. Son caractère politique est au moins très-mobile, et le rend craintif de l'impopularité. Pour donner quelque figure de gloire à une vie publique où tant de lacunes se montrent, il fallait la raconter avec beaucoup de modestie, beaucoup d'esprit, beaucoup de littérature. Je ne sais pas comment M. Dupin s'en acquittera dans les volumes suivants : celui- ci laisse tout à désirer. En fait de modestie, les poëtes et les artistes dramatiques en ont davantage. En fait d'esprit, il y a des calembours, dont un du P. Loriquet, et plu-
(1) Eccli., XXX Vil.
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sieurs bons mots d'audience, qui ont retenti dans l'Europe, je yeux le croire, mais aujourd'hui momifiés et friables, et dont les plus frais sonnent comme un grelot rouillé. En fait de littérature, rien du tout, moins que rien. Tout ce que M. Dupin a lu, tout Horace et tout Boileau qu'il a sus par cœur, sont tombés dans une terre ingrate. M. Dupin, Y un des Quarante, n'a pas même cette plate orthodoxie grammaticale qui constitue le mérite ordinaire des Académiciens : de toute la compagnie, c'est lui ou M. Scribe qui sait le moins le français. Cependant il n'ennuie pas. L'attention du lecteur est soutenue par une certaine darté judiciaire, par des anecdotes assez curieuses, surtout par le comique de cette personnalité qui se croit toujours plaisante et qui l'est en effet- toujours, mais autrement qu'elle ne croit. A vrai dire, les aventures de M. Dupin, ses saillies, son rare amour-propre et sa prose de procès- verbal, font une décoction bien étrange. Il y a du Figaro et du Bridoison dans tette marmite.
Le caractère public de M. Dupin est pitoyable. Une chose cependant relève le caractère privé, et je me blâmerais de ne pas le dire. C'est le sentiment affectueux et respectueux qu'il a gardé à la maison d'Orléans. Il admirait sincèrement Louis-Philippe, il le défend à sa manière, il paraît reconnaissant du cas particulier que ce prince a fait de lui. Fort probablement, cette sympathie réciproque servira peu Louis-Philippe devant la postérité. Premier prince du sang, il s'était attaché trop de ces hommes que leurs principes et leur conduite étaientloin de recommander à la confiance d'un sujet fidèle. S'il n4apas conspiré avec eux,-ils ont conspiré pour lui, et l'événement l'a trop prouvé. Mais, enfin, on sait gré à M. Dupin d'avoir aimé et admiré un autre homme que lui-même ; on
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se plaît à le trouver humble, attendri, faisant un pèlerinage au tombeau de son roi-, ne rougissant pas d'avouer qu'en présence de la reine Marie-Amélie,'" détrônée et veuve, une honorable surprise de cœur lui a mouillé les yeux et plié les genoux : « Ce qui m'est resté, dit-il, c'est « l'expression de cette grande et noble figure, de ces yeux « levés vers le ciel, de cet accent de veuve éplorée et de « tendre mère. Il y a quelque chose de saint dans la reine « Marie-Amélie. On est heureux de la vénérer et de la « servir. » C'était en 1850 ; M. Dupin présidait l'Assemblée législative et pouvait se croire le premier personnage de France. TI fléchissait le genou devant la majesté royale exilée, et il versait des larmes. Qui l'eût dit en 1830, lorsqu'on poussait dans l'exil avec des railleries, avec des pamphlets, hélas ! avec des arrêts de justice, et le frère et la fille et les neveux de Louis XVI ? Qui l'eût dit en 1828, lorsque, pesant sur un roi faible, mais bon, loyal et légitime, on le rendait prescripteur avant de le proscrire ? Qui l'eût dit en 1826, lorsque honteux, d'avoir rendu publiquement hommage à Jésus-Christ présent dans le sacrement de l'autel, on regagnait la faveur de l'imbécile tyran populaire en diffamant un ordre religieux pour lui dénier ensuite le droit d'habiter la patrie ? M. Dupin, dont l'émotion devant la reine Marie-Amélie accusait la violence et l'iniquité des vainqueurs de 1848, a-t-il vu dans le passé, à travers ses larmes, toutes ces violences et toutes ces iniquités dont il ne fut pas innocent, toutes ces grandes et augustes victimes marquées de ses coups, tous ces exils tentés ou accomplis pour aboutir à celui qu'il pleurait ? Il y a lieu de douter qu'il ait fait de telles réflexions. Tous les hommes peuvent pleurer, tous ne peuvent pas verser de ces larmes trois fois saintes, qui éclairent l'es-
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prit autant qu'elles soulagent le cœur, et qui tombent des yeux comme un voile que la conscience déchire. Mais n'importe ; les larmes de M. Dupin l'honorent, et pour la cause difficile qu'il plaide en ce moment, elles resteront la meilleure pièce de son dossier.
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SUR LES ESQUISSES
DE M. A. DE COURCY.
— 19 MARS 1855 —
Au moins, les rédacteurs de l'Univers ne seront pas accusés de camaraderie ! Voilà un aimable livre, plein de bonnes pensées, plein de choses charmantes, un livre spirituel et raisonnable, et signé d'un nom qui m'est deux fois cher ; et depuis près d'un an qu'il a paru, point de fanfare, pas même une petite annonce. C'est ainsi que je suis forcé de traiter ceux que j'aime. H £aut que je trouve le temps d'écrire un volume sur quelques phrases de M. Dupin ; je ne puis pas trouver le temps d'écrire quelques lignes sur un volume de M. de Courcy. fi semble que c'eût été bientôt fait de dire à nos lecteurs ce qu'il y a dans ce livre, ou plutôt de le leur rappeler ; car l' Univers en a eu la primeur. Pierre et Paul, la Nuit étoilée. Paul et Virginie, etc., ont paru en premier lieu chez nous. J'ai tardé ; je désirais- traiter avec plus de considération ces Esquisses, qui méritent un nom moins modeste, qui sont de véritables œuvres d'art, de charmants petits tableaux, agréablement composés, finement peints, d'une couleur vive et douce. J'attendais du loisir ; je n'en ai jamais. Je n'en ai pas en
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ce moment; je me hâte. J'aurais pu entamer résolument la besogne, me fiant à mes souvenirs; mais j'ai voulu malheureusement rafraîchir les impressions qu'une première lecture m'avait laissées..., et j'ai relu tout le volume, sans passer un mot. Mon compte-rendu en sera d'autant plus court. Toutefois, j'ai du moins ceci à dire, qui n'est pas un petit éloge : M. de Courcy a fait un livre qu'on lit deux fois.
Quant au sujet, je ne le dirai pas, je ne le sais pas ; il n'y en a pas. Il y a quatorze chapitres, qui n'ont d'autre lien entre eux que l'esprit, le cœur et le caractère de l'auteur. Imaginez une journée à la campagne, en tête-à-tête avec un homme de mérite qui a lu, qui a vu, quiarénéchi: il cause avec vous des objets qui passent sous vos yeux et des choses qui traversent votre souvenir ou le sien, mais il cause sans le moindre dessein de vous éblouir, et comme si personne n'écoutait. Voilà tout. Ce n'est rien, si vous voulez. Point de géographie, point d'histoire, point de politique, ni de métaphysique, ni d'esthétique ; il n'est question d'aucune question. Cependant, cette journée ainsi employée, vous la compterez parmi les meilleures ; elle vous laissera d'ineffaçables pensées ; vous vous sentirez çà et là l'esprit plus juste et le cœur plus en repos ; il y a de certaines bonnes choses que vous connaîtrez mieux et que vous aimerez davantage ; il y en a de mauvaises que vous haïrez par des raisons plus fortes qu'auparavant ; il y a des chocs et des accidents de la vie que vous prendrez avec plus de patience. Ce sera le fruit de ce livre qui n'est rien. Que de livres faits avec étude, lancés avec bruit, vantés avec rage, et qui mènent leur homme à la célébrité et à la gloire, restent loin d'un pareil résultat ! Mais ces fameux livres se couvriront de poussière
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sur les rayons d'une armoire; en attendant de recevoir leur passe-port pour les quais, et cet humble volume restera dans le rang de ceux que l'on relit, que l'on donne à lire, que l'on recommande aux amis, que l'on confie aux enfants. Je n'en connaispas beaucoup de cette espèce, même parmi ce que Ton appelle les bons livres.
Le style de "M. de Courcy est ferme, élégant, vivant. Je n'y trouve à reprendre qu'un peu de recherche parfois. Cela tient au défaut de pratique. M. de Courcy n'est pas écrivain de profession. A l'encontre de tant d'autres qui écrivent malgré Minerve, lui, avec tous les dons qui font l'écrivain, il a pris une autre carrière. Il ne faut pas une petite dose de -volonté, en un temps comme le nôtre, à ceux qui, ayant du goût, de la lecture, des connaissances, de l'esprit, se sentant la plume en main, se voyant sollicités par les journaux et par les libraires, embrassent néanmoins les travaux tout autres que la destinée leur impose ou que leur seule raison choisit.
Quand ces hommes se souviennent qu'ils savent parler et laissent un moment leur besogne accoutumée pour s'adresser au public, on peut être sûr qu'ils n'obéissent pas simplement à lafantaisie et qu'ils ont quelque chose à dire. M. de Courcy, dans les mauvaises années de la république, s'est fait écrivain, comme tout homme de cœur se faisait soldat. Ce n'était pas seulement le tambour alors qui battait le rappel ; l'émeute bouillonnait dans les encriers-avant de hurler dans les faubourgs. Les folies socialistes ont été l'occasion de quelques-unes des esquisses de M. de Courcy. Il a donné une forme dramatique aux sophismes qui empoisonnaient l'esprit du peuple et aux réponses par lesquelles on s'efforçait de le ramener au bon sens. Peu de réfutations de ces idées pernicieuses valent
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les petits contes intitulés : Pierre et Paul, Mon ami Bernard, Une journée dans les Montagnes noires, Blossy. La raison même y parle, et elle parle un langage que tout le monde peut comprendre. Hélas ! cela servait surtout à nous faire comprendre l'impuissance de la raison ! La même révolte du bon sens, le même sentiment du devoir a dicté à M. de Courcy une piquante et excellente critique de Paul et Virginie. Au beau milieu du chaos républicain, l'Académie française, avec ce tact qu'elle donne trop souvent occasion d'admirer, mit au concours l'éloge de Bernardin de Saint-Pierre, un des plus niais, clest-à- dire un des plus dangereux révolutionnaires du dernier siècle. M. de 'Courcy répondit par l'examen de Paul et Virginie, et n'y eût-il rien autre chose dans son livre, ce serait assez pour le recommander. Combien je lui sais gré d'avoir mis en si belle évidence la platitude et l'immoralité de ce prétendu chef-d'œuvre !
Le morceau le plus étendu est un travail sur la Bretagne, qui a paru autrefois dans la collection des Français peints par eux-mêmes. M. de Courcy est Breton ; il ne faudrait pas lui demander une satire, s'il y avait matière à satire dans cette belle Bretagne; si chère à tous ses enfants. Mais les Bretons eux-mêmes, malgré leur tendre patriotisme, n'ont pas toujours réussi à tracer un tableau si ému. Un art qui s'ignore et qui n'en est que plus habile, a su rassembler en quelques pages tous ces traits aimables, forts et touchants, qui, je l'espère, feront encore longtemps de la Bretagne une terre privilégiée. Beligion, mœurs, usages, beaux sites, tout passe sous les yeux du lecteur, rapidement, mais avec des caractères qu'on ne peut oublier. Heureux ceux dont ce portrait réveille les souvenirs, et qui peuvent se dire en le
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contemplant : Oui, c'est aussi beau que cela ! J'ai vu ces pèlerins pieds nus, à genoux devant la croix de pierre ; j'ai joui de cette hospitalité cordiale, dans le manoir encore plein de vieilles vertus ; je me suis promené sous les grands arbres au bord de la mer ; j'ai causé avec le vieux gentilhomme qui donne à Dieu et aux pauvres deux ou trois fois la dîme de son revenu, dont le fils aime mieux mettre la main à la charrue qu'aux emplois, dont la fille a soin des pauvres du village et réserve les fleurs de son jardin pour tresser de ses mains vierges la couronne que l'on dépose sur le cercueil des vierges qui meurent. Oui, je connais et j'aime ce pays sérieux et doux ; je me suis prosterné dans ses cathédrales veuves; j'ai prié à Sainte- Anne et au Champ des Martyrs ; j'ai navigué par un beau jour sur ce Morbihan plein d'îles charmantes ; j'ai trouvé partout, de vrais prêtres, partout .de vrais chrétiens !
Et comme c'est la description de la Bretagne que je préfère dans le livre de M. de Courcy, c'est là-dessus que je lui chercherai querelle. Je ne puis lui pardonner de n'avoir pas nommé l'île d'Ars, où j'ai vu une bonne vieille dame de quatre-vingts ans, pleine de raison, d'esprit et de bonne grâce, et qui toute sa vie n'a fait qu'un voyage : elle a été à Vannes, à une lieue de son île ! Le mari a fait deux ou trois fois le tour du monde, la femme a gardé lajnaison et filé sa quenouille.
Cet oubli est d'autant plus impardonnable que l'île d'Ars a donné naissance à l'un des modernes illustres de la Bretagne, M. Rio, l'un des chefs de la petite chouannerie, apologiste éloquent et savant de l'art chrétien. Là aussi est né un des meilleurs poëtès bretons actuels, M. l'abbé Le Joubioux, auteur de beaux cantiques que nos soldats et nos marins chantent sur les notes sacrées.
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Il faut finir. Je prie M. de Courcy de me pardonner mes lenteurs. Hélas ! si j'ai laissé vieillir ma dette, ce n'est pas mauvaise volonté, et malgré l'apparence, je voudrais prendre ce blason que j'ai lu dans les Devises du P. Bou- hours : une abeille avec ces mots : Sponte favos, œgre spicula, le miel de gré, le dard à regret.
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SUR UNE COLLECTION D'AUTOGRAPHES.
— 22 .AVRIL 1855 —
Le commerce des autographes à Paris. — Le culte de l'homme.
— Le duc d'Aiguillon. — Dom Lobineau. — Joseph Lebon. —
Mirabeau et -le marquis de Sade. — Charlotte Cordai. — Au- gereau.— Manuel.— Courier.— Azaïs. — Parny. — Volney. —
Lamennais.
Le commerce des autographes se pratique à Paris sur une grande échelle. La denrée est abondante, et trouve abondamment des amateurs. Autographes de personnages vivants, autographes de personnages morts, on voit de tout dans les magasins. En ce qui regarde les morts, je n'ai rien à dire ; en ce qui regarde les vivants, et lorsqu'il s'agit de ces lettres intimes et confidentielles qui constituent le véritable intérêt de l'autographe, je contesterais volontiers l'honnêteté de la spéculation. Il me semble que celui qui met le premier en circulation une lettre autographe, se rend un peu coupable d'abus de confiance. Par cela seul qu'on a reçu une lettre, a-t-on le droit de la livrer au public ? Tout homme en possession d'une certaine notoriété, est aussi en possession d'un certain nombre d'ennemis : est-ce observer les lois de la délicatesse, est-ce même rester dans les bornes de la stricte probité, d'obliger cet homme ou à laisser courir ses confidences, ou à les racheter aux enchères, après que les curieux en auront pris copie, si déjà le marchand aux
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mains de qui elles sont tombées ne les a pas imprimées dans ses catalogues ? Par ce côté, la profession, d'ailleurs honorable, 'de marchand d'autographes, confine à l'industrie qu'on appelle chantage. Il est bon d'en avertir ceux qui n'y auraient pas songé. Dernièrement, un fort honnête homme, mais mêlé à la politique, apprit par un catalogue qu'une lettre de lui était en vente. Il n'était pas sùr de cette pièce, dont la date remontait à plusieurs années ; car les personnages politiques sont sujets à ne pas toujours écrire du même point de vue, et il leur arrive quelquefois de varier beaucoup dans l'expression de leurs invariables pensées. Pour se tirer de souci, il envoya un domestique à la criée, avec commission de lui rapporter sa lettre. On ne lui rapporta que son argent : la lettre était aux mains d'un inconnu, qui avait poussé l'enchère avec acharnement. Assurément, pensa l'auteur consterné, j'ai écrit là de quoi me faire pendre : quel autre intérêt peut offrir mon écriture ?
C'est « M. Villenave, né en 1762, mort en 1846, qui, le premier en France, a répandu le goût des autographes. » Enfin Villenave vint... Le catalogue rédigé par M. Laverdet, « expert en autographes, » où je trouve ce détail, qualifie M. Villenave de « littérateur éminent. » Je n'avais pas l'honneur de le connaître. Si la France est juste, elle gravera tout au moins son nom sur les murs du palais de l'Industrie. Il a créé une richesse nationale en donnant une valeur inconnue avant lui à des tas de petits papiers dont l'épicier n'aurait point voulu..
Il faut lire un catalogue d'autographes à vendre, pour savoir quelles singulières choses valent quelque chose. Le catalogue de M. Laverdet, entre autres pièces curieuses, marque une lettre de madame Saqui. « la plus célèbre et la
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« plus hardie des acrobates français. » Cette dame remercie M. le directeur des Variétés, pour deux billets de faveur. Cependant, je conçois la curiosité qui s'attache aux reliefs de madame Saqui : ce n'est pas un médiocre titre d'avoir été illustre entre tous les « acrobates français ! » mais qui donc éprouvera le besoin de posséder l'écriture du peintre Abildgaard, du savant L o iii ch e-D es font aines, du statuaire Alovoine, du musicien JIusard, du techno- logiste Steenstrup, de l'entomologiste Custodi, du poëte Cornac, des prosateurs Lecoq, Leriche, Boucheseiche, Dumaniaut, Pain, Bouilly, Cuvelier de Trie, de quatre cents autres tout aussi reluisants ?
Ramassez tout ! quatre vers du poëte Cornac, une quittance de l'actrice Pipelet, un billet du peintre Falempin, une lettre du suicide Caillard, une signature de n'importe quel académicien, c'est de l'argent !
Il y a une lettre d'un personnage vivant, avec cette mention d'honneur : Accusé de régicide.
Les malfaiteurs célèbres sont recherchés. Le Fieschi se vend encore très-bien, et parmi les bons morceaux de la collection ligure une obligation commerciale du bourrelier Morey, son complice. Par elles-mêmes ces pièces ne signifient rien ; toute leur valeur tient à la spécialité des individus.
D'où vient l'étrange manie que ce catalogue révèle ? On ne peut s'y tromper : c'est une des mille formes de cette imbécile adoration de l'homme et de cet ignoble culte de la célébrité, qui, dans un si grand nombre d'esprits et de cœurs, ont remplacé l'adoration de Dieu et le noble sentiment de la gloire. Des hauteurs du christianisme, on est tombé à ce fétichisme brutal. On se moque superbement du dévot qui conserve et vénère les
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reliques des saints, et on collectionne à grands frais des autographes d'écrivains, de bateleurs et de meurtriers. La plupart du temps, ces misérables vestiges n'offrent pas le moindre intérêt ; c'est purement et simplement de l'écriture. Mais ceux qui tracèrent ces signes insignifiants ont été célèbres, n'importe à quel titre ; ils ont fait parler d'eux ; la foule a su, ne fùt-ce qu'un instant, qu'ils passaient sur la terre : c'est tout ce qu'il faut ; leurs reliques trouveront des acheteurs. La pauvre humanité peut-elle mieux témoigner tout à la fois son orgueil et sa sottise ? On dira qu'il n'est nullement question ici de vénération, mais de curiosité. Cette curiosité, dans quel recoin de l'âme prend-elle naissance ? Cherchez bien, vous trouverez un culte, le culte de l'homme. C'est aussi une pente du cœur humain, et une pente très-suivie, de se faire des dieux qu'il méprise et des idoles qui aient cours au marché.
Cela dit, il faut avouer que, dans leur pêle-mêle et dans leurs fatras, les catalogues d'autographes renferment souvent des indications curieuses. Il y a de certaines lettres qui éclairent certains visages d'une lumière qu'on ne trouverait pas ailleurs si pleine et si franche, et en cela le goùt des autographes pourra fournir à l'histoire d'utiles renseignements. J'en extrais quelques-uns du catalogue de M. Laverdet. Ce sont de ces broutilles, comme disait le bon Goujet, qui se laissent lire avec assez de satisfaction.
L'ordre alphabétique me présente tout de suite un de ces gracieux ministres de Louis XV, qui rendirent à la France, aux Bourbons et à la monarchie le service d'activer beaucoup les opérations des philosophes. Celui-ci est Armand Vignerot Duplessis-Kichelieu , duc d'Ai-
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guillon, qui fut gouverneur d'Alsace, puis de Bretagne, et enfin ministre des affaires étrangères, du gré de madame du Barry. En 1755, à l'aurore de la philosophie, vers le temps où Voltaire faisait reprendre son Mahomet,
M. le duc d'Aiguillon écrivait à don Philippe de Bourbon, gendre de Louis XV et duc régnant de Parme, une lettre que le catalogue analyse ainsi :
« Curieuse lettre sur sa manière de penser relativement au carême... Le Père Belgrade ne pense pas de même, vraisemblablement, ou du moins ne le dit pas « Ponticelli et Ber« cher seront de mon avis, et en vérité je fais bien autant de « cas des directeurs corporels que des spirituels. Ceux-cy ne « sont pas d'aussi bonne foy que les autres; s'ils nous disoient Il leurs secrets, ils nous épargneraient souvent de la contrainte « et de l'ennui. Heureusement pour la société, on commence à le « deviner malgré eux et je vois que V. A. R. est bien avancée dans « cette connoissance. Mais elle n'en dit mot et fait bien. Les prin- <( ces doivent avoir l'air de l'ignorer, et de croire tout ce qu'il est « nécessaire que leurs sujets croient pour la tranquillité de leurs « Estats. L'Infante aura certainement une indigestion de sermons « il Pâques, celles de cette espèce sont bien plus dangereuses « que les autres. Bercher, tout habile qu'il est, ne pourra venir à « bout de l'en guérir. V. A. R. seule pourra y réussir « Mmela comtesse de Toulouse, qui, sans avoir les vices des dé- Il votes, n'est pas exempte de leurs préjugés, n'a pas voulu que « le comte de Ponctuai partît aujourd'huy comme il l'avait pro- « jetté, parce qu'il n'est pas décent de voyager pendant les « fêtes de Pâques »
Quinze ans plus tard, ce faquin de duc mit la main à la destruction des Jésuites, et son joli prince ne dissimula pas longtemps les lumières dont son esprit était éclairé.
Lorsqu'elles éclatèrent, le petit trône de Parme brûla comme une allumette.
Le bel esprit du duc d'Aiguillon n'illuminait pas seulement la noblesse de cour, il vivifiait aussi la robe, et
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jusque dans les provinces. Une lettre de dom Lobineau, bénédictin de Rennes, en offre un signalé témoignage.
Dom Lobineau, grand savant et bon religieux, mais de ces savants qui n'avaient point la religion de la science, et de ces religieux qui n'avaient point la science de la religion, écrit à madame de Caumartin, le 12 juin 1709 :
« Sur les plaintes du peuple (à cause des pluies), nous avons « eu recours à l'intercession d'un saint en qui tout le païs a « beaucoup de confiance, c'est saint Amand, prédécesseur de « saint Mélaine ; et dans le moment que l'on a exposé ses reli- « ques (que nous conservons religieusement) la pluie a cessé et « le soleil a paru, ce qui continuera sans faute pendant toute « la neufvaine... Je ne suis pas crédule sur les miracles, et je ne « prétends pas vous persuader que c'en soit un ici. Tout ce que « je puis vous dire bien affirmativement, c'est que la foi du « peuple est grande, quoique les libertins, sans en excepter le « premier magistrat, disent que les moines ont soin de con- « sulter l'almanach avant que de tirer leurs reliques. Nousn'avons « point été surpris de cette raillerie du magistrat, après ce qu'il « dit, il y a trois semaines, à M. (l'évêque) de Rennes au sujet « des mesures qu'il fallait prendre pour assister les peauvres. « M. de Rennes lui dit qu'avant toutes choses il fallait congédier « les comédiens, et qu'il estoit honteux de voir que ces gens « gagnassent chaque jour de 80 ou 100 pistoles, pendant qu'une « infinité de familles n'avaient pas de pain. Le magistrat, fort « affectionné aux comédiens et à la comédie, à laquelle il assiste Il tous les jours en robe, respondit au prélat : Je veux bien « congédier les comédiens, pourvu que vous chassiez aussi les « vostres, tous ces moines fainéants qui vivent aux dépens du « public, et ne sont dans le fond que des bastcleurs. Je l'ai « entendu de la propre bouche de M. de Rennes ; ainsi je ne u vous dis point un conte, etc., etc. »
Voilà un premier magistrat qui aurait eu plaisir à lire le Siècle. Les rédacteurs de ce journal s'évertuent parfois à nous prouver qu'il y avait du mauvais dans le bon vieux temps. A qui le disent-ils ! Aujourd'hui, le juge le plus enflammé pour les grâces de la muse comique n'oserait
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pas trainer sa robe au théàtre, ni parler si grossièrement à son évêque. L'extérieur est plus décent ; le fond vaut-il mieux ? Assurément le Siècle trouve dans toutes les conditions des gens en état de le goûter, et qui disent encore que les moines sont des fainéants et des bateleurs, et les comédiens des apôtres. Vivent ces précieux ouvriers de la pensée qui donnent une si utile popularité aux chefs- d'œuvre de M. Scribe ! A bas les moines ! Dom Lobineau devait être mortifié de s'entendre traiter de fainéant et de bateleur ; car, en bonne justice, il pouvait se croire laborieux, et il était si réservé sur l'article des miracles ! Mais voilà ce qu'il a gagné, ce savant homme : par ses beaux travaux critiques sur l'Histoire des saints de Bretagne, il a appauvri et desséché la foi du peuple, et il n'a pas ravivé celle de M. le premier magistrat.
Une autre lettre de ce même dom Lobineau nous le montre prenant un divertissement singulier. Il prie un ami de Rennes de lui envoyer « quelques pièces de guitare » :
« Je vous promets que je vous les jourrés joliment la première
(1 fois que nous nous reuerrons... Je vous enuoie pour estrennes
« un dialogue propre à estre mis en musique, et qui l'a déjà
« esté ici par mon maistre de viole et de guitare, qui est le vieux
« Colesse... »
Tout à côté de dom Lobineau, je trouve un ecclésiastique d'un genre fort différent. Je ne sais pourtant si celui-ci, quoique très-avancé, aurait plu au premier magistrat de Rennes et au charmant duc d'Aiguillon. Il se nommait Joseph Le bon. Il commença par être curé patriote de la paroisse de Neuville, qu'il appelait Neuville-la-Liberté ; il fut ensuite l'un des envoyés de la Convention Nationale. On offre trois lettres de ce scélérat. Les deux premières,
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écrites lorsqu'il était encore curé, sont adressées à une
« charmante cousine » à qui il donne des leçons de grammaire et de philosophie. Après lui avoir parlé galamment des adjectifs, il vient aux affaires publiques, et il fait connaître la part qu'il y prend :
« D'un autre côté, je bats le fer tandis qu'il est chaud, et à « force de prêcher dans mon arrondissement, je ne désespère « pas d'amener mes paroissiens à prier bientôt eux-mêmes « la Divinité sans le secours perfide et toujours funeste de la « prêtraille. Rappelle-toi, ma chère, que le premier homme « n'avait point de commis pour adorer l'Être suprême à sa place, « qu'il s'acquittait de ce devoir en personne ; que ce qui était « bien dans le commencement du monde, est toujours bien, « malgré les préjugés de toute espèce et les lois baroques dont « nous sommes les victimes, etc., etc. »
Dans la seconde lettre, après quelques madrigaux infects adressés à la charmante cousine, il lui annonce qu'un de ses collègues, l'abbé Mulay, un fanatique qui croit en
Dieu, a quitté le pays :
« Depuis la disparition du drôle, tu dois bien t'imaginer que « mes occupations ne sont guère diminuées. Me voilà devenu « grand marchand de messes. J'en dis jusqu'à trois les diman- « ches et fêtes. Dès cinq heures du matin, je pars à cheval et « je fais le tour de ma paroisse, débitant ma marchandise aux « amateurs. Le nombre .des chalands augmente touslesjours ; je « sermonne à tort et à travers : je fais partout le diable à quatre, « et les choses n'en vont que mieux. » Il dit en terminant : « Hier, au club, j'ai rédigé, séance tenante, une adresse terri- « ble à l'Assemblée nationale, pour l'engager à donner le signal « de l'insurrection. Je te l'enverrai au premier jour. Je t'em- « brasse de tout mon cœur »
La 3" lettre de Lebon, datée de Hesdin, le 29 brumaire an II, est adressée au comité de Salut public.
C'est une réponse aux instructions des hommes de bien
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qui formaient ce comité, dont il était devenu le missionnaire :
« Vous me livrer à mon énergie révolutionnaire; eh bien !
« Tien ne m'arrêtera pour le salut de ma patrie. Malheur aux
« traîtres, aux dilapidateurs, aux prévaricateurs de toute espèce !
« leurs têtes vont tomber comme la grêle. Dès ce moment, le
« tribunal criminel, composé de vigoureux sans-culottes, est
« mis en permanence. Il va juger sans délai toutes les affaires
« des détenus pour autre cause que celle de suspicion; les formes
« voulues par la loi seront conservées lorsqu'il s'agira de délits
« particuliers ; tous délits contre la chose publique seront jugés
« révolutionnairement, de quelque nature qu'ils soient Le
.« mouvement imprimé contre la prêtraille me parait ne pouvoir
« être contrarié sans danger. En conséquence, j'incarcère sur-
« le-champ tous les curés et autres qui s'avisent de blâmer leurs
« ci-devant confrères, et qui voudraient retarder la marche de
« la raison et de la philosophie. »
Qu'en dites-vous, Monsieur le premier de Rennes? Qu'en dites-vous, Monsieur le duc d'Aiguillon ? et vous, gentil prince de Parme, que vous en semble ?
La collection contient beaucoup d'autres documents de cette époque, qui fut le règne par excellence ou plutôt la dictature de la raison et de la philosophie. Tous ces révolutionnaires n'étaient pas moins écrivassiers que décla- mateurs ; ils barbouillaient des pensées comme des lois, et il ne leur coûtait pas plus de répandre de l'encre que du sang. Quelle encre ! M. Proudhon, parlant de leurs actions lorsqu'ils sont maîtres d'agir (car l'espèce existe toujours), a fort bien appelé cela un mardi-gras. Même lorsqu'ils assassinent, ils sont encore ridicules. Ils sont tyrans, ils sont, bourreaux, ils font trembler la terre entière : ils ne cessent pas d'être de la canaille. La société française avait laissé ruiner ses mœurs, ses lois, ses principes, par faiblesse pour le talent de quelques écrivains ; elle fut livrée à des
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goujats sans lettres, et mise à mort en vertu d'édits mal orthographiés.
Dans tout l'ordre des idées révolutionnaires, il n'y a ni un talent hors ligne, ni un caractère passable. Ils font sonner Mirabeau. Je voudrais savoir ce qui resterait de cet homme, s'il n'avait pas été horriblement scandaleux. Où a-t-on recueilli une page de Mirabeau? Que reste-t-il à relire de tout ce qu'il a écrit? Quelle noble parole tombée de ses lèvres les gens qui l'admirent trouveront- ils à graver sur le piédestal où ils dressent sa masse impudente ? Tout est abject, même le grand Mirabeau, ou grotesque, même la pauvre petite Charlotte Corday. Assurément, elle est digne de pitié, celle-ci, et le coup qu'elle a frappé montre qu'elle avait du coeur ; mais elle avait aussi beaucoup de rhétorique, et d'une triste espèce. On trouva sur elle, lorsqu'elle eut tué Marat, une Adresse aux François, en trois grandes pages in-4°, imitée de Cicéron et de divers autres. Cette pièce est à vendre ; en voici l'exorde :
« Adresse aux François amis des lois et de la paix.
« Jusqu'à quand, ô malheureux François, vous plairés vous
« dans le trouble et les divisions, assés et trop longtemps des
« factieux, des scélérats ont mis l'intérest de leur ambition à la
« place de l'intérest générale, pourquoi ô infortunés victime de
« leur fureur, pourquoi vous égorger, vous anéantir vous-même
« pour établir l'édifice de leur tyrannie sur les ruines de la
« France désolée.
« Les factions éclatent de toutes parts, la Montagne triomphe
« par le crime et l'oppression, quelques monstres abreuvés de
« notre sang conduisent ses détestables complots, et nous mè-
« nent au précipice par mille chemins divers Il
Elle dit en terminant :
Il 0 France, ton repos dépend de l'exécution de la loi, je n'y
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<( porte point atteinte en tuant Marai, condamné par l'univers « il est hors la loi, quel tribunal me jugera ? Si je suis coupable, « Alcide l'était donc lorsqu'il détruisait les monstres ; mais en « rencontra-t-il de si odieux ? 0 amis de l'humanité, vous ne « regrôtterés point une bête féroce engraissée de votre sang, et « vous tristes aristocrates que la révolution n'a point assés mé- « nagés, vous ne le regretterés pas non plus, vous n'avés rien de « commun avec lui.
« 0 ma patrie, tes infortunes déchirent mon cœur, je ne puis « t'offrir que ma vie, et je rend grâce au ciel de la liberté que « j'ai d'en disposer, personne ne perdra par ma mort. Je n'imi- « terai point Paris en me tuant, je veux que mon dernier soupir « soit utile à mes concitoyens, que ma tête portée dans Paris « soit un signe de ralliement pour tous les amis des loix, que la « Montagne chancelante voye sa perte écrite avec mon sang, « que je sois leur dernière victime, et que l'univers vengé dé- « clare que j'ai bien mérité de l'humanité. Au reste si l'on voyait « ma conduite d'un autre œil je m'en inquiète peu.
« Qu'à l'univers surpris cette grande action
« Soit un objet d'horreur ou d'admiration.
« Mon esprit peu jaloux de vivre en la mémoire
« Ne considère-point le reproche ou la gloire.
« Toujours indépendant et toujours citoyen
« Mon devoir me suffit, tout le reste n'est rien.
« Allés ne songés plus qu'à sortir d'esclavage.
« Mes parents et amis ne doivent point être inquiétés, per- « sonne ne savait mes projets. Je joins mon extrait de baptême « à cette adresse pour montrer ce que peut la plus faible main « conduite par un entier dévouement. Si je ne réussis point « dans mon entreprise, François, je vous ai montré le chemin, « vous connaissés vos ennemis, levés vous, marchés et frappés. »
Cela fait de la peine. Et il me semble que si j'admirais
Charlotte, .je ne vénérerais plus autant Marie-Antoinette, la princesse de Lamballe, mademoiselle de Sombreuil, les vierges de Verdun, et tant d'autres victimes vraiment pures, qui montèrent à l'échafaud priant Dieu, sans se préoccuper d'imiter Alcide ni Cicéron.
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J'ai nommé Mirabeau. Il y a une lettre de lui, écrite du donjon de Vincennes en 1780. On y voit qu'il se considérait comme un homme d'honneur. Je ne l'aurais pas cru, vu l'esprit qu'il avait. A la vérité, il se comparait en ce moment-là au marquis de Sade, prisonnier en même temps que lui et qui l'insultait à sa manière :
« Enfin, il m'a demandé mon nom afin d'avoir le plaisir de « me couper les oreilles à sa liberté. La patience m'a échappé, et «je lui ai dit : Mon nom est celui d'un homme d'honneur qui n'a « jamais disséqué ni empoisonné de femmes, qui vous l'écrira « sur le dos à coups de canne, si vous n'êtes roué auparavant, et « qui n'a de crainte que d'être mis par vous en deuil sur la « grève... »
Mirabeau et le marquis de Sade, deux beaux types des esprits dégagés avant 1789, et qui relèvent singulièrement l'usage des lettres de cachet !
Voici maintenant un échantillon de l'éloquence militaire en l'an II. Il est tiré d'une lettre d'Augereau, depuis maréchal et duc de Castiglione, adressée aux représentants du peuple en mission au Boulon Saint-Laurent de laMuga :
« Bayonnette en avant. — Guerre à mort. — Depuis longtemps « les républicains composant la division de droite, témoins de la « barbarie des Espagnols, désiraient de leur faire la guerre à « mort. Enfin l'attentat horrible commis ces jours derniers par « les Catalans, vient de mettre le comble à leurs crimes et à « leurs forfaits. Les droits des gens violés, la bonne foi outragée « (mais les rois et leurs suppôts connurent-ils jamais la bonne « fo-y), ont rempli d'indignation les cœurs de nos frères d'armes. « Guerre éternelle, guerre à mort aux Espagnols, ont été les cris « qu'ils ont fait entendre. Les mânes de nos camarades assas- « sinés demandent vengeance; il faut que le sang des esclaves « les apaise. Le bruit des fers des républicains enchaînés se fait « entendre. La liberté nous impose la loi de les briser. Trem- « blés, tyrans, bientôt la guerre à mort vous aura fait dispa- « raître de la surface du globe. Les républicains le jurent au
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« nom de la liberté, des républicains n'ont jamais faussé leurs
(1 serments.... »
Tous les républicains ne parlaient pas aussi fièrement lorsqu'ils étaient pris. Manuel, procureur d-e la Commune et membre de la Convention, étant à son tour à l'Abbaye, où il avait envoyé tant de victimes, fait part de sa situation aux représentants du peuple :
« Il leur apprend qu'il est dans une prison. Ce fut souvent la place d'un homme de bien. Comme ils seraient plus fâchés que lui si sa détention était une injustice, il doit les prévenir qu'il souffre. Sa santé n'est pas aussi bonne que sa conscience.
Les bourreaux de la superstition lui ont laissé du mal pour la vie.
« Un décret de la Convention m'avait consolé. A l'ombre de
« la loi, je cultivais ma raison au profit du peuple dans une
« retraite profonde. Un livre pour les enfants était la preuve et
« le prix de mes méditations. Il y a deux mois que je ne sor-
« tais pas, pleurant quelquefois tout seul sur les malheurs de
« la Vendée. Celui qui a combattu avec tant de courage les rois
« et les prêtres, tremblait à la vue d'une armée qui traînait
« après elle tous les préjugés honteux de l'esclavage, etc..
« etc., etc. »
Tout ce que les collègues de Manuel firent pour lui, après cette plainte amoureuse, fut de le guérir du mal que lui avaient laissé les bourreaux de la superstition.
Sortons de ce tripot sanglant.
La France démocratique vénère un second Manuel, moins énergique et plus présentable. Celui-ci était un simple orateur, député de la Vendée. Il est illustre pour avoir été empoigné par la force publique au pied de la tribune, en pleine séance, après quelque discours insolent ; et sa célébrité s'est étendue. jusqu'à l'empoigneur, très- honnête et très-honorable officier de gendarmerie, que n'intimida pas la majesté de la représentation nationale.
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Ce fut un grand tapage, et pour conclusion, Manuel disparut de la scène. Au bout de quelques années, il fut empois gné de nouveau, mais cette fois par la mort. Ses amis aussitôt se mirent en devoir de lui élever un monument. On ouvrit une souscription, on battit la grosse caisse, et voici le résultat, constaté par une délibération de la commission chargée d'honorer cette grande mémoire. La pièce, en date du 25 mars 1830, est signée : Dupont (de l'Eure), Jacques Lafitte, Lafayette, Audry de Puyra- veau, Bérard et P.-J. de Béranger :
« ... D'après le compte qui leur a été rendu de la dépense à laquelle le monument devra donner lieu, ont arrêté que cette dépense serait portée à la somme de quinze mille francs. Cette somme sera couverte: f 0 par les souscriptions déjà recueillies, montant à environ huit mille francs; 2° par une avance de sept mille francs que M. tafitte se charge de faire, et qui lui sera remboursée, soit par une souscription additionnelle, soit personnellement par les membres de la commission. »
Voilà le dernier mot de la popularité de ces héros et de l'enthousiasme public, chauffé par les plus grands artistes de l'époque : environ huit mille francs !
Jetons un coup d'œil sur les autographes de gens de lettres ; ils abondent dans cette collection et dans toutes les collections. Je ne parlerai que des morts.
Il y a un billet de Paul-Louis Courrier, écrit de l'armée d'Italie. Il envoie son testament à une cousine, parce que, dit-il, « quoique nous ne fassions pas ce qu'on appelle la « guerre, il est fort possible que je vienne à crever d'un « jour à l'autre. » C'est parler de soi modestement.
Sous la Restauration vivait un vaudevilliste et chansonnier, qui était attaché à la police générale comme censeur. Il se nommait Coupart. La collection contient deux pièces de ce fameux Coupart. La première est une lettre
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adressée au rédacteur du Moniteur, le 4 octobre 1817 : il le prévient qu'il a été défendu aux journaux de « répéter des réflexions sur le Concordat insérées dans l' Ami de la Religion. » La seconde est une chanson intitulée : Demain il fera.joitr..
- Ce rapprochement ne manque pas de sel et donne l'idée d'un assez joli personnage de vaudeville.
Il y a encore une pièce qui -donne vue sur la pratique de la censure. C'est une lettre iïAzaïs, l'inventeur des Compensations. Il était inspecteur de la librairie sous l'Empire, et il écrit qu'il doit à M. Sauvo, inspecteur impérial, des remercîments pour la- promptitude et l'impartialité avec laquelle il a annoncé son ouvrage :
« J'ai vu une intention très-bienveillante dans le soin qu'il
« a eu de prévenir ou du moins d'affaiblir d'avance les attaques
« des hommes qui sont ou qui feignent d'être religieux. Il en
« est ici bon nombre de ces derniers qui me lapideraient volon-
«. tiers à coups de pierres sacrées. Je m'inquiète peu de leur fa-
« natismc, ils n'osent point en suivre le mouvement 1)
~ Que ce digne Azaïs devait bien inspecter la librairie !
Je considère .comme un morceau précieux une lettre de AL le cheyalier de Parny (le Tibulle français, dit le catalogue), dans laquelle il proteste de ses sentiments religieux :
« Avec quelle légèreté les auteurs eux-mêmes lisent, jugent
« et condamnent les auteurs ! Vous me reprochez l'athéisme, le
« matérialisme ; et j'ai clairement énoncé dans mon poëme la
« doctrine contraire, un Dieu, l'immortalité de l'âme, les peines
« et les récompenses futures. Les prêtres voudraient bien que
« je fusse athée ; et beaucoup me traitent de capucin »
Comme M. le comte de Mirabeau disait : « Mon nom est celui d'un homme d'honneur, » M. le chevalier de Parny
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aurait dit : Mon nom est celui d'un homme religieux.
Cela me paraît un peu cafard ; mais toutefois ceux qui traitaient M. Parny de capucin se montraient difficiles.
Ramassons une opinion singulière d'un monsieur de la même bande, Constantin-François Chassebœuf, comte de
Volney, républicain, membre de l'Institut, sénateur, etc.
Il méprisait extrêmement Bossuet et ne s'en cachait pas, se croyant en voie de le démolir sous peu par un volume de Recherches sur les Egyptiens :
« Il y a de ma part combat à outrance contre tous les cOlllpi- (1 lateurs depuis deux cents ans. Si j'ai raison, ils iront tous (r chez l'épicier, y compris le roman juif de Bossuet tant prôné, « et le moindre de tous... »
Chassebœuf, ici, rappelle assez la grenouille, chétive pécore 1
Je termine tristement par une lettre de l'abbé de La
Mennais, autour de l'Essai sur l'indifférence, à M. Bé- ranger, auteur de ce que l'on sait (notre poëte national, dit le catalogue). Cette lettre est de 1839. En voici l'analyse, telle que l'auteur du catalogue l'a faite :
« Il lui est revenu de plusieurs côtés, que loin de -se faire au climat de Tours il était constamment tourmenté par la lièvre, qu'on semble respirer avec l'air de ce pays humide. La santé la plus forte ne résisterait pas à cette cause de destruction. »
« Quittez donc vite cette contrée maudite, et venez retrouver ici « santé, joie, bien-être; venez rapporter à ceux qui vous aiment « un peu de ce bonheur que vous leur avez enlevé en partant. Ii Eh ! mon Dieu, vous vivrez ici tout aussi retiré, tout aussi « libre, et plus qu'à Tours, si vous le voulez. Puis, n'est-ce « donc rien que les bonnes causeries, les épanchements du coin « du feu, que de sentir autour de soi des affections sincères et « des cœurs dévoués? Allons, cher, dites-moi que vous viendrez; « accordez cela, non pas au plus vieux, mais au plus vrai et au « plus tendre de vos amis. Que je serais heureux, si vous disiez
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« oui ! » — II n'a point de nouvelles à lui mander. Il ne sait en politique que ce que les journaux apprennent, et ce n'est pas grand'chose. Le monde se brouille, voilà tout ce qu'il voit, et ce qui se brouille aussi, c'est l'Encyclopédie nouvelle. Ses rédacteurs ne s'entendent plus. Leroux se rejette dans le saint-simo- nisme et dans les théories de la communauté. « Je n'augure rien « de bon de cette tendance. Aucune objection n'embarrasse, « aucune difficulté n'arrête : la propriété, on la transformera ; « la famille, On la transformera ; la nature humaine, on la « transformera. Toutes ces transformations me paraissent aboutir « prochainement à une seule, à une transformation de logis, à « un déménagement des Batignolles à Charenton. Si, au sur- « plus, vous avez envie de savoir ce que c'est que l'homme, lisez « la fin de l'article Sommeil ; mais ne me demandez pas d'ex- « plications, je vous prie. Je prosterne mon moi et non-moi aux « pieds du révélateur, voilà tout... »
Hélas ! Lamennais ! !
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LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES.
— 3 JUIN 1855 —
État florissant de l'association. — Illusions du rapporteur. —
Gérard de Nerval et Édouard Ourliac. — Ce qui manque à la société des gens de lettres.
Un rapport lu en séance générale de la Société des Gens de lettres, le 6 mai, constate l'état florissant de cette association. Tous comptes faits, elle possède un millier de livres (tournois) ; plus un album estimé 10,000 fr., à vendre; plus 3,000 fr. de rente; plus un quart dans les bénéfices du droit d'entrée au musée de Bagnères.
C'est une nouveauté agréable et touchante de voir les Gens de lettres organisés en société de secours mutuels, tenir des livres en partie double, avoir une caisse et quelque chose dedans, et mettre enfin Barème au nombre des classiques. Nous signalons avec joie ces progrès de la littérature.
La principale industrie de la Société est la revente aux journaux des départements, des feuilletons qui ont déjà servi dans les feuilles parisiennes. Cet article a produit, l'année dernière, 29,676 fr. 40 c. L'exploitation du déchet ne saurait mieux réussir. »
« Nous donnons à la presse départementale, dit le rapport, sa vie littéraire, sa vie spirituelle ; si bien qu'elle n'a plus même besoin de chercher l'esprit, — qu'elle trouverait assurément.
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Elle s'est habituée à nous l'acheter tout fait ; elle nous le paie en publicité, en renommée, en relations obligeantes, en affection confraternelle, — et même en un peu d'argent. »
Comme on le voit, ce rapport est travaillé. C'est un échantillon de la marchandise spirituelle qu'achète la presse des départements. Il y a tout plein de finesses, de pointes, de phrases caressées, et de l'ironie, et de la mélancolie, et jusqu'à de la morale. Chiffres et fleurs ! Le rapporteur a écrit sur un comptoir, au son des sept cordes de la lyre, dans quelque bosquet de la rue des Lombards. L'assemblée des Gens de lettres, à l'unanimité, a voté l'impression de l'ouvrage, et le père en permettra la lecture à son fils. Après avoir lu ce rapport, quel homme établi refusera de lâcher un cadet dans la littérature ?
La littérature est désormais une profession, et une profession rangée.
Elle a une caisse !
Elle reçoit des legs !
Le rapporteur soigne l'article des testaments. Il barde de cinq épithètes un baron qui a voulu vivre « dans la mémoire et dans la gratitude » de la « Société » en lui léguant quelques reliefs. La reconnaissance et l'admiration sont chaudes :
« On ne saurait trop s'émouvoir et applaudir, Messieurs, à un pareil acte de l'intelligence généreuse d'un ami inconnu.
Le monde lettré n'a point encore habitué la caisse de secours de notre Association à ces amitiés lointaines, à ces libéralités imprévues, à ces hommages suprêmes rendus à la littérature par le goût des œuvres littéraires. D'ordinaire, quand il va léguer sa fortune, le monde se souvient des serviteurs qui l'ont mal servi, des amis qui ne l'ont point aimé, de toutes sortes de gens qui l'ont enn uyé en conscience ; mais il oublie volontiers les écrivains savants qui l'ont instruit et les littérateurs spirituels qui l'ont charmé. »
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Qu'on se le dise ! et que désormais le monde, quand il testera, se souvienne des Gens de lettres, à l'endroit des vieux domestiques. — « Item, je donne et lègue un dia- « mant de trois mille francs aux littérateurs spirituels qui « m'ont charmé. Qu'ils prient Dieu pour ma pauvre âme ! » Bref, le rapport n'offre qu'une seule petite trace de l'ancienne folie littéraire. La Société a la faiblesse de publier un Bulletin, lequel figure aux dépenses pour 3,092 fr., 93 c. et aux recettes pour 115 fr. Perte sèche, 2,977 fr., 93 c. Voilà une mauvaise spéculation ! Mais peut-être que ce Bulletin sert à occuper quelques associés sans ouvrage, et leur fait l'illusion d'un journal ; comme cet Anglais impotent qui se livrait au plaisir de la pêche dans un baquet.
Le rapport laisse percer une petite odeur d'ingratitude; mais elle provient de la vanité, péché de nature, plus facile à déraciner que la prodigalité. Il faut savoir que la Société des Gens de lettres compte parmi ses membres un certain nombre de gens qui n'ont point de lettres. Suivant le rapport, c'est un abus : « Tout le monde, dit-il, c'est-à- « dire trop de monde, voudrait bien être de notre so- * ciété. » Imprudent ! ce monde-là met l'ordre chez vous et vous donne ce sage esprit de boutique. De plus, il enrichit votre langue. Où avez-vous pris, par exemple, cette belle acception du mot monde, sinon dans ces profondeurs sociales encore préservées des atteintes de la grammaire, où le dictionnaire des synonymes est resté si ample et si varié ?
N'éloignez pas ces utiles profanes. Au contraire, appelez dans votre « société » beaucoup de restaurateurs, de tailleurs, de bottiers. Ce sont là de bons confrères, et le vrai mande où il faut avoir crédit.
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Après les chiffres, le rapport présente « des comptes « intellectuels, si on peut le dire, des comptes qui résu- « ment par des faits d'influence, de considération et d'hon- <( neur les progrès publics de notre Société. »
Voyons cela.
D'abord la Société est « une influence; » et une influence, s'il vous plaît, « non pas pour la France litté- « raire seulement, mais aussi pour toute la France let- « trée. » Nous pensons que France lettrée signifie ici France liseuse, matière abonnable. Cela étant, tout esprit juste reconnaîtra le fait, et le fait explique la qualité du style courant. Ne nous étonnons plus de cet enrouement général « qui se fait trop remarquer dans l'esprit de tout le monde, » c'est l'influence de la société des Gens de lettres. Influence est bien trouvé; la grippe aussi est une influence, influenza. Mais, suivant le rapport, quantité de gens recherchent cette maladie :
« Il n'y a point de plume intelligente, à demi-trempée dans l'esprit et le goût des lettres, qui ne voulût obtenir le droit d'écrire son nom sur la liste de nos sociétaires. Il n'y a point de candidat littérateur, public ou privé, écrivain déjà connu ou écrivain trop discret pour se faire connaître, — il n'y a point de candidat qui ne pense à tirer quelque honneur de son admission parmi nous, avant de songera en tirer quelque profit...
« Tout le monde, c'est-à-dire trop de monde, voudrait bien être de notre Société. »
Quel goût bizarre, et que ce trop de monde est un être singulier !
« L'influence » s'étend jusqu'à l'étranger ; elle y opère des choses tout à fait surprenantes et magnifiques :
« Nous sommes devenus, pour le cœur et pour l'esprit de la plupart des nations civilisées, un véritable gouvernement des lettres françaises : nous avons trouvé, dans la sympathie des
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États et des peuples, des adhérents, des amis et des alliés. Oui,
Messieurs, nous avons des alliances, et nous signons des traités de paix littéraire, et avec ces traités pacifiques nous faisons la chasse à la contrefaçon, qui est une véritable contrebande de guerre. J'ajoute, Messieurs, que nous avons, à l'étranger, des représentants officiels, des consuls de lettres chargés de protéger nos nationaux : ces nationaux sont les œuvres, les livres, les journaux, le travail, l'intelligence et le talent de notre Société.
Et telle est, Messieurs, l'influence dont je parle, — l'influence extérieure, — que les noms les plus élevés sollicitent à l'envi la peine honorifique de nous représenter avec dévouement et de nous servir avec orgueil. »
Jadis, si nous en croyons Charlet, c'étaient les princesses étrangères qui se devenaient éprises des jeunes caporaux français ; voilà maintenant que les seigneurs étrangers raffolent de la gent de lettres française. Voyez- vous cette émulation autour de « notre société, » et les « noms les plus élevés sollicitant à l'envi la peine honori-
« fique de nous représenter avec dévouement et de nous « servir avec orgueil ? » C'est-à-dire que les burgraves, les princes, les mylords, les bans, les khans, les boyards, les hospodars, les muchirs se démènent pour avoir le droit d'écrire sur leurs cartes : Représentant de la Société des Gens de lettres français. 0 France, enchanteresse des nations !
Deux mots de morale terminent le compte. Il s'agit de l'homme de lettres (1) membre de la Société, qui fut trouvé pendu, un matin de cet hiver, dans une rue sale, aux barreaux extérieurs d'un sordide cabaret. « Et je « veux, dit le rapport, qu'après nous avoir donné une « grande peine (comme s'ils l'avaient pendu eux-mêmes « avec beaucoup de difficulté), la mort de ce pauvre
(1) Gérard de Nerval.
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« ami nous donne aujourd'hui une grande leçon... » L'intention est bonne, mais la leçon est aussi étrange que le style.
Le confrère en question avait, dit-on, « trop spiritualisé « la vie. » Hélas 1 c'est alcoolisé qu'il fallait dire ; et cette vie ainsi menée et trempée, n'avait plus guère d'autre issue possible que le suicide ou une cellule à Charenton, C'est ici qu'est la leçon ; pourquoi la chercher ailleurs ?
Ce malheureux était né avec des dons choisis. Il avait de la finesse, de l'invention, de la grâce, plus de littérature que n'en demande. ordinairement la Société des gens de lettres, et même que n'en requiert l'Académie. Il y ajoutait de réelles qualités de cœur. Il était affectueux, doux, sincère, nous dirions désintéressé, si le désintéressement consistait à fuir les places, à faire peu de cas de l'argent et même de la gloire. Mais il faut savoir se désintéresser aussi des voluptés basses ; c'est peu de triompher de la séduction des palais, il faut aussi résister à l'attraction des tripots. Le désintéressement est le sacrifice de toute sensualité à la loi de la dignité véritable. Qu'importe la convoitise, quand l'homme se vautre pour l'adorer ? Pauvre fierté que celle qui porte la livrée du vin !
Donc, l'homme en question ne .pratiquait pas le désintéressement dans la beauté du mot et de la chose, puisque sa passion le dominait ; et toutefois, avant que cette passion l'eût asservi, ou lorsqu'elle n'était pas enjeu, c'était vraiment un homme désintéressé. Je doute que jamais il eût pu entrer dans une spéculation ou la suivre. Il aurait abandonné cent fois la meilleure affaire pour caresser une imagination soudaine, cent fois sacrifié la certitude d'écrire pour de l'argent au plaisir d'écrire pour écrire. Il se sentait plus attiré s'il n'avait rien à gagner. Il n'é-
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tait pas ignorant et fermé à toutes les idées sérieuses, comme ces bandes frivoles de petits feuilletonnistes et de petits romanciers. Lancé malheureusement, pour ses débuts, contre les défenseurs de la religion et de la monarchie, il les avait lus, chose extraordinaire, et il les estimait. Ce fut lui qui parla le premier à Édouard Ourliac de M. de Bonald, de M. de Maistre, de M. d'Ekstein, et qui lui dit qu'après tout ces hommes n'étaient pas à mépriser, quoique battus par M. de Jouy et M. Étienne. Quant à l'esprit, il l'avait prompt, agréable et charmant, mais perdu de paradoxes dont la secrète fin était de soustraire sa conscience à cet ordre légitime auquel il avait résolu, autant qu'il pouvait se résoudre, de soustraire sa vie.
Tel il était quand nous le connues, il y a quinze ou seize ans. Ourliac et lui suivaient alors la même voie, compagnons et amis, s'il y a des amitiés purement littéraires. Ils sont morts l'un et l'autre, tous deux pauvres et quasi abandonnés ; mais l'un au comble de la douleur, de la résignation et de la lumière, l'autre dans une folie voisine de l'abrutissement ; l'un dans une maison religieuse, l'autre à la porte d'un taudis ; l'un le crucifix sur les lèvres, l'autre la corde au cou. Vous parlez de vie spirituali- sée; comparez ces deux vies. Vous cherchez des leçons ; recevez-les donc quand Dieu vous les envoie, et osez méditer ces deux morts.
Ourliac semblait avoir mérité les bénédictions terrestres. Par un effort de conscience, pour suivre la vérité qui se montre à ses yeux, il se retire d'une carrière qu'il aimait, où le succès l'avait suivi, où il pouvait rencontrer la fortune, où son cœur était trop attaché. Il brise avec le sophisme, avec la vie aventurière ; il quitte une armée victorieuse où il prenait déjà quelque rang, pour se jeter
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dans une troupe obscure où personne n'arrive à la notoriété qu'à travers un océan d'outrages et ne peut cesser d'être inconnu que pour être démesurément insulté. On s'y fait sans doute, et c'est peu de chose. C'est quelque chose pourtant, surtout au début, et c'était beaucoup pour Ourliac. Il brave cela. Il se met en tout dans la règle. Il travaille, non plus pour lui, mais pour d'autres. Cependant, bientôt, sous ce saint abri qu'il a cherché, de cruelles épreuves viennent l'atteindre. Il tient bon. L'épreuve ne cesse pas et redouble au contraire. Plus de succès ni de repos. Toutes les douleurs de l'âme dans un corps épuisé ; toutes les douleurs du corps pour achever d'accabler cette âme souffrante ; la vie même s'en va. Mais ce qui diminue avec la vie, ce qui cesse avec l'espérance, ce n'est pas le courage, c'est le murmure. Il prie, il se soumet, il pardonne à la main de chair qui le trahit, il remercie la main divine qui l'épure, il s'avance à pas rapides dans les voies des martyrs; et le prêtre qui l'assiste en ses derniers combats s'étonne de la haute spiritualité de ce chrétien qui ne lui parle que de ses fautes et qui se tait de ses douleurs. Ourliac est mort si désintéressé de tout, que sa dernière pensée pour les choses de la terre fut le vœu et le commandement d'anéantir tout ce qui restait de lui, les ouvrages écrits du temps de son ignorance et les autres ; et qu'on le laissât dans la fosse des pauvres, sans nom sur sa croix de bois qui ne durerait qu'un jour : Ama nesciri et pro nihilo reputari (1).
Nous ignorons quelles sont les doctrines de la Société des
(1) Imitatio Christi, lib. 1, cap. n. Corneille traduit:
Fuis la haute science, et cours après la bonne;
Apprends celle de vivre ici-bas sans éclat ;
Cherche à n'être connu, s'il se peut, de personne
Ou que personne enfin n'en fasse aucun état.
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Gens de lettres sur le devoir, sur la vertu, sur le légitime usage du talent, sur le bon emploi de la vie humaine. Nous n'avons là-dessus rien trouvé de clair dans le peu que nous connaissons des nombreux écrits des associés, et ce serait d'ailleurs une sorte d'injustice d'aller par là interroger des consciences que ces graves questions préoccupent rarement. La plume y touche, l'esprit n'y songe pas, et l'on conclut en l'air après avoir parlé creux. Mais l'âme chrétienne a malgré tout une profondeur que le sophisme et la bagatelle (l'expression est de Bourdaloue ) ne peuvent remplir. Il y reste une place pour le vrai, pour le beau, pour le bien, lorsqu'ils se montrent. C'est là que nous jetons ces deux souffrances, ces deux morts, ces deux leçons, Édouard Ourliac et Gérard de Nerval. Songez-y à part vous, quand vous aurez sérieusement la curiosité de savoir ce qui peut faire honneur aux lettres dans la vie des gens de lettres.
Le Rapport conclut que les gens de lettres feront sagement de ne pas trop spiritualiser la vie. Il ajoute que sans abjurer leur généreuse et célèbre indifférence pour les biens de ce monde (sur quoi ils n'ont pas, peut-être, en général, toute l'indolence qu'on leur attribue), ils doivent multiplier les vœux et les efforts pour mettre la caisse de secours en bon état, afin que les associés aient toujours, qu'on nous passe le mot, une poire pour la soif. C'est ainsi que doit finir un rapport. Cependant le Rapporteur nous paraît s'exalter un peu et paraphraser avec trop d'éloquence le fameux mot : Sauvons la caisse ! il dit à ses confrères :
« Le jour où la Société des Gens de lettres aura trouvé dans son organisation même les éléments d'une commune richesse, ce jour-là, vous serez et vous ferez quelque chose de grand :
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vous serez la véritable association des lettres, et vous ferez plus d'une fois de véritables littérateurs. »
Un moment ! quelque chose de grand en littérature, c'est un petit livre comme il y en a une douzaine au plus dans notre langue, toùs"antérieurs à la création de la Société des Gens de lettres. Il ne faut pas s'enflammer comme cela pour une caissè, qui est une bonne chose en soi, certainement, mais une bonne chose d'où sortiront toujours plus d'aumônes pour la défaillance que d'inspirations pour le génie. On se moquera des gens de lettres, et avec raison, s'ils fondent tant d'espérances sur leur caisse. On y verra, premièrement, qu'ils ne savent guère ce que c'est qu'une caisse ; qu'ils s'en font des idées trop riantes ; le mal n'est pas .là. Mais on y verra aussi qu'ils ne connaissent pas assez la source des grandes choses dans leur profession, et cela est fâcheux. Après le don, qui vient d'En-Haut, la condition des grandes choses, c'est le travail ; c'est l'ordre dans l'esprit, lequel dépend de l'ordre dans la conduite. Car, d'avoir une première fleur d'imagination et de style, c'est la matière d'un heureux début et pas du tout d'une grande chose. Vous aurez beau faire des rentes au possesseur de ce don heureux, vous ne lui conserverez pas son génie s'il n'a en lui-même ce que la caisse ne peut donner et ce qui suffit pour se passer de la caisse. Ce n'est pas de l'argent qu'il lui faut, c'est une garde contre les faiblesses de son cœur et une lumière pour les faiblesses de son esprit. Cent francs ni mille francs n'auraient pas sauvé Gérard : il lui fallait un ami et un confesseur. Et pour la plupart des membres écrivains de la Société des Gens de lettres, sans excepter les dignitaires, le cadeau le plus utile que pût leur faire M. de Rothschild lui-même, serait un Vaugelas, un bouquin de trente sous.
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Ce n'est pas qu'une Société des Gens de lettres ne puisse être bonne à rien ; et ce peuple qui tient tant de la cigale fera bien de prendre, s'il le peut, l'organisation des fourmis. Mais pour atteindre aux visées d'ailleurs honorables du Rapport, pour acquérir cette véritable influence qui naît de la considération, pour devenir un gouvernement des lettres françaises, pour éviter seulement les retraites à Charenton et les catastrophes plus terribles dont l'histoire littéraire est attristée, il y a bien des conditions à remplir. La principale n'est pas d'avoir une caisse, ni d'écarter de la Société les littérateurs qui n'ont rien écrit et qui jamais n'écriront. Il faudrait la composer de littérateurs capables de penser et d'écrire correctement.
Hic opus
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DES ÉCRITS POUR LE PEUPLE (1).
— 25 JUILLET 1855 —
Ce que c'est qu'un bon livre. — L'ouvrier chrétien. — Éducation de l'enfant du peuple ; l'œuvre du Patronage. — De deux bons écrits.
La chose la plus facile à faire, c'est un livre ; la plus difficile, c'est un bon livre. Je ne parle pas de ces chefs- d'œuvre qui vont à l'immortalité : ceux-là se font presque sans y penser, par des gens qui ont reçu de Dieu l'outil indispensable, je veux dire le génie. Un bon livre, c'est cette chose précieuse et rare, qui correspond à ce qu'on appelle un brave homme : un composé de probité, d'esprit, de bon sens, de simplicité, d'aménité, d'expérience, que l'on aime, que l'on écoute, que l'on croit et dont le contact rend meilleur. De ces sortes de livres, on eut toujours et l'on a plus que jamais en ce temps-ci la prétention d'en faire beaucoup, et il en existe peu. Un vrai bon livre doit aller à ce que l'on appelle le peuple, et c'est bien de ce côté-là qu'on les dirige. Mais quelle entreprise ! Il ne s'agit pas de prendre son vol dans les hautes régions de la poésie, de la philosophie, de la métaphysique ;
(1) Après l'École ou l'Apprentissage, histoires et conseils aux enfants des écoles, aux apprentis et aux jeunes ouvriers, par un Directeur de patronage. Un vol. in-12. - Nouvelles morales des Faubourgs, par
M. N. A. l'n vol. in-32.
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il faut s'établir en pleine morale, se mettre à prouver les vérités les plus rebattues et: à la fois les plus méconnues, soutenir les thèses les plus vulgaires, les plus savamment décriées et, pourquoi ne pas l'avouer? les plus odieuses. La morale, qu'est-ce que c'est, sinon la prière, le travail, la soumission, l'humilité, en un mot, la religion? Voilà donc un pauvre livre qui s'adresse à des gens horriblement tentés d'orgueil, d'envie et de révolte, horriblement affamés de plaisir, de liberté, de domination même, et qui leur prêche, quoi ? le respect, l'obéissance à Dieu et aux hommes, les privations, l'amour enfin de cette condition qu'ils regardent comme un esclavage auquel Dieu et les hommes les ont injustement condamnés. Ce livre, cette voix sans accent et sans visage, vient combattre toutes les voix qu'ils entendent d'ailleurs : voix des autres livres, voix des journaux et des théâtres, voix de la rue, des ateliers et des cabarets, et, pour finir, une voix qui parle plus haut encore, la voix de leurs propres passions, de leurs ignorances et de leurs douleurs.
Je suppose qu'on daigne l'ouvrir, qu'on ne le rejette pas tout de suite à cause de la main qui l'offrira, à cause du saint nom de Dieu, qui devra paraître dès les premières pages ; je suppose qu'il intéresse et qu'on le lise jusqu'au bout, malgré ses allures de Capucin et de Jésuite ; je suppose qu'il touche, qu'il fasse réfléchir, qu'il éveille de bons mouvements, qu'il laisse de bonnes pensées : sa- vez-vous l'effet qu'il doit produire ? Ce n'est pas seulement que son lecteur se range et devienne chrétien : il faut qu'il en fasse un héros ; il lui propose le martyre. Oui, le martyre! Être chrétien dans le monde poli, besogne aisée ! Ou l'on se choisit une société chrétienne, ou l'on se fait accepter d'une société qui ne l'est pas ; tout au
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moins on se fait tolérer. Dans le monde, le christianisme est une opinion comme une autre, et, sauf chez quelques butors qu'il est facile de remettre à leur place, la raillerie voltairienne observe à peu près les convenances. Ce n'est rien même d'être catholique officiellement, d'être en butte à la controverse, à la polémique, d'avoir affaire aux journaux. Alors, il est vrai, l'injure et la calomnie sont poussées aux dernières limites. Néanmoins on parvient à se défendre. Mais porter ce caractère haï dans ces terribles régions de l'incrédulité populaire, affronter les blasphèmes, les avanies, les mauvais traitements, la haine en même temps ingénieuse et brutale d'un patron, d'un contre-maître, de tout un atelier, il y a là de quoi faire reculer les plus fermes courages. Un ouvrier qui ne blasphème pas, qui ne fait pas le lundi, qui observe le dimanche, est un bigot, un cafard, un tartufe. La persécution s'organise aussitôt contre lui, elle est incessante, implacable ; elle va jusqu'à l'ostracisme, jusqu'aux coups. Il n'a ni raisonnements à faire, ni liberté à invoquer. La liberté des cultes, dans les ateliers comme ailleurs, est exclusivement la liberté de n'en avoir pas, et toute question de doctrine dégénère en question de poignets. Si l'ouvrier chrétien est en état d'administrer ce que l'on appelle une raclée à ses contradicteurs, à la bonne heure ! il pourra pratiquer sa religion; on souffrira qu'il préfère l'église au cabaret ; mais sans cet appoint, c'est trop peu de tout l'esprit et de toute la vertu qu'il peut avoir. Il est considéré comme un traître, comme un ennemi public, dont il faut se délivrer. On le raille, on l'opprime, on le chasse. Le lecteur verra tout à l'heure une exécution de ce genre, peinte d'après nature.
Ainsi le bon livre, le livre de morale adressé au peu-
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pie, doit, sous peine de niaiserie et d'inutilité, prendre le contre-pied, à peu près, sinon de toutes les pensées, du moins de tous les préjugés et de tous les entraînements de ses lecteurs. On leur dit de toutes parts, sur tous les tons : Jouis et méprise, et ils aiment ce langage. Il faut que le bon livre leur dise sans cesse : Respecte et abstiens-toi. Nul moyen de ne le pas dire, et nulle autre chose à dire ! M. de Montalembert, à la tribune, au milieu de l'expérience socialiste, avait le courage de poser la question en ces termes saisissants; elle est toujours la même, et quiconque veut y toucher est contraint de venir là. Pas de déguisement possible! Respecte et abstieîîs-toi Mais on leur a savamment, persévéramment enseigné le mépris de tout, et ils veulent jouir de tout ; et la chose est faite ! Quel talent donc ne faut-il pas pour aborder cette thèse et pour gagner seulement quelques esprits ? Car d'espérer un grand résultat du meilleur livre, ce serait folie pure, et sans doute personne n'y prétend. Un pareil travail exige des connaissances que l'étude littéraire ne peut donner ; ce sont des idées, des mœurs, une langue à apprendre. Et quand tout cela est acquis, il faut un art particulier de le mettre en œuvre. Or, ce n'est qu'en vivant de la vie des ouvriers que l'on peut apprendre à connaître leurs pensées, leurs préventions, leurs préjugés, leurs besoins, leurs misères, leur langage ; mais l'art d'écrire, cette expérience ne l'apprend pas. A forger on devient forgeron, on ne devient pas écrivain.
C'est une pitié que la plupart de ces livres faits pour les classes ouvrières, avec les meilleures intentions du monde. La plupart sont plats comme la Morale en action et toutes les œuvres philanthropiques et théophilanthropiques. Il y en a de làches. La blouse et la casquette ont leurs adu-
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lateurs jusque parmi les honnêtes gens, non moins serviles que ceux de la pourpre impériale. D'autres se perdent dans l'emphase des plus ennuyeux sermons. Ici l'auteur sue et se prélasse sous le poids du style académique ; là il s'abandonne au style poétique le plus ébouriffé ; ailleurs il affecte une trivialité répugnante. Pauvre vertu, pauvre vérité, de quelles guenilles on vous recouvre ! Bref, ces livres fabriqués, dit-on, pour les ouvriers, ont en général deux sortes d'auteurs : de prétendus gens de lettres qui ne connaissent pas les ouvriers, ou de bonnes gens qui connaissent bien les ouvriers, mais qui ne connaissent pas les lettres. Parmi tout ce que j'ai lu en ce genre, je vois particulièrement à distinguer les Réponses de Mgr de Ségur, qui sont un chef-d'œuvre ; et, à des degrés différents, les deux petits volumes qui m'inspirent ces réflexions.
Le premier, le meilleur, est intitulé Après l'École ou l'Apprentissage. L'auteur, que je n'ai pas l'honneur de connaître, réunit par un rare bonheur les deux qualités indispensables pour faire un bon livre populaire : il connaît les ouvriers et il sait écrire. Son livre, destiné aux enfants des écoles, aux apprentis et aux jeunes ouvriers, se compose de courtes histoires, bien conçues, bien contées, vives, où l'on sent battre un cœur de père, où l'on trouve une observation juste, des tableaux sincères, des conseils qui vont au fait. Il a expérimenté son public et ne lui donne rien de trop à porter. La leçon est douce, forte, émouvante ; souvent elle fait sourire, souvent elle amène les larmes aux yeux ; elle intéresse toujours. Excellent livre à mettre aux mains d'un enfant un peu sérieux, soit pour lui donner du cœur durant les rudes années de l'apprentissage, soit pour l'armer contre les mauvais conseils et les mauvais exemples dans les pre-
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miers et périlleux moments de sa liberté, lorsqu'il sera le même jour affranchi de la dure autorité du maître et privé de l'autorité tutélaire du patron ! Excellent livre surtout pour les parents de l'apprenti ; lecture capable d'éveiller leur tendresse et leur vigilance sur les dangers que court l'enfant et qui, par suite, les menacent eux-mêmes !
Cet enfant est souvent leur unique espérance, le seul appui de leurs vieux jours. Il n'a pas reçu de mauvais exemples chez eux, il est bien doué, les Frères l'ont rendu pieux. S'il continue d'aimer Dieu, il continuera d'aimer son père et sa mère, il aimera le travail, il deviendra bon ouvrier, il restera bon fils, il sera honnête homme. Ces trois choses constituent son patrimoine et la fortune de ses parents. Bon ouvrier, il gagnera sa vie ; bon fils, il soutiendra ceux qui l'ont élevé ; honnête homme, il se fera des amis, il trouvera toujours des protecteurs, il ne dissipera ni son gain ni ses forces ; et soutenu à son tour par ses enfants, il achèvera paisiblement la modeste carrière qu'il aura parcourue en paix. S'il n'a pu arriver à l'aisance, s'il est resté pauvre, du moins sera-t-il riche devant Dieu de sa condition acceptée, de ses sueurs répandues, de ses devoirs accomplis. Cette fortune est accompagnée d'une sagesse qui n'en laisse envier aucune autre. Voilà les promesses de Dieu à l'enfant du pauvre qui reste en même temps l'enfant de Dieu ; promesses assurées, indépendantes de toutes les chances de la vie, dont elles n'écartent que les plus mauvaises, celles qui naissent de l'in- conduite et qui mènent au désespoir ou à l'abrutissement.
Mais un péril se présente tout de suite. Il réside dans la constitution actuelle du travail et des classes ouvrières. Si l'enfant ne prend pas l'état de son père et ne peut s'exercer sous ses yeux, il faut le mettre en apprentissage.
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C'est un servage, et un si dur servage que la loi a dù intervenir récemment pour le mitiger. Lourd travail, mince enseignement. L'apprenti est principalement le commissionnaire et ordinairement le souffre-douleurs de la maison ; mais il faut passer par là-dessus. Beaucoup de fatigue et quelques mauvais .traitements, ce n'est en somme que l'apprentissage de la vie ! Le vrai péril est du côté de l'âme. TI est dans les conversations de l'atelier, dans les relations et le vagabondage de la rue. Là l'innocence se flétrit, les mœurs se perdent, la religion succombe, le cœur se gâte quelquefois irrémédiablement. Alors tout l'édifice de la tendresse paternelle est miné, tous les beaux rêves de la mère s'écroulent avant le premier essai de réalisation. L'enfant à peine devenu ouvrier, à peine libre, brise le lien de la famille devenu si fragile ; il commence cette existence de travail sans consolation et de faux plaisirs mal satisfaits dont la ruine du corps et de l'âme est-le prompt dénoûment.
Puisse le livre que j'annonce en préserver quelquesuns, en préserver beaucoup ! Il s'adresse à de bonnes natares, à des enfants que la charité chrétienne n'a pas abandonnés durant les périlleuses années de l'apprentissage. Le patronage est une des meilleures institutions de cette charité toujours si ingénieuse et si féconde. Il suit les enfants, les surveille, les récompense, les protège au besoin contre les maîtres ; les protége surtout contre l'irréligion, leur plus redoutable ennemi. Le dimanche, il les rassemble et leur offre les plaisirs de leur âge. Tout cela se fait avec les fonds de la charité ; et, comme toujours, des chrétiens se sont trouvés pour se donner eux-mêmes à cette œuvre de miséricorde. L'auteur est un de ces chrétiens dévoués. Ne nous étonnons pas s'il a été si bien
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inspiré. La charité est bonne à tout, est propre à tout, même à faire des livres. Pour justifier mes éloges, je citerai une page charmante et pleine de cœur, tirée de la nouvelle intitulée : La première Paie. Un ouvrier raconte les belles imaginations qu'il se faisait pour le moment où il toucherait enfin cette première paie. Il serait libre, il aurait de l'argent, il pourrait enfin satisfaire ses fantaisies, s'habiller en monsieur, comme les autres ; il pourrait aussi faire quelques cadeaux à son père et à sa mère. Mais quelques cadeaux suffiront-ils? N'auront-ils pas besoin de tout ce qu'il gagnera ? N'auront-ils pas besoin surtout de lui-même, de sa présence auprès d'eux ? Ils l'ont élevé en s'imposant mille privations ; ils l'ont aimé par-dessus tout. Osera-t-il chercher d'autre bonheur que celui de leur être utile ? Un combat s'élève en lui : s'il reste avec ses parents, il retombe dans son vieil esclavage; il doit rendre compte de tout ; il a des explications à donner, des reproches à subir et il ne peut faire taire la voix qui lui dit tout bas : Ce sera pis qu'autrefois.
V
« De leur côté, mes parents me paraissaient changer de façon d'agir avec moi, à mesure que le temps s'avançait. — Ils étaient plus sérieux et plus réservés encore qu'autrefois, et ne me disaient pas un mot touchant ce que j'allais faire. — Celtl. ne m'é- tonnait pas de mon père, dont je connaissais la fierté ; mais la réserve de ma mère m'affligeait, elle qui se préoccupait ordinairement avec tant de prévoyance et de sollicitude des moindres choses qui me regardaient.
« Enfin, le jour désiré arriva. — Je reçus mon livret t — Mon patron me promit de me garder comme ouvrier et m'offrit quarante sous par jour pour commencer ; — j'acceptai avec reconnaissance, et ce fut une joie d'accourir aussitôt pour donner cette bonne nouvelle à ma famille. — Je gravis l'escalier avec le battement de cœur, je n'avais pris aucun parti, j'espérais que cette nouvelle amènerait une explication.
« Te voilà bien heureux, me dit mon père, te voilà ouvrier.
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« Maintenant que tu es un homme, tu es maître de ta personne « et de ta vie. — Fais-en un bon usage, mon garçon. — Tu n'en « seras peut-être pas plus riche, mais tu pourras, comme moi, « du moins, donner à tes enfants le nom d'un honnête homme. » i. « Ma mère me regardait de loin fixement, avec émotion, j'allai à elle et l'embrassai. Elle me rendit mes caresses en silence.
« On ne me disait plus rien. Je me promenais dans la chambre, ne sachant que dire ni que faire...
« Comment vont vos petites affaires ? dis-je enfin.
— « Tout doucement, répondit mon père ; quelques petits « raccommodages par-ci, par-là,:bien peu de chose, de quoi man- « ger ; voilà tout.
— u De quoi auriez-vous besoin en ce moment ? » ajoutai- je timidement.
« On ne me répondit pas.
« Ma mère se retourna, il me sembla que c'était pour essuyer ses yeux...
« Mon père dit enfin :
« Ne t'inquiète pas, mon garçon, — jusqu'ici le bon Dieu « nous a envoyé ce qu'il fallait pour ne pas mourir de faim ni « de froid ; il ne nous abandonnera pas maintenant ; — songe « plutôt à tes besoins : tu n'as qu'une paire de souliers qui est « bien mauvaise ; tu n'as plus de chemises ; l'hiver approche « et tu n'es pas vêtu.
— « Oh ! m'écriai-je, il s'agit bien de cela !... »
« Un regard de mon père coupa ma phrase et me fit baisser les yeux.
« Un regard de ma mère me consola.
« J'allai me placer auprès d'elle, devant une vieille commode qu'on avait mise à la place de mon lit, il y avait quatre ans, lorsque j'entrai en apprentissage.
« Il faudra ôter cette commode, dis-je à demi-vob:.
— « Pourquoi ? répondit ma mère.
— « Pour y remettre mon lit... comme autrefois. »
« Ma mère m'embrassa. -
« Je m'en retournai chez mon patron en courant, le cœur léger et joyeux, et le i-este du jour, je fis retent"' l'atelier de mes plus belles chansons.
« On transporta mon lit chez mes parents, où je retournais chaque soir. — Mêmes procédés de leur part : pas un mot sur
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l'emploi de mon futur salaire. — J'titais libre encore : tout devait se décider le jour de la paie. Il arriva enfin. "
« Lorsqu'on me remit trois écus de six livres, c'était la monnaie d'alors, trois grosses pièces blanches toutes neuves, quand je. les vis reluire dans ma main, lorsque je les sentis en ma possession comme mon bien, ma propriété, mieux encore, le fruit de mon travail, le prix de quatre années de douleurs, de fatigues et de courage, l'étonnement, le bonheur, brisaient ma poitrine : — j'étais fou de joie...
« Sans hésitation, je fis mon devoir. — Je courus, dans un élan qui ne peut pas se rendre, à la demeure de mes parents, donner bien vite tout mon argent à ma mère, et me jeter dans les bras de mon père, qui me serrait dans les siens en pleurant.
« Tu ne sais pas dans quelles angoisses nous t'attendions, « mumura-t-il en me pressant sur sa poitrine ; mon cher « enfant, nous ne doutions pas de ton coeur ni de ton affec- « tion ; — mais à ton âge les passions sont si fortes, si cruelles, '« si dénaturées souvent ! Nous voyons tous les jours tant de « pauvres parents souffrir, abandonnés de leurs enfants, que « nous tremblions pour toi malgré nous, mon enfant, non point « pour nous, mais pour toi; car, yois-tu, commencer par ou- « blier son père et sa mère, c'est mal entrer dans la vie et c'est « attirer sur elle la malédiction de Dieu. — Mais tu ne nous as lC pas abandonnés, toi, mon cher enfant. Dieu te bénira. — Oh ! « nous sommes bien heureux, nous avons un fils, nous avons « élevé un honnête homme. »
« Et les larmes inondaient le visage de mon vieux père.
« Ma mère me couvrait de baisers. ,
« Si tu savais combien j'ai souffert depuis quinze jours, ré- « pétait-elle, combien j'ai pleuré, combien j'ai prié pour toi :mais « tout est fini maintenant, — tu nous aimes, tu nous aimes..,»
« Et ils m'embrassaient à la fois...
« — Vous comprenez bien qu'on n'oublie jamais de pareils - moments. — Leur souvenir retentit dans toute la vie pour nous consoler dans nos peines et nous conseiller aux jours d'épreuves. — Combien ils nous font aimer le travail, l'état qui nous les a donnés ! Gens du monde, gens de plaisirs, riches, heureux, puissants de la terre, connaissez-vous ces bonheurs-là? Oh ! non, ils sont la part du pauvre, la part de l'ouvrier. Béni soyez-vous, mon Dieu, car vous n'avez, même- ici-bas, déshérité aucun de vos enfants !... »- ~ 1 .
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Cette page n'est-elle pas parfaite ? Peut-on mieux peindre la bonne joie d'un bon cœur ?
Le petit volume intitulé : Nouvelles mçrales des faubourgsy dénote aussi une grande connaissance des ouvriers. Inférieur, pour le mérite littéraire, à celui dont je viens de parler, il. est pourtant écrit avec esprit et vivacité. Ce sont de bonnes histoires, mais qui, probablement auront le défaut de trop sentir la morale, et qui peut-être donnent au bien un triomphe trop prompt et au mal un air trop benin. Les honnêtes gens, dans ces Nouvelles, n'ont qu'à parler pour amener tout le monde à leur avis. C'est invraisemblable ; et puis, franchement, ils sont bien éloquents pour leur condition ! L'ouvrier chrétien, Du- buisson, est -un orateur tout à fait distingué. Il résiste, très-habilement à ses camarades, qui veulent le chasser de l'atelier parce qu'il a le double vice de ne pas faire le lundi et de faire le dimanche. Mais s'il faut de si grands moyens pour se justifier, qui se justifiera jamais ? A cela près, la scène intéresse ; et comme elle est évidemment dessinée d'après nature, quoique trop embellie, je la transcris, en exemple de ces persécutions grossières dont j'ai parlé plus haut :
- « Hurel, constitué chef de la bande, résolut donc d'attaquer
Dubuisson en face, et avec d'autant moins de ménagement qu'il savait de science certaine que le patron, prévoyant i'orage, s'absenterait toute la journée. Quant au contre-maître, déjà sur l'âge, personne ne le craignait : on le regardait comme un bon homme, tant soit peu braillard, mais nullement redoutable.
« Il était convenu que d'abord tous les ouvriers garderaient le silence. Hurel devant seul entamer et soutenir l'action, les autres ne donneraient en masse que dans les moments opportuns et même indiqués d'avance.
« Dites donc, Monsieur Dubuisson, » commença Hurel avec un
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ton plein d'arrogance, « est-ce que vous n'allez pas aujourd'hui môme quitter l'atelier ? »
« Dubuisson travaillait à une soudure en ce moment ; il parut ne pas entendre.
« Hurel répéta sa question plus haut, et ajouta d'une voix stridente : « Est-ce que vous ne m'entendez pas ? »
« — Si fait, si fait, je vous entends maintenant, Monsieur « Hurel, » répondit Dubuisson d'une voix tranquille, en quittant son chalumeau, sans détourner les yeux de son ouvrage ; « mais. « voyez vous, on ne peut en même temps souffler, entendre et par- « 1er. Permettez-moi seulement de vous répondre que je n'ai ab- « solument aucune raison de quitter l'atelier ni aujourd'hui, « ni demain, ni après-demain, ni plus tard ; que je me trouve « parfaitement ici, sous un excellent patron, avec de bons cama- « rades, et que je compte y rester le plus longtemps possible. » « - Je comprends bien ; mais cela ne vous est plus possible,
« entendez-vous ? »
«— Et pourquoi donc? Est-ce que par hasard M. Noirot ne voudrait plus de moi?
« — M. Noirot.... M. Noirot peut vouloir encore de vous ; pos- « sible..., mais qu'importe ? nous...., nous ne voulons plus de # vous... nous tous ! »
« — Non, nous ne voulons plus de vous, » s'écrièrent alors tous les ouvriers ensemble.
« — Allons, allons, taisez-vous, taisez-vous, » dit le contremaître. Personne ne fit attention ni au contre-maître, ni à son ordre.
« — Messieurs, » réplique alors Dubuisson avec énergie et regardant ses adversaires en face, « je pense que vous êtes tous « trop bien élevés pour me faire la moindre violence; et d'ail- « leurs personne d'entre vous ne me toucherait du bout du « doigt impunément, je vous l'assure. Ayez la bonté de m'ap- « prendre la raison pour laquelle vous ne voulez plus de moi. « Je ne m'en doute pas.
a — Parce que vous êtes un capucin, » riposta aussitôt Hurel. « — Vous vous trompez, Monsieur Hurel ; je vous affirme « que je ne suis pas un capucin, je suis simplement, comme « vous, un bijoutier. »
« — Vous êtes un jésuite en robe courte.
« — Non, Monsieur Hurel ; j'ai l'honneur de vous répéter que « je ne suis qu'un ouvrier bijoutier comme vous; et comme vous
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« je ne porte ni robe longue ni robe courte, mais un paletot. » « Les apprentis se cachent pour rire à leur aise, quelques ouvriers font des contorsions pour garder leur sérieux.
« — Vous êtes un cagot, un bigot, un hypocrite, » continuait
Hurel avec une animation qu'accroissait le dépit.
« — Monsieur Hurel, » répondit Dubuisson sans trop s'émouvoir, « rendez-moi, je vous prie, l'important service de m'en « donner la preuve.
« — La preuve ! la preuve 1.... C'est que vous ne travaillez
« pas le dimanche et que vous allez à la messe.
« — Ainsi vous pensez que tous ceux qui ne travaillent pas « le dimanche et vont à la messe sont des cagots, des bigots, des « hypocrites. »
« — Oui, » cria Hurel d'un ton furieux.
« — Oui, oui,» répétèrent avec violence deux ou trois ouvriers, pendant que les autres n'étaient plus déjà que les témoins silencieux d'une scène si nouvelle pour eux, et que les apprentis murmuraient: « Ça chauffe, ça chauffe. »
« — A ce compte, Monsieur Hurel, » repartit Dubuisson d'une voix grave et posée, «je me regarde, et vous me regardez vous- « même comme très-honoré de partager les beaux noms dont « vous avez l'extrême bonté de me gratifier, avec trois per- « sonnes qu'on m'a désignées dimanche à Saint-Laurent, assis- « tant à la messe comme moi, qu'on m'a dit même aller sou- if vent à vêpres, ce que je ne fais, je vous l'avoue, que très- « rarement. Ces trois personnes sont: Madame Hurel, votre « digne femme, Mademoiselle Hurel, votre fille, aussi pieuse « que belle, et M. Hurel, votre père, qui m'a paru un des « hommes les plus respectables que j'aie jamais rencontrés. » « A l'instant même la parole manqua à Hurel; sa contenance hautaine se démentit, son visage changea de couleur. Aucun de ses camarades n'osait tourner les yeux vers lui ; tous gardaient le silence, excepté un des apprentis, qui s'enhardit jusqu'à dire, bien bas : « Enfoncé ! »
« Le silence général dura jusqu'au moment du dîner. Il
C'est trop beau, et la suite est plus belle encore, puisque Hurel et tout l'atelier finissent par se convertir au dimanche. On comprend que la controverse entre le dimanche et le lundi doit rarement favoriser à ce point les
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catholiques, même lorsqu'ils sont aussi diserts que Du- buisson et aussi capables de tenir les autres à distance, en leur disant : « N'approchez pas ! » J'aurais voulu qu'au lieu de cette éclatante victoire, l'auteur, prenant les choses comme il les a vues, nous les montrât dans leur cruelle réalité. La leçon morale touche à de meilleurs endroits du cœur de l'homme, quand la vertu n'a pour elle qu'elle- même, et résiste par elle-même et par elle seule jusque sous le pied brutal qui l'écrase. Dieu la revêt alors d'une beauté qui lui attache non tous les cœurs, mais un petit nombre de cœurs capables de braver l'inimitié du monde.
Cette lutte d'un pauvre ouvrier contre la persécution de ses compagnons de travail serait un sujet bien digne des méditations et des veilles d'un homme de talent. Elle offrirait un intérêt à la fois touchant et instructif, et si lf peintre avait le regard assez vaste et la main assez sûre, il y aurait là matière pour un des meilleurs livres que l'on puisse faire en ce temps. Le peuple, si stupidement haï, si sottement moqué ou si lâchement flagorné, paraîtrait ici tel qu'il est, avec ses ignorances, ses besoins, ses misères, avec ses véritables vices et ses véritables vertus. lTn pareil livre ferait du bien non-seulement au peuple, mais à tout le monde. Cependant, ne nous flattons pas trop. D'abord, ce livre n'est pas fait, et il est difficile à faire ; ensuite, quand il sera fait, il prouvera surtout une chose, qui n'est déjà que trop connue, l'impuissance des bons livres pour éclairer les masses. L'Église seule a ce pouvoir, il ne faut pas qu'on l'ignore ou qu'on l'oublie ; et c'est ici le cas de répéter ce que nous disaient, il y a quelques jours, avec une si profonde sagesse, les Pères du dernier Concile de La Rochelle :
« Nous ne cessons de gémir sur les ravages affreux
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« produits par le poison des livres irréligieux et de la « presse quotidienne. Si, dans ces derniers temps, le « droit de tout dire a été comprimé à l'égard des puissante ces de la terre, ne semble-t-il pas qu'il y a un redou« blement d'outrages contre la majesté divine? A tant de « productions immorales, nous vous conjurons de nouveau « d'opposer votre zèle pour la propagation des bons livres. « Toutefois, ne l'oubliez jamais, le plus puissant antidote « sera l'assiduité aux saintes. assemblées de l'Église, et le « livre de prière sera toujours le plus salutaire et le plus « pratique qui puisse être mis aux mains des chrétiens. « Dès qu'ils savent goûter ce livre, les mauvaises lectures « ne leur offrent plus d'attraits. La fréquentation de la « maison de Dieu, c'est le préservatif le plus infaillible « contre tout ce qui pervertit l'esprit et gâte le cœur. »
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LE VRAI, LE BIEN, LE BEAU (1).
— 6 OCTOBRE 1855 —
1. Le credo des sciences. — Il. Les inventions modernes multiplient les problèmes insolubles. — La machine humaine. —
Supériorité des Lettres sur les Sciences. — Une définition de l'homme parle professeur Bérard. — lit. L'éducation scientifique n'enseigne ni le Vrai, — IV. Ni le Bien,- V. Ni le Beau. —
— La beauté de l'utile. — De l'utilité des machines. — Conclusion.
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M. le docteur Bonnet compare l'influence des Lettres et celle des Sciences sur l'éducation. A son avis, l'étude exclusive des sciences est insuffisante, sinon tout à fait nulle, pour faire pénétrer l'homme dans la connaissance de Dieu et de soi-même, et pour développer en lui les idées du vrai, du beau et du bien : elle sera donc toujours la cause d'une grande infériorité morale et intellectuelle ; elle manque donc le but de l'éducation.
Les partisans de l'étude exclusive des sciences n'ont pas eu l'intention d'ouvrir de nouvelles sources au matérialisme. Ils ont exalté l'idée que la connaissance de la nature nous donne de Dieu. L'astronomie, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, disent-ils, révèlent l'exis-
(1) A propos du Mémoire sur l'influence des lettres et des sciences dans l'éducation par le docteur Bonnet.
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', tence d'un Dieu unique, infiniment puissant, infiniment ! sage, et font voir par quelles lois merveilleuses il gouverne ¡ le monde sorti si beau de ses mains ; l'homme, à ce spec- ! tacle, est saisi d'admiration, de reconnaissance et d'amour. ! M. le ministre de l'instruction publique s'est rendu* l'in- terprète de cette pensée ; il a proposé à l'Empereur la création d'une chaire de physiologie générale, « unique- « ment en vue de faire admirer la nature avec plus d'in- « telligence et d'en faire aimer le Créateur avec plus de « conviction. »
Sans rien contester, sans rechercher si les sciences, qui ne peuvent aller que jusque-là, iront au moins toujours jusque-là, ce résultat parait frivole. Savoir que Dieu a fait le monde et lui a donné des lois invincibles, est-ce là connaître Dieu ? De ce point le plus lumineux où puisse conduire l'étude de la création visible, l'homme découvrira- f-il et les vrais attributs de son Créateur et les rapports qu'il doit entretenir avec Lui ? Pour le chrétien, la question est résolue en même temps que posée. Si le gouvernement du monde est uniquement confié à des lois préétablies, remarque M. Bonnet, la prévision ne peut être admise que comme application de ces lois, l'esprit doit se révolter contre les faits surnaturels, l'homme , n'a qu'à utiliser les forces qui favorisent ses projets et à éviter celles qui lui feraient obstacle. Otez à Dieu son action incessante et en quelque sorte personnelle sur la création, la prière est superflue, il faut rejeter la prophétie et le miracle. Tel est donc le Dieu de la science ; un Dieu retiré du monde et le gouvernant par les lois de ses créations primitives ; un Dieu sans doute digne d'admiration, mais qui n'entend point la prière, qui ne rend point d'oracles. L'homme, dites-vous, admirant ses œuvres avec plus d'intelligence,
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l'aimera avec plus de conviction ? Écoutez le cri d l'homme qui a vu la beauté de la nature et qui n'a pas contemplé Dieu dans son cœur :
Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde.
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna la face ;
Et d'un pied dédaigneux le lançant dans l'espace,
Rentra dans son repos.
Voilà la foi au Dieu des sciences, qui a créé le monde et qui le gouverne par les lois scientifiques ! Ce Credo des sciences est aussi celui du désespoir. Si nous cherchons ce que les Lettres, même profanes, nous disent de Dieu, les païens en avaient une notion plus magnifique, plus voisine de la vérité. Toute la science moderne est donc, sous ce rapport, bien en deçà de l'antique ignorance ; mais lorsque l'on compare ses prétendues lumières avec celles qui inondent les lettres chrétiennes, c'est la différence du néant à l'être.
La connaissance de Dieu est le principal ressort de la vie humaine. Pourquoi ? parce qu'elle nous rend meilleurs, en nous faisant sentir les regards de Dieu toujours attachés sur nous. Nous savons qu'il voit jusqu'à l'intime fond de nos pensées, et que dans un délai court il nous punira de nos fautes. De là cette crainte de Dieu, initium sapientiœ, dont l'action est telle que c'est assez louer un père de famille de dire qu'il a fait de ses enfants des hommes craignant Dieu. Or, dans l'étude des sciences, quelles qu'elles soient, l'homme pourra trouver (pas toujours, nous le voyons !) des motifs d'adoration et de reconnaissance, jamais des motifs de crainte. Le Dieu des sciences modernes n'est pas justicier. Il vit dans son repos.
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II
Descendons du Créateur à la créature, de Dieu à l'homme et au monde matériel. Que nous apprennent ici les sciences ? M. Bonnet ne sera pas accusé de leur ménager la louange :
Elles nous font connaître les corps bruts et vivants, les forces qui les animent, les lois qui président il leurs phénomènes ; c'est par les sciences que se découvrent ou se perfectionnent tous les arts qui adaptent à nos besoins les substances minérales et les produits des animaux et des plantes. Grâce à ces institutrices fécondes, l'homme exerce sur la nature une domination de plus en plus étendue, et il réalise ces merveilleuses transformations de l'agriculture et de l'industrie qui nous étonnent chaque jour, et celles, plus merveilleuses peut-être, de la navigation et de la guerre. »
On pourrait retrancher quelque chose dans ce panégyrique, dont les enthousiastes de la science blâmeront la sobriété. Nous voyons, en effet, des hommes que le gaz, la vapeur, la pile voltaïque, le microscope, l'électricité mettent en extase ; ils ne savent plus parler froidement de ces curiosités. Contemplant leurs chaudières, leurs locomotives, leurs engins sans nombre, ils oublient que le dernier mot de tant de découvertes est un pourquoi insoluble, et le dernier résultat de tant de productions un besoin inassouvi. Ils se proclament non-seulement les maîtres de la matière, mais encore les maîtres de la destinée. Depuis longtemps, et sans daigner prendre garde à ce qui se passe, ils annoncent la fin des guerres, des pestes, des famines, de tous les fléaux. Il y a deux ans, nous entendions un insensé s'écrier : « Ne faites plus de prières
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pour obtenir de bonnes récoltes ; drainez ! » La vérité est néanmoins que simultanément aux brillantes inventions modernes naissent et se multiplient des problèmes, auxquels ces mêmes inventions ne promettent par elles-mêmes d'autre solution qu'un despotisme capable de compromettre beaucoup les affaires de « l'esprit humain ».
Autour des belles machines de l'Exposition universelle, il en est une qui devrait inquiéter la perspicacité des inventeurs : c'est l'homme ; c'est cet être fier et souffrant qui devient si aisément déraisonnable. Leurré d'un avenir de puissance et de bonheur sans limite, il s'apercevra bientôt, parmi cette profusion de richesses, qu'il est pauvre et lié comme auparavant ; qu'il travaille comme auparavant pour le pain de chaque jour ; que ce pain, aussi laborieusement gagné que jamais, n'est ni plus savoureux ni plus abondant qu'aux temps de sa prétendue servitude. Il demandera l'explication de ce phénomène. Il voudra savoir pourquoi il ne se trouve ni assez puissant, ni assez libre, ni assez nourri, ni assez content ? Et lorsque le télégraphe électrique, après diverses solutions peu satisfaisantes, lui enjoindra de se taire, qu'arrivera-t-il s'il n'obéit pas ? Les enthousiastes de la science ont une phrase faite sur la télégraphie électrique, objet dont ils sont fascinés tout particulièrement : « Nos fils télégra- « phiques, disent-ils, portent nos pensées avec la rapidité « de l'éclair (1). » Vos pensées 1 Avant qu'il porte vos pensées, le télégraphe électrique vous portera des injonctions qui se soucieront fort peu de vos pensées. -
Concédons cependant aux sciences tout ce qu'elles pré- * tendent. Elles peuvent analyser la matière jusqu'au der-
(1) Faculté des sciences de Lyon ; séance de rentrée, 1853. r J
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nier atome et disséquer l'homme jusqu'à la dernière fibre : elles n'arriveront pas plus à la connaissance de l'homme qu'elles ne sont arrivées par le même moyen à la connaissance de Dieu. Il y a des replis du cœur où le scalpel ne pénètre pas, et aucun instrument, si perfectionné qu'on le suppose, ne trouvera dans le corps humain le gîte de l'âme humaine. Or, que sait-il de l'homme, celui qui ne connait ni son cœur ni son âme ? Et celui qui ne connaît pas l'homme, que saura-t-il de l'humanité ? Tout au plus, une expérience grossière le mettra au courant d'un certain ensemble d'instincts misérables, qu'il prendra pour règle de ses rapports avec les autres hommes ; et s'il est amené à en faire l'application à la société tout entière, malheur à la société ! Il n'aura pas même l'idée de la gouverner ; il s'efforcera de la manipuler comme une vile matière.
Ici encore les lettres, même profanes, même éloignées des sereines lumières de l'Évangile, ont une supériorité éclatante sur les sciences. Sans s'y arrêter, c'est assez de signaler l'incapacité notoire des savants en matière d'administration, d'éducation et de gouvernement . Les philosophes du dix-huitième siècle vantaient exclusivement les sciences et se proclamaient géomètres. Leur géométrie a si bien bouleversé l'ordre social, qu'aucune main humaine ne le saura jamais rétablir. La Providence est obligée de laisser les révolutions broyer ce chaos, pour en faire un mélange que l'on puisse organiser. Par leur intervention prépondérante dans l'enseignement et par la confection des programmes, les savants ont faussé l'instruction publique : ils ont apporté à la philosophie le secours dont elle avait besoin pour éloigner la religion.
L'esprit dominant des sciences est orgueilleux, grossier,
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tout matérialiste. En général, incapables des lettres pour les avoir méprisées, les savants ne connaissent des vérités morales que ce qu'ils peuvent en apprendre par les expériences physiques, c'est-à-dire, rien. Ils affectent de mépriser, de nier tout ce qui n'est pas mesurable au compas, saisissable au scalpel, analysable aux réactifs et à l'alambic. L'orgueil du savoir, qui a partout tant d'empire, prend chez eux des dimensions formidables. Ils s'irritent jusqu'à la folie contre ces vérités d'un ordre supérieur qui ne subsistent pas moins pour être niées, et dont la mystérieuse évidence écrase leurs sophismes. M. Bonnet èst médecin ; il a sans doute entendu parler de ce jeune professeur d'une de nos facultés, qui exerce en ce moment même son talent à démontrer en chaire la mortalité de l'àrrys et le crime anti-humain et anti-social de la chasteté. Or, ce débutant ne fait que tirer les conséquences de l'enseignement d'un maître très-célèbre et très-autorisé. M. Bérard, inspecteur général de l'enseignement médical, définit l'homme, un mammifère monodelphe, bimane. Quoique grand savant, M. Bérard serait assurément peu propre à remplir l'intention qu'a eue M. le ministre de l'instruction publique, « de faire admirer la nature avec plus « d'intelligence et d'en faire admirer le Créateur avec plus (( de conviction. » Son livre prouve que la science qui dissèque l'homme ne le connaît pas plus qu'elle ne veut connaître Dieu, sous prétexte qu'elle ne le dissèque pas. En ce qui regarde Dieu et l'homme, cette prétendue science borne son effort à fournir des argumentations contre les vérités les mieux établies. Que son influence grandisse encore et s'élève jusqu'à saisir le gouvernement : on verra pis en brutalité que tout ce qui s'est vu encore dans le monde européen : ce sera la barbarie pure. et nous rlépas-
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serons les Américains de toute la hauteur de notre organisation scientifique.
III
L'étude exclusive des sciences ne fait connaître ni Dieu ni l'homme : peut-elle nous faire parvenir à la connaissance du Vrai, du Bien et du Beau?
Le Vrai que les sciences prétendent saisir, très-souvent conjectural et provisoire, est habituellement inutile au but essentiel de la vie. C'est ce que les savants expriment eux- mêmes, par cette locution fréquemment employée : Dans l'état actuel de la science. Dans l'état actuel de la science, le vrai est ceci ou cela. Le vrai d'aujourd'hui n'était pas connu, n'était pas vrai hier, ne sera plus vrai demain. Ajoutez le continuel désir de contester, de léser le vrai moral par le prétendu vrai matériel, et vous aurez la mesure des sécurités que ce dernier peut offrir. Ils sont sans nombre, les chercheurs du vrai qui fouillent dans la création avec l'idée fixe d'y saisir des preuves de la non-existence du Créateur ! et ordinairement l'idée fixe l'emporte même sur l'orgueil de trouver, parce qu'ils trouvent ce qu'ils ne cherchent pas. Il a fallu douter, non-seulement de leur bon sens, mais, chose plus triste, de leur probité ; il a fallu refaire leurs expériences, contrôler leurs instruments, relire ce qu'ils affirmaient avoir bien lu et bien cité. Célébrant l'exactitude de l'observation dans les sciences naturelles, M. Bonnet dit que tout a suivi cet exemple, que les historiens sont devenus plus attentifs aux sources, que les philosophes ont mieux étudié les faits de conscience. Peut-être ! Mais en chemin les historiens ont rencontré l'honneur de l'Église catholique, les philosophes ont
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rencontré ses dogmes, et alors les uns et les antres ont prodigieusement gauchi. M. l'abbé Gorini, étudiant nos historiens modernes les plus renommés, les prend tout simplement en flagrant délit de falsification. Quant aux philosophes, la manière dont ils ont observé les faits de conscience est telle qu'aucun n'a sujet de se récrier contre la définition donnée par M. le docteur Bérard : « L'homme est un mammifère monodelphe, bimane. » Cette définition peut servir d'épigraphe à la plupart des traités de philosophie officielle. M. Cousin accorde en outre à ce bimane la divinité ; M. Bérard n'y contredit pas. Qu'importe à l'Académie des sciences que Dieu soit cela ou autre chose, ou soit tout, ou ne soit rien ? Il n'y a d'exclusion que pour « les formules de la scolastique. » Contre la vérité, toutes les contradictions fraternisent et se reconnaissent réciproquement pour le vrai.
Dans le but sans doute de servir la commune cause, M. le docteur Bérard s'accuse ingénument d'ignorance, ainsi que toute la couronne de lumières savantes dont il est un des beaux foyers : « Nous ne connaissons, dit-il, « les causes premières de rien ; les causes premières sont « placées à tout jamais au delà de notre intelligence. <t Qu'est-ce qu'une cause pour nous ? C'est un fait qui en « précède un autre et qui paraît l'avoir occasionné. » Et que d'aveux de ce genre, prodigués sans que l'on sache à quel point ils sont sincères, ni à quel point ils sont humiliants ! Voilà le vrai de la science qui a oublié le catéchisme : elle craint de savoir que Dieu est, qu'il est la cause première et le créateur de tout, et que prenant du limon de la terre, il a formé l'homme de ses mains et l'a animé de son souffle pour que cette créature pût le connaître l'aimer et le servir.
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« Si les hommes, écrivait Mal ebranche, avaient quel- « que intérêt à ce que la fausse géométrie fut aussi com- * mode pour leurs inclinations perverses que la fausse « morale, ils pourraient bien faire des paralogismes aussi « absurdes en géométrie qu'en matière de morale, parce « que leurs erreurs seraient agréables et que la vérité ne « ferait que les embarrasser, que les étourdir et que les « fâcher. » Les savants n'y ont pas manqué, si ce n'est en géométrie, au moins dans tout le reste, à quoi la géométrie ne les aide pas médiocrement. « Les esprits « géométriques, dit Chateaubriand, sont souvent faux dans « le train ordinaire de la vie. »
Tout cela ne veut aucunement dire qu'il n'existe pas dans l'ordre naturel des vérités bonnes à connaître, et qu'il soit utile et même nécessaire d'étudier. Mais le vrai indispensable à l'homme et à la société, et qui doit faire la base de l'éducation, ce n'est pas que deux et deux font quatre, ni que deux parties égales à une troisième sont égales entre elles, ni que l'homme est un mammifère mo- nodelphe, bimane, ni tant d'autres axiomes que l'on peut réciter et développer sans être, à proprement parler, cette grande chose qu'on appelle l'homme : le Vrai, c'est qu'il y a un Dieu créateur et recteur du monde, et que l'homme est doué d'une âme libre, responsable et immortelle. L'éducation qui n'enseigne pas cela, enseignât-elle tout le reste, n'enseigne rien et moins que rien.
IV
L'éducation scientifique n'enseigne pas le Vrai, par conséquent elle n'enseigne pas le Bien.
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En ce qui regarde le Bien, dit M. Bonnet, « la religion « s'élève si haut au-dessus des enseignements humains « que l'on peut soutenir qu'elle les rend inutiles Indi- « cation des fautes, sources des forces qui les font éviter, « moyens d'en effacer la tache ; tout s'y trouve réuni, « depuis le point de départ du mal jusqu'à ses consé- « quences les plus éloignées. » La religion seule enseigne complètement le Bien, parce que seule elle enseigne complètement le Vrai.
Après la religion, les Lettres, convenablement dirigées, ont une puissance d'enseignement dont le Bien peut sans doute tirer grand parti ; mais personne n'ignore qu'elles sont une arme à deux tranchants. M. Bonnet emprunte à madame de Staël une pensée déjà contestable au temps où elle fut écrite, et que nos progrès ont tout à fait fanée : « La littérature ne puise ses beautés durables que dans « la morale la plus délicate. Les hommes peuvent aban- « donner leurs actions au vice, mais jamais leur juge- « ment. Il n'est donné à aucun poëte, quel que soit son « talent, de faire sortir un effet tragique d'une situation « qui admettrait en principe une immoralité. » Les Lettres contemporaines ont changé tout cela. Que leurs beautés soient ou non durables, elles ont produit et elles produisent des effets qui n'ont rien de commun avec la morale la plus délicate.
Quant aux sciences, le plus ardent apologiste ne trouvera sur ce chef à louer que leur complète neutralité. Puisqu'il y a des naturalistes qui ne parviennent pas à découvrir l'existence de Dieu, à plus forte raison pourrait-on, comme le remarque M. Bonnet, « étudier toute sa vie la « géométrie et l'algèbre, la physique et la chimie, sans « se douter qu'il y ait des choses justes ou injustes, per-
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« mises ou défendues, bonnes ou mauvaises. On serait « souvent rappelé à l'idée du vrai et du faux, de l'utile « et du dangereux ; jamais à l'idée du bien et du mal. » Je me garderai d'ajouter avec le savant écrivain, du moins sans donner quelques explications et faire quelques réserves, que «si les sciences naturelles n'ont aucune action <i sur le bien, par contre elles n'excitent jamais au mal ; « qu'il n'y a pas une physique et une chimie immorales. » Tout dépend de la manière. Beaucoup d'habiles gens ont. trouvé le secret de faire des livres de physique, de chimie et d'histoire naturelle fort immoraux. L'un des plus répugnants hypocrites que contienne le panthéon des libres penseurs, le grand Buffon, savait s'y prendre de façon à ravir son siècle, et il n'est pas sans imitateurs dans le nôtre. Toutes les sciences d'ailleurs deviennent immorales par le simple soin de les séparer de Dieu, soin auquel la foule de nos docteurs s'adonne si assidûment.
Quand le Vrai n'est pas dans les sciences, quand le Bien par conséquent n'y est plus, comment y trouverait-on le Beau ?
V
Nous avons examiné les résultats que peut donner l'étude des sciences exactes quant à la connaissance de Dieu, de l'Homme, du Vrai et du Bien. Nous allons poursuivre cet examen en ce qui regarde le Beau. Il s'agit, nos lecteurs ne l'ont pas oublié, de l'étude exclusive des sciences. M. de Lourdoueix atteste que nous voulons proscrire les sciences. Nous attendions cela de lui ; il voudra bien ne pas attendre de nous autre chose que cet accusé de réception.
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« Ce serait bien à tort, dit M. Bonnet, que l'on vou- « drait refuser aux sciences d'éveiller l'idée du Beau. » C'est un tort cependant que beaucoup de gens sont disposés à se donner, surtout lorsqu'ils voient ce que la science a coutume de produire dans l'esprit des savants et de tous ceux qu'elle charme ou plutôt qu'elle enivre. M. Bonnet lui-même n'est pas complétement à l'abri de cette influence.
« En présence, dit-il, de découvertes qui révèlent des faits aussi importants que profondément cachés, et dévoilent à nos yeux les mystères de la puissance céleste, il est impossible de ne pas éprouver un sentiment d'admiration. Celui qui en est le témoin s'écrie involontairement: Quels beaux résultats, quelle belle intelligence chez leurs auteurs ! Les mêmes sentiments nous animent encore à la vue d'une féconde invention, par exemple celle de la machine à vapeur, qui réunit à la puissance de ses effets je ne sais quel cachet d'harmonie dans toutes ses parties, de souplesse et de grâce dans tous ses mouvements. »
Voilà précisément, sous la plume d'un chrétien, le thème. que nos industriomanes amplifient d'une manière si choquante pour l'esprit chrétien et pour le simple bon sens.
S'il s'agit des merveilles de la puissance céleste, Dieu a pris soin de les révéler à tout homme venant en ce monde ; Cœli enarrant gloriam Dei. Non sunt loquclœ neque sermones, quorum non audiantur voces eorum. Cette science publique est contemporaine des étoiles et des brins d'herbe. Un pâtre qui n'a pas oublié son catéchisme en'sait plus à cet égard que le savant des quatre académies, pour qui le télescope et le microscope ne sont souvent qu'un double bandeau. S'il s'agit des beautés de l'intelligence humaine, qui ne sont pas des merveilles, quoique l'intelligence en elle-même soit assurément quelque chose de
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merveilleux, comme tout ce que Dieu a fait ; s'il s'agit, disons-nous, de ces beautés, n'allons pas les chercher dans la galerie des machines, mais dans les bibliothèques, dans les, musées, dans ces œuvres qui parlent au cœur de l'homme et qui établissent entre elles et lui ces relations élevées, cette noble émotion, ce je ne sais quoi qui est le sentiment du Beau, c'est-à-dire l'un des plus doux et des plus profonds mystères de la pensée. Néanmoins, ce n'est pas là encore que les beautés de l'intelligence humaine atteignent leur splendeur. Il n'y a là qu'un beau matériel, inférieur par conséquent, et qui existe seulement à titre de reflet de cette lumière que l'âme reçoit directement d'en haut. L'intelligence humaine est souverainement belle dans ces essors qui, par la contemplation, par la prière, par le sacrifice, mettent l'homme dans un rapport intime avec Dieu. Où est-ce qu'une foule peut être grande, sublime, avoir conscience de sa dignité, sentir enfin qu'il se dégage d'elle autre chose que cette odeur de corruption qui est son constant et humiliant attribut? Dans deux en- - droits seulement, et nulle part ailleurs : à l'église et sur le champ de bataille. Aussi les peuples, qui ont suivi tant de guides et servi tant de maîtres, n'ont jamais solidement estimé, jamais fortement aimé que ceux qui les ont menés au pied des autels ou à l'assaut. C'est l'œuvre des grands hommes. En général, qui a fait une de ces choses a fait l'autre, et les a faites par une mécanique qui ne met rien à l'Exposition.
Pendant la célèbre visite de S. M. la reine d'Angleterre, l'Empereur aurait pu faire voiler tous les produits de l'industrie française : soies, cotonnades, coutellerie, carton-pierre, machines, etc., même les diamants de la Couronne (ces objets les plus inutiles de l'Exposition et
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les plus populaires) ; il aurait pu cacher tout cela, et montrer simplement à son hôte illustre un soldat et une sœur de charité, avec le chiffre de la production annuelle et de l'exportation. Ces deux articles français suffisaient parfaitement pour « éveiller l'idée du Beau » et pour donner une idée de la France. Elle est assez grande, appuyée sur « ces mélanges incomparables de suavité et de force sortis de son noble sein (1 ). »
Il s'en faut que l'invention d'une très-belle machine dénote nécessairement dans l'inventeur ce que l'on peut appeler une belle intelligence ! C'est affaire de raisonnement et de calcul, avec le bénéfice des essais antérieurs. Tous les ans les journaux annoncent quelque berger qui, sans autre outil que son couteau, a fait une horloge compliquée. On patronne ce prodige, on lui donne des maîtres, et il finit par devenir un bon ouvrier mécanicien, comme il en existe plusieurs milliers dans Paris. On peut fabriquer d'excellentes machines, en inventer même, et rester le plus grand butor du monde. Cela s'est certainement vu. L'automate de Vaucanson jouait d'une façon distinguée douze airs sur la flûte. Voilà une belle machine. A qui a-t-elle donné l'idée du Beau ? Et qui donc entreprendra de mettre Vaucanson au rang des Phidias et des Raphaël, ou seulement de l'introduire dans la foule des artistes ? Si les airs que jouait son automate avaient été jolis et qu'il les eût composés, il aurait pu passer pour musicien. Quand je parcours les jardins de Versailles, c'est à Lenôtre, à Puget, à Coustou, que je rends hommage, et non aux praticiens qui ont fait jaillir les eaux, poli le marbre, coulé le bronze. Nous avons, près du Louvre, la merveille des
(1) Mgr l'Évéque de Tulle, Lettre pastorale à l'occasion de la prise dr
Sébastopol. Univers, 8 octobre.
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hôtels garnis, machine très-perfectionnée, organisée admirablement pour la commodité des hôtes. Personne cependant n'y sera aussi bien qu'un limaçon dans sa coquille ; car si de l'aveu du microscope, la moindre fleur est plus magnifiquement vêtue que Salomon, le moindre coquillage aussi est mieux logé. Mais si, après avoir visité tout cet hôtel, on arrivait à une fenêtre d'où l'on pût voir l'inutile flèche de la Sainte-Chapelle ou les inutiles tours de Notre-Dame, c'est là que quiconque n'est pas né pour admirer exclusivement le moellon, la fonte et la percaline, rencontrerait enfin la sensation du Beau. Que serait-ce si c'était la campagne que l'on vît ; les grands arbres, les montagnes au loin, avec le soleil dans la plaine, ou la nuit étoilée?
Sans doute, il y a une multitude fort insensible à tout cela ; une multitude toujours croissante : elle aime le bruit des marteaux, la belle architecture des gares ; la fumée des usines est ce qui lui plaît dans le paysage. Elle a ses écrivains, ses orateurs et même ses poëtes ; mais ses écrivains sont des gens de bureau, ses orateurs parlent mal, et ses poëtes font de mauvais vers. Enfm, c'est la multitude. Lorsqu'il est question du Beau comme lorsqu'il est question du Vrai, son avis ne compte pas. Quelle attention veut-on que j'accorde à un poëte qui se met en devoir de me chanter le laminoir ou la bobine ? Il y en a un qui a fait cela ; jamais je ne l'ouvrirai seulement. Quel crédit obtiendra sur moi le penseur qui me dira volontairement et avec réflexion ce que M. Bonnet ne dit que par surprise, et que je verrai s'attendrir il considérer cet attrait indéfinissable, ce « je ne sais quel cachet d'harmonie et de « grâce qui caractérise... la machine à vapeur? » 0 philosophe, n'avez-vous jamais vu un cheval? « Est-ce
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« vous qui donnerez au cheval sa force, qui lui ferez pous- « ser ses hennissements ? Il écume, il frémit et semble « dévorer la terre ; il est intrépide au bruit des trompettes. « Lorsque l'on sonne la charge, il dit : Allons ! Il -sent « l'approche des troupes ; il entend la voix des capitaines « et les cris confus d'une armée (1). »
J'étais, il y a quelques jours, dans un coin de la Bretagne, au bord de la mer, bien loin des merveilles de la civilisation. Point d'édifices que l'église, point d'académies, point de magasins de hautes nouveautés au rabais, point de machines. On y bat encore le grain sur l'aire, en chantant au soleil et en rendant grâce à Dieu de la moisson. C'est là que j'ai lu l'écrit de M. Bonnet. Nous en causions sur des falaises tapissées de mousse et de fougère et couronnées de beaux arbres, d'où l'on voit la mer, semée jusqu'à une grande distance d'ilettes et de rochers. Pendant les trop courtes journées que durèrent ces vacances, en moins d'un mois, je vis tous les jours la marée venir 'et se retirer à son heure, laissant sur le rivage son tribut de goëmons. Je vis deux fois changer la décoration et la parure de la terre, de nouvelles fleurs éclore dans les buissons et dans l'herbe, de nouveaux papillons voler dans les airs, les feuillages changer de teintes, les fruits mùrir. Je vis un peuple laborieux, pauvre et content, tirer des dons de Dieu toutes les choses nécessaires à la vie humaine, par une industrie qui surpasse infiniment toutes les découvertes modernes, qui n'a besoin d'aucune d'elles et dont aucune ne peut se passer ; industrie pleine de sagesse, douce à l'artisan et qui n'ôte ni le ciel de ses yeux, ni la chanson de ses lèvres, ni Dieu de son cœur. Je vis,
(1) Job, 39.
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Je dimanche, ce même peuple, en habits de fête, fidèle à ses vieilles coutumes, débris d'une science sociale dont le secret sera difficile à retrouver, s'entasser dans son église trop étroite, écouter et comprendre la parole de Dieu, prier pour le chef de la société, pour le drapeau, pour les vivants et pour les morts, offrir des aumônes en même temps que des prières, se partager les pauvres et leur àssurer à tous un asile et du pain. Cette population produit peu d'employés, mais beaucoup de laboureurs, de ma- rins, de soldats, de religieuses et de prêtres. J'y ai connu par leur nom des fidèles qui font sans bruit plus que le devoir ordinaire, qui supportent sans se plaindre plus que les ordinaires afflictions. En vérité, la galerie des machines, sans vouloir en rabaisser les prodiges et fût-elle plus longue d'une lieue, ne révélera jamais le Beau comme cet humble coin de la terre où quelques centaines d'humbles fidèles vivent dans la loi et dans les merveilles de Dieu ! Nous y parlions de l'Exposition, sans que le tapage des marteaux et le râle des locomotives éveillassent en nous le moindre écho; mais nous aimions à redire les vers des poëtes qui ont senti ces beautés véritables, les réflexions des sages qui, par un art quasi divin, en ont tiré le miel qui fortifie l'âme et le baume qui charme jusqu'à la douleur. Car tel est le plus auguste caractère du vrai Beau, et la douleur est comme un sens qui le saisit et qui le goûte, si bien que l'on pourrait le définir : Une sensation intime, qui console sans offenser la délicatesse du cœur et sans y amener l'oubli. — Aucune machine, n'importe laquelle, n'est douée d'un pareil caractère, ni de rien qui en approche. Entre la surprise, l'admiration, si l'on veut, que peuvent produire ces sortes d'ouvrages et le sentiment du beau, il y a même distance qu'entre la
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distraction la plus vulgaire et la plus noble consolation.
C'est une erreur de croire que le sentiment du Beau puisse surgir de la contemplation de l'Utile. Le Beau est utile, mais l'Utile n'est pas beau. Le bon sens populaire proteste ici contre l'aberration des savants. Le peuple se soucie bien des hommes utiles, malgré tout ce que l'on a tenté et tout ce que l'on essaie encore pour leur décerner un culte ! Dressez dans Lyon la statue de Jacquart et celle de n'importe quel général ; celle-ci seule sera populaire et fera battre le cœur des canuts. L'homme, par un invincible instinct, rabaisse tout ce qui lui rend certains services ; et plus ces services sont personnels, plus ils impriment au serviteur un cachet humiliant. Il y a une quantité de professions utiles, nécessaires même, et d'autres qui, sans être nécessaires ni utiles, paraissent indispensables dans l'état de civilisation ; la plupart sont bien rétribuées, quelques-unes le sont magnifiquement : cependant elles écartent à jamais de tout emploi public et presque de tout honneur ceux qui les ont exercées, quoique d'ailleurs braves gens. Le suffrage universel de 1848, si large dans ses choix et qui a donné le mandat législatif à des nègres, ne l'a pas donné aux valets de chambre et l'a refusé aux artistes dramatiques, même à ceux qui pouvaient revendiquer le titre de fondateurs de la République. Les médecins se sont à peu près relevés du rire de Molière, mais ils ont de demi-confrères qui en portent le poids. Demandez à l'une des plus bruyantes célébrités contemporaines si ce n'est pas une chose gênante pour la vie politique d'avoir été pharmacien et directeur de ballets ? Cependant les pharmaciens sont bien utiles et la direction des ballets est un service de l'Etat ; mais les pharmaciens ont été les apothicaires, plus directement utiles encore ; et la direction des ballets tient de trop près
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aux plaisirs du public. Il n'est pas jusqu'à l'éducation des enfants, jusqu'au service des malades, que n'atteignent ce dédain ou ce mépris, moins injustes qu'il ne semble ; et la consécration religieuse relève seule et met en honneur des professions si précieuses à l'humanité. C'est qu'en effet le Frère de la Doctrine chrétienne, la sœur de Charité, la Petite-Sœur des Pauvres, le Frère de Saint-Jean de Dieu, sont tout autre chose que les maîtres d'études, les gardes-malades et les infirmiers. Le désintéressement, le dévouement chrétien, le sacre religieux mettent ici le Beau dans l'Utile. Autrement, c'est le service rétribué de l'homme ; c'est très-utile et ce n'est point beau.
L'instinct dont nous parlons s'applique en grand, d'une certaine manière, à tous les hommes utiles ou chercheurs et inventeurs de choses utiles. Le théoricien de l'Utile et le poëte de la machine ont pour eux-mêmes infiniment plus d'estime que pour les créateurs de ces sublimes machines qu'ils prétendent nous faire adorer, et ils n'ont pas tout à fait tort ; ils sont, quoique manqués, d'une classe d'esprits supérieure. Il y a l'intervalle du métier à l'art, de l'arithmétique à l'imagination, des acquêts de l'application et du travail au don de Dieu. Assurément Polyeucte, Athalie, les Fables, la Dispute du Saint-Sacrement, le Requiem, toutes ces belles choses prises ensemble, sont moins utiles que la pomme de terre. Mais tout le monde sait que Parmentier n'aurait fait aucune de ces belles choses, tandis que tout le monde pouvait trouver la pomme de terre. Le peuple sent parfaitement cela, et ne donnera jamais une case de sa mémoire aux hommes utiles, qui sont tout simplement des serviteurs plus ou moins ingénieux, et qui travaillent à se procurer de bons gages. Quels paysans font cas d'un habile tailleur ou d'un bon cordonnier ? Mais
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si le ménétrier du village a du talent, il est célèbre dix lieues à la ronde.
Nous ne voulons point entamer une autre question, et après avoir dit ce que nous pensons de la beauté de l'utile, chercher si l'utile particulier dont nous nous occupons ici, celui des machines, est vraiment utile. Il faut ménager les tendres oreilles des dévots de Papin et de James Watt, et il y a trop à dire là-dessus. Toute chose a d'ailleurs son utilité dans des desseins plus hauts que ceux des hommes, et dont les hommes, quoi qu'ils fassent, sont toujours et les instruments et le but. Ils ont fait beaucoup d'inventions qui ont admirablement servi à les punir et à renverser les projets qu'ils avaient le plus caressés. La maehine à vapeur pourrait bien être de ce genre. Où va-t-elle ? Nos savants avouent de bonne grâce qu'ils ne connaissent la cause première de rien. Ils n'ont qu'à se tourner pour se trouver en face d'un autre problème, et proclamer qu'ils ignorent le dernier mot de tout. Ils doivent déjà se douter que la machine à vapeur ne résoudra pas la question du paupérisme, ni celle de l'accord de l'ordre avec la liberté, qui sont deux grandes questions. Elle en laisse beaucoup d'autres en suspens. Un navire à vapeur courant sur les flots, plus fort que le vent (pourvu que le-vent ne soit pas trop fort), est à tous les yeux une ingénieuse et puissante imitation des animaux innombrables qui peuplent la mer ; mais avant de crier : Quelle belle intelligence chez l'inventeur 1 quels beaux résultats ! il y a bien à réfléchir et bien à attendre. Celui qui a inventé les filets dont lei pêcheur se sert sur le rivage, a fait à l'humanité un présent aussi ingénieux, aussi utile peut-être, et certainement beaucoup moins dangereux. Le filet à pêcher est une conquête de l'homme ; la machine à vapeur, comme presque
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toutes les machines, a bien l'air d'être un conquérant, et le plus redoutable de tous. On a observé que quand les machines s'établissent quelque part, elles ont pour premier résultat de machiniser une partie de la population. Les ouvriers, en effet, deviennent les serviteurs de la machine, et c'est un rude maître à tous les points de vue. Peu de spectacles sont aussi navrants, non-seulement pour le chrétien, mais pour le simple moraliste, que celui qui est généralement offert par la population des districts manufacturiers. Il y a là des enchevêtrements de misère vraiment diaboliques et qui déconcertent jusqu'à la charité chrétienne, peu accoutumée pourtant à se laisser vaincre ; il y a là aussi des difficultés sociales imminentes, sur lesquelles les hommes d'Etat sont réduits à fermer les yeux.
Or, voici maintenant que la machine à vapeur, déjà si grosse d'événements politiques par son action dans l'industrie, devient une machine de guerre ! Voici qu'en sus de son habituelle consommation d'hommes, par les exigences du service, par la misère qu'engendre la chute des industries manuelles, parla démoralisation qui suit la misère, etc., etc.; voici qu'elle apporte des facilités de destruction dont la campagne de Crimée peut nous donner un premier aperçu. Élevons-nous au-dessus de nos sentiments comme Français, au-dessus du but excellent qui vient d'être atteint ; considérons ce que le sort de Sébastopol promet au monde, si Dieu permet que la force tombe aux mains d'une puissance moins généreuse et moins chrétienne que la France. Les Russes, par exemple, mettaient sans doute une partie de leur espérance dans la machine à vapeur ; qu'en pensent-ils à l'heure, qu'il est ? Qu'en pensent les papelards du progrès, qui nous disent encore : « Par la vapeur et le commerce toutes les nations ne font plus qu'un
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peuple ; désormais les guerres ne sont plus possibles ? » Pour nous, qui croyons que Dieu travaille toujours à la délivrance, à l'agrandissement et à la gloire de son Eglise, nous croyons que ce siècle verra accomplir de grandes justices et de grandes miséricordes, et que c'est pour cela, qu'à l'heure marquée dans les éternels décrets, il a été permis aux hommes d'inventer cette machine formidable, qui est comme un pont sur lequel tant de soldats, tant de canons, tant de projectiles peuvent avec tant de rapidité traverser les mers. Déjà la machine à vapeur a ôté l'islamisme de l'Algérie; il est probable qu'elle ôtera d'ailleurs autre chose, que plus d'une puissance sera déplacée ou ruinée. Mais s'il ne plaisait pas à Dieu que l'Église profitât de toutes ces révolutions, ou si elle n'en devait profiter que dans un temps très-éloigné, quel serait le beau résultat de la machine à vapeur et des applications variées qu'en peut faire le génie humain ? Encore une fois, regardez Sébastopol. Il y a peu d'exemples d'une ville ainsi traitée par aucun fléau du Ciel, et les effets du tremblement de terre à Lisbonne, il y a cent ans, n'ont pas été comparables à ceux de cette artillerie apportée de huit cents lieues comme par une tempête. La science se vante d'avoir, avec le temps, raison de tous les fléaux naturels, peste, famine, etc. Dieu pourrait la laisser faire et lui permettre d'anéantir ces antiques instruments de sa vengeance : elle en a créé elle-même de plus terribles, et qui suffiront à la folie humaine pour détruire le monde lorsqu'elle en aura congé.
La complaisance de M. Bonnet pour les machines m'a jeté un peu loin du sujet : revenons-y, et il ne faut que deux mots pour conclure.
L'étude exclusive des sciences, qui n'apprend à con-
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naître ni Dieu ni l'homme, ni le Vrai ni le Bien, est plus impuissante encore à faire connaître le Beau ; elle en donne une notion basse et fausse, en le ramenant, comme tout le reste, à la plus triviale utilité. A cet égard encore elle manque complétement le but que doit se proposer l'éducation.
M. Bonnet me pardonnera d'avoir cherché à rectifier ou plutôt à compléter sa pensée. Je ne pouvais mieux lui exprimer la forte impression que m'a laissée son travail. Je désire qu'il en lasse un second, dont l'importance et l'utilité ne seraienf pas moindres. TI devrait rechercher pourquoi et comment les Lettres, qu'il préconise à si bon droite ont pu déchoir parmi nous à ce point qu'on les ait abaissées au niveau des sciences matérielles, et même, en réalité, mises au-dessous. Il y a des raisons à ce fait singulier et alarmant. Si M. Bonnet voulait s'en enquérir, son excellent esprit les trouverait sans doute ; et alors, selon toute apparence, il deviendrait moins partisan de toute la littérature dite classique. Il reconnaîtrait que les Lettres, enseignées comme elles l'ont été, devaient finir par être traitées comme elles le sont ; c'est-à-dire comme toutes les puissances devenues indignes, comme toutes les supériorités qui s'abaissent elles-mêmes, comme toutes les autorités qui manquent à leur mission. En un mot, si les Lettres n'ont aujourd'hui que -des fils indifférents ou rebelles, c'est pour les avoir mal élevés.
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LE GRAND BUFFON.
— 14 OCTOBRE 1855 —
M. de Buffon et M. de La Bédollière. — Le voyage à Montbard.—
Le « grand Buffon » peint par lui-même.
Dès que la moindre vérité nous échappe sur une célébrité politique ou littéraire, les réclamations du Siècle nous avertissent que nous avons blessé un de ses dieux. Il en a beaucoup, pour être de vrais dieux ! Le grand Buffon se trouve du nombre. Nous l'avons appelé « l'un des plus répugnants hypocrites que contienne le panthéon des libres-penseurs. « M. de La Bédollière se récrie, mais sans dire ce qu'il voit à reprendre dans ce jugement si modéré. Qu'y a-t-il de commun entre M. de Buffon M. de La Bédollière, et par quel hasard, touchant celui-là, avons-nous blessé celui-ci? Sauf la qualité de gentilhomme et celle d'écrivain, ce sont deux personnages très-diffé- rents. Autant que nous pouvons connaître M. de La Bédollière, la différence est à son honneur.
Buffon était un grand seigneur, plein de morgue, qui vivait fastueusement dans cinquante mille écus de rente. On devait avoir soin de l'appeler Monsieur le Comte, et de lui réciter quelques morceaux de ses ouvrages, pour lui donner occasion d'en réciter d'autres ; car il savait par cœur tout ce qu'il avait écrit et ne trouvait rien d'aussi
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beau. Il se faisait friser deux fois par jour, magnifique et pompeux même en robe de chambre. L'histoire littéraire n'offre point de plus ridicule exemple de vanité. L'adoration de son siècle ne pouvait l'assouvir. Quand Rousseau vint à Montbard, il voulut voir ce fameux cabinet de travail qu'un prince avait appelé le Berceau de l'histoire naturelle. Là, avec sa grotesque emphase, il se mit à genoux et baisa le seuil. M. de Buffon n'en fut nullement choqué. Il méprisait d'ailleurs le caractère de Rousseau, même un peu son style, où il trouvait tous les défauts de la mauvaise éducation, ce qui est une bonne note à nos yeux, et ce qui doit révolter M. de La Bédol- lière. Il ne connaissait en tout que cinq grands génies dans le monde, qu'il plaçait ainsi : « Newton, Bacon, Leibnitz, Montesquieu et MOI. » Il signalait des lacunes dans les autres, il n'en connaissait point en lui. Son égoïsme égalait sa vanité. « M. de Buffon, disait un de ses admirateurs, a vu constamment trois choses avant tout le reste : sa gloire, sa fortune et ses aises. »
Ce ne sont là que des traits supportables, quoique cependant M. de La Bédollière n'y puisse pas applaudir. Il y en a deux autres qui révoltent par leur cynisme et par leur constance : c'est l'immoralité et l'hypocrisie.
Durant un demi-siècle, Buffon, dans le pays qu'il habitait, fut de sa personne un corrupteur public, et donna l'infàme exemple de joindre un semblant de religion à la pratique froide et effrontée du vice. Une réclamation en faveur de Buffon ne nous aurait pas étonné de la part de M. Havin, qui est peu instruit et qui ne connaît probablement de Buffon que sa renommée ; se gardant bien, comme au surplus tout le monde, de lire ses fameux ouvrages, régal des
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collégiens. Mais M. de La Bédollière, qui a remué tant d'ana, doit savoir parfaitement quel fut l'homme.
Il existe contre Buffon, en dehors de ses livres, un témoignage irrécusable, car c'est celui d'un panégyriste. En 1785, un jeune parlementaire, apprenti philosophe fort riche et fort vain, qui s'élevait lui-même avec assiduité pour la gloire ; un garçon de cette petite espèce qu'on a depuis appelée le gamin sérieux, Hérault de Séchelles, fit le pèlerinage à Montbard, afin de vénérer « l'interprète de la nature. » Comme il ne manquait pas d'esprit et savait flatter, on le reçut bien, on le garda quelque temps, on le flatta beaucoup lui-même; et le Vadius adolescent revint enchanté du Trissotin octogénaire qu'il avait vu tout à loisir. Mais avec la naïveté impudente de ce temps-là, extrêmement aiguillonnée par la vanité de s'être senti au fond plus d'esprit que son grand homme et de l'avoir un peu moqué, il écrivit dans le plus grand détail tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait appris, tout ce qu'il avait entendu. Cette relation, publiée par un admirateur d'Hérault de Séchelles et de Buffon, est intitulée : Voyage à Montbard (1). «Malgré les légers défauts qui « semblent obscurcir un moment ses éminentes qualités, « dit l'éditeur, on s'apercevra sans peine que Buffon « perd beaucoup moins à cet examen que plusieurs de « ses contemporains les plus distingués. »
Ces légers défauts sont tels pourtant qu'ils nous empêchent de réimprimer le Voyage à Montbard, quoique très- instructif et amusant.
Buffon, âgé de soixante-dix-huit ans, conservait ce feu de vanité littéraire (pie l'on est tenté de prendre pour une
(1) Paris, chez Solvet, an IX.
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charge lorsque les poëtes comiques en font la peinture. « Je « lui disais, raconte Hérault, qu'en venant le voir, j'avais « beaucoup lu ses ouvrages.—Que lisiez-vous, me dit-il ? « Je répondis : Les Vues sur la nature. — Il y a là, répli« qua-t-il à l'instant, des morceaux de la plus haute élo- « quence ! Il en vint, un moment après, à la mort du « pauvre M. Thomas, pour me' faire lire une lettre que « son fils avait reçue de madame Necker ; lettre étrange, « où madame Necker paraît déjà consolée de la perte de « son ami intime, malgré l'emphase et l'enthousiasme « qu'elle met à la déçrire, en s'appuyant sur M. de Buf- « fon, qu'elle célèbre avec plus d'emphase encore. Il y a « une phrase qu'il me fit remarquer avec complaisance. « Madame Necker, mettant en parallèle ses deux amis, c( dit en parlant de M. Thomas : L'homme de ce siècle ; « et en parlant de M. de Buffon : L'homme de tous les « siècles. »
Buffon détestait les vers et critiquait ceux de Racine.
Celui-ci, par exemple :
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur,
lui semblait mauvais, parce qu'on ne peut, disait-il, comparer le jour aveè un fond. Il détestait aussi les papiers, et recommandait de n'en jamais garder. Cependant il gardait lui-même certains papiers et se les faisait relire ; c'étaient les vers qui le célébraient : «. Un matin, sous le « prétextejde sa santé, qui ne lui permettait pas de se fati- « guer à parcourir des papiers, il me pria de lui faire la cc lecture d'une multitude de vers qu'on lui avait adres- « ses ; il les conservait presque tous, quoique tous fussent « médiocres. Quand on l'appelait génie créateur, esprit tt sublime, eh 1 eh ! disait-il avec complaisance, il y a
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« de l'idée, il y a quelque chose là. Le soir, nous lisions « les vers de M. Thomas sur l'immortalité de l'âme ; il me « dit avec une naïveté charmante : Tout ça ne vaut pas « les vers de ce matin. »
Son fils venait de lui élever un monument dans ses propres jardins. Auprès de la tour de Montbard, où Buffon travaillait, il avait fait placer une colonne avec cette inscription :
Excelsce Turri, Humilis Columna.
Parenti suo, Filius Buffon.
Le vieux paon fut attendri jusqu'aux larmes. Il disait à son fils, du ton de Monsieur Prudhomme : Mon fils, cela te fera honneur.
C'est ce même fils de Buffon qui fut guillotiné quelques jours avant le 9 thermidor. Il mourut avec courage, disant au peuple : « Citoyens, je me nomme Buffon ! » Le pauvre homme pensait bien, par cette parole, accuser l'ingratitude du peuple et peut-être la justice de Dieu. Si dans la foule il s'était trouvé un habitant de Montbard, un père, un époux, un frère, celui-là aurait pu répondre : Oui, tu te nommes Buffon, et c'est pour cela que tu meurs 1 Nous ne pouvons emprunter à Hérault de Séchelles aucun des détails qu'il donne sur la vie et les plaisirs privés de son héros. Buffon était de ces hommes qui, par l'abus de leur position et de leurs richesses, par leur oubli des lois de Dieu et leur mépris de l'espèce humaine, justifièrent d'avance, non pas leurs bourreaux, qui étaient pires qu'eux, mais la justice terrible qui, contre d'ignobles crimes, suscitait ces ignobles vengeurs.
Les mœurs de Buffon se reflétaient dans sa conversation privée. Lorsqu'il n'écrivait pas et lorsqu'il ne parlait pas de lui-même, ce bel auteur avait l'esprit lourd
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et grossier. « Il aime à dîner longtemps ; c'est à dîner ce qu'il met son esprit et son génie de côté ; là il s'aban- <( donne à toutes les gaietés, à toutes les folies qui lui « passent par la tête. Son grand plaisir est de dire des « polissonneries, d'autant plus plaisantes qu'il reste tou- « jours dans le calme de son caractère, que son rire, sa « vieillesse forment un contraste piquant avec le sérieux I( et la gravité qui lui sont naturels ; et ces plaisanteries « sont souvent si fortes que les femmes sont obligées de « déserter. »
Ce même homme ne paraissait en public que grave et brodé ; il grondait son fils, qui portait un habit simple. Hérault, pour se faire bien venir, s'était muni d'un habit galonné avec une veste chargée d'or, quoique ce ne fût plus la mode. Sa précaution réussit à merveille. Buffon le donna en exemple à son fils. L'hypocrisie commençait là, et le grand auteur la poussait loin. Il avait dans sa maison une pourvoyeuse dont il portait un peu le joug, et un religieux qui, si l'on peut s'en rapporter à Hérault, était son laquais pour les affaires de conscience. « Ce prêtre « le mettait en état de faire ses Pàques. » Voltaire aussi communiait, et par le même motif, pour retenir le peuple dans l'ignorance ! Comment M. de La Bédollière par- donne-t-il cela ? Mais laissons parler le témoin :
« Le laquais confesseur de M. de Buffon m'a conté qu'il y a trente ans l'auteur des Époques de la nature, sachant qu'il prêcherait un carême à Montbard, le fit venir au temps de Pâques, et se fit confesser par lui dans son laboratoire ; dans ce même lieu où il développait le matérialisme ; dans ce même lieu où
^ Jean-Jacques devait venir quelque temps après baiser le seuil de la porte. Ignace me contait que M. de Buffon, en se soumettant à cette cérémonie, avait reculé d'un moment ; « effet de la faiblesse humaine, » ajoutait-il, et qu'il avait voulu faire confesser
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son valet de chambre avant lui. Tout ce que je viens de dire vous étonne peut-être. Oui ! Buffon, lorsqu'il est. à MontLard, communie à Pâques, tous les ans, dans la chapelle seigneuriale. Tous les dimanches il va à la grand'messe, pendant laquelle il sort parfois pour se promener dans les jardins qui sont auprès, et revient se montrer aux endroits intéressants. Tous les dimanches il donne la valeur d'un louis aux différentes quêteuses.
« Je tiens de M. de Buffon qu'il a pour principe de respecter la religion, qu'il en faut une au peuple ; que dans les petites villes on est observé de tout le monde, et qu'il ne faut choquer personne. « Je suis persuadé, me disait-il, que dans vos discours « vous avez soin de ne rien avancer qui puisse être remarqué à « cet égard. J'ai toujours eu la même attention dans mes livres; « je ne les ai fait paraître que les uns après les autres, afin que « les hommes ordinaires ne pussent pas saisir la chaîne de mes idées, « J'ai toujours nommé le Créateur ; mais il n'y a qu'à ôter ce « mot, et mettre naturellement à la place la puissance de la nature « qui résulte des deux grandes lois, l'attraction et l'impulsion. « Quand la Sorbonne m'a fait des chicanes, je n'ai fait aucune « difficulté de lui donner toutes les satisfactions qu'elle a pu « désirer : ce n'est qu'un persiflage, mais les hommes sont assez « sots poui> s'en contenter. Par la même raison, quand je tomberai « dangereusement malade et que je sentirai ma fin s'approcher, je « ne balancerai point à envoyer chercher les sacrements (I). On le « doit au culte public. Ceux qui agissent autrement sont des fous. « Il ne faut jamais heurter de front comme faisaient Voltaire, « Diderot, Helvétius. Ce dernier était mon ami : il a passé plus « de quatre ans à Montbard en différentes fois ; je lui recomman- « dais cette modération, et s'il m'avait cru il eût été plus IC heureux. »
« On peut juger si cette méthode a réussi à M. de Buffon. Il est clair que ses ouvrages démontrent le matérialisme, et cependant c'est à l'Imprimerie royale qu'ils se publient.
« Je lisais un soir, à M. de Buffon, des vers de M. Thomas sur l'immortalité de l'âme ; il riait : « Pardieu, la religion nous « ferait un beau présent, si tout ça était vrai ! »
(1) Il le fit, et il ajouta même cette circonstance très-remarquable et très-remarquée, de se confesser de toute sa vie, à haute voix, sans s'inquiéter de ceux qui étaient là. Cessa-t-il d'être hypocrite en face de la mort, ou s'était-il vanté devant Hérault de plus d'incrédulité qu'il n'en avait réellement? Nous laissons au Siècle de décider ce point. -.-X
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« Le premier dimanche que je me trouvai à Montbard, l'auteur de Y Histoire naturelle demanda son fils la veille au soir : il eut avec lui une longue conférence, et je sus que c'était pour obtenir de moi que j'allasse le lendemain à la messe. Lorsque son
'..fils m'en parla, je lui répondis que je m'emmesserais très-volontiers, et que ce n'était pas la peine de tant comploter pour me déterminer à une action de la vie civile. Cette réponse charma
M. de Buffon. Lorsque je revins de la grand'messe, où ses douleurs de pierre l'avaient empêché d'aller, il me fit un million de remerciments de ce que j'avais pu supporter trois quarts d'heure d'ennui ; il me répéta que dans une petite ville comme
Montbard,, la messe était d'obligation. »
Tel était le grand Buffon ; le voilà, on peut le dire, peint par lui-même. Une vanité rare, un égoïsme triomphant, des mœurs ignobles à travers beaucoup de pompe, un esprit grossier, une hypocrisie raisonnée, raffinée et .persévérante ; -en un mot, « l'un des plus répugnants hypocrites que contienne le Panthéon des libres penseurs. » M. de La Bédollière, homme simple et sans morgue, bon démocrate, et qui cache fort peu ses sentiments sur la religion, est certainement de-notre avis.
Que nous reproche-t-il donc ? Il dira que Buffon était grand savant et grand écrivain ; mais d'abord cela ne le regarde pas, et ensuite nous n'avons pas parlé de cela. Au fond, la science et le style de Buffon ont beaucoup vieilli. Sa science a certainement été très-utile à la secte des géomètres. Maintenant les chrétiens et les incrédules le récusent également. Pour les uns, il est resté matérialiste ; pour les autres, il ne l'est plus assez, et les habiles de la société de biologie considéreraient son Histoire naturelle de l'homme, si on la lisait encore, comme l'œuvre d'une ganache entachée de christianisme.
Son style si vanté paraît bien tendu, bien raide, et souvent bien faux. On y trouve fréquemment des endroits où
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la couleur est devenue ridicule. Il y a des choses que M. de La Bédollière ne voudrait pas écrire. Nous ouvrons l' Histoire naturelle et nous citons une phrase au hasard : « La chevrette produit deux faons, l'un mâle et l'autre « femelle. Ces jeunes animaux, élevés, nourris ensemble, « prennent une si forte affection l'un pour l'autre, qu'ils « ne se quittent jamais, à ?noins que l'un des deux n'ait « éprouvé l'injustice du sort, qui ne devrait jamais sé« parer ce qui s'aime. » Ces traits charmaient les dames qui pensaient, et mettaient fort en honneur « le doux pinceau de M. de Buffon. » C'est par là qu'il a tant réussi dans un siècle faux en littérature comme en tout le reste. Les fadeurs d'une part, de l'autre la complaisante obscénité de certaines peintures, et le matérialisme au fond de tout, ont fait la gloire de Buffon. Il y a travaillé cinquante ans avec une persévérance digne d'un but meilleur, et il est arrivé au dessein qui soutenait cet immense effort : il s'est dressé une belle statue ; seulement la statue est de plàtre.
Mais que Buffon soit ou ne soit pas un grand écrivain, peu nous importe ; nous ne désirons en ce point déranger l'admiration de personne. Nous avons voulu simplement établir que les libres penseurs sont fréquemment condamnés à admirer et à glorifier des hommes qu'ils ne peuvent estimer et dont les chrétiens ont le droit de parler avec mépris. En ce qui regarde le grand Buffon, la démonstration est faite.
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UNE APOLOGIE DE LA BELLE ANTIQUITÉ.
— 26 KOYEMBRE 1855 —
L'antiquité païenne et l'antiquité chrétienne. — Le Colisée et le Forum. — L'œuvre de la rhétorique.
Chaque année, à la distribution des prix, les orateurs de collége célèbrent l'enseignement classique dans des morceaux de littérature infailliblement remplis d'arguments à rebours en faveur des plus énergiques réformes. Si les auteurs chrétiens triomphent un jour, il en faudra remercier ces zélés du paganisme, si simples ou si hardis et si souvent pris sur le fait.
Voici pour exemple un discours prononcé à la distribution des prix du lycée de Périgueux par M. R., professeur de rhétorique, le 21 août. Si nous en croyons le journal du pays, ce discours a « constamment fait goûter un vif plaisir intellectuel à la société périgourdine. » La pièce n'est pas rugueuse et cacophonique comme d'autres que nous avons citées ; elle est d'un style équilibré, fluent et à peu près grammatical, avec tous les assaisonnements requis pour un bon plat de rhétorique. Quant à la partie intellectuelle, c'est ce qu'il faut entendre :
« Le grec et le latin, on peut le dire, sont vraiment nos langues maternelles. Elles renferment le fonds de toutes 7 es connaissances, de toutes les idées qui doivent vous être enseignées, jeunes élèves, et sans vous en douter peut-être, vous n'êtes, par
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beaucoup d'endroits, que des Grecs et des Romains. Les écoles de droit retentissent du nom de Justinien, aussi souvent que nos lycées répètent celui de Cicéron; nos administrations sont calquées sur les administrations romaines. Constantin, Théodose, s'ils revenaient, croiraient retrouver la Gaule des Césars ; ils reconnaîtraient les percepteurs d'impôts, le cadastre, le calendrier, et respecteraient, dans nos cathédrales, les prières qu'ils avaient apprises dans les églises de Lyon ou de Milan.
« Les littératures modernes sont toutes filles de l'antiquité. Après la chute de l'empire fondé par Auguste, la langue latine survécut à la ruine du monde détruit, pour présider aux destinées de l'hum#nité : pendant le moyen âge, elle fut la langue de tous ceux qui pensèrent, et c'est à la nation la plus fidèle au culte de l'antiquité qu'il fut donné de retrouver la première les. lumières de la civilisation.
« La nuit, du moyen âge, cette nuit si longue dans le reste de l'Europe, ne fut pour l'Italie qu'une de ces nuits du pôle, où le crépuscule du jour qui finit se confond avec l'aurore du jour qui va naître. Aussi, la reconnaissance de l'Italie est sans bornes. C'est sous la conduite de Virgile que Dante descend aux enfers, et le poète de Mantoue dort encore aujourd'hui au pied du Vésuve, à l'ombre dulaurier planté par Pétrarque, P-étrarque aspirant à l'immortalité pour son poëme de l'Afrique, parce qu'il était écrit en latin, et méprisant presque ses sonnets à.. Laure, qui avaient le tort irréparable d'être composés dans une langue barbare, en italien.
« A peine l'antiquité a-t-elle été retrouvée que, par sa beauté, elle attire tout à elle. Cette époque met l'enthousiasme dans l'érudition. Les royaumes se disputent les savants. Les princes font la guerre pour un manuscrit ; un cardinal abandonne saint Paul pour Cicéron. Michel-Ange place les sibylles dans la chapelle Sixtine; Raphaël, en face de la dispute du Saint-Sacrement, représente sur les murs du Vatican l'école d'Athènes et, sous le costume des philosophes de la Grèce, cache les personnages les plus illustres de l'Italie. Pour les rendre immortels, il en a fait des anciens. Enfin, comme si l'humanité, arrachée aux ténèbres de la mort, était rendue à la vie par l'antiquité, cette époque Éest- appelée la Renaissance. Dès lors, en effet, renaissaient aux arts, aux lettres, aux sciences, les nations qui, pendant le moyen âge, avaient langui dans l'ombre sans âme et sans voix
« Dans notre siècle même, n'est-ce pas à Rome, à la Grèce,
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que les plus fiers génies ont été demander leurs plus beaux vers, leurs plus magnifiques ouvrages ? Chateaubriand, Byron, Lariwr- tine, sont allés méditer sur les ruines de Rome et de Sparte, du Colisée et du Parthénon.
« Admirable instinct du génie ! Qui pourrait, en effet, visiter sans émotion cette terre que la nature a parée de tous les charmes de la beauté, que l'histoire a consacrée par tant de souvenirs? Souvent la temps'et la barbarie ont détruit les monuments 6t les ruines elles-mêmes.
« Les bords du Tibre sont déserts ; la plaine qui entoure Rome n'est qu'ùne vaste solitude d'où la vie semble s'être retirée. Mais il est des majestés que relèvent les plus grands outrages. Lorsqu'au milieu de la nuit, la Rome moderne disparaît dans l'ombre, et qu'à l'œil, étonné de reconnaître à peine leurs formes, s'offrent le Colisée, le temple de Faustine, l'arc de Titus, celui de Septime Sévère, le passé se relève, l'âme d'un grand peuple remplit le Forum désert ;,l'imagination évoque les anciens héros, et, tourné vers le Capitole, on attend que du milieu de ces ruines sorte Cicéron prêt à foudroyer Catilina, ou César, suivi de ces légions qui allaient conquérir l'univers. On croît alors sentir s'animer cette poussière humaine que l'on foulait d'un pied indifférent, et l'on reconnaît la grandeur de cette ville qui, après avoir discipliné le monde, a disparu en vous laissant ses lois-avec le souvenir de sa majesté.
« La Grèce, plus heureuse, apparaît toujours comme la patrie de la poésie ; elle aussi a souffert les injures des siècles et des hommes :
Mais, à travers ce deuil, le Sgard enchanté
Reconnaît en jpleurant son antique beauté.
« Parée, comme au temps d'Homère, de tous les charmes de la nature, elle semble avoir conservé ses légendes et ses dieux. Le Parnasse élève encore sa double cime couronnée de neige, . et les filles d'Apollon, les muses au sceptre d'or, pourraient rafraîchir l'éclatante blancheur de leurs pieds nus dans les ondes de Castalie. Mais Athènes surtout attire et captive l'imagination par le spectacle dé ses merveilles. Que le spectateur s'arrête un moment sur les débris du Parthénon ! Entouré des sculptures de Phidias, il voit à ses pieds la tribune où parlait Démosthènes, les flots de Salamine, qui roulèrent les débris de la tlotte de Xerxès ; le théâtre de Bacchus, où Esch-yle chantait les
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vainqueurs. Pendant que l'Hymette, toujours riche en abeilles, se colore d'une teinte violette aux derniers feux du jour, les flots d'une lumière de pourpre et d'or inondent les campagnes de l'Attique, et, à l'extrémité du paysage, le Pentélique étend les lignes harmonieuses de son sommet, pareil au fronton d'un temple gigantesque. Terre privilégiée! où l'air a une pureté, le soleil un éclat inconnu aux autres cieux, où l'ombre même a sa lumière ! Terre qu'il m'a été donné de voir, et que je n'oublierai jamais, tu as perdu tes grands hommes, mais tes poëtes te protégeront toujours! Ils t'ont donné une gloire immortelle, ils t'ont assuré le respect du monde, et, après deux mille ans, ces souvenirs ont été puissants pour arracher à l'esclavage les derniers descendants des Hellènes.
Après le madrigal obligé sur la campagne de Crimée et sur Sébastopol, « cette ville qui porte le nom du pre-
« mier empereur romain, » trait d'une érudition encore mal acclimatée, l'orateur conclut abruptement en ces termes :
« Reconnaissez-vous, à présent, jeunes élèves, l'importance de l'antiquité, la nécessité d'étudier son histoire et son langage ? Attachez-vous donc à connaître ce qu'elle a produit. Aimez-la, non pour elle, mais pour les services qu'elle a rendus au monde, pour ceux qu'elle est appelée à lui rendre encore. »
Voilà de « jeunes élèves » bien munis ! Ce serait temps perdu de relever les simplicités qui abondent en ce discours. Les professeurs de rhétorique ne sont sans doute pas tenus de savoir l'histoire, et surtout l'histoire de
France. Que pourrait dire d'ailleurs un monsieur si éper- dument amoureux de Rome et de la Grèce « qu'il lui a été donné de voir, » s'il n'avait licence de parler de la « profonde nuit du moyen âge, » et de ces temps qui vont de
Charlemagne à Luther, où, comme chacun sait au collège, l'humanité « a langui sans âme et sans voix ? » Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de relire ce couplet
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brillant sur Rome, vue comme aiment à la voir les flami- nes de la déesse Rketorica : «lorsqu'au milieu de la nuit, « la Rome moderne disparaît dans l'ombre, et qu'à l'œil « étonné de reconnaître à peine leurs formes, s'offrent le « Colisée, le temple de Faustine, l'arc de Titus, celui de « Septime Sévère, etc., l'imagination évoque les anciens « héros, et, tourné vers le Capitole, on attend que du mite lieu de ces ruines sorte Cicéron ou César...» Tel est bien l'usage qu'ils font de leurs études classiques ! Devant leurs élèves, ils insultent le passé de la patrie et ils dé":daignent l'Église et le Christianisme. Rome moderne, c*est-à-dire, Rome chrétienne, disparaît pour eux comme une sorte d'injure faite à la majesté de Rome païenne. En présence du Colisée, où mouraient les martyrs, ils ne se souviennent que de Cicéron et de César, et ils s'étonnent douloureusement que le temple de Faustine soit en décombres à deux pas de Saint-Pierre et de Saint-Jean de La": tran, qu'il « ne leur est pas donné devoir. »
Nous espérons qu'à la fin cette ignorance ou cette impudence fera pitié ou fera horreur, et que les hommes de bon sens voudront pourvoir à la misère d'un enseignement qui trahit du même coup les besoins de la société et les intérêts spirituels de la jeunesse. Il n'est pas possible que l'on consente longtemps encore à tremper ainsi les intelligences dans les eaux funestes où elles boivent le mépris de tout ce qui fait la gloire et la force de la société chrétienne. Nous continuerons pour notre part de solliciter cette réforme avec un redoublement d'instances. On nous pardonnera sans doute de ne pas souffrir que le Vatican soit si indignement abaissé par tous ces rhétoriciens, devant leur stupide Capitole.
En attendant, comme il ne faut négliger d'instruire
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personne, nous adressons à M. R. une page faite pour lui.
S'il y met quelque bonne volonté, elle étendra ses connaissances un peu courtes sur cette antiquité qui, suivant lui, a contenu les vraies lumières de la civilisation, et dont la langue doit présider encore aux destinées de l'humanité. Pour intéresser davantage M. R. au tableau que nous allons reproduire, nous lui ferons remarquer que le peintre, M. Foisset, est aussi un partisan et un vengeur des lettres païennes, mais beaucoup plus redoutable que lui, et par les vues et par le style. Laissons donc parler
M. Foisset ; voyons quels étaient ces sages et ces héros qui savouraient les impérissables beautés d'Homère, de
Cicéron, d'Horace, de Virgile :
« Qu'était-ce donc que le Paganisme ? La question est plus actuelle qu'il ne semble; car, au fond, la situation n'est pas changée ; le duel est toujours entre le Christianisme et le Paganisme. Cette année même, dans le Journal des Débats, un homme d'esprit, M. Rigault, doutait que l'Évangile eût fait avancer la morale dans le monde. Cn écrivain qui a fait du bruit en Allemagne et en France, Henri Heine, est ouvertement païen. Combien d'autres, parmi les lettrés et les philosophes, ne le sont pas moins que lui, sans qu'ils s'en vantent ! Parcourez les livres qu'on lit le plus, les romans: si l'on excepte l'Angleterre, vous les trouverez saturés de paganisme. On a beaucoup accusé les catholiques d'être rétrogrades. Cette accusation, disons-le, sied assez mal sur les lèvres de ceux qui voudraient nous faire reculer par delà le Moyen Age, jusqu'à l'Antiquité de Porphvre et de Julien.
« Qu'était-ce, encore une fois, que le Paganisme? Tout l'effort de la religion devrait être d'arracher l'esprit humain aux distractions des sens, de lui donner l'essor, de lever devant lui les voiles qui lui dérobent le monde intelligible ; le Paganisme, au contraire le détourne de la région des idées, en lui promettant de lui faire trouver Dieu dans la région des sens. C'est là le principe malfaisant que le Christianisme a vaincu, mais qu'il n'a pas détruit , et qui est, jusqu'à nos jours, le secret de bien des attaques et de bien des haines.
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« De là, dans l'Antiquité, ces fables qui mettaient dans le ciel les passions de la terre ; de là l'idolâtrie dont on ne connaît pas assez tous les délires. Ce n'est pas, comme on l'a dit souvent, l'assertion calomnieuse des apologistes chrétiens, c'est l'aveu des sages du polythéisme, que les idoles furent considérées comme des corps où les puissances supérieures descendaient quand elles y étaient invitées selon le rite requis. On croyait les y retenir par la fumée des victimes ; elles se nourrissaient de la graisse dont on arrosait les statues. Quelquefois le prêtre désaltérait leur soif en leur jetant à pleine coupe le sang d'un gladiateur. Des hommes raisonnables passaient leur journée au Capitole, rendant à Jupiter les services que les clients devaient à leurs patrons: l'un le parfumant, un autre lui annonçant les visiteurs, un troisième lui déclamant des comédies. Le Paganisme ne fit que pousser ses conséquences jusqu'au bout quand il divinisa ses Césars ; mais en même temps la raison arrivait à son dernier abaissement : je le dis avec Ozanam, l'Égyptien agenouillé devant les bêtes du Nil outragea moins l'humanité que le siècle des Antonins, avec ses philosophes et ses jurisconsultes rendant les honneurs divins à l'empereur Commode.
« Et qu'on ne s'étonne pas que le Paganisme soit naturelle- ment servile. Le Paganisme, c'est avant tout la peur des dieux, la peur, dis-je, et non pas la crainte. Ce sentiment d'épouvante pénétrait tout le culte païen: de là tant de rites sinistres. Voilà pourquoi le sacrifice humain fut le dernier effort de la liturgie païenne. La civilisation n'y fit rien ; Pline l'Ancien, contemporain de ces cruautés, n'est frappé que de la majesté du cérémonial et de l'énergie des formules. Constantin régnait déjà, et le Christianisme avec lui ; les prêtres païens continuaient cependant d'offrir chaque année une patère de »ng humain à Jupiter Latial.
« Ce culte de la terreur n'exclut pas la religion de la volupté. Il faut ici dévoiler les derniers excès de l'erreur, ne fût-ce que pour désabuser un grand nombre d'esprits qui, gênés par la sévérité de l'Évangile, se tournent avec regret vers l'antiquité, demandant en quoi la civilisation romaine était inférieure à notre civilisation chrétienne. Ce culte brillant, qui avait eu à ses ordres Phidias et Praxitèle, choisit un signe obscène pour résumer tous ses mystères. Voilà ce qu'on promenait dans les villes et les campagnes du Latium aux fêtes de Bacchus, avec des cérémonies où les plus illustres matrones avaient leur rôle, un rôle qu'on n'ose indiquer.
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« Je sais qu'on a couvert du nom de symbolisme ces infamies ; mais, où les prêtres mettaient des symboles, les peuples trouvaient des excitations et des exemples. On honora les dieux en les imitant : leurs adultères servirent à rassurer les consciences timides. Bien plus, la prostitution devint un culte ; elle ouvrit non-seulement à Babylone, mais en Chypre, àSamos, à Corinthe, au mont Eryx, des temples desservis par des milliers de courtisanes. Ainsi la luxure avait ses immolations humaines. Le théâtre appartenait à Vénus : trois mille danseuses, comme autant de prêtresses, y désennuyaient le peuple-roi ; aux fêtes de Flore, il exigeait qu'elles dépouillassent leurs vêtements, et dé tous les sénateurs assis aux premières places, Caton seul se retirait pour ne pas voir ce spectacle. Et l'ami de Julien, le rhéteur Libanius, écrit une apologie des danseurs et des mimes ; il trouvait à bon droit leur justification dans l'exemple des Dieux. - Lorsque enfin la frénésie des combats du cirque se sera emparée de la société romaine tout entière, quand des chevaliers et des sénateurs descendront dans l'arène, des femmes les y suivront, et le peuple romain aura ce plaisir d'assister à des combats de matrones nues. C'étaient là les mœurs publiques.
« Eh bien ! la philosophie païenne se fait ie complice de ces énormités. Porphyre imagine mille explications pour donner un sens acceptable aux mythes de l'Égypte et de la Grèce. Jam- blique prend la défense de Vénus et de Priape ; il approuve le culte des images obscènes. L'empereur Julien autorise les mutilations des prêtres deCybèle. C'est ainsi que les néoplatoniciens restauraient le paganisme.
« En même temps, sous la robe du sénateur, sous les dehors polis de l'homme lettré, les instincts sanguinaires du polythéisme se conservaient comme sous les haillons de la multitude qui encombrait l'amphithéâtre. Au cinquième siècle, le parti du passé n'avait rien de plus grand que Symmaque, le préfet de Rome, qui joignait aux faisceaux consulaires les bandelettes du pontificat. En 402, Symmaque allait célébrer par des jeux la préture de son fils. Au milieu de ces soins, un chagrin inattendu le trouble ; il a besoin d'en écrire à Flavien, son ami : ce ne serait pas trop, dit-il, pour le consoler, de toute la philosophie de-Socrate. Il avait acheté des prisonniers saxons destinés aux combats de l'arène. Vingt-neuf de ces misérables ont eu l'impiété de s'étrangler de leurs mains, plutôt que de servir aux plaisirs du peuple romain. Voilà donc ce que la sagesse
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païenne avait su faire d'une âme naturellement droite et bienveillante, à cet âge avancé du monde, dans une société qui s'éclairait de tous les flambeaux de l'Antiquité. »
Tel était le paganisme, tels étaient les sages du Forum et du Capitole. Mais le Paganisme s'accommode si bien aux corruptions du cœur humain, et les amants de la rhétorique l'ont mis en tel honneur, qu'il faut, suivant la remarque de M. Foisset, en rappeler les incomparables et incroyables horreurs, toujours trop aisément oubliées. Aujourd'hui, nous voyons à une extrémité du Forum romain la croix de bois du Colisée, à l'autre la prison Ma- mertine, et sur sa voie Sacrée, jadis le chemin le plus impur du monde, nous retrouvons les vestiges des martyrs ; mais quand même le Forum romain ne serait plus que le Champ des Vaches, quel regard intelligent ne l'aimerait mieux contempler dans cette décadence qu'au temps de ses poëtes, de ses orateurs, de ses héros et de ses dieux? Les martyrs ont élevé vers Jésus-Christ leurs mains sanglantes; ils lui ont demandé, pour le salut des hommes, de faire crouler ces amphithéâtres, ces temples, cette tribune, ces édifices et ces pompes de l'enfer triomphant. Avant de s'éteindre, leurs regards illuminés par la foi en ont vu les débris ; leur voix expirante s'est associée sur laterxeàlW/e/ma qui a retenti dans le ciel. quand Rome est tombée. Oui, là était ce Capitole où le héros romain, après la pompe du triomphe, attendait l'actum est qui lui annonçait que les rois et les généraux ennemis, attachés tout à l'heure à son char, étaient étranglés. Là s'élevait le temple de Castor, devant lequel se tenait le principal marché aux esclaves ; César s'y fournissait de pâtée gladia- torjale pour s'assurer la faveur du peuple. C'est là que se dressait la tribune aux harangues, d'où Octave, qui devait
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être Auguste, fit montrer au peuple la tête de Cicéron et fut applaudi de ceux que Cicéron avait délivrés de Catilina. Zénith de la littérature romaine! Ici, sous les yeux du peuple, Galba fut assassiné, et le lendemain six cent vingt demandes de récompenses furent présentées à Othon. Néron, l'empereur artiste et lettré, avait là sa maison d'or, ou plutôt son temple, dans l'enceinte duquel, dieu de son vivant, il voyait adorer sa statue haute de cent vingt pieds et couronnée du nimbe divin. Voilà le Colisée : le bon Trajan, sans parler des autres, y donna une fois des jeux qui coûtèrent dix mille hommes. Un jour, il y envoya d'Orient, Ignace, surnommé Théophore, évêque des chrétiens, « afin de servir de pâture aux bêtes et de spectacle au peuple ; » et les chrétiens devinrent durant deux siècles la principale pâture de cette bête romaine, qui depuis tant de siècles déjà, pour son ambition ou pour ses plaisirs, déchirait les entrailles et buvait le sang du genre humain. Dans l'amphithéâtre, on égorgeait des nations ; les arcades extérieures étaient des lieux publics de débauche. Le peuple de Cicéron, de César et de Virgile, le grand peuple devant qui la rhétorique prosterne l'intelligence des enfants chrétiens, allait là passer les entr'actes de ces spectacles, estimés de lui fort au-dessus de sa liberté et de sa gloire, et pour lesquels il vendait ses suffrages. Les Romains appelaient le Forum le centre de la Ville, umbilicus urbis ; et, en effet, elle avait bien là son centre, cette ville que l'Esprit-Saint nomme la grande prostituée ; « elle était « vêtue de pourpre d'écarlate, parée d'or, de pierres pré- « cieuses et de perles, et elle avait à la main un vase d'or, « plein des abominations et de l'impureté de sa fornication. » C'est elle ! Voilà bien, en quelques mots, son caractère, sa puissance, son orgueil, ses crimes, ses cultes ignobles, sa
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belle littérature : poculum aureum plenum abominatione, et immunditia fornicationis ejus. Saint Jean vit aussi la suite, et n'en parla pas avec les pleurs que nos pédants ont coutume de répandre. Ce fut un cri d'allégresse dans le ciel, quand Dieu fit enfin justice de Rome : « J'entendis « comme la voix d'une troupe nombreuse qui disait dans « le ciel : Alléluia 1 Salut, gloire et puissance à notre Dieu ! « Il a condamné la grande prostituée qui a corrompu la « terre ; il a vengé le sang de ses serviteurs qu'elle a ré- « pandu de ses mains ! Et les anges dirent encore une fois : « Alléluia! et la fumée de son embrasement s'élève à « jamais. »
Ainsi, ces ruines qui provoquent aujourd'hui d'ingrats et stupides regrets, sont les témoins de Dieu. Elles attestent sa justice victorieuse et le bienfait par lequel, au prix du sang de son Fils, il a délivré le monde. Mais la rhétorique ne veut pas entendre ce langage. Elle va de nuit au Capi- tole, et elle demande à la grande prostituée de lui apparaître. Du moins, la rhétorique choisit bien son heure : il faut la nuit à ces beautés que la sereine lumière du soleil rend infâmes ; et pour que la nuit se prolonge, la rhétorique, autant qu'elle le peut, écarte le jour qui vient de la Croix.
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M. FRÉDÉRIC MORIN.
— 30 NOVEMBRE 1855 —
M. Morin et Kl'esprit humain ». — Calomnies contre Ozanam et l'Univers. — Histoire de nos relations avec Ozanam. —
Éloge d'Ozanam par le P. Lacordaire.
Nous devons présenter à nos lecteurs un adversaire de l'Univers, déjà ancien et fort déterminé, qui attend depuis longtemps une mention. C'est M. Frédéric Morin, ci-de- vant rédacteur de l'Ère nouvelle avec M. l'abbé Maret, de la Presse religieuse avec M. l'abbé Michon, du Correspondant avec M. Charles Lenormant, et que nous voyons tout à coup reparaître, sans- beaucoup de surprise, dans la Rèvue de l'Instruction publique, feuilleton universitaire édité par la librairie Hachette.
Sous ces diverses directions, et même au Correspondant, M. Morin-a toujours manifesté pour Y Univers des sentiments peu pacifiques et d'une expression peu contenue. L'hostilité si persévérante de M. Morin nous est expliquée aujourd'hui. Cet écrivain, accomplissant chez M. Hachette une transformation déjà facile à prévoir lorsqu'il faisait ses caravanes sur la petite nef de M. Michon, parle ouvertement de la nécessité de rompre avec la « théocratie », pour délivrer enfin l'esprit humain. Or, il y a longtemps qu'il sent vivement le tort que nous faisons à « l'esprit humain ».
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On se demande par quelle adresse un chevalier de l'esprit humain a pu servir sous la bannière orthodoxe du Correspondant ? A-t-il endormi la vigilance de ces catholiques? ou la modération de ces catholiques l'a-t-elle involontairement trompé sur l'attachement qu'ils gardent encore à beaucoup de préjugés du Moyen Age, très-détestés de tous les docteurs qui se proposent d'affranchir l'esprit humain ? Nous n'en savons rien. Ce qui est sûr, c'est que M. Morin passe à l'esprit humain, et que le Correspondant reste à la théocratie.
Après avoir vécu dans tant de journaux religieux, qui tous, plus ou moins, ont entrepris de se mettre au pas de l'esprit humain, M. Morin s'est formé une haute idée de l' imbécillité des théocrates en général. « Il faut voir de « près, dit-il, cette foule de béats, et lire courageusement « ces livres ou brochures, pour se rendre compte des « abîmes d'ignorance prétentieuse et d'imbécillité supèrbe « où la manie de l'agenouillement quand même peut jeter « l'esprit humain. » Il promet de faire un jour frémir la société moderne en lui révélant combien elle renferme en-"core d'éléments théocratiques, et en montrant où tant de fanatiques et de niais prétendent mener le monde . Ce style n'effarouchait pas la modération du Correspondant.
Nous montrons M. Morin ; nous n'avons aucunement l'intention de le combattre. Dans un seul article, il extermine pêle-mêle saint Thomas, saint Anselme, Duns Scot, Descartes, Leibnitz, Joseph de Maistre, qu'il appelle « un aveugle disciple de la théosophie marti- niste, » et d'autres encore. Ce dévorant, qui ne fait qu'une bouchée de tant de gens considérables, nous semble avoir besoin de digérer avant qu'on l'aborde. Notre seule intention, en ce moment, est de provoquer 'un éclaircisse-
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ment à son sujet, et de lui en donner un à lui-même.
C'est à propos d'Ozanam, auquel il prodigue des louanges injurieuses, que M. Morin se livre à cet intempérant babillage contre les théocrates. Suivant lui, Ozanam n'était pas un théocrate, c'est-à-dire un catholique ; il a été arrêté par la mort sur la pente d'une transformation qui devait prochainement le détacher sinon de Jésus-Christ, au moins de l'Église. Cela est étrange et incroyable, et nous citons :
« Il y a déjà longtemps qu'on l'a remarqué, presque tous les esprits un peu puissants du dix-neuvième siècle ont traversé une sorte de palingénésie. Après avoir commencé par une sorte d'adoration vis-à-vis des choses qui s'en vont, ils finissent par prendre une part plus ou moins énergique à la révolution qui les emporte. Mais la plupart, Chateaubriand, Ballanche, M. de Lamartine, ont été amenés à leurs dernières idées par le mouvement de leur génie ou par la leçon des événements. Ce qu'il y a eu de particulier dans M. Ozanam, c'est que le secret de sa transformation fut tout entier dans son exquise moralité et, pour ainsi dire, dans l'admirable élan d'une vertu supérieure. Entouré à sa naissance d'influences excellentes au point de vue du cœur, mais qui devaient enchaîner son intelligence au dédain de la philosophie, de la raison et du progrès, on le vit, à mesure qu'il épelait mieux l'Évangile et qu'il comprenait plus clairement les instincts de son âme, secouer un à un ses étroits préjugés d'origine. Chaque vertu nouvelle, acquise par ses efforts, lui prêtait une nouvelle lumière et l'engageait dans une sympathie plus vive pour les temps nouveaux. Nul ne sait jusqu'où il serait allé dans cette glorieuse métamorphose : il est mort au moment peut-être d'entrer dans une phase plus large que toutes celles qu'il avait déjà parcourues. Destinée interrompue avant l'heure, l'amitié seule pourrait dire ce que le pays et toutes les nobles causes ont perdu à cette mort prématurée. »
M. Morin ne veut pas qu'on se trompe sur la noble cause qu'Ozanam était appelé à servir, dans cette transformation glorieuse où il prétend qu'on le voyait marcher.
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C'est, pour parler son langage, la cause de l'esprit humain affranchi de tout joug théocratique. En un mot, Ozanam devenait libre penseur. Critiquant son premier livre, écrit sous l'influence de ses « préjugés d'origine »,- M. Morin montre quelle en est l'erreur au point de vue nouveau où, suivant lui, l'auteur ne devait pas tarder à se placer :
« Des illuminés ont voulu voir dans le catholicisme le principe logique de tout ce que l'humanité a fait jadis ; ils ont fait partager leur sentiment : qu'arrive-t-il ? Le présent a une conscience invincible qu'il doit rompre avec le passé ; il conclut donc que son premier devoir est de rompre avec le catholicisme. Vous dites : Nos pères, qui vivaient de la foi, étaient grands et bons ; donc, soyons fidèles comme eux. On vous répond : Nos pères, qui vivaient de la foi, étaient des sots (c'est l'expression de M. Michelet), donc, ne soyons pas fidèles comme eux. Est-ce qu'on s'imagine par hasard que la discussion portée sur un terrain pareil peut profiter aux idées religieuses? Malgré notre profond respect pour le génie historique de M. Michelet, nous ne saurions sans doute accepter dans sa crudité le jugement qu'il prononce sur le Moyen Age. Néanmoins, à tout prendre, il est beaucoup plus vrai que celui de M. Ozanam. »
Mais, poursuit M. Morin, Ozanam était bien loin de ses premiers sentiments, et il a laissé une école qui s'en éloignera plus encore :
« M. Ozanam avait trop d'entraînement et d'enthousiasme sincère pour ne pas laisser derrière lui, outre ses amis personnels qui paraissent s'intéresser à sa réputation plus qu'à ses idées, quelques esprits jeunes et vigoureux, profondément dévoués à celles-ci comme à celle-là. Cette petite phalange rendra des services, croyons-nous, à la cause de la vérité et de l'avenir, mais à une condition que jusqu'ici, peut-être, elle n'a pas suffisamment remplie. Il faut qu'elle comprenne que M. Ozanam a surtout été un homme de transition, et qu'en conséquence elle doit moins le suivre dans ses diverses théories, souvent vagues et inexactes, que dans cet admirable élan de vertu et de pureté de cœur, qui l'arrachait de plus en plus aux chaînes de là théocratie,
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en lui faisant comprendre d'une manière toujours plus intime la justice, la liberté, la raison et l'Évangile.
« L'auteur de Dante, qui devait être, avec M. l'abbé Maret, le publiciste le plus remarqué et le plus sympathique de l'Ère nouvelle, était loin de son point de départ, lorsqu'il fut si douloureusement enlevé à l'Université, aux lettres, à son pays. Son esprit généreux avait dû lutter péniblement, soit contre le lamen- naisianisme, qui lui avait apparu d'abord comme la philosophie la plus haute du christianisme, soit contre les préjugés nombreux qu'accrédita parmi nous l'Histoire de la civilisation en France.
Il n'eut pas le temps de s'affranchir complètement. Ceux4à resteront vraiment fidèles à sa mémoire, qui ne s'arrêteront pas o'ù la mort seule l'a contraint de s'arrêter. »
L'absence du nom de M. Morin sur les affiches nouvelles et très-complètes du Correspondant , indique qu'il a été remercié. C'est un bon signe. Mais le Correspondant, qui est tout dévoué à la mémoire d'Ozanam, comprendra sans doute qu'il lui doit quelque chose de plus.
Une autre observation doit trouver place ici. On présente souvent Ozanam comme le modèle du savant et du' penseur chrétien, le plus capable de combattre les incrédules sans les effaroucher et même en se faisant aimer d'eux. Nous n'avons à nier aucune de ses vertus, ni aucun de ses mérites. E était dévoué à Dieu et à son Eglise j il aimait la science moins pour elle-même que pour les services qu'elle peut rendre à la religion ; et il ne tomba pas dans cette absurdité ou dans cette lâcheté de séparer la religion et l'Église. C'est ainsi que nous l'avons connu. Mais lorsqu'on le donne à imiter, non plus dans ses pensées et dans ses désirs, mais dans sa voie, nous demandons la permission de prendre garde aux conséquences que certains esprits tirent de cette voie mitigée ; nous avertissons les rédacteurs du Correspondant d'y prendre garde eux-mêmes. Ils sont sujets à employer certains ar-
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guments qui se retournent ici contre eux. Ils disent qu'avec la rigueur de nos principes et de notre langage, nous éloignons souvent des âmes qui ne demanderaient qu'à venir. Ozanam nous a lui-même adressé ce reproche. Nous prions qu'on nous dise quel bien l'on croit qu'Oza- nam ait fait à l'âme et à la raison de M. Morin, et quelle séduction ont exercée sur le même M. Morin les mitiga- tions et les complaisances que l'on préconise au Correspondant ?
Quant à l'éclaircissement que nous devons donner à
M. Morin pour notre propre compte, le voici :
Il jette en passant, à travers son éloge d'Ozanam, et sans doute à titre de preuve, qu'Ozanam « a mérité les calomnies de Y Univers ». C'est le propos accoutumé des universitaires lorsqu'ils ont occasion de parler de nous ; et nous, le prenant ordinairement pour ce qu'il vaut sous leur plume, nous le laissons passer. Nous avons fait souvent cette grâce à M. Morin. Il ne l'obtiendra pas aujourd'hui, quoique son encens donne un prix particulier à ses injures.
M. Morin calomnie Ozanam, et nous : Ozanam, en lui attribuant des faiblesses et des incertitudes touchant la foi, (lui n'étaient point dans son âme ; nous, en laissant croire que nous avons été les ennemis d'Ozanam, lorsque nous n'avons pas même voulu être ses adversaires. Ozanam a été notre ami, et, autant que ses occupations et son caractère le permirent, notre collaborateur. Seuls, pendant longtemps, nous prîmes souci de sa jeune renommée, espérant beaucoup de lui, et plus même ou autrement qu'il n'a voulu donn-er. Plus tard, la révolution triomphante lui apporta des illusions que nous ne pouvions pas partager. Nos relations en furent diminuées, non point rompues. Nous
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ne cessâmes pas de le regarder comme un défenseur de la cause catholique. Nous nous disions que malgré ses illusions, à cause de ces illusions mêmes, Ozanam, portant dans le monde littéraire ses talents, sa piété, ses fortes convictions, y ferait le bien que Dieu attendait de lui. Enfin, il n'y eut point guerre entre nous, quoique la sympathie n'existât plus que dans les profondeurs du Credo. La réserve que nous gardions, Ozanam la gardait de son côté, même après le grand dissentiment politique de 1848, qui se manifesta par la création de l' Ère nouvelle. Pourquoi ne dit-on pas qu'alors Ozanam mérita les calomnies de M. de Montalembert, puisque M. de Monta- lembert s'éleva fortement contre les tendances de l' Ere nouvelle ? Une seule fois, l'accord tacite qui nous faisait, chacun de notre côté, éviter les occasions de polémique, fut oublié. Ozanam eut la fâcheuse inspiration, dans un article du Correspondant, d'établir parmi les catholiques deux catégories, ou, comme il disait, deux écoles : l'école de l' aniouî-, dans laquelle il plaçait Ballanche, Chateaubriand, nous ne savons qui encore ; et l'école de la colère, où il mettait Joseph de Maistre et Bonald. Cette distinction nous parut à la fois très-injuste et très-offensante. Nous en fimes la remarque. Ozanam n'insista pas, d'où nous concluons qu'il reconnut son tort ; car il avait toute facilité de développer son avis, même dans Y Uîtivers. La querelle en resta là, et sans aucun ressentiment, du moins de notre part. Les amis d'Ozanam, dont quelques- uns sont devenus nos adversaires, savent parfaitement qu'alors, et depuis, et toujours, les colonnes de l' Univers leur ont été ouvertes, soit pour rendre compte de ses ouvrages, soit pour payer un juste tribut d'hommages à ses qualités personnelles. Ils en ont usé.
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Voilà l'histoire de nos relations avec Ozanam. D'autres peuvent admirer davantage la direction qu'il a suivie et accepter plus complétement ses idées. Nous ne l'avons ni attaqué, ni découragé, ni contesté. Il a été pour nous un écrivain d'un beau talent, un professeur plein d'éloquence, un grand et sincère ami de la science religieuse, un chrétien admirable dans la pratique des bonnes œuvres et dans l'obéissance aux préceptes de la foi. Nous n'avons pas adopté ses tendances politiques, et nous avons cru que son attitude envers certains adversaires de l'Église n'était pas la seule que l'on dût prendre. Ce fut notre dissentiment ; nous l'avouons, sans vouloir en ceci condamner Ozanam plus que nous-mêmes. Si nous avions aperçu en lui la moindre trace des qualités de transformation dont M. Morin le loue, alors notre devoir eut été de les signaler hautement, et aucune considération n'aurait pu nous empêcher de remplir notre devoir.
P. S. Ces observations étaient imprimées lorsque nous avons lu dans le Correspondant du 25 novembre l'éloge d'Ozanam, par le P. Lacordaire. En réservant pour une autre occasion les remarques que nous voulons faire sur cet écrit plein d'éloquence, comme tout ce qui sort de la plume de l'illustre auteur, et plus touchant que tout ce que nous avons de lui, nous sommes heureux de pouvoir dire que, sans qu'il y soit question des appréciations de M. Morin, la mémoire d'Ozanam en est complétement vengée. M. Morin l'avouera lui-même : en matière de foi, le P. Lacordaire est plus compétent et plus croyable que lui. Si ce témoignage ne suffit pas pour l'éclairer, il en croira au moins celui d'Ozanam, attestant qu'il meurt dans la simplicité des croyances de son ber-
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ceau. Voici ce qu'il écrivait en 1851, dans la préface de son dernier ouvrage :
« Au milieu d'un siècle de scepticisme, Dieu m'a fait la grâce de naître dans la foi. Enfant, il me prit sur les genoux d'un père chrétien et d'une sainte mère ; il me donna pour première institutrice une sœur intelligente, pieuse comme les anges qu'elle est allée rejoindre. Plus tard, les bruits d'un monde qui ne croyait point vinrent jusqu'à moi. Je connus toute l'horreur de ces doutes qui rongent le cœur pendant le jour, et qu'on retrouve la nuit sur un chevet mouillé de larmes. L'incertitudetlema destinée éternelle ne me laissait pas de repos. Je m'attachais avec désespoir aux dogmes sacrés, et je croyais les sentir se briser sous sa main. C'est alors que l'enseignement d'un prêtre philosophe me sauva. Il mit dans mes pensées l'ordre et la lumière ; je crus désormais d'une foi rassurée, et, touché d'un bienfait si rare, je promis à Dieu de vouer mes jours au service de la vérité qui me donnait la. paix.
« Depuis lors, vingt ans se sont écoulés. A mesure que J'ai plus vécu, la foi m'est devenue plus chère : j'ai mieux éprouvé ce qu'elle pouvait dans les grandes douleurs et dans les périls publics; j'ai plaint davantage ceux qui ne la connaissent point. En même temps la Providence, par des moyens imprévus et dont j'admire maintenant l'économie, a tout disposé pour m'arracher aux affaires et m'attacher au travail d'esprit. Le concours des circonstances m'a fait étudier surtout la religion, le droit et les lettres, c'est-à-dire les trois choses les plus nécessaires à mon dessein. J'ai visité les lieux qui pouvaient m'instruire, depuis les catacombes de Rome, où j'ai vu le berceau tout sanglant de la civilisation chrétienne, jusqu'à ces basiliques superbes par lesquelles elle prit possession de la Normandie, de la Flandre et des bords du Rhin. Le bonheur de mon temps m'a permis d'entretenir de grands chrétiens, des hommes illustres par l'alliance des sciences et de la foi, et .d'autres qui, sans savoir la foi, la servent à leur insu par la droiture et la solidité de leur science. La vie s'avance cependant, il faut saisir le peu qui reste des rayons de la jeunesse. Il est temps d'écrire et de tenir à Dieu mes promesses de dix-huit ans. »
Il dit plus loin, rappelant le grand poëte du moyen âge :
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« Comme lui, dans la maturité de ma vie, j'ai vu l'année sainte, l'année qui partage ce siècle orageux et fécond, l'année qui renouvelle les consciences catholiques. Je veux faire aussi le pèlerinage des trois mondes, et m'enfermer d'abord dans cette période des invasions, sombre et sanglante comme l'enfer. J'en sortirai pour visiter les temps qui vont de Charlemagne aux croisades, comme un purgatoire où pénètrent déjà les rayons de l'espérance. Je trouverai mon paradis dans les splendeurs religieuses du treizième siècle. »
Voilà l'homme que M. Morin croit honorer et comprendre en le montrant tout prêt à rompre avec le passé, avec l'Église, et tout prêt à dire, comme M. Michelet : « Nos pères qui croyaient étaient des sots. »
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SUR L'INSTRUCTION SYNODALE DE MGR DE POITIERS.
RÉPONSE AUX JOURNAUX.
— DÉCEMBRE 1855 —
Opportunité de l'instruction synodale de Mgr de Poitiers. — Le
Correspondant, les Débats et le Siècle; la science de M. Jourdan.
1. Le Siècle et la Presse..- II. Courtes réponses. — Galilée. —La
Presse, feuille cléricale. — Le clergé. — L'athéisme. — La propriété ecclésiastique. — Autres objections de la Presse. —
Montesquieu. — La Saint-Barthélemy. — III. Les trois sections de la philosophie anti-catholique. — Réclamation de la
Presse.
Nous répondons certainement à un désir général de nos lecteurs, en les instruisant de l'accueil qui a été fait à l'instruction synodale de Mgr l'Évêque de Poitiers, dont une seconde édition va paraître. Elle est lue, admirée, redoutée, on en parle beaucoup, et on en écrit peu. Un certain petit nombre de. catholiques qui n'ont jamais aimé que les Évêques prissent la parole sur les questions de philosophie, d'autres catholiques, qui ne regardent plus les philosophes du même œil qu'autrefois, s'accordent dans la même critique. Ils disent que Y Instruction est parfaite, mais qu'il y manque un mérite, l'opportunité. On ne parvient point à les tirer de là. Science, talent, vigueur, mesure et zèle, ils concèdent tout ; mais point d'opportunité 1 C'est encore l'opinion du Journal des Débats, comme nous l'allons
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voir ; et nous verrons aussi qu'il a pris soin d'y répondre.
Le reproche, en effet, se réfute par lui-même. L'opportunité de parler est d'autant plus grande qu'on affecte de la voir moins. C'est la raison que donne et qu'établit sans réplique Mgr l'Évêque de Poitiers, la raison qui pressait saint Hilaire d'élever la voix contre des sectaires aussi habiles et aussi radoucis que nos philosophes. Pour esquiver cette réflexion si naturelle et si forte, plusieurs journaux, les uns formellement religieux, les autres en bonne odeur de christianisme, ont pris le parti de se taire tout raide sur l'œuvre admirable et « inopportune » du successeur de saint Hilaire. L'Ami de la Religion, le Correspondant, l' Unioîz, etc., laissent ignorer à leurs lecteurs qu'un Évèque n'a pas cru inutile de blâmer énergique- ment des auteurs et des livres qu'ils sont en train de vanter. On déployait jadis plus de zèle à répéter des paroles qui frappaient plus sévèrement des écrivains animés de sentiments moins hostiles à l'Eglise (1). Alors, sans doute, il y avait opportunité ; aujourd'hui, c'est le temps de se taire ! Si les journaux dont nous parlons nous permettent d'exprimer un avis, ils ont tort de se croire si bons juges de l'opportunité. Dans les matières qui intéressent à ce point les intelligences et les consciences chrétiennes, les journaux chrétiens ont pour devoir de faire entendre la parole des Évêques. Nous l'avons toujours dit, et nous tenons à honneur de l'avoir toujours pratiqué, jusque contre nous-mêmes.
Le silence du Correspondant surtout nous étonne. Ce
(1) Lorsque l'Archevêque de Paris, Mgr Sibour, condamna l'Univers sur la plainte de M. Gaduel, grand vicaire de Mgr l'Évêque d'Orléans, tous les journaux religieux reproduisirent avec un rare empressement les pièces du débat, moins celles qui leur semblaient favorables à l' Univel's.
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recueil n'a pas seulement, dans ces derniers temps, très- favorablement apprécié M. Cousin et M. Simon ; il se dit aussi très-effrayé de l'état de notre pays, où il voit s'opérer, depuis quatre ans, une terrible réaction contre l'Église. Ne trouve-t-il pas qu'il ferait bien de se rendre attentif aux pensées de Mgr l'Évêque de Poitiers sur ce sujet, et aux moyens que le savant prélat recommande contre ce péril ? Ces moyens ne sont pas ceux qu'indiquait la sagesse du Correspondant. Raison de plus pour ne les point céler ! Un catholique qui ne lirait que le Correspondant serait peu au courant des choses. C'est trahir le lecteur, lorsqu'on lui cache si absolument les éléments les plus sûrs d'une bonne appréciation de l'état et du mouvement des esprits. Nous avons donné au Correspondant des conseils qui ne paraissent pas nous avoir acquis sa reconnaissance ; nous en ajouterons un, dùt-il n'être pas mieux reçu : dans la condition de journaliste, il faut savoir supporter la contradiction, même le blâme, surtout lorsqu'ils viennent de haut. On prouve par là que si l'on croit sincèrement avoir la vérité, on ne se croit pas cependant infaillible ; et que dans toute l'ardeur de la discussion et même du combat, on a la modération de ne point se confier uniquement en ses propres lumières. Ces actes d'humilité, ou plutôt de justice, mettent l'âme en paix ; ils communiquent à l'esprit beaucoup de vigueur en lui donnant beaucoup de sécurité. En outre, ils satisfont le lecteur, qui n'a pas absolument besoin de sortir de son journal pour savoir ce qui se passe. Ainsi l'on met d'accord la conscience et la profession. Nous ne saurions trop engager le Correspondant à s'occuper de l'instruction synodale de Mgr l'Evêque de Poitiers, et nous donnons le même conseil à Y Ami de la Religion.
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Le Journal des Débats n'a pas fait tant de mystère. Il parle de Y Instruction, et il avoue bravement que certains passages importants le regardent. Il en cite d'autres. Pour critique, il dit que l'opportunité de ce document ne lui paraît pas évidente ; il est tenté de croire que, « dans l'ardeur « de son zèle, Mgr l'Évêque de Poitiers a commis un ana- « chronisme de quatre ou cinq ans. » La raison qu'il en donne est que les livres dont parle Mgr l'Évêque de Poitiers ont déjà quelques années de date, et que lui, Journal des Débats, ne connaît plus à cette heure de publicistes fougueux, ni de prédicateurs effrontés de toutes les doctrines de subversion. Les journaux lui paraissent bien innocents aujourd'hui, hélas ! Comme Mgr l'Évêque de Poitiers s'est appuyé de quelques phrases du Journal des Débats lui-même pour faire mieux connaître l'esprit de certains ouvrages de M. Cousin, M. Alloury, à qui appartiennent les phrases citées, croit devoir protester que ses intentions n'étaient point féroces : « En critiquant nos « amis, dit-il, nous ne songeons point à les excommu- « nier, encore moins à les brùler. » De bonne foi, croit-il qu'on en doute? On sait bien que s'il paraît devant M. Cousin avec un visage sévère, c'est comme Sully- paraît devant Henri IV, dans la Henriade, pour l'arracher des bras de Gabrielle et le ramener au champ de l'honneur ; c'est-à-dire aux combats de la philosophie contre la religion. Pour tirer parti du héros de l'éclectisme, qui s'oublie à filer des phrases aux pieds de madame de Longueville, le bon moyen n'est pas de le brûler. D'ailleurs M. Alloury « ne sait pas allumer les bûchers, il ne sait pas même les dresser. » Donc l' Instruction de Mgr l'Évêque de Poitiers est inopportune !
Il faut rendre cette justice à M. Alloury, que s'il rai-
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sonne faiblement, il raisonne au moins doucement et poliment. Après avoir traité la question d'opportunité et s'être justifié au sujet de M. Cousin, il s'explique sur les propres doctrines du Journal des Débats et en déclare la nature, d'ailleurs bien connue. Cette explication a le double mérite de la politesse et de l'ingénuité. Nous la reproduisons à ce double titre ; car le Journal des Débats n'est pas toujours ingénu, et M. Alloury est rarement aussi suave.
«Sur le fond même des choses, nous nous bornerons à des explications bien simples. Nous ne voulons ni ne pouvons engager une controverse en règle avecle savant prélat qui semble nous y provo- quer. Nous l'avons déjà dit : nous sommes des hommes de lettres, nous ne sommes pas des docteurs en théologie. Nous examinons les questions de morale, de politique, de littérature et de philosophie que soulève le libre mouvement de la pensée et des opinions de notre siècle ; nous les examinons et nous les décidons au point de vue moral, politique, littéraire et philosophique ; nous n'avons pas la prétention de les trancher au point de vue strictement et rigoureusement orthodoxe. Nous vivons dans le monde et nous parlons pour le monde ; nous ne parlons pas en chaire ni dans un confessionnal. Nous sommes des laïques ; à ce titre, nous sommes juges des vertus purement humaines, purement naturelles, des vertus qui font les hommes d'honneur et les bons citoyens ; nous ne sommes pas juges de celles qui font les saints. Le savant auteur de l'instruction se place à un autre point de vue ; il examine les questions de l'ordre moral, philosophique et religieux au point de vue exclusivement dogmatique et catholique. En le faisant il exerce son droit, il remplit son devoir d'évêque. A ce titre, il peut examiner et trancher la question de savoir si les seules lumières de la raison naturelle, si la seule pratique des vertus humaines, si la seule croyance aux grandes vérités de la philosophie spiritualiste, si la croyance à Dieu, par exemple, et la croyance à l'immortalité de l'âme, sont des mérites suffisants pour assurer la vie éternelle. Nous ne le suivrons pas sur ce terrain, où il a su déployer un talent que nous apprécions infiniment, et faire un si puissant usage de la raison contre la raison elle-même. Nous respectons profondément son rôle, et-nous gardonsle nôtre en nous y renfermant : c'est notre seule prétention. »
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En français tout rond, cela veut dire que le Journal des Débats ne voit pas la nécessité d'être chrétien pour être homme d'honneur et bon citoyen, et que les vertus qui font les saints sont tout à fait de luxe pour cette vie et probablement pour l'autre, s'il est vrai qu'il y en ait une autre. C'est le fondement de la philosophie éclectique. Or, comme la philosophie éclectique est en grand honneur non-seulement dans le Journal des Débats, mais aussi dans les écoles, dans les académies et dans le monde, il en résulte qu'elle est la plus dangereuse ennemie du catholicisme, dont elle enseigne si parfaitement à se passer. De là, pour les gardiens de la foi, qui sont les Évêques, l'obligation de combattre cette philosophie, lorsqu'ils la voient assez puissante pour enlacer tant d'àmes et assez habile pour s'insinuer jusque dans les intelligences chrétiennes ; de là, par conséquent, l'opportunité de l' Instruction de Monseigneur l'Évèque de Poitiers, lequel, comme dit fort loyalement M. Alloury, exerce son droit et remplit son devoir, ce qui est toujours très-opportun.
Le Siècle prouve cette vérité à sa manière, par la plume de M. Louis Jourdan.
M. Alloury demandait tout à l'heure où sont les journaux qui prêchent toutes les doctrines de subversion ? Voici le Siècle, et on en pourrait montrer d'autres. Certainement que le Siècle n'a pas grand esprit, mais il a beaucoup de lecteurs. Nous doutons que le Journal des Débats, avec sa littérature plus raffinée, pût suffire à con- tre-balancer l'influence du Siècle, s'il n'avait que les armes de la libre discussion. Sous Louis-Philippe, il ne s'y fiait qu'à demi ; ce fut trop encore. Aujourd'hui, le Siècle est pour le Journal des Débats un allié dont il apprécie les services, un truchement qui excelle à traduire, commenter
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et vulgariser la gnose éclectique. Le Journal des Débats accepte ce secours en attendant d'en être épouvanté. Un
Évêque a le droit et le devoir d'être plus prévoyant.
M. Jourdan réfute donc Monseigneur l'ltvêque de Poitiers, et le prend d'abord sur le ton de la plaisanterie.
Homme assuré de ses moyens, et que rien n'inquiète ! Il coule ensuite au sérieux ; c'est là qu'il faut le saisir. Le voici, peint par lui-même ; aucun pinceau ne le ferait aussi parlant :
« Il n'est pas un paragraphe de ce long discours qui ne contienne ou une erreur, ou une parole blessante, ou une injustice. Nous renonçons volontiers à suivre le savant et trop fougueux prélat à travers toute ces assertions, ces arguments déduits et exposés avec un rare talent, sans doute, mais dont la base est sans solidité, tout simplement parce que cette base n'est pas évangélique. Nous dirions volontiers à M. de Poitiers, qui nous appelle poliment l'organe officiel de l'enfer et qui nous menace de la damnation éternelle parce que nous avons l'audace de contredire ses doctrines ultramontaines ; nous lui dirions volontiers de prendre garde à la destinée de son âme, car ce n'est pas hors de l'Église, c'est hors de l'Évangile qu'il n'y a pas de salut. Or, entre le discours que nous venons de lire et l'Évangile, que nous savons par cœur, il y a un abîme. »
Autre profil, avec profession de foi à fond :
« De même que le clergé ne se lasse pas de poursuivre sa chimère, nous ne devons pas nous lasser de le combattre. La liberté humaine n'a pas d'adversaire plus redoutable. Quiconque a l'honneur de tenir une plume et ne s'élève pas contre cette prétention opiniâtre, faillit à son devoir et trahit la cause du progrès, la cause du peuple, qui est la cause de Dieu.
« Laissons de côté les questions sur lesquelles il est impossible de s'entendre. Que la religion surnaturelle soit ou non au-dessus de la religion naturelle ; que la révélation soit ou non admise, que la divinité du Christ soit ou non contestée, que la raison dispute à la foi quelques parcelles de son terrain, peu importe ! Ce n'est pas ma raison, c'est mon cœur, c'est ma foi, ce sont les plus hautes aspirations de mon âme qui m'apprennent que
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quiconque, catholique ou protestant, musulman ou israélite, aura aimé Dieu par-dessus toutes choses et son prochain comme lui-même, sera sauvé et entrera dans la vie éternelle. Ce n'est pas là le champ de discussion qu'il convient de choisir ou d'accepter. Vous êtes le clergé, c'est-à-dire un corps puissant, riche, influent, instruit ; vous voulez dominer les âmes et les corps; vous voulez avoir la direction des biens spirituels et temporels. Nous nous y opposons ; nous nous mettons en travers de votre route, non pas au nom de la philosophie, non pas au nom de la raison, mais au nom de la foi, au nom de l'Évangile, qui vous condamne. »
Ce langage, adressé en toute confiance à plus de cent mille lecteurs, vaut un long rapport sur la moyenne de l'intelligence nationale à l'époque de l'Exposition universelle.
Après avoir ainsi posé sa personne et sa croyance, M. Louis Jourdan entreprend d'établir que Monseigneur l'Évêque de Poitiers veut ramener la France au temps de Louis le Débonnaire, et il s'attache à. montrer les périls de cette prétention. Il termine en promettant de résister, pour sa part, très-vigoureusement, appuyé sur l'exemple de saint Louis, qui sut tenir tête à l'Évêque de Reims. On a beau lire son Siècle tous les matins, il a des imprévus qui découragent ! M. Jourdan maçonne cette thèse inimaginable avec le secours de deux historiens qu'il a, dit- il; consultés et qui ne sont pas suspects, savoir : « le bon abbé Mézerai, » et « un homme qui n'était pas infecté du virus philosophique, un père La Chaise, » lequel serait auteur d'une histoire de saint Louis.
M. Jourdan nous fait de la peine. Où a-t-il pris que Mézerai fut abbé ? Mézerai était laïque, archilaïque, pliife laïque que M. Alloury. Avant de se mettre à écrire, il fut chirurgien et commissaire des guerres. Comme historien, lorsqu'on lui reprochait d'avoir copié les fautes de ses de-
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vanciers, il répondait que l'ennui d'être accusé d'inexactitude était fort au-dessous de la peine qu'il fallait prendre pour trouver la vérité. Comme philosophe, il se targuait de plus d'incrédulité qu'il n'en avait, et la sotte vanité du bel esprit le forçait de mentir à son cœur. H y a toujours des hommes de cette espèce, qui affectent de ne pas craindre Dieu pour s'attirer l'estime et l'-applaudissement des sots. Se voyant malade, il prit le pàrti de faire amende honorable devant ses amis, les priant d'oublier ce qu'il avait pu leur dire autrefois contre la religion. Souvenez- vous, ajouta-t-il, que ltlézerai mourant est plus croyable que Mézerai en santé. Tout homme qui a l'honneur de tenir une plume en France et qui ose invoquer l'histoire, devrait savoir cela.
Les lecteurs du. Siècle, qui ne sont pas, la plupart, grands bibliographes, vont croire, sur lafoi de M. Jourdan, qu'il y a une histoire de saint Louis écrite par le P. La Chaise, à l'usage des ennemis de l'Église. Ne cherchez point cè pâturage, innocent troupeau ! Ce La Chaise, que M. Jourdan prend pour un jésuite, est Jean Filleau de La Chaise , janséniste, qui a écrit lourdement et frivolement sur les mémoires jansénistes de Tillemont ; et si vous avez l'étonnante pensée d'étudier vraiment l'histoire de saint Louis et de son époque, prenez d'autres guides.
Quand il nous sera bien démontré que M. Jourdan est fixé sur le nom et sur la valeur des historiens dont il cite les histoires, nous pourrons jeter un coup d'œil sur les conclusions qu'il en prétend tirer. Jusqu'alors, à quoi bon ?
Telles sont les critiques qui ont été élevées sur l' Instruction synodale de Monseigneur l'Évêque de Poitiers. Faibles murmures ! impuissantes clameurs 1
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RÉPONSE A LA PRESSE.
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Depuis notre revue des critiques de l'Instruction synodale de Poitiers, la Presse s'est mise dans les rangs, en grand appareil de science et de bel esprit. Un catholique nous signalè de loin ce morceau d'importance. Il est embarrassé d'un libre-penseur, lecteur de la Presse, contre lequel il ne sait pas suffisamment se défendre. L'article regorge d'une érudition qui le déconcerte. Ce n'est pas seulement la Presse qui parle, mais une terrible rangée d'auteurs dont elle se rempare : Montesquieu, d'Alembert, Condillac, Madame de Staël, Paléarius, etc. ; autorités respectables en province ! Bref, le catholique sent qu'il a le dessous. Il nous prie de lui envoyer les réponses que l' Univers n'a pas dû manquer de faire à de si redoutables arguments. Sa lettre est touchante : « Mon libre-penseur, « dit-il, est un fort brave homme ; son plus grand défaut « est d'ignorer, comme moi, beaucoup de choses ; défaut « singulièrement aggravé par l'éducation que la Presse lui « donne. Il se rendrait à la vérité si je pouvais le convain- « cre. Veuillez donc m'envoyer ce que vous avez sans « doute écrit pour venger la vérité. H y va d'une âme... » Que de lettres semblables nous avons reçues ! Et que de fois des lettres semblables nous ont obligé de relever des attaques qui ne paraissaient mériter que le dédain, mais qui cependant suffisaient à troubler et à perdre des âmes ! Voilà l'utilité de nos travaux et la source de cette ardeur obstinée qu'il faudrait encourager et glorifier, au lieu de la maudire. Vouloir qu'un journal se fasse pour les salons, c'est n'y entendre rien. Si le Siècle, la Presse et' d'autres
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s'adressaient aux salons, ils s'observeraient davantage sur cet ordre nombreux d'assertions fausses que la mauvaise foi leur fournit et que l'ignorance accepte ; on pourrait, la plupart du temps, se dispenser de leur répondre. Voyez la différence entre le Journal des Débats, qui va dans les salons, et le Siècle qui va dans les estaminets: le Journal des Débats s'excuse d'avoir flatté un livre impie ; les autres journaux se moquent de ses scrupules; leurs lecteurs ne réclament pas ! En face de Mgr l'Evoque de Poitiers, le Journal des Débats avoue que le savant évêque exerce un droit et remplit un devoir ; le Siècle, citant des historiens qu'il ne connaît pas, décide fièrement que l'Instruction synodale de l'Evèque de Poitiers est une triste production, un scandale, un monument du fanatisme et de l'ignorance. La Presse n'est pas moins superbe.
Les rédacteurs du Siècle et de la Presse savent parfaitement que leur public, quasi dépourvu de toutes lumières, n'écoute qu'eux seuls et les croit aveuglément. Ce public est bien autrement nombreux, bien autrement important, bien autrement passionné que celui des salons ! Quand nous sommes engagés dans une polémique avec le Journal des Débats, nous recevons parfois des observations polies et signées ; si la polémique est avec le Siècle ou la Presse, nous recevons toujours des injures et des menaces anonymes. Le terrain du combat est là ; c'est devant cet auditoire que la presse religieuse doit s'efforcer de porter son action : premièrement pour éclairer le petit nombre d'esprits qu'elle y peut atteindre ; secondement, pour armer les catholiques, que cet étalage de fausse érudition sur tous les sujets prend au dépourvu ; troisièmement, pour avertir la société, car cette continuelle averse de blasphèmes et de mensonges ne fut jamais si redoutable qu'aujourd'hui.
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Après 1848, un journal qui avait puissamment secondé les doctrines révolutionnaires eut le courage d'avouer sa faute, disant que la société lui avait paru blindée et à l'abri d'un genre de sophismes dont il calculait trop tard les effets. On a vu quelle était l'épaisseur du blindage ! Le Siècle et la Presse sont plus lus que tous les autres journaux ensemble. Ils vont dans les cabarets, dans les ateliers, dans les mansardes, envenimant des maux difficiles à calmer, irritant des passions qu'il est impossible d'éteindre. On les trouve jusque chez les pauvres. Le chrétien voit dans les mains de l'indigent, achetée de ses aumônes, la feuille qui diffame le christianisme et l'aumône. Sans doute, la presse catholique est de peu de ressource contre un danger si vaste ; mais ce qui serait encore au-dessous du peur que nous pouvons faire, ce serait de ne rien faire ; ce serait de manquer de confiance dans la vérité ; ce serait de lui dire : Déguise-toi, abaisse-toi, tais-toi, et ne nous décèle pas ; tu es vaincue ! Ne refusons pas la vérité à une âme qui la cherche, qui la demande ou qui paraît prête à la recevoir. La vérité est toujours forte dès qu'on la confesse, et elle n'a jamais triomphé que par là.
L'ami inconnu qui nous demande la vérité portera notre parole à son voisin le libre-penseur. Si celui-ci peut comprendre qu'un rédacteur de la Presse, même flanqué de Montesquieu, n'est pas aussi croyable qu'un Evêque entouré de toute l'Église, c'est-à-dire de tous les grands hommes qui ont paru depuis dix-huit siècles, sans excepter Montesquieu, il inclinera sans doute à devenir catholique. Ce sera une bourse et un cœur ouverts pour les pauvres ; et par ce temps de Noël, nous aurons fait un beau présent à la pauvreté de l'enfant Jésus. Dans tous les cas, Dieu nous saura gré de notre intention.
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II
Nous devons d'abord déclarer humblement que l'article de la Presse est, d'une certaine manière, irréfutable. C'est un Compendium de quinze ou vingt mauvais livres réfu- tés cent fois, et maintenant abandonnés des incrédules qui ont un peu de culture ou un peu de fierté. D'Alembert, Condillac, Madame de Staël, etc., ces noms font sourire ! Ils paraissent dans la Presse pour étayer une thèse qui est la négation fanfaronne non-seulement de la vérité . du catholicisme, mais encore de plusieurs vérités de sens commun. Lorsque de pareilles thèses ne tombent pas d'elles-mêmes devant les connaissances acquises ou devant les simples réflexions du lecteur, il n'y a guère espérance de les renverser. Les lecteurs de la Presse ne se doutent pas des actes de foi qu'on leur impose ! D'après l'article auquel on nous prie de répondre, le dogme et l'histoire catholiques seraient un tissu d'erreurs et un amas d'horreurs dont le premier écrivain venu peut avoir raison en trois colonnes de journal. Voilà ce que le lecteur croit, les yeux fermés, sans se demander par quel prodige ces erreurs ont résisté depuis dix-huit siècles non-seulement aux écrivains, mais aux bourreaux ; non-seulement aux bourreaux, mais à la conscience humaine ? On voit des églises, un sacerdoce, un culte, des institutions et des œuvres sans nombre ; on sait que tout cela a été radicalement détruit, il y a un demi-siècle, dans l'Europe entière ; on a vu tout cela renaître : et on admet que tout cela repose sur un fondement d'impostures et de crimes ; que tout cela renaît, vit et se développe en dehors de l'action de Dieu et
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de l'intelligence de l'homme ! Un collaborateur de M. de Girardin, montrant l'Église, s'écrie : Mensonge ! Préjugés !... Sur la foi d'un tel oracle, sans autre information, sans autre réflexion, des milliers d'hommes répètent : Mensonge ! Préjugés ! Et ces esclaves se disent libres-penseurs ! Ils somment les chrétiens de répondre. Pauvres gens, instruisez-vous un peu, vous répondrez vous-mêmes ! Vos maîtres vous traitent avec tant de mépris et multiplient si audacieusement leurs sophismes et leurs fables qu'un volume ne suffirait pas à neutraliser les poisons dont ils vous abreuvent en un instant. Notre bonne volonté ne peut aller jusqu'à écrire un volume pour réfuter un feuillet de la Presse ; nous énoncerons seulement quelques-uns des chapitres dont il faudrait le composer.
I. La Presse, se voyant en présence d'un Évêque, commence par déclarer poliment, d'après un illustre mécréant du dernier siècle, Jean le Rond, dit d'Alembert, que la théologie est « la science où la folie de l'esprit humain est dans sa plénitude. » — Un chapitre pour prouver que saint Thomas, saint Bonaventure, Scot, Suarez, Bossuet Fénelon et quelques centaines d'autres théologiens dont les lecteurs de la Presse ignorent les noms, n'étaient pas par l'étendue et la solidité de leur intelligence, notablement inférieurs aux rédacteurs de la Presse, et que le fameux d'Alembert est fat ! Dans les Confessions d'un Révolutionnaire, M. Proudhon remarque comme une singularité, qu'au fond de toute question sociale se trouve toujours une question de théologie. La raison en est fort naturelle ; c'est simplement que l'ordre social repose tout entier sur les vérités qui font l'objet de la théologie. Et c'est aussi pourquoi tous les révolutionnaires, quelle que soit leur couleur, attaquent la croyance catholique. Lorsqu'ils l'ont
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détruite dans une âme, fût-ce l'âme d'un conservateur, ils ont gagné leur cause; le reste vient tout seul et n'est qu'une affaire de temps. A notre époque, le temps est court.
II. Monseigneur l'Evêquede Poitiers trop loin, suivant la Presse, lorsqu'il prétend que l'Eglise « soutient aujourd'hui comme autrefois le flambeau delà science humaine ». C'est, dit-elle, « nier l'histoire moderne. » Oui, l'histoire moderne écrite par Condillac ; mais il y en a une autre, écrite par des protestants, par des philosophes, par des déistes, par des incrédules, qui, sans aucun zèle catholique, uniquement pour n'être pas convaincus d'ignorance, ont montré que l'Église fut toujours la régulatrice de l'esprit humain et l'initiatrice du monde dans les voies de la science comme dans celles du gouvernement et de la liberté. Demandez à Jean de Muller, à Hurter, à l'abbé Rohrbacher, à Ozanam, à l'école des Chartes, à M. Guizot et à M. Thierry eux-mêmes ce qu'ils pensent de l'historien Condillac et des mépris de la Presse pour la science de l'Eglise.
Quelques ana traînent par le monde, qu'une certaine classe d'érudits ne manquent jamais d'alléguer, lorsqu'il faut présenter l'Eglise comme un éteignoir perpétuellement posé sur l'esprit humain ; et la Presse nous sert avec empressement l'éternelle histoire de Galilée. Ce fait est éclairci jusqu'au dégoût. Tout le monde sait aujourd'hui qu'en condamnant les interprétations téméraires et abusives que l'astronome faisait de l'Ecriture sainte, le tribunal romain ne le mit ni au feu, ni aux fers, ni au cachot, mais le traita avec humanité et avec honneur, et beaucoup plus doucement qu'aucune inquisition d'Etat n'a jamais traité aucun novateur politique.
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Ce que tout le monde sait, la Presse a soin que ses lecteurs ne le sachent pas. Qu'ils restent dans leur honteuse ignorance, ou qu'ils aient le bon sens et le courage d'aller chercher la vérité ! Nous ne ferons pas une centième dissertation sur Galilée. Ce serait acheter trop cher l'avantage de confondre un esprit emporté, suivant lequel, « depuis le Concile de Trente, l'Église romaine a proscrit tout ce qui fait la gloire, la lumière et l'admiration du monde moderne ; » et qui ajoute magnifiquement : « Nous avons dans « les mains ses livres de piété, ses livres d'éducation, ses « sermons, ses mandements, ses instructions synodales, « ses bulles, ses encycliques, et, sauf de rares exceptions, « nous y cherchons inutilement la trace d'un écrivain et « d'un penseur. » Les gens qui écoutent ce langage et qui ne haussent pas les épaules, que leur répondre? Faut-il citer une kyrielle de noms inconnus pour eux ; leur montrer les grands hommes que l'Église n'a pas condamnés, ceux qui lui ont été fidèles, ceux qui ont défendu sa cause, et terminer par une dissertation sur la justice de ses censures? A quoi bon ! La Presse affirmerait que tous ceux que l'Église a censurés font « l'admiration du monde moderne, » et que tous ceux qu'elle a tolérés et approuvés ne sont ni des savants, ni des écrivains, ni des « penseurs. » Et les abonnés, quis'y connaissent, diraient: En effet! Les abonnésne sont pas obligés de savoir que quand même l'Église n'aurait ni écrivains ni « penseurs, » il lui suffirait, pour tenir le flambeau de la science humaine, de prononcer en dernier ressort sur la doctrine des penseurs et des écrivains. Or, lorsque les juges infaillibles de la doctrine condamnent un Montesquieu, un Lamennais, un Cousin, peu importe : Montesquieu, Lamennais, Cousin, peut-être plus grands artistes que leurs juges, sont néanmoins
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bien et dùment condamnés. Les protestations du « monde moderne » d'aujourd'hui n'y font rien du tout; le monde moderne de demain ratifiera la sentence.
Une chose cependant pourrait embarrasser les lecteurs de la Presse, s'ils réfléchissaient. Dans cette masse de médiocrités qui composent l'Eglise catholique, le collaborateur de M. de Girardin reconnaît des exceptions, très- rares, il est vrai ; mais enfin il en trouve. Comment ac- corde-t-il cela, que des gens soient catholiques, soient prêtres, soient évêques, soient papes, et ne soient point le rebut de l'humanité? Ses lecteurs devraient lui demander de nommer ces hommes rares. Et s'il s'en rencontrait par hasard qui fussent du poids de d'Alembert, de Condillac, de madame de Staël, ou de Paléarius, qui eussent autant de science, autant de style, autant de raison, une aussi bonne renommée, comment expliquerait-il que des gens de ce mérite fussent chrétiens ? Bah !
III. Une autre audace de Mgr l'Evéque de Poitiers, bien relevée par la Presse, c'est d'avoir dit, en parlant des séminaires, « qu'on y conserve le culte de la vraie philosophie. » La Presse ne peut pas supporter cette assertion.
« Nous les connaissons , s'écrie-t-elle, vos séminaires , ces conservatoires de la routine ; nous voyons il l'Œuvre les élèves que vous y formez, et qui méritent ce qu'Erasme dans son
Eloge de la folie ( toujours des autorités 1 ) dit des théologiens de son temps, auxquels il reproche de ne rien connaître, pas même la Bible. Ne nous dites donc pas que ces hommes-là portent le flambeau de la science humaine ! »
Une circonstance peu connue du public permet d'admettre ici une certaine bonne foi. Par le personnel de sa rédaction, la Presse était encore, il n'y a pas longtemps,
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la feuille la plus cléricale de Paris. On y a vu jusqu'à trois ou quatre prêtres, et un certain nombre de séminaristes, tous ayant plus ou moins jeté le froc aux abonnés (1). Ces sortes de personnes qu'on appelle improprement « échappés de séminaires » (car en général on leur a bien ouvert la porte), ne se rencontrent pas en petite quantité dans le groupe des écrivains libéraux et libres-penseurs, et la plupart versent un étrange fiel. A la Presse, ils formaient la majorité. En sorte que les bons et naïfs lecteurs de la Presse, qui ont horreur du prêtre et qui ne veulent pas aller l'entendre dans son lieu et dans sa fonction augustes, dans son temple, dans sa chaire, étaient cependant endoctrinés par des hommes d'Église. Seulement on les avait choisis ! Donc, quand la Presse s'écrie : Nous les connaissons, vos séminaires ; nous voyons à Vœuvre les hommes que vous y formez, elle a d'une certaine manière raison. Elle les voit, en effet, et même elle les montre !
Mais elle ne les voit pas tous et ne les montre pas tous. Il y en a d'autres, qu'elle ne voit et ne connaît pas assez. Ces autres, rien ne l'autorise à les juger sur les types qu'elle a pu rassembler pour les besoins de sa doctrine politique et religieuse. Ils n'ont pas les mêmes idées, ils ne font pas les mêmes œuvres. Ils sont prêtres, missionnaires, religieux, évêques ; ils prêchent, ils prient, ils enseignent, ils assistent les pauvres et les malades, ils recueillent les orphelins, ils vont porter la lumière de l'Evangile aux sauvages. On pourrait nommer des écrivains et des penseurs moins utiles à l'espèce humaine, et qui lui font moins d'honneur que ces hommes-là / Ces hommes-là composent le corps le plus désintéressé, le plus respectable, le plus
(1) Entre autres l'auteur de l'article qui nous occupe, M. Peyrat.
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savant qu'il y ait en France. Peu de lecteurs de la Presse, même parmi les notaires, seraient en état de soutenir une heure de controverse avec leur curé, nous ne disons pas sur une question d'hypothèques ni sur une question de catéchisme, mais sur une question de philosophie ou de littérature ; et nos plus fiers historiens connaissent fort bien le nom d'un simple curé de campagne, M. l'abbé Gorini, qui les obligera malgré eux de retoucher les nouvelles éditions de leurs célèbres ouvrages.
Sur de plus importants sujets, nous en appelons au bon sens du lecteur de la Presse pour qui nous avons plus particulièrement entrepris ce travail. Nous le prions de considérer ce qui manquerait en France si le clergé y manquait. Nous ne disons rien de la privation des biens spirituels, c'est un calcul qu'il ne peut faire ; mais croit-il que la nationen serait quitte pour n'avoir plus ces biens- là ? sait-il ce que deviendraient les consciences ? sait-il ce que l'on ferait des pauvres? pense-t-il sérieusement et résolùment que la tête encyclopédique de M. de Girardin trouverait moyen de combler le vide immense qui se ferait dans l'ordre social et d'étayer tout ce qui croulerait autour d'un tel abîme ?
Eh bien ! ce clergé, qui est simplement la pierre angulaire de la civilisation, et sans lequel rien ne peut tenir nulle part, il se forme tout entier dans les séminaires, « ces conservatoires de la routine » dont la Presse parle avec un beau dédain. Il y a puisé la vraie philosophie, celle qui fait des chrétiens et des prêtres, et qui, toujours la même dans son fond depuis dix-huit siècles, triomphe au besoin de la défectuosité des méthodes et se trouve toujours assez forte par ses œuvres pour tenir tête à tous les pretendus penseurs et novateurs qui se targuent de la
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renvèrser. Les hommes qui prétendent avoir eu le bonheur de connaître cette philosophie divine, et qui ont eu trop certainement le malheur de l'abandonner, ne nous disent pas leur secret ; ils ne peuvent pas le dire. Leurs explications n'empêcheront jamais qu'on ne se demande s'ils sont aveugles ou s'ils ferment les yeux, et par quelle infortune ils ont acquis la déplorable faculté d'étouffer de si profondes, de si sereines lumières.
Il y a deux choses dans l'homme : l'esprit et le cœur. Est-ce l'esprit qui s'est refusé aux vérités que la philosophie chrétienne propose? est-ce le cœur qui s'est refusé aux œuvres qu'elle impose? Sans agiter cette question, nous nous bornons à ne pas recevoir le' témoignage de la Presse contre une discipline sainte, dont elle ne sait rien que par des fugitifs qui en ont rejeté le glorieux et sacré fardeau. Vincent de Paul, Bossuet, Fénelon, Belzunce, tant de milliers d'autres qui ont été et qui sont le sel de la terre, se sont accommodés du régime des écoles sacerdotales ; ils ont été formés dans les séminaires : pour tout homme de bon sens, ce simple fait en dit assez.
IV. Monseigneur l'Évoque de Poitiers reproche à notre siècle d'être « enclin à traiter toutes les religions, toutes les croyances sur un pied d'égalité ». Suivant la Presse, « cette coexistence des religions, des sectes, des croyances, est l'un des bienfaits de la philosophie. » Si la Presse prétend réfuter Monseigneur l'Évêque de Poitiers, elle ne l'entend pas. Le prélat blâme la doctrine monstrueuse de l'indifférence en matière de religion, et non la coexistence pacifique dans le même pays de diverses religions, fait admis par tout le monde, mais momentané, et sur la durée duquel l'indifférence en matière de religion ne permet
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pas de compter ; car l'indifférence engendre et propage rapidement le fanatisme antireligieux, qui tend d'une manière invincible à proscrire toute religion. Dans les masses, il n'y a pas de froideur philosophique ; il y a des passions, des fureurs, de sanglantes ardeurs de destruction : lorsqu'elles ont perdu la foi, les masses ne permettent plus à personne de croire.
Si la Presse veut simplement dire que toutes les religions sont bonnes, c'est la négation de la divinité du christianisme. Nous renvoyons les tenants de cette opinion aux petits livres écrits pour réfuter les esprits forts de cabaret.
V. « Il est faux d'ailleurs que la diversité des sectes soit un danger pour la société. » Ceci, et tout le développement, ne tend pas moins à la suppression de la police et des gendarmes qu'à la suppression des cultes. La Presse n'exclut pas l'athéisme du nombre des sectes qui lui paraissent sans danger pour la société. Elle ajoute que cette diversité & aberrations tient essentiellement à la nature de l'homme, sur laquelle le sacerdoce catholique n'a jamais entrepris sans se rendre coupable de la plus criminelle usurpation. Comme les diversités de pratique tiennent à la nature de l'homme aussi essentiellement que les diversités de morale d'où elles découlent, il suit que la société se rend coupable de « la plus criminelle usurpation » toutes les fois qu'elle réprime une doctrine ou un fait. Cette thèse est une vieille imagination de la Presse. Depuis la conversion de son rédacteur en chef au socialisme, la Presse soutient que tous les problèmes de l'ordre social peuvent se résoudre par la liberté illimitée. Nous plaignons ceux dont la raison a besoin d'être soutenue contre de pareilles extravagances, et ces
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extravagances expliquent fort bien la haine de certains logiciens pour la théologie. Ils reconnaissent l'obstacle. Mais l'obstacle est heureusement dans la nature humaine encore plus que la frénésie qui veut le rompre. On a dit que si Voltaire avait vu la révolution, il aurait prêché contre les révolutionnaires une croix à la main. Si les abonnés de la Presse voient un jour les théories de la Presse en voie de réalisation, ils passeront avec épouvante et fureur leur habit de garde national, et les quais ne seront plus sûrs pour M. de Girardin.
-VI. Monseigneur l'Evèque de Poitiers a parlé du « titre sacré de la propriété ecclésiastique. » La Presse saisit cette bonne occasion d'adresser un satisfecit aux gouvernements libéraux qui dans ce moment s'occupent à spolier l'Eglise. L'Église, dit-elle, ne doit rien posséder, par la raison que les apôtres ne possédaient rien. Elle ajoute cet argument, puisé dans l'arsenal de ses connaissances historiques :
« Le christianisme fut annoncé au monde par des hommes qui n'étaient ni cardinaux, ni archevêques, ni évêques, ni chanoines, ni docteurs en théologie ; qui n'avaient pris dans aucun séminaire les ordres sacrés. »
En vérité ! Et ce savant tient « dans les mains » tous nos livres d'éducation, sermons, mandements, bulles, encycliques ! S'il les a, qu'il les ouvre, et qu'il nous dispense d'une dissertation pour lui prouver que les hommes qui annoncèrent le christianisme étaient diacres, prêtres, évêques, religieux ; que chaque maison épiscopale devint promptement un séminaire ; que les cardinaux existaient sous le titre de curés de Rome ; qu'il y a toujours eu, depuis saint Pierre et saint Paul, des docteurs en théologie et des conciles où l'on décida des questions théologiques.
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Encore une fois, les lecteurs de la Presse ne savent pas combien on abuse de leur simplicité. Si on leur disait que la royauté n'est plus la royauté, parce qu'autrefois les rois sortaient dans une voiture'attelée de quatre bœufs, tandis qu'à présent ils vont dans un carrosse à huit chevaux, on leur ferait le même raisonnement que la Presse leur fait sur l'Église.
VII. La Presse entreprend d'établir que les apôtres étaient exactement ce que sont les révolutionnaires d'aujourd'hui ; qu'ils voulaient renverser « les prêtres de la boutique juive » comme nos révolutionnaires veulent renverser les prêtres de la boutique catholique. Cette brutalité a vieilli. Depuis Robespierre et Saint-Just, qui se comparaient à Notre-Seigneur, elle a servi aux saint- simoniens, aux phalanstériens, aux proudhoniens. La Presse peut néanmoins la rajeunir, et nous -devrons quelque jour disserter inutilement pour établir que les chefs et les associés de la Marianne n'ont rien de commun avec les apôtres et les disciples du Calvaire l
VIII. Sortant de cette triomphante assimilation, la Presse fait une synthèse en quelques lignes, de laquelle il résulte que si les empereurs, au lieu de se faire chrétiens, avaient eu l'esprit de se tenir à l'écart de toutes les religions, les protégeant et les réprimant toutes, « ils auraient « épargné à l'humanité les malheurs qui pendant quinze « cents ans (sans doute" depuis la victoire de Constantin « jusqu'à la prise de la Bastille) ont abâtardi les âmes, hu- « milié les esprits, opprimé la raison, perverti les con- « sciences, corrompu la moràle, couvert lé monde de con« fusion et de sang. » Et patati et patata 1 II faudrait ici un petit cours d'histoire de quinze siècles, pour montrer que des libres-penseurs n'auraient pas réussi à former l'Eu-
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rope chrétienne ; n'auraient pas résisté aux hérésies, qui sont dans la nature de l'homme ; n'auraient pas vaincu le paganisme sans répandre judiciairement une goutte de païen ; n'auraient pas refoulé et vaincu l'islamisme par une lutte militaire de mille ans ; n'auraient pas con- -verti le nord de l'Europe, etc., etc. Il faudrait prouver que les Pèr-es de l'Église, les Papes jusqu'à PiçJX, les Conci- les jusqu'au Concile de Trente; les souverains catholiques jusqu'à Napoléon, en passant par Charlemagne, saint Louis et Louis XIV, n'ont pas abâtardi les âmes, humilié les esprits, opprimé la raison, perverti les consciences, corrompu la morale. Il faudrait, en un mot, disserter pour prouver que le Bien n'est pas le Mai, et que le Mal n'est pas le Bien. Se fait-on une- idée suffisante^de l'outre- -cuidante déraison et du fanatisme d'impiété qu'il faut pour écrire de pareilles choses, et de la profondeur d'ignorance-qui demanda qu'on y réponde ?
IX. « Non contents d'avoir chassé les dieux de l'Olympe et substitué l'incompréhensible au ridicule, les chefs de la nouvelle secte ( la secte des chrétiens, comme disaient Néron et Dioclé- tien) voulurent lui donner la domination, triompher de la philosophie, faire rétrograder la raison (la philosophie et la raison qui adoraient le ridicule ) : ils y réussirent. Constantin plaça le christianisme sur le trône, les Barbares mirent la raison dans les fers, l'enfance du monde recommença : les nouveaux prêtées prirent le crédit des anciens, aucune secte ne conserva son indépendance. Ces sectes composaient des nations entières ; elles furent exterminées. Sous prétexte d'augmenter le nombre des "fidèles, éit Montesquieu, on diminua celui des hommes. »
Les sectes religieuses firent ce que font les sectes politiques, Elles prirent les armes contre l'ordre établi, et dès qu'elles se trouvèrent assez puissantes pour dominer dans. une nation, non-seulement elles opprimèrent tout ce qui
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ne leur appartenait pas dans cette nation, mais elles se jetèrent sur les autres. C'est là l'histoire des ariens, des iconoclastes, des mahométans, des luthériens, de toutes les hérésies, qui ont régné ; c'eût été celle, des hérésies qui ont été vaincues. Le catholicisme seul s'est établi par le sang de ses propres fidèles. Il n'a nulle part exterminé des nations j il a extirpé de certaines nations les sectes qui les tyrannisaient. Il n'existe pas d'exemple d'une nation traitée par les peuples catholiques comme les protestants d'Allemagne, de Suisse et d'Angleterre, comme les schismatiques de Russie ont traité les populations catholiques soumises à leur puissance, comme les musulmans ont traité les chrétiens. La nature catholique se refuse à ces persévérantes cruautés. Ou les nations catholiques, usant du droit que toute société a d'ouvrir et de fermer son sein, bannissent complétement les hérétiques, ou elles les tolèrent et s'appliquent à les ramener. S'il y avait eu en France une Irlande protestante, elle eût été en moins de cent ans délivrée ou assimilée. Les prêtres catholiques, avant tous les autres citoyens, auraient réclamé contre un système d'oppression semblable à celui dont l'Angleterre a meurtri trois siècles durant les malheureux Irlandais ; après la défaite de l'hérésie par les armes, ils auraient entrepris, au péril de leur vie, de réconcilier les hérétiques, et ils y auraient réussi. C'est ainsi que furent convertis les Albigeois. On créa une Université à Toulouse, et le pays redevint catholique. Si les Albigeois n'avaient pas été vaincus, l'Europe allait à l'islamisme. Pour le résultat définitif, on peut comparer les pays musulmans aux pays chrétiens. Les pièces sont sous les yeux du monde.
La Presse cite un bon mot de Montesquieu, son principal docteur : Sous prétexte d'augmenter le nombre des
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chrétiens, on diminuait celui des hommes. Sarcasme digne du grave auteur d' Arsace et d' Isménie. Il y avait en Montesquieu du journaliste et même du feuilletoniste. Voltaire l'appelait un peu sévèrement ArlequinGrotius, et Lin- guet nommait l' Esprit des Lois, l' ouvrage d'un petitmaitre français qui lisait fort légèrement. Triste chrétien devant son bureau ; devant la mort triste libre-penseur ! Il se confessa, s'excusant de l'impiété de ses écrits sur le désir qu'il avait eu de passer pour un génie supérieur aux préjugés et aux maximes communes. Après quoi il reçut l'extrême-onction et le viatique avec dévotion, répondant, les mains jointes, aux prières de l'Eglise. Si Montesquieu a tant de crédit sur vous, prenez-le donc tel qu'il est. Vous fait-il pitié mourant, et ne l'estimez-vous qu'en santé? Voici ce qu'il écrivait dans la force de son esprit :
« Bayle, après avoir insulté toutes les religions, flétrit la religion chrétienne ; il ose avancer que de véritables chrétiens ne formeraient pas un État qui pût subsister? Pourquoi non ? Ce seraient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs et qui auraient un très-grand zèle pour les remplir ; ils sentiraient très- bien les droits de la défense naturelle; plus ils croiraient devoir à la religion, plus ils penseraient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment
-plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques et cette crainte servile des États despotiques »
Et ailleurs :
« Chose admirable ! la religion chrétienne, qui semble n'avoir d'autre objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. »
Mgr l'Évêque de Poitiers ne dirait pas plus.
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Pour répondre à la Presse sur tous les points, Montesquieu constate que « le christianisme a apporté jusque dans « la guerre une certaine modération, et fait admettre un droit des gens que l'humanité ne peut assez reconnaître ». Cela ne prouve pas tout-à-fait que pour augmenter le nombre des fidèles, les chrétiens aient pris plaisir à diminuer celui des hommes.
X. La Presse, se mirant dans l'érudition dont elle vient de produire les illustres marques, assure que quand on connaît l'histoire ecclésiastique :
« On est confondu des sophismes au moyen desquels le clergé a bouleversé l'antique religion de Jésus-Christ, laquelle, tout en conservant en apparence les anciennes maximes des premiers temps, ne ressemble pas plus à la religion de l'Évangile qu'à celle du Coran. C'est ce qui faisait dire à Montesquieu :
J'ai lu l'Histoire ecclésiastique pour modifier, et j'ai été scandalisé. »
Il y a un très-gros livre, intitulé : Delà Perpétuité de la Foi, qui commença la conversion de Turenne et qui acheva celle de beaucoup de protestants et de libres-penseurs du siècle de Louis XIV, la plupart en assez bon renom d'intelligence et de probité. Il est difficile de croire que tous ces convertis, jetant les yeux autour d'eux, ne virent aucune différence entre la religion qu'ils embrassaient comme étant celle de l'Évangile et la religion du Coran. Il est difficile de croire que depuis ce temps les choses ont tout à fait changé, et que la pratique, qui s'accordait alors avec les maximes, toujours les mêmes, ne s'y accorde plus. Nous jugeons inutile d'analyser le livre de la Perpétuité de la foi, et d'ajouter une autre dissertation pour prouver que la religion de Pie IX, des Sœurs de Charité et des Petites-Sœurs-des-Pauvres n'est pas « celle du Coran. »
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Si- cet argument ne suffit pas aux croyants de la Presse, force nous est de les laisser dans l'étonnement où l'auteur de l'article se prétend plongé. Nous les prions seulement de convenir qu'il y a lectures et lectures et lecteurs et lecteurs. On peut lire follement un bon livre, on en peut lire sagement un mauvais. C'est ce qui faisait -dire à Montesquieu : « C'est mal raisonner contré la religion que de « rassembler dans un grand ouvrage une longue énumé- « ration <ies maux qu'elle a produits lorsqu'on a méconnu « son esprit, si on ne fait de* même des biens qu'elle a « faits lorsqu'on a suivi ses maximes. »
XI. Nous passons quelques autres sujets de dissertation que la Presse nous imposerait encore, s'il fallait répondre à toutes les erreurs et à tous les sophismes qu'elle entasse. Nous devrions, par exemple, faire l'histoire de la Saint- Barthélemy, qui ne manque jamais de suivre l'histoire de Galilée, «t qui vient ici, comme de coutume, avec ses cent mille hommes, pas un de moins, égorgés en une nuit, d'un coup de poignard catholique.
TI y a vingt récits de la Saint-Barthélemy, à peu près acceptés maintenant par tout le monde. On -sait que ce fut un coup de guerre civile, d'une guerre que les catholiques n'avaient pas commencée, et où ils furent, les premiers, victimes de semblables attentats. On sait qu'il y eut des Saint-Barthélemy protestantes ; on sait que les sectaires, détestés du peuple de Paris et redoutés de la Cour, mettaient le comble à la haine populaire par leur arrogance, et aux alarmes du Gouvernement par leurs complots. Qu'on se figure les socialistes maîtres d'une partie de la France, y ayant saccagé quelques centaines de manufactures et décimé quelques légions de garde nationale, venant ensuite, au milieu d'une trêve, étaler dans
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une ville restée conservatrice, l'insolence de leurs victoires passées et l'orgueil de leur prochaine domination. Telle était la situation des protestants dans Paris, après avoir remporté en France d'assez notables victoires, toujours suivies d'exactions, de meurtres et de profanations. La Saint-Barthélemy fut donc un. coup d'État secondé par la passion populaire. Il n'y eut, de l'aveu des protestants, ni cent mille, ni cinquante mille, ni dix mille victimes ; les calculs les mieux établis en comptent deux mille environ. C'est deux mille de trop, sans doute. On avait le devoir de combattre les protestants par les lois et par les armes ; on n'avait pas le droit de les assassiner ; et la religion, qui ne rougit ni de la guerre ni de la justice, désavoue et réprouve l'assassinat. On le sait fort bien ; la Presse sait qu'il n'y a pas d'apologie catholique de la Saint- Barthélemy, et que si les passions des catholiques les ont entraînés à cette vengeance, la religion n'en répond pas plus que de tous les autres crimes commis par toutes les autres passions qui mettent en oubli ses commandements. Catherine de Médicis, en faisant signer l'ordre d'exécution, suivait les conseils que Machiavel, un libre-penseur, avait donnés aux princes du temps, et non pas ceux de l'Evangile ni de l'Église, dont aucun ministre ne fut mêlé à cette sanglante révolution. Un roi catholique, un saint Louis, n'aurait point pactisé avec les protestants et ne les aurait point écrasés par trahison. Écartant également les politiques et les sicaires, il eût vidé la cause par les ministres que Dieu donne aux rois : des soldats et des juges, Encore une fois, tout cela est admis des gens sensés, et il n'y a pas un homme instruit et de bonne foi qui le nie. La Presse rejette cette évidence. Sa thèse sur la Saint-Barthélemy lui est indispensable comme
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sa thèse sur Galilée; indispensable comme l'ignorance.
XII. La Saint-Barthélemy est le bouquet de l'argumentation de la Presse. Pensant avoir suffisamment aveuglé ses lecteurs, elle termine en forme de défi par cette conclusion très-logique, non plus seulement contre le catholicisme, mais contre l'idée même de religion :
«L'histoire est remplie des crimes dont la religion a été la cause ou le prétexte ; pourquoi donc ne ferme-t-on pas la bouche aux libres-penseurs, en opposant à ces crimes épouvantables les crimes commis au nom de la philosophie? »
Nous l'avouons, c'est à nous que ce dernier mot ferme la bouche. Nous avons toujours cru que les païens répandaient le sang par plaisir, parce que leurs diverses philosophies. ne s'y opposaient pas. Nous avons toujours cru que les anthropophages se mangent parce qu'ils ne sont pas religieux, ou que s'ils ont une religion, ils ne sont pas chrétiens. Nous avons toujours cru que Voltaire ne se piquait pas de religion lorsqu'il écrivait ses livres, et que l'image du Christ n'était pas sous les yeux de Fouquier- Tinville lorsqu'il rendait ses arrêts. Nous avons toujours cru que quiconque organisait les affaires d'une certaine façon, ouvrait d'une certaine façon les portes et les poches, entrait d'une certaine façon en partage du bien d'autrui, pratiquait enfin habituellement tout ce que l'on appelle crimes, délits et vices, agissait ainsi en vertu d'une certaine philosophie et était nécessairement de quelque manière ce que l'on appelle un libre-penseur ; c'est-à-dire un homme parvenu à ce faîte d'où la raison contemple avec une suprême indépendance les commandements de Dieu et de l'Eglise, et rejette parmi les fables toute croyance à la responsabilité de l'âme immortelle.
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Nous avons toujours cru que si la philosophie irréligieuse pouvait avoir pour le commun des hommes une séduction, un but et un résultat, c'était de leur apprendre à faire en tranquillité de conscience tout ce que la religion défend. Or, comme la religion défend: toute espèce de mal, il nous a toujours paru clair que la philosophie antireligieuse, qui est par essence anticatholique, ne pouvait se proposer de faire toute espèce de bien.
Nous avons toujours cru que la Révolution française avait commis d'épouvantables crimes en tout genre, et que ces crimes étaient la conséquence forcée de la philosophie qui avait préparé cette révolution. Voltaire, chef des philosophes du dix-huitième siècle, écrivait à d'Alembert, qui lui succéda : « J,ai vu avec horreur que vous dites « de Bayle t Heureux s'il avait pu respecter la religion « et les mœurs 1 Vous devez faire pénitence toute votre vie « de ces deux lignes : qu'elles soient mouillées de vos lar- « mes! » Ainsi la philosophie des libres-penseurs les plus illustres ne permettait pas même de feindre le respect pour la religion et pour les mœurs ; et l'on demande quels crimes ont pu être commis au nom de la philosophie 1
Encore une fois, cette- question nous déconcerte ; et nous croyons que si c'est à quoi il fallait répondre, nous avons entrepris J'impossible.
III
Nous espérons cependant n'avoir pas perdu notre peine. Nous aurons du moins appris à nos lecteurs quelle est la guerre que l'on fait à l'Eglise, ou plutôt au christianisme, dans les basses régions de l'incrédulité. Es ont entendu le
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dernier écho de ces théories de l'incrédulité savante et réservée, pourlesquelles on exige presque nos respects, parce qu'elles conservent elles-mêmes d'hypocrites apparences de modération. En effet, l'incrédulité académique s'interdit les attaques directes; elle a des mots de passe ; elle n'en veut, dit-elle, qu'à la théocratie et .au mysticisme. Dans les régions moyennes, l'accent est déjà plus marqué. Toutefois, il y a encore des formules de déférence ; la religion n'est pas formellement insultée : on est catholique ou chrétien, on est au moins spiritualiste. Si l'on y manque, on s'en excuse. En bas, dans la foule, devant l'ignorance, on -nie rondement - catholicisme, .christianisme, religion, spiritualisme. -On trouve que la religion, inoffensive ou simplement ridicule chez les païens, est devenue depuis quinze siècles le fléau de la ierre, qu'aile a abâtardi l'humanité, humilié la raison, ^corrompu la morale ; que l'histoire est remplie de crimes dont elle a été la cause ou le prétexte. On demande quel dommage l'humanité a jamais souffert des libres-penseurs, c'est-à-dire .de ceux qui ont dit à l'homme : Tu-es --seul ton maître ; il n'y a pas de Dieu ; ou si Dieu existe, c'est toi !
Ges trois seotions du parti de la philosophie anticatholique vivent en accord. Si la section- d'en bas tance quelquefois les deux autres, celles-ci se gardent de lui rendre guerre pour guerre. La Presse peut gourmander la .pot tronnerie du Journal des Débats ; le Journal des Débats, à -son tour, gourmande parfois la retenue ou l'oisiveté des philosophes officiels ; mais les philosophes officiels ne reprennent pas la -témérité relative du Journal des Débats, et le Journal des Débats se permet encore moins de protester contre les libres-penseurs du Siècle ou de la Presse. Ce sont donc, en définitive, ces derniers et leurs émules qui
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distribuent l'aliment philosophique au public français.
Quel est cet aliment ? On vient de le voir. La manière dont il est donné, loin de rassurer, est un sujet d'épouvante. Simulée ou réelle, l'ignorance manifestée à ce degré révèle dans la multitude de ceux qui l'écoutent un abaissement intellectuel qui refuse toute prise à la raison. Que ne persuadera-t-on pas à ceux devant qui, en plein pays chrétien, on peut dénaturer comme nous venons de le voir non-seulement tout le passé, mais tout le présent de l'Église; et qui estipient qu'on leur fait honneur lorsqu'on leur dit, ou qu'il n'y a pas de vérité religieuse, ou que l'homme est incapable de connaître la vérité ?
D'Alembert écrivait confidentiellement au roi de Prusse, à propos du Système de la nature, qui était, relativement à lui, une production de l'incrédulité d'en bas, que « la sottise et l'impudence de certains philosophes l'effrayaient. » Qu'aurait-il dit si ces doctrines, au lieu d'être perdues dans quelques mauvais livres peu connus ou tout à fait ignorés du peuple, avaient été, comme de nos jours, la lecture à peu près exclusive du peuple, avec tant de facilités pour une application immédiate et populaire ?
Ce qu'aurait dit d'Alembert, Mgr l'Évêque de Poitiers le dit lui-même,. en s'adressant à ces hommes remplis d'ignorance et d'imprudence qui préparent le péril où ils risquent de succomber :
« Sachez-le donc bien, mon Frère, cette feuille quotidienne ou périodique qui affiche l'outrage.et le blasphème envers la première Majesté, qui attaque incessamment l'Église, ses institutions, ses ministres, et qui ébranle par là même les fondements de la société civile et le rempart des intérêts matériels, n'ira pas impunément, chaque matin ou chaque semaine, se poser sur votre table, sous vos yeux et sous les yeux de vos serviteurs.
Sans faire injure à votre intelligence, j'oserai vous dire que sur
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beaucoup de points elle n'est pas à l'épreuve des sophismes les plus grossiers. Toutes les fois qu'il ne s'agit pas de la conservation immédiate de votre fortune, de votre influence, de votre bien-être, je vous trouve encore imbu de tant de préjugés, accessible à tant de mensonges, que je dois trembler en vous voyant journellement aux prises avec un discoureur qui n'est pas sans habileté jusque dans ses emportements. La vérité est qu'il réussit à faire accepter de votre esprit ces principes-là mêmes dont votre volonté repousse le plus énergiquement les conséquences. Croyez-moi, la présence assidue de ce mauvais génie ne vaut rien ni auprès de vous ni auprès des vôtres. Cette fréquentation funeste pervertit la rectitude de votre jugement; et, de plus, elle fait sous votre toit les affaires du parti du désordre, qui, au jour décisif, est toujours assuré de rencontrer quelques auxiliaires dans toute maison où il a trouvé, en temps de paix, des complaisants et des dupes. »
31 décembre 1855.
La Presse nous adresse un long article, où elle ne retire ni ne maintient rien de ce qu'elle avait dit, et n'avance rien de nouveau. Cet article a pour unique but de nous blesser personnellement.
Notre dessein, en répondant à 1 ^Presse, était d'éclairer un de ses lecteurs, pour qui l'on demandait cet acte de charité. Nous avons voulu montrer combien il y a de mauvaise foi, de présomption et d'ignorance dans *ces prétendus penseurs qui opposent au christianisme la parole de quelques prétendus philosophes dont les systèmes et les arguments sont aujourd'hui décriés, et qui, la plupart du temps , se sont démentis eux-mêmes. La Presse injuriait les écoles sacerdotales : nous avons dit pourquoi, sur ce chapitre, elle n'est pas croyable. A l'appui de ses aperçus ridicules et frivoles sur l'histoire de l'Église, elle invoquait Montesquieu : contre ses aperçus nous avons
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cité Montesquieu. Elle s'appuyait contre la théologie d'une fatuité de d'Alembert : nous lui avons cité en l'honneur de la théologie un aveu de M. Proudhon, et contre les philosophes un mot de d'Alembert, qui s'étonnait de l'incroyable démence et sottise de certains philosophes de son temps et de sa bande, les mêmes que Diderot appelait les chiffonniers de l'Encyclopédie. Montesquieu et d'Alembert étant les autorités par qui jure la Presse, nous avons dédaigné d'en interroger de plus hautes. Sur d'autres points, nous avons opposé à la Presse des observations incomplètes sans doute, et qui devaient l'être , mais auxquelles cependant elle n'oppose à son tour que des injures.
Les sophismes et les idées quelconques du premier article appartenaient à la Presse et s'attaquaient à la religion ; les injures du second article ne s'adressent qu'à nous, elles sont personnelles dans leur source comme dans leur but. C'est un autre terrain et un autre adversaire, un terrain où il ne nous plaît pas de descendre aujourd'hui, un adversaire que nous n'avons pas appelé et auquel nous nous dispensons de répondre.
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PETITE GUERRE.
— 23 DÉCEMBRE 1855 —
M. Plée et l'association du Libre-Amour.— Le livre de M. Dollfus.
— La Gazette de France. — M. H. Rigault et son Etude sur
Horace.
Nous trouvons ce matin dans les journaux de Paris une petite somme de sept à huit articles contre nous. La Gazette de France, la Presse, le Journal des Débats ont chacun le leur ; le Charivari a le sien, qui n'est pas le plus mauvais ; le Siècle, supérieur par la quantité comme par le genre, en a deux, dont un de M. Plée, où cet écrivain se surpasse lui-même, si toutefois la chose est possible. M. Plée est si animé que son Cicéron lui revient ; il s'écrie : Quousque tandem 1 Dans un autre endroit, il nous demande lapermission de nous appeler malheureux 1 « Malheureux, permettez-moi ce mot, comment savez- « vous, etc. » C'est Démosthènes.... sur le mirliton. Une fois pour toutes, M. Plée saura que nous lui permettons tout. Nous ne lui demandons qu'une grâce, c'est de ne pas se gêner.
M. Plée prend ce violent exercice à l'occasion de l'association américaine du Libre-Amour, parmi les membres et les orateurs de laquelle il y a des ministres protestants. Il nous accuse d'attaquer à ce sujet une religion formellement reconnue par la loi. Est-ce que ce ne serait pas
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une petite dénonciation? Mais la bonne volonté de M. Plée est vaine. La loi qui reconnaît le protestantisme, n'en reconnaît pas toutes les sectes ; et s'il y a parmi nous des sectes protestantes comme celles qui sont devenues, en Amérique, le Mormonisme et l'association du Libre-Amour, elles ne sont pas reconnues. L'Etat reçoit le principe du libre examen, il est loin d'en accepter toutes les conséquences. Nous croyons que M. Plée non plus n'en suivrait pas jusqu'au bout la logique terrible, devant laquelle la Presse elle-même devrait reculer. M. Plée, il est vrai, ne veut pas que l'on dise que le mormonisme et le libre-amour sont les conséquences du libre examen. Il faut néanmoins en passer par là, et il n'y a pas de quousque tandem qui tienne ; le libre examen conduit au libre choix, c'est-à- dire au libre amour.
La Presse encense le livre athée du jeune M. Dollfus, et fait un aveu qui nous charme, en disant que dans le débat auquel ce livre a donné lieu, l' Univers a rempli « son rôle ordinaire. » Cela est chargé de tout le mépris que la libre-pensée peut y mettre, et toutefois c'est pour nous un compliment. On ajoute que « l'attitude du Journal « des Débats a affligé tous les hommes sérieux, » parce qu'il s'est excusé. Il l'a pourtant fait de bien mauvaise grâce ! Mais les hommes sérieux de la Presse, pour qui M. Dollfus est un apôtre, ne pardonnent pas au Journal des Débats de l'avoir renié. Les mêmes hommes sérieux ont aussi un mot trop cruel pour la Gazette de France. Elle leur a « inspiré de l'étonnement ! » En condamnant le livre de M.Dollfus et le premier enthousiasme du paranym- phe Alloury, qui introduisait ce jeune homme aux noces de la publicité, la Gazette de France, disent-ils, « a man- « qué de sa dextérité habituelle et a trop laissé percer le
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« bout de l'oreille. Nous savons maintenant ce qu'il faut « penser de tant de protestations ultra-libérales et nous « pouvons deviner quelle liberté nous serait donnée sous « le régime du prétendu droit national. » Il est dur pour la Gazette de France de s'entendre dire qu'elle a des oreilles et qu'on en voit le bout ! Cependant ce bout d'oreille est encore ce que la Gazette a de meilleur ; puisse- t-elle ne pas se décourager de le laisser paraître quelquefois !
Après ces préliminaires, la Presse procède à la réhabilitation du livre de M. Dollfus, qui, dit-elle, n'est-ni sceptique, ni athée, ni matérialiste, mais au contraire spiritua- liste, « du spiritualisme Je plus pur ; » et quant à la morale, -exquis, peut-être mêmé « sévère », Où donc M. Alloury avait-il les yeux ? Car, il faut l'avouer, nous n'avons paslu le chef-d'œuvre de M. Dollfus, et c'est M. Alloury qui nous a fait condamner cet innocent ! Le seul tort de M. Dollfus, continue la Presse, est d'être panthéiste, « comme Maltebranche et comme Spinosa. » Voilà bien de quoi crier ! En quoi le panthéisme est-il contraire à la morale la plus pure, et quel besoin de croire à la divinité de Jésus-Christ pour être bon chrétien ? La négation de la -divinité du Christ n'est pas nouvelle : « Cette opinion a « été professée par les Ebionites, qui ont été les premiers « chrétiens (sic), et après la Réforme, par les Arminiens « et les Sociniens ; elle l'est aujourd'hui dans le sein « même du protestantisme, par tous les rationalistes « allemands. Voici ce qu'a écrit là-dessus un des digni- « taires de l'Eglise protestante. » Suit une citation de Roehr, disant que le Christ est « une apparition pure- « ment humaine. » Ainsi parle M. Nefftzer en l'honneur de .M. Dollfus, pour faire honte au Journal des Débats. Nous
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signalons ce passage au zèle de M. Plée. En disant qu'une partie de l'Eglise protestante ne croit plus à la divinité de Jésus-Christ, M. Nefftzer, évidemment, accuse cette église de n'être plus chrétienne : insulte à une religion reconnue par l'État !
La Gazette de France voyage autour des dissentiments qui existent dans le parti catholique, quœrens quem de- voret. Mais ici un autre bout d'oreille passe : l'oreille gallicane, où nos raisonnements n'entrent guère, à en juger par la manière dont la plume de M. de Lourdoueix les traduit. Après avoir dit, ce qu'elle croit voir ce qu'elle croit entendre, etenavoir fait une réduction qui trahit l'insuffisance de ses organes, la Gazette conclut qu'il n'y a qu'un parti de l'amour, et « c'est celui auquel appartient la Gazette de France. » Or, comme la Gazette de France constitue, peu s'en faut, à elle seule son parti, il en résulte que le parti de l'amour est borné pour le moment. Beau parti néanmoins, et digne du nom qu'il revendique ! Ouvrant ses bras et son cœur au Correspondant, la Gazette lui tient ce langage amoureux : « Que la fraction de l'ancien parti catholique « qui combat l'Univers vienne donc avec nous, puisqu'elle « est sans terrain et sans logique ; nous lui donnerons la « raison de sa modération, de ses sentiments et de ses ten« dances. » Cela n'est vraiment pas si mal.
Nous voici au Journal des Débats, et fort loin du parti de l'amour, car c'est M. Rigault qui nous adresse la parole. M. Rigault est toujours un peu agacé. M. Rigault défend son « spiritualisme, » à propos d'un certain marivaudage qu'il appelle trop respectueusement une Étude sur Horace, et qui a été l'autre jour vertement étrillé par M Justin Dupuy, rédacteur de la Guienne. M. Rigault nous reproche aigrement d'avoir accueilli « cette ca-
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lomnie venue de la province, » et il laisse couler de sa plume un demi-mètre d'écriture, pour expliquer qu'il ne se justifiera pas, par respect pour ses lecteurs. Il a tort de ne pas se justifier. Les observations de M. Justin Dupuy, qui est un homme de talent et un homme d'honneur, nous ont paru très-fondées. S'il s'était trompé sur la pensée de M. Rigault et que celui-ci eût mis la chose hors de doute, il ne manquerait pas de le dire, et nous après lui. M. Rigault se montre de bien mauvaise humeur pour un homme assuré de son innocence, et bien pétulant pour un philosophe ! Les passages qu'il cite de son petit écrit, n'infirment pas du tout la force de ceux que M. Dupuy a cités. Quelques phrases plus ou moins saines et polies sur le christianisme ne déguisent plus assez le peu de cas philosophique que l'on en fait. Le Journal des Débats est d'ailleurs expert dans l'art des ménagements et des détours ; il sait arriver au même but que le Siècle en parlant un autre langage. Mais nous ne voulons pas avoir l'air de venir au secours de M. Dupuy. L'écrivain « de province » sera parfaitement il son aise en présence du fier auteur de l' Étude sur Horace.
Pour compléter cette brochette, nous voudrions citer le Charivari, qui fait une assez plaisante peinture de l'état du Journal des Débats pendant et après la campagne Dollfus. Le Charivari trouve, comme la Presse, que le Journal des Débats prend une attitude trop discrète. Il s'en amuse presque drôlement, mais, par malheur, il a presque oublié de nous dire des injures. C'est là ce qui nous empêche de transcrire une des bonnes turlupinades qui aient honoré sa carrière.
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ORIGINES DE L'ART CHRÉTIEN.
— 23 DÉCEMBRE 1855 —
Le livre de M. Rio. — Enfance de l'art chrétien. — L'art au moyen âge.
En 1836, M. Rio fit paraître le premier volume d'un ouvrage dont le titre annonçait le plan immense : De la Poésie chrétienne dans son principe, dans sa matière et dans ses formes. Quel horizon ! la partie abordée, la peinture, n'était qu'une subdivision, une seconde partie de la forme de l'Art. L'auteur y déployait des connaissances étendues, des vues originales et fortes, une grande pureté de goût, une rare vigueur de main, toutes les qualités nécessaires pour remplir la carrière qu'il avait osé se tracer; mais il s'arrêta après avoir fait ce pas puissant, laissant autant de regrets qu'il avait éveillé de sympathies et donné d'espérances. Forcé d'interrompre son travail, on crut qu'il l'avait abandonné. Il le reprend aujourd'hui, avec les qualités qui en ont assuré le succès. Malheureusement, en le reprenant, il le limite. Le titre général a disparu ; quatre mots jetés en épigraphe sur la couverture, expriment stoïquement la tristesse de l'artiste qui voit s'évanouir la beauté de son rêve : Ars longa, vita brevis 1 C'est là tout ce qu'il s'accorde, pour se plaindre d'avoir été arrêté vingt ans et délaisser sans emploi les ma-
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tériaux accumulés par une intelligence toujours active et toujours charmée du monument grandiose qu'elle avait conçu. Il est difficile d'être plus sobre sur soi-même ou d'user plus modestement de l'avertissement au lecteur.
Du reste, cette interruption n'a pas empêché le travail de M. Rio d'avoir le plus enviable destin. Il a fait sa marque, il a eu des disciples. Quand on relit ce premier volume en se reportant à l'époque où il a paru, on est étonné de la quantité d'idées qu'il a mises en circulation, des noms inconnus ou dédaignés qu'il a popularisés ou relevés. Là remontent ces premières tentatives qui finiront par une restauration complète de l'art chrétien, et qui, dès à présent, ont remis en estime tant de chefs-d'œuvre oubliés et même méprisés. Il a désaveuglé les yeux qui ne voyaient plus ces beautés si fécondes et si pures. La lumière projetée sur ce seul point, se reflétant ailleurs, indique partout les sources de la poésie chrétienne. L'écrivain qui a conscience d'avoir rendu un pareil service, peut ne se plaindre que sobrement de la brièveté de la vie.
Je n'ai pas la prétention d'analyser en quelques pages deux volumes remplis de faits intéressants, très-variés, rassemblés avec un choix sévère, racontés avec une COllcision qui, sans tomber jamais dans la sécheresse, élague constamment tout superflu. M. Rio fait à la fois l'histoire de la peinture et des peintres pendant toute la floraison chrétienne, c'est-à-dire depuis Giotto jusqu'à la seconde manière de Raphaël, où l'esprit païen et sensualiste, après de longs combats, fut définitivement vainqueur. C'est une période d'environ trois siècles, durant laquelle passent sous les yeux du lecteur une légion d'écoles et une multitude d'artistes. Je me borne à l'indiquer, et je n'y prends qu'une vue sur la longue enfance de l'art chrétien, pour
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l'honneur de l'Église qui a tendrement veillé sur ce noble berceau.
L'art, dans sa source, est un don que Dieu a fait à l'homme pour le comprendre ; et dans sa forme, un langage dont l'homme doit se servir pour confesser, louer et adorer le Créateur. Tout autre emploi de l'art est vain ou funeste. On sait comment en a usé la liberté humaine. Dans l'antiquité, la profanation du don de Dieu fut profonde, multipliée, et devint générale. Sans doute, l'art antique a produit de chastes chefs-d'œuvre, comme pour attester, jusqu'au milieu des épaisses ténèbres de l'idolàtrie, que l'homme était et restait la créature de Dieu, admirable encore dans sa déchéance et conservant en elle deux titres qu'il ne lui était pas permis d'anéantir : le titre de son origine et celui de sa fin ; animée du souffle de Dieu, destinée à être rachetée du sang de Dieu. Il y eut des Phidias et des Apelle, qui eurent des inspirations et des aspirations comme les Platon et les Socrate. Sans connaître encore la voie de l'esprit, l'àme immortelle se faisait jour à travers la chair.
Elle n'eut que rarement et incomplétement ce bonheur ; elle le perdit bientôt. L'art séjournait dans la matière ; il tomba par une pente irrésistible dans la corruption. Suivant la destinée du paganisme, il était complétement avili quand l'heure suprême du paganisme arriva.
C'est alors que l'art chrétien naquit dans les Catacombes, rude, informe, mais plein pourtant de l'esprit et des pensées qui changeaient ces asiles de la mort en un réservoir de vie assez vaste et assez profond pour alimenter le monde. Là, ceux qui donnaient la sépulture aux martyrs traçaient sur leurs tombeaux les symboles de la vérité
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triomphante et les nobles images du Fils de Dieu, de la Vierge-Mère, des bienheureux Apôtres. Ils y esquissaient les scènes de l'Ecriture qui contenaient la prophétie du Rédempteur et l'annonce de ces temps nouveaux, maintenant arrivés, où l'humanité, connaissant Dieu, reviendrait à lui, comme l'enfant prodigue à son père, pour recevoir de ses mains la robe d'innocence, et se sauverait en lui, comme Noé dans l'arche, à travers les flots d'un déluge de sang. Une beauté inconnue de l'ancien monde illuminait ces ébauches grossières. On y retrouvait quelques reflets de ces visages si assurés et si humbles devant les proconsuls, si rayonnants sous les huées de la populace et sous les griffes des lions ; si candides et si beaux au foyer domestique, sanctifié par la prière qui appelle le vrai Dieu.
Des catacombes, l'art passa dans les églises, toujours en décadence sous le rapport de la forme, empreint cependant d'une majesté saisissante. Après avoir vu les anciennes mosaïques de Rome, Ghirlandajo disait que c'était la vraie peinture pour l'éternité ; Raphaël s'inspirait encore de ces types grandioses, que l'extase semblait avoir révélés aux témoins du Christ.
A ce point de sa première jeunesse ou plutôt de son enfance, l'art fut menacé de deux périls contraires, mais également redoutables, tous deux suscités par l'esprit grec. S'appuyant de saint Justin et de saint Cyrille, les Grecs voulurent donner à l'image de Notre-Seigneur une laideur repoussante. Les trois grands docteurs de l'Église d'Occident, saint Augustin, saint Jérôme et saint Ambroise, et en Orient saint Jean-Chrysostôme et saint Grégoire de Nysse, combattirent cette fausse opinion. Elle résista chez les Grecs, mais elle fut promptement abandonnée des
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Latins ; et tandis que les Orientaux épuisaient leur imagination pour représenter le Christ sous l'aspect le plus hideux, les Occidentaux cherchaient leur idéal dans cette parole de saint Grégoire de Nysse, qui disait que le Christ ne voila sa divinité qu'autant qu'il était nécessaire pour ne point blesser les regards des hommes. La controverse, souvent assoupie et souvent reprise, durait encore au huitième siècle. A cette époque, le pape Adrien Ier dépeignit Jésus comme un nouvel Adam, modèle des formes les plus accomplies. L'autorité du Pontife fit perdre à l'opinion des Byzantins les derniers restes du crédit qu'elle avait pu trouver en Occident ; et si quelques produits de cet art insensé y pénétrèrent encore, ils ne tinrent pas contre la voix de saint Bernard, publiant que la merveilleuse beauté du Christ surpassait celle des Anges et faisait la joie et l'admiration de la cour céleste.....
L'autre péril, peut-être plus redoutable, était la tentation d'emprunter des types divins aux chefs-d'œuvre du paganisme. L'horreur traditionnelle des chrétiens pour ces idoles aux pieds desquelles avait coulé tant de sang, les mit heureusement en garde contre des imitations qu'ils considéraient comme un véritable sacrilége. Tertul- lien jeta un cri qui fit reculer les téméraires ; l'on raconta qu'un peintre qui avait osé donner à la figure du Christ les traits d'un Jupiter Olympien, vit sa main se dessécher - subitement lorsqu'il eut commis cette profanation, et ne put être guéri que par un miracle de l'archevêque Genna- dius. Quoi qu'il en soit de cette légende, et quand même elle ne serait qu'une création de l'imagination populaire, elle témoigne du sentiment juste et profond du peuple chrétien. Ce sentiment fut le salut de l'art ; une prompte
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stérilité l'attendait dans la voie où les copistes de l'antiquité voulaient l'engager.
Pour les images de la Vierge, les Occidentaux, mieux inspirés que les Grecs, suivirent la direction de saint Am- broise, d'après lequel la forme corporelle de la Mère de Dieu avait été comme un reflet de la beauté de son âme très-sainte et très-pure : ut ipsa corporis species simula- crum fuerat mentis. « C'était, dit M Rio, poser de la manière la plus claire et la plus précise le grand problème que l'art chrétien avait à résoudre en peignant des Madones, solution dont les variétés constituent à elles seules la partie la plus intéressante et la plus poétique de son histoire et qui se rattache d'une manière intime aux développements des gloires de Marie dans les siècles de foi. » Ainsi l'Eglise latine apparaît au début de l'art comme au début de tout ce qui est grand et beau dans le monde moderne, pour le protéger, l'inspirer, le guider, le sauver. Elle le sauva des hérésies, toujours funestes aux développements de l'esprit humain, et le sauva de lui- même ; non moins sa mère en redressant ses propres conceptions qu'en le soutenant avec la puissance du dogme contre les fureurs insensées des iconoclastes. Il avait eu son berceau dans les catacombes, les cloîtres devinrent pour lui des asiles et des écoles, il trouva des protecteurs parmi tous les grands princes catholiques, et Charlema- gne, cet empereur selon le cœur de la sainte Église, fut un des plus généreux. A partir de lui, l'élément germain commença d'annoncer sa destination, qui était de rompre entièrement avec la tradition païenne et de servir d'instrument principal à la Papauté, pour instaurer toutes choses à nouveau, au nom de Jésus-Christ. Charlemagne donnait à ses envoyés la mission d'inspecter les peintures
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des églises. Des peintres le suivaient dans ses expéditions.
Au milieu des camps, il faisait peindre la surface extérieure de son oratoire ; il se servait de ce moyen pour faciliter ou confirmer l'œuvre des missionnaires parmi les
Saxons. Partout il stimulait le zèle des artistes et des
Évêques. Nofi content de déterminer dans ses capitulaires le mode de contribution à fournir pour des ouvrages de peinture, il se rendait encore le protecteur des arts auprès des rois étrangers, s'efforçant de les protéger au loin, comme une des gloires et l'un des bienfaits du christianisme.
« Ce n'est pas de ce côté des Alpes et après mille ans, dit M. Rio, qu'il faut chercher des débris bien authentiques de ce que Charlemagne ou ses successeurs firent exécuter de grand en ce genre. Ce qui n'a pas été enseveli sous les ruines des édifices eux-mêmes, a péri par l'action dissolvante du climat ; mais à défaut de ces grandes compositions qui couvraient les murs des temples ou des palais, nous avons d'inappréciables manuscrits, ornés de miniatures sur la date desquelles il ne saurait exister la moindre incertitude, puisqu'il est dit dans le prologue que l'ouvrage a été entrepris par les ordres de Charlemagne. Rien ne sent l'imitation classique, ni dans l'invention, qui est originale et libre, ni dans le caractère, qui a quelque chose de septentrional, ni dans le costume, qui paraît être celui des Francs : et le nom seul de l'artiste révélerait suffisamment sa race, lors même qu'il ne se serait pas vanté dans le prologue d'égaler ou de surpasser les artistes d'Ausonie. »
La plupart de ces miniaturistes étaient des moines.
Nous avons de l'un d'eux, nommé Godemann, qui fut secrétaire de l'Évêque de Winchester à la fin du dixième siècle et ensuite abbé de Tharnley, un bénédictionnal dont les miniatures attestent un pinceau plein d'élégance et de finesse. Aux onzième et douzième siècles, les peintres abondaient dans les monastères. A Saint-Gall, dès long-
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temps illustre, les arts fleurissaient à côté des lettres. Les deux peintres calligraphes, Sestramme et Modestus, célèbres au neuvième siècle, y avaient laissé des traditions soigneusement recueillies par le moine Notker, poëte et peintre ; par le moine Tutilon, peintre, poëte, musicien, ciseleur et statuaire ; par le moine Jean, que l'empereur Otlion III fit venir à Aix-la-Chapelle pour peindre un oratoire, et qui fut plus tard évêque de Liége. L'alliance des hautes dignités ecclésiastiques avec la prééminence dans les beaux-arts fut encore plus fréquente au onzième siècle. Heldric et Adelard, l'un abbé de Saint-Germain d'Auxerre, l'autre abbé de Saint-Tron, étaient célèbres de leur temps comme peintres de miniatures ; saint Ber- ward, évêque d'Hildesheim, peignait lui-même les murs et le plafond de son église, et formait des élèves qui l'accompagnaient dans les cours où il était envoyé comme ambassadeur. Son successeur, Godeschard, fonda une école de peinture dans son palais, en quoi il fut imité par l'évêque de Paderborn. Le moine Thiémon, après avoir orné de ses peintures un grand nombre de couvents, devint archevêque de Salzbourg.
De ces faits et de beaucoup d'autres, M. Rio conclut que l'art avait fait plus qu'effleurer l'âme des peuples germaniques. Il ajoute que, loin d'être, comme on l'a prétendu, les imitateurs plus ou moins serviles de ce qui s'était fait à Byzance ou en Italie, ils avaient sur ces deux pays l'avantage de tirer tout du christianisme ou de leur propre fonds, sans traîner après eux ce bagage de traditions vieillies qui embarrassa longtemps la marche des artistes ultramontains. Les œuvres byzantines et italiennes du neuvième au treizième siècle ne peuvent pas soutenir la comparaison avec les produits contemporains de l'école
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germano-chrétienne, plus heureuse dans ses procédés, plus pure dans le choix de ses formes, plus féconde dans ses inventions.
Le paganisme, néanmoins, ne laissait pas de faire quelquefois invasion dans un domaine si noblement occupé parla religion. On soutient de nos jours que cet abusa toujours existé ; c'est vrai. Mais ceux qui le disent et qui s'en font un argument pour le perpétuer et pour l'aggraver, oublient qu'il a toujours été combattu. Saint Bernard, comme autrefois Tertullien, s'éleva contre le pédantisme au moins ridicule de eertains moines infatués de la lecture des anciens, qui faisaient peindre des centaures, des chasses et des arabesques profanes sur les murs de leurs cloîtres. Malgré ces puériles entreprises, la peinture restait un art essentiellement religieux, consacré à faire connaître, aimer et servir Dieu ; le livre des ignorants, comme avait dit le Concile d'Arras, écrit sur les murs des églises, pour instruire ceux qui n'en savaient pas lire d'autres.
Tel fut, en ce qui concerne l'art, le travail de l'intelligence humaine dans cette période de trois siècles environ, que l'on regarde comme l'âge de fer du monde et le moment le plus noir de la « nuit du moyen âge ; » nuit féconde, tout au moins ! On y inventa l'art de la tapisserie historiée et celui de la peinture sur verre ; l'architecture chrétienne, déjà si majestueuse, s'y embellit et s'y renouvela ; le monde sortit de cette nuit avec des merveilles qu'il ne sait plus même copier aujourd'hui.
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LES QUATRE MARTYRS.
— 15 AVRIL 1856 —
M. Rio publie un fragment du vaste travail où il voulait traiter de la Poésie chrétienne dans son principe, dans sa matière et dans ses formes. Ses études l'avaient conduit à envisager le martyre comme un des plus riches domaines qui, dans la famille du Christ, constituent la matière de l'art. C'est là, en effet, que l'âme et l'intelligence humaine peuvent contempler le plus direct, le plus pur et le plus touchant reflet du Beau souverain et absolu. Le martyre est l'idéal du dévouement et du sacrifice, toujours grand, noble, parfait dans son principe, dans sa marche, dans son but. C'est l'amour de Dieu qui se propose l'œuvre même de Dieu, et qui l'accomplit par les mêmes moyens que Dieu a voulu l'accomplir au milieu des hommes; c'est-à-dire, par les souffrances et la mort de la croix. On comprend à quel point l'intelligence de la poésie chrétienne est liée à l'étude, à la méditation du martyre. M. Rio nous dit qu'à mesure qu'il réunissait les matériaux, ce sujet devenait pour lui l'objet d'une prédilection particulière. Ne pouvant donner suite à son dessein, il a du moins voulu signaler à la sympathie de ses lecteurs, quatre types, qui, sans épuiser toutes les variétés du martyre, réunissent chacun dans son genre les condi-
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tions de l'idéal religieux, lesquelles sont identiquement les conditions de l'idéal poétique.
Ces quatre types sont quatre biographies, tirées avec une exactitude scrupuleuse des documents les plus authentiques. L'écrivain n'avait rien à inventer pour intéresser ses lecteurs, et le chrétien se serait reproché d'inventer quelque chose. On pourrait dire que ce sont quatre chapitres qu'il ajoute aux Acta martyrum et qu'il restitue à la famille catholique. Ils étaient ignorés ou tombés dans l'oubli. En voici les titres : Philippe Howard, martyr de la vérité ; Ansaldo Ceba, martyr de la charité ; Helena Cornaro, martyre de l'humilité ; Marc-Antoine Bragadino, le soldat martyr. Noms profondément inconnus, sauf peut-être de quelques rares érudits ; mais désormais, grâce à une plume habile et savante, placés avec honneur dans ces pieux souvenirs qui sont la meilleure richesse des cœurs chrétiens. M. Rio s'est heureusement acquitté de sa tâche. Il a écrit noblement et simplement ces nobles et simples histoires, dérobant en quelque sorte son émotion sous les faits qu'il raconte. Le cœur bat, la voix est calme. C'est l'art qu'il faut en de pareils sujets ; mais cet art ne s'apprend point. Heureux ceux à qui Dieu l'a révélé !
L'histoire d'Ansaldo Ceba et celle d'Helena Cornaro paraissent moins, au premier aspect, avoir le caractère de ce que l'on appelle ordinairement le martyre. Ansaldo Ceba, poëte génois de la fin du seizième siècle, échoua dans ses efforts pour convertir au christianisme une juive belle et célèbre, qu'il aimait sans l'avoir jamais vue. Il mourut sans espérer le salut de cette âme pour laquelle il avait tant souffert et tant prié. Helena Cornaro, fille d'un patricien de Venise, fut toute sa vie victime de l'étrange
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orgueil de son père, qui voulut absolument qu'elle devînt un prodige de science humaine, lorsque Dieu semblait l'avoir destinée à la vie du cloître. Elle dut apprendre toutes les langues savantes, se rendre capable de demander le doctorat en théologie, si l'Église y consentait, et se faire recevoir maîtresse ès arts et docteur en philosophie à l'Université de Padoue. Elle succomba à la fleur de son âge, belle, aimable et pure, la femme la plus admirée de l'Italie, célèbre dans toute l'Europe, mais crucifiée par cette gloire dont elle avait eu toujours horreur ; martyre, en effet, de l'humilité, comme dit son biographe, et martyre aussi de l'obéissance. L'auteur a su, par une analyse délicate et profonde, dans l'histoire d'Ansaldo, et surtout dans celle d'IIelena, faire comprendre ce martyre de l'âme qui se poursuit et se consomme lentement, sans que la victime ait à répandre une goutte de sang ni pour ainsi dire une larme; supplice invisible, où les bourreaux sont des amis qui frappent avec constance, d'une main douce et (l'un cœur affectueux. Sur leur croix, Ansaldo et Helena étaient d'ailleurs deux parfaits chrétiens, résignés, tendres, acceptant leurs souffrances et les offrant à Dieu pour le salut de ceux par qui ils souffraient. C'est à cet amour des souffrances et à cet usage qu'ils en font que l'on reconnaît les vrais chrétiens et les vrais martyrs. Épuisée par ses tortures intérieures et par une longue maladie, Helena Cornaro s'imposait encore des jeûnes et des pénitences extraordinaires pour obtenir de Dieu le succès des armes chrétiennes contre les Turcs. Elle reçut sur son lit de mort les remercîments de Jean Sobieski, et elle vit en mourant la Vierge sainte de Cestocova, patronne des Polonais.
Philippe Howard, le martyr de la vérité, appartient à
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cette phalange trop peu connue de héros et de saints qui, pendant les règnes d'Henri VIII et d'Élisabeth en Angleterre, confessèrent la vérité du Christ comme on la confessait à Rome sous les plus hideux persécuteurs. Durant trois siècles, leur sang parut avoir coulé sans résultat pour l'Eglise. Il germe aujourd'hui. Un mouvement pieux ramène les esprits vers ces cercueils enfouis par les bourreaux dans une ombre épaisse, avec le soin que les scélérats prennent à cacher leurs crimes. Quand le nom des martyrs n'était pas ignoré, leur mémoire était diffamée. Par la lâche complicité des lettrés, des philosophes, des politiques, Élisabeth, fardée et sanglante, avait tous les honneurs de cette époque, où elle fut à la fois le fléau de la religion, de la liberté et de la pudeur. M. Rio lui applique les paroles de Démosthènes contre un roi qui spéculait sur la corruption de son siècle : « On a vu d'autres souverains, avant Philippe, jouir des prospérités extraordinaires ; mais il y a un bonheur qui n'est échu qu'à lui seul ; c'est qu'ayant eu besoin d'hommes pervers pour lui servir d'instruments, il en a trouvé dont la perversité surpassait et ses besoins et son attente. »
Henri VIII et sa fille ne trouvèrent pas seulement ces hommes qui les servirent à leur gré et au delà de leur attente. Comme s'il leur avait été donné de corrompre l'humanité jusqu'en ses sources, il en naquit après eux que le zèle de l'iniquité rendit gratuitement leurs admirateurs, et qui, pour les aduler encore, se servirent du sang même des innocents qu'ils avaient immolés. L'odieuse Élisabeth, que Duperron appelait si bien un vieux monstre conçu d'inceste et d'adultère, fut surtout l'objet de cette servilité posthume ; justice n'en est pas faite encore après deux siècles et demi. Elle put se rassasier d'hypocri-
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sie, de luxure et de vengeance, et faire de sa cour, durant un long règne, quelque chose de comparable à ces cirques pompeux de la vieille Rome, où le sang coulait dans toutes les fêtes et où les retraites de la débauche étaient contiguës aux cachots. On ne vit que l'insolence du crime, elle parut légitime et on l'adora. Les grands poëtes surpassèrent en adulations impudentes les derniers histrions. Ils traitèrent de reine vierge une atroce Messaline qui renouvelait et affichait sans cesse le scandale de ses débordements ; ils firent l'apologie de tous ses forfaits, de tous ses vices; la bassesse des écrivains et des philosophes fut plus abominable que la brutale obéissance des bourreaux et que le zèle même des courtisans ; l'ignominie des hommes d'État surpassa toutes les autres. Il y avait un Parlement. Quand Marie Stuart fut condamnée, la Chambre des Communes vota la rédaction d'une formule de dévote prière à Dieu, pour qu'il inclinât le cœur d'Élisabeth à signer la sentence de mort ! Ces sentences de mort, que la reine vierge prodiguait, elle les faisait volontiers prononcer ou même exécuter par ses amants. On voulut oublier tout cela, pour ne voir que la splendeur extérieure d'un règne qui lit triompher l'hérésie. Nous avons entendu et nous entendons tous les jours quelque apologie des destructions de 89 et des forfaits de 93 ; mais chez nous, le combat dure pour ainsi dire encore, et ces voix, celles du moins qui vont jusqu'à honorer le crime, sont isolées et sans crédit. La démence d'un banni ou la marotte d'un poëte se permettent de tels excès ; la partie saine de la nation les contemple avec une dédaigneuse pitié. En Angleterre il n'y eut qu'une voix pour Élisabeth, durant plus de trois siècles. De nos jours même, dans l'église de Westminster, l'archevêque (anglican) de
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Cantorbéry, s'adressant à la reine Victoria le jour de son couronnement, lui recommandait la glorieuse Élisabeth pour modèle. « Je ne comprendrai jamais, dit M. Rio, « que le peuple de Londres, sans distinction de croyances « religieuses, n'ait pas brisé le cénotaphe sur lequel on « lisait qu'Élisabeth avait été la première vierge sur <( la terre et* qu'elle était la seconde vierge dans le « ciel. )) Patience ! Voici qu'on recherche enfin les cercueils des martyrs et qu'on les ouvre. L'histoire en sortira ; la vérité fera voir qu'elle peut ressusciter après trois siècles comme après trois jours, et que partout où l'iniquité croit sceller une tombe, Dieu la condamne à déposer un berceau.
Philippe Howard, comte d'Arundel, tomba jeune entre les mains d'Élisabeth et faillit y perdre plus que la vie. Il parut à la cour peu de temps après que son père, le duc de Norfolk, eut péri sur l'échafaud par les ordres de la reine, et il baisa la main souillée qui l'avait fait orphelin. Cependant, par une grâce de Dieu, ce courtisan d'Elisabeth avait reçu dans son enfance des impressions de vertu qui se réveillèrent après un long oubli. Il vit l'atrocité des persécutions. Quelques paroles du P. Campian allèrent à son cœur, quelques gouttes du sang de ce martyr rejaillirent sur lui ; il fit comme ces héros des premiers siècles, qui, se levant au milieu du cirque, devant l'empereur et devant les bêtes, se déclaraient chrétiens. Élisabeth l'enferma dans la tour de Londres, et ses juges le condamnèrent à un emprisonnement dont la durée devait dépendre du bon plaisir de la reine. Le bon plaisir de la reine était qu'il mourût en prison, du supplice de la prison. Les geôliers royaux s'y entendaient. Ils se mirent à l'œuvre sans impatience et sans pitié. L'exécution dura douze ans. C'est ce
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martyre effroyable dont M. Rio a retrouvé les actes authentiques, et dont il nous raconte les péripéties avec une simplicité pleine d'émotion et de gràndeur.
Au bout des trois premières années, la santé du captif était déjà ruinée à jamais. Élisabeth, l'eût-elle voulu, ne pouvait plus lui faire grâce ; mais elle n'y pensait guère. Elle et ses gens avaient un but qu'ils poursuivaient avec ténacité, tout en désespérant de l'atteindre. Le confesseur les irritait et les humiliait par sa constance ; ils voulaient l'abattre, triompher de son âme : ils ne parvinrent qu'à la désoler quelquefois. C'est le caractère particulier des persécutions d'Elisabeth : elle y déployait l'astuce de la femme et la perversité intelligente du renégat. Non contente d'ôter à son prisonnier la liberté, l'air, la lumière, elle s'appliquait à le frapper dans son cœur, dans son âme, dans sa piété. Elle ne laissait arriver jusqu'à lui aucune nouvelle de sa femme et de ses enfants ; elle lui faisait retirer ses livres de prières ; elle le faisait persécuter par ses frères eux-mêmes ; elle produisait de faux témoins, qui juraient devant les Cours de justice que le comte d'A- rundel avait mal parlé de la religion catholique ; enfin, elle eût voulu que, dans la privation absolue de toute assistance et de toute consolation humaine, il doutât encore de son Dieu. Mais cette grâce de choix, cette manne des cœurs affamés d'espérance, d'amour et de justice, Dieu n'a laissé à aucune tyrannie le pouvoir d'en priver ceux qui en ont besoin et qui la lui demandent. Il la fait tomber partout; c'est dans les lieux de supplice les plus profonds, dans les cachots les mieux gardés qu'il la verse avec plus d'abondance, et qu'elle communique à ses serviteurs enchaînés et mourants la force par laquelle il a vaincu le monde.
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Elisabeth, avec son infernal pouvoir et son infernal génie, ne réussit donc qu'à élever dans les voies de la sainteté la patiente victime contre qui elle s'acharnait. Rien n'est beau à voir ici-bas, rien n'est salutaire à contempler comme ce travail de Dieu, qui, sous les regards et par les mains de ses ennemis, fait un saint, un Christ, un Dieu, d'une pauvre et faible créature livrée aux caprices infâmes de la toute-puissance humaine. Malgré la férocité des geôliers, l'étonnante vertu du comte d'Arundel les touchait ; malgré leur vigilance, le bruit en transpirait au dehors des murs delà Tour. Élisabeth finit par en avoir peur. Voyant que le corps, par une sorte de miracle, lui résistait comme l'âme, et craignant l'effet d'une exécution publique, qui eut d'ailleurs donné au martyre la consolation de répandre son sang pour Jésus-Christ, elle le fit empoisonner.
C'était la onzième année de sa captivité. Il ne mourut pas immédiatement ; mais il sentit que les sources de la vie étaient totalement épuisées, et qu'il n'attendrait pas beaucoup encore. Il demanda alors deux grâces à la Reine : la première, qu'un prêtre catholique, prisonnier dans la Tour, pût pénétrer auprès de lui; la seconde, de pouvoir serrer une dernière fois sur son cœur sa femme et ses enfants. Elisabeth se montra tout entière. En refusant péremptoirement au prisonnier de lui laisser voir le prêtre qu'il désirait, elle lui offrit de lui rendre la liberté avec la pleine jouissance de ses honneurs et de ses biens. Une seule con- , dition était mise à ces faveurs : un acte de présence dans une église protestante ; c'est-à-dire, l'apostasie ! « Ce fut, ajoute M. Rio, comme l'éponge imbibée de fiel, tendue avec dérision au mourant pour étancher la soif de son cœur. » Philippe demanda de pouvoir au moins adresser ses adieux à sa famille par l'entremise de son fcère Wil-
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liam, qui était catholique : nouveau refus. Il se rabattit sur son autre frère, Thomas, protestant, et dont il avait eu sujet de se plaindre. Cette prière encore fut durement rejetée. Il fut décidé que le prisonnier mourrait seul. Philippe adora la volonté de Dieu, et se mit à réciter son chapelet, seul acte de dévotion que son extrême faiblesse lui rendît possible.
Couché, silencieux, immobile, sauf l'imperceptible mouvement de: ses lèvres et le léger bruit du chapelet dans sa main déjà cadavéreuse, il attendait la mort, assisté de deux serviteurs que Dieu avait voulu qu'on lui laissât pour être un jour ses témoins. Un spectateur inattendu parut sur cette scène funèbre. Le lieutenant de la Tour entra, non plus avec l'air d'autorité et d'insulte qu'on lui voyait d'ordinaire. Depuis qu'il avait signifié au prisonnier les durs refus de la Reine, la surhumaine résignation de celui-ci avait fait entrer dans son coeur le remords avec la pitié. Il s'agenouilla près de Philippe, baisa sa main, et d'une voix suffoquée par les larmes, lui demanda pardon. — Monsieur le Lieutenant, répondit le martyr recueillant le peu de forces qui lui restaient, de tout mon cœur; comme je désire que vous me pardonniez vous-même les remarques peu charitables que j'ai pu faire sur vos procédés. Quand d'autres, ajouta- t-il, viendront ici occuper la place que je vais laisser vacante, ri aggravez pas le poids de leur malheur. Il ne faut pas fouler aux pieds ceux que la fortune a jetés par terre. Les vicissitudes sont si brusques dans le temps où nous vivons, que les persécuteurs peuvent à leur tour devenir persécutés; et vous-même, qui avez la garde des autres, qui vous répond que vous ne serez pas gardé sous les mêmes verrous ? Avertissement prophétique. Ce lieu-
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tenant, en effet, bientôt disgracié, eut à subir, comme prisonnier, d'un gardien aussi dur que lui, les mauvais traitements qu'il avait infligés aux autres.
« Dans une autre circonstance, le comte d'Arundel parut « mieux encore avoir reçu le don de prophétie. Il avait « réglé d'avance l'emploi de sa dernière semaine, assi- « gnant à chaque partie de la journée sa dévotion spéciale. « Après avoir supputé jusqu'au dimanche, 19 octobre, « qui fut le jour de sa mort, il ferma le calendrier, en di« sant avec un accent que ses serviteurs remarquèrent : « Jusque-là, et pas davantage. Sa physionomie se trans« figurait à mesure qu'il sentait approcher le moment de « sa délivrance. Peu à peu, sa voix devint plus lente « et plus creuse, et après un suprême effort pour pronon« cer encore les noms de Jésus et de Marie, sans changer « d'attitude, sans trahir par aucun mouvement le moindre « malaise, les yeux toujours fixés vers le ciel et les mains <( posées en croix sur sa poitrine, il parut se laisser gagner « par un doux sommeil, et rendit sa belle âme à Celui qui « l'avait créée pour sa gloire. »
Qui croirait que la rage d'Élisabeth ne fut pas satisfaite encore ? Non contente d'avoir assassiné onze ans un homme qui ne l'avait offensée qu'en refusant d'abjurer sa foi, cette abominable femme le poursuivit mort, dans sa veuve, dans ses fils orphelins, jusque sur son cadavre. Elle fit faire à la chapelle de la Tour une cérémonie inouïe et incroyable, où le ministre du culte royal, après avoir demandé au gouverneur si son prisonnier avait persévéré jusqu'à la fin dans ses mauvaises voies, entonna devant l'assistance un chant d'action de grâces et de malédictions, remerciant Dieu qui venait de délivrer ses serviteurs d'une grande crainte, maudissant l'ennemi de Dieu et de
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la Reine. Ces malédictions, dont les formules étaient sa- crilégement empruntées à la Bible, se terminaient par le fameux verset que le même fanatisme avait déjà hurlé sur l'échafaud de Marie Stuart : Ainsi périssent tous vos ennemis, û Seigneur 1 et que ceux qui vous aiment soient comme le soleil quand il paraît dans sa puissance 1 Et l'assistance, de gré ou de force, répondait : Amen 1 Mais ce n'est pas la prière des bourreaux, c'est la vôtre, martyrs sacrés, qui monte au ciel et que Dieu entend, et à laquelle lui-même répond par l' Amen vainqueur que répétera l'éternité. Quand le méchant, vous ayant écrasés, célébrera son triomphe, Dieu, bénissant votre défaite, fera ce que vous avez voulu : Voluntatem timentium se faciet, et deprecationem eorum exaudiet, et salvos faciet eos.
Captivé par cette touchante et sereine figure du martyr de la vérité, nous nous y sommes arrêté trop longtemps, et il ne nous reste plus de place pour parler de Marc-Antoine Bragadino, le soldat martyr, aussi admirable que Philippe Howard, quoique dans un genre tout différent. Marc-Antoine Bragadino, patricien de Venise, soutint contre les Turcs, peu de temps avant la bataille de Lé- pante, le célèbre et formidable siége de Famagouste. Trahi par le vainqueur, au mépris de la foi jurée, il fut massacré avec tous les raffinements de la barbarie musulmane, en refusant de racheter ses jours par l'apostasie. Toute sa vie il avait donné l'exemple des plus hautes vertus, mais durant ce siége, presque incomparable en horreurs, il offrit le modèle de l'héroïsme chrétien. M. Rio l'appelle le dernier des croisés. La foi des croisades remplissait en effet ce cœur magnanime, qui puisa dans l'amour de Dieu et de la patrie catholique un courage supé-
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rieur à tous les périls, une constance digne de l'admiration du monde, et une éloquence capable d'élever et de retenir tous ceux qui l'entouraient au niveau de sa propre vertu. Nous regrettons peu de ne pouvoir esquisser ici quelques traits de cette noble figure. Nos lecteurs aimeront mieux la contempler dans le cadre plein de mouvement et de lumière où M. Rio l'a placée avec un art exquis. L'histoire des Quatre Martyrs est un livre excellent sous tous les rapports, et où, pour tout dire, le talent de l'écrivain n'est pas au-dessous du charme et de la majesté du sujet.
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LA SAINTETÉ.
— 24 DÉCEMBRE 1855 —
L'œuvre de Dieu. — L'armée fidèle et l'armée infidèle. — Rôle temporel delà sainteté.
Malgré les forces apparentes de la société, malgré la preuve de bon sens qu'elle a donnée par sa prompte soumission aux principes de l'ordre matériel, un doute immense accable un grand nombre d'âmes. On rencontre des hommes intelligents, versés dans les choses contemporaines, qui, après avoir lu ce qui s'écrit et écouté ce qui se dit de toutes parts, pesant la somme des vérités reçues dans les classes éclairées et mesurant la foi qu'on leur accorde, disent : Le monde est perdu ! Qui voudra discuter leurs alarmes, en ne tenant compte que des éléments qui les motivent, les trouvera trop fondées. Mais il ne faut pas tant lire, ni se borner à étudier ce que l'on appelle la « bonne société ». Il y a d'autres gens qui font d'autres œuvres. Lorsqu'on les considère, le problème de la régénération sociale ne paraît plus insoluble ; on cesse d'être crédule à ceux qui annoncent qu'on ne reverra plus les merveilles des temps écoulés et que l'âge de la foi est passé sans retour.
Les sacrements catholiques renferment une source de vie dont nul regard humain n'a mesuré la profondeur ; c'est
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celle de la miséricorde de Dieu. Il en est de cela comme des forces de la nature : elles existent quoiqu'on ne les connaisse pas. Un homme inspiré les étudie, s'en empare et fait des prodiges. L'électricité, la vapeur, vingt autres leviers à remuer le monde, existaient avant les inventeurs qui en ont tiré si grand parti. L'amour de Dieu est de même dans les âmes. Il ne faut qu'un homme qui sache l'employer à la conduite des choses humaines. Cet homme, Dieu le suscitera quand l'heure sera venue ; l'heure sera celle de nos besoins. Il viendra ; il ne se proposera pas de gouverner le monde, et il le gouvernera, ou par luimême ou par ses disciples ; et jusqu'à ce qu'il vienne, tout se disposera pour lui, même les obstacles. C'est là le travail visible de notre époque, car Dieu ne précipite rien, et tout ce qu'il fait de plus soudain est préparé dès longtemps. Il agit surnaturellement par des moyens naturels.
Dans l'ordre purement humain, toute grande chose a ses essais, tout grand homme a ses précurseurs et ses lieutenants, souvent aussi grands que lui. Les uns l'ont devancé, les autres l'attendent ; ceux-là préparent son œuvre, ceux-ci la secondent, de telle sorte qu'on se demande ce qu'il aurait fait étant tout seul ; et cependant les autres n'auraient rien fait sans lui. Dans l'ordre religieux, déjà surnaturel quoique encore humain, il en est de même. Là, le grand homme, c'est un saint ; j'entends un de ceux que l'on pourrait appeler des saints politiques, non qu'ils fassent précisément de la politique ni qu'ils soient plus saints que les autres, mais à cause de leur action plus générale ou du moins plus immédiate sur la marche des affaires humaines. Ils entrent dans une voie déjà frayée, et ils ne s'y trouvent pas seuls : tels saint Grégoire VII, saint Bernard, saint Louis, et tant d'autres ; sans parler de la
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suite entière des Papes, qui sont comme la présence réelle du Saint-Esprit sur la terre, pour suggérer, pour maintenir, pour suivre à propos, tantôt avec patience, tantôt avec ardeur, toutes les questions, tous les principes qui importent au salut de l'humanité. Un seul regard à travers l'histoire nous montre que quand ces hommes paraissent, tout est prêt. Leurs lieutenants, leur peuple, leur armée les attendent. Ils prennent le commandement, et la victoire est sûre, même lorsqu'ils périssent. Très-souvent, au lieu d'une armée, ils en ont deux, l'armée fidèle et l'armée infidèle. L'armée infidèle est cette multitude qui ne veut pas les servir, qui se soulève même contre eux, et qui pourtant les sert. Le siècle présent en a vu un grand exemple. L'armée qui ne voulait pas servir l'Église, c'était la France, la formidable France-révolutionnaire et militaire, avec une tête et une épée qui se nommaient Napoléon. Eh bien, elle a servi. Quoi ! n'a- t-elle pas rétabli le culte? n'a-t-elle pas, en Allemagne et en Hollande, ébranlé le protestantisme ? Oui, elle se proposait autre chose ; qu'importe ce qu'elle se proposait ! Il s'agit de ce que Dieu l'a obligée de faire, et s'il fallait en tracer le tableau, ce serait toute l'histoire du monde depuis cinquante ans.
Cette mission de l'armée infidèle n'a pas eu de fin ; elle se poursuit encore. Assurément, Louis-Philippe en s'ob- stinant à la conquête de l'Algérie, ou plutôt l'opposition libérale en lui imposant cette tâche dangereuse et onéreuse, n'avait pas du tout dessein, comme les anciens rois de Portugal dans leurs conquêtes sur les musulmans, de donner un royaume à Jésus-Christ. Jésus-Christ le possède pourtant, ce beau royaume ! A Zaatcha, à Biscarrah, plus loin dans le désert, dans tout le parcours des aigles de l'an-
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cienne Rome et au delà, l'étendard de la nouvelle Rome est vainqueur : on dit la messe, on baptise , la croix sanc- tifiela vie et la mort. Interrogez cette terre où les Vandales ont passé, où, douze siècles durant, les enfants d'Agar ont dressé leurs tentes : elle vous répondra : Je suis au Seigneur Jésus ! Vous l'avez conquise pour planter du coton, pour récolter du blé. Mais moi, dit Jésus-Christ, j'y plante ma croix et j'y récolte des âmes, et voilà mon butin que vous m'avez-donné, parce que je l'ai voulu. Accomplis ta course à travers le monde, franchis les montagnes, fran- chis l'Océan, franchis les mers de sable, ô drapeau tricolore qui portes la croix dans tes plis ! Tu ne sais pas encore que Dieu t'a donné ce fardeau de gloire, et peut-être que si tu le savais, tu ne le voudrais pas ; mais Dieu permettra que tu le saches et que tu le veuilles un jour ; et ce jour-là, à la tête de tes légions, le monde reverra Charlemagne, tenant à la main l'épée de saint Louis.
Voilà donc ce qu'a fait, ce que fait encore l'armée infidèle ; ce qu'elle a fait, seule à peu près, pendant long-
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temps; car pour l'armée fidèle, à peine l'a-t-on vue. Cependant elle existait, elle agissait. Mais appartenant plus directement à Dieu, elle agissait à la manière de Dieu, cachée et comme souterraine. Sous les livrées du monde, elle pleurait autour des temples fermés et profanés ; elle priait dans les sanctuaires proscrits et sur les tombes insultées des martyrs ; elle travaillait dans les écoles errantes où quelques confesseurs, saintement rebelles au mal victorieux, ne craignaient pas d'appeler quelques rares enfants, qui ne craignaient pas de les suivre. Ainsi elle vivait, quasi dans les entrailles de la terre, traquée de tanière en tanière par d'implacables bourreaux. C'était la vie des catacombes, c'est-à-dire une longue mort, une
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féconde et triomphante mort. Ainsi le blé dans le sillon durant le froid de l'hiver : pour chaque grain qui meurt, une touffe d'épis, Pro patribus tuis, nati sunt tibi filii. Glaces, neiges, âpres vents qui portez la mort, venez faire l'œuvre de Dieu ! Vous ne tuerez que ce qui doit mourir. S'il reste un prêtre, qui donc empêchera qu'il ne naisse des fidèles ? La terre est pleine de germes, rien ne l'empêchera de fleurir au printemps. Voici le printemps. Voici que l'Homme du Glaive regarde autour de lui et se dit : « Le glaive ne peut rien. La seule base du trône, c'est la première marche de l'autel. Si je n'appelle pas le prêtre à mon secours, je n'aurai pas raison de la folie humaine. » Il envoie au Pape, comme en plein moyen âge. Et quelles paroles s'échangent entre ce Victorieux à qui la Révolution a donné là France, et ce Vaincu à qui elle a été Rome? Les mêmes qui, depuis le Christ, se sont échangées toujours entre la force matérielle qui veut durer et la force spirituelle qui ne peut périr. Le Victorieux dit au Vaincu : Fais-moi roi. Le Vaincu lui répond : Fais-toi chrétien.
Le Victorieux avait du bon sens, première et dernière condition du génie. Il savait que, sous cette couche de brutale impiété qui étouffait la France, une multitude opprimée demandait la respiration de la prière, et que c'était là le bienfait qui lui donnerait un peuple, quand tout le reste ne pourrait jamais que lui composer un parti. Il se fait chrétien, il signe le Concordat. C'est son meilleur papier pour l'Empire, disait Fontanes. Ce papier, il y fait des ratures ; il cherchera plus tard à le déchirer. Cela sera réglé plus tard. Dieu a pourvu. Il y a longtemps que le trésor des neiges est plein et que les vents sont prêts à le répandre sur les steppes de la Russie ; il y a longtemps que le rocher de Sainte-Hélène est sorti des flots.
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En attendant cette punition de la faute, qui sera suivie d'une récompense pour le bien, Ja hiérarchie sacrée se relève : il y a des Évêques, il y a des prêtres, il y a des religieuses, il y a des séminaires, il y a des catéchismes dans les villages, -il y a des éroix sur les chemins, la parole légitime retentit dans les temples purifiés de l'ignominie constitutionnelle, il y a une Église enfin, -et la oJÏrce des sacrements est rouverte. Ah ! vous ne savez pas ce qu'elle produira, vieux et pervers ennemis qui, pour vous consoler de cette renaissance inattendue, dites : C'est de la politique 1. c'est un fantôme ! La source des sacrements. est rouverte : le baptême du Christ est donné aux nouveau-nés, ceux qui meurent vont au ciel et sont des anges protecteurs pour la patrie, ceux qui vivent ont le germe puissant de la vie chrétienne ; le sang du Christ coule sur les souillures des pécheurs ; la chair du Christ est distribuée en nourriture aux fidèles ; la bénédiction du Christ lie les époux ; l'onction du Christ sacre les vivants pour le combat, les mourants pour la vie éternelle. Toute l'économie de la vie religieuse est établie par là, et l'Eglise, comme un champ cultivé, produit ce qu'elle doit produire ; et ce fruit merveilleux et divin par lequel subsistent les peuples et par lequel ils se sauvent, la SAINTETÉ, circule dans le corps social, réparant sans cesse les plaies mortelles qu'y fait sans cesse le péché.
Le monde charnel, celui de qui il est écrit : N'aimez point le monde, fuyez le monde, ce monde-là ne sait pas que la sainteté-le fait vivre, ni comment elle le fait vivre. Il sent seulement qù'elle le contraint et le domine, quoi qu'il entreprenne ppur échapper à son action. Il la combat, il la diffame, il la persécute, il voudrait l'a*éantir. De là cette permanente conjuration des ténèbres contre
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la lumière, des fils de Satan contre les enfants de Dieu. Car il y a des fils du diable ; la vérité incarnée l'a dit : Vos estis a patre Diabolo, et c'est une nombreuse et terrible lignée. Elle conjure donc ; elle ourdit trames sur trames, crimes sur crimes contre les enfants de Dieu. Elle voudrait ■ empêcher la terre de produire des saints, parce qu'alors la terre périrait, et que le diable, qui est partout et tou;,jours essentiellement destructeur, et qui n'est que cela, veut partout et toujours. ouvrir des voies à la mort. Grand combat, grand mystère ! Pourquoi y a-t-il une race hostile au sang de Jésus-Christ, une renaissante légion de la mort, qui aime le mal, qui hait le bien, qui sê dévoue au mensonge, qui ferme les yeux quand nous lui montrons le ciel, qui pour un vil salaire et même sans salaire, par un abominable amour, prend obstinément son chemin vers la mort ? Elle parle, elle écrit, elle calcule, elle est éloquente, ingénieuse, elle a tous les talents que le monde admire, elle est pleine d'inventions et de séductions pour le mal, pleine de fureurs contre le bien. Là où elle Voit des peuples heureux, des âmes qui vivent dans la paix et dans l'innocence, quelle astuce pour les séduire, quels rugissements pour les effrayer, quelle rage pour les tuer et pour les perdre ! Elle veut la mort; elle s'efforce d'abolir la sainteté qui est l'égide de Dieu, par laquelle le monde est abrité de la mort. Et le monde, comme un enfant imbécile, lui tend les bras, lui dit : Viens à moi, délivre-moi des saints ; écarte ces hommes qui me parlent de Dieu, qui se mettent entre moi et la liberté, entre' moi et le plaisir 1
Vaines entreprises de Satan, vaine complicité du monde!
Par la mystérieuse génération des sacrements, par le mi- rade de la prière, - 'par la grâce, par le soin, par l'inter-
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vention constante de Jésus-Christ, la sainteté se perpétue, et lutte, et triomphe, et la terre est pleine de'saints. Vous ne les voyez pas, ou vous n'en voyez que peu, parce que vous regardez le monde ; mais nous, enfants de l'Église, nous regardons les petits, nous regardons les obscurs, nous savons comment vivent les œuvres de Dieu, nous voyons les saints. Il y en a beaucoup, et leur nombre l'emporte peut-être sur celui des méchants tout-à-fait méchants. La terre en est pleine. Vous ne comptez pas tout ce qui ne paraît pas : les petits enfants qui vivent dans la grâce du baptême ; les pauvres paysans qui font le signe de la croix en commençant leur journée, et qui remercient Dieu de leur repas de pain et d'herbe, et de leur sommeil tranquille dans leur chaumière ouverte au vent ; vous ne comptez pas les recluses dans leurs monastères, d'où la prière perpétuelle s'épanche sur vous. Nous autres, nous les comptons. Or, tout cela prie, tout cela mène une vie innocente, tout cela fait pénitence, et tout cela vous sauve.
Que répondait Dieu à Jonas, qui lui reprochait d'avoir pardonné à Ninive impénitente? Quoi, dit le Seigneur, fe- rai-je tomber le ciel sur "une ville où je vois cent mille âmes qui ne sont pas en état de distinguer leur main droite de leur main gauche ? Ainsi, en faveur de la simple ignorance, Dieu couvre de sa miséricorde la multitude des pécheurs. Or, les ignorants sont encore ici, et ce ne sont pas eux seulement qui écartent la foudre. Il y a des milliers et des millions d'âmes saintes qui distinguent le bien du mal, ,qui connaissent l'un et l'autre, qui s'éloignent du mal en dépit de toutes ses séductions, qui embrassent le bien malgré toutes ses âpretés terribles à la nature. Dans la foule de ces âmes saintes, il y en a d'héroïques, Les chré-
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tiens en connaissent beaucoup, Dieu en connaît davantage. Il repose ses regards sur ces dévouements obscurs et persévérants, sur ces charités inconnues, sur ces grandeurs inaperçues des hommes. L'amour de Dieu pour une âme qui l'aime, qui peut dire ce que c'est ! Il la voit occupée de lui seul, obéissante à faire ce qu'il prescrit, attentive à découvrir, à deviner ce qui peut lui plaire, dédaignant tout le reste, acceptant les travaux, les humiliations, les souffrances, les croix intérieures, se fiant à lui d'une ardeur et d'un amour que ne peuvent ébranler ni le monde ni l'enfer. Dieu donc aime ces âmes. Encore une fois, pesez cela, l'amour de Dieu ! sondez ces mots, tâchez de mesurer ce qu'ils renferment ! Dieu qui a créé le ciel et la terre, Dieu qui nous a donné Jésus-Christ, c'est ce Dieu- là qui aime ces âmes, qui se rend attentif et, je l'ose dire, docile à leurs prières. Devinez maintenant ce qu'elles ne peuvent pas entreprendre et réaliser.
Une âme sainte ne connaît pas d'obstacles aux desseins qu'elle conçoit pour le salut des hommes et pour la gloire de Dieu. Ce qui nous fatigue et nous rebute dans nos projets, les déceptions, la nécessité perpétuelle de l'effort, la visible inutilité des sacrifices, enfin l'impossibilité matérielle, tout cela n'arrête pas celui qui se compte pour rien, qui attend certainement le concours de Dieu, qui n'espère - et ne veut recevoir que de Dieu sa récompense. Tout ce qu'il souffre est un encouragement. Ces écroulements soudains qui nous cassent les bras, qui nous écrasent, ces abandons plus désastreux qui nous laissent tout seuls en face de notre fortune ruinée, le saint ne s'en émeut pas, ou, ce qui est plus beau, n'y succombe pas. Disons plus, le saint résiste à l'abandon de Dieu lui-même. Dieu se retire, on le croit du moins. Il ne donne plus en quelque
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sorte aucun signe de vie il son serviteur qui l'implore. Parfois la désolation extérieure s'ajoute à cette complète privation de moyens humains. Partout dans la vie des saints on voit de ces rencontres effrayantes. Le saint ne s'y trompe pas. Son Dieu le connaît, il connaît son Dieu ; il sait que tout ce qui est juste et bon, tout ce qui tend au salut des hommes est appuyé de Lui. Il attend, mais en attendant il persévère. Par sa prière, par sa patience, il se fait lentement une force de ces disgrâces, un moyen de ces obstacles, un droit de ce délaissement. Notez qu'il se croit délaissé, car il faut que sa douleur, son mérite, sa vertu soient au comble; mais une certaine foi, un je ne sais quoi malaisé à définir, et qui est la grâce de Dieu, résiste à la désolation, surnage sur l'abîme de l'impossible, soutient malgré tout ce sublime obstiné. « J'attends, dit-il, mon Dieu ! mais il faudra bien qu'enfin vous paraissiez, qu'enfin vous me donniez l'assistance qui m'est due. » Il parle ainsi, ce ver de terre, et Dieu veut qu'il parle ainsi. Il n'a pas le droit de douter de Dieu ; son devoir est d'espérer contre l'espérance. Il se dit que si Dieu repousse son dessein, c'est que le moment n'est pas venu ; c'est qu'il y a dans ce dessein, tel qu'il l'a conçu, quelque chose de défectueux qu'il ne voit pas encore, et que Dieu lui révélera. Enfin, le moment arrive, Dieu se prononce, et ce qui n'était qu'un rêve aux yeux des sages du monde est réalisé, est plus grand, va plus loin que le rêve lui-même. Les ouvriers accourent à l'œuvre méprisée et folle ; des dévouements sublimes s'y engagent. Il y a une main nouvelle dans le monde, elle y fait des œuvres nouvelles : c'était la main que le monde attendait, elle fait les œuvres dont le monde avait besoin. Elle porte les peuples à des entreprises qu'ils n'avaient point imaginées, elle donne aux
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problèmes qui les tourmentent des solutions logiques et pourtant inattendues ; elle les ramène par des routes qu'ils ne connaissent plus au port d'où les écartaient leurs passions, leur ignorance, mais où leur àme les attire et où les pousse l'instinct même de leur conservation.
C'est là le rôle temporel de la sainteté, qui n'a part avec Dieu dans le ciel qu'après avoir imité, accompli, étendu sur la terre l'œuvre du Fils de Dieu. Toutes les fois que le monde, à bout de voies, a semblé près de périr, Dieu lui a envoyé des légats extraordinaires, des saints. Tantôt revêtus du don des miracles, comme d'une marque ostensible de leur mission, tantôt puissants par la seule force de la vérité ; secondés d'ailleurs par ce souffle qui renouvelle la surface de la terre, ils ont réalisé ou préparé pour un avenir prochain ces sortes de résurrections qui remettent les sociétés chrétiennes en possession de la plénitude de la vie.
Pourquoi ne verrait-on pas ce miracle dans une société, il est vrai languissante et aveuglée aux choses de Dieu, mais qui pourtant n'a nulle part complétement perdu ni l'esprit de foi, ni l'esprit de sacrifice, ni l'esprit de prière ? qui, au contraire, l'a reconquis progressivement à chacune des catastrophes qui l'ont frappée? Dans une société au sein de laquelle germent de toutes parts les plus saintes œuvres, et qui enfin, en un demi-siècle, volontairement ou non, a réparé, comme nous le voyons, la destruction la plus vaste qui ait été opérée dans l'empire du Christ? Assurément, les causes de ruine y sont immenses et innombrables ; mais les éléments du salut y abondent. L'insolence du blasphème n'empêche pas Dieu d'entendre le murmure de la prière ; l'orgueil fastueux des œuvres hu-
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maines ne dérobe pas à ses regards l'humble travail des oeuvres saintes ; et tous les superbes qui se vantent de l'avoir enfin relégué dans son ciel solitaire, ne nous ont pas privés de sa miséricorde et ne l'ont pas dépouillé de sa foudre.
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SUR LE ROLE DU SÉNAT.
— 16 JANVIER 1856 —
Coup d'œilrétrospectif sur la constitution de 1852 ; rappel des promesses de l'Empire. — Espérances données à la religion par
Louis-Napoléon. — Concours de l'épiscopat. — Le Sénat.
Nous avons reproduit (n° du 12 janvier) des réflexions du Moniteur sur les attributions que la Constitution de 1852 donne au Sénat, et sur le rôle que ce grand corps politique est appelé et invité à remplir. Ces réflexions, marquées d'un cachet particulier, ont vivement occupé l'attention publique ; mais on parait en avoir pressenti l'importance plutôt que compris la portée. Après cinq jours d'études, les journaux semblent ou ne pas savoir ce qu'ils en pensent, ou hésiter beaucoup à se déclarer, comme s'il s'agissait de déchiffrer une énigme, et peut-être d'attacher un grelot. Nous croyons qu'il n'y a ni grelot à attacher, ni énigme à déchiffrer, et que la seule chose qui empêche d'entendre les réflexions fort nettes du Moniteur, est cette ardeur avec laquelle on en sonde les prétendues obscurités.
C'est simplement un commentaire du titre de la Constitution relatif au Sénat ; commentaire animé de l'esprit du législateur, entièrement conforme à la théorie de bon sens, de franche initiative et de véritable prévoyance so-
\ ciale d'où sont sortis l'acte si sagement contre-révolution-
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naire du 2 décembre et quelques-unes de ses plus importantes conséquences.
On y explique que le législateur de 1852, en relevant l'autorité, n'a point prétendu fonder le despotisme ; qu'il a au contraire voulu donner au pays la liberté que comportait sa situation dans le présent, que pourrait exiger sa situation dans l'avenir. Liberté non pas telle, sans doute, que la rêvent les révolutionnaires et que la cherchent les parlementaires : contre cette liberté-là, reconnue funeste à tous lès degrés, le coup d'Etat venait de s'opérer avec un consentement général.
Jetons un regard sur ce passé encore si récent, et déjà pourtant si éloigné.
Par des raisons fort bien déduites dans un écrit qui parut peu de jours avant le 2 décembre, on montrait la nécessité d'ôter à la tribune son initiative universelle, à la presse sa liberté redoutable ; de mettre aux mains du pouvoir la force nécessaire pour faire les affaires du pays et garantir sa sécurité.
Dans l'attente de 1852, ces raisons paraissaient claires et péremptoires. Si l'écrit dont nous parlons fut la préface du coup d'État, le vote du 20 décembre, les voyages du Président à Strasbourg et dans le Midi, et enfin, au bout d'un an, la restauration du trône impérial, sanctionnée par huit millions de suffrages, en furent les pièces justificatives. Les personnes mêmes qui voudraient compter pour peu de chose ces manifestations répétées du suffrage universel, doivent avouer que l'expression en fut accompagnée d'un assentiment dont il est peu d'exemples. Ce n'est pas ainsi que s'établirent la monarchie de Juillet et la République. Les autorités civiles et religieuses, le maire et le curé de village comme l'Évêque et le préfet,
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la population des villes comme celle des campagnes, les chefs de l'armée comme lessimples soldats, la magistrature, le commerce, tout put parler, tout parla dans le même sens. C'est un mauvais subterfuge d'alléguer la ruse et la peur, et de prétendre qu'on peut en obtenir de pareils mouvements. Dans tous les cas, nous ne savons pas ce que l'on oserait espérer d'un pays où la force verrait accourir de tels hommages. Le pays auquel il suffit de montrer un maître pour qu'aussitôt il plie et se prosterne, dès qu'il a le maître, a ce qu'il lui faut. *
La France de 1852 n'a pas mérité cet outrage, elle ne l'a pas subi. Trois années d'une difficile expérience lui avaient fait, sinon connaître, du moins deviner le Président de la République. A travers bien des nuages, elle voyait en lui le seul chef possible, le généralissime du grand parti de l'ordre, qui se divisait et se dissolvait fatalement à mesure que l'union lui devenait plus nécessaire. Au milieu de cette dissolution du parti de l'ordre, en présence d'une effrayante effervescence des sociétés secrètes, Louis -Bonaparte prit le pouvoir avec une fermeté à laquelle la France applaudit : « En 1852, a-t-il « dit lui-même, la société courait à sa perte, parce que * chaque parti se consolait à l'avance du naufrage gé- * néral par l'espoir de planter son drapeau sur les débris « qui pourraient surnager. Le peuple me sait gré d'avoir « sauvé Le vaisseau, en arborant seulement le drapeau « de la France (1) ! » Rien n'est plus vrai que ces paroles à l'époque où elles ont été prononcées.
Le dictateur, après avoir tout mis en sécurité, reçut un blanc seing pour tout mettre en ordre. Il procéda
( 1) Discours du Président à Bordeaux.
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par décrets, et bientôt l'un de ces décrets fut la Constitution actuelle, par laquelle, déposant la puissance dictatoriale, que rien ne l'empêchait de garder plus longtemps, il régla et limita le pouvoir normal dont il allait être désormais investi. Elle donnait au chef du Gouvernement la plénitude du pouvoir politique et administratif, avec une sorte de contrôle dans la coopération du Conseil d'Etat ; au pays, le vote du budget ; au Sénat, des attributions moins définies, dont la principale était la garde de la Constitution.
Cette Constitution, d'ailleurs, n'était pas présentée comme définitive en toutes ses parties. Le législateur déclarait lui-même que l'expérience montrerait ce qu'il y faudrait retoucher.
Si nous avons bonne mémoire, les journaux en parlèrent peu. Cependant, quoique la presse dût mesurer ses avis, toute réflexion n'était pas interdite. Nous crûmes pouvoir exprimer notre pensée sur la nouvelle constitution. Cette pensée ne s'est pas modifiée, et nous la reproduisons comme un témoignage de l'esprit du moment. Elle ne parut alors ni séditieuse ni servile ; nous espérons qu'il en sera de même aujourd'hui.
« Le mécanisme de la Constitution, disions-nous, est bon ; tout dépendra des hommes qui le feront marcher. Si les conseils, particulièrement le Conseil d'État et le Sénat, sont remplis des personnages qui conduisaient nos dernières Assemblées, le mauvais esprit de 89 y vivra et produira les résultats qu'il a déjà produits. On verra renaître, ou plutôt reparaître les doctrines libérales qui ont successivement miné l'Empire, renversé la
Restauration, précipité le gouvernement de Juillet. Rien n'est plus facile aujourd'hui que de maintenir l'ordre matériel ; niais l'ordre matériel sera factice tant qu'il n'aura pas sa véritable base dans les esprits et dans les mœurs. Il suifit d'écouter les gens de milieu pour se convaincre que les deux défaites qu'ils
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ont subies à quatre années d'intervalle, sous la pression de deux principes contraires, ne leur ont rien appris. Ils croient toujours que la victoire de l'anarchie en 1848, la victoire de l'autorité en 1851, sont deux effets du hasard, le succès de deux conspirations. Ils feront tout au monde pour relever la presse, la tribune, l'initiative parlementaire. On ne trouvera pas un de ces hommes qui ne se regarde comme un roi très-injustement détrôné et qui ne pleure toute sa vie son ancienne souveraineté. Ce qu'ils n'espéreront pas reconquérir pour eux-mêmes, ils voudront au moins le léguer à la caste. Un instinct patient, subtil et funeste, qui s'armera de tous les prétextes et prendra tous les déguisements, dirigera particulièrement leurs efforts contre l'Église. Ils sauront ranimer les vieilles querelles, relever les vieilles entraves ; d'autant plus âpres à cette guerre qu'ils n'oseront pas en entreprendre d'autre, et que leur succès en ce point assurerait leur triomphe partout. Aveuglés par leur passion, ils ne verront pas le socialisme reprendre sa marche et regagner derrière eux le terrain qu'il a perdu. » .( Univers, 17 janvier 1852.)
Sans nous dissimuler les périls possibles, nous nous en remettions aussi, comme on le voit, à l expenence, et c'était un peu le cas de tout le monde. Ajoutons que par un trait naturel du caractère français, la Constitution disparaissait en quelque sorte dans les préoccupations si
-vives de l'époque. On avait les yeux sur l'ouvrier beaucoup plus que sur l'œuvre, sur les faits acquis et réalisés beaucoup plus que sur les faits futurs.
En somme, l'espérance était générale parmi ceux qui, laissant de côté les intérêts de parti, voyaient dans les mains du Président, comme il l'avait dit, le- drapeau de la France, et qui, dévoués avant tout à ce que la révolution menaçait par-dessus tout, c'est-à-dire, la religion, la famille et la propriété, n'avaient pas l'injustice de refuser le salut, parce qu'ils auraient souhaité qu'un autre eût pu l'opérer. On voyait dans le chef de l'État un grand bon sens, une grande fermeté, une grande
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initiative; on applaudissait à des actes vraiment conservateurs, vraiment réparateurs : l'avenir se teignait naturellement de ces heureuses impressions.
Nous n'avons pas la prétention de parler pour tout le monde ; mais nous ne parlons pas seulement pour ceux qui pensent comme nous. Les conditions de l'ordre ne paraissent pas les mêmes à tous ceux qui veulent l'ordre, et personne ne s'attendait ni n'aspirait à triompher complètement; mais, parmi les vrais pàrtisans de l'ordre, tout le monde espérait l'essentiel, à savoir : la paix civile, la liberté du bien, la surveillance et la répression du mal dans les faits et dans les doctrines.
On regardait Louis-Napoléon comme un fondé de pouvoir universel, qui, agissant de lui-même, sous la dictée de sa haute et calme intelligence, voyant tout et pouvant à peu de chose près tout, saurait et voudrait pourvoir aux nécessités générales et aux droits de chacun. En un mot, on comptait plus sur lui que sur la Constitution. Ce sont ces sentiments qui ont fait l'Empire.
Il nous convient de donner une place particulière aux espérances de la religion, qui sont les espérances sociales par excellence. Rien de ce que le Président fit pour la religion n'a passé. inaperçu de ses Pontifes, de ses ministres et de ses fidèles, rien ne sera oublié, et rien ne les a trouvés ingrats. Leur reconnaissance n'est pas celle qui a parlé le moins haut, durant ce mémorable voyage du Midi, où. il nous semble que l'on doit chercher, comme à sa source, la vraie pensée de l'Empire. Les évêques se présentaient partout sur le passage du Président ; partout, en le louant du bien général qui lui était dù, ils le remerciaient en particulier de quelque grâce faite à leur église; ils l'encourageaient à remplir sa providentielle mission :
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« La restauration morale que vous avez entreprise, lui disait un Évêque, est une œuvre bien difficile, et l'on peut dire surhumaine. Ayez confiance, Prince, Dieu vous viendra en aide, parce qu'il se souviendra de ce que vous avez fait pour celui qui est son représentant sur la terre, et pour la liberté de son
Église. Nous demandons àJDieu qu'il protége Votre Altesse, et qu'il continue à répandre sur elle l'esprit de sagesse et de force qu'il ne refuse jàmais aux princes qui aiment la religion et qui la font aimer de leurs peuples (1). »
Un autre le louait « d'avoir fait franchement et coura- « geusement ce qu'aucun souverain dans l'Église ca- « tholique n'avait osé ou n'avait voulu faire depuis deux « cents ans (2). » Tous lui promettaient, dans la mesure de leur pouvoir, le concours de leurs efforts, et dans la plénitude de leur cœur, l'assistance de leurs prières. Promesses fidèlement observées.
Et lui, avec une élévation d'esprit et de langage admirables au seuil des temples qu'il visitait, devant Dieu, devant la France et devant le monde, prononçait ces fortes et modestes paroles qui retentissaient parmi les peuples, étonnés, hélas ! d'entendre ainsi parler un souverain. Il répondait à l'Évêque de Marseille :
« Je suis profondément touché des remerciements « que vous m'adressez au nom de la religion et de la « société qu'il m'a été donné de défendre dans des temps « difficiles. La religion est, comme vous l'avez bien « dit, la base de toute société et de tout gouvernement « qui a le sentiment de ses destinées. C'est elle qui fait et ma force et qui me guide dans la voie où je marche. « J'espère que vos prières appelleront les bénédictions « du Ciel sur l'entier accomplissement de la mission
(i) Discours de Mgr l'Évêque de Viviers (aujourd'hui Archevêque de
Tours).
(2) Discours de Mgr l'Évêque de Montauban.
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<( que je tiens de la confiance du peuple français. »
A l'Archevêque de Tours :
« C'est à la Providence, aux prières de l'Eglise, au « concours de ses pieux Pontifes et de ses prêtres que « je dois mes succès dans les grandes entreprises. »
A l'Évêque de Poitiers, qui lui avait parlé du danger des mauvaises doctrines et des périls dont elles environneraient son gouvernement :
« Je pense comme vous que la mission que j'ai reçue « de la Providence et du peuple n'est pas accomplie. Aussi « je prie le Ciel et je demande au clergé de prier pour « moi, afin que je devienne de plus en plus digne de « servir ses vues. »
Toutes ces réponses, identiques au fond, charmaient les catholiques et n'alarmaient personne. Les ministres protestants et les présidents des consistoires, qui venaient aussi saluer le Président, ne se montraient pas moins satisfaits que les évèques et les curés ; les maires, les magistrats, les conseils généraux, n'en étaient pas moins empressés de crier : Vive l'Empereur ! Tout le monde sentait bien alors, que les espérances données à la religion n'impliquaient rien de contraire à la voie où le pays avait soif d'entrer. Le Président développait ainsi, au milieu d'un applaudissement unanime, le caractère qu'il avait donné à sa mission dans la proclamation du 2 décembre :
« Ma mission consiste à fermer l'ère des révolutions en <( satisfaisant les besoins légitimes des peuples et en les « protégeant contre les passions subversives ; elle consiste « surtout à fonder des institutions qui survivent aux « hommes et qui soient enfin des fondations sur lesquelles « on puisse asseoir quelque chose. »
Un commentaire plus décisif et plus retentissant encore
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fut donné à Bordeaux. Au moment déterminer ce voyage, dont le trône allait être la dernière étape, le Prince traça le programme de l'Empire. Il venait d'entendre un discours qui ne lui parlait que de l'ordre matériel et des intérêts matériels ; il éleva la question infiniment au-dessus du thème qui lui était fourni. Il parla de ce peuple dont il avait pu sonder et sentir les plus profonds instincts, et qui se jetait dans ses bras pour échapper à la hache des prétendus réformateurs.
« La nation, dit-il, m'entoure de ses sympathies, parce « que je ne suis pas de la famille des idéologues. Pour « faire le bien du pays, il n'est pas besoin d'appliquer de « nouveaux systèmes, mais de donner, avant tout, con- « fiance dans le présent, sécurité dans l'avenir. Voilà « pourquoi la France semble revenir à l'Empire. » Après avoir exprimé au sujet de la paix des espérances sincères, et qui n'ont été trompées que pour atteindre un bien plus grand, le Prince ajouta ces mots, si dignes de l'histoire :
« J'en conviens cependant, j'ai des conquêtes à faire. « Je veux conquérir à la conciliation les partis dissidents, « et ramener dans le courant du grand fleuve populaire « les dérivations hostiles qui vont se perdre sans profit « pour personne.
« Je veux conquérir à la religion, à la morale, à l'ai- « sance, cette partie encore si nombreuse de la population, « qui, au milieu d'un pays de foi et de croyance, connaît « à peine les préceptes du Christ ; qui, au sein de la terre « la plus fertile du monde, peut à peine jouir de ses pro- « duits de première nécessité.
« Nous avons partout des ruines à relever, de faux
« dieux à abattre, des vérités à faire triompher.
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« Voilà comme je comprendrais l'Empire, si l'Empire
« doit s'établir.
« Telles sont les conquêtes que je médite, et vous tous « qui m'entourez, qui voulez, comme moi, le bien de « notre patrie, vous êtes mes soldats. »
L'Empire fut proclamé peu de temps après, sur le vœu du Sénat, sanctionné par huit millions de suffrages. En recevant la couronne, l'Empereur dit aux grands corps de l'Etat qui l'entouraient :
« Aidez-moi tous à asseoir sur cette terre bouleversée « par tant de révolutions un gouvernement stable, qui « ait pour bases la religion, la justice, la probité, l'amour « des classes souffrantes. »
Depuis cette époque, trois années se sont écoulées, il y en a quatre que la Constitution est en exercice. Il s'est fut de grandes et glorieuses choses ; d'immenses périls ont été traversés sans catastrophes. On a pu voir, par une expérience décisive, qu'en ce qui concerne la facilité et la plénitude de l'action gouvernementale dans la guerre, dans la politique extérieure, dans la rapide expédition des affaires, dans le maintien de l'ordre matériel, la Constitution de 1852 atteint complétement son but ; que les individus trouvent protection, sécurité et justice ; que toutes les opinions politiques peuvent se manifester, sous la juste condition d'observer certaines réserves que chacune d'elles, si elle était maîtresse, voudrait imposer ; que les opinions philosophiques jouissent d'une liberté entière et quasi-illimitée, puisqu'elles peuvent, dans les matières religieuses, s'attaquer aux personnes constituées en dignité et même aux actes les plus graves et les plus légitimes de leur autorité ; nous avons eu trop souvent occasion d'en faire la remarque.
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Les résultats sociaux obtenus sont-ils tous satisfaisants pour le présent et pour l'avenir ? Le programme si noblement tracé à Bordeaux et si noblement confirmé lors de la proclamation de l'Empire, est-il rempli? La mission que Napoléon III a reçue de la Providence et du peuple, et que la Providence a secondée par tant de bénédictions et le peuple par tant de confiance, est-elle en voie d'accomplissement et de progrès? S'il y a quelque chose à faire qui n'ait pas été fait, la Constitution fournit-elle les moyens de le faire ?
Les réflexions publiées dans le Moniteur nous avertissent que, sous le plus terrible fardeau d'affaires qui puisse accabler une tête humaine, la haute et loyale intelligence du législateur de 1852 s'est posé ces grandes questions :
Le sénat doit remplir un rôle de conseiller, de modérateur, d'instigateur. Il doit prendre l'initiative en vue de certains besoins publics que le souci et la multitude des affaires ne permettent pas au Gouvernement d'étudier assez. La situation du pays, si l'on veut l'étudier, fera comprendre la pensée et louer la prévoyance du législateur. H n'entend pas que le Gouvernement soit seulement un agent d'affaires et une main qui conserve l'ordre matériel au jour le jour. Avec sa force, avec sa gloire, il n'aurait rien, en effet, s'il n'avait pas sa grande part dans la direction des esprits ; et c'est là le besoin social dominant auquel tout gouvernement doit toujours pourvoir.
Les faits et les considérations qui précèdent nous paraissent donner tout le jour nécessaire à l'article du Moniteur, dont nous reproduisons ici les conclusions :
« Le Sénat est, avant tout, un grand pouvoir politique et moral.
Le législateur de 1832, en l'instituant, n'a pas entendu en faire l'image affaiblie d'une autre institution qui appartient à l'his-
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toire. Il a voulu créer un corps approprié au gouvernement qu'il fondait et à notre état social tel qu'il est sorti de la révolution française. Il a donné à ce corps un rôle aussi élevé qu'important. Dans les temps réguliers et calmes, il peut suggérer toutes les grandes mesures d'utilité publique ; il entend les pétitions des citoyens ; il examine la situation du pays, il recherche ses besoins, il étudie les perfectionnements de son organisation, il signale les réformes utiles, il propose les améliorations réelles. Dans les temps extraordinaires il peut, comme les anciens parlements, arrêter le pouvoir quand il s'égare ; il veille au salut de la patrie, à l'intégrité du territoire, au respect du pacte national, au maintien de tous les principes et de tous les intérêts de la société.
« Pour que cette part soit aussi belle dans l'opinion du pays qu'elle a été importante et privilégiée dans la volonté de l'auteur de la Constitution, le Sénat n'a qu'à se placer résoltiment dans l'esprit de sa haute mission. Il dépend de lui de rendre ses loisirs plus utiles que ne l'étaient les travaux de l'Assemblée dont il occupe la place au Luxembourg. C'est d'ailleurs avec une intention calculée que la Constitution de 1852 lui a donné du temps. Le temps, c'est l'étude, c'est l'observation, c'est la réflexion, c'est l'enquête incessante de tout ce que réclament la moralisation du peuple, son bien-être, les intérêts de l'agriculture, les développements du travail et du crédit, la prospérité et la sécurité de la France. Le temps, pour des hommes d'État, c'est la puissance de chercher le bien, de le préparer, de le proposer, de le défendre, de l'accomplir. Le temps, c'est ce qui manquait aux Assemblées parlementaires, ce qui manque encore et ce qui manquera toujours aux ministres, accablés de tant de soins et de responsabilité. Quelle plus grande force pouvait être donnée à une Assemblée qui, ayant le droit d'initiative, a le pouvoir de faire réussir tout ce qui est vraiment utile ?
« Ainsi, pour résumer le jeu de la Constitution, l'Empereur gouverne au moyen de ses ministres. Ceux-ci ont le Conseil d'État comme collaborateur vigilant. Le contrôle s'exerce pleinement et librement par le Corps Législatif. Enfin, à côté du Gouvernement siége le Sénat ; tandis que tous les autres pouvoirs et l'Empereur lui-même sont absorbés par les innombrables questions de chaque jour et par les soins immenses de la politique intérieure et extérieure, lui ne descend à son rôle d'observation que pour remonter ensuite à son rôle de haute
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protection de tous les intérêts de la société. Modérateur du Gouvernement s'il s'emporte, instigateur s'il s'endort, il exerce ainsi une influence toujours active sur sa marche : appui et conseil du trône, il lui apporte, avec le tribut de son expérience et le résultat de ses investigations, des moyens toujours nouveaux de faire le bien et de mériter la reconnaissance du peuple. »
Nobles pensées ! noble appel, et bien digne de susciter des hommes !
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L'ABBÉ ROHRBACHER.
— 23 JANVIER 1856 —
On nous communique le testament du vénérable abbé
Rohrbacher, qui vient de rendre saintement sa bonne âme à Dieu. Comme il a souverainement aimé l'Église, et n'a vécu et travaillé que pour elle, cette expression de ses dernières pensées contient à la foi la peinture de ses sentiments, la récapitulation de ses travaux et l'histoire de sa vie. Nous la mettons sous les yeux de nos lecteurs.
Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
Je lègue mon âme à Dieu, qui veuille bien la recevoir dans son infinie miséricorde. In te, Domine, speravi, non confandar in œternum.
Je lègue mon corps à la terre de mon Dieu, en attendant la résurrection générale. Credo resurrectionem mor'tuorum.
Je soumets d'esprit et de cœur au jugement du Saint-Siège, c'est-à-dire de notre Saint-Père le Pape, tout ce que j'ai écrit et tout ce que j'écrirai. Ubi est Petrus, ibi Ecclesia.
10 Catéchisme du sens commun. Dans les deux premières éditions, qui sont identiques, cet opuscule expose l'état de la controverse tel que je le concevais alors, plutôt que des idées définitivement arrêtées. La troisième édition, entièrement refondue et considérablement augmentée, publiée par l'abbé Migne, en 1842, a pour but d'éclaircir les questions fondamentales entre la raison et la foi, la philosophie et la théologie ; afin que les catholiques puissent s'entendre à cet égard et marcher désormais à l'ennemi, sans s'exposer à tirer les uns sur les autres. D'après les découvertes que j'ai faites sur le vrai système de Descartes touchant la certitude, une nouvelle édition du Catéchisme du sens
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commun doit paraître ces jours-ci, 23 février, sous ce titre : Catéchisme du sens commun et de la philosophie catholique, quatrième édition.
2° Lettres d'un membre du jeune clergé à Mgr l'Évêque de Char. tres. Elle a été réimprimée dans un journal.
30 Lettres d'un anglican à un gallican. Réimprimée dans un journal.
4° La religion méditée. Seconde édition.
5° Des rapports naturels entre les deux puissances.
6° De la grâce et de la nature.
7° Motifs qui ont ramené à l'Église catholique un grand nombre de protestants et autres religionnaires. Troisième édition.
8° Tableau des principales conversions, etc., deuxième édition.
J'en ai préparé une troisième.
9° Histoire universelle de l'Église catheflique, en 29 volumes in-8°. L'impression, commencée à Nancy le 13 avril, fête de saint Justin, 1842, a été terminée au commencement de 1849. La seconde édition commencée à Paris en décembre 1849, a été terminée en avril 1853.
10" Vie des Saints pour tous les jours de l'année, à l'usage du clergé et du peuple fidèle. 6 vol. in-8°, 1852.
11° En manuscrit : Justification des doctrines de M. de La Mennais contre une censure imprimée à Toulouse. Ce travail a été fait au mois de décembre 1832, après la première Encyclique de Grégoire XVI, lorsque M. de la Mennais fut revenu de Rome et que le Pape lui eut fait témoigner être content de sa soumission. Comme je n'ai pas revu depuis ce travail avec attention, j'ignore s'il y a quelque chose de contraire à la seconde Encyclique. Quant aux doctrines philosophiques, mon dessein formel était de les tourner (et par conséquent les idées de M. de La Mennais qui approuvait tout ce travail ) dans le sens qui s'est trouvé celui de la seconde Encyclique. Ce travail devait être publié ; comme les esprits commençaient à se calmer à cette époque, on crut plus sage de ne le publier pas. Il sera bon de conserver le manuscrit comme renseignement, d'autant plus qu'il en reste une copie entre les mains de M. de La Mennais. — Pour M. de La Mennais lui-même, Dieu veuille avoir pitié de lui et lui redonner la foi. Par celles de mes lettres qui se trouvent à la fin des 20 et 2te8 volumes de l'Histoire, on sait quelle a été ma conduite à cet égard. — Le 1er décembre 1852, je lui ai fait envoyer un exemplaire de la seconde édition de
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l'Histoire, après avoir su par une lettre de sa main que cela lui ferait plaisir. Je n'en ai pas eu de nouvelles. — Dans sa dernière maladie, je me suis transporté à son logis ; des messieurs qui se trouvaient là me dirent qu'on lui parlerait de ma visite et que, sans doute, il me recevrait dans huit jours. Je retournai ; j'y trouvai son neveu, Ange Blaise, qui promit de m'écrire quand son oncle serait en état de me recevoir. Je n'ai pas reçu d'avertissement, et M. de La Mennais est mort sur les entrefaites. Écrivain en deux tomes : le premier dit oui, le second dit non ; valeur totale, zéro.
Après être entré dans les détails de son testament,
M. Rohrbacher finit en disant :
Telles sont mes dernières volontés, que je veux être fidèlement et ponctuellement exécutées. Pater, in manus tuas com- mendo spiritum meum.
Jésus, Marie, Joseph, recevez-moi à jamais dans votre sainte famille !
Saints anges, qui m'avez tant aidé à faire le bien que j'ai pu faire, aidez-moi surtout à bien finir ! Anges de mes neveux et nièces, priez pour nous. Mes saints patrons, soyez surtout mes patrons et mes protecteurs à mon heure dernière !
L'abbé Rohrbacher cachait sa vie ; le petit nombre de ceux qui l'ont vu dans sa cellule encombrée de livres, croiront, en lisant ce testament, le revoir et l'entendre tel qu'il leur apparaissait, rude d'aspect, doux de cœur, franc de langage, plein de foi, de courage et d'humilité.
Il était au même degré laborieux, savant et désintéressé, ne demandant à ses travaux que d'atteindre le but pour lequel il les entreprenait, c'est-à-dire le triomphe de la - vérité, la gloire de Dieu et de son Église ; profondément indifférent pour lui-même à la fortune et à la célébrité.
Les profits qu'il a tirés de ses livres ont été consacrés partie à l'éducation de ses neveux et nièces, dont il était l'unique appui, et qu'il a établis suivant l'humilité de leur
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condition première; partie à d'autres bonnes œuvres. Pour lui-même, il s'était réduit au nécessaire d'un prêtre qui aime la sainte pauvreté. Quant aux distinctions, il n'en a reçu ni songé à en désirer d'aucune sorte. C'est par un hasard dont il fut prodigieusement étonné, que cet homme qui savait parfaitement l'hébreu, le grec, le latin et l'allemand, qui avait écrit de savants opuscules de philosophie et qui venait d'élever ce beau monument de l' Histoire universelle de l'Église, unique dans notre littérature, se trouva un jour membre d'une Académie portugaise. La seule chose qu'il ambitionnait et qui pût le toucher, était d'apprendre qu'on lisait son Histoire au réfectoire dans quelque séminaire ou communauté religieuse; et certes, ce n'était pas l'amour-propre de l'auteur qui se ré-, jouissait alors, mais le cœur du prêtre dévoué à la sainte Église catholique, apostolique, romaine.
Cet immense travail, auquel l'abbé Rohrbacher s'était préparé par de puissantes études, sans prévoir même qu'il dût un jour l'entreprendre, exigeait la réunion des qualités rares dont Dieu l'avait pourvu. Il fallait à la fois une grande indépendance d'esprit envers tous les systèmes, et un profond esprit de soumission envers l'Église ; une prodigieuse aptitude au travail et un absolu détachement de toute ambition mondaine et de toute vanité littéraire. Si l'auteur, donnant les mêmes soins à la forme qu'au fond de ses idées, s'était appliqué à polir son style, il n'aurait jamais fini ; et peut-être que le désir de contenter les opinions, si voisin de la crainte servile de leur déplaire, l'aurait engagé à biaiser en beaucoup de rencontres où il a parlé au contraire avec une rude mais précieuse sincérité. Il s'en faut, au surplus, que l' Histoire universelle manque de mérite, même littéraire. Le plan, admirable-
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ment conçu, est exécuté avec une netteté admirable ; toutes les parties en sont bien liées. A travers des négligences et des âpretés de style, qui ne nuisent jamais à la vigueur du récit, on trouve fréquemment des pages de la plus haute éloquence, tout à fait dignes de cette vaste conception, qui a pour but de nous montrer Dieu gouvernant le genre humain depuis l'origine jusqu'à la findes temps, par le moyen de son Église divinement inspirée. Tel est en effet le plan de l'ouvrage, exprimé dans cette parole de saint Épiphane, que l'auteur a prise pour épigraphe : Le commencement de toutes choses est la sainte Église catholique. On y voit figurer, dans un ordre merveilleux, les œuvres de l'esprit de Vérité et les œuvres contraires de l'esprit de mensonge : on découvre les mobiles, on assiste aux innombrables péripéties de ce grand combat, qui a commencé avec le premier homme et qui ne finira qu'au dernier jour du monde. L'histoire de l'Église, c'est l'histoire de l'humanité, mais illuminée par l'intervention manifeste de la Providence. Là donc paraissent tout ce que l'humanité a compris de plus grand, tout ce qu'elle a produit de plus beau, tout ce qu'elle a voulu de plus saint, et tout ce qu'elle a cru de plus insensé, tout ce qu'elle a entrepris de plus coupable, tout ce qu'elle a essayé de plus pervers ; la doctrine de lumière avec ses saints et ses fidèles, la doctrine d'erreur avec ses grands hommes et ses esclaves, les tentatives multipliées et les sanglantes victoires des fils de Satan, les entreprises sublimes, les héroïques résistances, les triomphantes défaites des enfants de Dieu. L'Eglise romaine est comme un grand arbre, secoué périodiquement par d'effroyables tempêtes qui le dépouillent de ses feuilles et qui brisent et dispersent au loin ses rameaux ; mais ces rameaux brisés prennent ra-
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cine là où le vent les porte, tandis que le tronc lui-même, toujours indestructible, se couvre d'une floraison nouvelle et semble moins mutilé que rajeuni. Nulle part cette miraculeuse vie, ce continuel rajeunissement, cette perpétuelle résurrection de l'Église, témoignage suprême, et suprême mystère de l'histoire, ne sont mieux présentés et mieux expliqués que dans le livre de l'abbé Rohrbacher. Il en a compris tout l'enseignement et l'on peut dire toute la poésie, puisque c'est là par excellence le poëme épique de l'humanité, dont toute autre conception ne sera jamais qu'un sommaire stérile ou un épisode incomplet. Et telle est la beauté et la puissance de ce livre, qu'aucun esprit juste ne le lira sans se prendre d'un amour éternel pour l'Église de Jésus-Christ, qui est la société des bons, des justes et des grands, la cité de la lumière et de l'amour, où l'homme, par la foi et par les œuvres, trouve une vision et une possession anticipées de Dieu.
Ce livre était l'œuvre que l'abbé Rohrbacher avait à faire ; il lui fut donné de l'accomplir et d'en voir le succès. Succès d'ailleurs tel qu'il le souhaitait et tel qu'il devait être. Histoire de l'Église, commencée en 1842, est aujourd'hui à sa troisième édition, presque épuisée. Les catholiques s'occupèrent peu de la célébrer ; l'esprit rationaliste et gallican prit plaisir à la poursuivre de mesquines critiques, auxquelles l'auteur ne répondit qu'en soumettant son livre au jugement du Saint-Siége. Le monde, qui fait tant de bruit autour de tant de faibles travaux sans leur demander même le frivole mérite de la forme, et qui a tant vanté, par exemple, le mensonger fatras de Sis- mondi, parut ignorer jusqu'à l'existence de ce monument grandiose, dont une partie au moins, celle qui concerne le moyen âge, est traitée avec une largeur et une science his-
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torique supérieures à tout ce que les modernes ont le plus célébré.
Quand son Histoire de l'Éqlise fut achevée, l'abbé Rohrbacher sentit graduellement diminuer ses forces. Dieu, néanmoins, lui laissa l'illusion de croire qu'il pourrait le servir encore ; et tout en composant une Vie des Saints, distribuée pour tous les jours de l'année, il méditait des travaux philosophiques et historiques étendus. Il voulait surtout reprendre à fond les erreurs de certains historiens modernes, dont sa droiture détestait la fausse impartialité. Huit jours avant sa mort, ayant eu quelques- uns de ces moments de mieux qui se rencontrent dans les maladies de langueur, il nous disait : « Ce sont là les ennemis qu'il faut maintenant oombattre, et si Dieu nous rend la santé, tout vieux que nous sommes, nous nous mettrons à l'œuvre, et nous compléterons ainsi notre Histoire de l'Église. J'ai à faire Mais pour vous conter cela il faudrait du temps et de la respiration ! Attendons la volonté de Dieu. »
La volonté de Dieu était qu'il reçût sa récompense, et il l'avait bien gagnée. Depuis quelque temps déj à sa vie n'était qu'une longue prière : il est mort en priant. Dans les derniers jours, il ne voulait pas se séparer de son Bréviaire, même lorsque sa vue, déjà presque éteinte, ne lui permettait plus d'y lire. Il le tenait sur ses genoux, ou le faisait poser sur sa poitrine. Quand sa mémoire semblait voilée comme ses yeux et glacée comme ses mains, les prières de l'Eglise sortaient encore de sa bouche. Il oubliait le nom de ses amis et les faits qui venaient d'arriver ; mais il savait toujours les psaumes par cœur, et il les récitait avec les té- moins qu'édifiait son agonie.
Il avait cru qu'il mourrait le 10 janvier. Le soir de ce
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jour-là, M. l'abbé Bouix, son ami, lui ayant suggéré cette oraison : Amo te, Domine, amem ardentius ; il répondit :
« Ce n'est pas assez, il faudrait aimer Jésus avec son cœur « à Lui. » Il ajouta : « J'avais proposé au bon Dieu de « mourir aujourd'hui à midi, parce que c'est l'heure où
« il est allé au ciel. J'avais prié l'ange de la mort d'accom-
« pagner mon âme et de l'introduire dans le sein des mi-
« séricordes infinies. »
- Un des jeunes ecclésiastiques qui avaient eu le bonheur d'ètre choisis pour le servir dans sa maladie, lui raconta qu'il venait de faire une longue promenade avec ses compagnons. L'abbé Rohrbacher sourit : Vous avez été bien loin, lui dit-il ; avez-vous fait un pas pour l'éternité ?
On a noté les derniers murmures et les derniers bégaiements de cette haute intelligence, lorsqu'elle semblait déjà, par intervalles, envahie de ces ténèbres d'un instant qui nous cachent les choses humaines avant de se dissiper pour jamais devant les choses de Dieu. « Mon Dieu, mon « Dieu, disait-il, faites-moi miséricorde ; ainsi soit-il !
« — Délivrez-moi et prenez-moi dans l'esprit de votre « Eglise ! — Je vous ai prié de me recevoir à l'heure où
« vous êtes mort, ô Jésus ! exaucez-moi ! — Mater mise-
« ricorcliœ, salus infirmorum, ora pro no bis / — Mon a Dieu, recevez mon âme en votre cœur compatissant ! M — jliserernini, saltem vos amici mei. — Auxilium »
« Christianoruml — In te, Domine, speravi, nonconfun-
« dar in œternum 1 — Jésus, Marie, Joseph, cœurago-
« nisant de Jésus, ayez pitié de moi ! — Orapro nobis,
« sdncta Dei Genitrix, ut digni efficiamur promissioni-
« bus Christi. » Comme on lui demandait s'il faisait volontiers à Dieu le sacrifice de sa vie, il répondit : « Notre-
« Seigneur, le premier, a fait le sacrifice de la sienne :
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« comment ne lui abandonnerais-je pas le peu de jours « qui pourraient encore me rester à vivre ! Mon Dieu, « ayez pitié de moi ; et vous, monsieur l'abbé, priez pour « moi. — Dominus det nobis suam pacem et vitam œter- « nam, amen. — 0 Marie, conçue sans péché, priez pour « moi qui ai recours à vous ! — M. de La Mennais s'est-il « confessé avant de mourir ? Où est son âme ? Mon Dieu, « ayez pitié de moi, mon Dieu ! mon Dieu ! — Sainte « Mère de Dieu, ayez pitié de moi ! — Monsieur, dites « à ces messieurs que je suis toujours très-attaché à l'É- « glise romaine et au Souverain Pontife. »
Telles furent les dernières paroles de l'abbé Rohrbacher. « La mort, dit Bossuet, révèle le secret des coeurs. » Il s'endormit, et ne se réveilla de ce paisible sommeil que pour rendre doucement le dernier soupir.
Ses obsèques ont été célébrées dans la chapelle du séminaire du Saint-Esprit, corporation qui lui était chère par son profond attachement pour le Saint-Siége, et au sein de laquelle il avait trouvé une hospitalité pleine de respect et de tendresse. Monseigneur l'Évêque de Nancy présidait la cérémonie, tenant à honneur de rendre cet hommage au vertueux prêtre qui fut une des gloires de son diocèse. Le savant et pieux évêque de Quimper, quoiqu'il n'eût pas connu personnellement M. l'abbé Rohrbacher, avait voulu y assister. Le vénérable curé de Notre-Dame des Victoires, le R. P. Provincial des Capucins, accompagné d'un de ses religieux, deux PP. de la Compagnie de Jésus et MM. les abbés Gaume s'étaient joints au séminaire du Saint-Esprit, réuni tout entier. Le reste de l'assistance se composait de cinq ou six laïques. C'était bien peu pour un homme qui a si saintement vécu et pour l'auteur d'un si beau livre ; et cela ne ressemblait guère à la foule qui entoure ordinaire-
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ment les restes de ceux qui se sont consacrés aux travaux de l'esprit. Ces jours derniers, six ou sept mille personnes, dit-on, suivaient au cimetière le cercueil d'un artiste célèbre. Au premier moment, cette solitude autour de l'historien de l'Église serrait le cœur. Mais quoi ! dans le cours de sa laborieuse vie, l'abbé Rohrbacher ne s'était pas un instant proposé de faire quoi que ce fut pour ce qu'on appelle le monde ; il était donc naturel que le monde et tout ce qui est du monde ne lui rendît rien. Heureux ceux qui ont su mériter de tels dédains et de tels oublis ! Ils se présentent devant Dieu les mains pleines d'œuvres qui n'ont pas reçu leur récompense.
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L'ABBÉ BERNI ER.
— 10 FÉVRIER 185.7 —
Notre correspondant de Rome, M. l'abbé Bernier, prêtre du diocèse de Luçon, vient de mourir. Nous en recevons aujourd'hui la douloureuse nouvelle, prévue depuis quelque temps déjà. Nous perdons en lui un collaborateur zélé et dévoué. En recommandant son âme aux prières de nos amis, nous espérons que Dieu lui sera clément à cause de ses vertus sacerdotales, de ses longues souffrances chrétiennement supportées, et de son ardent amour pour l'Église romaine. C'est cet amour qui, dans un un état de santé pitoyable, lui donna durant plusieurs années la force de remplir une tâche à laquelle il s'était offert par dévouement, et qu'il agrandissait sans cesse à mesure qu'elle devenait plus pesante. Ces correspondances si fréquentes, si détaillées, si instructives, que la plupart des journaux étrangers nous empruntaient, étaient presque toujours écrites au milieu et en dépit des défaillances d'une maladie mortelle. Le bien de l'œuvre à laquelle il s'était attaché parce qu'il en espérait un bien plus grand, le désir de rendre hommage aux douces vertus de Pie IX et de ne pas laisser ignorer ses moindres bienfaits, le besoin de venger le gouvernement pontifical, enfin la noble et sainte passion de servir la vérité, forçaient le corps d'obéir aux vaillantes inspirations de l'âme ; et après avoir commencé sou travail
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ordinaire en doutant qu'il pùt l'achever, il le poussait plus loin qu'il n'avait prévu. Il nous disait souvent, au bas de ses lettres : « Priez Dieu pour moi, je m'en vais ; je suis « étonné d'avoir pu vous écrire aujourd'hui. »
L'abbé Bernier entra en relations avec l'Univers à l'époque la plus périlleuse du pontificat de Pie IX, quand la sédition levait la tête dans Rome et prenait déjà ses mesures pour y régner par les plus sacriléges attentats. Remarquant que nous n'avions plus de correspondance romaine, il nous offrit de nous écrire régulièrement, sans demander d'autre récompense que l'espoir de rendre quelque service à la religion. Il continua ainsi longtemps, non-seulement avec dévouement, mais avec courage, restant à son poste volontaire au milieu du danger. On nous pardonnera ce détail par lequel notre reconnaissance se satisfait. Longtemps l'abbé Bernier, qui n'avait pour vivre à Rome qu'un petit appointement comme agent de son diocèse, nous donna gratuitement son concours. Notre œuvre a été souvent honorée de ces bienfaits des pauvres, et c'est principalement par là qu'elle s'est fondée et qu'elle a vécu.
La fonction de correspondant de l'Univers, que l'abbé Bernier remplissait ainsi à ses dépens, n'offrait pas cependant, à d'autres points de vue, des compensations qui la rendissent enviable. Il y a toujours des inconvénients humains au plaisir et à l'honneur de servir la vérité. Il les connut amplement. Ses intérêts en souffrirent. On trouva quel e correspondant de 1' Uiiivei-s à Rome n'était pas propre à remplir un autre emploi, et il perdit une partie de ses faibles ressources. Il nous le laissa ignorer. Ce ne fut que contraint par la nécessité qu'il accepta de nous une indemnité bien légère pour un travail qui lui attirait fré-
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quemment d'amères contradictions, mais où il trouvait aussi des consolations puissantes, et qui nous était d'ailleurs si précieux.
Nous ne craignons pas de dire que l'abbé Bernier, par sa prudence, par sa modestie profondément désintéressée, et par cette dignité de caractère qui lui faisait aimer le vrai uniquement, mais invinciblement, a créé le modèle de la correspondance qui convient à un journal catholique.
Nous regrettons de ne pas retrouver dans nos papiers une lettre particulière qu'il nous écrivait en nous adressant une longue et belle description de la j ournée mémorable où Pie IX promulgua le dogme de l'Immaculée Conception de la sainte Vierge. Il n'avait pas voulu que le correspondant deY l'Univers manquât à cette fête ; et quoiqu'il pût en avoir les détails par des amis animés de tous ses sentiments, il s'était fait porter à Saint-Pierre malgré l'ordre des médecins, et il avait écrit sa relation, dùt-il en mourir. Le public a remarqué cette correspondance, où la piété parle avec une éloquence entraînante : elle n'aurait besoin que de légères retouches pour devenir un tableau digne des meilleurs peintres.
M. l'abbé Bernier avait quarante-trois ans. Il était doux, humble, pieux ; son âme se peignaif sur ses traits empreints de modestie et de candeur. Notre ami et collaborateur, M. de Courcy de Laroche-Héron, l'a assisté dans ses derniers moments. Un saint Évêque a bien voulu nous adresser un récit de ses funérailles, qui ont été célébrées à Saint-Louis des Français. On y a vu quels étaient les amis de l'abbé Bernier, et par eux on a pu achever de le connaître. Prions pour lui avec crainte, parce que tout homme est pécheur ; prions avec confiance, parce que Dieu aime ceux qui ont aimé son Eglise.
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LE BIOGRAPHE MIRECOURT
ET SON AMI LAVEDAN.
— FÉVRIER 1856 —
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Au commencement de 1856, parut une prétendue biographie de M. Louis Veuillot, par un soi-disant monsieur de Mirecourt.
Comme tout le monde connaissait l'industrie de ce pauvre hère déjà authentiqué et chevronné en police correctionnelle pour diverses écritures de ce genre, sous son vrai nom de Jacquot, je pensai qu'il y aurait indécence de ma part à élever la moindre réclamation, soit dans les journaux, soit devant la justice. Contester ou plaider me semblait également ignominieux et superflu. En certaines situations, il n'est pas imprudent, il est même séant de se laisser diffamer, au moins par certaines espèces d'adversaires. Je laissai donc là le biographe, quoiqu'il eût réussi à me blesser plus que je n'ai coutume de l'être. Pour faire violence à mon dédain, il ne s'était pas contenté de m'insulter, il insultait aussi ma mère. Mais, pas plus que moi, ma très-chère et très-respectable mère n'a besoin d'être vengée du gentilhomme Jacquot.
Il fallut cependant s'occuper du natif des Vosges et de sa petite pièce. Voici à quelle occasion, et ceci peut donner
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quelque idée de ce que je suis condamné à rencontrer dans les combats de la presse.
Un monsieur Léon Lavedan, rédacteur en chef du Moniteur du Loiret, feuille honorée de certaines communications officielles, honoré lui-même de l'amitié du gentilhomme Jacquot, imagina que le libelle figurerait bien dans les colonnes de son journal. Car, dit-il, « lU. Veuillot étant Orléanais, c'est un attrait de plus pour la curiosité de nos lecteurs. » Là-dessus M. Lavedan se mit en devoir de reproduire les « principaux traits)), c'est-à-dire la presque totalité de la biographie, se réservant de revenir plus tard de sa personne sur M. Veuillot et & apprécier lui-même « le talent et l'œuvre de ce fameux condottierri (sic). »
Parmi les « principaux traits » choisis pour piquer la curiosité de ses lecteurs, M. Léon Lavedan prit grand soin de ne pas élaguer ce qui injuriait ma mère. Une pauvre vieille qui a passé sa vie dans le travail, dans la pauvreté, dans la probité ; une bonne femme du peuple, simple et droite, qui ne sait pas lire, qui n'a fait de mal à personne, et qui a fait du bien à tous ceux qu'elle a connus ; une chrétienne de cœur, qui, n'ayant souvent qu'un morceau de pain, n'a jamais refusé d'en donner la moitié ! C'est sur cette figure que le sieur Lavedan, pour amuser ses lecteurs, jetait l'encre du sieur Jacquot.
Tout cela ne me fournissant aucune raison pour distinguer le sieur Léon Lavedan du sieur Jacquot, je résolus naturellement de laisser passer les appréciations du sieur Lavedan comme j'avais laissé passer les appréciations du sieur Jacquot ; mais tout à coup le Moniteur du Loiret me parvint, contenant la pièce que l'on va lire :
« Mgr l'Évêque d'Orléans nous fait l'honneur de nous adresser la lettre suivante :
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(( A M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU Moniteur du Loiret.
ORLÉANS, le 1ER février 1856.
A MONSIEUR LE RÉDACTEUR,
« On m'apporte le numéro de votre journal de ce matin, « dans lequel vous commencez la publication d'une brochure, « qui vient de paraître à Paris, sur M. Veuillot, rédacteur en « chef de Y Uiiivers.
« Il suffit que votre journal s'imprime à Orléans pour que « cette publication me soit particulièrement pénible ; et, en y « réfléchissant, vous comprendrez le regret que j'en dois « éprouver.
« Quels qu'aient été les torts de M. Veuillot, je déplore une « telle publication , et je vous serai très-obligé, Monsieur, si « vous voulez bien, comme je l'espère, ne pas la continuer. — « Le remède au mal n'est pas là.
« Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments
« dévoués en Notre-Seigneur.
« t F., Evêque d'Orléans. »
« Nous nous empressons de nous rendre au vœu exprimé par Mgr l'Évêque d'Orléans, que nous remercions d'avoir compté sur notre respectueuse déférence.
« Quelle que soit notre appréciation personnelle sur M. Louis Veuillot, nos lecteurs comprendront que nous ne pouvons pas nous refuser à ce que demandent de nous, en cette occasion, la charité et la sagesse de notre illustre et vénérable évêque.
« LÉON LAVEDAN. »
Ceci me parut trop fort, et je ne crus pas devoir en durer que cette paire d'amis, M. Lavedan et M. Jacquot, s'entendissent pour mettre ainsi le visa d'un Évêque sur un écrit qui me diffamait. J'adressai donc à M. Lavedan la lettre qui suit :
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A M. LAVEDAN, RÉDACTEUR DU Moniteur du Loiret (1).
« PARis, 2 février 1856.
« MONSIEUR,
« Il vous a paru piquant de reproduire, à l'usage de mes compatriotes du Loiret, un écrit où je suis insulté comme homme de la manière la plus brutale, comme fils de la façon la plus cruelle. Sans me connaître, sans chercher aucune information, sans vous demander si l'auteur de cet écrit méritait la moindre confiance, et lorsque tout au contraire vous dénonçait la diffamation et l'injure, vous vous êtes jeté sur le libelle et vous en avez rempli votre journal.
« Vous vous êtes permis, en votre propre nom, de me traiter de condottieri; c'est-à-dire, si vous connaissez la valeur du terme, d'homme sans conscience et mercenaire, mettant sa plume au service de qui la paie ; car c'est ainsi que le condottiere trafiquait de son épée.
« J'aurais souffert cela en silence si vous aviez continué, de même que je souffre tous les jours beaucoup de choses semblables. Je vous aurais laissé contribuer ainsi, selon vos moyens, Monsieur, à l'œuvre générale qui rend la presse si utile aux mœurs publiques et si recomman- dable aux honnêtes gens.
« Mais, prêt à supporter toute l'injure, il ne me plaît pas d'y laisser ajouter une réparation insuffianste, accordée comme marque de respect à la charité d'un tiers, qui demande que l'injure cesse par considération pour lui.
(i) Cet écrivain est aujourd'hui l'un des rédacteurs de l' Ami de la Religion (avril i 859).
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« La lettre de Monseigneur votre Évêque et vos commentaires m'obligent à protester contre cette charité, que je n'ai sollicitée de personne et que je n'accepte point de vous.
« Le respectable prélat n'a sans doute lu ni l'écrit tout entier, ni même le morceau que vous avez publié. Il ignore que son témoignage y est exploité comme une sanction des injures dont je suis l'objet. Autrement, il ne nommerait pas tout simplement une brochure sur M. Veuillot, sans aucune expression de blâme, cet amas de diffamations, formé par une main qui n'a pas craint de blesser le sentiment filial.
« Sa Grandeur vous aurait dit que, quels qu'aient été les torts de M. Veuillot dans la discussion de certaines questions libres de littérature, de politique, d'histoire, ou même de religion, ces torts (sur lesquels d'ailleurs tout le monde n'est pas du même avis) ne pouvaient autoriser M. Jacquot, natif de Mirecourt, à écrire sur ma mère le passage que vous avez offert à la curiosité de vos lecteurs ; ni vous, Monsieur, à reproduire de telles grossièretés et à me qualifier de condottieri, ainsi que vous dites.
« Quant à ma très-vénérée mère, sachez, Monsieur, qu'elle a travaillé, comme son mari, pour élever, sans demander secours à personne, quatre enfants qui n'ont jamais rougi d'elle, ni de leur nom. Sachez, et publiez pour expier votre injure, que dans son humble condition, cette vaillante femme sut enseigner à ses enfants l'amour de la justice et le courage dans la pauvreté.
« Quant à moi, informez-vous si j'ai fait des écrits anonymes ou pseudonymes ; tâchez de savoir si, même avant d'être chrétien, j'ai reproduit des libelles diffamatoires ou par haine contre mes adversaires, ou pour amuser mes
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lecteurs ; voyez si j'ai un dossier à la police correctionnelle; priez Monseigneur votre Évêque de vous dire si j'ai coutume de changer d'opinion par intérêt ; si c'est l'intérêt qui m'a fait entrer dans la rédaction de l' Univers; s'il est vrai, comme l'affirme votre auteur, que l' Univers ait été subventionné par Louis-Philippe jusqu'en 1848, et l'ait été auparavant par « les grandes dames du faubourg Saint- Germain. » M. l'abbé Dupanloup a parfaitement connu les affaires de la presse catholique et très-bien su comment et de quoi elle vivait. Il peut vous donner les renseignements les plus exacts. Je m'en fie à son équité.
« Je m'arrête, Monsieur : je ne veux pas user de tout mon droit. Il me suffit d'avoir refusé la grâce que vous vous croyez engagé à me faire ; je ne vous forcerai pas à publier mon apologie. Cela ne serait pas assez piquant pour vos lecteurs, et je crois n'en avoir pas besoin. Dans tous les cas, je dirai comme Monseigneur votre Evêque : Le remède au mal (si l'écrit en question doit me faire du mal) n'est pas là. Votre reproduction interrompue, la lettre de Monseigneur, celle-ci, tout cela fait au contraire les affaires de M. Jacquot. Il a ainsi ce qu'il cherche, et vous pouvez maintenant, profitant de ses complaisances, vous enrichir du reste de son écrit sans craindre que je réclame ; le plus amer est passé.
« Il y a un remède pourtant. Ce remède infaillible, qui me fortifie en dépit de tous les procédés exceptionnels dont on use envers moi, je n'ai besoin de le demander à personne : il est en ma possession, personne ne peut me l'ôter. Pour le passé, c'est la parole souveraine et sacrée qui a relevé, il y a trois ans, l'œuvre à laquelle je travaille, lorsqu'elle était quasi abattue. Pour l'avenir, c'est le ferme dessein où je suis de poursuivre ma route, d'aller à
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mon but, sans donner raison à la calomnie, sans me laisser arrêter par elle, et sans perdre plus de temps qu'il ne faut à panser ses viles morsures.
« Je requiers l'insertion de cette lettre dans le plus prochain numéro du Moniteur du Loiret.
« Louis VEUILLOT. »
Le biographe Mirecourt, trop heureux de la belle occasion que son ami Lavedan avait su me contraindre à lui fournir, en profita de nouveau et m'écrivit, comme je l'avais bien mérité, une longue lettre d'injures; mais je gagnai pourtant à ma protestation que personne n'empêcha l'ami Lavedan d'illustrer de ce nouveau morceau les colonnes de son journal. C'était tout ce que j'avais voulu.
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HOMMAGE RENDU PAR LES CATHOLIQUES
A MONSEIGNEUR DE FRIBOURG.
— 22 MARS 1856 -
Une commission a été formée au bureau de Y Univers pour l'emploi du reliquat des fonds provenant de la souscription ouverte en faveur des prêtres et des catholiques persécutés de l'archidiocèse et de la province de Fri- bourg.
Elle a pensé qu'il conviendrait d'offrir au vénérable Archevêque de Fribourg et à monseigneur l'Évêque de Limbourg, son suffragant, quelque objet qui fùt en même temps un souvenir de leurs combats et un témoignage de la respectueuse admiration des catholiques de France, qui ont eu le bonheur de leur faire parvenir quelques humbles secours.
On a fait choix d'une crosse pour monseigneur de Vi- cari, et d'un anneau pour monseigneur Blum.
L'exécution de ce double travail a été confiée à M. Émile Froment-Meurice, orfévre de la ville de Paris. Le jeune et habile artiste a parfaitement rempli les désirs de la commission.
La crosse, en style du douzième siècle, est d'argent doré, émaillé de bleu, blanc, vert, rouge et noir ; sur le nœud et dans le haut elle est garnie de perles, de grenats
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et d'aigues marines. L'aspect général en est tout à la fois très-riche et très-élégant.
Sur le bâton, dans une frise byzantine en relief, s'enroulent cette dédicace : A Mgr de Vicari, les catholiques de France. MDCCCLV ; et cette légende : IN MUNDO PRES- SURAM HABEBITIS, SED CONFIDITE, EGO VICI MUNDUM. Ces paro- les tirées de saint Jean (xvi, 33), sont les mêmes qui ont été gravées sur la croix offerte il y a quelques années, dans une circonstance semblable, à monseigneur Franzoni, archevêque de Turin.
Dans la seconde courbure de la crosse, un groupe en argent oxydé représente l'ange de Dieu qui chasse Hélio- dore du temple.
A la naissance de la courbure, au-dessus du dernier nœud, dans deux niches pratiquées sur chaque face, sont placées deux figurines en argent : l'une représente l'Église, l'autre saint Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, martyr. Au-dessous de chaque statuette se répète la légende : Non prœvalebunt.
L'anneau est dans le goùt du quinzième siècle et d'un travail très-habile. Une grosse améthyste en forme de chaton: huit petites améthystes taillées en festons l'encadrent, serties dans des marges d'or, dont le dessous est émaillé en noir peint de blanc. L'anneau même est formé d'une guirlande à jour en or mat, composée de lis, d'épis de blé et de vigne. A l'intérieur est gravée la dédicace : Les catholiques de France à MgrJ.-P. Blum. M. D. CCC. LV.
Une députation formée de M. Segretain, maire de Laval et député de la Mayenne ; de M. Louis Veuillot et de M. Eugène Veuillot, rédacteurs de l'Univers, s'est rendue à Fribourg, vers la fin du mois dernier, pour offrir à monseigneur de Vicari l'hommage des souscripteurs.
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Monseigneur l'évêque de Strasbourg a bien voulu se mettre à la tête de ces Messieurs et les présenter au vénérable défenseur des droits de l'Église.
Ils ont eu la joie de le trouver plein de santé et de force, et animé d'une vigueur qui ne se ressent en rien de son grand âge. Il avait auprès de lui deux éminents représentants de l'Allemagne catholique, LL. EE. le prince de
Zeill et le baron de Rinck, chambellan de S. M. l'empereur d'Autriche, et deux ecclésiastiques de sa maison.
Après avoir fléchi le genou devant le vénérable pontife, qui les a relevés en les embrassant, nos amis lui ont présenté la crosse, et M.Louis Veuillot lui a adressé les paroles suivantes :
« MONSEIGNEUR,
« Les catholiques qui nous envoient vers vous savent tout ce que protége un évêque qui lutte pour les droits de l'Église. Ils nous chargent de vous offrir moins encore un hommage de leur admiration qu'un tribut de leur reconnaissance.
« Toute bonne et vraie liberté est garantie par la liberté de l'Église. Là où l'Église n'est pas libre, l'ordre social est menacé, la conscience chrétienne est en péril.
« Mais alors Dieu suscite des défenseurs à son Épouse et à son peuple. Appuyés sur le vicaire de Jésus-Christ, soutenus par la prière des fidèles, ils combattent d'un cœur inébranlable, et ils triomphent vivants ou morts. S'ils succombent avant la fin de la lutte, leur glorieux tombeau devient l'obstacle où l'iniquité se brise ; leur mémoire est une bénédiction et un exemple. Vous vous êtes souvenu d'Athanase et de Thomas de Cantorbéry. Ainsi ceux qui viendront après vous se souviendront de vous.
« En France, instruits par nos illustres Évêques et par nos prêtres vénérés, nos frères ont répété votre nom avec amour. Heureux d'avoir assisté ceux qui ont eu le bonheur de souffrir pour vous obéir, ils ont voulu encore laisser un témoignage des sentiments que vous leur inspirez. Daignez accepter ce bâton pastoral, attribut des fonctions augustes qui vous font gardien des droits de l'Église de Dieu. C'est un sceptre de douleurs, et
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nous y avons fait placer l'image d'un martyr. Néanmoins, il est revêtu d'or et orné de pierreries, symbole des fermes espérances que nous mettons en ce jour de l'éternelle victoire, où les épines, la sueur et le sang du bon combat se changeront en couronnes de pierres précieuses et d'impérissables fleurs.
« Pour nous et pour tous ceux qui nous envoient, nous vous demandons votre bénédiction. »
Monseigneur l'Archevêque de Fribourg a répondu en ces termes :
« Mon cœur trop ému ne saurait exprimer par des paroles les sentiments qui l'animent. J'ai voué unê immense reconnaissance à votre noble pays, et pour la sympathie qu'il a montrée quand j'ai accompli mes devoirs, et pour les aumônes dont il a secouru mon Église si affligée. J'éprouve aussi la plus vive gratitude pour les rédacteurs de l'Univers, qui ont pris une si large part à nos douleurs, et par les soins desquels la charité catholique nous a si bien secourus. Je remercie tendrement l'honorable députation qui a bien voulu se donner la peine de venir m'offrir cette crosse, où l'art le dispute à la richesse. Il m'est doux d'adresser au Ciel mes humbles prières pour qu'il continue à protéger la grande France, qui a déjà fait tant de choses pour la gloire de Dieu et pour la liberté de son Eglise, et qui mérite encore que Dieu se serve de ce noble empire pour accomplir ses saints et salutaires décrets.
« J'accepte avec un cœur reconnaissant et dans un profond sentiment de mon indignité le beau présent des catholiques français. Que le Seigneur me fasse la grâce de porter cette crosse pour la gloire et pour le salut du troupeau qui m'a été confié.
« Pour ce qui vous regarde personnellement, Messieurs, j'offrirai demain pour vous, dans toute la ferveur de mon âme, le saint sacrifice de la messe, et je déposerai sur l'autel mes vœux les plus ardents pour votre bonheur et pour votre salut. »
Le lendemain, le saint Archevêque a en effet célébré la messe pour les souscripteurs. La crosse avait été apportée dans la chapelle, et le prélat s'en est servi pour donner la bénédiction.
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Ensuite il réunit une seconde fois nos amis à sa table, où il avait invité deux professeurs illustres de l'Université de Fribourg, M. le docteur Buss, dont le nom honoré de toute l'Allemagne catholique est bien connu de nos lecteurs, et le savant docteur G'Frœrer, récemment converti du protestantisme, et l'une des plus précieuses conquêtes que l'Eglise ait faites en ces derniers temps.
La députation aurait désiré se rendre à Limbourg, auprès de Monseigneur Blum, mais le temps lui manquait, et l'anneau a été remis à monseigneur de Vicari, qui a bien voulu se charger de le faire tenir à son digne suffra- gant. Une lettre adressée à monseigneur Blum lui offrait les sentiments exprimés à monseigneur de Vicari. Il a daigné répondre la lettre suivante :
« AU RÉDACTEUR EN CHEF DE L'Univers.
« LIMBOURG, 10 mars.
«()lO:'i"SIEUR,
« L'anneau pastoral que les catholiques de France ont bien voulu m'offrir comme un souvenir perpétuel non de mes mérites, que je n'ai point, mais de leur charité et de leur zèle pour la cause de Dieu, m'a été remis par mon vénérable métropolitain. Je me suis empressé d'exprimer à Mgr de Strasbourg toute la reconnaissance que m'inspire ce précieux don, en le priant de transmettre mes remerciments à la députation et à tous ceux qui ont gracieusement contribué pour ce présent de l'amour chrétien. Ces vifs et intimes remercîments, je les renouvelle avec joie à l'occasion de votre lettre. Je sais ce que vous avez fait vous, Monsieur, et vos très-honorables collaborateurs, pour réveiller dans les cœurs ces généreuses sympathies qui nous ontvalu dans nos peines tant de consolations, et qui ont en même temps édifié tous les enfants de notre sainte Église.
« Daigne le bon Dieu exaucer les humbles prières que je fais
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sans cesse pour qu'il récompense largement ces témoignages d'une charité vraiment catholique, et qu'il continue à répandre toutes les richesses de sa grâce sur les excellents pasteurs et les pieux fidèles de la France.
« Agréez, etc.
F PIERRE-JOSEPH BLUM,
« Évêque de Limbourg. »
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LA THÉOPHILANTHROPIE.
— 10 AVRIL 1856 —
Le Siècle et la lettre pastorale de Mgr Sibour. — Caractères de la théophilanthropie. — Portée des articles du Siècle.
Le Siècle continue de distribuer ses avertissements et ses injures à nos premiers pasteurs. C'est aujourd'hui le tour de Mgr l'Archevêque de Paris. Le prélat, dans sa lettre pastorale sur la conclusion de la paix, n'a pas entièrement parlé au gré du rédacteur à qui M. Havin a donné mission de surveiller les évêques. Cette instruction nous avait d'abord été vantée par le Siècle lui-même comme un modèle de tolérance ; mais on se ravise. Maintenant, elle n'est plus assez tolérante, et on l'appelle « la lettre, trop peu pastorale, hélas! de M. Sibour. » La cause ou le prétexte de cette attaque est une parole contre l'esprit d'impiété, que Mgr l'Archevêque de Paris, suivant l'impulsion de sa foi et suivant le devoir de sa charge, signale à son troupeau comme un ennemi capable de faire avorter toutes les espérances que la paix apporte à la France et au monde. Le Siècle assure gravement qu'il n'y a point d'impies ni d'esprit d'impiété, et que Mgr l'Archevêque de Paris en serait convaincu s'il entendait un peu l'Évangile.
Nous allons reproduire l'article du Siècle, pour unique
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réfutation. Une discussion sur cette matière n'intéresserait point nos lecteurs ; à l'égard du Siècle, elle serait complètement inutile. Le Siècle se place hors de portée du raisonnement par sa thèse même. Aucun homme de bon sens n'a aucune objection à produire contre un écrivain doué d'assez d'audace ou d'assez de candeur pour nier l'existence de l'esprit d'impiété, et qui soutient sa gageure dans un journal dont le principal soin est d'attaquer la divinité de l'œuvre de Jésus-Christ, et la divinité même du Rédempteur, tout en fardant ses blasphèmes d'une hypocrite admiration pour l'Evangile. Pour son propre compte, cet écrivain est théophilanthrope. Une épaisse ignorance l'emmaillotte, et ne sert pas peu à parer les arguments que l'on prétendrait lui adresser. Faits, textes, dilemmes, tout glisse sur cette couverture, ou se perd inutile dans les lacunes immenses de l'intellect tliéophilapthropique. Il pousse imperturbablement à son idée : un autel de gazon sur lequel on déposera l'Évangile, le Coran, le Talmud, la multitude des confessions protestantes et toutes les formules religieuses qui sont sur la terre. Autour de cet autel, tous les peuples affranchis de tous les anciens maux de l'humanité, au premier rang desquels il faut compter toutes les religions définies, viendront former des danses en l'honneur du vrai Dieu. Cette platitude philosophique et bocagère échappe à la discussion.
Elle n'en vaut que mieux comme instrument d'agression antisociale.
De pareilles folies, qu'on ne sait par où saisir, qui sem - blent au-dessous du ridicule, qui inspirent même une sorte de pitié, tant elles ont l'air de dénoter une incurable infirmité d'esprit, prennent un tout autre aspect devant la mul-
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titude à qui on les prêche. Elles se concilient fort bien avec des doctrines politiques dont la société, quelque forte et rétablie qu'elle paraisse, ne peut plus croire qu'elle aurait facilement raison. La théophilanthropie est essentiellement démocratique, révolutionnaire et socialiste. Son autel de gazon, elle ne prétend pas l'établir dans un désert, ni seulement sur les débris de l'Église catholique; d'autres débris doivent en former le soubassement. Lorsqu'elle a injurié la religion révélée, et diffamé à plaisir le passé chrétien de la France jusqu'à 89 et aux dates subséquentes, il faut l'entendre parler « de la sainteté des origines révolutionnaires ! » Tous les bouleversements lui paraissent des progrès, toutes les victoires de l'ordre autant de rechutes. Partout où elle voit le pouvoir, c'est l'esclavage et la honte ; dès que l'anarchie règne, c'est la délivrance et la gloire. La théophilanthropie monte sa lyre pour chanter l'anarchie : « L'histoire impartiale la racontera, « cette mâle attitude de la démocratie française en 1848 ; « elle dira l'esclavage aboli, l'échafaud politique brisé « et la propriété scrupuleusement respectée, au milieu « des plus ardentes effervescences, sans police, sans ar- « mée, et par le seul instinct de la justice. » L'étonnement que la théophilantropie ne peut s'empêcher de témoigner devant cet instinct de la démocratie respectant, contre toute attente, la propriété et la vie des citoyens, ne diminue ni son zèle ni ses espérances. Elle aime l'anarchie infiniment, et l'anarchie le lui rend bien ; et toutes deux sont faites pour s'entr'aider. Nous pensons souvent que le Siècle, qui a tout l'esprit qu'il faut pour se passer de toute religion, ne professe si passionnément la théophilanthropie qu'à cause de cet accord.
Mais à cela nous ne pouvons rien, que donner notre
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avis. Nous le donnons, et nous souhaitons qu'on l'entende. De même que le Siècle, s'adressant à la force brutale, dénonce tous les jours l'Église catholique, insulte ses dogmes, diffame son histoire, calomnie ses pratiques, injurie et tourne en dérision ses pasteurs, la représente en un mot comme la grande ennemie du genre humain ; de même, à la force intelligente et régulière, à nos chefs religieux qui doivent défendre notre foi, à nos chefs civils qui doivent la protéger ; aux hommes de bon sens qui ont quelque souci de l'avenir, nous dénonçons les menées de cette religion théophilanthropique du Siècle, dont toutes les espérances reposent dans les doctrines qui outragent Dieu et qui perdent les hommes. Voilà pourquoi nous nous résignons à reproduire les dangereuses niaiseries que l'on va lire. Il ne faut pas dire : Cela est d'un pauvre cerveau, et plus ridicule encore que détestable. Dans aucun temps, dans aucune société, il n'est sans danger de laisser attaquer par qui que ce soit et les dogmes publics et l'exercice légitime d'une autorité sacrée. Il est contre le bon ordre qu'un particulier, ridicule ou non, vienne contredire avec dérision l'enseignement dogmatique des évêques, et le fasse devant des individus la plupart incapables de raisonnement. Au point de vue spirituel, du moins, c'est un scandale redoutable, et qui dans des occasions moins graves n'a pas été toléré. Or, le Siècle semble vouloir s'en faire une habitude dont les conséquences deviendraient désastreuses. Il fraye la voie, Si on le laisse faire, les actes épiscopaux fourniront bientôt des thèmes au Charivari. La haute misère intellectuelle qui se trahit dans son argumentation n'est, il faut le répéter, qu'un danger de plus. Le sauvage est un pauvre chimiste, mais il sait dans quel suc il doit trem-
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per sa misérable flèche pour que la piqûre en soit mortelle. Et d'ailleurs, que de grotesques la société n'a-t-elle pas connus depuis quinze ans, qui étaient des prophètes puissants et écoutés à quelques brasses plus bas dans les masses populaires? Nous n'avons le droit de dédaigner aucune erreur, et le sectaire que nous laissons parler est plus à craindre que M. Cousin :
« Nous avons regretté que M. l'Archevêque de Paris, après s'être montré si éloquemment tolérant, après avoir châtié avec l'autorité de sa parole des tendances que nous réprouvons comme lui, bien qu'elles ne nous désespèrent pas comme lui, parce que nous avons foi dans la démocratie, dans sa séve et dans son avenir. Nous regrettons, disons-nous, qu'il ait cru devoir, à côté de la plus sublime morale, faire une concession à la partie turbulente et compromettante du clergé. Pourquoi donc à ses enthousiasmes pour la paix mêle-t-il d'inutiles déclarations de guerre ?
« Il existe, dit-il, des traités avec Dieu qui engagent l'homme. « Ces traités ont été violés. Est-ce qu'après avoir signé cette « alliance de la terre, il n'y a pas aussi à faire ou à renouveler une « alliance avec le ciel, si nous voulons que la paix d'aujourd'hui « soit complète et véritable ? Non ! non ! et c'est l'Esprit-Saint « lui-même qui a dit cette parole : « Il n'y a pas de paix pour « l'impie ! Non est pax impiis ! »
« Qu'est-ce que l'impie, Monseigneur ! Est-ce le protestant ? est-ce le schismatique grec ? est-ce le musulman ? Si l'impie est celui qui ne reconnaît pas l'autorité spirituelle du Pape, l'œuvre du Congrès de Paris est donc frappée par avance de nullité ! Mais non, l'impie est donc ailleurs ; un passage de la lettre pastorale le signale à la vindicte du bras séculier. Laissons parler M. Sibour.
« N'avez-vous pas, dit-il, été effrayés comme nous, comme « tous ceux qui étudient les signes des temps, n'avez-vous pas « été effrayés de quelques signes avant-coureurs d'une impiété « renaissante ? Un esprit, qui n'est pas celui de notre siècle, que « les rudes leçons des temps derniers avaient surtout corrigé, « semble se lever de nouveau. Ce serait le plus grand des malheurs, « si, au milieu des félicités de la paix, ce souffle qui s'élève
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« allait grandissant, si ce mal qui engendre la corruption des « cœurs s'étendait comme une peste mortelle. Les peuples atteints t( par cette pernicieuse influence auraient bientôt perdu les « fruits des biens que le Ciel leur envoie. Il n'y a pas de paix « véritable quand la guerre est avec Dieu, etc., etc. »
« Où donc est cette impiété renaissante qui semble se lever de nouveau ? où est cette peste mortelle ? où est cette guerre avec Dieu ? qui donc ose l'entreprendre ? Nous vivons dans des temps assez silencieux pour que toute voix qui s'élève puisse être écoutée et recueillie, et nous pouvons le dire sans crainte d'être démenti, il n'en est pas une seule qui propage des doctrines athées. Où sont donc ces nouveaux impies? De quel point de l'horizon part ce souffle dont parle M. Sibour, et qu'il ne faut pas laisser grandir, sous peine des plus grands malheurs? Quand on formule une telle accusation, il faut du moins la préciser.
« La presse contemporaine compte, Dieu merci, quelques écrivains, —et nous nous glorifions d'être le plus obscur soldat de cette phalange d'élite, — dont la mission consiste à protester énergique- ment contre les tendances d'un parti qui, sous le masque de la religion, menace toutes les libertés, insulte à toutes les gloires de la France. Ils sont attentifs à toutes les démarches, à toutes les tentatives de cet adversaire puissant ; ils s'efforcent de déjouer ses manœuvres ; ils luttent au profit de la vraie morale et de la vraie religion , contre tous les abus, toutes les superstitions, toutes les exploitations ; ils tiennent pour la raison, mais ils ont la foi, ils ont la charité, ils ont l'espérance : avant d'aller au combat, ils s'inclinent devant Dieu et invoquent son aide, non pas le dieu d'une secte ou d'une église, mais le Dieu immensément bon, le père indulgent et tendre qui embrasse tous les hommes, toutes les races, dans son universel amour, les protestants comme les catholiques, les musulmans comme les Grecs, pourvu qu'ils obéissent à sa morale, pourvu qu'ils s'aiment et s'entr'aident.
« Sont-ce là les impies dont veut parler M. l'Archevêque de Paris ? Est-ce à ceux-là qu'il déclare une guerre sans fin ? S'il en était ainsi, si nous étions de ces impies auxquels fait allusion la lettre trop peu pastorale, hélas ! de M. Sibour, nous avouons humblement que nous n'éprouverions dans notre conscience aucun effroi ; nous continuerions à porter haut le front sous cet anathème. Nous laisserions faire la guerre contre nous et nous ne la ferions pas nous-mêmes. Nous nous bornerions à affirmer avec calme notre foi invincible, notre amour de Dieu et du
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prochain. Nous continuerions à résister de tout notre cœur et de toutes nos forces intellectuelles à l'envahissement des doctrines funestes qui tendent à diviser les hommes sous prétexte de religion. Le protestant adorerait Dieu dans son temple, et nous aimerions le protestant comme un frère ; le chrétien grec ou russe resterait dans son schisme, ou, comme il le dit lui-même, dans son orthodoxie, et nous lui tendrions la main avec effusion ; le juif pourrait rester dans sa synagogue, il ne recevrait de nous aucun ultimatum pour en sortir ; nous entrerions avec respect dans la mosquée du musulman, et nous répéterions avec lui la formule sacramentelle : « Il n'y a de Dieu que Dieu ! » Loin de disputer le tombeau du Christ, nous voudrions en faire le commun héritage et l'universel rendez-vous de tous les peuples.
« C'est ainsi que nous pratiquerions l'impiété dont on nous fait un crime.
« La paix avec Dieu, nous dit M. l'archevêque de Paris, corn- « prend nécessairement la paix avec son Église, qui est son « royaume visible ici-bas et l'expression de ses volontés. »
« Sommes-nous donc revenus à la maxime trop célèbre du compelle intrare? Faudra-t-il faire la guerre à la moitié de l'Europe, à l'Amérique, à l'Afrique, à l'Asie entières, qui vivent en dehors de l'Église de Rome? Où est la solution ? où estle moyen? Est- ce la force ? Non, car vous ne seriez pas les disciples du Christ. Si cen'est pas la force, ce ne peut donc être que la persuasion, que -la parole, et alors pourquoi vous insurgez-vous contre l'emploi que nous faisons de la seule arme dont vous puissiez disposer ? L'Église de Dieu est dans le cœur de tout homme qui'obéit à ses commandements impérissables, qui aime Dieu ardemment, non-seulement dans sa patrie, dans sa famille, dans son prochain, mais aussi dans toute justice et dans toute liberté.
« En parlant ainsi, nous avons la conviction sincère, la foi profonde que nous sommes dans la vérité, dans l'esprit de l'Évangile, et devant Dieu nous l'affirmons.
« Si M. l'Archevêque de Paris croit que nous sommes dans l'erreur, qu'il nous persuade ! S'il nous croit égarés, qu'il se rappelle la parabole du bon pasteur 1 Cela vaudra mieux que de signaler en termes vagues une impiété renaissante contre laquelle il invoque nous ne savons quelles répressions, sous peine des plus grands malheurs et des plus horribles périls.
Il Mais non 1 M. Sibour ne peut voir un germe d'impiété dans
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les tendances que nous venons d'exprimer ; il ne peut voir des impies dans les hommes qui invoquent Dieu et aspirent à la liberté. Nous espérons que M. l'Archevêque de Paris regrettera d'avoir mêlé à tant de sentiments généreux un cri de guerre contre nous ne savons quel ennemi !
« Et sans retirer aucun des éloges que nous avons donnés à la lettre de M. l'Archevêque de Paris, nous préférons le mandement de M. de Salinis, qui a si noblement reconnu les lois du progrès, et fait un appel à tous les hommes de cœur et de talent. Combien la religion n'aurait-elle pas à gagner si elle tenait souvent un pareil langage ! Un seul mandement comme celui de M. de Salinis lui concilierait plus de suffrages que les articles de l' Univers ne lui en font perdre. C'est peut-être beaucoup dire. »
Louis JOURDAN.
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LE POÈTE FOUGAS
ET LE RÉFORMATEUR TAPON.
— 28 NOVEMBRE 1853 (1) —
La chanson de Fougas. — La réforme de Tapon. — Les protégés du Siècle.
Dans un article ridicule et furieux, comme il lui eu échappe trop souvent, le Siècle nous reprochait hier « de « narguer les vaincus, d'applaudir aux mesures de com- « pression prises contre la presse, de railler des hommes a dont les mains sont enchaînées, de répondre aux arti- « cles les plus modérés ( ceux où l'on nous compare à Tar« tufe ) par des injures, et aux arguments les plus so« lides par des divagations furibondes. »
En même temps que nous lisions cet article, signé de M. de la Bédollière, nous recevions des mains enchaînées des frères et amis de Londres deux morceaux de littérature à notre adresse, l'un en prose, l'autre en vers, qui nous paraissent assez dans le goût du Siècle pour que nous le mettions à même d'en faire part à ses abonnés.
La poésie est intitulée : La bénédiction de l'Univers, chanson nouvelle, sur l'air : Bonjour, mon ami Vincent. Elle a sept couplets ; nous n'en choisissons que la fleur.
(1) J'ai cru utile de placer ici cet article auquel je fais allusion dans un des suivants.
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Ce sont les rédacteurs de l'Univers qui chantent :
Par nos articles bigots, De notre France nouvelle, Faisons un nid de cagots Selon Rainn'ville et Villèle! Le billet de confession Bientôt redevient d'obligation ;
Déjà, grâce à notre saint zèle,
On voit tout le peuple aux processions.
Très-solennellement, avec les gestes :
Nous vous bénissons, Et rebénissons!...
Bien vite à genoux vilains polissons !
Partout les instituteurs Sont dégommés par nos frères ; Ils n'ont plus pour protecteurs Ni les adjoints ni les maires. C'est ainsi qu'on supprimera Et Siècle et Débats, Presse et cætera,
Plus le plus petit de ces vipères (1).
Alleluia donc, et nous gaudissons !
Mêmes jeu et gestes :
Nous les maudissons Et remaudissons!.....
Bien vite à genoux vilains polissons ...
Béranger, Hugo, Dumas, Michelet, Eugène Sue, Et Janin, vous serez mats En attendant qu'on vous tue,
Ou qu'on vous flambe comme Huss.
Nul pour quatre sous ne les voudra plus.
Georges Sand ne sera point lue.
Mêmes jeu et gestes :
Nous les maudissons, Et remaudissons!...
Bien vite à genoux..... petits polissons!...
Après un couplet en l'honneur de Bossuet, car le poëte est fusionniste dans son genre, vient le dernier :
(1) Le Charivari. (Note du poëte.)
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Le protestantisme est cuit,
Bien qu'il marche en Italie ;
Si le papisme est détruit,
C'est grâce à notre folie
Mais nous avons des abonnés
Par nos bons amis — chut! chut! — rançonnés.
Des legs pieux ils font la pluie,
Et de cette eau-là nous nous engraissons!...
Mêmes jeu et gestes :
Nous les bénissons,
Et rebénissons!...
Bien vite à genoux..... vilains polissons!...
Ce poëte se nomme F.-T. Fougas. S'il est enchaîné, c'est sans doute grand dommage ; mais au fond, l'humanité n'y perd absolument rien, car ce qu'il dit, le Siècle le dit tous les jours, et il n'y manque que la grâce des vers ; encore la prose du Siècle s'en approclie-t-elle de très-près. On pourrait parfaitement chanter sur l'air Bonjour mon arni. Vincent les phrases éloquentes où le Siècle nous accuse de vouloir brûler les poëtes avec leurs poésies, anéantir Bossuet, perdre l'Église, et même de recevoir des pensions et des rentes pour calomnier les libres- penseurs, comme si nous n'avions pas assez du plaisir de les siffler.
La prose qui accompagne les vers que nous venons de citer, et qui nous a été adressée sous la même enveloppe, est d'un mystique, d'un homme qui a des sentiments chrétiens et qui lutte parmi les frères de Londres pour leur faire accepter le christianisme. Il se nomme Francisque Tapon. Voici comment il parle :
LE CHRISTIANISME DE LA RÉPUBLIQUE UNIVERSELLE.
La nouvelle réforme que j'apporte à l'univers, et qui doit absorber toutes celles nées de l'œuvre de Luther, est celle-ci :
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Plus de prêtres, plus de pasteurs, plus de ministres du culte ! est-à-dire plus d'exploiteurs de la pensée religieuse; plus d'envahisseurs, plus ou moins perfides ou hypocrites, plus de garrotteurs de la liberté que le Christ est venu apporter sur la terre !
La Bible et l'Évangile sont la règle unique et le seul lien social du monde nouveau.
Tout père de famille a reçu de Dieu. le droit de bénir ses enfants, celui qui naît comme celui qui meurt, ou celui qui se marie.
Tout chef de famille est donc solennellement consacré m i- nistre du Seigneur; et toute maison devient un temple, lorsque dans cette maison, sur un pupitre en vue de tous, une Bible est ouverte.
Ceci est tout le programme de la véritable religion chrétienne révélée.
Ce programme, à ce qu'il parait, semble encore trop étroit aux réfugiés de Londres ; mais le réformateur
Tapon ne renonce pas à le faire accepter. Il conjure ses frères de devenir chrétiens comme lui :
DÉMOCRATES, CITOYENS DE L'UNIVERS,
Vous venez de lire le programme du christianisme de la république universelle.
Plusieurs de nos frères de Londres le repoussent; ils disent que toute religion a fait son temps; que l'âme est morte avec le corps, — rétrogradant ainsi dans l'ère de la sagesse humaine au delà de Socrate et de Platon ; — enfin, nouveaux Titans, ils escaladent le ciel pour anéantir la Divinité : ils disent que Dieu n'est pas; ils disent qu'il n'y a plus de religion possible que celle de la science et de la matière 1...
Ce système du néant, cette philosophie du désespoir, ne fait qu'enflammer mon zèle et ma volonté, et je réponds :
Non, citoyens de la république universelle, non, le Christ, n'a pas fait son temps, car son temps c'est l'éternité !...
Mais ce qui a fait son temps, c'est le pontificat, c'est le sacerdoce; c'est le prêtre en corps et en âme, qui, depuis quinze siècles ou plutôt depuis l'origine de la société, a faussé, dénaturé toute pensée religieuse en la personnifiant en lui, et, en se donnant effrontément, lui! homme de passion, d'intérêt et de pot-
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au-feu, comme le représentant de Dieu sur la terre... 0 triste et pitoyable ironie!...
Mais, dans quelle religion ce monstrueux abus s'est-il montré plus audacieux, plus impudent, plus déplorable, plus fatal que dans le christianisme corrompu qui règne aujourd'hui sur la terre, dans ce christianisme qui s'est bâti, là où il avait trouvé une crèche et une croix, une église, c'est-à-dire un palais tout de marbre et d'or et de pierreries, cimenté avec la sueur et le sang et la liberté des peuples?... '' Voilà comment, du même coup, je briserai cet immense et lourd réseau d'entraves et de chaînes, d'ignorance et d'intérêts, que le prêtre, avec un art profond et vraiment infernal, a étendu sur le monde pour l'asservir aux tyrans, et en faire lui-même curée complète et sans cesse renaissante, car : i
Le peuple c'est Prométhée, et le prêtre c'est le vautour!...
Citoyens de la république universelle, méditez, méditez profondément ces lignes, et que ceux qui me comprennent apportent leur pierre au phare qui va bientôt illuminer, régénérer et délivrer le monde!... et qu'ils fassent pénétrer au loin et dans la dernière cabane où languit, où croupit un être humain, le christianisme de la république universelle avec la parole du Christ... du Christ de la crèche et de la croix!...
FRANCISQUE TAPON.
LONDRES, le 23 novembre 1853.
Ces pamphlets sur feuilles volantes ne sont pas les seuls que fabriquent les réfugiés. Ils ont des fonds pour composer des brochures et des volumes qu'ils distribuent gratis, malgré leurs mains enchaînées. Nous devons croire que le Siècle est à l'abri de ces distributions. Nous l'en félicitons sincèrement. Quant à nous, on ne nous les épargne pas.
Si la faveur dont le Siècle est l'objet cesse un jour ; si les réfugiés lui imposent comme à nous le dégoût de lire ce qu'ils livrent aux presses clandestines de la France ou aux presses affranchies de la Belgique et de l'Angleterre, nous espérons pour lui qu'il sera ou indigné ou consterné de ces œuvres abominables, et qu'il aura le courage de les
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nétrir,surtout celles qui portent des signatures plus importantes que celles du poëte Fougas et du philosophe Tapon.
Mais parce que, n'importe par quel motif, le Siècle garde le silence sur,, tant d'ignominies, faut-il que nous. nous taisions, nous à qui leurs propres auteurs les révèlent, moins sans doute dans l'espoir de nous convertir ou de nous intimider que pour avoir la satisfaction de nous faire entendre leurs injures et leurs blasphèmes?
Les infortunes politiques, comme toutes les autres, n'ont droit au respect qu'autant qu'elles se respectent elles-mêmes. Qui songerait à parler de certains illustres exilés autrement que pour les plaindre et pour souhaiter, malgré toutes les dissidences d'opinion, que les portes de la patrie leur fussent rouvertes immédiatement? Ces braves soldats, qu'un point d'honneur de leur part, et, de l'autre côté, la raison d'État retiennent dans l'exil, ces hommes dont le nom généreux ne parait dans aucune provocation au meurtre et à la guerre civile, et qui restent sous leur drapeau sans injurier personne, qui donc leur refuse les égards et les honneurs dus aux vaincus ? Mais ces autres qui ne cessent pas de pousser des cris sauvages contre l'ordre social, contre la religion, contre leurs adversaires, qui diffament tant qu'ils peuvent, qui ne parlent que de vengeance et de destruction, ceux-là nous obligent eux-mêmes à dire que la société doit toujours se tenir en garde contre eux. Le Siècle assure qu'ils ne sont plus à craindre. Nous croyons, nous, que son indulgence pour eux ne provient pas tout à fait de la sécurité qu'ils lui inspirent. Il voudrait qu'on leur rendît la liberté de la presse : c'est son opinion ; la nôtre est que la presse et la liberté n'y gagneraient qu'un second coup, qui les mettrait plus bas qu'elles ne sont aujourd'hui.
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Nous concevons au surplus que le Siècle, qui n'a jamais été très-éclatant contre les républicains de toute nuance et contre les socialistes de toute espèce, les ménages encore aujourd'hui, soit en vue du passé, soit en vue de l'avenir. Pour nous, qui les avons combattus suivant nos forces lorsque leur triomphe paraissait prochain, nous ne leur devons que l'oubli, s'ils se laissent oublier, et de nouveaux combats s'ils veulent qu'on se souvienne d'eux. Nous avons applaudi à leur défaite ; nous souhaitons que le progrès du bon sens public et l'aversion que méritent leurs doctrines la rendent définitive. Rien n'est plus à désirer pour la patrie et pour eux-mêmes.
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M. HUGO.
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M. HUGO A LA TRIBUNE.
— 14 JUILLET 1850 —
Les poëtes hommes d'État. — M. Hugo et le parti conservateur.
— La force de M. Hugo. — Sort réservé à la liberté.
Dans une société sage, il y aurait sinon une loi, du moins une coutume, qui interdirait toute fonction civique à tout homme convaincu d'avoir fait des vers passé l'âge de trente ans. Le poëte ne pourrait être relevé de cette incapacité qu'après l'examen d'un jury de prêtres, d'artisans, de magistrats et de médecins, qui déciderait si la qualité morale de ses strophes et de son intelligence peut le faire absoudre du cas de métromanie. Mais nous autres Français (nés malins), nous allons aux rimeurs, particulièrement aux rimeurs amoureux, avec grande admiration et grande déférence ; nous les tirons des bocages de Cythère, et nous les hissons sur les rostres. C'est comme si nous leur disions : Vous avez jusqu'à présent perdu votre vie aux besognes qui témoignent le plus de puérilité dans l'esprit et de vanité dans le coeur ; vous vous êtes occupés d'alexandrins et de rimes croisées ; vous avez énervé et corrompu les âmes et prodigieusement outragé le bon sens ; vous êtes des
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amuseurs de jeunes gens et de femmes, et si ceux qui vous lisent ont appris de vous quelque chose, c'est ce que vos pareils ont appelé l' art d' ainîer, dont la pratique mène en police correctionnelle. Vous êtes probablement très- ignorants en toute matière de législation, et certainement très-incapables en toute matière de gouvernement... Faites-nous des lois et gouvernez-nous !
La seule présence de M. Hugo à la tribune, annonce donc un renversement complet de tout bon sens politique dans le pays qui l'appelle à se faire entendre là. Un peuple qui donne la parole aux poëtes sur les affaires de l'Etat, est un peuple abêti ! Passe pour M. Pierre Leroux, M. Charassin, M. Colfavru. On peut croire que les deux premiers représentent des idées, on l'a cru ; quant à M. Colfavru, il est à l'Assemblée par droit de conquête. Mais M. Hugo, le chantre de Dona Sabine! « Quelqu'un a-t-il connu « dona Sabine ? quelqu'un d'ici? »
Le Roi disait, en la voyant si belle,
A son neveu :
Je donnerais pour un sourire d'elle,
Pour un cheveu,
Pour un regard, je donnerais l'Espagne
Et le Pérou...
Or, quand M. Hugo « chantait ainsi, » il était père de famille, et nous le savions ; mais baste ! c'est si beau, la poésie ! Et nous avons fait du poëte un législateur. Pour comprendre combien la chose est en soi extravagante et fabuleuse, reportons-nous à deux cents ans, demandonsnous ce qu'on aurait pensé au grand siècle, le Roi s'étant avisé d'appeler dans ses conseils, non pas Scarron ou d'Assouci, mais le grave et honnête Chapelain, qui pourtant ne travaillait que dans l'épique.
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Lorsque nous avons fait cela, nous, conservateurs, M. Hugo peut se permettre tout, et nous ne pouvons plus nous plaindre ; il ne nous reste qu'à nous livrer aux réflexions politiques et morales qui consolaient Georges Dandin.
Il y a beaucoup de rapports entre le parti conservateur et le susdit Dandin.
Dandin ayant épousé mademoiselle Angélique de Sot- tenville, la voit un jour occupée à lorgner le beau Clitan- dre. Il essaye de quelques bonnes paroles pour la ramener au devoir ; mais pendant qu'il sermonne, elle fait la révérence à Clitandre. — Vous avez, dit le mari, trop peu de respect pour le nœud qui nous joint ; chassez ce galant. — Moi, le chasser ! répond Angélique, et par quelle raison? Je ne me scandalise point que l'on me trouve bien faite, et cela me fait du plaisir. — C'est ainsi, reprend Dandin, que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m'avez donnée publiquement ? — Quelle foi ? réplique l'autre ; je prétends n'être point obligée de me soumettre en esclave à vos volontés ; et je] veux, s'il vous plaît, goùter le plaisir de m'ouïr dire des douceurs. - Ah! s'écrie Dandin, il me prend des tentations d'accommoder tout son visage à la compote !
Mais quoi ! le mariage est fait, Dandin n'a qu'à payer le douaire. Le malheureux n'est pas seulement trahi par Angélique, il est encore moqué par les valets. Il y a un certain Lubin qui porte les billets doux de Clitandre et qui rapporte les réponses d'Angélique ; il y a une certaine Claudine, servante de Dandin, qui introduit dans sa maison les courriers de Clitandre et qui garantit sur sa vertu la pureté d'Angélique.— Taisez-vous, bonne pièce, lui dit Dandin. Vous faites la sournoise, mais je vous
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connais il y a longtemps, et vous êtes une dessalée ! Claudine, Lubin,CIitandre,M. et madame de Sottenville et l'aimable Angélique, tout se ligue contre Dandin, tant qu'à la fin Angélique sort du domicile conjugal. C'est notre histoire.
Le parti conservateur commence par dire à M. Hugo : — Vous n'y pensez pas; vous débitez cent balivernes qui vous font applaudir là-bas sur la Montagne. — Tendre et profond amour du peuple ! répond M. Hugo. — Trèsbien ! reprend le parti conservateur, mais est-il nécessaire d'ètre absurde et de faire du socialisme ? Je ne vous ai pas promu aux vingt-cinq francs pour que vous caressiez les opinions rouges. —Vraiment ! s'écrie M. Hugo, préten- tendez-vous que je m'enterre tout vif dans vos idées, qui ne prêtent point à mon éloquence, et que je ne vienne ici qu'au dix-huitième rang, après Thiers, Montalembert et tout le burgraviat? C'est une chose merveilleuse que cette tyrannie de messieurs les conservateurs, et je les trouve bons de vouloir qu'on soit mort à tous les applaudissements et qu'on ne parle que pour eux. Je me moque de cela et je ne veux point perdre mes antithèses. Puis accourt Lubin, sous les traits de l' Événement, qui trouve que ces messieurs de la Montagne ont bien de l'esprit et des façons tout à fait courtoises. « Têtigué! ce sont les plus honnêtes « gens qu'on ait jamais vus. Ils me font vendre trente « mille numéros pour dire seulement qu'ils sont de grands « orateurs. Voyez s'il y a là une grande fatigue pour me « payer si bien ; et ce qu'est, au prix de cela, une journée « de travail où je "ne gagne que dix sous. » Puis vient la Presse, « une dessalée » qui aime la trahison jusqu'à lui décerner, de sa poche, des prix de vertu (1). Bref, Angélique-Hugo se déclare infidèle.
(1) La Presse faisait frapper une médaille en l'honneur de M. Hugo.
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Dansez, chantez, villageois, la nuit tombe ! [
Sabine, un jour,
A tout donné, sa beauté de colombe
Et son amour,
Pour pâturer le foin de la Montagne,
Pour un bijou.
Un médaillon que Girardin lui gagne
Pend à son cou.
Quant au parti conservateur, il se dit en prose : « Vous « l'avez voulu, vous l'avez voulu, Georges Dandin ; vous « l'avez voulu: cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté « comme il faut ; vous avez justement ce que vous méri- « tez. »
Cependant, ce serait un pauvre soulas de toujours s'arracher les cheveux, et la perte que les conservateurs ont faite n'autorise point ce délire. Ce qu'il faut considérer, c'est la situation sociale que ce malheur de famille nous révèle. Voilà donc M. Hugo qui se moque ouvertement de la foi jurée, et qui passe des conservateurs aux démolisseurs. Quelle figure fait-il sous son nouvel étendard? Notez que c'est un homme entièrement ridicule, dont la valeur littéraire est fort amoindrie, dont la valeur politique est nulle tout à fait. Jamais ce moulin à rimes n'a jeté un mot de quelque poids dans la balance des opinions. Mais tout innocente que soit la vie politique de M. Hugo, elle n'est pas immaculée. Il n'a pas sur le dos seulement des drames, des romans, des sonnets, des couplets, des ségué- dilles, des guitares; il traîne encore deux ou trois apostasies des mieux conditionnées. Chargé de ce faix, il vient paraphraser tous les axiomes du cagotisme libéral le plus décrié ; c'est feu Cauchois-Lemaire, attifé de fanfreluches romantiques : vous croyez qu'on le hue ? Oui, un peu, par aversion pour sa personne, par un reste de raison qui surnage dans le public, par passion de parti, par une dernière
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et vacillante lueur de cet esprit français jadis si profondément antipathique au précieux et à l'enflure. Mais, au demeurant, il a des admirateurs sincères, les uns déclarés, les autres secrets. Combien de gens qui le blâment, et qui ne demanderaient que d'avoir moins peur pour l'applaudir furieusement ! Ce néo-montagnard, tuméfié de voltairianisme, de pédantisme et de sophisme, qu'est-il, sinon un bourgeois? Je dis qu'il touche la fibre bourgeoise. Sa parole remue jusqu'au fond de l'àme tout ce qui tient boutique sur le pavé de Paris, depuis la jeune épicerie, qu'il a enlevée à M. Viennet et dont il a fait l'éducation littéraire, jusqu'à la jeune banque, qui murmure ses vers amoureux en grapinant sur le trois et le cinq. Trouvez un phalanstère d'étudiants, un atelier de coiffeurs où l'on ne croit pas, comme il croit lui-même, au progrès, à la révolution, à la presse, à la tribune, au théâtre, à l'esprit humain, aux Jésuites, au parti clérical, à toutes les ritournelles révolutionnaires ? Une chose m'étonne ; c'est que son succès ne soit pas beaucoup plus grand.
Il y a des hommes qui font du bruit, qui jouent un rôle, qui paraissent avoir, qui ont une force ; et cette force échappe à l'analyse. En quoi donc consiste leur force ? Elle est tout entière dans l'étrange faiblesse de leur esprit. Par une aptitude qui est directement l'opposé de la valeur personnelle, ils sont devenus de vastes récipients de toutes les pensées du vulgaire ; des espèces d'épongés, qu'on ne peut presser sans qu'il en coule aussitôt quelque banalité où la multitude reconnaît son bien. Que si l'éponge a le don de colorer ce qu'elle absorbe et de rendre avec quelque teinte et quelque apparence de jet ce qu'elle a reçu tout terne et tout plat, la multitude crie merveille ; et voilà un génie populaire, jusqu'à ce qu'un homme ou
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le temps mette l'éponge à sec, en posant le pied dessus. Si je voulais ici hugotiser, j'aurais sous la main une belle antithèse entre l'éponge et le diamant. Je la cède à l'ami Lubin. M. Hugo est actuellement l'éponge pleine et colorante. Quelque chose de plus, un rien le rendrait très- redoutable. M. de Lamartine, avec ce même don d'éponger et de colorer, auquel s'ajoutait une certaine initiative, a pu nous lâcher la République. M. Hugo, pure éponge, ne fera jamais que des paragraphes. Cependant, c'est une erreur de rire tout à la fois de lui et de ses discours. Pour lui, ses calculs sont faux : il n'arrivera jamais, parlât-il vingt ans, qu'à être le truchement de M. Bourzat ; itfais l'instinct qui l'inspire est fidèle. Mettez-vous bien en tête, quand vous l'écoutez, que c'est une grande et influente partie de la pauvre France, j'entends de la France lettrée, bourgeoise et « penseuse, » qui dit toutes ces belles choses. Supposez-les dans la bouche de M. Thiers ou de M. Dupin, il n'y aura qu'une différence de forme, et l'applaudissement sera général. Reculez de trois ans, M. Hugo lui-même sera supporté.
Pourtant, il convient de faire une remarque consolante. Sans doute, M. Thiers, M. Dupin faisant le discours de M. Hugo, seraient applaudis ; sans doute, M. Hugo n'est que de trois ans en arrière pour obtenir l'unanimité des suffrages ; mais M. Thiers et M. Dupin ne font plus ces discours-là, qu'ils ont tant faits jadis ; mais la billevesée libérale en est réduite aux panaches de M. Hugo ; mais M. Hugo en est réduit aux seules congratulations de Lubin, de Claudine, de M. de Girardinville et du beau Clitandre, je veux dire Pascal Duprat. Tant d'autres bravos qu'il aurait jadis soulevés se taisent, ceux-ci par désenchantement, ceux-là par politique. En somme, le
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déchet est notoire. Comment ! M. Hugo trouve que la loi est enveloppée dans une robe de jésuite, et on ne le porte pas en triomphe ! Quand MM. Michelet et Quinet rencontraient de ces métaphores, on leur dressait des statuettes et un prince du sang les invitait à déjeuner. Comment ! il parle de Loyola, et on hausse les épaules ! Quand M. Li- bri parlait de Loyola, il forçait les compliments et l'estime du National. Comment ! il se dégonfle de quatre alinéa contre les catholiques, et tout rate, et M. de Montalembert se dispense de répondre ! Voilà de fâcheux augures, et il faut trembler pour les affaires de « l'esprit humain ! » Le fait est que M. Hugo, quoique désagréable à entendre, rend au bon sens public l'immense service de faire porter la carmagnole, une carmagnole des plus grotesques, à toutes les idoles du libéralisme, et de montrer que cette carmagnole leur va fort bien.
Il semble par moments se douter du préjudice qu'il leur cause. A travers les rodomontades de sa dernière harangue, circule je ne sais quel souffle mélancolique, pareil à celui qui s'élève dans les bois quand les feuilles vont tomber. Il a comme un pressentiment que la presse et la tribune, ces armes précieuses de « l'esprit humain, » toutes fières et et triomphantes qu'elles paraissent et qu'elles sont, n'en ont pas pour longtemps et penchent vers leur ruine. Le pressentiment n'est pas mal fondé. Si M. Victor Hugo possédait un peu plus d'histoire, il saurait que certains courants d'opinions s'épuisent lorsqu'ils n'ont plus à leur service que de certains hommes, et lorsque ces certains hommes ne font plus que certains discours qui n'émeuvent plus que certaines gens. L'opinion qui tourne en galimatias est au même point de maturité que l'homme (lui tombe dans le radotage. Le nombre des claqueurs
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et la frénésie des applaudissements n'y peuvent mais : c'est une chose qui s'en va. En faisant reluire une dernière fois devant les yeux de la jeune épicerie tous les lieux communs archifanés de la rhétorique libérale, M. Hugo leur donne le coup de gràce. Pleurez, Lubin, pleurez, Claudine ! « l'esprit humain » fait son va-tout, et déjà ce n'est plus grand'chose.
La France est une nation logique : elle va droit au bout des principes sur la pente desquels elle se laisse placer. Dès qu'on lui eut une fois donné des institutions représentatives, rien n'a pu la retenir d'aller à la République, au suffrage universel, à la liberté illimitée de la harangue et du journal. Il a fallu que tout montât sur les tréteaux, que tout grimpât à la tribune, que le monde entier courbât la tête sous les éruptions de l'écritoire. Mais voilà que cette intempérance déplaît, et nous allons voir d'étranges retours. Mécontente du suffrage universel, la France l'a déjà réglementé. Tâchez maintenant d'empêcher la réglementation d'aller jusqu'à la suppression de tout suffrage ! Fatiguée de la liberté de la presse, la France y cherche un remède ; gare la censure ! Ce pays ne se tiendra pas tranquille désormais qu'il n'ait trouvé quelque sûr moyen d'empêcher Gastibelza de faire des lois et Claudine et Lubin d'écrire. Il essaiera ceci, puis cela, puis un bon bâillon. Que voulez-vous ! du temps qu'elle aimait le gouvernement parlementaire et la liberté de la presse, la France ne se faisait pas une idée suffisamment nette de leurs produits. Il n'y a pas de raison ni de vieil attachement qui tienne ; quand des faits semblables à ceux dont nous sommes témoins depuis deux ans arrivent comme la conséquence légitime et infaillible des principes adoptés, on se rue sur les principes,
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et on en fait ce que Dandin voulait faire du visage de son Angélique : une compote. ,
Ecrivains, orateurs, nous y pousserons tous, nous y passerons tous. Nous serons solidaires des excès, des sottises que nous n'avons pas su empêcher et que nous cherchons à réprimer trop tard. Pour avoir souffert que la tribune et la presse devinssent ce qu'elles sont devenues, nous porterons le bâillon que nous aurions dù, tout les premiers, appliquer sur tant de lèvres folles et d'encriers pestilentiels. Sera-ce grand profit ou grand dommage? . ,
Ce qui est certain, c'est que, quoi que l'on fasse, la parole de Dieu ne sera pas liée, et que quand même tout le monde se tairait, l'Evangile parlera encore. Il se peut que l'horreur du mensonge aille jusqu'à vouloir imposer silence à toute voix humaine et bâillonner aussi la vérité. Le temps où nous sommes permet qu'on s'attende à tout, et ce serait d'ailleurs un marché qui conviendrait fort à nos apôtres de « l'esprit humain » et de la liberté de tout dire. Combien d'entre eux s'arrangeraient de ne jamais parler, si seulement on les établissait avec une bonne paire de ciseaux et de bons gendarmes à leurs ordres, censeurs de l'É-lise ! Mais ils verront alors comment on résiste au despotisme et comment se conquiert la liberté.
Restons sur une idée plus riante. J'imagine que M. Hugo est réservé à un supplice particulier. Il viendra un despote jovial et qui saura châtier spirituellement les poëtes. M. Hugo ne pourra plus imprimer ni vers ni prose, ni faire jouer aucun drame, ni prononcer aucun discours, sauf en séance secrète à l'Académie ; aucun journal ne le nommera plus jamais ; et lorsque enfin il
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paiera tribut à l'humaine nature, depuis si longtemps il n'aura plus été question de lui, que quand le Moniteur, feuille officielle et unique, annoncera que les Lettres ont fait cette perte, on se demandera dans les conservations : Qu'est-ce que c'était donc que M. Hugo ?
J'avoue que cette perspective me consolerait de ne plus lire l' Evénement.
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II
LA VENGEANCE DU POÈTE.
— 2 DÉCEMBRE 1853 —
M. de la Bédollière commissionnaire de M. Hugo. — M. Hugo et
M. Pyat. — L'excuse du poëte. — Vers prohibés.
Quoique les proscrits de Londres et de Bruxelles nous favorisent beaucoup trop de leurs distributions, ils ne nous envoient pas cependant tout ce qu'ils composent. Nous apprenons ce matin qu'il y a des vers de .M. Hugo, de l'Académie française, pour faire suite aux vers du poëte Fougas, contre nous. C'est le Siècle qui nous donne cette nouvelle, avec quelques bribes du morceau, enveloppées d'une écriture de M. de la Bédollière. Quand nous citons des choses de cette nature, c'est qu'elles nous regardent et ne contiennent d'insultes que pour nous. Le Siècle n'entend pas ainsi le rôle de la presse, et le très-humble métier de commissionnaire ne lui répugne point, pourvu que le paquet flatte ses sentiments. Sous ce rapport, les vers de M. Hugo ont de quoi le régaler. On en jugera par un seul trait : la pièce est telle qu'il y a fait des expurgations.
Il nous permettra de nous en plaindre. Cest un tort
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qu'il fait à M. Hugo et à nous ; à M. Hugo qu'il mutile et qui trouvera certainement que les ratures du Siècle portent sur ses plus beaux endroits; à nous, qui avons bien le droit d'entendre tout ce que nous dit le noble exilé ; ne fùt-ce que pour savoir à quel point les gênes du moment affaiblissent la littérature française.
Nous prions le Siècle de nous communiquer le texte de M. Hugo, non expurgé. S'il nous fait cette grâce, nous lui octroierons la récompense la plus flatteuse pour lui. Nous publierons nous-mêmes cette pièce , sans suppression d'aucun genre, sauf les brutalités qui pourraient s'y trouver contre d'autres personnes que nous. Ainsi le Siècle sera satisfait, et nous aussi, et M. Hugo recevra tout l'honneur auquel ses inspirations peuvent prétendre.
6 décembre 1853.
M. la Bédollière m'a communiqué gracieusement les vers qu'il avait annoncés dans le Siècle. « On assure, dit- il, que ces vers font partie d'un nouveau recueil de M. Hugo. » Cet On-là est fort bien informé. La manière et le sentiment de M. Hugo ne sont pas méconnaissables, et l'oreille de M. de la Bédollière lui-même, quoique paresseuse en littérature, aurait nommé l'auteur sans autre renseignement. La sonorité des rimes, la profusion des chevilles, la maigreur de la pensée, la plénitude de l'impudence, tout désigne M. Hugo dans la dernière phase de son génie, qui est une mixtion de Marat et de Riche- let. Parmi les réfugiés, tout autre, à l'exception de M. Pyat, qui ne travaille qu'en prose, serait incapable de manier ainsi la calomnie et l'injure. Nous sommes traités en toutes lettres d'espions, de voleurs, d'assassins et de
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crapules. Voilà quels bouts rimés remplit dans son exil cet homme qui a été pair de France et qui est académicien. Il y a quelque chose de plus pour moi, il insulte ma mère. M. de la Bédollière avoue qu'il a lu cela sans éprouver aucune indignation. Il lui appartient de se rendre un pareil témoignage. Je le félicite davantage de n'avoir édité qu'avec prudence ces vilenies qui ne l'indignent pas. Le porte-voix de la calomnie aurait payé pour le calomniateur absent; j'aurais demandé au Siècle le compte que je demanderai certainement à M. Hugo s'il reparaît sur le sol français, pour peu qu'on y trouve encore des juges lorsqu'il reparaîtra. Son émule en prose, M. Pyat, passa six mois en prison, à la requête d'un écrivain qu'il avait moins injurié et qui pouvait employer d'autres armes, mais qui fit bien de s'en tenir à celle-là.
Je fais à M. Hugo la part d'excuse qui lui est due. Il est très-vaniteux et très-humilié. Peu d'hommes, en ce temps, ont vu plus de mépris s'amasser sur leur tête. Sa carrière politique n'a été qu'une longue huée, sa carrière littéraire est finie, la belle édition de ses œuvres traîne à vingt sous sur les quais. Entre tous ses rivaux de la tribune et des lettres il est le plus misérablement tombé. Dans l'exil, il n'a pas même le rang du caporal littéraire Félix Pyat et du sergent politique Boichot. Point d'esprit avec cela, et les divertissements de Jersey ! Un poëte deviendrait fou à meilleur marché. Il lutte en désespéré contre l'oubli, qui sera demain sa dernière et suprême infortune ; mais c'en est fait. Pour les plus déterminés charlatans, une heure vient où ils ne peuvent plus faire violence à la renommée.
Je plains sans doute M. Hugo d'avoir mérité tant de malheurs. Je le plains surtout de les porter avec si peu de
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dignité. Cependant, comme je ne suis la cause ni de ses malheurs ni de l'outrage qu'il leur fait, j'ai le droit d'apprécier son caractère, en attendant qu'il soit là pour répondre de ses œuvres. Dans la vile multitude des écrivains, il n'y a pas un malheureux qui cède à sa passion avec une si indigne faiblesse, et qui avilisse à ce point l'honneur d'un talent célèbre et d'une position jadis honorée M. Pyat lui-même, aussi hideux, est moins coupable. Calomnier l'homme dans sa vie privée, l'écrivain dans ses convictions, le chrétien dans ses croyances; enfin, insulter le fils dans sa mère, et le tout en pleine sécurité, sans aucun risque de réparation personnelle, puisqu'on sait trop que j'ai les mains liées, sans aucun risque de réparation judiciaire, puisque l'insulteur est couvert par l'exil, c'est, je crois, le dernier degré où l'on puisse descendre. M. Hugo s'y précipite.
Comme il n'est pas probable que les vers de M. Hugo restent dans les mains de M. de la Bédollière et que cet homme de lettres se fasse grand scrupule de les communiquer à d'autres que moi, j'ai deux observations à faire pour les personnes qui les liront. On pourrait croire que M. Hugo m'a vu dans sa compagnie ; il n'en est rien. Je n'ai jamais fréquenté ni lui, ni son monde. C'est une ressource de cette école de dire d'un homme : Je le connais ; je rai vu. Et, en effet, lorsqu'il s'agit d'un chrétien, la note serait suspecte. M. Hugo ne me connaît point, ne m'a point vu. Ni lui, ni aucun de ses devanciers, de ses éditeurs et de ses échos, n'a un témoin, honorable ou non, à produire contre moi. Il n'a pas même à me reprocher de l'avoir admiré. Dans ma première jeunesse, j'ai été un des claqueurs d'Hernani, mais j'ai commencé à siffler (lès Le Roi s'amuse, et je n'ai pas cessé depuis.
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Cependant, et c'est la seconde chose que je veux dire, je n'ai pas sifflé au-delà du droit. M. Hugo se rue en hémistiches comme s'il avait à venger contre moi quelque grief atroce et inouï. Il ne venge que sa vanité mortifiée d'auteur et de tribun. J'ai toujours parlé de lui comme d'un poëte incomplet, d'un moraliste insuffisant et d'un comparse politique ridicule : rien de plus. J'ai ri avec tout le monde, tantôt de ses vers, tantôt de son journal, tantôt de son congrès de la paix et de ses motions humanitaires, toujours de ses discours ; j'ai été indigné comme tout le monde de son habit de pair de France retourné en carmagnole ; je l'ai crayonné à la tribune, le jour de M. de Montalembert : dies irœ, dies illal C'est tout. On a dit de lui bien autre chose : il y a eu dans les journaux du temps bien des allusions que l' Univers, fidèle à ses habitudes, a dédaigné de ramasser, et je n'ai pas même tondu de ce pré la largeur de ma langue. Je n'ai donc jamais violé à son égard les lois du combat les plus connues et les plus admises, et c'est uniquement pour avoir été atteint de quelques épigrammes légitimes qu'il me travaille aujourd'hui de son stylet.
S'il a entrepris de répondre de la sorte à tous les sifflets qui l'ont percé et à toutes les verges qui l'ont piqué, son recueil ne doit pas être mince !
J'ai promis à M. de la Bédollière de récompenser son zèle, en donnant aux vers prohibés de M. Hugo la part de publicité dont je dispose. Je veux tenir parole. Seulement , comme je n'avais pas prévu que cela dépasserait de beaucoup en odeur, en saveur, en longueur, les épanchements ordinaires du même esprit, que j'y trouverais des insultes pour ma mère, des attaques contre de saints religieux, des blasphèmes contre l'Eglise, et un tel luxe d'images et de
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paroles révoltantes, je fais par décence ce que M. de la
Bédolière a fait par prudence : j'abrège. M. Hugo n'a pu contenter sa frénésie à moins deJ cent cinquante vers ; j'en reproduis une trentaine pour la commission de M. de la Bédollière, et autant pour ma propre satisfaction.
Voici pour mon compte particulier :
Tout jeune il contemplait, sans gîte et sans valise, Les sous-diacres coiffés d'un feutre en lampion; Vidocq le rencontra priant dans une église,
Et l'ayant vu loucher en fit un espion.
Alors ce va-nu-pieds songea dans sa mansarde :
Et, se voyant sans cœur, sans style, sans esprit, Imagina de mettre une feuille poissarde
Au service de Jésus-Christ.
Armé d'un goupillon, il entra dans la lice
Contre les Jacobins, le siècle et le péché;
Il se donna le luxe, étant de la police,
D'être jésuite et saint par-dessus le marché.
Pour mille francs par mois, livrant l'Eucharistie, Plus vil que les voleurs et que les assassins,
Il fut riche. Il portait un flair de sacristie
Dans le bouge des argousins.
Regardez, le voilà, son journal frénétique
Plaît aux dévots et semble écrit par des bandits...
Ce qui suit est pour tous les rédacteurs de l' Univers :
Parce que jargonnant vêpres, jeûne, et vigile, ^ Exploitant Dieu, qui rêve au fond du firmament, Vous avez, au milieu du divin Évangile,
Ouvert boutique effrontément;
Parce que la soutane est sous vos redingotes,
Parce que vous sentez la crasse et non l'oeillet,
i Parce que vous bâclez un journal de bigotes,
Pensé par Escobar, écrit par Patouillet ;
Parce qu'en balayant leurs portes, les concierges Poussent dans le ruisseau ce pamphlet méprisé,
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Parce que vous mêlez à la cire des cierges
Votre affreux suif vert-de-grisé,
Vous vous croyez en droit, trempant dans l'eau bénite, Cette griffe qui sort de votre abject pourpoint, De dire : Je suis saint, ange, vierge et jésuite, J'insulte les passants et je ne me bats point.
Votre immonde journal est une charretée De masques déguisés en prédicants camus, Qui passent en prêchant la cohue ameutée, Et qui parlent argot entre deux oremus.
Vous insultez l'esprit, l'écrivain dans ses veilles, Et le penseur rêvant sur les libres sommets; Et quand on va chez vous pour chercher vos oreilles,
Vos oreilles n'y sont jamais.
Après avoir lancé l'affront et le mensonge, Vous fuyez, vous courez, vous échappez aux yeux. Chacun a ses instincts, et s'enfonce et se plonge, Le hibou dans les trous et l'aigle dans les cieux.
Vous, où vous cachez-vous? Dans quel hideux repaire? 0 Dieu! l'ombre où l'on sent tous les crimes passer, S'y fait autour de vous plus noire, et la vipère
S'y glisse et vient vous y baiser.
Pour insulter le juste abreuvé d'amertumes, Tous les vices, quittant veste, cape et manteau, Vont se masquer chez vous et trouvent des costumes : On entre Lacenaire, on sort Contrafatto.
Ceci doit être pour les évêques et le clergé de la province du haut Rhin :
Les àmes sont pour vous des bourses et des banques ; Quiconque vous accueille a d'affreux repentirs ; Vous vous faites chasser, et par vos saltimbanques
Vous parodiez les martyrs.
Je cite encore ce quatrain où je crois voir que JI. Hugo se rallie au symbole du révélateur Francisque Tapon :
Depuis dix-huit cents ans, Jésus, le doux pontife, Veut sortir du tombeau qui lentement se rompt, Mais vous faites effort, ô valets de Caïphe ! Pour faire retomber la pierre sur son front !
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Telle est la poésie de ce «juste abreuvé d'amertumes. » Sans parler du reste, il s'y peint un peu plus terrible qu'on ne l'a connu en France, et c'est une singulière illusion poétique de croire que nous l'avons fui. S'il est vrai que son éloge n'a jamais pu entrer dans notre « hideux repaire, » lui-même a toujours été libre d'y pénétrer, armé de. tout son courroux. Son courroux ne s'est point passé cette fantaisie. Nous n'aurions pas tant de commodité pour lui envoyer un billet d'invitation en police correctionnelle. Mais M. Hugo est né copiste : ce beau mouvement sur les dévots qui fuient et se cachent à tous les yeux, est tout simplement une réminiscence de M. de Montalembert parlant du haut de la tribune et parlant de M. Hugo lui-même. Il réfutait nous ne savons quel pathos furieux sur le parti clérical, et il regrettait de ne pas voir M. Hugo dans l'Assemblée : « Mais, ajoutait-il, c'est sa coutume : après avoir prodigué l'insulte, il se dérobe par la fuite aux représailles qu'on a droit rl exercer contre lui. Cette parole, qui fut très-applaudie, a frappé M. Hugo : elle est restée dans sa mémoire, et, en vrai poëte, il prend son bien où il le trouve. Le trait, d'ailleurs, est bien à lui; on le lui a bien donné, et il l'a bien reçu.
Pauvre glorieux de chiffon! Comme la verge qui flagelle l'orgueil lui a fait vite et durement son compte ! Il a reçu de Dieu le talent, des rois les honneurs, du peuple la po- ^ pularité. Rien n'a profité dans ses mains ; il a tout perdu, et lorsqu'un semblant d'infortune lui permettait de rentrer en lui-même, d'envelopper au moins la ruine de son sort, il manque à cette dernière grâce, il déchire avec frénésie ce dernier manteau ; il se rend odieux et ridicule jusque dans le malheur.
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III
LES CONTEMPLATIONS.
— MAI 1856 —
[. Avant-propos. — M. Hugo est un banni. — Il. L'autobiographie. Le roman éclairant l'histoire. — III. L'apostasie politique et religieuse de M. Hugo. — IV. Fausse douleur et fausse résignation. — V. Contradictions. — VI. La doctrine de la transmigration des âmes. — VII. Le vrai Dieu de M. Hugo. — VIII.
Qualités et défauts littéraires de ce poëte.
I
JI. Hugo nous avertit qu'il s'est « mis tout entier » dans ces nouvelles poésies. Tout entier, non ; mais il n'y a pas mis autre chose que lui-même. C'est lui-même uniquement qu'il contemple, et l'on ne peut parler du livre l sans parler de l'auteur, ni parler de l'auteur avec une entière estime. Cette nécessité m'a obligé de faire un examen de conscience dont je dois dire un mot.
Depuis qu'il est hors de France, M. Hugo a donné divers ouvrages qui ne lui font pas honneur ; œuvres mal faites et malfaisantes, où l'écrivain disparaît sous le démagogue, le démagogue sous le sicaire. Il y satisfait ses ressentiments particuliers. Jamais auteur sifflé n'a étalé avec
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plus d'opprobre ses rancunes; on voit là le fond de l'homme. Quiconque ne l'admire pas lui paraît indigne de vivre. Rêvant la réforme du monde, cet apôtre de toutes les libertés rugissait comme le tyran de Syracuse contre les rebelles à son génie ; il s'enfermait pour suspendre des strophes secrètes sur la tète du Damoclès inconnu qui riait au festin de son éloquence, et il en faisait plus que ne permettent la probité et la police correctionnelle.
Je ne m'étonne pas si un enfant du Pinde, à ce bruit agaçant du sifflet, se monte la tête, enrage, traite le sif- fleur de triple gueux, de lâche, de dévot, le compare à Lacenaire, lui reproche de vouloir égorger le genre humain, l'accuse d'ètre sans honneur, sans religion, sans chemise, et tout ce que peut dire une muse en colère, et tant que la rime peut aller. Mais après ces écarts, on a coutume d'en rougir ; on en cache les résultats. M. Hugo, trouvant une occasion de les imprimer sans danger, l'a saisie, comme s'il avait craint la tentation honorable de les détruire un jour. A l'abri de toute répression, il a publié ces vers que leur qualité met à l'abri de toute représaille. J'y aima part très-ample, comme beaucoup d'autres qui valent mieux que moi.
Je me demande si je suis dans les conditions requises pour juger le nouvel ouvrage de M. Hugo, c'est-à-dire. M. Hugo lui-même ? Il m'a beaucoup insulté ; je m'interroge. Je sens ma conscience aussi peu gênée aujourd'hui par le souvenir de ces brutalités, que le ressentiment en a a été léger lorsque je les ai lues. Je n'ai aucun besoin de me venger ; aucun dessein de provoquer, aucun désir d'éviter des injures nouvelles. Parce que M. Hugo s'est créé contre moi des motifs de récusation, ce n'est pas une raison pour que je me récuse devant lui. Dans mon humble
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condition de journaliste, je l'ai combattu ; j'ai défendu mes opinions contre ses opinions, mes croyances contre ses incrédulités. J'ai pu aiguiser la défense ; j'ai pu, il y prêtait, rire de ses emphases ; j'ai pu, je n'ai pas été seul, m'exprimer avec indignation sur sa conduite politique ou sur ses doctrines : je ne l'ai jamais calomnié, ni diffamé ; je n'ai rien écrit de secret ou d'irresponsable ; et si nous venons à nous rencontrer un jour devant un honnête homme qui aura lu mes pauvres articles et ses illustres vers, ce n'est pas moi qui rougirai. Voilà pourquoi je ne me récuse pas. N'ayant point à rougir, je m'assure que" je ne suis point exposé à haïr.
Il y a une autre objection. C'est cette qualification de proscrit, que M. Hugo s'attribue avec trop de pompe. D'abord, M. Hugo n'est point proscrit. Il faut parler français. Le proscrit, suivant la force du terme, est un homme marqué pour la mort, dont la tête est mise à prix par des ennemis tout-puissants et implacables. Ce n'est le cas de personne en France. M. Hugo n'est plus même un exilé, c'est-à-dire un homme contraint, sous certaines peines, de vivre hors de la patrie, extra solum ; car il peut rentrer dans son pays, à la seule condition d'en reconnaître et d'en respecter les lois. Il reste dehors parce qu'il le veut bien ; voilà sa situation légale. En fait, il est banni, c'est le mot propre ; banni par sa faute, par ses propres œuvres. Après ces livres où il a versé tant de fiel, insulté tant de gens, affiché de si condamnables doctrines, il ne peut reparaître au foyer de la patrie que ramené par un repentir plein de cruels désaveux, ou par une victoire pleine de cruelles proscriptions. Oui, voilà un malheur immense ! Mais le vrai nom de ce malheur, ce n'est pas la proscription, ce n'est pas l'exil, c'est le chàtiment.
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D'ailleurs, quand un homme, quel que soit le poids de son infortune, prend la parole avec ce retentissement de la renommée auquel s'ajoutent les complaisances de l'esprit de secte et de l'esprit de parti ; lorsqu'il vient exposer ses idées sur l'âme, sur la conscience, sur le devoir, sur Dieu même, et parler haut de toutes ces grandes choses ; lorsqu'il attaque les croyances dont il se sépare, faisant des noms les plus saints et des vérités les plus augustes les grelots et les hochets de sa fantaisie, cet homme abdi(lue son droit d'asile et dépouille la tunique de deuil qui le rendait sacré. Il ne pleure plus, il enseigne ; ce n'est plus un vaincu, puisqu'il a des armes ; il est sorti de sa douleur pour rentrer dans le combat. On a le droit d'examiner la valeur de ses pensées : s'il parle de son malheur, d'en rechercher les causes ; s'il ouvre son âme, de descendre dans son âme plus. avant que lui-même; s'il se glorifie de ses œuvres, de les mettre au creuset ; s'il atteste sa conscience, de porter jusque-là le regard. C'est ce que je compte faire, sans aucun désir de blesser M. Hugo. Si je le trouve coupable, je le trouve à plaindre, plus à plaindre qu'il ne le dit. N'espérant pas lui être personnellement de la moindre utilité par mes critiques, j'aurais volontiers laissé là son livre, avec un sentiment de grande compassion ; car le spectacle est triste au chrétien de voir le génie et la douleur, ces dons de la magnificence divine, avorter dans le cœur ingrat de l'homme. Mais les plaies que M. Hugo nous montre, celles qu'il nous laisse deviner, les illusions où il s'égare, cette plénitude de soi-même qui l'aveugle sur ses torts et qui tour à tour lui fait mugir des blasphèmes et des extravagances, ce sont les plaies, ce sont les illusions, c'est l'orgueil, l'ignorance et le délire de l'époque présente. « Quand je vous parle de moi, dit-il à ses lec-
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« teurs, je vous parle de vous. » Il a raison. La fécondité de M. Hugo n'est pas égale à son abondance ; il est stérile, comme tous les révolutionnaires, mais c'est un écho puissant. Il faut d'autant plus combattre ses erreurs qu'aucune ne lui est propre et qu'il les emprunte de tous les côtés.
Le Journal des Débats se reconnaît en lui aussi bien que le Siècle. Le sensualisme et l'illuminisme, deux cordes principales de sa lyre, ont des accords qui vont à tous les esprits dévoyés, et qui les atteignent sous les drapeaux les plus contraires. Quiconque s'est écarté de la vérité y reconnaît quelque chose de soi, une pente de son intelligence, un mouvement de son cœur ; et les ténèbres où cette parole retentit en deviennent plus épaisses.
Mon vœu serait d'y porter un peu de jour.
II
M. Hugo explique ainsi son livre, rempli, dit-il, de vingt-cinq années de sa vie :
« Ce sont toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C'est l'existence humaine sortant de l'énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil; c'est un esprit qui marche de lueur en lueur, en laissant derrière lui la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le désespoir, et qui s'arrête éperdu « au bord de l'infini. » Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l'abîme.
« Une destinée est écrite là, jour par jour.
« Ce livre contient autant l'individualité du lecteur que celle de l'auteur. Homo sam. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le silence; se reposer dans le sacrifice, et là, contempler Dieu; commencer à Foule et finir
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à Solitude, n'est-ce pas, les proportions individuelles réservées, l'histoire de tous?
« On ne s'étonnera donc pas de voir, nuance à nuance, ces deux volumes s'assombrir, pour arriver cependant à l'azur d'une vie meilleure. La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s'effeuille page à page dans le tome premier, qui est l'espérance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil. Quel deuil? Le vrai, l'unique : la mort; la perte des êtres chers.
« C'est une âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd'hui. Un abîme les sépare : le tombeau. »
Sauf quelques paroles, cette préface pourrait être le programme d'un livre chrétien. Une âme qui se raconte au bord de l'infini, après la jeunesse, après le plaisir, après le combat, après la douleur, après le silence ; c'est-à-dire après la faute, dans l'expiation et dans le recueillement qu'inspire l'approche de Dieu, qu'a-t-elle à dire? Rien autre chose, à ce qu'il semble, que des paroles austères et douces ; austères pour elle-même : elle se juge et elle est désabusée ; douces pour autrui : au seuil de cet infini qu'elle contemple et où elle se prépare à entrer, elle sait qu'elle trouvera la justice divine, et alors qu'importent à cette âme les justices qu'elle croit lui avoir été refusées, et que pense-t-elle des injustices qu'elle a voulu faire ? Dimitte nobis débita nostra, sicut et nos dimittimus debito- ribus nostris.
Mais ce sujet, en apparence si simple, est périlleux et difficile. Il y faut un moyen plus rare que le talent de l'écrivain, plus rare même que les vertus de l'honnête homme et du chrétien ordinaire : il y faut l'excellence de la vertu la plus excellente, l'humilité. L'humilité n'est pas le don commun des poëtes et des gens de littérature ! Dans la foule de ceux que le projet de se raconter a séduits, foule considérablement accrue de nos jours, un
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seul a su remplir son dessein d'une manière honorable pour lui, utile pour le monde. C'est le seul vrai humble, qui, parlant de lui-même, n'a songé qu'à la gloire de Dieu. Il ne s'est pas seulement raconté, il s'est confessé ; et son livre a pris place parmi les fruits les plus salutaires qu'ait produits l'âme humaine. Les autres, pour la plupart, ne se sont pas même racontés, ils se sont arrangés. Confidences, aveux, mémoires, autobiographies , prétendues peintures de l'âme, qui sont à la vérité ce que Jean-Jacques est à Augustin ! Ceux qui s'enlaidissent, se parent encore ; ils se font du moins une laideur qui leur plaît mieux que leur visage. Tantôt ils mettent du fard sur leurs vices, tantôt, tartufes à rebours, de la fange sur leurs qualités. Jean-Jacques se peint plus cynique qu'il n'osait l'ètre, en même temps que moins ingrat et moins grimaud qu'il n'était. Omnis homo mendax 1 cela est aussi vrai qu'Homo sumo
L'homme surtout est inévitablement menteur, qui appelle la foule autour de lui, criant : « Je vais dire la vérité sur moi-même 1 » Il mentira, parce que le mobile secret et tout-puissant auquel il obéit est l'orgueil. Orgueil, premier nom de celui qu'on appelle aussi le Père du mensonge ! Quoi ! la confession est l'épouvantail de la superbe humaine : elle est l'effroi du bandit qui avoue ses crimes, du cynique qui se glorifie des siens ; le philosophe, malgré le trouble de sa conscience, malgré les lumières de sa raison, hésite à franchir cet âpre seuil, au delà duquel l'attendent la paix et la clarté ; se confesser est la plus difficile victoire du sage, qui, après s'ètre exercé à vaincre ses passions, reconnaît que la force chrétienne lui est nécessaire pour continuer sa noble marche dans le chemin du juste et du vrai ; le chrétien consommé lui-mème,
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sent quelquefois un mélange de honte naturelle dans le poids de son repentir, lorqu'il porte le secret de son infirmité et de sa bassesse non à l'homme, mais à Dieu, qui la connaît déjà et qui veut l'oublier ; il lui en coûte d'acheter à ce prix un pardon sans lequel il ne pourrait vivre. Et je croirai que des gens d'orgueil et d'enflure, affamés d'éloges, voudront, oseront, pourront se confesser devant moi ! je dis se confesser, se mettre à nu, montrer la plaie hideuse, le ver caché, l'opprobre du coeur ? Ils le voudraient, ils en auraient l'audace, qu'ils ne pourraient pas, par la raison qu'ils ne sauraient pas. La grâce de la lumière, c'est l'humilité. L'humble seul voit clair dans son âme, y connaît bien le germe et la racine du mal, ne trompe ni Dieu, ni les hommes, ni soi-même.
Donc, les auteurs qui prétendent raconter leur vie et mettre leur conscience au jour, quoi qu'ils en disent, n'étant pas des pénitents, ne se confessent pas et ne se racontent pas. Encore une fois, ils se vantent. Ils ne demandent pas à Dieu un pardon et aux hommes une indulgence dont ils ne croient nullement avoir besoin : ils demandent au public de les admirer ; d'admirer leur talent, d'admirer leur génie, d'admirer leur caractère, d'admirer leur vertu, d'admirer jusqu'à leurs misères. Ils veulent éveiller un bruit d'applaudissements qui puisse couvrir, hélas ! « le bruit du clairon de l'abîme. »
Pour la morale, ces livres fatalement faux sont ce que l'on appelle de mauvais livres, d'autant plus mauvais que la séduction du talent et de l'émotion s'y joint plus volontiers à la séduction de l'exemple. L'homme dont les œuvres ont combattu le mal, peut avoir de la peine à se ustifier ; celui qui a suivi ses passions s'excuse et se glo-
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rifie aisément. Son lecteur est d'ordinaire un complice qu'il absout, ou un néophyte qu'il encourage, ou un indifférent qu'il gagne. Quelle âme commune lira sans descendre de plusieurs degrés les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, où le vice a pourtant des caractères si abjects? Ces aveux tranquilles ou fiers de choses dont il faut rougir ; ce dédain de l'opinion ou cette espérance hardie de la suborner ; ces aventures et ces enivrements de la jeunesse, rappelés avec une flamme impure ; tous ces essors et toutes ces effronteries de la chair et de l'orgueil, étalés pièce à pièce, comme l'étoffe ordinaire de la vie et de toute vie, qu'est-ce que cela peut apprendre au vulgaire? Rien, sinon que dans le chemin qui mène à la tombe, à l'inconnu , au néant peut-être, nous avons nos étapes régulières de plaisir, de travail, de douleur, d'impuissance, indépendantes les unes des autres, à travers lesquelles l'homme, accablé d'ennuis et d'ennemis, n'a en définitive pour bien que la jouissance, pour loi que la liberté, pour maitre que la mort.
Conclusion détestable, et la seule, pour le lecteur ordinaire, à tirer du livre de M. Hugo, tel que l'auteur l'a fait. Dans ces deux volumes qui renferment vingt-cinq années d'une vie où le plaisir a eu sa part comme le travail et le combat, on rencontre l'accent de la douleur, jamais celui du repentir ; et je n'y ai saisi qu'une fois la trace d'un frémissement de la conscience sous l'œil des anges, invisibles témoins de nos actions. Non pas que M. Hugo paraisse croire sérieusement à l'existence et à la présence des anges : mais il a été chrétien, et ce sentiment si naturel et si poétique lui est resté. Des fantômes attristés lui apparaissent : Qui êtes-vous ? — Je suis ta mère. — Je suis ta sœur. — Je suis ta fille. — Je suis celle à qui tu
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disais : Je t'aime. — Je suis ton âme ! Et il s'écrie, dans la confusion du pécheur :
0 cachez-moi, profondes nuits!
La pièce, d'ailleurs assez mal venue, quoique d'une inspiration noble, est fort courte, et unique. Vingt-qua- tre vers, sur dix mille !
Cette saine impression ne se renouvelle pas, les vante- ries et les forfanteries les plus outrées se multiplient, enchérissant toujours ; et vers la fin du livre, l'auteur arrive à se comparer au Christ !
J'ai sur ma tête des orfraies,
J'ai sur tous mes travaux l'affront,
Aux pieds la foudre, au cœur des plaies,
L'épine au front.
J'ai des pleurs à mon œil qui pense,
Des trous à ma robe en lambeaux :
Je n'ai rien à la conscience :
Ouvre (toi), tombeau.
Je n'ai rien à la conscience! L'homme qui parle ainsi, chargé de cinquante-cinq années d'existence et de vingt ou trente volumes de littérature légère, ne s'est jamais sérieusement livré à l'examen de sa conscience : et sa confession, en ce qui regarde le travail de l'âme, n'est qu'un roman.
Mais le roman peut éclairer l'histoire. C'est le mauvais service que ces faux sincères ont coutume de se rendre. Dans le portrait qu'ils tracent d'eux-mêmes, un œil pénétrant démêle sans peine les endroits flattés ; ces indications permettent de restituer la vraie figure. Ils y aident encore, sans le vouloir, par l'ingénuité amoureuse avec laquelle certaines difformités sont mises en lumière comme des beautés maîtresses. Je ne veux pas entreprendre un
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travail qu'il faut laisser aux survivants ; mais une esquisse est permise et sera utile. Les Contemplations pourraient, par exemple, nous révéler la vraie cause de ce malheureux changement qui s'est fait dans les opinions de M. Hugo, et qui du drapeau monarchique et catholique, sous lequel il a premièrement paru, 1 a d'abord conduit au panthéisme le plus déraisonnable, puis au socialisme le plus violent, puis enfin l'a plongé et comme noyé dans toutes les erreurs où nous le voyons.
III
M. Hugo, que toute critique exaspère, est particulièrement sensible à l'accusation d'apostasie politique et religieuse. Il s'échappe alors en rugissements de divinité blessée, injuriant ses agresseurs dans le style des héros d'Homère, autant du moins que la langue le permet ; et à cet égard, il a un français particulier qui permet beaucoup. En même temps, il tire vanité de ses transformations. Voici comment il s'en exprime, dans une réponse plus qu'impolie aux reproches d'un vieil ami de sa.famille. Le morceau est de 1846, date suspecte, constituant un brevet de républicain de la veille, à quoi le poëte ne prétendait pas encore officiellement deux ans plus tard :
Oui, c'est cruel.
Ma raison a tué mon royalisme en duel.
Me voici jacobin. Que veut-on que j'y fasse?
Le revers du louis dont vous aimez la face
M'a fait peur. En allant librement devant moi,
En marchant, je le sais, j'afflige votre foi,
Votre religion, votre cause éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits d'immobilité,
Le rhumatisme antique appelé royauté.
Je n'y puis rien....
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A ces raisons solides, il ajoute qu'il a grandi, qu'il a vu les crimes des rois, le malheur des peuples, les développements de l'Idée; enfin, ce qu'ils ont coutume de dire ! Mais, en le disant, il écume. Pourquoi cette fureur, si la chose est honorable et de facile explication ? Est-ce le dépit d'entendre obstinément opposer l'erreur à la vérité ? Quand il s'agit de vérité politique, d'une vérité qu'on a soi-même cherchée longtemps et trouvée tard, et qui compte parmi ses apôtres tant de bourreaux, la conviction même devrait s'exprimer avec plus de mesure. Mais soit ! voilà le changement politique justifié. Ce sont les crimes de Louis XIV, les violences de Louis XVI, peut-être encore les iniquités de Charles X, qui, vers 1830, quand M. Hugo allait avoir trente ans, ont révélé à son âme droite les vertus de Saint-Just et les beautés de Robespierre. Reste à expliquer l'apostasie religieuse.
Quelles réflexions, quelles longues études, quelles découvertes de l'intelligence, quels attraits de conscience et de cœur ont arraché M. Hugo du christianisme, pour le jeter dans le panthéisme, dans le matérialisme, dans l'illûminisme impénétrable où il s'agite présentement ? La réponse ici est encore plus faible que sur la question, politique; ou, pour mieux dire, il n'y a pas de réponse. L'amour de la liberté, l'amour du peuple, la miséricorde sans bornes envers tous les hommes et tous les êtres (les classiques et les monarchistes exceptés), ne sont pas de ces motifs sur lesquels on peut passer de la religion de Bossuet à celle des tables tournantes. Pourquoi donc M. Hugo a-t-il cessé d'être chrétien ? J'interroge les Contemplations : j'y trouve l'énumération longue et fréquente des services que l'auteur a rendus à l'humanité depuis qu'il a quitté le christianisme :
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J'ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers,
Plaidé pour les petits et pour les misérables ;
Suppliant les heureux et les inexorables;
J'ai réhabilité le bouffon, l'histrion,
Tous les damnés humains, Triboulet, Marion,
Le laquais, le forçat et la prostituée ;
Et j'ai collé ma bouche à toute âme tuée,
Comme font les enfants, anges aux cheveux d'or,
Sur la mouche qui meurt, pour qu'elle vole encor.
Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle,
Tendre, et j'ai demandé la grâce universelle;
Et comme j'irritais beaucoup de gens ainsi,
Tandis qu'en bas, peut-être, on me disait : Merci,
J'ai recueilli souvent, passant dans les nuées,
L'applaudissement fauve et sombre des huées.
J'ai réclamé des droits pour la femme et l'enfant ;
J'ai tâché d'éclairer l'homme en le réchauffant ;
J'allais criant : Science ! écriture ! parole 1
Je voulais résorber le bagne par l'école;
Les coupables, pour moi, n'étaient que des témoins.
Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins
Que le front de Paris la tiare de Rome.
J'ai vu l'esprit humain libre et le cœur de l'homme
Esclave ; et j'ai voulu l'affranchir à son tour,
Et j'ai tâché de mettre en liberté l'amour.
Enfin, j'ai fait la guerre à la Grève homicide,
J'ai combattu la mort, comme l'antique Alcide;
Et me voilà, marchant toujours, ayant conquis,
Perdu, lutté, souffert.....
J'entends là un homme qui ne veut pas se refuser justice; j'y vois, si l'on veut, le cœur d'un philanthrope ; mais j'ignore toujours par quelle raison supérieure cet homme si tendre a abjuré la foi de Jésus-Christ, et pourquoi, à ses yeux,
luit moins
Que le front de Paris la tiare de Rome.
Car enfin, Jésus-Christ n'a dédaigné rien de bas et d'infime, n'a été dur ni pour le publicain ni pour la pécheresse, ni pour aucune âme litée ; et « la tiare de Rome »
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ouvrait des écoles avant que Paris fùt éclairé au gaz et que M. Hugo criât : Science! écriture!paroleï M. Hugo n'est pas l'inventeur de ces choses ; le christianisme les a pratiquées d'une façon plus logique, plus large, plus généreuse qu'il ne fait. Pour relever les laquais, M. Hugo abaisse les rois; pour réhabiliter les prostituées, il diffame les reines ; l'immense tendresse qu'il porte aux histrions se change en fureur contre les autorités naturelles; partout où il glorifie une bâtardise, il salit une légitimité: cette façon de miséricorde est incomplète et aventureuse ! Le Christ et la Tiare ont le cœur assez ample pour aimer aussi les honnêtes gens ; ils ne damnent pas un homme parce que cet homme est roi, ministre, grand seigneur, ou simplement possesseur d'un état civil régulier. L'on pourrait dire encore que le Christ et la Tiare ont travaillé, ont souffert, ont subi les huées et quelque chose de plus, pour mettre en liberté l'amour; c'est-à-dire, pour conquérir aux hommes le droit d'aimer Dieu et les hommes. Cette thèse, assurément, n'est pas insoutenable. Et s'il s'agissait d'un autre genre de charité, de l'institution phalanstérienne nommée la liberté amoureuse, ou du dogme que les protestants d'Amérique appellent le libre amour, M. Hugo n'avait qu'à réfléchir un instant pour découvrir que ce culte, dont Marion Delorme fut prètresse, d'abord, n'est pas nouveau; ensuite, n'est pas de ceux qfte doivent propager les penseurs qu'affligent les misères humaines. Cela donnerait trop de prostituées à réhabiliter. Il faudrait finir par une réhabilitation pure et simple de la prostitution. Alors, comment « résorber le bagne par l'école? »
Donc, M. Hugo, qui ne peut pas reprocher au christianisme d'avoir négligé les pauvres, ni les ignorants,
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ni même les pervers, ne peut pas davantage lui reprocher de n'avoir point affranchi l'amour; et j'en reviens à ma question : Pourquoi M. Hugo a-t-il cessé d'être chrétien ?
A ce problème que l'éloquence des solutions officielles laisse insoluble, les révélations, qui croient n'y pas toucher, font une réponse décisive.
Les deux premiers livres des Contemplations, le second surtout, intitulé : V Ame en fleur, sont composés de pièces sans date, d'ailleurs dépouillées de tout voile, après la lecture desquelles aucun moraliste n'aura la moindre incertitude sur les causes de la défection religieuse de l'auteur. Ni la philosophie ni la science n'ont à en répondre ; la volupté toute seule a fait la besogne ; seule, elle a conquis le poëte à l'incrédulité... s'il a fallu le conquérir ! Car ici uniquement est le doute. Ces pièces plus qu'anacréontiques sont-elles de l'époque où M. Hugo chantait la religion de sa mère, qui était aussi la religion du Roi? Alors il se disait chrétien sans l'être. Sont-elles d'une époque plus récente? Alors, avec la gloire, la tentation est venue : il a été faible, il a jeté le joug de la foi pour courir au plaisir ; ce joug jeté, il a trouvé qu'il ne fallait pas le reprendre :
Et j'ai tâché de mettre en liberté l'amour
Ah, oui ! et l'histoire est des plus communes. Ajoutons que le changement politique s'explique fort bien par le changement moral. Liberté d'un certain amoigr, amour d'une certaine liberté ; la logique le veut, et toutes les vertus sont sœurs !
Quant à la liberté de l'amour, pour avouer que M. Hugo s'y entend, il suffit de lire ce livre deuxième, VAme en fleur. Quelle âme! et quelle fleur! Les poëtes français,
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malgré leur éternelle abondance en ce genre, ont donné peu de pages où l'amour libre se montre avec plus de liberté. Je n'en connais pas qui ait eu l'idée de souiller autour de lui et en même temps que lui, par d'obscènes images, toute la nature, et de communiquer aux arbres, aux fleurs, aux plantes, le privilége humain de l'impudicité ; grossière imagination, pillée du lourd dessinateur Grandville. Je me dispense des preuves; elles sont aussi peu nécessaires que peu présentables. Les journaux n'ont pas négligé de publier, en façon de réclames, la plupart de ces pièces peu contemplatives. D'accord avec le flair des marchands, l'instinct des amis attendait succès de ce côté, et le public est assez averti. Il suffit que nous sachions comment M. Hugo a cessé d'être chrétien. Ce qui fera pour un grand nombre de lecteurs le principal attrait de son livre, en est pour nous la clarté et la leçon.
L'apostasie est d'ailleurs entière. M. Hugo, si complaisant pour lui-même, semble néanmoins vouloir effacer de ses œuvres tout ce qui n'y porte pas ce double cachet de la liberté de l'amour et de l'amour de la liberté. Le premier livre des Contemplations, déjà plein de ces fleurs de l'âme trop odorantes, est significative ment intitulé : Aurore. Ainsi, l'auteur veut désormais avoir commencé là, vers Hernani et J/arion Delorme; et tout le reste est renié. Il a tort! La postérité miséricordieuse lui restituera lel Odes et Ballades, en regrettant qu'il ait si fort dévié.
IV
Les deux premiers livres nous ont montré par quelle voie une intelligence bien douée abandonne le christia-
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nisme ; le recueil tout entier fait voir où va l'esprit qui éteint cette lumière, dans quelles ténèbres il s'égare, à quel degré il peut perdre le sens moral. J'aborde avec répugnance une question que j'aurais voulu esquiver ; mais c'est surtout devant le faux qu'il est nécessaire de proclamer le vrai.
Ce recueil, dans lequel la note impure résonne et domine jusqu'à la fin, est dédié à une grande douleur, la plus aiguë que puisse éprouver le cœur de l'homme, la douleur paternelle. M. Hugo dépose ses Contemplations sur le tombeau de sa fille. Un livre tout entier est consacré à cette chère mémoire; elle reparaît souvent dans les autres ; presque toujours elle y ramène l'accent attendri, les nobles pensées, les beaux vers. Or, conçoit-on cela, qu'un homme ayant eu le malheur d'écrire de vingt-cinq à trente ans (c'est déjà tard !) des pièces libertines, subisse, à cinquante ans passés, la tentation de donner au public ces Juvenilia, et ne se contente pas de les donner en effet, mais les accole au souvenir de sa fille morte, les étale sur ce tombeau ! Je ne sais pas si l'histoire littéraire fournit une preuve aussi choquante de la proverbiale faiblesse des écrivains pour leurs plus indignes productions; mais j'ose affirmer que le sentiment chrétien aurait préservé M. Hugo de commettre une indécence qui étonne également le cœur et l'esprit.
Pour ne considérer la chose qu'au moindre point de vue, la loi de l'unité, si essentielle et qui doit régir même un recueil de poésies, est ici trop brutalement violée. Je ne sais plus où j'en suis, quand on me fait passer de ces dialogues et de ces hennissements dans les bois, à ces monologues et à ces gémissements dans les cimetières; quand la voix qui vient de chanter la chanson de Gnide
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avec une mimique effrontée, entonne tout à coup le Die s irœ et le De profundis. A qui ai-je affaire? Êtes-vous le même homme? Vous avez beau me dire : Les bois, ce sont les joies d'autrefois ; le cimetière, c'est la douleur & aujourâ hui. Autrefois et aujourd'hui se mêlent dans votre livre ; c'est aujourd'hui que vous évoquez autrefois. Je ne comprends pas comment cet aujourd'hui douloureux peut donner la main à cet autrefois scandaleux; comment la bacchante débraillée vient se rouler sur le saint linceul ; comment la vision funèbre n'a pas fait évanouir l'apparition lascive ; comment des yeux si remplis des larmes du cœur, peuvent contempler et nous montrer des tableaux si souillés du vin des sens. Enfin, vous me gâtez vos pleurs ! Votre douleur perd son éloquence en paraissant perdre sa sincérité ; je veux m'affliger avec vous, et vous m'irritez contre vous. Dérouté par ce heurt insupportable, entendant grincer à mon oreille ces grelots d'une jeunesse surmenée, je me demande si je ne suis pas tout simplement au spectacle, devant un acteur qui s'est piqué d'étaler son habileté dans deux rôles contraires. Oh ! le mauvais calcul à cette vanité littéraire, la plus pauvre des vanités humaines, d'oser se produire jusque dans ces choses sacrées, d'oublier que la douleur et la mort ont une pudeur plus délicate, veulent s'envelopper de voiles plus épais encore qu'il n'en faut jeter sur le plaisir ! Les mélancoliques et les inconsolés de la première phase romantique étaient déjà déplaisants avec leurs attendrissements sur eux- mêmes, à propos de rien ; mais cette pose sur une vraie tombe, cet appareil dans le vrai deuil, ces vraies larmes mises en fiole et ces fioles mises en vente pêle-mêle avec les bouquets à Iris et à Margoton ; cela est d'un effet indicible, et tel que probablement rien de semblable ne se verra plus.
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La défaillance du sentiment chrétien, qui laisse place à cet odieux mélange dans la douleur, se manifeste encore par l'absence de la résignation. La lyre de M. Hugo n'a pas cette belle corde, et l'un des plus profonds échos du cœur lui reste fermé. Malgré tout, nous sommes ainsi faits, nous tenons cette grâce du baptême, que nos sentiments sont encore chrétiens quand nos esprits ne le sont plus. Sur l'honneur, sur les saintes tendresses, sur les profondes douleurs, nous ne comprenons, nous ne goûtons que les impressions chrétiennes. Là où elles ne parlent pas, l'âme ne vibre pas ; et les pensées plus ou moins ingénieuses qui l'ont amusée un moment, ne tardent guère à lui devenir importunes. En tout, l'âme chrétienne s'est fait un glorieux besoin du vrai. Dans cette situation si relevée, la résignation est l'aspect le plus sympathique et l'accent nécessaire de la douleur. L'homme frappé d'en bas dédaigne de se plaindre ; celui qui est frappé d'en haut n'en a pas le droit. S'il descend au désespoir, s'il y reste, c'est une âme faible ; s'il s'y complaît, il n'est plus désespéré. Le soldat qui regretterait trop de mourir ou qui chercherait trop à tirer parti de ses blessures, semblerait indigne de les avoir reçues. La souffrance est le lot de la vie ; et la vie en a-t-elle un meilleur ! L'homme qui souffre et qui ne se refuse pas obstinément à l'action de Dieu dans son cœur, savoure les clartés de ce mystère de misé ricorde. La douleur, c'est l'expiation ; l'expiation, c'est le pardon ; le pardon, c'est la force et la lumière. Quiconque a vraiment prié sur un tombeau, l'a senti plein d'espérances, et s'est rempli de courage pour le restant de sa tâche en ce monde. Ainsi la douleur est le don de Dieu, le désespoir est la faute de l'homme. Relève-toi ! Dieu te tend la main. Assurément, tout chrétien plaindra
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l'homme qu'il voit dans le désespoir ; mais cet homme y est par sa faute. Et qu'est-ce que c'est que le désespoir qui s'étale en pompe aux yeux du monde, qui se fait voir, qui compte une à une toutes ses épines, qui donne à peindre tous les plis de son manteau ? Hélas ! hélas ! des poses sur la croix !
Et comme ce désespoir théâtral n'exprime pas la grande et belle vérité de la nature, il attendrit peu. Ses déclamations pleines de notes fausses éveillent une pitié qui n'est pas celle où il prétend. La compassion accordée à la maladie est bien éloignée de cette tendresse, de ce respect, de cette sympathie qu'inspire la douleur, partout où elle se montre avec le caractère auguste de la résignation. La résignation est-elle l'oubli, est-elle l'insensibilité, est-elle l'affaissement stupide du cœur sous la main de Dieu qui l'écrase ? Rien de tout cela, et tout au contraire ! C'est la courageuse et sublime correspondance de la faible créature aux desseins les plus élevés du Créateur toutpuissant; le fiat souverain par lequel ce cœur déchiré, mais en même temps épuré, s'associe aux volontés que Dieu lui manifeste sur lui-même, comme s'il en avait la pleine intelligence et que ses larmes lui apparussent déjà resplendissantes de l'éclat qu'elles auront dans le ciel. Il consent, il acquiesce au coup qui le broie, il le reconnaît juste et sage, il le devine miséricordieux ; par un effort dont il s'étonne, il s'élève non pas seulement jusqu'à le bénir, mais jusqu'à l'aimer. Sur le bord de la tombe, il a une révélation de l'impuissance de la mort, parce que la mort n'a pu lui prendre que sa joie et lui a laissé son amour. Ainsi le chrétien qui souffre est moins un homme que Dieu a frappé, qu'un homme à qui Dieu a parlé. Dieu ne parle que d'éternelle espérance et d'éternelle ten-
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dresse ! Et le père qui a vu mourir ses enfants sait bien qu 'il ne les a pas perdus, et que ses morts ne sont pas morts ; et en attendant qu'il les revoie, il entend cette parole d'amour infini qui consolait la femme stérile : Cur fies ? Et quare non comedis ? Numquid non ego melior tibi sum quam decem filii ?
En littérature comme en tout, suivant que l'on s'écarte ou que l'on se rapproche de la vérité chrétienne, on s'écarte ou l'on se rapproche dans la même mesure de toute vérité et de toute beauté. M. Hugo nous en donne des exemples que je voudrais plus nombreux d'un côté, plus rares de l'autre. Je regrette de ne pouvoir produire au long ceux que j'admire ; je me plais du moins à les indiquer. On a beau devenir philosophe, démocrate, sensualiste, encombrer sa raison de systèmes ahuris et entretenir dans son cœur, avec une persévérance ingrate, malgré les avertissements de Dieu, toutes les passions qu'il faudrait en exclure : un homme né Français et chrétien, ne parvient guère à se dénaturer assez pour ne rien retenir du christianisme. M. Hugo n'a pas eu ce malheur, réservé aux sophistes de profession. La sensation a plus d'empire chez lui que tout le reste ; lorsqu'elle est bonne, le chrétien reparaît. Alors, et jusqu'à ce qu'il survienne quelque accident de l'esprit ou de la rime, les bons et beaux vers coulent de source et vont à l'âme, comme tout ce qui vient de l'âme. J'en citerai quelques-uns, le plus qu'il me sera possible :
L'humble enfant que Dieu m'a ravie,
Rien qu'en m'aimant savait m'aider ;
C'était le bonheur de ma vie
De voir ses yeux me regarder.
Elle faisait mon sort prospère,
Mon travail léger, mon ciel bleu.
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Lorsqu'elle me disait : Mon père,
Tout mon cœur s'écriait : Mon Dieu!
Cette note pure revient presque toujours dans l'atmosphère sereine des affections de famille :
Oh ! que de soirs d'hiver radieux et charmants,
Passés à raisonner langue, histoire et grammaire;
Mes quatre enfants groupés sur mes genoux, leur mère
Tout près ; quelques amis groupés au coin du feu :
J'appelais cette vie être content de peu !
J'essayais tout à l'heure de rendre compte de cette haute vertu que l'on appelle la résignation. Écoutez-en une peinture divine :
Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire,
Que vous avez brisé.
Je viens à vous, Seigneur, confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
Et que l'homme n'est rien qu'un jonc qui tremble au vent.
Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
Ouvre le firmament ;
Et que ce qu'ici-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement.
Je conviens à genoux que vous seul, père auguste,
Possédez l'infini, le réel, l'absolu ;
Je conviens qu'il est bon, je conviens qu'il est juste
Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l'a voulu !
Je ne résiste plus à tout ce qui m'arrive
Par votre volonté.
L'âme de deuil en deuil, l'homme de rive en rive
Roule à l'éternité
Dès qu'il possède un bien, le sort le lui retire;
Rien ne lui fut donné dans ses rapides jours,
Pour qu'il s'en puisse faire une demeure, et dire :
C'est ici ma maison, mon champ et mes amours !
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Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
Il vieillit sans soutiens.
Puisque ces choses sont, c'est qu'il faut qu'elles soient ;
J'en conviens, j'en conviens !
Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues,
Où la douleur de l'homme entre comme élément...
Il n'y a pas de plus beaux vers dans la langue française, ni dans la langue chrétienne. Malheureusement, cette veine magnifique s'ouvre rarement et s'épuise vite. La pièce même que je cite, ne se soutient pas dans ce ton vrai. Elle dégénère en récriminations, où le poëte oppose ses travaux, ses services, sa justice enfin à l'impénétrable volonté de Dieu. La lumière s'affaiblit, l'accent baisse, l'esprit, avec un goùt douteux, parle à la place du cœur :
Je vous supplie, ô Dieu! de regarder mon âme
Et de considérer
Qu'humble comme un enfant et doux comme une femme
Je viens vous adorer!
Considérez encor que j'avais, dès l'aurore,
Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,
Expliquant la nature à l'homme qui l'ignore,
Éclairant toute chose avec votre clarté ;
Que j'avais, affrontant la haine et la colère,
Fait ma tâche ici-bas;
Que je ne pouvais pas m'attendre à ce salaire,
Que je ne pouvais pas
Prévoir que vous aussi, sur ma tête qui ploie,
Vous appesantiriez votre bras triomphant,
Et que, vous qui voyez combien j'ai peu de joie,
Vous me reprendriez si vite mon enfant.
Impossible au lecteur, en écoutant ce cri étrange, de ne pas se reporter à tout ce qu'il vient de lire dans les Contemplations, de ne pas se rappeler les scandales de l' Ame en fleur, de ne pas voir reparaître les autres œuvres du
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poète ; impossible d'oublier ce que M. Hugo lui-même a dit de ses efforts en faveur de la langue française, qui ont pris une si grande part de sa vie et de ses facultés :
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur! plus de mot roturier!
Je fis une tempête au fond de l'encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées. ...............
Je montai sur la borne Aristote,
Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.
Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,
Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces, N'étaient que des toutous auprès de mes audaces Je nommai le cochon par son nom
J'ôtai du cou du chien stupéfait, son collier D'épithètes; dans l'herbe, à l'ombre du hallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse ;
L'une étant Margoton et l'autre Bérénice.
Alors l'ode, embrassant Rabelais, s'enivra;
Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira!
Les neuf Muses, seins nus, chantaient la Carmagnole... Je violai du vers le cadavre fumant,
J'y fis entrer le chiffre
Jours d'effroi ! les Lais devinrent des catins.
Force mots, par Restaut peignés tous les matins,
Et de Louis quatorze ayant gardé l'allure,
Portaient encor perruque ; à cette chevelure,
La Révolution, du haut de son beffroi,
Cria : « Transforme-toi! C'est l'heure. Remplis-toi « De l'âme de ces mots que tu tiens prisonnière! » Et la perruque alors rugit, et fut crinière.
J'affichai sur Lhomond des proclamations.
On y lisait
« .....Voyez, la strophe a des baillons !
« L'ode a des fers aux pieds, le drame est en cellule Il Boileau grinça les dents ; je lui dis : Ci-devant, Silence ! et je criai dans la foudre et le vent : Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !
Et tout quatre-vingt-treize éclata. Sur leur axe
On vit trembler l'athos, l'ithos et le pathos.
Les matassins, lâchant Pourceaugnac et Cathos, Poursuivant Dumarsais dans leur hideux bastringue, Des ondes du Permesse emplirent leur seringue.....
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C'est là, en effet, l'œuvre capitale de M. Hugo; et franchement, on ne peut guère appeler cela « expliquer la nature à l'homme qui l'ignore, » et « éclairer toute chose avec la clarté de Dieu. » Il n'y a pas besoin d'être dévot pour comprendre que si l'auteur de Marion Delorme n'a rien à se reprocher, Dieu néanmoins ne lui doit pas plus qu'aux autres hommes. Cette pensée vient tout de suite au lecteur, quand le poëte dit familièrement à Dieu : Je ne pouvais m'attendre au salaire que vous m'avez donné ! Et voilà comment une belle ode, née du sentiment le plus sympathique, écrite d'un style noble et nullement révolutionnaire, est tout à coup gâtée par des outrecuidanees qui n'auraient pas même tenté un esprit chrétien. Sorti du ton, le poëte n'y rentre plus. Il tombe dans la fausse naïveté, aussi fâcheuse que la fausse sensibilité :
Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur !
Une autre pièce assez pauvre, adressée à une mère qui a perdu son fils, finit par cetle pointe :
Hélas ! vous avez donc laissé la cage ouverte,
Que votre oiseau s'est envolé!
Trop d'esprit, pas assez d'esprit !
V
J'ai montré ce que l'homme perd du côté des sentiments, lorsque, pour laisser croître en lui certaines « fleurs de l'âme » qui sont vraiment des fleurs de ténèbres, il diminue ou supprime la lumière du christianisme. Les lacunes et le chaos que cette obscurité crée dans son esprit sont in-
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descriptibles, mais M. Victor Hugo semble avoir écrit les Contemplations pour en donner une peinture. Cette idée même lui apparaît. Dans une pièce à peu près inintelligible, dont la plupart des strophes sont de véritables bouts- rimés, le cri de la conscience passe à l'improviste :
Oui, mon malheur irréparable,
C'est de pendre aux deux éléments ;
C'est d'avoir en moi, misérable,
De la fange et des firmaments!
Hélas ! hélas ! c'est d'être un homme :
C'est de songer que j'étais beau,
D'ignorer comment je me nomme,
D'être un ciel et d'être un tombeau !
C'est d'être un forçat qui promène
Son vil labeur sous le ciel bleu ;
C'est de porter la hotte humaine,
Où j'avais vos ailes, mon Dieu !
Et la hotte est pleine ! On y trouve de l'or, mais mêlé de gravier ; des perles, mais avec l'huître ; des pièces de riche étoffe, mais tachées, fripées, déchirées, et dont les plus pures semblent avoir traîné dans une nuit de mardi- gras. Il faut parfois remuer longtemps ce fouillis avant de découvrir quelque fugitive indication de beauté. M. Hugo dit tout, nie tout, croit tout, et ne rend compte de rien. Quoiqu'il appartienne formellement à la démocratie et au panthéisme, on ne tirera jamais de son livre autre chose que des contradictions palpables. « Le poëte, dict Platon, « assis sur le trépied des Muses, verse de furie tout ce qui « luy vient en la bousche, comme la gargouille d'une fon- « taine, sans le ruminer et poiser ; et luy eschappe des « choses de diverses couleurs, de contraire substance et « d'un cours rompu (1). » Platon avait fait un recueil des
(1) Montaigne, Essais, liv. III.
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vers d'Homère pour et contre la vertu, et il ajoutait : Quand vous verrez dans les poëtes de grandes et admirables sentences, faites-les raisonner là-dessus ; vous verrez qu'ils ne les entendent pas. « On voit dans Virgile, dit Bos- « suet, le vrai et le faux également étalés. Il trouve à pro- « pos de décrire dans son Enéide l'opinion de Platon sur la « pensée et l'intelligence qui animent le monde ; il le fera en « vers magnifiques. S'il plaît à sa verve poétique et au feu « qui en anime les mouvements, de décrire le concours d'a- « tomes qui rassemble fortuitement les premiers principes « des terres, des mers et du feu, et d'en faire sortir l'uni- « vers, sans qu'on ait besoin pour les arranger du secours « d'une main divine, il sera aussi bon épicurien dans une « de ses églogues que bon platonicien dans son poëmeépi- « que. Il a contenté l'oreille, il a étalé le beau tour de son « esprit, le beau son de ses vers et la vivacité de ses ex- « pressions : c'est assez à la poésie ; il ne croit pas que la « vérité lui soit nécessaire (1 ). » Cela est écrit pour M. Hugo,' avec cette différence qu'il prend par-dessus le marché des airs de révélateur, près desquels l'assurance de nos philosophes paraît modestie.
Je n'entreprendrai pas d'énumérer les contradiction de notre poëte. Elles se choquent de page à page, souvent de strophe à strophe. Il chante avec cynisme l'ivresse des sens, et il pleure les misères du peuple. Il maudit l'é- goïsme, et il tâche de « mettre en liberté l'amour », doctrine bien favorable aux pauvres, tant qu'il y aura des riches ; et lorsqu'il n'y aura plus ni riches ni pauvres, ce sera encore plus joli pour les « droits de la femme et de l'enfant ! » Il s'attendrit sur toutes les faiblesses, il déclame
( l ) Traité de la concupiscence.
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contre toutes les ignorances, et il renie la religion qui donne aux faibles autant d'esclaves et aux ignorants autant d'instituteurs qu'elle a de vrais fidèles ; on dirait qu'il n'a jamais vu une Sœur de charité. Il étale le faste de ses miséricordes, les coupables ne sont à ses yeux que des témoins de la mauvaise organisation des sociétés, et sans doute de la fausseté des croyances ; il réhabilite le forçat, " la prostituée et « toute âme tuée ; » mais il déborde en injures sordides contre les classiques, les dévots, les mo-
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narchistes et tous ceux qui contestent ses opinions ou critiquent son talent ; point d'amnistie pour ces pervers ! Ce n'est rien encore. Sa philanthropie se complique du mépris le moins déguisé pour l'espèce humaine. Il y a sans doute quelques êtres choisis à qui il témoigne de l'estime : il rend hommage publiquement aux mérites de trois ou quatre écrivains qui lui ont adressé des dédicaces ; mais au fond, il n'a d'admiration sentie que pour les bêtes ; diverses pièces sont dédiées à l'araignée, au chien, au bœuf, aux oiseaux ; il donne un vers au crapaud :
Pleurez sur le crapaud, pauvre monstre aux doux yeux.
Rencontrant un lion à la foire, il lui dit quantité de choses illustres, et finit par trouver le regard de l'homme tout à fait inférieur à celui de la brute, laquelle
Porte en son œil calme où l'infini commence,
Le regard éternel de la nature immense.
Le chef-d'œuvre de ce genre est la pièce intitulée la Chouette. Une chouette clouée à une porte lui rappelle (je souffre d'être condamné à le répéter)
Jésus, cette chouette immense
De la lumière et de l'amour !
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La vénération exclusive pour les animaux est en contradiction avec la philanthropie ; mais elle est un point de pratique de la religion où M. Hugo s'est arrêté, et il faut le reconnaître logique en cela. L'homme qui admet la transmigration des âmes, doit respecter tout ce qui marche à quatre pattes, tout ce qui rampe, mugit, clapit ou beugle, puisque c'est un pénitent, et peut-être un aïeul.
Malgré la métempsycose pourtant, et malgré la comparaison indécente que je viens de citer, et qui n'est pas la seule, je ne veux pas laisser croire que M. Hugo se plaît à insulter la personne de Notre-Seigneur. Il se contente de nier sa divinité, et encore pas tout à fait et pas pour toujours. Il le place d'ailleurs au rang le plus honorable suivant lui, entre Socrate, Platon, Jean Huss, Michel- Ange, Robespierre, Galilée, etc. Il a même fait quatre vers pour écrire aux pieds du crucifix. On les trouve après les obscœna du premier volume.
Rien ne peut donner une idée de ce tohu-bohu. L'excès du ridicule s'y mêle à l'excès du dégoût. On sort des fredaines de Trissotin pour entrer dans les méditations de Mathieu Garo. Le poëte agite tous ces problèmes profonds des profonds penseurs qui ne savent pas le catéchisme. Pourquoi ceci? Pourquoi cela ? Pourquoi des pauvres et des riches ? Pourquoi des malheureux ? Pourquoi des injustes ? Pourquoi le père de famille affamé qui vole un pain, est-il condamné par le boulanger qui s'est enrichi à vendre le pain à faux poids ? Et mille questions de cette force. Il prend en grand appareil le microscope, et il découvre... uubœuf! Ses curiosités le précipitent dans des énumérations qui ne finissent plus, dans des incohérences inimaginables ; on se demande s'il a jamais fait la distinction du bien et du mal, ou si simplement la rime lui porte
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au cerveau. Cette pensée vient surtout lorsqu'il défile le chapelet de ses grands hommes, artistes et penseurs, parmi lesquels apparaît rarement un nom chrétien. Voici quelques vers d'un discours sur la vertu, adressé par le poëte à ses enfants. Il a déjà nommé Caton, Dante, Cam- panella et Jeanne d'Arc :
J'ai vu Thomas Morus, Lavoisier, Loiserolle,
Jane Grey, bouche ouverte ainsi qu'une corolle ;
Toi, Charlotte Corday, vous, madame Roland ;
Camille Desmoulins, saignant et contemplant ;
Robespierre à l'œil froid, Danton aux cris superbes ;
J'ai vu Jean qui parlait au désert; Malesherbes,
Egmont, André Chénier, rêveur des purs sommets.
Et mes yeux resteront éblouis à jamais
Du sourire serein de ces têtes coupées.
Thomas Morus et Camille Desmoulins ! Loiserolle, le martyr de l'amour paternel, et Danton, le septembriseur! Et comme si ces brutalités ne suffisaient pas, saint Jean- Baptiste et Robespierre ! le même sourire sur les lèvres qui n'ont laissé passer que la prière et la vérité, et sur les lèvres qui ont vomi le blasphème et sucé le sang ! Misère et honte ! M. Hugo s'est bien trompé, s'il a cru que de pareilles assimilations paraîtraient hardies et que l'on n'y verrait pas la servilité du révolutionnaire. Ces noms odieux, encore plus souillés que sanglants ; ces noms de bourreaux barbouilleurs de lois, de penseurs qui ne savaient réfuter leurs adversaires qu'avec la guillotine, de cuistres devenus assassins après avoir fait de mauvaise prose et de mauvais vers, M. Hugo ne peut pas les vénérer ; il se diffame lorsqu'il prétend qu'il les vénère. Mais ce sont les saints de sa religion politique, et il adore. Dans ses prosternations, il nous montre son collier : Allez ! homme libre ! injuriez les rois, les papes, les prê-
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res, les simples honnêtes gens ; faites de l'esprit, quand vous pourrez, contre les marquis, contre les dévots, contre les classiques; houspillez Racine, Boileau, Vaugelas : mais vous encenserez le vertueux Camille, le superbe Danton, le pur Saint-Just, le roi, le pontife, le penseur Robespierre. Debout devant la tiare de Rome, à plat ventre devant sainte Guillotine de Paris! Vous ferez cela, parce qu'un millier de bandits qui le font, vous excommunieraient si vous ne le faisiez point. Et maintenant, continuez de poser à Dieu et aux hommes vos pourquoi sur l'existence du mal en ce monde, et sur les complaisances effroyables de la conscience humaine !
Notez que, dans cette même pièce, il y a des pensées vraies, élevées, magnifiques, exprimées en très-beaux vers. Je me rappelle le mot de Platon, cité par Bossuet, et je me demande si ce sont les sentences admirables ou les sentences abominables, les vers pour la vertu ou les vers contre la vertu, que le poëte n'entend pas? Je crois que le plus souvent il n'entend bien ni les uns ni les autres.
VI
Un regard sur son inextricable théogonie nous convaincra qu'il est loin d'avoir la pleine intelligence de tout ce qu'il verse.
Il ne pose pas seulement des problèmes, il donne aussi des solutions : il en a de deux sortes, les unes d'un grotesque achevé, les autres d'une impiété horrible, mais qui, je l'espère, ne seront pas devant Dieu sans quelque excuse d'infirmité.
Un ami le questionne sur son culte :
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Hermann me dit : — Quelle est ta foi, quelle est ta Bible*
Parle. Es-tu ton propre géant ?
Si tu n'es pas une âme en l'abîme engloutie,
Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie ?
Quelle est donc la sounce où tu bois ?
Le poëte se tait d'abord, et finit par répondre : Je prie. Dans quel temple ? demande Hermann. Où vas-tu à la messe, à qui te confesses-tu ?
L'Église, c'est l'azur, lui dis-je ; et quant au prêtre... —
En ce moment le ciel blanchit.
La lune à l'horizon montait, hostie énorme ;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l'orme,
Le loup, et l'aigle, et l'alcyon ;
Lui montrant l'astre d'or sur la terre obscurcie,
Je lui dis : — Courbe-toi, Dieu lui-même officie
Et voici l'élévation.
La pièce est intitulée : Religio, et il ne faut pas croire que M. Hugo veut rire. Hermann ne répond rien. Il est convaincu. Cependant M. Hugo lui-même adore-t-il la lune ? Je ne crois pas. Il adore moins que cela ; il adore tout.
Dans un autre endroit, il décrit un enfer à faire mourir de rire. C'est la peinture de la vie purgative, d'après les données de la métempsycose. On y est pierre, plante, animal, outil, etc., suivant les vices et les crimes dont on a négligé de se confesser et de demander l'absolution... à la lune. Après cette énumération, le poëte, se prenant de pitié pour les damnés, exhorte à prier pour eux. Qui prier ? et pourquoi ? N'importe :
Pleurez sur l'araignée immonde, sur le ver,
Sur la limace au dos mouillé comme l'hiver,
Sur le vil puceron qu'on voit aux feuilles pendre,
Sur le crabe hideux, sur l'affreux scolopendre,
Sur l'effrayant crapaud, pauvre monstre aux doux yeux,
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Qui regarde toujours le ciel mystérieux !
Plaignez l'oiseau de crime et la bête de proie -:
Ce que Domitien, César, fit avec joie,
Tigre, il le continue avec horreur. Verrès,
Qui fut loup dans la pourpre, est loup dans les forêts... Penchez-vous attendri ! Versez votre prière,
La pitié fait sortir des rayons de la pierre.
Plaignez le louveteau, plaignez le lionceau.
La matière,, affreux bloc, n'est que le lourd monceau
Des effets monstrueux, sortis des sombres causes.
Ayez pitié ! Voyez les âmes dans les choses.
Hélas ! le cabanon subit aussi l'écrou;
Plaignez le prisonnier, mais plaignez le verrou ;
Plaignez la chaîne au fond des bagnes insalubres ;
La hache et le billot sont deux êtres lugubres ;
La hache souffre autant que le corps; le billot
Souffre autant que la tête; ô mystères d'en haut!...
J'aurais voulu savoir quelle est la part, dans cette seconde vie, des belles têtes coupées dont il a été question plus haut. Que devient Loiserolles ? A-t-il encore le même sort que Danton ? Si Verrès est loup, et Domitien tigre,
Saint-Just est-il agneau et Robespierre colombe ? Mais
M. Hugo n'a pas jugé à propos d'en instruire les profanes.
On sait combien il estime le lion : pourquoi donc veut-il qu'on plaigne le lionceau ? Est-ce parce qu'il n'a encore mangé personne ? Mystères d'en haut !
Quoi qu'il en soit, ces êtres punis sont devenus prodigieusement sensibles. Il y a des moments d'attendrissement universel :
Parfois on voit passer dans ces profondeurs noires
Comme un .rayon lointain de l'éternel, amour ;
Alors l'hyène Atrée et le chacal Timour,
Et l'épine Caïphe et le roseau Pilate,
Le volcan Alaric à la gueule écarlate,
L'ours Henri huit, pour qui Morus en vain pria,
Le sanglier SéIim. et le porc Borgia,
Poussent des cris vers l'Être adorable; et-les hètes
Qui portèrent jadis des mitres sur leurs têtes,
Les grains de sable rois, les brins d'herbe empereurs,
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Tous les hideux orgueils et toutes les fureurs,
Se brisent j la douceur saisit le plus farouche ;
Le chat lèche l'oiseau, l'oiseau baise la mouche ;
Le vautour dit dans l'ombre au passereau : Pardon
Une caresse sort du houx et du chardon ;
Tous les rugissements se fondent en prières ;
On entend s'accuser de leurs forfaits les pierres;
Tous ces sombres cachots qu'on appelle des fleurs
Tressaillent ; le rocher se met à fondre en pleurs:
Des bras se lèvent hors de la tombe dormante ;
Le vent gémit, la nuit se plaint, l'eau se lamente,
Et sous l'œil attendri qui regarde d'en haut,
Tout l'abîme n'est plus qu'un immense sanglot.
Poésie ! dites-vous ; l'on est accoutumé à ne pas voir marcher d'accord la rime et la raison, et cet enfer, pour ne pas valoir celui du Dante, a pourtant son intérêt de curiosité. Oui, mais continuez, et vous allez vous heurter au blasphème. L'attendrissement universel est le prologue de la réconciliation universelle. On verra les hydres sortir des gouffres avec des étoiles au front ; les cornes se changeront en auréoles ; les griffes tiendront des palmes ; les damnés monteront au ciel, Bélial en tête ; enfin, Jésus embrassera Bélial, son frère, et le conduira vers Dieu :
Tous deux seront si beaux, que Dieu, dont l'œil flamboie,
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
Bélial de Jésus !
J'espère toujours que M. Hugo ne sait pas ce qu'il dit, et, s'il le sait, j'espère que quelque bon mouvement de son âme le fera repentir. En attendant, voilà ce qu'imaginent ces fiers esprits pour qui les enseignements de l'Eglise ne sont ni assez grands, ni assez lumineux, ni assez tendres ! C'est toujours le même fond. Il leur faut des mystères que l'on ne puisse pas croire, afin qu'aucune morale n'y trouve de sanction, et qu'aucune passion n'y rencontre de frein. Le système religieux de M. Hugo paraît plus absurde
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que beaucoup d'autres, à cause de son talent particulier pour dire brutalement les choses. Il atteint néanmoins très-bien le but. Je suppose qu'il ait des fidèles : ils pourront, comme Tartuffe, s'accuser d'avoir tué une puce ; mais le moyen à Verrès de s'empêcher d'être loup, à Henri VIII de s'empêcher d'être ours, et à toute âme humaine de se prolonger en fleur jusqu'à la dernière caducité ? Je mets les choses au mieux : le méchant craindra d'être, après sa mort, tigre, hyène ou serpent. Pourquoi le craindra-t-il ? Je l'ignore. Je crois qu'il serait plus effrayé de devenir brebis ou tourterelle. Mais enfin, outre qu'il n'en sera jamais bien sûr et qu'il ne peut s'empêcher d'ètre méchant, l'étant par fatalité, en expiation d'une vie antérieure dont il n'a pas conscience, que lui importe la punition, puisque tout doit finir par un embrassement général où Dieu ne distinguera plus Bélial de Jésus? Donc, songeons à nos plaisirs, à notre gloire, à notre puissance ; écharpons nos ennemis, et mettons en liberté l'amour !
M. Victor Hugo, ce grand ami du peuple, pose ainsi les principes de la tyrannie, laquelle n'a d'autre mobile que la satisfaction des passions de l'individu. Un vrai chrétien ne peut pas être un tyran, un saint ne saurait être un maître dur. Toutes les vertus, toutes les sagesses, excepté la vertu et la sagesse catholiques, paraissent, couronne en tête, dans les catalogues de la tyrannie. Le Christ est venu pour les petits et pour les pauvres. Tout ce qui s'est éloigné du Christ a foulé les petits et méprisé les pauvres, et rejeté sur eux le fardeau dont le Rédempteur a voulu les délivrer. Ils portent le poids des révolutions, le poids des corruptions, le poids même des splendeurs publiques dans les sociétés qui
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brisent avec le Christ. Toute action anti-chrétienne est un fouet qui meurtrit cette pauvre chair, toute doctrine anti-chrétienne un poison qui la tue. La Révolution française a massacré quelques milliers de riches, elle a fait une boucherie de plusieurs millions de pauvres ; ils ont fourni plus que les riches eux-mêmes à la consommation de l'échafaud. Quand vous les enivrez d'impiété, vous les enivrez pour les voler. Dès qu'ils ont perdu la foi, leurs filles sont dévorées par ce Minotaure que vous appelez la liberté de l'amour ; vous trouvez parmi eux ces esclaves qui, dans nos villes, demandent un gain misérable à d'infâmes travaux. Si votre ridicule doctrine de la transmigration des âmes pouvait s'établir, ce serait par le massacre de tous les chrétiens ; et si Dieu permettait qu'une fois ce sang de vie fût infécond, sur la terre qu'il aurait arrosée en vain pulluleraient des nations de parias. L'hérésie, l'incrédulité, le progrès philosophique, tirent du peuple des bras pour la révolte, des corps pour la débauche, des machines pour l'industrie ; le christianisme en tire des prêtres, des missionnaires, des Frères et des Sœurs de Charité, auxquels il confie le gouvernement des âmes, la défense de la conscience humaine, le flambeau de l'apostolat, l'éducation et le service des pauvres : c'est-à-dire tout ce qu'il y a de plus saint et de plus auguste sur la terre. Vous aboyez au prêtre et vous vantez de réhabiliter l'histrion et la prostituée. Le prêtre ne les réhabilite pas dans leur état d'abjection, qu'il condamne; mais il les en retire. Il a sur les lèvres la parole qui les éclaire, dans le cœur le sentiment qui les plaint, dans les mains l'eau qui les purifie. C'est le prêtre qui visite la demeure du pauvre, où le soleil même n'entre pas, car vos progrès vendent aussi le soleil. C'est le prêtre qui veille au chevet du pau-
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vre : là ne paraissent guère les âmes en fleur ! C'est le prêtre qui voit dans le pauvre non pas seulement un ami, un frère, mais un Dieu ; et quand M. Hugo, regardant par hasard le manteau troué d'un mendiant, dit qu'il y voit des constellations, iTn'a trouvé que l'image ; la pensée, il la tient d'un prêtre, et ce prêtre lui a transmis une vérité de Jésus-Christ pour laquelle le sacerdoce catholique a été crucifié dix-huit cents ans.
Lorsque l'homme de péché, Bélial, aura ce jour, qui sera sa plus grande victoire sur le monde et le prélude de sa suprême défaite par le Fils unique de Dieu, il s'emparera de toutes les erreurs, de toutes les sciences, de tous les progrès, et triomphera par ce moyen. Il ne fera pas régner la liberté, mais l'esclavage. Il égor-gera les prêtres fidèles, il se servira de ceux qu'il pourra corrompre, et ces crimes et ces séductions le rendront maître des peuples ; il sera le plus effroyable tyran qu'ait vu le monde, jusqu'au moment où le souverain prêtre, le Pontife éternel, Jésus-Christ, le tuera d'un souffle de sa bouche et délivrera pour jamais ceux qui auront été lavés au sang du Calvaire. Les idées basses que M. Hugo se fait de Dieu et de l'homme le contraignent d'anéantir la justice de Dieu pour anéantir les crimes de l'homme. Les crimes de l'homme ne s'anéantissent que par son repentir, lorsque dans sa liberté, pouvant faire le mal, il y renonce et réclame le bénéfice du sang de Jésus-Christ répandu pour tous les pécheurs. Mais Dieu ne par donne pas fatalement. Quand le crime est devenu éternel, la justice divine subsiste et s'exerce dans l'éternité. Quoi ! disent-ils, une éternité de supplices pour un moment d'offense? Oui, sans doute, et le ciel pour un verre d'eau, et une éternité de gloire pour un moment de repentir ! Vous avez le choix,
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.Bélial a choisi. Une sera ni justifié ni glorifié. Jésus-Christ, vainqueur, ne lui donnera pas un baiser : il le tuera, quem Dominus Jesus inter ficiet spiritu oris sui et destruet; il ne le conduira pas devant son père : il le jettera au gouffre ; et comme il sera précipité dans son crime, il sera précipité pour jamais : ln ignem œternum.
Rien n'est plus coupable et rien n'est plus niais que de jouer avec des vérités de cette importance, sur lesquelles reposent le salut des âmes et la vie des sociétés. Quand le relâchement des lois tolère de si redoutables abus, l'homme de bien devrait encore, par conscience, à défaut de toute autre lumière, se les interdire. Les penseurs du Siècle se pâment en écoutant tout cela. L'un d'eux s'écrie : « C'est ma foi ! » Voilà M. Hugo bien avancé ! Pour lui, s'il a trouvé la foi du Siècle, il n'est pas tout sûr d'avoir trouvé la sienne. En vingt endroits, il avoue bonnement qu'il sait aussi peu ce qu'il croit, que le lecteur comprend peu ce qu'il dit :
La chose est pour la chose ici-bas un problème,
L'être pour l'être est sphinx.....
La cendre ne sait pas ce que pense le marbre ;
L'écueil écoute en vain le flot; la branche d'arbre
Ne sait pas ce que dit le vent
D'où je conclus que quand un rocher se met à fondre en pleur , M. Hugo n'est pas bien convaincu que ce rocher pleure les duretés dont il a pu se rendre coupable dans sa première existence, lorsqu'il était prêteur sur gages ou huissier.
VII
Cependant, le vrai Dieu de M. Hugo n'est pas impossible ni même difficile à découvrir : c'est M. Hugo lui-même,
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Il est « son propre géant. » Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, quoi qu'il rêve, en prose, en vers, en politique, en philosophie, il se contemple, il s'estime, il se vénère, il ne songe nullement à le cacher. Soit qu'il raconte ses fortunes au milieu des bois, comme dans la pièce du premier volume : Elle était déchaussée, elle était décoiffée ; soit qu'il se donne des tournures de Dante à Ravenne qui effraient les pastourelles de la terre d'exil ; soit qu'il pose à « l'Infini » ses puérils points d'interrogation, il sent visiblement que rien ne l'égale, et il se photographie et se sténographie sans cesse, par un soin tendre pour la postérité. Écoutons ce qu'il dit de lui-même ; la satire la plus acérée ne burinerait pas de cette façon : ' • fr
J'ai des ailes. J'aspire au faîte; ti
Mon vol est sûr ;
J'ai des ailes pour la tempête
Et pour l'azur
Je suis celui que rien n'arrête,
Celui qui va,
Celui dont l'âme est toujours prête
A Jéhovah ;
Je suis le poëte farouche,
L'homme-devoir ;
Le souffle des douleurs, la bouche
Du clairon noir
Le songeur ailé, l'âpre athlète
Au bras nerveux,
Et je traînerais la comète
Par les cheveux
Et cœtera. / car il y en a bien d'autres. Quand M. Hugo entre dans le champ de ses mérites, c'est au moins pour tout dire. Un souvenir me poursuivait lorsque, lisant les Contemplations7 je rencontrais ces longues bouffées de suffisance ; il me semblait que j'avais déjà entendu cela. Ce qui me lutinait ainsi, c'était l'apparition
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d'un héros de Corneille, que j'ai enfin reconnu. Écoutez le capitan Matamore :
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles
D'un seul commandement que je fais aux trois Parques,
Je dépeuple l'État des plus heureux monarques.
La foudre est mon canon, le destin mes soldats;
Je couche d'un revers mille ennemis à bas
Toutefois, je songe à ma maîtresse,
Ce penser m'adoucit. Va, ma colère cesse.
Et ce petit archer, qui dompte tous les dieux,
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
Regarde; j'ai quitté cette effroyable mine,
Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
Et pensant au bel œil qui tient ma liberté,
Je ne suis plus qu'amour, que grâce, que beauté.
Mais, M. Hugo est bien plus fort ! La seule idée de traîner la comète par les cheveux, surpasse toutes les gasconnades de l' Illusion comique.
Sérieusement, cela est bien ridicule ! et pour dernière moralité à tirer du livre de M. Hugo, je conclus que cet habile poëte s'est fait un dernier tort très-considérable en abandonnant une religion qui aurait fini par lui donner quelque légère teinture d'humilité ; simplement ce qu'il en faut avoir pour ne pas se croire Dieu. Hélas ! rien que cela, c'est encore beaucoup ; et il y a de quoi crier au miracle, quand on voit que le christianisme peut faire à tout le monde ce grand présent.
VIII
Malgré le mépris qu'en ont fait plusieurs de nos grands écrivains, l'art des vers, comme parle Boileau, est certainement un art magnifique, même en français, où le génie
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de la langue lui impose de cruelles entraves. « La raison, disait Buffon, n'y porte que des fers. » Fénelon, après de laborieux essais, l'appelait « une torture d'esprit en pure perte. » La rime, l'affreuse rime, si avare à Jean-Jacques Rousseau, si traître à Chateaubriand, effrayait la patience de Buffon et lassait le vif esprit de l'auteur de Téléma- que. Le P. Ducerceau, que la quinteuse, au contraire, favorisait trop, répondait en riant aux anathèmes de la prose, et n'y voyait que la mauvaise humeur de gens d'esprit à qui la rime avait fait passer de mauvais quarts d'heure. « La rime, disait-il, est une simple affaire d'habitude. » Il en parlait à son aise ! La vérité est que la rime gêne horriblement la raison, et qu'on aura toujours sujet de la maudire si l'on demande aux poëtes de raisonner, du moins si l'on exige d'eux un certain raisonnement. Mais ils s'en moquent ; ils peignent, ils pleurent, ils crient, ils raillent, ils chantent, et ils créent des beautés qui ne seraient ni si belles, ni possibles en prose. Jamais la prose ne nous aurait donné le Cid, Cinna, Polyeucte Mithridate, Athalie, les Epitres, les Fables, le Alisanthrope. Aux yeux même de la raison, la cause de la poésie française est gagnée par cent chefs-d'œuvre.
M. Hugo a reçu d'une façon éminente la plupart des dons qui font le poëte : l'imagination, la couleur, l'abondance, la facilité, le sentiment du rhythme. Il pense en vers, il est lyrique par nature ; les idées lui viennent sous forme de strophes, avec des ailes, des couleurs et une opulente sonnerie. On disait de la Fontaine qu'il portait des fables ; M. Hugo porte des odes, et le moindre vent qui l'effleure en fait tomber une. Elle peut n'ètre pas bonne, il y aura presque toujours quelque belle strophe, tout au * moins quelques beaux vers ; ce sera toujours une forme
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d'ode. Lorsque la poésie n'y est pas, on y trouve encore l'écorce et la couleur de la poésie.
Une seule qualité lui manque, le goùt. Mais cette qualité est essentielle, et lui manque essentiellement.
M. Hugo et son école se vantent fort de n'avoir point cette qualité-là. Goût, à leur avis, est synonyme de faiblesse. Ils parlent encore du goût comme au temps de cette fameuse querelle des classiques et des romantiques, où d'honnêtes gens, dont on commence à ne plus savoir les noms, Jay, Arnaud, Jouy, Étienne, Dupaty, Duvicquet, etc., prétendaient continuer la saine tradition littéraire et livraient bataille en invoquant parmi leurs dieux Voltaire, Delill6 et Jean-Baptiste Rousseau. Ces défenseurs du goût devaient perdre leur cause. Les romantiques étaient jeunes, ardents, plusieurs avaient de l'esprit ; la révolution soufflait aussi dans la littérature : ils triomphèrent. Mais depuis cette victoire, il s'est passé bien des choses. Les classiques militants ont disparu, roulant leur étendard où brillaient Delille et Jean-Baptiste. Les romantiques, au contraire, ont continué d'écrire ; les uns comme des gens apaisés et qui ont réfléchi, les autres comme si le combat durait toujours. Il est arrivé que les uns par leur repentir, les autres par leur entêtement, ont fait reparaître les principes ; et l'on a vu, non sans surprise, qu'au lieu de ruiner les principes, la bataille les avait simplement dérouillés. Le romantique pur sang passa vite à l'état de -héros de Juillet, et finalement fut expulsé. Aujourd'hui, un vieux romantique n'est plus un barbare, c'est un cidevant. Différence énorme. On a retenu de la doctrine nouvelle ce qui devait, rester : une rime plus sonore, un vers plus souple, un petit bagage de mots fâcheusement exclus du style noble, mais qui n'attendaient qu'un vrai
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poëte pour y entrer sans avoir besoin de renverser les murs. Le surplus, inhumé dans les perruque; classiques, dort du même somme ; et M. Hugo tout le premier est tenu d'avoir du goût, sous peine de faire rire. Ces belles excentricités qui terrifiaient le bon Étienne et devant lesquelles le bon Duvicquet s'écriait : Où allons-nous 1 le moment en est passé ; elles sont risibles. A présent, Étienne et Duvicquet sont romantiques ; ils s'appellent Vacquerie, ils font rire. La crinière est perruque à son tour. Dites ce que vous voudrez, bon Vacquerie : M. Hugo est un poëte, un grand poëte ; il a le rugissement du lion, le vol de l'aigle, l'éclat de l'astre ; nous le verrons un de ces jours empoigner quelque comète et la traîner par les cheveux, certainement ! mais il lui faudrait encore du goût, et il n'a pas de goût. Je ne dis pas le goût de l'ancien Étienne et de l'ancien Duvicquet. Personne ne lui demande d'étudier Jean-Baptiste, de ranimer Delille, de ressusciter Fontanes. On lui voudrait simplement du respect pour la langue, du respect pour la raison, du respect pour le lecteur, du respect pour lui-même. Vous demandez ce que c'est que le goût ? C'est tout cela, et s'il fallait le définir d'un mot, je dirais : c'est la tempérance.
La tempérance règle l'imagination, discipline la force, empêche l'enthousiasme de se séparer du bon sens qu'il fait resplendir. Comme au delà du courage il y a la témérité, au delà de la force la violence, au delà de l'ardeur la frénésie ; de même, dans les œuvres de l'esprit, au delà des limites assez larges de la tempérance, il y a le pathos, le burlesque, l'extravagant, l'inintelligible ; et au bout de tout, le sifflet.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. Mettre la borne, choisir, élaguer ce qui serait de trop, c'est le rôle
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de la tempérance. Elle a le secret de l'ordre et de la proportion ; elle sent que des beautés qui fatiguent ne sont plus des beautés, que des lumières mal placées et trop abondantes empêchent de voir ; elle sait ce qu'il faut dire, ce qu'il faut laisser deviner, ce qu'il faut taire ; elle sait disposer les contrastes pour éveiller l'esprit sans le choquer, et lorsqu'elle veut donner le choc, elle empêche qu'il ne soit blessant.
M. Hugo n'est pas né tempérant ; mais il était assez heureusement doué pour acquérir cette précieuse mesure qui seule fait les grands écrivains. Au lieu de redresser la pente de son génie, qui allait en tout à l'excès et à l'extrême, il a trouvé plus facile de la suivre et d'ériger systématiquement en mérites ses défauts. Il a créé le système, mais ses défauts ne sont pas devenus des mérites. Ils ont perdu l'agrément de la jeunesse ; ils se sont ridés, ils se sontgonflés, ils se sont tuméfiés, ils sont devenus de vieux vices. Avec tout cela, il est resté poëte par la solidité de sa nature, il a conservé du succès parce qu'il a su se faire homme de parti ; mais il tombera parce que ses défauts ont fini par obscurcir et noyer ses qualités. A l'heure qu'il est il en recevrait de dures nouvelles, si, au lieu d'être « proscrit, » il était sénateur.
On trouve dans les Contemplations plusieurs manifestes romantiques. J'en ai cité quelque chose. M. Hugo rappelle avec quelle vaillance il a affranchi le mot, brisé la césure, et donné enfin le modèle d'une poésie que M. Vac- querie et M. Paul Meurice peuvent imiter parfaitement, mais dont ses seuls disciples après lui ont gardé la pratique orthodoxe. En même temps, les dix mille vers des Contemplations offrent dix mille démonstrations de la fausseté des théories romantiques. Tout ce qui est grossier
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extravagant, inintelligible (c'est la quantité), s'y conforme ; tout ce qui est beau s'en écarte. On a lu cette admirable pièce qui aurait pu être l'hymne de la résignation : iln'y a pas'trace d'enjambements violents, de césures avalées, de mots affranchis. Les idées sont nobles, les expressions sont nobles, le vers est noble, la strophe se déploie avec une harmonie pleine de noblesse ; c'est de la poésie classique.
Je veux me donner le plaisir de citer un autre exemple d'une majesté que rien à mon avis ne surpasse.
A la fin d'un morceau enchevêtré et pesant, plein de belles maximes et de témérités condamnables, où Saint-Just
-et Robespierre sontnommés entre Thraséas et Jésus-Ghrist comme des modèles de la vertu tranquille dans le malheur, tout à coup, par un retour inespéré, le poëte se débarrasse de l'affreux lange humanitaire et romantique.
Ecoutez :
Aux premiers jours du monde, alors que la nuée,
Surprise, contemplait chaque chose créée,
Alors que sur le globe où le mal avait crû,
Flottait une lueur de l'Eden disparu,
Quand tout encor semblait être rempli d'aurore,
Quand sur l'arbre des temps les ans venaient d'éclore,
Sur la terre, où la chair avec l'esprit se fond,
Il se faisait le soir un silence profond,
Et le désert, les bois, l'onde aux vastes rivages,
Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages,
Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots,
Voyaient, d'un antre obscur couvert d'arbres si hauts
Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes,
Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.
C'était Ève aux cheveux blanchis, et son mari,
Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri,
Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.
Ils venaient tous les deux s'asseoir sur une pierre,
En présence des monts fauves et soucieux,
Et de l'éternité formidable des cieux.
Leur œil triste rendait la nature farouche :
Et là, sans qu'il sortît un souffle de leur bouche,
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Les mains sur les genoux et se tournant le dos,
Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,
Sans autre mouvement de vie intérieure
Que de baisser plus bas la tête d'heure en heure,
Dans une stupeur morne et fatale absorbés,
Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbés
Sous l'Être illimité sans figure et sans nombre,
L'un, décroître le jour, et l'autre, grandir l'ombre :
Et tandis que montaient les constellations,
Et que la première onde aux premiers alcyons
Donnait sous l'infini le long baiser nocturne,
Et qu'ainsi que des fleurs tombant à flots d'une urne,
Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir,
Ils songeaient, et rêveurs, sans entendre, sans voir,
Sourds aux rumeurs des mers d'où l'ouragan s'élance,
Toute la nuit, dans l'ombre, ils pleuraient en silence ;
Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,
Le père sur Abel, la mère sur Caïn.
A part quelques infirmités inséparables du vers français, quelle belle simplicité, quelle grandeur vraiment épique !
Mais aussi, comme le système est banni, et comme on sent que si un mot trivial, un enjambement trop risqué, une image ignoble se fussent présentés dans cette correcte inspiration, toutes les admirations du fidèle Vacquerie n'auraient pas empêché le poëte d'effacer la tache! Hélas ! - dans la même pièce, M. Vacquerie et le système n'ont eu que trop largement leur part :
J'allai vers la masure au bout du ravin creux ;
Un arbre, de sa branche où brillait une goutte,
Sembla se faire un doigt pour m'en montrer la route;
Et le vent m'en ouvrit la porte; et j'y trouvai
Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé,
J'entrai; le vieux soupait d'un peu d'eau, d'une pomme.
Ce vieux est un penseur qui raisonne hautement de toute chose ; or, un homme de ce mérite n'est pas un vieux.
C'est un vieux berger, un vieux bûcheron, un vieux pauvre, ou tout simplement un vieillard. lU. Hugo manque
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ici à la langue pour le plaisir de manquer au goût, et il donne au profit de son système, mais aux dépens de la poésie, un caractère grotesque au personnage qu'il veut faire admirer. Il se souvient d'avoir maltraité Yaugelas :
J'ai dit à Vaugelas : Tu n'es qu'une mâchoire.
II n'y a pas de quoi se vanter ! Vaugelas était un fin et savant philosophe, très-estimé de tous les grands esprits du siècle de Louis XIV. Si, au lieu de lui tirer la langue, M. Hugo l'avait lu, il saurait éviter presque toujours des hiatus dont l'instinct poétique ne le préserve que rarement. Grâce à cet instinct, il se garde bien d'appeler Adam et Ève des vieux ; il les rendrait ridicules. Ce sont deux vieillards, et il les couvre de quatre épithètes, comme d'un manteau traînant :
Deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.
Malgré la jalousie avec laquelle il réclame l'honneur d'avoir « nommé le cochon par son nom, » je remarque qu'il a soin de laisser cette richesse au style grotesque. Il s'abstient d'en orner même le style libre, de l'employer même dans l'invective, de s'en servir même contre un pape : il dit porc, le porc Borgia ; comme Racine dit « chiens dévorants. » Pourquoi porc, et non cochon? C'est que porc est plus noble. Quand M. Hugo se symbolise lui- même en victime des hommes et des destins, il dit : « J'ai des trous à ma robe en lambeaux. » Certainement, il ne parle pas de sa robe de chambre, qui exclurait l'idée de martyre ; et pour rien au monde il ne dirait : Mon paletot ou mon pantalon est déchiré. Cependant il porte un pantalon et un paletot, et non une robe? Robe est noble, et pantalon ne l'est pas. Tant pis pour le système !
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Je demande la permission de citer un exemple plus singulier de ce choix nécessaire des mots, auquel se soumet humblement le grand libérateur des mots :
Le puissant resplendit et du destin se joue ;
Derrière lui, tandis qu'il marche et fait la roue,
Sa fiente épanouie engendre son flatteur.
Au goût romantique l'image peut paraître belle et l'expression hardie ; cependant, je le dis à regret, fiente n'est pas le mot propre. Le puissant, bon ou mauvais, est un homme, et non pas un animal. Tout à l'heure on violait la langue pour faire honneur au système ; maintenant on manque au système et à la langue, parce qu'il y a décidément des mots que l'on ne peut pas écrire, et qu'on arrive toujours à reconnaître que le lecteur français veut être respecté. Je sais pourtant qu'il ne faudrait pas défier M. Hugo d'affranchir le mot qui habillerait le mieux l'étrange et grossière image qu'il présente. Il a déjà gagné pareille gageure : une pièce du genre le plus sérieux, intitulée Ce que dit la bouche d'ombre, contient ce gémissement sur une humiliation de l'humanité qui n'avait pas encore été déplorée par la poésie héroïque :
L'homme, comme la brute, abreuvé de néant,
Vide toutes les nuits le verre noir du somme.
La chaîne de l'enfer, liée au pied de l'homme,
Ramène chaque jour vers le cloaque impur
La beauté, le génie envolé dans l'azur,
Mêle la peste au souffle idéal des poitrines
Et traîne, avec Socrate, Aspasie aux latrines.
Pour le coup, le mot propre y est ! Et j'avoue que M. Hugo, en poésie comme en politique, a souvent le courage de ses opinions ; surtout celui qu'il faudrait ne pas avoir. Néanmoins, il est vrai aussi qu'on le prend souvent
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en flagrant délit de style noble. Dans ce couplet même, vider toutes les nuits le verre noir du somme, pour dire dormir, est une tournure qui vaut bien les anciens « pavots de Morphée, » si employés par Voltaire et Delille. On trouve à tout moment dans les Contemplations des endroits où la pensée est emmaillottée de plus de périphrases et de métaphores que l'on ne compterait de papillotes sur la perruque de Campistron.
Mais hélas ! comme l'auteur se rattrape, particulièrement lorsqu'il se sent de belle humeur ! M. Hugo manque totalement d'une qualité d'ailleurs peu nécessaire aux lyriques : il n'a pas d'esprit. Cette pénurie est plus sensible encore chez lui que celle du goût. Quand il veut rire, tantôt il emploie un jargon imité des acteurs grotesques en vogue, tantôt il fait ronfler de grosses syllabes auxquelles la rime, quelquefois, renvoie un écho assez drôle, toujours souverainement dépourvu de comique, de finesse et de légèreté. Mais il étale en ces occasions un vocabulaire d'ignominie qui semble inépuisable, et dont il est charmé. Précisément parce que l'esprit fait défaut, il ne peut se résoudre à supprimer le laborieux résultat de ses exercices dans le genre plaisant. Nous devons à cette faiblesse plusieurs chapitres des Contemplations qui font de la peine ; entre autres le morceau intitulé : A propos d'Horace, où le poète vilipende les maîtres qui l'ont élevé. Il s'est rappelé un jour, en 1831, que certain dimanche, quinze ans auparavant, ces indignes maîtres l'avaient mis en retenue :
Or, j'avais justement ce jour-là, douce idée!
Un rendez-vous avec la fille du portier.
Détail gracieux, et que la postérité avait besoin de con-
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naître î Au souvenir de ce bonheur manqué, il exhale sa fureur contre ses premiers tyrans :
Grimauds hideux qui n'ont, tant leur tête est vidée,
Jamais eu de maitresse et jamais eu d'idée !
0 cancres ! qui mettez
Une soutane aux dieux de l'Ether irrités,
Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes
Coiffez sinistrement les Olympiens mornes, Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits!
Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis,
Car vous êtes l'hiver ; car vous êtes, ô cruches ,
L'ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches.
L'ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant!
Nul ne vit près de vous dressé sur son séant...
0 fermoirs de la Bible humaine ! Sacristains
De l'art, de la science, et des maîtres lointains,
Et de la vérité que l'homme aux cieux épelle,
Vous changez ce grand temple en petite chapelle,
Guichetiers de l'esprit, faquins dont le goût sûr
Mène en laisse le beau...
... Eux, déchiffrer Homère, ces gens-là !
Ces diacres ! ces bedeaux dont le groin renifle !
Crânes d'où sort la nuit, pattes d'où sort la giffte
Ils en sont à l'A, B, C, D, du cœur humain;
Ils sont l'horrible Hier qui veut tuer Demain ;
Ils offrent à l'aiglon leurs règles d'écrevisses.
Et puis ces noirs tessons ont une odeur de vices.
0 vieux pots égueulés des soifs qu'on ne dit pas!...
Ils raturent l'esprit, la splendeur, le matin;
Ils sarclent l'idéal ainsi qu'un barbarisme,
Et ces culs de bouteille ont le dédain du prisme !
Deux cents vers environ de cette poussée, entièrement dans le système !
En faut-il davantage pour que le système soit jugé, et M. Hugo ne fait-il pas ici, comme je le disais tout à l'heure, l'effet d'un ci-devant, d'un émigré qui rentre sans avoir rien appris et rien oublié, et qui croit que le public en est encore aux étonnements et aux ferveurs du temps de la Ballade à la Lune ? Mais la Ballade à la
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Lune était une plaisanterie charmante, et ces grossièretés à propos d'HOl'ace ou à propos d'Aspasie, sont tout à la fois des anachronismes et des plagiats de lourdaud. Goîtreux, pots égueulés, fiente, latrines, culotte bas, toutous et une trentaine de pareilles hardiesses qui illustrent les Contemplations, voilà de belles conquêtes pour la langue française ! On va s'en emparer tout de suite, en regrettant que Racine et Corneille n'aient pas fait ce coup de génie ! M. Hugo veut oublier que Scarron, avant lui, employa ces admirables ressources, et avec plus d'esprit ; et cependant Scarron est resté Scarron. Comme s'il sentait lui-même la pauvreté et la ladrerie de ces prétendues conquêtes, il les rattache pompeusement à la question humanitaire. Il a voulu délivrer les mots, parce qu'il aime le peuple, et il n'ignorait pas que délivrer le mot, c'est délivrer la pensée. Voyez-vous cela ! Il ne sait pas encore, il ne saura jamais, j'en ai peur, que la bassesse des mots avilit la pensée. Ce mystère, qui lui est celé comme beaucoup d'autres et par les mêmes raisons intérieures, mais tout esprit délicat le sent, le pénètre, et abandonne le système romantique aux adorations de M. Vacquerie.
Le système d'ailleurs, même dans le style noble, outre ses vices propres, a très-amplement tous ceux de l'ancienne facture : l'emphase, le précieux, le guindé, le tortillé, le pathos melliflu, le pathos rocailleux, le pathos ronflant, tous les pathos; et enfin, la lèpre contre laquelle on a le plus déclamé, la cheville ! Pour cela, M. Hugo est sans pareil. Jamais rimeur français n'a chevillé comme lui. Il y met plus que de l'audace, il cheville avec impudence. On l'a pu remarquer dans les vers que j'ai cités. Certaines pièces ne sont que des chevilles ajustées bout à bout ; chevilles ciselées, sans. doute, et placées habilement !
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mais chevilles ; parasites qui chargent la pensée, l'alanguis- sent et la font gauchir.
Cette facilité pour la cheville, jointe au fanatisme des rimes riches, engendre un autre abus qui est lamentable, l'abus du galimatias. Un peu de galimatias, quelquefois, passe en poésie et même ne nuit pas ; mais toujours, et toujours trop ! Les, Contemplations renferment plusieurs poëmes en galimatias redoublé qu'on a de la peine à lire jusqu'au bout, et que jamais personne ne relira. Je prends au hasard, dans la pièce tant vantée intitulée : Magnitudo parvi. Il s'agit d'un autre vieux, d'un autre pâtre très-profond qui habite la caverne-Vérité, et qui ne se soucie de rien de visible :
Cet homme dans quelque ruine,
Avec la ronce et le lézard,
Vit sous la brume et la bruine,
Fruit tombé de l'arbre hasard !
Oui, c'est un cœur, une prunelle,
C'est un souffrant, c'est un songeur,
Sur qui la lueur éternelle
Fait trembler sa vague rougeur.
Seul, quand paraît le jour sonore
A l'heure où, sur le mont lointain,
Flamboie et frissonne l'aurore,
Crète rouge du coq matin
Que lui font, sur son sacré faîte,
Les démentis audacieux
Que donne aux soleils la comète,
Cetté hérésiarque des ci eux?...
Il boit hors de l'inabordable,
Du surhumain, du sidéral,
Les délices du formidable.
L'âpre ivresse de l'idéal...
Il y a vingt-cinq pages de ces petits quatrains qui ont bientôt fait de surpasser en monotonie tous les hémistiches de la Henriade, et la plupart sont inintelligibles à pre-
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mière vue ; mais lorsque l'on a enfin compris, l'on voit que ce n'était pas la peine de chercher \ Descendu de cette balançoire, on a la tête lourde. Malheureusement, on ne met pied à terre que pour pénétrer dans un autre tourbillon qui vous secoue sur un autre rhythme, sans même vous laisser le loisir de savourer les beaux vers qui passent dans ces tournoiements, dans ces flamboiements et dans ces ronflements.
Le poëte, tout le premier, semble s'y perdre. Il ne se refuse plus rien, il semble travailler uniquement à chercher l'absurde et à le prendre de force, comme s'il avait une gageure à tenir contre toutes les dictées de la raison. On voit filer des chapelets de strophes et de stances où il n'y a rien, absolument rien que des rimes qui ont l'air d'avoir été choisies à dessein et avant tout autre travail, parmi celles qui ne devaient jamais être accouplées sous le même joug. Il fourre dans cette cage des idées aussi disparates que les mots dont elle est formée ; il la peint des enluminures les plus criardes, il la surcharge des ornements les plus outrés. Sa muse, en cet état, se présente à ma vue sous la ligure d'une forte commère, hardie, autrefois belle avec un fond de vulgarité, aujourd'hui vulgaire avec un fond de beauté, mafflue, étouffée d'axonge, plàtrée de fard, bariolée de vingt étoffes, surchargée de diamants et de strass, et qui se pend des bijoux jusque dans les narines.
A ce faste du mauvais goût s'ajoutent des tics nombreux et les plus agaçants du monde ; des mots, des rimes qui reviennent sans trêve. Je doute que M. Hugo soit capable d'écrire une pièce de vers sans y mettre immense, formidable, flamboiement, rugissement, farouche et bouche, astres et pilastres. Cette- perpétuelle grimace du gi-
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gantesque, déjà ancienne, a beaucoup empiré. M. Hugo en a contracté une autre, tout à fait contraire au génie de la langue, et qui fatigue extraordinairement. C'est d'accoler deux substantifs, dont l'un fait fonction et figure d'adjectif, au grand déplaisir de l'oreille, révoltée de cet accouplage. Le coq matin, Y océan création, l' écume populace, la biche illusion, le grelot monde, le cheval Brunehaut, le pavé Frédégonde, etc., etc. C'est continuel, et les meilleures inspirations en sont gâtées.
Je finis ; je fais grâce au lecteur du surplus des notes que j'avais prises pour cette dernière partie de mon travail; amphigouris, barbarismes, métaphores enragées, trivialités de toute espèce. On devine ce que peuvent fournir en ce genre dix mille vers, écrits dans le système romantique par un penseur qui demande la moitié de ses idées à la doctrine de la transmigration des âmes, et qui ne soupçonne même pas qu'il ait pu se tromper ou qu'il puisse baisser. Je succombe sous le poids de mon butin, et d'ailleurs, j'ai connu une fois de plus, en lisant les ContenzplatzÕns, que le secret d'ennuyer est celui de tout dire. Et voilà le dernier mot sur ce recueil. Il est très-immoral, il est très-extravagant ; et malgré cela et malgré quelques belles veines et beaucoup de très-beaux vers, il est démesurément ennuyeux.
En dépit d'une forme supérieure, la poésie de M. Hugo reproduit fidèlement toutes les misères de sa pensée, comme sa pensée elle-même porte l'empreinte profonde des misères de l'âme éloignée de Dieu. Ce manque absolu de délicatesse qui lui a fait mêler dans son livre les chants érotiques, ou plutôt libertins, et les chants funèbres ; qui l'empêche de discerner entre saint Jean et Robespierre ; qui lui fait profaner, peut-être sans le vouloir, le nom ado-
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rable de Dieu ; cette confusion perpétuelle du bien et du mal, où s'accuse un penchant décidé pour le mal, s'exprime à merveille, hélas ! par cette confusion dans le langage, qui choisit à dessein des mots bas pour peindre des choses grandes, et qui entasse les Pélions sur les Ossas quand il s'agit de choses humbles et vulgaires. Il a, en tout, pour l'abject une sympathie naturelle qu'il prend pour de la charité, et qui n'est qu'une haine de banni contre l'ordre légitime d'où il a été forcé de s'exclure. Il est en révolte contre la langue, comme il est en révolte contre la société et contre Dieu. Contre ces trois adversaires, il se flatte en vain de quelque triomphe. Dieu attend. La langue est armée de chefs-d'œuvre qui verront ses poëmes tomber en poussière et qui s'inquiètent aussi peu de leur tapage éphémère que la digue s'inquiète peu de l'écume des flots. La société souffrira pour la part de complicité qu'elle accorde à ces méfaits ; mais pourtant elle en fera
justice. Si d'ineptes apnj«fl^îïsèïj^its éclatent, d'immenses mépris s'accumv(jfe^t, çila rrflsôn aura raison.
FIN DU TOME SECOND DE LA DEUXIÈME SÉRIE.
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TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.
LE CATHOLICISME EX RUSSIE. (1) — 1. Projets de l'empereur Nicolas ; ses moyens d'action contre l'Église catholique. — Les popes — Vexations infligées aux Sœurs de charité, aux prêtres, aux fidèles. — Vénalité et duplicité de l'administration. — L'enseignement public en Russie. — Siémasko. — II. Le diocèse de Kaminieck; politique astucieuse et despotique de Nicolas. — Le knout, symbole de croyance, raison d'infaillibilité, moyen d'apostasie. — Entraves il l'exercice du culte catholique ; délations. — Le secret de cette tyrannie. — Heure prochaine du châtiment. — III. Les théologiens de la Presse, journal russe. — Aveux de cette feuille. — IV. Efforts de la Russie pour obtenir le silence des journaux religieux. — Le zèle de la Presse pour l'Église latine de Russie est-il sincère ? — V. Nouvelles réclamations de ce journal. — Besoin d'un concordat 1-44 M. DELACOUTURE. SUR LES DROITS DES "PEUX PUISSANCES. — 1. Lettre de M. l'abbé Delacouture au Journal des Débats. — Réponse. — Il. Lettre du même au rédacteur de l'Univers. — Raison du bon accueil que l'abbé Delacouture reçoit de M. Bertin. — La bonne foi de M. Delacouture. — Insinuations gallicanes. — Le crime des ultramon- tains; l'Église romaine dénoncée comme une école de sédition. — Côté pénible de la présente polémique. — III. M. de Sacy vient au secours de M. Delacouture. — Une leçon de politesse. — Le Journal des Débats, « journal de la liberté des cultes. » — IV. Nouvelle lettre de M. Delacouture. — Dernière réponse. — M. Delacouture et les droits des deux puissances. — Falsifications opérées sur le texte de M. du Lac. — Les droits du pape. — Les vrais principes séditieux. — Les appuis de M. Delacouture. — Ses articles et ses livres. 44-75 M. BARRAL, CHIMISTE-AGRICULTEUR. — De la manière d'honorer Dieu, suivant M. Barrai. — La prière, le plus utile des travaux des champs. — Le drainage suffira-t-il à conjurer tous les fléaux? — Le socialisme considéré comme péril agricole. — Belles paroles de M. Guizot. — Travail insensé de la philosophie qui veut ôter aux pauvres l'espoir de l'assistance divine .................................... 75-82
(1) Cette série d'articles sur la Russie porte, par erreur (voy. p. 1) la date de 1856. Lisez : 1846.
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MARIE-THÉRÈSE DE JÉSUS 82-85 LA TRANSLATION DE SAINTE THEUDOSIE. — La foi du siècle prouvée par le culte des saints. — Le vœu de la France. — Les œuvres de charité. — Gloire du clergé français. — La bonne odeur des martyrs. — Deux sortes de fêtes populaires. — Un épisode des fêtes d'Amiens.. 85-95 LA REVUE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET LE SIÈCLE. — I. Le Journal de la librairie Hachette. — A quelles conditions M. Rigault nous permet de critiquer les livres. — Un modèle de style modéré. — Avons-nous calomnié l'Université? — MM. Libri, Laroque, Quinet, Ferrari, La liberté de penser. — Conseils à M. Rigault. — Encore l'argument de l'Inquisition, de la Saint-Badhélemy, etc. — II. M. Jourdan et Béranger. — Caractère auguste de la gaudriole. — M. Jourdan, homme d'esprit 95-t 10 RÉPONSE A M. RIGAULT. — M. Rigault défenseur de M. Libri et de l'Université. - M. Gérusez. — Les procédés de polémique de M. Rigault.
Emploi fastidieux du lieu commun; injustice envers l'adversaire, défaut de reconnaissance. — Le venin de JI. Rigault. — Le masque pieux. — A quelles conditions nous pouvons accepter la paix à laquelle M. Rigault nous convie 110-120 NAPOLÉON. — I. M. de Narbonne et Napoléon. — II. M. de Narbonne et l'esprit libéral. — III. Le concordat. — IV. La campagne de Russie. - V. La censure impériale. — Napoléon et l'Université. — VI. Les conseillers de Napoléon. — VII. La liberté des libéraux et la liberté de l'Église. — VIII. L'Europe au dix-huitième siècle. — Destinée de Napoléon. — Leçon donnée aux monarchies. — Ce que pourrait être le Napoléon de la paix 120-172 L'ÉGLISE Et LES GOUVERNEMENTS. — Spectacle offert par les événements de Fribourg. — L'esprit libéral. — Le roi de Wurtemberg, âme de la persécution. — Le prince régent de Bade. — Différence entre un pontife catholique et un surintendant d'église réformée. — Alliance intime entre le roi de Wurtemberg et l'empereur de Russie. — Le pouvoir de l'homme et le pouvoir de Dieu. — La vie de l'Église. — Un évêque 172-183 LES SOURCES DU DÉSORDRE SOCIAL. — I. Émancipation de la Raison. — L'homme de la nature et le protestantisme. — II. La philosophie de la Raison. — Paroles de Bossuet et de Leibnitz. — III. La politique de la Raison. - Notion catholique de toute autorité. — Coup porté à l'autorité par le protestantisme. — IV. Voie de salut offerte à la société 183-209 LES CAUSERIES LITTÉRAIRES DE M. DÉ PONTMARTIN. — Caractères d'une bonne causerie. — La juste mesure de l'indulgence. — M. Sainte- Beuve. — Modèle d'un article d'ami. — Une page de vraie critique 209-223 LE REQUIEM DE M. LIGUORO. — Michel-Ange, Dante, Mozart et le Jugement dernier. — Le Requiem de l'Église. — L'œuvre de M. Liguoro. 223-233 M. RENAN ET LA VIE DES SAINTS. — Idées de M. Renan sur la sainteté
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et sur les saints. — Les saints « distingués » et les saints « inutiles. » — Le style des universitaires. — Rôle des saints dans l'économie du christianisme 233-246 M. VIENNET, POÈTE. — Le talent poétique de M. Viennet; l'Épitre à Clio.
— Le suffrage de l'Académie 246-251 SUR L'IMMACULÉE CONCEPTION. — Les objections de M. Laboulaye. — Réponse de saint Augustin, de Bourdaloue, de Bossuet. — Les Dominicains et les Franciscains. — Le Il despotisme » de l'Église.. 251-263 LE BUDGET D'UN PAYSAN. — 1. La philanthropie du Siècle. — Budget d'un paysan du Berry. — Le progrès physique et le progrès moral 263-274 L'AVOCAT POLITIQUE DE LA RESTAURATION. — I. La jeunesse de M. Dupin. — Législation de la profession d'avocat. — Il. Entrée de M. Dupin dans la vie politique. — L'œuvre du libéralisme révolutionnaire. — III. Un cabinet d'avocat politique. — La réaction. — Les clients de M. Dupin. — Le procès du Constitutionnel. — IV. M. Dupin à Saint- Acheul. — La consultation Montlosier. — V. Idée générale des Mémoires de M. Dupin 274-313 SUR LES ESQUISSES DE M. A. DE COURCY 313-319 SUR UNE COLLECTION D'AUTOGRAPHES. — Le commerce des autographes à Paris. — Le culte de l'homme. — Le duc d'Aiguillon. — Dom Lobi- neau. — Mirabeau et le marquis de Sade. — Charlotte Corday. — Augereau. — Manuel. — Courier. — Azais. — Parny. — Volney. — Lamennais 319-335 LA SOCIÉTÉ DES GEXS DE LETTRES. — État florissant de l'association. — Illusions du rapporteur. — Gérard de Nerval et Édouard Ourliac. — Ce qui manque à la société des gens de lettres 335-347 DES ÉCRITS POUR LE PEUPLE. — Ce que c'est qu'un bon livre. — L'ouvrier chrétien. — Éducation de l'enfant du peuple; l'œuvre du Patronage. — De deux bons écrits 347-362 LE VRAI, LE BIEN, LE BEAU. — I. Le credo des sciences. — II. Les inventions modernes. — Supériorité des lettres sur les sciences. — Une définition de l'homme par le professeur Bérard. — III. L'éducation scientifique n'enseigne ni le Vrai, — IV. Ni le Bien, — V. Ni le Beau. Souvenir d'un voyage en Bretagne. — La beauté de l'utile. — De l'utilité des machines. — Conclusion 362-385 LE GRAND BUFFON. — M. de Buffon et M. de la Bédollière. — Le voyage à Montbard. — Le « grand Buffon » peint par lui-même 385-395 UNE APOLOGIE DE LA BELLE ANTIQUITÉ. — L'antiquité païenne et l'antiquité chrétienne. — Le Colisée et le Forum. — L'œuvre de la rhétorique 395-406 M. FRÉDÉRIC MORIN. — M. Morin et« l'esprit humain. » — Calomnies contre Ozanam et l'Univers. — Histoire de nos relations avec Oza- nam. — Éloge d'Ozanam par le P. Lacordaire 406-416 SUR L'INSTRUCTION SYNODALE DE Mgr DE POITIERS, RÉPONSE AUX JOURNAUX.
— Opportunité de l'instruction synodale de monseigneur de Poitiers.
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— Le Correspondant, les Débats et le Siècle; la science de M. Jour- dan. — I. Le Siècle et la Presse. — II. Courtes réponses. — Galilée. — La Pi 'esse, feuille cléricale. — Le clergé. — L'athéisme. — La propriété ecclésiastique. — Autres objections de la Presse. — Montesquieu. — La Saint-Barthélemy. — 111. Les trois sections de la philosophie anti-catholique. — Réclamation de la Presse 416-451 PETITE GUERRE. — M. Plée et l'association du Libre-Amour. — Le livre de M. Dollfus. — La Gazette de France. — M. H. Rigault et son Étude sur Horace 451-456 ORIGINE DE L'ART CHRÉTIEN. — Le livre de M. Rio. — Enfance de l'art chrétien. — L'art au moyen âge 456-465 LES QUATRE MARTYRS 465-477 LA SAINTETÉ. — L'œuvre de Dieu. — L'armée fidèle et l'armée infidèle.
— Rôle temporel de la sainteté 477-489 SUR LE ROLE DU SÉNAT. — Coup d'œil rétrospectif sur la constitution de 1852 ; rappel des promesses de l'Empire. — Espérances données à la religion par Louis-Napoléon. — Concours de l'épiscopat. — Le Sénat 489-502 L'ABBÉ ROHRRACHER 502-512 L'ABBÉ BERNIER 512-515 LE BIOGRAPHE MIRECOURT ET SON AMI LAVEI)AN 515-522 HOMMAGE RENDU PAR LES CATHOLIQUES A Mgr DE FRIBOURG 522-528 LA THÉOPHILANTHROPIE. — Le Siècle et la lettre pastorale de monseigneur Sibour. — Caractères de la théophilanthropie. — Portée des articles du Siècle 528-536 LE POÈTE FOUGAS ET LE RÉFORMATEUR TAPON.— La chanson de Fougas. — La réforme de Tapon. — Les protégés du Siècle 536.543 M. HUGo. — 1° M. Hugo à la tribune. — Les poètes hommes d'État.
— M. Hugo et le parti conservateur. — La force de M. Hugo. — Sort réservé à la liberté 543-554 20 La vengeance du poëte. — M. de la Bédollière commissionnaire de M. Hugo. — M. Hugo eUt. Pyat. — L'excuse du poëte. — Vers proIiibés 554-562 3° Les Contemplations. — I. Avant-propos. — M. Hugo est un banni. — Il. L'autobiographie. Le roman éclairant l'histoire. — Ill. L'apostasie politique et religieuse de M. Hugo. — IV. Fausse douleur et fausse résignation. — V. Contradictions. — VI. La doctrine de la transmigration des âmes. — VII. Le vrai Dieu deM. Hugo. — VIII. Qualités et défauts littéraires de ce poète .................. 562
FIN DE LA TABIi^W SECOND VOKJjiE.
Corbeil, irn^rie^WE. -/