POËTES LATINS
ÉTUDES
DE MOEURS ET DE CRITIQUE
SUR LES
DE LA DÉCADENCE
PAR
D. NISARD
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suivie
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(StKEQ[;t.tonhëtcur,CoftffOf.t.pr4f.'7.)
TOME SECOND.
PARIS
HBUAUUE DE L. MACHETTE ET C'" RUE PtERHE-SAXRAZ)~, K" 12
(nnnrtior dr I'Écolc dc Hddocinr)
1849
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DE LA DÉCADENCE
SUR LES POETES LATINS
ÉTUDES
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t)E )/tMP!UMER)E ))E CRAPELET HUi!:MVAUGtRAm,9 9
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LUCAIN
ou
LA DÉCADENCE
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LUCÀÎN, oc
LA DÉCADENCE.
PREMIÈRE PARTIE.
VIE DE LUCAIN.
Marcus Annaeus Lucanus naquit à Cordoue, en l'an 38 de notre ère, de Marcus Annœus Mêla, chevalier romain, frère de Sénèque, et d'Acilia, fille d'Acilius Lueànus, lequel avait quelque réputation comme orateur oSiciel, et n'était pas sans talent. A l'âge de huit mois, dit un ancien commentateur, il fut amené à Rome, « afin que son génie, qui devait remplir le monde de sa renommée, reçût les premières leçons dans la capitale de l'univers.-» Le même commentateur ajoute qu'il arriva, ainsi que pour Hésiode enfant, que des. abeilles voltigèrent autour de son berceau et se posèrent même sur ses lèvres, « soit pour y recueillir la douce haleine du poëte enfant, soit pour présager ses destinées futures. » Je doute que des abeilles aient bourdonné autour de Lucain nouveau-né, quoique Pline le
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naturaliste veuille que nous prenions au mot cette ingénieuse allégorie dont les Grecs voilaient le berceau plein d'avenir du poète; mais ce que je sais très-bien, c'est que Lucain fut livré tout enfant aux rhéteurs et aux grammairiens qui avaient la réputation de corrompre avec le plus de talent le jugement et le goût de leurs disciples. Ce que je sais encore, c'est que l'allégorie des abeilles venant se poser sur ses lèvres comme sur une fleur qui ne doit son parfum et son miel qu'à la nature, ne convient qu'aux génies simples et grands qui ont l'instinct du beau, et qui n'expriment que ce qu'ils sentent, naïvement et sans effort, et non à un poëte de talent dont l'éducation a gâté le naturel, et que de mauvais maîtres ont accoutumé à exprimer ce qu'il ne pensait pas.
Ce fut Sénèque qui se chargea de produire son neveu Lucain. Sénèque tenait le premier rang à la cour de Néron Lucain fut donc élevé à la cour; l'air des courtisans philosophes fut sa première e nourriture. Sa vie commence par quelque chose de faux; mais à Cordoue, le mal eût été le même, s'il n'eût été pis. Les parents de Lucain y tenaient aussi un rang distingué à la cour; mais c'était une cour de proconsul, une cour au petit pied, où l'adulation est un peu plus basse, parce que l'objet adulé est un peu moins haut. Son grand-père l'aurait bercé au bruit des harangues de félicitation qu'il débitait aux proconsuls nouveaux venus. 11 n'y avait aucun recoin du monde romain où un poète pût naître et grandir en liberté; le pouvoir impérial absorbait tout Lucain, né dans l'antichambre d'un
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proconsul, grandit dans l'antichambre d'un empereur.
Au reste, vous voyez comme tout cela s'est fait. Annaeus Méla est honnête homme; il vit retiré dans la province; il est peu ambitieux pour lui-même, mais il l'est beaucoup pour son fils; Sénèque, son frère, est bien avec l'empereur et a de la réputation que peut-il faire de mieux que de lui envoyer son fils? Sénèque l'instruira et le poussera. Voilà donc Lucain transplanté à Rome il suit les leçons de Remmius Palémon le grammairien, et de Virginius Flaccus le rhéteur; il apprend la philosophie sous Cornutus. Il fait de rapides progrès, il étonne tout le monde par ses talents précoces; il déclame en grec et en latin devant un auditoire transporté. Son oncle Sénèque lui donne des matières d'amplification, et il amplifie à ravir; on lui apprend l'art de développer les idées qu'il n'a pas, dé plaider une cause à laquelle il ne s'intéresse pas, d'affirmer et de nier ce qu'il ne sait pas.
Cette jeune imagination espagnole, si riche et si impatiente, qu'il fallait prendre garde d'éveiller trop tôt de peur que, dans sa première fougue, elle ne se prît trop vivement aux mots et aux images, et qu'elle ne finît par y rester, à peine l'a-t-on vue poindre qu'on l'épuisé on met de la chaux vive au pied de cette jeune plante vigoureuse qui n'avait besoin que des sucs ordinaires et d'un peu de temps pour produire d'excellents fruits, et à qui cette chaleur factice ne fera jeter que du feuillage. Au lieu de distraire ce génie dont la facilité est effrayante, de l'apaiser, de lui cacher ces lueurs folles
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de la vogue, qu'il prend de loin pour la gloire; au lieu de le laisser pousser, se fortifier, gagner de quoi suffire quelque jour aux veilles glorieuses qui l'attendent, prendre du corps et des forces phy, siques, afin que le premier regard favorable du monde, le premier applaudissement de ses contemporains ne lui coûtent pas, comme à Perse, ses cheveux, ses yeux, ou sa vie; on le souffle, on l'excite, on donne un auditoire à cet enfant qui n'a besoin que d'une palestre ou d'un jeu de paume; on lui décerne le prix de la déclamation vide et sonore, à lui qui ne devait concourir que pour le prix de la course au Champ-de-Mars. Laissez passer l'enfant poëte, haut à peine de deux coudées, qui va monter en chaire et imiter les phrases finales et les gestes de son maître Palémon qui se prend pour un vieillard, parce qu'il passe à côté d'enfants de son âge; qui s'ennuie de porter la prétexte et ne veut pas attendre l'époque légale de la toge; qui a un cercle noir autour des yeux, et je ne sais quoi de las sur la face pauvre enfant que vous offenseriez grièvement, si vous aviez le malheur de le prendre sur vos genoux!
A vrai dire, la faute de tout cela n'est à personne. Quand il est dans la loi des choses qu'une époque ne produira ni un génie complet, ni un monument de belle littérature, tout s'y trouve disposé pour que les plus hautes facultés avortent et pour que le génie même aboutisse à ce que nous appelons du talent. Telle est l'époque de Lucain. Il n'était donné à personne d'y échapper. Le mensonge sous les formes de la convenance, les complaisances de
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cour érigées en profession, la vie publique commenç'ant avant la robe virile, la déclamation salariée par l'État, non-seulement comme art, mais comme enseignement public des seuls moyens d'arriver aux professions libérales telles sont, avec d'autres encore, les abeilles qui voltigent sur le berceau de Lucain. A peine sa langue est-elle déliée et son intelligence ouverte, que Sénèque le présente à ses amis, courtisans comme lui; et voilà cet enfant qui, au lieu d'écouter les hommes d'âge mûr, en est écouté; voilà qu'au lieu de recevoir, c'est lui qui donne; au lieu de recueillir, comme dans les beaux temps de la Grèce, les oracles des vieillards, c'est l'enfant qui rend des oracles aux vieillards.. Ses dispositions brillantes, son goût précoce et passionné pour la poésie, fleurs précieuses qu'on a déchirées dans le bouton pour les faire éclore plus vite, Sénèque les regarde comme un moyen de fortune rapide, comme un apprentissage des emplois de cour. Méla n'a pas envoyé son fils à Rome pour qu'il s'ébatte sur les bords du Tibre avec des enfants d'esclave ou d'affranchi, ni pour qu'il joue au jeu du rot', comme faisaient les Curius et les Camille. Lucain est à Rome pour faire son chemin. Voyez, au contraire, l'époque de Lucrèce, de Virgile, d'Horace cette époque comportait de grands écrivains et de grands ouvrages; aussi comb,ien elle respecte l'enfance de ces trois hommes! Ceux-là se font présenter à leur siècle, non pas par un oncle bien en cour, mais par d'admirables. ou-
t. Atpueri)udente9:Rexens,aiunt. (Horace, Ëpt<rca,t,t, 59.)
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vrages. On ne fait pas à une réunion de vieux poëtes officiels ou de vieux courtisans, les honneurs de leurs petites dispositions précoces et de l'aisance avec laquelle ils reçoivent, comme un tribut qui leur est dû, les éloges et les baisers; on n'annonce pas leur gloire dix ans à l'avance, sauf à voir cette gloire promise s'évanouir en fumée. Ce sont eux qui s'annoncent d'eux-mêmes, et avec d'autant plus de défiance; ils sortent de leur solitude, un bon livre à la main, et si le public, qui ne les attendait pas, hésite à les admirer, ils ne s'en plaignent ni ne s'en étonnent.
Lucrèce, né quelques années avant les guerres de Marius et de Sylla, d'une famille que l'on voudrait faire remonter jusqu'au noble sang de la chaste Lucrèce, suit Memmius dans son gouvernement de Bithynie, visite sans doute Athènes, s'y nourrit de philosophie et de poésie, et compose en silence, pour le loisir de son docte et indolent ami, un poëme qui fait faire à la poésie latine, entre Ennius et Virgile, un pas de géant*.
Virgile, né aux champs, passa sa jeunesse, comme son devancier, dans'de sévères et solitaires études. Les guerres civiles l'atteignent dans son loisir et dans son aisance; il est chassé de son foyer par des soldats qu'on récompensait avec les terres des Italiens. Il commence sa vie par la solitude et le malheur. A vingt-cinq ans, il hasarde timidement, i. Cicéron parle de Memmius dans son traité de Ora<M'e '< était, dit-il, consommé dans les lettres grecques, mais dédaigneux des latines; nrateur fin, parlant avec charme, mais qui fuyait le travail de la diction, et même celui de la pensée. Accusé de brigue ou de concussion, iUemmius mourut en exil a Fatras, hour~ de i'Achaie.
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sous le patronage de Théocrite, quelques poésies mélodieuses et profondes. Son talent pur et plein d'harmonie ouvre l'âge d'or de la poésie latine. Même destinée pour Horace, ou à peu près. Son père, affranchi et collecteur d'impôts, homme de sens, le mène a Rome tout enfant, mais pour y trouver des livres, des moyens d'étudier, et non des vices. Horace va aux écoles. Mais son père l'y conduit par la main; il le suit chez ses maîtres; il garde sévèrement sa jeunesse du contact des idées fausses et de la corruption. A vingt-deux ans, Horace, pourvu de deux langues, celle de Lucrèce et celle d'Homère, va continuer ses études à Athènes. La guerre civile amène là Brutus, qui l'enlève à ses livres et l'affuble des insignes du tribunat militaire. Horace se laisse faire soldat par distraction, suit Brutus, et joue le jeu des guerres civiles sans y vouloir rien gagner. S'il n'eut pas fui à Philippe, et si, par malheur, il avait eu assez de courage pour se croire bon soldat, au lieu d'être un grand poëte, il eût été un de ces chefs de partisans médiocres dont Auguste acheta la neutralité, et plus tard les services, par des commandements à l'extérieur ou par des offices de cour. Placé entre deux gloires, il préféra celle qui lui convenait à celle qui lui était imposée, et l'époque y trouva son compte. Elle ne perdait rien à ce qu'un républicain de plus, enrôlé en courant, et nommé chef avant d'avoir été soldat, lâchât pied dans une guerre impie; mais elle eût perdu beaucoup à avoir un grand poëte de moins.
Sénèque, devenu gouverneur de Néron, plaça
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son neveu auprès du jeune prince. Il n'y a pas de pire éducation que celle-là. Lucain et Néron apprenaient ensemble la philoso.plue et la poésie. Le sujet avait plus d'esprit que le prince, et il fallait qu'il s'en trouvât moins. Cette espèce de familiarité o,ù les distances sont conservées est la plus abrutissante de toutes les servitudes. Lucain était ardent, avide de succès, vain comme un Espagnol; Néron était jaloux, tout aussi désireux de louange, vain comme un prince, et ayant assez d'esprit pour s'impatienter de n'en avoir pas davantage. Entre ces deux jeunes gens, l'amitié devait être gênée, orageuse, et, en tout cas, ne pouvait pas durer longtemps.
Il y eut toutefois un moment où elle parut aussi vive qu'entre égaux; du côté de Lucain, elle éclata par d'ardentes flatteries; du côté de Néron, par des places et des honneurs. Le temps des plaisirs de jeunesse emporta pour un moment toutes les préoccupations littéraires. Néron fit nommer son ami questeur, avant l'âge prescrit par les lois. Le peuple y gagna un magnifique spectacle de gladiateurs que Lucain lui fit donner durant sa questure. On ne remarqua pas cette violation de la loi, encore qu'à cette époque Rome ne s'aperçût le plus souvent de l'existence des, lois que par leur violation*. Quelque temps après, Lucain fut nommé augure. Toutes ces faveurs accumulées firent tomber Lucain un peu plus vite et d'un peu plus haut. La vanité littéraire reprit le t. C'était une loi portée au commencement du règne de Néron, et qui lui fut comptée comme un de ses actes les plus louables. Cette loi abrogeait celle des' consuls, laquelle obligeait tous les questeurs nommés à donner un spectacle de gladiateurs. (Tacite, Annnlea, XM, 5.)
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dessus; les vers brouillèrent ceux que les plaisirs avaient réunis. Si Sénèque avait eu plus de sens, il aurait prévu qu'entre un prince bel esprit et un poëte en réputation, il ne peut pas y avoir de liaison solide. Je m'étonne d'autant plus de son imprévoyance, que lui-même avait failli périr sous Caligula, parce que ce prince imbécile lui enviait son talent*. La mode d'écrire, et de ce qu'on appelait déclamer, était si furieuse à Rome, les applaudissements si recherchés, et cette gloire de banquettes si courue, que les empereurs ne se croyaient pas dédommagés par une puissance sans contrôle et sans limites de n'être pas les premiers poëtes de leur empire, où du moins les plus applaudis. Le refroidissement entre Néron et Lucain fut rapide. La convenance voulait que, dans les lectures faites par l'un des deux amis, l'autre fût là pour écouter et applaudir. Quand c'était le tour de Néron de déclamer, Lucain arrivait le premier au lieu de l'assemblée; il faisait asseoir les nobles personnages qui venaient flatter César poëte, afin que César empereur s'en souvînt. Il allait de l'un à l'autre, glissant à l'oreille des plus empressés quelques mots sur la pièce qui devait être lue, et dont il avait reçu la première confidence. C'est lui qui conduisait les applaudissements, qui, par ses acclamations ou ses gestes significatifs, avertissait l'assemblée des passages où Néron désirait d'être applaudi; c'est lui qui commandait le silence à l'orchestre, et qui donnait le signal de ces murmures croissants au i. Caligula qualifiait les ouvrages de Sénèque depures amplifications d'école e< de <a6<e sans chaux commissiones et arenam sine calce. ( Suét., Caligula, L.)
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milieu desquels se perdaient les derniers mots de la période poëtique de Néron; c'est lui qui arrangeait toutes choses de façon que son puissant ami eut des éloges là où il en voulait, et que l'assemblée parut ne lui en donner que là où elle le voulait. Ces bons offices étaient à charge de revanche; mais l'auditoire conduit par Néron comprenait très-bien que le prince ne lui saurait pas mauvais gré de ne pas admirer Lucain autant qu'il l'admirait lui-même, et de le laisser quelquefois applaudir tout seul les vers de son émule.
L'épreuve recommençait souvent, parce que Lucain et Néron étaient également féconds. Lucain faisait des silves, des saturnales, des iliaques, des poëmes, à peu près comme on a fait de notre temps des )He7't(Kon~es, des occ!~eM<a~, et des am~'t'c<MHe~. De son côté Néron composait des poëmes mythologiques dont on a perdu le catalogue, parce que les actes de l'empereur ont mis les vers du poëte en oubli. Des deux réputations de Néron l'une a effacé l'autre. Il a barbouillé de tant de sang ses poésies qu'il ne s'est pas même trouvé un commentateur pour en déchiffrer les titres.
Après tout, ces deux poëtes, amis et rivaux, mais bien plus rivaux qu'amis, cet auditoire mené tour à tour par l'un d'eux, tout cela n'était qu'une comédie qui ne pouvait être bien jouée longtemps. Les excessives complaisances de Lucain pour Néron le trahissaient, car il prouvait par là, malgré lui, qu'il se sentait supérieur au prince, et qu'il avait besoin de le flatter pour combler l'intervalle. Néron, qui n'était pas sans finesse, voyait bien que le suc-
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cès de Lucain était réel et le sien imposé. Les éloges de son ami devaient lui paraître insultants, parce que sans doute Lucain, qui était vaniteux, ne se défendait pas d'un certain sourire d'indulgence qui les rendait plus que suspects.
D'ailleurs, l'auditoire, quoique rompu à la flatterie, avait fini par laisser échapper sa préférence pour Lucain. Une assemblée composée de flatteurs consommés fait quelquefois preuve d'honnêteté et de franchise. Quand tous ces courtisans de Claude et d'Agrippine, quand tous ces sénateurs, qui n'opinaient plus que sur des vers, et qui, au lieu de juger entre des rois, jugeaient entre des poëtes, avaient devant eux, dans une chaire, non pas un de ces méchants faiseurs de vers dont parle Perse, lesquels lisaient en fausset des pièces voluptueuses, mais un jeune homme ardent, au front haut et fier, à la chevelure noire et touffue, à la voix accentuée, déclamant de toute la force de ses poumons des vers écrits avec l'instinct qui fait les grands poëtes, il ne leur était pas possible, quelque soin qu'ils y missent, de cacher leur sympathie pour un si rare talent. 11 se dégageait alors de cette troupe de courtisans, menteurs effrontés, si vous les aviez pris un à un, une certaine émanation de vérité qui devait fort contrarier Néron. Quand c'est le corps qui parle au corps, comme dit Buffon, et cela peut s'appliquer très-bien à Lucain enthousiasmé récitant de beaux vers devant un auditoire, il est difficile que ceux qui écoutent échappent l'influence de celui qui lit, et que l'auditoire ne soit pas sincère, même quand les auditeurs sont faux. 11 y a d'ailleurs entre des
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applaudissements libres et des applaudissements de flatterie, entre des éloges promis et des éloges spontanés, certaines nuances qui ne pouvaient pas toujours échapper à Néron, quoiqu'il fût sans doute accueilli par plus d'interjections et plus de gestes que Lucain. Lucain avait d'ailleurs de la gloire au dehors. Le public, qui ne pouvait pas tenir dans la salle dés lectures; applaudissait à la porte; car on ne craignait encore de Néron que sa manie de faire des vers. Au contraire, on était froid pour les poésies du prince, et Lucain avait peut-être la maladresse de vouloir l'en consoler. La rupture était donc inévitable entre les deux amis; ce fut Néron qui se déclara le premier.
C'était un jour où Lucain déclamait. La salle était pleine. L'orchestre avait été envahi. Les joueurs de, flûte et de 'cithare, qui ouvraient les séances par des accords dont nous n'avons guère l'idée, étaient restés au dehors, dans la salle des rafraîchissements. Néron, alors empereur, était assis sur un siège d'ivoire qui dominait la chaire où venait de monter Lucain. Il prévoyait un brillant succès, et c'était apparemment pour l'empêcher qu'il s'était placé en vue de tout l'auditoire. Lucain n'avait aucune tablette à la main; ses doigts n'étaient point chargés de diamants; sa tunique n'avait pas été faite tout exprès pour la soirée; sa tenue était simple, et rien n'y sentait la fête; mais son visage rayonnait. Il commença. Sà voix sortait pleine et sonore de sa poitrine, quoiqu'il n'eût pas avalé d'œufs crus pour l'éclaircir. Les premiers vers furent applaudis faiblement chacun dés auditeurs regardait tour à tour
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César, pour lire sur son visage jusqu'où il permettrait qu'on applaudît Lucain. Mais le jeune poëte nt bientôt oublier l'empereur. Sa parole profonde et cadencée, son geste expressif et sobre, qu'une étude sérieuse de l'art oratoire lui avait appris à gouverner; ses vers, dont la rude harmonie formait un cdntraste si neuf et si piquant avec la doucereuse fluidité des poésies du temps; ses allusions à la vieille liberté romaine, que Cbrnutus lui avait fait aimer sous les traits du stoïcisme, tout cela transporta l'auditoire et le fit éclater en acclamations. Néron comprit qu'il était surpassé. Il lança sur Lucain un regard jaloux, pensant le troubler dans son triomphe, et arrêter les vers qui semblaient éclore au souÛle de la faveur universelle. Mais le poëte voulait venger par son succès ses longues années de contrainte; il méprisa celui qui ne pouvait pàs lé faire tuer assez tôt pour éteindre sa gloire naissante, et il continua sa déclamation au bruit des applaudissements. Néron, furieux, se leva de son siège, et sortit. Personne ne se méprit sur les causes de ce brusque départ. Ceux qui venaient d'applaudir Lucain n'osèrent pas l'en féliciter; niais lui s'en vanta chez tous ses amis, et se moqua dè Néron jusque dans des lieux publics, si bien que le monde le fuyait pour ne pas l'entendre et pour n'avoir pas à être de son avis.
La guerre était déclarée entre l'empereur et le poëte. Cependant Néron n'avait pu perdre tout espoir de reprendre ses avantages. Dans des jeux littéraires qu'il avait institués, il voulut disputer le prix à Lucain. Lucain chanta la descente d'Orphée
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aux enfers, et Néron la métamorphose de Niobé. Lucain fut proclamé vainqueur par les juges du concours. On ne sait qui féliciter de ce jugement. Sont-ce les juges eux-mêmes, qui ne voulurent pas donner la palme à celui qui pouvait l'exiger? Est-ce, au contraire, Néron, qui ne voulut combattre qu'avec des armes égales, et qui eut assez d'esprit pour ne pas faire cas d'une palme adjugée par la flatterie? Néron, artiste, avait ce trait de caractère commun à tant d'artistes; il voulait mériter le succès, et il ne pouvait pas souffrir qu'un autre l'obtînt. L'empereur était toujours derrière le poëte pour arracher la palme qui ne s'offrait pas. Ce dernier triomphe de Lucain acheva d'aigrir Néron. Il lui fit défendre non-seulement de lire ses ouvrages en public et sur le théâtre, mais même de plaider'. S'il ne poussa pas plus loin sa vengeance, on peut croire que ce fut par égard pour Sénèque, qu'il craignait encore, même depuis qu'il ne le respectait plus. Lucain, rendu à la liberté, se livra tout entier à /o. Pharsale. Ne pouvant plus faire de lectures, il renonça aux poëmes particuliers dont il avait jusque-là entremêlé son grand travail, et il ne s'occupa plus que d'y mettre la dernière main.
Quoique Lucain eût donné un grand exemple d'indépendance littéraire, en ne voulant pas flatter Néron jusqu'à faire de plus mauvais vers que lui, il était difficile que l'influence de ces fausses et malencontreuses relations de cour ne se fît pas sentir dans son talent. Cette vie pénible, embarrassée, pleine de mensonges, que son oncle lui avait fait
1. Tacite, .htnoiM, xv, 49. Suctune, vie de Lucain.
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mener depuis son enfance, au sein des corruptions de la cour de Claude, dans le commerce d'un jeune prince gâté par une mère intrigante; cette pratique précoce de la flatterie auprès d'un enfant de race impériale élevé par des danseurs et des joueurs de flûte, sous la direction d'un affranchi en faveur; ces recommandations prudentes que la famille ne manquait pas de faire à Lucain, pour qu'il eut à se prêter aux caprices de son auguste condisciple, et pour qu'il se fît plus petit que lui, malgré sa vanité naturelle et la confiance qu'il valait mieux que Néron; cet ouvrage de Sénèque, si contraire à la sagesse qui ne s'enseigne pas ex p)'o/b~o, par lequel il contraignait une jeune imagination, riche, féconde, ouverte aux impressions nobles, à complaire à un fort petit esprit de prince, entêté, haineux, plein de vices cachés, et ayant la vanité de tous les talents; tout cela ne pouvait que corrompre l'intelligence, si ce n'est même les moeurs de Lucain.
Le calcul de sa famille eût été excellent pour le plus grand nombre de cas, c'est-à-dire pour tout jeune homme d'intelligence et de cœur médiocres, qui aurait eu beaucoup à gagner et assez peu de chose à perdre en naissant et en grandissant dans la suite d'un prince; mais pour une nature de choix, o ce calcul était funeste. On avait voulu préparer à Lucain la fortune d'un courtisan; mais son génie le portait à préférer la gloire de la poésie à la triste puissance que les courtisans tenaient du caprice de César son éducation fut une violence faite à son naturel. J'ai dit que la vie de Lucain avait il. 2
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commencé par quelque chose de faux elle finira de même. La meilleure explication de son livre est là.
Les persécutions de Néron avaient exaspéré Lucain. En lui interdisant les lectures publiques, Néron lui avait enlevé le seul prix de ses travaux. Lucain ne pouvait supporter qu'on l'oubliât habitué aux succès bruyants des assemblées, il n'avait pas assez des louanges que lui donnaient dans le privé quelques amis. Il voyait avec indignation Néron s'emparer de tous les prix de la poésie et de l'éloquence, que personne ne lui disputait plus; car, à cette époque, les concurrents avaient ordre de se laisser vaincre; il n'y avait plus de juges pour couronner les rivaux de l'empereur. Néron avait fait assassiner sa mère et sa femme. La conspiration de Pison trouva Lucain plein d'amertume et de ressentiments il s'y jeta comme un poëte qui n'est pas fait pour conspirer; il se fit conspirateur, parce que ce fut la première vengeance qu'on lui offrit.
Selon Tacite, il se signala par la vivacité de sa haine'. Mais je doute que cette haine fût politique. Le poëte était plus blessé que le républicain. Lucain n'était pas fait pour ces haines fanatiques qui ne peuvent se satisfaire que par le meurtre; la sienne devait s'évaporer en paroles ironiques et mordantes ce n'est que par surprise qu'on avait pu l'amener à conspirer. Il aimait la vieille république, mais non pas jusqu'à la vouloir tirer de son tbm-
). Tacite,/inno!<!), livre X[V,chap. xnx.
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beau, et plutôt comme une thèse d'école, que comme un grand gouvernement qu'il fallait faire revivre.
Cette conspiration avait pour chef l'homme le plus propre à la faire échouer. Pison, un peu artiste comme Néron, tragédien, athlète, un joueur de paume et d'échecs qu'on venait voir de loin, et qui n'y avait pas son égal, riche d'ailleurs de talents solides, orateur habile, et faisant de son éloquence un généreux usage; maître des sentiments du juge devant lequel il plaidait; patron affable pour tous ses clients, aussi doux aux riches qu'aux pauvres, et chaque année tirant de sa bourse de quoi former à quelques plébéiens de mérite le cens de-chevalier mais trop homme de plaisir, et s'y étant selon toute apparence ruiné;'enfin, grand seigneur sans insolence plutôt que grand caractère; capable de bien mourir, mais incapable de vendre chèrement sa vie; Pison n'avait ni la résolution ni toute l'ambition de son rôle'. On se servait de lui; c'était un type de ces chefs de parti, que la naissance, ou quelque exploit de guerre, ou le beau don de la parole dans les pays où bien parler est estimé qualité d'homme d'État, exposent à cette haute fortune, et forcent d'être ambitieux par vanité quand ils ne le sont'ni par tempérament, ni par calcul, ni par des vues claires et grandes qui sont impatientes de se réaliser. Sous ce chef incertain, plus d'un complice conspirait pour son compte; témoin ce hardi tribun qui disait qu'il lui importait assez peu, pour l'hon-
Tacite;/in'!a~.<, livre XV,e))ap.XL\'n);Yoycz aussi fctn~.dftson.
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neur de Rome, que le prince fût un joueur de lyre ou un tragédien'.
La conspiration de Pison fut mieux conduite qu'on ne pouvait l'attendre de son chef. On ne s'était point embarrassé de ce qui suivrait, ce qui était fort sage; on s'accordait sur la nécessité de tuer Néron, mais on différait sur le temps et le lieu. Les uns voulaient le frapper en plein théâtre', au moment où il chanterait. Les autres voulaient faire le coup dans une villa de Pison, où le prince venait sans suite prendre des bains et se livrer à la table; mais Pison prétexta l'hospitalité violée, et le projet fut abandonné. Enfin, on convint de percer Néron au milieu du cirque, le jour de la fête de Cérès. Tous les conjurés avaient demandé un rôle Lucain n'en avait point; ses complices lui rendaient justice. Un affranchi de Scevinus, voluptueux obéré, mais homme de cœur, qui voulait finir bien une vie dissolue, alla tout dire à Néron. Il avait été chargé par son maître d'aiguiser le poignard destiné à frapper l'empereur. Scevinus avait eu la veille plus de convives que de coutume; il avait donné la liberté à plusieurs de ses esclaves et de l'argent à d'autres. Des ligatures pour panser les blessés avaient été préparées par son ordre. Scevinus, interrogé, expliqua tout et déconcerta les soupçons; mais l'affranchi dénonça un entretien secret qu'il avait eu le même jour avec un ami; on les interrogea séparément; ils se contredirent; la vue de la torture les ébranla; l'ami de Scevinus d'abord, 1
t. Tacite, .l))')ote~ livre xy,chap.n'n.
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puis Scevinus lui-même découvrirent tout le complot.
Il n'y avait plus qu'à mourir avec honneur. Ceux qui avaient risqué en proportion de ce qu'ils voulaient gagner, moururent dignement. Une femme de plaisir, Épicharis, qui était entrée dans la conspiration, peut-être par quelque amour dévoué qui avait réveillé en elle la vertu, fit la plus héroïque et la plus noble fin. Néron la fit mettre à la torture, pour en tirer des révélations et peut-être des noms qu'il voulait perdre; Épicharis ne nomma personne. Les coups, les feux, les mille cruautés des bourreaux, qui mettaient, dit Tacite, une sorte d'honneur à n'être pas bravés par une femme, n'arrachèrent d'elle aucun aveu. « Ainsi se passa le preK mier jour de la question. Le lendemain, comme on « la ramenait au lieu du supplice, dans une chaise « à porteurs, car elle ne pouvait plus se soutenir « sur ses membres brisés, elle défit son corsage, et « avec le lacet elle forma un noeud coulant qu'elle « attacha au haut de sa chaise; puis elle y passa sa « tête, et pesant sur ce nœud de tout le poids de « son corps, elle s'ôta le souille de vie qui lui res'< tait. Exemple admirable que donnait une affran« chie, une femme, protégeant ainsi, jusque dans les « plus cruelles douleurs, des étrangers et presque « des inconnus, tandis que des hommes de sang « libre, des chevaliers romains et des sénateurs, « trahissaient, sans y être forcés par les supplices, « ce qu'ils avaient de plus cher au monde*. » »
<nt)fffo,U~reXV.c))af.[.v~.
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Lucain, arrêté et interrogé, fit d'abord bonne contenance et ne voulut rien déclarer; mais bientôt, vaincu par la promesse de la vie, il dénonça ses amis et sa mère. Une ancienne biographie suppose que Lucain espéra que sa lâcheté envers sa mère lui servirait auprès d'un prince parricide. Le biographe, quel qu'il soit, a voulu faire un méchant trait d'esprit aux dépens de Lucain. L'action de Lucain eût été la plus odieuse et la plus maladroite des flatteries; car, au lieu de se concilier Néron en se faisant plus infâme que lui, ne risquait-il pas de lui donner l'occasion de montrer une horreur hypocrite pour l'action d'un mauvais fils, et, par là, de protester commodément contre le crime de parricide qui pesait sur lui? L'amour de la vie eti'espérance mal fondée que Néron ne ferait pas mourir tant de monde, furent les seuls motifs de Lucain. En comptant sur -la modération de Néron, Lucain ne faisait pas preuve de jugement, et surtout n'était guère conséquent avec la haine qu'il lui portait, car on doit tout attendre de ceux que l'on hait. En se rattachant à la vie qu'il lui fallait quitter si jeune, à vingt-sept ans, dans tout l'éclat d'une gloire d'autant plus belle qu'elle lui était plus disputée, Lucain ne iit qu'une lâcheté assez commune, pour laquelle il faut admettre des circonstances atténuantes) pour peu qu'on aime mieux trouver, dans l'histoire, des coeurs faibles que des misérables.
Quand Lucain vit qu'il fallait payer de sa tête la part qu'il avait prise à une conspiration dont la réussite lui aurait rendu, pour quelque temps peutêtre, son droit de faire des lectures publiques;
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quand il réfléchit, dans la solitude de sa prison, que des ressentiments littéraires, des paroles vives et offensantes, allaient lui coûter aussi, cher qu'à Pison et à d'autres les honneurs qu'ils espéraient d'une révolution faite à leur profit, certes il dut trouver le prix bien disproportionné à la peine, et il se montra lâche parce qu'il croyait n'avoir risqué qu'en proportion de ce qu'il voulait gagner. Il sentit qu'il avait été la dupe de Pison et des autres consulaires, lesquels lui auraient donné, pour sa part du butin, si la conspiration eût réussi, l'insigne honneur d'en écrire l'histoire en vers, et de la débiter sur le théâtre de Néron. A un ambitieux endetté, qui a de vastes passions et un patrimoine épuisé, il peut arriver un temps où la vie toute seule ne peut plus suffire, et où il la faut jouer telle qu'elle est, grevée de besoins et de l'argent d'autrui, contre une situation qui mette les ressources au niveau des dépenses; mais à un poëte qui a de l'indépendance et un beau génie, la vie toute seule suffit, parce que la vie, pour le poëte, c'est la gloire. Aussi n'y avait-il aucune ressemblance entre la position de Pison risquant beaucoup d'embarras, de dettes, de souffrances, d'ambition et d'argent, pour devenir le maître du monde, et la position du malheureux Lucain risquant beaucoup d'indépendance, de bonheur domestique, de jeunesse, d'avenir, pour obtenir, quoi? le droit d'être seul applaudi par les gradins, et d'obtenir toutes les couronnes aux jeux quinquennaux petite vanité de jeune homme que les jouissances secrètes d'un génie plus mûr lui auraient bientôt fait mépriser
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Pison, voyant la partie manquée, écrivit à Néron une lettre de basse flatterie, non pour lui, car il ne voulait point de grâce, mais pour une femme aussi belle qu'insignifiante qu'il aimait à la folie il priait l'empereur de conserver ses biens à cette femme. Cela fait, il s'affermit contre les angoisses de la dernière heure, et attendit froidement qu'on lui apportât les ordres de Néron. Quand il vit venir les soldats, il se fit ouvrir les veines des bras, et mourut. Lucain se débattit longtemps contre la mort; il s'abaissa jusqu'aux plus humbles prières. II ne cessa, dit Tacite, de dénoncer des complices au hasard, pa~t/?~ espérant que ces révélations faites coup sur coup lui seraient comptées par Néron comme un service. Mais quand il eut donné à l'amour de la vie tout ce qu'il pouvait lui donner, il se fit ouvrir les veines comme Pison, et mourut en récitant quelques vers de sa Pharsale. Il avait alors vingt-sept ans, et était désigné consul pour l'année suivante.
Il y a, au premier chant de la P/~tr~/e~ un passage sur les religions druidiques qui peut donner une idée des sacrifices que Lucain était capable de faire pour ne pas mourir. Le poëte énumère les peuples gaulois que le départ de César envahissant l'Italie a débarrassés d'un tyran. Arrivé aux Druides, il les apostrophe ainsi « Selon vous, les « ombres ne vont point peupler les demeures si« lencieuses de l'Érèbe et les pâles royaumes de « Pluton le même esprit, dans un monde nouveau, « anime d'autres corps. La mort, à vous en croire, « n'est que le milieu d'une longue vie. Certes, ces
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« peuples du septentrion sont heureux de leur erreur, « car ils ne sont point tourmentés par la crainte de « la mort, la plus grande de <OK<es les craintes. De « là cette ardeur qui les précipite au-devant du '< fer; de là ces âmes qui embrassent la mort; de « là le nom de lâche donné à celui qui ménage une « vie qu'on ne perd que pour la reprendre. » Vobis auctoribus umbrœ
Non tacitas Erebi sedes, Ditisqne profundi Pallida regna petunt; regit idem spiritus artus Orbe alio tongpB, canitis si cognita, vitae Mors media est. Certe populi quos despicit Arctos Felices errore suo, quos ille, timorum ,M«a?!'MU~ haud urget lethi metus! Inde ruendi In ferrum mens prôna viris, anin'aeque capaces Mortis, et ignavum rediturao parcere vitee.
Celui qui a écrit cela devait dénoncer sa mère Telle fut la vie de Lucain. Depuis le premier jour jusqu'au dernier, il passa d'une situation fausse dans une autre, n'ayant, pour se régler au milieu d'une vie que d'autres lui avaient faite, qu'un esprit plus brillant que sain, et un caractère plus fier qu'élevé. Je passe maintenant à l'appréciation de son talent et des poëtes de son époque.
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DEUXIÈME PARTIE.
I.Idéede<aP/MN'M~.
II. De la vérité historique dans la Pharsale.
III. Pompée pouvait-il être le héros d'un poëme épique? IV. Pompée est-il seul responsable de ses fautes politiques? V. César, l'homme du peupte et de l'épopée.
VI. De la vérité des caractères dans la Pharsale.
VII. Qu'il n'y a rien à apprendre, dans la Pharsale, sur la grande lutte qui en est le sujet.
VIII. De la Pharsale considérée comme un ouvrage romain opus romanum.
IX. Analyse des livres 111, VII et VIII de la Pharsale.
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DEUXIÈME PARTIE.
LA PHARSALE.
1. Idée de la Pharsale.
Quelle est l'idée de la Pharsale?
Est-ce le triomphe momentané que la liberté romaine remporta sur la tyrannie par la mort de César ?
Est-ce la réhabilitation du parti de Caton? Est-ce simplement une suite d'imprécations poétiques contre les guerres civiles?
Est-ce enfin une déclamation contre le caprice de la fortune qui se joue des réputations et des empires, élève l'un et renverse l'autre, le plus souvent élève et renverse le même homme, etc., etc., etc.? Il y a un peu de tout cela dans la Pharsale, et c'est là son premier et son plus grand défaut. On n'en aperçoit pas le but; on y trouve tantôt un Pompéien, qui écrit un pamphlet en vers contre César; tantôt un ami et un disciple de Caton, qui ne ménage guère plus le gendre que le beau-père; tantôt un sceptique, qui ne croit ni à Caton, ni à Pompée, ni à César, ni aux vieilles lois, ni à la liberté, ni aux dieux; tantôt un fataliste, qui ne voit dans les événements que des coups de la Fortune, dans les victoires, que les faveurs de la déesse, dans les
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défaites, que ses disgrâces, et qui s'épargne la responsabilité du blâme ou de l'éloge des actions, en les regardant comme des effets du hasard; tantôt un poëte qui trouve son compte à dire le vrai comme le faux, et qui se décide pour l'un ou pour l'autre, non pas d'après sa conscience, mais d'après ce qu'il en peut tirer de développements poétiques; qui, par exemple, met sans façon dans le camp de Pompée, ce qui se passe dans celui de César, prête aux Pompéiens les belles morts des Césariens, fait des scènes, des drames avec des actions insignifiantes, et convertit d'obscurs soldats en héros. Il y a tel passage où Lucain semble encore plus détester la guerre civile que le parti de César; tel autre où il se range du côté de la Fortune contre tout le monde. Des commentateurs qui ne pouvaient pas expliquer cette absence d'unité, et qui voulaient à toute force que Lucain, en sa qualité d'ancien, n'eût pas fait la faute d'en manquer, ont pris le parti de dire que l'ouvrage n'étant point achevé, on ne pouvait point prononcer sur cette question. Il est vraisemblable que notre poëte eût donné, à la fin de son poëme, la clef des dix premiers chants. Je le veux bien.
Mais le but de la critique n'est pas de prédire ce qu'un poëte aurait pu faire s'il eût vécu dix ans de plus, ni son rôle n'est d'achever les ouvrages restés incomplets; il faut qu'elle donne un jugement sur ce qui a été fait, sous peine de n'avoir ni utilité ni crédit. S'il ne nous restait de toute l'antiquité latine que la Pharsale, ce pourrait être pour la critique un assez bon emploi de son temps que
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de rêver les dix autres chants qui restaient à faire, et que de supposer Lucain révisant l'ouvrage de sa jeunesse avec les qualités de l'âge mûr; mais comme nous avons assez, grâce à Dieu, de poëtes et de poëmes latins complets, pour nous ôter le loisir de ces vaines spéculations et de ces admirations par induction, force nous est de juger chacun selon son œuvre, que cette œuvre soit un livre achevé ou ne soit qu'une ébauche.
Je crois peu, d'ailleurs, à ce bénéfice du temps et des années, que les commentateurs regrettent tant de voir enlevé à leurs poëtes. A un certain degré soitde médiocrité, soit de talent, l'âge peut modifier un poëte, mais ne peut pas faire qu'il soit moins médiocre ou qu'il, ait plus de talent. Je crois que Perse se serait consumé dix ans de plus sur ses satires, sans y mettre plus d'idées,.et sans parler un meilleur langage. Né médiocre, il aurait vieilli médiocre, il serait mort médiocre. Stace eût vécu dix ans de moins, que le travail de ces dix ans, retranché de ses ouvrages, ne l'aurait rendu ni meilleur ni plus mauvais poëte. Nous avons l'habitude de dire des hommes politiques distingués que leur mort vient toujours au bon moment pourquoi ne le dirions-nous pas aussi des poëtes de talent? La meilleure vie de poëte, c'est que le corps s'en aille quand la pensée a fait son temps. Il y a dix ans, si tel grand écrivain, que vous n'admirez plus que par politesse, était mort, vous auriez dit II est mort à temps pour sa gloire! Je ne vois pas ce que Lucain eût gagné à vivre jusqu'au règne d'Adrien, à travers les dernières années et la fin ignoble de
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Néron, les vertus inopportunes de Galba, les vices mêlés de vertus d'Othon, et les 'turpitudes de Vitellius. Je veux bien qu'il y eût eu une chance pour qu'il perfectionnât la Pharsale; mais il y en avait mille pour qu'il la gâtât, ou pour qu'il la fît suivre d'ouvrages très-inférieurs.
Si l'on voulait expliquer la pensée de la Pharsale par l'état moral et politique des contemporains de Lucain, il ne serait pas difficile d'établir que l'époque ne comportait pas une autre espèce de poëme, ni le poëme une autre espèce d'époque. Tout ce que nous voyons dans la Pharsale se trouvait dans toutes les têtes intelligentes qui la lisaient. C'était dans le public, comme dans le poëte, un mélange de fatalisme, de regrets, d'incrédulité, de scepticisme, de résignation; un certain souvenir religieux et triste de la Rome républicaine, avec une assez grande ignorance des institutions et des principes qui l'avaient fait fleurir; un culte pour Caton, plus philosophique que politique et qu'on rendait moins au défenseur des vieilles lois de Rome qu'à l'intrépide stoïcien; un amour de la liberté assez semblable à celui que les révérends pères jésuites permettaient à leurs écoliers, sous l'ancienne monarchie, quand ils leur donnaient à traiter de l'éloge de Brutus ou de Caton amour inoffensif et sans allusion au présent, comme si la Rome de Néron eût été séparée de la Rome des Gracches par mille ans d'intervalle; une tendance à mettre le malaise qu'on sentait à la charge des dieux, auxquels on ne croyait plus que pour les accuser; enfin, une horreur sincère des guerres civiles et des bouleverse-
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ments, horreur causée et entretenue par une soif insatiable de repos, et par cette espèce d'atonie où tombent les nations à la veille des grands changements. Voilà le détail à peu près exact des dispositions contemporaines, auxquelles on peut supposer que la Pharsale devait répondre, si l'on en croit son grand succès.
Un homme d'un véritable génie, dont l'éducation, au lieu d'être confiée à des charlatans, eût été solitaire et chaste; un écrivain qui se serait nourri de bons livres, et qui aurait acquis un jugement sain, solide, capable de résister au choc de toutes les impressions contradictoires qui devaient l'assaillir à son entrée dans la société; un tel écrivain aurait pu dominer toutes les dispositions de ses contemporains, et marquer à la fois ses ouvrages d'originalité et d'unité. Mais Lucain n'était pas fait pour une telle gloire, parce que ni la nature ni l'éducation ne lui en avaient donne l'étoffe. Quoique doué de qualités supérieures, il n'avait pas un véritable génie, et l'on a vu d'ailleurs à quelle école il avait été élevé. Il fut affecté tour à tour de tous les sentiments qui agitaient ses contemporains, et il les réfléchit fidèlement sans chercher ~à les mettre d'accord; au lieu de les dominer, il en fut l'écho. La Pharsale est une œuvre de détails, mais point d'ensemble; avec des membres, mais sans tête. C'est une déclamation de jeune homme sur les guerres civiles considérées dans leur caractère le plus extérieur et le moins politique, c'est-àdire comme donnant lieu à des batailles immorales où les frères s'entretuent; c'est une longue malé-
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diction contre ceux qui arment les pères contre les fils.
On ne sait au profit de quelle morale Lucain maudit les guerres civiles et ceux qui les allument. Est-ce au profit du stoïcisme? Non; car l'oracle du stoïcisme, Caton, reconnaissait la nécessité des guerres civiles, et y prenait un des premiers rôles, tout en les détestant. Est-ce~ au profit de la morale religieuse? Encore' moins; car Lucain n'accordait pas même aux dieux l'honnêteté de Caton, et ne se faisait aucun scrupule de leur attribuer l'aveugle partialité du hasard. Est-ce au profit de la morale contemporaine? Il n'y en avait pas. Est-ce au profit de la morale universelle? Mais l'empire étant l'humanité, et Rome étant l'empire, ce qui n'existait'pas à Rome n'existait nulle part. Il se faisait alors une morale universelle; mais c'était à l'insu de Lucain et de tous ses amis, lesquels ne se doutaient guère que l'esclave chrétien qui les essuyait au bain, ou qui les portait en litière, en savait plus qu'eux làdessus.
Le manque d'unité n'est pas le seul défaut de ~t P/~M'~e considérée dans son ensemble un défaut plus choquant peut-être, et qui s'y fait sentir presque à chaque page, c'est le manque de vérité historique.
H. De la vérité historique dans la Pharsale.
Il ne faut pas chercher dans la Pharsale l'explication du grand événement qui mit aux prises César
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et Pompée. Lucain a fait de cet événement un lieu commun de poésie. Il n'est descendu ni dans les causes ni dans les conséquences, et il a pris la tradition telle qu'on pouvait la lui donner dans les écoles, où sans doute l'examen de ces causes et de ces conséquences n'était pas permis, parce qu'il n'eut pas été favorable à l'empire. C'est, ainsi que je l'ai dit, la guerre civile traitée comme un sujet de déclamation. Lucain fait planer sur la guerre civile une divinité aveugle, la Fortune, qui roule avec sa roue d'un camp à un autre, quitte la mer pour la terre, et réciproquement; qui, quelquefois, se plaît à amorcer un parti par une petite victoire, et à rabattre l'orgueil de l'autre par un petit échec, qui fait tourner l'événement sur la pointe d'une aiguille, sur le courage d'un soldat'; qui fait la cour à César, dont la gloire est toute jeune, et se lasse de Pompée, parce qu'il y a trente ans qu'on parle de lui. Les incidents où paraît se plaire davantage Lucain, sont ceux où il y a le plus à peindre et le moins à juger. Sa guerre civile ne touche ni au passé ni à l'avenir; car je ne conclus pas, de ce que Lucain assigne cinq ou six causes vagues et générales à la querelle de Pompée et de César, qu'il en ait découvert l'origine, ni qu'il en ait suivi le lent enfantement dans le passé; je ne conclus pas davantage, de ce qu'il s'apitoie en style déclamatoire sur la perte de la liberté, qu'il ait trouvé la véritable et la seule conséquence de cette querelle. Je suis donc fondé à dire que sa guerre civile est un incident <. Voyez au livre Yt t'importance que Lucain donne au trait de courage d~ ;c~<ia) Scœva, à la batuille de Uyrrachium.
u. 3
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isolé, qui n'est lié à rien, qui se tient en l'air, qui ne fait pas plus partie de l'histoire de Rome que la Thébaïde de Stace ou que ~7'~o?MM<t~t<e de Valerius Flaccus. Il n'est pas possible de rapetisser davantage une immense révolution. Il n'y a que la chanson ou l'épigramme qui pourraient en apprendre moins.
Cependant Lucain avait un sentiment confus que la guerre civile entre Pompée et César était le plus grand fait de l'histoire romaine. Sans l'avoir jamais étudiée sérieusement, il savait que c'était le dernier et le plus populaire de tous les souvenirs nationaux. Il comprenait donc que, pour le chanter dignement, il fallait entonner la trompette guerrière, ou, comme on disait de son temps, chausser le cothurne tragique. Mais, ne voyant pas où était la vraie grandeur de l'événement, il la mit dans les choses extérieures, dans le cadre, dans les détails matériels. Ainsi, il fit les batailles plus meurtrières, les soldats plus féroces, les pertes d'hommes plus grandes; il convertit les ruisseaux de sang en rivières, les escarmouches en combats, les collines en montagnes, les hommes en démons. Les famines sont plus désastreuses pour César et Pompée que pour tout le monde; on ne comprend pas comment leurs soldats ne sont pas submergés jusqu'au dernier par les inondations. Ils ont des tempêtes faites tout exprès pour eux; ils marchent en Afrique, les pieds entortillés de serpents; leurs maladies échappent à toutes les prévisions de l'art de guérir; leurs plaies bâillent comme le gouffre de la Pythie; les armées percées de traits, les forêts coupées par le pied, ne
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tombent pas, tant les hommes et les arbres y sont pressés.
Il n'y a rien de trop grand pour les grandir. Le bruit de leur choc dans les batailles est entendu aux -extrémités du monde. Le Vésuve dont les éruptions ébranlent toute l'Italie, et qui lança un jour une nuée de cendres jusqu'à Constantinople n'a pas la voix si grande ni si retentissante. Ainsi toute la. scène est agrandie prodigieusement, pour que les acteurs y paraissent moins petits. Mais c'est le contraire qui arrive. Plus le théâtre est vaste, plus l'acteur s'y perd. Les tableaux de Lucain me rappellent ceux d'un certain paysagiste de je ne sais quel roi de Naples qui les payait au pied carré. Le paysagiste, pour augmenter la somme, augmentait les pieds carrés en faisant des cieux immenses pour des bergers de la hauteur du pouce ou des arbres de la hauteur du coude. Ceux qui ne savaient pas ses arrangements avec le roi de Naples trouvaient son ciel trop haut et ses personnages trop petits. On en pourrait dire autant de Lucain.
Quand j'ai fait la remarque que Lucain n'est point entré au fond des causes de la guerre civile, je n'ai point entendu par là que la condition d'un poëme historique fût nécessairement d'exposer et de discuter les événements à la manière de l'historien ou de l'homme d'État. On ne demande pas au poëte de savantes dissertations sur les révolutions politiques, tâche aride, qui ne s'accommoderait ni aux. développements de la poésie, ni à la liberté de l'imagination; on lui demande des inspirations, des
i. Cette éruption eut lieu en 472.
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images, de l'harmonie, et, pour accorder ses impressions personnelles avec la vérité de tous les temps et de tous les pays, du bon sens. Si Lucain avait simplement mis en vers la tradition populaire, sans y rien changer, il aurait pu faire un excellent poëme, à la condition pourtant d'être simple et naturel comme les souvenirs du peuple. Mais comme il n'a pas pensé à recueillir une tradition, on peut lui demander pourquoi voulant juger les guerres civiles, il les a si mal jugées; pourquoi il ne sait être ni grand comme la tradition populaire, ni instructif comme l'historien. Il n'y avait que deux manières de fair e la Pharsale, c'était ou de recueillir à Rome et par toute l'Italie les souvenirs nationaux sur ces dernières guerres de la liberté, de courir en Grèce, en Egypte, sur les traces de Pompée et de César, d'interroger les pâtres de la Thessalie, et de composer une épopée de tous ces bruits populaires; ou bien de peindre à grands traits la corruption d'où sortirent les guerres civiles, et d'expliquer le grand changement qui rendit César maître du monde. Or, Lucain n'atraité son sujet ni de l'une ni de l'autre manière. Il faut dire que s'il avait consulté les souvenirs du peuple, il n'aurait pas pris Pompée pour son héros.
Mi. Pompée pouvait-il être le héros d'un poème épique? Pompée n'était ni l'homme du peuple ni l'homme de la poésie, parce que Pompée n'était pas un grand homme. Tous les efforts que fait Lucain pour élever
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Pompée tournent au profit de César. On ne peut pas être grand et être battu; on ne peut pas être admiré pour des défaites, des fautes, des découragements les hommes ne croient pas à qui ne croit plus en soi. Je ne connais pas de caractère plus prosaïque que celui de Pompée.
L'éducation de Pompée, comme homme de guerre, ressemble assez à celle de Lucain, comme poète. Il fait ses premières armes sous la direction de son père Strabon, et ses belles dispositions lui attirent des éloges. M rend quelques services à Sylla, en achevant, avec des troupes levées à ses frais, les débris de l'armée de Cinna et de Carbon, partisans souvent battus, et que le seul bruit de l'arrivée de Sylla avait fort ébranlés. Sylla l'en récompense par des compliments. Il vient à la rencontre du jeune homme, et le salue du nom d'/mpemfo?'. Sylla, dès la première vue, avait bien jugé Pompée. Il le battait d'autant plus, qu'il croyait bien n'en avoir jamais rien à craindre. Pompée avait renchéri sur l'empressement de tous les Romains ou Italiens de marque qui s'étaient rendus au camp de Sylla, de tous les points où les partisans de Marius tenaient encore. Ceux-ci n'offraient au vainqueur de Marius que leur personne et leur obéissance; Pompée, par un raffinement de soumission, lui offrait une petite armée d'hommes de choix, bien rangés et bien équipés, que Sylla ne se lassait pas d'admirer. Toute l'histoire militaire de Pompée pourrait se réduire à ceci des louanges excessives pour de faciles succès. Or, Pompée s'estima toujours d'après les louanges excessives qu'il avait reçues, et n'agit,
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dans beaucoup de circonstances, qu'avec l'espèced'hésitation que lui donnait la conscience de sessuccès trop faciles.
Pompée était un homme de parade et de représentation. Il avait une belle ngure, des manières hautes et fières, une certaine majesté qui le rendaittrès-propre à figurer dans les cérémonies ses flatteurs lui trouvaient une grande ressemblance avec Alexandre, et il permettait volontiers qu'on lui en donnât le nom. C'était un ambitieux de l'espèce de ceux qui n'ont de l'ambition que le goût pour la représentation et la pompe. Quand il était hors de èharge, au lieu de chercher à se rendre nécessaire par ses talents, de fréquenter le barreau, d'accuser ou de défendre, comme faisaient tous les hommes. distingués de son temps, il fuyait les tribunaux et les autres-lieux d'assemblée; il ne voulait ni soumettre ses idées au public ni exposer sa personne au grand jour; il affectait de se tenir à l'écart dans une espèce de solitude majestueuse, comme le dieu familier de la république, auquel on venait s'adresser dans toutes les grandes crises il recevait les hommages comme un tribut qui lui était dû, et ne regardait pas ses amis politiques comme des partisans de sa haute position, qui le flattaient en proportion de ce qu'ils attendaient de lui, mais comme des clients qui l'aimaient pour l'honneur de son amitié, et qui venaient s'abriter sous sa. gloire. S'il lui arrivait d'honorer les Romains de sa présence, ce qu'il faisait rarement pour ne pas se prodiguer, c'était un jour de spectacle pour le peupleque cette longue file de suivants qui accompagnaient.
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sa litière; on sifflait ou on applaudissait on sifflait le faste royal de cet homme, qui n'était pas de force à se faire roi; on applaudissait au dépit que ces airs de grandeur donnaient au sénat et à la noblesse. Le jour du triomphe était le grand jour de Pompée. Après ses faciles victoires sur Mithridate, et cette promenade en Orient, qui faisait dire à Lucullus que Pompée était un oiseau de cœur lâche qui dévorait les cadavres qu'un autre avait jetés par terre, et qui dissipait les restes des guerres faites par autrui, Pompée triompha pendant deux jours. Jamais triomphateur n'avait présenté une si longue suite d'écriteaux, portant les noms des pays qu'il avait conquis. Afin de multiplier ces écriteaux, Pompée avait pénétré dans des provinces dont les peuples étaient subjugués, ou si faibles qu'ils ne pouvaient faire une résistance sérieuse. Les noms de quelques cantons de l'Asie que Pompée avait transformés en provinces, et de quelques peuplades dont il avait fait des nations, figuraient sur la liste de ses conquêtes. Là où il n'avait pas pu faire de prisonniers, faute de résistance, il avait recueilli des choses curieuses, des habits de guerre, des meubles, et emmené des indigènes de bonne volonté pour faire le personnage de captifs. On voyait à son triomphe des pièces de vaisselle en cristal, des lames d'or, une montagne d'or, avec des daims et des lions, et sa propre statue incrustée de perles. Pompée précédé de portraits, de tableaux et d'effigies, suivi de princes captifs, de provinces conquises, jouissait de son triomphe, non pour le crédit qui lui en revenait dans le public, mais pour le plaisir de se
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voir sur un char, dominant la foule immense de ce peuple qui l'applaudissait d'autant plus qu'il le craignait moins. Ce n'était pas aux Romains, mais à lui-même, qu'il donnait ce spectacle.
Descendu de son char, l'ambition reprenait le dessus. Pompée aspirait à l'empire, et n'osait pas s'en emparer. H ne voulait pas s'y placer, et n'y pouvait souffrir personne. !1 aurait désiré qu'on vînt le lui offrir solennellement, les joueurs de fltite et les colléges de prêtres en tête, un jour que Rome aurait été si éprise de sa gloire, qu'elle se serait donnée à lui par amour. Ce faux grand homme ne comprenait pas que les nations ne se donnent qu'à celui qui sait les prendre, qu'il n'est pas de peuple tombé si bas, qui s'offre comme une courtisane, et que quand une république est dégénérée au point d'avoir besoin du despotisme pour vivre, il faut que l'homme qui est de taille à y prétendre fasse tout au moins semblant de s'en emparer par un coup de main, afin d'épargner à la république la honte de s'être livrée. Pompée ne voyait le pouvoir que dans les honneurs extraordinaires, quoiqu'il vécût dans un pays où un simple tribun était quelquefois maître de la nation il avait plus besoin de paraître que d'être; et il était moins dangereux pour la liberté placé au faîte des honneurs que rentré dans la condition privée, parce que, redevenu candidat, il briguait les honneurs avec' les mêmes moyens qui servent à usurper le pouvoir, et qui sonttoujours funestes à la liberté. Dictateur, il était moins à craindre que simple citoyen, parce qu'ayant -la dictature, il était beaucoup plus modéré que sa
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charge, et que ne l'ayant ,pas, il remuait l'État comme s'il eut prétendu à quelque chose de plus. Ce fut là toute sa politique à l'intérieur vouloir tout et n'oser rien ce qui ne veut pas dire que Pompée ne fît jamais de violences peu d'hommes, au contraire, en ont fait plus et de plus maladroites. Il lui arriva de sortir d'une élection, sa toge couverte de sang, et de faire accoucher sa femme avant terme à la vue de ce sang qu'elle prenait pour le sien. Ses violences étaient des brigandages de place publique; il n'avait ni l'audace d'un tyran ni la vertu d'un citoyen. U commettait ou laissait commettre des meurtres pour n'arriver qu'à la seconde place, et quand il pouvait prendre la première sans verser une goutte de sang, le cœur lui manquait.
Pompée avait à son service et même à ses gages des émissaires qui le louaient sans mesure. Dans ses moments de solitude et de haut silence, ces émissaires redoublaient d'ardeur, pour faire en sorte qu'absent il parût présent. C'était une espèce de renommée à cent voix, à laquelle Pompée dictait sa leçon, et qui ne permettait pas qu'on l'oubliât un moment. Outre ces émissaires, Pompée avait de nombreux amis chargés de briguer pour lui les charges, de lui faire offrir les commandements extraordinaires, et qu'il se réservait de désavouer, si la brigue ne réussissait point. A chaque événement de quelque importance, soit que la guerre éclatât dans l'intérieur ou aux frontières, soit que l'ordre fut gravement troublé dans Rome, cette nuée de panégyristes à gages et de clients enthousiastes pré-
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sentait Pompée au peuple et au sénat, comme le seul homme capable d'empêcher la crise ou de la faire tourner au profit de la république. Pompée, renfermé dans ses jardins; était tenu au courant de ces menées et en dirigeait le fil. S'il voyait que la chose fut bien prise par le peuple, il sortait de son sanctuaire, et daignait appuyer par sa présence une brigue qui semblait être celle de tout le monde; si, au contraire, il était averti que le peuple y avait de la répugnance, il faisait dire, par une partie de ses émissaires spécialement chargés de démentir l'autre, qu'il n'avait jamais songé à élever ses prétentions si haut. Dix fois il joua cette comédie, au grand scandale des gens de bien qui méprisaient un homme assez fort pour menacer la liberté, mais pas assez hardi pour la confisquer.
Pendant qu'il était en Asie, un tribun de ses amis demanda qu'on le rappelât avec son armée pour rétablir la constitution violée par les exécutions illégales des complices de Catilina. Ce fut la seule fois que Pompée inspira une sorte de terreur. Il venait de se couvrir de gloire dans la guerre des pirates; il avait parcouru l'Asie en conquérant, recevant les soumissions des villes, et dispersant les dernières résistances. Le seul ennemi sérieux de la république, Mithridate, battu une première fois par Pompée, n'avait pas survécu à sa défaite. Pompée était à la tête d'une armée puissante, qu'il avait enrichie des dépouilles de l'Asie. On commençait à comparer sa position à celle de Sylla, et beaucoup craignaient qu'il ne lui prît envie de compléter les ressemblances que la fortune s'était plu à mettre
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entre ce grand homme et lui. Comme on le voyait aussi puissant, on le croyait aussi entreprenant. C'étaient des deux parts une belle armée et des victoires, mais ce n'était pas le même génie. Pendant que Rome avait peur de Pompée, et que ses émissaires menaçaient de son retour leurs ennemis personnels et spéculaient sur l'aùdace qu'il n'avait pas, le tribun qui avait demandé pour lui i la dictature, et qui l'était venu rejoindre en Asie, s'épuisait en exhortations et en conseils pour le déterminer à imiter Sylla et ses légions. Pompée ne disait ni oui ni non; il marchait cependant du côté de l'Italie, à la tête de son armée, espérant de deux choses l'une, ou bien que Rome lui expédierait par des courriers le décret qui le nommait dictateur, ou bien qu'à force de voir les Romains craindre sa fortune, il finirait lui-même par ne plus en avoir peur. Pompée ressemblait assez à un charlatan qui n'aurait pas la prétention de passer pour un inspiré, mais qui, se voyant traité comme tel par la foule, finirait par se persuader qu'il l'est tout de bon. Arrivé à Brindes, il licencia son armée, et lui donna rendez-vous à Rome pour le jour de son triomphe. Il s'avança vers la ville dans l'appareil d'un simple proconsul, fier de rassurer la république, après s'être donné la petite gloire de la faire trembler. Il en fut reçu avec d'autant plus d'enthousiasme on était charmé de n'avoir plus qu'à encenser celui qu'on croyait avoir eu à craindre, et de fêter une idole au lieu de flatter un tyran. La vanité de Pompée y trouvait son compte; un retour à la'Sylla l'aurait embarrassé, car il n'aurait su que
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faire d'une dictature usurpée; un retour modeste et légal ne lui ôtait rien de ses honneurs, et lui donnait en outre le mérite d'obéir aux lois qu'il avait pu violer.
Personne ne fit plus de mal à la république que Pompée, parce qu'il n'y a pas de pires ennemis des républiques que ceux qui, ne sachant pas s'y contenter des pouvoirs établis par la constitution, n'osent pas se mettre au-dessus de la constitution elle-même, et qui ne veulent ni rester dans la loi ni en sortir, ni obéir ni usurper. Après Sylla il n'y avait plus personne. Tous les hommes habiles étaient morts, soit dans les réactions civiles, soit dans les guerres. Ce fut ce manque d'hommes qui recommanda Pompée. 11 eut de la gloire avant d'avoir du talent; il eut de l'influence avant d'avoir du mérite ce qui doit toujours arriver après d'aussi grands épuisements que celui où Rome était tombée. Cette gloire précoce et facile le rendit trèsonéreux à la république, dont les honneurs réguliers etiégaux, fort au-dessus de ses talents, paraissaient toujours au-dessous de sa gloire. L'ambition de Pompée ne se réglait pas sur sa capacité, mais sur sa réputation de sorte qu'il paraissait toujours demander', non pas ce qu'il méritait, mais ce qu'on lui devait. Il ruinait l'État par ses intrigues, et comme il ne voulait ni s'en rendre maître, ni souffrir qu'il y eût aucun citoyen plus haut en dignité que lui, il arriva une fois que la république se trouva sans magistrats et sans gouvernement. Les tribuns, dévoués à Pompée, excitaient des tumultes populaires, ou bien alléguaient des présages sinistres
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pour suspendre les élections. C'est ainsi que cinq mois se passèrent, pendant lesquels il n'y eut ni consuls ni jugements, Pompée n'en voulant point souffrir et n'osant point en tenir lieu.
Du reste, ce héros de la légalité, que Lucain nous donne comme le représentant des lois de la patrie, en avait été le plus désastreux et quelquefois le plus violent ennemi. Ses débuts politiques et militaires avaient été marqués par de nombreuses illégalités. On lui avait fait l'honneur, à l'âge d'un peu plus de vingt ans, de violer les lois tout exprès pour lui; il s'en souvint plus tard, et en profita. A son retour d'Afrique, où Sylla lui avait donné un commandement, il sollicita le triomphe pour quelques combats heureux contre des partisans qui ne tenaient plus la campagne que par point d'honneur. La loi n'accordait le droit du triomphe qu'au général qui avait été préteur ou consul. Sylla prit le parti de la loi, non pas par envie, car les lauriers de Pompée n'étaient pas de ceux qui l'empêchassent de dormir, mais par un respect affecté pour la légalité qu'il avait mise sous ses pieds, quand la chose, en valait la peine. Pompée insista. « Qu'il triomphe donc! » s'écria Sylla, qui voyait, après tout, moins de mal à ce que la loi fût violée qu'à ce que Sylla fût importuné par les sollicitations de Pompée et de ses amis.
Le second triomphe de Pompée ne fut pas moins illégal que le premier. Ce fut après la guerre d'Espagne, guerre menée lentement, mais avec suite, par Métellus, et achevée en réalité par le poignard de Perpenna, assassin de Sertôrius; de sorte que
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Pompée n'eut cette fois encore qu'à recueillir le fruit des labeurs de Métellus, et à profiter du crime de Perpenna. Les lois défendaient qu'on triomphât pour une victoire remportée dans une guerre civile. En outre, Pompée n'avait pas l'âge légal, et n'avait été ni questeur, ni préteur, ni édile. Malgré cette double illégalité, il triompha. Ses amis avaient appuyé sa demande par cette singulière raison, qu'ayant été dispensé une première fois des obligations de la loi pour de grands services, il convenait à plus forte raison de l'en dispenser pour des services plus grands. Pour couronner l'œuvre, on lui permit de se mettre sur la liste des candidats au consulat, quoiqu'il n'eût exercé aucune des charges. prescrites par la loi.
Le commandement donné à Pompée dans la. guerre des pirates était une innovation encore plus dangereuse. Quand la situation des affaires exigeait un pouvoir extraordinaire, la constitution y pourvoyait en nommant un dictateur. Pompée n'en eut pas le nom, mais il eut plus que la chose. L'empire absolu dont on l'avait investi, et qui mettait sous sa domination une si vaste étendue de terres et de mers, pour une si longue durée, excédait toutes les lois de l'État. Pompée avait le droit de casser tous les magistrats et gouverneurs des provinces de l'immense ressort commis à son autorité, lequel comprenait l'Égypte, l'Espagne, la Syrie et la Grèce. A cette commission exorbitante on joignit les provinces de Phrygie, de Bithynie, de Cappadoce et du Pont; de sorte que Pompée fut chargé à la fois de toutes les guerres de mer et de terre que
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soutenait alors la république. Si Pompée n'imita pas Sylla, c'est apparemment qu'il croyait Sylla moins puissant que lui, et qu'il ne voulait pas descendre. Si on lui avait moins donné, peut-être aurait-il songé à prendre quelque chose. Cela pouvait n'être pas une mauvaise politique d'accabler un ambitieux d'honneurs, et de ne lui laisser rien à désirer; car les gens qu'on rassasie sont moins dangereux que ceux qu'on laisse jeûner. Pompée, maître des trois quarts du monde connu, ayant assez d'or et d'argent pour acheter la moitié du peuple romain, commandant toutes les troupes de terre et, de mer de la république, avait plus de chemin à faire pour être roi que César, lieutenant dans les Gaules, et chef de quelques légions, qui faisaient encore le métier de soldat, comme au temps des Scipion, et qui ne croyaient se battre que pour protéger l'une des frontières de la république. Était-ce là l'idée de Cicéron, lorsqu'il poussait de tout son crédit à ce qu'on chargeât Pompée de pouvoirs illimités? Peut-être.
IV. Pompée est-il seul responsable de ses fautes politiques? Au reste, il y eut de la faute de tout le monde dans l'excessive fortune de Pompée, et dans le mal qu'elle fit à Rome et aux vieilles libertés républicaines. Pompée s'empara souvent de la puissance par de mauvaises intrigues, par des violences; mais plus souvent peut-être il ne fit que la recevoir des mains de la nation, qui la lui donnait sans réserve e
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et sans condition, et qui lui faisait litière de toutes les lois gardiennes de la liberté. C'est un tort assez commun au peuple romain, et généralement à tous les peuples libres, de donner du pouvoir aux hommes politiques en proportion de l'estime momentanée qu'ils en font, du bien qu'ils en attendent, ou des dangers dont ils ont été tirés par eux. Quand un personnage public est aimé de la nation, qu'il la délivre d'une inquiétude ou d'un péril, qu'il lui a rendu un éclatant service, alors la nation n compte plus avec lui honneurs, argent, liberté, il peut faire main basse sur tout, et s'il en laisse quelque chose, c'est qu'il veut bien mettre plus de modération à prendre que la nation à donner'. Presque tous les grands hommes sont funestes à la liberté, à cause de cette complaisance aveugle des peuples, qui sont outrés dans leur reconnaissance comme dans leur ingratitude. Mais, ce qui est bien pis, c'est que des hommes médiocres, qui paraissent grands parce qu'ils sont enflés par de petites circonstances, et qui ont de l'importance par surprise, font le même mal à la liberté des nations. Que de despotes cette fâcheuse disposition n'eûtelle pas faits, si l'audace de certains hommes eût été en proportion de leur popularité, et s'ils avaient eu autant de cœur que de bonheur! Nous ne manquons souvent de maîtres, que parce que les maîtres nous manquent. C'est une espèce d'hommes si rare, que même les nations les plus empressées pour la servitude ne peuvent pas toujours venir à
i.MeHus,qnodp)urajubcrc
Erubuit.quamUornapati. (P/tf)r<a!<,Uvrem,Yers3.)
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bout de se donner un despote. H y a, même près de nous, plus d'un exemple de cela.
A Rome, l'état particulier des opinions et des partis fit que l'excès de pouvoir dont on investit Pompée à plusieurs reprises, fut tantôt le tort de toute la nation, tantôt celui de l'aristocratie seulement, tantôt celui du peuple. Quand le sénat, qui représentait l'aristocratie, avait peur de quelques tribuns ou de tels de ses membres qui visaient à la dictature, en s'appuyant sur le peuple, il se hâtait d'opposer à toutes ces prétentions menaçantes un homme éminent, presque toujours un homme de guerre, avec des pouvoirs qui n'étaient limités que s'il le voulait bien, et une liberté d'action qu'il n'épuisait jamais tout entière, parce qu'il ne l'osait pas ou n'en avait pas besoin. Une fois le danger passé, les prétentions écartées ou abattues, restaient des précédents fâcheux, des exemples de lois violées ou éludées, des excès de pouvoir introduits dans la constitution, et dont on grevait l'avenir et, par-dessus tout, un homme qui rentrait dans la condition privée avec le souvenir qu'il avait pu toutes choses un moment, et une ambition peu disposée à respecter les lois dont on lui avait fait une fois le sacrifice.
Pompée fut souvent cet homme pour le sénat; on le lançait, sans bride et sans contre-poids, sur l'ennemi présent qui alarmait l'aristocratie; et quand l'expiration de ses pouvoirs excessifs était arrivée, il ne sortait des charges qu'en s'agitant et en menaçant, supportant d'autant moins sa chute qu'on l'avait fait tomber de plus haut. Ce fut aussi quelu. 4
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quefois le tour du peuple de gâter Pompée pour l'opposer au sénat. On lui faisait alors des fêtes royales, on jonchait de fleurs les chemins par où il devait passer, on approchait la couronne de sa tête, et assez près pour qu'il lui prit envie de se faire roi; et après que le peuple s'était passé la satisfaction d'épouvanter le sénat, ou de le réduire au silence, Pompée ne rendait ses pouvoirs que comme une proie qu'on lui faisait lâcher. Souvent même, à quelques mois de là, il se retournait contre le peuple avec l'excès d'autorité et les habitudes de commandement sans contrôle qu'il en avait reçus mauvais précédents qui retombaient sur la liberté, outre que le peuple avait perdu le droit de se plaindre du trop de puissance de Pompée, y ayant contribué lui-même par l'exagération de ses faveurs. Enfin, c'était quelquefois la nation tout entière, peuple et Sénat, qui se mettait dans les mains de Pompée, ainsi que cela se vit dans la guerre contre les pirates, où Rome ne retint de ses libertés que ce qu'il ne voulut pas ou n'en osa pas prendre. Ce fut pur hasard si cet homme que tout le monde faisait si grand, et qui était parvenu à effrayer ceux même qui ne le croyaient pas dangereux, échappa à sa fortune, en se trompant sur la valeur des choses; c'est-à-dire en prenant l'ambition pour de l'audace et la renommée pour du pouvoir. Sans ce hasard, César n'eût été que le second roi de Rome, et il serait mort dans son lit.
La plus grande faute que commit le peuple romain, ce fut d'exagérer les services militaires de Pompée,-et d'accorder à ses victoires lesrécom-
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penses qu'il ne devait accorder qu'à ses talents. C'est encore une faute très-commune aux nations libres, et surtout aux partis, qui y sont plus nombreux, et plus exclusifs que partout ailleurs. Les partis ne manquent jamais de prendre pour mesure de la capacité d'un homme, de ses talents, de ses vertus politiques, l'étendue du service qu'ils en ont tiré dans une crise. Ils font ainsi, pendant le combat, des héros qui retombent à leur charge le combat fini, et qui, après les avoir aidés dans les revers, les embarrassent de leurs exigences dans la victoire.
Au milieu des luttes du peuple contre le sénat.etdes partis entre eux, il arrivait souvent que tel orateur médiocre fût vanté à l'excès pour un plaidoyer qui n'avait d'autre mérite que d'avoir assez bien exprimé les passions d'un parti, et dont toute l'éloquence consistait dans l'assentiment tumultueux de l'auditoire. Eh bien! si ce parti l'emportait, son orateur de prédilection se présentait, au jour du triomphe, avec une ambition insatiable. Il n'attendait pas qu'on lui fit sa part, il se la faisait lui-même, et se payait magnifiquement de ses médiocres talents et de ses services déjà oubliés. Mais comme les partis se dégoûtent aussi vite qu'ils se passionnent,.et que le plus souvent, l'homme dont ils avaient cru se servir s'est en réalité servi d'eux pour faire ses propres affaires, ils dénigraient le héros de la veille avec la même exagération qu'ils l'avaient loué. De là le reproche qu'on faisait et qu'on fait encore aux partis d'être ingrats, reproche .quelquefois mérité, mais plus souvent injuste; car
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combien d'hommes se retournent contre leur parti après s'être élevés par ses mains, et souvent au prix de son sang!
Cependant ce reproche d'ingratitude, qui semble fondé à première vue, fait grand tort aux partis auprès des gens timides et doux, qui sont la masse, et qui ne sont frappés, dans ces retours d'opinion et de popularité, que du fait tout extérieur d'une idole encensée la veille et brisée le lendemain. Il y aurait un'moyen pour les partis de prévenir tout à la fois les désenchantements et les reproches, ce serait de faire des réserves avec leurs amis dans le moment même où ils en sont le plus contents, ce serait, tout en profitant de la harangue de leur orateur ou de la victoire de leur homme de guerre, de se réserver d'y voir les endroits faibles, les mérites de circonstance, les parties de petit bonheur et de hasard. De cette façon, ils ne se trouveraient pas surchargés, le jour où l'on partagerait les dépouilles, d'ambitieux avides qui veulent qu'on taxe leurs récompenses, non sur ce qu'ils sont, mais sur ce qu'ils ont passé pour être; non sur leur mérite réel, mais sur la réputation qu'on leur a faite et, d'autre part, s'ils venaient à être reniés, ils n'en auraient ni étonnement ni colère; et comme ils auraient été retenus dans leur reconnaissance, ils ne paraîtraient à la masse de la nation que médiocrement ingrats.
Ce ne fut pas seulement tantôt un parti, tantôt un autre, tantôt le sénat, tantôt le peuple, qui fit la faute d'exalter démesurément les exploits de Pompée; ce fut encore la nation tout entière, et à
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différentes reprises. D'où il arriva que Pompée, toutes les fois qu'il sentit sa popularité décroître, affecta un grand deuil, se retira des affaires, s'enferma dans ses jardins, afin que la nation, se rappelant ses triomphes, se sentît saisie d'un mouvement de repentir, et le tirât de sa solitude, pour échapper au reproche d'être ingrate et inconséquente. Il exploita plus d'une fois cette disposition avec plus d'adresse qu'on ne lui en croyait, et il fut du petit nombre des hommes politiques auxquels il est donné de renouveler plusieurs fois leur popularité dans le cours de leur vie. D'ailleurs, tous les partis ayant eu l'imprudence de l'admirer outre mesure ils se fermaient la bouche les uns aux autres, en se rappelant réciproquement que l'homme dont ils se plaignaient avait été leur héros. Quand l'aristocratie opposait Pompée aux entreprises du peuple: « C'estvotre Pompée,)) disait-on aux comices qui murmuraient. Quand c'était le peuple qui se servait de Pompée « De quoi vous plaignez-vous ? disait-on au sénat; n'est-ce pas le chef de votre compagnie, le représentant de vos intérêts? ))EtPompée retombait ainsi tour à tour sur tous les partis de tout le poids de son mérite exagéré, de ses faciles pacifications assimilées à des conquêtes, de son bonheur pris pour du génie.
Chaque parti expiait tour à tour le tort d'avoir grandi Pompée outre mesure; et comme d'ailleurs aucun ne pouvait disposer de récompenses proportionnées au renom qu'il lui avait follement donné, l'avenir de la nation payait pour toutes ces fautes et pour toutes ces inconséquences. Il restait
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au sein de la république, au-dessus et en dehors des lois de la patrie, une ambition immense, vague, flottant d'un camp à l'autre, dominant les partis de nom, mais en réalité dominée par eux, et ne servant guère qu'à faire prévaloir leurs mauvaises prétentions une gloire militaire qui, n'osant usurper, ne pouvait que corrompre, qui apportait dans les intrigues électorales les habitudes de la violence, qui faisait de la sédition faute d'oser faire de la tyrannie, et qui bataillait dans les comices pour glisser furtivement son nom dans l'urne électorale, par impuissance de faire comme César, lequel brisait l'urne, chassait les comices, et se nommait luimême à la place dont il avait besoin.
Pompée, avec de l'intelligence, de l'esprit, une grande expérience des partis, trois choses qui entrent pour beaucoup dans l'art de commander aux hommes, manquait de caractère, c'est-à-dire de la chose qui, seule, peut donner l'empire, à défaut même des grandes qualités de l'esprit. Il était de l'espèce la plus commune des hommes politiques, c'est-à-dire plus craintif encore qu'entreprenant, ne pouvant se passer du pouvoir et n'osant pas s'y perpétuer, désirant toujours beaucoup plus qu'il ne pouvait et même ne voulait obtenir, jouet de ceux qu'il croyait mener, exploité par ceux dont il croyait se servir, se regardant comme le chef de ceux dont il n'était que le drapeau, faible et flottant, se consolant par beaucoup de morgue de n'être quelquefois rien, plus vain encore qu'ambitieux, parce qu'après tout il n'avait que des passions médiocres, plus de goût pour la pompe que pour la tyrannie,
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et parce que certaines de ses qualités privées ne pouvaient s'accommoder de l'état violent ni des risques d'une ambition poussée jusqu'au bout. Sa femme, je devrais dire ses femmes, car on discute s'il fut marié quatre ou cinq fois, ses amis, ses affranchis, faisaient de lui tout ce qu'ils voutaient. Le grand Pompée était amoureux, non pour se distraire ni pour se reposer, comme les hommes vraiment grands, qui aiment en courant; il faisait de l'amour une affaire grave; c'était pour lui un soin plus pressant que son ambition. IL faut dire que ses amours étaient régulières Pompée était mari fidèle, à la condition pourtant de laisser dire par ses amis qu'il était encore plus aimé, qu'il n'aimait. H avait tant de vanité, que, tout épris qu'il fût de presque toutes ses épouses, il prenait ses précautions pour qu'on ne le crût pas, et ne voulait pas qu'on pensât dans le public qu'il pouvait y avoir quelque chose de plus cher à Pompée que Pompée lui-même. Cette excessive vanité le rendait peu sensible aux railleries. S'il eût paru en souffrir, il aurait montré par là qu'elles pouvaient l'atteindre; il s'en fatiguait plutôt qu'il ne s'en offensait, ainsi que cela lui arriva à Pharsale, quand ses principaux officiers le poussèrent, à force de sarcasmes, à livrer bataillé à César.
Ce qu'on raconte de l'insolence de son affranchi Démétrius, et de l'empire que cet homme avait sur lui, est à peine croyable. Quand Pompée avait des personnes de marque à dîner, il allait lui-même au-devant des conviés, et attendait qu'ils fussent tous venus avant de se mettre à table. Démétrius,
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son affranchi, s'y mettait avant tout le monde, et se faisait servir seul, la tête couverte, laissant à Pompée le rôle d'affranchi, pour prendre celui de maître grossier et insolent. Pompée, vainqueur des pirates de l'Asie, logeait à Rome dans une maison fort simple, tandis que son affranchi s'étalait dans les plus belles maisons de campagne de l'Italie. Dans la guerre d'Asie, Caton, étant près d'entrer à Antioche, vit venir à sa rencontre deux ûles de jeunes garçons vêtus de robes blanches, que conduisait un maître des cérémonies couvert d'un chapeau de fleurs. Comme il se plaignait avec vivacité de l'entrée triomphante qu'on lui avait préparée, le maître des cérémonies s'approcha de sa troupe, et quel ne fut pas l'étonnement de Caton quand il entendit demander aux plus avancés où ils avaient laissé Démétrius o
Cette excessive faiblesse de caractère fit faire beaucoup de fautes à Pompée, et, la plus grave de toutes, celle de préparer l'avénement de César. L'amitié de César et de Pompée, quand ils étaient encore jeunes hommes, avait bien pu n'être ni une spéculation ni un calcul. César pouvait alors estimer Pompée; Pompée pouvait ne pas deviner les destinées de César. Mais César, devenu consul, était déjà assez menaçant pour que Pompée fut inexcusable de se prêter à ses desseins. L'un et l'autre avaient fait leurs preuves Pompée, d'une ambition qui ne savait ni rester dans la constitution ni en sortir; César, d'une habileté effrayante, d'un mépris des hommes qui allait jusqu'au cynisme, et surtout d'une certaine avidité d'entreprises extraor-
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dinaires, qui ne tenait déjà plus compte de la constitution que comme d'un obstacle. Or, Pompée n'ayant pas peur de César à quarante ans, quand Sylla en avait eu peur à vingt, et ne l'avait relâché de ses mains que parce qu'il se sentait trop vieux pour en être inquiété, ou qu'il respectait en cet enfant son successeur; Pompée, se liguant avec César contre Caton, désertant la vieille Rome républicaine pour faire un rôle de jeune tribun impétueux et niveleur; Pompée, protégeant César, qui s'essayait à l'empire absolu, de l'autorité de ses victoires; Pompée, qui méprisait la gloire de la parole, hissé par César sur la tribune aux harangues pour y balbutier l'éloge de ses lois agraires, et menaçant du bouclier et de l'épée quiconque voudrait s'opposer aux décrets de César; Pompée, enfin, se méprenant jusqu'à se faire le précurseur de César, était-il un grand homme ou n'en était-il que l'ombre ?
Voyez, au contraire, quelle adresse a ce César, lorsqu'il tire de son palais solitaire cette gloire de quarante années, qu'il la traîne dans le tumulte des comices, qu'il la fait toucher à toute la populace du forum, qu'il expose le plus grand personnage de la république à rester court à la tribune, et qu'il lui fait dégainer l'épée contre les ennemis de César! Qui des deux se servait de l'autre? César, qui se gardait bien de le dire. La dupe était Pompée, qui croyait n'avoir -fait qu'effrayer le Sénat, en ajoutant à la fortune de César tout le poids de la sienne. Un tel homme n'était pas et ne pouvait pas être l'homme du peuple, ni par conséquent l'homme de
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l'épopée. Les masses ne comprennent pas ces sortes de caractères douteux, sans volonté propre, tour à tour au service de tous, instruments de partis qui se cachent derrière eux, ou d'intrigants qui se faufilent à l'ombre de leur renommée. Et il arrive presque toujours qu'au moment de la crise, ces hommes qui ont rempli un pays de leur nom, qui ont été nécessaires à la fortune de tout le monde, sur lesquels ont tourné toutes les destinées d'une nation, sont abandonnés tout à coup par ceux mêmes qui n'avaient pu se passer d'eux. On leur fait l'injure de les croire incapables de défendre leurs amis, et chacun ne s'en remet qu'à soi du soin de son salut. C'est ainsi qu'à la nouvelle du passage du Rubicon, tout le monde se mit à fuir de Rome dans toutes les directions, et Pompée fit bientôt comme tout le monde, croyant sans doute, comme dit Lucain, que ceux qui fuyaient derrière lui le suivaient. Mais ce ne fut pas sans avoir préalablement fait des railleries sur César, ni sans s'être laissé dire par la petite troupe de flatteurs domestiques qu'il avait à ses gages, que le nom seul de Pompée serait pour la république une muraille inexpugnable. Si on lui laissa faire la guerre civile, c'est qu'il n'y avait point de généraux, et que la première bataille n'en pouvait pas créer, les armées romaines ne recrutant pas les chefs parmi les officiers inférieurs, les seuls qui aient le génie des guerres de renouvellement et de révolution. Après Pompée, les meilleurs soldats de la république étaient Caton et Cicéron.
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Y. César, l'homme du peuple et de l'épopée.,
L'homme du peuple et de l'épopée, c'est César. Il avait toutes les conditions d'un héros d'épopée, une enfance enveloppée de mystères et de traditions, une vie remplie de conquêtes, une carrière courte, et qui comptait autant de grandes actions que de jours, une mort tragique, une apothéose populaire. Ce n'était pas, comme Pompée, l'homme d'une caste et d'un parti, le représentant d'un grand intérêt contemporain et local, condamné à s'agiter dans cette sphère étroite avec des chances diverses de gloire ou de misère, et se sentant dépaysé, toutes les fois qu'il sortait de sa caste ou qu'il- se préoccupait d'intérêts plus généraux. César était l'homme de tout le monde, le représentant le plus populaire et l'agent le plus actif de la civilisation, l'ennemi des castes, l'adversaire des intérêts de la localité, lors même que cette localité se trouvaitêtre sa patrie; grand homme, mais mauvais Romain, qui changea la politique nationale, et substitua au système d'absorption suivi jusque-là par la république, un système d'assimilation tout à la fois plus glorieux pour Rome, et plus utile au genre humain. Jusqu'à César, Rome avait sucé la substance des peuples et des rois, sans toucher à leurs coutumes, sans bouleverser leurs institutions nationales. On leur laissait l'existence à la condition de leur en ôter le nerf, qui est l'argent; ils périssaient de desséchement et d'inanition, 'au milieu de toutes les marques de
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tolérance qui servaient à couvrir cette violente et insatiable exploitation. Cicéron écrivant à son frère Quintus, gouverneur d'une province d'Asie, lui recommandait le respect pour les coutumes, la justice, la modération des formes dans la perception des impôts, le mépris des flatteurs, toutes choses excellentes, sans doute; mais malheureusement les coutumes qu'il fallait respecter étant presque toutes barbares, et l'impôt qu'il fallait percevoir excédant les moyens des peuples, c'était l'anéantissement des nations avec toutes les formes de l'humanité. César ne réforma pas les abus, il les déplaça; mais ce déplacement était une œuvre immense, dont le genre humain se sentit bien, tant que le grand ouvrier vécut. Il chassa dans la plaine de Pharsale, d'Utique et de Munda, tous ces politiques philosophes qui faisaient payer si cher aux nations le maintien de leurs coutumes particulières. Au lieu de verser Rome sur le monde, il versa le monde sur Rome; et comme il ne pouvait opérer en un jourcette assimilation puissante, il la prépara en ramassant sur son chemin, dans ses prodigieuses conquêtes, des échantillons de toutes les nations qu'il fit entrer dans Rome, qu'il invita aux fêtes de l'amphithéâtre, qu'il installa de' sa pleine autorité sur les bancs du sénat, à côté de cette portion de sénateurs conservés, dont aucun parti n'avait eu besoin, et qui représentaient assez bien le cadre d'une institution dont tous les membres actifs avaient transigé ou péri. Il introduisit pêle-mêle dans les onices de l'État, des hommes pris dans les nations usées, et d'autres pris dans les races nouvelles, des Grecs et
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des Gaulois, des Asiatiques et des Européens. 11 rêvait même d'aller ranimer les plages languissantes de l'Orient, et d'y ressusciter le genre humain étouffé sous son magnifique soleil, quand il fut t frappé par les poignards du vieux parti romain, lequel fit à la fois un crime honteux et inutile, car il ne lui était pas donné de vivre un jour de plus, même en versant dans ses veines le sang de César. César fit des Romains de tout le monde, mais par là même il détruisit Rome, en éparpillant sa nationalité; il mit au feu les registres sur lesquels on inscrivait un à un les étrangers admis au droit de cité, et donna la cité à qui la voulait, à qui ne la voulait pas. Il fit disparaître les frontières, il mêla les langues, il persuada aux nations étrangères que leur patrie était en Italie, et par là suspendit les guerres que le patriotisme étroit du vieux parti romain multipliait sur tous les points de l'univers. Alors CIcéron, qui, avec tout son esprit, ne comprenait que peu de chose à tout cela, fit sa paix, et s'occupa de philosophie universelle; ce qui était, à vrai dire, une sorte d'instinct de la révolution universelle que faisait César. Mais ses anciens amis ne virent, dans la politique de César, que la politique de Pompée hardi et heureux, ayant enfin le pouvoir qu'il avait convoité toute sa vie; et ils assassinèrent César avec les idées du premier Brutus assassinant Tarquin, ce qui était aussi honnête que stupide. Il y avait aussi un côté merveilleux dans la vie de César, et ce merveilleux aurait bien valu la prosopopée banale de Rome, personnifiée par une vieille femme qui se jette aux genoux de César pour le
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détourner de passer le Rubicon'. Il y avait sa jeunesse mêlée d'aventures et de retraite silencieuse, tantôt se révélant au grand jour par des actes d'audace inouïs et inattendus, tantôt se dérobant tout à coup aux regards sous d'obscurs plaisirs, et sur laquelle planaient des bruits monstrueux de corruption, de telle sorte que les plaisirs de César occupaient presque autant les esprits que la gloire de Pompée. Il y avait ses dix années de séjour dans les Gaules, pendant lesquelles il sillonnait ces contrées sauvages de chemins qu'on appelait les chemins de César, brûlant des forêts, décimant des nations, dispersant des religions, recueillant çà et là de la gloire de toute sorte, et faisant payer à la Gaule par des flots de sang la terreur qu'il voulait inspirer à Rome. Il y avait ses voyages aventureux au fond de la Bretagne où il allait se battre pour voir du pays, comme s'il eût pensé dès lors à prendre une notion exacte de la portion du monde qu'il laisserait sur ses derrières, quand le temps serait venu de fondre sur l'Italie. Il y avait enfin la profonde politique par laquelle, si loin de Rome, mais les yeux toujours fixés sur elle, mesurant le temps qu'il pouvait en être absent impunément, il attendit avec patience que ce gouvernement, ballotté entre des gens de guerre émérites et des avocats peureux, lesquels cherchaient à s'escamoter le pouvoir, n'osant se l'arracher de force, fût rentré dans le domaine du premier occupant, et qu'après tous ces gens qui s'excluaient les uns les autres sans profit pour personne, il put se pré< PA<trM~hvret,t'erst63-30.
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senter, lui, pour les exclure tous à son profit. Du bout de la Gaule, il briguait à sa manière, par des victoires auxquelles l'éloignement ne nuisait point; il gagnait des batailles pour ceux qui ne le devinaient pas; quant à ceux qui pouvaient le deviner, il faisait taire leurs pressentiments par des envois réguliers d'argent, sous forme de cadeau des curiosités du pays. Certes, tout cela pouvait faire une magnifique épopée. Mais la thèse de Lucain était contre César; à la bonne heure du moins ne fallait-il pas faire un mensonge historique; or le César de Lucain en est un.
Si Lucain avait assez de conviction ou d'instinct républicain pour haïr César, sa haine devait être grande, éloquente, sous peine pour le poëte de passer pour un impuissant Zoïle de la plus belle gloire de son pays. Les grands hommes imposent aux écrivains, poëtes ou autres, l'obligation de n'en rien dire de médiocre en bien ni en mal; amis ou ennemis, il faut être à la hauteur de celui qu'on aime ou de celui qu'on hait. Mais comment croire que Lucain, qui se résignait à flatter Néron, ait détesté sérieusement César? Si donc il l'a mal jugé, y c'est qu'il ne l'a pas compris; s'il l'a calomnié, c'est par manque de sens. Quant à son Pompée, que puisje en dire pour me résumer, sinon qu'il lui donne une grandeur qu'il n'avait pas, qu'il lui ôte quelques qualités qu'il avait, et qu'enfin il ne parvient pas, à force de louanges pour lui et de calomnies pour son rival, à le rendre intéressant?
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VI. De la vérité des caractères dans la Pharsale.
Les personnages du poëme de Lucain ne sont vrais ni de la vérité historique, ni de la vérité générale, peut-être plus certaine, dont la connaissance est le privilége du poëte supérieur. Ce ne sont ni des portraits, ni des types.
On a vu ce que Lucain a fait de Pompée. Dans la Pharsale, Pompée n'est ni un personnage historique, ni un de ces personnages créés par le poëte pour personnifier quelque grande passion. C'est un mélange de vanité et d'impuissance, de forfanterie et de faiblesse, qui n'intéresse pas même comme ces personnages disgracieux pour lesquels on ne se sent point de goût, mais qu'on voit pourtant avec curiosité. Pompée est un porte-drapeau qu'on promène solennellement sur mer et sur terre, et dont on ne fait pas peur aux ennemis. !1 est ridicule, et personne autour de lui ne le trouve ridicule ce qui prouve que le poëte ne s'en est pas aperçu, et qu'il est la dupe de son héros. Remarquez qu'il y a dans la vie humaine des personnages qui ont presque tous les travers de Pompée, qui sont vaniteux, faibles, impuissants, amoureux en cheveux gris, qui font taire une vieille expérience devant l'impatience d'amis imprévoyants; mais ces personnages, à y regarder de près, ont une certaine conséquence dans leur-conduite qui en fait des êtres vrais, auxquels on prend intérêt comme à des variétés de l'espèce humaine. Le Pompée de Lucain
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ne présente pas ce caractère de conséquence et d'unité, rien ne se tient dans cette bigarrure et dans cette maladroite création; le grand y jure à côté du petit. Il semble voir un corps humain fait de pièces de rapport, dont toutes les parties ne seraient liées entre elles que par de grossières coutures, comme dans un mannequin de guerre.
Que représente à son tour le César de Lucain? L'ambition apparemment. Mais quelle sorte d'ambition ? La plus brutale, à mon sens, la plus sauvage, la moins intelligente. Elle n'eût pas été de mise même au fond de la Scythie. A la guerre, César se jette en aveugle dans cette mêlée où s'agitent les destinées du monde; il s'enivre de sang; il aime, et, qui pis est, il fait la guerre pour ses seuls désastres, pour ses cruautés, pour sa frénésie. A Rome, « il aime mieux être craint qu'ai« me, » mot réchauffé de Tibère et calomnieusement appliqué à César, lequel était un peu plus haut que cette sphère où s'agitent les tyrans de second ordre. Cet homme, si profond et si simple, qui avait plus que du courage, car il savait n'en avoir qu'à propos, et dans lequel, sauf quelques goûts de libertinage obscur, je ne vois aucune passion qui n'ait été gouvernée par l'utilité et proportionnée au résultat cet homme, qui se trouva réduit, comme tous les gens de guerre, à être cruel, mais qui ne le fut jamais par faiblesse comme Pompée, ni par hypocrisie et par peur comme Auguste, ni par intempérance et mauvais instinct comme Marius et Sylla; cet homme, plus maître encore de lui que de sa fortune, admirez ce qu'en a fait le neveu de SéIl. 5
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nèque, lequel ne voyait lui-même qu'une bête féroce dans Alexandre! Le César de Lucain, c'est moins que Sylla au déclin de sa vie; c'est un furieux qui ne veut que des succès sanglants, qui est charmé de trouver l'Italie remplie d'ennemis, afin d'en avoir plus à tuer; qui ne croit pas faire du chemin, s'il ne se bat pas; qui aime mieux entrer par des portes brisées que par des portes qui s'ouvrent volontairement qui est heureux qu'on lui dispute le passage, parce qu'il se fera jour par le fer et le feu. Je sais bien que pour rendre Pompée plus grand, il était poétiquement nécessaire de diminuer César; mais encore ne faut-il pas prêter à un homme de guerre, auquel on reconnaît d'ailleurs de grands talents, une passion de meurtre et de ravage qui se comprendrait à peine dans un barbare imbécile. Il n'y a pas un général sérieux et digne de ce nom qui soit fâché d'éviter une bataille par une soumission, et qui n'aime mieux recevoir pacifiquement les clefs d'une ville ennemie, que d'y entrer par la' brèche sur les cadavres des siens. La poésie n'autorise pas les non-sens.
A la bataille de Pharsale, le César de Lucain court çà et là comme un furieux sur toute la ligne de bataille il inspecte les glaivés de ses soldats, pour juger, d'après la quantité de sang dont ils sont souillés, quel a été le courage de chacun; il joue le rôle d'espion; il note le soldat qui lance vigoureusement ses traits et celui qui les lance mollement; celui qui voit tomber gaiement son frère ou son père, -et celui qui change de couleur après avoir frappé un citoyen romain. Ailleurs, il visite les
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blessés et met la main sur leurs plaies pour étancher le sang; un peu plus loin, il donne une épée à tel soldat qui a perdu ou brisé la sienne; à un autre, il apporte des traits qu'il a ramassés par terre; il va du front à l'arrière-garde, et frappe les retardataires avec le bois de sa lance'. Lucain confond ici l'activité avec l'agitation désordonnée pour vouloir r trop multiplier César, il le prodigue ridiculement; pour vouloir le mettre partout, il le met là où il ne doit pas être. Quant au rôle d'espion qu'il lui prête plus haut, ce n'est qu'un jeu d'esprit cruel. Si César avait pu douter de ses soldats, il n'aurait pas attendu, pour faire cette statistique des courages, que la bataille qui décidait de toute la guerre fût engagée il eût mieux pris son temps.
Tout à l'heure cet ogre de guerre va repaître longuement ses regards des cadavres entassés dans les champs de Pharsale; il défendra qu'on leur rende les honneurs funèbres, il se fera servir à dîner sur un lieu élevé d'où il puisse, tout en mangeant, ne rien perdre du spectacle de ces débris humains. Tout cela est aussi puéril que dégoûtant.
Le personnage le plus important de la Pharsale, après César et Pompée, c'est Caton. Il était facile de faire un portrait vrai de Caton. Le stoïcisme lui donnait je ne sais quoi de guindé qui convenait à l'enflure de Lucain. Aussi est-ce le meilleur de ses portraits. J'aime mieux le Caton de Lucain que son Pompée et son César; il a du moins une certaine unité, et s'il est exagéré quelquefois, il n'est jamais
t. Livre VIII.
e
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faux. 11 prononce quelques belles paroles qui lui font honneur comme stoïcien, sinon comme homme d'État. On ne peut pas dire d'ailleurs que le caractère de Caton ait été profondément tracé dans la Pharsale. Ce caractère est trop en dehors. Caton se prosterne devant soi; il se contemple; il se fait sans façon le dieu du monde, et se met à la place de cet olympe impuissant qui laisse périr les vieilles lois et les vieilles libertés romaines. A la manière dont il donne ses réponses, on voit qu'il se prend pour un oracle. I) dit longtemps à l'avance, afin qu'on n'en ignore Je ~<M Caton. Je voudrais qu'on sentît naturellement la présence de Caton, sans qu'il prit la peine de nous en donner avis à chaque instant et avec une morgue ridicule. Quand Brutus, pauvre fanatique, dont Lucain fait une espèce de chapelain domestique, devant lequel Caton et Marcia se reprennent pour mari et femme, sous la condition qu'il n'y aura pas de nuit de noces', vient consulter son maître sur le parti qu'il doit prendre dans la crise qui se prépare, me persuadera-t-on que ce dieu et ce fidèle, dont l'un parle du haut d'un piédestal, et dont l'autre interroge à genoux, représentent les deux hommes austères de Plutarque et de Shakspeare, causant tous deux des événements du jour dans la chambre de Caton, et pensant au rôle qu'ils allaient y jouer, bien plus assurément qu'à débiter des aphorismes larmoyants sur les maux de l'humanité?
Que dire des personnages secondaires de la Ph ar-
1. Livre]),vers 350-37t.
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sale? de Cornélie, femme de Pompée? C'est une épouse qui ne peut pas pleurer sans faire rire d'elle ou de son mari. Ses plus violentes et ses plus irréparables douleurs, ses évanouissements, les fréquents désordres de ses cheveux, le soin qu'elle a de se tenir religieusement dans sa moitié du lit nuptial, et de ne pas empiéter, même dans ses rêves d'amour, sur la place que devait occuper son mari, de peur de ne l'y pas trouver', la sévérité fort injuste qu'elle montre contre elle-même en se qualifiant de concubine, quoiqu'elle soit très-légitimement femme de Pompée tout cet étalage de tendresse conjugale m'en apprend moins sur l'âme des femmes, sur la puissance de leurs affections, que les simples pressentiments d'Andromaque disant adieu à Hector, et que ce long regard où le sourire brille à travers les larmes.
Que dire de Marcia, l'épouse de Caton, laquelle a passé du lit de Caton dans celui d'Hortensius, pour revenir dans celui de Caton? A quel pays, à quel temps appartient cette femme qui vient prier son ancien mari de lui donner de nouveau son nom, par la raison qu'ayant fait tous les enfants qu'elle pouvait faires et que n'étant plus bonne à propager l'espèce, elle n'a d'autre ambition que d'inscrire sur sa tombe le nom de Caton? Quelle est cette espèce d'épouse qui se meurtrit le sein et se couvre de cendres pour se faire bien venir de son mari, et t. Livre V, vers <«-6t3
t. ),ivre Vif. vers 104.
S. t.ivre U, vers 3(0.
<. Livre U, vers 3S<.
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quelle est l'espèce de mari auprès d uquel une femme peut espérer de rentrer en grâce au moyen d'une pareille coquetterie?
On pourrait prendre successivement tous les personnages secondaires de la Pharsale, et montrer qu'ils sont presque tous plus ou moins en dehors de la vie humaine.
Il y a cependant des faits de vie humaine dans Lucain; il y en a autant que pouvait en recueillir, dans ses meilleurs moments, aux heures trop rares de solitude et de recueillement, un poëte que tout conspirait à gâter, maîtres, parents, amis, public. Ce sont des instincts heureux, je dirais presque des distractions, qui se glissent de temps en temps à travers ses préoccupations de poëte à la mode. Ces traits de vérité ont plutôt l'air de détails échappés à sa négligence, à sa paresse, que d'inspirations contrôlées par son expérience des choses de la vie, ou sorties naturellement de cet instinct supérieur et inné, qui, dans les hommes de génie, devance et complète tout à la fois les données de l'expérience. Il est remarquable que ces traits se rencontrent particulièrement dans les personnages épisodiques de l'ouvrage, dans ces figures tout d'invention, que Lucain jette au milieu du grand drame, acteurs d'un moment dont les noms et les destinées n'appartiennent qu'à lui. Or, ces personnages parlent quelquefois et agissent simplement,.à la faveur de leur insignifiance; on voit que Lucain ne compte pas sur eux pour les applaudissements de la lecture publique, que ces noms obscurs n'exciteront aucune attente, qu'on les lui passera comme on passe à un
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.auteur dramatique certaines scènes pâles et préparatoires qui servent à donner aux personnages principaux le temps de s'habiller. Mais pour ses vrais héros, ceux qu'on attend, ceux pour qui ses amis demandent silence et recueillement, ceux dans lesquels il a mis toutes ses affections, ils sont presque toujours faux en proportion de ce qu'ils ont coûté d'efforts et d'apprêts au poëte. Ceux-là même pourtant peuvent vous apprendre quelque chose sur la nature humaine; mais c'est un enseignement tout négatif ils vous disent ce que la nature humaine n'est pas; c'est la moitié de ce qu'il faut pour savoir ce qu'elle est. En cela les écrivains faux sont bons à étudier, et Lucain particulièrement, parce qu'il y a peu d'écrivains qui soient plus faux avec plus de talent.
VII. Il n'y a rien à apprendre, dans la Pharsale, sur la grande lutte qui en est le sujet.
Celui qui ne connaîtrait que par la Pharsale la guerre civile qui mit aux prises Pompée et César, n'aurait guère que des idées fausses sur les événements et sur les hommes.
D'abord, les principaux personnages n'étant vrais, ni historiquement, ni sous le rapport philosophique, ni comme hommes, ni comme types, voilà toute une moitié de leur époque qui reste dans l'ombre, ou plutôt dans une espèce de demi-jour faux. Reste la seconde moitié, les événements. Mais là où les hommes ne sont pas vrais, comment les événements
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pourraient-ils l'être? Les événements, qui, aux yeux de la philosophie religieuse, sont décidés dans les conseils de Dieu, ne sont, sous le point de vue humain, que l'ouvrage des hommes ou d'un homme qui a dominé son époque. Si donc les hommes sont mal compris, comment leur ouvrage le serait-il mieux? Mais, même en considérant les événements comme ayant une sorte d'existence indépendante des hommes, quelle lumière trouvez-vous dans Lucain sur les événements de la guerre civile? Au profit de qui et de quoi, contre qui et contre quoi s'opère la révolution monarchique dans la vieille Rome républicaine ? Quelle idée a péri, quelle idée a triomphé ? Qu'est-ce qui était politique, qu'est-ce qui était social dans cette grande révolution? Si la liberté a succombé, pourquoi et comment a-t-elle succombé ? Était-elle dans le peuple, ou n'était-elle que dans les castes? si elle était dans les castes seulement, ne valait-il pas mieux qu'elle succombât? car la liberté des castes, c'est l'oppression du peuple. Quel a été le rôle de la religion? Y avait-il encore une religion? Que voulait la secte stoïcienne? conserver? changer? Pour combien comptait-elle dans l'État? Quels étaient les intérêts divers de chaque corps privilégié? quels étaient ceux du peuple? Y avait-il une transaction possible entre tous ces intérêts-là? Grande question, dont la- solution pourrait tout à la fois absoudre et expliquer ceux qui ont joué les premiers rôles, et mettre la justice et les dieux du même côté. Que pensait le monde, rangé silencieusement à l'entour de la grande cité universelle qui se déchirait de ses propres mains? Quel intérêt pre-
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nait-il à tout cela? Des deux compétiteurs qui se disputaient l'empire, sur les champs de bataille de Pharsale, quel était le candidat de l'humanité? Toutes choses, je ne crains pas de le dire, que Lucain n'a pas touchées, qu'il n'a pas même soupçonnées. Et pourtant, comment parler de César et de Pompée, sans remuer ou tout au moins sans emeurer tout cela? Que nous dit donc Lucain, s'il ne dit rien de toutes les choses qui étaient le fond même de cette lutte? Creuser cette vaste et inépuisable matière, pouvait n'être ni sûr de son temps, ni l'affaire d'un poëte; mais l'indiquer, mais y faire allusion, mais en tirer la morale, ne fût-ce qu'avec la discrétion de Tacite expliquant par cette phrase si profonde la transition de la république à l'empire ~M~M&<Ms CMnc~ bellis ctf!7t6M~ fessa tn ~M~en'MW ?'ecep!'< c'était une tâche à laquelle Lucain n'a manqué que parce qu'il n'avait point de génie. Je sais que Caton jurait de mourir en tenant dans ses bras, sinon la liberté, du moins sa vaine ombre; mais quelle était la liberté de Caton?
Je sais que Pompée traînait à sa suite les vieilles lois républicaines, qu'il avait foulées aux pieds vingt fois, représentées par quelques sénateurs émigrés, lesquels étaient perdus dans ses bagages; mais quelles étaient les lois qui se personnifiaient dans Pompée?
t. « Auguste reçut paisiblement dans la forme monarchique tout un monde tas. deguerres civiles. (~tnnn~t, livre ), ) )
Cette phrase est surtout remarquable en ce qu'elle renferme une justification de la monarchie par un ami de la liberté. C'est un aven du phitusopho qui grandit encore César. CuHc<a, c'est tout, hommes et choses. La guerre civile, c'est la résistance du passé contre le présent. Une nation qui est lasse de la guerre civile veuten finir avec le passe.
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Je sais que Brutus parle très-éloquemment des déchirements du monde, au milieu desquels Caton reste immobile et la tête haute; mais de quelle nature étaient ces déchirements?
De toute la révolution qui changea les destinées de Rome et du monde, Lucain n'a pris que l'instant du dénoûment, la mêlée, c'est-à-dire le moment le moins instructif. Il commence la pièce à l'instant où la pièce finit. Le poëme de Lucain, c'est le déno ùment sans l'intrigue; c'est la crise purement physique, durant laquelle le spectateur se cache la tête dans son manteau ou s'en va. Qu'est-ce que nous apprennent toutes ces marches et contremarches par terre et par mer? Quand l'heure du combat a sonné, il n'y a presque plus rien à recueillir pour la philosophie; elle laisse le champ libre à la description, et se retire. C'est qu'en effet, à cette heure-là, tout est consommé. La mêlée n'a plus rien à nous apprendre sur les hommes ni sur les événements, car les premiers ont fait leurs preuves, et les seconds sont épuisés. Les idées qui mettent aux prises les forces matérielles se tiennent à distance du champ clos, sur une hauteur, chacune derrière le drapeau qui la représente, attendant leur destinée, mais n'ayant plus le pouvoir de la retarder ni de la changer. Aux premiers cris du clairon, tout ce qui est esprit, intelligence, tout ce qui est du monde moral a cessé; la question est dans les bras des hommes qui s'emploient au service des idées, et font des révolutions sans le savoir, au prix d'un lendemain de pillage; elle est dans la force numérique, elle est dans ce qu'il y a
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de moins intelligent et de moins moral. Et alors toute guerre en vaut une autre; c'est toujours du sang versé, des mourants, des morts; reste là qui voudra; quant aux esprits délicats qui ne s'intéressent qu'aux véritables causes de la lutte, aux passions, aux intérêts qui l'ont suscitée, ils quittent le champ de bataille, ou s'endorment pendant la tuerie, sans beaucoup s'inquiéter de la méthode qui a présidé à cette tuerie, et si elle a commencé par le flanc ou par le centre, toutes connaissances agréées seulement de la très-petite classe des stratégistes.
VIII. De la Pharsale, considérée comme ouvrage romain, opus romanum.
En résumé, Lucain n'a représenté dans son poëme, ni l'homme sous ses traits généraux, ni les personnages d'une époque particulière, ni aucune passion universelle. Pour la philosophie, pour la science de l'homme, pour l'intelligence de ses passions, de ses intérêts, de ses penchants, la ?/!«)'sale est une œuvre morte; il n'y a rien à y apprendre.
Pour l'étude générale de la révolution qui fut consommée dans les plaines de la Thessalie, à Alexandrie, à Munda; pour l'intelligence particulière des intérêts qui soutinrent une lutte si désespérée, sur ces champs de bataille, contre le génie de la révolution nouvelle; pour l'appréciation de ce grand fait, de ses causes intimes, de ses résultats,
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de l'influence des caractères sur les événements, la Pharsale est une œuvre inexacte, mensongère, souvent calomnieuse. Mais, hâtons-nous de le dire, toat cela fort innocemment. Il n'y a pas plus de mauvaise foi dans la Pharsale qu'il n'y en a dans les discours de rhétorique, où nos écoliers font le procès à un tyran.
Reste à examiner à quel titre la Pharsale peut être appelée un ouvrage romain, et si Lucain avait raison de se louer d'avoir donné le premier un poëme national à sa patrie.
La Pharsale est un ouvrage romain, opus t'oma?)MM~ parce que le sujet et les personnages en sont romains, parce que les dieux de la Grèce en sont exclus, et que la fable n'en est pas religieuse, malgré quelque peu de merveilleux appartenant à la superstition plutôt qu'à la religion; parce que c'est de l'histoire nationale mise en vers.
Lucain a exclu les dieux de la Grèce il faut lui en savoir gré. Virgile et Ovide les avaient pris à Homère; c'était déjà beaucoup. Ces dieux étaient usés, tout le monde en avait assez, si ce n'est Stace qui en eut toujours besoin pour donner des origines divines aux chevaux des eunuques de Domitien ou aux platanes de ses amis*. Mais qu'est-ce que Lucain a mis à leur place La Fortune. -Belle découverte! La Fortune, c'est la déesse qui dispense d'expliquer les événements; c'est le Deus !er~ de tous ceux qui ne voient que l'extérieur t. Voyez le premier volume, à l'article Stace.
2. Ce sont ces dieux de théâtre qu'Horace ne veut pas qu'on fasse intervenir au dfnoùment, à moins que la chose n'en vaille la peine.
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des faits; c'est la divinité banale qui rachète toutes les fautes et toutes les sottises des hommes, qui fait perdre et gagner les batailles, que Lucain affuble tour à tour de la cotte d'armes de Pompée ou de celle de César, du manteau décent de Cornélie ou de la molle et voluptueuse tunique de Cléopâtre; c'est la courtisane abandonnée qui passe par les caresses de tous les soldats; c'est le tronc de figuier d'Horace, dont on a fait un dieu, et sur lequel tous les corbeaux font leurs ordures.
Toutefois, cette Fortune se trouve souvent en concurrence avec les dieux. Les dieux et la Fortune paraissent tour à tour, selon le besoin de la mesure; ce qui rend Lucain croyant ou fataliste, c'est le plus souvent la différence d'un dactyle à un spondée. Cependant la Fortune est le plus ordinairement en scène; elle a à entendre plus d'apostrophes, et fait plus de besogne que les dieux.
La fable de /a Phàrsale n'est pas religieuse comme celle de Virgile elle est superstitieuse. La nouveauté consiste à substituer à une cause imposante du moins par la grandeur des souvenirs, une cause capricieuse et nullement respectée. La création de la musicienne de Thessalie qui rend des oracles sur un cadavre ressuscité, eût été tout au plus à sa place dans une action contemporaine de l'époque où vivait Lucain. Alors, il y avait déjà longtemps que la vieille religion romaine avait péri, et qu'on ne bâtissait plus de temples que pour donner à des castes privilégiées les bénéfices d'un
1. Livre VI,vers 600-700..
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culte sans croyances. Naturellement les esprits à qui le manque de religion est insupportable, se laissaient aller aux superstitions, et retenaient de l'ancien paganisme les dieux des tombeaux, les Lares, les Mânes, auxquels ils rendaient le culte de la peur. Mais au temps de César, la superstition n'était pas encore nécessaire, parce que la religion paraissait plutôt suspendue que détruite. Les changements politiques absorbaient tous les esprits. Les intérêts purement humains suppléaient toutes les croyances religieuses, parce qu'ils ne .laissaient pas le temps d'y songer. Or, mettre une scène de magie à l'époque des guerres civiles, ressusciter les morts de César, c'était un anachronisme; et la beauté de certains détails n'empêche pas que cet épisode ne soit ennuyeux.
Quant au choix d'un sujet tiré de l'histoire nationale, ne prouve-t-il pas plus de témérité que d'invention ?
La poésie épique est l'histoire des époques obscures et primitives. Là où manquent les monuments, là où l'humanité n'a laissé qu'un souvenir vague et lointain, un bruit qui n'est entendu que de certaines oreilles, la poésie s'avance, un flambeau à la main, elle perce ce monde voilé de ténèbres elle ressuscite les générations; elle relève les monuments, elle rebâtit les villes, elle fait refleurir les civilisations, elle rend ses origines à l'humanité, comme l'historien lui rend ses titres. Là, au contraire, où tout est connu, où les monuments abondent, où la génération qui vient de descendre dans la tombe a transmis de vive voix
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à la génération qui la remplace les faits dont elle a été témoin, la poésie n'a rien à faire. Son flambeau ne peut prévaloir contre l'authenticité des actes publics ses inventions ne peuvent que contredire les documents officiels, aux dépens de la vérité, ou les répéter aux dépens de l'idéal.
Rien n'est plus antipathique à l'art qu'un poëme dont le sujet est l'histoire d'événements récents. Quelque désintéressé que soit le lecteur, il a une opinion sur ces événements; et pour appliquer cette remarque à Pharsale, nous avons un avis sur le sujet; nous avons des préférences et des répugnances nous avons notre héros; et toute façon de nous présenter un si grand événement n'est pas sûre de nous plaire. Eh bien, c'est à des opinions arrêtées que se présente, sous la forme d'une profession de foi politique, la poésie, au lieu de s'adresser, comme la muse amie, à notre imagination et à notre cœur. Ce ne sont pas de pures jouissances d'art, de sentiment, d'harmonie, qu'elle nous offre, c'est un procès à débattre, c'est une querelle historique à vider. Elle va s'attaquer à des préventions, mettre en jeu notre amour-propre, l'amourpropre, celle de nos dispositions la plus antipathique à la poésie N'est-il pas vrai de dire que le poëte qui se fait historien a entrepris quelque chose qui est tout à la fois au-dessous de l'histoire et de la poésie? Ce n'est pas seulement nos opinions qu'on s'est exposé à choquer. Quand nous lisons un récit historique, que ce récit soit en vers ou en prose, nous désirons avant tout d'arriver au dénoûment par le plus court chemin possible; nous voulons voir beau-
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coup de choses en peu de temps, ou plutôt ne voir que ce qu'il faut, et le voir en courant. Tout ce qui est digression, description, discours, nous fatigue. Les hors-d'œuvre ne se rachètent pas à nos yeux par le talent. L'impatience est plus vive, lorsque le dénoûment est connu d'avance, comme dans le cas de la Pharsale; nous sommes alors d'autant plus pressés que nous n'avons pas d'intérêt à attendre. Si cependant le poëte a su découvrir des causes nouvelles ou éclaircir des causes obscures; s'il démêle mieux l'intrigue qu'on ne l'a fait jusquelà s'il suspend avec art la catastrophe par des péripéties naturelles, alors nous nous prêtons volontiers à ces retards, et nous le suivons où il nous mène, recueillant, pour prix de notre patience, des trésors de philosophie et d'expérience, ou des plaisirs de curiosité d'autant plus vifs qu'ils sont moins attendus. Au contraire, si les digressions du poëte sont de simples exercices de style, quelque intérêt que le philologue puisse trouver à ces exercices, nous nous impatientons de ces lenteurs, et nous ne tolérons pas qu'on nous tienne en suspens pour des tours de force de style. A cette disposition très-peu bienveillante se joint naturellement l'idée que le poëte ne s'est résigné à versifier une pâle traduction de l'histoire que par impuissance d'imaginer un sujet nouveau. C'est là l'impression que me fait la PAtM'm~e.
Quand la poésie épique remplit son objet, qui est de pénétrer dans les origines de l'humanité, et de réveiller avec son souffle le monde enseveli des fables historiques et des histoires fabuleuses, tout
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nous y étant inconnu, nous nous abandonnons à elle, sans opinions faites à l'avance, ni parti pris. S'il lui plaît de monter dans les cieux, nous y montons nous-mêmes sur ses ailes; i nous la suivons en aveugles, comme nous suivons nos songes, quittant avec elle le foyer des nations pour leurs champs de bataille, le peuple pour l'individu, l'humanité pour l'homme. Et même, s'il prend fantaisie au poëte d'épuiser une idée qu'il aime et de s'enivrer de sa propre poésie, nous écoutons son hymne, l'hymne de la sibylle haletante, qui murmure encore des mots sacrés, après qu'elle a cessé de rendre des oracles. Vienne le dénoûment quand il lui plaira notre illusion n'en a pas besoin. L'7/M</e n'a pas de dénoûment c'est Virgile qui s'est chargé, mille ans après l'a~e, du pieux devoir de nous le raconter dans une langue qui a retenu la simplicité et les couleurs de celle du maître. Homère sommeille quelquefois; quel déplaisir trouvons-nous à sommeiller avec lui? Son monde n'est-il pas comme un grand et beau rêve, coupé par quelques instants de sommeil obscur et sans pensées?
Il n'a pas été donné à la poésie de Lucain d'exercer cet empire sur les âmes, parce qu'en s'assujettissant aux réalités de l'histoire, elle a rencontré chez .le lecteur l'impatience du dénoûment. Cette impatience est douloureuse quand on lit la Pharsale. Rien ne la distrait ni ne l'adoucit; et les digressions, loin de la calmer, l'irritent jusqu'à l'injustice. C'est qu'au tort d'être longues, ces digressions joignent celui de venir hors de propos. En voici deux exemples, dans une foule d'autres
u. 6
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Le parti de César éprouve des échecs dans l'Adriatique et en Afrique. Curion, son lieutenant dans cette province, le fougueux tribun qui l'avait rejoint sur les rives du Rubicon, portant du côté de César la légalité représentée par le tribunat, Curion, entouré d'embûches, va périr victime de la trahison du roi Juba. Nous le savons, nous [nous y intéressons d'avance. Que fait Lucain? La Libye lui rappelle la fable d'Antée étouffé par Hercule; or, Curion est en Libye; il faut donc rattacher Curion à la fable d'Antée. Le moyen n'est rien moins que recherché. Curion fait venir un homme du pays, qui lui raconte tout ce que lui, Curion, sait à merveille, pour peu qu'il ait suivi une classe de grammaire à Rome.
L'autre exemple est précieux. Savez-vous ce qui fait que César n'a pas terminé la guerre d'Alexandrie, quand le poëme finit ou va finir? C'est qu'il a perdu beaucoup de temps à écouter les systèmes qui avaient cours à l'époque de Lucain sur les sources du Nil.
Et cependant si Lucain a quelque originalité, s'il a secoué quelque part avec succès l'imitation grecque, s'il est en quelques endroits vraiment fo~Mt!H, c'est peut-être dans ces digressions. Le défaut d'opportunité et d'intérêt de ces digressions empêche d'en voir le mérite comme pièces de rapports et comme morceaux de style. Ce sont le plus souvent des descriptions. Le talent de décrire, particulièrement les objets matériels, est le plus grand titre poétique de Lucain, et c'est aussi le trait caractéristique des poëtes latins de la décadence.
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Evidemment l'art de Virgile et d'Ovide a fait quelques acquisitions de bon aloi. Il faut les constater, sans en faire d'ailleurs la compensation avec les pertes, pour leur rendre toute justice.
IX. Analyse des livres III, VII et VIII de la Pharsale.
Une rapide analyse de trois livres de la P/~M'.M~ rendra plus sensible le jugement que je viens de porter sur la pensée première de ce poëme, sur ses infidélités historiques; elle préparera le lecteur aux réflexions que j'aurai à faire sur l'exécution. J'ai fait choix de trois livres intéressants, les plus intéressants peut-être de la Pharsale. Le sujet du premier, c'est César courant à Rome; c'est ce fameux siège de Marseille par lequel commence la guerre civile. La bataille de Pharsale et la mort de Pompée sont racontées dans les deux autres. La matière est riche; et en plus d'un endroit l'œuvre égale la matière. La flotte de Pompée vogue vers FËpire*. Tous les matelots ont les yeux tendus vers les rivages de la Grèce; Pompée seul est tourné vers l'Italie, vers ses montagnes qui disparaissent, vers ses rives qu'il ne reverra plus. Le sommeil vient le surprendre au milieu de ces tristes images du départ. Sa première femme Julie lui apparaît en songe, et lui décrit les préparatifs qui se font aux enfers pour recevoir les victimes des guerres civiles. f( Elle a « vu les Furies secouer leurs torches. Caron pré« pare d'innombrables barques le Tartare s'élargit
i. Livre Ut.
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« pour une plus ample moisson de coupables « les trois sœurs suffisent à peine à leur besogne; « elles sont fatiguées de trancher tant de vies. Julie rappelle à Pompée « qu'en changeant de « femme il a changé de fortune, et que ses triomphes c( ont cessé avec sa première épouse. »
Il paraît qu'on perd la mémoire aux enfers, car trois ans s'étaient écoulés depuis le dernier triomphe de Pompée, lorsqu'il épousa Julie. Il faut croire encore que l'enfer rend peu tolérant; car Julie traite de courtisane (~e~eo?) Cornélie, devenue la femme de Pompée en légitimes noces, après deux ans de veuvage, et non, comme le dit Julie, «sur les cendres « encore tièdes de sa première épouse. x '< Que Cornélie, continue-t-elle, suive Pompée « dans les dangers; elle, Julie, se charge de l'oc« cuper pendant les nuits et César pendant les « jours. Elle le suivra sur tous les champs de ba« taille; elle sera toujours là pour lui rappeler qu'il « a été gendre de César. La guerre civile aura rendu « Pompée à sa première épouse. »
Je n'entends pas bien cette espèce de fureur de Julie contre Pompée. Pompée n'avait rien à se reprocher à son égard elle morte, il se remarie; vient ensuite la guerre civile qui le brouille avec un homme dont la mort de Julie l'avait déjà séparé. Ce sont choses fort naturelles. Le but de Lucain a été sans doute d'ajouter à l'intérêt qu'inspire Pompée, en le présentant comme poursuivi par tout le monde, même par les morts. Mais il est fàcheux qu'il n'ait pas trouvé d'autre moyen que de rendre Julie ridicule.
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Pompée se rassure par ce singulier raisonnement « Si les ombres ne sentent plus rien après la « mort, tout ce que je viens d'entendre est vain et « n'est pas à craindre; si elles sentent, je ne craina « point la mort, car la mort n'est rien. » Aut nihil est sensus animis a morte reliettim,
Aut mors ipsa nihiL..
Pendant ce temps-là, la flotte arrive en Épire, et entre dans le port de Dyrrachium.
César, voyant Pompée lui échapper, éprouve un vif chagrin. Il est désolé de n'avoir qu'à vaincre et point à combattre. C'est toujours le point de vue faux de Lucain. César contrarié d'une victoire facile qui le débarrasse de la personne de Pompée en Italie, qui disperse sur les mers cette ombre de gouvernement dont la présence pouvait encore faire balancer quelques populations incertaines, qui enfin lui donne la facilité d'entrer sans coup férir dans Rome que c'est mal connaître César ou, si Lucain le connaissait, que c'est violer à plaisir la vérité et le bon sens, pour sacrifier une grande gloire à une idole abandonnée
César n'ayant plus à vaincre, ne pense plus aux combats. Il s'occupe de pourvoir à la subsistance de Rome avant d'y entrer, certain qu'avec du blé on gagne les vaines amours du peuple, et on apaise ses colères. Il a chargé Curion d'envoyer des blés de Sicile. A l'occasion de la Sicile, Lucain décrit élégamment le détroit qui sépare la Sicile de l'Italie. Sa versification brille dans ces petits détails. César s'approche de Rome avec l'olivier de la
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paix. Lucain s'écrie, à ce propos, que cette entrée eût été bien plus glorieuse s'il se fût agi de triompher des Gaules ou de la Grande-Bretagne. Lucain ne sera pas contredit.
On ne vint point au-devant de César pour le féliciter on le vit arriver avec crainte et le coeur serré. Mais César aime mieux, dit Lucain, être craint qu'être aimé. C'est, comme je l'ai dit plus haut', le mot de Tibère gratuitement prêté à un homme trop indifférent à l'opinion du peuple pour penser à se dédommager, en lui faisant peur, de n'en être pas aimé.
Quand il aperçoit la ville du haut d'un rocher, il se demande pour quelle ville on combattra, si Rome est abandonnée. « Puisque Rome, dit-il, avait pour (f chef un homme si peureux que Pompée, il. est « heureux qu'au lieu d'avoir eu pour ennemis des « étrangers, et pour guerre une guerre avec les « Barbares, cet ennemi soit César, et cette guerre « une guerre civile. » Bien des pensées ont dû traverser l'esprit de César à l'aspect de cette Rome d'où Pompée avait fui; mais je doute qu'il ait fait la réflexion naïve que lui prête Lucain. Après ces paroles, il fait son entrée dans la ville épouvantée. Tout le monde s'attend à d'horribles. dévastations, au pillage des maisons et des temples. Fuit hsec mensura timoris
Velle putant, quodcumque potest.
« Telle fut la mesure de la crainte publique on « pense que César voudra tout ce qu'il peut. » Belle pensée, et d'une concision admirable. Ce qui
l.TomeH,page65.
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suit n'est pas moins vrai « A peine a-t-on l'es« prit assez libre pour haïr. »
Vix odisse vacat.
En effet la haine suppose une certaine réflexion et surtout une certaine excitation que la terreur exclut. Il manque à cette peinture d'être conforme à l'histoire. Sans doute, tout ce qui s'était sauvé de Rome devait avoir grand'peur de César il y avait là des passions politiques profondément irritées, des intérêts blessés ou même anéantis, mais ce qui restait dans Rome était indifférent sur l'événement qui devait remplacer l'ancien maître par un maître nouveau. Les horribles abus de pouvoir de Marius et.de Sylla avaient ôté tout ressort à cette portion des citoyens qui formaient le fond même de la population de Rome. On en était arrivé à ce point qu'on tenait aux murailles instinctivement, aux temples, au nom de la métropole, et très-peu au chef militaire que la fortune en rendait momentanément le maître; on'avait cette sorte de foi vague, que les murs de Rome avaient la vertu de protéger ceux qui y restaient fidèles, etce sentimentétaitvrai. César assemble dans le temple d'Apollon la foule des sénateurs. Cette ombre de sénat, convoquée irrégulièrement, sans l'ordre des consuls, est prête à donner à César tout ce qu'il peut demander, le trône, ou l'or des temples, ou la tête des sénateurs qui ont suivi Pompée. « César mit plus de pudeur à ordonner que Rome n'en eût mis à obéir. »
Melius quod plura jubere
Erubuit, qûam Roma pati.
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La liberté trouva pourtant un homme qui osa parler son noble langage. César s'étant rendu au temple deSaturne pour s'emparer du trésor public, Métellus, tribun du peuple, s'élance devant les bataillons de César, se place entre eux et le temple; sur quoi Lucain s'écrie, entre parenthèses <( Est-il donc vrai « que, seul, l'amour de l'or ne craint ni le fer ni la « mort? Les lois abandonnées périssent sans coup « férir; vous seules, ô richesses, vous les plus viles « de toutes choses, vous avez suscité un combat! ») (Usque adeo solus ferrum, mortemque timere
Auri nescit amor! Pereunt discrimine nutto
Amissaeteges: sed pars vilissima rerum
Certamen movistis, opes.)
U y a là malentendu. Si c'est l'or qui donne du courage à Métellus, c'est donc en proportion de son avarice qu'il est courageux; il aime donc l'argent du trésor public, comme un avare aime celui de son coffre Si, comme il est plus vraisemblable, c'est une déclamation sur ce que l'or fait faire aux hommes, était-ce bien le lieu de s'y livrer à l'occasion de l'héroïque conduite d'un magistrat défendant de son corps la fortune publique? Discours de Métellus. Beaucoup d'emphase, et de la menace prise pour de la dignité. « César « n'entrera dans le temple qu'en passant sur le « corps de Métellus. Qu'il se souvienne des exécra« tions prononcées par Atéius sur la tête de Crassus « partant pour l'expédition où il périt. César est « assez riche des dépouilles de la guerre, et ce n'est « pas la pauvreté qui le pousse à dépouiller Rome. )) César répond Il ne souillera pas sa main du
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« meurtre d'un Métellus, Métellus n'est pas digne Il de la colère de César. » Je préfère de beaucoup à ces choses hautaines le mot que l'histoire prête à César, parce qu'il est à la fois plein d'impatience et de dignité « Ignorez-vous donc, jeune homme, » répondit vivement César, mettant la main sur la garde de son épée, « que cela est plus aisé à dire « qu'à faire? »
Métellus cède d'après les conseils de Cotta, autre tribun du peuple, espèce de personnage conciliant, dont Lucain fait un républicain résigné. '< M faut « céder à la fortune les vaincus sont excusables Il quand il leur est impossible de rien refuser. M Métellus se retire. Les césariens entrent dans le temple. Détail des trésors qui s'y trouvent. Lucain fait un inventaire peu impartial des trésors qu'il énumère, beaucoup ne figuraient plus que pour mémoire dans les caisses de l'État. Pour faire de César un homme avide d'argent et un voleur, il suppose le trésor plus riche qu'il n'était, il remonte jusqu'aux temps de Fabricius, pour qu'il soit dit que César pille à la fois le présent et le passé. C'est une petite déloyauté politique fort habituelle à Lucain. Cette énumération faite, il s'écrie « Alors « seulement pour la première fois, Rome fut plus « pauvre que César. »
Pauperiorque fuit tunc primum Csesare Roma.
Allusion aux dettes de César.
A cette énumération succède une autre énumération des troupes auxiliaires qui suivent les drapeaux de Pompée. C'est un mélange de géographie
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et de mythologie, celle-ci expliquant et souvent embrouillant celle-là. Ça et là des inexactitudes il caractérise le Gange par cette circonstance unique, dit-il, que, seul de tous les fleuves, le Gange coule droit au-devant du soleil levant. Or, il est d'autres fleuves qui suivent cette direction le Danube, dont parle quelquefois Lucain, ne coule-t-il pas, comme le Gange, du couchant au levant? Beaucoup de commentateurs ont passé des jours et des nuits sur cette énumération qui embrasse l'Afrique et l'Asie et se compose de plus de cent vers. Grand nombre de détails en sont restés et en resteront à tout jamais inintelligibles.
Cependant César a quitté Rome pour passer dans la Gaule ultérieure. Marseille ose lui tenir tête « et « rester fidèle à une cause, non à la fortune. » Etcausas,nonfata,sequi.
Une députation est envoyée à César. Harangue des députés. « Ils veulent bien seconder César dans une « guerre étrangère, mais point dans une guerre « civile. Si les dieux se faisaient la guerre entre eux « ou la faisaient aux géants, personne, parmi les « mortels, n'oserait encourager aucun parti de ses « vœux ni de ses prières. Quand tout le monde se « précipite de plein gré dans la guerre civile, il « n'est pas nécessaire d'y pousser ceux qui ne veu« lent pas s'y mêler. Que César laisse ses troupes « loin de Marseille et qu'il vienne seul, il sera bien « reçu. Au reste, pourquoi ne va-t-il pas directe« ment en Espagne? Pourquoi se détourne-t-il pour « attaquer une ville qui a toujours été malheureuse
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« en guerre, et n'a de prix que pour sa ndélité? M Raisons peu adroites, il en faut convenir. Ne m'attaquez pas, car j'ai toujours mal réussi dans toute guerre, car je n'ai d'autre mérite que d'être fidèle, mais fidèle à qui ? Ce n'est pas à César, c'est donc à Pompée. « Cependant, si César les attaque, ils « saurontbien résister et imiter au besoin les Sagon« tins, boire l'eau des puits si on leur coupe l'eau « des rivières, et, si Cérès leur manque, manger « d'une bouche souillée, des choses horribles à voir et « tM/ome~ à toucher. »
Et desit si larga Ceres, tunchorrida cerni
Fœdaque contingi macutato carpere morsu.
César ne s'émeut pas et exhorte ses troupes à se préparer à faire le siége de la ville. Il se compare au vent qui s'éteint faute de trouver de grandes forêts où il puisse exercer sa fureur. Dispositions pour le siège. Travaux gigantesques. César joint deux collines par une chaussée.
La résistance de la ville de Marseille s'explique plus naturellement par l'histoire que par le récit de Lucain. Marseille tenait tout bonnement pour Pompée. Ville de commerce et de finance, elle n'était point portée pour la révolution qui livrait Rome à César. Elle conservait .sa fidélité à l'ancien gouvernement, qui s'était enfui en Épire à la suite de Pompée. Mais pour César c'était un port considérable où il lui importait de s'établir, afin de dominer un point important de la Méditerranée. Marseille était d'ailleurs son passage naturel de l'Italie en Espagne. Les députés de cette ville disaient qu'elle avait été malheureuse dans toutes ses expéditions
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or, c'est le contraire qui était vrai, et César le savait bien; Marseille avait subjugué et mis sous sa domination tout le littoral de la Gaule ultérieure; Marseille ne se battait pas pour qu'il y eût un point du monde exempt du crime des guerres civiles, mais parce que la crainte de la guerre la forçait de guerroyer. «Malheureuse Marseille, dit Florus, qui « désirait la paix, et que la crainte de la guerre jeta « dans la guerre'! »
César ordonne à ses soldats de couper des arbres dans une forêt voisine de Marseille, et consacrée aux dieux gaulois. Ses soldats hésitent, comme s'ils craignaient de commettre un sacrilége. César saisit tui-même une hache, et, la mettant au pied d'un chêne « Que personne de vous, dit-il aux siens, « n'hésite à suivre mon exemple; je prends sur moi « la responsabilité du crime. » Les soldats obéissent, '< après avoir balancé la colère de César et « celle des dieux. »
Expensa superorum et Csesaris ira.
Les chênes, les ormes, les pins tombent sous les coups redoublés des soldats. Les peuples de la Gaule en gémissent; mais la jeunesse de Marseille voit avec joie cette profanation du haut de ses murs, pensant que les dieux ne laisseront pas le sacrilége impuni. Les champs voisins sont dépouillés des voitures destinées au labourage, pour transporter cet immense abattis.
Toute cette scène est belle, animée; le rôle de César y est grand. Il faut la lire dans l'original. Le 1. ~/«<0tr<fomat'nlt, livre IV, 2.
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style en est meilleur, parce que la pensée en est nette, et les circonstances claires. Lucain y fait preuve d'un grand talent d'écrire sauf dans quelques détails vagues et exagérés où la langue redevient obscure et forcée.
César, ne pouvant s'accommoder des lenteurs d'un siége, laisse un de ses lieutenants devant Marseille, et part pour l'Espagne. Le siège continue. Construction de tours mobiles qui dominent les murs, et d'où les Romains lancent des traits sur les assiégés. Avantage des Marseillais, qui rendent à coups de balistes les traits que les Romains ne peuvent leur envoyer qu'à la main. Des traits de bel esprit à foison. Pour exprimer avec quelle force la baliste lance les traits, Lucain dit «que le trait ne « se contente pas de percer un seul homme pour se « t'epo~er ensuite; mais que, s'ouvrant un chemin à « travers les armes et les os, il fuit, laissant la mort « (c'est-à-dire le cadavre) pour en aller chercher « une autre. tl lui reste encore à courir après les « blessures qu'il vient de faire. »
Sed pandens perque arma viam, perque ossa, relicta Morte fugit superest telo, post vulnera, cursus.
Les assiégeants, protégés par une épaisse tortue, essaient de battre en brèche les murailles et d'y faire une trouée; mais des quartiers de rochers, précipités à bras du haut des murs, forcent les Romains à renoncer à ce genre d'attaque. La tortue est mise en pièces, et les soldats se dispersent.
Ensuite, on essaye d'un immense plancher, sous lequel les assiégeants font jouer le bélier contre les
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murs; mais ce moyen n'ayant pas réussi, les Romains font encore retraite dans leur camp. Les Marseillais, enhardis par ce succès, tentent une sortie pendant la nuit, incendient le camp des Romains, et dispersentl'armée.LesRomains tentent la fortune sur mer. Une flotte, construite à la hâte et composée. seulement de pièces jointes grossièrement ensemble, se réunit aux vaisseaux de Décimus Brutus, préteur, lequel était descendu par le Rhône jusqu'en vue de Marseille. Les Marseillais, de leur côté, mettent à la mer tout ce qu'ils ont d'embarcations, et même les vieilles carcasses de navires abandonnés. La bataille s'engage. La flotte romaine forme une demi-lune; les gros .vaisseaux aux deux extrémités du croissant, les vaisseaux faibles et les petites embarcations au centre. La galère prétorienne que monte Brutus a six rangs de rames, et domine par sa hauteur et ses ornements toute la flotte romaine. Le signal est donné; d'innombrables cris s'élèvent des deux côtés dans les airs et étouffent les éclats de la trompette. Les proues heurtent les proues, les galères marseillaises, agiles, bien gouvernées, avancent et reculent avec rapidité; la galère romaine, lourde, pesante, immobile, permet aux soldats de combattre comme sur la terre ferme. Très-beaux détails; excellente disposition; morceau écrit avec largeur et clarté. Brutus, du haut de la galère prétorienne, ordonne qu'on engage ia guerre d'abordage, et qu'on harponne la flotte marseillaise, pour l'amener à portée de la main. Les galères marseillaises se prennent à ces énormes machines; les rames des deux partis s'empêtrent
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on se mêle. « Un combat de pied ferme se livre sur « la mer couverte et cachée. »
TectostetitaequorebeHum.
Chaque soldat est penché sur la galère ennemie, « et personne ne meurt sur la sienne. )) Nullique perempti
!n ratibus cecidere suis.
Les vaisseaux ne peuvent se toucher à cause de l'encombrement de cadavres. Beaucoup de combattants, qui n'étaient que blessés, sont achevés par les débris des navires fracassés. Plusieurs beaux traits, dans un beau langage; quelques traits de bel esprit., comme celui-ci « Les javelots qui n'attei« gnaient personne commeMat'e~ leur meMf<re au « sein de la mer, et tout fer qui tombait sans at« teindre un combattant, trouvait une blessure à « faire au milieu des ondes. ))
Irrita tela suas peragunt in gurgite csedes
Et quodcumque cadit frustrato pondere ferrum,
Exceptum mediis invenit vulnus in undis.
Un soldat romain, nommé Catus, vient saisir l'enseigne sur une galère marseillaise; il est transpercé par deux traits lancés de deux points opposés, en ligne directe. « Le fer se rencontre au milieu de K la poitrine, et le sang s'arrête, ne sachant par « quelle blessure il doit s'échapper, jusqu'à ce « qu'un large épanchement fît sortir en même « temps les deux javelots, partageât l'âme, et répan« dît la mort par les deux blessures.
Medio concurrit pectore ferrum,
Et stetit incertus Queret quo vulnere sanguis,
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Donec utrasque simut iargus cruor expulit hastas,
Divisitque animam, sparsitque in vulnera letum.
Encore du bel esprit et de la pire sorte; car pour faire une image, le poëte matérialise la vie. Lycidas est percé d'un harpon romain sur un vaisseau marseillais; il allait tomber dans la mer, si ses compagnons ne l'eussent retenu. Tiré d'un côté parle harpon, et de l'autre par ses compagnons, il est déchiré en deux. Toute la partie inférieure du corps va d'un côté, la partie supérieure de l'autre. Ce fait, déjà assez horrible dans sa simplicité, est une trop belle occasion de faire de l'esprit, pour que Lucain y manque il décrit donc avec complaisance la mort du malheureux Romain. Tout cela est d'un joli à faire frémir. Après avoir dit que l'eau intercepte les conduits par où la vie circule dans les membres, il continue « Jamais « la vie d'un mourant ne s'échappa par tant d'is« sues la partie inférieure du corps, dépourvue « de force vitale, périt la première; mais à la parc( tie où siège le poumon gonflé, où bouillonnent les « entrailles, la mort hésita longtemps, et, après « avoir beaucoup lutté avec cette moitié d'homme, « à peine vint-elle à bout de tous les membres. Nullius vita perempti
Est tanta dimissa via. Pars ultima trunci
Tradidit in letum vacuos vitalibus artus.
At tumidus qua pulmo jacet, qua viscera fervent,
Haeserunt ibi fut.a diu luctataque multum
Haccum parte viri vix omnia membra tulerunt.
Les traits sont épuisés; la fureur trouve des armes; on se bat à coups de rames; on arrache du
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Hanc des morts les javelots, et on les lance tout sanslants sur de nouveaux ennemis.
t.1
Spo!iantquecada\'eraferf'o.
A la guerre du fer succède la guerre par le feu. Placés entre deux genres de mort, l'incendie et le naufrage, on n'évite l'une qu'en se précipitant dans l'autre. Anecdote d'un plongeur marseillais exercé à retenir longtemps son haleine il allait cherchant des ennemis flottant sur l'onde, les plongeait a't fond de l'eau, puis revenait pour recommence~ « A la fin, croyant la surface de la mer libre, il re« monta; mais sa tête se heurta contre un vaisseau, « et il y périt. x
Sed se per vacuos credit dum surgere fluctus,
Puppibus occurrit, tandemque subœquora mansit.
Un soldat romain a les yeux crevés par une fronde balé&re. Privé. de la vue, il prie ses compagnons de l'employer comme une machine de guerre, et de le pourvoir de traits pour en accabler l'ennemi. Uïi de ces traits vient frapper au cœur un jeune homme de famille noble, nommé Argus. Son père,- faible vieillard, se traîne jusqu'à lui, levoitprèsd'expirer, et tombe évanoui. « Argus lève avec peine sa tête « défaillante; il ne prononce aucune parole, mais f< son visage muet semble demander les baisers de « son père, et inviter sa main àlui fermer les yeux. » !))e caput labens, et jam languentia colla
Viso patre levat vox fauces nulla solutas
Prosequitur tacito tantum petit oscula vultu,
Invitatque patris claudenda ad )umina dextram.
Le père, revenu de son évanouissement, adresse u. 7
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de trop ingénieux adieux à son ËIs, se'perce de son épée et se précipite, dans la mer, « ne voulant~pas « se confier à une seule mort, tant il est impatient « de précéder son fils »
Lethum praecedere nati
Pestinantem animam morti non'credidit.'uni.
Cet épisode est touchant/Je n'y trouve 'à reprendre que la façon dont il est amené. Eh le rattachant, par le hasard d'un trait lancé, à celui de ce hardi Romain qui, privé de ses yeux, demande à être dirigé comme machine de guerre contrè'l'ennemi, Lucain les a gâtés tous les deux. Un poëte de plus de goût les eût séparés et aurait donné une autre cause à la mort du jeune homme, laquelle n'est que l'occasion d'un incident beaucoup plus intéressant que cette mort elle-même.
Je ne puis mieux comparer les morceaux de ce genre qu'à certains tableaux ingénieux où le peintre, en outrant la situation qu'il a traitée,~ et en partageant l'intérêt entre plusieurs personnages/manque son effet, pour le vouloir rendre plus complet ou plus sûr. Vous connaissez le tableau du Bélisaire portant dans ses bras son jeune guide qui vient d'être piqué par un serpent. Voyez par combien de circonstances le peintre, qui a montré là plus d'esprit que de sentiment, chercher à aggraver'le malheur de son héros. D'abord, le sujet en lui-même; c'est Bélisaire plus malheureux que ne le fait l'histoire, c'est Bélisaire aveugle, qui ne.sait:plus où poser son pied, qui porte son guide mourant, qui bientôt portera un cadavre. Ensuite, le lieu de la scène, c.~est une ~montagne dont la descente~parait
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difficile, raboteuse; en pleine campagne, la marche de Bélisaire eût offert moins de dangers,! sur te penchant d'une-montagne escarpée, chaque pas peut le précipiter. Enfin, le choix.de l'accident qui le prive de-son guide; c'est un serpent, un hideux serpent, qui reste pendu à la jambe de l'enfant. Ce détail horrible a le double défaut de sentir la recherche, et de rendre moins intéressant Bélisaire, lequel, après tout, n'est pas si à plaindre que ce pauvre enfant blessé à mort par le reptile. Or, le tableau a été fait, j'imagine, pour que l'intérêt principal portât sur la personne de Bélisaire. il en est de même dans le tableau de Lucain. A tout prendre, je m'intéresse presque plus à ce brave Romain qui se fait placer en face de l'ennemi, et qui lance ses traits sans y voir, du côté du bruit, qu'à ce père qui se donne t<eM;KMîo~ pour être plus sûr de ne pas survivre à son fils. On peut croire authentique la première anecdote; la seconde, au contraire, paraît être sortie .de l'imagination de Lucain. C'est un père de fabrique on le sent bien à certaines contorsions et exagérations de douleur qui ont été arrangées comme le serpent et la montagne du tableau de Bélisaire.
Cette très-longue description' de la bataille navale livrée devant Marseille, se termine par la victoire des Romains. Je la trouve diffuse, trop spirituelle, et j'insiste beaucoup sur cette épithète qui est ici une critique. Mais il y a de grandes beautés, beaucoup d'imagination de style, et, dans les dé-
i. Elle n'a pas moins de trois cents vers.
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tails même les plus choquants, je ne sais quelle vivacité d'expressions et quelle fécondité de ressources, qui n'appartiennent qu'aux talents d'un ordre très-élevé. Ce choix de morts singulières, et, qu'on me passe le mot, pittoresques, est imité d'Homère et de Virgile, lesquels, en plusieurs endroits, font mourir leurs guerriers de beaucoup de façons. Mais, dans cette diversité, ils ont grand soin de s'en tenir au possible et au vraisemblable, à la différence de Lucain, qui invente des blessures et des sortes de morts dont l'étrangeté dérouterait les chirurgiens d'armée et les anatomistes les plus experts. Ajoutez à cela qu'Homère et Virgile ne font .pas de chaque blessure une anecdote, de chaque mort une longue histoire; ils ont senti l'inconvénient de subdiviser l'intérêt épique à l'infini; ce sont des traits vifs, rapides, qu'ils mêlent au récit principal, non pour en détourner l'attention, mais pour l'y attacher parla variété. C'est un art qui manque à Lucain.
Le livre VII s'ouvre comme le livre lH, par un songe de Pompée. Il lui semble se voir, dans le grand théâtre qu'il avait fait bâtir à Rome recevant les applaudissements d'une foule idolâtre. Mais ce songe ne le rassure point'. Pendant que le héros dort, Lucain recommande aux sentinelles de ne point faire de bruit autour de sa tente. Il souhaite à ~ome le bonheur de voir Pompée en songe comme 1. U'aprus Plutarque et Horus, Pompée avait de plus rèvé qu'il ornait de dépouiUcs le temple de la Vénus victorieuse. Et comme César se vantait de descendre de Vénus, on s'explique très-bien que cette seconde vision lui inspirât de tristes pressentiments t! craignait, dit Plutarque, que ces de~cuiH('s ne fussent les bennes.
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Pompée la voit lui-même. Le jour vient; l'armée demande à grand bruit le combat; les peuples étrangers se plaignent qu'on les retienne si longtemps éloignés de leur patrie. «Vous le voulez, ô dieux? s'écrie « Lucain; nous nous précipitons au-devant de notre « ruine, et nous demandons le fer qui doit nous frapper. Pharsale est un vœu dans le camp de f( Pompée. »
)n Pompeianis votum est Pharsalia castris.
Lucain introduit là Cicéron, lequel ne se trouva point à Pharsale, étant retenu loin du camp par une maladie, probablement venue à propos. Il en fait un homme pressé de combattre, par la raison qu'il est impatient d'aller plaider au forum, ce qui est un motif ridicule. En outre, il lui prête un discours fànfaron et plein d'espérances de victoire, quoiqu'il soit constant que Cicéron n'avait aucune confiance en Pompée, qu'il le raillait et trouvait tous ses plans mauvais, et qu'il s'en expliquait même si haut et avec si peu de précaution qu'il en était devenu suspect. Cette altération du caractère de Cicéron peut-elle se justifier par le besoin qu'avait Lucain de faire un discours, et de le mettre dans une bouche éloquente? Quoi qu'il en soit, Pompée répond à ce discours par de très-bonnes raisons; car elles sont conformes à son caractère et à ce que tous les historiens racontent de sa situation d'esprit avant la bataille de Pharsale. 11 était triste et peu confiant. On voulait le forcer à changer son plan, qui était de détruire César sans combattre. On voulait qu'il fît la guerre en courant, comme
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César, dont c'était le génie et le tempérament. IL avait amené César aux dernières extrémités, il l'avait diminué et abattu par la famine; fallait.il donc. livrer à la fortune une guerre si bien commencée, et. confier au glaive les destinées du monde? « Ils f< aiment mieux combattre César que de le vaincre. M Pugnare ducem, quam vincere malunt.
« La guerre ne sera ni la gloire ni la faute de Pom« pée. »
Pompeii nec crimen erit, nec gloria bellum.
Malgré ses répugnances et ses pressentiments, il consent à donner l'ordre qu'on se prépare au combat.
Tumulte dans le camp de Pompée. « Tout le. « monde oublie son danger, frappé d'une crainte « plus générale. N
Sua quisque pericuta nescit,
Attonitus majore metu.
Les soldats se préparent néanmoins; on aiguise les épées; on garnit les carquois de flèches choisies. Présages dans le ciel et sur la terre. Les nuages viennent faire éclater la foudre jusque sous les yeux des soldats.
Jnqueocutis hominum fregerunt fulmina nubes.
« Qu'y a-t-il d'étonnant, s'écrie Lucain, dans un K beau mouvement, que ces peuples, qui allaient « voir leur dernier jour, fussent agités de.craintes « prophétiques, s'il a été donné à l'esprit de l'homme « de pressentir l'avenir? Le Romain qui habite Ca« dix, la ville fondée par les Phéniciens celui qui
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f< boit les'eaux de l'Araxe en Arménie, sous quelque '< climat qu'il respire, sous quelque soleil qu'il vive, « est saisi d'une tristesse dont il ignore la cause; il « se reproche cette peine d'esprit sans motif; il « ignore, hélas! ce qu'il va perdre dans les champs « delaThessalie'! »
Quid mirum, populos quos lux extrema manebat Lymphato trépidasse met. prsesagn malorum Si data mens homini est? Tyriis qui Gadibus hospes Adjacet, Armeniumque bibit Romanus Araxem, Sub quocumque die, quocumque est sidere mundi, Mœret, et ignorat causas, animumquedoientem Corripit, Emathiis quid perdat nescius arvis
Le jour de la grande bataille fut si différent des autres jours, que s'il y avait eu sur tous les points du globe d'habiles augures, « de tous les points du « monde on aurait vu Pharsalè. »
Spectari e toto potuit Pharsalia mundo.
Lucain fait, à ce sujet, une exclamation sur la grandeur de ces hommes dont la destinée occupe le ciel et la .terre; il promet à Pompée l'admiration de la postérité.
Pompée range son armée en bataille. Lucain, aprèsavoirénuméré ses troupes, particulièrement les étrangères, fait une étrange exhortation à Pompée « Hâte-toi, lui dit-il, de faire couler le sang du « monde, et de détruire tant de nations, afin d'en« lever à César toutes les occasions de triomphes. ») Eripe victori gentes, et sanguine mundi
Fuso, Mugne, semel totos consume triumphos.
César, en voyant ces préparatifs de bataille;du: coté de l'armée ennemie, est saisi d'un remords..
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JI commence à accuser les guerres civiles, non d'être criminelles, mais d'être un crime trop Font, sa rage de combattre s'alanguit. Mais cela i~e dure qu'un moment. Le voilà, trois vers après, Haranguant ses troupes Le jour est enfin venu qui doit les rendre à leur patrie et leur donner des terres. Ce n'est pas pour lui que César combat, mais pour qu'ils soient libres. Quant à lui, il serait heureux de rentrer dans la vie privée. «Pourff vu, dit-il, que tout vous soit permis, je me so).i« mets à tout. »
Omnia dum vobis liceant, n/M e.sse t'MMM.
J! y a un autre sens c'est celui-ci <7 M'<?~ n'e~ que je ;c/'i~e (/e; c'est-à-dire, «je veux être tout. » Enfin Marmontel traduit ainsi les trois mots latins je eo~e/M a M~'e plus rien. Le second sens est une saïvetë par trop maladroite. César pouvait-il dire a ses soldats « Vous allez vous battre pour me f< faire dictateur? Je consens à être votre maître « absolu, pour que vous fassiez ce que bon vous sem« blera? » Quant au premier, qui rentre dans celui de Marmontel, ce seraitune hypocrisie indigne même il César que Lucain a substitué à celui de l'histoire. César flatte ses soldats; il se vante de connaître au vol d'un javelot la main qui l'a lancé; il s'extasie sur l'air martial de son armée. Mais quel étrange langage lui prête Lucain! «Si ce sont bien vos !<. traits farouches et vos yeux menaçants que je vois, « 'vous avez vaincu. Il me semble voir des fleuves « de sang, des rois foulés aux pieds, le corps du
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« sénat dispersé, et les peuples nageant dans un «immense carnage. »
Q~od si signa ducem nunquam faHenHa vestrum
Conspicio, faciesque truces, oculosque minaces,
Vicistis. Videor fluvios spectare cruoris,
C:)!catosquesimu[reges,sparsumquesenatus ·
Corpus, et immensa populos in cœde natante=.
S'ils se laissent vaincre, le sort que Sylla réservait aux vaincus, les croix, les gibets, les égorgements, les attendent. Quant à lui, ceux qui prendront la fuite le verront se percer de son épée. Il engage les siens à faire quartier aux fuyards, mais à n'épargner aucun combattant, fût-il leur père ou leur parent dans ce cas-là, « il (f faudrait les frapper au visage et les déngurer « pour ne pas les reconnaître. »
Vuttus g!adio turbate verendos.
«Qu'ils détruisent leur camp; Pompée leur don« nera le sien » Enthousiasme des soldats. Ces déclamations d'un furieux font lire avec délices, dans les Mémoires de César, la courte analyse du discours que ce grand homme tint à ses soldats. « ]l les harangua, dit-il, suivant la coutume mili« taire, et leur rappelant ce qu'il avait fait pour « eux, en tout temps, il les prit à témoin de l'ar« deur avec laquelle il avait constamment recher« ché la paix; des conférences de Vatinius, de celles « de Claudius avec Scipion, des négociations enta'< mées à Oricum avec Libon pour l'envoi des dé1 Appich prétend que CesM'exhorta ses soldats à détruire leurs retfanehemenM, afin qu'il ne leur restât de ressource que dans la victoire. Il avait sans doute emprunte ce détail fort suspect à Lucain. Les CommfntfnrM n'en disent mot. César, au contraire, loin de détruire son camp, le fit garder par deux cohortes.
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« pûtes; Il ajouta qu'il n'avait jamais. voulu prodi« guer le sang de ses soldats, ni priver la répu« blique de l'une de ses armées. Ce discours fini, « et les troupes, pleines d'ardeur, demandant le « combat, il fit sonner la charge'. »
Dans la harangue de Lucain, César est un brigand qui déshonore son armée par la rage de guerre civile dont il croit la voir transportée et par celle qu'il veut lui inspirer. Dans les Mémoires, César est un politique profond qui relève ses soldats à leurs propres yeux en leur ôtant la responsabilité de la guerre civile, et en se donnant lui-même comme un homme qui a tout épuisé pour l'éviter. Il a été provoqué; il en prend à témoin ses soldats qu'il associe à sa cause et à ses démarches; il n'attaque pas, il se défend. Son discours est doublement vrai, car il est l'expression de son habileté ou de sa grandeur d'âme, soit qu'il ait feint de vouloir la paix, avec le désir secret qu'elle échouât, soit qu'en effet un si grand cœur ne fît la guerre civile que malgré lui.
De son coté, Pompée harangue ses troupes; il leur parle des lois, des dieux, de la patrie, du lit conjugal (</t~c[?H<M); ce motif le touchait particulièrement. Il ne s'oublie point,. selon ses habitudes de vanité « Les dieux ne sont point irrités contre « Rome ni contre les peuples, puisqu'ils leur ont « conservé Pompée pour chef. »
Non iratorum poplis Urbique Deorum est
Ponpeium servira ducem.
Les grands hommes de l'ancienne. Rome seraient t. ~/emot'e!<trh9Merfec)"t'~tivre.nr,chapitrexo.'
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dans. son camp, s'ils n'étaient pas morts. Puis des railleries sur les forces de César. « Nous sommes «d'un côté le monde, de l'autre une poigné& « d'hommes; des cris dissiperont cette armée; » At plures tantum damore catervae
Bella gerent.
« César est trop peu pour nos coups. » C'est après avoir représenté Pompée tout à l'heure incertain, tremblant, le cœur glacé (corde ~e~o), que Lucain lui fait débiter ces bravades. Et tout cela finit par la rhétorique des écoles de grammaire. Des tableaux de femmes en pleurs, de Rome échevelée, du présent et de l'avenir, joignant leurs prières pour les engager à se bien battre, eux qui sont le monde, contre une poignée de rebelles. Lui-même, qui a nom Pompée, s'il ne se croyait pas tenu de respecter en sa personne la dignité du commandant de l'armée, il se jetterait à leurs pieds avec sa femme et ses enfants. »
Cum prote et conjuge supplex
Imperii salva si majestate liceret,
Volverer ante pedes.
Ces paroles tristes, ajoute Lucain, échauffent l'armée; il y avait plutôt de quoi la décourager. Après ces deux harangues, Lucain fait une longue amplification dont voici les trois idées principales: 1" II remarque que si ce qui va périr à Pharsale était encore au monde, il y aurait eu de quoi repeupler toutes les villes .désertes, remplir tous les champs de laboureurs, réparer tous les ravages que font, dans l'espèce humaine, la peste, la famine,
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les maladies, les tremblements de terre. La dépopulation a été telle que toute la matière des guerres civiles a disparu.
2" Après s'être plaint que la liberté, ce qui était bien plus vrai, allait périr à Pharsale, et après avoir dit, en beaux vers, que cette liberté se retirerait de l'Italie, pour devenir le bien des hordes de la Scythie ou des sauvages de la Germanie, il trouve mauvais que Rome ait été libre jusque-là, et il blâme Brutus de l'avoir débarrassée de ses premiers tyrans.Et forçant cette pensée, il en arrive à vanter le bonheur des peuples gouvernés par le despotisme.3° Enfin, dans une dernière digression, il gourmande Jupiter d'avoir gardé son tonnerre pendant qu'on s'égorgeait dans la Thessalie. Pourquoi la foudre qui frappe les hautes montagnes (et il en nomme plusieurs) a-t-elle ménagé César? C'est donc Cassius qui fera le devoir de Jupiter! Au reste, les dieux en seront bien punis, car les honneurs qui n'étaient réservés que pour eux, vont être rendus à de simples mortels.
J'insiste sur cette partie du livre, parce que ce sont de ces morceaux où l'on croit voir de belles pensées. Une analyse un peu sérieuse n'y trouve que de la déclamation.
Que signifie la première idée, par exemple? Ne dirai t-on pas que la dépopulation ait été si grande àPharsale ? D'après l'estimation de César, il y eut quinze mille hommes tués du côté de Pompée, et vingtquatre mille prisonniers; quant à lui, il ne perdit que deux cents soldats environ et trente centurions. Admettons les exagérations de bulletin, admettons
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qu'il en ait trop dit pour Pompée et trop peu pour lui, toujours est-il qu'en retranchant d'une part, et en ajoutant de l'autre les différences probables, cela ne fait qu'une bataille meurtrière et non une dépopulation. Que penser alors de l'exagération de Lucain? Quelle grandeur chercbe-t-il dans ces images du monde entier livrant bataille à César? Que dirions-nous donc des dépopulations de la campagne de Russie?
Quant au raisonnement de Lucain concluant, de ce qu'on doit perdre un jour la liberté, qu'il vaut beaucoup mieux ne jamais avoir été libre, et s'extasiant sur le bonheur des peuples qui ont toujours été gouvernés par des tyrans, c'est de la politique des écoles de déclamation. Qu'une génération qui a commencé par la liberté, et qui finit par le despotisme, regrette amèrement le bien qu'elle a perdu, et qu'elle dise, dans son désespoir, qu'il eût mieux valu pour elle ne jamais en jouir, voilà un sentiment qui se conçoit; mais qu'un écrivain, planant sur sept siècles de générations, et voyant dans cette longue période trente générations qui ont possédé la liberté et la gloire, contre deux ou trois qui ont perdu ces deux biens à la fois, s'écrie qu'il valait mieux, pour épargner à ces deux ou trois générations un désenchantement douloureux, que les trente autres eussent vécu en sei~itude, c'est une singulière maxime sous la plume d'un poëte stoïcien. En tout cas, cette logique pouvait ne pas déplaire à la cour de Néron.
Enfin, quoi de plus puéril que ce Jupiter qui tonne sur les montagnes et ne tonne pas sur César, et
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qui va se trouver bien attrapé quand il verra les honneurs divins rendus à ces hommes que son<tonnerre a épargnés?
Combien je préfère à cette digression déclamatoire l'agréable fiction par laquelle Plutarque, avant de raconter la bataille de Pharsale, met sa propre pensée dans la bouche de quelques gens de bien, Grecs ou Romains, qui d'un lieu écarté d'où ils volent les deux armées sur le point de s'ébranler, s'entretiennent de cette ambition fatale qui allait coûter à Rome tant de sang Nos sages remarquent avec tristesse combien la nature de l'homme est aveuglée et furieuse, quand la passion la possède. Puis, venant aux deux hommes dont l'opiniâtreté -allait faire s'entr'égorger deux armées combattant sous les mêmes drapeaux, « Que ne se sont-ils contentés, disent-ils, de gouverner en bon accord ce qu'ils avaient conquis Ou s'ils avaient si soif de victoires, pourquoi ne pas faire ensemble la guerre aux Parthes et aux Germains, voire aux Indes, où leurs noms ont pénétré plus avant que le nom même de Rome! ~) Ainsi devaient penser en effet les bons citoyens qui n'appartenaient à aucun parti. C'était un vœu d'honnêtes gens, vœu chimérique d'ailleurs, <;omme celui que nos pères faisaient, au commencement de ce siècle, en voyant notre César s'enfoncer avec six cent mille Français dans les déserts glacés de la Russie; comme celui que nous avons fait plus d'une fois en assistant dans nos assemblées libres aux luttes politiques des maîtres de la parole! i
Avant :d'en venir. aux mains, les deux armées se
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contemplent dans un douloureux silence. Le père se trouve en présence du fils, le frère en présence du frère,-sans qu'ils osent changer de place. Les bras prèls'a. lancer le javelot restent suspendus. Appien et Dion ont pris à Lucain ces détails, qui sont, faux et invraisemblables. Ils ont trouvé le tableau pittoresque, et l'ont copié, en retranchant les exagérations. César a dit que ses soldats demardaient la bataille, et qu'ils brûlaient d'en venir aux mains; il est à la fois plus véridique et plus sincère. Les guerres civiles engendrent plus de haines et de plus fortes que les guerres étrangères. Le poëte des guerres civiles ne devait pas ignorer cela. Le tableau de Lucain serait vrai d'une guerre dans les rues de Rome entre deux partis qui se disputeraient un consulat à main armée. Mais, à Pharsale, il y avait l'Orient d'un côté et l'Occident de l'autre; des races asiatiques contre des races gauloises, des soldats ayant fait la guerre en Germanie et d'autres ..qui avaient combattu les Parthes; très-peu de soldats de sang romain les dernières guerres avaient blanchi de leurs os les trois parties du monde. Ceux qui se trouvaient dans les deux camps avaient donc cent chances contre une de ne pas avoir affaire à des compatriotes, mille chances contre une de ne pas se trouver en face d'un père ou d'un parent. Voilà l'inconvénient de l'épopée historique; on n'y est inventeur qu'aux dépens du vrai. Crastinus, un vétéran de l'armée de César, engage la bataille en se précipitant sur les Pompéiens'. 1. 1. m Aujourd'hui, dit-il à.César, je ferai en sorte que tu me remercies, mort nn vivant. » (Mémoire sur la guerre Ctt'tie, livre U), chap. xa. )
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Lucain fait une imprécation contre ce brave, et lui souhaite, non-seulement la mort, c'est trop peu; mais le sentiment après la mort. Les trompettes sonnent la charge; une immense clameur s'élève jusqu'aux cieux d'innombrables ftèches volent des deux côtés. Quelques soldats, dit Lucain, dirigent leurs traits vers la terre, afin de conserver leurs mains pures; ce qui est plus que douteux. Pompée ordonne aux siens de se tenir immobiles et serrés, et d'attendre de pied ferme le choc des Césariens'. La cavalerie de Pompée charge une des ailes de César; elle est soutenue par aes frondeurs et des archers auxiliaires. « Sur le ciel s'étend un ré« seau de fer, et une nuit formée de javelots entre« mêlés est suspendue sur le champ de bataille. » Ferrosubtexitura;ther,.
N&xque super cnmpos tetisconserta pependit.
C.ésar fait sortir tout à coup, des derrières de sa cavalerie, six cohortes qu'il y avait cachées, et qui, s'avançant obliquement, attaquent en flanc la cavalerie de Pompée, déjà rompue et débandée~. Les Pompéiens sont enfoncés. Les soldats de César pé1 En quoy César depuis dit que Pompée avait fait une lourde faulte, ne considérant pas que ceste rencontre, qui se fait en courant de roideur, oultre ce qu'elle donne force plus roide aux premiers coups, encore cutlamme-elle le courage des hommes, pource que cest concernent commun de tous les combatans qui courent ensemble, luyest comme un soumet qui l'allume. x (PUT., Vie de César, trad. d'Amvot.) '< A'f~Mt frustra aM~çuftu.t tnit~xtum est ut ft~Ma undique eonc<n<)m<, <t<ntor<m~Me uHfee~t <o«erm< quibus rebus f< hostes «t'r<rt, <uo~ incitari fx';t<tmat'trun/. )' (~Tt'moiroMr la guerre ct);t/e; livre U~, chap. xcu.) 9. Tous les hommes de guerre admirent cette disposition de César. C'est aux sotdats de cette petite troupe qu'il avait recommandé de frapper la cavalerie ennemie au visage. Avant la bataille, il avait annonce que ces six cohortes en décideraient je gain. Frontin, dans ses .S'<ra<(!~mM, dit que rien ne contribua davantage, dans cette journée, a donner la victoire à César.
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nètrent jusqu'au centre où était le général. Ici Lucain invite son esprit à laisser dans les ténèbres cette partie du champ de bataille, où les Romains sont aux prises avec les Romains, où s'entr'égorgèrent les frères et les parents. Son mouvement est beau « Que mes vers, dit-il, n'apprennent pas; aux races futures jusqu'où peut aller la licence des guerres civiles. Ah! plutôt périssent mes larmes, périssent mes plaintes Ce que tu fis dans cette journée, Rome, je le tairai. »
Mais le mérite de cette réserve est bien gâté par le mensonge du rôle qu'il prête à César. C'est là en effet qu'il en a tracé l'odieux portrait dont j'ai parlé plus haut', et qu'il le présente ivre de guerre civile, ne permettant à aucun des siens~de frapper d'une main molle ni d'un cœur hésitant; un homme de sang, un furieux qui ne souffre pas qu'on soit son complice à demi.
Lucain voit dans la mêlée Brutus couvert d'un casque plébéien, et le glaive à la main. Il l'arrête, il l'engage à ne pas s'exposer dans cette mêlée, et à se réserver pour frapper César. C'est une inspiration de bon Pompéien. Ne faut-il pas que César vive et règne pour tomber sous les coups de Brutus? Quel dommage pour la gloire de Brutus qu'il soit à peu près avéré que César, avant la bataille, recommanda à ses officiers de se bien garder de tuer Brutus, et, s'il se rendait volontairement, de le lui amener; s'il se défendait pour n'être point pris, qu'on le laissât aller sans lui faire la moindre violence? Quel dommage qu'ayant à choisir entre
1. Tome H, pages 66 et 67
u 8
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César qui l'aimait et qui lui avait sauvé la vie, et Pompée qui avait fait mourir son père, son. austère vertu. l'ait réduit à préférer Pompée
Domitius ~Enobarbus, le même qui avait laissé prendre Corfinium', meurt d'une belle et dramatique manière. César, le voyant se débattre contre la mort, se met à le railler. Domitius lui répond d'une voix mourante qu'il payera cher le mal qu'il a fait à. Pompée et à ses amis. Tout est faux dans cette mort. Voici la vérité Domitius, vers la fin de. la bataille, se sauva du camp sur une colline;. il y fut poursuivi et tué par les cavaliers de' César. L'inexactitude de Lucain est d'autant plus fâcheuse ici, que, pour faire mourir l'ancêtre de Néron à la manière d'un héros de Plutarque, il prête de lâches propos à César. Il calomnie un grand homme, pour faire sa cour à un tyran.
Ce n'est pas le moment, remarque Lucain, d'entrer dans le détail des morts particulières, comme au combat naval de Marseille ce qui ne l'empêche pas de décrire les diverses façons dont lessoldats périrent à Pharsale. Il y a là de beaux vers Pharsale n'eut pas les mêmes conséquences que les autres défaites romaines; « ce qui était la mort de soldats « dans ces défaites, dans celle-ci fut la mort d'une'
« nation. »
Quod militis illie,
Mors hic gentis erat.
Pompée, se voyant trahi par les dieux et par la fortune, se retire dans son camp; mais il ne veut i.fAa)M~,tiYreft.
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point entraîner toute son armée dans son malheur; après une prière aux dieux, « qu'il se résout, dit « Lucain, à croire encore dignes d'entendre ses « vœux, »
Sustinuit dignos etiam nunc credere vot.is
CœHcotas.
il fait sonner la retraite, se jette sur un cheval rapide, et sort du camp, f< ne craignant point les « traits qu'on pouvait lui lancer par derrière, et « portant un immense courage pour les dernières « épreuves de sa destinée. )'
Non tergo tela paventem,
Ingentesque animos extrema in fata ferentem.
Lucain donne à Pompée fugitif d'assez singulières consolations. Dans une apostrophe emphatique, il lui dit, entre autres choses « Puisque c'est après ton départ qu'ont eu lieu les plus grands désastres de la bataille de Pharsale, tu peux prendre les dieux à témoin que ce n'est point pour toi, mais pour la liberté, que tes soldats ont continué à se battre, que tu n'étais pour rien là-dedans; que tu es aussi innocent des exterminations de la bataille de Pharsale que des autres, combats qui suivirent ta mort; « que les deux seuls rivaux qui « vont se disputer l'empire, c'est la liberté et ,César. »
Sed par, quod semper habemus,
.Libertaset. Caesar erunt.
Singulière justification Parce que Pompée abandonna son armée et s'enfuit avant le massacre, le 'voilà réhabilité de la défaite de Pharsale! Sont-ce là
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des raisons d'homme ou d'adolescent qui n'a pas encore coupé sa première barbe'? ?
Pendant que dure cette apostrophe, César se rend maître du camp des Pompéiens. Pillage de ce camp. Les soldats passent.la nuit sur des lits qui avaient été dressés pour des rois, ce qui irrite.Lucain contre ces braves gens qui, depuis si longtemps, n'avaient eu que la terre pour lit*. En dormant ils sont tourmentés par les ombres de ceux qu'ils ont tués l'un voit son sommeil troublé parle cadavre de ses frères; « dans la poitrine de celui-ci est un père; dans Cé« sar sont tous les mânes à la fois. »
Pectore in hoc pater est, omnes in Caesare manes.
Comparaison de César avec Oreste, Penthée et Agavé. Lucain le bourre de remords, le fait flageller par tous les monstres des enfers, lui met dans le cœur à la fois le Tartare, le Styx, tous les mânes; et ce même César contemple le lendemain, d'un oeil t. Voici comment Plutarque raconte la fuite de Pompée
a 11 seroit malaisé de dire, quand il apprit la desfaitte de sa chevalerie, quelle pensée lui vint adonc en l'entendement; mais bien peult-on as-curer que à sa contenance, il ressembla proprement à une personne estunnéc ou abcstic, et qui a perdu le sens et l'entendement, ne se souvenant plus qu'il estoit le grand Pompeius car, sans mot dire à personne, il se retira pas à pas en son camp. En tel estat ont) a Pompeius dedans sa tente, là où il demeura assis quelque temps sans parler, jusques à ce que plusieurs ennemis entrèrent pesle-mesie avec ses gens fuyant dedans son camp et lors encore ne dit autre parole smon, Comment, « jusques en notre camp et non autre chose ainsi se levant, pritunerobbe convenable à sa fortune et s'en sortit. ( 7'ro<t. d'Amyot.)
César raconte avec beaucoup de discrétion les incidents qui précédèrent la fuite de l'ompcc. Il le traite dans ses Mémoires en vainqueur généreux. (.MemorrMMr la guerre civile, livre m, chap. xctv.)
K. César ne peut se retenir de faire une réflexion amère sur le luxe des Pompéiens.~ Un trouva, dit-il, dans le camp de Pompée des tables dressées, des buffet, charges de vaisselle d'argent, des tentes tapissées de gazons<frais, celles de ).entulus et de quelques autres couvertes de lierre, et beaucoup d'autres choses encore qui accusoient à la fois le luxe et la confiance des Pompéiens, il étuit facile de voir qu'ils n'avoient pas craint l'événement de cette journée, eux qui s'entouroient de tant de voluptés inutdes. Et ces mêmes hommes reprochoient le luxe à la malheureuse et puissante armée de César, laquelle avoit toujours manqué du nécessaire. (~M)Ot'rei) sur la guerre civile, livre Ill, chap. xcvt.)
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y<M/et<a~ avec la conscience légère « les monceaux « de morts qui égalent la hauteur des collines. » Et excelsos cumulis œquantia colles
Corpora.
Brébeuf, qu'on a rendu responsable de ce fameux vers,
De morts et de mourans cent montagnes plaintives,
n'a été qu'un traducteur fidèle.
César défend que les cadavres soient brûlés ceuxci s'en vengent en lui envoyant la peste. Déclamation sur les cadavres et les bûchers, avec d'assez beaux vers. L'odeur des morts attire tous les animaux voraces. les loups, les lions, les ours, les chiens, les grues, les vautours, je n'en omets aucun. Des lions en Thessalie, et des grues s'abattant sur les cadavres, c'est de l'histoire naturelle un peu libre. Tout ce qu'il y a d'oiseaux dans l'air et dans les bois accourt, les ailes déployées; mais le festin est trop grand pour le nombre des convives; ils ne peuvent que goûter un peu de tous les cadavres il faut que le soleil, les nuages et le temps viennent les aider à faire disparaître cet immense abattis d'hommes.
Le livre se termine par une apostrophe à laïhessàlie les hyperboles n'en peuvent point passer dans une analyse. Si j'ai vu clair dans ces obscurités pompeuses, la Thessalie aurait à elle seule consumé plus de cadavres qu'il n'existe dans tout le monde romain de tombes ou d'urnes brisées. Et sans doute, ses champs auraient été désertés, ses rivages n'auraient plus vu de nautoniers, ni ses
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buissons de troupeaux, si de même qu'elle a été le premier théâtre d'une guerre impie, elle en eût été le seul! Mais comment maudire la Thessalie? Le monde tout entier est à maudire ou à absoudre. Quid totum premitis, quid totum absolvitis orbem? dit Lucain aux dieux; ce qui signifie Donneznous quelque contrée à haïr, et non tout l'univers. Pompée', après avoir quitté Larisse, s'enfuit dans la direction de la mer. Lui qui n'avait pas peur, il n'y a qu'un moment, des traits qu'on pouvait lui lancer par derrière, a maintenant peur du bruit des feuilles; il a peur des amis qui viennent se joindre à son escorte; il a presque peur de son ombre. Chemin faisant, il rencontre des gens qui venaient à Pharsal,e pour se ranger sous ses drapeaux; il est obligé de leur apprendre lui-même sa défaite. Lucain l'en plaint amèrement. « La fortune, s'écrie-t-il, pu« nit cruellement de sa longue faveur l'infortuné K Pompée; elle charge son adversité de tout le poids « de sa grande renommée. )'
Sed pœnas longi Fortuna favoris
Exigit a misero, quae tanto pondere famse
Res premit adversas, fatisque prioribus urget.
La fortune mesure la grandeur des revers à celle des succès. Une vie trop longue détruit les grandes âmes; il leur est funeste de survivre à leur puissance.
Arrivé à l'embouchure du Pénée, Pompée s'embarque dans un bateau de pêcheur, et fait voile
i. Pharsale, titre VlII.
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'vers Lesbos. Cornélie l'attendait, triste et accablée de pressentiments. Selon Plutarque, elle était en'COM tonte joyeuse des dernières nouvelles de DyrTachium,, et elle s'attendait à apprendre la fuite et ~e désastre de César. Lucain a mieux aimé nous -la montrer saisie d'une irréparable tristesse. Il n'a pas vu quels effets touchants il pouvait tirer de ce contraste des espérances de Cornélie pensant revoir son époux vainqueur, et de son désespoir en le voyant vaincu et fugitif. A l'aspect de Pompée pâle .et déEguré, « cachant son visage dans sa « blonde chevelure, »
Vultusque prementem
Canitie,
Cornélie tombe à la renverse. Ses femmes essayent vainement de la relever. Pompée la prend dans ses bras et tâche de la consoler; elle doit l'aimer pour lui et non pour sa fortune; Cornélie répond en se maudissant d'avoir fait le malheur de Pompée. Elle pousse l'exaltation jusqu'à implorer l'ombre de Julie, la.fille de César, pour son ancien époux, et elle se flétrit elle-même du nom de concubine. Pompée la presse sur son cœur, et pleure; ce qui ne lui était pas arrivé à Pharsale.
Les Lesbiens viennent offrir à Pompée l'hospitalité. 11 les remercie avec affabilité; il fait le vœu que tous les peuples leur ressemblent, et s'embarque avec sa femme. Les Lesbiens le saluent par des cris douloureux; les Lesbiennes, surtout, font de déchirants adieux à Cornélie, qu'elles ont toujours vue si triste, même avant que la fortune se fût décidée
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pour César. Durant la navigation, Pompée, qui ne pouvait dormir, s'entretient avec le pilote, et lui demande des renseignements sur l'astronomie nautique, ce qui donne à Lucain l'occasion précieuse d'étaler le peu qu'il en sait. Le pilote dirige son navire le long des rivages de l'Asie. Pompée est rejoint par un de ses fils et par Déjotarus, le roi des Galates, qu'il envoie soulever les peuples de l'Orient contre César. Déjotarus, quittant ses habits royaux, part pour l'Orient, sous le costume d'un esclave, ce qui inspire à Lucain ces deux vers qui figureraient très-bien dans une pastorale « Dans <f la mauvaise fortune, il peut être prudent pour f( un roi de prendre le costume d'un pauvre. Mais « combien la vie d'un véritable pauvre est plus sûre que celle des maîtres du monde! »
In dubiis tutum est inopem simulare tyranno,
Quanto igiturmundi dominis securius aevum
Vef'UB pauper agit
Pompée débarque sur les côtes de la Cilicie, dans une petite ville du pays; là il tient conseil avec quelques sénateurs, compagnons de sa fuite. Il déclare sa résolution de tenter encore la fortune toutes ses ressources n'ont pas péri à Pharsale; il a encore des flottes; il a sa renommée et l'amour du monde. Mais les provinces romaines étant au pouvoir de l'ennemi, dans quel royaume étranger doit-il se rendre? tl a, quant à lui, de la répugnance pour. l'Afrique; l'âge du roi d'Egypte en fait un allié suspect. J uba, enflé de ses derniers succès, n'est guère plus sûr; la perndie carthaginoise coule dans ses veines avec le sang d'Annibal. Pompée opine pour
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les Parthes, dont il décrit avec beaucoup d'inopportunité et d'esprit la manière de combattre. S'il échoue dans ses nouveaux efforts, eh bien il ira se cacher au fond de l'univers. « Mourant dans un «monde étranger, dit-il, j'aurai une grande con« solation à penser que mes restes n'auront à souf« frir ni de la cruauté de mon beau-père, ni de sa « pitié. »
Sed magna feram solatia mortis
Orbe jacens alio, nil haec in membra cruente,
Nil socerum fecissepie.
Son avis est qu'il faut s'allier aux Parthes. Si César est vainqueur, il n'aura triomphé de Pompée qu'en vengeant Crassus.
Cette opinion excite des murmures dans la petite assemblée. Le consul Lentulus s'en fait l'organe; il réfute l'avis de Pompée. « Quoi « donc tout est-il fini à Pharsale? La fortune « ne laisse-t-elle à Pompée que les pieds des « Parthes? »
Sotos tibi, Magne, reliquit
Parthorum Fortuna pedes?
A quoi bon publier qu'on se bat pour la cause de la liberté, si Pompée se fait l'esclave des peuples étrangers? « Le Parthe, qui n'entend pas la langue «latine, exigera que Pompée l'implore par des « larmes. »
Exiget ignorans Latiae commercia )ingme,
Ut taerimis se, Magne, roges.
Faut-il donc qu'on le voie conduisant contre Rome
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des hordes sauvages, et suivant les étendards qui ont été pris sur Crassus? D'ailleurs, qu'est-ce que ie courage des Parthes? Lentulus fait ici la contre-partie de la description de Pompée en vers tout aussi spirituels et tout aussi peu opportuns. Le consul continue « Pompée, pour obtenir des secours si précaires, doit-il donc risquer de périr assassiné, et de n'avoir qu'un misérable tombeau? Sans doute, pour un homme de cœur, mourir n'est rien; mais Cornélie, la belle Cornélie n'aura pas même l'avantage de mourir. Un Parthe la mettra dans son lit, et en fera sa concubine préférée; la lubricité du barbare sera excitée par la possession d'une femme qui aura été l'épouse de deux hommes illustres. M Lentulus pouvait s'en tenir là. L'argument était concluant pour Pompée. N'osant pas s'avouer à lui-même que sa tendresse pour sa femme était son mobile déterminant, Pompée devait être charmé que Lentulus lui reprochât de ne pas assez songer à Cornélie. Plutarque, quoique très-partial pour lui, insinue que ce fut la seule raison qui le détourna de passer l'Euphrate. Lentulus poursuit « Quel crime fera plus d'ennemis à César et à Pompée que d'avoir laissé la mort de Crassus sans vengeance? Rome devait rassembler toutes ses forces et désarnir ses frontières du Rhin
D
pour accabler les Parthes. La seule nation de qui Lentulus se réjouirait de voir César triompher, ce sont les Parthes. Que Pompée se représente l'ombre de Crassus lui reprochant d'être venu tendre la main à des barbares, qui ne lui ont pas même accordé un tombeau. Qu'il songe aux .ossements d'une ar-
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mée romaine blanchissant les rives du Tigre. Autant vaut retourner en Thessalie offrir sa soumission à César.
« C'est en Egypte qu'il faut aller. Les vivrès y abondent; le Nil pourvoit à tout. Quant à Ptolémée, on peut compter sur lui la foi d'un enfant est plus sûre que l'amitié des vieilles cours. »
Lentulus l'emporte sur Pompée. On met à la voile pour l'Egypte. Pompée se dirige vers Alexandrie. On tient conseil à la cour du jeune Ptolémée. Un certain Achoreus, personnage imaginaire; honnête homme, est d'avis qu'on donne l'hospitalité à Pompée, en reconnaissance de ses bons offices envers le père du roi. Pothin, celui que Corneille appelle Photin, opine pour qu'on mette à mort Pompée'. «Le droit et l'équité, dit-il, font beaucoup « de coupables. La fidélité qui veut soutenir ceux « que la fortune a abandonnés, en est toujours « punie. »
Jus et fas multos faciunt, Ptolemaee, nocentes.
Dntpœnas laudata Mes, cum sustinet, inquit,
QuosFortuna premit".
« Faites cause commune, Ptolémée, avec les destins « et les dieux. »
Fatis accede deisque
i. Il n'est peut-être pas sans intérêt de rapprocher des passages de Lucain les vers de la ~or< de pompée où Corneille imite, disons mieux, reproduit aveo une admirable vigueur la pensée et les tours du poëte latin.
9. Quand on veut soutenir ceux que le sort aecable,
A force d'être juste, on est souvent coupable;
Et la ildétitë qu'en garde imprudemment.
Après un peu d'éclat traine un long châtiment.
5. Rangez-vous du parti des destins et des dieux.
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« Caressez les heureux qu'ils font; fuyez les mal« heureux. »
Et cole felices, miseros fuge'.
(f La force des empires périt du jour où l'on y tient '( compte de la justice. »
Sceptrorum vis tota périt, si pendere justa
Incipit".
« Quand on rougit d'être cruel, on a toujours à f< craindre. »
Sempermet.uet,quemsœvapudebm)t.\
« Tout ce qui dans cette guerre n'aura pas été à « Pompée, ne sera pas au vainqueur.
Quidquid non fuerit Magni, dum bella geruntur,
Nec victoris erit~
« Pompée ne fuit pas seulement son beau-père, il « fuit les regards du sénat, dont une grande partie 'f sert de pâture aux vautours de la Thessalie. » Nec soceri tantum arma fugit; fugit ora senatus,
Cujus Thessalicas saturât, pars magna voiucres*.
« Chassé de tout l'univers, depuis qu'il a perdu « toute confiance, il cherche un peuple avec qui « tomber. »
Totoj.jmpu)susaborbe,
1. Puisqu'ils font les heureux, adorez leur ouvrage:
Quels que soient, leurs décrets, déclarez-vous pour eux.
Et pour leur obéi' perdez le malheureux.
2. Le choix des actions, ou mauvaises ou bonnes,
I~'e fait qu'anéantir la force des couronnes.
S. Quand on craint d'être injuste, on a toujours à craindre. 4. Qui n'est point au vair.cn ne craint point le vainqueur.
M. César n'est pas )e scu) qu'H'fuie en cet état
Il fuit et le reproche et les yeux du sénat,
Dont plus de la moitié piteusement étale
Une indigne curée aux vautours de Pharsale.
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Postquam nulla manet rerum fiducia, quaerit
Cum qua gente cadat'.
« Il vient tenter notre pays qu'il n'a pas encore « perdu. »
Solicitât nostrum quem nondum perdidit orbem*.
« Ce glaive, que les destins m'ordonnent de tirer, « je l'ai préparé, non pour toi, Pompée, mais pour « le vaincu. Je te frapperai; j'aurais mieux aimé « frapper César. »
Hoc ferrum, quod fata jubent proferre, paravi,
Non tibi, sed vieto feriam tua viscera, Magne;
Malueram soceri 5.
M Et toi, Ptolémée, peux-tu soutenir le faix de la « ruine de Pompée, sous laquelle Rome succombe? )) Tu, Pto)emsee, potes Magni fulcire ruinam,
Sub qua Roma jacet~?
Pothin l'emporte dans le conseil. Achillas est choisi pour consommer le crime.
Achillas, monté sur une petite barque, va audevant du navire avec quelques complices. Apostrophe violente de Lucain contre le roi Ptolémée, qui n'était, après tout, qu'un enfant, jouet de ses précepteurs et de ses courtisans. Lucain le traite comme un scélérat dans l'âge mûr, ou un assassin
i. Et sa tête qu'a peine il a pu dérober,
Toute prête de choir, cherche avec qui tomber.
2. Pressé de toutes parts des coteres célestes, J! en vient dessus vous faire fondre les restes.
S. J'en veux à sa disgrâce, et non à sa personne. J'exécute à regret ce que le ciel m'ordonne,
Et du même poignard pour César destiné
Je perce en soupirant son cœur infortuné.
Soutiendrez-vous un faix sous qui home succombe ? 1
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consommé. H ne manquait pas de présages pour avertir Pompée de ne point quitter son vaisseau. Cette barque, venant seule, sans pompe, au-devant d'un homme comme lui, devait rendre suspectes les intentions de la cour égyptienne. Mais Pompée, négligeant ces présages, descend du navire dans la barque, préférant, dit Lucain, la mort à la crainte.
Lethumquejuvatpraeferretimori.
Il pouvait très-bien n'être pas placé entre ces deux alternatives; car ce n'est pas craindre que de prendre des précautions, surtout quand on est Pompée et qu'on est chargé de toute la fortune d'un parti. Cornélie veut le détourner de partir, ou, s'il s'en va, le suivre. Pompée lui ordonne assez rudement de rester; Cornélie insiste; Pompée n'écoute rien; la barque gagne le rivage. Les compagnons du héros ne craignent pas que Ptolémée soit perfide, « mais que Pompée s'abaisse jusqu'à '< supplier un roi qui lui doit son trône. H Sed ne submissis precibus Pompeius adoret
Sceptra sua donata manu.
–Il paraît que les compagnons de Pompée n'avaient pas de leur chef une aussi bonne opinion que Lucain. Mais est-ce au panégyriste de Pompée à le dire?
Pompée est salué par un Romain au service de l'Egypte, Septimius, qui avait fait la guerre sous lui, en qualité de tribun, dans l'expédition contre les pirates. Portrait de ce Septimius. Du moins
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L'exagération se comprend mieux contre un traître qui va: assassiner froidement son ancien: chef, que contre ce petit roi imbécile qui croit obéir à son précepteur Pothin, mais ne point faire un acte de politique en lui abandonnant la tête de Pompée. Celui-ci, voyant les épées briller, se voile le visage sans faire entendre une plainte; il ne voulait point gâter par des larmes sa belle renommée. Pendant qu'on le perçait de coups, il resta muet et immobile seulement Lucain lui fait tenir en lui-même un discours de quatorze vers, dans lesquels Pompée s'encourage à. bien mourir, et se persuade, à force de sophismes, qu'il est frappé, non par un enfant, mais par César. Ce discours est ridicule; Pompée y parle en fanfaron; au lieu de s'en fier à l'impression que produira sa mort, il nous recommande l'admiration et nous en.dicte, pour ainsi dire, le programme. Cornélie, qui voit de loin l'assassinat de son mari, exhale sa douleur en lamentations; elle veut se donner la mort, ou plutôt elle demandé aux matelots qu'on la laisse se précipiter du haut du pont dans la mer. Après son discours, qui est fort long, elle tombe évanouie. Le vaisseau s'enfuit à toutes voiles. Septimius détache du. tronc la tête de Pompée, par une horrible opération d'anatomie que Lucain décrit avec minutie « L'art n'existait pas « encore de faire tomber une tête d'un seul coup f< de glaive'. »
Tuncnervosvenasque secat, nodosaque frangit
O~sa diu nondum artis erat caput ense rotare.
i. D'après un passage de Suétone, Vie de Caligula, 32, il parait; que cet art fut inventé sous ce prince. Voici le passage de t'histohen J/iiM atcoiianfit ar«/t!t! quibuscumque e custodia capita amputabat.
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Imprécation contre Septimius. Il fiche au bout d'une lance cette tête « qui faisait la guerre et la paix'.)).
i. Voici le récit de la mort de Pompée dans la tragédie de Corneille, act. t[, .<c. tL C'est Achorée qui parle
ACHOUËË.
Ses trois vaisseaux en rade avaient mis voile bas; Et voyant dans le port préparer nos galères, Il croyait que le roi, touché de ses misères, Par un beau sentiment d'honneur et de devoir, Avec toute sa cour le venait recevoir* 1;
Mais voyant que ce prince ingrat à ses mérites N'envoyait qu'un esquif rempli de satellites, U soupçonne aussitôt son manquement de foi, Et se laisse surprendre à quelque peu d'effroi Enfin, voyant n'~s burds et notre Hutte en armes, Il condamne en son cœur ces indignes alarmes", Et réduit tous tes soins d'un si puissant ennui A ne hasarder pas Cornélie avec lui.
<' ~exposons, lui dit-il, que cette seule tête « A la réception que l'Egypte n/apprete.
Et tandis que mni ;-cut j'en courrai le danger, K Songe à prendre la fuite, afin de me venger. Tandis que leur am"ur en cet adieu conteste, Achillas à son bord joint son esquif funeste Septime se présente, et, lui tendant la main, Le salue empereur en tangage romain'
Et comme député de ce jeune monarque,
<' Passez, seigneur, dit-il, passez dans cette barque « Les sables et les bancs cachés dessous les eaux « Rendent l'accès mal sûr à de plus grands vaisseaux » Il se lève: et soudain pour signal Achillas,
Derrière ce héros, tirant son coutelas,
Septime et trois des siens, lâches enfants de Rome, Percent à coups pressés les flancs de ce grand homme. D'un des pans de sa robe il couvre son visage, A son mauvais destin en aveugle obéit,
Et dédaigne de voir le ciel qui le trahit
De peur que d'un coup d'œil contre une telle offense U ne semble imptorer son aide ou sa vengeance. Aucun gémissement à son cœur échappé* °
1. Quippe fidt"1S ai pnra foret. ni regin l\Iagno Sceptrorum nuetori vera pietate pateret,
Venturum tota Pharium cum classe lyrannum,
2. Lethumque juva1. pravterre timori. 3. Trnnsirc pnrnntom Romanus l'haria miles de puppe 181uto.t
Septiminx.
Ut vidit cominus eases, invoivit vultus ntque indignatus apertum
}'ortanœ prœbere caput,tunc lumina prcssit,
N.11. semitu cODsensit ad ictm..
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Ptolémée, pour donner à César un gage non suspect de sa foi, ordonne qu'on retire la cervelle de la tête de Pompée, et qu'on y fasse couler ce que Lucain appelle du poison, voulant dire apparemment des aromates.
Cet embaumement' impie attire à Ptolémée une imprécation. Lucain lui reproche d'avoir des tombeaux magnifiques et des mausolées pour ses ancêtres, tandis que le corps de Pompée gît sans sépulture sur les rivages égyptiens.
L'emploi des apostrophes, soit, bienveillantes, soit malveillantes, des allocutions, des imprécations, est très-fréquent dans Lucain. C'est'de l'enthousiasme dont la répétition détruit l'effet. L'apo-
Ne le montre en mourant digne d'être frappe.
Immobile à leurs coups, en lui-mème il rappelle
Ce qu'eut de beau sa vie et ce qu'on dira d'elle
Et tient la trahison que leur roi leur prescrit
Trop au-dessous de lui pour y prêter l'esprit.
Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre, Et son dernier soupir est un soupir illustre
Qui, de cette grande âme achevant les destins,
Etale tout Pompée aux yeux des assassins.
Sur les bords de l'esquif sa tête entin penchée,
Par le traitre Septime indignement tranchée,
Passe au bout d'une lance en la main d'AchilIas,
Ainsi qu'un grand trophée après de grands combats. On descend, et pour comble à sa noire aventure,
On donne à ce héros la mer pour sépulture,
Et le tronc sous les flots roule dorénavant
Au gré de la fortune, et de l'onde et du vent
La triste Cornélie, à cet affreux spectacle,
Par de longs cris aigus tàche d'y mettre obstacle,
Défend ce cher époux de la voix et des yeux;
Puis n'espérant plus rien, lève tes mains aux cieux, Et, cédant tout à coup à sa douleur plus forte,
Tombe dans la galère,évanouie ou morte'
Cependant Achillas porte au roi sa conquête.
t. Detpexitque nefaa serratque immobile corpus ~eqae probat morienz.
2. Littoru Pompeium feriunt, trunemque ~adosis UuoinuejMtatnraquia.
y, Sie fat0., in~et9ne euor0.m
Lnpa0. m0.tt0.a rnpitur, ttepide fugiente eeriae.
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strophe est la figure de choix des écoliers. Voilà, à quelques vers de distance, deux imprécations, l'une contre Septimius, l'autre contre Ptolémée. Il y avait eu, avant cela, une ou deux apostrophes à Pompée, et une ou deux imprécations contre Septimius; ce ne seront pas les dernières.
Toutefois, avant que le vainqueur ait touché les rivages de l'Egypte, la Fortune prépare à Pompée une furtive sépulture, « de peur qu'il ne soit privé d'un tombeau, ou qu'il n'en ait un plus digne de lui. u Ante tamen Pharias victor quam tangat arenas,
Pompeio raptim tumulum Fortuna paravit,
Ne jaceat nullo, vel ne meliore sepulcro.
Un certain Cordus, ancien questeur de Pompée, et compagnon de sa fuite, (comment se trouvait-il sur le rivage égyptien?) sort de sa retraite (e ~e~x) pendant la nuit, descend vers le rivage, et, à la pâle clarté de la lune, il voit sur les flots blanchissants un cadavre livide. Longtemps il dispute à la mer cette dépouille sacrée. Enfin, succombant sous un fardeau si lourd, il attend la vague, et, avec son aide, il pousse le cadavre vers la grève. Là se jetant sur Pompée, il baigne de larmes toutes ses plaies; puis il s'adresse aux dieux, aux astres cachés sous la nue, à la Fortune, comme s'il ne savait pas à qui appartient la puissance d'exaucer la prière. Ce n'est pas une orgueilleuse sépulture qu'il demande pour Pompée, ni les parfums de l'orient, ni les épaules des grands de Rome pour le porter, comme un père, à son tombeau, ni une armée en deuil pour entourer son bûcher, la lance baissée. Que Pompée ne soit pas privé des funé-
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railles plébéiennes; que son corps soit consumé par une flamme sans parfum; « mais qu'un peu '< de bois ne manque pas pour son bûcher, ni une « main pour y mettre le feu. »
Robora non desint misero nec sordibus ustor!
Après cette prière, il va ramasser les restes d'un feu qui consumait, dans un coin du rivage, le cadavre de quelque obscur mortel près duquel ne veillait pas un ami
Corpus vile suis, nuHo custode.
Mais il est pris de quelque scrupule, et il tâche de se faire pardonner sa profanation par le mort. « S'il reste encore quelque sentiment après la mort, « lui dit-il, tu céderas ce lit funèbre à Pompée et « tu souffriras cette atteinte à ta sépulture. Tandis « que les mânes de Pompée sont errants, tu rou(( girais d'avoir un bûcher. »
Si quid sensus post fata relictum
Cedis et ipsa rogo, paterisque haec damna sepulcri,
Teque pudet, sparsis Pompeii manibus, uri.
Alors il emporte le feu dans le pan de sa robe, sinus, ayant pris sans doute la précaution, comme le remarque naïvement un commentateur, de mettre d'abord une couche de sable, pour empêcher que la robe ne s'enflamme. Il creuse un trou peu profond, y place les débris d'un navire échoué, étend le corps en travers du trou, et allume ce triste bûcher.
Quand la flamme s'élance, Cordus fait une nou-
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velle invocation. On s'y attendait, il demande pardon à Pompée de lui élever un si chétif bûcher, et il annonce qu'il gardera les cendres pour les remettre à Cornélie, et qu'il laissera sur le rivage une pierre funéraire, avec le nom de Pompée afin qu'on puisse quelque jour rendre la tête au tronc. Cordus souffle le feu et l'excite de toutes ses forces. Ici des détails d'une crudité révoltante. « Pompée '< dégoutte lentement sur les charbons, et entretient '< le bûcher avec sa graisse. »
Carpitur, et lentum Magnus distillat in ignem.
Tabe fovens bustum.
Mais le jour vient, et Cordus, interrompant les funérailles, cherche dans sa terreur une retraite sur le rivage. Encore latebras.Pourquoi ne regagne-t-il pas celle où il s'était tenu caché? Qui le fait fuir? Qui le décide à revenir au rivage? Lucain aurait bien dû nous donner les raisons de ses mouvements. La chose en valait la peine. L'exactitude des détails eût ajouté à l'effet du récit.
Au lieu de cela, Lucain s'emporte contre Cordus, parce qu'il ne reste pas là; il le traite d'insensé, demens; il veut qu'il aille avouer ces funérailles, et réclamer la tête de Pompée. Cependant Cordus revient il met en terre ce que le feu n'a pas consumé; il recouvre le tout d'une pierre sur laquelle il écrit: « Ici repose Pompée. » Là-dessus, Lucain s'emporte de nouveau. Pourquoi Cordus se permet-il d'emprisonner les mânes errants du grand Pompée ? Qu'il enfouisse plutôt cette pierre pleine du crime des dieux 1
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Obruesaxa
Crimine plona deum.
Ne vaut-il pas mieux qu'on dise dans l'univers que toute l'Égypte lui sert de tombeau, comme on le dit de l'OEta pour Hercule, et du Nysa pour Bacchus ? « Si ton nom n'est gravé sur aucune tombe, il « ô Pompée, les peuples errants n'oseront fouler « les sables du Nil, de peur de profaner tes cen« dres. »
Si nullo cespite nomen
Haeserit, erremus populi, cinerumque tuorum,
Magne, metu nuHas Niii calcemus arenas.
« Cependant, ajoute Lucain dans une dernière « apostrophe à Cordus, si tu crois qu'une humble « pierre soit digne de porter un si grand nom, que « n'y graves-tu l'histoire des campagnes et de la « gloire de Pompée? Lucain fournit ici l'épitaphe: c'est un poétique résumé de l'histoire de son héros. Mais ces souvenirs qu'il évoque l'irritent encore contre ce misérable tombeau, où l'on ne peut lire qu'en se baissant jusqu'à terre, ce nom que Rome avait coutume de lire au fronton des temnLis, et sur les arcs de triomphe construits avec les dépouilles des nations. Quelques vers plus bas, apostrophant Pompée à son tour, voilà qu'il relève ce même tombeau qu'il méprisait tout à l'heure. Pompée, enseveli dans l'or et le marbre, Pompée, dans l'enceinte sacrée d'un temple, serait moins grand que sous cette misérable pierre « où l'étranger ne pourra lire son nom en se tenant debout. » Quod non legat advena rectus.
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Le premier mouvement de Lucain, qui est plein de son héros, qui dans tout le cours de ce livre a épuisé toutes les formules d'admiration, qui va se séparer de lui pour toujours, c'est d'être étonné que la terre entière ne soit pas aussi exaltée que lui pour Pompée, c'est qu'on ne lui ait pas bâti des temples, c'est que Rome n'aille pas tout entière en pélerinage sur les rives du Nil pour y chercher ses restes, et pour leur faire d'immenses funérailles. Qu'on lui donne cette commission, à lui', il ira, pieux voyageur, reprendre à l'Egypte ces reliques précieuses; il les emportera dans son sein; il les rendra à son ingrate patrie. Lucain s'indigne que cet homme, qui vient de lui inspirer de beaux vers, et qui emplit sa tête de tant de mouvements et d'images, soit mis, comme un mort vulgaire, sous un peu de sable recouvert d'une pierre. Il a peur qu'on ne trouve pas Pompée assez grand, si son tombeau est si mesquin. Il se soulève à l'idée qu'on pourrait, en voyant la petitesse de la sépulture, se méprendre sur la grandeur du mort, et mesurer sa gloire à la largeur de sa tombe. Ce premier mouvement est personnel au poëte; on y sent l'enflure espagnole. Cette passion pour le grandiose est de famille.
Le second mouvement est d'un adepte du stoïcisme. Lucain ne s'aperçoit pas de la contradiction où il tombe; il était de bonne foi en s'indignant contre le chétif tombeau que la Fortune élève à Pompée par des mains obscures et inconnues; il
i. Il en fait la demande formelle quelques vers plus bas, 8<t-6<5.
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est encore de bonne foi en trouvant que la gloire du héros est rehaussée par l'indignité de ses funérailles. Esprit impétueux, peu arrêté, n'ayant que des impressions, mais point d'opinions, tenant pour vrai tout ce qui prête au style, allant souvent des mots aux choses, se laissant mener par le bruit de ses vers, Lucain passe d'une idée à l'idée contraire, pour peu qu'il y soit attiré par quelque lieu commun de poésie. Les idées ne sont pour lui que ces lambeaux de pourpre dont parle Horace, qui l'avait deviné. Il va tour à tour à toutes celles qui lui promettent des images et des sons.
Le chant VIII se termine par deux imprécations, l'une contre l'Egypte, à laquelle notre poëte souhaite, entre autres choses, que le Nil cesse de l'arroser et de la féconder; l'autre contre la Rome de son temps, qu'il accuse de délaisser les cendres d'un de ses plus grands citoyens sur un rivage étranger, quand il serait si beau de lui élever un temple où les populations viendraient adorer Pompée, et invoqueraient sa protection contre les stérilités, les pestes ou les tremblements de terre. Peu s'en faut que Lucain ne propose de faire un dieu du dernier défenseur de la république.
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TROISIÈME PARTIE.
I. La description selon l'art grec et selon l'art de Lucain. II. Exemples. Description de la sibylle par Virgile et Lucain. IH. Description d'une tempête, par Homère, Virgile et Lucain. IV. Du jugement de Quintilien sur la Pharsale.
V. De la description dans les poëtes contemporains de Lucain. VI. Pourquoi l'art de la décadence latine est-il tout entier dans la description?
VII. Du caractère de la description dans les poëtes français du xtx* siècle.
VIII. De quelle sorte est, l'érudition des poëtes latins de la décadence.
IX. Résumé. Caractères des poëtes primitifs.
X. Les poëtes littérateurs.
XI. Les versificateurs érudits.
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TROISIÈME PARTIE.
COMPOSITION DE LA PHARSALE.
On a vu, par les descriptions qui remplissent les trois livres dont j'ai donné l'analyse, que de toutes les parties de l'art, la description est celle dont Lucain use le plus. La composition de la Pharsale n'est, à vrai dire, qu'une suite de descriptions liées par un récit. La description est le principal titre poétique de Lucain; c'est aussi le premier trait distinctif des écrivains de son époque, et généralement de toutes les poésies de décadence. L'érudition est le second. Il faut en indiquer successivement les caractères.
1. La description selon l'art grec, et selon l'art de Lucain.
La description dans l'art grec, dans les poésies de Virgile surtout, lequel fut le traducteur le plus intelligent et le plus complet de l'art grec, est plus philosophique que physique, et s'adresse plus au sentiment qu'aux yeux. Elle se compose de peu de traits; elle s'attache bien plus à faire sentir la vie d'un objet qu'à en représenter l'aspect matériel. Elle crayonne plutôt qu'elle ne peint. S'il s'agit du lieu qui doit servir de théâtre à certains événements, la description grecque le dessine en quelques vers;
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elle dispose les plans, y jette la lumière et une certaine chaleur que je puis bien appeler la vie; après quoi elle fait place au récit. S'agit-il de décrire une passion qui se manifeste par des signes extérieurs, par des altérations de la face humaine? elle est encore plus sobre de détails. Elle donne à la figure une expression simple et générale, elle la contracte dans la colère, elle l'épanouit dans la joie,,elle la ride dans les soucis, elle y jette deux larmes dans la douleur et elle montre la laideur comme en fuyant. Elle ne se laisse aller aux détails, que quand elle peint la beauté; et par la beauté, j'entends tout aspect de la physionomie humaine que détermine un noble ou un heureux état de l'âme. Au contraire, elle glisse sur la peinture des défauts. La description, dans l'art de Lucain et de ses contemporains, est, tout au contraire, beaucoup plus physique que philosophique, et s'adresse bien plus aux yeux qu'au sentiment. Elle veut refléter les couleurs et les nuances, elle veut être riche comme une palette quand elle peint les lieux, savante comme l'anatomie quand elle peint l'homme. A la différence de l'art grec qui insiste sur le beau et glisse sur le laid, elle insiste sur le laid et glisse sur le beau; et la raison en est simple c'est que le laid a plus de variété superficielle et prête plus au détail, au lieu que le beau est en apparence uniforme, quoique pour ceux qui savent le regarder il soit infini dans sa variété. La description de Lucain me fait l'effet d'un de ces instruments délicats, polis, d'une précision admirable et d'une forme qui flatte l'œil, lesquels servent à fouiller dans les
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plaies les plus dégoûtantes. A force de rechercher la vérité physique, elle détruit l'effet moral. L'intérêt de curiosité remplace l'intérêt d'émotion. Le lecteur n'est plus qu'un témoin oculaire; c'est par nos sens que le poëte veut parler à notre esprit. 11 est très-vrai que l'art grec avait affaire à un public délicat, qu'on intéressait par des moyens très-simples, et avec des indications précises bien plus qu'avec des développements sans fin; tandis que l'art de Lucain et des poëtes de son temps avait affaire à un public blasé, qu'on ne pouvait émouvoir, au dire de Perse, qu'en chatouillant ses sens par des vers lascifs', ou en flattant ce qu'il y a de plus vain dans les imaginations.
On comprend d'ailleurs que cette différence entre les deux arts ait dû donner lieu à un accroissement considérable du vocabulaire descriptif, et que pour un ordre d'idées nouvelles, il ait fallu de nouvelles combinaisons de mots. Dans ce genre d'invention, il est peu de poëtes plus riches, plus ingénieux, plus féconds que Lucain. Mais plus habile que son contemporain Perse, lequel a aussi beaucoup innové dans la langue, Lucain, sauf d'assez nombreuses exceptions, conserve dans ses combinaisons les plus hardies une certaine exactitude grammaticale, tandis que Perse ne sait qu'intervertir les combinaisons connues, et créer en détruisant ce qui est établi. Je m'expliquerai plus tard sur la portée des meilleures innovations en ce genre, tant chez Lucain et les poëtes de son époque qu'à d'autres, époques litté-
t. Scalperet intima versu. (Perse, satire t. )
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raires qui pourraient 'présenter des caractères analogues.
II. Exemples. Description de la sibylle par Virgile et Lucain.
Il faut justifier par deux exemples ce que j'ai dit des traits qui distinguent la description selon l'art grec de la description selon l'art de Lucain. Premier exemple.
Je prendrai d'abord Virgile'et Lucain dans deux descriptions dont le sujet est le même. On n'en saisira que mieux les innovations de Lucain, en voyant le même objet peint largement par Virgile, et par Lucain minutieusement. Il s'agit de deux sibylles de Cumes, dont l'une, dans Virgile, est consultée par Énée, lorsqu'il s'apprête à descendre aux enfers; et l'autre, dans Lucain, est interrogée par Appius, gouverneur del'Achaïe, sur l'issue de la guerre civile. La ressemblance des suj ets est complète. Voici la sibylle de Virgile. Je supprime tout ce qui n'appartient pas au portrait de la prêtresse. '< On était arrivé au seuil du temple, quand la « vierge s'écria « Il est temps de consulter les « destinées; je sens le dieu, voici le dieu. » « Comme elle disait ces mots, debout à la porte du « temple, son visage, son teint changèrent tout à « coup; ses cheveux ~'ecAa~e/'eM< en désordre. Sa « poitrine et son sein farouche se gonflèrent de fu« reur sa taille grandit au delà des proportions or« dinaires, et sa voix n'eut plus rien d'humain, « quand elle reçut le souffle du dieu qui s'appro-
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f< chait. Cependant la prêtresse d'Apol« Ion, encore impatiente, s'agite comme une frénétique bacchante dans l'antre sacré, essayant de « chasser de sa poitrine le dieu puissant qui l'emf< plit; mais plus elle fait d'efforts, plus le dieu f< fatigue sa bouche furieuse, plus il dompte et « s'assujettit son sein farouche. Tels sont '< les obscurs oracles que la sibylle de Cumes, muff gissante au fond de son antre, fait entendre du « fond du sanctuaire, enveloppant la vérité de té« nèbres mystérieuses. Tel est le frein dont Apollon « se sert pour brider sa fureur, et tel est l'aiguillon « qu'il retourne et agite dans sa poitrine. »
Ventumeratad)imen,cumvirgo:«Poscerefata « Tempus, ait deus, ecce deus. )) Cui talia fanti Ante fores, subito non vultus, non color unus, Non coMp<<B ntttnsere comœ; sed pectus anhelum Et rabie fera corda tument; majorque videri Nec mortale sonans, adflata est numine quando Jam propiore dei.
At Phcebi nondum patiens, immanis in antro Bacchatur vates, magnum si pectore possit Excussisse deum tanto magis itte fatigat
Os rabidum, fera corda domans, Gngitque premendo. Talibus ex adyto dictis, Cumaea sibylla
Horrendas canit ambages, antroque remugit, Obscuris vera invotvens ea frena furenti
Concutit, et stimulos sub pectore vertit Apollo. JEnei~iivfeV!.
L'insufiisance de ma traduction fera goûter quelques traits de la paraphrase rimée qu'en a donnée Delille:
Ils avancent; soudain, pleine d'un saint transport:
Il est temps, il est temps d'interroger le sort,
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« Dit-elle: le dieu vient; il m'agite, il me presse, « Fils d'Anchise, écoutez la voix de sa prêtresse, « C'est tui-meme, c'est lui, je le sens, je le vois. » Devant )a porte auguste ainsi tonne sa voix. Mais à son dieu déjà tous ses sens s'abandonnent, Ses cheveux, son regard, ses traits se désordonnent, Son sein bat et se gonfle et mugit de fureur. Mais lorsque de plus près le dieu parle à son cosuf, Alors son air, sa voix n'ont rien d'une mortelle.
Il dit, et la sibylle De son antre profond, terrible, )'œit en feu, Impatiente encor, lutte contre le dieu.
Plus elle se débat, e< plus il la tourmente, S'imprime dans son ca°Mr, sur sa bouche écumante, Façonne son maintien, saparole, ses traits, Et lui souffle des sons dignes de ses décrets.
Ainsi de l'antresaint la prophétique horreur Trouble sur son trépied la prêtresse en fureur; Ainsi le dieu terrible, aiguillonnant son âme, La perce de ses traits, l'embrase de sa flamme, Répand sur ses discours sa sainte obscurité, Et même en l'annonçant voile la vérité.
Rien de plus simple que le portrait du poëte latin. Virgile se borne à quelques traits expressifs, il en dit assez pour la raison, pour le bon sens, pour le cœur; mais il n'en dit pas autant, j'en conviens, qu'il en faudrait à l'imagination, laquelle est insatiable, et n'aime pas à être bornée par des préceptes de goût. Et admirez quelle chasteté jusque dans cette peinture d'une femme en proie au désordre le plus violent. Non comice MM~e~co~ « Ses cheveux ne restèrent pas en ordre. )) Quelle délicatesse d'expression C'est le désordre de la beauté grecque, c'est-à-dire seulement l'absence de l'ordre. Il en coûte trop à l'art de toucher à l'horrible et au dégoûtant. Cette femme furieuse, haletante, est de
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la famille de Cassandre et de Niobé. Elle conserve de la grandeur, elle retient quelque chose du dieu qui entre en elle et qui oppresse sa poitrine. Elle inspire de la terreur plutôt que de l'horreur. Elle est fanatique, mais point convulsionnaire, et même, à la voir ainsi obsédée, pauvre mortelle, par un dieu que Virgile appelle grand, on se prend de pitié pour elle; de sorte que dans ces quinze vers admirables, on passe tour à tour par trois sentiments nobles, la terreur, l'admiration et la pitié, triple effet que rend plus sensible la simplicité des moyens.
Je remarque en passant le respect de Virgile pour les traditions religieuses il les accepte sans les commenter, sans y ajouter d'inventions profanes, parce qu'il ne veut pas risquer de tirer de son cerveau des prodiges qu'il n'a pas vus. Ainsi font toujours lesgrands poëtes. Là où leur expérience propre, leurs sens, leur instinct, lequel est toujours conforme aux lois éternelles de la nature, ne leur donnent pas de certitude, ils se taisent, ils n'inventent pas. Ils recueillent les traditions et les font passer dans leurs vers avec la seule parure dont le poëte revêt toutes ses impressions personnelles; mais ils ne les refont pas. Voyez au contraire comment procèdentlespoésies en décadence. Elle se substituent à la tradition populaire; elles y ajoutent des défaits de fantaisie; elles l'amplifient comme un sujet de déclamation. Dans les trois cents vers de Lucain sur les présages qui accompagnèrent la guerre civile, que de présages qui sont de son invention, et qui sont risibles à force de vouloir nous faire peur!
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Lucain fait des présages, comme il fait des fleuves de sang, avec l'assurance d'un témoin oculaire. Il trouve plus de poésie en lui que dans les superstitions populaires, si simples et si saisissantes. Les hommes de génie sont plus modestes; ils croient qu'il y a, dans beaucoup de choses, quelqu'un qui a plus d'invention qu'eux c'est tout le monde. Mais j'en reviens à la sibylle de Lucain. Appius, trompé une première fois par la prêtresse, qui a feint une fausse inspiration pour échapper aux fatigues, aux angoisses de l'inspiration véritable, la menace de toute sa colère « Enfin, la prêtresse épouvantée se réfugie vers « le trépied, et, retirée au fond de la vaste caverne, 'f elle s'arrête, et là, elle reçoit malgré elle le dieu « dans son sein. Jamais Apollon ne posséda plus « pleinement le corps t~'M~e pythonisse. L'âme qui « animait ce corps en est chassée; le dieu force tout f< ce qu'il y a d'humain dans cette poitrine à lui f< céder la place. La prêtresse insensée se démène r( au fond de l'antre, jetant çà et là sa tête qui ne « lui appartient plus, et secouant sur son front hé« rissé les bandelettes et les couronnes du dieu. ( Prise de vertige, elle tourne dans le vide du « temple, renversant les trépieds sur son passage; « un feu immense bouillonne dans ses veines, car « elle te porte, Apollon, avec toutes tes colères. Le '< fouet et l'aiguillon ne te suffisent pas; tu verses « la flamme dans ses entrailles. Alors, pour la première fois, l'écume découle de ses lèvres ~e?H« blantes de rage; sa poitrine haletante laisse ec/K~er « des gémissements et des murmures aigus; bientôt
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« elle remplit l'antre sacré d'un triste et long hur« lement; et, vaincue enfin, elle fait entendre ces c( prophétiques paroles. Cependant sa fureur '< n'est pas épuisée; et, comme elle n'a pas tout dit, f< le dieu, <~M'eMe n'a pM chasser, l'agite et possède « encore. C'est lui qui se fait voir dans ses yeux ha« gards, qui errent sur toute la voûte du ciel. Son « visage change sans cesse il est tantôt trem« blant, tantôt plein de menaces; une rougeur de « feu brûle ses lèvres et ses joues livides. Sa pâleur « n'est pas celle <~<e ~on~e crainte, mais celle qui « l'inspire; son sein fatigué ne s'apaise pas, mais,
« semblable à la mer qui pousse un rauque mur« mure, quand'Borée à cessé de souffler, ce xc!~ « se ~OM/a~e à force de .fou~t' A peine « la prêtresse a-t-elle repris ses sens, qu'elle « tombe. »
Tandem conterrita virgo
Confusitad trioodas. vastisaue abducta cavernis
Confugit ad tripodas, vastisque abducta cavernis Haesit et invito concepit pectore KtMHen. ~VoMtf7!~M<!m~<'K!M'6!r/tM P/)a"&ados <rrttp't( ftsaH mentemque priorem Expulit, atque hominem toto sibi cedere jussit Pectore. Bacchatur demens aliena per antrum Colla ferens, vittasque dei, Phœbeaque serla- Erectis discussa comis, per inania templi
Ancipiti cervice rolat, spargitque vaganti
Obstantes tripodas, magnoque exsestuat igné, Iratum, te, Phœbe, ferens nec verbere solo Uteris, et slimulis; nammas in viscera mcrgis.
Spumea tttMc p)'MKM<)t fa~MS t)esctHO per ora Effluit, et gemitus, et anhelo clara ?))ea<tt ~Mrmttra: tune mœstus vastis ululatus in antris Extremaeque sonant, domita jam virgine, voces.
Il.
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Perstat rabies, nec cuncta locutae, Quem non emisit, superest deus. Ille feroces
Torquetadhuc oculos, totoque vagantia cœ)o Lumina: nunc vultu pavido, nunc torva minaci, Stat nunquam facies; rubor igneus inficit ora, Liventesque gênas; nec, qui solet esse timenti, Terribilis sed pallor inest; nec fessa quiescunt Corda sed ut timidus Boreae post flamina pontus Rauca gemit; sic multa levant suspiria vatem. Vixque refecta cadit. (-P/tafs~e, liv. V, vers 466.)
Cette description est, pour ainsi dire, tout anatomique. Nous avons le détail de toutes les altérations par lesquelles peut passer le visage d'une femme convulsionnaire la rougeur, la pâleur, au physique; au moral, l'effroi et la menace, tour à tour. Lucain n'a pas peur d'inspirer le dégoût, s'il peut à ce prix atteindre de plus près à la vérité matérielle. Il n'y a pas jusqu'à l'écume qui coule des lèvres de la prêtresse, dont il n'ait tiré parti. Cette Ménade furieuse, qui se démène dans son antre, qui renverse les trépieds, n'est plus de la famille grecque; ces cheveux qui se dressent sur sa tête, ne sont plus la chevelure simplement en désordre de la sibylle virgilienne; il n'y a pas trace de beauté dans la pythonisse de Lucain c'est la Mégère dépêchée des enfers par un trou méphitique, plutôt que la prêtresse dont la taille et la voix ne sont plus d'une mortelle, et qui doit rester digne de recevoir un dieu dans son sein.
Mais si l'effet moral que produit cette sibylle,repoussante n'est pas en rapport avec le luxe des moyens de terreur et d'horreur qu'a déployés Lucain, il est impossible de ne pas remarquer l'originalité
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de certains tours poétiques, la vigueur et la nouveauté de certaines expressions, et des combinaisons de, langue dont on ne ferait pas assez de cas en les trouvant seulement ingénieuses. Les passages que j'ai soulignés sont admirables. C'est un genre de beauté, j'en conviens, auquel il faut un peu se prêter on en a peur d'abord, parce qu'on ne sait trop si c'est de l'or ou du clinquant, et on ne l'admire pas sans quelque scrupule. C'est de la poésie pour l'imagination seulement; tous ses effets sont dans le style. L'espèce de plaisir qu'on y trouve est inquiet, hésitant; il touche plus les jeunes gens que les esprits mûrs, mais il n'est méprisable pour personne. La description de Lucain pouvait n'être pas nécessaire; mais puisque nous l'avons, nous dirons que c'est de l'espèce de superflu dont Voltaire a dit si spirituellement
Le superflu, chose très-nécessaire.
Ill. Description d'une tempête par Homère, Virgile et Lucain.
Je prendrai le second exemple dans le poëte de l'art grec, Homère, et dans le plus original de ses imitateurs, Virgile puis je comparerai ces -deux modèles de l'art grec à l'art de Lucain. Le sujet est une description de tempête. Voici d'abord cell d'Homère
« Nous venions de quitter l'île; on ne voyait plus la terre, mais seulement le ciel et l'eau. Tout à
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« coup le fils de Saturne étendit une nuée bleuâtre « au-dessus du léger navire; la mer tout entière en « fut obscurcie. La nuée ne courut pas longtemps « dans les airs; car le zéphyr fondit sur nous en « sifflant, et nous enveloppa d'un immense tourK billon. Un coup de vent rompit les deux cordages f< du mât le mât renversé tomba en arrière et en« traîna tous les agrès dans la sentine. Dans sa chute, « il frappa la tête du pilote qui était assis a la poupe, a et lui brisa du même coup tous les os du crâne. '( Celui-ci, semblable au plongeur, tomba, la tête « la première, du pont dans la mer, et son âme gé« néreuse abandonna son corps. En même temps
« Jupiter tonna, et lança, la foudre sur le vaisseau. « Frappé de la foudre de Jupiter, le vaisseau tour« noyait sur les ondes, et était tout rempli de soufre. « Mes compagnons furent précipités dans la mer; « semblables à des corneilles marines, ils étaient « portés par les ftots autour du vaisseau noir. Un « dieu leur ôta le retour dans la patrie, x
'A).).' OTE Eïj TYj'~ '~CO'~ E).EtT!0[iE~, 0'JOS T[; oi).).'r,
't'a~ETO YNtam~, x).).' oupx~o; tjSe 9x).o[<T<re(,
A?) TOTE XUet~ET)'~ ~Eq:)E).t;'< E<7'Ct)TE KpO'~M~
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'Aj~~OTEpOU;' !(7TO; 6' OTttTM TTEO'E'<, 0!r).K TS Tt~VTOt E!< K'<T~f)~ xaTE)fu';6'. 'OB' apx Ttpujj. E~[ ~Yit
)1).7)SE Xuëop'TEM XE~.).Y)V, <TU~ S' OSTE' &pO(~E'<
i)a~T' Œ~U~ XE~a).T];. 'OS' Kp' Kp~EUTT,p[ M'.XM;
Kom~tEs' an* !xpt6:pi'<, ).mE B' odTEOt 6uj~.6; oLY~P' ZEU~ 6' (X~JLuS~ PpO~TTi'yE, XOtE E[l~fx).E ~7]t XEpXUVO~. 'H 0' E).E).t/9T) TtaOCt At6; ~).Ï,YETOK XEpKU'~
'H~ ÛE QEEtO'J TT).CO. ICETO'~ 0' EX ~7]6; ETO~pOL
Ot OE XOpM~~(H'< ~XE).0~ TtEpt ~Ct [t.E~.ft~OtV
Ku~.Ct(J;'< E~<fOpEO';TO' 6E6; 6' X~OX~UT;) tOerTOV.
(Odt/xsee, X)), i0:}-i)9.)
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Voilà, certes, l'art dans sa plus grande simplicité. tl est impossible de produire plus d'effet avec moins de moyens. Cela est si grand pourtant qu'on ne peut pas croire qu'il se passe dans le monde, au même moment, quelque chose qui soit plus grand. C'est Jupiter qui conduit la nuée bleuâtre au-dessus du navire; c'est Jupiter qui lance sa foudre, et qui précipite les malheureux matelots. Il y a de tout dans ces quinze vers; il y a des détails techniques; il y a un épisode; il y a une catastrophe. Deux vers suffisent à Homère pour peindre le lieu de la scène. Plus de terre, mais seulement le ciel et l'eau. Puis un vaisseau qui se débat dans un tourbillon, au milieu des ténèbres. Tout l'effet est dans le sentiment moral qu'inspire cette poignée d'hommes perdue sur la mer, et qui a contre elle le grand Jupiter. J'admire ce qu'il y a d'ironique et de profond dans cette double comparaison du pilote à un plongeur, et des matelots à des corneilles marines. Quand l'humanité a le malheur d'être aux prises avec les dieux, de quel droit la plaindrait-on d'avoir succombé? Quelle résignation dans le poëte ou plutôt quel jugement sur la vie!
Et cependant, l'homme religieux qui n'ose pas s'intéresser à ceux que Jupiter a voulu perdre, l'homme d'expérience qui sait si bien ce que vaut la vie, Ulysse, car c'est lui qui raconte son naufrage, laisse échapper un mot douloureux sur les matelots qui ont péri dans les flots Un fMcM /et<r ôta le retour dans la patrie. Quelle tristesse et quelle sympathie grave dans ces paroles! Qui connaît
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mieux que vous, ô Ulysse, le malheur de ne pas revoir sa patrie'! I
Dans le récit de Virgile, Énée est assailli par une tempête dans la mer de Tyrrhénie. Éole a lâché tous les vents.
« A ces mots, Éole frappe du revers de sa lance les « flancs creux de la montagne. Les vents, comme un « essaim fougueux, s'échappent par cette issue, se « précipitent et bouleversent les airs de leurs tour« billons; ils fondent et se répandent sur la mer; « l'Eurus et le Notus, le vent d'Afrique si fécond « en orages, la creusent jusque dans ses plus pro« fonds abîmes, et font rouler les vastes flots sur « les rivages. Le cri des hommes se mêle au siule« ment des cordages. Les nues dérobent tout à coup « aux Troyens la vue du ciel et du jour; une nuit K noire pèse sur les flots. Les cieux tonnent; l'air « est sillonné de fréquents éclairs. Tout présente la « mort aux Troyens. L'orage, excité par les sif« flements de l'aquilon, frappe de face les voiles et cf soulève les flots jusqu'aux astres. Les rames se « brisent; le vaisseau tourne et présente le flanc « aux flots; soudain une montagne d'eau vient s'y « briser. Les uns sont suspendus au sommet des « vagues; d'autres voient la terre entre les flots en« tr'ouverts; la mer en furie fait bouillonner le
t. Virgile a traduit littéralement ce vers si touchant et si simple. Il parle de Pallas et de Lausus, deux guerriers, tous deux beaux, tous deux du même ttge, qui combattent avec une égale vaillance, l'un pour l'autre, contre Enée Sedquisfortunanegarat
lu patriam reditus. (Énéide, X, 345.)
Fortuna au lieu de deus, voilà la seule différence entre le passage de Virgile et celui d'Homère. C'es! que l'un croit toujours aux dieux, l'autre n'y croit que quand il y pense. Lucain se fera une religion selon les exigences de la mesure.
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« sable. Une lame immense prend en poupe le « vaisseau qui portait les Lyciens et le fidèle Oronte; « l'infortuné pilote est renversé, il tombe la tête la « première dans la mer. Le vaisseau, après avoir « tournoyé trois fois au-dessus de l'abîme, s'en« gouffre dans un tourbillon, et disparaît. Ça et là, « sur la mer immense, apparaissent quelques « Troyens qui nagent. Les armes des guerriers, les « richesses de Troie flottent sur la mer, parmi les « débris des navires. »
Haec ubi dicta, cavum conversa cuspide montem Impulit in latus ac venti, velut agmine facto, Qua data porta ruunt, et terras turbine peruant. Incubuere mari, totumque a sedibus imis
Una Eurusque Notusque ruunt, creberque procellis Africus, et vastos volvunt ad littora fluctus. Insequitur clamorque virum stridorque rudentum. Eripiunt subito nubes ccetumque diemque
Teucrorum ex oculis ponto nox incubat atra. Intonuere poli, et crebris micat ignibus aether; Prœsentemque viris intentant omnia mortem. Stridens aquilone procella Velum adversa ferit, fluctusque ad sidera tollit. Franguntur remi tum prora avertit, et undis .Dat latus; tnsegMt'tttf cumuto prœruptus aquae mons. Hi summo in fluctu pendent; bis unda dehiscens Terram inter fluctus aperit; furit a~stus arenis. Unam (navem) quaj Lycios fidumque vehebat Oronten, Ipsius ante oculos ingens a vertice pontus
In puppim ferit. Excutitur, pronusque magister Volvitur in caput; ast illam ter fluctus ibidem Torquet agens circum, et rapidus vorat aequore vortex. Apparent rari nantes in gurgite vasto
Arma virum, tabutseque et Troïa gaza per undas
Voici la paraphrase de Delille
tt dit; et, du revers de son sceptre divin,
Du mont frappe tes Hancs ils s'ouvrent, e< soudain t. Ene')(~ t..
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En tourbillons bruyants l'essaim fougueux s'élance, Trouble l'air, sur les eaux fond avec violence L'Eurus et le Notus, et les fiers aquilons,
Et les vents de l'Afrique en naufrages'féconds, Tous bouleversent fonde, et des mers turbulentes Roulent les vastes flots dans leurs rives tremblantes. On entend des nochers les tristes hurlements, Et des câbles froissés les affreux sifflements Sur la face des eaux s'étend la nuit profonde; Le jour fuit, l'éclair brille, et le tonnerre gronde, Et la terre et le ciel, et la foudre et les flots, Tout présente la mort aux pâles matelots.
L'orage affreux qu'anime encor Borée Siffle, et frappe la voile à grand bruit déchirée; Les rames en éclats échappent au rameur; Le vaisseau tourne au gré des vagues en fureur, Et présente le flanc au flot qui le tourmente. Soudain, amoncelée en montagne écumante, L'onde bondit les uns sur la cime des flots Demeurent suspendus; d'autres au fond des eaux Roulent, épouvantés de découvrir la terre L'onde en grondant répond aux éclats du tonnerre, Le fond des mers bouillonne, et les sables mouvants Sont poussés par les flots et battus par les vents.
Oronte sur le sien (son vaisseau), tel qu'un mont MMryg Voit fondre un large flot par sa chute frappé Le pilote tremblant, e< la tête baissée, Suit l'onde qui retombe; et la mer courroucée Trois fois sur le vaisseau s'élance à gros bouillons, L'enveloppe trois fois de ses noirs tourbillons; lit, cédant tout à coup à la vague qui gronde, La nef tourne, s'abîme et disparaît sous l'onde. Alors, de toutes parts, s'offre un confus amas D'armes et d'avirons, de voiles et de mâts,
Les débris d'Ilion, son antique opulence,
Et quelques malheureux sur un abime immense.
On trouve encore dans cette description l'art grec, quoiqu'il soit déjà plus extérieur que dans Homère, et qu'il n'en ait ni l'extrême simplicité ni i la profondeur. Il y a<lans ces vers un certain luxe;
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les Troyens, il faut le dire, sont presque moins intéressants que les effets de coupes et d'hémistiches du poëte. Ce n'est plus cet événement indifférent auquel Homère consacre à peine quelques vers, parce qu'il n'a pas besoin d'un morceau brillant, et qu'il croirait profane de se parer pour peindre la colère du grand Jupiter. 'Virgile sait déjà qu'une tempête est un morceau à effet, sur lequel on compte; il y met du soin, de l'artifice, il ne croit pas qu'Éole pût faire assez bien les choses; il vient à son aide, il emploie toutes les grâces du style.
Praeruptus aquae mons.
Hi summo in fluctu pendent.
Volvitur in caput.
Le tout, afin qu'un professeur de grammaire dise à ses élèves « Ne vous semble-t-il pas voir la montagne d'eau s'écrouler sur le vaisseau d'Oronte?. Et ces navires ne sont-ils pas suspendus sur la crête des flots?. Et ne voyez-vous pas de vos yeux la culbute de ce pilote?. H
Je ne trouve pas non plus dans ce morceau la précision d'Homère, cette précision de l'ensemble bien plus que des détails. Le tableau, pour vouloir être plus complet, est plus vague; l'expression même est molle quelquefois. J'ai souligné le mot <7Me~ut'<M)', qui vient deux fois, quoique ce soit le mot qui dise le moins de choses. Il s'applique plus au temps qu'au mouvement. Il remplace évidemment un mot plus pittoresque qui n'est point venu. L'image du pilote tombant la tête la première ne touche pointa d'abord parce que c'est un incident imité d'Homère, ensuite parce que la circonstance
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qui amène cette mort est vague; on ne se figure pas bien un vaisseau soulevé par la poupe et qui verse dans la mer son pilote par la proue, au lieu qu'on se figure très-bien un mât fracassé qui écrase en tombant la tête du pilote et le précipite dans les flots. J~MM ante oculos ne fait nessortir que davantage le peu de précision du détail de Virgile; car on se demande naturellement qu'est-ce donc que voit Oronte? Est-ce la vague qui vient prendre son vaisseau en poupe? Mais il est si naturel qu'il la voie, qu'il est au moins superflu de le dire.
Virgile a mis une variante à la catastrophe d'Homère, qui ne me paraît pas heureuse. Il fait disparaître dans un tourbillon le vaisseau d'Oronte; Homère- s'inquiète peu du vaisseau d'Ulysse une fois que tout ce qui s'y trouvait d'êtres vivants a péri, et qu'il en a arraché un débris, sur lequel Ulysse se sauvera du naufrage. Virgile ne baisse pas la toile sur ces quelques Troyens qui nagent sur la mer immense; il trouve encore un désastre plus grand, et ce désastre c'est la perte des armes, des ais des navires, des richesses troyennes qui flottent sur les ondes. Homère a tout dit, quand il a dit !7n dieu leur ôta le retour dans la. patrie. Tout ce qui suit n'est que le récit des efforts d'Ulysse, liant ensemble avec des courroies de cuir les deux moitiés du mât qui doivent le porter au rivage.
Malgré toutes ces différences, Virgile est resté fidèle à l'art grec, principalement par la sobriété des détails et par la simplicité des moyens. Il prend la tempête dans ses trois ou quatre effets les plus généraux, et il la peint avec plus de traits qu'Homère,
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mais avec peu de traits pourtant. On la sent moins et on la voit plus que dans Homère; mais on la sent encore plus qu'on ne la voit. L'art a perdu en simplicité, mais il a gagné en effets de détail, ou plutôt c'est le même art qui a fait quelques acquisitions de bon goût dans la description physique. Que va faire Lucain après de si grands modèles? César veuf traverser l'Adriatique sur une barque de pêcheur, pour aller chercher sa flotte qui doit mettre à la voile à Brindes, et qui se fait attendre. Une tempête vient l'assaillir à quelques milles du rivage. Je suis obligé de faire des extraits, la description étant d'une longueur démesurée. Je souligne les passages qui me paraissent à la fois les plus caractéristiques et les meilleurs.
« Il dit, et détachant la barque, il livre la voile « aux vents. Leur premier souffle fut si impétueux, « que non-seulement les étoiles errantes tombèrent, « traînant dans leur chute de longs sillons de lu« mière, mais que les astres même qui sont attachés « au sommet des cieux parurent s'ébranler. D'hor« ribles ténèbres couvrent la surface de la mer; « ~o~~e~.enac~M<e bouillonne et se développe au loin « en d'immenses replis; et la mer en tumulte, ne sa« chant lequel des vents qui la travaillent va de~e/M?' « soMMm~re, aMMOMceseM~emeM~s~ftMMeMt'~M'e~e « les a tous dans son sein. Alors tous « les périls ensemble viennent fondre sur César de « tous les points du monde. Ce fut toi, Corus, qui « le premier élevas ta tête du sein de l'océan Atlan« tique, et vins déchaîner la tempête. Déjà la mer, « obéissant à ton impulsion puissante, s'était <es-
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cc sée tout entière contre rochers, quand le froid « Borée s'élance et repousse l'onde irritée; la ~e?', « entre vous ~M~joen~Me, He sait auquel des ~eMa?ce</e?'. « C'est l'Aquilon qui l'emporte, l'Aquilon, qui « souffle de la Scythie il tourne les flots sur eMa?-
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« me~e~, et fait de la mer MK vaste ~Me. Cette « nuit-là ne fut pas une nuit dit ciel, mais une nuit « des enfers; l'air sombre s'affaisse accablé par les f< nuages dans lesquels le flot va chercher la pluie. On « ne voit pas même le redoutable jour de la foudre; « les éclairs n'ont point de flamme, et la HMC se <e« chire sans pouvoir percer les ténèbres. Quand « les vagues gonflées s'entr'ouvrent de nouveau, à « peine voit-on poindre la cime du mât; les voiles « sont dans les nuages, et la c<M'~e touche le s~e. « La terreur a triomphé de l'art « le nautonnier ne sait auquel des vents il doit ré« sister, ni auquel obéir. La discorde des flots le « sauve lui et César; car la vague, qui aurait pu « submerger la barque, trouvait un obstacle dans « la vague opposée, et comme chaque flot la ref< poussait, elle se trouva comme suspendue en l'air, « et soutenue par tous les flots. M
Hœc fatur, solvensque ratem dat carbasa ventis Ad quorum motus non solum lapsa per altum Aera dispersos traxere cadentia sulcos
Sidera; sed summis etiam quae fixa tenentur Astra polis, sunt visa quati. Niger inficit horror Terga maris; ~osgo per mulla nohMtMMM tractu ~s<MO< unda minax; flatusque incerta futuri, Turbida testantur conceptos œ~uorn t;eK<os. < Inde ruunt toto concita pericula mundo. Primus ab oceano caput exseris Atianteo, Core, moyens aestus jam, te tottente, furebat
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Pontus, et !M scopulos totas erM;e)'a< MM~os. Occurritgelidus Boreas, pelagusqueretundit; Et dubium pendet, vento cui concidat, (B~uo)-. Sed Scythici vicit rabies Aquilonis, e< undas y'o)'s~e<a&s<)'usaspe?!t<Msvado/'ec:'<e[ret!a~ ~VoM ct6~' nox tMa'ttt'< latet obsitus aer Jnfernae squalore domus, nimbisque gravatus Deprimitur, fluctusque in nubibus accipit t'~t~reM. Lux etiam metuenda perit, nec fulgura currunt Clara, sed obscurum M<w6oSMS dissilit aer. Quumque tumentes 7!tM'SM hiant Mn<&B~ vix eminet aequore malus. Nubila <aK~(tM(ttr velis, et <en'a carina.
Artis opem vicere metus nescitque magister Quam frangat, cui cedat aquae. Discordia ponti Succurrit miseris, /h<c<MS~ue euertet'epMppMtt Non valet in fluctus victum latus unda )'epeHe;)s Erigit, atque omni surgit mtis ardua ponto.
L'art, ici, a subi une transformation presque complète. Il est tout entier dans les détails, dans la peinture des objets matériels; le sentiment moral eu est exclu. Ce que Lucain veut décrire, ce sont les convulsions ou plutôt les désordres de toute espèce qui naissent de l'action simultanée des vents contraires sur une grande masse d'eau. Après cela, il ne restait plus qu'à prendre les flots un à un, à en décrire la couleur, l'aspect, à les analyser goutte à goutte; il y a bien eu des poëtes qui s'y sont résignés. L'art a cependant fait encore quelques acquisitions dans le tableau de Lucain; mais à quel prix! Voilà les planètes qui tombent, les étoiles fixes qui chancellent; voilà les ventspersonnifiés qui se livrent des combats singuliers sur la mer, et bien d'autres incidents ridicules dont j'ai épuré cette description. Tout y est donné au plaisir des yeux. L'àme n'a
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que faire ici; il n'y a pas un vers qui s'adresse à elle; mais, en revanche, une imagination de jeune homme, quoiqu'on n'y voie pas clair partout, trouverait à admirer presque à chaque vers. L'art a perdu non-seulement ce qui sépare Homère de Virgile, mais encore ce qui sépare Virgile de Lucain, c'est-à-dire ce reste de sentiment moral que Virgile avait conservé dans sa description déjà inférieure à celle d'Homère. Mais du moins, Virgile, qui écrivait dans une autre langue qu'Homère, pouvait transporter dans son œuvre quelques-unes des beautés de son maître, et ces beautés servaient tout à la fois à régler et à parer ses propres innovations. Lucain, qui ne pouvait imiter Virgile sans lui prendre sa langue, se jette dans les nouveautés les plus hasardeuses; et quand, malgré lui, son récit l'amène à peindre les mêmes circonstances, il viole la langue pour ne pas imiter; c'est alors le hasard seul qui décide s'il a bien ou mal fait. Par exemple, là où Virgile a dit tout à l'heure Unda dehiscens
Terram inter fluctus aperit /tcrtt<MtMS oretMs
Lucain dit à tout hasard
Vicit rabies Aquilonis, et undas
Torsit, et abstrusas penitus vacla fecit arenas ?.
Encore cette hardiesse n'est-elle pas malheureuse. Mais combien d'autres où la peur de l'imitation l'a mal inspiré! Toutefois, les beautés sont les plus <. L'eau laisse voir ta terre entre les flots entr'ouverts la mer en furie fait bouillonner le sable.
2. L'Aquilon l'emporte; il tourne les flots sur eux-mêmes, et fait de la mer un vaste gué. »
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nombreuses dans le morceau qu'on vient de lire. Ces flots qui se déroulent en d'immenses replis, cette mer qui est grosse de tous les vents et qui reste suspendue sous l'effort de deux vents contraires, ces éclairs sans flamme, cet air qui éclate sans donner de lumière, tous ces détails d'un phénomène tout physique sont saisissants; ils prouvent de l'invention, du style, quoique ce soient de ces beautés qui donnent plus d'estime pour le talent du poëte que de vrai plaisir, et qui ennuient à la longue, pour parler franchement. Le propre de la description de Lucain, c'est de faire apprécier la difficulté vaincue, plaisir froid et savant qui fait bientôt bâiller; le propre de la description grecque, c'est qu'on ne voit ni comment ni à quel prix elle s'est faite on l'aime encore plus qu'on ne l'admire. C'est là l'espèce d'impression que me fait le plus souvent la lecture de Virgile.
Je n'ai pas cité les meilleures descriptions de Lucain, parce que j'avais besoin, pour caractériser les modifications de l'art aux trois époques représentées par Homère, Virgile et Lucain, de prendre daps ce dernier deux exemples qui eussent de l'analogie avec ceux d'Homère et de Virgile. Il y a dans la Pharsale des descriptions beaucoup plus simples et plus originales; il y en a de singulièrement spirituelles. En disant que les descriptions sont le principal titre de Lucain, je ne l'ai pas beaucoup déprécié, ce semble; car, d'une part, je crois que c'est la seule chose qui pût être faite avec talent de son temps, et, d'autre part, je remarque que les descriptions tiennent plus de la moitié de la PA<M-
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sale, laquelle n'est à proprement dire qu'un poëme descriptif, et n'intéresse guère qu'à ce titre.
IV. Du jugement de Quintilien sur la Pharsale.
C'est ici l'occasion d'expliquer le jugement de Quintilien sur Lucain. « Luca,in, dit le célèbre cri« tique, doit être compté parmi les orateurs plutôt « que parmi les poëtes Je trouve d'abord à reprocher à ce jugement ce qu'on peut reprocher à tous les jugements de Quintilien sur ses contemporains: il est vague. Qu'est-ce qu'un poëte qui est plus orateur que poëte? S'il est orateur, il n'est pas assez poëte; s'il est poëte, il ne doit pas être orateur. Ce sont deux idées qui s'excluent. Un orateur fait des harangues, un poëte fait des vers, et si ses poëmes contiennent des harangues, ces harangues sont en vers et veulent être jugées comme morceaux de poésie, avant de l'être comme morceaux oratoires. La phrase de Quintilien est-elle un éloge, est-elle une critique? Si c'est un éloge, il est fâcheux, car il signifie que Lucain s'est trompé sur la nature de son talent, et qu'il a eu le tort de faire des vers au lieu de plaider devant le préteur. Si c'est une critique, et les mots <( pour dire ce que j'en pense, » M< ch'cam quod MM<<o, me le feraient croire, cette critique manque de justesse; elle ôte à Lucain
). Voici toute la phrase de Quintilien sur Lm'.ain jLucanut araem, conct'fafu~ <e)t<eni<f< clarissimus, et, ut dtcam quod sentio, oraio''i6M ma~n ~Hom poef!' anttUtnerondtH. (De l'Institution oratoire, X, xc)"ucain ardent, rapide, éblouissant de sentences, doit être, pour dire toute ma pensée, compté parmi tes ora« teurs plutôt que parmi tes poëtes..
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le titre de poëte que nul n'a mérité plus que lui, après les beaux âges et les grands noms de la littérature latine. Lucain avait été élevé dans les exercices oratoires; il avait retenu de cette éducation l'habitude de composer un discours, de chercher des traits, de viser l'effet oratoire; de là, en effet, dans les harangues qu'il fait tenir à ses personnages, un certain arrangement qui n'est pas sans habileté, des traits, des effets, une chaleur de plaidoyer; mais de là aussi, la déclamation, l'emphase, le lieu commun, la multiplicité des monologues et des discours. Ses moindres personnages semblent toujours dire à la tribune aux harangues le peu qu'ils ont à dire. Je reconnais là les défauts de l'école; et, comme il arrive, ces défauts lui étaient entrés bien plus avant que les bonnes habitudes car, en fait d'art, les bonnes habitudes vous obligent à beaucoup de travail, tandis que les défauts vous en dispensent. Celles-ci fatiguent toujours l'esprit, ceuxlà le soulagent. Sous ces réserves, j'accorde que Lucain est orateur, mais orateur souvent inopportun, souvent sans logique, sans tact, sans bon sens; orateur par les dehors et les faux brillants de l'éloquence, et par quelques beautés qui n'appartiennent qu'à la poésie.
Au reste, le jugement de Quintilien peut s'expliquer par deux dispositions d'esprit de ce célèbre rhéteur lesquelles atténuent singulièrement l'Importance de quelques-unes de ses opinions littéraires, surtout, comme je l'ai dit, en ce qui regarde les contemporains. D'abord, Quintilien est très-prudent, non-seulement par esprit de conduite, mais
n.
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par nature; il ne tranche jamais, et si ses doctrines sont très-décidées, ses jugements sur les personnes sont pleins de ménagements. Quintilien n'avait pas la passion de son rôle. Il gémissait bien plus qu'il ne protestait. Chargé officiellement de défendre le goût, il le défendait sans énergie, toujours sous des noms anciens, afin de n'être mal avec personne; et, au besoin, il ne refusait pas une phrase obligeante aux auteurs qui offensaient le plus ce goût dont,on l'avait nommé le défenseur, notamment à Perse, le plus barbare d'entre eux.
En second lieu, Quintilien s'occupe peu des poëtes. Je ne sais s'il aimait beaucoup la poésie; on en pourrait douter. Ses études avaient été dirigées vers l'art oratoire, la grammaire et la philosophie, bien plus que vers la poésie. Son livre traite des institutions oratoires; la poésie n'y est considérée qu'en passant, par allusion, et seulement dans ce qu'elle peut présenter de rapports avec l'art oratoire. Ce qu'il signale surtout dans presque tous les poëtes qu'il passe en revue, ce sont les qualités qui peuvent être communes à l'art oratoire et à la poésie, et le plus grand éloge qu'il trouve à faire de la poésie, c'est de dire que la lecture des poëtes est très-utile à l'orateur*.
Or, d'après les habitudes de prudence de Quintilien, on pourrait croire que son jugement sur Lucain, ou plutôt la mention très-courte qu'il en fait, n'a été vague que parce que Quintilien a voulu qu'elle fût ainsi. C'est une de ces opinions qui n'en-
i. De i'/tuttfution orototfe, X, t.
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gagent à rien, dans le genre de celle-ci sur Valérius Flaccus « Nous avons naguère beaucoup perdu « dans Valérius Flaccus'; » ou de cette autre sur Saléius Bassus <( Saléius Bassus eut le génie véhé« ment et poétique; mais la vieillesse même ne put « le mûrira )) ou d'autres encore qui ne sont que des politesses faites aux amis de ces poëtes. La nomenclature obligeante que donne Quintilien de tous les poëtes du siècle semble un traité de paix que fait le grand critique avec toutes les vanités contemporaines. Il aurait bien voulu mettre en tête le' nom de Domitien « Mais le souci de gouverner la « terre, dit-il, a détourné Germanicus Auguste des « études qu'il avait commencées, et les dieux ont « jugé que c'était trop peu pour lui d'être le plus « grand des poëtes 3. »
Si, au contraire, Quintilien a bien entendu caractériser le talent de Lucain, il faut croire que, préoccupé exclusivement d'études oratoires, il n'aura remarqué, dans notre poëte, que cette prodigieuse quantité de discours, parmi lesquels il y en a d'habilement faits, quoiqu'ils manquent d'à-propos. Le talent descriptif de Lucain ne l'aura pas frappé, parce que c'est peut-être le genre de talent le plus étranger à l'art oratoire, et parce que l'étude des descriptions ne profite que fort peu à ceux qui se destinent à l'éloquence.
Je crois donc, malgré l'autorité de ce critique si t..VMt(<m) in Valerio F/acco nuper am~t'n)t«.(De l'lnstit. oratoire, X, r) 2. D: t't'<u<t')norfi<ot're, X, t.
5. llos uontt'uaut'nt~ quia Gt~'tM'ttcum Auguslum of) t'tx~u~mfu~t't~f/f cura (''rrorum, pnrum~ue diis t«um f« esse et/m maio'num ~)oe<ar!'m. (Ct ~na([<tt<tono)'~«))t'<, X, t.)
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sensé, particulièrement dans les matières qui sont de son objet, que les plus belles qualités de Lucain sont dans les descriptions, et si, par orateur, on entend au moins un bon orateur, et par poëte, un homme doué du talent poétique, je retournerais volontiers la phrase de Quintilien, et je dirais que Lucain me paraît beaucoup plus près d'être un bon poëte qu'un bon orateur.
V. De la description dans les poëtes contemporains de Lucain.
La description est aussi le seul mérite poétique des contemporains de Lucain, faiseurs d'épopées ou autres. Valérius Flaccus, Stace, Silius Italicus, poëtes sans invention, sans génie, mais non pas sans talent de style, ont réussi dans la description. Les AnyoMM~Me~ poëme sans caractère et sans intérêt, où le poëte n'oublie qu'une chose, à savoir le but de l'expédition des Argonautes; et, du reste, parle de tout ce qui s'y rapporte de près ou de loin, fait des voyages, prodigue l'érudition mythologique, géographique ou astronomique, et promène son lecteur de côte en côte, an risque d'être abandonné au premier promontoire; la T/ic&«Me et l'Achilléide, ces deux amplifications poétiques, dont la première, en douze livres seulement, de près de mille vers chacun, n'était qu'une introduction à la seconde, vaste épopée, où Stace se proposait sérieusement de passer en revue toute la vie d'Achille, y compris même la
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portion de cette vie gigantesque imparfaitement traitée, à ce qu'il paraît, par Homère; lesPM~~Me~ cette longue, froide, ennuyeuse paraphrase en vers des beaux récits de Tite Live, et des documents stratégiques de Polybe sur les guerres puniques; tous ces ouvrages, écrits dans une mauvaise langue où l'exagération est toujours prise pour la grandeur, et la subtilité pour l'esprit; où l'érudition remplace l'invention; où tout ce que sait l'auteur, bien ou mal, en géographie, en histoire, en mythologie, entre dans son poème, à propos de tout, et hors de tout propos toute cette monnaie de la grande épopée d'Homère ne. vaut quelque chose que par la description. Il y a des descriptions de lieux trèsingénieuses dans Valérius Flaccus; il y en a de batailles, dans Silius Italicus, qui sont belles; il y en a de toutes les sortes dans Stace, où l'on peut étudier avec intérêt les ressources de la langue qui fournit à tout ce luxe de détails.
Les autres poëtes de la même époque ont traité avec la même supériorité la description. Les meilleurs morceaux de Perse, pour ne pas dire les seuls bons, sont des descriptions. Juvénal décrit avec un éclat de couleurs incomparable ce qu'on doit dire et ce qu'on doit taire, /6M~a e< !'??/rtnc~. Martial, le plus fidèle, peut-être, de tous les poëtes de cette époque, aux traditions du siècle d'Auguste, Martial, qui n'innove qu'avec discrétion, a quelques descriptions courtes qui sontétincelantes. J'appellerais volontiers la troisième époque de la littérature latine l'époque descriptive.
Au reste, les ouvrages de pure description n'ont
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pas manqué à cette époque. Un ami de Sénèque~ Lucilius Junior homme d'esprit et de talent, procurateur de la Sicile, employait les loisirs de sa charge à décrire toutes les curiosités de ce pays. Il est resté de lui une description de l'Etna', plus scientifique peut-être que poétique, dont le style un peu âpre n'est pas sans couleur ni sans énergie. Il paraît que Lucilius avait déjà fait quelques poëmes de ce genre, un entre autres sur la fontaine d'Aréthuse et sur l'AIphée, où il expliquait comment l'Alphée, fleuve de l'Élide, après s'être perdu dans les terres, venait rejoindre, par un cours souterrain, la fontaine de Sicile. Lucilius rejetait la fable des poëtes, et donnait des raisons physiques de ce riant mariage d'un dieu fleuve et d'une nymphe. Parmi les ouvrages purement descriptifs, on peut ranger le dixième livre de Columelle sur les jardins. Columelle traite des jardins d'utilité plutôt que de ceux d'agrément. Il remplit une lacune des Géorgiques de Virgile, que ce grand poëte lui-même regrettait d'avoir laissée. Le livre de Columelle.est écrit avec une simplicité prosaïque. S'il n'est guère plus orné qu'un potager, et si d'ailleurs les détails de mauvais goût y sont rares, c'est que le poëte ne pouvait avoir ni les qualités du siècle d'Auguste, ni les défauts des poètes ses contemporains. Il <. Les opinions sur l'auteur de ce poème sont extrêmement partagées. Il a étéd'abord attribue à Virgile, puis à Quintilius Varus, puis à Manilius, puis à Claudien,ce qui peut donner une idée du bon accord des commentateurs. Au reste, tout est croyable de cette gent, d'ailleurs si respectaMe, depuis qu'it s'est trouve un commentateur pour attribuer les œuvres d'Horace à un moine du t" siècle. U me parait démontré d'une manière incontestable, et dans une excelleute discussion dont l'auteur est J.-Ch. Wernsdorf, éditeur des Peitfi poëtes tntitit, que le poème' tur l'Etna est l'ouvrage de Lucilius Junior, t'ami de Seneque.
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y a souvent de l'esprit et du mérite à avoir certains défauts, particulièrement aux époques où les défauts littéraires tiennent encore plus à la corruption des esprits qu'à leur médiocrité. Le bon Columelle, prosateur assez pur, eut le tort de croire que Virgile lui avait laissé, comme un legs d'héritier, l'obligation de remplir la lacune des Géorgiques. Il prit pour lui le « Je laisse ces choses a chanter à d'autres', » qui termine l'épisode du vieillard de Cilicie, et il fut poëte comme on est exécuteur testamentaire. « Virgile, « dit-il avec une naïveté charmante, nous a laissé « dire après lui les choses qu'il ne pouvait pas traiter « lui-même, enfermé qu'il était dans un cercle ri« goureux, lorsqu'il chantait les moissons riantes, « les dons de Bacchus, et toi, grande Palès, et le (c miel, doux présent du ciel »
« Il existe, dit Schœll dans son ~ft's<OH'e de la littérature Tienne', un poëme élégant et ingénieux d'un certain Térentianus Maurus, sur les lettres de l'alphabet,, les syllabes, les pieds et les mètres, dans lequel ces matières sèches sont traitées avec tout l'art dont elles étaient susceptibles. Ce poëme est extrêmement utile'pour la connaissance de la poésie latine l'auteur y réunit l'exemple au précepte, en employant, pour l'explication des divers rhythmes, des vers écrits dans la mesure même dont il parle. » On ne peut rien dire de plus juste
1 Vernm hœc ipse cquidem spatiis exclusus iniquis
rrœtereo,atqnc&)iispostmemen]orandaretinquo.(Gi!or~~Me~,tV,H7.) B. Qusequondamapa~nf~c~"au~t'tn'~ut~
Quum cancrct (œtas segetes et munera nacchi,
Et te, magna Pales, nec non coelestia mella, 'X,
F<rgi<!M! nobts po~i te mentoranda reitt'~mt. (De !rt'cut<ttrc/X~ ) S.TomeH,page3'0.
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ni de plus complet sur ce poëte, pour lequel c'est assez d'une simple note bibliographique. Ce qui a fait croire avec raison que ce Térentianus Maurus appartient à la troisième époque, c'est qu'il parle dans son poëme d'un autre poëte, Septimius Sévérus, le même auquel Stace a dédié un de ses poëmes. On n'a souvent pour tout renseignement, dans la classification des poëtes, par époques, que des compliments de camaraderie, ce qui ne manque d'ailleurs à aucune époque, surtout à celles où les médiocrités sont nombreuses.
Voici un passage de Juvénal qui prouve que la description était la muse la plus invoquée par les poëtes de son temps « Non, dit-il, personne ne
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'f connaît mieux sa propre maison que je ne con« nais, moi, le bois consacré à Mars, et l'antre de « Vulcain, voisin des roches Éoliennes. Je n'en« tends plus chanter que les tourmentes des,,vents, « les ombres torturées par Éacus, l'enlèvement « de la toison d'or les ormes lancés par le cen« taure Monychus. Les platanes de Fronton et ses « marbres ébranlés ne retentissent que de ces lieux « communs; les colonnes sont rompues par l'é-
« ternel lecteur qui les débite, et il faut les essuyer du plus grand comme du moindre des poëtes. » Nota mag:s nulli domusest son, quam mihi lucus
A!artis, et ~Eohis vicinum rupibus antrum
Vulcani. Quid agant vent, quas lorqueat umbras
~Eacxs, )~nde aiiusfurtivae devchataurum
Petticu~as, quantasjacuieturMonychusornos,
). Ce vers était une épigramme assez directe contre Valérius F!aceus, t'~uteu)' des ~t'fjfonau~çuf~-
2. Fronton était un deccs riches patriciensqni ouvraient leurs jardins au putjtic. lcs poëtes y venaient lire leurs productions.
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Prontonis platani convulsaque marmora clamant
Semper, et assiduo ruptaB lectore cotumnae.
Expectes eadem a summo minimoque poeta. (Satire i ) Il est évident que Juvénal a voulu se moquer ici de la manie descriptive qui s'était emparée de tous les poëtes, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. Tout le matériel des innombrables épopées qui se faisaient de ce. temps-là est dans ces huit vers. La part des descriptions n'y est pas la moins forte. ()M!'o! agant uen~' ne serait-il pas une allusion aux vents de Lùcain, dont vous avez vu tout à l'heure les jeux si bizarres et les fureurs si compliquées? Cet <m<e de Vulcain ne s'appliquerait-il pas à la description de l'Etna de Lucilius Junior? Tout le monde faisait des descriptions; la description était le génie des plus habiles, et la tentation des plus médiocres. Ceux qui n'avaient pas vu les objets qu'ils avaient à décrire, empruntaient les couleurs des autres, et y ajoutaient des nuances de leur façon la description tournait dans le même cercle, le même sujet passait par mille mains.
Après l'époque de Lucain, la description sera un genre, et non plus l'accessoire dans des genres plus nobles. On verra des poëmes descriptifs sur les recettes à administrer aux malades, sur la chasse, les chiens de chasse, les ustensiles de chasse. On décrira les dix-sept principales villes de l'empire romain, les principaux fleuves, la Moselle entre autres les diverses espèces de poissons qu'elle nourrit, les rives qu'elle arrose, les affluents qui s'y jettent. Il y aura des descriptions de festins, de noces; des poëmes sur certaines parties de l'art du
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jardinage; sur la greffe, par exemple, et sur l'innocent plaisir qu'on prend à greffer; on sera poëte, par une description du phénix, du porc-épic, de la torpille, de l'aimant, du Nil. La poésie latine sera étouffée par la description, comme une plante noble est étouffée par l'ivraie. L'art sera de la mécanique.
A l'époque de Lucain, il y a encore des personnages dans les poëmes; ces personnages ont des passions; l'homme figure encore, au moins de nom, dans la poésie. Mais son image y est affaiblie, pâle, dégénérée, comme les. copies épuisées d'un grand dessin. L'humanité, dans toutes ces épopées de troisième ordre, ressemble à ces figures insignifiantes qu'on fait entrer dans les paysages pour marquer les plans, ou pour indiquer, par le costume, à quelle localité appartient le paysage. La description domine elle a tous les soins du poëte; c'est sur elle qu'il compte pour son succès dans les jardins de Fronton. La plupart des poëmes de quelque étendue qui nous sont restés de cette période littéraire, ont pour sujet les aventures d'un héros qui s'est souvent déplacé 'et qui a couru le monde. Il y a de fréquents changements de scènes, afin que la description puisse être à la fois fréquente et variée; il y a des voyages, afin qu'il y ait des descriptions de lieux; la description est le fond, l'homme n'est .que l'ornement.
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VI. Pourquoi l'art de l'époque de la décadence latine est-il tout entier dans la description?
Pourquoi cette forme particulière de la décadence dans la littérature romaine? pourquoi l'art tournet-il tout entier à la description ?
Le caractère distinctif des poëmes homériques, et.des deux littératures grecque et romaine qui sont nées de ces poèmes, c'est que l'humanité y tient la plus grande place; et, par l'humanité, j'entends l'homme sous ses traits les plus généraux. Dans les descriptions mêmes, l'intérêt principal vient de la place qu'y tient l'homme; le lieu décrit n'est que la scène où figure cet acteur universel. Le paysage que le poëte choisit est toujours sillonné par la charrue, et couvert d'habitations on y voit les travaux des bœufs, c'est-à-dire les travaux de l'homme. Le chef-d'œuvre de la description antique, de cette description où l'humanité est sur le premier plan, c'est la description du bouclier d'Achille dans Homère. On a là toute l'histoire de l'humanité; le détail de ses joies et de ses peines; la civilisation dans les villes, l'obscurité et le travail dans les villages. A côté des magnifiques tableaux, Homère n'a pas oublié les petites circonstances; car l'homme donne du prix à tout ce qui le touche. Le petit sentier des vendangeurs, tracé le long des vignes, c'est le sentier où la pauvre humanité chemine haletante, sous la double loi du destin et des dieux.
Si l'art des littératures en décadence se fût em-
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paré d'un tel sujet, il eût aussi décrit l'humanité, mais dans ce qu'elle a de plus extérieur et de plus divers; il eût peint les costumes des différents peuples il eût fait de la géographie savante et animée. Homère ne connaît que les hommes qui travaillent, qui haïssent, qui aiment, qui bâtissent des villes, qui font des mariages, et qui meurent. Il n'y a pas pour lui de contrée intéressante, sinon par les hommes qui l'habitent; ni d'élément qui mérite d'être décrit, sinon à cause du dieu qui le fait mouvoir dans l'intérêt de ses affections ou de ses colères. La pensée qu'il attache à chaque objet est toujours plus grande que l'objet lui-même. Pour décrire une tempête, il n'a pas eu besoin, comme Virgile, de rassembler les nuées de tous les points du monde, ni de faire heurter ensemble tous les vents, comme fait Lucain il ne lui a fallu qu'une nuée, une seule; mais cette nuée est menée par Jupiter; c'est Jupiter qui la décharge sur le vaisseau d'Ulysse. La Bible aussi n'a besoin que d'une nuée pour abîmer les villes et dissiper les armées; mais c'est Jéhova qui la lance de son pied dans l'espace.
Quand Lucain, quand le siècle de Lucain viennent au monde, voici dans quel état ils trouvent l'art. Deux grandes littératures, inspirées par l'épopée homérique, avaient épuisé l'humanité, comme sujet des créations poétiques, l'humanité telle qu'elle était avant le christianisme, c'est-à-dire sans cette science nouvelle du cœur qu'il nous a révélée. Toutes les passions primitives, et qui peuvent servir de types, avaient été traitées avec une désespérante perfection. Le monde ancien, trouvé tout en une fois par
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Homère, avait été décomposé et reproduit, homme à homme, par le drame de Sophocle et d'Euripide; l'ode d'Horace et de Pindare avait donné le détail de la philosophie homérique; l'épopée de Virgile avait reproduit jusqu'au rhythme de l'7/M(/e et de )'0ch/ssee; il n'était plus possible de repasser par des voies tant foulées, et foulées par des poëtes supérieurs. L'humanité homérique avait duré autant que les dieux homériques; or, à l'époque de Lucain, époque où ces dieux n'étaient plus, pour le public sensé, que ce que sont pour nous les sylphes et les apparitions du moyen âge, et où l'humanité, contemporaine de ces dieux, leur survivait dans des écrits inimitables, le poëte d'un vrai talent devait chercher ses inspirations ailleurs. Mais où en trouver? L'humanité avait-elle changé de face? et les changements qu'elle avait subis étaient-ils assez frappants pour saisir l'imagination du poëte et renouveler le monde des sujets poétiques ?
Non, l'humanité, au temps de Lucain, est à peu près comme le paganisme. Les religions et les hommes s'étaient soutenus pendant plus de mille ans, et avaient vécu de la même vie, souffert des mêmes maux, prospéré par les mêmes causes. Au temps de Lucain, les religions languissent et les hommes s'effacent. L'humanité et le paganisme se traînent ensemble; l'humanité avec des traits affaiblis, des caractères usés, des passions monstrueuses, parce qu'elles ne peuvent plus être grandes, des appétits contre nature, et quelques figures seulement qui se détachent sur ce fond pâle, et illuminent cette
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ténébreuse agonie; mais ces figures ne sont point naïves, elles ont un caractère uniforme d'ironie et de dégoût sans remède. Le paganisme se traîne de son côté, avec des bandelettes flétries, toute une garde-robe de costumes usés, de boucliers pendus aux murs, de couteaux qui remplacent les haches rouillées des sacrifices, la piété des derniers païens étant plus prodigue de pigeons que de bœufs. Le christianisme n'a pas encore monté à la surface de la société; mais comme la source vive qui doit bientôt renouveler une pièce d'eau croupissante, il trouble seulement la vase de ce monde en décrépitude, sans que ce qui s'agite au-dessus s'aperçoive du mouvement intérieur qui doit tout renouveler.
Le christianisme n'ayant pas encore remplacé l'humanité du monde ancien par l'homme qu'il a régénéré, celle-ci ne peut plus tenter une belle imagination de poëte, et celui-là échappe encore à ses regards. Et cependant il faut que cette imagination se prenne à quelque chose, car il naît des poètes même à des époques qui ne leur offrent rien à créer, et qui les forcent de s'éteindre dans l'érudition et de s'exalter pour des hommes et des choses qui ne sont plus. Otez d'un siècle l'humanité et l'individu, que reste-t-il? L'érudition et la nature extérieure. C'est à cela que va s'attacher le poëte, à qui manquera le monde moral; c'est pour des choses mortes ou pour des choses inanimées qu'il aura des veilles ingénieuses, mais infécondes Lucain fera de l'histoire et de la description, do la description surtout.
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Il fera de l'histoire, parce que l'histoire lui fournit les seuls individus de l'humanité, dans le monde ancien, à savoir les grands hommes. Il fera de la description surtout, parce que c'est la seule partie de l'art que les grands poëtes ses devanciers n'ont pas épuisée.
Déjà une nécessité du même genre avait pesé sur d'autres poëtes, à quelques siècles de là. Les poëtes de l'école d'Alexandrie, héritiers des beaux siècles d'Athènes, s'étaient aussi rejetés sur la description pour alimenter des talents ingénieux, et fournir à des inspirations de critique bien plus que de génie. Si le siècle d'Auguste, qui vint après l'école d'Alexandrie, put produire, à Rome, une grande littérature avec ce qui n'avait pu produire dans la Grèce égyptienne qu'une école, c'est que le génie latin avait alors toute sa vigueur native, et que ces imitateurs de la Grèce étaient créateurs dans leur pays. L'école d'Alexandrie venait après la liberté, après la belle langue, après toutes les gloires de la Grèce. C'étaient des esprits mous et délicats, éclos au souffle des rhéteurs, et dans le bruit des interprétations et des commentaires; littérateurs de profession qui allaient porter leur petite gloire dans de petites cours, et se louaient honnêtement, tantôt au roi d'Egypte, tantôt au roi de Syracuse, pour donner à l'une des deux royautés le relief de protectrice des lettres et des arts. Lucain, faut-il le dire, lisait beaucoup les poëtes d'Alexandrie; et malgré une certaine énergie assez antipathique avec la manière de cette école, il trouvait encore à imiter là.
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VU. Du caractère de la description dans les poëtes français du X)X'sièc)e.
Notre littérature est aussi arrivée, ou, si l'on aime mieux, est tombée à sa période descriptive. Jamais on n'a tant décrit que depuis soixante ans. Sur la fin de l'époque de Voltaire, après cette profusion de grands écrivains et de grands ouvrages qui ont fondé et Gxé tout à la fois notre langue littéraire, la description est venue ramasser tout ce que les grands écrivains avaient dédaigné. Elle s'est jetée sur les petits sujets, elle a glané ce que les maîtres avaient dédaigné dans les grands. On a fait des poëmes sur le café, sur les échecs, sur la lumière; les grands ouvrages ont été des poëmes sur les jardins. On ne s'occupait plus guère alors de l'humanité selon le monde ancien, ni de l'individu selon le christianisme, mais seulement de quelques-uns des sens de l'homme animal, de l'individu sensitif, pris à l'état de la statue de Condillac, quand on lui attache un nez pour lui donner la sensation de l'odeur. Les héros des poëmes étaient tantôt le nez, tantôt l'œil, tantôt le palais, et encore le nez restreint à l'odeur du tabac, l'œil à quelques familles de plantes, le palais à la sensation du café. Notre décadence, ou si cela vous choque moins, notre diffusion littéraire a commencé par où la décadence de la poésie latine a uni nous avons eu les rebuts de la description avant d'en avoir les bons morceaux.
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La description, notamment depuis quinze ans, s'est relevée à la dignité d'un art. Elle s'était traînée jusque-là à la suite des ouvrages de haut genre, s'habituant volontiers à son infériorité, et ne réclamant pour elle que le très-humble titre de littérature de morceaux. Elle n'inventait pas plus dans les mots que dans les choses, et elle avait peur de tout ce qui ressemblait à une hardiesse, et, pour tout dire, elle se craignait elle-même; car, malgré son titre et sa qualité de description, elle n'appelait jamais les choses par leur nom, et cachait les objets sous un luxe de périphrases qui les rendait aussi peu sensibles à l'esprit qu'aux yeux.
Mais sous la plume de quelques contemporains éminents, elle a inspiré des pages que le temps n'effacera jamais de notre littérature nationale. Deux caractères la distinguent d'une part, elle est revenue au sentiment moral qui donnait la vie à la description homérique, avec des modifications que j'indiquerai; d'autre part, elle a ajouté des beautés à notre langue, elle y a innové avec bonheur, avec originalité; elle l'a enrichie de quelques hardiesses de bon goût.
Le sentiment moral qui anime la description, telle qu'on l'a traitée depuis quinze ans, n'est pas si simple que celui de la description homérique. Il n'émane pas d'une foi naïve à une religion quelconque il ne nomme pas les dieux qui l'inspirent; il n'appartient pas à une religion personnifiée dans les habitants d'un certain Olympe; mais il se nourrit de l'idée d'un Dieu, dieu panthéistique, âme du monde, qui donne l'aspect du beau à tous les objets u. ~2 2
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naturels, et qui fait que toutes ces matières inanimées qui composent un paysage ont cependant un& respiration, une vie, pour celui qui ta sait sentir. Cette idée de Dieu tantôt se rapproche et tantôt s'éloigne des vieilles croyances des nations chrétiennes elle s'en éteigne dans les jours de doute, de peine d'esprit, de découragement, alors qu'il semble au poëte que le monde est abandonné par Dieu, parce qu'il s'abandonne lui-même. Quand le poëte peint les nuages, il ne les peint pas de la terre, il y monte, et des nuages il voit le ciel, et du ciel il voit Dieu. Quand il peint la mer, il ne s'arrête pas à sa surface, il plonge au fond de ses abîmes, et de ses abîmes il voit encore Dieu. Le fini le mène toujours à l'infini. Quand l'art voit au delà de l'horizon des yeux, il est émancipé, il a conquis le sentiment moral.
.Par une différence non moins profonde, ce n'est plus l'humanité du monde ancien qui donne son principal aspect aux objets décrits, c'est l'homme selon le christianisme. Alors, là même où l'humanité n'a pas labouré de sillons, ni bâti de villes, là même ou il n'y a personne qui travaille, qui ait des plaisirs et des peines, qui haïsse, qui aime et qui meure, il y a cependant de la vie. Sitôt que l'individu selon le christianisme est entré dans cette solitude, et y a mis sa pensée en harmonie avec les objets naturels, ces objets s'animent et vivent. Partout où l'homme du christianisme peut mettre le pied, il n'y a rien de perdu, il n'y a rien qui n'ait un sens. Tout point du monde est noble d'où il peut s'élever à l'idée de Dieu.
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Les deux caractères dont je viens de parler donnent une incontestable supériorité à la description actuelle sur la description de Lucain et de son époque; car celle-ci n'a plus le sentiment moral de la description homérique, et elle n'y a rien substitué. La description de Lucain ne'tire sa vie ni des dieux ni de l'humanité. C'est la description de la matière. Elle est le lieu commun de la description homérique, comme l'éloquence des rhéteurs était le lieu commun de la véritable éloquence. Or, le lieu commun, c'est toute la partie inanimée de l'art. Mais, sous le rapport de la langue, la description de Lucain peut soutenir la comparaison avec celle decetemps-ci. Danslesdeuxpays, lalanguepoétique a gagné; de part et d'autre, on a fait avancer d'un pas l'art des époques privilégiées, après lesquelles il semble qu'il n'y a plus qu'à mal dire, n'y ayant plus rien à dire. Laquelle des deux langues, latine et française, a fait les plus belles acquisitions, toutes deux, hélas! au prix des mêmes pertes? C'est la langue française, et la raison en est simple. Les combinaisons de style de Lucain et de son époque n'ont servi qu'à peindre des objets matériels et inanimés celles des poëtes éminents de notre époque ont servi à peindre surtout des harmonies nouvelles de l'âme avec les beautés du monde physique. La supériorité des acquisitions de notre langue sur celles de la langue latine est la supériorité du sentiment moral sur la matière, de la pensée et de l'exécution réunies sur l'exécution toute seule. Ce n'est pas qu'on n'ait abusé singulièrement de la description dans ces quinze dernières annéeslit-
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téraires'. Nous avons eu des nuages à peu près aussi étranges que les vents de Lucain. La description, à force de vouloir vivifier les paysages, a fini par faire des eaux chantantes, des forêts dansantes, des vents qui portent des paroles sur leur ailes. Au lieu de saules pleureurs, nous avons eu des saules qui versent des pleurs. Nous avons eu des brises jouant des airs. EnSn on a créé une nature toute en mouvement, toute frémissante et concertante, où l'homme n'a que le rôle d'un écho. En outre, pour vouloir étendre la description à toutes les rêveries individuelles, et l'obliger à'nous fournir des signes pour tous les aspects du ciel qu'il nous plaisait d'imaginer, pour tous les paysages enfants de nos songes, combien de fois n'avons-nous pas fait violence à la belle langue de notre pays? YiII. De quelle sorte est l'érudition des poëtes latins de la décadence?
Il y a une certaine conséquence à dire qu'une époque littéraire dont la description est la principale gloire, doit être une époque d'érudition. D'abord la description comporte en elle-même une certaine érudition, surtout quand elle prétend, comme la description de l'époque de Lucain, à l'exactitude matérielle. Si le poëte n'a pas vu ce qu'il décrit, il faut tout au moins qu'il l'ait lu; s'il ne décrit que ce qu'il a vu, c'est après l'avoir vu
i. J'écrivais cela en 1834.
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avec les yeux pour le décrire, non avec l'âme pour le sentir. En outre, la description vit de détails; or, la connaissance des détails, c'est l'érudition. H y a entre ces deux choses un lien qui n'échappera à personne.
Ce que j'entends ici par érudition, ce n'est pas l'érudition qui amasse des faits sur une époque, afin de les comparer et de les juger. L'érudition de poëtes de la décadence n'a pas de but critique; elle ne prétend pas réformer les idées d'un pays ou d'une génération sur quelque grand fait de l'histoire, elle ne compare ni ne juge. C'est tout simplement un besoin de chercher dans les souvenirs du passé des détails que l'inspiration ne fournit pas. Telle est l'érudition qui fait prendre pour sujets des poëmes, tantôt les siècles héroïques, tantôt le moyen âge, selon le temps où vivent les poëtes. Les contemporains deLucain vont s'inspirer aux siècles héroïques, les poëtes de notre époque s'adressent au moyen âge. L'érudition est ici la muse, et, comme toutes les muses, elle ne fait pas de critique ni de dissertations, ou, du moins, elle tâche de mettre un certain enthousiasme poétique dans ses recherches savantes, pour faire illusion sur le manque d'inspiration poétique qui l'a forcée d'y recourir. L'érudition se donne alors le nom imposant de reconstruc- tion du passé, et elle trouve des flatteurs qui lui v ~disent au Sguré, selon l'époque, tantôt qu'elle fait. des hommes comme Prométhée, tantôt qu'elle ressuscite les générations dans les plaines de Josaphat. Le poëme de Lucain est un livre d'érudition, quoique ce ne soit pas assurément d'érudition cri-
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tique; mais il a.traité un point d'histoire, il a abdiqué son droit de créer, pour se traîner à. la suite des annalistes. L'érudition est dans le choix même de son sujet.
Le poëme de Silius Italicus sur les guerres puniques est aussi un livre d'érudition. Mais Sitius, qui avait très-peu d'imagination, a fait de l'érudition sérieuse; il a suppléé les omissions de Tite Liye, en sorte qu'on ne pourrait faire une histoire. complète des guerres puniques sans consulter Silius Italicus. Seulement, pour se persuader à lui-même et pour faire croire aux autres qu'il compose un poème et non qu'il versifie l'histoire, il emprunte aux vieilles recettes de l'épopée des machines ou des fictions glacées qui rendent la lecture de son poëme insupportable.
Silius Italicus est le type de l'érudit poëte de ce temps-là. 11 connaissait à fond tous les poètes grecs et latins, ceux surtout dont il pouvait tirer parti. Il a.pillé Hésiode, Homère, Lucrèce, Horace, Virgile, ce qui est du moins la preuve qu'il les a beaucoup lus. Il avait notamment une telle prédilection pour Cicéron et Virgile, dontl'unl'avaitaidétantdefois dans ses exercices d'éloquence, et l'autre dans ses vers, qu'il acheta deux villas qui avaient appartenu à ces deux grands hommes, celle de Cicéron à Tusculanum,. et celle de Virgile près de Naples* Silius visitait souvent le tombeau de Virgile, aun~ d'y prendre des inspirations, et plus souvent encore ses. poésies, afin d'y prendre des centons. Il donnait aussi tous les ans une fête solennelle pour célébrer I&jour de. naissance de Virgile; car Silius
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ne, vivait pas de ses vers; il était riche.et.puissant; il avait été trois fois consul et une fois proconsul; et si, à cette époque, ces hautes charges ne faisaient plus faire de beaux vers, elles faisaient faire de grandes fortunes.
Les poëmes de Stace et de Valérius Flaccus sont d'une autre sorte d'érudition. Les sujets sont tirés des temps héroïques, etla mythologie y domine, surtout la mythologie des demi-dieux, des héros issus d'un dieu et d'une mortelle; espèces de bâtards des grands dieux d'Homère. Ceux-ci ne sont pas d'ailleurs exclus de ses poèmes, ils ont même le tort de s'y occu per beaucoup de très-petits événements et d'y singer les grandes allures qu'ils ont naturellement dans Homère. Toutes les traditions de la fable y sont racontées, ou bien il y est fait de perpétuelles allusions, qui obligent, à chaque instant, à recourir au dictionnaire de la fable. Vous trouvez là toutes les métamorphoses d'Ovide en récit ou en allusion. Vous savez au juste sous la protection de quel dieu ou de quelle déesse ont été fondées les villes les plus célèbres et les plus obscures; combien il y a de lions dans l'histoire d'Hercule, et si celui qu'il tua dans la charmante vallée de Tempe est le même que celui qu'il terrassa dans la forêt de Némée, et dont il portait la peau en guise de trophée ou de manteau; quel est le degré de parenté des héros avec les dieux; s'ils sont du même sang ou simplement alliés par des mariages. Sur ces questions de l'état civil de l'Olympe, Stacè surtout est compétent; sa Thébaïde est la cosmogonie des enfants adultérins des dieux. Il désigne quelquefois les héros par leurs
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noms propres, mais plus souvent par leur ascendance ou leur descendance, par leur aïeul, leur oncle, leur cousin, dieu ou homme, ce qui donne une inestimable variété au discours. tl ne laisse rien ignorer sur les amours des dieux, sur le nombre et la qualité de leurs maîtresses, et sur les princes et princesses des maisons régnantes qui ont du sang divin dans leurs veines. Il fallait prodigieusement de mémoire pour être si érudit.
Stace et Valérius Flaccus ont tiré de là toute la substance de leurs poëmes. Ils relèvent, par toute la Grèce, tous les temples que la guerre ou le temps y ont détruits ils consacrent de nouveau tous les lieux consacrés; ils refont les généalogies avec plus de soin que ces généalogistes aux g:)gesdes grandes maisons, lesquels recevaient un salaire pour entasser les quartiers, et pour cacher la tête de la famille dans les nuages de la barbarie; travail immense, si l'on considère combien les traditions sont obscures et contradictoires. Évidemment Stace et Valérius Flaccus croyaient avoir retrouvé la poésie grecque, ayant retrouvé son personnel de dieux et de héros. Lucain lui-même, quoique détourné par une plus belle imagination~et surtout par le choix de son sujet, de ce monde de mensonges et de fables, s'y plaît pourtant, jusqu'à lancer l'imprécation contre quiconque n'y croit pas et prétend forcer le poëte à n'y pas croire. Le passage en est à citer. Lucain est en Afrique, sur les bords du lac Triton; le lieu lui rappelle Minerve, qui, en sortant du cerveau de Jupiter, mit pied à terre pour la première fois sur ces bords. Auprès du lac Triton, coule le Léthon,
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qui vient du Léthé. Le Léthon servait de rempart au jardin des Hespérides. Comment se trouver au bord du Létbon sans raconter la fable des Hespérides? Fi de l'envieux, s'écrie Lucain s'interrompant dans « son récit, fi de l'envieux qui dispute à l'antiquité « ses prodiges et au poëte ses mensonges! Invidus annoso famam qui derogat aevo
Et vates ad vera vocat! (P/Mrsa~e, IX, 340.)
Cette exclamation n'est pas seulement une figure poétique, c'est un aveu de la passion des poëtes d'alors pour l'érudition mythologique, et peut-être une preuve qu'il y avait des gens de goût, des envieux, comme dit Lucain par esprit de corps, qui ne s'en accommodaient pas.
Cette mythologie secondaire était une ressource que l'art grec avait laissée à la décadence latine. Les grands dieux avaient bien plus occupé la Grèce que les demi-dieux. L'époque de Lucain se rejetait sur la mythologie secondaire, comme elle s'était rejetée sur la description. Il fallait-vivre de restes ou mourir d'inanition on se résignait donc à vivre de restes. En outre, un certain besoin de foi, au moins littéraire, poussait les poëtes dans le monde des fables. Ce monde qu'on trouvait avec raison si animé, si varié, si intéressant, on était tout près d'y croire. Croyance de tête, sans doute, mais croyance pourtant. Ne connaissons-nous pas plus d'un catholique qui l'est par amour pour la poésie du vieux catholicisme? Du temps de Lucain, il y avait des païens par amour des poétiques merveilles du paganisme. 'Ce sont illusions propres aux poëtes, en tout pays, et qui leur font honneur.
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Lucain, placé à la tête de ses contemporains par son. âge, et aussi par la supériorité du talent, avait mis le premier l'érudition à la mode. Les poëtes qui suivirent exagérèrent cette qualité anti-poétique, comme il arrive. L'érudition était presque naïve dans Lucain; elle fut pédante et prétentieuse dans Silius, dans Valérius Flaccus, et surtout dans Stace. Si ces poëtes n'avaient pas été commentés à l'époque où toute page de grec ou de latin faisait veiller pendant de longues nuits des esprits de choix, quelquefois fort supérieurs à ceux qu'ils commentaient, je doute qu'il pût se trouver, même dans la patiente Allemagne, des érudits qui se résignassent à débrouiller ce fatras mythologique, dans un temps surtout où manque un public qui leur sût gré de leurs efforts.
Un genre d'érudition commun à Lucain, à Silius Italicus, à Stace, à Valérius Flaccus, ce sont les détails de géographie et d'astronomie. Tout le zodiaque figure dans leurs poëmes; les attributions de chaque planète y sont. décrites avec soin, et dans un style souvent ingénieux. Quant à la géographie, elle fait' les frais d'une foule de descriptions. Dans l'art grec, il y a aussi de la géographie; mais une simple épithète y résume quelquefois l'aspect d'un pays, son caractère, son histoire. L'art grec fuit tout ce qui ressemble à l'érudition. Dans l'art de Lucain et des. époques de décadence, la géographie tient une grande place, parce que l'art des décadences a besoin de détails, et que la géographie en fournit plus qu'aucune autre science. Alors aucun ouvrage ne trouve de quoi vivre dans la pensée qui l'a inspiré,
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ou plutôt aucune pensée n'est assez substantielle pour alimenter un ouvrage. Mais.comme la coutume des livres d'une certaine étendue survit à la.perte des grandes pensées, qui seules peuvent les remplir, le poëte est obligé de s'adresser tour à tour à l'érudition, à la discussion, à la rêverie même, qui peut s'allonger sans un, parce qu'elle n'a pas de corps; de s'aider de toutes ses petites connaissances, d'étendre à l'infini la feuille d'or, pour remplir le nombre de pages obligé; et encore n'est-ce qu'en se traînant, en haletant qu'il en vient à bout. Dans Lucain, cette pauvreté s'étale à chaque page. H trouve si peu de ressources dans le fond même des choses, que son poëme finirait dès le premier chant, si les hors-d'œuvre, si la géographie surtout ne venait à son secours.
Pompée se dispose à rassembler ses troupes dans une plaine située au pied de l'Apennin'. L'Apennin Le mot éveille la chose; l'Apennin va fournir un quart de chant. Du plus loin que Lucain aperçoit un lieu de quelque importance, il s'y jette avec l'avidité d'un poëte au dépourvu, qui allait manquer de matière, et auquel la fortune apporte un thème inespéré.
Il me souvient en ce moment d'un autre exemple de cette érudition géographique, que Lucain appelle à son -aide même dans les morceaux qui supposent le plus d'enthousiasme poétique, les prophéties, par exemple, et les prosopopées. Appius, proconsul de l'Achaïe, qui tout à l'heure consultait la sibylle
i.jPAar<a~,U,vers 396 et suivants.
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de Delphes sur le dénoûment de la guerre civile, obtient pour toute réponse de la prêtresse mourante ces mytérieuses paroles « Romain, tu échappes «aux menaces de cette guerre immense; seul, à « l'abri de si grands dangers, tu jouiras du repos « au fond d'un vallon de l'Eubée. ')
Effugis ingcnt.es, tanti discriminis expers,
Bellorum, Romane, minas, solusque quietem
Euboïci vasta lateris convalle tenebis'.
Voilà, certes, un oracle qui devait donner à réfléchir au proconsul de l'Achaïe. Cependant Appius ne s'effraye pas; l'ambiguïté de l'oracle le rassure; il songe, au milieu de la querelle qui divise .le monde, à se tirer hors des deux partis, et à régner à Chalcis, capitale de l'Eubée, en qualité de roitelet indépendant. Lucain s'en indigne, et cette fois il en a sujet, lui qui s'indigne si souvent hors de propos; il apostrophe durement l'ambitieux proconsul « Insensé, quel autre dieu que la mort peut te ga« rantir du choc de cette guerre, et te préserver des « maux qui pèsent sur le monde? Oui, tu reposeras « en paix sur les rives solitaires de l'Eubée, couché « dans une tombe dont les hommes se souvien-
« dront. »
Heu demens, nullum belli sentire fragorem,
Tot mundi caruisse malis, praestare deorum
Excepta quis morte potest? Secrela tenebis
LittoriaEubuïci, memoraado condite busto.
Jusqu'ici tout est bien, mais la position topo-
graphique de la sépulture d'Appius ne semble pas à Lucain suffisamment établie; il continue « Le 1. Pharsale, V, vers 194.
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« tombeau t'attend là où Caryste, célèbre par ses « marbres, rétrécit la mer comme en une gorge « là où Rhamnus adore des divinités ennemies de « l'orgueil; où la mer, resserrée dans un gouffre Il rapide, bouillonne avec violence; où l'Euripe « entraîne, par des courants contraires, les flottes « de Chalcis aux rives de l'Aulide si funestes aux « vaisseaux. »
Qua maris angustat faucessaxosa Carystos,
Et tumidis infesta cohtqua numina Hhamnus;
Arctatus rapido qua fervet gurgite pontus,
Euripusque trahit, cursum mutantibus undis,
Chalcidicas puppes ad iniquam classibus Aulim.
N'admirez-vous pas combien cette topographie est de bon goût, après l'apostrophe lancée au proconsul ? Que de détails inutiles à propos d'une chose de détail? et que de commentaires n'exigent pas ces cinq vers bourrés d'érudition de toute sorte? Nous voilà tenus de savoir que Caryste avait des carrières de marbre; que Rhamnus était un bourg de l'Attique, dans lequel Némésis, la vengeresse des superbes, avait un'temple; que l'Aulide est cette côte fameuse où la flotte grecque qui allait combattre Troie fut retenue par les vents contraires. Sans compter qu'il reste à débattre si Caryste était située dans le détroit de l'Euripe ou sur la partie du rivage eubéen qui fait face aux Cyclades. Pendant ce temps-là, que devient Appius, et n'a-t-on pas déjà oublié l'imprécation prophétique de Lucain
C'est d'ailleurs un bon exemple pour faire apprécier l'espèce de chaleur que l'on prête à Lucain,
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et qui l'a fait qualifier par Quintilien de poëte ardent, emporté, a?'~en~ cone!<MS. Lucain.est en effet c~eM?'eMa3, mais il n'est pas chaud. Il faut qu'il ait gardé la tête assez libre, au milieu même de ses emportements, pour aller tirer d'un détail géographique, d'un souvenir d'histoire ou de mythologie, quelques étincelles poétiques qui ne brillent qu'aux yeux. Cette chaleur ressemble, au talent près, à celle de certain écrivain, qui mettait en marge de son manuscrit, et avant de commencer son discours « Je placerai ici une apostrophe; ici une interrogation; ici une prosopopée, » prenant ainsi l'obligation d'être chaud, quoi qu'il arrivât. C'est là l'espèce de chaleur dont les professeurs de Lucain avaient pu lui donner la recette.
On sent que tous les poëtes de l'époque de Lucain n'ayant d'haleine que pour un morceau, ont voulu tirer de leur tête un poëme; ils font dix mille vers, parce qu'il n'en coûte pas plus pour en faire dix mille que pour en faire cent; mais ce n'est point parce que leur pensée a besoin de cet espace pour se déployer libremênt et pour se communiquer aux hommes. L'intempérance des détails, qui semble généralement indiquer l'excès de fécondité, n'est que l'effort perpétuel d'une imagination stérile pour étendre aux proportions d'un poëme ce qui pouvait à peine donner lieu à une pièce de vers.
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IX. Résumé. Caractères des poëtes primitifs.
'En résumé, il semble qu'il y ait trois époques dans l'histoire de l'art l'époque des poëtes primitifs, celle des poëtes littérateurs; celle des versificateurs érudits.
Les poètes primitifs précèdent les littératures et les théories; ils sont marqués d'un caractère évident de nécessité. Ils écrivent parce qu'un souffle divin les inspire; mais ils n'y sont sollicités ni par le public qui les ignore ou ne les comprend pas, ni par les corps littéraires qui n'existent pas encore, ni par les critiques qui ne viennent qu'après eux. Ils sortent tout à coup et sans être annoncés, tantôt du choc de deux civilisations aux prises l'une avec l'autre, comme Homère; tantôt des ténèbres de la barbarie, comme Dante; tantôt d'obscures révolutions où s'agitaient plus de passions que d'idées, comme Shakspeare. Ils ont la conscience de leur génie, et c'est cette conscience qui leur donne la force et la patience, et qui les soutient contre l'insouciance de la multitude, laquelle n'est pas ouverte encore aux influences de la poésie, et l'aime souvent sans l'admirer; mais ils ne savent pas qu'ils fondent un art, ils ne se regardent pas comme des gens de lettres.
Je ne concevrai jamais que Dante, Homère et Shakspeare se soient considérés comme ouvriers dansun art appeléla poésie. Ce qu'on regarde comme des traces dé barbarie dans leur œuvre, ce sont
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moins des fautes contre la vérité, que des fautes contre l'art tel qu'on l'a compris après eux, et grâce à eux. Ces hommes sont à eux seuls un art tout entier aussi, pour les mieux expliquer, on les dédouble, comme ces hommes des époques héroïques, lesquels résumaientles exploits de plusieurs rois ou héros secondaires; on partage Homère en plusieurs poëtes, comme s'il était plus aisé d'expliquer plusieurs Homère qu'un seul. Il est vrai de dire qu'il y a quelque ressemblance entre Homère et Hercule, dans ce sens qu'Homère est le type héroïque de l'humanité intelligente, comme Hercule est le type héroïque de l'humanité en lutte avec la nature. Ce qui distingue les poëtes primitifs, c'est la naïveté. Or, qu'est-ce que la naïveté, sinon l'ignorance des régies écrites, sinon l'instinct qui précède l'art? Quand l'art est arrivé, la naïveté n'est plus possible, ou du moins n'est possible que par imitation, et avec un mélange d'art. La naïveté, postérieure à l'art, c'est l'invention ingénieuse de façons de parler qui donnent à une œuvre le caractère qu'il a plu à l'art d'appeler naïveté. La naïveté, dans les poëtes primitifs, c'est celle de l'écho qui renvoie le son, ou du miroir qui réfléchit les traits; car ces hommes semblent placés au centre de l'humanisé pour la recevoir tout entière dans leur intelligence, et pour la rendre comme ils l'ont reçue, et non point pour l'analyser dans ses détails au moyen de méthodes que les époques littéraires découvriront plus tard. Ils viennent dans des temps confus, où il semble que l'humanité a besoin de se reconnaître, ils disent à l'humanité ce qu'elle est et
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ce qu'elle sera, et ils font sortir l'esprit du milieu des ruines accumulées par le monde des passions matérielles. Ces grands génies ne disposent pas d'eux; ils acceptent la gloire au prix qu'on la leur fait, ou plutôt ils ont la force de se passer de la gloire, et lors même qu'ils appartiennent à leur siècle et à leur pays par le corps, ils en sont indépendants par l'esprit et par la pensée. Voilà pourquoi ils sont si peu importants comme hommes, et. pourquoi ils le sont tant comme poëtes. Homère n'est qu'un voyageur qui n'a d'autre place dans cette société dont il chante les glorieuses origines que celle que les hommes lui font à leur foyer ou sur le banc de pierre de leurs maisons, et les dieux sur les marches de leur temple. Dante n'est pas même jugé bon pour faire un ambassadeur dans une petite république. La critique n'a pas pu trouver encore à Shakspeare une position sociale qui ne soit pas quelque chose de moins que la place de porte-queue de la reine Elisabeth.
La naïveté des poëtes primitifs n'est pas seulement t dans leurs idées, elle est aussi dans leur langage. Ils font les langues, mais ils ne les fixent pas c'est' l'emploi des époques littéraires. Comme ils n'ont pas réglé leurs conceptions d'après les préceptes d'un art, ils n'ont pas non plus fait leur langue d'après une grammaire. Aussi, quoique les idiomes. dans lesquels ils ont écrit reconnaissent des modèles plus purs, plus châtiés, la langue des poëtes primitifs n'en est pas moins regardée, par toutes les critiques et par toutes les littératures, comme la langue la plus naturelle et la plus expressive. )'. 13
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Cette langue n'a aucune des petites qualités des époques littéraires; elle ne craint pas les répétitions de mots; elle se prête au sommeil de la pensée; elle ne se pare point pour exprimer les idées intermédiaires elle a, si je puis parler ainsi, ses lacunes et ses landes, ainsi que les plus beaux ouvrages de Dieu. Son harmonie est intime, et non pas produite par des arrangements symétriques de sons; elle est aussi naïve et ne sait pas plus d'où elle vient que ces voix naturellement douces et mélodieuses que la nature donne à quelques créatures privilégiées. Quand les faiseurs de prosodie veulent citer des exemples d'harmonie imitative, ils ne vont pas les chercher dans les poëtes primitifs, d'abord parce qu'ils les lisent peu, et ensuite, parce que ces rapports parfaitement exacts entre la langue et les choses extérieures qu'elle veut peindre, sont des tours de force de l'art; or, il n'y a pas plus de tours de force que d'art dans lespoëtes primitifs. Tout ce qui occupe si fort les époques littéraires, et surtout les époques de versification et d'érudition, et, je dois le dire, tout ce qui est nécessaire aux ouvrages de détails, les transitions, les formes symétriques, la variété des coupes et des chutes, tout ce menu de l'art, qui en devient quelquefois la plus grande chose, ne se voit pas dans les poëtes primitifs. Ou s'il s'y voit, c'est comme une des mille formes que prend la pensée à l'insu du poëte, lequel ne semble pas plus savoir que le peuple et les enfants, si ce qu'il dit s'appelle du nom de tropes dans les rhétoriques. Dante et Homère dont les épopées sont écrites d'un bout à l'autre dans la même mesure, sont pleins de nobles
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négligences; Shakspeare a été plus insouciant encore de la forme, lui qui mêle les vers à la prose et la prose aux vers, selon les caractères et les situations de ses personnages, ou même selon des caprices d'inspiration où les raffinés s'évertuent à voir de profondes combinaisons dramatiques. Nécessité et naïveté, voilà donc les deux caractères les plus frappants des poëtes primitifs, et l'un est la conséquence de l'autre; car la nécessité excluant l'idée de l'art, là où il n'y a pas d'art, il y a toujours naïveté, naïveté du fond, naïveté de la forme.
X. Caractère des poëtes littérateurs.
La seconde époque est celle des poëtes littérateurs. Cette qualification, qui a pu paraître un peu vague, va s'éclaircir par le développement. Après les poëtes primitifs, qui sont à eux seuls toute une époque poétique, viennent les littératures locales, et ce qu'on appelle vulgairement les <~M d'or des belles-lettres, lesquels portent le nom de certains princes, comme on dit le siècle d'Auguste, le siècle dePéridès, le siècle des Médicis, le siècle de Louis XIV. Or, entre les poëtes primitifs et ces poésies des âges d'or, il s'écoule une période de temps durant laquelle se forme la civilisation littéraire dont elles doivent être le fruit. Par un singulier concours de circonstances, l'existence politique des peuples qui vont être dotés d'une grande littérature s'affermit et s'assied; les gouvernements se
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consolident par l'hérédité ou par le génie de ceux qui tiennent le pouvoir; les guerres cessent tout à fait, ou, si elles continuent, elles ne sont point menaçantes pour l'existence intérieure des gouvernements la civilisation sociale se perfectionne, les peuples s'éclairent, les arts fleurissent, le besoin des lettres en amène le goût. Il se répand dans les nations un certain désintéressement des affaires publiques, qui dispose les esprits aux nobles jouissances des lettres et des arts. On sent la nécessité de transporter ailleurs une activité à laquelle les intérêts de la politique n'offrent plus un aliment suffisant; les passions épuisées font place à des besoins d'intelligence plus doux et plus élevés, et dans les pays d'assemblées populaires comme dans les pays de parlement, d'aristocratie comme de démocratie, les peuples rentrent chez eux, pour faire les affaires de leur esprit et de leur gloire littéraire, lesquelles ne se fout bien que dans le silence et la paix.
Alors les écoles s'ouvrent, l'art prend naissance et prescrit des règles; l'esprit humain, qui s'était soumis d'abord aux poëtes primitifs, et avait accepté sans contradiction leurs divines influences, commence à s'interroger sur la cause de ses émotions; il se dépouille, il s'analyse; il fait, dans ses plaisirs, la part de chaque faculté; il compare ce qu'il a lu dans le poëte avec ce qu'il sent en soi; il contrôle le fond par son propre fond à lui, et la forme par les délicatesses de ses sens. Les chaires s'ouvrent pour l'interprétation des poëtes primitifs, et là où il n'y a pas de chaires, il y a des corps littéraires, J
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des académies, des journaux. L'éducation publique, pour ne perdre aucune chance d'avoir un grand écrivain, enseigne à tout le monde les préceptes auxquels on suppose la vertu de faire les grands écrivains. Les enfants de quinze ans en savent plus qu'Homère lui-même sur la manière dont se fait une épopée. On a tout disséqué pièce à pièce dans l'œuvre immense du poëte primitif; on a raison de tout, des pensées, du style, du mètre, du dialecte; le génie a cessé d'être un secret pour personne. Alors aussi tous les genres qui étaient contenus en germe dans l'épopée, se produisent tour à tour ou tous ensemble, et donnent naissance à une poétique particulière ou recette qui enseigne la manière de traiter chacun d'eux.
Quand tout est prêt pour enfanter l'âge d'or, il arrive un moment, moment unique dans l'histoire des nations, où quatre ou cinq belles natures poétiques s'épanouissent à la fois, prennent possession naturellement et sans contradiction du genre qui leur convient, et le portent à son plus haut point de perfection. Ce sont assurément de merveilleux génies; mais déjà le métier ne paraîtil pas dans leurs beaux ouvrages, et ne sont-ce pas des poëtes qui ont appris à l'être? Ne sent-on pas l'imitation, c'est-à-dire le besoin inquiet de se rapprocher le plus possible d'un modèle? Virgile veut jeter son Ë~e~e au feu parce qu'il craint d'en être resté trop loin; Virgile croit plus aux règles de l'art qu'à son œuvre.
Voilà d'ailleurs .le public qui intervient, et qui donne son caprice pour la règle du bon et du
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beau; voilà les amis dont le poëte interroge timidement le goût. La poésie devient un concours littéraire ouvert à tout le monde; c'est un amusement dont le poète et le public débattent contradictoirement les conditions. Il n'y a plus un poëte, mais un corps et presque une confrérie de poëtes, qui se partagent la gloire à l'amiable et s'assignent dans la postérité des places que la postérité ne leur garde pas toujours. Le mystère qui couvrait le travail du poëte est dévoilé; la critique s'introduit dans sa solitude, se glisse entre son inspiration et lui, lui dérobe ses secrets et les répand dans la rue; elle détruit l'illusion qui rendait ses veilles sacrées; elle prend plaisir à montrer comment s'élabore la gloire, afin que la petitesse du procédé désenchante du résultat. La poésie n'est plus le trésor commun du monde; c'est un fruit de tel ou tel sol, qui n'est plus bon ailleurs, qui, sur le sol même où elle est née, n'est pas du goût de tout le monde. Les hommes ne la reçoivent plus des dieux comme un hymne sacré on chantait la poésie d'Homère, on étudie celle de Virgile, on disputera sur celle de Lucain. Ces poëtes littérateurs n'en sont pas moins d'admirables poëtes, et les siècles qui les voient fleurir sont des siècles privilégiés. Sans doute la poésie des époques littéraires est inférieure à la poésie des époques primitives; la naïveté où l'on arrive par l'art ne vaut pas celle qui précède l'art; Homère, Dante, Shakspeare, faisant sortir leur oeuvre sublime de leurs passions et de leur raison, sans l'exemple d'aucun précurseur, sans l'appui ni d'un public, ni d'un pays; ni d'un roi; honorent plus
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l'espèce humaine, que toutes ces littératures écloses au souffle de toutes les circonstances favorables, caressées par un public lettré, et protégées par quelque grand prince qui ne les croyait ni assez glorieuses pour l'éclipser, ni assez remuantes pour lui faire ombrage. Mais je crois aussi qu'il est revenu à l'humanité plus de lumières, plus de trésors de raison et de bon sens pratique, de ces belles époques littéraires qu'elle a nommées dans sa reconnaissance des âges d'or. Les œuvres de Shakspeare, de Dante, d'Homère, sont écrites pour les poëtes supérieurs qui fleurissent à ces époques; les œuvres de ces poètes sont écrites pour la foule, qui ne peut recevoir les enseignements de la poésie primitive que par ces glorieux intermédiaires. Les littératures secondaires fixent d'ailleurs les langues, que les poésies primitives ont créées. Car il arrive un temps où les langues, après avoir flotté avec la civilisation, avec l'existence nationale des peuples, ont besoin de s'arrêter et de s'asseoir à leur tour. Elles se personnifient alors dans quelques écrivains supérieurs en qui les peuples reconnaissent leur propre génie dans sa perfection. La gloire de fixer les langues est moins grande que la gloire de les créer; mais qu'elle est grande pourtant, et qu'il est beau d'avoir écrit le mieux la langue d'un grand peuple
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Xi. Les versificateurs érudits.
Reste la troisième et dernière époque, celle des versificateurs érudits. Cette qualification n'est pas une critique, car on peut être un esprit très-distingué, et n'être qu'un versificateur érudit; c'est seulement le titre d'une catégorie inférieure à celle des poëtes littérateurs, comme celle-ci l'est elle-même à celle des poëtes primitifs.
Ce qui nous a paru caractériser l'époque despoëtes littérateurs, c'est la prédominance de l'art sur l'inspiration. La méthode, la règle, la disposition des parties, la classification dés genres, les procédés applicables à chacun, tout ce qui constitue la poétique a été pour moitié dans les productions de l'esprit. L'inspiration s'est imposé toutes ces gênes d'ailleurs fort utiles; mais ce n'a pas été sans perdre beaucoup de sa naïveté et de sa grandeur. C'est le cheval ailé, symbole de la poésie dans l'antiquité, auquel on a mis une selle et un frein, et qui découvre moins de plages dans le ciel depuis que son vol est dirigé et contenu.
Ce qui caractérisera l'époque des versificateurs érudits, c'est le règne exclusif du procédé sur les ruines de l'inspiration.
L'art, à l'époque des poëtes littérateurs, est encore tout philosophique. Ces méthodes, ces règles, ces préceptes, sont fondés sur l'étude de l'esprit humain; c'est le détail des lois qu'il faut savoir pour arriver au cœur ou aux intelligences. L'homme
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s'est interroge sur le plaisir qu'il reçoit des beautés de la poésie; il a recherché le secret de sa puissance sur les âmes; et il y a reconnu l'action des lois qui président au monde moral. C'est le corps de ces lois qui s'est appelé l'art; et il faut avouer que l'art ainsi conçu est encore une grande chose; car il est l'enfant de l'analyse et de la philosophie.
L'art des versificateurs érudits est un art subalterne, un procédé, j'ai dit le mot. La connaissance de l'homme, la philosophie n'y ont plus de part. On ne discute plus sur les délicatesses du cœur, mais sur les susceptibilités de l'oreille. On agite tout le matériel du vers, la coupe, l'hémistiche, la mesure; on fait de la prosodie stérile; on guerroie contre les beaux siècles littéraires, et on leur fait de risibles procès de lèse-coupe ou de lèse-enjambement. Ici on s'interdit l'hiatus, et là on se le permet, selon que ces siècles l'ont employé ou l'ont évité. On fait pour la poésie, ou plutôt contre la poésie,- ce que les )'eœ/M<es et les nonMMucc ont fait contre la philosophie. La question est tombée des choses aux formules; et c'est pour cela qu'il se Forme des écoles et des imitateurs, les idées ne s'imitant pas, au lieu que les formes s'imitent d'autant mieux qu'elles sont plus étranges.
Alors aussi, les dernières illusions qui couvraient encore la poésie et son mystérieux travail sont dissipées. Le public, qui se tenait à distance du poëte et qui respectait ces natures choisies auxquelles il est donné de parler la langue des vers, les juge maintenant de sa hauteur, et les estime seulement
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à titre d'habiles ouvriers, dans un métier inutile. La critique prend le haut du pavé, et le poëte vient l'implorer, la flatter, la caresser pour en obtenir non de l'estime, non de l'admiration par surprise, mais seulement son silence sur les misères d'un art que le poëte et la critique s'avouent l'un et l'autre. Le poëte se met aux genoux de la critique, pour que celle-ci ne lui enlève pas le peu de dupes dont il a besoin, et qui d'ailleurs ne manquent pas plus au plus médiocre des poëtes que les adhérents ne manquent au plus sot des systèmes.
Alors encore, s'il se trouve à ces époques quelque esprit distingué, assez hardi pour demander la gloire des vers à un siècle qui ne peut plus la lui donner, c'est une pitié de voir combien il se tourmente et se fatigue, pour réaliser une œuvre de génie car il est à remarquer que l'ambition du génie reste là où le génie est devenu impossible. Ne pouvant plus produire de grands effets avec de petits moyens, il essaye de tous les grands moyens pour produire de petits effets. Il appelle à son secours tout ce qui peut offrir des lambeaux de poésie; il en demande à la description, à l'érudition, à l'histoire, à la fable, aux religions mortes, aux superstitions locales; il viole la langue des grands écrivains, il l'insulte comme s'il avait le pressentiment qu'il sera quelque jour désavoué par elle. Que nous sommes loin du poëte primitif, loin du noble artiste des grands siècles, s'inspirant à la fois de sa propre vie et de son admiration pour les modèles, et écrivant sous la double discipline de la poésie primitive et de l'art qui y a pris ses règles Ce poëte qui
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s'agite si fort, c'est le poëte des temps de décadence; ce qu'il poursuit avec tant de scandale, c'est quelque gloire équivoque que lui accordent ou lui ôtent les critiques, les philologues, et autres distributeurs de gloire, sauf la ratification du genre humain.
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QUATRIÈME PARTIE.
1. Nécessité de faire un peu de philologie.
H. Distinction entre la forme et le fond dans le style des poëtes latins de la décadence.
HI. Dans quel état Lucain a trouvé la langue latine. IV. Comment Lucain renchérit sur Virgile dans la peinture des mêmes objets.
V. Des innovations de Lucain.
VI. Innovations de mots.
VII. Innovations dans les tours.–Efforts de style pour exprimer des idées communes. Métaphores et images fausses. VIII. De deux défauts propres à Lucain.
IX. Différences entre la période de Virgile et la tirade de Lucain. X. Du style des tragédies dites de Sénèque.
XI. de Perse.
Xtl. de Silius Italicus.
XIII. de Stace.
XIV. de Martial.
XV. de Juvénal.
XVI. De ce qu'on peut appeler les beautés dans Lucain et les poètes de son époque.
XVII. Des beautés dans l'ordre moral.
XVIIt. Du trait considéré comme le beau des époques de décadence.
XJX. Le trait est l'espèce de beau le plus goûté des jeunes gens. XX. Exemples de traits dans Lucain.
XXI. Du trait dans tes poëtes de son époque.
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QUATRIEME PARTIE.
DU STYLE DE LA PHARSALE ET DES POETES CONTEMPOKAtNS DE LUCAtK.
t. Nécessité de faire un peu de philologie.
L'examen du style de Lucain et des poëtes de son époque me force, à mon grand regret, à faire de la philologie, chose à laquelle je suis peu propre et me sens peu de goût, outre la conscience que j'ai que je n'y serai peut-être pas suivi par ceux d'entre les lecteurs auxquels s'adressent les parties les moins arides de ce livre. Mais comment dire d'utiles choses sur le style d'un poëte et d'une époque, sans faire de la philologie Il s'agit ici, non pas seulement de comparer la manière d'un écrivain à un type général du style, mais de surprendre, dans les changements et les altérations qu'a subis une belle langue, les lois de la décadence des littératures. Une appréciation trop générale courrait le risque de toutes les généralités, qui est d'être contestées et, en tout cas, de laisser le procès en suspens mais avec le secours de citations choisies, cette appréciation peut avoir la rigueur d'une démonstration scientifique.
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II. Distinction entre la forme et le fond dans le style des poëtes de la décadence.
Il y a deux choses à remarquer dans le style de Lucain et des poëtes de son époque
1" le fond,
2° la forme.
Ce que j'entends par le fond du style, ce sont ses qualités et ses défauts essentiels. C'est ce qui fait qu'il est clair ou obscur, énergique ou mou, élégant ou barbare, conforme ou contraire au génie de la nation qu'il copie ou qu'il innove; qu'il imite les idiomes étrangers ou qu'il reste fidèle à l'idiome national qu'il est d'une école ou qu'il fait lui-même école. Ce que j'entends par la forme, ce sont les qualités les plus extérieures du style, celles qui s'adressent pour ainsi dire aux sens. C'est le rhythme, l'harmonie, le nombre; c'est tout le détail de ces trois qualités, les arrangements des mots, les coupes, les suspensions, toutes choses qui dans les poésies primitives ou des grands siècles ne sont que les accessoires de l'art, et, dans les poésies de décadence, sont l'art tout entier.
J'examine d'abord le style de Lucain, quant au fond.
III. Dans quel état Lucain a trouvé la langue latine. Les traditions du siècle d'Auguste sont encore la loi universelle, quant à la poésie. Pour la prose,
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elle a déjà rompu les belles formes de la harangue cicéronienne, le nombre et la symétrie de Salluste, plus concis mais non moins harmonieux; la grande et redondante manière de Tite-Live je dis redondante, dans le sens du mot latin, qui n'est pas une critique. La prose du grand siècle me fait l'effet d'une belle statue grecque, vêtue d'une robe aux longs plis majestueux, qui reste immobile pour ne pas s'embarrasserdans sonlarge etmagnifiquevêtement. Vient l'esprit sentencieux, bref, antithétique de Sénèque et de l'école stoïcienne, lequel rogne le manteau de la statue ou le relève sur son épaule, afin de lui donner une allure plus libre. Mais ce qu'elle a gagné en mouvement, elle l'a perdu en noblesse. Ce n'est plus la statuaire (s~f~, sto) c'est une imitation de la peinture.
La poésie en est restée aux souvenirs de Virgile et d'Horace. Entre eux et Lucain, il n'y a ni poésie ni poëtes. Le seul qui soit entre les deux âges et qui en remplisse l'intervalle, c'est Phèdre. Mais Phèdre n'a pas fait école; son genre ni son talent n'étaient faits pour cette gloire. D'ailleurs, il remonte, par sa naissance, aux beaux jours du siècle d'Auguste; son éducation s'est faite au milieu de l'admiration que venaient d'y exciter ces deux grands poëtes. Phèdre ne touche au siècle qui vit naître Lucain que parce qu'il a plu aux dieux de prolonger sa vieillesse jusque-là; mais il est mort pour la poésie et pour la renommée longtemps avant d'être descendu dans la tombe. Enfin, le fabuliste romain, malgré une grand finesse de goût, un style plus qu'agréable, est un poète trop chétif pour qu'on
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dise de lui qu'il remplit une lacune, et une lacune d'un siècle je n'ai donc pas tort de prétendre qu'entre Virgile et Lucain il n'y a que du silence. Silence étrange, il faut le dire, et qui n'a guère d'exemples dans l'histoire de l'art! D'ordinaire, les grandes époques de poésie laissent derrière elles un troupeau d'imitateurs, qui vont diminuant et pâlissant, jusqu'à ce que le goût du nouveau suscite une école originale. En France, entre deux grandes époques littéraires qui se succèdent dans l'espace de deux siècles, deux sortes d'imitateurs végètent dans l'intervalle, lesquels prouvent, par la faiblesse de leurs copies, qu'ils ne savent pas admirer ce qu'ils osent imiter. Dans l'histoire littéraire de Rome, rien de cela n'a lieu. On saute brusquement de l'âge d'or dans l'âge de décadence, et l'innovation ne naît pas du mépris pour les imitateurs, comme chez nous; c'est un fruit qui paraît transplanté du sol de l'Espagne dans le sol romain par cette famille ingénieuse et hardie des Annaeus et des Mela de Cordoue, gens spirituels et vains, écrivains de fortune, de la nature du charlatan et du penseur, les plus propres, dans les temps d'épuisement, à réveiller les esprits, mais par contre-coup à précipiter les langues. J'ai déjà fait ailleurs quelques remarques à ce sujet'.
Lucain trouve donc la langue de Virgile intacte, et probablement honorée dans les écoles. Mais, d'autre part, Lucain trouve la prose de son oncle Sénèque honorée à la cour, et admirée dans le pu1. Votume t", article Phèdre, ou la ?'ra<Mt<t'Ott.
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blic. Des deux modèles, l'un est loin, l'autre est près l'un a la gloire, l'autre a la vogue, plus étourdissante et plus séduisante que la gloire. Or, une langue ne se divise point en deux; il ne peut pas y avoir de bonne prose dans un pays où il n'y a plus de bonne poésie Lucain prend donc naturellement la langue de Sénèque pour toute la langue latine, et il fait des vers comme la prose de son parent. Ce qu'a fait l'oncle pour la prose de Cicéron, le neveu le fait pour la poésie de Virgile. Ces deux Espagnols attaquent dans ses deux formes la belle langue du siècle d'Auguste. La Rome provinciale l'emporte sur la Rome métropolitaine. Les poëtes de souche italienne, les Romains par le sang sont désertés pour les poëtes de souche étrangère, pour les Romains par droit de cité. L'étoile des Annseus a fait pâlir le soleil de l'âge d'or.
La poésie-de Virgile, c'est une muse chaste et doucement voilée, au visage naïf, quoique déjà plus réfléchi que la muse grecque, à laquelle d'ailleurs elle ressemble par tant de traits. Le génie de Lucain ôte à la muse de Virgile son charme de chasteté, déchire son voile, la fait rire et pleurer avec scandale; il dénoue sa belle chevelure et la livre à tous les vents. Ainsi défigurée, cette muse n'est plus la noble sœur d'Apollon; c'est peut-être la moins retenue de ses prêtresses.
De ce changement dans les choses devait résulter une double altération de la langue latine. Au lieu de la prose saine, réglée, abondante du siècle d'Auguste, nous avons la prose maigre, écourtée, sautillante de Sénèque.
n. M
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Au lieu de la poésie douce, profonde, reposante
de Virgile, nous avons la poésie violente, superficielle, inquiétante de Lucain.
tV. Comment Lucain renchérit sur Virgile dans la peinture des mêmes objets.
Quelques exemples justifieront ces remarques. Je ne m'occupe de la prose de l'oncle que par allusion: mon sujet, c'est la poésie du neveu. Je vais donc citer quelques passages où Lucain se rencontre avec les idées de Virgile, et se voit forcé, par peur de l'imitation, d'imaginer des formes nouvelles pour exprimer des choses déjà dites. On saisira plus aisément, dans ces exemples, les altérations de la langue, quand on la verra employée par deux génies différents à revêtir les mêmes idées, et on aura une notion exacte des accroissements que reçoivent les langues à leur déclin.
Premier exemple
!1 s'agit d'exprimer comment la Sicile s'est séparée de l'Italie, les causes et les effets de cette séparation.
Virgile dit
Hœc loca vi quondam et vasta convulsa ruina,
Tantum sévi tonginqua valet mutare vetustas! 1
Dissiluisse ferunt, quum protenus utraque tellus
Una foret; venit medio vi pontus, et undis
Hesperium Sicu)o tatos abscidit, arvaque et urbes Li~orediductas angustointer)uitaestu. (En~'d~ HI, ~<4.) « On raconte que ces lieux furent jadis déchirés
« en deux par une commotion violente qui fit de « vastes ruines; tant la durée des siècles peut chan-
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« ger la face des choses! Auparavant, les deux « terres se continuaient et n'en faisaient qu'une la « mer vint un jour fondre de toute sa force contre ces « rivages; elle détacha l'Hespérie de la Sicile, et ses « flots pressés entre les deux rivages, baignèrent « des champs et des villes désormais séparés. M Lucain a décrit deux fois le même phénomène. Je joins les deux passages
Longiorïtatia (Apenninus),donecconnniapon<us
Solveret incumbens, terrasque repelleret tp~uof.
At postquam gemino tellus elisa yro/'MH~o est,
Extremi coHesSicu~o cessere Peloro (Pharsale, II, 43S.) Curio Sicanias transcenderejussusin urbes,
Quamare tellurem subitis aut obruit undis,
Aut scidit et médias fecit sibi littora terras.
Vis illic ingenspe~t, sen~perque laborant
~uo! ne rupti repetant confinia montes. (P/iafsa~IH, 59.)
1
« L'Apennin était alors plus long que l'Italie, jusf( qu'à ce que le poids de la mer rompît la chaîne « et refoulât les terres de chaque côté. Dans ce dé« chirement produit par les deux mers2, les der« nières collines de l'Apennin devinrent, sur le ri« vage de la Sicile, le promontoire de Pélore « Curion reçoit l'ordre de passer dans les villes « de Sicile, là où la mer engloutit soudainement. « le sol, ou seulement le déchira et se fit deux ri« vages des terres intermédiaires. Sa vague y est « d'une immense violence, et les eaux font de per « pétuels efforts pour empêcher les deux moitiés « du mont de se rejoindre. »
t. Les deux moitiés du mont sont l'Apennin et le Pélore. Stace a dit après Lucain Les rivages séparés espèrent se rejoindre.
Sperat tellus abrupta reverti. (Thébaïde, XII 597.)
2. L'Ionienne et la Tyrrhenienne.
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Il n'est pas difficile de voir pourquoi la description de Virgile vaut mieux que celle de Lucain. Virgile peint à grands traits; Lucain analyse, discute c'est ceci, ou c'est cela, dit-il; la terre a été engloutie ou séparée en deux; Lucain ne manque pas à son devoir d'érudit; il donne les deux opinions des savants. Il est spirituel là où Virgile est simple. La mer de Lucain, quoique nommée six fois en huit vers de six noms différents, po/!<M~ <e~Mor, ~'o/M/MhtM~ mare, pelagus, <~MO)' comme s'il y avait eu un G/'a~ux ad Pan~~Mnt de son temps; cette mer qui fait d'incessants efforts pour empêcher les deux rives de se rejoindre; cette mer qu'il représente tantôt par le poids de ses flots, tantôt par sa profondeur, afin qu'on sente encore mieux sa présence et sa puissance, est-elle aussi présente et aussi puissante que la mer de Virgile, cette mer qui « vint fondre de toute sa force, venit vi, pour accomplir un de ces changements des âges, auxquels le poëte fait une allusion mélancolique cette mer qui vient avec son seul nom et sans le cortége d'aucun synonyme, qui fait deux rivages et deux contrées d'une seule terre, et qui baigne les champs et les villes qu'elle a désormais séparés? Autre exemple
Virgile et Lucain veulent peindre la grandeur et la violence du Pô.
Vers de Virgile
Proluit insano contorquens vortice silvas
Fluviorum rex Eridanus, camposque per omnes
Cum stabulis armenta trahit. (Géorgiques, I, 48<.) « Le roi des fleuves, l'E.ridan roulant les forêts
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« dans le gouffre de ses ondes déchaînées, emporte,
à travers les plaines, les troupeaux avec les étables. »)
Vers de Lucain
Quoque magis nuHum tellus se solvit in nmnem
Eridanus, fractasque evolvitin :equora silvas
Hesperiamque exhaurit aquis. (Pharsale, 11,408.) f( Et rÉndan, la plus grande déchirure que se
« soit faite la terre pour y recevoir un fleuve, en-. « traîne dans la mer des forêts fracassées, et épuise « d'eau toute l'Italie. »
Le Pô de Virgile, c'est le roi des fleuves, /?MMorM?~ ve~. Virgile est italien; pour lui, le Pô est le roi des fleuves. La comparaison est tout de sentiment c'est de l'orgueil national; l'enfant de Man toue ne sait rien de plus grand à dire de ce fleuve, sinon qu'il est le roi des fleuves. Le mot est beau, parce qu'il est naïf, parce qu'il vient du coeur plutôt que de l'imagination.
Voyez, au contraire, en quels frais d'esprit s'est mis Lucain pour parler magnifiquement du Pô Le cours d'un fleuve est un sillon profond creusé dans la terre, une grande déchirure faite dans son sein; L'Eridan est, dans toute l'Italie, le creux le plus profond, la déchirure la plus large où coule un fleuve. Quel détour pour en dire plus que Virgile? Mais Lucain a beau faire, il a le dessous; car le roi des fleuves sera toujours quelque chose de plus que le plus grand des fleuves.
La peinture des ravages du Pô., dans Virgile, est complète. Sept ou huit mots pourtant y suffisent, mais ces mots sont encore de sentiment. Ce sont
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des troupeaux et des étables que roule l'Éridan débordé c'est toute la fortune et toute la vie des pasteurs c'est tout ce que l'homme possède sur les rives des fleuves, des troupeaux, des étables et des champs; et cette destruction couvre toutes les plaines, camposper omnes. L'Éridan estgrandcomme un délugt-. Virgile peint comme Poussin, lequel, sur une toile de quatre pieds, et avec trois ou quatre figures, fait disparaître la terre sous les pluies de Dieu.
Lucain détaille; ses forêts sont rompues, avant d'être entraînées. Vraiment, nous ne nous en serions pas doutés. Mais passe. Ce n'est qu'une épithète inexacte; l'eau ne rompt pas, elle déracine. Peut-être Lucain entendait-il donner ce sens à /?'aclas. Mais comment expliquer le second trait? De quelles eaux le Pô épuise-t-il l'Italie? C'est, à savoir, de tous les fleuves, rivières et courants qui se déchargent dans son sein, et qu'il enlève par là même à l'Italie. Mais le trait est doublement faux, d'abord parce qu'il y a en Italie des fleuves, des rivières et des courants, et en assez grand nombre, qui ne se jettent pas dans le Pô, quand ce ne serait que l'Arno, le Tibre, et toutes les eaux de l'Italie méridionale ensuite parce qu'à mesure que le Pô se grossit des eaux qui affluent dans son cours, les montagnes renouvellent ces eaux, de telle sorte qu'il n'y a pas épuisement, mais simplement écoulement par le grand canal du Pô de toutes les eaux de l'Italie supérieure, ce qui est fort diuërent. Voici un exemple du même genre, appliqué à un autre ordre d'idées; il s'agit de peindre une mê-
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lée, où les combattants sont si pressés qu'ils peuvent à peine se mouvoir.
Virgile dit:
Agmina concurrunt ducibusque et viribus aequis; Extremi addensant acies nec tnrba moveri
Tela manusque sinit. (Endtd~X, 432.)
« Les deux armées s'attaquent avec des forces
« égales et des chefs égaux; les derniers rangs épaiscc sissent la ligne de bataille; la foule est si pressée « que le soldat ne peut ni mouvoir son bras ni lancer
ses traits.)) »
Lucain renchérit
Pompeii densis acies stipata catervis,
Junxerat in seriem nexis ttNt&ont6us arma;
Vixque habitura locum dextras ac tela mouettdt
Constiterat, gladiosque suos compressa timebat.
(Pharsale, VII, 492.)
(( L'armée de Pompée, serrée en épais bataillons,
« avait rapproché ses armes sous une voûte de bou« cliers entrelacés; le terrain où elle va combattre « lui laisse à peine assez de place pour mouvoir ses « bras et lancer ses flèches; les soldats, foulés par « les soldats, craignaient de se blesser avec leurs <( propres épées. »
Virgile omet ce détail, fort insigniûant, fût-il vrai. A quoi bon se mettre en frais de style pour si peu? Les soldats sont si près l'un de l'autre, qu'ils ont à peine ou qu'ils n'ont pas du tout la liberté de leurs mouvements. Voilà le fait. Ce fait ne demande que les mots dont il ne peut pas se passer. Je vous accorde qu'il soit nécessaire comme trait dans la peinture d'une mêlée mais ne le développez pas. Je ne fais déjà qu'une très-médiocre attention
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au fait en lui-même; si vous le délayez, je ne vous lirai pas, je m'échapperai de votre mêlée, pour arriver plus tôt à l'événement. C'est ce que Virgile sait bien; aussi ne fait-il qu'indiquer le détail brièvement après quoi il va aux choses intéressantes.
Lucain développe en quatre vers il nous donne les trois espèces d'armes, tant défensives qu'offensives, dont se servaient les soldats romains le bouclier, MtH~o,' les traits, tela, pour le combat de loin; l'épée, ~~t'us, pour le combat corps à corps. Ce n'est pas tout les soldats de Lucain ne sont pas seulement, comme ceux de Virgile, dans l'impossibilité de remuer les bras et de lancer les flèches; ils ont peur de se blesser avec leurs propres épées. Voilà une armée à qui ses propres armes font peur! voilà le sentiment des soldats de Pompée pendant cette pause qui précède la charge ils s'effrayent de voir leurs épées si près d'eux! Lucain sacrifie l'honneur de ses amis à son goût pour l'exagération; voulant que ses Pompéiens soient plus serrés et plus empêchés que les Troyens et les Rutules de Virgile, il en fait des peureux qui se préoccupent du mal qu'ils peuvent se faire avec leurs glaives; il les rend ridicules pour faire une image. Dans l'exemple qui suit, le contraste des deux manières sera encore plus sensible les deux poëtes vont décrire les mêmes phénomènes. Virgile raconte les présages qui accompagnent la mort de César Lucain les présages des guerres civiles. Il est évident que Lucain a voulu rivaliser avec Virgile, et refaire un tableau de son devancier. Je ne doute
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même pas que les amis de Lucain ne missent ses présages fort au-dessus de ceux de Virgile.
Vers de Virgile
< Sol caput obscura nitidum ferrugine texit; Impiaque aeternam timuerunt saecula noctem. Quoties Cyclopum effervere in agros Vidimus undantem ruptis fornacibus ~Etnam, Flammarumque globos, liquefactaque volvere saxa t 3. Insolitis tremuerunt motibus Alpes.
n. Pecudesquelocutse, Infandum!
5. Non alias cœ)o ceciderunt ptura sereno
Fulgura, nec diri toties arsere cometse.
6 Et altae
Per noctem resonare, lupis ululantibus, urbes.
7. Armorum sonitum toto Germania cœto
Audiit.
Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes
Ingens, et simulacra modis pallentia miris
Visa sub obscurum noctis (Géorgiques, I, 466-488.) 1. « Le soleil cacha sa tête brillante sous un
« sombre voile de rouille, et le siècle impie crai« gnit une nuit éternelle. »
« D'un nuage sanglant tu voilas la lumière,
« Tu refusas le jour à ce siècle pervers;
« Une éternette nuit menaça l'univers N »
2. « Que de fois avons-nous vu l'Etna débordé « rompre ses fournaises, se répandre en bouil« lonnant dans les champs des Cyclopes, et vomir, t. Traduction de Delille.
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« parmi des tourbillons de flammes des pierres « liquéfiées o
« Combien de'fois l'Etna, brisant ses arsenaux,
« Parmi des rocs ardents, des ftammes ondoyantes,
« Vomit en bouillonnant ses entrantes brù)antes 0
3 et 4. « Les Alpes ressentirent des tremble« ments inconnus. Les bêtes parlèrent, prodige '< inouï n
« Sous leurs g)açons tremblants les Alpes s'agitèrent. « Et, pour comble d'effroi, les animaux par)èrent.o »
5. « Jamais la foudre ne sillonna plus souvent « un ciel serein; jamais on ne vit flamboyer plus « de comètes funèbres. »
« Même en un jour serein l'éclair luit, le ciel gronde,
Et la comète en feu vient effrayer le monde. »
6. « Les profondes cités retentirent pendant la « nuit des hurlements des loups. ))
7. « La Germanie entendit un bruit d'armes « dans tout le ciel. Une grande voix perça le « silence des forêts sacrées, et des fantômes d'une « étrange pâleur se traînèrent dans l'obscurité des « nuits. M
« Des loups hurlant dans l'ombre épouvantent nos murs. Des bataillons armés dans les airs se heurtaient.
a On vit errer, la nuit, des spectres lamentables;
« Desbois muets sortaient des voix épouvantables, »
J'ai cité quinze vers d'un morceau qui n'en a guère qu'une vingtaine. Les passages de Lucain sont extraits d'une description qui en compte quatrevingts.
<. !pse caput medio Titan quum ferret Olympo,
Condidit ardentes atra catigine currus,
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Involvitque urbem tenebris, gentesque coegit
Desperare diem.
2.0ra ferox Sieutse laxavit Mutciber TËtnac
Nec tulit in cœtum flammas, sed vertice prono
IgnisinHesperiumcecidit.Iatus.
3. Veteremque, jugis nutantibus, Alpes Discussere nivem.
4..Tum pecudum faciles humana ad murmura linguae. S.Ignota obscurae viderunt sidera noctes,
Ardentemque polum /i'~)M)M's~ cœtoque volantes 0&Mas per inane (aces, crinemque timendi
Sideris, et terris mutantem regna cometem.
Fulgura fallaci micuerunt crebra sereno,
Et varias ignis denso dedit aere formas.
6. Accipimus silvisque feras sub nocte relictis
Audaces media posuisse cubilia Roma.
7.Tum fragor armorum, magna~queperavia voces Auditae nemorum, et venientes cominus umbrœ. (Pharsale, I, 823-883.)
1. « Le soleil lui-même, à l'heure où sa têt& touchait le milieu du ciel, cacha son char brû« lant sous d'épaisses ténèbres, enveloppa l'univers « d'ombres, et força les nations à désespérer du « jour. »
2. « Le farouche Vulcain ouvrit les gueules de « l'Etna; mais au lieu de lancer ses flammes droit « vers le ciel, le mont Sicilien pencha sa tête et versa ses feux du côté de l'Hespérie. »
3. « Les Alpes secouèrent leurs vieilles neiges « sur leurs cimes branlantes. »
A. « Alors la langue des bêtes se façonna aux « murmures humains. »
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5. « Des nuits obscures virent apparaître des '< astres inconnus, un ciel tout en flammes, des « traînées de feu qui traversaient obliquement les « airs; dés astres à la redoutable chevelure, et « la comète qui change la face des empires; des « foudres sillonnèrent un ciel d'une sérénité trom'< peuse et des feux de diverses formes percèrent « l'épaisseur des airs. »
6. « On dit que les bêtes féroces, quittant de « nuit leurs forêts, vinrent audacieusement établir « leurs tanières au sein même de Rome. » 7. « On entendit un grand cliquetis d'armes, et, « dans la solitude des bois, retentirent des voix épou« vantables; des ombres vinrent tout près des vi« vants. »
Présages pour présages, pourrait-on dire, fantasmagorie pour fantasmagorie, un trait vaut l'autre et la modération dans le fabuleux ne le rend pas plus vraisemblable. Ce serait une bonne raison ailleurs qu'en poésie. En poésie, il y a une vérité dans des présages, une vérité dans des fantasmagories. Or, dans ce que j'ai cité de Virgile, cette vérité est si bien saisie et si énergiquement exprimée, que la fiction a tous les caractères et produit tout l'effet de la réalité. C'est une erreur de croire que l'imagination puisse être frappée par des peintures qui blessent la raison. Tout se tient dans les esprits bien faits, les seuls auxquels le poëte doive penser. L'homme intelligent ne peut pas se scinder; il ne peut pas lire avec son imagination toute seule, pendant que sa raison sommeille; les deux facultés sont également présentes, et leur action est si-
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multanée; il ne se peut pas faire que l'une approuve pendant que l'autre blâme, et réciproquement, ni que l'une abdique pour le plaisir de l'autre. La maxime qu'il faut se prêter au poète est absurde; l'omnipotence est du côté du lecteur et non du côté du poëte c'est donc lé poëte qui doit se prêter au public, et, par public, j'entends non ceux dont le poëte établit -arbitrairement la compétence, afin de n'admettre que les juges qui lui plaisent, mais tout homme sain d'esprit et cultivé.
Ce que j'admire dans les présages de Virgile, c'est d'abord ce respect pour la tradition dont j'ai déjà parlé plus haut; il raconte, en homme qui y a foi, les superstitions populaires. Lucain est moins scrupuleux il n'y voit qu'un thème poétique; il le brode, il l'amplifie, il l'embellit. Voyez, pour ces feux qui éclatent dans un jour serein, quelle subtilité, que de distinctions météorologiques! Il y a six vers, et, dans ces six vers, il y a six phénomènes différents. Nous avons d'abord des astres inconnus; c'est trop peu. Au second vers, le ciei est tout en flammes; au troisième, voilà des météores ignés (/ixces), qui volent dans le ciel en décrivant une ligne oblique dans le vide; une ligne oblique, quelle conscience d'observateur Les avez-vous donc vus, Lucain? La fin du troisième vers et le commencement du quatrième nous don.nent une espèce d'astre à la chevelure redoutable; puis vient une comète, présage de révolutions, qui est autre chose que cet astre à chevelure. Au cinquième, brillent les éclairs, et au sixième,
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comme pour servir de bouquet d'artifice, des feux de toutes formes sillonnent les airs. J'ai omis les formes de ces feux, dont les uns s'allongent comme des javelots, et les autres rayonnent comme une lampe; et ces foudres muettes qui éclatent dans des cieux sans nuages; et les étoiles inférieures qui apparaissent au milieu du jour; et la lune se voilant au moment même où elle était dans son plein. Toute la précision de Lucain est ce qui peut s'imaginer de plus vague, tandis qu'il n'est rien de plus précis et de plus frappant que le vague des deux vers de Virgile. C'est que toute peinture de ce genre, pour produire de l'effet, doit être vague, vague comme ces feux qui éclatent, et qui ont disparu avant d'avoir été vus, vague comme les éclairs qui font baisser les yeux aux hommes, vague comme le sentiment d'effroi qu'inspirent les présages d'une catastrophe. L'exagération de Virgile n'est pas dans la forme ni dans la nature des météores fatidiques qui accompagnèrent la mort de César; elle est dans leur nombre. Jamais on n'en vit tant! dit-il. Exclamation naïve et pleine de vérité C'est ce que devait dire et croire le peuple à qui César avait pensé dans son testament; car le peuple ne braque pas un télescope sur les phénomènes célestes; il les voit seulement plus nombreux qu'ils ne sont, et il ne les voit quelquefois que parce qu'il les craint. Quand les poëtes parlent de présages, c'est au nom du peuple ou de ceux qui ont sa superstition sans avoir son ignorance; c'est pour s'adresser à un sentiment involontaire et vrai qui n'est pas inconnu même à ceux qui se croient les moins crédules
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mais ce n'est point pour fournir des notes et des justifications au bureau des longitudes. Dès lors celui-là réalise la plus grande vérité de l'art, qui laisse aux phénomènes ce caractère de visions vagues et rapides, par lequel ils échappent à une description technique, et qui a bien plus songé à nous faire partager sa terreur qu'à nous communiquer sa science. Delille ne paraît pas l'avoir compris, quand il a paraphrasé les deux vers de Virgile sur les éclairs et les comètes par ceux-ci
Même en un jour serein t'éetair luit, le ciel gronde,
Et la comèteen feu vient effrayer le monde.
C'est le fait, moins le sentiment. Au lieu d'un poëte ému étonné, qui a sa part de la frayeur publique, voici un versificateur qui s'évertue à décrire un phénomène auquel il ne croit pas. Au reste l'habile traducteur des Géorgiques a pu être poëte quelquefois à côté de Virgile; il n'a jamais rendu Virgile. Il est tout habileté et tout esprit, et son original était tout sentiment.
Lucain, qui a la prétention d'être si précis dans la peinture de phénomènes imaginaires, recherche volontairement les traits vagues ou le fabuleux, quand il s'agit de peindre des phénomènes réels et connus. Ainsi, dans la description des fureurs de l'Etna, tandis que Virgile s'est contenté de dire ce que tout le monde savait de son temps des éruptions volcaniques, ce qu'il en avait ouï peut-être de la bouche des pâtres qui conduisaient leurs troupeaux sur les flancs de la montagne, Lucain faisant intervenir le plus usé des dieux de l'Olympe, Vul-
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cain, nous le présente dirigeantl'éruption de l'Etna, ouvrant de sa main les bouches du cratère, et les tournant du côté de l'Italie, afin qu'on sache bien que le volcan ne se dérange ainsi de ses habitudes, et ne verse sa lave de ce côté, que pour désigner la terre maudite dans laquelle vont s'enfanter et se consommer tous les maux de la guerre civile.
Dans tous les autres détails, Virgile conserve ce vague de la tradition superstitieuse, qui n'exclut pas d'ailleurs la clarté ni la précision des paroles. Rien assurément n'est plus vague et pourtant plus nettement exprimé que ces bruits entendus par la Germanie dans tout le ciel, loto cœ/o, que ces hurlements des loups, pendant la nuit, jusque dans le sein des grandes villes, que ces mouvements inconnus qui agitent les Alpes, que ce soleil qui cache sa tête sous un voile de rouille, que ces générations impies qui craignent une nuit éternelle, que ces bêtes qui parlent. Dans Lucain les mêmes phénomènes sont accompagnés de telles circonstances, et peints de telles couleurs, que tel qui aurait cru aux présages de Virgile, sur la foi de son émotion, et par l'effet même du vague mystérieux des paroles, sourit des présages si minutieusement circonstanciés de Lucain. Nul n'est tenté de croire, même poétiquement, à ces Alpes qui secouent leurs vieilles neiges sur leurs cimes branlantes; à ces bêtes féroces qui viennent, jusque dans le milieu de Rome, établir leurs tanières, après avoir quitté les forêts, ajoute le poëte, pendant la nuit; à ces langues d'animaux qui se façonnent aux murmures hu-
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mains', à ces nations qui sont forcées, parla disparition volontaire du soleil, de désespérer du jour. Encore si c'était le vrai soleil; mais non, il s'agit du soleil de la mythologie c'est T'~<w, fils d'Hypérion, petit-fils de Titan et de la Terre, arrière petitfils de Cœlus~, qui cache sous une nuit épaisse son char ardent. Dans Virgile, c'est I& soleil, le beau soleil d'Italie, ce globe de feu, plus poétique que toutes les mythologies, et qu'adorent certains peuples brûlés de ses feux; c'est ce soleil des Ceor~MM qui féconde les travaux du laboureur, et qui dore ses moissons; c'est le soleil, père de toute lumière, qui couvre sa tête d'un voile de rouille. Des deux poëtes, assurément ni Virgile ni Lucain n'étaient dupes des traditions superstitieuses qu'ils célébraient dans leurs vers; mais si l'un d'eux pou-,vait être mythologique avec candeur, c'est Virgile, lui qui était tout plein des dieux d'Homère, et qui avait toutes les croyances que peut donner l'amour de l'art. Et pourtant il s'abstient avec soin de faire de la mythologie il sait que le peuple, emporté par son admiration pour César, voyant Rome vide du seul homme qui pût la remplir, excité par les partis politiques que sa mort privait d'un chef et d'un appui, et surtout par les riches largesses de son testament; que ce peuple pouvait avoir changé à son insu ses regrets pour César en 1. Virgile s'était borné à dire « les bétes parlèrent prodige inouï Pcendeeque tocutie
tnfandum
Je sais que les autres poètes latins, Virgile tui-memc. disent quelquefois TY/an pouri<!0t«!, mais c'est pour la commodité du vers, et aux endroits où le soleil ne joue aucun rote, où le poète ne lui prête aucun sentiment.
n. 15
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présages fatidiques de sa mort, que ce sentiment était simple et vrai, et que, pour le bien rendre, il fallait le partager. Il abdique donc ses doutes d'homme éclairé et exprime avec sa foi de poëte la foi populaire; et, comme tous les sentiments superstitieux sont vagues, il est vague pour être vrai. Lucain, qui n'a plus même cette sorte de religion 'poétique que Virgile avait retenue de son commerce avec Homère, Lucain appelle à son aide, outre Titan et Vulcain, Téthys, qui présage la guerre civile en faisant déborder ses flots sur les rivages d'Afrique et d'Espagne puis les dieux Lares, dont les statues se couvrent de sueur; enfin la gigantesque Érinnys, qui vole autour des murs de Rome en secouant un pin enflammé.
Il y a pourtant un trait, dans la citation de Lucain, que je préfère beaucoup au trait correspondant de Virgile c'est la peinture de ces fantômes qui apparaissent au milieu des nuits. Les ombres p<Me~ de différentes MM~eres de Virgile sont moins effrayantes que ces ombres de Lucain </Mt M'e~Men~ <OM( près. C'est Lucain qui cette fois a le mieux exprimé le vague des superstitions populaires. Rien de plus vague, en effet, ni de plus terrifiant que ces fantômes qui s'approchent des hommes, qui les effleurent et les glacent de ce vent de la tombe qui circule autourdes fan tomes. Je ne sais si jesuis trompé par une impression personnelle; mais ces trois mots si simples de Lucain, venientes cominus um~'œ, me rappellent ces fantômes qui ont si souvent agité mes rêves, entr'ouvrant mes rideaux de leur main décharnée, s'approchant de moi, dardant sur moi
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leurs yeux de flamme, et tout à coup disparaissant au moment où ils me touchaient, chassés par d'autres visions, ou par l'effroi qui m'avait réveillé. Je veux citer un autre trait qui n'appartient qu'à Lucain, et où il a encore l'avantage sur Virgile, car Virgile le lui a laissé à trouver. Il parle des monstres humains, parmi tant d'autres présages. De l'homme, dit-il, naissent des êtres hideux par le nombre et la forme de leurs membres. « L'enfant épouvante '< sa mère. »
Matremquesuusconterruit infans'.
Ces mots-là auraient pu sortir du cœur de Virgile. Enfin, la magnifique peinture du laboureur de Virgile, heurtant du soc de sa charrue des javelots rongés par la rouille et des casques vides, et contemplant les grands ossements des.aïeux', n'est pas plus brillante que cette fiction de Lucain nous montrant les mânes de Sylla qui se dressent au milieu du Champ de Mars, pour faire entendre de sinistres prophéties, et près de sa tombe brisée, Marius qui lève sa tête du sein des froides ondes de l'Anio, et fait fuir le laboureur épouvanté.
Et medio visi consurgere campo
Tristia Syllani cecinere oracula manes;
Tollentemque caput, gelidas Anienis ad undas,
Agrico)ae fracto Marium fugere sépulcre".
I. Pharsale, livre I, vers 563. 2. Géorgiques, livre 1, vers 493. 5.pytarM~)m'e!,yers580.
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V. Des innovations de Lucain.
Voyons maintenant les innovations de Lucain. Ces innovations sont de deux sortes.
Il innove dans les mots par des créations, des additions au vocabulaire de la langue latine, des modifications introduites dans sa grammaire ce sont proprement des innovations matérielles. Il innove dans les tours, par les images,, les figures de pensées, les métaphores; ce sont des innovations dans l'ordre des idées, des altérations du génie même de la langue, lequel ne consiste pas dans un certain fonds invariable et sacré de mots et de tournures, mais dans la conformité de tout mot et de toute tournure avec le génie d'une nation, avec les monuments littéraires où cette nation se reconnaît.
J'ai fait cette distinction pour plus de facilité et de clarté; mais on sent que les deux sortes d'innovations rentrent souvent l'une dans l'autre. 11 est cependant certaines nuances par lesquelles elles diffèrent. Je donnerai successivement des citations où ces nuances sont marquées. Voici d'abord les innovations de mots.
VI. Des innovations de mots.
Je me borne à quelques exemples des unes et des autres; une énumération complète, outre qu'elle ne prouverait pas plus qu'un choix raisonné
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d'exemples, aurait de plus l'inconvénient d'être parfaitement ennuyeuse; et la matière que je traite n'est pas déjà si plaisante que je n'évite, par tous les moyens, de la charger d'une érudition superflue. Il y en aura cependant de quoi satisfaire même les exigences d'un philologue.
1. ~cMe quod ft~sMe~ci's /h<M'. ~LdsMe~o est ici pris dans le sens actif, contre l'usage qui l'avait fait neutre jusque-là. Le passage d'où est tiré cet exemple est curieux. C'est celui où Cornélie éplorée déclare à son mari que, parmi tous les inconvénients qui résulteront de sa relégation dans l'île de Lesbos, il y a celui-là par-dessus tout, qu'elle pourrait fort bien s'accoutumer à l'absence et apprendre à la longue à supporter la douleur. Adde <~<o~ adsuescis /i~ signifie donc « Ajoute à cela que tu m'accoutumes à mes destins errants, c'est-à-dire à être loin de toi. » ~~uescts est pour ac~ue/acM assurément, mais n'en est pas le synonyme, du moins dans la belle langue du siècle d'Auguste. On trouve, il est vrai, dans Horace: « P~wt'&u.! <MSMen< me/~e~, » et dans Virgile, « Ne, pueri, Me <ftn~ <t?~mM <t.Muesc~e ~e~e~. » Mais, dans ces deux. exemples, il y a seulement action réfléchie; dans Lucain, il y a action directe, c'est-à-dire que le verbe'est tout à fait actif. Stace a dit comme lui R/to~en assueverat MM~ra
H. Pati employé dans le sens absolu de vivere. On passerait à peine cette hardiesse à Héraclite,
t. Pharsale, livre V, vers T!6.
S.Sa<t'rM,tivren,san.n,Yerst09. 3. Ene'~e, tivrc VI vers SM.
~.7'A~afffe,livre tX,vers 655.;
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pour qui, sans doute, vivre et soM~nr devaient être la même chose. On trouve, à la vérité, dans Virgile
« Certum est in silvis inter spelaea ferarum
« Malle pa<< »
Mais, ici, il s'agit de vivre dans les forêts, au milieu des bêtes féroces. Le mot pati indique l'extrême misère et l'extrême souffrance, et il peut très-bien être pris dans son acception ordinaire, souffrir. Il n'en est pas de même dans Lucain. Disce sine armis p<MM ps~ f( Apprends qu'on peut bien vivre sans se battre. )) Et ailleurs Et ne~c~ sine ~e~e j9~ «Et tu ne sais pas vivre sans roi.)) Il n'y a pas là lamoindreidéedesouifrance ni physique ni morale; loin de là, pati veut dire vivre bien, vivre heureux; c'est tout l'opposé de la souffrance. Au reste, l'oncle de Lucain lui avait donné l'exemple de ces importations qu'on peut qualifier d'espagnoles, car c'est l'exagération qui y domine. On trouve dans la tragédie, ou plutôt dans la déclamation en vers, intitulée Thyeste, ce vers qui contient à la fois un jeu de mots et une innovation
« Immane regnum est posse sine regno pati\ 0
« C'est un monstrueux royaume que celui où l'on K peut vivre sans royaume))) c'est-à-dire sans gouvernement, maxime qui devait être fort goûtée de l'élève de Sénèque, Néron.
i..Buco~uM,x,Yers53.
S.P/tartuf~UvreV,~ers3t4. 5.Livre IX vers 262.
4.ea<e,yers470.
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HI. Durare avec un verbe
Victurosque dei celant, ut vivere durent,
Felix esse mori'.
« Les dieux ne disent pas à ceux qui doivent vivre « qu'il y a du bonheur à mourir, afin qu'ils peysé« vèrent à vivre. M Sans compter que /ëHa?, qui ne s'applique qu'aux personnes dans la belle latinité, ou du moins aux êtres qui peuvent percevoir d'une façon ou d'une autre l'état de bonheur, et qui en ont plus ou moins conscience, s'applique ici à une chose, à un état passif, sans conscience de lui-même, au mourir.
IV. E~tre~en-Mm, « sortir à travers le javelot. » Per ferrum tanti securus vulneris exit (leo)2.
Littéralement « Sans se soucier d'une si large bles« sure, le lion passe à travers le javelot. x Jusqu'à Lucain, c'était le fer qui sortait du corps du blessé, et non le blessé qui sortait du fer. Ici encore, c'est l'oncle de Lucain qui a les honneurs de l'innovation. Dans le Traité de la Colère on lit cette phrase « Gaudent feriri, et instare ferro, et tela corpore urgere, et « per vulnus Sttttw eactfe. n
« Us aiment à être frappés, à se pousser sur le fer, « à enfoncer les traits avec le poids de leur corps, « et à sortir à travers leur ~eMMt'e. » Quant à l'expression securus Mt~eW~, elle n'est guère moins insolite, quoiqu'elle ait plutôt l'air d'une négligence que d'une innovation. Dans la langue de Virgile, on di-
t.P/tafM~titrelV.versStS. S. Livre!,vers 212.
5.De!(tcoiere,tiYreH!,3.
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sait déjà très-hardiment SecM)'M~a?Hoy'Mw~er?MaM<c' t (P~MM~~) ((S'inquiétant fort peu des amours « de sa sœur (pour Sichée). » Lucain renchérit sur cette hardiesse. Avant lui, Sénèque avait dit SeCM?'~ ?Me/M~ f~'OM ~M&c~: « La jeunesse troyenne, « libre de toute crainte. Et c'est d'après ce double exemple de l'oncle et du neveu, que vous trouvez dans Valérius Flaccus Ta/t~e 'mo/M secM?'M~, dans Stace Tan<«/Me maris secura yKue/!<M~ dans Silius Italicus Secu?'(M c<B~°; toutes innovations qui ont fait perdre au mot ~cto'M~ son acception vraie et générale. Il y a une nuance très-profonde et trèsdistincte entre la signification de ce mot~ecMt'M~ dans la belle latinité, et ce qu'on lui fait dire dans la latinité de la décadence. Cette nuance porte tantôt en deçà, tantôt au delà de l'acception vraie; mais jamais les deux latinités ne se rencontrent. Je ne dis rien de l'idée qui a donné lieu à la citation de Lucain, ni de l'espèce de magnanimité de ce lion qui sort a travers le /<??-, avec l'insensibilité du fer lui-même entrant dans ses flancs. Ces exemples de fausse grandeur se voient à chaque instant dans Lucain.
V. S~'mM~ negare, « résister à l'aiguillon. )) 1. Enéide, livre 1 vers 350.
2. ~fïT~entjfOtt, vers 637.
5. ~r~oMftu~ livre III, vers 479.
.4. 7'/te6aide, VU, 268. Virgile dit, il est vrai, Énéide, Hvre VII, vers 303 OptatocôndunturTibridisah'eo,
Securi pelagi atquc mei.
M ))s sont a t'abri dans le lit de ce Tibre, objet de leurs vœux, n'ayant plus rien & M craindre, ni de la mer ni de moi. C'est Junon qui parle des Troyens. Dans l'exemple de Stace Secura maris <c[')<tjuuett<NS signifie une jeunesse qui ne s'effraye pas fFune si vaste mer, qui s'en rit, qui n'en voit pas les périls, en raison de son inexpérience. La différence est sensible.
3. Puniques, X vers 300.
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Cornipedem exhaustum cursu, stimulisque negaiiteni
Magnus agens'
Pompée hâtant son cheval épuisé et qui résistait « à l'éperon. » Je ne sache pas qu'il y ait, dans la belle latinité, un seul exemple de ce singulier emploi du mot negare. H signifie quelquefois t'e/M~er, et le plus souvent mer. Dans le premier cas, il est actif; dans le second, neutre. Jamais il n'asigniné -résister. On voit la même expression dans Stace saxa negantia /e?')'o% « des rochers qui résistent au ci fer. »
VI. Degener, qu'on ne trouve pas dans Horace, que Virgile n'a employé qu'une foiss, dans le sens de dégénéré, ~a<a~, et en l'appliquant aux esprits, aux courages, s'applique dans Lucain aux choses inanimées. Ainsi
1. Degener toga. Traduisez « La toge portée par '< des sénateurs dégénérés. »
Et dum pila va)ent fortes torquere lacerli
jOe~enet'empattere togam, regnumque senatus~?.
« Et tandis que tes bras vigoureux peuvent lancer t< le javelot, souffriras-tu la domination de toge « <~<yene?'ee_, et laisseras-tu régner le sénat? )' 2. Degener rogus. Traduisez «Un bûcher indigne f< de celui qui est brûlé. H
Prosiluit busto, semiustaque membra relinquens De~e/MreHtgue ro~tMH, sequitur convexaTonantis". ).J'ha)'M~,)ivreVtn,Yers3.
'i.S'M.n),Yers<2<.
S.Ënttde,)ivrc[V,verst3.
<Aa~aie,livre),vers 363.
S.Liyrc)X,yer6<. 4.
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Il s'agit de l'apothéose de Pompée. « Pompée « s'élança de son bûcher, et, laissant là ses membres « à demi consumés et son !'M~?!e bûcher, il monta « vers la demeure de Jupiter. »
3. Dc~eHerM~e6r(B, «cachettes indignes de celui « qui y a recours; » même sens que dans l'exemple précédent.
At Caesar mcenibus urbis
DifBsus; foribus c)ausœ se protegit au)ae,
iJegeneres passus latebras'
'< Mais César, ne se confiant pas aux murailles de M la ville, se met à l'abri derrière les portes du pa« lais, s'abaissant ainsi à d'indignes cachettes. » Tacite, qui ne se défend pas toujours des façons de dire exagérées de Sénèque et de son neveu, ne me fait pas trouver bon prece /~Mc~ degenere perMo<~ « Touché d'une prière qui n'était pas sans « dignité. »
VII. Sponte, dans la latinité du grand siècle, se joint avec mea, <Ma, etc., ou s'emploie seul, adverbialement. Dans Lucain, sponte se joint très-fréquemment à des génitifs. Ainsi vous trouvez Non sponte ~MCMn~, f< malgré les chefs. » Sponte ~eorMm*, « du consentement des dieux. » Non sponte Dei', « contre le gré de Dieu. » Tacite dit, à l'exemple de Lucain, sponte princi-
VIII. F~e?M /o;cere, « donner la confiance. » i Pharsale, livre X vers 44t.
S ~fmaiM, livre XII, 19.
5. Pharsale, livre ), vers 99.
4. Livre V, vers 136.
),m'e IX, vers 574.
C Annales, livre Il, 59.
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Dans la latinité classique, ~~e~ /6[ce?'e veut dire invariablement, et dans tous les écrivains de cette latinité, faire croire, prouver. Cicéron dit Ft~e~ /act'< or<t<o', <( le discours fait foi; » et ailleurs Fac/Me?K, te ?M'/t~ M'stpopM~ M<t~~a~m gM(crere% « prouve-moi que tu ne cherches que l'avantage du « peuple. » Lucain donne un sens tout différent à cette locution
Csesar, ut immenso coHectse robore vires
Audendi majora fidem fecere
« César, dès que l'immense appareil de ses forces « l'autorisa, l'enhardit à tenter de plus vastes en« treprises. ') Quel exemple plus curieux pourraiton citer de ce penchant de Lucain à détourner de leur sens primitif et populaire des expressions consacrées par tous les monuments littéraires de l'âge précédent?
IX. D~ctVM, toujours employé dans le sens neutre, est employé à l'actif par Lucain.
0 faciles dare summa deos, eademque tueri
Dimciles"
« 0 dieux qu'aisément vous nous élevez à la sou« veraine puissance, èt que malaisément vous nous « y soutenez! )) C'est là le sens de cH~et~M. X. PeMS~'e iler, « abréger son chemin. » tUe quidem pensabat iter"
« Celui-ci abrégeait son chemin. »
i.PMOftt«ttMtttus<r«,ch.L.
2.Secon(<ctMCOur<tur!a!o'a~r(t)re,eh.vm. 3. Pharsale, livre 1, vers 467.
4. Livre 1, vers Si). l-
S.Livre tX,vers 685.
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Expression nouvelle.
XI. Beaucoup de mots ajoutés par Lucain au vocabulaire de la langue latine.
1. Arcnî'~a~Ms, « qui erre à travers les sables. » Cette épithète, qu'on s'attend à voir appliquée à un fleuve ou à un ruisseau perdu dans le désert, Lucain la donne au grave Caton traversant les sables de l'Afrique. C'est un mot tout joli et tout sautillant qui jure étrangement à côté du plus grand nom du stoïcisme.
Bis positis Phœbe flammis, bis luce recepta,
Vidit an'eM<um fugiens surgensque Cctfonem
« Phébé deux fois éteignit et deux fois ralluma « son flambeau, tandis que son lever et son déclin « virent Caton errer dans les sables du désert. » Ce qui, sans périphrase mêlée d'astronomie et de fable, veut dire « Deux mois entiers, Caton erra « dans les sables du désert. »
2. Be~aa~ « vaillant à la guerre. H
Illie &~Hact confisus gente Curetum 2.
« Là, se confiant en la vaillante nation des Cu'( rètes. M
3. F~&MA'pour /a~<M~ c'est une innovation pour
le seul besoin de la mesure. On ne peut pas traiter plus cavalièrement une langue.
4. Un grand nombre de substantifs en or, tirés des verbes et joints à des génitifs
1. Pharsale, livre IX, vers 9~.
S. Livre )V, vers <06.
3. Livre X, vers 167.
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Consultor ~e! « qui vient consulter un dieu. » E~t'for ctMrœ noc~urncB~, «, qui élève des vapeurs '< pendant la nuit. » Il s'agit d'un fleuve marécageux.
Ft'Mt~or o?Ye ct't'cuh~, « l'horizon d'un pays. » .HaMS<ot' H<yMœ « qui puise de l'eau. » 11 s'agit de Caton donnant à son armée l'exemple de tous les genres de courage. Il marche en avant, sous le brûlant soleil d'Afrique, chargé de ses armes, la tête nue; il dort le moins, et, si l'on rencontre une source, il est le dernier à y puiser, M~mM.s /)aM~Of ft<j'M6B.
NMMM~'coMSM~ «qui inhume un consul. C'est Annibal faisant chercher sur le champ de bataille de Cannes le cadavre du consul Paul Émile, et lui rendant les honneurs funèbres. Au vers suivant, le bûcher, c'est «Cannes allumée par une torche afri« caine » libyca ~Mccensœ ~(m~a~e Cannée. Périphrase auprès de laquelle l'humator consuls est presque de bon goût.
Simulator &c~t'% « qui fait semblant de vouloir « attaquer. » Épithète que Lucain donne à Sabura, lieutenant du roi Juba, qui attire Curion dans une embuscade.
.~M/<!<o?'(MtM\ « qui change les saisons.)' » Xlï. Beaucoup de mots devenus, dans Lucain,
1. Pharsale, livre V, vers 187. 2.).iyrett,vers<3.
:.Livre)X,vers 496.
Livre )X,vers 59t.
M.Li\')eYtt,YCrs799.
<).Wre)V,~crs7T~.
7.U"reX,vers'!H.
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indétermines et vagues, de clairs et précis qu'ils étaient dans les auteurs du siècle d'Auguste. Il faut remarquer que Lucain se sert de ces mots vagues très-souvent pour faire son vers. Quand le mot propre ne peut pas entrer commodément dans la mesure, il y joint un de ces mots généraux et supplétifs qui aident à tous les sens et se prêtent à tous les rhythmes.
Parmi ces mots, fides, /œ~M, /a<MM~ /br<M?M, jouent un grand rôle.
Fœf~, par exemple, sert à tous les genres d'alliance possibles ici, à la paix', là, à la parenté~; ailleurs, à l'harmonie du monde, à son organisation, à sa destruction'; ailleurs, au droit desgens~, ailleurs, au mariage~, etc.
Voyez à combien de choses différentes s'applique tour à tour /MM
1. Voici d'abord/Me~ dans son acception vraie et générale
Cum fato conversa /Mes
« La fidélité qui avait changé avec la fortune. u 2. Fides, foi qu'on ajoute à certaines choses Si vera fides memorantibus'
« S'il faut en croire ceux qui racontent. » 3. Fides, pour témoignage
Vu)t seeieris superesse Mern"
1. Pharsale, livre IV, vers 365. Livre )X,verst048.
5. Livre 1, vers 80.
4. Livre X, vers 471.
S.Livre)t,vers3)8. S.
C.LivreH.,vers?05.
7.LiTreY!f,YCrst9'
8. Livre VIII, vers 688.
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« II veut qu'une preuve de son crime reste. » 4. F~es, garant de la véracité
Noverat et tristes sacris feralibus aras
Umbrarum Ditisque/Ment'
« 11 connaissait aussi ces tristes autels consacrés « aux évocations funèbres, et par lesquels on force « Pluton et les ombres à dire la vérité.
5. Servata fide <emp~
Cela signifie « Sans avoir éprouvé si le temple
disait ou non la vérité; » même sens, à une nuance près, que dans l'exemple précédent.
6. Fides MM~eMcK
On l'a vu tout à l'heure
Audendi majora fidem fecere~
« Lui donnèrent la confiance d'oser de plus grandes « choses.)) »
Fides sicperum, conformité d'un événement avec une prédiction.
Ergo ubi concipiunt quantis sit cladibus orbi
Constatura fides superum~
« Dès qu'ils ont compris combien de malheurs va « coûter à l'univers la véracité des dieux. » 8. Fides, dans le sens d'honneur
Mundique ruinse
Permiscendafides"
c(. Un honneur à engager dans le bouleversement du monde. » Il s'agit d'un des motifs qui poussent ceri. Pharsale, livre VI, vers 433.
i'Livre IX, vers 585.
E. Livre!, vers 467.
A. Livre H, vers i7.
S. Livre Il, vers 254.
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tains citoyens à prendre parti dans la guerre civile. Fides est ici l'honneur ou le déshonneur, on ne sait lequel. Qu'est-ce que des genspe~M~ de dettes et de cr~Me~ peuvent vouloir abîmer dans les ruines de la guerre civile? Est-ce leur considération? leur crédit? leur honneur? Ils n'en ont plus. Est-ce leur honte? Je conçois cela. Mais, selon Lucain, ils ont encore quelque chose à perdre, et ce quelque chose, c'est fides; mais qu'est-ce que/Me~veut dire? Il y a deux mots en particulier dont Lucain fait un étrange abus. Ce sont les mots mor.~ et /~<MM!. Dans une description des serpents de toute sorte qui attaquent l'armée de Caton en Afrique, voici le rôle que le poëte fait jouer successivement à ces deux mots
MORS.
<. Insolitasque videns parvo cum vulnere mo!'<es' « Voyant des morts inouïes résulter de petites bles« sures. »
Mortes est pris ici dans le sens propre.
2. Accessit mor<! Libye 2.
Lucain parle d'un homme atteint d'une morsure qui lui donne une soif inextinguible. Il faut traduire « Les ardeurs de la Libye s'ajoutèrent aux « coM~es de .M mort. »
3. Nec sentit fatique genus, mortemque veneni'
« Il ne sent ni le genre de son mal, ni les propriétés « mortelles du venin. ))
4. Parva modo serpens, sed qua non ulla cruentae
Tantum mor<t'shabet~
1. P/tarsa~ livre IX, vers 736.
9. Livre IX, vers 753.
5. Livre IX, vers 758.
Livre )X, vers 766.
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(~ Quoique petit, nul autre reptile ne donne une '( mort aussi sanglante. »
Littéralement « Nul autre n'a la propriété de '< faire mourir avec une (ïMM~ra~e perte de ~M~. » Ailleurs, le mot mors est employé tantôt activement, tantôt passivement.
Sans compter que, quand il est épuisé, ou quand la mesure en a besoin, ce mot d'un usage si universel est relevé par son synonyme /e<M~. Ainsi, /etMHt //Me/ est une espèce de mort par suite de laquelle tous les membres se décomposent immédiatement et tombent à l'état de putréfaction liquide; mort qui est d'ailleurs toute de l'invention de Lucain. Étrange philosophe, qui ne trouve pas que l'homme meure de morts assez tristes, et qui en imagine d'impossibles, pour le besoin de sa,description! FATUM.
'). Cato. tot<)'!s<ttt/at<ïsuorum (vidons)'
« Caton voyant mourir misérablement tant de ses « soldats. »
Fct~ tristia est pris dans le sens de <e~ trépas. 2. Née vobis opus est ad noxia fata veneno'
« Et vous n'avez même pas besoin de venin pour ff donner ~( mort. » C'est une allocution que Lucain adresse aux dragons ailés, lesquels étouffent les troupeaux dans leurs replis, replis si vastes que « l'éléphant lui-même n'est pas protégé par sa
grandeur (spatio). »
3. Fatique minorem
Famam Dipsas habet terris adjuta perustis' 1. Pharsale, livre IX, vers 735.
S.Livre IX, vers 733.
5.Livre)X,vers!5<.
Il.
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« Et la dipsade (c'est l'un des serpents décrits par « Lucain ), aidée par ces contrées brûlantes, a moins cc de, mérite à do~?ter mo~<. » Cela ôte à la dipsade un peu de son mérite, de sa réputation, de tuer les gens, non avec ses seules forces, mais avec l'aide d'un climat de feu.
Comment trouvez-vous l'espèce de dédommagement que Lucain offre à ceux qui ont été piqués par la dipsade? Il les console en rabattant d'avance l'orgueil que pourrait avoir le serpent. Dans cette ridicule phrase, /atMm est employé dans un sens ftc~'y. Fama fatine peut se traduire que par la fepM~i'on de donner /a mort.
4. Nec sentit/'a(t'quegenus'
« II ne sent pas la nature de son mal. »
FahMM signifie mal, maladie, ou simplement accident, comme on voudra.
5. Haec quoque discedunt (ossa), putresque secuta medullas, Nulla manere sinunt rapidi vestigia /ott~.
« Les oa même s'en vont, et suivant le sort de la « moelle déjà putréfiée, ils ne laissent subsister au« cune trace de cette destruction rapide. » Fatum signifie destruction, néant, quelque chose de plus que la mort.
6. Rapuitcumvutnere/'atMm~.
« La mort et la blessure furent instantanées. » C'est ici la mort subite, violente, la mort d'un homme foudroyé.
i.PAarMh, livre )X, vers 753.
2. Livre IX yersM5.
r.. UM'e )X~ vers 825.
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?. Quis fata putarét
Scorpion. habere'? ?
« Qui croirait que le scorpion (vu sa petitesse) a « le pouvoir de donner la mort? )) Fa~ veut dire ici, comme tout à l'heure mors, propriété mortifère et habere fata signifie, en conséquence, avoir la propriété de donner la mort.
8. Sed corpora fatis
Expositi volvuntur humi'
f<. Mais ils se roulent sur la terre, le corps exposé à « la dent mortelle des serpents. »
Tout ce qui suit et précède ce passage détourne de l'idée qu'il s'agit ici simplement de destins. Évidemment Lucain a mis fatis pour suppléer à se?'pentibus, qui ne faisait pas son affaire. Fatis résume tout les serpents, leurs morsures, les trépas qui en résultent.
Plus loin" se retrouve le même mot avec la signification de mort 7e/t<e~- plus loin\ avec celle de sort, destinée; ailleurs, enun% avec celle de derTHers mome~ derniers soupirs..
Sans compter que.mor~ et fatum se trouvent quelquefois ,dans le même vers ou dans la même phrase,; ainsi
Necsentit/atzque genus, ntor<e)Mque veneni"
Quis tata putaret
Scorpion, aut vires maturaernor~shabere'
i Pharsale, livre IX', vers S34.
a.LivretXwrs.842.
5. Livre IX, vers 849.
4.Livre )X vers 878.
S.Livre IX, vers 884.
6. Livre IX, vers 758.
7. Livre IX vers 8S4.
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Enfin, je vais citer un dernier exemple, et cet exemple est fréquent dans la Pharsale, de trois de ces mots vagues employés dans la même phrase et dans deux moitiés de vers
Z-eh'/br~unapropinqui
Tradiderat/(t<!sjuvenem'
'< Le hasard d'une mort prochaine (c'est-à-dire préma<f turée) avait livré ce jeune homme aux <~MM. » Ce que fait dire Lucain à chacun de ces mots est le plus souvent inexplicable. Il est douteux qu'il se rendît compte de l'emploi qu'il en faisait. Ces mots le menaient à son insu, et sa pensée, toujours vague ou tendue (le tendu ou le vague se touchent) s'en payait presqu'à chaque instant. 11 y met même une négligence qui ressemble beaucoup à de la paresse. Il en est de même de ses apostrophes, qui sont innombrables, et qui, chose singulière, ont le plus souvent pour sujets ces mêmes mots vagues, et particulièrement/br<M/za, qui est d'une commodité métrique incalculable. On croit, au premier abord, que c'est l'acre poétique, l'enthousiasme qui s'impatiente d'un récit régulier, et s'exhale de temps en temps en apostrophes. Point; regardez de plus près c'est tout simplement la mesure qui appelle l'apostrophe c'est la simple différence métrique qui existe entre la seconde et la troisième personne des verbes, l'une représentant l'apostrophe, l'autre le récit, qui détermine toute cette chaleur. Prenez au hasard un morceau de Lucain, vous y trouverez,
.1. Pharsale, livre IV, vers 737.
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à n'en pas douter, ou quelque mot vague et général, ou une apostrophe, très-souvent les deux choses. Regardez bien pourquoi ce mot et cette apostrophe sont là, et vous verrez que la différence d'un dactyle à un spondée y est pour plus de moitié. Le secret de la poésie de Lucain et des poëtes de son époque n'est pas un de ces mystères où l'œil des profanes n'a rien à voir. Il ne faut, pour se rendre compte de leur travail, ni faire la dépense d'un aigle ou d'un cygne, ni bâtir un chaste sanctuaire où s'enferme le poète, ni le parer de grâces mystérieuses, ni lui prêter des attitudes recueillies et méditatives il suffit de savoir que l'expression propre coûte plus de peine que l'expression vague et le récit direct que l'apostrophe; que les ftpeM~)'~ viennent plus aisément sous la plume que les choses nettes et claires, et les tours chaleureux que le discours doux et tempéré; que, quand on vit dans un siècle qui se contente de peu, qui a des appétits de dessert, capricieux et féminins, plutôt que des appétits virils, on fait vite et on fait avec paresse, la paresse, dans les lettres et les arts, étant toujours en raison directe de la vitesse; il faut, dis-je, savoir toutes ces petites choses pour se rendre témoin, par la pensée, du travail de Lucain et de ses contemporains, et pour avoir une représentation exacte d'un poëte de l'époque de décadence à l'heure de l'inspiration.
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VII. Des innovations dans les tours. ESbrts de style pour exprimer des idées communes. Métaphores et images fausses.
A la seconde espèce d'innovations dans la langue se rattachent naturellement
1 Les efforts de style que fait Lucain pour exprimer des faits très-simples ou des idées très-communes.
2° Les exemples de métaphores fausses ou forcées. Je bornerai mes citations, étant plus pressé encore que mon lecteur de quitter le terrain aride de la philologie; car le mérite, s'il y en a, n'en vaut jamais la peine. Le désir d'être exact, et la peur de ne pas l'être, sont deux tourments dont on est bientôt las, surtout quand on n'est pas très-sûr de la longanimité de son lecteur.
EFFORTS DE STYLE DE LUCAIN POUR RENDRE DES IDÉES COMMUNES.
I. Voici l'idée f< Rome se détruit elle-même en se donnant trois ma~r~. ))
Née gentibus ~tlis
Commodat in populum terrse petugique potentem
Invidiam fortuna suam. Tu causa malorum
Facta tribus dominis communis, Roma, necunquam
In turbam missi feralia fcedera regni*.
« La fortune ne prête à aucune nation étrangère sa « jalousie contre un peuple puissant sur mer et sur 1. Pharsale, livre 1, vers 83.
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« terre. La cause de tous ces malheurs, c'est toi, '( Rome, qui t'es donnée à trois maîtres; c'est en« core ce funeste partage d'une autorité qui ne « doit jamais appartenir à plusieurs. »
Quelle fatigue, quel labeur d'esprit et de mots 1 que de détours pour arriver à une vérité si vraie que de voiles pour donner un faux air de nouveauté à une pensée commune La fortune n'a choisi aucune nation étrangère pour en faire l'instrument de sa jalousie personnelle contre Rome; elle n'a voulu se venger de Rome que par les mains de Rome Que cette fortune est raffinée dans sa jalousie La traduction affaiblit ce qu'il y a de prétentieux dans ce mot commodat, qui signifie prêter de la main à la main. Lucain est un des poëtes qui gagnent le plus à être traduits, parce que, sous peine d'être barbare, la traduction doit lui ôter quelques images qu'elle ne peut ni ne doit rendre; alors il n'est plus que commun.
2. César accuse Pompée d'accaparement. Quid jam rura querar totum suppressa per orbem,
Ac jussam servire /ante?)t
« Que dirai-je des campagnes fermées (comme on « dirait des greniers) par tout l'univers, et de la « famine rendue docile à ses projets? »
Traduisez une seconde fois les campagnes fermées, c'est-à-dire l'exportation prohibée, et tous les blés concentrés à Rome par Pompée, lequel -avait été chargé pour cinq ans de l'administration des subsistances.
1. Pharsale, livre t; vers 3<s.
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3. Il s'agit de Marius, non de Marius le jeune, mais du frère adoptif du grand Marius, que Sylla fit égorger sur le tombeau de Catulus. Un vieillard rappelle cette odieuse exécution.
Quum )aceros artus, <r~uafa~Me r«!Me)'a membris
Vidimus, et toto quamvis in corpore caeso
A~7 an/MXB ~c<a~ do~N~ moremque nefundse
Dirum saevitiœ pe)'eMK</s parcere mo)'/<
« J'ai vu ses membres déchirés, et ses blessures « aussi nombreuses que ses membres, et, sur son « corps tout meurtri, nulle blessure assez grave pour « lui donner la mort » on ne lui faisait pas la grâce de le blesser assez grièvement pour qu'il en mourût, –~) et ce raffinement de cruauté barbare qui « ménageait la mort ~'MM MMMT< M Quel besoin avions-nous de ces contorsions pour détester dans Sylla une cruauté que Caligula devait lui envier, et qu'il avouait dans ce mot, lequel a du moins le mérite d'être clair et de bonne latinité Ila /c?-~ M< ~en<66< semori « Frappe de façon à ce qu'il se sente mourir?» 4. Ëtonnement des Marseillais à la vue des tours de César, qui marchent sur des rouages cachés. Sed per iter tongum causa repsere latenti.
Quum tantum nutaret onus, telluris M!<MMS
Concussisse sinus ~tt~'en~ern et'MMpet'e uef!<MM
Credidit, etwuros m/rafa est stare juventus 2.
c( Ces tours, mues par une cause cachée, firent « beaucoup de chemin en rampant. Et quand la (c jeunesse marseillaise vit se mouvoir une si lourde « masse, elle crut que c'était ~Me/~Me vent souterc( rain qui cherchait à sortir du sein de la terre e~a~
f. PAftfMfe, livre U, vers t77. 2. Livre Ill, vers 459.
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« /c~ et elle s'e<OHM6t fyMe les )HM?'~ de M~r~et~e ?'e.s'« tassent debout. » Quel tort l'imagination de Lucain ne fait-elle pas à l'intelligence des Marseillais C'est pourtant de cette sorte qu'il en agit, presque à chaque instant, avec ses meilleurs amis. Les Marseillais avaient toute sa sympathie; il les aime jusqu'à leur attribuer les faits d'armes des soldats de César. 5. Des naufragés s'attachent à un vaisseau; on leur coupe les bras; ils tombent.
Brachia linquentes ~)'o/f< pendentia puppe,
~Mton~tts ceci~ere suis'.
« Laissant leurs bras pendants au navire grec (synof< nyme de marseillais), ils ~n~eren< de leurs mat'n~ )' ou du haut de leurs mains, ou séparés de leurs mains. Pour préparer cette image, Lucain remarque qu'on leur a coupé le bras à la moitié, vers le coude; de cette sorte, ils peuvent laisser tout à la fois leur avant-bras au navire et tomber du haut de leurs mains.
6. Méduse pétrifie tous ceux qui la regardent en face.
Hoc habetinfelix, cunctis impune, Medusa Quod spectare licet; nam rictus oraque monstri Quis timuit? quem, qui recto se lumine vidit, Passa Medusa mori est? rapuitdubitantia fata, Prsevenitquemetus anitna periere retenta Membra, nec emtsstBW~Met'e sub ossibus t<!)!&rœ
« Méduse a cela de terrible que tout le monde peut « la regarder impunément; car cette bouche hideuse, « ce visage, qui donc en a jamais eu peur? Qui « est-ce qui a pu regarder en face Méduse, à qui i. MarM! tivre )H, vers 667.
2. t.hre IX, vers 636.
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(( Méduse ait permis de se sentir mourir? Le monstre '< précipite les destins hésitants et devance les « craintes. Les membres sont morts sans que le der« nier souffle ait pu s'échapper, et les mânes em« prisonnés se glacent et se pétrifient. »
Lucain n'est pas toujours de ceux qu'on interprète en les traduisant. Après la traduction il faut donc les commentaires; et quelquefois ni la traduction ni les commentaires ne peuvent tirer du passage de Lucain une idée nette ou seulement spécieuse.
Pourquoi donc n'a-t-on jamais craint la bouche et la face de Méduse? C'est parce que la pétrification est si subite, si foudroyante, qu'on est mort avant d'avoir eu peur de mourir. L'oncle de Lucain, Sénèque, avait déjà caractérisé cette singulière espèce de mort, qui n'est précédée d'aucun sentiment. Parlant d'un homme frappé de la foudre, il dit Sed non erit cogitationi ~oct<s. Casu~ t~e ~o?:a< ~KetMM MentOM/~MS~ /u~ncM <mm'~ n~t qui e~uy~ « Il n'y « aura pas place pour une pensée. Ce malheur « vous fait grâce de la crainte. Personne n'a jamais « craint la foudre, si ce .n'est celui qui y a échapf< pé. M Lucain va plus loin Me~~e ne ~oM/e~)OtM< que ceux-là meurent qui l'ont regardée. Comment cela? pourquoi ne meurent-ils pas? Parce qu'ils sont morts. Sénèque avait dit II n'y a pas place pour une pensée; Lucain d'il Il n'y a pas place pour un soude. Sénèque admet au moins qu'il puisse se passer un clin d'œil entre le coup de la 1. Sénèque, QMMtfotM naturelle. livre Il, ch. 59.
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foudre et la mort; Lucain vous tue avant le clin d'oeil. Il a imaginé une mort qui n'arrive ni avant le regard, ni pendant ni après. Il y a progrès et perfectionnement dans le neveu.
J'ai souligné le dernier vers, parce que si je l'ai traduit, je ne puis pas dire que je l'entende. Un commentateur me dit que ces mânes (w~cc) étaient des images subtiles des corps à la bonne heure. Or, ces images sont en prison comme le soume; rien ne sort du corps. Mais que fait donc Lucain des âmes des pétrifiés? Méduse avait donc la propriété de soustraire des morts à Pluton? EXEMPLES DE MÉTAPHORES FAUSSES OU FORCEES. Exorde du discours de Brutus à Caton. Omnibus expu)sae terris olimque fugatae
Virtutis jam so)n fides, quam turbine nullo
Excutiet fortuna tibi tu mente tabnntem
Dirige me, dubium certo tu robore Grina
« 0 toi, seul gage de la vertu exilée et mise en « fuite sûr toute la terre, toi qu'aucune tempête de « la fortune ne détournera de ses voies abandonnées, « ô Caton, dirige mon esprit chancelant, <ennM « par ta force mon courage incertain. »
Il fallait dire labantem /t?'ma, (h~Mm dirige car on ne dirige pas ceux qui chancellent, on les soutient de même on n'affermit pas les incertains, on les dirige. Il est vrai que Lucain, dont les habitudes étaient peu sévères sur la propriété des mots, donnait peut-être au mot labantem le sens du mot du&t'Mm, et réciproquement.
i. Pharsale, livre 11, vers 242.
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2. L'inspiration donne la mort aux prêtresses d'Apollon
Quippe stimulo /!MC<itque furoris
Compages humana <a&a~ pulsusque deorum
Concutiunt fragi!es animas
« Car la structure humaine se dissout sous ~'<M~M!7« Ion et le flot de la fureur divine, et l'impulsion c( des dieux ébranle ces âmes fragiles. »)
Vous devez être frappé de la confusion et du peu de lien de cette triple action des dieux sur la prêtresse cet aiguillon, ce flot, cette impulsion, jurent ensemble; l'aiguillon surtout, et le flot, qui n'ont qu'un verbe à leur service, /û~ lequel ne peut convenir à l'un qu'autant qu'il ne convient pas à l'autre ici il ne convient ni à l'un ni à l'autre. Au reste, cette accumulation de mots métaphoriques qui s'excluent est précédée par deux vers admirables de précision et de mélancolie. Je les cite avec plaisir
Nam si qua eus sub pectora venit,
Numinis aut pœna est mors immatura recepti,
Aut pretiun, 2.
« Car si le dieu descend dans une poitrine humaine, « une mort prématurée est la peine ou le prix de « cette visite mystérieuse. »
3. Détails des causes générales de la guerre civile.
Haec ducibus causas, suberant sed publica belli
S~MM'ns qua? popuios semper mersere potentes S.
« Tels étaient les mobiles des chefs; mais sous ces
<. Pharsale, livre V, vers f tS. a.LhreV~verst~.
S.),ivrct,Yerst59.
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'< mobiles se cachaient ces se?neMce~ jOM&~<M de « guerre, qui 6[Mmc?'eM< toujours les nations puis« santés.M n
Semina et mersere ne vont guerre ensemble. Qu'est-ce que des ~e~encM de guerre qui ~M&?Me/c/!< des peuples?
4. Apothéose de Pompée.
At non in Pharia mânes jacuere favilla,
Nec tantam cinis exiguus compescuit umbram
« Mais les mânes de Pompée ne restèrent pas ense« velis dans ce bûcher égyptien; un peu de cendre « n'apaisa pas une si grande ombre. M
Cette traduction très-mauvaise, comme toutes celles que j'ai faites, n'a pas éclairci ce qui ne peut pas l'être. C'est d'abord par pure complaisance .que j'ai traduit/<tut7/a par McAet'; la signification propre c'est cendre ~M bûcher, c'est cette même cendre que Lucain appelle de son vrai nom cinis dans le vers suivant. La métaphore commence par des mânes qui ne sont pas ensevelis dans la cendre d'un
bûcher, et finit par la cendre d'un bûcher qui ne suffit pas pour apaiser une grande ombre. C'est un désordre d'esprit et d'imagination qui peut s'analyser d'autant moins qu'il se sent mieux. Un vers plus loin, cette même ombre de Pompée, par une nouvelle figure tout aussi peu exacte, ~e</M!<M?' coM~e~a TonaM/M, « suit /M~e~<'w<~ circulaires de Jupiter, » par un vol particulier à Pompée apparemment; car il n'est donné à personne, oiseau ni âme, de sequi convexa on monte vers
<.P/)or<a<e,)hre)X,Yerst. ¡,
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l'empirée. Ztur ad ~<m, comme dit Virgile; on monte, on va; on ne suit pas. Lucain change toutes les allures, celles des vivants comme celles des morts. Je termine ici cette critique de détails. Il serait aisé de multiplier les exemples; mais un luxe de preuves serait déplacé dans une matière où beaucoup de lecteurs aimeraient mieux croire le critique que d'y aller voir.
Yi!I. De deux défauts propres à Lucain.
Deux défauts généraux, en apparence contradictoires, me semblent caractériser le style de Lucain Le premier,'c'est le luxe des combinaisons de mots;
Le second, c'est le manque de variété.
Comment un style luxuriant peut-il être monotone ? Comment, là où les combinaisons de mots. abondent, n'y a-t-il pas diversité? Je tâcherai de l'expliquer.
Les exemples que j'ai cités me laissent peu à dire sur le premier de, ces défauts. Jamais langue ne fut plus chargée que celle de Lucain. Jamais riche vocabulaire ne fut plus profondément remué par un écrivain. Pour peindre un objet, non-seulement Lucain épuise toutes les dénominations de cet objet, mais encore il en imagine de nouvelles. Sa langue contient toutes les synonymies des mots, on plutôt il n'y a pas de synonymies dans sa langue; car de choses identiques il fait des choses différentes il invente des feux sans flamme et d'es
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flammes sans feu; il imagine des astres à queue qui ne sont pas des comètes, et des comètes qui ne sont pas des astres à queue. Un bûcher, c'est pour lui de la cendre d'abord, puis du bois, puis du feu, puis des flammes; niais ce n'est jamais toutes ces choses à la fois. La mer, c'est l'eau, puis l'eau profonde, puis la vague, puis le flot, puis les abîmes salés; jamais l'ensemble de tout cela. Chacune des qualités de la substance devient substance ellemême, avec des qualités à part, le plus souvent insaisissables, comme toute nuance qui n'est qu'imaginaire. Certes, si Lucain avait autant d'idées qu'il emploie de mots qui en ont le semblant, ce serait à la fois le plus riche de tous les écrivains et le plus fécond de tous les penseurs. Si même toutes ses synonymies exprimaient des nuances réelles, il lui resterait encore le mérite rare d'être un peintre d'une touche délicate; mais ces idées ni ces nuances n'ont jamais existé ni dans la réalité ni dans l'imagination du poëte. C'est un fruit de sa mémoire qui lui fournit les mots avant que sa raison ou son cojur lui aient envoyé les idées; c'est de là que lui vient l'ft6o~<mce stérile, comme l'a très-bien nommée BoUeau., lequel n'aimait pas plus cette façon de faire qu'il ne la pratiquait.
L'horreur même de Lucain pour l'imitation a été, en mille endroits de son poëme, la cause de ses bizarreries. Ne voulant rien prendre à la langue d'Auguste, et n'ayant le plus souvent à dire que ce qu'elle avait déjà dit, il a fallu qu'il bouleversât toutes les formes reçues, qu'il essayât de tout, qu'il mêlât le vieux au neuf, le patois de pro-
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vince au pur langage de la métropole, pour cacher aux autres ou pour se dissimuler à lui-même qu'il passait par où d'autres avaient passé.
Dans ses batailles, par exemple, lesquelles sont nombreuses', il fallait bien, quoi qu'il fit pour l'empêcher, qu'il eût des harangues guerrières, des traits de courage, des morts comme dans Homère et Virgile; et quoique César ne se battît pas comme Achille ni comme Énée, les différences ne sont pas telles dans les modes de s'entre-tuer dont se servent les hommes, que Lucain plit faire des batailles de nouvelle invention sans ressemblance avec les batailles de ses devanciers. Il y a d'ailleurs, dans toutes les armées et dans toutes les batailles, des passions invariables qui animent de lamême façon les hommes chargés d'exécuter ces hautes œuvres de la civilisation, ici compagnons de guerre d'un usurpateur, là citoyens combattant pour leur pays, tantôt armés par les religions, tantôt par les maîtresses des princes, et qui font avec le même cœur et pour le même prix les plus nobles comme les plus fâcheuses besognes. Or, il fallait, de gré ou non, que Lucain repassât par ces invariables passions, par les hontes après la défaite, par les joies bruyantes après la victoire, par les révoltes, par les souffrances du soldat, inv ariables, hélas! comme ses passions, quel que soit le chef qui le mène au combat. Mais déjà les grands poëtes de la Grèce et de Rome avaient représenté au vif ces scènes de la vie humaine. Hct. Voyez, en particulier, au livre Il, le siège de Brindes, vers 650 et suivans; au livre III, les batailles de terre et de mer devant Marseille au livre IV, la camj'agne d'Espagne au titre V)), Pharsale; au livre X, les combats d'Alexandrie.
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mère surtout, le peintre de toutes les situations, avait été le poëte des armées; Virgile, dont le petit champ avait été donné aux vétérans des guerres civiles, Virgile, qui avait pu voir tout enfant l'avidité de ces vieux compagnons se jetant sur les biens de leurs compatriotes, et se gorgeant de ce pillage autorisé et légal, Virgile avait ajouté d'admirables détails aux grandes peintures d'Homère. Que restait-il à faire à Lucain? Imiter ou faire du neuf à tout prix. Imiter, il était trop fort et trop vain pour cela; il fit donc du neuf à tout prix. Mais comme on ne fait pas, même à tout prix, du neuf dans les idées, il en~ut dans les mots. De là tant de bizarreries dans les peintures de ses armées. Pour ne pas ressembler à ceux d'Homère et de Virgile, les soldats de Lucain ne sont pas des hommes. On a vu comment ils meurent leurs morts, pour être plus terribles que dans Homère et Virgile, ne sont qu'invraisemblables. Ils tombent du haut de leurs ?H<MM~ ils ont des âmes qui se partagent en deux par l'effet des javelots, et des morts qui se repanclent ~Mr leurs ~(~ure~' s'ils se tuent pour échapper à l'ennemi, leur mort étant leur œuvre, la mort en général n'a aucun mérite à leur destruction. Minimumque in morte virorum
Mors virtutis habet.
Ce n'est pas leur main qui pousse le fer contre leur gorge, c'est leur gorge qui pousse le fer contre leur main. Ils ont les plus étranges sentiments du monde, les Pompéiens surtout, dont Lucain aime
t.P/ta)'Mte;)i~retV,v<'rsi5?.
Il. 17
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mieux faire des stoïciens que des braves. Lés Pompéiens~ à Pharsale, soM~'en< la guerre civile; les Césariens la font. Dans la main des Pompéiens, l'épéé est froide et reste la pointe en l'air; dans celle des Césariens, l'épée est chaude de sang.
CiviHa be)!à
Una acies patitur, gerit altera frigidus inde
Stat gladius, calet inde nocens a sanguine ferrum'. Ils ont des alliés qui, au lieu de tirer droit leurs Sèches;, les lancent dans les airs, comme les enfants qui jouent à l'arbalète; seulement les flèches, en retombant, donnent la mort; ou plutôt, les ~'e~(~ ~K&e~ d'en haut.
Inde cadunt mortes'
Ils tuent ainsi, pour qu'il n'y ait pas crime à tuer. Car ces alliés sont ceux de Pompée; et quoique Arabes, Ituréens et Mèdes, ils sont si nourris de stoïcisme, qu'ils ne veulent pas que ce soient eux qui tuent, mais leurs ûèches. Ils se bornent à faire innocemment une nuit tissue de traits. Mais du côté de César, tout est crime les vainqueurs de la Gaule tuent pour le plaisir de tuer.
C'est le plus souvent pour faire du style, que Lucain défigure ainsi et métamorphose les caractères les plus simples, les situations les plus connues, les passions les plus générales. On ne l'entend pas toujours, parce qu'on veut trouver dans son poème autre chose que des effets de mots. Avec Lucain et les poëtes de son époque, il faut se laisser payer de t. Pharsale, titre YII, vers 50t. 1.
S. Livre VII, vers 517.
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mots par le poëte qui s'en est payé lui-même. Ils vont du mot à la chose, et non de la chose au mot. Ils doutent avec les expressions qui servent à affirmer, et affirment avec celles qui servent à douter; ils font des vers sans pensée, comme Vertot faisait un siège sans faits. C'est le mécanisme du vers qui décide s'ils pensent ce qu'ils disent; on dirait un jeu de hasard, où les brèves et les longues sont les dés.
Le second défaut du style de Lucain, le manque de variété, est la conséquence naturelle et inévitable de ce faux luxe.
Ce qui rend Lucain monotone, malgré toutes les innovations qu'il impose à la langue du siècle d'Auguste, c'est que le procédé de ces innovations est toujours le même.
Dans les choses que Lucain traite de seconde main, c'est-à-dire dans les trois quarts de son poëme, ce procédé ressemble à celui d'un homme qui, ne voulant pas passer par où tout le monde passe, retournerait toute la terre du chemin, pour cacher sa trace qut ne s'en verrait que mieux. Il développe ce qui doit être court, abrége ce qui voudrait être développé; il obscurcit les choses les plus claires, pour les faire trouver profondes; il rend étrange ce qui n'est que commun; il fait soupçonner un sens détourné et délicat là où il n'y a aucun sens; et cela lui réussit auprès de plus d'un commentateur. Celui qui fait profession d'interpréter les écrivains de l'antiquité, n'ose pas prendre sur lui d'y trouver des choses inintelligibles; d'abord par respect pour ces écrivains, ensuite pour le cas qu'il fait de sa
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propre sagacité. Et si tel passage est impénétrable, il en accuse des interpolateurs imaginaires; il raille l'ignorance des copistes. Lucain avait écrit: Quid jam rura querar totum suppressa perorbem'. Les commentateurs de crier Haro sur les copistes. Il s'agit bien de /<Ta Que signifient des campagnes supprimées? C'est /arra qu'il faut lire. On accapare des farines, on ne supprime pas des campagnes.
Mais, dans les choses qui sont de l'invention propre de Lucain, sa langue est énergique et originale. Il est grand poëte, si de beaux détails suffisent pour faire un grand poëte. C'est la politique ou la philosophie stoïcienne qui lui inspire ses plus beaux passages j'en ferai l'objet d'un chapitre spécial.
Cette monotonie du procédé, dans Lucain, se communique à la partie la plus extérieure de son style, aux sons, et, si je puis parler ainsi, à la physionomie de sa langue car l'oreille et la vue ont plus de part qu'on ne pense dans les impressions qu'on reçoit de la poésie.
Dans Virgile, dans Horace, dans Ovide, dans ce dernier avec quelques négligences de mauvais exemple, la variété est l'essence même du style.; et l'on pourrait plutôt dire ce qu'elle n'est pas, que ce qu'elle est. Virgile surtout, le plus grand et le plus profond artiste de cette époque, y est sans égal. tl n'est pas de poésie qui ménage avec plus de délicatesse l'attention humaine, si prompte à se t. Voir le même passage, page 247.
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lasser, et qui intéresse plus les yeux et les oreilles aux plaisirs de l'âme. L'art s'aperçoit sans doute dans ces délicieuses combinaisons de langage; aussi, beautés pour beautés, peut-être préférerais-je à cette muse ingénieuse la muse naïve d'Homère, à cette science de l'harmonie le chant qui sort de la bouche des poëtes primitifs, harmonieux comme la voix des vents et de la mer, grand comme les bruits que fait entendre Jupiter dans l'immensité de l'Olympe. Mais la comparaison n'est pas entre Virgile et Homère elle est entre Lucain et Virgile.
La variété de Virgile, la science si sûre et si cachée de ses coupes, toutes ces délicatesses de l'art virgilien lui venaient de son propre fonds. L'harmonie de Lucain lui venait d'autrui.
Virgile compose dans la solitude. Une sauvagerie douce, mais très-jalouse, le tient éloigné du public. Auguste est venu plus aisément à bout des farouches meurtriers de César, que de ce jeune homme blond et candide qui rougit aux avances impériales, par modestie de jeune fille, disent les courtisans, par pudeur d'homme de génie, selon moi. On l'a rattaché au nouvel ordre de choses, parce qu'il est trop occupé d'art, pour faire la différence d'un gouvernement avec un autre gouvernement, d'un empereur avec un consul. Il vient à la cour, où il est traité avec honneur; on lui rend ses champs et on rebâtit sa maison; mais personne ne peut se flatter d'être le maître de son âme; et toutes les fois que la cour et la mode ont cru le tenir, il a glissé d'entre leurs mains. C'est sa muse qui est cette vierge dont on fait de si agréables rail-
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leries, mais dont Auguste lui-même n'a eu après 's tout, pour toutes faveurs, que quelques hémistiches brillants, où la flatterie n'est que de l'admiration exagérée par la reconnaissance. Quant au public, Virgile ne s'y mêle point; il laisse les lectures publiques à quelques poëtes de peu de valeur, et il sait tenir pendant des années ses poésies cachées à tous les regards.
Virgile n'écrit que ce qu'il sent, au lieu d'écrire avant de sentir, ce que font les poëtes raffinés des époques de décadence. Il est affecté de ce qu'il peint; il est ému par les spectacles qu'il décrit et par les passions qu'il chante; il va du sentiment à l'expression. S'il fait de l'harmonie imitative, s'il fait trembler et gémir les profondes cavités du cheval de Troie, ou crier les dents de la scie aiguë, c'est que ces bruits ont déjà retenti dans son imagination avant de se répercuter dans des mots expressifs. Il n'y a tant de vie et de chaleur dans ses descriptions, que parce qu'il en est le témoin oculaire, et qu'il y assiste avec toute la surprise et toute la vivacité d'émotions d'un spectateur. Son harmonie est pleine de variété, parce qu'elle suit le mouvement de son esprit, lequel est tout à la fois varié comme l'esprit humain, et fécond comme les esprits supérieurs. Sa césure change à chaque instant, ses coupes se transportent tour à tour, et sans efforts, à tous les endroits du vers, parce qu'elles s'harmonisent avec toutes les inégalités de l'haleine poétique tantôt longue et abondante, tantôt pressée, tantôt tranquille et régulière.
Toutes les prosodies citent de lui des vers dont la
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composition syllabique représente sinon l'aspect des objets, du moins le bruit qui leur est particulier, et d'autres, qui, soit par le rapprochement de voyelles douces, soit par le cliquetis de consonnes énergiques, en représentent les propriétés ou le caractère. Ces exemples sont nombreux dans Virgile; mais il faut remarquer qu'ils consistent en un vers, en deux très-rarement, ce qui prouve qu'ils ne sont pas un jeu à froid, mais un sentiment, un souvenir qui n'occupe qu'une place proportionnée, et que le poëte ne refroidit pas en le développant. Virgile n'appartient ni à la cour ni au public; Lucain appartient à tout le monde. Où est Lucain à cette heure du jour? Chez Sénèque. J'y cours il est chez Néron. Non. Alors il est au Capitole, assistant en sa qualité de consul à la fête de Jupiter. Je vais au Capitole; Lucain fait une lecture chez Calpurnius Pison. Jamais Lucain n'est chez lui ni à lui. Néron, en le disgraciant, lui a rendu sa solitude, mais hélas il n'a eu que quelques jours de recueillement, et c'était pour mourir! Il n'a eu de solitude que pour arranger le drame de sa mort, dans ce temps où l'on mourait avec des poses choisies, et où le dernier soupir s'exhalait parmi des sentences et des vers. Jusqu'à sa mort, Lucain a été tout à tous, exploité, admiré, gâté par un public plus curieux du bel esprit qu'amoureux de véritable poésie. Ce public prenait les poëtes des mains du déclamateuràlamode, les usait avant l'âge en tours de force et en gentillesses, puis les renvoyait, comme Stace, épuisés et chagrins, inquiétés par des retours tardifs de goût, et par la crainte que cette
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gloire, dont on les avait tant flattés, ne fut que fumée.
Lucain, ainsi exploité, n'a donc rien en propre. Il pense en public et tout haut; il écrit en publie et avec la main de tout le monde. L'harmonie de ses vers n'est pas l'image de sa pensée. Ce sont des sons combinés pour un auditoire. Lucain, n'écrivant que pour lire, n'écrit que comme il lit. Là surtout est la cause la plus sensible de sa monotonie. Vous avez sans doute entendu des poëtes lire leurs vers en public. Chaque poëte a un ton particulier, lent ou rapide, sourd ou clair, selon la nature de sa voix et le caractère de ses poésies. Ce ton est d'ordinaire uniforme. Quand on est accoutumé à composer la veille pour la lecture du lendemain, quand on ne garde rien pour son tiroir secret, comme au temps d'Horace', on ne songe qu'aux effets qu'on produit à la lecture, aux césures et aux suspensions qui font bien, aux chutes qui appellent les applaudissements et les baisers. On n'écrit avec soin que ce qui sera lu avec succès et au lieu que, dans l'art de Virgile c'est le sentiment du poëte qui se manifeste par des paroles harmonieuses; dans le procédé des poésies lues en public, c'est la mémoire des choses applaudies qui inspire les vers.
Quelque chaleur que le poëte mette à sa lecture, il n'échappera pas à cette espèce d'intonation uniforme dans laquelle on retombe, bon gré mal gré, après chaque phrase, si on lit mal; après chaque paragraphe, si l'on a appris l'art de lire. Il y échap-
I. Konumqueprem!tturinannum.(E~t<rfaM~P~on<.)
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pera bien moins encore, si c'est la mode de son temps de chanter en lisant, de se dandiner dans la chaire, de manière à imprimer à sa voix le balancement de son corps. Or, il paraît qu'on lisait de cette façon du temps de Lucain, et plus tard même Quintilien se plaignait que cette détestable mode eût prévalu contre tous ses avis. La conséquence de tout cela, c'est que le poëte affectait, en composant, un certain refrain de prédilection, qui revenait aussi uniformément que t'intonationdans la lecture. Ainsi faisait Lucain.
Le refrain de Lucain, c'est une phrase finie ou suspendue à la césure du troisième pied. Par exemple
~Eger quippe morae, Qagransque cupidine regni, Cceperat exiguo tractu civilia bella
Ut ~K ) <M))t J<H)t K<!)'6Ke j /OS'
Non iratorum populis urbique Deorum est t'ompet ) M)K ser j oare d« cent'
Cladis eu dedimus, ne tanto in tempore bellum ~0!~ posset civile ~et't~
Dum munera tongi Explicateripiensaevi, populosque ducesque Constituit campis per quos tibi, Roma, ruenti, Os/e~dat gnont magna cn~as*
Non jam Pompeii nomen populare per orbem, Nec studium belli; sed par quod semper habemus, Libertas et Ccesar et'tf~
t. Malade des retards, et brûlant du désir de régner, peu s'en fallait qu'it lie commençât à condamner les guerres civiles comme un crime trop lent. (Livre VU,vers24!.)
9. "Ce n'est pas à des dieux irrités contre les nations et contre Rome que vous devez le bienfait de conserver Pompée pour chef. (Livre VU, vers 354.) 5 a Cette défaite nous a tant coûté, qu'aucune guerre civile n'a été possible pendant les longues années qui nous séparent de cette fat:i)eépoque."(Livre VU, vers 406.)
A < La foftune n'a arraché de nos murs les trésors de tant de siècles, et n'a rangé sur les champs de bataiUe tant de peuples et de chefs, que pour faire voir, <' u Komo, combien tu es grande en tombant. (Livre VH, vers 4t6.) '< Ce qui fera courir les peuples au combat, ce ne sera plus le nom de Pompée
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Omne malum victi, quod sors feret ultima rerum Omne nefas victoris erit
Advenisse diem, qui fatum rebus in aevum Conderet humanis, et quseri Roma quid esset, 1, JIlo marte palam est sua quisque pericula nescit, ~«on:'<(ts majore meftt'
Ce vers brisé au troisième pied est le vers favori de Lucain. C'est l'hémistiche à effet; c'est à cette césure que le poëte s'arrêtait, soit pour reprendre haleine, soit pour recueillir les murmures approbateurs. Tous les exemples que je viens de citer sont des traits, et ce qu'on appelle des idées, par opposition aux choses qui n'en veulent pas faire l'effet, et qui souvent en méritent davantage le nom. Toutefois, ce n'est pas seulement pour ses idées de choix, pour ses traits applaudis, que Lucain réserve cette phrase suspendue dont la chute est si pleine de promesses. Il la prodigue ou plutôt il y retombe involontairement; on la retrouve souvent dans trois vers qui se suivent; mais comme cette coupe paraît plus spécialement affectée aux choses d'éclat, quand on la trouve là où elle n'a rien à faire valoir, elle est la pire sorte de négligence, une négligencequi sent l'apprêt. Quoi de plus disgracieux, par exemple, que d'employer les promesses de cette coupe dans des passages comme celui-ci?
Cornus tibi cura sinistri,
si populaire dans le monde, ce ne sera plus l'ardeur de la guerre, mais deux ri'< vaux que nous conservons toujours, la liberté et César. (Livre Vf[, vers 694.) i Tous les maux que doit enfanter t'avenir seront le partage du vaincu; tous «les crimes, celui du vainqueur. ( Livre V~[, vers tM.)
a Ils virent que le jour et le combat étaient arrivés où l'avenir des hommes allait être décidé, et oh ltome allait savoir ce qui en serait d'elle: chacun a perdu « le sentiment de son propre péril, dans la stupeur oh le jette une crainte plus gé« nérale. .(Dvre VU, vers )3t.)
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Lentule, cum prima, quœ tum fuit optima bello,
Et ~M0)'<<ï legione, dotur
Ce qui caractérise l'emphase, en poésie, c'est moins encore la recherche des idées, et l'appareil des mots, que ces détails insignifiants pour lesquels on fait, comme dans cet exemple-ci, la double dépense d'une apostrophe et d'une suspension.
Outre ce refrain qui rend très-pénible la lecture de la Pharsale, il y a deux autres formes que Lucain fait revenir très-souvent, et qui, pour avoir moins de prétention, n'en contribuent pas moins à la monotonie du poëme. Ce sont de longues tirades sans rejets, où les vers tombent un à un, comme si le poëte était tout essoumé; puis une espèce de vers où le substantif forme invariablement le sixième pied, et l'adjectif, qui lui sert d'épithète, le second.
Exemples
Immittit subituni, non motis cornibus, agmen.
Non bene barbaricis unquam commissa catervis.
lncaput e/~ttst calcavit membra regentis.
In sua conversis pra;cepsruitagmina frenis'
Sur huit vers que je prends au hasard, en voilà quatre où cette sorte de balancement, insipide à la longue, se fait sentir. Passe encore quand l'épithète et le substantif n'ont pas la même consonnance i. Livre VIT, vers 2t7.
Le commandement de l'aile gauche t'est confié,.Lentulus; avec la première « iegion, qui fut la plus vaillante dans cette guerre, on te donne la quatrième. )'
2. Livre VII, vers 524 et suivants.
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finale; mais quand cette espèce de rime a lieu, cela fait une sorte de faux-bourdon qui assourdit. Les tirades sans rejets sont très-fréquentes dans la Pharsale, Lucain n'a pas l'art de la période poétique. Sa phrase est ou lâche ou tendue, tantôt se traînant péniblement de vers en vers, tantôt suspendue uniformément, au même pied; quelquefois arrêtée à chaque incidente, quelquefois à chaque mot. Il y a des exemples, dans Lucain, de vers coupés par quatre ou cinq virgules, comme par compartiments symétriques, ce qui leur donne un air sautillant, tout à fait en désaccord avec les idées, qui sont presque toujours guindées et sentencieuses. Assurément, on rencontre toutes ces formes de style-là dans les belles poésies du siècle d'Auguste; mais elles y sont ménagées avec un art délicat, et loin de se succéder uniformément, elles se relèvent l'une par l'autre; les rejets courent tour à tour d'un pied à l'autre, avec grâce, variété, harmonie. On n'a pas là l'idée d'une manière, d'une façon de faire particulière, parce que toutes s'y trouvent, et chacune où elle convient le mieux il n'y a que dans les poésies raffinées, dans les poésies de décadence qu'on remarque une manière exclusive, une habitude, soit système, soit paresse. J'imagine que le sentiment de cette monotonie qui est propre à la prose de Sénèque comme aux vers de Lucain est une des causes qui ont rendu Tacite si soigneux de la variété dans le style, et qui le font .tomber dans l'inconvénient de dépayser les esprits par peur de les ennuyer.
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fX. Différences entre la période de Virgile et la tirade de Lucain.
Rien ne ressemble moins à la période de Virgile que la tirade de Lucain. La période de Virgile est d'un mouvement doux, égal, évitant les effets, les choses trop fortement accusées, tout ce qui peut altérer la pureté des lignes et inquiéter la vue; elle s'arrondit sans s'enfler, elle court sans se mettre hors d'haleine. La tirade de Lucain est lourde, inégale elle a tous les défauts des écrits capricieux et rarement leur grâce; elle est âpre; elle rompt les horizons, elle brise les lignes, et.se plaît à dérouter l'œil si elle marche, c'est d'un pas ambitieux ou incertain; si elle court, la voilà sautillante et haletante; elle s'allonge croyant se grandir; elle crève pour vouloir être trop pleine. C'est tantôt un cheval vicieux, qui a des mouvements brusques, inattendus, des réactions sans motifs, qui marche avec inquiétude, de telle sorte que jamais le cavalier ne peut se lier au cheval; tantôt un animal lent, lourd, n'ayant qu'une allure et qu'un pas, faisant sa tâche de porter l'homme, comme une bête de charge, n'obéissant ni ne résistant. En lisant la Pharsale, ou bien la pensée du lecteur est à chaque instant déroutée; elle cherche çà et là celle du poëte, elle la poursuit, elle veut s'y lier, comme le cavalier au cheval, mais sans y parvenir; ou bien elle chemine d'un pas assez égal, sans choc ni heurt, mais aussi sans intérêt; de telle sorte que le lecteur
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et le poëte restent indifférents et comme étrangers l'un à l'autre, ce qui arrive dans tous ces endroits de la Pharsale où Lucain n'a ni le piquant des choses bizarres, ni l'éclat de ses qualités, ni celui même de ses défauts.
Les mêmes observations s'appliquent aux poëtes contemporains de Lucain, avec quelques différences qu'il n'est peut-être pas inutile de caractériser.
Je procéderai par rang de date
X. Du style des tragédies dites deSénèque.
Le style des déclamations en vers de Sénèque,
vulgairement appelées Tragédies, aurait dû être caractérisé avant celui de Lucain, qui procède de son oncle, et qui l'a eu pour guide et pour maître dans cette voie fausse où toutes les corruptions politiques et sociales réunies avaient jeté la belle langue de Lucrèce et de Virgile. Mais l'importance de l'oeuvre a déterminé les rangs bien plus que le hasard de la priorité, et la Pharsale a d'ailleurs un mérite d'originalité, même comme style, que n'ont pas les tragédies de Sénèque. La poésie de Sénèque est le fruit de toutes ces corruptions mêlées, c'est lemauvais langage de tout le monde; l'ingénieux, l'esprit de mots, les combinaisons plus bizarres que hardies un certain travail d'alliage plutôt qu'une refonte puissante de la langue. On ne peut pas dire d'un tel poète Quel dommage qu'il ne soit pas venu à une époque où les belles intelligences n'étaient point perverties par la contagion universelle, mais
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pouvaient encore se communiquer, dans un langage nature!, à une société saine et éprise du beau C'est un regret qu'il faut réserver pour Lucain, lui qui, un siècle plutôt, aurait eu si peu à faire pour être un grand poëte, et qui, un siècle plus tard, n'a été qu'un illustre exemple de l'influence d'une époque gâtée sur les plus riches natures poétiques. Dans les poésies de Sénèque, il n'y a pas cette forte originalité de Lucain, qui domine quelquefois le mauvais goût de son temps, et qui laisse apercevoir son vigoureux naturel sous les défauts de son éducation. Seulement, parmi des innovations qui ne sont pas toutes malheureuses, et qui veulent donner à la langue la précision des aphorismes de la,philosophie stoïcienne, on y remarque quelques pâles imitations de la poésie des âges précédents, et ces centons qui témoignent des premières études de la jeunesse. C'est une sorte de plagiat que Lucain avait tout à la fois la force et l'orgueil de s'interdire il aimait mieux risquer son goût que son indépendance, et, là où il était forcé de repasser par les,idées de ses devanciers, il remplaçait audacieusement les belles formes de leur langage par des remaniements téméraires, mais parfois éblouissants, qui pouvaient faire hésiter les esprits d'un goût incertain entre ses maîtres et lui.
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Perse est comme étouffé entre la stérilité de ses idées et l'ambition de son style. Souvent les idées lui manquent, souvent le style, souvent tous les deux; il en résulte une langue étrange, inintelligible, qui n'est simplement qu'à lui. Dans Lucain, vous trouvez des traces de beau style, de ce style qui revêt la pensée, comme la draperie d'une statue antique. C'est qu'il y a dans Lucain des vérités générales, des choses dignes d'entrer dans le trésor de la connaissance humaine et comme jamais, à aucune époque, les langues ne manquent aux idées nécessaires ou seulement utiles, la sienne alors est naturelle c'est à la fois la langue latine et la langue de l'humanité. Dans Perse, on trouve peu de poésie franche et naturelle, parce qu'il n'y a guère que des ébauches d'idées, et des mouvements ou images qui en veulent faire l'effet; c'est un travail sur les mots, mais ce n'est pas du style. Perse provoque et sollicite tour à tour toutes ses facultés; mais une seule lui répond la mémoire. Les commentateurs, qui ne pouvaient se décider a trouver mauvais un monument de l'antiquité, voulant élever la valeur de Perse au niveau de sa réputation et surtout de son titre de poëte ancien, se sont imposé un labeur à peu près semblable à celui de Perse, pour expliquer ses pensées; singulière façon de l'honorer, que de s'envelopper d'énigmes plus impénétrables que ses vers! Ils ont conclu de son ob-
XI. Du style de Perse.
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scurité qu'il devait être fort original, et ils ont fait dire tout ce qu'il leur a plu à ces formes vagues, entortillées, livrées dès l'abord à toute la subtilité des interpolations, voile opaque à travers lequel on voit tout ce qu'on veut. On ne saurait trop répéter qu'il n'y a d'obscurité que là où il n'y a pas d'idées, ou, ce qui revient au même, que des idées mal élaborées et qui ne sont pas venues à terme. Pour moi, Perse n'a eu le plus souvent que du bon vouloir comme penseur et comme écrivain. Esprit confus et inarticulé, si je puis dire, mais non sans une certaine force de volonté, Perse me paraît être, dans l'ordre littéraire, ce que sont, dans l'ordre physiologique, ces hommes privés de quelqu'un de leurs sens, qui tâchent d'y suppléer par de pénibles et convulsifs efforts de pantomime, sans jamais atteindre à cette expression pour laquelle il faut le concours des facultés et des sens. Rien ne sort pleinement et librement d'une telle intelligence; Perse est un génie douteux qui n'ajamais pu secouer ses langes d'enfant; il a voulu engendrer avant l'âge de puberté, et il est mort à cette tâche contre nature. Chose remarquable dans les temps où le poëte n'est plus bon que pour la distraction des femmes de la cour, ou pour les lauriers des jeux pythiques institués par l'empereur, ou pour chanter la majesté et les façons clémentes du lion apprivoisé de César, on ne laisse pas à ces pauvres enfants le temps de grandir. On les force a produire à peine sortis de l'école, comme si le siècle avait de si grands besoins intellectuels qu'il fallût dévorer à l'avance les générations pour y suffire. Au contraire, aux n. <8
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'époques où le poëte est l'instituteur des nations, où la poésie et la philosophie ne sont qu'une seule et même Muse, où les vers ont toute la puissance et toute la réalité des lois, le siècle est patient. Il ne trouble point par une impatience indiscrète la chaste et. mystérieuse adolescence du génie; il laisse se former lentement, et par le concours de toutes les expériences, ceux qui doivent être ses maîtres, il ne -les couronne pas dès le berceau, pour qu'ils ne puissent pas échapper à cette vocation imposée; mais, loin de là, il fait semblant de ne pas les voir, il les attend, et, quand ils paraissent, il les salue comme s'ils descendaient du ciel, ou comme si, à l'exemple des grands poëtes de la Grèce, ils revenaient des pays lointains de l'Egypte ou de l'Inde, rapportant quelques trésors de ces contrées favorisées, les premiers et les plus riches dépôts de la poésie et de la sagesse humaines.
XI. Du style de Silius Italicus.
Silius Italicus est un poëte bâtard, ni tout à fait t tle l'ancienne école, ni tout à fait de la nouvelle, h n'a ni la force des beautés de. la première, ni la force des défauts de la seconde. Écrivain facile, commun, n'étant empêché par aucune originalité, ai, soyons juste, par aucun amour-propre exagéré, -de prendre, tantôt dans la langue de ses devanciers et tantôt dans celle de ses contemporains, de quoi aider sa pâle imagination, Silius Italicus s'était mis modestement sous l'invocation des poëtes du siècle
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d'Auguste; et, de même qu'il leur avait consacré des sanctuaires avec un petit sacerdoce domestique entretenu à ses frais, il leur faisait le sacrifice quotidien de sa petite et honnête intelligence, mettant sa plus grande gloire à répéter leurs vers, et les pillant par respect. Mais comme la nouvelle poésie avait tous les honneurs à Rome et tout le crédit à la cour, Silius Italicus, aussi accommodant comme poëte que comme homme politique, sacrifiait, comme on dit, au goût du jour. Toujours poëte par la mémoire, il empruntait des hémistiches à ses contemporains et les cousait assez adroitement à ses imitations virgiliennes. Triste exemple, dès ce temps-là, de ces natures de poëtes équivoques, faites pour l'abnégation et la transaction, qui flottent entre les différentes écoles, se teignant tour à tour, et selon l'à-propos, de la couleur dominante, mais sans réussir à se faire compter dans l'une ni dans l'autre. Disons pourtant, à l'honneur de Silius Italicus, qu'il ne faisait pas de ces transactions une affaire d'argent, .comme cela s'est vu plus tard, par un perfectionnement de la civilisation. Plus âgé que les jeunes poëtes ses contemporains, dont les renommées rapides et bruyantes venaient l'inquiéter, dans sa riche solitude, sur le succès des poésies restées fidèles aux traditions du siècle d'Auguste, poëte amateur plutôt que de profession, oisif qui honorait ses loisirs, tout ce que Silius Italicus pouvait vouloir tirer de ses concessions à la nouvelle école, c'était apparemment quelques bais'ers, reste de ceux dont on couvrait Lucain. Le style de Silius Italicus participe donc de l'an-
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cienne et de la nouvelle école, ou plutôt n'appartient ni à l'une ni à l'autre; car on n'est d'une école que par des beautés éclatantes ou par des défauts marqués d'une certaine force, et dans Silius Italicus il n'y a ni de ces beautés ni de ces défauts. Là où il écrit d'après l'imitation virgilienne, sa poésie n'est qu'une pâle copie, et c'est à peine si on lui sait gré d'être clair, sa clarté ne servant qu'à faire mieux voir la faiblesse de sa pensée. Perse peut du moins faire illusion, car pour beaucoup d'esprits, l'obscurité n'est pas toujours un mauvais calcul, et il y a des auteurs qui gagnent à n'être pas compris; Silius Italicus ne peut tromper personne. La pauvreté de ses conceptions n'a pas su s'envelopper d'ambiguïtés spécieuses, et c'est un poëte dédaigné en raison directe du peu qu'il a donné à faire aux commentateurs, lesquels mesurent assez ordinairement le mérite d'un auteur sur la peine qu'il leur a coûté. Là où Silius Italicus fait des concessions à l'école de Lucain et se prend de hardiesses soudaines, il n'a réussi qu'à être bizarre. C'est un écrivain hardi à la suite des autres on dirait qu'il cède au cri public, ou que, voyant les lecteurs lui échapper sur un point, il veut les rattraper sur un autre son plus grand mérite, peut-être, est la mauvaise grâce qu'il y met.
Car Silius était un esprit sage, doué de jugement, très-propre à goûter, sinon à continuer les belles poésies du siècle d'Auguste, et il est juste de dire que les trop rares beautés de ses Puniques appartiennent à l'école virgilienne. Il lui est arrivé çà et là, comme à tout homme de quelque aptitude litté-
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raire, d'être bien inspiré par son goût, et de faire honneur à ses maîtres; au lieu que ses concessions à la jeune école impériale, dont le principal mérite était le mépris de l'imitation, ne lui ont pas inspiré dix bons vers, même de la bonté imparfaite et contestable des morceaux de choix de cette école.
XII.DustyledeStace.
Stace est un écrivain fort supérieur à Silius italicus et à Perse. Stace et Lucain sont les deux poëtes de cette période de la langue latine qui ont imaginé le plus de formes nouvelles, et ont eu le plus d'invention de style, hélas! à une époque où cette espèce d'invention ne pouvait plus être que de peu de profit pour l'esprit humain. Seulement Stace et Lucain inventent tous les deux dans un esprit, sinon dans un procédé différent. La plupart de leurs innovations ne sont guère que des remaniements artificiels de langue, systématiques, non dans un mauvais dessein, comme se l'imaginent les critiques Intolérants, mais par le noble besoin de. ne pas imiter. Pour tous les deux, l'indépendance consiste, là où ils se rencontrent avec les idées de leurs devanciers, à cacher l'imitation sous l'altération du langage, là où ils tirent de leur fonds, à plus donner aux mots qu'à la pensée, à se fier à la fortune bien plus qu'au goût, souvent à se payer de mots de la meilleure foi du monde, habitudes d'esprit que j'ai longuement analysées en traitant de Lucain.. Il y a cette différence entre Stace et Lucain, que
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lu poésie du premier paraît être plus grave et celle du second plus spirituelle; et cela tient à ce que Lucain était beaucoup plus près d'avoir du génie, et que Stace n'avait que beaucoup d'esprit. On dirait que Lucain charge la langue de Virgile, et Stace celle d'Ovide. Du reste, dans Stace comme dans Ovide, mêmes ressources ou à peu près de versification; ni l'un ni l'autre ne faillit à dire ce qu'il veut en vers mais la muse d'Ovide tire une certaine aisance aimable et naturelle de l'époque favorisée où il écrit. L'esprit est plus une qualité de l'homme chez Ovide, c'est plus une qualité de l'écrivain chez Stace. Ovide a plus d'esprit qu'il n'en fait; Stace en fait plus qu'il n'en a. Dans l'un, c'est la pensée surtout qui est spirituelle; dans l'autre, c'est plus souvent l'expression. Quand je lis Ovide, je cherche la pensée sérieuse qu'il a pu cacher sous ces formes faciles et légères; je cherche si ce poëte exilé de la cour n'a pas été disgracié pour une certaine indépendance philosophique bien plus que pour d'indiscrètes amours. Quand je lis Stace, je n'y soupçonne jamais d'idées utiles ni d'arrièrepensées indépendantes. Ce qui m'y intéresse, c'est seulement l'habileté de l'écrivain; c'est, le dirais-je, cette fatalité qui fait qu'un poëte, qui ne nous apprend rien, qui n'est bon à rien, qui n'entre pour rien dans l'éducation de l'humanité, qui chante la chevelure d'un eunuque, un platane, le lion de César, a pourtant été doué, à un degré élevé, de ces qualités qui, à certaines époques privilégiées, révèlent au poëte les vérités d'un intérêt éternel, et lui suggèrent l'expression qui les fait durer.
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Le style de Martial lui appartient plus en propre, quoique par plus de sagesse que d'invention. Ce poëte avait peu d'imagination or, c'est surtout par les écrivains doués d'imagination que périssent les belles langues. Tant il est vrai que, quand la dernière heure d'une langue a sonné, non-seulement tout est bon pour la détruire, mais que les plus propres à cette œuvre fatale sont ceux par qui les langues semblent, à d'autres époques, s'enrichir et se fixer. Martial, poëte de goût, malgré tout son libertinage d'esprit encore plus que de mœurs, n'avait pas l'ardeur de nouveauté des poëtes d'imagination, ni cette négligence propre àtoutes les poésies ambitieuses. Ses petites pièces sont, pour la plupart, dans l'expression, timides et travaillées. Martial se souvenait des préceptes d'Horace; il composait, selon la méthode de l'Épître aux Ptso?M, pour l'oreille fine de quelque Métius'. De là bon nombre de morceaux d'une facture excellente Martial avait le génie 'de l'épigramme au degré où Boileau voulait qu'on eût le génie du sonnet. Que si Martial, au lieu d'être épigrammatiste, eût fait de l'épopée, nul doute qu'il ne se fût mis à la suite de l'ancienne école, comme Silius Italicus, mais avec plus de goût, et moins de recours au centon. La nature de son esprit le portait à continuer les maîtres; il avait le sens de leur
XIII. Du style de Martial.
)nMetiidcscendat.judicis aures
EtpMrtsetnostras.(Epi(re(mjePtSon.Ycr3397.)
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grande poésie; il l'aimait et l'admirait; et j'ai peut-être eu tort de ne pas indiquer, parmi les causes probables du silence réciproque gardé par Martial et Stace l'un sur l'autre, que Martial devait faire peu de cas des hardiesses de Stace; et Stace de e la correction de Martial.
Au moment où écrivait Martial, il se faisait en poésie une sorte de réaction classique, si je peux me servir de ce mot tout moderne, dont il était le principal et le plus spirituel organe. On sentait la nécessité de revenir au simple; Quintilien commen çait à la prêcher; la langue de Lucain pâlissait; le siècle d'Auguste reprenait peu à peu l'autorité. Mais cette réaction fut stérile, parce qu'elle portait sur les mots seulement et qu'importe qu'on se dégoûte du style bizarre, à une époque où il n'y a pas une croyance, pas une vérité qui puisse inspirer, en le rendant nécessaire, un style simple et grand? Quintilien nous apprend comment il faut écrire; que ne nous apprend-il plutôt sur quoi écrire? Pourquoi ne nous donne-t-il pas, au lieu de la recette des bons styles, le secret des bonnes idées? J'ai indiqué une première cause de la simplicité du style de Martial, c'est sa fidélité intelligente aux traditions de la poésie d'Auguste. Il y en a une autre c'est la nature même des sujets qu'il a traités.
Cette satire au petit pied, née des vices et des ridicules monstrueux de son époque, n'est pas de la littérature purement d'imagination, comme sont les épopées de Stace, deValériusFIaccus, de Silius Italicus. C'est de la poésie contemporaine des sujets
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qu'elle décrit et tenue à une certaine précision et à une certaine clarté qui en facilite l'intelligence à tous les témoins'de ces faits. Dans les épopées que je viens de rappeler, les faits sont de pure invention. Ils ne touchent personne au vif, et comme ce n'est ni un besoin de l'époque, ni une croyance, ni une passion, qui a déterminé le poëte à les mettre en vers, il y suffit d'une langue vague, pourvu qu'elle soit à la mode. C'est en effet à une portion du public que tout cela s'adresse, faits et langue. C'est à un auditoire ambulant, qui se transporte d'une salle de lecture à une autre, toujours le même, qui s'est institué l'arbitre de la littérature, mais qui, en réalité, reçoit la loi de tous les poëtes auxquels il croit la faire; protecteur de toutes les innovations, et qui permet aux poëtes de tout oser, pour se donner à lui-même le relief de tout comprendre.
Martial n'écrivait pas pour cet auditoire disponible qui louait son admiration, comme les parasites leur appétit, à quiconque le mandait pour une lecture, et lui offrait des rafraîchissements. Le pauvre poëte n'était pas assez riche pour subvenir à la location d'une salle, et d'ailleurs ses poésies n'étaient pas de celles qui se lisent en public; elles sont à la fois trop courtes et de trop peu d'apparat, et ne comportent ni les éclats de voix, ni les suspensions préméditées, ni le geste théâtral, ni toute cette pantomime dont les faiseurs d'épopées accompagnaient leurs solennelles lectures outre que ses petites satires pouvaient tomber à l'improviste sur quelques-uns de ses auditeurs. Par toutes ces rai-
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sons, il n'avait pas, comme ses frères en poésie, un public à lui, public voué à sa manière, et mettant un intérêt d'amour-propre à soutenir ses fautes. Son public était pris dans toutes les classes et de tous les côtés, public indépendant, lisant pour son plaisir bien plus que pour des querelles d'école, et qui demandait un style simple, sans grands frais d'invention, populaire, et des vers qui pussent s'apprendre et se répéter comme des airs faciles. De là, de temps en temps, la simplicité de Martial, sa concision, sa clarté; sauf un reste de barbarie espagnole, soit que les pièces gâtées par ce défaut soient plus près de son début littéraire, soit qu'à certains moments de paresse et de relâchement le naturel provincial reprît le dessus sur son éducation romaine. Mais les poëtes qui ont plus de qualités que de défauts doivent être caractérisés par leurs qualités; aussi est-il juste de ranger Martial parmi les poëtes qui savent être originaux en restant fidèles à la tradition. Sa langue est de bon aloi, malgré quelques fautes qui lui viennent soit de son pays, soit de concessions faites au goût du jour, concessions d'autant plus choquantes qu'elles manquaient de cette tournure ingénieuse que les poëtes d'imagination savent donner même à l'extravagance. Il n'y a personne de plus maladroit pour le langage de mauvais goût qu'un poëte qui a plus de sens que d'imagination. Un poëte d'imagination est du moins barbare avec esprit; et cela peut faire illusion. L'esprit fait pardonner la barbarie car, en poésie comme en morale, la façon nous rend coulants sur le fond.
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XIV. Du style de Juvénal.
Reste Juvénal et sa vigoureuse manière, j'allais dire sa brutale manière, car je ne sache que cette épithète qui rende toute ma pensée sur le style de Juvénal. Il y a de tout dans ce style si franc dans ses belles parties, si évidemment marqué de décadence dans son ensemble. J'y trouve le labeur de Perse, mais non pour cause d'impuissance, l'énergie téméraire de Lucain, l'affectation des formes grecques de Stace, la barbarie provinciale de Martial, le tour aigu et sententieux de Sénèque, et aussi la simplicité et le nombre des poésies du siècle d'Auguste. C'est le style le plus original de l'époque de la décadence il semble que la langue latine ait fait un dernier effort pour se prêter au rude génie de son dernier poëte.
Juvénal a dû écrire tard. Sa jeunesse s'était écoulée dans les études de la déclamation, et il avait trop donné de temps à l'art de parler pour s'occuper de l'art d'écrire. Cette manière d'écrire ne sent pas le poëte qui a fait des vers avant de revêtir la robe prétexte. Dans le style des poëtes adolescents, on rencontre des réminiscences, et surtout des expressions vagues, par où se trahissent les études molles et l'habitude de se contenter des premières formes qui se présentent à l'esprit. Dans le style de Juvénal, tout est arrêté, tout est vigoureux; il n'y a pas plus de jour entre les mots qu'entre les idées, tant le discours se presse, et tant les plans
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sont serrés. Point de phrases d'attente, point de chevilles, point de choses lâchées; ce style pécherait plutôt par la roideur et le trop plein que par la négligence et le vide. H peut y avoir des analogies entre la poésie de Juvénal et celle de ses contemporains il n'y a pas d'imitation. On n'y sent pas la mémoire des mots, par laquelle on imite; à l'âge où Juvénal écrit, ou l'on n'a plus cette mémoire, ou l'on ne l'a pas du tout. De même, s'il s'élève jusqu'au style des anciens, il ne leur fait pas d'emprunt. Évidemment Juvénal n'avait pas fait d'études pour écrire. Rien n'indique dans ses satires qu'il fût un de ces poëtes, comme Stace, Perse, Lucain, et les autres, instruits dès l'enfance à l'art des vers, et nourris pour les concours littéraires et les couronnes. Martial parle de lui, mais point comme poëte; Pline le jeune, qui connaissait si bien tous les poëtes de son temps, et qui en a dressé une liste où la postérité a rayé plus d'un nom, ne fait aucune mention de Juvénal. On ne sait quel motif le fît écrire. Les uns disent la vertu. J'ai expliqué pourquoi j'en doutais; peut-être n'est-ce qu'un violent esprit de contradiction qui lui mit, comme à Rousseau, un stylet à la main. Quoi qu'il en soit, son style ne marque ni la jeunesse de l'homme, ni l'éducation des lectures publiques; il est venu au monde viril et original. Ce style n'a que deux phases maturité et impuissance; car ce talent si fort a des défaillances étranges; c'est alors que Juvénal est déclamatoire sans être éloquent, haletant sans être chaud.
Les endroits où le style de Juvénal est le plus
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franc, et où sa poésie est vraiment sœur de la poésie d'Horace, ce sont ses descriptions des vices monstrueux de son temps. Là où il touche, après Horace, à quelque vérité de la philosophie morale, son style n'a pas cette aisance noble, ce calme du discours socratique qui convient si bien aux choses de philosophie. Mais dans la peinture des saturnales dont il était le témoin, sa langue plus expressive et plus colorée que celle de Martial, est aussi précise et populaire. Il semble accomplir alors une sorte de mission; il enrichit l'histoire des corruptions humaines; il parle au nom de la morale épouvantée il, fait une œuvre nécessaire, et pour tout ce qui est nécessaire, pour tout ce qui peut servir à ce que je me suis permis d'appeler l'éducation éternelle de l'humanité, il n'y a pas d'exemple, je le répète, qu'une langue ait manqué au poëte. La langue de Juvénal est alors aussi belle, aussi pure, aussi classique, que celle de Virgile et d'Horace. Tant qu'il reste encore quelque idée utile à glaner, après ces grandes moissons qu'on appelle les âges d'or des littératures, les langues les plus corrompues se purifient, les langues les plus épuisées rajeunissent pour revêtir de formes durables des idées qui doivent servir àux hommes. Au contraire, elles ne font rien pour ces œuvres de caprice, pour ces petites littératures de mode, nécessaires seulement pour alimenter l'espèce de curiosité littéraire propre à chaque époque, qui naissent d'une querelle d'école et meurent dans une querelle de commentateurs. Aussi, rayez de la langue latine /~c/7/e~e~ Thébaïde ou les PMH!~<p~, est-ce cette langue qui y
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perd ou seulement son vocabulaire? Essayez, au contraire, d'en retrancher les vigoureuses peintures de Juvénal, et dites alors si la ~ngue latine a payé toute sa dette au monde? Pour moi, je ne le crois pas. XV. De ce qu'on peut appeler les beautés dans Lucain et les poëtes de son époque.
Je ne ferai pas de théories sur la question du beau. On y a dépensé beaucoup d'érudition et d'esprit, sans la résoudre, c'est-à-dire sans donner du beau une idée assez nette et assez populaire, pour qu'on en fît naturellement le criterium des jugements littéraires. Le beau est un peu comme la vérité dont parle Pascal, vérité en deçà des montagnes, erreur au delà; l'Allemagne le conçoit d'une façon, la France d'une autre. Je ne ferai donc pas la faute d'en essayer une définition alambiquée; aussi bien c'est un legs de l'ancienne critique qu'il faut laisser de côté avec beaucoup d'autres. Le mot ~eaM~s', quoique un peu trop abstrait, l'est pourtant moins que le beau et il est plus facile de dire des choses nettes et évidentes sur ce qu'on peut entendre par des beautés poétiques, que sur ce que peut être le beau en poésie. Tenons-nous-en donc aux beautés. Après tout, c'est un mot adopté à peu près.généralement, et j'aime mieux m'en servir, comme tout le monde, que de me donner le ridicule d'en imaginer un nouveau.
Dans tous les ouvrages de poésie, on peut distinguer deux ordres de beautés, les unes expri-
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mant des faits du monde extérieur, comme sont les beautés de description les autres représentant les vérités du monde moral, les pensées, les sentiments, et généralement toute notion toute peinture de l'âme humaine.
Cette distinction éclaircit déjà l'expression abstraite de beautés. Ne la surchargeons pas d'une distinction nouvelle entre les beautés de style et les beautés de pensée. Le style et la pensée sont tellement liés et nécessaires l'un à l'autre, qu'on ne peut pas concevoir le style sans la pensée, ni la pensée sans le style. Il y a, dans le travail mystérieux du poëte, de telles affinités entre le fond et la forme, et quelquefois une telle simultanéité de la pensée et de l'expression qu'on risquerait fort de se tromper en décidant si ce sont les choses qui sont venues les premières, ou si ce sont les mots. Nous avons donc deux sortes de beautés Les beautés descriptives;
Les beautés morales.
En ce qui regarde l'époque poétique qui fait le sujet de cet ouvrage, j'en ai dit assez sur les beautés de description. Le principal mérite, je le répète, des poëtes de cette époque, c'est la description, quoique déjà ce ne soit plus la description à grands traits des poésies primitives, ni même la description savante, mais pourtant si simple encore et si expressive des poésies des grands siècles. Je remplirais tout un volume de morceaux pris dans Lucain et dans ses contemporains, où l'on verrait des ressources de langue infinies et un luxe de nuances de style égal à celui des nuances d'idées. J'ai
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dit aussi ce que je pensais de ce genre de beautés; parfaitement inutile à l'éducation de l'humanité, mais qui a pu donner d'agréables distractions au public littéraire de l'époque, et y susciter des querelles ingénieuses. On peut dire de ces beautés comme de certaines inventions, qu'elles n'ont qu'un temps; ce temps passé, la vie s'en retire; elles n'occupent plus, de loin à loin, que les philologues qui n'y voient que des questions de texte à éclaircir. Il en est tout autrement des beautés dans l'ordre moral.
XVI. Des beautés dans l'ordre morat.
Quoique réduite ainsi, la question est encore assez vaste; car quoi de plus vaste que le monde moral? Combien d'espèces de sentiments, combien de vérités philosophiques, combien de sortes de notions ne peut-on pas compter ? combien d'analyses à faire? combien de nuances à exprimer? Et comme chaque sorte d'idées, bien plus, chaque idée particulière peut donner lieu à une beauté, combien de beautés à distinguer? Une première classification a déjà, je pense, facilité l'intelligence de ce qu'on peut appeler beautés; je m'aiderai d'une seconde classification pour faire apprécier combien de sortes de beautés il peut y avoir.
On peut compter, ce semble, trois ordres d'idées principales, sur lesquelles roulent toute poésie et, je puis dire toutes les époques de poésie. Il y a les idées nécessaires, les vérités éternelles,
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qui vont à toutes les intelligences, à toutes les nations, à toutes les époques où brille non pas seulement la civilisation, mais quelque lueur de civilisation. Le monde ne peut les ignorer sous peine de périr; elles sont le fond même de l'esprit humain elles dirigent tous les êtres pensants. Dieu nous a mis dans le monde avec ce fond; et ce sont bien là les idées dont l'humanité ne peut pas se passer, parce ~('eMc ne vit pas seM~emet~ (<e ~am. Les hommes de génie, dans la poésie, sont ceux qui recueillent le plus de ces idées et les expriment dans le langage le plus simple et le plus populaire. Ils ont le dépôt de la sagesse humaine, ils tiennent le fil à l'aide duquel l'humanité sort des ténèbres des révolutions et de la barbarie, dont l'heure fatale arrive pour toutes les nations. 11 y a, en second lieu, un ordre d'idées déjà moins élémentaires, et d'une autre espèce de nécessité que je vais définir. C'est toujours le même fond, mais avec des développements et des nuances que les civilisations, les différences de gouvernement, les variétés de mœurs et d'institutions sociales, y ont ajoutés. Elles sont nécessaires encore, car elles fleurissent aux époques de grandeur des nations; seulement elles prêtent déjà à la contestation, parce qu'il ne suffit plus, pour les comprendre et y consentir, de l'assentiment involontaire de la raison ou de la sensibilité; il y faut un certain temps de réflexion dont profitent le doute et l'esprit critique. C'est toujours la sagesse humaine, mais avec certaines parties d'erreur ou d'exagération que l'aiguisement des esprits et la diversité
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des intelligences ont mêlées à son pur dépôt. Cependant les poésies qui expriment ces idées paraissent un progrès sur les poésies dépositaires des premières, parce qu'en effet elles contiennent implicitement celles-ci, et qu'elles les ont complétées par des développements que ne comportaient pas les époques où les intelligences étaient plus simples. Ces poésies ont fait donner le nom d'âge d'or aux siècles qui les ont vues naître successivement, et par une sorte d'évolution périodique, dans les trois pays qui peuvent passer pour les trois grands chemins de la civilisation, je veux dire, la Grèce, l'Italie et la France.
Enfin, il y a les idées particulières et locales qui tiennent au climat, au tempérament, à la nature du sang, vraies pour un Celtibérien, fausses pour un Germain, claires pour un Italien, obscures pour un Grec; nées d'une mode, d'un tour d'esprit passager, d'un de ces caprices auxquels les peuples sont sujets comme les individus. Ces idées ne se peuvent pas peser dans la balance philosophique; elles échappent à l'analyse, et flottent sur les confins du monde moral; elles donnent à tel lecteur, et pas à tel autre, un certain plaisir peu réfléchi, dont on ne peut dire s'il est produit par la pensée ou par les mots, ni si c'est l'âme ou seulement l'oreille qui est affectée. Ces idées ne sont d'aucune utilité, si ce n'est peut-être pour les érudits, lesquels ne pourraient pas être érudits avec ce que tout le monde sait, ni avec ce qui sert à tous.. Aux deux premières classes d'idées, à la première exclusivement, à la seconde avec des res-
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trictions déjà, se rattachent deux ordres de beautés qui s'adressent à tous les hommes, et sont saisis immédiatement par toutes les intelligences. A la troisième classe, et aussi à quelques unes des idées de la seconde, se rapporte une espèce de beautés qui s'adressent aux littérateurs seulement, aux curieux de style, qui aiment l'art pour l'art, et aux commentateurs, qui font profession d'en disserter.
Vous trouvez les premières dans la Bible, dans les épopées religieuses d'Homère et de Dante, dans les drames de Shakspeare, dans ce que nous connaissons des grandes poésies primitives de l'Orient et du Nord.
Là, elles sont naïves et simples comme des oracles descendus du ciel; nul apprêt ne s'y fait sentir elles ne sont pas nées de la réflexion, mais de l'instinct. Le poëte n'a pas pensé qu'il fît des morceaux de choix; il a rendu ce qu'il sentait; il a communiqué aux hommes ce qu'il recevait d'en haut.
Vous trouverez ces mêmes beautés dans les littératures des grands siècles, et elles y sont ou simplement reproduites, dans d'autres idiomes, des poésies primitives, ou développées par l'art, mais sur le modèle de ces poésies. Vous y sentez quelque peu le travail et la préparation. Le poëte des grands siècles a imité ses devanciers, parce que son goût lui a appris qu'il vaut mieux répéter certaines choses qu'y rien changer. C'est de l'inspiration où se mêle un peu de critique. Quand; en outre, il a développé ces beautés; quand, par exemple, à la
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peinture simple et sommaire d'une passion, d'un sentiment, il a ajouté des traits négligés par le poëte primitif, alors vous apercevez le travail et je ne sais quelle adresse de mise en œuvre qui distrait votre esprit du fond même des choses pour l'occuper de la grâce de leur arrangement. Le poëte sait qu'il fait un morceau choisi; il s'y dispose longtemps à l'avance, et y dispose son sujet. On peut prédire un développement brillant; les choses vous y mènent, mais par une pente si douce et si bien cachée, qu'on s'y voit arrivé avec autant de plaisir qu'au milieu de beautés inattendues.
Toutefois, et malgré cette fine fleur que l'art a ôtée à la pensée du poëte primitif, les grands écrivains des grands siècles sont aussi populaires, à compter les voix, que leurs devanciers. A première vue, même, leur popularité paraît plus choisie et d'un plus grand prix. Leur public a plus de culture; si on ne les chante pas dans les fêtes, on les lit et on les médite dans la solitude; ils entrent comme élément nécessaire dans toutes les éducations. Ce qu'il y a d'apprêt dans leurs beautés n'en empêche pas l'effet moral, mais, loin de là, le sert et l'accommode à plus d'intelligences. Au contraire, l'extrême simplicité des poésies primitives, l'étrangeté des moeurs et des époques qui leur servent de cadre, peuvent quelquefois en compromettre l'effet pour certains esprits qui sont trop de leur temps, et ne savent pas vivre dans tous les temps. Et comme on ne se donne pas volontiers le travail de découvrir des beautés qui ont négligé de s'annoncer, on appelle cette simplicité enfance de l'art, et on ferme
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un livre qui se recommande si peu. Les poésies des époques secondaires n'ont pas à craindre ce désappointement pour instruire et pour plaire, elles savent tous les chemins par où l'on arrive à toutes les intelligences, et elles s'arrangent toujours pour ne se compromettre avec personne.
Ce n'est pas là d'ailleurs leur seul avantage sur les poésies primitives. Celles-ci encore manquent souvent leur effet pour être trop sommaires; la force d'attention des hommes est si petite que souvent une beauté de premier ordre leur échappe, parce qu'elle n'a pas été préparée de loin, ou parce qu'elle est tout entière dans un mot. Les poésies des époques secondaires montrent plus longtemps la même chose à l'attention de l'homme, et la lui montrent sous plus de faces. De là, .non-seulement leurs beautés ne risquent pas de n'être pas vues, mais encore on leur en prête qui ne sont point dans leurs livres. N'en savez-vous.pas dont c'est un crime de dire que tout n'y est pas beauté et perfection? Enfin, en dernier lieu, cette espèce de beauté qui ne va qu'aux gens du métier, aux critiques, aux annotateurs, vous la trouverez d'abord dans les moins parfaits des écrivains des grands siècles, ou bien dans certaines parties négligées ou hasardées des plus parfaits; et vous n'en trouverez guère d'autre dans tous les poëtes des époques de décadence, dans les poëtes alexandrins, dans Lucain et ses contemporains, dans les poëtes de notre temps, avec des différences qu'il n'y a pas lieu d'indiquer en ce moment.
Les poëtes primitifs chantent.
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Les poëtes des époques secondaires écrivent des ouvrages d'art et des morceaux choisis. Les poëtes de la décadence font de beaux vers. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de morceaux choisis dans les poëtes de la décadence. On en rencontre de fort beaux surtout dans Juvénal et dans Lucain, quoique d'une poésie inférieure à celle de leurs devanciers. Mais cela veut dire que les plus grandes et les plus réelles beautés des poëtes de la décadence sont des vers isolés, et ce qu'on appelle, en termes de critique, des traits.
X.VI1. Du trait, considéré comme le beau des époques de décadence.
Le trait, voilà donc le beau aux époques de décadence.
Il n'y a plus là ou presque plus de ces magnifiques développements virgiliens, dont toutes les parties sont animées d'une égale chaleur, où l'image vient naturellement, sans être cherchée ni préparée; où rien n'est sacrifié aux endroits saillants, où le langage ne fait jamais illusion sur la portée de la pensée.
Le trait, c'est cette beauté piquante, mais équivoque, qui éveille le lecteur dans un morceau languissant. Dans le trait, quelque chose vous plaît et vous pique; mais dites-moi si c'est l'idée ou si c'est le tour. Prenez ce trait et pesez-le analysez ce plaisir que je ne nie pas, mais dont je vous défie de me rendre compte par la sensibilité ou par la
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raison; comparez-y le plaisir que vous font les beautés poétiques de l'épopée primitive ou des grands siècles littéraires. Ici, c'est le sentiment d'une grande notion acquise, soit en morale, soit en philosophie, d'une vérité sentie et qui a passé dans notre intelligence, d'une lumière qui nous fait voir notre cœur. Là, qu'y a-t-il autre chose que le plaisir de surprise causé par un rapport singulier, par une heureuse combinaison de mots, une chute, une pointe? Dans le poëte des époques secondaires, le poëme est fait pour le morceau choisi; dans le poëte de la décadence, le morceau choisi est fait pour le trait. Aussi, que de préparations pour l'amener de combien de négligences on le paye En effet, comme si le poëte savait qu'il ne peut rien offrir de mieux que son trait final, il y sacrifie tout le reste; il vous fatigue de détails communs, de vers lourds, comme pour vous faire trouver plus de goût à son trait. Dans les poésies rimées, le trait est amené par des chevilles; c'est te même procédé, ou à peu près, partout où la poésie est en décadence.
Après tout, le trait, tel qu'il est, malgré l'admiration douteuse qu'il inspire, et le peu de résistance qu'il offre à la critique, le trait serait d'un effet agréable, surtout après des tirades de remplissage, s'il ne venait pas si souvent. Mais, dans le poète de la décadence, le trait vient à tout propos, au bout de chaque alinéa, de chaque tirade, comme le refrain d'une chanson. Plus le poëte a d'imagination et d'esprit, plus il le prodigue; et comme les traits sont comptés pour des beautés, cela fait
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dire quelquefois de certaines poésies qui en sont fortement relevées qu'elles ont le tort d'être trop belles. C'est un mot plus naïf qu'ironique, et que j'ai souvent entendu dire de certains poëtes contemporains très-féconds en traits de ce genre, et qu'on blâmait doucement de se faire trop souvent admirer. En effet, aux premiers traits qu'on rencontre dans un livre de poésie, on est tout admiration s'ils se multiplient, l'admiration se refroidit, on ne persiste que pour ne pas se démentir; s'ils sont tout le livre, on le met de côté, sauf à le trouver trop beau, comme tout à l'heure. La vérité est que des beautés dont on se lasse ne sont pas des beautés réelles; l'admiration qu'elles inspirent ne dure pas plus qu'une surprise, tandis que l'admiration pour les beautés vraies est une douce chaleur qui ne s'éteint qu'avec la vie. C'est un sentiment où il entre plus d'égoïsme qu'on ne pense nous n'admirons que ce qui nous profite, que ce qui ajoute à notre valeur intellectuelle; mais toute poésie qui ne se résout pas pour nous en acquisition réelle n'est admirée que par respect humain, ou bien quelquefois par mode.
XVIII. Le trait est l'espèce de beau le plus goûtée par les jeunes gens.
Le trait est un genre de beauté fort goûté de la jeunesse, alors que l'admiration n'est mêlée d'aucune pensée d'acquisition intellectuelle. Il y a certaines années vagues, entre l'adolescence et la pre-
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mière virilité, où l'esprit se repaît d'apparences, de couleurs, sans soupçonner rien au delà, et où son extrême mobilité, jointe à une curiosité excitée par toutes les restrictions et toutes les contraintes de l'éducation première, le portent à tout voir et l'empêchent de rien voir à fond. Ces années-là appartiennent au poëte des époques de décadence. On goûte d'autant plus ses beautés équivoques, qu'on ne songe pas à en tirer profit. On demande des impressions et point des connaissances; c'est ce qui explique comment de méchantes poésies semées de traits sont préférées à ces chefs-d'œuvre où l'inspiration n'est que la raison éloquente. L'esprit, à cet âge-là, glisse si vite et si légèrement sur les choses, qu'il faut, pour le fixer, agiter devant lui des lambeaux de pourpre étincelants; sur des poésies profondes et recueillies, il passera en courant, sans se douter de ce qu'elles cachent.
J'ai remarqué que, même pour les jeunes gens élevés dans l'étude de ces sortes de poésies, ce qui les y frappait le plus, c'est le très-petit nombre de traits soit d'harmonie imitative, soit de grandeur exagérée, qu'une défaillance de la muse, une erreur de goût y a glissés. Les vers d'apparat, les beautés d'école, car il se mêle de ces paillettes de fer aux littératures des âges d'or, les charmaient. Quand on leur présentait des poésies de décadence, les croyant assez protégés contre les séductions de ces poésies par un bon fonds d'études classiques, nonseulement ils y mordaient avidement, mais il semblait qu'ils missent dans ces admirations nouvellesl'ardeur d'esprits émancipés, qui secouent un goût
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de commande, et sont libres enfin de ne plus admirer sur parole.
Rien de plus simple et de plus naturel. Des beautés équivoques doivent convenir à un âge incertain; des hardiesses de style sont plus du goût d'un jeune homme qu'une vérité pratique qui est revêtue d'un style modéré. Les beautés de la poésie des grands siècles ne sont, le plus souvent, que de belles et populaires expressions de vérités universelles, de faits d'expérience; on ne peut les accepter que sur la foi du maître, tant qu'on n'est pas arrivé à l'âge où l'on compare ses connaissances avec ses expériences. On a dit comparaison n'est pas raison; il y a quelque chose d'aussi vrai, c'est que raison est toujours comparaison; donc, à qui n'a rien pu comparer, on ne peut pas faire goûter librement des beautés poétiques qui ne sont que l'expression de faits par lesquels il n'est pas encore passé..N'y at-il pas même quelque inconséquence à rendre juge de certaines notions sur le cœur un jeune homme qui n'a pas encore senti son cceur; à faire apprécier de hautes vérités pratiques à celui qui n'a pas encore quitté la tutelle à parler de la vie à qui n'a pas encore vécu?
Nous ne -revenons aux grands poëtes qu'après avoir été, chacun dans notre petite sphère, et dans la proportion de notre sensibilité, les héros de leurs poëmes; c'est-à-dire, après avoir aimé, haï, souffert, comme ces caractères généraux auxquels ils ont donné des noms d'hommes, et qui jouent dans leurs poëmes le drame de la vie humaine. Au sortir des écoles, nous sommes quelque temps séparés de
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ces maîtres, soit par d'autres directions, soit par des entraînements littéraires où nous jettent des génies équivoques. Mais après quelques années données à toutes les impressions, bonnes et mauvaises, quand nous apprenons enfin à nous régler, nous découvrons, à notre insu, entre ces prémières expériences de la vie et les souvenirs des poésies apprises aux écoles, mille rapports délicats qui nous surprennent, nous piquent, nous intéressent, et qui finissent par nous ramener à ces maîtres du beau parce qu'ils sont les maîtres du bien.
C'est alors que nos idées en littérature se forment et se fixent. Nous disons adieu aux poëtes des époques de décadence et à leurs lambeaux de pourpre, et nous gardons nos loisirs pour les poëtes primitifs, pour les poëtes des âges d'or, pour ces génies d'élite qui ont exprimé, dans un langage immortel, les vérités nécessaires à la conservation et à la grandeur de l'homme moral, en quelque lieu et en quelque temps qu'il vive, soit seul, soit dans la famille, soit dans l'État.
Si l'on me demandait à quoi peuvent servir les poésies de décadence, et leurs beautés douteuses, après que la critique en a tiré des notes pour l'histoire de l'art, je dirais A faire aimer les poésies des grands siècles. Pour les esprits qui ne sont pas faux, admirer quelque temps les beautés des écrivains de décadence donne du ressort à leur imagination, excite en eux l'esprit de comparaison, et y produit à la fin une réaction de bon sens et de naturel au profit des belles poésies délaissées au sortir des écoles. Quant aux esprits faux, se traîner
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toute la vie sur les poésies des grands siècles ne les redresserait pas.
XIX. Exemples de traits dans Lucain.
Je crois superflu de donner des exemples du trait. On peut ouvrir Lucain au hasard; il n'y a presque pas une page de P/M~a/e où l'on n'en rencontre. Tantôt ce sont des demi-vérités, des nuances à peine sensibles, des rapports tirés de trop loin, mais non faux pourtant, où il y a encore quelque idée sous les mots. Mais les exemples sont plus nombreux de passages où le style étouffe l'idée. Il n'y a pas d'analyse assez subtile pour séparer, dans l'impression que vous en recevrez, ce qui revient au style de ce qui revient à la pensée. On ne sait à quel ordre de produits de l'esprit peuvent appartenir certains vers de Lucain, bien que séduisants au premier aspect, soit par leur rhythme, soit même par leur orthographe; car il faut bien que ce soit par quelque chose qu'ils fassent illusion. Mais j'aime mieux citer quelques belles et profondes pensées auxquelles le trait n'a pas nui, à mon sens. Frapper fort n'est un défaut que quand on ne frappe pas juste.
César, entré dans Rome, assemble dans le temple d'Apollon « une troupe de sénateurs, M dit Lucain, quoiqu'il ait dit ailleurs' que le sénat tout entier avait suivi Pompée'. Cette ombre de sénat, convoi..f~tarM/e, livre II, vers 520.
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quée irrégulièrement, sans l'ordre des consuls, est prête à donner à César tout ce qu'il pourra lui prendre fantaisie de demander, le trône, si c'est le trône, ou l'or des temples, ou la tête de ceux qui ont suivi Pompée. « Heureusement César mit plus de '< pudeur à ordonner, que Rome n'en mit à obéir.)) » Melius, quod plura jubere
Erubuit quam Roma pati'
Pensée vraie et bien rendue ici, la forme s'ajuste admirablement au fond. Il n'est que trop vrai qu'à certaines époques, et pour certains hommes que la fortune a couronnés, les peuples ne s'interdisent que les bassesses dont ces hommes n'ont pas besoin. Il faut remarquer que Rome veut dire ici, comme le mot peuple dans la réflexion que je viens de faire, cette partie de la nation qui transige avec tous les pouvoirs, qui prête serment à tous les gouvernements de fait, et qui tient les clefs d'un État à la disposition de quiconque est assez hardi,pour en forcer les portes.
L'exemple suivant mérite les mêmes éloges. Pompée, vaincu à Pharsale, s'enfuit à toute bride dans la direction de la mer. Il rencontre des gens qui venaient à Pharsale rejoindre ses drapeaux; il est forcé de leur apprendre sa défaite. Lucain le plaint amèrement de cette humiliation f< La fortune a punit cruellement Pompée de sa longue faveur. 'f Elle charge son adversité de tout le poids de sa « grande renommée; elle l'accable de tout l'éclat de t. Livre )U,vers m.Voir, page 87,~ quel endroit du récit Lucain fait cette belle réflexion.
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« ses destinées premières. Ainsi, trop d'âge abat (f les grands cœurs, quand l'homme survit à sa « puissance. »
Sed pœnas tongi Fortuna favoris
Exigit a misero, quse tanto pondere famée
Res premit adversas, fatisque prioribus urget.
Sic longius sevum
Destruit ingentes animos, et vita superstes
ïmperio
Il y a un peu de recherche dans lapremière pensée; la seconde est aussi simple que profonde. Les hommes supérieurs, qui vivent trop longtemps, défont dans la seconde moitié de leur vie ce qu'ils ont fait dans la première. Dans leurs vains efforts pour se maintenir sur la scène du monde, après que le monde les a quittés, ils perdent leurs talents, et ils compromettent leur gloire. Les hommes d'État, devenus vieux, qui se trouvent tout à coup au milieu d'événements et d'intérêts jeunes, les suspectent parce qu'ils ne les comprennent pas, et ils croient que l'expérience prévoit en proportion de ce qu'elle a appris. Dans cette fausse idée, qui couvre le plus souvent une ambition tenace, ils engagent la lutte, et ils y risquent follement toute la popularité de leurs belles années. Ils sont grands et font de grandes choses tant qu'ils représentent l'intérêt général; mais le temps vient bientôt où ils y substituent l'intérêt de leur conservation. Ils croient être encore les hommes de tout le monde, et ils ne sont plus que les hommes d'un parti ou d'une maison. Alors ils font des fautes, et la fortune les abandonne, c'est-à-dire la fai. Pharsale, livre VIII, vers 21 et suivants. Voir le récit, page us.
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veur des hommes et des choses. La fortune était passée du côté de César, parce que Pompée ne représentait plus qu'une poignée de républicains entêtés des vieilles formes, et de sénateurs sans résolution, lesquels s'étaient déclarés pour lui parce qu'il était près, et contre César parce qu'il était loin.
On avait gravé, en 1789, sur les sabres de la garde nationale, cet autre vers de Lucain, Ignorantque datos, ne quisquam serviat, enses
avec cette variante
Ignorantne dates, ne quisquam serviat, enses ? 2
« Ignorent-ils que le glaive a été donné aux hom« mes pour qu'il n'y ait point d'esclaves ? Je voudrais aussi qu'on écrivît dans le code politique des nations libres, à la fois comme conseil aux hommes supérieurs, et comme précaution contre leurs fautes
Sic longius sevum
Destruit ingentes animos, et vita superstes
Imperio.
J'ai dit que les beautés les plus neuves de Lucain, dans l'ordre moral, se rapportent à des choses de politique et de philosophie stoïcienne. Parmi les beautés philosophiques, on pourrait citer la réponse que Lucain prête à Caton sur les oracles et plus d'un passage où le poëte donne ses propres opinions sur la religion naturelle, sur les présages. Quant aux beautés inspirées par la politique, Pharsale i. T'~artft!~ )i\rc IV, vers 579.
B. Livre IX, vers 564-569.
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n'en offre pas de supérieures aux éloges de Caton et de Pompée, le premier, que Lucain fait en son nom, le second, qu'il met dans la bouche de Caton. Voici l'éloge de Caton
Jusqu'à la bataille de Pharsale, Caton n'aimait pas Pompée, quoiqu'il eût suivi ses drapeaux; il s'y était rattaché, parce que les lois de la patrie et le sénat étaient du côté de Pompée. « Mais, depuis « le désastre de Pharsale, Caton était devenu tout « pompéien. Il embrassa la patrie privée de son « appui; il réchauffa les peuples que la frayeur avait « glacés, il fit reprendre l'épée aux lâches qui l'a« vaient jetée, et soutint la guerre civile sans désir « de régner, sans crainte d'avoir jamais à servir. « Caton ne fit rien dans cette guerre pour sa propre
« cause; et, depuis la mort de Pompée, tout le parti « pompéien fut uniquement le parti de la liberté. u
At post Thessalicas clades jam pectore toto Pompeianus erat. Patriam tutore carentem Excepit, populi trepidantia membra refovit, Ignavis manibus projectos reddidit enses; Nec regnum cupiens gessit civilia bella, Nec servire timens. Nil causa fecit in armis Ipse sua totae post Magni funera partes Libertatis erant'
L'éloge de Pompée, quoique tracé d'une main partiale, et malgré le tour antithétique, est un morceau admirable.
« Il nous est mort un citoyen, dit Caton, qui, 'f sans approcher de la modération et de l'équité de « nos pères, était cependant un exemple utile dans « un temps où la justice est méprisée. Il fut puis1. Pharsale, titre IX, vers 23 et suivants.
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« sant sans que la liberté pérît; il eut le peuple « à ses ordres, et sut rester simple citoyen. Il gou« verna le sénat, mais un sénat qui régnait. « Il ne s'attribua jamais aucun des droits de la '< guerre ce qu'il voulait qu'on lui donnât, il vou-
« lait qu'on pût le lui refuser. 11 fut trop riche, « mais il mit plus d'argent dans les coffres de l'État « qu'il n'en garda pour lui. Il prit les armes, mais c( il sut les quitter. Il préféra l'épée à la toge, mais « l'épée ne l'empêcha pas d'aimer la paix. Chef des « armées, il mit autant d'empressement à déposer « le pouvoir qu'à le prendre. Sa maison fut chaste, « modeste, et la fortune n'en gâta pas les moeurs.
a. 1' _a -1- 1_-
« Son nom fut grand et révéré chez les nations, « parce que ce nom servit puissamment l'influence « de Rome. »
Civis abit (inquit) multo majoribus impar
Nosse modumjuris, sed in hoc tamen utilis aevo Cui non ulla fuit justi reverentia; salva
Libertute potens et solus plebe parata
Privatus servire sibi, rectorque senatus,
Sed regnantis, erat nit belli jnra poposcit Quaeque dari voluit, voluit sibi posse negari. Immodicas possedit opes sed ptura retentis Intulit invasit ferrum, sed ponere norat.
Praetutit arma togse sed pacem armatus amavit. Juvit sumpta ducem, juvit dimissa potestas. Casta domus: luxuque carens, corruptaque nunquam Fortuna domini clarum et venerabile nomen Gentibus, et multum nostrae quod proderat urbi'.
i. Pharsale, livre IX, vers t90 et suivants. C'est une sorte d'éloge funèbre que Caton prononce devant le peuple d'Afrique.
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XX. Du trait dans les poëtes contemporains de Lucain.
Tout ce que j'ai dit du trait, comme la principale beauté du style de Lucain, s'applique parfaitement à tous ses contemporains, avec des restrictions qu'il est à peine nécessaire d'indiquer. Les traits sont moins nombreux dans Silius Italicus, parce que, outre ses habitudes d'imitation classique, il est dépourvu de l'espèce d'invention qui fournit le trait. Stace, avec son imagination un peu vaine, et son esprit de mots infini, est, au contraire, tout plein de traits; mais ils n'ont point l'éclat de ceux de Lucain, et portent sur des rapports encore plus vagues, sur des nuances de vérités encore moins saisissables. L'idée n'est là que l'occasion de petits effets de style d'une adresse et d'une inutilité singulières. J'excepte de ce jugement plus d'une charmante comparaison dans le goût d'Homère. Martial, est tout trait, car l'épigramme, c'est le trait; mais là, ce genre de beauté est à sa place, ce qui ne veut t pas dire que tous les traits de Martial soient des beautés. Le trait paraît être originaire dans les tragédies de Sénèque; Sénèque en est le père; c'est lui qui pensa le premier à raccourcir le beau en poésie aux proportions d'un jeu de mots. Quant à Juvénal, on. peut regretter qu'il ait enfermé trop souvent sa puissante faculté poétique dans ces petites formes de convention; mais comme en beaucoup d'endroits de ses satires chaque vers est un trait vigoureux, le grand effet .du procédé en fait
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oublier l'apprêt. Cela devient de l'éloquence un peu renforcée, mais qui étonne par son étrange puissance. On admire malgré soi un poëte qui, au lieu de se réserver pour le vers à effet/se l'impose pour chaque chose qu'il dit, et, qu'on me passe cette comparaison, fait son ordinaire des mets que d'autres gardent pour les jours de fête.
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CONCLUSION.
I. Différences entre la poésie de notre époque et celle de Lucain quant à la nature des sujets.
II. Différences entre les circonstances politiques et sociales propres aux deux époques.
Ht. Ressemblances entre les deux époques.
JV. Du danger que font courir aux langues les poésies <t)(~tduelles.
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CONCLUSION.
D)FFÉRE?<CES ET RESSEMBLANCES ENTRE LA POÉSIE DE NOTRE EPOQUE ET CELLE DE L'ÉPOQUE DE LUCAIN.
Il est difficile que je me dérobe à un rapprochement entre la poésie de l'époque de Lucain et celle de notre temps. Ce rapprochement est la seule moralité qui se puisse tirer de mon livre, et je ne dois pas dissimuler d'ailleurs que l'étude des poëtes de notre temps m'a fort servi à expliquer l'époque de Lucain. J'essayerai donc cette comparaison, mais avec scrupule; car, comment ne pas toucher aux personnes, et par le point le plus sensible, quand on caractérise les ouvrages?
I. Différences dans la nature des sujets.
Je noterai les différences et les ressemblances. La comparaison n'.est sérieuse qu'à cette condition. Les différences sont de deux sortes; les unes tiennent à la nature des sujets; les autres, aux circonstances politiques et sociales propres aux deux époques.
Les sujets, y en avait-il à l'époque de Lucain? Sont-ils le fond ou seulement le cadre des ouvrages
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en vers? L'invention des sujets estplus bornée qu'on ne pense. Les événements héroïques, les caractères, les passions, l'homme sous ses traits généraux, voilà le champ du poëte ancien; or, au temps de Lucain, ce champ a été épuisé. L'humanité, telle que la conçoit le paganisme, a eu ses glorieux interprètes, la poésie de l'individu, tel que le christianisme l'a fait, est encore à naître. Placez une école de poëtes très-habiles entre ces deux sources d'inspiration, dontl'une esttarie, etdont l'autren'est pas encore ouverte; n'ayant rien à inventer dans les choses, et ne voulant pas imiter, c'estlalangue qui portera la peine de leur impuissance. Plus ces poëtes auront de talent, plus le mal qu'il feront à la langue sera grand; car quiconque ne veut pas des idées des autres et n'en a pas à lui, ne sait que bouleverser une langue, pour se donner, par cette démolition, l'illusion de croire qu'il crée. C'était là l'illusion de l'époque de Lucain. Elle pensait créer, parce qu'elle faisait autour d'elle un chaos, et elle se promettait bravement l'immortalité à peu près dans les mêmes termes qu'Horace et Virgile. Notre époque n'est pas aussi au dépourvu, en fait de sujets, que celle de Lucain. S'il n'y a guère plus à ajouter, dans l'une que dans l'autre, à la poésie de l'humanité, il faut dire que l'époque ellemême, et la condition qui y est faite à l'individu, ont leur poésie. Le malaise de la société, le manque de discipline religieuse, la maladie du doute,. les ardeurs politiques, une immense liberté de désirer, d'ambitionner, de sentir, d'envier, et presque nulle proportion entre ce qu'on peut et ce
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qu'on veut; un raffinement d'intelligence qui augmente les besoins; le mal des meilleures choses, de la liberté, de l'égalité, de la paix, bienshumains, donc biens imparfaits; tous ces divers aspects de notre société ont donné matière à d'ingénieuses et poétiques analyses des souffrances des âmes. Notre époque n'est pas, comme celle de Lucain, pressée entre le mépris de l'imitation et l'impuissance d'innover. C'est peut-être sur une pointe d'aiguille que tourne notre poésie mais cette pointe d'aiguille manquait à l'époque de Lucain. Eux aussi étaient de bien ingénieux.artisans de langage; mais ils n'avaient pas une idée de quelque valeur à laquelle cet art pût être employé.
A ne considérer les poëtes des deux époques que comme peintres de deux sociétés désabusées de poésie, et occupées de tout autre chose, les nôtres auraient encore un notable avantage sur l'époque romaine. Quel genre de notions Lucain et ses contemporains nous donnent-ils sur lasociétéoù ils vivent? Qui d'entre eux voit au delà de son aspect extérieur? Qui est-ce qui s'inquiète sur l'avenir de cette grande machine sourdement minée par une révolution religieuse? Je vois bien, dans Juvénal, d'amères critiques de la société romaine.; mais c'est de l'ironie déclamatoire, ou du dégoût sans profondeur. Rien ne me dit que Juvénal en ait profondément souffert, et je reconnais seulement qu'un tel poëte eût été bien embarrassé pour écrire, si la société, au lieu d'être si désordonnée, eût été réglée et austère comme aux temps des Camille. Il y a aussi de la tristesse dans Stace; mais cette tris-
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tesse n'a rien d'intime; je ne sais pas si sa douleur n'est pas un thème. Ces lauréats n'ont que des sentiments pour le papier; il faut bien prendre garde de les plaindre quand ils pleurent, car on s'exposerait à les fâcher, comme ce fou d'Horace qui s'est jeté dans un puits, et qui en voudrait beaucoup à qui lui tendrait une corde. Martial, le poëte des cancans, nous parle des bains, du champ de Mars, des lions de César, des nouveaux édiuces, des vices qu'il tourne enjeux de mots. Pour lui, il se plaint sans cesse de sa toge râpée, de son toit qui fait eau; mais il serait assez content de son siècle, s'il avait une meilleure part des biens qu'on y estime. Aucun enseignement précis ne nous est venu de ces poëtes; c'est à peine si de loin à loin, dans quelque hémistiche isolé, presque toujours obscur, on entrevoit quelque coin du monde où ils vivent; on croit l'entrevoir du moins, et, avec ces indications douteuses, on essaye de reconstruire quelques parties de ce monde, comme j'ai fait, au risque de se tromper grossièrement.
Les poëtes de l'époque de Lucain ne nous aident guère à juger cette époque; mais je crois qu'il sera impossible de faire une histoire fidèle de notre temps sans avoir lu et médité ses poëtes. II y a, dans quelques-uns, des traits d'observation profonde, rendus dans un beau langage; .il y a, dans d'autres, des confessions intimes sur leur étatmoral, qui sontenmême temps des révélations exactes sur celui de beaucoup de leurs contemporains. On n'y aperçoit pas, il est vrai, quelle est la pensée de ce siècle-ci et du grand peuple qui' lui imprime une action souveraine,
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quoique obscure en ce moment; mais toutes les pensées sérieuses qu'inspire à chacun de nous ce qui se, passe dans notre pays, tous ces scepticismes divers d'où sortira tôt ou tard, s'il plaît àDieu, une nouvelle foi politique et sociale, ont trouvé d'admirables interprètes, et enrichi la poësie nationale de pages qui ne périront pas.
Il. Différences entre les circonstances politiques et sociales propres aux deux époques.
L'oeuvre de l'unité romaine a été accomplie par César, et affermie par Auguste. Dans le même temps l'oeuvre littéraire de Rome a été consommée. Ce sont deux faits qui sont nés et se sont développés simultanément, comme cela s'était vu en Grèce, comme cela se verra en France dix-sept siècles plus tard. 11 y a là une loi de la Providence, qui fait vivre de la même vie les nationalités et les langues. Mais Rome a payé son unité de sa liberté. Sous la république on avait vu déjà la corruption des mœurs; l'empire y ajoute la corruption des esprits. La civilisation est tout matérielle; tout s'y fait en vue du corps. C'est la fumée des festins, la promiscuité des bains publics, le parfum des vins de Grèce, la banalité des femmes, qui ont attiré les Barbares. Depuis l'accomplissement de l'unité romaine jusqu'à la dispersion de l'empire, tout se précipite, tout se rue vers la' fin marquée, au bruit des hourras des Barbares et des orgies impériales. La chute est lente pourtant, à cause de l'immensité du corps qui
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tombe. Un monde met plus de temps à s'abîmer qu'un peuple. Sa masse retarde sa chute. Je ne parle pas de ce que l'homme est devenu dans cette lente dissolution; il a continué à se reproduire, à végéter sur cette terre labourée par des invasions; ni romain, ni barbare, sans dignité, sans avenir, s'attachant à ce qui restait de murailles, par une sorte d'instinct animal, ou bien faisant le vœu de mourir, entre deux invasions, des suites d'un joyeux repas; –à moins qu'il ne fût de la foi nouvelle, et qu'il ne se mît du parti des démolisseurs, pour faire plus vite place nette à cette religion qui rouvrait l'avenir à l'espèce humaine.
En France, l'œuvre de l'unité et l'œuvre littéraire se consomment simultanément sous Louis XIV. Le sol s'est accru de ses dépendances naturelles. Je sais bien qu'il reste encore à acquérir quelques lambeaux de territoire; mais la plus triste politique du monde suffira pour les réunir à la France. D'ailleurs l'unité d'une nation ne consiste pas seulement à compléter son territoire, mais à savoir ce qui lui manque, et à pouvoir le prendre. Or, la France en était là sous Louis XIV; l'unité française date de son règne. Mais l'analogie entre Rome et la France ne va pas plus loin. La révolution française est une renaissance inouïe dans l'histoire des hommes. Rome avait appelé les Barbares pour guérir ses plaies; la France, malade aussi de bien des corruptions, n'a appelé personne pour se traiter; elle a mis, de ses propres mains, le fer et le feu dans ses plaies; et c'est peut-être par cette raison-là qu'une cure qui a achevé de ruiner Rome, a réparé la
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France. L'homme est sorti de cetterévolution agrandi et épuré. Nous valons, grâce à eux, mieux que nos pères; nous avons toutes les libertés intellectuelles et religieuses; nous pouvons tout ce que nous valons nous sommes tout ce que nous devons être. Les temps modernes étaient réservés apparemment pour cette grande nouveauté d'un peuple se régénérant par ce qui épuise les nations, rajeunissant par ce qui les tue. Ni la Grèce, ni Rome n'avaient eu cette abondance de vie; elles avaient suivi la loi de progrès, de décadence et de mort exprimée par leurs philosophes la France seule a donné l'exemple d'une résurrection. Un moment abîmée sous les débris qu'elle avait faits, elle a relevé sa tête sur une terre renouvelée. La loi des décadences des empires a eu tort pour la première fois pourquoi la loi des décadences littéraires n'aurait-elle pas tort à son tour? Je dirai, à ce sujet, mes pressentiments.
III. Ressemblances.
Mais il faut d'abord noter les ressemblances des deux époques.
J'y remarque le même goût pour l'érudition, et presque la même espèce d'érudition. L'époque de Lucain aimait les fables religieuses, les traditions du paganisme mourant; notre époque recherche les superstitions du moyen âge, les légendes du vieux catholicisme. Ici et là, on fait de la géographie et de l'archéologie; ici et là, on simule une foi naïve,
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j'allais dire enfantine; il n'y a pas de meilleurs païens que les poëtes de l'époque de Lucain; il n'y a pas de plus tendres chrétiens que les poëtes de notre époque.
Mais j'aime mieux l'érudition religieuse de nos poëtes que celle des poëtes latins. Celle-ci ne semble chercher que des oripeaux de mythologie, pour en orner de vaines compositions; celle-là veut retrouver, sous les croyances, les sentiments et les pensées. Le paganisme des poëtes latins est un lieu commun; le catholicisme de nos poëtes est un état de l'âme. Il peut y avoir du caprice dans notre goût pour le gothique; mais il y a surtout de la tristesse chrétienne.
Autre ressemblance, profusion des descriptions. Après l'érudition, la description est la marque la plus certaine de décadence. Là où je vois la description abonder, je soupçonne que le fond de l'ouvrage est léger, et qu'il a fallu enrichir le sujet de la plus facile espèce d'accessoires; là où je vois tout ensemble l'érudition et la description, je me demande ce qui reste à l'invention.
Et dans ces descriptions, même intempérance de détails, même recherche des nuances, même esprit de mots, mêmes subtilités, mêmes exagérations, et parmi les exagérations même préférence pour le laid.
Tout cela, bien entendu, avec les diversités des sujets et des talents, et la supériorité morale de notre époque sur celle de Lucain.
Mais c'est surtout par les procédés de style que les deux époques se ressemblent.
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Ici et là, à chaque instant, des mots vagues et généraux, que les lois du mètre déterminent, et non le besoin de la pensée.
Ici et là, de laborieux efforts de style pour dissimuler des idées très-communes; et à côté, des négligences choquantes; nul souci de la propriété des mots, avec la prétention de n'employer que le mot propre.
Des deux parts, même abondance d'images; même profusion de métaphores boiteuses; même monotonie; même abus des synonymes, et surtout même manière d'aiguiser le trait, de le réserver pour la fin, de le préparer à l'avance, en y sacrifiant tout ce qui précède.
Voilà bien des analogies qui prouveraient que la même décadence est commune aux deux époques. Mais n'y a-t-il pas, dans les différences que j'ai marquées, quelque raison de croire que notre décadence n'est pas sans retour?
IV .Du danger que font courir aux langues les poésies individuelles.
C'est une chose très-précieuse, assurément, que la poésie individuelle, et ce peut être une chose intéressante que de savoir exactement tout ce qui passe par la tête d'un poëte; mais je crois que rien n'est plus propre à détruire une langue que l'abus de cette espèce de poésie. S'il est passé dans l'opinion du public que la poésie n'est pas du domaine de tout le monde, mais que chaque poëte peut en avoir une
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à soi, et si les hommes de talent qui s'occupent de vers se prévalent de. cette concession, c'en est fait de la langue poétique. La raison en est, simple. Le poëte à qui l'on donne le droit de ne faire de la poésie que pour lui, ou pour ses amis, a le droit d'imaginer une langue particulière pour des idées qui ne sont qu'à lui. Plus il est maître de dire tout ce qu'il veut, plus il doit l'être de le dire en tels termes qu'il lui plaît. La conséquence de cela,, c'est que plus il y aura de poëtes particuliers, plus il y aura de langues particulières; et c'est ce que nous voyons autour de nous. Tous les poëtes de ce tempsci ont chacun leur langue; quoique, à y regarder de près, ce soit plus d'intention que d'effet, et que toutes ces langues individuelles semblent des expressions très-peu diverses du même lieu commun.
Quand le poëte est l'organe de tout le monde, il fait un choix dans ses pensées, il en ôte tout ce qui est de pure fantaisie, tout ce qui ne peut être d'aucun prix pour le siècle qui l'entend, tout ce qui est sans corps et ne se peut évaluer ni en morale ni en philosophie; puis il emprunte à la langue du peuple des formes claires et générales pour exprimer sa pensée ainsi épurée. Mais quand il est reçu qu'un poëte ne doit être clair que pour lui; qu'il a raison de dire tout ce qu'il sent, et de sentir tout ce qu'il veut; qu'on ne peut pas plus lui contester ses idées que la façon dont il les exprime; que tout ce qui est vrai est bon à dire, et que tout ce qui est dans l'imagination est vrai alors le poëte ne fait plus de choix parmi ses pensées;. H les reçoit pèle-
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mêle, d'où qu'elles lui viennent, et il leur fait une langue tout exprès. Si le peuple n'entend ni ses idées ni sa langue, il s'en dédommage dans un petit cercle en se laissant dire que la poésie est la propriété du poëte, et que ce n'est pas au poëte à venir au peuple, mais au peuple à venir au poëte; toutes raisons d'autant plus goûtées, qu'elles dispensent du travail. Aussi les poésies individuelles augmentent-elles singulièrement le nombre des poëtes; les ouvriers abondent là où le travail peut se faire sans peine c'est la multiplication des cinq pains. Mais que devient la langue nationale au milieu de toutes ces langues individuelles? Hélas! ce qu'elle peut.
Non, il n'y a plus de poésie populaire là où il y en a tant d'originales. Le poëte qui dédaigne la foule, qui transforme son cabinet en sanctuaire, qui ne se communique qu'à des initiés, est un homme qui se leurre lui-même, jusqu'à ce que le peu de profit du métier, et l'ennui d'avoir toujours les mêmes admirateurs, le fassent rentrer dans la raison et dans la langue universelle. Il y en a plus d'un exemple.
Imaginez la plus belle organisation de poëte, douée de la fécondité, de la raison, de la sensibilité, de l'harmonie, une nature populaire et rayonnante, apparaissant tout à coup au milieu de ce bruit confus de poésies qui crient à la foule sur tous les tons L~in d'ici le profane vulgaire! On lui dépêche la troupe de mages disponibles qui a déjà tant salué d'avènements de poëtes, et on lui tient ce discours «N'allez pas, ô grand poëte, abaisser
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« votre muse jusqu'à vous faire comprendre de tout « ie monde. Le siècle où vous vivez n'entend rien à « !a langue de la poésie, et ne fait jamais à nos vers « l'injure de les acheter. La poésie doit se tenir, f< comme l'aigle, entre le ciel et la terre. Le temps « n'est plus où la poésie n'était que la pensée uni(f verselle d'une nation répétée par un écho intelli« gent et harmonieux; le poëte ne doit être que son « propre écho. N'allez pas croire, ô jeune aiglon, « qu'il faille faire un honteux triage de vos pensées « tout ce qui vient du poëte vient de Dieu; l'Allemagne ne l'a-t-elle pas dit le poëte est.au-des« sus de Dieu. Le poëte est l'image fidèle du monde « tout est beau dans le monde, même le laid; ainsi, « dans le poëte. Vous n'êtes pas un simple mortel, « ouvrier de l'humanité, travaillant à l'œuvre com« mune, avec des outils meilleurs et non autres que « ceux de tout le monde; vous êtes un ange enve« loppé de mystères, vous êtes un aigle se jouant « au-dessus des abîmes; car vous devez nous parler « souvent des abîmes, ô grand poëte. N'allez pas <f croire qu'au moment de l'inspiration vous de(c viez être simplement calme et riant, comme un '< heureux génie qui a trouvé d'abondance les pa« roles dont ses pensées avaient besoin; il faut être « échevelé et haletant, comme la pythonisse qui « vient d'être visitée par le dieu, comme la sorcière « qui accomplit son évocation nocturne sur quelque « bruyère écartée. Couvrez-vous de nuages, ô poëte, « épaississez le voile qui cache vos mystérieuses « veilles; dérobez votre face au peuple, et ne vous cc montrez qu'à vos élus. »
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Si l'on tenait à quelque poëte de haute espérance ce langage, qui n'est, après tout, que la traduction des compliments de début adressés tous les jours par des critiques précurseurs, non pas à des hommes de talent, mais aux plus chétives vocations de l'année, on pourrait, sinon le faire avorter, du moins le tant infatuer de lui-même, qu'il en viendrait à perdre la langue par vanité, pour ne pas paraître s'estimer moins qu'elle en la respectant.
Mais n'y eût-il pas de tels précurseurs pour saluer chaque nouveau venu, et pour gâter les plus grands talents, notre société a si peu besoin de poésie, qu'à défaut d'une grande idée commune au siècle et au poëte, le poëte en sera réduit à se prendre pour sujet de ses vers, et à faire de la poésie personnelle, au grand péril de la langue'. A la vérité, le premier fatigué de cette orgueilleuse et stérile contemplation de soi-même, ce sera le poëte. Aussi laissera-t-il les vers pour quelque autre emploi de l'esprit qui le mette plus en communication avec tout le monde. Les poëtes s'en vont. Ceux qui ont le génie souple, abandonnent la muse à temps, et font des contes, puisque le siècle s'en amuse; ou des discours politiques, puisque la gloire est de ce côtélà. Le temps de la poésie est fini en France car, comme la poésie n'est que l'écho d'une pensée universelle, là où il n'y a de pensée universelle que dans les choses de la politique, dont la langue est la prose, la poésie est bien près de périr. Il n'y a pas d'exemple d'une langue qui ait eu deux beaux âges de poésie. La France a atteint, aux xvn*' et x\m" siècles, la plus haute civilisation littéraire
n. 2t
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des temps modernes; elle veut réaliser, au xix", la plus haute civilisation sociale et politique. Faites attention que, dans tout ce qui ne se rapporte pas à cette nouvelle destinée, sa belle langue est marquée de tous les symptômes de décadence; mais elle ne s'en émeut pas, car elle sait que sa gloire, dans les lettres, est sans égale. Au contraire, dans tout ce qui regarde la politique et la société, cette langue reste pure, sévère, populaire c'est que les idées nouvelles sont de ce côté-là; les langues ne périssent que quand elles n'ont plus rien d'utile à dire.
Cependant, et malgré tant de signes de décadence, comme la nation française n'en est pas à sa fin, il reste à la poésie, et à ceux qui ne peuvent pas se résigner à la croire morte, l'inconnu, l'avenir. L'avenir nous réserve peut-être un nouvel âge d'or de poésie, qui sait? On n'est pas si fou d'espérer une telle chose d'une nation si merveilleusement douée que la nôtre. Mais, à cette heure, toute poésie est sur la proue des bateaux à vapeur, ou sur les rails des chemins de fer, ou sur l'affût des canons. Le siècle se précipite vers une nouvelle civilisation, sortie du triple effort de ces trois moyens de propagande et le poëte qui s'amuse à lui chanter des vers, pendant qu'il passe, me fait l'effet d'un pèlerin égaré en terre profane, qui raconte ses infortunes dans une langue inconnue à des voyageurs pressés d'arriver, et qui n'ont ni le cœur ni les oreilles à ses récits.
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QUATRE GRANDS HISTORIENS LATINS
JUGEMENTS
SUR LES
t
CËSAR
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I. Considérations générâtes sur la nécessite de connaître le latin pour savoir le français.
Il. De l'intérèt qu'offre l'étude de la littérature latine. Plan d'un cours d'éloquence latine.
Ht. César. Son caractère. Ses .~e'Mo/res.
IV. Sujet des Mémoires de César.Ititorêt de ce sujet pour un lecteur français.,
V Des qualités littéraires des ~e'mo:res de César.
CÉSAR.
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CËSAR.
1 Considérations générâtes sur la nécessité de connaître le latin pour savoir le français.
En montant dans la chaire d'éloquence latine, au sortir d'un enseignement qui avait pour matière l'histoire de la littérature française', je ne change pas de sujet. Je vais reconnaître les premiers modèles de l'esprit français, et visiter la plus abondante des sources de notre langue.
Étudier le latin c'est en effet reculer'l'étude du français jusqu'à ses éléments primitifs, jusqu'à l'origine d'où notre langue a tiré les grands caractères qui l'ont faite héritière de l'universalité des langues grecque et latine.
Je ne fais pas ici une spéculation arbitraire, je ne parle pas de mon chef; j'exprime un fait dont tous les esprits cultivés en Europe sont d'accord, et que les plus éminents attesteraient tous en langue française, s'ils y étaient conviés. Et ce fait est une réponse invincible à ceux qui veulent retrancher le latin de l'éducation publique, ou, ce qui revient au même, ne lui faire que la part d'une connaissance accessoire.
Regardez ce qu'ils proposent de vous dérober la connaissance de votre propre langue!
t. A l'École normate, oh j'ai professé dix uns.
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Un de mes collègues et amis, dont vous avez applaudi souvent le savoir ingénieux et sûr, M. Ampère, a dit devant vous
« Les mots latins sont la langue française ellemême; ils la constituent. Il ne peut donc être question de rechercher quels sont les éléments latins du français. Ce que j'aurai à faire, ce sera d'indiquer ceux qui ne le sont pas. »
Et encore
K La grammaire française est entièrement latine. Le fond du vocabulaire l'est également. L'immense majorité des mots français a une origine purement latine. »
Ainsi, voilà ce qu'on veut que vous ignoriez. C'est plus de la moitié de votre langue; à moins qu'on ne prétende savoir une langue quand on ne la sent pas. Or, on ne sent une langue qu'autant qu'on en perçoit la force étymologique. Cela est d'une vérité saisissante, pour un très-grand nombre de mots dont l'origine est une image qui peint la pensée, et non simplement un signe arbitraire qui ne fait que l'indiquer.
Fermer les livres latins, ce serait fermer la plupart des livres français aux plus beaux endroits. En effet, les plus délicates beautés d'expression de nos grands écrivains sont le plus souvent latines. Quelques-uns d'entre eux ont le tour d'esprit entièrement latin; par exemple Montaigne, qui, à l'âge de sept ou huit ans, « se déroboit, dit-il, de tout autre plaisir pour lire les Me~mot-pAo~ex d'Ovide, d'autant que le latin lui estoit langue maternelle. » Et il ajoute (tout le passage est bon à citer) « Car
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des Lancelot du Lac, des ÂHMc~, des Huons de Bo?'deaux, et tels fatras de livres a quoy l'enfance s'amuse, je n'en cognoissoys pas seulement le nom, ny ne foys encores le corps, tant exacte estoit ma discipline. Ses précepteurs, parmi lesquels étaient Buchanan et Muret, deux savants supérieurs, « craignoient, dit-il, de l'accoster, tant il avoit le latin prest et à main'. »
Je sais qu'on peut ne pas lire Montaigne; mais, si on le lit, on n'en peut tirer plaisir et profit qu'à la condition de savoir la langue dans laquelle il a pensé d'abord, et qui a été sa langue maternelle. Au xvn" siècle, tous les écrivains sont marqués de l'empreinte latine les meilleurs ne sont-ils pas les plus latins? Descartes compose d'abord en latin, puis se traduit lui-même ou se fait traduire en français. Pascal, Bossuet, ont transporté dans le français les plus grandes hardiesses du latin. Nicole, traduisant les Provinciales en latin, trouvait des analogies pour chaque phrase. Quelques volumes de Bossuet sont tout entiers en latin, et tout ce qu'il a mis de philosophie morale dans cette théologie semble extrait de Cicéron ou de Sénèque. Plus tard, Rollin s'excusera naïvement d'écrire ses histoires en français, n'étant pas sûr que le latin ne nous soit pas, comme dit Montaigne, plus maternel que le français. N'allons pas jusqu'à cette superstition mais ne fermons pas les yeux à cette coexistence et à cette pratique simultanée des deux langues chez tous les écrivains d'élite aux xv~ et xvn" siècles, et, sauf exceptions, au xvui". i. Livre), chapitre xxv.
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J'attribue à des études latines ou trop faibles, ou abandonnées irrévocablement au sortir des écoles, l'indifférence fort innocente, mais fort dommageable, qui fait négliger ces grands écrivains. Ce n'est pas la matière qui s'est refroidie. Cette matière n'est-elle pas d'un intérêt éternel? Il s'agit de l'homme, de ses passions, de ses misères, de l'obscurité de sa destinée. Nous ne cesserons de nous y intéresser qu'en cessant de nous intéresser à nous-mêmes. Nos infidélités envers nos grands maîtres viendraient plutôt de l'idée que d'autres en ont su davantage sur ce sujet, ou qu'ils y ont découvert du nouveau. Mais la principale cause est que, ne sentant pas, faute de savoir, toute la force de leur langue, nous n'arrivons pas à saisir toute leur pensée. Une partie nous en échappe. Or, cette partie en est souvent le point vif. Nous glissons donc sur telle beauté délicate et cachée qui saisira et charmera un lecteur instruit dans la langue; telle note que nous n'avons pas entendue va le remuer au plus profond de son âme.
N'est-ce pas aussi faute de posséder ou d'entretenir cette connaissance des origines et des traditions de notre langue, que nous-mêmes nous parlons ou écrivons avec si peu de propriété et de précision?
Quand cette connaissance manque, l'on parle ou l'on écrit d'après l'usage. Mais s'il est vrai que l'usage soit le régulateur des langues, encore fautil, comme l'a fait Vaugelas, distinguer le bon usage du mauvais. Or, aux époques où l'usage est mauvais, et qui peut nier qu'il n'y ait de ces époques?
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tout ce qu'on reçoit de l'usage, qui alors n'est que la mode, est mauvais ou au moins défectueux. Ainsi, de notre temps, nous aimons beaucoup les mots qui font image, et il s'est établi à cet égard un usage funeste à la langue. On craint d'en trop peu dire soit qu'on parle ou qu'on écrive, on vise au mot qu'on juge le plus expressif, et qui nous donnera la réputation fort recherchée d'avoir beaucoup d'imagination et une âme passionnée. De là ces mots qui prétendent faire voir avec les yeux du corps, que dis-je? fairetoucher du doigt les pensées, et qui sont ou sans proportion avec le sujet, ou en contradiction avec le caractère et le tempérament de ceux qui s'en servent. D'où vient ce vice, sinon de ~ignorance où l'on est de l'étymologie de ces mots ? On sait seulement qu'ils plaisent, et cela suffit. Mais combien de temps plairont-ils? Le temps que durera telle mode d'habit. On pourra parler successivement dans sa vie cinq ou six langues à la mode; on n'aura jamais eu de langue à soi.
Faut-il donc être savant pour parler ou pour écrire avec justesse? Sans doute.
Et à quelle époque en a-.t-il été autrement? Croyez-vous que cette simplicité et cette pureté irréprochable de nos bons écrivains ne~eur ait coûté aucune étude, et qu'une langue si parfaite ait coulé de leur plume sans effort? Non, tous ces hommes ont été savants en leur langue; ils étaient rompus à la comparaison du français et du latin, et, comme le musicien consommé, ils savaient toutes les valeurs des notes avant de faire chanter l'instrument. A la vérité, il ne s'agit pas pour nous d'être
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de grands écrivains; mais nous pouvons et devons désirer d'être des personnes capables de se rendre compte de leurs pensées. Or, c'est à la condition de posséder, dans une mesure appropriée, le savoir de ces grands maîtres de la langue. Quand on parle et qu'on écrit, non d'après l'usage auquel nous attire l'esprit d'imitation, mais d'après la connaissance qu'on a du sens des mots, on parle avec justesse, et, quand il le faut, on écrit bien.
Une étude élémentaire, je ne dis pas philologique, du latin, nous apprend donc d'une part à mieux sentir les beautés de notre langue, d'autre part à ne point parler ni écrire au hasard. Ce sont ces deux avantages que veulent nous enlever les ennemis des études latines. e
Ils obtiendraient plus qu'ils ne veulent; ils nous amèneraient à ignorer le génie même de notre pays. Cette gravité, ce sens pratique, cet air de grandeur qu'on admire dans les productions du génie français, ce sont des qualités romaines. Il y a un mot qui sonne à l'égal du fameux civis Romanus sum, c'est le mot je suis Français. C'est une pensée romaine de vouloir que la société française serve de type à toutes les autres; c'est une ambition romaine de désirer que Paris, comme Rome, soit la capitale de l'univers.
Je sais qu'il y a des esprits qui voient dans cette ressemblance une marque d'imitation et une livrée de servitude, comme si l'on imitait la raison, le sens pratique, comme si la grandeur se copiait. Qui donc a empêché les autres nations de prendre ces caractères? Rome, en mourant, n'avait point
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désigné d'héritier. Chaque peuple a pu l'être; mais celui-là seul a hérité de Rome qui s'est trouvé de taille à reprendre ses idées, son esprit d'universalité, et cette ardeur de civiliser qui n'est que le désir de faire prévaloir partout le juste sur l'injuste, le droit sur la force, l'esprit sur la matière. Ces jaloux de l'originalité d'une nation, qui aimeraient mieux la voir dans l'étroite dépendance du sol qu'elle habite, que s'en rendant libre par la pensée, qui auraient préféré l'esprit gaulois à l'esprit français, ne_s'aperçoivent pas qu'ils sont plus imitateurs que les partisans des études latines, car ils imitent un goût à la mode, et qui passera comme il est venu; et nous, amis du latin, nous nous rangeons à notre tour, après nos aïeux et nos pères, et par la libre adhésion de notre jugement, à une tradition antique, à la plus vivace de nos coutumes nationales, et nous ne voulons pas retrancher l'une des deux mamelles nourricières qui ont allaité tout ce qui, depuis trois cents ans, a été grand et fort dans notre pays.
Les Romains, qui cependant n'avaient pas une médiocre idée d'eux-mêmes, étaient moins jaloux de leur originalité nationale que ces personnes ne le sont de la nôtre. Dans l'éducation de leurs enfants, l'étude de la langue grecque précédait celle de la langue maternelle. C'est dans le même esprit qu'ils formèrent successivement leur constitution militaire d'un choix de règles et d'usages empruntés aux peuples qu'ils avaient vaincus. Vous semblet-il donc que la légion romaine ait manqué d'originalité ? A la vérité, dans les rapports de Rome avec
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les autres peuples, la langue latine était seule admise on haranguait en latin la Grèce vaincue, et on sut mauvais gré à Cicéron d'avoir parlé un jour en grec aux Athéniens. Nous, nous n'avons à cet égard aucune violence à faire à personne. Plus heureux que les Romains, qui imposaient le latin par la force, les autres nations nous empruntent le français pour communiquer entre elles, et dans les grands conseils de l'Europe c'est dans la langue de nos ambassadeurs qu'on délibère et qu'on prend les résolutions.
Pourquoi ce soin de la langue grecque chez les Romains? était-ce donc imitation? abdication du génie national? Non, pas plus que chez nous l'étude du latin n'a été une abdication de l'esprit français. La lumière était de ce côté; leurs yeux la virent et en furent charmés. La Grèce vaincue, dit Horace, se rendit maîtresse de son farouche vainqueur. Graecia capta ferum victorem cepit.
Les Romains reconnurent que ce qu'ils cherchaient était trouvé; ils ne s'avisèrent pas qu'en fermant systématiquement leurs oreilles et leurs yeux aux séductions de la Grèce captive, ils arriveraient par leurs propres forces, et après quelques générations de plus, à la même perfection des arts, avec la. gloire de leur originalité sauvée. Ils étaient impatients de s'approprier ces richesses de l'esprit; ils en pressaient la conquête, et le plus entêté de ce qu'on appelait alors le ~cMa? La~wm,, le plus ennemi de la mode qui fut au monde, Caton l'Ancien apprenait le grec à quatre-vingts ans.
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C'est à l'exemple de Caton qu'au temps de la renaissance, des vieillards se pressaient autour des chaires nouvellement créées, ne voulant pas mourir sans s'être retrempés et rajeunis dans ces vives sources de tout savoir humain. Avant cette époque, et pendant toute la durée du moyen âge, notre nation n'avait pas été un seul jour sans communication avec le latin. Dans l'enfantement si laborieux de la France, le peu qui perce de lumières de philosophie et de droit vient du latin. C'est en latin que sont consignées toutes les paroles par lesquelles on se lie et on enchaîne sa volonté, serments, promesses, garanties civiles et politiques; c'est dans cette langue que disposent les mourants et que les morts sont obéis. Les docteurs et les philosophes parlent en latin à la conscience de l'homme et l'entretiennent de sa nature et de sa destinée; quelques-uns même mûrissent avant le temps par la vertu de cette culture latine, et témoignent à la fois et de notre aptitude à penser en latin, et du noble désir qu'éprouve l'homme, à toutes les époques, de savoir tout ce qui a été su de l'homme. Au temps de la renaissance, une grande faveur attire les esprits à l'étude de la langue grecque; l'Église, en la persécutant comme langue schismatique, nous eût faits Grecs par esprit d'opposition, si nous avions pu l'être; mais le génie latin l'emporte sur le génie grec, et le premier écrivain supérieur où la France d'aujourd'hui admire une première image de son propre esprit, c'est Montaigne, qui, à huit ans, parlait le latin à embarrasser Muret etUuchanan. Cette vie en commun des deux langues pendant
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tant de siècles n'est pas, remarquez-le bien, l'ouvrage de la force imposant un langage étranger au génie d'un pays qui le repousse. La conquête un jour apporta dans les Gaules un langage nouveau. Les idiomes germaniques y firent irruption à la suite des Francks. Le latin, qui était vaincu, leur résista et les conquit.
Je sais bien que ce latin, que les Francks trouvèrent établi, avait été introduit par la conquête dans les Gaules devenues romaines, et que l'épée de César nous l'avait inoculé; mais nous ne l'avons reçu si facilement que parce qu'il convenait à notre génie, et j'oserais dire parce que nous y avons reconnu notre bien. César, en un endroit de ses Me~oM'e~ parle de l'habileté des Gaulois à imiter les inventions romaines. Apparemment il n'a pas pensé les rabaisser par là; car qu'imitaient-ils des Romains, sinon ce que les Romains avaient imité des peuples grecs ou italiques, c'est-à-dire les moyens d'attaque et de défense? Vaincus et incorporés à l'empire, ils imitèrent bientôt sa langue, la jugeant meilleure pour rendre leurs pensées. La conquête des Saxons par Guillaume de Normandie fut plus complète et plus radicale que celle des Gaules par César; la veille, l'Angleterre était saxonne, le lendemain elle se trouva normande; et pourtant le saxon a prévalu dans la langue anglaise. En Gaule, les choses se sont passées autrement. On subit l'administration de Rome, on alla au-devant de sa langue. D'après le portrait que César a tracé des Gaulois, on comprend tout d'abord comment l'aversion naturelle pour les conquérants ne leur fit pas
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haïr la langue victorieuse. Peuple ingénieux, vif, mobile, les gaulois avaient trop d'idées pour leurs grossiers idiomes; les Romains leur apportèrent de quoi exprimer ces idées; ils naquirent ainsi à la vie intellectuelle le lendemain de la vie barbare. C'est donc le français qui recevrait le coup le plus rude, soit d'une diminution du temps que l'on consacre au latin dans le cours des études, soit d'une modification quelconque qui le réduirait aux proportions d'une étude accessoire.
Si le français est en effet la langue de la civilisation moderne, la langue dans laquelle se font les affaires de l'esprit humain, son autorité doit être de quelque intérêt pour nous. C'est la plus belle partie de notre domaine. C'est par là que nous ne cessons pas de faire des conquêtes dans le monde au profit de la raison.
Eh bien ôtez à cette langue le prestige de son antiquité que reste-t-il pour la défendre? Lagrammaire? Belle barrière contre l'usage, quand l'usage est devenu une fureur de changement! Opposer la grammaire à l'usage, c'est opposer un pédagogue à un fougueux jeune homme. Les vocabulaires? Il en est un officiel que recommande l'autorité du corps illustre dont il est l'ouvrage; mais croit-on au dictionnaire de l'Académie? On consulte beaucoup plus ces vocabulaires industriels qui étendent la langue et engendrent indéfiniment des mots, flattant ainsi notre penchant à croire que nous avons plus d'idées que la langue n'a de signes pour les exprimer. N'est-ce pas une recommandation, pour un dictionnaire, de contenir plus de mots que ses devanciers? La glo-
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rieuse affiche quand on en peut promettre plusieurs milliers
Il reste les exemples des chefs-d'œuvre. D'abord, il n'est pas inouï qu'on les ait contestés. Ils le seront bien plus encore le jour où l'on n'apprendra plus la langue sur laquelle ils se sont modelés et où leurs beautés ne seront plus senties. Mais fût-on d'accord pour y voir les vraies tràditions de la langue, ce ne serait pas trop, pour protéger cette langue, de l'autorité de deux traditions réunies, son origine et ses chefs-d'œuvre ce sont deux lignes de défense derrière lesquelles je la trouverais plus à l'abri.
Elle est si belle, cette langue française, par sa sévérité même qui fait qu'elle ne soutient que des choses sensées, efficaces, durables; par son honnêteté, oserais-je dire, qui la rend rebelle au charlatanisme, à la déclamation, à tout ce qui va au delà du vrai; par sa clarté, qui nous force à tirer nos pensées du fond de nous-mêmes, et à les amener à la pleine lumière elle est si amie de notre liberté, dans sa rigueur même, en défendant notre raison, par laquelle seule nous sommes libres, contre les servitudes de notre imagination et de notre tempérament Nous l'avons, non point produite tout entière, mais reçue en grande partie de la plus grande nation de l'antiquité et transformée par le génie qui nous est propre, sans lui ôter les qualités qu'elle tient de son origine; nous devons la rendre au genre humain avec ce qui nous en est venu de la ville éternelle et avec ce qui lui est venu de nous. Héritière d'une langue universelle, ne la laissons
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pas déroger de son privilége d'universalité. Le dirai-je c'est l'amour du français qui m'attache au latin; et c'est à cause de cette parenté directe des deux langues que je considère les chaires de latinité au Collége de France comme des chaires nationales.
IL De l'intérêt qu'offre l'étude de la littérature latine. a Plan d'un cours d'éloquence latine.
Toutefois, on en restreindrait trop l'objet, si l'on n'y cherchait que ce qui peut donner autorité à notre langue les analogies, les origines françaises. L'étude de la langue latine ouvre l'entrée de ce vaste dépôt de sagesse, de raison, d'éloquence, où ont puisé depuis trois siècles toutes les nations eu- ropéennes. Presque tous les grands esprits qui ont conduit les affaires du monde ont été formés par cette littérature, où se réfléchit la discipline des armées romaines et qui est elle-même une excellente discipline. L'art romain a conquis les esprits par la même vertu qui a tout soumis à la légion romaine le courage, l'élan, l'audace, y sont libres; toute carrière y est donnée à la valeur individuelle; mais une règle domine toutes les inégalités, et rend impossible la lâcheté comme l'emportement.
Étudier ce que cette grande littérature a exprimé de vérités politiques, sociales, morales, qui peuvent nous intéresser comme hommes et servir à la conduite de notre esprit et à la direction de notre vie; distinguer par quels points cette étude nous n. 22
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peut toucher en particulier comme Français et ce qui est plus proprement notre part dans l'héritage intellectuel de Rome; tel sera l'esprit de ce cours. L'expression de ces vérités, soit universelles, soit d'application plus particulière à notre nation, c'est, si je ne me trompe, l'éloquence, que le titre de ce cours restreint aux ouvrages en prose.
J'étudierai l'éloquence, ainsi entendue dans chaque genre successivement, depuis le moment où elle paraît réalisée jusqu'à sa fin. Je suivrai, par exemple, le genre historique depuis les Commen<<Kres de César, qui en sont comme le dessin le plus pur et le plus élémentaire, jusqu'aux amplifications d'Ammien Marcellin l'éloquence politique, depuis les Gracques, lesquels en font entendre les premiers accents durables, jusqu'à Tacite qui en recueille les derniers soupirs dans ses pathétiques récits. Nous examinerons, d'après le même plan, les autres genres, éloquence judiciaire, philosophie morale, rhétorique, correspondance passant en revue tous les grands noms qui les représentent, Quintilien, Sénèque, Pline le jeune, et le plus grand de tous, Cicéron, vaste source d'où jaillissent à la fois tous les genres et toutes les formes de l'éloquence.
Je rechercherai comment et par quelles causes ces genres se sont corrompus;.quels ont été les caractères de cette corruption dans la méthode, dans la forme de la composition, dans la langue .si ces caractères témoignent de l'impossibilité de prévenir la décadence des littératures étude que l'on calomnierait, si l'on y voyait la pensée de décourager
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les talents. L'entreprise en serait aujourd'hui d'autant plus coupable qu'en nul temps il ne sied mieux d'encourager les écrivains qu'aux époques où ils ont à lutter contre quelque cause secrète de décadence. Mais il n'y a pas d'encouragement plus eflicace que de leur dire comment et d'où vient le danger. Le plus sûr moyen de donner du sang-froid à un homme de coeur, c'est de l'avertir qu'il est en péril. S'est-on jamais avisé de dire que le moraliste qui nous montre la fragilité de notre volonté veut décourager notre vertu ? Celui qu'on décourage en l'avertissant qu'il va tomber ne vaut pas qu'on prenne ce soin de lui.
L'étude des causes qui corrompent l'éloquence, laquelle n'est que l'art d'exprimer la vérité dans les lettres, est un exercice vigoureux et qui fortifie les esprits. S'il est un point de maturité et de perfection pour le génie littéraire d'une nation, cette étude l'y maintient ou du moins l'empêche de s'en éloigner trop vite. La lutte qui s'engage alors entre les forces aveugles qui précipitent la chute et les forces intelligentes qui veulent en reculer le moment, est une lutte féconde, et qui tourne au profit de ce qui est bon et beau. C'est comme chez une nation glorieuse les souvenirs de sa gloire rappelés à propos; ils rendent son repos honorable, même en l'inquiétant et ils tiennent le présent en respect devant le passé.
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lit. César; son caractère; ses J!/eMOM'M.
Je commencerai par les historiens et par le premier, dans l'ordre des temps, qui ait laissé un monument historique complet, César. Mon plan ne me. l'eût pas indiqué que mon penchant m'eut amené vers lui.
C'est en effet par César que le latin s'est introduit dans notre pays. C'est lui qui a montré à ce pays, devenu la France, une première image de la civilisation dans le spectacle d'une armée disciplinée marchant comme un seul homme sous la conduite d'un chef de génie. Nos souvenirs des cinquante dernières années nous ont familiarisés avec la matière et avec le héros. N'avons-nous pas épuisé toutes les calamités et toutes les grandeurs de la Rome contemporaine de César? Guerre étrangère, guerre civile, une vieille société détruite et remplacée, un essai d'empire universel, un autre César, rien n'a manqué à la ressemblance. Nous avons notre histoire pour annoter les Mémoires de César
L'étude de ces Mémoires offre un double intérêt l'intérêt de l'homme; l'intérêt du sujet.
Quel homme fut à la fois plus extraordinaire et plus séduisant 11 ne paraît pas un moment étourdi par sa fortune, ni pressé, ni inégal. N'est-ce pas même parce qu'il n'est point impatient, qu'il fait toutes choses si à point? Véritable héros, quand son âme s'attache à un objet, son corps ne lui est d'aucun obstacle. Ainsi ce délicat dont Sylla suspec-
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tait la tunique à la ceinture tâche, et qui relevait comme les femmes les bords de sa toge, pour n'en point gâter les franges, traversait les fleuves à la nage, marchait la tête découverte, par l'orage et la pluie, faisait cent milles en un jour,. se frayait un passage à travers les neiges des Cévennes, et conduisait une armée où les pâtres se traçaient à grand'peine un sentier. Avec le monde entier sur les bras, il n'est jamais tendu ni haletant, et, si l'on me passe l'expression, dans les moments les plus pressants il trouve toujours du temps à perdre. Pendant que les Égyptiens le tiennent assiégé dans un quartier d'Alexandrie, il se fait enseigner l'astronomie par leurs prêtres, dans de doctes festins où il savait être plus sobre qu'Alexandre. Plusieurs fois le vieux parti républicain a eu sur lui l'avantage du temps, si décisif à la guerre; mais César savait de ses ennemis plus que leurs desseins, il savait leurs caractères et leurs humeurs, et sa fortune fut surtout sa connaissance parfaite de ce que ses ennemis pouvaient oser.
II aimait les lettres, non par distraction ni pour affecter tous les genres de supériorité, mais d'un amour vrai, que l'étude et la pratique avaient rendu savant et délicat. On ne lui eût pas dit, comme à l'autre César assistant à une œuvre de musique et n'y remarquant que le bruit « Votre Majesté aime la musique qui ne l'empêche pas de s'occuper d'affaires. » César n'avait pas d'affaires quand il s'oc-: cupait de lettres. °
Qui croirait qu'au plus fort de ses difficultés, entre la guerre d'Afrique, où mourut Caton, et la
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seconde guerre d'Espagne, où devait mourir le fils de Pompée, il trouvait du loisir pour réfuter par écrit l'apologie que Cicéron avait faite de Caton? Si ce n'était qu'un acte politique, je m'en étonnerais moins; mais il y avait là une lutte littéraire; l'art y était la véritable cause; le sujet n'en était que le prétexte. La preuve, c'est que les deux rivaux se complimentent réciproquement. César avoue que la lecture répétée de l'ouvrage de Cicéronl'a rendu plus abondant. Cicéron, à son tour, loue César de la beauté de sa pièce, « sans flatterie, écrit-il à Attieus, et pourtant de façon à ce que rien ne lui fût plus agréable à lire'. »
La mort même de ce grand homme a quelque ~chose de touchant, par son mépris pour les avis qu'il avait reçus d'une conjuration contre sa vie. Était-ce magnanimité, et ce sentiment qui faisait dire à Danton, menacé du bourreau de Robespierre « 11 n'oserait? M Ou n'était-ce pas plutôt indifférence et fatigue après avoir épuisé toutes les fortunes humaines? J'inclinerais à le croire, parce que c'est une grandeur plus rare que la première. L'effort violent qu'il aurait eu à faire pour sauver sa vie, le sang qu'il eût fallu répandre, ces meur.tres que n'aurait pas justifiés sa légitimité de si nouvelle date, auraient pu faire ressembler à un tyran vulgaire le plus magnanime des hommes. Cette mort arrivait d'ailleurs si à propos car, plus heureux que l'autre César, celui-ci mourut son œuvre achevée, et cette oeuvre lui survécut. En poi/.e«fMa~«t'cu~XHI,4f!,so.
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gnardant son vainqueur, la vieille aristocratie romaine laissa sa vie dans la blessure.
Ses vices, quoique détestables, même aux yeux de la morale de son époque, n'ont pu le rendre odieux. C'est qu'on sent qu'il les dominait, et que c'étaient moins des entraînements pervers que des servitudes de son temps et de son rang dont il tirait parti en s'y laissant aller. Ainsi, il se servit de ses débauches, tantôt pour se dérober à Sylla, qui le devinait et qui voulait, en le tuant, en délivrer par avance le parti de l'ancienne république, tantôt pour se faire des partisans parmi la jeunesse licencieuse et obérée. Lui-même s'obérait pour prêter, donnant à ses créanciers hypothèque sur ses futures victoires; mais, dans aucun genre de corruption, César n'innova. Il se servit des mœurs d'alors; il ne les fit pas. Le seul vice où il ait surpassé ses contemporains, ce sont ses dettes, dont le chiffre épouvante; mais une partie de l'odieux en doit être renvoyé aux prêteurs d'argent, lesquels, en prenant des gages sur son ambition, l'irritaient et la dépravaient. J'admire même qu'à une époque où nulle force morale ne soutenait personne, ni le respect des vieilles formes républicaines que leur impuissance avait déshonorées, ni la religion qui n'était plus qu'un usage, ni la conscience publique que les violences avaient pervertie, il ait été meilleur que son temps, même dans ses vices.
Cruel à la guerre, il ne le fut ni autant ni aussi souvent que le droit de la guerre d'alors le lui aurait permis, et il le fut de sang-froid, par une politique qu'on fait bien de trouver mauvaise, plutôt
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qu'en homme passionné qui cède à la colère ou à la vengeance. Cette sorte de cruauté qu'engendre le dépit ou la faiblesse, il la laissa au parti de Pompée, lequel osa menacer ses adversaires des exterminations de Sylla, sans que César y répondît par la menace des représailles de Marius.
Dans ce petit nombre d'hommes rares entre tous que compte l'histoire, et au-dessus desquels il ne s'élève aucune tête, le seul peut-être qui ait du charme, c'est César. Sa grandeur esttoujpurs aisée et naturelle nul effort pour paraître; rien d'emprunté ni de théâtral; nul air de parvenu, même au faîte du pouvoir suprême~ où il semble être arrivé comme de plain-pied. Il n'y a pas un héros duquel on puisse dire, comme de César, qu'il ne le fut ni trop en public ni trop peu dans le privé. De là ce charme que ses contemporains ont senti, et que sentent encore, après dix-huit siècles, ceux qui lisent ses écrits. J'en vois l'aveu, ou plutôt j'en reconnais l'impression dans la correspondance de Cicéron, lequel se débattit plusieurs années entre la séduction du vainqueur des Gaules et les engagements de sa vie passée, n'osant pas s'interroger sévèrement là-dessus, ayant besoin des autres pour haïr César, n'ayant qu'à être de son avis pour l'aimer. Il en a fait en plusieurs endroits des éloges qui pourraient se résumer en ce mot de charme, qu'il semble n'avoir pas osé écrire.
Il faut prendre garde que cette séduction ne corrompe notre jugement. Faisons donc toutes les réserves sur les vices de ce grand homme; mais, cette précaution prise, ne craignons pas de l'admirer.
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L'admiration pour les grands hommes est bienfaisante c'est la seule chose qui nous apprenne notre mesure; car, de même que nous ne sentons jamais mieux notre petitesse qu'en passant devant quelque édifice élevé; de même, quand, par le commerce des lettres, nous avons fréquenté quelqu'un de ces hommes qui dépassent la commune portée, nous nous diminuons dans notre propre estime, ce qui est le commencement de se connaître. Dans la vie de ces hommes qui sont appelés grands, non parce qu'ils sontparfaits, maisparce que leursqualitési'ont emporté sur leurs défauts, ne nous attachons pas aux mauvais côtés; ils nous donnent'surceux que nous jugeons des avantages qui nous trompent, et si l'admiration nous aide à nous connaître, la critique nous porte à nous estimer au delà de notre prix. Estil sage d'ailleurs de résister à l'opinion du genre humain? De quoi se souvient-il dans la vie des hommes supérieurs? Des qualités, des grandes actions, du bien. Au contraire, ou il oublie le mal, ou, après l'avoir blâmé par la bouche de l'histoire, il le leur pardonne en reconnaissance de la force morale qu'il tire de leurs exemples et des impressions d'héroïsme et de grandeur qu'il en reçoit.
IV. Sujet des ~e/KOt/M de César. Intérêt de ce sujet pour des lecteurs français.
Voilà quelques traits de l'homme que nous avons à étudier dans les Men~tre~ de César; voici le sujet. Si je regarde la guerre des Gaules, quel sujet est
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plus près de nous? Nos pères ont été la matière même des victoires de César; c'est sur le sol que nous habitons qu'ils ont résisté au double ascendant de la civilisation et du génie. Paris a été l'un des champs de bataille où les Gaulois ont lutté contre Rome. César y tint l'assemblée de la Gaule confédérée qui sait? peut-être sur l'emplacement des Tuileries ou du Louvre. Au nord de Paris était un vaste marais; c'est derrière ce marais que le vieux chef des Parises, Camulogène, s'est défendu contre l'habile lieutenant de César, Labiénus. Ici, à cette place où nous sommes, Labiénus a eu son camp. Il y a sans doute dans cet auditoire quelques descendants de chacune des vaillantes nations qui disputèrent à l'épée de César, à la discipline romaine, à la civilisation, à toutes les forces humaines réunies, ce sol que leurs divisions livrèrent, et où leur union a formé la première nation des temps modernes. Quoique nous soyons les vaincus, dans les Memoires de César, nous pouvons nous complaire au récit de nos défaites plus glorieuses que bien des victoires. Grâce à César, tout ce qui, dans ce monde, a une connaissance des lettres latines, sait qu'il y a dix-huit siècles les Gaulois donnaient les premiers exemples de ce courage proverbial qui nous a fait appeler par nos ennemis mêmes les premiers soldats du monde. Nous trouvons, comme inhérent à ce sol qui fut celui de la France, le sentiment de l'honneur national, déjà vif et énergique avant même qu'il y eût une nation, et cet amour de la gloire, notre passion, notre patriotisme à nous, notre travers peut-être.
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Il y a d'ailleurs deux causes engagées dans la lutte entre Rome et la Gaule, l'indépendance gauloise et la civilisation. L'une ne nous touche guère moins que l'autre; car si nous nous intéressons, comme descendants des Gaulois, aux efforts et aux souffrances de la Gaule défendant son indépendance comme la première des nations civilisées, nous faisons des vœux pour que la civilisation triomphe. Nous sommes Gaulois contre les Romains envahissant la terre d'autrui; nous sommes Romains contre la Gaule barbare. Que les Gaulois succombent bravement, c'est assez pour la gloire de nos origines mais la raison veut qu'ils succombent. Voilà ce qui fait des MemoM'es de César sur la guerre des Gaules un livre unique; le vainqueur n'y intéresse pas moins que le vaincu.
Est-il besoin de dire quel intérêt nous offrira l'étude des ~emo!'res sur la guerre civile? Quel plus beau sujet à n'y regarder que le héros, soit qu'on le suive au delà du Rubicon après huit années de guerre et de victoires dans les Gaules, commençant sans reprendre baleine sa campagne contre l'univers romain, courant de l'Italie en Espagne, de la Grèce sur les rives du Nil et de la Propontide, enlevant l'empire du monde au pas de course; aussi hardi qu'en Gaule, aussi peu surpris par l'imprévu, sans nul air de précipitation, même dans cette rapidité prodigieuse qui le faisait arriver avant la nouvelle de sa marche toujours le même mélange d'audace et de prudence, de témérité et de profondeur de calcul; mais cette fois avec le monde connu pour théâtre, l'empire pour prix du combat, et un dan-
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ger plus capital que celui de périr; soit qu'on cherche à pénétrer par quels motifs il laisse toujours ses actions parler pour lui et raconte ce qu'il a fait, rarement pourquoi il l'a fait, si c'est raffinement, pour paraître d'autant plus qu'il se dérobe davantage, ou calcul politique, pour ne pas rendre toute réconciliation impossible, ou plutôt si ce n'est pas magnanimité naturelle, pour ne pas accabler à la fois ses ennemis du récit de leurs défaites et de l'apologie de ses victoires.
L'intérêt redouble quand, de l'étude de l'homme passant à l'étude de l'événement, on recherche, dans les discrètes indications de César, les causes et les caractères des guerres civiles; combien, dans ces grandes crises des États, au milieu des ressentiments, des colères, des espérances, des illusions, de toutes les passions humaines exaltées jusqu'à la fureur, la modération est périlleuse et impuissante; quel ascendant y a la réputation; comme toutes les combinaisons des sociétés humaines, lois, coutumes, croyances, discipline, tout fait place à un seul homme qui tient lieu un moment de tout. Nous aussi, nous avons souffert de la maladie qui travaillait Rome au temps de César, et c'est par ce trait de ressemblance que les MeMMXT~ sur la guerre civile nous touchent de si près. Nous aussi, nous avons vu tout un ordre social disparaître, et un homme remplaçant toutes choses, lequel a disparu lui-même, pour s'être cru plus fort que ce qu'il avait rétabli. Si la guerre des Gaules nous intéresse comme Français, la guerre civile nous intéresse comme fils de la révolution et de l'empire.
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César, a dit M. de Chateaubriand, est l'homme le plus complet de l'histoire, parce qu'il a le triple génie du politique, du guerrier et de l'écrivain. Nous l'étudierons sous ce triple aspect.
Le politique, non dans toute la suite de sa vie je ne fais pas un cours d'histoire; mais dans tout ce que ses M~moo'cx en laissent voir, et qui peut en être pénétré à travers la réserve de ses récits. Je n'ai à chercher César que dans ce qu'a écrit César.
De même, toutes les parties du guerrier ne sont t pas de mon sujet. Il y a un César pour les gens de guerre; je me garderai bien d'y toucher. Le César que nous avons à étudier, c'est le guerrier dont tous les esprits cultivés ont une idée générale, où il entre plus de sentiment que de science. C'est ainsi que, sans être stratégistes, nous avons une autre idée d'Alexandre que de César, d'Annibal que de Scipion, du grand Frédéric que du roi de Suède, de Turenne que de Condé. Rechercher les traits généraux sous lesquels apparaissent aux imaginations populaires les hommes que la guerre a rendus grands; admirer par quelle puissance un seul homme fait mouvoir de si grands corps, et, comme parle Plutarque dans la Vic de César, se fait de son armée un corps dont il est l'âme; comment ces masses, auxquelles il a permis hier le pillage et le carnage, il les rendra demain modérées et humaines comment il sait les retenir et les précipiter; par quel langage il les calme ou les exalte; s'il a eu quelque manière constante de faire la guerre, ou s'il a eu toutes celles que demandaient le lieu,
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le moment, le genre de combat et d'ennemis quelles fautes il a faites, non de tactique, mais de conduite, et quelle part il a laissée à la fortune; quel il s'est montré dans la victoire, et quel dans les revers; enfin tout ce qui est de l'homme dans le guerrier; c'est par ces points que les hommes de guerre peuvent être jugés dans le cabinet ou du haut de la chaire du professeur; c'est dans ces limites que nous jugerons César, en nous abstenant de tout ce qui regarde l'art de la guerre, s'il est vrai que, pour les hommes de la trempe de César, il y ait un autre art de la guerre que la discipline avec un chef de génie, en la main duquel elle est un moyen d'exécuter les plans les plus divers, les plus inattendus, les plus rebelles à toute théorie.
V. Des qualités littéraires des Mémoires de César.
Quant à l'écrivain, il nous appartient tout entier. C'est l'écrivain qui nous révélera le politique, quelquefois même en voulant le cacher; c'est l'écrivain qui nous peindra le guerrier dans toutes les situations de la vie militaire. C'est dans l'écrivain que nous aurons à étudier l'éloquence, c'est-à-dire l'expression de la vérité propre à toutes les parties de l'histoire, récits, descriptions, harangues publiques, opinions dans les conseils, portraits, réflexions. Quelques-unes y sont traitées en perfection; d'autres, seulement indiquées nous rechercherons par quelles raisons. Les premières pourront être comparées à des modèles analogues dans nos his-
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toriens militaires, et nous aurons peut-être sujet de rapprocher César et Napoléon.
Dans cette appréciation littéraire de César, nous avons un guide excellent c'est Cicéron. Le jugement qu'il a porté des Commentaires est exquis. Il a eu, certes, quelque belle statue grecque en vue, quand il en louait la nudité, la pureté et les grâces Nudi enim sunt, recti, et 'uenMS<î'. Et il ajoute: « Rien n'est plus agréable qu'une brièveté correcte et qui fait voir toutes choses. » Plus haut, dans le même traité, il fait dire à Atticus, parlant de la latinité de César « César est peut-être de nos orateurs celui qui parle la langue latine avec le plus d'élégance; et il ne le doit pas seulement aux habitudes domestiques il n'est arrivé à cette admirable perfection que par des études variées et profondes, et par beaucoup de soin et d'application". n Nous ne ferons que développer un si beau texte. C'est à l'éternel honneur de Cicéron que, dans l'embarras de ses relations avec César, dans l'incertitude de ses sentiments sur ce grand homme, ayant à parler de l'auteur des Commentaires, César vivant et régnant, il n'ait rien retenu par ressentiment, ni rien outré par flatterie, et qu'un contemporain ait jugé comme la postérité. Nous pèserons ce jugement, et en mettrons tous les termes en regard du sujet; et nous tâcherons de sentir à notre tour cette nudité pure et gracieuse, cette élégance, fruit de l'éducation domestique et de l'étude, et cette perfection de l'art qui consiste à cacher
i.Bru<uj,LXX)v. 2.BrM<t'<)LXXU.'
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l'homme derrière le sujet, l'auteur derrière l'homme. L'étude de qualités qui se dérobent, pour ainsi dire, n'attire pas tous les esprits, et il n'est guère ordinaire qu'on admire un style qui ne parle pas aux yeux, et un auteur qui se cache. Tel qui nous étale, dans les excès de son langage, sa vanité, ses illusions, ses exagérations, est quelquefois plus goûté du public que tel qui ne veut nous faire voir, dans une langue simple et honnête, que ce qu'il conçoit de plus pur et de plus sain dans une âme rendue libre et forte par l'étude et la réflexion. La simplicité, la brièveté lumineuse, l'élégance, ne sont pas de mode de notre temps où, dans une grande abondance de talents et d'écrivains, il en est trop peu qui cherchent le secret de ces qualités dans les profondes études, dans le soin et l'application dont Atticus louait César.
Les jeunes gens surtout sont médiocrement sensibles à ces beautés, pour ainsi dire, intérieures et secrètes. Et ce n'est pas d'aujourd'hui seulement entendez les plaintes d'un habile commentateur du xvi° siècle, Vossius, sur le peu de goût de la jeunesse de son temps pour César « Il n'est que trop vrai, dit-il, ô douleur! que la jeunesse fréquente assez peu ce noble et divin auteur; ou si quelquesuns l'ont dans les mains, ils ne le lisent que pour la pureté du latin, moins sages que ces enfants qui n'aiment pas les feuilles de l'arbre jusqu'au point d'en dédaigner les fruits'. » C'est encore aujourd'hui le double sort des Commentaires de César; ou ils sont négligés tout à fait, ou, s'ils sont lus,
'.Yossius;~e/tis<or.!a<<)(.;I,t3.
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c'est pour la langue.toute seule, et pour en louer l'élégance de la même façon que j'entends quelquefois louer l'harmonie de Racine. Comme si l'élégance, dans César, et l'harmonie dans Racine, au lieu d'être des qualités distinctes etabsolues,n'étaient pas l'effetgénérald'un style qui exprime toutes choses en perfection. S'arrêter à l'élégance dans César et à l'harmonie dans Racine, c'est, non-seulement ne pas connaître ces divins auteurs, c'est ne se pas rendre compte de l'impression qu'on en reçoit. Nous irons au delà; nous chercherons si cette impression d'élégance ne vient pas de la réunion de toutes les qualités de l'écrivain, et nous analyserons notre plaisir, afin qu'il tourne en exercice salutaire pour notre jugement.
Je sens qu'en ce qui touche l'appréciation spéciale et profonde de la latinité dans César, je ferai souvent regretter l'humaniste célèbre auquel je succède. Des études partagées, un âge qui me laisse à apprendre bien plus que je n'ai appris, me mettent t bien loin de M. Burnouf. Philologue d'élite, grammairien populaire, traducteur habile, il savait l'origine, .l'histoire et les acceptions de chaque mot, dans les deux langues qui ont été universelles avant la nôtre, le grec et le latin. Cet enseignement des langues anciennes, dont l'affaiblissement abaisserait notre pays, lui doit ses meilleures méthodes. De son modeste auditoire sont sortis, fortifiés et éprouvés, bon nombre d'habiles maîtres, qui l'ont eu tour à tour pour professeur dans les colléges, ici pourmaître de perfectionnement, ailleurs pour juge
des concours où ils ont gagne le droit d'enseigner. n. 23
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Loin d'être jaloux des souvenirs qu'il a laissés dans cette chaire; je me consolerai dé mon insuffisance par la pensée qu'elle entretiendra quelques sentiments reconnaissants pour un homme qui a rendu tant de services aux choses qui durent. Le temps, d'ailleurs, diminuera celles de mes imperfections qui peuvent être corrigées par l'étude et la volonté. La chaire ne doit pas moins former le professeur que l'auditoire. Vous m'y aiderez, si vous voulez bien montrer du goût pour des études qui n'ont pas la faveur du dehors, et si vous apportez ici ce que vous serez toujours sûrs de trouver dans le professeur cet amour du vrai et du beau qui doit être, à toutes les époques, la marque de tous les esprits bien faits et de tous les honnêtes gens.
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SALLUSTE
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SALLUSTE.
I. Différences particulières entre César et Salluste, quant à la condition de l'historien et au sujet.
Il. Différences dans ('exécution.
111. Salluste est le premier historien de profession chez les Latins.
IV. De la vie et du caractère deSalluste.
V. Que les plus grands écrivains sont les plus honnêtes ~'ns.
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SALLUSTE.
En quittant César pour Salluste, on passe de la forme la plus simple de l'histoire à sa forme la plus compliquée, des mémoires à l'histoire proprement dite.
Les ouvrages historiques sont de trois sortes, par rapport à la condition de l'historien:
Ou bien l'historien a rempli un rôle dans les événements qu'il raconte, et, ce qu'il y a fait, il l'écrit;
Ou bien, il n'y a ûguré que comme témoin, et ce sont ses impressions qu'il exprime plutôt que ses actions qu'il raconte;
Ou bien enfin ces événements se sont accomplis avant qu'il fût né, et c'est en s'y transportant par l'imagination qu'il s'en fait le témoin et qu'il en reçoit des impressions qui se gravent dans ses récits.
Par un privilége qui n'a été donné à aucune nation, Rome a possédé de grands écrivains dans ces trois conditions, de grands modèles dans ces trois sortes d'histoire. Car, quel plus grand acteur que César dans les événements qu'il raconte Quel témoin plus intelligent que Salluste, plus passionné que Tacite, dans la partie de leurs écrits où ils ont retracé des événements contemporains; Salluste, la
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conjuration de Catalina; Tacite, ces règnes, dont il n'a reçu, dit-il, ni injure ni bienfait! Quel auteur plus ému de la grandeur du passé romain, plus présent à ces sept siècles employés à conquérir le monde et à fonder un gouvernement libre, quel plus fidèle témoin des temps où il n'a pas vécu, que Tite Live 1
C'est trop peu dire; chacun de ces grands historiens a réuni deux conditions et excellé dans deux genres. César, racontant le désastre de Curion en Afrique sur le rapport de quelque officier échappé au glaive des Numides, n'y assiste pas moins par la force de ses impressions qu'aux événements mêmes auquels il est présent, et qu'il dirige ou suscite quelquefois de sa personne. Salluste, écrivant l'histoire de Jugurtha, se transporte au milieu d'événements antérieurs de plus de vingt années à l'époque de- sa naissance, et il en est tout aussi témoin que de la conjuration de Catilina qu'il vit éclater à vingt-trois ans. Tacite, né l'année même où Néron montait sur le trône, afin que le châtiment naquît le même jour que le crime, Tacite, presque témoin du règne de ce prince, presque acteur dans les règnes contemporains depuis Galba jusqu'à Vespasien, ne respire pas moins péniblement sous le règne de Tibère, mort dix-sept ans avant sa naissance, que sous celui de Domitien, dont il fut le contemporain et dont il eut à recevoir des honneurs qu'il a confessés presque comme une faute'.
t. Dignitatem nostram. a Domitiaoo longius provectam non abnnerim. » Histoires, livre 1, chapitre ).)
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Nous avons apprécié le premier, celui que Tacite appelle mm~MS fM<c<on<m~, le plus grand des auteurs, peut-être parce qu'aucun auteur ne l'a été moins. L'ordre des temps nous conduit au second, à Salluste, lequel écrivit son ouvrage entre les Me/HOM'e.<; de César et l'Ht.stoM'e de Tite Live.
1. Différences particulières entre César et Salluste, quant à la condition de l'historien et au sujet.
C'est une étude toute nouvelle. Entre César et Salluste tout est différent, condition des écrivains, sujet, méthode, langue. Mais, par une admirable propriété de l'esprit humain, autant que par le privilége du genre historique, ce sont deux formes diverses de la même perfection.
César raconte ce qu'il a fait. Voilà une première différence entre Salluste et lui. L'auteur des M~Ko<res en est le héros. Vous savez quel héros, et avec quel art merveilleux il laisse à ses actes à raconter sa gloire. Mais pourquoi parler d'art? pourquoi supposer ce raffinement de complaisance pour luimême ? César faisait les grandes choses, non par des efforts dont la conscience chatouillait son orgueil, mais naturellement et parce que le grand était à la portée de sa main. Pourquoi s'en serait-il prévalu? Il n'en avait pas plus d'étonnement que le commun des hommes n'en a de ses actions journalières, et sa grandeur était si soutenue et si semblable à ellemême à tous les moments, que n'y ayant aucun intervalle où il fut au-dessous de lui-même, il ne pou-
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vait pas songer à se faire valoir parce qu'il n'avait pas d'occasion de se comparer.
J'admire d'autant plus cette simplicité qu'écrivant ses Memo~e~ pour se rendre à la fois aimable et redoutable aux Romains, il pouvait être tenté de leur montrer dans sa fortune la part de sa volonté et de leur faire pour ainsi dire les honneurs de sa gloire. Non qu'il ait négligé les séductions; mais il n'usa que de celles qui lui étaient naturelles, et il en recueillit les fruits, non comme un ambitieux charmé d'avoir pris la multitude à quelque appât grossier, mais comme l'effet prévu d'une cause naturelle. Sa modestie fut une de ses séductions. C'est une grâce commune aux deux plus grandes choses de ce monde, le génie et la vertu. J'allais dire c'en est le cachet le plus certain; car le génie, comme la vertu, n'est que le plus grand naturel, et le besoin de se faire valoir ou de se rendre témoignage devant les autres, est le contraire même du naturel, à cause de ce qui s'y mêle de servitude et d'imitation. Mais cette réserve même ajoute à sa grandeur. Car, quelque modestie qu'il mette à garder le secret de ses résolutions et de ses ressources, quand on le voit, dans la guerre des Gaules, pousser devant lui ces masses belliqueuses, tracer les routes de la province romaine sur ce territoire habité par trente nations, détourner les fleuves, franchir en hiver des montagnes à travers la neige, et, par un même travail, assiéger une armée de quatre-vingt mille hommes, tandis qu'il se protège contre une armée extérieure de quatre cent soixante mille, on est plus près de soupçonner de merveilleux cette histoire
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que de ne pas trouver assez grand celui qui l'accomplit.
Ce ne sont d'ailleurs que des faits de guerre que raconte César. Ses descriptions sont purement topographiques et s'il entre dans quelques détails sur les mœurs des nations qu'il combat, il se borne à ce qu'il en a dû savoir avant de s'engager dans leur pays. Les passions qu'il peint, à grands traits d'ailleurs, non avec le détail de l'historien moraliste, sont les passions nées de l'état de guerre. Il s'agit des mobiles qui entraînent les armées; ici l'ardeur de la conquête; là, l'amour de l'indépendance ici la force invincible de la discipline; là, l'élan désordonné de masses tiraillées entre des chefs rivaux; les malheurs attachés à la témérité; les défiances du soldat, les paniques; les effets si contraires de l'emportement et de la patience; enfin tout ce qui touche au moral de ces grands corps. Plus de place est donnée au technique de la guerre, ce qui ne signifie pas un corps de règles auxquelles César est enchaîné, mais plutôt les innombrables ressources que lui fournissait son génie actif et fécond, et dont son exemple a fait des règles. Voilà pourquoi les Commentaires de César sont plus un livre pour les gens de guerre, et les Nt~M'M de Salluste plus un objetd'étude civile, si je puis parler ainsi; quoiqu'il ne faille qu'un peu d'attention pour reconnaître dans les Comme~~M'es~ touché de la main la plus ferme et la plus exercée, tout ce qui peut intéresser dans une histoire générale.
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II. Différences entre César et Salluste quant à l'exécution. César n'a pas tracé de caractères. Il ne traite pas ses adversaires autrement que lui. C'est à leurs actes à les peindre. Il nous les laisse caractériser par ce qu'ils ont fait. En donner des portraits étudiés, à la façon de Salluste et de Tacite, si grands peintres de caractères, c'eût été un moyen de se faire valoir par comparaison; il l'a dédaigné ou une tentation d'être partial; et il tenait à ce qu'on le crût. Il n'a pas fait d'exception même pour Vercingétorix, ce jeune chef auvergnat, qui réunit sous son drapeau les trente peuples de la Gaule, et qui eut la gloire de battre César. Quelques mots sur son âge, son rang et son crédit, c'est tout ce qu'en disent les Commentaires. S~m~ee po<eM<tCB adolescens, c'était un jeune homme très-puissant dans son pays. Mais l'impartialité du mot a<~esce~ ajoute au merveilleux des efforts de ce jeune homme, que dis-je? de cet enfant, à qui la Gaule avait confié sa délivrance. Le portrait se fait et s'achève par les actions mêmes de Vercingétorix, et chaque succès comme chaque revers ajoute un trait à cette physionomie si énergique et si noble. A sa fermeté, quelquefois cruelle, à sa patience et à son élan tout ensemble, à la vivacité de ces courtes harangues qui lui ramenaient la Gaule refroidie et rendue défiante par les échecs, on reconnaît un des ancêtres de ces jeunes généraux, d'il y a cinquante ans, que la présence de l'étranger faisait, au sortir des bancs, hommes de guerre et hommes d'État.
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César n'est pas moins réservé sur Pompée que sur Vercingétorix. C'est aussi par ses actions que se peint le chef de l'aristocratie romaine. Dans le récit de sa fuite à Brindes, se trahit l'indécision de caractère qui lui fit traverser tous les partis sans se fixer à aucun. Sa défense à Dyrrachium le montre un moment général, et il doit à l'impartialité des récits de son ennemi de prouver que, cette fois du moins, tout ne fut pas du bonheur dans son succès. Toutes ses paroles, tous ses actes dénoncent le héros de théâtre, l'acteur à qui le parterre persuade qu'il est roi, l'homme qui ne se connaissait que par l'opinion, et qui ne se retrouvait plus quand la fortune se retirait de lui. Il est pourtant échappé à César d'en donner comme un croquis, dans un trop court récit des motifs qui faisaient agir ses principaux adversaires. « Quant à Pompée, dit-il, excité par les ennemis de César, et ne voulant point souffrir d'égal en puissance. » Ipse PompetM~ M!t7H!CM C(B~C['S inciiatus, et quod Me?M!'Mem secum di~M'~e .c.cce~M<M't ~e~ C'est tout l'homme en deux traits. Ses haines mêmes ne lui sont pas personnelles voilà le premier. Le second est plus caractéristique encore. Les historiens et les poëtes n'ont su que le répéter. Lucain en a fait un des plus beaux vers de ce passage où, comme inspiré par la touche de César, il esquisse César lui-même « Tous deux, dit-il, ne veulent souffrir ni César de supérieur, ni Pompée d'égal
Nec quemquam jam ferre potest, Caesarve priorem
Pompeiusve parem. (P/KM-s.~ I, vers l~a.) <. De /n guerre civile, ), 4.
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Pourquoi César ne veut-il pas de supérieur? c'est parce qu'ayant .des vues et un plan de gouvernement, voulant réformer à fond, et, au besoin, changer la vieille république devenue incapable de se gouverner et de gouverner le monde, il ne pouvait rien s'il n'était le maître. Pourquoi Pompée ne souffre-t-il pas d'égal? Parce qu'il a plus de vanité que d'ambition, et qu'il veut moins le pouvoir pour réaliser des vues de gouvernement, que pour l'apparence et la réputation. On le vit dans les moments les plus difficiles, retiré à la campagne, vieux mari de jeunes épouses dont il était épris, ne faisant rien et empêchant tout; et pourvu qu'il n'y eût personne au gouvernement, s'inquiétant peu que Rome fût gouvernée; aimant mieux voir les choses tomber en interrègne que de les laisser prendre à d'autres ou de les prendre luimême ombre d'un grand nom, comme l'appelle Lucain. Quand on enfonce dans cette pensée si simple de César, on arrive jusqu'à l'âme de Pompée. Devenir le maître, il n'osa jamais se le dire, même tout bas; empêcher que personne l'égalât, ce fut toute sa politique; politique insensée dans une république où il n'y avait pour les hommes supérieurs que deux positions, ou l'égalité, c'est-à-dire le partage alternatif des honneurs, ou l'usurpation. Pompée ne voulait pas de l'égalité, et n'était pas capable de l'usurpation.
Il est un autre ordre de beautés historiques dont César n'est pas moins avare que de portraits. Ce sont les réflexions; mais leur rareté même ajoute à leur prix. On croirait y voir l'aveu qu'un certain
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jour sa grande âme a été remuée, et que l'ébranlement dure encore. g
A Dyrrachium, une manœuvre habile de Pompée le mit dans le plus grand danger. Il fut battu, et si les pompéiens eussent poussé leur chance, il courait risque d'être détruit. Mais l'ennemi prit son avantage pour une victoire et il s'arrêta. Ce succès manqué n'en fut pas moins annoncé dans tout l'empire comme la fin de la guerre. César en fait le sujet d'une réflexion que rend sublime la modestie des mots. « Ils oubliaient, dit-il, les communs accidents de la guerre, et combien souvent les plus petites causes, un soupçon mal fondé, une panique, un scrupule de religion, avaient produit les plus grands désastres; que de fois une armée avait eu à souffrir soit de la faute d'un chef, soit de l'erreur d'un tribun. Mais comme si leur courage les eût rendus vainqueurs, et qu'aucun changement de fortune ne fût possible, leurs messages et leurs lettres annonçaient à tout l'univers la victoire remportée ce jour-là. » Non ~c?M'<yMC comMMt~ex belli casus recordabantur, f/Mftm paruu/cs scepe c(M<sœ, vel /6~œ ~Mjo:'c~oMM,, vel <er;'orM ~epeMttn~ vel ob~'ec<œ ?'eK~o?M~ magna ~e<nme~<a m<M~ssen~-<yMotics, vel CM~t ducis vel <)'t6M?M vitio, in CQ3CrCt<)t esset o~ensM}n sed proinde ac si ~~<M<e vicissent, Me~Mc M~a co~mM<a~o renMK posset acc~erc, per u/e~ <err6n'Mm /am<t ac ~o't's 'u~c<0)'t~~ ey't(s t~ct concc~)'<î~ (De la ~Me/'re c<'uï'/e,, 11I, 72.) Ailleurs, parlant de ces mêmes pompéiens, qui, à la veille de la bataille de Pharsale, se disputaient ses dépouilles « 11 n'eLaiL question parmi eux,
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dit-il, que de leurs honneurs, des récompenses qu'ils voulaient en argent, ou de leurs vengeances privées; et ils pensaient, non aux moyens de vaincre, mais à l'usage qu'ils feraient de la victoire. » Postremo omnes, CMt de honoribus SMM~ (Mt< ~epfeemw pecun ce, aut de persequendis mwMCM agebant nec </M~us rationibus s~erafe possent, sed quemadmodum M~ victoria deberent, cogitabant.
Il n'y a pas d'amertume dans la première réftexiou il n'y a pas d'indignation dans la seconde. César ne cède jamais à des sentiments si vifs; sa générosité naturelle l'empêchait d'être amer; la corruption de son temps, et l'usage qu'il en avait fait lui-même, lui ôtait le droit de s'indigner. En exprimant des jugements, il garde l'impartialité du récit, et peut-être cette sorte d'indifférence de la forme ajoute-t-elle à la force de ces deux réflexions, lesquelles sont à la fois une peinture du vieux parti aristocratique romain, et une lumière sur les mœurs de tous les partis. Un historien de cabinet se serait cru tenu d'assombrir ces couleurs et de railler, soit la vanité des pompéiens après l'avantage de Dyrrachium,' soit leur cupidité avant Pharsale. Mais si l'émotion de son langage ne nous eût pas rendu les faits suspects, l'éclat de ses couleurs y eût trop intéressé notre imagination pour en juger sainement. La simplicité de César n'y intéresse que notre raison; il ne veut pas nous faire haïr les choses humaines; il tient seulement à nous avertir que les partis sont pleins d'illusion, et que les motifs qui dirigent leurs chefs ne sont pas toujours désintéressés.
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Telle est la manière dont César explique les faits. La politique est pour beaucoup dans cette sobriété de réflexions. Faire des réflexions, c'est porter des jugements. Juger, engage trop, surtout pour un homme qui voulait rester libre pour être plus maître. Il laisse donc aux faits à s'expliquer. S'ils sont causes ou effets, c'est à eux de le dire. Peut-être aussi, écrivant pour ses contemporains, était-il sûr r d'être compris à demi-mot.
On ne trouve pas non plus dans ses MoHOM'e~ ce que, par un emprunt fort judicieux fait à la langue des arts, la critique littéraire appelle des tableaux. Tout tableau suppose l'art de faire valoir les lointains par les premiers plans et de disposer toutes choses pour l'effet. Les historiens de profession y donnent les plus grands soins, et le plus habile est celui qui rend vraisemblable l'ordre un peu arbitraire dans lequel il arrange des faits qu'il n'a pas vus. Dans César, on ne sent pas cet art, de grand prix d'ailleurs, et où il est glorieux d'exceller. On n'y voit aucune disposition artificielle, aucun morceau réservé et de choix. Il n'y a pas de tableau, et pourtant il y a de l'effet.
C'est l'effet d'événements retracés par l'homme qui les a vus, façonnés ou dominés, et qui leur avait donné, dans ses desseins, l'ordre suivant lequel ils se sont produits sur le terrain. Les récits de ce qui s'est fait hors de sa présence ne sont pas moins frappants. On sent qu'il a suivi du regard, au delà des mers, ces corps d'armée qui, selon que son impulsion les soutient ou les abandonne, aident ou compromettent sa fortune; et que, par la connais-
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sance qu'il avait des caractères, il a assisté en personne aux revers comme aux succès qui s'accomplissaient loin de lui.
Un des plus beaux ornements de l'histoire, telle que les anciens l'ont traitée, ce sont les harangues. Il s'agit de ces pièces d'éloquence composées, soit d'après la tradition de discours prononcés en effet, soit, à défaut de traditions, d'après la situation et les moeurs des personnages. Thucydide y a le premier excellé et a transmis aux Latins l'art de ces mensonges ingénieux qui donnent uniformément aux personnages les plus divers le tour d'esprit et le langage de l'historien qui les fait parler. A peine en trouve-t-on un exemple dans César. Mais, en revanche, ses récits sont coupés, tantôt par des discours indirects qui donnent la substance de ce qui a été dit, et nous épargnent le luxe un peu vain du travail oratoire, tantôt par de courtes harangues militaires qui, au lieu de suspendre l'action, la continuent. Touty est vrai et nécessaire. La circonstance provoque le discours; il faut s'expliquer; tout est prêt; le lieu de la scène, les auditeurs; parler, à cette heure, c'est la seule façon d'agir efficacement. Dans la méthode des harangues de cabinet, l'historien semble un appariteur qui dresse froidement une tribune sur la scène, pour qu'un orateur, formé par quelque Gorgias, y récite un discours étudié. Les harangues composées sur ce modèle veulent si peu être lues à la place qu'elles occupent dans le récit, qu'on en a fait des recueils détachés qui s'étudient à part, et non sans fruit d'ailleurs; et tel a su par cœur les harangues qui n'avait pas lu le récit d'où elles
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sont tirées. On n'a pas fait un choix des discours de César, bien que le plus court soit un chef-d'œuvre il faut tout lire, discours et récit. Par cette force de naturel qui ne s'accommode d'aucun artifice littéraire, en même temps qu'il échappait à l'imitation de la rhétorique grecque, il indiquait aux modernes dans quelle mesure l'histoire doit mêler les discours au récit. Je doute qu'il ait imaginé aucun de ceux qu'il fait tenir à ses personnages mais, s'ils sont supposés, il faut avouer que la vérité elle-même n'a plus d'avantages sur la vraisemblance.
C'est ainsi que César a employé dans ses McmoM'cx les principales parties de l'histoire, tableaux, peintures de caractères, réflexions, harangues. Ces parties ne sont pas des inventions de rhéteur, ce sont les membres d'un corps point d'histoire parfaite qui ne soit le théâtre complet de la vie humaine, qui n'en déploie les spectacles si divers et si attachants; qui n'en fasse voir les acteurs, par le fond et par le masque, agissant ou parlant; qui, par des réflexions discrètes et profondes, n'en donne la moralité. La preuve que ces parties sont vraies et nécessaires, c'est que, dans les historiens supérieurs, à chacune d'elles répond un ordre de beautés durables. En notant donc celles que César n'a traitées qu'incomplétement, et celles qu'il a négligées, je reconnais qu'il n'a pas réalisé toute la beauté des premières, et qu'il a laissé à d'autres à donner des modèles des secondes. S'il ne fait qu'indiquer les caractères,'il est tout simple qu'il n'ait pas besoin des couleurs du peintre et du moraliste. Il. 24 -?
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En omettant les reflexions, il s'interdit les nuances les plus délicates du langage. Les harangues de moins, dans ses récits, c'est de moins le pathétique qui échauffe certaines de ces pièces dans les bons historiens. On ne regrette pas qu'il se soit refusé-le vain éclat qui vient des figures prodiguées, des mots poussés à l'image, et d'une certaine disproportion ambitieuse entre le fond et la forme; mais on y voudrait plus souvent la vive lumière qui éclaire, en les peignant, les faits du monde moral, et l'accent de l'historien qui s'émeut du mal et du bien. Toutefois, si César n'a pas porté certaines qualités aussi loin que nous le voudrions, par comparaison avec l'idéal que nous nous sommes fait du genre historique, on sent que ce n'est point impuissance, mais dessein. Il n'a dit ni plus ni autre chose, parce qu'il ne l'a pas voulu. C'est de la force qu'il avait en réserve, et qu'il a gardée, aimant mieux laisser croire qu'elle lui manquait que de l'employer hors de propos. A moins que je ne me fasse illusion, cette sorte de retenue et d'économie judicieuse est une beauté propre à César. Quoi de plus beau en effet que de voir celui qui pouvait tout, s'en tenir à une chose et la faire si exactement; celui qui excellait dans la raillerie, effleurer à peine d'un doigt moqueur les moins estimables de ses ennemis; celui qui, dans l'éloquence, savait, au rapport de Cicéron, faire de chaque preuve comme un tableau placé dans un beau jour', se borner à de courtes harangues, pour la plupart indirectes; celui i..B)'u<u~ chapitre MX?,
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qui, entendant la défense de Ligarius, laissait tomber l'acte d'accusation de ses mains, savoir être impartial jusqu'à paraître insensible; celui qui avait tous les talents, les gouverner si bien, et tour à tour les réunir ou les séparer si à propos, que ses facultés semblaient comme des corps d'armée distincts qu'il conduisait devant lui, les poussant tous ensemble ou séparément, selon le besoin, et les proportionnant, pour le nombre ou le degré de force, à l'obstacle qu'il avait à vaincre.
Bien donc que l'histoire ait à étendre son champ, après les MemoM'es de César, il faut s'arrêter longtemps à ce premier modèle incomparable. Avec les qualités dont l'art s'enrichira, naîtront, comme par compensation, les défauts qui y répondent. Le récit, pour être plus dramatique, s'embellira de circonstances imaginaires, et deviendra comme ces tableaux où les premiers plans sont de l'invention du peintre, et servent à faire valoir les fonds. On rencontrera dans les portraits, à côté des traits pris à la nature, des caprices d'analyse morale; et des études plutôt que des ressemblances. Les réflexions dégénéreront en sentences ou deviendront déclamatoires. Les harangues seront trop souvent des pièces de rhétorique. Trop d'art conduira au procédé. Les Mémoires de César sont une première forme parfaite de l'histoire. Ce qui y manque, ne convenait ni au sujet, ni au dessein de l'auteur. Ce qui s'y voit est en perfection.
Il y a profit à fréquenter cet esprit si sain, si proportionné, si grand sans efforts, si vigoureux sans affecter la force, si élégant sans recherche, si pro-
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pre à nous faire connaître et estimer notre naturel, en nous faisant admirer le sien. Il reste, du commerce des autres auteurs, une impression trop forte de la qualité qui y domine; de la concision archaïque chez celui-ci, des ornements chez celui-là, de l'éclat des figures chez un autre. Prenons garde que le plaisir que nous y trouvons ne nous rende imitateurs. Tel fait des vers durs, pour avoir été séduit par ce qu'il y a d'âpre dans la force d'un modèle tel autre en fera de vains et de sonores, parce que, dans un modèle où règne l'élégance, il n'aura senti que l'harmonie qui en est l'effet extérieur, et point la proportion des mots aux pensées, et des pensées au sujet, qui en est la cause. Je défie qu'on imite César; car, qui pourraity trouver une qualité dominante? Quel ton, quelle forme de discours y revient plus souvent qu'il ne' faut? A quel piège l'esprit pourrait-il s'y prendre? Les critiques n'y ont noté qu'un défaut ce sont les négligences. Ils appellent de ce nom les répétitions 'des mêmes mots. Mais, à moins de s'amuser à compter les mots, on ne s'aperçoit même pas de ces répétitions, tant la clarté du discours les rend nécessaires. Outre que par un privilége de la langue latine, le même mot, en changeant de cas, changeant aussi de son, de forme et pour ainsi dire de physionomie, les répétitions y sont moins sensibles que dans notre langue où le même mot, à tous les cas, se présente sous le même aspect et rend le même son. il n'y a pas de tour d'esprit dans les Memo~'es de César. Un tour d'esprit est bien près d'être un défaut, on l'a dit, on tombe du côté où l'on penche, et cela
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est vrai des lettres comme de la politique. Je n'y vois qu'un esprit libre, égal, maître de lui-même, tranquille miroir, qui reçoit le vrai et qui le rend comme il l'a reçu. César a voulu raconter de sangfroid, comme s'il se fût agi d'un autre, de grandes choses exécutées avec l'ardeur de la passion. Semblable au général de l'armée d'Italie qui commandait à David de le représenter calme sur un cheval fougueux, il a voulu que, soit dans ses dix années de combat avec la barbarie, soit dans les bouleversements de la guerre civile, toujours en présence de l'extrême péril, toujours au moment de perdre sa fortune, sa gloire et sa vie, son récit le montrât, au-dessus de tant de vicissitudes, indifférent et serein.
Le seul défaut littéraire des Mémoires de César, c'est que l'étude seule et pour ainsi dire la pratique de l'auteur en peuvent faire goûter les perfections discrètes et cachées. Les ouvrages de ce genre passent par-dessus bien des têtes, j'entends même des têtes bien faites. Ils n'avertissent pas l'esprit, ils ne lui font pas d'avances; leur modestie les lui dérobe.'On le dit dans la morale mondaine II faut une certaine habileté, même aux honnêtes gens, même à la vertu, pour se recommander et se rendre utiles. La maxime n'est pas moins vraie des auteurs. S'ils ne font rien pour attirer les yeux, ils risquent qu'on ne les voie pas. Un peu de cette habileté ne leur messied donc pas, pourvu qu'elle ne soit qu'un appât innocent pour attirer à la vérité.
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III. Salluste est le premier historien de profession chez les Latins.
Cette habileté est une des séductions de Salluste. Salluste est tout art. J'en vois une première preuve dans le plan même qu'il s'était tracé. Au lieu d'écrire la suite des événements de l'histoire romaine, il avait choisi les plus mémorables, pour les traiter séparément. « Je résolus, dit-il, dans le préambule du Catilina, d'écrire les faits du peuple romain, par morceaux détachés, en m'attachant aux plus dignes de mémoire*. » Ainsi l'histoire s'est présentée à lui tout d'abord sous la forme d'une série de tableaux de choix.
Par une première différence entre César et lui, Salluste n'a pas été acteur dans les événements qu'il raconte. La guerre de Jugurtha était finie vingt ans avant sa naissance. Il avait vingt-trois ans à l'époque de la conjuration de Catilina, et il ne paraît pas qu'il en ait été témoin. Quant à sa grande histoire, elle comprenait les temps écoulés entre ces deux événements. Excepté pour quelques-unes des années qui précédèrent le second, et durant lesquelles la jeunesse de Salluste dut recevoir quelques impressions des causes générales qui enfantèrent la conjuration de Catilina, il n'écrivit que ce qu'il avait vu par la force de l'imagination, et par l'étude crii. Statut res gestas populi romani carptim, ut qaœque memoria digna yidebantur, perscribere. (Catilina, n'.)
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tique des témoignages. Salluste est, chez les Latins, le premier historien de profession.
Les faits militaires ne sont que l'accessoire dans les récits de Salluste. Ce qui y domine, c'est la politique ce sont les peintures, soit des mœurs générales, soit des personnes; c'est l'explication des actes parles caractères. Même dans les récits des faits de guerre, le technique est subordonné au moral, et il s'y trouve moins de préceptes sur l'art de conduire les armées que de lumières sur les passions qui font mouvoir ces grands corps, et sur les caractères et les intérêts de ceux qui les commandent. La guerre n'est pour Salluste que le dénoûmept du drame qui se joue au sein de Rome. On la voit sortir de la jalousie des deux ordres, des passions, des rivalités personnelles, de la soif du-pouvoir et de l'argent qui travaillaient alors la république. C'est par là que Salluste est le premier, chez les Latins, qui mérite le nom d'historien politique.
Les caractères de la langue de Salluste sont de deux sortes. Les uns lui viennent du fond même des choses, par lequel Salluste diffère essentiellement de César. Pour des rapports nouveaux, il fallait des manières de dire nouvelles. L'histoire, devenant civile, pour ainsi dire, de militaire qu'elle était dans César; et ~historien, de narrateur des événements, s'en faisant le juge et le peintre, c'est du côté de la politique et de la morale historique que la langue latine s'est étendue. Aux détails délicats sur les caractères et les humeurs, à ces peintures si ûnesdel'intérieur de l'homme, correspondent des délicatesses et des nuances dont elle s'enrichit
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pour la première fois. En même temps que les tableaux la colorent, les réflexions la rendent plus subtile, et les harangues plus chaude et plus harmonieuse. La nécessité de passerdu simple au figuré, pour exprimer par des mots de l'ordre matériel des faits de l'ordre moral, l'embellit d'acceptions inusitées. La lumière du style qui, dans les Mémoires de César, n'éclaire que les actions, lesquelles sont les images visibles des pensées, rend visibles, dans les récits de Salluste, les pensées elles-mêmes, et peint tous les mouvements de cet esprit que Salluste proclame si éloquemment éternel et incorruptible. Au reste, ces qualités de la langue de Salluste, sont les caractères mêmes de la belle latinité. C'est la part d'un écrivain supérieur dans l'oeuvre de la langue de son pays. Car, de même que l'empire romain s'est formé des conquêtes successives de ses hommes de guerre; de même le corps de la langue latine s'est formé des inventions de ses grands écrivains. Dans l'empire, on ne reconnaît pas la trace des annexions de territoire; dans la langue on ne distingue pas les accroissements qu'elle a reçus; et de même que du spectacle de l'empire il reste une impression de la grandeur du peuple romain bien plutôt que des qualités particulières de ses grands hommes; de même le corps de la belle latinité donne plutôt l'image générale du génie de ce peuple dans les lettres que des images particulières et diverses de ses écrivains.
Les autres caractères de la langue de Salluste sont l'effet de son tour d'esprit particulier. Le plus saillant est cette concision fameuse, dont parle Quin-
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tilien, .~M~/a/)f(&e~ On ne veut point parler d'une concision qui ajoute au sens ce qu'elle retranche aux mots. Tout discours qui en est marqué, a ce mérite singulier qu'il ne vient à l'esprit de personne de l'y noter. On n'a l'idée de la concision que par comparaison avec un discours diffus, ou parce que l'effet que s'en promettait l'auteur ne répond pas à la peine qu'il y a prise. Il ne faut pas louer Salluste d'avoir réussi dans la première; mais on pourrait le blâmer quelquefois de s'être trop travaillé pour affecter la seconde.
Une preuve que cette recherche de la concision est un défaut dans Salluste, c'est qu'il l'a imitée d'autrui, et qu'il y a été imité lui-même. Or, on n'imite pas les qualités; on les a de nature, et l'exemple d'autrui peut tout au plus vous y fortifier, en vous donnant des motifs de vous approuver de ce que vous faites naturellement. On imite, par faiblesse, pour s'appuyer; on imite, parce qu'on manque de fonds; on imite, soit par illusion, parce qu'on prend pour beau ce qui réussit; soit par vanité, le besoin du succès par la mode étant plus vif que l'amour du vrai. De quelque côté qu'on le prenne, on n'imite que par l'effet d'un défaut, et c'est toujours quelque défaut qu'on imite. Chez un écrivain supérieur, si l'imitation ne vient ni de faiblesse, ni de paresse, peut-être vient-elle du désir de faire de l'effet. 11 en est parmi les plus grands qui se sont parfois plus aimés que le vrai, et l'ont quitté pour quelque moyen plus grossier, mais plus prompt, d'attirer les regards. Mais, quels que soient les défauts qu'ils imitent ou par lesquels ils sont imi-
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tateurs, j'y vois la marque que, dans leur art, il doit y avoir plus excellent qu'eux.
L'historien dont Salluste a imité la concision est Thucydide. On a eu tort de dire qu'il l'a imité dans tout le reste. Salluste a excellé à peindre les mœurs, après Thucydide, non sur le patron de Thucydide. Placés en présence de la même nature, la voyant des mêmes yeux, doués au même degré du talent de la rendre, tous deux y ont réussi, chacun dans son pays, par les meilleurs moyens, qui sont les mêmes partout. L'un n'a pas fmité l'autre; tout au plus pourrait-on dire que le premier venu a averti le dernier de son propre talent. Mais il est très-vrai qu'en cette recherche de la concision, Salluste à imité Thucydide, et si le principe qu'on n'imite que les défauts est vrai, c'est un défaut de Thucydide qui a égaré Salluste. Les critiques anciens ont noté ce défaut. C'est cette obscurité étudiée dont parle Marcellin, le biographe de Thucydide, « lequel, dit-il, s'étudiait à écrire obscurément, afin de n'être pas accessible à tout le monde, » explication qui ne diminue pas le tort de l'historien.
Comme il arrive de toute imitation le défaut est plus choquant dans l'imitateur que dans l'original. La concision de Salluste paraît plus affectée que celle de Thucydide, outre le désavantage du latin. Thucydide, écrivant dans une langue d'une richesse infinie, non-seulement dit beaucoup de choses en peu de mots, mais fait entrer dans le même mot plusieurs choses. Il abonde en termes composés, espèce de foyers lumineux où se concentrent plusieurs rayons, lesquels, selon l'application, éclairent ou
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éblouissent. Salluste, mal servi par une langue plus sobre ou plus timide, à défaut de mots composés, contraint quelquefois des mots simples à exprimer le tout par la partie; et pour rendre sa pensée plus vaste, il se contente de l'indiquer, laissant au lecteur à la compléter et à remplir ses omissions ambitieuses. On en est séduit tout d'abord, et on sait gré à l'écrivain de compter ainsi sur la capacité de son lecteur. Mais, peu à peu, on s'aperçoit qu'il a moins pensé à faire valoir son lecteur qu'à se faire valoir lui-même.
C'est à l'exemple de cette faiblesse que Salluste, imitateur de la concision excessive de Thucydide, fut lui-même fort imité. « Au temps que Salluste fleurissait, dit Sénèque, le discours haché, les mots tombant tout court et à l'imprévu, et la brièveté obscure, furent à la mode'. Il parle d'un certain Arronce, tout sallustien, lequel avait écrit de ce style une histoire des guerres puniques. « Il allait, dit Sénèque, au-devant des défauts que Salluste n'avait fait que rencontrer. » Vitanda illa m~M~t'Ma 67'eu~a~, disait Quintilien aux orateurs de son temps 2. H la souffrait toutefois dans les écrits, « où dit-il, elle peut être saisie par un lecteur de loisir »
Si cette brièveté lui eût paru de bon aloi, ou qu'il se fût agi de celle de César, telle que Cicéron la qualifie par ses effets, pura et illustris, pure et qui fait tout voir, je doute que Quintilien ne l'eût pas
t. Sic, Sallustio vigente, amputai sententiae, etverba ante exspectatum cadentia, et nbscura, fuere pro cultu. M (Épitre cxtY.)
'Ï.De!'Jfu<«utfottoraiût'fe,)i'.X,t. 1.
3. Quod otiosum forasse lectorem minus huit.
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trouvéede mise memedans l'éloquence. De cesdeux sortes de brièveté, l'une est un tour d'esprit individuel l'autre, qui ne porte point le nom d'un homme, est une qualité et une beauté de l'esprit humain.
Ce défaut, dans un auteur si~excellent, doit nous le faire lire avec précaution, soit pour n'être pas dupe d'une fausse profondeur, soit pour nous défendre de l'imiter. Il est un autre motif de défiance plus grave; c'est le contraste que l'on a signalé entre les écrits de Salluste et sa vie.
lV. De la vie et du caractère de Salluste.
S'il fallait en croire certains témoignages, la jeunesse de Salluste aurait été souillée par de prodigieuses débauches. Cet homme, qui achetait un cuisinier cent mille sesterces, aurait, pour subvenir à ses prodigalités, vendu la maison paternelle du vivant de son père, lequel en serait mort de douleur. Surpris en adultère avec Fausta, femme de Milon, il aurait été battu de verges et renvoyé après rançon. C'est à cause du scandale de ses débauches que le censeur Appius l'aurait, en 704, chassé du sénat. Plus tard, redevenu sénateur par la faveur de César, et chargé du gouvernement de la Numidie, ses extorsions auraient épuisé cette province, et il n'aurait échappé à un procès de concussion qu'en achetant d'une partie de ses rapines la protection du dictatéur. Enfin, sa vie tout entière, démenti flagrant donné à ses écrits, lui aurait mérité
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le reproche ironique que lui fait Macrobe d'avoir été.le censeur impitoyable des vices d'autrui'. Des panégyristes de Salluste, dans le louable désir de faire accorder ses actions avec ses écrits, ont mis toutes ces actions sur le compte d'un certain Lénéus, affranchi de Pompée, auteur d'un libelle diffamatoire, dans lequel il aurait vengé son maître des injures de Salluste. C'est, disent-ils, sur la foi de ce Lénéus que Macrobe lui aurait infligé ce blâme rendu plus sanglant par l'ironie du tour; que Lactance l'aurait qualifié de ne~Mam (un mauvais homme, un méchant); que quelque élève des écoles de déclamation aurait composé cette invective, faussement attribuée à Cicéron, où Salluste est accusé de turpitudes qui répugnent à la pudeur de l'histoire. Leur piété pour le génie va jusqu'à nier l'évidence. C'est par Varron que l'on sait le scandale de ses adultères ce Varron, disent-ils, n'est qu'un obscur homonyme du savant Varron. L'accusation de rapines en Numidie est confirmée par Diou Cassius c'était, disent-ils, pour le compte de César que Salluste pillait sa province.
La vérité sur Salluste n'est ni dans les complaisances de ses panégyristes, ni dans les exagérations de ses détracteurs. Mais s'il a été calomnié, c'est qu'il y donnait prise. Je crois à la prévention qui grossit les fautes et à la vengeance qui les envenime j'ai peine à croire à la froide calomnie qui tout à la fois ment et renchérit. Mais u'avons-nous pas les aveux de Salluste? Je n'en sache pas de plus
I.ttU!itiUii,grm'i~situusa)ien..utu.\ut'iLUt')'jur(;atut'etceusut'(S<<<M)'t).,i!,9.)
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explicite que ce passage du préambule du Catilina, où rappelant les fautes de sa jeunesse, sa faiblesse contre les séductions d'unë'ambition mauvaise (ambitio mala), il parle du moment « où son esprit trouva enfin le repos, après bien des misères et des périls. » Animus ex MMt~M mtxen'M a~Me periculis requievit'.La sévère qualification de n~a~, vient d'une conscience qui s'accuse; et je crois voir un regret des fautes où elle conduit ainsi que des faux biens qu'elle procure, dans ce mot mt'serns, le premier de toute la langue du paganisme qui ait passé dans la langue chrétienne.
Les fautes qui ont fait à Sallusteune si mauvaise réputation étaient-elles de celles que les exemples publics enseignaient, pour ainsi dire, à la jeunesse romaine? S'agit-il de ces moyens de parvenir que se permettaientles jeunes patriciens ou les plébéiens riches, et que Salluste comprend dans le mot wM~e artes; les accusations intentées légèrement pour faire son apprentissage oratoire, les brigues, l'achat des suffrages, les violences au Forum? S'agitil dés désordres de la vie privée ? Quoi de pire pourtant, et quoi au delà? Sans doute, sous l'empire d'une autre morale, c'en serait trop pour déshonorer un homme. Mais, au temps de Salluste, l'exemple universel diminuait la faute de chacun, et l'époque était plus déshonorée que les individus. Contre une telle corruption, il n'y avait de résistance possible que dans une sorte d'adoration fanatique pour la vertu, forcée de se faire secte. C'est ainsi qu'on i. Catilina, chapitre iv.
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s'explique l'opposition du jeune Caton, attaquant les vices avec l'exaltation d'un sectaire de la vertu. Pour les autres, il fallait succomber, chacun selon sa nature; lesbons pour s'en relever, avec de beaux débris de leur vertu; les faibles ou les mauvais, pour y rester ensevelis.
Je veux bien que Salluste n'ait pas été dans les mauvais; mais faut-il le mettre dans les bons? S'il n'eût failli que comme tout le monde, aurait-il songé à s'en confesser publiquement, et avec une sorte de solennité, en tête de ses écrits? La morale de son temps ne demandait pas cette satisfaction. Mais il en avait plus fait qu'elle n'en pouvait excuser. Si l'obscurité qui couvre sa vie publique le protége contre des chefs d'accusation précis, les richesses trop fameuses au sein desquelles il la termina le taxent plus qu'homme de son temps de cette soif de l'argent que la morale même d'alors flétrissait par la bouche de Cicéron, dénonçant les dilapidations de Verrès, et, plus éloquemment encore, par l'exemple de ce même Cicéron, revenant de son gouvernement de Cilicie, les mains pures, nonseulement de toute rapine, mais même de ces dons de joyeux avènement par lesquels les provinces conjuraient la rapacité de leurs gouverneurs. C'est sur des tables d'or, payées des dépouilles de l'Afrique, qu'il écrivit contre le luxe de la noblesse; c'est au milieu de tableaux, de statues, de ciselures, dans les délices de ces jardins appelés de son nom, dont il suffisait autrefois de gratter le sol pour en exhumer des chefs-d'œuvre, qu'il composait les harangues de Marius et de Catilina contre le luxe
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des ouvrages d'art, et contre ces richesses des nobles, que ne pouvait épuiser la folie de leurs excès'.
V. Que les plus grands écrivains sont les plus honnêtes gens.
Faut-il donc, en ce qui regarde Salluste, cesser de croire à cette maxime, le premier dogme dans la religion de l'art, qu'il n'y a de beaux écrits que par l'accord des actions et des paroles, et que les plus grands écrivains sont les plus gens de bien? Non, et quelles que fussent les apparences, il faudrait se débattre jusqu'à la fin contre un doute qui ruinerait la vérité elle-même, en ruinant l'autorité des hommes divins qui ont reçu le don de l'exprimer dans leurs écrits. Je n'y veux pas croire, quant à moi, ni pour mon pays, où la maxime contraire ne serait qu'un injurieux paradoxe, ni pour aucun pays ayant laissé au monde un ouvrage de littérature durable.
Mais, s'il est vrai que le plus grand doit toujours être le plus homme de bien, il y a des degrés entre les grands écrivains, et nul ne peut faire passer dans ses écrits plus de beauté morale qu'il n'en a dans son âme. Il faut savoir reconnaître ces degrés, se garder de tout éblouissement, aimer mieux la vérité que Platon, ou plutôt n'aimer dans Platon que la vérité qu'il a vue d'un cœur droit ou d'un
). M TameHsunintatibidiuc déifias \iuceMn('queunt."(C(t<t'/ttta~ xx.)
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esprit libre de passion. S'agit-il d'un homme supérieur dont la vie a donné prise à de graves reproches ? il faut se défendre de ses séductions, conserver la liberté de sa conscience même dans cette douceur de s'abandonner à un maître; il faut chercher courageusement s'il n'y a pas dans ses écrits quelque imperfection littéraire qui trahit des imperfections de caractère ou des vices de coeur. C'est dans cet esprit que j'ai étudié Salluste, averti par sa vie de me défier de ses écrits. Je n'y ai reconnu ni la sensibilité de Cicéron, ni cet amour du grand, par le génie et par la vertu, qui enflamme Tite-Live pour les fondateurs de la grandeur romaine, ni l'amertume vertueuse de Tacite. Salluste s'indigne un peu à froid; je crains qu'il n'y ait chez lui du faux honnête homme se cachant derrière ses protestations de vertu. Cette sorte de pruderie peut tromper plus d'une personne. A la distance où nous sommes de Salluste, dans le manque de preuves de fait, par la faveur que le talent jette sur l'homme, de bons juges même y sont pris. Nous l'avons vu par ces apologistes de Salluste, lesquels n'ayant pas la force de le trouver imparfait comme écrivain, en ont voulu faire un parfait homme de bien. Un auteur consommé, tel que Salluste, peut, à force d'art, imiter la conviction d'un homme de bien. Que dis-je? par cette contradiction de notre nature, qui nous fait aimer la vertu dont nous sommes incapables, sa raison peut se révolter contre les images de ses propres vices. Mais on sentira, dans ses pages les plus sévères, ou l'homme qui veut faire illusion aux autres, ou l'homme qui ne peut pas se faire n 25
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longtemps illusion à lui-même. En voici un exemple tiré du préambule de Jugurtha. Sallusteyparle, en spectateur aigri, des mœurs du temps présent, en comparaison desquelles il trouve à louer l'époque où il exerçait de grandes magistratures. La peinture en est forte Caton l'Ancien, dont on l'accusait de voler les mots', n'eût pas mieux rudoyé son époque. Tout à coup il s'interrompt « Mais, dit-il, je me laisse emporter trop loin et à trop de franchise dans le dépit et l'ennui que me causent les mœurs de Rome. Je reviens à mon sujet. M Ve?'M?~ ego liberius ccltiusque processi, dum me civitatis morMmpt~et ~cE~e~Me Mu?tc ad <ncœ~Mm redeo Est-ce bien là le mouvement d'une âme généreuse qui s'apaise, après avoir déchargé sa colère, et non pas plutôt le scrupule d'un auteur qui craint d'avoir fait une digression trop longue? Quoi de plus sec, et qui sente plus la formule, que ces deux petits mots piget <œo!e~Me, si disproportionnés à de si grands sentiments?
Il est un certain accent que donnent aux écrits un cœur que les passions ont remué, 'mais point gâté, et la raison, quand elle n'est qu'une conscience pure, jugeant les actions des hommes cet accent, Salluste ne l'a pas.
Mais si cette beauté suprême lui a manqué, il a toutes les autres dans une perfection qui n'a point été surpassée. Tout ce que le style peut recevoir de lumières d'une raison élevée et fine; tout ce que 1 Dans celte ëpigramme citée par Quintilien
Kt Yerba antiqui riiultuni t'urate Catunis
Crispe, Jugurdiinse conditor historiée. (De iV;~tt<. of(t< tu), 3.) 2. Jugurtha, chapitre n'.
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l'imagination la plus forte et la mieux réglée peut y répandre de couleurs habilement assorties; tout ce qui peut se faire avec tous les talents de l'écrivain, Salluste en offre des modèles. Semblable à certains hommes qui, avec de grandes qualités et beaucoup d'art pour cacher leurs défauts, parviennent à persuader aux autres qu'outre les qualités qu'ils ont réellement, ils ont encore les qualités des défauts qu'ils cachent; Salluste est un si grand écrivain, et il sait si bien donner le change sur sa vie par ses maximes, que plus d'un lecteur s'y laissera prendre encore, et qu'il y aura toujours quelque péril à exprimer des doutes sur sa moralité.
Nous pourrons donc admirer beaucoup Salluste; mais nous continuerons à croire que le plus beau génie est celui qui tire ses pensées d'une conscience droite et d'un cœur tendre aux choses humaines, et que, parmi les grands écrivains, les plus grands sont ceux qui ont le plus vécu en gens de cœur et en gens de bien. Les anciens ont, pour ainsi dire, tourné autour de cette maxime. Ils définissaient l'orateur L'homme de bien, qui sait parler. Mais les modernes l'ont étendue à toutes les productions de l'art, et en ont fait un principe qui oblige à la fois la critique à être morale, et l'auteur à recommander ses écrits par sa vie. C'est une maxime née de la philosophie chrétienne, c'est une maxime de l'art français. Nos maîtres dans les lettres sont nos modèles dans la vie. On y reconnaît, dans l'art de bien dire, la science de bien faire, et quiconque s'y plaît en vaut déjà mieux. Corneille, Racine,
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Pascal, Bossuet, quelles sources pures et profondes du beau et du bien Et Molière, pourquoi est-il le premier, sinon parce qu'il a été le meilleur? Nous étudierons Salluste d'après la méthode suivie pour son prédécesseur César. Ce sera encore une lecture approfondie, à laquelle nous demanderons tout ce qu'un esprit cultivé peut chercher dans un monument historique la vérité des faits et des jugements, et la beauté littéraire qui n'en est que l'expression parfaite. Pénétrer, sans vains raffinements, dans la pensée d'un écrivain supérieur; voir, par delà ce qu'il a écrit, le dessein qui l'a fait écrire; entrer, pour ainsi dire, dans sa confidence et son secret, et en sachant à fond tout ce qu'il a voulu qu'on sut, savoir encore tout ce qu'il a pensé cacher; voilà ce que j'appelle lire un auteur pour en rendre la lecture digne d'un auditoire. Une première lecture, comme on l'entend d'ordinaire, nous découvre à peine quelques beautés de détail éclatantes. Une seconde nous rapproche du plan, des proportions, nous fait voir plus avant dans le dessein de l'auteur. D'autres beautés se révéleront dans une troisième lecture, et seront comme la conquête attachée à chaque effort nouveau. Mais pourquoi parler d'effort? Ceux qui nous disent de lire les grands écrivains nous invitent au plaisir bien plus qu'à la peine. Quand vous entendez parler de quelque homme supérieur, mêlé aux grandes affaires, vous enviez celui qui vous dit Je l'ai vu. Eh bien! en étudiant les grands écrivains,vous les voyez, ils vous parlent, ils vous font leur conudent. Ce ne sont plus des morceaux de littéra-
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ture, des préceptes de goût, des règles de style, ou des vérités générales sous la forme de beautés littéraires c'est l'écrivain lui-même qui vous appelle dans un coin et vous entretient à voix basse des motifs qui ont conduit sa plume.
Dans l'histoire de la conjuration de Catilina, Salluste aura plus d'une explication à nous donner. Nous lui demanderons s'il n'a rien omis ni rien outré; s'il a été juste pour tout le monde, et pour Cicéron notamment, même quand il le qualifie d'excellent consul; s'il a été assez explicite sur les causes de la conjuration; si, pour en faire valoir l'effet dramatique, il n'en a pas négligé le côté politique nous verrons s'il a tenu la balance juste entre tous ceux qu'il prétend y peser, et si sa morale est une foi ou une contenance; nous l'admirerons avec liberté, et nous ne sacrifierons aucune vérité aux séductions de ce commerce avec l'un des écrivains de l'antiquité qui. ont le plus de prestige.
Dans l'histoire de Jugurtha, Salluste étant plus loin de l'événement, et n'ayant qu'un intérêt pour ainsi dire rétrospectif dans les luttes de parti que suscita cette guerre, nous pourrons admirer avec moins de réserve cette suite de caractères, de peintures, de harangues, qui font de la Jugurthineun morceau d'histoire accompli. En suivant Jugurtha dans ses fuites et dans sa guerre d'embûches, sur cette terre de Numidie devenue l'Afrique française, les allusions viendront s'offrir à nous d'elles-mêmes. Nous ne les rechercherons pas. Je ne voudrais pas mettre des études sévères sous la protection de
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quelque préoccupatioh contemporaine. Entre deux torts, celui de mal faire valoir un monument admirable, et celui d'attirer ou de retenir des auditeurs par des caresses à leurs idées d'un jour; j'aimerai toujours mieux le premier qui ne commet que le professeur, que le second qui commettrait l'enseignement. Mais, je regarderais comme un très-bon fruit de cette étude, que nous pussions y prendre quelques leçons de patience, afin de ne pas nous étonner que, n'ajoutant pas, comme les Romains, à tous les moyens de guerre la trahison, nous n'ayons pas encore abattu le moderne Jugurtba*. 11 y aura. d'ailleurs d'autres différences entre la conquête romaine et la nôtre, non moins certaine, mais plus pure. Ce n'est point pour la donner en pillage à des gouverneurs, que nous voulons nous rendre maîtres de l'Afrique. La civilisation française en face de la barbarie arabe, c'est la raison en face de l'instinct sauvage, c'est la justice en face de la violence, c'est la liberté en face de la fatalité. Nous n'avons point de Calpurnius ni de Scaurus; et la déclamation n'en est point venue jusqu'à dire que Jugurtha avait des amis dans notre sénat. Je dois remercier, en finissant, ceux qui, l'année dernière, ont bien voulu me suivre dans ces études aujourd'hui négligées, auxquelles on ne se porte plus guère que par profession. Le double écueil d'un enseignement des littératures anciennes, c'est, d'une part, que le professeur est prêt à se faire un tort personnel de n'y savoir pas attirer d'auditeurs, et, d'autre part, qu'il risque de se
1. J'écrivais cela en 1846.
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trop passionner pour des dieux qu'il croit abandonnés. Je remercie ceux de mes auditeurs qui m'ont persuadé à la fois que des efforts sincères et persévérants, dût-il y manquer la grâce du talent, obtenaient toujours une estime encourageante, et que ces dieux auxquels ont cru nos plus grands hommes ont encore des fidèles. J'avais pu craindre que cette douceur d'admirer les chefs-d'œuvre du génie latin ne fût que pour moi; ils m'ont prouvé qu'elle nous était commune. Je leur dois une partie du plaisir profond que je viens de tirer de mon long commerce avec Salluste. Celui pour qui les beautés des lettres ne sont que des vérités pratiques, ou sévères ou charmantes, n'ose pas les aimer seul et secrètement il craint de s'y tromper, et il suspecterait d'illusion ses délices solitaires. Pour aimer avec sécurité, il a besoin de savoir qu'il a raison d'aimer; il ne jouit des vérités que l'étude lui a révélées qu'au moment même où il les partage avec d'autres; et c'est ainsi seulement que l'assentiment d'un auditoire fortifie le professeur et ennoblit l'enseignement.
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TITE-L1VE
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TITE-LIVE.
I. Qu'on doit commencer ['étude d'une littérature par ses historiens. De la critique des historiens secondaires.
If. Du vrai, et à quels signes on le reconnait dans les ouvrages de l'esprit.
III. Détails biographiques sur Tite Live. Tite-Live appartenait-il à un parti?
IV. Différences entre ia morale de Salluste et celle de Tite-Live. V. De la sensibilité de Tite-Live comparée à celle de Virgiie. VI. Du patriotisme et de l'élévation morale de Tite-Live. VII. Des défauts de Tite-Live.
VIII. Du récit de la seconde guerre punique. Annibal.
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TITEUVE.
I. Qu'on doit commencer l'étude d'une littérature par ses historiens. De la critique des historiens secondaires. Pour étudier une littérature avec fruit, il semble qu'il faut commencer par les écrivains qui ont traité de l'histoire. C'est par eux seulement que nous connaissons les premiers éléments de cette littérature, à savoir le gouvernement, la constitution, la religion, les mœurs générales; c'est dans leurs écrits que respire l'âme du peuple dont cette littérature est l'expression. Les historiens nous acclimatent, pour ainsi dire, au pays; par eux nous savons tout ce qu'il y a de convenances invincibles et fatales entre une nation et lé territoire qu'elle habite. Une nation est une personne, l'histoire est la biographie de cette personne.
Quand nous sommes ainsi accoutumés à ce peuple, que nous l'avons vu dans le succès et dans les revers, dans la guerre et dans la paix, passant par ces épreuves de la double fortune auxquelles ou reconnaît le caractère des nations comme celui des individus, c'est le moment d'entreprendre l'étude des autres branches de sa littérature. Nous sommes préparés à goûter ses poëtes, à comprendre l'autorité de ses orateurs, à juger ses philosophes et ses
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critiques. Au lien de les lire en tâtonnant, accompagnés du commentateur qui nous fourvoie le plus souvent, ou qui nous refroidit quand il nous éclaire, leurs historiens, en nous faisant de leur pays, nous ont mis à même de les lire couramment, comme des auteurs familiers. Nous ne sommes pas rebutés, dans un beau morceau de poésie, dans une harangue, dans un traité philosophique, par une sorte d'archéologie à laquelle nous n'avons pas été initiés, et, en même temps que nous y admirons ces belles pensées qui sont du domaine de l'homme dans tous les pays et dans tous les temps, vous voyons en quelque sorte la physionomie particulière de l'esprit humain dans un temps et dans un pays déterminés. Cicéron, dans ses ouvrages philosophiques, ne sera pas seulement un des bons moralistes du monde, ce sera le moraliste romain. Horace ne sera pas seulement un lyrique ou un satirique, ce sera le lyrique un peu artificiel d'un pays où l'on ne rêvait guère; ce sera le satirique d'un peuple chez qui le vice n'a jamais été élégant, et sous la mollesse duquel perce cette brutalité que lui reproche la Camille de Corneille, dans un de ces vers où ce grand homme a senti plutôt que jugé le peuple romain'. 1. Soit souvenir, soit préjugé de collége, il me semble que, parmi les usages de cet enseignement des langues anciennes, qui a pour ennemis tous ceux qui ont fait de méchantes études, celui-là n'est pas )c plus mauvais qui nous faisait apprendre les éléments du latin dans un abrégé de l'histoire romaine. Nous arrivions ainsi aux grands écrivains deRomeavecdes t. Leur hrntale vertu vent fjn'nn s'estime he~rcnx f/ofnr<, IV, <
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impressions déjà fortes de la grandeur de leur pays. Le jour où j'ai dû songer à un plan d'étude, sur la littérature latine, j'ai trouvé cette indication dans mes souvenirs. Seulement, au lieu d'un petit abrégé où le latin n'est pas toujours romain, j'ai voulu lire l'histoire romaine dans les auteurs originaux, dans les Romains qui ont écrit les annales de leur pays. La liste des historiens romains est courte; el!e se compose de quatre noms: César, Salluste, Tite-Live, Tacite. Des hauteurs où ils ont élevé l'histoire, on tombe tout à coup soit dans la chronique négligée et suspecte de Suétone, soit dans les abrégés plus brillants que solides de Velléius Paterculus et de Florus, soit dans les prétentions encyclopédiques d'Ammien Marceilin. Ou bien ce sont des auteurs qui ont écrit des vies ou des résumés d'histoire universelle Cornelius i\epos, qui fait penser Plutarque Quinte-Curce, dont les fleurs ne nous consolent pas de n'avoir point une histoire originale d'Alexandre; Justin, qui est accablé par le Df'scoMrx xMr l'Histoire universclle de Bossuet. Ces auteurs, dont aucun d'ailleurs n'est méprisable, ont pour principal mérite d'offrir des textes appropriés à un certain temps des études classiques et de servir comme de degrés dans la connaissance du latin. Peut-être eût-il été plus juste de les comprendre dans l'étude générale des historiens; j'avoue que je ne m'en sens pas le goût. Quand nous jugeons les écrivains secondaires, ou bien nous triomphons d'eux, ou bien nous les protégeons. Là où il y a trop à critiquer, le profit ne vaut pas le chagrin qu'on se donne; là où il est besoin de faire valoir
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le mérite d'un écrivain par le relatif, à peu près comme ces peintures douteuses pour lesquelles on exige du spectateur qu'il se place à un certain point de l'équerre, c'est le plus souvent un jeu d'esprit dont l'exemple n'est pas bon, parce qu'il substitue au grand goût dans les lettres le petit goût, qui en est l'ennemi. Nous sommes difficiles ou complaisants aux petites réputations par des raisons qui ne sont pas parfaitementpures de tout intérêt d'amourpropre difficiles, parce qu'y ayant trop peu de distance des petits à nous, nous leur en voulons néanmoins de s'être élevés, quoique de si peu, audessus de nous; complaisants, afin de relever notre mérite en rabaissant le niveau des gloires véritables. Enfin nous leurdonnons trop de nous-mêmes, ou nous leur ôtons trop de ce qui leur appartient. Les écrivains du premier ordre nous dérobent aux périls de notre jugement; ils s'emparent de nous tout d'abord, et ils se rendent maîtres de notre intelligence par l'admiration, cet abandon délicieux qui est la foi dans le génie. Là, nous ne faisons plus nos réserves, nous sommes en puissance d'autrui; notre amour-propre, qu'excitait dans nos jugements sur les petits une inégalité modérée, se tait devant cette distance infinie qui nous sépare des hommes supérieurs; le commerce de ces hommes accoutume à la modestie et apprend le respect. Cette foi dans le génie n'est pas une abdication, mais un consentement de notre raison en présence de l'idéal. Les défauts des hommes supérieurs ne sont pas un avantage que nous prenons sur eux il nous avertissent que leurs œuvres sont de l'homme; ils em-
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pêchent la superstition, et, en nous donnant sujet de faire acte d'indépendance, ils relèvent le mérite de notre admiration.
U. Du vrai, et à quels signes on le reconnaît dans les ouvrages de l'esprit.
Je me bornerai donc aux quatre grands écrivains qui représentent l'histoire chez les Romains. Eux parcourus, et, par eux, Rome nous étant connue et presque familière, nous étudierons les autres produètions du génie latin. Nous apprécierons tour à tour l'éloquence politique et judiciaire dans Cicéron et dans les imposants fragments qui nous sont restés de quelques orateurs qui l'ont précédé ou suivi; la philosophie morale dans Cicéron et Sénèque la critique dans Cicéron encore, dans Quintilien et dans Tacite; enfin l'art épistolaire dans ce même Cicéron, qui forme comme un corps de littérature à part dans la littérature latine, et dans Pline le jeune, qui a eu la gloire, donnée à fort peu, de bien écrire une lettre. Tel est le champ de nos études. L'objet, vous le savez, c'est le vrai. Le vrai est multiple et divers; chaque genre d'ouvrage a le sien plus spécialement c'est le vrai de la matière même qu'on traite et de la méthode d'après laquelle on le traite. Mais il est une sorte de vrai commun à tous les genres, et, quand je parle de l'objet général de nos études, c'est ce vrai-là que j'ai en vue. Ce vrai, c'est tout ce qui touche et convainc l'homme, soit comme individu,. soit comme
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membre d'une société, soit comme citoyen d'une nation; c'est ce qui l'avertit qu'il n'est pas isolé au milieu d'inconnus; qu'outre sa vie individuelle, il vit d'une vie générale; c'est tout ce qui, dans le passé, soit qu'il s'agisse de faits, de pensées ou de sentiments, le rend contemporain des faits, cohéritier avec l'humanité des pensées, sympathique aux sentiments. Nous ne sommes pas libres de ne pas connaître certainement le vrai; il arrive à nos consciences comme là lumière à nos yeux, comme le son à nos oreilles, et, de même que c'est par un désordre physique que les yeux sont privés de voir la douce lumière du ciel et les oreilles de percevoir les sons, de même c'est par l'effet d'un dérangement de l'esprit que la conscience cesse de percevoir le vrai. La raison n'est que la faculté par laquelle nous transformons la connaissance involontaire du vrai en un assentiment réfléchi. On a dit, et le mot est triste Le vrai est ce qu'il peut. Disons plutôt du vrai, comme de Dieu, dont il fait partie Le vrai est ce qui est. L'homme qui veut échapper au vrai semble vouloir échapper à soi-même. Par quoi nous connaissons-nous en effet sinon par le vrai, qui, par ce que nous voudrions être nous apprend qui nous sommes? Aussi dit-on de tout esprit faux c'est-à-dire de tout homme empêché par quelque "désordre intellectuel de connaître le vrai C'est un homme qui ne se connaît pas. Hélas! sous des termes modérés, rien n'est plus dur que ce jugement. Il rabaisse l'esprit faux au niveau de la bête, dont la condition,, par rapport à l'homme, est qu'elle ne se connaît pas.
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Si quelqu'un me persuadait un jour que le vrai n'est qu'une vue de mon esprit, et non quelque chose qui est hors de lui, avant lui, qui sera après lui, qui est Dieu; que le vrai est ma chose, qu'il commence et finit avec moi, que le trouble délicieux où me jette sa présence n'est qu'une sensation individuelle, et l'assentiment que.lui donne ma raison, un caprice; que le vrai n'est pas plus que moi, n'est que moi; de même qu'on arrête avec le doigt le mouvement d'une montre, de même celuilà arrêterait en moi la vie morale à l'instant. Je plaindrais l'homme qui, cédant au puéril orgueil de regarder le vrai comme une création de son esprit, échangerait contre cette grossière illusion la douce et glorieuse dépendance dans laquelle nous sommes par rapport au vrai. Il affaiblirait tous les ressorts de son âme il réduirait sa raison à un instinct moins sûr que celui des animaux, parce qu'il serait troublé sans cesse par les révoltes de son sens intime; il perdrait jusqu'aux défauts de l'homme, lesquels,. du moins, sont ceux d'un être créé pour percevoir le vrai, jusqu'à l'orgueil qui n'est le plus souvent que la prétention de connaître mieux te vrai que les autres, et de le leur imposer à titre de privilége sur des inférieurs.
C'est pour ne pas tomber dans cette sorte d'orgueil, et pour en éviter jusqu'à l'apparence, qu'il est du devoir, dans toute chaire d'où l'on prétend enseigner le vrai, de s'interdire les formules dogmatiques. Par là, on respecte, ce qui n'est pas la même chose que ménager, ceux qui n'en sont pas persuadés au même degré, soit faiblesse, suit. que n. 26
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leurs lumières s'offusquent, comme il arrive, par leur diversité et leur inégalité. Voilà pourquoi je pré~fère, en annonçant ces leçons, au mot enseigner dont l'absolu m'effraye, le mot étudier, non-seulement parce que j'apprends dans le moment même que j'enseigne, niais parce qu'il n'y a pas de terme plus propre pour caractériser ces spéculations paisibles sur le passé, et cette recherche d'un vrai qu'aucune contradiction ne rend agressif et militant. On enseigne les sciences exactes; les éléments, la méthode, les résultats, tout en est évident; on étudie les sciences qui ont pour objet ce qu'il y a de plus libre, de plus mobile dans l'homme, de moins susceptible d'être mesuré ou réduit en axiomes, la pensée; qui ont pour résultats des vérités dont l'évidence, moins générale, ne se perçoit pas moins par la sensibilité et l'imagination, les deux facultés les plus assujetties à la diversité des circonstances particulières, que par la raison, par laquelle tous les temps et tous les pays se ressemblent. L'étude, d'ailleurs, avec ses doutes, ses inquiétudes, ses tâtonnements quand elle cherche, ses ravissements quand elle découvre, l'étude où se peignent tous les mouvements d'un esprit sincère cherchant dans les livres le noble plaisir que donne le vrai, n'estelle pas plus intéressante que l'enseignement qui affirme ce.qui se doit persuader, impose d'autorité ce qui veut être senti, borne ce qui est sans limites, et qui ressemble plus à une opération de la mémoire qu'à un travail actuel de l'esprit? Après avoir ainsi parcouru tout le champ de la prose latine et y avoir recherché le vrai commun à
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tous les genres, et le vrai propre à chacun, peutêtre y aura-t-il lieu de hasarder quelques généralités sur cette moitié de la littérature romaine. Les généralités n'étant que l'expression des lois d'après lesquelles s'accomplissent les choses humaines, avant de poser les lois, il faut connaître tous les faits qui se développent sous leur empire; mais la tentation de généraliser est dangereuse; on croit trop aisément qu'on voit loin, parce qu'on ne voit pas à ses pieds, vite parce qu'on voit peu; aussi est-ce moins un engagement que je prends qu'un désir innocent que j'exprime. Il serait si beau, pour cette sorte de vrai qui regarde les faits et les grands hommes de l'histoire romaine, de trouver quelque chose à dire après Bossuet, après Montesquieu, après l'aîné de ces grands penseurs sur les choses romaines, Machiavel! Mais n'est-ce pas déjà trop d'ambition que de s'aventurer dans les spéculations qui leur étaient familières et de vouloir penser où ils ont pensé?
Il serait moins téméraire, et peut-être m'y risquerai-je, de tirer de l'étude du génie romain dans les lettrés, de l'art dans les grands écrivains, en un mot du vrai dans l'éloquence latine, soit quelque principe nouveau, soit la confirmation de quelque principe connu, qui serve, non à former de grands écrivains, mais à entretenir dans le pays le goût général qui les forme. L'objet de toutes les institutions d'enseignement, le devoir de toutes les chaires, est de rappeler au public qu'étant la matière même de la gloire, il doit y mettre ses conditions, et se compter pour quelque chose dans les livres qu'il
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.ne fait pas. Aucun public n'y est plus disposé que le ,public français. La France est le pays où le public est le plus près de l'écrivain, et où l'on peut dire avec le plus de vérité qu'entre le lecteur et l'auteur, c'est un prêté rendu. Je sais que ce public a des moments de sommeil, pendant lesquels Ir n'est pas très-délicat sur ses rêves, mais qu'on ne s'y fie pas. quand il s'éveille,~ il rie se souvient plus de ce qu'il a rêvé. Notre public ne méprise pas les auteurs qui lui ont été trop complaisants; ce serait .trop dur, et il -sait qu'il y a un peu de sa faute il les oublie. Aussi n'y a-t-il pas de pays où II y ait plus de gloires, qui ne durent pas vie d'homme. Tel est le plan.que'je me suis trace. Dans ce plan, les historiens devant ouvrir ces leçons, nous avons dû commencer par César, venir ensuite à Salluste, lequel nous amène à son successeur immédiat TiteLive, remontant pour ainsi dire le cours de l'histoire de Rome, eu même temps que nous descendons la suite de ses historiens.
Uf. Détails biographiques sur Tite-Live. Tite-Live appartenait-il à un parti ?
Tite-Live avait à peine seize ans quand César mourut. JI eu avait vingt-quatre quand il quitta Padoue, sa patrie, pour venir à Rome, où il put voir Salluste, vieux et chagrin. Auguste, qui le compta parmi ses amis, ne s'offensa pas, dit Tacite, de l'éloge qu'il faisait de Pompée, et il l'appelait le Pompéien. Pline le jeune raconte que sur le bruit
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de ses ouvrages un habitant de Gadès vint du fond de l'Espagne à Rome pour le voir, et, après l'avoir vu, s'en retourna. C'est de 'cet unique habitant de Gadès que saint Jérôme a fait plusieurs nobles gad~ lois et espagnols, « entrâmes, dit-it, à Rome par le désir de-le contempler, et'qui, entrés dans une .si grande ville, y cherchaient autre chose que la ville elle-même. Des biographes lui font écrire son histoire, partie àRome, partie à Naples, où il allait, disent-ils, de temps en temps se délasser. Ils partagent les soins de sa vie entre son fils, pour lequel il avait écrit un. traité littéraire, et sa fille, qui'fut mariée à un rhéteur nommé Lucius Magius, qu'on allait entendre, ditSéhèque lé père, '< moins par estime pour son talent, qu'à cause de la réputation de son beau-père. M Les- auteurs. padouans dérangent cet intérieur en mariant deux fois Tite-Live, et en lui donnant deux fils et quatre filles sur la foi de quelque pierre mal déchiffrée. Ils font aller toute la ville de Padôue à sa rencontre, le jour où il revint après la mort d'Auguste; ils l'y comblent d'honneurs, et lui donnent une vieillesse paisible et fortunée mais cet embellissement, d'ailleurs fort innocent, n'a pas même'pour prétexte une inscription douteuse. Eusèbe et saint Jérôme disent qu'il mourut à Padoue, l'an 18 de l'ère chrétienne, la quatrième année du règne de Tibère. Si cette date est exacte, Tite-Live, né cinquante-neuf ans avant notre ère, et mort dix-huit ans après, aurait vécu soixanteseize ans~
II y a lieu de supposer que Tite-Live n'eut aucun emploi considérable ni à Rome, ni à l'armée, et
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que ce fut, comme Horace et Virgile, ses aînés, le premier de cinq ans, le second de dix, un lettré de la cour d'Auguste. César et Salluste sont historiens, l'un dans le feu'des affaires; l'autre au sortir des affaires, et par dépit d'en être dehors. C'est le génie même de l'histoire qui a fait Tite-Live historien. Il vivait à une époque où Rome, sans ennemis dans le monde, puisqu'elle était devenue le monde luimême, sans guerre, puisque la guerre civile y avait cessé, demandait un historien, poëte plus qu'à demi, pour raconter et chanter tout ensemble la glorieuse suite de ses annales. Fatiguée de guerres civiles, étonnée de connaître pour la première fois les biens du repos et de l'ordre, sous un gouvernement qui paraissait moins l'opprimer que la débarrasser de libertés meurtrières, après sept siècles employés à consommer l'œuvre de sa grandeur, c'était un sentiment nouveau pour elle que de revenir sur son passé et de se contempler dans sa gloire. Avant Au~ guste, Rome avait eu l'idée de la grandeur de ses membres, tantôt du peuple, tantôt de l'armée, plus souvent du sénat; sous Auguste seulement, elle eut l'idée d'une grandeur en laquelle se résumaient et s'absorbaient ces trois grandeurs particulières; et ce fut cette idée qui, comme une force créatrice, inspira l'Énéide à Virgile, à Tite-Live l'Histoire romaine.
Que faut-il penser des éloges que Tite-Live donnait à Pompée, et dont le raillait Auguste? Dans le récit aujourd'hui perdu de laguerre civile, s'était-il prononcé pour Pompée contre César? N'est-ce pas pousser trop loin les choses que de lui prêter, comme fait Niebuhr, la passion d'un homme de parti?
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Si Tite-Live eût. été pompéien jusque-là, il n'aurait pas écrit de Cicéron, l'ami de Pompée, « que de tous les maux qui l'accablèrent coup'sur coup, exil, chute de son parti, mort de sa fille, il n'y eut que la mort qu'il souffrit en homme. n n'eût pas dit de cette mort « qu'à bien considérer les choses, elle a pu paraître moins imméritée, par la raison que Cicéron, vainqueur, n'eût pas mieux traité son ennemi'. » Un écrivain du parti de Pompée n'eût pas tracé, du plus grand personnage de ce parti, un portrait qui paraîtrait calomnieux, même sous la plume d'un partisan de César. Je me persuade que ce qui dut toucher Tite-Live dans le caractère de Pompée, ce fut l'honnêteté de l'homme privé, encore qu'elle fût si stérile pour les autres, et qu'elle semblât venir de l'absence de passions plutôt que d'un sens moral actif et énergique; ce fut cette apparence de modération par laquelle Pompée parut ne pas vouloir de la puissance suprême, parce qu'il n'osa pas la prendre; ce fut surtout sa mort sur le rivage égyptien, et cette fin si triste d'un homme si longtemps heureux.
Faire de Tite-Live un homme de parti, l'idée n'en pouvait venir qu'à Niebubr, et pour le besoin de sa thèse, qui consiste à lui ôter toute créance. Il fallait le montrer tout au moins prévenu là où il n'est pas infidèle. Ni l'époque où vivait TiteLive ne comportait une prévention de ce genre, ni le tour d'esprit de l'historien ne s'y prêtait. Après qu'Auguste, selon les belles paroles de Tacite, eut t. Fragment recueilli par Sénèque le rhéteur. SuaM~vt).
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reçu sous son nou\t;[ empire le monde romain fatigué des guerres civiles, il n'y eut pas un homme de sens qui regrettât l'ancien parti républicain. Trop de héros de ce parti avaient prouvé qu'en s'y attachant ils n'avaient fait que se tromper sur le moyen d'arriver plus sûrement aux avantages de pouvoir et d'argent qu'ils poursuivaient sous son drapeau; trop de faux patriotisme, trop d'orgueil de caste trop de cet amour de la liberté pour soi et son parti, s'y étaient mêlés à la vertu solide et nu vrai courage de quelques hommes, pour qu'on songeât à prendre parti dans cette querelle vidée, et qu'on ne sût pas gré à Auguste d'en avoir fini, à Phitippes, avec les écoliers de Caton; à Actium, avec les exécuteurs testamentaires de César. TiteLive devait penser à cet égard comme tout le monde, outre que, par son esprit généreux, élevé, sensible au malheur, fort porté d'ailleurs au dramatique, et plus occupé, dans les actions des hommes,' de ce qui paraît au dehors que de ce qui reste caché, des passions que des intérêts, il n'était capable, ni de l'énergie, ni des petitesses de l'esprit de parti.
C'est un républicain à la façon d'Horace chantant Régulus et l'âme indomptable de Caton,, à la façon de Virgile faisant présider par ce même Caton l'assemblée des âmes vertueuses aux champs Ëlysées. Tous les trois admiraient Rome, sa grandeur, sa gloire, regrettaient, non ses institutions, dont je doute qu'aucun d'eux se fût rendu compte, .même Tite-Live, mais tout ce que les traditions nationales racontaient de l'héroïsme de ses citoyens. Les es-
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prits excellents, et la remarque en est vraie surtout des écrivains, sont rarement justes et ne sont jamais tendres pour le présent. Le mal qu'ils y sentent plus vivement que les autres les empêche d'y voir le bien, qui d'ailleurs n'y a jamais la grandeur que donne Téloignement; et il est rare qu'ils ne soient pas touchés de quelque forte prévention, soit de regret pour le passé, soit d'espérance pour l'avenir. Ceux en particulier qui regrettent le passé s'en font des images merveilleuses de désintéressement, de vertu de grandeur d'âme, pour se consoler de ce qui se fait autour d'eux; et de même que, dans le présent, la grandeur des résultats leur est dérobée par la petitesse des causes apparentes et par l'agitation Intéressée de tous ceux par qui ces résultats s'accomplissent, de même, dans le passé, les mêmes misères des moyens et des acteurs principaux leur sont dissimulées par la grandeur des résultats. C'est l'illusion familière à Tite-Live, et Salluste n'y a pas échappé. Cependant il y a, sur ce point entre les deux historiens, une différence très-marquée.
!V. Différences entre la morale de Salluste et celle de Tite-Live.
Je doute que Salluste ait été dupe de l'idéat qu'il nous a tracé, dans le préambule du C~??/t, des temps de Rome jusqu'à la nh des guerres puniques. Tous les traits en sont si hors du vrai, qu'on ne peut voir dans cette 'peinture si flatteuse des pre-
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miers siècles de Rome, ou qu'une satire de son temps, ou qu'une déclaration de pureté et de vertu pour s'attirer du crédit, ou qu'un morceau de rhétorique inspiré par l'imitation des Grecs, par quelque usage littéraire d'alors. Peut-être y a-t il de toutes ces choses à la fois. Quoi qu'il en soit, nous avons été insensible aux séductions de ce préambule, et, au lieu d'y prendre confiance en la vertu de Salluste, nous ne nous en sommes tenu que plus en garde contre les jugements d'un historien qui fait cesser toute vertu et expirer toute morale au moment même où vont commencer ses récits. Salluste imagine le bien en homme qui ne le pratique guère. Ses peintures sont fabuleuses là où celles de Tite-Live ne sont qu'un peu flattées.
C'est que Tite-Live est un honnête homme, qui juge les autres par son propre fonds, et qui nonseulement croit à la vertu, parce qu'il en est capable, mais qui connaît la source des belles actions, comme Salluste devine les motifs secrets des mauvaises. M a cette sorte d'intelligence des honnêtes gens, plus rare que celle des plus habiles parmi ceux qui ne savent pas la morale ou qui y sont indifférents; il voit se former au fond des grandes âmes les résolutions héroïques; il connaît ce que peut un homme sous une impulsion de générosité ou sous l'empire du devoir, il pénètre les grands citoyens, parce qu'il les aime. Je m'en rapporte à SaUuste faisant le portrait de quelque factieux turbulent, ou de quelque gouverneur romain dépouillant sa province il s'y connaissait; mais j'ai foi en Tite-Live me parlant d'un Fabius
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ou d'un Paul-Emiie il trouvait dans un cceur droit et sensible le secret de leurs grandes actions et fart de nous les rendre présentes par la vivacité de ses récits.
V. De la sensibilité de Tite-Live comparée à celle de Virgile.
C'est Quintilien qui a noté le premier, parmi les qualités de Tite-Live, la sensibilité. Il ne le dit pas en termes exprès les anciens n'ont pas de mot qui l'exprime clairement; non qu'ils n'aient connu la chose, mais parce que cette disposition n'y a inspiré aucun ouvrage en particulier, et que, dans ceux où il paraît quelque sensibilité, c'est comme une. liberté timide et inconnue que prend l'âme humaine, sous l'empire de moeurs, de religions, de gouvernements qui lui étaient antipathiques. On reconnaît la sensibilité dans le mérite que Quintilien attribue à Tite-Live d'exceller, plus qu'aucun autre historien, dans l'expression des passions, et principalement, dit il, des passions douces, affectus dulciores Cet éloge n'est pas seulement vrai des harangues de Tite-Live, il l'est encore de ses récits, dont les plus beaux sont ceux où il peint, c'est trop peu dire, où il sent lui-même ces passions. Cette sensibilité le rend heureux, comme un contemporain, des victoires de son pays, malheureux de ses défaites, et il y a dans sa partialité t. ~AHeemsquidem,praecipue eos, qui sunt dulciorcs, ut parcissime dicam, nemo histnricnrum commendavit magis. (De t'/tt.'tttutto)) oto<0)re, X, ). )
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même, soit l'illusion d'un témoin qui a grossi les choses par l'espérance ou par la crainte,. soit le dépit d'un fier Romain battu qui nie sa défaite ou qui n'en veut pas faire honneur à son ennemi. Après la bataille de Cannes, comme un Romain de ce temps-là que ta douleur eût suffoqué f< Je n'essayerai pas, dit-il, de peindre le désordre et ta terreur dans les murs de Rome; je succomberais sous la tâche. » SMCCMm~/n oneri! Il courbe la tête sous le désastre de son pays, et s'étonne d'être encore vivant; il est de douleur et d'inquiétude puis, avec Rome qui peu à peu se ranime, il relève la tête et respire enfin à la vue d'Annibal allant se prendre au piège des voluptés de Capdue La sensibilité est un don commun à Tite-Live et à Virgile. Ils se ressemblent tous deux par cette faculté supérieure et charmante par laquelle le poëte et l'historien s'aiment moins que les créations de leur esprit, et vivent pour ainsi dire de la vie qu'ils leur ont donnée. Virgile souffre pour Didon délaissée, et porte dans son sein les ennuis de la veuve d'Hector; il pleure la mort du jeune guerrier dont un javelot a percé la blanche poitrine. C'est trop peu, ce feu de tendresse se répand sur tout ce qu'il voit, sur tout ce qu'il décrit. Il s'intéresse à l'herbe naissante qui ose se confier à l'air attiédi par le printemps; il est tour à tour la génisse exhalant son âme innocente auprès de la crêche pleine, l'oiseau à qui les airs même sont funestes, et qui meurt au-sein de la nue, le taureau vaincu, qui aiguise ses cornes contre
t.M.Daunou,daussess.n'antes~c(;onssurTite-).)ve(C"«r<<<'E<u~f.!A'~tor~MM~ tome XHt), a fait cette remarque avant mni.
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les chênes pour de nouveaux combats. Comme Virgile, Tite-Live est tour à tour chacun des personnages qu'il aime; il est Rome elle-même dans toutes ses fortunes, Rome que le poète appelle «la plus belle des choses)),pM~c/tem/?Mfen< par le même enthousiasme tendre qui fait dire à l'historien dans son éloquente préface, que l'empire romain est le plus grand après celui des dieux, ?Kff~'?MMm .~ecMM~UMt (/eo?'H??t opes imperium.
La sensibilité de Tite-Live a la plus forte part dans cette connaissance du cœur humain: dont:,le loue le moins favorable de ses juges, le savant Niebuhr. C'est même par'les passions dont son'cœur lui a donné le secret qu'il.arrive a connaître les intérêts et qu'il pénètre dans les complications des affaires. D'autres écrivains qui ont, mérité le même éloge n'ont porté dans le cœur humain que la lumière de la raison. Leur propre cœur est resté .indifférent, soit qu'ils l'eussent fait taire pour ne'pas troubler leur jugement, soit plutôt que l'expérience l'eût desséché. Aussi leur science instruit, ma~s ne' rend pas meilleur. Ils fournissent des expédients et ôtent des scrupules à ceux qui, nés avec de l'ambition, cherchent dans leurs études des moyens d'empire sur les hommes. Tite-Live est l'historien des âmes généreuses; il apprend à ceux qui ne sont pas faits pour commander comment on honore l'obéissance. Sa science n'instruit guère moins, mais elle touche et donne du ressort. On en dirait autant de Virgile, ce maître si profond et si doux dans )a science de la vie. Plus je compare ces deux hommes, plus je les trouve frères.
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Virgile pourtant est le premier, parce que son coeur, le plus tendre de l'antiquité, a ressenti encore plus profondément le contre-coup des choses humaines. On voudrait croire qu'ils se sont connus et aimés; que, dans ce palais d'Auguste qui leur était si hospitalier, ils se sont entretenus de Rome, de sa gloire passée, de ses grands hommes, et que, sans médire d'Auguste, ils se sont quelquefois attendris pour Pompée et exaltés pour Caton.
Tous deux étaient nés non loin de Venise, sous le ciel des grands coloristes; tous deux avaient respiré cet air limpide et brillant qui circule sûr les toiles de l'école vénitienne. C'est ce don de la lumière et du coloris que, dans une langue qui fait effort pour être expressive, Quintilien appelle la blancheur éblouissante, clarissimus candor, de TiteLive. L'exemple en était nouveau, même après la lumière du style de César, même après le coloris de Salluste. César dessine à grands traits plutôt qu'il ne peint. Comme ce n'est point par l'imagination qu'il voit les choses et les hommes, mais d'un regard que ne trouble aucune émotion, et par une sorte de connaissance anticipée qu'il en a par la raison, il faut réfléchir sur son style pour en être frappé. Salluste est plus coloriste que César, et la première lecture lui est plus favorable; mais la réflexion lui ôte quelques-uns de ses avantages. On découvre bientôt qu'en poursuivant à la fois deux mérites qui semblent s'exclure, qui du moins se contrarient, la couleur et la concision, la couleur qui distingue les objets, qui les nuance, qui leur donne un corps, la concision qui les résume et les
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abstrait, il lui arrive d'écrire des choses dont le tour est très-arrêté et dont le sens est vague. Tite-Live est coloriste par l'intérêt de sensibilité qu'il prend à toutes choses, et aussi parce qu'il est un peu de la nature des poëtes, chez qui l'art de l'écrivain est le plus près de l'art du peintre ou du sculpteur, et la plume qui écrit de la plastique qui modèle. VI. Du patriotisme et de l'élévation morale de Tite-Live.
Le premier des historiens romains, Tite-Live eut l'idée et l'amour de la patrie. M n'y a pas de patrie dans les Memou~ de César; il y a César, et Rome n'est plus qu'une ville qui lui coûte moins à prendre que Brindes. Il n'y a pas de patrie dans Salluste il n'y a que des partis. Ni l'un ni l'autre n'ont aimé Rome César se substituant à elle, Salluste n'y trouvant pas sa place. Les grands hommes les touchent médiocrement César, parce que les plus grands le sont moins que lui; Salluste, parce qu'il n'admire guère, et peut-être parce qu'il se pesait au poids de César, lui qui, faisant quelque part allusion à Caton, se vante d'avoir réussi ou Caton avait échoué Pourquoi César écrit-il? Nous l'avons dit pour se faire admirer et craindre à Rome. Et Salluste? Pour la réputation qui s'attache à la pratique d'un art honnête; pour ne pas perdre dans l'oisiveté et l'inaction le loisir que lui fait la retraite; parce que cela sied mieux que l'agriculture ou la
t.tK)Uti/'tt,chapitre tv.
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chasse, parce que de toutes tes occupations où l'on exerce son esprit, une des plus utiles est d'écrire l'histoire. Tite-Live écrit pour sa patrie; il veut se consoler des maux ou il ta voit tombée par le spectacle de ses grands commencements et de ses progrès. Tant qu'il verra prospérer et s'accroître cette république, «la plus grande, dit-il, la plus ver« tueuse, ta plus riche en bons exemples qui fut jamais, il se sentira soulagé et content. M Tite-Live est le premier historien véritablement homme de bien. L'éloge n'en est-il pas injurieux pour César'et Salluste? César n'était-il pas homme de bien? Oui, par occasion, s'il le fallait, s'il importait à sa politique de l'être, et parce qu'il n'avait aucun goût à ne l'être pas, en homme autant audessus de ses qualités que de ses vices. De même que, tout en ayant de la bonté, il pouvait être cruel, il avait de l'honnêteté, quoiqu'il fût toujours près d'en manquer. Sa morale, c'était sa raison appréciant son intérêt. L'intelligence de César se servait de tout, du bien comme du mal indifféremment, n'obéissait à rien, doutaitdes dieux, même de Vénus, quoiqu'il en eût fait la mère de sa lignée; ne croyait guère à la morale, quoiqu'il fût meilleur que celle de son temps, et égal, en bien des actions, aux plus nobles devoirs de la morale universelle; il croyait pourtant, faut-il le dire? à des règles de goût, et obéissait à la tyrannie de la rhétorique. Pour Salluste, je le trouve trop moraliste pour un homme de bien et nous avons soupçonné son indignation contre les malhonnêtes gens de n'êtrequ'un artifice pour écarter de lui le soupçon qu'il n'avait pas toujours
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pratiqué ce qu'il professe si haut. Le véritable homme de bien, c'est Tite-Live. Celui-là croit au bon, au vrai, à l'honnête; il trouve beaucoup d'honnêtes gens, il en trouve trop peut-être, dans l'histoire de son pays preuve qu'il est de cette famille. S'il parle des bons exemples, ce n'est pas du succès qu'il l'entend, mais du désintéressement, de la fidélité à la parole, de la fermeté dans le malheur, de la modération dans la fortune. La morale ne lui sied pas seulement comme à un bon esprit toute bonne chose; il y a foi, il en relève comme d'une puissance supérieure, et il a l'idée de l'action de la morale sur l'histoire, ce qui est un acheminement à l'idée de l'action de la Providence. Ces qualités de Tite-Live, pour ne parler que de celles qui du caractère passent dans les écrits, ne se montrent pas par des professions de foi ni par des maximes; son patriotisme n'éclate pas en déclamations, ni son honnêteté en discours de morale, ni sa sensibilité en attendrissements et en larmes c'est une sorte de foyer d'où se répand sur tous ses écrits une chaleur secrète et égale; on reconnaît à chaque instant une âme touchée et un historien qui a besoin d'aimer, d'admirer, de se consoler.
C'est ainsi qu'un genre s'enrichit et se complète par les qualités particulières des écrivains; c'est ainsi que, chez les Romains, l'idéal de l'historien se forme de l'héroïque simplicité de César, de la finesse d'esprit de Salluste, de la candeur de TiteLive c'est ainsi que l'idéal du style historique se forme de la pure et lumineuse brièveté du premier, de la concision- savante du second, de l'abondance Il. 27
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lactée, /a.c'<ea M~'< du dernier. Un peu plus de trente ans après la mort de Tite-Live, il en naîtra un quatrième, auquel il sera donné d'achever cet idéal par une profondeur de pénétration et une émotion de langage inconnues jusqu'à lui. Et par une de ces harmonies du monde moral dont toutes les grandes littératures offrent quelque exemple, en même temps que la réunion des quatre historiens de Rome composera un modèle incomparable d'histoire, nous aurons, pour chacun des grands changements de ce pays, l'historien le plus propre à le retracer. TiteLive, l'historien poëte, nous racontera les fables de son origine et son agrandissement prodigieux Salluste, la corruption insensible de Rome au milieu des dépouilles du monde dont elle est gorgée; César, ses efforts pour se renouveler par la guerre civile Tacite, sa lente dissolution.
VII. Des défauts de Tite-Live.
Parmi les défauts de Tite-Live, le plus grave peut-être, c'est qu'écrivant l'histoire de la nation la plus politique de l'antiquité, il manque de curiosité et d'intérêt pour la politique intérieure de son pays. Il néglige presque entièrement la constitution de Rome, par laquelle, selon Montesquieu elle triompha de Carthage. Si quelques faits intérieurs l'invitent à s'en occuper, il n'approfondit pas; et, soit sur les desseins du sénat, soit sur les luttes des partis, soit sur certaines grandes mesures qui toui. Qnintitien: neque illa Livii lactea ufMrtfM.
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chent à la constitution, il se réduit au rôle de témoin, voyant les choses du dehors et de loin, ne cherchant pas à pénétrer, et confiant dans les talents de ceux qui gouvernent. Admirable disposition pour écrire l'histoire de tout ce qui se passe au dehors et en plein jour, guerres, émotions populaires, scènes de forum, mais qui ne convient plus lorsqu'il s'agit d'événements intérieurs, de motifs secrets, de conseils, lorsque le sort de Rome dépend de quelque résolution prise entre les quatre formidables murs où délibérait le sénat.
Toutefois ne demandons pas compte à Tite-Live, avec la rigueur de nos idées sur les devoirs de l'historien, de ce qu'il laisse à regretter du côté de la politique. Depuis que l'histoire se fait dans les archives, et qu'à l'imagination qui anime et rend présent le passé, à la raison qui en retrouve l'ordre et la suite, à la sensibilité qui s'émèut de ses vicissitudes, nous préférons la sagacité qui pénètre les secrets ressorts de la politique, la dissertation qui discute les témoignages, et le talent d'exposer si différent du talent de raconter, non-seulement nous pourrions le trop blâmer de ce qui lui manque, mais ne pas assez apprécier ce qu'il a. Si je me permets de ne pas trouver Tite-Live assez politique, c'est en le comparant à son temps, à son devancier de plus d'un siècle, Polybe, lequel lui donnait un si bon modèle dans ses récits des guerres puniques, en recherchant, en examinant, en découvrant les ressorts de la conduite qui, en moins de cinquantetrois ans, rendit les Romains maîtres de presque tout le monde connu.
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Les autres défauts de Tite-Live sont ceux de ses qualités mêmes, de cette abondance limpide et nourrissante, tactea M~as, dont Quintilien semble parler avec la sensualité de madame de Sévigné voulant faire d'un certain traité de Nicole un bouillon pour l'avaler; de ce talent de narrateur où Tite-Live n'a pas été surpassé; de ce don de poésie par lequel son N!'s<0!'?'e ressemble à une épopée. Par l'abondance, il est entraîné quelquefois dans la diffusion, et l'on est d'autant plus fâché de le voir diffus, qu'en d'autres endroits, où le détail était nécessaire, on l'a trouvé ou laconique ou muet. Par le talent de narrateur, il touche au conteur. Le dramatique seul le touche, et, si la vérité n'y prête pas, j'ai peur ou qu'il ne la néglige, ou qu'il ne l'embellisse. Cependant Niebuhr a passé toute mesure en disant de Tite-Live qu'il n'éprouve ni conviction ni doute. Ce qu'il faut dire, c'est qu'il est convaincu à la manière des poëtes de sentiment plutôt que par les règles de la critique historique, et que, toutes les fois que l'historien doute, c'est le narrate~ qui décide. Il dit quelque part « Je ne vou« drais rien tirer d'assertions sans fondement, ce qui « n'est que trop le penchant des écrivains, x <~Mo K?'HM.s' t'?ic/MMïH< &c)'6en<w~ animi. Voilà un mot où il se trahit. Entre deux faits dont l'un est sec et l'autre intéressant, c'est vers le second qu'il incline; entre ~e vrai qui le priverait d'un beau récit et le vraisemblable qui lui en fournit la matière, il choisira le vraisemblable. Et comme toutes les qualités ont leurs piéges, en même temps que son talent de narrateur le fait glisser dans l'inexactitude, son patrio-
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tisme le porte à préférer le vraisemblable qui sert la gloire des Romains au vrai qui leur fait tort.
Enfin, ayons le courage d'ajouter que ce grand écrivain, ce noble esprit, n'est pas exempt de légèreté. Le don poétique et presque virgilien de Tite-Live le rend trop sensible 'au merveilleux des traditions qui flattent l'orgueil de son pays. Le dommage n'en est pas grand, quant aux commencements de Rome, à cause de l'impossibilité à peu près certaine de les éclaircir. Et lorsque.je considère les réalités que nous donnela critique moderne en dédommagement des illusions qu'elle veut nous oter, les négations sèches qu'elle oppose à des récits charmants et pleins d'intérêt, les dissertations dont elle étouffe ces poétiques annales, les matériaux qu'elle entasse au pied du noble monument pour l'architecte inconnu qui doit tenter quelque jour de le refaire, je m'en tiens à la Rome des écoliers, et j'aime mieux croire avec les enfants à Numa et à la nymphe Ëgérie, avec Corneille au combat des Horaces et des Curiaces, que douter avec Niebuhr sans prouver, et détruire sans remplacer. La crédulité de Tite-Live n'est à surveiller que pour les époques où les témoignages ne manquent pas car il est probable que son penchant au merveilleux persiste, là même où il a plus de moyens de savoir la vérité. Encore ne faudrait-il pas lui en vouloir beaucoup. Son tort serait celui de toute l'antiquité, qui, dans tous' les arts, songeait à plaire bien plus qu'à instruire, ou à n'instruire qu'à la condition de plaire. L'historien, dans la pensée de Quintilien, n'est
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qu'une sorte d'orateur tenu de plaire à son lecteur, comme l'orateur à son auditoire. Dans la brillante revue qu'il fait, au livre X, des historiens grecs et latins, il ne les apprécie et ne les compare que par les qualités de la mise en œuvre, le tour d'esprit, les caractères du style, nullement par ce qu'ils ont fait ou négligé de faire dans l'intérêt de la vérité.
La conclusion de tout cela est qu'il faut lire TiteLive avec précaution. Cette réserve n'est pas difficile. Les séductions d'un auteur ancien, au temps où nous vivons, ne sont pas irrésistibles. Ni les passions, ni le tour d'imagination de notre époque, ni le désir de trouver dans un auteur des preuves pour ou contre quelque opinion du jour, ne se mêlent au pacifique intérêt de la vérité recherchée dans un passé si lointain et sans application directe au présent. Il nous sera donc aisé de nous défendre contre les charmes du plus brillant des narrateurs et de lui demander, dans l'occasion, si le vrai qu'il a négligé ne vaut pas mieux que le vraisemblable qu'il a imaginé, pourquoi il a été infidèle; si c'était faiblesse du narrateur ou partialité du citoyen pour son pays. Toutefois ne soyons pas dupes de notre prudence, et par trop de peur d'un bien petit danger, comme d'admirer plus qu'il n'est juste un Régulus, un Fabius, un Scipion, ou d'être un peu trop Romains contre les Samnites ou les Carthaginois, ne nous privons pas du plaisir qu'ont tiré de la lecture de Tite-Live tant d'esprits excellents, y compris'La Fontaine, qui, le lisant un jour dans le jardin d'une hôtellerie, « s'y attacha tellement, dit-il, qu'il se
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passa plus d'une bonne heure sans qu'il fîtréftexion sur son appétit'.)' »
VIII. Du récit de la seconde guerre punique.-Annibal. Nous étudierons d'abord dans Tite-Live le récit de la seconde guerre punique. C'est sans comparaison la plus belle époque de l'histoire romaine. Une lutte à mort a mis aux prises deux sociétés, deux constitutions, deux génies, deux races antipathiques. Le même monde ne peut plus contenir Carthage et Rome; il faut que l'une ou l'autre périsse. Les deux rivaux ne veulent plus de la vie qu'il faudrait tenir l'un de l'autre. Entre eux, pas de rémission ni de trêve ils se quittent, quand l'épuisement a roidi leurs mains, mais c'est pour recommencer le combat. Un moment l'un d'eux est près de périr; terrassé, le fer sur la gorge, il parvient à en écarter la pointe, et il enchaîne l'épée dans la main du vainqueur jusqu'à ce qu'il la retourne contre lui. On ne sait lequel des deux est le plus grand, et la victoire même n'en a pas décidé.
Je ne cache pas que ce qui m'a surtout attiré à ce sujet, c'est Annibal. L'histoire n'offre pas de plus grand spectacle que cet homme prodigieux qui, à peine proclamé chef de l'armée carthaginoise, maître enfin d'accomplir son vœu de haine éternelle contre Rome, la défie d'abord dans Sagonte en ruine,
i.Lettres à M"" de La Fontaine.
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traverse les Pyrénées, ouvre les Alpes à la première armée qui les ait franchies, détruit les armées romaines sur le Tessin, sur la Trébie, au lac Trasimène, et Rome elle-même à Cannes; puis, après cette course de torrent, arrêté tout à coup, commence, avec les restes de ses compagnons de victoire grossis de quelques alliés de Rome, sans son pays, ou malgré son pays, une guerre plus étonnante encore attaquant et se dérobant tour à tour, et, comme le lion qui rôde autour d'une proie bien gardée, revenant par mille circuits sur cette Rome qu'il avait vue une fois etdévorée.en espérance; établi etvieillissant au sein de l'Italie~ aussi patient sur le sol étranger qu'une nation qui se défend sur le sien aussi fécond en ressources qu'un grand gouvernement rappelé enfin de cette patrie que la guerre lui avait faite pour aller au secours de ses propres foyers, et vaincu par un jeune homme échappé au désastre de Cannes. Il sera, si je ne me trompe, d'un grand intérêt de rechercher si Tite-Live n'a pas à son insu diminué Annibal, et si son vainqueur, ce,Scipion l'Africain, qu'un buste du temps nous représente la tête chauve, le front vaste, l'oeil dur et perçant, avec un grand air où respirent ForgueII du noble, le dédain de l'homme impopulaire, la capacité du général si cet homme heureux et brillant à la façon de Pompée n'a pas été un peu enflé. Pour m'aider, dans ces études, du meilleur de tous les commentaires, la vue même du pays, j'ai voulu me donner une idée de la route qu'Annibal a Ce buste est à Rome, au musée du Capitole.
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suivie, de cette terre sur laquelle il campa seize ans. J'ai traversé les Alpes par le chemin que le plus grand admirateur d'Annibal, Bonaparte, a jeté sur leurs abîmes, et toute la peinture de Tite-Live m'est devenue parlante. J'ai vu ces belles plaines de l'Italie du nord, dans lesquelles on débouche de tous les passages des Alpes, et j'ai senti de quelle ardeur de convoitise devaient être saisis à cette vue les mercenaires d'Annibal. J'ai vu les Apennins, où il faillit s'ensevelir dans les.neiges, après la bataille de la Trébie, et Spolète, sur son rocher, où vint se briser l'élan que venait de lui donner la victoire de Trasimène; j'ai vu Rome et ces hauteurs d'où l'on suppose qu'Annibal vint à la découverte, avec quelques cavaliers, pour explorer l'endroit faible par où il pourrait y pénétrer. Enfin, en contemplant cette campagne romaine, solitude artificielle, dont la charrue des Fabricius et des Caton faisait autrefois une campagne riante et féconde, j'ai compris ce que pouvait tirer pour sa défense, de cette terre que rend malfaisante sa fécondité négligée, l'héro'fque nation sortie de son sein; et, ému du même sentiment que Virgile, j'ai dit tout bas avec lui, dans son intraduisible langue « Salut, grande terre de Saturne, mère des moissons et des héros! » Salve, magna parens fru;um, Saturnia tellus,
Ma~na virum
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TACITE
tV
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TACITE.
I. Caractère général des écrits de Tacite. Du jugement de Voltaire sur cet historien.
H. De la seule conduite qui fût possible aux honnêtes gens sous les Césars.
JU. Tacite est formé par la morale stoïcienne. Résumé de cette morale.
IV. Caractère et nouveauté de l'histoire dans les écrits de Tacite. V. Autres différences entre Tacite et ses devanciers. VI. De la foi qu'il faut avoir dans la véracité de Tacite. VII. De l'esprit de prévention de Tacite.
Y!H. De t'anëctation dans les écrits de Tacite.
IX. Des critiques dont Tacite a été l'objet. Est-il un écrivain de décadence?
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TAC ï TE.
1. Ciu'actëre général des écrits de Tacite. Du jugement de Voltaire sur cet historien.
Soixante ans après la mort de Tite-Live, naissait, au commencement du règne de Néron, dans cet air de meurtre et de débauche qu'on respirait à Rome depuis le règne de Tibère, le plus éloquent des historiens latins, P. Cornélius Tacite. La même année, selon quelques calculs, avait vu monter sur le trône des Césars, Néron, l'horreur du genre humain, et naître Tacite, son vengeur.
Le plus près de l'idéal de l'histoire, telle que nous la concevons, avec la forte culture moderne, est Tacite. Cette profondeur, cette science des mobiles secrets, ce sens moral surtout sont presque plus de notre temps, que de l'antiquité. « Son service, « dit Montaigne dans d'excellentes réflexions sur « Tacite, est plus propre à un estat trouble et ma« lade comme est le nostre présent; vous diriez « souvent qu'il nous peinct, et qu'il nous pinc.e » Toute l'Europe, depuis trois siècles, en dit autant. Un changement complet dans le gouvernement romain, une autre société, d'autres mœurs, don-
).A'M«~,tiyrcm,chaj)in'e\U.
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naient à Tacite, sur ses devanciers, l'avantage d'une matière neuve. Cependant, en comparant sa tâche avec la leur, il croyait avoir la plus mauvaise. « Ceux-là, dit-il, avaient à raconter de grandes ff guerres, des sièges de villes, des rois vaincus et « captifs, ou, s'ils se tournaient vers les affaires-du « dedans, les violents débats entre les consuls et « les tribuns, les lois agraires et des blés, les luttes « du peuple et des grands; et ils parcouraient ce « champ d'un libre essor. Nous, nous n'avons qu'à « joindre bout à bout des ordres cruels, des accu« sations qui se succèdent sans interruption, de « fausses amitiés, des causes dont l'issue est la « même. Notre tâche est étroite et sans gloire; « nous n'avons pour tout sujet qu'une paix con« stante et à peine inquiétée, et Rome pleine de « tristesse » Tacite craint la monotonie; il l'avoue c'est une petite faiblesse qui ne fait tort qu'à ses lecteurs contemporains, trop légers sans doute pour une si forte nourriture. Mais nous sommes de l'avis de Montaigne qui, parlant de ces scrupules de l'historien « Et me semble, dit-il, le '< rebours de ce qu'il luy semble à luy, qu'ayant « spécialement à suyvre les vies des empereurs de « son temps, si diverses et extrêmes en toutes sortes « de formes, tant de notables actions que nommé« ment leur cruauté produisit en leurs subiects, il « avait une matière plus forte et attirante à disc( courir et à narrer, que s'il eust eu à dire des bat« tailles et agitations universelles »
i. Annales, livre IV, chapitre xxxu.
2. Essais, livre m, chapitre vm.
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Tacite est-il aussi malheureux de sa matière qu'il le paraît? J'en doute beaucoup. En tout cas, sa peine d'esprit ne fut pas sans mélange de douceur. Écrire l'histoire, ce fut, pour Tacite, se soulager. Il y a, dans ses récits les plus lugubres, une certaine volupté de l'esprit assez semblable à celle de l'homme de Lucrèce qui, du rivage, pense avec douceur, suave, aux dangers de ceux qui naviguent. C'est un cœur qui se décharge après une longue oppression, et la liberté de l'indignation en a adouci l'amertume.
On sait que Tacite n'écrivit que sous Trajan. C'est l'honneur de ce prince, rendu meilleur par la suprême puissance, que la conscience humaine ait retrouvé sous son règne cette voix que les meurtriers de Rusticus, d'Helvidius, de Thraséas, avaient cru étouffer dans les mêmes flammes qui consumaient leurs livres'. Comme Juvénal, qui attendit, pour livrer au mépris de la postérité les personnages de ses satires, qu'ils fussent couchés dans leurs tombeaux le long de la voie latine, Tacite, sousDomitien, s'était enveloppé de silence, et avait attendu que le poignard des gladiateurs en eût fini avec ce tyran. Il n'écrivit qu'âgé de plus de quarante ans.
Je le soupçonnerais plutôt d'un peu trop de complaisance pour son sujet, et de ne s'être pas toujours défié de tout ce qui pouvait l'assombrira. Se). Vie d'A'gricola, chapitre H.
S. Per silentium veninms. Vie d'~n'coto, Il.
5. U avoue qu'il a recueilli certains détails négligés ou omis par les autres historiens, soit dégoût, soit crainte d'ennuyer les lecteurs. (~)tnatet, titre VI, chapitrent.)
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ion Voltaire, c'était médisance et malignité'.Tacite médisant et malin Qui se serait attendu à cela? Voltaire a oublié que, dans le procès qu'il faisait au christianisme, aucune charge ne lui paraissait trop forte, et qu'il aurait cru d'un pape tout ce qu'il nie de Tibère ou' de Néron. Ailleurs, il qualifie Tacite de f< fanatique pétillant d'esprit. » Et, il ajoute: « qu'il connaissait les hommes et les course » Comme si le fanatisme n'était pas l'état de l'âme le plus près de celui qui nous ôte toute connaissance, je veux dire la folie. On regrette de trouver des erreurs de ce genre dans un des meilleurs juges des œuvres de l'esprit, et dans un homme de génie qui en a tant donné à juger aux -autres, et de si excellentes. « Tacite m'amuse, dit-il encore dans la même lettre éloge cruel qui aggrave ses critiques car c'est dire d'un livre d'histoire ce qui se dit d'un roman.
Tacite n'est ni malin, ni fanatique, et s'il amuse, il faut l'entendre du vif intérêt qu'il sait donner aux plus graves enseignements de l'histoire. S'il lui est arrivé d'enregistrer avec trop peu de critique des faits qui paraissent invraisemblables, ce n'est point désir de nuire même aux méchants, ni par esprit de satire, comme Juvénal. La sévérité de Tacite ressemble un peu à celle de La Bruyère, un des hommes les plus doux, comme on sait, et les plus cachés du xvn" siècle, lequel observa toute sa vie la cour sans dépasser l'antichambre. La Bruyère avait eu à souffrir des ridicules qui font le sujet de i..Uetan~M littéraires, A. M. !-ttf les HMcdu~.
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son livre; en les peignant, il se vengeait de son embarras. Tacite avait été forcé, pour sauver sa vie, de renfermer son indignation en peignant les crimes de César, il se vengeait de sa peur. Il n'est pas plus fanatique que malin. Il connaissait trop les hommes pour garder, un siècle après Auguste, les nobles illusions d'un Helvidius Priscus mourant sous Tibère, pour avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. S'il n'a pas fait l'éloge de l'empire, il l'a absous par ces graves paroles du commencement des j4M~es « Auguste « recueillit sous le pouvoir d'un seul le monde fa'< tigué des guerres civiles. )) Ce que voulait Tacite, ce qu'il était réduit à vouloir, c'était le pouvoir d'un seul tempéré par le hasard qui fait les bons et les méchants princes; c'était une liberté de bon plaisir, une liberté tolérée et viagère, celle dont Pline le jeune remerciait Trajan en ces termes: « Tu ordonnes que nous soyons libres; nous le se« rons. » Jubes esse, Mo'os; er~HMS'.
Triste politique, mais la seule qui fût sensée, dans l'avenir borné et obscur qu'avaient fait à la Home des Césars ses institutions et sa religion.
II. De la seule conduite qui fût possible aux honnêtes gens sousIesCésars.
S'il est dans l'histoire un spectacle douloureux, c'est celui de grands esprits comme Tacite, à "qui l'espérance n'est pas plus permise que les regrets.
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il. 1 28
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Car-que regretter, au temps de Tacite? Est-ce cette république aristocratique, qui après avoir fait la conquête du monde, était devenue le plus dur et le plus corrompu des gouvernements ? Regretter la Rome républicaine, à moins de remonter jusqu'au delà des Gracques, c'était regretter le sénat vendant l'honneur romain au dehors, la justice au dedans; les remèdes de Marius, plus violents que le mal; Sylla épuisant Rome, en croyant la renouveler Pompée violant ses propres lois', et l'usurpation offerte à qui voulait la prendre tant on avait hâte de voir la fin des guerres civiles Pouvait-on du moins espérer? Mais qu'espérer dans un pays sans peuple, où des fils d'affranchis, des petits-fils des vaincus, des Grecs, des échantillons de toutes les nations, un faux peuple enfin, déjà plus nombreux, au temps des Scipions, que le vrai peuple, s'agitait entre l'empereur et les-nobles, vivant de leurs vices, incapable de former une nation intermédiaire d'où pût sortir soit une république démocratique, soit une monarchie mixte? Tacite rêva cette dernière forme; mais le jour où elle lui apparut, il la déclara plus facile à louer qu'à établir, et, fût-elle établie, incapable de durer
L'empire fut l'effet d'un accord entre ce faux peuple qui était opprimé, et un ambitieux de génie qui prit sa défense contre la vieille aristocratie. Mais, comme dans la fable, du cheval qui emt.~ttnat~iitref)!~ chapitre xxvm.
2. Laudari facilius quam evenire, vel, si evenit, haud diuturna cssc putesE. (.~n)'a<M, livre IV, chapitre xxxm. )
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prunte le secours de l'homme contre le cerf, après que l'empereur eut servi la multitude contre les patriciens, il la retint sous lui, lui donnant la paix pour exercer cette activité subalterne qui ressemble à de l'intrigue, le pain assuré, et pour toute liberté, la diffamation des grands au théâtre. Dans cette impossibilité d'espérer comme de regretter, il y avait pourtant plus de raison de regretter le passé, qui se recommandait du moins par la gloire et le travail de la grandeur romaine, que d'espérer au hasard, et de désirer ce qu'on appelait les choses nouvelles, nouée res, qui étaient l'inconnu dans la nuit. Aussi Tacite, comme tous les honnêtes gens d'alors, n'est-il qu'un patricien libéral, ou, comme on le dirait de notre temps, un partisan de l'ancien régime libéral et modéré.
Rien ne ressemble moins à un fanatique que l'homme qui fit tout doucement sa fortune sous trois empereurs, et le plus grand pas sous le pire, Domitien. Il fallut beaucoup de conduite pour dérober aux soupçons de ce misérable empereur le génie qui a le mieux connu les méchants princes. Tacite' n'était pas du tempérament des conspirateurs. Il parle même assez durement de leur esprit d'indépendance et de ce vain étalage de liberté qui les précipite au-devant de leur destinée. « Que ceux qui ad« mirent les entreprises illégitimes, dit-il, sachent « qu'il peut se trouver des grands hommes, même '< sous les mauvais princes, et que l'obéissance et la « modération, pourvu qu'il s'y joigne de la force « d'âme et des talents, les mènent aussi loin dans « la gloire que la plupart de ceux qui ont cherché,
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« par des coups hardis, une mort brillante, mais cc inutile à l'État » ))
Ce ne sont 'pas là les maximes d'un fanatique, non plus que la louange qu'il donne à son beaupère pour avoir fait une part à Domitien dans sa succession, afin de sauver le reste. Je me représente, dans la maison d'AgricoIa', les graves entretiens du gendre et du beau-père sur cette matière si délicate de la conduite à tenir sous un mauvais empereur. Leur vertu dut être plus d'une fois embarrassée de la justice que leur rendait Domitien; et l'espèce de dédain que montre Tacite pour ceux qui conspiraient, trahit ce que sa sécurité sous ce prince lui avait du laisser de scrupule. Maisjeluien veux de gourmander ceux qui ne voulaient pas de la vie au prix dont il fallait la payer, et d'élever la gloire de l'obéissance habile personnifiée dans Agricola, à l'égal du martyreendurépourlaliberté politiquedans la personne de Thraséas. Le genre humain préférera toujours à l'homme prudent qui sait, par des accommodements même honorables avec le despotisme, acheter le privilège de mourir dans son lit, l'homme héroïque qui, dans un temps où une bonne conscience, fîit-elle silencieuse, faisait ombrage au prince, s'ouvrait les veines et faisait des libations de son sang à Jupiter libérateur.
Tacite imita la conduite de son beau-père. Tous deux servaient le prince dans ce qu'il faut bien qu'un prince, si mauvais qu'il soit, fût-ce un Néron ou un Domitien souffre de justice, d'ordre, de i Vie d'Agricola, chapitre xut.
Tacite dit de tui Peritus obsequi, » (Agricola, chapitre vrn.) Et plus )o<n Virtute in obsequendo. »
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bonne administration, dans' l'empire. Ils ne servaient pas la personne. Ils s'en tenaient à son estime, et ne s'aventuraient pas jusqu'à sa faveur, étouffant leurs succès par leur modestie, sachant s'arrêter dans la richesse, pour ne pas donner à César la tentation de s'instituer leur héritier'; réglés dans leurs mœurs, chastes dans le mariage% honnêtes gens sans en faire de bruit, afin que leur honnêteté ne fut pas une censure.
Ht. Tacite est formé par la morale stoïcienne. Résumé de cette morale.
Tacite paraît avoir été un de ces hommes de bien comme en forma la doctrine stoïcienne, dans l'intervalle qui sépare la Rome républicaine de la Rome chrétienne. Parmi les philosophes que Domitien fit chasser à la suite ,du procès d'Arulénus Rusticus, se trouvait le plus chrétien des philosophes du paganisme, Épictète. La providence de Dieu, l'obligation de nous soumettre à sa volonté, les devoirs de l'homme envers l'homme, le droit de nos proches (le christianisme devait dire nos frères) à nos services, le devoir de s'abstenir de toute vengeance, voilà ce qu'enseignait Épictète. Il niait que le bonheur dépendît d'aucune circonstance extérieure, ni qu'aucun homme en pût être privé. Selon lui, il n'y de bien que la vertu, de mal que le vice; t. Ptinetejeunedita't'rajan '< Née upus omnium, nu~c quia scripms, nunc quia lion scriptus hères es. (Pa~ept/r.~ chapitre xur.)
a. Tacite dit d'Agricuta et de nomitm Dceidia.na, sa femme '< Yixeruntqae mira coneordia, per mutnam faritatem. (~gr'cdtc!, chapitre \~)
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c'est la volonté de l'homme qui choisit entre l'un et l'autre, de telle sorte que, dans la distribution du bonheur et du malheur, la part de chacun est proportionnée à ses mérites.
Ces sublimes doctrines faisaient le fond de la philosophie morale au temps de Tacite. Agricola les avait apprises de son père Julius Graecinus, mort sous le règne de Caligula pour n'avoir pas voulu du rôle d'accusateur. Nul doute que Tacite n'en eût été nourri. Ses écrits respirent la force d'âme qu'on y puisait. Mais il n'en est pas plus fanatique que des vieilles libertés républicaines. S'il crut à la Providence de Sénèque, d'Ëpictète, de Marc-Aurèle, il se garda bien de le dire, et il laissa dans ses livres les dieux officiels, pour n'avoir pas à exclure du ciel, avec les dieux, les Césars que l'adulation y avait placés. Il n'adopta pas non plus du stoïcisme les excès de sa morale, ni l'insensibilité, qui en est la perfection. Il n'aurait pas approuvé que, pour s'épargner du trouble, on ne s'affligeât pas du malheur d'un ami, et qu'un père s'abstînt de punir un fils coupable, pour ne pas se déranger du soin de son propre esprit. Toutes ces exagérations blessaient sa raison, et n'allaient pas à ses habitudes de prudence. Car cette insensibilité, ce mépris des affections, cet amour pour la mort considérée comme un affranchissement, tout cela n'était qu'un sublime défi jeté aux princes auxquels on voulait ôter le plaisir de la cruauté, en rendant la nature insensible à la douleur, et en refusant aux bourreaux les souffrances de la victime. Rien ne pouvait être plus suspect aux Césars, n'y ayant pas
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de plus grand danger pour un mauvais gouvernement que la popularité du mépris de la vie. Caractère plus ferme que passionné, Tacite sut cheminer entre l'adulation et la protestation; il trouva par le travail, par la pureté de son foyer, le secret de s'estimer, même en courbant le front, et il eut le genre de vertu le plus efficace alors, celui de n'être complice d'aucun des crimes du despotisme impérial, et d'avoir sa part dans tout le bien qu'il laissa faire. Il retint surtout des enseignements de la philosophie stoïcienne la résignation à la mort, non-seulement comme la fin commune, mais comme une chance plus prochaine pour les honnêtes gens. Junius Rusticus avait péri sous Domitien pour avoir appelé Thraséas le plus saint des hommes. Si Tacite avait eu à traverser le règne de quelque autre Domitien, et qu'il se fût trouvé un délateur pour dénoncer le sublime passage où il personnifie la vertu dans ce sage héroïque', je ne doute pas qu'immolé comme Rusticus, il ne fût mort comme Thraséas. Mais par cette fatalité heureuse qui donna à Rome une suite d'empereurs honnêtes gens et doux, les énergiques portraits -que Tacite avait tracés des Tibère et des Néron le protégèrent sous leurs suc-cesseurs, lesquels comprirent que le procès fait aux mauvais princes est le meilleur éloge des bons.
t. Annales, livre XVI, chapitre xx).
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IV. Caractère et nouveauté de l'histoire dans les écrits de Tacite.
L'impression qui reste des écrits de Tacite, est une impression de gravité. Le sujet y est sans doute pour beaucoup. Cette succession de crimes, ces délateurs, ce sénat qui se décime par peur, ces débauches sanglantes, !a toute-puissance aux mains d'hommes qu'elle enivre, qui tous commencent par le bien, même Néron, mais que le droit de tout faire impunément rend bientôt furieux, comme certains hommes les liqueurs fortes; ce mystère redoutable qui enveloppe le Palatin, quel sujet de plus graves lectures? Mais on en lit autant dans Suétone,.et plus encore car là où s'est arrêté Tacite, soit pudeur, soit art, Suétone n'hésite pas à afficher la majesté impériale et à nous révéler tout ce qu'ont vu les murs du Palatin. Il s'en faut même qu'il ait manqué de talent pour faire valoir ces tristes curiosités, ou d'honnêteté pour s'en indigner. Quelqu'un pourtant s'est-il avisé de qualifier Suétone de grave historien ? Cette impression de gravité résulte donc moins des faits que du caractère même de l'historien, et Tacite a mérité d'être appelé par Bossuet le plus grave des historiens, parce qu'il est le plus moral.
La morale, dans les écrits de Tacite, est une croyance de l'homme, et non une beauté du genre; et c'est par là qu'il est supérieur à ses devanciers. Salluste sait à merveille les causes des dissensions civiles; il a étudié les effets de la corruption, du
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luxe, de l'ambition des chefs, sur les mœurs et la constitution d'une république; mais cette morale n'est pas assez près des faits, et il y manque l'accent de l'honnête homme. La morale, dansTite-Live, c'est l'admiration des belles actions et des grands caractères, et une illusion touchante qui le porte à remplir de grands hommes le passé de son pays. Pour César, la morale n'est que son jugement personnel sur les hommes et les choses, selon l'aideou les dimcultés qui lui en viennent. Il ne sait donner aux hommes d'autres leçons que ses pensées, d'autres exemples que ses actions. Il n'y a pour lui d'autre sagesse humaine que les motifs, bons ou mauvais, qui le font agir. Tacite juge les hommes dans sa conscience, et selon des règles qu'il appliquait à sa propre conduite. Sa morale est de sentiment. Du reste, il fait sortirlesévénementsdeleurs véritables causes, les passions et les caractères. Il est beau pour l'antiquité, il est glorieux pour Rome que ce soit un ancien, un Romain qui le premier ait rendu cet hommage à la liberté humaine, d'y chercher les causes des événements, et de renvoyer aux hommes la responsabilité de ce qui leur arrive. Tacite découvre les intentions sous les paroles, les desseins sous les actes, l'homme sous le rôle. Son impitoyable sagacité le dispute avec la dissimulation des Césars, et si reculées que soient leurs retraites, il sait y pénétrer. En vain Tibère rend des édits pour écarter tout le monde des chemins par où il doit passer, en vain il se tient caché à Caprée comme au fond d'une tanière d'où il ne communique que par des signaux avec l'Italie, Tacite le suit partout et
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l'entend penser tout bas. Il arrache de ce coeur que rendait cruel le mépris des hommes encore plus que la brutalité, le secret de son inquiétude et de son ennui; et sur cette cime de rocher, où, les yeux fixés vers la rive italienne, épiant l'arrivée du vaisseau qui doit lui annoncer la mort de quelque ennemi, Tibère se croit seul et sans témoins, Tacite est assis à ses côtés.
Il se plaît dans ces ténèbres des arrière-pensées, et comme d'autres ont eu l'imagination des événements, il a l'imagination des conjectures. Il ne laisse aucun faux-fuyant par où le coupable puisse échapper. C'est comme la bête fauve autour de laquelle les chasseurs ont formé l'enceinte; il faut qu'elle vienne se faire tuer à l'une où à l'autre fuite. On pourrait même reprocher à Tacite le luxe de ses conjectures entre plusieurs motifs contraires, on hésite, et quelquefois ce doute profite au coupable. C'est ainsi que quelques esprits éminents, Voltaire entre autres, de peur d'en trop croire, ont nié, et se sont donné le beau rôle de défendre la nature humaine contre l'historien.. Les histoires de Tacite ressemblent, à cet égard, aux Maximes de La Rochefoucauld. De même qu'après la fronde, espèce de chasse sanglante qu'on donnait au Mazarin, pour se partager ses dépouilles, il était demeuré à l'auteur des Maximes un fonds de mépris pour les hommes qui lui fit réduire tous leurs mobiles à un seul, l'intérêt; de même, après le règne de Domitien, l'âme de Tacite fut atteinte d'une défiance irréparable. Vainement devait-il voir, sous les règnes réparateurs'de Nerva, de Trajan et
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d'Adrien, les lois reprendre leur empire, une certaine liberté rentrer au sénat, la vie humaine recouvrer son prix le repos et la gloire de la seconde moitié de sa vie ne purent effacer les impressions de la première, et il se souvint toujours ou d'avoir craint pour sa vie, ou d'avoir été étonné de ne pas craindre. On parle de gens touchés par la foudre, auxquels il en est resté un tressaillement involontaire. Il est telles pages de Tacite où l'on sent ce tressaillement.
Avec plus de justice pour l'antiquité païenne, M. de Chateaubriand aurait reconnu dans Tacite la majestueuse me~McoKe qu'il attribue exclusivement aux auteurs chrétiens. Il eût créé le mot pour Tacite. Pline le jeune était sur la voie, lorsqu'il caractérisait l'éloquence d'un des plaidoyers de Tacite par le mot grec o-~M~, qui signifie cette impression de gravité majestueuse qu'on reçoit des choses di-
vines.
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V. Autres différences entre Tacite et ses devanciers.
D'autres différences entre Tacite et ses devanciers ont été autant de nouveautés durables dans l'histoire.
Avant Tacite, la matière de l'histoire est sur les champs de bataille ou au forum. Il y avait peu de choses secrètes. Le peuple savait par ses tribuns ou par les accusations publiques ce qui se passait au sénat. Pour écrire les annales de Rome républicaine, l'art de raconter était plus nécessaire que le don de
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conjecturer. Salluste, César et Tite-Live y ont ex" celle, rien de ce qui se voit par les yeux et s'entend par les oreilles ne leur a échappé.
Au temps de Tacite, l'histoire est tout entière à la cour de l'empereur. Au sénat, au peuple, a succédé un seul homme en qui se sont absorbés tous les droits et tous les pouvoirs. A cette mobilité, à ce bruit a succédé le silence; à tout cet éclat de la vie publique, le secret. Les faits même qui se passent au grand jour, les faits de guerre sont mystérieux. L'empereur conduit la guerre par des lieutenants que font mouvoir ses courriers, et qui doivent trouver l'art de vaincre sans donner d'ombrage. On ne sait des événements que ce que César veut qu'on en sache; une seule chose est certaine, parce qu'il y a danger à en douter; c'est qu'en toute guerre César est victorieux.
La morale d'alors, c'était l'intérêt du prince la loi de lèse-majesté en était la sanction. Nulle conduite n'était assurée d'être innocente. Il y avait le même risque à Ratter trop qu'à ne point flatter du tout. On était mis à mort pour un écrit satirique, pour s'être fait prédire de grands biens par un diseur de bonne aventure, pour descendre de quelque ami de Pompée, pour avoir fait un songe où figurait l'empereur. Une raillerie coûtait la vie au consulaire Fufius; sa vieille mère mourait pour l'avoir pleuré'. Les casuistes de cette morale étaient les délateurs, vrais chiens de chasse de César, comme les appelle énergiquement l'Anglais Gordon", 1. ~Mnaiet, livre Y[, chapitre x.
Po~fre[~(~<oj! Tfjf'f~f~hyTh. G~rd'
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à la piste de tous ceux dont la mort pouvait être lucrative, et qui les prenaient par des mots, des signes, des soupirs, par le silence.
Connaître le caractère du prince, chercher dans son humeur, dans ses craintes, dans sa cupidité, quelquefois dans sa folie, la cause des événements et la destinée des personnes; chercher la conduite des individus dans ce qu'ils avaient à craindre ou à espérer du prince; découvrir l'extrême bassesse sous l'affectation de la franchise, et les derniers raffinements de l'adulation dans certaines manières de dire la vérité; ressentir la tristesse publique, et ce malaise insupportable des temps de tyrannie, où l'on quitte si facilement la vie, depuis qu'elle n'est plus qu'une tolérance d'un tyran; telle était la tâche de l'historien de ces tristes époques, et Tacite y a été sans égal.
Dans cette histoire tout intérieure les portraits doivent tenir une grande place. Tacite en a fait plus à lui seul que tous ses devanciers, et de plus vrais. Ceux-ci peignent les personnages non d'après nature, mais par induction, et sur leur renommée. Les portraits de Catilina, de César, de Caton, dans Salluste; ceux d'Annibal, de Scipion, dans Tite-Live, sont fort goûtés pour la beauté du langage; mais on y reconnaît plutôt le signalement du rôle que la physionomie de la personne. Au temps de Tacite, où les actions n'étaient que des apparences dont on se couvrait, et la conduite que l'art de défendre sa vie, c'est dans l'inaction inqujète, ou dans des actions derrière lesquelles le personnage se dérobe, que Tacite cherche et dé-
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couvre les caractères. La renommée ne lui fournissait rien de certain; elle était ou complaisante, ou enchaînée, ou égarée par cette politique de duplicité et de secret profond qui est propre au despotisme. Il fallait tout conjecturer. La nature humaine, telle que le pouvoir absolu la déforme et l'avilit, n'a rien eu de caché pour Tacite. Il a connu tous les vices qu'il engendre; il a connu le caractère de protestationsublime qu'il donne à toutes les vertus. Outre cet instinct du génie à qui se révèle le monde invisible des volontés études pensées, il trouvait dans le souvenir de son propre malaise, sous Domitien, .le secret de cette corruption de la peur qui a fait plus d'une fois commettre e des crimes sans méchanceté.
Les portraits de Tacite ne sont pas des compositions savantes et systématiques ils sont variés et vrais comme la vie. Le peintre s'étudie à réduire le nombre des traits; mais ceux qu'il choisit sont si caractéristiques, qu'ils nous mettent en présence des originaux. On dirait ces fortes esquisses où la main d'un grand artiste n'a rendu que les traits que l'âme illumine; c'est plus la personne que tels portraits finis où sont exprimés tous les points que touche la subtilité de la lumière.
Racine songeait sans doute aux caractères et aux portraits de Tacite, quand il l'a appelé le plus grand peintre de l'antiquité. Ce n'est pas l'art des anciens .perfectionné; c'est un art nouveau. Tacite est plus près, dans les portraits, des modernes illustres que des anciens, et de notre Saint-Simon, par exemple, que de Salluste ou de Tite-Live. Je
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préfère pourtant à cette brièveté sublime la liberté du pinceau de Saint-Simon, et cette fougue d'exécution qui fait de ses portraits de courtes et saisissantes biographies, où le personnage se meut sur la toile, marche, change, se contredit, se dément, vit pour ainsi dire sous nos yeux, et nous rend aussi bien ses contemporains que ceux qui l'ont connu et qui ont reçu de lui du mal ou du bien.
Une autre beauté des livres de Tacite, dont le caractère est tout moderne, ce sont les récits des morts fameuses. La matière en était riche sous les Césars. Autour de l'empereur, et jusqu'où il pouvait avoir à convoiter' ou à craindre, s'étendait l'empire de la mort violente. Une vieillesse trop longue avec de grands biens, la jeunesse et le talent, trop près du trône par la naissance; une âme libre, même dans l'obscurité et le silence; des soupirs entendus derrière une cloison; un nom de l'ancienne Rome qui résistait à se prostituer; tout cela bornait toute vie à l'heure présente. La loi de majesté tuait au grand jour; les centurions, les empoisonncuses tuaient dans l'ombre. Ceux même qui mouraient de maladie n'étaient pas sûrs que l'empereur n'y eût pas mis la main, et ils l'instituaient leur héritier pour le protéger contre le soupçon d'empoisonnement, et pour protéger leurs enfants contre sa vengeance.
Mais les honnêtes gens ne mouraient pas seuls. Les empereurs se lassaient de leurs instruments. Il arrivait un jour où, à force de s'engraisser des dépouilles d'autrui, le favori devenait une proie tentante pour le maître. Le maître lui-même était,
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dans tout l'empire, le moins assuré de vivre, et plus d'une fois le cadavre sanglant d'un César ferma le long cortége des victimes immolées à sa cupidité ou à sa peur.
On ne voit point d'exemples de ces récits dans les historiens qui ont précédé Tacite. A leurs yeux, la vie des individus n'ayant de prix que pour la patrie et l'exemple, ils ne donnaient qu'une courte mention à chaque mort illustre. La seule vie qui les intéressât, c'était la vie de la patrie, et les événements s'y pressaient si vite, qu'ils n'avaient pas le temps de méditer ni de s'attendrir sur les destinées individuelles. Mais dans un temps où l'on mourait inutilement, les catastrophes particulières, ne profitant plus à la patrie, devaient toucher l'historien d'un regret jusque-là inconnu, et la vie humaine lui paraissait d'autant plus précieuse qu'on en faisait un plus mauvais emploi. Tacite garda de ses devanciers l'usage d'orner l'histoire de harangues. Mais il en est plus sobre et il y met moins du sien Je me défie pourtant de ces pièces d'éloquence; et, pour n'en citer qu'une, la harangue du Breton Galgacus, je doute que Tacite l'ait composée sur des notes communiquées par quelque Breton à Agricola. La pièce n'en est pas moins belle, mais. de la beauté froide d'un ornement de rhétorique, dans le genre d'ouvrage qui doit le plus sévèrement les exclure. Je préfère aux plus belles ces vives analyses de certaines délit. On peut en juger par la comparaison du discours qu'il prête à l'empereur Claude, au sujet de la Gau)e, avec l'original qui se lit sur les tables de bronze retrouvées à Lyon.
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bérations du sénat, et ces récits interrompus par de courts dialogues où se peignent les haines des uns, l'adulation effrontée des autres, l'embarras des honnêtes gens, les craintes de tous. Sénateur sous Domitien, le sénat de ce prince avait fait connaître à Tacite le sénat de Tibère; il avait entendu opiner les sénateurs sous le regard de César; c'est pour ainsi dire la part de ses mémoires personnels dans ses histoires. Y a-t-il été vrai? Je m'en fie à l'historien qui a écrit ces belles paroles « Je n'ai
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« voulu rapporter, parmi les :tvis des sénateurs, « que ceux que l'honneur ou la honte a rendus céf< lèbres, le principal devoir de l'annaliste étant de « ne point taire les vertus, et de contenir les ac« tions et les paroles coupahles par la crainte de la f< postérité et de l'infamie'. 1. ))
Vt. De la foi qu'il faut avoir dans la véracité de Tacite. Mais là où Tacite n'avait pas à s'autoriser de traditions certaines ou de documents authentiques, ne lui est-il pas arrivé de calomnier de bonne foi ? Que faut-il croire du reproche d'invraisemblance qu'on a fait à ses récits?
Prenons garde, en voulant justifier la nature humaine, de calomnier nous-mêmes l'historien qui en est l'honneur. L'élévation de Tacite, la tristesse que lui inspire la vue du mal, cette éloquence qui fortifie l'âme sans l'exalter, sont parmi les plusbeaux titres du genre humain. S'il y a un orgueil honora)..j)tHa!e<, )m'e!n, chapitre LX~.
n. 29
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blé à nier, au nom de l'humanité, certains crimes qui supposent trop de perversité chez ceux qui les commettent, et trop de lâcheté chez ceux qui les supportent, il en est un autre dont je ne suis pas moins touché c'est celui qui consiste à nier qu'un homme de génie comme Tacite ait cru légèrement à ces crimes, et qu'un si grand peintre se soit plu, par caprice d'artiste, à barbouiller de sang ses tableaux.
Tacite n'a rien dit que ses contemporains, Suétone, Juvénal, Martial, Pline le jeune, ne confirment ou n'aggravent par les détails qu'ils y ajoutent. Aucun trait de déclamation ne rend ses accusations suspectes. Souvent même, au lieu de s'indigner de certains actes, il en recherche froidement les causes, et ne craint.pas de mettre, à côté de celles qui ajoutent au crime, celles qui l'atténuent. Il est deux points où l'on a soupçonné ses récits d'exagération la lâcheté du sénat, et la cruauté de certains empereurs.
En fait de lâcheté, je crois à tout d'une assemblée délibérante où la vie n'est pas en sûreté. Les exemples même d'héroïsme qu'y donnent les grandes âmes sont une preuve de l'excès de lâcheté dans les autres. Où les bons sont des héros, tenez pour certain que la foule est vile.
En fait de cruauté, je crois à tout d'un prince qui a la toute-puissance et qui n'est pas sûr de la garder. C'est donc sur le plus ou moins qu'on dispute. Mais si l'on accorde un seul acte de cruauté, par quelle logique nie-t-on les autres? Qui sait.où commencent les scrupules dans ces âmes dépravées?
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Qui sait ce que pouvaient faire, soit par peur, soit pour jouir d'un règne précaire, de mauvais princes portés au trône par le poison et l'assassinat? Si quelqu'un l'a su, pourquoi ne serait-ce pas l'esprit supérieur qui avait vu, dans l'âme de Domitien, tout ce qu'un méchant homme qui a la toute-puissance peut contenir de cruauté?
Mais je veux bien qu'aux yeux d'une justice facile, qui prendrait en considération le tempérament, le sang, et ces servitudes de la matière dont ne' triomphent pas toujours les volontés les plus droites; il y ait eu quelque peu de bien dans un abîme de mal, chez un Tibère, un Néron, un Domitien ~'historien est-il tenu de faire valoir ce bien au risque de diminuer notre horreur pour le mal? L'objet de l'histoire est-il seulement de faire peur aux méchants de la postérité et de l'infamie? Il en est un autre, qui passe le premier c'est de donner des moyens de défense aux petits contre les grands, aux faibles contre les forts, à la vie humaine contre les tyrans qui en abusent; c'est d'entretenir dans les cœurs l'amour de la justice et de la liberté et d'en dénoncer les ennemis au genre humain. Un des plus grands esprits des temps modernes, Machiavel a presque déshonoré son nom pour avoir reconnu des perfidies nécessaires et des cruautés utiles, et pour s'être arrogé une justice superbe qui décharge les méchants, au détriment de la véritable justice, celle qui défend les petits et les honnêtes gens.
S'il était vrai que, par trop d'intérêt pour la justice et la liberté, et par compassion pour ceux qui
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ont souffert, l'historien eût négligé, dans le procès d'un mauvais prince, quelques circonstances atténuantes, il faudrait l'en louer. Tout au plus peuton admettre dans la morale privée l'excuse de l'éducation du tempérament, de l'inconnu de la conscience humaine. Mais dans les jugements de l'historien surles personnes qui ont eulapuissance, toute complaisance qui diminue leur responsabilité est coupable. Il est certaines haines du genre humain comme certaines admirations qu'il faut res~pecter et entretenir, parce qu'elles font partie d-es forces morales qui l'aident à résister à l'oppression. Autant je blâmerais l'historien qui, par je ne sais quelle justice timorée, noterait les faiblesses dans quelque grande vie pleine de belles actions et de services; autant je blâme celui qui, au lieu de se faire l'organe des griefs du genre humain contre les méchants, s'en va, par goût du paradoxe, ou pour caresser la force, tirer, de quelques anecdotes contestables, des raisons de les soulager d'une partie de leur mauvaise renommée.
VJI. De l'esprit de prévention de Tacite.
Tacite ne calomnie pas; il est prévenu. Il l'est comme La Rochefoucauld qui non-seulement n'atténue pas le mal, mais qui nous met en défiance contre certaines sortes de bien. Il semble qu'il ait connu cet esprit préventif de la philosophie chrétienne, laquelle nous donne d'utiles inquiétudes, même sur nos qualités. Peut-être en est-il résulté
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quelques injustices relatives dans l'appréciation qu'il fait de certains caractères. Ils étaient méchants, il les fait pires. Beaucoup de ses jugements sont des dilemmes dont les deux termes sont également accablants pour le coupable lequel qu'on choisisse, il est condamné. Tacite est prévenu comme le magistrat chargé, dans nos tribunaux, de défendre la société, pourvu qu'on le suppose éclairé et honnête, ne mettant pas un point d'honneur meurtrier à trouver des coupables, et ne faisant pas son chemin par des condamnations. Il n'imagine pas de crimes, mais peut-être exagère-t-il la perversité qui les fait commettre, ou la liberté qu'on a d'y résister. Ce sera de la vérité impitoyable, mais ce ne sera pas de la calomnie.
Au temps de Domitien, Tacite nous l'a dit, on n'était pas libre de dire sa pensée, ch'co'e ~uc~ sentias; ni de penser ce qu'on voulait, Mt~M'e ~«-e t'elis; double oppression qui pesait sur les âmes et qui faisait craindre à l'homme de se parler à lui-même. Cette habitude de cacher sa pensée, de n'avoir que soi pour confident, disposait à la prévention et à la défiance. Elle avait été la règle de conduite de Tacite sous Domitien, elle devint son tour d'esprit quand il écrivit l'histoire. Vous avez là la principale cause de l'un de ses deux défauts, l'obscurité. On y reconnaît un homme qui a craint de voir trop clairement ses pensées. Il semble separler encore à lui-même quand il écrit, et il s'avertit de ce qu'il veut dire plus qu'il ne le démontre,
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VIH. De l'affectation dans les écrits de Tacite.
Tacite a un autre défaut c'est une certaine affectation. La principale cause paraît être une loi de l'esprit humain. C'est, après les siècles où l'on a écrit avec simplicité, une certaine ambition de sentir plus vivement, et de recevoir des impressions plus fortes, soit du monde extérieur, soit des choses de l'esprit. L'imagination domine alors; je la reconnais dans la fausse profondeur de la raison, dans l'exagération de la sensibilité. Au temps de Tacite, il s'y ajoutait ce premier emportement de la liberté après l'oppression la plus dégradante. L'âme songeait à jouir d'elle-même, avant de jouir du vrai. Toutes les facultés, si longtemps captives, voulaient réparer le temps perdu. C'est le prisonnier qui, libre enfin, fait un excès de marche; c'est l'affamé qui, au premier repas, s'étouffe. On voulait sentir plus qu'on ne pouvait, exprimer plus qu'on ne sentait. Tacite, Quintilien, Pline le jeune, ces belles âmes émancipées par Trajan, sont tous malades de cette affectation; mais Pline le jeune est le plus dupe, il en a la vanité.
L'usage des lectures publiques, nuisible dans tous les temps, et qui précipite les lettres, aux époques de décadence, est la seconde cause de cette affectation dans Tacite. On n'avait lu d'abord en public que des pièces d'éloquence et des poésies on finit par lire des ouvrages d'histoire. 11 ne manquait pas de gens sensés pour blâmer cet abus, l'histoire
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n'étant point faite, disaient-ils, pour la montre, niais pour la vérité'. On n'en lisait pas moins, non-seulement des morceaux d'histoire, mais des ouvrages entiers, en plusieurs séances~. H serait facile de noter, sans ramnement, dans les livres de Tacite, ce qui a été fait pour l'auditoire. Une certaine rivalité avec la peinture, dans les récits; dans lés portraits, des contrastes plus ingénieux que vrais; dans les sentences, tout ce qui donne au lecteur, au lieu d'une notion exacte, le plaisir de se croire profond l'inattendu de certains tours de l'esprit enfin, non dans des pensées rares qui n'en sont pas moins justes, mais dans des pensées communes qui veulent paraître rares; voilà la part faite àl'auditoire. Par ces beautés apprêtées l'histoire disputait d'éclat avec les deux sortes d'ouvrages les plus en vogue alors, les plaidoyers et la poésie. Ilfallàit être applaudi, et on n'y réussissait qu'en empruntant aux deux genres à la mode leurs grâces les plus goûtées. Ne serait-ce pas pour le succès de la lecture publique que Tacite est quelquefois trop orateur et trop poëte ?
Il n'est pas jusqu'à l'amitié littéraire qui l'unissait à Pline le jeune, qui n'ait dû le gâter. Ils avaient l'habitude de se communiquer leurs ouvrages, et de s'en dire librement leur avis. Deux nobles esprits d'ailleurs, et bien dignes d'entendre la vé< nQuœ non ostentationi, sed fidei veritatique componitur. n (t<t<rM de t Pline iejetM~ livre VII lettre t. )
2. )t est probable que cet historien dont Pline le jeune écrit, au sortir d'une lecture, n qu'il n'a jamais si vivement senti la puissance, la grandeur, la majesté, le caractère divin de l'histoire, n'est autre que Tacite. ( teftrM, livre IX, lettre xxvn.)
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rite, mais trop inégaux par le talent, pour que cette censure réciproque pût profiter à leurs écrits. Pline le jeune qui n'avait que de l'esprit, ne devait admirer dans Tacite que l'esprit; Tacite qui avait du génie, ne pouvait être que trop indulgent pour son ami. Je soupçonne donc qu'ils échangeaient plus de louanges que de critiques. « Je vais faire le maî« tre, écrit Pline le jeune à son ami; vous le voulez; « j'userai de tout le droit que vous m'avez donné sur « votre livre; etje m'y gênerai d'autant moins, que c( vous n'aurez, cette fois-ci, rien de moi sur quoi « vous puissiez vous venger'. M Voici qui est bien civil pour des gens qui prétendent se dire la vérité, et j'ai peur que leur amitié même n'ait été un piège pour leur goût. Aussi Pline s'écrie-t-il, en parlant de cet aimable commerce entre son ami et lui 0 l'agréable, ô le noble échange! oyucMna!<M, o jo:chras vices!! Je le crois bien; c'est lui qui y gagnait le plus.
L'écrivain qui veut garder intact le trésor de son naturel doit fuir les lectures publiques, et s'interdire même ce noble commerce de deux amis s'avertissant de leurs défauts. H n'est qu'un ami au monde qui lui dise la vérité c'est l'idéal, que nous poursuivons dans la solitude, et qui nous donne de si féconds mécontentements de nous-mêmes. L'idéal ne flatte pas; c'est, dans les choses de l'esprit, la conscience sa louange n'est qu'une approbation sévère qui soutient l'écrivain et l'artiste; sa censure ressemble presque au remords. Si pourtant l'écri-
i.ieMre~tivre VII, lettre yn. 9.te«rM,)ivreVn,!ettrexx.
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vain a besoin de personnifier l'idéal sous des traits humains, pour se rendre sa présence plus sensible, qu'il pense à ces amis inconnus qu'un'e page éloquente, une vérité de sentiment, une observation fine et bien rendue, vont lui faire parmi les honnêtes gens qui savent se rendre libres de toutes les modes et, plus haut, par delà les temps, qu'il pense à ces frères que l'art lui a donnés dans le passé, et qu'il leur demande s'il a été fidèle à leurs exemples, et s'il transmettra le flambeau de vie tel qu'il l'a reçu de leurs mains.
tX. Des critiques dont Tacite a été l'objet. Est-il un écrivain de décadence?
Cette obscurité un peu ambitieuse de quelques passages de Tacite, ces mots qui surfont les choses, ont effarouché le goût de certains critiques et lui ont, en revanche, valu des louanges qu'on aurait dû réserver pour ses véritables beautés. Tacite a été, au temps de la Renaissance, et jusque dans le xvn*' siècle, le sujet de thèses contradictoires et de débats presque violents entre les savants. Il y avait beaucoup de leur faute; il y avait un peu de la sienne. tl est de l'espèce des écrivains séducteurs; ceux qui sont pris à leurs grâces s'y enivrent; ceux qui y échappent protestent comme des gens trompés. « C'est le plus méchant style du monde que celui de (c Tacite, écrivait le savant cardinal Duperron, et « est le moindre de tous ceux qui ont écrit l'his« toire. Tout ce style consiste en quatre ou cinq
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« choses, en antithèses, en réticences, etc. J'ai été « trois ans entiers que j'avais un Tacite dans ma « poche; jamais il ne fera un bon homme d'État.. « Je n'ai jamais vu un homme de jugement qui louât « Tacite. Les Italiens qui; entre toutes les nations, « sont les plus judicieux, n'en font point d'état. Il « n'y a rien de si aisé à imiter que le style de Ta« cite, et ceux qui s'y amusent, s'en lassent incon« tinent'. » Cette boutade est bien d'un temps où
lés plaisirs de l'esprit, qui sont à peine des distractions aujourd'hui, étaient les plus grandes affaires. On y portait de l'amour et de la haine. On s'y trompait en proportion. Le savant cardinal en est la preuve. Sës admirations font tort à ses critiques n'appelle-t-il pas, au même passage, Quinte-Curce le premier de la latinité?
Il eh est du style de Tacite comme de certaines personnes dont on dit trop de bien ou trop de mal, soit qu'elles ajoutent à leurs qualités par l'art de les faire valoir, soit qu'elles se rendent par la façon moins agréables qu'elles ne sont. Il y à, « dans « le plus grave des historiens, comme l'appelle Bossuet, quelques fleurs que je reproche à son temps et à son ami Pline plus qu'à lui; il y a dans celui que Racine appelle « le plus grand peintre de l'an« tiquité, » quelques coups de pinceau de trop. C'en est assez pour que, dans un plan sévère d'éducation, on ne fasse lire aux jeunes gens Tacite qu'après ses devanciers; et quand oh les à éprouvés par la simplicité de César, la forte et pittoresque exactii Perronidna, du Style.
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tude de Salluste, et qu'on les a trempés pour ainsi dire dans le flot limpide de Tite-Live.
Est-ce à dire que Tacite soit un écrivain dè décadence ? Il est une époque unique, dans l'histoire des littératures, où les mots sont les images les plus exactes des choses; et, comme les monnaies, ont la la même valeur pour tout le monde. Les époques qui suivent introduisent dans les langues deux sortes de changements; ou bien elles les forcent à redire, dans d'autres conditions de temps, de mœurs et de goût, ce qu'elles ont dit une première fois en perfection; ou bien elles en tirent des formes nouvelles pour exprimer des idées durables. On a dit qu'il n'y avait qu'une expression pour chaque chose, ce qui n'est vrai d'aucune langue aussi absolument que de la nôtre. On peut dire avec la même raison qu'il n'y a qu'un temps pour exprimer une chose en perfection. Si donc les temps qui suivent croient avoir besoin de la penser et de l'exprimer de nouveau, la langue y résiste; en sorte que-ce n'est plus la chose elle-même, mais une autre qui ne s'en distingue pas assez pour être une nouveauté, ou qui s'en distingue trop pour n'être pas une prétention. Parmi les écrivains qui répètent ce qui a été dit avant eux, les uns le font sans le savoir; ils croient de bonne foi inventer ce qu'ils empruntent mais leur sincérité même ne les y rend pas naturels; ils sont punis de n'avoir pas su que la chose n'était plus à dire. Les autres le font sciemment; mais les artifices de langage derrière lesquels ils pensent s'en cacher ne les .trahissént que plus tôt. Les uns et les autres ne
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réussissent qu'à faire valoir les premiers inventeurs.
Mais à côté des redites, il y a, chez les mêmes auteurs, les choses d'invention, les nouveautés qui doivent durer. Pour celles-là, la langue de l'époque privilégiée semble renaître. On n'y sent plus ni l'ambition des pensées qui se croient neuves, ni l'effort de celles qui veulent le paraître. Ce sont des parties du même trésor,-et, puisque je me suis servi d'une figure tirée des monnaies, vous diriez des pièces restées d'une ancienne fouille qu'on n'avait pas épuisée.
Toute littérature où la part des redites est plus grande que celle des nouveautés durables, est une littérature en décadence. Tout écrivain qui a plus refait qu'inventé, est un écrivain de décadence. Tel n'est pas Tacite. La part des choses qu'il a dû transformer pour les dire autrement que ses devanciers se réduit à quelques phrases. C'est là, du reste, que ses deux défauts caractéristiques sont le plus sensibles. Tacite n'est le plus souvent obscur et affecté que pour se distinguer de ses devanciers, là où son sujet l'a mis en présence de choses qu'Us avaient exprimées en perfection.
La part de l'invention, des nouveautés durables, c'est presque tout l'ouvrage. Nous sommes dans une autre Rome; le cœur humain s'y montre sous de nouvelles faces. Ce que Rome avait le plus craint, le plus haï, ce dont le nom, pendant quatre cents ans, avait servi à discréditer et à insulter tous les ambitieux, un roi, Rome le subit; un roi, moins le mot, afin de ménager sa vanité jusque dans son
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extrême servitude. Tout est nouveau dans ce grand changement, et tout est éternel. Ces vertus qui sont des protestations, ces vices qui sont des fureurs, c'est l'effet commun de tous les despotismes. Pour exprimer ces tristes vérités, la langue latine s'accroît et se renouvelle. Elle prend je ne sais quoi d'ardent, de sombre, de mélancolique, pour peindre cett& corruption de l'âme humaine sous le joug de la peur, et tout ce que l'homme peut commettre de crimes et en souffrir. Lés choses suscitent les créations du langage. L'obscurité, l'affectation ont disparu. Cependant la clarté de Tacite est celle d'un jour de. tempête, et, s'il est simple, c'est de cette simplicité des esprits profonds qui nous expliquent les clioses cachées.
Non-seulement Tacite n'est pas un écrivain de décadence, mais sa gloire est de se distinguer, comme écrivain, du bel esprit et de la déclamation de son temps, par une raison supérieure et un style original; de même que, du milieu de cette corruption qu'il a su si bien peindre, il se distinguait, comme homme, par un cœur droit et par un sens moral que pourrait revendiquer le christianisme qu'il a pourtant calomnié.
FIN DU SECOND VOLUME.
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TABLE DES MATIÈRES CONTENUES
DANS LE SECOND VOLUME.
LUCAIN, OU LA DÉCADENCE.
ftt«-
PREMIERE PARTIE. reQee.
Vie de Lucain 3 DEUXIÈME PARTtE.
LA PHARSALE.
L)déede~J'hoMa!e. 27 )!. De iavéritéhistoriquedans!oJ'/mf!0~ 32 111. Pompé& pouvait-il être le héros d'un poème épique?. 3C tV. Pompée est-il seul responsable de ses fautes politiques. 4'! 7 V. César,l'hommcdupeupteetdel'épopée. 59 VI. De la vérité des caractères dans la J'ho)'sa!e. (!'i VU. ti n'y a rien à apprendre, dans la Pharsale, sur la grande tuttc qui en est le sujet 7t 1 Y)n. De la Pharsale, considérée comme ouvrage romain, opM~' romanum. 75 IX. Analyse dès'livres tU, VII et VIII de la .Pho~o~ 83 TRO(S)EME PARTIE.
COMPOSIT)ON DE LA PHARSALE.
1. La description selon l'art grec et selon l'art de Lucain i37 Il. E xemples. Description de la sibylle par Virgile et Lucain i 0 ))L Description d'ime tempête par Homère, Virgile et Lucain i.i7 IV. Du jugement de Quintilien sur la Pharsale. )CO V. De la description dans les poëtes contemporains de Lucain. iGt VI. Pourquoi l'art de la décadence latine est-il tout entier dans la description Ht 1 VH. Du caractère de la description dans les poètes français au X)x° sicc)e. t7(! VIII. De quelle sorte est i'érudition des poëtes latins de la décadence 180 tX. Résumé. Caractère des poëtes primitifs. )9) X.Caractcredespoëtesiittératenrs. 195 XI. Lesversificateursérudits. 200 QUATRtEMË PARTn;.
DU STYLE DE LA PHARSALE
ET DES POËTES CONTEMPORAINS DE LUCAIN.
).?<écessitédefairetmpeudephi)oiogic. 205
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P~M.
Il. Distinction entre la forme et le fond dans le style des poëtes de iadccadence. 206 !)).Dansque)ëtatLucainatrouvë)atangue)atine. 200 IV. Comment Lucain renchérit sur Virgile dansla peinture des mêmes objets. 210 V. DesinnovationsdeLucain. 228 Vt. innovations dans les mots. ibid. V)). Innovations dans les tours. Efforts de style pour exprimer des idées communes. Metap!tores et images fausses. 246 VIII. De deux défauts propres à Lucain. 254 !X. Différences entre la période de Virgile et la tirade de Lucain. 2<i9 X. Du style des tragédies dites de Seneque 2'!0 XI. DustyiedePcrse. 272 XH.DustyiedeSiiiusItaiicus. 2~ 4 X)H.Dusty)cdeStace. 277 i XtV.Dustyie'deMartia). 27!) XV. DustyiedeJuvenat. 28;! XVJ. De ce qu'on peut appeier tcaufe' dans Lucain et tes poètes de son époque. 2S6 XYtLDes&catttct'dansi'ordrcmorai. 2SS XVIII. Du trait considéré comme ic!)Mtt des époques de décadence 29 i X)X. Le trait est l'espèce de beau le plus goûte des jeunes gens. 2!)(! XX. ExcmptesdctraitsdansLucain. 3U0 XXt. Du traitdansiespoetesdesonëpoque. ~0<i COXCLCStOX
DiFFËRENCES ET RESSEMBLANCES
ENTRE LA POÉSIE DE NOTRE ÉPOQUE ET CELLE DH L'Ét'OUUË DE LUCA)if.
LDittërencesdansianaturedessujets. 3MO Il. Dinërenccs entre les circonstances politiques et sociales propres auxdeuxëpoques. ~3 .3 JU.Resscmbianccdcsdeux époques. 3)5 ¡¡ tV. Du danger que font courir aux langues les poésies individuelles. :it7 ï
~Ut-EMEXTS SMt LES QUATRE GBAXUS H)ST<tK)EKS LAUNS.
1.
CHSAR.
1. Considéra tiens générales sur la nécessite de connaître le latin pour savoir iefrancais. 3?à Jt. De l'intérêt qu'offre J'étude de la littérature latine. Plan d'un coursd'ëtoquence)atin< 337 H).Cësar.–Soncaractere.–Ses~e'MtOirM. 340
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Pa~B.
IV. Sujet des ~etttott'es de César. Intérêt de ce sujet pour des tectcursfrancais. 345 V. Des quatités littéraires des N~ntMfM de César. 3M
l.
SALLUSTE.
). Différences particulières entre César et Salluste, quant à la condition derhistorienetausujet. 3b9 Il. Différencesquantat'exécution. SUS ))t. Salluste est le premier historien de profession chez les Latins 374 IV. DetavieetducaracteredeSaiiuste. 3M V. Que les plus grands écrivains sont les plus honnêtes gens 384 Ill.
TITE-LIVE.
). Qu'on doit commencer l'étude d'une littérature par ses historiens. –De la critique des Itistorieiis secondaires 395 II. Du vrai, et à quel signe on le reconnait dans les ouvrages de l'esprit. MO )H. Oëtaiis biographiques sur Titc-Live. Tite-Live appartenait-i) à un parti ?. 40 i )V. Différences entre la morale de Saiiustc et celle de Tite-Livc. 40!) Y. lie la sensibilité de Tite-Live connMrëe à celle de Virgiie. 411 t Y). Un patriotis)ne et de l'élévation morale de Tite-Live. 4)5 YiLUesdcfautsde Tite-Live. -4)8 V)tL Du récit de la seconde guerre punique. Annibat 423 IV.
TACITE.
1. Caractère général des écrits de Tacite. Du jugement de Vohah'e sur cet historien. 429 H. De la seule conduite (jni fut possiNe aux honnêtes gens sous les Césars. 433 III. Tacite est forme par la morale stoïcienne. Résume de cette morale. 437 IV. Caractère et nouveauté de ('histoire dans les écrits de Tacite. 440 0 V. Autres différences entre Tacite et ses devanciers 443 Vi.Dcta foi qu'il faut avoir dans la véracité de Tacite 44!) ') V)]. De t'snrit de prévention de Tacite 4M VULDei'aH'ectationdanstcsccritsde Tacite 454 IX. Des critiques dont Tacite a été l'objet. Est-il un écrivain de décadence?. 457 t't'<C)!LAT.\))LHUt:S))A'ÈnES.
n. 30
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TABLE ANALYTIQUE
DANS LES DEUX VOLUMES.
Prëfaeedetasecondeëdition. Page 1 Prëfacedelapremièreëdition. v PHÈDRE,OULATRANSmOX. 1 A quelle époque appartient Phèdre?. 1 AuteursanciensquiparientdePhèdre. 4 PhrasedeSënèquesurcefabuiiste. 4 QueiieesttapatriedePhèdre?. 5 Phèdre était-il esclave de guerre ou fils d'esclave résidant à Rome? Pourquoi fut-il affranchi par Auguste?. 6 GriefsdeSëjancontrePhëdre. 7 LeSoiei[et)esGrenouiUes. 8 Les Grenouilles qui demandent un Roi. 9 Tibère est-il le Jupiter de la première fable et l'hydre de la seconde? 9 Comment les écrivains postérieurs à Phèdre n'ont-ils rien dit de son oppositionaTibèreetàSéjan?. 10 AutresennemisdePhèdre. H 1 Eutychus. 12 Moraiitesquis'appiiquentatoutetatous. t3 Les délateurs et les gens enrichis par la conHscation. 14 L'Hommeett'Ane. 15 Les Mulets et les Voleurs 16 LesmassessoustaRomeimpëriate. 17 l,e Vieillard et l'Aue 17 Ducharmequej'éprouyeatirePhèdrc. 18 Lesgrandsd'AthènesetDëme'riusdePhatère. 19 De l'utilité du silence. 19 AtiusionsinvraisembiaMes. 20 Anecdotedujoueurdeftùte. 21 Tout n'est pas fable dans les fables de Phèdre. Contes et anecdotes dutemps. 22 L'enseigne de cabaret traduite en fabie. 23 Appréciation du courage de Phèdre. -Son caractère.–Sa vanité. 24 La réputation tittéraire est sa première affaire. 25 MataisequeluidouneËsope. 25
DES MATIÈRES CONTENUES
PREMIER VOLUME.
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CommeUtraitesescritiques. 27 Sa confiance en sonimmortaiitc. 28 Comparaison entre ce sentiment et te sentiment analogue dans VirgiteetdansHorace. 28 YanitcdupoCteàd'autresëpoques. 29 Phedredëfendavecaigreuriadignitëdeson genre. 31 Duprixqu'iimetasesieçonsdemoraie. 32 Quelle fut son importance littéraire au temps on il vécut. 33 ParticmonctPhiiëtus. 33 Époque probab'.edelamortde Phèdre. 3i i Ce qui le fit fabuliste. 35 Comment fut retrouvé le manuscrit de Dièdre. Pillage d'une abbayecathoiique.–LesfreresPithou. 36 Du génie del'apologue. 37 ))e)anaïvetëdePhëdreetdecc))ed'Ësope. 37 A-t-itobservëtesmœursdesanimaux'?. 38 Hommessousdesnomsdebctes. 39 Del'imasmation dans Phèdre et dansËsope. 'i0 De l'art de Phcdre.–C'est dans tes historiettes et les anecdotes qu'il aexceUë. io CaraetÈres de son styie. –Drievetë, richesse sans faux luxe, variété. 11 Comparaison entrctesty)cdeTërenceetce)uidePhedre. ~3 Parquoi H ~ientat'ëppque d'Auguste et à Fepoque de ia décadence, 'ii Abstractions fnëtapi~ysiqucs. '45 La décadence de la poésie latine arriva brusquement et sans préparation. i6 6 Deux sortes d'écrivains dans t'age d'or d'une littérature. 47 On les remarque à l'époque de la littérature classique, chez les GrccscommecheztesRomains. 48 Auguste faitdetapoësicunëtat. M Tibère. 50 CaïusCatiguta.–Ctande. 51 L'ëtatdepoëteredevientbonsous°Këron 53 LES TfiACKDtES DITES bE SËfSÈQUE, OU LA TRA<;ED)E E!< MANUSCMT. 57 .Pt'ettMcrepaWi'e.
)Jt;sauteursprësun)ësdecestragë<iics. M Duersitëdesopinionssurtemëritc de ces tragédies 59 Dci'antoritë de ces opinions et du plan que j'ai cru devoir adopter. 59 Examen de l'opinion qui attribue les dix tragédies à Sénèque le phiiosophe. 60 Témoignages d'auteurs anciens, Martial, Térentius,Sidonius Apoltinaris. 61 Témoignage de QuintHicn. 62 Témoignage de Tacite. 64 TëmoignagedeP)ine!eJeune. 65
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Raisons morales plus fortes que les témoignages historiques. (iC Ressemblances on plutôt identité de la philosophie et de la morale dupo<'teetdecel)esdup))iiosophe. oStolcismedcspp.rsonnages des dixtra~dies. (;Astyanax et Polyxene.stoïciens. î CEdipeproelamantIcdroitdu suicide. (ils Rapprochements de difïërents morceaux pris dans )epn6te et dans tephitosophe. tdentitëd'ideesetdestyie. Ressemblances dans les variations et contradictions de doctrine. ':2 !)c)amora)edeSëncqne. ¡¡ Les mules étiques de Senefjne. Défense à un père de pleurer son fi)s, à un mari d'aimer sa femme. 7'! i Hante utilité de cette morale, maigre ses imperfections et ses absur- 7! î dites. 7 Maniede)amortvoiontaire. 8 Marcellinus, malade d'une maladie curabte, mais lente à guérir, se laisse mourir par ennui. ~j) n Mëcenen'ctaitpasdei'avisdeMarceninns. go Apologie du suicide par difTerents personnages des dix tragédies. 8t Les tyrans imaginent les supplices pour faire de la mort une chose. sérieuse. g~ Des sentences dans )e poëte et dans le phitosopite. g3 Antithèses, phrases-courtes et laconiques, pensées brillantes et à moitié vraies, communes ait poète et aupi)i)osop))e. 84 Anah'giescntrcieursdescriptions. M Mes conjectures sur les auteurs probables de ces tragédies. 8i MarcusAnna;nsSëneqne. S'! Senëqueiephiiosnphe. 88 f.ueiusAnna;usMe)a. 88 t.ucain. 89 Les tragédies dites de Sénèque n'ont point été faites pour la représentation. M PourquoiKomen'apaseudetragedie. 9) L'absence d'un art, dans un pays civilisé ne peut s'expliquer que par l'absence de certaines conditions )bca)es, soit politiques, soit religieuses, soit de mœurs, qui, dans un antre pays pareillement civilise.ontfaitueurircnt art. M Des conditions auxqueUeslaRrëccparsit avoir dnsatragedic. 9:! Conditionsiitteraircs. M La tragédie grecque trouve dans )'ëpopëesRss!ijets, ses héros et sespremieresregies. M Des règles. !)4 TempleelcvcaHomcrc. i'f. Amour de l'art chez les Grecs. Luttes d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. ttfi Oettedestin~edcSophocte.–Disgraccd'Kuripide.
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Eschine,acteur. 97 Conditionspolitiquesetreiigieuses. 97 Conditionsdemœurs. 99 McBursduthéatrecheziesAthéniens. 99 Sophocle préféré à. Eschyle et à Euripide. 100 Lethëâtre,institutionnationaie&Athènes. 101 Délicatesse deg6ûtdupeup)eathënien. 102 C'estunpeupledepursang. 103 La composition de ce peuple a exercé une intluence souveraine sur le dramegrec. 103 ARome,iepeup)en'estpasromain. 104 !ufluencepoiitiquedecepeup)edetoustessangs. 105 InHuenee littéraire. Pour le faux peuple de Rome, point d'origines nationales. 106 Point de religion commune. 107 Patois au lieu delangue. 108 Comédies de Térence et de Plaute. Pourquoi l'un est-il siftM et l'autre applaudi?. 108 Desessaisdetragëdiesromaines. 110 Comparaison entre la condition de la Grèce et celle de Rome. 111 Ledrameestl'ceuvredupeuple. 112 Qu'eûtfaitlatragedied'Athenessurunthëatreromain' 113 Des tragédies de cabinet d'Ovide et de Varius. 114 DelatragëdiedeSëneque. 116 Recette de cette tragédie. ItG N'ycherchezpasunart. 1}7 7 Paresse et facilité des écrivains contemporains de Sëueque. ) 18 PontponiùsSecundus. 119 De l'amour dans les tragédies de Senèque. 120 La Phèdre de Sénèque et la Phèdre d'Euripide. 121 La Déjanire de Sënèque et la Déjanire de Sophocle. 122 belapiëtëliiiaie. 125 L'Antigonedel'artgrecetl'AntigonedeSënèque. 125 De l'amour maternel. 129 L'Andromaque d'Homère et de Virgile, et l'Andromaque de Sénèque. 129 Du point de vue sous lequel il convient de critiquer les caractères des femmes des dix tragédies. 13< Des caractèresd'hommesdansSénèque. 133 L'HercuiedeSophocieeti'HercutedeSénèque. 133 Dans les dix tragédies, il n'y a pas, à proprement parler, des carac- tères;iin'yaquedes situations. 134 Du procédé de ces tragédies. Descriptions. Déclamations. Sentences. 136 Disposition de ces différents éléments de la recette tragique. 138 De la facilité du drame de Sénèque et du drame de notre époque.. 140
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Deuxième partie.
OEdipe de Séneque. m 1 Ohdipe de Sophocle. )6) Analyse et comparaison PERSE, OU LE SToMfSME ET LES STO!CtENS.
Explication de deux vers de Boileau sur Perse. 20t Boileau admire Perse par reconnaissance. 202 Caractère du talent deBoiteau. 203 Comment Boileau et Juvénal composaient leurs satires. 203 De la fougue de Juvénal et du calme de Boileau. 204 EmpruntsdeBoiteauàPerse. 205 Comparaison entre le morceau de Perse sur l'avarice et l'imitation de Boileau; 20~ BoileauetLaBruyere. 209 Autres imitationsdeBoileau. 210 Comparaison entre te malade de Perse et celui de Boiteau. 2t2 Perse orphelin à six ans. Ses parents. 2)3 Le grammairien I~hemmius Palémon. Le rhéteur Virginius Flaccus. 2H Importance des rhéteurs et des grammairiens. 2t~ Fureur de versifier. 2t5 Lectures. 2t5 Ii Anna'usCornutus. 2t5 Anecdote. L'histoire versifiée de Rome en quatre cents livres. 2)6 Liaison de PerseetdeLucain. 2H Conjecture sur une certaine exclamation admirative que Lucain faisait entendre invariablement aux lectures de Perse, et que te temps a effacée du manuscrit de son biographe. 2t7 Exemple d'une exclamation contemporaine. 2)t Affection de Pœtus Thraséas pour Perse, lequel était parent d'Arria. 2H A quel âge mourut Perse,-Sa donation à son maitre Cornutus.– Succès de son livre. 2)8 Du jugement qu'en a porté Quintiiien. 218 Qu'aurait fait Perse s'il eût plus vécu?. 2t9 Dangard'ëcriredetropbonneheure. 219 Histoire du jeune homme de talent à notre époque. 220 Différences entre la situation d'un esprit commun et celle d'un jeune homme de talent qui veulent écrire. 222 EfTortsdoutoureuxdecedernier. 222 Avantage d'écrire tard. 223 Du danger de folie ou même de mort que courent les écrivains pré- coces. 224
Lesrhéteufs. 224
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RhemmiusPaiëmonetM. Jourdain. 22Belles qualités de Perse gâtées par son éducation. 226 CornutusetChrysippe. 22? De quelques axiomes du stoïcisme dogmatique. 228 Lcsstoïcienspratiques. 230 Les professeurs de stoïcisme. 231 LeuriuHueucefataiesur Perse. 233 P))i)osnphieu'Horaceet philosophie dePersc. 233 Les stoïciens et les ceinturions. 23C Comment iavieiumtaineressembieaun Y. 237 Causes pntitiques de la quereite entre les stoïciens et les ouicicrs de )'armëe,etdc)adisgrâcedcsprcmiers. 238 Domiticnet)f'sstofcienspratiques. 238 Mora)eah.sn)uedePerse. 239 Passa~eoùPerseapensepoursoncompte. 242 Exp)icatinnde)'obs<'uritëdePerse. 2~ r<'ya-t-i!debons écrivains que les inventeurs?. 2'in Comment Roilcau est imitatcur. 2i5 Perse rédacteur du programmedustoicisme. 245 Lemauvaisstyievienttoujoursdumanqued'idëes. 246 Labeur de Perse pour dire les mêmes choses qu'Horace. 247 Piusieurscxempiss. 247-2i)3 Pourquoii'ons'esttantoccupëdePcrse. ~3 Casaubon, Turnèbe et Pithou. M4 Perse n'a eu que des amis et des ennemis, mais point de juges. 25f) Ce qu'on peut gagner à.lire Perse. ?M STACE, OU LES LECTUXESPUBUQUES.
Stace, c'est l'improvisateur italien. 26< Stacefepèreetaitaussi improvisateur. 2u2 Poëme sur l'incendie du Capitole.- Optimisme des poëtes et de leurs commentateurs. 2G3 Stace le père corrige ses élèves avec le fouet et la férule. 2C4 Iifait!eshonneursdutaientprccocedeson<iis. 264 Disponihi)itëdesi))SpirationsdeStacetcu!s. 2M Lcsbains,iepiatane. 2GG Stace, flatteur de Domitien. Pourquoi?. 2C7 Qu'est-ceque)'empire?. 2C7 Le peuple et le poëte sont tous deux courtisans de César.–Avec quelles différences?. 2M Crimespour)es<juc!sonmcurtsousDomitien. 270 Opti~ti.mei)ercditaire(ieStace. 271 Sesha))itudesmyt))oiogiqucs. 272 LaGrèccavantt'empireetsousf'empire. 272 Comparaison entre l'imitation de Virgite et t'imitation de Stace. 273 Stace sort quelqucfois du lieu commun.- Belles comparaisons, même aprèsceite.td'Homèreetde l'irgile. 2t&
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stsceestgâtëparteslecturespubtiques. 2T: î Histoi)'cdcs)ccturespuh)iques. 2T! Horace haitcesiectures. 2~8 AsiniusPo)iion,pÈredc'.)ecturcspub)iques. 279 Les debiteurssonttesauditeurs. 280 AugL~~e encourage les tectures.–Le goût de ces lectures devient bicntotunefureur. 280 Horaces'enp)aii)tavecc))agrin;0vides'enrcjouit. 281 SousKëron.)es)ecturespubiiques()cvi('))ncntuneinstitutio< 2S3 Théorie des lectures publiques. 28'i Petits soins que prend le poëte de ses auditeurs.eg)es de prononciation,degeste,d'accent. 285 –d'attitude. 285 de bonnc grâce. 28(! Ditrërentcsmanierf'sd'apptaudir. 28~ ProsperitedfsiecturespubtiquesautempsdeStacc. 287 )\'omsdedin'crc!)tsiecteursfortgoutcsa)ors. 288 Crispinus,appariteurdeStace. 288 Atcdius Mëiior.– Abascantius, )e ministre de )'int<ricur de Domitien. –Gai)icus,)cprtlfctdcKome. 28~) Stace fait une lecture chez Abascantius. Le portier. )-a pie qui parte. 289 La Mtedessaturnaics. 290 Le déjeuner de Domitien. Prisci))a, )a femme d'Ahascantius. 291 Domitien fait un excès. 291 Lcspresentsdessaturna)es. 292 Le cadeau fait à Grosphus le poëte par l'intendant des Mes et des ))0teiteries. 293 La cohueà)aported'Abascantius. 294 L'frrancuiGiabrion. 295 GiabrionetCcsar. 296 Lapieiadcromaine. 297 Regutus l'avocat. 297 SentiusAugurinus. MO Vergh)iusRomanus,)c faiseur de.H))m.iam&e.s' M) PassienusPau)us,iepo6tec)egiaque. 302 Titinius Capiton,iepo<;teserviteurdctous)es poètes. 303 Les<nt'tiesctiesf'mp!o< 304 Les préliminaires de la tecture.–Stace et Glabrion. 305 TristessedeStace. 306 C)au()ia,femmedeStace. 307 LabeHe-fiiiedeStacectdeCiaudia. 308 Stace \euta)ier\ivrectmourirANapi<'s. 308 Que vatireStace?. 309 EmprcssementdeCrispinus. 309 LatitieredeDomitien.–t)entredans)asaiifdetccture. 3<C LamortduitondeC.csar. 3)t
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La)Mture. 312 2 Les applaudissements.–Les commentaires des amis. 314 Lesexctamations. 3i<! 6 PassiénusPauiussuccèdeaStace.–Anecdote. 317 JavoiénusatuëiesiecturespuMiques. 317 Décadence deslectures publiques. 317 L'empereur, qui peut tout, ne peut pas tes soutenir. 318 Dedeuxsortesdesiience. 319 Lesinterruptions. 320 De différentes manières d'échapper aux lectures publiques. 321 On se fait remplacer par son auranchi. tnconvénients. 322 Esciavesenvoyésenreconnaissanee. 323 PiaintesdeTitiuiusCapiton. 323 Petites indignations de Pline le jeune. 325 Dissolution de l'association des poètes. 325 MARTHL OU LA VIE DU POETE.
Changement d'opinion sur Martial 329 Desjugementsdeiapostéritë. 331 OpiniondeLaHarpesurMartia). 332 InexactitudedeLaHarpe. 334 4ilbilis, patrie de Martial. 335 Martial et Gilbert se plaignant de leurs parents. 33O MartiaIetNëron. 337 PourquoiMartiaiparie-t-iisitiëdementdeNëron?. 337 lndilférence des masses aux changements de gouvernement. 339 DusiiencedeMartiaisursespremieresannëes. 340 Pourquoi les poëtes anciens partent-iis si peu de leur enfance, et pourquoi les poëtes de notre époque nous parlent-ils tant de la teur?. MO Point de vie de famille, point de foyer domestique pour le poëte romain. 341 Aquoisepasseiaviedupoete?. 342 La pauvreté de Martial et son ambition. 343 Martiaidemandedet'argent. 344 MunincencedeDomitien. 347 JustiCcationdupauvrepoëte. 347 UfaUaitmourirdefaimounatter. 348 On a pitié des poëtes de la Rome impériale, quand on compare leur conditionàceiiedespoëtesmodernes. 349 FiatteriesàDomitien. 350 MartiaietPostume. 351 Le Postume de notre temps. 352 Martial obligé de vendre à un ami les présents qu'il en a reçus. 352 MartiatetPartbénianus. 353 Martial, tribun honoraire, chevalier honoraire, possédant le droit de<ïOMen/a.)t(~ 354
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Martial a-t-il eu une ou plusieurs femmes?. 355 Popularité de Martial. 355 Que lui faut-il pour tenir son rang?. 356 Comment Martial a-t-il déchire Domitien mort, après l'avoir adulé vivant' 357 CandeuretbontédeMartial. 359 Vers charmants. 3C2 Son amourdeschamps. 3C2 Martiatestaccab)édesesdevoirsdec)ient. 363 Jolie description d'une maison de campagne. 364 LesimpuretésdeMartia). 365 Le cabinet anatomique. 3C5 ExpticationdesobscénitésdeMartiai. 366 Expressions qui nous paraissent obscènes, qui ne l'étaient pas de son temps. 366 Hdéfendsesintentions. 36'! Martial enregistre les cancans de la bonne et de la mauvaise compagnie. 36S DesëpigrammesinjustinaMes. 3C9 Kxcespuëriidefranchise. 3~ t Obscénités de Jean-Jacques Rousseau. 371 t VanitëdeMartiai. 372 CausesdeiarivaiitëdeStaceetdeMartia). 372 MartiaietStacetraitenttesmemessujets. 374 Lacheveiuredei'eunuqueEarinus. 314-3~5 à Pourquoi l'on écrit mal du temps de Stace et de Martiai. 384 L'Hercule de bronze de Nonius Vindex. 384-380 PersonnagesdeMartia). 39t LediscretdeMartia). 392 Lediscretdenotretemps. 392 Le pique-assiette de Martial. 392 Le pique-assiettedenotre temps. 393 Le gourmand 395 L'usurier. 395 L'incendié volontaire. 39G CaleriedeMartiai. 396 Les trois professions qui font fortune. L'avocat. 398 L'architecte. 400 Lecrieurpubtic. 401 H est peu de poëtes auxquels on n'ait conseillé de se faire avocats.. 403 Vieillesse de Martia). 404 Lestracasseriesqu'iiaenduréesàBitbilis. 4M Tristesse et vide des caractères satiriques, quand il leur faut vivre dansiasoiitude. ~06 Cause probable de la mort de Martial. 407
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BiograptdedcJména). 4)i Onzeempereurs. 4)2 Ëtatdetasociétéromaine. ii3 Lafouteeti'empereur. 4!< 5 CaractërcdeJuvéna). 4)5 Plus d'insouciance que d'indignation vraie. 4)C Liaison de JuvénatetdeMartiat. 4)fi P, Singutieresénigrammes. in Juvénatestétraugerauxsectes. 4t8 Conetusionsquidétruisenti'eu'etdesraisonnements. 419 Vioiencesquifinissentpardesjeuxdemots. 420 Ladéctamation. 423 C'est une institution de t'Etat.– Ptusieurs empereurs l'encouragent par des salaires et par leurs exemples. 42i Troisëpoquesdanst'histo!rede)'cioquence. 4M Ë)oquc!)ce d'instinct. 425 Ëtoquencede théorie et d'art. 4M Éloquence de procédé et de recette ou déclamation. 42'! Prescriptions diverses 428 Prescriptionsposttives. 428 –négatives. 4M –ponrfevêtement. 4M pourlavoix 430 Quintiiiendëfcndta déclamation. 432 Consëquencesfnnestesdecettepartie de l'éducation. 433 Quintilien iui-memc en est si gâte qu'il ne peut pas exprimer nahemcntsesp)ns'ivesdou)eurs. 433 Distinction à faire, dans ses plaintes ëioquentes sur la mort de ses enfants, entre ce qui est du vrai père et ce qui est du faux père des écoles (le déclamation i:ii La déclamation fait plus de mal à la poésie qu'à l'éloquence 43? Les déclamations (t'a)<fM et les déclamations Mtor<~e. 43S 9 Exemptes de matières de dëctamations. 439-44 ) Le cadavre mange. Les aheiites du pauvre. Les incantations. Le riche et le pauvre. Les deux jumeaux. i.'t9 Double caractère que présentent ces sujets. 442 ~2 Exigences des pères de famitte. iH Les deux enfants de Quintitien. 443 Tempëramentadoptépartessages. 44~ tnftuencedctadëctaumtionsurJu.vëna). ii' 1 Juvënatëcrit tard. ii.T, à Juvénai est tiraiité entre son inspiration et tes habitudes de l'écOle. 44H Son exaltation fait moins d'effet que telle phrase sèche et nue de Suétone. 44!) Tahteatt de la catastrophe de Séjan. 449
JtJVtiKAL, OU LA t)ËCLA.MA.TtOX.
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[teautesdumorceau. 4M Qu'ymanquet-itpout'nouscontentcr?. 455 Par quoi les habitudes de l'école s'y trahissent. 457 Actiondetasatiresuriesmœurs.–Horace. 458 Lessatiresdejuvënatnesontniretigieuscsnicon~iques. 4(i0 Du peu d'action de ces satires sur les vices des contt;!nporai))s et sur ceuxdciasocictëntoderne. 4t;X Déjà vertuquepreciteJuvënai. 4M Poiitiquedejuvena). 4(!3 Conseils que les grands esprits du temps donnent aux pauvres pour sortirdeteurnnsere. iGS Leur insouciance de t'avenir.–tts ne conçoivent la postérité que sous le rapport littéraire.: 4C') OùctaienttaTieett'avenir?. 4M Leschrëtiens. 410 Despcrsonnai;esdessatiresdeJuvënat. 47) I Les Grecs 47 ) Le client. 41X Le riche. 473 L'avocat quia)aYogueetce!uiuuinet'apas. i7! Lesnob)es. 474 De tafoiqu'itfautaccorderaTaciteetàJuvcnaL. 475 Dcuxmorceauxct~armantsouJuvënats'estdt'ridë. 475 Table. 47'J 'd
DEUXIÈME VOLUME.
LUCAtN, OU ).A MËCADEXCE.
PreHMerefot't'f.
AqueiageLucainfutamencaKome. 3 Quiteproduisitàtacour?. 4 Conn))en~sefaitson<!dncation?. & L'cnfampoi~f. <i Pourquoi !.ucainest-i)A)!oi))e?. 7 ËpoquedeLucr6ce,deYirgite,d'Horace. 7 Éducation de Lucrèce 8 de Virgile. 8 d'Horace. U [)e)acan)p~gnemi)itaire d'Horace. 9 XëronetLuMincamaradt.'sd'ëcoteet.dejeux. tt) Honneu['sconfercsaLueai!))Mrr<eron. it) RtfroidissonenteotreNeronetLucau). tt
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Des services que Lucain rendait à Néron dans les lectures publiques. « i Des infractionsdeNëronà)aioiderëeiprocitë. 12 Fécondité poétique de Nëron. 12 Les complaisances excessives de Lucain pour Néron prouvent que te sujetse sentsupérieur au prince. 12 Des marques de préférence arrachées par le talent du jeune Lucain à un auditoire composé des courtisans de Claude et d'Agrippine. 13 LaruptureentreLucainetNëron. 14 4 Une lecture. DëbitdeLucain. 14 Lucain vainqueur dans des jeux littéraires où il a pour concurrent Nëron. Néron fait défense à Lucain de lire ses vers 16 !nuuencede!aviedecoursur)eta)entdeLucain. La vie de Lucain commence et finit par quelque chose de faux 18 LacouspirationdePison. 18 Quelle pouvait être la haine de Lucain pour Nëron?. 18 Caractère de Pison. 19 Découverte de la conspiration M Mort d'Épicharis. 21 Lucaindënoncesesamisetsamëre. 22 Différences entre la situation de Pison et celle de Lucain. 23 Pison demande grâce à Néron pour sa femme. 24 D'un passage très-significatif du poëme de Lucain sur la peur de la mort. 25 Deuxième Partie.
LA PHARSALE.
Que))eestridëede~FhoMa~?. 27 ))yadetoutdans~F/mfM!e.r. 27 De l'opinion des commentateurs sur l'unité que Lucain aurait pu donneràsonpoëme,s'il e0tp)usvëcu. 28 Explication de la Pharsale par l'état moral et politique de l'époque deLucain. 30 De la morale de Lucain. 32 De)aYëntéf)istoriquedans!c[JP7Ktf!Œ 32 Le poème de Lucain n'explique pas l'événement qui en est le sujet 33 De l'espèce de grandeur de la Pho~o~ 34 Comment on pouvait traiter un tel sujet. 36 Caractère de Pompée. 36 Sonëducation. 37 Satiethëâtraië. 37 Pompéele jour d'un triomphe. 39 Sonambition. 40 Sesëmissairesgagës. 41 Pompëeàs(,nretourd'A:ie. 42 2
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Dumatqu'HfitatarépuMiqnc. 44 De~ nombreuses illégalités qui furent faites en sa faveur 45 De la faute que font les peuples libres en ne comptant pas avec les hommes qui leur ont rendu service. 48 D'une autre faute que font les peuples libres en exagérant les talents et la capacité des hommespubtics. 50 Des torts réciproques du peuple romain, du sénat, de la nation tout entière,at'occasiondePompée. 52 Pompêemanquede'caractére. 54 Ses épouses. Son atTranchiDémétrius. 55 C'est lui qui prépare ['avènement de César. 57 César,!evraihérosd'uneépopée. 59 CaractèreetportraitdeCésar. 59 De la vérité des caractères dans la P/MM<t!e. 64 CequeLucainfaitdePompée. 64 CequeLucainfaitdeCésar. 65 Comment Lucain a compris Caton. 67 Brutus. 68 Caractère de Cornétie, femme de Pompée. 69 Caractère de Marcia femme de Caton 69 De quelques faits de la vie humaine qui se rencontrent dans le poème de Lucain. 70 De la vérité des événements dans la Pharsale. 7t Quelle lumière y trouve-t-on sur les intérêts et les idées qui étaient en jeu dans tagrandetutteentreCësaretPompéc?. 72 De la révolution qui changea les destinées de Rome et du monde, Lucain n'a compris et chanté que le dénoùment matériet. i 4 A quel titre la Pharsale mérite la qualification d'ouvrage romain, opus romanum P. 75 Qu'est-ce que la Fortune de Lucain?. 76 AquoitienttaretigiondeLucain?. 77 Un poème épique ne doit pas avoir pour sujet une histoire, 78 La poésie, c'est l'histoire des époques qui n'ont pas d'histoire. 78 La poésie n'a rien à faire là où les monuments historiques abondent. 79 inconvénient pour la poésie, qui ne doit parler qu'a l'imagination au cœur, de s'adresser aux opinions a l'esprit critique 79 Impatiencedudénoûment. 80 Empire de la véritable épopée sur les âmes. 80 DesdigressionsdeLucain. 81 Toute son originalité est dans les digressions. 82 Analyse des livres III, VII et VIII de la Pharsale. 83 César furieux d'avoir vaincu sans combat. 85 Prétendue terreur que cause son arrivée à Rome. 87 Prétendus pillages de César. 89 Siège de Marseille. Yéritabtes causes de sa résistance. 91 Ëpisoded'Argusetdesonpere. 97 LeBeMMtredeGérard. 98
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Desmortssiuguiieresdans HomBre, VirgHeetLucain. 100 Du raie que Lucaiu fait jouer Cicéron avant la bataille de Pitarssie. lOt Comparaison entre le discours que César tint à ses troupes avant )abatai)!e,etbharanguequeiuipr6teLucain. )M Rëttexions de Lucain sur cette bataille comparées avec celles de Dutarnue. )07 Lucain fait mourir héroïquement Domitien, parce qu'il était un des ancetresdeNëron. M4 LafuitedePompëese)onLucainetsetonPlutarque. tt6 MortdePotUpëe. 127 Imitations de Con)C))!e. 123-129 DesapostrophesdeLucainsurtamortdePompëe. 133 rt'otsi'emefat'tj'f.
Co)H'f)S)T!ONDELAPH.\RSALE.
Ladescri))tiou,daus)'artgrcc,cstp)usphi)osopuiquequeph;'sique. un i Ladesoiptiou,dans l'art de Lucaiu, est pius physique que phitosop))iqnc. tM Mtrëreuces entre les deux publics auxquels s'adressent t'un et l'autre art. )M Des accroissements matériels qui rësuttcnt, pour la langue, de la description de Lucain. t3U La sibylle de Virgile. MU RespectdeVirgdeponrtestraditions religieuses 143 LasibyXedeLucain. )4-i De PeiTet moral de la description de Lucain. ]4C Latempetc d'Homère. M7 Grandeurdesen'ets,petitessedcsn)oyens. i4!) LatempetedeVirgiie. 150 )nfërioritëde)'artdeVirgi)e.r. 152 Cet art a perdu en profondeur, il a gagne en encts de dotait. JM La tempctedeLncain. )&5 P)usdesentin]entmora),et!'cts tout matériels. 157 Quelle idée vous donne la description de Lucain?. ]A!) t.cjPha~a~estunpoemedescriptif. )59 Ce qu'il faut peuser de cette opinion de Quin:iiien sur Lucain, que ce poëte est plus orateur que poëte. )(!0 Qni!)t!henneconsidère)apoësiequedausscsrapj)ortsaveei'art oratoire. )< Des~f<;o)Ktuh'~MM. <C~ LaJ'~eboideet~dti'M'df' t64. Les PM'ttf/Me~ t(i& Des descriptions de MartiaL 165 Du poème sur l'Etna de Lucitius Junior. <Ct! Columelle. ~6 Tërentianus Maurus. t61
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D'une allusion de Juvénai à la manie descriptive des poètes de son époque. )C8 De la description dans tes derniers temps de la langue iatine. 169 Pourquoi cette forme particu)iercdc)a décadence dans iaiittératurc romaine?. )7) Durcie que joue )'humanité dans la description homérique et virgitieune. 17 ) De l'humanité et dciareiigionantemps de Lucain. 173 Ladescriptionyestiaseuietittératurepossibtc. )'i De :a description, en France, à la fin du XYH)' siècle et au commencementduxtx" )7C CaractÈrcsdeiadescriptiondepuisquinzeans. 177 Sentiment moral. –DiH'crencc d'avec le sentiment moral de la description homérique. 178 L'individu selon le christianisme a remplacé l'humanité de i'art grec etlatin. 178 Ues combinaisons de style que la description contemporaine a ajoutées à notre langue. 179 Abus de cette description. 180 Toute époque dont la description est le principal titre littéraire doitetreuneëpoqued'ërudition. 180 De quelle nature est cette érudition. 181 Du poème de Lucain comme œuvred'erudition. 181 DupoemcdeSilius!ta)icus. 182 DespoemesdeStace. 183 de VaiëriusFiaccus. 184 Enthousiasme érudit de Lucain. 185 Détails de géographie, de topographie, d'astronomie. <8G Exemptes. 187 Du manque d'invention chez les poètes de l'époque de Lucain. )90 Troisépoquesdanst'histoire de i'art. 191 Premiëreëpoque:poctesprin)itifs. )9) Leur double caractère nécessite, na!vetë. 192 !'<a'vetédausiesidëes,nanetédans)aforme. 193 Secondeénoque:poëtes)ittératenrs. 195 Les dgMd'ot'des littératures. 195 Par quel concours de circonstances ils sont prépares et produits. 196 Difïérenccs entre les poëtes primitifs et les poëtes iittérateurs. 198 Troisiemcépoque:versi6catenrsérudits. 200 Prédominancedei'artsuri'inspiration. 20) Le poète,ia critique et le public. 202 pMoh't'ente Partie.
DU STYLE DE LA rnAKSALE ET DES POïTM MNTEMt'OKAtKS DE LUCAtX. Justification de queiques pages de pi)i)o)ogie. 20& Que signitie le fond, du styic ?. 206 il. 31
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Que significta/brmedustyte?. 20C Oùcnestrestéetatraditionpoétiqueàt'époquedeLucain. 208 Différences cntre)'époquedeLucainct]anôtrc. 208 Des Sénequeoncteetneveu. 20!) CaractcresdetapoésiedeVirgiie. 209 de celle de Lucain. 209 Altération de la tangue virgitienne. 2)0 Exemples. 210-215 Comment Virgile et Lucain expriment les mêmes choses. 2t0–22) RcspectdeYirgiiepourta tradition populaire. 22) Comment Lucain innove. 228 Comment itinnovcdanstesmots. 228 Exemples. 229–237 Exemples de vague et d'indétermination. 237 Prodigieuse souplesse des mots destin et mort, mors, /'<HMM. 240 Est-il besoin d'imagination et de mystère pour se rendre compte du travai! des poëtes de l'époque deLucain?. 24 & Comment Lucain innove dansles tournures. 246 Efforts d&Lucainpourëchapperauiieucommun. 2<(i C, Dudéfautdetogiquedansscsimages. 25t De son luxe de mots et de tournures. 254 De son manque devariété. 259' Du procédé uniforme que Lucain emploie dans toute les transformations qu'il fait subir à la langue de Virgile et d'Horace. 25!) Du contentement des scotiastes a la vue d'un mot bizarre. 260 De la forme extérieure du style de Lucain. 2CO Caractères de cette forme dans Virgile, dans Horace, dans Ovide. 2CO De la variété dans Virgile. 2G) indépendance de Virgile. 2CS Lucain apparticntàtout te monde. 2G3 Lucain n'écrit que pour lire, d'où il arrive qu'il écrit comme il lit.. 2G4 Du refrain favori de Lucain. 2G5 Lestiradessansrejet. 2C7 Du mouvement de la période virgiticnnc et de la tirade de Lucain.. 2(!9 Caractère du style des tragédies dites de Senëque. 270 Du style de Perse. 22 2 Pourquoi Perse est ohscur. 23 Du public aux époques de belle poésie et de poésie en dé.r.dnnce. 24 4 Silius Italiens, poëte de deux écotcs. 24 Caractère de Sitius,comme homme. 25 Du style de Stace. Différences entre Stace et Lucain. 2'7 7 Stace et Ocide. 2'8 Fidétité de Martial aux traditions du siÈcie d'Auguste. 279' DifTé.ences entre le genre de Martial et les poésies de ses contemporains. De l'inconvénient d'un pubticspéciat. 281. pourquoi Martial est-il génëratement simpte, clair, concis ?. 282
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Juvénat résume toutes les beautés et tous les défauts des poètes de son époque. 283 Caractère particutierdesonstyte. 28& Ceqnisoutienttestangnes. 285 Que penser des théories sur le beau.?. 286 Qu'itfauts'cn.teuiraumotbMM<ex. 28G ))esbeautésdanst'ordre moral. 288 Desidées)~écessaires. 288 D'nneautresortcd'idéesnéccssaires. 28 S Des idées particutierescttocates. 290 Des beautés qui répondent à ces trois sortes d'idées, et ou les trome-t-on. 29) Dntfat~auxépoquesdedécadencc. 294 Dans quel sens dit-on de certaines poésies qu'elles ont te tort d'être trop helles?. 296 A quet âge se taisse-t-on prendre ptusfaci)eme!it aux équivoques beautésqu'onappette<ro~t'i' 296 AprÈsquettcssortesd'expériencesrevcuons-nousauxgrandspoetes? 298 A quoi peuvent serviriespocsiesdcsëpoquesdedecadcncc?. 299 Du trait dans Lucain. 300 Exemples. 30t Que les hommes supérieurs défont dans la seconde moitié de leur viecequ'iisontfaitdansiapremierc. 302 PortraitdcCatonparLucain. 304 PoftraitdePompceparC.'ton. ~O.S Du traitdansiespoëtesdei'époquedeLuMiu. 306~ CONCLUSION.
Rapprochementcntretapocsiedei'ëpoquedeLucainetceHede notrctemps. 309 De nos poésies particulières. 3)0 NotreëpoquecstmoinsdépourvuequeceuedeLucain. 3t0 Ce que les poëtes de cette époque nous apprennent de la société où iisviycnt. 3t)' Comment t'œuvre de i'uuité natiouate et littéraire s'est consommée à Rome et en France. 313 DitKrcnccs entre les éyénements qui ont suivi dans ies deux pays l'accomplissentent de cetteœuvre. 3t'i Ressemblances.–Du goût de l'érudition coiiiiiitiii aux deux époques.. 3) & De la profusion des descriptions de part et d'autre. 3<6 Ressemblance daus les procédés du styte. 3)7 De l'inconvénient des poésies i'Mdt~'dtteHM. 317 Elles augmentent singuiierement le nombre des poètes. 319 Des critiques précurseurs, et du langage qu'ils tiennent aux poètes de talent et d'espérance. 320 Où se portent les bons esprits et la belle langue 32t Oùesttapoésieàcettetteure?.
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JUGEMENTS SUR LES QUATRE GRANDS HISTORIENS LATINS.
1. CÉSAR.
1. Considérations générâtes sur la nécessité de connaître le latin poursavoirtefrançais. 325 OpiniondcM.J.-J.Ampere. 32G Le latin csttaianguematernettedeMontaigne. ?6 Pourquoi tes fortes lectures des écrivains du xvn'siecie sont négligées. 328 Du manque de propriété dans les discours et les écrits de notre temps. 328 Comment la science de la langue est nécessaire pour écrire avec justesse. 329 Ressemblances entre le génie romain et le génie français. 330 Du soin que les Romains donnaient à i'étude de la langue grecque.. 331 Du long usage du latin en France. 333 Que la tangue française porterait la peine d'une diminution du temps consacréat'étude du iatin. 335 De la beauté de la langue française, et de la nécessité de la conserverintacte. 336 )t. De l'intérêt qu'ofTre t'étude de )a littérature latine. Plan d'un cours d'éloquence latine. 337 En quoi il importe de connattre les causes de la corruption de t'étoqtience 338 111. César son caractère; ses ~moo'M. 338 Ressemblance générate entre César et Napotéon 3~0 0 Traits du caractère et de la vie de César. 340 Son amourpour tes lettres. 341 Sa mort. 342 Ses vices. 343 Le seul, parmi les grands hommes, César a du cttarme 344 IV. Sujet des Mémoires do César. 345 5 De t'intérét que nous prenons à la guerre des Gaules, comme descendants des Gaulois. 3~ Comme la première des nations civitisëes. 347 César,danstes guerres civites. M' De ce qui peut intéresser les esprits cultivés dans t'étude tle César, homme de guerre. 3~ V. Des qualités tittéraires des ~mot'fe~ de César 350 ugement de Cicéron. 35t Pourquoi les jeunes gens sont peu sensibles aux beautés des CoMme~<f<'s. Hommagcata mémoire de M. Burnouf. 363
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)).SA).HJSTM.
1. Différences entre César et Salluste, quant à la condition de l'écrivain etau sujet. 359 )'our<p)oiCesartaisscàsesactcsaracontersagioirc. 359 Ccsarn'cstqu'u!)))istnrien!))i)itairc. 36) H.DinerencescntreCesarctSaUustc,<p)antai'c.\ccution. 362 César ne trace pas de caractères 362 EsquissesdeVercingëtorixctde~ompce. 362-363 tiestircs-sobrederenexions. 364 Deux exemples. 36. OnnctrouvepasdetaMeauxdanstes~emon'es. 367 Desharanguesetdesdiscoursindirects. :!68 Du profit qu'on peut tirer de la lecture de cet ouvrage. 37) De t'ii~usionquefaitiasimpiicitedustyiedeCesar. 373 ))t.Sa)iustecstic premier historien de profession 374 De la tangue,danstesrecitsdcSatiuste. 375 De la concision de Salluste. -Comparaison de sa manière avec celle de Thucydide. 376 )V.De)avieetducaractèrcdcSa))DStc. 38U Sesavcux. 38) De quelle nature ont été ses fautes 382 V. Que tes plus grands écrivains sont les plus honnêtes gens. 384 Des qualités qui manquent à Salluste. 385 Des qualités qu'il a en perfection. 386 De ce (ju'ii faut rechercher dans la Conjuration de CcK'Hna 389 –dansi'Ht!<0))'e<!eJM~t()'</ta. 389 Le Jugurtha moderne. 390 Scruptucsd'unamidcstettresancienues. 39! Ill. TtTE-DVE.
1. Qu'on doit commencer t'étude d'une littérature par ses historiens. 395 De la critique des historiens secondaires 307 Cequinousyrcnddiniciiesoueomptaisants. 398 it. Du vrai, et à quels signes on le reconnaît dans les ouvrages de l'esprit. 39!) On enseigne ."s sciences exactes; on étudie tes lettres. 402 Du danger des généralités. 403 Du pubtic qui juge, en France, des ouvrages d'esprit. 404 )H.Dëtai)sbiographiquessurTite-Livc. 4M D'en est venue & Tite-Live l'idée de son Histoire t'om<t!fte. 40<! Dans queiic mesure a-t-il été Pompée)). 407 Queregrctte-i)de)aRomcrepub)icainc?. 408 Dcsprcventions des esprits supcrieorscontrcie présent. 4M )V. Différences entre la morale de Salluste et celle de Titc-Livc 409
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V.DeiasensibiiitédeTite-Livc. 4t) l Ressemblance,souscerapport.entrecethistorienetVirgite. 4)2 De)acouieurdanstesécritsdeCësar,SatiusteetTite-Live. 4t4 V. Du patriotismeetdei'éMvationmoraiedeTite-Lit'e. 4t5 h est le premier, parmi les historiens, qui ait eu )'idée et l'amour de )apatrie. 4)5 U est le premier qui ait été véritabiement homme de bien. Comparaison avec César et Salluste. 4)(! Comment se forme et se complète, chez les Romains, l'idéal de l'historien. 4 ~7 VI.DesdëfautsdeTiteLive. 4!S DnëgUgetapoiitiqueinterieuredesonpays. 'i!8 Sadiffusion. 4M Umanquesouventdecritique. 4M Hn'estpasexemptdetëgèretë. 4?t Hfauttetireavecquetquesprëcautions. 422 Admiration de La Fontaine pourTite-Live. 422 V]!.Durëcitde)aseconde guerre punique. 4M Annibal. 423 D'un buste de Scipion l'Africain. 424 Souvenirs d'ItaHc. 4M IV. TACITE.
L Caractère général de Tacite. Du jugement de Voltaire sur cet historien. 420 Jugement de Montaigne. 430 AqueUeepoqueetàqueiageëcrititTacite. 43) TaciteetLaBruyère. 432 H. De la seule conduite qui fût possible aux honnêtes gens sous les Césars. 433 Taciteestunpraticieniibëra). 435 Cequ'it pense des conspirations. 435 AgricoiaetThrasëas. 43G 111. Tacite est forme par la morale stoïcienne. Résume (~e cette morate. 437 Conduite de Tacite à travers les écueils du despotisme. 439 IV. Caractère et nouveautés de l'histoire dans tes écrits de Tacite.. 440 Sa morate. 44) 1 Cause des erreurs qu'il a pu commettre dans ses conjectures. 442 De la m~ŒKCohe moj'MttMtMe de M. de Chateaubriand. 443 AutresdifférencesentrcTaciteetscsdevanciers. 443 Où est l'histoire au temps de Tacite. 444 Moratedecetcmps-tà. 444 Tachedet'historiendet'Empire. 445 Qu'il devait donner une grande place aux portraits. 445 DesportraitsdansTacitc. 446
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TacitcctSaint-Simon. 447 7 Des récits des morts fameuses. 44'? 7 Du carac~ercdcsharanguesdansTacite. 448 8 V). De la foi qu'il fautavoirdansiaveracitedeTacitc. 44!) 9 t)cdcuxpointsoùi!ac~soup(;onncd'cxag<at.ion. 450 Uu<icvnirdf;t'historicndans)csJHgcmenLs.sur)csm<!chants. 45) Y)!. De l'esprit de prévention dcTacite. 452 V))).!)c)'anectatif)nda!)s!c!.cc)'!tsdc Tacite. 454 If Cansegendratc. 4M Causes particiditres. De l'influence des lectures publiques. 454 Id Du danger des amitiës littéraires. De )'amitie qui a existé entre Tacite et Plinc Ie Jeune. 455 Qui doitetreramidci'ccritain. 4M )X. Les critiques dont 'l'acite a été t'objet. –Est-ce un écrivain de décadence?. 4M .)ugemcntducardina)Duncrron. 457 De l'excès décodeur dans )csty)edcTacitc. 458 8 Aqucissignessercconnaitunccrivain de décadence. 4M De la part de i'invcntiondanstesccritsdcTacite. 4M
~!<hf:),A'rA~.KA!<A).Y'riQUH.