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DANTE
ET LES ORIGINES ^
DE LA LANGUE ET DE LA LITTÉRATURE
ITALIENNES
COURS FAIT A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
PAR M. F AU RIEL
TOME PREMIER
PARIS
AUGUSTE DURAND, LIBRAIRE
RUE DES GRÈS, 5
M DCCC UV
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DANTE
ET LES ORIGINES
DE LA LANGUE ET DE LA LITTÉRATURE
ITALIENNES
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TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation rue de Vaugirard, 9.
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DANTE
,ET LES ORIGINES
DE Lf LAltl lT DE LA LITTÉRATURE
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X^ïJ^LIENNES
COURS FAIT A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
PAR M. FAIJRIEL
TOME PREMIER
PARIS '
AUGUSTE DURAND, LIBRAIRE
RUE DES GRÈS, 5
MDCCCLIV
Les droits de traduction et de reproduction sont réservés.
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PRÉFACE.
Lorsque la chaire de littérature étrangère à la Faculté de Paris fut créée, M. Fauriel l'inaugura par son cours sur la poésie provençale. Il choisit ce thème parce qu'il trouvait dans la littérature provençale l'expression la plus ancienne et la plus parfaite des idées qui gouvernaient le monde lorsqu'il commença à sortir de la première barbarie du moyen âge, idées dont le système féodal était le résultat politique et la chevalerie le résultat moral. Ce cours, qui occupa les années 1831 et 1832, a été publié sous le titre d'Histoire de la Poésie provençale, Paris, 1846, 3 vol. in-8°. Pour sujet de son second cours M. Fauriel prit la Divine Comédie de Dante. C'était pour lui un sujet de prédilection sous plusieurs rapports ; non-seulement il aimait l'Italie, sa langue et sa littérature que des années passées dans une étroite amitié avec les Italiens les plus distingués, Monti, Man- zoni, Berchet et autres, lui avaient fait connaître à fond, mais la grandeur du génie de Dante et l'obscurité qui l'entoure avaient pour lui un charme tout particulier.
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Il n'y a, je crois, jamais eu d'homme mieux doué par la nature pour être l'historien de la littérature que M. Fauriel. Au goût le plus exquis et le plus délicat qui savait merveilleusement apprécier les beautés des littératures qui ont atteint leur plus haut degré de culture, il joignait une ardeur infatigable pour la recherche des origines et du développement graduel des idées et des sentiments qui forment la vie morale d'un peuple et la base de sa littérature. Aucune étude, si laborieuse et si difficile qu'elle fût, ne lui coûtait quand il s'agissait de remonter aux premiers éléments d'une civilisation et de saisir, dans leur manifestation la plus primitive et la plus rude, les idées qui contenaient le germe du caractère distinctif d'une nation. Ses ouvrages ne donnent qu'une faible idée des travaux auxquels il s'est livré dans une vie longue et entièrement vouée à des études variées, mais toutes dirigées par une même pensée et fournissant des matériaux à un ensemble unique. Sa conversation même dans laquelle tant d'hommes distingués ont puisé des idées et des faits, comme dans une source toujours abondante et accessible à tous, ne donnait pas la mesure entière de ce qu'il avait fait et préparé. Il avait passé sa jeunesse dans l'étude des littératures classiques, des langues modernes et de la phi-
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losophie grecque et allemande, et un ouvrage sur le stoïcisme, qui devait contenir le résultat de ces travaux et qui est devenu presque célèbre sans avoir été publié, a péri en manuscrit par un accident. Un peu plus tard il étudia le sanscrit : Chezy et lui furent les premiers en France qui s'occupèrent de cette langue. On trouvera dans le présent ouvrage quelques traces de ses travaux sur l'Inde, mais ce n'est qu'en voyant les grammaires et les vocabulaires écrits de sa main , les nombreuses copies de manuscrits et les traductions qu'il a laissées, qu'on peut se former une idée de la persistance qu'il y a mise. Il s'occupa en même temps de l'arabe sous la direction de M. de Sacy et à l'aide de Michel Sabbagh, par qui il aimait à se faire réciter les poésies et les contes populaires du Caire. On voit dans son Histoire de la Gaule méridionale l'usage qu'il a fait plus tard de sa connaissance de l'arabe, mais il n'a pu y faire entrer les matériaux très-considérables que ses papiers contiennent sur la poésie ancienne et moderne des Arabes. Le basque et les langues celtiques ont été pour lui l'objet des études les plus suivies. On trouve dans les manuscrits qu'il a laissés des grammaires et des vocabulaires de toutes ces langues, composés par lui, des collections considérables de poèmes en
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gaëlic et en irlandais, et des matériaux de toute espèce pour l'histoire de ces races.
Au reste, mon but n'est pas de donner ici une énumération des travaux de M. Fauriel, mais d'indiquer par quel ensemble de recherches il était arrivé à cette belle méthode de traiter des questions littéraires, que nous trouvons dans ses cours, dont chaque leçon était pour lui une occasion de soumettre à ses auditeurs le résultat, et pour ainsi dire, la fleur d'études anciennes et bien plus étendues que le sujet dont il traitait.
Lorsqu'il commença son cours sur Dante en 1833, il avait l'intention de se restreindre aux préliminaires les plus indispensables sur la vie du poëte, l'histoire contemporaine de Florence et l'état de la langue et de la poésie italiennes, telles que Dante les avait trouvées. Après avoir traité ces sujets en treize ou quatorze leçons, il aborda la Divine Comédie par quelques leçons générales sur la nature et le but du poëme et consacra le reste de l'année à une analyse du livre et à un commentaire sur les passages les plus difficiles. Il avait voulu employer le cours de l'année 1834 à l'achèvement de ce commentaire; mais ses auditeurs, qui avaient été vivement frappés par deux leçons qu'il avait faites sur l'état de la langue ita-
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lienne avant Dante, le prièrent de reprendre ce sujet et de l'exposer avec plus de développement. M. Fauriel se prêta volontiers à cette demande, et commença le nouveau cours par seize leçons d'introduction sur la formation des langues indo-européennes en général et de l'italien en particulier, ensuite il rentra dans l'explication de Dante qu'il poursuivit jusqu'à la fin du cours.
Quelques lecteurs pourront trouver que ces leçons philologiques sont plus nombreuses et plus détaillées que n'aurait exigé un cours sur Dante. Mais en lisant un cours il ne faut jamais oublier que ce n'est pas un traité qu'on a sous les yeux, mais une sorte de conversa tion dans laquelle le professeur est toujours ou obligé ou entraîné à développer davantage certaines parties de son sujet vers lesquelles le poussent la sympathie et les besoins de son auditoire. Dans le cas présent les auditeurs de M. Fauriel furent si peu d'avis qu'il avait dépassé son sujet, qu'ils lui exprimèrent le désir de le voir reprendre cette matière encore plus en détail, désir auquel il satisfit plus tard par un cours sur l'histoire et la langue latine.
Je publie ces leçons sans aucun changement et en suivant l'ordre dans lequel elles ont été faites, de sorte que le premier volume corres-
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pond au cours de l'année 1833 et le second au cours de l'année suivante. Dans quelques cas seulement j'ai du me départir de cette règle. Ainsi j'ai omis dans le premier volume quelques leçons sur la formation de la langue italienne, parce qu'elles auraient fait double emploi avec le cours de la seconde année, qui n'a été, comme je viens de l'expliquer, que le développement de ces leçons. D'un autre côté, j'ai réuni à la fin du premier volume (pages 371-534) un certain nombre de leçons et de fragments tirés des deux années, dont je dois indiquer la nature et l'origine. Les leçons historiques et philologiques par lesquelles M. Fauriel avait commencé chacune des deux années de son cours, et qui forment le corps des volumes que je publie aujourd'hui, ont été mises en écrit par lui; mais une fois qu'il entrait dans l'analyse et l'explication du texte du poëme, il cessait de rédiger ses leçons. Ce n'est que quand le texte qu'il allait expliquer l'amenait à donner des explications générales sur le but et l'esprit de Ici Divine Comédie, ou à faire l'histoire d'un personnage nommé par le poëte, qu'il recommençait à rédiger d'avance par écrit ses explications , et ce sont les plus considérables de ces morceaux que j'ai réunis à la fin du premier volume, sans distinction de ce qui est tiré de la
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première ou de la seconde année du cours. J'ai omis une leçon entière qui traite de la vie de Brunetto Latine et que l'on trouvera imprimée dans le vol. XX de Y Histoire littéraire de France publiée par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Enfin il manque dans le second volume la leçon sur les langues celtiques. Si étrangère que cette leçon puisse paraître au sujet général du cours, elle était nécessaire pour compléter le tableati de la formation des langues européennes dérivées du sanscrit, et je regrette de ne pouvoir la donner parce qu'elle contenait .le résultat des études de M. Fauriel sur cette matière obscure et controversée; mais il m'a été impossible de le faire. M. Fauriel avait l'habitude d'écrire ses leçons d'abord sur des feuillets isolés et de les faire copier ensuite en forme de cahiers. Il prêtait avec la plus grande facilité ces cahiers, et ni les abus nombreux par lesquels sa confiance a été payée, ni les représentations de ses amis n'ont jamais pu vaincre ses habitudes généreuses. Il s'en est suivi qu'à la mort de l'auteur à peu près la moitié des cahiers du cours sur Dante manquaient, et qu'on n'a retrouvé aucun indice des personnes à qui ils étaient prêtés. J'ai fait dans la préface de l' Histoire de la Poésie provençale un appel
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aux emprunteurs de ces cahiers, mais je suis presque honteux d'avoir à déclarer que quatre seulement m'ont été rendus et tous les quatre par des dames, pendant qu'aucun homme ne paraît avoir pensé que la justice et la reconnaissance l'obligeaient à restituer ce qu'il pouvait avoir en main. Il a fallu avoir recours aux feuilles isolées, qui étaient confondues et éparpillées dans une masse immense de notes et de matériaux de toute sorte, et sans la recherche infatigable à laquelle s'est livrée la pieuse amitié de l'héritière des papiers de M. Fauriel, il eût été impossible de recomposer ces leçons, qui pourtant ont été complétées toutes à l'exception de celle qui traite des langues celtiques et dont il ne s'est trouvé que des parties insuffisantes pour la publication. J'adresse un nouvel et pressant appel aux personnes qui se trouveraient dépositaires soit de cette leçon, soit d'autres travaux inédits de M. Fauriel, et les adjure, au nom de leur propre honneur, de me les communiquer.
JULES MOHL,
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DANTE
ET LES ORIGINES
DE LA LITTÉRATURE ET DE LA LANGUE
ITALIENNES.
PREMIER COURS.
PREMIÈRE LEÇON.
o
INTRODUCTION.
En choisissant, cette année, la littérature italienne pour sujet du cours de littérature étrangère, je n'ai hésité un moment que sur la méthode à suivre dans ce cours, et sur les limites dans lesquelles je devais le renfermer. Deux partis s'offraient à moi : je pouvais entreprendre d'effleurer plus ou moins rapidement le vaste ensemble de la littérature italienne, ou n'en prendre que certaines parties principales, pour essayer de les traiter à fond. J'ai préféré ce second parti comme devant mieux convenir à des auditeurs
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déjà plus ou moins versés dans la littérature italienne. Je traiterai donc successivement de quelques- uns des grands monuments de cette littérature, en les choisissant et en les coordonnant de la manière la plus propre à donner une idée générale de l'ensemble dont ils forment les plus admirables parties. Ce point arrêté, je commence par la Divine Comédie, à peu près comme les poëtes de l'ancienne Grèce qui entreprenaient de célébrer les dieux commençaient par Jupiter; et cette leçon sera consacrée à quelques considérations préliminaires sur le sujet.
Je vais essayer de tracer un aperçu des jugements divers qui ont été portés de la Divine Comédie, des discussions, des travaux auxquels ce poëme étonnant a donné lieu, et de l'influence qu'il a eue sur la littérature italienne, aux différentes époques de celle- ci. Cette rapide ébauche de l'histoire littéraire de Dante m'aidera à vous donner une idée du but et des motifs de ce cours.
Il y a plus de cinq cents ans que Dante est mort ; et dans cette longue traversée de temps où tant de gloires littéraires ont fait naufrage ou subi de graves déchets, la sienne n'a fait que redoubler d'éclat. Je suivrai quelques moments le cours de cette grande renommée poétique à travers les siècles qu'elle a franchis en grandissant.
L'époque même de Dante, c'est-à-dire l'intervalle de 1300 à 1321, qui fut celui de la publication successive des diverses parties de la Divine Comédie, cette époque, dis-je, est peut-être celle où il est plus
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difficile d'entrevoir quelque chose du sentiment avec lequel fut accueilli ce poëme, et de l'idée que s'en firent ses premiers lecteurs.
Aux temps dont il s'agit, la poésie italienne n'était, comme nous le verrons par la suite, qu'une élégante distraction pour les hautes classes de la société; elle était censée n'être pour personne une occupation sérieuse ni un moyen assuré de gloire et de renommée. Pour prétendre aux honneurs et aux respects dus à la science et au talent, il fallait écrire en latin. C'était par des compositions latines que l'on était sûr de flatter les vanités municipales et d'obtenir des républiques ou des seigneurs du pays les honneurs alors assez fréquents du triomphe poétique. Les hommes qui prétendaient à ce triomphe, à plus forte raison ceux qui l'avaient obtenu, se regardaient sérieusement comme les héritiers, les continuateurs de Virgile et d'Horace, et dédaignaient les poëtes vulgaires, ces poëtes disgraciés, réduits à se contenter de l'admiration des femmes et des hommes illettrés.
Dante, l'un de ces poëtes, était donc fort exposé à être mal accueilli par les savants, par ces littérateurs si fiers de pouvoir écrire bien ou mal en une langue que le peuple n'entendait plus. Cependant les vers de la Divine Comédie étaient si beaux et d'une beauté si franche et si vive, qu'il était impossible à des oreilles italiennes de n'en être pas plus ou moins émues. Les latinistes eux-mêmes en furent étonnés et ne purent se défendre de les admirer. Mais ils persistè-
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rent dans leur sentiment. Il y a plus, dans cette admiration passagère qu'un poëme italien leur avait pour ainsi dire surprise, ils trouvèrent le motif d'un nouvel hommage à rendre à leur poésie érudite. Plus les vers italiens de Dante leur paraissaient beaux, et plus ils regrettèrent que ces vers ne fussent pas latins : il leur semblait que l'auteur de la Divine Comédie eût commis une sorte de sacrilége envers la langue morte et sacrée, en disant de si belles et de si grandes choses dans la langue vivante, dans la langue de tous.
Des hommes qui pensaient et sentaient de la sorte étaient bien loin sans doute des dispositions d'âme et d'esprit où il aurait fallu être pour comprendre le poëme de Dante et pour en apprécier les beautés.
A en croire des traditions qui remontent à des temps voisins de Dante, la Divine Comédie aurait été plus favorablement accueillie par le peuple que par les savants : les artisans, les campagnards en auraient chanté, dans les boutiques, dans les rues et par les chemins, divers morceaux détachés de manière à former de vrais chants populaires, juste comme ils avaient fait pour les romans de chevalerie, dont on sait qu'ils chantaient des fragments isolés. Franco Sachetti raconte à ce sujet des historiettes assez curieuses qu'il n'avait certainement point inventées, et qui de son temps, c'est-à-dire dans la seconde moitié du xive siècle, circulaient à Florence. Mais ces historiettes sont fort suspectes ; et, tout bien considér é, il n'y a point d'apparence qu'en aucun lieu de l'lta-
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lie le peuple ait jamais chanté des morceaux de la Divine Comédie. Là même où elle est le plus simple et naïve, la poésie de Dante ne descend jamais au ton de celle du peuple et n'en prend jamais le tour. Elle garde constamment l'empreinte d'un art trop sévère, trop élevé pour une destination populaire; et ce n'aurait été que par méprise ou faute de mieux que les campagnards de la Toscane et les artisans de Florence auraient pu y chercher des chants propres à les émouvoir ou à les égayer.
Les classes élevées de la société italienne, classes non érudites, mais cultivées et polies , mais douées d'un sens poétique plus exercé et plus vrai que celui des savants, furent indubitablement celles parmi lesquelles commença la renommée de Dante. Toutefois, ce ne fut pas d'abord précisément par ses côtés artistes et poétiques que la grande composition de Dante put frapper ses contemporains. Les événements mis en scène par le poëte étaient encore trop voisins pour être un sujet de curiosité désintéressée. Beaucoup de ceux qui avaient figuré comme acteurs dans ces événements vivaient encore; la place de ceux qui étaient morts avait été prise par leurs enfants. Or, pour eux tous, Dante était encore plus un panégyriste, un satirique, un historien, qu'un poëte. Ils devaient voir, dans la Divine Comédie, le tableau vivant d'un monde politique trop réel, plutôt que la peinture idéale d'un monde surnaturel. En un mot, les impressions de la poésie dantesque ne pouvaient agir qu'à demi sur des imaginations encore
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préoccupées, et dominées par les intérêts et les passions de l'époque peinte par Dante.
Mais, à mesure que l'on s'éloigna de cette époque, on s'accoutuma peu à peu à ne voir dans la Divine Comédie qu'une œuvre d'art et d'imagination que l'on admira de plus en plus, et dont on imita bien ou mal » le langage, les formes et les idées. Ce fut vers le milieu du xiv" siècle que Fazio degli Uberti jeta dans un cadre fantastique calqué sur celui de la Divine Comédie, son prétendu poëme intitulé : il Dittamondo, qui n'est qu'un long traité d'histoire et de géographie. Ce fut, selon toute apparence, vers le même temps, ou bientôt après, que l'auteur ou le traducteur inconnu du roman populaire de Guerino il lUe- schino, s'avisa de transporter dans ce roman une description de l'Enfer évidemment empruntée et parfois copiée trait pour trait de celle de Dante. Le Quadriregio de Federigo Frezzi, évêque de Foligno, grand poëme allégorique sur les phases de la destinée morale de l'homme, est une autre production du xive siècle, dans laquelle se manifeste de même l'influence des fictions poétiques de Dante.
Ces imitations constatent suffisamment que, dès le milieu du xiv" siècle, la Divine Comédie jouissait déjà de beaucoup de vogue ; mais non qu'elle eût été encore dignement appréciée. Les deux hommes qui exprimèrent les premiers pour Dante une admiration réfléchie, pressentiment et gage de celle de l'avenir, furent Pétrarque et Boccace. Ce dernier surtout se prit pour la Divine Comédie d'un enthou-
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siasme dont il semblait à peine capable. S'étant persuadé, je ne sais par quels motifs, que son ami Pétrarque était là-dessus d'un autre avis que lui, il lui écrivit pour lui reprocher d'être jaloux de Dante et de ne pas lui rendre justice.
La lettre de Boccace est perdue; mais on a la réponse qu'y fit Pétrarque; c'est une profession de foi détaillée et fort intéressante du poëte de Laure sur celui de Béatrix. Pétrarque repousse avec vivacité le reproche d'avoir jamais ressenti la moindre jalousie de la gloire de Dante, pour le génie duquel il professe l'admiration la plus entière. Il avoue toutefois n'avoir lu que tard la Divine Comédie, et s'en être interdit longtemps la lecture. Mais il explique cette conduite d'une manière également honorable pour lui et pour son grand devancier. Il dit qu'une fois résolu à écrire des poésies en langue vulgaire, il avait aspiré à y être original, à s'y montrer uniquement et pleinement lui ; et c'était, à ce qu'il affirme, pour ne point s'exposer à l'influence d'un aussi puissant génie que Dante , qu'il s'était d'abord prescrit de n'en point connaître les ouvrages ; mais que le temps où cette précaution avait pu lui être bonne une fois passé, il avait lu et relu ces ouvrages, et toujours avec ravissement.
A prendre ces diverses assertions à la lettre, Pétrarque aurait écrit ses Triomphes avant d'avoir lu la Divine Comédie. Mais, la chose est difficile à croire : tout autorise à présumer qu'en composant ces visions qu'il intitula Triomphes, Pétrarque avait non-seule-
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ment lu le poëme de Dante, mais qu'il avait cédé, en le lisant, à la tentation périlleuse de s'essayer dans une composition du même genre.
L'admiration que Boccace et Pétrarque manifestèrent pour Dante ne put qu'accroître la renommée de celui-ci ; peut-être même contribua-t-elle au nouveau genre d'hommage qui lui fut rendu de leur temps. Je veux parler des chaires instituées pour l'explication de la Divine Comédie.
La première fut celle créée à Florence, en 1373. Boccace y fut appelé et l'occupa jusqu'à la fin de sa vie. Pise ne tarda pas à imiter l'exemple de Florence ; elle eut aussi, pour expliquer Dante, des professeurs dont le premier et le plus distingué fut Francesco da Buti. Bologne, qui avait des raisons particulières d'honorer la mémoire du poète florentin , ouvrit aussi, dans cette vue, une école où professa Benve- nuto da Imola, l'un des disciples de Boccace, et des plus savants hommes de son temps. Il n'y eut pas jusqu'aux rudes seigneurs de Milan, jusqu'aux Visconti, qui ne se piquassent d'imiter le zèle avec lequel les plus doctes cités de la Toscane cherchaient à populariser leur poëte. En 1398, Galeazzo Visconti institua, à Plaisance, une de ces chaires où devaient être expliquées les beautés et les difficultés de la Divine Comédie.
Et ce ne fut pas dans les écoles ordinaires, alors pour la plupart reléguées dans le silence et l'obscurité des cloîtres, que fut dispensé cet enseignement nouveau ; il y eut, dans son institution quelque
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chose de plus solennel, de plus populaire, de plus analogue au génie de l'époque ; il eut lieu dans les églises, autant que possible les jours des grandes fêtes chrétiennes, et en présence de foules nombreuses disposées d'avance aux émotions de la haute poésie par celles de la religion.
Outre les explications, les commentaires, pour ainsi dire officiels, auxquels donna lieu, dans le xive siècle, l'enseignement public de la Divine Comédie, ce poëme fut l'objet de travaux solitaires et spontanés, d'où résultèrent d'autres explications, d'autres commentaires qui concoururent avec les premiers, en facilitant l'étude de Dante, à en accroÎtre la renommée.
La fin du xiv" siècle annonçait assez ce qu'allait être le siècle suivant, sous le rapport de la littérature et des arts ; et les faits allèrent encore au delà des indices. Le xve siècle fut, pour l'Italie, une période d'affaissement politique et moral. Partout avait déjà cessé ou cessait la longue et vive lutte de la démocratie contre les seigneuries absolues : c'étaient ces dernières qui avaient triomphé ou achevaient de triompher ; et partout s'était arrêté, sous elles, ce mouvement énergique des esprits et des caractères, qui s'était manifesté dans la littérature, par ces grandes créations du xive siècle, qui en sont restées les chefs-d'œuvre.
Le goût des lettres et des études ne se perdit pas au xve siècle : il devint même plus général qu'il ne l'avait encore été. Mais toute originalité, toute na-
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tionalité disparut de la littérature ; l'activité des esprits se porta exclusivement vers l'érudition, vers l'étude des langues savantes, et des ouvrages écrits en ces langues. Ce ne fut plus assez du latin pour occuper ce goût de plus en plus passionné pour les lettres antiques, on y joignit la culture du grec. Léonard Bruni d'Arezzo, François Filelfe, et plusieurs autres cultivèrent la littérature grecque avec éclat, dans la première moitié du xv° siècle, et firent de nombreux disciples. Aussi, quand les savants de Constantinople, chassés par les Turcs, vinrent chercher un refuge en Italie, y trouvèrent-ils l'étude de leur langue déjà fort répandue, et ne firent-ils que donner une impulsion plus forte à cette étude. Alors, au lieu d'une seule rivale, que la littérature italienne avait eue jusque-là, elle en eut deux ; et il ne serait pas aisé de dire laquelle des deux fut la plus intolérante et la plus dédaigneuse pour elle.
Le xve siècle eut pourtant ses poëtes vulgaires, comme les deux précédents. Plusieurs même de ces poëtes pourraient être qualifiés d'originaux, en ce sens qu'ils n'imitèrent personne, et n'exprimèrent, dans leurs vers, aucune idée dominante, aucun sentiment convenu. Mais, ils manquèrent totalement de génie, et leur diction fut si rude et si inculte que si l'on ne connaissait pas positivement leur époque, on les croirait de plus d'un siècle antérieurs à Pétrarque. i
Quelques-uns d'entre eux, comme Giusto. de' Conti et Bonacorso de Montemagno, montrèrent dans
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leurs compositions et leur style un goût plus pur et plus artiste, mais ils furent imitateurs serviles et monotones, non pas d'autres poëtes, mais d'un autre, d'un seul autre poëte, adopté dès lors comme le type, comme le modèle idéal de la poésie italienne, et ce poëte n'était pas Dante, c'était Pétrarque.
Il serait, non pas difficile , mais assez long, d'expliquer les raisons de cette préférence : c'est un point sur lequel j'aurai mainte occasion de revenir. Je me bornerai, pour le moment, à quelques observations rapides.
La préférence donnée à Pétrarque sur Dante, par le xve siècle, n'était pas aussi absolue que les apparences sembleraient l'indiquer. Je l'ai déjà dit, ce xve siècle n'était pas un siècle poétique,c'était un siècle de curiosité érudite. Or, il y avait, dans la Divine Comédie, des côtés secondaires et accessoires qui, pour des esprits disposés comme ceux du xve siècle, devaient, être les principaux. L'ouvrage était plein d'allusions historiques et mythologiques ; il abondait en allégories ou en passages qui se prêtaient à une interprétation mystique ou philosophique. Or, s'attacher à Dante par ces côtés, c'était, dans l'opinion et les idées de l'époque, lui faire le plus grand honneur possible. C'était, en dépit de la langue vulgaire dont il avait daigné faire usage, l'élever au rang de ces heureux génies de la Grèce et de Rome auxquels on semblait tenir compte comme d'un mérite ou d'une bonne fortune, des révolutions à la
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suite desquelles leurs langues avaient cessé de vivre.
Quoi qu'il en soit, le xve siècle ne s'occupa guère de la Divine Comédie que pour l'expliquer, l'éclair- cir, la commenter. Il continua et conduisit à bout la tâche commencée vers la fin du précédent.
Les chaires alors instituées par les gouvernements pour l'explication de la Divine Comédie, furent l'une après l'autre supprimées au xve siècle. Mais ce que les érudits avaient fait d'abord comme professeurs publics, ils continuèrent à le faire comme professeurs libres et privés. C'est probablement à ce dernier titre que J. Marie et François Filelfe exposèrent des portions de la Divine Comédie, le premier à Vérone, et le second à Florence.
Quant à ceux des commentateurs de Dante qui travaillaient pour des lecteurs plutôt que pour un auditoire, ils furent encore plus nombreux au xve siècle qu'au précédent. J'aurai, par la suite, l'occasion de parler de tous ces commentateurs, de les citer, et de me lamenter de tout ce qui manque, de tout ce qu'il y a de superflu, ou de pire que superflu dans leurs énormes travaux. Ici, où je n'en puis dire qu'un mot, ce sera pour reconnaître les services rendus par eux à la littérature italienne.
Les érudits pédants, latinistes ou grécistes, furent encore plus nombreux au xve siècle qu'au xive. Plus instruits, plus élégants, ils s'en crurent encore plus en droit de mépriser la poésie vulgaire, et celle de Dante en particulier. La Divine Comédie n'était, se- Ion eux, « qu'un répertoire de trivialités monacales,
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qu 'un livre à dépecer chez 1 apothicaire et 1 épicier , pour en faire des enveloppes de drogues et de poisson salé ; un livre de tailleurs et de savetiers. »
C'était, comme on voit, une continuation, un redoublement même de l'espèce de lutte établie dès le XIIIe siècle entre la littérature morte et la littérature vivante, entre le latin et l'italien. Or, les commentateurs, les interprètes de la Divine Comédie, ceux qui l'expliquaient en public, contribuèrent indubitablement au maintien de la nationalité littéraire de l'Italie. Tout ce qu'ils firent pour la gloire de Dante fut une sorte de protestation plus ou moins directe en faveur de la poésie italienne, contre les érudits convaincus qu'il ne pouvait y avoir de poésie qu'en grec ou en latin.
Du reste, considérés en eux-mêmes et dans leurs résultats, les écrits de ces commentateurs, de ces professeurs, ont un mérite qu'il faut savoir reconnaître , sous les formes disgracieuses d'une érudition depuis longtemps hors de cours et dépassée. Ils renferment un grand nombre de notions , de traditions précieuses sur la vie de Dante, sur les aventures particulières et les événements nationaux auxquels il a fait allusion dans son poëme, sur les mœurs privées ou publiques des Italiens. Il y a, dans la Divine Comédie, une multitude de traits, de passages, que l'on n'entendrait plus, s'ils n'eussent fourni les données indispensables pour les entendre. —. Enfin, ils n'ont pas moins fait pour Dante que les
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commentateurs grecs pour Homère, et leur travail n'a pas été moins bien placé.
Le goût de l'érudition classique, qui avait fait le caractère dominant de la littérature italienne au xve siècle, continua dans le xvie; mais non toutefois avec l'influence pernicieuse qu'il avait d'abord exercé sur la partie nationale et vivante de cette littérature. Dans cette brillante période, la poésie et l'éloquence italiennes prirent des développements merveilleux, et se complétèrent magnifiquement de tous les genres qui jusque-là leur avaient manqué. Transportées dans cette période, la renommée et les compositions de Dante s'y trouvèrent comme dans un monde nouveau, en contact avec des renommées, avec des idées nouvelles, dont elles allaient subir l'épreuve ; et l'épreuve menaçait d'être redoutable.
Dans la poésie, et particulièrement dans la poésie lyrique, Pétrarque continuait à dominer comme l'idéal de la perfection, comme un modèle absolu qui excluait tous les autres et Dante lui-même, lequel de la sorte ne put guère avoir d'imitateurs proprement dits. Si on l'étudia encore, ce fut sous le rapport de la langue, et en ce qui tient aux détails du style et de l'expression poétique. Personne ne songea à imiter ni l'idée, ni les formes de son grand poëme. Il s'était développé, dans le cours du siècle, des opinions opposées à ces formes et à cette idée, et la littérature italienne avait grandi et s'était épurée sous les influences de l'antiquité grecque et latine. On s'était fait des théories littéraires sur tous les
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genres de composition ; et ces théories étaient toutes fondées sur les poétiques d'Aristote et d'Horace, dont on avait fait une multitude de paraphrases, de traductions et de commentaires.
Ces théories une fois existantes, on n'en fit pas seulement la règle des ouvrages à composer, mais une loi absolue à laquelle on rapporta toutes les productions antérieures. Il était impossible que cette loi ne fût pas appliquée à -la Divine Comédie, et bien difficile que l'application n'entraînât pas des querelles. C'était encore un incident, une nouvelle phase de l'ancienne opposition entre la littérature classique et la littérature nationale.
Le débat s'engagea en 1 570. Un des grammairiens et des littérateurs célèbres de l'époque, Benedetto Varchi, publia cette année, son Ercolano, ouvrage en forme de dialogues, sur la langue italienne. Il y parlait naturellement beaucoup de Dante, et toujours avec la plus haute admiration, jusqu'à le proclamer formellement, en plus d'un endroit, supérieur à Virgile et à Homère. Varchi était un esprit sec, médiocre, et assez creux : il ne connaissait pas l'antiquité, et aurait été fort embarrassé à donner, je ne dis pas des raisons plausibles, mais des raisons quelconques de cette préférence qu'il accordait à Dante sur Homère et sur Virgile. Son assertion n'en excita pas moins beaucoup de surprise et de scandale : elle attira au pauvre Dante des adversaires qu'il n'aurait peut-être pas eus sans cela, ou qui, du moins, n'auraient pas été si violents.
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Un personnage inconnu, qui se cacha sous le nom de Ridolfo Castravilla, écrivit contre l'assertion de Varchi un discours dans lequel il prit à tâche de relever les défauts de la Divine Comédie, et de faire voir que cet ouvrage n'était point un poëme, ou que si c'en était un, ce devait être le pire de tous. p Iacopo Mazzoni, homme distingué par son savoir en littérature et en philosophie, entreprit de réfuter le discours de Castravilla, et de prouver que la Divine Comédie était un poëme et un beau poëme.
Le combat ainsi engagé, de nouveaux champions se présentèrent successivement pour soutenir, les uns le défenseur de Dante, les autres celui d'Homère. Départ et d'autre, ces champions étaient des hommes savants, d'un esprit exercé aux discussions ardues, par les disputes très-vives alors engagées entre les partisans d'Aristote et ceux de Platon. Cette circonstance rendit la querelle au sujet de Dante plus abstruse et plus fatigante, mais peut-être aussi par là même un peu plus courte. Elle ne dura qu'une vingtaine d'années.
Au bout de ce temps et de je ne sais combien de volumes gros ou petits, les choses se trouvèrent juste au même point qu'auparavant. Il avait été prouvé que la Divine Comédie ressemblait aussi peu que possible aux compositions d'Homère et de Virgile, et que, si le titre de poëmes et de poëmes héroïques convenait strictement à celles-ci, la première n'était point un poëme héroïque, ni même un poëme. D'un autre côté, les défenseurs de Dante, voulant définir son
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ouvrage, l'avaient assez mal défini; ils en avaient assez mal démontré les beautés. Mais, ceux qui sentaient ces beautés étaient déjà en grand nombre. Ils se passèrent aisément de les voir mieux définies et mieux prouvées. Leur admiration pour Dante tenait à un instinct de poésie supérieur au raisonnement littéraire, à un sentiment de nationalité italienne, plus fort que le fanatisme classique. La renommée de Dante gagna donc plus qu'elle ne perdit à avoir été attaquée par des pédants qui ne la comprenaient pas; et la Divine Comédie resta, au xvie siècle, comme au xve, le sujet favori des études et des travaux des Italiens qui cultivèrent la littérature nationale.
Parmi ces travaux, l'édition de la Divine Comédie, donnée à Florence en 1595, occupe un rang distingué. On n'avait jusque-là imprimé ce poëme que d'après des manuscrits plus ou moins incorrects, et fourmillant de variantes. L'Académie de la Crusca en publia un texte, résultat d'un grand travail de critique qui, depuis lors, souvent retouché et perfectionné, a cependant besoin de l'être encore.
Cette première édition critique de Dante ne fut pas à beaucoup près l'unique hommage rendu par l'Académie de Florence à la gloire de son poëte. Plusieurs de ses membres entreprirent d'éclaircir, dans des dissertations destinées à être lues dans leurs réunions, divers points curieux de la Divine Comédie. A ces travaux académiques s'entremêlèrent beaucoup de travaux particuliers, entrepris avec le même zèle et dans les mêmes vues. Sans doute ces travaux
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n'allaient pas tous au but ; ils se ressentaient trop de la curiosité tant soit peu oiseuse et pédantesque , du savoir trop borné de l'époque. Mais, ils n'en étaient pas moins l'expression de ce qu'il y avait de plus vif et de plus sérieux dans les idées et les tendances du xvi" siècle ; et à ce titre, le plus bel hommage alors possible rendu au génie de Dante.
Mais nous voici avec ce nom de plus en plus glorieux, arrivés au XVIIe siècle, à ce siècle si décrié dans l'histoire de la littérature italienne. — Il n'est que trop vrai que l'éloquence et la poésie y furent envahies par le mauvais goût. On se lassa de l'élégance monotone, de la pureté un peu timide, de la correction un peu froide, qui avaient dominé durant tout le XVIe siècle, surtout dans les genres lyriques ; et l'on sortit de là par la frénésie du bel esprit, par le goût sérieux des plus misérables jeux de mots et de pensée, par la recherche studieuse du bizarre et du faux.
Mais, dans un pays comme l'Italie, le mauvais goût ne s'empare guère de toute une littérature, ou ne la possède jamais bien longtemps. Ce XVIIe siècle, sujet convenu de lamentations académiques, eut aussi ses beaux génies, par lesquels il se rattache dignement aux époques précédentes, tout en conservant des traits d'originalité qui l'en distinguent. Chiabrera, Testi, Guidi et d'autres, qui ne ressemblent point à Pétrarque, et ne se ressemblent point entre eux, n'en sont pas moins des poëtes d'un ordre fort élevé.
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Toutefois, à considérer ce siècle, dans ce qu'il eut de dominant et de caractéristique, on peut dire qu'il manqua d'enthousiasme, de profondeur et de goût pour la science : il n'en faut pas davantage pour expliquer son indifférence pour les écrivains du xive siècle en général, et pour Dante en particulier. — Eh ! qu'auraient pu aimer, dans le vieux poëte Gibelin, dans le chantre austère de l'enfer et du purgatoire, les admirateurs amollis du chantre lascif d'Adonis, ou ceux qui s'extasiaient aux pointes et aux hyperboles de l'Achillini? Pétrarque lui-même fut très-négligé dans ce siècle : à plus forte raison Dante dut-il l'être, lui qui exigeait plus d'étude, lui dont l'imagination plus sauvage et plus hardie, répugnait bien plus encore à des esprits perdus dans les raffinements maniérés et mesquins d'un goût corrompu.
Dès 1685 ou 1690, un autre goût, d'autres idées, d'autres tendances commencèrent à prévaloir dans la littérature italienne. Il y eut alors une vraie rupture, et une rupture d'éclat, entre le siècle qui finissait et celui qui allait commencer; elle fut marquée par la fondation d'une académie célèbre. Pour protester de son mieux contre les manières et les recherches du bel esprit, cette Académie prit un nom qui rappelait tout ce qu'il y avait de simple, de gracieux, de poétique dans les fictions pastorales ; elle se nomma l'Arcadie, l'Académie des Arcades. Ses membres prirent des noms de bergers. Les travaux, les images, le calme et le bonheur idéal de la vie
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champêtre furent naturellement pour ces bergers, un thème de poésie favori, mais non cependant exclusif. Plusieurs d'entre eux, désertant avec gloire et le vallon de Tempé, et les rives du Pénée, et les forêts du Taygète, se distinguèrent par de belles productions, dans les genres poétiques les plus nobles. Guidi, entre autres, composa plusieurs des plus belles odes qu'il y ait dans la langue italienne, où il y en a beaucoup.
Avec le goût du simple et du vrai, revinrent l'é tude et l'admiration des anciens chefs-d'œuvre, et partant de la Divine Comédie.
Parmi les restaurateurs du goût se trouvèrent des hommes qui avaient porté dans la culture des lettres un grand savoir, des vues élevées, et des idées originales. Ce furent eux qui contribuèrent le plus à faire refleurir la gloire et l'étude de Dante ; et il leur tête mérite d'être nommé Gravina, jurisconsulte histc rien et philosophe, le digne devancier de Montesquieu.
Gravina publia, de 1713 à 1717, un opuscule en deux livres, intitulé : De la Raison poétique, opuscule que l'on peut regarder comme l'un des premiers essais d'une poétique rationnelle, remontant au delà des idées d'Aristote. Là, parlant de la Divine Comédie y Gravina la considère de points de vue assez nouveaux. Il la rapproche des grands monuments de la poésie primitive, de ceux où les poëtes, auxiliaire : indispensables et vénérés des instituteurs des nations, développèrent en vers harmonieux les vérités
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fondamentales de la religion et de la morale. Ce qui le frappe le plus, dans ce poëme, c'est la grandeur et la dignité du sujet, puisé dans ce que les croyances chrétiennes ont de plus pénétrant et de plus propre à servir de cadre au tableau des passions, des misères, des faiblesses et des vertus humaines. Il n'admire pas moins l'originalité de l'exécution, que la sublimité de l'invention. Enfin, Dante lui semble avoir été précisément pour la poésie italienne, ce qu'Homère fut jadis pour la poésie grecque ; et ce n'est point là, de sa part, un éloge vague , une formule classique d'admiration ; c'est le rapprochement réfléchi de deux faits identiques en tout ce qu'ils ont d'essentiel.
Quelque temps après que Gravina eut jeté dans la littérature ces aperçus ingénieux sur la Divine Comédie, vint un autre philosophe, l'illustre Vico qui, ayant aussi à parler de Dante, en dit des choses assez analogues à celles dites par Gravina, mais déduites d'un système d'idées beaucoup plus vaste, plus original et plus positif.
Dans ses hardis essais sur l'histoire de l'humanité, qu'il avait intitulés : Principes d'une science nouvelle, Vico avait considéré les périodes héroïques, celles de barbarie, comme les vraies périodes de la poésie. Les poëtes de ces périodes n'en étaient, selon lui, que les historiens; historiens d'autant plus animés et plus colorés, c est-à-dire d'autant plus poëtes, qu'ils étaient plus exacts et plus naïfs, qu'ils peignaient plus fidèlement la nature humaine à ses époques de
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jeunesse, de vigueur et d'énergie sauvage. Dans l'idée de Vico, le moyen âge fut un retour de cette même barbarie qui avait jadis enveloppé la Grèce ; et Dante fut l'Homère de cette nouvelle barbarie. Il lui en trouve tous les caractères et surtout le plus décisif, celui d'historien, de narrateur de choses vraies et locales.
Tandis que Gravina et Vico essayaient de la sorte de ranger la Divine Comédie parmi les grands monuments de la poésie primitive, d'autres hommes, uniquement poëtes, et frappés en poëtes du génie de Dante, s'illustrèrent par des productions conçues sous l'inspiration de ce génie. A leur tête se présente Alphonse de Varano.
Né en 1707, d'une famille illustre, Varano cultiva presque tous les genres de poésie en vogue de son temps, et les cultiva avec succès. Mais il ne fut grand que dans un seul.
Homme grave et religieux, admirateur enthousiaste de Dante, Varano n'adopta point l'opinion dominante parmi les littérateurs de son temps, qui, regardant les idées et les croyances chrétiennes comme des sujets essentiellement antipoétiques, prétendaient ainsi réduire la haute poésie à un remaniement sans fin des fables du paganisme classique , à un pur jeu d'esprit en dehors des idées qui ont le plus de prise sur les côtés sérieux de l'imagination. Résolu de donner à cette opinion un noble et glorieux démenti, il composa douze petits poëmes qu'il publia sous le titre de Visions. Ces visions se rap-
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portaient aux plus notables des événements du siècle, aux morts des grands personnages, aux batailles mémorables , et aux calamités accidentelles, fel- les que le tremblement de terre de Lisbonne et la peste de Messine, en 1744. Du tableau de chacun de ces événements, le poëte faisait vivement ressortir les plus hautes idées de la morale chrétienne ; et personne n'avait encore fait voir si bien, comment on pouvait allier l'inspiration dantesque avec l'allure indépendante d'un talent original, et avec toutes les exigences du goût le plus noble et le plus sévère.
Ces visions tout en faisant à Varano la réputation d'un grand poëte , accrurent le nombre de ceux qui revenaient de tous côtés à l'admiration de Dante, et contribuèrent à rendre l'étude de ses ouvrages de plus en plus nationale.
Cependant, le xviii" siècle avait, comme les siècles précédents, des littérateurs d'un goût délicat, mais timide et borné, des hommes incapables de reconnaître le beau sous d'autres formes et sous un autre costume que ceux de l'antiquité classique. Pour ces littérateurs, Dante ne pouvait avoir qu'un mérite relatif; il ne pouvait être rien de plus qu'un poëte remarquable pour son temps. Mais, son temps était un temps barbare qui excluait tout ce qui est indispensable pour mériter l'admiration des époques de vraie culture, le goût, la règle, la pureté de l'art.
Un de ces hommes, écrivain correct et spirituel, ne manquant pas d'instruction, versificateur élégant, et se croyant poëte , le jésuite Bettinelli , se chargea
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d'être au sujet de Dante, l'interprète des beaux esprits de sa trempe et de son époque : il publia, en 1758 , dix lettres , intitulées : Lettres Virgiliennes, parce qu'elles étaient supposées écrites des Champs Élysées par Virgile, aux Arcades de Rome.
Ces lettres roulaient principalement sur les anciens poëtes italiens, qui tous y étaient fort maltraités, et nul aussi mal que Dante. L'auteur mettait dans la bouche de Virgile ses propres critiques de la Divine Comédie; mais, de ces critiques, les plus nouvelles étaient insignifiantes et frivoles ; les plus spécieuses rebattues et usées.
Le censeur, il est vrai, ne condamnait pas tout dans le poëme de Dante; il en admirait franchement et en termes très-vifs un certain nombre d'endroits. Toutefois le résultat de l'examen réduisait les beautés de la Divine Comédie à fort peu de chose, à une centaine de passages ou de traits intéressants, et à moins de mille vers sans défaut. Tout le reste était rejeté comme détestable et monstrueux.
Ces lettres devaient faire du bruit; elles en firent, et il est juste d'avouer qu'elles contenaient des observations générales vraies et sensées, rendues d'une manière piquante. Mais la critique de Dante en était incontestablement la partie la plus superficielle et la plus fausse; il n'était donc pas difficile d'y répondre, et l'on y répondit.
Cette tâche allait à merveille à l'homme qui s'en chargea. Ce fut le comte Gasparo Gozzi, célèbre dans la littérature italiennne par la hardiesse et le succès
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avec lesquels il mit en drames les contes les plus merveilleux et les plus fantastiques de l'Orient et de l'Occident. C'était un homme ayant, avec autant de goût que Bettinelli, un talent plus élevé, plus original, et beaucoup plus d'imagination. Cette supériorité parut dans sa réponse aux Lettres Virgiliennes : c'était une composition ingénieuse et piquante pour la forme, et pleine, au fond, de sens et de raison, l'auteur ayant saisi et développé avec beaucoup d'esprit et d'élégance quelques-unes des idées de Vico et de Gravina sur le sujet.
La renommée de Dante sortit victorieuse de cette rapide querelle, et ne cessa de grandir encore jusque vers la fin du XVIIIe siècle. De plus en plus étudiée, de jour en jour mieux comprise et mieux sentie, la Divine Comédie obtint chaque jour plus d'influence sur le goût et les idées poétiques des Italiens. On citerait à peine, dans la seconde moitié de ce XVIIIe siècle, quelques hommes distingués dans les lettres dont Dante n'ait été l'admiration la plus grande.
Ceux même qui ne le prirent pas positivement pour modèle ne laissèrent pas de s'inspirer de lui et de le reconnaître pour leur maître. Les talents les plus opposés ou les plus divers trouvèrent également en lui ce que chacun d'eux regardait comme l'idéal, comme le plus haut point de l'art. Alfieri et Monti se proclamèrent en quelque sorte l'un et l'autre ses disciples. Il serait difficile de dire lequel des deux l'étudia le plus, se montra le plus épris de lui, mit
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plus d'ardeur à populariser sa renommée; mais on peut bien assurer que Dante n'était pas précisément le même homme pour Alfieri et pour Monti : chacun d'eux admirait des côtés divers de ce grand génie, et leurs admirations réunies ne l'embrassaient pas tout entier.
Au point où Monti, Alfieri et d'autres beaux talents avaient porté la gloire de Dante dès la fin du XVIIIe siècle, il semblait difficile qu'elle pût s'accroître encore ; et cependant elle s'est accrue ! Jamais, à aucune époque antérieure, la Divine Comédie n'a été étudiée avec autant d'ardeur que dans la portion déjà écoulée du xixe siècle. Tous les genres de travaux dont elle pouvait être l'objet ont été pour ainsi dire accumulés autour d'elle. On en a donné une multitude d'éditions différentes ; on en a publié d'anciens commentaires jusque-là restés inédits, et l'on en a fait de nouveaux, les uns partiels, les autres complets, et tous le fruit de travaux considérables. On a disserté à nouveaux frais tant sur l'ensemble du poëme que sur quelques-unes de ses parties plus difficiles ou plus importantes que les autres.
On a fait de nouvelles tentatives pour éclaircir la vie de Dante. Les éditeurs, les biographes, les antiquaires ont recherché jusqu'aux moindres indices de ses actions -, ils ont essayé de découvrir toutes les traces de ses nombreux voyages, de ses courses perpétuelles; ils ont pris note de tous les monastères, de tous les châteaux où l'on peut croire qu'il reçut l'hospitalité, de tous les lieux où les traditions affir-
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ment qu'il fit quelque séjour. Ils ont fouillé de nouveau toutes les archives où ils avaient la moindre chance de trouver quelqu'un de ses ouvrages perdus, ou du moins quelque document, quelque feuille cachée dans la poussière, où il serait seulement nommé.
Mais je dois le dire, avant de passer outre, ces travaux n'ont pas été tous également heureux : et ne sont pas tous d'un égal intérêt. Parmi ces commentateurs récents de la Divine Comédie, il y en a chez lesquels un enthousiasme presque religieux pour Dante, une conviction superstitieuse de la divinité de son génie, n'ont guère abouti qu'à des niaiseries littéraires, ou à de triviales observations de grammaire. Il y en a d'autres, plus ingénieux et plus originaux, mais qui possédés de la manie de l'allégorie , ont voulu faire de la Divine Comédie un je ne sais quoi sans substance, sans vie, sans réalité poétiques, un pur travestissement symbolique d'idées morales des plus vulgaires.
Non-seulement l'enthousiasme dont Dante a été l'objet a parfois empêché de voir les côtés faibles, les côtés humains, si l'on veut, de son génie, il y a fait voir des choses qui ne pouvaient y être. — Un géomètre italien du dernier siècle croyait avoir trouvé dans la Divine Comédie, l'idée du système du monde; un jeune métaphysicien y a vu depuis, le germe de la philosophie de Kant.
Des littérateurs de renom ont voulu transporter leur enthousiasme et leur vénération pour la Divine Comédie à tous les autres ouvrages de Dante, et sont
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tombés par là dans des erreurs qui deviendraient pernicieuses, si elles pouvaient s'accréditer, si elles étaient moins faciles à combattre.
Enfin, le désir de pénétrer dans les replis les plus secrets de l'âme de Dante, la prétention de dire de lui des choses nouvelles, en ont fait dire d'étranges. Le fameux père Hardouin en avait donné l'exemple. Il avait lu la Divine Comédie; et le génie du paradoxe s'était ému en lui, à cette lecture. Trouvant là une multitude de choses qu'un Italien du xiv'siè- cle ne pouvait, selon lui, avoir écrites, il s'était persuadé que la Divine Comédie avait été composée vers 1412, par un hérésiarque, partisan des doctrines de Wiclef.
Ugo Foscolo, l'un des hommes qui ont parlé de Dante avec le plus d'intérêt, de sagacité et de critique, a pourtant vu de même, dans la Divine Comé- die, une œuvre d'hérésie ; mais à ses yeux , c'est Dante en personne qui est l'hérésiarque. Dante était selon lui, un missionnaire religieux, l'apôtre d'une réforme, dont la Divine Comédie-devait être le manifeste poétique.
Tout récemment encore, un autre Italien, renchérissant bien sur les soupçons de Foscolo et du père Hardouin, a écrit sur Dante un gros volume où il s'évertue à faire de la Divine Comédie un logogri- phe monstrueux , l'œuvre d'un hérétique en délire.
Je n'insisterai pas davantage sur les niaiseries, les erreurs et les folies dont Dante a été l'objet. Les développements de ce cours m'amèneront naturelle-
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ment en face d'elles toutes, et il sera temps alors de m'en occuper.
Maintenant, pour clore ce rapide aperçu des vicissitudes et des progrès de la renommée de Dante, il ne me reste plus qu'à résumer en un seul fait tous les faits particuliers dont je viens d'effleurer la suite. Dante figure aujourd'hui dans la littérature italienne comme un génie privilégié et d'un ordre à part, comme un génie, de siècle en siècle placé plus haut, et n'ayant plus désormais en sa langue, ni d'égal, ni de semblable. Mais, ce trône de la poésie italienne, Dante ne l'a pas obtenu d'un seul coup, sans contradiction, sans plus d'une défaite et d'un échec : il l'a conquis par degrés, à travers toutes les variations, toutes les révolutions du goût italien ; de sorte que l'opinion qui a fini par le mettre hors de pair semble être le résultat solennel et positif de tous les progrès faits depuis cinq siècles, dans les théories littéraires et le sentiment de la poésie. L'Italie semble désormais avoir rangé la Divine Comédie au nombre de ces vénérables monuments des poésies primitives, véritable histoire des époques qui en ont fourni le sujet, et dont les défauts mêmes sont hors de la sphère de la critique vulgaire.
Ce fait, s'il n'est pas illusoire, est le fait capital de la littérature italienne, celui qui en domine le plus directement et de plus haut toute l'histoire, et c'est ce fait que je me propose de discuter, d'éclaircir et d'expliquer dans ce cours sur Dante. Ce n'est do.nc pas uniquement de l'explication isolée et abstraite
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des ouvrages de Dante que je dois m'occuper j je voudrais faire ressortir la liaison et les rapports de ces ouvrages avec tout ce qui les a précédés, et leur influence sur ce qui les a suivis; je voudrais en rattacher l'examen et l'histoire à l'histoire générale de la littérature italienne. Pour préciser un peu plus mon dessein, j'indiquerai en peu de mots le plan et la marche de ce cours.
Nul poëte ancien ni moderne ne fut plus que Dante l'homme et le poëte de son temps et de son pays, et il ne faut pas se flatter de le comprendre ni de le sentir, à moins de s'être fait une idée positive et claire de l'état politique et social de l'Italie à cette époque. Une autre condition également indispensable pour l'apprécier comme poëte, comme écrivain, c'est de le connaître comme homme et comme citoyen. Ainsi donc, un tableau des institutions, des factions et des mœurs de l'Italie et de Florence aux XIIIe et xive siècles, et une biographie détaillée de Dante, sont des antécédents obligés de toute explication sérieuse de la Divine Comédie, et j'y consacrerai les quatre ou cinq premières lectures de ce cours.
Mais, ces antécédents du sujet n'en sont pas les seuls : il en est d'autres pour le moins aussi nécessaires, et peut-être plus difficiles, auxquels je suis également obligé de m'arrêter. Quand on cherche à se farre une juste idée de ce qu'a fait Dante pour la littérature italienne, il est indispensable de savoir ce qu'était cette littérature au moment où il y parut,
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pour l'élever à une autre sphère de puissance et de gloire. Or, la littérature italienne avant Dante, c'est cette littérature encore mal connue, encore enveloppée dans toutes les obscurités de ses origines. Toutefois, frappé de la liaison de cette étude avec mon sujet, et la jugeant d'ailleurs intéressante et curieuse par elle-même, j'en aborderai les difficultés avec courage, et j'y consacrerai quelques leçons.
Ainsi préparé, j'aborderai avec plus d'assurance l'explication de la Divine Comédie, et des autres ouvrages de Dante, qui, ayant des rapports avec celle- ci, peuvent aider à en comprendre soit l'ensemble, soit des parties isolées.
Les personnes ne manquent pas qui connaissent des morceaux renommés de l'Enfer, et les citent comme les seuls qui méritent cet honneur. — C'est un préjugé déjà vieux, et avec lequel il serait temps d'en finir. — Il y a sans doute de grandes beautés dans l'Enfer de la Divine Comédie, mais les plus grandes sont incontestablement dans les deux autres parties du poëme. J'en expliquerai donc les trois parties, mais non pas en entier : la tâche pourrait devenir démesurée. J'exposerai seulement de chacune les endroits les plus beaux et les plus frappants, ce qui en sera toujours la portion la plus considérable. Du reste, je donnerai l'analyse ou l'extrait des morceaux mêmes que je ne traduirai pas, de manière que la. place de ceux que j'expliquerai soit toujours nettement marquée dans l'ensemble.
Quant au système d'explication que je me propose
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de suivre, il sera simple : ce sera une traduction habituellement littérale, et toujours aussi exacte que je pourrai la donner, l'ayant préparée sans l'écrire. Cette traduction sera constamment accompagnée des observations grammaticales, philosophiques , historiques et littéraires, qu'exigera l'intention de faire comprendre à la fois et la poésie de Dante et l'argument de cette poésie.
Ce sujet offre des difficultés grandes et de plus d'un genre : il y en a qui tiennent à l'étendue et aux obscurités du sujet lui-même. Mais le grand nombre d'excellents travaux relatifs à ce sujet est aujourd'hui d'un puissant secours pour quiconque veut entendre et faire entendre Dante. Il n'y a pas jusqu'aux erreurs, jusqu'aux rêveries entremêlées à ces travaux, qui ne puissent aider à mieux expliquer la Divine Comédie, en signalant les piéges et les risques de l'entreprise.
Indépendamment de ces difficultés générales à traiter convenablement de Dante, il y en a d'accessoires et de particulières pour quiconque en traite, n'étant pas Italien. Une intelligence ordinaire de la langue et de la poésie italiennes ne suffisent point à une tâche si délicate ; elle exige un sentiment très- exercé de cette langue et de cette poésie : elle exige ce qu'un Italien lui-même n'acquiert que par beaucoup de culture, et un étranger jamais complètement.
Je conviens de cette difficulté, et je sens que l'on peut en faire ici une objection, que je n'ose prévenir.
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Mon seul titre à prendre Dante pour sujet d'un cours très-développé, c'est d'avoir étudié une fois ce sujet avec patience et prédilection, et de l'avoir étudié sous des maîtres dont il y aurait de la honte à n'avoir rien appris. J'en nommerai deux, auxquels il m'est doux à rendre ici cet hommage. L'un est Monti, ce grand poëte, que l'Italie a perdu récemment, et ne remplacera que par une faveur de la destinée. L'autre est Manzoni qui, jeune encore, vivra longtemps, je l'espère pour la gloire de l'Italie, et le bonheur de tout ce qui le connaît, l'aime et l'admire, car avec lui, ces choses si diverses en elles-mêmes, ne sont qu'une seule et même chose.
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DEUXIÈME LECON.
ÉTAT POLITIQUE DE L'ITALIE.
C'est Florence, c'est la patrie de Dante, que je dois faire connaître avant de parler de Dante lui-même. C'est en effet là qu'il faut chercher les antécédents, je dirais presque les éléments de sa destinée; les mœurs publiques sous l'influence desquelles il fut élevé, les lois pour lesquelles il combattit dès qu'il fut en âge de combattre pour quelque chose, les factions dans lesquelles ses aïeux avaient pris d'avance parti pour lui, les objets qui èngagèrent passagèrement ses affections, ou les fixèrent pour la vie, la source première, en un mot, de toutes les impressions auxquelles s'éveilla, se développa et se passionna son génie. Mais, si pressé que je sois d'arriver à ce tableau de Florence au XIIIe siècle, préliminaire indispensable de toute biographie sérieuse de Dante, je ne puis l'aborder immédiatement. Au XIIIe siècle, comme avant et depuis, Florence n'était qu'une portion de l'Italie, en relation avec tout le reste, recevant comme tout le reste des impulsions étrangères, auxquelles seulement elle résistait, ou qu'elle secondait selon qu'elle les trouvait contraires ou favorables à sa manière propre d'être et d'agir. C'est donc dans l'état de l'Italie qu'il faut chercher le principe
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et la raison de l'état de Florence, aux époques indiquées; et c'est de l'Italie que je vais parler d'abord, restreignant autant que possible un sujet si vaste à ce qui est indispensable pour faire comprendre ce que j'ai à dire de Florence.
La dislocation de la monarchie carlovingienne, vers la fin du IXe siècle, amena en Italie ce qu'elle amena partout, le morcellement du pays en une multitude infinie de petites puissances indépendantes. Ce fut là, comme ailleurs, un effroyable état d'anarchie, dont on ne sortit que lentement, qu'avec effort et qu'à demi, par l'organisation de ce que l'on nomme la féodalité. Ce fut cette organisation qui rétablit partout une sorte d'unité, ou qui du moins créa partout des droits et des forces tendant au rétablissement de cette unité, dans les limites des anciennes provinces romaines.
L'organisation féodale fut à peu de chose près, en Italie, ce qu'elle fut partout ailleurs : les bases en étaient fort simples.
Les grandes divisions du territoire, sous la domination de duchés, de marquisats et de comtés, ayant chacun pour chef-lieu quelqu'une des principales villes, étaient gouvernées par des chefs qui prenaient le titre de ducs, ou de marquis et de comtes.
Ces ducs, ces marquis, ces comtes avaient des subordonnés de divers degrés, des espèces de lieutenants qui, sous différents titres, gouvernaient les villes secondaires et les sous-divisions du duché ou du comté.
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Quelques-uns de ces comtés avaient été partagés, de chacun on en avait fait deux : un comté urbain , réduit à la ville qui en était le chef-lieu ; et un comté rural, composé de tout le territoire annexé à la ville. Plusieurs de ces comtés urbains, ou de ces villes formant à elles seules un comté , avaient été donnés à des évêques ; et il n'était resté au comté laïque que la portion rurale du comté primitif. D'autres comtés avaient été donnés en entier, dans leurs limites primitives, à des évêques qui, de la sorte, avaient joint à leur pouvoir ecclésiastique et spirituel, toute la part d'autorité politique attachée au titre et aux fonctions de comte.
Tous ces ducs ou comtes, ecclésiastiques ou laïques, formaient la haute classe de la société féodale. Ils rendaient la justice civile et c'riminelle, ils levaient des troupes et les commandaient à la guerre : en un mot, ils exerçaient, dans les limites de leur territoire, tous les pouvoirs du gouvernement.
Les comtes laïcques et leurs principaux subordonnés, les vicomtes et les vicaires, étaient sinon tous, du moins presque tous, de race germanique. C'étaient les descendants de ces Lombards, de ces Francs qui, ayant conquis l'Italie, s'y étaient établis : ils professaient généralement quelqu'une desloisgermaniques, la loi lombarde, la loi allemande ou la loi salique. Toutefois, bien que Germains de race, ils étaient la plupart devenus peu à peu Italiens par la langue, par les habitudes, par les intérêts politiques.
Quant aux évêques entrés en partage du pouvoir
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féodal et devenus comtes, quelques-uns pouvaient être de race fran que ou lombarde, mais le plus grand nombre était, selon toute probabilité, d'origine italienne.
Maintenant, au-dessous de ces divers chefs de l'ordre féodal italien, venaient leurs vassaux de différents ordres, tenant ou censés tenir d'eux, des villages, des bourgades, des campagnes en fief, et vivant au milieu de ces fiefs, dans des châteaux fortifiés.
Outre cette noblesse féodale, éparse dans les campagnes, il y avait dans les villes principales une noblesse féodale urbaine, alliée, du moins en partie, à la première. Et de même que cette noblesse rurale habitait des forteresses élevées sur les points les plus escarpés et les plus sauvages du pays, la noblesse urbaine occupait, dans les villes, des palais, qui étaient aussi des espèces de forteresses, munis de tours, de meurtrières, de créneaux, de tout ce qui servait alors à la défense d'une place.
Parmi les hommes dont se composaient ces ordres inférieurs de la féodalité italienne, tant dans les campagnes que dans les villes, il y en avait beaucoup sans doute de race germanique; mais tout autorise à présumer qu'ils étaient, pour la plupart, Italiens d'origine.
Sous ces différents ordres de la féodalité italienne, se rangeait la masse des populations du pays, dont le sort avait été très-différent, dans les diverses phases de la conquête, selon qu'elles avaient habité les campagnes ou les villes. Les habitants des campagnes étaient pauvres et opprimés : ils étaient serfs et
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faisaient partie de la terre féodale. Les habitants des villes étaient restés libres ; ils avaient conservé des réminiscences de l'empire romain, quelques-unes des habitudes et des besoins de l'ancienne civilisation ; ils avaient toujours eu une sorte de gouvernement à eux.
Ce gouvernement municipal des villes italiennes n'était qu'un reste de l'ancienne curie ou municipalité romaine, diversement et plus ou moins altéré selon les circonstances et les lieux. Dès le milieu du xe siècle, on aperçoit, dans l'histoire , des vestiges positifs de l'existence de ce gouvernement ; et ces vestiges deviennent de plus en plus manifestes, de plus en plus nombreux, jusque vers la fin du xne. Dans cet intervalle d'un siècle. et demi, on trouve, en diverses villes de l'Italie, des magistrats désignés par le nom de consuls, et qui ne peuvent être que des magistrats municipaux.
Quel qu'eût été leur sort, sous les gouvernements de la conquête et de la féodalité, les principales villes italiennes s'étaient enrichies par le commerce, l'industrie et l'économie. Dès le xie siècle on voit, dans presque toutes, une bourgeoisie nombreuse, riche, ayant le sentiment de sa dignité, de sa force, et aspirant à se gouverner elle-même.
Mais avant d'en venir au moment où cette force propre et nationale de l'Italie prend son essor pour se développer avec une prodigieuse énergie, je dois terminer l'ébauche du système de la féodalité italienne ; je dois dire un mot du chef suprême de cette féodalité.
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Dans les autres contrées de l'Europe, où s'était établi le gouvernement féodal, le chef de ce gouvernement était un homme du pays, de la même race, de la même langue que ceux auxquels il devait commander, vivant au milieu d'eux, à portée de faire à chaque instant ce qu'exigeaient à chaque instant, l'ordre de la société et le maintien ou le perfectionnement du système politique.
Il n'en était point ainsi en Italie : le chef suprême de la féodalité italienne était un prince étranger, un homme d'une autre race, d'une autre langue que les descendants des Romains, séjournant bien loin par delà les Alpes, et ne venant en Italie que pour s'y faire couronner militairement, à la tête de bandes allemandes, odieuses au pays qu'elles effrayaient et dévastaient. C'était en qualité d'héritier du titre d'empereur d'Occident déféré à Charlemagne, il y avait des siècles et par des motifs dont il ne subsistait plus l'ombre, que ce prince étranger se croyait de bonne foi le souverain de l'Italie et le suzerain de la féodalité italienne. Il y avait là quelque chose d'étrange qui, joint à bien d'autres particularités auxquelles je ne puis m 'arrèter, devait nécessairement agir sur la marche du système féodal en Italie. Ce système ne pouvait avoir là les mêmes chances, les mêmes destinées qu'ailleurs, et il en eut en effet de tout autres.
Dès le commencement du XIIe siècle, la féodalité italienne était complétement désorganisée : elle n'a-
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vait plus de chefs urbains, ni provinciaux ; en d'autres termes, il n'y avait plus de ducs, ni de comtes. Leur nom seul était resté ; leur pouvoir n'existait plus. Les villes où ils avaient commandé s'étaient soustraites à leur autorité, et les avaient chassés. Chacune de ces villes était devenue un petit État libre.
Le régime municipal de ces villes , ce débris à peine reconnaissable de l'ancienne curie romaine, s'était transformé en un véritable gouvernement ; et ce gouvernement était en guerre contre les ordres inférieurs de la féodalité tant urbaine que rurale ; il ne reconnaissait plus qu'en apparence et que de nom l'autorité du prince allemand qui s'intitulait roi des Romains et empereur d'Occident.
C'était là une grande et singulière révolution, par laquelle les peuples italiens avaient en grande partie secoué le joug delà conquête barbare, recouvré leur indépendance, et le pouvoir de se gouverner eux-mêmes.
Maintenant, comment, par quels degrés , par quelles causes immédiates cette révolution était-elle survenue ? — C'est une question à laquelle on a déjà fait bien des réponses diverses, et à laquelle on en fera sans doute encore beaucoup d'autres. Quant à moi, j'ai à peine quelques pages pour indiquer, non les causes précises de la révolution dont il s'agit, mais quelques-uns seulement des événements qu'elle rencontra dans son cours et qui purent favoriser ses résultats.
En énumérant les éléments de la féodalité ita-
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lienne, j'ai déjà fait entrevoir que ces éléments, fort hétérogènes, devaient avoir beaucoup de peine à s'amalgamer, et à se combiner en un tout régulier. Mais c'est là un fait essentiel dont il est indispensable de s'assurer, et qu'il faut, pour cela, développer un peu plus.
Je l'ai déjà dit, bien que Germains de race, les chefs de la féodalité italienne, les ducs et les comtes , étaient devenus Italiens par leur position politique. Le pouvoir impérial était, pour eux, un pouvoir étranger qu'ils méprisaient comme plus barbare qu'eux, et qu'ils redoutaient comme opposé à leurs prétentions ambitieuses. Ils aspiraient tous également à se rendre indépendants de ce pouvoir, mais sans rien faire de ce qu'il eût fallu pour réussir. Il y avait, dans leur conduite, des choses qui donnaient à l'autorité impériale une prise assurée sur eux; c'étaient leurs discordes, c'étaient les guerres qu'ils se faisaient sans relâche, pour s'agrandir aux dépens les uns des autres. Ceux d'entre eux qui avaient du désavantage dans la lutte, n'avaient guère qu'un moyen de réparer leurs pertes, ou de se préserver d'une extermination complète, c'était de recourir à l'intervention des empereurs. Ceux-ci, intéressés au maintien de l'équilibre féodal, ne manquaient guère d'aider le faible contre le fort; et leur autorité se maintenait par le fait même de ceux auxquels elle était naturellement odieuse et suspecte.
Et ces démêlés entre les chefs de l'ordre féodal italien n'étaient pas les seuls qui profitassent au
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pouvoir impérial. Ces chefs étaient perpétuellement en querelle avec leurs vassaux, avec leurs subordonnés de tout grade; et ceux-ci, fréquemment opprimés et vexés, recouraient naturellement à la protection de l'empereur, auquel ils fournissaient de la sorte de nouvelles occasions d'intervenir dans le gouvernement de l'Italie.
De leur côté, les empereurs voyaient clairement quelle répugnance avait pour eux la féodalité italienne prise collectivement, et abstraction faite des opprimés au secours desquels ils venaient accidentellement. Alarmés des prétentions des ducs et des comtes à l'indépendance, ils étaient sans cesse aux expédients pour maintenir leur autorité sur eux.
C'était dans cette vue qu'ils avaient attribué aux évêques une partie du pouvoir et des fonctions des comtes. C'était par le même motif qu'ils avaient fréquemment envoyé dans les villes, sous le titre de missi, des espèces de lieutenants temporaires, pour concourir, avec les ducs et les comtes, à l'exercice de l'autorité civile et judiciaire.
Enfin, c'était encore dans le même dessein, qu'avaient été rendues certaines lois protectrices des ordres inférieurs de la féodalité, contre les hautes puissances de celle-ci, et entre autres la loi faite en 1037, par Conrad le Salique, pour garantir aux vassaux des principaux seigneurs la paisible jouissance de leurs fiefs.
Si les diverses classes de la féodalité italienne étaient, comme on voit, peu unies et mal disposées
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à agir de concert pour le maintien de leurs priviléges , elles étaient toutes également détestées par les populations italiennes qu'elles opprimaient.
Éparse ou ne formant que de petits groupes, la population des campagnes n'avait aucun moyen de résistance. Les habitants des villes étaient dans une condition plus heureuse : unis par des intérêts et des sentiments communs, industrieux, actifs, ayant à leur tête des familles enrichies par le commerce, ils en vinrent par degrés au point, non-seulement de résister à leurs oppresseurs féodaux, mais de les menacer.
Si incomplète et si obscure qu'elle soit pour certaines époques du moyen âge, l'histoire de l'Italie n'en n'offre pas moins des indices variés et certains d'une lutte commencée dès le XIe siècle, entre la bourgeoisie des villes et la noblesse féodale tant urbaine que rurale. De 1013 à 1043, il y eut à Milan une querelle, pour ainsi dire continue, et de nombreux combats entre le peuple et les nobles. Les mêmes querelles avaient éclaté à Plaisance. En 1089, les nobles battus et chassés par le peuple, furent contraints de se réfugier dans les châteaux forts qu'ils possédaient dans les campagnes. Nul doute que la même lutte et des événements pareils n'eussent eu lieu, dans cet intervalle, en d'autres villes de la haute Italie.
Pour que ces premières hostilités entre les populations italiennes et les classes féodales, devinssent générales et fécondes en résultats, il ne fallait qu'un
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point d'appui et de ralliement aux deux partis adverses. La féodalité avait déjà le sien ; c'était l'empereur. Les peuples d'Italie trouvèrent le leur dans le pape.
Il me faut ici remonter aussi rapidement que possible à un événement antérieur à tous ceux auxquels j'ai fait allusion jusqu'à présent, et auxquel se rattachent tous ceux-ci.
En l'an 800, Charlemagne, ayant fait un voyage à Rome, y fut proclamé empereur par le pape Léon III, qui de la sorte restaura en faveur de l'un des descendants des Barbares qui avaient détruit l'empire romain d'Occident, le nom et la dignité de cet empire.
Que cette restauration fût, de la part de l'Église romaine, une simple courtoisie pour Charlemagne, un acte accidentel sans intention et sans but moral ou politique, il n'y a pas moyen de le croire. Tout oblige à supposer que cet acte avait rapport à un plan profond, hardi et déjà ancien de l'Église romaine.
En intervenant fréquemment, comme elle l'avait fait dans les affaires des chefs des Francs, conquérants de la Gaule, et particulièrement des Carlovin- giens, l'Église romaine avait agi habituellement dans des vues générales d'ordre social; elle avait aspiré à rétablir la civilisation détruite, en cherchant à soumettre les pouvoirs de la conquête barbare à certaines règles générales d'ordre et de fixité. Lors donc qu'elle vit Charlemagne à la tête d'un empire presque aussi vaste que l'empire romain, dont il comprenait les plus belles parties, l'Église romaine dut s'estimer fort avancée dans ses projets. Elle put croire, et elle crut,
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que tous ces mêmes peuples dont elle avait fait une famille religieuse, allaient désormais ne plus faire qu'une famille politique, sous une autorité forte, éclairée et protectrice. Elle eut l'idée de relever, de renforcer encore cette autorité, en la consacrant par
sa sanction, et en y attachant ce nom d'empire romain, encore alors le plus grand nom qui eût été donné à des choses humaines.
A en juger par l'événement, cette pensée de l'Église romaine ne fut qu'une grande illusion. Cette unité politique du monde chrétien, qui avait eu lieu sous Charlemagne, n'avait été qu'un heureux accident, où la volonté et le génie de ce conquérant n'avaient eu qu'une part très-secondaire. Charlemagne mort, et les choses reprenant de vive force leur cours naturel, la grande monarchie se disloqua ; les nations
un moment ralliées sous le même sceptre rentrèrent dans leur indépendance ; et à la suite de cette brillante unité d'un moment, l'on vit ce morcellement sans fin, qui fit de chaque bourgade le simulacre d'un État. Ces titres glorieux de roi des Romains et d'empereur d'Occident, créés pour Charlemagne, ne furent plus que l'un des débris de son immense héri- #. tage. Ils échurent, après bien des débats et des désordres, à des princes germaniques dont la puissance n'était pas plus en proportion avec celle de Charlemagne, que leurs desseins politiques avec les siens,
ou avec ceux de l'Église romaine.
Ces titres, qui conféraient à l'Allemagne la sou-
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veraineté politique de l'Italie furent, comme il était naturel, pris à la lettre par les princes allemands qui en furent successivement investis ; mais les papes qui avaient fait revivre ces mêmes titres, cessèrent bientôt d'y attacher le sens et les espérances qu'ils y avaient attachés d'abord. Le temps eut bientôt mis en évidence la position étrangement fausse, où ce nom d'empereur d'Occident mettait le pouvoir spirituel qui l'avait rétabli, vis-à-vis le pouvoir politique qui l'avait accepté.
De la mort d'Arnulfe, premier empereur allemand, à l'avénement de Henri IV, il s'écoula cent cinquante ans ; et dix empereurs se succédèrent sans interruption, qui presque tous mirent leur plus haute gloire à faire valoir ce titre d'empereur.
Durant cet intervalle et sous ces dix règnes, l'Église romaine fit plus d'expériences que besoin n'était, pour se repentir d'avoir jeté dans le monde chrétien ce nom, cette illusion d'empire romain.
A titre de souverains politiques de Rome, les empereurs allemands se trouvèrent nécessairement appelés à intervenir dans tous les démêlés des papes avec leurs sujets romains. Ils eurent des papes à déposer, les uns pour le scandale de leur conduite, les autres pour l'irrégularité de leur élection ; ils devinrent de fait les juges de la discipline ecclésiastique. De là, à s'arroger le droit d'élire ou de confirmer les papes, il n'y avait qu'un pas, et ce pas ils le firent. L'indépendance et la dignité religieuses de la papauté furent méconnues et avilies.
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Le chef de l'Église abaissé, les membres en furent plus exposés aux violences et aux insultes de la caste féodale guerrière. Cette caste s'arrogea partout le droit de nommer aux évêchés et aux bénéfices ecclésiastiques ; partout elle les vendit, et les vendit, en général, aux personnages les plus faits pour en écarter le respect et l'amour des peuples.
Ainsi attaqué, le pouvoir sacerdotal avait des moyens de se défendre : il ne lui fallait qu'un chef qui eût la sagacité de les découvrir, et l'énergie de les faire valoir. Ce chef se rencontra dans Grégoire VII. Je n'ai point à tracer ici le plan colossal de restauration politique et religieuse conçu par ce pontife ; je n'ai point à raconter ses prodigieux démêlés avec l'empereur Henri IV. Je dois me borner à indiquer les points par lesquels ces grands événements se rattachent à la guerre déjà commencée des populations italiennes contre les classes féodales.
Ce n'était pas par les seules armes spirituelles que la papauté pouvait se défendre contre un pouvoir qui intervenait dans les affaires de l'Église avec de grandes forces matérielles. Contre des armes il fallait des armes, des soldats contre des soldats. Or, ces armes et ces soldats, la papauté les avait auprès d'elle , et tout prêts à se lever pour sa cause. Elle n'avait qu'à les invoquer, ou qu'à les accepter.
Il serait fort intéressant d'avoir des idées précises sur la manière dont les forces de la société italienne se partagèrent entre le pape et l'empereur, dans ce grand démêlé des investitures, qui fut en réalité la
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dernière crise de la lutte de la civilisation romaine contre la conquête germanique. Mais, l'on n'a là- dessus que des notions générales assez vagues.
L'empereur eut pour lui ::une grande partie des chefs de la féodalité, c'est-à-dire, des comtes; les évêques investis des comtés, qui, dans cette occasion , prirent parti pour leur chef politique , contre leur chef spirituel ; enfin la noblesse féodale éparse dans les campagnes qu'elle avait couvertes de forteresses.
Pour le pontife se déclarèrent quelques seigneurs prépondérants, accoutumés à méconnaître l'autorité impériale, et qui avaient des raisons personnelles de s'en défier. Mais, la portion de la société italienne qui embrassa sa cause avec le plus d'ardeur, ce fut la population bourgeoise des villes qui, depuis longtemps en guerre ouverte contre les classes féodales, fut charmée d'avoir de nouveaux motifs et de nouveaux moyens de poursuivre cette guerre.
Dans plusieurs et probablement dans la plupart de ces villes, la portion de la noblesse féodale qui y avait sa demeure fit, en général, cause commune avec la masse de la population bourgeoise contre l'autorité impériale.
Les incidents et les détails de cette étonnante lutte sont en partie inconnus, et en partie très-obscurs. Mais, les résultats politiques, pour l'Italie, en furent aussi graves que certains. Entre le sacerdoce et l'empire la guerre fut suspendue, mais non terminée, par une transaction sur l'investiture épiscopale,
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transaction dont je n'ai point à m'occuper. Quant aux villes italiennes, je l'ai dit et le répète, en prenant part à cette guerre , c'était principalement à s'affranchir de la domination féodale, elles et leur territoire, qu'elles avaient aspiré. L'objet de cette guerre était donc très-précis pour elles ; mais le but en était difficile, éloigné, et ne pouvait être atteint qu'à diverses reprises et par une lutte continue.
Voici quelles étaient, vers le milieu du XIIe siècle, les résultats de cette lutte. A cette époque, toutes les principales villes de la haute Italie et de l'Italie centrale s'étaient constituées en petites républiques indépendantes, ayant chacune un territoire plus ou moins étendu, à raison du plus ou moins de forces ou d'énergie employées à le conquérir. Ces républiques étaient gouvernées par des magistrats temporaires électifs. Presque partout ces magistrats étaient nommés consuls, et le gouvernement à la tête duquel ils étaient peut être convenablement désigné par le nom de Gouvernement consulaire, de Consulat.
La durée des fonctions de ces consuls varia beaucoup dans les commencements de l'institution : mais presque partout, elle fut égalisée peu à peu, et fixée à un an. Le mode de leur élection ne fut pas non . plus uniforme ni constant : il paraît néanmoins que l'usage le plus ordinaire était de les faire élire par des réunions plus ou moins nombreuses de citoyens délégués à cet effet. Enfin, ces consuls ne furent
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d'abord choisis que dans les plus hautes classes de la population, c'est-à-dire parmi les nobles qui s'étaient ralliés au parti populaire, lors du soulèvement de celui-ci contre ses dominateurs féodaux, et parmi les hommes enrichis par le commerce et l'industrie. »<■
Partout où il existait, ce consulat exerçait tous les pouvoirs de la souveraineté. il levait des impôts et des troupes; il commandait les armées; faisait la paix et la guerre, concluait des alliances au dehors, rendait la justice civile et criminelle ; en un mot, il gouvernait.
Mais, il n'était point dans les idées italiennes du moyen âge de confier exclusivement l'exercice du pouvoir souverain à un seul corps, pas plus qu'à un seul individu. De quelque manière que le consulat fût d'ailleurs composé et constitué, on lui adjoignait toujours, sous le titre de conseil, de sénat, un autre corps plus nombreux que lui, pour délibérer avec lui sur les affaires publiques.
Dès cette époque, les différentes classes de la population des villes étaient organisées en corporations j distinctes, ayant chacune ses magistrats nommés consuls, comme ceux de l'État. Mais ce n'est point I du gouvernement des républiques italiennes que j'ai ll à m'occuper ici ; c'est un point sur lequel je reviendrai ailleurs. Il me suffit, pour le moment, d'avoir indiqué historiquement l'origine de ces gouvernements, et d'avoir donné une idée sommaire de ce qu'ils furent dans le premier demi-siècle de leur du-; s
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rée, de 1 \ 00 à 1150. C'est de leur action et de leurs résultats, dans ce même intervalle, qu'il me faut maintenant donner un aperçu.
Des gouvernements, comme ceux dont il s'agit, gouvernements nouveaux, nés du brusque soulèvement de populations longtemps opprimées, contre des oppresseurs encore puissants, de tels gouvernements ne pouvaient guère être bien calmes, ni bien réguliers. Ils étaient fréquemment assaillis par les classes dont ils avaient secoué la domination et attaqué les privilèges ; ils étaient parfois troublés par les masses populaires qui tendaient à y prendre de jour en jour plus de part. Du reste, ils avaient marché énergiquement à leur but; ils étaient devenus des forces réelles, et des forces de tout point italiennes. Il suffit, pour le démontrer, de résumer en peu de mots ce qu'ils avaient fait.
Dès les premiers temps de leur institution, ils avaient fait la guerre aux seigneurs féodaux de leur voisinage, à ceux qui possédaient sur leur territoire des châteaux fortifiés : ils en avaient exterminé les plus faibles ou les plus importuns : il y en avait d'autres qu'ils s'étaient contentés de soumettre et de reconnaître pour sujets ou vassaux, en exigeant d'eux le serment d'hommage et de fidélité et les services que le vassal devait au suzerain. Plusieurs leur avaient résisté, et se montraient encore redoutables; mais ce n'était guère que ceux dont les domaines étaient le plus éloignés des villes, et qui avaient leurs forteresses dans des lieux d'accès difficile, sur
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les crêtes les plus sauvages, ou dans les plus âpres défilés des montagnes.
Les républiques avaient de la sorte enlevé à la féodalité une somme considérable de forces et de services. Elles avaient encouragé ou contraint beaucoup de petits feudataires à aliéner leurs fiefs au détriment des seigneurs dont ils les tenaient. Ce fut, en grande partie, afin de mettre un terme à ces empiétements de la démocratie des consulats sur les seigneuries féodales, que divers empereurs rendirent des décrets pour interdire aux tenanciers de fiefs de les aliéner sans l'autorisation du seigneur dont ils les tenaient.
Les villes principales, qui s'étaient ainsi constituées en républiques, agissant toutes dans le même but, et se reconnaissant toutes le même droit, celles de ces villes qui se trouvèrent voisines les unes des autres, eurent naturellement entre elles les mêmes relations qu'ont d'ordinaire entre eux les États indépendants. Tantôt elles se firent la guerre pour s'agrandir aux dépens les unes des autres ; tantôt elles s'allièrent et se liguèrent dans un but et des intérêts communs.
Les choses en étaient là, vers 1150, entre les républiques et la féodalité italiennes. Celle-ci, comme on voit, partout attaquée et plus ou moins désorganisée, ne formait déjà plus un système régulier; elle n'avait plus de sommet ni de base.
Les princes allemands qui, à titre de rois d'Italie et d'empereurs d'Occident, se regardaient comme
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les chefs et les patrons des seigneuries féodales, ne pouvaient pas être indifférents à l'abaissement et aux dommages de ces seigneuries. C'étaient leurs propres pouvoirs, leurs propres droits qui étaient en jeu dans cette lutte de la démocratie et de la féodalité italiennes. Il est vrai que les républiques ne contestaient point en théorie les droits politiques des empereurs d'Allemagne sur l'Italie ; elles se contentaient de les annuler de fait. Il fallait donc à ces empereurs de deux choses l'une, ou se résigner paisiblement à perdre en peu de temps les restes de leur autorité sur l'Italie, ou faire un effort pour en recouvrer la part déjà perdue.
Ils prirent ce dernier parti et ce fut Frédéric Ier, dit Barberousse, qui se chargea de remettre les villes d'Italie dans ces liens du gouvernement féodal qu'elles avaient rompus. L'entreprise était difficile ; mais Frédéric n'était pas un prince ordinaire : il ne lui manquait rien de tout ce qui était alors indispensable pour conquérir du pouvoir, ou s'y maintenir avec éclat.
Il descendit en Italie, en 1154, pour soumettre les républiques italiennes, en commençant par celles de la Marche de Vérone, et de la Lombardie, les plus puissantes de toutes. Je n'ai point à raconter la guerre qu'il leur fit, ni comment celles-ci, secondées par les papes, se liguèrent pour résister. Je rappellerai seulement que la lutte fut longue : elle dura trente ans continus, avec les chances les plus brusques, les plus diverses ; et les deux principes
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opposés de la liberté italienne et de l'autorité impériale s'y développèrent avec la plus grande énergie et par des efforts héroïques.
La guerre se termina, en 1183, par la paix de Constance, où furent définis les droits respectifs de l'empire et des républiques italiennes. Le gouvernement de celles-ci fut reconnu tel à peu près que l'avaient fait le temps, les traditions romaines, et les besoins nouveaux. De son côté, ce gouvernement accepta vis-à-vis de l'empire certaines obligations qu'il estimait compatibles avec la liberté, ou se promettait d'éluder.
Encouragées et renforcées par leur victoire sur l'autorité impériale, les républiques italiennes, persistant dans les tendances démocratiques qui les avaient entraînées dès l'origine, continuèrent à faire la guerre aux seigneuries féodales, et leur constitution se modifiant à fur et à mesure de l'expérience et des obstacles imprévus, se compliquait de plus en plus.
Déjà même, dans leur première période et avant d'être reconnues par le traité de Constance, elles avaient introduit dans leur régime consulaire des changements remarquables.
Rien n'embarrassait si fort ces démocraties italiennes du XIIe siècle que l'organisation de la justice. Ce qui était particulièrement difficile, c'était la répression ou la punition des délits et des violences contre l'ordre public. Les passions étaient vives et fortes, les mœurs rudes et fières, les haines person-
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nelles implacables et fréquentes, les factions toujours aux aguets des occasions d'éclater, et les conspirations permanentes. De là des troubles, des meurtres, des désordres sans fin, que l'autorité consulaire n'avait pas toujours le moyen de réprimer ou de punir.
Diverses tentatives avaient été faites pour renforcer et assurer l'action du pouvoir judiciaire ; mais ces tentatives n'ayant pas réussi, on eut enfin l'idée de préposer à l'administration de la justice un magistrat temporaire, étranger au pays, et investi d'un grand pouvoir. Ce magistrat fut désigné par le nom de Podestat.
L'introduction du podestariat dans les républiques italiennes y fut une grande innovation, une réforme capitale, rapidement suivie de plusieurs autres qui compliquèrent notablement l'organisation de ces républiques. Ce fut alors, et en vertu de ces modifications, que les constitutions des villes libres de l'Italie atteignirent leur plus haut degré de développement, et ce que l'on pourrait nommer l'époque de leur maturité. Ces constitutions forment une partie trop originale et trop importante de l'état de l'Italie au XIIIe siècle, pour qu'il me soit possible de n'en point parler ; mais l'espace qui me reste ici ne me suffirait pas, même pour n'en dire que les choses les plus générales. — J'ai donc réservé ce sujet pour la leçon prochaine ; et je poursuis maintenant cet aperçu purement historique des révolutions politiques de l'Italie.
Le parti populaire qui dominait dans les villes,
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qui en avait chassé les comtes ou leurs lieutenants, qui, guerroyant contre les seigneurs féodaux de son territoire, avait soumis ou ruiné les uns, et relégué les autres dans les plus écartés et les plus inabordables de leurs châteaux, qui avait résisté aux empereurs allemands, et réduit leur domination à quelque chose de fantastique et de nominal, ce parti, dis-je, ou pour mieux dire, ce fond énergique des populations italiennes resta uni et compacte jusque vers la fin du XIIe ou vers les commencements du XIIIe siècle.
Mais, dans un intervalle de quinze ou vingt ans, pris de 1190 à 1210, il survint, dans les villes italiennes, des nouveautés qui en compliquèrent singulièrement la situation, les intérêts et le gouvernement. Pour bien saisir le principe de ces nouveautés, il me faut revenir un moment sur ce que j'ai déjà dit de la composition de cette population républicanisée des villes.
On distinguait nettement, dans cette population, deux portions principales, la masse des hommes industrieux , à laquelle on donnait, dans un sens précis et restreint, le nom de peuple, Popolo ; et une minorité ou élite aristocratique, formant ce que l'on pouvait appeler, et ce que l'on appelait souvent, en effet, la classe des grands. Mais cette classe se divisait elle-même en deux partis : celui des grands nobles et celui des grands populaires. Les grands nobles étaient ceux qui, appartenant par l'ancienneté ou les alliances de famille à la caste féodale, s'étaient détachés d'elle, pour faire cause commune
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avec le peuple, dès le principe de la querelle de celui-ci avec la première. La classe des grands populaires était composée de plébéiens enrichis par l'industrie et le commerce.
Ces deux dernières classes avaient en commun la direction du gouvernement, et c'était exclusivement parmi elles que l'on élisait les principaux magistrats. Toutefois, la masse de la population, le peuple proprement dit, avait, à raison de son droit de voter dans les conseils publics, une part très- réelle au gouvernement ; et les deux classes privilégiées qui le dirigeaient, ne le dirigeaient qu'à la condition d'en seconder les inclinations et les impulsions démocratiques.
L'union et le concert de ces trois différents partis en avait fait la force et le triomphe durant plus d'un siècle. Mais l'esprit démocratique s'exalta par ses succès mêmes, et le moment vint où la moitié populaire et la moitié noble de l'aristocratie des villes se divisèrent. La première aspira à dominer et à gouverner seule ; la seconde avait des moyens de résister, et en fit usage. Le parti populaire fut ainsi partout divisé, et l'état politique de l'Italie compliqué d'autant.
Les résultats de la lutte varièrent à raison de circonstances aujourd'hui impossibles à déterminer. Dans plusieurs villes, ce fut le parti des nobles qui l'emporta sur l'aristocratie bourgeoise, et s'empara de la direction du gouvernement. Dans d'autres, au contraire, et ce furent les plus nombreuses, l'aristo-
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cratie plébéienne triompha. Mais, dans l'un et l'autre cas , les formes et l'esprit du gouvernement continuèrent à être démocratiques, et le peuple resta partout en position de se faire craindre et ménager. Ce n'était guère que le droit de le diriger ou de le flatter, que les deux factions pouvaient se disputer d'abord, sauf à voir plus tard si elles pourraient l'asservir.
Jusque-là les deux partis qui s'étaient fait la guerre depuis un siècle, le parti italien et celui de la féodalité, n'avaient point eu de noms collectifs généralement convenus en Italie. Il en fut cette fois autrement ; tout le monde s'accorda promptement à désigner les nouvelles factions par les dénominations de Guelfes et de Gibelins, dénominations dont je n'ai pas le loisir, et dont il importe peu d'expliquer l'origine. Il suffit de rappeler ce que personne n'ignore, que l'on nomma Guelfes les partisans de l'indépendance et de la liberté italiennes, et Gibelins les partisans de l'empire et de la féodalité.
Sous ces noms nouveaux et d'un usage général, les partis opposés se groupèrent mieux et se serrèrent plus près de leurs chefs respectifs ; les Guelfes, du pape ; les gibelins, de l'empereur. — De la sorte des milliers de petites querelles municipales ou même privées, eurent de plus en plus l'air de se rallier et de se confondre en une seule et même grande querelle, celle du sacerdoce et de l'empire. — Mais, c'est surtout ce qu'il y avait > dans cette lutte, de local et de proprement italien, que j'au-
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rais besoin d'indiquer, autant du moins que l'on peut dire, en quelques phrases ou en quelques pages, ce qui, pour être clairement expliqué, exigerait des volumes.
Devenues les unes guelfes, les autres gibelines, les républiques italiennes continuèrent à faire tout ce qu'elles avaient fait avant d'être distinguées par ces dénominations. Elles continuèrent à se faire la guerre entre elles, ayant pour se la faire un motif de plus qu'autrefois, c'est-à-dire les haines de faction jointes aux intérêts ordinaires de la politique. Elles continuèrent à faire la guerre aux seigneurs féodaux restés indépendants et puissants sur les confins de leur territoire ; mais avec cette guerre extérieure se compliquèrent des^querelles domestiques : il fallut que la faction gouvernante contînt la faction qui aspirait à gouverner ; et celle-ci, réduite à se renforcer par tous les moyens possibles , devint ou tendit à devenir partout l'auxiliaire du parti jusque-là vaincu, du parti de l'empire et de la féodalité.
Dans l'intervalle de trente-sept ans écoulé , de la paix de Constance à 1220, le parti guelfe fut généralement celui qui domina en Italie ; et comme ce parti était, après tout, celui qui avait le plus de sympathies avec les peuples, et représentait le mieux la nationalité italienne, la cause de celle-ci contre l'empire et la féodalité avait été avancée d'autant 'dans l'intervalle indiqué. — Mais, de 1220 à 1230, les choses prirent un autre cours.
Le dernier des rois de Naples, de race normande,
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était mort sans héritiers légitimes, en 1189, laissant un trône vacant. Les papes étaient en position de donner ce trône, et le donnèrent ; mais, par une détermination peu d'accord avec le système politique suivi jusque-là par l'Église, ils y appelèrent un prince germain, de la famille impériale; ils y appelèrent Henri VI, le fils de ce même Frédéric Barbe- rousse , contre lequel la papauté avait secondé le soulèvement des républiques lombardes. Le résultat de cette détermination était grave. Par là, en effet, le chef étranger de la féodalité italienne, qui avait jusque-là séjourné au delà des Alpes, qui n'avait jamais attaqué les Italiens qu'avec des armées allemandes ; ce chef se trouvait dès lors avoir un siége en Italie, une armée italienne, des moyens d'opposer l'Italie à elle-même. Il y parut bien, sous le règne de Frédéric II, fils de Henri VI, couronné roi d'Allemagne en 1215, roi des Romains et empereur en 1220.
Je n'ai point à raconter par quelle suite compliquée d'événements et d'intrigues, ce prince, brouillé successivement avec trois papes, fut amené à faire aux républiques d'Italie une guerre aussi acharnée, aussi mémorable que celle que leur avait déjà faite Frédéric Barberousse, son aïeul. Je dois me borner à quelques observations rapides sur les résultats de cette guerre.
Elle fut en général très-avantageuse au parti gibelin et à l'autorité impériale. Frédéric Il rétablit plusieurs chefs féodaux dans les seigneuries dont ils
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avaient été chassés. Il mit, dans beaucoup de villes, des agents impériaux pour surveiller et contenir les magistratures italiennes. Il seconda surtout avec ardeur l'établissement des petites tyrannies locales qui s'élevaient dès lors de tous côtés.
Partout, en effet, avait fini la race des chefs primitifs de l'ordre féodal, celle des comtes et des ducs issus des conquérants. Mais, partout aussi, dans le développement énergique des passions démocratiques, s'étaient formés des hommes nouveaux d'une haute capacité politique et d'une grande vigueur de caractère qui, d'abord instigateurs audacieux et meneurs heureux du peuple, s'en faisaient peu à peu les maîtres, et commençaient, pour l'Italie, une nouvelle génération de seigneurs et de' princes.
Frédéric II mourut en 1250, laissant sur le trône de Naples, Manfredi, un de ses fils qui, bien qu'avec moins de génie et de vigueur, continua le système de son père, menaçant la démocratie et le parti guelfe d'une ruine totale.
Les papes, après avoir longtemps gémi de la prépondérance gibeline que le royaume de Naples avait prise en Italie, tentèrent un grand coup pour remettre les choses au point où ils les souhaitaient. Ils donnèrent à Charles d'Anjou le royaume de Naples, ou pour mieux dire, ils lui donnèrent la permission de le conquérir; et Charles, devenu le chef du parti guelfe, en même temps que roi de Naples, eut bientôt remis ce parti en pouvoir, au delà même de ce qu'avait souhaité l'Église romaine.
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Les papes du XIIIe siècle avaient déjà, sans doute, abandonné les vastes plans de domination temporelle de Grégoire VII et d'Innocent III, mais sans renoncer au projet et à l'espoir de dominer au moins en Italie. C'était dans cet espoir qu'ils étaient intervenus d'abord dans la lutte des républiques, puis dans celle du parti guelfe contre les empereurs d'Allemagne. Ils voulaient détruire l'influence de ces derniérs en Italie. Cela fait, ils se flattaient, sinon de gouverner immédiatement les républiques affranchies, du moins de les .diriger, d'être comme le lien commun par lequel elles tiendraient les unes aux autres, la pensée dans laquelle elles s'accorderaient et s'uniraient toutes. En conséquence, leur plan était, non pas d'écraser l'une des deux factions opposées, mais de les rapprocher, de les réconcilier, ou tout au moins de les contenir l'une par l'autre, afin d'en diriger les forces réunies.
A dater de leur brouillerie avec Frédéric II, les papes furent presque indifféremment guelfes ou gibelins , selon que ce furent ceux-ci ou les autres qui eurent le dessous dans la lutte. Il ne leur convenait donc pas de laisser Charles d'Anjou et les Guelfes prendre en Italie une prépondérance décidée. D'un côté, ils suscitèrent contre lui la maison d'Aragon, qui lui enleva la moitié de son royaume ; de l'autre, ils soutinrent partout les Gibelins opprimés et exilés ; ils tâchèrent de leur rendre le gouvernement des villes guelfes. En un mot, ils usèrent de toute leur
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influence dans la vue plus ou moins directe de modérer l'action de la démocratie dans ces villes. Mais ils ne réussirent point dans cette dernière partie de leurs projets. Les institutions démocratiques continuèrent à se renforcer et à se développer dans les villes gouvernées par les Guelfes. Tout en résistant aux instigations de l'Église romaine, ces villes se détachèrent de plus en plus de l'empire.
La descente de Henri VII en Italie pour y prendre la couronne impériale, peut être citée comme la dernière tentative un peu sérieuse des empereurs d'Allemagne pour recouvrer la domination de l'Italie; et cette tentative échoua. A dater de cette époque, les princes allemands, élus empereurs, ne descendirent plus guère en Italie que pour y faire d'ignobles quêtes d'argent, pour y revendre aux tyrans du pays des droits, des priviléges, des titres déjà vendus par leurs prédécesseurs, pour y susciter de misérables désordres sans résultat possible.
A mesure .que l'autorité impériale décroissait et s'avilissait en Italie, l'indépendance du pays s'étendait et s'affermissait. Du milieu du xive siècle à la fin du xvP. l'Italie fut pleine de grands événements ; et d'événements qui ne furent déterminés par aucune influence étrangère. Tout ce qui s'y fit , dans cet intervalle d'un siècle et demi, y fut fait uniquement par des Italiens. Ce furent des forces italiennes qui rivalisèrent entre elles d'ambition et de politique, qui se disputèrent la domination de la péninsule, cherchant, chacune de son côté, à s'agrandir aux
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dépens des autres, et tendant de la sorte à créer, en Italie, une unité italienne.
Ces forces, ces États, pour ne parler ici que des principaux, furent des États très-divers de constitution et d'origine, qui comprenaient, pour ainsi dire, toutes les variétés de l'organisation politique. Ce furent Florence et Venise; la première, république démocratique, agricole et manufacturière, la seconde, aristocratie maritime et commerçante. Ce fut le royaume de Naples, royaume féodal, ayant pour lui, outre sa force matérielle , celle qui tient à une existence d'ancienne date. Ce fut encore la seigneurie de Milan, seigneurie nouvelle, tyrannique, absolue , mais échue à des hommes habiles, capables de la maintenir et de l'agrandir. Enfin, ce fut Rome papale qui, déchue de son influence religieuse et de ses moyens de domination générale, se trouva réduite, comme puissance temporelle, à guerroyer, à conquérir, à se faire une politique vulgaire et de circonstance, comme les autres puissances de ce monde.
Chacun de ces États déploya de grandes ressources de tout genre, soit à l'attaque, soit à la défense. Chacun d'eux eut sa période d'éclat et de prépondérance. Chacun d'eux s'agrandit plus ou moins aux dépens de ses voisins, et par là se trouva considérablement réduit le nombre infini des petits États italiens. C'était un premier pas vers l'unité.
Cette réduction se fit, il est vrai, aux dépens de la vieille liberté. Bien avant 1494 , il n'y avait plus de républiques en Italie. Florence elle-même s'était
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donnée aux Médicis. Mais, peut-être, ces républiques avaient-elles joué leur rôle, et rempli leur vocation : elles avaient reconquis pièce à pièce le sol de l'Italie, sur les descendants des conquérants germains. Elles avaient soumis à leur action la masse de la noblesse féodale, et l'avaient contrainte à entrer dans leur système de liberté. Mais, cette liberté, restreinte et toute locale, avait fini partout d'elle- même : il fallait désormais à l'Italie une liberté nouvelle , plus large, plus puissante, plus italienne, ou plus susceptible de le devenir. Or, toute agglomération de petits États en un État plus vaste, était un acheminement à cette liberté, et à l'unité qui en était la condition.
Sous ce point de vue, la lutte des puissances italiennes entre elles, du milieu du xive siècle à la fin du xve, était dans la nature et la nécessité des choses. Jusque-là, il est vrai, les résultats en étaient encore bien incomplets ; il y avait loin encore de cinq ou six États nouveaux et mal affermis, à un corps de nation italienne : mais la lutte pour la domination de l'Italie devant nécessairement continuer entre ces cinq ou six États, il était comme impossible que l'un d'entre eux ( et assez peu importait lequel ), ne finît pas par l'emporter sur les autres , et par créer, dans le pays, une unité d'intérêts et de forces.
L'Italie en "était là, à la fin du xve siècle, lorsque des événements imprévus vinrent y changer le cours naturel des choses. En 1494, Charles VIII descendit en Italie, sous prétexte d'y faire valoir d'absurdes
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prétentions sur le royaume de Naples. Bientôt après, y descendit aussi Louis XII, pour revendiquer des droits également chimériques sur le duché de Milan.
A la suite de ces deux expéditions, l'Italie dépouillée de son indépendance, ne fut plus guère que le champ de bataille de ceux des grands États de l'Europe qui se trouvaient à portée d'en convoiter des lambeaux. Chacun de ces États, intervenant de force dans les destinées de cette glorieuse et malheureuse contrée, éloigna ou bouleversa les chances naturelles qu'elle avait de-se faire une existence, une liberté et une civilisation nationales. Mais, ces chances n'ont point été détruites, et ne sauraient l'être : elles subsisteront aussi longtemps que l'Italie aura les Alpes et la mer pour ceinture, parlera la langue de Dante et de Pétrarque , et se souviendra du passé.
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TROISIÈME LEÇON.
CONSTITUTION DES RÉPUBLIQUES ITALIENNES.
J'ai parlé, dans la dernière leçon, des constitutions des républiques d'Italie; mais je n'ai pu en parler qu'en passant, et dans l'unique vue d'en signaler l'origine. Je me propose aujourd'hui d'en donner une idée plus positive , bien que très- générale encore. Ces constitutions ne furent toutes, à proprement parler, qu'un développement plus ou moins rapide, plus ou moins complet de la première organisation consulaire des villes italiennes. Aussi, à travers quelques variétés de forme, reconnaît-on aisément, dans toutes, les mômes données fondamentales, l'inspiration d'un même esprit national, l'expression d'une même situation politique.
Ce fut dans les limites du XIIIe siècle , mais à divers intervalles dans ces limites, que l'organisation des républiques italiennes atteignit le degré de développement qui peut en être regardé comme le point de maturité et de perfection.
L'institution du podestariat fut la première innovation importante introduite dans le gouvernement consulaire. Mais je ne parlerai en détail de cette innovation, qu'après en avoir fait connaître aupara-
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vant quelques autres dont elle fut suivie, et qui en furent le complément.
Le premier changement à noter dans la constitution consulaire des villes d'Italie fut un pur changement de nom. Les magistrats supérieurs de ces villes, qui partout avaient été nommés consuls, prirent partout d'autres titres, qui varièrent de lieu à lieu, et d'un temps à l'autre. On les désigna assez souvent par leur nombre : ainsi, il y eut à Florence, d'abord les XII, puis les XIV, à Sienne les IX, ensuite les XV. On leur donna aussi le nom de recteurs ( rettori ) ; il y eut des villes et des époques où ils reçurent le titre de sapienti, de sages, et celui plus singulier d'abbati del popolo , d'abbés du peuple. Mais la dénomination la plus ordinaire ( au XIIIe siècle ) des magistrats supérieurs des républiques italiennes, fut celle d'anciens ( anziani); et c'est celle dont je me servirai habituellement, pour désigner ces magistrats d'une manière collective et abstraite.
La durée des fonctions des consuls avait été d'abord de plusieurs années, puis généralement réduite à un an. Mais , au XIIIe siècle, l'esprit démocratique ayant pris de grands accroissements, ce terme d'un an parut trop long pour la durée des pouvoirs des anziani; on les réduisit à six mois, dans plusieurs villes, et dans la plupart, à deux mois seulement.
Je trouve peu de renseignements sur le mode d'élection des anziani : il est seulement constaté que , dans plusieurs républiques, à Florence, par exemple,
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ils étaient élus par leurs prédécesseurs sortants; dans d'autres, par les conseils publics, ou par des électeurs délégués à cet effet.
Quant aux classes dans lesquelles étaient choisis les anziani, les choses varièrent selon les temps. — Les classes inférieures du peuple disputèrent partout, et partout finirent par conquérir le droit d'être élues à cette magistrature suprême. Là où la démocratie persista assez longtemps pour arriver à ses dernières conséquences, comme à Florence, les magistrats gouvernants cessèrent d'être élus ; ils furent tirés au sort, dans des bourses qui ne contenaient que des noms d'artisans.
Toutefois, il paraît que, durant la glus grande partie du XIIIe siècle , il n'y eut d'appelés à la première magistrature des républiques italiennes, que des personnages appartenant aux classes supérieures de la société, soit nobles, soit bourgeois.
Avant de donner une idée des fonctions des anziani , il est indispensable de faire connaître les autres pouvoirs qui devaient concourir avec eux à l'action du gouvernement.
Dansles républiques consulaires, les consuls étaient assistés dans les délibérations de leurs actes par un conseil plus ou moins nombreux. Ce conseil d'abord unique et d'une organisation très-simple, se décomposa par la suite en divers conseils, ayant chacun une organisation et des attributions différentes, et concourant chacun à sa manière et pour sa part, aux délibérations publiques.
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Ces conseils varient d'une manière assez remarquable quant au nombre : il y a des républiques où l'on n'en voit que deux. Dans d'autres, comme à Florence, on en compte jusqu'à six ou sept, dont on a de la peine à distinguer les attributions spéciales. Mais , en règle générale, on trouve dans chaque république trois différents conseils.
Le premier était celui auquel on donnait le nom de grand conseil, parce qu'il était partout le plus nombreux, mais toutefois sans aucune proportion déterminée ni avec la population des villes, ni avec le nombre des autres conseils. Il n'était, autant que j'aie vu, nulle part au-dessous de trois cents membres, comme à Florence, ni au-dessus de mille, comme à Pavie. C'était, à proprement parler, le conseil de la commune ou de la république, celui dont le concours était indispensable dans toutes les délibérations, quels qu'en fussent le motif, l'objet ou la gravité. Il était composé de plébéiens et de nobles, mais dans des proportions différentes, selon les villes et les époques. Les membres en étaient élus de diverses manières, assez généralement par des électeurs tirés au sort, ou spécialement délégués à cet effet par les autres pouvoirs. Leurs fonctions étaient essentiellement temporaires, d'ordinaire annuelles; mais en quelques lieux de trois mois seulement ou de six.
Le second conseil se nommait le conseil spécial. Il était moins nombreux que le précédent; mais sans aucune proportion fixe. A Florence, on y comptait
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quatre-vingt-dix membres, à Arezzo deux cents; vingt-cinq seulement à Lucques. Les membres de ce conseil étaient élus pour un temps déterminé, comme ceux du grand conseil; mais ils étaient élus par les magistrats, et c'était avec eux que ces magistrats discutaient les affaires courantes avant de les porter au grand conseil.
Le troisième conseil, moins nombreux encore et plus spécial que le précédent, était le conseil secret, en italien il consiglio di credenza. C'était celui avec lequel les magistrats gouvernants délibéraient au besoin sur les affaires difficiles et imprévues, avant de les soumettre au conseil spécial.
Ce conseil était, ainsi que l'exigeait son office, composé d'hommes considérés pour leur discrétion et leur habileté dans les affaires. Moins nombreux que les précédents, il l'était cependant encore beaucoup pour son nom et ses attributions. Il paraît qu'à Trévise il n'était pas de moins de quatre-vingts membres; et à Florence, il était de trente-six. On reconnaît jusque dans ces chiffres l'exigence d'une démocratie ombrageuse, qui voulait que chaque acte tendant à se résoudre en un acte de gouvernement, fût le résultat du plus grand nombre possible de volontés et d'intelligences.
Après avoir franchi ces trois degrés de délibération et d'épreuve, une résolution, pour devenir un acte public, une loi, devait encore être portée à la discussion et à la sanction du conseil général, composé de tous les autres, et comprenant de plus toutes
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les magistratures secondaires, tous les pouvoirs de l'État, sans exception. Ses éléments variaient par conséquent un peu, dans les différentes républiques, à raison du plus ou moins de diversité qu'il pouvait y avoir dans les parties accessoires de l'organisation de ces républiques. Mais, sans m'arrêter aux variétés, je m'en tiens à noter ce qui faisait partout le fond de l'institution.
Le conseil général, aussi nommé le parlement, le parlement général, constituait, dans chaque république, le pouvoir souverain; et il était partout si considérable, relativement à la masse du peuple qu'il représentait, qu'on pouvait sans trop de fiction le désigner, comme on faisait souvent, par la dénomination de peuple, d'universalité du peuple. Il était présidé par le podestat, pareillement chargé de le convoquer. Il y avait des convocations ordinaires et obligées, qui avaient lieu à des époques fixes; il y en avait d'extraordinaires dans les occasions imprévues.
Chaque membre du conseil général pouvait y faire toutes les propositions qu'il jugeait convenir à l'intérêt et au besoin publics. Mais généralement parlant, ce conseil ne délibérait que sur les propositions qui lui étaient soumises par les gouvernants , et sur lesquelles il y avait eu déjà des délibérations préparatoires dans les conseils particuliers. Nul doute que des assemblées si nombreuses , et qui auraient pu si aisément devenir orageuses, n'eussent une discipline et des règlements convenables; mais de ces rè-
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glements et de cette discipline, on ne sait presque rien. Les résolutions étaient prises à la majorité absolue des voix, dans les cas ordinaires ; la majorité devait être beaucoup plus forte, quand il s'agissait de modifier ou de changer quelque point de la constitution. Les votes se donnaient ordinairement au scrutin secret et, comme on disait alors, aux lupins et aux fèves, en guise de boules blanches et noires.
Il paraît que la discussion avait certaines limites, c'est-à-dire que l'on n'entendait d'abord sur chaque question qu'un nombre déterminé d'orateurs, et que ce nombre une fois épuisé, personne ne pouvait plus parler sans une autorisation expresse et pour ainsi dire exceptionnelle du podestat. C'est du moins ainsi que les choses se passaient à Florence.
Tous les actes de l'autorité n'étaient probablement pas assujettis à des formes si solennelles et si compliquées ; mais il serait difficile de faire à cet égard des distinctions précises ; une seule chose est certaine et à remarquer, c'est que le conseil général de chaque république intervenait également dans des actes entre lesquels l'opinion moderne prétend établir une différence essentielle, en qualifiant les uns de législatifs, les autres d'exécutifs. Sa sanction était également nécessaire pour les projets de loi, pour les déclarations de guerre, et pour les traités de paix et d'alliance.
Il me reste à faire, sur ces grandes assemblées, véritables représentations des populations républi-
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caines de l'Italie, une question qui paraîtra peut- être bizarre, mais pourtant bien naturelle, et à laquelle on peut hésiter à répondre.
En quelle langue parlait-on et discutait-on dans ces assemblées ? en italien ou en latin? Il est certain que, dans tout le cours du XIIIe siècle, tous les actes, toutes les provisions (comme on les nommait) des conseils généraux des républiques italiennes, furent rédigés en latin. Mais peut-on en conclure qu'ils furent de même discutés en latin? Il n'y a pas de vraisemblance à le supposer. Tout oblige à présumer que quand on offrait à la discussion et à la sanction d'une foule illettrée des actes en langue latine, on les lui offrait traduits en langue vulgaire, et que c'était en cette dernière langue qu'ils étaient discutés. Toutefois, le fait est remarquable et j'y reviendrai ailleurs.
Indépendamment et hors de la société générale gouvernée et représentée, comme nous venons de le voir, chaque groupe d'individus d'une même condition , d'une même profession, d'une même catégorie quelconque, avait son organisation particulière, ses magistrats, ses chefs propres, et formait ainsi, dans la grande société, une société plus petite, une corporation qui lui était subordonnée. D'un autre côté, les chefs, les magistrats de ces corporations formaient par leur réunion un corps particulier de magistrature qui, sous le nom de capitudini ou de maîtrises f capitaineries des arts et métiers, avait part au gouvernement.
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Il n'y a guère de doute que ces corporations ne fussent un reste des institutions municipales des Romains ; et on les trouve sous la première constitution consulaire , mais encore peu nombreuses et sans importance politique. Ce ne fut que dans le cours du XIIIe siècle, qu'elles se multiplièrent et prirent une part active aux révolutions des républiques.
Du reste, les chefs, les magistrats particuliers de ces corporations gardèrent généralement au XIIIe siècle, le premier nom qu'ils avaient porté d'abord, celui de consuls.
Les nobles, mais plus particulièrement ceux qui avaient reçu l'ordre de la chevalerie, furent censés partout former une corporation analogue à celle des arts et métiers, et eurent en conséquence, comme celle-ci, leurs consuls.
Outre les consuls des nobles ou des chevaliers, outre ceux des marchands et des autres professions, quelques villes en eurent de spéciaux. Les villes maritimes, par exemple, eurent des consuls de mer, magistrats particuliers des étrangers attirés par le commerce. D'autres villes, comme Sienne, par une exception plus singulière et plus chevaleresque, créèrent des consuls des orphelins et des dames ; et afin qu'ils pussent mieux remplir leur office et protéger plus efficacement les dames et les orphelins, on les investit d'une juridiction particulière dont il paraît que les actes furent singulièrement respectés.
Outre les divers magistrats dont j'ai parlé jusqu'à
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présent, il y en avait d'autres dont les fonctions étaient plus spéciales; mais ce sont ceux sur lesquels on a le moins de renseignements. On trouve à Gênes un conseil de huit nobles, chargés, sous le titre de claviers ou clavigères, de la perception et de l 'administration des revenus de la république. Il paraît qu'à Sienne et à Florence, le même office était rempli par un seul personnage portant le titre de Camer- lingo. On trouve aussi, dans quelques villes, des officiers chargés de ce qui a rapport à la fabrication et à la vérification de la monnaie. Il est question, dans d'autres, de magistrats préposés aux approvisionnements de la république en grains.
On ne voit pas clairement quels étaient, dans cette organisation, les magistrats chargés de certaines attributions purement, municipales qui, dans l'ancienne organisation romaine, avaient appartenu aux membres de la curie ou décurions, et qui devaient nécessairement avoir leur place dans la nouvelle constitution républicaine. Je veux parler de l'intervention de l'autorité publique dans les actes d'émancipation, de tutelle et de curatelle, et en général, dans les diverses transactions libres d'individu à individu.
On voit toutefois, par un témoignage qui se rapporte à la constitution de Pavie, que c'étaient les magistrats gouvernant sous l'ancien nom de consuls, qui remplissaient ces fonctions municipales : c'est une notice précieuse , et que je n'hésite point à généraliser, en l'appliquant aux autres républiques.
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Ainsi, le gouvernement général et le régime municipal étaient restés confondus dans la constitution de ces républiques. C'est une raison de plus, entre beaucoup d'autres, pour croire que le gouvernement général dont il s'agit n'avait été primitivement qu'une extension, qu'une conquête du régime municipal.
De ces notions malheureusement un peu vagues sur l'organisation générale des républiques italiennes, " je passe à un point non moins important et un peu moins obscur, je veux dire à ce qui concerne la justice.
L'organisation et l'exercice des attributions judiciaires sont un des points sur lesquels on observé le plus de tâtonnements et d'essais divers , aux différentes périodes des constitutions républicaines de l'Italie. Dans les premiers temps et dans les premières formes de ces constitutions, on n'avait fait aucune distinction entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs généraux du gouvernement. C'étaient les mêmes magistrats qui gouvernaient et jugeaient. On s'aperçut bien vite des inconvénients de cette confusion; et l'on fit dès lors quelques tentatives pour isoler l'exercice de la justice du gouvernement proprement dit. Dès 1126, époque à laquelle les magistrats supérieurs des républiques portaient encore le nom de consuls, on fit, à Gênes, des consuls spéciaux des plaids ou de la justice. La même chose eut lieu, à Milan, mais on ne peut dire précisément à quelle époque.
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En 1165, on fit pour la première fois, et la création fut notée comme mémorable, on fit, dis-je, des consuls de la justice à Plaisance. En 1204, et déjà sans doute auparavant, Florence avait imité cet exemple. On y trouve cette année neuf consuls de la cité, c'est-à-dire neuf magistrats gouvernants, et un consul de la justice.
On ne peut guère douter que l'idée de cette réforme ne fût devenue à peu près générale dans les villes libres d'Italie, et que la plupart de ces villes n'eussent modifié leur constitution d'après cette idée.
On ignore si l'ordre public se trouva mieux de la réforme : mais les faits constatent qu'elle ne répondit pas complétement au besoin de ces jeunes sociétés républicaines, passionnées, turbulentes, et confondant à chaque instant avec la liberté, les démonstrations de force, d'audace contre leurs ennemis. L'esprit de faction qui allait partout s'exaltant de plus en plus, se mêlait à tous les délits, et en rendait partout la punition plus incertaine et plus difficile.
Dans le sentiment habituel de cette difficulté, les hommes politiques de l'époque durent naturellement imaginer divers modes de justice. On peut alors en venir aisément à penser qu'un personnage puissant, éclairé et renommé pour son caractère et ses vertus, qui serait appelé comme juge dans des lieux où il serait étranger parmi des hommes avec lesquels il ne serait lié ni de parenté, ni d'affection, ni d'intérêt, uniquement assisté dans ses fonctions par des su-
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bordonnés, étrangers comme lui aux populations qui les auraient appelés, on peut, dis-je, en venir à penser que ce personnage réaliserait aussi bien que possible, la fiction d'un ange tombé du ciel sur la terre pour y rendre la justice. Cette persuasion donna lieu au podestariat.
Dès le XIIe siècle , et bien avant la paix de Constance, on trouve dans les villes libres d'Italie des magistrats portant le nom de podestats. Il y en avait un à Parme en 1165, un autre à Padoue en 1174. En 1183 , c'est-à-dire l'année même de la paix de Constance, on en voit dans plusieurs autres villes de la haute Italie, à Trévise, à Lodi et à Bologne. Dès les commencements du XIIIe siècle, il y en avait presque partout où les Italiens avaient été libres d'en mettre. On peut seulement douter si cette institution fut bien dès l'origine, ce que nous voyons qu'elle fut vers le milieu du XIIIe siècle. Il est trèsprobable qu'à cette dernière époque, elle avait reçu des perfectionnements importants : c'est à cette époque du moins que se rapporte ce que l'on en sait de plus intéressant et de plus caractéristique.
Les conditions que les villes libres d'Italie exigeaient d'un homme pour en faire un podestat, en rendaient le choix grave et difficile. Il ne devait pas seulement être étranger à la ville qui l'appelait, il fallait qu'il fût né à une certaine distance de là. Il devait être de race illustre, de quelqu'une de ces familles qui portaient encore les titres de duc, de comte, de marquis, bien que le pouvoir attaché à
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ces titres fût anéanti depuis des siècles. On exigeait rigoureusement de lui qu'il appartînt à l'ordre de la chevalerie; et s'il n'avait déjà reçu cet ordre au moment de son élection, la ville qui l'avait élu devait le lui conférer avec toute la solennité et toutes les formalités requises. Il devait être âgé de trente- cinq ans au moins, et de l'opinion politique dominante dans le pays qui le choisissait.
Tout personnage élu à l'office de podestat devait amener avec lui sa cour, ou, comme l'on disait, sa famille, c'est-à-dire toutes les personnes dont il avait besoin pour remplir dignement et convenablement cet office. Quant au nombre et à l'éclat, cette cour variait à raison de l'importance, de la grandeur ou de la vanité de la ville où elle allait siéger; mais le fond, le cadre si l'on veut, en était partout le même. Elle était composée de juges, ou pour mieux dire de jurisconsultes, les uns pour les causes civiles, les autres pour les causes criminelles. Ces deux classes de juges avaient chacune ses notaires ou greffiers. A la suite des juges venait une troupe de berrovieri, c'est- à-dire de gendarmes ou d'hommes de police, chargés d'aller à la découverte et à la poursuite des malfaiteurs.
Indépendamment de ces officiers, de ces subordonnés judiciaires, tout podestat avait un cortége militaire, composé d'un certain nombre de chevaliers, de damoiseaux ou d'écuyers et de pages. C'était là ce qu'on aurait pu nommer sa suite de guerre; car, à son office de juge, le podestat joignait ordinai-
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rement celui de capitaine. C'était lui qui, là où il n'y avait pas de général en titre menait et commandait à la guerre les milices de la république. J'ai dit ailleurs qu'il présidait les conseils publics dans leurs délibérations isolées et la réunion souveraine de ces conseils; de sorte qu'il était, comme on voit, le directeur suprême, le véritable chef de la république, le lien de toutes ses forces, le régulateur de tous ses actes.
Des fonctions si importantes n'auraient pu être de longue durée, sans devenir tyranniques. Elles étaient généralement annuelles, en quelques endroits de six mois seulement. Pour ce qui est du mode de son élection, il variait beaucoup dans les différentes républiques mais, dans chacune il avait été pour le législateur un sujet grave de réflexions. Il était généralement nommé par des électeurs spéciaux, tantôt élus eux-mêmes à cet effet, tantôt désignés par le sort.
Quelques-unes des combinaisons imaginées pour le choix des podestats sont assez remarquables, et font voir combien dès le XIIIe siècle, les républiques italiennes avaient pris d'ingénieuses précautions pour soustraire l'élection des hommes qui devaient les gouverner à l'influence des affections ou des intentions privées. — La manière dont les Bolonais élisaient leur podestat est une des plus curieuses, et du petit nombre de celles où le sort n'était pour rien , d'où il semble même qu'il eût été exclu avec une sorte de répugnance réfléchie.
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Deux des conseils publics, le grand conseil et le conseil secret élisaient dix hommes par quartier, en tout quarante, pour nommer le podestat. On enfermait ces quarante hommes ensemble dans le même local, et on les y laissait jusqu'au lendemain soir. Si dans ce délai vingt-sept d'entre eux s'étaient accordés sur le choix à faire, leur mission était remplie , et ils se retiraient. Au cas que dans le délai fixé il y eût moins de vingt-sept électeurs d'accord entre eux, les quarante électeurs étaient renvoyés chez eux, et leur titre d'électeur annulé. On nommait une seconde commission électorale, en même nombre et de la même manière que la précédente. Si, dans le délai convenu, celle-ci n'avait pas fait son choix à la majorité exigée, elle était cassée, et n'était pas renouvelée. On procédait alors au choix du podestat selon le mode ordinaire établi pour la décision de toutes les affaires.
Tout ce qui concernait les attributions, le cortége et le salaire du podestat, était convenu et rigoureusement stipulé avant son arrivée ; et à son entrée en fonctions, il prêtait un serment dont la formule variait, mais dont le fond était partout le même. C'était un serment de se conduire avec équité, et de respecter en toute chose la constitution, les lois et les usages de la ville qui l'avait élu.
A l'expiration de ses fonctions, il subissait ce que l'on nommait le sindicato, c'est-à-dire un examen public de sa conduite. Si l'examen était favorable, il était accompagné d'éloges, d'honneurs et de pré-
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sents. Dans le cas contraire, le podestat pouvait être condamné à une amende, et il n'échappait guère à des démonstrations infamantes de mécontentement et de blâme. On allait parfois jusqu'à faire faire son portrait, pour l'exposer suspendu les pieds en haut, la tête en bas, à l'une des fenêtres du palais public.
Tout ce que je viens de dire des attributions et des fonctions des podestats au XIIIe siècle en fait suffisamment voir l'importance. Je citerai néanmoins pour la démontrer encore mieux, un fait particulier et assez intéressant par lequel l'histoire politique de l'Italie se rattache à l'histoire de sa littérature. Bru- netto Latini, un des premiers Italiens qui cultivèrent la langue et la littérature nationales, et dont j'aurai à parler encore plus d'une fois, puisqu'il fut le maître de Dante, Brunetto Latini écrivait, dans la seconde moitié du XIIIc siècle, un ouvrage intitulé le Trésor, espèce d'encyclopédie des connaissances scientifiques et littéraires de l'époque. Le neuvième et dernier livre de l'ouvrage est consacré en entier à la politique; or, ce traité de politique n'est d'un bout à l'autre qu'un exposé général très-fidèle de tout ce qui concernait l'office du podestat. C'est à cet office qu'il rapporte ce qu'il dit des gouvernements de l'Italie, par opposition aux autres gouvernements de l'Europe; et la manière dont il exprime - cette distinction est assez curieuse pour être citée. Il y a, selon Brunetto, deux sortes de gouvernements ou de seigneuries, comme il s'exprime : « L'une, dit-
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il, est la seigneurie qu'il y a en France et dans d'autres pays, c'est-à-dire la seigneurie des rois et des princes perpétuels qui vendent les emplois et les livrent à ceux qui les achètent le plus cher, sans regarder à leur mérite ni au bien des bourgeois et des communautés; l'autre est la seigneurie de l'Italie, où les citoyens, les bourgeois et les communautés élisent pour podestat et seigneur tel homme qu'ils pensent devoir contribuer le plus au bien de la communauté et de ses habitants. »
C'était donc à l'institution du podestariat que Brunetto Latini rapportait ses idées les plus positives de la liberté italienne. Il ne s'agit pas ici de savoir en quoi et jusqu'à quel point il avait raison ; mais son opinion est du moins une démonstration naïve de la haute'place que le podestariat avait prise parmi les institutions politiques de l'Italie.
Une remarque à faire sur cette institution, c'est qu'à certains égards et envisagée d'une manière générale , elle était en opposition directe avec l'esprit démocratique des républiques italiennes, qui semblait tendre à l'anéantissement de la noblesse, de cette noblesse débris encore si vivace de l'ancienne féodalité.
En effet, le podestariat était une carrière nouvelle et magnifique, ouverte aux seigneurs féodaux déjà dépossédés de leurs fiefs, et de jour en jour plus inquiétés dans la possession de ceux qui leur restaient. L'ancienneté de race, la renommée de famille, l'illustration du sang, les honneurs, les pri-
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viléges et l'orgueil de la chevalerie, non-seulement n'étaient point exclus de cette carrière , ils étaient des conditions de rigueur pour y être admis. Ce que l'on exigeait de plus que la noblesse, de plus qu'un nom glorieux et qu'une éducation chevaleresque, c'étaient des qualités propres à relever encore tous ces avantages, faites pour y ajouter un nouveau lustre : c'était de la gravité, de l'expérience et du savoir ; c'était un sentiment profond de la justice, et le courage indispensable pour ne jamais manquer à ce sentiment. En un mot, si l'on avait eu le projet de rendre les seigneurs italiens du XIIIe siècle intéressants, respectables, j'ai presque dit populaires, on n'aurait guère pu inventer rien de mieux que le podestariat.
Cette contradiction apparente, dans les républiques italiennes du XIIIe siècle, s'explique aisément et d'une manière honorable pour l'esprit de ces républiques. Ce n'était pas précisément comme nobles qu'elles poursuivaient les seigneurs féodaux ; c'était comme alliés naturels d'un pouvoir étranger, d'un pouvoir qu'elles craignaient et méprisaient, qu'elles qualifiaient de barbare, et au nom duquel elles avaient été longtemps opprimées. C'était par un besoin passionné d'indépendance, par un instinct puissant de liberté , qu'elles avaient guerroyé et continuaient à guerroyer contre ces seigneurs, et non par un stupide et brutal emportement démagogique. Elles pouvaient souffrir, chérir même la noblesse , c'est-à-dire la gloire, le renom, tous les
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avantages d'une éducation et d'une situation privilégiées, mais à la condition que tous ces avantages seraient tournés à leur service et non contre elles. En un mot, elles voulaient que leurs nobles eussent de l'illustration et du pouvoir, mais une illustration et un pouvoir qu'ils tinssent d'elles. Cette observation , que suggère naturellement l'institution du podestariat, pourrait être, au besoin, confirmée par beaucoup d'autres faits divers.
Quoi qu'il en soit, on ne saurait méconnaître l'heureuse influence de cette institution; et s'il y eut en Italie au XIIIe siècle, beaucoup de nobles d'un grand caractère et d'une haute intelligence, tour à tour intrépides chevaliers ou habiles capitaines à la guerre, et prudents magistrats à la tête des conseils démocratiques des cités, je n'hésite pas à l'attribuer, en grande partie, au podestariat.
L'histoire fait, il est vrai, mention de divers podestats qui, dans leurs nobles fonctions, s'écartèrent de la ligne du devoir. Elle en a flétri quelques-uns qui se déshonorèrent par des complaisances intéressées, ou par des lâchetés qui leur étaient naturelles. Mais elle en cite encore plus qui péchèrent par l'excès contraire, par celui de la force et de la rigueur; qui, dans l'alternative de manquer à leur office ou de blesser l'humanité, prirent ce dernier parti. On en cite plus d'un qui mit une sorte d'héroïsme, une sorte de forfanterie chevaleresque à ne jamais fléchir, à se montrer impitoyable observateur de la lettre des règlements et des prescriptions auxquelles
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il était convenu de donner le nom de justice. Parmi une multitude de traits qui constatent ce que je veux dire, j'en citerai un seul qui représentera passablement tous les autres.
En 1314, Bertoldino da Sala, noble Bolonais, était podestat à Sienne. Il y avait alors, dans cette ville, beaucoup de bandits étrangers, dont le podestat voulait à tout prix la délivrer. Il fit d'abord dresser une potence hors des murs, et y fit pendre aussitôt un des bandits qui avait été arrêté. C'était un premier avertissement qu'il voulait donner aux autres qui n'étaient pas encore arrêtés ; après quoi il fit proclamer dans toute la ville l'injonction faite à tous ces bandits de se retirer de Sienne, sous peine d'avoir un pied coupé. Beaucoup de bandits s'en allèrent ; mais il en resta quelques-uns qui ne savaient probablement où aller. Les gendarmes du podestat en arrêtèrent cinq, auxquels celui-ci, en homme de parole, ordonna aussitôt de couper un pied. L'exécution devait être publique ; la multitude en eut horreur; elle tomba sur les gendarmes du podestat, et leur enleva les cinq malheureux qui, pour le coup, se sauvèrent sans délibérer où ils iraient.
Le podestat aurait probablement fait grâce aux cinq misérables, si on la lui eût demandée. Mais, en les lui arrachant, on lui avait fait un outrage sanglant dont il devait se laver. Il fit si bien qu'il parvint à faire arrêter un des cinq fugitifs; et pour n'être pas troublé cette fois dans ses opérations, il ordonna que le prisonnier fût amené devant lui, dans
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une des salles du palais; là il le fit décapiter et jeter sa tête au milieu de la foule réunie sous les fenêtres du palais. Cela fait, il fut tranquille : il avait sauvé son honneur de podestat.
Plus heureux que celui-là, beaucoup d'autres podestats n'eurent à se signaler que par des victoires sur les ennemis extérieurs, par l'exercice de toutes les vertus chevaleresques, et ne laissèrent dans les villes qui les avaient appelés que des souvenirs de vaillance, de générosité, de courtoisie et de joie.
Après avoir parlé des divers magistrats des républiques italiennes, il ne sera pas superflu d'ajouter un mot sur l'édifice où ils siégeaient; il y avait jusque dans cet édifice quelque chose de caractéristique, parfaitement analogue à tout ce qui s'y disait et s'y faisait.
J'ai eu déjà l'occasion de le dire, les palais des villes d'Italie étaient de vraies forteresses, et des forteresses souvent assiégées, souvent battues et défendues. Lorsque le peuple de ces villes eut des magistrats à lui, chargés de le défendre contre les hommes à palais, il parut convenable que ces magistrats eussent aussi leur palais, et que ce palais fût une forteresse plus vaste, plus sûre et plus imposante que toutes les autres.
Telle fut la pensée d'après laquelle toutes les villes libres d'Italie firent construire ce qu'elles nommèrent le palais du peuple, le palais communal. La plupart de ces édifices furent construits dans le cours du XIIIe siècle. Un des premiers fut celui de Brescia,
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bâti en 1223. Un des derniers fut celui de Florence, commencé seulement en 1298, et par cette raison même l'un des plus remarquables. Ce palais subsiste encore aujourd'hui sous le nom de palazzo vecchio; mais il a été restauré, c'est-à-dire dénaturé à plusieurs reprises; on s'est donné beaucoup de fatigue pour en faire un édifice comme beaucoup d'autres. Mais on a eu beau se fatiguer, la masse du vieux édifice a gardé son aspect menaçant de forteresse populaire, de monument fait non pour tomber pierre à pierre, mais pour être rongé tout d'une pièce et grain à grain par les siècles comme les rocs des montagnes.
Je voudrais maintenant donner quelque idée des relations des villes chefs-lieux de république avec les populations de leur district rural, de leur con- tado, comme on disait. Le sujet est intéressant, mais obscur, et il m'est impossible d'en donner autre chose qu'un aperçu très-fugitif, dans la vue de résumer ici, sous un seul point de vue, des observations et des faits auxquels j'ai déjà touché ailleurs, mais à la dérobée et séparément.
La population rurale d'une république était, pour l'ordinaire, composée de trois classes d'hommes. Sur les confins et dans les lieux les plus écartés et les plus sauvages, habitaient quelques seigneurs féodaux non soumis à la république. Dans les lieux plus accessibles, vivaient épars d'autres seigneurs à fief se reconnaissant pour sujets de la république , mais conservant sur la population de leurs châteaux et de
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leurs fiefs une juridiction et des droits de seigneurie. Après cela, venaient les petites villes, les bourgades, les villages où il n'y avait plus de seigneurs, et qui formaient des communautés particulières, ayant un gouvernement analogue à celui de la capitale, mais sous la direction de celle-ci. Elles lui payaient des taxes, lui fournissaient des hommes pour la guerre, et ne p6uvaient rien faire d'important sans la consulter et sans y être autorisées par elle. C'était un vrai régime de conquête en général très-mitigé, mais où perçaient cependant encore, dans l'occasion, d'un côté des défiances, et de l'autre une certaine répugnance à obéir.
Les relations des républiques italiennes avec les seigneurs féodaux non soumis ou mal soumis, étaient en général fort simples : on leur faisait la guerre et on leur enlevait pied à pied les rochers, les montagnes, les maremmes sur lesquels ils dominaient encore.
Les rapports avec les seigneurs soumis étaient, au contraire, assez variés. Ils avaient tous pour base des traités particuliers dictés par le parti populaire et plus ou moins rigoureux, selon que le vainqueur se défiait plus ou moins du vaincu. La base commune de tous ces traités était, de la part du seigneur, l'engagement de remplir envers la république les devoirs ordinaires du vassal envers le suzerain. Mais cette clause fondamentale était d'ordinaire accompagnée de quelque obligation plus spéciale imposée au seigneur envers la ville victorieuse. Tantôt on
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l'obligeait à ne rester dans ses châteaux qu'un temps limité de l'année, et à en passer le reste dans la ville ; tantôt on l'astreignait à fixer sa demeure dans celle- ci. Il avait parfois l'air de s'être soumis à discrétion en s'engageant vaguement envers la république à ne lui refuser aucun des services qu'elle trouverait à propos d'exiger de lui.
Mais tous ces traités, si sévères qu'ils pussent être pour les seigneurs, n'en étaient pas moins, en un point, contraires aux maximes et aux tendances des républiques, qui étaient d'affranchir les habitants des campagnes ; et les traités dont il s'agit consacraient indirectement la servitude de ces habitants, et reconnaissaient implicitement à leurs seigneurs le droit de les traiter comme leurs hommes et leurs vassaux.
Cela est vrai; mais tous ces traités particuliers des républiques avec les seigneurs de leur territoire n'empêchaient point ces républiques de suivre constamment, vis-à-vis des habitants des campagnes, le plan bien décidé de les affranchir. La domination féodale qu'elles reconnaissaient d'un côté, elles cherchaient sans relâche, de l'autre, à l'anéantir, et il n'y a point d'effort ni de tentative qu'elles ne renouvelassent fréquemment dans ce but. Dès les commencements du xive siècle, il n'y avait presque plus de serfs dans le territoire des républiques italiennes : presque tous avaient été rachetés ou affranchis de force et d'autorité.
Après avoir essayé de donner une idée du régime
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intérieur de ces républiques, je dois dire quelque chose de leurs relations entre elles et, en général, avec les États étrangers. Dès le commencement du xiie siècle, les villes libres d'Italie firent acte de souveraineté en s'alliant entre elles ou avec des puissances étrangères. En 1111, Pise conclut un traité d'amitié avec l'empire d'Orient. La première alliance de Milan et de Pavie est de 1112. Toutes les époques subséquentes jusqu'à la fin du XIIIe siècle sont remplies d'alliances semblables non-seulement entre les républiques italiennes, mais entre celles-ci et celles du midi de la France.
On cite un traité d'amitié et de commerce conclu, en 1108, entre Gaëte et Marseille. Il y en a un autre de 1110 entre Marseille et Pise. Un troisième, de 1115, entre cette dernière ville et Nice; un quatrième, de 1166, entre Narbonne et Gênes; et puis une multitude d'autres, pareils, jusque vers la fin du XIIe siècle.
Même pour l'histoire de la littérature, ce fait est intéressant, et je devrai y revenir; il me suffit de l'avoir noté ici.
Maintenant, ce que j'ai à dire des relations hostiles des républiques italiennes entre elles se réduira à un tableau rapide de leur système de guerre; mais ce point n'est pas le moins intéressant ou le moins curieux des institutions et des mœurs de l'Italie au XIIIe siècle.
Dans la plupart des villes libres de ce pays, tout ce qui avait rapport à la guerre était confié à une
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administration particulière, distincte du gouvernement général. Il paraît qu'à certaines époques et dans certaines républiques, cette administration était permanente; mais, dans la plupart, elle était temporaire, et finissait avec l'état de guerre pour lequel elle avait été créée. Elle différait aussi beaucoup, pour l'organisation , d'un lieu à l'autre.
A Plaisance, en 1212, on trouve deux podestats de la milice; à Brescia et dans plusieurs autres villes de la haute Italie, deux préposés aux affaires militaires ; et à Florence, vingt-quatre capitaines de la guerre. A Padoue, c'étaient douze personnages avec le titre des douze sages du conseil secret, et renouvelés tous les quinze jours, qui exerçaient une dictature dans les affaires militaires.
L'organisation militaire n'était point autre que l'organisation sociale et politique. C'étaient les corporations d'arts et métiers, chacune sous sa bannière, qui faisaient les corps de milice, les divisions de l'armée. Il y avait seulement, outre ces divisions, un corps d'armée principal, avec l'étendard de la république, composé des principaux citoyens, nobles et bourgeois. C'était parfois un général, nommé ad hoc, qui commandait ces forces; mais ordinairement c'était le podestat ou quelqu'un des magistrats.
C'est une chose singulière de voir avec quel empressement et quelle gravité les républiques italiennes du XIIIe siècle avaient adopté, dans leur système et leurs usages de guerre, une multitude
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d'usages chevaleresques que l'on s'étonne un peu de trouver hors des romans ou de l'histoire des combats en champ clos. De ce genre, par exemple, était leur mode de déclarer la guerre à un ennemi ou, comme on le disait, de le défier. L'État provocateur envoyait à l'État provoqué un gant ensanglanté que l'on portait et présentait sur un buisson. C'était sur ce buisson que la partie défiée devait le ramasser, en signe d'acceptation du défi.
Un autre usage non moins chevaleresque, c'était ce qui se pratiquait sur le champ de bataille au moment d'engager l'action. Le général de la cavalerie désignait un certain nombre de cavaliers ou de chevaliers qui devaient s'élancer les premiers sur l'ennemi, lui porter les premiers coups, et donner, par des traits de bravoure, un augure de la victoire. Ces cavaliers d'élite, qui prirent plus tard le nom de feditori, comme qui dirait assaillants, et finirent par être en nombre indéterminé, ne furent d'abord que douze, et se nommèrent paladins comme les douze pairs de Charlemagne. Il fallait gagner ce nom glorieux immédiatement après l'avoir reçu, et l'entreprise était souvent mortelle. C'était dans le même esprit, et par des motifs analogues, que l'on faisait presque toujours de nouveaux chevaliers au début d'une bataille.
Quelque chose de plus caractéristique encore que tout cela, et qui atteste encore mieux l'empire des idées de la chevalerie sur les républiques italiennes, c'est de voir des femmes, de hautes dames inter-
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venir dans les affaires militaires. La chose arriva à Padoue, en 1228, je ne sais en quelle occasion urgente, où les plus illustres dames de la ville s'assemblèrent pour délibérer sur la guerre imminente.
Et si l'on s'étonnait trop de ce trait, j'en citerais un autre dans le même genre, bien plus notable encore, et attesté de manière à ne pas souffrir de contradiction. En 1301, plusieurs grandes dames de Gênes, parmi lesquelles il y en avait des maisons Grimaldi, de Loria et Spinola, s'offrirent pour aller combattre en terre sainte. Leur proposition fut soumise au pape Boniface VIII, et le sujet de plusieurs négociations.
Parmi les institutions militaires des républiques italiennes qui ne furent point empruntées des idées ou des usages de la chevalerie, mais vraiment et de tout point nationales, celle du carroccio est la plus remarquable.
On nommait carroccio un char de guerre, pesant, solide, richement décoré et drapé, et traîné par des bœufs, auquel était fixé l'étendard de la commune, dans les marches et les batailles. Ce char était, pour chaque république, son vrai palladium; c'était l'objet sacré pour la défense duquel il fallait combattre jusqu'à la mort; dont la perte était pour chaque citoyen un deuil et un opprobre personnels.
Les mouvements du carroccio étant fort lents, ne pouvaient guère se combiner qu'avec des manœuvres d'infanterie ; d'où il résulte que celle-ci avait dû prendre une importance particulière dans le sys-
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tème de guerre des républiques italiennes, et par là même y faire trouver les principes, les éléments de tactique qui furent développés et perfectionnés dans les deux siècles suivants par les grands condottieri, tels que Sforza, Piccinino, Braccio et Carmagnola.
C'est dans la guerre de Frédéric Barberousse contre les républiques lombardes que l'on voit celles-ci faire pour la première fois usage du carroccio. Les républiques toscanes ne l'adoptèrent que dans le cours du siècle suivant. De même que les chevaliers donnaient un nom à leurs chevaux, les Italiens en donnaient un à leur carroccio. Celui de Parme se nommait Biancardo, celui de Crémone Gagliardo. C'était toujours à l'élite des braves que la garde du carroccio était confiée dans les batailles, et il n'était pas rare de voir de petites compagnies, espèces de bataillons sacrés, se dévouer solennellement à cette garde, ce qui était prendre un engagement équivalent à celui de se faire tuer en cas de défaite.
On peut juger de ce que l'on exigeait de ceux qui gardaient l'étendard de la république, par ce que la loi de plusieurs villes prescrivait aux simples gonfa- loniers des corporations. A Modène, par exemple, il était convenu qu'un gonfalonier ne fuirait jamais du combat, et n'abaisserait jamais son enseigne. Le contrevenant était puni de mort : ses armes et son cheval devaient être brûlés, et ses descendants à jamais privés de tout office public. Les lâches étaient traités là comme en d'autres lieux les sacriléges.
On se figure aisément qu'avec des armées organi-
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sées de la sorte, les guerres ne devaient point ressembler aux guerres ordinaires; et il est vrai de dire qu'elles n'y ressemblaient guère. C'étaient des peuples entiers qui combattaient l'un contre l'autre , dans les guerres républicaines dont il s'agit. C'étaient deux cités dont chacune était tout à coup transformée en un camp. Or, ces masses politiques ne combattaient pas seulement de tout leur courage,, de toute l'ardeur de leurs opinions et de leurs intérêts, mais avec l'ensemble de leur caractère, avec tout ce qu'elles avaient de vanité, d'imagination, de besoin d'émotions vives et fortes. La victoire ne leur suffisait pas, elles y voulaient des incidents dramatiques, des accessoires pittoresques, des bravades, des réjouissances, des fêtes.
Ainsi, par exemple, le vainqueur ne manquait guère de poursuivre les adversaires jusque sous les murs de leur ville ; et là, de les piquer et de les braver de toutes les façons. Ces bravades consistaient généralement à faire, à la face des vaincus, les choses les plus disparates avec l'état de guerre; les choses qui d'ordinaire n'avaient lieu que dans le calme et la sécurité de la vie civile. On y créait de nouveaux chevaliers; on y battait monnaie. On y faisait, comme en certaines fêles, disputer le prix de la course à des
hommes, à des filles publiques ( , non ) , à
des chevaux, à des ânes.
A la bataille d'Alto-Pascio, fe les1 Florentins furent défaits par les Pisans, ceufèc^vi$t$iYtVsm|s les murs de Horence , et y firent uM^ultitudérde bra-
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vades extraordinaires : ils y firent entre autres choses chanter la messe par de jeunes prêtres qui venaient d'être ordonnés à l'heure même et sur la place. Il était impossible, dans les idées et les mœurs du temps, de pousser plus loin l'orgueil et la joie de la victoire.
Et l'on n'attendait pas toujours d'être vainqueur pour se livrer à cette verve, parfois bouffonne, de vanité belliqueuse. On se permettait ces bravades dans le cours même de la guerre, surtout dans les siéges, opérations souvent longues et ennuyeuses, où l'on avait par conséquent plus besoin de s'exciter et de s'égayer. Un des moyens les plus usités pour cela, c'était de lancer dans la ville assiégée, avec les machines de guerre, des animaux morts, surtout des ânes. C'était la plus insultante des provocations; et il fallait qu'une ville bloquée fût aux abois, pour n'y pas répondre par une sortie furieuse.
Je ne puis plus ajouter que quelques observations à cet aperçu trop rapide des institutions des républiques d'Italie au XIIIC siècle. Il me reste à dire un mot des variations ou des modifications successives qu'elles éprouvèrent.
Ces variations furent de deux sortes : les unes régulières, ayant lieu selon le mode prescrit par la constitution elle-même; les autres accidentelles, irrégulières, et provenant de causes extérieures.
Les républiques italiennes avaient sagement prévu que, dans le mouvement rapide qui les emportait,
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et sous les diverses influences auxquelles elles étaient exposées, elles auraient besoin de pouvoir modifier aisément leurs statuts, et elles avaient réglé la manière de le faire. S'agissait-il de changer ces statuts sur un point isolé et déterminé, la chose se faisait d'après le mode ordinaire établi pour la proposition, la délibération et la sanction des lois. Seulement, comme je l'ai dit déjà, les dérogations aux statuts devaient être votées à une majorité beaucoup plus forte. que les majorités ordinaires.
S'agissait-il, au contraire, d'une révision, d'une réforme générale des statuts, c'étaient des magistrats spéciaux, élus à cet effet, qui en étaient chargés. Ces magistrats variaient de nombre et de nom dans les différentes républiques. A Sienne, ils étaient treize, et prenaient, de leurs fonctions mêmes, le titre d'emen- datori degli statuti, de correcteurs des statuts. A Florence, ils formaient ce que l'on nommait l'olfi--io degli albitrii, la magistrature des arbitres. Partout, à ce qu'il paraît, leur choix était réservé aux magistrats gouvernants.
Quant aux changements extraordinaires faits aux constitutions italiennes, c'étaient, en général, de véritables révolutions politiques, suite inévitable de la lutte du peuple contre les nobles, et des nobles entre euy
Les prétentions de la démocratie croissant à chacun de ses triomphes, le peuple finit presque partout par se faire admettre aux plus hautes magistratures. Le podestariat seul fut respecté par les
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ambitions populaires ; mais il ne laissa pas de leur faire ombrage, et de leur inspirer des jalousies qui eurent partout plus ou moins d'influence sur les constitutions.
Dans beaucoup de républiques on créa, en opposition au podestat, un magistrat qui fut particulièrement l'homme du peuple, qui fut une espèce de podestat populaire, avec un tribunal, des officiers et une juridiction à lui. Ce magistrat se nomma parfois Yabbcite, mais plus ordinairement il capitano del popolo. Cette addition satisfit la multitude ; mais elle compliqua gratuitement une organisation politique qui l'était déjà beaucoup; elle en ralentit l'action à l'instant même où cette action devenait plus désordonnée par l'admission des classes inférieures aux emplois élevés.
D'un autre côté, les factions des hautes classes, celles surtout des Gibelins et des Guelfes, furent la cause de diverses altérations dans l'organisation et la marche des institutions républicaines. Là où les deux factions se balançaient à peu près et ne pouvaient s'accorder sur le choix d'un podestat, elles en nommaient deux, chacune le sien. Ces deux podestats ne manquaient jamais d'être jaloux l'un de l'autre; au bout de quelque temps, il y en avait toujours un de chassé, et celui qui restait pouvait tyranniser ceux qui ne l'avaient pas élu. Ces difficultés, ces désordres renaissant à chaque élection d'un podestat, obligèrent les républiques à recourir aux podestats à long terme ou à vie ; ce qui fut en grande partie
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l'origine de ces petites tyrannies, dont les meilleures donnèrent un peu de repos en échange d'une liberté trop orageuse pour des populations désormais lasses d'une lutte sans fin.
Je ne voudrais point finir sans avoir indiqué, en passant, les rapports des institutions des républiques italiennes avec les mœurs générales, et l'influence que les premières eurent sur celles-ci.
Presque tout ce que l'on sait des mœurs des Italiens au moyen âge se rapporte à celles des classes féodales, c'est-à-dire de cette portion de la population de l'Italie issue des conquérants barbares, ou qui, bien que d'origine italienne, entrée en partage des honneurs et des bénéfices de la conquête, dut naturellement prendre les habitudes et les idées des conquérants. Les mœurs dont il s'agit sont, en effet, non-seulement très-rudes, mais d'une rudesse toute germanique.
C'est ce que l'on peut particulièrement affirmer du trait le plus saillant de ces mœurs, du point d'honneur attaché à la vengeance personnelle des offenses reçues; mais il est étonnant de voir quelles racines profondes ce principe barbare de justice avait jetées en Italie, en dépit des habitudes et des idées de justice civile restées de la législation romaine dans le pays. Le fameux proverbe italien : Vendetta di cento anni tiene i lattaivoli, (vengeance de cent ans a encore ses dents de lait); ce proverbe, dis-je, n'est qu'une traduction poétique du principe en vertu duquel l'offensé se tenait pour autorisé à
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venger son offense sur les parents et sur les descendants de l'offenseur jusqu'au quatrième degré des uns et des autres.
Un autre trait des mœurs des nobles italiens au moyen âge, moins connu, mais plus étrange peut- être que le précédent, et dont l'origine n'est pas si aisée à démêler, c'est un attachement extraordinaire et presque superstitieux pour le palais, pour le château natal. Un noble pouvait bien mourir au loin, dans la terre étrangère, mais il n'y pouvait être enseveli : il fallait que sa dépouille fût renvoyée aux siens et réunie à celles de ses ancêtres, sous peine de déshonneur pour ceux-ci et pour lui. De là naquit, au XIIIe siècle, un usage que je suis embarrassé à signaler.
Il y avait alors beaucoup de nobles exilés à l'étranger aussi bien que dans les diverses parties de l'Italie, et il en mourait beaucoup. Le respect dû à leurs restes voulait qu'ils fussent renvoyés à leur première demeure; mais les misères, les embarras de l'exil s'opposaient à ce que l'on mît beaucoup de cérémonie à cet envoi, et à ce que l'on y fît de grandes dépenses. On se contenta donc d'envoyer, au lieu de leurs corps, leurs ossements blanchis et soigneusement dépouillés, je ne dirai pas de quelle manière, pour ne pas offrir à la pensée des images insolites auxquelles elle répugnerait.
D'autres traits des mœurs italiennes, dans lesquels reparaît plus clairement l'influence des mœurs barbares, c'est l'habitude de mutiler et d'insulter sur le
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champ de bataille les cadavres des ennemis vaincus ; c'est la dureté des lois pour les femmes : il y eut, à ce qu'il paraît , des lieux et des époques où elles furent brûlées vives pour cause d'infidélité à leurs maris.
A dater du XIIe siècle, il y eut diverses causes par l'effet combiné desquelles ces mœurs barbares, restes naturels d'une domination barbare, commencèrent à s'adoucir et à se polir. Ces causes diverses se résument aisément en deux influences principales qui souvent même se confondent pour agir de concert. Je veux parler de l'influence des institutions politiques. J'aurai ailleurs l'occasion de parler de la première : ici je ne parlerai que de la seconde, et n'en puis dire que quelques mots, qui termineront cette ébauche de l'organisation des républiques italiennes du moyen âge.
Il est dommage que les statuts, les lois, les ordonnances de ces républiques soient, pour la plupart encore, enfouis dans des archives où il n'est pas facile de pénétrer. Je suis convaincu, d'après le peu que j'en ai pu apercevoir, que l'on y trouverait une foule de témoignages intéressants de l'heureuse part que les républiques d'Italie eurent à la civilisation générale du pays, à l'abolition des usages barbares, à la diffusion de la culture et des lumières, des habitudes de bienveillance et d'humanité.
Pour ne parler que des statuts et des lois d'une seule de ces républiques, de celle de Sienne, j'y ai trouvé une foule de traits intéressants pour l'histoire
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de la civilisation italienne. J'y ai trouvé des lois qui interdisent non-seulement les vengeances personnelles, mais les habitudes, les usages qui entretenaient la fureur de ces vengeances. J'y ai vu une loi portant défense à tous les citoyens de se déshonorer par des actes de barbarie sur les cadavres des ennemis vaincus. J'y ai vu la religion heureusement et fréquemment appelée au secours d'une politique humaine et généreuse. C'était une chose touchante de voir toutes les grandes fêtes chrétiennes célébrées par la délivrance de ces multitudes de prisonniers qu'entassaient journellement les mésaventures de guerre, les rigueurs de la politique et les proscriptions des partis.
Un autre- trait caractéristique de l'esprit législateur des républiques italiennes, c'est un zèle admirable pour le progrès de toutes les branches de savoir dont on pouvait alors avoir l'idée. Une ville libre ne mettait pas plus d'empressement à attirer à son service un podestat illustre, un capitaine de guerre qu'un professeur célèbre de jurisprudence, de philosophie ou de grammaire. Les statuts de Sienne, entre autres, sont remplis d'actes qui témoignent du respect naïf des magistratures italiennes pour la science ; qui font foi de leur sollicitude à la répandre, en dépit des traverses que l'esprit de faction suscitait trop souvent aux magistrats comme aux citoyens. Un docteur en loi était réputé l'égal d'un chevalier, et cela dans des temps où la chevalerie n'était point encore déchue de ses honneurs en Italie.
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Le sentiment grandiose et passionné des arts est encore un trait du génie populaire de l'Italie à ces époques. Les monuments les plus remarquables, des XIIe et XIIIe siècles, et même de la fin du xie, pourraient tous être qualifiés de monuments républicains, en ce sens qu'ils furent destinés à satisfaire l'orgueil patriotique des peuples pour lesquels ils furent faits, à émouvoir leurs imaginations avides, en tout genre, d'impressions vives et fortes.
Enfin, plus on considère les républiques italiennes du moyen âge, plus on étudie leurs institutions et leurs lois, et mieux on y reconnaît un énergique et noble instinct de civilisation qui commençait pour l'Italie une nouvelle ère de gloire.
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QUATRIÈME LEÇON.
CONSTITUTION DE FLORENCE.
J'ai essayé, dans la dernière séance, de tracer un tableau sommaire de la constitution des villes libres de l'Italie au XIIIe siècle. J'ai cherché, dans cette ébauche, à poser des notions préliminaires au moyen desquelles il me fût plus facile de donner une idée de la constitution particulière de Florence, qui était le but principal de mes considérations.
Ce ne fut qu'en 1282 que les institutions républicaines de Florence atteignirent le maximum de développeme'nt et de force, qui est l'état dans lequel je me suis proposé de les décrire. Prises à cette époque, ces institutions peuvent être considérées comme le résultat de toutes les révolutions antérieures de la république florentine, comme le résumé fidèle de toute son histoire. J'espère donc les faire mieux comprendre et les caractériser mieux, en tâchant de les faire ressortir du tableau rapide de ces révolutions et de cette histoire.
On ne sait rien de certain ou d'intéressant de Florence avant la fin du xie siècle. Mais c'est par un coup d'éclat qu'elle débute dans l'histoire du moyen âge italien, c'est par un soulèvement contre l'empereur
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Henri IV dans la guerre que cet empereur eut à soutenir contre la comtesse Matilde. Si ce soulèvement eut lieu en vertu des ordres et dans l'intérêt de la comtesse, ou s'il fut spontané, c'est ce que l'histoire ne marque point. Il est seulement constaté que, dès l'an 1102, Florence était une ville libre, ne reconnaissant plus que de nom la souveraineté des empereurs d'Allemagne, et d'aucune manière la domination des anciens marquis de Toscane ; mais on ne sait malheureusement que bien peu de chose de l'organisation de cette république à cette première période de son existence.
Elle était, comme toutes les autres villes libres de l'Italie à cette époque, gouvernée par des magistrats électifs et temporaires, nommés consuls, et assistés par un conseil également électif. Florence n'eut d'abord que deux consuls, avec un conseil de cent membres, nommés sénateurs, ou buoni uomini, (bons hommes), dénomination généralement employée alors pour désigner la minorité aristocratique de la population des villes, les personnages considérés pour la naissance, le rang ou la fortune.
L'aristocratie de Florence était dès lors assez mêlée : elle se composait d'une centaine de familles aux membres desquelles on donnait vaguement le nom de grands, nobles. De ces familles, la plupart étaient de race féodale et plus ou moins anciennes. Quelques-unes devaient uniquement leur éclat et leur pouvoir à de grandes fortunes amassées par le commerce. Toutes ces familles habitaient des palais
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fortifiés, munis de tours carrées, hautes de cent à cent vingt brasses. A des époques voisines de celles que j'ai ici en vue, on ne comptait encore à Florence que cent cinquante de ces tours fortes ; mais le nombre en allait tous les jours augmentant.
C'était dans ces familles privilégiées, nobles ou plébéiennes, et dans celles des riches marchands qu'étaient choisis les membres du consulat et des conseils. Toutes ces familles exerçaient de concert le pouvoir qu'elles avaient conquis de concert sur les marquis de Toscane et sur les empereurs d'Allemagne.
Quant au territoire de Florence, il était couvert de châteaux et partagé en fiefs grands ou petits, occupés les uns et les autres par des seigneurs indépendants de la juridiction d «e la ville, "et liés entre eux par les relations de la féodalité. Ces seigneurs étaient souverains chacun dans les limites de son fief; ils avaient droit de péage sur tout ce qui passait. Les hommes établis sur leur terre étaient censés en faire partie et leur appartenir comme elle.
Les possesseurs de ces fiefs, de ces châteaux étaient, pour la plupart, des nobles, des personnages d'ancienne race; mais plusieurs aussi des plébéiens enrichis qui avaient acheté ce que les autres possédaient à titre de privilége et d'hérédité.
Tous ces seigneurs à fief, ceux du moins qui avaient des châteaux sur ces fiefs, prenaient le titre de cat- tani, abréviation de celui de capitani, ou peut-être de castellani.
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En recouvrant son indépendance, et en s'affran- chissant du régime de la conquête, Florence s'était par là même constituée en état de guerre contre les seigneurs de son voisinage, qui exerçaient partout des droits et un pouvoir en opposition directe avec les siens, qui partout faisaient obstacle au développement de sa liberté et à ses intérêts de ville industrieuse et commerçante. Le nouveau gouvernement de Florence fut donc de sa nature antiféodal.
Le premier acte que l'histoire rapporte de ce gouvernement est une sommation solennelle à tous les châtelains de son territoire de reconnaître sa juridiction, et une déclaration de guerre à mort contre ceux qui ne la reconnaîtraient pas. Quelques-uns la reconnurent sans doute, bien que l'histoire ne le dise pas; mais la plupart refusèrent de s'y soumettre, et la guerre commença dès lors contre eux.
De 1,107, époque de la déclaration que je viens de citer, à 1207, année où le podestariat commence à Florence, il y a juste un siècle; et toute l'histoire de Florence, durant ce siècle, est une histoire de guerres, d'expéditions contre les seigneurs du pays, de forteresses féodales attaquées, prises, démolies , brûlées, soumises ou occupées par les Florentins. Il serait inutile de nommer toutes ces forteresses, et d'entrer dans les détails, d'ailleurs peu connus, de ces expéditions républicaines : j'en rapporterai seulement quelques incidents caractéristiques.
A ce titre, peuvent être citées la prise et la destruction de la forteresse de S. Miniato il tedesco en 1131.
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Cette forteresse était occupée par un vicaire de l'empereur Conrad III, chargé de maintenir, comme il pourrait, les droits de l'empire en Toscane. La guerre d'extermination que lui firent les Florentins fut donc une véritable insurrection contre l'autorité impériale.
Les nobles résistaient de leur mieux à cette guerre systématique que leur faisait le consulat de Florence. Ils avaient des parents, des alliés dans la noblesse urbaine; et celle-ci, qui voyait les prétentions de la démocratie s'élever de plus en plus, s'en alarmait souvent, et se prêtait parfois aux tentatives des seigneurs féodaux du comté pour renverser le gouvernement populaire. En 1 \ 67, les Uberti, une des deux ou trois familles florentines les plus illustres et les plus puissantes, en vinrent avec le consulat à une guerre ouverte qui dura deux ans.
Ricordano de' Malispini, le seul historien qui parle de cette guerre, en rapporte des particularités assez curieuses, a Ce fut, dit-il, une merveilleuse et dure guerre : presque tous les jours, ou de deux jours l'un, on combattait en plusieurs endroits de la ville, quartier contre quartier, selon qu'un quartier était habité par un parti ou par l'autre. Chacun avait armé ses tours et dressé pierriers et mangonneaux pour tirer l'un contre l'autre. La ville était, en maints endroits, barricadée; de ce fléau il y eut beaucoup de gens tués, et il en survint au pays une infinité de dangers et de dommages. Les citoyens s'échauffèrent tellement à cette façon de guerroyer qu'ils passaient alternati-
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vement un jour à combattre leurs adversaires, et le jour suivant à manger et à boire ensemble, racontant les actes de bravoure de la veille. »
Le parti populaire sortit victorieux de cette lutte : mais une lutte si vive et si générale ne pouvait pas en rester là.
En 1184, les nobles vaincus dans cette première discorde civile eurent une occasion favorable de prendre leur revanche, et ne la manquèrent pas. Frédéric Barberousse, passant à Florence, s'y arrêta quelques jours. Tous les seigneurs dépossédés ou menacés par la république, lui portèrent leurs plaintes, et l'empereur se montra d'autant plus empressé d'y faire droit, qu'il avait plus de griefs personnels contre les Florentins. Il leur ôta toutes leurs conquêtes, et rendit à beaucoup de nobles les seigneuries dont ils avaient été dépouillés; mais il ne leur donna pas les forces dont ils auraient eu besoin pour s'y maintenir. L'empereur parti, les Florentins rentrèrent peu à peu dans toutes leurs conquêtes, et poursuivirent la guerre qui tendait à les compléter.
Ce n'étaient pas seulement le courage guerrier, un juste sentiment de fierté, la capacité des résolutions énergiques et la persévérance requise pour leur succès, qui s'étaient développés chez les Florentins, avec le besoin de l'indépendance et l'amour de la liberté ; c'était quelque chose de plus frappant et de plus singulier, c'était un certain héroïsme, ayant plus de rapport à celui de la chevalerie qu'à tout autre, une sorte d'exaltation magnanime du senti-
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ment de la justice et de l'honneur, je ne sais quel orgueilleux besoin de faire quelque chose au delà du simple devoir. Je citerai, en preuve de ce que je veux dire, un trait des plus remarquables.
En 1117, les Pisans avaient préparé une grande expédition maritime contre l'île de Majorque, alors au pouvoir des Arabes d'Espagne. Sur le point de mettre à la voile, ils hésitaient à s'éloigner, parce qu'étant alors en guerre avec les Lucquois, ils craignaient que ceux-ci n'entrassent à Pise en leur absence et n'y fissent beaucoup de mal de toute espèce. Après avoir bien délibéré sur ce qu'ils avaient à faire, ils dépêchèrent des députés aux Florentins, dont ils étaient alors les alliés et les amis, les priant de vouloir bien envoyer dans leur ville quelques milices, pour la garder jusqu'à leur retour.
Florence accepta l'invitation, et fit partir aussitôt pour Pise un fort détachement de troupes. Mais, au lieu de s'établir à l'aise dans la ville, les Florentins qui composaient ce détachement campèrent au dehors , à une certaine distance; et une proclamation fut aussitôt faite dans le camp, portant défense, sous peine de la vie, à tout Florentin de la troupe de mettre le pied dans la ville. Leur intention était de montrer par là tout le respect et tous les égards possibles pour les femmes des Pisans, et de leur éviter jusqu'à la moindre chance d'être inquiétées ou effarouchées.
Poussé par un motif que l'histoire ne dit pas, un Florentin viola la défense, et s'introduisit dans la
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ville, mais sans y faire d'ailleurs rien de répréhen- sible. Il fut aussitôt arrêté, jugé et condamné à être pendu. Le bruit de cette condamnation se répandit bientôt à Pise, et les vieillards qui s'y trouvaient s'empressèrent de demander la grâce du condamné. Elle leur fut refusée. Mais les vieillards pisans, qui ne voulaient pas être vaincus en générosité, insistèrent pour sauver le condamné, et contestèrent aux Florentins le droit de faire périr un homme sur la terre de Pise. Ceux-ci furent un moment arrêtés par cette objection ; mais ils étaient décidés à faire exécuter leur décret. Ils achetèrent secrètement, au nom de leur république, d'un paysan de Pise, un champ dans lequel ils firent au plus vite dresser une potence, et à cette potence ils pendirent le malheureux qui avait violé leur austère consigne.
L'année 1207 fut, pour Florence, une année mémorable : ce fut celle où le podestariat fut introduit dans la constitution de la république. Les motifs de cette innovation furent à Florence les mêmes que partout ailleurs : le besoin et le désir d'une justice plus prompte et plus sûre. Du reste, l'institution du podestat n'entraîna d'abord aucun autre changement considérable dans le gouvernement florentin, qui était toujours celui des consuls, très-modifié sans doute, depuis plus d'un siècle qu'il avait commencé, mais dont il serait difficile de préciser les modifications. La plus importante et la mieux connue, c'est qu'au lieu de deux consuls qu'il y avait eu primitivement, il y en avait alors six. Il paraît aussi que le
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conseil d'abord unique et peu nombreux avec lequel les consuls avaient délibéré sur les affaires publiques, s'était accru et sous-divisé, et il est sûr que les magistrats des diverses corporations des arts et métiers avaient été admis dans ces conseils.
Les choses en étaient là, à Florence, en 1215, lorsque vinrent à éclater des troubles qui fermentaient depuis longtemps. C'est à cette année que l'on rapporte l'origine des factions des Guelfes et des Gibelins. Dans leur principe, elles ne furent, à Florence comme ailleurs, qu'une première division du parti populaire , ou pour mieux dire du peuple qui avait autrefois secoué la domination féodale des marquis de Toscane, et commencé une guerre d'extermination contre les seigneurs féodaux de son territoire. Les nobles et les hommes riches, qui avaient d'abord secondé l'action populaire, tendaient depuis longtemps à former un parti séparé, opposé aux développements illimités de la démocratie.
Ce fut là, à Florence comme partout, le vrai fond, le motif premier des factions des Gibelins et des Guelfes. Là comme partout les Gibelins représentèrent les partisans de la noblesse et des intérêts féodaux; les Guelfes le parti et les intérêts populaires. Seulement la querelle sociale et politique, au fond naturelle et simple, se compliqua, s'embrouilla et s'envenima de beaucoup de querelles particulières. Les haines personnelles étaient, pour les Italiens de cette époque, plus vives et plus profondes encore que les haines politiques ; et ce
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fut indubitablement des premières que celles-ci empruntèrent une bonne partie de leur ardeur. Ceux qui, sans avoir d'opinion politique bien prononcée, avaient des ennemis dans l'un des deux partis, ne manquaient jamais de se jeter dans le parti contraire. C'était pour eux un moyen facile et sûr de se fortifier, de mettre beaucoup de haines au service de la leur; c'était se faire des troubles civils et des discordes politiques des chances de vengeance personnelle.
Le gouvernement de Florence resta au parti démocratique ou populaire, dès lors désigné par le nom de parti guelfe; et les Gibelins devinrent les auxiliaires naturels des seigneurs féodaux du dehors, contre lesquels ce gouvernement était en guerre depuis qu'il existait.
Les nouvelles factions compliquèrent la situation politique sans en changer le fond, et la démocratie florentine continua à se développer avec la même énergie et la même fierté qu'auparavant, bien qu'à travers des obstacles multipliés et avec des chances moins favorables. En 1218, à peine trois ans après la scission du parti populaire en Gibelins et en Guelfes, la république florentine obligea tous les habitants de son territoire qui s'étaient jusque-là reconnus pour les vassaux de divers seigneurs encore indépendants et puissants, à lui jurer fidélité à elle. C'était prétendre enlever d'un seul coup à ces seigneurs tous leurs sujets et toute leur puissance ; mais c'était trop prétendre à la fois. Ce que voulait le
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gouvernement de Florence ne se pouvait que de force et par la guerre. Aussi continua-t-il la guerre, assiégeant , prenant et détruisant de toutes parts forteresses et châteaux, affranchissant partout les populations soumises à la juridiction de ces châteaux.
Avec leur énergie antiféodale, les Florentins avaient gardé leur héroïsme, leurs penchants généreux, leur respect pour tout ce qui tenait à l'honneur et à la justice. En 1220, un nommé Rinieri, de la noble famille des Bonaguisi, possesseur d'un fief qu'il n'aurait pas été en état de défendre contre la république, lui proposa de le lui vendre, et celle-ci l'acheta : son système étant d'user de tous les moyens possibles d'enlever aux seigneurs féodaux la terre et les hommes. Mais ce fief que Rinieri avait vendu n'était pas à lui : il en avait dépouillé un de ses neveux mineurs qui par là se trouvait ruiné. Le gouvernement de Florence, informé de cette particularité, paya de nouveau au mineur le fief qu'il avait déjà payé au spoliateur; et, pour compléter le dédommagement qu'il croyait devoir au jeune homme, il le fit chevalier, aux frais de la république.
Le parti populaire ou guelfe de Florence acquérait de jour en jour plus de prépondérance en Toscane, et semblait appelé à y dominer prochainement, lorsqu'à la suite des brouilleries de la cour de Rome et de Frédéric II l'ancienne guerre du sacerdoce et de l'Empire vint à se renouveler; et à cette guerre se rattachèrent aussitôt toutes les querelles partielles des Guelfes et des. Gibelins, pour en suivre les
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chances générales. Frédéric II, ayant eu l'avantage dans la lutte, les Guelfes furent partout opprimés, et abattus, en Toscane comme ailleurs.
Ceux de Florence, après maints combats livrés dans les rues, furent chassés de la ville; mais ils y furent rappelés au bout de deux ans, c'est-à-dire en 1250, par une révolution populaire en leur faveur. Ils usèrent alors du surcroît de crédit et d'influence que leur donnait leur rentrée victorieuse, pour réformer la constitution de la république, pour y mettre plus d'ensemble, et en déterminer plus fortement les tendances démocratiques. Cette réforme est célèbre dans l'histoire de Florence, sous la dénomination depopolo vecchio, de l'ancien peuple. C'est dans cette constitution nouvelle ou réformée, comme on voudra, que se résume avec le plus de fidélité tout ce qu'il y eut, dans le caractère florentin du moyen âge, de plus original et de plus droit, de plus fort et de plus poétique. L'espèce de courtoisie républicaine, la générosité chevaleresque, dont j'ai cité des traits isolés, éclatent de tous côtés dans cette constitution de 1250 : elles semblent y avoir plus de part que la politique même; elles y sont, comme la forme sous laquelle se manifeste la liberté. Il me suffira d'en citer les dispositions principales, pour justifier ce que j'en dis.
Le podestariat, institué depuis quarante-trois ans, fut maintenu tel qu'il était, ou avec des modifications qui ne sont pas connues.
Au podestat, on adjoignit un capitaine du peuple
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(capitano del popolo), spécialement chargé, comme son titre l'indique assez, de représenter et de faire valoir au besoin les intérêts du peuple dans tous les actes du gouvernement.
Au lieu des six consuls qu'il y avait eus jusque-là pour magistrats gouvernants, il y eut douze Anciens du peuple, qui remplirent les mêmes fonctions qu'avaient remplies les consuls.
L'organisation militaire, qui jusque-là n'avait été ni bien fixe ni bien régulière, fut établie sur des bases plus larges et plus fermes. Ce qui concernait le service du' carroccio en particulier fut réglé avec une prédilection caractéristique. Les bœufs destinés à le traîner en guerre furent regardés comme des animaux privilégiés, je dirais presque comme les nobles de leur espèce; on aurait cru les dégrader en les mettant au labour ou au charroi : ces fatigues vulgaires leur furent interdites.
Comme je l'ai dit ailleurs, le service de ce carroccio était une espèce de culte; et il n'était pas étonnant que le peuple et les nobles, toujours prêts à se disputer tout ce qui était réputé un honneur ou un pouvoir, se disputassent partout la préséance dans le service dont il s'agit. A Florence, la chose avait été réglée de manière à satisfaire les deux partis. En temps de paix, les nobles, et particulièrement ceux qui appartenaient à l'ordre de la chevalerie, étaient chargés de la garde du carroccio. La guerre venait-elle à éclater, ils conduisaient le char sur la place du Marché-Neuf; et là, le remettaient au
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I.
peuple qui le menait en guerre, et dès ce moment en répondait.
Mais c'était dans la manière de déclarer la guerre que brillait surtout l'esprit chevaleresque du peuple de Florence. Il y avait une cloche, nommée Marti- nella, que l'on suspendait à la voûte de l'une des portes de la ville. Avait-on résolu de guerroyer contre quelqu'un, on mettait Martinella en branle; on la sonnait nuit et jour durant un mois entier. On avertissait ainsi l'ennemi menacé de se tenir prêt ; on aurait réputé honteux de le prendre au dépourvu : c'était, comme on le voit, le point d'honneur du combat singulier transporté à la guerre.
Les hommes qui mettaient dans leur constitution politique et leurs lois tant d'imagination, et une imagination si gracieuse et si noble, étaient des hommes de mœurs les plus simples et les plus sévères, étrangers à toute espèce de faste et de luxe dans leur manière de vivre. Les mieux vêtus l'étaient de drap grossier ; beaucoup d'entre eux allaient encore vêtus de peaux, sans garnitures, sans aucune espèce d'ornement; et pour toute chaussure, le plus grand nombre ne portait que des bottes grossièrement faites. La mise des femmes n'était guère plus recherchée : les plus hautes dames portaient des robes d'un gros drap rouge, avec une ceinture de cuir, et des mantelets fourrés sur le bord, dont elles se couvraient la tête.
A cette simplicité de mœurs répondait une austérité de probité pour laquelle il n'y avait point de
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tort léger : on en jugera par un trait. Un des magistrats de la république, trouvant à terre un barreau ou pieu de bois, qui avait fait partie de la loge actuellement vide et délabrée d'un lion mort depuis quelque temps, crut pouvoir emporter chez lui ce morceau de bois désormais inutile. Mais, ce morceau de bois était la propriété du public ; et le magistrat téméraire qui s'en était emparé fut mis en jugement, condamné à une amende de mille livres, et réprimandé, comme s'il eût volé vivant le lion de la république.
Le nouveau gouvernement de Florence ne tarda pas à faire sentir, dans son action, le surcroît de vigueur qu'il venait d'acquérir en se réformant. Les nobles de Florence furent les premiers à en faire l'épreuve. Ils avaient tous des palais flanqués d'énormes tours carrées, du haut desquelles ils attaquaient ou se défendaient, dans les troubles politiques. Ces tours s'étaient prodigieusement multipliées depuis les commencements du XIIe siècle : c'était, entre les nobles, à qui aurait la plus forte et la plus élevée ; et il n'y en avait guère qui ne dépassât la hauteur de cent brasses. Le gouvernement les fit toutes réduire à cinquante brasses, c'est-à-dire, à ce qu'il paraît, à la hauteur des palais qu'elles flanquaient, ce qui en réduisait à peu de chose l'importance et l'utilité militaires.
Cette précaution prise contre les hommes suspects de malveillance pour le peuple, celui-ci se mit à
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guerroyer contre les ennemis du dehors. Il attaqua tour à tour, et divers seigneurs féodaux de son voisinage, et les villes gibelines de la Toscane; il fut partout triomphant. Aux premiers, il prit des forteresses dont il abattit jusqu'à la dernière pierre; sur les secondes, il remporta des victoires signalées. Il s'empara de Pistoie, où il établit le gouvernement des Guelfes, au lieu de celui des Gibelins qui y avait jusque-là dominé.
Au milieu de toutes ces guerres, de toutes ces victoires, de tous ces démêlés si vifs, et si fortement compliqués l'un dans l'autre, de Gibelins à Guelfes, de nobles à plébéiens, de peuple à peuple, au milieu de tout cela, dis-je, les Florentins conservaient cette loyauté, cette probité héroïques dont ils avaient donné de si belles preuves, depuis un siècle et demi qu'ils étaient libres. L'intérêt de faction, si âpre et si violent qu'il fût devenu, restait subordonné au sentiment de l'honneur, au respect de la justice et de la foi donnée. J'en citerai un exemple frappant.
En 1255, les habitants guelfes d'Orvieto étaient vivement pressés par les Gibelins de Viterbe avec lesquels ils étaient en guerre, de sorte que les Florentins dont ils étaient les alliés, crurent devoir leur faire parvenir du secours. Ils leur envoyèrent cinq cents hommes de cavalerie, sous le commandement du comte Guido Guerra, capitaine renommé. Le comte, à la tête de ses cinq cents cavaliers, partit, prenant le chemin d'Arezzo, et, arrivé dans cette ville, il y fit halte. Les Arétins étaient gouvernés par
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le parti gibelin; mais, comme ils étaient en paix avec les Florentins, ils ne prirent aucun ombrage de la présence du comte Guido et de sa troupe. Le comte, homme ambitieux et hardi, à la faveur de la sécurité qu'il inspire, tombe brusquement sur les chefs des Gibelins, les chasse de la ville, et s'empare du gouvernement, ne doutant pas d'avoir fait, pour la gloire et l'intérêt du parti guelfe, un coup plus décisif et plus brillant que s'il était allé secourir Orvieto.
Les Florentins ne pensèrent pas comme lui : ils furent indignés de ce qu'il avait employé leurs forces à trahir une ville d'un parti hostile, il est vrai, mais avec laquelle ils étaient en paix, pour le moment, et qui avait eu foi en leur honneur. Ils partent aussitôt en armes, volent à Arezzo, assiègent la place défendue
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par le comte Guido et par le parti guelfe du pays; ils la prennent, en chassent le comte, et y rappellent les Gibelins qui en avaient été expulsés. Ricordano Malispini, qui rapporte le trait, ajoute que le comte Guido Guerra exigea des Arétins, pour prix de sa retraite, une somme de douze mille livres que ceux-ci n'avaient point alors à leur disposition. Les Florentins la leur prêtèrent. En toutes ces choses le peuple de Florence sentait et agissait comme un. seul homme, comme un loyal et preux chevalier.
Le dernier trait d'énergie, la dernière victoire de ce peuple glorieux, surnommé le vieux peuple, le bon vieux peuple, appartient à l'année 1258. Les nobles, agissant à l'instigation du roi de Naples
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Mainfroi, et ayant à leur tête les Uberti, ces chefs éternels de toutes les conspirations contre le gouvernement populaire, firent encore une grande tentative pour renverser ce gouvernement. Ils furent encore une fois vaincus et chassés en grand nombre, l'on pourrait dire en trop grand nombre pour les vainqueurs. En effet, ce furent ces exilés qui, ayant rejoint les Gibelins de Toscane, les aidèrent en 1260, à gagner sur les Florentins la fameuse bataille de Monte-aperti.
Par suite de cette défaite, les Guelfes furent, pour la seconde fois, obligés de quitter Florence et d'en laisser le gouvernement aux Gibelins. Ils y rentrèrent en 1267, lorsque Charles d'Anjou, appelé par les papes au trône de Naples, ayant vaincu Mainfroi à Ceperano, releva partout le parti guelfe, alors partout opprimé.
A dater de 1267, le gouvernement de Florence resta au peuple et au parti guelfe; les Gibelins ne parvinrent plus à s'en emparer; mais ils ne cessèrent d'intriguer, de conspirer, pour rentrer au moins en partage du pouvoir avec le parti victorieux; et leurs prétentions causèrent, dans la république, des troubles d'autant plus graves, qu'elles furent fréquemment soutenues par les papes. J'ai indiqué ailleurs comment ceux-ci, jaloux de la prépondérance que Charles d'Anjou avait rapidement obtenue en Italie, en sa qualité de chef du parti guelfe, suscitèrent au parti et au chef tous les obstacles dont ils purent s'aviser. J'ai parlé, et je parlerai encore, de leurs tenta-
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tives pour réconcilier l'une avec l'autre, les deux factions ennemies. Je ne rappelle ici ces tentatives, que pour observer qu'elles doivent être comptées pour beaucoup parmi les causes des changements de forme que subit, à plusieurs reprises successives, la constitution de Florence.
Il serait trop long de rendre compte en détail de ces changements. J'arrive à l'état de choses auquel ils aboutirent tous, d'une manière plus ou moins directe, à la constitution de 1282, appelée par les historiens le second peuple. Cette constitution fut, pour Florence, le plus haut degré de développement et de perfectionnement de ses institutions politiques. Ses formes principales persistèrent à travers toutes les modifications subséquentes, et survécurent à la liberté même, à cette liberté dont elle fut l'expression la plus complexe et la plus élevée.
Il y avait, à Florence, trois autorités ou magistratures qui, outre certaines fonctions particulières à chacune, avaient chacune, à part ou en commun, l'initiative des mesures de gouvernement, et l'exécution de ces mesures une fois prises.
Ces trois magistratures étaient : 1 ° celle des prieurs; 2° celle du capitaine du peuple; 3° celle du podestat. Ce que j'ai dit de cette dernière me suffira pour le moment; j'y reviendrai ailleurs, pour expliquer ce qu'elle pouvait avoir de plus spécial dans la constitution de Florence.
Quant au capitaine du peuple, c'était, ainsi que
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j'ai eu déjà l'occasion de le dire, un magistrat spécialement chargé de représenter et de soutenir les intérêts populaires dans les actes du gouvernement. L'institution de ce magistrat datait de 1250; elle avait fait partie de la constitution du vieux peuple. Mais comme les attributions n'en étaient pas bien déterminées, elles avaient subi des variations successives, et le magistrat qui en était investi avait pris l'un après l'autre différents titres correspondants à ces variations. En 1284, il reprit son titre primitif de capitaine du peuple, et on y ajouta celui de défenseur des arts et des corporations d'artisans. Outre sa part au gouvernement général, il avait certaines attributions judiciaires dont je dirai un mot tout à l'heure.
L'office des prieurs est celui des grands offices du gouvernement florentin qui mérite ici le plus d'attention. Ces magistrats remplaçaient les anciens du peuple, de même que ceux-ci avaient remplacé les consuls. Ils ne furent d'abord qu'au nombre de trois, et puis de six, un par sextier. Ils étaient renouvelés tous les deux mois: élus quinze jours d'avance avant d'entrer en fonctions par les prieurs qui allaient cesser les leurs. Un des traits les plus originaux de cette institution, c'était que les nouveaux prieurs, une fois élus et entrés au palais du peuple pour y exercer leurs fonctions, n'en sortaient plus jusqu à l'expiration de ces fonctions : ils mangeaient et dormaient au palais, et n'avaient de communication avec personne, que pour les affaires publiques.
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Malgré tous les progrès que la démocratie avait déjà faits à Florence, en 1282, il n'y avait d'admis aux fonctions de prieurs que les personnages des classes riches et élevées, que des grands, comme on disait, soit que ces grands fussent nobles ou plébéiens. Ce fut seulement en 1342 , sous la tyrannie du duc d'Athènes, que des artisans et des hommes des plus basses classes du peuple furent élus au priorat. Le système du duc qui voulait dominer par la populace, était de prodiguer à celle-ci les pouvoirs qu'elle était le plus incapable d'exercer.
Ces trois magistratures avaient donc l'initiative, la pensée du gouvernement; c'était à elles à concevoir les mesures de tout genre que réclamait le bien général, et à les formuler en projets d'actes publics. Mais, tous ces projets, pour acquérir force de loi, devaient, suivant les principes déjà reconnus de la liberté italienne, être soumis à la délibération et à l'approbation de divers conseils et de diverses magistratures secondaires.. •
S'il est difficile de bien démêler, dans les républiques italiennes, le mode et l'ordre dans lesquels ces délibérations avaient lieu, la chose est encore plus malaisée à Florence, où les conseils populaires étaient plus nombreux que partout ailleurs. Les documents font connaître l'existence de sept de ces conseils, sans y compter les magistratures subordonnées, appelées à faire partie des uns ou des autres.
Le premier de ces sept conseils était celui que
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l'on nommait de'richiesti o savj, c'est-à-dire des requis, des invités ou des sages ; le second était le conseil spécial des cent (del cento spéciale), le troisième le grand conseil du peuple ou du capitaine du peuple ; au quatrième, on donnait le nom de grand conseil des trois cents; le cinquième était le conseil spécial des quatre-vingt-dix; le sixième, le conseil spécial des trente-six9 aussi nommé le conseil secret ; enfin, pour septième et dernier conseil, il y avait le conseil ou parlement général, nommé aussi simplement, et d'une manière absolue, le parlement (parlamento).
Maintenant, avant d'en venir au peu que l'on peut dire des attributions de ces divers conseils, il me faut revenir un instant aux trois magistratures supérieures dont j'ai déjà parlé. J'ai dit qu'elles exerçaient , chacune à part ou collectivement, leur initiative dans les mesures de gouvernement. Mais on n'a point de donnée certaine pour distinguer les cas où elles agissaient séparément et ceux où elles agissaient ensemble. Je présume seulement que ceux-ci étaient en général des cas extraordinaires et rares, et les autres des cas ordinaires ou réguliers.
Dans ces deux sortes de cas, les trois magistratures étaient diversement assistées. Délibéraient-elles séparément? chacune des trois était assistée de ses conseils propres, de conseils qui lui étaient particulièrement attachés. Délibéraient-elles ensemble? elles étaient assistées par un seul et même conseil, exclusivement approprié à ce cas tout spécial de délibération collective.
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C'était avec le conseil des sages ou des invités (ri- chiesti) que délibéraient les trois grandes magistratures réunies; ce qui n'arrivait que par exception. Dans ces circonstances, les prieurs, le podestat et le capitaine du peuple, convoquaient en tel nombre qu'ils jugeaient à propos les citoyens les plus connus pour leur probité, leur prudence et leur aptitude aux affaires, et s'en formaient un conseil avec lequel ils discutaient le parti à prendre dans la circonstance donnée.
Ce conseil prenait ses résolutions à la majorité absolue des voix, et votait en secret. En cas de non décision ou d'incertitude, le parti proposé était renvoyé à l'examen d'un nouveau conseil d'invités ou de sages, plus ou moins nombreux que le précédent. La décision prise, le conseil était dissous, et la décision renvoyée aux conseils de la commune ou du podestat, dont je vais parler tout à l'heure.
Dans les cas ordinaires et réguliers, les trois grandes magistratures exerçaient leur initiative de gouvernement, chacune à part des deux autres et avec l'assistance de conseils propres.
Sur les sept conseils dont j'ai donné tout à l'heure l'énumération, il y en avait deux spécialement destinés à assister le capitaine du peuple dans ses délibérations, c'étaient le conseil secret ou des trente-six, et le grand conseil des trois cents, dit du capitaine. Ces deux conseils étaient toujours convoqués en même temps dans le même local et pour la même affaire. Néanmoins, ils ne délibéraient pas simulta-
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nément, mais successivement. La délibération s'ouvrait dans le conseil le moins nombreux ; et de là, la résolution prise était aussitôt portée au grand conseil , accru des trente-six membres du conseil secret et des douze capitaineries majeures des arts et métiers. Ce conseil ne faisait que sanctionner ou rejeter ce qui avait été décidé dans le conseil secret : c'était dans ce dernier qu'avaient lieu la discussion et la délibération proprement dites.
Outre la part qu'ils avaient aux fonctions législatives , les trente-six du conseil secret élisaient à un grand nombre d'offices. Il y avait, dans leur manière de délibérer, cela de particulier, qu'ils donnaient leur vote de deux manières : d'abord ostensiblement, par assis et levé; puis au scrutin secret. On avait voulu contrôler les deux votes l'un par l'autre.
Une proposition, délibérée et arrêtée dans les deux conseils du capitaine, était aussitôt transmise au podestat pour être soumise par lui, dès le lendemain, à la délibération de ses propres conseils, comme nous verrons tout à l'heure.
Il y a plus de vague et d'obscurité en ce qui concerne les conseils particuliers du priorat. Je n'en vois qu'un seul que l'on puisse attribuer avec vraisemblance à cette magistrature, c'est celui désigné par le titre de conseil spécial des cent (speciale del cento). Deux des sextiers de Florence fournissaient chacun vingt membres de ce conseil, les quatre autres en fournissaient chacun quinze. Ce qu'il y a de
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remarquable dans l'organisation de ce conseil, c'est que les membres en étaient salariés.
Maintenant, toutes les propositions délibérées soit au conseil du capitaine du peuple, soit dans celui des prieurs, soit encore dans celui des sages, ou des trois grandes magistratures réunies, toutes ces propositions, dis-je, devaient être soumises à la délibération des deux conseils du podestat, nommés aussi les conseils de la commune, c'est-à-dire le conseil spécial des quatre-vingt-dix ( spéciale del ?îonanta ), et le second grand conseil des trois cents.
Le mode et l'ordre de la délibération étaient les mêmes dans ces conseils du podestat que dans ceux du capitaine du peuple ; mais on rapporte de la police et de la discipline des premiers quelques particularités dont il n'est pas question dans ceux-ci. Ainsi, par exemple, le grand- conseil du podestat ne pouvait se séparer sans avoir pris une résolution sur l'objet pour lequel il avait été convoqué. On ne pouvait parler que sur les propositions présentées par le podestat; on ne pouvait interrompre un orateur ou, comme disaient les Florentins, un arringatore. Plus de quatre orateurs ou harangueurs de suite ne pouvaient parler sur le même sujet, à moins d'en obtenir la permission du podestat.
Le sens précis de ce mot orateur ou harangueur n'est expliqué nulle part, de sorte que l'on est tenté de le prendre dans l'acception ordinaire. Je présume néanmoins que ces arringatori étaient des orateurs officiels, chargés par les magistrats d'expliquer à
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l'assemblée les motifs, les raisons des propositions faites, de manière à déterminer l'assentiment du conseil, sans discussion et sans délibération formelles. C'était toujours dans les conseils spéciaux que cette délibération et cette discussion avaient eu lieu. Il ne s'agissait dans les grands conseils, dans celui du podestat, comme dans les autres, que d'approuver ou de rejeter.
Ayant passé successivement par tous les conseils indiqués, une proposition quelconque n'était encore qu'une proposition, qu'un projet : pour devenir un acte d'autorité, elle devait être approuvée par le conseil ou parlement général. Ce parlement était, comme je l'ai dit ailleurs, composé non-seulement de tous les autres conseils, mais de toutes les magistratures et autorités secondaires de la république, sans exception. Il était présidé par le podestat. Abstraction faite des cas extraordinaires où ce parlement pouvait être convoqué d'urgence, il s'assemblait régulièrement tous les deux mois, quinze jours après celui où les nouveaux prieurs étaient entrés en fonction.
Nul ne pouvait être membre d'aucun des conseils publics, à moins d'avoir atteint l'âge de vingt-cinq ans, ni être de deux en même temps. Le père et le fils, les deux frères ne pouvaient non plus être collègues dans le même conseil. Pour ce qui est de la composition de ces conseils, il paraît que tous admettaient également les plébéiens et les nobles, à l'exception de ceux du capitaine du peuple, selon toute apparence uniquement composés de plébéiens.
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Enfin, ces conseils étaient réélus tous les ans : le mode de leur élection variait; mais il paraît que chacune des trois magistratures supérieures intervenait dans le choix des siens.
Maintenant, pour ne pas passer tout à fait sous silence ce qui a rapport aux magistratures particulières et secondaires qui complétaient l'organisation politique de Florence, et concouraient, avec les divers conseils publics, à la formation du parlement général ou de l'assemblée souveraine, j'en nommerai les cinq ou six principales. C'étaient :
Les capitaineries des arts et métiers ;
2° Les camériers du revenu public ;
3° Les six préposés aux approvisionnements;
4° Les vingt-quatre de la guerre ;
5° Les officiers de la monnaie ;
6° Les réformateurs des statuts.
Ces titres indiquant suffisamment les attributions des magistratures qu'elles désignent, je me bornerai à dire quelques mots de celles qui peuvent fournir des traits particuliers pour le tableau de la constitution de Florence. Les capitaineries des arts et métiers sont une de celles-là.
Sous le gouvernement consulaire, la population entière de Florence fut d'abord divisée en trois arts seulement, puis en sept. Plus tard, ce dernier nombre fut doublé, et à la fin triplé. Des vingt et une classes ou corporatious dans lesquelles finit par être distribué le peuple florentin, sept prirent le titre d'arts majeurs ; les quatorze autres se nommèrent les arts
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mineurs. Les premières embrassaient les professions les plus relevées de la société, celle de médecin entre autres, sous laquelle étaient comprises les diverses autres professions savantes et lettrées, sans distinction ou subdivision particulière. Dante avait été inscrit dans le vaste cadre de cette corporation, comme en fait foi un des anciens registres de celle- ci ; ce qui a été pour beaucoup d'admirateurs de notre poëte l'occasion de dire qu'il savait tout et avait tout étudié, jusqu'à la médecine.
La magistrature que formaient, par leur réunion, les chefs particuliers, les consuls de ces corporations d'arts et métiers, semble avoir eu plus d'importance à Florence que partout ailleurs. Non-seulement elle était admise à donner son vote dans les conseils du capitaine du peuple et du podestat, aussi bien que dans le parlement général, mais elle exerçait des pouvoirs de divers genres. Elle élisait à certains offices publics, à celui entre autres des six préposés aux approvisionnements de la république. Elle avait juridiction pour prononcer sur les différends en matière civile des membres de chaque corporation.
Le service militaire est un des points de la constitution de 1 282 relativement auxquels les constitutions précédentes, et particulièrement celle de 1250, avaient subi les modifications les plus remarquables. Vingt-quatre capitaines de guerre formaient l'administration spéciale de la guerre. S'agissait-il de lever une armée, on procédait aussitôt à l'organisation de ce qu'on appelait les cinquantaines (le cin-
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quantifié). Ces cinquantaines comprenaient, comme leur nom l'indique, par petits cadres de cinquante hommes toute la population militaire de la république, c'est-à-dire tous les hommes de l'âge de quinze ans à celui de soixante et dix.
Les cinquantaines formées, on les divisait chacune en deux parts, l'une composée de ceux qui devaient rester à la garde de la ville, l'autre composant ceux qui devaient aller en quête de l'ennemi. Ces derniers marchaient aux frais de ceux qui restaient. Cette manière de procéder, bien qu'elle annonçât peut-être un premier degré d'attiédissement de l'ancienne ardeur guerrière, n'en était pas moins, sous d'autres rapports, un surcroît de force dans l'organisation militaire de Florence. Elle permettait d'avoir, aux moindres frais possibles pour l'État, l'armée la plus nombreuse possible, et la plus capable de surmonter les fatigues d'une expédition donnée.
L'esprit organisateur et régulateur de cette époque s'était étendu et appliqué à tout, aux choses mêmes qu'il risquait de dénaturer et de gâter. C'est une remarque à l'appui de laquelle je puis citer un trait assez piquant des institutions militaires de cette même époque.
J'ai parlé ailleurs de ces guerriers d'élite qui, sous les titres de paladins, d'assaillants ( feditori), étaient désignés ou se présentaient d'eux-mêmes, au commencement de chaque bataille, pour fondre les premiers sur l'ennemi, et entraîner la masse des leurs. Or, non-seulement cette institution avait été mainte-
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nue dans la constitution de 1282, elle y avait été étendue et régularisée. Le nombre d'abord indéterminé ou restreint seulement à douze des assaillants, avait été porté et fixé à deux cent cinquante. Mais, comme si l'on n'eût plus eu foi à l'enthousiasme qui avait jusque-là permis de les improviser en un clin d'œil, au moment même du besoin, on avait pris le parti de les désigner d'avance : on les nommait et on les commandait officiellement, comme pour une corvée particulière de guerre.
Une autre observation, peut-être singulière, et qui s'applique de même à l'organisation militaire de Florence, c'est que, de tous les grands offices de la république, l'office de général d'armée était celui pour lequel on exigeait le moins de capacité spéciale, ou, si l'on veut, le moins de signes de capacité spéciale. On élisait par fois, au besoin, ce que l'on nommait un capitaine général de guerre (capitano di guerra generale); et, ce capitaine, on le choisissait de la même manière que le podestat et le capitaine du peuple; je veux dire qu'on le prenait étranger, de race illustre et renommée. On le prenait ayant à ses ordres et à sa solde particulière un certain nombre de fantassins, de cavaliers, de chevaliers et même de conseillers de guerre, c'est-à-dire une petite armée qu'il devait joindre à celle plus grande dont on lui destinait le commandement. C'est là, pour le noter en passant, la véritable origine de ces fameux condottieri, et de ces formidables bandes de guerre qui firent tant de bruit et tant de mal en Italie, aux XIYU
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et xve siècles. Mais, à la fin du xme, ce choix d'un capitaine général de guerre n'était ni obligé ni même ordinaire à Florence. C'était souvent le podestat qui commandait à la guerre. A défaut du podestat, ce pouvait être le capitaine du peuple ; et, à défaut de celui-ci, quelqu'un des vingt-quatre capitaines de guerre. Enfin tous ces officiers manquant ou empêchés, restaient les prieurs, dont chacun pouvait se mettre à la tête des milices de la république. On ne saurait dire si, par cette manière de se conduire, les Florentins s'ôtèrent ou non des chances de victoire et de conquête. Mais ils échappèrent certainement par là au risque d'être subjugués par un soldat. Quand il leur fallut se donner à quelqu'un, ils se donnèrent à un marchand qui de la liberté leur laissa au moins les apparences et les formes.
Pour ne pas laisser cette esquisse de la constitution politique de Florence par trop incomplète, il me reste à dire un mot des attributions judiciaires des magistratures établies par cette constitution. Il résulte déjà implicitement de tout ce qui précède à cet égard que ces attributions étaient réparties entre le podestat, le capitaine du peuple et les consuls ou capitaines des arts et métiers.
Indépendamment de ses fonctions politiques, le capitaine du peuple connaissait des délits, des violences, des crimes commis dans l'enceinte et le circuit de son palais, et présidait un tribunal chargé de juger les prévenus. Ce tribunal était composé de trois juges, quatre notaires et neuf officiers de police.
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Les consuls ou capitaines des arts et métiers décidaient, comme je l'ai dit, des différends en matière civile qui survenaient entre les individus d'une même corporation.
Au podestat appartenait la plus haute et la plus grande part du pouvoir judiciaire. Le tribunal à la tête duquel il rendait ses sentences, tant au civil qu'au criminel, était composé de sept juges, de dix- huit notaires et de vingt officiers de police. Il ne pouvait poursuivre un crime, une violence, un délit quelconque que sur la plainte signée de l'individu lésé ou de ses parents. C'était une précaution prise contre l'abus d'un aussi grand pouvoir que le sien.
Telles étaient les bases, les données premières de la constitution de Florence en 1282, de ce que les historiens du pays nomment le second peuple, relativement à celle de 1250, dite par eux du vieiHt peuple.
Considérée sous le point de vue historique, cette constitution n'était, comme toutes celles des républiques italiennes de la même époque, qu'un développement progressif, qu'une complication ingénieuse, originale et de plus en plus démocratique de cette première constitution consulaire dont j'ai parlé d'abord, constitution elle-même calquée sur les formes de la curie ou municipalité romaine.
Considérée en elle-même, et résumée autant qu'elle en est susceptible, cette constitution de 1282 tendait à assurer au plus grand nombre possible de citoyens
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la plus grande somme possible de droits et de pouvoirs politiques.
Pour garantir l'exercice paisible et régulier de ces droits et de ces pouvoirs, elle avait distribué la masse qui en était investie en plusieurs groupes, présidés chacun par un ou plusieurs grands magistrats qui avaient l'initiative de tous les actes auxquels ces mêmes groupes étaient appelés à concourir. Ce concours avait lieu de deux différentes manières: par un simple vote d'approbation ou de rejet, et par une discussion, par une délibération formelles.
Chaque groupe ou conseil se partageait en deux autres, dont chacun concourait à l'action du gouvernement de l'une des deux manières qui viennent d'être dites. La fraction du groupe la plus petite, et censée la plus intelligente, délibérait et discutait. La plus nombreuse, supposée la plus jalouse de la liberté, votait pour approuver ou rejeter, après avoir entendu en résumé les raisons de la partie délibérante.
Enfin, ces divers groupes ou conseils, après s'être contrôlés l'un l'autre dans l'ordre d'une hiérarchie fixe et régulière, étaient en définitive contrôlés tous par une assemblée souveraine composée de tous les pouvoirs de l'État, et représentant tous les intérêts.
A l'époque où elle était ainsi gouvernée, Florence était déjà une des grandes villes de l'Italie. On y comptait de quatre-vingt-dix mille à cent mille habitants. Le gouvernement pouvait mettre sur pied de vingt-cinq à trente mille hommes. Le nombre des per-
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sonnages qualifiés de nobles ou de grands était d'environ mille ; et de ce mille, il y en avait à peu près trois cents qui avaient reçu l'ordre de chevalerie, et qui, sous le titre de cavalieri di corredo, formaient le premier rang de l'ordre. Parmi les nobles mêmes qui n'étaient point chevaliers, il y en avait beaucoup qui menaient la vie de chevaliers, et qui, dit un auteur du temps, ne songeaient qu'à se distinguer par des actes de bravoure et de courtoisie.
Il était arrivé de la dernière réforme politique ce qui était arrivé de toutes les précédentes : la force du parti populaire s'en était accrue ; et ce parti avait déployé une nouvelle vigueur, tant contre les ennemis du dehors que contre ceux du dedans.
Malheureusement, les chances de discorde civile n'étaient pas épuisées pour les Florentins : bien loin de là, elles étaient plus imminentes et menaçaient d'être plus terribles que jamais. Les mœurs avaient déjà perdu, en grande partie, cette héroïque simplicité, cet enthousiasme d'honneur et de bonne foi qui en avait fait le caractère et le charme aux époques précédentes. Le temps n'était plus où le parti populaire dominant à Florence se piquait de loyauté, de justice, de générosité, pour ses ennemis mêmes. A force de conspirer, de lutter l'un contre l'autre, les divers partis, les plébéiens et les nobles, les Gibelins et les Guelfes, s'étaient aigris ; ils étaient devenus cruels, et se faisaient avec joie un mal qui ne profitait point à ceux qui le faisaient.
En rentrant à Florence, en 1260, après la bataille
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de Monte-Aperti, les Gibelins avaient donné les premiers un exemple funeste : ils avaient démoli les maisons et les palais, ils avaient dévasté les biens des Guelfes exilés; cet usage avait depuis lors passé en loi entre les deux factions, et il était bien à craindre qu'elles ne renchérissent encore sur ces déplorables violences à la première occasion qui s'en présenterait.
Elle ne se fit pas attendre bien longtemps. En 1292, les chefs de la noblesse florentine, ceux qui ne pardonnaient pas au gouvernement populaire ses nombreuses victoires sur eux, après s'être bien concertés, se mirent en hostilité ouverte contre ce gouvernement : ils soulevèrent une partie de la population des campagnes, et tous les partisans qu'ils avaient à Florence. Ce fut pendant quelques jours une véritable guerre civile. Le parti populaire, ayant pour chef Giano della Bella, sortit encore cette fois triom- phan t de la lutte.
Ce Giano della Bella était un des plus nobles personnages de Florence ; mais, par ambition ou par goût, dévoué à la cause du peuple. Il se trouvait être, au moment des troubles, l'un des prieurs de la république, et profita de sa position pour proposer et faire adopter, contre les nobles vaincus, une loi fameuse dans l'histoire de la démocratie florentine, sous le titre d'ordonnances de justice (ordini di gius- tizia). Ces ordonnances furent ajoutées à la constitution de 1282; mais elles en changeaient l'esprit et le système sur des points importants. C'était un nou-
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vel état de choses qu'elles créaient à Florence. On en jugera par quelques-unes de leurs dispositions.
Un certain nombres de familles florentines, des plus anciennes et des plus puissantes, furent déclarées à jamais exclues des magistratures publiques. Tout noble accusé d'avoir conspiré contre le gouvernement populaire devait être sur-le-champ poursuivi et jugé. La renommée publique, ou le témoignage de deux citoyens, était tenu pour une preuve suffisante de la conspiration d'un noble. Un magistrat, spécialement chargé de l'exécution de ces ordonnances, fut créé, sous le titre de gonfalonier de la justice. Il siégeait avec les prieurs, était élu de la même manière qu'eux, et pour le même temps, et avait à ses ordres une troupe de mille hommes, à la tête de laquelle il se tenait toujours prêt à marcher, à la première dénonciation qui lui serait faite de quelque tentative d'un noble contre le peuple. Il devait arrêter le coupable, le mettre en jugement, et faire démolir immédiatement son palais.
Cette ordonnance fut le signal de nouveaux troubles, dont je n'ai point à parler ici. Ces troubles sont ceux mêmes au milieu desquels Dante se trouva jeté; c'est dans la vie de Dante que j'en reprendrai et poursuivrai le récit.
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CINQUIÈME LEÇON.
VIE DE DANTE.
La famille de Dante n'était pas une des moins illustres ni des moins anciennes de Florence. Toutefois, ce que l'on en sait de positif n'est pas d'un grand intérêt, et remonte à peine au xiie siècle.
Cacciaguida, le plus illustre des ancêtres de notre poëte, était né vers 1 106. Il épousa une femme de la famille des Aldighieri, de Ferrare ou de Parme. Lorsqu'en 1147, l'empereur Conrad III partit pour la troisième croisade, à la tête d'une grande armée, Cacciaguida était encore dans la vigueur de l'âge, et voulut être de l'expédition. On sait combien elle fut désastreuse; on sait que la marche des croisés allemands, à dater du jour où ils avaient mis le pied sur les terres du sultan d'Iconium, jusqu'à celui de leur entrée à Nicée, ne fut qu'une déplorable déroute, où plus de soixante mille hommes moururent de soif, de faim et par le fer ennemi. Cacciaguida fut au nombre des victimes; il périt après s'être signalé par de grands exploits, en récompense desquels il fut armé chevalier des mains mêmes de l'empereur. Dante l'a mieux traité encore, et plus glorieusement récompensé : il en a fait un saint et l'a placé dans l'une des stations les plus poétiques de son paradis.
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De Bellincione, petit-fils de Cacciaguida, naquit à Alaghiero, second du nom, le père de Dante. Tout ce que l'on est parvenu à savoir de lui, en fouillant les plus riches archives de Florence, c'est qu'il était jurisconsulte de profession, et fut marié deux fois: d'abord à donna Lappa de' Cialuffi, et ensuite à donna Bella. Il eut des enfants de ces deux femmes: de la première un fils du nom de François; de Monna Bella, un autre fils qui fut notre poëte, et une fille dont le nom n'est pas connu. On sait seulement qu'elle fut mariée à un Florentin nommé Léon Poggi, dont elle eut un fils nommé André, avec lequel Boc- cace fut lié, et dont il put apprendre diverses particularités de la vie de Dante.
Comme toutes les familles un peu considérables de Florence, celle des Al'aghieri prit parti dans les discordes civiles des Guelfes et des Gibelins. Elle fut guelfe et eut sa part des revers comme des triomphes de cette faction. Ainsi, elle fut par deux fois exilée de Florence, d'abord en 1248, par les menées de l'empereur Frédéric II, et puis en 1260, à la suite de la grande défaite du parti guelfe à Monte-Aperti. Le premier bannissement avait été de courte durée; le second fut de sept ans entiers.
Dante ou Durante degli Alighieri, naquit à Florence au mois de mai de l'année 1265, deux ans avant le retour de son père. Il avait été conçu dans l'exil, et devait y mourir.
Le premier événement connu de la vie de Dante décida peut-être de sa destinée poétique; et c'est un
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trait de son enfance! C'était à Florence un usage ancien, de fêter avec solennité le retour de la belle saison, aux premiers jours de mai. Ce n'était alors par toutes les rues, sur toutes les places, dans toutes les maisons, que réjouissances, que chants et danses, que joyeuses réunions de parents, d'amis et de voisins. Or, le père de Dante, Alaghiero, avait pour voisin, Folco de' Portinari, un des citoyens de Florence les plus riches, et généralement considéré pour sa piété, sa probité et sa bienfaisance. Selon l'usage, Folco avait réuni chez lui un grand nombre de personnes, parmi lesquelles se trouvait Alaghiero accompagné du petit Dante, qui touchait alors à sa dixième année.
Dans la foule des enfants réunis à cette fête domestique, se trouvait une fille de Folco de' Portinari, âgée de neuf ans, nommée Bice, abréviation mignarde du nom de Beatrice. Commènt concevoir que la vue de cette enfant pût produire sur un autre enfant une impression ineffaçable? Ce fut pourtant ce qui arriva, s'il en faut croire Dante lui-même. Voici en quels termes il parlait de cette entrevue dix-huit ans après, lui déjà homme fait, déjà lancé dans la vie orageuse de son époque, et Béatrix déjà morte.—« Cette dame, dit-il, cette glorieuse dame de mes pensées, qui fut nommée Beatrix par bien des gens qui ne savaient pas ce qu'ils nommaient en la nommant, m'apparut au commencement de sa neuvième année, moi étant presque à la fin de la mienne. Elle m'apparut vêtue de noble et décente couleur pourpre, et parée comme il convenait à son jeune âge. Je dis, en vérité, qu'au
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moment de cette apparition l'esprit de la vie qui séjourne dans les réduits du cœur les plus secrets, commença si fortement à trembler en moi, qu'il semblait dire : « Voici, voici venir le Dieu plus fort que moi, qui me dominera!.... » Je dis qu'à dater de ce moment, l'amour régna sur mon âme d'une manière si absolue et avec tant d'empire, qu'il me fallait faire pleinement toutes ses volontés. Il me commandait souvent, dans mon enfance, de chercher à voir cette jeune ange; et souvent aussi je la cherchais, et je voyais toujours en elle quelque chose de si parfait et de si gracieux, que l'on aurait, certes, bien pu dire d'elle la parole d'Homère : « Elle ne semblait pas la fille d'un mortel, mais d'un dieu. »
Ce passage est tiré d'un opuscule que Dante a intitulé la Vita nuova, la vie nouvelle, ouvrage bizarre et plein d'enfantillages pédantesques, mais curieux et d'une grande importance pour l'étude du caractère et du génie de Dante.
Il est certain que Béatrix apparut à Dante comme un objet surnaturel, qui devint aussitôt l'objet de ses plus douces pensées. Il est certain que le sentiment dont il s'éprit pour elle devait être le mobile de ce qu'il y avait de plus élevé et de plus pur dans son génie. Ce sentiment fut, dans son âme, le seul toujours exempt d'amertume, le seul qui pût se mêler encore aux idées pieuses de ses dernières heures.
Le premier malheur de Dante fut la mort de son père, qu'il perdit étant encore enfant. Il paraît que sa mère ne négligea rien pour son éducation; mais
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on n'a aucun détail précis sur ses études. Il étudia très-probablement à Bologne, dans sa jeunesse, mais on ne sait ni quoi, ni sous quels maîtres. Le seul homme que la tradition désigne comme lui ayant enseigné quelque chose, est Brunetto Latini, notaire de la république de Florence, et l'un de ses plus illustres personnages, ayant heureusement associé la culture des lettres au maniement des affaires publiques. On a de lui divers ouvrages qui ne sont pas sans intérêt pour leur époque : le Trésor, espèce d'exposé en prose française de toutes les connaissances alors cultivées, et le Tesoretto, autre traité moral et scientifique, en vers italiens. Quant à la poésie amoureuse, qui était alors à la mode, Brunetto ne s'y exerça pas, ou s'y exerça sans beaucoup de fruit. On n'a du moins de lui, en ce genre, que quelques vers très-peu remarquables, de sorte que s'il enseigna véritablement quelque chose à Dante, ce furent plutôt les éléments des sciences que la poésie vulgaire.
On ignore de qui il reçut des leçons de ce dernier art; peut-être y fut-il son propre maître, et se borna- t-il à étudier les compositions des poëtes déjà nombreux qui avaient alors de la célébrité. Il avait fait une étude particulière de celles de Guido Guinicello, de Bologne, qui étaient effectivement les plus dignes de cet honneur. Quoi qu'il en soit, il avait à peine dix-neuf ans lorsqu'il se hasarda à faire son coup d'essai en poésie. Ce fut un sonnet aussi bizarre pour l'idée que pour la forme, et à vrai dire fort
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mauvais. Mais ce sonnet fut le début poétique de Dante, et il est dès lors un monument qui mérite que l'on en dise quelque chose.
Un jour, c'était le premier où Béatrix lui avait adressé gracieusement la parole, Dante se retira, la nuit venue, dans son appartement, et s'étant endormi sous le charme encore entier de ses souvenirs, il fit un songe fort extravagant: il lui sembla voir l'Amour dont l'aspect, bien que joyeux, avait néanmoins quelque chose de menaçant et de terrible. Il tenait entre ses bras une femme endormie que Dante eut bientôt reconnue pour Béatrix, quoiqu'elle fût de la tête aux pieds enveloppée d'un drap de couleur pourpre. Dans une de ses mains l'Amour portait un objet enflammé : « Voilà ton cœur, » dit-il à Dante en lui montrant cet objet. Puis éveillant la belle endormie, il lui présenta à manger ce cœur qu'il tenait à la main. Après avoir longtemps hésité, Béatrix avait enfin obéi à l'Amour et s'était repue, bien qu'avec frayeur, du cœur enflammé. L'Amour en avait paru tout joyeux; mais sa joie avait été courte : il s'était tout d'un coup pris à pleurer amèrement, et, emportant Béatrix dans ses bras, il était monté au ciel, et avait disparu avec elle.
Telle fut la vision plus bizarre que poétique que Dante décrivit dans un sonnet, en forme de question, pour en demander l'explication.
Il faut savoir que c'était, pour les poëtes toscans du XIIle siècle, un usage et un exercice favoris de s'adresser les uns aux autres, sous forme de son-
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nets, des espèces d'énigmes ou de problèmes poétiques sur des questions difficiles ou capricieuses d'amour, de galanterie et de métaphysique chevaleresques. Chacun de ceux à qui l'une de ces questions avait été adressée s'évertuait de son mieux à y répondre, car c'était pour lui une belle occasion de faire preuve de savoir et d'habileté.
Dante fit comme les autres : il envoya son sonnet énigmatique aux poëtes de la Toscane, et ne tarda pas à recevoir plusieurs autres sonnets en réponse.
Il nous en est parvenu trois : l'un est attribué, mais faussement sans doute, à Cino da Pistoia, qui, n'ayant alors que quatorze ou quinze ans, ne pouvait guère être consulté sur des questions subtiles d'amour et de galanterie; le second était de Guido de' Cavalcanti; et le troisième de Dante da Majano, assez mauvais rimeur, alors bien plus célèbre que Dante Alighieri.
Guido Cavalcanti et Cino da Pistoia, ou, pour mieux dire, le poëte inconnu dont on a attribué le sonnet à Cino, prirent au sérieux la vision et la question du jeune Alighieri, et y firent une réponse courtoise. Dante da Majano ne les prit pas de même ; elles lui parurent l'une et l'autre tant soit peu folles; et il donna charitablement à celui qui les avait faites un conseil équivalent à celui de prendre de l'ellébore à larges doses.
Cette correspondance poétique si enfantine eut * cependant pour Dante quelque chose de grave et d'utile: elle fut pour lui une occasion de se lier de
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bienveillance ou d'amitié avec la plupart des poëtes qu'il avait consultés sur sa vision, notamment avec Guido de' Cavalcanti. Ce Guido, de l'une des plus illustres familles de Florence, et l'un des hommes remarquables de son temps, réunissait en lui les inclinations les plus vives, et en apparence les plus disparates : les poursuites de la chevalerie et le goût des études philosophiques, la culture de la poésie et les préoccupations les plus ardentes de l'esprit de faction. Dante et lui. en se connaissant, se trouvèrent des sympathies qui résistèrent à mainte dangereuse épreuve, et ne furent détruites que par la mort.
Dante fut enhardi à de nouveaux essais poétiques par le succès du premier. On le voit, durant six ans consécutifs, de 1283 à 1289, uniquement occupé de poésie, incessamment tourmenté du besoin d'exprimer quelque chose de cet enthousiasme d'amour dont le remplit Béatrix, et se surpassant lui-même à chaque nouvel effort qu'il fait pour trouver des images, des paroles , une harmonie qui aillent à ses émotions et à ses idées.
Ce fut indubitablement dans ce même intervalle que lui vint la première pensée, le projet encore informe et vague de la composition qui fut depuis la Divine Comédie.
Tout en cultivant son génie poétique, Dante devenait un homme, et arrivait à l'âge de prendre une détermination sur son avenir. Il y a lieu de croire qu'il flotta quelque temps entre des partis très-di-
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vers ; et c'est probablement à cette époque de sa vie qu'il faut rapporter le projet qu'il eut de se faire moine. Ce projet est attesté par deux des commentateurs les plus anciens et les plus instruits de la Divine Comédie. L'un des deux va jusqu'à dire que Dante porta un moment l'habit de Saint-François, et le quitta avant d'avoir fait profession.
L'autre s'exprime plus vaguement : parlant d'un monastère de l'ordre de Saint-Benoît, situé dans les gorges de l'Apennin, au voisinage de San Benedetlo in Alpe, il le désigne comme le monastère où notre poëte avait résolu de mener la vie religieuse.
Ces témoignages ne laissent guère de doute sur la résolution où Dante fut, une fois, de se faire moine : il est seulement difficile de mettre une date à cette résolution. Il y eut dans sa vie tant de moments où il put se figurer comme un bien suprême le calme et l'obscurité d'un cloître! Je vois toutefois plus de vraisemblance à rapporter le projet indiqué à sa jeunesse qu'à toute autre période de sa carrière.
Quoi qu'il en soit, Dante ne se fit pas moine; et c'est à la guerre, c'est à la fameuse bataille de Cam- paldino ou de Certomondo qu'on le voit pour la première fois, âgé déjà de vingt-cinq ans, agir comme citoyen de Florence.
Parmi tant de batailles gagnées et perdues par les Gibelins et les Guelfes, celle de Certomondo fut une des plus mémorables par l'importance de ses résultats et la variété singulière de ses incidents. Mais il n'entre point dans mon plan de la décrire; je me
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bornerai à en rapporter isolément quelques particularités par lesquelles elle tient à mon sujet.
Arezzo était une des deux ou trois villes de la Toscane où dominait le parti gibelin, et partant l'une de celles contre lesquelles les Florentins, chefs du parti guelfe, avaient le plus souvent à guerroyer. Au printemps de 1289, ils envahirent le Casentino, la partie montagneuse du domaine d'Arezzo, dans le val d'Arno supérieur. Les Arétins s'avancèrent aussitôt contre eux, et les deux armées se rencontrèrent sur la rive gauche de l'Arno, entre Bibbiena et Cer- tomondo. Celle des Florentins était de douze mille fantassins et de deux mille cavaliers ; celle d'Arezzo ne dépassait pas huit mille hommes de pied et neuf cents chevaux. Elle n'en demanda pas moins courageusement la bataille, et fut même sur le point de la gagner : elle la perdit, faute de discipline plutôt que de bravoure; mais enfin elle la perdit, et sa déroute fut complète : elle eut trois mille hommes tués sur la place et deux mille prisonniers. Les deux chefs qui la commandaient, l'archevêque d'Arezzo, et Buon Conte de Montefeltro, homme de guerre alors renommé, y périrent tous les deux; et il y eut, dans le cas de ce dernier, une particularité qui fit du bru?t : après avoir cherché longtemps son cadavre parmi les morts, on ne le trouva point, de sorte que chacun put expliquer à sa manière une disparition qui semblait tenir du prodige.
Au nombre des traits remarquables par lesquels les Florentins se distinguèrent dans cette bataille, je
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crois pouvoir en citer un. J'ai parlé ailleurs de l'usage où étaient les armées des républiques italiennes de désigner, au moment du combat, douze cavaliers d'élite nommés paladins, pour fondre, comme des enfants perdus, sur l'ennemi, en avant de la cavalerie qu'ils devaient enflammer et entraîner par leur exemple. Cet usage fut suivi à Certomondo. La cavalerie florentine était commandée par Vieri de' Cerchi, personnage déjà fameux à Florence, mais sur le point de le devenir bien davantage, comme chef de parti. C'était à lui à désigner les douze paladins qui devaient engager le combat. Il fit quelque chose d'inattendu : il se désigna d'abord lui-même, bien que souffrant d'une jambe; il nomma ensuite son fils et, pour troisième, son neveu. Après quoi il ne voulut plus choisir personne, (c chacun devant, dit-il, rester libre de manifester son amour pour son pays. » Une conduite si noble ne manqua pas son effet : cent cinquante guerriers à cheval, au lieu de douze. se présentèrent, demandant à être faits paladins, et le furent.
Dante était peut-être l'un de ces cent cinquante cavaliers : il est sûr au moins qu'il combattit près d'eux, aux premiers rangs de l'armée. C'est ce que nous apprend Leonardo d'Arezzo, d'après une lettre de Dante aujourd'hui perdue, mais que le biographe avait sous les yeux, et dans laquelle notre poëte avait minutieusement décrit la bataille de Certomondo : il y parlait naïvement des émotions diverses, des craintes, des inquiétudes qu'il avait éprouvées dans
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le cours de cette bataille, et qui lui avaient fait goûter plus vivement l'ivresse et la joie de la victoire.
Des chagrins de tout genre attendaient Dante à Florence, à son retour de Certomondo. A peine rentré dans ses foyers, il fut atteint d'une infirmité qui le fit vivement souffrir durant plusieurs jours. Quand il fut guéri, il eut à partager la douleur que causa à Béatrix la mort de Folco de' Portinari son père. Enfin il fut frappé plus directement et aussi cruellement qu'il pouvait l'être : Béatrix mourut le 9 juin 1290, dans la vingt-sixième année de son âge, depuis quelque temps mariée à un personnage de la noble famille des Bardi.
Tout ce que Dante put faire, dans les premiers temps de cette perte, ce fut de pleurer et de s'abandonner sans résistance à sa douleur. Des mois se passèrent avant qu'il pût essayer d'exhaler ses regrets dans des vers en l'honneur de Béatrix. Alors il la célébra, la pleura, la divinisa dans mainte canzone et maint sonnet; et, le cadre de ces compositions lui paraissant trop étroit ou trop vulgaire pour tout ce qu'il avait à dire sur un tel sujet, il écrivit une lettre latine, adressée aux rois et aux princes de la terre, pour leur peindre la désolation où la mort de Béatrix venait de laisser Florence et le monde entier. Pour début de cette lettre, il avait pris les fameuses paroles de Jérémie : Quomodo sedet sola civitas plena populo, etc. Il ne trouvait, dans ces paroles, rien de trop solennel pour ses impressions.
Après ces premières effusions de douleur, Dante ,
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cédant peu à peu au besoin d'être consolé, se jeta dans des études plus graves que celles auxquelles il s'était livré jusque-là. Il commença à méditer quelques-uns des auteurs latins qui avaient traité de la philosophie et des sciences, et se mit à fréquenter les lieux où il pouvait entendre des discussions scientifiques et de doctes leçons. Or, tout cela, non plus que le repos, ne se rencontrait alors que dans les cloîtres. Presque tous ceux qui enseignaient quelque chose étaient des moines, et les professeurs laïcs eux- mêmes donnaient leurs leçons dans les monastères.
Dante finit par trouver, dans ces occupations sévères, les consolations dont il avait besoin. Il en trouva même plus qu'il n'en aurait d'abord osé désirer. Il n'oublia point Béatrix : cela n'était point en son pouvoir. Béatrix resta la plus chère et la plus haute de ses pensées; mais Cette pensée ne lui était plus aussi présente, et n'excluait plus aussi absolument qu'autrefois toute autre pensée de la même nature. Il se laissa aller par degrés à aimer, au moins d'imagination, une jeune et belle dame qu'il avait connue dans la société de Béatrix; et ces nouvelles amours ne furent pas les dernières : il aima et chanta successivement plusieurs femmes.
De 1292 à 1299, les événements de la vie de Dante durent être intéressants et variés ; mais on n'en a que des indices vagues et incohérents. Il se maria en 1292, et prit pour femme Donna Gemma, de la famille de' Donati, une des plus distinguées de Florence, et dont le chef, Corso Donati, était au moment
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de figurer avec éclat dans les troubles de la république, à la tête d'une faction opposée à celle de Dante. D'après les traditions qui circulèrent longtemps parmi les Florentins, au sujet de ce mariage, il n'aurait pas été heureux, et Monna Gemma aurait été, pour notre poëte, une espèce de Xantippe ; mais Dante n'a pas daigné dire un mot de ses sentiments à cet égard, et ce silence était dans les mœurs de l'époque. Il était beau de parler de sa maîtresse, de sa dame : on se taisait de sa femme.
Les six ou sept premiers chants de l'Enfer furent certainement composés dans cet intervalle, mais, selon toute apparence, très-différents de ce qu'ils devinrent depuis, et de ce qu'ils sont restés à la suite de plusieurs remaniements. Dante donna sans doute beaucoup de soins et de temps à ce travail ; mais il lui en resta néanmoins pour diverses fonctions publiques, et particulièrement pour des missions qui, bien que l'on ne puisse pas en fixer la date, appartiennent indubitablement à cette portion de sa vie, à moins qu'elles ne soient des fictions, ce que rien n'autorise à présumer. On peut du moins tenir pour certaines celles dont les écrivains accrédités rapportent quelque particularité ou précisent le motif.
De ce nombre sont plusieurs ambassades au roi de Naples, une entre autres pour réclamer la grâce et la liberté d'un Florentin condamné à mort par la justice du pays; telle est encore une ambassade à Sienne, pour terminer un différend relatif aux confins du territoire de cette république et de celui de
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Florence. Enfin, au mois de mai 1299, il fut envoyé à San Gemignano, pour solliciter la confirmation du choix déjà fait d'un capitaine de la ligue toscane.
Je pourrais indiquer quelques autres missions plus ou moins importantes qui furent, comme les précédentes, confiées à notre poëte, et même entrer dans quelques détails sur plus d'une. Mais le temps me presse, et j'arrive à la partie austère de la vie publique de Dante, à l'époque où son histoire se confond avec celle de son pays, et ma tâche va devenir plus difficile. Il s'agit de faire connaître des événements obscurs et compliqués, qui n'ont jamais été nettement ni complétement exposés, et je ne sais jusqu'à quel point j'en pourrai esquisser le tableau dans l'espace qui m'est donné, ni même en le.dé- passant un peu.
L'année 1299, la veille du xive siècle, était aussi, pour Florence, la veille de troubles violents et d'horribles calamités. Le parti gibelin était plus que vaincu : il était anéanti; ses chefs étaient dispersés dans l'exil, et ses adhérents avaient fini par détacher de lui leurs espérances et leurs moyens. Les Guelfes victorieux dominaient sans opposition depuis plus de trente ans, et l'avenir semblait leur appartenir tout entier.
Il y avait, dans ces apparences, quelque chose d'équivoque et de trompeur. Aussi longtemps qui; les Guelfes avaient eu à lutter contre des adversaires redoutables, leur parti avait semblé uni, compacte, homogène. Mais il était, au fond, composé de groupes
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divers, ayant chacun, sur certaines choses, des vues et des sentiments opposés. Cette opposition devait se manifester et se manifesta dès l'instant où ces groupes, n'étant plus ralliés par la crainte d'un ennemi commun, purent agir chacun dans sa direction propre et pour son intérêt personnel.
Parmi ces groupes, qui tous se disaient guelfes, et qui tous voulaient et croyaient l'être, on en distinguait aisément deux, entre lesquels se partageaient tous les autres. L'un était celui des Guelfes aristocratiques, qui aurait voulu mettre un terme au progrès du pouvoir populaire, et maintenir la noblesse au point où elle se trouvait pour lors. L'autre était celui des Guelfes populaires, qui, dominés par les influences de la démocratie, y cédaient par conviction ou par faiblesse. C'était l'ancienne lutte entre les castes féodales créées par l'invasion et la conquête, et les anciennes populations du pays, qui était sur le point de recommencer, et d'être poursuivie sous des noms nouveaux, et compliquée de haines et de passions nouvelles. Ces assertions s'éclairciront par les faits.
J'ai dit un mot, dans la précédente leçon, des ordonnances de justice, de ces ordonnances qui étaient comme un glaive incessamment suspendu sur la tête des nobles. En 1295, ceux-ci se concertèrent et prirent les armes, pour obtenir de force l'abolition des ordonnances démocratiques. Mais le peuple s'arma de son côté pour les défendre, et fit si bonne contenance que les nobles se retirèrent sans avoir osé combattre, et sans avoir rien obtenu.
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A dater de cet échec, la portion aristocratique du parti guelfe fut, par le fait, exclue du gouvernement de la république, qui resta tout entier aux Guelfes populaires. C'était une scission formelle : ce qui avait fait jusque-là deux moitiés, deux nuances du parti guelfe, fit dès lors deux factions distinctes, ayant chacune son nom, ses chefs, son drapeau. — Les Guelfes populaires prirent le nom de Blancs, les autres se nommèrent les Noirs. A la tête de ceux-ci fut la famille des Donati, ayant elle-même pour meneur Corso Donati, homme de résolution et de capacité, dont le caractère était une expression fidèle de son parti. Il était peu riche, mais d'ancienne et noble race, brave, turbulent, d'humeur chevaleresque; avec tout cela, fier et hautain, plus disposé à dédaigner qu'à mendier les suffrages populaires. On le nommait d'une manière absolue le baron : - c'était comme si l'on eût dit le modèle, l'idéal du gentilhomme.
Le parti des Blancs eut pour chef Vieri de' Cerchi, le même dont j'ai cité un trait de magnanimité à la bataille de Certomondo. Sauf peut-être en bravoure ou en ambition, Vieri était, en toute chose, l'opposé de Corso Donati, mais représentant également bien son parti. Il était de race plébéienne, et avait amassé par le commerce une fortune immense, dont il dépensait une bonne portion à se faire des partisans et des amis, outre ceux qu'il se faisait par la douceur et la popularité de ses manières.
Cette décomposition du parti guelfe entraîna la di-
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vision de la masse entière de la population de Florence. A peine y eut-il quelques chefs de famille qui n'entrèrent pas dans l'une ou l'autre des deux factions nouvelles, signe certain qu'il s'agissait, pour chacune, d'un intérêt vivement senti.
Quant à l'époque où ces deux factions commencèrent à être distinguées par les noms de Blancs et de Noirs, il serait difficile de la marquer avec précision. Mais assez peu importe la date du nom; celle du fait est beaucoup plus intéressante, et peut être indiquée avec exactitude : ce fut en 1294 que se fit à Florence, et dans quelques autres villes de la Toscane, la grande scission du parti guelfe.
De 1294 à 1300, le gouvernement des Blancs de Florence se signala par divers actes dont chacun était un progrès de la démocratie, une menace ou une précaution contre la noblesse.
A de si redoutables adversaires, les Noirs, défenseurs des intérêts et des sentiments de la noblesse, pouvaient opposer plus de résistance qu'on ne l'imaginerait au premier aspect. Indépendamment de leurs propres forces, ils avaient pour eux la protection du pape.
C'était Boniface VIII qui occupait alors le saint- siége. J'ai parlé ailleurs de la politique des papes du XIIIe siècle, relativement aux Guelfes et aux Gibelins. J'ai dit que la plupart d'entre eux, au lieu de se ranger dans l'une ou l'autre de ces deux factions, voulurent au contraire les réconcilier, ou les tenir en équilibre, dans la vue de prendre sur elles l'as-
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cendant d'une autorité italienne qui aurait remplacé celles des empereurs. Quant à Boniface VIII en particulier, il serait difficile de trouver de l'unité dans sa conduite à l'égard des factions italiennes. C'est tantôt dans des vues générales de politique pontificale, tantôt avec des prédilections et des antipathies personnelles que nous allons le voir intervenir dans la querelle des Blancs et des Noirs, querelle dont il ne fit que rendre, par son intervention, les chances et la crise plus violentes.
Il y avait, entre les Noirs et lui, des intelligences, des intrigues, des menées qui tendaient toutes sinon àrenverserles Blancs, du moins à restreindre et à paralyser leur pouvoir; et ceux-ci, qui ne doutaient pas de la prédilection du pontife pour leurs adversaires, se tenaient sévèrement en garde contre lui, et se défiaient de tous ses plans.
Les choses en étaient là à Florence, au commencement de l'année 1300, lorsque survint un événement d'assez peu d'importance en lui-même, mais que je crois néanmoins devoir raconter sommairement. Il jette d'abord un grand jour sur la politique générale des papes relativement aux républiques italiennes, et sur la politique particulière de Boni- face VIII dans la querelle des Blancs et des Noirs ; il tient d'ailleurs par quelques fils à la biographie de Dante.
Au mois d'avril 1300, trois personnages résidant à Florence, et tous les trois ayant des relations intimes avec Boniface VIII, furent, comme perturba-
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t teurs et conspirateurs, dénoncés au gouvernement I florentin, qui leur intenta aussitôt un procès rigou- reux. On ne dit pas précisément ce qu'ils avaient fait ou voulu faire ; mais tout oblige à présumer qu'ils n'avaient rien tenté que de concert avec Boni- face VIII. Aussi, à peine informé des poursuites du gouvernement florentin contre eux, Boniface donna- t-il l'ordre de les faire cesser. On ne tint aucun compte de son ordre, et les accusés furent condamnés à d'énormes amendes. Celui des prieurs à l'instigation duquel le procès avait été intenté et poursuivi, était un nommé Lappo Saltarello, l'un des personnages les plus remuants de la faction des Blancs, et l'un des compagnons futurs de l'exil de Dante, qui l'a nommé dans sa Divine Comédie comme l'un des objets de ses plus vives antipathies.
Indigné du peu de cas que les prieurs de Florence avaient fait de ses ordres, Boniface écrivit à l'évêque de Florence, lui enjoignant d'intervenir sans délai pour faire révoquer la sentence prononcée contre ses trois protégés, ou de la casser comme nulle.
L'évêque fit ce qu'il put pour exécuter les ordres du pontife, et ne réussit à rien.
Boniface écrivit alors directement au gouvernement de Florence une lettre fulminante, par laquelle il sommait les trois principaux auteurs de la sentence prétendue illicite, et nommément Lappo Saltarello, de comparaître devant le saint-siége, dans le délai de huit juurs, pour rendre compte de leur conduite, et subir l'arrêt que le pontife aurait à prononcer
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contre eux. En cas de désobéissance de leur part, la communauté entière de Florence était menacée de diverses peines temporelles et spirituelles. Ces nouvelles menaces n'eurent pas plus d'effet que les premières : le jugement prononcé fut maintenu; nul des personnages cités ne comparut devant le pape, et les Florentins furent excommuniés en masse.
La seconde lettre écrite par Boniface VIII, en cette affaire , est fort curieuse pour l'intelligence des événements qui s'approchent. C'est une polémique formelle et détaillée, ayant pour but principal de réfuter les mauvais propos des Florentins, qui prétendaient que le pape n'avait aucun droit de s'entremettre dans le gouvernement de Florence. Non-seulement Boniface y soutenait, par des raisons générales, la supériorité du pouvoir spirituel sur le temporel, il essayait d'y démontrer d'une manière directe et positive qu'à l'autorité pontificale appartenait le gouvernement de Florence. Voici quelques traits de cette pièce :
« Toute âme doit être soumise au chef suprême de cette Église militante; tous les chrétiens, de quelque éminence ou condition qu'ils soient, doivent courber la. tête devant lui. Autrement, comment vivraient les hommes qui ne voudraient pas reconnaître de supérieur? Qui corrigerait leurs erreurs ? Qui punirait leurs méfaits ? Certes ! ceux-là sont insensés qui s imaginent être sages de la sorte. Aussi, d'autant plus sommes-nous affligés de voir ail enter à l'autorité du saint-siége, et à la plénitude du pouvoir qui
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nous a été confié par Dieu ; surtout quand l'offense vient de ceux qui sont plus particulièrement et plus : expressément nos sujets. Les empereurs et les rois qui commandent à cette ville de Florence et à ses gouverneurs, ne nous sont-ils pas soumis, et ne nous jurent-ils pas fidélité? — Qui réparera le mal fait dans les villes et dans tous les lieux de la Tos- cane, et qui relèvera les opprimés, s'ils ne peuvent recourir à nous. » —C'étaient là de belles paroles; nous allons voir comment les effets y répondirent.
Au point d'exaspération où en étaient arrivés, dès le commencement de l'année 1300, les partis des Blancs et des Noirs, il ne fallait qu'une occasion pour les mettre aux prises ; et cette occasion ne tarda pas à se présenter.
J'ai déjà parlé des réjouissances qui avaient lieu tous les ans à Florence au retour du printemps. La soirée du 1er mai 1300, la place de la Sainte-Trinité se trouvait pleine d'hommes, d'enfants, de femmes et de jeunes filles, qui s'ébattaient, chantaient et dansaient. Au milieu de cette foule joyeuse, viennent à se rencontrer deux nombreuses et brillantes cavalcades, composées, l'une de jeunes gens de la famille des Cerchi, chefs du parti des Blancs; l'autre de jeunes gens des Donati, chefs de la faction des Noirs. Les deux bandes s'irritent à la vue l'une de l'autre; elles passent des menaces aux coups, et il y a bientôt de part et d'autre des mutilés et des blessés. Au premier bruit de la querelle, les adhérents de chaque parti prennent les armes; ils s'établissent et se re-
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tranchent dans leurs postes accoutumés, et Florence passe de la sorte, en un clin d'œil, des joies d'une fête populaire à la guerre civile.
Boniface VIII, informé par ses agents de la rupture entre les deux factions, et voyant le péril dans lequel les Noirs venaient de se jeter, se hâta de les secourir. Il envoya à Florence le cardinal Matteo Aquasparta, personnage considéré pour son savoir et sa piété, avec l'ordre d'y rétablir la paix, et d'y réformer le gouvernement, de manière à ce que les honneurs et les emplois publics fussent, comme auparavant, également partagés entre les deux partis. Le cardinal arriva, et fut bien accueilli. Mais les Blancs, qui se défiaient des intentions du pape à leur égard, étaient résolus à ne point admettre l'intervention de son légat, et à .ne point lui accorder le pouvoir de réformer le gouvernement. Les partis restaient donc en présence, les armes à la main, plus que jamais mécontents, irrités et entraînés à terminer leur différend par la force. Le cardinal d'Aquasparta, venu à Florence pour remettre les Noirs en partage du gouvernement, n'y restait plus que pour les soutenir en secret, par des conspirations et des intrigues, s'exposant de la sorte à toutes les conséquences de la colère des Blancs.
Telle était la situation de Florence au commencement du mois de juin 1300, au moment où les six prieurs ou gouverneurs de la république, dont les fonctions allaient expirer le 15 du même mois de juin, eurent, selon l'usage, à désigner leurs succes-
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seurs. Dans un moment si critique, leur choix devenait beaucoup plus grave et plus difficile qu'à l'ordinaire. Ils allaient laisser à leurs remplaçants un gouvernement périlleux, celui d'une ville excommuniée, d'une ville qui avait irréparablement offensé l'irrascible et fougueux Boniface VIII, et où la guerre civile, suspendue comme par miracle, était à chaque instant sur le point d'éclater.
Des six prieurs qui furent élus en cette occasion, il n'y en a que cinq dont les noms nous soient parvenus ; et sur ces cinq, il y en a quatre de si obscurs, qu'il serait tout aussi impossible de dire un mot d'eux, que de nommer les quatre premiers Florentins qui passèrent sur le pont de la Carraia, le 15 juin de cette même année de 1300. Le cinquième seul est connu, c'est Dante : il semble qu'en le plaçant là, au milieu de collègues sans capacité, comme sans renom, on eût voulu concentrer sur sa tête toute la responsabilité des événements qui approchaient.
Non-seulement les troubles continuèrent sous son priorat, ils allaient s'aggravant tous les jours. De plus en plus assurés de la faveur de Boniface VIII, et secondés par les menées du cardinal d'Aqua- sparta, les Noirs redoublaient de confiance, d'audace. Les chefs des Blancs, toujours sur leurs gardes, et toujours plus inquiets, résolurent de se délivrer du cardinal; n'osant pas le chasser ouvertement, ils apostèrent des hommes du peuple pour le menacer et l'effrayer. Leur manœuvre réussit à merveille : le légat s'enfuit épouvanté, mais en renouvelant l'ex-
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communication dont Florence avait été déjà frappée.
Les Noirs, bien que privés de son appui, ne perdirent pas contenance : loin de là, ils prirent un ton plus arrogant, et commencèrent à parler tout haut d'un prince français qui arrivait à leur secours, et par lequel toute chose allait être remise à sa place,
à Florence et ailleurs. Ces propos menaçants tenaient à une grande et funeste intrigue de Boniface VIII, dont je ne puis me dispenser de dire quelques mots.
Pour assurer l'exécution de ses plans de domination politique, Boniface avait eu l'idée d'attirer en Italie un prince français qui, à la tête d'une certaine force militaire qu'il aurait amenée, agirait selon ses ordres, et ferait tout ce qui lui serait commandé dans l'intérêt de l'Église romaine. Le prince sur lequel il avait pour cela jeté les yeux, était Charles de Valois, duc d'Alençon, frère de Philippe le Bel. Ce prince s'était jusque-là distingué à la guerre, et Boniface ne pouvait guère trouver mieux que lui pour ce qu'il désirait.
Les négociations relatives à cette affaire avaient commencé il y avait près de cinq ans; le peu d'empressement de Charles de Valois à répondre aux désirs du pape les avait rendues fort lentes; mais enfin,
à force de bulles, d'encouragements et de promesses plus magnifiques les unes que les autres, Boniface avait réussi ; et il était décidé que Charles de Valois, avec un nombre déterminé de chevaliers et de gendarmes français, arriverait en Italie dans le courant de l'année 1300. Le bruit de son arrivée, répandu
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f d'avance dans tout le pays, et particulièrement en Toscane, y produisait déjà beaucoup d'émotions diverses; déjà toutes les factions s'en alarmaient ou s'en réjouissaient, selon leur position.
La vérité était qu'entre autres services que Boni- face VIII se proposait d'exiger de Charles de Valois, il voulait l'employer à soumettre les villes de la Toscane qui lui résistaient, de manière à pouvoir les gouverner selon ses vues.
Les Noirs de Florence n'ignoraient pas ses desseins : ce prince dont ils menaçaient leurs adver- sàires, c'était Charles de Valois; et tout ce qu'ils pouvaient dire ou faire à son sujet était sinon expressément concerté avec le pontife, du moins conforme à ses projets et conçu dans l'intention d'en avancer l'exécution. Mais ils se pressèrent un peu trop, et se conduisirent de manière à donner l'éveil au gouvernement : ils le contraignirent à se mettre sur ses gardes.
A une époque que les historiens ne précisent pas suffisamment, mais selon toute apparence vers les premiers jours d'août, les chefs de la faction des Noirs s'assemblèrent dans l'église de la Sainte-Trinité pour délibérer sur leurs affaires. Le résultat de cette délibération fut d'adresser au pape Boniface VIII la demande de les recommander au prince français dont on attendait l'arrivée, et de les mettre sous sa protection spéciale.
Cette délibération et cette demande remplirent Florence de scandale et de colère. Les Blancs, pous-
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sés à bout par la menace qu'on leur faisait d'un prince étranger, s'émurent, prirent les armes, et une explosion de guerre civile semblait désormais inévitable. Les prieurs, qui avaient jusque-là souffert les intrigues et les conspirations des Noirs, se crurent cette fois obligés de les réprimer ; mais, pour éviter le reproche de partialité, ils voulurent comprendre dans le châtiment ceux du parti des Blancs qui avaient tiré le glaive dans les derniers troubles.
Quelques-uns des plus turbulents parmi ceux-ci furent bannis pour un temps et relégués à Sarzana. De leur nombre se trouva l'ami de Dante, Guido de Cavalcanti, qui s'était distingué par son ardeur contre les Noirs toutes les fois que l'occasion s'était présentée de les assaillir.
Les Noirs furent traités avec plus de rigueur : il y en eut un assez grand nombre de relégués à la Pieva, sur la frontière des États de l'Église,* et Corso Donati, leur chef, fut condamné à un exil perpétuel et à la confiscation de ses biens. Mais il y aurait, relativement à ce dernier, des particularités à éclaircir, si c'en était ici le lieu : il paraît qu'ayant déjà été banni précédemment, il avait enfreint son ban, et que l'exil perpétuel prononcé dans cette seconde condamnation était motivé par cette infraction.
Tous les biographes de Dante qui ont écrit d'après les traditions du temps ou d'après des documents authentiques aujourd'hui perdus, sont d'accord pour attribuer à son influence et à son autorité personnelles ce double coup frappé au même instant sur
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les deux factions qui troublaient Florence, et je ne i vois point de raison pour contester leur témoignage. En sévissant contre son propre parti, notre poëte n'avait pu être inspiré que par de nobles motifs; mais il était sans doute loin de prévoir les regrets amers qu'il se préparait par cette rigueur. Guido Ca- valcanti était déjà malade quand il fut banni, et dans le mauvais air de Sarzana, son mal empira rapidement. Il obtint, au bout de peu de temps, la permission de revenir à Florence ; mais il était trop tard : il languit encore quelques jours, et mourut regretté de tous.
Dante cessa ses fonctions de prieur de la république le 15 août de cette même année 1300. Mais ce ne fut pas pour rentrer dans le repos de la vie domestique. Son pays avait de plus en plus besoin de lui. Les Noirs exilés à la Pieva avaient enfreint leur ban; ils avaient tous couru à Rome, où ils entretenaient, par toutes sortes de menées et de propos, la colère de Boniface VIII contre les Blancs. Cela ne leur était point difficile, surtout à Corso Donati, que le pontife considérait et chérissait comme un noble et vaillant seigneur qui avait été un moment à son service en qualité de gouverneur d'une des villes de la Ro- magne.
Inquiets des dangers croissants de leur situation, les Blancs se décidèrent à faire une démarche solennelle auprès du pontife pour tâcher de le fléchir et d'être relevés des excommunications prononcées contre eux. Dans cette vue, ils lui envoyèrent une
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ambassade dont il est certain que Dante fit partie, bien qu'aucun historien ne le dise expressément. Cette ambassade dut arriver à Rome vers la fin de septembre 1300. On n'a aucun détail sur la manière dont elle fut reçue ; mais la suite des événements démontre assez qu'elle ne servit à rien, et que Boniface persista dans les plans dès lors arrêtés dans sa tête.
Toutefois, Dante n'eut pas lieu de se repentir d'être allé à Rome : il y jouit d'un grand spectacle qui eut indubitablement beaucoup d'influence sur le côté poétique de ses idées. Cette année de 1300 était celle du jubilé institué par Boniface VIII. Des flots innombrables de chrétiens de toutes les contrées de l'Europe affluaient, se heurtaient sur toutes les voies, dans toutes les rues de Rome, les uns arrivant, les autres partant, et tous unis dans une seule et même pensée, dans une seule et même espérance, tous transportés d'une même joie. Cela était assurément plus beau et plus satisfaisant à contempler que les divisions et les fureurs de la politique. Aussi Dante en fut-il vivement frappé; et ce fut pour consacrer la date de ces sublimes émotions qu'il mit à l'année 1300 l'époque de sa vision.
De retour à Florence, Dante y retomba dans toutes les amertumes de la politique. Repoussés par Boniface VIII, les Blancs cherchaient à s'affermir par toutes sortes de moyens, et se tenaient désormais pour dispensés de ménager la faction ennemie. Ils rappelèrent de Sarzana ceux des leurs qui y avaient été relégués sous le priorat de Dante. Un peu plus
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tard, au commencement de 1301, ils se concertèrent avec les Blancs de Lucques et de Pistoie pour faire chasser de ces deux villes les chefs des Noirs. Mais, quoi qu'ils pussent faire, ils n'étaient point tranquilles sur l'avenir. Les menaces et les intrigues de Boniface VIII leur revenaient sans cesse à la mémoire ; et l'idée de ce prince français, attendu comme un vengeur par leurs ennemis, était pour eux une idée d'autant plus importune qu'elle était plus vague et plus mystérieuse.
Quelques mois se passèrent sans que l'on entendît parler de ce prince ; et l'on allait se rassurer sur sa descente, quand toute la Toscane apprit qu'il avait enfin passé les Alpes et qu'il approchait. A cette nouvelle, les Noirs se précipitèrent au-devant de lui, le circonvinrent de toutes parts, et se mirent à l'escorter jusqu'à Rome.
Charles de Valois avait passé à Pistoie, à quelques milles de Florence, sans se présenter dans cette dernière ville : cet augure, joint à tant d'autres, parut sinistre aux Florentins. Le conseil général de la république s'assembla pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire. Attendrait-on l'orage, sauf à y faire face quand il viendrait à éclater? Essayerait-on de le conjurer et de le détourner ? Les détails de la délibération sont inconnus : on n'en sait que le résultat : ce fut d'adresser au pape Boniface une ambassade nouvelle pour lui faire de nouvelles protestations de soumission et de respect, pour le conjurer de ne point envoyer Charles de Valois à Florence, et l'as-
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surer que tout autre personnage réussirait mieux que le prince français dans une mission pacifique en Toscane.
L'envoi d'une ambassade résolu, il ne s'agissait plus que d'en choisir le chef. Dante fut, à ce qu'il semble, unanimement désigné pour l'être; et ce fut à cette occasion qu'il dut tenir le propos si fier et si connu : « Si je vais, qui reste? Si je reste, qui va? » — Ce propos, qui ne se rencontre dans aucun des écrivains contemporains de Dante, pourrait bien avoir été inventé au xve siècle par quelqu'un des admirateurs de notre poëte. Toutefois, le mot va si bien au caractère, au tour d'esprit et à la situation de celui à qui on le prête, qu'il y a presque autant d'invraisemblance à le supposer inventé qu'à le tenir pour historique.
Quoi qu'il en soit, Dante fut l'un des trois nouveaux ambassadeurs qui partirent en grande hâte, allant supplier Boniface VIII de ne point envoyer Charles de Valois à Florence. Mais tandis qu'ils allaient, le sort de Florence était déjà décidé. Le pontife avait conféré à loisir, avec le prince français, de ses projets sur la Toscane, et tout était déjà convenu entre eux à cet égard. Par une bulle solennelle donnée à Anagni le 3 des nones de septembre 1301, le prince avait été investi du titre de pacier (paciaro) de la Toscane, titre emprunté des institutions de la trêve de Dieu dans le midi de la France, et de tout point équivalent à celui de pacificateur. Avec cette mission patente, énoncée en termes vagues, géné-
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raux, paternels, il avait reçu des instructions secrètes plus précises. Les faits vont nous dire quelles étaient ces instructions.
Arrivés à Rome, les députés florentins se présentèrent devant Boniface VIII. Celui-ci les accueillit avec tous les semblants de la bienveillance; mais il n'écouta aucune de leurs propositions. « Laissezmoi faire, et vous serez contents. Fiez-vous à moi, et tout ira bien pour tous. » — Tels furent en résumé tous ses discours ; et là-dessus, il donna congé à deux des ambassadeurs, en leur recommandant d'aller exhorter les leurs à la confiance et à la soumission. Mais il retint Dante auprès de lui. C'était agir adroitement : il renvoyait à Florence deux hommes faibles et trompés, qui ne manqueraient pas d'en tromper d'autres en prêchant l'obéissance ; et il ôtait au gouvernement florentin l'homme qui aurait pu le soutenir dans la résolution courageuse qu'il lui avait suggérée. D'un autre côté, il pressait vivement le départ de Charles de Valois pour la Toscane.
L'arrivée et la conduite du prince à Florence y devaient être pour lui un éternel sujet d'opprobre, et pour Florence le signal de bouleversements désastreux. Je pourrais me dispenser d'ouvrir ces tristes pages d'une histoire où j'ai déjà signalé assez de calamités et de désordres. Toutefois, ces pages ne sont pas entièrement étrangères à mon sujet : on peut y voir quels malheurs Dante avait voulu éviter à son pays, en tâchant de lui épargner la visite du prince qui avait accepté d'un pape superbe et rancuneux
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une mission de vengeance et de trahison. Je tâcherai seulement d'être court, et de réduire autant que possible l'histoire aux proportions de la biographie.
Charles de Valois partit de Rome dans les premiers jours d'octobre, et prit la route de Florence, à la tête d'une troupe de huit cent à mille gendarmes ou chevaliers français, commandés par des seigneurs de distinction. Cette troupe se renforçait chaque jour en chemin de nobles et d'aventuriers italiens, parmi lesquels se trouvaient des hommes qui s'étaient fait un renom de bravoure guerrière ou de capacité politique, tels que Mainardo da Susinana, et Cante de'Gabrielli d'Agubbio. Enfin, dans ce cortége figurait un autre personnage qu'il était impossible d'y voir sans de sinistres soupçons : c'était Corso Donati, le chef du parti des Noirs.
A chaque pas dont cette petite armée s'approchait de Florence, les alarmes et les incertitudes des Florentins augmentaient. On délibérait tous les jours sur la question de savoir si on la recevrait ou non, et l'on ne décidait rien. A la fin, comme pour s'apprêter à décider quelque chose, on envoya au prince des députés qui le rencontrèrent à Sienne. Ils étaient chargés de s'assurer de ses dispositions, et d'en informer la seigneurie de Florence. Le prince prodigua aux députés les paroles rassurantes : il déclara ne vouloir que le bien des Florentins ; il donna pour garantie de ses intentions pacifiques la renommée de la maison de France qui, disait-il, n'avait jamais trahi personne, ami ni ennemi. Enfin, il ne s'en
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tint pas aux paroles, il adressa à la seigneurie des espèces de lettres patentes munies de son sceau, et dans lesquelles il promettait solennellement de respecter en toute chose les lois, les libertés et les coutumes de Florence.
Sur ces belles assurances, le gouvernement et le peuple, déjà fatigués d'incertitudes et de craintes, s'abandonnèrent à la confiance : il fut décidé que Charles de Valois serait admis, et l'on s'apprêta dès lors à lui rendre tous les honneurs et à lui faire toutes les fêtes imaginables..La population entière se porta au-devant de lui, et l'accueillit comme elle aurait pu accueillir un sauveur qu'elle aurait elle-même appelé à son secours. De son côté, Charles répondit à ces marques de confiance par tous les ménagements dont il put s'aviser. Il entra dans la ville sans armes, lui eL les siens; et Corso Donati, qui jusque- là ne l'avait point quitté, eut alors l'air de se séparer de lui : il se retira à Ognano, village à trois milles au-dessous de Florence, sur la rive gauche de l'Arno.
L'entrée du prince eut lieu le 1 er novembre : ce jour et les trois suivants se passèrent sans alarme, sans ombrage, sans menace de la part de personne, dans l'espèce d'exaltation et d'émotion curieuse qui suit d'ordinaire un grand événement imprévu. Mais les suites de l'événement ne pouvaient se faire beaucoup attendre ; elles éclatèrent avec une rapidité au- dessus de toute prévoyance.
Le 5 novembre, Charles de Valois convoqua dans l'église de Sainte-Marie-Nouvelle le podestat, les
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prieurs, l'évêque, les membres des divers conseils, les consuls des arts et métiers, en un mot, toutes les autorités ecclésiastiques et civiles de Florence. Là, selon les formes déterminées par la loi et par l'usage, il demanda ce que l'on nommait la bailie, c'est-à-dire l'espèce de pouvoir dictatorial et discrétionnaire auquel on avait recours dans les nécessités imprévues de l'État. L'assemblée souveraine accorda sans délibération les pouvoirs demandés, et le prince, de son côté, jura sur les Évangiles de maintenir la république en bon ordre, de ne porter aucune atteinte à sa liberté ni à ses droits. Tout le monde sortit satisfait de l'assemblée.
Mais à peine le prince eut-il regagné son palais d'Oltre-Arno que Florence avait pris un autre aspect. Les gendarmes et les chevaliers, qui jusque-là n'avaient paru dans la ville que désarmés, étaient en armure complète, et caracolaient de tous côtés sur leurs destriers, bardés et caparaçonnés comme pour entrer en bataille. Les adhérents des Noirs sortaient de toutes parts, armés, se groupaient à des postes convenus, et la portion italienne du cortége de Charles de Valois se réunissait à eux. Corso Do- nati, parti d'Ognano avec un détachement d'une centaine d'hommes, enfonçait intrépidement à coups de hache une des portes de Florence, s'introduisait dans la ville et s'emparait d'une église, où il s'établissait militairement et plantait son drapeau, en signe de ralliement pour les conjurés de son parti.
Le peuple florentin avait couru aux armes au pre-
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mier éclat de ces hostilités; mais personne ne se présenta pour le commander. Les chefs du parti des Blancs, les Cerchi, avaient rejeté toutes les propositions courageuses qui leur avaient été faites, et ne songeant qu'à eux, s'étaient contentés de se fortifier dans leurs palais. Les prieurs étaient des hommes incapables de prendre un parti vigoureux, et autour desquels chacun hésitait à se ranger.
Dans cet état de choses, Corso Donati avait beau jeu , et profitait de l'occasion en homme résolu. Déjà beaucoup des siens l'avaient rejoint : il se porte à leur tête aux prisons, et les ouvre aux détenus, qui s'arment de tout ce qui leur tombe sous la main, et le suivent. Il les mène au palais du peuple, et en chasse les prieurs.
Dès ce moment, la ville, sans gouvernement, sans défenseurs, est en proie à toutes les horreurs d'une ville prise d'assaut. Corso Donati la parcourt cherchant et choisissant les objets de sa fureur. Ce sont les Blancs qu'il pourchasse; ce sont leurs palais, leurs maisons qu'il prend de vive force, qu'il pille et qu'il brûle. Pour les bandits de sa suite, qui n'ont point d'ennemis personnels, toute maison, tout palais sont bons à piller et à brûler. De la ville, le flot destructeur se répand sur la campagne environnante; et durant huit jours entiers, il n'y eut dans Florence et à l'entour que pillage, massacre et incendies.
Charles de Valois avait vu tout cela, et avait tout laissé faire; ou pour mieux dire, tout s'était fait de
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son consentement ou par son ordre. Peut-être n'avait-il pas prévu tous les excès auxquels se porterait le parti des Noirs triomphant; mais, on ne peut douter que le triomphe violent de cette faction ne fût le but auquel il avait visé, et que toutes ses assurances d'agir dans l'intérêt général du pays, et dans l'intérêt commun des partis, n'eussent été des perfidies; et il n'avait pas manqué d'habileté; en se livrant a ces perfidies, elles lui avaient été nécessaires. Il n'aurait point été assez fort pour faire autrement ses volontés.
Au bout de huit jours, quand les vainqueurs furent las de brûler et de piller, on fit de nouveaux prieurs, qui furent pris parmi les plus ardents des Noirs, et un nouveau podestat, qui fut ce Cante de' Gabrielli, que Charles de Valois avait amené avec lui de Rome et dont il avait fait un de ses plus intimes conseillers. A peine maîtresse du gouvernement, la faction des Noirs se hâta de faire plusieurs lois dans son intérêt exclusif, et au préjudice du parti vaincu. Par l'une de ces lois, le podestat était autorisé à connaître des délits commis dans l'exercice du priorat, lors même que les auteurs de ces délits en auraient déjà été absous. Cette loi était une terrible menace pour les Florentins qui avaient contrarié la mission pacifique de Charles de Valois.
Les choses en étaient là, lorsque le cardinal d'A- quasparta, le même qui avait essayé l'année précédente de réconcilier les Noirs alors opprimés avec les ' Blancs maîtres de la république, reparut à Florence
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pour tenter de nouveau de rapprocher les mêmes partis, maintenant dans une situation inverse de la première. Cette tentative, faite mollement et à la hâte, eut pour tout résultat quelques réconciliations particulières qui ne durèrent qu'un moment.
Ce fut sans doute pour avoir le dernier mot de Bo- niface VIII, sur la manière d'en finir avec des factions si obstinées, que Charles de Valois retourna un moment à Rome. Le dernier mot du pontife fut qu'il fallait chasser définitivement les Blancs de Florence ; et le prince repartit avec cette dernière consigne, qui fut suivie aussi fidèlement que les autres. Le 4 avril 1 302, une sentence générale de bannissement fut prononcée contre les Blancs, et exécutée sans délai. Il en sortit de Florence plus de six cents qui se répandirent dans toutes les parties de l'Italie.
Maintenant, pour revenir à Dante, il faut, dans cette proscription générale de son parti, démêler ce qui le concerne personnellement.
Dante avait été, comme je l'ai dit, retenu par Bo- niface VIII, lors de sa seconde ambassade auprès du pontife. Il ne vit rien des calamités qui suivirent l'entrée à Florence, et l'inconcevable trahison de Charles de Valois : il n'en fut instruit que par la renommée , et l'on suppose aisément qu'en apprenant de telles choses, il ne fut pas pressé de revenir dans la ville qui en était le théâtre. Il était donc encore à Rome, lorsque Charles de Valois y revint pour se concerter définitivement avec Boniface VIII, sur la manière d'en finir avec les Blancs.
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On a de lui un sonnet des plus mauvais, mais curieux par son motif, où il semble faire allusion, bien que d'une manière assez obscure, à ce voyage,
et en général à toute la conduite du prince envers les Blancs. C'est une prière dans laquelle le poëte s'adresse à Dieu, en termes assez mystiques : « Seigneur, lui dit-il, si tu vois mes yeux avides de pleurer pour tous ces malheurs auxquels je sens mon cœur défaillir, rassasie aussi, je t'en conjure, rassasie de larmes celui qui, après avoir immolé la justice, se réfugie auprès du grand tyran dont il a sucé tout ce poison qu'il vient de répandre, et dont il voudrait inonder le monde. »
En parlant ainsi de Boniface VIII et de Charles de Valois, Dante ne savait pas encore tout le mal qu'ils devaient lui faire ; il n'était pas encore proscrit : ce ne fut que vers la fin de janvier 1302, que le gouvernement des Noirs chercha à tirer parti de la loi rétroactive qu'il avait rendue contre les Florentins qui avaient exercé le priorat antérieurement à la venue de Charles de Valois. Cante de'Gabrielli, ce nouveau podestat de la création du prince français, prononça contre plusieurs d'entre eux une sentence dans laquelle figuraient nominativement Dante et Palmieri degli Altoviti, qui avait peut-être été son collègue au priorat.
Le texte original de cette sentence, retrouvé dans les archives de Florence, a été publié plusieurs fois. Dante et tous ceux qui y sont impliqués y sont accusés, par la voix publique, de deux crimes dis-
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i tincts, commis par eux dans l'exercice de leurs fonc- t. tions de prieurs ; d'abord de s'être opposés à la mission de Charles de Valois, et en second lieu d'avoir trafiqué de leur autorité et de s'en être fait un moyen de gains illicites. Chacun des accusés était condamné à comparaître devant le podestat, dans un délai de quarante jours, qui expirait le 10 mars suivant, et de payer, dans le même délai, une amende de huit mille livres. S'il comparaissait et payait l'amende, il n'en devait pas moins s'en aller pour deux ans en exil hors des confins de la Toscane. S'il ne comparaissait, ni ne payait, il avait par cela seul encouru la confiscation de tous ses biens et le bannissement perpétuel. Il y a plus d'une observation à faire sur cette sentence :
1 ° La formule de l'accusation par la voix ou la renommée publique, était empruntée des fameuses ordonnances démocratiques, dites les ordonnances de justice. Or, d'après ces ordonnances, deux témoignages non débattus suffisaient pour constituer ce que l'on nommait la voix ou la renommée publique ;
2° En ce qui concerne l'opposition à la mission de Charles de Valois, l'accusation était aussi vraie qu'honorable pour Dante. Elle confirme hautement et d'une manière irrécusable le témoignage de ceux des historiens et des biographes qui lui attribuent une part toute spéciale aux tentatives qui furent faites auprès de Boniface VIII pour empêcher la mission du prince français à Florence ;
3° Quant à l'accusation de vénalité, c'est encore
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plus par respect pour la justice historique que pour la mémoire de Dante, que l'on doit la regretter comme une calomnie des créatures du grand pacier de Florence. Certainement l'irascible et superbe poëte ne manqua ni de jaloux, ni d'ennemis; et il nous reste d'eux un assez grand nombre de pièces injurieuses et satiriques contre lui. Une accusation, comme celle dont il s'agit, aurait figuré à merveille dans ces pièces. Or, il ne s'y trouve pas un trait qui puisse donner lieu au plus léger soupçon de cette espèce.
Il y a toute apparence que Dante fut informé aussitôt que possible de la sentence prononcée contre lui. Mais, il est probable qu'il était hors d'état de payer, dans un si court délai, une si énorme amende. On ne sait pas s'il fit quelque démarche pour écarter le coup qui le menaçait. Mais toujours est-il sûr qu'il ne sortit point de Rome, et y attendit les événements.
Le 10 mars arriva, le délai donné à Dante pour exécuter sa première sentence était expiré ; et messer Cante de' Gabrielli ne manqua pas de prononcer ce jour même du 10 mars, une seconde sentence mettant à effet tout ce qu'il y avait de comminatoire dans la précédente. Par cette nouvelle condamnation, Dante et treize autres individus étaient déclarés rebelles à la commune de Florence ; ils en étaient bannis à perpétuité, et il y était expressément et formellement dit que, « si jamais quelqu'un d'eux venait à tomber au pouvoir du gou-
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1 vernement florentin, il serait livré aux flammes et I brûlé vif. »
Informé de cette nouvelle sentence, Dante partit aussitôt de Rome, pour se rapprocher de la Toscane, et s'assurer si son malheur était sans remède. Arrivé à Sienne, il s'y arrêta pour avoir des nouvelles de Florence. Elles furent pires encore qu'il ne s'y était attendu. Charles de Valois, récemment de retour du voyage qu'il avait fait à Rome pour y consulter le pape Boniface, venait de mettre à exécution les dernières mesures concertées avec le pontife pour la pacification de Florence : il venait de porter le dernier coup aux Blancs, et ce dernier coup passait tous les autres.
Un gentilhomme provençal de la suite de Charles de Valois, nommé Pierre Ferrant, se feignant très- courroucé contre le prince, et résolu de l'assassiner, attira aisément dans sa conspiration simulée quelques jeunes gens du parti des Blancs : il exigea d'eux des engagements et des promesses signées de leur main; il les obtint sans peine, et les livra aussitôt à Charles de Valois.
Muni de ces pièces de conviction, celui-ci en fit d'abord grand bruit; il feignit une ardente colère, et s'emporta contre les Blancs en menaces terribles qui retentirent dans tout Florence. A ces menaces, les Blancs épouvantés se prirent à s'enfuir de toutes parts, et les plus nobles ou les plus riches étaient ceux qui fuyaient le plus vite. Quand ils furent partis pour la plupart, Charles les fit citer par devant
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lui et condamner comme rebelles pour n'avoir pas comparu. Leurs biens furent confisqués, leurs palais de ville et leurs maisons de campagne démolis.
Ceux qui, plus confiants ou plus braves, ne furent pas si prompts à fuir, n'y gagnèrent rien. Cités et comparaissants, leurs biens furent comme ceux des autres, confisqués et dévastés. Le nombre des proscrits fut de plus de six cents, sans compter les enfants et les femmes. La somme des biens qui revint de toutes ces confiscations au gouvernement de Florence, fut énorme : Charles de, Valois en eut vingt-cinq mille florins d'or pour sa part. Et ce fut ainsi que ce prince termina sa mission de pacier en Toscane.
Dante, bien que déjà condamné par une sentence particulière antérieure d'une vingtaine de jours à cette proscription générale des Blancs, n'en fut pas moins à ce qu'il paraît compris dans cette dernière. Il semble que ceux qui proscrivaient avaient peur de le manquer. Il fut, comme les complices de Pierre Ferrant, cité par devant Charles de Valois, et comme eux condamné pour n'avoir pas comparu. Alors fut pillée et démolie, si elle ne l'avait déjà été, sa belle maison de Florence; alors furent dévastées les métairies qu'il avait en divers cantons du territoire florentin; alors enfin, son sort fut décidé : il était banni, ruiné, proscrit.
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SIXIÈME LEÇON.
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FIN DE LA VIE DE DANTE.
On conçoit les réflexions amères qui durent l'assaillir dans les premiers moments de son exil; celles qui avaient rapport à sa famille n'étaient sans doute pas les moins douloureuses. Il y avait à peine dix ans qu'il était marié, et il avait déjà cinq enfants, dont l'aîné, nommé Jacques, ne pouvait guère avoir plus de neuf ans, et dont le dernier était une fille, encore à la mamelle, à laquelle il avait donné le nom de Béatrix, comme pour se rendre plus chers encore et plus sacrés les souvenirs et les sentiments attachés à ce nom. Il lui fallait abandonner tous ses enfants au moment où ils avaient le plus besoin de lui, exposés à manquer de pain, et n'ayant plus de protecteur que leur mère ; car il ne laissait àFlorence d'autre parent qu'un jeune neveu, nommé François, incapable de rendre de grands services à ses cousins en bas âge.
Une circonstance qui devait lui rendre sa proscription plus cruelle, c'était de n'y avoir pour compagnons que des hommes dont il méprisait généralement le caractère, et dans la capacité desquels il avait peu de foi. Il est douteux que, parmi tous ces hommes, il y en eût un seul pour lequel il sentît quelque chose de semblable à de l'amitié. On peut tout au
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plus en indiquer quelques-uns avec lesquels il est probable qu'il avait déjà formé ou dû former quelques liaisons passagères d'intérêt. De ce nombre étaient Maso de' Cavalcanti, un des proches de son ami Guido; Lapo Saltarelli, qui, ayant été prieur immédiatement avant lui, avait été l'un de ses électeurs au priorat, et n'était probablement pas encore brouillé avec lui; Giacheto de' Malispini, le neveu et le continuateur de Ricordano de' Malispini, l'auteur d'une chronique qui est l'un des plus anciens et des plus curieux monuments de la littérature italienne. A ces noms on peut en ajouter un qui frappe davantage, celui de Petracco di Parenzo, l'un des notaires de la république et le père de Pétrarque. Quelque opinion que Dante eût de ses compagnons d'exil, il ne vit pas d'abord, pour lui, de meilleure chance que de partager leur sort, et il s'y décida.
Se voyant nombreux comme ils l'étaient, sûrs d'être appuyés par les Blancs de Pistoie, par les Gibelins d'Arezzo, de Sienne, de Pise, et par ceux qui se maintenaient encore dans leurs châteaux forts en divers lieux du Florentin, les Blancs exilés n'hésitèrent pas à entreprendre la guerre contre les Noirs restés vainqueurs à Florence, et s'apprêtèrent en diligence à la commencer. Leur première réunion eut lieu à Gergonza, château situé dans les montagnes , sur les confins du territoire de Sienne et d'Arezzo. Ce fut là qu'ils s'organisèrent et se donnèrent un gouvernement pour diriger leurs affaires.
Ce gouvernement avait quelque analogie avec celui
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de Florence. Il était composé de deux conseils, l'un dit le conseil des douze, et l'autre le conseil secret. Ces deux conseils se donnaient, dans l'occasion et au besoin, un plus ou moins grand nombre d'adjoints qui formaient une espèce de conseil général représentant la masse du parti; ce qui avait été délibéré dans ces conseils réunis était mis à exécution par les membres du conseil secret qui, de la sorte, formait la partie agissante du gouvernement, le gouvernement proprement dit. Dante fut élu membre du conseil des douze.
Le premier acte de ce gouvernement fut de nommer un général pour commander la force militaire du parti. Il donna ce commandement au comte Alexandre de Romena, personnage alors célèbre parmi les chefs gibelins de la Toscane, et l'un des descendants des anciens comtes Guidi. Cela fait, le gouvernement des Blancs alla s'établir à Arezzo, comme dans le lieu où il pourrait se concerter le plus aisément avec les Ubaldini et les autres Gibelins du val d'Arno, avec lesquels ils venaient de faire alliance.
Les Noirs de Florence s'apprêtaient vigoureusement, de leur côté, à faire face à leurs adversaires. La guerre allait recommencer en Toscane, et recommencer avec tous les caractères de la première lutte des Gibelins et des Guelfes. Les Blancs et les Noirs ne pouvaient se combattre qu'en changeant respectivement d'opinion et de rôle, qu'en cédant, chacun de son côté, à des influences opposées à celles qu'ils
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avaient suivies jusque-là. Obligés désormais de s'ap- puyer sur les Gibelins, les Guelfes populaires ou les Blancs allaient, par là même, guerroyer dans l'antique intérêt de la noblesse et de la féodalité. Devant employer pour leur défense les forces du peuple florentin, les Guelfes aristocratiques ou les Noirs allaient, de toute nécessité et qu'ils le voulussent ou non, seconder les tendances démocratiques de ce même peuple. Les deux partis avaient, de la sorte, changé de rôle et d'opinion, les uns pour l'amour d'un pouvoir qu'ils tenaient et voulaient conserver, les autres dans l'espoir de recouvrer le pouvoir qu'ils avaient perdu.
Le pape Boniface essaya vainement d'empêcher cette guerre dont il était l'auteur : il ne put que la retarder de quelques jours, par une intrigue assez impudente, mais qui de sa part ne peut plus étonner. Uguccione della Faggiuola, gibelin déterminé, depuis célèbre par sa domination sur Lucques et par ses victoires sur les Florentins, était alors podestat à Arezzo, et, pour je ne sais quelle offense envers l'Église , excommunié par Boniface VIII. Boniface commença par le relever très-poliment de la sentence prononcée contre lui, et lui fit ensuite promettre de faire un de ses fils cardinal, après quoi il se hasarda à le prier d'user de tous les moyens en son pouvoir pour chasser d'Arezzo les Blancs qui y avaient établi leur quartier général. Uguccione lui obéit : il vexa de tant de manières et tourmenta si fort les réfugiés, qu'il les força de quitter Arezzo.
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Ils se dispersèrent alors de divers côtés : les uns se rendirent à Sienne, les autres à Pistoie, le plus grand nombre à Forli. Dante fut de ces derniers, et ce fut, je crois, pour la première fois qu'il mit alors le pied en Romagne.
Une fois établis à Forli, les Blancs, que je nommerai désormais les Blancs-Gibelins, pour indiquer l'amalgame des deux partis en un seul, se mirent en campagne, et commencèrent la guerre avec une armée de douze cents cavaliers et de quatre mille fantassins. Mon intention n'est pas de raconter, même sommairement, la suite de cette guerre. Ce sera assez, pour mon objet, d'en rappeler quelques incidents plus particulièrement liés à la vie de Dante, ou qui furent pour lui des thèmes de poésie.
La première tentative des Blancs-Gibelins fut un échec. Ayant mis le siége devant la forteresse de Pulciano, dans la haute vallée de la Sieve, nommée Mugello, ils furent obligés de le lever avec précipitation à l'approche de l'ennemi, au pouvoir duquel ils laissèrent dix-sept prisonniers du parti des Blancs. De ces dix-sept prisonniers, dix étaient des personnages obscurs; tous les autres appartenaient à des familles distinguées de Florence. Les vainqueurs leur firent couper la tête à tous, donnant de la sorte un exemple de cruauté jusque-là inouï dans l'histoire des factions de la Toscane.
Dante en fut vivement ému : on en a la preuve dans une canzone qui se rapporte, selon toute probabilité, à cet événement. Les défauts ne manquent
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pas dans cette pièce, surtout les traits de rudesse, le vague et l'obscurité. Je crois néanmoins pouvoir en citer quelques vers, où respire une indignation qui fait honneur à l'humanité. « 0 patrie ! s'écrie-t-il, digne (naguère) de renommée et de triomphes, mère (naguère) de cœurs magnanimes, te voilà aujourd'hui plus dolente que Rome ta sœur, et tellement avilie, que celui qui t'aime en honneur, entendant raconter tes ignobles faits, se consume de douleur et de honte »— «Tu régnais contente, dans le beau temps où les tiens voulaient que les vertus fussent tes colonnes. Séjour de bravoure et de gloire, modèle de loyauté et d'union, asile du savoir, tu étais heureuse. Te voilà aujourd'hui dépouillée de ces ornements , vêtue de douleurs, couverte de plaies, privée de tes Fabricius. Te voilà abjecte, féroce, ennemie de toute réconciliation. 0 (cité) déshonorée, caverne de factieux, quoi ! tu livres à tes bourreaux ceux contre lesquels tu disais .vouloir combattre! tu les punis d'avoir abandonné l'enseigne du lis. Maintenant veuve (des siens), certes! ceux-là pourront bien trembler que tu feras désormais prisonniers. » L'aventure de Carlino de' Pazzi est aussi un des épisodes de cette malencontreuse campagne. Carlino était un des Blancs de Florence à qui l'es chefs du parti avaient confié la garde d'un château du val d'Arno, nommé le château de Pianotravigne. De là, comme d'un poste de sûreté, les Blancs-Gibelins faisaient de fréquentes excursions sur le territoire florentin. Les Noirs y envoyèrent des troupes qui l'as-
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é siégèrent tout un mois sans pouvoir le prendre. Les | assiégeants allaient se retirer, lorsque Carlino leur I vendit la place, et leur livra les assiégés, dont les uns furent égorgés, les autres pris. Dante n'oublia pas cette trahison : nous rencontrerons un jour Carlino de'Pazzi dans un des cercles les plus horribles de l'Enfer, et nous serons préparés à cette justice poétique.
Les avantages des Florentins ne se bornèrent pas à ceux que je viens de dire : ils prirent, dans les gorges des Apennins, beaucoup de châteaux des Ubaldini, des Gherardini et des autres vieux chefs gibelins, seigneurs féodaux de la contrée; ils ravagèrent partout leurs terres, et leur enlevèrent partout des vassaux : de sorte que cette nouvelle guerre avait, comme toutes les précédentes guerres du peuple de Florence contre les Gibelins, le caractère d'une lutte de la démocratie contre la féodalité.
Mal conduits ou trahis, les Blancs-Gibelins allaient se trouver dans l'impuissance de continuer la guerre, lorsque la fortune vint à leur secours. Leur implacable, leur puissant ennemi, Boniface VIII, mourut le 11 octobre 1303, et eut pour successeur Benoît XI. Ce dernier revint au véritable système de l'Église romaine par rapport aux deux factions de Florence et de la Toscane ; il entreprit de les réconcilier l'une avec l'autre, et de protéger, en attendant, de tout son pouvoir la plus faible contre la plus forte.
Dans cette vue, il envoya à Florence le cardinal de Prato, avec la mission particulière d'y faire rentrer les Blancs exilés, et de réformer le gouvernement
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de manière à ce que les emplois en fussent égalemer partagés entre eux et les Noirs. Le cardinal, arri\ à Florence, y fut bien accueilli par le peuple, e général plus favorablement disposé pour les Blan< que pour les Noirs : il obtint donc, en dépit de ci derniers, les pouvoirs nécessaires pour remplir i mission pacifique. D'un autre côté, il s'entendit av< les Blancs qui venaient de rentrer à Arezzo, et qi l'autorisèrent également à traiter pour eux, dans pacification et les réformes projetées. Les négoci, tions qui eurent lieu à ce sujet, entre les exilés et cardinal, furent confiées à plusieurs syndics ou con missaires dont l'histoire ne nomme que deux : l'i fut Dante, l'autre Petracco di Parenzo, le père < Pétrarque, l'un des compagnons d'exil de not poëte.
Ainsi muni des pouvoirs des deux partis, le ca dinal de Prato procéda aussitôt et à la réconciliati( des partis et aux réformes du gouvernement qui d vaient en être le préliminaire et la garantie. Ces r formes furent toutes dans le sens populaire, et pa tant odieuses aux chefs de la faction des Noirs, qu comme nous savons, appartenaient généralement ai familles les plus nobles de Florence. Subir à la f( une révolution démocratique et le retour de leu ennemis, c'était pour eux trop de sacrifices à la foi Ils firent tant, par leurs sourdes menées, par leu intrigues et leurs menaces, qu'ils parvinrent à E frayer et à déconcerter le cardinal ; il partit bru quement, sans avoir rien terminé, dans les premie
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; jours de juin 1304, laissant Florence en interdit, et retourna à Pérouse où se trouvait alors Benoît XI.
A peine le légat s'était-il éloigné, que d'effroyables désordres éclatèrent dans Florence. Ceux qui avaient espéré et désiré la paix ne pardonnaient pas à ceux qui la redoutaient de l'avoir empêchée. Un combat s'engage entre les plus emportés des deux partis ; en peu d'instants le peuple entier prend part à la mêlée qui remplit peu à peu les rues et les places. Les Noirs, pressés de tous côtés par le flot toujours croissant de leurs ennemis, étaient sur le point d'être w vaincus, lorsqu'un incendie, plus horrible encore que la bataille, suivant les traces et le tumulte de celle-ci, chasse rapidement les combattants devant lui, et les disperse, sans leur laisser le loisir de frapper les derniers coups.
Cet incendie était l'œuvre des Noirs qui, ayant besoin d'une diversion, avaient imaginé celle-là. Le feu dura huit jours entiers et consuma près de deux mille maisons; c'était une grande partie de Florence. Les partisans des Blancs, stupéfaits, déconcertés, ne songèrent plus à combattre ; et les Noirs ne leur laissèrent pas le temps de revenir de leur stupeur; ils furent condamnés en masse, et allèrent rejoindre dans l'exil ceux qu'ils avaient voulu en rappeler. Ce fut là l'unique résultat de la mission pacifique du cardinal de Prato. Mais cette fois du moins, ce n'était pas le pacificateur qui avait fait la guerre; ce n'était pas l'agent du pontife romain qui avait trahi et proscrit.
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Informé de ces déplorables événements, Benoît XI en fut navré de douleur. Il manda auprès de lui, pour rendre compte de leur conduite, les principaux meneurs du parti des Noirs; et ses injonctions furent si vives qu'ils n'osèrent pas y résister : ils partirent aussitôt pour Pérouse, où était la cour pontificale.
Le cardinal de Prato, qui croyait permis d'employer la ruse et la fraude, pourvu que ce fût à l'avantage du plus faible contre le plus fort, ne fut pas plutôt informé du départ des chefs des Noirs, qu'il en donna avis aux Blancs-Gibelins d'Arezzo, les exhortant à profiter du moment où leurs ennemis étaient absents de Florence, pour tenter sur cette ville un brusque et vigoureux coup de main. L'avis parut bon aux chefs des Blancs, qui, sans perdre un moment, et dans le plus grand secret possible, se mirent à rassembler des forces suffisantes pour tenter le coup proposé. Au bout de deux jours ils avaient réuni neuf mille piétons et seize cents cavaliers. Le lendemain, à l'entrée de la nuit, ils étaient à Tres- piano et à la Lastra, presque aux portes de Florence, sans que le bruit de leur marche eût jusque-là pénétré dans la ville.
Malheureusement pour eux, ils passèrent la nuit, dans cette position, à attendre des renforts qui ne vinrent pas ; et ils donnèrent ainsi aux Florentins le temps de faire quelques préparatifs de défense. Personne n'aurait pris les armes contre les Blancs ; mais on craignait leurs alliés gibelins, et l'on était disposé à résister.
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Toutefois, le matin venu, les exilés, poursuivant bravement leur projet, laissèrent une partie de leurs forces à la Lastra, village à deux milles de Florence, sur la route de Bologne, parurent sous les murs de Florence, forcèrent sans beaucoup de difficulté une des portes, et pénétrant dans la ville, vinrent se ranger en bataille sur la première place qu'ils rencontrèrent. De là ils envoyèrent en avant un détachement chargé de tâter la population florentine. Ce détachement rencontra de la résistance, et fut repoussé. Le bruit de cette défaite arriva fort exagéré aux troupes restées en station à la Lastra, qui en prirent l'alarme et battirent précipitamment en retraite. Le corps principal des exilés, déjà découragé par un premier écheè, et tout étonné de trouver une résistance à laquelle il ne s'attendait pas, acheva de se troubler quand il apprit la brusque retraite des forces laissées en réserve à la Lastra.
Tout concourait à empirer leur situation : on était alors au mois de juillet ; il faisait une chaleur brûlante, et campés comme ils l'étaient loin de la rivière, dans un endroit absolument privé d'eau, les BlancsGibelins enduraient toutes les horreurs de la soif, tandis que leurs chevaux défaillaient sous eux. Découragés, désespérés, ils se mirent plutôt en fuite qu'en retraite, haletant, suffoquant, laissant tomber leurs armes de lassitude et de souffrance, et ne songeant pas même à défendre leur vie. Plusieurs furent pris , et pas un ne serait échappé, s'ils eussent été vivement poursuivis.
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Dante faisait partie de cette expédition ; et sans doute il y souffrit ce tout qu'y souffrirent les autres. Mais, ce qu'il en ressentit avec plus d'amertume et d'indignation, ce fut la honte. Et en effet, jamais peut-être occasion si belle ne fut manquée avec tant de maladresse. Déjà mécontent des chefs de son parti, Dante ne leur pardonna pas ce dernier échec : il prit dès lors la résolution de les abandonner, de faire cause à part d'eux, et de chercher son rappel dans sa patrie par d'autres voies que la force et la guerre. Du mois de juillet 1304 au mois d'avril 1 307, durant près de trois ans, il disparaît complètement de l'histoire des factions de son époque; et l'on sait à peine ce qu'il devint dans cet intervalle.
A en croire Leonardo d'Arezzo, dont le témoignage est toujours des plus graves, quand il s'agit de la biographie de Dante, celui-ci, aussitôt après s'être détaché de son parti, se rendit à Vérone, où il dut recevoir l'hospitalité d'Alboino della Scala, alors seigneur de cette ville. Ce témoignage semble confirmé par celui de Dante lui-même, qui désigne expressément la cour des Scaligeri de Vérone, comme son premier refuge. La chose est d'ailleurs d'autant plus vraisemblable que notre poëte, en sa qualité d'agent du parti des Blancs, au début de la guerre de ce parti contre Florence, avait déjà eu des relations et formé des liaisons avec les trois frères della Scala, et obtenu un secours de troupes de Barto-
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lomeo, Taîné des trois qui dominait alors, et mort depuis (7 mars 1304).
Au surplus, Dante ne fit pas cette fois un long séjour à Vérone. On a la certitude qu'au mois de juillet 1306, il était à Padoue, où il avait rencontré une haute et belle dame qui lui inspira des chants d'amour. Quelques semaines plus tard, il était à Castel-Nuovo près de Sarzana, où il négocia un accommodement entre un des seigneurs Malespina et l'évêque de Luni. Ces faits sont attestés par des documents. Des documents d'une autre espèce, des pièces de vers composées peu auparavant ou peu après les époques indiquées, renferment des indices certains de son séjour dans les solitudes de l'Apennin, probablement dans quelqu'un des nombreux châteaux des comtes Guidi. En somme, le pauvre exilé avait déjà dès 1307, beaucoup erré en Italie ; il savait déjà par expérience ce qu'il devait dire plus tard : « Combien l'escalier d'autrui est un sentier rude à monter et à descendre. »
Du reste, quelque chose de plus intéressant que de pouvoir dire où Dante passa les trois ans dont j'ai parlé, c'est de savoir à quoi il les employa. Or, il est constaté que ce fut à la composition de divers ouvrages qui nous sont restés. Dans ce nombre, il faut comprendre le Banquet, il convito, ouvrage des plus étranges qui ne fut point terminé, et dont nous verrons plus tard que l'auteur avait voulu faire une sorte de cadre dans lequel il se proposait d'étaler les diverses branches de son savoir.
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Au même intervalle doit être rapportée la composition d'un autre ouvrage moins volumineux que le convito, mais à tous égards plus intéressant, le traité latin de vulgari eloquentiâ, traité dont je m'abstiens à dessein de parler ici, me proposant de m'en occuper par la suite d'une manière spéciale.
Le dessein et l'espoir de Dante, en composant ces ouvrages, étaient d'accroître sa renommée de lettré et de savant, et de disposer d'autant mieux par là les Florentins à bien accueillir les démarches qu'il faisait, en même temps, pour obtenir la permission de rentrer à Florence. Indépendamment de plusieurs lettres qu'il écrivit à divers membres du gouvernement , pour expliquer et justifier sa conduite dans les affaires de son pays, il adressa au peuple entier de Florence une longue apologie qui commençait par cette interpellation pathétique : « 0 mon peuple, que t'ai-je fait? » Toutes ces lettres, toutes ces apologies, qui seraient si précieuses pour la biographie de Dante, et même pour l'histoire de Florence, sont aujourd'hui perdues; mais elles existaient encore au xve siècle : Leonardo d'Arezzo les connaissait et les avait sous les yeux en écrivant sa Vie de Dante, qui n'en est qu'un résumé malheureusement beaucoup trop vague et trop incomplet.
Dans une situation où il était principalement stimulé à écrire par le désir de se montrer érudit, et par le besoin de justifier sa conduite, Dante était inévitablement exposé à négliger un peu la poésie; mais il n'était pas en son pouvoir de l'abandonner.
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Il y revenait de lui-même et d'élan, toutes les fois qu'il voulait dire quelque chose de ce qu'il y avait en lui de plus intime et de plus vrai. Plusieurs de ses plus belles pièces lyriques appartiennent, comme nous le verrons par la suite, à cette époque de sa vie.
Le sentiment général qui domine dans tout ce qu'il composa à cette même époque, répond parfaitement à l'espérance qu'il avait de s'en faire un titre pour toucher ses compatriotes et obtenir son rappel. Tout ce qui s'y rapporte aux dispositions de son âme, annonce le dégoût de la vie de faction, le regret des douces habitudes du foyer domestique et le besoin d'y revenir. L'amour passionné de la terre natale s'y fait sentir à chaque instant, et tout y respire la bienveillance, la tendresse et la sympathie.
Voici, par exemple, une courte phrase latine, citée comme exemple d'une construction élégante, dans le traité de vulgari eloquentiâ. « J'ai pitié de tous les malheureux ; mais je réserve ma plus grande pitié pour ceux qui, se consumant dans l'exil, ne revoient leur patrie qu'en songe. » Dante ne dit pas d'où il a pris cette phrase touchante, mais je ne doute nullement qu'elle ne lui appartienne, soit qu'il l'ait composée isolément, pour la citer ici comme il a fait, soit plutôt qu'il l'ait tirée de quelqu'un de ses opuscules latins aujourd'hui perdus.
Je citerai maintenant un passage du convito, qui n'a point le genre d'élégance du trait précédent, mais plus touchant et plus explicite encore , comme indice des sentiments dont Dante était animé à
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l'époque dont il s'agit. Après avoir cherché à excuser les défauts qu'il prévoit que l'on pourra blâmer dans son travail, il s'exprime en ces termes :
« Ah î que ne plaisait-il au maître de l'univers que les motifs de mon excuse n'existassent pas. Personne alors n'aurait failli envers moi, et je n'aurais point eu d'injuste punition à subir : je n'aurais point enduré (comme j'ai fait), l'exil et la pauvreté, Florence, cette belle et fameuse fille de Rome, ayant cru devoir me rejeter de son doux sein, où j'avais été élevé et nourri jusqu'à la moitié du cours de ma vie, et dans lequel je désire de tout mon cœur terminer, s'il lui plaît, le temps qui m'est donné à vivre, et me reposer, fatigué d'avoir erré en pèlerin et presque mendié, à travers toutes les provinces auxquelles s'étend cet idiome. »
Celles de ses poésies que Dante écrivit dans le même intervalle et dans les mêmes circonstances que le convito, respirent toutes les mêmes sentiments. Voici le congé d'une canzone, peut-être composée chez quelqu'un des comtes Guidi, dans les parties de l'Apennin voisines des sources de l'Arno.
« 0 ma montagnarde chanson! tu t'en vas: peut- être visiteras-tu Florence, ma ville natale, qui, dénuée d'amour et dépouillée de pitié, me tient éloigné d'elle. Si tu y entres, dis à tous : Cf mon maître ne « peut plus désormais vous faire la guerre. Il est re- c( tenu aux lieux d'où je viens par une chaîne si forte, « que, si votre cruauté s'adoucit pour lui, il n'aura « pas la liberté de revenir parmi vous. »
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Dante, comme on voit, ne dissimule pas sa lassitude de l'exil et son extrême désir de rentrer à Florence. Mais dans l'expression de cette lassitude et de ce désir, il ne perce jamais ni bassesse, ni faiblesse. On sent toujours dans le langage du fier exilé, l'assurance d'un homme qui soupire après la justice; mais prêt à rejeter tout ce qui lui serait offert à titre de grâce et par pure pitié. Il ne peut même toujours contenir les saillies de la conviction superbe où il est de son innocence, de l'erreur et des torts de ses concitoyens.
« 0 misérable patrie, s'écrie-t-il dans un endroit du convito où il s'agit de la justice dans le gouvernement des États, ô ma misérable patrie, quelle pitié me prend de toi, toutes les fois que j'écris quelque chose qui ait rapport au gouvernement civil ! J)
Mais rien ne saurait mieux marquer l'indomptable fierté de caractère que Dante conservait jusque dans les circonstances où il lui importait le plus d'exciter la sympathie d'autrui, que le congé d'une canzone indubitablement écrite dans les circonstances que je veux dire, et qui commence par ce vers :
Io sento sì d'amor la gran possanza.
Je sens si fort le grand pouvoir d'amour.
Dante adresse cette pièce à trois Florentins qui étaient les trois meilleurs amis qu'il eût conservés à Florence, et sans doute les trois qui s'intéressaient le plus à son rappel. On ne peut douter que Dante, parlant de ces trois hommes auxquels il veut du bien,
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qui lui en veulent aussi et peuvent lui en faire, qu'il professe reconnaître pour les meilleurs d'entre ses compatriotes, n'ait eu l'intention d'en parler aussi amicalement, aussi honorablement qu'il le pouvait. Cela convenu, voici comment il en parle :
« Chanson, avant d'aller autre part, va-t'en d'abord à ces trois qui sont les moins pervers de notre cité. Salue les deux premiers; et tâche, avant de saluer le troisième, de le retirer d'une méchante faction. Dis-lui que le bon ne fait jamais la guerre au bon avant d'avoir tenté de triompher des méchants : dis-lui que celui-là est insensé qui, par honte, persévère dans le mal. »
On peut bien croire que Dante ne flattait guère ceux de ses compatriotes dont il avait à se plaindre, quand on voit comment il traite ceux dont il se louait, et qu'il aimait.
On serait curieux de connaître ces trois hommes avec lesquels correspondait le fier exilé, et qu'il croyait louer suffisamment en les nommant les trois moins pervers des Florentins. Mais il faudrait les deviner; et la chose ne serait pas facile. Il n'y en a qu'un que l'on puisse nommer avec une certaine assurance; c'est le troisième, celui auquel il reproche, en termes assez sévères, d'être d'une faction perverse. Je ne doute guère que notre poëte n'ait voulu désigner Jacobo da Certaldo, le père de Pace da Cer- taldo, dont on a une histoire peu connue, et cependant remarquable, de l'expédition de guerre faite en 1202, par les Florentins, contre la forteresse de
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Semifonte. Il est constaté que Jacobo, bien que du parti des Noirs, et en grand crédit dans ce parti, ne cessa jamais de correspondre avec Dante exilé, et de lui rendre des services. Des biographes ont parlé de Corso Donati, comme de l'un des protecteurs du poëte exilé. On peut croire, en effet, que le chef du parti des Noirs eut quelques ménagements pour Dante, dont nous savons qu'il était le parent ; mais il n'y a pas lieu à supposer, entre l'un et l'autre, des relations d'amitié.
Dante n'était pas le seul des Blancs exilés en instance auprès du gouvernement florentin pour obtenir leur rappel. Plusieurs d'entre eux sollicitaient la même grâce, et plusieurs l'obtinrent, entre autres Petracco di Parenzo, le père de Pétrarque qui, banni comme Dante, avait été, comme lui, l'un des meneurs de son parti. Il fut rappelé dans le courant de janvier de l'année 1307. Vers le même temps, Dante renonçait au projet et à l'espoir de rentrer à Florence. Ses instances avaient-elles été rejetées? Avaient-elles été accueillies à des conditions qu'il n'avait pas jugées acceptables ? Ce sont là des questions auxquelles l'histoire ne fournit point de réponse ; et sur lesquelles je n'ai pas le loisir de faire de conjectures.
Ce qui n'est pas une conjecture, c'est que dès les commencements de l'année 1307, Dante s'était rengagé dans la faction des Blancs-Gibelins, et s'était remis, avec elle, en guerre contre Florence. Il nous faut donc, avec notre exilé, revenir à cette faction, et rappeler aussi sommairement que possible, ce
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qu'elle avait fait depuis trois ans que Dante s'en était détaché, afin de pouvoir montrer où elle en était quand il y revint.
Malgré leur coup de main manqué sur Florence, les Blancs-Gibelins, appuyés sur les Gibelins d'Arezzo et sur les Blancs de Pistoie, n'avaient pas laissé de poursuivre la guerre contre les Noirs de Florence, soutenus par ceux de Lucques. Mais, le sort avait continué à leur être contraire. Le 27 juillet 1304, le pape Benoît XI, leur patron, était mort empoisonné ; et sa mort avait été généralement regardée comme une vengeance des Noirs. Clément V, qui lui succéda, établit le siége pontifical à Avignon, où il n'eut plus les mêmes motifs, ni les mêmes moyens d'intervenir dans les événements de la Toscane.
Encouragés par ces circonstances, les Noirs de Florence et de Lucques, qui, jusque-là n'avaient fait contre leurs adversaires qu'une petite guerre d'embuscades et de châteaux, dans les parties les plus sauvages du val d'Arno et du Mugello, avaient cru pouvoir tenter quelque chose de plus hardi. Au mois de mai de 1305, ils avaient mis le siége devant Pistoie, désormais la seule ville de la Toscane où le pouvoir fût aux mains des Blancs.
A cette nouvelle, le pape Clément V avait fait partir en toute hâte pour la Toscane des légats chargés de réconcilier les factions, ou tout au moins de faire lever le siége de Pistoie. Les légats étaient venus; mais ils s'étaient laissé jouer par les Noirs, et n'avaient réussi à rien.
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Clément V avait alors envoyé en Toscane, avec le titre de Parier, un second légat, supposé plus habile que les premiers, le cardinal Napoléon des Ursins. Mais ce légat n'avait pas été plus heureux que les autres : Pistoie avait été en quelque sorte prise sous ses yeux, et les Noirs de Florence n'avaient pas voulu entendre parler de réconciliation. Le cardinal s'était retiré à Bologne, d'où il avait été presque aussitôt chassé par les intrigues des Florentins. Il avait alors passé en Romagne, d'où il avait excommunié tous les Noirs. Enfin, l'excommunication n'aboutissant à rien, il s'était rendu, au mois d'avril \ 307, à Arezzo, pour y lever des forces et faire la guerre à Florence.
Les Blancs-Gibelins furent les premiers à se joindre à lui; et ce fut pour s'y joindre avec eux, que Dante consentit à reprendre parmi eux son ancien poste de conseiller et de meneur.
L'armée réunie par le cardinal des Ursins contre les Noirs de Florence et de Lucques, était forte en nombre et ne manquait ni de courage ni d'ardeur ; mais elle fut si mal et si mollement conduite, qu'elle se dispersa sans avoir rien fait, ni pour le pape ni pour aucune des factions qui s'y étaient passagèrement groupées. Dante, voyant ses nouvelles espérances trompées, abandonna de nouveau les Blancs- Gibelins et se remit à l'écart. Avant la fin de 1307, il était de retour dans la Lunisiane, où le marquis Morello Malespina lui donna l'hospitalité.
Les Malespina, seigneurs de toute cette belle vallée de la Macra, étaient depuis longtemps divisés en deux
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ou trois branches, dont chacune avait son chef. Franceschino, celui de ces chefs avec lequel Dante avait eu des relations l'année précédente, est un individu assez obscur ; son fils Morello est un personnage beaucoup plus historique, même à part la renommée qui lui est revenue d'avoir donné asile à Dante.
Il avait joué un rôle principal dans la guerre des Blancs contre les Noirs, et rendu de grands services à ceux-ci en qualité de capitaine général des Luc- quois. Ainsi donc il était de la faction opposée à celle de Dante; et la liaison de celui-ci avec un tel personnage est peut-être à noter comme le premier indice du grand changement qui se fit, vers cette époque, dans ses idées politiques.
Morello Malespina avait épousé une nièce du pape Adrien V, Génois, comme on sait, et de l'illustre famille des Fiesques. Cette nièce, nommée Alagie, célèbre pour sa beauté, fut l'une des dames à qui Dante rendit des hommages poétiques, et par conséquent l'une de celles dont j'aurai à dire quelques mots par la suite.
Un des ancêtres des Malespina, qui avait fleuri à la fin du XIIe siècle et au commencement du xme, s'était, comme nous verrons, rendu célèbre par son talent pour la poésie provençale; et c'était peut-être pour faire honneur à la tradition de cette renommée que le marquis Morello se piquait d'accueillir hospi- talièrement les poëtes exilés, car il en accueillit plus d'un, le nôtre à part.
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Ce fut, au rapport de Boccace, chez Morello Ma- lespina que Dante recouvra les sept premiers chants de l'Enfer, réputés perdus et jusque-là les seuls composés de la Divine Comédie. Le fait est intéressant et singulier; il mérite d'être raconté avec détail.
En 1301, dès les premiers moments du triomphe des Noirs sous les auspices de Charles de Valois, les hommes du parti contraire, prévoyant aisément les condamnations, les confiscations et le pillage dont ils étaient menacés, s'étaient hâtés de mettre en sûreté la partie la plus précieuse de leur mobilier. Dante n'était point alors à Florence pour prendre cette précaution ; mais donna Gemma, sa femme, la prit pour lui : elle fit transporter en lieu sûr plusieurs coffres renfermant, outre divers objets de prix, des écritures parmi lesquelles il y en avait de la main de Dante. Ces coffres restèrent longtemps comme oubliés dans l'endroit où ils avaient été déposés; mais au bout de cinq ans ou d'un peu plus, donna Gemma, alors occupée de se faire restituer sa dot sur les biens confisqués de son mari, eut pour cela besoin de papiers qui se trouvaient dans les coffres en question. Elle chargea donc son homme d'affaires d'aller faire la recherche de ces papiers, lui adjoignant pour l'aider André Poggi, ce même neveu de Dante que j'ai nommé ailleurs. Tout en fouillant parmi des papiers entassés pêle-mêle, André en reconnut plusieurs de la main de Dante. Il y trouva divers sonnets, diverses canzoni, et autres choses du même genre, parmi lesquelles il s'en rencontra
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une qui le frappa davantage : c'était un petit cahier contenant les sept premiers chants de l'Enfer. Il prit ce cahier, l'emporta, le lut, le relut à loisir, et tout ce qu'il lut lui sembla très-beau. Mais n'étant point lettré, ni même, à ce qu'il paraît, fort cultivé, il voulut avoir sur ces écrits de son oncle un avis plus éclairé que le sien, et les porta à l'un des hommes de Florence alors les plus renommés comme poëtes.
Cet homme était Dino de'Frescobaldi, dont il existe encore aujourd'hui beaucoup de poésies inédites qui, sans être des œuvres de génie, valent cependant mieux que beaucoup d'autres du même temps qui ont obtenu les honneurs de la publication. Quelque chose à dire à la gloire de Dino de' Frescobaldi, c'est qu'il fut singulièrement frappé du fragment que lui présenta André Poggi ; il le montra à d'autres, qui en furent émerveillés comme lui ; enfin, trouvant déplorable qu'une composition si admirablement commencée en restât là, il pensa qu'il fallait mettre Dante en état de la terminer, et pour cela lui envoyer le fragment trouvé.
Cet avis fut suivi : quand on sut que Dante était dans la Lunisiane, chez le marquis Morello Males- pina, on envoya à ce dernier les sept premiers chants de l'Enfer, en le priant d'user de son crédit pour décider l'auteur à continuer son ouvrage. C'est ce que Morello s'empressa de faire; et ce fut ainsi que Dante reprit la composition de la Divine Comédie, à laquelle on suppose qu'il ne pensait plus, persuadé que le commencement en était à jamais perdu.
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Telle est l'aventure racontée deux fois par Boccace, d'abord dans son commentaire, puis dans sa vie de Dante, et, d'après lui, répétée par Benvenuto da Smola, et par d'autres commentateurs. Il n'y a pas moyen de supposer cette aventure inventée ni même dénaturée par l'auteur du Décaméron, car il la répète sans la comprendre et n'y croyant guère; mais il affirme expressément la répéter telle qu'il l'avait mainte fois entendue de la bouche d'André Poggi, dont il était l'ami, et par lequel il se complaisait à se faire raconter tout ce que celui-ci pouvait savoir de son oncle.
Parmi les derniers biographes de Dante, il y en a qui ont contesté toute cette histoire comme invraisemblable, du moins en ce qui concerne les sept premiers chants de l'Enfer. Quant à moi, je n'hésite point à l'admettre pour vraisemblable et pour vraie.
Dante employa à la composition de son poëme une partie du temps qu'il passa chez le marquis Mo- rello Malespina. Mais tandis qu'il y travaillait, de grands événements se préparaient au delà des Alpes, qui allaient le rejeter bien loin de la poésie dans toutes les émotions et tous les soucis de la politique.
L'empereur Albert d'Autriche fut assassiné le 1 "mai de l'année 1308 par Jean, son neveu. Le 27 novembre de la même année, Henri, comte de Luxembourg, fut proclamé à sa place roi des Romains, sous le nom de Henri VII. -Au mois d'août de l'année suivante, le nouvel empereur ayant convoqué les États germaniques à Spire, y déclara sa résolution solennelle de
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descendre en Italie pour s'y faire couronner, et y rétablir l'ordre. Cette résolution prise, il se mit en mesure de l'exécuter dès l'année suivante.
La seule nouvelle d'une semblable résolution devait être et fut pour l'Italie un grand événement. Il y avait soixante ans que les Italiens n'avaient vu parmi eux de prince allemand investi du titre d'empereur, et que tout s'était passé en Italie à peu près comme s'il n'y avait plus eu d'empire. Les factions nationales avaient poursuivi leurs vieux démêlés entre elles avec leurs seules forces, sans rien craindre ou rien espérer de l'intervention impériale. L'apparition en Italie d'un empereur suivi d'une armée allemande allait changer, pour ces factions, non-seulement la proportion de leurs forces, mais les motifs et le but de leur lutte. C'était sous une bannière étrangère que les Gibelins allaient guerroyer pour le maintien ou la restauration de leurs priviléges; c'était contre un pouvoir étranger que les Guelfes allaient être obligés de défendre l'indépendance et la liberté par eux conquises depuis plus de deux siècles. Chaque parti fit ses apprêts pour cette situation nouvelle; et déjà, bien avant que Henri VII eût franchi les Alpes, toute l'Italie était dans une attente, dans un mouvement extraordinaire.
Où était Dante, et que faisait-il au milieu de tout ce mouvement, c'est-à-dire au commencement de l'année 1310 On ne peut répondre avec assurance à la première question : il y a seulement quelque apparence que notre poëte avait dès lors quitté la
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Lunisiane et le marquis Morello Malespina pour retourner à Vérone, auprès des la Scala. Mais peu importe qu'il fût ici ou là : ce qui est intéressant, c'est de savoir quelles furent ses impressions et ses résolutions dans des circonstances auxquelles nul Italien ne pouvait être indifférent; or, c'est sur quoi il n'y a point de doute. Si parmi quelques millions d'Italiens heureux, enchantés de l'arrivée prochaine d'Henri VII, il fallait nommer le plus heureux, le plus enchanté de tous, c'est Dante que l'on devrait nommer. Ce moment de sa vie en est indubitablement l'un des plus remarquables : il doit être distingué et noté.
Dante, jusqu'à l'époque de son exil, avait été guelfe, aussi guelfe et d'autant de manières que l'on pouvait l'être. Mais, dès les premiers temps de son exil, le zèle de parti avait commencé à se refroidir en lui : il y a plus, il est certain que dès ce temps-là il était devenu plus qu'à demi gibelin en théorie. — Toutefois, dans tout ce que l'on sait de sa vie, de 1302 à 1310, il n'y a pas un seul trait qui ne constate qu'il était resté guelfe dans sa conduite. Il n'avait jamais perdu tout espoir d'être rappelé de son exil, et dans cet espoir tour à tour défaillant et ravivé, il avait gardé les ménagements convenables avec le parti gouvernant à Florence. Sa liaison avec le marquis Morello Malespina, un des héros des Guelfes noirs, avait bien eu, de sa part, l'air d'une rupture avec les Guelfes blancs. Mais cette rupture le rapprochait du parti qui gouvernait à Florence : ce n'était point là un acte de Gibelin.
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Ce n'est qu'à la nouvelle de la prochaine descente de Henri VII, et dans la fermentation prodigieuse d'idées et de projets causée par cette nouvelle, que l'on voit Dante se déclarer brusquement et franchement gibelin, gibelin enthousiaste, trouvant à peine dans les trésors de l'imagination la plus hardie des termes suffisants à l'expression de ses sentiments.
La première chose écrite par Dante, sous l'influence de ces sentiments nouveaux, ce fut une épî- tre en italien adressée à toutes les puissances de l'Italie et à tous les Italiens, pour les exhorter à recevoir dignement l'empereur, le sauveur qui s'approchait. Cette épître, curieuse au delà de toute expression pour la vie de Dante, est d'un bout à l'autre une espèce de dithyrambe où l'enthousiasme et le ravissement éclatent en métaphores, en images, en figures bibliques; car Virgile et les auteurs latins étaient trop pauvres, trop timides, trop retenus, pour lui fournir les termes dont il avait besoin dans un tel moment et pour une telle occasion. Voici quelques traits de cette épître :
« Le nouveau jour commence à répandre sa clarté, montrant devers l'orient l'aurore qui dissipe les ténèbres de la longue misère : le ciel resplendit sur ses lèvres, et son paisible éclat rassure les augures des nations. Nous allons donc goûter l'allégresse attendue, nous qui séjournons depuis si longtemps dans le désert. Le soleil de la paix va se lever, et la justice qui ne rendait plus de clarté, torpéfiée qu'elle était dans les voies de la rétrogradation, va reverdir
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aussitôt que paraîtra la splendeur. Ceux qui ont faim et qui désirent boire se rassasieront à la clarté de ses rayons, et ceux qui se complaisent aux iniquités seront confondus par la face de celui qui brille. — Le lion de la tribu de Juda a prêté une oreille compatissante aux mugissements de la prison universelle... Réjouis-toi désormais, ô Italie! si digne de pitié, et qui seras bientôt enviée par le monde entier, par les Sarrasins eux-mêmes, car ton époux qui est la joie du siècle et la gloire de ton peuple, le miséricordieux Henri, le glorieux César, se hâte d'accourir à tes noces... »
Voici un autre passage :
« Veillez donc tous et levez-vous devant votre roi, ô habitants de l'Italie! Ne lui rendez pas seulement obéissance; rendez-lui aussi le gouvernement. Ne vous levez pas seulement devant lui : manifestez votre révérence à son aspect, vous tous qui buvez à ses fontaines, qui naviguez sur ses mers, qui foulez le dos des îles et les sommités des Alpes qui sont à lui, vous tous qui ne possédez les choses publiques et les choses privées qu'en vertu du lien de sa loi... » Ces traits n'ont pas été choisis dans la pièce dont ils sont tirés : tout, dans cette pièce, est de ce ton ; on y trouvera partout le même accent de bonheur et d'espérance. Henri VII eût-il été le plus grand et le plus puissant des hommes, aurait eu bien de la peine à remplir des espérances si exaltées j et Henri VII n'était qu'un prince bien intentionné, médiocre en toute chose, et qui s'était laissé prendre
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un peu légèrement à cette vieille illusion du nom et des droits de l'empire romain sur l'Italie moderne.
Henri VII ne parut en Italie que vers la fin d'octobre 1310. De Suze il se rendit à Turin, et de Turin à Milan.
Ce trajet fut un triomphe pour lui : partout où il passa, il fut accueilli avec des transports de satisfaction : il fit partout, et partout heureusement, acte de pouvoir : il fit rentrer dans chaque ville les exilés de tout parti, et mit dans chacune un vicaire impérial ayant la suprématie sur toutes les magistratures italiennes.
Arrivé à Milan, vers la fin de décembre, il s'y établit pour quelque temps, afin de s'y faire couronner roi d'Italie, et de concerter ses opérations ultérieures avec ses partisans que l'on vit accourir en foule de tous côtés.
Les petits despotes, qui avaient usurpé la seigneurie de leurs villes, y vinrent faire confirmer leur usurpation par des diplômes. Les vieux chefs du parti gibelin accoururent se ranger sous la bannière impériale, sûrs cette fois, à ce qu'ils se figuraient, de recouvrer leurs honneurs et leurs châteaux perdus. Presque toutes les villes de la Lombardie et de la Marche de Vérone lui envoyèrent des députés, pour l'assurer de leur soumission.
Les exilés florentins arrivèrent de leur côté pour se grouper, avec les autres, autour du sauveur commun. Dante, qui s'était fait comme le précurseur de ce nouveau Messie, ne pouvait être moins pressé
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qu'eux de lui rendre hommage. Il est certain qu'il eut avec Henri VII une entrevue dont on ignore les détails. On a seulement des raisons de croire qu'il chercha à convaincre l'empereur de l'importance dont il était pour lui de réduire le plus tôt possible Florence à la soumission. Après quoi, répugnant sans doute à demeurer confondu dans la foule qui se pressait autour de Henri VII, il prit la route de la Toscane, et s'arrêta dans les parties de l'Apennin voisines des sources de l'Arno. Se croyant désormais sur le point de rentrer à Florence, il s'en rapprochait d'avance autant qu'il l'osait : il allait attendre sur la route le puissant protecteur qui devait l'y ramener. Il ne prévoyait guère le tour qu'allaient prendre les affaires de l'empereur.
Ne pouvant passer tout à fait sous silence des événements fort intéressants par eux-mêmes, et dont dépendait désormais la destinée de Dante, je tâcherai du moins de les resserrer le plus possible et de manière à les subordonner à la biographie de notre poëte.
Henri VII fut Couronné roi d'Italie au mois de janvier 1311, dans l'église de Saint-Ambroise de Milan, en attendant le moment d'aller se faire couronner à Rome. Mais il avait des adversaires qui s'apprêtaient à lui rendre le voyage périlleux. Les villes guelfes de l'Italie, sous les auspices du roi de Naples Robert, leur chef naturel dans cette crise, se préparaient à résister au prince allemand. Celles de la Toscane avaient formé une ligue redoutable, et autant eia avaient fait celles de la Romagne.
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Le parti guelfe était moins fort dans la haute Italie : il n'y avait que Padoue et Alexandrie qui eussent refusé de se soumettre à Henri VII. Mais l'or et les intrigues des Florentins eurent bientôt porté la défection dans les villes du parti impérial. Lodi, Crémone et Brescia s'en détachèrent brusquement par la révolte. Milan, Pavie, Plaisance et beaucoup d'autres, n'attendaient, pour en faire autant, qu'une occasion propice. Enfin le nouvel empereur, ce sauveur politique de l'Italie , d'abord si bien accueilli, était déjà dépopularisé, déjà réduit à faire partout des actes de rigueur qui achevaient de le rendre odieux. Ses plans étaient déjà bouleversés : au lieu d'aller en grand appareil chercher la couronne impériale à Rome, il était obligé de parcourir la Lom- bardie les armes à la main pour en soumettre les populations révoltées.
Les nouvelles de ces soulèvements et de ces troubles, arrivant à Dante dans la solitude où il était allé attendre le moment de rentrer à Florence, le remplissaient de tristesse et d'inquiétude. Il aurait voulu que l'empereur, au lieu de perdre son temps à guerroyer contre les Guelfes de Lombardie, marchât contre ceux de la Toscane et de Florence, instigateurs et soutiens des premiers. On a une lettre de lui en date du 16 avril 1311, adressée à Henri VII pour lui démontrer la nécessité de tourner immédiatement ses armes contre Florence. Ce fut probablement vers la même époque qu'indigné des apprêts de guerre des Florentins, il écrivit contre eux
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une diatribe aujourd'hui perdue, mais que Leonardo d'Arezzo avait sous les yeux en composant son histoire de Florence. C'est lui qui nous apprend que Dante, changeant brusquement de ton et de langage vis-à-vis les membres du gouvernement florentin dont il n'avait jusque-là parlé qu'avec beaucoup d'égards, leur prodigue les outrages les plus violents.
On ignore si la lettre de Dante parvint à l'empereur. En ce cas, elle ne changea pas sa résolution de ne rien entreprendre contre la Toscane avant d'avoir soumis les villes révoltées de la Lombardie; il employa six mois entiers à faire la guerre à ces villes. Il prit sans peine Crémone, qu'il traita avec la dernière rigueur. Il en démolit les remparts; il lui ôta sa liberté et ses priviléges, et lui imposa l'énorme contribution de cent mille florins d'or.
Il alla de là assiéger Brescia, qu'il prit aussi, mais après un long siège, et à force de pertes et de fatigues. Il soumit ensuite Plaisance et Pavie ; après quoi, se tenant pour maître de tout le pays, il l'organisa dans les intérêts de l'Empire : c'est- à-dire qu'il mit dans toutes les villes de petits tyrans qui avaient acheté de lui le droit de les opprimer. Cela fait, il partit pour Gênes, d'où il devait se rendre, par mer, à Pise qui lui était dévouée. De Pise, son dessein était d'aller à Rome, de s'y faire couronner, et de revenir de là soumettre enfin la Toscane.
Les succès de Henri VII, en Lombardie, avaient
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un peu alarmé les Florentins : ils crurent devoir se fortifier davantage contre le danger qui les menaçait. Entre divers expédients qu'ils imaginèrent, dans cette vue, ils songèrent à rappeler le plus grand nombre possible de leurs exilés, sachant bien que ce seraient autant d'auxiliaires enlevés à l'empereur. Seulement, les chefs du gouvernement florentin, qui étaient des Guelfes de la faction des Noirs, ne voulaient point courir la chance de revoir à Florence les chefs de la faction des Blancs. Baldo d'Aguglione, l'un des prieurs en fonctions, du mois d'août au mois d'octobre 1311, se chargea de trouver le milieu à suivre en cette occasion.
Ce Baldo d'Aguglione était un jurisconsulte retors, ennemi personnel de plusieurs des exilés florentins, et de Dante en particulier; aussi, l'un des anciens commentateurs de notre poëte le qualifie-t-il de grand chien (gran cane). Baldo fit passer un décret où, comme on disait, une provision, portant que tous les bannis florentins auraient la permission de rentrer dans leurs foyers, sauf ceux qui seraient nominativement désignés comme n'étant point de bons et vrais guelfes. Or, il dressa de ces derniers une liste dans laquelle Dante ne fut point oublié. C'était la quatrième ou cinquième confirmation de la première sentence d'exil prononcée contre lui.
Dans l'ivresse d'espérance où il était encore alors, Dante ne dut pas être vivement affecté de cette condamnation. Sachant que Henri était en route pour Pise, il se rendit dans cette ville, où étaient déjà
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réunis tous les Romagnols et tous les Toscans du parti impérial.
L'empereur, arrivé à Pise, s'y arrêta peu : il prit le chemin de Rome, accompagné de la plupart des exilés de tout pays qui étaient venus le joindre. Je passe sous silence les circonstances du voyage et du couronnement de Henri VII. Il suffira de dire, pour constater où en était alors l'autorité des empereurs allemands en Italie, que Henri trouva partout des adversaires, et qu'il lui fallut partout combattre : il lui fallut combattre pour entrer à Rome, combattre pour y avoir un palais où loger, et combattre encore pour trouver une église où se faire sacrer. Enfin, à peine couronné, il lui fallut se retirer à la hâte, en fuyard plutôt qu'en souverain.
Au mois d'août 1312, il se trouvait à Arezzo, où il s'arrêta quelques jours pour rallier les troupes avec lesquelles il se proposait de marcher-contre Florence. Le 19 septembre suivant, il était sous les murs de cette ville ; mais ses forces ne lui permettant pas de l'assiéger dans les formes, il les concentra sur un seul point, décidé à attendre ce qui arriverait plutôt qu'à tenter quelque chose.
Les circonstances de cette espèce de blocus sont singulières, et caractérisent vivement l'ancien esprit des républiques italiennes. Les Florentins ne crurent pouvoir mieux montrer le peu de cas qu'ils faisaient de l'ennemi, qu'en affectant en sa présence toute la sécurité de l'état de paix. Ils ne fermèrent point leurs portes ; ils continuèrent à expédier et à recevoir des
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marchandises : aucun travail ne fut arrêté. Loin de suspendre, on pressa la construction de divers édifices commencés ; la famille des Cocchi fit travailler de nuit et aux flambeaux à un palais que l'on bâtissait pour elle.
Comme les forces réunies des Florentins et de leurs alliés étaient fort supérieures à celles de Henri VII, peut-être n'y avait-il pas dans toutes ces bravades autant de courage ou de témérité que l'on pourrait l'imaginer d'abord. Mais quoi qu'il en soit, les bravades réussirent; l'empereur, ayant vainement attendu pendant quarante jours que les Florentins se soumissent à lui, leva son camp, et se retira d'abord à San Casciano , puis à Poggibonzi, châteaux du domaine de Florence, sur la route de Sienne.
Dante n'eut pas la douleur de voir Henri VII se retirer en vaincu de devant Florence. Il n'était point du nombre des exilés florentins qui se trouvaient dans le camp de l'empereur, s'attendant à rentrer à sa suite dans leurs foyers. Ce n'était pas qu'il fût moins pressé que ceux-ci de revoir la ville natale ; ce n'était pas qu'il eût moins de foi qu'eux au triomphe de Henri VII ; c'était par un motif plus noble qu'il s'était tenu loin du camp impérial.
Quels que fussent ses ressentiments contre Florence, il ne pouvait oublier qu'il y était né , et que ses ancêtres y avaient leur cendre ; il sentait que dans aucune autre ville du monde il ne serait devenu ce qu'il avait la conscience d'être ; et par tous
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ces motifs il aurait cru manquer de gratitude et de respect envers sa noble cité, en y rentrant de force, à la suite d'une armée étrangère. C'était pour ne point mériter ce blâme qu'il s'était tenu à l'écart, et comme caché, on ne sait dans quel réduit de la Toscane, durant le blocus de Florence.
Mais, pour en revenir à l'empereur, sa situation empirait de jour en jour: la Toscane venait de s'assurer qu'elle était en état de le braver; la Lombardie avait profité de son absence pour se révolter de nouveau; et le roi de Naples, son principal ennemi, prenait chaque jour plus d'ascendant en Italie.
Ne sachant quoi faire de mieux, dans cette situation fâcheuse, il employa l'hiver passé à Poggibonzi à instruire de stériles procès contre les Florentins, chefs du parti guelfe, et à les faire condamner par contumace, comme coupables de rébellion envers l'Empire. Il y en eut plus de six cents de condamnés de la sorte, et qui n'en surent rien, si ce n'est par le bruit public.
De Poggibonzi, Henri VII se rendit à Pise. Il y était le 6 mars 1313, et s'y arrêta plusieurs mois, principalement occupé des préparatifs d'une expédition contre le royaume de Naples, expédition pour laquelle il partit le 7 août. Déjà languissant et dévoré de chagrin, il tomba malade en route, et mourut le 24 août 1313, à Buonconvento, à quelques milles au delà de Sienne, sur la route de Rome.
La nouvelle de cette mort fut un coup de foudre
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pour tout le parti gibelin ; mais on pourrait affirmer qu'elle ne fut pour personne aussi douloureuse que pour Dante, qui l'apprit, on ne peut pas bien dire où, mais probablement en Toscane.
Le pauvre exilé, longtemps guelfe, et désormais gibelin fanatique, avait dans cette mort un grave sujet, non'-seulement de douleur, mais de réflexions. Ses idées enthousiastes sur l'importance et l'excellence de l'autorité impériale des princes allemands sur l'Italie, venaient d'être mises à une rude épreuve. Non-seulement Henri VII s'était trouvé impuissant pour faire aux Italiens un bien réel et durable; il avait été, comme malgré lui, et par la nécessité même des choses, entraîné à leur faire du mal, et à leur devenir odieux ; aux magistratures populaires, au régime partout respecté des podestats, il avait substitué celui de petits tyrans plus ou moins détestés, auxquels il avait vendu le plus cher possible le titre de ses vicaires. L'argent qu'il avait tiré de ce trafic honteux de la dignité impériale, ne suffisant pas à ses besoins, il en avait extorqué des villes ennemies et mendié des villes amies. Le marquis de Monferrat avait acheté de lui l'autorisation de battre de la fausse monnaie.
Il s'était déshonoré à la guerre par des actes gratuits de brigandage et de férocité. En Toscane, 'il avait tout brûlé, tout pillé, tout dévasté, les portions soumises du pays, comme les autres. Au siége de Brescia, ayant fait prisonnier Todaldo Brusciati, le chef des assiégés, il avait ordonné de l'écarteler,
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et fait lancer par les machines de guerre les quartiers du cadavre dans la ville.
En un mot, sa conduite politique était devenue de jour en jour moins sensée et moins humaine. En arrivant en Italie, il s'était donné l'air d'un prince résolu à pacifier toutes les factions et à n'être d'aucune. Bientôt après il s'était fait gibelin passionné; il avait fini par n'être plus qu'un despote capricieux aliénant à l'Empire les villes jusque-là les plus prononcées pour lui, comme Pise. Quant aux villes guelfes, sa mort avait été, pour elles, un sujet de fêtes. A Pa- doue, tout le monde se fit faire des vêtements neufs, en signe d'allégresse.
Dante ne vit pas les choses sous cet aspect ; il ne changea ni d'opinion ni de sentiments; et l'on a de lui une canzone, mal à propos attribuée à Cino da Pistoia, dans laquelle il déplore la mort de Henri VII, comme une grande calamité pour l'Italie, et persiste à donner ce prince pour un modèle de perfection, de sagesse et de grandeur humaines. S'il n'avait pas réussi dans ses grands projets, c'étaient le crime et la faute de l'Italie.
Comme il n'y a pas lieu d'attacher beaucoup d'importance à une épître latine que Dante adressa le 20 avril 1314 aux cardinaux, pour les exhorter à nommer un pape italien à la place de Clément V, qui venait de mourir, on peut regarder la mort de Henri VII comme le terme de la vie publique de notre poëte. Postérieurement à cette époque aucun trait de sa vie ne se rattache plus à des événements
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d'un intérêt national; son nom ne figure plus dans aucun document public. On ne sait plus où le chercher. Il erre de tous côtés, en Italie, en France et jusqu'en Angleterre, disent certains biographes, sans que l'on puisse mettre de date fixe à aucune de ces courses, ni à aucune des particularités qui s'y rattachent. Toutefois, plusieurs de ces particularités doivent être tenues pour certaines et ne sont pas sans intérêt. J'en rapporterai donc quelques-unes, malgré l'incertitude de leurs dates.
Boccace raconte que Dante, aussitôt après la mort de Henri VII, repassa l'Apennin et se retira en Ro- magne. Un historien de Césène dit expressément qu'il se rendit à Ravenne, sur l'invitation de Guido Novello, neveu de Guido l'Ancien, auquel il était sur le point de succéder dans la seigneurie de cette ville. Cette notice me paraît d'autant plus vraisemblable qu'il y avait déjà, dès cette époque et sans doute plus tôt, des relations entre les seigneurs da Polenta et le poëte exilé. C'était à Guido Novello que Dante avait adressé sa canzone sur la mort de Henri VII.
Du reste, s'il est vrai que Dante accepta dès lors l'hospitalité des Polentani, il ne fit pas cette fois un long séjour chez eux. Tout autorise à présumer qu'avant la fin de 1314, il était à Lucques, chez Uguc- cione della Faggiuola. J'ai parlé ailleurs de ce chef, comme de l'un des plus distingués du parti gibelin de la Romagne et de la Toscane; mais je ne puis me dispenser d'en dire ici quelques mots de plus, à cause de l'intimité qui s'était établie entre lui et Dante.
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Depuis 1302, notre poëte avait eu de fréquentes occasions de se lier avec Uguccione, l'un des meneurs de ces Gibelins avec lesquels les Blancs exilés de Florence s'étaient alliés pour faire la guerre aux Noirs restés les maîtres du gouvernement florentin. Cette liaison était devenue encore plus intime, durant l'expédition de Henri VII en Italie, expédition dans laquelle Uguccione avait figuré comme l'un des plus ardents et des plus habiles partisans de l'empereur, qui l'avait laissé pour son vicaire à Gênes, à son passage dans cette ville. L'empereur mort, les Pisans, se trouvant dans une position assez critique et ayant besoin de se donner un capitaine de guerre renommé, appelèrent à ce poste Uguccione, qui ne tarda pas à y faire parler de lui. Au mois de juin 1314, il s'empara de Lucques et s'en fit proclamer seigneur absolu. Il fut, dès ce moment, regardé comme le chef des Gibelins de la Toscane, et remporta en cette qualité de grands avantages sur les Florentins et sur leurs alliés guelfes. La fameuse bataille de Monte-Catini qu'il gagna sur eux, le 29 août 1315, mit le comble à sa gloire militaire.
On croit généralement que Dante, qui avait publié son poëme de l'Enfer, on ne sait à quelle époque, mais certainement avant 1315, l'avait dédié à Uguccione; et il y a lieu de croire que celui-ci, devenu tout-puissant à Pise et maître absolu à Lucques, saisissant cette occasion de reconnaître l'honneur insigne que lui avait fait ce poëte, l'invita à se rendre
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auprès de lui dans cette dernière ville. Il est sûr au moins que Dante fit quelque séjour à Lucques; et tout porte à présumer que ce fut sous la seigneurie d'Uguccione, c'est-à-dire de 1314 à 1316.
Mais, ce qui importe plus que la date de ce séjour, ce sont ses conséquences pour notre poëte. Ce fut à Lucques qu'il connut une jeune dame, qu'il a désignée par le nom de Gentucca, et dont il parle à plusieurs reprises dans la Divine Comédie, de manière à démontrer qu'elle avait fait sur son imagination une impression profonde, dont il eut à se repentir comme d'une offense envers la mémoire de Béatrix.
Ce fut peut-être aussi durant son séjour à Lucques, que Dante eut une dernière chance de rentrer à Florence, et la rejeta par des motifs qui sont pour nous le plus beau trait de son caractère.
Tantôt par politique, tantôt par religion et humanité, le gouvernement florentin s'adoucissait de temps à autre pour ses exilés, et consentait à en rappeler quelques-uns. Il vendait parfois cette grâce pour de l'argent; mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans cet acte d'indulgence politique, c'était son caractère religieux. L'autorité publique qui faisait grâce à des condamnés, qui délivrait des prisonniers sur la liberté desquels elle se croyait des droits, ne relâchait point immédiatement les uns ni les autres ; elle ne les absolvait point directement, ni en son propre nom. Elle les offrait à la Vierge ou à quelqu'un des saints ; et c'était la Vierge ou ce
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saint qui était censé les absoudre du mal qu'ils avaient commis, et les affranchir de la punition qu'ils avaient encourue. Cette manière de faire grâce n'avait été, dans l'origine, usitée que vis-à-vis des criminels; et de là elle était réputée infamante, bien que son application fréquente à des cas purement politiques eût fort adouci la rigueur de l'opinion à cet égard.
Il arriva donc, dans le courant de l'année 1315, peut-être à propos de la célébration de la fête de Saint-Jean-Baptiste, la grande fête des Florentins, qu'il fut question à Florence de rappeler un certain nombre d'exilés, moyennant une contribution en argent, et surtout moyennant la cérémonie religieuse de l'offrande. Plusieurs amis de Dante s'étant entremis pour le faire comprendre dans le nombre des individus rappelés, y réussirent, et lui écrivirent aussitôt pour lui faire part de la nouvelle : c'était, dans leur pensée, la plus heureuse qu'ils pussent lui annoncer.
Entre diverses lettres qui lui furent adressées à ce sujet, il y en eut une d'un parent, personnage inconnu, selon toute apparence, religieux ou prêtre. La réponse de Dante à cette lettre a été récemment découverte et publiée en latin. Elle est courte; mais, si longue qu'elle pût être, il n'en faudrait pas moins la citer en entier. Les occasions d'admirer le génie de Dante ne nous manqueront pas : c'est de son âme qu'il s'agit ici. Or, personne , sans l'écrit en question, ne saurait combien elle fut haute, forte et su-
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périeure au malheur. Voici donc la traduction de cette lettre qui, pour le dire en passant, est en fort mauvais latin, et ne peut rien perdre à être traduite. a J'ai reçu vos lettres avec le respect et l'affection qu'elles méritent, et j'y ai reconnu avec empressement et reconnaissance, tout l'intérêt que vous prenez à mon rappel dans ma patrie. J'en ai été d'autant plus touché, qu'il est plus rare aux exilés de trouver des amis. Quant au contenu de ces lettres, j'y répondrai autrement peut-être que ne désire la faiblesse de quelques personnes; mais je vous conjure affectueusement de ne point juger ma réponse avant de l'avoir bien examinée.
« Je suis informé par les lettres de notre commun neveu et de plusieurs autres amis, qu'en vertu d'une récente ordonnance du gouvernement florentin, relative à l'absolution des exilés, je puis, à condition de payer une certaine somme d'argent, et de subir la cérémonie de l'offrande, rentrer dès à présent à Florence.
« Il y a là, ô mon père, deux choses ridicules et peu sensées; peu sensées, dis-je, de la part de ceux qui me les ont mandées, car vos lettres, à vous, plus convenablement et plus sagement conçues, ne contiennent rien de pareil.
« Est-il généreux, dites-moi, de me rappeler dans ma patrie, à de pareilles conditions, après un exil de près de trois lustres ? Est-ce là ce qu'a mérité mon innocence manifeste. à tous? Est-ce là ce qui est dû à tant de veilles et de fatigues consacrées à
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l'étude? Ah! loin d'un homme familiarisé avec la philosophie, la stupide humilité de cœur qui le porterait à subir, en vaincu, la cérémonie de l'offrande, comme l'a fait certain prétendu savant, comme l'ont fait d'autres misérables! Loin de l'homme accoutumé à prêcher la justice et à qui on a fait tort, la bassesse de porter son argent à ceux qui lui ont fait tort, les traitant comme des bienfaiteurs !
(c Non, mon père, ce n'est pas là, pour moi, la voie de rentrer dans ma patrie. Si vous en avez déjà découvert, ou si quelqu'un par la suite en découvre quelque autre où je puisse conserver intacts mon honneur et mon renom, me voici prêt à y entrer à grands pas. Que si, pour retourner à Florence, il n'y a pas d'autre chemin que celui qui m'est ouvert, je ne retournerai point à Florence.
« Eh quoi ! ne puis-je pas partout contempler le soleil et les astres? Ne puis-je pas me livrer partout à la douce recherche de la vérité? Ai-je besoin, pour cela, d'aller perdre ma réputation, d'aller m'avilir dans la cité des Florentins? Non, certes! non pas même pour avoir du pain. »
La république florentine ne pardonna point à Dante la fierté avec laquelle il rejeta des offres qu'elle avait regardées comme une faveur. Cette république était alors sous la direction du roi de Naples, Robert, auquel elle s'était donnée pour cinq ans, immédiatement après la mort de l'empereur Henri VII, et Robert y avait envoyé, comme son lieutenant, un certain Rinieri di Civittà-Vecchia, qui, en cette qualité,
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y avait la haute main dans toutes les affaire judiciaires ou politiques.
Ce fut ce Rinieri qui se chargea de répondre à la lettre de Dante. Il y répondit, au mois d'octobre 1315, par un jugement qui confirmait toutes les sentences d'exil précédemment rendues contre notre poëte, et particulièrement la première, celle prononcée par le podestat, Cante de' Gabrielli, au mois de mars 1302.
Dante ne fut probablement ni surpris ni troublé d'une décision qu'il avait provoquée. Mais des revers plus imprévus l'attendaient à Lucques. La fortune de son dernier patron, d'Uguccione della Fag- giuola, avait été brillante, niais elle n'avait ni bases ni racines ; elle ne fut qu'un rêve éblouissant. Au commencement de 1316, un Lucquois, le héros de Machiavel, le fameux Castruccio Castracani, longtemps exilé comme Guelfe, avait enfin obtenu d'être rappelé à Lucques, et s'y était bientôt refait un parti puissant à la tête duquel il s'empara du gouvernement, et en chassa les agents d'Uguccione.
Celui-ci, se trouvant alors à Pise, ne put pas même essayer de se défendre, et fut réduit à s'enfuir précipitamment de la Toscane. Il se retira à Vérone chez Can Grande della Scala, qui l'employa comme général de ses milices, et au service duquel il mourut au bout de deux ou trois ans.
Cette chute si brusque d'Uguccione obligeait Dante à chercher un nouvel asile ; il se décida à se rendre, de son côté, chez Can Grande, où il paraît qu'il arriva sur les traces d'Uguccione, et peut-être par son
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intervention. J'ai déjà eu l'occasion de nommer Can Francesco della Scala; mais au moment où notre poëte contracte avec lui des liaisons intimes, et dont il est resté des traces, je dois en parler avec un peu plus de détail et d'une manière plus explicite.
Alberto della Scala, seigneur ou capitaine de Vérone, mort en 1301, avait laissé trois fils, Bartolo- meo, Alboino et Cane, qui lui succédèrent l'un après l'autre. Dante avait déjà reçu l'hospitalité des deux premiers ; il avait déjà vu auprès d'eux Can Francesco, leur frère; mais Can Francesco n'était alors qu'un jeune homme sans renommée et sans pouvoir, avec lequel Dante n'avait formé aucune liaison. C'était à la descente de l'empereur Henri VII en Lom- bardie, que Cane avait commencé à jouer un rôle dans les affaires, et à donner des marques de sa haute capacité. Son frère Alboino se l'était adjoint au gouvernement de Vérone, et ils avaient l'un et l'autre obtenu de Henri VII le titre de ses vicaires dans les pays sur lesquels ils dominaient.
En 1311, Alboino étant mort, Can Francesco était resté l'unique héritier de la seigneurie de Vérone. Dès ce moment, lâchant le frein à son ambition, il avait déclaré et fait une guerre d'extermination à toutes les républiques de son voisinage, particulièrement à Padoue, la plus puissante et la plus démocratique de toutes, et les avait, l'une après l'autre, subjuguées. Il s'était, de la sorte, formé un État qui s'étendait de Trévise à Montefeltro en Romagne, et avait été reconnu pour le chef du parti gibelin de la
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haute Italie, qui lui avait déféré le surnom de Grande.
La bravoure guerrière et la sagacité politique n'étaient pas à beaucoup près les seules qualités de Can Francesco : il réunissait au plus haut degré toutes celles des vertus chevaleresques qui pouvaient se concilier avec l'orgueil et l'ambition j il était courtois, magnanime et libéral outre mesure. Dante qui, dans son Paradis, loua principalement le noble dédain de Can Grande pour les fatigues et pour l'argent, ne fut, en cela, que l'écho poétique de la renommée populaire du jeune chef. Le point sur lequel tous ceux qui ont parlé de lui sont d'accord à l'exalter, c'est l'empressement avec lequel il jetait ses trésors à quiconque en avait besoin.
En témoignage de ce mépris chevaleresque de Can Grande pour l'argent, un des anciens commentateurs de Dante, Benvenuto da Imola, rapporte un trait que je citerai, je ne sais si je dois dire malgré ou pour son extrême naïveté. Le trait dont il s'agit se rapporte à l'enfance de Can Francesco, et Benvenuto le cite comme une sorte de pronostic de la libéralité et de la magnificence futures du petit Cane. (c Son père Alberto l'avait introduit un jour, comme par faveur, dans son trésor, ne doutant pas que le petit garçon ne restât stupéfait et ravi à la vue de tant d'argent et de tant d'or. » Je ne dirai pas en français ce que fit le petit Can Francesco, j'y serais un peu embarrassé. J'aime mieux le dire dans les termes mêmes du vieux auteur italien : — « Il garzonetto si
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alzo suso li parmi, ed ebbe a pisciare sopra il detto tesoro.... »
L'augure était expressif, et Can Grande ne le démentit pas. Sa cour fut la plus brillante de l'Italie : il se piqua d'en faire un refuge agréable pour tous les exilés et pour tous les proscrits, pour ceux surtout qui avaient de la renommée en quelque genre que ce fût. Voici quelques traits d'un tableau de cette cour, tracé d'après des témoignages contemporains.
« Il y avait là des logements appropriés aux hommes de chaque profession, des fonds destinés à pourvoir abondamment à leur entier entretien, des domestiques attachés au service de chacun. Sur la porte des divers appartements avaient été peints des emblèmes relatifs à l'état de ceux qui devaient les habiter. Sur celle des guerriers, il y avait des trophées. La figure de l'espérance avait été peinte sur celle des exilés, les bosquets des muses sur celle des poëtes, l'image de Mercure sur celle des artistes, le paradis sur celle des hommes de religion, et ainsi de suite pour les autres professions. Les logements appropriés à chacune étaient de même ornés de peintures analogues. Les repas étaient alternativement égayés par les concerts des musiciens et par les jeux variés des bouffons et des farceurs.
« On voyait là des salles magnifiques ornées de tentures sur lesquelles avaient été peintes avec un art merveilleux des histoires rappelant les variations de la fortune.
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« Cane, poursuit le même auteur, invitait parfois à sa propre table les plus distingués de ses hôtes, et les deux qu'il y invitait le plus souvent étaient Gherardo da Castello, surnommé, à cause de sa franchise, le simple Lombard, et Dante Alighieri, personnage alors très-célèbre, du génie duquel il était charmé. »
C'est ainsi que s'exprime Pancirola, d'après un des Gazadi da Reggio, historien du xive siècle, qui avait été longtemps proscrit, et qui, ayant reçu l'hospitalité de Can Grande, avait vu tout ce qu'il raconte de sa manière de la faire.
Il y a tout lieu de croire que conformément au témoignage de Gazadi, Dante fut en effet très-bien reçu à la cour de Vérone, et n'eut d'abord que des raisons de s'y complaire. A l'époque où il y arriva, c'est-à-dire à la fin de 1316 ou au commencement de 1317, il était déjà avancé dans la composition de son Paradis, et il est certain qu'il continua à y travailler dans sa nouvelle retraite. Il y a plus, et à s'en tenir à certaines apparences, on serait tenté d'affirmer qu'il le termina là.
En effet, il existe une longue épître latine de Dante composée à Vérone à la cour de Can Grande, dans le courant de 1317 ou 1318; et cette épître, adressée à Cane lui-même, présente toutes les apparences d'une dédicace à lui faite du poëine du Paradis, dont elle contient en outre une analyse assez détaillée. Or, comme un auteur n'analyse pas et ne dédie pas un ouvrage non terminé, la dédi-
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cace et l'analyse du Paradis en impliquent la terminaison.
L'observation est spécieuse, mais non décisive ; et je dirai ailleurs les raisons qui me portent à croire, malgré la dédicace citée, que le poëme du Paradis n'était pas terminé en 1318, et ne le fut pas à la cour de Vérone. Je reviendrai aussi sur la lettre à Can Grande, fort curieuse pour la connaissance de l'espèce de théorie poétique que Dante s'était faite en combinant arbitrairement une foule d'idées disparates, théorie qu'heureusement il oubliait dans le transport de la composition, n'écoutant plus alors que ses émotions et son génie. Je me bornerai à observer ici que l'épître indiquée abonde en expressions de la plus haute admiration et de la plus vive reconnaissance pour Can Grande. Mais le jour vint, pour l'exilé, de rabattre quelque chose de tout cela.
L'indépendance et la fierté n'étaient pas les qualités que le seigneur de Vérone prisait le plus dans ceux auxquels il faisait du bien, et il n'était pas au pouvoir de Dante d'être obséquieux et complaisant pour qui que ce fût au monde. En se connaissant mieux, le guerrier et le poëte se refroidirent peu à peu l'un pour l'autre, et celui-ci finit par rejeter comme un joug l'hospitalité du premier.
Pétrarque, qui, ayant passé ses dernières années dans une portion de l'Italie où Dante avait laissé de nombreux souvenirs, put aisément recueillir sur son compte diverses anecdotes piquantes, nous en a conservé une qui fait assez bien comprendre la situation
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de l'exilé florentin à la cour de Vérone, et les motifs de sa rupture avec Can Grande.
(c Dante Alighieri, mon concitoyen, dit Pétrarque, fut un homme très-éminent dans l'éloquence vulgaire, mais d'humeur trop scabreuse et trop libre dé propos pour être agréable à la vue et aux oreilles délicates des princes de notre temps. Ayant été exilé de sa patrie, il se retira chez Can Grande, qui était alors la consolation et le refuge de tous les malheu- ' reux. Il fut d'abord traité honorablement; mais il ne tarda pas à se mettre bientôt et de plus en plus à l'écart, et à moins plaire à son patron.
« Il y avait à cette même cour des jongleurs, des bouffons de toute espèce, parmi lesquels il s'en trouvait un d'autant plus agréé, comme il arrive d'ordinaire, qu'il était plus effronté, plus obscène en gestes et en paroles. Can Grande, soupçonnait bien que Dante ne goûtait guère le précieux bouffon, fit amener ce dernier devant lui, et, en ayant fait un magnifique éloge, se tourna vers Dante : cc Je m'étonne, (c lui dit-il, de ce que ce bouffon, ignare et fou « comme il est, sache pourtant nous plaire et se cc faire chérir de nous tous, tandis que toi, que l'on « dit si savant, tu n'en peux faire autant. » — Tu « ne serais nullement émerveillé de cela, lui répondit (c Dante, si tu savais que l'amitié se fonde sur la pa- « rité des mœurs et de l'esprit. »
On ne saurait dire où Dante se retira en quittant Can della Scala; mais c'est probablement à l'époque qui suivit immédiatement cette retraite qu'il faut
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rapporter les traditions plus ou moins expresses qui parlent de son séjour en divers lieux de la haute ou moyenne Italie : à Agubbio, chez Bosone de' Gabrielli, dans le Frioul, et particulièrement à Udine, chez Pagano della Torre, patriarche d'Aquilée, et chez d'autres encore qu'il importe peu de nommer, dès l'instant où l'on ne peut pas dire ce qu'ils firent pour l'exilé. Tout ce que nous pouvons conclure de ces changements si fréquents d'asile et de patrons, c'est que le pauvre Dante se mécomptait souvent dans ses espérances, et se débattait avec énergie contre les tristes conséquences de ses mécomptes.
Nous avons vu qu'en 1313, aussitôt après la mort de l'empereur Henri VII, il s'était rendu à Ravenne, auprès de Guido Novello, qui, n'étant alors revêtu d'aucune autorité, n'avait peut-être point eu de protection bien efficace à lui offrir. Il retourna à Ravenne, vers la fin de 1319 ou en 1320, et trouva, cette fois, Guido en possession de la seigneurie avec Ostasio da Polenta, son cousin. Les deux chefs lui firent un accueil bienveillant qu'il put reconnaître par des services.
La domination des Polentani s'étendant à divers lieux, le long des côtes de l'Adriatique, il en était naturellement résulté de fréquentes relations entre ces seigneurs et la république de Venise, et il paraît certain que Guido Novello se prévalut du séjour de Dante chez lui pour l'envoyer plus d'une fois, en qualité de négociateur, à Venise; mais c'est là tout ce que l'on peut dire de ces ambassades. Les documents
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que l'on a essayé d'y rattacher sont indubitablement controuvés, et ne méritent aucune attention. Il n'y a donc pas lieu à citer ici la diatribe contre le sénat vénitien que le Doni publia au xvie siècle, comme une lettre écrite par Dante à Guido Novello da Polenta, pour lui rendre compte d'une mission dont il aurait été chargé par lui. Cette lettre, sujet de discussions multipliées, est une imposture qui ne soutient pas l'examen, et à laquelle je n'ai pas le loisir de m'ar- rêter.
Bien que décousues et obscures, les particularités du dernier séjour de Dante à Ravenne méritent d'être recueillies avec scrupule. Son premier soin, dans ce nouvel asile, fut d'y réunir sa famille. Il la trouva diminuée par les fléaux du temps : ses deux plus jeunes fils étaient morts de la peste, à l'âge l'un de huit ans, l'autre de douze. Donna Gemma, sa femme, avait peut-être aussi succombé : on ne trouve du moins plus aucune mention d'elle à partir de l'an IJ 308, et tout autorise à présumer que Dante ne la revit plus.
Ses deux fils les plus âgés, Jacques et Pierre, qui avaient désormais atteint l'âge viril, purent seuls le rejoindre à Ravenne, avec leur sœurBéatrix, alors âgée de dix-huit ou dix-neuf ans.
Outre ses trois enfants, Dante eut avec lui à Ravenne quelques amis dévoués, et entre autres un certain Dino di Pierini, Florentin, probablement exilé comme lui, mais qui rentra depuis à Florence, où Boccace le connut et put apprendre de
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lui diverses particularités du séjour de Dante à Ravenne.
Ce fut peut-être de ce témoin que l'auteur du De"caméroii apprit ce qu'il rapporte, malheureusement avec trop de vague, d'une école de poésie créée par Dante à Ravenne. Cette école n'ayant point laissé de trace dans la littérature italienne, il n'y a pas lieu à y attacher beaucoup d'importance. Mais notre exilé s'y fit du moins des admirateurs affectionnés qui durent lui fournir de nouveaux motifs d'aimer le séjour de Ravenne.
Dans une situation pareille, Dante semblait jouir de toutes les douceurs qu'il pouvait raisonnablement espérer dans l'exil. Protégé par une seigneurie fière de lui donner asile, rapproché de ses enfants, entouré d'amis, de disciples et d'admirateurs, ardemment occupé de l'achèvement de la Divine Comédie, notre poëte avait enfin, à ce qu'il semble, trouvé de quoi oublier cette ingrate Florence qui l'avait proscrit quatre fois, et s'était montrée indulgente pour tant d'hommes sans gloire et sans mérite.
Il n'en était point ainsi : il y avait dans l'âme de Dante, dans cette âme si fière et si énergique, un côté faible, qui s'émouvait et s'attendrissait malgré lui, à l'idée de la terre natale. Il avait beau chercher, il ne trouvait rien hors de cette terre chérie qui pût la lui faire oublier, et, ne fût-ce que pour y mourir, il désirait vivement y retourner, et n'en avait pas perdu l'espérance. C'est un point sur lequel nous avons son propre témoignage, et des
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aveux qui ont quelque chose de caractéristique de touchant.
Le chant xxv du Paradis commence par trois tercets dont j'essayerai de rendre, non pas le ton, ni la poésie, mais seulement la lettre et le sens; cela me suffira. Les voici :
« S'il arrive jamais que le poëme sacré dont le ciel et la terre ont fourni la matière, et sur lequel j'ai pâli des années,
« Triomphe de la cruauté qui me repousse du noble bercail où je reposai jadis, encore agneau, ennemi des loups qui lui font la guerre;
« Je rentrerai enfin dans ce bercail, mais avec une autre toison et une autre voix : j'y rentrerai poëte, et, sur les mêmes fonts où je reçus le baptême, je prendrai la couronne (de laurier). »
Il y a des biographes et des commentateurs de Dante qui ont cru sentir dans ces vers le ton de la menace, et l'assurance où était l'auteur, quand il les écrivait, de rentrer à Florence de vive force, et en dépit du gouvernement. Il y a là une méprise gratuite. A l'époque où Dante écrivait les vers cités, il n'existait plus, pour lui, la moindre chance de rentrer à Florence d'autorité et malgré le parti gouvernant. Il n'y pouvait remettre le pied qu'avec la permission et par la faveur de ce parti, et il ne songeait pas à y retourner autrement. Ses intentions là-dessus sont précises, certaines, et méritaient de n'être pas dénaturées.
A l'époque dont il s'agit, Dante avait déjà publié
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l'Enfer, le Purgatoire et une portion considérable du Paradis. Isolés ou réunis, ces trois poëmes avaient commencé à circuler parmi les classes lettrées et les hautes classes de la société italienne, et bien qu'il n'y eût probablement alors personne pour en sentir toutes les beautés, il n'y avait personne non plus qui n'y sentît des beautés d'un ordre et d'un genre tout nouveaux. La renommée poétique de l'auteur s'était donc beaucoup accrue depuis quelques années, et continuait à s'accroître tous les jours.
C'était, comme je l'ai dit ailleurs, un usage alors fréquent en Italie, tant pour les républiques que pour les seigneuries absolues, de décerner aux hommes distingués dans l'éloquence ou la poésie les honneurs du triomphe poétique et la couronne de laurier. Or, cette couronne et ces honneurs avaient été offerts à Dante en plus d'une ville, et par plus d'une puissance. On s'assure au moins qu'ils lui avaient été offerts, à Ravenne, par Guido Novello; et il faut noter qu'il y avait pour lui, dans ces offres, quelque chose de particulier et de nouveau qui en relevait encore le prix.
Jusque-là, en effet, la couronne de laurier n'avait été décernée qu'à des poëtes érudits, ayant écrit en latin et continuateurs supposés des poëtes de l'antiquité classique. Dante allait être le premier couronné pour un poëme en langue vulgaire : son triomphe était donc, au fond, celui de la langue et de la littérature italiennes : il commençait, pour l'une et l'autre, une nouvelle ère et de nouvelles destinées.
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Dante n'attendait, pour son couronnement, que d'avoir terminé le poëme du Paradis, alors sur le point de l'être. Mais à l'espoir désormais certain de ce couronnement se mêlait invinciblement un espoir plus douteux, celui d'être couronné à Florence. C'était là, aux lieux mêmes de son berceau, aux lieux où il avait bégayé ses premiers vers, qu'il lui semblait particulièrement doux et glorieux d'être proclamé le poëte de l'Italie. C'était là son plus vif désir, son rêve le plus cher et, je le répète, son espérance la plus tenace.
Il se figurait, au moins parfois, que, son grand poëme achevé, le gouvernem-ent florentin, ne fût-ce que par vanité ou par égard pour l'opinion de l'Italie entière, s'adoucirait enfin pour lui, et voudrait lui décerner lui-même cette couronne que lui offraient des cités étrangères. Au pis aller, il pensait qu'en quelque lieu qu'il fût couronné la renommée qui lui reviendrait d'un tel honneur toucherait le gouvernement de Florence, et ajouterait à ses chances d'obtenir enfin son rappel.
On trouve des traces aussi curieuses que positives de toutes ces espérances, de toutes ces idées et de toutes ces inquiétudes, non-seulement dans le passage du Paradis que j'ai déjà cité, mais encore et surtout dans deux pièces de Dante, en vers latins, composées, l'une en 1320 et l'autre en \ 321. Ce sont deux épîtres, sous forme d'églogues virgiliennes, écrites en réponse à deux épîtres ou églogues du même genre que lui avait adressées Jean de Virgile,
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de Bologne, poëte latin alors célèbre. Il y a, dans ces deux pièces latines de notre poëte, des allusions à diverses particularités de ses dernières années, et ces allusions, bien que toujours vagues, et souvent obscures, n'en sont pas moins précieuses pour la biographie de l'auteur, et méritaient plus d'attention qu'elles n'en ont obtenu. Mais je reviens à la vie de Dante ; ce qui me reste à en dire sera court, beaucoup plus court que l'exposé de ses derniers vœux et de ses derniers projets.
Il termina le poëme, ou, comme il dit, la cantica du Paradis, dans les premiers mois de l'année 1321. A peine l'eut-il terminé, qu'il quitta Ravenne pour se rendre dans quelque autre ville de l'Italie; mais on ne peut dire avec assurance dans laquelle : il est seulement très-probable que ce fut à Venise; et, dans ce cas, on peut être certain qu'il y fut envoyé par Guido Novello, pour traiter de quelque affaire avec le sénat de la république. Quelle fut l'issue de la mission, si mission il y eut? C'est ce que l'on ignore. Une seule chose est certaine, c'est que l'absence de Dante, quel qu'en fût le motif, fut courte ; il revint en hâte à Ravenne, et, à peine y était-il de retour, qu'il fut atteint de la maladie dont il ne devait pas se relever : il mourut le 14 septembre de cette même année 1321.
Guido Novello se piqua de tenir au mort la promesse qu'il avait faite au vivant : les funérailles de Dante furent le sombre et froid simulacre d'un triomphe poétique. Il fut porté en terre sur un char
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richement décoré, magnifiquement vêtu, couronné de laurier, et un volume ouvert sur sa poitrine. il fut enseveli dans le cimetière de l'église des Frères mineurs, sous l'habit desquels il paraît qu'il avait voulu mourir.
Pour dire quelques mots de l'extérieur et des manières de Dante, je ne puis qu'extraire ce qu'en a dit Boccace, qui seul a pu en apprendre et en dire quelque chose.
« Dante était de taille moyenne et légèrement voûté; sa démarche était noble et grave, son air bienveillant et doux. Il avait le nez aquilin, les yeux grands, la figure longue et la lèvre inférieure un peu saillante sur la lèvre supérieure. Il avait le teint très-brun, la barbe et les cheveux noirs, épais et crépus.
« Sa physionomie était celle d'un homme lllélancolique et pensif. Naturellement rêveur et taciturne, il ne parlait guère à moins d'être interrogé, et, souvent absorbé comme il l'était, dans ses réflexions, il n'entendait pas toujours les questions qui lui étaient faites.
«Il aimait passionnément tous les beaux-arts, ceux mêmes qui n'avaient pas un rapport immédiat avec la poésie, comme la peinture. Il avait pris, dans sa jeunesse, des leçons de Cimabue, le dernier et le plus célèbre des peintres qui travaillèrent dans ce que l'on appelle la manière grecque : il fut ensuite très-lié avec Giotto, le successeur de Cimabue qu'il éclipsa, et le véritable créateur de la peinture moderne.
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«Dante eut de même des liaisons intimes avec les musiciens et les chanteurs renommés de son temps. Doué lui-même d'une belle voix, il chantait agréablement, et chantait volontiers : c'était sa manière favorite d'épancher les émotions de son âme, surtout quand elles étaient douces et heureuses. » 4
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SEPTIÈME LECON.
TROUBADOURS PROVENÇAUX EN ITALIE.
Dans tout ce que j'ai dit jusqu'à présent de Dante, je me suis borné au récit des événements de sa vie publique ou privée. J'ai tâché de noter, entre ces événements, les plus propres à donner une idée de son caractère, de ses mœurs, de ses croyances politiques et du tour particulier de son imagination. Ce sont des antécédents qui, je l'espère, ne seront pas perdus pour l'appréciation de ses différents ouvrages, et particulièrement de la Divine Comédie.
Toutefois, cette appréciation exige d'autres antécédents encore plus directs et plus immédiats; car on ne saurait donner une idée précise de ce que Dante a fait pour la littérature italienne, ni de ce qu'il y est, à moins de montrer ce que cette littérature était avant lui, c'est-à-dire à moins d'en faire connaître l'origine et les premiers développements. C'est à cette tâche que vont être consacrées cette leçon et les deux ou trois suivantes, dont j'essayerai d'abord de bien déterminer l'objet général.
On peut fixer à l'an 1300 les commencements de la nouvelle littérature dont Dante doit être regardé comme le créateur, et à laquelle on donnera, si l'on veut, le nom de classique. Quant à la littérature qui
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précéda celle-là, qui en fut comme le germe, on peut la faire remonter à des époques plus ou moins anciennes, selon la manière dont on la conçoit, et selon le but dans lequel on s'en occupe. Mon dessein est de la prendre d'aussi haut que possible. L'étude des origines et des époques primitives des littératures est devenue, et tend tous les jours davantage à devenir l'une des branches les plus intéressantes de l'histoire de l'esprit humain; et parmi les littératures modernes de l'Europe, la littérature italienne est, sans contredit, l'une de celles où cette étude présentera le plus d'intérêt, à mesure qu'on l'éclaircira et l'approfondira.
Prise dans ses limites ordinaires, et plus ou moins généralement reconnues, l'histoire de la culture littéraire des Italiens avant Dante comprend trois séries de faits principaux, dans lesquelles peuvent se ranger méthodiquement tous les détails connus de cette histoire. Voici les faits dont il s'agit.
Les premiers poëtes en langue vulgaire dont l'existence soit constatée en Italie, sont des poëtes provençaux. Dès le milieu du XIIe siècle, ou dès 1162, au plus tard, les troubadours du midi de la France commencent à fréquenter les cours d'Italie, tant celles des seigneurs du pays, que celles des empereurs d'Allemagne, aux époques de leurs descentes et de leurs expéditions; et continuent à les visiter, sans la moindre interruption, jusque vers 1265, c'est-à-dire durant plus d'un siècle.
Dans les vingt-cinq ou trente premières années de
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ce siècle, de 1 162 à 1185 ou 1190, il n'y a pas un seul Italien connu pour avoir composé des vers en un idiome vulgaire. Mais passé ces dernières époques, de 1185 ou de 1190 à 1200, des Italiens instruits à l'école de ces poëtes provençaux qui fréquentaient les cours d'Italie, s'adonnèrent à la culture de la langue de la poésie provençale. Il se forma dès lors, au delà des Alpes, une école de troubadours italiens, qui dura jusqu'à la fin du xm° siècle, et n'achève de s'éteindre qu'au moment où surgit la nouvelle poésie de Dante.
Environ un quart de siècle après la formation de cette école italienne de poésie provençale, de 1215 à 1225, d'autres Italiens appliquent leur idiome national à la culture d'une poésie nouvelle, qui n'est encore qu'une modification, qu'une altération de la poésie provençale.
Telle est, résumée en aussi peu de mots que possible , l'histoire de la poésie italienne avant Dante. Mais si simple et si positif qu'il paraisse, ce résumé donne lieu à des réflexions embarrassantes, à des questions imprévues.
En effet, des faits généraux qui viennent d'être énoncés, si on les prend à la lettre, il s'ensuit que la première poésie vulgaire connue et cultivée par les Italiens, fut la poésie provençale, c'est-à-dire une poésie destinée à exprimer un système très-complexe d'idées et de mœurs qui n'étaient point nées en Italie. Il s'ensuit que la première langue poétique de l'Italie fut une langue étrangère à l'Italie, une langue
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que ne comprenaient pas les habitants de Florence et de Rome. Enfin, il s'ensuit encore que les monuments de la poésie italienne en langue italienne, ne remontant pas au delà de 1215, la poésie italienne serait la plus récente de l'Europe.
Or, dans toutes ces assertions, conséquences nécessaires des faits avancés, il y a quelque chose d'invraisemblable et d'étrange; quelque chose qui répugne d'autant plus à croire, que l'on y réfléchit davantage.
L'Italie du moyen âge réunissait autant, ou plus que nulle autre contrée de l'Europe, toutes les conditions requises pour avoir aussitôt que possible une littérature à elle. Elle avait alors, comme avant, comme depuis, ce qui heureusement ne peut lui être ôté, son doux climat, son sol fertile, ses belles montagnes, ses côtes pittoresques, en un mot, tout ce qui peut émouvoir l'imagination par les yeux. Elle n'était jamais tombée aussi bas que le reste de l'Europe, dans la barbarie des conquêtes germaniques; et fut, comme nous l'avons vu, la première à en sortir par un de ces glorieux efforts, de ces grands mouvements sociaux qui exaltent pour des siècles, toutes les facultés de l'âme et de l'intelligence. Elle eut de bonne heure une langue, forme nouvelle du latin, susceptible de perfectionnements, variés et délicats. Enfin, tout oblige à penser que les habitants de cette terre privilégiée furent, aux diverses époques du moyen âge, tout ce que des hommes pouvaient être à leur place, dans le même ensemble de circonstances.
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Comment donc serait-il arrivé qu'avec tant, et de si belles données pour avoir d'aussi bonne heure que possible, une littérature originale, l'Italie du moyen âge n'eût eu, en ce genre, qu'un début tardif et servile? Il y a là quelque chose hors de toute vraisemblance, quelque chose qui a besoin d'être expliqué. On est irrésistiblement conduit à soupçonner que la littérature provençale, loin d'être la source, le point de départ de la littérature italienne, n'en fut, au contraire, qu'un accident, qu'une révolution. Il y a plus, et tout autorise à regarder la vogue qu'obtint cette littérature étrangère quand elle vint envahir la littérature italienne déjà existante et plus ou moins florissante, comme l'une des causes qui firent négliger les monuments de cette dernière, et en occasionnèrent la perte.
Ce sont là des hypothèses, des conjectures que je me propose de développer suffisamment pour les convertir en faits positifs ; et c'est par là que devrait naturellement commencer cet aperçu sur les origines de la littérature italienne. Mais la difficulté de l'entreprise m'oblige à prendre une méthode un peu plus artificielle et plus indirecte. Voici en peu de mots le plan sur lequel je compte esquisser l'histoire de la littérature italienne avant Dante. Je ne considérerai et ne supposerai d'abord dans cette histoire que deux périodes distinctes : une période purement provençale et une période provençale-italienne, qui se sous-divisent chacune en deux époques.
Dans la période provençale il y a une première
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époque où les Italiens adoptent la poésie provençale, mais sans la cultiver eux-mêmes, et ne la connaissant que par les troubadours provençaux qui fréquentent leur pays. Un peu plus tard commence une seconde époque où les Italiens cultivent eux-mêmes l'idiome et la poésie des troubadours provençaux, conjointement et concurremment avec ces derniers.
Je nomme période provençale-italienne, celle où les Italiens appliquent leur langue nationale à la culture d'une poésie dérivée de la poésie provençale. Cette période comprend une première époque sicilienne dont les essais sont informes et grossiers; et une époque toscane, dont les compositions s'élèvent à un point plus marqué d'art, d'intérêt et d'invention.
Après avoir donné un aperçu sommaire de ces diverses époques de l'histoire de la littérature italienne avant Dante, il me sera plus facile de faire voir que les véritables origines de cette littérature remontent au delà de toutes ces époques. Le tableau même de celle-ci me fournira des données pour établir en dehors de cette littérature italienne-provençale, ou pro- vençalisée, l'existence d'une littérature plus ancienne, plus spontanée, plus italienne, dont les sources se perdent dans les siècles les plus reculés du moyen âge. Je tâcherai de resserrer en trois ou quatre lectures l'ensemble de toutes ces recherches, malheureusement plus neuves encore qu'elles ne devraient l'être; et je vais, dès aujourd'hui, ébaucher le tableau de l'histoire et des influences de la littérature provençale en Italie.
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Ce tableau tient de près à celui de la civilisation italienne au moyen âge. Il forme d'un autre côté l'un des plus brillants et des plus glorieux épisodes de l'histoire de la littérature provençale elle-même. Il mérite de la part des historiens des deux pays, plus d'attention qu'il n'en a obtenu jusqu'à présent.
Les communications qui avaient existé sous la domination romaine, et bien auparavant, entre le midi de la Gaule et l'Italie, ne cessèrent jamais complètement à aucune époque du moyen âge ; mais elles redevinrent de plus en plus. fréquentes, à mesure que les deux contrées se dégagèrent davantage des liens de la féodalité. Dès les commencements du XIIe siècle, ces communications avaient pris beaucoup d'extension et d'activité. J'ai déjà mentionné plusieurs des nombreux traités de commerce et d'amitié qui, dans le cours de ce siècle et du suivant, eurent lieu entre les villes libres du midi de la France et celles de l'Italie. J'ai parlé de ceux conclus par Marseille en 1108 avec Gaëte, et 1110 avec Pise. Nice, Arles, Montpellier, Narbonne, eurent constamment de pareilles alliances avec Gênes ou avec Pise, et parfois avec l'une et l'autre. Sauf quelques brouilleries accidentelles et passagères, les relations amicales et spontanées de la plupart de ces villes se maintinrent durant plus de deux siècles.
Ces relations ne furent pas toujours de simples ' rapports de commerce et d'amitié : il arriva plus d'une fois, dans le cours des XIIe et XIIIe siècles, à
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ces petits États affranchis de la domination féodale, de se liguer pour des expéditions de guerre et de conquête conçues dans un intérêt et dans un but commun. J'ai eu ailleurs l'occasion de mentionner une expédition préparée en 1117 par les Pisans contre les Arabes d'Espagne, et durant laquelle ils laissèrent la garde de leur ville aux Florentins. Je puis ajouter ici que cette expédition était concertée avec tous les petits États maritimes du midi de la France, avec Arles, Montpellier et Narbonne, et qu'elle eut des résultats glorieux. L'île de Majorque, la puissante ville d'Almorie, sur les côtes méridionales de l'Espagne, celle de Tortose, près de l'embouchure de l'Èbre, furent conquises sur les Arabes.
Des relations si intimes, si fréquentes et si prolongées entre les villes libres de l'Italie et celles du midi de la France, ne pouvaient pas être sans influence sur la civilisation des deux pays ; et cette influence se montre dans des faits jusqu'ici mal démêlés par l'histoire, et qui n'en sont pas moins certains et du plus grand intérêt.
Il se fit dans le midi de la France, vers la fin du xie et dans les commencements du XIIe siècle, une révolution parfaitement analogue à celle dont j'ai parlé, comme s'étant faite à peu près dans le même temps en Italie. Par suite de cette révolution, toutes les grandes villes du midi qui avaient conservé jusque-là des restes plus ou moins prononcés des institutions municipales des Romains, se donnèrent des constitutions de tout point semblables à celles des
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républiques d'Italie, bien que la démocratie n'y fût pas, en général, poussée aussi loin que dans ces dernières. Dans les deux contrées, ces constitutions eurent le même principe, les mêmes tendances et les mêmes développements. Dans l'une comme dans l'autre, elles commencèrent par le consulat et.fi- nirent par le podestariat. En un mot, il y a entre les deux systèmes d'institutions des rapports si intimes et si nombreux, et ces rapports dominent tellement les différences locales et accidentelles, qu'il n'y a pas moyen de méconnaître l'influence de l'un de ces deux systèmes sur l'autre. Or, comme les institutions communes aux deux pays sè montrent toujours un peu plus tôt et toujours un peu plus développées en Italie, il faut en conclure qu'elles ont été créées en Italie, et qu'elles ont passé dans la France méridionale par adoption et par imitation.
Ce que le midi de la France avait à donner à l'Italie en échange de ses institutions politiques qu'il en avait prises, c'était une littérature plus raffinée, plus systématique, plus civilisée, peut-on dire, que ne l'était alors la littérature italienne : c'était cette littérature poétique des troubadours, expression des sentiments et des idées chevaleresques, qui dès les commencements du XIIe siècle, régnait dans toutes les cours féodales du midi de la France.
Il n'est pas impossible que quelque bruit, quelque souffle de cette poésie eût passé en Italie dès la première moitié du XIIe siècle par la voie ordinaire des relations commerciales, qui étaient celles par
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lesquelles se connaissaient et se touchaient les masses des deux pays. Toutefois la littérature provençale, prise dans ce qu'elle avait d'original et de caractéristique, n'était point populaire dans les pays de langue provençale : elle y était la littérature des cours et des châteaux, et il n'y avait point de chances qu'il en fût autrement en Italie : il était évident que si la poésie des troubadours pouvait faire fortune dans ce dernier pays, ce n'était point parmi les masses, c'était parmi les castes féodales. Cela étant, ce n'était guère que par suite de communications immédiates entre les hommes de l'ordre féodal des deux contrées que la littérature provençale pouvait être transportée en Italie. Or, ces communications furent plus tardives que celles du commerce, et ne furent jamais à beaucoup près ni aussi fréquentes ni aussi régulières.
Les empereurs d'Allemagne furent, pour ainsi dire, les intermédiaires des relations qui s'établirent au xiie siècle entre la noblesse féodale du midi de la France et celle de l'Italie. Ces mêmes empereurs, qui se disaient rois de cette dernière contrée, avaient aussi des prétentions sur ce que l'on appelait le royaume d'Arles, formant une portion considérable des pays de langue provençale. Ils ne venaient guère en Italie prendre la couronne ou faire acte d'autorité sans essayer, en même temps, de faire valoir de quelque manière leur titre de rois d'Arles; et les deux d'entre eux qui firent le plus d'efforts pour dominer en Italie, je veux dire les deux Frédéric,
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sont précisément aussi les deux qui tentèrent le plus sérieusement de régner en Provence.
Il y a lieu de présumer que dès 1154, époque de sa première descente en Italie, Frédéric Barberousse entama des relations avec quelques seigneurs provençaux. Mais ce fut surtout huit ans après, en 1162, immédiatement après la prise et la destruction de Milan, que cet empereur se crut en mesure de faire respecter ses volontés par les Provençaux. Il tint à Turin une cour solennelle où il prétendit disposer en suzerain du comté de Provence et des grands fiefs de ce comté. A cette cour assistèrent, à ce qu'il paraît , beaucoup de seigneurs des pays de la langue provençale intéressés aux décisions impériales.
Or, ces seigneurs ne marchaient jamais seuls dans des occasions si solennelles : ils étaient toujours précédés ou accompagnés de poëtes, de chanteurs, de jongleurs de toute espèce, sans lesquels il n'y avait point de fêtes pour eux. Il y eut donc indubitablement avec eux à Turin, à cette cour de 1162, des hommes de toutes ces professions, et ce fut certainement là sinon la première, du moins une des premières occasions qu'eut l'empereur Frédéric Ier d'entendre les troubadours provençaux, et qu'eurent ceux-ci de s'attacher à un empereur d'Allemagne, de le suivre en Italie, de campement en campement ou de ville en ville, et de se faire ainsi connaître des nobles Italiens, compagnons et partisans de ces empereurs.
Le plus ancien troubadour désigné par les tradi-
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tions provençales comme ayant séjourné en Italie, c'est Augier de Vienne, ou pour mieux dire du Viennois, poëte médiocre, dans la vie duquel on ne voit rien de plus remarquable que cette particularité. La plus ancienne allusion historique à noter dans ses pièces est relative à Frédéric Barberousse, et semble se rapporter à son couronnement en qualité d'empereur. En ce cas, la pièce où se rencontre cette allusion aurait été composée en 1154, et comme tout annonce qu'elle l'a été en Italie, il s'ensuit que dès 1154 les troubadours auraient fréquenté les empereurs allemands au delà des Alpes.
Mais c'est surtout à la cour des seigneurs du pays qu'il importe de suivre et d'observer la poésie provençale, pour avoir une idée des destinées et de l'influence de cette poésie en Italie.
Dès la seconde moitié du XIIe siècle, de 1180 à 1200, on trouve au nord de l'Italie trois ou quatre petites cours féodales, habituellement fréquentées par les troubadours provençaux, et qui forment dès lors, hors de la Provence, comme autant de foyers de culture provençale. L'une est la cour de Mont- ferrat, l'autre celle d'Esté, la troisième celle de Vérone, et la quatrième celle des seigneurs de Malas- pina, dans la vallée de la Macra, les mêmes seigneurs dont nous avons vu les descendants s'immortaliser par l'hospitalité qu'ils donnèrent à Dante.
Les quatre plus anciens troubadours connus pour avoir fleuri longtemps de suite dans quelqu'une de ces cours, ou pour les avoir fréquentées toutes passagè-
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rement, sont Bernard de Ventadour, Cadenet, Raim- baut de Vagueiras et Pierre Vidal. Ce sont quatre troubadours renommés et distingués; mais je n'en puis dire ici que peu de mots, et en tant seulement que l'histoire de la littérature provençale se rattache par eux à celle de la littérature italienne *. t
Bernard de Ventadour, l'un des poëtes provençaux dans les compositions duquel il y a le plus de sentiment, de grâce et d'individualité, est aussi l'un des premiers connus pour avoir passé les Alpes et visité les cours et les châteaux de l'Italie. Il fréquenta particulièrement, à ce qu'il semble, la cour d'Esté; et parmi ses nombreuses pièces, on en trouve plusieurs qui furent certainement composées à cette cour et pour elle. Dans une de ces pièces en l'honneur de Jeanne d'Esté, une des princesses de cette maison,
il fait expressément allusion à la guerre de l'empereur Frédéric Barberousse contre la ligue lombarde qui semblait alors sur le point de triompher, au grand scandale du troubadour.
« Au légitime empereur Frédéric, je dois mander et déclarer que, s'il ne maintient pas mieux l'Empire, Milan pense triompher de lui par de grands faits d'armes, et s'en vante déjà tout haut. Mais je vous jure, sur ma croyance, que si l'empereur ne l'en fait bientôt repentir, je prise peu la valeur, la ; prudence et le savoir de l'empereur. »
Il paraît certain que Bernard de Ventadour main-
1 Voy. Histoire de la poésie provençale, par M. Fauriel, ' vol. I, chap. xvi et suivants......
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tint en Italie la grande renommée poétique qu'il y porta : c'est un fait dont je puis citer un témoignage assez curieux.
Il existe un ouvrage latin jusqu'à présent inédit intitulé de Arte dictaminis. C'est une espèce de traité de rhétorique écrit en 1225 par un certain Buon- compagno, alors professeur de grammaire ou d'éloquence à Bologne. L'ouvrage ne prouve pas beaucoup en faveur du talent ou du savoir de son auteur. Mais il renferme une foule de traits curieux pour l'histoire des mœurs, des arts et de la littérature de cette époque reculée ; et un fait qui constate bien le bruit qu'il fit à son apparition, c'est qu'il fut, de la manière la plus solennelle, couronné publiquement dans une des églises de Bologne.
Il se trouve, dans ce traité de rhétorique, un chapitre consistant en une série de modèles de lettres par lesquelles un seigneur pouvait recommander à un autre les différentes espèces d'artistes, de musiciens, de bouffons, de farceurs, qui circulaient alors de cour en cour, de château en château, pour en amuser les habitants.
La première de ces lettres est destinée à recommander un poëte, un troubadour (inventorem can- tionum), comme dit Buoncompagno, et par une singularité remarquable, c'est le nom même de Bernard de Ventadour qui est employé, dans cette lettre, au lieu' du nom générique et abstrait de troubadour ou de poëte : maintenant voici le commencement de la lettre et en quels termes y est désigné Bernard :
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« De quel nom et de quelle célébrité est Bernard de Ventadour; quelles belles chansons il a composées, quelles douces mélodies il a inventées! C'est ce que proclament plusieurs contrées de ce monde, et c'est pourquoi nous avons cru devoir le recommander à votre magnificence, etc. » Il est évident que l'homme dont on parlait de la sorte, en Italie, devait y jouir d'une grande renommée.
Parmi les troubadours qui fréquentèrent particulièrement les cours des marquis de Malaspina ou de ceux de Montferrat, avant la fin du XIIe siècle, je nommerai seulement Cadenet et Raimbaut de Va- gueiras, tous les deux distingués dans leur art, surtout le second.
De tous les poëtes provençaux qui parcoururent l'Italie, Raimbaut de Vagueiras est peut-être celui dont la vie et les ouvrages présentent le plus de traits curieux pour l'histoire de la littérature provençale en Italie. Après y avoir beaucoup couru de ville en ville et de cour en cour, il se fixa à celle de Boniface, marquis de Montferrat, qui le fit chevalier, et il aima sérieusement la sœur du marquis, Béatrix de Caretto, pour laquelle il fit des pièces remarquables. En 1204, il partit avec le marquis Boniface pour la fameuse expédition de Constantinople et de Grèce, dont ils ne revinrent ni l'un ni l'autre.
Il est évident que tous ces poëtes provençaux qui transportaient et répandaient en Italie leur littérature et leur langue, ne pouvaient se dispenser d'acquérir une certaine connaissance des dialectes italiens.
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Mais Raimbaut de Vagueiras est le seul d'entre eux connu pour avoir écrit quelque chose en ces dialectes. On a de lui, sous le titre de Descord, une pièce en six couplets et en cinq langues différentes, en provençal, en français, en gascon, en espagnol et en italien. — Une autre pièce de lui, aussi curieuse que celle-là et moins connue, est un long dialogue assez folâtre entre une dame génoise et le troubadour. Celui-ci, s adressant en provençal à la dame, s'efforce de la toucher par la peinture de son amour. Elle lui répond, dans son dialecte génois, par des refus et des injures.
Ces deux pièces ont été l'une et l'autre étrangement altérées par les copistes provençaux; mais elles n'en sont pas moins curieuses pour l'histoire de la littérature, comme les deux plus anciens morceaux de poésie italienne auxquels il soit possible de mettre une date à peu près fixe. Ils ont été certainement composés avant 1204, époque du départ de Raimbaut de Vagueiras pour l'expédition de Constantinople, et très-probablement avant 1200. Il n'existe pas, en italien, la moindre pièce de vers à laquelle on puisse, avec le même degré d'assurance, assigner une date aussi ancienne. Mais c'est un point sur lequel j'aurai à m'expliquer ailleurs d'une manière plus précise.
Pierre Vidal aussi séjourna longuement en Lom- bardie et en Piémont. Entre les différentes pièces qu'il composa dans ces contrées, il y en a une écrite vers 1195, et particulièrement intéressante, à cause
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d'un certain sentiment de nationalité italienne qui respire dans tous ses détails, et des allusions passionnées que l'auteur y fait aux événements de l'époque. L'époque était orageuse; c'était celle de la brutale expédition de l'empereur Henri VI contre le royaume de Naples et la Sicile ; des guerres acharnées des Pisans et des Génois, et celle où, pour la première fois, après le traité de Constance, la Lom- bardie se soulevait de nouveau contre l'Empire. Voici quelques traits de la pièce :
« Que Dieu, saint Julien et le doux pays de Ca- naves me donnent désormais bon asile. Puisque Milan et Montferrat m'accueillent en deçà des montagnes, je ne retournerai point en Provence. Que le bon roi Alfonse reste en paix de l'autre côté : moi, je ferai ici mes vers et mes chants en l'honneur de la plus belle qui ait jamais été requise d'amour.
« Les Milanais sont en pouvoir et en gloire • je voudrais seulement qu'ils fissent la paix avec les Pa- vesans, et que la Lombardie se mît en garde contre ces méchants et grossiers ribauds (d'Allemands). Lombards, souvenez-vous comment la Pouille a été conquise; souvenez-vous des barons massacrés, des femmes livrées aux valets de l'armée, et sachez qu'il sera fait pis de vous. »
Après une stance où il se réjouit des avantages remportés par les Pisans sur les Génois, le poëte revient aux Allemands, et en trace un portrait curieux comme expression de l'opinion populaire italienne sur leur compte.
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« Les Allemands, dit-il, sont vilains et déplaisants ; et si quelqu'un s'essaye à faire le courtois, il y a de quoi en mourir de dégoût et d'ennui. Leur parler ressemble à un aboiement de chiens. Non ! je ne voudrais pas être seigneur de Frise, à la condition d'entendre souvent l'épouvantail de leur parole. J'aime mieux rester joyeusement parmi les Lombards, près de ma dame; et puisque Milan et Montferrat sont à moi, je brave les Allemands et les Thiois. » On ne connaît certainement pas tous les poëtes provençaux qui fréquentèrent les cours d'Italie durant la seconde moitié du XIIe siècle. Il y a toutefois apparence qu'ils ne furent pas en très-grand nombre, et qu'aucun d'eux ne s'établit à demeure dans le pays. Ils n'y firent que des courses ou des stations plus ou moins prolongées.
Mais il se passa dans le midi de la France, dans les quinze ou vingt premières années du XIIIe siècle, des événements qui changèrent brusquement les choses à cet égard. La monstrueuse croisade contre les Albigeois qui détruisit dans sa fleur l'élégante et riante civilisation des contrées de langue provençale, dispersa violemment les classes poétiques de la société de ces contrées. Les troubadours et leurs jongleurs , ceux qui faisaient profession de chanter ou de réciter leurs vers, furent obligés de chercher un refuge à l'étranger. Les uns se retirèrent dans le nord de la France, d'autres passèrent les Pyrénées, et allèrent demander un asile aux seigneurs de la Catalogne, de l'Aragon et de la Castille.
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Le plus grand nombre, et le fait est à remarquer, prit la route de l'Italie, et s'y établit comme dans une nouvelle patrie de son choix. A dater de cette époque, les traditions provençales signalent au delà des Alpes une multitude de troubadours plus ou moins distingués, les uns ambulants, les autres sédentaires. Il suffira d'en nommer quelques-uns des plus distingués, et je nommerai Élias Cairel, Élias de Barjols, Albert de Sisteron, Aimeric de Belenoi, Guillem Figueiras, Guillem de la Tor, Nues de Saint- Cyr, Aimeric de Péguilhan, Gaucelm Faydit.
Ce fut dans les mêmes cours, où les troubadours du xne siècle avaient trouvé des admirateurs et des disciples, c'est-à-dire dans les cours d'Esté, de la Lunisiane, de Montferrat, que les troubadours du XIIle siècle trouvèrent l'hospitalité et les encouragements dont ils avaient besoin, soit comme réfugiés, soit comme visiteurs passagers.
Il existe deux pièces d'Aimeric de Péguilhan, l'une et l'autre assez curieuses pour l'histoire de la poésie provençale en Italie : ce sont deux chants de lamentation ou de complainte ; le premier est sur la mort de Guillaume, l'un des marquis de Malaspina, décédé dans la première partie du XIIIe siècle, et oncle de ce Morello Malaspina, chez lequel nous avons vu Dante bien accueilli ; le second sur la mort d'un des marquis d'Este; c'est probablement d'Azzo, qui domina de 1215 à 1264.
Je ne citerai de ces deux pièces que les traits qui font foi du zèle et du succès avec lesquels les sei-
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gneurs qui y sont célébrés patronnèrent la poésie provençale : «Seigneur, dit Péguilhan au marquis d'Esté, seigneur marquis, que vont désormais faire les jongleurs à qui vous faisiez si grands honneurs et si grands dons? Je ne sais plus qu'un conseil à donner aux troubadours : qu'ils se laissent mourir, et qu'ils aillent vous rejoindre dans l'autre monde; car, dans celui-ci, je ne vois guère personne qui songe à eux. »
Le troubadour fait à peu près le même éloge de Guillaume de Malaspina, bien que d'un ton un peu moins tragique et moins passionné.
« Grand Dieu ! dit-il, comme se sont obscurcis les vifs rayons qui éclairaient Toscane et Lombardie, et à la clarté desquels chacun allait et venait, sans crainte, sans souci ; qui guidait courtoisement toute vertu, comme l'étoile d'Orient guida jadis les trois Rois.
(c Que viendront-ils désormais faire ici, ces guerriers d'aventures et ces jongleurs renommés qui venaient de loin le visiter, et qu'il savait honorer et accueillir mieux que prince qu'il y ait en deçà ou par delà la mer? m
Mais, de toutes les cours d'Italie au XIIIe siècle, celle où les poëtes provençaux furent le mieux accueillis, et eurent le plus d'influence, ce fut celle de Frédéric II. Cet empereur avait pour eux, ou plutôt pour la poésie dont ils étaient les organes, un goût très-prononcé; mais ce n'était pas là sa plus forte raison pour les favoriser et les protéger. Brouillé successivement avec trois papes, tracassé, persé-
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cuté par eux, il eut besoin, pour se soutenir contre eux, de tous ses avantages; et c'en était un très-réel que d'avoir à sa disposition une multitude de poëtes qui le louaient volontiers, et qui plus volontiers encore dénonçaient à la renommée les intrigues, les violences et les perfidies des chefs de l'Église romaine. Comme je l'ai dit, plusieurs des poëtes provençaux, transplantés en Italie dans la première moitié du XIIIe siècle, étaient des hommes qui avaient fui les horreurs de la croisade des Albigeois, et qui en gardaient une rancune mortelle au clergé, en général, et plus particulièrement aux souverains pontifes.
Guillem Figueiras, de Toulouse, est l'un de ces troubadours réfugiés dans les pièces duquel on trouve les traits, sinon les plus poétiques, du moins les plus virulents contre la cour de Rome, et les vœux les plus ardents pour le triomphe de l'empereur Frédéric II, luttant contre cette cour. Quant aux éloges plus ou moins directs de cet empereur, il serait difficile de les compter, et peu amusant de les citer. J'en mentionnerai un seul, plus singulier que les autres, dans lequel le jeune Frédéric est représenté sous l'allégorie d'un médecin fameux, sortant de Salerne pour guérir tous les maux de l'Italie et de l'Empire.
«Personne, dit-il, ne vit jamais un médecin si jeune, si beau, si libéral, si bien appris, si vaillant, si ferme, si conquérant, si bien parlant et si bien écoutant. Il n'ignore rien de ce qui est bon, ni de ce
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qui est mauvais, et partant, fera-t-il meilleure et plus gracieuse médecine. »
On a vu, par le peu que je viens de dire des poëtes provençaux qui fréquentèrent ou habitèrent l'Italie dans la première moitié du XIIIe siècle, que ces poëtes ne s'en tinrent pas à célébrer à leur manière les belles dames des cours italiennes, ni à répéter les chants amoureux de leurs devanciers. Ils s'étaient, pour ainsi dire, faits Italiens; et en vertu de cette naturalisation poétique, ils célébraient les grands événements du pays, et retraçaient fidèlement les émotions excitées par ces événements.
On a pu voir de même, par tout ce qui précède, que ces poëtes provençaux, naturalisés et Italiens, en leur qualité de poëtes de cours et de châteaux, devaient être principalement Gibelins; et les traits que j'ai cités des compositions de quelques-uns d'entre eux constateraient suffisamment au besoin qu'ils s'étaient en effet rangés sous les drapeaux de ce parti. Mais, parmi beaucoup d'autres traits qui le constatent encore mieux, il y en a quelques-uns qui méritent d'être signalés en passant.
J'ai parlé plus d'une fois de la bataille de Monte- Aperti, où les Florentins et le parti guelfe furent battus, en 1260, par les Gibelins, renforcés et commandes par un lieutenant du roi Manfredi. La seule pièce de poésie qui existe aujourd'hui sur cette mémorable bataille, est une petite pièce provençale en deux couplets, attribuée faussement à Pierre, troubadour célèbre, mort il y avait alors près d'un demi-
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siècle. La pièce n'est pas sans intérêt historique, et elle est d'ailleurs si courte que je vois peu d'inconvénient à la citer tout entière, comme échantillon du gibelinisme poétique des troubadours provençaux. La voici donc, traduite aussi fidèlement que j'ai pu :
cc Si arrogants que fussent autrefois les Florentins, les voilà aujourd'hui avenants et courtois ; les voilà devenus gracieux dans leurs paroles, affables dans leurs réponses. Grâces en soient rendues au roi Man- fredi, qui les a fait éduquer et châtier si bien, que maints d'entre eux en sont restés nus sur le champ de bataille. Ah! Florentins, vous avez péri pour votre orgueil : œuvre d'orgueil est œuvre d'araignée.
« 0 roi Mainfroi, vous voilà désormais si puissant, que je tiens pour insensé celui qui oserait vous chercher querelle. Il n'a fallu qu'un de vos barons pour exterminer les Florentins et les faire crier de douleur. Non, vous ne rencontrerez plus à l'avenir, en montagne ni en plaine, personne qui vous résiste ; et tant pis pour les soldats du Capitole, s'ils sortent en campagne contre vous! »
Mais, si le parti gibelin fut celui qui trouva le plus de Tyrtées parmi les troubadours provençaux, le parti guelfe ne laissa pas d'y trouver aussi les siens. Il fallait bien qu'en s'adaptant et s'appropriant à l'Italie, la poésie provençale en célébrât toutes les gloires et toutes les passions. Il se rencontra des troubadours populaires qui. prirent avec chaleur le parti des républiques contre l'empereur Frédéric II,
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qui les exhortèrent fièrement à la résistance, et célébrèrent leurs victoires aussi joyeusement que s'ils eussent été les enfants de ces républiques.
On a d'un poëte provençal assez obscur, nommé Pierre de la Caravana, un sirvente qui est une exhortation assez animée aux villes lombardes de la seconde ligue à bien se défendre contre l'empereur Frédéric II. Je n'en citerai que la première stance :
« Ma pensée est de faire un sirvente qui, vite et promptement, puisse être chanté. Voilà notre empereur qui rassemble de grandes milices : Lombards, gardez-vous bien, et soyez fermes, si vous ne voulez- être pires qu'esclaves achetés. »
J'ai cité un troubadour gibelin, insultant les Florentins dans un de leurs plus grands revers ; j'en citerai un autre, Guelfe zélé, qui en fait un magnifique éloge. C'est un nommé Raimond de Tors qui, enseignant à un autre poëte ou à un jongleur prêt à passer en Italie, quelles sont les villes et les cours où il a le plus de chances d'être honorablement reçu, lui indique avant tout Florence.
(c Ami Gaucelm, lui dit-il, si vous allez en Toscane, cherchez un abri dans la noble cité des Florentins, que l'on nomme Florence. Là est maintenue toute véritable valeur : là se perfectionnent et s'embellissent la joie, le chant et l'amour. »
C'est, pour les troubadours provençaux qui célèbrent en Italie les grands événements du pays, une chose si ordinaire de se faire, à propos de ces événements, gibelins ou guelfes, que toute exception à
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cet égard peut-être regardée comme un fait caractéristique et saillant. Par cela seul qu'il parle de l'Italie sans se passionner pour l'une ou l'autre des deux grandes factions italiennes, un poëte provençal se range dans une classe à part : l'indifférence ou l'impartialité entre ces deux factions suffit pour le faire paraître original, pour lui donner l'air d'un génie libre et bizarre qui ne cherche qu'à rendre ses propres émotions. J'éclaircirai cette observation par un exemple frappant.
Aycarts del Fossat est un troubadour dont il ne reste aujourd'hui qu'une seule pièce, mais intéressante par le sujet et par le talent qui y brille. Elle est relative à l'expédition du jeune Conradin, dernier rejeton de la maison de Souabe, contre Charles d'Anjou, qui venait de conquérir le royaume de Naples sur Mainfroi, oncle de Conradin. L'expédition se termina, comme tout le monde sait, en 1268, par la journée de Taglia-Cozzo, où le jeune Conradin fut vaincu, pris et mis à mort.
Jamais bataille n'avait plus vivement intéressé les Gibelins et les Guelfes, que cette bataille de Taglia- Cozzo ; elle devait décider du sort des deux factions; et toutes les craintes, toutes les espérances de l'une et de l'autre furent un moment concentrées dans l'attente de ce grave événement.
Au milieu de tant d'émotions contraires et toutes si vives, Aycarts del Fossat décrivit d'avance la bataille qui allait se donner, et la décrivit avec une indifférence morale et politique, à laquelle on se-
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rait tenté de trouver quelque chose de cynique : il la décrivit en homme qui ne cherche et ne voit, dans une bataille, que le plaisir sauvage de la guerre. La pièce est remarquable à tous égards, par la chaleur, par la franchise énergique de l'expression, et par une grande harmonie de versification. Mais elle perdrait tout cela dans une traduction, et je n'essaye point de la traduire. J'en citerai seulement les quatre derniers vers : ce sont ceux qui constatent le mieux à quel point l'auteur était indifférent aux idées guelfes et gibelines.
« L'aigle et la fleur (de lis) ont des droits si égaux, qu'il n'y a désormais plus, ni loi qui puisse servir, ni décret papal qui puisse nuire. Le procès va donc se vider sur le champ de bataille, et celui- là aura raison qui combattra le mieux. »
Mais, encore une fois, cette pièce d'Aycarts del Fossat est une exception que je rapporte uniquement pour mieux faire ressortir un fait ordinaire : l'habitude où étaient les troubadours provençaux, en Italie, de se partager en Gibelins et en Guelfes. Cette sympathie politique des poëtes provençaux pour l'Italie avait même fini par gagner plus ou moins ceux de ces poëtes qui n'avaient jamais quitté la Provence. Il y a plusieurs de ces derniers dans les compositions desquels on trouve des allusions passionnées aux affaires et aux événements de l'Italie. De. ce nombre est Pierre Cardinal, l'un des plus célèbres et des plus spirituels des troubadours du XIIIe siècle.
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On a de lui un sirvente sur la conquête des royaumes de Naples et de Sicile, par Charles d'Anjou ; et, dans cette pièce, il blâme ouvertement la conquête , et semble pressentir la funeste issue des violences dont elle fut accompagnée. En voici le commencement :
« Je tiens pour insensés les Pouillais et les Lombards, les Longobards et les Allemands, si, pour seigneurs et gouverneurs, ils acceptent des Français et des Picards, qui se font un jeu de tuer injustement : et je ne sais point louer un roi qui n'observe point la justice. »
Mais je reviens aux troubadours d'Italie; il me reste peu de mots à en dire, pour en dire tout ce qui me paraît convenable ici.
J'ai déjà donné à l'entendre, et crois devoir le répéter plus expressément, ces poëtes provençaux, qui avaient fait de l'Italie comme une succursale poétique du midi de la France, et qui se montraient d'ailleurs si enclins à se faire Gibelins ou Guelfes italiens, ces poëtes, dis-je, n'étaient généralement parlant que des poëtes de cour, de château, de palais : la haute société, qui seule pouvait les entendre, se piquait seule de les accueillir. C'était pour elle seule que leur art était un art à la mode. Le peuple ne les entendait pas, et les eût-il entendus, il aurait peu goûté des idées beaucoup trop subtiles et trop recherchées pour lui. Ce n'était point là la poésie qu'il lui fallait, celle qu'il pouvait aimer.
Toutefois, si vrai qu'il soit dans sa généralité, ce
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fait ne doit pas être entendu d'une manière trop rigoureuse et trop absolue. Et d'abord, il y avait, dans le système poétique des Provençaux, comme je l'ai fait voir dans un autre cours 1, il y avait des genres populaires ; et plusieurs de ces genres ayant été portés par les troubadours en Italie, avaient pu, au moins dans certaines localités, être connus du peuple et s'associer à ses usages.
A l'appui de cette supposition viennent quelques faits positifs. Parmi les troubadours qui se fixèrent en Italie, il y en a quelques-uns que les traditions désignent comme ayant principalement exercé leur art devant les basses classes du peuple et pour elles. Ce fut ce que fit, entre autres, Guilhem Figueras, l'un des troubadours qui célébrèrent l'empereur Frédéric II, et visitèrent parfois sa cour. Son biographe provençal nous apprend que, quand il eut trouvé un refuge en Italie, ce fut dans les villes et parmi les citadins qu'il exerça sa profession. « Ce n'était pas, ajoute le biographe, un homme qui sût vivre parmi les barons et la bonne société : mais il se rendit fort agréable à la canaille, aux aubergistes et aux taver- niers. Et s'il voyait, par hasard, un jongleur du beau monde venir là où il se trouvait, il en devenait triste et marri, et s'efforçait aussitôt de rabaisser le bon jongleur et d'exalter ceux de bas étage. »
Il est évident qu'un poëte, qu'un rapsode de ce caractère, ne pouvait charmer son public que par
1 Voy. Histoire de la poésie provençale, par M. Fauriel, vol. 11, chap. XVIII.
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des compositions bien différentes de celles qui plaisaient dans les palais et les châteaux.
Enfin, il est constaté que, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, il se rencontrait, dans les villes d'Italie, des chanteurs ambulants, qui, bien que désignés parfois par le titre vague de Francigense, ne pouvaient être que des Provençaux. C'étaient de vrais jongleurs de rue, de vrais rapsodes populaires, dont il faut de toute nécessité supposer que les chants amusaient la multitude qui devait, par conséquent, y comprendre quelque chose. On pourrait alléguer diverses preuves de la popularité des chanteurs ou jongleurs provençaux, parmi les classes inférieures de certaines villes italiennes : il suffira d'en donner une plus positive que les autres; c'est qu'en 1288, tous ces jongleurs furent chassés de Bologne par mesure de police.
De tout cela il résulte assez clairement, ce me semble, que quelques-uns au moins des genres poétiques des Provençaux s'étaient peu à peu, et jusqu'à un certain point popularisés dans quelques villes italiennes, parmi les classes inférieures de la société.
De 1265 à 1270 on voit encore des poëtes provençaux passer les Alpes, et parcourir l'Italie du nord
. au midi et du couchant au levant. Mais dans les trente ou vingt-cinq dernières années du siècle, on n'en voit plus paraître un seul dans ces contrées devenues depuis si longtemps pour eux comme une se- j conde terre natale. Toute communication poétique
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cesse brusquement, vers cette époque, entre le midi de la France et l'Italie ; et cette cessation peut paraître d'autant plus étrange, que la principale cour de l'Italie, celle de Naples , était alors une cour toute provençale, où il semble que les troubadours et leurs rapsodes auraient dû affluer plus que jamais.
Le fait était cependant bien naturel et bien simple : à l'époque dont il s'agit, la poésie provençale était comme éteinte dans les pays qui en avaient été le foyer. La civilisation élégante et raffinée dont cette poésie avait été l'expression avait été violemment détruite dans l'horrible croisade contre les Albigeois, et dans la brusque révolution qui en avait été la suite. Passé 1250, il ne se forme plus un seul troubadour dans les compositions duquel il y ait une pointe un peu vive d'individualité et de talent ; le nombre de ceux qui écrivent encore par habitude, par métier, diminue tous les jours : et de 1270 à 1300, on en compte à peine quelques-uns qui ne font plus que remanier froidement les idées, les traditions, les formules d'une poésie qu'ils n'entendent déjà plus, d'une poésie qui achève de leur mourir sur les lèvres. Ce n'était pas quand les troubadours manquaient déjà en Provence, qu'ils pouvaient continuer d'affluer par delà les Alpes ; ce n'était pas quand leur art commençait à déchoir et à être dédaigné dans son propre berceau, qu'il pouvait continuer d'être accueilli avec enthousiasme dans les cours italiennes.
Toutefois le manque de troubadours provençaux en Italie n'y entraîna pas subitement l'abandon de la
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langue et de la littérature provençales. Il s'était formé de bonne heure en Italie une école de poésie provençale; et ce furent les troubadours italiens sortis de cette école qui après avoir été longtemps chez eux les émules ou les auxiliaires de leurs maîtres provençaux, finirent par les remplacer, à l'époque où ceux-ci vinrent à manquer.
Je ne puis me dispenser de dire ici quelque chose de cette école italienne de poésie provençale ; mais je me bornerai à l'essentiel, et je pourrai être court.
Les poëtes provençaux avaient fréquenté l'Italie durant plus d'un siècle ; désirés, appelés, accueillis, admirés comme ils le furent dans toutes les parties du pays, il était impossible qu'ils n'y eussent pas des imitateurs parmi les Italiens ; et ils en eurent. Mais il semblerait, au premier coup d'œil, que ceux- ci, dès l'instant où ils voulaient imiter les Provençaux, devaient les imiter en leur propre idiome, en italien plutôt qu'en provençal.
Cependant il n'en fut point ainsi : les Italiens n'adoptèrent pas seulement la substance, les sentiments et les idées de la poésie provençale, ils en adoptèrent la langue, et se firent de la sorte aussi provençaux qu'il dépendait d'eux. Cette manière de procéder était beaucoup plus naturelle qu'il ne semble d'abord : il était, comme nous le verrons plus tard, beaucoup plus facile d'apprendre le provençal pour faire de la poésie provençale, que d'essayer d'en faire en italien, comme on l'essaya et le fit plus tard.
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Les Italiens firent des vers provençaux dès la seconde moitié du xne siècle; mais les premiers qui en firent sont inconnus, car avant qu'il y en eût quelqu'un de remarqué pour ce talent, il y a toute apparence qu'il y en avait eu plusieurs d'obscurs et d'oubliés.
Le premier Italien signalé comme poëte provençal est Alberto de Malaspina, l'un de ces marquis de Malaspina dont j'ai eu maintes fois l'occasion de parler. Il florissait à la fin du XIIe siècle vers I l 80, et vivait encore en 1204.
Le dernier ou l'un des derniers troubadours italiens est maestro Ferrari de Ferrare, qui vécut jusqu'à la fin du XIIIe siècle.
Ainsi c'est plus d'un siècle d'intervalle qu'il y a entre l'époque où les Italiens commencent à cultiver la poésie provençale, et l'époque où cette poésie disparaît dans l'éclat de la poésie nouvelle créée par Dante.
Dans cet intervalle de plus d'un siècle, il y eut indubitablement un grand nombre d'Italiens qui se firent connaître comme poëtes provençaux; mais la plupart sont tombés dans l'oubli, et l'on n'en connaît guère aujourd'hui que vingt-quatre ou vingt- cinq, dont cinq ou six seulement peuvent être cités comme ayant eu de leur temps une certaine célébrité. Ce sont: Sordello de Mantoue; Lanfranco Cicala, de Gênes; Bonifaci Calvo, de Gênes; Bartolomeo Zorzi, de Venise; Lambertino de Bualello, de Bologne ; Lanfranchi, de Pise.
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Il y a peu de chose à dire sur le mérite intrinsèque des compositions provençales de ces Italiens, et je n'en dirai qu'un mot : elles se rencontrent dans les mêmes manuscrits que celles des troubadours provençaux et elles font, comme celles-ci, partie intégrante du corps de l'ancienne poésie provençale ; elles n'ont guère ni plus ni moins de mérite que les plus médiocres entre ces dernières.
Sordello seul, parmi tous ces troubadours ita liens, mériterait une attention particulière et une mention expresse, par son talent, par la singularité toute romanesque de ses aventures, et comme ayant inspiré à Dante un des plus magnifiques passages du Purgatoire. Mais ce sera dans l'explication de ce passage qu'il sera naturel de le faire connaître avec un peu de détail. Jusque-là je puis et crois devoir me dispenser d'en parler '.
1 Voy. la leçon sur Sordello à la fin de ce volume.
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HUITIÈME LECON.
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INFLUENCE DE LA POÉSIE PROVENÇALE EN ITALIE.
Avant d'entrer dans quelques explications sur l'influence que la littérature provençale put avoir, au XIIIe siècle, sur les mœurs et la civilisation de l'Italie, il y a un fait à constater. Les Italiens ne connurent pas seulement de la littérature dont il s'agit, la portion qui en fut produite chez eux et pour eux, soit par les troubadours de l'école italienne, soit par ceux des écoles de la Provence, ils connurent et possédèrent le corps, l'ensemble de cette littérature. Dans le long cours de leurs communications avec les pays de langue provençale, tous les genres littéraires des Provençaux leur devinrent familiers ; ceux même qu'ils n'imitèrent jamais ou n'imitèrent que beaucoup plus tard, comme les romans épiques. Il est certain, et nous le verrons tout à l'heure, qu'ils purent connaître ces romans, et les connurent en effet, soit en français, soit en provençal. Il est également constaté que les troubadours provençaux qui fréquentèrent l'Italie, à dater du milieu du XIIe siècle, y portèrent successivement tout ce que leurs devanciers avaient produit de plus distingué dans les divers genres lyriques. En un mot, la poésie provençale fut introduite, en Italie, dans son entier, avec tout
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ce qu'elle avait d'original, de caractéristique et de renommé. Ce ne fut donc pas uniquement par quelques- unes de ses parties isolées qu'elle put agir sur la culture et la civilisation italiennes; ce fut par son ensemble et par chacune de ses parties sans exception.
Maintenant, pour indiquer quelle fut, en réalité, l'influence de cette poésie, il me faut dire sommairement ce qu'elle était en elle-même, quels en étaient le principe et le but.
Réduite à ce qu'elle avait d'essentiel, la poésie provençale comprenait deux grands genres de compositions; d'abord des compositions narratives, dans lesquelles elle représentait la bravoure guerrière, s'exerçant dans l'intérêt de la foi chrétienne, de l'humanité, de la faiblesse et de la justice opprimées. Elle avait, en outre, des compositions lyriques, destinées à exprimer les émotions de l'amour.
L'héroïsme et l'amour peints et célébrés dans les compositions provençales, ne sont point ceux chantés dans l'ancienne poésie classique ; la bravoure guerrière, telle que l'ont idéalisée les poëtes provençaux , a quelque chose de beaucoup plus exalté, de plus généreux et de plus désintéressé que la bravoure antique : elle combat toujours pour la religion, la justice ou la faiblesse; l'amour, décrit et célébré par eux, est un amour plein de délicatesse et d'enthousiasme, dégagé de sensualité, principe de tout honneur et de toute vertu : c'est la divinisation de la femme. En un mot, l'héroïsme et l'amour, argument général de la poésie provençale, sont l'hé-
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roïsme et l'amour tels que la chevalerie les avait conçus et les avait faits l'un et l'autre au XIIe siècle, et la poésie provençale n'est que l'expression plus ou moins fidèle des sentiments, des idées et des mœurs chevaleresques, considérées particulièrement dans le midi de la France.
On a tant parlé de la chevalerie en général, et les occasions d'en parler se présentent si souvent, dans l'histoire et les tableaux du moyen âge, qu'il n'y a personne qui ne puisse s'en faire et ne s'en fasse une idée quelconque. Pour n'en dire ici qu'un mot, aussi général que possible, la chevalerie fut le résultat de diverses tentatives religieuses ou politiques, faites dans la barbarie du moyen âge, pour convertir la force égoïste et brutale des classes guerrières en une force humaine et généreuse, protectrice de la société.
Mais, pour opérer une pareille conversion, il fallait de puissants mobiles, il fallait de grandes forces morales ; et les forces morales sont rares aux époques de barbarie : c'est leur absence qui fait et caractérise la barbarie.
Parmi les sentiments créateurs et conservateurs de la société humaine, il n'y en avait alors que deux assez puissants pour dominer les hommes armés, les forts turbulents et féroces, au point de les déterminer à user de leur force au profit de la faiblesse et du droit. Ces deux sentiments étaient la religion et l'amour, ces deux grands promoteurs de la civilisation aux époques primitives de la société. Ce fut donc par l'action tantôt combinée, tantôt isolée de ces deux
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sentiments qu'il se forma, dans l'Europe barbare du moyen âge, parmi les classes puissantes, des hommes qui mirent leur gloire et leur honneur à protéger au besoin la justice et la faiblesse. Ces hommes furent ce que l'on nomma des chevaliers. C'est là, si l'on veut la résumer autant que possible, toute l'histoire de la chevalerie et des institutions chevaleresques.
Ces institutions ne sont pas un phénomène particulier à l'Europe ni au moyen âge : c'est un phénomène général de civilisation que l'on retrouverait chez presque tous les peuples, si leur histoire était exacte et complète, et que l'on peut encore observer chez diverses nations, aux époques où elles passent de la barbarie à la civilisation. On trouve dans les temps héroïques de la Grèce, plusieurs des traits caractéristiques des siècles chevaleresques du moyen âge. Le même phénomène se reproduit avec bien plus de ressemblance et d'une manière beaucoup plus complète chez les Arabes, dans le siècle qui précéda immédiatement l'islamisme.
En pénétrant presque en même temps dans la plupart des contrées de l'Europe, la chevalerie varia dans ses applications, dans ses accessoires, dans ses formes, dans ses conséquences sociales et politiques; mais elle fut au fond partout la même. Partout où elle s'établit, elle devint le sujet dominant, l'âme de la poésie, ou pour mieux dire, il se forma partout une poésie nouvelle, qui en fut l'organe propre, qui prit à tâche d'épurer, de relever, de varier l'expression jusque-là vulgaire, grossière et bornée de l'amour
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et de la bravoure guerrière. De toutes les contrées où fleurit la chevalerie , le midi de la France fut celui qui eut le plus tôt une poésie chevaleresque, et qui l'eut la plus complète et la plus variée.
L'Italie ne fait exception à aucun des faits généraux qui viennent d'être indiqués. La chevalerie s'y introduisit et s'y développa à peu près en même temps que dans le reste de l'Europe, mais un peu plus tard que dans le midi de la France. Elle y naquit des mêmes causes générales et des mêmes relations, bien qu'avec des différences notables dans les développements et les résultats.
C'est vers la fin du XIIe siècle que l'on aperçoit, en Italie, les premiers signes certains des institutions chevaleresques : ces signes sont les tournois, qui faisaient alors indubitablement partie des usages de la chevalerie proprement dite. Un tournoi donné à Bologne, en 1147, est le premier connu avec certitude.
Ce fut peu de temps après que des troubadours provençaux passèrent les Alpes, et les premiers des leurs descendirent en Italie. Ils y parlèrent de la chevalerie; ils célébrèrent les exploits romanesques de ces héros ; ils chantèrent l'amour, auquel ils attribuaient la vertu de faire ses héros ; et la vogue que prenaient dès lors les idées et les institutions chevaleresques fut, selon toute apparence, la principale cause de la faveur avec laquelle on écouta ces poëtes étrangers.
Si l'on se rappelle ce que j'ai dit des origines de la littérature italienne et des époques auxquelles j'ai
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cru devoir faire remonter ces origines, on ne sera pas surpris de m'entendre dire qu'au temps où les Italiens commencèrent à se passionner pour cette poésie d'outre-monts, il y avait déjà, en Italie, une littérature vivante, des dialectes italiens non-seulement parlés, mais écrits. Pourquoi donc les Italiens, au lieu de se faire eux-mêmes une poésie chevaleresque originale, en quelqu'un de leurs dialectes, adoptèrent-ils celle des Provençaux, toute faite et telle qu'elle leur fut apportée?
Je ne vois que deux observations à faire en réponse à cette question. Il paraît d'abord qu'à l'époque dont il s'agit, c'est-à-dire dans la seconde moitié du xne siècle, les dialectes italiens, bien que depuis très-longtemps formés et fixés, n'était point encore assez cultivés, ni assez souples, pour se prêter à l'expression d'idées un peu complexes, de sentiments un peu recherchés. Ils ne servaient, selon toute apparence, qu'à la portion la plus populaire et la plus simple de la littérature : il n'y a aucun doute, et j'espère le démontrer en son lieu, que le latin à demi barbare du moyen âge ne fût encore entendu d'un très-grand nombre de personnes des classes aisées, et ne fût encore employé fréquemment dans des productions destinées à l'instruction ou à l'amusement de ces classes.
Il n'eût donc pas été facile d'employer ce latin à demi barbare, ni cet italien encore rude et grossier, à exprimer les nouveaux sentiments, les nouvelles idées développés par la chevalerie. Il était réellement
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plus simple et plus facile de goûter et de rendre ces sentiments en provençal, premier idiome dans lequel ils eussent été rendus, idiome qui, par une suite de causes qu'il ne s'agit pas ici d'exposer, avait été fixé et poli plutôt que l'italien.
En second lieu, plusieurs des formes sous lesquelles la chevalerie se manifesta en Italie, furent les mêmes que celles sous lesquelles elle s'était produite un peu plus tôt dans le midi de la France : c'était une raison de plus pour que la poésie chevaleresque de ce dernier pays fût adoptée par l'autre.
Mais, quelles qu'en soient les raisons, le fait est certain : il est certain que la poésie provençale fut, en Italie, la première expression de la chevalerie, et dut dès lors participer à toutes les influences de celle-ci sur les mœurs et la civilisation italiennes. Ce sont ces influences dont j'aurai besoin de donner quelque idée.
Pour mettre, dans ce rapide exposé, autant de précision et de clarté que possible, je distinguerai les productions de la poésie provençale en trois classes, selon qu'elles ont pour objet principal de célébrer la bravoure guerrière, la foi chrétienne ou l'amour. Sur chacun de ces trois points principaux, je rapprocherai les usages et les faits des compositions qui peuvent en être regardées comme l'expression, de manière à constater clairement le rapport qu'il y a entre celles-ci et les premiers. Je commence par ce qui concerne la valeur guerrière.
Ce sont les romans du cycle d'Arthur et de Char-
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lemagne qui peuvent en être regardés comme l'expression la plus caractéristique et la plus directe de la bravoure chevaleresque. J'ai déjà observé, et il est vrai que les Italiens, ceux mêmes qui cultivèrent la poésie provençale, ne s'essayèrent point d'abord à la composition de ces sortes de romans.
Le fait est peut-être assez singulier; mais, sans m'arrêter à l'expliquer ici, je m'en tiendrai à observer que si les Italiens qui cultivèrent toutes les autres branches de la poésie provençale, négligèrent l'épopée chevaleresque, ce ne fut point faute d'intérêt et de curiosité pour celle-ci, qui en était l'une des plus caractéristiques et des plus intéressantes. Ils en connurent de bonne heure les types originaux, en provençal ou en français; et de bonne heure aussi, ils eurent de ces originaux des versions latines.
Dans la chronique en vers latins qu'il publia vers la fin du xiie siècle, sous le titre de Panthéon, Gode- froi de Viterbe avait inséré les fables relatives à l'enchanteur Merlin, et à la naissance du roi Arthur. Arrigo da Settimello, autre écrivain latin de la même époque, composa un poëme intitulé : De diversitate fortunse, qu'il termina de 1192 à 1195. Or, il fait allusion dans ce poëme à l'histoire amoureuse de Tristan, et à divers points de celle d'Arthur. Beaucoup plus tard, mais assez longtemps encore avant d'être traduit en prose italienne, le roman de Lancelot du Lac fut mis en vers latins par Lovato de Padoue, l'un des poëtes érudits les plus renommés de son époque.
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Les'fables relatives à Charlemagne et à ses paladins avaient, comme celles du cycle d'Arthur, passé les Alpes, et les avaient, selon toute apparence, passées les premières. Les Italiens eurent donc ces romans, types de tant d'autres romans chevaleresques, en deux ou trois idiomes avant de les posséder en italien; et l'on peut s'assurer aisément qu'ils n'attendirent point de les avoir en leur propre langue pour s'en occuper beaucoup et leur donner une grande place dans leur imagination.
Dans les pays de langue provençale, les poëmes chevaleresques circulaient principalement par l'organe de ces rapsodes ambulants, si connus sous le nom de jongleurs, qui les chantaient dans les châteaux et dans les villes. En Italie il paraît que les jongleurs, récitateurs des épopées chevaleresques, avaient dans les villes des établissements fixes, des théâtres où ils chantaient ces épopées en des jours et à des heures convenues. C'étaient des espèces de représentations théâtrales épiques, qui devançaient de deux ou trois siècles les représentations dramatiques.
Il y a à ce sujet un passage fort intéressant cité par Muratori, comme tiré d'une chronique du XIIIe siècle. Il est question, dans ce passage, de l'ancien théâtre de Milan, sur lequel, dit le chroniqueur, on avait au"trefois chanté, comme on chantait encore, les exploits de Roland et d'Olivier. « Quand ils avaient fini de chanter, ajoute le vieux auteur, les mimes et les bouffons se mettaient à jouer de la lyre et à danser en tournoyant admirablement sur eux-mêmes. »
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Alberto Mussato de Padoue, le même poëte latin que j'ai cité tout à l'heure, dit quelque chose qui confirme et éclaircit ce témoignage fourni par Mu- ratori. Voici ce qu'il dit dans le prologue d'une histoire de l'empereur Henri VII, qu'il écrivit partie en vers et partie en prose :
«Les gestes des rois et des chefs, pour être transmis à la connaissance de la multitude, ont été écrits en diverses langues et en discours vulgaires dans certaines mesures de pieds et de syllabes, et sont récités, modulés, à la manière des chansons, sur les théâtres ou aux tribunes. »
A ce premier témoignage de la popularité des fictions poétiques de la Table Ronde et des paladins de Charlemagne j'en ajouterai un autre très-différent et non moins expressif peut-être : c'est l'empressement avec lequel l'imagination populaire localisa, autant que faire se pouvait, en Italie ces mêmes fictions dont l'Espagne, la Gaule et la Grande - Bretagne étaient le vrai théâtre.
Tout le monde sait que, d'après les romans de la Table Uonde, les Bretons croyaient que leur roi Arthur n'était point mort ; qu'il avait seulement disparu pour un temps, et devait un jour revenir prendre sa couronne et délivrer son peuple de l'oppression saxonne. En attendant ce jour glorieux, il se tenait caché dans quelque retraite inconnue que chacun mettait où bon lui semblait, mais toujours en Bretagne. Les imaginations italiennes brodèrent aussi sur ce thème fantastique; et, comme pour mettre
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l'Italie en partage de la prodigieuse renommée du chef breton, elles assignèrent à celui-ci le mont Etna pour retraite. Des hasards étranges faisaient, dit-on, parfois découvrir cette retraite, et l'on en racontait diverses merveilles. Gervais de Tilbury connaissait ces croyances populaires des Siciliens : c'est lui qui nous les a signalées dans un passage assez curieux que je crois devoir traduire :
« En Sicile se trouve le mont Etna que les habitants du pays nomment mont Gibel. Ces habitants racontent que, de notre temps, le grand roi Arthur est apparu dans les solitudes de cette montagne. Un certain jour, disent-ils, le garçon d'écurie de l'é- vêque de Catane ayant bien étrillé le palefroi confié à sa garde, le cheval, gras et dru, s'échappant tout d'un coup, prit sa course vers le mont Etna. Le domestique l'ayant suivi, le chercha longtemps d'abord à travers les précipices et les parties sauvages de la montagne ; mais ne l'ayant point trouvé, et son inquiétude redoublant, il se mit à le chercher dans les parties ombragées, et, toujours cherchant, il finit par se trouver dans un chemin très-étroit, mais très- uni , et par ce chemin il arriva à une vaste plaine remplie de délices de toute espèce; et là, dans un palais construit avec un art merveilleux, il vit Arthur étendu sur un lit d'une magnificence royale.
« Arthur apercevant l'étranger et lui ayant demandé le motif de sa venue, n'en fut pas plutôt informé qu'il fit amener le palefroi perdu, et le fit rendre au garçon pour que celui-ci le ramenât à l'é-
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vêque. Arthur raconta alors qu'il se trouvait là depuis longtemps, malade de blessures qui se rouvraient tous les ans, et qu'il avait reçues dans une bataille contre son neveu Modred et contre Childéric, chef des Saxons.
« Ce n'est pas tout, ajoute en finissant Gervais de Tilbury : j'ai entendu raconter par des gens du pays que le roi Arthur profita de cette occasion pour envoyer en présent à l'évêque de Catane des objets qui ont été vus de beaucoup de monde, et que tout le monde a admirés comme d'étranges merveilles. »
Gervais de Tilbury écrivait tout cela vers 1211, et il faut de toute nécessité supposer les croyances fabuleuses qu'il rapporte de quelques années plus anciennes.
Bien que plus tard, et avec plus de circonspection, les Lombards suivirent l'exemple donné par les Siciliens, ils prétendirent, eux aussi, posséder sur leur sol des monuments de l'antique renommée des chevaliers bretons. Dans les commencements du xive siècle, un bruit qui ne trouva point d'incrédules se répandit dans toute la haute Italie, qu'au voisinage du fameux château de Seprio, près de Milan, l'on venait de faire une trouvaille merveilleuse. C'était, disait-on, la sépulture d'un ancien Lombard ; et dans cette sépulture s'était trouvée l'é- pée de Tristan, du fameux chevalier de la reine Yseult. Il n'y avait pas moyen de douter de la chose : elle était attestée par une inscription en vers français, gravée sur la lame de l'épée.
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Voilà pour ce qui concerne les romans de la Table Ronde. Quant à ceux de Charlemagne , c'était la Toscane qui avait voulu s'en approprier en quelque sorte et la matière et les héros. Il y a à Fiesole une espèce de trou ou de caverne nommé sur les lieux la buca delle fate, le trou des fées. Or, d'après des traditions populaires du pays, traditions longtemps vivantes, et qui n'ont été qu'assez tard recueillies par les écrivains, cette caverne des fées aurait été un sanctuaire vénérable de chevalerie. Elle aurait été visitée par Charlemagne; Roland y aurait été gratifié de l'enchantement en vertu duquel il était invulnérable; Maugis y aurait appris la nécromancie.
De là à introduire les fictions relatives à, Charlemagne et à ses paladins dans l'histoire et les antiquités de la Toscane, il n'y avait qu'un pas, et le pas fut lestement fait et sans aucun scrupule. Nul Florentin au XIIIe siècle ne doutait que Charlemagne ne fût le second fondateur de Florence; qu'il n'eût relevé cette ville du monceau de ruines qu'Attila passait pour en avoir fait. C'était aussi à Charlemagne que les Siennois attribuaient la fondation des tours de leurs remparts.
Tout cela était pour les populations italiennes une manière de s'associer à la gloire romanesque de Charlemagne, et de satisfaire par là leur vanité chevaleresque. Tout cela était un effet des histoires fabuleuses du monarque franc et de ses preux; tout cela enfin peut être donné pour une preuve et une mesure de la place que ces fables avaient prise en
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Italie dans les imaginations populaires. Or, il était bien difficile que des fictions entrées si avant dans les croyances, ne passassent pas de quelque manière dans les habitudes et les usages de la vie réelle soit civile, soit domestique : elles y passèrent, et de plus d'une façon.
Ce fut indubitablement par une suite de l'intérêt que l'on prenait aux romans du cycle d'Arthur et de Charlemagne que, dès le XIIe siècle, les nobles italiens contractèrent l'habitude de se donner à eux et à leurs enfants les noms des héros de ces romans. D'après ce que nous venons de voir de la popularité de ces héros, on ne saurait s'étonner de trouver en Italie, parmi les chefs de seigneuries du XIIIe siècle et des suivants, tant de Lancelots, de Tristans et de Perce- vaux, tant de Rolands et d'Oliviers, et parmi les dames de château tant de Genèvres et d'Yseults. Cette remarque a été faite par des hommes graves, par Fontanini et par Apostolo Zeno, et n'est pas aussi insignifiante qu'elle pourrait le paraître d'abord. Il fallait un véritable entraînement d'imagination et de mode pour déterminer les Italiens des XIIIe et xive siècles à quitter de la sorte des noms vénérés, des noms de saints pour des noms de héros romanesques.
Mais c'était principalement sur les usages et sur l'organisation militaires des États italiens que les idées de bravoure chevaleresque, mises en saillie dans les romans de Charlemagne et d'Arthur, devaient trouver, et trouvèrent en effet une prise large et facile. J'ai parlé du système de guerre des républiques
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italiennes; j'ai montré que tout ce qu'il y avait de plus caractéristique dans l'esprit et les institutions de ce système était éminemment chevaleresque et s'accordait à merveille avec la pratique et la théorie des romans.
Le mode de défi généralement adopté pour le plus honorable et le plus solennel, l'usage d'engager les batailles par des guerriers d'aventure nommés paladins, le point d'honneur qui portait un peuple à n'en point attaquer un autre sans lui avoir donné tout le temps nécessaire pour se mettre sur ses gardes, sont dans l'organisation militaire des républiques autant de traits qui attestent l'influence des romans de chevalerie sur l'esprit italien.
Il y avait indubitablement dans certains exploits, dans certains efforts héroïques des Italiens du XIIIe siècle, l'intention vague ou expresse d'imiter les paladins et les chevaliers errants. Ce fut, par exemple, un défi tout romanesque celui que des Milanais adressèrent, en 1237, à l'empereur Frédéric II, qui était alors en guerre avec eux et avait ses quartiers à Crémone. Voici en quels termes ils le bravèrent : « Nous avons résolu de te faire visite d'ici à quinze jours, et nous te prévenons que notre intention est d'arracher, à ton déshonneur, le chêne planté devant la porte de Crémone.» Soit souci, soit dédain de cette menace, l'empereur n'en attendit pas l'effet : il partit de Crémone avant le jour où elle devait être remplie.
Pour ne point nous laisser en doute sur les rap-
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ports qu'il y avait entre l'héroïsme chevaleresque de ces époques singulières et les réminiscences des exploits fabuleux des chevaliers errants et des paladins, les chroniques elles-mêmes prennent soin de signaler ces rapports par des naïvetés qui n'étonnaient personne tant les imaginations étaient sérieusement disposées à y croire.
Muratori a donné dans son grand recueil des Historiens d'Italie une chronique lombarde qui paraît n'être que le résumé 'ou la répétition de plusieurs autres, plus anciennes, qui sont aujourd'hui perdues. Cette chronique rapporte beaucoup de traits de prouesse et de force d'un Milanais auquel elle donne le nom d'Uberto della Croce, et qui vivait dans la première moitié du XIUe siècle. Plusieurs de ces traits sont difficiles à croire, et probablement fort exagérés. Mais ce n'est pas leur juste mesure qu'il s'agit de donner ici : ce sont les réminiscences auxquelles ils se rattachaient qu'il faut noter, et pour cela il suffira d'en citer un.
A un siége de Pavie où il se trouvait, Uberto della Croce avait lancé une certaine pierre, énorme de volume et de poids. Mais ce n'était pas une pierre trouvée là par hasard, un bloc comme un autre : c'était un bloc fameux, le même qui avait été lancé autrefois sur la même place par le paladin Roland. Le trait est double men Vurieux; ; il prouve qu'il circulait en Lom- bardie des fables locales sur Roland, et que ces fables n'étaient pas oiseuses dans l'imagination des braves du pays.
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Ce sera assez, je l'espère, de ces faits divers pour établir le fait plus général, avancé tout à l'heure, que les fictions romanesques de l'épopée provençale transportées en Italie dès la seconde moitié du XIIe siècle, y furent l'expression dominante de la bravoure chevaleresque, et y eurent, à ce titre, une influence réelle sur les imaginations, et par là sur les institutions et les mœurs.
Je n'ai qu'un mot à dire de la poésie provençale considérée dans ses rapports avec l'esprit religieux des Italiens.
Les traits de cette poésie inspirés par les sentiments et par le zèle de la foi chrétienne, sont plutôt épars dans les divers genres de cette même poésie qu'ils n'en forment un à part des autres. Il y a cependant, en provençal, des pièces qui peuvent plus convenablement que d'autres être qualifiées du titre de religieuses. Telles sont celles dont le but fut d'exciter le zèle des croisades. Ces pièces sont en grand nombre dans les recueils provençaux, et dans ce nombre, il y en a quelques-unes composées par des troubadours italiens sur les croisades. de saint Louis. Il y en a d'autres qui sont l'œuvre de troubadours provençaux attachés à Frédéric II, et dans lesquelles fut poétiquement prêchée la singulière croisade de cet empereur. Elles appartiennent également les unes et les autres à l'histoire de la poésie provençale en Italie. Mais c'est là tout ce j'en puis dire. Ces pièces n'ont rien de remarquable parmi celles de leur genre, et rien ne porte à leur attribuer beaucoup d'influence.
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Je ne m'y arrêterai donc pas, et je passe tout de suite au point essentiel de cette discussion, à la question de savoir si, en ce qui concerne l'amour, il y avait quelque rapport entre les mœurs générales de la société et les idées des troubadours provençaux ; si ces idées n'étaient qu'un rêve, qu'une pure fiction poétique de ces derniers, ou l'expression de quelque chose de réel et de vrai dans les sentiments et dans la civilisation de l'époque. — La question est aussi intéressante que délicate ; je ne pourrai ici que l'effleurer, mais les occasions ne me manqueront pas, dans la suite, d'y revenir pour la considérer de plus près et sous ses divers aspects.
Dans les théories de la poésie chevaleresque des Provençaux, l'amour n'était pas seulement le sujet de poésie le plus agréable et le plus naturel, c'en était le plus noble et le plus moral. L'amour était réputé la source la plus abondante, la plus profonde, et même l'unique source de l'inspiration poétique, aussi bien que le principe absolu de toute vertu et de toute gloire. De là, pour le poëte, la convenance, ou pour mieux dire, la nécessité d'être amoureux, d'avoir une dame à qui se dévouer, à qui rapporter ses plus nobles efforts et ses vœux les plus chers. Celui qui n'était pas amoureux devait au moins feindre de l'être; celui qui n'avait point de dame réelle devait en avoir une imaginaire. A ces conditions seulement, il avait la chance de plaire, d'être goûté, d'exciter les sympathies dont il avait besoin, d'atteindre la renommée qu'il cherchait.
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Une semblable théorie poétique, théorie invariablement observée dans la pratique, ne pouvait pas être un simple caprice, une pure fantaisie de poëte. Il fallait de toute nécessité qu'elle eût quelque fondement dans les mœurs générales, qu'elle fût en harmonie avec les opinions et les sentiments des classes pour lesquelles le poëte écrivait, et sur lesquelles il voulait faire impression. En un mot, il fallait qu'une partie de la société eût, sur l'amour, le même fonds d'idées que le poëte pour comprendre ce que celui-ci en disait, pour s'y intéresser, et y voir autre chose que délire et folie. Sur l'amour donc comme sur les autres points de la chevalerie, la poésie provençale ne faisait qu'exprimer ce qui préexistait. Seulement, cette expression, idéalisée et relevée par l'art, ajoutait un nouveau charme, un nouveau degré d'effet aux choses exprimées.
Je n'hésite donc pas à tenir pour vraie, bien que générale et abstraite, l'idée que les poëtes provençaux nous donnent des sentiments de la société italienne en ce qui tient à l'amour, à la galanterie chevaleresque, et aux usages soit privés, soit publics, par lesquels cette galanterie se manifestait et agissait. Je suis convaincu que c'est dans les compositions de ces poëtes, et dans celles qui s'y rattachent immédiatement, que l'on peut puiser les notions les plus intéressantes sur cette partie si intime des mœurs italiennes de cette époque.
Les historiens, les chroniqueurs, n'en parlent que rarement, comme par distraction, et de la manière
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la plus incomplète. Toutefois ils en parlent et en disent assez pour confirmer là-dessus les témoignages des poëtes. On voit clairement par eux qu'à l'époque en question il régnait, dans les classes élevées de la société italienne, quelque chose de parfaitement analogue aux idées et aux habitudes de galanterie exprimées et consacrées par la poésie.
On s'assure suffisamment par ces chroniqueurs que ce n'était pas seulement les troubadours, mais tous les hommes cultivés, qui se piquaient d'enthousiasme et de dévouement pour les dames, qui regardaient l'amour comme l'affaire la plus sérieuse de la vie. Les descriptions de jeux, de fêtes, de divertissements, ne sont pas rares dans ces chroniques, et chacune de ces descriptions peut être regardée comme un fait intéressant pour l'histoire de la société à cette époque. Il n'y en a pas une qui ne soit l'indice, dans cette société, d'un vif besoin d'émotions tendres et bienveillantes, d'impressions joyeuses, de distractions élégantes et d'un intérêt tout particulier pour tout ce qui avait rapport à l'amour, pour tout ce qui en était une représentation, une expression, une réminiscence quelconques.
Et ces dispositions étaient si tenaces, elles étaient tellement dans la vie et les conditions de l'époque, qu'elles se faisaient jour à travers les obstacles les plus puissants et les plus nombreux : elles perçaient à travers toutes les fureurs de la guerre, des discordes et des révolutions politiques : elles dominaient
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le fond encore barbare et grossier des mœurs, elles en formaient comme les points civilisés.
Il n'y a peut-être pas, du XIIe siècle au xiv% une seule ville d'Italie dont l'histoire ne pût fournir quelque trait en preuve de ce que je veux dire. Ne pouvant les citer tous, j'en rapporterai du moins quelques-uns en tâchant de les choisir parmi les plus caractéristiques, et en commençant par Florence.
J'ai cité, dans la dernière leçon, un passage d'un troubadour provençal relatif à cette ville, et dans ce passage se trouve un trait assez remarquable. Le poëte veut louer Florence de ses progrès dans la carrière de la chevalerie : il la félicite, en conséquence, d'être devenue l'asile de la vraie valeur, et d'avoir, dans ses généreux déportements, perfectionné et ennobli la joie, le chant et l'amour.
Un tel éloge a une grande portée dans la bouche d'un poëte provençal, et serait susceptible d'un long commentaire. Je n'ai ni le projet ni le temps de le faire; mais j'en citerai un presque tout fait dans quelques passages des anciens historiens de Florence.
« En 1284, dit Ricordano de' Malaspini, Florence était en grande et prospère condition, de sorte qu'il s'y donnait beaucoup de fêtes et de réjouissances, et que de divers pays il y venait force jongleurs et bouffons. Il y avait alors dans la ville plus de trois cents chevaliers de Conroi, et beaucoup de nobles menant la vie de chevaliers, et ne pensant à autre chose qu'à se distinguer par des actes de courtoisie
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et de galanterie. Ils mangeaient fréquemment ensemble, et ne manquaient pas de faire de riches présents d'ornements et d'habits aux hommes de cour et aux jongleurs. Aussi en venait-il de Lombardie et d'ailleurs, de ces jongleurs et hommes de cour, et étaient-ils tous bien accueillis à ces fêtes de Florence. » Villani a décrit les mêmes fêtes, et à la description de Ricordano Malaspini, il a ajouté quelques traits qui marquent encore mieux le caractère de galanterie chevaleresque dominant dans ces fêtes. — « Au mois de juin, dit-il, à la fête de Saint-Jean-Baptiste, il se forma une riche et noble compagnie dont les membres étaient tous vêtus de robes blanches, et avaient à leur tête un chef dit le seigneur de l'amour; et cette société ne songeait à autre chose qu'à jeux, divertissements et danses, avec dames et chevaliers du peuple. »
Cinq ans plus tard, en 1289, d'autres fêtes eurent lieu à Florence pour célébrer la grande victoire qui venait d'être remportée à Certomondo, et ces fêtes furent renouvelées plusieurs années de suite. Villani qui les décrit, bien que trop sommairement et sans détails, ne laisse pourtant aucun doute sur l'esprit d'amour et de galanterie qui les anima et y présida. Voici quelques traits de sa description :
« Il se faisait chaque année, dit-il, des compagnies , des sociétés de nobles jeunes gens vêtus à neuf qui, dans plusieurs parties de la ville, avaient fait élever des pavillons entourés de palissades en bois, couverts de draps et d'étoffes de soie. Il y avait
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d'autres sociétés de danses et demoiselles, qui, rangées en bel ordre, couronnées de guirlandes et conduites par un seigneur (de l'amour), s'en allaient par la ville, dansant et se réjouissant. »
Ce n'était pas uniquement en Toscane et à Florence que régnaient de tels usages, que se donnaient de telles fêtes. Il s'en donnait partout. Les podestats, ces magistrats si graves, dont la tâche politique était d'ordinaire si scabreuse, n'en mettaient pas moins une partie de leur devoir et de leur gloire à satisfaire ce besoin poétique de réjouissances où venaient s'exalter encore les idées déjà si exaltées d'amour, de courtoisie, de chevalerie. C'est un genre de mérite que les chroniqueurs les plus arides s'arrêtent parfois à célébrer dans les podestats, et ces traits de leurs chroniques n'en sont pas les moins curieux. Voici un court passage d'une chronique génoise, à l'an 1227.
« Le podestat de Gênes, cette année, fut un illustre et noble seigneur, Lazari Gherardini de ' Ghian- doni de Lucques. C'était un chevalier âgé d'environ trente ans, instruit, libéral, beau et amoureux (amorosus, dit le texte latin, faisant ici un barbarisme nécessaire). Revenu de plusieurs expéditions qu'il avait faites pour les Génois, il tint une cour merveilleuse, dans laquelle il distribua une innombrable quantité de vêtements aux jongleurs qui étaient accourus de Lombardie, de Provence, de Toscane et d'ailleurs. »
Les mêmes usages et les mêmes idées régnèrent
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dans la Romagne; et Dante y fait, dans son Purgatoire, bien que rapidement, une allusion pleine de charme et de vérité. Le poëte a rencontré, en purgatoire , un noble romagnol, Guido del Duca, qui lui fait un tableau mélancolique du misérable état où était alors la Romagne, après avoir été longtemps florissante et glorieuse; et qui termine ce tableau par ces mots : « Ne t'émerveille donc pas, ô Toscan, si je pleure quand il me souvient des chevaliers et des dames, des jouissances et des peines que nous donnaient amour et courtoisie, dans ces mêmes lieux où les cœurs sont maintenant devenus sauvages. »
Ce que Guido del Duca disait de la Romagne, d'autres auraient pu le dire de cette partie du nord de l'Italie, alors désignée par le nom de Marche de Vérone et de Trévise. C'était la contrée de la Péninsule , dont les usages offraient le plus de rapports avec les théories poétiques de l'amour et de la galanterie chevaleresque. C'est là, du moins, que ce rapport se manifeste le plus tôt et le plus clairement. Dès l'an 1208, il est question à Padoue de fêtes galantes en l'honneur des dames. Celles qui furent célébrées à Trévise, en 1214, méritent une attention particulière, parce qu'ayant été décrites parles historiens avec un peu plus de détail, on y reconnaît plus aisément l'esprit qui les animait, les sentiments et les idées dont elles étaient une heureuse effusion. - C'est Rolandino de Padoue , chroniqueur du XIIIe siècle, qui les a décrites ; voici le tableau qu'il en fait : ,
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« Il y eut, cette année (à Trévise) une grande cour (une fête). On avait fabriqué, pour divertissement, un château dans lequel on mit deux cents dames et demoiselles avec leurs suivantes, et toutes ensemble elles devaient défendre vaillamment le château, sans le secours d'aucun homme. Or, les remparts et les fortifications de ce château consistaient en fourrures de vair, de petit-gris et d'hermine ; en draperies, en étoffes de pourpre, en draps de soie formant des baldaquins. Mais que dire des couronnes garnies de diamants, d'hyacinthes, de topazes, d'émeraudes et de perles, et de toutes sortes d'ornements que les dames avaient prises (en guise de heaumes) pour défendre leurs têtes ? Quant aux armes et aux machines de guerre employées pour prendre ce château, c'étaient des oranges, des dattes, des noix muscades, des gâteaux, des poires, des coings, des bouquets de roses, de violette et de lis, des flacons de baume, d'eau rose, de gérofle ; en un mot tous les objets agréables par le parfum ou par l'éclat. »
Cette fête fit un bruit extraordinaire dans tous les pays circonvoisins. Les habitants de la Marche tré- visane, les Padouans, les Vénitiens y accoururent en masse, chacun dans le plus brillant appareil, enseignes déployées, et comme il serait venu à un congrès où il eût été question de ses plus hauts intérêts politiques.
Le château décrit par Rolandino, ainsi que l'observe très-bien Muratori, représentait celui de la chasteté; et tous les autres incidents de la représen-
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tation n'étaient qu'une espèce d'allégorisation dramatique d'une idée assez vulgaire et assez vague de galanterie. C'était effectivement un des caractères de ces fêtes d'amour de viser à l'expression mimique d'un fait, d'une fiction, d'une idée de chevalerie.
En nous transportant des bords de l'Adriatique sur les frontières de la Provence et du Piémont, nous trouverons un autre exemple de ces sortes de pantomimes galantes, plus ancien, plus original que le précédent.
Cet exemple étant d'un côté trop curieux pour être omis, et d'un autre côté ne se trouvant point ailleurs que dans un poëte provençal, je suis obligé de l'emprunter de ce poëte. Ce sera une exception au dessein pris de ne citer, dans cette discussion, que des faits racontés par des historiens ou des chroniqueurs. Mais c'est une exception justifiée d'avance par tout ce que je viens de dire d'après ces derniers. Je ne balance pas à regarder le récit du poëte comme aussi strictement historique que les leurs.
Le poëte dont il s'agit est Raimbaud de Vaquoiras, troubadour distingué de la seconde moitié du XIIe siècle. Après avoir circulé longtemps dans les diverses parties de l'Italie, Raimbaud se fixa à la cour de Boniface, marquis de Montferrat qui le fit chevalier et le combla de faveurs. Il le favorisa, disent les traditions provençales, jusqu'au point d'encourager sa passion pour Béatrice del Carretto, sa sœur, dame célèbre par sa beauté.
Devenu le troubadour et le chevalier de Béatrice,
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Raimbaud s'efforça de toutes les manières de la mettre en renom et y réussit à merveille. Entre plusieurs belles pièces de vers qu'il composa pour elle, l'une des plus curieuses est celle dont je veux vous parler. Elle est intitulée lo Carros, le char de guerre, il car- roccio, comme on dirait en italien. C'est un tableau de jeux mimiques célébrés en l'honneur de sa dame, vers l'époque de la croisade du roi Richard Cœur de Lion, peut-être même à l'occasion du passage de Richard pour aller s'embarquer à Gênes.
Que Raimbaud eût donné lui-même l'idée et le plan de ces jeux qu'il nous a décrits , et qu'il les eût imaginés à l'imitation de beaucoup d'autres jeux de même espèce, ce sont choses très-vraisemblables. Quoi qu'il en soit, il faut se figurer le divertissement en question comme une espèce de pantomime très en grand. La description suppose que toutes les dames du Piémont et quelques-unes même de celles de la Toscane et de la Lombardie, outrées de dépit de trouver Béatrice si supérieure à elles toutes en belles qualités, de voir que jouvence, valeur et courtoisie se sont inséparablement fixées auprès d'elle, forment le projet de lui déclarer la guerre.
En conséquence de cette résolution, elles se réunissent toutes en communauté, dans une ville qu'elles ont bâtie exprès pour leur servir de forteresse, et à laquelle elles ont donné le nom de Troie. Là, elles choisissent parmi elles un podestat pour les mener en guerre. Cette communauté nouvelle, insurgée contre Béatrice, la reine de courtoisie et de jouvence,
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s'appelle la Commune des vieilles, ou Vieille-Commune. Mais il faut savoir que, dans la langue poétique de la chevalerie, vieillesse et jeunesse ou jouvence, ne s'entendent pas uniquement de l'âge, mais de l'ensemble du caractère et des qualités morales.
Le podestat femelle de Vieille-Commune, empressé de signaler son commandement, convoque ses guerrières au son de la cloche de guerre, et pour mieux enflammer leur courage, il leur retrace les griefs communs contre Béatrice qui retient et garde près d'elle et pour elle seule ce qui jusqu'ici leur avait appartenu à toutes en commun, jouvence, courtoisie et valeur.
Là-dessus l'host de Vieille-Commune sort en armes avec son drapeau porté sur un char traîné par des bœufs, selon l'usage de l'Italie; il arrive devant la forteresse de Béatrice, et celle-ci est aussitôt sommée de remettre en liberté et de rendre à Vieille- Commune ces hauts personnages qu'elle retient captifs auprès d'elle, savoir : Courtoisie, Jouvence et Valeur. La sommation est rejetée, et l'armée de Vieille-Commune attaque avec ardeur la forteresse de Béatrice. La victoire, on le devine bien, n'est pas douteuse : Béatrice met l'host ennemie en déroute, lui prend son char de guerre, la repousse jusque dans les murs de Troie, et reste en possession de tout ce que Vieille-Commune avait voulu lui disputer.
Telle est, rendue fidèlement, mais d'une manière et dans une intention plus historiques, la substance
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de l'action poétiquement décrite par Raimbaud de Vaqueiras, dans sa pièce intitulée lo Carros, et je ne doute nullement que sa description n'ait pour base une représentation mimique imaginée par lui, ou par quelque autre, en l'honneur de Béatrice de Montfer- rat, et donnée à la cour du marquis, frère de celle-ci.
Il sera maintenant facile de tirer de tous ces faits et de tous ces indices, un résultat positif et certain. Il est évident qu'il y avait dans les mœurs générales de l'Italie, aux époques indiquées, des côtés chevaleresques éminemment poétiques; que l'histoire de ces époques n'est, en beaucoup de choses, qu'une sorte de poésie chevaleresque en action, dont la poésie écrite n'est et ne peut être qu'une sorte de traduction plus ou moins fidèle, plus ou moins idéalisée. Cette dernière doit donc nécessairement avoir aussi quelque chose d'historique, je veux dire quelque chose de réel et de sérieux, quelque chose de caractéristique, à raison de quoi elle mérite d'être étudiée.
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NEITVIÈME LECON.
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POÉSIE CHEVALERESQUE ITALIENNE.
École sicilienne.
Le système de mœurs, de sentiments et d'opinions dont la poésie provençale était l'expression idéalisée était un système compliqué, bizarre, artificiel, mais néanmoins très-arrêté dans son ensemble. Ce système avait ses formules consacrées, il avait sa langue particulière, langue sinon très-abondante, du moins très-raffinée et très-originale, née, pour ainsi dire, simultanément et comme d'un seul jet avec les idées auxquelles elle avait été adaptée. Traduire ce système en toute autre langue était une entreprise nécessairement fort difficile ; une entreprise qui même dans une langue déjà riche et polie ne pouvait réussir qu'à force de tâtonnements délicats ou hardis.
Or, les dialectes italiens, jusque-là renfermés dans des productions informes et destinées aux plus basses classes de la population, n'avaient encore ni la souplesse, ni l'élégance, ni la fixité nécessaires pour rivaliser aisément avec le provençal, arrivé plus de deux siècles avant eux à l'état de langue littéraire. Aussi était-il réellement plus facile aux Italiens qui se sentaient du penchant pour la poésie chevale-
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resque de la prendre toute faite, dans le provençal, que d'essayer de la transporter en italien ; et ce fut certainement là une des raisons qui favorisèrent l'introduction et la culture de la langue provençale en Italie.
Cependant il était impossible qu'un peu plus tôt ou un peu plus tard, qu'avec plus ou moins de difficulté, les Italiens n'en vinssent pas à appliquer leurs idiomes vulgaires à l'expression de ces mêmes mœurs, de ces mêmes idées chevaleresques exprimées d'abord en provençal. Ces idées et ces mœurs avaient, comme nous l'avons vu, aisément pénétré en Italie; elles y avaient eu une influence extraordinaire, non- seulement dans les châteaux et parmi les classes féodales, mais dans les villes mêmes, parmi la noblesse urbaine et la bourgeoisie : par une sorte d'émulation qui forme un des traits caractéristiques de la civilisation italienne au XIIe et au XIIIe siècle, la démocratie qui dominait dans les villes s'était piquée de paraître et d'être plus héroïque que la noblesse féodale elle-même. Elle avait saisi, avec plus d'enthousiasme et de sérieux que celle-ci, les côtés élevés et poétiques des institutions chevaleresques. Or, il était impossible qu'avec les nouvelles idées et les nouvelles mœurs, qui avaient pris si rapidement tant d'empire sur elle, cette démocratie ne finît pas par avoir de même la poésie de ces idées et de ces moeurs ; et la nationalité italienne, agissant avec beaucoup plus d'énergie dans les villes et sur les masses de la population, que dans les châteaux, sur
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des nobles, pour la plupart de race étrangère, il était naturel et nécessaire que l'idiome national fût appliqué à cette poésie nouvelle.
Il y eut donc en Italie une poésie chevaleresque en langue italienne; et c'est précisément de cette poésie que je voudrais donner l'idée la moins incomplète et la moins obscure possible dans cette leçon et la suivante. Matériellement parlant, la tâche n'est pas très-considérable; mais elle n'en présente pas moins des difficultés, et de plus d'un genre.
C'en est d'abord une, et une assez grave, d'inspirer pour cette vieille poésie un intérêt qui donne le courage de l'étudier et en facilite l'intelligence. On n'en connaît point, à beaucoup près, tous les monuments : il en reste beaucoup d'inédits, qui n'ont été jusqu'à présent que des raretés de cabinet, dont on attend la publication sans beaucoup d'impatience. Quant à ceux qui sont imprimés, on les lit peu, ou si on les lit, ce n'est guère que pour les trouver monotones, insipides et obscurs, que pour s'étonner de l'importance qu'y attache un petit nombre d'érudits, amateurs des antiquités littéraires, amateurs un peu suspects de prendre trop aisément le vieux pour le beau. a Envisagés sous les points de vue vulgaires de la littérature, les monuments dont il s'agit peuvent, en effet, justifier ou motiver de tels jugements. Mais c'est d'un point de vue plus élevé, plus historique, qu'il faut les considérer pour les apprécier avec plus de justesse, pour en trouver les côtés sérieux, ceux
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par lesquels ils entrent dans le tableau des développements de l'humanité.
Si rudes, en effet, si informes qu'ils puissent être, pris dans leur ensemble, ces mêmes monuments ont des droits à notre attention et à notre étude. Ils sont les premiers où le génie italien ait fait effort pour polir les idiomes vulgaires du pays, pour se dégager définitivement du joug du latin qui, bien que mort comme langue de la société, était néanmoins resté langue littéraire. — Ils renferment donc les données les plus précieuses, les plus variées et les plus certaines pour l'histoire de la culture de la langue italienne. Ils sont plus importants encore comme expression des sentiments et des idées des classes élevées de la société italienne aux époques les plus caractéristiques du moyen âge. Enfin ils ne manquent pas même de beautés ; il s'y trouve une foule de traits originaux, de passages heureux, d'inspirations naïves, qui, s'ils n'étaient pas là, manqueraient à la poésie italienne.
Il y a donc dans les productions trop négligées de cette ancienne branche de la poésie italienne, que je désigne par le titre de chevaleresque, un véritable intérêt : il ne s'agit que de l'en faire ressortir. Mais là sont les difficultés.
Tout ce qui a été jusqu'à présent publié des productions de cette poésie a été jeté pêle-mêle dans divers recueils, sans choix, sans critique, sans éclaircissements d'aucun genre, sans orthographe fixe, sans indications chronologiques. Ces productions
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réunies forment une masse assez considérable. Les auteurs auxquels on les attribue sont en grand nombre : on en connaît une centaine au moins, et l'on ne les connaît pas tous. Du reste, à quelques exceptions près, tout ce que l'on sait d'eux, ce sont leurs noms et leurs pays. On n'a d'ailleurs sur leur vie aucune notice dont on puisse s'aider pour l'intelligence de leurs compositions; on ne sait aucune date certaine à laquelle rapporter leur naissance ou leur mort. On n'a, par conséquent, aucune donnée chronologique pour classer leurs ouvrages, et pour marquer par cette classification la marche, les progrès successifs, les variations ou les révolutions de l'art. Tout ce que l'on peut dire avec assurance de la très- grande majorité d'entre eux, c'est qu'ils ont vécu et sont morts dans les limites du XIIIe siècle; il n'y a pas moyen de les répartir plus exactement dans le cours de ce siècle. Je ne parle pas des méprises fréquentes par lesquelles on a attribué à un poëte les compositions d'un autre : ce ne sont pas les pires de toutes, il y en a d'évidentes et de grossières qu'il est par là même possible de corriger ; il y en a d'autres moins apparentes qu'il importe dès lors assez peu de rectifier.
Il résulte de tout cela que presque tout est à faire encore pour présenter la masse des compositions de la poésie italienne du XIIIe siècle sous leur véritable point de vue, pour établir dans cette masse confuse une sorte de perspective historique, un ordre, un ensemble dans lequel on puisse découvrir ce qui doit
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nécessairement y être, un principe de mouvement et de vie.
Tout cela, dis-je, ou à peu près, est à faire encore et vaut la peine d'être fait : c'est une belle tâche réservée aux Italiens qui ont seuls les moyens de la remplir aussi bien que possible, et de donner de la sorte à l'histoire de leur littérature une base qui lui manque encore. — Je souhaite vivement que cette tâche soit remplie, et tout autorise à espérer qu'elle le sera enfin. La tendance actuelle des esprits et des idées semble y conduire. Mais en m'occupant de cette portion primitive de la littérature italienne, je me suis trop aperçu du peu qu'il y avait encore de fait à cet égard, et j'ai besoin de le dire avant de donner quelques détails sur ce sujet.
La première chose à dire de la poésie chevaleresque italienne, avant d'entrer dans les particularités de son histoire ou dans l'examen de ses caractères, c'est qu'elle n'est qu'une imitation, qu'une modification de cette même poésie provençale qui l'avait devancée non-seulement dans le midi de la France, mais en Italie même, où elle continua de fleurir contemporainement avec elle durant tout le XIIIe siècle. C'est là un fait fondamental si généralement reconnu, qu'il s'agit beaucoup moins de le constater de nouveau que de le préciser, de l'éclaircir, et d'en démontrer les principales conséquences.
Ce fait reconnu, la première question qui se présente est celle-ci : Quels sont les Italiens qui ont
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essayé les premiers d'appliquer leur langue à la poésie chevaleresque, c'est-à-dire à une poésie amoureuse imitée de celle des Provençaux? En d'autres termes, quelle est la portion de l'Italie qui peut être regardée comme le berceau de la poésie chevaleresque italienne?
Si naturelle que soit la question, il n'est pas aisé d'y répondre positivement. Crescimbeni et d'autres nomment sept poëtes qui, d'après eux, devraient être réputés les créateurs de la poésie italienne, en tant que celle-ci est une imitation de la provençale. Ce sont Folcalchiero de'Folcalchieri, de Pise; Lucio Drusio, aussi de Pise; Lodovico della Vernaccia, Mico da Siena, Guido Guinicelli, de Bologne ; Guido Ghis- lieri ou Ghisilieri, aussi de Bologne, enfin Fra Paci- fico. Selon Crescimbeni, l'Allacej et d'autres, ces poëtes auraient fleuri de 1200 à 1225.
Mais il y a déjà dans ce peu d'indications bien des méprises qu'il importe de signaler, ne fût-ce que pour démontrer l'obscurité et les incertitudes du sujet.
Et d'abord, quant à Guido Guinicelli et Guido Ghislieri, Crescimbeni s'est grossièrement trompé quand il les fait fleurir l'un et l'autre vers 1220. Il les a faits d'environ un demi-siècle trop anciens. Il a été démontré, par des recherches positives postérieures aux conjectures arbitraires de Crescimbeni, que Guido Guinicelli était mort encore assez jeune en 1276; et les recherches faites sur Guido Ghislieri ont donné le même résultat.
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Relativement à Mico da Siena, l'erreur a été plus grande encore. Crescimbeni le représente comme ayant fleuri avant 1213. Or, il est certain, d'après les témoignages mêmes cités par Crescimbeni, que ce Mico, d'ailleurs personnage sans importance dans la littérature italienne, ne s'est fait connaître que postérieurement à 1284.
C'est uniquement par conjecture, et sans aucune donnée positive, que Crescimbeni fait fleurir Lodo- vico della Vernaccia en 1200; c'est une date tout aussi arbitraire que les autres : seulement je n'ai point de fait positif à y opposer; mais il y a d'autres raisons pour exclure la Vernaccia de la catégorie particulière des poëtes que j'ai ici en vue. Ce personnage était d'Urbino, où il paraît qu'il joua un assez grand rôle dans les affaires du XIIIe siècle. Il laissa, dit-on, beaucoup de poésies, que ses descendants ont conservées inédites, comme un trésor de famille. On n'en connaît, je n'en connais du moins que l'échantillon rapporté par Crescimbeni. Or, d'après cet échantillon, ces poésies n'appartiennent ni par le sujet, ni par la manière, à l'école provençale. Au lieu d'être surchargées de provençalismes, elles le sont de latinismes; et si j'avais quelque chose à en dire, ce n'est point ici que j'en devrais parler.
Ainsi donc, sur sept poëtes italiens, que Crescimbeni donne pour les sept plus anciens, en voilà quatre à déplacer, à transporter à des époques plus récentes. Peut-on du moins compter sur ce qu'il dit des trois autres, et les tenir pour les trois plus an-
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ciens Italiens qui se soient essayés à la poésie chevaleresque en langue italienne? Pas davantage. Si Crescimbeni a bien indiqué l'âge de leurs poésies, c'est absolument par hasard : il ne donne aucune raison de sa conjecture , ou n'en donne que de mauvaises. Veut-on savoir, par exemple, pourquoi il fait fleurir Folcalchiero de' Folcalchieri en 1200, ni plus tôt ni plus tard? « C'est, dit-il, que sa poésie doit être véritablement rapportée à cette époque, sa manière étant plus polie que celle de Ciullo d'Alcamo, et moins que celle de Frédéric II. » Or, l'on n'a, pour juger de la manière poétique de Ciullo d'Alcamo qu'une seule pièce en pur dialecte sicilien, où tout est populaire, et du populaire le plus trivial, le ton et le motif, le sentiment et la forme; et qui, sous aucun rapport, ne peut être prise pour terme de comparaison avec une pièce de galanterie chevaleresque.
Je bornerai là ces observations critiques, non qu'elles soient épuisées ; elles sont loin de l'être : mais parce que je n'ai pas le temps de tout dire.
Du reste, j'espère en avoir dit assez pour démontrer combien sont incertaines et chancelantes les bases chronologiques sur lesquelles on a jusqu'à présent établi l'histoire de la partie la plus brillante de la poésie italienne du XIIIe siècle.
Mais, en renonçant à la prétention chimérique de rattacher, avec certitude à des dates précises et à des noms connus, les origines de la poésie chevaleresque des Italiens, il y a un fait général que l'on
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peut tenir pour assuré. Il est en effet plus que probable que, dès la fin du XIIe siècle ou dès le commencement du xiif siècle, il y eut, dans diverses parties de l'Italie, des hommes qui employèrent la langue italienne à des compositions amoureuses dans le goût de celles des Provençaux. Mais ces essais, selon toute apparence fort grossiers, et d'ailleurs isolés, ne purent être fort remarqués ni produire beaucoup d'effet. Ils durent tomber dans l'oubli et se perdre, lorsque l'on commença à avoir dans le même genre un certain nombre de productions plus travaillées et plus polies. Ainsi peu importe que ce soient Folcalchiero de'Folcalchieri, Lucio Drusio, le personnage inconnu désigné par le nom de Fra Pa- cifico, ou d'autres qui aient été les premiers imitateurs des Provençaux en langue italienne : l'essentiel, c'est d'observer que ceux de ces imitateurs qui obtinrent plus ou moins de renommée, et se firent citer comme des modèles, durent être et furent en effet précédés par d'autres plus obscurs ou moins heureux. Ce n'est pas tout, et divers indices autorisent à soupçonner que ce fut en Lombardie et en Toscane que se rencontrèrent ces premiers imitateurs oubliés ou incertains.
Ce n'était qu'à certaines conditions où il entrait un peu de fortune et de hasard que la nouvelle poésie italienne pouvait jeter un peu d'éclat et exercer de l'influence sur la société.
Il lui fallait, comme à la poésie provençale, des cours où elle fût en faveur, oit elle trouvât des pa-
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trons généreux, de belles dames , des chevaliers, des hommes à goûts chevaleresques. Or, ce fut en Sicile qu'elle trouva d'abord tout cela. L'opinion qui fait naître dans cette île cette portion de la poésie italienne, qui fut une imitation de la poésie provençale, est une opinion désormais consacrée, et qui, dans certaines limites, peut passer pour incontestable. Mais ces limites, encore un peu vagues, ont besoin d'être fixées avec plus de précision. On sait, avec un degré suffisant d'assurance, que certains poëtes siciliens sont antérieurs à la plupart de ceux des autres parties de l'Italie ; mais cette antériorité des premiers ne marque pas leur ancienneté absolue. En considérant la poésie sicilienne en elle-même, on peut la croire et la vouloir faire passer pour plus ou moins ancienne. En admettant que c'est à la cour des souverains de la Sicile qu'elle a d'abord brillé, on peut placer cette cour à diverses époques et sous des règnes divers. On peut enfin, en laissant un certain vague sur l'époque positive où la poésie italienne a commencé à fleurir en Sicile, faire remonter cette époque aussi haut ou plus haut que celle où a commencé la poésie des autres langues néo-latines. C'est en effet là ce que semblent avoir fait ou voulu faire des hommes fort érudits, et Muratori lui-même.
Sous ce rapport, l'histoire particulière de la poésie sicilienne réclame des éclaircissements qui, outre l'intérêt qu'ils pourraient avoir par eux-mêmes, seraient d'une véritable importance pour l'histoire générale de la poésie italienne. Je ne puis, dans un
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cadre aussi resserré que le mien, avoir la prétention de donner ces éclaircissements ; mais je puis indiquer du moins sur quels points ils devront porter.
Il y a d'abord des recherches intéressantes à faire sur l'histoire du dialecte italien de la Sicile. Tout annonce que ce dialecte a dû se former beaucoup plus tard et plus laborieusement que la plupart des autres, dans les diverses parties de la péninsule. On parla sans doute d'abord latin et puis néo-latin sur quelques points isolés de la côte ou de l'intérieur du pays, où il y avait eu des colonies romaines comme jetées au milieu des populations grecques. Mais il est constaté que jusqu'à une époque très- voisine de celle de l'invasion normande, le grec était resté, en Sicile, l'idiome du gouvernement et du culte. C'était dans cet idiome que l'on priait et chantait à l'église et que le peuple recevait son instruction religieuse. C'était en grec que les prêtres composaient les livres qu'ils voulaient donner à lire au peuple, comme les vies des saints et les légendes. Il y a donc apparence que s'il y eut en Sicile, durant toute cette période de domination ou d'influence grecque, quelques essais de poésie populaire ou savante, ces essais durent être non pas en latin, ni dans un dialecte néo-latin, mais en grec.
Sous la domination des Arabes, le grec perdit du terrain en Sicile; et ce qu'il en perdit, le néo-latin du pays, qui au xe siècle devait être déjà du sicilien, le gagna. Après les Arabes vinrent les Normands, qui apportèrent dans l'île le roman du
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nord de la France qui, s'il n'était précisément le français, s'en rapprochait du moins autant que possible. Durant toute cette période de la domination normande en Sicile, le sicilien put, il dut même continuer à s'étendre et à faire des conquêtes sur le grec : mais il n'eut aucune chance de devenir un idiome de gouvernement ou de cour, ni par conséquent celui d'une littérature privilégiée.
En 1166, sous le règne de Guillaume Ier, le français était encore l'idiome de la cour de Palerme, et l'on chercherait en vain, en Sicile, le moindre indice d'une poésie dans un dialecte italien, ni même d'une poésie quelconque. De 1186 à 1189, sous le règne de Guillaume II, règne prospère et paisible, il y eut, à ce qu'il paraît, à la cour de Palerme, quelques commencements de culture poétique. C'est du moins ce qui résulte du témoignage exprès de Francesco da Buti, de Pise, l'un des commentateurs de Dante. A en croire cet écrivain, il y aurait eu dès lors, à cette cour, d'excellents poëtes en tous genres, d'agréables chanteurs, et toute sorte d'élégants et joyeux passe- temps.
Mais il y a d'abord des doutes graves à concevoir sur la valeur du témoignage de Francesco da Buti. Cet écrivain, qui florissait au xve siècle, paraît très- peu apte à attester des faits du XIIe, dont il n'est fait mention par aucun auteur contemporain. Tout porte à croire que c'est par une erreur de copiste que le nom de Guillaume II a été substitué, dans le passage indiqué, à celui de Frédéric Il.
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Quoi qu'il en soit, et en admettant pour valable le passage cité, il reste des doutes et des difficultés à résoudre. Quels étaient ces excellents poëtes dont parle Francesco ? A quelle nation appartenaient-ils ? En quelle langue écrivaient-ils ? En sicilien, en italien, en provençal, en français?
Ce sont là autant de questions sur lesquelles on ne peut rien affirmer de positif, mais sur lesquelles il n'y a que deux hypothèses admissibles. S'il y avait au XIIe siècle une poésie et des poëtes dans une cour dont le français était la langue officielle, il fallait de deux choses l'une, ou que cette poésie fût en langue française, ou que ce fût l'unique poésie alors connue, pour avoir eu de la vogue hors des pays où elle était née, c'est-à-dire la poésie provençale. Il n'y aurait pas la moindre vraisemblance à prétendre que ce fût une poésie en langue sicilienne ou italienne.
A la mort de Guillaume II, le royaume de Sicile passa aux princes allemands de la maison de Souabe, et ce fut l'empereur Henri VI qui l'occupa le premier, de 1191 à 1197. Ce fut un règne très-court, très-agité et très-odieux, durant lequel les lettres et la poésie ne purent recevoir aucun encouragement, ni avoir aucune chance de prospérité. Henri VI était poëte, mais en sa langue, dans son dialecte souabe; et s'il avait eu le loisir et les moyens d'encourager des poëtes dans sa nouvelle cour, tout porte à croire que ces poëtes n'auraient pas été des Italiens, ni des Siciliens, mais des Allemands, des Minnesinger.
On peut donc être assuré que jusqu'à 1197, année
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de la mort de Henri VI, la cour des rois de Naples et de Sicile ne fut point une école de poésie, du moins pas une école de poésie sicilienne ou italienne.
De 1197 à 1220, il n'y eut point de cour à Naples ni en Sicile. Ce fut un interrègne rempli jusqu'en 1215 par la minorité de Frédéric II, et ensuite par les affaires de l'Empire qui retinrent Frédéric en Allemagne. Mais à dater de 1220 ce prince établit son séjour en Italie, d'où il ne sortit plus : il y eut dès lors, en Sicile, une cour brillante et florissante; une cour italienne où l'on parla italien; une cour où se formèrent des poëtes italiens, où fleurit une poésie nationale, au moins par l'idiome; ce fut à cette poésie que l'on donna le titre de sicilienne.
Ceux qui ont voulu faire remonter l'origine de la poésie sicilienne à une époque indéterminée antérieure à 1220, se sont principalement appuyés sur le témoignage de Dante. Il y a, en effet, dans le traité de Vulgari eloquentiâ un passage célèbre sur l'ancienneté des poëtes siciliens comparativement à celle des poëtes du reste de l'Italie. Voici d'abord ce passage, devenu classique dans l'histoire de la poésie italienne, et nous verrons ensuite s'il veut dire quelque chose de plus ou d'autre que ce que j'ai avancé.
«Le dialecte vulgaire des Siciliens, dit Dante, semble avoir obtenu la prépondérance sur les autres, à raison de ce que les Italiens donnent le titre de sicilien à tout ce qu'ils composent en vers, et par ce qu'aussi nous voyons que plusieurs doctes siciliens
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ont noblement chanté, comme par exemple dans ces deux canzoni :
« Ancor che t'aigua per lo foco lassi,
cc Amor, che longamente ne hai menate, etc. )7
«Mais, continue Dante, cette renommée de la Sicile, si nous prenons bien garde à ce qu'elle signifie, paraît ne s'être maintenue que pour la honte des princes italiens, princes superbes, mais à la manière du vulgaire, non des héros. En effet, l'empereur Frédéric II, et son digne fils Manfredi, ces héroïques personnages, empressés de manifester la droiture et la noblesse de leur nature, dédaignant les appétits brutaux, suivirent aussi longtemps que la fortune le leur permit les lois de la dignité humaine. Tous les hommes d'un cœur élevé aspirèrent à mériter la faveur de si grands princes ; il arriva de là que, sous leur règne, tout ce qui fut publié par des Italiens distingués, le fut à la cour. Et parce que le siège de la royauté était en Sicile, il en est avenu que tout ce que nos prédécesseurs ont écrit en langue vulgaire a été nommé sicilien. Cet usage persiste, et nous ne pourrons le changer nous ni nos neveux. » Tel est le passage d'après lequel tous les historiens littéraires de l'Italie se sont accordés à attribuer d'une manière absolue aux Siciliens l'origine de la poésie italienne, et pour assigner à cette origine une ancienneté égale ou supérieure à celle des autres littératures néo-latines. Le passage, bien étendu, et restreint à son sens précis, ne veut dire aucune
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de ces deux choses. Et d'abord Dante n'a point donné, ni voulu donner les Siciliens pour les créateurs de la poésie italienne. Tout ce qu'il a dit et voulu dire, c'est que les premières compositions poétiques en langue italienne qui obtinrent de la renommée, qui firent école, furent composées par des Siciliens et à la cour de Sicile. Il ne résulte nullement du passage cité qu'antérieurement à ces compositions siciliennes, d'autres portions de l'Italie n'eussent pas produit d'autres poésies du même genre, mais qui, moins distinguées ou moins heureuses, avaient fait moins de bruit.
En second lieu, bien que le passage de Dante soit d'un tour assez vague, il ne s'y trouve pas un mot, pas une insinuation dont on puisse raisonnablement s'autoriser pour faire remonter au delà de Frédéric II les commencements de la poésie sicilienne. Ce point de chronologie établi, il me reste à donner une idée générale de cette poésie, et d'abord de la cour où elle fleurit.
Frédéric II était un grand prince, ne le cédant point à son aïeul Frédéric Barberousse, en qualités héroïques, en bravoure, en énergie ou en habileté politiques, il le surpassait beaucoup en culture intellectuelle, en politesse et en douceur de mœurs et de manières. Né et élevé en Italie , il était Italien par sa mère, il l'était par la langue; et à ce qu'il semble aussi de goût et d'affections. Nul prince, à aucune époque, ne fit plus que lui pour la restauration du savoir et des études, principalement des études phi-
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losophiques dans set États, et dans les villes de la péninsule où il eut quelque influence.
Les historiens italiens du XIIIe et du xive siècle s'accordent à lui attribuer la réforme générale de l'Italie, en ce qui tient à la politesse, à l'élégance des manières et des usages, aux formes extérieures de la civilisation. Ils ne parlent qu'avec admiration du luxe, de l'éclat et des délices de sa cour. Il s'était surtout piqué d'y introduire ce qu'il y avait de plus gracieux et de plus raffiné dans les arts et les divertissements des Arabes d'Espagne ou d'Orient. Je ne me rappelle pas quel historien cite, comme un exemple de son goût dans ces sortes de choses, un genre tout particulier de danse arabe. Une femme montait sur deux globes mobiles d'un diamètre proportionné à sa taille, de manière à avoir un pied sur chacun. Les deux globes prenaient naturellement sous son poids un mouvement qu'elle devait diriger ou seconder, ralentir ou accélérer, de manière à prendre à chaque instant des poses nouvelles diversement gracieuses, tandis que de ses deux mains élevées sur sa tête, elle jouait d'un instrument qui marquait la mesure de ses mouvements.
A travers les passe-temps frivoles et les distractions sensuelles, les jouissances plus nobles de l'intelligence et de l'imagination trouvaient encore beaucoup de place à la cour de Frédéric. La poésie était ce que l'on y cultivait avec le plus d'éclat et de faveur; et la poésie provençale était encore celle qui y donnait le ton à toutes les autres. Le provençal était
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l'une des langues dans lesquelles l'empereur Frédéric pouvait écrire et parler : on a de lui, en cette langue, quelques vers qui ont été mal à propos attribués à Frédéric Barberousse son aïeul.
Il est vrai qu'à l'époque dont il s'agit, la poésie provençale était déjà dans un état de décadence commencée: les troubadours du premierordre, ceux quiavaient porté dans cette poésie le genre et le degré de génie qu'elle comportait, étaient morts, et toute chance de les égaler était fermée à leurs successeurs. Il y avait toutefois, parmi ces successeurs, des hommes ingénieux, d'un goût très-raffiné, très-habiles dans les parties matérielles de l'art, et qui s'évertuant de leur mieux à étendre un peu les limites primitives de leur art, à en varier un peu le caractère et les effets, ne manquaient ni de renom ni d'autorité.
Ils affluaient à la cour de Frédéric, où ils furent reçus et encouragés non-seulement pour des motifs de goût et des sympathies d'imagination, mais pour des raisons et des besoins politiques que j'ai eu occasion d'exposer plus haut.
Si ces troubadours avaient eu déjà çà et là dans diverses parties de la péninsule, en Lombardie, en Toscane, enRomagne, des imitateurs isolés en langue italienne, à plus forte raison devaient-ils en trouver dans une cour où leur art était en honneur, où leur présence était réputée nécessaire, et où ils faisaient école. Aussi vit-on bientôt à côté de cette école, et sous son influence, se former rapidement une poésie italienne qui prit, dès sa naissance, le nom de sici-
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lienne, sous lequel elle ne tarda pas à devenir célèbre.
Durant une période d'environ vingt-cinq ans que l'on peut fixer de 1225 à 1250, la cour de Sicile fut un véritable Parnasse où tout le monde fit des vers d'amour, les chevaliers, les juges, les ministres, les fils de l'empereur et l'empereur lui-même. Tous ces hauts personnages n'étaient pas nés en Sicile, mais tous appartenaient au midi de l'Italie ; tous obéissaient à une même impulsion, cédaient à une même influence, et tous doivent être considérés comme étant de la même école.
Cette école de poésie sicilienne fut, selon toute apparence, assez nombreuse ; mais de tous les poëtes qui y fleurirent antérieurement à 1250, on n'en connaît guère aujourd'hui plus d'une douzaine. Sur ces douze il en est plusieurs dont il ne reste que deux ou trois vers cités par aventure dans quelque pièce plus moderne. Il en est d'autres des poésies desquels on ne possède que de rares échantillons. Enfin, de ceux même dont il reste plusieurs pièces, on n'est pas sûr d'avoir tout ce qu'ils ont produit. Ainsi donc la plupart des monuments de cette vieille poésie, jadis si fameuse, sont aujourd'hui perdus; mais il reste de quoi s'en faire une idée générale assez juste.
Avant de dire quelques mots de cette poésie, voici d'abord une liste des douze poëtes connus pour l'avoir cultivée, rangés, autant que la chose m'a été possible, dans l'ordre chronologique :
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Piero della Vigne (Pierre des Vignes), le fameux chancelier de l'empereur, né vers les commencements du XIIIe siècle, et mort en prison, disgracié postérieurement à 1244.
L'empereur Frédéric.
Rainieri da Palermo.
Ruggerone da Palermo.
Arrigo (Henri), fils de l'empereur Frédéric, mort en prison, en 1242, pour avoir conspiré en Allemagne contre son père.
Guido delle Colonne que Crescimbeni suppose avoir fleuri vers 1240.
Odo delle Colonne.
Irighilfredi.
Enzo Rè, fils de l'empereur, qui l'avait fait roi de Sardaigne. En 1250, ayant été battu par les Bolonais commandés par le légat du pape, il fut conduit à Bologne et enfermé en prison, où il mourut au bout de vingt et un ans de captivité.
Arrigo Testa que Crescimbeni met en 1248. Jacopo da Lentino, vers 1250.
Mazzeo da Messina, contemporain du précédent Ce sont là les douze poëtes siciliens que l'on suppose avoir fleuri sous le règne de Frédéric II.
Maintenant si Fon veut savoir quelque chose de ces poëtes, si l'on me demande quels sont les meilleurs ou les pires, je suis, je l'avoue, un peu embarrassé à répondre. Tous me paraissent à peu près également rudes et monotones; tous me donnent à peu près également l'idée d'une poésie qui commence,
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qui tâtonne timidement à ses débuts, qui bégaye servilement et avec effort des idées d'emprunt. On trouve et l'on reconnaît avec la même facilité, avec la même assurance dans tous les membres épars, les sentiments, les formules, en un mot tous les éléments caractéristiques d'une poésie étrangère, imitée de cette même poésie provençale cultivée par les Italiens et par les Provençaux à la cour de Frédéric II comme dans toutes les autres. La nouvelle poésie sicilienne n'est, en toute réalité, qu'un centon de cette dernière ; elle en a tout pris, le fond et les accessoires, les idées générales et les traits de détail.
L'argument dominant, le thème favori de ces chants siciliens, comme de ceux des troubadours, c'est l'amour et l'amour conçu de la même manière, l'amour chevaleresque, principe de toute vertu, de toute valeur, mobile de toute noble action, source de toute véritable joie. Voici un passage d'une pièce de Jacopo da Lentino :
« C'est d'amour que procèdent et viennent incessamment vertu, largesse et tout bien-être; l'on ne pourrait décrire tous les biens qui en naissent. » Or, c'est la maxime fondamentale de la philosophie amoureuse des troubadours; celle qu'ils ont dite et redite, tournée et retournée dans tous les sens, sans paraître s'en fatiguer ni craindre d'en fatiguer leurs auditoires de place et de rue ou de palais et de cour.
Dans cette poésie sicilienne, comme dans celle des Provençaux, l'amour s'exprime et se manifeste avec un cérémonial, avec des formules convenues,
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empruntées du cérémonial et des formules usités entre le vassal et le seigneur pour exprimer les relations établies entre l'un et l'autre en vertu du contrat féodal. Ainsi aimer une dame, c'est la servir, c'est se dévouer à son service, se faire son homme, lui rendre son hommage. Bien aimer, être fidèle, c'est bien servir, c'est être pour celle que l'on aime ce qu'est tout bon vassal pour son seigneur.
Chez les poëtes siciliens, aussi bien que chez les Provençaux, obéir à la dame que l'on a choisie est le premier de tous les devoirs, et lui plaire le premier de tous les biens. La chanter, la célébrer, répandre aussi loin que possible le renom de sa beauté, de ses vertus, est l'unique ou du moins le principal, le plus noble motif de faire des vers ou de trouver, car trouver, trobar, est le nom que l'inspiration poétique reçut de bonne heure en provençal, et le premier indice, le premier fruit de cette inspiration.
« Amour, dit l'empereur Frédéric au commencement de l'une de ses canzoni, Amour, puisqu'il te plaît que je trouve (ch' eo deggia trovare), je ferai de tout mon pouvoir pour en venir à bout. »
Le nom générique de trovato s'entend tellement de toute espèce de poésie et de chant qu'on l'a parfois appliqué aux chants des oiseaux.
Gli augei che fan si dolci lor trovati
est un assez joli vers de Rinaldo d'Aquino.
C'est parce qu'il est amoureux, c'est en vertu et par l'influence de son amour que le troubadour sici-
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lien ou provençal sympathise avec la nature ; qu'il sent le charme de toute belle chose; qu'il aime le printemps, la verdure, les fleurs et le chant des oiseaux.
La dame du Sicilien est, comme celle du Provençal , une haute dame aussi fière qu'elle est belle et vertueuse, une espèce de divinité, objet d'un culte persévérant, dont le trouble, la crainte et le respect font une partie nécessaire. Aimer une telle dame, c'est avoir fait quelque chose de hardi; c'est être sorti de la foule vulgaire ; c'est avoir mis son cœur en haut lieu; c'est aimer en haut lieu; c'est s'être pris à haut amour. Toutes ces expressions créées par la poésie provençale, d'où elles sont arrivées jusqu'à Bossuet, se rencontrent aussi à chaque instant dans les poëtes siciliens.
Enfin, pour en finir de ce rapprochement général entre les troubadours de la Sicile et ceux du midi de la France, le chant des uns et des autres est une espèce d'hymne à leur dame, un éloge enthousiaste de ses beautés et de ses perfections, un acte d'adoration à travers lequel percent néanmoins par intervalles, les transports, les désirs, les espérances, qu'inspire naturellement la vue de la beauté.
Mais c'est à ces ressemblanèes générales, résultat d'une imitation directe, que doit s'arrêter le rapprochement. Il ne faut rien chercher, dans les poëtes siciliens, de vivace, de spontané, d'individuel. Ce sont toutes les formules les plus caractéristiques, mais par là même les plus usées, de la poésie proven-
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çale, que ces poëtes ont transportées dans un idiome nouveau où elles ont perdu, comme étrangères, leur valeur et leur grâce premières, où elles ne sont plus guère que de froides abstractions. L'empereur Frédéric II chante tout aussi humblement, tout aussi respectueusement que le moindre de ses chevaliers; il chante du même ton, dans les mêmes termes, et comme eux tous, seulement pour chanter.
Quant à la langue de ces pièces, quant aux rapports de cette langue avec d'autres dialectes italiens, c'est un point qui tient à une question des plus intéressantes dans l'histoire de la langue et de la littérature italiennes; question dont je dirai quelques mots dans la leçon prochaine. Je me borne ici à quelques observations générales sur la diction et le style des poëtes siciliens, abstraction faite de l'idiome ou du dialecte dans lequel ils ont écrit ou voulu écrire. Ce style est généralement inculte, incorrectement construit, et vague, au point d'être fréquemment inintelligible ou obscur. C'est ce qui arrive surtout dans les traits un peu aventurés où il semble que le poëte sicilien ait essayé de sortir des figures, des formules, des similitudes reçues, pour dire quelque chose d'après son sentiment et son idée.
Parmi toutes les pièces attribuées à des poëtes siciliens de la période de l'empereur Frédéric II, je n'en ai noté qu'une seule qui, sans être supérieure aux autres pour la diction, présente au moins quelques faibles traits d'individualité qui suffisent pour lui donner une certaine apparence de vie et de vérité,
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qui la distingue assez favorablement de toutes les autres. Cette pièce est d'un chevalier de Palerme, de ce même Ruggerone que j'ai déjà nommé plus haut. Il y a tout lieu de croire que ce chevalier fut l'un de ceux qui suivirent Frédéric dans son expédition d'outre-mer, en 1234. Transplanté en Syrie, Ruggerone y devint, selon toute apparence, amoureux d'une dame du pays. C'est à cette dame que s'adresse la chanson de Ruggerone, écrite après le retour de celui-ci en Sicile.
Pour ne pas traverser toute une période de la poésie italienne, sans en citer un seul morceau, je citerai la pièce dont il s'agit :
« Hélas ! je n'avais jamais imaginé qu'il me serait si cruel de me séparer de ma dame ! Quand je m'en éloignai, je crus mourir à la souvenance de sa douce compagnie. Non, je n'avais jamais rien souffert de pareil à ce que je souffris en montant dans le vaisseau. Et maintenant, je vais mourir, j'en suis bien sûr, si je ne retourne promptement auprès d'elle.
« Tout ce que je vois ici me déplaît si fort, que je ne puis nulle part être en repos; et si fort est le désir dont je suis pris, qu'il me fait paraître tout divertissement odieux. Quand je viens à me souvenir des doux traits de son visage, toute douce espérance me sort de l'esprit : il n'est point de plaisir, sinon là où est ma dame.
« Chansonnette amoureuse, va-t'en à la fleur de Syrie, à celle qui tient mon cœur en captivité. Prie-
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la de vouloir bien, par pitié, se souvenir de son serviteur; de celui qui souffre loin d'elle de ne pouvoir la servir. Conjure-la, par sa beauté, de m'être fidèle. »
De pareilles compositions n'auraient guère de chances d'être citées pour elles-mêmes ; mais elles ont toujours quelque intérêt comme point de comparaison ou de départ dans l'histoire générale d'une littérature.
La poésie que nous avons vue naître ou fleurir à la cour de l'empereur Frédéric II, de 1225 à 1250, époque de la mort de cet empereur, ne déchut pas tout d'un coup sous le régné de Manfredi, son fils et son successeur. Il est constaté d'abord que les troubadours provençaux furent presque aussi assidus à la cour de ce dernier qu'à celle même de Frédéric. J'ai cité autre part une pièce de l'un d'eux sur la bataille de Monte-Aperti, gagnée en 1 260 par un lieutenant du roi de Sicile, sur la ligue des Guelfes de Toscane, ayant les Florentins à sa tête. Un peu plus tard encore, en 1265, lorsque Manfredi, tué à la bataille de Caperano, eut été enterré sous le monceau de pierres que jetèrent par pitié, sur son cadavre nu, les soldats victorieux de Charles d'Anjou, ce fut de même un poëte provençal, devenu gibelin, qui osa célébrer le roi excommunié et vaincu, et composer un chant funèbre en son honneur.
On connaît aussi plusieurs poëtes siciliens qui
s V oy. la septième leçon.
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fleurirent à la cour de Manfredi ; et il est certain, d'un autre côté, que cette cour fut beaucoup plus galante encore que celle de Frédéric II. Les historiens en disent des choses merveilleuses; mais, parmi ces merveilles se trouvent des insinuations vagues, des indices obscurs que l'on n'ose guère éclaircir ni préciser, de peur de trouver, sous des formes recherchées de politesse et de galanterie, une mollesse et une corruption qui n'avaient rien de chevaleresque. A en croire les historiens dont il s'agit, cette cour de Manfredi était un paradis de délices, le centre de tous les plaisirs et de toutes les largesses du monde, l'école de toutes sortes de poésies et de chants, le lieu où l'on trouvait tout ce qui peut charmer la vue, en fait de parures et de belles femmes. Ils comptent, parmi les offices de cette cour, celui d'une déesse ou reine de l'amour, et celui d'un dieu ou d'un roi des Vanités, lequel, ajoutent-ils, enseignait aux hommes et aux jeunes filles tout ce qui concerne l'amour. Quant à la déesse, ils ne disent pas ce qu'elle enseignait, et nous nous abstiendrons de le deviner.
Il n'y avait, je le répète, dans tout cela, rien de chevaleresque, rien de vraiment favorable à la nouvelle poésie italienne. Aussi, même avant la mort de Manfredi, avait-elle commencé à déchoir en Sicile. C'était à Bologne, dans la Romagne et surtout en Toscane, qu'elle était cultivée avec le plus d'éclat, et prenait peu à peu un caractère artiste plus original, plus prononcé, plus élevé.
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DIXIÈME LECON.
u
POÉSIE CHEVALERESQUE ITALIENNE.
École de Bologne.
Bologne était alors, en Italie, le centre et comme le chef-lieu des études de tout genre. On n'y comptait pas moins de dix ou douze mille étudiants, de toutes les parties de la péninsule ou des pays étrangers. Outre la médecine et la jurisprudence, qui formaient les branches d'étude les plus suivies, on cultivait avec ardeur la philosophie et particulièrement la philosophie morale : l'empereur Frédéric 11 avait puissamment contribué à la mettre en vogue. Il avait fait faire d'arabe en latin, une traduction de la morale d'Aristote, dont il avait envoyé, en présent, un exemplaire à l'université de Bologne; et c'est de l'époque de cet envoi que l'on peut dater la popularité philosophique d'Aristote en Italie.
Les études, qui avaient un rapport plus direct avec la littérature, comme la grammaire, la rhétorique « et l'éloquence, n'étaient pas moins florissantes que les autres; et ces études eurent, sur la culture de la poésie vulgaire, une influence qui se fit sentir de diverses manières.
De 1250 à 1270, il se forma à Bologne, dans ce
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mouvement général des esprits, ce que l'on pourrait nommer une nouvelle école de poésie, dont l'histoire n'est malheureusement pas aussi connue qu'elle mériterait de l'être. Des divers poëtes qui en sortirent presque en même temps, on n'en connaît guère que quatre ou cinq, parmi lesquels figurent Guido Ghislieri, Fabrizio, Onesto et Guido Guini- celli.
Des trois premiers, il ne reste rien ou si peu de chose, qu'il n'y a pas le moindre inconvénient à en faire abstraction. Guido Guinicelli est l'homme distingué , le vrai chef de cette école, auquel je ne puis me dispenser de m'arrêter quelques instants.
Guido Guinicelli de' Principi, était de l'une des familles de Bologne les plus illustres et les plus affectionnées au parti gibelin, dont elle. partagea jusqu'au bout les dangers, les disgrâces et les avantages. De 1246 à 1257, Guinicelli, le père de Guido, exerça des fonctions importantes dans le gouvernement de son pays. Plus tard, en 1275, il fut élu podestat de la ville de Narni. Ce fut le dernier acte de sa vie politique : de retour à Bologne, il y vécut encore quelques années, mais dans un état d'enfance et d'idiotisme qui était une mort anticipée.
Il avait trois fils, dont Guido était l'aîné. Dès l'année 1268, les actes de la république de Bologne présentent des vestiges de l'intervention de Guido dans les affaires publiques. Il s'était particulièrement adonné à l'étude de la jurisprudence, et ce fut dans les fonctions de juge qu'il servit son pays.
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L'année 1274 fut une année funeste aux Gibelins de Bologne : ils furent assaillis et chassés de force par le parti populaire ; et la famille des Guinicelli eut sa large part des rigueurs de la proscription. Le vieux Guinicelli fut épargné comme un idiot décrépit ; mais ses trois fils furent frappés. Uberto, le plus jeune, fut exilé à perpétuité. Les deux autres Guido et Giacomo furent traités avec un peu plus de douceur ; ils en furent quittes pour un bannissement temporaire.
On ne sait point où Guido se retira : une seule chose est constatée, c'est qu'il mourut exilé, en 1276, dans la vigueur de l'âge et du talent.
Les recueils d'anciennes poésies italiennes n'attribuent à Guido Guinicelli que vingt-quatre pièces de vers, sonnets ou canzones \ et encore sur ce nombre, y en a-t-il plusieurs qui ne sont certainement pas de lui, et n'ont pu lui être attribuées que par méprise. Telle est, entre autres, une canzone adressée à Dante, sur la mort de Béatrix. Guido était mort seize ans avant la Béatrix de Dante, et il n'en eut à déplorer la perte d'aucune manière, pas même poétiquement.
Ce n'est guère qu'en rapprochant la poésie de Guido Guinicelli de celle de ses devanciers siciliens, que l'on peut en sentir tout le mérite, et assigner à l'auteur le rang qui lui est dû dans l'histoire de la littérature italienne. A peu d'exceptions près, ses pièces sont, comme celles de ces derniers, dans le goût et le système provençal; elles roulent toutes sur l'amour chevaleresque; elles sont toutes, ou
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sont toutes censées l'expression des sentiments de l'amour pour une dame, arbitre suprême de ses destinées.
Ces pièces ne sont pas toutes, à beaucoup près, d'un mérite égal. Elles se distinguent la plupart par des différences qui marquent assez bien la marche et la progression du talent de l'auteur. Mais les plus faibles, ou si l'on veut, les plus mauvaises, sont encore à tous égards supérieures à celles des Siciliens que l'on choisirait pour les meilleures. On y trouve plus de suite et plus d'art dans l'ensemble, plus d'imagination et de traits ingénieux dans les détails, plus d'élévation de sentiments et d'idées. La langue , abstraction faite de ce qui concerne la pureté de dialecte, est incomparablement plus souple, plus polie, plus grammaticale. Enfin, on y reconnaît tout de suite, ce qui manque dans les Siciliens, une certaine liberté, une certaine aisance, je dirai presque une certaine originalité à imiter les modèles provençaux.
Forcé d'aller plus vite que je ne voudrais, je ne puis m'arrêter à analyser longuement les poésies de Guido Guinicelli. J'en citerai seulement quelques fragments choisis dans les pièces les plus caractéristiques de l'auteur, dans celles qui marquent le mieux le point d'élévation auquel il porta cette poésie chevaleresque italienne, laissée si près de terre par les Siciliens.
Une de ces pièces est une canzone assez longue, qui est d'un bout à l'autre une effusion d'enthou-
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siasme amoureuse pour les perfections de sa dame. Il est absent d'elle, et cherche à se distraire des douleurs de l'absence par une espèce d'hymne, dont voici quelques traits, moins encore les plus heureux et les plus saillants que les plus faciles à traduire.
« La dame qui m'a rendu amoureux règne dans le ciel de l'amour, semblable à la belle étoile qui mesure le temps. De même que celle-ci illumine chaque jour le monde de sa face, ainsi ma dame resplendit aux nobles cœurs et aux âmes généreuses.
« 0 douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu et dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que vous ne serez dans mes vers, car je ne suis point doué d'assez d'intelligence pour parler d'un objet si haut, ni pour me lamenter d'un si grand mal....
« Tout ce que je vis, tout ce que j'entendis jamais d'elle me revient à l'esprit; et tout est douleur dans mon souvenir. Si je me rappelle la pitié qu'elle me montra quelquefois, je songe que je l'ai quittée. Si je me la rappelle sévère et courroucée, je crains qu'elle ne soit telle encore....
« Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes toutes les fois que mes yeux rencontrent une belle femme.... L'image d'elle que je porte en moi devient alors si vivante et tellement impérieuse que je me sens mourir.... »
Il y a de Guinicelli une autre canzone d'un genre tout différent de celle-là, et plus remarquable encore. Ce n'est point, à proprement parler, une pièce
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amoureuse, mais bien plutôt une théorie morale et philosophique de l'amour chevaleresque, de l'amour tel que l'avait fait et cherchait à le maintenir l'imagination enthousiaste de cette époque. En voici les deux premières stances, qui en sont les deux plus belles :
cc L'amour s'abrite toujours en noble cœur, comme l'oiseau bocager dans le feuillage. La nature ne créa point l'amour avant noble cœur, ni noble cœur avant l'amour. La lumière ne fut point avant le soleil; elle fut avec lui et au même instant que lui. Comme du feu naît la chaleur, ainsi l'amour naît de noblesse; et flamme d'amour prend en noble cœur.
. Foco d'amor in gentil cor s'apprende
a dit Guinicelli, et cet heureux vers en rappelle tout de suite un autre de Dante, plus heureux encore et plus célèbre, mais qu'il semble avoir inspiré:
Amor, eh' al cor gentil ratto s'apprende.
Voici la seconde stance; les idées en sont d'une métaphysique galante, encore plus subtile et plus élevée que celle de la première :
x Une pierre précieuse ne s'imprègne point de la clarté d'une étoile, si le soleil ne l'a auparavant épurée, n'en a extrait toute parcelle grossière : alors seulement l'étoile lui communique sa splendeur. C'est ainsi, qu'en guise d'étoile, une dame remplit d'amour le cœur que la nature a créé noble et fier. » Il faut ici moins considérer les choses que leur expression : or, cette expression est incontestable-
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ment noble et gracieuse ; et les vers de Guinicelli que je viens de rappeler, pourraient être regardés comme les premiers beaux vers qui aient été faits en langue italienne ; comme les premiers d'un tour libre, élégant et vraiment italien. Les idées développées dans ces vers sont encore des idées provençales; mais elles y sont développées d'une manière originale, et revêtues d'images que l'auteur n'a empruntées de personne. Tout cela, il faut en convenir, est déjà autre chose que le servile et rude bégaye- ment des Siciliens : c'est déjà de la poésie ; c'est déjà le produit d'une langue capable de seconder le vol ou les raffinements d'une pensée ingénieuse ou hardie.
Ce fut comme une révolution que Guido Guinicelli fit, dans la poésie italienne, par les rapides perfectionnements qu'il y introduisit; et il y a des motifs pour croire que ses contemporains en jugèrent de la sorte. On a un sonnet des plus curieux de Bo- nagiunta Urbicciani de Lucques, poëte de cette époque, et de l'école provençale, comme tous ceux dont il s'agit ici. Ce sonnet est adressé à Guido Guinicelli, et renferme sur ses poésies un jugement d'autant plus remarquable, qu'il ne fut, selon toute apparence, que l'écho de celui des contemporains. Le sonnet est mauvais ; la diction en est rude, et le sens un peu vague, de manière qu'il serait malaisé d'en traduire exactement tous les détails ; mais cela n'est point nécessaire, il suffira d'en donner le sens général ;
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« 0 vous, dit Bonagiunta à Guido, vous qui, pour éclipser tous les autres troubadours, avez changé la première manière, l'ancienne forme des plaisants dires d'amour.
« Vous avez fait comme la lumière qui dissipe l'obscurité à distance, mais qui ne se laisse point regarder elle-même.
« Vous surpassez tout le monde en subtilité et en savoir, mais votre langage est si obscur, qu'à peine se trouve-t-il quelqu'un qui le comprenne. »
Cet éloge, un peu équivoque, indique dans la marche de la poésie chevaleresque italienne une tendance particulière que Guido Guinicelli avait renforcée en y obéissant. Ceci tient à des faits que j'ai déjà notés ailleurs en passant, mais qui méritent d'être énoncés d'une manière un peu plus expresse.
La poésie provençale dans ses spéculations les plus hardies, et dans ses plus hautes prétentions à la moralité, ne s'était jamais élevée au-dessus de la sphère des doctrines chevaleresques. Quelques troubadours avaient idéalisé ces doctrines avec beaucoup de talent et de solennité; mais sans rien entrevoir au delà, sans soupçonner qu'il y eût au monde une philosophie plus savante ou plus sérieuse.
Il n'en était pas de même en Italie : on y avait déjà, dès le milieu du XIIIe siècle, une certaine teinture, et surtout un goût passionné de science et de philosophie. Et comme c'étaient généralement les mêmes hommes qui cultivaient à la fois la philosophie et la poésie, il en était naturellement résulté une certaine
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alliance entre les deux. Les doctrines chevaleresques sur lesquelles roulait la poésie, avaient pris dès lors plus de valeur et de généralité. L'expression poétique de l'amour était devenue et avait tendu à devenir de plus en plus subtile et savante.
Guido Guinicelli avait trouvé ces tendances déjà établies, et s'y était prêté. Il avait donné de la sorte à la poésie galante un ton plus élevé ; il en avait développé les sentiments d'une façon plus ingénieuse; mais il était devenu parfois obscur, et avait encouru par là le blâme de ceux qui, comme Bonagiunta, préféraient l'ancienne manière.
En 1276, année de la mort de Guinicelli, floris- saien t en Toscane, ou dans les pays voisins, un assez grand nombre de poëtes un peu plus jeunes que lui, qui l'avaient, à ce qu'il semble, reconnu pour modèle et pour maître. Les principaux de ces poëtes, outre BonagiuntaUrbicciani, déjà nommé, sont:
Amorozzo, ) ,
. [de Florence.
Monte-Andrea, )
Meo Abbracciavacca, de Pistoie. Baccierone, ) Pannuccio, > de Pise. Lotto di ser Dato, )
Fra Guittone, d'Arezzo.
Je ne m'arrêterai qu'à ce dernier, de beaucoup le plus célèbre, le plus distingué et comme le chef de ce groupe toscan dans lequel il figure. Quant aux autres, je n'en puis dire que peu de mots, comme en courant, et seulement pour marquer aussi bien
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que possible leur place et leur rang dans l'histoire générale de la poésie italienne.
Tous ces poëtes fleurirent dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et antérieurement à 1285. On ne sait de leur vie que ce qu'ils en disent eux-mêmes, dans celles de leurs pièces où ils font allusion à leurs aventures personnelles. Bonagiunta Urbicciani est celui d'entre eux que l'on peut regarder comme le plus fidèle imitateur des Provençaux. Toute sa philosophie se borne à retourner sans fin, mais parfois aussi avec assez de grâce et d'aisance, les lieux communs de la vieille morale chevaleresque. Dans tous les autres, perce plus ou moins le goût général de l'époque pour les spéculations philosophiques austères ou élevées.
Mais je reviens à Guittone d'Arezzo, dont j'ai promis de parler avec un peu plus de détail; je le ferai d'autant plus volontiers qu'il me semble mériter, à tous égards, d'être plus connu qu'il ne l'est.
Guittone naquit à Arezzo, on ne peut dire précisément à quelle époque; mais vraisemblablement peu auparavant ou peu après 1230. Vivo di Michele, son père, avait occupé une des principales magistratures de la cité. On ne sait rien de l'enfance ni des premières études de Guittone, sinon qu'il apprit le provençal comme s'il avait eu l'intention d'écrire en cette langue.
Il était, selon toute apparence, assez jeune encore, lorsqu'il entra dans la milice des frères Gaudenti. Ces frères Gaudenti, dont le véritable nom était ce-
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lui de frères de la Vierge, ou de Sainte-Marie, formaient un ordre religieux de chevalerie, institué à Bologne, vers 1261, par le pape Urbain IV. Cet ordre dura peu, et tomba promptement dans un discrédit dont ses divers surnoms rendent suffisamment témoignage. Celui, devenu historique, de frati Gau- denti, ou de frères la Joie, de frères Bons-Vivants, comme nous pourrions dire en français, était déjà assez expressif; et l'on y joignit fréquemment celui plus énergique encore de Capponi di Cristo, Chapons du Christ.
Toutefois cet ordre ne laissa pas d'abord de jouer un assez grand rôle dans les affaires d'Italie, et de se conduire noblement dans le but et le motif de son institution, qui étaient exactement ceux de la chevalerie primitive, c'est-à-dire de défendre les veuves, les orphelins et les opprimés, et d'intervenir pour le rétablissement de la concorde et de la paix, partout où elles seraient troublées.
Ce fut dans cet ordre que Guittone d'Arezzo passa le reste de sa vie, sans éclat, sans grandes aventures, mais honorablement et dans un honnête souci des devoirs de sa chevalerie.
Déjà vieux, mais on ne peut dire au juste en quelle année, il s'était retiré à Florence. Il y fonda, en 1293, un monastère de l'ordre des Camaldules, où il mourut l'année d'après (1294).
Le nombre de ses compositions est assez considérable, et le genre en est assez varié. On a de lui trente-cinq sonnets, quatre canzoni, huit épîtres en
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vers et trente-deux lettres en prose. Pouvant à peine dire quelques mots de ces compositions, je m'empresse au moins de reconnaître qu'elles mériteraient d'être étudiées plus qu'elles ne l'ont été jusqu'ici; et qu'elles ont, pour l'histoire de la littérature italienne plus d'importance qu'on ne leur en a généralement attribuée.
Je ne m'arrêterai point à ses canzoni; ce sont les moins intéressantes de ses compositions, celles où le talent de l'auteur a été le plus désavantageusement dominé par le goût provençal. Ses sonnets méritent beaucoup plus d'attention : ce sont, pour la plupart, des sonnets d'amour, où ne manquent pas non plus les formules de la poésie galante des Provençaux. Mais à travers ces formules convenues et usées, percent des traits heureux d'individualité, qui suffisent pour leur donner un caractère assez frappant d'originalité. Et d'abord il y règne un sentiment religieux, qui paraît sérieux et vrai, et qui modifie singulièrement les idées de galanterie chevaleresque auxquelles il s'entremêle, et avec lesquelles il est en opposition. C'est malgré lui qu'il est amoureux : il y a lutte dans son âme, entre la pensée- de sa dame et la pensée plus haute des choses du ciel. D'un autre côté, il y a dans l'expression de ses sentiments amoureux, plus de naturel, de variété et de vérité, que dans ceux d'aucun autre de ses contemporains. Sa dame n'est pas tout à fait une divinité, à laquelle il n'y ait que des hymnes à adresser. C'est une femme à laquelle il peut plaire, qu'il peut offenser, du moins,
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sans en avoir l'intention, à laquelle il peut avoir à demander pardon, qu'il peut perdre, avec laquelle, en un mot, il peut éprouver tous les contrastes de l'amour. Il y a, çà et là, dans ces sonnets, quelques traits d'une délicatesse digne de Pétrarque.
Considérant maintenant ces compositions sous le rapport de la diction et de la langue, j'y trouve une singularité frappante que je ne sais point expliquer. On peut, ce me semble, diviser les sonnets de Fra Guittone, en deux portions ou séries, si étrangement diverses, que l'on a quelque peine à les attribuer toutes les deux au même auteur. On trouve en effet, dans la plupart, et à un degré très-marqué, tous les défauts du style poétique de l'époque: de la rudesse, de l'incorrection, beaucoup d'inconstance et de disparates de dialectes, et force provençalismes. Il y en a, au contraire, un certain nombre d'autres d'un style noble, correct, élégant, sans provençalismes, d'une unité et d'une pureté remarquables de dialecte. Si l'on voulait, ou pour mieux dire, si l'on pouvait mesurer chronologiquement la différence de goût et de talent qu'il y a entre les uns et les autres, on y mettrait un siècle, au moins, d'intervalle.
Tant d'inégalité, et surtout un tel genre d'inégalité dans le même homme, et dans le même genre de composition, sont, je le répète, une singularité unique, dont je ne puis me rendre un compte satisfaisant. Se serait-il trouvé quelqu'un qui aurait retouché et modernisé après coup quelques-uns des sonnets de Guittone d'Arezzo, tandis que les autres seraient
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restés dans la grossièreté de leur forme primitive? C'est un soupçon que je n'ose point garantir, et que je n'ai pas le loisir de discuter. Tout ce que je puis dire ici de ce soupçon, c'est qu'il se présentera à quiconque examinera avec un peu de soin les sonnets de Guittone d'Arezzo.
'J'arrive aux lettres de Guittone: elles forment le moins connu, mais sans contredit le plus curieux de ses ouvrages. Il faut d'abord, pour bien les apprécier, en bien connaître le motif, que je n'ai vu indiqué nulle part. Comme je l'ai dit tout à l'heure, Guittone était entré jeune dans cet ordre de chevalerie religieuse, désigné de trop bonne heure par le nom peu chevalesque de frati Gaudenti. Le but primitif de l'institution était, tant pour l'ordre que pour chacun de ses membres, de concourir partout, de tout son pouvoir, au rétablissement de l'ordre et de la paix publique ou domestique, et à celui de la ' morale. C'était là le vœu que faisait chaque chevalier en prenant le costume de l'ordre. Or, c'est en accomplissement de ce vœu qu'il avait fait, comme les autres, que Fra Guittone a écrit les trente-cinq lettres en prose que l'on a de lui. Ces lettres sont, en effet, toutes ou presque toutes des exhortations morales ou religieuses, de vraies leçons de sagesse ou de piété, parfois très-longues, adressées tantôt à des individus qui les lui ont demandées, tantôt spontanément à des personnages qu'il juge en avoir besoin; mais qui ne les désirent nullement. Il y a de ces leçons, et ce sont naturellement les plus curieuses,
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qui s'adressent aux gouvernements, aux républiques du temps, que le bon frère gourmande durement de leurs discordes, de leurs violences, de la guerre que s'y font sans relâche les factions opposées. Ce sont de vrais sermons de christianisme et d'humanité inspirés à Guittone par l'intention de remplir le vœu chevaleresque qu'il a fait, de travailler de tout son pouvoir au rétablissement de la paix et de l'ordre en Italie.
Le style de ces lettres est singulièrement rude, et la langue en est fort inculte. Les citations de la Bible, des saints Pères, des auteurs du paganisme classique, et des poëtes provençaux, y sont accumulées, et s'y entre-choquent de la manière la plus discordante et la plus bizarre. Mais à travers tout ce mauvais goût, toute cette barbarie de forme, il règne une certaine chaleur, une certaine exubérance de sentiment, qui vont parfois jusqu'à l'éloquence.
La douzième lettre est une longue diatribe contre Florence, qui mérite que j'en cite quelques traits:
« Regardez, dit Guittone aux Florentins, regardez et voyez si votre ville est une cité, et si vous, ses habitants, vous êtes des citoyens, vous êtes des hommes! Non, votre cité est un désert, c'est une forêt, et vous en êtes les ours, vous, larrons et non marchands.... 0 reine des cités! qu'es-tu devenue? une caverne de brigandage, d'extravagance et de fureur.... Tes enfants qui furent des rois, ne sont plus que de misérable's esclaves, bafoués partout où ils vont, par tous les autres peuples. Oh!
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comme les peuples se sont rassurés à ton sujet! Pé- rouse ne craint plus-maintenant que tu lui enlèves son lac, ni Bologne que tu passes les montagnes; Pise ne tremble plus pour ses murailles, ni pour son port, ses murs. Oh! Florentins! pauvres défleuris, qu'avez-vous fait de votre orgueil el de votre grandeur, vous qui sembliez un nouveau peuple romain, prêt à subjuguer le monde entier? Et certes! les Romains n'eurent pas de si beaux commencements que vous. Ils ne firent pas tant en si peu de temps. Considérez un peu où vous en êtes, et où vous en seriez, si vous étiez restés unis, ne formant qu'un seul et même peuple. Et qui vous a fait tout ce mal? Qui, Sinon vous-mêmes? Mais peut-être est-ce là ce qui vous console, que ce ne soient point d'autres qui vous aient nui. Si vous le pensez, vous pensez follement : votre honte est double étant votre œuvre.
«Et que dirai-je de vos femmes, qui, les unes enceintes, les autres mollement élevées, accoutumées au repos et à une nourriture exquise, devaient rester en salle ou en chambre, au milieu de leurs proches; et les voilà qui, mal vêtues et mal nourries, seules, comme des servantes, et mal accompagnées, ont été réduites à se traîner souffrantes, de lieu en lieu, et à séjourner parfois avec des bandes de guerre ou avec des étrangers, dans d'étroites et hideuses maisons, où les esclaves d'autrui sont leurs maîtresses.... »
Ces violentes, et l'on peut ajouter ces éloquentes invectives contre les FIQrentins furent probablement
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écrites en 1266 ou 1267, à l'occasion des troubles qui éclatèrent alors à Florence. Le parti guelfe, opprimé depuis la bataille de Monte-Aperti, brusquement relevé par l'avénement de Charles d'Anjou au trône de Naples, chassa les Gibelins qui ne revinrent plus. Guittone d'Arezzo avait plus d'un motif d'en vouloir à la faction victorieuse ; outre que son devoir était de prêcher en faveur des opprimés et des vaincus, il était lui-même de leur faction; et il y avait un peu de gibellinisme dans sa colère d'homme et de chevalier chrétien contre Florence.
Il y a, comme on voit, dans les lettres de Guittone, un certain intérêt historique qui en relève beaucoup l'intérêt littéraire. Enfin une dernière particularité qui achève de faire de ces lettres un monument curieux d'archéologie littéraire, c'est qu'elles sont, avec la chronique de Ricordano Malespina, le plus ancien monument de la prose italienne, et qu'elles fournissent un document de plus pour prouver que les beaux vers ont toujours et partout précédé la belle prose.
A peu près à la même époque où florissait cette école de ce groupe de poëtes toscans, dont Guittone d'Arezzo semble pouvoir être signalé comme le maître, il en existait un autre qui s'était formé sous d'autres auspices et qui appartenait plus particulièrement à Florence. Ce nouveau groupe fut composé d'hommes qui, pour la plupart un peu plus âgés que Dante, se trouvèrent naturellement ses devanciers , et jusqu'à un certain point ses maîtres en poésie. Cette circon-
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stance donnerait à leur histoire un intérêt tout particulier, si on la savait mieux. Mais l'on n'en sait que très-peu de chose, et ce peu je l'ai déjà dit dans la biographie de Dante. Je me bornerai à en rappeler aussi rapidement que possible les circonstances principales.
L'école poétique dont je veux parler, serait fort nombreuse, si l'on y comprenait tous les Florentins connus pour avoir fait des vers. Mais c'est assez d'en nommer les sept ou huit personnages les plus célèbres. Ce furent :
Dante da Majano, Guido Orlandi, Guido de' Cavalcanti, Lappo Gianni, Bonagiunta Monaco, Brunellesco.
Dino de' Frescobaldi.
Si maintenant l'on cherche un homme à qui donner le titre de chef de cette école, on n'en peut désigner d'autre que ce même Brunetto Latini, qui vécut assez longtemps pour être aussi le maître de Dante.
Brunetto Latini fit durant plus de quarante ans une figure considérable àFlorence. Ce fut un des meneurs du parti guelfe, et son nom restera indivisible- ment attaché au souvenir de quelques-uns des principaux événements de l'histoire de la Toscane, dans la deuxième moitié du XIIIe siècle. Latini fit quelques vers amoureux, parce que, de son temps, il fallait en faire, pour être réputé un homme bien né et de
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belles manières. Mais il n'y avait, en lui, rien de bien poétique. La science, la philosophie et la littérature ancienne furent ce qu'il cultiva de préférence. Il traduisit, dit-on, en italien la rhétorique et divers fragments des harangues de Cicéron, et répandit de la sorte, parmi les jeunes Florentins qu'il eut pour disciples, des principes de goût et de composition littéraires un peu plus généraux et plus relevés que ceux qui avaient jusque-là dominé. ' <"
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Par le double effet des préceptes et des exemples de Brunetto Latini, la tendance'vers les études et les spéculations philosophiques, déjà si générale en Italie, fut encore fortifiée à Florence; elle s'y fit sentir jusques dans la nouvelle école de poésie chevaleresque qui venait de s'y former. Parmi les poëtes de cette école, il y en eut qui se piquèrent moins d'exprimer l'amour que de le définir subtilement, dans le. sens des opinions d'Aristote.' On demanda sérieusement si c'était un accident ou une substance ; on personnifia tous les mouvements de la passion, toutes les nuances du sentiment; on les regarda comme des effets, comme des produits d'autant d'esprits divers, d'autant d'âmes spéciales, dans lesquelles on divisa et subdivisa l'âme rationnelle, sensitive ou appétente d'Aristote. Chaque poëte eut alors à ses ordres, pour produire et pour expliquer i les plus petites aventures, les incidents les plus fugitifs de l'amour, une légion de petits esprits, | de petits génies, de spiritelli, comme on disait, qu'il % i
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fit voyager et voltiger à son gré, dans toutes les régions du cœur et de la pensée.
Guido de' Cavalcanti, le poëte de cette école qui, grâce à l'amitié et aux éloges de Dante, en est généralement regardé comme le plus célèbre, est du moins celui qui en représente le mieux le côté savant, abstrait , philosophique. Il y a de lui une canzone, qui commence par des vers très-secs et très-durs, qui veulent dire :
« Une dame me prie; c'est pour cela que je veux parler d'un accident qui est souvent terrible, et si altier, nommé amour.»
C'est le chef-d'œuvre ou du moins un des chefs- d'œuvre du genre; et l'on en a pour preuve deux très-savants commentaires dans lesquels ont naturellement trouvé place plusieurs des principaux axiomes de la philosophie d'Aristote.
La poésie et la langue italiennes auraient peu gagné, ce me semble, à des compositions du genre et du ton de celles de Guido. Mais heureusement parmi les hommes de cette école florentine, qui cultivèrent l'ancienne poésie galante des Provençaux, il s'en trouva qui, moins savants que Guido en philosophie, eurent en revanche un sentiment plus juste du but et des convenances de la poésie. Ceux- là s'y prirent d'une autre manière, pour rajeunir un peu cette poésie provençale , dont le fond, bien que vieux et usé, était encore ce qui avait le plus d'empire sur les imaginations. Ils cherchèrent n. en relever, a en varier les détails et les accessoires
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par une diction plus originale, plus élégante, plus hardie; et firent de la sorte pressentir les facultés poétiques de la langue italienne. Il y a, daus les pièces de Vanni Fucci, de Dino Frescobaldi, et surtout de Lappo Gianni, une foule de traits que je regrette de n'avoir pas le temps de citer, et qui forment la transition naturelle et nécessaire du style des vieilles écoles à celui de Dante.
Si sommaire, ousi incomplet que soit cet aperçu des destinées de la poésie chevaleresque, ou de la poésie provençale en Italie, je suis obligé de le borner ici. Il sort de cet aperçu une qpestion générale d'un grand intérêt, à laquelle s'en rattachent d'autres non moins intéressantes; et je dois me ménager un peu d'espace pour en dire quelque chose.
En parlant de tous ces poëtes italiens qui, dans le cours du XIIIe siècle, imitèrent, en la modifiant plus ou moins, la poésie galante des Provençaux, j'ai indiqué, autant que me l'ont permis les bornes respectives du sujet et du temps, leur mérite et leur caractère comme écrivains; mais toujours en faisant abstraction du dialecte dont ils ont fait et prétendu faire usage. C'est un point que j'ai écarté à dessein, pour le reprendre à part avec plus de suite, et c'est précisément à ce point que se rattache la question à laquelle j'ai destiné les restes de cette leçon.
En quelle langue, ou, pour parler avec plus d'exactitude, en quel dialecte ont écrit les poëtes italiens dont j'ai parlé jusqu'à présent ? La question est sans doute imprévue; elle peut, elle doit même
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paraître étrange. Mais quelques observations préliminaires en feront voir le motif et l'à-propos.
J'ai parlé ailleurs, d'une manière générale, des dialectes italiens : je crois avoir démontré qu'à l'époque où le latin s'altéra et se décomposa en Italie, il se décomposa par l'action de causes et d'influences générales communes à l'Italie entière, mais qui, modifiées par une infinité de causes accidentelles et locales, produisirent une nouvelle langue, divisée et sous-divisée en une multitude infinie de dialectes et de sous-dialectes.
Rien de plus obscur, ou pour mieux dire, de plus inconnu que l'histoire de ces dialectes, y compris celui d'entre eux qui est devenu l'italien proprement dit, l'idiome national et littéraire de l'Italie. Ces dialectes sont encore aujourd'hui aussi nombreux que jamais, et se distinguent encore par des caractères assez tranchés, si du moins on les prend à une certaine distance les uns des autres. On peut toutefois tenir pour certain que chacun d'eux, pris à part, a les traits qui le distinguèrent primitivement de tous les autres, qui se sont fort adoucis, et que tous ont convergé de quelques pas vers le dialecte commun. Nul doute qu'à des époques reculées, au XIIIe siècle, sans chercher à remonter plus haut, les différences et les oppositions respectives de tous ces dialectes ne fussent beaucoup plus marquées qu'aujourd'hui.
Dante nous a transmis à ce sujet des particularités fort intéressantes : il parle des dialectes italiens de son époque en homme qui, frappé de leur nombre,
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de leurs variétés, avait cherché à s'en rendre un compte exact. Il les classe avec méthode, et de manière à rattacher leurs rapports intrinsèques à leur position géographique ; il donne de plusieurs des échantillons curieux, malheureusement trop défigurés par les copistes. Il compte seize grands dialectes provinciaux , et quant aux sous-dialectes , n'en sachant point le nombre, il hasarde, pour l'indiquer, le chiffre de mille.
Dès le XIIIe siècle, tous, ou presque tous ces dialectes étaient parvenus à un degré suffisant de politesse et de fixité, pour suffire dans chaque localité aux besoins des classes les plus civilisées. Ils avaient dès lors des documents écrits, pour la plupart perdus , mais dont quelques-uns subsistent ou sont connus historiquement. Il en reste du sicilien, du romagnol, du lombard et de quelques villes toscanes, comme de Pise, d'Arezzo et d'autres. On peut, d'après ces documents, se faire une idée assez positive des rapports de tous ces dialectes, soit entre eux, soit avec les autres.
En sicilien, par exemple, on a une pièce de vers de Ciullo d'Alcamo, dont on fait remonter la composition à la fin du XIIe siècle; mais qui, fût-elle, comme je le crois, moins ancienne, l'est encore assez pour servir à démontrer le fait général que j'ai en vue. On a d'autres vers siciliens du milieu du XlIIe siècle, attribués, je crois, à Jacobo da Lentino. Enfin, la chronique de Matteo Spinello, qui appartient à la même époque, est..aussi dans un dialecte méridional très-voisin du sicilien.
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Comme monument des dialectes particuliers de la Toscane, sans compter des pièces de vers, pleines d'idiotismes dérivés de ces dialectes, on a des chroniques assez étendues qui en fournissent le type complet. Telles sont, entre autres, une chronique de Pise, publiée par Muratori, et une autre de Pog- gibonzi, donnée par Targioni Tozzetti, dans ses voyages en Toscane.
Pour échantillon du dialecte romagnol de Faenza, vers le milieu du XIIIe siècle, on peut citer un sonnet d'Ugolino Buzzuola, que Crescimbeni a inséré, sans observation, dans la série de ses échantillons chronologiques de la poésie italienne, depuis l'origine jusqu'au XVIIe siècle. Enfin, l'inscription de la cathédrale de Ferrare , rapportée à l'année 1135, peut être donnée pour échantillon d'un dialecte lombard.
Et ces faits ne sont pas les seules preuves de la culture des dialectes italiens au XIIIe siècle; j'en pourrais donner beaucoup d'autres, parmi lesquelles il me suffira d'en indiquer encore une fournie par Dante, dans ce même traité sur l'éloquence vulgaire, dont j'ai déjà parlé; il mentionne vaguement plusieurs chansons satiriques composées contre les habitants de Spolète et d'Ancône; et par le fragment qu'il cite d'une, l'on s'assure qu'elles étaient dans le dialecte même de ceux contre lesquels elles étaient faites.
Ainsi donc, on peut admettre pour démontrer les faits suivants : 1" que dès les commencements du
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xnie siècle, les Siciliens, les Romagnols, les Lombards, les Toscans de Pise, de Poggibonzi et d'Arezzo, avaient des dialectes à eux, des dialectes propres, plus ou moins divers des dialectes voisins ; 2° que ces dialectes avaient été suffisamment polis, réduits à des règles assez fixes pour être écrits; 3° qu'il y avait en effet dans ces mêmes dialectes des compositions littéraires, destinées à l'amusement ou à l'instruction des habitants du pays.
Maintenant, voici un nouveau fait aussi certain que tous ceux-là, et qui est, ou semble être en contradiction formelle avec tous. Dans tous les pays que j'ai désignés, en Sicile, en Romagne, en diverses parties de la Lombardie et de la Toscane, il y eut des hommes qui cultivèrent la poésie dont j'ai parlé, cette poésie galante et chevaleresque imitée de celle des Provençaux. Or, tous ces hommes employèrent, dans la poésie dont il s'agit, un dialecte foncièrement le même, mais autre que leur dialecte local, que le dialecte propre de leur ville ou de leur pays.
Deux questions se présentent forcément à la suite de ce fait, et deux questions à peu près également curieuses et difficiles. Quel était ce dialecte dans lequel tous ces poëtes des diverses parties de l'Italie, s'accordaient à faire des vers amoureux, ce dialecte qu'ils préféraient de concert à leur dialecte local? Quel était le motif de cette préférence singulière? Pourquoi cet abandon de la langue maternelle, au profit et en l'honneur d'une langue étrangère, qu'il
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fallait apprendre, et que l'on risquait de ne savoir jamais aussi bien que la sienne?
Je ne puis, dans l'étroit espace qui m'est donné, qu'effleurer ces questions ; et c'est moins une réponse expresse que je me propose d'y faire, que des données à faire entrer dans cette réponse que je me propose d'indiquer.
Abordant donc la première des questions posées, je demande de nouveau en quel dialecte ont écrit, ou voulu écrire, les poëtes italiens du XIIIe siècle?La première chose à répondre à cette question, c'est que, parmi tous ces poëtes, il y en a fort peu, peut-être pas un seul dont le dialecte soit parfaitement pur, complétement hbmogène. Tous ou presque tous ont mêlé au dialecte étranger, au dialecte adoptif dont ils ont fait usage, des mots, des expressions, des formes grammaticales du dialecte local. C'est un premier indice assez important sur lequel je reviendrai tout à l'heure : il me faut, pour le moment, poursuivre l'examen de la question proposée, et voir s'il est possible de trouver un nom et un pays au dialecte poétique dont il s'agit en ce moment pour nous. C'est une des recherches que Dante a faites, et l'une de celles sur lesquelles il est le plus naturel de le consulter.
Les huit ou neuf derniers chapitres de son petit traité : de Vulgari eloquio, le même que j'ai déjà fréquemment cité, ne sont au fond qu'une solution assez développée de la question qui nous occupe; et cette solution, si elle n'est pas simple et vraie, est du
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moins ingénieuse et originale. Selon Dante, le dialecte dans lequel écrivirent les poëtes italiens du XIIIe siècle, siciliens, romagnols ou lombards, n'est, à proprement parler, le dialecte particulier d'aucune des provinces, ni des villes de l'Italie. C'est un dialecte de cour, un dialecte idéal, modèle, si on peut le dire, formé indistinctement de tout ce qu'il y avait de plus élégant et de plus parfait dans les dialectes locaux. Voici en quels termes il s'explique là- dessus :
(c L'idiome vulgaire que nous cherchons se montre dans chaque ville, sans être propre ni inhérent à aucune : il peut seulement se montrer plus dans l'une, et moins dans l'autre ; de même que la substance divine se manifeste plus ou moins dans les diverses créatures : plus dans l'homme que dans la brute, plus dans la brute que dans la plante. Et je le nomme illustre, cardinal, aulique, curial, cet idiome vulgaire de l'Italie, qui est de toute ville italienne, sans appartenir exclusivement à aucune, et qui est le type auquel se rapportent les dialectes locaux ou municipaux, comme à leur règle et à leur principe.» Tout cela , il faut en convenir, n'est ni clair ni satisfaisant; et ce n'est pas avec ce vague qu'il faut raisonner sur l'histoire des langues, quand on veut y porter quelque certitude. Je donnerai volontiers au dialecte poétique de l'Italie, au XIIIe siècle, les noms d'illustre, de curial, de cardinal : cela peut se faire sans inconvénient, et même avec une certaine convenance. Comme la poésie à laquelle on avait appli-
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qué ce dialecte était une poésie courtisane, une poésie fondée sur des conventions et des idées qui dominaient principalement parmi les hautes classes de la société, à la cour des princes, dans les châteaux des seigneurs, le dialecte de cette poésie pouvait, aux mêmes titres qu'elle, être aussi nommé illustre, curial ou de tout autre nom analogue. Mais cela n'éclaircit point le fond de la question; il reste toujours à savoir ce que c'est qu'une langue de cour, qu'une langue qui appartient à tout un pays, sans appartenir à aucune localité déterminée, qui domine plus dans une ville que dans une autre. On pourrait nier brusquement l'assertion de Dante ; on pourrait y opposer directement tout ce que l'on sait de plus positif et de plus certain dans l'histoire de toutes les langues. On pourrait démontrer qu'un idiome quelconque peut se raffiner, se polir, se maniérer, se modifier d'une infinité de façons, dans une cour, dans une société d'élite, sans cesser pour cela d'être un idiome local, un idiome particulier et déterminé. Tous les dialectes romans ont eu, aussi bien que les dialectes italiens, leur dialecte de cour; mais il n'y a rien eu de mystérieux, rien de surnaturel, rien d'étrange, dans la manière dont se sont formés ces dialectes privilégiés. C'est toujours un dialecte donné, le dialecte réel et propre d'une localité déterminée qui, favorisé par des circonstances plus ou moins susceptibles d'être appréciées, est devenu le dialecte illustre, le dialecte de tout le pays.
Il peut y avoir eu, et il y a certainement quelques
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variétés accidentelles dans la manière dont les choses se sont passées à cet égard en Italie. Mais il n'y a certainement point eu de miracle; et l'Italie n'est pas plus sortie de la loi générale des choses humaines , sur ce point particulier, que sur les autres. Je pourrai donc, en traitant ainsi d'une manière directe la question qui nous occupe, faire abstraction de l'opinion de Dante, opinion qui n'échappe au reproche de fausseté qu'à force d'être vague et inintelligible. Mais je crois plus utile et plus dans l'esprit d'un cours historique sur les origines de la littérature italienne, de suivre encore quelques moments l'opinion dont il s'agit, et de voir si Dante a été plus heureux dans les preuves de détail qu'il en a données, que dans l'exposé sommaire qu'il en a fait.
Au lieu de demander, comme je l'ai fait d'abord d'une manière absolue, quel est parmi les dialectes italiens, celui dont ont fait usage les poëtes du XIIIe siècle, je prendrai la question d'une manière un peu moins stricte : je demanderai seulement quel est, entre ces mêmes dialectes, celui qui s'approche le plus du dialecte poétique, qui a pu en devenir le plus aisément le type et le noyau ; et à la question ainsi posée, j'appliquerai les faits et les raisons que Dante fournit pour y répondre. C'est une manière assez directe de montrer ce qu'il y a de faible ou d'inexact dans les uns ou dans les autres.
Dante n'a pas pu rester dans le vague de son hypothèse et de ses assertions sur son dialecte vulgaire,
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illustre ou courtisan : il lui a bien fallu entrer dans quelques développements, citer des faits, rapporter des exemples ; et c'est ce qu'il a fait dans divers chapitres de son traité. Il nomme, parmi les poëtes du XIIIe siècle, plusieurs de ceux qu'il prétend avoir écrit en vulgaire illustre, et qu'il en regarde comme les modèles; il en désigne aussi d'autres comme ayant employé dans leurs poésies leur dialecte local ou municipal, comme il dit. Mais il y a, dans toutes ces désignations et dans les jugements qui s'y rattachent, tant d'indications aventurées ou inexactes, qu'avec tout le respect du monde pour un si grand génie et pour une tête si forte, on est réduit à se demander s'il avait assez réfléchi aux choses dont il voulait parler, et à ce qu'il en disait.
Dante passe d'abord en revue les principaux dialectes de l'Italie, et les caractérise rapidement l'un après l'autre par un trait, sinon toujours juste et suffisant, du moins énergique et franc. Il y en a peu qui trouvent grâce à ses yeux, ou, pour mieux dire, à son oreille; et quelques-uns des plus célèbres, ceux de la Toscane, par exemple, sont précisément ceux dont il parle avec le plus de répugnance et de dédain. Il en vient de la sorte au bolonais, auquel il s'arrête avec admiration et une sortede complaisance; c'est pour lui, le plus agréable et le plus parfait des dialectes italiens, celui qui, sans être le vulgaire illustre, en approche le plus.
Je ne sais pas le bolonais et je n'ai pas eu beaucoup d'occasions de l'entendre parler. Je l'ai toute-
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fois assez entendu pour me croire autorisé à dire que, si ce que Dante affirme de ce dialecte lombard est vrai, ce dialecte était à coup sûr au XIIIe siècle étrangement différent de ce qu'il est aujourd'hui.
Mais ce sont là des jugements, pour ainsi dire, extra-littéraires dont je puis sans inconvénient faire abstraction. J'arrive à des assertions qui touchent de plus près à l'histoire de la littérature italienne.
Entre plusieurs poëtes, que Dante cite comme ayant écrit dans leur dialecte local, il nomme Bru- netto Latini et Guittone d'Arezzo. Je reviendrai à ce qu'il dit du premier; et je me contenterai de quelques mots à propos du second. Il y a, et je l'ai déjà dit, dans plusieurs des compositions poétiques de Guittone, des expressions et des formes de grammaire qui font disparate avec le fond du style, et qui appartenaient sans doute au dialecte vulgaire d'Arezzo. Mais il y en a d'autres, et beaucoup d'autres, dont la diction ne présente aucun vestige de provincialisme ou de municipalisme, et ne s'écarte en rien de ce que , d'après Dante lui-même, on peut nommer dialecte illustre. Ainsi donc, de deux choses l'une : ou Dante connaissait les pièces poétiques de Guittone, d'après des copies totalement différentes de celles qui nous sont parvenues, ou ce qu'il en affirme n'est point exact.
Quant aux poëtes auxquels Dante attribue le mérite d'avoir abandonné leur dialecte local, pour écrire dans le vulgaire illustre, il en nomme un assez grand nombre, et plus que l'on ne voudrait, à
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raison de la difficulté que l'on éprouve à comprendre son jugement ou à l'approuver. En effet, de tous ces poëtés qu'il vante pour leur dialecte illustre, il n'y en a peut-être pas un seul où l'on ne trouve des traits empruntés à des dialectes locaux.
La chose est particulièrement frappante relativement aux poëtes siciliens. Il cite d'abord la pièce de Ciullo d'Alcamo, qu'il renvoie dédaigneusement, comme il le devait, au dialecte vulgaire de la Sicile. Mais il vient de là aux poètes de cour, à ceux dont on a des compositions amoureuses dans le goût provençal, et voici en quels termes il s'exprime à leur égard, ou, pour mieux dire, à l'égard de leur dialecte :
« Le vulgaire des Siciliens de distinction ne diffère en rien de celui qui est le plus digne d'éloge ; » et, là-dessus, il cite le premier vers de deux can- zoni siciliennes.
Or, par une singularité assez remarquable, il se trouve , dans un de ces vers, un mot qui suffit pour démentir son assertion, ou tout au moins pour lui donner un air équivoque. Voici ce vers :
Ancor che l'aigua per lo foco lassi.
Aigua pour agua se trouve, en effet, dans quelques dialectes italiens ; et, dans quelques-uns des plus rudes, comme dans ceux de la côte de Gênes. Ce n'est donc pas un mot du vulgaire illustre ; et Dante se serait bien donné garde de l'employer.
Mais, ce terme n'est pas à beaucoup près le seul
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terme local ou provincial qui se rencontre dans les pièces des poëtes siciliens; ces pièces, telles que nous les avons, fourmillent de sicilianismes : on y trouve à chaque instant chiù pour più, creo pour credo, cretti pour credetti, este pour è, cortise, sa- vire pour cortese et savere, et beaucoup d'autres expressions, qui ne sont pas plus illustres que celles-là.
La langue de tous ces poëtes siciliens est évidemment une langue factice, une langue mixte, composée de deux dialectes distincts : d'un dialecte adop- tif qu'ils s'efforcent d'écrire de leur mieux , et d'un dialecte local, provincial qui, par la force de l'habitude, perce malgré eux, et comme à leur insu, à travers le dialecte adoptif. Or, cette observation ne se borne point aux Siciliens, elle s'applique directement à tous les poëtes du XIIIe siècle, Siciliens, Romagnols et Lombards. Tous écrivirent dans une langue apprise, dont les formes différaient plus ou moins de la langue maternelle.
N'ayant pas l'espace nécessaire pour développer convenablement la question, et en venir par degrés à la solution dont elle est susceptible, je suis obligé de brusquer cette solution : je tâcherai du moins de m'y aider du témoignage et de l'autorité de Dante lui-même.
Dante cite trois Toscans comme ayant atteint l'excellence du dialecte illustre : ce sont Cino da Pis- toia, Guido Lappo de Florence, et un second Florentin qu'il ne nomme pas, mais qui est probable-
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ment Dante lui-même. De ce fait, l'auteur déduit ce raisonnement : « Puisque des Toscans distingués ont abandonné leur dialecte local, quand ils ont voulu écrire, c'est une preuve que ce dialecte n'était pas le dialecte illustre. »
A ce raisonnement, je répondrai par des faits incontestables, mais que je suis malheureusement obligé de réduire à des indications beaucoup trop générales.
Le dialecte toscan, que Dante a signalé dans ce passage, est celui de Florence et de Pistoie , très- voisins l'un de l'autre, pour ne pas dire identiques. A l'époque dont il s'agit, Florence était une ville très-populeuse où régnait une grande inégalité de rang, de richesse et d'éducation. Il y avait donc indubitablement aussi une inégalité correspondante de langage; et l'on ne peut douter que les nobles ou les bourgeois puissants ne parlassent avec plus d'élégance et de correction que les hommes des Dasses classes.
Si Dante veut dire que les trois poëtes nommés par lui s'étaient écartés du dialecte populaire de Florence ou de Pistoie, il dit une chose incontestable et toute simple. S'il veut dire qu'ils avaient renoncé au dialecte cultivé, à celui des hautes classes, il affirme une chose impossible à comprendre ou à croire.
Il n'y a dans aucun des poëtes florentins, que Dante a cités ou aurait pu citer, pas un mot, pas une forme grammaticale que l'on puisse raisonna-
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blement regarder comme étranger au dialecte de Florence ou des localités circonvoisines. Ce dialecte est aussi parfaitement homogène, aussi un que pouvait l'être alors en Italie et ailleurs, un dialecte néolatin. Il n'a rien emprunté du sicilien, du romagnôl, du lombard : ce sont au contraire ces derniers qui lui ont pris, autant qu'ils l'ont su et l'ont pu, son vocabulaire et surtout ses formes grammaticales. C'est de lui qu'ils se rapprochent, c'est avec lui qu'ils se confondent, par tout ce qu'ils ont de commun, différant tous de lui par ce qu'ils ont de propre.
En un mot, le dialecte des poëtes italiens du XIIIe' siècle n'est autre que le dialecte même de Florence ou des localités circonvoisines. Encore une fois je regrette de ne pouvoir donner à cette assertion, tout le degré de développement et de clarté qu'elle exigerait. C'est une question qui a été misérablement embrouillée, et, par de misérables motifs, dans le pays auquel il appartient de la résoudre. Mais, je ne puis douter que de nouvelles études plus sérieuses, plus libres et mieux dirigées ne mettent enfin la vérité en évidence.
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LA DIVINE COMÉDIE.
FRAGMENTS'.
1.
FACULTÉS INTELLECTUELLES DE DANTE.
Je commencerai par une observation générale sur l'époque littéraire à laquelle Dante appartient. On se la figure assez aisément comme une de ces époques primitives de l'humanité où la poésie est un art nécessaire, expression unique et spontanée d'une
1 Les leçons qui précèdent ont été suivies par plusieurs autres qui traitaient de la poésie populaire et de la langue italiennes. Sur la demande de ses auditeurs, M. Fauriel reprit l'année suivante ces deux matières et en fit le sujet d'un cours entier, qui formera le second volume de la publication présente et remplira la lacune que je suis obligé de laisser ici. Après les leçons dont je viens de parler, M. Fauriel est entré dans l'explication de Dante, explication qu'il a improvisée en grande partie, de sorte qu'il ne reste de cette partie principale de son cours qu'une grande masse d'analyses de différents chants de la Divine Comédie, de traductions partielles, d'études historiques et de notes qui lui servaient pour la préparation des leçons, mais qui n'offrent pas assez d'ensemble pour pou-
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société jeune encore, dont l'imagination est la faculté dominante. Cette idée manquerait d'exactitude. L'époque littéraire de Dante est une époque de civilisation déjà très-compliquée, civilisation nouvelle, dans laquelle jouent cependant un grand rôle les traditions d'une ancienne civilisation passée. C'est une époque à laquelle la poésie ne suffit plus, et qui a besoin de science ; qui a ou veut avoir des jurisconsultes, des philosophes, des érudits, auxquels elle accorde plus d'admiration qu'à ses poëtes, si populaires que puissent d'ailleurs être ceux-ci.
A de telles époques , il ne faut guère s'attendre à trouver des génies absolument et exclusivement poétiques; mais des génies plus ou moins complexes, dont les facultés poétiques pourront bien être les facultés dominantes, mais non pas les seules, qui à la culture de la poésie associèrent plus ou moins heureusement celle de la science.
Ces observations s'appliquent particulièrement à Dante : c'est non-seulement un génie complexe, mais le plus complexe peut-être de son époque. A l'imagination la plus vive, la plus enthousiaste, il joint la curiosité la plus ardente; aux facultés poétiques les plus éminentes, les goûts scientifiques les
voir être imprimées. Néanmoins, M. Fauriel a rédigé un petit nombre de morceaux dont les uns contiennent des idées générales sur la Divine Comédie; les autres des recherches détaillées sur quelques personnages importants dont Dante parle. Je les réunis ici, à l'exception d'une vie de Brunetto Latini, qui a déjà paru dans le volume XX de l' Histoire littéraire de France que publie l'Académie des inscriptions. J. M.
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plus prononcés; au besoin de peindre tout ce qu'il a vu, tout ce qui l'a frappé, il joint celui de connaître tout ce qui s'est passé dans les temps et les espaces les plus lointains. Tout rempli des inspirations du moyen âge, il en cherche et il en trouve encore dans l'antiquité. En un mot, il y a dans le génie de Dante deux côtés distincts, entre lesquels se partagent à peu près également les nuances qui les séparent : il y a le côté de la science et celui de la poésie.
Relativement à nous, et du point de vue où nous sommes aujourd'hui obligés de nous placer pour apprécier Dante, il est bien évident que ces deux côtés opposés de son talent ne peuvent avoir ni le même intérêt, ni la même réalité. Mais, en cherchant à voir les choses comme elles se sont passées en lui, il est certain qu'il a cultivé avec le même degré de sérieux et d'enthousiasme toutes ses facultés les plus diverses. Il s'est également efforcé de faire servir la poésie à l'expression de ses doctrines, et de relever celles-ci par l'expression poétique. La tentative n'a pu avoir des résultats toujours également heureux; et si, dans les ouvrages de Dante, c'est en général la poésie qui domine la science, celle-ci n'en a pas moins été quelquefois pour l'autre une fâcheuse alliée. Enfin, ce qui caractérise le plus particulièrement Dante, entre tous les grands poëtes, c'est cette espèce de lutte entre les facultés diverses de son génie, lutte dont on trouve des vestiges plus ou moins marqués dans la plupart de ses ouvrages.
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C'est sous le point de vue particulier de cette lutte que je vais essayer d'en présenter un aperçu.
Afin de mettre un peu de méthode dans cet aperçu, j'y suivrai un ordre historique : je diviserai la vie intellectuelle de Dante en trois périodes distinctes, ayant chacune, pour la caractériser et pour en être l'expression, un des principaux ouvrages de l'auteur.
La première de ces trois périodes comprend environ neuf ans, de 1283 à 1292 ; et c'est la Vita nuova (la vie nouvelle) qui en est la production caractéristique.
La deuxième période s'étend de 1292 à 1307. A cette période appartiennent proprement des ouvrages de Dante fort divers, mais qu'il n'est guère possible de séparer, et qu'il faut prendre à la fois et considérer dans le rapport qu'ils ont entre eux. Ce sont, d'un côté, plusieurs de ses compositions poétiques les plus intéressantes, et d'un autre son banquet, ou Convito, et son traité de Vulgari eloquio, ou de la langue et de l'éloquence vulgaires.
Pour la troisième période, il reste quatorze ans, de 1307 à 1321, année de la mort de Dante. La Divine Comédie est l'œuvre capitale de cette période, et l'expression la plus élevée de toutes les autres.
C'est dans l'ordre et la progression de ces trois périodes que je vais considérer rapidement les ouvrages de Dante, commençant de la sorte par la Vita nuova.
A n'en regarder que le volume, cette vie nouvelle, cette palingénésie du poëte- florentin, mériterait à peine le nom d'ouvrage : ce n'est qu'un opuscule de
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moins de cent pages. Mais cet opuscule devient singulièrement curieux si, abstraction faite de son mérite ou de ses défauts, sous les points de vue vulgaires de la littérature, on veut bien le prendre pour ce qu'il est: pour le premier essai, pour la première effusion d'un génie merveilleusement original qui, sans bien se connaître encore, se révèle déjà tout entier avec tout ce qu'il a d'intime et d'élevé, de divers et de disparate.
Dante écrivit sa Vila nuova, en 1291 ou 1292, âgé de vingt et un ou de vingt-deux ans. Il réunit, dans cet opuscule, toutes les pièces de poésie qu'il avait composées pour Béatrix, morte depuis un ou deux ans, et lia toutes ces pièces entre elles par un espèce de commentaire historique, dans lequel il fit entrer tout ce que sa mémoire put lui rappeler des motifs qui l'avaient porté à écrire ces poésies, et des impressions de tout genre, au milieu desquelles il les avaient écrites. A ce commentaire purement historique ou psychologique, il en ajouta un second qui était une espèce d'analyse littéraire de chaque pièce.
La Vita nuova de Dante est donc, comme on voit, une véritable histoire des amours de l'auteur et de Béatrix. A ce titre seul, elle serait très-curieuse. Mais c'est le caractère, c'est la forme, c'est l'étonnante individualité de ce fragment de biographie poétique qui en font un monument unique en son genre. Le monument est même si singulier, qu'avant de le prendre au sérieux, il faut bien s'assurer que
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l'on ne commet pas une méprise. Je l'ai déjà dit, Dante n'avait que vingt et un ans quand il écrivit cet ouvrage. On pourrait donc être d'abord tenté de n'y voir qu'un écart accidentel et passager d'imagination, que l'auteur aurait plus tard ou désavoué ou rectifié. Mais il n'en est point ainsi : Dante a eu plus d'une fois, dans le cours de son âge mûr, l'occasion de revenir sur cette production de sa jeunesse, et de s'en expliquer, et c'est pour l'approuver, pour en confirmer le contenu, qu'il s'en est expliqué.
Quant à la véracité et à la bonne foi avec lesquelles Dante a parlé de lui dans cet opuscule, il n'y a point lieu de les révoquer en doute. Dante s'est peint comme il s'est vu, comme il s'est connu; et le portrait est vrai en toute chose. Il n'y a pas jusqu'à l'exagération de coloris, qui ne caractérise fidèlement, sinon les faits extérieurs et leurs circonstances réelles, du moins l'imagination à travers laquelle ces faits nous sont parvenus; et c'est précisément cette imagination qui est le phénomène que nous avons en vue.
Quelque idée que l'on se soit faite de la pureté toute céleste des théories de l'amour chevaleresque, dans les poëtes du moyen âge, on ne devinerait jamais sur quel fonds tout aérien, tout diaphane, reposent ces amours que Dante a décrits avec tant d'enthousiasme et avec un enthousiasme si détaillé, si positif; il faut absolument le savoir d'avance; je le dirai donc, et le récit ne-prendra pas beaucoup de place.
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Dante, âgé d'environ dix ans, voit pour la première fois Béatrix Portinari, qui n'en a que neuf. A dater de ce moment, toute son âme d'enfant est à cet autre enfant : il cherche sans cesse à la voir, et la voit quelquefois ; mais sans l'approcher, sans lui parler. Ce n'est qu'au bout de neuf ans révolus qu'il la rencontre en public, vêtue de blanc, entre deux autres femmes plus âgées qu'elle, et qu'elle le salue pour la première fois. Ce salut le rend poëte : il commence à faire des vers pour Béatrix; mais voulant cacher qu'elle est l'objet de ses hommages poétiques, il s'avise d'adresser quelques vers à une autre dame qu'il feint d'aimer. Béatrix, trompée par l'apparence, et sans doute un peu piquée contre Dante, lui refuse dès lors son salut. On ne voit pas bien quand finit cette brouillerie, ni même si elle finit; on peut seulement le présumer. Mais à peine est-elle finie, à peine les amours ont-ils repris leur cours accoutumé de paroles et de saluts, que Béatrix meurt.
Voilà toute l'histoire , tout le roman, tout le commentaire des amours de Dante. Voilà la source unique des plus hautes pensées de sa vie.
A l'exposé d'aventures si simples, si nulles, dirait-on faute d'un nom positif pour les caractériser, on entrevoit déjà quels frais d'imagination et de poésie il fallait faire pour en faire de vrais événements, pour leur donner une prise réelle sur une vie d'homme. Mais Dante n'est pas une de ces natures que l'on comprenne par la nature commune.
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Rien ne peut dispenser de l'entendre parler de lui, quand on veut le connaître.
J'ai déjà cité, dans la biographie de Dante, le passage de la Vita nuova, où le poëte florentin raconte sa première entrevue avec Béatrix, et s'efforce de décrire les impressions qu'il en reçut. Ce morceau est certainement très-remarquable et très-propre à bien caractériser l'imagination de son auteur. Toutefois, comme il y en a une foule d'autres qui la caractérisent aussi bien, je ne le répéterai pas; j'en rapporterai plutôt quelques autres.
Voici, par exemple, comment Dante exprime l'effet que produisit sur lui le premier salut de Béatrix.
« L'heure où me parvint son doux salut était précisément l'heure de none de cette journée; et comme c'était la première fois que ses paroles arrivaient à mon oreille, j'en ressentis une telle douceur que je me séparai du public, dans l'état d'un homme enivré, et me retirai dans la solitude d'une chambre, pour penser à cette reine de courtoisie. »
Maintenant, voici un passage postérieur beaucoup plus développé, dont celui que je viens de citer n'a été, pour ainsi dire, que l'annonce. Il s'agit d'un jour où Béatrix, piquée contre Dante, lui refusa le salut accoutumé. Pour faire comprendre la douleur qu'il en éprouva, le poëte ne trouve qu'un moyen, c'est de décrire avec détail les impressions que produisait habituellement sur lui ce salut de Béatrix. Voici le passage fidèlement traduit :
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« Lorsque Béatrix m'apparaissait de quelque côté, dans l'espoir de son bienheureux salut, il ne me restait plus un seul ennemi; je ma sentais atteint d'une flamme de charité, qui me portait à pardonner à quiconque m'avait offensé; et quelque chose que l'on m'eût demandé, amour, aurais-je répondu, d'un visage tout épanoui de sympathie. Et lorsqu'elle était sur le point de me saluer, un esprit d'amour, dans lequel s'anéantissaient aussitôt tous les autres esprits sensitifs, poussait au dehors les esprits intimidés de la vue, en leur disant : Allez-vous- en rendre hommage à votre dame, et s'établissait à leur place. Quiconque eût alors voulu connaître l'amour, l'aurait connu à considérer le tremblement de mes yeux.
« Et au moment où le noble salut m'était adressé, l'Amour lui même, bien loin de pouvoir me tracer quelque ombre de mon excessive béatitude, était lui- même saisi d'un tel ravissement que mon corps, qui alors était sous son gouvernement, se mouvait comme chose inanimée. On voyait de la sorte manifestement que, dans le salut de ma dame, résidait ma félicité, félicité qui allait souvent au delà de mes forces. »
J'ai dit que la Vita nuova était un commentaire historique des poésies de Dante en l'honneur de Béatrix; l'échantillon que je viens de citer suffit pour faire voir que le commentaire n'est pas moins poétique que le texte. Il n'y a, en effet, entre l'un et l'autre, d'autre différence que celle qui tient à la versification. A cela près, les deux parties de l'ou-
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vrage, le texte et le commentaire, se ressemblent de tout point : c'est le même ton, c'est la même exaltation d'imagination qui règnent dans l'un et dans l'autre ; ce sont les mêmes formules, les mêmes conventions poétiques qui sont employées dans tous les deux; la prose n'est ni moins ornée, ni moins figurée que les vers; il se trouve même çà et là, dans la première, certains traits originaux ou heureux, dont on chercherait envain l'équivalent dans ceux-ci j et je crois pouvoir citer an moins un de ces traits.
Dante se trouvant un jour avec plusieurs dames, qui lui faisaient diverses questions sur son amour pour Béatrix, leur répondit de manière à les toucher beaucoup. Voici comment il décrit leur émotion :
« Alors ces dames commencèrent à parler entre elles: et comme on voit quelquefois tomber l'eau, entremêlée de neige, ainsi me parut-il voir leurs paroles entremêlées de soupirs. »
Les traits de cette hardiesse ne sont pas rares dans la prose de la Vita nuova; cette prose est donc véritablement de la poésie sur de la poésie, et une poésie identique à celle à laquelle elle est accolée, une poésie rêveuse, exaltée, craignant toujours de ne pas trouver des expressions assez fortes, assez vives pour les émotions qu'elle veut rendre. Il n'y a pas, ce me semble, dans le génie poétique de Dante, un seul côté, un seul trait caractéristique, dont on ne trouvât quelque indice, quelque reflet dans cet étrange opuscule. Mais entre tous ces indices il y en a un trop
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frappant pour n'être pas noté ici. C'est celui qui se rapporte au côté mystique de l'imagination de Dante, à ce penchant qu'il a de s'isoler du monde réel pour se plonger libremement dans le monde de ses idées. Le grand poëme de Dante n'a pu, comme nous verrons, être conçu que sous forme de vision, la Vita nuova n'est, pour ainsi dire, qu'une suite de visions, visions il est vrai limitées, isolées, purement amoureuses, et bien diverses de celles de la Divine Comédie, mais ayant néanmoins des rapports avec elles, en étant comme les présages et les essais.
Je n'ai considéré jusqu'ici la Vita nuova que comme une œuvre d'imagination ; je n'y ai cherché que des indices du génie poétique de son auteur. Mais la poésie ne fait qu'un côté de ce génie; et ce côté, je l'ai déjà dit, n'est pas le seul qui se révèle dans la Vita nuova, il n'y est pas le seul trait caractéristique de l'intelligence dont il est le fruit. C'est pour Dante un tel besoin et un tel bonheur de savoir, que toute occasion de manifester ce bonheur lui paraît bonne et convenable. Il n'a pas l'air de soupçonner qu'il y ait la moindre antipathie entre la science et la poésie. Il y a plus, il n'hésite pas à mêler, autant qu'il le peut, la démonstration de son savoir à l'expression de ses affections les plus intimes, de ses sentiments les plus passionnés.
On a déjà pu entrevoir quelque chose de ce que je veux dire, dans les passages de la Vita nuova que j'ai cités : mais ce sont certains passages de cet étrange opuscule qu'il faut noter particulièrement,
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pour prendre une juste idée de l'empressement de Dante à manifester son savoir et son goût pour les spéculations subtiles.
Celui où il parle de la mort de Béatrix est un des plus frappants, et c'est celui que je citerai. Mais je dois prévenir auparavant que le nombre neuf joue un grand rôle dans l'histoire de Béatrix, telle que Dante l'avait vue. Maintenant voici le passage :
« Je dirai d'abord comment le nombre neuf figure au décès de Béatrix, et puis j'expliquerai de quelque manière pourquoi ce nombre lui fut tellement favori.
« Je dis donc que, d'après l'usage de l'Arabie, la noble âme de Béatrix s'en alla à la neuvième heure du neuvième jour du mois. D'après l'usage de Syrie elle s'en alla le neuvième mois de l'année; car là, le premier mois qui correspond à octobre chez nous, est nommé Sirim. D'après notre usage elle s'en alla dans cette année de l'incarnation, où le nombre parfait de neuf était neuf fois résolu dans la centaine où elle était venue au monde ,• or, elle était des chrétiens de la treizième centaine. Maintenant pourquoi ce nombre de neuf lui fut-il si affectionné? voici quelle en pourrait être la raison.
« Selon Ptolémée et selon les chrétiens, c'est chose vraie que les cieux mobiles sont au nombe de neuf; et c'est l'opinion des astronomes que tous ces divers cieux exercent, ici-bas, le pouvoir qu'ils ont là-haut. Ainsi donc, ce nombre neuf serait revenu si fréquemment dans le cours des destinées de Béatrix, pour
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signifier que tous les cieux avaient présidé de concert à sa naissance.
« Cette raison est l'une de celles à donner du fait isolé; mais à penser plus subtilement, et d'après l'infaillible vérité, Béatrix fut elle-même ce nombre neuf, figurément veux-je dire; et voici de quelle manière je le prouve. Le nombre trois est la racine de celui de neuf, car il peut par lui-même, et sans autre nombre, donner neuf, étant chose manifeste que trois fois trois font neuf. Si donc d'un côté, t'rois est par lui-même le facteur de neuf, et si, d'un autre côté, la Triade, c'est-à-dire le Père, le Fils et le Saint- Esprit, est le facteur des prodiges, Béatrix aura été sous l'influence du nombre trois, pour signifier qu'elle était un neuf, c'est-à-dire un prodige, dont la merveilleuse Triade est la vraie racine. »
Le dernier trait de cette étrange explication n'en est peut-être pas le moins curieux. — « Peut-être, ajoute Dante, y aurait-il des raisons plus subtiles à donner de la chose en question. Mais celle que je viens d'en donner est celle que je comprends, et qui m'agrée le plus. »
Si la passion de Dante pour la science et l'érudition se peint dans cette affectation bizarre à noter, d'après les divers calendriers des temps antiques, la date de la mort de Béatrix, son goût pour les spéculations mystiques ne perce pas moins clairement dans la prétention de donner des raisons de ce retour fréquent du nombre neuf, qu'il croyait avoir observé dans les événements de la vie de Béatrix.
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Voilà donc déjà bien des côtés divers de l'esprit dç Dante, signalés par des traits caractéristiques de ce même opuscule de la Vita nuova. Ils n'ont cependant pas encore été signalés tous; et Dante ne se montre pas encore tout entier dans ce que nous venons de voir de lui. C'est dans d'autres passages que perce son goût pour les abstractions philosophiques. En voici un dans lequel il s'efforce de donner une explication que personne ne lui eût certainement jamais demandée, l'explication des motifs par lesquels il personnifiait l'amour dans ses poésies.
« Quelqu'un pourrait concevoir quelque doute de ce que je dis de l'amour, pàrlant de lui, comme s'il était un être par lui-même, comme s'il était non-seulement une substance intelligente, mais une substance corporelle; chose contraire à la réalité. L'amour, en effet, n'est pas une substance par lui-même, il n'est qu'un accident dans une substance. Cependant je parle de lui comme si c'était un corps, et même comme si c'était un homme, ce qui est manifeste par trois choses que je dis de lui. Je dis d'abord que je l'ai vu venir de loin ; or , venir est un mouvement local, et il n'y a, selon le philosophe, que les corps qui puissent se mouvoir localement. »
Le reste du passage est encore fort long; et je crois pouvoir me dispenser de le citer. Je dirai seulement qu'il s'y trouve çà et là quelques traits que l'on pourrait, à toute force, regarder comme les premiers indices, comme le germe à peine perceptible des tliéo-
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ries littéraires que nous allons voir Dante se faire dans la seconde période de son talent.
Quant à la première, quant à celle dont la Vila nuova doit être regardée comme le résultat et l'indice, nous pouvons en avoir, dès ce moment, une idée assez positive.
La Vita nuova nous offre, bien que dans des proportions inégales, tous les éléments, tous les traits caractéristiques du génie de Dante, rapprochés, entremêlés et comme confondus dans un seul et même cadre, où leur diversité est d'autant plus frappante, que le cadre est plus étroit. C'est sans doute l'élément poétique avec une tendance prononcée au mysticisme qui domine dans ce mélange; mais il y domine en laissant percer à chaque instant à côté de lui un goût passionné pour l'érudition, pour la science, pour l'abstraction philosophique. De nos jours, dans l'état actuel de la division des sciences et des facultés scientifiques, un tel amalgame ne pourrait être regardé que comme un pédantisme monstrueux. Du
temps de Dante, et pour Dante lui-même, il en était autrement : la science était encore rare et difficile à acquérir ; c'était une conquête dont il était naturel de s'exagérer un peu la gloire et l'importance; et pour un esprit comme Dante, qui prenait tout au séieux dans l'exercice de la pensée, le sentiment d'une ,eareille conquête serait mal qualifié de pédanterie : ib'était l'enthousiasme d'une haute et forte intelligence l'qui aspirait à se développer et à s'étendre en tous sens. , C'est le contraste naturel de cet enthousiasme avec
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celui de la poésie qui fait la singularité de la Vita nuova. Il ne faut voir, je le répète, dans cet ouvrage, que l'annonce d'un génie à peine sorti de l'enfance, qui, n'ayant pas encore un sentiment certain de la destination spéciale de chacune de ses diverses facultés, et pressé de les exercer, les exerçait toutes à la fois et dans le même but ; qui, sur le même fonds de poésie, jetait pêle-mêle des lambeaux d'érudition, de science et de philosophie.
Nous allons voir Dante entrer dans d'autres voies; nous allons le voir cultiver séparément les diverses facultés de son génie, et faire séparément de la science et de la poésie, sans toutefois les distinguer suffisamment l'une de l'autre, sans les isoler aussi nettement dans son intelligence qu'elles le sont dans la nature.
Les quinze années qui s'écoulèrent de 1 292 à 1307, peuvent être regardées comme la période la plus active et la plus importante de la vie intellectuelle de Dante. Cette période comprend, il est vrai, les cinq premières années de son exil, durant lesquelles il fut l'un des meneurs du parti des Guelfes-Blancs, avec lequel il avait, comme on sait, été exilé. Mais le temps qu'il perdit à ce gouvernement ne fut pas très-considérable; et les quinze années dont il s'agit, Dante les passa presque entièrement dans diverses retraites, principalement occupé d'études et de travaux variés. C'est à ces études que se rattachent les développements les plus remarquables de son intelligence.
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A cette période de sa vie appartiennent diverses pièces de poésie qui, jointes à celles publiées dans la Vila nuova, forment la portion la plus considérable et la plus intéressante de ses compositions lyriques. A ces poésies, il faut ajouter le traité latin de Eloquio vulgari, et l'ouvrage italien intitulé le Banquet, il convito. Je vais tâcher de donner quelque idée de ces différents ouvrages, en les considérant non-seule- ment en eux-mêmes, mais dans les rapports qu'ils peuvent avoir l'un avec les autres, et en tant qu'ils renferment des données pour apprécier le degré d'harmonie et d'unité qu'il y avait entre les diverses facultés du génie de Dante. Je parlerai d'abord de ceux qui tiennent à la science et à la philosophie; j'irai de ceux-là aux compositions poétiques, en y comprenant celles de la Vita nuova, dont je n'ai fait encore qu'indiquer l'existence.
J'ai déjà parlé avec un certain détail du traité de Vulgari eloquio; j'en ai rapporté ce qui a trait à l'histoire des dialectes italiens. C'est à cela qu'est consacrée la première partie du traité, qui en est peut-être la plus curieuse et la plus importante. La seconde, celle dont il me reste à parler, ne manque cependant pas d'intérêt. Dante y a posé les principes d'une théorie de la poésie vulgaire. Cette théorie n'eût-elle, pour elle, que l'avantage d'être en son genre, le premier essai de la littérature italienne, cela suffirait sans doute pour la rendre intéressante ; et ce premier essai, étant l'œuvre de Dante, en devient bien plus intéressant encore.
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Après avoir établi l'existence de ce qu'il nomme la langue vulgaire illustre, c'est-à-dire le dialecte littéraire de l'Italie, Dante fait une observation très- vraie, et d'une vérité très-générale; il observe que, dans tout pays, l'idiome littéraire est principalement créé par les poëtes, dont le reçoivent les prosateurs.
Il ne s'ensuit cependant pas de là, selon lui, que ceux qui écrivent en vers doivent tous égalemen1 employer le vulgaire illustre. Il y a, suivant Dante, une convenance intime, une sympathie réelle, entre l'expression et la pensée : la noblesse et l'élégance du style ne vont qu'à la science et au génie; hors de là, ce sont des ornements ridicules.
Il y a aussi une convenance entre l'idiome et le sujet : l'idiome le plus parfait ne convient qu'aux sujets poétiques les plus relevés.
C'est l'homme qui fournit à la poésie ses sujets les plus relevés, selon les diverses facultés ou, comme dit Dante, selon les diverses âmes qui sont en lui. Chaque homme est doué de trois âmes, d'une âmE végétative, d'une âme animale, et d'une âme rationnelle ou spirituelle. En tant que végétative , l'âme aspire à l'utile ou à la conservation de soi-même ; en tant qu'animale, à l'agréable, à la volupté ; en tant que rationnelle, à l'honnête, c'est-à-dire à la vertu. La conservation de soi-même a pour moyen la bravoure guerrière; la volupté se trouve dans l'amoui ennobli et épuré ; la vertu consiste dans la direction éclairée de la volonté, dans la droiture. Ainsi donc, ce sont ces trois grands principes des actions humai-
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nés, la bravoure, l'amour, et la vertu ou la droiture, qui forment les plus nobles arguments de la poésie.
Après avoir ainsi traité de la poésie, sous le rapport de la matière ou de l'argument, il en vient à traiter de sa forme, de ses différents genres, ou, comme il dit aussi parfois et avec plus de propriété, de ses divers styles. Il compte trois principaux styles poétiques, un style tragique, un style comique et un style élégiaque. Mais il prend ces termes dans un sens particulier, tout différent de leur sens classique et convenu. Par style tragique, il entend le style noble et élevé; par style comique, le style bas ou médiocre, et par style élégiaque, le style bas, à l'exclusion de tout autre.
Dante n'entre dans aucune explication particulière, relativement au style élégiaque et comique: il dit seulement quelques mots du style tragique. Ce style, selon lui, ne convient qu'aux sujets dans lesquels se combinent naturellement la gravité des pensées et la majesté des vers, le choix des mots et l'élégance de la construction. Or, il n'y a que trois sujets où se combinent naturellement toutes ces choses: la bravoure guerrière, l'amour, la vertu. Toute composition, roulant sur l'un de ces trois sujets, se nomme canzone, cantio : c'est le plus élevé de tous les genres de composition poétique , le seul auquel convienne le style tragique. Nul ne peut réussir, en ce genre, s'il n'est doué d'un talent privilégié , s'il ne possède les secrets de l'art, et s'il n'est versé dans les sciences.
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Telles sont les principales idées que Dante a jetées dans le second livre de son traité de Eloquio vulgari. Ces idées sont fort vagues et fort incomplètes; mais cela tient, en partie, à ce que le traité dans lequel elles se rencontrent n'a jamais été terminé : il n'a que deux livres et devait en avoir quatre, dans les deux derniers desquels on ne peut douter que l'auteur n'eût donné des développements curieux de ses opinions. Mais, même dans l'état imparfait où ils nous sont parvenus, ces rudiments d'une poétique dantesque, ne laissent pas d'avoir quelque intérêt, et de fournir quelques données pour apprécier les diverses tendances du génie de l'auteur.
Ce qu'il y a de plus positif et de plus clair, dans ces indices de poétique, se rapporte directement à la poésie provençale. Aussi est-ce parmi les troubadours, que Dante cherche et cite des modèles des divers genres poétiques qu'il établit. Tout ce qu'il dit de la canzone et de sa prééminence sur tous les autres genres de poésie est strictement dans les idées des Provençaux, qui avaient fait, de ce qu'ils nommaient aussi canso, le genre suprême poétique, comme étant celui destiné à exprimer l'amour et à célébrer les vertus chevaleresques.
Ce qu'il y a de particulier et de significatif dans ces rudiments de poétique, que Dante nous a laissés, c'est la subtilité qu'il a mise à les rattacher à la philosophie d'Aristote et à démontrer par là son savoir dans cette philosophie. Quelque chose de plus caractéristique encore, dans cette ébauche de théo-
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rie littéraire, c'est la manière directe et positive dont l'auteur pose la science au nombre des conditions fondamentales de toute poésie vulgaire , ou du moins du genre le plus éminent de cette poésie, c'est-à-dire de la canzone. C'est exactement la théorie dont la Vita nuova nous a offert des applications frappantes, et dont le Convito va maintenant nous présenter d'autres applications non moins frappantes, bien que diverses.
Le Convito de Dante a cela de commun avec la Vita nuova, qu'il est, comme celle-ci, un commentaire de certaines compositions poétiques de l'au- , teur, c'est-à-dire de quatorze canzoni des plus belles qu'il eût faites jusque-là. Seulement la Vita nuova est un commentaire purement ou principalement historique ; le Convito est un commentaire scientifique et philosophique, qui doit par conséquent nous indiquer quelques-uns des rapports que Dante voyait entre la poésie et la science. C'est surtout sous ce point de vue que j'essayerai de le faire connaître.
Il faut d'abord s'assurer des motifs particuliers par lesquels Dante se livra à la composition de cet ouvrage. Il l'entreprit de 1305 à 1306, dans un moment de sa vie assez critique et dans un but très- sérieux. Il y avait déjà au moins trois ans qu'il était exilé, et qu'il faisait la guerre à Florence, dans l'espoir d'y rentrer de vive force. Mais, toutes les tentatives belliqueuses de son parti ayant échoué, c'était par des moyens de douceur et de paix qu'il visait désormais à obtenir son rappel : il voulait
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donner à l'Italie entière une halite idée de son savoir, et se faire par là une renommée très-supérieure à celle qu'il pouvait avoir dès lors comme poëte, et qui, touchant les Florentins eux-mêmes, les obligeât en quelque sorte à être enfin justes pour lui, et à le rappeler de l'exil.
Il y a sur tout cela, dans le Convito, des passages touchants. « J'ai parcouru, dit-il dans un endroit, j'ai parcouru en étranger et presque en mendiant, la plupart des contrées auxquelles s'étend cet idiome (italien), étalant, malgré moi, les plaies de la fortune adverse.... J'ai été, comme un vaisseau sans gouvernail et sans voiles, poussé, par le vent desséchant de la douloureuse pauvreté, dans divers ports, sur divers rivages, à diverses embouchures et à beaucoup d'hommes qui, pour un peu de renom qui leur était peut-être venu de moi, m'avaient imaginé tout autre, je suis apparu rabaissé , non-seulement dans ma personne, mais dans mes ouvrages déjà faits ou à faire.... »—« Il faut donc, ajoute-t-il dans un autre endroit, que rehaussant le style du présent ouvrage, j'en rehausse aussi l'autorité dans l'opinion. Que ce soit là mon excuse pour la profondeur de ce commentaire. »
Nous voilà donc bien avertis, c'est de la science,' et de la science dans toute la force et toute la gra-* vité du mot, que Dante se propose de faire ici, à propos de quelques pièces de poésie déjà faites depuis plus ou moins longtemps. Maintenant, quelles sont ces poésies? Ce sont des chants d'enthousiasme,
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d'amour, de morale chevaleresque, composés les uns pour Béatrix, les autres pour d'autres dames. En quoi et par où des chants pareils peuvent-ils donner lieu à des commentaires scientifiques? Il y a dans le simple énoncé de ce projet quelque chose de paradoxal et d'antipoétique qu'il faut expliquer.
A l'époque où il écrivit son Convito, Dante avait déjà beaucoup étudié la théologie scolastique , principalement dans saint Thomas d'Aquin, dont les ouvrages étaient alors, en Italie, le trésor de cette science. Or, Thomas d'Aquin, se conformant en cela à la doctrine des anciens Pères de l'Église, avait adopté le système du symbole ou de l'allégorie dans l'interprétation de l'Écriture sainte, système d'après lequel un fait, une idée d'un ordre donné pouvait être considéré et pris pour l'expression, pour le signe d'un fait ou d'une idée analogue, mais d'un ordre différent. Dante adopta littéralement de saint Thomas, ce système d'interprétation allégorique : mais, au lieu de la laisser où il devait ou pensait être, dans le domaine de la théologie ou de la philosophie , il la transporta dans les théories de la littérature, et dans l'interprétation de la poésie. Il admit de la sorte que, sous la lettre, sous la signification littérale et directe d'une pièce de poésie, il pouvait ou devait y avoir une signification détournée et cachée, philosophique, religieuse ou morale, et qui pouvait être plus importante que la signification littérale, qui pouvait être le vrai but du poëte. Cela posé, des chants d'amour pouvaient, comme d'au-
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très, être pris pour base d'une interprétation scientifique, pour cadre de spéculations philosophiques plus ou moins subtiles. Reste seulement à savoir à quel prix cela se pouvait, et comment la science et la philosophie devaient se trouver l'une et l'autre d'un rapprochement si capricieux, d'un mélange si factice. Or, c'est là ce que nous apprendra de reste un coup d'œil jeté sur le Convito.
Entre plusieurs passages, dans lesquels Dante explique ses motifs pour prendre allégoriquement quatorze canzoni, jusque-là ses chefs-d'œuvre poétiques, voici quelques-uns des plus remarquables :
«Je me propose, dit-il dans l'un, d'expliquer quatorze canzoni, tant d'amour que de vertu, dans lesquelles il y avait quelque ombre d'obscurité, tellement qu'il existait plusieurs personnes auxquelles elles plaisaient plutôt comme belles que comme bonnes.... » Quelques phrases plus bas, il ajoute :
« Et, comme ma vraie intention, en composant ces chansons, était autre que celle qui y paraît en dehors, je me propose de les expliquer allégoriquement. »
Les motifs suivants sont beaucoup plus remarquables encore, comme plus spéciaux et plus explicites.
« Je suis aussi, dit-il, animé par le désir de manifester le véritable sens de ces canzoni, que nul ne peut pénétrer, si je ne le découvre moi-même.
f< Je veux me soustraire à la honte d'avoir été do-
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miné par une passion aussi forte que doit se le figurer quiconque lit ces canzoni, honte qui cesse dès l'instant où je déclare toute ma pensée, et où je fais voir que la vertu et non la passion a été mon motif déterminant. »
Ainsi donc, à prendre à la lettre ces divers passages du Convito, il serait évident que la principale intention de Dante, en composant ses odes amoureuses , n'aurait pas été de célébrer Béatrix, ou toute autre dame dont il aurait été épris, n'aurait pas été de peindre les joies, les tourments, les extases de son amour. Tout en se représentant comme dominé par l'enthousiasme, par des émotions auxquelles ne suffisent pas les facultés réunies de sa nature, il n'aurait eu réellement d'autre intention, d'autre but que de poser d'avance le thème de divers problèmes de science ou de philosophie dont il devait un jour, quand il en aurait le temps ou le besoin, donner la "i, solution.
Une intention pareille serait à coup sûr, je ne dis pas seulement très-antipoétique, mais très-artificielle, mais très-invraisemblable ; ce sont là autant de raisons pour ne pas l'attribuer facilement à un J poëte, et moins qu'à tout autre poëte, à Dante. Il faut donc, sur ce point, examiner sévèrement le témoignage et les opinions de Dante, et les réduire, l'un et les autres à leur juste valeur, dès l'instant où
il sera reconnu qu'il n'y a pas moyen de les prendre à la lettre.
C'était, comme nous l'avons vu, quatorze can-
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zoni que Dante voulait commenter. Mais il n'eut pas le temps nécessaire pour conduire l'entreprise à bout, et la portion que nous avons de son commentaire ne comprend que trois canzoni.
Avant d'apprécier cet ouvrage, relativement à l'intention particulière dans laquelle Dante semble l'avoir composé, je crois devoir en dire auparavant quelques mots, en le considérant en lui-même et abstraction faite de ses rapports avec les autres productions de l'auteur. J'ai déjà annoncé que le Convito est en prose italienne ; je m'empresse d'ajouter que cette prose est très-remarquable par la précision, la convenance et la gravité. C'est, si je ne m'abuse, la première où l'on sente les vrais caractères, le vrai génie de la langue italienne. Sous ce rapport, elle diffère essentiellement de celle de la Vila nuova, qui est toute conventionnelle, toute poétique.
Indépendamment de ce mérite, d'un style constamment noble, franc et correct, on trouve çà et là, dans le Convito, des morceaux d'une haute éloquence et d'une haute pensée. Tel est, entre autres et par-dessus tous les autres, un morceau où l'auteur, à propos de Rome antique, dont il célèbre magnifiquement la gloire et la grandeur, a jeté les germes de l'idée qu'il a développée un peu plus tard dans son traité de la Monarchie.
Cette idée, c'est que la marche générale de l'espèce humaine est soumise à des lois nécessaires et providentielles où le hasard ni la fortune n'ont aucune part; c'est que l'existence et la puissance de
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Rome étaient dans les desseins éternels de la Providence, que le paganisme romain fut, en quelque sorte, l'annonce, le début du christianisme; que le bon gouvernement du monde et de l'Italie tenaient à l'harmonie des deux puissances, l'une politique, l'autre spirituelle, qui étaient nées et s'étaient développées successivement dans Rome païenne et dans Rome chrétienne.
Enfin, considéré comme monument de la force de tête, de la science et surtout de la capacité spéculative de son auteur, le Convito est de même une production remarquable. Reste à savoir s'il signifie quelque chose, et ce qu'il signifie relativement aux poésies amoureuses de Dante, et comme commentaire de ces pièces. Il suffira, pour cela, de donner une idée de la manière dont Dante a traité, dans ce commentaire, l'une des trois canzoni qui y sont comprises, par exemple la première, commençant par ce vers :
Voi che intendendo, il terzo ciel movete.
Dante explique d'abord le sens littéral de cette pièce qui fait partie de celles comprises dans la Vita nuova; et cette explication est foncièrement la même que celle donnée déjà dans ce dernier ouvrage, à cela près qu'elle est beaucoup plus développée et chargée d'accessoires érudits de tout genre.
Le motif littéral, c'est-à-dire le motif historique, réel, positif de cette pièce, est on ne peut plus naturel et plus clair. Il y avait environ deux ans que
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Béatrix était morte; et Dante, d'abord si profondément affligé de sa perte, s'en était peu à peu consolé, et plus qu'il n'osait se l'avouer à lui-même. Eh effet, il s'était épris d'une nouvelle dame dont la pensée prenait de jour en jour plus d'empire sur lui. Celle de Béatrix n'était pourtant pas effacée de son cœur; elle y luttait encore contre l'idée du nouvel objet et du nouveau culte. Dante composa la pièce citée pour peindre cette espèce de lutte entre deux sentiments contraires; et les données poétiques de l'époque et du genre, une fois admises comme elles doivent l'être, la pièce dont il s'agit répond de tout point, et dans tous ses détails, à l'intention dans laquelle Dante annonce l'avoir composée.
Dans cette partie littérale de son commentaire sur cette pièce, Dante fait un immense étalage de science et d'érudition. Il y dit tout ce qu'il sait d'astronomie, d'astrologie et de théologie. Il cite Aristote, Platon, les astrologues arabes et les Pères de l'Église; il traite, par parenthèse, de l'immortalité de l'âme. Enfin il débite tout ce qu'il imagine avoir le moindre rapport direct ou indirect, éloigné ou prochain, avec les idées, les allusions et termes de la pièce commentée. Mais il n'y a jusqu'ici, dans tout cela, rien qui démente ou contrarie le motif réel, le motif historique de cette même pièce; toute l'érudition, toute la science de Dante restent en dehors de sa poésie, elles n'affectent d'aucune manière son sentiment poétique; elles n'obligent point à supposer qu'en composant la pièce dont il s'agit, Dante eût d'autre
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motif que celui qui résultait de sa situation morale actuelle, de l'espèce de remords qu'il éprouvait de sentir l'idée de Béatrix s'effacer de sa pensée, et céder la place à une nouvelle puissance. On peut trouver du mauvais goût et de la pédanterie à juxtaposer ainsi la science et la poésie ; mais encore une fois, ce n'est point là prétendre les lier véritablement l'une à l'autre, ce n'est point subordonner la seconde à la première, ce n'est point faire du génie poétique une faculté équivoque, complexe, destinée à poser des énigmes ou des problèmes au génie de la science.
Nous allons être un peu plus étonnés et plus embarrassés en passant de la partie littérale du Convito à sa partie allégorique. Et d'abord, que cette partie soit bien celle à laquelle Dante attachait le plus d'importance, c'est de quoi l'on ne peut douter, Dante s'en expliquant lui-même de la manière la plus positive. L'exposition allégorique de ses poésies amoureuses, est celle qu'il qualifie expressément déféra, de la vraie, par une sorte d'opposition à l'interprétation littérale ou purement historique.
Maintenant, d'après cette donnée allégorique, la noble dame qui avait distrait Dante de la pensée de Béatrix, cette dame que Dante avait dépeinte comme tous les poëtes du temps dépeignaient leurs dames, quand ils s'en croyaient aimés, comme compatissante, affable, courtoise, bien apprise, portant l'amour dans les yeux, condamnant à soupirer quiconque osait la regarder; cette dame n'est plus une créature humaine, c'est la philosophie, c'est la fille
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de Dieu, c'est la reine de l'univers, dont notre poëte est devenu si épris, qu'il n'en peut plus détourner son regard. Laissons là pour quelques moments cette nouvelle dame de Dante : nous aurons l'occasion d'y revenir. Il y a, dans les accessoires et la suite de cette étrange allégorisation, quelque chose de plus caractéristique, dont je suis plus pressé de donner une idée.
Le premier vers de la canzone dont il s'agit ici ,
Voi che intendendo, il terzo ciel movete,
s'adresse aux esprits ou aux anges de la planète de Vénus ou de l'Amour; ces esprits ou ces anges sont des êtres classiques dans la croyance poétique de l'époque; et Dante parle d'eux comme d'êtres réels, dans la portion littérale de son commentaire. Il parle de la planète de Vénus : cette planète a été pour lui comme le thème sur lequel il a étalé tout son savoir astronomique, astrologique ou théologique.
Mais dans les règles de l'allégorie, ayant pris le ciel ou, pour mieux dire, les cieux et les planètes pour des substances réelles, il fallait, dans l'interprétation allégorique, trouver d'autres substances dont les premières ne fussent que les figures, que les symboles. Or, ces autres substances, symbolisées ou figurées par les premières, Dante les a trouvées; il ne s'agit que de savoir où et comment.
Pour lui, le ciel, en général, c'est la science en général, la science indivise et abstraite. Les neuf cieux particuliers des anciens, y compris le plus haut
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de tous, le ciel empyrée, sont les diverses branches de la science. Ainsi il y a, entre les sept planètes et les principales branches des sciences, certaines analogies mystérieuses à raison desquelles celles-ci sont représentées et figurées par les premières. Voici l'échelle de cette correspondance :
La lune est la planète symbolique de la grammaire ; Mercure, celle de la dialectique ;
Vénus, celle de la rhétorique;
Le soleil, celle de l'arithmétique ;
Mars, celle de la musique;
Jupiter, celle de la géométrie ;
Saturne, celle de l'astronomie.
Maintenant comme il y a encore au-dessus de ces sept cieux planétaires trois autres cieux : le ciel étoilé, le crystallin et l'empyrée; au-dessus des sept sciences nommées, il y en a trois autres ; ce sont: la physique et la métaphysique réunies, la philosophie morale, et enfin la science des sciences, la théologie.
Ce n'était rien que d'avoir fait ce rapprochement; il fallait le motiver, il fallait en donner une raison philosophique ou scientifique ; c'était là qu'il fallait de la subtilité et de l'imagination, et Dante n'en a certes pas manqué , si du moins c'est bien à lui qu'il faut attribuer toutes ces idées, ou s'il n'a pas fait à quelque autre l'honneur trop grand de les lui emprunter. On en jugera par quelques traits. Voici, par exemple, comment il démontre les analogies en vertu desquelles il a fait de la planète Jupiter le symbole de la géométrie.
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« Jupiter, dit-il, se meut entre deux cieux contraires à son tempérament modéré, c'est-à-dire entre le ciel chaud de Mars et le ciel froid de Saturne. En outre, cette planète est d'un blanc d'argent.
« De même, observe-t-il, la géométrie roule sur deux extrêmes qui lui répugnent également, c'est-à-dire entre le point et le cercle. Le point étant indivisible, et le cercle ne pouvant être carré, sont l'un et l'autre impossibles à mesurer, et par là répugnent à l'objet de la géométrie. Quant à la couleur, celle-ci est blanche aussi, en tant qu'elle exclut toutes les taches de l'erreur. »
Ce court échantillon des allégorisations de Dante sur ses propres poésies, suffit pour donner une idée de l'esprit et du but du Convito. Pour se méprendre sur cet esprit et sur ce but, il faudrait le vouloir, et à qui veut se méprendre, il n'y a rien à objecter.
Il est de toute évidence que Dante, en composant ses poésies amoureuses, ne songeait pas le moins du monde à des rêveries du genre de celles dont je viens de citer un échantillon. Il est évident qu'il n'a pu imaginer ces rêveries qu'après coup, dans le dessein exprès de faire parade de science et d'érudition, de donner un exemple éclatant de la subtilité de son esprit. Enfin, il n'y a pas moyen de supposer un rapport sérieux et continu entre les idées philosophiques ou scientifiques de Dante et les dames célébrées dans ses vers, comme les objets de ses amours ou de ses rêveries poétiques.
Il est vrai, toutefois, que le Convito ne doit pas être
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regardé comme une pure fiction, sans motif et sans ;; objet. L'espèce d'effort que Dante a fait, d'un bout de cet ouvrage à l'autre, pour rallier et subordonner ses inspirations poétiques à son savoir, et mettre ainsi de l'unité dans son intelligence, cet effort est j un témoignage frappant de ce qu'il y avait dans cette haute et forte intelligence d'enthousiasme scientifique \ et de vigueur de spéculation.
Mais il y avait d'un autre côté, dans l'âme de Dante, des passions et des besoins qui ne se laissaient point dominer par la spéculation abstraite; or, c'é- « tait par là que Dante était poëte, et c'était par là que sa poésie échappait aux influences d'une science d'autant plus antipoétique qu'elle était plus bornée.
Elle y céda, il est vrai, quelquefois, et ce fut alors que Dante fit de l'allégorie. Mais il ne faut pas le croire, il ne faut pas prendre sa parole à la lettre, lorsque, donnant un démenti à son propre génie, il
semble présenter toute sa poésie pour une allégorie continue, pour une espèce d'énigme dont la science a seule la clef. Il faut le croire quand il dit de lui- même ce qui est simple et naturel, vraisemblable et vrai ; ce qui résulte évidemment de l'étude et de l'impression de ses poésies en général, et particulièrement de ses poésies amoureuses.
Il y a, dans le XXIVe chant du Purgatoire, un passage très-intéressant à ce sujet, et qui heureusement n'est pas si long que je ne puisse le citer. Dans le cercle du purgatoire où s'expie le péché de la gourmandise, Dante rencontre un Lucquois qu'il avait
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connu vivant, Bonagiunta Urbicciani, un des poètes renommés du temps. Apercevant Dante et le reconnaissant, mais tout étonné de la rencontre, Bonagiunta l'interroge pour s'assurer de la vérité. Ic: viennent quatre ou cinq tercines que je vais traduire
« Dis-moi si je vois vraiment ici celui qui créa h nouvelle poésie, quand il composa : « Dames qui sa. « ve z les choses d'amour. »
« Je lui répondis: Je suis celui qui, lorsque l'amour m'inspire, écoute pour exprimer ce qu'il m( va disant dans l'âme.
« 0 frère! dit-il alors, je vois bien maintenant et qui nous a empêchés, le notaire (sicilien) Fra Guit. tone et moi, d'atteindre au doux et nouveau style d'amour que j'ai entendu de toi.
« Je vois comment ta plume a secondé franchement la dictée de l'amour, ce que n'a certes point fait la nôtre.
« Et, quiconque y regardera si subtilement que ce puisse être, ne trouvera point différence que celle là entre les deux styles. — Et là-dessus, comme satisfait , il se tut. »
Dante, je le répète, a certainement quelquefois fait, dans ses compositions poétiques, autrement qu'il ne dit dans ce passage; mais jamais dans celles de ces compositions qui ont été dignes de lui : c'est surtout en oubliant sa. science, sa philosophie, sa théologie, et même ses théories poétiques, qu'il a été un grand poëte; c'est en peignant les hommes et les choses avec un degré de réalité et d'individualité
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qui repousse énergiquement toute interprétation allégorique.
Ces vaines théories de Dante sur les rapports de la poésie et de la science, s'expliquent aisément par l'esprit de son époque; et s'il est impossible d'en faire totalement abstraction dans l'appréciation des ouvrages de ce grand poëte, du moins ne faut-il pas y attacher une valeur qu'elles ne sauraient avoir pour quiconque regarde au fond des choses, au lieu de s'arrêter à leur surface. Le plus grand mal qu'aient fait les méprises de Dante à cet égard, ç'a été de donner aux pédants qui devaient venir après lui, l'exemple de dénaturer ses plus belles idées poétiques, en les réduisant à des lieux communs d'allégorie et de symbole. La prétention de ramener ceux qui ont suivi ce fâcheux exemple à des vues plus naturelles et plus saines, serait par trop ambitieuse. Mais il y en a une plus modeste, et dont les résultats peuvent avoir encore quelque utilité : c'est de prouver que la poésie de Dante, y compris la Divine Comédie, perd non-seulement toute vie et tout intérêt poétiques, mais toute signification réelle et certaine, à être prise allégoriquement.
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II.
IDÉE DE LA DIVINE COMÉDIE.
J'ai essayé, dans la dernière leçon, de donner une idée des diverses facultés dont se compose le génie de Dante, et de voir comment et jusqu'à quel point l'exercice de ces facultés contraria ou seconda les développements de son imagination poétique. Je devais, dans cette même leçon, parler aussi de ses poésies lyriques; mais l'espace m'a manqué, même pour n'en parler que très-rapidement; et ce n'est pas dans une dernière leçon, destinée à la Divine Comédie, que je puis revenir sur les productions secondaires de Dante. Je ne dirai donc que peu de mots de ses compositions lyriques, et dans la seule intention de montrer le fil historique par lequel elles se rattachent à la Divine Comédie.
Les poésies lyriques de Dante peuvent se diviser en trois classes, à raison du sujet. Quelques-unes sont relatives à des événements de sa vie. Il en est d'autres où l'auteur s'est proposé de démontrer quelque vérité morale alors censée importante et neuve. La plupart sont des poésies amoureuses, composées pour différentes dames, dont il serait intéressant, pour la biographie de Dante, de savoir quelque chose de positif.
Celles de la Vita nuova furent, comme nous l'avons vu dans la dernière leçon, composées pour Béatrix.
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Les autres le furent pour diverses dames dont les commentateurs de Dante, et Dante lui-même, désignent cinq ou six, mais aussi vaguement que possible, et sans en dire autre chose que le nom ou le pays.
Quelques-unes des compositions lyriques de Dante, amoureuses ou autres, sont d'une bizarrerie et d'un mauvais goût qui étonnent. Mais il y a dans la plupart, à travers quelques expressions rudes et obscures, des beautés neuves, souvent touchantes, et plus souvent fortes et hardies. Je ne puis entrer dans le détail ni des unes ni des autres : je me bornerai à une seule observation générale qui ressortira, je crois, de tout examen approfondi des poésies lyriques de Dante : c'est que si Dante n'eût composé que ces poésies, il serait sans doute encore le premier poëte de son époque, mais rien de plus : il ne serait pas le premier de son genre. Cette gloire appartient à Pétrarque.
Et ce jugement n'a rien dont la renommée de Dante puisse souffrir. Le fait est que la poésie italienne du X Ille siècle, cette poésie toute lyrique, expression idéale de l'amour et de la galanterie chevaleresque, imitation d'abord timide et servile, puis de plus en plus libre, de la poésie provençale ; le fait est, dis-je, que cette poésie ne suffisait pas au génie de Dante. Une imagination aussi vaste, aussi forte, aussi hardie, aussi originale que la sienne, devait nécessairement se trouver à l'étroit dans le cadre d'une poésie monotone et pauvre, qui, n'ayant à
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peindre que l'amour, avait été réduite, pour varier un peu ses tableaux, à fausser ses moyens, à se ma- niérer, à recourir à des ornements factices. Ce n'était pas assez pour Dante d'élargir ce cadre, d'y introduire de nouvelles données poétiques, d'y approprier de nouvelles couleurs. Dante avait des impressions, des inspirations, des idées qui échappaient de toutes parts à ce cadre désormais vulgaire : il fallait à son imagination et à sa pensée, pour se développer à l'aise, des espaces libres, des mondes nouveaux ; il lui fallait une poésie nouvelle.
Le thème de cette poésie nouvelle dont il avait besoin, qui devait être la sienne , Dante le chercha et le trouva de bonne heure. De bonne heure il imagina, non certainement pas la Divine Comédie telle que nous l'avons aujourd'hui, mais ce qui à l'aide du travail et du temps, ce qui à force de modifications successives devait être un jour la Divine Comédie.
Un aperçu des premières impressions, des premiers tâtonnements dont cette grande conception poétique fut le résultat gradué ne saurait être étranger à son appréciation; il ne saurait du moins manquer d'intérêt, et c'est sur cet aperçu que roulera principalement cette leçon. Ne pouvant embrasser l'ensemble du sujet, il m'a semblé que ses côtés historiques étaient ceux qu'il y avait le moins d'inconvénient à considérer isolément.
C'était une tradition accréditée du xve siècle que Dante s'était livré fort jeune à la composition de la
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Divine Comédie. Dans cette lettre sur le poëme de l' Enfei-, lettre curieuse, bien que très-probablement supposée, attribuée à un moine de l'ancienne abbaye de Corvo, nommé frère Hilaire, on trouve cette phrase remarquable sur Dante : « Il tenta, avant l'âge de puberté, de dire des choses qui n'avaient jamais été entendues.» Jean-Marie Phillefe, vers le milieu du xve siècle, put trouver encore en Italie quelque faible écho des traditions relatives à Dante ; il dit à cet égard quelque chose de plus précis que le moine de Corvo. Il affirme que Dante commença la Divine Comédie à l'âge de vingt et un ans, c'est-à- dire de 1286 à 1287. Il ne faut pas prendre cette indication à la lettre; mais nous verrons tout à l'heure, par des indices tirés des témoignages de Dante lui-même, qu'elle ne s'écarte pas beaucoup de la vérité.
Si l'on voulait se hasarder à indiquer, dans la vie de Dante, une des époques où l'on concevrait le mieux qu'il lui fût venu à la pensée quelque chose de semblable au projet de la Divine Comédie, on indiquerait sans hésiter l'année 1289, qui fut la vingt-quatrième de son âge. Cette année fut en effet pour Dante une année où son imagination reçut coup sur coup des impressions ineffaçables, qui se transformèrent dès lors en conceptions poétiques, destinées à figurer avec éclat dans le poëme futur.
Ce fut en cette année que Dante combattit pour la première fois à la fameuse bataille de Campaldino, et qu'au milieu des émotions diverses d'une grande
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victoire longtemps douteuse, dut naître en lui la première idée de ce merveilleux morceau du ve chant du Purgatoire, où il raconta depuis la mort de Buon Conte da Montefeltro. Buon Conte était l'un des deux généraux ennemis ; il avait été tué dans la bataille, mais son cadavre, soigneusement cherché parmi les morts, n'y fut point trouvé. Cette disparition, réputée merveilleuse, fut une espèce de mystère sur lequel travaillèrent les imaginations du temps ; Dante se trouva là pour l'expliquer.
Ce fut aussi en 1 289 que se passa à Ravenne l'aventure de Françoise de Rimini, et à Pise celle du comte Ugolino, qui produisirent l'une et l'autre sur Dante des émotions que ne pouvait rendre la poésie molle et usée de l'époque. Enfin la mort de Béatrix, qui suivit de près ces terribles aventures, vint exalter encore en lui le besoin déjà décidé de tenter en poésie quelque chose de noble et de grand.
La forme de vision à laquelle il paraît que s'arrêta d'abord l'imagination de Dante, était peut-être la seule qui lui convînt. C'était la seule qui lui permît de réunir et de combiner, dans un seul et même cadre, la variété infinie de sujets et d'idées qu'il vÓulait y faire entrer. D'un autre côté, cette forme lui était pour ainsi dire donnée; il en avait sous les yeux un type populaire, consacré, qu'il ne s'agissait pour lui que d'agrandir et d'élever à la mesure de son génie.
Les biographes de Dante ont beaucoup disserté sur l'originalité de la fiction fondamentale de la Divine
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Comédie. La plupart se sont figuré le poëte florentin comme le premier poëte moderne qui ait pris, pour sujet d'une composition poétique, un voyage idéal dans les régions du monde surnaturel du christianisme. Il y en a même qui ont donné pour principale preuve de l'originalité poétique de Dante, l'invention de ce sujet. Ceux qui ont avancé de pareilles choses n'avaient certainement aucune notion du moyen âge, ni de la littérature. Autrement ils auraient su que, prise vaguement et dans sa généralité, la fiction sur laquelle repose toute la Divine Comédie, qui en forme le cadre, fut une des idées les plus vulgaires de cette longue période, une de celles qui furent le plus souvent traitées ou remaniées par les poëtes érudits ou populaires qui précédèrent immédiatement les poëtes modernes. Ils auraient su qu'il n'y a probablement pas une seule des nations chrétiennes de l'Europe, chez laquelle il n'existe quelque fiction fondée sur l'idée dont il s'agit, quelque récit plus ou moins merveilleux d'un voyage en Enfer, en Paradis ou en Purgatoire.
Ces voyages fantastiques, ces terribles visions se conçoivent aisément comme résultats naturels de rêves religieux d'hommes fortement préoccupés des idées de l'autre vie. Ces rêves ne furent certainement pas toujours écrits par ceux qui les firent; mais il se trouva toujours des hommes pour les écrire, en les amplifiant, en les embellissant, en y ajoutant les tableaux les plus capables de frapper les imaginations. D'un autre côté, il y eut toujours au moyen
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âge des hommes qui, pour faire des rêves de cette espèce, n'avaient pas besoin de dormir. Il y a tout lieu de croire que les ecclésiastiques, et surtout les chefs des monastères, en firent faire ou en firent eux-mêmes plus d'un dans les circonstances où ils avaient quelque motif particulier d'édifier ou d'effrayer les imaginations auxquelles ils avaient affaire.
La plus ancienne vision de cette espèce qui me soit connue se rapporte à l'an 571, et c'est Grégoire de Tours qui en fait mention dans le IVe livre de son histoire. Il raconte qu'un certain Sunniulfe, d'abord moine et ensuite abbé du monastère de llandan, en Auvergne, personnage qu'il avait, selon toute apparence, connu personnellement, aimait à raconter une vision qu'il avait eue. Il avait été transporté en esprit dans l'enfer, et racontait des choses terribles des supplices des damnés. Grégoire rapporte même quelques traits de sa vision; un entre autres auquel on trouverait, si on le voulait bien, quelque chose d'analogue dans l'Enfer de Dante. Sunniulfe avait vu un fleuve de feu, à l'une des rives duquel accouraient sans relâche des essaims de créatures humaines, qui se précipitaient dans le fleuve brûlant où elles restaient plongées à diverses profondeurs, les unes jusqu'à la ceinture, d'autres jusqu'à l'aisselle, quelques-unes jusqu'au menton.
A dater de cette époque, chaque siècle du moyen âge a ses visions du même genre, les unes écrites, les autres traditionnelles. Je suis loin de les connaître toutes, et je n'ai point ici l'espace nécessaire pour
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parler de celles que je connais : je me bornerai à en signaler rapidement les principales.
La plus ancienne, après celle dont Grégoire de Tours a fait mention, peut se rapporter à l'année 679. C'est celle de saint Baronte ou Barente, dont j'ai eu déjà l'occasion de dire quelques mots. Baronte ou Barente fut un noble personnage gaulois ou italien qui, après avoir mené dans le monde une vie turbulente et dissipée, se fit d'abord ermite aux environs de Pistoie, et puis moine. Sa vision, citée par un auteur du ix, siècle, est passablement détaillée, et présente tous les caractères, tous les motifs de ces sortes de fictions. J'observerai seulement que l'auteur n'est allé qu'en enfer et en paradis. Il ne fait pas mention du purgatoire.
En l'année 824 se place une autre vision semblable, et d'un autre moine : d'un certain Guettin ou Wettin, de l'abbaye d'Augie, en Souabe. Cette vision écrite en prose, sous la dictée du moine qui l'avait eue étant malade, par l'abbé même du monastère, fut quelque temps après traduite en vers latins, par Walafried Strabo, un des versificateurs latins les plus célèbres de l'époque.
Au siècle suivant, je trouve encore des récits merveilleux de voyages dans l'autre monde. Celui d'un moine nommé Roger, et celui d'une jeune fille des environs de Reims qui, d'abord transportée en paradis et bientôt après en enfer, vit et raconta toutes les joies de l'un et toutes les peines de l'autre.
C'est au même genre, à la même intention et à
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la même idée qu'il faut rapporter la fiction fameuse du purgatoire de saint Patrice, en Irlande. Il existe une multitude de rédactions diverses de cette fiction, les unes en vers, les autres en prose; il y en a en français, en allemand et en anglais. On croit généralement que l'original commun de toutes ces imitations fut écrit en latin par un moine de l'abbaye de Sultrey.
Matthieu Paris, qui écrivait son histoire vers le milieu du XIIIe siècle, y a inséré, sous la date de \ 1 52, comme un événement réel, auquel il croyait fermement, le voyage miraculeux dans ce purgatoire de saint Patrice, d'un chevalier gallois nommé Oën.
Ce chevalier, ayant été d'abord un grand pécheur, se convertit à la fin, et obtint le pardon de ses péchés à la condition de visiter, par pénitence, le puits de Saint-Patrice. La tâche exigeait un courage surnaturel; mais le pénitent en avait à la mesure de son besoin : il acheva heureusement le terrible voyage. De retour dans ce monde, il raconta ce qu'il avait vu dans l'autre. Il avait visité non-seulement l'enfer et le purgatoire, mais aussi le paradis terrestre. Quant au vrai paradis, il n'y était point entré; il n'avait été qu'à la porte, qu'il n'avait point osé franchir.
Matthieu Paris avait sans doute, en sa qualité de moine, un goût particulier pour ces tableaux fantastiques de l'autre monde, car, à l'année 1196 de sa chronique, il raconte et décrit une autre vision, qui n'a aucun rapport de détail avec la précédente; cette
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dernière, c'était un moine anglais, nommé Eves- ham, qui l'avait eue, et qui avait visité en esprit l'enfer, le purgatoire et le paradis.
Toutes les visions dont j'ai parlé jusqu'ici furent originairement composées en latin, pour être plus tôt ou plus tard traduites dans les langues vulgaires des divers pays. Je n'en connais qu'une qui ait toutes les apparences d'avoir été écrite en un idiome vulgaire, et ce n'est pas la moins curieuse.
Elle est en provençal, et c'est une espèce d'amplification ou de paraphrase aussi libre et aussi fantastique que possible de la vision de saint Paul qui fut, comme on sait, de son vivant ravi en idée dans le ciel. Dans la vision provençale, saint Paul visite aussi l'enfer. Il le parcourt sous la conduite de l'archange Michel, qui lui montre les divers cantons des régions infernales, et les diverses classes de pécheurs tourmentées chacune d'un genre de peine approprié à son péché. L'auteur n'admettait sans doute pas de purgatoire, puisqu'il n'y fait point aller saint Paul, et ce n'est pas là la seule hérésie de cette singulière fiction, pleine d'ailleurs de fort beaux traits.
Enfin une autre vision du genre des précédentes, et dont la mention semble venir plus naturellement encore à propos de la Divine Comédie, c'est celle du frère Albéric, moine du Mont-Cassin, qui fut écrite plusieurs fois, par divers rédacteurs, dans la première moitié du XIIe siècle. Ayant eu déjà mainte occasion de parler de cette vision, longtemps igno-
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rée, mais aujourd'hui très-connue en Italie, je me tiens pour dispensé d'en parler ici longuement.
Je me contenterai de citer un passage de la préface de l'un des rédacteurs. Voici en quels termes ce rédacteur cherche à concilier la croyance des lecteurs aux choses merveilleuses qu'il a été chargé de raconter :
« Ce que nous racontons, dit-il, n'est ni incroyable ni nouveau : cette chose que Dieu a voulu manifester miraculeusement de nos jours, est une chose déjà très-connue par les fréquentes relations et par les exemples des saints Pères. »
Ce passage semble faire allusion à beaucoup de visions semblables à celle d"Albéric ; c'est un indice de plus de la grande popularité de ces sortes de visions au moyen âge.
Et puisque j'ai déjà indiqué tant de preuves de cette popularité, ce ne sera pas un grand mal que j'en indique une de plus, qui a cela de singulier, qu'elle se rapporte à l'année même que Dante prit pour date de sa vision, et se rattache à une aventure bizarre qui dut faire grand bruit en Italie.
En 1300, un moine de Modène, nommé Nicolas de Guidonis , perdit subitement toute connaissance, et ne donna plus aucun signe de vie. On fit tout ce qu'il fallait, et on le garda tout le temps convenable pour s'assurer qu'il était bien mort ; au bout de ce temps, il n'y avait plus qu'à l'enterrer.
Quatre frères le portaient gravement en terre, dans ses habits de moine, étendu et découvert dans sa bière. Après eux venaient d'autres frères qui priaient
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et chantaient. Le cortége approchait de la fosse, lorsque frère Nicolas se lève tout d'un coup sur son séant, et étend les bras comme un homme ahuri et gêné qui tâtonne pour savoir où il est et cherche à se mettre à l'aise. Dans ce mouvement tout machinal, une de ses mains tombe sur la tête de l'un des quatre porteurs , et enlève le capuchon qui la couvre. Le pauvre moine ne s'attendait pas à être décoiffé par un mort. Il tombe mort à son tour, et roide mort, de manière à n'en pas revenir
Quant à frère Nicolas, il revenait de l'autre monde où il avait vu de grandes merveilles, qu'il raconta, et dont l'étrange aventure de sa résurrection semblait n'être que la conclusion non moins merveilleuse.
Il est assez évident par tout ce que je viens de dire, que Dante n'eut aucuns frais d'imagination à faire pour inventer le cadre, la donnée première de la Divine Comédie. Mais cette donnée ,'par elle-même, n'était rien : c'était à lui à la faire ce qu'il voulait qu'elle fût; c'était à lui, à lui donner de la grandeur, de l'originalité, à y imprimer le sceau de son génie. Or, c'est là ce qu'il a fait avec une puissance et une liberté d'imagination dont il serait plus facile de trouver l'excès que le défaut. On s'est beaucoup occupé des petites ressemblances de détail qu'il pouvait y avoir entre la Divine Comédie et les visions qui l'avaient précédée. Ces ressemblances existent peut-être ; mais je doute beaucoup qu'elles vaillent la peine d'être découvertes. Elles ne portent jamais ou presque jamais sur le fond des idées, des senti-
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ments et des choses; elles tiennent presque uniquement à des traits isolés de diction, que Dante adoptait non par besoin, mais en témoignage d'admiration et de respect pour ceux qui les lui fournissaient.
J'ai dit tout à l'heure un mot de la convenance qu'il y avait entre les idées poétiques de Dante et la forme de vision sous laquelle il les a rapprochées et développées. Cette convenance est telle, si directe, si intime, que je me laisserais volontiers aller à croire que, si Dante n'eût pas trouvé cette idée de voyages imaginaires dans le monde invisible de la foi, déjà populaire de son temps, il aurait été le premier à la mettre en œuvre, et à peindre l'enfer, le purgatoire et le paradis : il y avait, dans son imagination, de quoi peupler chacun de ces mondes ; il avait, pour chacun, des souvenirs, des impressions et des idées. Le côté austère, sauvage, bizarre et sombre de son génie, celui qui trouvait aisément pour l'enfer une figure, des supplices et des hommes de sa connaissance, en est le côté le plus connu, on pourrait même dire le seul bien connu.
Ce n'en est cependant peut-être pas le plus saillant , ni le plus caractéristique : dans cette même imagination , parfois si recherchée dans le terrible, il y avait une admirable faculté de saisir et de peindre les côtés doux, paisibles et gracieux de la nature; les émotions de l'âme tendres, bienveillantes et naïves. C'est cette faculté qui a trouvé sa place et domine dans les belles parties du purgatoire.
Quant au goût passionné de Dante pour les spécu-
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lations abstraites ou sublimes, quant à son savoir théologique et aux tendances mystiques de sa pensée, tout cela trouvait largement à s'exercer dans les tableaux d'un paradis chrétien, dans des représentations hardies, pour ne rien dire de plus, de la béatitude des saints et des gloires de Dieu.
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III.
UNITÉ RELIGIEUSE DE L'ENFER.
A l'époque de Dante, l'étude des mythologies des divers peuples du monde était une étude plutôt nulle que peu avancée; et, sur ce point, le poëte florentin n'en savait pas plus que le commun de ses contemporains. Il ne connaissait que la mythologie du paganisme classique, je veux dire, celle des Romains et des Grecs. Il n'avait même de cette dernière qu'une connaissance implicite et indirecte : il n'avait pu l'étudier que dans les écrivains romains qui l'avaient adoptée et introduite dans la leur, de manière à la doubler, pour ainsi dire.
Cette mythologie gréco-romaine était donc la seule dont les réminiscences pussent gêner ou seconder les inspirations de Dante, dans la composition de son Enfer; et ce sont, en effet, les seules dont on trouve des traces dans cette composition. Mais ces traces y sont fréquentes ; elles forment un de ses éléments poétiques ; et il faut savoir les apprécier pour ne pas courir le risque de se méprendre sur le sentiment de l'auteur et sur le caractère de l'ouvrage.
A peine y a-t-il un seul chant de l'Enfer où Dante n'ait fait quelque allusion plus ou moins expresse, plus ou moins développée aux fables païennes des Grecs et des Romains; et il ne sera pas superflu ici de nous rappeler quelques-unes des ces allusions,
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et de constater la première impression qui en résuite.
Ainsi, par exemple, Dante nous introduit en enfer par une porte sur laquelle on lit une inscription terrible et sublime, et sublime dans un sens tout chrétien : une telle inscription pourrait être donnée et prise pour un résumé de la théologie du christianisme. Mais aussitôt après avoir franchi cette porte, on arrive aux bords d'un fleuve sur lequel un infatigable nocher passe éternellement, dans sa barque, les âmes des pécheurs. Ce fleuve, le poëte le nomme l'Achéron, et ce vieux nocher qui le passe et repasse sans cesse, c'est Charon. Or, ces deux noms également fameux, également caractéristiques, nous rappellent aussitôt et de toute nécessité, une des fictions les plus populaires de la mythologie classique.
L'Achéron de Dante traversé, on arrive à l'entrée du premier cercle de l'enfer. Là est assis un juge suprême, le juge qui doit examiner chaque pécheur, et décider dans lequel des cercles de l'enfer il doit passer son éternité. Or, ce juge suprême, Dante l'a nommé Minos, et personne ne peut douter qu'il n'ait eu en vue ce vieux législateur de la Crète, ce Minos dont le paganisme fit un des juges de son enfer.
Pour gardien du troisième cercle, notre poëte a imaginé un chien monstrueux auquel il donne trois têtes et le nom de Cerbère. Comment ne serait-on pas persuadé qu'une telle fiction a été immédiatement inspirée par la fiction du Cerbère de l'enfer grec?
Le quatrième cercle, des avares et des prodigues,
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a de même un gardien , et ce gardien est de même une déité d'invention grecque, c'est Plutus, le dieu de la richesse.
Si nous descendons encore plus bas dans l'Enfer de Dante, nous continuons à y rencontrer des figures, des symboles de la mythologie grecque. Dans le sixième cercle, habitent les trois Furies encore armées de la Gorgone. Au septième, viennent les Harpies et les Centaures. Au huitième, Géryon, le monstre aux trois corps, persécuteur d'Hercule.
Je rie pousserai pas plus loin ce rapprochement des fictions de l'Enfer de Dante avec celles du paganisme gréco-romain : en voilà assez pour constater qu'il y a dans ces réminiscences païennes du poète florentin, quelque chose de réfléchi, de systématique. Elles sont trop expresses, trop fréquentes, pour être regardées comme des coïncidences fortuites de noms, d'images et d'idées.
Mais, plus on les regarde comme la suite et le résultat d'un dessein formel, et plus on a de motifs de s'en étonner et d'embarras à les expliquer.
A juger de ces traits du paganisme, dans un sujet éminemment chrétien, d'après des idées rigoureuses d'art et de convenance poétiques, on ne saurait guère les approuver; il est difficile au moins de n'en être pas un peu surpris ; de n'en pas recevoir une impression équivoque, plutôt qu'agréable. On est tenté de trouver pour le moins frivole, ce mélange d'idées disparates et d'images empruntées à des systèmes de croyances si opposées. En se livrant à ces premières
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impressions, on irait peut-être jusqu'à se persuader qu'un tel mélange détruit radicalement, et dans son principe même, la seule espèce d'unité dont la Divine Comédie était susceptible, et qu'il est impossible de n'y pas chercher, de n'y pas désirer.
En effet, le tableau de ce monde surnaturel, où Dante a voulu nous transporter, se compose d'une multitude infinie de tableaux partiels, dont l'auteur a choisi librement le sujet à toutes les distances d'espace et de temps données par l'histoire de l'humanité. Ces tableaux sont parfaitement distincts, complétement isolés entre eux. La fantaisie du poète est, pour nous, l'unique lien qui ait pu les rapprocher et les tenir ensemble. C'est son sentiment poétique seul qui nous réfléchit, coordonnés en un seul faisceau, tous ces détails qui n'ont entre eux aucun rapport nécessaire, et leur donne ainsi à tous au moins une unité lyrique ou subjective.
Maintenant pour que nous puissions sympathiser avec ce sentiment poétique de Dante qui domine dans son poëme, et qui en fait l'unité, il faut que nous puissions aisément le croire un sentiment sérieux et profond , c'est-à-dire, éminemment religieux et chrétien. Ce n'est qu'à cette condition qu'il peut produire son effet sur notre imagination, et que nous pouvons voir dans la Divine Comédie l'expression de l'époque de son auteur, époque austère, énergique et chrétienne, dans les sens les plus graves du terme.
Or, n'éprouve-t-on pas quelque difficulté à prendre au sérieux un sentiment, une imagination, qui
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ont l'air de se complaire à ces souvenirs de l'ancien paganisme, de les chercher gratuitement, ou ce qui est peut-être encore pire, de les tenir pour des ornements convenables ou nécessaires?
S'il ne s'agissait ici que de résoudre une question abstraite de littérature, d'après des principes absolus d'aesthétique et de goût, il n'y aurait pas, ce me semble, de quoi être fort embarrassé. On hésiterait peu, sans doute, à condamner ce mélange d'éléments disparates. On oserait blâmer ce rapprochement continu et, en apparence intime, de réminiscences païennes et de doctrines chrétiennes, qui semble faire un des caractères de l' Enfer de Dante. On déclarerait nettement l'unité du poëme, sinon détruite, au moins lésée par ce mélange.
Mais ce jugement, même en le supposant vrai, n'aurait pas beaucoup d'importance : ce ne serait que l'application immédiate et facile d'un principe de goût et de logique, insignifiant à force d'être général. La véritable question à résoudre ici n'est pas une question de poétique; c'est, à proprement parler, une question historique, une question toute spéciale, plus intéressante, mais aussi plus difficile que la précédente. Il s'agit de comprendre comment un génie, de la gravité et de la religiosité de celui de Dante, a pu être amené, dans la composition de son Enfer, à mêler, à fondre ensemble tant de symboles empruntés au paganisme gréco-romain, avec les idées chrétiennes. Il y a indubitablement dans ce fait quelque chose de particulier et d'exceptionnel, qui
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demande à être expliqué, qui a du moins besoin de l'être, que cela se puisse ou non.
Que penser du sentiment poétique dans lequel un tel mélange a pu naturellement avoir lieu? Faut-il dire que Dante n'a point traité sérieusement son sujet, et que ses croyances religieuses n'y sont entrées pour rien? Faut-il croire que son unique but, en composant la Divine Comédie, a été de chercher un cadre dans lequel son imagination poétique pût jouer à l'aise, sans s'astreindre aux exigences et aux convenances austères de la piété et de la foi chrétiennes ? '
Doit-on admettre, enfin, qu'écrivant au commencement du xive siècle, siècle sérieux et croyant, Dante a fait exactement, comme tant de poëtes académiciens des époques subséquentes, qui, trouvant les doctrines et les croyances chrétiennes peu poétiques en elles-mêmes, et voulant à toute force faire de la poésie à leur idée, s'en firent une en effet, mais une capricieuse, mais factice, où ils introduisirent sérieusement les créations et les images du paganisme classique ?
Ce ne seraient pas là des assertions faciles à prouver. Plus on étudie la Divine Comédie dans ses motifs et dans son ensemble, et plus on reste convaincu que Dante a eu l'intention expresse d'étaler, dans son poëme, tout ce qu'il avait de savoir théologique.
Dante, quoi qu'en aient dit des rêveurs d'une ignorance et d'une légèreté révoltantes, était véritablement chrétien, croyant orthodoxe et de bonne foi,
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se piquant de l'être et de le paraître. Il est évident qu'il a cherché et trouvé, dans maints passages de son poëme, l'occasion de rendre un hommage solennel à ces doctrines qu'il avait étudiées, et à cette foi qui était la sienne.
Une autre chose est certaine : c'est que Dante n'était pas un bel esprit blasé, réduit, pour faire de la poésie, à tourmenter, à torturer dans ses lllonuments la poésie morte du paganisme. C'était un génie naïf, naturellement poétique, portant en lui- même la source de ses inspirations, assailli à chaque instant d'émotions, d'impressions, qu'il avait la puissance comme le besoin de rendre.
En somme, il est impossible de ne pas regarder le poëme de Dante comme l'expression sérieuse de ce qu'il y avait de plus profond et de plus vivace dans l'âme de son auteur : il ne s'y trouve rien que l'on puisse avec raison qualifier de pur caprice, de simple jeu d'imagination, pas même ces réminiscences païennes dont il s'agit ici. Il est, je crois, facile de montrer qu'en cherchant ou en acceptant ces réminiscences, le sentiment religieux de Dante les a modifiées de manière à se les approprier en quelque sorte, et à les mettre en harmonie avec lui.
L'Italie, du temps de Dante, n'avait pas complètement rompu avec l'Italie romaine ; les souvenirs et les traditions de celle-ci conservaient encore, pour la première, non-seulement une autorité réelle, mais une sorte de vie. Cette influence de l'antiquité classique sur le moyen âge italien était surtout sensible
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dans tout ce qui avait rapport à la culture littéraire et au savoir. Le latin était resté la langue de la littérature relevée, on ne croyait pas les nouveaux idiomes , dérivés de cette langue, susceptibles d'être appliqués à un sujet noble ou sévère. On les tenait tout au plus bons pour célébrer les sentiments que l'envie de plaire avait développés dans la société. Pour dire quelque chose qui méritât d'être réputé une véritable œuvre littéraire, il fallait recourir au latin; et c'était, en effet, ce que faisaient à l'envi les hommes les plus cultivés.
Ces opinions n'eurent certainement pas, sur Dante, les mêmes effets que sur le commun des érudits de son époque. Toutefois il les eut; elles entrèrent dans ses théories, et eurent une certaine influence sur son imagination et sur ses idées. Plein d'enthousiasme pour l'ancienne poésie, il l'étudiait sans s'inquiéter beaucoup d'y distinguer le fond de la forme, ni le génie des poëtes païens de celui du paganisme. Il cherchait à concevoir cette poésie dans son sens et son ensemble primitifs ; il se transportait de son mieux aux époques où elle avait vécu, où elle avait eu toute saTéalité. Dante s'était ainsi formé, hors de ses croyances et de ses habitudes italiennes, une croyance et un goût antiques de paganisme. Enfin, il y avait, et cela peut-être à son insu, dans son imagination , un côté païen, par lequel elle était en contradiction avec elle-même, en tant que chrétienne et principalement développée sous les influences du moyen âge.
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Il était donc difficile pour Dante, construisant de toute pièce, créant en toute liberté un enfer poétique, de n'y pas faire entrer, pour quelque chose, ces éléments de mythologie païenne, employés jadis avec tant de grâce et d'effet par cette même poésie classique qui, à tort ou à raison, était pour lui l'essence même, le type de toute poésie. C'était une tentation continue à laquelle il était impossible qu'il ne cédât pas fréquemment. Mais, ce n'est là que la moitié du phénomène que je voudrais constater.
A chacune de ces tentations, de ces réminiscences païennes qui venaient assaillir Dante, s'élevait aussitôt, dans l'imagination du poëte florentin , une lutte dont les résultats sont aussi évidents que curieux. Son sentiment religieux, sa foi chrétienne, son savoir théologique, se réveillaient soudainement de l'espèce de distraction où ils avaient été un moment, et durant laquelle étaient intervenues les idées païennes. Ils se réveillaient ordinairement trop tard pour chasser ces idées de l'imagination où elles avaient déjà pris place ; mais ils pouvaient du moins réagir contre elles, les modifier, se les assimiler de quelque façon, déguiser leur origine païenne, et leur donner une teinte de christianisme.
C'est là, sommairement et en réalité, toute l'histoire du mélange de paganisme et de christianisme que l'on observe et dont il est impossible de n'être pas plus ou moins frappé, dans l'Enfer de Dante. Je l'ai déjà dit, les réminiscences de la mythologie gréco-romaine y sont fréquentes ; mais à peine en
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est-il quelqu'une qui, en traversant la pensée du poëte, n'y ait subi une métamorphose, n'y ait pris une autre couleur, un autre caractère, quelque chose de plus ou moins analogue aux croyances chrétiennes.
Quelques rapprochements feront mieux comprendre ces assertions ; et comme il n'y a aucun doute que ce ne soit principalement de Virgile que Dante a tiré les traits de merveilleux païen , dont il a cru pouvoir orner son poëme, c'est surtout avec Virgile que je le comparerai, pour voir sous quelles formes et jusqu'à quel point il reproduit ces idées mythologiques auxquelles il a l'air de se complaire si fort.
Ainsi, pour prendre de ces idées celles qui se présentent les premières, j'en prends deux qui sont indivisiblement liées l'une à l'autre : celles de l'Achéron et de Charon. Il ne faut pas y regarder de bien près pour s'assurer que , sauf les noms, il n'y a presque rien de commun entre la fable grecque et la fiction dantesque.
Dans la mythologie grecque, l'Achéron est un fleuve réel, qui naît et coule d'abord sur la terre. L'Achéron de Dante est un fleuve mystérieux, imaginaire , ayant sa source dans des cavités inconnues du mont Ida, et découlant de la figure colossale et bigarrée d'un vieillard, symbole du temps et des divers âges du monde. Les deux fictions sont totalement différentes, et dans celle du poëte italien, tout est de l'invention du poëte, si ce n'est le mot
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d'Achéron qui, déplacé, je dirai presque égaré de la sorte, n'a plus rien de mythologique, ou du moins ne peut plus être censé appartenir à une mythologie convenue et déterminée.
Le Charon de l'enfer de Dante n'est pas non plus, à proprement parler, une copie du Charon païen. Celui- ci est un dieu, un vrai dieu , bien que d'un ordre inférieur, et participe plus ou moins des attributs généraux des divinités païennes. Le Charon de Dante est un démon, un diable, un des esprits tombés du ciel avec Lucifer, et devenus les instruments de la justice divine dans les enfers.
Un trait de plus dans le rapprochement des deux fables nous fera mieux sentir encore le différent esprit dans lequel chacun des deux poëtes a conçu la sienne.
Il ont tous les deux représenté les âmes errantes sur la rive extérieure de l'Achéron, comme se pressant, se foulant, pour se jeter dans la barque de Charon, tant elles sont avides de passer le fleuve ! — Dans Virgile, rien de plus simple ni de plus naturel que cet empressement : la plupart des ombres, ayant dans leur enfer la chance d'une condition plus heureuse et plus paisible que celle d'errer et de se fouler sans relâche le long du triste fleuve.
Dans l'Enfer de Dante, il en est tout autrement : il n'y a sur les bords de l'Achéron que des ombres destinées à des supplices éternels, et il ne semble pas qu'elles doivent être si pressées de franchir le fleuve, unique barrière qui les sépare encore de ces
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supplices. Mais cette hâte étrange, Dante l'a motivée, et l'a motivée par un trait sublime, par un trait qui ne se serait probablement pas présenté à une imagination païenne, eût-elle été d'ailleurs égale ou semblable en tout à celle de Dante. Ce trait se trouve au troisième chant, dans un des passages que je vais traduire aussi fidèlement que je puis.
Il faut se souvenir que Dante et Virgile sont arrivés tous les deux au bord de l'Achéron ; et que le premier, frappé de l'innombrable multitude des âmes qu'il y rencontre, demande à son guide ce que c'est que cette foule.
«Mon fils, répond le guide courtois, ceux qui meurent dans la colère de Dieu, se rassemblent tous ici, de toute contrée, et tous sont pressés de passer le fleuve; car la divine justice les aiguillonne tellement, que leur épouvante se convertit en désir. »
Encore une fois, il y a, dans ce trait, quelque chose de mystique, d'élevé, d'austère, et en cela du moins, de chrétien, que Dante a trouvé à temps et à propos, pour marquer du sceau de sa croyance et de son époque, l'image empruntée à la mythologie païenne.
Le Cerbère de l'enfer dantesque ne ressemble guère non plus à celui de Virgile, ni des anciens poëtes grecs; nul de ces poëtes ne le reconnaîtrait à la description que Dante en a donnée : il en a fait un grand ver (grau verme), un grand dragon, un monstre apocalyptique ou biblique, plutôt que païen à la manière grecque ou romaine.
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Ce n'est pas toujours par des accessoires tenant à des idées relevées de morale, que Dante modifie les figures qu'il emprunte au paganisme; il se contente parfois pour cela d'un procédé plus facile et plus vulgaire. Ayant l'air de regarder la laideur et la difformité physiques comme une sorte de symbole ou de complément de la laideur morale, il s'est borné à peindre ou à se figurer comme hideux , les êtres qu'il emprunte à la mythologie païenne, et que cette mythologie avait faits ou supposait beaux.
C'est ce qu'il a fait, par exemple, avec le dieu des richesses, avec Plutus, qu'il a donné pour gardien au cercle des prodigues et des avares. Il lui donne pour voix une espèce de gloussement, et pour langage, des paroles destinées à épouvanter par leur son seul ceux qui les entendent. Il le traite de loup maudit, de bête féroce; il ne lui laisse pas un trait auquel on puisse soupçonner en lui un symbole grec de la richesse.
Enfin, Dante s'y prend parfois plus simplement encore, pour dérouter quiconque chercherait des êtres mythologiques païens dans ceux de ses personnages qui en portent le nom. Il les affuble des attributs les plus disgracieux sous lesquels l'imagination vulgaire se représente d'ordinaire les diables et les démons ; il les affuble de cornes et de queues. C'est une manière comme une autre de dépaganiser les personnages à noms païens; et l'étonnante vigueur d'imagination avec laquelle il fait quelquefois usage de ce moyen, permet à peine de le trouver étrange,
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elle ne permet pas de le trouver vulgaire. Cette observation s'applique surtout à la figure de Minos, de ce juge suprême des damnés, assis à l'entrée des enfers. On ne peut guère, il est vrai, au nom de Minos donné à ce juge, ne pas se rappeler ce vieux Minos de Crète dont la mythologie païenne avait fait aussi un juge des morts. Mais ce premier rapprochement, ce premier souvenir s'arrêtent étonnés et déconcertés de la suite. Le Minos de Dante est en tout et de tout point une figure dantesque. C'est un démon d'humeur chagrine, d'un aspect terrible, qui grince éternellement des dents, armé d'une longue queue pouvant faire neuf fois le tour de son corps, et qui lui tient lieu de parole, car c'est par le nombre des tours de cette queue qu'il marque le cercle de l'enfer où chaque pécheur doit être plongé.
Il serait facile de varier ces rapprochements : je crois en avoir dit assez pour prouver ce que je voulais prouver, pour marquer que les emprunts de Dante à la mythologie se réduisent à de purs emprunts de noms; que les formes de ces idées primitivement attachées à ceg noms, ont été par lui altérées et modifiées d'une manière qui les rend méconnaissables, et altérées dans un sens qui atteste des influences, des croyances, des intentions chrétiennes.
Peut-être Dante a-t-il manqué, en faisant tout cela, à certaines convenances d'imagination , à certaines lois de goût et de vraisemblance poétiques; c'est une question de peu d'importance, et que je ne
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veux point examiner ici. Mais peut-être aussi la réaction instinctive, constante et certaine de son sentiment religieux contre les éléments classiques de son sentiment poétique, peut-être cette impossibilité d'être simplement et franchement païen, lorsqu'il était tenté de l'être, prouvent-elles mieux la force et l'autorité de ses croyances chrétiennes, que ne l'aurait pu faire l'absence paisible et absolue de toute réminiscence mythologique.
En définitive et en observant de plus près le sentiment religieux de Dante, on y trouve le sérieux, la profondeur et l'énergie dont dépendait l'unité réelle de son poëme, cette unité qui était, pour nous, l'indispensable condition à laquelle nous pouvions sympathiser avec les idées, les fictions, les intentions et même les écarts accidentels du poëte.
Que pour garder cette unité le poëte s'y soit pris d'une manière bizarre, complexe, recherchée, cela se peut. Mais cela n'a rien d'étrange de la part d'un génie tel que Dante, pris en Italie, à l'époque du xine siècle, époque qui a des passions, des mœurs, des institutions, une civilisation à elle, et est cependant soumise encore, dans ses développements intellectuels, aux influences de l'ancienne civilisation.
Si donc Dante a emprunté quelques détails à la poésie classique du paganisme, il a fait, peut-on dire, à ces détails, toute la violence nécessaire, pour ne point compromettre ses convictions chrétiennes ; pour rester ce qu'il voulait et devait être au fond, le
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poëte de son temps et de son pays. Et ce n'est pas là tout ce qu'il a fait dans cette intention : j'essayerai de pousser un peu plus loin les aperçus que je viens d'entr'ouvrir.
J'ai avancé tout à l'heure une assertion sur laquelle j'ai besoin de revenir ici d'une manière plus expresse. Il s'agit de l'importance qu'eut, pour Dante, l'étude de Virgile. Cette importance fut en effet très-grande. Autant que le poëte florentin pouvait être d'une école, le grand poëme de Virgile fut la sienne; ce fut dans ce poëme qu'il trouva, non- seulement son idéal de la poésie, mais une source abondante de savoir. Ce fut là surtout qu'il puisa ses notions, ses réminiscences de l'ancienne mythologie; ce fut dans les formes virgiliennes qu'il connut les êtres, les créations de cette mythologie qui avait été aussi une croyance et le sujet .d'un culte. Virgile avait consacré le VIe livre de son Énéide à la description d'un enfer païen, d'après les fictions des Grecs et des Romains, combinées et confondues, et élevées ensemble au plus haut degré de moralité dont elles fussent susceptibles. Nul doute que Dante n'eût étudié soigneusement cet enfer païen, décrit ou créé par Virgile; nul doute qu'il n'y eût puisé la plupart de ces accessoires mythologiques dont j'ai parlé et qu'il avait cru pouvoir transporter dans le sien. Mais, cela constaté et convenu, il n'en est que plus curieux d'observer d'un peu près et avec un certain détail comment, dans la conception générale de son poëme, il a traité le paganisme de Virgile.
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Pour Dante, poëte croyant, chrétien et orthodoxe, il ne pouvait y avoir qu'un enfer, tout comme il n'y avait qu'une vraie religion, qu'une vraie croyance et un vrai Dieu. Admettre , dans un passé quelconque, l'existence, la réalité, même accidentelle et momentanée , d'un enfer païen, c'eût été admettre par le fait, la vérité du paganisme comme religion et comme culte.
Il y avait donc pour Dante voulant créer et visiter un enfer chrétien, témérité extrême, sinon complète impossibilité, à prendre pour son guide, son patron et son docteur dans cet enfer, Virgile, c'est-à-dire non-seulement un poëte païen, mais un poëte ayant décrit avec solennité et avec toutes les apparences requises de foi, un enfer païen. C'était mettre ce poëte en contradiction formelle avec lui-même, c'était tomber dans [une invraisemblance, non pas simplement historique, ce n'eût rien été; mais dans une invraisemblance poétique et logique. Il y avait là un nœud impossible à dénouer, et qu'il fallait trancher. Dante l'a tranché d'une manière singulière, à laquelle pourtant personne, que je sache, n'a fait expressément attention.
Quelle idée le poëte florentin s'était faite de la difficulté que je viens d'exprimer, quel sentiment il en avait, par quel suite de raisonnements et d'impressions il en a cherché la solution, qui pourrait le dire, et qui s'aviserait de le deviner? Une seule chose est certaine, c'est que la difficulté dont il s'agit, Dante l'a sentie, et qu'il l'a résolue par une
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fiction, par une hypothèse qui bien qu'obligée n'en paraît pas moins étrangement hardie.
Il fait une abstraction complète et absolue de l'enfer païen décrit par Virgile au sixième livre de l' Enéide : il le suppose anéanti, ou pour mieux dire, n'ayant jamais existé dans l'imagination de son auteur. Dans la fiction du poëte florentin, ce n'est pas un enfer mythologique et impossible que le chantre d'Énée a décrit de son vivant, et dans lequel il est descendu à sa mort. L'enfer que Virgile connaît, qu'il habite, dont il a tracé le tableau , et qu'il a pu expliquer à Dante, c'est l'enfer chrétien, l'enfer de la vraie croyance, celui que Dieu créa, avant de créer l'homme, et sur la porte duquel fut gravée la terrible inscription : Vous qui entrez , laissez toute espérance ! Tout païen, tout Virgile qu'il est, Virgile n'a jamais vu ni décrit d'autre enfer que celui-là. Telle est, dans toute la rigueur de la logique et du fait, l'hypothèse radicale sur laquelle pose tout l'édifice de la Divine Comédie.
Du reste, une telle hypothèse était trop arbitraire ; elle tenait à des motifs trop individuels, pour que Dante se hasardât à l'énoncer d'une manière directe et formelle, pour qu'il s'avisât d'en donner la moindre raison. C'eût été de sa part une maladresse grossière et gratuite. Il lui suffisait de la jeter au fond de son poëme, comme un antécédent mystérieux et convenu, qu'il n'a pas besoin de préciser, et auquel il a l'air de croire trop pour songer à l'examiner. Il est curieux d'observer les passages de
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l'Enfer, dont cette supposition ou fiction ressort pleinement, quoique d'une manière toujours plus ou moins implicite. Celui du second chant est un des plus remarquables.
Dante, suivant les traces de Virgile, a déjà cheminé quelque temps, hors de la forêt où il s'était perdu ; il approche des régions infernales ; il est sur le point d'y pénétrer. Mais, la frayeur et les doutes le reprenant tout à coup, il s'arrête pour délibérer de nouveau avec lui-même et avec son guide. Il se rappelle, en ce moment critique, que ce même voyage qu'il n'ose entreprendre, a pourtaut déjà été fait deux fois avant lui, par deux simples mortels. Il réfléchit que, dans cet enfer, précisément ce même enfer où Virgile veut bien lui servir de guide, sont déjà descendus, qui donc? Énée et saint Paul.
Tel est le double fait, tel est le rapprochement jeté par Dante, comme par incident et par occasion, à l'entrée de son poëme, avec un air d'aisance et de foi si frappant, que l'on reste dans un doute singulier. On se demande si ce rapprochement bizarre n'est pas plutôt, pour le poëte, une vérité à laquelle il croit, qu'un simple artifice de poésie qu'il met en avant pour le besoin qu'il en a.
D'après ce premier trait, il n'y a plus à s'étonner de ceux qui le suivent, et n'en sont que la confirmation , ou que des détours d'autant plus adroits qu'ils sont plus fugitifs et plus imprévus. Il n'y a plus surtout à s'étonner de la manière dont le Virgile de Dante parle de l'enfer, quand il en dit des
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choses qui se rapportent à un temps antérieur à celui de la descente de l'exilé florentin. —Il semble que ce bon Virgile ait été baptisé dans l'Achéron ; et s'il ne parle pas à dessein pour montrer qu'il ne sait rien. et n'a jamais rien su de cet enfer si magnifiquement décrit au VIe livre de l'Énéide, ce qu'il dit entraîne du moins inévitablement cette conséquence.
Et en effet, ce n'est pas aux champs Élysées du Virgile païen que son ombre est descendue, quand il est mort; c'est dans ce limbe où, selon les croyances chrétiennes, furent recueillies les âmes des justes morts avant le christianisme. — Il a été là témoin de la descente de Jésus-Christ aux enfers. — C'est là que Béatrix est descendue du ciel pour le prier d'aller secourir Dante. — C'est là enfin qu'il a transporté tous ces sages, tous ces héros et ces demi- dieux auxquels le Virgile païen du VIe livre de l'Éne"t'de avait donné pour séjour les ombrages de l'Élysée.
Ce n'est pas tout : Dante, en prenant Virgile pour maître et pour guide, ne manque pas de lui fournir des occasions et des motifs de montrer qu'il connaissait déjà, jusque dans leurs moindres détails, tous les cercles, tous les détours, tous les précipices de l'enfer dantetque, bien des siècles avant Dante. — Il y était descendu avant l'avénement même de Jésus-Christ. - Il avait eu déjà une querelle avec ces mêmes démons, que nous avons vus refuser à Dante et à lui l'entrée de la cité de feu et avec ceux du huitième cercle. - Quand il passe, avec le poëte flo-
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rentin, du sixième cercle au septième, il remarque, dans l'escarpement qui les sépare, un éboulement qui, dit-il, n'existait pas encore à sa première descente.
Je le demande, n'y a-t-il pas, dans tout cela, ce que je nommerais volontiers une sorte d'abstraction, de négation audacieuse de Virgile? Ne semble-t-il pas que Dante ait pris plaisir à dessiner, dans le cerveau païen du poëte latin, comme sur une table rase, au moins le cadre, le contour général de son Enfer? N'a-t-il pas fait de ce poëte un autre lui- même, un individu du moyen âge, dont les idées sont devenues italiennes comme les paroles, qui connaît dans leurs particularités les guerres, les aventures de l'Italie au XIIle siècle, qui parmi les innombrables damnés de l'enfer, peut reconnaître avec certitude les damnés Florentins, les Toscans, les Ro- magnols, Françoise de Rimini, Farinata degli Uberti, Ugolini et mille autres, tous ceux enfin dont Dante avait quelque chose à dire ?
C'est effectivement là ce que Dante me semble avoir fait; et en ce cas, il a infiniment plus prêté à Virgile et au paganisme qu'il ne leur a pris.—Les influences de l'antique poésie semblent n'avoir été, pour lui, qu'un motif et une occasion de plus de manifester l'invincible originalité de son génie.
Certains littérateurs ont noté, avec beaucoup de curiosité, les passages que Dante a imités de Virgile, et du rapprochement de ces passages ont tiré des jugements où chacun d'eux a prononcé selon son goût. - Il est vrai qu'il y a, dans la Divine Comédie,
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quelques traits descriptifs, quelques similitudes, quelques figures de style, que le poëte florentin a prises du latin. Il est vrai aussi que la comparaison de ces lieux imités ou de ces imitations peut être de quelque agrément; mais il n'y a rien à en conclure pour l'appréciation des vrais caractères du style de Dante ou de Virgile, en général; et l'on a toujours attaché une importance exagérée à ces parallèles minutieux d'hémistiches et de phrases.
Il aurait été beaucoup plus intéressant d'observer combien sont divers de conception, de sentiment et de coloris, les deux fonds sur lesquels se trouvent plaquées au hasard et de loin en loin ces ressemblances de détail; combien Dante est resté différent de Virgile, là même où il semble qu'il n'y aurait eu ni anachronisme positif, ni inconvenance à l'imiter, à se tenir près de lui, et à prendre quelque teinte de ses idées. — Je pourrais citer divers exemples en preuve de cette assertion : j'en indiquerai au moins un.
S'il y a dans l'Enfer de Dante un endroit où le poëte florentin, si admirateur de Virgile, pouvait être naturellement tenté de s'en rapporter et s'en rap procher sans compromettre son sentiment religieux, c'était, sans contredit, dans sa description du limbe. Vous vous souvenez certainement de ce limbe : c'est un vaste espace situé à l'entrée de l'enfer, et qui n'en fait point proprement partie. — C'est le lieu où descendirent, avant la promulgation de la loi chrétienne, les païens de tous les pays qui avaient suivi fidèlement les préceptes de la loi naturelle. -L'idée
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de ce limbe est peut-être, parmi les idées du monde chrétien surnaturel, la seule qui ait un certain rapport avec celle des champs Élysées du paganisme et qui, poétiquement parlant, pourrait en être rapprochée. Chez Dante qui cherche, autant qu'il l'ose ou le peut, à s'identifier avec Virgile, ces deux idées se trouvaient encore bien plus voisines, bien plus susceptibles d'être mises en harmonie l'une avec l'autre.
Aussi le limbe de la Divine Comédie n'est-il, au fond, qu'une version dantesque des champs Élisées de Virgile. Il n'y a pas du moins, dans tout l'Enfer italien, un passage où Dante ait, plus expressément que dans celui-là, l'intention de se prêter à l'inspiration du poëte latin, et de tracer un pendant chrétien à ce grand tableau virgilien des demeures des bienheureux du paganisme.
Il est vrai qu'il y a, dans plus d'un passage de ce chant de l'Enfer que j'ai ici en vue, quelque chose de la suavité de Virgile, de cette noble simplicité qui fait un des caractères et des charmes de l'antique poésie. C'est dans quelques passages de ce morceau, que l'imagination de Dante se déploie avec le plus de charme, et de manière à manifester avec le plus de grâce et de liberté cette espèce de culte que le poëte florentin professait pour l'antiquité. — Ces observations s'appliquent surtout à l'endroit où Dante décrit sa rencontre et sa promenade avec Homère et trois autres des grands poëtes des temps anciens.
« Je vis venir à nous quatre grandes ombres : leur aspect n'était ni triste ni joyeux.
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« Mon bon maître se prit alors à me dire : Regarde celui qui, une épée à la main, marche devant les trois autres, comme leur chef.
« C'est Homère, le poëte souverain; l'autre est Horace le satirique; Ovide vient le troisième, et Lu- cain est le dernier.
« Je vis ainsi se réunir la belle école de ce roi de la haute poésie, qui vole comme un aigle au-dessus de tous les autres.
cc Quand ils eurent conversé quelque temps ensemble, ils se retournèrent vers moi, avec un geste de salut, tel que mon guide en sourit.
« Et ce ne fut pas là tout l'honneur qu'ils me firent : ils me firent de leur compagnie, et je me trouvai le sixième parmi tant de savoir.
« Nous nous acheminâmes devant la clarté, parlant de choses, dont il est beau de se taire maintenant, comme il était alors beau d'en parler.
« Nous vînmes au pied d'un noble château, entouré sept fois de hautes murailles, et défendu dans son circuit par une belle rivière.
« Nous passâmes la rivière, comme terre sèche; j'entrai par sept portes avec ces sages, et nous arrivâmes dans un pré de fraîche verdure.
« Il y avait là des ombres aux regards lents et recueillis qui parlaient rarement, d'une voix suave.
« Nous nous retirâmes de côté sur un lieu éminent, éclairé et découvert d'où l'on apercevait tout ce qu'il y avait à l'entour.
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« Là, sur la verdure émaillée, me furent montrées les grandes ombres, et j'exulte encore en moi-même de les contempler. »
Toutefois, dans ce chant même, et malgré sa bonne volonté de s'assimiler à Virgile, Dante a fait, bien que peut-être un peu moins, ce qu'il a fait partout ailleurs. C'est lui qui s'est assimilé Virgile, qui lui a prêté ses sentiments, ses idées et son savoir théologique.—'Là donc, comme partout, il est resté l'homme de sa croyance et de son temps, tout en s'essayant un moment à être celui de l'antiquité. Le plus léger rapprochement suffira pour faire sentir ce que je veux dire.
Ce sont, en général, les mêmes ombres dont Virgile avait peuplé son Élysée, que Dante a transportées dans son limbe, ou que, pour mieux dire, il y a fait transporter par Virgile lui-même.—'Mais dans deux séjours si divers, ces ombres ne pouvaient pas avoir précisément la même destinée. — Virgile, païen, les a faites aussi fortunées qu'il a pu, ne désirant rien au delà de ce qu'elles possèdent. —Dans la croyance chrétienne, la béatitude, c'est la vue de Dieu, et la privation sentie de cette vue est nécessairement une immense douleur morale. Or, cette douleur, le Virgile de Dante ne l'épargne pas aux héros ni aux sages du limbe.
On aimera sans doute retrouver ici un passage du IVe chant de l'Enfer, où la teinte toute chrétienne du personnage de Virgile, tel que Dante l'a voulu ou l'a fait, est très-frappante.
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« Là (c'est-à-dire à l'entrée du limbe), là comme il semblait écouter, résonnait un bruit, non de pleurs, mais de soupirs, dont s'émouvait cet air éternel; et par ces soupirs s'exhalait la douleur sans tortures qu'enduraient de nombreuses multitudes d'hommes, de femmes et d'enfants.
c( Et mon bon guide me dit : Quoi! tu ne demandes pas quels sont ces âmes que tu vois là? Je veux que tu saches, avant de passer outre, que ce ne sont point des âmes pécheresses. Leurs œuvres furent œuvres de vertu;
(( Mais ce ne fut point assez, n'ayant point reçu le baptême, comme veut la croyance que tu professes; et n'ayant point adoré Dieu comme il convient pour avoir vécu avant le christianisme. Je suis moi-même une de ces âmes.
u Pour cela, et non pour aucune action criminelle, nous sommes perdues et tourmentées; mais uniquement en cela que, désireuses (du bien suprême), nous vivons sans espérance. »
Ce passage, et une foule de traits qui l'avoisinent et l'achèvent, n'ont pas besoin de commentaire.
Je suis obligé de mettre fin ici, bien qu'un peu brusquement peut-être, à ces observations. Il ne me reste plus qu'un mot à dire pour les résumer en une seule qui soit le résultat et la conséquence de toutes, qui soit l'expression du fait que je voulais indiquer, dans la composition de la Divine Comédie, et partiticulièrement dans celle de l'Enfer.
Ce fait, c'est que l'emploi que Dante a fait, dans
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ce poëme, d'éléments mythologiques et d'un guide païen, n'en affecte réellement pas l'unité, en tant du moins que cette unité dépendait de la conviction religieuse de l'auteur. C'est que Dante est presque également, bien que diversement, chrétien, dans toutes les parties de son poëme, dans celles même où l'on peut admettre qu'il a eu des distractions païennes. C'est que, dans son ensemble, l'Enfer est l'expression vraie, sérieuse et profonde du moyen âge italien, et que les réminiscences de l'antiquité n'y ont ni plus d'effet ni un autre effet que celui qu'elles eurent sur ce moyen âge lui-même.
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IV.
MOTIF ET BUT DE LA DIVINE COMÉDIE.
Il n'y a pas moyen, de quelque manière que l'on s'y prenne pour cela, de voir dans ce poëme un ouvrage composé par un motif unique, dans un seul but moral, un ouvrage inspiré d'un bout à l'autre par le même sentiment. La lecture la plus superficielle de ce poëme suffit pour démontrer que Dante, en le composant, obéissait à plus d'une impulsion, avait plus d'une intention. Il ne voulait pas seulement en faire un monument de son génie poétique et de sa science, il y saisissait énergiquement les occasions de signaler l'iniquité de Florence à son égard, de peindre les misères de son exil, et de flétrir ses ennemis de son mépris et de sa haine. Il y travailla aussi par intervalles, dans l'espoir plus doux de s'en faire auprès de sa république, un titre à son rappel dans ses foyers. En un mot, s'il y a dans la Divine Comédie une variété prodigieuse d'objets et de tableaux, d'idées et de doctrines, il s'y trouve de même une grande variété de motifs personnels. Dante y a laissé partout l'immortelle empreinte de toutes ses passions, de tout ce qu'il éprouva, dans les phases diverses de sa sévère destinée.
Mais cela admis, une autre question se présente, une question circonscrite et qui se concilie aisément avec tout ce qui vient d'être dit. A travers tant de
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motifs personnels, tant d'intentions passionnées qui percent, dans l'ensemble et les détails de la Divine Comédie, n'y aurait-il pas quelque motif plus personnel encore que les autres, quelque intention plus intime qui se distinguerait à travers les autres et les dominerait toutes?
A la question ainsi posée, je n'hésite pas à répondre affirmativement.—Oui, il y a dans la Divine Comédie un sentiment dominant qui la traverse tout entière, qui en est l'âme et dont la manifestation solennelle semble avoir été le but principal du poëte.
Cette intention première de la Divine Comédie est une pensée d'amour: c'est l'intention de représenter au milieu des splendeurs de la gloire éternelle, cette même Béatrix Portinari, qui n'avait fait que passer sur la terre, qui, ayant daigné quelquefois lui sourire et lui adresser la parole, lui avait inspiré des sentiments dont il voulait laisser un monument immortel.
Ce sont les différentes traces, les diverses manifestations de cette pensée dominante, que je vais chercher et suivre rapidement dans la Divine Comédie et dans les autres ouvrages de Dante.
J'ai dit tout à l'heure que Dante conçut de bonne heure le plan de la Divine Comédie : je dois maintenant entrer à cet égard dans quelques détails qui constateront que les premiers germes de cette composition se rattachent à l'idée de Béatrix, et au dessein de lui faire une renommée digne de son amour pour elle.
Parmi les carizoni que Dante composa en l'honneur
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de Béatrix encore vivante, il y en a une fort curieuse en elle-même et pour l'histoire de la Divine Comédie. C'est celle qui commence par ce vers :
Donne che avete inteletto d'amore.
qu'il composa de 1286 à 1287, à l'âge de vingt-deux ans.
Cette pièce fut la première qu'il fit en exécution du projet qu'il avait formé quelque temps auparavant, de ne plus faire de vers que pour célébrer Béatrix.
La pièce a cinq stances de quatorze vers chacune. Dans la première, il s'adresse aux dames qui s entendent aux choses d'amoitr ; c'est à elles et seulement à elles qu'il veut parler de sa Béatrix : en parler à d'autres lui semblerait une profanation.
Dans la deuxième stance, Dante se transporte en imagination dans le ciel, et décrit une scène qui se passe entre Dieu d'une part, et les anges avec les saints de l'autre. Il y a dans cette stance des traits vagues et obscurs; mais le motif général en est clair, au moins dans l'expression, et cela suffit. La voici fidèlement traduite :
« Un ange s'adresse à la divine intelligence et lui dit : « Seigneur, on voit dans le monde des actes merveilleux procédant d'une âme qui resplendit jusqu'ici. Le ciel auquel rien ne manque, sinon elle, la demande à son souverain.» — Chaque saint alors demande la même grâce. La miséricorde prend seule alors notre parti : Dieu qui entend que c'est de ma dame qu'on lui parle, répond : (C 0 mes bien-aimés!
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souffrez que cette âme désirée par vous, reste encore aussi longtemps qu'il me plaira là-bas où est un (malheureux) qui craint de la perdre, et qui dira dans l'enfer, aux pécheurs (damnés): J'ai vu celle qu'espèrent les esprits bienheureux. »
Il est difficile de ne pas voir dans ce dernier trait une allusion aussi vague, aussi obscure que l'on voudra, mais enfin une allusion à quelque idée, à quelque projet de composition où Dante devait se transporter en imagination en enfer, et converser avec les damnés. Or, un tel projet, une telle composition quel qu'en fût d'ailleurs le plan, ne pouvait guère être qu'un premier germe, qu'un premier rêve de l'enfer de la Divine Comète : et il est de toute évidence que l'intention de célébrer les louanges de Béatrix entrait pour quelque chose dans ce projet, si même elle n'en était le motif unique.
De 1288 à 1291 ou 1292, on ne trouve plus dans les ouvrages de Dante aucun vestige certain de ce même projet, ni de rien d'analogue. Mais à cette dernière époque, après la mort de Béatrix, il était naturel que tous les plans que Dante avait pu jusque- là former en son honneur, lui revinssent à la pensée, agrandis encore par la douleur et la réflexion. Le passage qui termine la Vita nuova, comme une espèce d'épilogue, est on ne peut plus remarquable et plus intéressant à cet égard. Après avoir expliqué le motif historique d'un sonnet commençant par ce vers :
Oltre la spera che più larga gira,
Dante continue en ces termes :
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« Après ce sonnet j'eus une vision merveilleuse dans laquelle m'apparurent des choses qui me firent prendre la résolution de ne plus parler de cette bienheureuse Béatrix, jusqu'à ce que je pusse en parler dignement; et c'est à cela que je suis occupé de tout mon pouvoir, comme elle le sait bien.
« Ainsi donc, si c'est la volonté de celui par lequel vivent toutes choses, que ma vie dure quelques années, j'espère dire de Béatrix ce qui ne fut jamais dit d'aucune femme. Plaise ensuite à celui qui est le roi de toute courtoisie que mon âme puisse aller où elle contemplera la gloire de sa dame, je veux dire de cette bienheureuse Béatrix.... »
Que ce passage touchant se rattache ou non à celui de la canzone que j'ai déjà citée, peu importe. Il est en lui-même et à lui seul si formel, si explicite; il se rapporte si évidemment au motif primitif de la Divine Comédie, que tout doute à cet égard serait un doute volontaire et systématique. Du reste, à quiconque aurait besoin d'une autorité pour croire que c'est bien à la Divine Comédie que s'applique la résolution annoncée dans le passage cité, il y a l'autorité de Boccace à citer. Voici comment cet écrivain s'exprime dans un passage de son commentaire sur Dante : « Dante composa beaucoup de vers pour l'amour de Béatrix et en son honneur; et comme il l'a écrit à la fin de sa Vita nuova, ce fut aussi pour elle qu'il entreprit la Divine Comédie. »
Ainsi donc, quant à l'intention primitive et principale dans laquelle Dante projeta de composer la
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Divine Comédie, on ne saurait raisonnablement le révoquer en doute : ce fut bien positivement le dessein d'exalter Béatrix, de dire d'elle des choses qui n'eussent encore été dites d'aucune femme. Il ne s'agit plus maintenant que de voir jusqu'à quel point et comment l'exécution du poëme répond à cette intention.
Béatrix figure dans toutes les parties de la Divine Comédie, et partout elle figure comme la providence spéciale de Dante, comme l'objet de sa plus vive, de sa plus haute espérance ; comme celui de ses plus chers souvenirs, de ses sentiments les plus intimes. Parmi tant d'apparitions merveilleuses dont il est assailli dans ces mondes créés par sa fantaisie, Béatrix est la seule toujours présente à ses regards ou à sa pensée. Enfin, s'il y a dans la Divine Comédie une puissance favorite, une gloire de prédilection, c'est indubitablement Béatrix ; et l'on ne peut douter que Dante n'ait tenu dans son poëme la promesse solennelle qu'il avait faite dans la Vita nuova. Toutefois, la chose a besoin d'être démontrée avec un peu plus de détail.
Tout le monde connaît le début de l'Enfer, la vision par laquelle Dante commence son voyage dans l'autre monde. Il se trouve égaré de nuit dans une horrible forêt; découvrant au lever du soleil une riante colline qui s'élève devant lui, il se met à la gravir dans l'intention de sortir par là de la terrible forêt. Mais à peine a-t-il gravi quelques pas que trois bêtes féroces, une panthère, un lion et une louve,
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viennent lui barrer le passage et le rejettent dans la forêt périlleuse. Il y aurait péri si trois âmes bienheureuses, si trois dames du ciel, s'apercevant de son danger, ne se fussent aussitôt entremises pour le sauver. Une de ces trois dames n'a pas de nom; la seconde se nomme Lucie, et la troisième est Béa- trix. La dame sans nom est la première qui s'aperçoit du danger de Dante; elle en avertit Lucie qui vole en instruire Béatrix. Celle-ci descend aussitôt dans le limbe de l'enfer, où elle prie Virgile d'aller au secours de Dante et de lui servir de guide à travers les cercles de l'enfer et du purgatoire, cette redoutable et mystérieuse issue étant la seule qui lui soit ouverte pour sortir de la forêt où il s'est égaré. Virgile obéit avec empressement à l'injonction de Béatrix; il vole au secours de Dante et l'introduit dans le monde invisible.
Tel est le début de l' Eiifer, ou pour mieux dire, de la Divine Comédie. Ce début est composé de deux scènes distinctes dont l'une, celle de Dante égaré, et repoussé par trois animaux sauvages, se passe sur la terre; et dont l'autre, celle de l'intervention des trois bienheureuses dames en faveur de Dante, se passe dans l'autre monde.
La première de ces deux scènes est évidemment allégorique dans son ensemble et dans ses éléments. Il n'y a pas raisonnablement moyen de prendre au propre cette horrible forêt où Dante s'est perdu, cette colline riante par laquelle il cherche à s'échapper, ces trois bêtes qui lui ferment le passage : tout cela
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est évidemment symbolique; tout cela a été interprété à peu près d'autant de manières différentes que Dante a eu de commentateurs, de traducteurs et d'admirateurs. J'ai moi-même donné de cette fameuse allégorie une interprétation1 qui m'a paru, comme de raison, plus spécieuse que toutes les autres, sans toutefois aller jusqu'à la donner pour vraie. Tout oblige à croire que Dante est mort avec le secret de cette allégorie; et il est incontestable, si étrange que cela puisse paraître, que les diverses interprétations qui en ont été données, sont d'autant moins spécieuses et moins vraisemblables qu'elles sont plus anciennes, et remontent plus haut vers l'époque qui dut en voir la tradition et qui aurait dû nous la transmettre. Je ne m'étendrai pas davantage sur cette première scène du début de la Divine Comédie. Mais la seconde a ici plus d'importance pour moi, et je dois m'y arrêter davantage.
Cette seconde scène est-elle allégorique comme la première à laquelle elle se rattache? Ces trois dames qui s'entendent et se concertent pour venir au secours de Dante dans sa détresse, sont-elles aussi des symboles, comme les trois animaux sauvages? Sont-ce des idées, des fictions personnifiées? Béatrix est-elle la théologie, la philosophie ou quelqu'une des autres sciences cultivées par Dante; et non Béatrix, fille de Folco Portinari,"épouse d'un Florentin de la maison de' Bardi, morte à Florence en 1290?
1 Voy. la Note supplémentaire, p. 467 et suiv.
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Presque tous les commentateurs, je le sais, ont entendu cette seconde scène allégoriquement comme la première; mais j'ai examiné leurs interprétations; je les ai soigneusement rapprochées du texte même de Dante ; et plus je les ai considérées, plus je les ai trouvées inadmissibles. Telle est même à cet égard mon opinion et ma conviction, que, s'il était historiquement constaté que Dante ait voulu traiter allégoriquement cette partie de son poëme, et représenter la théologie sous la figure de Béatrix, j'admettrais l'intention sans pouvoir croire à son accomplissement; je persisterais à soutenir que telle qu'elle est représentée à l'endroit dont il s'agit, cette figure de Béatrix se refuse à toute interprétation allégorique. Du reste c'est là un point sur lequel je reviendrai tout à l'heure séparément. Ce n'est en attendant que par forme de supposition que, regardant Béatrix comme un personnage réel, comme une individualité humaine transfigurée, je vais considérer son rôle dans l'action du poëme et dans le sentiment du poëte.
Des trois célestes dames représentées comme s'in- téressant au salut de Dante, c'est Béatrix qui s'y intéresse le plus : c'est elle qui descend dans le limbe pour y trouver Virgile, et l'envoyer en qualité de guide à celui qu'elle nomme son ami ; c'est elle qui prend, dès ce moment, l'initiative du salut physique et moral de Dante, qui s'établit comme le pouvoir bienveillant et protecteur sous les auspices duquel il doit revenir à la perfection et à la vertu dont il s'est écarté.
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Du reste, je conviens que tout cela est ici assez vaguement indiqué et plutôt implicitement que d'une manière explicite. Mais il y a dans la Divine Comédie d'autres endroits qui sont immédiatement en connexion avec celui dont il s'agit ici, et qui réfléchissent sur lui plus de clarté qu'il n'en demande pour être entendu comme je l'entends.
Dante sait que Virgile ne doit lui servir de guide que jusqu'au sommet de la montagne du purgatoire. Il sait que, dans le paradis terrestre qui forme ce sommet, il trouvera Béatrix descendue des régions glorieuses du ciel pour le guider elle-même vers ces régions; il le sait, et c'est cette idée qui soutient son courage dans toutes les épreuves de son terrible voyage.
Au XXVII6 chant du .Purgatoire, Dante arrive à l'entrée du paradis terrestre ; et à partir de ce chant commence une suite de tableaux ravissants, entremêlés de traits d'un merveilleux tout mystique , qui forment autant de nuances par lesquelles Dante a voulu disposer d'avance l'imagination du lecteur à l'apparition de Béatrix, comme si cette apparition eût été pour le poëte l'objet unique de son mystérieux voyage.
Ce n'est qu'au xxxe chant qu'a lieu la rencontre de Dante et de Béatrix; et c'est par ce chant et les trois suivants, que le plan et le dessein du Purga- toire se rattachent immédiatement à ceux de l'Enfer et à l'intention fondamentale de tout le poëme. Il nous faut donc d'abord prendre une idée positive de
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toute cette portion du Purgatoire : nous verrons plus aisément ensuite comment elle s'accorde avec le début général du poëme, et jusqu'à quel point elle peut servir à l'éclaircir.
Il faut d'abord savoir que Béatrix apparaît à Dante montée sur un char merveilleux traîné par un griffon et entouré d'un ravissant cortège de créatures célestes et d'autres personnages, et il y a probablement, dans quelques accessoires de ce tableau, des intentions mystiques oti allégoriques auxquelles je n'ai pas le loisir de m'arrêter. Il faut savoir en outre qu'au premier moment où Dante aperçoit Béatrix, il est séparé d'elle par le fleuve de l'Oubli, qu'il faut se figurer comme un petit ruisseau dont le peu de largeur permet aisément au poëte de distinguer tous les traits de celle qu'il a aimée et d'entendre toutes ses paroles.
Maintenant, je vais essayer de traduire, autant qu'il est traduisible, le passage où Dante décrit sa rencontre avec Béatrix.
« Je vis, au commencer du jour, le côté de l'orient tout rosé, et le reste du ciel d'un beau serein.
« Le soleil naissait, la face légèrement voilée de vapeurs qui permettaient à l'œil de la regarder longuement.
« Alors, au milieu d'un nuage de fleurs qui, s'échappant des mains du cortége angélique, s'élevait et retombait en dedans et en dehors,
« M'apparut une dame en voile blanc, couronne d'olivier, vêtue d'une robe couleur de flamme, sous un manteau vert.
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cc Et mon âme, bien qu'il y eût déjà si longtemps qu'elle n'eût éprouvé en sa présence le tremblement accoutumé;
« Mon âme, sans le secours des yeux, et par je ne sais quelle force émanée d'elle, ressentit aussitôt toute la puissance de son premier amour.
« Mes yeux n'eurent pas plutôt été frappés de ce même charme qui me dominait déjà avant que je fusse hors de l'enfance,
« Que me tournant à gauche, avec la même confiance avec laquelle le petit enfant court à sa mère, quand il a peur ou du chagrin,
« Pour dire à Virgile : Il ne m'est pas resté une goutte de sang qui ne se soit émue, et je reconnais toutes les marques de mon ancienne flamme.
« Mais, Virgile nous avait quittés; Virgile ce doux père, qui avait été chargé du soin de me sauver.
« Et toutes les délices du paradis terrestre ne purent m'empêcher de tacher de larmes mon visage, récemment lavé dans la rosée du purgatoire.
« Dante, ne pleure pas ! ne pleure pas encore, bien que Virgile s'en aille : c'est d'une autre douleur qu'il te faut pleurer ici. »
Ce sont là les premières paroles de Béatrix à Dante; je passe quatre tercines qui ne sont ni indispensables, ni des plus belles du tableau, et je continue à traduire :
(r Dans une attitude sévère de reine, et semblable au discoureur qui garde ses paroles les plus acerbes pour les dernières, elle continua :
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« Regarde-moi bien : je suis, oui, je suis Béatrix; comment as-tu daigné gravir cette montagne? Ne savais-tu donc pas que ce sont ici les demeures des bienheureux?
« (A ces paroles) mes regards tombèrent sur l'eau limpide; mais, m'y voyant, je m'avançai vers l'herbe, si fortement mon front s'appesantit de honte. »
Ici viennent encore des tercines que je me borne à extraire. Les célestes nymphes du cortége de Béatrix, voyant la douleur et le trouble de Dante, demandent grâce pour lui. Béatrix, prenant alors de nouveau la parole, s'adresse à ses compagnes, comme pour justifier la rigueur des reproches qu'elle vient de faire à Dante , et pour expliquer les torts de celui-ci : elle leur raconte comment né, par la grâce de Dieu, avec les plus heureuses dispositions pour le bien, il n'en a usé que pour tomber dans le vice. Puis elle continue de la sorte, dans des tercines que je vais traduire aussi exactement que je le pourrai, parce que ce sont précisément celles sur lesquelles je me suis particulièrement proposé de fixer l'attention, et qui me semblent le plus la mériter.
« Quelque temps (dit-elle, parlant toujours de Dante), quelque temps je l'encourageai de mon aspect, et le dirigeant de mes jeunes yeux, je le menai sur mes traces, dans la bonne voie.
« Mais j'eus à peine franchi le seuil de ma seconde vie et changé de monde, qu'il se déroba à moi pour se donner à d'autres.
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« Lorsque élevée de la chair à l'esprit je devins et plus belle et plus grande, je lui fus moins agréable et moins chère.
« Il porta ses pas dans les voies de l'erreur, poursuivant des fantômes de bonheur, dont nul ne tient ce qu'il promet.
cc J'ai eu beau solliciter pour lui des inspirations divines, j'ai eu beau le rappeler par des songes et autrement, il n'en a point tenu compte.
« Et il était enfin tombé si bas, que tous les moyens de le sauver étaient insuffisants, hors un, hors de lui montrer le royaume des damnés.
« Pour cela, passant la porte des morts, j'ai porté mes prières et mes larmes à celui qui l'a conduit jusqu'ici. »
Ce passage termine le xxxe chant du Purgatoire et pourrait, à la rigueur, suffire au but que je me suis proposé; toutefois, quelques tercines du xxxie chant rendent tout ce qui précède encore plus positif et plus clair.
Après avoir parlé de la sorte à ses divines compagnes, Béatrix adresse de nouveau la parole au coupable, et lui arrache l'aveu de toutes les fautes qu'elle lui a reprochées. A dater de ce moment, elle devient un peu moins sévère pour lui et lui parle ainsi :
« Afin que tu aies plus de honte de ton erreur et que tu sois une autre fois moins facile à prendre au chant des sirènes;
« Laisse là les larmes, et m'écoute : apprends
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comment, une fois ma dépouille ensevelie, tu aurais dû tenir une conduite opposée.
« La nature ni l'art ne te présentèrent jamais rien qui te plût tant que le beau corps, qui fut mon enveloppe et n'est plus aujourd'hui que poussière éparse.
« Mais, quand tu perdis à ma mort ton plaisir suprême, devais-tu te laisser aller encore au désir d'une autre chose mortelle?
« Ne devais-tu pas, au premier coup des choses trompeuses, t'élever jusqu'à moi, qui ne pouvais plus te faillir?
« Une Pargolette ou tout autre objet également passager devaient-ils être un poids qui te tînt, l'aile à terre, pour attendre de nouveaux coups ? »
Je regrette de n'avoir pas plus de place pour les extraits de ces quatre derniers chants du Purgatoire; ils sont tous pleins de traits d'une beauté et d'une originalité ravissantes, de traits qui tiennent tous à la même idée, au même sentiment, qui confirment tous l'intention exprimée dans les passages que j'ai traduits. Or, cette intention se rattache de la manière la plus directe et la plus certaine à celle qui est déjà énoncée dans le préambule : elle n'en est que le développement le plus positif et le plus solennel.
Cette intention n'a rien de douteux ni d'équivoque. Tous les passages que j'ai cités, pris dans leur ensemble, sont l'expression évidente de la pensée de Dante, la plus intime, la plus pure et la plus chère. Dante a voulu faire, dans son poëme, un noble aveu de ses torts envers la mémoire de Béatrix,
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de ses coupables distractions du culte qu'il lui avait voué : tout cela est une effusion volontaire, réfléchie du regret d'avoir abandonné ce culte qu'il tient pour celui de la vertu même , et du désir sincère d'y retourner.
Il y a, dans les divers discours de Béatrix, des passages dont l'importance est on ne peut plus décisive, quand il s'agit de noter, dans la Divine Comédie, les motifs originels du poëme. Il faut surtout noter celui où elle dit tout ce qu'elle a fait pour ramener Dante à la vertu; elle déclare expressément qu'après avoir vainement employé à cet effet beaucoup de moyens divers, il ne lui en est plus resté qu'un, un seul, mais extraordinaire et merveilleux, celui de lui montrer l'enfer et les supplices des damnés. Or, n'y a-t-il pas là, de la part de Dante, le projet formel de rattacher l'idée et le plan de la Divine Comédie à la pensée de Béatrix ; le projet de rendre enfin à sa mémoire l'hommage si solennellement promis dans la Vila nuova?
Cette Béatrix que Dante peint si radieuse, entourée de tant de merveilles, même hors du Paradis, et avant de la représenter au plus haut du ciel et comme abîmée dans les rayons les plus vifs de la gloire divine, cette Béatrix, dis-je, n'est-elle pas la véritable héroïne d'un poëme si rempli d'elle ? N'est-elle pas la femme dont Dante voulait dire ce qui n'avait été dit d'aucune femme? Et le poëte n'a-t-il pas magnifiquement tenu sa parole ? La Divine Comédie n'est- elle pas quelque chose qui n'avait jamais été dit ?
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Mais, dans la confiance et la plénitude de ma conviction, j'allais oublier une objection, un doute, que j'ai jusqu'à présent écartés, mais que j'ai promis de résoudre. Les motifs de la Divine Comédie ne sont-ils pas allégoriques, et le personnage de Béatrix, entre autres, n'est-il pas un pur symbole, une pure idée, une figure sous laquelle Dante a voulu réellement représenter la théologie, ou tout ce que l'on voudra d'également fantastique?
La question, je l'avoue, m'embarrasse un peu , parce que je ne la comprends pas, quelque effort que j'aie fait pour m'expliquer comment une foule de commentateurs, anciens ou modernes, spirituels ou stupides, ont pu voir, dans la Béatrix de Dante un personnage allégorique , un symbole de la théologie ; je ne l'ai jamais conçu. Je tiens l'allégorie pour la plus froide, la plus factice et la plus fausse de toutes les formes poétiques. Toutefois , je reconnais cette forme comme possible, et je sais qu'elle a été souvent employée, surtout aux époques où l'imagination épuisée ou blasée n'a plus d'énergie productive.
Mais enfin, bon ou mauvais, ce genre de poésie a, comme un autre, ses lois et ses convenances, ses ressources et ses bornes. Lors donc que l'on personnifie une abstraction, une fiction, une idée, on attribue à cette personnification, à cette personne, des qualités, des actes caractéristiques de cette idée, qui la distinguent de toute autre idée de la même nature, du même ordre. Les poëtes ont peint souvent la philosophie , la science, la renommée, en cherchant
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toujours à donner, à chacune, des traits auxquels on la reconnût.
On peut de même, si on le veut bien, et si anti- poétique que cela risque d'être, personnifier la théologie, mais en lui attribuant de même des qualités propres et caractéristiques. Que veulent donc dire les commentateurs pédants ou rêveurs, quand ils disent que, dans la Béatrix de Dante , il faut voir la théologie ? A quels attributs propres la reconnaissent- ils?Oùestdu moins la légende lui sortant de la bouche, pour nous dire son nom? Pourquoi supposer que Dante a songé à peindre la théologie dans une figure où nulle imagination ne saurait rien découvrir de théologique ? Tous les traits sous lesquels Dante peint Béatrix, tous les actes qu'il lui attribue, toutes les idées,toutes les affections qu'il lui prête, sont autant de traits caractéristiques d'une individualité déterminée qui, appliqués à une abstraction comme le serait la théologie, n'auraient ni sens ni raison, ne formeraient plus qu'un tissu d'absurdités ; c'est de quoi il n'est pas difficile de se convaincre : il ne faut pour cela que jeter un coup d'œil sur quelques traits de la Divine Comédie où il s'agit de Béatrix, et devoir comment ils vont à la théologie.
Ainsi, par exempte, dans le xxxe chant, dont je viens de traduire ou d'extraire divers morceaux, Dante parle de Béatrix comme d'une personne qu'il avait aimée dès l'enfance, comme d'une créature humaine qui, avant d'être admise à la béatitude céleste, avait fait son temps sur la terre, lui était morte, qui
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s'était élevée de la chair à l'esprit. C'était effectivement là ce qui était arrivé à Béatrix, fille de Folco de' Portinari, dont Dante s'était épris n'ayant encore que dix ans, et qui était morte à l'âge de vingt-six ans. Mais, en quoi tout cela convient-il à la théologie , et peut-il servir à la caractériser ? Est-ce à l'âge de dix ans que les petits garçons deviennent amoureux de la théologie ? Peut-on donner un âge à la théologie, la faire mourir, la faire passer de la chair à l'esprit? Un poëte qui aurait une intention pareille, aurait-il la moindre chance d'être compris ? Comment devinerait-on sa pensée, sous des termes qui expriment avec précision, avec clarté une pensée toute contraire, toute diverse ?
Dans le xxxie chant, Béatrix revient sur ces détails caractéristiques de sa personnalité, de son individualité ; elle parle du beau corps qui lui servit d'enveloppe sur la terre ; elle parle de sa chair ensevelie ; elle parle des regrets de Dante à sa mort. Enfin, tout ce que Dante fait dire à Béatrix ou dit d'elle dans ces quatre derniers chants du Purgatoire, véritable apothéose de la belle Florentine, il n'y a pas un trait qui, pris à la lettre, c'est-à-dire historiquement, ne soit clair et vrai, gracieux ou profond , et qui, pris allégoriquement, comme personnification d'une idée abstraite, ne soit faux et obscur, pour ne rien dire de plus.
Ce que je viens de dire de la Béatrix des derniers chants du Purgatoire, n'est pas moins vrai de celle du préambule de Y Enfei-; celle-ci est tout aussi réelle,
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tout aussi individuelle que la première, tout aussi impossible à confondre avec la théologie ou avec toute autre abstraction personnifiée. Je ne citerai, pour le prouver, qu'un trait qui y suffira de reste.
Voici, par exemple, en quels termes Lucie, l'une des trois célestes dames qui prennent intérêt au salut de Dante, parle à Béatrix, pour l'exhorter à voler au secours du pauvre égaré, assailli par les trois bêtes.
« Béatrix, que ne vas-tu secourir celui qui t'a tant aimée, qu'il est, par toi, sorti de la foule du vulgaire. »
Le trait est vrai, naturel, touchant; mais appliqué à Béatrix, et non pas à la théologie. En effet, ce n'était point par des inspirations théologiques que Dante était devenu poëte î c'était par des inspirations amoureuses. Ce n'était point pour l'amour de la théologie ni comme théologien qu'il était sorti de la foule vulgaire: c'était pour l'amour de Béatrix, et en faisant pour elle des vers que tout le monde savait avoir été faits pour elle.
Mais y aurait-il du moins quelque motif littéraire ou autre de préférer à l'interprétation littérale et historique du personnage de Béatrix, son interprétation allégorique ? Le trouverait-on, de la sorte, plus intéressant, plus touchant? Il n'est pas impossible qu'il y ait des imaginations ainsi faites, et je n'ai rien à en dire, sinon que je ne les comprends, ni ne les envie. Mais pour toute imagination non fausse ou non faussée, pour toute imagination simple et libre, c'est à coup sûr de l'individualité du
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caractère de Béatrix que résultent la beauté, la vérité de l'idée fondamentale de la Divine Comédie, et le charme varié de ses développements. Dante amoureux de la théologie, éprouvant à son aspect tout ce qu'il y a de plus tendre et de plus enthousiaste dans l'amour, voulant lui faire une grande renommée, la faisant pleurer pour toucher le cœur de Virgile : tout cela et tout ce qui s'ensuivrait ne serait qu'une insipide et froide pédanterie, qu'un non-sens antipoétique , qui serait resté dans la poussière du moyen âge, avec tant d'oeuvres incontestablement théologiques ou philosophiques.
NOTE SUPPLÉMENTAIRE AU FRAGMENT PRÉCÉDENT1.
J'essayerai maintenant, d'expliquer sommairement l'allégorie en question. C'est la partie la plus difficile de ma tâche ; mais après avoir fait tout ce qui dépendait de moi pour découvrir le vrai, je suis résigné à me tromper, comme tant d'autres, et avec
Fauriel ne donne dans le fragment qui précède son opinion que sur la seconde partie de l'allégorie et se contente de rappeler à ses auditeurs ce qu'il avait dit sur la première partie, dans une de ses leçons ; j'ai retrouvé dans ses papiers de nombreuses notes sur ce sujet dans lesquelles il expose et réfute les opinions des commentateurs qui prennent les personnages de l'allégorie pour des symboles d'ètres abstraits, comme la panthère pour la luxure, le lion pour l'ambition, la louve pour l'avarice, etc.; je me contente de reproduire sa propre explication, dont la simplicité et la vérité me paraissent frappantes. J. M.
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tant d'autres. Ce sera assez pour moi d'avoir réduit le problème à des termes que je crois plus précis et plus simples, et d'en avoir mis plus à découvert les véritables données.
Voici donc à peu près comment je conçois l'allégorie des deux premiers chants de l'Enfer.
Dès les premiers temps de la mort de Béatrix, Dante, tout plein encore de sa pensée, médite de lui rendre un hommage digne d'elle ; il veut composer un grand poëme, qui sera un vaste tableau du monde surnaturel, dans les idées chrétiennes, et dans lequel elle jouera un grand rôle. Il met la main à l'œuvre, et compose quelques chants de ce poëme.
Mais les nobles pensées que lui avait inspirées l'amour de Béatrix s'affaiblissent peu à peu en lui : il se livre aux distractions et aux plaisirs du monde; il se passionne pour d'autres dames, et il interrompt le poëme commencé.
C'est le trouble et l'agitation de cette vie vulgaire, c'est cet état de passion et d'erreur qui sont figurés par la terrible forêt dans laquelle Dante s'est engagé et perdu.
Dégoûté et mécontent de ces premiers essais de sa liberté, il se livre à d'autres poursuites; il se tourne vers d'autres jouissances, vers les jouissances du pouvoir, de la gloire et de la renommée. Ce nouveau but de ses efforts est figuré par la riante colline, au pied de laquelle il se trouve au lever du soleil, et qu'il commence aussitôt à gravir.
Mais, à peine engagé dans cette voie qui lui pro-
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mettait de plus nobles plaisirs que ceux auxquels il s'était tenu jusque-là, il rencontra des obstacles imprévus. Le premier est celui de la panthère, qui figure bien, ce me semble, la démocratie florentine, démocratie violente et mobile, mais puissante et fière, et attrayante pour les âmes énergiques et élevées.
Un peu déconcerté des manières sauvages du noble animal, Dante ne désespère cependant pas de le dompter ou de l'apprivoiser, lorsque lui apparaissent brusquement un lion furieux et une louve affamée.
Le lion représente Charles de Valois qui arrive à Florence au moment où Dante y était à la tête des affaires ; la louve affamée qui vient dans la compagnie, et comme sous les auspices et sous la protection du lion, c'est le parti des Guelfes-Noirs.
Les deux féroces animaux fondent de concert sur Dante, le mettent en fuite épouvanté et hors de lui, et le rejettent dans l'obscurité et les horreurs de cette forêt dont il avait cru s'échapper.
La fuite de Dante, poursuivi par les deux animaux ligués contre lui, indique manifestement son exil, dont les premiers temps sont pour lui des temps d'agitation, de passion et de trouble, comme ceux qu'il a déjà passés dans la terrible forêt.
Mais enfin, détrompé par tant d'expériences de la vanité de ses espérances et de ses poursuites, il réfléchit sur le présent et sur le passé; il se souvient avec regrets et remords des heureux jours où, plein de la pensée de Béatrix, il aspirait à ne rien faire
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qui ne fût digne d'elle : il se souvient du poëme qu'il avait commencé dans le dessein d'élever à Béatrix un monument digne de son amour et de son admiration pour elle ; et se décide à le reprendre ou à le continuer. Ce voyage en enfer, qu'il va entreprendre sous la conduite de Virgile, n'est point, dans sa pensée intime, un voyage imprévu; il est la rénovation solennelle d'un ancien projet, d'une ancienne promesse à Béatrix; c'est un retour pieux au culte quelque temps négligé de celle dont lui sont toujours venues ses bonnes inspirations, et à laquelle il attribue de même cette dernière, la plus haute et la plus profonde de toutes.
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V.
FRANÇOISE DE RIMINI.
(ENFER', CHANT V.)
A la fin du ive chant, Virgile et Dante se sont séparés des quatre poëtes dont ils avaient fait la rencontre dans le limbe, pour poursuivre seuls leur voyage. Du limbe ou premier cercle de l'enfer, ils descendent dans le second, où commencent proprement l'enfer et les tourments des damnés. A l'entrée de ce cercle siége Minos, travesti en démon , juge suprême des enfers. C'est lui qui, à mesure que les âmes des morts arrivent devant lui, décide en quel cercle des régions infernales elles doivent être plongées.
A peine Dante a-t-il fait quelques pas qu'il arrive dans un lieu privé de clarté et dans lequel tourbillonne sans relâche une horrible tempête. C'est par cette tempête que sont emportées et battues les âmes des luxurieux. Parmi ces âmes, Dante rencontre un grand nombre des plus glorieux personnages de l'antiquité: Sémiramis, Didon, Cléopâtre, Pâris, Tristan, et bien d'autres, que le poëte ne nomme pas , pour avoir plus de temps et d'attention à donner à un couple d'ombres italiennes qui l'intéresse vivement. Ces ombres sont celles de Françoise de Rimini et de son beau-frère Paul Malatesta, dont
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je n'ai rien à dire ici, devant en parler tout à l'heure. Voici le passage de Dante :
« A entendre ainsi mon guide nommer les dames et les chevaliers du vieux temps, l'attendrissement me gagna, et je restai comme éperdu.
« 0 poëte! m'écriai-je, que volontiers je m'entretiendrais avec ces deux (âmes) qui vont de compagnie, et semblent être à la bourrasque si légères.
« Attends, me dit le poëte, qu'elles reviennent plus près de nous ; appelle-les alors par cet amour qui les gouverne ; et elles viendront.
« Aussitôt que le tourbillon les courbe devers nous, j'élève la voix : 0 âmes tourmentées! venez, si nul ne s'y oppose, nous dire quelques paroles.
« Comme des colombes qui, appelées par leurs petits , les ailes ouvertes et dirigées vers le doux nid, traversent l'air, portées par le désir, %
« Les (deux âmes), sortant de la foule où est Di- don, viennent à nous à travers l'ouragan dont elles sont battues, si puissant fut l'amoureux appel.
« 0 douce et bienveillante créature ! qui t'en viens visitant dans cet air sombre nous qui teignîmes le monde de notre sang;
« Si le roi de l'univers nous était propice, nous le prierions pour ton repos, puisque tu as pitié de notre cruel supplice.
« Sur tout ce qu'il vous plaît dire ou entendre, nous vous parlerons et vous écouterons, tandis que la bourrasque fait silence.
« La ville où je naquis est - assise sur la plage où
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le Pô s'avale, pour se dérober aux fleuves de son cortége.
« L'amour, dont tout noble cœur est si vite épris, enflamma celui que voici pour le beau corps qui me fut ravi, et d'une façon qui me blesse encore, avec des outrages que je ressens encore.
« L'amour, qui ne dispense nul objet aimé (d'aimer) , me fit trouver à plaire à celui-ci un charme qui, comme tu vois, me possède encore.
cc L'amour nous conduisit à une même mort : la Caïna attend celui qui nous a éteint la vie. » Ces paroles nous furent par eux adressées.
« Quand j'eus entendu ces âmes peinées, je baissai le visage, et le tins penché jusqu'à ce que le poëte me dit : « A quoi penses-tu? »
« Hélas! lui dis-je en répondant, quels doux pen- sers, quelle rare amour a conduit ces âmes au pas douloureux !
(c Puis, me retournant vers eux, je me pris à dire : Françoise, tes douleurs m'attristent et m'émeuvent à pleurer.
« Mais, dis-moi, au temps des doux soupirs, comment et pourquoi l'amour permit-il que vous connussiez les désirs périlleux?
« Elle me répondit : cc Il n'est point de pire peine que de se souvenir du temps heureux dans l'infortune : et cela, ton maître le sait bien.
« Mais puisque tu souhaites si fort connaître l'origine de notre amour, j'imiterai celui qui parle et parle à toi :
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« Nous lisions un jour, pour nous récréer, de Lancelot, comment l'amour le conquit; nous étions seuls et sans aucune inquiétude.
« Cette lecture excita plus d'une fois nos regards à se rencontrer, et fit pâlir nos visages ; mais ce fut un moment qui triompha de nous.
« Quand nous en vînmes à l'endroit où le preux amant baise le sourire tant désiré, celui qui ne sera jamais séparé de moi,
« Me baisa la bouche tout tremblant. Le livre et qui l'écrivit furent notre Galehaut : ce jour-là, nous n'en lûmes pas davantage : »
« Tandis que l'une des deux ombres parlait ainsi, l'autre pleurait si fort, que de pitié je défaillis, comme qui se meurt ;
« Et je tombai comme tombe un corps mort. » Tel est ce fameux récit de l'aventure de Françoise de Rimini. Je ne dirai rien autre de la célébrité de ce morceau, sinon que c'est celui qui, depuis trois siècles, a été particulièrement cité par tous ceux qui, sans connaître Dante, ont pourtant cru devoir le louer comme un grand poëte.
Avant d'en venir aux observations que ce récit suggère naturellement sur les caractères de la narration poétique de Dante, il m'est indispensable de donner des notions un peu positives sur l'événement réel qui en fait la base; et c'est là ce que je vais essayer, en prévenant toutefois que les documents certains, relatifs à cet événement, sont rares, et que les fables ont pu se loger à l'aise dans les lacunes qui les séparent.
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La tragique aventure de Françoise de Rimini arriva dans le cours de l'année 1289. Elle excita de grands troubles dans la Romagne, et fit du bruit dans l'Italie entière. Elle en fit à Florence plus qu'ailleurs, car cette ville reçut un léger contre-coup des désordres qui suivirent l'événement.
En effet, Guido da Polonta, surnommé l'Ancien, le père de Françoise, fut élu podestat de la république de Florence presqu'au moment de la terrible aventure. Il n'en vint pas moins à Florence le 1 er juillet 1290, pour y remplir l'office auquel il venait d'être appelé; mais il ne put le remplir jusqu'au bout : il fut obligé, au mois de novembre suivant, de retourner à Rimini, à raison des troubles qui venaient de s'y renouveler, et qui se rattachaient, comme à leur cause première, au meurtre de Françoise.
Il était tout simple, pour les Florentins, de faire une attention particulière à un événement qui touchait de si près un homme dont ils avaient fait leur podestat, et qui forçait ce podestat à les quitter brusquement.
Dante avait vingt-trois ans à l'époque de cet événement, et tout autorise à présumer qu'il en fut vivement frappé. Sa pensée, dès lors éveillée à l'idée de la grande composition qui devait peu à peu devenir la Divine Comédie, cherchait de tous côtés des impressions, des idées et des matériaux pour cette composition, et déjà plusieurs des aventures tragiques qui devaient y figurer venaient de se passer
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coup sur coup devant le poëte, et de prendre place dans son imagination.
En 1288, l'horrible condamnation du comte Ugo- lino avait retenti dans toute l'Italie. Quelques mois plus tard Dante, combattant à Campaldino, y avait pu voir tomber ce Buon Conte de Montefeltro, l'un des généraux ennemis dont personne ne put ensuite retrouver le cadavre, aventure qui fournit au poëte le sujet d'un des plus magnifiques récits de son Purgatoire. Enfin, un peu après la journée de Campaldino , s'accomplit à Rimini la tragique destinée de Françoise. On voit qu'en peu de mois, Dante avait ■ déjà fait une assez belle récolte des sujets tragiques qu'il devait un jour rapprocher et coordonner dans ses tableaux de l'autre monde.
L'aventure de Françoise de Rimini était de celles dont l'imagination populaire s'empare avidement, et sur le fond desquelles elle brode volontiers des ornements de son invention et de son goût. Cette aventure fut, dès le principe, pour les populations de la Romagne, un sujet mystérieux de curiosité, d'entretiens, et de conjectures. Il est donc plus que probable que le bruit ne s'en répandit dans le reste de l'Italie que déjà entremêlé de maintes circonstances fabuleuses.
Lorsque Dante voulut traiter ce sujet à sa manière et dans ses vues, il eut un choix à faire entre les récits strictement conformes à la vérité et ceux dans lesquels le peuple avait mis du sien. Il préféra, en général, ces derniers, comme plus rapprochés de
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l'idéal de la poésie. Il ne s'en tint pas là : aux fictions populaires déjà répandues sur l'histoire de Françoise de Rimini, il paraît que Dante ajouta les siennes, qui achevèrent d'embrouiller les traditions véridiques du fait.
Il est indispensable d'établir quelque distinction entre les unes et les autres, et je vais l'essayer.
Il y a d'abord cela de commun entre les particularités fabuleuses ajoutées au fond de l'aventure, soit par le peuple, soit par Dante lui-même ou par ses commentateurs, qu'elles tendent toutes également à accroître l'intérêt romanesque ou poétique de l'aventure, à exalter la sympathie du lecteur pour les deux amants, et à jeter sur l'époux meurtrier toute l'horreur et tout l'odieux du crime. D'après les uns et les autres on se figure naturellement Paul et Françoise dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, s'é- prenant d'amour l'un pour l'autre, dans la ferme persuasion où ils sont d'être destinés et bientôt l'un à l'autre. Gianciotto est dépeint par eux tous comme un tyran difforme, qui ne devient l'époux de Françoise que par la violence et la fraude. Enfin l'on pardonne volontiers à l'épouse infidèle la faiblesse avec laquelle elle cède à un sentiment innocent à son origine, et qui n'est devenu coupable que par une trahison à laquelle il semble que Françoise eût préféré la mort, si on lui en eût laissé le choix entre la mort et Gianciotto.
C'est Boccace qui a réuni avec le plus de soin, et coordonné avec le plus d'artifice les particularités de
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l'aventure de Françoise de Rimini, telle qu'on la croyait généralement de son temps, moins d'après l'histoire que d'après Dante. Son récit est assez curieux, et sent en plus d'un trait le romancier exercé à combiner et à nuancer les diverses circonstances d'un fait de la manière à la fois la plus vraisemblable et la plus favorable à l'effet.
Arrivé à ce vers ;
Síède la terra dove nata fui,
Boccace s'explique de la sorte : « Il faut, avant de passer outre, dire qui était cette Françoise, et pourquoi elle avait été tuée : l'on comprendra mieux, après cela, la suite du récit de Dante.
« Françoise était fille de messire Guido da Polonta l'Ancien, seigneur de Ravenne. Une longue et cruelle guerre ayant eu lieu entre Guido et les Malatesti, seigneurs de Rimini, la paix fut rétablie entre eux par l'office de certains médiateurs ; et pour que cette paix fût stable à l'avenir, les deux partis jugèrent à propos de s'unir par des liens de famille. En conséquence, il fut convenu que Guido da Polenta donnerait pour femme à Gianciotto de' Malatesti, Françoise, sa fille unique, jeune personne d'une grande beauté. c( Cette résolution prise, et l'un des amis de messer Guido en étant informé, cet ami lui parla de la sorte : « Prenez bien garde à ce que vous allez faire ; car il y a dans cette alliance projetée, telle chance dont il pourra naître du scandale. Vous connaissez votre fille, et vous savez combien elle est fière. Si
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elle voit Gianciotto de' Malatesti avant le mariage conclu, vous ne pourrez jamais, ni vous, ni personne la décider à l'accepter pour époux. Voici donc, sauf votre approbation, la manière dont il faudrait s'y prendre. Il faudrait que Gianciotto, au lieu de venir ici épouser Françoise en personne, envoyât un de ses frères l'épouser en son nom.
« Gianciotto était un homme d'une grande bravoure; et tout le monde présumait que ce serait à lui que resterait la seigneurie de Rimini après la mort de son père. C'est pourquoi Guido désirait l'avoir pour gendre de préférence à ses frères, bien qu'il fût boiteux et difforme de sa personne. Mais pour éviter le mal prévu, il suivit de tout point le conseil de son ami. Ainsi donc, au temps convenu ce fut Paul, frère de Gianciotto, qui vint à Ravenne, avec la commission d'épouser Françoise. Paul était beau, gracieux et courtois; et comme il se rendait un jour à la cour de messire Guido, une des demoiselles du palais le montra par une fenêtre à Françoise, en disant : « Voici celui qui doit être votre mari! »Et dès ce moment Françoise fixa sur lui sa pensée et son amour.
« Les fiançailles furent célébrées; après quoi Françoise se rendit à Rimini, et ne s'aperçut de la supercherie dont elle était la victime, que le matin suivant, lorsqu'elle vit Gianciotto se lever d'à côté d'elle. On doit bien croire que se voyant ainsi trompée, elle en fut très-courroucée, et ne songea guère à bannir de son cœur l'amour dont elle s'était prise pour Paul. »
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La suite du récit de Boccace est singulièrement discrète et réservée.
« Mais, continue-t-il, Françoise eut-elle ensuite avec Paul des liaisons intimes, c'est sur quoi je n'ai jamais rien entendu dire, et ne sais rien, si non ce qu'en dit l'auteur. — Qu'il en fut ainsi, la chose est bien possible. Mais je tiens les paroles de Dante à cet égard pour une fiction fondée sur ce qui avait pu arriver, plutôt que sur aucune notion positive du fait.
« Quoi qu'il en soit, Paul et Françoise, se trouvant ainsi rapprochés et Gianciotto étant allé remplir l'office de podestat dans quelqu'une des villes voisines, ils se virent librement et sans aucune espèce de crainte. Un serviteur de Gianciotto, qui lui était particulièrement dévoué, s'en aperçut et alla aussitôt en rendre compte à son maître, s'engageant à le rendre témoin de tout ce qu'il avait dit.
« Gianciotto, troublé outre mesure de l'avertissement, revint au plus vite et en secret à Rimini; et son serviteur, ayant épié le moment où Paul venait de s'introduire dans l'appartement de Françoise, le conduisit à la porte. Gianciotto la trouva fermée en dedans; il se mit à frapper et à appeler sa femme, de sorte que celle-ci et Paul le reconnurent à sa voix. Paul, pressé de cacher son imprudence, crut y réussir en se jetant dans une trappe par laquelle on descendait de cette chambre dans une chambre inférieure, tandis que la dame allait ouvrir à son mari. Mais les choses ne se passèrent pas selon son désir :
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en se jetant dans la trappe, il y resta accroché par un pan de son vêtement, à une pointe de fer.
«Cependant Gianciotto.à qui sa femme avait ouvert, était déjà dans l'appartement, et ayant aperçu Paul accroché par son vêtement dans la trappe, il courut sur lui pour le percer d'un épieu qu'il tenait tout brandi à la main. Françoise, s'apercevant de son dessein, se jeta rapidement entre lui et Paul, et reçut le coup destiné à celui-ci, de manière qu'elle en eut la poitrine traversée. Désespéré de cet accident, Gianciotto, qui aimait sa femme plus que lui-même, retirant l'épieu du corps de celle-ci, en frappa son frère et le tua, après quoi il retourna tout de suite à son office de podestat, laissant son frère et sa femme morts sur la place, qui furent le lendemain ensevelis dans le même tombeau. »
C'est ainsi que Boccace a arrangé l'histoire de Françoise de Rimini, en cherchant, comme on voit, à en adoucir les traits les plus rudes. Les versions des autres commentateurs sentent un peu moins l'ar- tifice et les combinaisons du romancier; mais, sans entrer à cet égard dans des distinctions minutieuses, il est certain que toutes ces versions s'éloignent également, sur les points essentiels, de la vérité précise du fait. Il suffira, pour le constater, de rapporter quelques-unes des principales circonstances de ce fait, telles qu'elles sont attestées par les historiens d'après des documents.
Et d'abord, il n'y avait jamais eu de guerre entre Guido da Polenta, seigneur de Havenne, et Malatesta
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da Verrocchio, seigneur de Rimini. Ces deux chefs appartenaient l'un et l'autre au parti guelfe, et s'étaient fréquemment soutenus dans leurs entreprises respectives. En 1276, Guido chassa de Ravenne les Traversara, chefs des Gibelins; il eut pour auxiliaires, dans cette occasion, Gioanni de' Malatesti, il Scian- cato, autrement dit Gianciotto; et ce fut en reconnaissance de ce service qu'il lui donna en mariage sa fille unique Françoise.
Ce fut effectivement Paul de' Malatesti, surnommé le beau, et le frère aîné de Gianciotto, qui négocia ce mariage pour le compte de celui-ci et nullement pour le sien propre ; car il était alors marié. Il avait épousé, en 1269, Orabile Malatesta, probablement une de ses cousines, longtemps prisonnière du fameux Guido de Montefeltro, et pour la délivrance de laquelle les Malatesti avaient fortement guerroyé contre ce dernier. Comme Orabile vivait encore en 1276, il est évident que Paul ne put alors demander ni désirer pour lui-même la main de Françoise.
De 1276, époque du mariage de Gianciotto, à 1289, il y a un intervalle de douze ans, durant lesquels il paraît que Françoise vécut, sinon heureuse avec son époux, du moins paisible.
Ces deux circonstances réunies suffisent pour constater que Paul et Françoise n'avaient jamais été destinés l'un à l'autre, n'avaient pu concevoir l'un pour l'autre une passion irrésistible, et n'avaient été séparés, ni par la fraude, ni par la violence. Leur
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passion avait dû naître dans l'intervalle des douze ans que dura l'union de Françoise et de Gianciotto. Cette passion ne pouvait dès lors avoir le caractère ni l'espèce d'innocence qu'elle aurait eue , si elle était née entre un jeune homme et une jeune fille, tous les deux libres de se donner.
Je ne pousserai pas plus loin ce rapprochement des versions populaires et des versions historiques de l'aventure de Françoise de Rimini. Il me suffit d'avoir constaté d'une manière générale la diversité des unes et des autres, et d'avoir indiqué que c'était de la version du peuple, plutôt que des autres , que Dante s'était inspiré.
Nous pouvons maintenant, revenant au récit de celui-ci, en pénétrer un peu mieux le caractère et l'esprit. Quels étaient son sentiment et son but, en retraçant, comme il l'a fait, cette terrible et touchante aventure des deux amants de Rimini ?
Était-ce purement et simplement de raconter cette aventure telle qu'on la savait ou la croyait de son temps, et de manière à en transmettre le tableau fidèle à la postérité? En un mot, Dante voulait-il faire de cet événement un récit auquel convînt le titre de récit épique pris dans son sens naturel et convenu ?
C'est bien là, je crois, ce que l'on pense généralement que Dante a voulu faire ; et l'on s'étonnera sans doute de mes questions. Mais peut-être paraîtront- elles un peu moins gratuites, si l'on y réfléchit un peu plus. Supposons, en effet, que Dante se soit
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essentiellement proposé de retracer à ses contemporains et à la postérité le tableau d 'un événement qui avait frappé les premiers et devait aussi frapper celle-ci, et voyons comment il aurait rempli cette tâche ; voyons comment il aurait satisfait aux conditions de la narration épique, qui sont le calme, l'intégrité, la simplicité, la clarté, c'est-à-dire un développement suffisant de toutes les circonstances propres à en donner une idée vive et complète.
C'est Françoise elle-même qui, dans le tableau de Dante , raconte sa propre aventure ; mais elle la raconte si rapidement, en traits si généraux et si vagues, que, sans les développements qu'y ont ajoutés les commentateurs, l'on n'y comprendrait absolument rien, et l'on ne s'y intéresserait, par conséquent, qu'assez peu. Françoise ne dit pas un mot de sa famille ; on ne sait par elle, ni qui elle est, ni d'où elle vient ; elle a seulement l'intention de désigner sa ville natale, qui est Ravenne; et la désigne d'une manière qui convient presque également à toutes les villes situées sur la côte occidentale de la mer Adriatique. Elle ne nomme pas son mari; elle ne dit pas même si elle est mariée; elle parle d'un amant qui s'est épris d'elle, et dont elle s'est éprise à son tour : du reste elle ne nomme point cet amant; elle ne le fait point connaître; elle n'indique ni où, ni quand, ni comment elle l'a connu : elle se borne à dire qu'elle a été tuée avec lui, par quelqu'un qui doit un jour être enfermé dans la Caïna, le lieu de l'enfer destiné aux assassins de leurs proches, ce qui
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implique vaguement la parenté du meurtrier avec 1 une au moins des deux victimes.
Encore une fois, si en lisant ce morceau de Dante l'on ne savait déjà l'événement sur lequel il repose, on ne l'y reconnaîtrait pas : ce morceau n'est point à proprement parler un récit; c'est plutôt une simple allusion, et une allusion toute lyrique à un fait. Le poëte glisse avec la plus grande rapidité sur la partie véritablement historique de l'aventure, la supposant connue et présente à tous ceux auxquels il s'adresse, et ne s'arrête qu'à la partie mystérieuse et secrète, celle sur laquelle les traditions populaires n'ont rien pu dire de certain, et sur laquelle son imagination a pu broder à son aise sans risque d'être démentie. Cette manière de traiter les sujets historiques est généralement celle de Dante; ce qu'il oublie le plus volontiers dans le récit d'une aventure, ce sont les circonstances les plus immédiates, ce que tout le monde en peut dire ou est le plus pressé d'en savoir. Le côté par lequel il aime à la prendre, c'est son côté merveilleux : celui par lequel il peut se rattacher aux destinées fatales de l'homme dans une autre vie, c'est ce côté qu'il développe là où il le trouve existant, et qu'il crée là où il n'existe pas. Ce n'est pas ainsi que le poëte épique raconte, ou du moins ce n'est pas en racontant ainsi qu'il a rempli sa vocation et atteint son but.
Il me paraît évident que Dante ne s'est point proprement proposé, dans le morceau dont il s'agit, de raconter ce que tout le monde savait ou disait de
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l'aventure de Françoise de Rimini : il suppose tout cela connu, et se borne à y faire rapidement allusion.
Ce qu'il a voulu uniquement, ou par-dessus tout ici, c'était de rendre d'une manière dramatique et pittoresque l'impression personnelle qu'il avait reçue de cette aventure, en la rattachant fortement, non pas aux détails accidentels de la vérité historique, mais aux idées et aux mœurs générales de l'époque, en la relevant par des traits de son invention , qui en font le caractère dominant, et dont le charme pénétrant se répand sur tout le reste. Ce n'est pas l'idée simple et directe d'un événement tragique qu'il a voulu reproduire en nous, c'est cette idée réfléchie et modifiée par une imagination forte et profonde accoutumée à donner son empreinte à tout ce qu'elle atteint.
Considéré sous ce point de vue, le récit de Françoise de Rimini est d'un artifice très-ingénieux, très-poétique, et mérite toute l'admiration qu'il a toujours inspirée. J'y reviendrai un moment, pour développer un peu et justifier mon assertion.
Au milieu de cette foule d'âmes que l'amour a perdues, et qui sont incessamment battues d'une bourrasque, symbole de leur passion dominante, Dante distingue deux ombres dont la vue le frappe beaucoup, et non sans raison. Ces deux ombres ne se quittent point: la tempête, qui disperse toutes les autres, ne peut séparer celles-là : punies pour s'être aimées, elles s'aiment toujours. Dante s'émerveille, il est ému, il veut savoir qui elles sont; mais ne les
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ayant point connues, dans cette vie, il est obligé de s'adresser à Virgile, et de lui manifester son désir. Virgile lui dit alors d'appeler les deux ombres, en lui assurant qu'elles viendront, s'il les appelle au nom de l'amour qui les gouverne. C'est un nouveau trait d'une simplicité et d'une propriété admirables, pour caractériser l'irrésistible puissance de cet amour.
Les deux ombres inséparables répondent en effet à l'appel de Dante; et dès qu'elles sont à portée d'être entendues, l'une des deux prend la parole pour rappeler son histoire : elle ne se nomme point, elle, ni son compagnon ; elle n'entre dans aucun détail, dans aucune particularité de sa vie passée. Un autre qu'un Italien contemporain ne comprendrait pas un récit si sommaire et si vague. Mais le peu qu'elle a dit faisant allusion à des faits qui ont ému toute l'Italie, à des faits sus de tout Italien, Dante la reconnaît aisément pour Françoise de Uimini. Il se rappelle aussitôt tout ce qu'il a entendu raconter de ses amours avec Paul Malatesta, et de leur tragique destinée. C'est un point sur lequel il n'a pas besoin d'en savoir davantage. Les souvenirs qu'il en a, sont vifs et complets : il s'attendrit jusqu'aux larmes à ces souvenirs : il est touché de tant de malheur dans tant d'amour.
Un trait frappant de ce morceau, l'un de ceux par lesquels Dante semble avoir voulu ennoblir cet amour de Françoise tout en le peignant comme puni dans l'enfer, ce sont les formules par lesquelles ii
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l'exprime et qu'il met dans la bouche de Françoise. Sémiramis, Didon et les milliers d'autres grands personnages, punis dans ce second cercle de l'enfer, y sont punis d'avoir sacrifié la raison à un appétit brutal ; pour s'être abandonnés à la luxure, comme dit Dante formellement et souvent, parlant en moraliste chrétien.
Pour Françoise l'amour a l'air d'être toute autre chose, c'est la passion dont s'éprennent prompte- ment les nobles cœurs; c'est l'amour chevaleresque non dépouillé encore du charme et de l'orgueil de ses illusions. C'est surtout par ce trait que Dante a caractérisé, bien que peut-être aux dépens de la théologie , l'amour de Paul et de Françoise, et les idées générales du XIne siècle sur l'amour.
Mais il est temps de passer à une observation plus importante sur la composition de ce morceau singulier.
Dante revenu de la première émotion et de la première surprise qu'il a éprouvées, en reconnaissant dans les ombres qu'il a voulu entretenir ces deux amants de Rimini dont il a tant entendu parler, interroge de nouveau celle de ces ombres qui lui a déjà répondu, et la preuve qu'il l'a bien reconnue, c'est qu'il l'interpelle cette fois par son nom, qu'elle ne lui a point dit, et n'a point eu besoin de lui dire.
« Françoise, lui dit-il, tes souffrances m'attendrissent et me portent à pleurer. »
Après ce préambule , il lui fait une nouvelle..ques- tion , et une question qui forme, pour ainsi dire, le
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point vital de tout le morceau; il ne lui demande point des détails sur la manière dont elle a péri ; il sait là-dessus tout ce qu'il veut savoir, et le sait depuis longtemps. Sa curiosité va beaucoup plus loin, elle porte sur un point infiniment plus secret et plus délicat : il veut savoir de Françoise quelque chose qui ne peut être connu que d'elle et de son amant : il veut savoir quelle a été, pour eux, l'occasion décisive et périlleuse qui les a perdus, dans laquelle ils se sont irréparablement oubliés, emportés par leurs désirs.
Françoise lui répond ou lui raconte la suite qu'eut un jour pour elle et son ami la lecture d'un passage du roman de Lancelot du Lac ; ce second récit de Françoise est plus détaillé, plus clair, plus épique, en un mot, que le premier; il ne me semble pas difficile d'expliquer pourquoi.
L'influence attribuée à quelques lignes d'un roman de chevalerie sur les destinées de Françoise et de Paul n'est, selon toute apparence, qu'une fiction ; il n'en est pas question dans l'histoire ni dans celles des traditions relatives à l'événement qui peuvent passer pour historiques; et même, en la supposant vraie, il est plus que probable qu'elle serait restée un secret.
D'un autre côté, si cette circonstance est une fiction, comme tout l'indique, ce ne peut point être une fiction populaire. A l'époque dont il s'agit, le roman de Lancelot était déjà célèbre en Italie : les classes élevées le lisaient en provençal ou en fran-
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çais, peut-être même en latin, car il était déjà traduit en cette dernière langue ; mais il ne l'était pas en italien. Ainsi donc les classes inférieures de la société n'en pouvaient avoir aucune connaissance, ni en tirer parti d'aucune manière.
La fiction dont il s'agit ici est donc une fiction de Dante lui-même, et cette fiction formant dans le plan du poëte, la partie neuve, la partie principale de l'histoire de Françoise, celle qui devait en déterminer l'effet poétique, il était indispensable qu'elle fût suffisamment développée.
Il y a dans tous ces artifices de composition quelque chose d'éminemment lyrique; les impressions et les réflexions du poëte y percent de toutes parts, et la vérité poétique y domine de très-haut la vérité historique.
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VI.
UGOLINO.
(ENFER, CHANT XXXIII. )
Le vallon dans lequel Dante et Virgile ont rencontré maître Adam, ce faux monnayeur qui nous a peint sa souffrance et sa haine avec des traits de poésie si forts et si profonds, ce vallon, dis-je, est le dernier du huitième cercle. La partie centrale de ce même cercle est un vaste puits par lequel il communique avec le cercle inférieur qui est le neuvième et le dernier de l'enfer; tout à l'entour de ce puits sont debout d'horribles géants dont les pieds posent dans le neuvième cercle, tandis qu'ils ont la tête et plus de la moitié de leur stature dans le cercle supérieur.
Dante s'arrête longuement à décrire la surprise mêlée d'épouvante que lui causent tous ces géants qu'il prend d'abord pour des tours. C'est l'un d'entre eux, c'est Antée, le même qui fut tué par Hercule, qui enlève Dante et Virgile dans ses bras et les dépose tous les deux au fond de l'abîme infernal. Les trois derniers chants de l'Enfer sont consacrés à la description de ce dernier cercle, et c'est pour ce tableau que Dante a comme tenu en réserve tout ce que son imagination avait pu lui suggérer de plus terrible et de plus sauvage.
A peine le poëte a-t-il touché du pied le fond du
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neuvième cercle, qu'il entend une voix qui lui crie de prendre garde à ne point marcher sur la tête des damnés.
Dante regardant alors de tous côtés pour reconnaître où il est, se trouve aux bords d'un immense lac glacé, et dans cette glace, transparente comme le pur cristal, sont plongés de toute leur personne des milliers de damnés qui n'ont que la tête hors de la surface glacée du lac : ces damnés sont ces traîtres que le poëte a distribués en différentes classes.
Leur supplice est décrit en traits d'une simplicité énergique et sublime, et d'un pittoresque au delà desquels on ne peut rien se figurer.
Dans cette glace, Dante reconnaît plusieurs damnés de sa connaissance qui tous se rendirent plus ou moins célèbres par d'éclatantes trahisons. Toutefois le poëte se borne à les nommer et à faire rapidement allusion à leurs perfidies. Ce n'est qu'à la vue de deux damnés plongés ensemble dans la même glace, que Dante s'arrête, frappé de surprise et d'horreur, pour faire un récit détaillé de ce qu'il voit ; et c'est ici que nous allons nous arrêter avec lui, pour tâcher de saisir et de comprendre son admirable récit.
Mais je crois devoir donner auparavant quelques notions historiques positives et précises de l'événement dont Dante n'a pris que le côté poétique.
Cet événement est plein d'intérêt et abonde en particularités caractéristiques de l'état moral et politique de l'Italie à cette époque; mais je ne puis que l'effleurer.
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Pise, bien que gibeline de principes et d'habitudes , était de- fait une république démocratique comme les autres villes principales de la Toscane. Elle avait forcé tous les seigneurs féodaux de son territoire à se soumettre à elle, et à vivre dans ses murs en simples citoyens sans autre pouvoir que celui qu'ils tenaient d'elle.
Parmi ces familles féodales soumises au gouvernement pisan, mais qui lui étaient restées hostiles en secret et qui guettaient infatigablement l'occasion de le renverser, les deux plus puissantes étaient celles des Visconti et des Gherardeschi, attachées l'une et l'autre à la faction guelfe, précisément parce que c'était la faction contraire à celle du peuple.
En 4 274, cette faction ayant donné à la république plus d'ombrage qu'à l'ordinaire, fut chassée de Pise, et avec elle furent exilés les Gherardeschi et les Visconti, qui en étaient les chefs.
Les Guelfes de Pise, ainsi expulsés, s'allièrent avec ceux de la Toscane pour faire la guerre à leurs concitoyens. Ils firent d'abord cette guerre sous le commandement de Giovanni de' Visconti, puis sous celui d'Ugolino de' Gherardeschi, qui est précisément l'Ugolino de Dante.
La guerre tourna mal pour les Pisans ; ils furent battus en diverses rencontres, perdirent plusieurs de leurs forteresses, et virent dévaster une grande partie de leur territoire.
Ils finirent par être contraints à la paix et à recevoir de nouveau dans leurs murs les Guelfes
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qu'ils en avaient bannis, et devenus plus forts par leur victoire.
Ugolino de la Gherardesca devint, dès ce moment, le personnage le plus influent de Pise, et conçut le projet de s'emparer de la seigneurie. C'était un homme d'une ambition effrénée, qui avait toute la rudesse et tous les vices de son époque et de sa caste; mais sans la magnanimité et sans le génie qui leur donnaient fréquemment de l'éclat.
En 1282, la guerre ayant éclaté entre Gênes et Pise, Ugolino fut choisi pour capitaine du peuple. Cette guerre, où les succès et les revers furent d'abord assez également balancés entre les deux partis, se termina par la fameuse bataille navale de la Me- loria, où les Pisans furent battus et firent des pertes dont ils ne se relevèrent plus. — Quatre mille tués. — Douze mille prisonniers. - L'élite de leur population et de leurs hommes de mer. De là le proverbe : Chi vuol veder Pisa.
Tels furent l'abattement et la consternation des Pisans qu'ils ne songèrent point à se donner un nouveau chef de guerre. Si mécontents qu'ils fussent d'Ugolino, c'était lui qui avait commandé à la bataille de la Meloria, d'où il s'était échappé à grand' peine, sans avoir cherché ou trouvé l'occasion de faire dire quelques mots au moins de sa bravoure. Si impopulaire qu'il fût, personne ne lui envia le. commandement de Pise dans les circonstances qui suivirent le désastre de la Meloria.
Ces circonstances étaient on ne peut plus alar-
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mantes. — Ligue générale des villes guelfes et de Gênes contre Pise. — Projet de la réduire à Bor- gora.
La situation était des plus critiques, et c'est l'unique circonstance connue de la vie d'Ugolino, où ce chef montra de la présence d'esprit et de l'habileté, mais plus dans son intérêt personnel que dans celui de son pays.
Il fallait à tout prix rompre la ligue qui voulait réduire Pise à l'état de bourgade, et pour cela il était indispensable d'en détacher les Guelfes toscans, surtout les Florentins. C'est à quoi Ugolino mit toute son adresse. L'or ne fut pas épargné. — Il céda à Florence plusieurs des meilleures forteresses des Pisans. Enfin il s'engagea à chasser de Pise le parti gibelin et à gouverner désormais cette république dans les intérêts guelfes et florentins.
A ces conditions Ugolino obtint la paix des Florentins et des autres Guelfes de Toscane, et chassa les Gibelins, coftlme il s'y était engagé.
Une fois délivré des Gibelins, il croyait avoir beau jeu pour s'emparer de la seigneurie, et c'était à cela qu'il visait de toutes ses forces; mais il trouva des adversaires, et cela dans sa propre famille. Il avait pour neveu le comte Anselmo di Capraia, jeune homme doué de qualités brillantes et très-chéri des Pisans. Ugolino ne vit en lui qu'un rival dangereux, et le fit empoisonner.
Cet adversaire mort, un autre se présenta, et un autre plus redoutable encore que le premier, et qui
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tenait encore de plus près à Ugolino par le sang. C'était un petit-fils de celui-ci, nommé Nino, juge ou, pour mieux dire, seigneur de Gallura en Sar- daigne.
Ce jeune homme, doué d'une bravoure et d'une force de corps extraordinaires, n'avait guère, à ce qu'il paraît, moins d'ambition que son aïeul, auquel il se mit à disputer ouvertement la seigneurie.
Les Guelfes de Pise se partagèrent de la sorte entre ces deux chefs; et durant quatre ans entiers, c'est-à-dire de 1284 à 1288, Pise fut le théâtre d'une véritable guerre plus que civile entre l'aïeul et le petit-fils.
Le parti gibelin, qui était fort affaibli, mais non anéanti, essaya peu à peu de se relever à la faveur des discordes du parti contraire; il se rallia sous Ruggieri degli Ubaldini, archevêque de Pise, homme habile et dissimulé, qui favorisa tantôt l'aïeul, tantôt le petit-fils, dans l'espoir de triompher à la fin de tous les deux.
Les détails de ces troubles violents sont peu connus; mais il me suffit d'en indiquer les principaux incidents.
Nino di Gallura et Ugolin, un moment las de la guerre qu'ils se faisaient à forces égales, et sans résultat décisif, se démirent l'un et l'autre de leurs prétentions et rentrèrent dans la vie privée.
Mais à peine avaient-ils pris cette résolution qu'ils s'en repentirent; ils regrettèrent le pouvoir auquel ils avaient renoncé, si orageux et si incomplet qu'il
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fût. Dans cette disposition, ils se rapprochèrent l'un de l'autre, se réconcilièrent, convinrent de s'emparer de nouveau de la seigneurie de Pise, et de la partager désormais également entre eux. Ils vinrent aisément à bout de leur dessein, et se virent derechef à la tête du gouvernement.
Mais Ugolino n'était pas homme à supporter un collègue au pouvoir, et il n'aurait pas conspiré contre un étranger avec plus d'ardeur qu'il n'en mit à conspirer contre son petit-fils. Il traita avec l'archevêque Ruggieri, et s'entendit avec lui pour perdre Nino di Gallura. Il fut convenu entre eux que. lui Ugolino se retirerait dans un de ses châteaux, et que l'archevêque profiterait de son absence pour ameuter le peuple et les Gibelins contre Nino. Les choses se passèrent comme elles avaient été combinées et résolues.
Nino di Gallura, abandonné, livré par son aïeul, ne put pas même songer à se défendre contre l'archevêque; il fut obligé de s'enfuir de Pise avec la plus grande précipitation pour éviter le sort tragique qui le menaçait.
Informé de la fuite de son petit-fils, Ugolino rentra aussitôt à Pise, et sa rentrée fut un triomphe qu'il célébra de diverses manières. Il réunit, dit-on, dans un banquet magnifique toute sa famille, qui était fort nombreuse, et ses partisans, plus nombreux encore. Ce fut une fête splendide, troublée pourtant, si la tradition dit vrai, par quelques mots sinistres d une espèce de jongleur ou de bouffon de
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cour comme il y en avait alors beaucoup dans toutes les cours d'Italie grandes ou petites. Marco Lom- bardo était le nom de ce bouffon. Ugolino, qui n'attendait de lui qu'admiration et que louanges, lui demanda ce qu'il pensait d'une si belle fête et de l'homme qui pouvait la donner. — cc Je pense, répondit le jongleur, que cet homme est l'homme de l'Italie le plus voisin de quelque grand revers. »
Et le revers ne se fit pas attendre. Ruggieri, l'archevêque qui avait secondé le complot d'Ugolino contre son petit-fils, se sentait désormais assez fort pour attaquer ouvertement le vieux traître. A la tête de tout le parti gibelin et du peuple de Pise, il assaillit brusquement Ugolino. Celui-ci ne fut pas tout à fait pris au dépourvu, la lutte fut longue et sanglante; mais à la fin l'archevêque et les Gibelins furent victorieux. Ugolino perdit un fils bâtard et un neveu, qui furent tués dans l'assaut de son palais, et lui-même il fut fait prisonnier avec deux de ses fils et deux de ses petits-fils. Ils furent enfermés tous les cinq ensemble au haut d'une forte tour, située dans l'enceinte de la ville, sur une place alors nommée la place des Anziani, et depuis celle des Cavalieri. Cette capture eut lieu au mois de juillet de l'année 1288.
L'archevêque Iluggieri avait triomphé à son tour, mais il ne jouit pas très-pacifiquement des fruits de son triomphe. Les Florentins et les autres Guelfes de Toscane qui avaient un intérêt puissant à soutenir la cause d'Ugolino contre les Gibelins de Pisé, dé-
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clarèrent de nouveau la guerre à cette ville, qui se trouva de la sorte et tout d'un coup rejetée dans une crise pareille à celle où elle avait été quelques années auparavant.
Ce fut alors que les Pisans, cherchant un chef capable de les tirer de cette crise, appelèrent au gouvernement de leur ville ce Guido de Montefeltro que nous avons rencontré dans un des vallons du huitième cercle de l' En feî-.
Guido de Montefeltro arriva à Pise au mois de mars 1289, selon notre manière de compter : il y avait alors plus de huit mois qu'Ugolino et ses quatre fils ou petits-fils étaient prisonniers de la république ; et l'on n'avait encore pris aucun parti à leur égard. Il y,a tout lieu de croire que l'espèce d'exaltation de confiance et d'espoir que l'arrivée de Guido de Montefeltro, à Pise, y répandit partout, fut funeste aux prisonniers. Elle encouragea leurs ennemis à l'horrible résolution qu'ils prirent brusquement de jeter dans l'Arno les clefs de la tour et de refuser la nourriture à Ugolino et à ses enfants. A ce refus, ils en joignirent un autre, plus effroyable encore, qui marque encore plus de haine et une férocité plus tenace et plus réfléchie. Ugolino troublé, au moment de mourir, du souvenir de ses méfaits, employa, dit-on, ses dernières forces et ses derniers moments à demander à grands cris un prêtre ou un moine pour le confesser. On le laissa demander et crier : pas une voix ne lui répondit.
On ne rentra dans l'horrible tour que le septième
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ou le huitième jour pour en retirer les cinq cadavres, qui furent jetés sans honneur et sans pitié dans la même fosse,
On voit encore aujourd'hui, sur une des places de Pise, la moitié inférieure d'une vieille tour carrée, adossée à une arcade qui a l'air d'avoir été autrefois une porte. Cette ruine est celle de la fameuse tour d'Ugolino ou de la Faim ; et ce n'est pas sans émotion qu'on la regarde, quand on sait ce qui s'y passa du temps de Dante, et que l'on se rappelle les vers que nous allons lire.
Ce récit est, je crois, le plus détaillé qu'il y ait dans toute la Divine Comédie; il y a plus de cent vers, et c'est un long récit pour Dante. C'est aussi, quant à la forme générale de la composition, le plus caractéristique de tous ceux du poëte florentin. Si Dante avait eu en vue, dans cette narration, la formule expresse qu'il a suivie dans toutes les autres, il ne l'aurait point composée autrement qu'il n'a fait : c'est un point sur lequel je vous ai déjà entretenu plus d'une fois, et qui va devenir plus clair à celle-ci.
La fin tragique d'Ugolino fut précédée et amenée par des antécédents dont je viens d'esquisser le tableau. Dante ne dit pas un mot de ces antécédents, ou pour mieux dire, il n'en fait mention que pour annoncer qu'il n'en veut pas parler; mais cette fois, du moins, il a pris une précaution expresse et une précaution ingénieuse, pour motiver et justifier cette réticence. « Je ne sais qui tu es, fait-il dire à Dante par Ugolino, ni par quel prodige tu es descendu vi-
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vant en enfer; mais, à ta parole et à ton accent, je te reconnais avec certitude pour Florentin. »
Or, un Florentin, c'est-à-dire un homme si voisin de Pise, ne pouvait pas ignorer une aventure qui avait fait autant de bruit que celle dont il s'agit. Ugolino avait donc le droit de supposer, comme il le fait, son aventure connue de ce Florentin : en la taisant, c'était un récit superflu qu'il avait l'air de lui épargner.
Quelle est donc la partie de son aventure que le comte Ugolino veut raconter, et raconte en effet à Dante? C'est celle que ni Dante ni personne ne savait ni ne pouvait savoir ; celle qui s'était passée dans les ténèbres de l'odieuse tour, et qui n'avait eu d'autre témoin que Dieu. La seule circonstance de la mort d'Ugolino, dont les Pisans avaient pu voir quelque chose, eL dont Dante aurait pu parler, c'était celle de la demande d'un confesseur que le malheureux prisonnier avait faite à grands cris. Mais Dante avait ses raisons pour taire cette particularité : en donnant à Ugolino des remords et du repentir, il aurait proba- / blement été un peu embarrassé à le mettre en enfer; et c'était en enfer qu'il le voulait.
Ainsi donc, pour en revenir à l'observation énoncée tout à 1 heure, c'est sur la portion de l'aventure d'Ugolino, dont Dante ne sait absolument rien, que porte toute la narration. C'est cette portion mystérieuse , inconnue de son sujet, que le poëte construit, pour ainsi dire, de toute pièce; c'est par celle-là et sur celle-là qu'il veut émouvoir le lecteur; c'est
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dans ce but qu'il déploie toute la vigueur, toute la hardiesse de son imagination.
Or, ce que Dante fait si nettement et si clairement dans cette narration, il le fait dans toutes les autres. Dans toutes, il y a un côté public, notoire, sur lequel il glisse avec une sorte d'impatience et de dédain ; mais dans toutes aussi, il y a, ou bien il invente un côté mystérieux, secret, par lequel elles tiennent déjà à l'autre vie. C'est de ce côté qu'il s'empare pour le mettre en saillie. En un mot, les événements auxquels il s'arrête n'intéressent et n'émeuvent son imagination qu'autant qu'ils décident du sort éternel des acteurs, qu'autant qu'ils font transition de ce monde à l'autre.
Après cette première observation sur le récit de l'aventure d'Ugolino, j'en ferai une autre plus particulière; et bien que moins évidente, également vraie.
Il y a un point assez important sur lequel Dante a manqué à la vérité historique, et sur lequel on ne peut guère douter qu'il n'y ait manqué à dessein.
Des quatre individus qui périrent avec Ugolino, deux seulement étaient ses fils, et n'étaient plus des enfants : c'étaient des hommes faits, et même d'âge mûr. Les deux autres étaient ses petits-enfants, dont on ne sait pas l'âge précis, mais auxquels on ne peut guère supposer moins de dix ou douze ans.
Dante n'a fait aucune distinction entre les quatre ; il les a tous également supposés fils d'Ugolino, et tous en bas âge.
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C'est en grande partie, grâce à cette supposition, qu'il a pu répandre sur son récit des traits variés et profonds de pathétique, qui tempèrent heureusement l'horreur fondamentale du sujet. La pitié d'Ugolino doit être, on le conçoit, bien plus vive, plus poignante pour des enfants en bas âge, innocents, et incapables de comprendre leur horrible destinée, qu'elle ne pourrait l'être pour des fils d'âge viril, ayant conspiré et succombé avec lui. Il devient dès lors d'autant plus naturel que le père et les jeunes enfants s'oublient pour ainsi dire les uns dans les autres, s'attendrissent les uns sur les autres, et mettent tout ce qu'ils ont de force à se dissimuler réciproquement tous ce qu'ils sentent, tout ce qu'ils éprouvent de douleur et d'horreur. C'est par ce côté affectueux et moral que Dante a développé son sujet, s'arrêtant le moins possible à ce que l'on pourrait en nommer le côté physique et matériel, et c'est en cela surtout qu'il s'est montré grand poëte.
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VI.
SORDELLO.
(PURGATOIRE, CH. VI ET SUIVANTS.)
Ce n'est pas par un motif de pure curiosité biographique que je consacre une leçon entière à la vie de Sordello ; indépendamment de la célébrité du personnage et de l'intérêt mystérieux que Dante a pour jamais attaché à son nom, j'ai des raisons plus directes de parler de lui, et de rechercher, partout où ils pouvaient se trouver, les traits épars de sa vie. Je désire ajouter quelque chose à ce que j'ai dit, dans des leçons précédentes, de l'histoire et de l'influence de la poésie provençale en Italie ; or, des notices un peu détaillées sur Sordello sont ce que je pouvais imaginer de plus convenable à mon dessein.
Dante décrit le purgatoire comme une haute mon tagne de forme conique, divisée en huit gradins ou stations dans lesquelles les âmes humaines expient successivement les péchés pardonnables dont elles n'ont pas fait suffisamment pénitence durant la vie. Le premier ou le plus bas de ces gradins ne fait, pour ainsi dire, point partie du purgatoire : il en est seulement comme le limbe où tous les pécheurs doivent s'arrêter plus ou moins longtemps, selon qu'ils ont mis plus ou moins de négligence à se convertir.
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Ce gradin inférieur se partage en plusieurs autres, à raison des divers motifs par lesquels les pécheurs ont différé leur pénitence.
Dante et Virgile ayant déjà traversé plusieurs des divisions de ce gradin inférieur, arrivent à celle destinée aux âmes des pécheurs qui, en attendant de faire pénitence, ont été frappés de mort violente, et ne se sont repentis qu'à leur dernier moment. Parmi la foule de ces âmes, Dante en retrouve plusieurs qui furent des personnages de sa connaissance, avec lesquels il s'entretient successivement, etqui leconjurent de les recommander au souvenir et aux prières de leurs proches. Restés seuls à la fin, Virgile et lui poursuivent leur voyage ; mais le jour étant sur le point de disparaître, ils hésitent sur leur chemin, et cherchent quelqu'un à qui le demander.
C'est alors qu'ils aperçoivent à peu de distance une ombre qu'ils se disposent à interroger. Virgile qui l'a vue le premier parle à Dante : et c'est ici que commence le morceau célèbre que doit citer quiconque veut parler de Sordello.
« Hegarde, vois là tout à propos, et toute seule une âme qui regarde devers nous : elle nous enseignera le plus court chemin.
« Nous allâmes à elle : ô âme lombarde, comme tu étais là rigide et fière, modeste et lenteà mouvoir I'oeil !
« Elle ne nous adressait pas une parole, et nous laissait aller, nous regardant seulement à la manière du lion qui repose.
« Virgile alors s'approcha d'elle, la priant de nous
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indiquer la montée la plus facile ; mais elle, sans faire attention à sa demande, s'informa de nous et de notre pays : et mon cher guide voulant lui répondre, avait à peine dit: Mantoue... que l'ombre jusque-là toute retirée en elle-même, se leva d'où elle reposait, pour venir à lui, disant : « 0 Mantouan ! je suis Sordello de ton pays, » et ils s'embrassaient l'un l'autre.
« Ah ! serve Italie, séjour de douleur, navire sans nocher en grande tempête; bordel et non reine des provinces !
« Pour avoir seulement entendu le doux nom de son pays, ce noble mort fut si prompt à faire fête à son compatriote, et maintenant les vivants sont en guerre entre eux î ceux qu'enclosent une même muraille et un même fossé se dévorent l'un l'autre. »
Il est difficile d'imaginer qu'un homme dont Dante a fait un tel portrait, qu'un homme au nom duquel s'est rattachée d'une manière si vive et si originale une si haute inspiration de patriotisme et de poésie, n'ait été qu'un homme vulgaire.
Dante ne connaissait point Sordello, il ne l'avait jamais vu; il n'était qu'un enfant, lorsque l'autre était déjà un vieillard : il n'avait aucun motif personnel de le louer outre mesure. Si donc il a voulu en faire quelque chose de grand, c'est sans doute qu'il y était autorisé par l'opinion , sinon générale, au moins partielle; sinon vraie, au moins accréditée de son époque.
Malheureusement la renommée de Sordello, livrée longtemps aux seules traditions populaires, ne tarda
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pas à être complétement dénaturée. Au xve siècle il n'en restait plus rien : des fables ridicules en avaient pris la place, et ces fables sont aujourd'hui à peu près tout ce que I «on dit de Sordetio, quand on veut en dire quelque chose. Tiraboschi, en recueillant les traits épars de ces biographies fabuleuses, en a fait justice; il en a montré avec son exactitude et son bon sens ordinaires, l'incohérance et l'absurdité, mais il n'a rien mis à la place, et le nom de Sordello n'a guère pu jusqu'à présent éveiller d'autre idée et d'autre souvenir que celui d'un des plus beaux passages de la Divine Comédie.
Il y a cependant quelque chose à dire de Sordello; il reste quelques documents à l'aide desquels on peut reconstruire avec vraisemblance quelques-uns des événements de sa vie.
Des historiens de son temps ont parlé de lui : il en est question dans les anciennes biographies des troubadours; enfin l'on a, soit de lui, soit de ses contemporains, un assez grand nombre de pièces de vers en provençal, où il est fait allusion à diverses particularités de sa vie. Or, tous ces documents s'accordent assez bien entre eux dans les choses principales , ils ne varient que sur des points secondaires, et la critique peut y ajouter un degré do foi mesuré ; c'est de ces documents confrontés que j'ai tiré les notices qui suivent. Si loin qu'elles soient d'être complètes , elles méritaient cependant d'être recueillies; si elles ne font pas précisément de Sor- ello l'austère et imposant personnage que Dante
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semble en avoir voulu faire, elles le présentent du moins comme un homme à destinée aventureuse , qui fit parler de lui de plus d'une manière et dans plus d'un pays.
On n'a aucune date, même approximative, de la naissance de Sordello ; mais il dut naître dans les premières années du XIIIe siècle. Goito, bourgade à quelques milles au nord de Mantoue, où il paraît qu'il y eut autrefois un château fort, fut le lieu de sa naissance. Il fut le fils d'un pauvre chevalier auquel les traditions provençales donnent le nom de sire le Court, sobriquet qui semble désigner quelque mince gentilhomme vivant mal à l'aise du revenu de quelque petit fief.
Sordello eut, à ce qu'il paraît, une vocation décidée pour la poésie, et toutes les études de son enfance et de sa jeunesse furent dirigées dans le sens de cette vocation , et plus variées que l'on ne serait d'abord tenté de l'imaginer.
Elles s'étendirent à trois littératures et à trois idiomes : à l'italien , au provençal et au français ; il fut poëte dans ces trois langues, de sorte qu'il aurait pu comme Ennius, et dans le même sens , se vanter d'avoir trois cœurs.
Ses poésies italiennes sont perdues, et l'on n'en saurait pas même l'existence momentanée, sans le témoignage de Dante qui les connaissait et les admirait : voici comment il en parle dans son Traité de l'éloquence vulgaire.
« Sordello de Mantoue, cet homme d'une si haute
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éloquence, non-seulement en poésie, mais dans tous ses discours, fut aussi l'un de ceux qui abandonnèrent l'idiome de leur lieu natal » pour écrire dans l'italien illustre, faut-il ajouter, si l'on veut, dansée passage , compléter la pensée de Dante. Cet éloge , je le répète, n'est plus aujourd'hui, pour nous, qu'un sujet de regrets; il n'est pas resté de Sordello un seul vers italien. C'est, comme nous le verrons, en provençal que sont ses titres à la renommée poétique; et tout autorise à croire que la littérature provençale fut le principal objet de ses études; étant, encore alors, des littératures et idiomes vulgaires celle qui avait le plus de vogue en Italie, et qui y donnait le ton à toutes les autres.
Il n'en est pas moins certain qu'il s'occupa beaucoup aussi de langue et de poésie françaises; et le fait ne laisse pas d'être remarquable. Il est constaté que, dans la seconde moitié du XIIIb siècle, la langue française fut généralement cultivée dans l'Italie entière; et l'on sait que vers 1264; Brunetto Latini, écrivant son Trésor en cette langue, déclarait l'avoir adoptée comme la plus agréable, la plus délittable, dit-il, qui fût alors. Mais il y a tout lieu de croire que dans la haute Italie, le français avait été à la mode beaucoup plus tôt encore; c'est-à-dire dès les commencements du même siècle. Un bruit curieux, rapporté par un historien de cette époque et de cette contrée, nous fait voir que cet idiorne était celui que parlaient habituellement, ou du moins fréquemment entre eux, les plus puissants seigneurs du Véronais
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et du Trévisan. Ce fait aide un peu à comprendre le soin avec lequel il y a lieu de croire que Sordello s'occupa de l'étude de la littérature française.
Comme il y a une étroite connexion entre la destinée de Sordello et son éducation première, il ne saurait être hors de propos d'insister un peu sur ce que l'on peut savoir de celle-ci. Le jeune Sordello ne cultiva pas seulement en lui l'invention poétique, le talent de trouver, comme on disait alors : il apprit par cœur, texte et musique, les productions d'une foule de poëtes, et s'exerça à les chanter agréablement. Son intention en tout cela n'était pas équi- voquç. La vie monotone et sévère du pauvre manoir paternel ne lui plaisait pas; et son projet était de parcourir l'Italie de cour en cour, chantant partout ses vers ou ceux d'autrui; troubadour, jongleur ou même chevalier, selon l'occasion. C'était la vie toute romanesque et singulièrement originale que les poëtes provençaux s'étaient faite il y avait plus d'un siècle dans le midi de là France, et dont ils avaient donné l'exemple à l'Italie. Ceux qui menaient cette vie formaient divers ordres que l'on distinguait au besoin par divers noms ; mais que l'on confondait d'ordinaire sous la dénomination générique d'uomini di corte, dénomination d'origine provençale, comme la chose même qu'elle désigne. Ce titre d'uomo di corte est celui sous lequel figure Sordello dans les plus anciens documents italiens où il est fait mention de lui.
A en croire les documents provençaux, rien ne
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manquait à Sordello pour gagner du renom et pour avoir des aventures dans sa vie de poëte ambulant: il avait, outre le talent poétique, les accessoires alors nécessaires pour le faire valoir; une belle voix et une manière agréable de chanter. Enfin il était beau et avenant de sa personne, ajoutent les biographes; et il n'y avait point de château où son apparition ne dût être un événement agréable.
Ce fut peut-être à la cour d'un patriarche d'Aquilée qu'il parut d'abord. On a du moins sous son nom, dans un manuscrit, une longue pièce en vers français sur la mort d'un patriarche d'Aquilée, à la cour duquel il semble avoir vécu ; or, il n'est pas aisé de trouver parmi les autres circonstances de sa vie, une place pour celle-là, à moins qu'on ne la mette dans sa première jeunesse.
Quoi qu'il en soit, la première cour où l'on ait la certitude que Sordello fut bien accueilli, et où il fiL parler de lui, fut celle de Richard, comte de Saint- Boniface.
J'aurais voulu donner une idée de cette cour, j'aurais fait ainsi mieux comprendre la situation où s'y trouva le jeune Sordello. Mais pour bien montrer ce qu'était alors la cour de tout seigneur de quelque puissance et de quelque renom dans la haute Italie, il faudrait faire l'histoire entière du pays ; et les pages qui me sont données pour la biographie de Sordello, suffiraient à peine à contenir le simple nom de tous les personnages qui jouèrent un rôle dans cette histoire.
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Je me bernerai donc, par nécessité, à rappeler quelques traits généraux de la situation du pays.
L'époque dont il s'agit était une époque de crise politique pour l'Italie entière, et principalement pour l'Italie supérieure : c'était celle de la guerre de l'empereur Frédéric Il contre les républiques lombardes, guerre dans laquelle s'étaient concentrées et comme résumées toutes les vieilles discordes civiles du pays, surtout celle des Guelfes et des Gibelins. Il n'y avait pas de ville, pas de village, pas de campagne où les deux factions ne coexistassent, n'eussent chacune ses chefs et ne combattissent comme pour s'exterminer réciproquement.
Mais c'était surtout dans les villes que la lutte était journalière et furieuse. Dans chacune de ces villes, le gros de chaque faction était composé de bourgeois et d'hommes du peuple, dans des proportions inégales et diverses, selon les circonstances et les antécédents, et chacune avait à sa tête quelqu'un des plus puissants seigneurs du voisinage.
Parmi ces villes, celle de Vérone était l'une des plus considérables et des plus fréquemment bouleversées.
Vous savez tous que cette touchante aventure de Juliette et de Roméo, immortalisée par le génie de Sha- kespear, est donnée pour un incident de ces désordres politiques de Vérone. Les Gibelins y étaient désignés par le nom de Montecchi, dont nous avons fait Mon- taigues; et les Guelfes avaient pris, quoique moins généralement, celui de Capelleti, ou de Capulets.
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Le chef en titre, le patron de ces derniers, était ce même Richard, comte de Saint-Boni face, à la cour duquel nous venons de laisser Sordello. Encore jeune alors, Richard joignait l'élégance et la courtoisie des mœurs chevaleresques, à la bravoure guerrière et à l'énergique activité du chef de faction.
Quant aux Montecchi, ils n'avaient pas, à ce qu'il paraît, de chef nominal. Mais ils avaient pour auxiliaire, pour conseiller, pour chef réel, un jeune homme encore alors assez peu connu ; mais prédestiné à se faire en peu d'années une des plus monstrueuses renommées de l'histoire. C'était Ezzelino da Romano, le IIIe du nom. Il était issu d'une famille germanique à laquelle l'empereur Othon III avait donné un petit fief dans les parties montagneuses du Véronais, et son nom d'Ezzelino suffirait au besoin pour attester cette origine : ce nom n'est autre, en effet, qiïEtzel, nom d'Attila dans les dialectes germaniques, auquel les Italiens joignirent un des affixes diminutifs de leur langue. Outre un frère du nom d'Alberico, Ezzelino avait quatre sœurs, de l'une desquelles j'aurai bientôt à parler. Il me faut auparavant dire encore quelques mots des rapports du comte de Saint-Boniface et d'Ezzelino.
Ils étaient ennemis déclarés; mais dans les factions dont les forces et les chances se balançaient tellement que pour chacune un triomphe était comme l'annonce assurée d'un revers, et réciproquement, des chefs habiles se traitaient avec certains ménagements. Il y avait des paix solennelles suivies de
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brusques ruptures. Il y avait des rapprochements inattendus suivis de trahisons méditées ; il y avait même dans ces rapprochements des alliances de familles qui, au lieu de mettre un terme aux vieilles haines politiques, ne faisaient que leur donner le caractère plus odieux de haines domestiques.
En 1221, dans un de ces moments de lassitude politique, il y eut entre la famille de Romano et celle de Saint-Boniface des alliances de cette espèce. Au milieu de grandes réjouissances qui eurent lieu à Vicence, Ezzelino da Romano épousa Zilia, ou Silia, sœur du comte Richard de Saint-Boniface ; et celui-ci prit de son côté pour femme, Cunizza, cette jeune sœur d'Ezzelino dont je parlais tout à l'heure.
A juger de Cunizza par ce que les historiens du temps et du pays disent d'elle, ce dut être une femme d'une rare beauté et d'une amabilité plus rare encore, qui passa joyeusement la vie à aimer et à être aimée, sans prendre beaucoup de souci de ce que le monde dirait ou penserait d'elle. Cela n'a pas empêché Dante, qui a mis Françoise de Rimini en enfer, de mettre Cunizza en paradis ; on pourrait dire que ce fut pour cette femme extraordinaire une dernière bonne fortune d'être si bien traitée par le poëte florentin.
Quoi qu'il en soit de la justice de Dante, et sans nous en inquiéter ici, Cunizza devenue, à la fleur de l'âge et de la beauté, la femme du comte Richard de Saint-Boniface, fut la première dame chantée par Sordello. «Il devint amoureux d'elle, et elle de lui, »
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disent les biographes provençaux ; mais par forme de soulas, ajoutent-ils, c'est-à-dire d'une manière toute poétique et sentimentale.
Tout alla bien pour Sordello, tant que dura la concorde entre Ezzelino et le comte Richard; mais une telle concorde ne pouvait durer longtemps. Les deux factions s'émurent de nouveau, et leurs chefs respectifs reprirent le cours de leurs hostilités habituelles. Soit qu'il regrettât d'avoir donné sa sœur à Richard, soit qu'il voulût simplement faire à celui-ci une injure sanglante, Ezzelino résolut de lui enlever Cunizza.
Deux choses sont à peu près également certaines: l'une que l'enlèvement eut lieu, l'autre que Sordello y coopéra d'une manière très-active. Les documents de tout genre attestent de concert ces deux circonstances : mais il y a un point important pour l'honneur de Sordello, sur lequel il reste du doute et du mystère. Sordello avait-il en cette occasion agi à l'instigation d'Ezzelino, et s'était-il concerté avec lui? En ce cas il avait trahi le comte de Saint-Boni- face, son protecteur et son patron; et l'un de ses biographes provençaux ne l'aurait point calomnié, en l'accusant d'avoir été perfide et faux pour les seigneurs dont il avait fréquenté la cour.
Quoi qu'il en soit, Sordello ayant rendu Cunizza à son frère Ezzelino, resta avec elle à la cour de celui- ci. C'était pour lui une situation nouvelle dans laquelle ses amours pour sa dame risquaient fort de déchoir de la hauteur poétique où elles avaient com-
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mencé et où nous devons supposer qu'elles s'étaient maintenues jusque-là; et la chute fut en effet complète, s'il faut en croire les bruits qui s'en répandirent à la cour d'Ezzelino et dans tout le pays. Ces bruits vinrent jusqu'à Ezzelino, qui en fut très-cour- roucé, et chassa Sordello d'auprès de lui.
11 est permis de présumer que Cunizza éprouva quelque regret de la perte de son jeune et bel adorateur; mais elle ne tarda pas à s'en consoler: elle se fit ou se laissa enlever par un chevalier de Trévise, nommé Bonio, marié à une femme encore vivante. Le vieux historien, Rolandin de Padoue, qui parle de cet enlèvement, en parle avec une indulgente naïveté :
cc Cunizza, dit-il, fort énamourée du chevalier, parcourut avec lui plusieurs contrées du monde, faisant de grandes dépenses, et se donnant force joyeux passe-temps. »
Sordello imitant cet exemple, ou l'ayant peut-être donné, se jeta de son côté dans les aventures; mais cette partie de sa vie, qui en fut selon toute apparence la plus agitée, en est cependant la moins connue. On voit seulement, en recueillant çà et là, de divers côtés, les faibles indices qui en restent, qu'il continua à parcourir, sous le double personnage de troubadour et de chevalier, les cours de la haute Italie, chantant l'amour ou le faisant selon l'occasion. On a des témoignages exprès du renom qu'il s'y fit comme poëte provençal ; on a entre autres celui d'Aimeric de Péguilhan.
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Cet Aimeric est un troubadour assez distingué, qui passa en Italie la plus grande partie de sa vie, et y composa un grand nombre de pièces que l'on a de lui; parmi ces pièces il s'en trouve une sous le titre de Fabliau, qui se termine par une espèce de congé en ces termes : « Ce messager porte mon fabliau dans la Marche, à don Sordello, afin qu'il en rende loyal jugement, selon sa coutume. »
On voit par ce curieux passage que Sordello était regardé par les Provençaux eux-mêmes comme un arbitre en fait de poésie provençale, et que cette poésie était celle qui avait le plus de vogue dans les châteaux de la Marche de Vérone ou de Trévise.
Sordello n'aurait probablement jamais songé de lui-même à s'éloigner de ces joyeux châteaux, où il avait de si belles chances d'être bien accueilli, d'être admiré et de plaire. Il s'en éloigna pourtant; il quitta même l'Italie : ce ne put donc être que par quelque urgente nécessité qu'il s'exila d'un pays qu'il avait eu jusque-là tant de motifs de chérir.
Maintenant quelle fut cette nécessité ? c'est une question qui se présente inévitablement. Un des biographes provençaux de Sordello y a répondu. Selon ce biographe, le troubadour mantouan aurait assez gravement abusé des priviléges de sa profession. Bien traité dans un château des environs d'Udine, par deux nobles seigneurs du pays, il aurait séduit une de leurs sœurs, et l'aurait épousée en secret. L'intrigue aurait été découverte; et Sordello, pour échapper à la vengeance des deux seigneurs outragés,
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se serait réfugié à Trévise, où dominait Alberic da Romano, alors brouillé avec son frère Ezzelino. Là, épié par des émissaires des deux seigueurs et par ceux de ses autres ennemis, il aurait mené quelque temps une vie soucieuse et pénible, ne sortant pas ou ne sortant jamais qu'armé et obligé d'être incessamment sur ses gardes.
Las à la fin de cette vie, il aurait pris le parti de quitter Trévise et l'Italie.
Ce récit n'a rien d'invraisemblable; et il y a dans des pièces de poésie provençale relatives à Sordello, des traits qui semblent faire allusion à ce récit ou à quelque autre aventure du même genre, qui aurait mis de même la vie de Sordello en grand péril.
Quoi qu'il en soit des motifs qu'il eut de s'expatrier, Sordello passa les Alpes et vint chercher un asile en Provence, qui était pour lui comme une seconde patrie, sa patrie poétique. On ne saurait dire au juste quand il y arriva : mais ce fut, selon toute apparence, postérieurement à l'an 1245.
A cette époque, Raimond Berenger III, dernier comte de Provence, de la maison de Barcelone, était mort, et Béatrix, la plus jeune de ses quatre filles, héritière du comté, était déjà mariée à Charles d'Anjou , le frère de saint Louis.
Il paraît certain, et la circonstance est honorable à citer pour Sordello, qu'il fut très-bien reçu à la cour de Provence, encore alors une des plus élégantes de l'Europe. La comtesse Béatrix était jeune et belle; elle aimait la poésie et la cultivait : on a d'elle des
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vers de la grâce la plus naïve; entourée de chevaliers galants et de poëtes qui la célébraient de concert, elle encourageait gracieusement leurs hommages dans les limites de la morale et des convenances chevaleresques.
Quant à Charles d'Anjou, c'était un personnage sérieux et d'humeur austère, plus occupé de gouvernement, d'ambition et de guerre, que de vers et de galanterie. Toutefois la galanterie et les vers étaient le goût dominant de son temps et celui de sa cour; y briller et s'y complaire étaient une des conditions de la célébrité des princes les plus puissants; et Charles d'Anjou lui-même, n'osant pas dédaigner ces exigences de son époque, s'y prêtait de son mieux. On a de lui des vers français qui ne sont pas plus mauvais que beaucoup d'autres du même temps, faits par des hommes qui ne conquirent point des royaumes, et j'aurai tout à l'heure l'occasion de citer des vers provençaux de sa façon.
L'accueil que Sordello reçut dans cette cour oblige à supposer qu'il y apporta une renommée déjà faite, et des qualités distinguées. Les expressions d'un de ses biographes provençaux à ce sujet, méritent d'être citées. cc Il reçut là, dit ce biographe, de grands honneurs de tous les hommes de haut rang, aussi bien que du comte et de la comtesse qui lui donnèrent un bon château et une femme noble. »
Il y a là un peu d'exagération : le comte de Provence n'avait pas beaucoup de châteaux à donner, et il n'en donna certainement point à Sordello Il
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paraît seulement qu'il lui donna, à titre de fief, quelque petit domaine à raison duquel il se trouva attaché au service du comte avec le titre de chevalier. Mais ce titre et ce service n'avaient rien d'incompatible avec la culture de la poésie à laquelle il s'adonna plus que jamais. On le voit figurer dès ce moment parmi les poëtes célèbres du pays. On s'assure par ce qui reste de ses pièces rapprochées de celles de plusieurs de ses contemporains, que sa vie fut dès lors en toute chose ce qu'était alors à la cour de Provence et dans les autres, la vie d'un troubadour de haut rang. Il eut des patrons et des ennemis; il fut loué et satirisé; il loua et satirisa; il aima et feignit d'aimer ; il eut de bonnes fortunes poétiques ou vulgaires ; et si en tout cela il ne fut pas très- heureux, il fut du moins suffisamment ému, suffisamment agité pour ne pas connaître l'ennuie et pour n'avoir pas le loisir de faire des réflexions bien sérieuses sur la vie.
Plus encore en Provence qu'en Italie, il fallait à Sordello une dame pour objet de son culte poétique; ce fut la comtesse Béatrix elle-même qu'il choisit pour cet objet; et un choix si relevé le mettait du moins à l'abri de toutes les chances vulgaires et périlleuses qu'il avait courues dans les petites cours d'Italie. Il existe une espèce de tenson, un dialogue assez curieux entre un troubadour nommé Pierre Guillen et Sordello : le premier semble vouloir contraindre celui-ci à s'expliquer trop clairement sur son amour pour la comtesse. « Don Sordello, lui
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dit-il au début, que vous semble-t-il de la noble comtesse? Tout le monde plaisante et dit que vous êtes venu en ce pays pour l'amour d'elle, et que vous vous flattez d'être son ami avant le seigneur Blacas dont les cheveux ont blanchi pour elle? » A cette question et à d'autres plus particulières et plus indiscrètes, Sordello fait les réponses les plus respectueuses , et telles que devait les faire un vrai chevalier.
La première croisade de saint Louis, qui eut lieu de 1248 à 1254, vient interrompre un peu les joies sérieuses ou frivoles de la cour de Provence. On sait que Charles d'Anjou prit une grande part à cette croisade, qu'il y entraîna les seigneurs provençaux qui n'avaient guère d'envie d'y aller, et que lui-même se trouva fort mal d'y être allé, ayant été fait prisonnier en Egypte et obligé de payer une forte rançon, lui peu riche et très-avare. Sordello, qui était à Sa solde en qualité de chevalier, devait naturellement le suivre dans cette expédition ; mais on a de lui une pièce assez curieuse qui témoigne de son peu de goût pour les croisades. C'est une pétition poétique en forme, adressée au comte Charles pour le supplier de le dispenser de le suivre outre-mer. Il a peur de la mer, il en a horreur, elle lui fait mal. Ce sont là toutes les raisons qu'il donne pour être dispensé de son service de chevalier dans une occasion si solennelle.
Si la pétition est bien authentique, et comment elle fut accueillie, c'est ce que l'histoire ne dit pas; mais il y a tout lieu de croire que Sordello n'alla pas
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en Égypte : il y a au contraire beaucoup d'apparence qu'il profita de l'intervalle de cette expédition pour visiter divers seigneurs du voisinage des Pyrénées. Il passa même ces montagnes et parut dans les cours des seigneurs et des princes espagnols. On a du moins des témoignages positifs, bien qu'indirects, de visites faites par lui au roi de Léon ou de Castille, et à celui d'Aragon. Une seconde expédition, plus importante encore que celle de la croisade d'Égypte, et à laquelle Sordello ne pouvait objecter son horreur de la mer, ce fut l'expédition contre Manfredi, pour la conquête du royaume de Naples. Il est certain que Sordello en fut; mais il y a du reste beaucoup d'incertitude et d'obscurité sur la part qu'il y prit. Tout ce que l'on sait de lui à ce sujet, on le sait par un passage d'une lettre du pape Clément IV à Charles d'Anjou: cette lettre, datée de l'année 1266, est peut-être de tous les documents historiques relatifs à Sordello le plus honorable pour lui, celui d'après lequel on se sent le plus porté à se faire une haute idée de son caractère.
On voit par cette lettre que Sordello n'avait pu suivre Charles d'Anjou que jusqu'à Novare ; là il était tombé malade, et s'y trouvait encore au mois d'octobre 1266, languissant, souffrant, manquant du nécessaire et n'ayant plus pour supporter sa triste situation, l'énergie ni les vivaces espérances de la jeunesse. La lettre est fort curieuse, même à part l'intérêt qu'inspire naturellement Sordello. J'en citerai un passage.
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Après divers reproches généraux adressés à Charles d'Anjou, sur l'ingratitude et la dureté de sa conduite, le pape Clément IV continue en ces termes :
« Voilà pourquoi l'on te dit inhumain et incapable d'amitié, et ce qui persuade à plusieurs que tu l'es en effet.
« On dirait que tu as acheté tes Provençaux de ton argent comme des esclaves, que tu accables de fardeaux au-dessus de leurs forces et auxquels, si fidèles qu'ils te soient, tu refuses leur solde. Aussi plusieurs sont-ils morts de faim. Beaucoup d'autres, à ton grand déshonneur et en dépit de leur haute noblesse, ont été réduits à chercher un gîte dans les hôpitaux des pauvres. Plusieurs n'ont pu te suivre qu'à pied. Le fils de l'illustre Jourdain de l'Isle languit en prison à Milan. Sordello, ton chevalier, languit à Novare, lui qu'il faudrait racheter pour lui-même, et qui doit à bien plus forte raison être racheté par ses services. »
Il est évident, par ces lignes, que le pape qui les écrivait avait une haute idée du mérite et de la réputation de Sordello; et ce pape était un homme du caractère le plus noble, qui avait l'expérience des individus et des choses, et savait le prix des uns et des autres.
C'est probablement à cette circonstance de la vie de Sordello que se rapporte un petit couplet provençal que l'on a de lui, et qui mérite d'être cité :
« Tout le monde me dit, dans cette maladie, Que si je me réjouissais, cela me ferait grand bien.
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Ils disent vrai, je le sais; mais comment peut-il se réjouir,
L'homme à qui manque l'avoir, qui est toujours malade,
Et malheureux en seigneur, en amour et en amie. Si quelqu'un pouvait me l'enseigner, il me rendrait un grand service. »
Cette pièce de vers alla jusqu'à Charles d'Anjou, qui ne dédaigna pas d'y répondre par une pièce semblable en provençal, qui est celle que j'annonçais tout à l'heure. Cette pièce intéressante pour la vie de Sordello, ne laisse pas de faire honneur au caractère de Charles d'Anjou, et porte à croire que ses torts envers Sordello pouvaient bien n'être pas tout à fait aussi graves que celui-ci et le pape Clément IV le donnaient à penser. Voici ces vers :
« Sordello parle mal de moi, et ne devrait pas le fai re ;
Car je l'ai toujours chéri et honoré.
Je lui ai donné four et moulin, et d'autres biens ; Je lui ai donné une femme comme il la désirait. Mais il est injuste, ennuyeux, plein de folie,
Et lui donnât-on un comté, il n'en serait point reconnaissant. »
Il n'y a pas grande poésie dans ces vers, mais il y a quelque chose de gracieux et de poétique, dans le simple fait de leur existence, quand on songe qu'ils sont l'ouvrage du prince le plus héroïque et le plus renommé de son temps.
Passé 1266, je ne trouve plus nulle part le moindre
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indice certain, ni même probable sur la vie de Sor- dello. On ignore s'il sortit de Novare, et de quel côté il se dirigea : s'il alla rejoindre Charles d'Anjou à Naples, s'il revint en Provence, ou si la fantaisie le prit, se voyant en Italie, et sur le chemin de la terre natale, d'y retourner passer ses dernières années. Il est probable qu'il l'aurait pu sans péril. Plus de vingt ans s'étaient passés depuis son émigration; et dans cet intervalle tous ceux qu'il avait irrités ou offensés étaient morts : le comte Richard de Saint- Boniface, Ezzelino da Romano, et d'autres dont il avait eu à redouter la vengeance. Cunizza seule vivait encore, selon toute apparence. Il est du moins sûr que vers 1260, après l'effrayante destinée de son frère Ezzelino et de toute sa famille, âgée de plus de soixante ans, ayant perdu par des accidents tragiques ses amants et ses époux, qu'elle avait eus depuis Sordello, il est certain, dis-je, qu'elle avait contracté un nouveau mariage; et l'on est autorisé à soupçonner qu elle avait conservé des restes frappants de sa beauté première. Elle eût été pour Sordello une grande et triste curiosité!
Mais encore une fois on ignore les dernières circonstances de la vie du célèbre Mantouan. On ne sait non plus ni où, ni comment, ni quand il mourut. Mais une conjecture se présente assez naturellement à ce sujet. On a vu que Dante a placé l'âme de Sordello dans cette même partie du purgatoire où il a mis les ombres de ceux qui ont péri de mort violente et imprévue, avant de faire pénitence de leurs
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fautes. Or, l'on ne peut guère supposer que ce soit par hasard et sans intention que Dante a placé Sor- dello là plutôt qu'ailleurs; l'on serait donc en droit d'en conclure que Sordello mourut assassiné, ou de quelque autre manière également imprévue.
C'est là tout ce que j'ai pu recueillir de moins douteux, de moins incohérent et de moins obscur de la vie d'un personnage à qui Dante a fait une imposante et mystérieuse renommée, qui, motivée ou imaginée, historique ou poétique, durera autant que • celle même de Dante et de la Divine Comédie. Il me reste à dire quelque chose des compositions provençales de Sordello.
On ne les a pas toutes : on n'en a qu'un choix fait dans des temps très-rapprochés de celui de leur composition : ce choix comprend une trentaine de pièces, et c'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour l'objet que je me propose ici. Ces pièces se rapportent, pour la plupart, à deux genres principaux : les unes intitulées Canzos, sont des pièces amoureuses; les autres sont satiriques, et comprises sous la dénomination très-générale de Sirventes.
Parmi les premières, on en trouve plusieurs d'un ton fort noble, et parsemées de traits gracieux. Mais elles n'ont guère que les qualités générales et abstraites du genre : on n'y trouve guère autre chose que le fond convenu de sentiments et d'idées sur lequel repose toute la poésie amoureuse des troubadours, sans aucun caractère d'individualité, pour relever et nuancer un peu. Ce fond éblouissant au pre-
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mier coup d'oeil, devient bientôt fatigant et monotone. Les pièces amoureuses n'ont vraisemblablement pas été composées pour une seule et même dame. Plusieurs auront été sans doute composées pour la comtesse Béatrix, d'autres pour des dames d'autres cours du midi; et peut-être se trouve-t-il, dans le nombre, quelques-unes de celles qui lui furent inspirées par la belle Cunizza. Mais c'est en vain que l'on chercherait dans ces pièces le moindre signe d'une distinction sentie entre des personnes et des conditions diverses, le moindre indice des inévitables modifications du même sentiment par l'effet des accidents naturels de la vie. Toutes ces pièces pourraient avoir été faites pour la même personne et le même jour. Mais il y a, je le répète, dans plusieurs des passages où les idées communes de galanterie chevaleresque sont rendues avec grâce et d'une manière ingénieuse : j'en citerais plusieurs, si des passages de ce genre ne perdaient pas tout leur agrément et tout leur caractère en perdant leur forme et leur mélodie natives; et j'en citerai du moins un ou deux très-courts, par convenance plutôt que par goût et avec l'espoir d'en donner une idée. Voici le début d'une de ses pièces les plus sérieuses :
« Autant, non davantage, vit l'homme, qu'il vit en jouissant. Toute autre manière d'être ne mérite point le nom de vie. Voilà pourquoi je m'efforce de vivre et de fleurir en joie, afin de servir avec plus d'ardeur la dame que j'aime. Car nul homme, s'il vit marri, n'a le coeur faire de nobles actions »
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La même pièce renferme un trait curieux par l'allusion qui s'y trouve à l'usage de la boussole, à une époque un peu plus ancienne, ce me semble, que celle à laquelle se rapporte le passage fameux où Guyot de Provins a décrit cet instrument.
Une autre pièce amoureuse de Sordello, d'un ton moins élevé que la précédente, mais un peu plus originale sinon pour le sentiment, du moins pour la forme, est une pièce dont la première stance commence par deux vers qui servent de refrain à toutes les stances suivantes :
« Hélas! que me font mes yeux, s'écrie le poëte, quand ils ne voient pas ce que je veux? »
Voici une stance entière de la pièce :
« Bien que son amour me tourmente
Et me fasse mourir, je ne me plains pas;
Car je meurs pour la plus aimable,
Et prends le mal pour bien.
Qu'elle me permette seulement
D'espérer d'elle un peu de merci,
Et quelque douleur que je sente,
Elle n'entendra pas une plainte de moi.
Hélas! et que me font mes yeux,
Quand ils ne voient pas ce que je veux? »
• Il y a en général plus d'originalité et de talent dans les pièces satiriques de Sordello que dans ses pièces amoureuses. Mais l'effet de ces satires tient à des allusions rapides et obscures, et qui, fussent-elles claires, se rapportent pour la plupart à des faits de si peu d'importance, qu'il n'y a guère moyen d'en
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donner l'idée. J'en citerai seulement quelques traits épars qui, peignant le caractère de Sordello, ou fournissant quelques lumières sur sa situation à la cour de Provence, ont dès lors un certain intérêt biographique, et à ce titre peuvent être cités.
Un troubadour, nommé Pierre Bermont de Ricas Novas, fut, à ce qu'il paraît, l'un des ennemis les plus importuns de Sordello ; il écrivit contre lui des sirventes injurieux, auxquels Sordello répondit par d'autres qui ne l'étaient guère moins. Entre autres reproches qu'il avait faits à ce dernier, il l'avait traité de jongleur , terme très-vague, et qui, entre beaucoup de significations diverses, en avait de défavorables. Voici comment Sordello répond à ce reproche :
« C'est à grand tort qu'il me traite de jongleur : le jongleur c'est celui qui va à la suite d'un autre : moi je mène quelqu'un à ma suite; je ne reçois rien et je donne : il ne donne rien, lui, et reçoit; tout ce qu'il a sur le corps, il l'a reçu de la compassion ; moi, je n'accepte rien dont je doive rougir : je vis de mon bien, refusant tout ce qui serait un salaire, n'acceptant rien que comme gage d'amitié. »
Ces vers, confirmés par d'autres traits des poésies du temps, indiquent clairement que Sordello vivait en Provence, dans la condition et le rang de chevalier, et que le titre de troubadour n'était pour lui qu'un titre secondaire, ennobli et relevé par le premier. Il n'était troubadour qu'à peu près comme l'étaient plusieurs des gentilshommes les plus distingués de la cour de Provence.
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Un autre passage de ce même sirvente, s'il fallait le prendre à la lettre, ou du moins au sérieux, donnerait une haute idée de la douceur de mœurs et de la nature bénigne de Sordello. « il ne devrait point, dit-il, parlant de son adversaire, m'accuser de fausseté : je suis loyal, et de telle humeur que n'oserais, je crois, pas faire les cornes à un chat! »
Le trait est bizarre à force de simplicité et de naïveté. Mais ce n'est pas à des traits de ce genre que l'on reconnaîtrait le Sordello de Dante.
Je voudrais terminer cette ébauche d'une biographie de Sordello, par quelque citation de ses pièces, un peu plus étendue que les précédentes, et plus propre à donner une idée du tour de son esprit et de son talent. J'en trouve une qui me paraît convenir à ce but. C'est un sirvente sur la mort du seigneur de Blacas, personnage dont il est indispensable de savoir quelque chose, pour apprécier la pièce de Sordello dont il est le sujet. Ce seigneur de Blacas est représenté dans les traditions provençales comme le type, comme l'idéal le plus parfait des vertus chevaleresques, telles qu'on les entendait en Provence, dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Un biographe anonyme a laissé de lui une vie, ou pour mieux dire, un portrait en quelques lignes, curieux au delà de toute expression. Ce portrait est tellement caractéristique, il est tellement empreint de l'esprit de l'époque, les idées et les doctrines chevaleresques y sont résumées et concentrées en si peu d'espace, que pour bien faire comprendre ce peu de lignes, pour en bien
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développer la portée, il faudrait y joindre un long commentaire.
Je n'en ai pas le loisir, et tout en reconnaissant ce morceau pour intraduisible en français moderne , je me bornerai à le traduire littéralement, ce qui ne veut pas dire ici clairement.
« Le seigneur Blacatz fut de Provence, noble, haut et puissant baron. Il se plut à dons, à donnoi, à guerre, à largesse, à tenir cour, à donner fêtes , à joyeux tumultes, à chants, à soulas, et à toutes les choses par lesquelles un homme noble conquiert prix et valeur. Il n'y eut jamais d'homme qui aimât tant à recevoir que lui à donner. Il fut celui qui maintint les abandonnés, qui défendit les délaissés ; et plus il avança en âge, plus il crût en largesse, en courtoisie, en valeur, en armes, en honneurs et en bien; plus l'aimèrent ses amis, plus le craignirent ses ennemis, et plus grandirent son sens, son savoir, sa vaillance et sa galanterie. »
Tel était l'homme dont Sordello avait à déplorer la mort et à célébrer la mémoire. Jusque-là, les poëtes provençaux, en pareille occasion, n'avaient guère produit que des lamentations monotones assez peu touchantes. Sordello rajeunit le sujet d'une manière ingénieuse et très-originale ; il ne fait point directement l'éloge de Blacas, il le loue d'une manière indirecte et plus piquante, par des traits satiriques lancés contre les rois et les puissances du temps. Pour donner à ces grands personnages les vertus et l'héroïsme qui leur manquent, il veut partager entre
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eux tous le cœur magnanime de Blacas, et leur en donner à chacun une part à manger.
Voici les deux premiers couplets de la pièce ; ils suffiront pour donner une idée du ton et du tour de l'ensemble :
« Je veux pleurer le seigneur Blacas dans ce chant familier, et d'un cœur dolent et marri ; et j'ai bien raison de le pleurer, j'ai perdu en lui un bon ami et un bon seigneur. Toutes les nobles qualités ayant péri avec lui, le mal (public) est désormais si mortel, que je n'y vois plus qu'un seul remède. Que l'on arrache le cœur à Blacas et que l'on en donne à manger à tous les barons qui vivent sans coeur : ils en auront un après.
« Que l'empereur mange de ce cœur le beau premier, car il en a grand besoin , s'il veut triompher des Milanais qui triomphent de lui et lui enlèvent le pays, en dépit de ses Tyois. Que le roi de France en mange après lui, et il pourra alors conquérir la Castille qu'il perd par stupidité ; mais il n'en mangera pas si cela déplaît à sa mère, car on voit bien à ce qu'il fait, qu'il ne fait rien qui lui déplaise.
« Les rois d'Angleterre, de Castille et d'Aragon, les comtes de Toulouse et de Provence ont également besoin du cœur de Blacas; et Sordello les presse fort de manger au plus vite le morceau qu'il leur en présente. »
Il y a indubitablement quelque chose de neuf et d'heureux dans le motif et le tour de cette petite
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pièce, et il serait difficile de dire ce qui est le plus piquant des traits de louange ou des traits de satire qui ressortent si vivement, et avec une si énergique franchise les uns des autres.
Je pourrais, si j'en avais le loisir, trouver encore dans les poésies provençales de Sordello des pièces et des traits à citer; mais j'ai déjà touché aux bornes prescrites à cette leçon, et j'espère en avoir dit assez pour en remplir le cadre borné, mais difficile et obscur.
NOTE SUPPLÉMENTAIRE AU FRAGMENT VII'.
Qu'a voulu Dante en traçant ainsi le portrait de Sordello? Rappeler tout simplement l'existence historique de Sordello, le fait matériel et simple de cette existence ?
Certainement non , il n'y a pas, dans ce portrait poétique un seul trait qui corresponde aux données historiques, qui puisse en être déduit avec vraisemblance, qui en rappelle aucune, si vaguement ou si indirectement que ce puisse être. Il y a entre les uns et les autres une opposition réelle.
On ne peut pas douter de l'identité du Sordello poétique et du Sordello historique ; mais il ne serait pas aisé d'en donner des preuves directes et positives.
Dante a voulu faire et a fait de Sordello le type,
1 J'ai trouvé parmi les notes relatives à une autre leçon les réflexions suivantes de M. Fauriel sur l'usage que Dante a fait du nom de Sordello. Je les ajoute ici comme complément de la leçon précédente. J. M.
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l'idéal du patriote en général et plus particulièrement peut-être du patriote italien; il en a fait un Gibelin qui ne pardonne pas à Rodolphe de Hapsbourg d'avoir négligé les affaires de l'Italie et de les avoir empirées par cette négligence, qui espère néanmoins encore d'un autre empereur le salut du pays.
Maintenant pourquoi a-t-il attaché à ce portrait le nom de Sordello ? Quelle convenance y avait-il à cela? Aucune, fondée sur des choses à notre connaissance.
Mais il semble impossible que Dante n'ait pas eu quelque motif, si faible ou si indirect que l'on veuille le faire, d'associer l'idée de Sordello à ce passage de son poëme. Le motif reposera sur quelqu'un des traits oubliés de la vie du Mantouan.
Mais de quelque manière qu'on l'entende, le passage en question est une nouvelle preuve du peu de respect de Dante pour les faits et de son invincible penchant à n'en faire que des cadres ou des espèces de supports pour ses idées et ses fantaisies.
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VIII.
LES MANGEURS SUR LES TOMBEAUX.
( PURGATOIRE, CH. XXXIII, V. 36.)
J'ai indiqué dans une leçon antérieure 1 quelques traits de la barbarie des mœurs italiennes avant le règne de Frédéric II, c'est-à-dire antérieurement à l'an 1220. On en trouve un grand nombre dans les chroniqueurs de cette époque, comme Ricobaldi et autres, mais je préfère de citer ici le tableau rapide et général qu'en donne un chroniqueur moine, connu sous le nom Jacobo d'Aqui. Voici comment il s'exprime :
« Eu ce temps-là, les Italiens étaient encore comme rustiques et agissaient grossièrement en toute chose, en ce qui concerne la nourriture, les vêtements, la chaussure et les armes. Ils avaient, presque en toute chose, gardé les mœurs des premiers Lombards, leurs pratiques et leurs cruautés , surtout aux extrémités et dans le centre de la Lom- bardie, c'est-à-dire dans les endroits où les Lombards fixèrent d'abord leurs demeures, d'Aquila à Pavie et de Verceil jusqu'à Bologne. La plupart des usages, des sortiléges, des bestialités que l'on voyait alors partout et dont on voit encore des restes, prove-
1 Voyez p. 102.
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naient des vieux Lombards, qui furent des hommes païens et singulièrement brutes. Et cela se reconnaît bien encore aux armures anciennes, qui sont de cuir, grossièrement faites ; à la parure des femmes, à la vieille monnaie qui était lourde et mal fabriquée. Il en était de même quant à la manière de parler, quant aux divertissements et aux danses ; tout cela se faisait avec la même rudesse et la même grossièreté. »
Ce passage de la chronique de frère Jacobo d'Aqui est intéressant, non pour les faits qu'il se borne à indiquer d'une manière vague et générale, mais à cause de la raison qu'il assigne au peu de culture de la société italienne antérieurement à l'avénement de Frédéric Il à l'empire. Il l'attribue aux influences de la domination lombarde ; et l'on ne peut guère douter qu'il n'ait généralement raison. Il y a, dans les mœurs italiennes des époques indiquées, des traits qui ont beaucoup plus l'air d'être dérivés des habitudes des barbares que de s'être formés spontanément dans le cours de la décadence romaine en Italie. Celui auquel Dante fait allusion dans notre passage est un des plus caractéristiques et qui s'opposèrent le plus aux progrès de la civilisation. C'est le droit que s'arrogeait toute famille qui avait perdu un de ses membres par le meurtre , de tuer le meurtrier, ou à son défaut tout autre individu de la famille de ce dernier. A ce principe barbare s'étaient associées des superstitions étranges. On croyait que si un meurtrier ou quelqu'un des siens parvenait
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dans le délai de huit jours, à partir de celui du meurtre, à manger une soupe ou toute autre chose mangeable sur la tombe de la victime, toute chance de vengeance était perdue pour les parents de celle- ci. Aussi la guerre inévitable entre les deux familles commençait autour de la sépulture de la victime, l'une épiant le moment d'y manger quelque chose et l'autre y veillant nuit et jour pour en écarter les mangeurs.
FIN DU PREMIER VOLUME.
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TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.
PRÉFACE Page i
PREMIÈRE LEÇON.
Introduction 4
DEUXIÈME LEÇON.
État politique de l'Italie 34
TROISIÈME LEÇON.
Constitution des républiques italiennes 67
QUATRIÈME LEÇON.
Constitution de Florence 1 06
CINQUIÈME LEÇON.
Vie de Dante 442
SIXIÈME LEÇON.
Fin de la vie de Dante 185
SEPTIÈME LEÇON.
Troubadours provençaux en Italie 246
HUITIÈME LEÇON.
Influence de la poésie provençale en Italie .................. 279
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NEUVIÈME LEÇON.
Poésie chevaleresque italienne.— École sicilienne Page 308
DIXIÈME LEÇON.
Poésie chevaleresque italienne. — École de Bologne 336
LA DIVINE COMÉDIE.
I. Facultés intellectuelles de Dante 371 II. Idée de la Divine Comédie 406 III. Unité religieuse de l'Enfer. 420 IV. Motif et but de la Divine Comédie 447 V. Françoise de Rimini 474 VI. Ugolino 491 VII. Sordello /§"....IUU*... 504 VIII. Les mangeurs sur les l®beau^ fj.^i£J. 535
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
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EXTRAIT
DU
CAJMPE GÉNÉRAL
OUVRAGES CLASSIQUES
Grecs, Latins et Franeais
PUBLICATIONS NOUVELLES
PARIS
A. DURAND, LIBRAIRE,
RUE DES GRÈS, 7.
JUIN 1854
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Imp. MAULDE et RENOU. ru. de Rivoli, 114.
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EXTRAIT DU CATALOGUE
GÉNÉRAL DES LIVRES GRECS LATINS, FRANÇAIS, ETC. de A. DURAND, Libraire, rue des Grés, 7, à Paris.
ABiTTLARDI (Pétri) Opéra. hictenus seorsim edita nunc primum in unum collegit, textum ad fidem librorum editorum scripto- rum«ue- recensuit, notas, argumenta, indices adjecit Victor Cousin, adjuvantibus C. Jourdain et E. Despois, philosophiseet litterarum in Academiâ parisiensi professoribus. J850, 1 gros - vol. in-4.. 30 J,
U. deuxième et dernier volume parattra incessamment.
iESGHYLI Dramata quae supersunt et deperditorum fragmenta, graece et latine. Recensuit et brevi annotatione illustravit Fr. - H. Bothe. Lipsiae, 1805. In-8. 6 »
AJVTHOLOGIA veteium latinorum epigrarnmatum et poematum sive catalecla poetarum latinorum in IV libros digesta. Cura P. Burmanni secundi. Amst. 1759, 2 vol. in-4. 20 »
AMMIATVI MÀRCEIjLINI quae supersunt. Cum notis integris Lindenbrogii, etc. Quasdam et suas adjecit J. A. Wagner. Edi- tionem absolvit C. G. A. Erfurdt. LipsÍæ, 1808. 3 vol. gr. in-8. 12 »
APOLONIUS DYSCOLE. V. EGGER.
APULEIUS. Opéra omnia, cum integris P. Colvii, J. Woweri, Godeschalci Stcwechii, Everharti Elmenhorstii et aliorum im- primis eum animadversionibus ineditis Fr. Oudendorpii. Ludg.- Batav., 1786-1823, 3 vol. in-4. 40 »
ARBOÏS DE JUBAIN VILLE, Pouillé du diocèse de Troyes, rédigé en 1407, publié pour la première .fois d'après une copie authentique de 1535. Paris, 1853, in-8. 10 »
ARTEMlDORI Onerocritica ex duobus Codd. Mss. Venetiis recensuit, emend. polivitanimadv. notis iniegr. Rigallii, Reiskii suisque illustravit ilem Indices copios, adjecit J. G. Reiff. Lipsiæ, 1805, 2 vol. gr. in-8. 10 »
ARATI Solensis Phaenomena et Diosemea graece et latine ad Codd. MSS. eL oplirnarutïj ed']. fidem recensita. Acced. Theonis scholia vulgata et emendaliora e Codice MoSquensi, Leontii de sphaera Araiea libellus, et versionum Arati poeticar. Ciceronis, Germanici et R. F. A vieni quae sllpersunt. Curavit J. T. Buhle. Lipsiae, 1793-1801, 2 vol. gr. iu-8. 12 »
ARISTIDES. Opera omnia, grœce ex recensione G. Dindorfii.
Lipsiae, 1829, 3 vol. gr. in-8. 18 » Cette édition renferme les Fragments découverts depuis la publication de celle de Jebb.
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ARISTOTELIS opera omnia grœce ad optimorum exempla- rium fidem recensuit, annotationem criticam, librorunt argumenta et novam versionem latinam adjecit J. Theoph. Bulhe. 1791-1800, 5 vol. in-8. 16 »
ARNOBII Afri Disputationum adversus Gentes libri VII recogn. notis priorum. int. selectisatque suis illust. C. Orellius. Lipsiae, 1816, 2 vol. in-8. 12 »
ATIIENÆUS, ex recensione Guilelmi Dindorfii. Lipsiæ, 1827, 3 vol. in-8. 18 »
Ces trois volumes renferment le texte grec, avec des variantes.
ATHENÆUS. Deipnosophislarum libri quindecim ex optimis codicibus manuscriptis bibliolhecae Regiae Parisinae nunc pri- mum collatis emendavit, et nova versione latina, animadver- sionibns Is. Casauboni aliorumque doctornm virorum et suis, commodisque indicibus illustravit Joh. Schweighæuser. Argen- torati, 1801-1807, 14 vol. in-8. 55 »
AULI GELLII Noctium atticarum libri XX, curantibus J. Frid. et J. Gronovio. Lug.-Batav. 1706, 1 vol. in-4. 18 »
BARNI (agrégé de philosophie). Éléments métaphysiques de la doctrine du Droit (1re P. de la Métaphysique des J/œurs), suivis d'un Essai philosophique sur la paix perpétuelle, et d'autres petits écrits relatifs au Droit naturel. 1854, 1 vol. in-8. 8 »
Ce nouveau fragment du travail de traduction littérale et d'interprétation critique, que M. J. Barui a entrepris sur les Œuvres de Kant, atteste une louable persévérance à remplir la tàche qu'il s'est imposée au profit de la science philosophique, grâce au bienveillant appui de l'Académie francaise. La Philosophie n'est que d'hier, disait naguère une voix éloquente ; de quel jour date donc la science du Droit naturel, et quand notre société a-t-elle commencé à la prendre pour modèle? L'ouvrage de Kant, dont M. Bjrni punlie la traduction et le commentaire, est contemporain de cette mémorable époque; il en respire l'esprit, il en reproduit les principes, il est la philosophie de ces principes ;-oulre l'éternel intérêt d'un tel monument, il a donc son à propos.
A la suite des Eléments métaphysique» de la doctrine du Droit, le traducteur a ajouté les Opuscules de Kant qui ont trait au Droit naturel, de telle sorte que le lecteur a sous les yeux tout l'ensemble des écrils que CJ grand penseur nous a laisses sur cette partie de la philosophie; opuscules que M. Barni a eu soin de rapprocher, dans une analyse critique irès-développée (Iso. p.), aussi bien que daus sa traduction du grand ouvrage de Kant sur le Droit.
BARRET (professeur). Amadis de Gaule et de son influence snr les mœurs et la littérature au XVIe et XVIIe siècle. 1853, in-8. 3 50
— De Themistio sophista. 1853, in-8. 1 50
BAl\THELEl\IY SAINT-HILAIUE (membre des l'Institut.)
Des Védas : Extrait des séances de l'Académie des Sciences morales et politiques. 1854, iu-8. (V. VEnGÉ.) 5 »
Dans ce travail sur les Védas, M. Barthélemy-Saint Hilaire a résumé tout ce (lue la philologie sanscritt; a fait sur ce grand sujet depuis C)Iebi-coke jusqu'à nos jours; il a donné des traductions étendues soit hymnes eux-mêmes, soit des commentaire-.% canoniques, appelés Bràlimanas et Cupanishads. Il y a joint quelques aperçus sur l'épo lue des Vedas, et sur leur valeur poétique et religieuse. En un DIut, M. Baitiiélemy-Saint-Hilaire a essayé de mettre en lumièl e les cléments principaux de cette Taste question qui doit tenir désormais tant de place dans l'qistoire A* l'esprit humain.
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BAUDRY. Grammaire sanscrite, Résumé élémentaire de la théorie des formes grammaticales en sanscrit. 1853, in-12. (V. EG- GER.) 1 »
BESCHERELi-E ainé. Plus de Grammaires, 011 simples règles d'orthographe, de grammaire, de syntaxe et de prononciation. 1851, in-12. 2 »
BERSOT (agrégé de philosophie). Essai sur la Providence. 1853, in-12. 3 50
BERTHOLET. Histoire de l'institution de la Fête-Dieu, avec la vie des bien heureuses Julienne et Eve, qui en furent les premières promulgatrices, etc. 1846, 1 vol. grand in 8. 4 1
BERVILLE. Fragments oratoires et littéraires. 1845. In-8. 4 »
BLIlVïERES (A. de). Essai sur Amyot et les traducteurs français au xvie siècle, précédé d'un éloge d'Amyot. 1851. in-8. 5 » Le livre de M. de Blignières rst un très solide et très-curieux chapitre de l'Histoire littéraire du xvie siècle. On y apprend tout ce qu'on peut savoir sur Amyot, S'ir sa vie et sur ses œuvres, et beaucoup de choses sur les traducteurs ses contemporains. On y rencontre, chemin faisant, grand nombre d'observations intéressante» sur la formation et le développement de notre langue (M. DE SACY. Débatt, 6 janvier 1852.)
DIBLIOTHECA. historica instructa a B. Burcardo G. Strnvio, ancta a B. Ch. Budero, nunc vero a J. Meuselio. Lipsiæ, 1792- 1804; 22 vol. in-8. 40 »
BOXNEL (professeur). De la Controverse de Bossuet et Fénelon sur le quiétisme. 1850, in-8. 3 »
BOtfAFOUS (N.), (professeur à la faculté des lettres à Aix). Étu- <^s sur VAslrée et sur Honoré d'Urfé. 1846, 1 vol. in-8. 3 »
BONPLAND et HUMBOLDT. V. HUMBOLDT.
BOUILLIER (Francisque), (correspondant de l'institut, doyen de la Faculté des le'tres de Lyon.) Histoire de la Philosophie cartésienne dans le xvne et dans le XVIIIe siècle, en France et à l'étranger. 1854. 2 forts vol. in-8. 14 » Autour de Descartes et de Malebranche, comme adversaires ou comme disciples, l'auteur de cette Histoire complète de la l'hilo'ophie cartésienne, a groupé tous les noms les plus illustres des xvie etxv'f siècles, dans les lettres, dans la théologie; il raconte toutes les fortunes diverses du Cartésianisme, les persécutions qu'il eut à subir, l'empire qu'il a exercé s ir toutes les grandes intelligences du XVIIe siècle, il explique les causes de sa décadence au XVIIIe; enfin, il consacre, ce qui doit intéresser particulièrement la Belgique, plusieurs chapitres à l'Histoire du Cartésianisme en Hollande, patrie adoptive de Descartes.
— Théorie de la Raison impersonnelle, 1 vol in-8. 5 » — Théorie de Kant sur la Religion dans les limites de la raison.
1842. 1 vol. in-12. 1 50
CLESARIS (J.) Commentarii de Bello Gallico et civili: accedunt libri de Bello Alexandrino, Africano et Hispaniensi, e recen- sione Francisci Oudendorpii. Post CcllarilllH et Morum denuo curavit J. J. Obedinus argentoratensis. 1825, 1 vol. in-8. 4 1
CHASSANG. Des Essais dramatiques imités de l'antiquité au xive et au xve siècle. 1852, in-8. 3 50
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CHERUEL. Normaniœ nom chronica ab anno CH. CCCCLXXIII ad annum MCCCLXXVIII ex tribus chronicis mss. sancti Laudi, sajictae Calharinae et majoris eeclesiae RotomagensitllU collecta nuiic primum edit. e mss. codic. bibliotheeae pu"blicae Rotoma- gensis. 1850, broch. in-4. 5 »
CiHRYSOSTOMI OATMIUKOS, H I1EP1TH2 IIPQ THE TOY OEOï" F,NNOIA-- ; recensuit et explic., cotnmentarium de reliquis Dionis orationibus adjecit J. Geelius. Lugd.-B., 1840, 1 vol. in-8. 5 »
COUSSEMAKER (DE). Histoire de l'Harmonie au moyen-âge, ouvrage couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, avec 44 fasc. de musique ancienne, imprimés sur papier de Chine et en couleur. 1852. 1 vol. in-4. 30 »
DAMIER. De la Poésie suivant Platon, 1852, in-8. 3 .
— De Caii Julii Vicloris arte rhetorica disputatio. 1852, in-8. 2 50
DAMMII Novum lexicon grœcnm elymologicum et reale, cui pro hasi substratae su ni concordantiae et elucidationes Homericae et Pindaricæ; auctôre Ch. T. Dalllm. Ed. de IlOVO instructa, voces nempe omnes presians, primo, ordine literarum explicatas, deinde, f.imiliis etymologicis dispositas cura J. M. Duncan. Lonùilli, 1842,1 gros vol. in-4, cart. à l'anglaise. 22 »
DEHÈQUE. La Cassandre de Lycophron, éditée, traduite, annotée. 1853, grand in-8. 3 »
DE ROZIERES (prof. à l'Ecole des Chartes). Formules inédites publiées d'après un MSS de la Bibliothèque de Strasbourg. 1851. In-8. g >
— Formulaires inédits publiés d'après un MSS de Saint-Gall.
1853. In-8. 2 »
— Cartulaire de l'Eglise du Saint-Sépnlcre de Jérusalem, publié d'après le MSS de la Bibliothèque vaticane. 1849. In-4. 15 »
DE ROZ ! ERE et E. CHATEL. Table générale et méthodique des Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, publiée en 1791, par Laverdy, nouvelle édition, revue, corrigée et considérablement augmentée, 1 vol. in-4.
Sous presse. — Les personnes qui souscriront avant la mise en vente ne paieront que 15 francs, au lieu de 25 francs, prix de rigueur pour les non souscripteurs.
DIODORUS SICULUS. Bibliothecœ hislOl'icœ libri qui slIpcrsunt, ex recensione Petri Wesselingii, cum interpretatione latina Laur. Rhodomani, atque atlllolalionihlls variorum integris, in- dicibnsque locuplelissimis ; nova editio, cum com'nentationi- bus Chr. Goitl Heyiiii et cumargumentisdisput^tionibusque Jer. Nie. Eyringii. Biponti. 1793-1807. 11 vol. in-8. 35 »
DURU (l'abbé). Bibliothèque historique de l'Yonne, ou Collection de légendes, chroniques et documents divers pour servira 1 histoire des différentes contrées qui forment aujourd'hui ce département (du xe au xme siècle). Auxerre, 1853, 1 vol. in-4 avec planches. I7 »
1
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DUSSIEUX (professeur d'histoire). Essai historique sur les inva.sions des Hongrois en Europe, et spécialement en France, 1 vol. in-8. 2 > Mémoire couronné par l'Institut.
EGGER (membre de l'Institut, professeur suppléant à la faculté des lettres, maître de conférences à l'école normale supérieure). Introduction à l'étude de littérature grecque. Essai sur l'histoire de la critique chez les Grecs, suivi de la Poétique d'Aristote et d'extraits de ses problèmes, avec traduction française et commentaires. 1849; 1 gros vol. in-8. 8 »
Ouvrage adopté par le conseil de l'instruction publique.
— Apolonius Dyscole. Essai sur l'histoire des théories grammaticales dans l'antiquité. 1854, in-8. 7 » Après avoir, dans son Essai sur la Critique chez les Grecs, groupé autour de la Poétique d'Aristote, l'Histoire sommaire des théories des rhéteurs et des philosophes grecs sur le beau, M. Egger, dans son travail sur Apolonius Dyscole, a voulu mettre eu lumière les théories, trop peu connues jusqu'ici, des principaux grammairiens de l'antiquité sur la philosophie du langage. S'étant avant tout donné pour tâche d'exposer les doctrines d'Apolonius, qui sont le dernier effort de l'esprit grec sur ces difllriles matières, l'auteuren a pourtant rapproché, soit les idées des écrivains oui furent, directement ou indirectement, les maîtres du célèbr e philologue alexandrin, soit les théories grammaticales qui forment transition entre l'antiquité classique et la renaissance. Ces deux livres de M. Egger se complètent aussi l'un l'autre, et offrent un ensemble d'études tout à fait neuves sur une des plus intérêt- santes de la littérature grecque.
— Notions élémentaires de Grammaire comparée, pour servir à l'étude des trois langues classiques grecque, latine et française, ouvrage rédigé sur l'invitation du ministre de l'instruction publique, conformément au nouveau programme officiel. 38 éd. 1854, 1 vol. in-12. ( V. BAUDRY). 2 t
EICHHORIV. Antiqua historia ex ipsis veterum scriptoru'n graecorum narrationibus contexta. Lipsiæ, 1811-1812; 5 vol. in-8. 20 »
EPICTETEiE Philosophiœ Monumenta ad codd. mss. fidem recensuit, latina versione, adllotationibus, indicibusque illustr. Jo. Schweighæuser. Lipsiæ. 1799-1800, 5 vol. gr. in-8. 30 t
FACCIOLATI. Totius latinilatis Lexicon, consilio et cura Jacobi Facciolati, opera et studio iEgidii Forcellini lucubratum. Secun- dum tertiam editionem. cujus cnram gessit Josephus Furla- netto correctum et auctum labore variorum. Editio iu Germa- nia prima. 1835, 4 vol. in-fol. 65 »
FILON (professeur d'histoire;. Histoire de la Démocratie athénienne. 1854, 1 vol. in-8. 6 »
FLAVIUS JOSEPHUS. (V. JOSEPHUS.)
GATIEN ARNOULT. Monuments de la Littérature romane, depuis le xive siècle : Les Fleurs du gai savoir, autrement dites les Lois d'amour et les Joies du gai savoir, texte et traduction. 4 vol. gr. in-8. 32 »
— Le 48 (cont. les Joies du gai savoir) se vend séparément. 8 »
— Programme développé du Cours de logique, à l'usage des lycées et de tous les établissements d'instruction secondaire, etc. 1853, in-8. 6 »
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— 2* partie, contenant les analyses et morceaux choisis des ouvrages Je philosophie. 1853, in-8. 6 »
GA "ET (professeur an Lycée Bonaparte). Grammaire française à l'usage des établissementsd'enseignement secondaire, 2e édit, 1853, in-12. cart. 1 25
GEFFIVOY (professeur). Lettres inédites du roi Charles XII, texte sué dois. traduction française avec introduction, notes et fac-similé. 1853, in-8. 3 50
GINOUILHAC (évêque de Grenoble). Histoire du Dogme catholique pendant les trois premiers siècles de l'Eglise, et jusqu'au concile de Nicée. 1852. 2 vol. in-8. 15 »
GOURAUD (Ch.). Histoire du calcul des Probabilités depuis son origine jusqu'à nos jours. avec une thèse sur la légitimité des principes et des applications de cette analyse. 1848, 1 vol. grand in-8. 3 »
— Essai sur la Liberté du Commerce des nations; Examen de la théorie anglaise du Libre Echange. 1853, in-8. 5 »
— Histoire politique commerciale de la France, et de son influence sur le progrès de la richesse publique, depuis le moyen- âge jusqu'à nos jours. 1854. 2 vol. iu-8. 14 » L'auteur est l'adversaire du libre échange et de l'abolition des douanes ; où les utopistes trouvent la so:ution de la prospérité des peuples, il prouve, par l'expéri,,iice du passé, qu'au lieu de développer les éléments et les frtiitt du tr vail, seules sources du bien-être, le libre échange surtout les étouffVraii. Tous les bons e-prits, d'accord avec M. Gouraud dédaigneront des systèmes qui, en résume, sont le mir.ge de l'économie politique.
La seule règle à suivre est tracée dans l'Histoire, dans l'exposé des phases et des événements par lesquels ont passé, depuis la misère du mo\en-àle jusqu'à l'opulence do n. s jours, t'jg'icu ture, l'industrie, la navigation et le commerce de la France. Çntiii, c'est de rechercher la constitution de la richesse dans noire histoire, depuis Louis XI jusqu'à 110S jours; il y a là une tradition, une école économique toute faite, aussi vivaale, aussi sûre que les faiseurs de systèmes.
Tel est le Cours de l'oliiique commerciale qui est la base de cette intéressante histoire divisée en huit livres: le ter est consacré au moycn-à:;re et la fin du quinzième siècle.-2! La Henaissanrc.—3- H' -nri IV, Richelieu et Mazarm.-4* Louis XIV et Colbert. — 5, Louis XV et Law.— 6' Louis XVI, Turgot et Nerker. - 7* La Révolution, le Consulat et l'Empire. — 8" La Restauration. — 9" et dernier. La Monarchie de Juillet, etc., etc.
GUILMIïY (professeur de Mathématiques). Cours complet d'ArithméLique à l'usage des colléges et de tous les établissements d'instruction publique. Ouvrage autorisé, entièrement conforme au programme du 30 août 1852, et complété par de nombreuses applications aux sciences, au commerce et à la Banque. 4' édition. 1854, in-8. ~ 4 .
— Cours complet d'Algèbre élémentaire à l'usage des lycées et collèges. 2e édition entièrement conforme au programme, 1853, in-8. 4 »
Leçons de Cosmographie à l'usa?e des lycées et collèges et autres, conforme au programme, 2e édition, 1854, in-8. 4 »
— Cours de Géométrie élémentaire, conforme au programme, 1854, in-8. 4 .
GRELLET DUMAZEAU. Du Barreau romain, recherches sur le Barreau de Rome, depuis son origne jusqu'à Justinien, et par- eutièrement de Cicéron. 1851, in-8. 7 50
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GRUN. Les Étais Provinciaux sous Louis XIV, 1853, in-12 » 75
HATZFELD (Ad.), (ancien élève de l'Ecole normale, docteur ès- lettres). De la Politique dans ses rapports -avec la morale. Essai sur la République de Platon, 1850, in 8. 3 50 — De Parmenide Platonis, 1850, in 8. » 75
BEDERICUS. Græcum Lexicon manuale primum A. B. Hederico Inslitutuin édit. novaP. A. Larcheri. Londini, 1825, iq-4. 22 »
HÊIVIUOT (professeur). Recherches sur la topographie des - Dêmes sur PAttiqne, 1853, in-8. 3 50
— Geographia Graecorum antiquissima, 1853, in 8. 1 50
HERODOTI. Ilistoriarum lihri IX rccensuit et adnolationibus schularum in usum instruxit.C. A. Siéger. Giessae.1827. 3 vol. in-8. 12 à — Lepicon HCrndoteum, qno et styli Herodotei universa ratio enudeale explicatur, et quamplurimi Musarum loci ex pro- fesso illustranlur, passini eliam partim graeca lectin, parlim versio lalina quas offert argemoratensis edilio vel viudicttur, vel eraandatur; iastruxit Joh. Schweighauser, Argentorali, 1824, 2 vol. in 8, à deux colonnes. 8 »
HESYCHU LEXICON, cum notis dnctorum virorum integris, vel editis antehac, nunc auclis et emendalis, vel inrdilis. Ex autographis- pnrtim recensuit, partÍm nunc primum cdidit, siiasque animadversiones perpeluas adjccit Joh. Alberli, o'm ej'tsdem prolegomenis et adparalu IIesyehiano. Lug.-Bat, 1746- 1766, 2 vol. in-fol. 35 »
HOOGEVEEN (H.). Doctrina Particularum linguae graeeae, e typographeo Dainineano, 1769, 2 vol. in-4. 15 »
— Id. opus in epitomen redigit C. G. Schulz, 1806, in-8. 6 3
HOMERI Opera omnia qrœce et fotine , ex recensione et cum notis Samuel Clarkii. Accessit varielas lectionum mss, Lips.et Vratislav. et edd. vcterllffl. cura Jn. Augusli Ernesli qui et suas notas adpersit. Lipsiæ, 1824, 5 vol. in-8. 16 >
HOMERI Carmina cum (versione lutina et) brevi annotatione Acccud. variae lccliones et observ. etc. curante C. G. Heyne. Wtax. Cum lat. vers, variis lect. et observât. Indices confecit Grafenkan. Lipsiae, 1802-1822, 9 vol. gr. in-8. 40 »
HONORAT. Dictionnaire Provençal-Français, ou Dictionnaire de la langue doc, ancienne et moderne, suivi d'un Vocabulaire français-provençal, contenant : 1" Tous les mois que ses différents dialectes ont pu connaître (près de 107,202); leur prononciation figurée, leurs synonymes, leurs équivalents italiens, espagnols, portugais, catalans, allemands, etc.; quand ils ont le même radical, leurs définitions et leurs élvIlIologies, etc. 1846-1850. 4 vol. in-4. " 40 » L.'s travaux de MM. Raynouard et de Fauriel font apprécier l'importance d'un tel Dictionnaire pour quiconque veut connaître les beau les delà langue provençale et lire avec fi uit les auteurs qui oui rendu si atirayante retie langue poétique; ce Dictionnaire élaut le plus complet de tous ceux publiés jusqu'à ce jour, do t donc nécessairement trouver sa place dans les bibliothèques publiques de la France et de l'éttangeç. chez les amateurs de la littérature des troubadours, d'abord par sou mérile, 'CL ensuite par la modicité de non prix. qui a été réduit afin de le rendre accessible a tous les collecteurs d'ouvrages linguistiques.
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HONORAT. Vocabulaire Français-Provençal. 1848. in-18 de 1100 pages. 4 »
—Projet d'un Dictionnaire Provençal-Français, ou Dictionnaire de la langue doc, 1840, br. in-8. 1 »
HOPE. Histoire de l'Architecture, trad. de l'anglais par Baron.
1852, 2e édit., 2 vol. in-8, dont un de planches. 22 »
HUMBOLD. Nova généra et species plantarum quas in perigri- natione ad plagam aequinoctialem orbis novi collegerunt des- cripserunt et adumbraverunt. Am. Bonpland et Alexander de Humboldt, in ordinem digessit C. S. Klunt. Parisiis Schoell, 1815 -1825, 7 vol. in-fol., ornés de 700 planches.
Figures coloriées , 850 » Figures noires, 600 » Les mêmes, 7 vol. in-4, 250 »
— Mimoses, ou autres plantes légumineuses du nouveau continent, par HUlllboldt et rédigées par S. Kunt. Paris 1819-1824, 1 vol. gr. in-fol. figures coloriées. 120 »
JOSEPIII (FLAvn) Orera omnia graece et latine excusa ad edi- tioiiem Lugdllno Batavam Sigeberli Havercampi, cuin oxoniensi Joannis lIildsoni collatam, curavit Fr. Oberthur. Lipsiæ, 1782- 1785, 3 vol. in-8. 16 »
JOUFFROY. Nouveaux Mélanges philosophiques, précédés d'une notice et publiés par Ph. Damiron. 1842. 1 vol. in-8. 7 »
JOURDAIN (A.). Recherches critiques sur l'âge et l'origine des Traductions d'Aristote et sur des Commentaires grecs ou arabes employés par les docteurs scolastiques. Ouvrage couronné par l'Académie des inscriptions et belles-lettres; 2e édit., revue et augmentée, par Ch. Jourdain, professeur agrégé de philosophie. 1843. in-8. 5 »
KANT. Voy. BARNI.
KOENIGS WARTER. Histoire de l'organisation de la Famille en France depuis les temps les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. 1851. in-8. 6 » — Sources et monuments du Droit français antérieures au xve siècle, ou Bibliothèque du Droit civil français, 1853, 1 vol. in-12. 3 50
LAMBERTIBOS Ellipses graecae ; eu m priorum cditorum suis- que obscrvationibus ediùil G. H. Schaefer. in-8. 5 1
LANGLOIS. Essai historique. philosophique et pittoresque sur la Danse des Morts. 1852, 2 vol. grand in-8, accompagnés de 49 planches. 27 »
LAURENT. Histoire du Droit des gens et des relations internationales (l'Orient, la Grèce, Rome). 18â0, 3 vol. in-8. 21 » « Sous ce titre, l'auteur a fait une véritable histoire de la civilisation et de la communication des peuples; il a étudié et mis à contribution, pour cette histoire, les travaux les plus récents publics en France et en Allemagne. -
LEMOINE (professeur). Charles Bonnet, de Genève, philosophe et naturaliste, 1850, in-8. 3 50
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LÉZARDIERE. Théorie des Lois politiques de la monarchie française. 1844. 4 vol. in-8. 20 »
LISLE (professeur). Essai sur les théorift dramatiques de Corneille, d'après ses discours et ses examens, 1852, in-8. 2 50 \ LUCIANI Opéra quae exstant omnia graece et latine, ad editio- nem Tib. Hemsterhusii et J. Fred. Reitzii accurate expressa, cuin varietate lectionis et adnotationibus. Biponti, 1789-1793. 10 vol. in-8. 30 »
LIVUET de l'Ecole de Chartres, publié, par la Société de l'Ecole.
1852, in-12. 1 >
LUCIANI Samosatensis Opera, graece et latine, post Hemster- husium et Reitziurn cum variet. lectionibus, seholiis graecis, etc. edidit Lehmann. Lipsiæ, 1822-1831, 9 vol. gr. in-8. 27 »
MACÉ (professeur). Des Lois agraires chez les Romains. 1846.
In-8. 8 » MAFFEI (SC.). Galliae antiquitates quaedam selectae atque in plui es epistolas distributæ. 1732, in-4. 5 »
RIOiViVIER (professeur), Alcuin et son influence littéraire, religieuse et politique, chez les Francks. 1853, in-8. 3 50
— De Gothescalci. 1853. in-8. 1 50
. MOREL (professeur). Études sur l'abbé Dubos, secrétaire perpétuel de l'Académie française, 1850. 1 vol. gr. in 8. 3 50
JtIULLER. Memorie numismatiche di C. Cavedoni, B. Borghesi, Diamilla-Muller. Capranesi, Matronga, Audierne, Vi:;cl nti, Giordani. 1853. in-4, avec planches. 12 »
OBRY. Etude historique et philosophique sur le Participe passé français et sur les verbes auxiliaires. 1852, in-8. 5 »
ORATOI\ES ATTICI, ex recensione 1. Bekkeri; editio nova et emendata. Beroliui, 1823-1824, 5 vol. in-8. 18 »
OPUSCULA Graecorum vetcrum sententiosia et moralia, graece et latine, enflent, disposuit, emendavit et illustravit Orellius. Lipsiae. 1819. 2 vol. in 8. 12 »
OUVRÉ (professeur) : Aubry du Maurier, ministre de France à La Haye, 1853, in-8. 5 » — De Monarchia Dantis Aghieri. 1853, in-8. 1 )
PAIGNON. Eloquence et improvisation, art de la parole oratoire.
3e édit. 1854, in-8. 6 »
PARDESSUS (membre de l'Institut). I.oisalique, ou Recueil contenant les anciennes rédaction de cette loi, et le texte connu sous le nom de lex emelldata. 1843, in-4. 25 »
PATRU (professeur). De la Philosophie du moyen-âge, depuis le vIne siècle jusqu'à l'apparition ('Il occident de la Physique et de la Métaphysique d'Aristote. 1848, 1 vol. in-8. 3 50
— Willemi Campeltensis de natura et de origine rcrum placita, br. in-8. 1 50 PERRENS (professeur). Jérôme Savonarole, sa vie, ses prédications, ses écrits, d'après les documents originaux, etc. 1853. 2 vol. in-8. 15 »
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PETIGNY (membre de l'Institut, Inscriptions et belles-lettres).
Etudes sur l'Histoire, les Lois et les Institutions de l'époque mérovingienne. 1851, 3 vol. in-8. 18 » Ouvrage couronné par l'Académie des Inscriptions. — Le troisième et dernier volume se vend scpaiéiucii.
PHILEMONIS Grammatici quas supersunt, vulgatis et emenda- tiora auciiora edidit Fr. Osann. Accedunt anecdota nonn'ttta graeca. Berolini, 1821. gr. in-8. 5 »
PIERRON et ZÉVORT (anciens élèves de l'Ecole normale). Méta- plivsiqne d'Arisiote, traduite en français pour la première fois, accompagnée d'une introduction, d'éclaircissements historiques et de notes philologiques. 1840, 2 vol. in-8. 10 »
PLATONIS quae cxstant Opera. Accedunt Platonis quae feruntur scripta; ad oplirnorum iih'nrutn fidern recensuit, in lingllam latiuam convertit, adnotationibusexplanavit. indicesque rernm ac verhormn accuratissimos adjecit F. Astius. Lipsiæ, 1819- 1827, 11 vol. in 8. 36 »
— Lexicon platonicum auctore F. Astio. Lipsiæ, 1834-1838,3 vol. in-8. 25 » Complément indispensable du précédent ouvrage.
PORT. Essai sur l'Histoire maritime de Narbonne, Mémoire qui a obtenu une médaille d'or au concours des Antiquités nationales. 1854, in-8. 4 »
PRISCIANI Caesnriensis Grammntici Opera ad vetustissimos cndices nunc primum edidit A. Iirchl. Lipsiæ, 1819-1820, 2 vol. in 8. 10 »
QUANTIN (Max.). Recherches sur le Tiers-Etat au moyen-âge, dans les pays qui forment aujourd'hui le département de l'Yonne. 1851, broch. in-8. 2 c
QUINTI SMYRN^EI Posthomericorum libri XIV. Nunc primnm ad Jibrorum mss. fidem recensuit, restituit et supplevit Th. Christ. Tychsen. Accesserunt observationes Chr. Gotil. llcynii. Argentorati. 1807, in-8. 4 »
— Voy. IIOMERUS.
RENAN. Averroès et l'averroïsme, essai historiq. 1852, in-8. 6 »
— De Philosophia peripatetica apud Syros. 1852, in-8. 1 50
— Eclaircissements tirés des langues sémitiques sur quelques points de la prononciation grecque. 1849, in-8. 2 »
— De l'Origine du Langage. 1848, in-8. 1 50
RICCIO (Gennaro). Repertorio ossia descrizione e tassa delle monete di città a Il Lichc compresse ne primetri delle province cnmponenti l'attuale regno delle Due-Sicilie al de qua del faro. Napoli. 1852. 1 vol. in-4, avec planches. 12 »
ROSSIGNOL. Histoire de la Bourgogne pendant la période monarchique. (Conquête de la Bourgogne, 1476-1483). 1853, grand in-8. 8 »
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SGRIPTORES EROTICI GILECI. Adhilles Tatius, Heliodorus, Long us et Xenopfion Ephesius. Textum recognovit, selectam- que lectionis varietatem adjecit Chr. Guil. Mitscherlich. Tres tomi in quatuor parles. Argentorati, 1792-1794, 4 vol. in-8. 12 »
8I1ION (J.), (professeur). Histoire de l'Ecole d'Alexandrie. 1843.
2 vol.jn-8. 12 »
SIRET. Dictionnaire historique des Peintres de toutes les Ecoles, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours; ouvrage rédigé sur un plan entièrement neuf , précédé d'un Abrégé de l'Histoire de la Peinture, suivi d'une nomenclature des peintres modernes et d'une collection complète de monogrammes. 1848, 1 vol. in-4. 20 »
SOPH,OCLIS Dramata quae supersunt et deperdila fragmenta, graece et. latine. Denuo recensuit et illustravit Bothe. Lipsiæ, 1806, 2 vol. gr. in-8. 8 »
STRABONÏS rerum geographicarum lib. XVII gr. et lat. anno- tationes et tabulas geograph. adjecit Th. Falconer. Oxonii, 1807, 2 vol. in-fol. br. 35 -
TARDIF. Essai sur les Neumes. 1853, in-8. 1 50 THEOCRITI Reliquiœ, graece et latine, lextum recognovit et cum animadversionibus Theophili Christ Harlesii, Jo. Ch. Danielis Schreberi aliorurn excerptis suisque edidit Th. Kiessling. Ac- cedunt argumenta grseca, scholia, epistola Jac. Morciiii ad Harlesium, et indices. Lipsiae, 1819, 1 gros vol. in-8, de 1040 pages. 6 »
THEOCRITUS, DION et MOSCHUS, graece et latine, accedunt virurnm doctorum animadversioues, scholia, indices et M. Æmilii Porti Lexicon doricum. Londini, 1829, 2 volumes grand in-8. 10 »
TBEOJ;1HRASTI tharacteres, ad optimorum librorum fidem recensuit, de notationum ingenio at que auclore exposuit. et perpetua adnotatione illustravit D. F. Astius. Lipsiæ, 1816, 1 vol. in-8, 4 »
TBUCYDIDIS de Bello Peloponnesiaco libri octo, recensuit et explicavit T. H. Bothe. Lipsiae, 1848, 2 vol. in-8. 12 »
TITI LIVII (J.) PATA VINI Historarium ab urbë condita libri qui supersunt omnes, cum notis integris L. Vailae, Sabellici, Beati llhenani, S. Gelenii, H. Glareani, C. Sigonii, F. Uisini, F. Sanctii, J. F. et Sac. Gronovii, T. Fabri, H. Valcsi, J. Peri- zonii, excerptis P. Nanni, J. Lipsii, F. Modii, J. Gruteri; nec. non ineditis, J. Gebhardhi, C. Dukeri et aliorum : curante Arn. Drakenborchio. Stuttgart, 1820-1828 , 23 parties en 17 vol. in-8. 50 .
TITI LIVII. Historiarum libri qui snpersunt omnes et deper- - ditorum fragmenta ex recensione Arn. Drakenborchii passim reficta, cum indice rerum locupleiissimo. Accessit, praeler varietatem lectionum Gronoviarioe et Crevierianæ, glossarium Livianum curante Augusto G. Ernesti. Lipsiæ, 1823,1827,5 vol. in-S. 15 •
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VARRONIS (M. Terent.) de Lingua Latina libri qui supersunt. Ex codicum vetustissimarumque editionum auctoritate intégra lec- tione adiecta recensuit Spengel. Accedit Index grsecorum loco- rum apud Priscianum quae exslaut ex codice Monacensi; Sup- plementum editionis Krehlianan. Berolini, 1826, gr. in-8. 10 »
VERGÉ. Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, Compte rendu par Ch. Vergé docteur en droit, sous la direction de M. Mignet. 1842-1852 (lre, 2e, 3e séries), 22 vol. in -8. 220 »
— 4e série. 1853, 4 vol. in-8. 20 n Abonnement pour 1834, pour Paris : 20 fr. — Pour la Province et l'Etranger: 25 fr.
WIDAL. Des divers caraclères de Mysanthropie chez les écrivains anciens et modernes ; Thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris. 1851. 2 50
— In Taciti dialogum de Oratoribus Disputatio. 1851, broch. in 8. 1 50
ZOSIMI Historias, graece et latine, recensuit, notis criticis et commenlario historico illustr. J. F. Reiterneier cum anitnad- vers. C. G. Heynii. Lipsiæ, 1784, gr. in-8. 4 50
RANGABÉ (secrétaire de la Société archéologique d'Athènes).
Antiquités helléniques, ou Répertoire d'inscriptions et d'autres antiquités découvertes depuis l'affranchissement de la Grèce. 1 vol. in-4, avec planches. 25 »
PUBLICATIONS NOUVELLES.
BARNI (agrégé de philosophie). Éléments métaphysiques de la doctrine du Droit (1re P. de la Metaphysique des Mœurs), suivis d'un Essai philosophique sur la paix perpétuelle, et d'autres petits écrits relatifs au Droit naturel. 1854, 1 vol. in-8. 8 »
BAUDRY. Grammaire sanso'ite, Résumé élémentaire de la théorie des formes grammaticales en sanscrit. 1852, in-12. (V. EGGER.) 1 »
BERSOT (agrégé de philosophie). Essai sur la Providence. 1853. in 12. 3 50
BOUILLIER (Francisque), (correspondant de l'Institut, doyen de la Faculté des lettres de LYtHl. Histoire de la Philosophie cartésienne dans le XVIIe et dans le XVIIIe siècle, en France et à l'étranger. 18)4, 2 forts vol. in-8. 14 »
EGGI.-IR (membre de l'Institut, professeur suppléant à la Faculté des lettres, maître de conférences à l'Ecole normale supérieure). Introduction à l'étude de Littérature grecque. Essai sur l'histoire de la critique chez les Grecs, suivi de la Poétique d'Aristote et d'extrait de ses problèmes, avec traduction française et commentaires. 1849, 1 gros vol. in-8. 8 »
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— Apolonius Dyscole. Essai sur l'histoire des théories grammaticales dans l'antiquité. 1854, in-8. 6 »
— Notions élémentaires de Grammaire comparée, pour servir à l'étude des trois langues classiques grecque, latine et française, ouvrage rédigé sur l'invitation du Ministre de l'instruction publique, conformément au nouveau programme officiel. 3e éd. 1854, 1 vol. in-12. (V. BAUDRY.) 2 »
FILON (professeur d'histoire). Histoire de la Démocratie athénienne. 1854, 1 vol. in-8. 6 >
GAVET (professeur au Lycée Bonaparte). Grammaire française à l'usage desétablissements d'enseignement secondaire, 2" édit. 1853, in-12. cart. 1 25 Un arrêté ministériel, du 8 août 1851, rendu sur la propositions Conseil supérieur, a prescrit dans nos écoles l'emploi exclusif des Etéments de Lhomond. Ce livre, destiné par son modeste auteur aux commençants, contenait à peine les éléments et les principes de la syntaxe; M Gavet, mettant a profit une expérience de vingt années passées dans l'enseignement secondaire, a comblé cette lacune. Dans cette Grammaire, ainsi complétée, oit a conservé TO'JT ENTIERS les précieux Eléments de Lhomond, de telle sorte que les jeunes élèves retrouveront ici ce qu'ils ont appris. L'auteur a fondu en quelque sorte, dans le moule de Lhomond, tout ce qui était son œuvre personnelle, en s'attachant à imiter la simplicité, la netteté et la clarté qui sont les qualités les plus indispensables d'un tel livre, dont il a écarté ce qui aurait été trop subtil ou trop élevé Cette Grammaire devrait donc porter le nom de Lhomond plutôt que celui de M. Gavet; mais c'est un patronage dont on a trop abusé; le nom du modeste professeur est sur plus d'un titre, tandis que sa méthode lucide a disparu entièrement; UII tel reproche ne saurait être fait à l'auteur de la Grammaire dont 011 annonce la deuxième édition revue avec soin ; aussi a-t-elle été appréciée avantageusement par le rédacteur du Journal officiel de l'Instruction publique (V. no du 15 octobre 18à3) ; enfin elle a été recommandée par MM. les professeurs comme étant un des ouvrages élémentaires le plus approprié à l'intention et aux prescriptions de l'arrêté ministériel précité.
GUILIIIN (professeur de mathématiques). Cours commet d'ArithméLique a l'usage des colléges et de tous les établissements d'instruction publique. Ouvrage autorisé, entièrement conforme au programme du 30 août 1852, et complété par de nombreuses applications aux sciences, au commerce et à la Banque; 4e édit. 1854, in-8. 4 »
— Cours complet d'Algèbre élémentaire à l'usage des lycées et collèges; 2e édition entièrement conforme au programme. 1853, in-8. 4 »
— Leçons de Cosmographie à l'usage des lycées, collèges et autre, conforme au programme; 2e édit. 1854, in-8. 4 »
— Cours de Géométrie élémentaire, conforme au programme.
1854, in-8. 4 .
OBRY. Étude historique et philosophique sur le Participe passé français et sur les verbes auxiliaires. 1852, in-8. 5 »
RENAN. Averroès et l'averroïsme, essai historiq. 1852, in-8. 6 »
— De Philosophia peripatetica apud Syros. 1852, in-8. 1 50
— Éclaircissements tirés des langues sémitiques sur quelques points de la prononciation grecque. 1849, in-8. 2 »
— De l'Origine du Langage, 1848, in-8. 1 50
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GAUDRY (ancien bâtonnier de l'ordre des avocats). Traité de la Législation des Cultes, et spécialement du culte calholique, ou de l'Origine, du développement et de l'étal actuel du Droit ecctesiastique en France. 1854, 3 vol. in-8. 21 »
Il existe un grand nombre d'ouvrages estimés sur le Droit ecclésiastique , mais aucun (!e ces ouvrages n'indique i' s règles spéciales fixant les rapports des deux puissances sous l'empiie des lois nouvelles. Quant à des Traités généraux sur l'ensemble de la législation, il n'existait non avant celte importante publication; aus:;j éiaii-on réduit à l'impuissance de comprendre la forelaliun de nos lois civiles et politiques avec les lois e. la dlst'ÍIJ.int' cie l'Eglise; à legai-d des ecclésiastiques dont les travaux 0111 s, e'iah'ment pour oi'jet l'etude du droit canonique, il était impossible qu'ils puisent des notions suffisantes sur un ensemble de doctrines, dans le dédale de ces ouvrages qu'ils peuvent à peine consulter. Il était donc urgent qu'un jurisconsulte religieux et éclaire entreprit de publier le résumé lidele et impartial de principes et de règle.;, pour donner aux laïques des idées justes sur nos lois civiles dans 1. urs rapports avec le droit canonique, et aux erclesiastiqucs un Cours général de législation qu'ils sont obligés d apphquer tous les jours. Nous ne doutons pas que cet ouvrage, resuttatd'un travail consciencieux et désintéressé, ne soit accueilli avec la plus giaude faveur par le clergé et le barreau français.
LOIS, décrets et règlements relatifs à l'administration des Cultes, depuis le 2 décembre 1851 jusqu'au 1er janvier 1854; par MM. Hippolyte Blanc, chef de bureau à l'administration des Cultes, et Adolphe Tardif, docteur en droit, avocat à la Cour impériale, sous-chef au cabinet du Ministre de l'Instruction publique et des cultes. Paris, 1854, 1 vol. in-8. 6 .
NOTICES et EXTRAITS des Documents manuscrits conservés dans les dépôts publics de Paris, et relatifs à l'Histoire de la Picardie, par M. llir. Cocheris, archiviste paléographe, attaché à la Bibliothèque Mazarine, membre de l'Ecole des chartes, etc. 1854, in-8. (Tume lerj. 8 >
Cet ouvrage aura quatre volumes.
Sous Presse.
DE ROZIERE et E. CHATEL. Table générale et méthodique
d« s Mémoires de l'Académie desJfr^rti>Tn^> et Belles-Lettres, publiée en 1791. par Lavenly.^^uvcfle^d^oii, revue, corrigée et considérablement au .4)'èlltép,; COIi\.e.iI nt l'indication des Mémoires insérés dans qqtte colféèlron, d%jyis son origine jusque et compris 1850. 1 vo^in-4. ~;r: . iî£j
Les pcrsunnes qui souscriront avaut^linniU; en, çm iâ ont ce volume que quinze francs, au lieu ne vingt cinq francs, prix invariable toit les non souscrip-
tenu.
gou. Imp. Maulde et ltadffiYrà&tg^fivoli, 114.
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® OUVRAGES DE H. FA URI EL: ; ® chants populaires de la Grèce moderne, recueillis et traduits,
1824, 2 vol. in-8.
Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérants germains, 1836, 4 vol. in-8.
iklst'olre de la croisade contre les hérétiques albigeois, écrite en vers provençaux par un poëte contemporain, 1837, in-4.
Histoire de la poésie provençale, 1846, 3 vol. in-8.
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EXTRAIT DU CATALOGUE D'AUGUSTE DURAND.
BARBET (professeur). Amadis de Gaule et de son influence sur les mœurs et la littérature au xvie et \vu* siècle. 1853, in-8. 3 fr. 50 c.
BARTHÉLEMY SAINT-HIliAIRE (membre de l'Institut). Des védas. Extrait des séances de l'Académie des Sciences morales et s politiques. 1854, in-8. 6 fr.
Dans ce travail sur les Védas, M. Barthélémy Saint-Hilaire a résumé tout ce que la philologie sanscrite a fait sur ce grand sujet depuis Colebiooke jusqu'à nos jours;
il a donne des traductions étendues soit hymnes eux-mêmes, soit des commentai-
res canoniques, appelés Bràhmanus et Oupanishads. Il y a joint quelques aperçus sur l'époque des Véaas, et sur leur valeur poétique et religieuse. En un mot,
M. Barthélémy Saint Hilaire a essayé de mettre en lumière les éléments principaux de cette vaste question qui doit tenir désormais tant de place dans l'histoire
de l'esprit htimain.
> BAR.NTI (agrégé de philosophie). Éléments métaphysiques de la doctrine du Droit (première partie: de la Métaphysique des Mœurs), suivis d'un Essai -philosophique sur la paix perpétuelle, et d'autres petits écrits relatifs au Droit naturel. 1854. i vol. in-8. 8 fr.
BOUIIAIER. (Francisque), correspondant de l'Institut, doyen de la Faculté des lettres de Lyon. Histoire de la philosophie cartésienne dans le xvr' et dans le xvu" siècle, en France et à l'étranger. 1854. 2 forts vol. in-8. 8 fr.
' Autour de Descartes et de Malebranche, comme adversaires ou comme disciples, l'auteur de cette Histoire complète de la Philosophie cartésienne, a groupe tous les noms les plus illustres dés XVIe ët xvii® siècles, dans les lettres, Óans la théologie;
il raconte toutes les fortunes diverses du Cartésianisme, les persécutions qu'il eut à subir, l'empire qu'il a exercé sur toutes les grandes intelligences du xvne siècle;
il explique les causes de sa décadence au xviue ; en tin , il consacre, ce qui doit intéresser particulièrement la Belgique, plusieurs chapitres à l'Histoire du Cartésianisme en Hollande, patrie adoptive de Descartes.
BHCHMÈR-ES (A. de). Essai sur Amyot et les traducteurs français au
XVIe siècle, précédé d'un éloge d'Amyot. 1-851, in-8. 5 fr.
Le livre de M. de Blignières est un très-solide et très curieux chapitre de t'Histuire littéraire du xve siècle. On y apprend tout ce qu'on peut savoir sur Amyot,
sdar sa vie et sur ses œuvres, et beaucoup de choses sur les traducteurs ses contemporains. On y rencontre,chemin faisant, grand nombre d'observations intéressantes
sur la formation et le développement de notre langue (M. DE SACY. Débats,
6 janvier t852.)
Corpus Grammatlcorum latlnornm veteruln, col. auxit recensuit - ac poliorem lectionis varietatem adjecit F. Lindemann. 1840, 4 vol. in-4. 40 fr.
CLOTILDE DE SUR VILLE, , poëte français du xv* siècle. Poésies
de Margueritte Léonore. Nouvelle édition publiée par Vander- bourg. — Poésies inédites et publiées par MM. de Roujoux et Ch. Nodier. ornées de gravures dans le genre gothique. 1824-1827. 2 vol. in-8. ' 10 fr.
Les mêmes. 2 vol. in-12. 6 fr.
Les mêmes. 2 vol. in-32. 4 fr.
Les mêmes, avec doubles gravures noires et coloriées. Tiré à
50 exemplaires sur papier de Hollande. 20 fr.
Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
(anëienne maison Crapelet), rue de Vaugirard, 9.