DERNIÈRES
CAUSERtES
LITTERAIRES
------------------------------------------------------------------------
DU MÊME AUTEUR R
CtUSEKŒSLITTM~KES. ~o), NoOVEU.ESCAMtKtESUTTERAtRES. <–
CONTESETNOCVEU.ES. 1–LEFoMBEL~CiMPE. i– MEMtEES D'CN NOTAIRE. d–Co!!TESB'ONPL*t<TECttt!E CHOUX. LAFtt)DcPMcËs(soHSpresse). 1–
------------------------------------------------------------------------
DERNIÈRES
CAUSERIES
LITTERAIRES f<R
ARMAND DE PONTMARTiN
PARIS
MICHEL LEVY FRÈRES, LIBRAIRES-EDITEURS !!UEY[V;EM!E,~B)S
1856
"ctionttj. reproduction r~r,~
------------------------------------------------------------------------
HISTORIENS ET CRtT!QUES
1
------------------------------------------------------------------------
L'illustre auteur de ces SoM~MM'~ nous permettra-t-il une première petite chicane? Sun titre semble nous promettre, à doses a. peu près égales, de la littératuré et de l'histoire; or nous trouvons bien de l'histoire dans son livre, et de la meilleure; de celle qui fait songer tantôt aux pages les plus colorées de Salluste, tantôt aux pathétiques grandeurs de la tragédie antique mais nous y trouvons fort peu de littérature, à moins qu'on ne doive donner ce nom à des portraits d'écrivains tels que Lemercier, Benjamin Constant ou Garat, transformés en hommes politiques par )acrisedei8)5; à un délicieux monologue de M. de Fontanes, quelque peu embelli, nous le soupçonnons, par son ingénieux auditeur; ou enfin à de brillantes analyses des débats parlementaires provoqués, en AngleSotteefttrs cONtemporatpM (t'/tMtot're et de !(Mefatufe.
M; VILLËMA'M r
------------------------------------------------------------------------
terre et en France, par les événements des Cent-Jours. Or la littérature, sous la plume de M. ViHemain, a assez do distinction exquise et suprême pour qu'il nous soit permis d'exprimer un regret qui est encore un hommage. Autour de ces noms de Suard, de Fontanes, de madame de Staet, de Benjamin Constant, de Sismondi, d'Arago, de Chateaubriand, de Cuvier, tour à tour évoqués au courant de ses récits, ne pouvait-il pas grouper quejques-uns de ces souvenirs plus spëcia)ement littéraires qui auraient heureusement contrasté avec la sombre gravité do nos désastres, et formé comme des îles nottantes de verdure et de fleurs sur cette mer pleine de récifs et d'orages qui va du goHeJuan a Sainte-Hélène? Mais, me dira-t-on, c'est tout simp!ement un autre ouvrage que vous demandez là a M. Villemain J'en conviens; et savez-vous pourquoi? farce qu'il m'est plus facitepeut-etrede regretter ce qu'il n'a pas fait que d'indiquer ce qu'il a voulu faire. Puisque je suis en veine d'objections chagrines, j'en nsquerai une autre, d'autant plus singutiere que l'on ne se tasse pas d'adresser à la littérature actuelle un reproche diamétralement contraire. M. \'ii)en~ain nous annonce ses souvenirs, et, en effet, nous !e voyons, dans les premières pages, témoin attentif des tristes scènes qui vont se dérouler sous ses yeux; entrant, le soir, chez la veuve Lavoisier, et s'y me!ant a des personnages célèbres qu'il regarde, qu'd écoute et qu'il peint; appelé, le matin, chez M. de Fontanes, qui, se dérobant par une spirituelle retraite, le choisit pour son substitut auprès des éventualités du 20 mars. Eh bien, nous aurions voulu que ce témoin, obscur ator-, iHustro depuis, mais déjà si c!airvoyant,si observateur, doue' d'un tact si fin, d'une vue si sûre, et relevant encore ses aperçus par ses souvenirs classiques, reparût et s'accentuât davantage à travers son livre, non pas
------------------------------------------------------------------------
pour s'attribuer, avec if) vanité bouffonne de nos modernes faiseurs de Mémoires, une part quelconque dans les discours et dans tes actes, mais pour conserver à ses récits, si éclatants d'ailleurs et si animés, cette empreinte personnélle dont rien ne remplace la vérité et la vie. Quand on songe à ce que devait être, dès cet âge heureux de vingt-cinq ans, l'esprit de M. Villemain, a ce trésor de fortes études et de connaissances acquises, il cette curiosité intelligente et passionnée, ce pressentiment de sa gloire prochaine, à cette imagination vive, saisissant à la fois le fond et la surface, le caractère et la figure', quand on pense à tout-ce que ces'dons merveilleux ont dû répandre de vivacité et de fraîcheur sur ses impressions de chaque jour dans un moment où tout remuait et exaltait les âmes, on se dispose i amnistier pleinement, que dis-je? à approuver ce narrateur, si, en parlant de ce qu'it a vu et entendu, il arrive à parler de lui. Ce sentiment, ce souvenir de la personnalité, dont la persistance fanfaronne impatiente et agace chez les autres, on le voudrait, chez lui,. plus assidu ou plus fréquent. Exception bizarre et glorieuse, qu'a une époque où nous avons tant sou.ffert de l'abus de la littérature et de t'abus du personnalisme, on puisse reprocher au livre de M. Villemain de n'être pas assez personnel et pas assez littéraire!
Prenons-le donc tel qu'i) est, au lieu d'y tant discourir, ce livre éloquent où le sty)e semble se rajeunir et se teindre des couleurs de la nouvelle école, où Fëmotion s'accroît, de chapitre en chapitre, pour ëc!ater a ce dënoument dont nulle tragédie n'égala jamais la grandeur funèbre et le gigantesque héros. M. Villemain a prouvé une fois de plus la supériorité de son goût en laissant dans l'ombre la partie stratégique et guerrière de son sujet, malgré l'exemple donné de nos jours par des historiens célèbres
------------------------------------------------------------------------
qui n'ont pas cru qu'it fût nécessaire d'avoir livré ou même vu des batailles pour avoir le droit de les décrire. Il y a quelque part, dans tes J)feMMM'es ~'OM~'e-Tom~e, un passage où Chateaubriand raconte que, se promenant dans la campagne, un Virgile à la main, il sentit tout à coup sous ses pas un tressaUtement de la terre, et que, se baissant pour écouter, il entendit au loin, comme un vague et insaisissable murmure, le canon de Waterloo. On peut dire que cette canonnade terrible qui trancha la destinée du second Empire s'entend de même dans le livre de M. Villemain. Elle y retentità distance, sans qu'on assiste .a la mêlée, et le contre-coup en arrive dans les salons, dans la rue, dans les chanceHeriés, dans les Chambres, et finalement dans l'histoire. Notre illustre auteur a traite ce grand désastré du 8 juin 8i comme ces catastrophes tragiques que l'on désespère de montrer sur la scène dans toute leur grandiose horreur, et qui, accomplies derrière le théâtre, y vibrent pourtant dans le récit des personnages, et y répandent un souffle de mort, d'épouvante et de deuil. 1) n'a pris et observé, dans les Cent-Jours, que le côté diplomatique, mondain, parlementaire, politique;. étudiant d'après nature, sur le nu, les causes de ce triomphe si soudain et de cette.chute si rapide c'est là qu'on peut recueillir, sur ses pas, avec quelques vérités contéstables, beaucoup de vérités utiles.
Fidèle disciple de l'école anglaise et constitutionnelle qu'il a aimée avant de la servir, et à laquelle chose plus méritoire il croit encore après l'avoir servie, M. Villemain s'est attaché surtout a faire ressortir la situation étrange et paradoxa)e de l'Empereur, amené i transiger avec ces libertés représentatives qu'une autre dynastie avait apportées à la France, et a leur imprimer même un caractère plus démocratique, plus révo)utionnaire,
------------------------------------------------------------------------
sous prétexte que cette dynastie, libérale dans ses conditions et son but, se renouait pourtant, par son origine, aux traditions d'un autre âge et en gardait ne sais quelle physionomie posthume de réaction monarchique ou d'ancien régime. Cette réconciliation normande, ce raccommodement in ea:<reMtM, créaient pour ce prodigieux génie, passionné d'ordre et de pouvoir, une force et surtout un périt: une force, en ce qu'il y trouvait cà et là, dans les vieux partis de la Révolution, quelques auxiliaires capables de fonctions civiles ou administratives et n'appartenant pas à cette arméé qui fit seule le mouvement des Cent-Jours un péril, en ce que ces libertés de fraîche date, ces nouveaux ressorts de gouvernement peu familiers à la robuste main qui les essayait, ne pouvaient fonctionner avec cette complaisante vitesse, cette docile harmonie, cette rapide et silencieuse unité, si nécessaires en ces instants de crise suprême où tout contrôle est un dissolvant. Napoléon appelant à lui, faute de mieux, les débris du jacobinisme et de thermidor, s'efforçant de fonder avec ces éléments hétérogènes son nouvel établissement politique, tandis que, d'une part, son armée est ta, le fusil au bras, fascinée comme toujours par son génie et sa gloire, mais cette fois plus prête à mourir qu'à vaincre de l'autre, le pays, épuisé et vide, laissant faire; mais n'agissant pas, attendant une victoire pour acclamer ou une défaite pour maudire; la situation générale de la France et de l'Europe si.effroyablement tendue, qu'une victoire même ne pouvait rien résoudre: tel est le moment, unique peut-être dans l'histoire, tel est le fatal amas de contradictions, de complications et de contrastes, chaos illùminé d'éclairs, que M. Villemain a peint comme il sait peindre. Ouvrez ses Souvenirs contemporains lisez, entre autres, cette scène matinale chez M. de Fontanes partant
------------------------------------------------------------------------
pour la campagne et annonçant ce qui va se passer dans un tangagesi.prophétique, si hardi, si rayonnant d'images fortes et vives, que ce talent sage et un peu timide semble avoir été, cejour-tà, singulièrement inspiré par l'émotion des circonstances ou aidé par la mémoire de son interlocuteur chacune de ces pages brillantes contient en germe les problèmes de cet avenir du lendemain, si prochain et si court, les difficultés insolubles de ce triomphe réel et impossible tout ensemble, les inuexibtes paradoxes où va se débattre le génie, les illusions de celui-ci, les trahisons de cetui-tà, les entraînements d'un troisième, les variations de tous, et, au-dessus, dominant tes. choses et les hommes comme ces cimes chargées de tempêtes et de nuées qui se perdent, au crépuscule, dans une brume couleur de sang, la guerre, la guerre universelle, implacable, ayant seule la clef de la situation et le mot du problème, disposant en souveraine du dernier acte de ce drame, et s'apprêtant ou à écraser le héros en cas de revers, ou à -replonger dans le néant, en cas de victoire, les éléments révolutionnaires qu'il vient de déchaîner. Que de picjuants et instructifs détails dans ce dialogue entre le jeune libéral, enivré de ses lectures, confiant dans le réveil de la liberté politique, et t'académicien rassis, le dignitaire vieilli dans la pratique des affaires et le contact des hommes! « Voilà le vrai, mon cher, dit M. de Fontanes (hélas! on a pu le redire depuis, et après d'autres catastrophes); voilà où ont abouti vos idées anglaises, à vous autres, tous vos plagiats de bill des droits et de constitution libérale. Chateaubriand le comprend bien aujourd'hui. Je ne m'étonne pas de votre erreur; vous prenez la théorie constitutionnelle pour la politique cela est de votre âge, et cela est plus tôt fait que d'étudier les affaires et les hommes. Vous avez, malgré vos fumées
------------------------------------------------------------------------
constitutionnelles, t'œU assez bon et l'esprit naturoUoment juste. » Et M. Villemain, prompt à b réptique, répond avec un effort de hardiesse à ces marques de profond scepticisme en matière de libertés « Les idées, j'en conviens, sont par moment bien faibles contre les baïonnettes.. il faut pourtant que la royauté régulière ait autre chose à donner, que la dictature impériale. Cette chose. c'est le droit; c'est,la liberté poétique, le vote réellement libre de l'impôt, la discussion des affaires publiques, et, sous ('ascendant d'un pouvoir héréditaire inviolahle, cette concurrence des services, cette activité, cette émulation légitime des talents qui fait la vie d'un peuple, et qui prévient ou relève sa décadence.. Comment, monsieur, n'aimez-vous pas ce beau régime que vous avez vu en Ângteterre, que vous avez étudié dans l'histoire? )) Et M. de Fontanes réplique à son tour avec un affectueux persiflage. Mais je ne veux pas gâter cette scène, ce prologue merveilleux, où alternent la jeunesse avide de connaître et la sagesse attristée de trop savoir, où M. de Fontanes prête son expérience à M. Villemain, où M. Villemain pr~te son style a M. de Fontanes, et qui, à distance, après nos malheurs, après les nombreux naufrages de nos libertës politiques, semble une 'double leçon et une double prophétie. L'ëminent auteur de ces Souvenirs m'en voudra-t-il beaucoup, si j'avoue que ce plaidoyer préliminaire ,m'a laissé un peu en suspens entre l'opinion de M. de Fontanes et la sienne? Vous avez ouï parler de ces conférences de séminaire, où l'avocat du diable s'arrange toujours pour ne pas avoir trop raison eh bien, ici, Favocat du diable, c'est-à-dire de l'ordre et du pouvoir indépendants des entraves et des fictions représentatives, n'a pas assez tort, et l'on est tenté de lui donner gain de cause, malgré tout l'esprit de la partie adverse.
t.
------------------------------------------------------------------------
Mais ce n'est pas lu le seul enseignement qui ressorte de cette entraînante et irrésistible lecture. On,s'explique, en lisant M. Villemain, certaines conséquences des CentJours,qui, détachées de leur filiation immédiate et directe, avaient pu paraître inexplicables. i)e m'étais souvent demandé comment il avait suffi de quelques années a peine pour effacer ce passé .d'hier et oblitérer à ce point le sens publie, que le libéralisme eût pu faire alliance avec les souvenirs de l'Empire, lui prêter ses illusions et lui emprunter ses gloires, de façon a combattre et à saper ënsemble la vraie monarchie libérale, la monarchie selori la Charte; comment des journalistes et des pamphlétaires, des chansonniers et des avocats, avaient si vite réussi à unir ce qui semblait incompatible, à séparer ce qui était conciliable. L'Empire, ce miracle de la volonté d'un seul, dominant et comprimant la pensée de tous, l'Empire devenu l'auxiliaire tardif de la 'iibertë étouffée par lui et reconquise à ses dépens, t'environnant de ses prestiges, lui donnant ses consignes et ses mots d'ordre, et cela sous les yeux mêmes de la génération qui avait pu tout voir et tout comparer, il y avait là, selon moi, un fait anorm'a), un effet contraire a sa cause. Je me trompais les peuples, comme les individus, sont toujours logiques, même quand ils s'égarent. Le rapide épisode des Cent-Jours, avec son Acte additionnel, ses essais de refonte démocratique et de mise en scène poputaire, avec ses appels aux souvenirs, aux passions, atîx hommes de 89 et de 92, avec ses fascinations magiques subies et.maintenues par les rangs inférieurs de i'armëe pendant que les généraux se'fatiguaient et tâchaient prise, a été un trait d'union entre la révotution passée et les révolutions futures, un pont jeté à l'esprit révolutionnaire sur cet abîme où un glorieux despotisme avait refoulé pêle-mêle tous les vieux oripeaux de terro-
------------------------------------------------------------------------
risme, tous les invalides de la Convention et du comité de salut publie, oubliés, mitigés ou vendus. L'Empire, dans cette expression dernière et survivante pour la mémoire du peuple, n'était plus l'immense répression d'une liberté perdue par ses propres excès, la victoire armée de l'ordre sur le chaos et du pouvoir sur l'anarchie, la régénération militaire d'une société détruite par l'abus de ses réformes civiles, la remise en tutelle d'une démocratie insensée, la suspension temporaire de tout ce qu'auraient donné à la France non-seulement le mouvement de 89 purifié et adouci, mais la simple marche des années et la monarchie de Louis XVI, en un mot l'abdication ou la déchéance d'une révolution en faveur d'un homme. Il était la résurrection rapide et facticé de cette révolution même, reparaissant tout à coup au milieu d'un monde à demi nouveau, à demi ancien, où nul n'avait eu encore le temps de se reconnaître, sur des vestiges du passé qui n'étaient pas le passé, mais qui en avaient l'air, devant ces fantômes d'émigration, de corvée, de seigneurie et de priviléges, mots vides desens, aigris et aggravés pourtant par la prévention, l'ignorance ou la haine. Cette impression une fois acceptée ne s'effaça plus, et les chansons de Bëranger,)ëspamph)ets de Paul-Louis Courier; les diatribes de Manuet, les déclamations des journaux d'alors, les. petites pages de la CharteTouquet intercalées dans-les grandes pages des Ftc<OM'~ et Conquêtes, n'en furent que l'épilogue et le commentaire. A côté de cette vérité si facile à recueillir dans le livre de M. Villemain, il en est une autre, parallèle à cette-)à, et qui répond à cette accusation injuste et ingrate, souvent t réfutée et répétée plus souvent encore: « Les Bourbons ont été ramenés par les armées étrangères. » Qu'on rouvre l'ouvrage de M. Villemain, aux pages 168 entre autres et 446 on verra, à travers un laconisme de bon
------------------------------------------------------------------------
goût et un sentiment de convenance qui ne lui permettait pas d'insister, que la maison de Bourbon, à cette époque'fatate, a été à la fois lé salut de la France et de l'Europe. Elle a sauvé la France du démembrement, des représailles terribles autorisées par les excès de ses conquêtes; elle a sauvé l'Europe d'elle-même, de l'enivrement de ses victoires et de ses colères, de la tentation funeste de rompre cet équilibre nécessaire à la viecommune des nations, de commettre une de ces énormités aussi destructives pour les vainqueurs que pour les vaincus elle a offert un refuge au triomphe en. même temps qu'une indemnité à la défaite; une solution à ce qui paraissait insoluble, une réparation à ce qui semblait irréparable. Seule capable de rassurer l'Europe sans rabaisser la France, placée, en ce moment décisif et solennel, entre ces deux forces, ces deux parties d'une même civilisation, qui ne peuvent pas, qui ne doivent pas se détruire, elle les a apaisées, pacifiées, adoucies l'une par l'autre, amortissant à la fois le paroxysme du succès et le paroxysme du désastre. E))e n'a ni pris part à la lutte, ni reparu en conquérante devant ce pays qui l'avait proscrite, ni fleurdelisé d'avance les drapeaux de ces armées étrangères qui ne songeaient pas à elle en refoutant, du droit du plus fort, nos troupes décimées et dispersées. « La seconde omigration de Louis XVIII, a pu dire M. Villemain, n'avait pas le temps d'encourir les blâmes ou de contracter les défauts attachés parfois à la longueur des infortunes, même injustes, et à t'attente sur le sol étranger. Elle fut, de la part du roi, et grâce à son bon sens, ce qu'elle pouvait être'de mieux, une inaction constante et assez fière; se regardant comme uni aux sentiments français par une année de règne et par ta promulgation de la Charte, Louis XVIII ne permit pas que personne des siens prît p.n't
------------------------------------------------------------------------
:') la guerre, dans les rangs de la coalition, tt attendit la fin du duel inévitable entre Napo)eon et l'Europe. » Et, plus tard, après que les derniers désastres sont consommés, quand les exigences du vainqueur s'accroissent à chaque pas qui le rapproche de notre capitale, quand on parle de ~s~M~'M, qu'on laisse entendre que ces garanties seraient des cessions de territoire, et qu'on ajoute pourtant: Un seul nom, celui de Louis XVIII, nous paraît réunir toutes les conditions qui empêcheraient l'Europe de demander de tels gages pour sa propre sécurité, M. Villemain a pu s'écrier « Triste révélation sans doute sur la crise extrême où était amenée la France, mais souvenir consolant pour la mémoire du roi, qui rendit ce service t~Hpor<H)'~ a son pays! » –Je voudrais, je l'avoue, supprimer cette épithéte de <6?Kpo?'<ïM'ë, qui, appliquée n l'intégrité du territoire, n'a, Dieu merci! pas de sens; je suppose.qu'en t'écrivant M. Villemain songeait encore à la Charte, a laquelle il tient. Oui, consotant, dirons-nous a notre tour avec un peu moins de sobriété et de réticence; consolant et glorieux pour cette Monarchie, tenue en réserve loin de cette sanglante arène, étrangère, de coeur et de fait à ces malheurs inouïs, trouvant dans son principe et dans son essence de quoi conjurer ce million de bras prêts à s'appesantir sur la patrie, de quoi guérir ces maux effroyables donte)!edevaitsubir plus tard l'injuste solidarité; à peu près comme ces médecins qui, appelés auprès d'un malade, le touchent, le soignent, le guérissent et meurent. l! ne faut pas croire, cependant, que ces Sot(t'eKM'< contemporains rapetissent Napoléon non, il nous y apparaît, au contraire, dans toute son émouvante et pathétique majesté, comme un de ces héros épiques ou tragiques qui seraient. semble-t-il, moins grands s'ils étaient plus parfaits, moins glorieux s'ils réussissaient jusqu'au bout. Ses
------------------------------------------------------------------------
inégalités, ses emportements, ses colères, les sophismes de son génie )uttant contre l'impossible, ses brusques alternatives d'abattement et de cbnnance, d'énergie et de lassitude, cette prostration suprême en face des périls qui se pressent, des trahisons qui se démasquent, du dénoûment inexorable qu'il ne veut ni prévoir ni éviter, cette ombre du rocher de Sainte-Hélène s'allongeant peu à peu sur les dernières pages comme le canon de Waterloo grondait déjà dans les premières; cette torture de six années, commencée à bord du Bellérophon et préludant aux immortelles confidences de sa captivité, tout cela forme un tableau incomparable, poignant; a la fois splendide et sombre comme un orage des tropiques, et pour lequel M. Villemain a trouve'des accents et des couleurs que son talent si élégant et si pur n'avait pas encore révélés. On sent que si l'historien et le politique, chez M. Villemain, ont gardé quelque rancune, l'artiste et Fhomme de-cœur n'en ont pas, qu'ils s'abandonnent à ces émotions surhumaines, à cette terreur, à cette pitié, et que le linceul, en tombant sur cette gloire sans rivale, la fait' plus grande et plus sacrée que le manteau impérial. Eh qui pourrait, en présence de ses adversités, songer a autre chose qu'aux douleurs du conquérant déchu, de la patrie mutilée, écouter d'autre voix que ce vaste gémissement ? Les âmes vraiment nobles, vraiment patriotiques, n'ont pas, ne peuvent pas avoir ces arriére-pensées mesquines et égoïstes; elles ne peuvent jamais se réjouir quand la France pleure, pleurer qùand elle se réjouit, séparer leur cause de la sienne et leurs battements des siens. Qui croit le contraire les calomniel A ces souvenirs de Waterloo, du BeMo'ophom, de Sainte-Héténe, elles se sentent -frappées du coup qui brisa un grand pays et un grand homme, de même qu'au bruit des glorieux faits d'armes
------------------------------------------------------------------------
de notre héroïque armée d'Orient, elles les saluent d'un sympathique hommage et rappellent avec orgueil l'histoire militaire de nos zouaves, objet d'effroi pour nos ennemis et d'envie pour nos alliés
On peut donc dire que, sous la plume de M. Villemain, la liberté constitutionnelle et parlementaire a, en définitive, amnistié son redoutable adversaire, qui s'était fait un moment son illusoire et invraisemblable ami. S'estelle aussi bien amnistiée elle-même? A-t-elle fait, alors et depuis, tout ce qu'elle devait faire, conjuré -tous les périls, détourné touts les malheurs, dominé les situations, tempéré les crises, établi ce qu'elle avait rêvé, sauvegarde-ce qu'elle avait établi, remplacé avec avantage une volonté unique par des volontés collectives? M. deFontanes, dès le 18 mars 1815, n'en paraissait pas très-sûr, et M. Villemain mettait plus d'esprit que de certitude a le contredire. Nous ne sommes pas M. de Fontanes mais aussi il n'avait que ses prévisions, et nous avons; hélas notre expérience. Convenons-en sans réticence comme sans maHce.: dans cet épisode des Cent-Jours, le gouvernement constitutionnel n'a pas joué un bien beau rote. En France, il .n'a su ni'repousser Napoléon, ni te conserver. En Angleterre, il a encouru le reproche de mauvaise foi et de trahison vis-à-vis de ce captif volontaire et désarmé. Quand M. Villemain; fidèle à ses' honoràbies préférences, nous dit que Napoléon avait cru réveiller dans la nation anglaise un sentiment d'honneur légal et un scrupule du droit qu'il n'attendait pas des monarques absolus quand il ajoute avec une sorte de complaisance :e C'était un hommage suprême que ce grand dominateur des hommes rendait à l'esprit de liberté a tout prendre, il l'aimait mieux pour gardien que )e pouvoir absolu de son ancien ami )e czar, ou même de son
------------------------------------------------------------------------
beau-père. rie pourrait-on pas demander ce qui, avec le cxar ou même avec son beau-père, aurait pu lui arriver de pire?
Mais il me semble que nous voilà bien avant dans la politique. Devenons, en finissant, à la littérature, toujours si profondément intéressée a tout ce que publie M. Villemain. Son livre n'est pas seulement piquant, ingénieux, brillant, éloquent, pathétique il a le plus atU'ayant de tous les mérites, la plus charmante de toutes les grâces il est jeune, et il l'est doublement; car M. Villemain nous retrace les souvenirs contemporains de sa vingt-cinquième année avec le style qu'aurait'aujourd'hui un Yittemain qui serait jeune. Parmi les écrivains éminents qu'une gloire précoce, une vie laborieuse et une maturité féconde associent à plusieurs générations littéraires, il en est qui, ayant possédé à certain moment tout leur talent et toute leur force, font de ce moment leur date, s'y immobilisent où y reviennent sans cesse, regardant d'un oeil dédaigneux ou inquiet ce qui s'essaye après eux, et traitant volontiers de corruption ou de décadence ce qui aspire à s'appeler renouvellement ou progrès. U en est d'autres, plus souples, moins exclusifs, mieux doués, qui suivent avec moins de dédain et de méfiance les varialions successives du style, de l'esprit et du goût, et, sans dépasser le point où elles s'exagèrent et se dépravent, en acceptent assez pour être a la fois les c.lassiques de la veitte ét ccuxdu lendemain. L'illustreauteur décès SoufeHH'.s a été constamment au nombre de ces maîtres indulgents à qui la nouveauté ne fait pas horreur, et qui, au lieu de l'effaroucher par des rigueurs inutiles, aiment mieux lui prendre ce qu'elle a de bon, et le consacrer de leur autorité et de leur exemple. )t y a trente ans, il expliquait aux retardataires Shakspeare et Watter Scott; il saluait La-
------------------------------------------------------------------------
martine et Victor Hugo, devançant le jugement des lettrés et les hommages populaires. Aujourd'hui il ne paraît pas croire que la tangue du dix-neuvième siëc)e mérite tout )e mai que l'on en dit, et il se met à la parler avec une grâce et une intrépidité charmantes; j'ouvresa première page, et je lis « Dans ma mémoire de tout jeune homme, malléable et colorée comme une lame de.daguerréotype sous les rayons du jour. » Je poursuis, et j'arrive au délicieux portrait de la duchesse de Dino « Alors à peine âgdc de vingt ans, la jeune duchesse, par sa beauté, le charme impérieux de sa physionomie, le feu du Midi mêlé en elle à )agraeea)tiéreduNord, l'éclat inexprimable de ses yeux, la perfection de ses traits aquilins, la dignité de son front encadré de si beaux cheveux noirs, était une des personnes le plus naturellement destinées a faire les honneurs d'un palais, à embellir une fête, » etc. !) y a là, si nous ne nous trompons, quelques touches un peu plus modernes que ne l'eût permis M. deFontanes, une légère teinte de Lamartine ou mêmedoBa!zac, ramenée toutefois aux, conditions nécessaires de correction et d'élégance. Faut-ii s'en étonner? Faut-il s'en plaindre? Le mieux est de ne pas taquiner ce délicat et sérieux plaisir, de savourer ce livre où un grand et aimable écrivain, recueilli dans ses souvenirs, a su se faire contemporain, en hist6ire,-du passé qu'il fait revivre; en 'littérature, du présent qu'it charme, qu'il instruit et qu'il honore.
------------------------------------------------------------------------
Pour qui aime passionnément et honnêtement la littérature, comme cette belle et noble lady Russe)) aimait son second mari, c'est une joie bien vive de reconnaître que, même aux moments les moins favorables au succès littéraire, en présence d'événements qui semblent devoir tout éteindre de leur ëc)at et de leur bruit, i! suffit de cinquante pages signées d'un grand nom et écrites d'un grand style pour remuer et charmer cette'société d'é!ite, plus empressée de savourer les délicats plaisirs de l'intelligence que de courir à la Bourse spéculer sur la paix ou la guerre. Cette joie, M. Guizot vient de nous la donner en publiant un épisode qui se rattache à l'ensemble de sesÉtudes sur l'histoire d'Angleterre, mais qui garde, avec bien du piquantetde la grâce, sa physionomie particulière, et fait songer une fois L'/tmoMf dant le mariage, Étude historique.
M. GUIZOT' 1
------------------------------------------------------------------------
de plus à ces fleurs au parfum salubre et pénétrant écloses entre les pierres des monuments et destombeaux.On s'arrache ces pages auxquelles leur titre un peu romanesque nous allions dire un peu paradoxal- n'ôte rien de leur .gravité, et qui, parce titre même, par l'arrière-pensée qu'il suppose, n'en ont que plus complétement l'autorité d'une )eçon et d'un modèle. Elles sontdans toutes les mains, elles occupent toutes les causeries, et, si les nôtres ne s'en emparaient pas à leur tour, on'aurait le droit de nous demander pourquoi nous négligeons de profiter de nos attri-'butions les plus charmantes, et par quelle contradiction bizarre nous nous taisons sur ce dont tout le monde cause, nous qui causons quelquefois de ce dont personne ne parle. Les écrivains illustres que les affaires publiques ont jadis enlevés aux lettres, et qui, à la suite de nos catastrophes, sont revenus à leur premier domaine, y ont trouvé bien du ravage accompli en leur absence. Ils ont dû éprouver une sensation analogue à celle d'un père de famille qui, au retour d'un long voyage où il aurait re- cueilli plus de gloire et de fatigue que de richesse et de bonheur, reverrait, en mettant le pied sur le seuil natal;' son champ dévasté, sa maison en ruines, des intrus de mauvaise mine faisant l'orgie sous son toit, en un. mot tous les malheur énumërës par Scapin, sans en excepter, hélas! la fille séduite et la femme entevée. Usent reconnu, .nous le savons, que de même que, dans la première phase, celle de 1850, c'était la politique qui, en précipitant son mouvement révolutionnaire, avait violemment agi sur la littérature, de même, dans la période suivante, celle de 1848, c'était ta littératurequi, parses déréglements funestes, avait entraîné et précipité )a.politique. C'est en facede cette triste évidence, annoncée déjà par quelques pauvres Cassan-
------------------------------------------------------------------------
dros.littéraires, prophètes dans leur pays,et dans te désert, qu'on a pu et qu'on peut mesurer la différence des hommes sérieux médiocres et des hommes sérieux supérieurs. Les hommes sérieux médiocres (on assure qu'il on existe), quand nous leur parlions autrefois destendancesdu roman ou du drame, et de tout ce qu'ils introduisaient de ferments de corruption, de convoitise et de haine à travers les diverses couches sociales, haussaient superbement les épaules, et, arrondissant le hras autour de leur portefeuitte gros de la destinée des empires, ils nous disaient comme à de vieux enfants maniaques: « Madame Sand! M. de Balzac! -M. Eugène Sue! M.'Dumas! qu'est-ce quecela?. Ah! oui, me sembte que j'ai vu ces noms au bas du feuilleton de mon journal. Mais excusez-moi, monsieur, je ne lis que le premier-Paris et' te compte rendu de la Chambre. D Et ta-dessus notre homme nous quittait pour aller rédiger un sous-amendement a l'article 4 du budget ou composer le programme d'un tiers, d'un quart ou d'un cinquième parti, formé d'une nuance de gauche pure et d'une dose d'opposition dynastique. Eh bien, cela, c'était tout simp!ement la littérature, cette expression suprême et 'souvent toute-puissante de la civilisation française, abaissant ses niveaux pour les étendre, dégradant avec elle et après'ette la société attentive ou distraite, et ruinant de son luxe frelaté -même les honnêtes gens et les bons livres; comme ces femmes perdues, qu'elle se plaisait à glorifier et à peindre, dévorent non-seulement leur amant étourdi, corrompu ou aveugtë, mais encore sa maison, sa famille, ses alentours, la dot de t'épouse et de la .smur. Cela, c'était la société, qui laissait arriver jusqu'à ses hauteurs les miasmes de ses bas-fonds, déguisés dans je nesais quelle fausse senteur de musc et d'ambre, en attendant l'heure terrible ou, grisée par ces vapeurs capiteuses, elle se sentirait a son
------------------------------------------------------------------------
tour attirée vers ces abîmes. Voita (,'e qu'ont admirablement compris les hommes sérieux supérieurs; des que leur esprit a été dégagé par les événements du tracas des affaires. Ils ont mis tout d'abord le doigt sur la plaie encore saignante; ils n'ont-pas eu de ces dédains, de cesnertés hautaines, indices de ta fausse noblesse,- bn intelligence comme en blason. Le malheur passe. le danger a venir, l'humiliation présente, étaient )à, dans rabaissement littéraire ils y ont couru, non pàs avec des récriminations stériles, des plaintes amères, des avertissements et des conseils d'après coup, mais avec des œuvres, avec des exemples, avec une morale en action nous montrant comment on s'y prend pour relever ce qui s'écroule et sauver ce qui se perd. C'est ce qui a donné leur nouvelle intervention dans les lettres un caractère spécia), c'est ce que je-retrouve avec bonheur dans cette Étude empruntée par M.Guizotà i'bistoirepour la prêter au roman, maisau roman honnête et solvable qui, par.exception,restitue ce qu'on lui prête, sans en rien garder ni gâter; E~edont le titre, le début et la conclusion; dans sa beauté merveineuso. répondent d'une façon directe à ce sentiment de réparation littéraire par la littérature, dé redressement du mauvais exemple par le bon, )a ptus noble, la plus salutaire tache à laquelle puissent s'appliquer, après les jours d'épreuves,
ces hommes restes les maîtres et les modèles de leur temps. < On veut des romans, nous dit M. Guizot. Que ne regarde-t-on de près l'histoire? La aussi on trouverait la vie humaine, ]a vie intime, avec ses scènes les plus variées et tcsptus dramatif~es, le cœur itumain avec ses passions les plusvives comme les plus douces, et de plus un charme souverain, le charme, de la réalité. J'admire et je goûte autant que personne l'imagination, ce pouvoir créateur qui du néant tire des êtres, les anime, les colore et les fait
------------------------------------------------------------------------
vivre devant nous, déployant toutes les richesses de )'âme à travers toutes les vicissitudes de la destinée; mais les êtres qui ont réellement vécu, qui ont effectivement ressenti ces coups du sort, ces passions, ces joies et ces douleurs dont le spectacle a sur nous tant d'empire, ceux-!u, quand je les vois de près'et dans l'intimité, m'attirent et me retiennent encore plus puissamment que les plus parfaites œuvres poétiques ou romanesques. La créature vivante, cette (euvre de Dieu, quand elle se montre sous ses traits divins, est plus belle que toutes les créations humaines, et de tous les poëtes Dieu est le plus grand. »
!) était impossible, n'est-ce pas? de nous annoncer avec ptusdemagnificence et de simplicité tout ensemble ces deux êtres réels qui ont vécu, qui ont aimé, qui ont souffert, ce ménaged'ungrandseigneurang)ais,)ibéra) et chrétien, lord et )adyWit)iamRusseH, types trop rares et trop peu suivis du l'amour dans le mariage et des chastes douceurs de la vie privée au milieu.des émotions et des orages de la vie publique! Te) est le point de départ de ce beau récit attendrir un moment et familiariser l'histoire, la faire sortir des palais et des rues, des salles de parlement et des champs de bataille, pour nous introduire avec elle dans un intérieur embelli par une union passionnée et charmante, dans ce /toHM; dont ta nation anglaise estime si haut les jouissances et les vertus, et )a, a ce spectacle aimable et pur comme ces âmes, nous demander s'il est tant besoin de travestir l'histoire en roman ou le roman en histoire, pour enchanter où émouvoir l'imagination des hommes. Tous les lecteurs de M. Guizot se chargeront de ia'réponse. ya donc deux choses dans ce morceau,destinéa montrer sous une forme exquise et en un cadre restreint tout le bien que pourraient se faire, au lieu du mal qu'elles se sont fait, la poésie et la réalité, f! y a le côté historique,
------------------------------------------------------------------------
et celui que j'apposerai romanesque, faute d'un mot plus juste et mieux famé. L'histoire de lady Russell, du comte de Southampton, son père, de lord William Russell, son second mari, touche à plusieurs événements de )a rëvoiution d'Angleterre, et le procès célèbre de )6rd William a sa place marquée d'avance dans les prochains volumes de l'illustre historien. H n'y insiste que tout juste ce qu'i)faut pour l'intelligence complète de son récit, et pour que les sentiments de ses personnages s'éclairent et se précisent d'un reflet de leur vie extérieure. Lady Russell, sa tendre et pieuse héroïne, descendait, par sa mère, de la famille de Rùvigny, une de ces familles françaises, nobtes et protestantes, à qui l'édit de Nantes avait permis de servir le pays et!eroi en restant dévouées à leurcroyance, et qui, à l'époque où cet édit chancetait sous le sentiment poputaire avant d'être révoque par la volonté royale, traversèrent ces temps d'épreuve avec un int1exible courage, et se préparèrent, pour les jours prévus de proscription et d'exil, d'autres foyers et une autre patrie. Le marquis de Ruvigny était son oncle, et nul, on le sait, ne joua un rô)ep)us actif et plus honorable dans 'les négociations de la France avec l'Angleterre, et de l'Église réformée avec la cour et les ministres. Lord Southampton, son père, neau-frére du marquis, figura an premier rang des conseillers et des défenseurs de Charles t",Jui demeura fidèle dans )a mauvaise fortune, passa noblement dans la retraite tout le temps que durèrent )a république et Cromwell, et se retrouva avec Hyde, comtede Oarendon, son ami, le ministre un peu inquiet, un peu découragé, un peu morose, maistoujours loyal et sîir, de Charles Il remonté surson trône. Enfin, lord William Russell, l'homme qu'elle choisit et qu'elle épousa à trente-quatre ans, après en avoir passé obscurément quatorzeou quinzeavec )ordVanghan, son premier mari; fut
------------------------------------------------------------------------
un des chefs les plus ardents de l'opposition sous C)<ar)es)), prit part aux complots de résistance à main armée contre l'autorité royale, fut dénoncé comme conspirateur, jeté a la tour de Londres, et, malgré les efforts de ses amis~ot surtout de sa femme, condamné à mort, et exécute le 21 juillet t685, cinq ans avant )a révolution nouvelle qui,. bien différente des nôtres, devait fixer l'avenir politique de l'Angleterre. On le voit, c'est au milieu d'événements itistoriques et entre des personnages acquis à l'histoire que M. Guizot a su apercevoir et cueiHi.r ce drame intime où les félicités domestiques, les tendresses conjugales, lesdélices d'un amour partage et les douleurs d'une séparation tragique s'agrandissent du souvenir de ces persécutions re-. Ngieuses, des traditions héréditaires de cette famille émigrëe, de cette intervention passionnée dans la lutte des partis,- du voisinage de cet échafaud, et enfin de ce long et mélancolique veuvage, sobre dans sa douleur, rësignëdans ses regrets, ferme dans ses vertus. bi. Guizot a dessiné rapidement et à larges traits ces diverses phases, et )'on reconnait, à chaque ligne, dans cette partie de son travail, cette grandeur contenue, cette langue a la fois simple et riche, cette hauteur de vues, cette sagacité sans aigreur et sans pessimisme que )a pratique des affaires communique aux esprits éminents, toutes ces qualités incomparabtes qui s<; sont révélées avec tant d'éclat dans !'7fM<OM;e des ~<~o<Klions fyyiK~e<e;< Cituns au hasard un de ces passages, tels qu'ils abondent chez M. Guizot, et que l'expérience de l'homme d'Ktat a évidemment dictés au génie du penseur utde.)'ëcrn'ain:«Lord Russell, nous dit-il, fut bientôt l'homme le plus populaire comme le ptus honoré du royaume, et telles étaient, entre lui et le parti national, l'harmonie et la sympathie mutuelles, que rien ne venait éclairer lord Russell sur )cs fautes de ses anciens amis, ni
------------------------------------------------------------------------
sur les tenues propres; car les avertissementsne partaient t que de ses ennemis, qu'on ne croit jamais. » Voilà de ces coups de pinceau que le talent seu) ne donne pas il faut, pour les trouver, avoir été ministre et ne plus t'être.
Nous en avons dit assez sur le cadre voyons maintenant la ligure. Voyons le roman dans l'histoire, le paradoxe dans la vérité, ou, pour revenir au texte, t'amour dans le mariage.
Une grande dame chrétienne, comme l'appelle M. Guizot, ayant passe les années de son adolescence à )a campagne, « loin du monde, dans ces habitudes de tranquillité, de dignité, de simplicité, d'élévation sociale et de bienfaisauce populaire qui font l'honneur et le crédit d'une aristocratie chrétienne; » ayant d'abord épousé sans amour un jeune homme qu'este connaissait à peine, et, dans cette union acceptée plutôt que choisie, s'étant acquittée de tous ses devoirs sans bruit, sans éclat, modestement et vertueusement heureuse, appréciée déjà pour son humeur agréab!e, sa douce gaieté et sa bonté parfaite perdant, au bout de quatorze ans de cette vie égale etsil'encieuse, ce premier mari dont il n'est resté de trace ni dans son cœur ni dans l'histoire libre alors de regarder autour d'eue, de consulter son penchant, et defaire un choix~ parmi les nombreux prétendants qu'attirent sa beauté, ses vertus et sa fortune; se donnant, dans toute la plénitude de sa liberté et de sa. volonté; à l'homme clu'elle préfère, et qui, par hasard, se trouve digne d'elle se transformant, pour ainsi dire, dans ce second mariage.'y déve)oppantdes (jua)itës, y prétudant a des grandeurs toutes nouvelles tel-est le premier chapitre de cette chaste et conjugale iégende tel est, avant les jours d'orage, d'angoisses et de regrets, le doux et en\iab)e spectacle que M. Cuizot nous ouvre sur la vie pri-
2
------------------------------------------------------------------------
vée de ses personnages et de leur temps. Mais laissons-le parter lui-même;.il faudrait, pour bien faire, que notre causerie no fût qu'une citation perpétuelle « Ce monde, nous dit-il dans ce style qui n'est qu'à lui, n'a point de spectacle plus charmant que celui de la passion pure et heureuse. La passion, cette explosion tibre et sincère des désirs et des forces intimes de Famé, a pour nous tant d'attrait, que nous prenons à la contempler un plaisir infini; même quand elle s'offre à nous chargée d'égarements coupaMes, de troubles, de mécomptes etde douleurs; mais la passion se déployant en harmonie avec la- conscience et inondant l'âme de joie sans altérer sa beauté ni sa paix, c'est le plein essor de notre nature, la satisfaction de'nos aspirations a la fois les plus humaines et tes plus divines c'est le Paradis reconquis. Rachel ( c'est le nom de baptême de lady Russeit) ne nous a jusqu'ici apparu que tranquille, simple, vertueuse sans élan comme sans effort, et suivant modestement la route droite, mais 6rdinaire de la vie. Maintenant l'amour passionné et le bonheur suprême sont entrés dans ce cœur si bien fait pour les ressentir, mais qui ne semblait pas les chercher Rachel s'y livre et s'y développe avec pleine liberté et confiance; elle aime aussi ardemment qu'innocemment, et elle est parfaitement heureuse: » Eh bien, qu'en dites-vous? Croyez vous, après avoir lu cette page, qu'il soit impossible de trouver des couleurs vives, d'irrësistibtes accents, une chaleur communicative, pour peindre autre chose qu'une patricienne amoureuse d'un pianiste ou d'un rapin, un fils de famille épris d'une pécheresse régénérée par l'amour, ou. deux cœurs incompris cherchant dans une.liaison coupable l'assouvissement de leur orgueil et de leurs chimères? Admirable exemple qu'on pourrait appeler la poétique du genre, et que nous donne là, presqu'en se jouant, cet
------------------------------------------------------------------------
homme qui a préside, pendant longues années, aux destinées de la France, cet historien de grande race qui pouvait se croire le droit de dédaigner tout ce qui n'est pas le grave et positif enseignement de la politique et de l'histoire Lignes fécondes et salubres où le roman moderne devraitse ptonger, comme un malade se p)onge dans une source bienfaisante pour s'y guérir de ses plaies et s'y laver de ses souillures Qu'elles sont belles et sereines, ces années de bonheur légitime et radieux! Et comme )e mariage prend là d'éclatantes et consolantes revanches! Neuf ans après la première expansion de cette félicité sans bornes, à quarante-trois ans, à t'age où l'amour adultère est depuis longtemps entré dans sa période de déception, de châtiment ou de ridicule, lady Russell peut encore écrire à son mari; au milieu de mille choses non moins charmantes « Vous écrire est le charme de ma matinée; vous avoir écrit sera la consolation de ma journée. J'écris dans mon lit, ton oreiller derrière moi c'est là que ta tête chérie reposesa, j'espère, demain soir, et bien des jours encore. ') La récompense des affections pures dans les cœurs honnêtes est de conserver leur fraîcheur et leur jeunesse, comme celle des hautes intelligences et des nobles âmes est d'exceller à les peindre.
Hétas! leur innocence n'est pas toujours un. gage de certitude et de durée. Si elles ne sont pas troublées et brisées par les déchirements de la conscience, par la punition réservée à tout ce qui attére l'ordre et l'harmonie morale, elles le sont, elles peuvent 'être par les événements, par les hommes, par l'inévitable condition dés félicités terrestres, par la volonté divine nous avertissant de leur fragilité témoin lady Russel, qui eut bientôt à déployer, en face de dangers terribles et au sein de pathétiques douleurs, cet amour, si heureux d'abord, si délicieusement
------------------------------------------------------------------------
absorbe dans le sentiment de sa confiance et de sa force. Apres douze ans de ce bonheur, elle en avait alors quarante-six, et la lune de miel durait toujours, la foudre cctate dans ce ciet si beau une phase nouvelle commence; phase de lutte et d'angoisse, où elle dispute la vie de son mari aux rancunes trop justifiées de Charles Il avec un héroïsme ca)me et ferme qui excite l'admiration de ses ennemis les plus acharnés. « Puis-je avoir quelqu'un qui écrive pour aider ma'mëmoire? demanda lord îtussett à ses juges. Oui, milord, un de vos serviteurs. Ma femme est là, prête à le faire. Lady Husse!) seieva pour exprimer son assentiment. Tout l'auditoire frémit d'attendrissement et de respect. )) Phase de douleur profonde et sans faste, après que le sacrifice est consommé; puis, de recueillement intime et voilé, d'apaisement lent et continu, de fidéliié inattërahte à la chère et infortunée mémoire; et, lorsque viennent les jours de triomphe, de réparation tardive, ce triomphe accepté sans enivrement' et sans violence, cette réparation invoquée sans représailles en l'honneur de celui qui n'est plus; ce crédit si chèrement acheté auprès des nouveaux pouvoirs, exerce sans morgue et sans abus en faveur d'honnêtes gens; les joies, )es afllictions et les vertus maternettes remplissant peu à peu cette âme résignée, s:y installant sur des ruines encore brûlantes, et s'y développant au milieu de ces épreuves inséparables des longues vies partout et toujours; jusqu'à la fin de ce veuvage de quarante ans, le même caractère de dignité, de grandeur sérieuse et douce, tranquille au dehors, avec-une immense faculté d'aimer, de se dévouer et de souffrir, égale et ferme dans l'infortune comme dans le bonheur, forcée de se défendre çà et là, par un effort de reuexion et de conscience, contre un peu d'orgueil, n'en ayant que plus de mérite a y réussir, et réalisant en dé-
------------------------------------------------------------------------
rinitive, fidéa) de la ~r~M~f; dame c~p'~MHKe. Oui, c/tf~tienne, dirons-nous tout haut, pourvu que son illustre historien nous permette d'ajouter tout bas Anglaise et protestante. n'y a ici, à notre point de vue, non pas, Dieu merci! une différence à.constater ou une contradiction a soutenir, mais simpjement une nuance à indiquer. Loin de nous l'envie d'afficher des airs d'intolérance qui nous iraient fort mal, de nous affubler du bonnet de théologien ou de docteur, et de raviver des dissidences et des querelles qui tournent rarement au profit de la vérité! Non; c'est une oeuvre littéraire et une figure historique que nous jugeons; une figure qui, ,grâce à M. Guizot, vient d'entrer, sinon Jout à fait dans la poésie et le roman ces deux mots prêteraient à trop'de malentendus, au moins dans ces régions intermédiaires,, dans cette immorteUe galerie, a demi idéale, à demi récite, où f imagination aime à chercher ses types et ses modèles. Or il existe; dans l'art, des écoles diverses, des interprétations différentes de ta grandeur, de la sainteté, de la beauté. Une tête de Murillo ressemble peu à un portrait de Van Dyck; un tabteau de notre Lesueur n'a rien de commun. avec une toile du Guide ou du Corrége. OEuvre de la nature ou de l'art, création divine ou humaine, dans la société ou dans la littérature, la beauté, la vertu,,la poésie .protestante a un caractère à part, dont je retrouve les principaux traits dans lady Russell. Une lumière éga)e et réfléchie y rayonne doucement à travers fatbatre, mais on y chercherait en vain ces jets de namme~, ces é)ans invincibles, ces effusions spontanées et puissantes qui sont a la vertu froide et catme ce que l'inspiration est au travai! l'orgueil y. est maté par un effort de la conscience agissant sur ette-mëmc, par un sentiment ëtevé et clair-' voyant de la vraie dignité morale; mais il y subsiste a t'é-
2.
------------------------------------------------------------------------
tat )atcnt; i) n'a pas ces abaissements surhumains, ces immolations passionnées et suprêmes qui ont fait de l'humilité catholique le.plus prodigieux triomphe de la religion sur l'humanité et de Famé sur ses propres faiblesses. Lady Russell a de l'orgueil, on le sent, et M. Guizot le laisse deviner. Elle se trahit de temps à autre; elle est obligée d'exercer sur sa vie intérieure un vigilant et assidu controte pour surmonter cette disposition naturelle, ou peut~ être pour la cacher. Elle est belle, elle est aimante; mais cette beauté et cette passion ont, dans leur franchise et leur simplicité mêmes, un je ne sais quoi qui ressemble, tantôt à la métaphysique, tantôt au déshabii!édo)'amour honnête; e)tes n'ont pas d'âge; elles ne tiennent pas compte de ces dates dont le lecteur se préoccupe malgré lui. Plus tard, lorsque lady Russell est frappée du plus grand, du plus horrible des malheurs, sa piété sincère et solide lui sert, on le comprend, d'égide et d'armure elle grandit avec la douleur, et l'on est noblement ému en ia voyant échanger avec son vieil ami, le docteur Fitx-WHiam, ancien chapelain de son père, des lettres confidentielles et pieuses qui la raffermissent et la soutiennent. Oui, c'est du stoïcisme chrétien, mille fois au-dessus des plus stoïques exemples de la philosophie païenne. Et pourtant qu'il y a loin encore delà a cette expansion sublime et ahsolue d'une âme dans une autre âme, à cette mission du prètre auprès des cœurs désoles, à ces mystiques joies du sacrifice devenant, dès ce monde, pour la créature qu'il racheté et consacre, un gage de régénération, un commencement de possession divine! N'insistons pas trop, ou plutôt revenons à nos attributions littéraires. Watter Scott, à qui l'on songe en lisant cette magnifique 'E<M~, n'a que deux caractères passionnés Diana Vcrnon et Hebecca; une papM<e et une juive! Shakspeare est un
------------------------------------------------------------------------
génie essentiellement catholique; Byron, dans son scepticisme hautain et morose, est pourtant pius près de la reli-. gion du Mid que decelle du Nord et, dans sa vie comme dans ses poèmes, il se débat sans cesse contre la méthodique froideur, la pruderie méticuleuse de l'anglicanisme. C'est que vraiment la poésie et la passion, ces deux soeurs, ont peine à s'acclimater, même dans leurs développements les plus chastes, à cette atmosphère où tout est prévu, mesure et réglé comme d'après un thermomètre! Comparez lady Russell, cette personnification si haute et si pure du genie.protestant et britannique, comparez-la à ces fem'mesespagnoies du seizième siècle dont M. Pichot nous a si bien parlé, à la mère, à la femme de Chartes-Quint, àMa.ria Pacheco, la veuve de Juan Padilla: vous sentez tout de suite une autre ime,un autre feu, une autre vie; vous passez du pays des ananas en serre chaude à celui des orangers en pleine terre. N'importe telle qu'elle est, telle que M. Guizot l'a esquissée de son crayon ineffaçable, lady Russell, en dépit de ces restrictions et de ces parallèles, n'en reste pas moins une admirable figure, n'en offre pas moins un de ces rares spectacles qui rassérènent l'intelligence et élèvent la pensée.
Et r<:?MO!M' da?~ M?<M'M<ye?.)'en suis bien loin, semble-t-il, et je voudrais cependant dire un mot, avant de finir, non pas du fait en lui-même, que l'on ne saurait contester sans irrévérence, mais de ses rapports possibles avec le roman purifié et transformé. Cet amour existe-t-il? Oui, et il serait bien triste qu'on eût à remonter, pour le trouver, aux révolutions d'Angleterre. Peut-on, àTcxemp)e de M. Guizot, le proposer au roman, le recueillir dans )'i)istoire? Oui encore, et ces merveilleuses pages sont là pour.le prouver. S'ensuit-i! que le roman puisse l'approfondir, l'analyser et le peindre, et qu'il y eut là un sujet
------------------------------------------------------------------------
de développements, un élément d'intérêt, comme dans la peinture d'un autre amour, moins légal et moins légitime? i.a co~nmencerait la difliculté. Ceux-ta mêmes qui-croient pouvoir décrire l'amour et le bonheur dans le mariage ne passent-its pas un peu H côte, à leur insu, par la force des choses, commençant leur histoire avant que cet amour :commence, et ne la finissant pas a près qu'it est uniPM.Guizot, par exempte, sans le vouloir et surtout sans avoir a s'en occuper, n'a-t-il pas tourné plutôt que résolu la difficulté en ne donnant, dans son 7~/x~e, que deux ou trois pages au bonheur conjugal, et en nous racontant sa belle héroïne avant et après les années heureuses? Et les romans et les drames ordinaires n'obéissent-ils pas aux conditions du genre, aux penchants de l'humaine nature, en baissant le rideau ou en fermant le livre des que rien nes'oppose plus au mariage, c'est-à-dire au bonheur des deux héros? Questions délicates et charmantes! Ravissant privilège de ces grands esprits, qu'il ne puissent rien produire sanseveitferune foule d'idées et même. sans nous en donner, comme ces riches charitables dont le superflu nourrit les pauvres!
Ces questions incidentes n'otent rien à l'autorité souveraine des lignes que nous allons citer, qui couronnent te récit de M. Guizot, et que.ta restauration morale et littéraire devra désormais prendre pour symbote a Notre temps, ecrir-it, est atteint d'un mal déplorable, il ne croit a la passion qu'accompagnée du dérèglement; l'amour infini, le parfait dévouement, tous les sentiments ardents, exaltés, maîtres de l'àme, ne lui semblent possibles qu'en dehors des lois morales et des convenances sociales. Toute règle est à ses yeux un joug qui paralyse, toute soumission une servitude qui abaisse, toute flamme s'éteint si elle ne devient un incendie. Mat d autant ph)s
------------------------------------------------------------------------
grave que ce n'est pas un accès de fièvre, ni l'emportement d'une force exubérante il a sa source dans des doctrines perverses, dans le rejet de toute loi, de toute foi, de toute existence surhumaine, dans. l'idolâtrie de l'homme se prenant lui-même pour Dieu, lui-même et lui seul, son seul plaisir et sa seule volonté Et à ce mat vient s'en joindre un autre non moins déplorable l'homme nonseulement n'adore plus que lui-même, mais il ne s'adore que dans la muhitude où tous se.confondent; il porte envie et haine à tout ce qui s'élève au-dessus du commun niveau. Toute supériorité, toute grandeur individuelle quels qu'en soient le genre et le nom, semblent à ces esprits, à la fois en délire et en décadence, une iniquité et une oppression envers ce chaos d'êtres indistincts et éphémères qu'ils appellent l'humanité. Quand ils aperçoivent dans les régions élevées de la société quelque grand scandate, quelque exemple odieux de vice, et de crimé, ils triomphent, ils exploitent ardemment contre les supériorités sociales ces apparitions sinistres qui éclatent dans leurs rangs. Ils voudraient faire croire que ce sont là les mœurs générales, les conséquences naturelles de la haute naissance, de la grande fortune, de la condition aristocratique, n'importe à quel titre et sur quelle base elle s'élève. Quand on a été assaitti de ces basses doctrines et des honteuses passions qui les enfantent ou qui en naissent, quand on en a ressenti le dégoût et mesuré le péril, c'est une jouissance très-vive de rencontrer quelqu'une de ces grandes figures, qui leur donnent un éclatant démenti. )) Que dire après de tettes paroles? un cri d'admiration leur a répondu déjà, partout où n'est pas éteint lesentiment du beau et du bien :M. Guizot, en retraçant ainsi les symptûmes de ces maladies morales qui se sont infiltrées dans la littérature, qui ont failli nous perdre, qui pourraient nous
------------------------------------------------------------------------
perdre encore, a écrit là le programme que nous devons tous méditer pour mieux glorifier ce qu'il honore, pour mieux flageller ce qu'il flétrit. S'il est vrai que nos futiles chicanes soient plausibles, que l'amour dans le mariage, ce consolant phénomène, ne puissé pas être le sujet de développements bien variés ni de descriptions bien abondantes, il est un autre terrain, toujours fécond, fertilisé par les orages mêmes, où nous pouvons profiter des douloureuses leçons résumées dans cette page éloquente. C'est la lutte, la lutte immortelle entre la passion et la conscience, entre l'imagination et le devoir, entre l'individualisme superbe et la société menacée. C'est le combat incessant entre toutes les misères et toutes les aspirations de notre nature, eutre ce qui nous fait grands et ce qui nous fait petits c'est l'antagonisme infatigable de la révolte et de l'ordre, de l'harmonie morale et de l'exception turbulente, du bien et du mal, en un mot, ces deux forces éternellement militantes dans le coeur de l'homme, et qui, suivant que l'une ou l'autre succombe, s'appellent la perte ou le salut. Trop longtemps, sur cette arène où la société et la littérature sont en présence, le parti du bien s'est senti humilié et vaincu dans son infériorité et sa faiblesse. Des pages comme celles de M. Guizot ont cela d'admirable qu'elles déplacent, au moins une fois, les inégalités du combat, et mettent du côté de la vertu et de la vérité ces séductions, cet éclat, ce triomphe tant de fois usurpés par le mensonge et par le vice.
------------------------------------------------------------------------
M. DE FALLUUX' `~
M. de Falloux a eu unmatheur )na)heur glorieux, digne d'envie, et dont notre causerie, obstinément littéraire, a 'seule le 'droit de s'apercevoir. La rapidité de son avénement potitique, sa renommée d'orateur obtenue ou ptutôt emportée sur la brèche en plein combat et en plein orage, ces quinze mois de vie politique où se sont pressés plus de succès de tribune, de mouvements courageux, de traits de prévoyance et de sagesse qu'il n'en faudrait pour remplir et honorer une longue carrière, tout cela a aisément donné le change aux esprits superficiels et frivoles, et rejeté dans l'ombre, pour bien des gens, les travaux antérieurs et pacifiques par lesquels M. de Falloux avait d'avance marqué son rang de penseur et d'écrivain. Sous prétexte que soit rapport sur les ateliers nationaux avait eu, en un moment Z.outt.YW. –Mt!<0!'t-e</e saint Pie V.
------------------------------------------------------------------------
de crise menaçante et suprême, plus d'action immédiate sur les idées et sur les faits que sa biographie de Louis XVI, sous prétexte 'que son magninque plaidoyer pour )'cxpédition française à Home avait pèse d'un plus grand poids dans la destinée des révolutions européennes que son Histoire de saint Pie V. on n'a voulu voir, dans l'historien de saint Pie Vêt (fans le biographe de Louis XVf, que l'homme si ëtroitement et si vaillamment meië à tous les épisodes, a tous les périls de ce temps néfaste où la France, tombée dans un guet-apens, eût volontiers donne vingt chefs-d'œuvre littéraires pour une résolution énergique, vingt talents pour un caractère. On a persisté à ne )e prendre, a ne le reconnaitre qu'à cette heure décisive et soudaine ou il avait passé du demi-jour de ses Etudes historiques au grand soleil de l'arène et de la lutte, et a ~accepter ses livres que comme les gages d'une studieuse jeunesse, annonça nt )'attention de quelques-uns ce qu'elle devait faire plus tard au service de tous. Ghose étrange que ce soit l'éclat même de ces services, l'urgence terrible des circonstances où ils furent rendus, la reconnaissance attachée a ces souvenirs, qui effacent presque les oeuvres de M. de Falloux par ses actes, et amènent:') negtiger en lui Fëcrivain, en le comparant, non pas a d'autres, mais a luimême!
A cette première 'prévention s'en est ajoutée une seconde, non moins injuste et beaucoup plus grave. Des deux principaux ouvrages de M. de Falloux, l'un touchait à )a Hëforme, t'autre a ta~cvotution française: celui-ci faisait revivre, en une sorte de tableau synoptique, d'une exactitude et d'une largeur remarquables, tafigure d'un papcdu seizième siècle, en qui s'étaient incarnées les résistances et finalement les victoires de l'Église contre l'hérésie envahissante celui-là concentrait la lumière sur t'auguste front
------------------------------------------------------------------------
d'un roi en qui s'étaient personnifiées et consacrées toutes les' vertus, toutes les défaillances et toutes les douleurs de la monarchie. Comment la vérité religieuse, c'cst-a-dirc divine, après une phase d'affliction et d'épreuve, avait pu retrouver tout à coup, entre les mains d'un viei))ard infirme, assez de force pour réparer ses pertes, corriger ses abus, repousser ses ennemis, se régénérer au dedans et se protéger au dehors; comment la vérité .politique, c'est-àdire humaine, après un siècle de licence et de désordre, s'était trouvée assez affaiblie,, assez condamnée pour suc-' comber et périr en la personne d'un monarque jeune, sage, vertueux, pénétré de ses devoirs, rempli d'amour pour son peuple, expiant des fautes qu'il n'avait pas commises, subissant des malheurs qu'il n'avait pas attirés, et comment la royauté mourante, même au milieu de ses hésitations et de ses faiblesses, avait revêtu en cette victime expiatoire une .touchante et ineffab!e majesté tel est le double enseignement qui ressort de ces deux livres, unis entre eux, malgré la diversité des époques, des sujets et des héros; par d'intimes affinités. Eh bien! fauteur de ~o:tM XVI et de ~MM< Pie V étant arrivé aux affaires avec ce bagage historique, y ayant pris dès l'abord une vigoureuse attitude en présence de passions enflammées et de .dangers imminents, s'étant attiré par là bien des cogères et des haines, il en est rësuttë que ses deux histoires ont été représentées comme )a glorification systématique, ici, de )a contre-révolution la plus excessive, là, du fanatisme le plus intolérant; ici, de )a persécution, )à, de l'absolutismc. Puis les moutons de Panurge démocrates ou voltairicns ne pouvant manquer une si belle occasion de brouter leurs herbes favorites, M. de Falloux a été atteint et convaincu, de par tous les lecteurs qui ne lisentpas, tous les penseurs qui pensent peu et tous les incrédules qui 5
------------------------------------------------------------------------
croient sur parole, d'avoir-pris fait et cause, en plein dix-neuvième siècle, pour la corvée, la féodalité, la dîme, l'inquisition, la torture, la question ordinaire et extraordinaire, et d'avoir préludé par là à son rapport, à ses discours, à son ministère, au projet de)oi sur l'enseignement et à l'expédition de Rome.
Telle est la situation que les ennemis de M. de Falloux lui ont faite, dans un certain monde et une certaine littérature telle est l'injustice à deux tranchants que je vou'drais réfuter.
« Quiconque veut marcher aux luttes où notre siècle nous appelle, comme il convient aux hommes qui respectent leur intelligence et leur âme, doit avoir réglé ses affaires de conscience sur deux points le christianisme et le but final de la Révolution. )) Ainsi s'exprimait, il y a six ans, et à propos des livres de M. de Faltoux,.un écrivain aussi spirituel que peu fanatique. Oui, quoi qu'on dise ou qu'on fasse, quel que soit iedrapeau que l'on veuille défendre ou combattre, le rôle humble ou superbe que l'on se réserve dans les conflits de l'intelligence, il faut toujours en revenir à ces deux pôles de toute pensée sérieuse, prendre parti pour ou contre ces deux grands faits qui dominent tout, contiennent tout, expliquent tout la Réforme et la Révolution. Ouvrez un livre; interrogez un homme mettez le doigt sur la page, l'entretien surl'idée qui ramonent à ces deux éternels sujets de méditations, d'étude, de dissidence et au premier mot, a la première note qui vibrera, vous pourrez déduire, recomposer et comprendre tout ce que l'homme, tout ce que le livre pensent, veulent.' repoussent, aiment, haïssent, craignent, espèrent, dans le,passé, dans le présent, dans l'avenir. H y a, dans ces deux souvenirs dont tout réveille et continue sous nos yeux ss vivantes images, je ne sais quoi d'effrayant et d'attrac-
------------------------------------------------------------------------
tif tout ensemble, où se ptait et se troubtea'ta fois la conscience humaine, comme devant deux énigmes qu'on ne peut ni résoudre ni anéantir, et qu'il faudrait pourtant anéantir ou résoudre sous peine de périr. Le seizième siècle et la Réforme, son œuvre, ont-ils relevé ou abaissé, sauvé ou perdu le monde moderne, préparé aux sociétés nouvelles des conditions de grandeur ou de ruine, fait autant de bien à l'humanité que de mal à i'Egtise, ou frappé d'un même coup l'Église et l'humanité? Le dixhuitième siècle et la Révoiution, sa fille, ont-ils été la perte ou le salut des nations? Ont-ils mérité J'hommage ou Fanathème de quiconque, en dehors de ses intérêts de personne ou de caste, envisage l'intérêt collectif, durable, universel ? -Oui, non, est-il répondu des deux parts avec une égale violence, et ces réponses, se croisant comme des lames d'épées, retardent'indënniment ces solutions même désirées toujours, parfois entrevues, jamais réalisées. GlorifierlaRéforme, adorer la Révolution, maudire la Réforme, exécrer la Révolution voilà, semble-t-il, le seul dënoûmcnt t possible à ce combat acharné, meurtrier, implacable; et voilà pourquoi peut-être ce combat n'a pas de dénoûment. U en aurait un, et, au lieu d'échanger des récriminations stériles, nous pourrions concourir ensemble à un but commun de pacification intellectuelle et sociale, si l'on comprenait enfin que les champions du principe d'autorité religieuse et monarchique ne veulent ni ne peuvent dire « La Réforme et la Révolution n'ont pas eu leurs raiso'ns d'être ce sont deux faits monstrueux que nous refusons de reconnaître, sinon dans leurs développements matériels, au moins dans leur cause et leur existence morale. Tant qu'elles ne seront pas rentrées, pour la mémoire et la conscience des hommes, dans le néant et l'abîme d'où elles sont sorties, rien n'est possible; ('humanité n'a qu'à plier
------------------------------------------------------------------------
sous ie poids fatatdeee double héritage.)) C'est, ou a peu près, le langage qu'ori nous prête et, qui éternise les malentendus. S'il nous arrive d'affirmer que Luther, Cah'in et Zuingle ne furent pas précisément des modèles de vertu, de sincérité et même de tolérance, que la façon dont se produisit la Reforme n'était pas propre à reformer, mais a détruire, aussitôt on nous traite d'inquisiteurs et de tortionnaires. Si nous ajoutons que'tes héros de la Révolution furent moins purs que ses martyrs, que la liberté eut plus a souffrir de ses fanatiques que de ses adversaires, et que rien ne ressembla moins au mouvement généreux qui précéda 89, que le paroxysme hideux qui amena 95, on nous dénonce a l'instant comme des suppôts d'ancien régime, aveugtes et sourds aux.tecons péremptoires transmises du dernier sioctea.cctui-ci. On le voit, la question ainsi posée pourrait être longtemps dëbattue'sans autre profit que de faire payer les frais de la guerre a toutes les opinions, à toutes les classes, a tous les partis.
M. de Fallonx s'est-il placé sur ce terrain? A-t-it accepte le débat tel que le restreignent nos passions et.nos querc)b's? S'est-il borné, dans son rôle d'historiographe d'un roi vaincu par la Révolution et d'un pape vainqueur de l'hérésie, a gémir de la défaite de l'un, a applaudir au triomphe,de l'autre? S'il n'avait fait que cela, it mériterait encore nos suffrages: nous aurions a le fëticiter d'avoir écrit de bons livres sur des sujets qui en ont inspire tant de mauvais; m.aisit il y autre chose dans la pensée et dans t'œuvre de l'éminent écrivain il y a le sentiment très-net et très-profond des devoirs et des droits de la papauté et de la royauté en temps de crise et de périt, non pas pour étouffer l'esprit de liberté, mais pour se t'assimiler et le soumettre; non pas pour repousser toutes les réformes, mais pour les tirer de soi-même et d'un travail intérieur,
------------------------------------------------------------------------
au lieu de les accepter du dehors et de conditions agressives. H y a l'intelligence très-vive et trcs-pënetrantede ce que peuvent être ces grands et redoutables mouvements de l'esprit humain, suivant qu'on s'en empare ou qu'on s'y livre, qu'on les dirige ou qu'on les subit, qu'on en est le maître ou le jouet. I! y a l'hommage respectueux et sympa'tbique, tour à tour rendu à deux hommes qui, avec des destinées bien diverses et des succès bien différents, ont été le vivant témoignage de tout ce qui peut raffermir et de tout ce qui peut affaibHr l'autorité; H y a enBn,– et c'est ia qu'il sied d'insister,- –l'étude attentive et loyale d'une conciliation possible entre ces deux idées, ces deux forces dont l'antagonisme presque contenu est t'histoire même de nos déchirements et de nos misères le principe d'autorité et le principe de liberté.
Quelques mots donc sur Pie Y et.sur Louis XVI, tels que M. de Falloux les a compris, les a aimés et les a peints. Pour qui se bornerait à des considérations purement ter.restres, le Saint-Siège et l'Église, au moment où le pieux dominicain Michet Ghislieri monta sur le trône pontifica! sous le nom de Pie V, étaient tout aussi menacés .que le fut la monarchie française lors de t'avënement de Louis XVI ou de la convocation des états généraux. Tout le nord de l'Europe appartenait à l'hérésie, et même,. dans les pays restés fidèles, les représentants couronnés de l'orthodoxie catbo)ique semblaient, à divers titres, prédestinés à compromettre ou a amoindrir la religion qu'ils professaient. Marie Stuart étonnait et attristait le monde chrétien du spectacle de ses désordres et de ses malheurs. En France, fa politique mesquine et cauteleuse de Catherine de Médicis s'embrouillait dans ses propres filets, préparait à l'histoire d'éternelles équivoques, amassait sur ic règne des Valois ces reprochas
------------------------------------------------------------------------
d'astuce souvent mérites par ia faihtessc, et substituait un machiavélisme étroit aux grandes lignes de la justice et de la vérité. En Pologne, un roi débauche, Sigismond, paraissait disposé a recommencer Henri VIII, à faire de ses passions le catéchisme de ses croyances, et à transiger avec toute religion qui le débarrasserait de sa femme. En Allemagne, Maximitien, moins libertin, niaisplus avare, trouvait très-commode de lever des impots sur ses sujets dissidents, et de calculer la prospérité de ses finances d'après les progrés de l'hérésie dans ses États, En Italie, la propagande protestante pénétrait presque librement jusqu'au cœur de la Lombardie et de la Toscane. Enfin, l'Espagne même, l'Espagne de Philippe H, ce boulevard du catholicisme, ne laissait pas que d'inquiéter parfois et de contrarier le Saint-Siège par des restes de dissentiment et d'exigence, tradition de la toute-puissance de Chartes-Quint, par une de ces amitiés tyranniques où, sous des marques extérieures de soumission et de dévouement, MMom du plus /b~ trouve toujours moyen de se traduire, et par un luxe d'inquisition et d'intolérance pour son propre compte, qui eût volontiers créé chez soi une petite EgHse, sauf à laisser périr ailleurs ou a opprimer la grande. Ajoutez a cela les inisères intérieures de la cour pontificale, ces souvenirs de la Grèce et de Rome, implantés par des proscrits au sein de la civilisation chrétienne, l'ère des Léon X, des Lascaris etdesBembo fondant, pour l'amour des lettres, des sciences et des arts, une sorte de néo-paganisme prompt à passer de la littérature dans la morale, des livres dans la société et des esprits dans les âmes; cette ~eH<!Msa?:cc, en un mot, comme on l'a nommée, qui remplaçait partout la séve primitive et originale des croyances, des nationalités, des inspirations et des mœurs par une élégance d'emprunt, d'imitation et d'après-coup, mettez en présence
------------------------------------------------------------------------
tous ces éléments de perturbation au dehors, d'amollissement au dedans, et demandez-vous si-la sagesse humaine ne pouvait pas, à ce moment critique de 1560, prévoir la dissolution- prochaine d'une puissance aussi généralement attaquée, aussi faiblement défendue!
Mais cette puissance ne devait point périr, et Dieu lui suscita tout à coup des auxiliaires au niveau de ses dangers, des soldats au niveau de ses chefs, des chefs au niveau de ses agresseurs. Il faut relire, .dans le livre de M. de Falloux, ce consolant tableau il faut suivre du regard, à travers ces éloquentes pages, la convalescence providentielle de ce grand malade, se ranimant peu à peu sous ces mains pieuses et vaillantes, -et le sang, reflué sur ce coeur qui battait à peine, circulant de nouveau dans toutes ces veines, y ramenant la force, le mouvement, la vie. Mais ce qu'il faut surtout, c'est comprendre, avec l'historien, l'esprit de saint Pie V et de ses dignes lieutenants, c'est examiner par quelles armes s'accomplirent ces prodiges,de persuasion, de régénération et de foi, retrempant le catholicisme dans ses propres sources, au lieu de le laisser défigurer par des interprétations étrangères ou ennemies. C'est là le point délicat, essentiel, et, si je m'y arrête un moment, c'est qu'il touche à l'accusation même soulevée contre saint Pie V a propos du livre de M. de Falloux, ou plutôt dirigée contre M. de Falloux à propos de saint Pie Y.
Lorsqu'on.prend la peine d'approfondir et de creuser quelque peu ces idées, ces mots, ces souvenirs dont l'esprit moderne a fait des champs de bataille et qui servent de texte à nos intarissables discordes, on y reconnaît presque toujours deux sens, deux caractères "bien distincts, qui, suivant que nos préférences ou nos haines' s'attachent à l'un ou à l'autre, expliquent à leur tour nos haines ou nos
------------------------------------------------------------------------
préférences. Ainsi, ce mot si cruel; si reproché et si discuté, intolérance, peut signifier ou la plus nécessaire et la plus légitime des défenses, ou la plus inutile et la plus odieuse des persécutions. Il y a un principe d'intolérance dans tout ce qui existe, moralement ou physiquement :que dis-je? l'intolérance, c'est la vie même, intolérante contre la mort, comme la mort est intolérante contre la vie c'est la vérité, intolérante contre l'erreur, comme l'erreur est intolérante contre la vérité; c'est le jour, intolérant contre la nuit, comme la nuit est intolérante contre le jour. Seu- lement, ce qu'il s'agit de savoir, c'est si t'into)érance partielle arrive à temps pour empêcher le malheur collectif; si le mensonge étouffé dans un individu rend impossible la propagation d'une hérésie si le coup de fusil tiré sur un émeutier arrête une révotution car, on ne saurait assez le répéter, du moment que l'intolérance n'est plus nécessaire, elle deviént coupable; du moment qu'elle n'est plus utile, elle devient criminelle.
Maintenant, de quoi se compose~ne erreur? de l'erreur même, c'est-à-dire de l'idée, et de l'homme qui )a professe. Tant qu'on a pu croire que l'homme et l'idée pouvaient ,périr ensemble, qu'une fois l'homme disparu, c'en était
fait de l'idée, de ses ravages, des catastrophes qu'elle appor- tait, des flots de sang qu'elle s'apprêtait à répandre, on a pu aussi, sans cruauté et sans crime, regarder comme juste et même comme charitable toute mesure qui prévenait, par le. châtiment d'un seul, le malheur de tous. Des que, par la diffusion des lumières, la- circulation plus rapide, la facilité des communications, et surtout par ta découverte de l'imprimerie, l'idée a acquis une force, une influence, des moyens de propagande indépendants de l'individu et destinés à lui survivre, l'intolérance, la persécution, la répression, de quelque nom qu'on la
------------------------------------------------------------------------
décore ou qu'on !a fiétrissc, n'a plus été qu'un instrument vulgaire de rigueur ou de vengeance, et a cessé' d'être tégitime en cessant d'être utile. A t'amputation salutaire qui sacrifie un membré pour sauver le corps, a succédé )a mutiiat!on brutale qui change le patient en victime et le chirurgien en bourreau. Dès tors, aussi. la vérité religieuse a dû transformer ses moyens de défense et ne plus chercher qu'en eHe-meme, dans sa supériorité intellectuelle et mora!e,-dans t'autorité de ses leçons et de ses exemples, dans la justice tardive des expériences et des siècles, de quoi triompher de l'erreur ou du moins arrêter ses progrès. Eh bien la source de nos incessantes méprises et de nos disputes continuelles, c'est que l'intolérance des temps où elle était utile et nécessaire est constamment jugée au point de vue des temps on elle serait impuissante et odieuse que )'intotérance dés sociétés où elle faisait partie des mceurs publiques, répondait a l'imminence des périls et s'accordait avec la rudesse des événements et des caractères, est contrôlée d'après les idées et les moeurs d'une société où elle n'apparaitrait plus que comme une superfétation monstrueuse, une dissonance impossible. Quand les hommes tels que M. de Falloux s'efforcent d'en iinir avec cet irritant malentèndu, avec ce contre-sens, vo)ontaire ou non, d'optique et de distance, que font-ils une œuvre de discorde ou une œuvre concitiatrice? Et, quand on les accuse, quels sont les vrais ennemis de toute conciliation possible'? Eux ou leurs accusateurs?
Ai-je besoin, à présent, de déterminer le rôle de saint Pie V dans cette phase d'où l'Église sortit victorieuse? '1 Avant d'être pape, Miche) Ghisiieri avait été dominicain et inquisiteur; donc il avait commis toutes les cruautés que ces deux mots impliquent pour tn'jt esprit fort, nourri de
5.
------------------------------------------------------------------------
la lecture du Stec/e, de Michelet et de Béranger. Pendant .son pontificat, Pie. Y repoussa l'hérésie dans les limites qu'elle ne devait plus franchir, contint, avertit, encouragea les souverains catholiques, réprima les fautes, excommunia les erreurs, 'se montra partout vigilant, inflexible, infatigable; et finit par pousser la chrétienté, hors de ces guerres civiles, qui l'énervaient, dans une guerre contre les Turcs, ses plus redoutables ennemis; couronnant par la bataille de Lépante, la dernière des victoires chrétiennes, son règne de six années, le dernier grand .règne de la papauté, prise à l'état de puissance temporelle donc Pie V fut un persécuteur, un tyran et un fanatique. M. de Falloux élève un pieux monument à sa mémoire; donc M. de Falloux approuve ses persécutions, souscrit à sa tyrannie et partage son fanatisme: cercfe vicieux d'où l'on sortirait en ouvrant le livre, mais où l'on aime mieux rester! Prévention absurde, que tout confond, mais que l'on trouve commode de maintenir; etque M. de Falloux lui-même semble avoir pressentie ailleurs, lorsqu'il nous disait, au début de quelques belles pages de polémique politique' a H n'est pas toujours sage de croire que les allégations odieusement invraisemblables se réfutent d'elles-mêmes. ))
Le vrai rôle de saintPieV, dansson siècleetdansson moment, a été de deux sortes intérieur et extérieur; à l'intérieur, il a arrêté les conquêtes d'une réforme bostilepar une réformesalutaire: il a ramené le christianisme à son esprit t véritable, pour le sauver des atteintes de l'esprit novateur; il a ôté à l'hérésie ses prétextes pour mieux l'extirper dans ses causes ou la combattre dans ses effets; et il a été secondé d.'ms cette tache réparatrice par toute une génération de Revue des Deux Mondes, 1" février 185).
------------------------------------------------------------------------
saints, de docteurs, d'évêques, de négociateurs, d'apôtres, héroïques milices en qui palpitait l'âme du concile de Trente; depuis l'illustre cardinal Comendon jusqu'au magnanime François Borgia, depuis Philippe de Nëri jusqu'à François Xavier, depuis Charles Borromée jusqu'à SainteThérèse. A l'extérieur, Pie V, moine ou cardinal, inquisiteur ou pape, suivit toujours la même ligne, la ligne droite. M disputa le terrain à l'hérésie, pied à pied, vaillamment, loyalement, comme à un ennemi, à un conquérant qu'il fallait repousser et vaincre au 'grand jour, et non pas comme à un opprimé qu'il s'agissait d'achever par )a violence ou par la ruse, à un libérateur qu'il importait de charger de chaînes et de rejeter dans les geôles et les cachots. Étrange opprimé qui s'emparait déjà d'une moitié de l'Europe et entraînait, au nom d'intérêts terrestres, les grands et les puissants de ce monde! Étrange libérateur qui répondait à des résistances de dogme par des déclarations de guerre! Dans tous les actes, dans tous les écrits de Pie V, c'est le christianisme, c'est l'Église qui agit et qui parle avec son incomparable mélange de fermeté et de douceur. S'il est sévère pour les incorrigibles, la seule possibilité du repentir ne le trouve jamais inexorable. Il rëhabitite le cardinal Morone; il arrache l'archevêque -de Tolède à l'inquisition de Philippe II; il reproche au roi d'Espagne cette dévotion ombrageuse et sombre qui se pétrifiait à l'Escurial. Si on l'eût écouté, Marie Stuart ne serait pas morte sur l'échafaud Élisabeth se fût épargné ce crime, qui devait avoir, dans l'histoire d'Angleterre, et, par contre-coup, dans la nôtre, .le danger d'un précédent et l'autorité d'un exemple. La Saint-Barthélemy n'au-rait pas eu lieu; Catherine de Médicis n'aurait pas été amenée à dénouer dans le sang ce qu'elle avait noué dans l'intrigue. Que serait-ce si nous. parlions do la vie
------------------------------------------------------------------------
intérieure de Saint PieV. de ses austérités, de,ses vertus, de ses perfections angéliques, d'après ce portrait si émouvant et si ému que nous en a donné M. de Falloux? Jamais personnification évangë)ique et chrétienne ne fut plus irrécusable et plus touchante; jamais harmonie plus complète, plus divine, ne se manifesta entre l'inlluence d'un règne, les grandeurs d'un pays, les vertus d'un saint. Dans cette période mauvaise et troublée où tant de crimes chez les grands, tant de douleurs chez les petits, attristent et épouvantent le regard, l'oeil se repose doucement sur cette pieuse et austère figure, faite d'héroïsme et de mansuétude, et J'en s'explique cette parole de Soliman « Je crains plus les prières de ce débile vieillard que tous les efforts de leurs armes. »
Franchissons deux siècles; descendons de la vérité religieuse à la vérité politique et de l'Église à la Royauté. Nous voici en présence d'une Réforme s'appelant Révotution, partie du même point, remontani à la même origine, et demandant, après la liberté de conscience, )a liberté civile. Seulement ici la lutte, engagée de même, finit d'une façon contraire; le principe d'autorité succombe dans l'homme qui en a reçu l'héréditaire fardeau. Dieu ne s'est pas engagé à faire vivre éternellement et sans éclipse ce principe dans sa manifestation humaine et par consé-. quent périssable. I! permet que son représentant, isolé et désarmé, soit trop faible pour résister à ce choc terrible, pour vaincre ces ennemis conjurés; mais il ne veut pas, –et jamais cette évidence n'apparut avec plus d'éclat que dans le LûKM A't~ de M. de FaHo'ux, il ne veut pas que ce principe, sauvegarde des sociétés et des peuples, périsse dans son ignominie et tombe dans sa souillure. Il ne veut pas que ces haines qui le frappent, que ces calomnies qui l'outragent, que l'histoire qui mutera ptustard ses sophts-
------------------------------------------------------------------------
mes et ses systèmes à ces haines et à ces calomnies, puissent s'autoriser de cette dernière vje royale, de ce dernier roi du passé. I) veut, au contraire, que cette vie.si pure, cette royauté si. honnête, ce sincère désir de réformes utiles, de libertés sages, cette économie attentive, ce dévouement passionné au bonheur et au bien-être du pays, soient ]à, toujours là, comme une protestation permanente contre ceux qui ont fait avortér tant de germes heureux et de pensées bienfaisantes, comme une preuve (le ce qu'aurait pu faire dans le sens même d'une révolution graduelle et féconde, pacifique et inévitable, cette monarchie entravée dès son premier pas, renversée par des crimes et'remplacée par des ruines. Tel est le sens, telle est la physionomie particulière du Louis XVI de M. de Falloux D'autres ont retracé avec plus ou moins d'éclat, de partialité ou de justice, les luttes de la Rëvotution contre la Royauté Louis XVI, dans leurs récits, n'a été qu'un des acteurs de ce grand drame, un rouage bientôt brisé dans le jeu de cette machine effrayante.-Pitié ou terreur, admiration ou indifférence, sympathie ou soupçon, tout cela se disséminait sur d'autres parties du tableau,'et comme l'initiative et l'action, dans ces jours funestes, avaient passé des mains de la victime dans celles des persécuteurs, comme le Roi, en cette phase suprême la plus sublime et la plus sainte devenait un être. passif, cloué sur le lit de mort de la monarchie par ceux qui lui prenaient tour à tour son trône, sa liberté, sa vie, il y avait un moment dans ces histoires, où il disparaissait avant de périr, et n'obtenait plus qu'une mention brève et distraite auprès du lecteur entraîné vers d'autres émotions et d'autres scènes. Chez M. de Falloux, le roi reste jusqu'à la fin sur le premier plan du tableau c'est le roi qu'il a voulu peindre; c'est ta royauté succombant dans
------------------------------------------------------------------------
son innocence et dans sa faiblesse; son innocence qui lui vient de l'homme sa faiblesse qui lui vient des hommes Les événements de la Révolution, tant de fois racontés, flétris, réhabilités, débattus, ne sont plus là que comme t'accessoirc, chargé de faire valoir fa figure principale sans jamais l'écraser ni ]a dominer. S'ensuit-il que )e livre perde de son intérêt politique; qu'en se concentrant ainsi sur les vertus et les malheurs de Louis XVI, il se range dans cette écote chevaleresque et sentimentale, digne assurément de tous nos respects, mais condamnée par l'orgueil et le dédain des générations nouvelles à ne pas compter parmi les éléments de discussion et les sérieux travaux de l'esprit? Non; )a penséedeM.deFa))ouxs'y dessine bien nette et déjà bien virite, telle que nous )a retrouverons à toutes les pages de ses écrits, à tous les moments de sa carrière. Honorer la royauté héréditaire, non pas par un hommage stérile et des'ileurs de rhétorique funèbre, mais en rappelant le bien qu'elle seule pouvait faire, ta liberté qu'elle seule pouvait donner, l'oeuvre qu'elle seule pouvait entreprendre et qui, interrompue par sa chute, devait, au bout d'un quart de siècle, être .reprise par elle et avec elle; redire ce qui, à cette heure décisive, aurait pu tout prévenir; tout conjurer et tout sauver; nous montrer la monarchie mourante, plus bette et plus sacrée que si elle était plus forte, attirant à soi les dernières lueurs d'amour, de piété et d'espérance, comme ces hauteurs sur qui se posent les derniers rayons du soleil couchant; enfermer dans son tombeau cette clef d'or dont nous n'avons pas su encore nous servir, et qui ouvre à la fois sur le passé et sur l'avenir, sur l'autorité et la liberté; regretter et rechercher, dans une première étnpe intellectuelle, dans une première halte historique, cette réconciliation et cette alliance, étude de tous les
------------------------------------------------------------------------
bons esprits, prob)ème des sociétés môdernes; la placer, dans tordre politique comme dans l'ordre religieux, à distance égale de la violence et de )a faibtesse; et, comme symboles de cette pensée une et double, choisir Louis XVI d'abord, et, plus tard, saint Pie V: voilà ce que M. de Fatloux a voulu faire et ce qu'il a fait; voilà comment il Il préludé à sa vie publique; nous ne croyons pas qu'il fût possible d'en mieux préparer, d'en mieux déterminer a l'avance le sens, le but et l'unité.
Cette vie publique nous échappe ses titres à l'admiration et à la gratitude des honnêtes gens dépasseraient notre étroit et modeste cadre, et sont d'ailleurs trop connus pour qu'il soit nécessaire d'y insister. H faudrait cependant, pour que cette étude fût un peu moins incomplète, parler des f!e/!e:Eto?M sïM' mes 'eM~'6(!6Hs avec le <hfc de la FanM~OK, œuvre du Dauphin (depuis Louis XVI); et que M. de Falloux a fait précéder; d'une belle et pieuse intro- duction, pro)ogue naturel de son premier livre. Il faudrait parler de cet article: Les ~p:tMtcatH.s et les Monarchistes depKM la Révolution de février, publié dans )a J{e~Me des D~<.B Mondes du 1" février 1851, article qui produisit une sensation si vive, dont bien des passages, relus à distance, font l'effet de prophéties, et où le style de l'éminent écrivain, toujours si solide et si pur, semble avoir acquis, sous le feu de )a lutte, encore plus de verve, de trait et d'éclat. Il y a là, sur la Restauration, sur l'injustice des partis, sur le courage civil, sur )a résignation de la Noblesse achevant d'accepter le niveau de l'égalité républi-
caine, des pages merveilleuses d'esprit, de finesse, de bon sens, d'élévation, de grâce, des pages que nous devrions citer pour donner une idée complète de la manière de M. de Falloux quand il discute, quand il.raconte, quand il colore et réchauffe !a vérité a )a flamme de cette co!fre
------------------------------------------------------------------------
généreuse, contenue et polie, toujours permise, quelquefois ordonnée a t'homme de cœur en présence de la mauvaise foi, de la méchanceté et de la sottise. En nous attachant uniquement aux livres sur Louis XKt et sur saint J~i V, en revenant à M. de Falloux historien et écrivain, nous avons voulu rappeler les droits de ta littérature sur cette vie si noble, si utile, si bien remplie. Nous avons voulu surtout faire ressouvenir ou remarquer qu'en déployant dans )e tangage et les actes de sa carrière politique cette fermeté conciliatrice, ce mélange de force et de douceur, ce sens profond de l'alliance entre la liberté et l'autoritë, tous ces dons acquis ou innés qui furent si puissants contre nos périls et nos-misères, M.deFaHoux n'avait fait que se continuer, pour ainsi dire, et'appliquer aux rëa)itës;de son temps les études, les leçons et les exemptes qu'it avait cherchés (tans l'histoire.
------------------------------------------------------------------------
M. DE SALVANDY' 1
Les indulgents lecteurs de cesC<MMenM ont.pu remarquer que nos prédilectiôns étaient surtout acquises aux hommes qui s'offraient a nous avec ces deux caractères distinctifs un sincère dévouement à la liberté véritable uni à un tendre respect pour notre passé monarchique,et un ardent amour pour les lettres, conservé au milieu des,agitations de la vie politique, et devenant, at'beure des mécomptes, la consolation et le couronnement d'une glorieuse carrière. A ce double titre, non-seutementM. de Salvandy devait figurer dans nos rapides esquisses, mais il ne pouvait leur échapper, et, si l'expression était moins familière, je dirais qu'il leur appartenait d'avance. On me pardonnera donc d'apporter mon tribut à cette pure et loyale renommée, comme, dans une dette publique, !e t~ Révolution f~eISSO. L'Nt.'to~'e de Je<mSo&t'f.tt/.
------------------------------------------------------------------------
pauvre apporte son obole après de plus riches offrandes. Avoir lu les nouvelles éditions, plus considérables et plus parfaites, de )a Révolution de 1850 et de l'HM~OM'e ~e So&ï~t; avoir eu l'honneur d'assister aux trois mémorables séances académiques où M. de Salvandy a tour à tour répondu à Monseigneur d'Orléans, à M. Berryer et à M. de Sacy, et négliger plus longtemps l'homme à qui nous avons dû ces nobles jouissances, ce serait plus qu'une omission, ce serait de l'ingratitude.
Le privilége des rares esprits, qui savent allier la justesse à l'éclat, est de donner à leurs œuvres de circonstance la valeur durable d'un livre d'histoire, et à leurs livres d'histoire le piquant d'un perpétuel à-propos. Comme ils mêlent toujours aux vérités particulières que les événements leur inspirent un ensemble de vérités générales dont l'application ne varie pas, comme le retour des mêmes faits s'explique par les mêmes causes, on est tout surpris, après vingt années, de retrouver des enseignements desti-. nés, semblait-il, à périr avec la crise qui les avait suggérés, se rajeunissant, pour ainsi dire, dans une crise nouvelle. D'autre part, les esprits dont je parle, étant constamment dirigés vers ces grandes questions contemporaines, qui sont l'intérêt le plus pressant et la vie même de leur pays et de leur époque, un.instinct supérieur leur fait choisir, dans l'histoire des pays étrangers et des siècles évanouis, ce qui se rapporte aux temps présents et renferme, sous des formes différentes, d'aussi salutaires leçons. Quand M. de Salvandy, au milieu des orages qui signalaient sous la Restauration le laborieux enfantement 'des libertés constitutionnelles, fouilla d'une main ferme les annales de la Pologne et groupa autour de l'immortelle ligure de Jean Sobieski le tableau des malheurs attirés sur une nation héroïque par les vices d'une constitution op-
------------------------------------------------------------------------
pressive pour ïa royauté, )a jeune liberté qu'il aimait put trouver dans ce pathétique épisode de quoi s'instruire sur ses vrais dangers, et apprendre qu'ils n'existaient pas pour elle dans la solidité ou la régularité du pouvoir, mais dans sa'faiblesse. Quatre ans après, lorsqu'au plus fort des entraînements qui suivirentiaRëvo)ution de juillet, l'historien de Sobieski, redevenant publiciste, jeta en travers du courant révolutionnaire ces feuilles véhémentes et prophétiques où vibrait ia grande voix de la vérité, dominant des passions destructives, il eut Je courage de rétablir dans tout son jour l'idéal de la monarchie française défigurée déjà par des contrefaçons républicaines, et d'écrire, sous cette vive et rapide aHure, un ouvrage dont les pièces justificatives se continuentetsecomptétentsous nos yeux. Ainsi ces deux livres, origine et d'apparence si diverses, sont, dans ie fait, unis par des affinités profondes, et, en nous parlant, l'un de la patrie de Jean Sobieski, l'autre de la Révolution de 1850, tous deux, au fond, nous tiennent le seul langage qui assure li durée des œuvres de l'esprit ils' nous parlent de nous-mêmes.
On l'a dit souvent, il en est de l'existence des peuples comme de celle des individus. Or qui de nous, à ce déclin de l'âge où l'expérience ne sert plus qu'à refaire en idée sa vie, ne trouve un mélancolique plaisir dans ces notions rétrospectives qui, nous remettant en présence de nos chagrins et de nos fautes, les suppriment ou les atténuent par des combinaisons faci)es, et nous font, en dënnitive, plus riches, plus paisibles, plus honorés, plus heureux? Eh bien appliquez ce travail conjectural et personnel à notre vie publique depuis quarante ans, recherchez ce que nous aurions dû faire, ce que nous aurions dû éviter pour conjurer tel péril, échapper à tel écueil, nous.défendre de telle erreur, rendre impossible telle catastrophe, affermir
------------------------------------------------------------------------
enfin et conserver ces libertés poétiques, douloureuses conquêtes chèrement achetées, et vous vous direz, à l'honneur de M. de Salvandy, qu'à quelque moment que vous preniez ses travaux de publiciste, d'historien ou d'homme d'Etat, il eût suffi de l'écouter, de Je suivre, de profiter de ses pressentiments et de ses leçons pourremplirce programme idéal de progrès sans secousse, de liberté sans anarchie, de pouvoir sans excès, se fortifiant et s'aimant les uns les autres au lieu de se suspecter et de se combattre. Bien jeune encore, et sorti des rangs de t'armée pour affronter d'autres combats, il prit poste à t'avant-garde des défenseurs de cette Monarchie selon la Charte, dont le plan venait d'être tracé par un écrivain illustre, mais fut, à vrai dire, ptus fidèlement suivi par le discipleque par le maître car, il faut bien l'avouer, toute la polémique de M. de Chateaubriand sous là Restauration ne fut qu'un tissu de contradictions éloquentes et de magnifiques inconséquences. Adversaire passionné de ce centre droit qui s'honorait de compter tosMotë, les Pasquier, les Richelieu, les Lainé, les Royer-Cottard, et de répondre à ta pensée.du plus sage et du plus habile des rois, il devenait plus tard, pour une question d'orgueil personnel, le plus redoutable ennemi de cette extrême Droite vers laquelle il avait d'abord pousse ta Royauté. I) jouait avec cette arme que la Charte livrait') son génie, de façon à s'éblouir de ses éclairs, et :') oublier, pourvu que le coup fut terrible et que le sang coulât, sur qui portait ce coup et de quelles veines coulait ce sang. Enivré de bruit, de cotèrc et de gloire, il immolait son vrai culte aux faux dieux d'un libéralisme agressif et d'une popularité menteuse; et lorsque la tempête, suscitée par ses nouveaux amis et par lui-même, eut emporté 'te trône en trois jours, il trouva moyend'humitierata fois la Royauté qu'il défendait trop tard et celle qu'il espé-
------------------------------------------------------------------------
rait détrôner. M..()e Satvandy, lui, n'eut pas de ces revirements soudains, de ces coupab)es voito-faces dans sa conduite politique, et s'il eut la gloire de voir ses articles attribués à M. de Chateaubriand, ce glorieux quiproquo de deux beaux styles n'eut assurément pas lieu dans ces jours de vertige où la muse enchanteresse d'Kudoro et de René ne servit plus ni le vrai pouvoir, ni )a liberté véritable. Mieux inspiré, plus retenu, plus dégage de soi-même, M. de Salvandy ne confondit jamais le rû!e d'Archiioquc avec celui de Cassandre tout en aimant )a liberté, il eut toujours soin de ]a prémunir contre ses faux amis et ses ,mauvaises tendances tout en avertissant le pouvoir de ses dangers et de ses fautes, il sut toujours t'honorer et le respecter. Aussi, quand vint l'heure fatale, il la subit sans y applaudir, sans même que les traits d'héroïsme et de modération qui s'y mêlèrent lui fissent perdre un moment de vue les funestes conséquences d& cette première victoire de )a démocratie insurgée, et l'on vit en lui ie noble et singulier spectacle d'un homme consentant, par crainte de pire, a servir le gouvernement issu d'une révolution, tout t en se réservant le droit de haïr ses origines, de pressentir ses destinées et de rester.plus respectueux pour la monarchie tombée que bon nombre de ses défenseurs. C'est à ce point de vue de résignation douloureuse, entremetëe de sinistres présages, .que fut écrit ce livre de la .~<~<(<<OH de i830, ou FM~< mois et ~it)'.S")'t~<.f. Commence et publié sous une première forme quatre mois auparavant, psndant l'automne 1831, ce travail embrasse donc )e temps écoute depuis les journées de Juillet jusqu'aux approches du choléra et a t'agonie triomphante de Casimir Périer. Cette phase turbulente où les espérances démagogiques, ajournées plutôt que vaincues par le bon sens de là France, se rëvëfercnt sur tous les points d'atta"
------------------------------------------------------------------------
que politique, intellectuelle et morale,. renfermait en germe ou trahissait d'avance tout ce qui'devait, dix-huit ans plus tard, se développer à des clartés plus vives, sur r une plus vaste échelle, dans une révolution plus radicale. Seulement, pour donner à ta situation et au livre qui ta reflète ce caractère doublement instructif qui se traduit par les différences non moins que par les analogies, on peut, à distance, saisir entre les deux époques bien des nuances qui concourent a ]'effet de la leçon. Après 1850, la société se sentait ébranlée, mais elle se croyait soutenue. Ayant trempé bien plus avant et d'une façon bien plus collective dans la chute du gouvernement qu'elle n'avait pas encore le temps de regretter, sortant, sans l'avôir voulu, mais sans en prendre le deuil, d'un état très-libéra) au fond, mais coloré d'un arriere-reftet d'ancien régime pour les esprits prévenus ou'légers, elle jouait avec les ruines qu'elle avait faites, avec les hochets qu'elle avait conquis, sans se douter que chacun de ces débris fût une garantie nécessaire, que chacun de ces hochets fût une arme mortelle. Victorieuse par l'esprit, par le journal, par ia tribune, par le théâtre, par la chanson, par l'allusion, par la satire, grisée de cet esprit, de ce succès, de cette supériorité brillante et bruyante des idées sur les baïonnettes, el le n'était pas encore assez effrayée pour redevenir sage. De là plus de laisser-aller, plus de tolérance pour ces folies humanitaires; socialistes, fouriéristes, saint-simoniennes, impies, immorales, antilittéraires, qui semblaient alors n'atteindre que les surfaces et où l'on voyait des mascarades plutôt que des entreprises. Après Février, ce fut bien différent. Prise d'assaut et au' dépourvu par une horde qui n'était pas même un parti, la société comprit aussitôt à qui et à quoi on en voulait. Tout étant dotruit ou nivelé dans l'ordre. politique et extérieur, cette
------------------------------------------------------------------------
dernière victoire étant remportée ma!gré elle et contre elle, il fut évident qu'elle-même était enjeu. Dès lors ses alarmes lui tinrent lieu de moralité et d'austérité. Elle se garda d'encourager ou même de permettre bien des licences qui, après 1850, s'étaient librement produites au théâtre, dans lés livres, dans les saions, dans les rues, a la faveur de cet entrain général, tenant le milieu entre la joie qui éclate et le bruit qui veut s'étourdir. Cette fois, plus d'étonrdissement, plus de méprise, plus d'illusion possibie: A dix-huit ans d'intervalle, Athènes maudissait ce dont Athènes s'était amusée; 1851 avait été le carnaval de ]a'démagogie, 1S48 en fut la bataille.
Telles sont les différences: mais ces différences mêmes sont encore des liens, et i'esprit d'élite qui, dès les premiers jours de la première phase, signal hardiment les abîmes creusés au bout de cette route où les pavés de l'émeute se .cachaient sous les Heurs de-rhétorique, a mérité que son livre, prophétique alors, historique aujourd'hui, marquât ces distinctions et ces similitudes d'une époque à l'autre, et que, commenté par nos récentes épreuves, il devint plus nouveau et plusvrai à mesure que !a perspective s'éc)airait en s'éloignant. Au risque d'être accusé de présomption ou de malice, on peut affermer que l'ouvrage de M. de Satvandy dut, à son apparition, plaire assez peu, même à ceux qu'il défendait. Les royautés, de quelque nature qu'elles soient, ont peu de goût,pour la vérité, et il y en avait alors plusieurs, la royauté des Tuileries, celle de niotetdeViHe, celle de la Chambre, celle du journal, celle de la rue, et celle de M. de la Fayette, que l'auteur de la J~oht<tOM ~si850 appelait spirituellement le Pavil]on Marsan du parti révolutionnaire. Toutes ces royautéslà, même la véritable, avaient leurs courtisans, car il est probable que, même en se partageant, i~en restait encore
------------------------------------------------------------------------
pour toutes. Toutes aussi, amies ou ennemies, eussent été volontiers d'avis que M. de Salvandy imitât la discrétion doFontonetteet n'ouvritpas ses mains pleines.Etd'aittcurs no s'atarmait-it pas un peu trop? Cette intet!igente bourgeoisie, pour qui était fait )e gouvernement né de ce grand triomphe populaire, ne saurait-ette pas h protéger? N'ctait-il pas juste de sacrifier aux opinions, aux intérêts, aux amours-propres de cette classe victorieuse les. derniers restes des grandeurs de la Monarchie ici l'hérédité de la pairie, là quelques millions de la liste civHc; plus loin, les pompes de la religion catholique, et même, par-ci par-):), que)qups croix, quelques églises, quelques palais d'archevêques suspects de tendances absolutistes et féoda!es? N'était-il pas sage surtout de bien déterminer dans quelles conditions existait )a royauté nouvelle agréée comme expression révol utionnaire, et non pas comme trad ition ou accommodement monarchique; acceptée quoique de sang roya), et forcée par conséquent de faire oublier sa tache originette à t'aide de concessions toujours croissantes et toujours insuffisantes? Que voulait donc ce fâcheux, ce chevalier errant des légitimités disparues, persistant dans ses anaehronismes, réclamant pour les choses d'hier les garanties ou les splendeurs d'autrefois, et se déclarant in.. quiet ou mécontent, si le descendant de Henri tV et de Louis X)V était discuté par M. de Cormenih, marchande narM.Laffitte, chicane parM.Dupin, effacé part).de la Fayette, humitie par MM. Mauguin etAudryde Puyraveau? On le comprend, cette voix .fatidique, au moment même ou elle s'ctcv.i, ne pouvait avoir toute son autorité et tout son succès. Trop de gens avaient intérêt a ce qu'elle se trompât, :') commencer par ceux qu'ctto avertissait pour Icur hieri! Parmi les dépositaires du pouvoir, ceux que la supériorité de.leurs vues politiques pénétrait des dangers
------------------------------------------------------------------------
de leur situation et des exigences de leur rù!e,-furent contrariés peut-être de se voir mis en face de concessions et d'humiliations passagères dont ils espéraient bien s'affranchir tôt ou tard. Ainsi, à la différence dé ta plupart des livres de circonstance qui réussissent en flattant le plus de passions qu'ils peuvent, )e livre de M. de Salvandy les combattait presque toutes. Mais aussi ces adu)ateurs intéressés des passions contemporaines ne leur survivent pas un jour, et la vérité qu'ils ont trahie se venge d'eux en les supprimant. L'oeuvre de M. de Salvandy, trop vraie d'abord pour convaincre, l'est assez aujourd'hui pour vivre et en dehors de mille beautés'de pensée et de style, d'une foule de traits éloquents, de pages brillantes, de portraits finement touches et de sni)!ics vengeresses, c'est )'heureuso fortune de cet ouvrage que ses amis aient pu le méconnaître a l'époque qui l'inspira, et que ses ennemis mêmes ne puissent le contredire à l'époque qui le justifie. Le justifie, ai-je dit? He!as! c'est là sa gloire et aussi notre tristesse. On.s'est étonne parfois'que le gouvernement de 1830 fût tombé si vite quand on a lu le livre de M. de Salvandy, quaod on se rappeiie'tes vingt mois dont il nous offre un si fidèle tableau, on ne s'étonne plus que d'une chose c'est que ce gouvernement ait pu durer si tongtemps; et l'on en rapporte l'honneur à ceux dont le talent, )a sagesse, )e courage, assurèrent a la [''rance, après la première secousse, le temps d'arrêt qui lui donna )a force de supporter ]a seconde. Que de redoutabks symptômes que de plaies secrètes, creusées et envenimées au cœur de la Royauté! que de sombres nuages dans ce ciel mi-parti d'azur monarchique et de rougeurs républicaines! )) faut retire, dans la Révolution de )MO, tous ces chapitres si frappants, si bien sentis et pressentis, sur les alternatives de la Monarchie, sur ie parti révolutionnaire, 4
------------------------------------------------------------------------
sur les parodistes de 95, sur i'ëmeute, sur la guerre extérieure, sur 1a tyrannie démagogique, sur la déchéance de .la pairie, sur leslois votées par )a Chambre, sur les indices d'anarchie morale, et se demander ensuite à quelle date doivent être assignées ces pages, et si fauteur n'a pas dû prévenir une inévitable méprise en nous rappelant, de temps a autre, qu'elles furent écrites en 1851. Est-ce en i83~ est-ce en des années plus récentes que le parti révolutionnaire poussait a la guerre universelle; admirables patriotes, qui, sous prétexte de sauvegarder l'honneur du pays, voudraient mettre le feu à l'Europe et saisir leur proie dans l'incendie? Est-ce en 1831, est-ce vingt ans plus tard que furent publiquement proposées l'émulation des plagiaires ]a glorification du terrorisme, l'apologie du régicide, l'apothéose de Saint-Just, de Marat et de Robespierre ? Est-ce en 185i, est-ce après une autre révolution, que J'égalilé, cette sœur bâtarde et hargneuse de la liberté, se substituait sa sœur et consentait à ]a laisser périr pourvu qu'elle-même pût triompher? Est-ce en ~851, est-ce hier, est-ce aujourd'hui, que des symptômes d'anarchie morale s'infiltrent dans la société, infestent la tittërature, défigurent l'histoire, salissent le théâtre, déplacent les notions du bien et du mal, et se dédommagent dans la vie sociale de leurs défaites dans la vie politique? Chaque dëtai) de cette énumération ramènerait un chapitre du livre de M.deSaivandy. En nous renseignant sur un temps, il nous a renseignés sur tous car n'y a jamais eu, il n'y aura jamais qu'une révolution; il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais qu'un révolutionnaire: seu)ement.HOMM;t!Mt /~t0.
Ce serait un inexcusable paradoxe de s'obstiner à no voir dans t'H~OM'e de Jean Sobieski qu'une autre face de la même pensée, s'appliquant a un personnagé et à un épi-
------------------------------------------------------------------------
sode historique pour y chercher des leçons anatogues. Non; l'histoire est instructive, mais elle n'est point pédante, et ce n'est pas M. de Salvandy qui -lui apprendra a le devenir; car chez lui l'imagination égale le bon sens, et il y a des moments où on serait tenté de l'appeler poëte, si ce nom n'avait été tellement compromis, de nos jours, par ceux qui le portent et par ceux qur)e décernent. Sans doute, les Polonais ont souvent mérité qu'on les nommât les Français du Nord sans doute, cette aristocratie remuante et batailleuse, délibérant à cheval, sans réflexion et sans unité, et exerçant sur la royauté une pression fata)e, devait aboutir, à !a longue, à l'anarchie et à la dissolution pbtitique, de même que )a démocratie française, créant un gouvernement et ne voulant pas qu'illagouvernât, devait tôt ou tard expier son inconséquenee, soit par la ruine de son pays, soit par la ruine de ses libertés. Ce peuple spirituel, passionné, chevaleresque, se perdant avec une étourderie héroïque et déployant pour gaspiller sa natienatité plus de génie, de fougue et de bravoure qu'il n'en eût fallu pour conquérir des empires, offre qui ne l'a répété? des traits de ressemblance avec ce que nous sommes chaque fois qu'abandonnés à nousmêmes ou refusant d'être dirigés, nous portons nos qualités à l'envers. Enfin, pour compléter )e parallèle, on peut remarquer que l'aristocratique Pologne a eu le malheur de figurer, comme prétexte, comme cri ou comme cocarde, dans presque toutes les fredaines de la France démocratique. M. de Salvandy a pensé à tout cela en écrivant son livre et en le publiant de nouveau avec ce soin, ce sentiment du mieux, qui caractérisent les talents vraiment littéraires. Dans le choix de son sujet comme dans ses développements, il a eu présents à l'esprit les dangers de la .liberté moderne et les fruits que nous pouvions tirer, pour
------------------------------------------------------------------------
notre propre expérience, du spectacle de (c celte Pologne, vaste débris, pierre d'attente perpétuelle ou perpétue) embarras de l'avenir, grande et terrible leçon qui semble avoir été proposée par la divine sagesse au début de ce profond conflit detous les pouvoirs et de toutes les libertés auquel nous assistons, pour instruire le monde du péril de deux excès, de deux Iléaux déplorablement réunis sous l'empire de la constitution polonaise l'oppression et la licence. )) En terminant, dès 1827, par ces lignes pteines de pressentiments, l'exposition de son Histoire, l'illustre écrivain a suffisamment marque ce but, cette inspiration constante qu'on reconnaît dans tous ses travaux. En même temps, cet héroïque Sobieski, prêté par la Pologne à l'Europe qui devait la payer do ce bienfait en la mutitant, ce poétique représentant de la civilisation slave, s'interposant entre l'Orient et l'Occident dans une lutte suprême qui refoula et enchaîna pour jamais la puissance ottomane, si longtemps formidable à la chrétienté, ne raméne-t'H pas nos regards, par un impérieux contraste, vers cette gigantesque lutte d'aujourd'hui, oùies Turcs, menaçants alors, sont maintenant protégés? Rien ne manque donc au double à-propos de l'Histoi1'e de Jean Sobieski; mais, encore une fois, il y a autre chosé dans ce )ivre il y a la recherche savante des origines slaves, le coup d'œi! pénétrant dans ces obscurités primitives, l'art de masser par groupes larges et clairs les préliminaires'et les accessoires de son sujet principal un sentiment admirable de )a vérité et de l'équité; une richesse de couleur, une variété de tons, passant avec un bonheur égal des fami)iarités anecdotiques de'la cour de Versailles et des alentours de Marie d'Arquien, épouse adorée et peu adorable de Sobieski,. aux plus graves aspects de ces collisions intérieures où )a Potogne devait périr. 11 y a enfin un amour fervent, enthnu-
------------------------------------------------------------------------
siaste, généreux, sympathique, pour Sobieski tui-méme, pour ce sauveur, ce héros, ce brave ?'ot, comme l'appelait madame de Sévigné, qui, malgré l'inévitable tribut payé a l'humaine faiblesse, est resté un des personnages les plus purs, les plus intéressants du monde moderne et de l'histoire le tout retevé par un grand style, et montant sans effort jusqu'à la plus haute éloquence, quand l'historien rencontre sur ses pas une de ces choses qui remuent les fibres du cœur ou touchent aux lois de la conscience universelle.
Ces quaUtës.éminentes,.nous les avons retrouvées toutes vous savez avec quel éclat dans ces trois discours où M. de Salvandy, répondant à trois hommes illustrés.par l'éloquence chrétienne, l'éloquence politique et la presse, sut se maintenir au niveau de tous les trois. Nous tes y avons retrouvées avec ce je Me sais qaoi d'achevé « que la. vertu emprunte au malheur, » que les talents généreux empruntent aux épreuves où ils s'affermissent sans s'aigrir. Dignité'de la pensée proc)amëe au milieu des méfiances qu'elle. inspire et des disgrâces que lui ont values ces méfiances, pieux hommages aux grandeurs si longtemps associées à la grandeur même de )a France, culte des vérités immortelles qui survivent à l'écroulement des empires et dont l'oubli dégrade à la fois la société et la littérature, sentiment réparateur qui vivifie ou rëtève les ruines, tout cela a rencontré en M. de Salvandy un interprète énergique, infatigable, et les pages qu'il a écrites depuis lors prouvent que ce souffle inspirateur n'est ni affaibli ni épuisé. Pour nous, à la fin de ce chapitre. trop )ohg et pourtant si incomplet, nous ne pouvons qu'en résumer l'idée principale en saluant encore une fois t'homme dont le langage n'a jamais trahi l'alliance de t'autorité et de la tibcrtc, t'bomme qui a mieux aimé dé4.
------------------------------------------------------------------------
que flatter, qui a exercé le pouvoir avec honneur, en est sorti avec noblesse, et a gardé le plus durable, le plus incontesté de tous celui que s'assurent, pour leurs jours de studieuse retraite, les beaux talents et les beaux caractères.
------------------------------------------------------------------------
M. LE COMTE DE MONTALEMBERT'
J'ai pu m'égarer bien souvent dans mes appréciations littéraires il y a pourtant un indice, ou, comme diraient les savants, un o't~fMMK qui ne m'a jamais trompé. Lorsqu'une lecture élève ma pensée vers des régions supérieures, lorsque je m'y sens en contact avec un cœur généreux, une âme éprise de grandeur et de beauté morale, ennemie des vulgarités et des platitudes, lorsque l'air que je respire à travers ces pages, loin d'être lourd et chargé d'émanations terrestres, s'allége peu à peu et me porte à de vivifiantes hauteurs, j'admire sans méfiance, et les doutes ou les dissidences de détail, si j'en éprouve, n'ôtent rien a 'cette admiration sympathique. Qu'importent au voyageur qui; par une belle matinée d'été, au milieu des enchanteDe l'avenir poKitt/xe de !n~fe<efre.
------------------------------------------------------------------------
tements de !a nature alpestre, monte vers des cimes éctatantes de lumière et d'azur, que lui importent quelques légers flocons de brume ou de nuages accrochés ça et ta .,aux saillies des rochers et cachant peut-être des précipices? Il sait que l'atmosphère est salubre, que le chemin est splendide, que le but est grandiose, et il savoure, dans toute sa plénitude, le sentiment de la vie mêlé à ces harmonies matinales.
Cette impression ne m'a jamais manqué chaque fois que j'ai eu le bonheur de lire un des trop rares ouvrages de M. de Montatembert, et je dirai presque qu'elle fait partie essentielle de ses qualités d'orateur et d'écrivain. Je l'ai retrouvée tout entière dans son beau travail sur l'Avenir ~c ~/iM<~etTe. S'il s'agissait d'un auteur ordinaire,' ne se préoccupant que du succès, n'ayant souci que dus louanges qui s'adressent au talent, j'ajouterais que nulle part M. de Montalembert n'avait été mieux inspiré que nulle part cette verve et cette émotion d'artiste qui s'unissent chez lui à la sagacité du penseur, ne s'étaient produites avec plus de feu, de jeunesse et de charme; que ce livre a des pages sur le Parlement anglais, sur les écoles et les universités, sur la vie de campagne et les magistratures locales en Angleterre, dont rien n'ëgatc l'accent pénétrant et vrai, l'éloquente et persuasive beauté: mais l'illustre écrivain se contenterait-il de ces étoges? Est.it possible, est-il permis de s'y restreindre en un sùjet qui touche à fant de questions brûlantes, où rien ne peut être approuvé ni relevé sans péril, et où le panégyrique, t'ohjection, la discussion même, n'ont que le choix des écucits'' J'ai beau faire, j'ai beau ne songer qu a Westminstor-Pata'ceet à la Tamise, élargir la Manche de toutes mes forces et imposer aux libertés parlementairès le blocus continental, la Manche est bien étroite, la
------------------------------------------------------------------------
Tamise est'voisine de la Seine, t'ombre de Westminster s'allonge sur le Patais-Bourbon, et le blocus est ptus facile pour les ballots que pour les idées. Entrons donc franchement dans ic sujet, non .pas pour combattre M. de Montalembert, encore moins pour t'encenser, mais pour indiquer rapidement ce qui peut'se mêler de réserves ou de nuances à nos légitimes et sincères admirations.
M. de Montalembert a fait, l'an passé, un voyage et un séjour en Angleterre il y a été reçu avec un empressement et des hommages que tout contribuait à rendre plus cha)eureux:t'éctat de sa renommée, Je sympathique attrait de sa personne, son amour déclaré pour te gouvernement constitutionnel, tout, jusqu'à sa qualité de grand orateur catholique, faite pour piquer d'honneur la courtoisie, j'allais dire la coquetterie de t'angticanisme'éctairé et poti'. C'est sous cette impression naturelle d'hôte dignement aecùeiiti et justement fêté qu'il a vu et étudié l'Angleterre, et M. de Montalembert n'est pas de ceux qui répondent à l'hospitalité par des satires il laisse aux célébrités démagogiques ce trait de convenance et de gratitude. D'ailleurs, par la nature même de son esprit, comme par te milieu où le plaçaient ses relations et sa naissance, il devait être et il était enclin à ne pas voir ce que j'appellerai volontiers le réalisme de l'Angleterre, à n'en bien apprécier que les beaux eûtes, l'idéal, surtout cet idéal politique, objet de notre ëmu!ation ou de notre envie. Enfin, à tous ces motifs d'une approbation généreuse, une âme noble comme la sienne pouvait joindre encore l'àpropos. Oui, au moment où la fortune et la gloire des armes semblaient se faire un peu inégales entre les Anglais et nous, où, malgré miue preuves personnelles de bravoure et d'héroïsme, le premier rôle ne leur restait pas
------------------------------------------------------------------------
dans la guerre, il était de bon goût de rappeler par quelles supériorités pacifiques ils balançaient ce désavantage et d'invoquer à leur profit )e ced~Mt <M'MM ~o~œ, à travers le bruit de' la mitraiHë et du canon. On le voit, rien de plus honorable et de plus pur que les sources d'inspiration d'où sont sorties ces belles pages maintenant, que peut-on en conclure pour l'avenir politique de l'Angleterre ? Qu'ont-ettes d'applicable à notre pays? Où sont les similitudes et les différences? Où sont les sujets de comparaison, de regret, d'espérance, de repentir? T~ is ?'K6, dirait Hamtet, que je ne traduis pas, afin de mieux prouver que je veux, autant que possible, rester en Angleterre.
Et d'abord, pour bien établir les situations respectives, i) suffirait de redire l'origine, )e principe et les éléments de la constitution anglaise. Cette constitution est libérale, et elle est durable mais pourquoi ? Parce qu'elle a été protégée, dès le premier jour, par les seules garanties qui puissent faire vivre les libertés politiques l'aristocratie, )a conservation, )a tradition. Fille d'une révolution qui, au lieu de rompre violemment avec !e passé, fut faite au nom du passé, fondée à une époque où les vieilles mœurs et les vieilles lois étaient encore toutes vivantes dans la société et dans les âmes, appuyée sur une aristocratie qui avait.tout intérêt à la stabitité et faisait descendre la liberté de haut en bas au lieu. de la subir de bas en haut, la constitution,britannique portait avec elle, en naissant, cestempéraments et ces correctifs qui lui laissaient tout son jeu en conjurant ou ajournant ses périls. Elle s'emparait du pays dans un temps où aucun des liens de l'antique faisceau féodal n'était brisé, où il n'y avait pas rupture ni solution de continuité entre les diverses classes sociates, où propriétaires et tenanciers, gentilshommes et cultivateurs, étaient
------------------------------------------------------------------------
unis entre eux par une sorte de solidarité féconde et de cordiale communauté. De )à une force de résistance et de vie qui permettait à ces institutions de se développer librement dans des limites fixées d'avance et de sortir triomphantes de )eurs désordres passagers. Elles n'étaient, a vrai ddro, que la continuation et l'application, sous une forme appropriée aux temps nouveaux, d'un ancien état de choses à qui elles empruntaient ses principales conditions d'autorité, de grandeur et de durée. En France, au contraire, !a Révolution, cette Révolution qui dure encore et de'qui dérivèrent nos constitutions et nos chartes, fut, avant tout, l, la rupture avec )e passé elle détruisit tout ce qui n'était pas elle, et, comme elle datait de la veille, tout disparut sous son niveau. Venue un grand siècle après la Révolution anglaise, elle trouva !o pays dans un état tout différent; les souvenirs nationaux et monarchiques, frappés de discrédit, rejetés dans l'oubli et dansTombre; les diverses c)asses séparées les unes des autres moins encore par la distance des rangs que par la méfiance, l'ignorance et la haine: l'aristocratie énervée et abaissée par la vie des cours sous une royauté absolue, n'ayant plus racine ni dans le sol ni dans les coeurs, et prête à se disperser à tous les vents comme une plante arrachée. Notre Révo)ution ne fut donc pas et ne pouvait pas être l'avénement de la liberté, préparée, acceptée et tempérée par le concours.de toutes les forces sociales; elle fut le déplacement de l'absolutisme, passant brusquement d'une puissance qui s'appelait le Roi a une puissance qui s'appelait le.Peuple; la démocratie 'unitaire et égalitaire, s'installant sur une table rase. De tu ce caractère de violence inouïe, cette fougue dévorante exercée sur elle-même, cette ardeur d'expansion; tendant toujours à sortir de ses bornes et à briser son cadre, sauf à se détruire en ~exagérant. De !à aussi, après la phase
------------------------------------------------------------------------
d'.enivremcnt et de fièvre, ce penchant a se donner à un maître qui )u personnifia a sa manière, et répondit a ses instincts cachés en lui confisquant la liberté dont elle se souciait peu, en lui conservant ses plus chères conquêtes, l'égalité et l'unité. Puis, )orsqu'àda suite de malheurs et do calastrophes incroyables, on voulut essayer decette monarchie tempérée par des institutions libérales dont nos voisins jouissaient depuis si longtemps, il était trop tût'et trop tard trop tôt, parce qu'il n'y avait pas encore assez de maturité et d'expérience pour réconcilier et cimenter tous les ëtcments divers ou contraires dont se formait ce régime; trop tard, parce qu'un abimo de sang et de larmes étant creusé entre le passé et )e présent, ils ne pouvaient plus ni se rapprocher ni se comprendre, et que les rancunes se traduisaient en malentendus. Aussi, malgré l'assentiment des esprits d'élite, malgré de grands talents, de grandes vertus et trente-trois années dont t'histoire n'oubliera pas les bienfaits, notre gouvernement parlementaire, suspendu dans le vide p)ututqu'imp)antc au cceur du pays, a-t-itetc renverse ou entamé chacune de nos tempêtes, eta-t-it uni par disparaître tout entier.
Telles sont lés vérités trop vraies ou, pour continuer a parler anglais, tes t)'KMMM, présents a notre pensée, en face de ces brillants tabteaux où M. de Montalembert a groupe tout ce qui peut, au milieu des dangers actuels ou prochains, rassurer l'Angleterre et lui promettre de tongs jours de libertés constitutionnelles. Ces motifs de sëcurit'; ou d'espérance sont de deux sortes; les unst'cnnentaux lois, Ics autres aux mœurs; mais ):') recommence )'e)n))ar- ras que l'on éprouve toujours en pareille matière où conttnencent les mours? où commencent tes lois? !~cs lois seraient-eHes aussi efficaces, si elles n'étaient l'expression desmoiurs? Les mœurs seraient-elles aussi vivaçes, sielles
------------------------------------------------------------------------
n'étaient maintenues paries luis'? M. de Montalembert, en énumérant les avantages de la législation du peuple anglais, en relevant avec éclat les grands traits de sa physionomie nationale, en ayant l'air de chercher dans chacune de ces séduisantes peintures un reproche ou un appel à un autre peuple qui n'a su ni rester aussi sage ni mériter d'être aussi libre, tient-il assez de compte de cette différence des tempéraments 'et des caractères qui rend possible et bon, de Fautre côté du détroit, ce qui serait ici impraticable, impopulaire, sujet à bien des déchirements et des colères? Rien, je le sais, n'est plus odieux à un esprit supérieur que le lieu commun, et rien n'est plus commun que cette thèse qui explique le contraste des destinées politiques de l'Angleterre et de la France par la diversité des races, du tour d'esprit, de l'organisation intellectuelle et morale des deux nations. Et pourtant, lorsqu'un fait est avéré, constaté, consacré par les événements, il faut bien t'accorder aux esprits vulgaires, ne fût-ce que pour leur ôter le plaisir d'en reparler. Or on ne saurait contester que, dans cette législation, dans ces coutumes que M. de Montatembertnous peint exceHemment comme des garanties de la stabilité probable des institutions anglaises, tout ou presque tout serait inapplicable la France. Ainsi l'illustre écrivain n'bus parle de ces magistratures locales qu'exercent dans les comtés les grands propriétaires, des rapports affectueux qu'elles établissent entre l'aristocratie foncière et les populations rurales, de ce sentiment pieux et éminemment conservateur qui représente au paysan ang)ais!e grand seigneur comme son allié naturel, qui lui fait aimer les vieux usages, les antiques familles, et le. protège contre les dissolvants révolutionnaires. Eh bien en France, dans des situations analogues, il y aurait infai)[ib)oment, dans chaque canton, un avocat de justice de paix, un institu5
------------------------------------------------------------------------
teur révoqué ou un paysan enrichi qui ne laisserait aux gens ni repos ni trêve, jusqu'à ce qu'il eût brouillé les .cartes, semâtes méfiances, envenimé les jalousies et les haines, et rendu la place intolérable pour )e principal intéressé. M. de Monta)embert nous parle aussi de cette part de défense à !a fois personnelle et collective que prend chaque citoyen anglais dans les moments de crise, de la solidarité qui en résulte, et de tout ce qu'elle produit d'utile et de décisif pour )e maintien de l'ordre et )a sécurité du pays. En France, cette part de défense mutuelle a un nom et même un uniforme; elle s'appelle la garde nationale, c'est-à-dire, à quelques exceptions près, la complice volontaire ou aveugle de tous les désordres qui, en commençant, ont été des quolibets, en continuant, des émeutes, et, en finissant, des révolutions. Enfin. le plus significatif, le plus souverain de ces articles de loi, celui surlequel M. deMontalembert insiste.avec le plus de force et de raison, la liberté de tester, de parer au démembrement des propriétés et des fortunes, cette cause de toute destruction, de toute dissolution sociale, nous place en face, non-seulement du Code civil, qui est l'expression régularisée de la France révolutionnaire et qui, dans tous les cas, nous fermerait la bouche, mais des plus intimes, des plus violentes répugnances de notre société moderne. A part les aints et les fils uniques, vous ne trouveriez pas en France, même dans les rangs les plus conservateurs, cinquante individus qui fussent d'avis que notre législation a tort, et que le père de famille. autant de droit à laisser tous ses biens à un seul de ses enfants qu'en avait le roi de France à ne point partager entre ses fils, les diverses provinces de son royaume. M. de Montalembert nous rappelle que ce droit d'aînesse, qui ne peut être odieux et suspect qu'au despotisme, eut le malheur, sous la instauration, d'être proposé et défendu
------------------------------------------------------------------------
par des hommes regardés comme les antagonistes des idées et des institutions )ibéra)es. Le souvenir est exact, mais nous ne croyons pas que l'application soit juste. Ce ne fut pas parce que )a loi destinée à consacrer le principe du droit d'aînesse eut pour promoteurs des hommes de l'extrême droite, que cette loi fut impopulaire et finalement .rejetée ce fut parce que cette loi était impopulaire, antipathique au nouvel esprit de )a nation, à,cette passion d'égalité qui pour nous domine tout, qu'elle fut signalée comme rentrant dans l'ensemble des doctrines et des projets du parti contre-révolutionnaire. Quand même elle eût été promulguée par un iibéra), on ne l'aura,it pas mieux reçue, d'abofid.parce que ce libéral eût été ministre, ensuite parce que, sous la Restauration comme toujours, l'Opposition n'a jamais songé à la liberté qui n'assure que des principes, mais à l'égalité qui flatte des passions et caresse des ëgoïsmes. Et puis, nous )e demandons à M. de Montafembert, qui se plaint si éloquemment de nos excès de bureaucratie, de ]a dissolvante influence du morcellement des fortunes et de }'ëga)itë absolue sur nos mœurs politiques, de cette nuée toujours grossissante de gens quêtant des places et formant en permanence une nation vénale au sein d'-un peuple libre s'il n'y avait plus, en France, de propriétaires que les aînés, y aurait-il moins de so))ieiteurs? La France une fois mise hors de cause pour une foule de bonnes raisons, s'ensuit-il que, l'Angleterre n'ait rien à craindre pour l'avenir de ses institutions politiques'! M. de Montalembert indique les périls, mais !a plupart ne lui paraissent ni imminents ni sans remède. Le penchant des Anglais à médire de leur gouvernement ne prouve rien et ne doit pas être pris au pied de ia lettre par les étrangers, pas plus que, dans un genre moins sérieux, la mauvaise humeur des Parisiennes contre Paris, humeur
------------------------------------------------------------------------
que l'on guérirait vite en exilant pour quelques mois les jolies boudeuses à deux cents lieues de Saint-Thomas d'Aquin. La plaie du paupérisme, que d'autres publicistes ont signalée avec tant de véhémence et de prédictions sinistres, est, sinon fermée, au moins adoucie par les admirables efforts des classes riches et intelligentes, se déployant, suivant l'heureuse coutume anglaise, en des œuvres spontanées, qui n'ont rien d'officiel ni de bureaucratique. Un symptôme plus grave semblerait se révéler dans les violences de ta presse et surtout dans la tendance de la nouvelle école littéraire à glorifier la force établissant son empire sur un niveiïement générai, à insulter aux supériorités sociales, aux garanties aristocratiques pour y substituer le culte de t'idole humaine, ~owo~/M~pïH<y, l'individualité victorieuse et puissante en qui se personnifie l'alliance entre le despotisme et l'égalité. Par ta comme par d'autres indices éclate ie progrès de l'esprit démocratique, et M. de Montaiembert se demande si la démocratie, en supposant qu'elle triomphe, doit être nécessairement fatale au gouvernement libéral de l'Angleterre, si là ou partout ailleurs elle est incompatible avec l'ordre, avec la durée, avec la monarchie tempérée, avec les libertés politiques. Il se rassure en songeant à la démocratie américaine, fondée sur un niveau si absolu, sur un terrain si neuf, si dégagée de tout lien .avec le passé, de tout élément aristocratique, et pourtant si vivace, si féconde pour ta prospérité du nouveau monde; et it se rappelle avec bonheur que c'est encore cette forte race saxonne dont le génie conservateur a colonisé l'Amérique et qui a infusé dans ces jeunes veines son sang énergique et patient. Cet exemple est spécieux, mais peut-être ne serait-il pas bien concluant pour nos sociétés européennes. C'est la nouveauté de )a démocratie américaine qui a fait
------------------------------------------------------------------------
sa force; c'est parce qu'elle ne trouvait sous ses pas ni monument, ni passé, ni supériorité héréditaire, ni relique de l'ancien régime, ni débris aristocratique, que, n'ayant rien à envier, à haïr ou à combattre, elle a pu se développer librement et sans secousse dans le sensde ses vraies conquêtes et de ses véritables destinées. Chez elle, l'égalité a été un principe inhérent à son origine et faisant partie de sa raison d'être; elle n'a pas été un sentiment, une passion, un retour ombrageux et méfiant vers les souvenirs d'un autre âge. En France, on a déjà fait faire. à]a démocratie trois ou quatre révolutions, on l'a fait sortir trois ou quatre fois de ses conditions naturelles d'affermissement normal et pacifique, en agitant devant ses yeux, comme le mouchoir rouge devant lé taureau, les vieilles images de )a dîme, des droits du seigneur, des priviléges nobiliaires, de l'inquisition et des lettres de cachet. En Amérique, quiconque essayerait d'évoquer ces fantômes passerait pour un fou ou pour un politique de l'autre monde.
Saluons, en finissant, deux sentiments d'une émouvante grandeur qui se font jour dans le beau livre de M. de Montalembert. Catholique fervent, M. de Montaiembert ne s'effraye pas des tyrannies partiellés de la religion anglicane, sûr que les portions de vérité qu'elle garde encore au sein de l'erreur s'en dégageront de plus en plus et finiront par se fondre dans l'éternelle vérité certain surtout que, sous un gouvernement libre, avec une-Hbertë complète de conscience et de discussion, la 1 victoire doit appartenir tôt ou tard à cette vérité religieuse, c'est-à-dire au catholicisme. Sincèrement dévoué à l'ordre et aux idées conservatrices, M. de Montalembert aime et regrette )a liberté de tribune, assuré que, sous !e feu des débats parlementaires, t'esprit public s'épure; que )e
------------------------------------------------------------------------
juste et )e vrai finissent par prévaloir, et que, « par une sorte de fascination bienfaisante qui s'est exercée sur Mirabeau comme sur M. Berryer, les principes conservateurs ont en général fini par rallier les grands orateurs. Ainsi cette liberté, dans son expression la plus éloquente et la plus haute, cette liberté que nous avons vue, de nos jours, dëugurëe, coupable, calomniée et désertée, M. de Montalembert, catholique et conservateur, la proclame au nom et dans l'intérêt de sa religion et de sa politique. En dehors de toute chicane de détail, il y a )a un plan général. dont l'ensemble s'accorde bien avec la noblesse et l'élévation de cette âme. N'appuyons pas trop; ne rappelons pas que Mirabeau, avant de se rallier à l'ordre, eut le temps de lui faire assez de mal pour se rendre impossible )ui-même de !e relever et de le sauver; ne disons rien de M. Berryer, qui nous mènerait ailleurs qu'en Angleterre n'imitons pas surtout ce géomètre qui demandait en sortant d'une représentation d'~4M~o?K~Me: « Qu'est-ce que cela prouve? » Remarquons, avec M. de Montalembert, que l'Angleterre n'est si grande que parce qu'elle a été fréquemment et heureusement inconséquente, et que, si en parlant d'elle l'on manquait un peu de logique, ce ne serait que de la couleur )oca)e. Ajoutons que la togique est une sotte, que personne n'est conséquent ici-bas, excepté les mathématiciens, qui en profitent pour être souvent les gens les plus absurdes de l'univers. Ou plutôt, sans tant raisonner, suivons M. de Montalembert dans tous les détails de ce merveilleux tableau offert par le patriotisme français au patriotisme britannique. Arrêtons-nous avec lui au seuil de cette salle du Parlement, sanctuaire de l'éloquence politique. « A la voix de ses grands orateurs, nous dit-il, )'Ang)eterre tout entière tressaille. Elle reconnaît ce prestige
------------------------------------------------------------------------
éphémère, mais incomparable, qui fait de )a parole humaine, à certain.s moments, le type suprême de la beauté, l'arme irrésistible de la vérité. » Paroles magiques sous )a plume de M. de Montalembert, image saisissante où l'on devine un vague regret qu'il a le droit de ressentir et que tous ses admirateurs partageront avec lui.
------------------------------------------------------------------------
Ce qui domine la littérature de notre-siècle, c'est l'imagination, ou, en d'autres termes, la personnalité; car, on le comprend, et je rentre ici dès l'abord dans la thèse favorite de M. Nisard, l'imagination n'est que ce côté personnel et particulier de chaque esprit, s'imposant à la raison universelle au lieu d'en accepter les lois et d'en parler le langage. Ce que cette tendance excessive a apporté de désordre et d'alliage dans t'œuvre des plus beaux tan«f0!'re </e la H«e't'a<ufe françatse.
LES mSTO!UENS. tJTTËRAmES 1
M. D. MSAHD' t
------------------------------------------------------------------------
lents, comment i) est arrivé pour tous ou pour presque tous un moment où. se dérobant aux vraies et utiles conditions de leur supériorité, ils se sont égarés dans les complaisances stériles ou funestes du moi, et comment, par une pente inévitable, cette déviation intellectuelle s'est traduite, dans )a conduite dé )a vie, en déviation morale, c'est ce qui ressort de l'ensemble de notre époque littéraire, et ce qu'attestent, sans qu'il soit besoin de citer un seul nom, de nombreux et illustres exemples. Qu'en est-il résulté? Que < les esprits restés sages au milieu de cet entraînement générât ont trop .aimé leur sagesse; que, se considérant H juste titre comme les dépositaires de !a grande et saine tradition classique, ils se sont trop épris de cette tradition, et que, mis en défiance par les excès de l'imagination humaine, ils ont fait une trop large part à la raison, qui peut 1 avoir, elle aussi, ses périls et ses excès. Telle est, selon moi, l'objection sommaire que l'on peut adresser au corps de doctrines de M. Nisard, et, entre autres, à son HMtoM'f f<c la littérature française, son œuvre capitale; où tant de parties essentielles commandent l'estime, et dont le légitime succès vient d'être récemment consacré par une seconde édition;
La méthode de M. Nisard a l'avantage d'être à la fois très-solide et très-simple, comme l'art qu'elle glorifie. On pourrait la réduire à quelques idées principales, queje vais, à mon tour, essayer de résumer, afin de me reconnaître et de me borner dans un sujet aussi immense, qui exigerait des volumes, et pour lequel je n'ai que des pages. C'est l'immortel honneur de l'esprit français, et parconséquent de la littérature française, d'être, plus que toufe autre, l'interprète de l'esprit humain, et de recueillir ainsi l'héritage des deux grandes littératures antiques. Il n'y a pas, en effet, de marque plus décisive de la perfection, ou,
5.
------------------------------------------------------------------------
pour parler comme Henri Estienne, de la préexcellence littéraire, dans un livre, que d'exprimer )a plus grande part de vérités ou d'idées générales admises par les bons esprits de son siècle,-dans un siècle, que de donner à l'expression de ces vérités la forme la plus pure à la fois et la plus populaire, dans un pays, que de faire de ces vérités, revêtues par ses grands écrivains de leur forme définitive, le fonds commun, la tradition vivante, le patrimoine de l'humanité. On voit d'ici ]e plan et)a suite de t'~M~ov de M. Nisard ces livres dont les auteurs expriment tout ensemble leur sens propre et le sens universel, ce sont les livres du siècle le plus parfait de notre littérature; ce siècle par excellence, où ]e génie n'a été que l'interprète des vérités générales, c'est le dix-septième; ce pays, initiateur et en même temps conservateur de ta fortune intellectuelle du genre humain, c'est la France. L'organe, l'instrument qui lui a servi à cette assimilation de la pensée de tous les peuples par sa pensée, et de sa pensée par celle de ses écrivains supérieurs, c'est la raison. J'avoue pour le dire en passant que je n'aurais jamais cru les Français si raisonnables i
Mais, avant d'arriver à ce point de perfection et d'universatité, la littérature et la tangue française ont passé par un noviciat long et pénible, par une adolescence d'autant plus lente, d'autant plus troublée, que la virilité devait être plus forte et la maturité plus féconde: ténèbres du moyen âge, formules barbares de la scolastique, obscurités de la thëotogie, puérilités ou licences d'une poésie grossière, érudition indigeste, emprunts maladroits, caprices de la mode, ivresse d'un premier contact avec les beautés de l'art antique, il leur a fallu tout traverser, tout subir avant d'arriver à cette aurore qui s'appelle Rabelais, Calvin, Montaigne, Amyot, Malherbe, à ce jour splendide qui s'ap-
------------------------------------------------------------------------
pelle Descartes,« Corneille, Pascat.Bossuet,Molière, Racine, la Fontaine, et, finalement, Boileau. Comment, par quels degrés, par quel aide, ont-elles atteint ces hauteurs audessus desquelles il n'y a rien, et d'où, absorbant lesrayons de la Grèce et de Rome, elles ont rayonné à leur tour sur le monde moderne ? A l'aide de deux grands faits qui remplirent tout te seizième sièc)e la Renaissance et la Reforme la Renaissance, qui les remit en présence de leurs ancêtres et des trésors dont elles allaient hériter, comme on remet un Sts de famille sur la trace de parents illustres qu'il ne connaissait pas, la Reforme, qui, en introduisant la discussion dans le domaine des grandes vérités'reli-. gieuses, en forçant le catholicisme à sortir de son immobilité et à déchirer ses vôites théocratiques, en obligeant les défenseurs du dogme et du culte à descendre des profondeurs du sanctuaire et à parler .mieux que tout le monde la langue de tout le monde, prépara cette langue à des prodiges de fermeté et de justesse, de transparence et de netteté, nécessaires à ces échanges, à ces conflits des intelligences émancipées.
Arrêtons-nous là nous en avons assez pour apprécier, sinon tout l'ensemble, au moins tout le point de départ du travail de M. Nisard, et pour indiquer, au seuil même de son livre, par quels endroits il a rétabli ou maintenu les vraies notions de l'esprit français, et.par quels endroits il nous a semblé vulnérable. Ceux-*tà, nous pourrions presque les réduire à trois, qui expliqueraient tous les autres, et contiendraient en germe toutes nos réserves, philosophiques, littéraires et poétiques l'admiration trop vive de M. Nisard pour la Renaissance sa sympathie trop visible pour la Réforme sa tendresse trop filiale pour Boileau.
M. Nisard a-t-iitu l'étrange livre, intitulé Renaissance, de son ancien maître ou condisciple, M. Michetet? A-t-itvu
------------------------------------------------------------------------
là, dans ce chaos sillonné d'éclairs, tout ce qu'un esprit faux, un aventurier de l'imagination moderne et du sens individuel, peut récolter à son profit dans cette phase qui lui semble si bette revanche furieuse de la chair mortifiée par !c christianisme; révolte des sens et de l'intelligence contre tout frein et toute règle; orageux pête-mete des ëtéments les plus contraires de la civilisation et de l'art; brusque réveil du paganisme dans des âmes encore incapables d'en discerner le bien et le mal phittres capiteux absorbés par des cerveaux novices qui ne pouvaient en supporter les vapeurs; ferments de discorde, de dissolution et de mort jetés tout à coup dans une société sans transition entre la tutelle de la veille et les emportements du lendemain? Un pareil spectacle, déifié par une plume vouée à toutes les idées destructives, ne lui inspire-t-il pas, à lui, le champion de la discipline, de l'ordre moral et littéraire, quelque sonpçon et quelque doute aur les mérites et les bienfaits de cette époque ? –« Elle se caractérise assez par son nom, nous dit M. Nisard. Ce nom est plus qu'une définition il exprime un sentiment. N'y substituons pas une dénomination nouvelle. La Renaissance a paru à nos pères une sorte de résurrection de l'esprit français, la reconnaissance a imaginé ce mot. » L'apologie est ingénieuse, mais nous ne l'acceptons pas en entier. La reconnaissance dont nous parle ici M. Nisard, c'est celle de l'homme tel que devaient plus 'tard l'approfondir et le peindre les moralistes du dix-septième siècle, de l'homme mauvais, sensuel, rebette, gouverné par ses penchants, fatigué d'obéir et de croire, et rentrant violemment dans des droits dont il ne sait pas la portée, dans des biens dont il ne mesure pas l'usage. Ce fonds d'orgueil, de convoitise, de bestialité, d'insoumission, d'impatience, dont la grossièreté, encore dominante, ne pouvait être domptée ou tem-,
------------------------------------------------------------------------
pérée que par le christianisme, s'échappant et débordant par ces ouvertures soudaines qui lui viennent-du dedans et du dehors voilà ce qui pousse un cri de gratitude, et ce qui décerne le beau nom de Renaissance à la saison hâtive qui lui permet de renaître. Mais, dans un sens plus élevé, plus détaché de )a partialité humaine, je substituerais volontiers à ce mot de Renaissance celui de Crise, une crise violente, pareille à ces maladies dont on guérit, dont on sort même avec une apparence de force renouvelée et rajeunie, mais dont on garde, pour un avenir plus ou moins prochain, un germe dëtétére et une chance de rechute; une crise qu'il fallut subir, et ce fut là l'histoire des erreurs, des fautes et des malheurs du seizième sièc)e une crise qu'il fallut vaincre, et ce fut'là la gloire et le triomphe du dix-septième. Remarquez, en effet, que ce grand siècle, dans ce qu'il eut de plus pur et de plus caractéristique, ne fut l'héritier detaRenaissancequ'en réagissantcontre elle, et que la grandeur de ses hommes illustres pourrait, pour ainsi dire, s'échelonner par rang de taille, et, d'après le plan même de M. Nisard, à mesure qu'ils s'éloignent de l'époque de la Renaissance et qu'ils en dépouillent les derniers vestiges. Remontons même cinquante ans plus haut, pour rendre l'image plus complète. Rabelais, ce type de la Re-. naissance, ce pourceau de génie, ce détestable et prodigieux bouffon, tançant d'admirables lueurs entre une indigestion d'ivrogne et une indigestion d'érudit, Rabelais que je remercie M. Nisard d'avoir médiocrement loué, est bien moins vrai, bien moins sensé, bien moins humain, bien moins initiateur d'idées générâtes, que Montaigne. Montaigne, ce délicieux chercheur de soi-même et d'autrui, non pas pour r se corriger ou s'affermir, mais pour s'en amuser et se divertir dans son doute, est inférieur à Descartes, le grand promoteur de l'esprit français dans cette recherche des ve-
------------------------------------------------------------------------
rités universelles qui allait être son glorieux domaine. Descartes, dont la méthode et la langue sont incomparables, mais en qui l'homme disparaît sous l'idée, et qui, à force de s'abstraire du sentiment de la vie commune, isole la vérité philosophique de son application chrétienne et morale, me touche-et me ravit moirfs que Pascal, dont je sens le cœur battre dans ses sublimes et douloureux élans vers ce vrai qu'il voudrait saisir par la seule force de sa pensée, vers cette foi où il voudrait arriver par son doute même, et où il finit par s'abîmer dans une pieuse immolation de sa raison éperdue. Pascal enfin, en qui le penseur des supérieurs, mais l'écrivain n'en a pas » Pascal, avec ses inquiétudes, ses troubles, ses alternatives d'ardeur et d'abattement, la peine infinie qu'il se donne pour introduire dans les choses de foi les procédés mathématiques, et faire table rase d'une révélation surnaturelle, afin de mieux se forcer à croire à la religion révélée, est moins rassurant, moins solide, moins sain pour la conscience et pour l'âme, moins parfait, en un mot, et moins complet que Bossuet, 'le suprême génie dans le suprême bon sens, le penseur qui a su rester plus grand en s'abaissant devant le catéchisme que Descartes en recherchant à soi seul la vérité philosophique, que Pascal en poursuivant à soi seul la vérité religieuse; Bossuet, l'homme qui personnifie avec le plus d'éclat, de majesté et de beauté, cet esprit français, dignement salué par M. Nisard, interprète, organe, trésorier de l'esprit humain et n'aspirant au beau que pour faire triompher le vrai. Reprenez un à un ces cinq noms qui représentent tout le progrès de la langue, de la prose, de la tittérature françaises. Placez-lescomme des jalons sur cette route qui va de l'orageuse moitié du seizième siècle à la Victor Cousin.
------------------------------------------------------------------------
triomphale moitié cl dix-septième votre admiration s'accroîtra, deviendra plus sereine et plus sûre; vous verrez s'amoindrir, par gradations manifestes, )e sens individuel au profit du sens universe), à mesure que se dissiperont les fumées de la Renaissance, jusqu'à ce qu'eues disparaissent tout à fait pour faire place, en Bossuet, à l'infaillible certitude du génie humiliant à ta fois et fortinant la raison humaine par son désarmement volontaire devant les trois choses que la Renaissance a le plus compromises l'Autorité, la Tradition et la Foi. Au point de vue purement littéraire et poétique, je ne suis pas plus persuadé. Loin de moi l'envie de méconnaître les services rendus à la poésie moderne par les merveilles de l'art antique, restauré et retrouve Loin de moi l'idée de contester les immortelles beautés de cet art, et de leur comparer, comme objet d'étude et de goût, -tes Pères de l'Eglise grecque ou latine! Jugés en dehors de l'esprit chrétien, comme guides et maîtres des intelligences et des imaginations profanes, les Homère et les Virgile, les Sophocle et lesHorace, tesPtaton et les Cicéron sont plus purs, plus parfaits que les Augustin, tes Basile, les Chrysostome et les Ambroise, venus u une époque de décadence littéraire et de refonte sociale. La question, ou du moins toute la question n'est pas ta mais je crois fermement qu'au moment où ces admirables chefs-d'œuvre furent tout à coup rendus à l'esprit moderne, il n'était pas mûr pour les recevoir, qu'il y eut !n pour lui un éblouissement, et, comme l'à-fort bien dit M. Nisard, un enivrement qui retarda de près d'un siècle etattéra pour toujours l'avénement de la vraie poésie française. Je crois que, pour notre littérature en particulier, il eût mieux valu que l'inspiration originale dominât pendant cent ans encore, et que cette débâcle de beautés antiques, beautés merveilleuses mais étrangères à nos mœurs,
------------------------------------------------------------------------
:') notre sol, à notre foi, n'eût lieu qu'après que notre langue eût été assez formée pour traiter avec l'antiquité d'égale a égaie, après surtout qu'elle aurait produit un de ces génies originaux, une de ces œuvres nationales qui font plus pour la gloire d'une littérature que les imitations les plus harmonieuses et les plus habiles. Ce sera l'éternel regret des admirateurs français de Shakspeare et de Dante, que notre poésie n'ait pas eu le temps de tirer de son propre fonds l'analogue ou t'équivalent de leur oeuvre sublime, avant que les Grecs et les Romains soient venus jeter leurs tuniques sur nos pourpoints, et émonder de leurs savants ciseaux les végétations primitives de notre génie. Mais que dis-je? Est-il besoin de faire de l'histoire conjecturale? Là encore, comme tout à l'heure, nesuffit-il pas de s'en tenir à l'excellente méthode de M. Nisard, et de suivre pas à pas; nom par nom, d'une part, le progrès, l'assainissement de la poésie française, de l'autre, l'effacement progressif /cs empreintes de la Renaissance dans cette même poésie? `? Qu'est-ce que Ronsard, sinon la Renaissance incarnée? Qu'est-ce que Matherbe, sinon )e premier effort de l'esprit francais réagissant contre tout cet attirail de poëte érudit, et cherchantsa voie au milieu decet encombrement de richesses ëtrangéres, ruineuses pour notre noble pauvreté? Qu'estce enfin que notre grand Corneille, le Descartes de notre poésie, sinon le génie même de notre nation, celui deJUchelieu et de Condé, se révélant dans l'art, rompant avec les derniers restes de la Renaissance et installant le spiritualisme sur notre scène, avec Chimëne et Polyeucte? Le spiritualisme C'est là qu'il faut revenir, et c'est ta-dessus que j'appelle l'attention de M. Nisard. Si nous glorifions trop la Renaissance, c'est-à-dire la revanche de la matière retrouvant ses titres de noblesse dans le paganisme, la révoitc du sens individuel se dcchamant dans l'hérésie, de
------------------------------------------------------------------------
quel droit M. Nisard nous fera-t-il admirer, dans le dixseptième siècle, ce victorieux travail de l'esprit domptant de nouveau )a chair, rétablissant le règne des vérités générales, non plus à l'aide d'une foi ignorante et d'une théotogie oppressive, mais par l'élévation même de )a pensée publique et le concours des plus hautes intelligences qui aient éclairé le monde? H faut opter dans l'art comme dans la conscience, nul ne peut servir deux maîtres, le spiritualisme et le matérialisme, l'autorité et )e désordre, la discipline et la révolte. La lutte entre les deux principes est ouverte depuis trois cents ans, ou plutôt depuis que l'homme se débat dans !e douloureux antagonisme de sa double nature, de sa double origine. Suivant que l'un des deux triomphe ou succombe, les littératures et les sociétés se relèvent ou s'abaissent; et, si le dix-septième siècle est resté le plus grand de tous comme èxpression de !a pensée hnmaine, c'est parce que Descartes, Port-Royal, Corneille, Bossuet, ont fait monter si haut l'idéal des âmes,' que, malgré le paganisme, malgré l'antiquité grecque ou romaine, malgréGassendi, malgré !a part inévitable faite aux sens et à la matière, cet idéal, en définitive, a attiré à lui les etëments contraires, au lieu d'y descendre et de s'y perdre. L'erreur, une des erreurs de notre époque et de que)ques critiques contemporains, a été de croire 'que tout se réduisait à des questions de style et de forme, qu'on pouvait concilier )es deux principes opposés sans remonter à !a source, à )a conscience et au cœur de l'homme, à sa vie morale, à ses croyances, et en se bornant à faire honte à ia langue de ses excès matérialistes, à flétrir les abus de mots, de ciselures et d'images, à rappeler que la phrase ne doit être que !e voile transparent de l'idée; !a lampe éclairant tout ensemble les objets extérieurs et l'albâtre qui la recouvre. Ils ne se sont pas aperçus que ce )uxe effréné
------------------------------------------------------------------------
de la forme n'était que la conséquence de t'appauvrissement de la pensée, qu'on ne ramenait pas une langue au spiritualisme quand on négligeait d'y ramener les auteurs qui ta parlent, que ce vice littéraire était invinciblement lié à un vice intellectuel, et qu'essàyer de corriger l'un sans l'autre, c'était vouloir échouer contre tous deux méprise fàcheuse, qui a fait les affaires de cette littérature réaliste et fantaisiste, aussi odieuse assurément à M. Nisard qu'à nous-même. Fidèle admirateur, éloquent historien de nos gloires littéraires du dix-septième siècle, peut-être auraitil été plus conséquent avec lui-même s'il en eut mieux dégagé, mieux purifié les origines, s'il les eût cherchées à des hauteurs plus lumineuses et plus divines mais peut-être aussi lui eût-it fallu pour cela un fil conducteur plus solide et plus sûr que la raison.- Tout va bien encore, tant que nous n'en sommes qu'à la raison de Descartes, de Bossuet et même de Féneton nous attendons M. Nisard à la raison de Jean-Jacques et de Voltaire'.
Parlerai-je de la Réforme? Le sujet est plus délicat, car il y a encore des réformés, et i! n'y a ptus, hétas! de renaissants. tt est bien entendu d'ailleurs qu'il ne s'agit pas ici de ta religion protestante, devenue, avec de nombreuses ° -variantes, la religion d'une partie de l'Europe, mais de la propagande de Luther, de Calvin et de Zuingle, mais de ces prédications meurtrières qui, sous prétexte de réformer quelques abus, tivrerent les âmes et les consciences à la merci des interprétations personnelles, déchirèrent latradition de quinze siècles et préparèrent au monde ces luttes sanglantes d'où sont sorties tout armées les révolutions modernes. Ceci nous mènerait trop loin de notre sujet, ou du Dans son quatrième volume, M. Nisard doit aborder le dix-huitième siècle.
------------------------------------------------------------------------
moins en altérerait la spécialité littéraire. Maintenons-la en demandant simplement à M. Nisard si, dans ses Ë~t~ sur la Renaissance, il n'a pas été plus attiré par )a vertu et la foi de Thomas Morus, que par la stérile neutralité d'Erasme ou la rêverie impuissante de Méiancbthon;en lui demandant si l'autorité, ia règle et !e sens universe), ces trois pivots autourdesquels il fait tourner toute sa doctrine, toute sa tradition d'écrivain classique, lui paraissent mieux sauvegardés par )a religion de Luther que par celle de Bossuet; si des sectes qui, à leur naissance, durent leur succès à la négation de l'autorité, au morcellement de la h vérité et à l'émancipation des intelligences, lui semblent plus favorables que, le catholicisme à cette perfection des littératures, qui, selon lui, consiste à absorber la pensée générale dans l'oeuvre d'un xeu), et à ramener à un principe d'unité les divergences d'opinions et de génies. Je sais bien que M. Nisard ne glorifie pas d'une manière absolue les effets de )a Réforme sur notre littérature et sur les perfectionnements de notre prose; i) luisait gré surtout d'avoir secoué )a torpeur du dogmatisme catholique, et d'avoir contraint ses défenseurs à cesser d'être théologiens pour devenir écrivains, à passer de l'enseignement routinier d'une lettre morte ou close à la discussion libre, animée, vivante, mise au service de toutes les âmes. Il reconnait même qu'une fois descendus dans l'arène, ils y ont fait assez bonne figure, que t'avantage leur est resté, et que ce combat et cette victoire ont achevé de former notre langue. A ce point de vue, nous sommes d'accord avec M. Nisard seulement, prenons-y garde. H faudrait, dans ce système, remercier la maladie qui fait ressortir l'art du médecin, le procès qui met en relief le talent de l'avocat, l'ennemi qui donne à nos généraux et à notre armée l'occasion de se couvrir de gloire c'est possible, maisjene
------------------------------------------------------------------------
suis pas plaideur, la paix a ses charmes, et j'aimerais autant me bien porter.
H ]
Je ne connais rien de pire que le t'échange littéraire, et s'il ne s'agissait ici que de réveiller, à propos de Boileau, de vieilles querelles fort heureusement oubliées, je ne chicanerais pas M. Nisard sur son admiration excessive pour l'auteur du LM~'tm et de F~~poë~Ke. Mais cette admiration, chez M. Nisard, est plus qu'un sentiment elle est une cocarde elle se rattache à l'ensemble de ses doctrines, qui, selon moi, font une part trop grande la raison dans la littérature française. Quelques mots sur la poésie et sur ce qu'elle nous semble avoir perdu avant, pendant et après .Boileau, par ce côté trop raisonnable et trop didactique, nous aideront à expliquer notre pensée.
S'il y a lieu de reconnaître, avec l'éminent auteur (le cette HM~OM's, que )o plus beau mérite des ouvrages en prose soit d'exprimer mieux que personne ce que tout )e monde pense, et de faire ainsi de l'esprit d'un seul For-' gane puissant et agrandi de l'esprit humain, on doit ajouter, et M. Nisard ne l'a peut-être pas assez dit, que !e caractère de la vraie poésie, du vrai poète, est d'imaginer et de sentir, à un degré supérieur, ce que tout le monde sent et imagine, d'en fixer l'expression dans une langue que KOMSgK~HdoM~ams ~jMM'~?', et de faire ainsi, du'poëme d'un seul l'harmonieuse vibration du poëme universel. Ces deux facn)tcs ont des noms qui, lorsqu'on
------------------------------------------------------------------------
songe à Boileau, ressemblent presque à une épigramme cttes s'appellent imagination et sensibilité. Maintenant, qu'il soit essentiel d'en régler l'usage en y mêlant un grain de raison; qu'elles puissent produire, en s'exagérant, les effets les plus dëptorabtes; qu'il en résulte chez ces natures à la fois privilégiées et incomplètes une surexcitation fébrile, une exaltation factice, un débordement du moi, un manque d'équilibre intellectuel et moral, souvent trèsdangereux dans l'application pratique; qu'en un mot, depuis Platon, qui s'y connaissait etqui exilait les poëtes de sa République, jusqu'à Lamartine, qui eût mieux fait de ne pas se mêler de ta nôtre, les hommes trop doués du don de poésie aient été constamment suspects aux gens raisonnables, c'est ce que tous les siècles ont reconnu et ce que notre siècle a, moins que tout autre, )e droit de contredire. H n'en est pas moins vrai qu'un poète dépourvu d'imagination et, de sensibilité, ou même un poëte chez qui ces facultés seraient, non paspondérëes, maisdominées par la raison, est tout simplement un être impossible. Autant vaudrait se figurer un prêtre sans culte, un riche sans argent ou un orateur muet. Or les admirateurs mêmes de Boileau conviennent avec nous qu'il a peu brillé par l'imagination, et moins encore par le sentiment. Que dis-je? Ils'ne croient pouvoir mieux le louer que par le tableau trop fidèle des inconvénients et des excès du sentiment et de l'imagination. Ce n'est pas tout il y a, au sujet du dix-septième siècle, une observation à faire, qui n'en diminue pas ta gloire c'est que, dans ce siècle si fertile en grands écrivains, en créateurs de toutes sortes, l'esprit critique était encore à l'état d'enfance; et remarquez que ces deux faits, loin de se combattre, s'appuient et s'expliquent l'un par l'autre pour les époques comme' pour les individus, !a création exclut l'analyse, et réciproque-
------------------------------------------------------------------------
ment. On a même constaté, en l'honneur du dix-septième siècle, que la plupart des oeuvres qui l'avaient le plus illustré, avaient été écrites en dehors de toute préoccupation littéraire. Là où cette préoccupation se fit particulièrement sentir, l'infériorité fut évidente, etse trahit par un mélange de pédantisme et de puérilité auquel les meilleurs esprits eurent quelque peine à échapper; témoins Balzac, Voiture, Ménage, Huet, Chapelain, comparés à Descartes, à Pascal, àBossuet, àSaint-Simon. Eh bien, Boileau, dansson temps, représenta justement l'esprit critique, l'esprit littéraire, c'est-à-dire ce qui restait inférieur, étroit, arriéré, au milieu de cet épanouissement spontané de chefs-d'oeuvre. Il eut le mérite, et c'est beaucoup, de ne pas se tromper dans ses préférences, de faire acte d'un goût sûr et quelquefois précurseur dans ce triage des renommées contemporaines où la postérité a ratifié ses jugements, de prendre parti pour l'or contre !e clinquant, et pour la gloire contre la vogue mais, en conscience, ce n'est pas assez pour avoir )e droit de garder son rang dans ce merveilleux groupe qui a écrit les Pensées, Po<euc<e, le J~MaM~M'op6, tes FaMes, Athalie, r~t~otrë universelle, les LeMt'e~, T~ema~Kg, tes C<M'<ïc~'<s. A ces inspirations si diverses,' mais toutes si hautes, qui ont conservé, après deux cents ans, leur immortelle jeunesse, est-il permis d'assimitert'inspiration vulgaire et vieillotte qui a dicté les satires sur )e MfKtUNM DtMet', sur tes .Em&an'<M de Pf:ris et sur t'.Ef/MM~tM? Les Ept<?'<& supérieures'aux Sa<M' ne dépassent, guère, comme valeur poétique, une conversation élégante, soutenue et relevée par les césures et les rimes. Que dire du LM~'tM, abandonné à demi par M. Nisard, sinon que le prodigieux travail d'exécution, et même le uni de plusieurs détails, n'y font que mieux ressortir,la pauvreté d'imagination, et que le poëme héroï-co-
------------------------------------------------------------------------
mique est, avec le poëme didactique, !e plus froid et )e plus suranné de tous les genres? Ceci nous mène droit à l'Art poéti,que, dont M. Nisard s'est fait )e très-ingénieux panégyriste, sans réussir pourtant à me convaincre. Ce qui a protongé )a popularité de cet ouvrage, c'est une foule d'axiomes faciles à retenir, prenant aisément, grâce au rhythme et à )a coupe du vers, une tournure proverbiale, et assurant aux esprits communs, pour les jours de disette, une bonne provision de vérités toutes faites. Boileau est ainsi devenu le pain quotidien de bien des gens qui mourraient de faim s'ils n'avaient pas ce pain-là. Mais au fond ie sentiment vrai, délicat, créateur, en est complètement absent; touts'y réduit à des régies un peu mesquines d'un art qui ne s'apprend point, et, dès les premiers vers, toutes ces vieilles images du Parnasse, de Phébus et de Pégase nous mettent à cent lieues de la poésie véritable, telle que nous l'entendons aujourd'hui. Chose singulière l'Art poétique d'Horace, écrit il y a deux mille ans, pour une littérature païenne et dans une langue morte, est resté plus jeune, plusnouveau, plus vivant que celui de Boileau. C'est qu'Horace est poëte! !) vit de plain-pied avec l'art, la tradition, les divinités, dont sa main tégére esquisse les lois et les leçons avec une gràce inimitable. Il appuie moins it faitglisser ses aimablespréceptes à ta surfaced'une épître; il ne leur donne pas cette forme savamment et correctement didactique, qui jette, quoi qu'on en dise, un froid glacial sur l'ensemble; enfin, son style, malgré ses négiigences, est d'un grain poétique très-préférable à celui de Boileau. Je sais tout le mauvais renom.de novateur retardataire auquel on s'expose en attaquant, à propos du style de Boileau, l'opinion accréditée dans la bonne et saine littérature. C'est donc en toute humilité que je m'accuse làdessus d'une impression personnelle, proche voisine de
------------------------------------------------------------------------
t'impënitence. Le style de Boileau, surtout danst'/t~poj~Ms, m'a toujours paru manquer des qualités que j'admire le plus chez les écrivains et les poëtes du dix-septième siècle; et, au premier rang, je place le naturel. Son vers est pénible, il sent le travail, l'effort, l'huile. Comparez-le aux vers de Racine, de Molière, de la Fontaine quetfc différence! Comme on voit que )e souffle inspirateur a fait défaut, qu'il lui,a fallu cette espèce de /teMr<, de ressaut amené par le défait technique de la versification, pour donner à l'idée et a son expression un peu de relief et de montant! Cuei))ez au hasard, parmi les passages les plus souvent cités, les plus pieusement érigés en dogmes par les dévots de la tradition classique, celui-ci, par exempte De la foi d'un chrétien les mystères terribles
J~'ornements cgayes ne sont pas susceptibles.
Y a-t-il quelque chose de plus plat, de plus prosaïque? On multiplierait ces citations à l'infini, si une critique de mots n'était aujourd'hui encore plus passée de mode qu'une querelle pour ou contre Boileau. A tous moments son lecteur est tenté .de dire de lui ce qu'il a dit tui-même de Chapelain « Que n'écrit-il en prose~ » Et cependant on se tromperait la prose de Boileau est médiocre, M. Nisard le reconna!t, et cette fois nous sommes de son avis. Contrairement à presque tous les grands poëtes, qui ont été aussi d'excellents prosateurs, l'auteur du Lu~M, qui semblait, pour descendre à la prose, n'avoir qu'à parler sa langue naturelle, y est inférieur à hu-mëme. Ceci serait encore une preuve accablante, s'il nous convenait d'insister. Cette intelligence laborieuse, vive et nette, mais sans inspiration, avait besoin d'une lutte contre les difficultés poétiques pour se maintenir à une èertaine hauteur: et
------------------------------------------------------------------------
comme ses vers n'étaient, après tout, que de ]a bonne prose, dès qu'elle baissait d'un ton et s'abandonnait un peu plus, )e niveau même de la prose tui'échappait: elle n'avait su être prosaïque qu'en vers. Mais en voilà beaucoup trop, et j'ai vraiment honte, en l'an de grâce et de guerre 1855, de renouveler nos pacifiques batailles des temps heureux, nos romantiques équipées de 1828. Encore une fois, tout ce que j'aivoulu, c'est marquer, par cette préditection de M. Nisard pour un poëte qui ne fut peutêtre qu'un critique antidaté, et qui sacrifia, sans y avoir beaucoup de mérite, l'imagination à la raison, la tendance de son esprit et la physionomie de son livre. Dieu merci ce livre offre des compensations assez belles, pour que )e plus obstiné contradicteur de M. Nisard y trouve d'amples sujets de sympathie et de louange. Le plan même de son ouvrage, cette manière de graduer, phase par phase, les progrès de l'esprit français jusqu'au point où, se rencontrant avec l'esprit humain, il se l'assimile et s'empare du sens universel en prenant pleine possession de lui-même, a un caractère de grandeur magistrale qui donne àlafois une leçon et un exemple d'unité. Ce travail de gradation lumineuse, d'assimilation conquérante, aboutissant au dix-septième siècle comme à son triomphe et a son couronnement suprême, est indiqué par l'auteur avec un tel art et une te))e netteté, quelelecteur, entraîné, éprouve une impression analogue à celle qu'on ressent, dans une belle matinée d'été, en voyant peu à peu !e crépuscule s'éclaircir, !e ciel se teindre, l'aube blanchir, l'aurore paraitre et !e soleil éclater. Puis, une fois arrivé à ce siècle dont il a fait sa religion littéraire, it s'y étabtit, pourainsidire, comme dans son domaine, et trouve, pour caractériser ces beaux génies tant de fois analysés et admirés, des aperçus nouveaux, des remarques ingénieuses, des accents qui s'élèvent et gran6
------------------------------------------------------------------------
dissent avec son sujet. Rarement Louis XIV avait été mieux loué c'est plaisir de voir un homme arrivé des extrémités du libéralisme rendre si bien justice aux mérites d'un monarque absolu, et déterminer d'une main si ferme les vrais rapports de ce monarque avec les gens de lettres, qu'il arrachait aux domesticités humiliantes, aux capricieuses libéralités des grands seigneurs ou des financiers pour les élever au rang de pensionnaires de la Royauté et de l'État. Nous renvoyons à ces excellents chapitres du livre de M. Nisard les partisans de l'opinion récemment émise, qui consiste à isoler Louis XIV des gloires littéraires de son règne, et à prétendre que ce fut en dehors ou même en dépit de son inlluence que ses contemporains illustres écrivirent leurs chefs-d'oeuvre. Peut-être même, dans l'ardeur de son zèié apologétique et l'abondance de ses bonnes raisons, M. Nisard est-il allé un peu loin. H est bien difficile, en effet, de ne pas avouer qu'il y a eu, parmi les grands écrivains du siècle de Louis XIV, !e côté des indépendants, qui, continuant une veine légèrement gauloise, et tempérés d'ailleurs par le bon esprit et l'amour de )a règle familiers à toute leur époque, ont uni aux avantages de la discipline, de l'ordre et de l'harmonie, les agréments moins solides, mais plus piquants, de l'originalité et de )a liberté d'allures. Ainsi dans des nuances bien diverses, Port-Royal, la Fontaine, le cardinal de Retz, madame de Sévigne, Fénelon, Saint-Simon, les disgraciés, les négligés, respirant. l'air du siècle sans humer l'air de la Cour, n'ont pas cette régularité à la Lenôtre que l'on remarque chez les poëtes'favoris ou courtisans. Bossuet et Molière le Père de l'Église et le comédien de génie ont eu seuls l'envergure assez puissante pour embrasser ces deux familles d'esprits, et les poumons assez robustes pourrespirerindifféremment lesdeux atmosphères. Mais ce n'est
------------------------------------------------------------------------
pas à moi qu'il convient d'insister sur ces nuances, et il y aurait un bizarre paradoxe à les voir contestées, en l'honneur de Louis XIV, par un ancien ami de Carrel et rappelées par un féroce absolutiste. Aussi bien, nous y aurions perdu, si M. Nisard les avait trop aisément admises, son charmant chapitre sur Racine; où ce talent un peu austère, un peu grisâtre c'est de M. Nisard que je parle– s'attendrit et se colore avec son modèle. Ai-je besoin d'ajouter qu'entre Bossuet et Fénelon, dans la fameuse querelle du quiétisme, M. Nisard pris parti pour Bossuet? Ce ne serait pas assez dire il a, sur Fénelon, des vues d'une justesse rigoureuse, qui percent à jour cette naturesingulière, à la fois angélique et subtile, justifiant par ses subterfuges et désarmant par ses grâces les rigueurs de l'orthodoxie, si différente pourtant du Fénelon de roman et de mélodrame qu'ont imaginé après coup les parleurs de philosophie et les fournisseurs de panthéons. Malgré l'archevêché de Cambrai, d'admirables vertus et les délièieuses beautés de ses ouvrages, nous aurons toujours, pour notre part, quelque peine à pardonner à Fénelon cette popularité posthume que semble avoir pressentie et désirée cet esprit constamment occupé de séduire on dirait qu'il se complaît encore à exercer sur la postérité Je prestige que subirent ses contemporains. On lui en veut presque de cette coquetterie ingénue, mêlée de naturel et d'art, dont le charme inquiétant lui survit, et qui lui a valu, comme récompense ou châtiment, le triste honneur d'inaugurer, à titre d'ancêtre ou de précurseur, la série des prédicateurs d'humanité, des apôtres du sentiment, des rhétoriciens de la nature, menant tout doucettement le genre humain à ia Terreur par l'Idylle. M. Nisard analyse en maître les complications et les détours de cette âme de séraphin sophiste. Il nous montre comment Fénelon a été, dans l'ordre des temps. le
------------------------------------------------------------------------
premier de ces grands hommes en qui le sens individuel se soit fait jour, et qu'on ne puisse lire, par conséquent, sans un peu d'anxiété mêlée à un attrait plus vif déjà et plus dangereux. Il fait ressortir ce goût d'utopie, cette critique de la royauté d'alors, ces duretés peu patriotiques et peu charitables envers Louis XIV vieilli et vaincu, ces préludes révolutionnaires, par lesquels le pieux archevêque tend, en effet, la main aux démolisseurs à venir. Toute cette partie de son Étude est aussi solide qu'ingénieuse et peut être citée comme un modèle d'histoire littéraire. Mais, puisque M. Nisard humiliait si justement Féneton devant Bossuet, et notait d'un doigt si ferme les méprises de la postérité, pourquoi, quelques pages plus loin, rend-il à Féneton cette même gloire que lui a décernée la philosophie moderne: d'avoir servi d'initiateur à des vérités bienfaisantes; d'avoir préparé la mission des écrivains du dix-huitième siècle d'avoir, ajouté à la charité chrétienne l'amour de l'humanité d'être, en un mot, l'aïeul plus ou moins lointain des herot~M~ MOM~eM)'~ de 1789? Comment se figurer que le même homme ait pu avoir tort devant son siècle, raison devant l'époque suivante? Tort en présence de Bossuet, raison en attendant Voltaire? Que ce qui était sophisme et péril en 1700, ait pu devenir vérité et bienfait cinquante ans plus tard? Il y a là une inconséquence ou du moins une solution de continuité qui m'étonnerait de la part d'un homme aussi réfléchi que M. Nisard, si je ne me souvenais qu'en prenant la raison pour signe de ralliement et pour point de repère à travers les phases successives de son Histoirè de fa Httem~M'e ~'aMcaî'xe, il s'est logiquement condamné à suivre cette raison dans sa marche un peu accidentée, et peut-être à accepter d'elle, à un siècle de distance, des conclusions fort différentes. Car enfin, on ne saurait le nier, Voltaire, en un moment donné, exprima
------------------------------------------------------------------------
le sens général de son époque, et fit de l'esprit français l'interprète de l'esprit humain tout autant que Bossuet cent ans auparavant. S'en suit-il que ce sens général ait été aussi sensé, cette raison aussi raisonnable, et qu'on doive décerner à l'auteur de Candide les mêmes honneurs qu'a l'auteur de l'Histoire universelle ? M. Nisard n'ira sans doute pas jusque-là, et pourtant je ne suis pas tout à fait rassuré. Je lui dirais volontiers, à propos de son admiration si légitime et si éloquente pour Bossuet, ce que disait ce grand seigneur assistant à la bèlle scène où Auguste accable Cinna « Ah! tu me gâtes le Soyons amis, CMMM.' Lui aussi me gâte un peu le so~oMs amis, Bossuet » en me rappelant trop souvent que l'événement a donné tort au sublime ëvêque, qu'on peut lire ses chefs-d'œuvre de polémique religieuse avec enthousiasme, tout en se réservant à part soi le droit d'objection et de doute, qu'avec lui t'cjoge te plus magnifique n'implique pas la conviction; qu'en un mot le sens universel si pleinement exprimé par Bossuet a pu n'être que le sens contemporain, et, plus tard, s'est effacé, modifié ou démenti. Ah s'il faut mesurer le prix d'une touange par celui qu'y aurait attaché l'homme qu'on loue, n'y a-t-il pas là, en dehors même de la question d'orthodoxie et de foi, quelque sujet de tristesse ?it nous semble entendre Bossuet lui même, ce génie si peu préoccupé de gloire humaine, dont les plus beaux ouvrages furent écrits, loin de toute arrière-pensée littéraire, pour convaincre et élever les âmes, pour défendre et prnpager la vérité, il nous semble l'entendre repousser ces panégyriques où la littérature a trop de part, où la foi n'en a pas assez, et s'écrier avec une sorte de pieuse colère « Je ne veux pas qu'on m'admire, je veux qu'on me croie » Mais je m'arrête faire parler Bossuet serait plus téméraire encore que critiquer M. Nisard. Pour m'en punir, je vai.s
------------------------------------------------------------------------
descendre de ces hauteurs dans les infiniment petits. Le livre de M. Nisard est assez exact, assez classique, pour mériter qu'on lui signate, en vue d'une édition nouvelle, quelques très-légères inexactitudes. Ainsi il nous donne la date de la naissance de Malherbe et celle de sa mort; les deux dates combinées ne font que soixante et onze ans, et il nous parle d'une pièce de vers que Malherbe composa a soixante-quatorze. Ainsi il attere, à deux reprises, un mot célèbre et charmant de Louis XIV Le grand roi n'a pas dit, à propos de Féneton a C'est le plus chimérique des beaux esprits de mon royaume, ') mais « C'est le plus bel esprit et le plus chimérique de mon royaume. Il y a là une nuance qui doit être maintenue. ·
Nous serions bien trompé si ces critiques minutieuses, ces objections chagrines, ces réserves indiquées sur plusieurs points littéraires et même sur quelques questions plus graves que la, littérature, ne prouvaient pas à M. Nisard, mieux que d'uniformes hommages, le sérieux plaisir que nous a causé )a lecture attentive de son ouvrage et le rang élevé que nous lui assignons dans les lettres contemporaines. A une époque où bien des livres offrent, comme nos frêles causeries, des caractères de précipitation et de hâte, et où l'on sent que les auteurs veulent surtout arriver vite, au risque de repartir plus vite encore, c'est une bonne et douce surprise, presque une rareté, que d'avoir entre'les mains une œuvre où tout se tient, où la trame est solide: où se revêtent une réflexion patiente, une étude profonde, un lent et victorieux travail de composition et d'unité. Seulement, nous avons pensé que chacun devait garder son poste, parmi les plus humbles comme les plus éminents défenseurs des doctrines réparatrices. Si toutes les conclusions de M. Nisard étaient acceptées, si toutes les parties de son livre sembtaient inattaquables, si la tradition qu'il
------------------------------------------------------------------------
relève etqu'il glorifie redevenait toute-puissante, il faudrait tout simplement regarder comme non avenu le grand mouvement littéraire qui s'est accompli il y a trente ans. Or, malgré nos repentirs de détail, nos illusions perdues et nos idoles brisées, nous ne pouvons exagérer à ce point les capitulations de notre défaite. Le romantisme, à son début, a représente une idée féconde et vraie, l'idée d'un siècle qui naissait et à qui il fallait une nouvellelittérature pour exprimer de nouvelles pensées, de nouvelles moeurs, une nouvelle société, un nouveau monde. On s'est égaré, c'est incontestable; partis du spiritualisme chrétien, les novateurs sont arrivés, par des déviations funestes, à ces excès panthéistes, matérialistes, réalistes, fantaisistes, quidegra-. dent l'art en corrompant les intelligences. Y a-t-il un remède à cette situation désastreuse? On a vu des révolutions politiques se terminer par des transactions peut-être en serait-il de même des révolutions littéraires. I) y a trente ans, à cette époque de radieuse espërance-dontje.me'plais à parler comme on parle des premières amours de sa jeunesse, les maîtres de la littérature et de la critique, les Villemain, iesGuizot, les Cousin, étaient moins éloignés du groupe des novateurs qu'on aurait envie de le. croire. Leur instinct supérieur leur disait que la vie, l'avenir, la vérité, étaient là. Aujourd'hui les ruptures sont plus violentes et les scissions plus 'formelles grâce à plus d'excès d'une part, à plus de méfiance de l'autre, on s'exagère des deux côtés. C'est un malheur; car il ne peut y avoir, dans un siècle, de bonne littérature, que quand la nouveauté et la tradi-' tion, au lieu de se renvoyer des défis et des invectives, se réconcilient et se combinent; mais, hélas! voila le difficite. Pour y parvenir, nous devrions tous commencer par avouer nos fautes; il est plus agréable et plus commode de continuer à en commettre.
------------------------------------------------------------------------
On s'exposerait à être injuste envers J'oeuvre ingénieuse d'un éminent et aimable esprit, si l'on oubliait sous quelle forme elle s'est d'abord produite, et comment ces pages charmantes ont été une leçon avant de devenir un livre. Ceci nous semble essentiel et tient à l'ensemble du rôle rempli par M. Saint-Marc Girardin dans la littérature et la société de son temps. Le professeur, voilà ce qui domine en lui, non pas dans l'étroite et pédantesque acception du mot, mais dans un sens d'enseignement moral et pratique et avec une vue très-fine et très-juste de ce que cet enseignement doit être pour répondre ou pour remédier aux penchants de la génération nouvelle. Pour les hommes supérieurs, se rencontrant avec une jeunesse enthousiaste et passionnée, c'est une tache brillante et facile de s'associer à son élan, de la guider dans cette voie où, à côté d'illusions dangereuses, se pressent de riches espérances, de l'aider à tracer ce sillon où germent avec une égale vigueur la mauvaise herbe et le bon grain. Plus tard, lorsqu'aux années radieuses et fécondes a succédé la Couf! t/e !)fftra<ure f~ama~ue (troisième vo)ume).
M. SAÏNT-MA~C CHARDIN' t
Il
------------------------------------------------------------------------
phase de lassitude et de mécompte, lorsque les esprits, découragés ou aigris, se désistent ou s'exagèrent, le tangage des maîtres doit changer, et il devient alors moins doux à entendre et moins facile à parler. H faut qu'ils amoindrissent volontairement leur centre d'action et d'influence, qu'ils renoncent aux conquêtes du dehors, aux grands horizons où tout a fini par se confondre dans la brume du soir et la poussière du combat, pour s'enfermer avec leurs auditeurs et leurs disciples dans un idéal plus 'modeste, mieux abrité, dans des vérités familières et domestiques où le positif de ta vie reparaît sans trop irriter ni trop aplatir les âmes, où il ne s'agit plus d'être des héros, de grands citoyens ou des poëtes, mais de rester ou de redevenir d'honnêtes gens. C'esllà ce qu'a voulu être et ce qu'a été, à son moment, M. Saint-Marc Girardin:-un moraliste arrivé au lendemain dès-ivresses intellectuelles, enseignant à se modérer et réussissant à adoucir, à force d'esprit et de bon esprit, ces heures de prostration ou d'amertume qui, dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, suivent les heures d'excès; un prédicateur de tempérance, mais d'une tempérance agréable qui ressemble au régime de l'homme sage plutôt qu'à l'austérité du cénobite: un maître de sauvetage au service des -naufragés et des vaincus. En voyant M. Saint-Marc Girardin attaqué par l'école des néo-romantiques, des romantiques tard venus, des réalistes, des fantaisistes, de tous ces survivants de la bataille qui saccagent et brûlent faute d'avoir su vaincre, nous avons quelquefois songé à ces gouvernements doux, économes, bienfaisants, réparateurs, guérissant les blessures qu'ils n'ont pas faites, et que l'injustice des peuples rend cependant responsables de la souffrance que leur ont causée ces blessures, et des sacrifices nécessaires nour en guérir. Nous qui sommes moins injustes,
------------------------------------------------------------------------
reconnaissons en M. Saint-Marc Girardin cette physionomie particulière, toute d'autorité et de grâce, et qu'elle nous tienne en respect, si nous avions, par hasard, envie de nous étonner de ses haltes en des sujets un peu fades pour nos imaginations blasées, de sa persistance à traiter la littérature par les émollients et les calmants, et de ses assiduités prolongées auprès de l'amour ingénu. L'amour ingénu, en 1855, professé par un membre de l'Académie française, à quelques cents pas du théâtre où l'pn joue le De?Mî-MoHdc et de la Bourse où )'on côte le Crédit foncier! N'y a-t-il pas là un contraste, que dis-je? un assemblage de contrastes tels que les aime l'esprit humain, et qui expliquent comment les lettres représentent la société tantôt par les similitudes, tantôt par les différences Ce n'est pas pourtant par pur caprice, ni par velléité de paradoxe, ni par complaisance pour un public frivole, que M. Saint-Marc Girardin a été amené à traiter ce sujet devant son auditoire. Pour lui, cet amour ingénu' n'est qu'un chapitre de son CoMt's de !!Mf?'<:t!M'ë dt'amstique, c'est-à-dire de l'étude du drame, de la tragédie, du roman,- considérés non pas dans les livres, non pas d'après des méthodes que la nature se plaît à démentir souvent et que l'art n'observe pas toujours, mais dans le cœur de l'homme, dans ce drame permanent, intérieur, vivant, toujours varié en ses prétendues ressemblances, toujours le même en ses variations apparentes, et dont les œuvres poétiques ne sont que l'interprétation plus ou moins vraie, modifiée ptutôt-qu'attérëe par le goût de chaque siècle et le tour de chaque génie. Avons-nous besoin de faire ressortir tout ce qu'a d'ingénieux et de fécond cette méthode qui appartient en propre à l'auteur du Cours de <tM6)'</,K?'e drfMMN!<!qM6; combien elle est préférable à la sécheresse didactique qui discute ses sujets par le dehors, et
------------------------------------------------------------------------
que d'aperçus elle ouvre, que de courants elle établit entre'la parole du maître et l'âme de t'auditeur? C'est ainsi que M. Saint-Marc Girardin a suivi,- a travers les siècles et les progrès ou les crises de la civilisation morale, poétique, littéraire, le développement des passions, tantôt simples et primitives, amour de la vie, affections naturelles, affections de famille, sentiment paternel, tendresse de mère, amour fraternel et filial, tantôt raffinées, mais innocentes encore, telles que i'amour et ses expressions diverses chez les anciens, au 'moyen âge, dominé ici par le sentiment exquis du beau s'élevant à l'idéal et au platonisme là, par le sentiment chrétien, triomphant de la chair et créant la chevalerie. Chaque partie de ce grand travail embrasse,. on le voit, une période de l'histoire de l'humanité et une phase de l'histoire de la littérature dans ses rapports avec les passions, ou, en d'autres termes, dans le drame dialogué, chanté ou raconté; sur la scène, dans le poëme et dans le roman. A chaque nouvette. étape, l'histôrien se trouve également au courant de ce qui se passe dans le monde et dans les cœurs, de ce que les œuvres de l'esprit empruntent aux moeurs publiques et de ce qu'eites .leur prêtent, du commentaire en partie double qu'elles échangent, s'expliquant et se complétant les unes par les autres. Au lieu de s'enfermer dans les livres, et de se demander, après chaque lecture, s'ils sont conformes à telle ou telle notion, à tel ou tel penchant de t'âme humaine étudiée séparément, il s'est établi, pour ainsi dire, dans t'ame elle-même, la prenant à la fois pour observatoire, pour pierre de touche et pour juge, et bien sûr que ce qu'elle lui apprendrait sur ceux qui avaient essayé de la peindre ne serait jamais ni faux, ni sec, ni stérile. Voilà comment M. Saint-Marc Girardin, après avoir confronté t'expr~sio)) des sentiment primitifs
------------------------------------------------------------------------
dans les sociétés primitives, celle de t'amour raffiné et idéalisé dans le platonisme, celle de l'amour chevaleresque chez les barbares domptes et purifiés par le christianisme, arrive aujourd'hui, en suivant la marche des siècles èt les gradations naturelles de son sujet, à cet amour qui n'est plus l'amour primitif, puisqu'il admet ou implique déjà bien des délicatesses; qui n'est plus l'amour platonique, puisqu'il ressemble à un attrait bien plus qu'à une doctrine; qui n'est plus l'amour chevaleresque, puisqu'il n'en connaît ni les lois, ni les sacrifices, ni les grandeurs; qui n'est pas l'amour honnête ni l'amour vertueux, puisque l'honnêteté suppose un raisonnement et la vertu un effort; qui est encore moins l'amour coupable, puisqu'il ne règne que sur des âmes innocentes et cesse d'être au moment où commence l'idée de faute, de révolte et de remords amour qui a laissé sa trace dans presque toutes les civilisations, dans presque toutes les littératures, et qui, marquant la transition, dans l'homme, entre l'adolescence et la jeunesse, dans le cœur, entre l'ignorance et la science, dans la société, entre la rudesse et le raffinement, dans les livres, entre la grossièreté et l'élégance, a dû surtout prospérer et fleurir à ces époques intermédiaires où, M'<'<6[M< d~a plus nuit, il n'était pas encore ~'OMf, où le c<jeur, l'esprit, la société, l'individu, les mœurs, l'art, la tangue, tes livres, se rencontraient et préludaient dans un même sentiment d'attente confuse, de vague désir, d'aspiration juvénile vers un idéal nouveau.C'est cet amour que M. Saint-Marc Girardin appette l'amour ingénu. Cet amour ingénu, le spirituel professeur le trouve un peu partout, et il a raison dans la pastorale et l'idylle, dans Théocrite, dans Virgile, dans l'élégie antique, dans les poèmes du moyen âge, dans les romans de chevalerie, dans le Tasse, dansGuarini, dans nos vieux pocmes,
------------------------------------------------------------------------
dans Sydney, 'dans Shakspeare, dans Cervantes; il eùt pu ajouter encore d'autres textes et d'autres auteurs, car l'amour ingénu, à vrai dire, c'est bien une variété de l'amour, mais c'est aussi I'amour tui-même. Ces classifications ingénieuses, où M. Saint-Marc Girardin excelle, offrent cet avantage, que l'esprit s'y complaît et s'y éclaire, comme dans tout ce qui simplifie et met en ordre ses sujets de délassement et d'étude; mais elles ont aussi cet inconvénient, qu'avec un peu d'exagération et d'effort on peut aisément les mêler, les étendre, et gâter le jeu en brouillant les cartes. L'amour ingénue par exemple, comment le limiter et le définir d'une façon assez exacte, assez exclusive, pour que les autres sortes d'amour ne puissent jamais fui.ressemb)er?0phë)ia, Juliette, Desdemqna, est-ce de l'amour ingénu? Oui, et pourtant ce n'est pas le même que celui des fantasques héroïques deComme il vous p/SM'a, du Conte d'/tM~ de C~MMM et du Songe d'WM KMt< d'été. Dapbnis et Chloé, est-ce de l'amour ingénu? Assurément; et pourtant, la pastorale de Longus éveille des images dont l'ingénuité pourrait mener très-loin. Paul et Virginie, est-ce de l'amour ingénu? Je n'en doute pas; mais il s'y mêle déjà un sentiment si fin, si moderne, l'approche si visible d'un art nouveau, mé)ancolique et troublé, que; si l'on regrette que M. Saint-Marc Girardin n'ait point parlé des héros de Bernardin de SaintPierre, on ne peut ni l'en biâmer, ni s'en étonner. Chérubin, est-ce de l'amour ingénu? Je le crois, et cependant quel amour raisonné ou même coupab!e ne préférerait-on pas a cette inquiétante peinture, si sensuelle et si corruptrice dans sa naïveté d'adolescent? On pourrait multiplier peut-être ces objections et ces exemples; on pourrait même dire qu'il n'ya pas d'amour complétement ingénu, ni d'amour possible sans un peu d'ingénuité; que 7
------------------------------------------------------------------------
les âmes naïves deviennent fines et rusées quand elles aiment; que les âmes corrompues, raffinées, blasées, redeviennent naïves en aimant; que rien n'est plus ingénu qu'un vieillard amoureux, tût'-it en même temps libertin, voltairien et usurier; que personne n'est plus.avisé qu'une jeune fille amoureuse, fût-elle en même temps un prodige d'ignorance et de candeur. On le voit, suivant que nous apporterions à la question plus de taquinerie et de paradoxe, il y aurait moyen de varier à l'infini les solutions et les aspects, et de déranger de plus en plus la classification primitive, comme ces avocats diserts ou bavards qui, à force de discourir autour de leur cause, finissent par plaider la cause contraire. Le mieux est de revenir à t'honnête et aimable définition de M. Saint-Marc Girardin « Quiconque, nous dit-il, berger ou homme du monde, aime avec pureté et avec candeur, quiconque se laisse aller ingénument aux premiers et aux plus doux mouvements de son cœur, qu'il soit des champs ou de la ville, est un héros de l'amour ingénu. » Le mieux est de nous arrêter avec lui aux œuvres où il a cru trouver l'expression élevée et délicate de cet amour, et dont l'analyse forme les chapitres les plus neufs et les plus piquants de ce volume': l'Amadis, l'Astrée, la Clélie. Evidemment, c'est F examen, j'allais dire la réhabilitation de ces ouvrages, qui donne à cette partie du travail de M. SaintMarc Girardin toute sa physionomie c'est donc sur ce point que doivent porter, de préférence, nos assentiments ou nos réserves.
Les intelligences les meilleures, et l'auteur du Co:M'.s <<g H~;r~!M'6 dramatique en est la preuve, ne sont pas inaccessibles 'à t'idée et au goût do réaction non pas de cette réaction passionnée et brutale qui consiste à briser ce qu'on a adoré, à exalter ce qu'on a insulté la veille,
------------------------------------------------------------------------
mais de cette réaction spirituelle, judicieuse, discrète, qui, en face d'un excès, d'une injustice et d'un travers, démêle et parfois invente le parti à tirer des choses les plus opposées à ce'travers, cette injustice, à cet excès. Cette tendance, trop naturelle à l'esprit français et appliquée par nous aux plus sérieux intérêts de ce monde, se produit également dans la littérature, et il sied d'y prendre garde d'abord parce que t'on risquerait, si l'on s'y livrait trop, de faire marcher l'art par petites lignès brisées au lieu des grandes lignes droites; ensuite parce que ces intelligences dont je parle sont sujettes, à force de distinction, d'ingéniosité et de finesse, à donner leurs qualités u ces choses passées qu'elles réhabilitent, à ne les plus voir qu'à travers ettes-mêmes et à en faire leur propre ouvrage ce qui est un moyen sûr de les embellir, mais aussi de les altérer. JI y a vingt ans, au début de ses tentatives pour purifier et mitiger la littérature et la morale, M. Saint-Mare Girardin eut à réagir contre le romantisme proprement dit, celui des préfaces de M. Hugo, des grandes bataillesdu drame moderne, des fastueux programmes et des victoires douteùses de cette révolution tittërairedont le 89 a été si beau, et le 95 si misérable. Pour protester contre ces écarts, pour ramener son auditoire aux sources vives et aux bons modètes, pour t'M~'er par des exemples ses doctrines conservatrices, il n'eut qu'à puiser à pleines mains dans les trois grands siècles, dans ces limpides et inaliénables trésors qui. vont d'Homère à Bossuet et d'Eschyle à Racine. Aujourd'hui, grâce à nos évolutions rapides, ou plutôt, hélas!. à nos décadences, les points de vue et les antagonismes ne sont plus tout à fait les mêmes. Au vrai romantisme, qui était fort discutable, mais qui avait au moins le mérite de remuer de grandes questions, de grandes idées, et de se rattacher à un mouvement spiri-
------------------------------------------------------------------------
tualiste, sauf à renier p)us tard son origine, a succédé ce réalisme, ce /aM<aMMM!e dont M. deBatzac a été le Shakspeare, et qui, abstraction faite de toute infériorité de talent, de tout jugement personnel sur les hommes et les œuvres, a le tort et ~e malheur de rabaisser, dans l'art, le but et le niveau, la vie que t'ccuvre emprunte à l'homme, et celle que l'homme emprunte à )'œuvre. En face de ce nouvel ennemi, M. Saint-Marc Girardin, cherchant dans le passé de nouveaux auxitiaircs, a été naturellement poussé jusqu'aux extrêmes le drame et le roman moderne se faisaient les daguerréotypes de la fange et de l'ordure, les photographes de la laideur matériette et morale;, ils découpaient leurs tableaux à l'emporte-pièce dans )a réalité la plus dure et la plus crue M. SaintMarc Girardin est allé bien loin, aussi loin que possible, pensant que plus il mettrait d'espace entre cette littérature et lui, plus il avait de chance de retrouver l'air salubre et la bonne compagnie. A ce nouveau trait d'aberration ou de dégradation littéraire, il ne pouvait plus guère opposer, comme préservatifs directs ou protestations concluantes, Eschyle, Sophocle, Euripide, Virgile, Corneille, Racine; il n'y eût plus eu proportion ni contraste exact entre ce qu'il condamnait et ce qu'il voulait glorifier. On étalait devant lui des personnages et des caractères, on déroulait des scènes 'de la vie réelle, d'où, sous prétexte de vérité, avait disparu tout idéal, tout sentiment d'élévation et de grandeur, où le vice, la passion, la nature, le monde intérieur, les lèpres et les ulcères des sociétés vieillies, étaient vus et décrits à la loupe, sans qu'on nous fit grâce d'une tache ou d'une verrue, il a pris à la hâte, pour conjurer ces miasmes, le premier flacon qui lui est tombé sous la main, sans s'inquiéter s'il contenait de ta pure essence ou de l'eau de Cologne éven-
------------------------------------------------------------------------
tée. Ce qu'il lui fallait, ce qui devait aider à )'ensemb)e de ses leçons d'honnêteté littéraire et de dignité morale, c'étaient des types qui fissent passer son anditoire d'un pôle à l'autre, qui rétablissent sous ses yeux tout ce que la passion a de plus délicat, l'amour de plus épuré, l'homme de meilleur, la nature et la société de plus dégagé de ces misères, de ces appétits grossiers,. de ces corruptions avilissantes, triste et inséparable cortége de )a race humaine, à l'état naturel comme à l'état social. Le roman et le drame venaient de faire parader, pour l'édification d'innombrables lecteurs,- la Goualeuse et le Chourineur, leChiffonnier et le. Paillasse, l'Homme-poisson et la Rabouilleuse, le galérien et la courtisâne, le recéleur et l'escroc, l'escarpe et le saltimbanque, CoMc/M-<OM<-HM et la reine Bacchanal, tous les hai))ons, toutes les immondices, toutes les loques de ce linge sale des civilisations malades, qu'il ne faudrait ni remuer, ni compter, ni même laver en public M. Saint-Marc Girardin, le coeur soulevé, a couru aux antipodes, à l'Amadis, à l'Astrée, à la Clélie. L'intention est excellente, la réaction est utile, l'exagération est naturelle; la réhabilitation est-elle possible? Est-elle sérieuse? Est-elle viable? Nous ne le croyons pas. La grande et belle littérature du dix-septième siècle s'est formée si vite, elle s'est si vite épanouie en d'admirables chefs-d'œuvre, elle a passé si rapidement du bégaiement à la langue et de l'aurore au soleil, qu'il en est résulté deux choses d'abord, qu'elle n'a pas eu conscience d'elle-même au moment où elle commençait déjà à opérer le triage du bon et du mauvais; ensuite, qu'il.est fort difficile, à distance, de préciser ce point exact où le bon a prévalu, où le mauvais a cessé d'être. Corneille, pour ne citer qu'un exemple, la veille du Cid, n'avait encore écrit que de pitoyables pièces, et il est très-probable qu'il n'a
------------------------------------------------------------------------
pas compris lui-même, au premier instant, le pas immense qu'il faisait en écrivant le Cid. Ce que nous disons de Corneille pourrait se dire de toute cette période a laquelle se rattachent C~M et morne )'.4~'<'e. Le vrai et le faux, la grandeur et l'emphase, le héros et le matamore, l'or et le clinquant, les couleurs vives du génie français et l'enluminure plus ou moins déteinte des littératures ou des modes étrangères, tout cela vivait côte à côte et pêle-mêle, sans que les contemporains se rendissent encore un compte bien exact de ce qui ne méritait pas de leur survivre et de .ce qui devait être immortel. Il y a plus le sens littéraire, le sens critique, dans une société qui se civilise et se dégage, et d'autant moins développé, d'autant moins sûr, que cette société est plus près de l'époque où elle va jeter tout son éclat. Il y a, dans l'enfantement, dans l'ëclosion des merveilles de l'art et de la pensée, quelque chose de prime-sautier, de spontané, qui exclut toute idée de calcul, d'analyse, de retour laborieux et rënëehi sur soimême et sur les autres. C'est surtout à ces époques que le détestable est l'envers de l'excellent, et ceux qui les ont tous deux sous la main ne distinguent pas très-bien, tout d'abord, l'envers et l'endroit. Je voudrais trouver des circonlocutions encore plus polies, des préparations encore plus habiles; pour arriver, sans trop d'encombre, à dire de l'~Më et de Clélie tout ce que j'en pense c'est que l'Astrée ct Clélie sont tout simplement détestables c'est que l'rt~'ec et Clélie sont, avec mille fois moins d'art, d'invention, d'intérêt, de qualités malfaisantes mais puissantes, la mauvaise~Iittérature de leur temps, comme les M~~M de Paris, lejM~En'<M~, lesP<M'eM~p<MtM~, la~~OMtL~Kse, le C<MK<c Olonte-Cristo, sont la mauvaise littérature du notre; qu'ils furent l'envers des héroïques grandeurs de Corneille, des divines élëganees-de ïtacino,
------------------------------------------------------------------------
comme les brutalités réalistes des Frédéric Soulié, des Eugène Sue, des Balzac, sont l'envers de chefs-d'œuvre qui, malheureusement, n'existent pas, mais qui auraient pu exister et que l'on regrette, après les-avoir pressentis, espérés, rêvés'et manqués. Unique, mais cruelle différence entre les littératures qui donnent plus qu'elles ne promettent, comme celledu dix-septième siècle,–et celles qui ont promis plus qu'elles ne donnent, –comme la nôtre Notre causerie, on te comprend, ne peut approfondir un sujet qui se rattache, d'une façon plus ou moins directe, à mille questions d'art et de'critique dans le passé et dans le présent. Touchons seulement à un point M. Saint-Marc Girardin, en ressuscitant t'ree et Clélie, tient-il assez de compte de cette malheureuse chose que nous avons rendue, j'en conviens, très-ridicule à force d'en abuser et qu'il faut bien appeler par son nom la cott~M)' locale? Je sais tout ce qu'on peut me répondre que les Romaines de Corneille parlent de leurs appas, de leurs feux, du pouvoir de leurs yeux; que Roxane n'est pas Turque, qu'Andromaque n'est pas Grecque, que Junie n'est pas Romaine, que Phèdre n'est pas antique; que la vérité humaine est préférable a ta vérité locale ou historique; que mieux vaut peindre des sentiments vrais sous des vêtements impossibles, que des sentiments impossibles sous des vêtements exacts; que notre manie de costume, de détails archéologiques, de bric-à-brac grec, romain ou moyen âge, nous a conduits faire des mannequins et des collections, et non des personnages et des caractères. Tout cela est incontestable mais il y a une vérité générale, approximative, intermédiaire, qui sert de trait d'union entre la vérité humaine et la vérité historique, qui les fond toutes deux en un ensemble suffisant; de même qu'il y a une fausseté historique si énorme, si révoltante, si grotesque, qu'elle
------------------------------------------------------------------------
rejaittit sur la vérité humaine et la détruit. Assurément Andromaque n'est pas Grecque, Phèdre n'est pas antique; mais on peut s'y prêter à l'assouplissement du type primitif, et l'esprit, ne rencontrant rien qui le choque complétement, s'abandonne avec délices au charme incomparabte de cet idéal, de cette passion, de cette poésie, de ces senti-ments si délicats et si vrais exprimés dans cette langue enchanteresse. Lorsque, au contraire, vous prenez dans l'histoire romaine Brutus, Tarquin, Lucrèce, Collatin, Clélie, et que vous en faites, uniquement les acteurs d'un bal masqué, continuant sous le masque leurs déclarations galantes, leurs commérages raffinés ou leur pathos métaphysique, à force de supprimer l'illusion, vous supprimez l'intérêt, et je ne vois plus qu'une charade gigantesque, un logogriphe en dix volumes, à t'usago d'une société polie, peu renseignée encore et voulant occuper ses loisirs ou se distraire de ses soucis. La société polie! disons-nous, JI n'est pas pour la littérature de protectrice, d'alliée plus charmante mais sa protection a aussi ses périls, son alliance a ses charges comme toutes les protections et toutes les alliances.
Et remarquez que les contemporains eux-mêmes ne s'y sont pas trompés, ceux du moins dont l'esprit supérieur pressentait ou formulait d'avance la critique de leur siècle. Boileau a éreinté d'Urfé et Scudéry Molière, quoi qu'on en dise, s'est moqué de l'hôtel de RambouiHët, qui, milgré quelques hôtes illustres et fort dégages, en sortant, du ton et du goût de la maison, était à la société d'alors ce que t'A~t'M et la Clélie furent à la littérature. Restons-en là; restons-en à la note juste, à Molière, à Racine, et, tout au plus dans le roman, à madame'de la Fayette, qui rentre dans le vrai cadre, et qui ne vaut pourtant ni madame de Souza, ni la duchesse de Duras, ni madame d'Arbouville,
------------------------------------------------------------------------
ni madame deStaët des grands jours, ni madame Sand des bonnes heures.
Mais, nous le répétons et nous ne saurions assez le redire, ce travail de M. Saint-Marc Girardin sur l'amour ingénu, cette réhabilitation dé Clélie et de t'~t~vg, n'est ni un paradoxe, ni une fantaisie, ni un point de doctrine littéraire, ni un chapitre d'histoire c'est un traitement, c'est une tisane d'idéal, de ga!anterie vertueuse, de passion honnête, de raffinement délicat des plus hautes aspirations de l'âme, destinée à nous guérir de nos orgies, de notre at- 1- cool réaliste. C'est, pour mieux dire, un anneau de plus dans cette chaîne d'enseignements utiles, applicables, pratiques, persuasifs, auxquels il sait donner des formes si, attrayantes; une variation nouvelle et toujours charmante dans ce rôle de mentor'aimable, de médiateur ingénieux, de, pacificateur modéré entre les rêves d'une génération, les réalités d'une autre, et ce doux abri d'honnêteté, de bon sens, de sagesse, de poésie sobre et familière, où l'une peut se reposer de ses chimères et l'autre de ses fatigues. Là, nos sympathies ne connaissent plus. ni restriction ni i réserve; si le critique nous a suggéré quelques chicanes,. le moraliste ne peut rencontrer que des hommages « Qui veut trop prouver ne prouve rien, » c'est unpro- verbe que M. Saint-Mare Girardin a peut-être un peu oub)ié en giorinan~ l'Astrée et Clélie; mais dont on n'a rien à craindre en ~M'OMt~M~ que l'éminent et éloquent professeur est une des meilleures influences de notre pays et de notre temps.
------------------------------------------------------------------------
LES H[STO)UKiSS ))E LA FEMME
ï
LE R. P. VENTURA' 1
Pour un homme du mode, appelé au rare et difucite honneur de rendre compte d'un livre écrit par un prêtre ou un religieux illustre, il y a deux partis à prendre ou s'incliner devant cette œuvre à demi sacrée, l'admirer sans restriction et sans réserve, et se borner à un de ces hommages où le fidèle aplus de part que le critique; ou bien, tout en. restant dans les limites d'une respectueuse convenance, d'une pieuse sympathie, traiter cet ouvrage comme s'il s'agissait d'un de nos justiciables ordinaires, et en discuter librement, sinon les principaux points de vue et les doctrines cssentiettes, au moins les détails et les accessoires. Le premier de ces deux partis serait peut-être le meilleur, le plus sûr, le mieux d'accord avec nos sentiments pour )'ctoquent et savant auteur de la Femme ca~toH~te mais La FëHi~tf c~Ao~np.
------------------------------------------------------------------------
le second ne lui plaira-t-il pas davantage? Cette liberté dans l'admiration, alors même qu'il s'y mêlerait un grain de critique et d'analyse, ne répond-elle pas mieux à la pensée de quiconque, ayant écrit un livre, veut le voir réussir, et ne dédaigne pas, au milieu d'ambitions plus hautes et moins terrestres, lé succès tittëraire? Je réclame donc mes franchises habituelles, malgré l'autorité d'un nom presque synonyme de l'infaillibilité théologique et la gravité d'un sujet qui touche à chaque instant aux grandes vérités dogmatiques et historiques de la religion et de l'Église. Ce sujet même, si attrayant et si beau, n'est-ce pas en faire ressortir l'attrait et la beauté que d'indiquer comment on aurait pu çà et là le rattacher de plus près encore aux besoins, aux périls et aux souffrances de la société moderne ?
Christianisme et paganisme, c'est à ces deux grandes divisions qu'il faut toujours revenir, lorsque l'on s'applique, soit dans le passé, soit dans le présent, aux destinées intellectuelles, morales'et sociales de l'humanité. Il est bien entendu que le mot paganisme ne signifie plus ici le polythéisme, le culte des dieux et des déesses, auxquels le monde païen avait cessé de croire longtemps avant la chute officielle des idoles, mais cette religion de la matière et des sens, ce culte des appétits charnets et des intérêts terrestres, qui; abaissant ou annulant l'âme devant le corps, préférant la terre au ciel et bornant ici-bas les fins suprêmes de l'homme, se continue d'âge en âge et sous.des formes diverses, tantôt bruta) et grossier comme la convoitise, tantôt superbe et raffiné comme l'orgueil. La question ainsi posée, le sort de la femme en ce monde n'est pas difficile à clasger. Toute société qui se rapprochera davantage du paganisme, c'est-à-dire du règne de la matière et de la chair, amoindrira et dégradera le rôle de la femme, à l'exemple de ces
------------------------------------------------------------------------
sociétés antiques, païennes par excellence, qui traitaient la femme comme MM~c/KMe, en faisaient une esclave, et ne consentaient à observer envers elle une sorte d'égalité intelligente et mondaine que )orsqu'e))c abdiquait toute pudeur et s'appelait Aspasie. Au contraire, plus l'élément chrétien domine dans un siècle et dans un pays, plus aussi la mission de la femme s'y agrandit et s'y relevé, plus elle y apparaît dans sa triple condition de liberté, de dignité et d'autorité. Affranchie par l'Évangile, devenue l'égale, la compagne et la conseillère de l'homme, ne tenant plus son influence d'une beauté périssable et d'un charme fugitif, mais d'un idéal de beauté morale, d'un reflet de lumière divine, qui survivent à la jeunesse et se prolongent même au delà du tombeau, la femme chrétienne est remise au rang que le paganisme lui avait fait perdre. Car il est clair, en dehors même de toute révélation surnaturelle, que là ou régnent t'âme et la pensée du ciel, l'importance sociale et domestique de la femme est tout entière dans les qualités de son âme et dans sa part aux récompenses célestes, et que là où la matière et les sens asservissent le reste., la femme n'a d'autre valeur que celle que lui donnent les dcsirs et les caprices de ses maîtres. Or, le catholicisme étant l'expression la plus vraie, la plus pure et la plus complète de la religion chrétienne, il en résulte que c'est ta femme catholique qui 'représente, dans son acception la plus élevée, la plus sainte et la plus active, ce magnifique rùte de la femme réhabilitée et ennoblie. C'est dans le catholicisme et par le catholicisme qu'éclate toute la grandeur de cette tâche réparatrice que Dieu lui assigna dès le commencement du monde, et qu'il lui réserve encore au milieu des incertitudes et des orages de l'avenir. Ce quele catholicisme a été et a fait pour la femme; comment elle a répondu, dans toutes les grandes phases de t'h'istoire, a
------------------------------------------------------------------------
ce qu'il avait fait pour elle; comment elle pourrait de nouveau retrouver les éléments de son influence, accomplir sa mission spirituelle et coopérer au salut de i'humanité, telles sont les divisions naturelles, tel est, à vot d'oiseau ou de causeur, le plan de cet.ouvrage.
La grandeur, l'exactitude, l'opportunité de ce tableau, ne sauraient être contestées. JI n'y a qu'un seul point où nous chicanerons dès l'abord le père Ventura. Oui, il est très-vrai que le vieux monde chrétien est peut-être destiné à dés catastrophes, à des convulsions nouvelles, pareilles à celles que nous retrace l'histoire des persécutions et du Bas-Empire; que, dans ces crises futures, il ne pourra être sauvé que par le catholicisme, et que le catholicisme luimême, si puissamment servi par les femmes depuis son avènement, aura encore beaucoup à attendre de leur dévouement et de leur zèle pendant cette période décisive où leur salut sera le sien, où son salut sera le nôtre il n'est pas moins vrai que la société actuelle revient, par maint endroit, au paganisme; que la matière y règne en souveraine dans toutes ces recherches du bien-être, dans tous ces développements de l'industrie, dans tous ces raffinements du luxe; que, dans bien des détails de mœurs, dans les arts, dans les lettres, au théâtre surtout, ce côté de )a littérature placé en contact permanent avec la vie publique et le sentiment populaire, nous redevenons des païens, non pas de la Renaissance, mais de la décadence, et que le monde, par conséquent, offre à l'observateur quelques-uns dès aspects qui précédèrent sa grande régénération chrétienne. Toutefois peut-on dire, p'our compléter l'analogie, qu'il tende de nouveau à traiter la temme en esclave, a lui retirer sa part d'autorité ou d'influence, à la réduire, en un mot, au rôle de corruption ou de servitude, d'oppression ou d'avi)issement, que lui imposait la société
------------------------------------------------------------------------
païenne? Ici, nous osons contredire l'illustre auteur de ce livre. Ne laissons jamais calomnier notre temps; il a bien assez de ses fautes et de ses misères, et ce n'est pas, d'ailleurs, un bon moyen de relever et de purifier les âmes, que d'exagérer l'abaissement où e)!es sont tombées. H y a, du moins, une grave distinction à faire. Le rôle des courtisanes s'est agrandi, et, sous ce rapport, la ressemblance avec les mœurs antiques a fait de funestes progrès. Ces femmes-là, de quelque nom piquant ou adouci qu'on les appelle, sont devenues une puissance sociale. Elles ont leur royauté, leur royaume, leur budget, leurs listes civ.iles, leurs sujets, leur paix armée, leurs flatteurs, leurs salons, leurs comédiens et leurs théâtres. Mais pourquoi cet accroissement scandaleux de pouvoir, de vogue et d'arrogance ? Parce que la femme mariée, l'honnête femme, est plus respectée qu'autrefois; parce que !e mariage est pris plus au sérieux; parce que l'épouse et !a mère vivent davantage au centre de leurs affections et de leurs devoirs; parce que le faisceau de la famille est plus sacré, plus indissoluble parce que la galanterie, cette chevalerie bâtarde, s'est réfugiée dans les souvenirs des octogénaires; parce que l'homme à bonnes fortunes est allé rejoindre, dans les gardes-meubles du passé, les maîtres de poste, les chaises à porteurs et les carlins. Parcourez rapidement les diverses époques de la vie mondaine depuis les Valois, et vous reconnaîtrez que jamais la bonne compagnie n'a été plus morale qu'aujourd'hui. Or, comme l'homme se ressemble toujours, surtout par ses faiblesses et ses vices; comme il y a, dans toute civilisation avancée, une moyenne de corruption élégante ou grossière qui demande sa pa~g, elle va la chercher toute faite chez les Marguerite Gautier ou les Olympe Taverny, au lieu de l'assaisonner dans le boudoir des duchesses et des marquises. Maintenant qu'il
------------------------------------------------------------------------
ait là un trait de plus de similitude avec Fantiquité païenne; que la femme vertueuse, detaissëe'à cause de sa' vertu, y renouvelle parfois ]e domMm mansit, lanam ~c~ de la matrone romaine, tandis que des courtisanes brillantes nous offrent des contrefaçons peu embellies de Lais ou de Phryné; qu'on puisse même voir un très-fâcheux symptôme dans cette séparation toujours croissante entre la vie honnête et la vie de plaisir, nous ne songeons pas à le contester. Mais il n'est point exact de dire que la femme' légitime, la fille, la sœur, l'épouse et la mère soient aujourd'hui plus rabaissées et plus asservies, à moins qu'aux yeux du père Ventura ce soit les rabaisser et les asservir davantage que de moins s'occuper à les séduire nous ne pensons pas que ce soit là son avis.
Ceci n'altère en rien, du reste, les lignes principales de son œuvre. De ce que nous croyons, plus qu'il ne parait le croire, la femme de notre époque traitée d'après l'esprit du christianisme, il ne s'ensuit pas bien au contraire! que la mission de la femme catholique en soit amoindrie dans le présent, dans le passé ou dans l'avenir. Nous ne pouvons donc que saluer avec un profond sentiment d'admiration et de reconnaissance les deux premières partrès de ce livre, qui sont à peu près le livre tout entier. Dogmatique ou historique, il est toujours supérieur, et si l'on ne savait que le père Yentura est le premier théologien de ce temps-éi, qu'il s'est assimitë avec une puissance incomparable les trésors de science, de sagesse, d'intuition divine, renfermés dans les Pères de l'Église et dans saint t Thomas, on s'en convaincrait en présence de cette argumentation lumineuse, de cè récit plein de majesté et d'ampleur, de cette érudition nourrie de la moeUedes lions du désert, des Augustin et des Jérôme, et qn'une imagination italienne recouvre de ses richesses et de ses grâces, au mo-
------------------------------------------------------------------------
ment où le lecteur mondain s'apprêterait à la trouver trop robuste pour sa faiblesse. C'est à peine si, dans ce magnifique traité des rapports du catholicisme avec la femme, dans cette splendide histoire des grandeurs et des mérites de la femme catholique depuis la prédication de l'Évangile jusqu'au lit de mort de notre pieuse et admirable princesse Marie, nous surprenons quelques traits de partialité un peu trop ultramontaine, que nous voudrions effacer, parce qu'ils n'ajoutent rien à la persuasion des convertis et peuvent effaroucher les dissidents. Ainsi il nous semble qu'après avoir parlé avec son énergie ordinaire de tout ce que la femme peut pour le mal comme pour le bien, de sa part d'influence dans la propagation des hérésies, du soin que prenaient les ariens, tes gnostiques ou les eutichiens, de ?'<tMM&!er des femmelettes vaines, légères, impudiques, pour faire pénétrer dans les famittes leurs détestables doctrines, il n'aurait pas dû placer sur la même ligne les femmes jansénistes affiliées à Port-Royal. Celles-là ne furent ni impudiques ni tëgêres; et l'archevêque de Paris, en les appelant orgueilleuses comme des démons, mais pures comme (les anges, marqua l'abîme qui les séparait de toutes ces pourvoyeuses d'hérésie, justement odieuses au père Ventura. Le docte écrivain ne s'est-il pas aussi montré trop dur envers les femmes protestantes? Il ne s'agit ici, à Dieu ne plaise, ni de discuter des articles de foi, ni de remonter aux origines de la Réforme. C'est, nous le croyons bien, en exploitant les passions humaines, et la plus violente de toutes, que Luther et Calvin firent tant de prosélytes. Mais, puisque l'auteur de la Femme catholique voulait mettre son livre au point de vue actuel, en faire une oeuvre d'utilité immédiate et contemporaine, il y aurait eu, selon nous, plus d'habileté et de justice à ne pas réveiller d'irritants souvenirs et a reconnaître que le
------------------------------------------------------------------------
protestantisme, pratiqué de bonne foi, renferme encore assez de morale et de vérité chrétienne pour inspirer aux femmes de fortes et austères vertus, et maintenir parmi elles cet amour de la famille, ce génie du foyer domesti-. que, si remarquables, par exemple, chez les Anglaises et dans certaines provinces de~'AHemagne. Pour notre part, nous ne faisons aucune difficulté d'avouer que nous connaissons des femmes protestantes auxquelles bien des femmes catholiques seraient heureuses de ressembler. Enfin, s'il n'était pas bien convenu, de par les journaux démocratiques, ces excellents patriotes, que nous aimons tendrement les Russes, nous demanderions au père Ventura comment ils pourraient déployer une vigueur, une bravoure, une intelligence constatées par )curs ennemis eux-mêmes, si tous, grands seigneurs et paysans, popes et laïques, boyards et serfs, hommes et femmes, étaient énervés, hébétés, corrompus et abrutis, comme il nous les représente. Le danger de l'excès devrait être toujours présent à la pensée de ceux qui, par leur caractère, leur talent, l'excellence de leurs doctrines, leurs dons merveilleux de persuasion et d'éloquence, ont autorité et charge d'âmes.
En revanche, et une fois ces réserves faites, que de beauté, de splendeur, d'émotion pathétique et entraînante dans ces récits de l'Église primitive, dans ces maternités spirituelles de )a femme catholique, fécondant par le mar-
tyre le sot des persécutions, convertissant ses bourreaux par son héroïsme surhumain au milieu des plus affreux supplices, ouvrant le ciel à des milliers de néophytes ëctairës par ses leçons et ses exemples, et donnant au monde les fils de ses entrailles ou de ses vertus, les Ambroise, les Grégoire, les Athanase, les Chrysostome, les Basile! Ces flambeaux immortels de la foi et de la science,
------------------------------------------------------------------------
c'est toujours le souffle d'une femme qui les allume; ces conducteurs de t'Egtise naissante à travers le double écueil de la persécution et de l'hérésie, c'est la main d'une femme qui les soutient et les guide. Qu'elles sont belles et grandes, gracieuses et touchantes sous la plume inspirée du père Ventura, ces saintes, ces vierges, ces héroïnes, ces miracles vivants et mourants pour le christianisme, Agathe, Agnès, Lucie, Paule, Cécile, Marcette! Et plus tard, dans des conditions et à des époques différentes, quelle page de notre histoire n'est pas embellie, purinëe, attendrie par une femme, Clotilde, Geneviève, Blanche, Jeanne d'Arc! Dans le livre du père Ventura, c'est là la partie qu nous préférons, et c'est aussi celle qui y tient le plus de place. Vigoureux, mais parfois excessif quand il argumente, il est irrésistible quand il raconte, quand il trace cette série de tableaux où la femme chrétienne nous apparaît avec son auréole de pitié, de chasteté et de courage. Parleronsnous de son style? Nous qui savons si mal notre langue et qui nous étonnons toujours qu'on puisse t'apprendre, nous sommes à la fois honteux et fier de voir un étranger, arrivé en France à un âge où les hommes ordinaires oublient tout et n'apprennent plus rien, écrire le français avec une verve, une originalité qui plaît et attache jusque dans ses incorrections. Voici une page que je cite, parce qu'elle résume l'esprit du livre dans c& qu'il a d'excellent, et parce qu'elle donne une idée de ce style, solide et ferme comme le granit, sous ses légères aspérités « Il en es,t de même de la liberté. L'homme qui ne voit que l'homme dans t'homme ne l'estime pas, ne lé respecte pas;. bien plus, il cherche à l'exploiter, à l'asservir, à le convertir en cho~, en MM~'<tmeM< de ses passions. La liberté de l'homme n'est jamais sortie, ne sortira jamais du cerveau de l'homme purement homme, et moins encore de son cœur. L'homme
------------------------------------------------------------------------
*ne commence à être estimé, respecté; ses droits à une personnalité honorable, libre et indépendante de tout arbitraire, de tout caprice humain, ne commencent à poindre, ne commencent à être reconnus, appréciés, garantis, que dès le moment où Dieu projette sur lui son ombre divine, pour l'en envelopper et l'y protéger; dès le moment où l'on voit dans l'homme quelque chose de divin et de sacré; dès le moment où l'on voit en lui l'image de Dieu et même l'enfant de Dieu. C'est cè que fait )e christianisme; et, par conséquent, la liberté même civile n'est qu'une inspiration chrétienne, n'est qu'une pensée sortie de l'intelligence et du coeur de Dieu même, descendant dans l'intelligence et dans le cœur de l'homme, et lui persuadant la révérence pour l'homme, dont Dieu donne lui-même l'exemple. Par des moyens doux et pacifiques, sans violence et sans bruit, mais par l'influence de son esprit et l'onction de sa grâce, le christianisme tend de lui-même à affranchir l'homme, non-seulement du joug du péché, mais aussi du joug de l'homme, non-seulement au point de vue religieux, mais aussi au point de vue civil et politique; et c'est ainsi que lui, lui seul, a aboli, chez les peuples qui l'ont embrassé, le despotisme tel qu'il est pratiqué chez les peuples païens, le despotisme du souverain aussi bien que le despotisme du maître, du père et de l'époux, et a condamné avant tout la servitude de la femme. En sorte que, comme H est impossible que rien soit libre -et la femme moins que tout autre être humain chez les peuples païens, de même il est impossible que rien, à la longue, demeure esclaveet la femme moins que tout autre être humain chez les peuples chrétiens. »
A coté de ces mâles beautés; il y a cà et là quelques ita<MHMmM, quelques concetti, un certain abus des images mystiques, des phrases à antithèse ou fi symétrie, « la
------------------------------------------------------------------------
vertu de tous les mérites et le mérite <)e toutes les vertus.)) Un peu plus loin « le zèle rempli de foi et la foi remplie de zèle.» Mais ce ne sont là que des vétilles si j'osais adresser au père Ventura une critique un peu plus grave, ou plutôt si je ne craignais d'avoir l'air de lui demander autre chose que ce qu'il a voulu faire, je lui reprocherais la brièveté et l'insuffisance relatives de la troisième partie de son livre; celle où il indique à la femme catholique de notre époque les moyens de reconquérir son influence, Ici un peu d'expérience mondaine combinée avec la science théologique n'aurait pas nui. L'illustre écrivain a des classifications trop absolues il place d'une part la femme chaste, de l'autre la femme dévergondée; d'une part la femme pieuse, de l'autre la femme, sceptique ou frivole, à coup sûr, le choix n'est pas difficile à faire. Mais n'y a-t-il pas des nuances, et, comme dit M. Sainte-Beuve, des <?M~'e-M;, qu'il serait sage d'observer quand on veut prendre de l'empire sur un mari intelligent,, spirituel, homme d'imagination ou homme du monde? Le père Ventura a aisément trouvé dans le Nouveau et même dans l'Ancien Testament des preuves de la liberté, de la dignité, de l'autorité de la femme chrétienne, c'est très-bien; mais ne siérait-il pas d'y chercher aussi pour elle des leçons d'humilité, de douceur et d'obéissance; vertus tout aussi évangéliques, tout aussi patriarcales; dont les couvents à la mode devraient bien faire une branche essentielle de l'enseignement féminin? Le père Ventura cite et adopte un mot très-juste de Nodier a La révolution, c'est le paganisme. )) Hëias! oui; mais, dans notre malheureux siècle, cette maudite révolution s'est si bien glissée jusque dans ses contraires, qu'on la retrouve partout, même dans la façon dont les femmes dévotes traitent l'autorité de leurs maris. Notre pieux auteur voudrait qu'elles
------------------------------------------------------------------------
apprissent le latin dans les Pères de i'Kgiisc. Il croit que leur salutaire inlluence deviendrait irrésistible, et qu'elles nous convertiraient tous jusqu'au dernier, si elles pouvaient nous citer couramment des pages de Tertu)!ien ou de saint Ambroise. Nous ne contestons pas l'efficacité de ce moyen pourtant un peu de grâce et d'indulgence en français aurait bien aussi son mérite..
On le voit, c'est tout un autre sujet qu'aurait eu là sous sa main le père Ventura, et il est trop délicat pour que j'y insiste. J'aime mieux relever, dans un de ses beaux chapitres sur les gloires de la femme catholique, un défaut d'appréciation, parlequel, beaucoup plus que par son style, il a payé tribut à sa qualité d'étranger. cite une page d'un homme qu'il désigne ainsi « Un laïque, aussi grand chrétien qu'il est grand publiciste, et dont le sentiment religieux est à la hauteur de l'abondance, des charmes et de l'originalité du style. ))'– J'avoue qu'après ce séduisant portrait je m'attendais à lire au bas de la citation le nom de M. de Montalembert point du tout! il s'agit de M. de Cormenin Je ne mets pas en doute le c/tn~MMMtHe du fougueux pamphlétaire qui ne trouvait pas, en J848, la Constitution assez républicaine et assez démocratique pour lui, et qui, aujourd'hui, siége stoïquement au conseil d'État: mais je puis afnrmer à son pieux panégyriste que son style n'est ni origina), ni charmant, que l'esprit de parti a pu seul lui créer une réputation littéraire, et que le plus tegitime oubli commence à faire justice de ses prétendus chefs-d'œuvre. Si, en sa qualité de grand chrétien, M. de Cormenin a la conscience délicate, il doit, en ce moment, éprouver de bien vifs remords quand il songe qu'il a passe dix ans à démontrer, dans des phrases à facettes taillées comme des bouchons de carafe, que la monarchie de 1850 ruinait le pays.
------------------------------------------------------------------------
Mais revenons, en finissant, à des images plus douces J'ai laissé entendre que le livre du père Ventura ne paraîtrait pas complet à quelques maris, trop bien convaincus déjà de la liberté, de l'autorité et de la dignité de leurs femmes j'ai eu grand tort. Le père Ventura a un paragraphe qu'il intitule Toilette de la Femme catholique, et qui'sera adopté avec enthousiasme par tous ces avares oppresseurs, assez injustes pour se plaindre parfois de l'accroissement indéfini des jupes et des votants.~ « Pour la femme chrétienne, nous dit l'éminent écrivain, la parure la plus magnifique, ta ptus splendide et la plus éblouissante de charme et de richesse, consiste en ceci la robe de la grâce sanctifiante, la ceinture de la chasteté, les rubans de la mortification, la chaussure de l'imitation de Jésus-* Christ, l'anneau de la fidélité au devoir, les bracelets de la soumission, le collier de la patience, le camée de l'amour de la croix, le bouquet de la ferveur, le diadème de la sagesse, les roses de la pudeur, le fard de la modestie, les parfums des bons exemples, les pierreries du mérite des saintes oeuvres, l'ampleur du dévouement, ta sainte fierté de la foi, t'air assuré de l'espérance, et l'or de la charité. ))
À coup sûr, voilà une toilette bien économique, et les maris les plus voltairiens voudront y souscrire. Loin de nous pourtant l'envie de.plaisanter en un si grave sujet et propos d'un si bel ouvrage! Si nous avons reproduit ces quelques lignes, charmantes encore dans leur bizarrerie, c'est que nous y retrouvons l'impression générale que nous ont laissée l'auteur- et le livre. It y a dans ta Femme e<~hoH<jm? beaucoup du grand théologien, de l'écrivain supérieur, de l'aimable fegcndaire, de f'irréfutabte érudit, presque de l'homme de génie, et un peu du moine italien.
------------------------------------------------------------------------
n
M. ERNEST LE&OUVË' 1
Lorsqu'on vient de lire un ouvrage signe d'un beau nom littéraire, écrit par un homme très-distingué d'esprit et de cœur, et que, tout en rendant justice à l'excellence de ses intentions, à la noblesse de ses pensées, à l'élégance de son style, on ne se sent pas tout à fait content, on doit presque toujours attribuer les imperfections du livre à trois causes tes circonstances extérieures ou publiques, les circonstances particulières ou personnelles, et le défaut de parti pris.
H suffit de lire cent pages de l'Histoire morale des Femmes pour reconnaître qu'elle a été conçue et préparée dans un mauvais voisinage celui de la république de Février. Non pas, à Dieu ne plaise! que je reproche à M. Legouvé ses illusions d'alors, expiées sans doute par ses regrets d'aujourd'hui! Dans une intelligence aussi élevée, aussi désintéressée que la sienne, ces illusions n'c"taient et ne pouvaient être qu'honorables. Mais nous avons tous un dada quelconque, une idée favorite, où notre esprit, une fois lancé, abonde un peu trop et se laisse aiséBt'~Otre morale de. Femmes.
------------------------------------------------------------------------
ment glisser sur la pente; et heureux ceux qui, comme M. Legouvé, ont le dada le plus charmant de tous, celui qui consiste à regarder les femmes comme supérieures aux hommes! Or un des caractères de cette infortunée République et de ses accessoires fut justement d'exagérer, chez ceux qui l'acceptèrent avec joie et même chez quelques autres, cette note préférée à taquette'on rèvient toujours, soit en public quand l'occasion est favorable, soit a huis clos quand la voie publique est fermée. Pour les uns, cette chimère amoureusement caressée, fut le sentiment de leur importance, décuplé par le niveau démocratique; pour les autres, ce fut la certitude de leur vocation politique, signalée tout à coup chez les tailleurs et les rapins d'atelier. Pour ceux-ci, ce fut l'application de doctrines extravagantes, impossibles en temps de calme; pour ceuxlà, la satisfaction immédiate de tous les appétits matëriels; pour plusieurs enfin, et c'était là le plus chimérique, la conviction qu'ils avaient toujours prévu, prédit, aimé et désiré )a république. Pour M. Legouvé, ce fut et ce dut être l'émancipation et la suprématie morale des femmes; et j'arrive ici à ces circonstances personnelles dont je parlais tout a l'heure. H y a, entre la plus belle partie du.genre humain et la gloire poétique ou héréditaire de M. Legouvé, un gracieux échange, une aimable alliance à taquette il ne saurait faillir sans ingratitude. Les femmes sont à la fois les obligées et les bienfaitrices de ce nom qui en est à sa seconde génération de talent, de célébrité et d'Académie. Seulement, -pardonnez-moi cet abus des nuances en un sujet qui les permet toutes, ce qui, à d'autres époques, n'eut été pour M. Legouvé qu'une précieuse tradition de famille, justifiée et consacrée par toutes les vertus et toutes les grâces du bonheur domestique, une~MX-mhfe d'héritage grossie par l'imagi-
------------------------------------------------------------------------
nation d'un poète et le coeur d'un honnête homme, devint peut-être, sous cette échauffante influence, un code de morale familière demandant à entrer dans la vie publique et à sortir du demi-jour d'un foyer d'élite pour passer dans les régions officielles de la loi. Dès lors il y a matière à chicane, et même à un peu de rancune de la part de ceux qui, comme moi, ont eu aussi leur dada républicain celui de haïr tellement la République, qu'ils en ont gardé l'humeur chagrine contre tout ce qu'elle a fait, inspiré ou amené. Que M. Legouvé nous excuse donc si, tiraillé en sens contraire par nos sympathies pour son talent et nos antipathies contre son Egerie d'alors, nous expliquons par ce contraste les deux défauts que nous trouvons dans son livre, rempli pourtant de pages charmantes, d'aperçus ingénieux, d'observations délicates, de bonne et vraie science du monde et du cœur humain, relevée par un irréprochable sentiment moral. Ces deux défauts, que l'on peut attribuer à la même cause, sont, d'une part, le manque de parti pris entre le traité de philosophie et de législation pratique et l'oeuvre purement littéraire; d'autre part, ce qui est plus grave, et nous a attristé davantage, le manque de décision sur un point qui, selon nous, doit tout dominer, tout absorber, tout trancher dans cette question de l'émancipation et de )a glorification des femmes le christianisme. J'enfermerai dans cette double critique tout le mal que j'ai à dire de cet ouvrage quant au bien, je le ferai aisément comprendre, en ajoutant que, malgré mes rigueurs, il est peu de lectures plus attrayantes pour tout le monde, meilleures et plus saines pour les maris récalcitrants ou sceptiques. Le caractère un peu indéterminé de cette ~M<ON'ë mo/'o!e des Femmes a l'inconvénient de provoquer chez le lecteur t'envie d'ergoter et de contredire, au lieu de s'a8
------------------------------------------------------------------------
bandonner au charme; ce qui n'eût pas manqué, si l'auteur, moins préoccupé d'un appel à des réformes légales et sociales suggérées par un bouleversement universel, se fût contenté d'être moraliste, de donner simplement son avis, en y mêlant de vives raisons, de touchants récits et de pathétiques tableaux. Loin de moi l'idée de traiter son livre comme un roman! M. Legouvé aurait le droit de n'accepter sur ce terrain ni mes réserves ni mes ëfoges. Mais, enfin, si l'on m'accorde que toute œuvre ou toute entreprise où la femme joue le premier rôle a peine à se défendre d'une certaine teinte romanesque, je remarquerai, a l'honneur de M. Legouvé, qu'il représente, dans J'ensembte de son ouvrage, tout le côté' honnête, spécieux et'permis de ces idées relatives à la'condition, à la destinée des femmes, dont nous avons vu, dans des romans célèbres, le côté orageux, subversif et corrupteur. En gênerai, voilà ce qui m'impatiente et me désarme à la fois dans ce séduisant plaidoyer on sent que, si Fauteur avait fait un pas de plus, il se trouvait en plein au plus gros des' paradoxes favoris du moment, éclos dans la serre chaude du Luxembourg et aitteurs droit au travail, femme libre, divorce, instituteurs laïques, enseignement Carnot et autres 'bouquets de noce et de lune de miel républicaines. Ce pas, il ne l'a point fait, grâce à sa droiture naturelle, à cet instinct honnête et sensé qui retient sur la pente des grands précipices. Pourtant, même dans la zone intermédiaire et tempérée où il a su se maintenir, il reste encore un je ne sais quoi d'indéfinissaMe, quelque chose comme ces airs maladifs que l'on contracte dans un pays malsain, et dout on ne se guérit qu'à la longue « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Si bien que le livre peut donner lieu à une distinction
------------------------------------------------------------------------
perpétuelle entre un bon esprit et une mauvaise influence ce qui est bon appartient à l'auteur; ce qui est contestable appartient au voisinage et au moment.
Je n'entrerai pas dans le détail de tous les droits, de toutes les réparations morales et légales que M.-Legouvë réclame pour ses clientes. Il faudrait, pour les discuter avec lui, être tantôt théologien, tantôt historien, tantôt jurisconsulte, tantôt médecin, et je ne suis, héias! rien de tout cela il n'y a que cet excellent M. Planche qui possède la science universelle, sans compter l'ébénisterie et l'orfévrerie. Mais, pour bien rendre l'impression que laisse cette lecture, il suffit d'indiquer cette espèce d'anxiété et de malaise qu'on éprouve en se voyant si près de doctrines que t'en a réfutées et redoutées. M. Legou'vë, j'en conviens et je le répète, en a adouci et corrigé les aigreurs inquiétantes; il ne leur a laissé que cette vague saveur romanesque,- chère aux imaginations vives, sans danger pour les imaginations pures, mais parfois périlleuse pour les autres. Le roman, c'est-à-dire un tour particulier donné aux questions sérieuses et pratiques, qui plaît d'abord, .où l'on devine une belle âme, qui semble même applicable, mais qui ne résiste pas toujours à la réflexion, à l'expérience! Qui ne connaît ce prisme ou ce mirage? Qui n'a eu plusieurs fois en sa vie le tort de s'y complaire? Et qui n'a été forcé d'y renoncer, sauf à sacrifier en même temps quelques illusions chéries? Voilà dans quelles dispositions d'esprit nous jette le livre de M. Legouvé, et nous y songeons davantage, justement parce qu'il a un peu trop affecté les formes d'un traité ou d'un code en expectative. A tout moment, en tournant ces pages brillantes, graves ou attendries, on se dit tout bas Que ce serait beau si c'était possible, si les choses se passaient comme l'auteur les souhaite et comme il serait bien
------------------------------------------------------------------------
digne de les obtenir! Mais tout cela s'est trop bien arrange dans sa tête ou sous ses yeux par quelques rares et beaux exemples; dans le monde, il en serait autrement: ces institutrices laïques sont peut-être de sages et doctes personnes et pourtant leur présence amène presque toujours dans les communes des dissentiments et des désordres ces directrices de postes s'acquittent fort bien de leur tâche; il n'en est pas moins vrai qu'elles groupent autour d'elles tous les beaux esprits des petites villes où elles arrivent en étrangères, et qu'il en résulte parfois des choses peu édifiantes. Ce que nous disons de ces deux spécialités, prises au hasard, pourrait se dire des autres fonctions auxquelles M. Legouvé appelle les femmes, et qui toutes, pour que les avantages pussent dépasser tes inconvénients, auraient besoin d'être exercées par des natures exceptionnelles. Voir trop en beau, c'est une vertu, c'est un bonheur! mais c'est aussi un danger. L'avouerai-je à M. Legouvë? Oui, car ce sera lui rappeler un de ses succès de théâtre. Quand je le vois combiner avec tant de chaleureux optimisme tout le bien que pourraient faire les femmes, épouses, filles, mères, institutrices, fonctionnaires, si on leur accordait plus d'initiative et d'autorité, je pense a George Bernard de sa jolie comédie Par Droit de CoMpt~, a cet ingénieur chevaleresque, Bayard des ponts et chaussées, qui dessèche des marais, endigue des rivières, enrichit son département et refuse de toucher ses honoraires. Tout ,cela est parfait, et s'encadre dans une action trop intéressante, dans un dialogue trop spirituel, pour que le spectateur y trouve à redire. Mais demandez aux vrais propriétaires, aux vrais conseillers généraux, aux vrais paysans comme moi, où l'on rencontre de pareils ingénieurs ? Ils vous répondront Rue Richelieu, soufflés par
------------------------------------------------------------------------
M. Legouvé et,joués par Brossant nous n'en connaissons pas d'autres. Je note en courant ce trait pour montrer comment l'heureux auteur de P<M"D?'o~deCoK~Ke<eet de Bataille de Dames ressemble aux abeilles, qui, ne connaissant que les fleurs et le miel, ont le droit de ne pas croire aux ronces et aux chardons.
Et cependant, pour donner à son ouvrage toute sa portée, M. Legouvé avait un moyen qu'il a entrevu, qu'il a effleuré, mais qui, dans le milieu où se produisait, où se préparait ce livre, ne'pouvait avoir tout son jeu et se développer dans toute sa puissance. Il lui suffisait de reconnaître et de.proc)amer, a toutes ses pages, que teprob)éme de la destinée des femmes en ce monde n'a été et n'a pu être résolu que par le christianisme, de prendre, par conséquent, la religion pour base de tout son système. de réhabilitation féminine. Là étaient la force, la vie, )a solidité de ses doctrines et de son sujet, et c'est faute de l'avoir ouvertement compris, hautement déclaré, c'est. pour avoir cherché ses arguments et ses témoignages, non pas tout à fait en dehors, mais à côté du christianisme, que cette Histoire morale des Femmes paraît à la fois moins conséquente et moins concluante. On le voit, c'est à ce point capital qu'il faut revenir pour s'expliquer l'antagonisme'et t'embarras que les circonstances créaient a M. Legouvé et dont son livre s'est ressenti.
Par ses propres tendances non moins que par l'intérêt de sa cause, il était forcément amené à chercher les lettres de noblesse de la femme là où elles se trouvent. Or quet a été l'ennemi de la dignité, de la liberté, de 1,'autorité de la femme? Le paganisme, n'en déplaise aux admirateurs des civilisations grecque et romaine, où les esprits les plus raffinés ne traitaient la femme comme ieurëgate que quand elle s'était faite prén)a))!ement courtisane, on les hommes
8.
------------------------------------------------------------------------
les p)us ëminents par la vertu et le génie avaient là-dessus des idées au moins fort singulières. Par quelle puissanceles femmes ont-eHes été relevées deleur abaissement primitif? Par t'Ëvangite, par te christianisme, par t'Ëgtise. En quel temps et parquette influence l'image de la femme a-t-elle été progressivement purifiée et ennoblie? Dans le moyen âge, par la chevalerie. Par quelle révolution intellectuelle les femmes furent-elles frappées d'un nouvel abaissement, menacées d'une nouvelle déchéance? Par la philosophie sensualiste etsceptique du dix-huitièmesiècle. Quel fut l'enfant de cette philosophie? ~789. Dans quel livre 1789 formula.t-il ses idées et ses conquêtes? Dansle Code civil.Contre quoi voulait réagir M.Legouvë en l'honneur et au profit des femmes? Contre ce même Code civil. Dans quelles conditions, dans quel mouvement de pensées et de faits, en vertu de quel événement, devant que) public prit-il la parole? Dans un mouvement, dans des conditions révolutionnaires, devant un public révolutionnaire, à la suite d'une secousse révolutionnaire, qui reprenait'en sous-œuvre et continuait, en t'exagérant, l'esprit de 89. Dès lors, il se trouvait placé dans un cercle que je n'appellerai pas vicieux, puisqu'il s'agit des femmes et,de leurs mérites, mais qui n'en était pas moins sans issue. Spiritualiste, plaçant très-hant son idéal, j'allais dire son culte pour. la femme, la dégageant de cet amour sensuel, de cette poésie charneHe qui est le gage de sa servitude et l'abaisse au rang de créature subalterne, l'entourant de respect, de pureté, de et de tendresse, retraçant, à travers les âges, t'éternel contraste de Vénus U)'<M!!g et de Vénus P<M!~7!<M, il se heurtait fatalement aux doctrines, aux partis, aux souvenirs qui donnaient a ses théories les plus chères un éclatant démenti car, s'il 'est vrai, comme l'ont dit des voix éloquentes, que la Ré-
------------------------------------------------------------------------
volution soit le paganisme, que toutes les crises, toutes les passions qui y ramènent, soient marquées au coin de ce matérialisme qui glorifie la chair aux dépens de l'âme, de cette religion des sens qui ferme le ciel pour être plus sûre de l'empire de la terre; qu'en un motla femmerëbabUitée, affranchie, sanctifiée par l'esprit du christianisme, soitrejetée dans sa fange et dans son néant par l'esprit révolutionnaire, on comprendra quel a dû être l'embarras de M. Legouvé entre l'idée qui faisait sa force et celle que, par situation ou par circonstance, il était obligé de ménager. Son sujet et son cœur lui disaient christianisme, chevalerie, moyen âge, amour chrétien, poésie spiritualiste, grands exemptes donnés par des vierges, des saintes et des reines, religion du sacrifice forçant la chair d'obéir à l'âme; et la sphère où s'agitaient son auditoire et son entourage lui disait paganisme, sensualisme, philosophie, révolte, triomphe du sens individuel, haine au passé, néant du sacrifice, réclamation immédiate des jouissances terrestres et charnelles. Son coeur et son sujet lui disaient saint Paul, Augustin, Monique, Geneviève, Clotilde, Hë!ène, Blanche, saint Louis, Gerson, Dante, Bayard, François de Sales, Vincent de Paul, saint Thérèse, Fénelon ceux dont la passagère victoire lui donnait la parole lui disaient Rome, Athènes, Renaissance, Rabelais, Cabanis, Condorcet, Carnot, Merlin. Son cœur et son sujet lui disaient Jeanne d'Arc; on lui disait Voltaire!
C'est à cela et à cela seul qu'il faut attribuer cette gêne, cette indécision qui se révèlentdans maint passage de cette Histoire morale des FemtH~Ah! quel beau livre aurait fait M. Legouvé, si, s'abandonnantlibrementà ses inspirations naturelles, il eût tout rattaché, tout subordonne à l'Évangile, montré toute la destinée de la femme dans les deux types d'Ève et de Marie, l'une qui représente l'hu-
------------------------------------------------------------------------
miliation et la douleur, l'autre la rédemption et le salut s'il eût fait descendre de ces deux sources primitives et sacrées tout ce qui abaisse et tout ce qui relève la femme; s'il eût fait voir comment la lumière évangélique, se répandant tout à coup sur le monde, éclaire cette suave figure laissée jusque-là dans l'ombre de la servitude et de la volupté, change l'esclave en compagne et ordonne à la femme chrétiennede racheter tout ceque ta femme païenne a perdu! Alors toutes les difficultés disparaissaient pour lui comme par enchantement. Il demandait pour les femmes une place à la tête des écoles, des hôpitaux, des salles d'asile, des institutions charitables, dans les cours de chirurgie, de botanique, de chimie et de médecine; qu'il marquât cette place avec une croix et un chapelet, et nul ne l'eût disputée; qu'i) jetât sur ses protégéesune robe noire ou grise, et à l'instant s'effaçaient toutes les craintes d'abus et de désordre. Il a écrit une page vraiment très-belle sur les bienfaits du travail; qu'à côté du travail il eût inscrit la foi et la prière, et ses arguments redoublaient de force, et rien n'eût manqué à l'ensemble des droits et des devoirs qu'il réclamait pour ses clientes. Il a demandé, au, sujet du divorce, une sorte de moyen terme qui ne résout rien qu'il eût envisagé le mariage au point de vue chrétien, et son indissolubilité, qui lui est si chère, lui eût apparu dans toute sa puissance, toute sa beauté. Ai-je besoin d'insister et de détailler davantage? Non', j'aime mieux, avant de finir, rendre hommage à mille choses délicates, ingénieuses, persuasives, émouvantes; que M. Legouvé a su écrire en dépit des contradictions et de l'antagonisme. que je signale. Quoi de plus charmant que ce passage de la vieille fille restant auprès de son vieux père pour soigner et adoucir ses derniers jours? « Qui de nous n'a rencontré dans ta vie quelqu'une de ces Cordétiaagenouittée devant
------------------------------------------------------------------------
un père infirme ouaffaibfi de raison? Par une contradiction touchante,-la fille alors dev ient la mère; souvent même les -intonations tendres et caressantes, réservées pour l'enfance, les paroles qui n'appartiennent, ce semble, qu'a la bouche des mères, sont parfois échangées entre eux avec une grâce charmante car le vieillard s'aperçoit de ce renversement des rôles, et un demi-sourire plein de mélancolie et de tendresse va dire à sa fille Ce sont des enfantittages.jetesais, mais je suis si heureux d'être ton enfant »
M. Legouvé n'est pas moins bien inspiré, quand il nous parle de ce premier enfant servant de lien, de conciliateur, entre sa mère et sa grand'mère, parfois un peu délaissée dans les premiers enivrements du mariage: « A la vue de son enfant, je me trompe, de son petit-enfant, appellation plus douee encore, la triste abandonnée renaît comme par miracle à la vie; elle sent, avec une surprise délicieuse, s'éveiller dans son âme, qu'elle croyait morte, un amour maternel inconnu et pénétrant elle aime d'une affection non pas plus tendre, mais plus attendrie, qu'elle n'aimait sa fille; elle n'est plus bellemère, elle est grand'mère; grand'mèrel ce mot familier exprime bien le mélange d'expérience et d'indulgence, de faiblesse et de perspicacité, de déraison apparente et de bon sens caché qui caractérise l'àffection des aïeules. Une maison sans aïeule est une maison incomplète le siége d'honneur y est vide. C'est t'aïeuie qm tempère par ses souvenirs les inquiétudes de la jeune mère sur ses enfants. La voit-elle s'effrayer de leur caractère « Tu as été bien « plus méchante, » lui dit-elle; et la mère se rassure. La voit-elle éperdue pour un malaise « N'aie pas peur, je « t'ai guérie de la même souffrance en un jour. » L'idéal du mariage, telquele conçoit, tel que te connaît
------------------------------------------------------------------------
M. Legouvé, ne pouvait manquer de porter bonheur à sa plume. L'esquisse est digne du modèle:
« Entre de tels époux, nous dit-il, 'pas de commandement pas d'inférieur ou de supérieur, aux yeux du mari surtout, car son seul voeu est d'apprendre la liberté à sa femme et de lui ordonner de vouloir. Dans cette sainte alliance le më)ange des qualités se transforme en échange; elle devient plus forte auprès de lui, il devient meilleur auprès d'elle: la tendresse, ce divin sentiment qui joint a toute l'ardeur de la passion la douceur pénétrante de la sympathie, la tendresse, s'insinuant entre leurs coeurs, tes fond pour ainsi dire dans un seul. Ils ont, sans doute, d'autres objets bien chers d'affection, des enfants, une mère; mais rien. n'est pareil à ce qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. JI n'y a qu'elle qui soit lui, il n'y a que lui qui soit elle; les mêmes pensées arrivent sur leurs lèvres au même moment; leurs visages, par l'habitude des sentiments semblables, contractent une sorte de ressemblance, et, à les voir comme à les entendre, on sent entre eux une parenté plus puissante que celle du sang, la parenté de l'âme. Une telle union ne craint pas même les années et leurs ravages. C'est le misérable emploi de la vie des femmes, c'est leur oisiveté et toutes les mesquines passions qu'elle enfante, qui flétrissent leur bonheur avec leur visage. L'épouse dont nous avons dessiné le portrait n'a rien à redouter de ia main du temps. Vienne donc la vieillesse ette-même, elle n'altérera cette union que lorsqu'elle la brisera. Quand les enfants éteignes ou établis laisseront seuls auprès du foyer les deux vieux compagnons, la mémoire de cette vie commune si pure et si tendre, la conscience de s'être perfectionnés l'un l'autre, ta certitude d'immortalité que donne une affection qui n'a jamais faibli, suffiront pour défendre leurs, âmes du
------------------------------------------------------------------------
contact gtacé de l'âge. Cette affection s'empreindra même d'une mélancolie solennelle à la vue de la terre qui s'éloi'gne, de Dieu qui approche, et ils s'aimeront à la 'fois comme des êtres qui vont se quitter et comme des êtres qui se retrouveront. »
Dieu, que ce tableau est séduisant, mais qu'il est cruel. pour les célibataires!
Vous voyez d'ici lelivre de M.Legouvé,– parpù il brille et par où il pèche. Au point de vue retigieuxet social, il n'a pas tiré partide tout ce que lui offrait le christianisme, parce que les circonstances qui faisaient l'à-propos de son plaidoyer en étaient aussi l'entrave. Historien, on peut lui adresser, un reproche analogue: il a forcément négligé une partie de ses éléments de suces, lui qui, ayant à prouver l'aptitude des femmes pour le gouvernement, n'a pas nommé une seule reine, ni Isabelle la catholique, ni Élisabeth, ni Marie-Thérèse,. ni Catherine; lui qui, cherchant des femmes héroïques en temps de révolution, a parlé convenablement de Madame Roland, d'Olympe de Gouges et de Charlotte Corday, mais n'a rien dit de mademoiselle de Sombreuil et de madame Royale. Voilà le côté faible! Heureusement, le moraliste, le poëte, l'homme de cœur, ont tout racheté par la grâce, l'émotion, l'éloquence, cette chaleur communicative où se reconnaît une âme aimante, élevée et convaincue. Toutesles tbisqùe le livre cesse d'être un traité, un projet de code, un corps de doctrine, et rentre dans le domaine du sentiment, le sentiment est exquis, le'charme est irrésistible, et l'on oublie quela base manque en contemplant l'édifice. Enfin, je donnerai une exacte idée de cette Histoire morale des. ~;?M?nM, si.je dis qu'on ne peut ni l'approuver sans réserve ni-s'empêcher d'aimer celui qui l'a écrite.
------------------------------------------------------------------------
M. HEMU BLAZE DE BURY' 1
ti y a longtemps que je voulais faire figurer dans ma modeste galerie un homme dont le talent plein de distinction et d'étéganco ne me paraît pas occuper encore toute la place qu'il mérite. A toutes les époques, nous avons eu, dans notre littérature, de ces écrivains ingénieux, fins, délicats, mais difficiles à classer faute de ces qualités magistrales que l'élite recommande à la foule, ou de ces qualités populaires que la foule fait remarquer à l'élite. Sied-il donc de les négliger, de les omettre, de les taisscr dans ce demi-jour où ils semblent s'attarder et se comptaire, dans ce dilettantisme charmant qu'ils craignent peut-être d'échanger contre la discussion et le bruit? En un moment où les maîtres sont rares comme toujours, et où les grosses célébrités s'affaissent dans l'oubli ou se per6'OMMHt'rj et récits des camp.i~M f/ ~Mfn'cAe. KpisoJo de l'histoire de I!anovre les A'omi~)Harc&
------------------------------------------------------------------------
dent dans le tapage, on se sent ramené avec plus de prédilection et d'attrait vers ces renommées discrètes qui ne s'imposent à personne, qui reçoivent le succès chez elles au lieu de le fatiguer de leurs poursuites, et que la causerie littéraire peut placer au même rang dans la littérature uù ette cherche ses sujets et dans la bonne compagnie où elle cherche ses lecteurs.
Je ne voudrais d'autre preuve de la souplesse du talent de M. Henri Blaze que ces'deux livres, publiés à un assez court intervalle. Rien, en effet, ne se ressemble moins: d'une part, une iegende voluptueuse et fantasque, poésie d'aventuriers et de grandes dames, pages de l'Arioste ou de Boccace qui semblent coupées en plein moyen âge et transportées au dix-huitième siècle, au milieu de galanteries transitoires entre les majestueuses amours de Louis XIV et les licencieux caprices de Louis XV; fugitifs pastels de -Latour, toiles enruhanées de Watteau, mais d'un Watteau allemand, chez qui tes Grâces amoureuses et les Silènes avinés s'encadrent dans un paysage plein de mystère et de rêverie; d'autre part, quelques-unes des réalités terribles de nos dernières crises révolutionnaires, recueillies sur le théâtre même du drame, chaudes encore de tant de passions et de douleurs, et élevées, par le bon sens spirituel de l'auteur, jusqu'à la vérité de l'histoire; le rapide tableau de ces éphémères républiques écloses sous le souffle ardent de 1848, et bientôt vaincues, tuées, anéanties, moins encore par les armes de l'Autriche que par leur propre principe et par ce qu'elles portaient en elles de dissolvant et de mortel; un épisode de cette grande lutte entre l'ordre et l'anarchie, dont nous av&ns tous été les témoins ou les acteurs, se résumant dans ces éloquentes paroles de Donoso Cortès, citées par M. Blaze de Uury M tt était réservé à notre époque de nous montrer le double 9
------------------------------------------------------------------------
spectacle Lie la barbarie amenée par lés idées et de la civilisation restaurée par les armes. » On le voit, jamais spectacles, jamais groupes ne furent, plus différents, et il suffirait, pour en mieux préciser la différence,' de personniSer l'un dans ta bette et poétique Aurore deKoenigsmark, l'autre dans le vieux et énergique Radetzky. Pourtant un moraliste sévère, rattachant l'un de ces deux sujets a l'autre, pourrait remarquer peut-être .que si les intrépides compagnons du maréchal octogénaire ont eu de si rudes assauts à soutenir contre la démagogie débordée, c'est parce que les souverains et les princes du dix-huitième siècle nous avaient préparé toutes ces misères par leurs prodigalités, leurs amours et leurs folies en même temps, un poëte incorrigible, au milieu des patrouilles tudesques et des ordres du jour de t'état major autrichien, ne manquerait pas de nous faire observer que ces villes insurgées, assiégées, reprises, s'appelaient Vérone, Venise, Milan, Rome; que ces patrouilles foutaient le sot où avaient passé les Capulets et tesMontaigus; que ces ordres du jour s'écrivaient à deux pas du balcon où s'était penchée Juliette, écoutant, aux pâtes clartés du matin, l'alouette et le rossignol. M. Blaze de Bury est à la fois moraliste et poute faut-il s'étonner qu'il ait su nous faire réfléchir en nous racontant les romanesques prouesses des Kœnig~mark, et nous faire rêver en nous parlant des batailles de Radetzky etdeChartes-Atbert? C'est ta le fil soyeux et léger qui peut nous conduire d'un de ces récits a l'autre un rayon de poésie au milieu des dures réatités de l'histoire contemporaine; une leçon de morale à travers l'idylle aventureuse ou la sombre tragédie d'Aurore, de Philippe et de Sophie-t)orothéc.
Le difficile, pour M. Blaze de Bury, n'était pas de nous intéresser aux péripéties de ces campagncs'd'Autriche,
------------------------------------------------------------------------
dont le souvenir lui apparaissait à chaque étape de son voyage et qui ont communiqué aux pages de son livre leur feu et leur mouvement. Voyageur ému, narrateur éloquent, écrivain habile, il n'avait qu'à traduire ses impressions journalières pour faire, des feuilles de son album, les chapitres de son ouvrage. Pour lui, comme pour tous ceux qui veulent juger sainement cette période orageuse, la difficulté résidait dans le caractère même de ces guerres où des ambitions spécieuses,'de séduisants retours vers des libertés perdues et des nationalités abolies, déguisèrent un moment ce que la propagande et l'épidémie révolutionnaires apportaient avec elles de violences, de fureurs et de ruines. Loin de nous l'envie d'essayer le panégyrique ou t'apologie des Manin, des Gœrgey, ou même de ce roi imprévoyant, volontaire couronné d'une croisade à contre'sens, et que ses rêves de monarchie libérale devaient fatalement placer entre l'émeute de Mitan et les batteries de Novare, entre les poignards républicains et les baïonnettes autrichiennes! Mais enfin il faut bien convenir que ces agitateurs vénitiens, lombards, piémontais, hongrois, s'in-surgeant pour l'indépendance de leur pays contre une puissance étrangère, avaient au moins un prétexte et un point de départ que ne sauraient alléguer nos démagogues français, conspirant contre une monarchie nationale et un Etat régulier, sans autre mobile que leurs basses convoitises ou leurs instincts anarchiques. Il faut bien avouer que Charles-Albert a tâvé ses fautes dans le sang de ses blessurés, que Manin a fait preuve de modération et de courage, que les rêves de Kossuth n'ont pas manqué de grandeur, et que l'ensemble de leurs actes, campagne d'ttatic, défense de Venise, réveil des Madjars, parle un peu plùs à l'imagination que te comptotdu~S mai, l'équipée de ~{M~t«MM-ToM( ou le vasistas des Arts et Métiers.
------------------------------------------------------------------------
Ajoutez à cela ces noms sonores, ces radieuses images, ces prestiges immortels, ces ineffables éc))os de la poésie et de l'histoire, qui vont de t'Âdige au Tibre et de la ville des doges à la ville des Césars, et vous comprendrez que, même au point de vue conservateur et monarchique où s'est très-sagement placé M. Henri Blaze, il y avait là bien des nuances à maintenir, bien des ménagements à garder. Des nuances, ai-je dit? C'est justement le triomphe des talents fins et délicats comme celui de notre aimable écrivain. H a su nous faire admirer la simple et martiale figure de Badetzky, le coup d'oeil d'aig)e du général Hess, t'habiteté diplomatique du feld-maréchal Schœnais, l'ardeur chevaleresque du prince Schwarzenberg il a su nous rappeler sans cesse combien il importait à la société, au salut, à la civilisation européenne, que l'Autriche sortit victorieuse de cette lutte; et cependant, eu et là, dans le courant de son récit, mille fugitives échappées nous avertissent qu'il n'est insensible à aucune de ces vibrations magiques qui s'exhalent sous ses pas comme les mélodies primitives de l'Ital.ie et du Tyrol qu'il a respiré avec délices ces fleurs épanouies parmi les ruines et dont le parfum se transmet, de siècle en siècle, aux natures poétiques et bien douées. C'était là, nous le répétons, la difficulté du sujet, et c'est là le mérite du livre. Amoureux de poésie et d'art, initié, dès son adolescence, aux séductions du romantisme a))emand, ayant pratiqué en maître cette littérature germanique si imprégnée de patriotisme, de nationalité et de liberté, 5). Blaze de Bury en retrouvait t'empreinte sur ce sol encore tabouré par les événements qu'il racontait. Dans ces révolutions successives, vaincues par la logique et par t'épéo, la poésie lui parlait un tangage qu'il aime à entendre et qu'il excelle à parler; car on ne saurait méconnaitre le rôle cottsidërubte qu'elle a
------------------------------------------------------------------------
joué dans cette crise où des poëtes se sont enrôlés et compromis, où l'imagination a un instant prova))) contre l'expérience et le sens commun, et qui se fût, à vrai dire, réduite a bien peu de chose si l'on en avait des Fabord ëtaguë ces chimères, ces rêveries, ces mirages, qui, pour les peuples comme pour les individus, reviennent de droit à la folle f/M logis. Penchant, habitude, esprit de corps,) y avait ta bien des tentations pour un traducteur deUhtand, deSchi!)er et de. Gœthe, pour un admirateur de Byron et de Dante, parcourant ces pittoresques contrées dont chaque pierre est un monument, chaque nom un souvenir, chaque horizon un poëme. Que de tact et de sagacité n'a-t-il pas fattu'à M.'Henri Blaze pour dégager, en ceci comme en tout, )a bonne poésie de ta mauvaise, se tenir à distance égale des sbires et' des tribuns, et découvrir constamment, derrière ce brillant attirail d'évocations républicaines et nationales, l'éternel cortège révolutionnaire, enthousiaste le matin, furieux à midi, sanguinaire )e soir; l'inévitable ere~ccH~o passant du mot d'ordre que tout le monde approuve au cri de rage que personne n'a prévu; le déclamateur après le croyant, l'utopiste après le déclamateur, le sectaire après l'utopiste, le sicaire après le sectaire; Mazzini et Garibaldi après Charles-Albert et Manin; les assassins de Rossi après les libérateurs de Venise Cette finesse d'organes qui caractérise M. Blaze de Bury l'a admirablement servi dans ce triage, et il a fait, pour ces poëtes de l'insurrection, pour ces grands hommes de la barricade, pour ces artistes de l'émeute, ce qu'eussent' fait pour les faux gentilshommes Chërin ou d'Hozier, d'autant plus impitoyables envers ceux-là qu'ils étaient plus respectueux vis-à-vis des véritables. Il a surtout mis en relief, avec une ironie exquise et un grain de comédie charmante, le coté théatrat et mélodramatique de ces en-
------------------------------------------------------------------------
trepreneurs de révolutions, se costumant pour ta circonstance comme s'il s'agissait de paraître dans Ft's-Dtafo/o ou dans Robert, c~!e/' iH'M~M~, jouant l'unique pièce de leur répertoire sur des tréteaux faits exprès, et avec l'accompagnement obligé; puis, quand le canon menace d'interrompre les acteurs, quand les populations, d'abord fascinées par la mise en scène, commencent à souffrir de la faim, à s'effrayer du sang qui coule et de t'ennemi qui approche, pliant bagage comme les comédiens ambulants plient leur toile de fond et emballent leur vestiaire, et allant porter leur répertoire, leurs oripeaux 'et leur orchestre dans une ville prochaine, où le même prologue, la même comédie et le même mélodrame amèneront le même dénoûment. M. Henri Blaze n'a donc pas eu, dans le fait, à contraindre ses goûts et ses préférences, à étouffer ses souvenirs, à donner sa démission de poète et à s'enfermer volontairement dans l'absolutisme et l'immobilisme, pour répondre à nos idées monarchiques. U lui a suffi de démêler te vrai du faux, la voix de t'écho, le plagiât de l'original et la copie du modèle; il lui a suffi de percer à jour cette première enveloppe de pourpre et.de clinquant ramassés dans les carrefours de la poésie et de l'histoire, et de sentir battre au-dessous toutes ces passions mauvaises, destructives, haineuses, dont l'ensemble s'appelle révolution. Puis, une fois en pr~cnco de Radetzky, de ses lieutenants, de ses soldats, il a contemplé ces figures honnêtes, loyales, vaillantes; au lieu de ces prétendus ogres sur lesquels nos caricatures avaient jeté leur bave et leur boue comme elles l'avaient fait déjà pour notre'générât Bugeaud, il a vu ces fronts nobles, sereins, intrépides, dont chaque cicatrice signifiait disciptine, autorité, ordre, devoir et il a'compris, il a montré que non-seulement la force était là, mais encore le droit, un droit supérieur a
------------------------------------------------------------------------
celui des nationalités qui n'ont pas su se défendre, des libertés qui se sont laissé prescrire; te droit d'une société,. d'une civilisation qui ne peuvent permettre à des souvenirs ou à des rêves de les bouleverser et de les détruire, et qui ne veulent pas que, sous le pseudonyme d'indépendance, on les mène à la barbarie.'C'ést là, en effet, qu'eussent fatalement abouti ces entreprises, commencées au milieu des enivrements de l'éloquence, au cliquetis des mots les plus sonores qui puissent exalter les âmes, sous l'harmonieux patronage de tous les héros, de toutes les gloires de la Grèce, de l'Italie antique et de'l'Italie du moyen âge. En réalité, le caporal autrichien, cette figure classiquement odieuse au patriotisme et au lyrisme, était plus patriote et plus poétique que tous ces plagiaires de Tyrtée, de Gracchus ou de Démosthènes car l'un, sous son sévère uniforme et dans'sa rigide 'consigne, était le gardien de cette paix, de cette stabilité sociale qui-est, pour la fortune intellectuelle des peuples comme pdur leur richesse matérielle, la première condition de'duréeet de progrès: les autres, imprudents ou perfides, décrochaient le monde sans avoir la force de le porter, et le tançaient sur une voie fatale où te premier passe fait sur des tieùrs, le second sur des ronces, le dernier sur des décombres ainsi se vérifiait. la belle parole de Donoso Cortès,'ce contraste de la barbarie amenée par les idées et repoussée par les armes; contraste qui ëctate dans le livre de M. B!axe de Bury, et que j'achèverai d'indiquer en disant que* l'ingénieux écrivain a réussi à rester poëte en prenant parti pour Radetzky contre Venise.
L'intérêt de ce livre est-il aujourd'hui amoindri par la nouvelle pbase.où est entrée l'Europe, et qui, portant sur d'autres points l'émotion publique, semble avoir déplace et modifié les conditions comme le terrain de la 'lutte?
------------------------------------------------------------------------
Franchement, nous ne le croyons pas. Sans doute le pre.mier, le plus complet, le plus impérieux de tous les patriotismes est celui que mettent en jeu les guerres de peuple a peuple, la gloire dé nos armes, l'honneur de notre drapeau, J'hëroïsme de nos'soldats; sentiment immortel qui fait battre le cœur de la patrie dans la poitrine de tous ses enfants. Mais il en est un autre qu'éveillent les temps de révolution et de crise c'est celui qui unit les défenseurs d'une même idée, d'une même cause, et qui, sans distinction de frontières, de pays et de !angage, fait autant de concitoyens qu'il y a d'hommes dévoués à cette cause et à cette idée. Celui-là, nous l'avons tous ressenti pendant ces années sombres et troublées où t'Eurbpe n'était plus divisée en vingt nations différentes, mais en deux camps opposés: l'ordre et l'anarchie, l'autorité et l'insurrection. A cette époque, je l'avoue hautement, nous étions bien plus les compatriotes d'étrangers tels que Radetzky et Windiseh-Graetz, que de Français tels que MM. Louis Blanc et Ledru-Rollin de même que ceux-ci fraternisaient. beaucoup plus avec Mazzini et Kossuth qu'avec M. de Falloux ou le général Changarnier. Maintenant, si les situations ne sont p)us les mêmes, il ne faudrait pourtant pas trop s'y fier. Peut-être, en cherchant bien, trouverait-on, au fond des effusions patriotiques et guerrières de certains organes de la démocratie, moins de souci pour l'éclat de nos victoires que de rancune contre les hommes qui retinrent, il y a sept ans, l'Europe sur le penchant de l'abîme moins, d'enthousiasme pour nos gloires militaires que de secrète espérance de se créer un nouvel enjeu dans une guerre universelle. C'est pourquoi nous ne devons jamais oublier les services rendus par l'Autriche à une cause qui fut celle de la civilisation même, et nous remercions M. Blaze de Bury de nous les rappeler
------------------------------------------------------------------------
dans un livre à la fois spirituel et sensé, poétique et vrai. Des idées moins graves et moins actuetfes se rattachent à la chronique de ces Kœnigsmark dont il s'est fait le piquant biographe. Si l'on a dit de certains romans qu'ils étaient plus historiques que l'histoire, on peut dire de cette histoire-là qu'elle est plus romanesque que ie roman. Quels personnages taillés tout exprès pour la tëgende et le drame, que ce marëcha) Christophe-Jean, cet aventureux Chartes-Jean, cet élégant Philippe-Christophe, et cette belle Aurore, si séduisante, si spirituelle, si lettrée, mi-partie de la Vallière et de Pompadour, mère de Maurice de Saxe, et tendant au roman moderne la main et la plume que vous savez! Nous connaissons peu de tragédies p)us émouvantes que celle des mélancoliques amours de Philippe de Kœnigsmark et de Sophie-Dorothée, la disparition mystérieuse de Philippe, la longue captivité de Sophie, repoussant un pardon qu'elle ne veut ni accorder ni recevoir, préférant sa prison au trôned'Ang)e[erre,où finit par monter son sinistre époux George de Hanovre, et répondant aux grands seigneurs anglais qui viennent la supplier de consentir à être leur reine a Mi)ords, si je suis coupable, comme on l'a prétendu, je suis indigne d'être votre souveraine; si, au contraire, je suis innocente, c'est alors votre roi qui est indigne d'être mon époux. » Et cette comtesse de Platen, une Roxane en falbalas, une .Phèdre mettant du rouge! M. Henri Blaze a peint d'une façon remarquable ce mélange de fougue sensuettc, d'ardeur brutale, d'amoureuse tacheté, et je voudrais pouvoir citer la page qu'it a écrite sur ces passions perverses, où la bête féroce domine la créature intelligente, où l'amour ressemble à la haine, la haine a l'amour, et qui, après s'être débattues dans la fange, finissent par s'abîmer dans le sang. L'inconvénient d'un pareil sujet, c'est sa richesse U.
------------------------------------------------------------------------
même; c'est que le roman y semble tout! fait d'avance, et que l'auteur a besoin d'un art d'autant plus difficile qu'il est forcé de se cacher. C'est cet art que je remarque dans les chaudes peintures de M. Blaze de Bury, H s'est si bien identifié avec ces paradoxales existences, avec ces physionomiesoriginales, que l'on se demande si c'fst la magie de son pinceau qui les a rendues si vivantes, ou si c'est leur vie même qui anime .et colore ses récits. Pourtant l'impression' générale en est triste, et les réftexions que suggèrent ces grâces tachées de vices, ces plaisirs enjolivés de crimes, ne sont pas de nature à réhabiliter une époque qu'on nous accuse parfois de regretter. Quoi c'étaient ia les mceurs des grands et des heureux de ce monde, il y a cent cinquante ans! C'était là l'intérieur des cours, la vie privée des souverains et des princes, l'amusement d'une société polie dont le souvenir lointain fait honte à nos grossièretés et à nos rudesses! Et l'on s'étonne qu'il y ait eu des révolutions! Toutefois, ne déclamons pas trop imitons l'exquise réserve de M. Henri Blaze, qui se borne à nous indiquer sobrement la moralité de ces histoires dans la manière pitoyable et tragique dont finissent tous ces chercheurs d'aventures, de galanteries et de plaisirs. Aurore, la charmante Aurore, vieillit entre de ruineux procès et de mauvais vers; Otaries-Jean s'en va mourir de la peste sur une plage du Péloponèse; Philippe est assassiné par une de ces Armides changée en Furie. Contentonsnous de remarquer que notre siècle, en définitive, vaut mieux que cela, qu'on y fait la guerre et l'amour plus honnêtement, et, pour revenir au double texte qui m'est fourni par M. Henri Blaze, que les Radetzky y réparent les suites des sottises des Kcenigsmark. Me voici de nouveau, en finissant, placé entré les Récits des Campagnes ~iK<nc/M' et t'E~Mo~ ~M<<Mt'~M N(!MOWf; me voici
------------------------------------------------------------------------
encore trouvant des analogies entre ces deux charmants livres. H en est une, la plus visible de toutes c'est le talent dont M. Blaze de Bury a fait preuve dans tous les deux; c'est le plaisir ëga) que j'ai eu à les lire, et a faire 'de ces deux lectures une causerie.
------------------------------------------------------------------------
Dans l'espace d'une année, M. Poujoulat, à force de talent et de droiture, a résolu deux difficultés que nous aurions, avant de le lire, volontiers regardées comme inso. tubtes. U a consacré un, volume à Bossuet, et il a échappe à l'écueil de ce sujet magnifique: la monotonie dans l'admiration et la redite dans l'éloge. Il a écrit un livre sur le cardinal Maury, et il a triomphe des périls de ce sujet compliqué: écrivain catholique et monarchique, il avait à parler d'un homme qui servit et déserta tour a tour la cause de l'Église et de la Royauté; il avait à faire ressortir les'grands services et les grandes qualités de Maury, sans qu'un instinct de panégyriste l'aveuglât un seul moment sur les faiblesses et les torts qui obscurcirent sa gloire et assombrirent sa fin il avait à constater ces torts et ces faiblesses, mnsque le lecteur, arrivé à la dernière Le carmin;)) Maury, s;) vie et ses œuvres.
M. POUJOULAT' 1
------------------------------------------------------------------------
page, en gardât d'autre impression que celle d'une leçon salutaire, mëtëe de tristesse et de sympathie. Il avaittâche plus délicate encore! à se demander si le châtiment de Maury n'avait pas été hors de proportion avec ses fautes, sans que ses convictions royalistes et chrétiennes eussent à souffrir de cette révision et de ce contrôle. En un mot, il fallait que, tout en restant l'historien et presque l'avocat de l'intrépide orateur de la Constituante, il sût extraire de l'ensemble de cette vie, non pas un texte de réflexions chagrines sur-t'ingratitudedes princes et l'injustice des partis, mais un enseignement grave et fécond, applicable à quiconque aurait envie de transiger avec sa conscience et de chercher la grandeur hors du devoir. Tels étaient les principaux obstacles que rencontrait M. Poujou)atau seuil de cette histoire. Dire qu'il les a surmontés, ceneseraitdonner qu'une idée insuffisante de tout ce qu'il y a de solidité, de vérité, d'éloquence, de nouveauté et d'intérêt dans son livre.
Na~K< sua. /h~ Ce que le poëte latin a dit des ouvrages, pourrait se dire aussi des hommes.-Ils ont leur destinée, non-seulement de leur vivant, mais après leur mort; et la postérité, comme les contemporains, n'est pas toujours juste dans la distribution de ses recompenses. )! y a eu, chez le cardinal Maury, de quoi suffire à trois réputations brillantes. Écrivain, sinon de premier ordre, au moins très-remarquable; courageux jusqu'à l'héroïsme en face des plus grands dangers qu'il ait été donné à t'homme de coeur de mesurer et de braver; orateur digne de combattre Mirabeau et de ne pas être vaincu, n'était-ce pas assez pour conquérir une triple palmedans le pays qui prise si haut le courage, )eta)ent d'écrire et le talent de parler? Ajoutez-y les dons de l'improvisateur, la vivacité, la rép)ique, l'esprit de saillie, le bon mot assaisonné et aiguisé
------------------------------------------------------------------------
par le péri) qui t'inspire, toutes choses qui ont en France une fortune assurée. Ajoutez-y encore ce mérite, si apprécié de notre siècle, d'être parti de bas pour arriver aux premiers rangs, et cela non pas en abaissant les autres, mais en s'élevant soi-même;, ajoutez-y enfin ce contraste piquant comme un paradoxe et imposant comme une vertu, d'un homme nouveau se faisant le champion du vieux monde, et se dévouant à une cause qui n'est pas la sienne, à une partie où it n'a pas d'enjeu comment, avec tout cela, comprendre qu'.uneïenommée d'apparence et de complexion si vivaces aitétéfrappëe de mort lente et d'atonie, qu'au bout de quarante ans à-peine et au milieu d'événements qui devraient rajeunir sa gloire en justifiant sesoractes, le nom de Maury, le souvenir de sa vie et deses œuvres, ne soit p)usqu.'une sorte de légende voilée d'ombre, un problème à demi efface devant lequel:on passeindifférent sans en demander le.mot ? Qu'a-t-i) donc fait pour mériter une tette déchéance? Quelle est donc cette fin coupable contre laquelle de si glorieux commencements n'ont pu prévaloir ? Il a désobéi au Saint-Siège, et accepté, dans l'épiscopat français, une situation rendue équivoque par les anathèmes d'un pape désarmé: hélas! je voudrais croire mon époque assez.orthodoxe pour que ce fût là à ses yeux un crime irrémissible! H s'est laissé fasciner par le génie de l'Empereur cette fascination a été subie, pendantplus d'un demi-siècle, par la nation presque tout entière, et on peut dire qu'elle dure encore. Je ne vois rien là qui explique un arrêt aussi rigoureux, une éclipse aussi complète. Suivons donc cet illustre failli sur les pas de son éloquent biographe; Peut-être trouverons-nous, au terme de la route, de quoi changer, notre tristesse en joie et notre humiliation en orgueil.
M. Poujoulat nous le montre d'abord sortant de Valréas
------------------------------------------------------------------------
et de t'échoppe paternetti~pour s'acheminer vers Paris, cet irrésistible pôle où tendent sans cesse tes'imaginationsàimantées. Nous revoyons )e jeune abbé Maury dans cette classique patache, avec ses deux compagnons de voyage, et ce dialogue devenu cétébre, qui revenait dedroit a M. Poujoulat « Moi, dit l'un, je veux être médecin du roi, » c'était Portal. « Moi~ dit le second, je deviendrai avocat général, )) c'était Treilhard.- «Moi, dit Maury, jedeviendrai prédicateur du roi et l'un des quarante de l'Académie française. » Tous trois, on le sait, réalisèren't ou dépassèrent ce rêve brillant de la vingtième année; mais l'un des trois eut le malheur d'y ajouter un horrible vote; et, quand on songe que ce n'est pas celui dont la mort a été la plus triste et la plus abandonnée, quand on se rappelle que. Maury, sous le règne du frère de Louis XVI, n'a pu rentrer à l'Académie, et que, plus tard, ni les.honneurs ni les éloges académiques n'ont manqué à Treilhard, on revient à l'idée qui domine toute cette histoire, et l'on fait des réflexions mélancoliques sur l'inégalité des justices humaines, plus impitoyables souvent pour les, fautes que pour les crimes.
De 1765, époque de son arrivée a Paris, jusqu'à 1789, Maury ne fut qu'homme de lettres et homme du monde; car t'état ecclésiastique se conciliait alors mieux qu'aujourd'hui–heureusement pouraujourd'hui –avec !a vie littérailre et mondaine. Sans éprouver le moindre penchant pour les doctrines philosophiques qu'il détesta toujours, il eut pour amis Chamfort, Marmontet et quelques autres satellites de la brillante pléiade de Voltaire. H concourut avec la Harpe pour ces prix de l'Académie française, que l'on n'obtenait alors 'qu'à l'aide d'invévitables concessions à l'esprit du moment. Peut-être (pardonnez à mes manies d'analyse) faudrait-il déjà chercher dans ces débuts, ce
------------------------------------------------------------------------
milieu et cet entourage, l'explication de ce qui manqua plus tard à Maury pour avoir, non pas des croyances et des opinions sincères, mais des principes inflexibles. Il en est de L'atmosphère inteHectuette comme de celle que nous respirons: de même que, dans les temps d'épidémie, ceux qui n'en sont pas atteints en ressentent pourtant les vagues influences, de même, à cette époque de mo~'f~'Mt universelle pour tes intelligences et pour les âmes, on devait, tout en lui résistant, en subir involontairement l'action dissolvante et mêler, malgré soi, je ne sais quels germes délétères aux plus salubres aliments de la pensée. On n'est pas impunément le contemporain de la vieillesse de Voltaire. N'était-ce pas aussi en ce même moment d'inquiet et aventureux prélude à des crises prochaines que JeanJacques prêchait son code social, qui peut se résumer dans l'amoindrissement des devoirs et l'agrandissement des droits? Figurez-vous Maury, fils d'un artisan, fils de ses rouvres, lancé, pour ses débuts, dansée monde qui ne croit plus à grand'chose, qm ne croit plus surtout à )ui-meme: il est jeune, il a du talent, de l'esprit, de l'ardeur; il est doué de cette force physique et morale, double armure qui, dans )es temps difficiles. se complète l'une par !)utre. il assiste à l'agonie d'une société qui se meurt et qui joue avec sa mort comme avec sa dernière fête. Cette noblesse qu'il doit défendre. il la voit déchirer ses titres; ce clergé pour qui il doit plaider, il le voit pâlir ou sourire devant les doctrines régnantes, et déserter faute) et la chaire pour la cour et les-salons. Ce roi, dont il essayera d'affermir la couronne, il le. voit, faible et bon, plus funeste à ).Ëtat par sa faiblesse que par le plus dur dèspotisme, céder au sentimentalisme philosophique tous les avant-postes de son culte et de son trône. tt en résulte que, plus tard, Muury, même en se dévouant à cette no-
------------------------------------------------------------------------
blesse, à ce c)ergë, a cette royauté, éprouvera contre eux ce sentiment bizarre, inavoue, de dépit, de rancune, de dédain, que l'on éprouve en protégeant quelqu'un qui ne se protège pas tui-même. Maintenant placez à sa gauche le scepticisme voltairien, altérant par son seul voisinage ces convictions mêmes qui se révoltent contre lui à sa droite, l'individualisme exalté par Rousseau, et prêt à s'exagérer la dette de son parti-envers soi, à amoindrir la sienne envers son parti, et vous vous expliquerez peut-être que Maury, armé pour la lutte, ne l'ait pas été pour la persévérance. e
M. Poujoulat, avant d'arriver aux deux grandes époques de cette orageuse vie, apprécie et analyse en maître les ouvrages littéraires par lesquels Maury préluda à &a carrière publique. L'Éloge de Choses V, l'Eloge de FeMf~oH, le Panégyrique de saint Vincent de 7~K<, le P<MM~yr!qMe de saint LottM, les Réflexions ~Mr les ser?MOH~ de Bossuet, et entm l'Essai ~ïM' r~ogt(e?<ce de la c/Mtre, ('œuvre capitale de Maury, ont inspiré à son historien des pages excellentes, supérieures aux écrits dont il parle, et suffisantes pour les remettre en lumière sans trop les amplifier. Ces appréciations rapides, dont M. Poujoulat n'a voulu faire que l'accessoire de son livre, prouvent une fois de plus.combien les études critiques et liistoriques sont en progrès depuis Maury, età.quet point, dans ce moment transitoire d'oubli de la veille et d'incertitude du lendemain, on connaissait mal ce passé qui allait subir une dernière lutte avant d'acheter, en.succomhant, le droit d'être mieux jugé. Je l'avoue, Maury, émule plus ou moins'heureux de la Harpe, de Chamfort, de Marmontet et de Thomas, auteur d'un ouvrage auquel manquent, malgré de sérieux mérites, cette perfection, cette distinction, cette délicatesse suprêmes, seules capables de
------------------------------------------------------------------------
faire relire les vieux livres, m'attire peu et ne me retient pas. Lait représente un art vieilli, une littérature en décadence, une langue qui se répète, quelque chose qui n'est plus classique et qui n'est pas encore nouveau. Patience encore un pas, et nous allons entrer, avec Maury, dans un monde où tout sera neuf, le tableau, )ë cadre, les idées, la tangué, la tribune, le public, le spectacle,le succès, la défaite, la passion, l'émotion, le prix du Combat. Là, il rencontrera sa part d'originalité véritable; la, il aura l'honneur d'associer son nom et son oeuvre a la création d'une nouvelle éloquence, t'étoquenee politique et parlementaire. C'est à t'Assemblée constituante que commencent la vraie grandeur et le vrai rôle de Maury. C'est dans ces débats solennels qu'il apparut avec un éclat, une verve, une énergie incomparables. Cette nature méridionale et ardente, à l'étroit dans les vieux moules du panégyrique et du discours, se sentit à l'aise dans cette chaude et libre atmosphère où tout devait lui servir, même ces côtés rudes et vulgaires qui, relevés par le talent et le courage, produisent aussi leurs effets sur les masses. L'académicien, l'orateur sacré, t'écrivain brillant et disert, devenait athlète, et ce qui domine en Maury, c'est l'athlète, c'est le -lutteur il en a la vigueur, l'agilité, l'haleine, les mus' cles; il'en a les ressources imprévues, les volte-face soudaines, la promptitude à profiter de ses avantages, à'se redresser sous les coups, a se roidir sous les étreintes. II est si bien lutteur, qu'une fois la lutte finie, une fois sorti de l'arène, il ne sait plus que faire de sa force, et, comme les athlètes antiques, dissipe, énerve, change en défaillance et en faiblesse cette force sans emploi. Mais arrêtons-nous à ce moment, le plus beau de sa vie; Aussi bien M. Poujoulat nous en retrace les grandes scènes d'une
------------------------------------------------------------------------
façon digne de son sujet et'de son modéte. Nous recommandons à nos lecteurs, comme un remarquable précis de politique à )a fois rétrospective et prophétique, les chapitres où l'éloquent écrivain, racontant à grands traits ces séances mémorables et les questions vitales qui s'y discutaient, nous montre l'abbé Maury sur les bancs de la droite, combattant tour à tour )'a!iënation des biens du clergé, le principe de la souveraineté du peuple, lé droit de paix et de guerre transféré du souverain à l'Assemblée, -rémission des assignats, )a confiscation du comtat Venaissin, la formation d'une haute Cour nationale, la suppression de l'impôt du tabac, toutes mesures révolutionnaires, destructives, fatales, dont pas une ne fut perdue pour ce travail de renversement, de démolition et de ruine commencée par la Constituante et achevée par la Convention. Maury fut alors- et ce sera sa gloire ineffaçable t'ennemi de la Révolution; ennemi impuissant car que peut une pierre contre un torrent, une heure contre un sièole, un homme contre un peuple? mais ennemi vigilant, alerte, intrépide, clairvoyant, infatigable et, dans cette défense du passé, devinant mieux t'avenir que beaucoup de ceux qui l'appelaient de leurs vœux imprudents et de leurs folles espérances; soldat du dernier jour, se mesurant corps à corps avec le géant sans en être ni effrayé ni écrasé; tombant avec honneur et pouvant répéter, lui aussi, cet immortel Pë~ama. consolation mélancolique de tout généreux défenseur des causes perdues. Le géant, ai-je dit? M. Poujoulat a été naturellement amené à placer Maury en présence de Mirabeau, a les comparer l'un A l'autre, et ce parallèle, dangereux par ses séductions mêmes, comptera parmi les plus belles pages de son livre. Peut-être s'est-il laissé un peu entraîner par ses sympathies pour l'orateur de la droite; peut-
------------------------------------------------------------------------
être n'est-il pas juste de dire que chez Mirabeau tout est mort avec cette voix, ce geste, cette action oratoire dont rien n'égala t'effrayante puissance, et que, chez Maury, tout survit a l'effet et au succès du moment. Ce qui est positif, c'est que Maury, plus tettré, plus réfléchi, plus savant, plus maître du fond et de la forme, ayant eu, longtemps après la lutte, des années de méditation et de retraite, a pu, l'aide de sa prodigieuse mémoire, écrire après coup ses discours et les dégager des scories d'une improvisation rapide. Déjà, en ~852, son neveu, M..ie chevalier Maury, puisait dans les papiers de son oncle, et publiait, avec un triste à-propos, ce magnifique discours sur la souveraineté du peuple, qui est à lui seul un livre, et qui a fourni à M. Poujoulat une de ses plus attachantes analyses. Il y a eu donc pour Maury, ce qu'il n'y a pas eu pour Mirabeau, ce second travail fait par l'auteur iut-. même, ce travail de mémoire, d'achèvement et de refonte, dont Cicéron a donné de si beaux modèles, et dont ne sauraient se passer les discours de tribune pour acquérir une valeur durable, indépendante des circonstances et des passions du moment. Faut-il en conclure que Maury fut supérieur à Mirabeau? Je ne le crois pas; mais, sans insister sur un parallèle où M. Poujoulat n'a rien taissé à dire et très-peu à contredire, ajoutons une remarque qui se rattache à cette mauvaise fortune de Maury auprès de la postérité et de l'histoire. tt n'y a pas une prédiction de Maury qui n'ait été justifiée, pas une promessé de Mirabeau qui n'ait été démentie; et cependant les générations nouvelles, adoptant l'un et rejetant l'autre, ont su plus de gré à celui-ci de ses mensonges qu'à celui-là de ses.vérités. C'est que la Révolution n'est pas finie; c'est qu'en se continuant sous diverses formes, elle empêchait de se refroidir cette lave révolutionnaire
------------------------------------------------------------------------
qui fut le génie de Mirabeau elle empêchait de s'éctaircir cette vérité monarchique qui fut la foi de Maury. Ainsi l'homme à qui soixante années ont donné raison est moins écoute que celui à qui elles ont donné tort; l'homme dont les prévisions douloureuses vibrent encore dans nos douleurs et nos angoisses semble moins près de nous que celui dont les illusions funestes sont séparées de notre temps par des abîmes de sang, de larmes et de fange. On sait ce que fut Maury en face des tempêtes de la salle, des huées de la tribune, des insuttes et des menaces de la rue; son sang-froid, ses reparties, sa bravoure, ses bons mots, qui le sauvèrent de l'assassinat et de la lanterne. Nous les retrouvons dans l'ouvrage de M. Poujoulat,.et ils jettent sur son récit une variété piquante; mais il faut bienarriver, hélas! à la phase de faiblesse et de déchéance c'est ici surtout que j'admire M. Poujoulat, et que joie propose comme exemple d'impartiatité dans la sympathie. H est sévère comme le devoir, austère comme la conscience; il ne laisse pas un moment uëchir ces grandes lignes qu'il n'est pas plus permis d'assouplir que de briser et pourtant on sent qu'il plaint Maury, qu'il le trouve trop puni, trop obscurci, en le mesurant à tant d'autres impunités et à tant d'autres renommées. L'art de l'historien ne saurait aller plus loin, ou plutôt ce n'est pas de fart: c'est la sincérité d'un noble cœur et d'un noble esprit, dominant toutes les habiletés.
Les faiblesses de Maury furent de deux sortes religieuses et politiques. Évêque de Montefiascone, il se laissa nommer archevêque de Paris et -y persista sans être dé)iévis-à-vn du Saint-Siège, et cela au moment où le p:'pn, proscrit, dépossédé, opprimé, n'ayant plus entre ses mains que les armes spirituelles, n'en avait que plus de droit a l'obéissance et au respect. Ambassadeur des Bourbons
------------------------------------------------------------------------
exilés auprès de la cour de Rome, il déserta leur cause pour rendre à César un peu plus que ce qui était a César. En d'autres termes, le défenseur de: ta royauté et du clergé à la Constituante cessa, pour un temps, d'être royatist~et même catholique romain. Ces deux fautes, on )e voit, n'en font qu'une et dérivent toutes deux de la même cause le prestige que l'Empereur exerça sur le cardinal Maury. Ce prestige ne fut pas de la crainte Maury avait fait ses preuves! Ce fut plutôt une joie profonde et peutêtre vengeresse de voir enfin un' homme dompter cette Révolution que Maury avait abhorrée, avait vu avec douleur, avec colère, Louis XV! perdre, faute d'énergie, sa couronne, son pays, sa vie et cette âme passionnée dut avoir peine alors à retenir, tout en restant fidèle, bien des anathémes contre cette faiblesse qui désespérait ses défenseurs. Lorsque parut à ses yeux la force, le pouvoir, l'idée de compression et de puissance, incarnés dans un homme de génie, il dut s'écrier comme le Luther de la tragédie a))emande: ((Yoita mon idéal! )) Ce n'était plus la royauté, mais c'était la monarchie; ce n'était pas ce qu'il avait aimé, mais c'était te baitton et les menottes sur ce qu'il avait haï. A défaut de sa conviction, sa 'passfon était satisfaite, et pour les esprits de )a trempe de Mam'y, ta conviction est moins puissante que la passion. En ce qui touche aux désobéissances de Maury à ,la cour de Rome et a ses torts théotogiquës, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer nos lecteurs au livre de M. Poujoulat, où ces questions de libertés ou plutôt d'oppressions gallicanes sont traitées avec une fermeté et une lucidité vraiment magistrales. Quant à ses faiblesses politiques, on peut leur assigner plusieurs causes d'abord, nous t'avons dit, la fascination exercée sur lui par le génie de l'Empereur; ensuite M. Foujoutat nous parte a\'ec
------------------------------------------------------------------------
raison de F.ennui qu'éprouvait Maury dans son diocèse de MonteSaseone,'de son désir de revenir à Paris, d'y goûter de nouveau les plaisirs de la conversation et de l'esprit. N'oublions pas non plus le mot du cardinal, cité par son biographe o Les coups de barre ne me font rien, mais les coups d'épingle me mettent aux champs. )) Le plus poignant de ces coups d'ëping!e, jé crois l'avoir trouvé dans une lettre de Louis XVIII; rfue M'Poujou!at a reproduite, mais sans y attacher, selon moi, assez d'importance. «. Ce qu'il y a de sûr, ëcrivait-i) à illaury qui lui avait fait part des embarras de sa position, c'est que,le roi n'en sera pas p)us scandalisé qu'i) ne le fut jadis de vous voir porter un ruban tricolore. )).– Remarquez que cette allusion à un ancien souvenir; au ruban porté par Maury a )a fête de la Fédération, supposait chez le prince tout un arriéré de rancunes et d'épigrammes en dedans, qui n'avaient pu être désarmées ou effacées ni par l'orateur de la Constituante ni par l'ambassadeur royaliste Rome. Rappelez-vous ce penchant dont nous parlions tout à l'heure, et qu'avait surexcité Jean-Jacques, à nous exagérer notre valeur personnelle, les services que nous avons rendus, la reconnaissance qu'on nous doit, et dites-moi si ce mot froid et cruel, arrivant à l'heure critique de tentation et d'hésitation, n'était pas fait pour déterminer la dcfection comp)éte; Ah! les rois proscrits ou régnants ne savent, pas assez combien un mot de trop ou de moins peut attrister la fidélité et refroidir le courage! Maury fut-il le seu)? d'autres plus coupables que lui furent-its punis aussi cruellement? La dëchMnce, t'exi), la sévérité du pape qu'il avait concouru à faire e)irc, l'aversion des princes qu'il avait servis, 'trois mois et demi d(; prison dans une humide cellule du fort Saint-Ange, )a sulitude fuite autour de sa vieillesse et de sa mort, l'église
------------------------------------------------------------------------
dont il portait le titre fermée, contre l'usage, à ses dépouities mortelles, n'y a-t-il pas là, pour notre siècle de pardons et d'amnisties réciproques, un luxe de châtiment peu proportionné avec la faute? Et pourtant Maury ne murmura pas. Bien différent d'autres superbes qui avaient rendu moins de services et qui ont été plus rebelles, il se résigna, il se soumit, il se réconcilia avec Rome, il accepta sa punition avec une sorte de .fatalisme taciturne et chrétien qui ne fut pas sans grandeur. Est-ce à dire que nous songions à l'absoudre? Non, mille fois non nous avons à tirer de ce sévère spectacle un enseignement plus consolant. Que de fougueux patriotes, de fervents républicains, d'incorruptibles Spartiates, de fanatiques amants de la liberté, jacobins, montagnards, régicides, tribuns, héros de clubs, pourvoyeurs d'échafauds, se sont prosternés plus bas que Maury devant le despotisme armé et' couronné, sans qu'on en ait été trop surpris ou trop indigné, sans que ia togique révolutionnaire ait paru trop outragée en leur personne, sans que ce changement ait sémblé leur coûter une transformation trop radicale, un effort trop douloureux, un trop pénible sacrifice! On eût dit qu'en échangeant le rôle de démagogues contre celui de valets, ils ne faisaient que changer de costume dans un même rôle. Un royaliste, un chrétien, un prêtre, un défenseur ctoquent de l'autorité monarchique et retigieuse, a eu, après une gtorieuse carrière, quelques années de déviation et de faiblesse devant ce même despotisme; et, cette fois, la contradiction a paru si frappante, le changement si monstrueux, la chute si profonde, qu'il n'en a pas fallu davantage pour gâter toute une belle vie, justifier tous les châtiments, abroger toutes les récompenses! Que ce soit là, pour nous, coreligionnaires des premières phases de Maury et juges attristes de la. dernière, notre réucxion
------------------------------------------------------------------------
finale et notre consolation; et, pour en être mieux édifim et mieux affermis, relisons le livre où M. Poujoulat a raconté, expliqué, condamné et relevé Haury, comme ces honnêtes femmes qui font de leur indulgence pour la faibfesse un hommage de plus pour la vertu.
1
------------------------------------------------------------------------
M. CAMILLE PAGANEL' 1
Avant de commencer, je ferai à M. Camille Paganel deux ou trois petites chicanes. L'histoire est une muse austère; elle s'arrange mal de ces titres à effet qui font merveille sur les affiches de théâtre, et ce TM)'A:se< Chrétiens semble être mis là tout exprès pour forcer l'attention de ceux que n'attacherait pas suffisamment le nom du héros albanais. En outre, M. Camille Paganel a, selon moi, un peu trop abusé, vis-à-vis des Turcs, des procédés employés jadis par M. Augustin Thierry à l'égard des rois Francs de tapremière race. Écrire Baïezid au lieu de Bajazet, Muhammed au lieu de Mahomet, Suteïman au lieu de Soliman, Murad au lieu d'Amurat, c'est peut-être plus exact, plus conforme à la véritable orthographe turque; mais cela me déroute, et puis il y a là encore un léger grain de char)atauisme érudit dont M. Paganel n'avait assurément pas fftj<otf< de A'ca~cr&e~, ou Turks et cA)'e'<tn« (tttf/xtM~teme siècle.
------------------------------------------------------------------------
besoin pour faire réussir son livre. Enfin, pour épuiser du premier coup ces sottes bagatelles de la porte, je trouve décidément trop de noms propres dans ce volume. Le lecteur est ébloui de cette quantité de lettres majuscules, et au milieu de ces Schkypétars, de ces Sévastocrates, de ces Seldjoukites, de ces Cantàcùzènes, de ces Musakis, de ces Matacassites, de ces Matarangos; il nous arrive parfois ce qui advient à Sancho quand il perd le compte de ses chèvres. Les grandes lignes historiques de cette mémorable époque nous échappent et s'embrouillent dans cette masse de syllabes et de consonnances turques, dalmates, épirotes, illyriennes ou albanaises; cette, nomenclature exubérante embarrasse la mémoire de ses lacis inéxtricables. Ceci posé, redevenons sérieux, ainsi qu'it convient à propos d'un beau sujet et d'un bon ouvrage.
« Si tout à coup, nous dit M. Camille Paganet, après un sommeil de plusieurs siècles, t'hëroique poussière des Hunyade, des Mathias Corvin, des Wladislas, des Capistran, des Constantin Paléologue, des Scanderbeg, des Sobieski, se ranimait; si, rappetés un moment à la vie terrestre, ces intrépides champions de la foi voyaient l'Europe chrétienne marcher en armes au secours'de ces mêmes Infidèles perpétuellement combattus par eux, quel ne serait pas d'abord leur étonnement? Une telle croisade ne leur apparaîtrait-elle point comme un rêve inexplicable, comme une mystérieuse illusion de la tombe? »
Ce n'est pas à i450, mais à 1835, ce n'est pas à quatre siècles, mais à trente ans qu'il nous suffirait de remonter pour trouver le même étonnement, produit par la même cause. Que penseraient, pouvons-nous dire à. nbtre tour, les .Chateaubriand, les Foy, les Benjamin Constant, les Fauriel, les Casimir Delavigne (sans compter les survivants), si, réveillés tout coup du premier sommeil de la tombe,
------------------------------------------------------------------------
ils assistaientà cette alliance entre )acivi)isation d'Occident et cet Empire turc qu'ils signalaient, en prose et en vers, comme l'ennemi naturel et permanent des sociétés civilisées et chrétiennes? Que diraient ces défenseurs éloquents de la liberté, de là restauration héllénique, s'ils voyaient aujourd'hui leur glorieuse pupille compter pour si peu dans le grand mouvement européen et. être dénoncée comme un embarras, comme une superfétation gênante dans l'ensemble des opérations diplomatiques ou guerrières ? Que diraient enfin ces fondateurs, ces ancêtres du tibëratisme, du patriotisme moderne, s'ils voyaient leurs héritiers sous bénéfice d'inventaire se faire Turcs pour être meilleurs chrétiens, et manifester leurs sentiments libéraux et patriotiques en tournant le dos aux fils de Miltiade, en tendant la main à ceux de Mahomet? Grande serait leur surprise, et peut-être s'y joindrait-il quelque peu de confusion et de remords, pour avoir fait tant de bruit, tant remué de métaphores et d'hémistiches, tant injurié ces pauvres rois, responsables, comme chacun sait, des crimes de Darius et de Xerxès, le tout sans autre profit que d'être démentis par la génération suivante et de préparer un nouve) exemple de l'instabilité des opinions humaines. N'exagérons rien pourtant, et n'abusons pas trop de ces surprises. Ces grandes variations qui, d'un siècle à l'autre, déplacent sur la surface du monde les éléments de' vie, d'accroissement, de prépondérance, et qui, par contrecoup, nous amènent à protéger les peuples que nous redoutions, à attaquer ceux qui deviennent redoutables, on, les retrouve à chaque pas dans l'histoire, et elles entrent dans le dessein général de la Providence. Triste période, après tout, pour les nations, que celle où elles deviennent trop intéressantes, où le sentiment qu'elles inspirent se rapproche de la compassion plus que de la crainte! )t y a
------------------------------------------------------------------------
quatre cents ans, les Turcs, par la bouche de leur Muhammed et de ses poëtes -il en pensionnait trente, uniquement occupés à chanter ses prouesses- proclamaient leur suprématie sur l'Orient et sur l'Occident; leurs conquêtes s'étendaient du Danube à l'Euphrate, et des extrémités de la Crimée aux confins de la Syrie; quiconque résistait à leur Sultan était écorché vif ou empalé, et les têtes de leurs ennemis ornaient d'horribles festons et de sanglantes arabesques les murs de leurs palais et de leurs forteresses. Aujourd'hui nous avons, comme dit Sganarette, changé tout cela les limites de leur empire se sont singulièrement resserrées, et cet empire même, au lieu d'être, comme en ~80, implanté en Europe par la victoire et par la force, semble n'y plus tenir qu'à l'aide de ces vieilles racines qu'on tranche d'un coup de sabre. Ils laissent dépérir toutes leurs belles traditions nationales; ils n'écorchent plus; ils n'empalent plus; ils ne décapitent presque plus; ils portent nos redingotes et nos pantalons, et M. Théophile Gautier, chaque fois qu'il revient de ses pérégrinations orientales, a l'air beacoup ptus Turc que les vrais Turcs. Toute raillerie à part, notre civilisation, loin de redouter, comme autrefois, teurs atteintes, s'infiltre dans ce vieux corps, prête, sinon a te dissoudre, au moins à le transformer; et ce ne sera pas, au point de vue social et chrétien, un des moindres résultats de la guerre actuelle, que de repétrir la Turquie en la secourant, et d'en obtenir, au profit de l'Occident et du christianisme, justement les concessions d'idées, de tolérance, de moeurs, de garanties, d'indépendance, que les conquêtes musulmanes du quinzième siécle semblaient anéantir pour jamais. S'il en est ainsi, s'il y a ta pour nous, en dehors même des enivrements du triomphe et de la gloire, une noble et consolante perspective, quelle reconnaissance ne devons-nous
10.
------------------------------------------------------------------------
pas n ces hommes qui, en d'autres temps et à l'apogée de cette puissance maintenant affaiblie, luttèrent vaillamment contre elle, défendirent leur nationalité et-leur foi contré ses empiétements formidables, et,.en retardant ses progrès, préparèrent son déclin? Et si cette reconnaissance est due aux entreprises coHectives, telles que les croisades, si calomniées et si nécessaires, que sera-t-eHe, et de quelle admiration ne sera-t-on pas saisi au souvenir de ces héros isolés, qui, sans autre ressource que leur bravoure, avec une poignée d'hommes pour armée et une petite province pour patrie, ont tenu en échec ces géants de l'islamisme, ont brise.contre leurs rochers ou leurs murailles des milliers de ces vagues humaines, et ont été, en certains moments, moins encore les défenseurs de leur pays que de la chrétienté et de l'humanité tout entière? Tel fut, et au premier rang de ceux-là, cet intrépide Scanderbeg, dont M. Camille Paganetnous raconte aujourd'hui t'histoire. Convenons-en, jamais sujet, jamais livre ne répondit mieux aux préoccupations,'aux..émotions de ce temps-ci il y répond par ce double à-propos qui.réside à la fois dans les similitudes et dans les contrastes. Il fait songer, à l'immense distance qui nous sépare de cette époque où les nids d'aigle de l'Albanie devenaient presque le seul rempart de l'Occident menacé, où Constantin Patéologue, succombant sous Fétreinte du colosse ottoman, appetait en vain à sa défense les puissances européennes, où cet insatiable Muhammed, vainqueur de Constantinople, rêvait la conquête de Home; et, tout ensemble, il explique, par cette distance morne et ces différences, comment nous accomplissons aujourd'hui, non pas le contraire, mais l'envers de J'oeuvre des Hunyade et des Scanderbeg; car il y a deux manières d'amoindrir un peuple )e vaincre ou le secourir,
------------------------------------------------------------------------
Pour bien apprécier ce que fut Scanderbeg, il faut étudier, dans les larges tableaux de M. Camille Paganel, les détails de cet isolement qui rendit la tache du héros albanais à la fois plus glorieuse et plus difficile. Le quinzième siècle, on l'a dit, fut mauvais pour lachrétienté, pour l'esprit du christianisme en Europe. L'admirable phase des Croisades était close, et le souffle qui les avait produites semblait mort ou assoupi. Je ne sais quel dissolvant funeste, précurseur des hérésies et du paganisme de la Renaissance, s'emparait des monarchies catholiques, les repliait sur elles-mêmes au nom d'intérêts restreints ou de passions coupables, et substituait aux grandes inspirations chrétiennes la politique d'intérieur ou les dissidences partielles. Le trône de saint Louis était occupé par Louis XI; celui de saint Édouard allait être sali par Ilenri, Vlll. Dans cette période de .malaise et de transition, t'humanité n'était plus naïve et croyante, enthousiaste et généreuse; elle n'avait pas encore ces plans, ces idées de prévoyance et d'ensemble qui, dans les sociétés civilisées, remplacent parfois les élans chevaleresques des sociétés primitives, et traduisent le vers célèbre
Et quod nunc ratio est, impctus antc iuiL
Les papes avaient seuls alors l'intelligence de la situation génërate et de l'affreux péril que rapprochait du cœur de l'Europe chaque nouveHe conquête des Turcs. Mais que pouvaient-ils, ces saints et courageux vieillards, gardiens désarmés d'une idée invincible, sinon lever les mains au ciel; et mêler à des anathemes que leurs ennemis ne redoutaient pas, des bénédictions qui ne suffisaient plus à leurs défenseurs? I) y a, dans le livre de M. Camille Paganel, peu de chapitres plus émouvants et plus pathétiques que celui où il nous montre le vieux pape Pie tl, af.
------------------------------------------------------------------------
teint déjà d'une maladie mortelle, s'acheminant vers les bords de l'Adriatique avec l'espérance d'amener à Scanderbeg des renforts considérables, et rencontrant sur son chemin des bandes de Croisés qui revenaient sur leurs pas; pourquoi? parce qu'ils demandaient bien du service, mais du service avec une solde. « Or, ajoute l'historien, la cour pontificats ne pouvait leur donner que des indulgences. Irrités, se moquant même, tous s'en retournèrent. » On le voit, ce n'était déjà plus une époque de foi et d'ab négation chevaleresque que celle où Scanderbeg accomplit, avec des moyens si bornés, de si grandes choses, et ajouta un anneau de fer et d'acier a cette chaîne de défenseurs de la Croix qui va de saint Bernard et de Pierre l'Ermite à don Juan d'Autriche et à Sobieski. Son rôle n'en fut que plus noble et sa gloire plus éclatante. Honneur donc à M. Camille Paganel pour avoir si bien ressuscité cette virile et martiale figure, pour l'avoir reprise au passe et,nous l'avoir rendue dans toute l'énergie de sa mate attitude, dans toute la sauvage beauté de son cadre; histori. que par la place quelle tient dans cette longue lutte entre la chrétienté et l'islamisme; épique par le caractère même de ces guerres, par i'apreté de ces gorges, de ces pics inaccessibles d'où Scanderbeg foudroyait ses ennemis, par ces défis, ces combats corps à corps, qui rappellent les héros d'Homère, par le souvenir de Pyrrhus et 'd'Alexandre planant sur ces pittoresques contrées, par la valeur énorme que gardaient encore l'individu, la force physique, au moment d'être détrônes et de céder la ptac'e aux combinaisons et aux découvertes de l'intelligence et de l'industrie. Remarquez, en effet, que Scanderbeg tient plutôt de Diomède et d'Ajax que de l'homme de guerre tel qu'on se le représente aujourd'hui. Malgré l'invention récente de la poudre, ma)gro ces gros canons de ('arti)k'nc turque, qui
------------------------------------------------------------------------
eussent été formidables s'il n'avaitfa))u vingt-quatre tieuros pour les charger et autant pour lès pointer, t'essentict était encore, à cette époque, de savoir fendre un homme en deux d'un coup de cimeterre, d )e soulever tout cuirassé sur son cheval et de le jeter à v.ngt pas, d'être insensible au froid, au chaud, à la faim, à la fatigue, de sortir d'un évanouissement pour tuer à soi tout seul une cinquantaine de Turcs, et de se trouver, après trois jours déjeune et trois blessures, aussi frais, aussi dispos qu'après un bon repas et un bon somme. Or, c'était là ce dont Scanderbeg s'acquittait à merveille, etc'est un autre trait original, une autre source d'intérêt de son histoire. Sa vaillance et sa force, le caractère individuel de ses exploits et de ses victoires, non moins que sa foi robuste et la façon dont il fait la guerre, le rattachent à un autre âge, à un temps qui va finir, et dont il résume la séve vigoureuse et chrétienne. Plus tard, il y aura encore des héros, de grands capitaines; il y aura même des généraux intrépides, payant de leur personne au milieu de la metée; il n'y.aura plus de ces athtetes gigantesques, chrétiens homériques, pour ainsi dire, dépassant de dix coudées les soldats qui les entourent, apparaissant aux ennemis comme l'Archange des batailles, faisant rouler des quartiers de roc, semant, par leur seul aspect, la consternation et t'épouvante, fauchant les têtes d'un revers de leur cimeterre, et s'agenouillant, après la victoire, devant le Dieu des armées. Par la foi qui'te soutient, te sentiment qui l'anime, la force surnaturelle qui le sert, Scanderbeg est déjà une exception dans son siècle; il est le dernier de sa race, de cette race héroïque qui n'emportera pas, hélas! avec elle l'art de tuer les hommes, mais qui les tuait toute seule, par elle-même, sans employer'ces moyens compliqués et terribles où disparaît t'individualité humaine.
------------------------------------------------------------------------
Je renvoie maintenant mes lecteurs au livre de M. Paganel, pour suivre pas à pas autour de la 'forteresse de Croïa, ou dans les dëfiiës voisins, la marche victorieuse de Scanderbeg, qui eut, toute sa vie, à recommencer une victoire, toujours glorieuse, jamais décisive. Dix fois, vingt fois, les lieutenants de Murad ou de Muhammed, que disje ? Murad et Muhammed aux-mêmesse dirigèrentavec des armées innombrables vers cette Albanie dont la résistance faisait tache dans leurs conquêtes. Dix fois, vingt fois, ces dominateurs superbes, frémissant de rage à l'idée qu'ils ne pouvaient dompter une petite province, eux qui détruisaient des empires, crurent n'avoir qu'à étendre la main pour écraser ce chëtif ennemi, dont la capitale aurait tenu à l'aise dans un faubourg de Constantinople; mais Scanderbeg, du haut de ses montagnes, tombait à l'improviste sur ces masses renouvelées sans cesse, et, chaque fois, après un carnage horrible, le pauvre général turc n'avait plus qu'à aller se faire étrangler ou empaler par le sultan irrité de sa défaite. Faut-il croire au chiffre des morts laissés sur le champ de bataille après chacune de ces rencontres ? Si infatigable que fût le bras de Scanderbeg et de ses braves Albanais, aurait-il suffi, comme !e disent les historiens du temps, à pourfendre, en moyenne, trente ou quarante mille Turcs par chaque journée de combat? Si inépuisables que fussent, à cette époque, les forces numériques de Murad ou de Muhammed, n'eussent-elles pas fini par se tarir dans ces boucheries incessantes, et leur en serait-il resté de quoi poursuivre leurs autres conquêtes? M. Paganel en doute, et il a raison. Mais ces chiffres, même exagérés, prouvent la fois, et l'immense prestige d'admiration et de terreur qui s'attachait au nom, à la vaillance, au génie de Scanderbeg, et le service immense qu'il rendit à la chrétienté par cette saignée qui dura
------------------------------------------------------------------------
trente ans. Acceptons-tes donc comme légende, si nous nous en méfions comme histoire.
Une légende, ai-je dit? Ce sera là le texte d'une légère critique que j'adresserai, au milieu de bien légitimes éloges, à l'ouvrage de M. Camille Paganel. a su varier avec beaucoup d'art une situation un peu monotone la longue résistance de son héros et ses continuelles victoires. En le lisant, on se passionne pour Scanderbeg, comme, dans un drame bien fait, on s'émeut des périls d'un personnage réduit à ses propres ressources, luttant contre la puissance et le nombre, et se tirant des positions les plus dangereuses à force d'habileté et de courage. Seulement, dans ce sujet où la légende côtoie l'histoire, où tout prête à la couleur locale, paysage, moeurs, costumes, têtes coupées, -il me semble que M; Paganel a été un'peu trop de son siècle, qu'it.a'métë trop de réflexions sages, raisonnables, modernes, sentimentales, à des faits et gestes qu'il fallait surtout saisir du côté pittoresque. J'aime peu t'éco!e coloriste, 'et cette méthode impassible qui se complaît :'t rester froide au milieu de détails horribles, à compter les gouttes de sang, à disséquer les cadavres, plutôt que de consoter l'humanité par quelques pensées généreuses. Pourtant, à travers ces grandscoups de sabre, ces hommes fendus en deux, ces magnifiques abatis d'armées turques, ces gens si proprement étranglés, écorchés et empalés, j'ai regretté parfois le beau sang-froid de M. Mérimée eu pareille circonstance, de même que ces poétiques Athanais, guerroyant du fond de leurs ravins et du haut de leurs montagnes, m'ont fait songer aux touches hardies, heurtées, éclatantes, qui, chez quelques-uns de nos auteurs, ressemblent à de )a peinture écrite; Mais je suis injuste, et l'on ne peut pas tout avoir M. Camille Paganel a fait ce qu'il a voulu faire t'intéressante biographie d'un
------------------------------------------------------------------------
héros chrétien, le récit pathétique d'une époque si différente de la notre, et qui cependant y ramène par ses analogies comme par ses disparates. U à vou)u nous rappeler de quels moyens la Providence s'était tour à tour servie pour arrêter, retarder, amortir les progrès d'une puissance inquiétante alors pour la chrétienté, redoutée alors comme une ennemie, acceptée aujourd'hui comme un rempart. Dans ce tableau des vicissitudes humaines, des déplacements séculaires de la force et de la prépondérance des empires, dans ce dramatique épisode où interviennent les souvenirs des papes, des croisades, des combats et des épreuves de i'esprit chrétien, menacé par l'islamisme en attendant qu'il le fût par l'hérésie et la Révolution, mais toujours glorieux, toujours vainqueur, il a déployé toute la maturité, touté l'élévation d'un esprit sage, désormais dégagé, par l'expérience et l'étude; de ces préventions funestes qui ont si longtemps obscurci les points historiques les plus essentiels du moyen âge et des temps modernes. Dans son Histoire de Joseph M. Camille Paganel avait encore payé, çà et là, que)que tribut à ces idées, à ces illusions séduisantes. Ici, rien que la vérité et la justice. Avec quelle profonde et intelligente sympathie il nous a parlé des croisades! Quelle respectueuse tendresse pour ces vieux papes, délaissés par les peuples et par .tes rois, mais ne désespérant jamais de leur cause immortelle! Quel amour,.quelle admiration pour ce Scanderbeg, pour ce rude chrétien qui, le vendredi, donnait du poisson à ses soldats, et se confessait avant )a bataihe'. Quelle grandeur dans cette histoire' quetieémotion chez cet historien! Non, il n'y a pas lieu de médire d'une société et d'une littérature où se publient de pareils ouvrages, où de tels hommes se reposent, en écrivant de tels livres, des mécomptes de la vie pub!ique.
------------------------------------------------------------------------
LE CENTRE DROIT ET LE CENTRE GAUCHE DANS LA CRITIQUE.
MM. CARO' ET LOUIS RATISBONNE' 2
« La France est centre droit, )) disait, il y a trente ans, un homme illustre et plût à Dieu que tous ceux de qui dépendaient alors les destinées du pays se fussent rapprochés dans ce centre commun et réparateur, au lieu de pousser aux extrêmes Aujourd'hui ces mots n'ont plus de sens, du moins en poliiique trop de limites ont ëtë dépassées, trop de prëvisionsdeçues Mais il seraitutite peut-être de les appliquer aux idées philosophiques, littéraires et morales, qui ne sont jamais étrangères, en France surtout, au mouvement dé l'esprit public et aux variations dé la vie sociale. Un centre droit, c'est-à-dire une tendance élevée et modérée, qui, sans passionner les ques~'<K<<M morales sur le temps prMeM<.
fmprM~t'on! littéraires.
------------------------------------------------------------------------
tions, lesramène sans cesse aux grandes vérités fondamentales qui,sans attaquerles personnes, soit inflexibleenvers les doctrines; qui, enfin, sans repousser ni maudire toutes les conquêtes du monde moderne, en fixe sévèrement les bornes et n'en accepte que tesconsëquences légitimes: voilà le fond de résistance, et, pourainsi dire, la. caisse d'amortissement intettectueFque ta génération nouvette doit se hâter de fonder, si elle veut échapper au double matheur d'être abaissée par le positivisme ou ruinée par l'utopie. Nous qui sommes vieux, suspects sans doute d'exagération et de violence auprès des jeunes esprits, nous que d'amères injustices, des accusations irritantes, ie spectacle de catastrophes imméritées, d'odieux-mensonges triomphalement propagés, des vérités historiques impudemment 'foulées aux pieds, des leçons douloureuses toujours renouvelées et toujours perdues, ont jetés au detà de ce milieu salutaire dont nous apprécions les mérites, nous pouvons du moins y applaudir et l'indiquer du geste à ceux qui viennent après nous heureux et facile enseignement, quand on peut joindre l'exemple au précepte, et choisir comme types de ce nouveau groupe, destiné -à modérer nos colères, à relever nos lassitudes, à profiter de nos fautes, à rallier à soi tes intelligences droites, des écrivains tetsqueM. Caro, des livres tels que ses Ë~M~tKom~ sur le <e?KpspreMM!/ En regard de M. Caro et de son ouvrage, je place M. Louis RatisbonneetsesJmpfëMtOtMttttet'ant'M, non pas précisément comme contraste, mais comme nuance, comme centre gaMchs, et pour montrer comment, avec un vrai talent, un style aimable, un goût délicat, on peut écrire un volume de critique et le remplir de jolies pages, sans unité, sans fixité de principes et de doctrines, sans un seul de ces fils conducteurs qui guident le k'cteur travers tant de sujets différents et suppléent à l'harmonie de t'en-
------------------------------------------------------------------------
sembte. MM. Caro et Louis Ratisbonne'se sontTencontrés parfois sur le même terrain tous deux ont pap)é de Henri Heine; tous deux se sontoccupés de cet immonde' livre de l'Amour, de cette espèce de Vottaire revomi qu'on appelle Beyleou Stendhal. Leurs jugements nesont pas contraires M. Ratisbonne n'approuve pascequebtameM.Caro et ne btâme pas ce qu'il approuve. Et pourtant quelle différence Chez l'auteurdes Études mora~, tout remonte etse rattache au spirituatisme chrétien, à cette grande et Lumineuse doctrine si admirablement française, si intimement liée à la littérature du dix-septième siècle ou ptutûtà toutes les bonnes littératures, et qui seule aujourd'hui peut rasséréner les âmes, raffermir les consciences, créer à l'homme actif et pensant un idéal digne de lui, également éloigné des systèmes chimériques et des ivresses industrielles. Soit que M. Caro expose le roman philosophique de M. Jean tteynaud, les rêveries humanitaires de la religion positiviste; ~irréligieuse ëchauffourëe de M.Lanfrey, les essais de moralisation populaire de Williams Channing; soit qu'abordant corps à corps ta littérature corruptrice, il attaque le sensualisme littéraire, démolisse l'usurpation posthumede Stendhal, ou, parité ptus heureux des rapprochements; place sur la même ligne de fantaisie et de drôlerie l'ornithologie passionnelle deM. Toussenel et l'impiété raittëuse de M. Heine, c'est à la clarté du spiritualisme qu'il interroge, fouille, ittumine tous ces recoins, toutes ces cachettes des esprits faux et des talents malsains, où il suffit d'introduire un peu de jour pour-en montrer le vide et le néant: c'est par d'énergiques bouffées de cet air vivifiant et pur qu'il dissipe les obscurités et assainit les miasmes. Antée retrouvait ses forcés en touchant à la terre; notre jeune et éloquent auteur maintient les siennes en.regardant le ciel. Chez M. Ratisbonne, le
------------------------------------------------------------------------
sentiment spiritualiste et moral n'est pas absent; maie qu'ilesttimide! comme il a peur de se faire trop voir et de tenir trop de place! C'est a peine s'il se laisse deviner, et encore se déguise-t-il presque constamment sous une uestion de bienséance, de distinction et de goût. Ne craignez pas qu'il flétrisse d'une façon trop rude ou trop absclue une muse libertine, une bouffonnerie sacritëge, une impure fanfaronnade de libertinage ou d'athéisme. Non: si le goût est sauf, si le talent est hors de cause, si la muse est populaire et acceptée par les complaisances mondaines, il s'unira au choeurtriompha) et glissera sur tout le reste. Si, au contraire, la décence est violée, si le blasphème est trop manifeste, si un matérialisme brutal gâte les délicatesses et les joies de l'amour, et si, après tout, la poésie et l'art gagnent peu à ces licences, alors les réserves seront plus fermettes, la critique plusvive; mais elle ne sera jamais que la critique, le btâmepoH d'un scandale inutile ou nuisible au succès littéraire, jamais le cri du cceur, la vibration d'une âme indignée, la grande voix de la conscience humaine outragée dans ses plus intimes, ses plus vivaces profondeurs. C'est que M. Louis Ratisbonne appartienta cette fraction, si ingénieuse d'ailleurs et si distinguée, de la littérature moderne, qui, aussi sévère que nous contre les résultats suprêmes des mauvaises doctrines, s'obstine à rester indulgente envers leurs prémisses, et se croirait humiliée si ses expériences et ses douleurs lui apparaissaient avec le caractère d'une leçon. Chose singulière'on accuse parfois les honnêtes gens d'être très-braves dans les moments de calme, et de se cacher aux heures de crise. Les honnêtes écrivains dont je parle font tout le contraire. Très-courageux, très-accentués dans les jours de péril et d'angoisse, très-empressés alors à courir sur la brèche, à..ferrailler contre les monstruosités qu'ils dé-
------------------------------------------------------------------------
testent, et que renfermaient en germe les hardiesses qu'ils ont caressées, ils. reviennent, dès que l'orage est apaisé, à leurs accommodements et à leurs optimismes; et comme ils sont très-spirituels comme i~ est trèsdifficite d'avoir beaucoup d'esprit sans un peu de contentement de soi-même, ils se persuadent volontiers que leur supériorité intellectuelle est la meilleure des défenses qu'en dehors de )eur brillante pléiade il n'y a, pour le bien, comme pour )e ma), qu'exagération, intolérance et fanatisme, et que leur bon sens habite, relevé de toutes les grâces du style et de l'atticisme, peut traiter de puissance à puissance avec les vérités religieuses et morales, acceptant ceci, rejetant ceta, marchandant avec ce qui n'admet ni transaction ni réticence, évitant de trop, s'avancer à droite, et surtout ne permettant pas qu'on les trouble dans leurs quiétudes et leurs satisfactions littéraires. J'admire ces hommes d'élite, mais je les comprends peu moins que je ne,comprends M. Lanfrey et ses fureurs juvéniles, M. Michetet et ses haines maniaques, M. Proudhon et ses démolitions radicales: je les comprends peu, et je m'attriste en songeant tout le bien qu'ils pourraient faire pendant ces intervalles qui séparent nos catastrophes et qui les expliquent.
Et voyez comme, au point de vue même le plus profane, celui de la valeur littéraire et du succès, cette absence ou cette sourdine de principes bien nets et bien arrêtés a plus d'inconvénients que d'avantages On a reproché à nos petits livres, non sans quelque raison, de 'n'être que des recueils d'ârticles découpés dans des revues ou des journaux, recousus tant bien que mal, et manquant de ce- qui est la première condition d'un livre: l'unité, l'ensemble, t'/iOMKK~nct~ de plan et d'exécution. Kh bien' jamais ce défaut ne nous a plus frappé
------------------------------------------------------------------------
que dans le volume de M. Ratisbonne. On y lit un article surM.Beranger à côté d'un article sur Homère; dix pages sur le T~Mea?t de Paris, tout près de huit pages sur Donoso Cortès. Pour que cette extrême variété ne ressemblât pas trop à du bariotage.iteût fa)) ou que chaque étude fût plus développée et arrêtât suffisamment le lecteur, ou que ces divers ordres d'idées fussent unis entre eux pur une pensée commune et offrissent à l'esprit une sorte de point de repère, remplaçant t'unité de sujets par l'unité de doctrines. Loin de là, M. Ratisbonne n'a rien fait pour éviter qu'on t'accusât d'incohérence; et comme un ma)heur n'arrive jamais seul; il a aussi encouru le reproche de légèreté. On peut ne pas partager tes opinions du marquis de Valdegamas, ne pass'associer aux anathèmessoulevés par les erreurs et les fautes de la philosophie: mais, de bonne foi, est-ce assez d'une demi-feuille pourréduire en poudre l'argumentation puissante de ce grand orateur, de ce grand publiciste dont l'Europe catholique a satue le génie, et d'une autre demi-feuille pour établir victorieusement l'avenir de la philosophie française au dix-neuvième siècle? M. Ratisbonne a décidément trop pris au sérieux le précepte de Voltaire: « Glissez, mortels, n'appuyez pas! » Si ce conseil du bon, il n'est pas moins sage de proportionner le déploiement de ses forces à la gravité de ses sujets et à l'importance desesadversaires. !t}ais, à notre tour, n'appuyons pas trop; relisons quelques fines esquisses où le crayonna couru avec grâce, et rappelons tout bas à l'habile traducteur de Dante, que, quand on a aimé Françoise et Béatrice, it n'est pas permis de trop s'attarder avec Frétillon et Lisette..
En revenant à M. Caro, il me semble que mon horizon se relève et s'agrandit. Ce n'est pas à lui qu'on reprochera d'avoir fait un livre avec des articles; grâce à cette pensée
------------------------------------------------------------------------
puissante, à ce culte du spiritualisme qui le soutient et le guide dans sa marche à travers les aventures de l'esprit contemporain, chacun de ces articles primitifs décent ou plutôt redevient'sans effort le chapitre d'un même livre; s'expliquant par ce qui le 'précède, se complétant par ce qui le suit. Non pas que l'ensemble soit monotone: à Dieu ne plaise! Parler, dans une série d'études, de M. Auguste Comte et de M. Jean Reynaud, de M. Lanfrey et de Stendhal, de Channing et de M. Henri Heine, du grand Être et de M. Toussenel s'appliquer tour à tour à surprendre sous leurs voiles ou dans leur fange le matérialisme, l'athéisme, le scepticisme, tantôt cyniques et fanfarons, tantôt lyriques et fantasques, tantôt spécieux et romanesques, tantôt passionnés et furibonds, tantôt ridicules et grotesques, c'était s'obliger à varier, en cent façons, à chaque nouvel antagoniste, ses moyens d'attaque et de défense. Rien ne ressemble moins à son exposition du système de M. Comte que sa discussion sur Te?'?'6 et Ciel; à sa vigoureuse sortie contre le sensualisme en littérature que son ironie charmante touchant la FormM~ cht C~aMt; à sa victorieuse polémique contre M. Lanfrey que ses dissections impitoyables des squelettes glacés de .RoM~e et ~VoM' et de la C/t<M'<?'6!Me de Pa?'m6 et sur tout cela, comme pour fondre en masses lumineuses ces aspects différents, un rayon de philosophie, j'allais dire de poésie platonicienne' et chrétienne, montant de Sunium et de l'Acropole vers les cimes du Calvaire et baignant de ses splendeurs limpides ces pâtes fantômes créés par l'orgueil de l'esprit au profit de la matière un style souple,'étégant, coloré, sympathique, trouvant dans la force et dans la droiture des idées de quoi se renouveler sans cesse, rendre attrayantes les questions les plus arides, et battre ses adversaires avec leurs propres armes; la gravité quand
'T
------------------------------------------------------------------------
ils sont graves; la moquerie quand ils sont drotes; l'éolat, quand ils sont brillants. Hiche et heureuse nature où la sagesse n'exclut pas le charme, ou l'imagination achève ce que la raison commence, où la sève, dans ses ardeurs fécondes, se fait moitié chêne et moitié fleur!
Le livre se divise naturellement en deux parts l'étude philosophique, l'étude littéraire. C'est par la philosophie, on le sait, que M. Caro est arrivé à la littérature; excetlent point de départ qui, depuis Descartes jusqu'à M. Cousin, n'a pas trop porté malheur à nos écrivains! tt y a, dans l'observation attentive, dans t'analyse patiente des grands problèmes de i'âme et de la conscience humaines, quand on y apporte un cœur droit et une intelligence ennemie des obscurités, un je ne sais quoi qui éteve, épure et assouplit le style, l'habitue à être difficile envers luimême, à ne pas se contenter des a peu p!'M, à ne pas se payer de métaphores et d'images, et qui, s'appliquant plus tard à des sujets plus accessibles, n'a besoin que de s'y teindre de nuances un peu plus vives pour trouver la vraie langue, celle où Je sentiment et l'idée ne sont jamais asservis par le mot et la phrase. Trempé à ces sources fortifiantes, hélas quand elles ne sont pas mortelles, l'esprit s'accoutume à prendre en horreur t'o'~pOMr ~'f, ta ciselure inutile, tout le clinquant de l'ornementation .moderne; il comprend, il accepte cette belle doctrine de M. Cousin, mettant au premier rang, en littérature, les choses écrites sans préoccupation d'écrivain. Puis, retournant aux sujets qui lui sont familiers, il s'arme, contre les pensées mêmes, contre les conceptions bizarres, les systèmes mensongers, les rêveries formulées en dogmes, de cette lumière qu'il a portée au milieu des fouillis et des 'arabesques du style, de cette haine intelligente que lui inspire le faux dans ses manifestations diverses, dans le
------------------------------------------------------------------------
fond comme dans la forme. Malheur alors, devant ce nouvel athlète, à ces raisonnements boiteux qui se hissent sur des échasses pour cacher leur intirmité, à ces dialectiques poussives qui appellent le lyrisme au secours de leurs poumons essoufflés, à ces méthodes hypocrites qui ne glorifient l'idée qu'au bénéfice des sens! )! sait le fort et le faibte, il pénètre, il perce à jour .tous ces subterfuges des philosophies mauvaises; il inscrit, le Je te connais, beau M<Me/ sur le front de tous ces dieux qui sacrifient à l'àme sous le péristyle, et à ta chair dans le sanctuaire. Là où nous ne discutons que les surfaces, où nous ne jugeons et ne condamnons le sophisme et l'erreur que d'après notre instinct, nos croyances et ce grain de bon sens accordé aux simples mortels pour les consoler de n'être pas philosophes, it approfondit tout, précise tout, démolit par le'détail et par la base ces fragiles échafaudages, dissipe, jusqu'au dernier atome, ces orgueilleuses chimères, et prouve, dans leur langue, aux rêveurs ou aux menteurs qu'ils ont rêvé ou qu'ils ont menti. Tétte est la situation.prise par M. Caro, et j'en connais peu de meilleures. J'y insiste un moment, afin de bien marquer les différents postes choisis par les gens assez arriérés pour ne pas croire que la Formule dM Ge?'/<ïK<, la métempsycose druidique, la morale des Btj'OKa? M!dt.<crets et de la PMeeMe, et l'ensemble continu des êtres convergents, soient te dernier mot de l'humaine sagesse. La foi du charbonnier, et, par là-dessus, un grand talent, voilà quel est à mes yeux, dans un temps comme le nôtre, t'idéal du défenseur de la vérité, Mais celui-là n'aura forcément qu'un auditoire restreint, et rencontrera sous ses pas des méfiances, des haines, des invectives, des colères, glorieuses pour lui, fâcheuses peut-être au point de vue d'une persuasion plus générale. Aux indifférents, aux
~t.
------------------------------------------------------------------------
tièdes, aux hommes de mauvaise foi ou de faible volonté, il restera ttujours la ressource de dire que, pour penser comme lui, il faut se placer au point de vue unique et absolu où it se place, que la querelle n'est pas d'hier, que c'est t'éternette lutte entre la foi et la raison, l'immobilité du vieux dogme et l'avénement de l'esprit nouveau, la traductionservite des textes et ta libre interprétation des symboles.M. Caro, engageant le combat, en modifie)es termes, en déplace lé terrain. Universitaire, il ne renie pas l'Université philosophe, it ne maudit pas la philosophie. Seulement, il dit à ses adversaires: Vous prétendez revendiquer les droits de la phitosophie contre la reHgion, de la raison contrela foi, de l'humanité contre rËgïïse. La question ainsi posée n'est, entre vos mains, que déception et mensonge. Ce n'est pas au nom de l'Église, de la religion et de là foi, mais au nom de la philosophie, de la raison et de t'humanité, que je vous demande compte de vos dissolvantes doctrines. L'humanité, dites-vous! la raison, ta.phUosophie, vous )ës glorifiez, vous les replacez sur leur trône 1 Je vous dis, moi, que vous les dégradez, que vous les outragez, que vous les mettez à néant, vous, jeune révolutionnaire, qui, avec vos grands airs de nouveauté et de jeunesse, ranimez dans son froid sépulcre le scepticisme d'Hetvëtius et l'athéisme de LameHrie; vous, vieux rêveur, dont l'Évangile en partie double amalgame un matérialisme sournois avec un mysticisme grotesque; vous, esprit chimérique qui, sous prétexte de régénérer le christianisme, l'immolez sur l'autel de Teutatès, coupez avec la faucille de Velléda la grande tradition chrétienne, et tancez mon âme à travers les étoiles et les siècles, sauf à la perdre au milieu de cette poussière d'astres et d'années; vous tous enfin qui, sous des drapeaux et avec des mots d'ordre différents, accomplissez au fond la même tache
------------------------------------------------------------------------
la déchéance de l'homme par t'orguei) et par la chair, par le double enivrement de sa nature intelligente et de sa nature sensuelle; l'abaissement, la négation de l'âme humaine, de la conscience, de toutes les facultés morales qui, ne pouvant se soutenir dans vos sphères impossibles, n'ayant plus ni le lest de la foi, ni le lest de ta raison, retomberont fatajement dans les bas-fonds du sensualisme et de la matière, où les attendent, pour achever de les avilir, le cynisme railleur, le caprice effronté, le sarcasme libertin, la réhabilitation du vice/ta peinture complaisante de toutes les corruptions sociales, le répertoire, en un mot, des mauvaises littératures, symptôme et châtiment des dégradations volontaires de l'intelligence puis, tout au bout, comme le vaudeville après le drame, comme la petite pièce après la grande, les excentriques, les farceurs, les humoristes de l'école humanitaire, dansant sur la corde roide du paradoxe, et invitant te public désabusé à se divertir de leurs formules comme les vieilles filles' s'amusent avec teurs caniches et leurs canaris. Tel est le plan du beau livre de M. Cai'o. Ce qu'il y a mis de verve, d'éloquence, de logique, d'ardeur persuasive, de haute et saine raison, de vue supérieure et pénétrante, de talent d'exposition et d'analyse, de grand et beau style s'enroulant autour de l'idée comme une souple'draperie' autour d'une statue grecque, j'essayerai vainement de vous le dire. Quiconque n'a pas perdu le goût des nobles pensées expri~ mées dans un noble langage, lira ce livre, et trouvera que mes éloges sont au-dessous de la réalité.
Réjouissons-nous de ce succès, nôn-seutement .parce qu'il honore des doctrines qui 'nous sont chères et un homme digne de toutes les sympathies, mais encore parce qu'en nous y associant de tout cœur, nous repousserons une accusation injuste. Si les témérités ou les comptai-
------------------------------------------------------------------------
sances de nos libres penseurs ont eu une targe part dans nos malheurs et nos périls; si, remontant des effets aux causes, nous avons signalé cette première phase du mal, préludant, dans les idées et les livres, à ses conséquences accablantes, il ne s'ensuit pas que nous déclarions la guerre à l'art de penser et d écrire, aux joies de l'imagination. aux élégances de l'esprit. Ce serait du vandalisme, et !< vandalisme n'est pas chez nous; il est chez ceux que déchaînent, à certaines heures, ces passions, ces sophismes, ces révoltes de l'intelligence et du cœur, ces friandises de sensualité, de libertinage ou d'orgueil, tolérées, protégées, encouragées par la frivolité mondaine ou l'infatuation littéraire. Qu'au milieu de nos déceptions, de nos lassitudes, apparaisse, même sous une bannière un peu différente de la nôtre, un beau talent, un bel ouvrage, nous le saluons avec bonheur, et nous sommes fier du triomphe de cet allié. M. Caro n'a pas été, n'a pas voulu être théologien il ne s'est pas fait, dans cette polémique, l'interprète de l'Église et de l'orthodoxie. H sait qu'elles ont d'autres défenseurs, dévoués, fervents, ëtoqucnts, illustres; il leur abandonne leur part, et il se borne à la sienne. Philosophe spiritualiste, il relève le gant jeté par les déificateurs de la matière, de quelque nom qu'ils se décorent, et le spiritualisme lui suffit, pour les écraser. tt ne va pas plus loin, mais il n'engage rien, et laisse dans son intégrité sacrée ce domaine immortel où il ne croit pas devoir entrer. La philosophie spiritualiste le conduit jusqu'à ces vérités saintes dont elle est, pour ainsi dire, la généreuse avant-garde. Là il s'arrête, et leur livre ce flambeau qui lui a servi à dissiper les erreurs humaines, qui leur sert à illuminer les hauteurs célestes.
Et quasi cursorcs vitaï lampada tradunt.
------------------------------------------------------------------------
-Dans ces limites, la philosophie n'a rien qui puisse effrayer les consciences les plus ombrageuses; et si les grands docteurs catholiques du dix-septième siècle pouvaient nous donner aujourd'hui du fond de leur tombe un dernier conseil, ce ne serait pas l'école de Platon, de Descartes ou de Matebranche qu'ils redouteraient pour nous.
------------------------------------------------------------------------
M. GUILLAUME GUIZOT'
Le début littéraire du fils d'un homme illustre a toujours quelque chose d'un peu inquiétant; on éprouve a son sujet deux sortes de crainte: d'abord, que la gloire paternelle ait donné le change au jeune débutant et lui ait fait prendre pour une aptitude ou une vocation personnelle ce qui pourrait n'être qu'une émulation filiale, inspirée par un admirable exempte; ensuite, qu'une éducation trop forte, trop brillante, trop chauffée à toute vapeur, ait amené une de ces floraisons hâtives qui compromettent les moissons prochaines. Eh bien ce qui m'étonne, me charme et me rassure dans le AfeMaiM~fe de M. Guillaume Guizot, dans ce livre écrit par un homme si jeune, héritier d'un si grand nom, ce n'est pas la variété des connaissances, l'éclat d'un style déjà formé, la justesse et la profondeur des traits d'observation morale, Me'~ttttf/re.
------------------------------------------------------------------------
la richesse et la multiplicité des citations, ta surabondance des matérieux amassés pour bâtir son premier édifice: tout cela, dans le milieu où a grandi M. Guillaume Guizot, pouvait s'acquérir à l'aide d'un esprit studieux, d'un travail patient, d'un regard attentif et d'une oreille fine. Non; ce que j'aime à signaler tout d'abord comme un des traits distinctifs de cet ouvrage, c'estjqu'it est très-individuel malgré le nom qui le signe, et .très-jeune'maigre la science dont il est p)ein; c'est qu'après avoir lu cette restauration érudite d'une œuvre et d'une époque, cette interprétation ingénieuse de ce que nous savons de la société grecque par ce qui nous reste de la comédie de Ménandre, et de ce qui nous reste de cette comédie par-ce que nous savons de cette société, on se figure très-bien que l'auteur ait pu garder toute la fraîcheur, toute la vivacité, toute la jeunesse de ses vingt ans, qu'il n'y ait chez lui rien de hâté ni d'imité, mais seulement l'expansion charmante d'une intelligence heureuse de savoir pour pouvoir dire, comme les bons riches sont heureux de posséder pour pouvoir donner. <( Écrivain précoce et aussitôt connu, nous dit M. Guillaume Guizot en parlant de Mënandre, il avait déjà besoin de se défendre quand ceux de son âge en. étaient encore aux préparations silencieuses et cachées, ou ne rencontraient du moins qu'indulgence et encouragement. Avant même. qu'il eût franchi cette période de la vie où les jeunes gens ne font qu'apprendre, il passait déjà pour un homme d'un grand savoir; ce qui avait soulevé contre lui beaucoùp de jalousie parmi ses concitoyens. )) A part la jalousie des concitoyens et la nécessité de se défendre, que.M. Guillaume Guizot ne connaît pas encore, et qui d'ailleurs une voix chérie peut le lui dire- ne font qu'affermir et illustrer les beaux génies et les nobtesâmes, ne pourrait-on pas lui appliquer
------------------------------------------------------------------------
à lui-même ce qu'il dit là de son héros? Oui, un écrivain précoce et aussitôt connu, passant déjà, et à juste titre, pour un homme d'un grand savoir à t'âge où nous commencions à étudier lé Droit )'OMM!M, et, avec cela, une nature aimable, avenante, aisément amusée, un disciple de Platon jouant sous les platanes après la leçon finie, le contraire d'un savant en !M avec tous les us d'un savant, voilà l'auteur de .MsMaM<e tel que je me l'imagine en présence de son livre et de son acte de naissance. L'Académie française, on le sait, avait mis au concours cette étude historique et littéraire sur la comédie de Mënandre, et le prix avait été partagé entre un écolier et un doyen, entre M. GuiOaume Guizot, à peine sorti des bancs du collége, etM. Benoît, de la Faculté des lettres de Nancy. Le sujet était tien choisi nous comprenons qu'il ait tenté l'Académie et souri à M. Guillaume Guizot. Il sollicite à la fois l'érudition et la conjecture, l'imagination et la mémoire alliance moins rare qu'on ne le suppose, car il n'y a pas d'érudition possible sans beaucoup d'imagination Un poëte grec, de mille ans moins ancien qu'Homère, dominant la dernière phase de la comédie grecque, voisin déjà ou du moins précurseur de cette comédie moderne qui, dans sa plus complète expression, s'appellera Molière, cité, avec un concert d'ëioges, par les maitres de la critique et même par les Pères de l'Église, par Plutarque, Quintilien et saint .tërôme, disparaît, non pas dans le grande cataclysme de l'invasion barbare, non pas sous la torche incendiaire de ce calife i))ettré qui aurait tant à faire aujourd'hui, mais à la fin de la triste dynastie des empereurs byzantins, dans l'obscur aM<o-da-/ë.de quelque patriarche inconnu; et cela à l'avant-veille de Guttenberg, peu de temps avant cette invention merveilleuse qui a propagé tant de sottises, et qui eût pour jamais sauvé du
------------------------------------------------------------------------
naufrage la muse charmante du Flatteur et du Fils sKp.po~. Ce poète, c'est Mënandre des cent cinq comédies qu'il a écrites, que reste-t-il ? des fragments épars, pas même des fragments, la poussière d'un marbre brisé, comme a si bien dit M. Villemain; les passages cités par ses panégyristes et ses détracteurs à l'appui de leurs louanges ou de leurs censures ici une moitié de scène; là un morceau de dialogue; ailleurs une pensée, un distique, un vers, un hémistiche. Un nom et quelques lignes perdues dans des milliers de volumes qu'il faut lire pour retrouver ces miettes d'or! Jamais la gloire humaine ne se révéla sous un aspect plus mélancolique à la fois et plus consolant; jamais son néant et sa grandeur ne s'unirent dans un p)us remarquable symbole. Ce n'est rien, ce nom, cette poussière qui survit à la destruction de tout le reste: 1. et cependant, c'est encore assez pour traverser les âges, pour que, deux mille ans plus tard, dans une civilisation nouvelle, au milieu d'autres monuments, dans la patrie du plus incomparable des successeurs de Mënandre, ce nom-ravive le souvenir d'une société et d'un art, et pour que le contemporain d'Alexandre porte bonheur au fils de l'historien'de Cromwell!
On comprend maintenant ce que pouvait et ce que devàit être cette étude. H s'agissait moins d'expliquer Mënandre que de le reconstruire, moins de t'admirer que de le deviner il s'agissait surtout de refaire, à l'aide d'une induction attentive et pénétrante, le monde où il avait vécu, les mœurs qu'il avait décrites, la société qui t'avait inspiré et applaudi, le siècle ou plutôt le moment dont ses pièces portaient l'empreinte; si bien que chacun pût dire a la suite de ces conjectures positives comme des trouvailles, et de ces recherches ingénieuses comme des hypothèses L'époque de Ménaudre étant donnée, voilà ce qu'a
------------------------------------------------------------------------
dû être sa comédie; étant donnée la comédie de Ménandre, voilà ce qu'a dû être son temps. M. Guillaume Guizot s'est bien acquitté de cette tache. Il a dëmetë tout le parti qu'un esprit nourri des meilleurs sucs de la littérature antique pouvait tirer d'un point de critique et d'histoire qui avait à la fois à s'éclairer de son voisinage et à y répandre la clarté. Il s'est souvenu que.'Ie vrai savant, comme le véritable avocat, n'était pas celui qui embrouillait ses causes, mais celui qui les simplifiait, et que, bien différent du génie allemand qui excelle à laisser inintelligible ce qu'il est le seul à comprendre, le génie français aime à rendre accessible à tous ce qu'il est le premier à pénétrer. Notre aimable auteur nous montre, au début de son ouvrage, la statue de Ménandre, telle qu'il l'a vue au Musée du Vatican statue au repos, qu'il détaille en artiste avant de l'interpréter en penseur, et qui,'nous dit-il, nous représente, non plus, comme celles qui sont debout, le moment, la fin ou l'attente de l'action, mais, comme les statues assises, le calme-attentif, la solitude studieuse, les graves entretiens, l'observation patiente, fesséricux'travaux où l'esprit seul est en mouvement. Cette figure, si heureusement placée au péristyle d'un livre qu'elle semble ouvrir au lecteur, nous la retrouvons à chaque page; seulement, elle n'est plus assise :'M. Guillaume Guizot l'anime il la fait marcher et vivre, en lui rendant le sol qu'elle a foulé, la langue qu'elle a parlée, les personnages qu'elle a coudoyés, les rivaux qu'elle a combattus, le public qu'elle a charmé, l'air qu'elle a respiré. Le mouvement et la vie, en un sujet deux fois immobile et deux fois mort, puisque la seconde vie des poëtes c'est leur oeuvre, et que l'ceuvre n'existait plus! Voilà ce qui recommande aux gens du monde, tout comme aux savants, le JU~MMfftv de M. Guillaume Guixot.
------------------------------------------------------------------------
Ecriant pour les gens du monde, et ayant peu d'espoir d'être embrassé pour l'amour du grec, je dois me bornera signaler, non pas ce que j'aurais ('air d'ehseigner.à propos de ce livre, mais ce que j'ai appris en le lisant. Pour les lecteurs superficiels, Ménandre était tout simplement l'ému)e d'Aristophane; 'émule moins-heureux, puisqu-'il reste d'Aristophane à peu près deux vp)umes, et qu'on formerait peu près trente pages de ce qui reste de Mënandre. C'est tout au plus si nous savions en outre, quand nous étions très-forts, que Mënandre avait été moins rude, moins personnel, moins agressif, moins fantasque qu'Aristophane qu'il s'était attaché à ramener la comédie à une observation plus philosophique que politique, plus générale qu'individuelle en un mot, qu'Aristophane avait été surtoutun poëte satirique, et Ménandre un poëte comique. Rien de plus exact, à coup sûr, mais aussi rien de plus insuffisant. Entre Aristophane et Ménandre, il y a eu des mondes, il y a eu la transformation tout entière d'une civilisation, d'un gouvernement, d'une littérature et d'un théâtre il y a eu Athènes passant de l'activité orageuse et féconde, de la prépondérance politique et guerrière, de la liberté énergique etabsotue, qui marquèrent sa'grande époque, à ce calme mêlé de désabusement et de lassitude,. à cette situation adoucie, mais amoindrie, à cette liberté restreinte par l'influence et la suprématie macédoniennes, qui suivirent pour elle la guerre du Péloponèse, la bataille de Chéronée, les victoires de Philippe et les conquêtes d'A)exandre: De là trois phases distinctes dans la société et dans la comédie. La première, victorieuse, remuante, démocratique, avec tous tes enthousiasmes et tous les emportements d'un peuple libre, d'un peuple souverain, gardien jaloux de sa liherté et de sa puissance comme un avare de ses trésors, contrôlant ses grands hommes/'suspectant ses
------------------------------------------------------------------------
penseurs, impitoyable envers tout ce qui menaçait l'intégrité de ses traditions et de ses croyances, et livrant en' pâture àla comédie tous les incidents, tous les héros et toutes les scènes de cette vie publique, théâtre permanent de ses agitations, de ses caprices et de ses grandeurs. C'est a cotte phase que répond la comédie ancienne, la comédie de la vie publique, celle d'Aristophane; comédie à laquelle on ne trouve d'équivalent ou d'analogue dans les temps modernes, qu'en la comparant à la presse, aux moments de ses plus triomphantes licences, à une presse gigantesque, fonctionnant devant une foule ardente, eten un grec qui bravait, lui aussi, l'honnêteté dans les mots. Puis vient la période mixte, transitoire, celle où les Athéniens, affaiblis par la guerre du Péloponèse, désabuses de leur liberté, inquiets de leur repos, gardant, comme h;s peuples déchus ou approchant de leur déchéance, i'orgueit de leur grandeur sans en maintenir la foi, ne ressentent plus ces passions, ces ardeurs, ces colères, ces mëuances, nécessaires pour comprendre la comédie politique et pour l'applaudir. et demandent qu'on leur présente d'autres images, d'autres sujets d'amusement et de malice. C'est t'époqne de la comédie moyenne, celle d'Antiphane, d'Epicrate et d'Eubutus, la comédie, « non plus de la vie publique, mais de la vie en public, a placée à égale distance de t'a~om et du foyer domestique, trop étrangère déjà aux grandes émotions nationales pour en chercher au théâtre le commentaire ou le reflet, trop extérieure encore pour que la vie privée s'y recueille et y offre au poëte comique ses personnages, ses sentiments et ses caractères. Cette distinction, développée par M. Guitiaume Guizot dans des pages qu'on" peut .citer comme des modèles d'érudition attrayante, nous conduit à la troisième phase, celle de la comédie nouvelle, de la comédie de Ménandre.
------------------------------------------------------------------------
La comédie moyenne,' forcée de se borner un monde qui n'était, pour ainsi dire, que la surface des deux grands milieux de la société humaine, n'avait eu à peindre que ce qui se passait au dehors, sous les yeux de tous, mais sans caractère patriotique ou populaire, les distractions sans conséquence d'un peuple habitué à sortir de chez soi et conservant, à défaut de vie publique, la flânerie politique. C'est avec t'avénement de la vie privée dans les mœurs athéniennes que se rencontre la comédie nouvelle, celte de Ménandre. La liberté était morte ou à peu près la force et la gloire des armes avaient passé ailleurs, en Macédoine où, malgré Démosthènes, avaient fini par s'absorber le génie et la fortune de la Grèce. « Un gouvernement aristocratique, appuyé par une garnison macédonienne, nous ditM. GutHaumeGuizot, avait remplacé dans Athènes le gouvernement de la démocratie, » Pourtant l'activité naturelle à l'esprit athénien accepta plutôt une transformation qu'une déchéance; le citoyen se désistant, l'homme s'approfondit davantage. La civilisation, la prospérité, le progrés, se portèrent sur d'autres points; la société se consola de ses mécomptes extérieurs en devenant ~ptus intime, en se développant au dedans, dans la maison, dans la famille, et mieux encore dans ces phénomènes de l'âme qui forment la vie morale et le vrai domaine de la comédie. Telle fut l'époque, telle fut la comédie de Ménandre je laisse encore parler M. Guillaume Guizot; on ne se lasserait pas de cet enseignement si clair et si fécond « Être des moralistes et peindre la vie privée, nous dit-il, étudier l'âme humaine en elle-même et dans l'intimité où elle se montre le plus librement et le plus à nu, telle fut l'originalité des poëtes de la comédie nouvelle. Qu'il nous suffise de le dire ici'sans nous étendre davantage c'est d'ailleurs un genre de comédie qui n'a pas
------------------------------------------------------------------------
besoin d'être expliqué pour être compris: il vit encore et se perpétue sur té'théâtre moderne. Aristophane et Antiphane nous dépaysent; leur art dramatique n'est plus le notre; leur verve, et cette curiosité qui fait les voyageurs, nous entraînent dans le monde étranger où ils vivent; mais on .n'y peut pénétrer qu'en se faisant leur concitoyen. Ménandre, au contraire, semble venir a nous de lui-même il nous appartient en quelque sorte; nous l'abordons et pouvons causer avec lui plus familièrement, parce que son art est ptus voisin de Fart français; et, pour tout dire, si nous pouvions, comme Féneton, ressusciter tes morts illustres et les engager dans detongs entretiens où itsse jugent les uns les autres, si nous mettions en' face Aristophane, Antiphane, Mënandre et Moticre, 'nous chercherions à représenter, dans ce dialogue que nous supposons, les trois poëtes grecs reconnaissant avec un égal respect le génie de notre poëte; mais Aristophane et Antiphane au.raient besoin de'se faire expliquer ta société que peint Molière, et, de teurs propres comédies, de leur genre a eux, ils ne pourraient s'empêcher de regretter bien des choses: Ménandre entrerait tout de suite dans l'intelligence deta vie de Chrysale, d'Argan et d'Harpagon, et il ne trouverait qu'-à admirer et à envier, a
J'ai choisi cette page entre cent autres non moins remarquables, d'abord parce qu'elle nous ouvre un aperçu sur l'ensemble'du travail de M. Guittaume Guizot qui part de là pour retrouver tous les types de la comédie de Mënandre: t'esdave, le pauvre, le parasite, le père de famille, le mari, la femme, la courtisane; ensuite parce qu'elle nous donne une idée de sa manière, de l'inspiration générale de son œuvre, de sa tendance à rapprocher son sujet de nous pour nous y intéresser davantage. La mauvaise érudition, cette qu'on pourrait appeler l'érudi-
------------------------------------------------------------------------
tion vieille, ne néglige rien pour éloigner autant que possibte les choses dont elle parle. lui semble toujours que, plus elle met de distance entre notre regard et l'objet de son étude, plus elle nous prouve qu'entre cet objet et noù&iit il y a des abîmes de temps et d'espace, et pas un lien, pas un point de contact et d'analogie, plus aussi elle a eu de mérite à découvrir, à pénétrer et à faire sien ce qui ne peut être connu de personne ni comparé à rien. La jeune science, celle que M.. Guillaume Guizot personnifie avec tant de grâce, n'a pas de ces pruderiés.ni de ces raffinements d'archaïsme. Ce qu'elle découvre et ce qu'elle sait ne fui parait jamais'mieux et plus utilement mis en lumière que lorsqu'elle nous l'a fait toucher de la main, quand elle nous l'a représenté, non pas comme un dépôt sacré.et secret que quelques initiés se transmettent, mais comme un héritage que chaque génération peut monnayer à sa guise et faire valoir à son profit.'Pour elle, l'homme est toujours l'homme, avec les mêmes passions et les mêmes mobiles; )a société, sous des surfaces changeantes, cache la même somme de vertus et de vices, des caractères analogues déployés sous des influences semblables. Les différences même qui passent pour les plus radicales, pourraient bien, en y regardant de près,.perdre un peu de leur importance les civilisations passées et présentes amenant des résultats pareils, la comédie qu'elles font naître et qu'elles nourrissent, peut se ressembler aussi d'àge en âge, et entre celle d'il y a vingt-deux siècles et celle d'il y a deux cents ans, entre Ménandre et Molière il '1 n'existe qu'une .nuance de perfection et de génie..Ai-je besoin de faire ressortir tout ce que cette méthode a d'attrayant, de sympathique et d'humain, dans le sens du vers immortel deTérence'' Mais elle a'aussi son danger, et c'est ta-dessus que j'adresserai à M. Guit laume Guizot taseu)e
------------------------------------------------------------------------
objection générale qui puisse être soulevée à propos de son livre. Nous exagérons, je veux bien le croire, en supposant que le mariage et t'épouse n'étaient pas du tout chez les Grecs ce qu'ils sont devenus dans la société chrétienne que la femme mariée, dans l'Athènes de Ménandre comme dans celle d'Aristophane, était réduite à une sorte d'ilotisme honoré, de réclusion intérieure, de partage inintelligent des travaux et des devoirs de la vie matérielle, et que le citoyen, l'artiste, l'homme d'esprit, le philosophe, allaient officiellement chercher ailleurs, chez les hétaïres ou courtisanes, lesplaisirsde l'intelligence, de l'art, de la conversation élégante, spirituelle et rafiinée. Je conviens que M. Guillaume Guizot, tout en ennoblissant un peu trop, selon moi, l'amour chez les anciens, tout en attribuant au mariage païen un charme, une dignité, une égalité morale qu'il n'avait pas, tout en amoindrissant le rôle de la courtisane au profit de la femme légitime, rappelle pourtant qu'il y a loin de là à l'amour chrétien, au mariage chrétien, à l'héroïne chrétienne, à cette régénération de toutes les sources du coeur que le christianisme a apportée aux hommes, et qui, passant de la religion dans la société et de la société dans fart, a eu,sa plus noble expression dans les tragédies de Corneille. Je le reconnais, et cependant je trouve qu'il n'en a pas dit assez, qu'il n'a-pas assez marqué cette différence, que dis-je? cette révolution totale, la plus immense, la plus complète qui ait transformé, bouleversé et repétri le monde. Pour le lecteur inattentif, il semblerait presque que, la comédie de Ménandre étant purement et simplement la sœur ainée de celle de Molière, les mœurs que cette comédie a peintes, les institutions auxquelles ces mœurs se rattachaient, les personnages et les caractères qui en étaient l'explication vivante, n'ont eu qu'à mar-
------------------------------------------------------------------------
cher avec les siècles, a suivre les variations extérieures de mode et de costume pour débarquer un beau matin en plein règne de Louis XIV, échanger le manteau de laine contre l'habit brode et s'appeler Arirolphe ou Scapin au lieu de Struthias ou de Dave. Cette erreur d'optique, que Ri. Guillaume Guizot n'a pas partagée, mais que quelquesuns de ses chapitres favorisent, date de loin, et il faudrait, pour en bien déterminer les causes, toute une digression qui ne serait pas comique, et qui, par conséquent, nous mènerait loin de Ménândre. Si j'osais, voici comment j'èssayerais de la résumer en quelques lignes La civilisation des Grecs, qui a produit des merveilles d'élégance, nous donne le change sur leurs institutions et teurs moeurs, qui n'étaient que la traduction terrestre de leur mythologie, c'est-à-dire le libertinage et la licence organisés et consacrés~ D'autre part, la rudesse et l'obscurité du moyen âge, qui n'était que la barbarie domptée peu à peu et assouplie par le christianisme, nous donne le change sur la pureté, l'élévation, la délicatesse des lois morales inaugurées par le christianisme. En Grèce, pour tout dire, la beauté de la forme nous trompe sur la grossièreté du fond; au moyen âge, la beauté du fond disparaît sous ta grossièreté de la forme. Plus tard, quand le moyen âge se civilise, quand il s'apprête à tirer de lui-même sa poésie, son art, sa littérature, sa politesse, son élégance, le paganisme est là, qui lui revient par t'émigration byzantine, par les prodiges de t'imprimerie, par les travaux des couvents, par les recherches et les préférences des lettrés. II nous apporte ses trésors, ses modèles, ses chefs-d'ceuvre si bien que le malentendu et la méprise se continuent' sous un aspect nouveau, que le moyen âge chrétien, qui a abouti à cette renaissanee néo-païenne, reste chargé à nos yeux de sa barbarie, de ses ténèbres primitives, comme
------------------------------------------------------------------------
d'un mal inhérent à sa nature, et que ce paganisme rajeuni dont la restauration se rencontre avec notre retour aux plaisirs délicats, en a les honneurs, et demeure, pour bien des gens, le dépositaire attitré de toute culture intellectuelle et littéraire, 11 usurpe, en un mot, sur la civilisation chrétienne ce que celle-ci allait conquérir et posséder par la seule force des choses, par la seule marche du temps. Voilà qui explique comment, à toutes les époques et sans y entendre malice, il y a eu des hommes, chrétiens par l'âme et par le coeur, païens par l'intelligence et par le goût; comment, en rapprochant de notre temps un épisode de la société et de la comédie grecques, on peut être à son insu dupe de cette illusion d'optique et de ce mirage, et comment il peut arriver; non pas qu'on méconnaisse, mais qu'on néglige de mesurer avec assez d'insistance et d'ampleur ces distances profondes, ces océans sans bornes, ces immensités qui séparent le monde du polythéisme du, monde de l'Evangile. Je ne dirai pas que M. Guillaume Guizot a été un peu trop païen en nous parlant de Ménandre, mais plutôt qu'il l'a fait un peu trop chrétien pour nous le faire mieux comprendre et aimer davantage.
Ce sera là ma seule critique, et le défaut que je signale tient bien plus à notre éducation et à l'air classique que nous respirons tous, qu'au penchant ou à l'erreur volontaire de ce jeune et charmant esprit. En revanche et pour être juste, combien ne faudrait-il pas rappeler de traits piquants, de pensées fines, de vives images, d'heureux rapprochements auxquels des juges plus compétents que nous ont déjà rendu hommage? Au risque de déplaire à M. Guillaume Guizot et de manquer de respect à l'antiquité, à Ménandre et à son biographe, j'ai bien envie de dire que ce livre est aussi amusant qu'instructif, qu'il était im-
------------------------------------------------------------------------
possible de rendre la science plus aimable, plus facile et plus familière. Tel qu'il est, avec sa richesse acquise et ses agréments naturels, ce MeKNK~fe, fût-U signé d'un nom obscur, et sans aucune présomption de progrès, d'étude et de travail ultérieurs, serait plus qu'une promesse et plus qu'une espérance. Que ne doit-on pas attendre d'un auteur de vingt ans, qui commence avec un tel succès sous de tels auspices, et qui, sans vouloir sortir encore du rang des disciples, sait, pense et écrit comme les maîtres? o
&.
------------------------------------------------------------------------
M. CORNELIS DE WÎTT' 1
Je ne veux pas séparer, dans la série de mes rapides esquisses, ces deux œuvres fraternelles, MenaK~rc et Washington, si différentes par le sujet, mais unies par de si précieuses affinités. Je pourrais même remarquer, si j'avais le goût du paradoxe, que, matgré toutes leurs différences de héros et d'époque, de mœurs et de costume, ces deux livres se ressemblent au moins en un point: que, pour nous, Français de 1856, les vertus du patriote américain, comme les comédies du poëte grec, ne sont plus guère connues que par leur titre, et que, pour retrouver le sentiment qui inspira Washington comme pour recon- struire la société que peignit Ménandre, il faudra bientôt avoir recours à l'induction conjecturale et à l'étude archéologique. Mais, sans me perdre dans ces subtilités ou dans ces malices, j'aime mieux dire que )a vraie ressemWashington,
------------------------------------------------------------------------
btanc&du MfMaM~'6 de M. Guittaume Guizot et du ~'<M/M'N~ton de M. Cornélis de Witt, c'est leur parenté; c'est d'être nés le même jour, sous le même toit, encouragés par le même exemple et protégés par Je même nom. Pour le Washington, la filiation est plus évidente encore: la notice historique de M. Guizot, placée en tête du volume, est là pour nous rappeler, si nous étions tentés de l'oublier, quel a été le point de départ de M. de Witt, à quelle source il a puisé, quelle magistrale esquisse il a voulu continuer et compléter. De l'aveu même des plus indifférents, t'E~e sur Washington de M. Guizot est une des plus grandes choses qu'il ait écrites, et on se souvient de l'immense sensation qu'elle produisitquand elle parutpour la première fois. Elle précédait alors la traduction de la Vie de ~shtK~toK et de sa Con'espondaMce (~N~MM~*<OM'~ W?'t<tM<), puh)iés par M. Sparks. Aujourd'hui, e]!o
~ton's 1~1'ritings), pul~liés par 112. Sparks. Aujourd'hui, elle
sert naturellement de préface et d'introductrice à l'ouvrage original de M. de Witt Seize ans *e sont écoulés entre les deux publications. Que de sujets de réflexions et de tristesse dans le seul rapprochement de ces deux dates! En 1859, lorsque M. Guizot esquissait à grands traits cette noble figure de Washington, lorsqu'il nous parlait de ce beau et salutaire spectacle, un homme vertueux à la tête d'une bonne cause et assurant son triomphe, )) lorsqu'il racontait avec une sorte de généreuse envie, mêlée d'espoir et de confiance, les travaux, les luttes, les angoisses, les découragements passagers et le succès final de son héros, on sentait dans son récit comme une vibration lointaine des enthousiasmes qui avaient aidé Washington dans son œuvre patriotique. Sans doute, l'homme d'État aux prises avec les difficultés et les orages de la vie politique dans tes pays libres, ne dissimulait ni les douloureuses épreuves par oii avait passé te fondateur de ta lit2.
------------------------------------------------------------------------
berté américaine, ni cettesauxquettes doit s'attendre tout pouvoir placé en présence de la démocratie et se donnant pour tâche de la dompter sans l'anéantir ou de la fléchir sans la ftatter. En nous faisant remarquer l'éloignement des hommes les plus éminents pour le maniement des affaires dans les sociétés démocratiques, en nous rappelant que Washington, Jefferson, Madison, avaient ardemment aspiré à la retraite, M. Guizot ajoutait, non sans un retour instinctif et peut-être un pressentiment mélancolique « Comme si, dans cet état social, la tâche du gouvernement était trop dure pour tes hommes capables d'en mesurer l'étendue et qui veulent s'en acquitter dignement. s Et pourtant, dans ces magnifiques pages.où les beaux horizons virginiens s'assombrissaient parfois des nuages (le notre ciel, il y avait, avec le sentiment de t'obstacte et du péril, du mécompte possible et de la lassitude probable, un sentiment contenu de satisfaction intérieure et de virile espérance. L'auteur ne s'abusait pas sur le mal, mais il croyait au bien, à l'autorité, au triomphe des grandes idées, des hautes intelligences et des nobles cœurs.'Pour lui, l'exemple de Washington s'élevait dans l'histoire, non pas comme un reproche ou un contraste, mais plutôt comme une leçon féconde, comme une preuve permanente de ce qu'un homme doit endurer et de ce qu'il peut faire pour le bonheur et la liberté de son pays. C'était là justement l'à-propos de l'Étude historique de M. Guizot un mélange d'encouragement et d'enseignement, offert, sous un régime libéral, dans un moment transitoire, à une société qui a de la peine à se fond'er, mais qui peut y parvenir, à un peuple dont on n'est pas sûr, mais dont on ne désespère pas. Quel est aujourd'hui t'proposdutivrede M. Cornélis de Witt? S'il est facile de le deviner, il n'est pas inutile de le dire.
------------------------------------------------------------------------
Des juges éminents l'ont remercié et loué d'avoir écrit et publié cette histoire de Washington à une époque où bien des esprits se découragent et,sont portés à traiter de chimères tes généreux élans du patriotisme. Nous aussi, nous aimons à constater l'opportunité de son ouvrage, mais à un point de vue un peu différent. Ce qui fait nos yeux son originalité et son mérite, c'est qu'il dégage Washington de toute solidarité comme de toute ressemblance avec d'autres héros révolutionnaires ou républicains qui semblaient ennoblis par son voisinage en retraçant avec justesse et grandeur ce caractère simple, grave et ferme, il fait servir chacune de ses vertus à nous expliquer à la fois son succès et nos revers en nous redisant toutes les qualités qu'il a possédées, il nous rappelle tôutes celles qui nous ont manqué; il nous démontre enfin que, si la démocratie hérite, sauf à. la gâter; de l'eeuvre de Washington, elle a failli, en y participant, la rendre impossible. En un mot, le travail de M. Guizot s'adressait à un avenir le livre de M. deWitt s'adresse a un passé. Voilà pourquoi, chose singutière et pourtant logique! F-œuvre de i'homme mûrpara!tp!usjeune'quecette du jeune écrivain. Je ne connais rien, pour ma part, de plus beau, de plus pur, de plus légitime, de plus poétique, que la révolution américaine. Cette résistance sérieuse et calme à des me- sures vexatoires ou oppressives, ces nationalités d'origine et de physionomie si contraires puisant tout a coup une sorte d'unité dans te~sentimënt de leurs droits méconnus, de leur dignité froissée, de leur force naissante, et apprenant, dans la lutte, a ne former qu'un seul peuple de dix peuples différents; ces planteurs de Virginie devenant, à la rude école de la nécessité et de la guerre, des généraux, des négociateurs, des financiers et des politiques; ces paysages, ces solitudes, ces forets immenses, ces grands
------------------------------------------------------------------------
fteuves, toutes ces riches avances de la nature à l'homme, tour à tour appelées à son aidé ou vaincues par son industrie et associant leurs splendeurs à cet énergique développement de la volonté humaine, tout cela compose un tabteau admirable, la légende d'un. siècle positif, digne d'être opposée aux légendes des siècles religieux ou chevaleresques. Comment se fait-il donc qu'un grain de rancune se mêle pour nous à l'admiration que ce souvenir réveille, qu'une ombre jalouse ou chagrine s'étende, en dépit de nous-mêmes, sur cette page éclatante des plus limpides clartés du génie moderne? C'est que cette révolution nous fait songer à une autre qui fut sa collatérale et son héritière c'est que ses triomphes encouragèrent, de ce côté de l'Atlantique, des voeux moins légitimes et des espérances plus coupables; c'est que la Convention de Philadelphie servit, sinon de modèle, au moins de précédent à une autre Convention dont le nom est resté synonyme de tout ce que la perversité des passions peut substituer à la fermeté des principes; c'est que ces gentilshommes français, ces grands seigneurs de Versailles et de Trianon, si brillants, si généreux, si héroïques quand ils apportaient a l'Amërique le secours de leur épée et l'alliance de la première des monarchies européennes, en rapportèrent ces idées chimériques et décevantes dont le rêve s'appela 89 et la réalité 95; c'est que cette même année n89, où s'inaugura la première présidence de Washington, fut aussi celle où commença, en France, la déchéance de la royauté; c'est que, pareils à ces nobles dégénérés ou insolents qui se croient tout permis parce qu'ils ont pour ancêtres un homme illustre, nos républicains purent un moment se couvrir du nom de Washington, et que, dans le mëdaitier de l'histoire, ce beau nom eut pour envers Mirabeau, Sieyès, Danton et Saint-.tust.
------------------------------------------------------------------------
Eh bien non, et le livre de M. Cornélis de. Witt est là pour l'attester, notre république ne fut pas l'envers de la république américaine; elle en fut le contraste, et si je ne craignais de compromettre une vérité dans un jeu de mots, je dirais que Washington et ses dignes lieutenants, Frantdin, Hamilton, Adams, Jefferson, Madison, ne furent pas les précurseurs de nos révolutionnaires, mais leurs antipodes.
Pour mieux le prouver, essayons de caractériser en quelques lignes le révolutionnaire américain dont Washington nous offre l'idéal un peu froid, mais irréprochable, et le révolutionnaire du vieux monde, dont les plagiaires ou les parodistes ont tour à tour assombri et égayé nos diverses scènes politiques.
Washington est un gèntleman, et M. de Witt nous explique à merveille ce qu'étaient ces grands propriétaires virginiens, vivant sur leurs terres, loin de l'agglomération des villes, et y menant une existence patriarcale et forte, partagée entre la chasse qui les préparait à la guerre, la lutte contre la nature sauvage qui leur enseignait la persévérance et le travail, et la gestion territoriale qui les maintenait dans ces sphères positives où tout est donné à l'utile, rien au chimérique. Washington commence donc par être un aristocrate, dans le vrai sens de ce mot si souvent défiguré; et s'il a de l'autorité, de l'influence, s'il est capable de supporter, des épreuves et des revers sans en être .ni aigri ni abattu, s'il est digne de s'élever, d'échelon en échelon, jusqu'à la dignité la plus haute sans en être ni effrayé ni enivré, s'il p:ut beaucoup pour la fortune et la liberté de son pays, c'est par cette qualité d'aristocrate, de propriétaire, de gentleman, que partagent avec lui tous ceux qui doivent concourir, à ses côtés et sous ses ordres, à l'indépendance des États-Unis. Plus
------------------------------------------------------------------------
tard, )a déinocratie.arrivera avec ses dissolvants habituel, ses soupçons, ses méfiances, ses haines, ses petitesses, ses colères, tout, jusqu'à ces mystiques anathèmes et ces hibliques fureurs qu'elle empruntera aux sanguinaires foties des sectaires et des puritains d'Ecosse: Washington, s'il fût sorti de ses rangs, s'il eût été démocrate !ui-même d'intention ou de fait, n'aurait pu que l'opprimer ou lui céder, devenir despote avec elle ou contre elle, s'y absorber finalement et y perdre l'autorité morale, nécessaire pour la féconder en la réglant, pour la défend re contre le dehors et contre elle-même, pour faire ses affaires en dominant ses passions. Sa gloire est d'avoir personnifié, avec une perfection presque surhumaine, ce difficile équilibre, cette force modératrice qui reste intacte entre les violences du dedans et les dangers extérieurs: La gloire de la révolution américaine est d'avoir, au moins dans sa phase première et décisive, mêlé à sa démocratie, c'est-à-dire à ses conditions d'avortement et de désordre, assez d'élément aristocratique pour mériter de se résumer dans Washington car c'est là la grande distinction entre tes bonnes révolutions et les mauvaises les unes s'incarnent dans un homme qui en est l'expression et le symbole; les autres dans un homme qui en est le démenti et le châtiment.
Tel est donc Washington, conservateur au début, conservateur toujours; pour lui, la révolution ne représente pas le renversement de quelque chose qu'il déteste et dont il veut s'affranchir, mais le maintien de quelque chose qu'il aime et dont on veut priver son pays. Si )'Àng)cterre n'eût pas imposé des taxes ittëgates à ces colonies qui tenaient d'ette-même l'idée de leur dignité et de leurs droits, si George H) et son gouvernement avaient mis moins d'obstination dans l'arbitraire et de .taquinerie dans !'op-
------------------------------------------------------------------------
pression, Washington eût continué de servir la métropole comme il l'avait fait dans ses premières campagnes, et le roi George n'eût pas eu de sujet plus dévoué et plus paisible. Même lorsqu'il se décide à la résistance, lorsqu'il en donne le conseil et l'exemple, quelle sagesse! quelle mesure! quel respect pour te droit d'autrui en revendiquant le sien! Quelle notion exacte et profonde de' cette responsabilité terrible qu'assument, malgré tout ce qui les justifie et.les autorise, ceux qui mettent ta première main à un changement quelconque dans l'état social de leur pays! Quel désistement de son propre orgueil, de son discernement personnel, quel humble et sincère appel aux lumières d'en haut et à la protection céleste, dans ces moments redoutables qui feront dire, un peu plus tard, au .plus sage de nos penseurs « Le difficile, en temps de révotution, n'est pas de faire son devoir, mais de le connaître )) Mais aussi, une fois que l'épée est tirée et qu'il n'est plus possible de reculer, quelle énergie! quelle vigueur quelle persévérance! Comme ce sentiment de la responsabilité, qui tout à l'heure lui semblait si lourd, s'agrandit et se transforme! il l'éprouve encore dans toute sa plénitude, mais ce n'est plus pour s'en effrayer ou s'en plaindre; c'est au contraire pour s'en fortifier et s'en couvrir comme d'une armure. C'est là, entre mille, un des traits de physionomie morale par lesquels' Washington diffère du héros révolutionnaire, tel que nous le connaissons. Celui-là, avant l'entreprise, s'inquiète fort peu de se savoir responsable des événements qu'il prépare. Que son ambition ou sa gloriole compromette le repos ét. la prospérité, de son pays, apprête à l'avenir des années ou des siècles de déchirements et de désastres, peu lui importe! ce fardeau est si téger qu'il le sent à peine; cette solidarité, au lieu de le retenir, l'amuse et l'excite. Mais vienne
------------------------------------------------------------------------
le moment de crise, celui où toute hésitation est fatale, la responsabilité retombe alors de tout son poids sur ce présomptueux agitateur qui n'est plus de force à la porter. Inférieur à sa tâche, épouvanté de son ouvrage, chancelànt, comme un homme ivre, sous ces milliers d'existences qui ont le droit de lui demander ce qu'it a fait d'elles, il se débat quelque. temps dans cette lutte inégale; puis il s'affaisse ou s'égare, n'ayant plus d'autre alternative que des violences qui déguisent sa faiblesse ou des faiblesses qui autorisent la violence. A ce trait; ajoutons-en un second, qui s'y rattache et le complète Washington, modèle de probité, de droiture et de vertu, Washington capable d'héroïsme, de dévouement et de sacrifice, ne croyait pas cependant à la perfection humaine assez pour en être dupe, assez pour se figurer jamais que la vertu des autres dût suppléer à la sienne ou le dispenser d'être vertueux. Ce qui caractérise au contraire le révolutionnaire du vieux monde, c'est que, très-peu vertueux lui-même, il.aurait besoin, pour que ses doctrines pussent s'appliquer et ses plans réussir, que la société tout entière fût aussi pure qu'il l'est peu. Washington commençait par être honnête, et agissait comme si, ne trompant personne, il devait être trompé par autrui nos révolutionnaires, livrés à tous les désordres, rêvent des systèmes qui ne seraient possibles qu'avec un genre humain fait exprès pour le prix. Mon-' tyon. On le conçoit, la méthode est plus commode, mais elle est plus dangereuse, et il n'en faudrait pas davantage pour expliquer pourquoi ceux-ci ont échoué, et pourquoi celui-là a réussi.
Nul mieux que M. Cornélis de Witt ne peut aider a recomposer ainsi et à faire revivre Washington dans sa vérité historique. Il faut le suivre pas à pas dans son livre, dont l'intérêt va croissant comme la grandeur de son
------------------------------------------------------------------------
héros, et qui s'échauffe peu à peu d'une flamme )umineuse et calme comme cette âme et cette vie. Il nous le montre tour à tour planteur virginien, bornant son ambition à de pacifiques conquêtes, sur les forêts et les savanes; puis, officier vaillant et bouillant, au service de cette métropole qu'il doit vaincre un jour, contre cette France' qui doit être un jour son alliée; puis général élu par les nécessités de la guerre et l'estime ,de ses concitoyens; ëgalement assuré des difficultés de son œuvre et de la justice de sa cause luttant pendant neuf années, sans illusion mais sans défaillance, contre l'impéritie des siens, la supériorité des ennemis, les misères d'un pays forcé de subir la plus lourde charge des États réguliers avant d'en être un, et de faire la guerre sans finances et sans armée; temporisant comme Fabius au risque d'être calomnié comme lui; ne donnant au hasard que ce qu'il ne peut lui refuser; espérant tout du temps qui fut en effet son plus puissant auxiliaire; vainqueur enfin, mais n'échappant aux anxiétés et aux périls de la phase guerrière que pour se trouver en présence des embarras poétiques tenté souvent de désespérer de cette république à qui son courage .e a donné la victoire, à qui son habileté et sa vertu donneront la durée; réussissant, par la seule autorité de son nom et de ses services, à faire cesser l'antagonisme entre -]e parlement et l'armée, à faire prévaloir le système fédéraf contre la démocratie pure, à donner à la Convention de Philadelphie l'impulsion qui sauva et fonda les ÉtatsUnis au milieu de désordres intérieurs qui changeaient parfois la guerre étrangère en guerre civile, à travers-le cortège des calamités qui suivent ou accompagnent les grandes crises, ruine, banqueroute, troubles, communisme, détresse publique et privée, insurrection des pauvres contre les riches, résistant avec indignation
~5
------------------------------------------------------------------------
aux amitiés passionnées qui lui montraient dans cet ensemble de malheurs une raison de se laisser faire roi pour les adoucir ou les effacer; n'acceptant que la présidence, mais consentant au bout de quatre ans à être réélu, parce qu'it' savait que lui seul pouvait consolider son ouvrage; et cela malgré son amour sincère pour le repos, pour la retraite, pour la vie de campagne et de famille; entrant, avec sa présidence, dans une troisième phase, celle de la politique étrangère, et s'y trouvant aussi habile, aussi ferme, aussi clairvoyant que dans sa période militaire et dans sa politique intérieure; ayant à traverser l'épreuve, sinon la plus périlleuse, au moins la plus délicate qui eut été réservée à sa glorieuse carrière; se rencontrant face il face avec notre république de 95, en la personne du citoyen Genêt, envoyé de France, et chargé de f~o~t~oM~er à sa façon les États-Unis conservant devant cet homme la neutralité la plus stricte et l'attitude la plus digne; mesurant là, par cet échantillon misérable, l'abîme qui séparait la démocratie américaine de la démagogie française, et comprenant, par un noble instinct, que le pays qui avait eu l'honneur d'être l'allié de la France de Louis XVI n'était tenu à rien vis-à-vis de la France de Marat; se retirant enfin après que son œuvre èst assez solide pour ne pouvoir être ébranlée par ses successeurs; espérant trouver Mount-Vernon quelques années de paix après tant de fatigues, un beau soir après cette belle et chaude journée; mais ne survivant que deux ans à sa carrière active; succombant avec calme, sans faste héroïque ou stoïque, au milieu de la douleur simple et grave <K! sa femme et de ses serviteurs; finissant avec le siècle "ni finit, au moment où grandit et monte, à l'autre hémisphère, un astre plus éclatant, plus orageux et moins fécond que le sien.
------------------------------------------------------------------------
« En France, nous dit M. de Witt, malgré l'état d'hostilité qui existait encore entre les deux répubtiques, le premier consul décréta que t'armée française prendrait le deuil en l'honneur de Washington. Son buste fut placé aux Tuileries; son éloge prononcé solennellement par M. de Fontanes dans le temple de Mars; son exemple proposé par l'illustre académicien au général Bonaparte. » C'est par ces mots que M. de Witt termine son ouvrage. Le gênerai Bonaparte fit-il bien de ne pas .prendre a la lettre le conseil enveloppé par l'ingénieux orateur dans des phrases élégantes et de délicates flatteries? Franchement, oui la république de Robespierre, de Tallien et de Barras ne méritait pas de Washington.
J'ai à peine donné le squelette, que dis-je? t'aperçu sommaire et bien incomplet de l'intéressante histoire de M. de Witt. Si le ton général de cette histoire a la gravite et ja sobriété du sujet, on y sent pourtant une vie, une sève communicative dont l'effet est d'autant plus sûr qu'il est moins cherché. Çà et là s'y rencontrent des passages d'une couleur plus chaude, d'un mouvement plus dramatique, des échappées soudaines qui nous reportent d'un élan irrésistible vers une douleur du passé, vers une émotion du présent. Lorsque M. de Witt retrace, en écrivain et en artiste, le siège rapide de York-Town, qui décida du succès de la -guerre, lorsqu'il nous inontre les deux armées, française et américaine, s'animant l'une par l'autre, travaillant aux tranchées, dressant les canons, élevant les batteries, montant ensemble à l'assaut les. deux colonnes, l'une conduite par le baron de Viomesnil, l'autre commandée par le marquis de Lafayettc, s'é)ançant avec une ardeur égale vers les deux redoutes qui gênent encore l'artillerie; lorsqu'il nous dit « Le feu de l'ennemi est terrible, la mitraille les écrase; mais l'armée
------------------------------------------------------------------------
tout entière les regarde; elles représentent la France et l'Amérique; et en se précipitant sur les batteries ennemies, une seule crainte domine les soldats, celle d'être devancés par leurs émules, » qui ne penserait à d'autres assauts, à une autre émulation, à une autre lutte aussi héroïque et plus terrible? Lorsque le jeune historien nous racon.te t'émouvant épisode du capitaine Asgill, désigne par le sort pour subir la cruette loi des représailles, lorsqu'il décrit les perplexités de Washington, J'~torsqu'it tes compare à son inflexible conduite dans le. procès du major André, et qu'après avoir fait ressortir de ce contraste un des traits les plus caractéristiques du personnage, il ajoute ces simples lignes « L'intervention de*'ta reine de France en faveur du capitaine Asgill vint délivrer Washington deses angoisses sur les prières de la mpre du jeune homme, Marie-Antoinette, toujours bonne et compatissante, demanda sa grâce; et c'est de France qu'après la victoire vinrent aux Américains les conseils do modération et de ctëmence, comme les secours et t'appui pendant la lutte (1785), ))–ah quel coeur ne se briserait ensongeantque.dixans plus tard, cette reine, qui essuyait les pleurs d'une mère, n'était plus, elle aussi, qu'une mèreen pleurs, clu'elle criait grâce à des bourreaux, non plus pour le fils de mistriss Asgill, mais pour le sien, et que, cette fois, ce n'était pas Washington, c'était Simon qui lui répondait
Je finis donc par où j'ai commence, par ce douloureux et inévitable rapprochement entre les deux révolutions et les deux pays. Ce livre, écrit en l'honneur d'un grand homme par le descendant d'un autre grand citoyen, est au niveau du sujet, de la tache entreprise, du nom qui le signe, de la maison d'où il sort, des souvenirs qu'il consacre, du héros dont il propagera la pure et inaltérable
------------------------------------------------------------------------
gloire il sera )u avec profit et plaisir par les honnêtes gens de tous les partis. Pour moi, je lui dois une jouis- sance sérieuse et profonde. Par chacun des détai!s,qu'H donne, chacune des lumières qu'il jette sur )a vie, les idées, t'œuvre, la politique, le caractère et le génie de ce fondateur d'une république, il me permet d'admirer Washington de toute l'aversion que m'inspirent d'autres rëpubticains; il me permet d'honorer la révolution américaine de toute la haine que je porte a d'autres révo)u" tions.
------------------------------------------------------------------------
LUS HtSTORtE~S DES VfEUX HVttES
MM. DE SACY ET AD. DESTAILLEUR' 1
Lorsqu'on est forcé, par état, de lire beaucoup de livres nouveaux, il est bon de revenir, de temps à autre, aux œuvres anciennes, pourvu qu'elles soient excellentes. J'insiste sur cette condition, d'abord parce que le médiocre d'autrefois est, selon moi, très inférieur au médiocre d'aujourd'hui, ensuite parce que ces excursions rétrospectives doivent être très-rares; car le premier besoin de la critique, c'est la vie; et comment vivre ailleurs qu'avec les vivants? comment agir sur le goût de ses contemporains, si on ne leur parle de ce qu'ils voient, de ce qu'ils lisent, de ce qu'ils sentent, de ce qui leur apporte, chaque matin, une somme- quelconque d'idées, de plaisir, d'ennui, de profit, de mauvais conseil ou de salutaire leçon? Si nous avons vu, pendant ces dernières années, un travail Mditiofts de Saint ffat~o;) de SafM e~ de f.K Kfuyere.
------------------------------------------------------------------------
hebdomadaire d'une ponctualité merveilleuse, d'une ingénieuse richesse, d'une érudition choisie, d'une forme de plus en plus nette et dégagée, conserver pourtant, dans sa grâce, je ne sais quel air d'urne cinéraire ou d'élégante nécropole et laisser un certain froid à l'esprit et au coeur, malgré le charme d'une instructive et agréable lecture, c'est que l'auteur, ennuyé sans doute ou embarrassé peutêtre dérégler ses comptes avec le présent, avait fini par se rejeter tout à fait dans le passé et par réentoiler de vieux tableaux au lieu de créer des portraits d'après nature c'est que ses bouquets de chaque semaine, si habilement assortis et si finement présentés, étaient faits avec des fleurs d'herbier et non plus avec celles de nos champs et de nos jardins. Persistons donc à introduire, à soutenir ce qui a besoin d'appui, ce qui demande à naître, à vivre, à avoir sa part de lumière, de mouvement et de bruit. Seulement, à de rares intervalles, imposons-nous des retraites en littérature comme les personnes pieuses font des retraites en religion revenons, pour un jour, pour quelques heures, aux livres consacrés par l'étude et l'admiration de deux siècles, comme on se dérobe au tumulte des affaires et des fêtes pour s'enfermer avec de vieux amis revenons-y surtout lorsqu'ils se rattachent à nos sujets habituels par l'espèce de nouveauté que leur donne la perfection d'une édition nouvelle, le soin attentif et délicat d'un éditeur-d'élite; lorsque, pour en rehausser le mérite et en mieux faire sentir le prix, un écrivain tel que M. de Sacy place en tête d'un livre tel que't'jM~o~KC~oM a vie dévote des pages exquises, dignes du saint dont il s'est fait le commentateur et t'interprète.
I) y aurait une affectation puérile ou même une subtilité périlleuse à voutoir trop rapprocher et mettre en présence, sous prétexte de généraliser-et d'élargir nos
------------------------------------------------------------------------
aperçus, deux hommes aussi différents que saint François de Sales et La Bruyère, deux ouvrages de nature aussi diverse, j'allais dire aussi contraire que l'Introduction à la vie dévote et les.Caractères. Ce serait même, si l'on voulait absolument effleurer le parallèle, par les différences qu'il faudrait procéder; et ces différences seraient assez nombreuses pour devenir presque symétriques. Saint François de Sales commence le dix-septième siècle,. et La Bruyère le nuit. Le livre du saint, publié en 1608, sous Henri IV, est, dans l'ordre chronologique, la première œuvre durable, immortelle, de toutes celles qui doivent remplir ce grand siècle; le livre du moraliste, publié en 1688, au déclin de Louis XIV, est ta dernièrede celles qui l'ont rempli; ou du moins La Bruyère écrivant tard, trouvant, à son début, tous ses contemporains illustres installés dans leur gloire, est le dernier du groupe incomparable. Saint François de Sales, quoique bien spirituel, n'arrive à l'esprit qu'à travers le cœur; La Bruyère, bien que doué d'une sensibilité réctte, n'arrive au cœur que rarement, et par l'esprit. On dirait que le premier, ayant charge d'âmes dans un pays infesté d'hérésies, et venu après les mauvais jours des guerres religieuses et de la ,Ligue, s'est donné pour mission de faire ressortir le côté tendre, sympathique et souriant de cette piété si longtemps assombrie par les passions humaines, de rappeler à ses lecteurs' charmés ces plantes, ces gazons, ces fleurs si souvent évoquées en ses faciles images et nous apparaissant plus suaves et plus fraîches après l'orage et la tourmente. On.diraitque l'autre, au penchant d'un siècle fatigué de grandeur et de .vérité, aux approches des années de licence, témoin de tout ce que l'imposante dévotion du grand roi peut suggérer à ses courtisans de raffinements hypocrites et peut-être sacriléges, perce à
------------------------------------------------------------------------
travers ce voile d'apparat, affligeant et inquiétant pour un esprit libre, et prélude à la phase d'émancipation et de contrôle, non pas par un assentiment tacite, mais plutôt par une sorte de tristesse et d'anxiété prophétiques. Après avoir lu saint François de Sales, on s'étonne que la religion, même auprès des gens du monde, puisse éveiller d'autr.ës sentiments que l'attrait le plus doux, l'amour le plus vif, l'épanouissement de toutes les plus heureuses facultés de l'âme. Quand on a lu La Bruyère, on s'explique comment, à certaines époques, le moraliste, l'observateur, le sage, sans entrer dans la voie mauvaise, sans incliner à la négation ou au doute, éprouve pourtant le besoin de faire ses réserves, de protester avec mesure et prudence, sinon contre le fond, au moins contre des détails de forme, de convention extérieure, qui lui semblent altérer ou com- promettre l'immortelle vérité. Ainsi, pour ne choisir qu'un exemple, le saint évêque d'Annecy inaugure en sa personne et dans ses écrits, sous son aspect le plus délicieux et le plus sûr, le dtrecteKf au dix-septième siècle, ce personnage qui n'est .précisément ni le confesseur ni l'ami, dont Port-Royal devait fournir plus tard de si admirables modèles et qui occupe une si large place dans les existences célèbres, dans la société à demi mondaine, à demi sacrée de ce temps-là M. de Sacy, en nous présentant l'auteur de l'lntroduction & vie dévote comme un excellent écrivain, a pu ajouter que, « sans le talent D d'écrire, saint François de Sales aurait été, de son temps, MKMtComp~M'aMedtfec~tM', mais que tout ce qu'il avait de lumières pour la conduite des âmes aurait péri avec lui.'» )) La conduite des âmes! c'était la grande affaire alors, a cette époque qui allait être cette des Singlin, des Ârnautd, des Nicole, des Duguet, des Saint-Cyran, à cette époque où la cour et le monde offraient tant d'écueils et du périt",
------------------------------------------------------------------------
ou l'âme, même en s'égarant, ne disparaissait jamais tout entière, gardait ses précieux priviléges d'avertissement, de combat et de remords, et souvent, par un vaillant et soudain emploi de toutes ses forces vives, reprenait possession d'elle-même et achevait dans l'austérité et dans le cloître une vie commencée dans le désordre. Avec La Bruyère, on sent que ce rôle du directeur est déjà singulièrement amoindri et discrédité par l'abus qu'on en a fait, par tout ce qui s'y est mêlé d'engouement, de mode, de frivolité féminine, et lorsqu'on rëtit la page célèbre « Qu'est-ce qu'une femme que l'on dirige? etc., e et les passages suivants « Si le confesseur et le directeur ne conviennent point sur une règle de conduite, etc. )) « Je voudrais qu'il me fût permis de crier de toute ma force ces hommes saints, etc. (t. t, pag. 206 et 207 de l'édition Destailleur), on mesure avec effroi l'espace parcouru depuis saint François de Sales et Port-Royal on devine que le règne de l'austère et du grand est fini, que la société vieillissant sous un roi dévot et idolâtré a peu a péu laissé dominer cette nuance officielle, ces exagérations de surface cachant le mensonge et le vide, ce mélange d'afféterie, de cérémonial et d'étiquette, particulièrement choquant pour les esprits sérieux et pénétrants. Et, si nous nous en tenons à un mot, toujours.délicat et controvt'rsë entre le sanctuaire et le monde, à ce mot inséparable du souvenir et du livre de saint François de Sales, qui rayonne sur le titre et respire dans toutes les pages avèc une ineffable douceur, ce mot dévot, dévotion, vie dévote, qui, à cette date de 1608, n'avait, pour l'auteur et pour ses lecteurs,' que sa signification la plus simple et sa noble étymologie latine dévoué, débotté à Dieu, au ciel, à la vérité, à la foi,n'avait-i) pas, en 1688, pris un sens tout différent? Les notes prudentes de la Bruyère,
------------------------------------------------------------------------
nous rappelant, à chacun de ses traits contre tes dévots et les dévotes, qu'i) ne s'agit que des fausses dévotes et des faux dévots, ne sont-elles pas ta pour sauver les apparences, pour servir de passe-port à des épigrammes et maintenir à l'auteur son droit de satire sans compromettre son 'repos? Lorsqu'il écrit cette ligne si souvent citée: c Uu dévot est celui qui, sous un roi athée, serait athée, ))–et qu'il exprime ainsi, vingt années avant la Régence, un pressentiment douloureux, ne pourrait-on pas lui dire, sous forme de variante, qu'en raillant la dévotion sous un roi dévot, et en ajoutant dans une note qu'il s'agit de la dévotion fausse, on prépare ceux qui, sous un roi athée, conserveront le sarcasme et supprimeront la note? Enfin, à un point de vue plus étroitement littéraire, combien ne signalerait-on pas d'analogies dans les différences! Saint François de Salès, ouvrant le dix-septième siècle, nous offre, 'dans son style fleuri, imagé, naïf encore avec bien des commencements de correction et d'élégance, le dernier modèle de cette littérature des Amyot, des Montaigne, riche et ornée en sa fraîche couronne et sa robe printanière, et qui va faire place, non sans un peu de regret peut-être, à la noble et austère langue de Descartes et de i'asca) de même, La Bruyère, tout à fait de son siècle par la sobriété, la justesse, la proportion, la mesure, et par ce culte de l'expression nécessaire, qu'il a con'acrëen quelques lignes impérissables; La Bruyère, qui, à l'exemple de ses plus illustres contemporains ou devanciers, regarde comme impossible de surpasser les anciens, est aussi celui qui écrit: c L'on a mis, enfin; dans le discours, tout l'ordre et toute la netteté dont il est capable; cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit. » Et, en effet, pour la première fois depuis que'le dix-septièmo siècle a fixé la iittérature et la'langue, H MM< f~ <'<~pT't< dans son style
------------------------------------------------------------------------
tourmenté de l'idée qui perce dès les premiers mots de son iivre, que tout a été dit, qu'après tant de modèles admirables, il faut, pour attirer l'attention et prendre rang à son tour, quelque chose à la fois d'exquis et d-e nouveau, il est demeuré exquis par vocation et par réftexion, mais il s'est efforcé d'être nouveau par le tour, par la variété, par le mouvement et surtout par le trait. Ses ennemis et ses critiques, longtemps même après la phase de haine et de représailles, ne s'y sont pas trompés. Ils ont signatë chez )ui l'imagination, te génie, l'esprit et le talent, plutôt que la perfection et le goût. Suard et Victorin Fabre sont de cet avis, même au seuil de notre siècle, qui allait en voir bien d'autres! D'Olivet lui trouve trop d'art, trop de recherche, et affirme qu'il ne doit pas être lu sans défiance. Ces jugements, bien qu'abrogés, laissent pourtant leur sens et leur trace. En somme, sans rompre encore l'harmonie 'du groupe, il fait prévoir déjà une autre façon de penser et d'écrire, où le brillant'dominera, où le mot fera valoir l'idée et ia cisèlera, pour ainsi dire, au lieu de s'y absorber et de s'y fondre. Il accompagne Fontenelle, qui !e hait et lui survivra assez longtemps pour lui nuire auprès de la postérité du lendemain; il précède et prépare les Lettres Pet'~Mte.s et Zadig. Sous tous les rapports enfin, philosophie, jugement, goût, pensée, style, l'auteur des Caractères est.un écrivain du dixseptième siècle qui tend la main au dix-huitième, comme saint Francoisde Sales estunëcrivaindu seizième sièc)equi prélude au dix-septième. Mais n'insistons-nous pas beaucoup p trop sur un paraUète qui pourrait se prolonger à l'infini 9 Mieux vaut prendre séparément nos deux écrivains et bien apprécier, dans son scrupuleux détai!, le travail de leurs éditeurs.
Le soin de nous offrir une nouvelle édition de t'J?!
------------------------------------------------------------------------
~KC~'OM à la vie dévote, dans toute ta pureté primitive de son texte, dans toute l'innocente coquetterie d'une charmante exécution typographique, revenait de droit à M. S. de Sacy, contemporain de Descartes et de saint François de Sales, de Corneille et du P. Ma)ebranche, bien plutôt que de Victor Hugo et de notre Balzac. H y trouvait tout ensemble cet irrésistible attrait qu'il a si dëticieusement peint dans sa préface et. ce grain de contradiction -légère qui, dans un esprit comme le sien, donne à l'admiration même et à son expression plus de vivacité et de piquant. Le livre del'jK~ochtcttOM à la vie dévote, est un ami pour M. de Sacy, mais non un parent ni un ancêtre. On sent, quand même on ne le saurait pas, qu'il l'a choisi et qu'il s'y,complaît, non point précisément faute de mieux, y a-t-il quelque chose de mieux que t'œuvre de saint François de Sales? mais faute de quelque chose qui, répondant plus intimement encore a ses prédilections et à ses souvenirs, ait en même temps conservé une prise suffisante sur le goût publie. « Que sont devenus, nous dit-il, tant d'ouvrages, partis de mains savantes et habiles, et dont se nourrissait la piété de nos pères, les oeuvres d'un Nicole, d'un Letourneux, d'un Duguet~ A peine la connaissance s'en est-elle conservée parmi les gens de lettres. Ces livres, si souvent imprimés et réimprimés, ne trouvent plus de lecteurs. La dévotion austère est passée d'usage. Les saints tristes, si je puis m'exprimer ainsi, choquent ta délicatesse des âmes actuelles. ') On devine qu'il regrette un peu ces saints tristes, cette tristesse évangélique, comme on t'appelait au grand siècle, et l'on s'en étonne d'autant moins que ce qui, chez d'autres, serait obstination chagrine ou retardataire, n'est chez lui qu'esprit et vertu de famille. Cette position exceptionnelle ne l'a pas mis à l'abri des attaques, nous le comprenons notre
------------------------------------------------------------------------
temps est si riche en chrétiens sérieux et sincèrès, appuyant sur de fortes études leurs pratiques et leurs croyances, gardant leur indépendance au milieu des changements politiques, et, ce qui est bien plus méritoire, au milieu des courants et des violences de la mode, s'enfermant dans hi retraite avec tes.meiUeurs livres des meilleurs si~c)es, et n'en sortant que pour nous offrir, tantôt )'lMn<~!OK ~eJaHM-C/M'î~ traduite par le chancelier de Marillac, tantôt ]'jM~ofhK:~OK à la Vie dévote; le nombre est si grand aujourd'hui d'hommes capables de ces travaux, dignes de les mener à bien avec perfection et compétence, et personnifiant en eux, à travers l'effacement général, ces traditions et ces doctrines, qu'en démolir quelques-uns de temps a autre pour s'entretenir la main, 'est une récréation innocente et un excellent exercice! Mais nous qui n'y entendons pas tant de malice, nous avouons éprouver un singulier charme auprès de M. de Sacy, éditant et annotant saint François de Sales. Une fois décidé à s'en contenter, et, faute d'un peu plus de sévérité et de tristesse, à se laisser aller a ces flots, à ces rayons de joie expansive et pieuse, comme il l'a compris! comme il l'a aimé! et comme il le peint! I) en est des styles sobres et contenus comme des coeurs qui ne prodiguent pas leurs effusions et' leurs tendresses. Grâce à une loi d'harmonie que notre temps méconnaît trop, il suffit que ces styles laissent entrevoir une image et ces cœurs un sentiment, pour qu'on leur en sache plus de gré qu'on n'en saurait à d'autres de tous les éclats de la passion, de tous les trésors de la palette. C'est ce qui est arrivé à M. de Sacy, se colorant au contact de saint François de Sa)es A que)que page, nous dit-il, que l'on ouvre ce livre, il s'en exhale comme un parfum des champs qui répand la sérénité dans )'anie. On croit cheminer avec le saint évoque le long des torrents
------------------------------------------------------------------------
ou sur le penchant des montagnes de son pays, et respirer, en l'écoutant, l'odeur des buissons. C'est le vieillard de Virgile, devenu chrétien, qui ne connaît des choses de ce monde que le bourdonnement de ses aheilles, la fraîcheur de ses roses, le chant de ses oiseaux, et qui n'emprunte qu'à son ménage rustique )es comparaisons dont il égaye ses sentences. » Je m'arrête; il faudrait tout citer ces lignes ravissantes ont réveillé.en moi une impression toute personnelle qui m'a plus profondément pénétré de leur charme et de leur fraîcheur. Je me trouvais, t'été dernier, dans le pays de saint François de Sales, dans ce Chablais où il trouva tant d'hérésies et laissa tant de catholiques. Je descendais la montagne des Alinges, où l'on rencontre, à chaque pas, un vestige ou un souvenir du saint, et, par une heureuse coïncidence, j'avais pour compagnon de promenade un des membres les plus distingués du clergé de Paris, alors grand vicaire, aujourd'hui évêque, tout imprégné de l'esprit et de la grâce de saint François de Sales, et que je nommerais si je ne craignais de commettre une indiscrétion, même dans l'hommage. Nous étions au mois d'août; la journée avait été très-chaude, et, un peu avant le coucher du soleil, quelques gouttes de pluie.avaient couru dans l'air avec de gros nuages noirs qui s'enfuyaient à l'horizon. Nous sortions d'un sentier creux, encaissé, tapi dans de grands arbres qui masquaient le paysage. Tout à coup, au tournant du sentier, le rideau d'arbres en se déchirant nous découvrit, dans toute leur magnificence, .les masses de rochers, veloutés d'une mousse humide et amoncelés sous nos pie<!s; le chemin alpestre qui descendait en pentes rapides et sinueuses, perdu et reparaissant tour à tour sous des noyers gigantesques; des prairies naturelles, accrochant leur manteau de verdure aux mamelons grisâtres de la
------------------------------------------------------------------------
montagne; des groupes de maisons s'échelonnant ça et là sous les futaies de châtaigniers et de chênes; puis, tout au bas, le lac Léman déroutant sa nappe d'argent glacé d'azur, jusqu'aux lointains amphithéâtres de la Suisse et du Jura. Au même instant, un .rayon de soleil, perçant sa couche de nuages, glissa sur tout ce site enchanteur comme un sourire sur tout un visage; il mit une perle :') la pointe de chaque herbe, à la tige de chaque plante, à l'épine de chaque buisson; il ranima, sous la feuillée, des milliers d'oiseaux et d'insectes, et lança comme une flèche d'or à travers la calme surface du lac. La nature entière sembla palpiter et s'élancer vers Dieu dans un immense sentiment de bien-être. « Que le lieu et le moment seraient bons, me dit en souriant mon compagnon, pour lire saint François de Sales! )) En effet, t'àme de saint François de Sales était là, et son style aussi, avec toute sa richesse et sa spontanéité d'images nous le comprenions pleinement, nous nous disions qu'il n'avait eu qu'à regarder autour de lui, puis à lever les yeux au ciel, c'est-àdire à peindre et .à prier.
Eh bien une partie de ces impressions fugitives, dépendantes, semblait-il, des objets extérieurs, la préfacede M. de Sacy me les a rendues; guidé par lui, je les ai retrouvées à travers ces pages auxquelles il a restitué tout le détail de leur physionomie originate. Qu'il veuille bien accueillir ici, non pas mes touanges– mieux que ce)a–mes remerciements. Par les Michelet et les Lanfrey qui courent, une pareille publication rassure et fait du bien elle prouve qu'une scission n'est pas possible entre la bonne piété et la bonne littérature, entre les bons esprits et les bons livres. Le S<MM<FmmcoMd6&ï~de M. deSacy (pour parier le langage des bibliophiles), cette édition si ëiégantc,si portative, si agréable à t'ceil et à la main, ro-
------------------------------------------------------------------------
vue avec tant de soin et d'amour, a sa place marquée, non seulement dans les bibliothèques–c'est trop vaste et trop vague- mais plus près d u coeur, sur cette étagère préférée et bénie; qu'on garde à sa portée, dans l'alcôve, entre le rameau de buis, l'image du saint, le médaillon de famille, tout ce qui attendrit et raffermit Famé, tout ce qui apaise et console.
Nous rentrons, avec La Bruyère et M. Destailleur, dans un ordre d'idées plus sèchement et plus humainement littéraires. Pour mieux faire apprécier le mérite de cette édition, indiquons rapidement le fort et le faible de celles qui l'ont précédée. On sait qu'une bonne et .irréprochable édition de La Bruyère est d'autant plus difficile que son manuscrit n'existe pas, ou du moins n'a pas été retrouvé on sait aussi qu'il y en eut, de son vivant, neuf éditions consécutives qu'il publia lui-même, retouchant, corrigeant, ajoutant toujours, à mesure que )e succès tui donnait plus d'essor en lui imposant plus de perfection. Après sa mort, le succès se ralentit, soit que ses contemporains survivants eussent intérêt à réagir contre un livre qui avait Messe bien des vanités, soit que le goût public,'se dépravant avec les moeurs, devînt insensible à ces beautés si correctes et si sages, où la nouveauté même ne se trahis- sait qu'à demi et se déguisait sous le voile. Mais plusieurs éditions parurent en Hollande la meilleure; celle de Coste, publiée en 1751, devint classique et eut force de loi auprès de celles qui suivirent: si bien que, lorsqu'on r,eprit goût aux Caractères, et cette fois sans avoir besoin de l'appât, toujours un peu vulgaire, des personnalités et des portraits, lorsqu'il fallut réimprimer La Bruyère, on eut le tort. de s'en tenir à l'édition Coste, au lieu de remonter aux sourcesprimitives: c'était copier une copie'au lieu de s'inspirer du modèle. Cet état de choses dura jusqu'en
------------------------------------------------------------------------
1845 et à M. Watckenaër. Celui-ci ne crut plus devoir passer par la Hollande pour éditer un auteur français, et remonta droit aux éditions, publiées du vivant de La Bruyère. Mais, sous prétexte que.l'illustre et scrupuleux écrivain avait constamment amélioré son oeuvre jusqu'à sa mort, M. Watckenaër ne crut pouvoir mieux faire que de se fier uniquement aux deux dernières éditions originales; persuadé qu'elles renfermaient tout ce qu'il y avait de bon dans les autres. Or La Bruyère,- ainsi que l'a excellemment remarqué M. de Sacy, apportait beaucoup de soin à son style, et très-peu à ses épreuves. Il en résulte que ses deux dernières éditions sont, comme toutes les autres, pleines de fautes, et que le seul moyen d'arriver à la correction désirable, est de les comparer toutes entre elles, depuis celle de 1688 jusqu'à celle de 1696, posthume, mais revue par lui-même, de les confronter avec une minutieuse exactitude, et de les rectifier les unes par les autres. C'est ce que vient de faire M. Adrien Destailleur, et ce qui donne à son travail une valeur toute particulière. Là ne s'arrêtent pas ses perfectionnements et ses mérites. M. Watckenaër avait adopté les c~ systématiques, ce qui l'avait engagé dans une foule de recherches, compliquées, diffuses, illusoires, sur les originaux présumés des C<M'ac<e?'M; personnages probablement célèbres ou du moins connus de leur temps, mais aujourd'hui enveloppés dans un tel oubli qu'y trop insister c'est perdre de vue ce qui a réellement fait vivre et immortalisé l'ouvrage de La Bruyère, au profit de ce qui n'en a été que le succès et la vogue du premier moment. I! y a deux choses, en effet, dans leslivres où t'actuatité piquante et la satire personnelle entrent pour leur part. II y a ce cote, le plus brillant et le plus bruyant d'abord, que la curiosité et la matice se chargent d'accréditer et d'ex-
------------------------------------------------------------------------
ploiter et il y a les qualités fortes et durables de pensée et de style, le don de créer un caractère en ayant l'air de faire un portrait, le talent de pénétrer et de peindre l'homme à travers l'individu, la variété collective à travers )e pseudonyme ou le nom propre; en un mot, il y a la beauté de la peinture après sa ressemblance. De ces deux mérites, lé moindre est le plus remarqué tant que vivent les modèles, l'autre persiste et s'accroît encore après que les modèles ont disparu: toujours l'histoire du portrait de famille, qui, 'au bout d'un temps donné, monte au grenier s'il n'est que ressemblant, et, s'il est beau, entre dans la galerie. La Bruyère est. dans la galerie, et dans la meilleure; il y restera toujours, grâce à des beautés bien indépendantes des personnages à qui il a songé en écrivant. Jt était donc superflu de se donner tant de peine pour rétablir et préciser ce qui ne t'eût pas empêché de monter au. grenier avec tant d'autres, pour retrouver et revernir, à leur date de 1680, toutes ces clefs hiéroglyphiques rouillées dans leur inutile serrure et ouvrant sur des chambres vides. Déjà, trois ans après FéditionWatckenaër, un aimabte et spirituel érudit, non moins cher aux lettres sérieuses qu'à la critique musicale et possédant son dix-septième siècle tout aussi bien que son Mozart ou son Beethoven, M.Joseph d'Ortigue avait relevé les imperfections du travail de M. Wa)ckenaër, dans un article que publia (bizarre synchronisme !) la ~<~MëtK~epeK~M<e du 25 février 1848. Cet article, on le comprend, eut à subir alors une terrible concurrence mais les vérités qu'il renfermait ont survécu, germé et fructifié, et l'on n'en pourrait dire autant des hommes et des choses qui faisaient le plus de bruit dans ce moment-là. Les fautès que M. d'Ortigue indiquait, M. Destailleur les a évitées; les améliorations qu'il proposait, M. Destailleur les a faites
------------------------------------------------------------------------
sa nouvelle édition de La Bruyère n'est pas seulement excellente, elle est décisive. Après elle, il n'y a de possible que celle qui serait faite d'après le manuscrit autographe, si jamais on le retrouvait: bonheur peu prévu et peu probable C'est donc un vrai service que M. Destailleur vient de nous rendre, et, là encore, ce service ressemble à une œuvre de piété filiale; car AI. Destailleur, par son aimable livre d'(MM~'M<îOKScn~M<M, morales et politiques, avait prouvé qu'il était de la famille, et qu'avant d'éditer La Bruyère, il avait su le lire, le comprendre, s'en inspirer et en approcher. Je ne saurais constater tous les mérites de cette édition, matériels, si l'on veut, mais littéraires encore, et auxquels tes bibliophilesne sont point insensibles. Cette collection elzévirienne de nos classiques, dont elle fait partie et que publie M. Jannet, est digne des vrais Et*zévirs par ses caractères, sesfleurons, son exécution typographique, par mille délicatesses qui élèvent l'imprimerie jusqu'aux plus exquises conditionsde l'art. M'y arrêterai-je davantage? Rappellerai-je le charme qu'éprouve un amateur passionné de ces beaux et bons livres à voir son culte partagé et embelli par d'intelligents éditeurs! Non j'aime mieux, en finissant, rouvrir les pages de M. de Sacy sur saint François de Sales, celles de M. Destailleur sur La Bruyère, et y chercher deux leçons pour la littérature de mon temps. On a inventé de nos jours, dit M. de Sacy, la poésie descriptive; mais cette poésie est restée une poésie morte, car la nature semble n'y avoir qu'ette-mëme pour fin. Le poëte cherche à s'y inspirer des choses, comme si ce n'était pas aux choses à recevoir du poète leur âme et leur inspiration! Saint François de Sales a connu et aimé ta nature, parce qu'il a' connu et aimé Dieu. H t'a peinte admirablement sans le vouloir, parce qu'il a vu en elle son auteur. Il faitparler lemoindre insecte, ta plus hum-
------------------------------------------------------------------------
b)e plante comme ces astres dont le magnifique tangage nous révèle le souverain Etre. Toute la nature est pour lui comme un miroir de la bonté et de la justice divine, comme une vivante parabole de la loi morale. o –QueMe leçon donnée/et dans quel langage! à notre manie de pMK~MMMte pittoresque, se servant à lui-même de but et de centre, et matérialisant la divinité à force de divinisera nature'! Celle que nous donne La Bruyère n'est pas moins significative. Esprit de premier ordre, auteur d'un ouvrage destiné à vivre autant que la langue française, il n'a laissé de son passage en ce monde d'autre trace que cet ouvrage même, et c'est à peine si les admirateurs de son livre ont pu recueillir, çà et là, quelques renseignements sur sa vie et sur sa personne. Qu'on y réfléchisse! Cedoub)c exemple offert par saint François de Sales et par La Bruyère contraste avec deux de nos plaies mora)eset)ittéraires. La matière préférée à son Créateur, le moi préfère à tout le reste, c'est le fait des littératures qui se dépravent et des sociétés qui s'égarent c'est l'expiication, en partie double, de nos décadences, de nos ma!heursetdenospëri)s.
------------------------------------------------------------------------
M. EUGÈNE JUNG' 1
Henri tV écrivain Puisqu'un roi de France et de Navarre nous en donne aujourd'hui l'exemple, tachons d'être aussi littéraire que possible et de n'effleurer )a politiqueet l'histoire que tout juste ce qu'il faudra pour éclairer notre sujet.
Disons-le d'abord à ('honneur de notre siécte s'il est épris, en bien des points, de faussetés et de chimères, il-a cherché, il cherche encore le vrai historique il ne se contente plus de ces à peu près comparables à des verres dn couleur sous lesquels )es personnages célèbres n'apparaissaient qu'avec des teintes uniformes et des figures toutes faites. Il va droit aux sources originales, aux renseignements positifs, aux informations personnelles; et, s'il s'y expose a trouver les grands hommes en robe de chambre, il s'en effraye moins que de ces costumes d'apparat soiHenri IV f'eftMt)t.
------------------------------------------------------------------------
gneusement conservés par tes anciennes méthodes, et qui ne nous apprennent pas mieux la vérité des physionomies et des caractères que les discours officiels, les enthousiasmes de circonstance ou les réjouissances publiques ne nous apprennent la vraie situation ou les vrais sentiments d'un pays. ·
Henri IV avait eu un matheur il avait été le Fénelon de la royauté. Les libres penseurs du dernier siècle, heureux de rencontrer en lui un type à opposer à la majesté souveraine et au catholicisme absolu de Louis XIV, comme ils trouvaient en Fénelon un contraste avec la fermeté dogmatique et l'inébranlable autorité de Bossuet, s'étaient créé à leur usage un Henri IV de convention, le Henri IV des alexandrins de Voltaire, de' la poule au pot et du convoi de vivres introduit dans Paris assiégé; bon, sentimental, tolérant, un peu philosophe, devinant, à cent soixante ans de distance, l'Encyclopédie et l'abbé Raynal, déclamant sur les droits de l'humanité comme un habitué du salon de madame Geoffrin ou de madame Necker tel, en un mot, que, si le véritable Henri IV avait un moment ressemblé à celui-là, il n'eût ni reconquis sa couronne, ni pacifié la France, ni résolu les difficultés tes plus compliquées où se soit jamais heurté un homme de génie, ni même laissé une mémoire populaire car c'a été là une des grandes erreurs d'un temps encore peu éloigné de nous, de s'imaginer que les souverai'ns s'attirent l'affection de leur peuple par la bonté et la douceur. Mieux renseignés aujourd'hui, nous savons qu'ils l'obtiennent par les moyens contraires. Qu'est-il arrivé? que, comme ce Henri IV d'opéra-comique et de pastorale philosophique ne résistait pas à l'analyse, une réaction a pu s'opérer contre lui sous de très-spécieux prétextes, et que ses detracteurs systématiques ont eu tout aussi beau jeu que ses
------------------------------------------------------------------------
admirateurs à pnort, au sujet de ces vertus académiques, beaucoup plus funestes que des vices au bonheur du genre humain. H importait également à la justice de l'histoire. et a la dignité de l'auguste maison de Bourbon que Henri IV sortit enfin de cette draperie non moins complaisante à la satire qu'au panégyrique, descendit de ce piédestal de la statue de Lemot et des hémistiches de la ~CMt'M! si gênant pour ses habitudes simples et fami-lières, et vînt à nous de plain-pied, se montrant tel.qu'il a été, avec ses qua)i)ës et ses défauts, avec les trous de son pourpoint, les saillies de son humeur gasconne, les vivacités charmantes de sa bonhomie goguenarde, et ce prodigieux esprit, comparable même à sa bravoure, et fait pour avoir raison, en définitive, dans un pays où tout le monde veut être spirituel et brave, même les poltrons et les sots.
Nous croyons savoir que des écrivains consciencieux s'occupent en ce moment, sous des formes diverses, de ce travail de révision historique qui, sans rien ôter à Henri IV de son charme ni de sa gloire, 'en fixera mieux les spnditions réelles. En attendant, quoi de plus sûr, pour le bien connaître, que de l'entendre etde le lire? Quoi de meiHeur que de le surprendre dans ce dëshabiitë épistotaire ou Balzac et Voiture n'avaient pas encore appris à mettre de la préméditation et de l'artifice, et où d'ailleurs le Béarnais, pressé d'affaires -et d'idées, n'avait tout au plus que )ë~ temps d'être naturellement habile? Les lettres de 'e Henri IV sont donc les plus excellentes pièces justificatives à placer en régard de son histoire; et M. Villemain, le maître des maîtres, en profitant de son passage au ministère de l'instruction publique pour donner t'ordre-et faciliter les moyens de recueillir et de publier ces lettres restées jusque-ta dans une sorte de vague demi-jour ou
------------------------------------------------------------------------
disséminées dans des collections particulières, a rendu a la littérature française un service que l'on trouverait le ptus éclatant de tous ceux dont s'honore sa glorieuse carrière, si on ne songeait à ses ouvrages.
Six volumes de cette précieuse publication ont paru le sixième se termine avec l'année 1606. M. Jung a donc pris quelque peu les devants, et il s'en excuse avec une modestie qui désarme la critique. Cette précipitation, si louable d'ailleurs, explique aussi quelques incorrections de langage qu'il eût pourtant mieux valu éviter dans un livre où il s'agit de nous montrer en- quoi Henri IV s'éteigne encore ou se rapproche déjà delà bonne langue. Un reproche plus grave que j'adresserai à M. Jung, c'est d'avoir manqué de parti-pris parti-pris historique ou parti-pristittéraire. Est-il au nombre des admirateurs de Henri IV? Je le crois, car s'il ne l'était pas, d'où lui serait venue t'envie d'ajouter un mérite de plus, celui d'écrivain, à tous ceux que l'on reconnaissait chez le vainqueur d'Arques et d'Ivry? Et cependant, il y a, dans ce livre, maint passage qu'on dirait écrit par un détracteur de Henri IV. M. Jung perd peu d'occasions de nous rappeler ses faiblesses et ses fautes, même celles qui n'ont pas de rapport avec sa prose écrite ou parlée. J'en dirai autant, au simple point de vue de la littérature. Telle page de ce volume a les allures de l'histoire; telle autre appartient à la phi)ologie celle-ci est de l'érudition, celle-là est de la critique. M. Jung eût mieux fait, selon nous, de se renfermer résolûment dans son sujet, d'en préciser avec plus de soin ce qui en était l'originalité et la nouveauté, d'aborder Henri IV comme s'il n'y avait plus de contestation possible sur ses qualités d'esprit et de coeur, et de s'attacher uniquement à retrouver dans son style l'image fidèle de ce qu'il a pensé et senti. A quoi bon s'arrêter en chemin ~4
------------------------------------------------------------------------
pour nous faire remarquer que Henri IV ne tenait pas toutes ses promesses, ne récompensait pas exactement tous les services rendus, parlait de ses projets, de ses succès et de lui-même avec une verve d'ëtoges voisine de la gasconnade, conservait, jusque dans la franchise, une habileté merveilleuse, comprenait trop bien la puissance de l'intérêt sur les consciences humaines, et se servait parfois de tous les moyens, même de la corruption des autres, pour arriver à son but? Qu'importe? C'est justement en déployant ces ressources inépuisables, en les opposant aux complications inouïes de sa situation et de son rôle, que Henri IV, sans le vouloir et à son insu, fit preuve de ces dons naturels dont l'ensemble s'appelle le talent d'écrire. Un livre intitulé Henri IV écrivain, ne devait pas s'occuper d'autre chose: car, sur ce terrain, les défauts, en supposant que ce fussent des défauts, –devenaient des avantages. Pour M. Jung, la question n'était pas.de savoir si Henri IV était bon ou égoïste, vertueux ou coupable, admirable ou répréhensible, mais comment il avait exprimé, dans ses discours et dans ses lettres, ce mëta'Sge de bien et de mal, et comment cette expression vive, cavalière, pénétrante, cordiale, persuasive, était devenue entre ses mains un instrument de séduction.
Mais laissons ces critiques de détail et d'avant-scéne M. Jung, en revanche, a très-bien fait ressortir par quelles circonstances particulières de naissance, d'éducation, de rapprochements, mis tour à tour en contact par les vicissitudes de sa destinée avec tous tes partis et toutes les classes de la société, tour a tour huguenot, catholique, proscrit, pauvre, puissant, batailleur, pacificateur, prétendant, prince, roi, Henri IV avait pu être et avait été témoin de ce moment critique et décisif où la langue populaire et celle des lettrés allaient sé fondre en un tout
------------------------------------------------------------------------
homogène et devenir la langue française. Ainsi, comme le remarque M. Jung, te même roi qui a tant fait pour l'unité de la monarchie, condition des grandes choses en politique, a fait beaucoup aussi pour l'unité de la langue, condition des grandes choses en littérature. II a prépare a Louis XIV l'imposante majesté de son règne et [a splendeur littéraire de son siècle.
)! y a, dans cette partie du travail de M, Jung, de trèsbonnes pages que je citerais si je n'aimais mieux citer Henri IV lui-même. Ces variations de sa destinée, si favorables à l'expansion de son génie dans ses écrits comme dans ses actes, M. Jung les reconnaît aussi dans son caractère vif, primesautier, ardent, épanoui en bien des sens, entier surtout, et s'imprégnant à toute heure, se colorant avec une rapidité magique de tout ce que sa vie accidentée lui apportait d'impressions extérieures et de sentiments intimes. « Jamais roi, nous dit-il, ne fut plus homme; je veux dire qu'il laissa croître tous les instincts et tous les sentiments que la nature met en chacun de nous, mais que d'ordinaire les circonstances, l'éducation, les intérêts,; ,la raison, font pousser diversement, étouffant les uns, développant les autres. Actif et ami du plaisir; prudent et hardi; vif et persévérant; franc et dissimulé; expansif et rusé impérieux et familier; prompt à la colère et facité au pardon; affectueux et ingrat; généreux et intéressé humani ?M/n< ~MKtMM. » Je n'accepte pas tout de ce portrait, pas plus dans la pensée que dans-le style; mais il a du moins !e mérite de nous montrer tout ce que cette libre croissance de quatitës'diverses et parfois contraires, cette richesse de nature secondée et assouplie par une lutte et une activité continuelles, cette hMNMMM~ vivace et toujours persistante dans la royauté, devaient répandre d'éclat, de vérité, de sëve, de verve et de saillie dans une.
------------------------------------------------------------------------
correspondance où t'hoMM ~tm est la meilleure-des inspirations et le plus irrésistible attrait. Plus tard, quand la royauté reconstruite et raffermie se sera forme un caractère a part, plein de majesté, de cérémonial et d'étiquette; quand l'homme, enveloppé, dès le berceau, dans le manteau royat, disparaîtra sous ses plis, une pareille correspondance, même à génie égal, ne serait plus possible. Pour )a produire dans'toute la variété de ses agréments, dans toute la franchise de son naturel, dans toute la justesse de ses renseignements historiques, il a fallu ce moment unique, transitoire, où un homme, le plus spirituel de son royaume, nourri de Montaigne, d'Amyot et de Plutarque, né pour être roi, digne d'être roi, ne l'était pas encore, et le devenait peu à peu, pied à pied, jour par jour, en se servant, pour y arriver, de toutes ses armes, depuis son épée jusqu'à sa plume. Voilà pourquoi ce recueil de lettres est inappréciable, et pourquoi nous devons savoir gré i M. Jung de nous en avoir donné un avant-goût. Nous y vovons Henri IV tout entier sous ces deux aspects qui se 'comptétent et s'expliquent l'un par l'autre l'hommè dans le roi, le roi dans l'homme.
Oui et c'est là qu'il faut bien revenir, non seulement pour tiré avec fruit ses lettres, mais encore pour se faire une exacte idée des obstacles que Henri IV eut à vaincre, et pour justifier par là ses prétendus défauts, qui ne furent que t'envers de ses qualités. Sans doute il vaudrait mieux 'que'tous les hommes fussent vertueux, que le meilleur moyen dettes dominer fût de les surpasser en vertu, de leur en proposer sans cesse i'idéa) comme sujet d'ëmutation et règle de conduite, et, les ëtevant à leurs propres yeux, de les rendre parfaits, dévoués, héroïques, gouvernables sans autres lois que la morate, le discernement et l'exemple. II eut mieux valu aussi que, dans les guerres de religion, les
------------------------------------------------------------------------
différences de la vérité et de l'hérésie fussent marquées et accentuées, moins encore par des preuves et des évidences dogmatiques que par les perfections des défenseurs de la vraie foi et tes'crimes de ses adversaires. Par malheur il n''en est rien, et, sans aborder la question religieuse qui nous mènerait trop loin, nous sommes forcés de convenir, d'après l'histoire'et d'après nos expériences, qu'on ne gouverne pas les'hommes en prenant leur vertu pour point de départ; que tout gouvernement, s'appuyant trop sur cette idée, arrive, en fin de compte, à être pire que les autres, et que l'intérêt, la cupidité, l'ambition, ta vanité, la passion ou le calcul sous leurs formes innombrables, sont, après tout', les plus solides anses par où un roi de fait ou de droit puisse s'emparer de ceux qui doivent t'aidera conquérir sa couronne ou à la garder. Mettez-vous à la place de Henri IV, ne nous lasserons-nous pas de dire à ses détracteurs. Elevé par une mère d'un esprit supérieur, mais d'un protestantisme fanatique; marié, six jours avant la Saint-Barthélemy, à-une soeur des Valois, peu faite pour lui rendre très-recommandables son parti, son culte et sa famille forcé, sous le poignard des assassins, de se convertir une première fois à la religion catholique et devant y puiser pour toujours l'horreur des conversions de commande ayant assez vécu à la cour de Catherine de Médicis pour être témoin et victime de ce machiavélisme féminin dont l'histoire nous a conservé les scandaleux et avilissants détails; jeté ensuite dans toutes les aventures d'une vie errante, guerroyante, pleiné de fatigues, de privations et de périts; ro' sans'royaume, général sans armée; obligé de disputer chaque lambeau de ses Ëtats a l'intrigue, à la haine. au fanatisme, à des ambitions rivales; ayant sans cesse à se méfier de ses amis,, à compter avec ses ennemis,' à .réchauffer les indif-)4.
------------------------------------------------------------------------
férents, à ramener les déserteurs, M séduire les cœurs hostiles, à raffermir les {!dé!itës chancelantes; c'est beaucoup disons-le après M. Jung que Henri IV ne soit pas tombé dans la politique, cauteleuse et ftëtrissante, hypocrite et perfide, professée par Machiavel et pratiquée par Catherine, –et il a fallu, pour cela, toute l'excellence deson naturel. Ce qui est vrai, ce qui ressort de ses lettres, et. ce qui, humainement parlant, ne saurait être bltmé, c'est qu'H comprit admirablement son temps, sa tache, son but, les hommes, les besoins de sa cause, les conditions de sa lutte, le fort et le faible de chacun, et qu'agissant en conséquence, il sut écrire comme il savait agir. Sous ce rapport, sa correspondance, à part ses mérites si précieux comme date et comme perspective familière dans l'histoire littéraire de son époque, estunmodéte de cette séduction permise, qui n'est ni le mensonge, ni l'artifice, qui était une partie essentielle du rôle et presque du devoir de Henri IV, et sans laquelle il n'eût rien eu de mieux à faire qu'à retourner dans le Béarn, et à y prêcher aux Gascons la sincérité, la naïveté et le détatachement des choses humaines. Ce rote, ce devoir, quels ëtaipnt-its? Attirer à soi, débrouiller du chaos des guerres civiles ce parti royal qui existait en germe, que les Valois avaient pressenti sans le démêler, et qui, recruté dans ce qu'avaient de meilleur le parti catholique et le parti pro.testant, devait former un jour le parti français et personnifier a la fois la pacification du royaume et l'établissement définitif de la monarchie. Attirer à soi, c'est le génie de Henri IV, et chacune de ses lettres est un chapitre de cette œuvre de persuasion universelle. Qu'il écrive à une femme ou à un souverain étranger, à un ami dont il est sûr ou a un partisan dont il doute, a un ennemi qu'il espère convertirouqu'it croit necessairede tromper, au plus
------------------------------------------------------------------------
illustre de ses lieutenants ou au plus humble de ses gentilshommes, c'est toujours le même esprit, la même grâce, la même allure délibérée, affectueuse, ronde, familière variant -en cent façons quelques idées dominantes « Je vous aime Vous devez m'aimer Je serai roi-- Vous êtes trop brave pour manquer à mon rendez-vous. Je veux être obéi. » Mais que de broderies charmantes! S'agit-il de demander à M. de Launay d'Entragues de lui arriver avec de l'argent? n Sans doute vous n'aurez manqué, lui écrit-il, ainsi que vous l'avez annonce à Mornay, de vendre vos bois de Milerac et de Cuze; et ils auront produit quelques mille pistoles. Si ce est, ne faites faute de m'en apporter tout ce que vous pourrez car de ma vie je ne fus en paréille disconvenue. Et je ne sais quand, ni d'où, si jamais je pourrai vous les rendre; maisje vous promets force honneur et gloire; et argent n'est-pas pâture pour des gentilshommes comme vous et moi. e Veut-il guérir une blessure reçue à son service, il écrit à M. de Lubersac: « J'ai entendu par Boisse des nouvelles de votre blessure, qui m'est un extrême deuil dans ces nécessites. Un bras comme le vôtre n'est de trop dans la balance du bon droit; hâtez donc de l'y venir mettre et de m'envoyer le plus de vos bons. parents que vous pourrez. D'Ambrugeac m'est venu joindre avec tous les siens, châteaux en croupe s'il eût pu. Je m'assure que vous ne serez des derniers à vous mettre de la partie; il n'y manquera pas d'honneur à acquérir, et je sais votre façon de besogner en télle affaire. Adieu donc, et ne tardez voici l'heure de faire merveille. » Quel est )e baume comparable à une lettre comme ce)ie-)à? Le lendemain, la blessure de M. deLuhersac était guérie. Etces quelques mots à un ami mécontent « On m'a dit que vous ne m'aimiez point, et le sieur d'Emery, présent porteur, m'a confirmé
------------------------------------------------------------------------
cela. S'il en est ainsi, je vous désavoue, et la première fois que je vous verrai, je vous couperai la gorge. Adieu, la Gode, ma mie. » Et cette autre lettre au brave Critton: « Brave Crillon, vous savez comment, étant roi de Navarre, je vous aimais et faisais cas de vous. Depuis que je suis roi de France, je n'en fais pas moins, et vous ho-nore autant que gentilhomme de mon royaume.; ce que je vous prie de croire et en faire état, et qu'il ne se présentera jamais occasion où je vous le puisse témoigner, que vous ne m'y-trouviez très-disposé. Je suis bien marri de ce ~que votre santé ne vous permet pas d'être près de moi, pour )e besoin que j'ai de telles gens que vous. Lorsqu'elle vous le permettra, vous me ferez un singulier plaisir de me venir trouver. Je ne vous dirai pas que vous serez le très-bien venu; je m'assure que vous n'en doutez nullement. )) –Etquet tact, quetsentimentdéticatdesnuances dansla manière dont s'y prend Henri IV pour empêcher les duels entre ses partisans, leur parlant à la fois en roi et en gentilhomme, et leur laissant entendre que, si le roi leur défend ces inutiles effusions de sang, le gentilhomme les assisterait volontiers et se mettrait bravement de la partie!'Notons, en passant, comme trait de caractère et d'époque, que la fraternité chevaleresque entre le roi et tes gentilshommes ne fut-mise en relief par personne mieux que par Henri IV. Avant lui, les grands seigneurs, révoltés ou soumis, avaient une attitude trop menaçante ou tropran-cuneuse. Après lui, le gentilhomme se fondit dans tecour~tisan. Lui seul créa et maintint, dans la noblesse française, cette communauté dont lé roi fut le chef et dont l'honneur fut le nœud.
Mais il y a d'autres leçons, d'autres exemples a chercher dans ses lettres. Détachées du but qu'il voulait atteindre et qu'il atteignit, elles offrent encore un bien intéressant
------------------------------------------------------------------------
sujet d'étude. Henri ÏV raconte comme racontera plus tard, dans une langue plus formée, madame de Sévigné, et il a de plus )e feu de l'action même mêlé au récit.– « Hier le maréchal et le grand prieur vinrent nous présenter la bataille, sachant bien que j'avais congédie toutes mes troupes: ce fut au haut des vignes, du côté d'Agen. Ils étaientcinq cents chevaux etprès de trois mille hommes de pied. Après avoir été cinq heures à mettre leur ordre, qui futassez confus, ils partirent, rësoius de nousjeterdans les fosses de )a viHe;ce qu'ils devaient vëritab)ementfaire: car toute leur infanterie vint au combat. Nous les reçûmes à la muraille de ma vigne, qui est là plus loin, et nous retirâmes au pas, toujeurs escarmouchant, jusqu'à cinq cents pas de la ville, où était notre gros, qui pouvait être de trois cents arquebusiers. L'on les ramena de là jusques où ils nous avaient assaillis. C'est la plus furieuse escarmouche que j'aie vue (1588). » Et ce récit de la mort du prince de Condé « Ce pauvre prince, jeudi, ayant couru la bague, soupa; se portant bien. A minuit lui prit un vomissement très-violent, qui lui dura jusqu'au matin. Tout le vendredi i) demeura au lit. Le soir il soupa, et ayant bien dormi, il se leva le samedi matin, dîna debout et puis joua aux échecs. )) se leva de sa chaise, se mit à promener par sa chambre, devisant avec )'un et l'autre. Tout à coup il dit: a Baillez-moi ma chaise, je sens une « grande faib)esse. » H n'y fut assis qu'il perdit la parole, et soudain après il rendit l'âme, assis. Les marques du poison sortirent soudain (1588). » N'est-ce pas que M. Jung a raison, et que le dix-septième siècle n'est pas loin 9 Que dis-je?, voici une veine que )e dix-septième siècle a peu pratiquée, et où le nôtre peut saluer son précurseur en la personne de Henri IV c'est le sentiment du pittoresque.- « J'arrivai hier soir de Maran, où j'étais a)té
------------------------------------------------------------------------
pour pourvoir 1 la garde d'icelui. Ah! queje vous y souhaitai C'est le lieu )e plus selon votre humeur que j'aie jamais vu. Pour ce seul respect, je suis prêt à t'échanger. C'est une île renfermée de marais bocageux, où de cent pas en cent pas il y a des canaux pour aller chercher le bois par bateau..L'eau claire, peu courante; les canaux de toute largeur, les bateaux de toute grandeur. Parmi ces déserts mille jardins où on ne va que par bateaux. L'île a deux lieues de tour, ainsi environnée passe une rivière par )e pied du château, au milieu du bourg, qui est aussi logeable que Pau. Peu de maison qui centre de sa porte dans son petit bateau. Cette rivière s'étend en deux bras qui portent non-seulement grands bateaux, mais les navires de cinquante tonneaux y viennent; infinis moutins et météries insulées; tant de sortes d'oiseaux qui chantent; de toutes sortes de ceux de mer. Je vous envoie des plumes. De poissons, c'est une monstruosité que la quantité, )a grandeur et le prix: une grande carpe, trois sols, et cinq, un brochet. La terre très-pleine de blés et très-beaux. L'on y peut être plaisamment en paix. et sûrement en guerre. L'on s'y peut réjouir avec ce que Fon aime, et plaindre une absence. Ah! qu'il y fait bon chanter! x (1586.)
On le voit, et cette fois il n'y a pas de néo-ligueur qui tienne un nouvel écrivain est acquis à la France, et cet écrivain s'appelle Henri IV. Remercions M. Villemain, et lisons M. Jung, 'en attendant que nous possédions le recueil complet de ces précieuses lettres. Elles nous rendent le véritable Henri IV, et si celui-là ne réalise pas l'idëai mis à la mode par l'école sentimentale, c'est-à-dire le prince tel qu'il doit être pour ne-jamais arriver au trône .quand il y prétend et pourentomberquandil l'occupe,nous ne perdrons rien au change: nous auronsle plus national,
------------------------------------------------------------------------
le plus Français, le plus brave, le plusspirituel de tous les rois; persuadant son royaume avant de le conquérir et pipant les cœurs pendantqu'H assiège iesvittes; aussi sincère qu'on peut l'être en .restant habile; aussi habile qu'on peut l'être en restant honnête; assez fermepour être obéi, assez affable pour être aimé; écrivant d'instinct et au hasard des choses charmantes: sachant tout faire pour le bien des hommes, même tes mépriser un peu; excellente' condition pour être sûr de les bien connaître et capable de les bien gouverner.
------------------------------------------------------------------------
LES ms'rO~M\8 U'K.U~M~MS
_d'" a wy;. .s
.p. _y
.LE BOM~Ë-Q~' MM~
ET
LE DOURGEOtS DE LA N!ËVNË'
Il y 'a, dans i(.i(jM');M(MH~)e.. notre 'viciit e:t.ter Watter-Scott, un passage asse~ p):aban''boù )e cûbnd Mannering et le procureur DcyM se q~orelten-t' 'su.r )e ptas ou-mnins de eu)pabi)it& rëtatiye d'u~ ba~dit'et' d'~R fripon. Pteyde)) prend part.1 pour le fripon, te colonel pour le bandit, et ils Uniss.ent par reconnaître que, des deux parts, cette préférence est un effet du métier. Ce passage nous est souvent revenu en mémoire lorsque, signalant les symptômes de nos maladies morales, no.us avons mis au premier rang cette vanité, ce personnat.ismë, ce contentement ou cette préoccupation du Mot, qui ont si mra) inspiré nos écrivains célèbres, et les ont amenés à gâter après coup, par des cotiujeneesmaMroitesou oiseuses,
Derniers volumes des .MemotfM de M. Verou.' –['remiervotume des .Mtmot'fM de M. Dupin.
------------------------------------------------------------------------
inconvenantes ou incomplètes, le charme des créations de leur jeunesse, le souvenir de nos émotions et de nos lectures, et ce demi-jour si propice au mystérieux travai) de la poésie transformant la réalité. Nous souffrions, par esprit de corps, de nos rigueurs, qui semblaient atteindre la littérature tout entière, et lui attribuer le monopole de tant de puériles et vaniteuses complaisances, comme conséquence logique de cette surexcitation du cerveau, de cet abus de l'imagination, de ces perpétuels sacrifices du sérieux de la vie à ses chimères, de ce je ne sais quoi d'un peu thëâtra), d'un peu enclin à se mirer en soi, attributions immémoriales des natures artistes, poétiques, littéraires. Après tout, ces écrivains sur qui nous appelions avec amertume un b!ame trop mérité, n'étaientils pas nos maîtres? N'avaient-ils pas été les enchanteurs de nos plus belles années? De quel droit leur jetions-nous la première pierre, nous qui tenions à eux, sinon, hélas! par )e talent, au moins par ces parentés irrécusables, dominant, dans les diverses fami!)es d'esprits,' les nuances de détail? N'était-ce pas, de notre part, cruauté, contradiction, ingratitude? Savions-nous si cette vivacité d'impressions, cette manie d'expliquer t'imagination par )a mémoire, ce penchant à prendre pour confident t le public entier, n'étaient pas une partie essentielle de leur génie, et comme l'envers de tous ces riches trésors déployés dans leurs ouvrages? Encore une fois, il y avait )à matière, non pas à un scrupule et à un doute, mais à un regret; au regret d'être obtigë de frapper si fort, si prés de nous, si près de nos goûts, de nos admirations, de nos préférences, de manquer de respect « au vieux René, au vieux Alphonse, au vieux George, n sous prétexte qu'ils ne s'étaient pas assez respectés eux-mêmes.
~4~tH< /<MM<;<<M~<'m. Nous éprouvons aujourd'hui !5
------------------------------------------------------------------------
une satisfaction bien vive en constatant qu'it n'est pas nécessaire d'avoir été homme de génie, écrivain supérieur, éminent poëte, émouvant conteur, pour céder à la même envie de se raconter, de revenir, brin à brin, sur tout son passé, de se faire le héros de sa propre histoire, le centre et la raison d'être des événements de son temps. Dieu merci! M. Véron et M. Dupin se trouvent là tout exprès pour dégager du débat l'esprit littéraire, et prouver qu'il n'a pas du moins le privilége exc)usif de ces confessions, de ces confidences, espèces de représentations de retraite données à leur bénéfice par des acteurs. vieillis dans des rôles qu'on sait par cœur et des pièces qu'on ne joue plus. On peut différer d'opinion sur l'opportunité, l'intérêt, la convenance, la gravité, l'utilité des MetMOM'es de M. Véron et des Mémoires de M. Dupin mais il est un point sur lequel tout le monde tombera d'accord, c'est qu'ils n'ont rien de commun avec la littérature. Nous devons donc avant tout, et au nom de cette littérature tant de fois accusée par d'autres et par nous-même, remercier MM. Dupin et Véron, comme Claudien remerciait les dieux d'avoir permis la chute de Hunn. Habitués, l'un à faire absoudre ses clients, l'autre à guérir ses malades, tous deux ont voulu, nous n'en doutons pas, finir leur carrière comme ils t'avaient commencée, et continuer, dans leurs vieux jours, ce bienfaisant ministère dont le souvenir embellissait leur jeunesse. Ils ont vu la poésie, l'art, le talent et la célébrité d'écrivain, malades d'un excès de vanité, prévenus d'une foule de délits causés par te désir de se rendre intéressant, par l'abus du droit à la gloire, par l'entêtement a occuper de soi, à poser devant l'Europe entière en grande tenue ou en robe de .chambre; et ils se sont dit que des Mémoires où brilleraient les mêmes travers, et qui se feraient en outre remarquer par
------------------------------------------------------------------------
une absence complète d'esprit, d'art et de style, seraient Je plus excellent moyen de démontrer que ces travers, au lieu d'être une maladie particutière, étaient une épidémie généraie: au lieu d'appartenir en propre a une classe d'individus et d'intelligences, rentraient dans le vaste domaine de nos faiblesses et de nos misères. Rendons-leur cettejustice, jamais mission ne fut mieux comprise et plus consciencieusement accomplie; jamais avocat et docteur n'ont mieux maintenu leur spëciatité au profit de leur client. Le livre de M. Dupin est un plaidoyer; celui de M. Véron est une cure; et, après qu'on les a lus, leur succès est complet, )a littérature est acquittée et guérie. Loin de nous pourtant l'idée d'assimiler ces deux hommes si différents, ces deux existences si dissemblables! La comparaison serait un paradoxe et une irrévérence envers la magistrature. La vie de M. Dupin est une vie de travail, labor improbus; il a peu sacrifié aux Grâces, et ce n'est que.dans ses lectures classiques qu'il a eu commerce avecMeipomene et Terpsichore s'il a semé de quelques ueurs l'àpre.sentier des JM~t<M<es et de )a procédure, ce ne sont, tout au plus; que des Heurs de rhétorique, ou peut-être ceUes qu'en Cincinnatus du courage civil il a cultivées de ses propres mains dans son parc de Raffigny. JI a bien eu ça et ):') quelques veHéités d'ornement oratoire et de jouissance artistique il a pratiqué la métaphore, lu I!oi)eau, fréquenté Girodet, et autorisé ses clients politiques à suspendre dans son cabinet des gravures peu connues, mais d'autant plus précieuses, telles que la ~7or< de Soc)Yt<e, et tftppocra<e ?'e/Ms<M:< les présents d'~i'~s~erce. Même, dans les grands jours, quand )a métaphore avait bien donne, la peinture arrivait, fixant dans une image plus durable les images fugitives Dumarsais tendait le pinceau a'Horace Vernet; et tous deux, pour mieux con-
------------------------------------------------------------------------
server à )a postérité les traits du nouveau Démosthènes, saisissaient, de compagnie, le moment où il prononçait cette phrase « Accusateur vous voulez placer sa tête sous )a foudre, et nous, nous voûtons montrer comment i'orage s'est formé! Mais il est clair que l'art, la poésie, l'agrément, voire même )a gravure proprement encadrée, n'ont joué dans la vie de M. Dupin qu'un rôle accessoire, n'ont été que )a récréation to!érce, )e délassement permis de travaux plus sérieux, )a broderie légère et brillante d'une étoffe ferme, solide, tenace, compacte, bonne au soleil et à la ptufe, à )a fois rude- et'soupie, et surtout remarquable par ses couleurs variées. Pour M. Véron, c'est ie contraire. Chez lui, le plaisir a. été le principal, et le travail l'épisode, ou plutôt il n'a voulu du travail que comme assaisonnement du plaisir. Pratiquer une saignée, inventer une pâte pectorale, diriger une Revue, gouverner ]'0përa, régénérer le CoM~<t~M<MKKe~, pousser à une révolution, coopérer a un sauvetage, tout cela n~a été, semblet-il, pour l'heureux mortel, qu'une façon de conjurer )o désœuvrement et de se souvenir de Cantique proverbe que l'oisiveté est la mère de tous les vices; tout cela n'a été qu'un exercice d'hygiène, la promenade que l'on s'impose après diner pour s'assurer une digestion facile; un moyen de mettre dans son existence, à des doses savamment égaies, l'utile et l'agréable, en ayant soin que Fagrëabte domine et que l'utile obéisse. Toutes les divinités riantes l'ont accueilli à son berceau, depuis Phébus Apollo, dieu des dictames et des simples, jusqu'aux Grâces, aux Muses et aux Nymphes, qui n'ont plus lâché prise et ont fini par )f traiter avec une familiarité toute fraternelle. Dans cette vie amusëo et occupée, l'étoffe est peu de chose, mais la broderie est beaucoup si bien qu'à chaque nouvelle tentative pour être pris au sérieux,' pour devenir un homme
------------------------------------------------------------------------
grave, pour cacher sous un habit ofucie) les myrtes importuns et )cscame))ias fanés, le pli était pris, la vieille habitude était passée a l'état chronique; le bout de l'oreille épicurienne reparaissait sous le collet droit de l'uniforme; on refusait de souscrire ou de croire à cette transition honorable du p)aisant au sévère, et l'on demandait à ce surnuméraire de gravité s'il voulait faire de la politique une drogue ou un ballet impertinente question qui eût bien mérité qu'on lui répondit par t'afUrmative! On ie voit, rien de plus différent que ces deux physionomies et ces deux histoires comment se fait-il donc qu'elles se rejoignent a leur extrémité, et se racontent dans des Mémoires qui offrent à peu près le même caractère? Comment se fait-il que )o livre du docte jurisconsulte, de l'éloquent avocat, du magistrat austère, du travailleur infatigable; du légiste profond, du procureur général près d'une Cour suprême, du président de la Chambre des députés, de l'Assemblée nationale et du Comice agricole, ne soit pas plus sérieux que celui du directeur de la danse, et que le maillot rose n'ait pas grand'chose à envier à l'habit noir? En même temps, comment les deux livres, réunis sous un même regard impartial, sans le moindre esprit de dénigrement et de système, reproduisent-ils, avec un peu moins d'éclat et beaucoup plus de solécismes, tous les défauts reprochés à des oeuvres plus brillantes, signées de nomsplus iettrës? .Est-ce donc une contagion, un vice inhérent au genre, à l'époque, à l'humanité? Suffit-il de se faire son propre biographe pour devenir aussitôt puéri), gonflé de soi et de ses mérites, prompt à s'exagérer son importance, et même. chose plus singulière chez un vieux médecin et un viëit avocat, prodigieusement naïf! Ou .bien est-ce parce qu'on possède d'avance toutes ces quaHtés qu'on est amené à colliger ses souvenirs, à écrire en détail sa bio-
------------------------------------------------------------------------
graphie? Quelle leçon extraire de ces deux exemples, qui, cette fois, ne nous enseignent plus à nous méfier du trop beau style, du sens trop poétique, du.tempérament'trop artiste, du talent de prêter aux créations de sa pensée trop de séduction et de charme? Quel profit pourrait en retirerla société, si eiïe aussisavait se souvenir ou si seulement elle savait lire?Nous voudrions effleurer quelques-unes de ces questions, afin de n'avoir pasà regardercommeabsotument perdu le temps employé à faire connaissance avec ces deux hommes, avec ces deux ouvrages qui, n'ayant aucunevaleur historique, aucune portée politique, aucune élévation morale, aucune distinction littéraire, ne méritant ni approbation, ni critique, ni récrimination, ni colère, ont droit cependant à compter.parmi les documents contemporains. Si l'on regardait de près dans )a vie des personnages plus ou moins célèbres, on découvrirait que'presque tous ont eu une spécialité et un moment, et que, plus tard, en dépit de leurs efforts pour varier leurs aptitudes et multiplier leurs rôles, tout en eux se rapporte à cette spécialité restreinte, à ce moment décisif, qui fut leur succès et leur date. Qui ne se souvient de Spontini reparaissant au bout de trente ans, après Rossini, après Meyerbeer, avec les allures et le costume de 1807, du lendemain de la Vestale, et se figurant volontiers que la musique et le monde s'étaient arrêtés à cette heure rayonnante, éternellement parée dans sa mémoire des magnificences du génie, de ia jeunesse et de )a gloire? Eh bien, avec ou sans Vestale, )~ plupart de nos illustres, M. Véron comme les autres, et M. Dupin comme M. Véron, ont eu aussi )eur année 1807, leur instant rapide où, portés à demi par les circonstances, à demi par l'heureux emploi de leur vraie faculté, ils ont donné toute leur mesure et brillé de tout leur éclat. Cet instant passé, lorsqu'ils ont voulu se développer, s'agran-
------------------------------------------------------------------------
dir, se transformer, changer de terrain, de théâtre et de genre, faire de leur succès primitif, de leur attribution distinctive )e premier anneau d'autres triomphes et d'autres talents, un je ne sais quoi les trahissait, et ramenait invinciblement le public à ce qui était à leurs yeux leur point de départ, et, en réalité, leur point d'arrivée. Pour M. Véron, cette bienheureuse époque, faite pour donner le ton à tout le reste, a été, j'imagine, celle où, vainqueur de tous ses rivaux, entrant à t'Opéra par la petite porte, du côte des coulisses, régnant en autocrate sur les plus belles'et les plus vastes planches de l'univers civilisé, il montait JMe;'( le Diable et la Sylphide, encourageait Taglioni, inventaitFannyE)ss)er, décernait à M. Levasseur '!erô)e de M. Dabadie, examinait avec un soin de connaisseur les pof<a?t~, les dessous, les trappes anglaises, les vols, les vols tuurnants, et faisait bénir son autorité paternelle par tout un gracieux Yvetot chantant, dansant, mimant jouant et sautiiïant. Tout ce qu'il a fait, tout ce qu'il a essayé depuis, s'est ressenti de ce règne charmant où ses sujets avaient des ailes de gaze et des jupes de mousseline. On eût dit qu'en sortant de l'Opéra avec cette « petite fortune dont il parle sans trop d'emphase, mais non sans un heureux mélange de complaisance et de modestie,'en remettant à son successeur les clefs de cet Éden profane où il avait rencontré tant de filles d'Ève et si peu de fruit défendu, M. Véron reportait sans cesse, comme notre premier père, son regard derrière lui, vivant encore en souvenir des délices qu'il avait quittées. On eût dit du moins qu'il gardait, des attributs de sa royauté, la )orgnette qui lui avait servi à inspecter tant de /hM.s minois et de pieds MMt~MM, et que discussions parlementaires, conuits de gouvernement, polémique de journaux, personnages politiques, chutes de dynasties, catastrophes
------------------------------------------------------------------------
soudaines, révolutions sociales, tout cela n'était pour lui qu'une continuation en grand de ses exercices favoris, une série de pantomimes animées, de <!<Mt retentissants, où cette [orgnette magistrale reconnaissait ses.principaux effets de scène, où les événements se déployaient comme tes cortèges de .Ro~r< et de la JKM~, où.)e traditionnel M~'c/iOM~, combattons, co!M'o?M, était chante plus ou moins en mesure, et où nos ëcus payaient les frais du décor. Un homme d'esprit a appelé M. de Chateaubriand « un ermite sur un théâtre. » M. Véron, bien qu'il se fasse vieux, ne s'est pas encore fait ermite à part cette légère différence, le théâtre est toujours là, et i) y reste, imitant ces marquis du dix-septième siècle* qui s'asseyaient pc)e-mete au milieu des comédiens; applaudissant ceux qui.réussissent, sifflotant ceux qui tombent, ne se plaignant pas trop du prix des places quand H s'amuse, confondant très-souvent, dans cette position mixte, la salle avec la scène, optimiste à )a surface, rancuneux au fond, bonhomme après tout, et rentrant chez lui, )a pièce jouée, sans trop savoir s'il a été spectateur ou acteur, s'il s'est agi d'une, fiction ou d'une réaiitë, s'il a assisté à un opéra ou à une révolution. Dans un moment de franchise, où a été très-prés de comprendre ce qu'auraient dû être ses MeMOM'es, M. Vé-
ron nous dit (tome 111, page 406) <( J'ai dû montrer comment et pourquoi j'étais entré à t'Opéra, comment et pourquoi j'en étais sorti. Les sévérités administratives qui s'exercèrent contre moi, je dois le confesser ici, s'expliquent peut-êtré un peu par l'ivresse que me causaient une situation, des succès, une fortune, un pouvoir si inattendus. J'avais, moi aussi, le tort de triompher un peu trop au milieu de cette vie de plaisirs continus et d'affaires qu'une fée protectrice menait toujours à bien. Il n'est pas si facile qu'on )c pense à un directeur d'Opéra de cacher
------------------------------------------------------------------------
sa vie. Ses amis et ses ennemis, par des sentiments contraires, s'empressent de donner une publicité exagérée et ridicule à ses faits et gestes, aussi bien qu'à ses paroles. Un directeur d'Opéra est nécessairement condamné à une vie excentrique, pKMgM't<K'M<p<MC~M.sc~H:~ la société. ')–Pas classé dans )a société! voilà )e vrai un ténor, un comique de vaudeville, n'y sont pas classés non plus, ce qui n'empêche pas M. Arnal d'être beaucoup plus amusant qu'un préfet, et M. Roger beaucoup plus mefodieux qu'un conseiller à la cour de cassation; mais enfin, si M. Roger ou M. Arnal demandaient, pour leur retraite, un siége à la cour suprême ou une préfecture de première classe, ils s'exposeraient, pourvu que ie ministre fût orgueilleux ou goguenard, a rencontrer quelques-uns de ces dédains aiguisés d'épigrammes dont M. Thiers et M. de Rëmusat paraissent avoir été trop prodigues à l'égard de M. Véron, dont il leur a gardé assez de rancune pour devenir, à leur endroit, presqueméchant, presque spirituel, etqui,enleur aliénant son coeur, en le dégoûtant de leur politique, ont peut-être influé sur leur défaite, et indirectement décide des destinées du pays.
Maintenant, si nous passons de l'Opéra au Palais de Justice, de ia pantomime à )a chicane, et du protecteur des rats au défenseur des veuves et des orphelins, rencontrerons-nous chez M. Dupin ce même trait distinctif qui a été toute la figure, cette même date ëc)atante qui a été toute la vie? Nous )e croyons, et ses Mémoires nous le prouveraient si nous étions tente d'en douter. Ce point culmi.nant où tout ramène, cet épanouissement complet d'une faculté spéciale se développant dans son milieu le plus favorable, et y recevant, dès l'abord, un premier à-compte de succès, de gloire, de fortune, destine à dépasser plus tard le total définitif, nous )e trouvons, pour M. Dupin, dans ces années on sa brillante clientèle, généraux, ban-
------------------------------------------------------------------------
quiers, poëtes,. chansonniers, journalistes, magistrats, littérateurs, évêques, l'associait à tous les bénéfices d'une situation unique, cumulant les honneurs de la persécution avec les profits de la liberté. M..Dupin était alors, dans toute l'acception productive, glorieuse et commode, )'<moe<:< politique, l'avocat attitré, oblige, applaudi, fêté, de tous ceux qui, sous prétexte de sceller le pacte entre la -Charte et la monarchie, commençaient par attaquer la monarchie pour être plus sûrs d'observer la Charte. H glorifiait les morts, il irinocentait les vivants, il changeait, au gré de son éloquence magique, la sellette en piédesta), la cour d'assises en Capitole et la geôle en Panthéon. Chacune de ces causes célèbres qui passionnaient la plupart des Athéniens et tous tes Spartiates de ce temps-tà était pour l'heureux avocat l'occasion d'un triomphe en prose, en vers; en peinture, d'une ovation toujours nouvelle; toujours la même, que partageaient le prévenu, l'auditoire, )e sténographe, le gendarme, le greffier, l'huissier et le juge. Ah! c'était le bon temps! souvenez-vous-en t )) s'écrie M. Dupin à l'instar de M. Denis, car on est toujours le M. Denis de quelque chose ou de quelqu'un. Quel temps, en effet, de bénédiction, que celui où il suffisait d'une prosopopée ou d'une apostrophe, d'un mouvement pathétique ou d'un geste véhément, pour queles Barreaux de Paris et de province se missent en frais de poésie à l'honneur de leur ittustre confrère, et lui dédiassent des dithyrambes dans le goût de celui-ci
A cote des cyprès funèbres
Il CHei~it d'immortels lauriers,
En vengeant ceux non moins célèbres
Des grands et matheureux guerriers!
Quel temps que celui où une invocation a des m«MM,
------------------------------------------------------------------------
à des pénates, à des ceM~'M, images neuves qui faisaient le fonds de la littérature de M. Dupin, lui était payée comptant, en transports d'enthousiasme et d'attégresse; où l'habile emploi de ces hardiesses métaphoriques, injustement dédaignées aujourd'hui par les bons élèves de seconde, suscitaient plus de trépignements et de bravos que n'en ont jamais obtenu les merveilles de t'etoquencc' et du génie! où les écoliers de Saint-Acheul, admis cette fois à faire valoir les, circonstances atténuantes en faveur de l'enseignement jésuitique, s'écriaient avec accompagnement d'orgue, de serpent et d'encensoirs:
Que nos fleurs ombragent sa tète,
Que nus parfums suivent ses pas!
où, à propos d'une mauvaise querelle que cette réception de Saint-Acheul attira à M. Dupin de la part de ses meilleurs amis, un excellent abbé le Besgue lui adressait l'épître suivante, transcrite tout au long dans ses Me~MOM'« Si le suffrage d'un prêtre déporté, qui a, pendant. vingt-huit ans, honoré le caractère français chez nos fiers et généreux voisins, peut vous offrir quelque dédommagement de l'horrible injustice qui vous poursuit, jouissez, monsieur, du mien: il est vif, sincère et sans réserve. Cet acte de dignité (une lettre d'explications qui ressemblaient fort à des palinodies) vous place trop au-dessus de vos ennemis pour qu'ils-puissent, quoi qu'ils fassent, vous en faire descendre.
Urltfu]goresuo,quipr:Bgravatartes
Infra se positas.
« La postérité finira le vers, et je faisdes vœuxpourquece soit le plus tard possible.Oui,monsieur,une~'eM~fStpM?~
------------------------------------------------------------------------
et si noble, a notre déplorable époque, doub)era FatHOM)' l't ~'a~Htr~tOK ~e?!o~net.'eMa; Signé C.J. LE BEseuE. » On le comprend, une spëcia)itëoù M. Dupin a montré de si grands talents et reçu de telles récompenses, une époque où il cueilli par gerbes, et sans même se baisser, tant de fleurs oratoires, tant de couronnes poétiques, tant de délicates friandises de vanité et d'orgueil, ont dû imprimer à son intelligence et à sa vie ce pli dont nous par-, lions tout à l'heure, et qui a été ineffaçable. Partout et toujours H est resté avocat, ce qui est déjà une physionomie particulière, et avocat politique, ce quiachève de compléter )a sienne. Dix ans, vingt ans après, lorsqu'à force de plaider l'alliance de la monarchie et de la Charte ses amis et lui sont arrivés à renverser l'une et. raturer l'autre, lorsqu'à la suite de cette première révolution on a cru qu'il devenait homme d'État, homme de gouvernement, chef de )a magistrature, président d'une grande assemblée, conseiller d'une dynastie, on s'est trompé l'avocat persistait encore, l'avocat de ~8~5 à d850, du Constitutionnèl et/duMtfOM', deMM. -tay et Jouy, Béranger et Arnault, de Pradt et Isambert, de la Souscription nationale et de )'E?'Mtt/e en province, des ~c<OM'M et CoH~Më/M et de la Liberté individuelle, du Vroit d'aMOCM<MM'et de l'Église gallicane. La politique n'a jamais été pour lui qu'une cause, on procès, un plaidoyer, où il s'agissait, non pas d'approfondir et de eomprendre les périls de la société, les difficultés du pouvoir, les éléments de stabilité qu'il perdait, ceux qui pouvaient y suppléer, mais de contenter juges et plaideurs, accusés et partie civile sans trop se brouiller avec le réquisitoire, de combiner adroitement de beaux restes de popularité avec de beaux chiffres d'honoraires, et des privautés de paysan du Danube avec dfs privilèges de courtisan. Les gens qui ont accusé M. ))u-
------------------------------------------------------------------------
pin de versatititë, d'inconséquence, de défection, d'ingratitude ou d'astuce, ont été très-injustes; pour être infidèle à un parti, il faut commencer par en avoir un; or M. Dupin n'a jamais eu de parti, H a eu des clients il n'a ni pensé, ni agi, ni déserté, ni trahi H a plaidé. Tout, chez lui, a ce caractère de plaidoirie continuée, ~OKM en des variations innombrables, au milieu des fonctions les plus hautes, et sous les formes les plus diverses discours, silences, bons mots, actes publics, opposition, retours, boutades, amitiés, conseils, regrets, tout, jusqu'à ses larmes. Oui, s'il lui est arrivé, dans ces derniers temps et dans les dernières pages de ses MemoM'M, de s'attendrir honorablement sur d'augustes infortunes, le dirons-nous? cet attendrissement et ces pleurs font un peu l'effet de ces larmes dans la voix qui décident )e succès d'une péroraison bien faite, et humectent des yeux futigués par )a lecture des Pandectes toujours et partout, l'avocat sachant s'émouvoir au bon moment, finissant par s'identifier si bien avec la cause de ses clients, qu'ellesemble devenir la sienne, mais n'ayant pas perdu, tout le long du procès, une seule occasion dé leur faire comprendre que, s'il plaide JepOKf.ce n'est pas faute d'arguments et de moyens pour plaider le contre.
En résumé donc, et c'est ce qui ressort surabondamment de leurs MemoM'&s, M. Véron n'a jamais été que )e directeur de l'Opéra, M. Dupin, que l'avocat politique: voilà le trait de leur figure. L'époque où M. Véron faisait jaillir, du bout de son sceptre enguirtandé de roses, les mervei)!es de ~o&< et de la S~pMc, l'époque où M. Dupin échangeait, au profit de tout amoureux de la Charte persécutée par la tyrannie, des métaphores contre des apothéoses, voilà )a date de leur vie.
Voyons a présent, et ce point bien ,fixé, ce qu'il aurait
------------------------------------------------------------------------
fallu pour que leurs MëmoM'M y répondissent, et comment, une .fois décides à les écrire, ils auraient dû s'y prendre pour que ces MsmoM'M eussent un peu de piquant, de nouveauté et'd'intérêt.
La poétique de ce:genre d'autobiographie dont on a tant abusé, et avec une telle uniformité de désappointement et de mécompte, pourrait se formuler en peu de mots'. A part les qualités de style, qui ne sont jamais hors de saison, mais qui, avec Véron et Dupin, sont malheureusement hors de cause, H suffirait tout simplement que le narrateur de sa propre histoire se fît une idée bien nette des rapports exacts de cette histoire avec l'attente et )a curiosité du publie, et surtout de l'espèce particulière de renseignements, de révélations, qui doit former le revers, )'6M-<~otM, le complément inédit de sa célébrité officielle, de sa vie extérieure. I) suturait qu'il racontât de son mieux, sur les autres et sur lui-même, ce que, vu sa spécialité, ses antécédents, sa position présente ou passée, personne ne peut savoir aussi bien que lui. Pourquoi les MfmoM'Mdo Sully, du cardinal de Retz, de madame de Mottevitte, de Saint-Simon, offrent-ils un intérêt irrésistible, inépuisable? C'est d'abord parce qu'ils se sont effacés derrière les événements et les personnages dont, ils avaient étudié ou surpris les secrets ressorts; c'est ensuite parce qu'ils ont connu, deviné, vu et révélé ce que personne, à talent égal ou même supérieur, n'aurait pu mieux connaître, mieux deviner, mieux voir et mieux révéler. Pourquoi, au contraire, les McmoM'es de nus contemporains célèbres ont-ils excité, après une curiosité passionnée, un mécontentement générât? C'est premièrement parce qu'au lieu de se fondre, pour ainsi dire, dans les événements qu'ils retracent et de n'en être que les cicerone d'intérieur, ils absorbent.ces événements dans leur
------------------------------------------------------------------------
propre personnalité' et )eur propre existence c'est surtout parce qu'ils ne nous apprennent.rien que d'autres n'eussent pu également nous apprendre sans y mettre tant de préparatifs et de fanfares: c'est qu'ils ne sortentdu récit trèsintime, trop intime, des faits et .gestes de leurs ancêlrés, de leurs parents, de leur: enfance, de tous les préludes et accessoires dé.ieur entrée dans la vie, que pour s'égarer dans la grande histoire, celle que l'on connaît par )e dehors et qu'on trouve dans )e Mo~î~M?' et les livres. En d'autres termes, ils n'ont pas su rester dans cette région intermédiaire qui est le vrai domaine des MemoM'M et où )e souvenir. personnel, l'impression individuelle. sert de commentaire au fait historique, s'y entremêle dans une juste mesure sans l'exagérer ni l'amoindrir, et en donne ~MM l'interprétation familière et.comme le déshabillé. Ils se sont constamment tenus, tantôt; en deçà, tantôt au delà; tantôt se renfermant dans le monologue de leur passé, tantôt s'abandonnant aux gënëra)ités de leur temps: là, biographes pour eux seu)s;.ici, historiens comme nous tous. Qu'avaient donc à faire MM. Yëron et Dupin pour rentrer, faute de mieux, dans les conditions du genre, et nous donner des MetHOzr&s qui, sans grandes qualités littéraires, critiques ou morales, eussent cependant la chance de nous intéresser? Hs devaient commencer par s'appliquér, dans toute sa sage rigueur, )a maxime inscrite sur le temple de Delphes Connais-toi' ~o:-?H<!?ne, et rechercher soigneusement, dans teur conscience ou, à défaut, dans leur mémoire, quelle avait été leur aptitude'particulière, leur attribution distinctive, comment s'était appeté leur succès par excellence, leur trait d'union avec le pub)ic; à quel titre, sous quel aspect, avec-quel bagage ils étaient devenus, a tel jour et à tel moment, des personnages célèbres, et quels étaient par conséquent, -parmi
------------------------------------------------------------------------
leurs souvenirs, ceux qui porteraient le plus essentiellement leur marque et qu'eux seuls avaient pu rencontrer sur le chemin de leur coulisse à leur théâtre. M. Véron, par exemple, avait à se dire J'ai été médecin, et j'ai employé, pour paraître avoir des malades, de petits moyens, tels que cabriolet parcourant au grand trot.les beaux quartiers de Paris, voitures armoriées stationnant à ma porte, grooms tout essoufflés me surprenant au milieu d'un dîner d'amis et m'adjurant de voler chez madame la duchesse ou chez madame )a marquise, qui nevoulaient vivre ou mourir que de ma main moyens qui ne manquaient pas de comique, et qui peuvent, à distance, me fournir un piquant chapitre sur la façon de se poMMër en ce monde. Puis, j'ai fondé la Revite de Paris, ce qui m'a mis en contact avec cette bizarre tribu des gens de lettres, que l'on connaît fort mal quand on ne la connaît que par ses ouvrages. J'ai ensuite dirigé l'Opéra, et aucun de ses mystères n'est resté mystérieux pour moi. Enfin, j'ai rendu la vie au vieux Constitutionnel exténué de consomption voltairienne, prêt à s'enterrer dans ses refus de sépulture et là, en ma qualité de chimiste, j'ai pu analyser sciemment les ingrédients employés dans ces laboratoires d'où sortait, chaque matin, l'opinion publique, bouchée et étiquetée selon la formule et l'ordonnance. Eh bien, voilà mes MëtKOM'M, leurs sujets tout trouvés et leur distribution naturelle les débuts d'un homme d'esprit à Paris et son stage industrieux aux abords de ta'notorietë et de la fortune les dessous .de cartes de la littérature en 1829 et 1830, et les rapports de la vie privée d'un directeur de J~Mg avec celle de ses rédacteurs; une vue de l'Opéra de 851 à 1855, prise dans les entr'actes et derrière le rideau une étude d'après nature du chez soi d'un journal et de ce que peut contenir de petits commérages, de basses
------------------------------------------------------------------------
passions ou de grotesques despotismes, un assemblage de vieux actionnaires libéraux, de vieux <c/!e~ patriotes; on tout quatre chapitres, si je suis laconique; quatre volumes, si je suis prolixe mes MewoM'M ainsi faits seront bien les MeMMM'e~ de M. Véron, et )e publie n'aura pas ie droit de m'en demander davantage.
Au lieu de se restreindre ainsi dans sa spécialité et dans son sujet, M. Véron nous a raconté en grand détail l'Empire, les Cent-Jours, la Restauration, la Révolution de 1830, le gouvernement de' Juillet, la Révolution de février, la RëpubHque et le coup d'État du 2 décembre. A coup' sûr, ces événements ne sont pas dénués d'intérêt, et nous comprenons qu'il en ait été frappé; mais tout homme de cinquante à~soixante ans, ayant traversé, comme lui, les mêmes phases, pourrait les raconter comme lui, et, pour peu qu'il écrivît bien, il écrirait mieux. Sans compter la collection de journaux et de brochures qui se rattachent à cette première moitié de notre siècle, des auteurs et des livres d'un certain renom, dont l'énumération serait 'trop longue, se sont chargés de nous apprendre sur cette période accidentée autant et même un peu plus que nous ne voudrions en savoir. M. Véron a-l-i) été mieux informé, mieux renseigné que ce premier venu qui aurait pu écrire ses JKctHOM'M à sa place, et s'en serait peut-être mieux tiré? Oui, en deux ou trois rencontres, mais pas davantage. A-t-il été au moins, comme il a l'air parfois d'y songer ou d'y prétendre, ce familier, ce confident approchant, à tout heure, les hommes d'État, et qui, s'il a le regard juste et l'oreille fine, peut d'autant mieux voiret entendre, qu'on le traite sans èonséquence et qu'on s'habi))e devant lui? A-t-il été le sigisbée ou le patito de nos grandes existences politiques? A-t-il été Gil Blas? A-t-il été Beaumarchais ? A-t-il été Figaro? Hëtas! non. H y a dans son livre
------------------------------------------------------------------------
un passage bien imprudent, où il parle de Beaumarchais, et où l'on sent qu'il ne demanderait pas mieux que de donner l'idée d'un parallèle il s'est fait tort; sa vie, égale et douce, ne ressemble en rien à cette vie trouMée, moitié drame, moitié comédie, faite d'orages, de luttes, de victoires et de désastres, se prenant corps à corps avec son temps, avec ses amis, avec ses ennemis, avec elle-même, et, à chacun de ses chocs contre la destinée ou )a fortune, jetant assez d'étincelles pour ébtouir, assez d'éclairs pour effrayer. Beaumarchais, ou, si vous voulez, Figaro, a été, qui l'ignore? )e type de )a bourgeoisie à une époque où elle doublait ce cap des tempêtes qui devait la conduire de rien à tout à travers tant de naufrages. M. Véron est l'homme du tiers e~f arrivé ou parvenu, et n'ayant eu, pour cela, qu'à suivre une pente toute tracée; l'actionnaire heureux, successivement enrichi dans des affaires dont il n'a pas su les secrets, mais dont il a touché les dividendes tebourgeois de Paris, faisant peu, laissant beaucoup faire, composant, ses paradoxes avec des )ieux communs, n'empêchant un malheur que quand il a l'esprit de le prévoir et ne le prévoyant que quand il n'est plus temps de l'empêcher; aimant à se trouver aux premières représentations des événements; lisant t'affiche d'une révolution comme celle d'un théâtre, et en payant la carte comme celle d'un dîner; à la fois roué et innocent, madré et ingénu, btase et badaud, et, par une erreur géographique que je signale sans l'expliquer, ptaçant presque continuellement Athènes en Béotie. On le voit, te bourgeois de Paris d'aujourd'hui n'a rien de commun avec celui de 1784 M. Véron n'est pas de la même famille que Beaumarchais; il n'a pas fait le Barbier de Séville; il n'a pas rencontré de madame Goëzmann, et, si l'on me rappelle que Beaumarchais a aussi écrit des ~emo!?' je
------------------------------------------------------------------------
répondrai que cette ressemblance-là est justement la plus grandediffërenee.
Si M. Véron, dans l'histoire générale de nos révolutions et de nos gouvernements, a maladroitement marché sur les brisées de nos historiens en titre; si, dans le récit particulier de nos diverses phases politiques, i) a eu )e tort de ne pas être mieux renseigné que tout le monde sur les choses que tout le, monde sait; s'it n'a été ni César, ni Tacite, ni Retz, ni Saint-Simon, ni Olivier le Daim, ni Gourville, ni Git B)as, ni surtout Beaumarchais, a-t-ii.ëté le, Tallemant des Réaux de la littérature, de )a musique,. du journal et de !a danse? le Brantôme du premier-Paris,. de l'Opéra et du ballet? A-t-il été, en un mot, ce que pouvait être spécialement, et à l'exclusion de tout autre, M. Véron rédigeant ses MfMMt!'M?Pas davantage, et nous sommes loin de l'en btâmer; car, si son livre en est plus ennuyeux, i) en est' au moins plus honnête. C'est là, on ne saurait assez le redire, l'inévitable inconvénient attaché à l'annonce, et, plus tard, à la publication de ces A/emoires, signés de noms trop marqués, trop parlants, trop entourés d'une auréote sentimentale ou anacréontique, chorégraphique ou romanesque. Us provoquent une curiosité qu'ils ne peuvent pas satisfaire; il semble qu'ils soient synonymes de mille indiscrétions inquiétantes pour la bienséance et )a morale, mais pleines, par cela même, de ces secrètes amorces qu.e le public ne repousse pas toujours, et auxquelles il aime à céder, tout en,les condamnant. C'est ce qui est advenu, récemment pour un nom plus illustre et autrement compromis, ce qui arrive, dans une sphère moins 'poétique, pour M. Véron, et ce qui se reproduira toujours, nous l'espérons bien, pour )a confusion des curieux, constamment déçus et rarement'corrigés. Lorsque )e )ivre paraît et qu'on y cherche en. vain ce.
------------------------------------------------------------------------
que l'on croyait y trouver, on se plaint d'être mystifie, et l'on a tort; car, par )a force des choses, il n'y avait pas de milieu: il fattait qu'i) y eût mécompte ou inconvenance, attrape ou imrnora)ité, mystification ou scandale. M. Véron a donc fort bien fait, en somme, de ne pas répondre au genre particulier d'attente qui s'attachait à ses MemoM'M, délaisser fermé à double tour le mystérieux' tiroir dont ses attributions passées lui avaient livré la clef, de ne pas nous dire sur certains beaux esprits littéraires ou mondains, sur certaines célébrités contemporaines, sur le foyer du chant et de )a danse, sur les étoiles du firmament lyrique ou tragique, sur Me)poméne ou Terpsichore, tout ce qu'il en savait, et autre chose que ce que nous en savions. Mais, en conscience, n'y avait-il pas moyen. sans inquiéter ni scandaliser personne, d'être un peu plus piquant et un peu plus neuf? Croit-il que ses chapitres sur la jeune littérature de 1828 recrutée par la ~e~Me de Paris soient des modèles de croquis à vol d'oiseau, de critique légère et anecdotique, telle que la pratiquait, dans ses causeries écrites ou parlées, son ami M. Sainte-neuve? Croit-il que ses études savantes sur les restaurateurs et les cafés fassent pâ)ir-Bri))at-Savarin, et unissent, d'une façon bien appétissante, l'esprit de )a gourmandise à la gourmandise de l'esprit? Est-il très-sûr.que son galant ëpi)ogue sur l'influence des femmes au dix-neuvième siècle continue agrëabioment tiamitton, la Rochefoucauld et la Bruyère, et soit de nature à faire tressaillir d'aise, dans leur tombe, ses devanciers Lauzun et Hichetieu? S'est-il demandé si ses pages sur mademoiselle Rachel dépassent de beaucoup, comme finesse, justesse de vues, élégance, nouveauté d'aperçus sur l'art dramatique, ces biographies d'actrices que l'on vend dans les couloirs des théâtres? S'imagine-t-il que Gavarni, )e7t~<M'o, le C/~t'tMM't, les
------------------------------------------------------------------------
conversations de boulevard et de Divan entre onze heures et minuit, ou seulement les plus vulgaires échos de la chronique parisienne, n'aient pas appris, sur t'Opéra et ce qui s'y passe, dix fois, vingt fois plus que ce que son livre nous en apprend? Il a eu raison d'être discret; il ne pouvait être très-amusant sans cesser d'être convenable il nous a trichés pour rester honnête soit mais alors pourquoi, ayant été M. Véron, a-t-il écrit ses Mémoires? On tourne ta dans un cercle vicieux, et, si l'on avait espéré d'autres vices, à qui la faute? à l'auteur qui a annoncé ce qu'it ne pouvait pas donner, ou au public qui a demandé ce qu'il ne pouvait pas obtenir?
Il y a pourtant, dans les derniers volumes, deux passages où M. Véron a été à peu près neuf, à peu près piquant, et sur lesquels, pour toutes sortes de bonnes raisons, nous nous garderons d'insister. C'est celui où il publie des papiers volés aux Tuileries le 2-4 février, rachetes de ses deniers et très-honorabtes pour ceux dont ils nous livrent les pensées; et celui où il rapporte les dialogues parlementaires qui précédèrent le 2 décembre et les dialogues télégraphiques qui l'accompagnèrent. Hélas! 1 voyez le malheur! Pour ces deux pauvres petites indiscrétions qui, à part le télégraphe, n'ont rien de'bien leste, M. Véron a encouru un blâme presque général. A la première, on a dit que M. Véron avait sans doute fait un bon usage des papiers mis entre ses mains par l'émeute, le pillage et le hasard, mais qu'il y en avait encore un meilleur, c'eût été de ne pas s'en servir. A la seconde, on a répliqué que le vx victis de notre aïeul Brennus était par trop gaulois, même pour un bourgeois de Paris; que, quand on se disait, comme Sosie, l'ami de tout le monde, on avait tort de faire une exception aux dépens des vaincus, et que compromettre des gens qui ne pouvaient pas
------------------------------------------------------------------------
se défendre était une moins belle aoion que d'avoir monté la Sylphide. Et puis, encore une fois, à quoi bon avoir dirigé des danseuses pour ne nous raconter que des ministres ? `?
Soyons juste envers M. Dupin avocat quand même, il a été bien plus avocat dans ses MjmoM'M que M. Véron n'avait été impresario dans les siens. Ce n'est pas à lui que nous pouvons reprocher d'avoir oublié le genre d'aptitude et de succès qu'impliquait son nom et que devait rappeler son livre; nous lui reprocherions presque l'excès contraire, dé s'en être trop souvenu. Les petites bagatelles de l'éducation et de l'enfance, les préliminaires de la naissance et dé la vie, tous ces menus détaifs si chers d'ordinaire aux <Ht(otîo<j~p/t< M. Dupin les néglige, et c'est tout au plus s'il nous avertit, pour l'acquit de sa conscience, que nous les trouverons dans ta notice que M. Ortolan, « tongtemps son co))aborateur et toujours reste son ami a ~c<~ sur lui en ~840. C'est )à, dans cette précieuse notice tracée par M. Ortolan SK)' M. Dupin, que les admirateurs de ce dernier obtiendront, sur la manière dont il a suce son pouce, joue a la balle et récité la et la FoK?'?Mt, les renseignements dont ils sont avides et dont ils ne sauraient se passer. Quanta il lui, il laisse u ['amitié )e soin de-recueillir ces curiosités frivoles, et il va droit au fait, ce qui est, comme on sait, le trait distinctif des avocats. S'il pouvait nous persuader qu'il est venu au monde avec sa robe et sa toque, et prêt il csH<OHKCr ses ?'<!MOMMe?MSK~, S<M ~Mff.S' ses MÏOK~eKMN~, c'est par )a, nous !e parierions, qu'il commencerait son récit. A peine a-t-on feuiHetc'dix pages'de son gros volume, qu'il s'en exhale je ne sais quelle odeur de greffe, je ne
sais que) parfum d'audience :'on dirait un dossier qui s'é'vei!)e, qui s'ouvre; qui marche, qui parte, et qui, saisi de
------------------------------------------------------------------------
la manie commune, se met à raconter son histoire. « En 1814, nous dit M. Dupin, mon cabinet avait pris tout son développement; j'étais <MMK~6!Me??!6H<'cotM:M des juges et du public. » Voilà de quelle façon il entre en scène, et tout le reste répond à ce poétique début. On jouait, sous )a Restauration, au beau temps des enthousiasmes helléniques, des tragédies spartiates que l'auteur, disait-on, avaient composées en conjuguant le verbe mourir. Les lI1émoires de M. Dupin semblent faits avec le verbe p~M~e)' j'ai plaidé, nous avons plaidé, nous plaidâmes. On comprend toute la variété piquante qui doit résulter de ces sujets palpitants, mais uniformes. « Tel général, tel professeur, tel journaliste, tel magistrat, fut traduit devant la cour d'assises comme accusé d'avoir pro,voqué à la désobéissance aux lois, ou au manque de respect envers te gouvernement. me confia sa cause je plaidai; je fis deux citations )atines;trois bons mots, une apostrophe aux mânes des braves morts pour la pairie, une tirade en l'honneur des libertés constitutionnelles et des vertus civiques. Les juges s'attendrirent, nous gagnâmes, nous fûmes portés en triomphe; les journaux du lendemain assurèrent que j'avais surpassé Cicëronetëgate Démosthènes, et mon client, de qui je ne voulus rien accepter (suivant mon usage invariable dans les procès politiques), mit dans mon cabinet une épreuve, avant la letire, des &:6!H< de Léonidas, ou d'Hippocrate ?'6/M~M< les présents d'~)'f<M;erce. » –Voiiu, en les réduisant à leur expression la plus simple et la plus exacte, tous les Mémoires de M. Dupin. Ceci expliquerait, au besoin, pourquoi son cabinet, dès )814, avait pris un tel développement comment aurait-it pu, autrement, y mettre tant de gravures?
t) s'en est donc fallu de bien peu.que M. Dupin, mieux
------------------------------------------------------------------------
inspiré que tous ses émules les chroniqueurs de leur propre vie, ne remplit toutes les conditions du genre et ne répondit complètement H ce que nous attendions de ses antécédents, de ses talents, de ses souvenirs. Avocat de la tête aux pieds pendant toute sa carrière, il a été avocat des pieds à la tête pendant tout son livre. Couvert de lauriers oratoires dans ces procès politiques de la Restauration qui ne semblaient intentés que pour la gloire des accusés et l'humiliation des accusateurs, c'est à cette phase triomphale, fortunée, victoires obtenues sur des adversaires désarmes, courage civil déployé contre des dangers absents, popularité nourrie de dévouements faciles, éloquenco hébergée aux frais de la tangue française, c'est a cette aurore radieuse que M. Dupin est complaisamment revenu et nous ramène avec lui. Par malheur, il ne s'est pas aperçu que ce n'étaient pas des M~MM'M qu'il nous donnait, mais une tabte des matières, par ordre chronologique, pour servir à des Mémoires qui n'existent pas, une collection de pièces j justificatives à placer en tête ou a la suite d'un livre à faire et qu'il n'a pas fait. Le laconisme est un grand mérite, surtout chez un avocat; mais, en vérité, traverser ces crises terribles, la fin de l'Empire et les Cent-Jours, assister i ces luttes de la Restauration, d'où la Révolution sortit tout armée, comme Minerve, moins la sagesse et le génie, être témoin, acteur, partie civile, dans ces malentendus, aussi féconds aujourd'hui en enseignements qu'ils le furent alors en malheurs, voir les gouvernements tomber, les espérances se ranimer ou s'é teindre, les dynasties se succéder sans s'affermir, les expériences du lendemain servir de leçon et de châtiment aux illusions ou aux injustices de la veille, vieillir au milieu de ces grands spectacles, de ces catastrophes instructives, revêtu soi-même des plus hautes, des plus graves fonctions
------------------------------------------------------------------------
qui puissent placer un homme au cœur de la société, de la politique, du mouvement intellectuel de son temps; avoir pu compter, jour par jour, les pulsations tentes ou rapides de cette société malade, de cette politique fébrile, de ce vieux monde qui ne voulait pas mourir, de ce monde nouveau qui n'a pas su se fonder; et, au bout de tout cela, au bout de quarante ans, dans tout )e recueillement d'une vieillesse condamnée, malgré elle, au silence et au repos, ne se souvenir que de sa gloriole personnelle, amassée en plaidant pour le professeur Bavoux ou maître )sambert, pour le Mroï?' ou la PaM~o?' pour M. Jouy ou M. Gosse; donner au récit de ces procès intéressants, à )'exhumation de ces personnages célèbres, au détail de ces succès p)eins d'actualité, toute l'élégance d'un procès-verbal, toute l'élévation rJ'un abrégé de collége, toute la grâce d'un résumé de justice de paix; montrer que l'on a conservé avec soin, fréquemment relu et que l'on croit devoir citer des vers de pensionnat exaltant une prose de basoche; c'est aussi par trop prendre au pied de la lettre l'accord parfait des MeMMt'7'M de sa spécialité avec la spécialité de ses J)VeMM)t)'es, par trop s'enfermer dans cette jtM~on/Mt~; qui est la Muse du genre, par trop verrouiller et calfeutrer ia porte de ce fameux cabinet, si riche de cartons et de gravures. Si l'on convient avec nous que le plus grand ë)oge à faire d'un livre est de,sentir,. à mesure qu'on avance dans sa lecture, l'air et l'horizon s'élever peu à peu audessus de ces pages comme en une promenade a)pestre, jusqu'à ce qu'une perspective soudaine s'ouvre u nous dans l'infini et qu'une bouffée nous y porte, nous serons forcé d'avouer que le livre de M. Dupin produit un effet diamétralement contraire. A chaque pas que l'on y hasarde, il semble que le ptafond s'abaisse, se rapproche et Unisse par peser sur les épau)es et quel plafond! un pfa)C
------------------------------------------------------------------------
fond de tribunal de première instance, possédant, en fait d'objets d'art, un poète de faïence, un buste en ptatre verni,,des buis fanés ayant servi au dernier arc-de-triomphe, douze lampions devant servir aux prochaines illuminations, et un cartouche encadre, renfermant, au milieu de drapeaux tricolores, une Charte de d 815 et une Charte de't830,– en attendant les Constitutions! Les impressions que l'on éprouverait, dans l'ordre pittoresque, devant cet agrëab)e ensemble, on les éprouve, dans l'ordre intellectuel, en lisant les ~entOM'M de M. Dupin. Et reniarquez que nous lui faisons grâce des fautes de français; il y en a beaucoup dans son volume, à commencer par son épigraphe, qu'il s'est empruntée à lui-même « Dans le libre exercice de cette profession, qui ne fait point de victimes et qui les défend. » Et M. Dupin est de l'Académie française! Rassurons-nous vite en parlant sa langue s'il écrit mal;'c'est parce que avocat, et ~KOï~ue académicien.
N'y a-t-il donc aucun profit, pas plus de profit que de plaisir, à retirer de la lecture de ces deux ouvrages avortés, où nous avons reconnu, sous des aspects nouveaux et en des physionomies différentes, les tristes effets de cette vanité, si souvent et si justement reprochée à l'individuaiisme littéraire? H y en a, et de deux sortes, intéressant a un degré ëga) cette morale publique et pratique, qui se compose d'exemples à éviter, de leçons à comprendre, d'expériences à recueillir. Même au milieu de ce contentement naïf qui les'empëche de se distraire d'eux-mêmes et de voir au delà de,ce qui leur rappelle leu'rs prouesses et leurs succès, M. Véron et M. Dupin ont laissé échapper des aveux ou des remarques qui semblent s'être rencontrés à leur insu sous leur plume et qu'il est bon d'enregistrer. M. Véron n'a pas déclaré catégoriquement qu'en
------------------------------------------------------------------------
commandant à M. Eugène Sue les dix vo)nmes du Jîtt/'EfmK< pour le Constitutionnel renouvelé et rajeuni, il avait spécuté sur la haine de la petite bourgeoisie contre le parti prêtre, et, dans le fait, ouvert la porte au socialisme sous le patronage de la propriété mais il a,écrit du moins avec une résignation philosophique dont on doit fui savoir gré « Le grand désir de redonner de la popularité au Co?M~M~OMMe! par l'éclat d'un gramd nom ne me rendit exigeant (en français ne me permit d'être exigeant) ni sur. le sujet, ni sur lé but moral de l'ouvrage. J'apportai certainement dans cette affaire autant d'imprévoyance que de légèreté. (hte ceux qui n'ont jamais commis de faute dans ~rïe me jettent la p?'6Mne?'ëp~n'6/ » (T. IV, p. 375). Il n'a pas cherché à faire ressortir cet odieux contraste de gens bornés, incapables, grossiers, méchants, avares, exerçant une dictature anonyme sur l'opinion d'un grand pays, et, du fond d'un bureau de journal qui était à la fois pour eux une tribune et une rente, attisant les passions populaires, envenimant les haines de parti, déversant l'injure sur tout ce qui méritait le respect, livrant à la risée publique lés dernières garanties de l'ordre et du pouvoir, et préparant à la France des malheurs interminables mais il a soulevé un coin du voile, il a montré un coin du tableau, et c'est assez pour que le lecteur intelligent en recompose l'édifiant ensemble; comme Cuvier ou Geoffroy Saint-Hilaire recomposaient, à l'aide d'une dent ou d'une côte, tout un animal fossile et antédiluvien. « Les séances du conseil d'administration du Constitutionnel, nous dit M. Véron, se passaient en querelles; aux discussions succédaient les gros mots, aux gros-mots les menaces, et, plus d'une fois, aux menaces les voies de fait. Roussel, l'ancien marchand de papier (un des plus gros actionnaires), lorsqu'une mesure proposée lui déplaisait,
------------------------------------------------------------------------
mettait fin a toute discussion en adressant les plus grossières invectives et les plus injurieuses personnalités à tous ses contradicteurs. H reprochait à M. Étienne d'avoir été le plagiaire d'un jésuite; a M. Jay d'avoir été le précepteur des enfants de Fouché. H ne respectait même pas, dans sa fureur agressive, l'honneur des familles. Pendant quelques séances, MM. Panckoucke et Roussel ne causèrent administration qu'ayant chacun une arme'à côte de soi le premier un pistolet, le second un poignard. <(–Voyezvous quelquefois votre frère? disais-je à M. Mousse). Jamais nous sommes mal ensemble, et cela s'explique j'ai plus de cent mille livres de rente, et il n'a pas de quoi manger. ))
Et M. Véron nous donne le bulletin des ambitions de chacun de ceux qui composaient ce charmant groupe celui-ci voulait faire du CoM~t<!t<:OMK~ l'organe de ses colères classiques; celui-là, un marchepied pour arriver à l'Académie un autre sacrifiait tout à cette légitime ambition de devenir pair de France, et de faire élire son fils à sa place comme députe un quatrième voulait surtout profiter de sa position d'actionnaire pour jurer, tempêter et blasphémer. « Et moi aussi, j'en conviens, ajoute modestement et les yeux baissés M. Véron, j'obéissais alors à une idée fixe je désirais devenir députe de Brest, extra ?M!M'<M, aux plus prochaines élections. »
En face de ces scènes d'intérieur qui précédèrent )a résurrection du Constitutionnel régénéré par )e~M/' .EfraK<, plaçons, en guise de pendant et en reculant d'une quinzaine d'années, )e seul épisode un peu piquant des MéMOM'es de M. Dupin, celui où Favocat attitré de ce même CoH~!<K<MMKe!, alors à l'apogée de son influence et de sa gloire, fut rudement tancé par ses clients et amis pour ctre aUë à Saint-Acheul, avoir suivi une procession, tenu
------------------------------------------------------------------------
un cordon du dais et accepté un dîner du père Loriquet. Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'après trente ans, deux fois )e grande mortalis xvi spatium de Tacite, M. Dupin semble à la fois ne pas avoir pris son parti de l'injustice dont il fut victime en cette circonstance, et attacher une grande importance à prouver qu'il ne méritait pas les reproches, les soupçons et les sarcasmes qui compromirent sa popu)aritë. M. Dupin tient, en avril ~855, à ce que nul ne puisse prendre le change sur un fait aussi grave, à ce qu'on sache bien que sa conduite, en août 'f825, n'eut rien de louche, qu'il sut revenir d'Amiensbeaucoup moins Suisse que son maître Petit-Jean, et surtout qu'il resta courageusement gallican, en dépit du dîner, du cordon du dais, de la procession, de la cantate, et des encensoirs; )esque)s suggérèrent au père Loriquet ce mot assez spirituel pour un jésuite « Vous voyez qu'on apprend chez nous l'exercice à feu, » mot que M. Dupin s'est cru obligé' d'expliquer, en ajoutant en note (au feu de l'encensoir).
Quoi qu'il en soit, il y eut là, pour M. Dupin, un sujet de réflexions amères sur l'intolérance, l'ingratitude et )'iniquité de son parti, réflexions qu'il nous communique aujourd'hui avec un sérieux qui l'honore, et qui, si elles ont un peu perdu de leur nouveauté, n'ont rien perdu de leur sagesse. Il eut bien, pour se consoler, la lettre de l'abbé, ieBesgue, qui lui annonça prophétiquement qu'une ~mpe si p!M'e et si noble, dans notre déplorable époque, ~OM~erait ratMOMf et radmM'~MM de nos KeuethT; pourtant, d'autre part, M. Béranger lui fit sentir, dans une lettre aigre-douce, et, par parenthèse, fort mal tournée, qu'on lui pardonnait pour cette fois à cause de ses bons et )oyaux services, mais qu'en cas de récidive il ne répondait plus de rien. En tout, ce fut un nuage dans ce ciel rayonnant
)C.
------------------------------------------------------------------------
d'ovations et de plaidoiries, vers lequel M. Dupin reporte obstinément ses regards et les nôtres au milieu des ombres de son crépuscule. Rapprochée des expressives silhouettes crayonnées par M. Yëron dans les bureaux du journal à son déclin, cette scène de )a vie privée du Libéralisme de 1825 et de la guerre au parti prêtre est piquante et triste comme une leçon qne le temps a rendue plus significative et plus inutile. Elle doit prendre rang parmi les matériaux innombrables qui serviront à refaire l'histoire intellectuelle et morale de notre pays et de notre siècle, le jour où un homme d'esprit et de sens entreprendra d'écrire, à l'aide des Mémoires de chacun, les Mémoires detous. Voità pour le passé, pour les idées pratiques, pour les éléments de la vie publique assainis par l'expérience. !) est un autre enseignement d'un genre plus restreint, mais non moins profitable, à retirer de ces-fastidieuses lectures. Les confidences, les confessions, les autobiographies des poëtes, n'ont pas tenu ce qu'elles promettaient, mais enfin ce sont des œuvres de poëtes. Elles en ont, à de rares intervalles, le ressouvenir et le charme on y rencontre ç:< et là, au milieu des ronces et des broussailles, une fleur, un brin de verdure, un nid d'oiseau sous la feuillée, quelque chose qui fait comprendre qu'un grand talent vient 'de passer par là, comme ces brumes lumineuses et embaumées qui révélaient le passage des déesses, après qu'elles avaient disparu. Le mécompte est grand mais on sent 'toujours que ce poëte qu'on a aimé, qu'on aime encore, s'égare sans abdiquer, et conserve, au bout de cent pages ennuyeuses, le privilége d'en écrire une qui rompt la prescription et fait pardonner l'ennui l'illusion est encore possible, même après avoir cessé d'être raisonnable. Dans les ~gmotf~ de MM. Véron et Dupin, les broussailles et les ronces abondent, et les fleurs qu'on y trouve ne suffiraient
------------------------------------------------------------------------
pas à tresser la couronne mythologique d'une danseuse de ballet, ou la couronne civique d'un Isocrate de mur mitoyen. Le directeur de spectacle n'a pas même su être amusant; l'avocat politique n'a pas même su être grave. Que ces deux livres, qui offrent tous les défauts du genre sans aucune de ses qualités, nous décident donc à en finir avec le genre lui-même, avec ce déplorable produit de la spéculation exploitant )a vanité, de la curiosité sollicitant le scandale; végétation parasite et bâtarde greffée sur ('histoire qu'elle falsifie, sur la poésie qu'elle rabaisse, sur le roman qu'elle gâte; publications malsaines, qui s'àdressent aux plus mauvaises passions du coeur humain ou à ses fantaisies les plus puériles, qui corrompent )e sens moral, pervertissent le sens littéraire, sont condamnées à l'alternative entre )a nullité et l'inconvenance, ne peuvent être inoffensives qu'en restant insignifiantes, et, parties de Chateaubriand, arrivent jusqu'à Barnum. Arrêtons-nous sur cette pente, au-dessous de laquelle i) n'y aurait plus, d'une part, que le ridicule ou le néant, de l'autre, que la fange et l'ordure. Restons-en à M. Dupin et à M. Véron leurs Mémoires ne ressemblent pas, à Dieu,ne plaise! à à cet esclave ivre tant de fois cité, que les Lacëdémoniensfaisaient servir à corriger de l'ivrognerie, mais ptutôt à ces médecines fades qui, venant après des excès, engagent à n'y plus'retomber. Tels qu'ils sont, -disons-le pour rentrer dans notre texte primitif, si les livres de MM. Véron et Dupin nous délivrent de la manie des 1I1émoires, jamais l'avocat n'aura gagné une plus belle cause; jamais le doc-~ teur n'aura signé une plus salutaire ordonnance'.
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
POETES ET CONTEURS
Il
------------------------------------------------------------------------ ------------------------------------------------------------------------
LA POESIE ET LES POETES EN ~855
On peut aujourd'hui considérer comme finie la grande école poétique de la Restauration. Elle a fait son temps, elle a fait son œuvre; elle a parcouru, dans son lumineux essor, cette gamme de joies etde douleurs intimes que l'antiquité n'a pas connue, que la poésie du dix-septième siècle avait à peine effleurée de l'aile, et qui ne pouvait se révéler qu'à un siècle malade, à la suite de catastrophes et de tempêtes combinées avec )'affaib)issementdes croyances, la surexcitation des sentiments et le développement de la personnalité humaine. Elle n'a pas rendu peut-être tout ce qu'on avait droit d'.en attendre, tous les fruits que promettaient ses fleurs, toute )a radieuse journée que promettait son aurore; mais enfin, fruits mûris trop tût ou tombés avant l'heure, jour assombri ou troublé par le démon de midi ou l'orage du soir, chanson entrecoupée par les bruits de l'usine ou de la rue, rêve d'or interrompu par
------------------------------------------------------------------------
le marteau d'airain de la réalité, ruines préventives d'un monument inachevé, tout cet ensemble a eu sa magnificence, et ce qui en reste garde encore un tel caractère de grandeur, que ce qui lui succède semble rapetissé par le voisinage. Faut-il en conclure que la poésie se meurt? que les poëtes s'en vont? que le public s'en détourne? et que, pour éviter de partager leur abandon, la critique n'a rien de mieux à faire que de les abandonner a son tour et de passer à l'ennemi? Conclusion pusillanime qui n'irait a rien moins qu'a trahir la cause sacrée de l'art et de l'idéal, et, sous prétexte que la bataille est perdue, à aggraver encore la déroute. Oui, l'on peut croire, en effet, que la poésie est morte, lorsque, par une mutinée pâle et froide, on lit tristement un recueil de vers au coin d'un feu chétif et citadin, lorsqu'on n'aperçoit de sa fenêtre qu'une végétation de tuyaux de pontes et un horizon de toits enrhumés, lorsque, pour aller corriger ses épreuves, on traverse un flot d'agioteurs et cent toises de macadam, deux océans de boue. U y a, dans cet assemblage de choses laides et basses, humides et glacées, un je ne sais quoi, qui resserre l'âme, qui la dispose à nier la beauté, la lumiére, l'harmonie, et qui fait de ce pauvre volume échoué sur ces malsains parages un étranger dont on ne comprend plus la langue, un malade qu'on plaint sans pouvoir le guérir, un maniaque dont la folie n'intéresse plus, une énigme dont le mot est à jamais effacé. Mais, vienne le printemps vienne le soleil viennent la campagne et sa sceur bien-aimée, la solitude ce livre dépaysé, impatientant, impossible entre cette rangée de maisons grelottantes et cette rangée de chiffres ambulants, emportons-te, mëtodieux compagnon de promenade et de rêverie, à travers ces sentiers voilés d'ombre, le long de ces ravines tapissées de liserons et de marguerites, au fond de ces vallons in-
------------------------------------------------------------------------
connus, creuses dans le (lanc des coitine~-Gommo des coupes Se granit ouvertes aux .tarmes du matin! Voyez )a-bas, c'.estie Rhône, entacant d'un ruban argenté la sombre verdure de ses-])eset.de ses rives; plus loin, a )'i)ohzo.n, c&tte !ignB.)n:Mex.ib)e.e.t fumeuse., parsemée ça et ià do gros nuages b)anes,c'es.tfee nouveau 'conquérant du monde,, devant, qui 'fuit)s'.p.ay%~ fuyaient les forêts et )es déserts de~n~es~p~ c'est le rait-way prenante _Gajai's~soH§!SQn)ong !}ras fer et le portant a Ma.fs6ti)e. Ven.ez, su~vex-moi hi.en toin de cet arrogant dëfl dorind]j~tnea-.)a.Batnre, de.t'.a'tom.e :) t'immensitë; montons G.ë'K'ei;a.mpe escarpëe qui s'aoeroch.e et s'enroule autour do ianït;ntagne entre undoub!e fes.ton de vignes. Ptus baut, ptus'baut encore! enfonçons-.no.us dans .ces gorges profondes où. n'a pas pënëtre. ie. trava.it des hommes, où rafgte.ptane en des tournoie,meHt§_Mnis.-au-dessus des roc))ers bteuatres, o&.ta voix toint.aM]e..d.cs torrents se mete seule au murmure des bri.ses~gëmissan~a trayers tes pins. Respirons avec dëtices cet air viviCa,utet fra.is que nous CHvpie iarëgion des neiges, eesacreset vag.ues arômes que ie venf du soir répand avec ia brume et la rosée. RepiongeoBS-Ro.usdans ie sentiment immo-rte) de la Nature et de rtnnni, notre tourment et notre .gloire et,' si en face de ces déserts, de ces vallons, de ces bois, de ces ornes neigeuses, de .ces retraites enchantëes,)a corde longtemps muette recommence à vibrer dans nos âmes, .rouvrons !o iivro nous pouvons convarser avec un poêle, Ah les. poètes! Lo mat'que.Bous ont fait ceux d'hier doit-.itdonc retomber sur ceux d'aujourd'hui?)) y.a eu, nous le savons, toute une génération britiante de c.es dangereux rêveurs, qui, au lieu de faire de ses songes un baume pour nos Messures, en fit un phHtre pour-nos ivresses Us exagérèrent en nous ce penchant des civHisatioBs
t?
------------------------------------------------------------------------
épuisées à mettre dans la vie morale les mêmes raflinements que dans la vie matérielle. Flatter et affriander sans cesse ces côtés de l'imagination que la réalité fatigue, que la lutte effraye, que le devoir révolte, que )e travail ennuie, qui ne vivent que de superflu et ne se privent que du nécessaire, énerver et amollir ces viriles facultés de l'âme qui sont la sève et la moette des grandes actions, des grandes pensées et des grands courages, tel le a été leur œuvre; et lorsque, après nous avoir exaltés jusqu'aux étoiles et aux nuages, ils nous ont laissés retomber" dans )a fange lorsque ces demi-dieux, nous détrompant sur euxmêmes, nous ont, hélas! prouvé qu'ils n'étaient que des hommes; lorsque, nous sont venus, par eux et avec eux, les jours mauvais, les jours de désillusion et de châtiment succédant aux heures d'enthousiasme et d'extase, c'est la poésie elle-même, c'est le personnage du poëte que nous avons rendu responsable de nos douleurs et de nos mécomptes nous avons fait comme des gens qui, honteux de s'être enivrés, non contents de jeter la liqueur perfide, briseraient le beau vase qui l'a renfermée. Mais à la place de ces harmonieux corrupteurs, rétablissez le noble et austère type qu'ils ont laissé déchoir en leur personne à la place du poète promenant une société alanguie et fiévreuse dans le pays des chimères et des visions décevantes, imaginez le poète rappelant une société égoïste et positive vers l'idéal et )e beau. Figurez-vous un homme au front pur, au fier regard, n'écoutant que la voix intérieure, sachant d'avance qu'il ne trouvera sur sa route ni. acclamation, ni bruit, ni popularité, ni succès, et y persistant sans faiblesse et sans {nurmure voyant applaudir au théâtre et dans les salons des talents qu'il dépasse de toute la tête; voyant s'enrichir à la Bourse ou, dans les carrefours des médiocrités qui le dédaignent et quile raillent; n'ayant
------------------------------------------------------------------------
pas un instant ('idée de sacrifier a la mode, a la vogue, aux variations banales de la curiosité et du goût; simple et fort, calme et résigne dans son isolement, et, pour tout dire, contrastant, non plus avec la raison, ta conscience, la loi morale, le sens du juste et du vrai dans le monde et dans les âmes, mais avec les passions basses, les étroits calculs, les platitudes chiffrées, les vilenies lucratives;, et dites-moi si )a critique, qui ne s'inclinerait, pas devant cet homme, qui ne vous demanderait pas pour son œuvre une heure de recueillement, d'attention et de sympathie, serait fidète à sa tache.
Mais, me direz-vous, i'homme'que vous venez de nous dépeindre existe-t-il ? !) existe, et je n'en voudrais pour preuve que M. Victor de Laprade.
------------------------------------------------------------------------
Lorsque AndrcChunier, marchant au supplice, prononça ces paroles célèbres dont on a tant abuse: «H y avait pourtant quelque chose là )e charmant poëte ne voulait parler que de lui-même, de son talent tranché dans sa fleur, de ses vers inachevés. On'peut croire cependant que, dans cette atmosphère païenne qu'il avait respirée, tout se fut borné pour lui à agrandir ou à remplir ses cadres, à atteindre une perfection plus soutenue dans le détail et le contour, à substituer à d'admirables ébauches des tableaux plus larges et plus complets. L'interprétation philosophique des symboles païens, ]a vue pénétrante et profonde de ce que l'Antiquité cachait sous ses voiles, et surtout l'assimilation, par le génie spiritualiste, de ce qui, dans ces mythes lointains, se rattachait aux dogmes fondamentaux -des sociétés primitives, tout cela eut.probabtement échappe a cet esprit plus grec que moderne, amoureux d'élégance, de beauté et de plaisir délicat. Ce qu'il laissait interrompu, d'autres devaient donc le reprendre, après que des études plus attentives, une érudition plus intelligente, une alliance plus féconde des temps antiques et des temps nouveaux, plus de sérieux 1 Les Symphonies.
M. VICTOR DE LAi't{A))L I-è
1
------------------------------------------------------------------------
amassé dans les coeurs par de tragiques spectacles, nous auraient suffisamment inities. André Chénier après GentilBernard, Imbert, et autres petits poëtes du paganismePompadour ne voyant rien au delà de la lettre païenne, c'était déjà un pas immense car il retrouvait dans ~antiquité si misërah)ement travestie le sens du poétique et du beau. Seulement cette voie qu'il avait ouverte et où le bourreau l'arrêtait, d'autres, après un certain intervalle, devaient la pousser plusloin et ta féconder. Mais voici que, dans cet intervaUe même, s'éleva une école contraire, éctose du mëtancoiique génie de Henë, du moyen âge, des troubles )ëguës à la génération nouvelle par les malheurs de ses pères. Bien que cette école ait salué, un peu au hasard, André Chénier comme un aïeul car on se résigne difficilement n'avoir pas d'aïeux, ellé n'eut rien ou presque rien de commun avec lui. Elle rompit violemment avec cette tradition grecque qu'il avait retrouvée et ravivée dans toute son élégance. Elle ferma le livre antique qui avait si longtemps régné dans ie monde de la poésie et de Fart, et ne voulut plus lire que dans t'homme, dans la nature, dans ce mëtange de mysticisme religieux et de sensualisme oriental, si cher aux imaginations modernes. L'oeuvre d'André Chénier restait donc plus que jamais abandonnée pendent opera tH<en'!<p<s. Pour la continuer et l'approfondir après cette longue lacune, il fallait un esprit plus gravement incliné que lesien vers tes sources sacrées, qui comprit avec une égale ampleur la poésie chrétienne et la poésie païenne, forçat celle-ci à se laisser pénétrer, conquérir et absorber par celle-là, et, les traversant toutes deux, remontât jusqu'aux cimes d'où elles découlent. )t fallait surtout un esprit d'une trempe assez ferme pour résister aux séductions et aux grâces de cette molle sirène qui chante éternellement sur les rives de
------------------------------------------------------------------------
l'Ionie et de l'Attique, pour ne jamais perdre de vue son point de départ et son but: la victoire suprême de l'idéal, de l'infini, de la vérité divine; râmesedëgageant victorieuse de ces riantes fictions de la matière, et planant sur la création, au lieu de s'y plonger et de s'y perdre le sym botisme dépouillant peu a peu ses enveloppes terrèstres, devenant immatériel et s'élevant avec le poëte vers les hauteurs où la religion des sens est vaincue et anéantie. On voit ici toute la différence. André Chénier se contentait de rendre à l'art grec, à la tradition païenne, leur élégance et leur délicatesse originales, indignement défigurées par des versificateurs plats et libertins. H n'allait pas plus loin, il se souciait peu d'en découvrir le sens idéal et caché, et de le ramener à la vérité éternelle. Ce second travail, destine à féconder et à compléter l'autre, né pouvait être exécuté que par un talent essentiellement spiritualiste, nourri ,i la fois du doux miel de Dtymette et des sucs vivifiants -de l'Écriture, et qui pûtun jour se dépeindre lui-même en dépeignant le puëte
Rcau vase athénien ptein des Heurs du Cataire.
Telle ;est, selon nous, l'originalité, tel est le caractère de M. Victor de Laprade. C'est par là qu'il se détache du groupe poétique qui t'a précédé et qui ne relevait que de l'inspiration toute personnelle du lyrisme moderne. t) a ressuscité André Chénier, pour le baptiser, et s'enfuir ensuite aveclui dans les montagnes, dans les forêts, sous les grands chênes, où ils écoutent ensemble les voix de t'!nfini, de la Nature et de Dieu. Pour traduire notre pensée par des similitudes aujourd'hui vulgarisées et présentes à toutes les mémoires, ne vous semble-t-il pas qu'on ne saurait songer à Lamartine sans évoquer l'imaged'une barque
------------------------------------------------------------------------
glissant sur un beau lac par une nuit d'été et y promenant, sous un ciel semé d'étoiles, les mélodies d'une ))Te enchanteresse ? Victor Hugo ne vous représente-t-il pas le beffroi d'une ville gothique ou flamande, s'élevant, majestueux et sombre, au-dessus des toits entasses'. sollicitant à la fois et inquiétant les regards, portant sur ses murs noircis la trace des passions populaires et sonnant l'heure des révolutions et des angoisses après avoir sonné l'heure des prières et des joies? Qui pourrait se figurer Alfred de Vigny autrement que dans cette tour d't~OM'e où il s'est -enfermé pour laisser passer d'abord la grosse littérature, puis )a grosse politique, et où, à force de se recueillir, il a fini par s'oublier? Enfin, M. Alfred de Musset, malgré quelques notes plus graves et quelques plus mâles accents, ne restera.-t-il pas toujours, en sa juvénile image, la personnification cavalière de la blonde Muse du vingtième printemps, frédonnant sa chanson amoureuse sous le balcon de Portia. ou dans la mansarde de Bernerette? Eh bien, dans ce système de définition pittoresque, Victor de Laprade m'apparaît comme un néophyte chrétien dans la forêt de Dodone, comme un jeune prêtre d'Apollon ou de Diane, converti par l'Évangile, et, sous le péristyle d'un beau temple grec, annonçant à la foule que le vrai Dieu vient de renverser les idoles.
Mais cette physionomie si poétique, si élevée, ne s'est pas dégagée et précisée d'un seul coup. Dans ses premiers poëmes, dans Éleusis, dans Psyché, le symbolisme gardait quelques-uns de ses voiles, et le lecteur inquiet'ne démêlait pas encore complétement l'esprit de vie prêt à sortir de ces légendes mortes. Les lignesde l'édifice étaient pures et bettes; les plis de la draperie étaient chastes et noSainte-Beuve.
------------------------------------------------------------------------
btes comme ceux de )a Polymnie mais qu'y avait-il sous ces marbres de Paros, sous ces vêtements de lin? Était-ce le paganisme encore, éctairci et assoupli par l'interpréta- tion philosophique? Était-ce le platonisme, instattant un idéal de beauté morale sur les débris de )a théogonie païenne? N'était-ce pas enfin ce panthéisme, éternel écueil des intelligences trop entraînées vers la Nature, trop sujettes à s'éprendre du sentiment de l'infini, à le confondre aveccefui de ce<<MM! tout où s'absorberaient ia créature et lé Créateur, Dieu et le monde? Le doute était permis ou du moins possible;' on pouvait craindre que le poëte, en cherchant tour à tour t'âme des symboles païens et t'ame des choses créées, n'arrivât à en faire le souffle même de Dieu, la vie universelle se perpétuant d'âge en :1ge, le verbe divin se formulant.pour les multitudes dans des dogmes et des cultes, mais se réfugiant pour les sages dans les harmonies et lesgrandeurs de la terre et du ciel. Ce doute auquel Victor de Laprade put donner lieu sans. l'adm'ettre ni le justifier jamais, il te rendit impossible en publiant les Poè'mes eMM~~M~. Là le chrétien reparaissait tout entier, et, en même temps que te chrétien, l'homme avec ses tendresses, ses joies, ses souffrances; la personnalité du poëte, jusque-tà cachée sous les marbres d'Ëieusis, se faisait jour ce marbre devenait chair, et sur cette chair, mortifiée et éprouvée, de vraies larmes coulaient; des larmes filiales, consacrant à la mémoire d'une pieuse mère ce livre tout rempli des douleurs de la plus sainte, de la plus affligée des mères. Ainsi, par son seul contact .avec ces scènes sublimes où l'humanité retrouve enfin son coeur et son âme a la voix du Dieu fait homme, Victor.de Laprade, lui aussi, devenait plus humain. !t se rapprochait de nous parcesmitte affinités qui unissent lagrande famitte chrétienne.
------------------------------------------------------------------------
Pourtant ce n'était )a qu'un progrés, progrés dans l'inspiration et dans la forme, qui n'accentuait pas suffisamment la physionomie du poëte. Interprète ingénieux ou profond du symbolisme antique, traducteur éloquent et fidèle des plus' grandes pages du Nouveau Testament, il lui restait encore, pour donner toute sa mesure, a fondre, dans une œuvre homogène, les divers éléments dont il avait jusqu'ici composé ses poëmes, et à en faire sortir sa propre pensée, sa propre originaUtë. Sur'désormais de sa route et de son but, certain de ne s'égarer jamais, ni dans ses échappées vers l'antiquité, ni dans ses retours vers le christianisme, ni dans ses excursions et ses haltes au sein de l'Infini et de la Nature, H avait à former avec tout cela quelque chose qui lui appartînt, qui fût lui-même, qui achevât de le rapprocher de nous etde nous le livrer dans toute la sereine grandeur de ses facuitës poétiques. C'est ce qu'il vient de faire, dans son nouveau volume, les Sym-. p/MKM~. Si nous avons réussi à donner une juste idée des carac-.tères du talent poétique de M. Victor de Laprade, on doit s'attendre à trouver dans ce nouveau volume, au milieu des tableaux qni s'y déroulent, trois inspirations principales la personnalité du poëte; le sentiment de la Nature s'élevant, au delà de la forme matërieHe, jusqu'à l'âme invisible et infinie qui domine et anime les êtres; )'âme humaine se faisant sa part dans ces grands spectacles, s'y retrempant sans s'y perdre, et y trouvant une source inépuisable d'émotions et d'enseignements. En d'autres termes, Dieu, i'humanite, l'individu; et, pour servir d'interprètes à ces trois portions d'un même tout, les voix immortelles que le penseur entend dans les profondeurs des forêts ou sur les cimes des montagnes tel doit être et tel est en effet ce livre. Unissez toutes ces voix donnez J7.
------------------------------------------------------------------------
un sens à chacune des parties de ce mystérieux concert, et vous avez des Symphonies. De )à )e titre choisi par M. Victor de Laprade.
Indiquons tout de suite, et comme autant d'ë!oges anticipés, les dangers de cette triple inspiration, si heureuse cette fois et si pure.
On avait reproché aux premiers poëmes de M. de La prade de ne pas faire assez sentir, sous leurs voiles symboliques, les battements de ce cœur, qui doit être à la fois celui de ('homme et celui d'un homme. Lorsque M. de Musset, dans une de ses jolies boutades, s'est écrié « J'ai mon cœur humain, moi! » il a, sans y songer et sous forme de badinage, indiqué le défaut de cette poésie trop générale, trop impersonnelle, qui, à force de jeter son lest pour monter plus aisément vers les régions ëthërëes, finit par ne plus pouvoir redescendre, et n'être plus pereeptib)e pour nos débiles organes. Dans la poésie lyrique ou intime, qui n'est que l'effusion sonore ou discrète d'une .âme frappée au dehors ou au dedans, il faut que l'auteur puisse être aperçu. Pour qu'il retienne son lecteur, il faut que son lecteur puisse s'appuyer sur lui. « Le mot est haïssab)e, ? » a dit Montaigne, et nul pourtant n'a usé du moi avec plus de complaisance et de grâce. Non, le moi n'est point haïssable, pourvu qu'il ne s'impose pas, pourvu qu'il s'offre comme un moyen de reconnaître si tel sentiment est vrai, si telle pensée est juste, si telle souffrance est.vive, et non pas comme un exemple de la vérité de ce sentiment, de.la justesse de cette pensée, de )a vivacité dé cette souffrance; non pas surtout comme une preuve que nu) ne serait capable de sentir, de penser et de souffrir comme lui. Le patrimoine universel monnayé à l'effigie d'un talent d'élite, les émotions, les idées, les douleurs de tous, traduites par un seul et dans une langue que lui
------------------------------------------------------------------------
seul sait parler, voUà la poésie dans une de ses définitions nombreuses et toujours insuffisantes. S'ensuit-il que le poëte doive abuser de ce privitege pour se montrer et intervenir sans cesse? Hélas! la plupart de nos illustres ont paru le croire. De !à tous ces excès du moi qui ont si souvent changé )e lyrisme moderne en une exhibition d'O-']ympios descendus sur la terre pour se raconter aux hum'btës mortels. De là cette manie des moindres élégiaques de faire, de leurs recueils de vers, l'album de leurs amours, de leurs amitiés, de leurs fêtes de famille et des plus menus détails de leur vie intime ou mondaine. Or le lecteur est ainsi fait, que pas assez de personnalisme le laisse froid et indifférent, et que trop de personnalisme l'impatiente et ie fatigue. Pour lui, le poëte est un maître de maison qui l'invite, et qui, s'il veut que ses hôtes se trouvent bien, nedoitni s'absenter ni les suivre pas à pas. M. Victor de Laprade nous semble avoir observé ce né ~MM! KMMS, ce juste milieu, si rare en poésie comme en politi-que. Son volume s'ouvre par une Dédicace à son père qu'ils sont nobles et touchants, ces accents du coeur Quel père ne les enviera à l'homme qui a eu le bonheur de les inspirer? Quelle tendresse filiale ne serait jalouse de cet éloquent et harmonieux langage? Ce n'est plus ici, remarquez-le, ce sentiment efféminé et puéril que notre temps mis à la mode, et qui donne aux affections de père, de mère et de fils quelque chose des énervantes et égoïstes ardeurs d'un autre amour. Ce n'est plus cette exaltation' factice du poëte s'acquittant en vers de ses dettes de famille, et, une fois quitte, trouvant commode d'en négliger la réalité après en avoir chanté et exagéré la chimère Non l'amour filial, chez M. Victor de Laprade, se relève et s'ennoblit de toutes les austères grandeurs du devoir et de l'honneur héréditaire; il n'est, dans cette Dédicace, que
------------------------------------------------------------------------
l'expression agrandie et poétique Je ce que doit ressentir et dire, après les. heures de travail, quiconque peut porter tes fruits de la journée laborieuse aux pieds d'un père chéri et vënérë:
Quand j'eus pris pour devoir la sainte poésie, Hffraye de ma tâche après l'avoir choisie,
J'hésitai, m'accusant d'obéira)'orguei):
Un hras plus fortquemoim'afait franchir teseui): Alors, pour me donner le courage ctt'exemple; J'ai gravé votre nom sur la base du temple,
0 mon père ) et je veux qu'à son couronnement L'oeuvre, aujourd'hui, le porte inscrit plus dignement; Je veux que votre front, dans sa verte vieillesse, Soit entouré d'honneur comme il l'est de tendresse. Sij'aspirai d'abord, loin du cheminhanai,
A porter haut mon cœur tendu vers t'idéai,
C'est par votre sang pur de tout icvain sordide, Par vous, par votre nom dont la vertu me guide. Hn ce temps chimérique et de toi perissabte,
Heureux le lils qui, las de fonder sur )csa)))e, Trouvcencorchcztcssicnsunimmubi[eau[e!, Kt marche a la clarté de l'honueur paternel!
Je reviens, ô mon père! à nos dieux domestiques. J'ai su )e dernier mot de ces tribuns mystiques, Qui, proclamaut les tus meilleurs que les aïeux, l'reehentunagod'oroùteshommessontdieux. C'est l'erreur de ce siècle; elle est déjà punie; Je n'ai vu de progrès que dans l'ignominie,
Et n'attends rien, pour fruit des âges qui naîtront, Que des hontes de plus à porter sur )e front. Que) homme de nos jours, hésitant sur sa route, S'il évita l'erreur, n'a pas connu le doute?
Or, s'il est dans ce rloute un parti toujours sur, Aussi doux que facii& à qui porte un nom pur, C'est d'être,en tous les temps, malheureux ou prospère, t.eGdeiesoidat du drapeau deson père!
Vous le voyez, un sentiment personnel, se traduisant
------------------------------------------------------------------------
en de pareils enseignements, se généralise sans abdiquer. H cesse d'être particulier à celui qui l'exprime, pour entrer dans le domaine commun des grandes pensées et des vérités immorteDes, et il ne reste personnel que par la forme dont l'a revêtu le poète. Dans une autre pièce, intitulée t'JM~, où reparaît une des inspirations favorites du volume, l'auteur se débat contre l'atmosphère humide et brumeuse de la vieille cité qu'il habite; il traverse avec angoisse ces flots de vapeur et de fumée, cette foule avide d'argent, et qui, à force de se passionner pour les intérêts matériels, a fini par prendre le physique de l'emploi Ici des yeux britlants, un teint net et vermeil,
Sont plus rares encor qu'un rayon de soleil;'
Un froid sombre, où jamais l'éclair ne peut se faire,
Y règne dans les cœurs plus que dans l'atmosphère
A voir tous ces fronts bas et couleur de gros sou?,
Vous devinez l'esprit qui s'agite en dessous.
Mais le poëte ne saurait rester longtemps dans cette attitude morose et railleuse; sa promenade le-conduit au bord du' fleuve, et de là il aperçoit le mont Blanc élevant à l'horizon sa cime radieuse, dont les neiges immaculées se détachent sur l'azur du ciel. A cette vue, ses anxiétés, ses tristesses, ses découragements, ses haines, tout se dissipe, tout s'éclaire, et il s'écrie
L'ombre alors se déchire au dedans de moi-même;
L'éclair du- mont sacré m'arrache à mon sommeil;
Et je vois, aux rayons de sa blancheur suprême,
Se dresser dans mon âme un sommet tout pareil. Ces blanches régions dont la neige flamboie,
Ce prisme étincelanl du glacier virginal,
Ce sommet d'où nie vient ma lumière et ma joie, C'est toi que je contemple, éternel Idea!
------------------------------------------------------------------------
A tes pieds le réel s'assombrit on s'écroule
Toi, ferme en ta hauteur, tu brilles dans les airs; Jamais )e soufle impur et les pieds de la foule N'aurontsatitaneigeetteschastcsdMerts.
Parfois ton front se voile ou mon regard s'~hai~se Tu disparais pour moi, dans la nuit de mes sens; Toujours quelque rayon, perçant la brume épaisse, Revient chercher mon coeur dans l'ombre où je descends.
Et il continue ainsi, multipliant en de magnifiques images ce parallèle entre la montagne inaccessible que rien ne souille et n'altère, et les hauteurs de )'ame où n'arrivent jamais les bruits et les passions du monde. L'âme, avons-nous dit? cette âme humaine, constamment maintenue au-dessus des miasmes terrestres et des suggestions de la matière, nous conduit au second écueil que M. Victor de Laprade pouvait rencontrer en se ptaçant en présence de ces grands spectacles de la nature qui ('inspirent et qu'il aime. y
On le sait, ce n'est pas d'aujourd'hui que nos poëtes se sont ainsi rapproches de la nature, qu'ils ont bu à ses sources fécondes; que, fuyant la société, les villes et les divers, centres de l'activité humaine, ils ont interrogé les bois, les collines, les'solitudes, les prairies, les mille scènes de la vie rustique, et tout ce qui replace l'homme civilisé en communication directe et familière avec t'œuvre du Créateur. Étrangère au mâle génie du grand siècle que la société n'effrayait pas, parce qu'il voulait agir sur elle et se sentait capable de la régler, c'est a Jean-Jacques que commença cette littérature que j'appellerais descriptive si je ne craignais dela laisser confondre avec les fades amplifications de l'abbé Delille et de ses émûtes. Chez Rousseau, chez Bernardin de Saint-Pierre, chez Chateaubriand et chez nos poëtes modernes, la poésie paysagiste,
------------------------------------------------------------------------
plus significative et plus profonde mille fois que chez ces versificateurs à périphrases, entre plus avant et fouille avec plus d'amour dans cette nouvelle et riche veine. Mais elle n'y cherche trop souvent qu'un moyen de révolte et de protestation secrète contre les lois sociales, un moyen de leur échapper avec moins de bruit que par une résistance ouverte, et d'échapper en même temps à ces luttes, a ces sacrifices que la conscience et le devoir imposent à l'homme engagé dans la vie réelle. Trop souvent il arrive que l'âme, en s'abandonnant à cette ivresse des champs, y perd ses forces, et en rapporte une prostration moratequi la désarme d'avance contre les combats et les épreuves; parfois même elle s'y absorbe et y disparait, ne laissant plus à sa place qu'une sorte de rêverie flottante, moitié nuage, moitié matière. Qu'on y prenne garde, c'est là ce qui se révèle ou se cache dans ces oeuvres trop vantées, où i'airdes champs, au lieu d'être fortifiant et salubre, amollit et énerve, où l'homme, face à face avec la nature, rie reconnaît plus qu'elle pour maîtresse et pour guide, et oublie, dans ses vagues étreintes, les austères vérités de son origine, de sa tâche et de son but. Telle n'est'pas la poésie M~)f~M!e de M. de Laprade; tels ne sont pas, dans tes &/)Kpho?MM, les rapports de l'âme humaine avec le monde extérieur. Même en goûtant son charme, elle le domine; même en s'y mêlant, elle reste souveraine, et n'y compromet rien de son essence divine. Ce qu'elle demande aux forêts et aux montagnes, ce n'est pas l'anéantissement ou l'oubli de soi, mais le sentiment de sa propre grandeur reflétée et ravivée dans ce miroir immortel, l'apaisement de ses troubles et de ses misères, le suprême abri où elle puisse se recueillir, rentrer en possession d'eUe-méme et redescendre ensuite dans l'arène avec plus de vigueur et de sérénité
------------------------------------------------------------------------
dit-il au poëte. Ailleurs, après s'être arrêté un moment a envier le sort des colombes et des aigles qui s'élancent librement dans l'espace et élèvent leur vol jusqu'à des hauteurs où la terre, s'efface comme un roche?' noir f<<MM <'sx!M', il se ravise et comprend que son âme peut monter plus haut encore, plus près des sphères célestes, et les ai;les vaincus lui répondent:
Une inspiration du même genre apparaît dans une pièce charmante, que M. de Laprade a intitulée Conseil des ChaMps, et qu'il adresse à un enfant
GardetonSmetoujourspurc
t~t profonde comme ces eaux,
~hhien, nous te cédons t'empire;
Nous n'avons pu suivre ton cœur, Ni respirer l'air qu'il respire, Uanssonvotsubtimeet vainqueur. Hier,nous jes porteurs de).'foudre. T'avons vu là-bas daus la poudre, Sous les barreaux d'umprison. Homme 1 et voilà que ta pensée, Maigre les l'ers, s'est élancée lit nous dépasse à l'horizon.
Va donc, plus libre et plus rapide Que l'oiseau roi sur les sommets: Jusqu'au monde où l'esprit te ~uidc Nos ailes n'atteindront jamais! Nos yeux que nul soleil ne lasse, Ne sauraient regarder en face Cet astre inconnu qui ternit; Nous avons lutté contre )'ame! Elle monte encor dans la flamme; L'aigle est repoussé dans t~nuit.
Après vos sfBurs et votre mère,
Enfant au cœur tendre et soumis,
------------------------------------------------------------------------
Que la Katurc vous soit chère: Les champs sont vos meilleurs amis.
Et il développe avec une exquise douceur cette idée d'enseignement rustique, de leçon toujours présente pour .les urnes naïves dans le murmure des bois, dans l'ombre et la fraîcheur qui descendent des grands chênes, dans la vie laborieuse et rude du bûcheron et du moissonneur, dans tout cet ensemble où Dieu se fait sentir et voir d'une façon bien plus immédiate que dans les villes. Dieu est toujours là, ou du moins bien près, quand M. deLaprade chante la Nature, et c'est assez dire qu'il a évité le dernier écuëit, le plus redoutable de tous, celui où sont fréquemment tombés les poëtes trop enivrés des beautés de la campagne et du paysage. Ici je dois insister d'autant plus que des tendances panthéistes avaient été parfois reprochées à M. de Laprade; que peut-être, dans.ses premiers poëmes, entrainé par les vagues séductions du symbolisme, il n'avait pas toujours assez clairement maintenu l'idée de Dieu sous les voiles mystérieux des fables antiques, et que la même prévention pourrait s'étendre à ses poésies nouvelles. Ce volume des Symphonies est une hymne au vrai Dieu, non pas a ce Dieu qui, à force de vivre dans les ptantes, dans les sources, dans les rochers, dans les bois, arrive à ne plus avoir d'existence propre. et à se perdre dans sa création comme un ouvrier inconnu dans J'oeuvre qui t'a consumé, mais au Dieu du Catéchisme et de t'Ëvangite, à celui qui, tuut en communiquant aux êtres une part de son âme' et de sa vie, laisse entre eux-et. lui l'immensité qui séparé l'incréé du créé et l'infini du fini. C'est'par cette constante intervention divine que M. de Laprade se détache surtout de la génération poétique qui l'a précédé. Cette-tà avait traité Dieu comme t'ame humaine, sa ter-
------------------------------------------------------------------------
restre image elle ne songeait pas le nier ou à le détruire, mais elle le confondait avéc ce monde extérieur qui, le renfermant dans chacune de ses magnificences, éparpillant sur mille objets sa puissance et sa présence, finissait par l'engloutir au lieu. de le proclamer. Qu'on lise, dans ce volume, i'j4/pe ~M!'<jf6, la &:M'ce e~'HcHe, la Symphonie alpestre, et l'on reconnaîtra que, chez M. de Laprade, la place de Dieu est toujours distincte, qu'il sent et anime la nature sans avoir besoin de la diviniser, qu'elle est pour lui un ëcheton, un degré vers le trône céleste, et non le trône et le roi mêmes, se matérialisant pour se révéler. )) s'écrie, en contemplant l'Alpe que nul pied n'a foulée
Oui, j'offre a cet autel, splendide et vierge encore, Mon culte et le tribut de mes jours les meilleurs Sa beauté luit en moi, mais elle vient d'ailleurs; En)'adorant,c'est vous, a mon Dicul que j'adore! En vous est la hauteur de ce front radieux
En vous_est sa b)anc))eur où l'arc-en-ciel se joue Dans l'homme seul est l'ombre, en lui sont les bas lieux. Avousta neige, à moi la poussière et la boue. Si ce mont reste pur, c'est que vous t'habitez Toute virginité n'est que votre présence.
L'homme, s'il eût trouvé ces cimes sans défense, Eût traîné là sa fange et ses obscurités.
Dans la Symphonie alpestre, une des pièces les plus remarquables du recueil, Frantz, une sorte de OK~aw irrité, un vaincu de nos dernières révolutions, vient demander aux montagnes l'isolement sans bornes et l'oubli des hommes, auxquels il jette, en les fuyant, le cri de haine et d'anathème. H gravit ces rudes sentiers, ces pics inaccessibles, variant, à chaque halte, l'expression de ses cotcres,
------------------------------------------------------------------------
et répondant, le fiel sur les lèvres, aux agrestes harmonies qui l'entourent. H dépasse les zones cultivées, puis celles où végètent encore des herbes et des plantes. Il monte, il monte encore, et à chaque pas qu'il fait, à chaque hauteur qu'il franchit, il sent une balsamique innuence)epë-'nétrer malgré lui son coeur envenimé se rassérène; il passe de la fureur au dédain, du dédain au calme, et torsqu'il arrive à t'hospice tapi sur la neige et peuplé d'âmes ferventes qui entretjennent dans ces régions gtaeëes le feu de l'amour divin et de la charité, lorsqu'il entend leurs voix pleines de mansuétude, de tendresse et de pardon, il éprouve une émotion plus pure que le dédain, meilleure que l'oubli il comprend une force, une vertu supérieure à son orgueil et à sa haine, et l'on devine qu'il,va tomber aux genoux des religieux, au moment où finira l'hymne sacré. II y a, dans ce petit poëme qui termine le recueil et le résume, une gradation admirable, qui nous livre, pour ainsi dire, la gamme de ces S'ï/mphoMt&s. Oui, un texte quelconque, emprunté au triste fond de la vie humaine, ennui, découragement, amour contrarié, promenade à travers une population affairée et vulgaire, cri de colère ou de mépris contre la société et les hommes, intime souffrance d'une âme d'élite froissée par le contact des adorateurs du veau d'or, tout cela ou quelque chose de cela s'apaisant et s'adoucissant d'abord en présence des grandes solitudes, s'y reposant, et, après avoir respiré quelques gorgées d'air pur, trouvant dans cette contemplation solitaire où d'autres s'arrêteraient une force pour aller plus haut, pour'parvenir jusqu'à Dieu, et embrasser sous son regard les sublimes pensées de vertu et d'immotation chrétienne tel est le procédé poétique de M. Victor de Laprade il suffit de cette incomplète esquisse pour faire comprendre à quelle hauteur il a placé son idéal et combien il.
------------------------------------------------------------------------
diffère de ses brillants devanciers, chantres insouciants du bien et du mal, de l'ordre et du désordre, de l'esprit et de la matière, du christianisme enjolivé ou du panthéisme sous-entendu. Le même souffle spiritualiste, avec une nuance plus vigoureuse et plus a po?'~de anime les belles strophes de son Hymne à r~pëe, qui mériterait de devenir la Mc~M'e d'un peuple purino et d'une guerre chrétienne. Ceux qui accusaient M. Victor de Laprade d'être trop inaccessible, trop )mpa)pabte, de trop s'attarder sous ses grands chênes et de contracter auprès d'eux quelque chose de leur majestueuse immobilité, reconnaîtront, en lisant FH~tHKe à ~p~e et la MKM <M'Mes, qu'il sait, lui aussi, faire vibrer lri corde d'airain, et que les accents qu'il en tire, pour n'être pas révolutionnaires, n'en sont ni moins sympathiques, ni moins viri)s. Dans un autre ordre d'idées, le ~MC/ieroM, Utopie, prouvent à quel point le poète estattentif aux conquêtes do l'esprit nouveau, dans quelle juste mesure i) les applaudit sans éblouissement et sans vertige, et quelle part il fait, au milieu de leurs progrès les plus implacahles, <] t'tdëa!, son culte, a )')dëa) qu'elles menacent, et qui, chassé du monde extérieur, doit se réfugier dans )escceurs. Pour nous, ces beaux vers, t'H~HMMa l'épée surtout, nous amènent à une conclusion consotante. La poésie moderne, dans sa phase précédente et au milieu de mille dons admirables, est restée presque toujours en dehors de t'ordre moral, de l'harmonie universelle, des devoirs publics et privés, dont elle est pourtant, à moins de manquer à sa tache, l'expression la plus brillante et la plus ornée. Sa rêverie est séduisante, mais inutile et dangereuse, remplie d'amollissements et de langueurs ses tableaux de la nature sont splendides, mais ils ne vont pas au de)à de ces formes magnifiques, de ces .riches couleurs qui ne sont qu'une manifestation divine
------------------------------------------------------------------------
et non pas la Divinité. Enfin ses accents patriotiques ou guerriers sont parfois entraînants et magiques, mais il s'y mêle constamment ou l'excitation à la révolte, ou l'adulation démocratique, ou l'apothéose du génie et de la gloire militaires, exaltés dans leurs égoïsmes et dans leurs excès, sans nul souci de responsabilité et de devoir. Eh bien, voici-dès poëtes, Victor .de Laprade dans les Symphonies, Joseph Autran dans La&OMrg!M'~ et Soldats, et dans de nouvelles poésies non moins belles qui, nous l'espérons bien, ne tarderont pas à paraître, Brizeux, en des sphères choisies où nous allons le retrouver, voici de vrais poëtes, parlant le plusnoble et le plus harmonieux langage, possédant t tous les secrets du clavier, portant au front le sceau de li vocation sacrée; ils savent, tout comme leurs maîtres ou jours émules, rêver, regarder, peindre, tressaillir, chanter la guerre et leur pays. Seulement leur rêverie-, au lieu d'enivrer ou d'amortir l'âme, t'assainit et )a fortifie; leurs peintures, auiieu d'anéantir Dieu dans les splendeurs de ses ouvrages, ramènent à lui, le proclament et t'adorent. Leurs hymnes a l'épée ou à )a patrie, au lieu d'attiser les passions mauvaises, de brillanter les lieux communs révolutionnaires ou de déifier les triomphes de la force, ne sont que l'exaltation éloquente etloyale de ce que )e patriotisme a de plus pur, de ce que la guerre a de plus saint dans ses nécessités terribles. Le sens moral agrandi et précise par )a religion, le sentiment de l'infini aboutissant à Dieu, l'amour du beau n'oubliant jamais que le beau n'est qu'une traduction et un voile, le culte de t'idëa] élevant )'âm~ sans l'égarer, tout cela, absent aitieurs, est présent dans l'oeuvre de ces poëtes, et en rend la lecture aussi saine que celle des autres était énervante. A la liqueur délicieuse, mais fermentée, qui surexcite et qui grise, ils font succéder le cru généreux et pur qui rend meilleur et plus fort.
------------------------------------------------------------------------
Il se pourrait donc que, sous ses mortifications apparentes, la poésie d'aujourd'hui réparât le mal qu'a fait la poésie d'hier, comme ces générations sages qui, venant apresdes dissipateurs et des prodigues, se résignent à paraître moins riches pour relever et'restaurer la fortune de leur maison. Ajoutons bien vite qu'en lisant M. de Laprade et ses Symphonies nul ne s'apercevra des sacrifices imposés par cette pensée réparatrice, ou ne sera tente de s'en plaindre.
------------------------------------------------------------------------
M. Brizeux a un bonheur qui commence à devenir rare, et qu'ont dû lui envier ptusieurs de ses rivaux il a un pays. Qu'est-ce à dire? Ne sommes-nous pas tous d'un pays quelconque, Gascons ou Provençaux, Champenois ou Picards ? Oui, mais M. Brizeux a une patrie poétique, et c'est )a l'essentiel pour un poète. Dans un temps où disparaissent, d'une province à l'autre, toutes les particularités de langage, de mœurs et de costumes, où les chemins de fer, comme une gigantesque rature, effacent tous les détails, toutes les aspérités de couleur locale, et où des milliers de provinciaux qui ne ressemblaient qu'à eux-mêmes se changent en Parisiens qui ressemblent a tout, M. Brizeux est resté Breton sa chère Bretagne, en dépit du nivellement général, lui a offert encore assez de ses caractères primitifs et de ses traits originaux pour défrayer sa poésie pendant vingt-cinq ans, sans qu'elle parût, dans son uniformitë volontaire, ni s'obstiner trop,-ni trop se répéter. Comme si ce n'était pas assez de cette heureuse fortune, il s'est trouvé que ce peuple dont il se faisait ainsi le légendaire et l'interprète, ayant depuis longtemps admis la langue française côte à côte avec son antique idiome, M. Brizeux a Histoires poett~uM.
M. BR1ZEUX' 1
11
------------------------------------------------------------------------
pu, sans contradiction apparente, prêter à ses images, a ses idées, a ses mœurs bretonnes, le seul tangage qui soit aujourd'hui possible dans notre littérature, nt échapper à l'inconvénient où sont tombées d'autres poésies trop locales, celui de n'être intelligibles que dans le pays même où e))cs sont écrites. Enfin, et c'est là un point important qu'il indique dans sa courte préface, cette fière et noble Bretagne ayant gardé la religion de ses pères, le culte de la famille, l'amour des vieux usages, l'instinct de l'idéal, les saintes traditions d'héroïsme, de simplicité et de grandeur morale, c'est-à-dire les plus pures, les ptus'fécondes inspirations que puisse rencontrer un poëte en dehors de toute préoccupation de race, de caste ou de province, il en résutteque l'auteur dés Histoires poétiques a pu être à ta fois local par )a forme et général par le fond, s'adresser a toutes tes âmes capables de le sentir, sans quitter le berceau où s'abrite sa muse, et faire arriver jusqu'à nous ce souffc tout imprégné de t'agreste parfum de seslandes, maisdoux à tous les fronts et vivifiant pour tous les coeurs. Qui ne se souvient du charmant poème de jVarte et du tout ce qu'il y avait de grâce et de fraîcheur dans cette idyHc printanière qui marqua les heureux débuts deM.Brixcux.' Publiée dans un moment de révolution littéraire et au m lieu d'autres œuvres plus orageuses et plus éclatantes, MarM a eu cela de remarquable, qu'elle ne portait aucune trace de ces orages d'alentour, et contrastait, par sa douce sérénité, avec leurs éclairs et leurs bruits. E)!e fut a~cueillie pourtant, elle fut.lue avec délices, et elle a survécu à bon nombre de ses contemporains superbes, qui eussent volontiers dédaigné cette sœur cadette, humble et timide comme les Heurs de ses bruyères. Vous est-il arrivé parfois, en voyageant à pied dans les pays de montagnes, de découvrir une source d'eau vive à demi cachée sous la
------------------------------------------------------------------------
mousse ou dans )e creux d'un rucher, et si-limpide, si transparente, qu'elle semble peu profonde, tant il est facile décompter les cailloux et les herbes de son )it? Elle tient peu de place, et son murmure est imperceptible auprès du torrent ou de la cascade voisine qui éveille les échos et déroute ses nappes argentées. Vienne le mois d'août et ses chaleurs arides; la cascade est silencieuse, le torrent est tari; vous retournez à la source, croyant la trouver desséchée elle est toujours )à, aussi pure, aussi fraîche, souriant au ciel bleu et s'offrant à vos lèvres altérées. C'est une impression analogue que l'on éprouve en relisant ce gracieux poëmo de M<ï)'s, et il y a dans la destinée, dans la physionomie du poète lui-même queiq~uschose de pareil. Sans fracas, sans charlatanisme, à l'écart sur les rives de son~<3KoudesonA?'~<)?', il a laissé passer le gros de l'armée romantique, et, après que s'est dissipée la poussière du combat, il s'est retrouvé aussi calme que le premier jour et sûr de voir revenir a lui les âmes fidèles a l'idéal et aux beaux vers.
La rustique épopée des Br~otM a ëtë, pour ainsi dire, la virilité de ce talent, dont Mar~ avait inauguré la jeunesse aimable. P/'MH~ g< AMa; et le reeueit lyrique de la F/e!M' ~'o?', venant après les Bre<o;M, formaient comme une guirlande plus légère, enroulée autour de ce sévère poème. Aujourd'hui M. Brizeux complète et couronne l'ensemble de son oeuvre nationale a l'aide de ces Histoires yoe<t~if& qui participent a la fois de l'idylle, de la poésie épique et de.la poésie familière, et dont quelques-unes compteront parmi les joyaux les plus exquis de son sobre et précieux écrin.
Ce nouveau volume se divise en deux parties principales, carl'auteurnous permettra d'attacher peu d'importance aux petites pièces détachées qu'il a recueillies sous
18
------------------------------------------------------------------------
ic titre de Cycle. La plupart sont des traductions, et quelles que soient, chez M. Brizeux, l'élégance et la précision de ia forme, si consommé qu'il soit dans tous les secrets du style et du tour poétique, il y a une remarque à faire au sujet de ces petits chefs-d'oeuvre que l'Antiquité nous a tëguës comme les bracelets et les colliers d'or de ses Muses. Délicieux dans l'original, ils deviennent, dans la traduction la plus excellente, inférieurs au morceau le plus ordinaire de la poésie moderne. Qui ne connaît, par r exemple, le ravissant Sic vos non ~oMs de Virgi)e? Voici la traduction de M. Brizeux
J'ai fait des vers, un autre en eut tous les honneurs Vous pour un autre aussi portez,sous )esch:deurs, Brebis, vos toisons blanches j
Vous pour un autre aussi posez, oiseaux chanteurs, Votre nid sur les branches;
Vous pour un autre aussi, grands bceut's, de vos sueurs Fertilisez les terres;
Vt)us pour un autre aussi pompez le suc des fleurs, Vous, abeilles légères.
A coup sûr, cela est bien on sent que c'est un poète. qui seul a pu traduire ou paraphraser ainsi le plus adorable, le plus divin des poëtes. Et cependant qu'il y a loin de là à la brièveté merveilleusedes pentamètres de Virgile! Je ne veux pas abuser de mon latin Je glisse donc, et j'arrive aux vrais titres de ce volume à nos sympathies et a nos suffrages les HM<oM'e.s poétiques et la Poe~Me NOK~rc~c.
Nous sommes presque f.'tchc que M. Brizeux, s) peu enclin d'habitude à grossir le ton et à se surfaire, ait donné ce titre de Poe~Mg nouvelle au poëme didactique qui termine son livre. Le lecteur. pourrait s'y tromper, et croire qu'il a prétendu faire acte de législateur, imposer à l'art
------------------------------------------------------------------------
des règles inconnues d'Horace et de Boileau, et lancer de nouveau la poésie dans des voies révolutionnaires. H y aurait )à dès lors l'inconvénient attaché à toute œuvre qui tient moins ou donne autre chose que ce qu'elle promet. Après avoir rendu, en commençant, un respectueux hommage Boileau et à Horace, M. Brizeux ajoute Ils ont donne h forme, et j'indique le fond.
Soit! Mais on est tente de lui répondre qu'ils se sont fait la meilleure part, la seule du moins qui puisse s'apprendre, et par conséquent, s'enseigner. Un jeune homme né avec la vocation et l'aptitude poétiques peut fort bien ignorer ces lois matérielles de l'art des vers, que Boileau énumére avec une justesse un peu sèche, qu'Horace effleure avec une grâce inimitable. U est donc utile qu'on lui révèle la forme, c'est-à-dire'ce qui lui manque et ce qu'il peut ac- quérir ;.mais le fond, c'est-à-dire ce qui ne s'acquiert pas? L'éducation poétique, toujours un peu illusoire, ledevient surtout torsqu'it s'agit de montrer aux néophytes les thèmes qu'ils doivent choisir, les mé)odies qui doivent naître dans leur âme, et non plus le doigté de l'instrument dont ils doivent jouer. Je comprends très-bien que Mozart ou Schubert aient eu besoin, à leur début, d'un maître d'harmonie ou de contre-point je comprendrais moins qu'on eût eu l'idée de leur.indiquer l'inspiration primitive du La ci darem la maHo ou du Roi des ~M~H~. Qu'a donc fait M. Brizeux ? Tout simplement des exemples de poésie comme on fait des exemples d'écriture ou de dessin une série de tableaux parmi lesquels il en est de charmants, et qui donnent envie d'être poëte pour )ui ressembler, pour sentir, penser, voir et décrire comme lui. Peut-être est-ce là, à tout prendre, le dernier mot du poëme didactique. Virgile,
------------------------------------------------------------------------
par ses Geor~î~Me. n'a pas formé, nous le croyons bien, un seul bon agriculteur; mais il a tracé des peintures enchanteresses qui inspirent aux esprits les plus froids le sentiment de )a nature, l'amour de la campagne et des travaux rustiques. De même, M. Brizeux, dont le culte est l'idéal, ou, en d'autres termes, la poésie dans son acception la plus haute et la plus pure, l'a cherché tour à tour dans la nature, au milieu de toutes les harmonies champêtres dans la cité, au milieu des enseignements, des souvenirs, des passions et des travers de Paris, la vit)eparexce)!ence dans les temples, au milieu des monuments, des ruines et des ogHses de Rome, la capitale des re!igiohs tombées et de )a religion immortelle. I! a successivement placé son apprenti poëte en face de ces trois grandes inspirations que nous avonségalement trouvées chez M. Victor de Laprade .les champs, l'homme, et Dieu, texte suprême de toute poésie, auquel aboutissent les deux autres. Urie fois cette réserve faite, une fois que nous aurons constaté qu'il n'est pas question ici de lois ou de doctrines nouvelles, mais d'un nouveau peterinage aux vraies sources poétiques proposé par un homme qui s'y connaît a une génération qui les oublie, nous n'aurons presque plus qu'à louer dans le poëme de M. Brizeux. Quel charme et quelle vie dans ce tableau de.la campagne, rendue, après une absence, au poète qu'oHo a vu naître, et qui t'aime! 1
Gravissons la montagne. A l'ombre des vieux chênes, Des Celtes, nos a!eux, les traces sont prochaines. Plus d'un barde a chanté, là, devant ce met)-/i)r Évoquons en passant la voix du souvenir.
De l'heureuse nature harmonieux royaume!
Oh! comme toutf)eurit,-tout brille, tout embaume De verdure entouré, de verdure couvert,
On avance sans bruit sur un beau lapis vert.
L'extase par moment vous arrête, et l'on cueine
------------------------------------------------------------------------
Autour d'un tronc énorme un léger chèvrefeuille; On s étend sur la mousse au pied d'un frais bouleau', Et tout près, sous des fleurs, on entend couler i'eau. Alors, à deux genoux, et les mains sur la terre, Le voyageur, pareil au faon, se désaltère;
Et merles à l'entour, grives, chardonnerels,Emplissent de leurs voix le dôme des forêts, Voletant, sautiUant, du bec lissant leurs ailes, Et de leurs yeux si clairs jetant des étincelles- Ainsi dans ces concerts, ces parfums, ces cou)eur<, Celui qui les a faits, oiseaux, arbres et fleurs, Se révèle. Partout Dieu présent, Dieu sensible Dans la création l'invisible et visible
Le symbole s'entr'ouvre, et sous le voile d'or, L'Etre pur apparaît, plus radieux encor.
Dans le second chant, la Cité,'nous avons remarqué une évocation de Molière, vraiment digne du sublime poëte du Misanthrope. Nous voudrions pouvoir la transcrire mais on nous pardonnera de choisir de préférence les vers suivants, où M. Brizeux a mis toute son âme bretonne Nous voici parvenus sur la place publique
Dans un marais de sang, ici la France antique
Disparut! Un roi saint, son épouse, sa sœur,
Un poëte au cœur d'or, généreux défenseur,
Et de saints magistrats et des prêtres snMimes,
Des femmes, des vieillards et cent mille victimes
Une pierre a couvert le hideux échafaud,
Mais le sang fume encor, il bout, il parte haut.
0 sombre tragédie 6 drame lamentable!
Que nous font désormais les héros de la Fahlp,
César même et Brutus, le stoïque assassin?
Là mourait un tyran, ici mourut un saint.
Toute une nation, justement affranchie,
Soudain ivre de sang et folle d'anarchie,
A son brillant passé sans regret dit adieu,
Répudiant ses mœurs, ses grands hommes, son t)i(~).
Ceux qui la conduisaient dans sa nouvelle voie
De ses déchaînements les premiers sont la proie;
~8.
------------------------------------------------------------------------
Puis sous le couperet elle traîne en janvier
Celui que tout martyr aurait droit d'envier:
Aux mains de trois bourreaux, sur cette horrible place, On dépouille le Christ devant la populace;
Le douxCapetieu,)ems.de saint Louis,
Au l'ront loyal et pur, orné de fleurs de lis,
L'esprit haut, le cœur tendre, appelé Louis seize,
Clieut par qui vivront Matesherhe et Desèze! Mais l'hostie a changé t'echat'aud en'autel,
Ktt'ame en pardonnant s'e)eva vers le ciel.
Quelle équité! quelle noblesse quelle simplicité mâle et
triste, admirablement appropriée au sujet! Je me suis pourtant permis de souligner, à la façon des critiques d'il y a cinquante ans, le mot~M~MMM~ non pasqu'i) n'y eût quelque chose de juste dans plusieurs des réformes de 17 89, mais parce que le mot fait dissonance et surprend le lecteur. !) nous semble que l'adverbe follement rentrerait mieux dans le ton général du morceau; ceci n'est pasde la politique, c'est de la littérature.
H y aurait à signaler encore bien des beautés poétiques dans le troisième chant; entre autres, l'apparition des trois Muses la Poésie, la Philosophie et la Théologie. Seulement, on pourrait toujours se demander quel est le lien et i'unité didactique de ces différents morceaux; ou comment ils forment, dans la pensée de l'auteur, uncPo~~KeMOK~ et quand on aurait répondu que tous sont réunis et liés entre eux par le sentiment de l'Idéal, et par la.leçon exprimée dans ces deux vers
Au uprStre d'enseigner les choses immortelles;
Poëte, ton devoir est de les rendre belles,
il resterait à conclure que, si cela ne suffit pas tout à fait pour constituer un nouvel Art poétique, c'est assez du moins pour offrir un bel exemple et un bon modèle.
------------------------------------------------------------------------
J'ai hâte, d'àiUeurs, d'arriver aux Histoires poétiques qui occupent et'qui méritent la première place dans le volume. Mettons d'abord, hors ligne, parmi ces hM~OM' les Pëc/ieM)' la P<tta; M'Mtëe, tes Mo:Momt!etM's, les Bains de mer, et surtout les Écoliers de Vannes, que j'ai relus dix fois avec une émotion toujours nouvelle. C'est dans ces cinq petits poëmes qu'il faut chercher M. Brizeux tout entier élégant sous un air de simplicité plus charmante encore que sincère; mâle comme cette race cette qu'il chante, et dont il est sorti; sain comme l'air de ses grèves; pur comme le regard de ses vierges d'Mh': mais, au fond, et en y regardant de près, poëte très-habile, très-raffiné. et, au milieu de tous ses Br~M, de tous ses Coat-Forn, de tous ses EKK-Te~, très-soigneux de conserver à la poésie ses.conditions les plus exquises et les plus françaises. C'est ce metange d'inspiration origina)e et de couleur locale avec cette aptitude à rentrer dans l'harmonie générale. de notre littérature, qui fait le piquant et'ia grâce de l'aimable muse de M. Brizeux. Il n'est pas rare de rencontrer, en plein faubourg Saint-Germain, quelque belle et riche héritière de Rennes ou de Ptoërme) mariée à un Parisien p!M'MtM< On vous l'annonce ou elle s'annonce comme Bretonne bretonnante, et peut-être bien aperçoit-on, dans un coin de son salon, une coiffe blanche, une jupe rayée et une quenouille mais, dans le fait, elle est habillée par Victorine, son salon est meublé par Monbro, une élégance innée respire dans toute sa personne, et son léger accent, ses petites originalités de détail, le soin qu'elle prend d'être plus Bretonne encore qu'elle ne le paraît, ne sont qu'un agrément de plus. C'est qu'en définitive elle est femme, elle est belle, un noble sang coule dans ses veines, et ses distinctions particulières de province, d'éducation et de race ne font que donner plus de relief à ces distinc-
------------------------------------------------------------------------
tions générales. II en est de même de la poésie de M. Brizeux, et nous l'en félicitons. Remarquons aussi une autre nuance. Dans les sujets qu'il traite, dans les détails de moeurs qu'il retrace, dans l'épopée rustique et familière qu'il combine avec l'idylle, il se trouvait placé entre deux écueils ou de tomber dans le faux sous prétexte d'idéal, ou d'exagérer le réalisme sous prétexte de vérité ou de nous donner une Bretagne d'opéra et de romance, une Armorique dans le goût des romans de ~820 et de la ~Hf~e po~<j)Ke, ou bien d'abuser du mot propre dans les détails techniques et domestiques de l'Idylle. Cette difficu!të, qui est du reste commune à toute oeuvre d'art, mais qui, en c.es cadres étroits, se précisait davantage, M. Brizeux l'a fort heureusement résolue. Les larges ~Yt!M, la .SOMpe ~ttNMM~e, le <<n'd sm' le JMKM HOM', tes pû!'M, font très-bonne mine dans ses vers, parce que la vérité du tableau ne saurait s'en passer, et qu'au lieu de se cacher honteusement sous des périphrases, ils s'ennoblissent d'eux-mêmes en concourant à l'effet de t'ensembte. C'est là que se reconnaît l'habileté de l'artiste et du poëte. C'est ainsi que s'opère la fusion entre l'idéal et le vrai, trait distinctif du talent de M. Brizeux. Mais combien ces remarques semblent froides et pédantesques auprès de l'impression même et du charme que l'on éprouve en lisant ces poëmes Voyez, dans les PscheMt'.s, le départ pour la pleine mer, et cette naïve chanson des deux enfants, dont voici le refrain Le bon Jésus marchait sur t'eau,
Va sans peur, mon petit bateau
et la prière de la vieille mère, balayant la poussière sainte, la poussière d'une chapelle dont chaque dalle est un tom-
------------------------------------------------------------------------
beau, afin que Dieu ramène les pêcheurs battus par l'orage. Ils reviennent, en effet, mais ils n'ont sauvé que leur vie. Alors commence le pathétique chant des QKf;<e!M' qui nous montre ces pauvres Bretons de la plage accueillis et consolés par les Bretons laboureurs, le nouveau bateau taillé dans un chêne séculaire et lancé à la mer avec la même foi et le même courage
Jésus nous conduira sur Feau,
Va sans peur, mon petit bateau
C'est ta un tableau achevé dans ses proportions modestes les plus beaux sentiments de t'âme s'y révèlent dans toute leur simplicité primitive. Ah 1 quand la poésie déroule de telles images, ne dites pas qu'elle est oiseuse ou corruptrice; dites plutôt qu'elle est, après la retigion, la nourriture la plus salubre et !a plus pure que puisse savourer le cœur!
Nous retrouvons )e même genre, de beautés dans les JMotMOHKCM?~ et dans les Bains de mer, où la civilisation et la corruption des vittes, représentées par les baigneurs citadins, sont mises en présence de t'innocence et de la simplicité armoricaines. Il y a là un contraste parfaitement saisi, et qui nous a tous frappés dans ces rendezvous de l'oisiveté élégante ou malade, forçant la population indigène de lui faire place pour un peu d'or, de subir ses caprices, de se laisser envahir par ses mœurs et quelquefois par ses vices. Le jeune paysan breton, fuyant )a maison paternelle pour ne pas être témoin des plaisirs de ces étrangers et du trouble qu'ils apportent à son foyer, puis revenant guidé par un pressentiment sinistre et arrivé a temps pour arracher sa jolie sœur aux insolentes entreprises d'un dandy parisien, est une figure esquissée
------------------------------------------------------------------------
de main de maître; l'inspiration des Écoliers de Vannes nous parait d'un ordre supérieur encore. On sait qu'en tSiatesëcoHersdu cottëgo de Vannes se firent soldats pour défendre leur drapeau blanc, et que ces adolescents hërotques, fils des ~c<M:~ de la Vendée, livrèrent aux Bleits un combat meurtrier
Ces enfants, accablés du poids de leurs fusils,
Ils partirent trois cents; combien reviendront-ils I
s'écrie le poëte. Mais ne craignez. pas qu'en évoquant ce sanglant et glorieux souvenir il réveille les haines et ravive les blessures non, c'est là qu'éclate' l'influence balsamique et consolatrice de la poésie, ce rôle de soeur de charité idéale, recueillant les blessés de t'Histoire, pour s'incliner, sourire et prier à leur chevet. Au second chant, en i855, un ancien combattant de ces journées, devenu curé de campagne et vieilli avant t'age par la fatigue et le chagrin, sort de grand matin de son presbytère pour aller dire une messe de mort; messe d'anniversaire qu'il célèbre les larmes aux yeux et le repentir dans le cœur, pour l'âme d'un jeune homme qu'il croit avoir tue dans la melée. Sur le sentier qui conduit à son église, il rencontre un paysagiste qui vient, lui aussi, retrouver des souvenirs dans cette vallée aujourd'hui si calme. Ils échangent d'amicares paroles, et bientôt, de confidence en confidence, ils reconnaissent qu'ils se sont, vingt ans auparavant, battus l'un contre l'autre, et te curé découvre que c'est là ce jeune bleu qu'il a vu tomber sous ses coups et dont le souvenir l'a tant de fois poursuivi. Sa joie, sa messe de deuil se changeant en messe d'actions de grâces, les tendres épanchements des deux nouveaux amis, l'hospitalité sous la treille et l'agreste repas, tout cela est exquis, délicieux, plein de ces émotions douces qui charment sans amollir.
------------------------------------------------------------------------
Nous n'insisterons pas davantage on a )à M. Brizeux dans sa plus,attrayante manière, dans toute la grâce virile de sa physionomie poétique. Quant aux chicanes qu'on peut adresser à son livre, elles se réduisent à deux. Raconter en vers est chose très-difficile, surtout quand on est forcé, par la petitesse du cadre, de se borner à indiquer. L'indication, chez M. Brizeux, est toujours juste mais elle est parfois .si sommaire, qu;il en résulte un peu d'obscurité. Ceci n'est presquerien; ce qui me sembleplusgrave, c'estcette inexplicable pièce intitulée Un Celte, où M. Brizeux a cru devoir rendre hommage à la mémoire de M. de Lamennais. Lorsqu'un tel homme meurt, il faut parler de lui,
nous dit-il c'est tout le contraire qu'il fallait dire Lorsqu'un tel homme meurt, on doit se taire. Le silence est à la fois le châtiment le plus digne de ceux qui l'infligent et le plus cruel pour celui qui le mérite. Catholique et monarchique dans tout le reste de son volume, comment M. Brizeux ne s'est-il pas aperçu que, par cetteseule fausse note, il donnait aux juges rigides le droit de demander si cette religion et ce royatisme étaient chez lui une prédilection d'artiste ou une conviction de penseur, une poésie ou une foi?
Mais je suis à mon tour trop sévère. C'est tout simplement un Breton qui n'a pas voulu abandonner la cause d'un compatriote et qui s'entête à honorer en lui l'entêtement mal dirigé. Je reviens bien vite aux Pcc/MMrs, aux jVotMOHKetH's, aux Bains de mer, aux Écoliers ~e Vannes, a.!a Poe~qMe nouvelle, à cet art délicat, à ce souffle virgiHen, parfumé deFairdes monta'gnes chrétiennes, et je me dis que, s'il arrive à un tel poëte de se tromper une fois, s'y arrêter trop et appuyer trop fort serait de l'injustice et de l'ingratitude.
------------------------------------------------------------------------
Nous entrons, avec M. Maxime Du Camp, dans des sphères plus discutables et plus troublées faut-il s'en féliter'? faut-il s'en plaindre? Assurément il est triste de voir un esprit aussi distingué se placer dans un milieu diamëtralemént opposé au notre, adorer ce que nous brûtons, brûler ce que nous adorons, et lancer un manifeste rëvolutionnaire à une époque bien dégoûtée, nous le- croyons, de révolutions et de manifestes. Mais, Dieu merci! la discussion, le débat, les contrastes, ne sauraient nuire à la Httërature elle y trouve ses plus précieux éléments de vie, de mouvement et de progrès. L'école spiritualiste et chrétienne, par exemple, ferait moins ressortir ses mérites et laisserait ses défenseurs plus froids, s'il n'y avait, tout à cùté, des écrivains, des artistes, des poëtes, demandant leurs succès à d'autres doctrines et leurs inspirations à d'autres sources. Ces sujets de contradiction et de dissidence ne peuvent avoir pour nous qu'un seu)inconvénient: ce serait de rencontrer des adversaires on assure qu'il en existe qui, jouissant et même abusant de la liberté de discussion pour eux-mêmes, ne la supportent pas chez les autres, et qui,-grands parieurs de Hbëratisme et de déLes Chanis modernes.
M. MAXIME DU CAMP t
H)
------------------------------------------------------------------------
mourutie, seraient ravis de trouver quoique part une petite muselière bien despotique et bien répressive à l'usage du critique assez malappris pour n'admirer que médiocrement ou [eurs personnes ou leurs idoles. M. Maxime Du Camp n'est pas de ceux-là il appartient à un jeune groupe poétique et tittéraire qui, d'une part, reconnaît aux convictions sincères le droit d'attaquer ce qui les froisse, et; de l'autre, n'est pas persuadé que les vieiiïes reliques et les vieux fétiches des vieux partis soient un bagage bien commode pour qui veut marcher à la découverte dans les voies de l'avenir. Ne redouter pour ses opinions ou pour ses œuvres ni te grand air, ni le soleil,.appeler la contradiction, savoir la supporter, et, tout en la provoquant, offrir à ses juges assez de qualités réelles.et de vraies beautés pour mériter que ia touange se mêle au b)amo et le tempère, n'est-ce pas s'assurer d'avance temeitteur témoignage qu'on puisse se rendre d'un parti à t'autre des éloges toujours justes et une critique toujours libre? Un mot d'abord du programme ou manifeste poétique p)acë par M. Maxime Du Camp en tête de ses Chants Mc~H~, et qui, par les questionsnombreusesqu'il soulève, par les divers points qu'il attaque, est de nature à rencontrer souvent, a quelques lignes de distance, l'assentiment le plus complet, les reserves les plus formeHes, les contestations les plus absolues. Mais commençons par écarter du débat ce qui touche a la retigion catholique et ce qui touche a l'Académie française de ces deux sujets de querelle, l'un nous attriste trop et nous est trop sacré pour figurer comme accessoire dans un article littéraire; l'autre, sous la plume de M. Du Canip, a un tel air de boutade juvénHe et se rattaclie si peu au fond même de ses idées, que n'en point parler, c'est s'épargner des personnatités et un horsd'oeuvre.
1 !)
------------------------------------------------------------------------
Voici, en résume, la .Poe~M HOXt~~t: prechëe par M. Maxime Du Camp. Tandis que l'industrie et la science étonnent le monde par leurs progrès, tandis que là nature achevé de livrer à l'homme, son maître, ses derniers ou ses avant-derniers secrets, la poésie reste stationnaire ou rétrograde. Elle languit, elle se meurt, et c'est a peine si ses amis osent protester contre sa disgrâce, tant elle fait peu-pour la conjurer. D'où vient ce!a? De ce que la poésie s'obstine aux formes, aux traditions, aux symboles du passe, pendant que l'humanité s'élance vers les conquêtes de l'avenir. Elle en est encore aux périphrases, à la routine académique, aux allégories ou aux personnifications mythoiogiques des objets extérieurs, au moment où une génération hardie, qui n'a plus rien a envier Promëthëe et aux Titans, escalade le ciel, perce les montagnes, comble les abîmes, descend dans les entrailles de la terre, lui dérobe le feu et l'or, anime les cent bras de l'usine et de la forge, féconde la mine, ]o charbon et la houitte, et dëcup)e, par des forces nouvelles, sa puissance et sa vie. De !a, entre h poésie 'pui reste immobile et le siècle qui marche à pas de géant, une distance, une mësintetiigence toujours croissantes. Que faut-il faire pour les effacer ou les anioindrir ? U faut que la poésie se débarrasse de ses vieilleries classiques, allégoriques, symboliques, mythologiques, jouets des peuples enfants, langes des sociétés trop jeunes et trop faib!es pour supporter ou saisir la vérité sans voile, draperie inutneau poëte dès l'instant que l'homme la soulève et !a déchire. Il faut qu'elle en finisse avec la périphra' c, cette glaciale sœur de l'allégorie et de la mythologie qu'au lieu de figurer parmi les traînards, parmi les bagages de l'arrière-garde, elle s'avance au premier rang de l'armée, avec les pionniers et lés éclaireurs. Enfin et c'est ici le côté vraiment neuf du programme– i!
------------------------------------------------------------------------
faut que la poésie, loin de s'effrayer des triomphes de l'industrie et de la science, se fasse leur alliée, qu'elle s'empare de leurs découvertes, se les assimile et en dégage l'élément poétique, si grandiose et si magnifique dans toutes ces manifestations du génie de i'homme domptant et viviliant la matière. L'Hippocrène est tarie puisons dans ces sources souterraines où s'élaborent les gaz, les métaux et )es machines; Pégaseest poussif montons ces merveilleux hippogriffes qui sillonnent l'espacesur l'aile de la vapeur. Grâce à cette généreuse initiative, à cette intervention de l'idéal dans le matériel, à ce bail nouveau passé entre l'art et l'humanité, nous aurons enfin ce que n'ont pu nous donner ni )es poètes illustres de la Restauration, découragés et vaincus avant l'heure, ni l'impuissante école du bon sens, ni l'école plus déplorable encore de l'art pour l'art, de la ciselure et de l'arabesque: la poésie nouvelle, la poésie de notre siècle, les C/MH~ mo~'HM. On le voit, M. Maxime Du Camp a eu du moins le mérite, dans sa préface, de préparer et d'expliquer son livre. Nous admettons presque sans réserve, dans cette série d'assertions justes, paradoxales ou erronées, tout ce qui touche aux vieux moules de la tradition, de la routine et de la fable. Le seul reproche qu'on puisse adresser à 'cette partie du réquisitoire, estdes'acharner sur des choses tombées. La périphrase, déjà bien ma)ade, est morte le jour où M. Hugo a écrit Het'yMMt et les 0)'!SM<a~. Quant à la mythologie et à son .cortège de Dieux et de Déesses, nous espérons bien.que nul ne songe a la ressusciter autrement que comme étude de l'antique ou exercice d'écolier; mais, grâce au ciet ce n'est ni l'industrie ni la science qui l'ont tuée, c'est le christianisme. Une fâcheuse méprise lui a valu une sorte de renaissance dans un siècle littéraire qui a été grand malgré elle et non pas à cause d'elle,
------------------------------------------------------------------------
Les vrais poètes modernes, Dante, Milton, tShukspe~re, Corneille, Molière, s'en sont très-peu souciés. Racine est Lien plus parfait et plus homogène dans jE~/«' et dans Athalie que dans Jp/tï~cMM et dans ~H~'oMM~e et C))uteaubriand, en remarquantà que) point Phèdre était chrétienne, a fait le procès de cette poésie qui n'a pu retrouver un instant de vie factice qu'à la condition d'accepter l'influence de ce qui l'avait vaincue. Voi)à donc qui est Uni, clos, enterré, et M. Maxime Du Camp, en cette affaire, bien différent de Galilée, n'a que le tort de H'aM~' pas trop <<M)'aMOM. Serons-nous de composition aussi facile a t'ëgard de l'alliance qu'il propose entre l'Industrie et la Poésie? Nous ne le croyons pas.
Et d'abord, comment l'entend-il? Dans cet accord intime et cordial, tiendra-t-il la balance égale? La poésie, j'en ai bien peur, y renouvellerait à ses dépens la fable du pot de terre et du pot de fer. A qui s'adresseraient les poëmes conçus d'après ce système? Aux esprits positifs? Ce serait, en effet, le moyen de multiplier à l'infini votre auditoire; mais ceux-là ne se feront pas poétiques parce que la poésie se sera faite positive ils préféreront toujours le chiffre exact, la démonstration mathématique, le produit brut, la somme ronde, à tous les ornements dont on essayera de parer leurs idoles. Vos poëmes se rabattront-ils sur les esprits poétiques? Hélas! c'est ce qu'ils ont de mieux à faire; mais prenez garde! ceux-là vous sauront peu de gré de vos avances à ces forces matérielles qui les inquiètent et les exilent. Pour eux, nos victoires industrielles et scientifiques sont des sujets de tristesse et d'alarme, si l'homme, enivré de sa puissance, y trouve une raison de n'adorer que soi, d'oublier à la fois le néant de son être et la grandeur de son origine, double condition de sa nature, double élément de sa poésie. C'est parce que l'industrie et
------------------------------------------------------------------------
la science le détournent tout ensemble de ce qu'U y a en lui de divin et de misërabte, c'est parce qu'elles lui font perdre de vue ce contraste célébré par Pasca) en des paroles immortelles, que nous nous en méfierons constamment au point de vue de leurs rapports avec les'facultés de l'âme. Or, ces facultés, c'est la poésie même dans son. véritable et inaliénable empire. Pour nous, un sentiment, une idée, un repli du cœur, un phénomène de la conscience, un des mille incidents de ce monde inférieur et invisible qui a Dieu pour souverain et pour sujet le ?'o~Mpe?MaMt, ont cent fois plus de valeur morale et poétique que ces inventions savantes et ces magiques travaux qui ne sauraient ni prolonger d'un jour la vie de l'homme, ni lui révéler un mot des secrets de sa destinée. Pour nous, la plus notablé conséquence de cette suzeraineté matérielle des sciences exactes, des arts mécaniques et du génie industriel, doit être, au contraire, de faire rentrer au fond des âmes et des cœurs cet idéal, cette poésie, cette douce et noble chimère, qui, n'ayantp)uspriseau dehors, dans la société et le monde, ne nous en devient que plus chère; comme ces proscrits que l'on préfère aux heureux, comme ces, pauvres maisons en ruine auxquelles on s'attache plus qu'à des palais. Après tout, on ne pourra point faire que le genre humain ne se partage pas en deux grandes catégories, les contemplateurs et les positifs, et que ceux-ci ne soient pas, dans leurs goûts, leurs prédilections et leurs habitudes, le contraire de ceux-là. Après tout, les chemins de fer, les bateaux à hëiice et les télégraphes électriques ne sont pas des découvertes plus merveilleuses que l'imprimerie, la poudre à canon et la boussole. De grands poètes sont venus après ces premières inventions du génie moderne, et ils ne se sont occupés ni à les chanter, ni à faire sentir leur influence dans leurs vers. Milton a bien
------------------------------------------------------------------------
mis du canon dans son combat des bons et des mauvais anges; mais ce n'est pas là ce qu'on trouve de plus admirable dans son sublimé poème.
Que reste-t-il donc de l'innovation proposée par M. Maxime Du Camp? Ce qui reste des paradoxes des hommes de talent: une petite dose de vérité à extraire d'une dose plus forte d'illusions ou d'erreurs. Uest trèsvrai que la poésie moderne peut et doit chercher des tableaux, des images et même des inspirations nouvelles dans ces nouveaux développements de la puissance humaine appliquée àux forces de'ta nature et de la matière. Sans s'y compromettre par unealliance trop étroite et trop onéreuse, elle ne saurait rester insensible à ces grands et émouvants spectacles, et la faculté de vibration qu'elle possède doit être mise en jeu par les prodiges de l'électricité et de la vapeur tout comme par les pathétiques récits de )'histoire, tes catastrophes contemporaines, les beautés du paysage ou les luttes de la conscience et du coeur. L'essentiel est qu'ette y arrive en souveraine; et que, même en célébrant ces merveilles, elle fasse toujours comprendre quet'imagination qui en saisit le côté poétique est supérieure à la science qui en développe le côte positif. L'essentiel surtout est qu'ette mette son âme et n'en.subisse pas les séductions descriptives au point de revenir aux Delille, aux ChénedoUë, aux Ecouchard-Lehrun et aux Esménard. Là encore, nous consentons a M. Maxime Du Camp de faire bonne garde. Je crains qu'il ne lui soit plus facile detrouverdes versificateurs qui se rangent àlasuite de l'armée scientifique ou industrielle que des poëtes qui se placent à sa tête.
Ces objections ne nous empêchent pas de reconnaître tout t ce qu'il y a de généreux et de sympathique dans plusieurs passages de la préface de M. Du Camp. II aime sincère-
------------------------------------------------------------------------
ment et ardemment la littérature; il ne veut pas qu'elle se désiste, s'étiole ou s'avilisse it fait un noble appel à la famille littéraire à qui l'on peut trop souvent appliquer le ro'a est coKCordtft ~<f!tm. Grands et petits, jeunes et vieux,-i! nous invite tous à nous unir, à faire cause commune, à marcher ensemble et sous le même drapeau à la conquête de ces mystérieux trésors de l'avenir, idëate'toison d'or qui attend ses Argonautes.-Lui-même appelé cela.. un beau rêve, et il a raison; mais cette i))usion-!à est de ceHes qui honorent la ressentir et la peindre aussi bien, c'est prouver qu'on serait, pour sa part, capable de la réaliser.- Plus tard, quand M. Du Camp aura vécu et observé davantage, il avouera aux autres et à )ui-même ce qu'il entrevoit déjà que la république des lettres, comme presque toutes les républiques, se compose de petites vanités, de petites haines, de petits intérêts et de petits ëgoïsmes qui rendent le dévouementrare, le gouvernement difficile et l'union impossible; que les programmes qui reposent sur la vertu et sur la perfectibilité humaine sont, hoias! d'une application moinssûre que ceux qui se fondent sur nos vices et nos faiblesses, et qu'il obtiendrait plus aisément de ses confrères dix vaudevittes et vingt bons mots qu'une heure d'adhésion à un même drapeau et d'obéissance à une même consigne.
La discussion des doctrines poétiques de-M. Maxime Du Camp nous a pris presque tout l'espace que nous destinions à ses vers. C'est ce qui arrivera toujours avec les recueils de poésies précédés d'une préface un peu significative la critique, elle aussi, est une égoïste; elle prend son bien où elle le trouve, et se sent bien mieux sur son terrain en réfutant des opinions qu'en appréciant des élégies et des odes. Pour celles-là, le sentiment est tout, et le sentiment ne s'anatyse pas. On admire, on désapprouve, on est sé-
------------------------------------------------------------------------
duit, on est rebuté, on cite, on ferme le livre, et tout est dit. Je veux pourtant essayer de rattacher au fond même de la questionsoulevée par la préface de M. Du Camp, l'impression générale que ses vers m'ont laissée. J'en ferai d'abord un étoge collectif qui paraîtra peut-être bien mince, mais qui ne sera pas sans quelque valeur auprès des gens appelés, par état, a l'honneur de lire beaucoup de poésies. Les C~M~ modernes se lisent d'un bout a l'autre, avec sympathie fréquemment, avec émotion quelquefois, avec impatience souvent, jamaisavecennui. Dans lesmomentsmêmesoù l'on se sent )ep)us froissé et attristé, on songe, malgré soi, combien il faudrait peu 'pour que telle hérésie, telle fausse note disparut de la pièce qu'elle gâte, sans que le morceau perdit rien de sa portée. J'en choisirai deux exemples, l'un pris parmi ceux de ces C/MïH<~ que j'appellerai systématiques, et où l'auteur a le plus visiblement appliqué les idées de sa préface; l'autre, parmi ceux qu'il a écrits sans système, et qui rentrent dans le vieux patrimoine des sentiments poétiques. Le premier est ce fameux Sac d'argent qui a effarouché les défenseurs de ta'propriété. M. Maxime Du Camp, qui, dans cette partie de son livre, a donné tour à tour la parole, sous le titre de ChaiH~ de la matière, à la vapeur, à )a faux, à la bobine, à la locomotive, faitparler un sac d'écus qui se plaint des injuresqu'on lui prodigue, des violences dont on l'accuse, et qui, renvoyant ces accusations aux vrais coupables, c'est-à-dire aux hommes et a la société, prouve son innocence en énumérant tout ce qu'il ferait s'il était libre. L'idée a de la grandeur et l'exécution est remplie de verve. Comme le lyrisme, en pareil cas, touche a la satire et que ni l'un nil'autre ne sont forcés a une exactitude rigoureuse, j'avoue que le plaidoyer de ce pauvre sac d'argent avait commencé par me séduire..)c
------------------------------------------------------------------------
trouvais très-simple et très-raisonnable qu'il aimât mieux visiter tes mansardes, aider un artiste de génie à terminer son chef-d'œuvre, sauver de ta misère et du déshonneur les orphelins e.tJes affamés, épargner t'hôpita) aux poëtes et défrayer les grandes pensées, les grandes découvertes et les grands voyages, que grossir le trésor d'un avare, se cacher dans une cave à la première émeute qui passe, servir à l'oppression des faibles et des petits, corrompre une douzaine de consciences ou se prêter à d'ignobles agiotages. Jusque-là tout allait bien, mais M. Maxime Du Camp gâte tout par ces deux derniers vers
& Anéantissez l'héritage,
Et vous verrez si j'ai du c<BHr »
A l'instant, le lecteur se révotte; il sent qu'on le fait passer du domaine des idées générales où les poëtes ne sont pas tenus de raisonner comme les législateurs et les magistrats, dans un ordre d idées particulières où il n'est pas sain de trop séjourner. Le poëte disparaît pour faire place à l'utopiste, et ce qui n'était que du sentiment devient du système. Notre second exemple tient à des nuances si délicates que nous aurons quelque peine à l'indiquer. H y a, dans le votume, une pièce adressée par l'auteur à Aimée, sa vieille bonnè; cette pièce est touchante et charmante. M. Du Camp y interprète, dans un pathétique et poétique langage, des impressions que nous avons tous ressenties, lorsqu'au milieu-des épreuves et des souffrances de la vie, nous ramenions nos regards vers quelqu'une de ces bonnes vieilles figures, familières à notre berceau', à notre enfance, à la maison paternelle. On est ému, tout un monde de souvenirs se réveille dans l'âme, quand le poëte s'écrie 0 ma vieille servante aux épaules penchées!
Toi qui savais si bien, quand j'étais tout petit,
19.
------------------------------------------------------------------------
Calmer en souriant mes douleurs épanchées Toifjui vis partir ceux fjueia mort engtouht! Toi qui partageas tout, ma douleur et ma joie Toi que rien n'a lassée et dont le dévouement, Depuis trente-deux ans, a marche dans ma voie, Sans hésiter jamais,sa nsfaibtirun moment!
Ce retour aux années évanouies, cet hommage a une affection humble et obscure, restée fidèle pendant que t'amitié, l'amour et le monde échelonnaient leurs trahisons, estd'uncmëtancoHepënetranteetattendriequi va croissant de strophe en'strophe; mais, hélas! voici que fauteur, passant en revue ses souvenirs d'enfance, ajoute Et le froid Luxembourg, ou le long des parterres
J'arrachais, malgré toi, les fleurs a pleine main,
Pendant que tu causais avec des militaires
Vers qui tu te penchais en disant A demain
Nous prétendons faire de la critique morale et non de la critique ~MCM~c: dans un vaudeville du Palais-Royal ou une caricature de Charlet, les amours des bonnes d'enfants avec les conscrits ou les voltigeurs nous amusent sans nous scandaliser le moins du monde; mais. toute pruderie a part,.HOH ~'a< hic ~octM; rien ne devait troubler la chaste et sérieuse harmonie de ce remercîment des années assombries a l'ange gardien des années heureuses; rien ne devait nous faire ressouvenir ou savoir que cette' existence dévouée, que cet attachement quasimaternel avait pu'un moment se partager entre sa pieuse tache et des entraînements vulgaires. !t fallait que cette figure pâlie, discrète, sit)onnëe de rides, encadrée de cheveux blancs, marbrée de larmes répandues sur le cercueil de l'aïeule et de la mère, nous apparût dans son demi-jour familier et domestique, avec toute sa pureté primitive, avec le bandeau vir-
------------------------------------------------------------------------
ginat des soeurs de charité restées dans le mondf. Ici ta chasteté était encore la poésie. Cette tache en cet endroit me choque plus que des traits de fougue sensuelle dans une élégie amoureuse, ou de cavalières licences dans une gâtante chanson. M. Maxime Du Camp est artiste, et il juge les choses d'art,avec goût et autorité. Que dirait-i) d'un coup de pinceau de Boucher dans un tableau de Lesueur ou un intérieur de-Chardin?
Si j'insiste sur ce détail, bien )éger en apparence, c'est que j'y trouve la filiation secrète de tout ce que le talent et le livre de M. Maxime Du Camp offrent de compliqué, et parfois de contradictoire. Il médit de Fart pour l'art, du culte exclusif de )a forme, et, en effet, je le crois entraîné, par sa vocation de poëte et de novateur, vers des horizons plus larges et plus élevés. Bien qu'il donne une voix et presque une âme a la matière, il n'est point matérialiste; il invoquerait plutôt, sur les ruines des dogmes auxquels il ne croit plus, une sorte de christianisme vague, prêt a se laisser infuser dans les veines les doctrines du Koran, de Fourier ou de Saint-Simon. Enfin il comprend confusément que le réalisme serait à la longue mortel à la poésie. Mais, avec tout cela, il est réaliste; Balzac l'a touché de sa robuste main, et il en gardé encore la marque; d'autres fois, il arrive à imiter à son insu le mouvement lyrique et la. magnificence extérieure de M. Victor Hugo. Ailleurs, malgré son dédain sincère pour les excès de couleur et do ciselure, il se montre, sinon le disciple, au moins le voisin de chevalet de M. Théophi!ë Gautier. Il en résulte une sorte d'antagonisme et de disparate entre ses affinités d'école, de goût ou d'habitude et ses aspirations de rêveur, d'utopiste et de poëte, trop peu précisées encore pour donner :') sa manière la consistance et l'unité. Ajoutez-y cette lutte, cette dissonance qui se révèle dans. toute œuvre où ur.
------------------------------------------------------------------------
talent vrai s'impose un système artificiel, et vous comprendrez que les Cha; mo~nïM, avec de nombreuses et remarquables beautés, manquent de cette solidité de ton, de cette harmonie d'accent, de cette fermeté d'aHure, dont l'ensemble est à l'écrivain ce quc-!o caractère est a l'homme.
Je pourrais noter ce défaut de conséquence dans presque toutes les parties de ce beau volume. Ainsi, dans cellés de ses pièces auxquelles l'auteur attache probablement le plus d'importance et qui sont comme l'étiquette de son livre, dans tes C~fM:~ de la tM~te)' ce n'est pas le sujet ou la pensée primitive, c'est le détail poétique, indépendant de tout parti pris, qui plaît au lecteur et le désarme sans tout a fait le persuader; quand je lis, par exemple, cette jo)ie strophe
J'aime surtout dans les prairies, A voir les vaillants taureaux roux, Marcher sur les plantes fleuries, Deteurpassérieuxetdoux;
Pendant que les bergeronnettes Sautit)cnt auprès des ruisseaux, Et quet'on en tend les rainettes Qui coassent dans les roseaux,
je n'ai pas besoin que ce frais et aimable coin de paysage me soit retracé par une faux pour m'y arrêter et m'y plaire, et je me prête difficilement à entendre ce morceau de bois et de fer me parler de ce qu'il voit et de ce qu'il aime. Ainsi, encore dans les C~<M:<s~'<MHO!M' où vibre parfois une émotion franche et bien sentie, tel morceau commencé avec le cri du cceur et la bonne volonté d'étouffer sous les voix de t'ame celles des sens et de la chair, tourne tout à coup au matériel et pa&~ ~'eKHCHM par un trait, un souvenir, une image qui choque ou trouble les esprits
------------------------------------------------------------------------
délicats. En un mot, spiritualisme par intention, matérialisme par distraction, voilà, si une poésie quelconque pouvait se définir, èomment je définirais cette poésie! N'importe En ce temps de gros vaudevilles et de petits contes, un poëte, un artiste, jeune, enthousiaste, vaillant, dédaignant les succès faciles et se présentant à nous avec un grand et poétique volume ou des doctrines paradoxales, dangereuses, incohérentes, ne réussissent pas à gâter des centaines de beaux vers, c'est là un spectacle assez rare, un assez bon exemple littéraire pour mériter, en dépit de nos restrictions et de nos Liâmes; l'estime et la sympathie. Que dis-je? Cette sympathie sérieuse, c'est par mes rigueurs mêmes, mes insistances et mes chicanes, que je veux la témoigner à M. Maxime Du Camp Croire qu'il les préférera à un bienveillant et indifférent laconisme, n'est-ce pas encore lui rendre hommage
------------------------------------------------------------------------
Pour qui essaye dé mêler un peu d'analyse psychologique à la critique littéraire, il y a quetque chose d'instructif et de piquant à rechercher comment les divers tempéraments poétiques peuvent se transformer, se morceler ou s'assouplir, suivant le milieu où ils se développent et les circonstances accessoires qui se joignent à leur vocation primitive. Ainsi M. de Belloy, si l'on s'en tient aux surfaces et aux classifications générales, est tout simplement un poëtespirituaUste et chrétien, et il suffirait de le ranger à côté des Brizeux et des Laprade. Pourtant, que de nuances intermédiaires, en y regardant de plus près, dans ce talent délicat et charmant qui allie l'amertume à la grâce, la malice à la tristesse, la fantaisie à la foi Chevaleresque par instinct de race et tradition de,famille, artiste par aptitude et par goût, chrétien de conviction et de sentiment, poëte surtout, poëte par nature, épris de beauté, d'harmonie et d'étëgance, amant des grandeurs tombées, des illusions évanouies, des gloires et des parures du passe, M. de Belloy, dans sa poésie metancotique, résignée ou railleuse, nous fait songer à ces fleurs dont on aime d'autant plus les.couleurs et le parfum qu'elles croissent sur des ruines. f.ef/fnfh* /!<t«-fM.
M. DEBELLOY'
)V
------------------------------------------------------------------------
C'est )à, c'est parmi ces décombres où s'entremêlent l'armure du croisé, la gourde du pèlerin, la viole' du trouvère, l'échelle de soie de l'amour romanesque, t'habit brodé du marquis, le pot de rouge de Cidalise et le blanc tabiier de Lisette, c'est au milieu de ces reliques sérieuses ou légères, sacrées ou frivoles, que nous devons aller le trouver, afin qu'il nous conduise par ta main à travers ses Légendes /!eK)':&
Légendes ~!M' Le joli titre, et comme il dit bien ce qu'il veut dire Et comme il répond bien à la pensée du poëte, peu jaloux d'affecter un rigorisme qu'il n'a pas, et confiant à sa muse le soin d'épanouir le trèfle mystique ou le feston d'acanthe autour des colonnes du temple! Il s'expliqué encore mieux, d'ailleurs, dans les vers qu'il a placës en tête de son volume, et qu'on peut considérer comme une préface ou une épigraphe
Tc~e /)ftutW e[t~ ~6'ft.
Héritiers des débris de l'édifice antique,
-Ktevons, s'il se peut, mais ne détruisons rien
Et relions d'un cœurfdia) et chrétien,
).agraeeionicnneatagrandeurbib)ifjue
Contre les vains assauts d'une école hérétique,
De la tradition que l'art soit tegardien;
Pard'aimabtcsdétours)ebcaueonduitaubiei).
ria'tondéjapressenttedogmeeathotique.
ËndépitdeCa)vin,l'austère factieux,
Cardons ieteusacré que f:éonXra))umc, iSejctonspasauventiacendredes.~e.ux,
Ktsous)es\'oùtesd'o['quenôtrc'cucenspari'ume, Fils de la Renaissance, oll'rons à tous les yeux,
En regard de Davirl, la sihylle de Cume.
.)'ni cite ce sonnet :< qui Boileau sans nul doute aurait
------------------------------------------------------------------------
reconnu la valeur d'un )ong poëme, d'abord parce qu'i) est tourné de main de maître, ensuite parce qu'il sonne lieu à quelques réserves que je vais très-franchement indiquer.
L'hymne de l'Église, auquel M. de Belloy a emprunté son épigraphe, n'a pas prétendu, dans son taconismc-un peu obscur, résumer et formuler d'avance l'alliance du christianisme et du paganisme dans l'art. L'auteur de cet hymne sublime a voulu seulement rappeler aux fidèles que le dogme terrible du jugement dernier palpitait déjà dans le cœur de t'humanité tout entière, avant d'être confusément prédit par l'oracle de la sibylle et clairement annoncé par la prophétie de David. tt a voulu prouver que, pour cette vérité comme pour beaucoup d'autres, la lumière de l'Evangile, avant de se répandre sur les hommes, se fit déjà pressentir en divers points du monde et au mitieu même d'intelligences aveuglées; à peu près comme l'aube matinale qui, avant d'être le jour, s'étend à la fois, dans sa lutte avec les ténèbres, sur la cime des montagnes et sur le rebord des précipices. S'ensuit-il que, trois mille ans après, dans un siècle sceptique et troublé, trop enclin à confondre les traditions profanes et sacrées et à les infirmer toutes ensemble en les traitant de poésies, il soit utile et sage de placer David et ta sibytie si près l'un de l'autre et de tracer en marge du missel, de t'Ëvangito et du catéchisme, ces poétiques guirlandes indifféremment cueillies sur l'Hymèthe ou sur le Carmel? S'ensuit-il que la Renaissance païenne, telle que la comprirent et la propagèrent les Léon X et les Bembo, se relevant de sa tombe séculaire pour faire cortège au christianisme et l'orner sans l'affaiblir, soit possible aujourd'hui, dans un temps ou tes hiérarchies entre la vérité et t'erreur sont amoindries ou supprimées pour la plus grande partie <)e votre
------------------------------------------------------------------------
auditoire? C'est le malheur et te châtiment des époques où la foi se réfugie dans un petit nombre d'âmes, que cellesci, désormais dépositaires d'un trésor plus rare et plus menacé, soient forcées d'être plus ombrageuses et de paraître plus intolérantes, de se montrer surtout moins faciles à ces alliances entre le faux et le vrai, où le vrai aurait tout à perdre et le faux tout à gagner, puisque, se rapprochant tous deux, ils finiraient par se rencontrer dans leur éga)itë poétique. Nous comprenons très-bien que les Pères de l'Église, qu'on nous citeparfois pour nous écraser de leur autorité souveraine, n'aient pas eu ces appréhensions et ces pruderies, qu'ils aient bu aux coupes élégantes de la poésie antique sans trop s'inquiéter de ses corruptions et de ses mensonges. Inondés des clartés évangétiques, témoins de l'irrésistible défaite des fables et des idoles, contemporains et promoteurs de cet élan immense qui emportait les esprits vers la religion révélée, places au point même où s'opérait la rupture entre le paganisme et le christianisme, ils n'avaient qu'a regarder en eux et autour d'eux pour mesurer la différence qui séparait les croyances tombées de la foi nouvelle, et ne plus voir dans les riantes fictions des poëtes que les hochets de ('enfance du genre humain, brisés par sa virilité. Nous comprenons encore que les lettrés et les artistes de la Henaissance, proches voisins des rudesses du moyen âge, voulant rompre avec ce qu'ils appelaient sa barbarie, n'ayant pas expérimenté encore les dissolvants de l'esprit moderne, croyant peut-être ne pas dépasser dans leurs réformes la littérature et l'art, soient revenus avec une sorte de profane ivresse aux fictions du polythéisme, aux chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome, comme à des modèles perdus et retrouvés, des anneaux d'une chaîne longtemps enfouie, a des sources limpides où le robuste
------------------------------------------------------------------------
génie du moyen âge devait se purifier et se polir; et aussi pourquoi ne pas le dire? comme a des revanches de la chair et des sens, mortifiés par le spiritualisme chrétien. Mais aujourd'hui les situations sont changées: il ne s'agit plus, comme au temps des Pères de J'Egtise, d'amnistier. les beautés de l'art païen au nom d'une victoire récente et complète; il ne s'agit plus, comme au temps de Léon X et de la Renaissance, de les ressusciter et de les remettre en lumière pour y chercher, après une prescription de quinze siècles, des )eçons d'élégance, de politesse et de grâce. Tout est.retrouve, su, discuté, compare, analyé, contrôlé l'on n'a plus rien à apprendre, ni a oublier. Grâce a')'ë)oignement, a la fuite des années, aux démolitions du dernier siècle, aux tendances matérialistes et positives de celui-ci, les deux religions, les deux arts, ou, comme on aurait dit autrefois, les deux men.'e!leux, semblent à bien des gens remonter et se perdre dans un égal lointain on on ne demanderait pas mieux que dc les confondre. Les deux poésies, si on tes remettait en présence, ne représenteraient plus, comme il y a trois cents ans, l'une la civilisation, la correction et la beauté renaissantes, l'autre, t'ignorance, le tâtonnement, t'ébauche grossière, la )angue informe. Non celle-là représenterait la matière, et celle-ci )'ame. Si l'on a pu croire un moment, au quinzième siècle, qu'un retour à l'art païen serait un moyen de relever t'esprit, le sentiment et le goût, aujourd'hui ce serait exactement le contraire; ce retour ne marquerait, pour notre littérature civilisée, mûrie et même vieillie, qu'un pas de plus vers l'abaissement moral et le triomphe des appétits matériels. il s'associerait a une tendance analogue dans la société et dans les mceurs, et cela est si vrai que, depuis cent ans, les époques où l'art et )e goût se sont le pins rapprochés du paganisme, ont
------------------------------------------------------------------------
été aussi celles où les intèlligences, les lettres, la vie publique et privée, se sont le plus abaissées et dépravées. Et comment en serait-il autrement? Non; ce qui courbe t'homme vers fa terre et la fange, ne peut pas être t'idëat des littératures chrétiennes; non, ces fictions qui peuplent le ciel ou l'Olympe de toutes les turpitudes et de tous les vices ne peuvent p]us élever les urnes vers cette poésie qui n'est que le rayonnement du beau, vers ce beau qui n'est que le rayonnement du vrai. Tôt ou'tard, on reconnaîtra que ces facéties de dieux et de déesses, ces prouesses de Jupiter amoureux d'une vache ou se déguisant en oiseau pour faire pondre un œuf à son intéressante victime, sont d'abominables et immondes niaiseries, et que si d'anciens poètes se sont fait pardonner d'en avoir usé faute demieux et à force de talent, les poëtes nouveaux seraient inexcusables d'y puiser encore. Si t'en admet, avec un auteur contemporain, peu suspect d'intolérance que l'art ne soit pas l'orthodoxie, et que l'artiste ne soit pas le prêtre, si cette remarque a pu être appiiquëe aux civilisations nouvettes qui sortent à peine de la phase théogonique ou hiératique, combien nous semblera-t-elle plus judicieuse à-propos d'un-vieux monde à qui les religions n'apparaissent qu'à travers la brume des âges! Là, nous le répétons, tout voisinage mensonger ou apocryphe est un péril pour la vérité; là, les végétations parasites et légendaires risquent d'étouffer le texte ià, la harpe de David finirait par se perdre dans l'antre de la Sibytte.
Telles sont les objections sincères que nous soumettons à M. dé Belloy mais nous n'en concevons pas moins le point de vue où il s'est ptacé il n'a songé à soutever ou à résou'dre aucune de ces questions inquiétantes. Homme du M. E.)Mr<)'Qumpt.
------------------------------------------------------------------------
passé, justement dégoûté de notre prose bourgeoise, tout ce qui britte et fleurit sur les routes parcourues l'attire et le charme; il aime, il plaint, il ramasse la poésie partout nu il la trouve, comme une naufragée que l'on recueille sans s'informer si elle est innocente ou coupable. Elle souffre, elle est belle; elle est abandonnée, elle raconte son histoire histoire ou roman, qu'importe? L'essentiel est de la sauver. Voi)à comment l'auteur des .LmjfëK~.s' /tnM entend le culte des deux Muses; il les a vues toutes deux vêtues de deuil; leurs voiles et leurs larmes les lui ont rendues également chères et sacrées Laissons-le parier d'ailleurs, laissons-le s'écrier dans une de ses pièces tes plus ingénieuses, les plus poétiques
Sttivcz-moi, i;c))c Mnsc antique,
Mais sou)evci! votre tunique,
Kous frayons ~es c))emins nonvcanx
Nous frayons iles chemins nouveaux!
Cette pièce qu'il faudrait citer tout entière et ou un double refrain ramené avec un art infini l'invocation dantesque et l'invocation homérique, nous révèle le secret de cette poésie éclectique qui baigne tour à .tour ses pied:: dans l'Eurotas et dans le Jourdain. Mais c'est surtout le poiime de Lilith qui a donné le ton au livre, ou ptutùtqui serait a nos yeux le livre tout entier, si l'auteur, avec une prodigalité permise aux riches, n'avait enroulé à t'entour de bien charmantes arabesques, telles que la Fût .svMn~, le victis, l'Esprit des 66[!< la ~M' }'M~/e, le C/MM< du Cor~ter.–LtH~h, t'œuvre ta plus considérable qu'ait écrite jusqu'à présent M. de Belloy, est bien rëettement cette. L~6M~)(?'!6 qu'un-poëte pouvait seul intercaler entre deux'feuittetsde la Bible, sous la dictée d'un rabbin mal converti, devant le sourcil froncé d'un inquisiteur. H y a de tout dans Lilith, de l'impression personnelle, de l'allu-
------------------------------------------------------------------------
sion, de la satire, de t'csprit, du drame, du paysage, un peu d'hérésie, peut-être; mais il y a, à coup sur, de h poésie une, poésie étincelante, exubérante, débordante. qui a la bride sur le cou, comme la p)ume de madame de Sévigné, et qui, si elle emporte quelquefois son cavalier, ne le dësarçonne jamais.
Qu'est-ce donc que Lilith me demanderez vous: c'est la première femme d'Adam, et son acte de naissance nous est fourni par le F<KM< de Gœthe. Son histoire nous est racontée dans un divan vénitien qui pourrait bien être aussi voisin de la rue Lepelletier que des lagunes, par un vieux juif nommé Mosès, commentateur un peu fantasque de )a Genèse. Le poëte, non content de le souffler, prend souvent la parole à sa place, et nous sommes loin de nous eu p)aindre. LiHth, première femme d'Adam, est une créature trop supérieure, en qui )'ë)ement divin domine trop pour maintenir entre elle et son époux t'équiHbre que s'est proposé )e Créateur. Satan, pour la tenter, se déguise successivement en serpent et en singe, et nous avouons que ce second'choix nous paraît faire peu d'honneur à son habileté. Lilith lui résiste, elle défie son astuce et sa rage, nlais Satan ne renonce pas à son défi sacritëge; il demande à Dieu de créer une femme qui soit plus femme et moins ange, dont l'essence, plus terrestre et plus humaine, la rapproche davantage d'Adam, qui joue en tout cela un rôle très-passif. Dieu reconnaît que sa première oeuvre est trop belle, trop parfaite pour ce monde, que les hommes, si leurs femmes ressemblaient toutes à Lilith, seraient exposés à trop les aimer et à ne plus songer à lui. Il veut leur épargner ce malheur, et comme rien ne lui est impossible, il y réussit du premier coup en créant Eve, dont les dignes filles se sont de plus en plus éloignées de la Lilith primitive. Quant à celle-ci, elle remonte au ciel, sa patrie natu-
------------------------------------------------------------------------
reHe, au milieu d'un c)tK;ursërap))iquc. La ic~endc revient alors au texte biblique; Eve, le serpent, le fruit défendu,
La faute rachetable elle bonheur perdu;
seulement elle glisse rapidctoent sur ces dé'tails ou il lui eut été trop difficile de lutter avec Milton. Le poème finit par une très-belle et très-saisissante peinture de la déchéance de t'homme, de ses douleurs, de sa rëhabiHtation par le travail et la prière. Urie idée de pardon, de réconciliation et d'amour ptane sur ce tableau final et en adoucit les teintes trop sombres.
J'ignore si M. de Belloy a eu d'autres autorités que celle d'un vers de Goethe pour adosser cette légende au nanc uionumenta) de la Genèse. Je ne veux pas savoir si de telles superfétations poétiques sont le lierre qui s'appuie sur l'arbre inébranlable, ou le gui qui croît entre les branches malades. Ce que je sais, c'est que je ne vous ai donné )a que le squelette de cette belle et étrange Lilith. Vous dire de quelles vives et splendides couleurs )'a revêtue M. de Belloy, ce serait impossible; j'aime mieux citer. Voici une bien charmante boutade de gentilhomme po<;to
ji disait vrai,Satan:sourcc de tout mensonge, En lui de l'art mauvais la racine se plonge,
campante,c)~cve!ue,ctouftant)ebongrain,
Sous)cspasdusarcteur~eprena<it)ctcrraln, Chiendent, ivraie,ortie ou nielle vivace,
l'rotnptcasetaire jour par la moindre crcvassn. Ainsi, quand des jardins créés par ses aïeux,
Quand de ses bois plaintifs; moins que )'hommcoub)ieu.'f, L'ancien maitre a du fuir sur cette noble terre, Toute vertu décroît, toute beauté s'attire;
Queibnt au nouveau maitreetjasmins et nbs~ '1 Il n'aime que la fleur qui pend aux ee))aias;
Le salon de verdure, il en fait un bastringue; Les fruits mêmes,)cs fruits qu'agrand'pcineii distingue
------------------------------------------------------------------------
Leur préférant ia viande et tu:, vins frelatés,
Des espaliers rompus tombent verts ou gâtes.
Adieu nos Heurs a nous, glaïeuls aristocrates,
Momantiquesdaphnes, verveines délicates)
Adieu, rose-duchesse et muguet viji.igeois
Place au navet classique, au pissenlit bourgeois!
Où chantait t'oiseau bleu coasse la grenouille,
Et le souci partout s'étend comme une rouille.
i/ane app)au<iit alors, et, dans cet abaudon,
Triomphe plume au vent l'école du chardon~
Cédons, puisqu'il le faut, soumettons-nous en prose,
Mais protestons en vers pour le lis et la rose!
Ce dernier vers, c'est, la poésie de M. de Belloy dans toute la grâce mélancolique et piquante de ses amours et de ses regrets. Dans un genre plus élevé, )a'réponse de Lilith a Satan et l'extatique vision qui révèle a i'angefemmo la Rédemption à venir nous paraissent d'une grande beauté. Citons un fragment de cette vision Un homme. qu'il est beau! jeune, calme et sévère,
J)-CNscignc,.onrMCoute,ont'aime,0)))erevcro; )[dit:Repcntez-vous;faitesmest:)teminsdroi~. Le lépreux est guéri,le muet dit: Je crois.
Oui, c'est bien le Sauveur! en vain il se dérobe; L'aveug)e, le boiteux, rien qu'à toucher sa robe, S'en retournent sans guide etleur mal disparu, L'un pour avoir aimé, l'autre pour avoir cru.
Un homme a donc vaincu la douleur et la haine, La mort même, la mort! Nais que vois-je? On t'eutrainc, On )e frappe, il bénit, le front ensanghnté.
Lui mon (iis? Qui l'a dit? Lui, mes flancs l'ont porte? Femme, je l'ai eon(;u? Mais qui donc est son pcre? 0 prodige d'amour grandeur! o misère!
Kedoubtez d'épaisseur, voiles de l'avenir
l.aissez-moi seulement vous aimer, vous bénir, Seigneur! Ëparsnez-moi ces visions sublimés,
Ne me contraignez pas à sonder vos abimes
Pourquoi m'éprouvez-vous? Le but où vous tendes; Vos desseins, vos motifs, les ai-je demandés?
------------------------------------------------------------------------
Marcbautdansvus'senticrs,l'ignorance m'est douée; La preuve qu'ils sont droits, mon amour )arcpous-e.
lls conduisent à vous, c'est assez;je ne veux
Que vous seul pour raison, pour objet a mes vu:u\.
Libre sous l'action de votre Providence,
5!ieux que ma liberté j'aime ma dépendance,
Kt si vous m'imposiez des tiens p)us étroits,
Oh! qu'heureuse en vos mains j'abdiquerais mes droits'. Car je les tiens de vous, ô bonté materneUe)
l'ar qui l'homme formé sur le divin' modèle,
De son propre destin' est l'actif instrument,
.Libre, et pourtant vers vous attiré doucement.
La poésie, la foi, la raison mcme, ne sauraient parter un
plus éloquent langage. Ce fragment suffit pour donner une idée du style de tout le poime, et aussi pour indiquer ce. qu'a été, dans la pensée de l'auteur, cette création de Li)ith; une sorte de prototype céleste de cette qui devait être un jour la Vierge Marie. On conçoit également l'attrait et l'inconvénient de ces mystiques et délicates matières. Je glisse donc, et je me borne à signaler et à saluer le poëte. Que ne puis-je citer quelques autres pièces du recueil, surtout le Va? victis! poignante image de la destinée de ces enfants de la Muse, trop débites pour supporter ses étreintes, et succombant avant d'avoir accompli leur tache; cri de résignation et d'angoisse stoïque, qu'on dirait l'écho des dortoirs funèbres de Gilbert et d'Hégësippe Moreau N'importe; nous en savons assez maintenant pour esquisser, les Légendes fleuries à la main, cette physionomie gracieuse et fine, où le sourire amer se cache et s'adoucit dans l'émotion poétique; cette exquise organisation, dé: paysée dans notre triste temps, y souffrant d'une nostalgie qui se traduit en beaux vers et parcourt, dans ses aspirations rétrospectives, tous les sentiers où les fleurs de poésie s'effeuillent, mortes ou immortelles, profanes ou bénies. Moins absolu, moins austère dans son spiritualisme que
------------------------------------------------------------------------
MM. de Laprade et Brizeux, plus amoureux de fantaisie et d'école.buissonnière, ne s'enrôlant sous les drapeaux qu'il ,aime qu'avec ses franchises de gentilhomme et de volontaire, continuant çà et là la verve capricieuse et vagabonde de M. de Musset, mais avec une nuance plus chevaleresque et plus chrétienne, demeurant surtout lui-même par mille traits charmants ou profonds, sémillants ou pathétiques qui vont de DawMK et Pithias à la ~a~a;)'~ et du C/t~'a~e)' ~lt'aux Lf~cK~M /!gK)'!es, tel est M. de Belloy, et je m'en remets à mes lecteurs du soin d'achever ou de refaire l'esquisse, si elle est incomplète ou manquée.
Peut-être trouvera-t-on que je me suis trop attardé avec mes poëtes, que c'est donner trop de temps et de place à un genre de littérature qui, suspect aux gens très-graves, peu attrayant pour les esprits frivoles, odieux aux esprits vulgaires, ne préoccupe et n'attire qu'un public restreint. Pourtant, si l'on veut bien réfléchir à l'injuste inégalité des conditions et des fortùries littéraires, à cet immoral contre-sens qui donne à un insipide vaudeviiïe ou a'un drame scandaleux dix fois plus de notoriété, de retentissement et de droits ct'aM<eM?' qu'à un volume noblement et chastement poétique, qui fait M. Dumanoir plus célèbre que M. de Laprade, et M. Clairville mieux renté que M.Brizeux,.on arrivera, je l'espère, à conclure qu'il est bon et honnête qu'il y ait quelque part un asile assuré à ces rois sans royaume, qui aiment mieux conserver hauts et purs leurs blasons et leurs titres, que les laisser tomber dans les cloaques à l'eau de Cologne. Hë[as je ne prétends point rétablir l'équilibre et indemniser ces chers déshérités par cet insuffisant hommage; j'ai seulement voulu payer mon tribut de sympathie et de reconnaissance à ces rares écrivains qui me font respirer l'air sain des montagnes au lieu des miasmes du bouge et du trottoir, et à qui 20
------------------------------------------------------------------------
jedois!ep)usë)uye,teptusdu!icatptaisir:cc)uideUrede beaux vers exprimant de belles pensées. Il est une autre jouissance que j'ai ressentie en tes Usant ils m'ont prouvé que nos doutes sur l'avenir de la poésie, nos doléances sur son déclin, sa lassitude et ses défaillances, étaient prématurées et chimériques; ils m'ont prouvé qu'il. y avait encore des poëtes, et je répète une fois de plus, enfermant leurs )ivres, le mot de fauteur d'~K~'c, qui, cette fois, a dit vrai « La poésie ne peut pas mourir. »
------------------------------------------------------------------------
MADAME D'AMOUVILLE
Non, la société polie n'a pas ces ingratitudes dont on t'accuse; elle sait reconnaître ceux qui sont à elle et )es' saluer de ses empressements et de ses hommages. Si l'on a dit le contraire, s'il nous est arrivé nous-meme d'émettre a ce sujet un doute ou une plainte, c'est qu'il est doux et commode de se ranger implicitement du coté des méconnus, des victimes d'une injustice collective; c'est que l'amour-propre, ce conseiller toujours présent, même quand il est cache, refuse d'attribuer ses disgrâces à leurs causes véritables, a l'infériorité du ta)ent, à l'absence de ces qualités dont la vertu a besoin pour réussir, dans la littérature comme dans le monde, dans le roman comme dans la vie. En cherchant bien, si l'on n'avait pas quelque intérêt mal chercher, on trouverait que, dans ses froideurs comme dans ses indulgences, le pubtic
Po~rfM ;Yo~;f//<
------------------------------------------------------------------------
des y;OMM~M ~etM est en définitive plus logique qu'on ne croit, et que, s'il se passionne un peu trop pour les réquisitoires qui l'offensent, il n'a pas tort de négliger parfois les plaidoyers qui l'ennuient. 11 y a d'ailleurs une nuance à laquelle on doit songer avant de trancher en un sens trop pessimiste cette question délicate. Quand la société d'élite se décide à s'intéresser aux peintures d'un monde qu'elle ne connaît pas, à des moeurs qui ne sont pas les siennes, à des personnages qu'on lui présente sous forme de curiosités ou d'exceptions alarmantes, elle y arrive en touriste plutôt qu'en juge; elle s'y plaît comme en un pays étranger où il est plus facile d'effleurer que d'approfondir, de découvrir que de critiquer; elle n'a pas plus de souci d'en vérifier la justesse, qu'on en aurait de contrôler exactement les défauts de syntaxe dans une langue qu'on n'a jamais par)ée, ou les défauts de ressemblance dans te portrait d'un homme qu'on n'a jamais vu. Lorsqu'on la ramène, au contraire, a ses cadres habituels, lorsque l'auteur et le livre qui lui demandent son suffrage se sont efforcés de peindre ce qu'elle voit et de raconter ce qu'elle sait; lorsque les héros, les moeurs, les tableaux, le langage, rentrent naturellement sous son contrôle, oh! alors elle est plus difficile, parce qu'elle est plus compétente la moindre dissonance lui semble choquante, et il en est d'elle comme de ces dilettantes de l'ancien Théâtre-Italien, pour qui une seule note hasardée gâtait un opéra qu'ils savaient par coeur. Elle exige d'autant plus, elle a d'autant plus de peine à se déclarer satisfaite, qu'en la décrivant ainsi à ette-même, on a l'air de la traiter d'égal à ëgat, de devenir un des siens, de se naturaliser dans ce milieu dont elle a le monopole, d'être moins un écrivain s'adressant à des hommes du monde, qu'un homme du monde se donnant un passe-temps d'é-
------------------------------------------------------------------------
crivain. On a comparé un peu crûment cette société à une femme qui pardonné tout à son amant et rien à son mari je la comparerais plus volontiers, dans ses affections et ses rigueurs littéraires, à ces grands seigneurs d'autrefois, familiers avecles gens du peuple, polis avec les bourgeois, intraitables avec les faux nobles.
Mais aussi, dans les rares occasions où se révèle la vraie noblesse de l'esprit, de'1'imagination..et du cœur, où le roman et le monde, ces deux frères souvent ennemis, se réconcilient et fraternisent dans une œuvre 'dont la simplicité déHe l'art le plus raffiné, dont le naturel dépasse le métier ie plus habile, dont la distinction brave Féiëgance la plus. hautaine, dont l'harmonie enchante l'oreille la plus scrupuleuse, quelle joie! quel accueil! quelle fcte!. que de blanches mains, pour feuilleter ces pages! que de beaux yeux pour les lire! que de douces larmes pour les mouiUer! Et comme on sent bien que ce triomphe ne ressemble pas aux autres; que ce n'est pas un publie saluant -un auteur, un salon applaudissant à un )ivre, mais une communauté charmante, une solidarité visible entre ceux qui écoutent et celui qui parle, entre celui qui écrit et ceux qui lisent celui-ci ne visant pas au succès, le redoutant peut-être, ignorant s'il a du talent et prêt à s'étonner de l'attendrissement qu'il excite; ceux-là heureux et fiers de trouver chez eux, dans leur zone la plus exquise, de 'quoi suffire à leurs émotions les plus délicieuses et doter à leur tour la Httérature
Qui ne les connaît, qui ne les a lues, qui surtout ne voudra les relire ces'j~VoM~eHex de madame d'Arbouville, ces merveilles de sensibilité, de mélancolie, dedëticatesse, ces adorabtes récits qui, un peu volés jadis par les journaux et les revues,~ firent l'effet d'enfants de princes dérobés par des bohémiens et portant sur leur front le sceau de
20.
------------------------------------------------------------------------
leur origine? Qui ne se souvient de ce succès préventif, prodigue de si bonne grâce, que dis-je? imposé de si vive force à ces Nouvelles avant même qu'il fût permis d'en parler et de paraître les avoir lues? Tel a été, en effet, leur premier trait distinctif au milieu de nos réclames et de nos fanfares littéraires. Les rôles y étaient intervertis d'ordinaire, c'est l'auteur qui court après le succès; c'est )ui qui fait antichambre, qui se résigne au maigre régime de surnuméraire, et souvent, hélas! l'antichambre est toute la maison, le surnumérariat est toute la vie. Cette fois, c'était le contraire; le succès se faisait solliciteur, et Fauteur avait pris pour l'éviter autant de soin que nous en prenons pour l'atteindre. Ce fut tout à fait malgré elle et faute d'un moyen tëgat pour l'empêcher, que ses récits dépassèrent le seuil de la famille, tes suffrages discrets de t'amitië ou la chaste publicité d'une œuvre de bienfaisance, charmant te riche pour secourir le pauvre. Aujourd'hui c'est encore la charité qui nous les rend' ou plutôt qui nous les donne c'est pour obéir à un vœu suprême et sacré que les Poésies et Nouvelles de madame d'Arbouville, éparses jusqu'ici et enfouies dans des recueils périodiques qui n'avaient pas eu le droit de les publier, perdent enfin ce caractère de fruit défendu, si peu d'accord avec leurpure beauté, et nous sontoffertes dans une magnifique édition comptète,.avec approbation et privilége des pauvres. Pieuse et sainte pensée d'une mourante, qui n'a pas voulu les priver d'une part de leur héritage, et leur a teguë, dans la mort, ce qu'elle leur donnait pendant sa vie! « Lorsque, pour secourir le malheur, nous dit madame d'Arbouville en terminant Résignation, quelques pages ignorées, écrites à l'écart, durent se changer en humble offrande, cette triste histoire revint à ma mémoire; je me suis dit Pauvre femme dont la vie fut i~utite, dont
------------------------------------------------------------------------
le dévouement fut sans résultat, que le récit de tes larmes devienne t'obote'offerte au matheur! Morte ou vivante, Ursule! que ton âme ait un mouvement de joie. Ce que' tu as souffert apportera une aumône à ceux qui pleurent aujourd'hui comme tu pleurais autrefois, et toute aumône, quelque humble qu'eUe soit, fait un peu de bien sur la terre et ne s'oublie pas dans le ciel. )) Ne vous semble-t-il pas que ces lignes bénies soient l'épigraphe du livre tout entier, qu'elles aient été présentes à l'esprit de l'auteur, lorsque, surmontant ces scrupules, ces pudeurs des urnes exquises, effrayées par le grand jour, elle a fait ,t ce dernier sacrifice à « ceux qui souffrent, à ceux qui pleurent, n et leur a laissé son plus cher trésor, son ouvrage, sa pensée, ses larmes, son âme, cette portion de son être destinée à lui survivre? Remercions donc les pauvres, ses héritiers; ce sont eux aujourd'hui qui nous font l'aumône, qui viennent au secours de ce millionnaire ruiné qu'on appelle le roman moderne. La critique a attendu longtemps le droit de dire ce qu'elle pense de ces petits chefs-d'oeuvre qu'elle n'était pas autorisée a admirer publiquement. Réparons Je temps perdu fêtons de'notre mieux ces aimables tard-venus dont l'existence officielle vient de commencer. Prenons, pour mieux tes accueillir; non pas notre esprit des dimanches, il n'y a ici, hélas ni dimanche, ni esprit, mais cette nuance de respect qui, mêlée a l'applaudissement et à t'hommage, tes relève sans les refroidir, et !es-rend moins famitiers sans les rendre moins sincères..
Cette belle édition peut naturellement se diviser en trois parties; les Poésies, tes Nouvelles déjà connues, quoique non publiées, et les OEuvres totalement inédites. Les Poésies mériteraient à elles seules un chapitre.à part. Dans un temps où l'art a essayé de cacher la pau-
------------------------------------------------------------------------
vreté de sentimént et d'idées sous la perfection raffinée de la forme matérielle, il sera curieux d'étudier dans ce Mo nuscrit de ma <jf)'~M~'MM<e, pseudonyme de la muse discrète de madame d'Arbouville, à quel point la poésie vraie, celle de l'âme et du cœur, peut se passer de ces recherches et de ees ciselures, et combien il importe peu, en définitive, que l'instrument ait plus ou moins de science, si l'air est beau et la note divine. Comparez les pièces de ce MaMM~cr~, Je crois, Tristesse, Séparation, le Passé, Une voix dit Ciel, aux tours de force de nos modernes prestidigitateurs de l'hémistiche et de la rime assurément l'infériorité des procédés .techniques est incontestable; mais si l'exécution trahit l'inexpérience et la faiblesse, le sentiment est supérieur; il nous fait songer parfois à cette première manière de M. de Lamartine, où, sous des images surannées, des tours empruntés à toutes les écoles, on sentit palpiter une âme; l'âme de la poésie nouvelle. Les vers de madame d'Arbouville se rattachent à ce premier moment, à cette aurore glorieuse qui eut la fraîcheur et l'éclat de toutes les aurores, et vers laquelle, après tes orages de la journée, nous reportons nos regards et nos regrets. Mais il y a là pour nous plus qu'un sujet de comparaison et d'étude poétique il y a dans ces chants mélancoliques, placés sous le patronage de cette Tante que l'auteur a choisie pour éditeur responsable, il y a dans le récit qui lui sert de préface et où elle s'est involontairement révélée sous les traits de ce personnage imaginaire, l'explication et, pour ainsi dire, la clef de tout l'ensemble de ce talent et de cette œuvre c'est à nous de savoir l'y chercher, au risque de raisonner un peu ce qui ne se raisonne pas l'émotion, la poésie, les larmes.
L'âme dominant partout et toujours la matière, finissant même par la dompter, au point que la matière lui ohci?sf'
------------------------------------------------------------------------
en esclave, puis s'absorbe et. disparaisse, qu'il arrive un moment où l'âme, dès ici-bas, règne seule et sans partage, où on ne voit et on ne sent plus qu'elle, et où les personnages, au lieu d'être des corps, des passions et des caractères, ne sont plus que des esprits et des cœurs une existence paisible, heureuse, noblement abritée contre les tempêtes et tes naufrages, devinant ce qu'elle n'a pas éprouve, rêvant ce qu'elle n'a pas souffert, s'y reposant dans une sorte de recueillement intérieur, de réflexion persistante, et y trouvant les sujets de ses Poésies et de ses Nouvelles à l'aide de cette instinctive tristesse de qui René a dit « Nous la tenions de Dieu ou dé notre mère, )) telle a été la double inspiration de madamq d'Arbouville; tel est le double caractère que nous reconnaissons dans ses ouvrages.
Reprenons les cinq récits que nous avions déjà savourés en contrebande, et qui épuiseraient, avant de vieillir d'un jour, toutes les vieilles métaphores de larmes changées en perles ou de perles changées en larmes .Re~HO~tOM, ~<!?'!e-Mo;<MeM~, MHe Vie hetM'~Mse, MKe HM<on'6 hoHaMdaise et te Médecin du Village.
Ursule touche au déclin de la jeunesse sa vie s'écoule lentement dans une petite ville de frontière, sombre et triste; elle soigne sa vieille mère qui est aveugle, son vieux père tombé en enfance, et c'est tout au plus si leur chëtif revenu, joint au produit de son travail, suffit à tes faire vivre tous !es trais. Ursule n'attend rien de t'avenir, ni bonheur, ni amour, ni mariage, lorsqu'un rayon inespéré vient luire tout à coup dans cette existence déshéritée. Un officier de la garnison passe sous ses fenêtres; il revient, il la revoit chaque jour, à la même place, laborieuse, attentive, penchée sur sa broderie ou son aiguitte. Peu à peu il éprouve pour éllé je seul sentiment qu'ette puisse et
------------------------------------------------------------------------
qu'elle veuille inspirer uuc sympathie fraternelle, une tendre et fervente pitié pour cette destinée d'immolation et de sacrifice. Puis, u leur insu, cé premier sentiment se colore de teintes plus vives et plus douces; une chateur d'automne pénètre ces deux âmes soeurs'qui se reconnaissent etsecomprennent. Une Heur tardive, mais embaumée et charmante dans sa pâleur comme la rosé-thé, s'épanouit au corsage d'Ursule et dans son cœur. La vie et la jeunesse se raniment sur son front et sur ses joues; "elle est presque bette; Maurice, l'officier, la demande enmariage il y a là pour tous deux une heure bénie, faite deces joies mystérieuses, do ces tendresses contenues, qui, au lieu d'éclater au dehors, se répandent goutte a goutte dans le plus intime de notre être comme des sources cachées. Mais Maurice est aussi pauvre qu'elle; son régiment va changer de garnison; que deviendront tevieux père en enfance, la vieillemère aveugle? C'est un obstacteauquel on n'avaitpas d'abord songé. MauriceetUrsute auront à peinelenécessaire; avec ce fardeau de plus, le nécessaire memeteur manquerait et tous les quatre seraient exposés au dénûment, a t'angoisse, à la misère. Une passion'ardente braverait cette difficulté redoutable; elle se prendrait corps à corps avec l'impossible et trouverait dans la folie même de cette lutte, un aliment à ses ardeurs et à ses joies. Mais Maurice n'est pas passionné; son affection calme et réfléchie n'admet que le possible et ne comprend que le raisonnable. Ursule te devine; elle se soumet sans murmure; le mariage est rompu sous un prétexte banal. Un soir, la pauvre utte, redevenue vieille en un jour, entend, de sa fenêtre, la musique d'un,régiment qui quitte la ville; c'est le régiment de Maurice. Cette symphonie militaire qui s'affaiblit et se perd dans t'étoignemcnt et le silence, c'est le bonheur d'Ursule qui s'en va, c'est, te~rëve qui s'évanouit.
------------------------------------------------------------------------
c'est le rayon qui ~éteint. Une semaine a).rcs,ia vieille aveugle et le vieil idiot meurent; ceux a qui Ursule s'est immolée, n'auront pas même profité de son sacrifice. Elle se résigne, elle se tait, et l'on ne sait pas même si elle est morte.
Ursule n'est ni une héroïne, ni une femme, ni une jeune fille: c'est une urne.
Que dirai-je du ~Mec;M fht M~/n<~? Otez le cadre qui est ravissant et touche parfois à la comédie (mais quoi de plus triste que !a vraie comédie''), ôtez ce vieux docteur de campagne arrivant dans sa carriole d'osier, tombant au milieu d'une réunion de dandys et d'élégantes et réussissant à les attendrir a t'aide de cette histoire admirab)ement racontée, que trouverez-vous? L'âme d'Eva Mereditu, la jeune épouse, la jeune mère, transmise par elle à son fils, et lui rendant l'intelligence et la raison. Le bonbeurd'Ëva et de \Vit)iam est si court, si vite brisé, qu'on dirait que. l'auteur, fidèle a sa poétique instinctive, ne veut pas des félicités terrestres, qu'elle n'y croit pas, qu'elle ne leur donne qu'une heure, et que, portée par sa nostalgie céleste, elle monte, montesans cesse vers la région des âmes, )a seule où elle soit:))'aise, où (esdramesqu'el)eimagine, se nouent et se dénouent dans toute la liberté de leurs mystérieux ressorts. A dater de la mort de William, la scène n'est. plus sur la terre. Si le docteur, jeune alors, aime secrètement Éva dont il est le consolateuret l'appui, il l'ignore, et il faudra que, trente ans après, une femme du monde, spirituelle et blasée, le lui apprenne i luimême. L'urne d'Ëva plane sur le récit tout entier, et le jour où son fils, collant ses lèvres sur son front mourant, aspire cette âme qui s'en va et devient inteUigent et sensé, la superstition des bonnes gens du village, persuadés «que t'ame de la mère avait passé dans le corps de l'enfant,. ))
------------------------------------------------------------------------
n'est que l'interprétation populaire et naïve de cette tegendc, qui fera pleurer tant qu'il y aura des fils et des mères.
JM~he-MctfMetMe peut donner Heu à des renexionsana.logues. Un jeune savant, Paul d'Ercourt, a besoin d'une servante qui lui ôte tous les soucis de la vie matériette* i une jeune fille se présente à lui, et il la reçoit, un peu imprudemment peut-être: il ne tarde pas à s'apercevoir que cette jeune fille, quand elle croitn'être pas vue, le regarde avec une expression douloureuse et passionnée. Absorbé jusque-ta par ses travaux scientifiques, H remarque alors que Marie-Madeleine est belle, que rien n'égale la douceur de son triste et pur regard, et qu'elle conserve, dans cette condition infime, une dignité pleine de grâce. De là à l'aimer il n'y a qu'un'pas. Paul d'Ereourt t'aime et le lui dit. Marie-Madeleine l'écoute avec un ineffable niélange de ravissement et de désespoir; et quand il lui demande sa main, au lieu de le bénir, elle s'enfuit. Ne comprenant rien à ce mystère qui le dësote, il s'éteigne à son tour, afin que la jeune fille, qui n'a plus d'asile, puisse revenir habiter sa maison au bout de trois mois, elle meurt. Paul apprend alors qu'elle a été la fiancée de son frère, Charles d'Ercourt, officier de marine qu'après la mort de Chartes, disparu dans un naufrage, elle a entendu parler de l'extrême ressemblance des deux frères, et que, voulant retrouver une image, une ombre, un souvenir de son fiance, elle était venue s'offrir à Paul, afin de le servir, de le voir a toute heure, de contempler ce visage qui lui en rappelait un autre, et de tromper, par cette vue douce et navrante, son amour, sa douleur et sa folie. Malheureusement, Paul l'a aimée; afors elle a pris la fuite, hors de sa maison d'abord, puis vers le ciel où elle va rejoindre Chartes Faut restera seul et sombre dans sa maison vide,
------------------------------------------------------------------------
jusqu'à ce qu'il aille, lui aussi, retrouver le couple fraternel dans la patrie naturelle de madame d'Arbouville et de ses héros.
I) est évident qu'un récit pareil. n'a pas pied sur la terre, et c'est justement ce qui en fait le charme j'en dirai autant d'une Vie heureuse, qui pourraitservir de pend'ant à A/<H'M-M<KMeMM. Hëièae a aimé; son fiancé, parti pourdeux ans, n'est pas revenu; il ne reviendra jamais, et elle l'attend ne lui dites pas qu'il )'a trahie, que l'amour et le malheur sont frères, que la vie est pleine de perfidies et de mécomptes; e)to ne vous comprendrait pas. Elle aime, elle croit, elle espère, c'est làtoute sa vie, et elle est heureuse. Pourtant cette vie s'use et se consume dans cet état intermodiaire-qui n'est ni la rëatitë, ni le rêve, ni ia raison, ni la folie. Les drames du monde réel s'agitent autour d'eHe sans l'effleurer, mais la flamme intérieure dévore cette frêle enveloppe; transparente et lumineuse comme l'albâtre. Dans une chambre d'auberge, en Italie, Hciéneentend ta voix de Raymond, son fiancé, marie à une autre. Elle croit qu'il- vient la retrouver; son attente est finie; elle n'a plus rien à faire en ce monde. Son dernier bonheur l'a brisée, et elle expire, sans qu'une ombre de doute ait passé sur son âme. Heureuse, n'est-ce pas? plus heureuse que sa cousine qui a aimé Gérard, le frère d'Hé)éne Gérard a été tué à Fontenoy celle qu'il aimait a. scellé-son cosur; elle est restée dans le monde réel; elle a épousé un homme de vingt ans plus âgé qu'elle, et elle nous raconte l'histoire, )'-heureuse .histoire d'Heféne. Ce sont là les quatre diamants,, d'une eau aussi pure les uns que les autres, montés et enchâssés tous les quatre avec un art qui.s'ignore et qui n'en est que plus merveil-leux. Il est permis d'avoir des préférences; pour ma part, je préfère j!{M/~n<:<ÏoK et te .M<~ectM du village à .M<M'
------------------------------------------------------------------------
~Me<eMte et à une Vie hetM'gKse, mais sans pouvoir expliquer pourquoi; car, tout dans ce talent étant exceptionnel, l'analyse y perd ses facultés ou ses prétentions habituelles. H est clair du moins que le même souffle a anime ces figures, que la même main les a pétries dans une argite supérieure à la nôtre, que le même pinceau, digne d'Angelico ou d'Memmetinck, a tracé autour de ces têtes d'une pâleur transhumaine le nimbe radieux et mystique, ou baigne ces corps intangibles- dans la brume et l'azur des horizons célestes. UMeBtStoM'e hoMamdaMg, ma)grë des qualités de premier ordre, me paraît un peu inférieure aux récits dont je viens de parler, et Lttî~Mt~. la Nouvetto inédite, quoique d'un intérêt plus dramatique, né vaut pas, à beaucoup prés, une HM<OM*e hollandaise. Essayons de donner la raison de cette infériorité. Dieu merci! ce ne
n
sera pas une critique ;-ce sera encore un hommage. Bien que madame d'Arbouville ait çà et là des traits d'observation d'une justesse et d'une finesse rares, bien que son joli proverbe Mf~MHCeM'est pas sagesse, autre ouvrage inédit ajouté à cette édition complète, prouve ce qu'elle aurait pu faire en ce genre, ce n'est pas là, nous l'avons dit, la physionomie distinctive de son-talent. Les passions qu'elle peint, les douleurs qu'elle décrit, les personnages qu'elle crée, les événements qu'elle raconte, elle ne les connaît pas par expérience, ni même par observation, mais par une sorte de retlexion intérieure, qui, dans cette âme privilégiée, était presque de la divination. Par cela.même qu'elle regardait au dedans plutôt qu'au dehors, qu'elle vivait avec ses rêves ptutôt qu'avec les incidents de la vie réelte et de la société des hommes, elle ne regardait, elle ne devinait, elle ne comprenait que le bien. Tandis que nos modernes conteurs, nos réalistes, les Soutié, les Balzac, prenaient l'humanité par en bas, du coté de la terre
------------------------------------------------------------------------
et de la fange, au-dessous de la moyenne ordinaire de nos penchants et de nos vices, .elle ta prenait par en haut, du côté du ciel, dans ces sphères supérieures, idéales, où')e mal n'apparaît que comme ces nuages noirs qu'on voit .passer sous ses pieds en gravissant les cimes alpestres. C'est dansées sphères que vivent, gémissent, se résignent et se transfigurent Ursule, Hélène, Éva Meredith, MarieMadeleine, créations charmantes, compagnes bien-aimées de l'auteur, chastes sœurs de sa rèverie, confidentes discrètes de ses mystérieuses tristesses; et l'on peut même ajouter qu'elles ne pourraient exister que là. On le voit, toute cette partie grossière, humaine, toute la guenille de notre pauvre humanité, aussi difficile à éviter dans le roman que dans le monde, disparaît 'dans ces oeuvres imniatérielles, glorieuses exceptions qui resteront comme le dernier mot du spiritualisme dans l'art. Or I'HM<oM'e hollandaise commence presque comme un de nos récits romanesques, et dans les conditions'du genre. Christine a du sang espagnol dans les veines; elle donne un rendez-vous à Herbert; il est tout de suite question d'enlèvement, de mariage clandestin, de révolte contre l'autorité paternelle. Ce père do famille, ce Hollandais si froid et si sombre, qui a fait la folie de prendre une femme en Espagne, le mal dont il souffre a un nom dans la poétique et la société terrestre il est jaloux, et ce n'est pas sans motif; le lecteur devine que la naissance de Christine a dû être pour lui le sujet d'un doute terrible, qui, cette fois, n'a rien de surhumain. Tout cela est admirablement sauvé, tout cela est indiqué avec une délicatesse de sensitive, avec une légèreté de main qui ferait passer par le trou d'une aiguille tous les câbles et tous les chameaux du roman moderne le paysage hollandais, qui enveloppe de sa gaze humide les détails de cette douloureuse histoire, Lui prête quelque chose de chaste et
------------------------------------------------------------------------
de froid comme son ciel. Mais enfin, cet enlèvement, ce rendez-vous, cetté révolte, cet époux assombri, ce père irrité, ces cheveux noirs dans cette maison blonde, c'est l'humanité, c'est la vie, c'est la passion, tel qu'on l'entend en langage vulgaire. Il en résulte que, lorsque arrive le moment de la transfiguration et du sacrifice, lorsque Christine, domptée par le ctoitre ou plutôt rappelée vers le ciel par ses soeurs Hëtène et Ursule, Eva et Marie-Madeleine, refuse de rentrer dans le monde et d'épouser Herbert, on dirait quiil y a solution de continuité, et que le roman, commencé dans la langue des hommes, se termine dans celle des anges, avant qu'on ait eu le temps de changer de dictionnaire. Ce défaut est plus-sensible dans LK~gina LtK~MM est le premier ouvrage écrit par madame d'Arbouville, bien qu'il paraisse le dernier. Elle y cherchait sa voie et elle ne l'avait pas encore trouvée. Un spirituel amateur de paradoxes a dit que nous avions tous en nous un mélodrame, et qu'autant valait le faire sortir tout de suite, afin de ne plus en entendre parler. L'auteur de LM!gina a suivi ce conseil, et elle a bien fait elle a bien fait de se débarrasser tout d'abord de cet excédant de bagage qui l'eût gênée dans cette course aérienne où elle devait trouver ces suaves figures, ces pures images, ces délicates légendes, cette voie lactée, sa patrie, sa poésie et sa gloire. Selon nous, il est aussi honorable, aussi méritoire d'avoir manqué .LMt<y<;tM& que d'avoir réussi Résignation, Une Vie /iCK?'eKM, Afartg-Ma~etMe et te ~MectM du village; ou plutôt c'est le même honneur et le même mérite. L'auteur de KeM~MN~OH ne pouvait pas écrire L1tiggina, de même que l'auteur d'Un Caprice n'aurait pas pu écrire la ToM?' de Nesle.
En somme, il convenait que cette édition fût complète, et l'on doit se réjouir qu'elle ait été publiée, Il fallait que
------------------------------------------------------------------------
les lecteurs charmés de récits épars dont la publicité apocryphe n'était pas digne de ce beau talent, retrouvassent réunis sous leurs yeux tous les écrits de cette plume qui n'a ressemblé à nulle autre et à laquelle nulle autre no ressemblera. H fallait surtout que la littérature française s'emparât, au grand jour et sans aucune apparence furtive et clandestine, de ces petits chefs-d'oeuvre qui sont à elle, qui !a relèveront de ses faillites et de ses misères, et qui devaient lui appartenir comme un bien acquis et non pas comme un bien volé. Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque la pieuse et charitable pensée qui a présidé à cette édition aura porté tous ses fruits, lorsqu'elle aura rendu tout ce qu'elle doit rendre en gloire à fauteur, en bienfaits aux pauvres, en jouissances aux lecteurs, arrivera peut-être cette postérité qui.est la vraie, et que le lendemain ne connaît pas mieux que la veille. CeHe-ià demandera qu'on publie pour elle un tout petit volume renfermant Résignation, )e ~Mectm du Village, Mane'Ma~etMe et Une Vie /M!M'eKM; ce petit volume exquis, décisif, sans tache, qu'il est donné à si peu d'écrivains de léguer à l'avenir, et qui, cette fois, placé dans le rayon préféré, sur l'étagère favorite, entre Paul et Virginie et Adèle de Sénanges, ajoutera un nom aux noms sauvés de-l'oubli par )a reconnaissance et le respect, l'attendrissement et le charme.
------------------------------------------------------------------------
M. HENRI HEINE t
Nier le talent, l'esprit et le succès chez les hommes et dans les livres qui froissent nos sentiments et nos croyances, c'est une maladroite et dangereuse tactique maladroite, parce qu'elle ne les empGche pas de réussir; dangereuse, parce qu'elle implique, sembte-t-it, un aveu tacite d'embarras, de colère ou d'impuissance. Je commencerai donc par une déclaration naïve que M. de la Patice m'eut enviée M. Henri Heine est doué d'un esprit merveilleux, inouï, éblouissant, effrayant pour autrui, désolant pour tui-meme; car il ne paraît pas lui avoir donné jusqu'ici ni un moment de bonheur ni un atome De !'j4 Hématie. t"<me. La mort d'Henri Heine nous eût fait supprimer ce chapitre, s'il n'avait été signalé comme une contradiction dans l'ensemble de nos appréciations littéraires. Nous le publions donc, sans y changer une ligne, tel qu'il a paru en avril 1855. Nos lecteurs ugeront si, a propos du plus ironique des hommes, il n'était pas permis de cacher beaucoup d'ironie sous un peu d'indulgence.
------------------------------------------------------------------------
de certitude. Ses ouvrages forment )a plus attrayante lecture qu'il soit possibte d'imaginer, lorsque, également las de )a vérité et de l'erreur, on a envie de se lancer, pour un soir, dans ces régions h!MKorts!t<jfMM qui ne sont ni l'erreur ni la vérité. Un peu plus voltairien. que Voltaire, mais poëte avec cela, ce que Voltaire n'a jamais été; tour à tour railleur sentimental et rêveur goguenard, Français assez Allemand pour comprendre l'Allemagne, Allemand assez Français pour la rendre ctaire, Prussien par hasard, Parisien par goût, Athénien par droit de conquëte-etde naissance, digne de se moquer de Kant et capable de l'expliquer, M. Henri Heine est, dans la littérature internationale, sinon un modèle sans défaut ou un oracle sans réplique, au moins un type sans précédent et sans rival. H peut indifféremment signer, entre la patrie de Chateaubriand et celle de Gœthe, des traités de paix ou des déclarations de guerre; faire de son œuvre optimiste ou morose un ca~M belli ou un trait d'union.
.Que d'éléments de supériorité! que de môtifs.pour t'ad- mirer en cachette, de peur d'avoir l'air, en t'admirant en puMie, de me renier et de me trahir! Que de raisons pour m'attrister de voir tant de verve, de fantaisie, de science, de gaieté, d'ironie, de malice et souvent même de bon sens, servir à affirmer et à embellir tant d'idées contraires aux miennes! Qui sait pourtant? H n'est pas, dit-on, de position si désespérée dont il ne soit possible de tirer parti. Voyons si, en-cherchant bien, on ne pourrait pas, travers ces pages charmantes qui nous désolent, ces jolis sarcasmes qui nous écrasent, ces fines'épigrammes qui nous criblent, rencontrer çà et ta quoique dédommagement ou quelque refuge, et échapper au double péril de refuser de l'esprit à M. Heine pour demeurer bon chrétien, ou de cesser de croire en Dieu a force de goûter M. Heine.
------------------------------------------------------------------------
Et d'abord, commençons par une question bien humble à propos de l'auteur de t'.4MeMM~He et de LitMce: qu'estil ? ou du moins qu'est-il aujourd'hui? Car, on le conçoit, sa personnalité présente, si elle infirme sa personnalité passée, reste la seule qu'il soit essentiel de constater et de définir. Est-il Français? Non; il est né, nous dit-il, à Dusseldorf, capitale du duché de Berg. Est-il donc Prussien? Non; il établit d'une façon très-ingénieuse que son véritabte-souverain a été le prince Napoléon-Lotiis, fils aîné du roi'de Hollande et de la reine Hortense, et que, cetui-ci n'ayant jamais abdiqué, sa principauté est échue de droit a son frère, qui est apt'MSHt aussi, ajoute-t-it,empet'etM' des Fm?!paM. Est-il catholique? Hélas! non, pas encore, bien qu'il ait fait, à vrai dire, quelques concessions de ce c6té-)à. Premièrement, il a épousé une catholique, ce qui l'a forcé de se marier a l'église, et de promettre que ses enfants seraient élevés dans la religion de sa femme, et non pas dans la sienne deux conditions auxquelles il s'est soumis de très-bonne grâce, surtout la dernière, parce qu'il était à peu près sûr de n'avoir ni religion ni enfants secondement, il a soin de nous rappeler qu'il n'a jamais permis à sa verve satirique d'attaquer ni le-pape, ni les prêtres, ni les cérémonies de notre culte, ni « aucune des parties de ce colosse qu'on appelle l'Église romaine, o et on doit lui savoir gré de l'importance qu'il attache à une déclaration aussi rassurante pour la religion catholique: car qui sait ce qui lui serait arrivé si elle avait compté parmi ses ennemis M. Henri Heine? Elle qui a résisté, pendant dix-huit siècles, à tant de périls, aurait bien pu-succomber à cetui-tà, et l'on frémit quand on songe à quoi elle était exposée, si seulement L'auteur de i{eïMbilder avait dépensé contre elle la moitié des plaisanteries qu'il réservait à M. Gouin, le factotum musical de Meyer-
------------------------------------------------------------------------
beer. Est-it protestant? Non il ne perd aucune occasion de s'égayer aux dépens du rigorisme luthérien ou anglican ;'it avoue que son protestantisme ne consiste plus que dans le fait d'être inscrit comme chrétien évangëtique sur les registres dela communion luthérienne; il déclare qu'it n'a jamais trouvé, dans les annales du papisme, de misères pareittesà celtes de la Ga~~e ecclésiastique de Berlin il répète qu'aucune des religions positives n'a eu pour.lui plus de prix que les autres; que c'est seulement par courtoisie qu'il a pu porter l'uniforme de telle ou telle religion, ~cdmme l'empereur de Russie se travestit en officier de la garde. prussienne, quand il fait au roi de Prusse l'honneur d'assister à une revue de grande parade à Postdam.'Est-i) déiste? Non. Les hommes qui isolent la Divinité de tout culte positif se croient obligés de n'en montrer pour elle que plus de respect extérieur, témoin Locke qui se découvrait chaque fois qu'on prononçait devant lui le nom de Dieu. Or M. Heine est encore un peu familier vis-à-vis de ce .Dieu dont il commence à admettre la nécessité il le traite volontiers d'égal à égal, l'accusant d'/tMmoM)' divin, t'appelant un Aristophane céleste, se plaignant des flots de moquerie, des plaisanteries cruelles, des coups de foudre satiriques que le grand auteur de l'univers lance contre lui en lui infligeant la goutte ou la sciatique. Est-il donc athée? Non, car il suffit de lire les cinquante dernières pages de son second volume, les plus significatives et les plus récemment écrites, pour reconnaître, à travers des aveux à demi sérieux, demi ptaisants, tout ce qu'it.a fini par trouvër.de désespérant et d'amer dans l'idée d'un ciel vide et d'un Dieu absent Qu'ils sont donc sots et cruels, s'écrie-t-il, ces philosophes athées, ces dialecticiens froids et bien portants, qui s'évertuent a enlever aux hommes souffrants leur consolation divine; le
2).
------------------------------------------------------------------------
seul calmant qui leur reste! On a dit que l'humanité est ma)ade, que te monde est un grand hôpital. Ce sera encore plus effroyable quand on devra dire que le monde est un grand Hûtet-Dieu sans Dieu. )) M.Heine est-il royaliste? non son livre est trop plein de malice contre les rois, les roitelets, les rois qui restent tandis que les dieux s'en.vont il se déchaîne contre la sainte alliance, contre le grand complot monarchique il accuse les souverains allemands d'avoir favorisé, dans un intérêt tout égoïste et tout oppressif, la renaissance du romantisme, et il n'y a pas jusqu'à nos pauvres carlistes de France, comme il tes appelle dans une tangue.cette fois un peu arriérée, qui ne lui paraissent mériter toutes sortes de facéties et d'anathèmes. Est-il républicain P-Bien moins enéore.: il annonce, dès ~840, en cas de triomphe démocratique, des choses grotesques et épouvantables, dont nous n'avons vu, fort heureusement, se réatiser'que la première partie. Est-il classique ? Non il nous le redirait, que nous refuserions de le croire, en dépit de son panégyrique de Racine, et d'ailleurs bien des pages de ses oeuvres attestent surabondamment son dédain pour les restaurations classiques, antiques ou académiques, fussent-elles logées dans le cerveau olympien de Gcethe. Est-il romantique? Assurément non un de ses chapitres les plus piquants, les plus irrésistibles, est dirigé contre le romantisme allemand et français il juge, dans LM<ece, M..Victor Hugo avec une sévérité qui va jusqu'à l'injustice et la caricature; et il n'y a rien, dans Cham ou dansitogarth, de plus drôle que la façon dont il habille Frédéric et Guillaume-Auguste Schlegel, ces rédacteurs officiels du traité d'alliance entre la littérature allemande et la nôtre, signé par madame de Staël. Encore une fois, 'qu'est-ce donc que M. Heine? Je vais vous le dire, ou plutôt vous le savez déjà c'est un humoriste;
------------------------------------------------------------------------
un fantaisiste, un poëte, et, par-dessus tout, un malade. Ceci posé, nous voilà bien à notre aise fantaisiste, M. Heine a le privUége. et il en use de se contredire lé plus spirituellement du monde, à huit ou dix pages de distance humoriste, il aurait raison de se moquer de nous encore plus que de M. Gouin.et des Schlegel, si nous avions l'air de prendre trop au tragique ou même au sérieux ses paradoxes et ses boutades. Poète, il est te bienvenu, et les bouffées de ce souffle frais et pur qu'on sent s'élever à chaque instant dans ses livres, au milieu des buissons les plus épineux de la philosophie tudesque ou sur la plus aride table rase de la négation voltairienne, suffiraient à obtenir grâce pour bien des peccadilles. Ma)ade enfin, il a droit à tous les égards, et il est trop excellent latiniste pour ignorer ce que signifient xgri .!OMM!M.
Essayons donc de par)er de ce charmant esprit comme si rien, dans l'Allemagne et dans Lutèce, ne choquait nos opinions et nos sentiments, et répétons, à titre de consolation relative, que si 'M. Heine est parfois irrévérencieux envers ce que nous révérons, it respecte, en revanche, encore moins que nous ce que nous ne respectons pas. Le' livre sur l'Allemagne est destiné, l'auteur nous le dit, à réagir contre une foule d'opinions erronées que le livre de madame de Staë) a accréditées en France. Hé)as il y a en effet, entre ces deux livres; séparés par un demisiècle, la même différence qu'entre le budget d'un jeune et prodigue miHionnaire et celui d'un vieillard ruiné. Madame deStaët, génie essentiellement expansif et initiateur, encore toute frémissante des grandes et terribles vibrations de la Révolution française, frappée (lu contraste de ces événements gigantesques, de ces jeunes gtoires, de cette vie toute nouvelle, tout exubérante, avec ces vieux regains
------------------------------------------------------------------------
de philosophie matérialiste et de versification didactique momifiées dans notre littérature, s'attacha surtout à infuser dans ces veines appauvries un sang chaleureux et vivace, à féconder, à régénérer par te spiritualisme ce qu'elle voyait dépérir et se morfondre dans le stérile hivernage de )'éco)e sensualiste. Ce spiritualisme; elle le chercha où elle crut pouvoir le trouver, sans y regarder de trop près, avec cette confiance féminine qui se hâte de tenir pour certain ce qu'elle désire, avec cette complaisance un peu crédule des femmes supérieures qui refont à leur guise et à leur image ce qu'il leur convient d'admettre dans l'intimité de leur génie, et prennent ensuite pour la réalité ce qui n'est en grande partie que leur ouvrage. Ce fut à l'Allemagne qu'elle demanda ce principe régénérateur, aidée dans ses recherches par ces pauvres Schlegel, si illustres alors, si agréablement bafoués aujourd'hui par M. Henri Heine. Elle opposa la rêverie, la poésie et la métaphysique allemandes au matérialisme et au scepticisme français, comme une femme pressée de réveiller ou d'avertir un amant assoupi ou refroidi, lui oppose précipitamment un rival, à qui elle prête à l'instant mille qualités problématiques. Gcethe, Schitter, Jean Paul, Wieland, Zacharias Werner, tout un groupe magninque de rêveurs et d'artistes, d'inventeurs et de poètes, se trouvaient là tout exprès, au seuil de leur littérature et de leur siècle, pour en faire les honneurs a la noble ambassadrice, et la philosophie passa avec le reste, a ]a façon de ces appoints qu'on ne discute pas trop pour ne pas entraver la conclusion d'un marché. Plus tard, dans le grand mouvement national et belliqueux de ~8i2 à 1815, les princes allemands, qui eurent alors, par hasard, le même intérêt et le même avis que les peuples, ne négligèrent rien pour activer, pour surexciter dans leur pays, en face de l'invasion et de la guerre, l'esprit patriotique
------------------------------------------------------------------------
retrempé dans l'amour du passe, dans la restauration sincère ou factice du moyen âge germanique,. de ses poésies, de ses monuments, de ses croyances ils créèrent ainsi le romantisme allemand, fort différent du nôtre, dérivant d'une initiative monarchique comme le nôtre résultait d'une idée d'indépendance, et très-suspect par.conséquent aux patriotes, aux révolutionnaires d'outre'-Rhin qui voyaient en lui un instrument, non pas d'émancipation intellectuelle, mais d'asservissement politique. En France, au contraire, ce mouvement inauguré par madame de Staë), et bientôt naturalisé par des écrivains et des ouvrages originaux, admit t'AHemagne exp)iquëe par l'auteur de Co?'tK?M parmi les éléments.de la révolution qui s'accomplissait dans la philosophie, dans la -littérature et ,dans l'art et, comme cette révolution fut d'abord spiritualiste, comme les noms de Thomas Reid, de Dugald Steward, de RoyerCoUard, de Cousin, y protestaient contre les désolantes et desséchantes doctrines des d'Ho)bach, des Lamettrie, des Condillac et des Cabanis, il resta avërë que le mysticisme, t'idëaHsme de rëco)ea))emande avait eu sa large part dans cette nouvelle croisade de l'esprit contre )a matière et en offrait )e plus savant, le plus profond et le plus consolant symbole.
Erreur et-illusion d'optique, nous dit-on aujourd'hui: soit; mais il y a, dans l'ordre de la pensée, des Htusions qui fécondent, comme il y a des vérités qui tuent. Quand madame de Staël, pour obéir au penchant de son génie et peut-être aussi pour contenter sa haine contre l'homme en qui s'incarnait a)ors le génie de la France, créait une Allemagne de convention et attribuait surtout à sa philosophie un caractère. tout différent du véritable, elle avait le tortdodëfigurerta vraiephysionomie, le vrai sens des Kant, dcsFichte, dès Schelling et autres aigles germaniques que)-
------------------------------------------------------------------------
que peu perdus dans les nuages; mais ce léger tort était largement compensé par les germes de renouvellement et de vie qu'elle répandait à flots sur le sol français, par les courants spiritualistes qu'elle établissait a travers cette gë nération contemporaine de Barras, de Lalande et de Pàrny. Qu'importe la source? Qu'importe que les philosophes, les penseurs, les poëles choisis par elle comme représentants des tendances qu'elle voulait faire prévaloir, eussent parfoissacriftéàdes tendances contraires? On a vu des batailles gagnées par l'heureuse erreur d'une armée prenant dans le lointain un corps ennemi pour un renfort. Que nos réalistes, nos fantaisistes modernes, si justement fiers de saluer M. Heine comme leur modèle, prennent garde à ces démolitions faciles dont ils se passent trop souvent le stérile plaisir Rien de plus aisé sans nul doute que de prouver que madame de Staë! a été rarement dans le vrai, que, dans ses jugements littéraires comme dans la création de ses personnages, elle ne s'est pas assez dësistéedu turban etde la harpe de Corinne que Chateaubriand, son glorieux ému)e, a vu sur les bords de Meschacebé et sur les rives du Jourdain bien des choses qui n'y étaient pas, et a fréquemment incliné vers le faux comme le nez du père Aubry vers la tombe rien de plus vite fait que de nous donner, en deux coups de crayon, la c/MM'~e de M. Ballanche, « que toutle monde loue et que personne ne lit, et qui, venu au monde avec -un visage où manquait la joue droite, perdit plus tard la joue gauche par une amputation, » Avec tout cela, madame de Staël, Chateaubriand, BaUanche,' Co)'tMMe,l'AHe?HC[gMe,)eGeKtedMC~M<MMMnte,HeHe,~< l'Itinéraire, Orphée, Antigone, voire même la Palingénésie, que j'avoue avoir très-peu lue et encore moins comprise, ont imprimé à ce siècle qui commençait, à cette littérature qui périssait, je ne sais quelle force vitale, quelle puis-
------------------------------------------------------------------------
sance créatrice qui nous donné Lamartine, Victor Hugo, toute la brillante ptéiade de 1837, et dont nons retrouvepions peut-être encore les traces, maigre tant d'évolutions et de défaillances. Des livres tels que ceux de M. Heine, que donnent-ils? deux heures délicieuses au lecteur gourmet et blasé. Mais après? Quand cette ironie impituyable a fait tomber, les uns sur les autres, tous nos dieux et toutes ses idoles; quand elle s'est tour à tour moquée de tout ce qù'ette a cru et de tout ce qu'elle ne croit pas encore; quand elle n'a pas laissé un seul recoin de ces cervettes atlemandes sans nous en montrer le vide, la sécheresse et le chaos, que peut-il sortir de ce décompte, de cette statistique finale, sinon une colonne de zéros dont tous les chiffres ont disparu, sinon un rassemblement de négations qui,' en dépit de la grammaire, ne valent pas la plus ehëtive, ta moins solide des affirmations? Quand on a lu le livre de madame de Staël, on ne sait rien, mais on peut tout. Quand on ferme le livre de M'. Heine, on sait tout, mais on ne peut rien.
Je me trompe pourtant, et, au lieu de me plaindre de M. Heine, je devrais le remercier. La philosophie allemande, nous dit-il, n'est pas telle que madame de Stae) vous l'a dépeinte. Qu'est-elle donc? Elle est la fille de l'esprit de contrôle et d'examen intronisé par Luther; elle est surtout la réaction, d'abord timide et contenue, puis de plus en plus agressive et violente, contre 'ta doctrine qui est l'essence même du christianisme, et qui sacrifie l'homme à Dieu, l'individu à la société, la matière a l'âme. De Luther à Kant, de Kant à Hegel, de Hege)aux disciples qui l'exagèrent et qui renchérissent les uns sur les autres, les Strauss, les Arnold Ruge, les Bruno Bauer, les Fauerbach, les Max Stirner, on peut suivre cette idée de préférence de l'homme sur Dieu, de la matière sur
------------------------------------------------------------------------
)'nme, de l'individu sur la société, dans des progressions effrayantes qui aboutissent au matériaiisme le plus effréné, au communisme le plus' absolu. Quand il commença à esquisser ce tableau peu rassurant, à dérouler les longs anneaux de cette chaîne philosophique qui va tout doucettement de la diète de Worms à la porte de Charenton, en passant sur des ruines d'églises, de châteaux, de palais, d'usines, de maisons et de chaumières, M. Henri Heine se portait bien-. La Révolution de février n'avait pas eu lieu, et la haine de notre humoriste contre les teutomanes, les ultra-tudesques, c'est-à-dire contre le parti du passé qui, sous prétexte de patriotisme, voudrait rejeter )'A))emagnë vers le moyen âge, bien loin de la Révolution et de la France, cette haine le prédisposait à beaucoup d'indulgence pour des doctrines qui lui paraissaient être celles de l'avenir et qui s'annonçaient comme devant absorber toutes les nationaiités diverses dans le bien commun de t'humanité. M. Heine, à l'école des Hétëgiens les plus intrépides, n'était pas fâché, il nous l'avoue avec une gaieté de convalescent, de se sentir Dieu, et il nous donne, sur sa divinité d'alors et sur ses frais de représentation divine, de fort amusants détails. Même à cette époque pourtant, il avait, j'en suis sûr, à se faire violence pour ne pas lâcher bride à son humeur goguenarde en présence de ces fabricants de dieux, et peut-être est-ce cet effort méritoire qui amena-sa conversion. H a pensé que le plaisir d'être Dieu ne valait pas celui de se moquer, en déchirant son diplôme, de ceux qui')e lui avaient délivré. D'aitieurs, les triomphes démocratiques de ~848, arrivant sur ces entrefaites, avaient écrit en marge de ces nouveaux codes'athées bien des choses dont se rëvoitait t'atticismc de M. Heine, et, la maladie étant venue y joindre ses enseignements pratiques, ii se trouva un beau jour adrnira-
------------------------------------------------------------------------
blement préparé à écrire l'histoire anecdotique, véridique et satirique de ses maîtres de philosophie, auprès desquels celui de M. Jourdain n'était qu'un écolier en fait de brouillamini et de tintamarre. Aussi, comme il s'est dédommage de son long jeûne! quel arriéré de sarcasmes et de satires il a payé à tous ces héros du mot et du non mot.' quelles vives silhouettes il a tracées d'Emmanuel Kant, et de Hegel assis avec sa triste ;nine de poitle COM~fMM SKf ces a~t/S funestes d'où allait sortir le communisme, et de Ruge, le portier de son école, et de ce tailleur Weitting qui lui tendit sa grosse main comme à un confrère, et de Feuerbach (fleuve de feu)~ le plus conséquent des enfants terribles de cette philosophie! avec quelle malicieuse candeur il peint ce brusque mouvement qui s'opère, dans les moments de crise démagogique, chez l'homme'd'esprit qui a jadis partage la théorie et qui en voit l'application descendre dans la rue, sous sa forme la plus brutale et la plus laide! Il y a dans cette gaieté un peu stridente, datée d'un lit de souffrance, quelque chose de funèbre qui en redouble l'effet. On sent que chacune de ces confidences s'échappe comme un jet de sang sous le bistouri. Seulement, ici, le patient et le chirurgien, c'est le même homme, confondant !a douleur de l'opération avec celle de la plaie, et couvrant le tout d'un éclat de rire.
En somme, ces deux livres, écrits, l'un par madame de Staël, l'autre par M. Heine, l'un par une muse superbe, l'autre par un poëte malade, l'un si encourageant, si excitant, si rempli d'illusions, d'espérances, de pensées fécondes, d'empressements généreux et conttants envers le génie de l'Allemagne, l'autre si désabuse, si triste, si instructif dans ses allures satiriques, si plein de méfiances et. de rancunes contre des doctrines dont le dernier mot est le vide dans le ciel, le néant dans i'~me, la folie dans
------------------------------------------------------------------------
t'homme et le carnage dans la rue, ces deux livres nnt été tous deux ce qu'ils devaient être, chacun à son moment et à sa date; le premier, provoquant un élan vers cet idéal germanique, un peu vague, un peu chimérique peut-être, mais qui avait au moins te. mérite de ne pas ressembler aux platitudes philosophiques et littéraires du voltairianisme enrégimente par l'Empire; le second, montrant où conduisent ces utopies séduisantes quand on les pousse à l'extrême, quand les imaginations qu'elles enivrent, se dégageant de toute règle et de tout frein, n'acceptent plus qu'ettes-mêmes pour arbitre, pour culte et pour divinité. Ici le programme d'un voyageur; Ii le récit d'un naufragé. Toute notre histoire philosophique et littéraire est entre ces deux livrès, comme tout notre siècle est entre ces deux dates.
Il ne faudrait pas croire qu'il n'y a dans l'ouvrage de M. Heine sur l'Allemagne qu'une série de rétractations et d'aveux plus ou moins déguisés dans une série d'épigrammes il y a aussi une étude très-fine et très-piquante de la littérature allemande, comprise dans la phase dite romantique. M. Heine ne procède pas, comme la critique française, parl'analyse, mais plutôt par des détails, des anecdotes, dés traits, des saitties qui se jouent autour du personnage et de t'œuvre, et finissent par en donner le dessin exact, peu flatté, et d'autant plus vrai. Goethe, Schiller, Tieclc, Hoffmann, Uhland, Raupach,Werner,Jean Paul, d'Arnim, Brentano, Novalis, revivent dans ces pages, et, au lieu d'être classés comme des fleurs mortes dans un herbier de botaniste ou couchés comme des statues sur des tombeaux, ils sont réveillés par cette baguette magique du poëte, qui, même en les jugeant, reste poëte encore et a l'air d'inventer ce qu'il juge. Dire que cette baguette ne se change pas souvent en férule, en fouet ou même en
------------------------------------------------------------------------
stylet; ce serait mentir. Ce qu'il y a de plus meurtrier et de plus terrible chez M. Heine, ce n'est pas sa raillerie, c~est sa louange; elle s'enroule peu à peu autour de sa victime, qu'effe.flatte, qu'elle caresse,'qu'elle enveloppe, qu'effe ëtrëint, qu'elle étouffe en serrant de plus en plus ses ondulations et ses nœuds puis, quand on arrive au bout de l'inquiétante spirale, on trouve une jolie petite tête vipérine, siflotant et clignant de Fœif avant de lancer son dard ou d'imprimer sa morsure. Là, comme ailleurs, M. Henri Heine a résolu un problème assez curieux il a été poëte sans être jamais dupe ni des autres ni de luimême..
Le livre de l'Allemagne a été écrit à t'adresse des Frânçais Lutèce est adressé aux Allemands.'Dans lé premier de ces ouvrages, l'auteur'a voulu donner à ses compatriotes d'adoption une idée exacte de sa patrie originelle; dans le second, il a voulu donner à ses concitoyens primitifs une idée juste de sa patrie adoptive. Seulement il l'a prise à une époque déterminée qui commence à 1840 et finit à 1844 embrassant ainsi une période qui ne fut pas sans orages et que marquèrent de présages sinistres ou de préludes singuliers la mort tragique du duc d'Orléans, la translation des cendres de Napoléon, le court et belliqueux ministère de M. Thiers, les agitations démocratiques provoquées par les bruits de guerre, les premières secousses de la question d'Orient, les premiers bégaiements de la réforme électorale, et les premiers trésors d'une incomparable éloquence dépenses par M. Guizot dans sa lutte glorieuse contre les difficultés~ de la situation et la violence des partis. On voit que, pour un esprit juste, vif, railleur, revenu de bien des enthousiasmes républicains, et doué de cette faculté de conjecture qui, après coup, ressemble au don de prophétie, cet espace de quatre années
------------------------------------------------------------------------
a dû suffire, sinon pour nous donner une histoire complète' de Paris au dix-neuvième siècle,. au moins pour écrire un très-intéressant chapitre de cette histoire. La Révolution de février a eu cela de particulier, que personne ne l'a voulue, pas même ses auteurs, que tout le monde la croyait impossible, surtout ceux qui Font faite, et que toute le monde, plus ou moins,.s'est amusé à la prédire par une sorte de vague instinct qui a dominé toutes les chances raisonnables et a eu finalement raison contre elles si bien que nous nous sommes tous trouvés prophètes, et cette fois, hélas! c'était dans notre pays. M. Heine, qui n'était pas dans son pays et ne craignait pas de faire mentir le proverbe, a encore été plus prophète que nous tous, et le moyen âge qu'il déteste n'eut pas manqué de le brûler comme sorcier. tt y a vraiment une inspiration fatidique ou plutôt une sagacité merveilleuse dans les pages de Litres, ou fauteur annonce, dix ans d'avance, les ravages du communisme et l'explosion de la question d'Orient. Qu'on lise le récit de sa visite aux ateliers de la rue Saint-Marceau, le titre des ouvrages qu'il voit entre les mains des ouvriers, les propos qu'il entend, les réflexions qu'il y ajoute ce ne sont plus là les rêveries d'un malade, les fantaisies d'un poëte, les boutades d'un humoriste, les aveux d'un philosophe, mais tes vues pénétrantes et profondes d'un homme d'un grand sens mesurant les périls d'une situation déjà menaçante et destinée à s'aggraver encore. Ses jugements sur le roi LouisPhilippe, sur M. Guizot, sur M. Thiers, sont aussi convenables que l'on pouvait l'attendre d'un homme chez qui la moquerie, dégénérée en habitude et en tic, cherche toujours une indemnité quelconque au moment même où i) exprime une approbation ou une sympathie. Cet Athénien de Dusseldorf, blasé, en Allemagne, sur la métaphy-
------------------------------------------------------------------------
sique du socialisme, effrayé, en France, de ses premiers .essais de vie réelle et'publique, accepte avec amour et gémit de ne pouvoir prolonger cette halte de l'esprit et de la politique dans les zones tempérées d'une liberté sage comme il voudrait le devenir, et spirituelle comme il l'a toujours été. Chose singulière! M. Heine, artiste et poète éminent, esprit d'a))ure peu grave et peu pratique, juge pourtant bien mieux, dans Ltttecë, la potitique que )a littérature. Les noms de George Sand, d'Alfred de Musset, de Béranger,.de Victor Hugo, deMichetet, de Quinet, de Balzac, se rencontrent sous sa ptume; mais, au lieu de motiver son sentiment sur leurs talents et leurs ouvrages, i) se borne presque toujours à quelques détails physiques qui ne s'adressent qu'à la curiosité la plus triviale et )a plus futile. I) nous apprendra que madame Sand a un menton charnu et de belles épaules, que M. Hugo est afuige d'un vice de conformation dans la hanche droite, que M. Quinet porte une houpelande, et autres remarques qui ne concluent pas grand'chose pour ou contre Lélia, ~Vo~'e-Dame de Paris et Ahasvérus. On dirait que ses compatriotes, au moment où il est monté en voiture, lui ont recommandé de leur donner, sur nos célébrités littéraires, quelques-.uns de ces renseignements personnels dont les-.étrangers et les provinciaux sont si friands, et que Henri Heine, toujours goguenard, a pris la commission au pied de la lettre, enchante de descendre, à force d'esprit, au point où montait, par un excès contraire, cet honnête Béotien qui écrivait sur ses tablettes « 14 avril, bonne journée vu Scribe en redingote noire. ;) LK<ece est un journal rédigé par un homme supérieur, maison !e premier-Paris vaut mieux que le feuilleton. H faut pourtant excepter un feuilleton ravissant qui laisse bien loin derrière lui tous nos caricaturistes de crayon et
------------------------------------------------------------------------
de plume celui où M. Heine raconte sa conversation avec Spontini, la cotère de l'auteur de la Vestale contre Meyerbeer, et la façon triomphante dont l'irascible maestro lui prouve que le quatrième acte des HM<jtKeHo<~ n'est pas de Meyerbeer, mais de M. Gouin, chef de bureau a la grande poste aux lettres.
Le tout, /iMeMM<;fMe et LM~ecs; est très-instructif et trèsamusant instructif, parce qu'il n'est pas de spectacle meiiïeur que de voir un esprit de premier ordre reculei' devant l'absurde, dût-il s'arrêter à mi-chemin vers le vrai; amusant,,parce que M. Heine donne à ses reculades, a ses aveux, à ses conversions, une forme qui n'est qu'à lui et dont la bouffonnerie apparente cache un sens profond et trahit un irrécusable mélange de mauvaise honte et de franchise. Sans doute, il y a encore dans ces deux livres ie premier surtout bien des pages que nous voudrions déchirer, bien des intempérances de langage dont )e goût s'afuige, et que toute la verve de M. Heine ne réussira jamais à rendre aimables; mais il y a aussi., tout a côté, des confessions .si précieuses, des vérités si excellentes, des duretés si utites, des railleries si justes, qu'on se demande si cet ensemble de bien et de mal n'est pas, après tout, d'un meilleur exemple, et si un malade a moitié guéri, mêlant des restes do fièvre à des commencements de convalescence, ne démontre pas mieux qu'un homme sain et robuste la nécessité d'une hygiène sage et d'un bon régime.
------------------------------------------------------------------------
La seule crainte que j'éprouve en parlant des Fables de M. Viennet, c'est d'en dire trop de bien; non pa~ qu'elles ne méritent toutes sortes d'étoges: car la plupart sont jolies et plusieurs sont charmantes; mais je craius, en y insistant, d'avoir l'air de trop restreindre l'auteur à ce genre injustement regardé comme secondaire, et de concentrer mes louanges sur ce point pour m'en dispenser sur d'autres. M. Viennet, s'il me supposait cette arriérepensée, aurait le droit de s'en plaindre, et d'y voir peutêtre une sécrète rancune de romantique mal converti. Il a écrit des poëmes, des tragédies, des comédies, des romans; il a été joué par Talma et par Fr.édérick-Lemaitre. Récemment encore; une plume plus autorisée que la mienne rendait un juste hommageà sesPromeKadfMaM P~'e-Lach~Mf, pleines d'aperçus ingénieux, de piquantes esquisses, de
1 Fables.
M. VIËNNET' 1
------------------------------------------------------------------------
pages éloquentes; et moi-même, je ne puis oublier t'émotion sympathique quej'aircssentie.cethiver, en entendant t M. Viennet lire les belles scènes de sa tragédie de la L~Ms, ou la noble et royale figure de notre pauvre Ilenri IV nous est rendue dans toute sa fermeté et toute sa verdeur. Ainsi, il est bien entendu que mon penchant pour les Fables dc M. Viennet n'est pas une exclusion, mais une préférence. Si elle lui semblait excessive, ce ne serait là, après tout, qu'une des bizarreries de cette destinée poétique dont il nous parle, dans sa préface, avec un si aimable enjouement. Qu'elle est spirituelle, cette préface! et comme la personnalité du poëte sait s'y faire jour, sans se livrer à ces confessions superbes, à ces confidences vaniteuses, à ces rodomontades sentimentales, qui, au lieu de retracer les rêves, les espérances, les pensées, les légitimes ambitions de l'artiste, trahissent ce qui doit rester cache dans la vie, dans le cceur, dans les souvenirs de. l'homme! M. Viennet, c'est lui qui nous le dit, a passionnément aimé la gloire, et la gloire des lettres plus que toute autre cette gloire littéraire si douce, mais si décevante, il a cru la tenir une fois puis elle a paru lui échapper puis elle lui est revenue sous la forme de fables qui sont d'excellentes vérités, a Me voilà cependant, me voilà encore )) nous dit M. Viennet, et Il a raison; car des renommées bruyantes ont disparu, et la sienne a son été de la Saint-Martin, plus vert que beaucoup de printemps! L'éctipse qu'il a subie, et qu'il exagère, entre ces deux périodes de popularité, l'une passagère, l'autre durable, il ne'l'a pas trop mal remplie. Il y a logé, en guise d'indemnité et de pierre d'attente, un fauteuil d'académicien qu'il occupe avec honneur, et un manteau de pair dont il a eu l'esprit de ne jamais faire la dépense. Bien des gens se sont contentés a moins J'en connais qui se sont consolés
------------------------------------------------------------------------
des moqueries charivariques .rien que par le plaisir de les avoir essuyées!'
M. Viennét semble regretter, ne voulant être que poëte, d'avoir été force de suivre tour à tour la carrière militaire et la carrière politique. Nous croyons qu'il se trompe. L'état militaire lui a donné cette fermeté d'allures qui lui va. si bien, ce goût de discipline, d'ordre, d'autorité, qui convient a un écrivain classique, et qui devait le désabuser tût ou tard, sinon de la'liberté sage et réglée, au moins des mensonges etdes chimères du libéralisme. La vie politique, en le mettant en contact avec les hommes, avec les affaires, en lui révélant les difficultés du pouvoir, la mauvaise foi des oppositions, le v-ide des théories, l'injustice des apothéoses et des haines populaires, les périls et les malheurs publics renfermés en germe dans les déclamations des rhéteurs et des tribuns, en a fait le moraliste et )e fabuliste que nous connaissons et que nous aimons. Ceci nous ramène à ses Fables. Toutes nesont pas politiques, mais l'on peut dire que l'esprit qui les a dictées n'est devenu si clairvoyant et si sûr, si juste et si sage, que par l'étude journalière et pratique des ressorts secrets, des dessous de cartes, des faiblesses et des mécomptes du gouvernement parlementaire. C'est là l'unité et aussi l'originalité de ce recueil. M. Viennet a su extraire des enseignements de la vie publiqueun code de morale quine s'appliquepas en entier à la politique proprement dite, mais qui y revient presque toujours par quelque endroit et s'y rattache, de même que, dans nos existence3 modernes, les événements contemporains, les discussions des parlements, les agitations de la rue, les influences du journal, pénètrent et se font une place jusque dans la vie privées Aussi, de tous-les fabu)istesc;uo n'a pas effrayés le souvenir de l'inimitable, M. Viennet est certainement celui qui risque le moins 22
------------------------------------------------------------------------
d'être écrase par te nom de la Fontaine; car, si le titre et le genre sont les mêmes, il y a un monde entre l'inspiration des deux poëtes. Au temps de la Fontaine, la vie politique n'existait pas. La morale des Fables ne pouvait être que générale, humaine, et elle devait aussi traduire, sous ses voiles ingénieux et charmants, cette haine de la force, de l'arbitraire, de l'abus de puissance, frappant toujours de haut en bas, en un temps où, comme l'a dit excellemment M~ Sainte-Beuve, on connaissait les grands, mais on ne connaissait pas encore les petits. De ta teLot~et !MecM(,tes /tK!MMMX malades de la peste, et cent autres, et tous ces traits la t'f<Mo?!(htp<)fA' fort est tottjoMt'~ la ?H<'t«e!M'e; notre ennemi, c'est notre MKK~'e, etc., etc., qui figurent, a vrai dire, l'opposition, a une époque où elle ne pouvait se produire qu'en aHcgories. Aujourd'hui que l'opposition nous a fait et s'est fait à elle-même tout le mal possible, la Fable, ce petit traité de morale enseignée aux gens d'esprit par les bêtes, a deplacé'ses points de vue. Au lieu de rester dans le domaine des vérités universelles, au lieu de plaider pour l'opprimé contre l'oppresseur, pour le faible contre le fort, pour la justice contre ta tyrannie, elle se renferme dans un cercle de vérités plus actuelles, que nos récentes expériences rendent plus applicables et plus piquantes; et ta, elle fronde, non plus l'abus du pouvoir, mais sa débilité, non plus ceux qui oppriment le faible, mais ceux qui le trompent, non plus ceux qui lui disputent ses droits, mais ceux qui lui en créent d'imaginaires, non plus les lions, lesléopards et les tigres, mais les renards, les singes, les serpents et les perroquets. VoitàcequeM.Vienneta très-bien compris, et ce qui donne a ses Fables un caractère parfaitement approprié a notre temps. Ai-je besoin maintenant d'appuyer sur les différences d'exécution? Nous avions, uvec
------------------------------------------------------------------------
la Fontaine, l'apologue naïf, ou du moins déguisant en naïvetés ses merveilleuses finesses, et faisant passer sous ses airs de bonhomie cette foule de vérités immémoriales qui sont, pour ainsi dire, le fonds commun de l'humanité, de la morale et de la raison. Nous avons, avec M. Viennet, l'apologue incisif, mordant, peu voUë, arrivant droit au but, et donnant sa leçon immédiate sous le passe-port d'animaux civi)isës qui ont beaucoup de peine à ne pas ressembler des hommes. Aussi les qualités ne sont-elles pas les mêmes chez la Fontaine, un naturel adorable, une facilité inouïe à croire à ses bêtes, à s'identifier avec elles; à se fâire leur égal, leur confident et leur ami, mille grâces, mille délicatesses de récit et de peinture; chez M. Viënnet, la justesse, la fermeté, l'art, le trait surtout, le.trait, que la Fontaine émousse tant qu'il peut. On sent que le premiera a porté ses fables comme un pommier porte ses pommes, et que le second a raisonné lessiennes comme un écrivain raisonne ses œuvres. Les enfants, on le sait, sans même y entendre malice, sont ravis des fables de la Fontaine ils prennent au sérieux cette ménageriesi vivante que le poëte leur montre avec tant de bonne foi; ils s'en amusent comme d'une ménagerie véritable, et.le dispenseraient volontiers de cette mora)ité(ina)e qui rentre pour eux dans la catégorie des ~eoms ou des deMM'.s les enfants ne comprendraient presque rien aux F<:6~ deM. Viennet; il faut, pour les apprécier, non-seulement des hommes faits, mais des hommes mûrisetrenseignés par huitou dix révolutions. Souvent même M. Viennet se passe des bêtes, et ses récits n'en sont que meilleurs le FoMe~Mpo~tKoM, )e VatMeaM en péril, les DeMa; Foya~ett?' le Cerveau, le CcBM?'e~<:LaK~Ke, ta~c/MHeft~apetM', n'ont déjà qu'une parenté bien tbintaine aveetes~oroH. tes~omîM~ro~M, tes ~'oMs-MMHM, les JesMMO<pM! de l'MMmt~M~. Ce
------------------------------------------------------------------------
sont de vives et courtes satires, des moralités tantôt sérieuses, 'tantôt familières, enfermées dans un petit cadre, et se racontant pour se mieux faire accèpter. C'est le cas de répéter ce qu'un maitre admirable, M. ViDemain, appliquait à feu M.-Arnault, qui avait écrit, lui aussi, des tragédies et des fables « On ne dit pas en le lisant Le bonhomme mais on dit toujours L'honnête homme! » et c'est quelque chose quand l'honnête homme nous rappelle en bons vers des vérités profitables. Or c'est là le triomphe de ce recueil. Tout ce qui a été l'erreur, le malheur ou le ridicule de notre époque, ië désaccord des partis, l'abus de la parole, les excès de la presse, la crédulité du peuple, la faiblesse des gouvernants, les succès du charlatanisme et de l'intrigue, les hâbleries de certains journalistes, la duperie de leurs lecteurs, la licence tuant la liberté, le désordre perdant tout sous prétexte de tout conquérir, les pouvoirs abandonnant le pays a d'horribles hasards faute d'avoir su frapper en temps utile, l'histoire entière, en un mot, de nos illusions, de nos sophismes; de nos fautes, de nos sottises, de nos châtiments et de nos mécomptes, a sa page dans ce volume qui n'espère pas nous corriger, mais qui veut nous avertir. Quoi de plus vrai que le V<KMMM en p<M ? de plus prophétique que le Loup et les trois Chiens? de plus ingénieux que le Fouet du po~t~oH, la J<tt)!s?'e et le Torre?!<, le 5<MMOHMe< dans r<'mb<H't'<M, le Carnaval des animaux, 1 e J{6H<M'~ ~H~M'e, le jPMoMph~ et JoKDM~; la T<ïMpe et le Fleuriste, les Loups ait &tt<M;, le To)'reH< et la Digne, le ~OK<OK t'euo~e, le Chat rc/bt'M!f<tM'. le Flambeau et la 7'o)'che, l'~t'o~Me et <<tBof):e? Et la Bataille de Cht<;)M? Et le Coq et le FaKcoH? CeHe-l:i me plaît tellement, que je ne puis résister à l'envie de la citer
------------------------------------------------------------------------
« Amis, disait uneoq.partaterreurprcssé,
A la gent porte-crête autour de lui groupée,
Un faucon, qui par moi se prétend offensé,
S'est toge près d'ici dans une aire escarpée,
Et de sa haine hier les cris m'ont menacé.
Seul contre sa fureur je ne puis me défendre;
Mais si vous me prêtez un fraternel appui,
Sinoussavonsbiennousentendre,
Je l'attends de pied ferme et ne crains rien de lui. Compte sur nous, répond la cohorte cmptuméc Des dindons, des canards, des poules, des chapons Qu'il vienne deux et trois faucons,
Que pourront-ils contre une armée?
Sommes-nous pas te~ compagnons,
Tes parents, tes amis, tes frères, tes maîtresses? En vîht-il dix, nous les battrons
Ne doute pas de nos promesses. ))
Hn'cnvintqu'un.ctcefntbicnasscz.
Le coq, dont ces transports redoublaient le courage. Défendit en héros sa crête et son plumage.
Mais il combattit seul Ses amis dispersés,
Moins touchés de son sort que du soin de leur vie, A l'aspect du faucon faussèrent compagnie.
!) fut battu, mis a mort, emporté,
Obtint à peine une louange, Un regret des amis qui l'avaient excité;
Et les plus vils de la phalange
Blàmèrerit sa témérité.
Un ennemi c'est trop, mille amis ce n'est guère, Ditunproverbeturcdontj'ignoretepere.
C'est une triste vérité.
Qu'en un danger commun un homme se dévoue, On payera sa vertu par un làche abandon
Et malheur à lui s'il échoue
Dans un siècle d'or et de boue.
Les Curtius ne sont plus de saison.
Ah! comme c'est vrai! comme c'est. vrai! Et quel bon sujet de méditation pour qui serait tenté d'attacher un grelot quelconque au profit des honnêtes gens!
------------------------------------------------------------------------
Presque toutes les fables de M. Viennet frappent aussi juste, et le trait qui les termine ramène d'ordinaire avec beaucoup d'art Je motif principal du récit, à peu près comme l'idée favorite d'un opéra reparaît au moment oit la toile tombe. Pourtant on ne peut se défendre d'un sentiment mélancoliquequand on songe queues fables nesont si vraies que parce qu'elles sont pessimistes. Sans doute tout moraliste en vers ou en prose est. forcé de voir les hommes en noir, ne fût-ce que pour être plus sûr de les bien connaître et de les bien peindre. Mais ici on sent que c'est une expérience personnelle, une douloureuse expérience de quarante années, quia servi de guide à M. Viennet, au milieu detousces animaux si proches parents de nos contemporains et de nous-mêmes. On sent que chacune de sesfables les plussaillanteslui a été inspirée par un person- nageouun événement dont il serait facile de retrouverdans le Moniteur le nom où la date. C'est évidemment à propos de nos tristes dissidences de 1850 et 1851 qu'il a écrit le Vaisseau en péril, le Loup et les trois Chiens c'est le spectacle des défaillances d'un pouvoir trop débonnaire envers [es factieux qui-lui a dicté le Fouet du postillon, la 'TaKp0 et le F~Mt'M<e; c'est au sortir d'une discussion brillante, mais stérile, de la Chambre des députés, qu'il s'est dégonflé dans le Cerveau, ~C~M'.et la JL~M~ Ce sont les folles utopies de nos apôtres socialistes qu'il a mises en scène dans le Renard égalitaire et le Chat t'e~ortHN~M'. Ce sont nos fatales sécurités qu'il avertissait dans le Sansonnet dans l'embarras; nos gâchis d'ambitions et de vanités qu'il gourmandait dans le Carnaval des 'animaux; tescrëduHtés d'un peuple dupé par des charlatans, qu'il signalait dans la Ba<<nM6~echMms, la ~tMM'o et le To?T6H<, )e MoMtom révolté, l'Ivrogne et la Borne. Ainsi de suite il n'est pas un de ces traits de sagesse, si
------------------------------------------------------------------------
spirituellement encadrés, qui n'ait été acquis à nos dépens pas une de ces fables qui ne soit le commentaire d'un chapitre de notre histoire voilà ce qui en fait fapropos, la vie, la vérité, le piquant, et aussi la tristesse. Mais ceci touche à la politique, et je ne veux. parler que littérature. La langue poétique de M. Viennet est-elle au niveau de ses intentions qui sont excellentes, de ses inventions qui sont heureuses, de ses cadres qui sont charmants, de son esprit qui est incontestable? Très-souvent, mais pas toujours ici ma critique ne peut le blesser, car c'est cette d'un adversaire, d'un contradicteur littéraire; c'est son système que j'attaque, et non son talent. Selon moi, l'erreur de M. Viennet et de son école est de croire que la langue poétique ne doive pas se transformer avec les siècles, avec les changements, de mœurs, de costumes, avec les progrès et les découvertes de l'intelligence et de la science, et que le moyen de ta conserver naturelle, simple et transparente, soit de la maintenir stationnaire. Je crois, au contraire, que Racine, Molière et la Fontaine n'ont été, chacun dans son genre, si admirablement naturels que parce que la langue poétique de leur moment leur suffisait pour la somme d'idées et de sentiments qu'ils avaient à exprimer, mais que, deux cents ans plus tard, ils.l'auraient modifiée, assouplie et enrichie. A la fin du dernier siècle, lorsque de nouvelles cordes ont été ajoutées à la poésie, lorsque l'école pittoresque a commencé à poindre, lorsque le sentiment de la nature, du paysage, de la campagne, des idées, des inventions modernes, s'est infiltré dans la littérature, les poètes.ou plutôt les versificateurs d'alors se sont figuré qu'ils pouvaient aborder ces nouveaux sujets en continuant à parler un langage soumis à certaines règles de convention et de noblesse, acceptées par un autre temps. Qu'en est-il résulté? Le
------------------------------------------------------------------------
triste règne de la périphrase, tout aussi éloigné de la langue de Racine que de celle de Victor Hugo, de la périphrase, qui n'était pas, comme on l'a dit, la vieillesse d'un art classique qui se maniérait, mais l'enfance d'un art nouveau encore à la recherchedeson véritable instrument. Lorsque l'abbé Delille, ayant à me peindre un très-vuigaire épisode de chasse aux vanneaux ou'aux alouettes, me dit t.c chasseur prend son tube, image du tonnerre,
i) n'y a pas d'Aristote au monde, qui m'empêche d'affirmer qu'il eût mieux fait de dire « Le chasseur prend MM /M~. » Je cite cet exempleau hasard, au milieu d'une foule d'autres. Eh bien, il me semble que M. Viennet a été, en quelques endroits, un peu trop de l'école de l'abbé Delille. Lui aussi, il écrit, àu lieu de fusil, )e <)<<? MMM?'~'M)'; au lieu des Pyrënëcs, les moM~de PyreH~; i) paraphrase le chemin de fer, le rail et la locomotive dans les vers suivants
Sur un chemin de fer dont la double nervure, Aux miracles de l'art soumettant la nature, nonraitennoirsfi!etssur)esmontsnive)es, Les fleuves asservis et les vallons comblés, La machine de Watt, en sifflant élancée, Du bruit de ses pistons frappant l'air agité, Volait, rasant le sol, par la vapeur poussée.
Voi)à, si je ne me trompe, le Procuste de l'ancienne versification écartelant l'idée nouvelle. &rm< o~orem <6~fHM. C'est le dernier reste du ~etntOMMMe qu'ait conservé M. Viennet, et il l'a si bravement dépouillé en des sujets plus essentiels, qu'on peut bien lui passer celui):'). En somme, son recueil de fables est charmant; il restera, non pas seulement commeun souvenir vivant etpar-
------------------------------------------------------------------------
lant de nos travers, de nos folies et de nos malheurs, mais comme Fœuvre d'un vif esprit qui a trouvé ou retrouvé sa veine. Pour terminer par le mot qui doit être le mieux sonnant à l'oreille de t'MM Quarante, je dirai que son livre est et sera classique.
------------------------------------------------------------------------
DÉCADENCE DU THÉÂTRE THÉATRE DE LA DÉCADENCE
Le premier qui a dit que le théâtre était une école de mœurs, ou qui a écrit et traduit )e C~<a< ftd~Hdo mo?'M. a mis en circulation un de ces niais sophismes qui sont il, peu près sûrs d~ faire fortune dans un monde où la majorité se partage presque constamment entre les esprits vulgaires et les esprits faux. Chercher au théâtre un enseignement moral est une illusion robuste contre laquelle protestent trois siècles d'expérience car, depuisMoticre, qui n'est pas)ui-mémeirréprochab)esur ce point, jusqu'à M. Scribe qui s'est fait une morale commodeà l'usage des consciences bourgeoises, je ne connais rien de moins édifiant que le répertoire de la Comédie-Française. Quel singulier cours d'honnêteté pratique à l'usage de la jeunesse, qu't?n~ntt'OM, l'Avare, tes FoK?'&eWM ScoptK, le BoMt'~eoM gentilhomme, le Le~taM'e iM:trer~e< TMfcat'e~ le Chevalier à la J!:O~C, le ~H'M~ë de fV<jf<!rO, B~Vî'MM~
------------------------------------------------------------------------
et ~(~M, uneC/«tt7:e.' JI faut s'y résigner, le théâtre peut être une récréation charmante, un ptaisirdétieat, une des formes 'les plus populaires de l'esprit nationa), une des parties les plus essentielles et les plus vivantes de la littérature, un mal nécessaire, plus ou moins atténue et adouci par la convenance, l'élévation ou la finesse de l'oeuvre; mais prétendre qu'il puisse moraliser, croire qu'on en sortira meilleur, c'est associer un pitoyable lieu commun à un pitoyable paradoxe: les auteurs dramatiques à NMHc/tg large ont le droit de nous rire au nez quand nous leur reprochons de ne pas s'adonner uniquement à la culture des rosières et aux pures délicés des prix Montyon. D'autre part, la société, on doit bien -le reconnaître, n'est pas exclusivement composée de gens impeccables et de mœurs sans tache. Son niveau moral s'élève ou s'abaisse suivant les époques, selon que les esprits sont tournés vers le ciel ou vers la terre, vers les grandes choses ou les jouissances matérielles, selon que les exemptes venus de haut sont corrupteurs ou salutaires; mais, en somme, les passions, les travers, les vices, savent toujours se faire leur part, et l'observateur, l'écrivain, le poëte, qui n'en tiendraient pas compte, s'exposeraientà tomberdans la tittërature à t'eau de rose, moins dangereuse, mais tout aussi fausse que la littérature à l'alcool. Que devons-nous donc demander a l'auteur comique ou dramatique? Qu'il ne retrace pas systématiquement les mœurs mauvaises, lemonde taré et gangrené, ef que, par cette peinture exclusive, il n'amène pas la société à se scinder en deux: d'un coté les honnêtes gens, qui s'éloigneront d'autant plus que vous vous serez plus e!oignëd'eux, ou qui, s'its se rapprochent; auront tout à perdre a ce rapprochement; de l'autre, les Mt~<KM, les coKc~te?'! sociaux, qui seront enchantés de cette aubaine, et qui trouveront, jusque dans vos flétris-
------------------------------------------------------------------------
sures, le seul honneur, le seul bénéfice qu'ils puissent espërer celui de faire du bruit, de voir leur importance s'accroître, et de passer à l'état de puissance mondaine. Qu'en résultera-t-il? Premièrement, que cette-partie du public. honnête qui veut s'amuser a tout prix, qui ne consent pas à rester étrangère aux plaisirs de l'imagination et de l'art, ou qui cède à une périlleuse curiosité, viendra contempler vos tableaux et altérera dans ce seul contact sa dignité, sa délicatesse et son goût; secondement, que la fraction plus austère ou plus susceptible de la bonne compagnie, ne trouvant plus dans vos pièces que des sujets de scandale ou de dégoût, s'en prendra au théâtre tout entier, à toute la littérature, élévera de plus en plus la barrière qui l'en sépare, et, finalement, rompra avec toute espèce d'habitude ou de sympathie littéraire conséquence également fâcheuse pour la société et pour les lettres. Quand M. Dumas fils eut faitjouer laDame <MM; Camélias et obtenu ce succès inouï qui dure encore, il fut évident qu'il venait de clore, au moins pour un temps, la série, déjà beaucoup trop longue; des courtisanes réhabilitées par l'amour. Arrivant après Marion Déforme, après la Tisbé; après Fleur-de-Marie, après les courtisanes sublimes doM.deBalzacetdemadame Sand, laD~tMc aux Camélias n'était que la vulgarisation de cette même idée, ramenée aux proportions de la vie ordinaire, de la réalité parisienne, de'l'anecdote vraie, et mise à la portée du public spécial qui devait l'admirer et l'applaudir. Au delà, il n'y avait rien de possible dans le même genre, excepté une contre-partie complète, un envers exact de ce scabreux sujet; et c'est ce que comprirent tout d'abord les dramaturges à la suite, les fureteurs de succès. Peindre le même monde, offrir à la curiosité les mêmes amorces, réunir les mêmes éléments de réussite, et, avec cela; venger la
------------------------------------------------------------------------
morale outragée, )'chs& les honnêtes femmes, souffleter le vice vêtu de soie et de velours, forcer la bonne compagnie d'avouer que la littérature et. le théâtre sont quelquefois de son parti, se poser, avec un héroïsme facile, en puritains de foyer, en Catons de coulisses, n'y avait-il pas là de quoi tenter les ambitions dramatiques? Discutons un moment la valeur de ce: prétendues revanches offertes à la morale par les Dames <MM: Camélias prises au rebours.
De quoi vous plaignez-vous? nous dit-on. Nous mettons ces femmes en scène, mais c'est pour les flageller. A la société polie qui nous accusait d'irrévérence pour le bien, de complaisance pour le mal, nous répondons en immolant ces beautés, ces grâces, ces élégances tachées de boue; nous apprenons aux jeunes gens naïfs ou crédules le sort qui les attend, s'ils s'abandonnent à ces ongles roses, plus aigus et plus meurtriers que des griffes de tigre ou de démon, à ces dents blanches, plus venimeuses que des dents de vipère, plus tranchantes que des mâchoires de requin. Nousrendons à chacune sa vraie p)ace à lavertu, le trône; au vice, le pilori honte àcetui-ci, gloire à ce)!e)à, et convoquez, s'it le faut, un public de vestales, afin que nous soyons jugés par nos pairs!
Eh bien, non, vous vous 'trompez cette vengeance morale n'est qu'une spécutation dramatique. Vous établissez une bascule à votre usage, et vous faites tantôt monter, tantôt descendre, le côté du vice et le côté de la vertu, pour réveiller sur un point la curiosité qui se lasse sur un autre vous faites comme ces gens économes qui retournent un habit quand il est usé; c'est l'envers de leur habit, mais c'est toujours le même drap. Vous nous montrez <.es femmes dans toute leur effronterie .ou dans toute leur astuce ia belle affaire! Croyez-vous, par ha-
23
------------------------------------------------------------------------
sard, qu'elles prétendent, excepté dans le fugitif caprice de leur imagination blasée, à des couronnes d'innocence? Croyez-vous que l'idylle dont vous les affublez leur plairait beaucoup si vous vous avisiez d'en faire le fond de leur régime? Vous nous les donnez pour méchantes, perfides, insatiables, implacables, fourbes, dévorantes? Mais elles n'en demandent pas davantage cette méchanceté, cette perversité, ces artifices, c'est delà.grandeur encore, et la seule vraiment qui soit à leur portée. Notre siècle n'a-t-il pas inventé la poésie du mal, ta beauté satanique, l'héroïsme du désordre, le patriciat du. crime? Le génie malfaisant, n'est-ce pas du génie? La puissancede l'enfer, n'est-ce pas de la puissance? Être des Machiavels à dix volants, des Astartés en falbalas, cette gloire a son prix et vaut bien qu'on lui sacrifie la gloire bourgeoise qui s'appelletoutsottementl'honneur. Queveulent-elles, après tout, ces créatures? Être en vue, occuper d'elles, se pavaner aux premières loges de la comédie humaine, faire parler leur ignominie à défaut de leur apothéose, se bâtir, à défaut de marbre, des piédestaux de boue séchée au .feu de la rampe cette ambition, vous la satisfaites; ce bonheur, vous le leur donnez; grâce à vous, les voilà, les filles du trottoir, de la borne et de la nuit, qui ont un rang, un titre, un jour, une valeur sociale; elles fournissent à la littérature des types, des caractères, des personnages que dis-je? Elles sont elles-mêmes des personnes au lieu d'être des choses, des choses clandestines et vénales, figurant, dans les fonds secrets des civilisations corrompues, à côté des vins frelatés et des jeux de hasard. Humiliées par vous! Non, non, elles sont flattées, et flattées doublement car vous nous les faites adroites et habiles, et elles sont en général prodigieusement bêtes; c'est l'imbécillité libertine de leurs adorateurs qui fait le plus
------------------------------------------------------------------------
clair de leur esprit. Hormis deux ou trois rouées plus intelligentes que les autres, qui, dit-on, ont réussi a enchaîner par des pactes mystérieux certains journalistes mal. famés, ces prêtresses de la matière sont, au demeurant, fort dignes de leur culte; et la preuve, c'est que vous-mêmes, malgré tout votre talent, tous vos efforts pour en faire des merveilles de finesse et de.ruse, vous en faites, en définitive, des niaises. Suzanne d'Ange, l'héroïne du Demi-Monde, accumule, pendant cinq actes,, maladresses sur maladresses; et quant à Olympe Taverny,. l'héroïne de M. Émile Augier, il n'y a pas de grosse paysanne ou de petite pensionnaire qu'on puisse lui comparer en fait de gaucheries.
Quoi qu'il en soit, malgré d'autres essais qui ne sont pas même de la mauvaise littérature, c'est à M. Dumas fils qu'est revenu l'honneur d'écrire la vraie contre-partie de la Dame aiix Camélias. Cet honneur lui était bien dû on se sent, malgré soi, indulgent pour M.Dumas fils, d'abord parce qu'it est plein d'esprit, ensuite, parce que, ne voulant peindre que ce qu'il connaît bien, et ne connaissant bien que ce qu'il persiste à peindre, on ne saurait lui en vouloir de trop s'attarder dans cette fangeuse bohème dont il a été tour à tour le chroniqueur sentimental et-goguenard. Le titre de Demi-Monde a fait. fortune pourtant le monde où s'agite Suzanne d'Ange n'a pas même droit à cette moitié que l'auteur lui laisse; c'est tout simplement celui de Marguerite Gautier et d'Armand Duval, non plus dans ses aspects élégiaques, mais dans ses aspects comiques. Une fois ces mœurs et cette comédie acceptées sur )e théâtre, il 'était difficile de faire mieux et impossible de faire davantage.
Aussi, en lisant ce désastreux. Mariage d'Olympe, de M. Émile Augier, avons-nous songé au mot de Royer-
------------------------------------------------------------------------
Collard, à propos de la chute du ministère Martignac « C'est un effet sans cause. ;) Nous avons peine à nous expliquer comment un auteur arrivé à une époque décisive de sa carrière littéraire, accrédite auprès du public par les brillants succès de la C~xe, de Gabrielle, de Philiberte, et posé en candidat pour les élections de l'Académie française, a pu, de gaieté de cœur, compromettre à la fois son passé et son avenir, pourquoi? Pour r le plaisir d'être tramé à la remorque par le succès du DëMM-MoKde, de pousser au noir des couleurs que M. Dumas fils avait déjà fort peu ménagées, et de rester fort inférieur dans un genre qui, décidément, appartient à son jeune et heureux rival. Qu'a-t-il pensé, qu'a-t-il espéré, qu'a-t-il voulu? Tout sacrifier à un succès d'argent, explorer encore cette veine aurifère où M. Dumas se changeait en capitaliste. Maisi) n'avait pas besoin de ces moyens de commençant le calcul serait déplorable, et nous nous réjouissons pour M. Augier qu'il ait été déçu. Sans recommencer, à Dieu ne plaise )'ana)yse des deux pièces, sans essayer d'établir entre les deux talents des différences toujours offensantes, et qui, cette fois, seraient injustes, nous croyons avoir dëmêté une des causes de l'extrême inégalité des deux succès. C'est.que, dans le Demi-Monde, tous les personnages, quoi qu'on en puisse dire, sont de même origine et accoutumés à respirer le même air. La police n'y est faite que par les naturels du pays. Olivier de Jalin et Marcelle, qui sont censés y représenter les honnêtes gens, y sont depuis longtemps acclimatés; et lorsqu'au dénoûment Olivier épouse Marcelle, il a l'air de payer les frais de ses malices à ce monde dont il a si spirituellement médit. Nous ne comptons pas Raymond de Nanjac, espèce de troupier imbécile, placé là'pour servir d'enjeu la partie engagée entre Suzanne et Olivier. Il en résulte
------------------------------------------------------------------------
que le spectateur est à l'aise il a accepté, pour un soir, une excursion dans le monde des amours faciles et des mœurs équivoques il y séjourne quatre heures, et tout est dit. Dans le Mariage d'Olympe, au contraire, la courtisane s'est implantée au cœur d'une famille noble et sans tache. Plus l'auteur s'est donné de peine pour entourer le marquis et la marquise de Puygiron d'une chevaleresqueauréole d'héroïsme et de vertu, pour couronner de candeur et de grâce virginales le jeune front de Geneviève de Würzen, plus aussi l'on est irrité et révolté de voir l'odieuse Olympe vivre de plain-pied avec ces êtres d'élite, recevoir les caresses de cet énergique vieillard et de cette naïve enfant, vicier l'atmosphère qu'ils respirent, et.ourdir ses infectes toiles d'araignée dans cette loyale maison. tt y a là un insurmontable sentiment de répulsion, qui a dû, dès les premières scènes, condamner la pièce à mort auprès des esprits délicats. Et puis, pour que le marquis et la marquise, gens du monde, ayant vécu et vieilli dans la bonne compagnie, soient un moment dupes des mensonges d'Olympe, pour qu'ils laissent leur chère petite-fille causer familièrement et intimement avec cette prétendue fille de fermier vendéen, devenue, sans leur permission, la femme de leur neveu, il ne faut pas qu'ils soientconfiants, il faut qu'ils soient stupides; et cette crédulité de Cassandre détruit complétement t'intérèt qui pourrait s'attacher à ce couple vertueux. Ils sont d'autant plus impardonnables de se laisser mystifier par Olympe, qu'elte y met eUe-même moins de façon et d'esprit. Ainsi M. Ëmite Augier, comme pour se punir de son erreur, a constamment fait le contraire de ce qu'il voulait faire, et, même en acceptant sa donnée, rien ne se suit ni ne se tient dans sa pièce. Il a voulu faire du marquis et de la marquise de Puygiron deux grandes et nobles figures, et ils agacent le 25.
------------------------------------------------------------------------
nerfs, avec leur crédulité et leurs rhumatismes. Il a voulu prêter à.Otympe au moins les séductions et les habiletés du vice, et elle se dément sottement d'une scène à l'autre. Femme d'unPuygiron, riche de cent mille livres de rente, elle reçoit des diamants d'un de ses adorateurs; après avoir tout fait pour devenir comtesse, elle s'ennuie horriblement de ses grandeurs; elle aspire à redescendre, à barboter de nouveau dans sa mare, et quand on lui offre sa liberté avec cinq cent mille francs, elle aime mieux recevoir un coup de pistolet. Ayant intérêt à tromper aussi longtemps que possible le marquis de Puygiron, elle donne à souper à sa mère Irma, où? dans le salon du marquis, en face du portrait de la marquise, devant tous les domestiques de )a maison et à la clarté de dix candélabres; le tout avec accompagnement de vin de Champagne, de chansons grivoises, d'orgie authentique et de course aux bons mots, maisceux-ci, plus prudents que leurs maîtres, sontabsents, et ils n'ont pas tort à tous moments, Olympe et sa hideuse mère répètent « Soyons bien drôles, disons bien .des bêtises~.rions à cœur-joie, cassons les vitres! )) Et le tout est gai comme un enterrement de troisième classe. M. Augier n'a pas même mis de sel sur la nappe, lui,.souvent prodigue de sel gaulois et quelquefois de sel attique! Me voilà perdu dans la critique dedétai),.etje voulais en rester aux considérations générâtes. L'essentiel est de constater que, du moment que dans ces peintures de mauvaises moeurs et d'existences déclassées lés deux mondes se trouvent en présence, le tableau n'est plus supportable, et que la vertu, l'innocence, l'honnêteté, sont compromises, flétries et presque ridiculisées par le seul contact de ces femmes avilies et de leur digne entourage; l'essentie) est de rappeler que mettre-ces femmes sur la scène, même pour les vouer à l'opprobre, c'est encore les gran-
------------------------------------------------------------------------
dir, c'est proclamer leur importance, c'est répondre au secret désir du vice vaniteux et effronté, qui préfère ta malédiction au silence et l'infamie à l'obscurité. Des lors la conclusion est facile puisque, sur le théâtre, les honnêtes gens ne peuvent impunément se rencontrer avec ces honteux détritus des corruptions humaines, la même atteinte morale est subie par les spectateurs qui viennent assister a ces pièces; la même humiliation est infligée aux hommes et aux femmes de bonne compagnie, convoques à ces étranges passes-d'armes entre la courtisane et la société le même abaissement d'idées, de sentiments, de goûts, d'habitudes, est réservé aux époques où .de pareils tournois occupent les esprits, passionnent la littérature, remplissent les théâtres de leurs bruits et de leurs fanfares, et deviennent, entre des écrivains de talent, le sujet d'une émulation déplorable. Quel chemin nous avons fait depuis leCid etPo~/ei(c<e/ Etquefaudrait-il, d'après une maxime célèbre, penser d'un siècle dont les grands succès dramatiques s'appellent ~o6ert-Macatfe, les Saltimbanques, Mercadet, la Dame aux.camélias et le Demt-Mot:~e? Au moins, lorsqu'en 1784 la société française, préludant à sa ruine, avait la folie'de s'amuser au M~M'M~e de F~M'o, la grandeur de la lutte relevait ce que l'oeuvre avait en elle-même de destructif et d'immora). La querelle se posait entre l'ancien régime et le nouveau, entre la bourgeoisie et la noblesse, entre lé passé et l'avenir. Aujourd'hui, il s'agit de savoir si les honnêtes femmes seront vaincues et remplacées, oui ou non, par les femmes déhontées. Prenez garde poser de semblables questions, c'est' les résoudre; engager de semblables batailles, c'est les perdre; le combai seul est une défaite.
Et puis, quel contraste Le gouvernement protége la religion, met des évêques au sénat, envoie des aumôniers
------------------------------------------------------------------------
a l'armée et a la Hotte et voilà que, grâce aux tendances ou plutôt aux persistances du théâtre, vous forcez les premiers personnages de l'État à avoir l'air d'encourager de leur présence la représentation de ces pièces pétries de scandale et de vice Quel sentiments de tristesse ne doivent-ils pas éprouver lorsqu'ils songent que les vainqueurs de Rocroy pleuraient aux vers du grand Corneille, et que les prouesses de Marguerite Gautier, de Suzanne d'Ange et d'Olympe Taverny sont les seuls échos dramatiques qui répondent aux glorieux efforts de nos braves soldats d'Orient! N'insistons pas davantage. Ce n'est d'ailleurs ni du gouvernement ni de la censure que doivent venir la répression et le remède, mais du public, de la critique, des auteurs, de la littérature tout entière.
Le mal doit périr par son excès même, et déjà l'insuccès d'Olympe prouve qu'on se dégoûte de ces cloaques et de ces miasmes. Que ce soit donc là le dernier hoquet de la Muse corruptrice, de ce petit art faisandé qui remplace, sur nos théâtres, le bel art de Corneille, de Racine et de Molière. Un publiciste éloquent a dit que le meilleur moyen d'en finir avec la révolution serait de ne plus la raconter. La révolution se fait avec de mauvaises moeurs tout comme avec des idées subversives, et les sociétés qui se dégradent en sont aussi près que les sociétés qui s'égarent. Si nous voulons en finir avec ces malheureuses qui naissent dans une loge de portier et meurent à t'hôpita), ne les racontons plus; laissons-là ce réquisitoire qui suppose un plaidoyer, et souvenons-nous que, pour les châtier et les ttétrir, rien n'est préférable au silence du mépris.
FIN.
------------------------------------------------------------------------
M.Yn.LEt)A)'<. 5 M.Gmzoï. 18 M.DEFALLOM.. 35 M.DESALYAitDt. 53 M. LE COUTZ DE MoNTAt.F.MttRnT. 67 LES HISTORIENS uTT~RAiMs.–M. D. Ni~rJ. 80 M. Saint-Marc Girardin. <M LES HISTORIENS BE LA FEMME. Le B. P -Vcnturf). ~)8 M. Ernest Legouvé. ~31 M. HENRI BLAZE DE BUM. ~44 M. POUJOULAT. 156 M. CAMILLE PAGANEL. t70 LE CENTRE DROIT ET LE CENTRE GANCME DANS t.A CRtTtQUE.– MM. Ci)ro et Louis Hatisbonne. 18) M.Gn[i.LAC!fEGnHOT.. ~M M.CORNE).)SBEWtTT.. 208 LES HISTORIENS DES vtEnx uvBES.–MM. de Sacy et Adrien Des.tailleur. 222
HISTORIENS ET CRITIQUES
TABLE
------------------------------------------------------------------------
)t.EuC!<EjnKG. 238 Lt:s)hsTontExsut:u![-)ŒMts.–LeBourgeoisdcPariset!eHonr-
geoisJe)~~icvrc. 252
POETES ET CONTEUnS
t.trOES!EETt.EsPûHTESMd855. 287 M.YietordeLnprade. 292 M.ïirizeuï. 5H M.Maxin~eduCamp. 324 M.deBeHoy. 358 MAtttMED'AMOCVtD.E.. S5t M.))KXttinE~E. 566 MVtENNET. 585 DECADENCE DU TUË*TKE:TMKATr. DE!.A M':CADE'<t:K.' 594